Badiou : Sur Bergson

De la nature comme conscience latente : la conclusion métaphysique de Matière et mémoire

(Ens, 11 décembre 2004)

 

Transcription par François Duvert

 

Parenthèse polémique........................................................................................................................................... 3

1) le pas en arrière.................................................................................................................................................. 4

2) le milieu du gué................................................................................................................................................... 5

3) l'aggravation apparente..................................................................................................................................... 5

4) le contact ou la jonction..................................................................................................................................... 6

5) la conversion dynamique, la métaphore de l'échange........................................................................................ 7

 

 

Mon point de départ sera très littéral : il s'agira de prendre au mot le sous-titre de Matière et Mémoire, ie Essai sur la Relation du Corps à l'Esprit. Je voudrais montrer que la difficulté particulière porte en réalité sur le mot relation, et je placerai donc mon propos sous le signe du dégagement de ce que j'appelle la dialectique de Bergson, en entendant par dialectique bergsonienne sa théorie de la relation, qu'il nous propose dans une grande liberté par rapport aux termes propres de cette relation qui sont le corps et l'esprit.

Par exemple, Mémoire est un mot qui est évidemment connoté psychologiquement, mais il faut tout de même bien voir que dans le livrer il travaille comme un identifiant de l'esprit. "Avec la mémoire, nous sommes bien véritablement dans le domaine de l'esprit" (Conclusion). Donc mémoire est finalement une sorte d'indicateur ontologique de façon explicite quant à la délimitation ou la voie d'accès d'une réalité singulière ou polarité singulière qui est le domaine de l'esprit. En ce sens, je pense que M et M est un livre fondateur d'un courant contemporain qui suppose que peut et doit exister une science de l'esprit qui sera une science des relations singulières dont l'esprit témoigne. On peut soutenir qu'en effet il y a dans l'horizon bergsonien quelque chose comme la nécessité et la possibilité d'une science de l'esprit. On tentera de la définir ici comme science des relations.

Quel est le champ disciplinaire qui ouvre cet Essai, si on convoque le mot Essai ? Il se situe manifestement dans une sorte de tension apparente entre on pourrait dire la psychologie positive et la métaphysique spéculative. C'est une des manières en tout cas dont Bergson nomme cette tension : c'est pour ça que c'est un essai, essai de passer dans et à travers cette tension, entre psychologie positive et métaphysique spéculative, en assumant la totalité composite, voire contradictoire, de ce système de conditions. Et en ce sens, 2ème apparentement aux courants contemporains, ce n'est pas très éloigné de ce qui affirme la nécessité d'une métaphysique positive, ou en tous cas comme une métaphysique inséparée en tout cas de la psychologie positive et de la logique. Une métaphysique expérimentale, c'est l'expression que je proposerai, il y a dans MM l'ambition d'une métaphysique expérimentale : "j'ai réussi à transposer un pb de métaphysique, au point de le faire coïncider avec un pb de psychologie que l'observation pure et simple peut trancher" (Bergson). C'est vraiment une métaphysique expérimentale, qui conduit en un certain sens à une expérience cruciale, puisque l'observation peut trancher. Caractère très conclusif.

Dans ce contexte, il faut souligner le recours méthodique à la question de l'immédiat, de l'observation, de l'antéprédicatif, du préphilosophique etc… Je crois qu'il faut prendre ça tout à fait au sérieux, sans le tirer tout de suite vers les procédures husserliennes de l'epokhe et de la réduction transcendantale. Il y a l'idée quand même qu'on va pouvoir construire par un recours à l'immédiat un protocole qui va permettre de trancher le problème, ce qui est en fin de compte bcp plus qu'un simple opérateur mi rhétorique, mi réel, de disposition par rapport aux dualités. Dans l'Avant Propos, Bergson désignera son travail ainsi : "un pb métaphysique capital se trouve transporté sur le terrain de l'observation". Alors on retrouve la conception du terrain de l'observation ou on peut transporter et en csq décider le pb métaphysique. Donc le recours au sens commun, de ce point de vue là, est un protocole de métaphysique expérimentale. Je le prends ainsi, et pas simplement une distanciation par rapport aux oppositions métaphysiques héritées. La genèse de la notion médiatrice d'image est une production de ce protocole, mais finalement la thèse selon laquelle l'image désigne ce qui se trouve entre la chose extérieure et la représentation, où elle identifie la matière comme extérieure à cette opposition, est pour Bergson homogène à la position du sens commun et donc "image", aussi complexe que soit la désignation, est aussi le résultat d'une expérimentation métaphysique. Nous nous plaçons, dit Bergson, nous nous plaçons au point de vue d'un esprit qui ignorerait la discussion entre philosophes : naïveté phénoménologique ? Non, c'est autre chose, c'est le point – c'est un point – l'endroit où l'esprit doit venir se tenir, où le pensée doit faire l'expérience, ce point doit ignorer les discussions entre philosophies précisément parce que la promesse qui est faite est la promesse que l'on va pouvoir trancher. Et donc on est là non pas dans une simple logique argumentative qui reprendrait les systèmes d'oppositions soit pour trouver 3ème terme, soit pour opter pour l'une des positions en présence. On est pour un déplacement de l'expérience : il existe une expérimentation singulière qui va permettre de trancher la discussion. J'appellerai ça l'opération du transport métaphysique de Bergson. Ie c'est véritablement transporter la question ailleurs que dans le lieu apparemment où elle se situe, et ce n'est que dans ce transport de la question que l'on peut espérer véritablement la trancher. Il y a tout de même dans le chapitre 1, et pas seulement dans l'Avant-Propos, l'idée que la philosophie doit adopter la position du sens commun. C'est une injonction, un impératif : elle doit procéder à ce transport, ce déplacement, qui autorise l'expérimentation métaphysique. Sur la thèse selon laquelle il y a la matière et il y a l'esprit, ie sur la façon dont le dualisme doit être disposé pour être surmonté – car il s'agit de ça finalement – il faut adopter l'attitude du sens commun. Alors ce recours, quelle est la signification de ce recours en trajectoire à un lieu pré-philosophique ou à un lieu singulier qu nous permet de trancher ces questions par l'observation, et bien ce lieu, ce lieu expérimental nous livre un point de vue, un point de décision quant au lieu qui en certain sens concerne la relation. Car ce point est un point où la distribution des identités et des différences est  tout à fait autre que celles de l'héritage conceptuel.

Donc : construire un lieu où la distribution des identités et des différences est modifiée, transportée, déplacée, telle est la précondition.

 

Je dirai qu'il y a une déconstruction bergsonienne : je suis plus frappé de la ressemblance avec la déconstruction en définitive qu'avec l'epokhe husserlienne. Car dès lors que vous construisez un lieu où la distribution des identités et des différences n'est plus convenue ou héritée, eh bien vous vous en prenez en fin de compte à la rigidité ou à la substantialité que charrient ces oppositions conceptuelles. Vous vous en prenez à la distribution métaphysique ou substantialiste des concepts, au sens derridien des catégories : et c'est ce qu'on obtient, dans la déconstruction bergsonienne, lorsque qu'on se tient naïvement en face de ce qui est en question dans ces oppositions. Il y a chez Bergson l'idée d'un lieu où on se trouve en quelque sorte en face d'une opposition, de telle sorte que la visibilité de ce qui est en jeu dans cette opposition distribue autrement les identités et les différences. Je cite un passage : "écartons toute idée préconçue d'interprétation ou de mesure [herméneutique et positivisme], plaçons-nous face à face avec la réalité immédiate". Il faut trouver le lieu où on se trouve face à face avec la réalité immédiate, ce qui n'est pas simple. "Nous ne trouverons plus alors de distance infranchissable, plus de distinction véritable, plus de différence essentielle entre la perception et la chose perçue, entre la qualité et le moi". Dans ce face à face avec les oppositions traditionnelles obtenues par un lieu qui finalement coïncide avec une certaine doctrine de l'immédiat ou du sens commun, la disposition des différences constitutives dans l'expérience s'affaiblit, s'atténue ou disparaît. Quand je dis s'atténue ou disparaît : le triplet de Bergson est celui-là. Il n'y a pas de distance infranchissable, il n'y a pas de différence essentielle, et finalement il n'y a pas de distinction véritable. C'est le mouvement de l'expérimentation : mouvement où la distribution des identités et des différences peut s'affaiblir, s'atténuer considérablement et finalement disparaître. Et c'est ce mouvement qui est l'expérimentation, et non pas purement et simplement le résultat négatif.

Parenthèse polémique

On peut après tout considérer que ce recours à l'immédiat, cette ornementation par le sens commun immédiat de l'expérimentation métaphysique propre à Bergson, on peut – aussi - la considérer comme un coup de force. Parce que il se pourrait que l'essence de l'immédiat comme immédiat soit précisément la distinction, la distinction de la présentation et de la représentation. Il se pourrait que l'immédiat soit toujours cela, la distinction de la présentation et de la représentation. C'est ce que remarque Hegel, après tout : la certitude sensible expérimente que son essence n'est ni de l'objet ni du moi. On est vraiment dans la perception pure selon Bergson. C'est simplement la certitude sensible entière, qui persistant en soi-même comme immédiateté, exclut de soi toute opposition.

// Bergson sur la perception absolue est tout à fait frappant : ce que Hegel veut nous suggérer, c'est que le face à face que constitue la figure de l'immédiateté, ayant pour essence l'exclusion de soi de toute opposition – ayant pour essence de n'appartenir ni au moi ni à l'objet – dire que par cette expérience on surmonte les oppositions traditionnelles, est purement tautologique. Ie ça ne revient à dire que ceci : l'immédiat coïncide avec l'immédiat, avec sa propre essence, en tant qu'il est sa propre essence,  qui est d'exclure les médiations. Donc on peut se demander si l'expérimentation de Bergson dans MM réitérée d'un bout à l'autre pour lever les oppositions conceptuelles héritées par la convocation de l'immédiat, du préphilosophique, de l'épokhe, est-ce que ça ne revient pas simplement à dire que l'immédiat possède en effet tous les traits d'une définition ? Il y a toujours un moment où une philosophie vitaliste, portée à la convocation de l'expérience immédiate de par sa nature propre, procède à cette convocation de l'immédiat comme destination parce que tout simplement il est de l'essence tautologique de l'immédiat de répudier les distinctions ou médiations héritées ou conceptuelles. Alors là, il faut se demander si on a réellement affaire à une expérimentation originale qui constituerait une possibilité de trancher la question de manière neuve, ou si on n'a pas tout simplement quelque chose en réalité en effet en deçà des oppositions conceptuelles puisque ce n'est que l'affirmation tautologique des caractéristiques de l'immédiat lui-même, comme expérience antéprédicative.

Fin de la parenthèse

 

Dans le courant de MM, on voit bien comment cette opération expérimentale a pour but de défaire la rigidité des oppositions, donc une déconstruction, et je crois que son objectif concerne en effet la relation, en définitive. Je la définirais comme la substitution d'une dialectique de la tension entre 2 polarités dans un champ unifié et ouvert à une dialectique de la contradiction entre 2 termes dans un domaine clos (ce domaine clos pouvant être une figure : de la conscience chez Hegel, une structure, ou une séquence ; régies, définies ou déterminées par une contradiction entre 2 termes dans un domaine clos). A cela, le mouvement le plus général de la dialectique bergsonienne consiste à substituer un principe de tension entre 2 polarités dans un champ unifié et ouvert, champs qui finalement en tant que champ des champs ou en tant que champ général pour la possibilité d'un tel champ prendra le nom de vie.

Alors cette substitution est engagée dans MM, et elle demeure inachevée. Parce qu'en vérité la conception générique de cette dialectique supposera qu'on ait le concept d'élan vital, finalement, la vie pas comme attribut ou qualité, mais la vie comme puissance créatrice, et comme indivision de sa propre dualité. L'élan vital comme dualisation immanente pourra seul légitimer la disposition ontologiquement de la polarité et des intensités de polarisation. Finalement, formellement, la conquête de Bergson sera en fin de compte la polarisation fondamentale de toute vie agissante entre le Clos et l'Ouvert. Ce sera la formulation définitive, qu'on n'a pas encore ici. Ici, il y a des instabilités : la substitution est engagée et retenue, ce qui est normal. Cependant, on peut identifier les opérations fondamentales – clairement mises en œuvre – à quoi je l'intéresserai. Quelles sont les opérations de Bergson, opérations à travers lesquelles Bergson tente de présenter cette relation dialectique qui n'est plus l'opposition des termes dans uns figure close, ou dans une structure identifiable, mais dans un champ polarisé dans lequel – en effet – la notion fondamentale est celle de direction. Un peu comme dans un champ magnétique où les polarités déterminent les directions. Alors ces opérations visent toutes (elles définissent son style) à dissoudre les oppositions dans une continuité, mais une continuité qui affirme simultanément l'unité virtuelle des 2 termes et l'actualisation efficace de leur polarité. Quelles opérations mentales peut-on proposer qui soient le véhicule d'une dissolution des oppositions traditionnelle dans un champ unifié, mais ce champ unifié réalisant et exprimant à la fois l'unité virtuelle de la polarisation et son effectivité actualisée. J'ai trouvé 5 opérations de ce type  (liste non close) :

-       le pas en arrière

-       le mi-chemin, ou milieu du gué

-       l'aggravation apparente

-       le contact ou la jonction

-       la conversion dynamique, la métaphore de l'échange

1) le pas en arrière

// Husserl : dans la sédimentation il y a quelque chose comme un geste de pas en arrière, mais ce n'est pas la bonne perspective. Le pas en arrière, c'est tenir la pensée en un point situé en deçà de l'opposition traditionnelle, arriver à installer la pensée avant la bifurcation, avant que ça se sépare. C'est une expérience : il faut trouver ce point.

// Char : retour amont. C'est vraiment ça, se tenir en amont. On l'a vu : un espèce d'écart – on l'a vu à l'œuvre - qui fait que l'opposition de la représentation et de la chose, on peut être en amont de cette opposition. C'est systématique, c'est un geste bergsonien typique, qui quelquefois s'orne l'idée de sens commun ou naïveté de l'observation immédiate, quelquefois non. C'est le geste du retour amont. Elle concerne par exemple l'opposition de l'idéalisme et du matérialisme : trouver un point de retour amont entre les 2. Il faut, dit Bergson, creuser au-dessous de cette hypothèse. C'est la forme souterraine du retour amont, c'est la figure du sourcier qui cherche la source en dessous de la bifurcation jaillissante et du partage des eaux.

Ou encore, si on veut penser la matière : il faut la considérer "avant la dissociation que l'idéalisme et la matérialisme ont opéré entre son existence et son essence". Là aussi, en amont de la distinction entre essence et existence pour envisager de façon autre ce qu'est la matière. Alors vous avez avant, en dessous, amont, immédiat, le sens commun : tout ça, ce sont des opérateurs de la déconstruction bergsonienne dans un de ses 1er gestes fondamentaux qui est de trouver le point en deçà de la séparation. Ce qui ne va pas forcément légitimer que cette séparation soit inséparée mais cela va permettre de penser la séparation d'un point de vue autre que celui de la séparation elle-même. C'est aussi une autre grande idée de Bergson : peut-on penser ce qui est séparé au point qui soit autre que celui de la séparation, il faut le penser ailleurs que depuis la séparation. C'est le retour amont.

L'opération voisine : le milieu du gué.

2) le milieu du gué

Deleuze en fera grand usage : il faut saisir les choses par le milieu, et non par les extrémités – les choses sont des flux – sinon on va se tromper sur l'essence même du devenir des flux, il faut passer par le milieu. Nombreux exemples dans MM de cette méthode, tenir les choses entre les bouts. Exemple : opposition Descartes et Berkeley. Descartes, il a mis la matière trop loin de l'esprit, parce qu'il l'a confondue avec l'étendue géométrique. Berkeley a critiqué légitimement cette distance exagérée, mais il a évidemment mis bcp trop près l'esprit de la matière, vu qu'il les a identifiés. Il faut dit Bergson, "laisser la matière à mi chemin entre le point où l'a laissée Descartes et celui où l'a tirée Berkeley". Entre la poussée et le tirage, il faut prendre la matière par le milieu. Et ça va devenir le statut de l'image etc… On peut en dire de même sur l'opposition - dont on vient de parler de diverses manières  - du rêve et de l'action. En effet, curieuse trajectoire de la position du rêve chez Bergson, position contraire à différentes étapes. L'opposition du rêve et de l'action – l'action est la sœur du rêve, cette sororité précisément est une question bergsonienne complexe – vous avez le rêve comme forme large, générale et quasi inactive de la mémoire pure. La mémoire pure, plus elle s'enfonce à distance du schéma corporel, du présent qui est la perception, plus elle devient dilatée, plus elle s'incorpore des fragments de passé de plus en plus généraux et intemporels, plus elle est rêveuse. Ie à distance du pragmatisme. Et l'action est au contraire la forme concentrée, ponctuelle, à la limite instantanée, de cette même mémoire. Donc en définitive, tout souvenir détaillé, personnel, intime, occupe la position d'un lieu dynamique, une sorte de déplacement entre les 2 extrémités que pourraient être – mais ne sont pas réalisées – perception pure et souvenir pur. Alors on se transporte dans des plans de conscience ou plus étendus ou plus restreints, et on s'éloigne de l'action en direction du rêve, ou au contraire, on réalise le réalisme antinomique du rêve dans la proximité de l'action. Mais vous voyez bien que la pensée finalement de la mémoire comme telle est aussi une pensée du mi-chemin. En réalité, si on ne la pense pas comme ce transport lui-même, ou comme cette différenciation à l'infini des plans de conscience, on va la substantialiser, et donc on va la manquer entièrement. Vous êtes toujours à mi chemin entre 2 plans de conscience. Aucune des 2 limites n'a d'existence substantielle : ce sont des polarités.

3) l'aggravation apparente

C'est une méthode qui est utilisée très souvent par Bergson, et aussi par Deleuze, qui consiste d'abord à raidir l'opposition, comme si on allait la transformer en dualité qualitative irréconciliable. Et ceci, pour en déplacer le sens. C'est une opération du sens. Il faut de temps en temps savoir raidir les oppositions, même traditionnelles, de façon à dégager un autre terrain pour leur exercice. On peut préparer une tension résolutive, ou une polarisation, par un raidissement à un niveau non plus conceptuel mais ontologique. Fondamental dans MM.

cf dans la perception pure d'un côté, entièrement du côté du corps, de l'action et de la matière, et de l'autre du souvenir pur, entièrement du côté de l'esprit. Cette opposition peut apparaître radicalement disjonctive. "Il n'y a pas, entre le souvenir et la perception, une simple différence de degré, mais une différence radicale de nature". Bergson, là, polémique en faveur du radicalisme de la dualité, et non pas en faveur de l'immédiat, de la polarisation unificatrice. Le souvenir n'est d'aucune manière une perception affaiblie, et donc il n'y a pas de possibilité de passage entre les 2, quantitative ou par degré, c'est une différence qualitative. Et le mot degré, précisément, va être utilisé en sens contraire : dire qu'il n'y a pas seulement une différence de degré, mais de nature veut aussi dire ou préparer qu'on passe en réalité par degré de l'un à l'autre. Le mot degré est très caractéristique chez Bergson. Il s'oppose à la distinction qualitative nécessaire, mais c'est aussi ce qui est le travail même de la continuité qualitative. Degrés insensibles. Il y a une infinité de degrés entre la matière et l'esprit. L'aggravation apparente de l'opposition prépare en réalité à sa gradualisation, ie en réalité le passage possible d'un terme à un autre par degrés successifs.  Et alors, quelle est l'essence de cette opération, du point de vue des relations en général ? C'est que quand Bergson aggrave une opposition conceptuelle établie (ce peut être, en la circonstance, celle de la perception et de la mémoire), c'est évidemment pour briser une continuité (en l'occurrence, psychologique et quantitative). L'idée, par exemple, que le souvenir serait une perception affaiblie. C'est une opposition à l'intérieur de nos facultés psychologiques, et elle s'opère de façon qualitative. Mais Bergson ne brise jamais une continuité pour établir une discontinuité. C'est un point capital. Quand il brise une continuité, c'est pour établir une autre continuité. Et l'aggravation des oppositions catégorielles est destinée à ouvrir un espace où on va abandonner entièrement la continuité antérieure, et non pas au profit d'une pure et simple discontinuité (comme il apparaissait d'abord), mais au profit d'un changement de terrain dans lequel on va établir une continuité novatrice. Degrés intermédiaires entre mémoire et perception vont être introduits. Ils ne se situent pas dans l'espace où le souvenir était une perception affaiblie. On devra changer de terrain pour installer une gradation véritable – nouvelle continuité – après avoir brisé la continuité fallacieuse. Les degrés intermédiaires vont mesurer cette fois ce que Bergson appelle une intensité croissante de vie. Intensification, gradualisation intense qui va se substituer à la simple opposition qualitative de ce qui est fort et ce qui est faible. On peut dire que le mouvement de la pensée de la relation chez Bergson c'est de briser les espaces où la relation est une relation extrinsèque mesurée par une différence de degré, purement et simplement, quantitativement assignable, et de la remplacer par une relation immanente – appelons-là comme ça – une relation qui est sans extériorité à proprement parler, dans laquelle en vérité il y a en réalité non plus degré mais gradation, intensification, et où l'intensification qualitative crée une continuité dynamique. Donc peut-être que Bergson, finalement, ça consiste à déplacer la théorie de la relation d'une théorie de la continuité à une autre théorie de la continuité, comme deux mediums entièrement différents de champ de déploiement de la relation elle-même. Je crois en effet que une fois la gradation substituée au degré, la différence de nature substituée à la différence de degré etc… Bergson conclue : "la distinction subsiste, mais l'union devient possible". On a créé relationnellement la possibilité de l'union au prix d'une métamorphose de la continuité. Je pense qu'Il y a tout un pan de la métaphysique expérimentale de Bergson  qui s'ordonne à l'invention de continuité nouvelles, et échapper à la pure et simple opposition de la continuité à la discontinuité.

4) le contact ou la jonction

Ce qui est important, c'est de localiser ces opérations, de les rendre précises. Bergson est un penseur précis, qui localise les changements de terrain, et indique les points où ils s'opèrent. Par exemple, la perception, c'est finalement le nom d'un contact, ie le point où l'union des polarités est active. "L'âme et le corps entrent en contact dans la perception". La perception est la localisation effective de la possibilité d'une nouvelle continuité. Topologiquement, c'est impressionnant : changer de théorie de continuité = changer de théorie des points. L'élémentaire, ou le point différentiel des éléments de continuité,  doit être saisi en même temps que son espace général. C'est le point de contact, le nouveau point par où la nouvelle continuité transite ou va pouvoir transiter (esprit, matière, âme, corps : "l'esprit peut se poser sur la matière dans l'acte la perception pure"). En un point ! La perception, c'est la fleur avec le papillon de l'esprit. Alors, ce contact, ce point de jonction est celui de la nouvelle continuité car c'est le point de réversibilité ou d'échange des qualités. Le point où d'une certaine façon quelque chose devient indécidable en des qualités apparemment contraires, et ceci va préparer les métaphores de la transition, profusion, du mélange, de la réversibilité quantitative en un point où la continuité est assurée.  

5) la conversion dynamique, la métaphore de l'échange

Il faut définir cette réversibilité qualitative, ces points d'échange. Et là il est très intéressant de voir que ces points d'échange requièrent ou appellent le nouage. Ils ne sont pas désignables par des opérations conceptuelles, puisque c'est le point d'indistinction, qu'on ne peut plus saisir dans une simple catégorisation abstraite. Il faut le faire voir, ce point, avec la nouvelle continuité qu'il comporte, et pour ça, ie il faut avoir recours aux comparaisons dans le vif. Se situer au point où l'esprit et la matière commutent leurs directions respectives, où l'esprit s'actualise comme procession matérielle ou liberté d'agir pendant que la matière disposée comme image corporelle s'enracine dans l'esprit : c'est ce point où il y a une indécidabilité active, directionnelle, entre la matière et l'esprit. Et alors on trouvera chez B 2 images : la 2ème  est celle de l'image du confluent d'une rivière. "Nous voulons nous placer au confluent de l'esprit et de la matière, nous sommes désireux de les voir couler l'un dans l'autre". Image prise dans la banalité de la métaphorique naturelle. 2ème image : la version mécanique moderne, qui est l'image ferroviaire. Dans la métaphysique classique, l'esprit et le corps sont comme 2 voies de chemin de fer qui se coupent à angle droit. Des rails se raccordent selon des courbes, de sorte qu'on passe insensiblement d'une voie sur l'autre. Péniche ou train : idée d'une tangence. Sur quelle courbe on est ?

 

Toutes ces opérations travaillent réellement pour une métaphysique de la vie, ie quelque chose qui va aller au-delà de Matière et Mémoire, dans laquelle, finalement, la vie c'est quoi ? C'est ce qui a pour essence créatrice d'incarner ou de disposer un esprit qui serait capable de découper en lui-même des images corporelles. Comment penser un esprit dont la limite créatrice extérieure est l'image corporelle qui n'est jamais que la résultante de son activité ou progrès ou du partage de ses différents plans de conscience ? Rendre raison d'un devenir de l'esprit qui mène d'un état virtuel vers ce que Bergson appelle "ce plan extrême de notre conscience où se dessine notre corps".  Comment parvenir à ce plan extrême ? Y parvenir ce n'est pas entièrement illustrable de l'intérieur MM, sauf à sacrifier exagérément le dessin du corps. Il faut une ontologie simultanément unitaire et univoque, comme le sera celle de Deleuze et Bergson dans EC. Toute la difficulté : penser, nommer la résorption du mouvement créateur dans l'Un de la Vie, et aussi comment cela peut se faire avec un complet évitement du négatif. Cette question du négatif n'est pas complètement résolue dans MM. Finalement, il y a dans MM un prix payé qui est quand même une sorte de facticité ou de fictionnalité exagérée du corps. La métaphysique de la vie va consister à procéder à la résorption énergétique des relations dans la puissance créatrice de la vie, en évitant ce solde négatif exagérée, et en évitant aussi les catégories de la négation. Ie la dialectique en son sens usuel.

Je dois dire que la difficulté, c'est la pensée du mouvement comme pensée du mouvement dans la pensée. Comment penser la pensée du mouvement sans le faire au détriment absolu du corps ? Comment penser que la dynamique originaire peut être appréhendée comme pensée ou dynamique de l'esprit, sans penser que cette dynamique résorbe ou engloutisse la matérialité comme simplement la limite extérieure de sa propre subsistance. Autrement dit, qu'est-ce qu'un mouvement absolu, sans négation ? Un mouvement où l'absoluité créatrice puisse faire l'économie de la négation. Question // Deleuze : qu'est-ce qu'un événement sans vide ? Ce pb est présent, mais impose un changement de méthodologie. MM est rempli d' opérations importantes extrêmement rapides, souvent aux lisières d'un empirisme constituant, ou au sens commun, immédiat, lié aux 5 opérations identifiables dont j'ai parlé, et il y a dans ce livre une section que je dirai moi purement axiomatique, et donc hétérogène : début du Livre 4. C'est un tout autre objet : "se replacer (on est toujours dans le déplacement, replacement etc…) dans la durée pure, dont l'écoulement est continu, et où l'on passe par gradations insensibles d'un degré à un autre". Se replacer au point où on va pouvoir rendre raison du mouvement créateur comme tel. Ce replacement, on peut l'appeler l'opération des opérations, l'opération originaire, ou qui est immanente à toutes les autres qui n'en sont que des facettes. Il faut à un moment donné pouvoir se replacer dans la durée. Expérience originaire, mais qui ne se laisse pas exposer comme expérience : elle a quelque chose qui contraint à un corps d'énoncés axiomatique, qui sont en réalité la théorie du mouvement. C'est ce en deçà de quoi on ne peut pas remonter, sauf à se tenir dans l'expérience originaire toujours partiellement intransmissible qui est celle de qui se tient dans la durée. Ce sont les 4 énoncés de MM sur le mouvement :

- tout mouvement en tant que passage d'un repos à un repos est absolument indivisible. Permettez moi de l'appeler l'axiome de l'Un

- il y a du mouvement réel, ie non relatif. Permettez moi de l'appeler l'axiome de l'Absolu.

- toute division de la matière en corps indépendants aux contours absolument déterminés est artificielle. Permettez moi de l'appelez l'axiome de la continuité.

- le mouvement réel est plutôt que transport d'un état que d'une chose. Axiome du qualitatif.

4 axiomes qu'il est nécessaire de prononcer pour rendre possible de déplacement fondamental qui est celui par lequel on s'installe dans l'être même.

 

Qu'est-ce qu'être bergsonien now ? Assumer variantes, conséquences ou excroissances des expériences de ces axiomes. Pas assumer ces 4 axiomes directement, ce serait réducteur, mais des variations qu'ils rendent possibles dans la pensée. Dans MM, ces axiomes sont récapitulés finalement dans la conviction que tout est esprit. Pourquoi ? Car l'esprit, ontologiquement, c'est ce qui est indivisible, absolu, continu et qualitatif, c'est le mouvement même. C'est le mouvement dans la mouvementalité du mouvement. Le mouvement en tant qu'essence de lui-même, auto-affirmation, autocréation. C'est ce qui va imposer, je pense, un élargissement de la vision de B, car si les axiomes signifient "tout est esprit", ce qui dans le contexte de MM est une conclusion inévitable, alors on comprend bien qu'on va avoir un sacrifice qui est en réalité celui du corps et de la matérialité, réduits à l'état fantomatique de limite inaccessibles de l'esprit. Ça sera même, en un certain sens, plus faible que l'extranéation hegelienne, plus faible que la dialectique proprement dite, laquelle au moins propose la négation de soi de l'esprit dans l'incarnation de soi naturelle. Là, la nature subsistera comme limite indécidable de l'esprit.

On va donc passer à un autre concept, celui de la vie, qui est le nouvel élément organique de la relation. On peut dire au fond que Esprit, dans MM, est le lieu ultime de la relation. Puis B fera de vie le lieu ultime de la relation. Qu'est-ce qui va changer ? Dans l'élément de la vie, on n'a pas seulement l'affirmation des 4 axiomes, mais on a une relation de domination, d'intelligibilité et de constitution de l'indivisible à la divisibilité, de l'absolu au relatif, du continu au discret, du qualitatif au quantitatif, sous la forme finalement d'une dualisation immanente, qui  affecte l'élan créateur dans sa capacité générique.

Voilà comment conclure la théorie de la relation dans son mouvement général. Il est dur de la croire : la supposition axiomatique entraîne une inévitable exagération de la puissance de l'Un, manifeste dans matière et mémoire, réduite ensuite, mais toujours stigmatisable. Donc ce qui me gêne, c'est que je renonce difficilement à un aspect tout à fait cardinal de cette grande création bergsonienne, qui est nommé finalement à la fin des 2 Sources. Idée : il dépend de nous – nous les corps-esprits – que s'accomplisse la vocation essentielle de l'univers, qui est une machine à faire des dieux. Je vois qu'il est difficile de parler de la vocation d'une machine : c'est presque un résumé conscient de la tension de B. Univers comme machine finalisée, avec une vocation, aspiration. Je pense que l'univers, les mondes sont des machines à rendre possible qu'il y ait un peu d'Absolu. Les dieux : pas un dieux, les point d'absolus. Pb ; comment au fond garder cette splendide idée récapitulative de B, pas rajoutée mais portée par tout le reste, à savoir que l'univers est capable d'un absolu pluralisé – sans payer le prix de l'abolition du recours au négatif ? Car si on abolit tout recours au négatif, on paye des prix successifs comme Bergson, et que sans doute on peut éviter. Donc finalement, je me sépare uniquement sur la philosophie de la machine, pas sur sa destination.

 

Il me semble que la thèse selon laquelle en définitive tout ce qui est figure négative (arrêt, retombée etc…) doit être interprétée à partir de la positivité créatrice, et non l'inverse, est bien animée en définitive par le souci d'éviter la négation comme opérateur. Je ne dis pas qu'il n'y a pas de négation, il y a de la finitude, je dirai plutôt cela. Ie que rien n'est intrinsèquement dans l'actualisation à la mesure de l'infinité créatrice elle-même. Donc il y a de la finitude, mais elle ne suffit pas à constituer un opérateur singulier négatif de type séparation, ou d'autres noms. Il y a quand même ontologiquement l'idée décisive d'une positivité créatrice comme remplissant l'être lui-même, comme étant la dynamique absolue de l'être. A partir de là, comme toujours, on va rendre compte  du multiple, des différenciations, des retombées, des arrêts, mais on va en rendre compte, finalement, par un rapport immanent entre l'infini et le fini – on peut le dire comme cela -  qui va subordonner finalement le fini à l'infini en tant qu'on sera spinoziste. Ie en tant que la négation ça n'est jamais qu'une détermination, et pas seulement l'inverse : c'est ce sens là de l'énoncé qui est le plus important. C'est une intuition si fondamentale de tout ce qu'on peut appeler un bergsonisme plus général, des néo-platoniciens à Deleuze en passant par Spinoza. C'est ça l'absence de la négation, B a une œuvre majeure sur ça, en différentes étapes.

 

Deleuze : le virtuel, c'est la Relation.

Tactique de la différenciation chez Bergson, dont l'aggravation est un des aspects : voyons les effets rationnels d'une différence portée à sa limite. Stratégie de la différenciation.

 

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