5 février 2008, entretien radiophonique Alain Badiou / Raphaël Enthoven

sur France-Culture (Les nouveaux chemins de la connaissance)

Les pathologies de la démocratie (2)

 

(transcription : François Duvert)

 

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Raphaël Enthoven : Bonsoir à tous. Une semaine sur la démocratie, une 2ème semaine, une semaine à pointer ses défauts, ses échecs, ses imperfections et donc peut-être sa grandeur. De même que la démocratie est un régime qui se nourrit des critiques qu’on lui adresse, la loi du marché est un système qui, en démocratie du moins, porte au pinacle ceux qui la contestent, comme en témoigne le succès des ouvrages de Michel Onfray ou encore du dernier pamphlet d’Alain Badiou, intitulé de quoi Sarkozy est-il le nom ? aux éditions Lignes en novembre 2007.

Une émission en différé aujourd’hui, enregistrée la veille de sa diffusion, ce lundi 4 février, la veille de sa discussion.

 

 

 

Bonjour Alain Badiou.

 

Alain Badiou : bonjour

 

RE : Bienvenue sur France Culture. On va parler de celui dont vous parlez dans votre livre : Nicolas Sarkozy. Mais avant, je voudrais qu’on s’attarde un instant sur ce que vous dites de la démocratie en général et du vote en particulier, qui a pu déstabiliser certains de vos nouveaux lecteurs. Puisque ce livre est un succès, vous avez gagné de nouveaux lecteurs, qui ont pu être surpris de ce que vous dites de la démocratie. La démocratie, vous en parlez comme d’un fétichisme parlementaire, fétichisme parlementaire qui tient lieu de démocratie. Ce qui n’est pas sans rappeler un article fameux de Sartre en 73 intitulé : élections pièges à con. Est-ce que c’est dans cette ligne que vous vous inscrivez, Alain Badiou ?

 

AB : Oh j’accepte volontiers cette généalogie. La généalogie du pamphlet de Sartre, et encore plus celle de 68. En 68, il faut le rappeler, les acteurs et militants avaient bien raison de déclarer « élections pièges à cons », puisqu’après l’immense mouvement auquel ils avaient participé, et qui était dans la conviction d’un bouleversement radical, on a eu les élections les plus réactionnaires depuis des décennies.

 

RE : Vous posez la question de l’essence répressive de élections même si vous considérez que les élections ne sont pas forcément répressives.

 

AB : Oui, c’est très clair. Aujourd’hui, on fait même des guerres pour imposer des élections là où elles n’existent pas. Les élections sont un moyen de ramener un certain nombre de gens dans le rang, c’est évident. C’est un système d’Etat, de pouvoir, avant toute chose.

 

RE Je vous cite : « elles ont toujours une fonction conservatrice qui devient en cas de trouble une fonction répressive ».

Sartre, en 73 : « l’isoloir planté dans une salle d’école ou de mairie est le symbole de toutes les trahisons que l’individu peut commettre envers les groupes dont il fait partie. Il dit à chacun : personne ne te voit, tu pourras cacher ta décision ou mentir. Il n’en faut pas plus pour transformer les électeurs en traîtres en puissance ». Vous êtes pour les votes à main levée, Alain Badiou ?

 

AB : En tout cas, je constate que la démocratie, lorsqu’elle a été active, populaire, effective a toujours pris la forme de démocratie d’assemblée. Un théoricien de la démocratie s’il en est, Rousseau, montre bien que l’idée d’une démocratie représentative, c’est-à-dire déléguée, est à certains égards contradictoire.

 

RE : C’est-à-dire ? En quoi ?

 

AB : Car la démocratie est le pouvoir du peuple et que le peuple, c’est le rassemblement. La dispersion, l’atomisation, ne constitue pas un peuple. Sartre a raison : l’addition de singularités renvoyées à elles-mêmes et prise dans leur séparation ne constitue pas un corps politique véritable. Toute démocratie d’assemblée est plus proche de la démocratie, pouvoir du peuple, que n’importe quelle figure de la représentation. C’est d’une logique imparable.

 

RE : Restons logique !Ccomme aurait dit Aron à Sartre, de 2 choses l’une :

 

AB : eh bien, dites-moi les 2 !

 

RE : soit on est dans un régime des partis, les individus sont représentés au Parlement dans la mesure où elles peuvent l’être avec une personne qui en représente des dizaines de milliers, dans un régime parlementaire ; soit on est dans une logique de l’unanimité, dont on peut trouver les linéaments de la volonté générale chère à Rousseau. On a compris que vous n’êtes pas pour la démocratie parlementaire, mais en même temps vous brocardez l’UMP, appelée UUP, union pour unanimité présidentielle. Comment vous dire hostile à la démocratie parlementaire et vous opposer au président dont vous soupçonnez l’ambition totalitaire, car il dit « Je serai le président de tous les Français » et dans la mesure où il veut créer un parti unique ?

 

AB : Vous m’acculez à un faux dilemme. C’est une ruse dont j’apprécie la virtuosité. Le choix entre majorité parlementaire et unanimité est entièrement truqué. Je ne suis pas partisan de l’unanimité. Au contraire, je suis convaincu que la politique est toujours dans la contradiction, dans la scission, dans le conflit. La question est de savoir dans quelle forme de conflit la volonté populaire peut s’exprimer. Et je dis qu’avec l’isoloir, elle ne le peut pas. Car les gens n’ont rien, ni argent, ni moyen de communication, ni pouvoir quelconque ; ils n’ont que leur rassemblement leur force collective politique pour se manifester dans l’espace public. Et si on les en prive, de surcroît, on n’a pas de démocratie. D’ailleurs je ne considère pas que le régime parlementaire actuel soit démocratique. On le décrirait plus exactement en disant qu’il est oligarchique.

 

RE : Qu’est-ce qu’une démocratie, sinon un régime qui ménage la possibilité d’écrire que ce n’est pas une démocratie ?

 

AB : Vous réduisez la démocratie à la liberté d’opinion !

 

RE : C’est un des éléments de la démocratie – vous avez pu écrire ce livre !

 

AB : C’est loin d’être le principal. La démocratie, c’est la question : Qui exerce les pouvoirs ? qui prend les décisions collectives ? c’est ça la démocratie : la prise de décision est-elle proche d’une figure collective de la conscience politique. C’est ça la démocratie. Les libertés formelles peuvent être intéressantes mais ça renvoie les choses du côté de l’Etat naturellement.

 

RE : Il faut rappeler pour l’auditeur ce que vous entendez par liberté formelle. C’est la différence entre liberté formelle et liberté réelle. Formelles : c’est l’ensemble des droits dont dispose un citoyen, notamment le droit de vote. Les libertés réelles sont les moyens. La thèse de Marx était que les libertés formelles n’étaient rien tant qu’il n’y avait pas les libertés réelles derrière. Avoir le droit de vote n’est rien tant qu’on ne peut pas remplir son assiette, pour le dire trivialement.

 

AB : C’est trop renvoyer les choses à l’économie. Le point principal est que la figure collective ne peut pas être construite dans la séparation. Autrement dit, un peuple, une communauté politique, n’est pas une addition d’individus. Le vote ou la représentation consiste à dire qu’on va avoir une collection d’individus séparés, et que cette collection, par un mécanisme chimique singulier dans lequel le nombre a une fonction principale, va se retrouver représentée par des gens dont c’est le métier. Cette figure fonctionne, c’est peut-être celle qui fonctionne le mieux.

 

RE : Quel régime trouverait grâce à vos yeux ? Dans quel espace serions-nous davantage en démocratie qu’une démocratie parlementaire ?

 

AB : Pour l’instant, je pense qu’il n’y a que des expériences démocratiques localisées et circonstantielles. La démocratie existe par éclairs, par éclats, hors d’état de se projetter dans un Etat, et à la fin des fins.

 

RE : Vous pensez à un kibboutz ?

 

AB : Ça peut être un kibboutz, ça peut être une barricade, une AG de grévistes, les grandes manifestations de 95, ça peut être beaucoup de choses. Ça peut être même un refus au référendum : après tout, la totalité de l’oligarchie était pour le oui. Et quelque chose s’est passé et il y a eu un Non. Ce sont des expériences fragmentaires et locales. La politique ne peut être pas être une forme d’Etat. Je suis communiste, je suis pour le dépérissement de l’Etat, je maintiens cette idée. S’il n’en reste qu’un, je serai celui-là.

 

RE : Ça vous distingue de gens qui étaient maoïstes dans les années 70. Eux sont dans la contradiction – Glucksman, de façon générale à la gauche anti-totalitaire, les nouveaux philosophes, que vous détestez. Vous êtes resté dans la fidélité. A quoi êtes-vous fidèle ?

 

AB : Je suis fidèle à la conviction que la politique ne se réduit pas à la gestion des affaires dans le cadre capitaliste et parlementaire. Ça, c’est une affaire de professionnels – c’est une conception oligarchique de la chose, une oligarchie qui se fait valider, confirmer ou modifier périodiquement par l’appel à des collections d’individu séparés. Tout cela n’a pour moi rien à voir avec la politique en son sens véritable.

 

RE : La politique en son sens véritable, est-ce que ce n’est pas participer à la vie de la cité autant que faire se peut ?

 

AB : La vie de la cité, encore faut-il qu’on en reconnaisse la norme et le principe d’existence. Une vie, c’est aussi une loi. La question est de savoir ce qu’on pense des lois qui dominent la société contemporaine. Ne tournons pas autour du pot. La question-clé est celle du capitalisme. Il n’existe pas un seul pays, vous le savez parfaitement où l’existence d’une démocratie parlementaire n’ait pas pour condition un seuil de développement et d’implantation du capitalisme. Il faut commencer par là : entre la forme d’Etat que nous connaissons et le capitalisme déployé, il y a une véritable complicité organique.

 

RE : Est-ce que cette complicité ne tient pas au fait qu’on ne peut pas être libre quelque part et aliéné ailleurs. La liberté d’entreprendre est la dot d’une démocratie qui garantit…

 

AB : Elle n’en est pas la dot mais elle en est le fondement caché ou plus ou moins explicite. La forme d’Etat parlementaire s’attache de manière essentielle à garantir cette liberté-là. Et en plus, je ne suis pas du tout d’accord avec cet axiome : on peut tout à fait être limité dans un sens et libre dans un autre.

 

RE : Avez-vous un exemple de régime politique authentiquement démocratique qui ne vive pas selon règles, normes et lois du capitalisme ?

 

AB : Mais il n’y en a aucun pour l’instant, c’est ce que je suis en train de vous dire ! La conclusion, ce n’est pas qu’il faille se résigner au capitalisme ; c’est qu’on ne peut pas entériner la forme parlementaire puisqu’elle a comme condition de capitalisme lui-même. C’est un régime d’organisation des inégalités, des inégalités monstrueuses – nous le savons parfaitement - et le consentement à cette inégalité est ce sur quoi je ne peux pas céder. Je ne peux pas céder cette inégalité ; et comme elle est structurelle, je ne peux pas concéder le régime politique qui va avec. La liberté d’opinion, c’est très bien, Je lui suis favorable et je l’utilise mais ce n’est pas l’alpha et l’omega de la politique tout de même.

 

RE : Qu’est-ce qu’il y a de plus important ?

 

AB : Il y a de plus important les principes d’investigation dans la société dans son entier. Si elle doit se payer de ce que

1° l’écrasante majorité des moyens de communication appartiennent aux rois du béton, aviation, armes de guerre et

2° elle doit se payer d’inégalités monstrueuses, cela prouve qu’elle doit être remplacée dans un autre contexte.

 

RE : Mais la liberté d’opinion, c’est aussi le droit de dire qu’il y a concentration de la presse, des médias et la possibilité d’une collusion du pouvoir politique et du pouvoir financier.

 

AB : C’est la preuve qu’elle ne joue qu’un rôle infime car le fait de pouvoir le dire ne change rien. Les processus réels qui aboutiraient à la transformation de ce point supposeraient un bouleversement qui déracinent la puissance de l’oligarchie financière.

 

RE : Et la liberté d’opinion

 

AB : Pas nécessairement.

 

RE : Que vous inspire la démarche politique d’un José Bové, pendant la présidentielle, qui développe notamment avec Yves Salesse, tête pensante du projet de José Bové, qui développe l’idée selon laquelle on peut sortir de la loi du marché sans rien céder aux procédures démocratiques. En somme, c’est pensable et accessible. Que vous inspire cette façon de tenir bon sur la question des formes démocratiques et en même temps la volonté de supprimer l’économie de marché ?

 

AB : En un sens, je pourrais souhaiter qu’elle soit valide. Mais j’en serais fort étonné : je ne comprends pas bien loi du marché, économie de marché, je ne comprends pas bien. Ce sont des semblants. La vérité, c’est capitalisme c’est-à-dire appropriation privée des moyens d’échanges, de production, et d’information tout de même. C’est ça le noyau de la question. Le noyau, c’est : est-ce qu’on s’attaque à cette disposition ou est-ce qu’on la considère comme une loi de la nature ? La naturalisation du capitalisme est l’idéologie contemporaine la plus établie.

 

RE : Personne n’a eu besoin d’inventer le capitalisme alors que le marxisme si.

 

AB : C’est la preuve que c’est de la volonté humaine qu’il faut tirer la puissance politique et non de la résignation aux lois naturelles.

 

RE : Est-ce qu’il n’y a pas d’un côté la volonté et de l’autre la nature ?

 

AB : En effet, je suis extrêmement méfiant envers la Nature ! c’est ce qui fait que je ne suis pas écologiste de première ligne. Pour moi, la Nature est un phénomène indifférent à l’homme ou destinée humaine en tant que telle. Tout ce qui fait notre existence a été bâti à partir de procédures scientifiques, techniques qui n’avaient rien de naturel. Je ne vois pas pourquoi en politique, on invoquerait la Nature. Ça me paraît étrange.

 

RE : L’institution d’un régime non conforme à la nature humaine, à la sanctification de l’égoïsme de chacun, ce système se ferait contre la majorité des gens.

 

AB : C’est une autre question. Je constate que tout ce qui s’est avéré créateur dans l’histoire de l’humanité s’est fait au départ contre la conviction de la majorité des gens. Je ne vois pas pourquoi ce serait différent en politique.

 

RE : Une chose est d’être contre la volonté de quelqu’un, autre chose est de le faire à son corps défendant. Tous les régimes qui ont voulu abolir l’inégalité ont débouché sur des massacres de masse.

 

AB : C’est un argument qui consiste à dire : étant donné que les tentatives pour résoudre un problème fondamental ont échoué ou ont été désastreuses, abandonnez le problème lui-même. Je dis non, je pense que l’hypothèse communiste reste l’hypothèse rationnelle de la disposition de la politique et de la vie en société. Ce n’est pas car des entreprises de réalisation de cette hypothèse ont été calamiteuses que je vais abandonner le problème lui-même.

 

RE : Si je suis votre logique, on a des régimes calamiteux, Cuba, Chine, Corée du Nord, pour citer trois Mohicans, liberticides et sanguinaires

 

AB : Nous aussi nous sommes liberticides – enfin ! enfin !

 

RE : J’entends bien, mais quand ces régimes s’effondreront sous les coups de la loi du marché, il y aura Mac Donald à la Havane, la Corée du Nord s’ouvrir ;, à cet instant l’hypothèse communiste retrouvera à vos yeux sa validité.

 

AB : Je n’ai jamais rallié ces régimes calamiteux. Ma conviction est que l’hypothèse se développe par étapes successives. Exactement comme dans la création, scientifique et artistique ou politique, il y a de longues séquences de tentatives vaines, d’errements. Le fait de tirer comme seule morale de l’échec des régimes communistes qu’il faut se rallier à cette belle forme naturelle qu’est le régime parlementaire est…

 

RE : Pas la belle forme, la pire de toutes à l’exception de toutes les autres !

 

AB : Je ne suis pas comme Glucksman, je ne pense pas que la seule chose qui nous reste, c’est de lutter contre le mal. Je continue à penser que le devoir du philosophe est d’indiquer ce que pourrait être une hypothèse politique qui soit une hypothèse égalitaire, réellement démocratique et non pas la mise en coupe réglée de la planète et de ses populations par une oligarchie de financiers.

 

RE : On va passer à la critique acerbe de la démocratie parlementaire à la critique de celui qui est à sa tête. L’une des preuves totalitaires du tempérament totalitaire de Sarkozy est qu’il se dit Président de tous les français. Connaissez-vous un président qui n’ait pas dit ça ? Un dictateur est plutôt celui qui punit, non ?

 

AB : Je n’ai employé ni le mot totalitaire, ni le mot dictateur, c’est vous qui les introduisez ! J’ai dit que le désir de Sarkozy était d’être aimé de tout le monde, ça oui. Il se peut fort bien que les Présidents aient tous dit « je vous représente tous », mais attirer dans le gouvernement un maximum de représentants de l’opposition, il est le premier à le faire. Ce n’est pas seulement des paroles. C’est l’idée que somme toute, le gouvernement peut mettre fin à l’existence d’une opposition, et il peut attirer à lui par la séduction et corruption du pouvoir des représentants éminents de l’opposition : c’est à ce propos que je disais, un peu en riant, qu’il propose le parti de l’unanimité présidentielle.

 

RE : Les transfuges s’indigent de voir que le socialisme n’a pas admis que l’économie de marché est l’horizon indépassable de notre temps. Ils sont sincèrement de gauche.

 

AB : A l’exception du point crucial qui est qu’à mes yeux, quand vous avez avalé l’essentiel de la couleuvre, quand vous avez reconnu que le capitalisme est inébranlable et naturel, vous dire de gauche, c’est quand même en partie des fariboles.

 

RE : A ce compte-là, il n’y a que 5% des gens de gauche

 

AB : C’est probable. On a vu ça bien des fois : combien y avait-il de Républicains convaincus encore en 1791 ? c’est le mouvement qui crée les possibilités de la nouveauté, en politique comme ailleurs. Par conséquent, ce que je crois, c’est que le ralliement massif des socialistes à l’économie de marché entraîne

1° leur annulation comme force d’opposition véritable ;

2° prépare les voies à ce qui existe ailleurs : des gouvernements d’Union nationale, collaboration ouverte entre Socialistes et Conservateurs en Allemagne. Une chose qui me frappe est que l’unanimisme dont vous parlez est du côté de la démocratie parlementaire. Je me suis toujours dit cela : des gens qui acceptent, au fond, que ceux dont ils disent qu’ils ont un projet opposé au leur reviennent au pouvoir, leur succèdent comme si de rien n’était, il est évident que ce sont des gens dont la conviction profonde est que la différence avec les autres est très faible.

 

RE : Il y a quelque chose de consensuel dans vos positions. Vous parlez du pétainisme transcendantal. Je vous cite : « les Français n’ont qu’à accepter les lois du monde : le modèle Yankee, la servilité envers les riches, la domination des puissants, le dur travail des pauvres, la surveillance de tous, la suspicion systématique envers les étrangers qui vivent ici, le mépris des peuples qui ne vivent pas comme nous… ». Si je vous traduis, si je dis : « l’économie de marché est supérieure au marxisme car personne n’a eu besoin de l’inventer, que les Etats-Unis sont une démocratie, qu’il vaut mieux vivre à New York qu’à Téhéran, qu’l y a des riches et des pauvres et que vouloir l’abolir débouche sur des massacres de masse, historiquement, et que la France n’a pas vocation à accueillir toute la misère du monde », je suis un pétainiste ?

 

AB : À peu près ! Vous êtes un pétainiste moderne : quelqu’un qui se résigne à l’ordre établi, qui flatte les puissants et qui, de surcroît, caresse la population dans le sens du poil du point de vue de ses peurs les plus immédiates.

 

RE : Mais Sartre aurait pu dire que si le pétainisme n’existait pas, le maoïsme l’aurait inventé !

 

AB : Non, c’est une structure historique de la conservation. Ça ne renvoie pas à l’historicité de Pétain lui-même. C’est normal que, de même que la gauche révolutionnaire a certains invariants, le conservatisme français a un certain nombre d’invariants que vous venez de résumer parfaitement.

 

RE : Je n’ai fait que vous lire, cher Alain Badiou.

 

AB : Vous m’avez lu, mais vous m’avez ensuite traduit !

 

RE : Mais vous étiez d’accord avec la traduction que j’en donnais.

 

AB : Ah oui : la traduction qui fait, c’est bien de cela qu’il s’agit dans la mentalité d’un grand nombre de gens, c’est une traduction tout à fait convenable. Prenez un point par exemple : il vaut mieux être dans l’économie capitaliste que dans le marxisme. Vous avez traduit : « parce que personne n’a eu besoin de l’inventer ».

 

RE : Il est conforme à la nature humaine 

 

AB : En tant qu’il ne faut faire que ce qui est conforme à la nature humaine : voilà un axiome avec lequel je suis en désaccord total. C’est bien à la gloire du marxisme qu’il ait été une proposition rationnelle…

 

RE : Non conforme à la nature humaine ?

 

AB : mais la nature humaine a bon dos. La Nature a bon dos. L’histoire n’a pas cessé d’être une transformation radicale de la Nature. Il serait curieux qu’en politique, il faudrait la faire revenir comme un paradigme.

 

RE : Vous aimez Descartes. Quel Descartes préférez-vous ? Celui qui dit qu’il faut se rendre comme maître et possesseur de la Nature, ou celui qui dit qu’il vaut mieux changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ?

 

AB : Le premier, sans aucun doute !

 

RE : Naturellement ! Vous vous donnez comme programme de ne rien attendre du vote. Et donc à moins d’une alternative révolutionnaire, vous vous donnez comme programme de ne rien changer. Est-ce que ce n’est pas du conservatisme, là aussi ?

 

AB : Je me donne comme programme de changer les choses localement, sur une scène qui est hétérogène à la scène parlementaire, représentative et électorale dont on peut démontrer qu’il n’y a pas lieu d’en attendre quoi que ce soit, sinon la perpétuation ou l’aggravation de l’organisation oligarchique du pouvoir. Il y a des tas de combats à mener, des formes d’organisations nouvelles à inventer. Toute politique nouvelle se cumule. Nous ne sommes pas dans une période d’élan révolutionnaire et transformateur - je le sais parfaitement. L’histoire a connu des alternances, nombreuses ; entre 65 et 75, il y a eu une décennie activiste. Depuis les années 80, nous sommes dans un reflux, mais ce reflux ne durera pas éternellement. Il faut donc se préparer à la séquence suivante, c’est tout. Cette préparation est importante, et même décisive. Et quant à dire qu’elle n’est pas transformatrice, elle l’est au contraire par essence.

 

RE : Elle l’est par essence, sauf que les congés payés, la CMU, autant d’avancées sociales dont la suppression vous mettrait dans la rue j’imagine, d’indignation, ce sont des lois votées au Parlement.

 

AB : Mais faites-en l’histoire réelle !

Dans le 1er cas, ça venait sur l’horizon du Front populaire qui était bien autre chose qu’un simple vote, comme vous le savez parfaitement : qui était la plus grande grève des années 30, une mobilisation tout à fait inattendue. Même le gouvernement du Front Populaire a été saisi, stupéfait…

 

RE : Mais ça, personne ne le conteste, le fait est que ça s’est transformé en loi, c’est tout.

 

AB : Il l’a transformé en loi mais pas parce qu’il avait l’intention de le transformer en loi, encore une fois ! Ce n’est pas le vote qui a décidé de la loi.

 

RE : Si le gouvernement n’avait pas été celui de Léon Blum, il n’y aurait jamais eu…

 

AB : S’il n’y avait pas eu la grève générale, il n’y aurait rien eu du tout. Il y aurait eu comme d’habitude les déceptions entraînées éternellement par la gauche quand elle vient au pouvoir.

Quant à la Sécurité sociale, il y avait derrière les forces - qui étaient armées en plus – venant de la Résistance.

Alors ce sont deux bons exemples. Deux bons exemples dans lesquels on voit très bien que le parlementarisme livré à lui-même, c’est la conservation ; et quand par hasard, ce n’est pas la conservation, c’est qu’il y a été contraint par autre chose que lui-même.

 

RE : Parmi les huit points que vous posez, vous dites qu’il faut défendre l’amour. Et sur Nicolas Sarkozy, vous écrivez - je vous cite : « une sorte de comptable bourré de tics, visiblement inculte, une sorte de flic agité, Napoléon le très petit, un peureux, un magouilleur, un personnage minuscule, un petit agité, qui fait son beurre de la peur, dont l’unique programme est : travail-famille-patrie, l’homme aux rats, au look de cadre moyen d’une banque de seconde zone et dont la survenue immonde nous fera un jour regretter le Pen le borgne ». En matière d’amour, vous vous posez là quand même…

 

AB : Par amour, j’entends l’amour ! Je suis dans le pamphlet, dans la grande tradition du pamphlet. Je pense, j’écris, et j’éprouve à peu près les mêmes choses que Victor Hugo devant Napoléon le Petit.

 

RE : Dans les cinq petites pièces morales, Rosset vous cite : « la morale démocratique n’a rien à redire à la morale des nazis. Toute imprécation contre la morale est faussée du fait que le totalitarisme veut être lui aussi une morale. » C’est un texte de l’immoraliste Clément Rosset, qui pose qu’il n’y a en somme aucun sens à jouer morale d’un côté contre immoralisme de l’autre, et que c’est avec ce genre d’illusions, de diabolisation, qu’on en viendra peut-être, ajoute Rosset de façon prémonitoire, à faire passer le Pen. Or est-ce que vous ne faites pas rigoureusement la même chose en accablant d’injures le président Sarkozy en vous en prenant autant à ce qu’il est qu’à ce qu’il fait ?

 

AB : J’accepterais de dire qu’il y a des limites au genre du pamphlet. Absolument, il doit être circonscrit et mesuré à des circonstances particulières. S’il s’est imposé, c’est en raison du style de Sarkozy lui-même. Et puis je dois vous dire ceci : dans la vie quotidienne et militante, j’ai un très grand nombre d’amis qui sont sans papiers d’origine africaine. Et je les aime. Et ce que leur fait Sarkozy, quand il était ministre de l’intérieur, quand il a fait voter la loi CESEDA, quand il a fait expulser par quota 25 000 personnes tous les ans, ce qu’il leur fait, à leur vie, ça par contre, je ne l’aime pas.

 

RE : Il y aurait encore beaucoup à dire, mais il faut qu’on s’arrête, notamment sur la comparaison que vous faites entre ces ouvriers dont vous parlez et les Juifs qu’on a mis dans des camps. Car cette comparaison a, autant que le pamphlet, ses limites. Vous êtes professeur à l’Ecole Normale. Vous êtes l’auteur récent de - entre autres - De quoi Sarkozy est-il le nom. Vous venez de diriger le tome consacré à Aristote du Monde de la philosophie.

 

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