5 février 2008, entretien radiophonique Alain Badiou / Raphaël
Enthoven
sur France-Culture
(Les nouveaux chemins de la connaissance)
Les pathologies de la démocratie (2)
(transcription :
François Duvert)
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Raphaël Enthoven : Bonsoir à tous. Une semaine sur la démocratie, une 2ème
semaine, une semaine à pointer ses défauts, ses échecs, ses imperfections et
donc peut-être sa grandeur. De même que la démocratie est un régime qui se
nourrit des critiques qu’on lui adresse, la loi du marché est un système qui,
en démocratie du moins, porte au pinacle ceux qui la contestent, comme en
témoigne le succès des ouvrages de Michel Onfray ou encore du dernier pamphlet
d’Alain Badiou, intitulé de quoi Sarkozy est-il le nom ? aux
éditions Lignes en novembre 2007.
Une émission en
différé aujourd’hui, enregistrée la veille de sa diffusion, ce lundi 4 février,
la veille de sa discussion.
Bonjour Alain
Badiou.
Alain Badiou : bonjour
RE :
Bienvenue sur France Culture. On va parler de celui dont vous parlez dans votre
livre : Nicolas Sarkozy. Mais avant, je voudrais qu’on s’attarde un
instant sur ce que vous dites de la démocratie en général et du vote en
particulier, qui a pu déstabiliser certains de vos nouveaux lecteurs. Puisque
ce livre est un succès, vous avez gagné de nouveaux lecteurs, qui ont pu être
surpris de ce que vous dites de la démocratie. La démocratie, vous en parlez
comme d’un fétichisme parlementaire, fétichisme parlementaire qui tient lieu de
démocratie. Ce qui n’est pas sans rappeler un article fameux de Sartre en 73 intitulé : élections pièges à con. Est-ce que
c’est dans cette ligne que vous vous inscrivez, Alain Badiou ?
AB : Oh
j’accepte volontiers cette généalogie. La généalogie du pamphlet de Sartre, et
encore plus celle de 68. En 68, il faut le rappeler, les acteurs et militants
avaient bien raison de déclarer « élections pièges à cons »,
puisqu’après l’immense mouvement auquel ils avaient participé, et qui était
dans la conviction d’un bouleversement radical, on a eu les élections les plus
réactionnaires depuis des décennies.
RE : Vous
posez la question de l’essence répressive de élections même si vous considérez
que les élections ne sont pas forcément répressives.
AB : Oui,
c’est très clair. Aujourd’hui, on fait même des guerres pour imposer des
élections là où elles n’existent pas. Les élections sont un moyen de ramener un
certain nombre de gens dans le rang, c’est évident. C’est un système d’Etat, de
pouvoir, avant toute chose.
RE Je vous
cite : « elles ont toujours une
fonction conservatrice qui devient en cas de trouble une fonction
répressive ».
Sartre, en
73 : « l’isoloir planté dans
une salle d’école ou de mairie est le symbole de toutes les trahisons que
l’individu peut commettre envers les groupes dont il fait partie. Il dit à
chacun : personne ne te voit, tu pourras cacher ta décision ou mentir. Il
n’en faut pas plus pour transformer les électeurs en traîtres en puissance ».
Vous êtes pour les votes à main levée, Alain Badiou ?
AB : En
tout cas, je constate que la démocratie, lorsqu’elle a été active, populaire,
effective a toujours pris la forme de démocratie d’assemblée. Un théoricien de
la démocratie s’il en est, Rousseau, montre bien que l’idée d’une démocratie
représentative, c’est-à-dire déléguée, est à certains égards contradictoire.
RE :
C’est-à-dire ? En quoi ?
AB : Car
la démocratie est le pouvoir du peuple et que le peuple, c’est le rassemblement.
La dispersion, l’atomisation, ne constitue pas un peuple. Sartre a
raison : l’addition de singularités renvoyées à elles-mêmes et prise dans
leur séparation ne constitue pas un corps politique véritable. Toute démocratie
d’assemblée est plus proche de la démocratie, pouvoir du peuple, que n’importe
quelle figure de la représentation. C’est d’une logique imparable.
RE :
Restons logique !Ccomme
aurait dit Aron à Sartre, de 2 choses l’une :
AB : eh
bien, dites-moi les 2 !
RE : soit
on est dans un régime des partis, les individus sont représentés au Parlement
dans la mesure où elles peuvent l’être avec une personne qui en représente des
dizaines de milliers, dans un régime parlementaire ; soit on est dans une
logique de l’unanimité, dont on peut trouver les linéaments de la volonté
générale chère à Rousseau. On a compris que vous n’êtes pas pour la démocratie
parlementaire, mais en même temps vous brocardez l’UMP, appelée UUP, union pour
unanimité présidentielle. Comment vous dire hostile à la démocratie
parlementaire et vous opposer au président dont vous soupçonnez l’ambition
totalitaire, car il dit « Je serai
le président de tous les Français » et dans la mesure où il veut
créer un parti unique ?
AB : Vous
m’acculez à un faux dilemme. C’est une ruse dont j’apprécie la virtuosité. Le
choix entre majorité parlementaire et unanimité est entièrement truqué. Je ne
suis pas partisan de l’unanimité. Au contraire, je suis convaincu que la
politique est toujours dans la contradiction, dans la scission, dans le
conflit. La question est de savoir dans quelle forme de conflit la volonté
populaire peut s’exprimer. Et je dis qu’avec l’isoloir, elle ne le peut pas.
Car les gens n’ont rien, ni argent, ni moyen de communication, ni pouvoir
quelconque ; ils n’ont que leur rassemblement leur force collective
politique pour se manifester dans l’espace public. Et si on les en prive, de
surcroît, on n’a pas de démocratie. D’ailleurs je ne considère pas que le
régime parlementaire actuel soit démocratique. On le décrirait plus exactement
en disant qu’il est oligarchique.
RE :
Qu’est-ce qu’une démocratie, sinon un régime qui ménage la possibilité d’écrire
que ce n’est pas une démocratie ?
AB : Vous
réduisez la démocratie à la liberté d’opinion !
RE : C’est
un des éléments de la démocratie – vous avez pu écrire ce livre !
AB : C’est
loin d’être le principal. La démocratie, c’est la question : Qui exerce
les pouvoirs ? qui prend les décisions collectives ? c’est ça la
démocratie : la prise de décision est-elle proche d’une figure collective
de la conscience politique. C’est ça la démocratie. Les libertés formelles
peuvent être intéressantes mais ça renvoie les choses du côté de l’Etat
naturellement.
RE : Il
faut rappeler pour l’auditeur ce que vous entendez par liberté formelle.
C’est la différence entre liberté formelle et liberté réelle. Formelles :
c’est l’ensemble des droits dont dispose un citoyen, notamment le droit de
vote. Les libertés réelles sont les moyens. La thèse de Marx était que les
libertés formelles n’étaient rien tant qu’il n’y avait pas les libertés réelles
derrière. Avoir le droit de vote n’est rien tant qu’on ne peut pas remplir son
assiette, pour le dire trivialement.
AB : C’est
trop renvoyer les choses à l’économie. Le point principal est que la figure
collective ne peut pas être construite dans la séparation. Autrement dit, un
peuple, une communauté politique, n’est pas une addition d’individus. Le vote
ou la représentation consiste à dire qu’on va avoir une collection d’individus
séparés, et que cette collection, par un mécanisme chimique singulier dans
lequel le nombre a une fonction principale, va se retrouver représentée par des
gens dont c’est le métier. Cette figure fonctionne, c’est peut-être celle qui
fonctionne le mieux.
RE : Quel
régime trouverait grâce à vos yeux ? Dans quel espace serions-nous
davantage en démocratie qu’une démocratie parlementaire ?
AB : Pour
l’instant, je pense qu’il n’y a que des expériences démocratiques localisées et
circonstantielles. La démocratie existe par éclairs,
par éclats, hors d’état de se projetter dans un Etat, et à la fin des fins.
RE : Vous
pensez à un kibboutz ?
AB : Ça peut
être un kibboutz, ça peut être une barricade, une AG de grévistes, les grandes
manifestations de 95, ça peut être beaucoup de choses. Ça peut être même un
refus au référendum : après tout, la totalité de l’oligarchie était pour
le oui. Et quelque chose s’est passé et il y a eu un Non. Ce sont des
expériences fragmentaires et locales. La politique ne peut être pas être une
forme d’Etat. Je suis communiste, je suis pour le dépérissement de l’Etat, je
maintiens cette idée. S’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.
RE : Ça
vous distingue de gens qui étaient maoïstes dans les années 70. Eux sont dans
la contradiction – Glucksman, de façon générale à la
gauche anti-totalitaire, les nouveaux philosophes,
que vous détestez. Vous êtes resté dans la fidélité. A quoi êtes-vous
fidèle ?
AB : Je
suis fidèle à la conviction que la politique ne se réduit pas à la gestion des
affaires dans le cadre capitaliste et parlementaire. Ça, c’est une affaire de
professionnels – c’est une conception oligarchique de la chose, une oligarchie
qui se fait valider, confirmer ou modifier périodiquement par l’appel à des
collections d’individu séparés. Tout cela n’a pour moi rien à voir avec la
politique en son sens véritable.
RE : La
politique en son sens véritable, est-ce que ce n’est pas participer à la vie de
la cité autant que faire se peut ?
AB : La
vie de la cité, encore faut-il qu’on en reconnaisse la norme et le principe
d’existence. Une vie, c’est aussi une loi. La question est de savoir ce qu’on
pense des lois qui dominent la société contemporaine. Ne tournons pas autour du
pot. La question-clé est celle du capitalisme. Il n’existe pas un seul pays,
vous le savez parfaitement où l’existence d’une démocratie parlementaire n’ait
pas pour condition un seuil de développement et d’implantation du capitalisme.
Il faut commencer par là : entre la forme d’Etat
que nous connaissons et le capitalisme déployé, il y a une véritable complicité
organique.
RE :
Est-ce que cette complicité ne tient pas au fait qu’on ne peut pas être libre quelque
part et aliéné ailleurs. La liberté d’entreprendre est la dot d’une démocratie
qui garantit…
AB : Elle
n’en est pas la dot mais elle en est le fondement caché ou plus ou moins
explicite. La forme d’Etat parlementaire s’attache de
manière essentielle à garantir cette liberté-là. Et en plus, je ne suis pas du
tout d’accord avec cet axiome : on peut tout à fait être limité dans un
sens et libre dans un autre.
RE :
Avez-vous un exemple de régime politique authentiquement démocratique qui ne
vive pas selon règles, normes et lois du capitalisme ?
AB : Mais
il n’y en a aucun pour l’instant, c’est ce que je suis en train de vous
dire ! La conclusion, ce n’est pas qu’il faille se résigner au
capitalisme ; c’est qu’on ne peut pas entériner la forme parlementaire
puisqu’elle a comme condition de capitalisme lui-même. C’est un régime
d’organisation des inégalités, des inégalités monstrueuses – nous le savons
parfaitement - et le consentement à cette inégalité est ce sur quoi je ne peux
pas céder. Je ne peux pas céder cette inégalité ; et comme elle est
structurelle, je ne peux pas concéder le régime politique qui va avec. La
liberté d’opinion, c’est très bien, Je lui suis favorable et je l’utilise mais
ce n’est pas l’alpha et l’omega de la politique tout
de même.
RE :
Qu’est-ce qu’il y a de plus important ?
AB : Il y
a de plus important les principes d’investigation dans la société dans son
entier. Si elle doit se payer de ce que
1° l’écrasante
majorité des moyens de communication appartiennent aux rois du béton, aviation,
armes de guerre et
2° elle doit se
payer d’inégalités monstrueuses, cela prouve qu’elle doit être remplacée dans
un autre contexte.
RE : Mais
la liberté d’opinion, c’est aussi le droit de dire qu’il y a concentration de
la presse, des médias et la possibilité d’une collusion du pouvoir politique et
du pouvoir financier.
AB : C’est
la preuve qu’elle ne joue qu’un rôle infime car le fait de pouvoir le dire ne
change rien. Les processus réels qui aboutiraient à la transformation de ce
point supposeraient un bouleversement qui déracinent la puissance de
l’oligarchie financière.
RE : Et la
liberté d’opinion
AB : Pas
nécessairement.
RE : Que
vous inspire la démarche politique d’un José Bové, pendant la présidentielle,
qui développe notamment avec Yves Salesse, tête
pensante du projet de José Bové, qui développe l’idée selon laquelle on peut
sortir de la loi du marché sans rien céder aux procédures démocratiques. En
somme, c’est pensable et accessible. Que vous inspire cette façon de tenir bon
sur la question des formes démocratiques et en même temps la volonté de
supprimer l’économie de marché ?
AB : En un
sens, je pourrais souhaiter qu’elle soit valide. Mais j’en serais fort
étonné : je ne comprends pas bien loi du marché, économie de
marché, je ne comprends pas bien. Ce sont des semblants. La vérité, c’est
capitalisme c’est-à-dire appropriation privée des moyens
d’échanges, de production, et d’information tout de même. C’est ça le noyau de
la question. Le noyau, c’est : est-ce qu’on s’attaque à cette disposition
ou est-ce qu’on la considère comme une loi de la nature ? La
naturalisation du capitalisme est l’idéologie contemporaine la plus établie.
RE :
Personne n’a eu besoin d’inventer le capitalisme alors que le marxisme si.
AB : C’est
la preuve que c’est de la volonté humaine qu’il faut tirer la puissance
politique et non de la résignation aux lois naturelles.
RE :
Est-ce qu’il n’y a pas d’un côté la volonté et de l’autre la nature ?
AB : En
effet, je suis extrêmement méfiant envers la Nature ! c’est ce qui fait
que je ne suis pas écologiste de première ligne. Pour moi, la Nature est un
phénomène indifférent à l’homme ou destinée humaine en tant que telle. Tout ce
qui fait notre existence a été bâti à partir de procédures scientifiques,
techniques qui n’avaient rien de naturel. Je ne vois pas pourquoi en politique,
on invoquerait la Nature. Ça me paraît étrange.
RE :
L’institution d’un régime non conforme à la nature humaine, à la sanctification
de l’égoïsme de chacun, ce système se ferait contre la majorité des gens.
AB : C’est
une autre question. Je constate que tout ce qui s’est avéré créateur dans
l’histoire de l’humanité s’est fait au départ contre la conviction de la
majorité des gens. Je ne vois pas pourquoi ce serait différent en politique.
RE : Une
chose est d’être contre la volonté de quelqu’un, autre chose est de le faire à
son corps défendant. Tous les régimes qui ont voulu abolir l’inégalité ont
débouché sur des massacres de masse.
AB : C’est
un argument qui consiste à dire : étant donné que les tentatives pour
résoudre un problème fondamental ont échoué ou ont été désastreuses, abandonnez
le problème lui-même. Je dis non, je pense que l’hypothèse communiste reste
l’hypothèse rationnelle de la disposition de la politique et de la vie en
société. Ce n’est pas car des entreprises de réalisation de cette hypothèse ont
été calamiteuses que je vais abandonner le problème lui-même.
RE : Si je
suis votre logique, on a des régimes calamiteux, Cuba, Chine, Corée du Nord,
pour citer trois Mohicans, liberticides et sanguinaires
AB : Nous
aussi nous sommes liberticides – enfin ! enfin !
RE : J’entends
bien, mais quand ces régimes s’effondreront sous les coups de la loi du marché,
il y aura Mac Donald à la Havane, la Corée du Nord s’ouvrir ;,
à cet instant l’hypothèse communiste retrouvera à vos yeux sa validité.
AB : Je n’ai
jamais rallié ces régimes calamiteux. Ma conviction est que l’hypothèse se
développe par étapes successives. Exactement comme dans la création,
scientifique et artistique ou politique, il y a de longues séquences de
tentatives vaines, d’errements. Le fait de tirer comme seule morale de l’échec
des régimes communistes qu’il faut se rallier à cette belle forme naturelle
qu’est le régime parlementaire est…
RE : Pas
la belle forme, la pire de toutes à l’exception de toutes les autres !
AB : Je ne
suis pas comme Glucksman, je ne pense pas que la
seule chose qui nous reste, c’est de lutter contre le mal. Je continue à penser
que le devoir du philosophe est d’indiquer ce que pourrait être une hypothèse
politique qui soit une hypothèse égalitaire, réellement démocratique et non pas
la mise en coupe réglée de la planète et de ses populations par une oligarchie
de financiers.
RE : On va
passer à la critique acerbe de la démocratie parlementaire à la critique de
celui qui est à sa tête. L’une des preuves totalitaires du tempérament
totalitaire de Sarkozy est qu’il se dit Président de tous les français. Connaissez-vous un président qui n’ait pas dit
ça ? Un dictateur est plutôt celui qui punit, non ?
AB : Je
n’ai employé ni le mot totalitaire, ni le mot dictateur, c’est vous qui les
introduisez ! J’ai dit que le désir de Sarkozy était d’être aimé de tout
le monde, ça oui. Il se peut fort bien que les Présidents aient tous dit
« je vous représente tous », mais attirer dans le gouvernement un
maximum de représentants de l’opposition, il est le premier à le faire. Ce
n’est pas seulement des paroles. C’est l’idée que somme toute, le gouvernement
peut mettre fin à l’existence d’une opposition, et il peut attirer à lui par la
séduction et corruption du pouvoir des représentants éminents de
l’opposition : c’est à ce propos que je disais, un peu en riant, qu’il
propose le parti de l’unanimité présidentielle.
RE : Les
transfuges s’indigent de voir que le socialisme n’a pas admis que l’économie de
marché est l’horizon indépassable de notre temps. Ils sont sincèrement de
gauche.
AB : A
l’exception du point crucial qui est qu’à mes yeux, quand vous avez avalé
l’essentiel de la couleuvre, quand vous avez reconnu que le capitalisme est
inébranlable et naturel, vous dire de gauche, c’est quand même en partie des
fariboles.
RE : A ce
compte-là, il n’y a que 5% des gens de gauche
AB : C’est
probable. On a vu ça bien des fois : combien y avait-il de Républicains
convaincus encore en 1791 ? c’est le mouvement qui crée les possibilités
de la nouveauté, en politique comme ailleurs. Par conséquent, ce que je crois,
c’est que le ralliement massif des socialistes à l’économie de marché entraîne
1° leur
annulation comme force d’opposition véritable ;
2° prépare les
voies à ce qui existe ailleurs : des gouvernements d’Union nationale,
collaboration ouverte entre Socialistes et Conservateurs en Allemagne. Une
chose qui me frappe est que l’unanimisme dont vous parlez est du côté de la
démocratie parlementaire. Je me suis toujours dit cela : des gens qui
acceptent, au fond, que ceux dont ils disent qu’ils ont un projet opposé au
leur reviennent au pouvoir, leur succèdent comme si de rien n’était, il est
évident que ce sont des gens dont la conviction profonde est que la différence
avec les autres est très faible.
RE : Il y
a quelque chose de consensuel dans vos positions. Vous parlez du pétainisme
transcendantal. Je vous cite : « les
Français n’ont qu’à accepter les lois du monde : le modèle Yankee, la
servilité envers les riches, la domination des puissants, le dur travail des
pauvres, la surveillance de tous, la suspicion systématique envers les
étrangers qui vivent ici, le mépris des peuples qui ne vivent pas comme nous… ».
Si je vous traduis, si je dis : « l’économie de marché est supérieure
au marxisme car personne n’a eu besoin de l’inventer, que les Etats-Unis sont
une démocratie, qu’il vaut mieux vivre à New York qu’à Téhéran, qu’l y a des
riches et des pauvres et que vouloir l’abolir débouche sur des massacres de
masse, historiquement, et que la France n’a pas vocation à accueillir toute la
misère du monde », je suis un pétainiste ?
AB : À peu
près ! Vous êtes un pétainiste moderne : quelqu’un qui se résigne à
l’ordre établi, qui flatte les puissants et qui, de surcroît, caresse la population
dans le sens du poil du point de vue de ses peurs les plus immédiates.
RE : Mais
Sartre aurait pu dire que si le pétainisme n’existait pas, le maoïsme l’aurait
inventé !
AB : Non, c’est
une structure historique de la conservation. Ça ne renvoie pas à l’historicité
de Pétain lui-même. C’est normal que, de même que la gauche révolutionnaire a
certains invariants, le conservatisme français a un certain nombre d’invariants
que vous venez de résumer parfaitement.
RE : Je
n’ai fait que vous lire, cher Alain Badiou.
AB : Vous
m’avez lu, mais vous m’avez ensuite traduit !
RE : Mais
vous étiez d’accord avec la traduction que j’en donnais.
AB : Ah
oui : la traduction qui fait, c’est bien de cela qu’il s’agit dans la
mentalité d’un grand nombre de gens, c’est une traduction tout à fait
convenable. Prenez un point par exemple : il vaut mieux être dans
l’économie capitaliste que dans le marxisme. Vous avez traduit : « parce que personne n’a eu besoin de
l’inventer ».
RE : Il
est conforme à la nature humaine
AB : En
tant qu’il ne faut faire que ce qui est conforme à la nature humaine :
voilà un axiome avec lequel je suis en désaccord total. C’est bien à la gloire
du marxisme qu’il ait été une proposition rationnelle…
RE : Non
conforme à la nature humaine ?
AB : mais
la nature humaine a bon dos. La Nature a bon dos. L’histoire n’a pas cessé
d’être une transformation radicale de la Nature. Il serait curieux qu’en
politique, il faudrait la faire revenir comme un paradigme.
RE : Vous
aimez Descartes. Quel Descartes préférez-vous ? Celui qui dit qu’il faut
se rendre comme maître et possesseur de la Nature, ou celui qui dit qu’il vaut
mieux changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ?
AB : Le
premier, sans aucun doute !
RE :
Naturellement ! Vous vous donnez comme programme de ne rien attendre du
vote. Et donc à moins d’une alternative révolutionnaire, vous vous donnez comme
programme de ne rien changer. Est-ce que ce n’est pas du conservatisme, là
aussi ?
AB : Je me
donne comme programme de changer les choses localement, sur une scène qui est
hétérogène à la scène parlementaire, représentative et électorale dont on peut
démontrer qu’il n’y a pas lieu d’en attendre quoi que ce soit, sinon la
perpétuation ou l’aggravation de l’organisation oligarchique du pouvoir. Il y a
des tas de combats à mener, des formes d’organisations nouvelles à inventer.
Toute politique nouvelle se cumule. Nous ne sommes pas dans une période d’élan
révolutionnaire et transformateur - je le sais parfaitement. L’histoire a connu
des alternances, nombreuses ; entre 65 et 75, il y a eu une décennie
activiste. Depuis les années 80, nous sommes dans un reflux, mais ce reflux ne
durera pas éternellement. Il faut donc se préparer à la séquence suivante,
c’est tout. Cette préparation est importante, et même décisive. Et quant à dire
qu’elle n’est pas transformatrice, elle l’est au contraire par essence.
RE : Elle
l’est par essence, sauf que les congés payés, la CMU, autant d’avancées
sociales dont la suppression vous mettrait dans la rue j’imagine,
d’indignation, ce sont des lois votées au Parlement.
AB : Mais
faites-en l’histoire réelle !
Dans le 1er
cas, ça venait sur l’horizon du Front populaire qui était bien autre chose
qu’un simple vote, comme vous le savez parfaitement : qui était la plus
grande grève des années 30, une mobilisation tout à fait inattendue. Même le
gouvernement du Front Populaire a été saisi, stupéfait…
RE : Mais ça,
personne ne le conteste, le fait est que ça s’est transformé en loi, c’est
tout.
AB : Il
l’a transformé en loi mais pas parce qu’il avait l’intention de le transformer
en loi, encore une fois ! Ce n’est pas le vote qui a décidé de la loi.
RE : Si le
gouvernement n’avait pas été celui de Léon Blum, il n’y aurait jamais eu…
AB : S’il
n’y avait pas eu la grève générale, il n’y aurait rien eu du tout. Il y aurait
eu comme d’habitude les déceptions entraînées éternellement par la gauche quand
elle vient au pouvoir.
Quant à la
Sécurité sociale, il y avait derrière les forces - qui étaient armées en
plus – venant de la Résistance.
Alors ce sont
deux bons exemples. Deux bons exemples dans lesquels on voit très bien que le
parlementarisme livré à lui-même, c’est la conservation ; et quand par
hasard, ce n’est pas la conservation, c’est qu’il y a été contraint par autre
chose que lui-même.
RE : Parmi
les huit points que vous posez, vous dites qu’il faut défendre l’amour. Et sur
Nicolas Sarkozy, vous écrivez - je vous cite : « une sorte de comptable bourré de tics, visiblement inculte, une sorte
de flic agité, Napoléon le très petit, un peureux, un magouilleur, un
personnage minuscule, un petit agité, qui fait son beurre de la peur, dont
l’unique programme est : travail-famille-patrie, l’homme aux rats, au look
de cadre moyen d’une banque de seconde zone et dont la survenue immonde
nous fera un jour regretter le Pen le borgne ». En matière d’amour,
vous vous posez là quand même…
AB : Par
amour, j’entends l’amour ! Je suis dans le pamphlet, dans la grande
tradition du pamphlet. Je pense, j’écris, et j’éprouve à peu près les mêmes
choses que Victor Hugo devant Napoléon le Petit.
RE : Dans
les cinq petites pièces morales, Rosset vous cite : « la morale
démocratique n’a rien à redire à la morale des nazis. Toute imprécation contre
la morale est faussée du fait que le totalitarisme veut être lui aussi une
morale. » C’est un texte de l’immoraliste Clément Rosset, qui pose qu’il
n’y a en somme aucun sens à jouer morale d’un côté contre immoralisme de
l’autre, et que c’est avec ce genre d’illusions, de diabolisation, qu’on en
viendra peut-être, ajoute Rosset de façon prémonitoire, à faire passer le Pen.
Or est-ce que vous ne faites pas rigoureusement la même chose en accablant
d’injures le président Sarkozy en vous en prenant autant à ce qu’il est qu’à ce
qu’il fait ?
AB :
J’accepterais de dire qu’il y a des limites au genre du pamphlet. Absolument,
il doit être circonscrit et mesuré à des circonstances particulières. S’il
s’est imposé, c’est en raison du style de Sarkozy lui-même. Et puis je dois
vous dire ceci : dans la vie quotidienne et militante, j’ai un très grand
nombre d’amis qui sont sans papiers d’origine africaine. Et je les aime. Et ce
que leur fait Sarkozy, quand il était ministre de l’intérieur, quand il a fait
voter la loi CESEDA, quand il a fait expulser par quota 25 000 personnes
tous les ans, ce qu’il leur fait, à leur vie, ça par contre, je ne l’aime pas.
RE : Il y
aurait encore beaucoup à dire, mais il faut qu’on s’arrête, notamment sur la
comparaison que vous faites entre ces ouvriers dont vous parlez et les Juifs
qu’on a mis dans des camps. Car cette comparaison a, autant que le pamphlet,
ses limites. Vous êtes professeur à l’Ecole Normale. Vous êtes l’auteur récent
de - entre autres - De quoi Sarkozy est-il le nom.
Vous venez de diriger le tome consacré à Aristote du Monde de la philosophie.
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