CONFÉRENCE SCIENTIFIQUE INTERNATIONALE
« MATHEMATICS AND COMPUTATION IN
MUSIC »
MATHÉMATIQUES / ESTHÉTIQUES / ARTS
Alain Badiou, philosophe
Jeudi 16 juin 2011 – Centre Pompidou
(https://www.youtube.com/watch?v=R9Cesvd0haY)
(transcription par Michel Tombroff)
Je vais donc commencer cette partition pour voix solo et
aucun orchestre. Nous savons tous que la relation entre activité mathématique
et création artistique est très ancienne. Nous savons que déjà les
Pythagoriciens nouaient la science du nombre non seulement aux mouvements des
astres mais aussi aux modes musicaux ; nous savons que les architectures
ionienne et égyptienne supposaient un savoir-faire géométrique élaboré, même si
la notion de démonstration n’était pas encore clairement dégagée ; et plus
anciennement encore on trouve des tracés formels abstraits mélangés à des
représentations animales dans les décorations préhistoriques sans que nous
sachions précisément à quoi renvoient ces mélanges, mais ils attestent, très
lointainement dans le passé, de cette relation entre représentation imagée et
tentative de formalisation.
Pour le philosophe que je suis, l’entrée dans notre
question se fait comme beaucoup d’autres par la disposition contrastante de
Platon et d’Aristote.
Pour Platon, la mathématique est fondamentale au sens où
elle est médiatrice entre l’expérience – la relation au monde sensible – d’une
part, et la pure intellection ou mouvement dialectique d’autre part. Platon
exalte la mathématique d’un point de vue qu’il rapporte à l’être en soi, dont
la forme comme vous le savez tous est ce qu’il appelle l’Idée. En même
temps, il voit aussi l’impureté de la mathématique, résultant de ce qu’elle
doit affirmer ses hypothèses - on dirait aujourd’hui ses axiomes - sans pouvoir
les déduire, les inférer, d’un principe plus général. De là, dit Platon, son
infériorité par rapport à la dialectique, mais qui ne doit pas dissimuler sa
supériorité sur toutes les formes de savoir empirique ; et d'autant plus
naturellement que la mathématique est plus structurale, moins engagée dans des
intuitions invérifiables, plus formelle. Platon aurait sûrement admiré les
constructions raffinées de Galois ou de Grothendieck ; il aurait applaudi
la vision objectiviste et ontologique des mathématiques – celle de Kronecker,
par exemple, qui disait que les nombres nous sont donnés – et dans l'ordre de
la philosophie contemporaine des mathématiques, il se serait rallié au réalisme
simple de Gödel par exemple ou au réalisme dialectique d’Albert Lautman.
L’art, de son côté, comme vous le savez aussi, est tenu
en suspicion par Platon, par la complaisance qui, d'après lui, est la sienne à
imiter les objets naturels. On pourrait dire que Platon est le premier
formaliste, au sens très précis d'une théorie des formes – et vous vous doutez
bien que dans cette question du rapport entre mathématiques et art la question des
formes et la théorie des formes sont motrices. Pour Platon, tout mouvement de
pensée véritable vise une forme qui est arrachée au réel et qui le transcende.
Les arts imitatifs, la poésie descriptive, ou la peinture restent captifs d’une
forme immédiate, juste au bord de l’informe, au lieu de s’en séparer fortement
pour exposer une forme pure. Donc pour Platon, les formes immédiates ne sont
que des conséquences faibles. Platon stigmatise les effets purement décoratifs ou
purement mélodramatiques, par exemple de la peinture en trompe-l'œil dont il
parle ou des tragédies sanguinolentes. Enfoncer les gens dans une sorte de
stupeur illusoire ou cultiver en eux les affects sensationnels les détournent
de l'Idée, les accoutument en fait à l’informe et, selon Platon, c'est une
manière de les corrompre pour mieux les dominer.
Or toutefois dans ce qu'ils ont de meilleur, le monde
sensible et son imitation artistique peuvent aussi jouer le rôle d'une
médiation vers l'Idée. Non du point de vue de la pensée – ça, c'est les
mathématiques – mais du point de vue de l'affect. L'admiration amoureuse pour
la beauté d'un corps ou d'un poème élégiaque peut servir d'entrée à la saisie
non moins admirative de l'Idée du Beau. L'art, en somme, s'il s'astreint
pourrait-on dire à une sorte de sévérité, s’il se tient plus près de la forme
que de sa prétendue origine naturelle ou psychologique, peut au moins désigner
vers où il faut chercher la sortie de la caverne. Platon aurait je crois
certainement reconnu la grandeur de Corneille ou de Poussin. Mais aussi celle
de Mondrian, de Kandinsky ou de Boulez. Je pense qu'il serait venu avec plaisir
ici même à l'occasion de l'exposition Soulages. Ce qui aurait fait plaisir à
Soulages, je pense.
Il aurait aussi apprécié la volonté didactique de Bertolt
Brecht, son idée que le théâtre est fait pour ruiner les illusions du public,
et montrer l’envers du décor social et politique. Au fond, pour Platon, la
mathématique joue dans l’ordre du vrai le rôle qu’un art épuré peut jouer dans
l’ordre du Beau. Et ce rôle est celui d’une médiation, d’une introduction au
pouvoir émancipateur de la dialectique. Ce qui apparente l’art et les
mathématiques est qu’ils nous enseignent l’un et l’autre, juste au bord de ce
qui est empirique, mais sans jamais s’y réduire, ce que c’est qu’une forme,
nous permettant par là même d’entamer notre ascension vers la saisie, elle
purement formelle, des Idées. Alors disons que pour lui, sous l’idée générique
de forme, art et mathématique peuvent être des points de départ de la pensée
authentique, l’art se consacrant, dans le sensible, aux belles formes, pousse
notre affect dans la direction épurée de l’Idée ; la mathématique, se
consacrant aux structures qu’on peut extraire du réel, pousse notre pensée dans
la même direction. A la fin, la différence des deux parcours se concentre dans
la dialectique de deux idées, la Beauté et la Vérité. On pourrait dire que
l’art donne l’envoi à la possible Vérité du Beau, tandis que la mathématique
donne l’envoi à la possible Beauté du Vrai.
Pour Aristote, les choses sont tout à fait différentes.
D’abord, c’est directement, et de façon tout à fait explicite, que pour lui la
mathématique relève de l’esthétique. Une démonstration n’est pas à proprement
parler vraie, elle est essentiellement belle. Aristote développe cette
conviction dans les livres beta et mu de la Métaphysique,
et sa conclusion est sans appel. Après avoir dit, je cite, que « les
formes les plus hautes du Beau sont l’ordre, la symétrie et le défini »,
Aristote déclare « le Beau est l’objet principal des démonstrations mathématiques ».
Cette conclusion se place dans un contexte absolument opposé à celui de Platon.
Il n’est aucunement question dans tout cela d’une poussée
vers la vérité de l’Idée ; si pour Aristote les mathématiques sont une
pure esthétique de la pensée, c’est tout simplement parce qu’elles n’ont aucun
rapport avec l’Être, avec le réel. Pour Aristote, premièrement, les objets
mathématiques, les « mathematica » comme il dit, n’ont en dépit de
leur nom aucune réalité objective indépendante, aucune existence purement
intelligible comme chez Platon. Je le cite : « il est
manifestement impossible que les choses mathématiques aient une existence
séparée des êtres sensibles. » Et deuxièmement il est tout aussi
impossible que ces objets mathématiques existent dans le sensible, sans pouvoir
en être séparés. Ils n’ont donc pas non plus d’existence empirique. Vous voyez
qu’il pose la thèse que les objets mathématiques ni ne sont empiriques, ni ne
sont intelligibles. N’ayant ni existence physique ni existence métaphysique, en
réalité ils n’existent pas. Ils n’existent pas, dirait Aristote, « en
acte ». Au fond, les objets mathématiques sont des constructions
fictives, qui consistent à faire semblant d’affirmer l’existence séparée de ce qui
précisément ne peut pas être réellement séparé. Par exemple, la sphère
mathématique existe en séparant la sphéricité de toute sphère réelle ; on
dira que cette séparation est impossible : vous ne pouvez pas séparer une
sphère réelle de sa sphéricité. Et bien justement, nous dit Aristote, cet
impossible, cette séparation impossible, c’est la fiction mathématique
elle-même. Et sa norme est la beauté des relations simples qu’elle construit à
partir d’objets qui n’existent pas. Aristote
aurait aimé, au fond, le pur formalisme axiomatique de
Hilbert qui fait des objets mathématiques des constructions langagières. Il se
serait réjoui, je pense, du fameux énoncé de Russell qui disait en substance
qu’en mathématiques, on ne sait pas ce qu’on dit ni si
ce qu’on dit est vrai. Il aurait applaudi. Il aurait dit « c’est bien vrai
on crée des fictions impossibles, et on ne sait pas si c’est vrai, on sait
simplement que c’est beau ». Et il aurait applaudi je pense la présentation
par Bourbaki des mathématiques comme un pur jeu d’écriture.
Du côté de l’art proprement dit, Aristote est tout aussi
anti-platonicien. Il exclut des processus artistiques toute vocation à l’Idée
ou à une révélation de l’Être. De même que la mathématique n’étant ni physique
ni métaphysique est en réalité une esthétique, de même l’art n’étant aucunement
une connaissance relève en fait de l’anthropologie pratique. Ce qui compte est
l’acte artistique, son effet sur l’affect des spectateurs ou du lecteur ou du
témoin, et l’idée générale d’Aristote est que cet effet est de purification –
on dirait peut-être aujourd’hui de sublimation – ; l’art nous identifie,
momentanément, par des moyens artificiels, à des situations d’exception. Et ce
faisant, il nous débarrasse des rêveries gênantes et des inhibitions diverses
que le réel de ces situations provoque en général sur nous. L’art est une
intervention, subjective et sociale. Il est en réalité une dimension de l’éthique collective.
Aristote, depuis son tombeau, applaudit au mouvement contemporain qui assigne à
l’art des fonctions, on peut dire de sublimation critique de tout ce qui est
violent ou même répugnant. Il se reconnaît, je pense, dans le théâtre de la
cruauté d’Artaud, dans la morbidité de l’expressionisme allemand, dans les
chorégraphies du corps exposé, supplicié, et souillé et il partage avec nombre
de créateurs contemporains la conviction que ce qui compte dans l’activité
artistique n’est pas la forme mais l’effet, non la vérité mais la sincérité
expressive, non la séparation mais l’immanence, non le différé et l’éternel
mais l’action, ici et maintenant.
Aristote regarde d’un œil bienveillant les performances
et les installations, que Platon ne fréquente guère je pense ; peu importe
la précarité du montage et la pauvreté délibérée de tout, vive le trash, la
déchirure, l’excrément, l’horreur cadavéreuse, si tout cela opère sur les
témoins une chimie subjective neuve.
Nous voici donc à un carrefour complexe.
Premier choix : art et mathématique définissent-ils
des processus de vérité distincts, bien sûr, mais qui touchent à l’être même de
ce qui est, fût-ce dans la dimension pure de l’Idée, ou sont-ils l’un et
l’autre, art et mathématique, dans des registres qui n’ont aucun rapport avec
la connaissance vraie de ce qui est, laquelle est physique à coup sûr, peut-être
métaphysique, mais ne peut être ni mathématique ni artistique ? Ou encore,
le Beau et le Vrai, désignent-ils des parcours totalement distincts dans leurs
points de départ et leurs moyens, mais dont la direction est commune, ou le
Beau désigne-t-il un domaine de fiction, mathématique ou artistique, séparé du
Vrai, et dont la portée est esthétique, peut-être même éthique, mais nullement
théorique ?
Deuxième choix : la notion de forme, est-elle le
point réel où convergent l’art et les mathématiques, dans ce cas nous allons
avoir une sorte d’intrication, au moins locale, des mathématiques et de
certains des arts – on connaît dans le contemporain les formes résolues de
cette intrication au niveau de la relation entre mathématique et musique – ou alors
s’agit-il d’une pure homonymie, le mot forme n’ayant absolument pas le
même sens en mathématique et en art ? Dans ce deuxième cas, la forme
désignera en mathématique le cristal langagier des structures, et en art, le
moyen approprié de séduire ou entraîner des sujets, voire même l’inconscient de
ces sujets, en isolant, en re-formalisant et en
exposant des fragments du réel sensible.
Chacune des options offertes au premier choix se divise à
son tour en deux, ce qui génère, à ce stade de l’examen pour ce choix
fondamental concernant la connexion ou la dis-connexion entre art et
mathématique, quatre options, qui, comme toujours, comme les balises dans un
port, vont structurer la grande discussion épistémologique et esthétique sur le
rapport ou le non rapport entre mathématique et art.
Supposons que l’on adopte pour le premier choix, la
perspective platonicienne au sens large selon laquelle mathématique et art,
Vérité et Beauté, peuvent et doivent être l’un et l’autre dans le plan de
l’Idée et préparent à la même dialectique. Reste à savoir quelle est l’étendue
de leur différence, et lequel des deux a tout de même la préséance, lequel des
deux oriente l’autre.
La question peut se dire ainsi : mathématique et art
ont l’un et l’autre de possibles fonctions didactiques, pour un sujet qu’on
suppose orienté vers une Idée ou orienté par l’Idée ; quelle différence
entre ces deux dialectiques ?
La projection philosophique de cette question liée à la
différence entre la dialectique artistique et la dialectique mathématique est
très claire. Donnons quelques exemples : pour Platon lui-même, mais aussi
pour Descartes, pour Spinoza, pour Husserl, et à la fin, si vous me le
permettez, pour moi-même, ce sont les mathématiques qui les premières sauvent
la pensée. Pour Schelling, Nietzsche et Heidegger, pour Wittgenstein, ou pour
Deleuze, c’est l’art qui ouvre la voie. Nous distinguerons donc, sous le signe
commun d’une idée qui peut faire rupture avec l’aliénation de la vie ordinaire,
deux tendances.
La tendance A dira : c’est la mathématique qui, dans
l’histoire de l’humanité, ouvre la pensée à un règne à la fois rationnel et
suprasensible de l’Idée. A ce titre, elle nous donne un modèle, un paradigme, à
partir duquel juger de ce qui est un art digne de ce nom, c’est à dire un art
qui affirme lui aussi, à partir de matériaux sensibles, que des sujets peuvent
désirer l’Idée. Cette tendance nous la nommerons platonicienne, au sens
strict. Elle est sans aucun doute la plus éloignée
d’un certain nombre de préoccupations démocratiques contemporaines.
La tendance B dira : c’est l’art qui délivre
d’abord, sous sa forme sensible, la puissance de l’Idée. C’est lui qui élève
les sujets au-dessus du ressentiment, lui qui permet la glorieuse affirmation
de ce qui est. Comme le soutenait Schopenhauer, « sans la musique la
vie ne vaut pas la peine d’être vécue ». Il ne disait pas « sans
les mathématiques », n’est-ce pas ? La mathématique va parfois dans
la même direction, notamment dans les événements théoriques radicaux, voire
violents, par lesquels elle s’impose contre les opinions théoriques vulgaires.
Ainsi quand elle affirme que la mesure d’un segment peut être irrationnelle, ou
qu’il existe une infinité d’infinis différents, l’effet de choc peut nous
ramener à la vie véritable. Mais dans son existence ordinaire, qui est
académique, elle demeure au mieux un jeu subtil mais inférieur, au pire, une
discipline asservie aux méfaits de la technique. Cette tendance, nous la
nommerons nietzschéenne. Le premier grand choix se divise en platonicien et nitzschéen
à propos de ce qu’on pourrait appeler la hiérarchie des disciplines.
Supposons maintenant que nous adoptions la perspective aristotélicienne,
selon laquelle art et mathématique ne sont aucunement dans le plan de l’Idée ou
de l’Être, mais ont des fonctions anthropologiques, des fonctions limitées,
esthétique dans un cas, éthique dans l’autre. La question qui se pose est de
savoir si, de l’intérieur d’une anthropologie générale, on peut ou on ne peut
pas unifier les deux fonctions. La fiction mathématique peut-elle être située
sur le même plan que la création artistique ? Finalement le mathématicien
est-il un artiste ? La tendance C, la troisième, dira que finalement
oui : quand Aristote lui-même évoque comme critère l’ordre, la symétrie et
le défini, il est clair qu’il pourrait parler de l’architecture aussi bien que
des mathématiques. L’esthétique mathématique, pour en dire un mot, existe. Nous
en connaissons les critères. Il y a le principe d’économie : une
axiomatique est plus belle si on limite raisonnablement le nombre des axiomes
que si on les multiplie inutilement. Une démonstration est plus belle si elle
est plus courte ou si elle se dispense de moyens compliqués pour parvenir à une
sorte de simplicité élémentaire.
Il y a aussi un principe de totalisation
rationnelle : une nouvelle théorie est magnifique si elle intègre une
foule de résultats antérieurs dispersés et fait apercevoir leur cohérence. Il y
a un principe de fécondité : un théorème est d’autant plus admirable qu’il
entraîne des conséquences importantes, y compris très loin de son contexte
immédiat. Tout cela peut valoir sans grand changement à toutes sortes
d’activités artistiques à vrai dire : vous pouvez en faire l’exercice
vous-mêmes. Voyez du côté des règles du théâtre classique telles que maniées
par Racine, de la narration romanesque dans les œuvres de James, dans la
construction des grands poèmes didactiques de Hölderlin, de la fonction du
leitmotiv chez Wagner, du pouvoir synthétique des immenses tableaux religieux de
Tintoret, de la fonction du silence chez Webern, du traitement de l’espace chez
Nicolas de Staël, ou du principe des séries chez Anselm
Kiefer. Et quantité d’autres. On peut donc conclure que la mathématique est une
branche de l’esthétique, nous appellerons cette tendance C aristotélicienne.
Enfin la tendance D, anthropologique elle aussi, se
prononcera pour une forte dissymétrie entre art et mathématique. Dans la même
orientation initiale, soit la valeur purement anthropologique de l’art et de la
mathématique, on considèrera que l’esthétique mathématique diffère radicalement
de toute autre. La tendance sera en fait, comme dans la tendance B, la nietzschéenne,
de rabaisser la valeur de l’esthétique mathématique en raison de sa pauvreté
subjective, du fait que, dans l’espace même de l’anthropologie, elle ne
parvient aucunement à servir l’homme dans ce qui lui importe vraiment. Les jeux
d’écritures mathématiques sont considérés comme trop arbitraires et abstraits,
pour venir au point où se décide la seule chose vraiment importante, qui est le
sens de la vie, et l’expression critique de ce qui entrave la libre expression
créatrice de la personnalité humaine. L’esthétique mathématique sera – et c’est
un lieu commun mais il a ses fondements – tenue pour froide, impersonnelle,
peut-être même dépourvue de tout sens ; en tous cas on soulignera qu’elle n’a
pas de rapport profond à l’intériorité et à l’inconscient du sujet, que l’art,
lui, a pour fonction d’ébranler, de toucher, d’exprimer et de sublimer. La
fonction critique et éthique de l’art sera tenue pour essentielle, nous
nommerons cette tendance D wittgensteinienne. C’est sans aucun doute la
tendance dominante aujourd’hui, parce qu’elle est adéquate aux formes
victimaires, individualistes et dispersées en même temps de l’humanisme
contemporain.
C’est du point de vue de ces quatre tendances – platonicienne,
nietzschéenne, aristotélicienne et wittgensteinienne – que nous devons en venir
maintenant à la question cruciale impliquée par le deuxième choix dont je
parlais toute à l’heure, soit celui qui porte sur le concept de forme. Le mot a-t-il, ou peut-il avoir, le même sens, dans les deux
disciplines qui nous occupent aujourd’hui ? Que la question de l’art soit
celle du déplacement de la frontière entre ce qui a forme et ce qui est tenu
pour informe est une évidence. Après tout, on peut lire l’histoire de l’art
moderne et contemporain comme la progressive inclusion d’une part grandissante
d’informe dans des dispositifs qui sont formels au moins en ceci qu’ils sont
séparés, fût-ce par presque rien. Avec Duchamp, comme on sait et cela dès le
début du dernier siècle, la séparation de n’importe quoi, par exemple d’un
urinoir ou d’une roue de bicyclette, est réduite à son exposition et à son
étiquette nominale. Cela suffit pour que cet objet quelconque fasse fonction
d’œuvre d’art et puisse être signé comme tel. L’art est peut-être aujourd’hui
le lieu où s’expérimente de façon infinie la lisière constamment déplacée entre
l’immédiatement informe et le formel. Ce qui implique aussi l’exploration des
différents modes de séparation et d’inséparation entre ce cas où des sujets
décident d’une part, et ce qui est déjà donné de l’autre. Aller le plus près
possible de l’inséparation, réduire l’exposition qui valide la signature à
presque rien, est le but explicite du théâtre sans théâtre, de la performance
incluse dans le tissu de la vie ordinaire, de l’objet exposé n’importe où, du
bruit enregistré comme une musique, et ainsi de suite. Au fond, l’art
contemporain demande, en acte, ce que c’est qu’une forme, en explorant ses
possibilités différentielles minimales.
Que par ailleurs il soit question de forme en
mathématique est un aspect dominant des mathématiques modernes et
contemporaines. A la notion primitive d’objet mathématique, comme les figures
de la géométrie et les nombres de l’arithmétique, a succédé le règne des
structures et des relations constitutives de ces structures. Toute une école
mathématicienne s’est présentée après Hilbert comme formaliste et certes le
paradigme formel peut changer : il est certain qu’il était dominé par
l’algèbre dans les années trente du dernier siècle, par la géométrie
topologique ou différentielle à la fin du même siècle, et il est aujourd’hui
plutôt constructiviste ou algorithmique sous la pression il faut bien l’avouer
de circonstances extérieures. Nous avons, après tout, la mathématique que
mérite l’obsession des calculs financiers et la domination écrasante de
l’informatique. Mais, dans tous les cas, ce sont bien la nature des relations
formelles qui définissent les paradigmes intra-mathématique et non l’existence
supposée naturelle de tel ou tel type d’objet.
Donc, qu’il y ait forme dans les deux cas n’est pas notre
problème, mais le mot forme signifie-t-il la même chose dans les deux
cas ? Tout le point est que cette réponse va varier selon qu’on appartient
à l’une des quatre tendances dont je faisais toute à l’heure la construction.
Un platonicien, un homme de la tendance A, va répondre sans doute
« oui » : si forme veut dire ce qui nous oriente vers l’Idée,
une œuvre d’art ne méritera d’être admise que si quel que soit son apparat et
sa séduction sensible, ce qu’affirme sa ou ses formes est en dernière instance
de nature purement intellectuelle. On pourra même dire qu’une œuvre d’art est le
mouvement articulé de ses propres formes. Je veux dire par là que ce qui la
constitue est bien, comme en mathématiques, un système de relations ; la
différence est que l’œuvre d’art propose d’activer ces relations directement
dans le sensible entre des différents blocs d’objectivité – sonore, visuelle,
visible – qu’elle extrait du réel pour les exposer au public. J’irais jusqu’à
dire que de ce point de vue il n’y aura pas pour le platonicien de différence
de nature entre une œuvre d’art et un théorème. On objectera que l’œuvre d’art
est une singularité qui doit être vue, revue, comprise ; c’est vrai, mais
un théorème aussi doit être reçu et compris pour qu’on ait une idée de ce
qu’est son existence comme théorème. Ce n’est pas une différence de principe. Un
théorème est-il plus opaque en tant qu’il se meut vers le plan des Idées qu’une
sonate de Boulez ou qu’un tableau de Pollock ? Demande-t-il à ses témoins
des efforts de nature réellement différente ? A mon avis nullement. Un
poème de Mallarmé, ou de Wallace Stevens, exigeaient du lecteur de leur époque
une attention à la nouveauté des relations mises en jeu du même type que ce que
les derniers quatuors de Beethoven exigeaient de l’auditeur du début du 19ème
siècle, ou de ce que comprendre la théorie de Galois demandait en mathématique
à l’amateur éclairé.
On aura compris que je suis platonicien, je parle au nom
de la tendance A. Le prix à payer est une sévère discrimination dans le domaine
de l’art. Que l’identité ci-dessus entre le théorème et l’œuvre soit pertinente
suppose une orientation artistique déterminée, et que la lisière entre la forme
et l’informe ne soit pas exagérément obscurcie. En mathématique, même quand
vous parlez de l’informe, quand vous faites par exemple une théorie du chaos,
vous êtes dans des formalismes transparents. Le platonicien exigera de l’art
que si près qu’il se tienne de l’informe, du trash ou de l’obscène, la distance
formelle qu’il détient soit perceptible et affirmée. Ce qui veut dire qu’il
maintiendra le souci primordial d’une relation entre les blocs de réel sensible
sans le sacrifier au mouvement spontané de l’expression ou au souci de l’effet
violent. Chacun trouvera sans peine des exemples de ce que cette position
entraîne d’adoption et d’exclusion.
Évidemment un homme de la tendance B, un nitzschéen, ne
raisonnera pas du tout de la même façon. Pour lui la forme dans l’art est une
projection de l’énergie vitale, une excroissance créatrice de ce qui nous lie à
la grande affirmation terrestre. Comme il l’écrit « Zarathoustra
mourant tient la terre embrassée » ; l’art procède en définitive
du corps. Certes, il coupe avec les usages ordinaires du ressentiment et de la
culpabilité, mais ce n’est que pour mieux découvrir l’affirmation sainte, comme
dit Nietzsche, qui constitue notre appartenance à la puissante vie inorganique.
Il y a en revanche dans la mathématique quelque chose de rabougri et de
grisâtre. Même si la science est, surtout pour le jeune Nietzsche, une
discipline émancipatrice, elle ne l’est pas par sa dimension formelle précisément,
mais par sa puissance critique concernant en particulier le préjugé chrétien. L’art
en vérité n’a que faire des mathématiques, il doit bien plutôt nous en libérer,
nous libérer des relations formelles, et des lois qu’elles imposent pour nous
permettre de découvrir la multiplicité et la variabilité infinies des interprétations.
L’art doit rester aussi sauvage que possible, une sauvagerie lumineuse, qui ne
sacrifie nullement l’Idée, qui l’exalte, mais sans renoncer à sa sauvagerie.
Peut-être dans nos temps le manifeste de l’orientation nietzschéenne est-il
donné par la danse ; d’où sa position très importante dans le dispositif
esthétique contemporain. La danse est une directe mobilisation du corps, et ce
n’est pas pour rien que pour Nietzsche Zarathoustra est, dit-il, un « danseur enragé ».
Pour savoir ce qui se joue dans l’orientation Nietzschéenne – celle d’un corps
tout entier transporté et transfiguré, on pourrait dire celle d’une idée
inséparée du corps – regardons toutes les interprétations chorégraphiques du Sacre
du Printemps de Stravinsky, de Nijinski à Pina Bausch et tous les autres,
en passant par Béjart et tous les autres. On y verra, à mon avis, l’histoire de
la forme corps, de la forme vie, telle qu’elle dispense l’art
justement de toute consomption mathématique.
L’homme de la tendance C, l’aristotélicien, va tenir
encore un autre propos. La forme, pour lui, est une abstraction, commune aux
arts et aux mathématiques, parce qu’elle accepte des normes générales qui
surplombent les uns comme les autres : ordre, symétrie, mesure des effets,
etc. Pourquoi cela ? Parce que nous ne sommes plus sur le plan de l’Idée,
mais dans la recherche d’une anthropologie raisonnable. C’est elle, cette
anthropologie, qui distribue la norme éthique, qui est la norme la plus
importante, et cette norme promeut l’équilibre, l’épanouissement personnel, la
mesure, la venue de chacun à la place qui lui convient. Si les mathématiques
sont pour Aristote une éthique positive, c’est parce qu’elles se gardent du
monstrueux, de l’exception bizarre, et de relations boiteuses. Même quand elles
rencontrent des obstacles apparemment pathologiques, comme des rapports
géométriques irrationnels, des fonctions continues qui n’ont de dérivée en
aucun point, ou des ensembles infinis de points dont la mesure est nulle, toutes
choses en effet de prime abord tout à fait surprenantes, les mathématiques
finissent toujours par les intégrer dans des théories systématiques.
L’esthétique mathématique calme toutes les excentricités fictives de la raison,
comme l’esthétique théâtrale nous purge des passions néfastes. L’aristotélicien
est un humaniste, tout simplement. C’est lui qui, précisément au nom de la
forme, se méfiera du formalisme exagéré de la théorie des ensembles, tout comme
de l’abstraction du sérialisme intégral chez le Boulez des années 50. Il
dénoncera la théorie des catégories comme un non-sens abstrait, tout en même
temps qu’il verra dans l’attraction des arts contemporains pour le morbide et
le répugnant une exagération détestable. L’aristotélicien est et demeure, quant
aux formes, l’homme du juste milieu, en mathématique comme en art, alignés,
pour la circonstance, ni trop proche de l’Idée, et donc opposé au formalisme,
ni trop proche de l’informe, et donc opposé au sensualisme. A cette condition,
mathématique et art, ont en partage ce qu’on pourrait nommer la « bonne
forme ».
L’homme de la tendance D, enfin, le wittgensteinien,
proposera encore une autre façon de voir les choses. Pour lui c’est la
prétendue forme mathématique qui est informe. Qu’est-ce en effet que l’Idée, ou
qu’est-ce, c’est la même chose, que le salut moral du sujet ? C’est ce qui
outrepasse et le monde et le langage ordinaire, et parvient à donner sens à
l’existence, au-delà des jeux de langages auxquels l’empirie nous contraint.
Cet au-delà de l’expérience ordinaire est de nature esthétique ou éthique, et
pour Wittgenstein en personne, esthétique et éthique sont la même chose, la
même forme, qu’il appelle « l’élément mystique ». Cet élément est
affectif, éthique et esthétique, et il s’oppose à la forme
mathématique, qui est une monotone succession d’égalités, un calcul sans
pensée, une forme creuse qu’on peut traiter, et il le fait, de plaisanterie.
Wittgenstein nous dira, je le cite « le sentiment des frontières du
monde, voilà ce qui est mystique, et c’est bien là ce à quoi la forme
artistique travaille sans relâche : former en chacun le sentiment des
frontières du monde ». C’est pourquoi la forme artistique est toujours
lacunaire, imprévisible, instable. Elle expose l’incertitude critique de notre
appartenance au monde. Elle est nomade et fuyante. La forme mathématique est
l’écriture répétitive des tautologies possibles.
Alors finalement, vous le voyez, il y a un quatuor
discordant quant à la question qui nous occupe, et qui est en dernier instance
celle de la forme en mathématiques et en art. Le premier violon, la tendance A,
le platonicien, nous dit que la forme, pour autant qu’elle est toujours chemin
vers l’Idée, relève en définitive de la même orientation de l’action créatrice
ou de la pensée, qu’il s’agisse de l’œuvre d’art ou du théorème de
mathématiques.
Le deuxième violon, la tendance B, le nietzschéen, nous
dit que la vraie forme est toujours issue de la vie terrestre et corporelle,
qu’elle s’accomplit dans la danse existentielle qui nous ouvre à l’affirmation dionysiaque ;
l’art seul dispose de la puissance d’une telle forme. La mathématique, si
virtuose qu’elle soit, reste un exercice de moine, elle a une odeur d’obsession
coupable. Ce n’est que tout à fait exceptionnellement qu’elle retrouve la
vigueur de sa naissance, le retour éternel de sa violence grecque.
L’alto, la tendance C – juste milieu, l’alto – l’aristotélicien,
nous dit que toute forme est une production située dans l’espace
anthropologique, elle est donc sous une norme humaniste et mesurée et ne fait
nulle différence sur ce point, qu’elle soit mathématique ou artistique. Dans
tous les cas la forme dispose une fiction dans la dimension sereine d’un ordre.
Et le violoncelle, la tendance D, le wittgensteinien,
nous dit que toute forme est mystique, et que l’élément mystique est justement
ce dont la mathématique est absolument incapable. En vérité, pour aller au-delà
de l’enclos du monde, explorer par le sentiment ses frontières, il faut
l’invention de formes esthétiques et éthiques, qui outrepassent absolument la
tautologie où se résout le calcul mathématique.
Alors on pourrait dire pour conclure « choisissez
votre tendance ! ». Et en vérité, sans doute l’avez-vous déjà
choisie ; vous ne m’avez pas attendu.
J’ajouterais cependant qu’il y a parfois une mystérieuse harmonie
de notre quatuor. Soudain nos quatre solistes s’accordent sur ce qu’est une
forme, mathématiques ou art ne faisant plus différence. C’est quand se produit
dans un champ ou dans l’autre une mutation si capitale, une nouveauté si
lumineuse, qu’à son pouvoir, nul créateur de bonne foi ne peut résister. C’est
la puissance propre de ce qui se donne non comme la continuation d’une tendance
ou d’une école, mais comme un évènement si fort qu’il balaie les oppositions
subjectives concernant la relation de l’art et de la science. C’est en général
quand se prépare ou que murit un événement de caractère historique qui
provoque, impose un bouleversement si général que les tendances que nous avons
distinguées fusionnent pendant un temps. On voit cela je pense à la
Renaissance, au début du 17ème siècle, quand tout le monde circule
entre les nouveautés foudroyantes de la science – algèbre et physique – et les
mutations non moins radicales des arts picturaux, musicaux et théâtraux :
pensez à la figure de Leonard de Vinci. On le voit aussi je pense au début du
dernier siècle, avant la guerre de 14, quand un mouvement vertigineux gagne
aussi bien la peinture que l’algèbre, la physique que la musique, l’axiomatique
que le roman, la logique formelle que la poésie. Alors soudain quelque chose se
fait entendre quant à la forme, quant à son rapport aux anciennes formes, comme
à son rapport à l’informe, quelque chose qui transit tout sujet, transite dans
tous les domaines où les vérités sont en question : on peut penser à Joyce,
à Freud, à Einstein, à beaucoup d’autres. C’est ce
qu’on appelle un événement des formes, ou un événement du rapport entre les
formes d’une part, et d’autre part, quelle que soit l’origine de ces formes,
l’Idée qui les oriente.
Murit à ce moment-là un évènement dont on pourra dire
qu’il est politique au sens où il va récapituler dans une mutation de l’ordre
collectif général la convergence ou la divergence entre les autres types de
vérité et singulièrement entre les arts et les sciences. Alors dans ces temps,
sans trop songer à son ancienne position – A, B, C ou D – chacun peut dire
comme le dit par exemple René Char dans le recueil L’éclair ne dure, je
le cite, « Comment dire ma liberté, ma surprise, au terme de mille
détours, il n’y a pas de fond, il n’y a pas de plafond. » Dans le
mouvement des formes, entre les mathématiques sévères d’un côté, comme les nomme
Lautréamont, et de l’autre musique, théâtre, peinture, roman, architecture,
sculpture, cinéma, danse, vidéo, performance, installation et aussi tout ce qui
vient et va venir, nous sommes aujourd’hui plutôt clos et confus des mille
détours. Mais si nous en croyons Char, ces mille détours ont un terme. Un terme
où chacun pourra dire, à sa surprise, une liberté nouvelle, un monde où il n’y
a plus ni fond, ni plafond.
Merci.