Alain BADIOU                                                                             

Séminaire

Introduction à L’Être et l’événement et à Logiques des mondes

Université technique nationale d’Athènes, 30 janvier 2008

 

Transcription réalisée par R. Lopinska de la vidéo disponible à l’adresse suivante

http://www.youtube.com/watch?v=CfngSuXwW0g&feature=PlayList&p=BBC9321FB9E98E03&playnext_from=PL&index=0&playnext=1

 

Je dois expliquer ma philosophie en une heure, c’est assez difficile, peut être plus difficile que de la créer. Je vais essayer quand même de vous proposer quelques explications.

Dans ce qui est le premier livre de systématique concernant ma philosophie, c’est-à-dire L’Être et l’événement paru il y a 20 ans (en 1988), je crois qu’on peut dire qu’il y a quatre idées fondamentales.

1ère idée : L’être-en-tant-qu’être est composé de multiples.

Le correspondant négatif de cette thèse, c’est que l’être n’est pas Un. L’être est pure multiplicité, composition multiple. Il n’est pas réductible à l’Un. Et c’est le geste par lequel évidemment on se sépare de la théologie. On peut dire que Dieu est le nom d’une relation entre l’être et l’Un. Et si on dit l’être est pure multiplicité, on le sépare de l’Un. Je reviendrai sur cette idée, mais il y a un aspect important : quand on dit multiplicité, on pense aussi des multiplicités infinies.

C’est la raison pour laquelle ma philosophie vient nécessairement après le mathématicien Kantor, parce que Kantor est le premier à avoir proposé une pensée complète de ce que c’est qu’une multiplicité infinie, multiplicité infinie actuelle, multiplicité réellement infinie. Après Kantor nous pouvons rationnellement penser ce que c’est qu’une multiplicité infinie, et nous pouvons dire, quand nous disons l’être est multiplicité, que nous disons aussi que l’être-en-tant-qu’être contient l’infini, qu’en un certain sens, l’être est capable d’être infini.

Et donc cette fois, la dimension négative c’est de séparer l’infini de l’Un, c’est de rompre le lien fondamental en métaphysique classique entre infini et l’Un, puisqu’on peut dire cette fois que Dieu est le nom d’une relation entre l’Un et l’infini.

Donc cette première idée, positivement, dit l’être est multiplicité, l’être est capable d’infinité.

On peut penser l’être est l’infini sans Dieu, c’est-à-dire sans l’Un. De ce point de vue là, la proposition philosophique qui est la mienne est une proposition qui n’est pas dans l’espace de ce que Heidegger appelle l’onto-théologie, c’est-à-dire justement la subordination de la pensée de l’être à la pensée de l’Un, ou la subordination de la pensée de l’être à la pensée du Suprême Étant.

Dire l’être est multiplicité pure, l’être est capable d’infinité, tout cela en dehors de sa relation à l’Un, installe une philosophie qui en ce sens n’est pas une métaphysique. Si la métaphysique dans toute son histoire, comme Heidegger le dit, en particulier dans des textes qui font partie de son livre sur Nietzsche - il est très clair là-dessus - la métaphysique, c’est la subordination de la pensée de l’être à la pensée de l’Un.  Dans le langage de Heidegger, c’est l’arraisonnement de l’être par l’Un.

Et donc cette première idée tente une ontologie non métaphysique – une théorie de l’être pur, de l’être-en-tant-qu’être, qui ne soit pas une onto-théologie, et qui finalement ne soit pas une métaphysique.

Un aspect important de cette première idée, c’est que l’être est séparé de l’Un, à la fois, si je puis dire, par en haut et par en bas. Par en haut, parce qu’il n’y a pas d’unité qui rassemble la totalité de l’être, et il n’y a pas de totalité à proprement parler. L’être ne fait pas Un. Et il n’y a pas non plus d’unité transcendante qui garantit l’être. Mais l’être n’est pas non plus composé d’unités irréductibles. Donc, ma vision n’est pas non plus une vision atomique, au sens du matérialisme de Démocrite ou de Lucrèce. Vous n’avez pas un grand Un, mais vous n’avez pas non plus de petit Un, qui composerait la multiplicité….Donc on peut dire, ni Dieu, ni atomes.

Alors la question c’est : si le multiple n’est pas composé avec de l’Un, avec quoi est-il composé ?

Voilà une question immédiate, parce que quand on dit, vous séparez le multiple de l’Un, on peut dire les multiples ne forment pas une unité. Il n’y a pas l’Un transcendant divin qui garantit tout ça. Mais le multiple est composé avec quoi ?

Alors la réponse c’est que le multiple est lui-même toujours composé de multiples, c’est-à-dire les éléments d’une multiplicité sont des multiplicités.

Et alors on dira : mais ça ne s’arrête jamais ! La réponse est : quand ça s’arrête, c’est que c’est vide. Ça ne s’arrête pas sur l’Un, mais sur le Vide. Autrement dit, il n’y a pas d’unité constitutive des multiplicités, les multiples sont faits avec des multiples jusqu’au moment où il n’y a plus rien, où on est dans le multiple de rien. Par conséquent, on peut aussi bien dire que l’être est multiplicité pure, ou dire aussi que l’être est vide, selon qu’on considère la composition de l’être ou son fondement insaisissable.

Il en résulte que la théorie de l’être, l’ontologie, va être une théorie du multiple, une théorie de l’infini et une théorie du Vide.

Les trois composantes essentielles de la théorie de l’être seront le Vide, le Multiple, et l’Infini. 

Et c’est la raison pour laquelle j’essaie de prouver que l’ontologie finalement n’est rien d’autre que la mathématique. Et que la mathématique est très précisément la science de l’être-en-tant-qu’être, en tant que la mathématique, dans son essence, c’est justement théorie du Vide ou du Zéro, de la multiplicité ou des structures, et de l’infini, comme on le sait, infini différentiel ou infini actuel. Donc, voilà pour la première idée. Elle demande beaucoup d’arguments et de travail, mais je crois vous avoir dit à peu près clairement sa forme générale.

La 2e idée fondamentale, c’est que « il y a des vérités »

Je vous la donne sous sa forme la plus simple : « il y a des vérités », et la 2ème partie de l’idée : « il y a des vérités, et ces vérités ne sont pas déductibles de la structure de l’être lui-même ».

On constate qu’il y a des vérités, la pensée peut constater qu’il y a des vérités, mais elle constatera aussi en même temps qu’on ne peut pas tirer l’existence effective des vérités de la simple considération de l’être-en-tant-qu’être.

L’être-en-tant-qu’être est composé de multiplicités, et ces multiplicités, si on les considère en elles-mêmes, ne sont pas productrices de vérité. Les vérités, y compris les vérités concernant l’être, vous ne pouvez pas les tirer, les faire venir, les faire arriver à partir de l’être lui-même.

En réalité, les multiplicités sont à cet égard indifférentes, elles sont indifférentes à la question du vrai et du faux. Et du reste, le vrai est composé de multiplicités, comme toute chose, mais le faux est lui aussi composé de multiplicités, comme toute chose. Je vous signale en passant que c’est une question, la question de l’être du faux. Comment se fait-il que le faux ait un être ? C’est une question qui a beaucoup tourmenté Platon, et en particulier, le dialogue Le Sophiste est consacré entièrement à cette question : comment se fait-il que le faux ait un certain être ?

Je reprends cette idée. En vérité, l’être lui-même n’est garant ni du vrai ni du faux. L’être lui-même, c’est la composition multiple des choses, et elle compose aussi bien les vérités que les mensonges, les erreurs ou les faussetés. De la même manière d’ailleurs que le bien, s’il existe, est une multiplicité, et que le mal, s’il existe, est aussi une multiplicité.

Donc l’être, pour reprendre l’expression de Nietzsche, est certainement au-delà du bien et du mal, mais il est aussi au-delà du vrai et du faux. Il compose le vrai comme le faux, il compose le bien comme le mal. Et c’est en ce sens que les vérités ne proviennent pas directement de la structure de l’être lui-même. L’être lui-même est indifférent à la question des vérités. Et même la vérité de l’être, à savoir les mathématiques, ne sont pas un effet de l’être lui-même, comme on le sait. La mathématique n’est pas donnée dans l’expérience de l’être. Elle est une création complexe, historique et singulière, qui s’est développée sous certaines conditions.

Donc voilà la 2e idée, et il y a donc des vérités qui ne sont pas déductibles de la structure de l’être.

Alors, d’où vient le « il y a des vérités » ? Qu’est-ce qui nous garantit qu’en effet il y a des vérités ?

Et bien c’est, au choix, une constatation ou un axiome, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de démonstration du fait qu’il y a des vérités.

S’il y avait une démonstration du fait qu’il y a des vérités, il y aurait une vérité de la vérité. Et ça c’est un point important…. Parce que le « il y a des vérités » doit être distingué du fait de l’énoncé « il y a LA Vérité ». Il n’y a pas LA Vérité, sinon on retournerait vers l’ontologie de l’Un. Il y aurait la Vérité Une ; en fait, un autre nom de Dieu. S’il n’y a pas de retour à l’Un, on ne peut pas dire il y a LA Vérité. Les vérités composent un multiple comme toute chose.

Mais dire « il y a LES vérités, c’est comme s’il y avait un total. Mais il n’y a pas de total des vérités, sinon ça serait LA Vérité, ce serait le multiple qu’on appellerait la Vérité. C’est un peu l’idée de Hegel, ça. Parce que pour Hegel, il y a un développement immanent de l’être qui est producteur de vérité, et finalement il y a un savoir absolu, c’est-à-dire quelque chose qui est la récollection complète de toutes les vérités.

Donc je dis : l’énoncé précis, c’est : il y a DES vérités. Ce n’est ni « il y a LA Vérité » ni « il y a LES vérités », c’est il y a DES vérités. Et en fin de compte, ça se présente comme un axiome ou comme une constatation.

Il y a peut être une argumentation négative, qui a été souvent proposée dans l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire quelles sont les conséquences de la thèse « il n’y a pas de vérités du tout » ? C’est-à-dire la thèse sceptique ?

On a souvent tenté de démontrer que les conséquences de la thèse « il n’y a pas de vérité du tout » sont des conséquences contradictoires. Mais le fait que ce soit des conséquences contradictoires ne fournit pas encore une vraie démonstration, puisque le sceptique dira : « Eh oui, il y a une contradiction, mais c’est simplement que je ne soutiens pas que ma thèse est vraie ». Evidemment, le sceptique ne va pas soutenir que sa thèse est vraie, il serait immédiatement en contradiction.  Et c’est ce qu’on essaie de lui faire dire. Il dit « J’affirme qu’il n’y a pas de vérité. C’est un énoncé. Je n’affirme pas : il est vrai qu’il n’y a pas de vérité. »

Et donc je ne crois pas que l’argumentation négative soit probante. Cependant, il reste vrai que la thèse « il n’y a pas de vérité du tout » est une thèse dont les conséquences pratiques sont particulièrement destructrices. Et on peut soupçonner qu’il n’y a pas de sceptique absolu, c’est-à-dire qu’en réalité, personne ne vit vraiment sous l’idée qu’il n’y a pas de vérité du tout. En particulier, on le sait bien, tout sujet se demande si ce qu’on lui dit est vrai ou non. Il est impossible d’échapper à cette question. Et peut-on vivre, - je ne dis pas penser, ce n’est pas un argument, ou ce n’est pas une démonstration, c’est un examen pratique – peut-on réellement vivre ou engager une action quelconque, ou exister tout simplement, de façon rigoureuse, avec la conception qu’il n’y a pas de vérité du tout ? Ce n’est pas sûr, ce n’est pas sûr existentiellement, je ne dis pas théoriquement, ou de façon démonstrative.

Mais en fin de compte, c’est pourquoi la thèse « il y a des vérités » se présente comme un axiome. Et il est clair que s’il y a des vérités, en tous cas ça c’est sûr, on ne peut pas les déduire, on ne peut pas les considérer comme un effet mécanique de l’être, et donc il faut pour qu’il y ait des vérités, quelque chose qui ne soit pas absolument réductible à l’être.

C’est là qu’on est dans l’impasse. D’un côté il y a l’être composé de multiplicités, à l’autre extrémité, si je puis dire, il y a des vérités. Les vérités, vous ne pouvez pas les tirer de l’être, et donc il semble qu’entre les multiplicités indifférentes et les vérités, il y ait comme un abîme.

Et c’est ce qui va commander les idées 3 et 4.

3ème idée, la source d’une vérité, l’origine d’une vérité ne se situe pas dans ce qui est, mais dans ce qui arrive [l’événement].

Donc l’origine d’une vérité, ce n’est pas une multiplicité qui est, c’est ce que je propose de nommer un événement. L’être et l’événement. Par conséquent la 3e idée c’est : la source d’une vérité se trouve dans l’événement et non pas dans la structure de l’être. Finalement, une vérité n’est pas quelque chose qui est dans son origine, mais quelque chose qui arrive, quelque chose qui arrive à l’être, et non pas quelque chose qui vient de l’être, quelque chose qui lui arrive.

Donc, il va falloir développer une théorie de l’événement. Il va falloir montrer qu’une théorie de l’événement est possible, qui ne réduit pas cet événement à la structure de l’être, mais en fait dans l’être et l’événement. Je vous dirai tout à l’heure que j’ai un peu changé d’avis là-dessus dans Logique des mondes. L’événement est une sorte… - et là je suis dans un langage proche de celui de Derrida - l’événement est comme un supplément, un transêtre. Il y a quelque chose qui est au bord de l’être, qui est un supplément à l’être, qui arrive à l’être en tant que supplément.

Evidemment la théorie de l’événement est une théorie complexe, mais l’idée générale est celle-là : l’événement arrive à l’être en tant qu’il en est un supplément.

Et donc les vérités existent. Toutes les vérités qui existent existent, parce qu’elles déplient, déploient, parce qu’elles organisent les conséquences d’un événement.

Il faut bien comprendre que l’événement, c’est cette forme d’existence telle que son apparaître et son disparaître sont la même chose. L’événement, c’est un pur éclair, un pur écart. C’est quelque chose qui n’a pas d’être, précisément parce qu’il disparaît au moment même où il apparaît. Donc l’événement, c’est ce point particulier où vous ne pouvez plus distinguer entre être et néant, en réalité. C’est-à-dire entre le fait que c’est et le fait que ça n’est pas, ou que ça n’est plus. Donc, on peut aussi bien dire qu’un événement est une apparition, que dire que l’événement c’est une disparition.

Plus précisément, il faut dire un événement, c’est le moment où apparaître et disparaître ne sont pas séparables.

Mais ça arrive à une multiplicité, ça. L’événement est toujours situé. Ça, c’est très important. Ce n’est pas un événement général, qui serait dans l’atmosphère. Tout événement est relatif à une multiplicité déterminée. L’événement arrive à l’être, c’est-à-dire à une multiplicité. J’appelle cette multiplicité un site événementiel. Une multiplicité à laquelle arrive un événement, c’est un site événementiel, c’est-à-dire le lieu de l’événement.

Et naturellement, l’événement lui-même disparaît, mais il va laisser dans le multiple une trace. Il va y avoir une trace. Et il est plus juste de dire que l’origine d’une vérité, c’est la trace d’un événement, que de dire que l’origine d’une vérité c’est l’événement lui-même, puisque l’événement lui-même, c’est une disparition. Donc, il faut plutôt voir ça comme un éclair qui frappe, l’éclair lui-même a disparu, mais il y a une brûlure. Il y a dans le monde une brûlure. Et cette brûlure est un supplément. Elle n’était pas là. Et maintenant elle est là. Et donc vous avez une trace.

Et une vérité, c‘est au fond l’ensemble des conséquences multiples de cette trace. Donc ça c’est la 3ème idée : on peut expliquer qu’il y a des vérités, non pas à partir directement de l’être, mais à partir de la trace dans l’être, c’est-à-dire dans un multiple, toujours, de ce qui lui est arrivé dans la forme d’un événement.

Et la 4e idée, c’est la dernière, c’est que, puisqu’une vérité se construit dans un multiple à partir d’une trace, une vérité est un processus.

Et ça c’est très important. Pour moi, une vérité ce n’est pas un jugement.

Nous ne sommes pas dans la théorie classique de la vérité comme jugement qui correspond au réel, proposition qui est adéquate au réel. Nous ne sommes pas dans une théorie de la vérité comme adéquation, adéquation de la pensée du réel, etc. Nous sommes dans l’idée de la vérité comme processus, qui développe, qui construit les conséquences d’une trace d’un événement.

Peut-être l’exemple le plus simple - pour en donner un de temps en temps quand même - l’exemple le plus simple est l’exemple de la vérité amoureuse - que tout le monde connaît au moins, plus ou moins. Alors là on dira, l’éclair c’est une rencontre, c'est-à-dire quelque chose d’absolument contingent, et non calculable, non prévisible. C’est-à-dire, l’origine absolue, c’est que vous rencontrez quelqu’un, et il y a une trace quelque part. S’il n’y avait pas de trace, il n’y aurait pas de rencontre, un oubli, il n’y aurait aucune marque, il n’y aurait rien. Ce serait effacé. Et l’amour, proprement dit, c’est évidemment le processus des conséquences de la trace, c’est-à-dire ce qui va se déplier, se déployer à partir de cette trace. Et donc il est clair que - pour autant qu’il y ait une vérité amoureuse - elle est vérité de ce que c’est que le Deux, le Deux au-delà de l’Un. Donc, s’il y a quelque chose comme une vérité amoureuse, c'est-à-dire une vérité sur le Deux, une vérité singulière sur le Deux, chaque amour est une vérité supplémentaire sur le Deux, une exploration supplémentaire du Deux, ou si vous voulez, tout amour est une vérité et le processus d’une vérité sur la différence, qui est peut-être même la seule vraie pensée de la différence.

C’est le poète portugais Pessoa qui a dit « l’amour est une pensée ».

Je crois que c’est profondément vrai ça, en comprenant qu’une pensée, c’est toujours une expérience. Et l’amour est une pensée. S’il est une pensée, il est en réalité une pensée de la différence, c'est-à-dire la production d’une vérité sur la différence. Alors vous voyez bien que ce qu’on va appeler amour, un amour, c’est le processus de construction d’une vérité singulière sur la différence. Je ne dis pas la différence des sexes, parce qu’il peut y avoir un amour homosexué. Donc, c’est une pensée sur le Deux, sur la différence en tant que telle, si je puis dire, elle peut être aussi la différence des sexes, elle peut être aussi la différence des âges, la différence des personnalités, la différence des cultures, la différence de tout ce que vous voulez… Elle est l’expérience de la différence. Et ça va être la construction d’une pensée de cette différence, d’une vérité de cette différence à partir évidemment de la trace de l’événement, à la fois apparu et disparu, et finalement insaisissable qu’est la rencontre. Parce que, finalement, ce n’est que rétrospectivement qu’on pourra dire qu’il y a eu rencontre. C’est toujours pareil, puisque l’événement a disparu. C’est évidemment de l’intérieur de l’amour que vous allez dire qu’il y a eu rencontre. Donc la trace, elle-même, est reconstituée à tout moment par le processus. Et c’est ça qui est la construction d’une vérité.

Donc sur cet exemple très simple, et très abstrait en même temps, on voit qu’il y a le processus d’une vérité. Une vérité est un processus, originé dans la trace d’un événement et qui construit par étapes une vérité nouvelle.

Et alors la 4e idée fondamentale, c’est la suivante : c’est que le processus d’une vérité constitue un sujet ; le processus, qui organise la vérité, est aussi et en même temps, la constitution d’un sujet.

Donc, « sujet » ici est toujours le sujet du processus d’une vérité. Et donc, il y a autant de sujets que de processus. Donc, on pourra dire, la thèse « il y a des sujets », est au fond une thèse dépendante de la thèse « il y a des vérités ». Pour autant qu’il y a des vérités, il y a des sujets.

ooo

Donc, finalement, les 4 idées fondamentales de L’Etre et l’Evénement, je les reprends :

1)       L’être est pure multiplicité

Il est déployé à travers les concepts de Vide, de Multiplicité, et d’Infini. Et en définitive, la pensée pure de l’être c’est la mathématique.

 

2)       Il y a des vérités

Il n’y a pas une vérité, ni les vérités, c’est-à-dire il y a ni un, ni tout, il y a des vérités qui ne sont pas déductibles de la structure de l’être.

 

3)       La source d’une vérité est la trace d’un événement

L’origine d’une vérité est la trace d’un événement.

 

4)       le processus d’une vérité constitue un sujet.

Donc on peut dire que tout s’organise autour de 4 concepts : multiple (ou être, c’est pareil), vérité, événement et sujet. Et l’ordre de l’être et l’événement est celui de l’enchaînement de ces concepts, pas tout à fait dans cet ordre d’ailleurs, parce qu’on aura plutôt : être, événement, sujet, vérité.

C’est-à-dire :

·          le multiple

·          la rupture événementielle

·          l’origine du processus de vérité

·          et le résultat, c’est-à-dire la vérité en tant que produite

ooo

Alors, ça c’était la présentation absolument générale de cette construction. Je voudrais maintenant la situer un peu, à la fois dans le contexte de l’époque, ma propre histoire intellectuelle, et au passage, donner quelques exemples.

En ce qui concerne la théorie de la multiplicité :

Je vous l’ai dit, il y a là un rôle fondamental des mathématiques.

Alors là je voudrais insister sur un point, les mathématiques pour moi ne sont pas du tout un objet de la philosophie. Je ne suis pas du tout un philosophe des mathématiques. Je ne suis pas un épistémologue. D’ailleurs, je déteste l’épistémologie, précisément parce qu’elle ramène les mathématiques à un simple objet d’étude pour la philosophie, comme s’il pouvait y avoir une philosophie des mathématiques. Il n’y a pas de philosophie des mathématiques. Les mathématiques, elles sont une condition de la philosophie elle-même, pour commencer. Je vous ai donné un exemple tout à l’heure : il est impossible de comprendre vraiment le multiple sans Un, c’est-à-dire le multiple sans l’Un, si on n’a pas la ressource de la théorie des ensembles, c’est-à-dire la mathématique après Kantor. De même, on ne comprend pas réellement ce qu’est une multiplicité infinie sans cette théorie. Donc là, le lien entre multiple, le vide et l’infini, on ne le comprend vraiment qu’à travers l’expérience mathématique moderne.

De ce point de vue-là, à certains égards, c’est la mathématique moderne qui a mis fin à la théologie, plutôt que la philosophie. D’ailleurs, Kantor le savait, et il était très tourmenté par ça, et il a même écrit au pape pour lui demander si sa théorie des multiplicités n’était pas sacrilège. Et il était très tourmenté, et il a essayé d’expliquer que peut-être quand même sa théorie de l’infini réel, actuel, la théorie de la multiplicité comme telle, était peut-être quand même encore compatible avec la doctrine de l’Eglise qui, au fond, gardait l’Un dans un coin. Et il y a un cardinal qui lui a répondu, avec l’habileté des cardinaux, que tout ça c’était des mathématiques et que ça ne touchait à rien. En gros, c’est ça qu’il a dit. Soyez tranquille, ce n’est pas grave. C’est tout à fait abstrait. Notre-Seigneur n’en pensera pas de mal.

 

Mais vous voyez pourquoi les mathématiques c’est d’abord une condition, c’est-à-dire, il y a des gestes de la pensée qui sont rendus possibles par l’histoire des mathématiques. Et là, c’est évidemment autour, en particulier, du rapport entre l’Un et l’infini que ça se joue. On peut dire qu’après Kantor les mathématiques procèdent à une séparation entre l’infini et l’Un, et rendent possible la multiplicité de l’infini lui-même. Car dans la doctrine de Kantor il y a plusieurs infinis, et il y a même une infinité d’infinis différents.

Donc, ça c’est un point. C’est lié à un élément personnel qui est que j’ai toujours senti qu’il y avait un rapport entre les mathématiques et la philosophie tout à fait particulier. Rapport très classique après tout, parce que pour des gens comme Platon, comme Descartes, comme Husserl, puis après tout, au-delà aussi bien, comme Quine et quelques autres, le lien entre la mathématique et la philosophie est un lien organique. Ce ne sont pas des épistémologues, ce sont des gens pour qui la mathématique dit quelque chose d’essentiel qui doit être repris par la philosophie.

Donc, cette expérience des mathématiques premières a joué un rôle. Et pour moi il est très important de considérer que la vision des mathématiques comme ontologie est enracinée dans l’expérience mathématique elle-même. C’est un premier commentaire que je voulais faire et peut-être est-ce un geste important de retour à la pensée classique, dans des conditions nouvelles - puisque la mathématique a changé - que de renouer ce rapport essentiel entre la philosophie et les mathématiques. Encore une fois dans une relation qui n’est pas épistémologique, qui est plus profonde finalement, qui est ontologique, assurer que la théorie mathématique des multiples est l’expérience fondamentale de l’être nu, de l’être pur.

Entre parenthèses, cela explique pourquoi la mathématique s’applique partout. Ce qui était un mystère jusqu’à moi, un mystère, parce que même de grands savants, Einstein, Gauss, Leibniz,… se demandaient comment ça se fait que les mathématiques s’appliquent au réel. Ces mathématiques qui paraissent une espèce de jeu, construction abstraite, construction formelle, comment ça se fait que finalement, à la fin des fins, ça devient des machines ? Notre univers technique est un univers saturé de mathématiques. Nous l’oublions tellement nous sommes dans la technique, n’est-ce pas ? Il ne faut pas oublier que le codage de n’importe quoi aujourd'hui ce sont des opérations algorithmiques extrêmement compliquées, et qu’il faut une mathématique extrêmement solide pour soutenir même notre univers matériel, et pour ne rien dire de notre univers immatériel. Maintenant quand nous voyons une image, nous voyons des 0 et des 1, nous voyons des chiffres, composition intrinsèquement mathématique. La proposition que je fais est très simple, la mathématique s’applique à n’importe quel réel supposé, parce qu’elle est théorie de la multiplicité pure, et que tout chose est multiple.

Donc, c’est une solution simple, mais encore faut-il l’appareillage, à la fois mathématique et philosophique, pour la rendre solide. Donc, ça c’était un commentaire sur la 1e idée.

Commentaire sur la 2e idée : il y a des vérités

C’est chez moi la conviction qu’il y a des vérités, axiome - un axiome vient toujours de quelque part - qui est évidemment lié à l’expérience scientifique, mais peut être davantage, même si cela vous surprend, à l’expérience artistique, à cette espèce de conviction absolue qu’on peut avoir dans la relation à l’œuvre d’art, que ce qu’il y a là est quelque chose qui va absolument rester, quelque chose qui est au-delà de sa propre production historique. Et c’est une impression que j’ai eue extrêmement forte, pour la première fois peut-être dans ma vie quand j’étais jeune - je vous la raconte parce qu’elle est grecque après tout - en lisant les tragédies d’Eschyle. Parce que je me suis dit la chose suivante : nous ne devrions rien comprendre à tout ça normalement, nous ne devrions rien comprendre. Cet univers nous est devenu totalement étranger. Ces dieux, ces malédictions, ces histoires de famille, ces rois, cette guerre de Troie, ces prophéties, Cassandre, tout ça, ça devrait nous être indifférent, et cela me faisait l’effet contraire, cela me faisait au contraire l’effet d’une violence, d’une force subjective extraordinaires. Et cette contradiction a, je crois, enraciné en moi l’idée qu’il y a réellement des processus qui ne sont absolument pas réductibles à leur multiplicité historique.  Et bien sûr en un certain sens, une tragédie d’Eschyle, c’est entièrement le monde grec de l’époque, tout ce qu’ils racontaient, etc. En plus, c’est non seulement le monde grec de l’époque, mais c’est le monde grec de l’époque imaginant un monde grec encore plus ancien. Tout, la langue est celle de l’époque, les dieux sont ceux de l’époque, les problèmes politiques, tout ça ce sont des problèmes de l’époque, et donc c’est entièrement le monde de l’époque. Et cependant, bien que composé, multiplement, comme un multiple de l’époque, c’est quelque chose dont la puissance est immédiate sur nous.

Je fais une parenthèse. Vous savez que Marx lui-même pose ce problème dans sa préface à la Critique de l’économie politique. Il écrit : comment ça se fait que la mythologie grecque, les œuvres grecques, ça nous touche encore ? Après tout, à l’époque de l’électricité, Zeus avec sa foudre, il n’est pas terrible. A l’époque où nous avons le chemin de fer, et tout ça, comment ça se fait que ça nous touche encore ? Et il répond, lui, par une réponse que j’ai toujours trouvée faible, il répond : c’est parce que c’est comme notre enfance, c’est l’enfance de l’humanité. Ça nous touche comme notre enfance. Et je n’ai jamais été content de cette réponse de Marx. Je trouvais que là il donnait vraiment dans un petit imaginaire, quand même. Je ne crois pas du tout que la tragédie d’Eschyle me touche, parce que c’est l’enfance de l’humanité. Et donc ma conviction ça a été qu’il fallait pouvoir penser réellement que quelque chose pouvait être d’un côté, du point de vue de son être, complètement d’une époque, par sa langue, etc., et cependant, d’un autre point de vue, être au-delà de l’époque.

Evidemment, vous retrouvez là ma conviction sur les vérités : d’un côté, les vérités sont un processus dans une multiplicité, et d’un autre côté, elles ne sont justement pas réductibles à cette multiplicité historique, puisqu’elles sont une production qui vient de ce qui lui est arrivé et non pas de ce qu’elle est. Donc la balance entre événement et être est précisément ce qui fait que la tragédie d’Eschyle touche en tant que ce qui peut arriver à l’être, et non pas seulement en tant que c’est quelque chose qui est.

Voilà, alors je voulais dire ça pour indiquer que la 2e idée, dans son histoire, dans son origine, pour moi, renvoie originellement à l’expérience artistique, alors que la première renvoie de toute évidence à l’expérience mathématique.

Commentaire sur la 3e idée, à savoir que l’origine d’une vérité est dans un événement

En ce qui concerne maintenant la 3e idée, à savoir que l’origine d’une vérité est dans un événement, là, je crois, que c’est au contraire l’expérience politique qui a été déterminante, parce que j’ai expérimenté personnellement, à partir de mai 68 en fait, qu’il pouvait arriver quelque chose qui transforme entièrement l’existence, collective et individuelle, et quelque chose en un certain sens d’inexplicable. Parce que vous avez beau examiner la situation en France en 68, vous n’en tirerez jamais mai 68. C’est absolument impossible. Le pays était tranquille, la situation était calme, elle était même excellente, il y avait le plein emploi pour tout le monde, il y avait une croissance très importante, il y avait un gouvernement stable, il y avait une politique extérieure un peu indépendante. Tout était formidable. C’est vraiment un éclair dans le ciel bleu. C’est une frappe événementielle pure. C’est pour ça que c’est un exemple si important.

Vous savez aussi qu’on a eu beau essayer d’expliquer la Révolution française. Quand j’étais jeune, il y avait des marxistes qui me faisaient cours sur la Révolution française et ils expliquaient que la Révolution française ça venait de la hausse du prix du blé. Je ne les ai jamais crus. Je ne dis pas que la hausse du prix du blé n’intervenait pas. Naturellement, elle était dans la situation. Ça ne m’a pas convaincu. Je pense que là aussi Il faut accepter de dire qu’on ne peut pas renvoyer l’événement à l’être pur. Bon d’accord, il y a le prix du blé ; d’accord, une partie de la jeunesse en 68 trouvait que la société était un peu oppressive, tout ce que vous voulez, mais en vérité, il y aurait beaucoup plus de raisons aujourd’hui de se révolter qu’en 68. Or, c’est en 68 qu’on se révoltait. Pas beaucoup aujourd’hui, alors qu’il y a beaucoup plus de raisons dans la situation.

Ça, c’était donc une expérience personnelle. Je ne m’attendais pas du tout à ça. J’étais un militant politique, bien sûr, mais je ne m’attendais pas du tout à ça. Je pensais qu’on en avait encore pour des années, des années, et des années à ramer dans une situation excellente, pour faire croire à quelques gens qu’elle n’était pas bonne. Mais quelque chose, un enchaînement d’événements a frappé la situation, et j’ai vu que là on apprenait alors, on construisait vraiment une nouvelle vérité sur cette situation, qui justement, vue à partir de l’événement, n’était pas du tout une bonne situation, mais une situation que nous voulions changer complètement, que nous voulions transformer entièrement. Et donc, c’est dans l’expérience politique que s’est enracinée petit à petit ma conviction que la source d’une vérité est un événement, et qu’elle ne se déduit pas de la structure objective. Et alors c’était évidemment quelque chose qui bouleversait ma culture marxiste, ma culture matérialiste marxiste, qui a toujours tendance à expliquer, après coup d’ailleurs, ce qui se passe par les structures objectives. Et je me suis dit : premièrement, il faut accepter l’idée qu’il y a des structures objectives, d’accord, toute chose est une multiplicité historique, c’est vrai ; mais d’un autre côté, il faut aussi accepter que la nouveauté ne soit pas déductible de l’ancien. L’ancien n’est pas ce qui produit purement et simplement le nouveau.  C’est un peu plus compliqué. Donc ça c’était la 3e idée.

Enfin la 4e idée, soit que le processus d’une vérité constitue un sujet

Je dirai qu’elle est venue comme je vous l’ai raconté tout à l’heure, plutôt de l’expérience amoureuse. Effectivement, ça a été l’expérience personnelle de cela. C’est celle qui m’a fait comprendre ce que c’était que la constitution d’un sujet. Parce qu’en vérité, dans l’amour lui-même, ce qu’on expérimente, c’est que c’est une vérité sur ce que c’est qu’être Deux. Donc, ce qui surgit là c’est autre chose que 2 fois 1. C’est ni 2 fois 1, ni 1. Ce n’est pas une fusion des 2 amants, et ce n’est pas non plus la maintenance pure et simple de la séparation. C’est donc réellement la constitution d’une nouvelle expérience, cette expérience qui va être précisément l’expérience du Deux lui-même. Et donc c’est quelque chose qui est entre Un et Deux, et c’est cet entre Un et Deux qui a un nouveau sujet. On ne sait pas très bien comment l’appeler. On peut l’appeler un couple, quelque chose comme ça. Un couple, c’est précisément ni Un, ni exactement un Deux. Il y a une médiation entre Un et Deux. C’est le Un qui s’ouvre au Deux. Et le Un en train de s’ouvrir au Deux, et bien c’est ça le sujet de l’amour. Ce n’est pas les individus. Vous avez beau additionner deux individus, vous n’allez pas trouver l’expérience de l’amour. Dans l’amour, c’est le Un en train de s’ouvrir au Deux. Et ça je l’ai expérimenté, non sans douleur, parce que l’Un n’a pas envie de s’ouvrir au Deux, en réalité. Ça lui arrive. Ça lui arrive ! Et ça aussi renforçait l’idée que ce qui compte dans la vie c’est ça, même si c’est difficile.

Alors voyez, ça m’a conduit à la proposition suivante : finalement, en tous cas, il y a quatre types de vérité. Il y a les vérités scientifiques, c’est sûr, dont philosophiquement les mathématiques peuvent être paradigme, mais je reconnais qu’il y a d’autres vérités scientifiques, bien entendu ; il y a les vérités artistiques ou esthétiques, appelez-les comme vous voulez ; il y a les vérités politiques et il y a les vérités amoureuses. Et la vie, c’est ça. La vie intéressante. Le reste, c’est la survie. Voilà. Gagner de l’argent, il faut survivre. Nous sommes des animaux. Nous sommes aussi des animaux. Alors ça ça va commander la vision générale que j’ai, c’est-à-dire d’un côté nous sommes des animaux multiples, donc il faut donc survivre, il faut lutter pour la survie, etc., etc.  D’un autre côté, nous sommes capables de nous incorporer au processus d’une vérité, c’est-à-dire nous incorporer à un sujet, finalement. C’est-à-dire nous sommes capables d’entrer dans les conséquences d’un événement ; nous sommes capables d’amour ; nous sommes capables d’art ; nous sommes capables de politique ; nous sommes capables de science. Et quand je dis capables, ce n’est pas simplement dans l’ordre immédiat de la création. Nous sommes capables de recevoir aussi tout ça. Nous sommes capables d’être dans l’expérience de l’art, de l’amour, de la politique et de la science. Et ça ça n’est pas réductible à notre animalité. Ça, vous n’arriverez jamais à le déduire des intérêts immédiats, qui sont ceux de l’individu. D’ailleurs, on n’est pas forcé à tout ça. On peut être saisi par l’événement, mais il n’y a pas de contrainte qui vient de l’être. De l’événement, oui ! De l’être non ! Une rencontre, c’est une rencontre, une révolution, c’est une révolution, et ainsi de suite… Une création c’est une création. Il n’y a pas de contrainte, mais nous en sommes capables. Et donc l’être humain on pourrait le définir comme un individu capable de devenir sujet, ou capable de faire partie d’un sujet ou de s’incorporer à un sujet. Je reviendrai tout à l’heure brièvement là-dessus.

Donc, ça conduisait tout cet édifice philosophique, comme toujours - parce que la philosophie sinon ce n’est pas intéressant du tout - ça conduisait à une vision de la vie. La conclusion de mon dernier livre, Logiques des mondes, s’appelle « Qu’est-ce vivre » ? Alors je pense que la réponse à « qu’est-ce que vivre ? », c’est la vie lorsqu’elle est intense, la vie humaine intense, c’est toujours lorsqu’elle se laisse traverser par cette capacité, c’est-à-dire lorsqu’elle se laisse traverser par la capacité aux vérités, la capacité d’être soi-même dans l’expérience du processus de vérité.

Donc la vie intense, c’est la vie politique, c’est-à-dire la vie de l’action collective réfléchie et pensée ; c’est la vie de l’invention scientifique ou de l’expérience de cette invention, c’est la vie de l’émotion et de la création artistique, et c’est la vie amoureuse. Voilà. Le reste en effet, c’est les activités nécessaires à l’existence animale.

Et alors je crois fondamentalement que le capitalisme - pour lui donner son nom - le capitalisme, c’est une vision du monde qui considère que l’être humain est réductible à son animalité. C’est la définition philosophique du capitalisme. Par ailleurs, le capitalisme c’est une structure d’organisation de l’économie - je connais la science de tout ça - mais si on s’interroge pourquoi nous n’aimons pas le capitalisme, il y a une vraie profondeur de ça. Ce n’est pas simplement parce qu’il y a l’exploitation, etc., bien sûr, les inégalités… Mais, c’est parce que fondamentalement, c’est réellement un darwinisme social, le capitalisme, c’est-à-dire quand ça s’intéresse aux individus, ça s’intéresse aux individus en tant qu’ils sont porteurs d’intérêts. Les individus, les groupes, ils ont des intérêts. Il n’y a que ça qui compte. Et ces intérêts sont satisfaits ou non satisfaits, voilà, ça c’est à discuter. Si quelqu’un fait valoir qu’il a des intérêts légitimes non satisfaits, on va négocier peut-être. Peut-être. Mais, s’il dit : « Moi, vous m’embêtez parce que vous me rendez incapable de vérité », on ne va pas négocier. Ce n’est pas négociable, n’est-ce pas ! Et donc véritablement, la situation contemporaine c’est une situation dans laquelle il y a des raisons malgré tout philosophiques, pour ne pas accepter une hégémonie incontrôlée du capitalisme, parce que le capitalisme, c’est aussi en un certain sens une vision de l’humanité. Il charrie une vision de l’humanité, pas simplement une organisation de l’humanité, ce que c’est par ailleurs de manière fondamentale. Mais c’est aussi une vision de l’humanité selon laquelle, finalement, la vie, pour eux, c’est le calcul rationnel des intérêts. C’est ça une vie pour le capitalisme, c’est le calcul rationnel des intérêts. Si vous ne calculez pas rationnellement vos intérêts, vous allez être rejeté dans la marge. Et si vos intérêts sont trop étroits, tant pis pour vous. Et ainsi de suite… Donc, je suis persuadé que le développement d’une philosophie réellement hétérogène au capitalisme suppose toujours qu’on énonce de manière matérialiste ce qui dans l’humanité est irréductible à ce que j’appelle son animalité.

Et ce n’est pas contre les animaux. Ce que j’appelle l’animalité particulière de l’homme, qui est précisément de s’installer dans la définition de l’individu comme capable d’intérêts, effectivement, et de penser que quand on a ça, on a de quoi se représenter l’humanité tout entière. Je pense que non : en réalité, il y a une part de l’humanité qui est soustraite à cela, c’est-à-dire qui ne se laisse pas réduire au calcul individuel ou collectif des intérêts. Alors ça c’était sur la 3e et 4e idée.

Je voudrais insister sur un autre point concernant la 4e idée, à savoir le processus de vérité constitue un sujet, étayée au départ plutôt sur l’expérience amoureuse, mais généralisable ensuite. C’est un point qui a fait que je ne peux pas, je n’ai pas pu être complètement structuraliste, bien que j’aie beaucoup aimé le structuralisme. En plus, j’ai toujours aimé la pensée formelle. Vous voyez bien, j’aime les mathématiques, j’aime la pensée formelle. Je n’ai pas de problème de ce côté-là.  Mais je n’ai pas pu être structuraliste, parce que le structuralisme c’était quand même, dans sa forme extrême, l’abandon de la catégorie de sujet. C’était que les structures fonctionnaient d’elles-mêmes, dans une productivité particulière, et n’avait pas besoin de la catégorie de sujet. Il faut vous dire que quand j’étais jeune, j’étais sartrien. C’est Sartre qui m’a amené à la philosophie. J’étais un sartrien sectaire, un sartrien terrible. Peut-être qu’il a enraciné en moi l’idée qu’on ne pouvait pas se passer de la catégorie de sujet.  Mais, c’est la vie aussi qui m’a convaincu de ça, parce que la dialectique individu-sujet me paraît constitutive de ce que c’est une vie, ce que c’est une existence.

Comprenez, si dans une existence vous ne rencontrez rien, il ne vous arrive rien, que vous avez bien calculé vos intérêts rationnels, que vous avez par conséquent organisé une survie satisfaisante, que vous êtes allé en Thaïlande, que vous avez acheté une maison, que vous avez eu de beaux enfants qui ont fait de brillantes études, et que vous mourez tranquillement dans votre lit, c’est quand même ça la vie au sens du monde tel qu’il est. Et ça malgré tout j’ai toujours pensé que ce n’est pas possible que ce soit comme ça. Et là vous voyez que la philosophie a des déterminations intimes. Vous savez que Nietzsche dit que la philosophie, c’est la biographie de son auteur. Là je vous parle aussi de ma biographie.

Mais en tous cas, je n’ai pas pu être structuraliste, et pour les mêmes raisons, je ne peux pas me rallier à la philosophie analytique, et encore moins à son avatar cognitiviste. Je pense toujours à Hegel, parce que vous savez le cognitivisme, c’est très ancien. L’idée qu’on va pouvoir ramener les processus de la pensée à la structure du cerveau, etc., c’est une idée qui est présente dans tout le scientisme du XIXe siècle. Maintenant, on a de meilleurs instruments. On voit mieux la cervelle qu’autrefois, mais l’idée générale est la même. Et Hegel disait à propos de l’un des tout premiers cognitivistes, le professeur Gall : « Monsieur le professeur Gall, avait pensé, lui, que les structures osseuses du cerveau expliquaient la pensée ». Et Hegel disait « pour Monsieur Gall, la pensée est un os ». Bon, il y a des gens qui pensent aujourd’hui… pour monsieur Untel, la pensée est un neurone. On est passé de l’os au neurone. Mais la philosophie est la même. Et là je n’ai pas pu non plus me rallier à ça, bien que j’aime la science. En plus, je suis très intéressé par tout ce qu’on nous raconte sur le cerveau. Ce n’est pas le problème, c’est tout à fait spectaculaire et intéressant, mais ça ne conduira à rien qu’à des choses probablement un peu dangereuses aussi…

En tous cas, je n’ai pas pu devenir structuraliste, devenir analytique ou devenir cognitiviste pour cette raison-là, pour cette raison fondamentale qui était que la catégorie de sujet me paraissait devoir être centrale. Même si, comme vous voyez, je la transforme, puisque je n’appelle sujet, ni l’individu, ni la Conscience. Le sujet, ce n’est pas l’individu, au contraire, puisque l’individu doit devenir sujet. Ce n’est pas non plus la Conscience justement, au sens de Sartre ou de la phénoménologie. Le sujet, c’est ce qui est l’élément actif de la production d’une vérité. Et donc ça peut être le couple amoureux, entre le 1 et le Deux, ça peut être le groupe politique, le groupe militant. Ça peut être bien des choses ; ça prend des formes tout à fait différentes. C’est simplement ce qui accompagne le processus d’une vérité.

Alors je terminerai cette première phase, avant que nous discutions, en disant ceci : évidemment, une fois qu’on a dit que les quatre concepts les plus importants sont le multiple, la vérité, l’événement et le sujet, le problème philosophique, c’est le lien entre ces quatre concepts, c’est-à-dire comment ils vont être organisés, comment ils vont constituer une pensée. Et alors là, je citerai des problèmes que j’essaie de traiter dans l’Etre et événement et dans Logiques des mondes, c’est-à-dire dans la deuxième partie de L’être et l’événement, publiée presque 20 ans après la première.

ooo

1°) Alors un premier problème, c’est quand même la relation paradoxale entre événement et être, ou entre événement et multiple.

Parce que l’événement est ce qui arrive aux multiples, et en même temps, il n’existe que sous la forme de sa trace. Donc il va falloir penser : qu’est ce que c’est que le support événementiel multiple ? Qu’est-ce que c’est exactement que l’événement, finalement ? Bien sûr, c’est être et néant, apparition et disparition, mais quel lien ça a quand même avec le multiple ? Il va falloir éclairer complètement cette relation entre être et événement, pour qu’elle soit matérialiste, pour que ça ne soit pas comme un miracle.

Quelquefois moi je dis que c’est un miracle, quand même. J’ai même quelque fois été jusqu’à dire que ma philosophie, c’est une théorie matérialiste du miracle, mais c’est une métaphore. J’aime bien dire que c’est un miracle parce que j’aime bien l’idée que la vie est miraculeuse, qu’il y a des miracles. Là aussi je suis peut-être guidé par l’expérience artistique, par l’expérience amoureuse. C’est vrai que rencontrer quelqu’un, tomber amoureux, etc., c’est toujours comme un miracle. Un miracle éventuellement pénible, mais un miracle quand même. C’est-à-dire un miracle, ce n’est pas non plus la solution de problèmes, c’est la création de problèmes. Un miracle, c’est quelque chose qui introduit de nouveaux problèmes dans l’existence.

En ce sens, la relation événement-être est effectivement une relation miraculeuse métaphori-quement, parce qu’elle crée de nouvelles possibilités. Ça me permet de dire au passage que peut-être

mon problème philosophique le plus important, c’est de comprendre comment se créent de nouvelles possibilités.

C’est-à-dire, voyez l’idée de possible, c’est une idée très compliquée. Parce que vous pouvez dire, ce qui arrive c’est la réalisation d’une possibilité… Je vais réaliser toutes mes possibilités…  Tout ce que je peux faire, je vais le faire… Ça c’est une vision des choses. Mais moi je pense que ce qui est important dans l’existence, ce n’est pas de réaliser ce qui est possible, c’est de voir apparaître de nouvelles possibilités, et de contribuer à la création du possible. Ça aussi c’était une expérience très profonde de mai 68 pour moi. Ce n’était pas la réalisation d’une possibilité. Laquelle ? C’était tout d’un coup l’ouverture de la possibilité. La création d’une nouvelle possibilité. Donc ça ce serait un premier problème. Alors dans Logiques des mondes sur cette relation entre événement et être, il y a des choses nouvelles. J’essaie d’être au plus près de conceptions vraiment matérialistes de l’événement.

2°) Ensuite il y a la question de la relation entre événement et sujet : comment le sujet se constitue à partir d’une trace ?

Dans l’Etre et l’événement, la théorie est assez simple, on appelle sujet l’ensemble de ce qui est près de la trace, de ce qui est proche de la trace, de ce qui est autour de la trace. Et c’est vrai que c’est toujours un peu ça. Evidemment, le sujet est convoqué par la trace. Donc, il est organisé à partir de la trace. Mais j’ai essayé de donner à ce rapport de l’événement au sujet autour de la trace une forme plus développée et plus systématique.

3°) Et ensuite il y a le problème de la relation entre sujet et vérité.

J’ai dit que le sujet c‘est le principe actif d’une vérité, ou il y a un sujet du désir.  Vous voyez la relation exacte entre sujet et vérité est une question très complexe. Et là aussi dans Logique des mondes, j’ai développé une forme du sujet beaucoup plus élaborée que dans LÊtre et l’événement. En vérité, cette question du rapport du sujet à la vérité c’est-à-dire la question de la constitution du sujet dans L’Etre et l’événement est complètement formelle. C’est-à-dire ce que je donne, c‘est au fond : il y a le processus de vérité, et puis on peut dire, le sujet, c’est la forme locale du processus, c’est-à-dire chaque point du processus est subjectif, le processus dans son ensemble est objectif. Donc, il y a bien une vérité qui va être produite finalement, mais chaque point de la création de cette vérité est de caractère subjectif. C’est le sujet qui fait avancer le processus, si je puis dire. Mais ça c’est une théorie purement formelle.

Dans Logiques des mondes, je développe une théorie plus matérialiste qui est qu’il y a un corps subjectif. C’est-à-dire le sujet est réellement dans un processus de vérité, mais il y a un corps, il y a une multiplicité particulière qui se construit autour de la trace, c’est-à-dire que la trace devient un corps.

Reprenons l’exemple de la procédure amoureuse sur ce point. Evidemment, il y a une trace de la rencontre, mais tout le problème est qu’ensuite il y a une matérialité de ça. Il y a toute une série de décisions qui vont construire autour de cette trace un corps considérable. Alors le corps considérable, ça peut être : on habite ensemble, on a des enfants, etc. Ça devient une matérialité, d’ailleurs écrasante finalement, mais qui en même temps est la matérialité de l’amour lui-même. C’est la construction de son corps réel dans le monde, sinon on resterait dans une vision platonicienne des choses où l’amour ne se réalise jamais finalement, où l’amour conduit à la mort. Mais si l’amour est réel, eh bien il est créateur d’un corps effectif. Voilà pourquoi il y a toujours un rapport compliqué entre l’amour et la cohabitation, ou l’amour et la convivialité, etc., c’est le rapport entre le sujet et le corps. Donc, il y aura la théorie de ce que j’appelle un corps subjectivable ou un corps-sujet, qui va être la matérialité du sujet.

4°) Et puis il y a la question de savoir comment la vérité est-elle un multiple.

Ça c’est la dernière question que je voulais soulever,

c’est la question cette fois du rapport entre être et vérité.

[Récapitulation]

·          le rapport entre événement et être, donc la question du miracle ;

·          le rapport entre événement et sujet, la question de la constitution du sujet ;

·          le rapport entre sujet et vérité, la question du corps subjectif, du corps subjectivable ;

et puis vient la question du rapport entre être et vérité qui nous ramène au point de départ. Si « il y a des vérités », c‘est qu’il y a un être des vérités, et donc les vérités sont des multiples elles-mêmes. Les vérités, il faut aussi qu’elles aient un être, il faut aussi qu’elles soient des multiples.

Alors, quels types de multiplicités sont les vérités ?

Et là je crois avoir montré que s’il y a un être des vérités, c’est que ces multiplicités sont des multiplicités génériques. C’est un concept fondamental chez moi. Ce sont des multiplicités génériques, c'est-à-dire des multiplicités, dont les caractéristiques particulières sont minimales, c’est-à-dire des multiplicités le plus universel possible, là où elles apparaissent, là où elles sont construites.

Le premier à avoir employé « générique » dans ce sens là, c’est Marx, parce que Marx a dit que finalement le but du communisme, c’était la réalisation de l’humanité générique, que le prolétariat était le représentant de l’humanité générique, c’est-à-dire de l’humanité sans propriété, de l’humanité qui n’est pas déterminée par ce qu’elle possède. C’est pour ça qu’il était très important de dire que le prolétaire n’a rien. Et au fond, il est purement humain, parce qu’il n’a aucune caractéristique autre que la capacité humaine à disposer de sa force de travail. Et donc il était le représentant de l’humanité en tant qu’humanité. Et c’est pour cela qu’il était, selon Marx, le prolétariat capable d’émanciper l’humanité tout entière. Parce que s’il s’émancipait lui, comme il était l’humanité générique, il émancipait l’humanité tout entière.

Alors je reprends cette idée du générique, en l’élargissant complètement, et en disant : une vérité, c’est à l’intérieur d’une situation particulière, toujours particulière, et sous l’effet d’un événement, la production d’une multiplicité générique, c’est-à-dire d’une multiplicité qui représente la situation tout entière, et qui ce faisant, est arrachée aux particularités de cette situation.

5°) C’est ainsi que je m’engage dans le problème du caractère universel des vérités.

Problème terrible, vous savez, surtout aujourd’hui où la tendance fondamentale est le relativisme culturel. C’est-à-dire, il n’y a pas de vérités universelles, il n’y a que des productions culturelles particulières, etc. Alors moi je maintiens l’idée que toute vérité est produite dans une situation particulière, ça c’est absolument vrai, mais comme elle est générique, elle retient le moins possible de la particularité, et elle crée quelque chose qui est universel, précisément parce que ça n’est pas réductible à la particularité de la situation.

Autrement dit, on reconnaîtra à la fois qu’il y a une diversité complète des cultures, mais que dans chaque culture, il y a la possibilité de la production de quelque chose de générique, et ce quelque chose de générique va être appropriable par l’humanité tout entière, précisément parce que ce n’est pas réductible à la culture particulière, bien que cela soit produit dans la culture particulière.

Donc, tout ça va donner toute une série de concepts dérivés, de notions dérivées qui concernent tous ces rapports et toutes ces relations.

Voilà le tableau que je voulais vous proposer à titre introductif concernant mes entreprises philosophiques.