Pour subvertir la clôture du présent

Réflexions à partir de Circonstances 3, Portées du mot "juif" d’Alain Badiou, et de quelques réactions qu'elles ont suscité.

 

Livio Boni,  Andrea Cavazzini

 

 

1. Lustration. On prétend aujourd’hui en France que les intellectuels et les penseurs qui ont été, par leur trajet, autre chose que des bons républicains ou des défenseurs des sacro-saintes causes humanistes, montrent enfin patte blanche, et prouvent qu’ils ont entamé un travail de repentance, de purification, de « lustration » de leurs anciens engagements, comme de toute idée de subversion, qu’elle soit dans le champ théorique ou politique. Qu’ils avouent les « penchants criminels » qui les ont fait appartenir au XXe siècle, sous l’emblème de la révolution, du communisme, de la coupure épistémologique ou de toute autre forme de « collaboration » avec ses « illusions » meurtrières.

 

2. Fidélité créatrice. C’est précisément ce que Badiou n’a pas fait, au point qu’une grande partie de son œuvre philosophique semble fondée sur l’élaboration d’une telle fidélité à l’ambition sartrienne, althussérienne, ou lacanienne d’installer la pensée dans une démarche de rupture avec les idéologies. C’est sans doute la réactivation proposée par Badiou des catégories comme celles de « vérité », « sujet », « événement » ou « universalisme », et la façon de les articuler dans son système, ainsi que sa fidélité revendiquée à la «passion du réel» animant le XXe siècle, au «communisme générique», qui gêne certains lecteurs de Badiou : qu’ils soient d’ailleurs intrigués par cette gêne et poussés par cela à en approfondir la lecture, ou qu’ils soient repoussés par un sentiment de résurgence d’une panoplie philosophique dont ils se croyaient, sinon débarrassés, du moins voués à un travail de deuil sourd et interminable.

 

3. Transfert. D’où l’attachement de Badiou au « court vingtième siècle », à ses catégories, figures et aventures subjectives, qu’il refuse de loger à l’enseigne de la hubris criminelle ou du « totalitarisme », tout comme d’envisager comme ayant été le siècle « des idéologies », en l’abordant plutôt comme le siècle de « la passion du réel », ce qui est justement l’inverse de l’imaginaire idéologique.

Plus que cela, son livre sur Le siècle, comme tous ses livres, témoigne de l’ambition plus générale de ne pas refouler les événements et les noms « génériques » qui ont suivi la Grande guerre (« révolution », « monde nouveau », « disparition de l’Homme et de Dieu », « avant-gardes », « dernière guerre », etc.) en tentant de les penser « en intériorité », par rapport à leur propre processus, en assurant ainsi un travail de transmission, de transfert et d’intelligibilité de l’Histoire, laquelle est tout sauf clôturée.

 

4. Maccarthysme. C’est sans doute d’une telle exigence de ne pas considérer l’Histoire dans son propre auto-enfermement imaginaire, ainsi que du refus de borner la tâche de la pensée au travail d’exorcisme d’un Mal absolu toujours resurgissant de cendres du XXe siècle, que naît un pamphlet comme Circonstances 3. Portées du mot « Juif » (Lignes, 2003), tout à fait en continuité avec le petit grand livre de Badiou sur l’Éthique. Essai sur la conscience du Mal de 1993.

Toutefois, les Portées du mot « Juif » ont entraîné des réactions enragées, virulentes et diffamatoires, de la part de plusieurs publicistes influents, n’hésitant à traiter Badiou de crypto-antisémite qui aurait enfin dévoilé le démon qui agite sa pensée intempestive. Une telle approche intimidatrice a tout récemment pris la forme d’un véritable procès idéologique contre Badiou - sournoisement intitulé Querelle avec Alain Badiou, philosophe (Gallimard, 2007), paru dans « l’Infini », collection dirigée par Philippe Sollers.

C’est un mauvais coup auquel on ne peut pas rester insensibles, car il dépasse largement la polémique personnelle, et même le cadre de la discussion politique sur la question palestinienne, israélienne ou « juive », faisant symptôme d’une volonté de mise au pas de la vie intellectuelle, philosophique et politique, se servant sans états d’âme de la stigmatisation « antisémite » pour disqualifier toute position qui ne soit pas rangée sur les fondamentaux de l’idéologie de la fin de l’Histoire, de l’existence du Mal absolu, de la résignation à l’état des choses et aux choses de l’État.

 

5. Sutures du mot « juif ». Or, les Portées du mot « juif » s’emploient d’abord à tenter de déjouer une appropriation sacralisante du mot "juif" qui en ferait le signifiant d’une clôture historique radicale pour laquelle le sens même de l’Histoire serait éclairé par l’événement de la Shoah, dont la fondation de l’État d’Israël ne serait que le signum rememorativum quasiment transcendantal. « Juif » serait alors – comme le soutient Jean-Claude Milner dans ses derniers livres et interventions – le nom emblématique de tout principe de minorité, d’un transcendantal opposé à la dictature de la majorité, opposé à l’homologation et à l’illimité, et cela tout au long de l’histoire, bien que ce soient la Shoah et la destruction de la culture (Bildung) judéo-allemande qui constituent la preuve cruciale d’un tel principe trans-historique.

 

Pour Milner, l’échec historique des révolutions, nous soumet en fait à un choix impératif entre une clôture de l’histoire par la reproduction infinie d’une humanité indifférenciée, et le réinvestissement du principe de minorité dont le « nom juif » serait le dépositaire (le nom, pas le « mot », car le nom lui-même constitue pour Milner une figure de la limitation).  Face à une telle alternative, l’exception et le caractère minoritaire incarné invariablement, anachroniquement, à travers les âges par le « nom juif », et singulièrement par l’État qui s’en réclame (Israël) constitueraient un remède ou un sursis (un katechon ) à cette « fin de l’histoire », l’assurance qu’à travers le nom « juif », une exception digne de l’humanité pourrait toujours survivre.

 

Une telle position – qui n’a rien de proprement sioniste (car le sionisme n’est pas une théodicée) – illustrée par Milner dans son matérialisme lacanisant sombre et grave, mais partagée par toute une génération d’intellectuels français de provenance maoïste (par Benny Lévy, de façon plus mystique et ouvertement religieuse, par Lanzmann, par Marty aussi), présente au moins deux risques majeurs et tout à fait ruineux :

1) en hypostasiant le mot « juif » comme seul principe d’exception à l’historialité, elle finit par rejoindre l’idée religieuse d’une Élection, tout en considérant l’Histoire comme au fond finie (même si cette fin peut demeurer interminable, comme l’histoire de la métaphysique chez Heidegger), car l’événement a déjà eu lieu : la Shoah et la « re-fondation d’Israël » (comme le dit Marty).

2) Une telle hypostase du nom « juif » fait collapser toute une série de termes qu’on gagnerait sans doute, du point de vue politique, à garder distincts : peuple juif, État israélien, citoyen israélien, confession juive, judéité…alors même que toute la Bildung judéo-allemande, objet de la nostalgie de Milner (cf. Le juif de savoir, Fayard, 2006) a justement consisté à produire une différence entre « judaïsme » et « judéité ».

L’intervention de Badiou est clairement vouée à tenter de défaire le nouage dans lequel semblent s’être ligotés nombre de ses anciens camarades mao (au risque – ce qui est bien pire que la renégation subjective – d’y entraîner les nouvelles générations) grâce à un habile mélange d’appropriation du nom (comme principe de singularisation généalogique), de mélancolie révolutionnaire, et de formalisme structuraliste. Ils fournissent ainsi un pendant élitiste à l’hégémonie de l’idéologie qui consiste, tout simplement, à additionner criminalisation de l’histoire + police de la pensée + défense inconditionnée de l’État.

 

6. L’enfermement du nom « juif » chez Jean-Claude Milner. Jean-Claude Milner a défini l’universalisme de Badiou, et sa version paulinienne (cf. Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme), comme un « universalisme facile », une affirmation du « quelconque » au fond homologuante et meurtrière (cf. Le Juif de savoir, Fayard, 2006). On citera à ce propos un passage d’un entretien de Milner avec Mehdi Belhaj Kacem :

 

Le judaïsme n’est ni un universel facile, ni un universel impossible, c’est ce que j’appelle un universel difficile. Avec Lacan, je dirais qu’il y a au moins deux universels : l’universel limité et l’universel illimité. L’universel n’est pas ce que la philosophie en dit : ça n’est pas quelque chose de facile. Pour Aristote, c’est facile en ce sens où il suffit de passer au singulier philosophique: « Tout homme… est mortel ». Pour l’Église, il suffit de passer au pluriel : « Tous les hommes... peuvent être sauvés, être jugés par Dieu ». Ce passage au pluriel est crucial. Ni sous cette forme, ni sous l’autre, l’universel n’est facile. Le témoignage de cette difficulté de l’universel, c’est le nom juif. Puisque le nom juif n’est pas universel, au sens où doit l’être le nom chrétien ou musulman. Jamais on ne pourra dire que le nom juif a un rapport à l’universel sous la forme : « tous les hommes sont juifs ». Ni même sous la forme : « tous seront juifs ». L’universel n’est pas la forme appropriée au nom juif. Pour autant, le nom juif a un rapport à l’universel. Ce rapport s’énonce de la manière suivante : le nom juif peut être entendu de tous dans la mesure où il n’est pas porté par tous. Le nom juif ne peut être entendu par tous que dans la mesure où il n’est pas porté par tous. Le nom juif ne peut être entendu par tous que dans la mesure où ce que l’on dit de lui-même est : je ne suis pas porté par tous.

(italiques rajoutés)

http://antiscolastique.free.fr/html/Mehdi_JCMilner1.htm

 

Mais il ne faut pas se laisser dérouter par ce nouvel avatar de l’éternelle « querelle des universaux » : il s’agit d’un leurre qui voudrait nous détourner du véritable objet de l’affrontement théorique. Le terme-clé est ici celui de « témoignage » : le nom juif serait celui du témoin de la faillite de tout universel illimité (qu’il s’agisse de « Lumières », « Europe », « christianisme » ou « communisme », etc.). Telle est la thèse de Milner, depuis au moins Les penchants criminels de l’Europe démocratique (Verdier, 2002), auxquels les Portées du mot « juif » veulent apporter une réponse sur le fond, quoique implicite.

Le nom « juif » serait donc celui d’une sorte d’universel réel (et donc « limité », « difficile ») alternatif à l’universel « imaginaire » et « facile » de l’illimité, un « nom réel » irréductible au symbolique (cf. François Regnault, Notre objet a, Paris, Verdier). On voit ici à quelle sorte d’usage est pliée la triade lacanienne, alors même qu’on reste songeurs face au couple notionnel « facile »/« difficile » mobilisé pour régler la question de l’universalisme.

Plus important, le « juif » se constitue pour Milner en martyr des illusions de l’imaginaire, martyr au sens grec de « témoin », que Giorgio Agamben rappelle si bien au début de son Ce qui reste d’Auschwitz (à son tour stigmatisé en appendice du livre de Marty). Or, si le nom « juif » est au fond celui du témoin, y compris du témoin privilégié des limites de tout universalisme, on voit mal pourquoi une telle position ne serait pas universalisable. Ce n’est pas uniquement en son nom propre qu’on est témoin, « martyr », de quelque chose, mais au nom de tous ceux qui ne peuvent pas témoigner, au nom des toutes les victimes. Comment concilier, dès lors, l’idée que le nom « juif » soit pour ainsi dire la métonymie privilégiée de cette fonction de témoignage et de vigilance universalisable à toute victime, avec l’idée d’une opposition entre deux universalismes, dont l’un serait « facile » et potentiellement « criminel », et l’autre « difficile » mais garanti par l’autolimitation au nom « juif » ? (qu’on remarque ici au passage le renversement opéré par Milner de l’argument-maître de l’antisémitisme historique selon lequel le « juif » représenterait le principe de l’illimité, de « l’abstrait », du désincarné, de l’erratique sans frontière).

En ce sens, Jacques Rancière émet un diagnostic fort lucide lorsqu’il ramène le spleen anti-politique de Milner à une tentative de rejouer, une fois de plus, « la haine de la démocratie » comme haine de ce qui brouille les généalogies :

 

Ce qu’il s’agit aujourd’hui de transmettre, et que le nom juif vient résumer chez Milner, est simplement le principe de naissance, le principe de la division sexuelle et de la filiation. [...] Le critique des « penchants criminels » de la démocratie signifie une rupture dans l’ordre de la filiation. Il oublie seulement que c’est justement cette rupture qui réalise, de la manière la plus littérale, ce qu’il demande : une hétérotopie structurale du principe du gouvernement et du principe de la société. La démocratie n’est pas l’"illimitation" moderne qui détruirait l’hétérotopie nécessaire à la politique. Elle est au contraire la puissance fondatrice de cette hétérotopie, la limitation première du pouvoir des formes d’autorité qui régissent le corps social (La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005, pp. 37, 52, passim)

 

7. Une théodicée de l’État ? Il y a un lien essentiel entre les positions d’un Milner et d’un Benny Lévy sur le statut de l’événement et une certaine apologie du pouvoir étatique. Ces positions se laissent résumer par la thèse fondamentale selon laquelle l’Événement a déjà eu lieu, depuis toujours, qu’il s’agisse de l’élection du peuple juif, ou de l’extermination censée constituer l’aboutissement nécessaire de telle élection en tant que manifestation ultime d’une irréductibilité à l’Universel. Dans un cas comme dans l’autre, la vérité dont le nom « juif » est porteur est donnée une fois pour toutes, n’étant plus susceptible de développement ou de renouvellement. Du point de vue de l’élection le nom juif est absolument inaugural, assigné à son destin unique par une décision accomplie en dehors de l’histoire : cette assignation transcendante fonde la pureté de l’événement en le soustrayant à tout rapport avec une altération quelconque. La seule tâche envisageable ne saurait être que la préservation à tout prix de cette pureté immuable : il n’y a littéralement rien à faire de cet événement, parce que les Juifs ne peuvent que se soumettre au destin de leur naissance (Benny Lévy définissait l’identité juive, d’après Levinas, comme pure passivité), et les non-Juifs ne peuvent y participer que par le refus et la haine. On ne peut qu’essayer de préserver l’événement de toute menace d’effacement – par là, l’histoire entière est réduite à une vague obscure qui menace toujours d’engloutir l’éclat originaire d’une vérité déjà accomplie. D’où le privilège accordé à l’État (et singulièrement à l’État d’Israël) comme seul rempart contre cette vague immense de chaos et d’oubli. La transcendance de la violence étatique – dont l’essence est, selon W. Benjamin, la position et la conservation du Droit, donc de l’Ordre et de la Limite – est la seule idée de politique acceptable du point de vue d’un événement réduit lui-même à la transcendance d’un ordre immuable.

Dès lors on comprend mieux pourquoi toute idée d'État binational israélo-palestinien - soutenue par Badiou - paraît menacer une telle fonction "katechontique" , car elle "laïcise" la question de l'État en vidant ce dernier de son statut théologico-politique.

 

8. Quelques conséquences. Plusieurs remarques s’imposent d’emblée :

               1) Il n’y a pas de place pour les oppositions histoire/mal et vérité/transcendance dans la perspective d’Alain Badiou, dans laquelle il s’agit de créer et de réactiver des vérités éternelles (jamais de préserver du déjà-donné) dont le déploiement est justement ce qui confère consistance à l’histoire. Celle-ci est donc l’espace organisé et travaillé par l’invention des vérités et par la répétition des événements – et pas du tout l’obscurité qui menacerait l’éclat du Vrai ;

               2) Comme il n’y a que l’État qui puisse faire obstacle au Mal, toute initiative politique « d’en bas », voire toute mobilisation collective, fût-elle contre l’anti-sémitisme et les politiques qui en découlent, devient suspecte. Dans cette perspective, toute déclaration collective participe en dernière instance de l’obscurcissement chaotique, parce que toute déclaration ouvre une séquence dont les effets sont nécessairement différents de la pure conservation d’une vérité donnée à jamais. Une déclaration de telle sorte, si elle ouvre sur une pratique politique émancipatrice, est par là même créatrice, et par conséquent en excès sur toute définition « ordonnée » des limites d’une situation – définition qu’il revient justement à l’État de produire. Comme pour Milner la signification du mot « juif » relève entièrement de la possibilité de définir une situation comme soustraite à toute altération (la situation juive comme passivement assignée à son destin d’Élection et Tradition), il n’y a que l’État qui puisse opérer cette définition sur le plan de la politique concrète. La conséquence sera paradoxale mais nécessaire : toute mobilisation collective contre les discours et les pratiques antisémites est impossible, puisque la simple notion d’une action collective dans l’histoire est déjà bel et bien une menace qui pèse sur l’intangibilité du mot « juif », dont la situation doit être limitée a priori et exemptée de tout engagement avec l’historicité. Pour la logique de Milner et Lévy, la lutte contre l’antisémitisme est elle-même antisémite, parce qu’au cours de cette lutte le mot « juif » devrait nécessairement acquérir des significations nouvelles, entrer dans des nouveaux rapports avec les non-Juifs, devenir un opérateur de pratiques politiques imprévisibles, et dont les destinataires ne seraient pas déterminés à l’avance. Bref, le mot « juif » se découvrirait en excès sur toute situation limitée a priori, en sortant par là du cadre des vérités prétendument transcendantes : un tel usage du mot « juif » est l’usage qu’en firent Freud et Spinoza, en le nouant à jamais aux destins de l’universel. On comprend dès lors, en quel sens le mot « juif » se constitue en exception par rapport à ce qui est pour Badiou l’axiome fondamental du matérialisme démocratique : « il n’y a que des corps et des langages » (cf. préface à Logiques des mondes, 2006, pp. 15-16.).

Il y avait, outre l’enjeu conjoncturel politique et idéologique, un enjeu philosophique pour Badiou à examiner les portées du mot « juif » : c’est que précisément dans notre conjoncture, l’usage de ce mot, l’attribut concentré d’exception qui lui est prêté, peut sembler contredire, alors qu’il la fonde, la proposition axiomatique du matérialisme démocratique (« il n’y a que des corps et des langages », qui peut pourtant se dire aussi « il n’y a que des individus et des communautés »). À y regarder de près, en fait, c’est bien ce point d’exception qui se révèle fondateur de la consistance de l’énoncé, en accord avec la logique de la théorie des ensembles, pour laquelle tout ensemble consiste à partir d'un point qui n'y est pas pris en compte).

 

9. La Shoah comme principe d’intelligibilité de l’histoire. En conclusion d’un texte daté d’avril 2001 et suscité par le « scandale » engendré par les livres de Peter Novick (The Holocaust in American Life) et Norman Finkenstein (L’industrie de l’Holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des Juifs), Jacques Rancière nous livre une analyse de la portée assumée par la question du statut de la Shoah dans les philosophies de l’histoire contemporaines :

 

Il est possible alors de comprendre la temporalité singulière selon laquelle le génocide nazi a été transformé après-coup en coupure historique. Novick et Finkenstein rappellent que l’holocauste était peu présent dans la conscience occidentale après 1945. Ils attribuent à la guerre israélo-arabe et à la victoire israélienne de 1967 le retournement des esprits. Mais c’est plus encore dans les années 1990 que s’est imposée la vision de l’holocauste comme événement coupant en deux l’histoire du monde. Clairement cette coupure rétrospective marquait le deuil d’une autre coupure de l’histoire du monde, celle qui s’était appelée révolution, et dont les derniers avatars s’étaient écoulés dans la chute de l’empire soviétique et dans l’espérance déçue de voir naître de ses ruines une démocratie régénérée. C’est dans ce contexte que l’irréductibilité de l’holocauste est devenue la récusation emblématique de la pensée marxiste de l’histoire, comme rationalité globale des faits historiques et comme temporalité orientée par une promesse d’émancipation. L’invocation de l’« immémoriale » haine des Gentils contre les Juifs et l’affirmation de l’impossibilité, après Auschwitz, de penser et de vivre comme avant, sont bien plus que l’argument intéressé dénoncé par Finkenstein [un soutien inconditionnel des politiques d’Israël]. Elles opèrent un renversement emblématique de la direction du temps en opposant aux promesses du futur l’hypothèque d’un passé immémorial, qui n’en finit pas de passer. Si l’explication entre les partisans de l’exceptionnalité du génocide juif et ceux qui veulent l’intégrer dans le grand entrelacement historique et mondial des causes est si violente, c’est qu’elle met en présence deux avatars des certitudes militantes et de l’attente historique d’hier. Les uns ont retourné la grande promesse en poids d’un passé immémorial, les autres veulent en maintenir la vigueur, fut-elle de simple fureur argumentative. La querelle sur l’holocauste est aussi un deuil de la pensée révolutionnaire» (Chroniques des temps consensuels, Paris, Seuil, 2005, pp. 100-101).

 

C’est bel et bien un des mérites majeurs de Circonstances 3 que celui de ne pas opposer à une telle « hypothèque d’un passé immémorial » une simple « fureur argumentative » ou, pire, une rationalisation de l’histoire visant à noyer la singularité de l’extermination dans la liste interminable des formes de domination de l’homme sur l’homme. Car il n’y a pas, pour Badiou, de philosophie de l’histoire, ni même d’Histoire au sens d’une unité totalisable, mais uniquement une série d’événements faisant trou dans l’historial, l’ouvrant ainsi à son propre excès. Or, il est impératif que de pouvoir penser l’événement – catégorie fondamentale dans toute pensée contemporaine, sans le dissocier du concept de « sujet », car la pensée spontanée de l’événement se trouve prise dans un double bind, dans une double contrainte:

 

La preuve du réel se fait aujourd’hui doublement : par l’insertion des phénomènes dans un enchaînement de causes et d’effets et, à l’inverse, par leur caractère brut, sans raison. Si cette dualité est au cœur du conflit théorique sur l’holocauste, c’est, bien sûr, parce que le processus de l’extermination et de la disparition programmée des traces ont imposé le long détour de la reconstruction argumentative pour imposer la réalité des faits. Mais c’est aussi parce que l’impossibilité d’assigner une raison nécessaire et suffisante met en cause la rationalité des phénomènes politiques et sociaux. (J. Rancière, Op. cit., pp. 99-100)

 

10. Le devoir de penser le nazisme. C’est donc sur l’exigence de penser le nazisme comme politique, sans le rabattre ni sur une figure de «l’impensable», ni sur une philosophie de l’historial (dont l’extermination des Juifs d’Europe serait à la fois l’accomplissement et « l’interruption »), ni sur l’argument du Mal absolu (« catégorie abstraite et circulante où la singularité se dissout »), que revient Badiou dans le fort précieux chapitre V de Portées du mot « juif », intitulé « Contre le négationnisme », où on en retrouve, entre autre, la définition suivante:

 

Qui sont ceux qui déclarent, aujourd’hui, qu’il n’y a pas eu les chambres a gaz et l’extermination des juifs d’Europe ? Qui sont les tenants de cette énormité provocatrice et tortueuse ? Quelle est la vérité de leur message ? Nous avons vu que cette vérité était hitlérienne. A leurs yeux, Hitler a fait ce qu’il a pu, on n’a à ce jour pas fait mieux. Mais la tâche est inachevée. La guerre totale contre les juifs doit se poursuivre. Nier les chambres à gaz veut dire : il en faut encore et toujours. Leur négation de ce qui a eu lieu, de ce qui est pour toujours, est en réalité un devoir-être. Un devoir-être absolu antisémite (p. 70).

 

Le négationnisme est donc un impératif absolu, un désir de compléter la geste hitlérienne avec lequel il n’y a pas de discussion possible, sans que cela nous exempte – bien au contraire – du devoir de penser le nazisme comme événement singulier, et donc insoluble aussi bien dans la catégorie de l’impensable, que du destin historique (de la technique, des Lumières, de l’Occident, etc.), que du Mal (toujours transitif à toute singularité et prêt à se réincarner).

 

11. Le nazisme et le Mal comme simulacres de vérité. Le nazisme peut être pensé, en un certain sens, comme un événement, dans la mesure où il s’y installe comme « simulacre », un « semblant » d’événementialité destiné à imiter les révolutions, en premier lieu la révolution d’Octobre 17. Pour Badiou, « le Mal existe», mais « il doit être distingué de la violence que met l’animal humain à persévérer dans son être, à poursuivre ses intérêts, violence qui est en deçà du Bien et du Mal », aussi bien que de toute idée de « Mal radical ». Le Mal, y compris le Mal nazi, n’est possible que comme « processus d’un simulacre de vérité ». C’est parce que des événements de vérité sont possibles (en installant les sujets qui les portent dans l’Immortalité) que le Mal devient à son tour possible, comme effectuation d’un semblant d’événement. C’est par cette voie platonicienne, pour laquelle le Mal n’est concevable que par rapport à l’idée du Bien, que le philosophe suggère la possibilité de comprendre le nazisme, comme imitation d’un processus de vérité, capable d’en imiter tous le traits formels (mobilisation des masses, apologie de la décision et du Travailleur, individuation impitoyable de l’ennemi, etc.), sinon que :

 

La fidélité à un simulacre, à différence de la fidélité à un événement, règle sa rupture, non sur l’universalité du vide, mais sur la particularité fermée d’un ensemble abstrait (les "Allemands", ou "les Aryens"). Son exercice est inévitablement de construire indéfiniment cet ensemble, et il n’y a pas d’autre moyen pour cela que de "faire le vide" autour de lui. Le vide, chassé par la promotion en simulacre d’un "événement-substance", fait retour, avec son universalité, comme ce qui doit être effectué pour que la substance soit. Ce qui se dira aussi bien : ce qui est adressé "à tous" (et "tous", ici, c’est forcement ce qui n’est pas de la substance communautaire allemande, laquelle n’est pas un "tous", mais un "quelques-uns" exerçant sa domination sur "tous") est la mort, ou cette forme différée de mort qui est l’esclavage au service de la substance allemande. [...]

Dans le cas du nazisme, le vide a fait retour sous un nom privilégié, le nom de "juif". Il y en a certes eu d’autres : les tziganes, les malades mentaux, les homosexuels, les communistes... Mais le nom de "juif" a été le nom des noms, pour désigner ce dont la disparition créait, autour de la supposée substance allemande, promue par le simulacre "révolution national-socialiste", un nom suffisant pour identifier la substance. Le choix de ce nom renvoie sans aucun doute à son lien évident avec l’universalisme, en particulier l’universalisme révolutionnaire, à ce que ce nom avait en somme de déjà vide, c’est-à-dire de connecté à l’universalité et à l’éternité des vérités. Cependant, pour autant qu’il a servi à organiser l’extermination, le nom de "juif" est une création politique nazie, qui n’a aucun réfèrent préexistant. C’est un nom dont personne ne peut partager l’usage avec les nazis, et qui suppose le simulacre et la fidélité au simulacre - donc la singularité absolue du nazisme comme politique. (Circonstances 3. Portées du mot "juif", pp. 39-40, déjà in L’Éthique. Essai sur la conscience du Mal, Paris, Hatier, 1993).

 

 

12. « Continuer ! » . C’est un passage crucial de Cironstances 3 que nous venons de citer. L’idée que « le nom “Juif” » comme catégorie ontologique soit « une création politique nazie » ne signifie pas du tout qu’il faille « renoncer » au nom « Juif » en tant que tel, ou s’en libérer (comme feignent croire certains), mais qu’il faille le libérer de sa captivité, de sa sacralité ambivalente. Autrement dit : le restituer à son « universalisme vide », à son indécidabilité incarnée par la triade « Spinoza, Marx, Freud ».

Il faut défaire quelque chose de l’agencement entre l’idée d’une fin de l’histoire, l’hypostase du mot « Juif » comme reste sublime d’une telle Fin, et le soutien inconditionnel à l’État israélien (et à l’État en général) comme ultime et seule garantie d’une telle sur-vie.

Il faut donc reconnaître à ce petit livre, d’avoir su « mettre les pieds dans le plat » du récent surinvestissement du mot « juif » comme signifiant d’exception par rapport au démocratisme matérialiste, pour qui « il n’y a que des corps et de langages » (et pas de vérités). En ce sens, le mot « juif » fonctionne comme « phallus » du nihilisme démocratiste, et doit être pris en compte pour en critiquer le dispositif idéologique.

Nous conclurons avec cette brève intervention textuelle, collective et « en situation », en citant un extrait d’une réponse à Lyotard du décembre 1988, où Badiou réaffirme la nécessité d’un affranchissement de la pensée de toute « pathétisation » méta-religieuse, tout en insistant sur la tâche de penser le nazisme « comme politique » :

 

L’inadmissible, c’est de me déclarer, avec quelques précautions, mais même pas tellement, antisémite. Parce que chrétien, en plus… Là aussi, il faudrait établir une règle raisonnable, quant au maniement de ces catégories dans nos débats. Par exemple : peut-on soutenir, sans se faire traiter d’antisémite, que l’errance juive se paie d’un déficit d’universalité, dès lors qu’elle maintient le thème de l’élection, et que cette élection doit à son tour être sans relâche gagée et multipliée dans les ritualisations de la Loi. Qu’à cet égard, l’énoncé de Paul est suprêmement l’énoncé d’un juif progressiste (comme Spinoza, ou Freud, ou Trotski, ou Marx, ou de millions d’autres juifs...), à savoir : rupture de l’élection, dislocation de la Loi, universalisation de l’errance ? Peut-on dire, aujourd’hui, que la religion juive n’a rien de plus sympathique que la chrétienne ? Dans mes catégories, on voit bien que l’histoire juive atteste l’infini des vérités, leur trajet hasardeux et détourné, leur dé-localisation, l’errance, en effet. Mais au prix d’un scellement inaugural et restreint, d’une Alliance, d’une substantialité dispersive. Et que l’histoire chrétienne atteste l’événementialité incalculable des vérités, leur ténacité sans loi, leur universalité. Mais au prix d’un figement après-coup, d’un autoritarisme bureaucratisé qui gère la Douleur, d’un despotisme morose, d’un à-peu-près étatique.

Ces deux schèmes figuraux, ces esthétiques historiales, sont l’un et l’autre périmés. L’un et l’autre.

Le massacre nazi des juifs d’Europe pose à ciel ouvert les questions les plus radicales de la politique et de son historicité. C’est une question fondamentale, mais elle est interne à la politique comme pensée, et elle a comme tâche première de penser le nazisme comme politique, non de catégoriser métaphysiquement les Juifs. Rien là-dedans n’autorise la remise en selle de schèmes figuraux obsolètes et réactifs, comme le christianisme et le judaïsme. On s’éloignerait encore plus - s’il est possible - d’une intelligence politique du massacre des juifs d’Europe, et donc de toute garantie de pensée contre la répétition de ce qu’il signifiait, si on s’imaginait pouvoir inscrire le bilan de cette atrocité historico-politique dans je ne sais quelle projection « philosophique » d’une guerre de religion.

L’athéisme philosophique (le mien est, je crois, absolu) ne peut avoir d’allié religieux préférentiel.

(Alain Badiou, « Dix-neuf réponses à beaucoup plus de questions », in Le cahier du Collège International de Philosophie, 8, 1989, pp. 260-261)

 

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