Alain BADIOU
Séminaire
Introduction
à L’Être et l’événement et à Logiques des mondes
Université
technique nationale d’Athènes, 30 janvier 2008
Transcription
réalisée par R. Lopinska de la vidéo
disponible à l’adresse suivante
Je dois expliquer
ma philosophie en une heure, c’est assez difficile, peut être plus difficile
que de la créer. Je vais essayer quand même de vous proposer quelques
explications.
Dans ce qui est le premier livre
de systématique concernant ma philosophie, c’est-à-dire L’Être et
l’événement paru
il y a 20 ans (en 1988), je crois qu’on peut dire qu’il y a quatre idées
fondamentales.
1ère idée :
L’être-en-tant-qu’être est composé de multiples.
Le correspondant négatif de cette
thèse, c’est que l’être n’est pas Un. L’être est pure multiplicité, composition
multiple. Il n’est pas réductible à l’Un. Et c’est le geste par lequel
évidemment on se sépare de la théologie. On peut dire que Dieu est le nom d’une
relation entre l’être et l’Un. Et si on dit l’être est pure multiplicité, on le
sépare de l’Un. Je reviendrai sur cette idée, mais il y a un aspect
important : quand on dit multiplicité, on pense aussi des multiplicités
infinies.
C’est la raison pour laquelle ma
philosophie vient nécessairement après le mathématicien Kantor, parce que
Kantor est le premier à avoir proposé une pensée complète de ce que c’est
qu’une multiplicité infinie, multiplicité infinie actuelle, multiplicité
réellement infinie. Après Kantor nous pouvons rationnellement penser ce que
c’est qu’une multiplicité infinie, et nous pouvons dire, quand nous disons
l’être est multiplicité, que nous disons aussi que l’être-en-tant-qu’être
contient l’infini, qu’en un certain sens, l’être est capable d’être infini.
Et donc cette fois, la dimension
négative c’est de séparer l’infini de l’Un, c’est de rompre le lien fondamental
en métaphysique classique entre infini et l’Un, puisqu’on peut dire cette fois
que Dieu est le nom d’une relation entre l’Un et l’infini.
Donc cette première idée,
positivement, dit l’être est multiplicité, l’être est capable d’infinité.
On peut penser l’être est
l’infini sans Dieu, c’est-à-dire sans l’Un. De ce point de vue là, la
proposition philosophique qui est la mienne est une proposition qui n’est pas
dans l’espace de ce que Heidegger appelle l’onto-théologie, c’est-à-dire
justement la subordination de la pensée de l’être à la pensée de l’Un, ou la
subordination de la pensée de l’être à la pensée du Suprême Étant.
Dire l’être est multiplicité
pure, l’être est capable d’infinité, tout cela en dehors de sa relation à l’Un,
installe une philosophie qui en ce sens n’est pas une métaphysique. Si la
métaphysique dans toute son histoire, comme Heidegger le dit, en particulier
dans des textes qui font partie de son livre sur Nietzsche - il est très clair
là-dessus - la métaphysique, c’est la subordination de la pensée de l’être à la
pensée de l’Un. Dans le langage de
Heidegger, c’est l’arraisonnement de l’être par l’Un.
Et donc cette première idée tente
une ontologie non métaphysique – une théorie de l’être pur, de
l’être-en-tant-qu’être, qui ne soit pas une onto-théologie, et qui finalement
ne soit pas une métaphysique.
Un aspect important de cette
première idée, c’est que l’être est séparé de l’Un, à la fois, si je puis dire,
par en haut et par en bas. Par en haut, parce qu’il n’y a pas d’unité qui
rassemble la totalité de l’être, et il n’y a pas de totalité à proprement
parler. L’être ne fait pas Un. Et il n’y a pas non plus d’unité transcendante
qui garantit l’être. Mais l’être n’est pas non plus composé d’unités
irréductibles. Donc, ma vision n’est pas non plus une vision atomique, au sens
du matérialisme de Démocrite ou de Lucrèce. Vous n’avez pas un grand Un, mais
vous n’avez pas non plus de petit Un, qui composerait la multiplicité….Donc on
peut dire, ni Dieu, ni atomes.
Alors la question c’est : si le
multiple n’est pas composé avec de l’Un, avec quoi est-il composé ?
Voilà une question immédiate,
parce que quand on dit, vous séparez le multiple de l’Un, on peut dire les
multiples ne forment pas une unité. Il n’y a pas l’Un transcendant divin qui
garantit tout ça. Mais le multiple est composé avec quoi ?
Alors la réponse c’est
que le multiple est lui-même toujours composé de multiples, c’est-à-dire
les éléments d’une multiplicité sont des multiplicités.
Et alors on dira : mais ça
ne s’arrête jamais ! La réponse est : quand ça s’arrête, c’est que
c’est vide. Ça ne s’arrête pas sur l’Un, mais sur le Vide. Autrement dit, il
n’y a pas d’unité constitutive des multiplicités, les multiples sont faits avec
des multiples jusqu’au moment où il n’y a plus rien, où on est dans le multiple
de rien. Par conséquent, on peut aussi bien dire que l’être est multiplicité
pure, ou dire aussi que l’être est vide, selon qu’on considère la composition
de l’être ou son fondement insaisissable.
Il en résulte que la théorie de
l’être, l’ontologie, va être une théorie du multiple, une théorie de l’infini
et une théorie du Vide.
Les trois composantes
essentielles de la théorie de l’être seront le Vide, le Multiple, et
l’Infini.
Et c’est la raison pour laquelle
j’essaie de prouver que l’ontologie finalement n’est rien d’autre que la
mathématique. Et que la mathématique est très précisément la science de
l’être-en-tant-qu’être, en tant que la mathématique, dans son essence, c’est
justement théorie du Vide ou du Zéro, de la multiplicité ou des structures, et
de l’infini, comme on le sait, infini différentiel ou infini actuel. Donc,
voilà pour la première idée. Elle demande beaucoup d’arguments et de travail,
mais je crois vous avoir dit à peu près clairement sa forme générale.
La 2e idée
fondamentale, c’est que « il y a des vérités »
Je vous la donne sous sa forme la
plus simple : « il y a des vérités », et la 2ème partie de
l’idée : « il y a des vérités, et ces vérités ne sont pas
déductibles de la structure de l’être lui-même ».
On constate qu’il y a des
vérités, la pensée peut constater qu’il y a des vérités, mais elle constatera
aussi en même temps qu’on ne peut pas tirer l’existence effective des vérités
de la simple considération de l’être-en-tant-qu’être.
L’être-en-tant-qu’être est
composé de multiplicités, et ces multiplicités, si on les considère en
elles-mêmes, ne sont pas productrices de vérité. Les vérités, y compris les vérités
concernant l’être, vous ne pouvez pas les tirer, les faire venir, les faire
arriver à partir de l’être lui-même.
En réalité, les multiplicités
sont à cet égard indifférentes, elles sont indifférentes à la question du vrai
et du faux. Et du reste, le vrai est composé de multiplicités, comme toute
chose, mais le faux est lui aussi composé de multiplicités, comme toute chose.
Je vous signale en passant que c’est une question, la question de l’être du
faux. Comment se fait-il que le faux ait un être ? C’est une question qui
a beaucoup tourmenté Platon, et en particulier, le dialogue Le Sophiste est consacré entièrement à cette
question : comment se fait-il que le faux ait un certain être ?
Je reprends cette idée. En
vérité, l’être lui-même n’est garant ni du vrai ni du faux. L’être lui-même,
c’est la composition multiple des choses, et elle compose aussi bien les
vérités que les mensonges, les erreurs ou les faussetés. De la même manière
d’ailleurs que le bien, s’il existe, est une multiplicité, et que le mal, s’il
existe, est aussi une multiplicité.
Donc l’être, pour reprendre
l’expression de Nietzsche, est certainement au-delà du bien et du mal, mais il
est aussi au-delà du vrai et du faux. Il compose le vrai comme le faux, il
compose le bien comme le mal. Et c’est en ce sens que les vérités ne
proviennent pas directement de la structure de l’être lui-même. L’être lui-même
est indifférent à la question des vérités. Et même la vérité de l’être, à
savoir les mathématiques, ne sont pas un effet de l’être lui-même, comme on le
sait. La mathématique n’est pas donnée dans l’expérience de l’être. Elle est une
création complexe, historique et singulière, qui s’est développée sous
certaines conditions.
Donc voilà la 2e idée,
et il y a donc des vérités qui ne sont pas déductibles de la structure de
l’être.
Alors, d’où vient le « il y
a des vérités » ? Qu’est-ce qui nous garantit qu’en effet il y a des
vérités ?
Et bien c’est, au choix, une
constatation ou un axiome, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de démonstration du
fait qu’il y a des vérités.
S’il y avait une démonstration du
fait qu’il y a des vérités, il y aurait une vérité de la vérité. Et ça c’est un
point important…. Parce que le « il y a des vérités » doit être distingué
du fait de l’énoncé « il y a LA Vérité ». Il n’y a pas LA Vérité,
sinon on retournerait vers l’ontologie de l’Un. Il y aurait la Vérité Une ;
en fait, un autre nom de Dieu. S’il n’y a pas de retour à l’Un, on ne peut pas
dire il y a LA Vérité. Les vérités composent un multiple comme toute chose.
Mais dire « il y a LES
vérités, c’est comme s’il y avait un total. Mais il n’y a pas de total des vérités,
sinon ça serait LA Vérité, ce serait le multiple qu’on appellerait la Vérité.
C’est un peu l’idée de Hegel, ça. Parce que pour Hegel, il y a un développement
immanent de l’être qui est producteur de vérité, et finalement il y a un savoir
absolu, c’est-à-dire quelque chose qui est la récollection complète de toutes
les vérités.
Donc je dis : l’énoncé
précis, c’est : il y a DES vérités. Ce n’est ni « il y a LA
Vérité » ni « il y a LES vérités », c’est il y a DES vérités. Et
en fin de compte, ça se présente comme un axiome ou comme une constatation.
Il y a peut être une
argumentation négative, qui a été souvent proposée dans l’histoire de la
philosophie, c’est-à-dire quelles sont les conséquences de la thèse
« il n’y a pas de vérités du tout » ? C’est-à-dire la thèse
sceptique ?
On a souvent tenté de démontrer
que les conséquences de la thèse « il n’y a pas de vérité du tout »
sont des conséquences contradictoires. Mais le fait que ce soit des conséquences
contradictoires ne fournit pas encore une vraie démonstration, puisque le
sceptique dira : « Eh oui, il y a une contradiction, mais c’est
simplement que je ne soutiens pas que ma thèse est vraie ». Evidemment, le sceptique ne va
pas soutenir que sa thèse est vraie, il serait immédiatement en contradiction. Et c’est ce qu’on essaie de lui faire
dire. Il dit « J’affirme qu’il n’y a pas de vérité. C’est un
énoncé. Je n’affirme pas : il est vrai qu’il n’y a pas de
vérité. »
Et donc je ne crois pas que
l’argumentation négative soit probante. Cependant, il reste vrai que la thèse
« il n’y a pas de vérité du tout » est une thèse dont les
conséquences pratiques sont particulièrement destructrices. Et on peut
soupçonner qu’il n’y a pas de sceptique absolu, c’est-à-dire qu’en réalité,
personne ne vit vraiment sous l’idée qu’il n’y a pas de vérité du tout. En
particulier, on le sait bien, tout sujet se demande si ce qu’on lui dit est
vrai ou non. Il est impossible d’échapper à cette question. Et peut-on vivre, -
je ne dis pas penser, ce n’est pas un argument, ou ce n’est pas une
démonstration, c’est un examen pratique – peut-on réellement vivre ou engager
une action quelconque, ou exister tout simplement, de façon rigoureuse, avec la
conception qu’il n’y a pas de vérité du tout ? Ce n’est pas sûr, ce n’est
pas sûr existentiellement, je ne dis pas théoriquement, ou de façon
démonstrative.
Mais en fin de compte, c’est
pourquoi la thèse « il y a des vérités » se présente comme un axiome. Et il est
clair que s’il y a des vérités, en tous cas ça c’est sûr, on ne peut pas les
déduire, on ne peut pas les considérer comme un effet mécanique de l’être, et
donc il faut pour qu’il y ait des vérités, quelque chose qui ne soit pas
absolument réductible à l’être.
C’est là qu’on est dans
l’impasse. D’un côté il y a l’être composé de multiplicités, à l’autre
extrémité, si je puis dire, il y a des vérités. Les vérités, vous ne pouvez pas
les tirer de l’être, et donc il semble qu’entre les multiplicités indifférentes
et les vérités, il y ait comme un abîme.
Et c’est ce qui va commander les
idées 3 et 4.
3ème idée, la source d’une vérité,
l’origine d’une vérité ne se situe pas dans ce qui est, mais dans ce qui arrive [l’événement].
Donc l’origine d’une vérité, ce
n’est pas une multiplicité qui est, c’est ce que je propose de nommer un
événement. L’être et l’événement. Par conséquent la 3e idée c’est :
la source d’une
vérité se trouve dans l’événement
et non pas dans la structure de l’être. Finalement, une vérité n’est pas quelque
chose qui est dans son origine, mais quelque chose qui arrive, quelque chose
qui arrive à l’être, et non pas quelque chose qui vient de l’être, quelque
chose qui lui arrive.
Donc, il va falloir développer
une théorie de l’événement. Il va falloir montrer qu’une théorie de l’événement
est possible, qui ne réduit pas cet événement à la structure de l’être, mais en
fait dans l’être et l’événement. Je vous dirai tout à l’heure que j’ai un peu
changé d’avis là-dessus dans Logique des mondes. L’événement est une sorte… - et là je
suis dans un langage proche de celui de Derrida - l’événement est comme un
supplément, un transêtre. Il y a quelque chose qui est au bord de l’être, qui
est un supplément à l’être, qui arrive à l’être en tant que supplément.
Evidemment la théorie de
l’événement est une théorie complexe, mais l’idée générale est celle-là :
l’événement arrive à l’être en tant qu’il en est un supplément.
Et donc les vérités existent.
Toutes les vérités qui existent existent, parce qu’elles déplient, déploient,
parce qu’elles organisent les conséquences d’un événement.
Il faut bien comprendre que
l’événement, c’est cette forme d’existence telle que son apparaître et son
disparaître sont la même chose. L’événement, c’est un pur éclair, un pur écart.
C’est quelque chose qui n’a pas d’être, précisément parce qu’il disparaît au
moment même où il apparaît. Donc l’événement, c’est ce point particulier où
vous ne pouvez plus distinguer entre être et néant, en réalité. C’est-à-dire
entre le fait que c’est et le fait que ça n’est pas, ou que ça n’est plus.
Donc, on peut aussi bien dire qu’un événement est une apparition, que dire que
l’événement c’est une disparition.
Plus précisément, il faut dire un
événement, c’est le moment où apparaître et disparaître ne sont pas séparables.
Mais ça arrive à une
multiplicité, ça. L’événement est toujours situé. Ça, c’est très important. Ce
n’est pas un événement général, qui serait dans l’atmosphère. Tout événement
est relatif à une multiplicité déterminée. L’événement arrive à l’être,
c’est-à-dire à une multiplicité. J’appelle cette multiplicité un site
événementiel. Une multiplicité à laquelle arrive un événement, c’est un site
événementiel, c’est-à-dire le lieu de l’événement.
Et naturellement, l’événement
lui-même disparaît, mais il va laisser dans le multiple une trace. Il va y
avoir une trace. Et il est plus juste de dire que l’origine d’une vérité, c’est
la trace d’un événement, que de dire que l’origine d’une vérité c’est
l’événement lui-même, puisque l’événement lui-même, c’est une disparition.
Donc, il faut plutôt voir ça comme un éclair qui frappe, l’éclair lui-même a
disparu, mais il y a une brûlure. Il y a dans le monde une brûlure. Et cette
brûlure est un supplément. Elle n’était pas là. Et maintenant elle est là. Et
donc vous avez une trace.
Et une vérité, c‘est au fond
l’ensemble des conséquences multiples de cette trace. Donc ça c’est la 3ème
idée : on peut expliquer qu’il y a des vérités, non pas à partir directement
de l’être, mais à partir de la trace dans l’être, c’est-à-dire dans un
multiple, toujours, de ce qui lui est arrivé dans la forme d’un événement.
Et la 4e idée, c’est la dernière, c’est
que, puisqu’une vérité se construit dans un multiple à partir d’une trace, une
vérité est un processus.
Et ça c’est très important. Pour moi,
une vérité ce n’est pas un jugement.
Nous ne sommes pas dans la
théorie classique de la vérité comme jugement qui correspond au réel,
proposition qui est adéquate au réel. Nous ne sommes pas dans une théorie de la
vérité comme adéquation, adéquation de la pensée du réel, etc. Nous sommes dans
l’idée de la vérité comme processus, qui développe, qui construit les conséquences
d’une trace d’un événement.
Peut-être l’exemple le plus
simple - pour en donner un de temps en temps quand même - l’exemple le plus
simple est l’exemple de la vérité amoureuse - que tout le monde connaît au
moins, plus ou moins. Alors là on dira, l’éclair c’est une rencontre,
c'est-à-dire quelque chose d’absolument contingent, et non calculable, non
prévisible. C’est-à-dire, l’origine absolue, c’est que vous rencontrez
quelqu’un, et il y a une trace quelque part. S’il n’y avait pas de trace, il
n’y aurait pas de rencontre, un oubli, il n’y aurait aucune marque, il n’y
aurait rien. Ce serait effacé. Et l’amour, proprement dit, c’est évidemment le
processus des conséquences de la trace, c’est-à-dire ce qui va se déplier, se
déployer à partir de cette trace. Et donc il est clair que - pour autant qu’il
y ait une vérité amoureuse - elle est vérité de ce que c’est que le Deux, le
Deux au-delà de l’Un. Donc, s’il y a quelque chose comme une vérité amoureuse,
c'est-à-dire une vérité sur le Deux, une vérité singulière sur le Deux, chaque
amour est une vérité supplémentaire sur le Deux, une exploration supplémentaire
du Deux, ou si vous voulez, tout amour est une vérité et le processus d’une
vérité sur la différence, qui est peut-être même la seule vraie pensée de la
différence.
C’est le poète portugais Pessoa
qui a dit « l’amour est une pensée ».
Je crois que c’est profondément
vrai ça, en comprenant qu’une pensée, c’est toujours une expérience. Et l’amour
est une pensée. S’il est une pensée, il est en réalité une pensée de la
différence, c'est-à-dire la production d’une vérité sur la différence. Alors
vous voyez bien que ce qu’on va appeler amour, un amour, c’est le processus de
construction d’une vérité singulière sur la différence. Je ne dis pas la
différence des sexes, parce qu’il peut y avoir un amour homosexué. Donc, c’est
une pensée sur le Deux, sur la différence en tant que telle, si je puis dire,
elle peut être aussi la différence des sexes, elle peut être aussi la
différence des âges, la différence des personnalités, la différence des
cultures, la différence de tout ce que vous voulez… Elle est l’expérience de la
différence. Et ça va être la construction d’une pensée de cette différence,
d’une vérité de cette différence à partir évidemment de la trace de
l’événement, à la fois apparu et disparu, et finalement insaisissable qu’est la
rencontre. Parce que, finalement, ce n’est que rétrospectivement qu’on pourra
dire qu’il y a eu rencontre. C’est toujours pareil, puisque l’événement a
disparu. C’est évidemment de l’intérieur de l’amour que vous allez dire qu’il y
a eu rencontre. Donc la trace, elle-même, est reconstituée à tout moment par le
processus. Et c’est ça qui est la construction d’une vérité.
Donc sur cet exemple très simple,
et très abstrait en même temps, on voit qu’il y a le processus d’une vérité.
Une vérité est un processus, originé dans la trace d’un événement et qui
construit par étapes une vérité nouvelle.
Et alors la 4e idée
fondamentale, c’est la suivante : c’est que le processus d’une vérité
constitue un sujet ; le processus, qui organise la vérité, est aussi et en
même temps, la constitution d’un sujet.
Donc, « sujet » ici est
toujours le sujet du processus d’une vérité. Et donc, il y a autant de sujets
que de processus. Donc, on pourra dire, la thèse « il y a des
sujets », est au fond une thèse dépendante de la thèse « il y a des
vérités ». Pour autant qu’il y a des vérités, il y a des sujets.
ooo
Donc, finalement, les 4 idées
fondamentales de L’Etre et l’Evénement, je les reprends :
1)
L’être
est pure multiplicité
Il est déployé à travers les
concepts de Vide, de Multiplicité, et d’Infini. Et en définitive, la pensée
pure de l’être c’est la mathématique.
2)
Il
y a des vérités
Il n’y a pas une vérité, ni les
vérités, c’est-à-dire il y a ni un, ni tout, il y a des vérités qui ne sont pas
déductibles de la structure de l’être.
3)
La
source d’une vérité est la trace d’un événement
L’origine d’une vérité est la
trace d’un événement.
4)
le
processus d’une vérité constitue un sujet.
Donc on peut dire que tout
s’organise autour de 4 concepts : multiple (ou être, c’est pareil),
vérité, événement et sujet. Et l’ordre de l’être et l’événement est celui
de l’enchaînement de ces concepts, pas tout à fait dans cet ordre d’ailleurs,
parce qu’on aura plutôt : être, événement, sujet, vérité.
C’est-à-dire :
·
le
multiple
·
la
rupture événementielle
·
l’origine
du processus de vérité
·
et le
résultat, c’est-à-dire la vérité en tant que produite
ooo
Alors, ça c’était la présentation
absolument générale de cette construction. Je voudrais maintenant la situer un
peu, à la fois dans le contexte de l’époque, ma propre histoire intellectuelle,
et au passage, donner quelques exemples.
En ce qui concerne la
théorie de la multiplicité :
Je vous l’ai dit, il y a là un
rôle fondamental des mathématiques.
Alors là je voudrais insister sur
un point, les mathématiques pour moi ne sont pas du tout un objet de la
philosophie. Je ne suis pas du tout un philosophe des mathématiques. Je ne suis
pas un épistémologue. D’ailleurs, je déteste l’épistémologie, précisément parce
qu’elle ramène les mathématiques à un simple objet d’étude pour la philosophie,
comme s’il pouvait y avoir une philosophie des mathématiques. Il n’y a pas de
philosophie des mathématiques. Les mathématiques, elles sont une condition de
la philosophie elle-même, pour commencer. Je vous ai donné un exemple tout à
l’heure : il est impossible de comprendre vraiment le multiple sans Un,
c’est-à-dire le multiple sans l’Un, si on n’a pas la ressource de la théorie
des ensembles, c’est-à-dire la mathématique après Kantor. De même, on ne
comprend pas réellement ce qu’est une multiplicité infinie sans cette théorie.
Donc là, le lien entre multiple, le vide et l’infini, on ne le comprend
vraiment qu’à travers l’expérience mathématique moderne.
De ce point de vue-là, à certains
égards, c’est la mathématique moderne qui a mis fin à la théologie, plutôt que
la philosophie. D’ailleurs, Kantor le savait, et il était très tourmenté par
ça, et il a même écrit au pape pour lui demander si sa théorie des
multiplicités n’était pas sacrilège. Et il était très tourmenté, et il a essayé
d’expliquer que peut-être quand même sa théorie de l’infini réel, actuel, la
théorie de la multiplicité comme telle, était peut-être quand même encore
compatible avec la doctrine de l’Eglise qui, au fond, gardait l’Un dans un
coin. Et il y a un cardinal qui lui a répondu, avec l’habileté des cardinaux,
que tout ça c’était des mathématiques et que ça ne touchait à rien. En gros,
c’est ça qu’il a dit. Soyez tranquille, ce n’est pas grave. C’est tout à fait
abstrait. Notre-Seigneur n’en pensera pas de mal.
Mais vous voyez pourquoi les mathématiques
c’est d’abord une condition, c’est-à-dire, il y a des gestes de la pensée qui
sont rendus possibles par l’histoire des mathématiques. Et là, c’est évidemment
autour, en particulier, du rapport entre l’Un et l’infini que ça se joue. On
peut dire qu’après Kantor les mathématiques procèdent à une séparation entre
l’infini et l’Un, et rendent possible la multiplicité de l’infini lui-même. Car
dans la doctrine de Kantor il y a plusieurs infinis, et il y a même une
infinité d’infinis différents.
Donc, ça c’est un point. C’est
lié à un élément personnel qui est que j’ai toujours senti qu’il y avait un
rapport entre les mathématiques et la philosophie tout à fait particulier.
Rapport très classique après tout, parce que pour des gens comme Platon, comme
Descartes, comme Husserl, puis après tout, au-delà aussi bien, comme Quine et
quelques autres, le lien entre la mathématique et la philosophie est un lien
organique. Ce ne sont pas des épistémologues, ce sont des gens pour qui la
mathématique dit quelque chose d’essentiel qui doit être repris par la
philosophie.
Donc, cette expérience des
mathématiques premières a joué un rôle. Et pour moi il est très important de
considérer que la vision des mathématiques comme ontologie est enracinée dans
l’expérience mathématique elle-même. C’est un premier commentaire que je
voulais faire et peut-être est-ce un geste important de retour à la pensée
classique, dans des conditions nouvelles - puisque la mathématique a changé -
que de renouer ce rapport essentiel entre la philosophie et les mathématiques.
Encore une fois dans une relation qui n’est pas épistémologique, qui est plus
profonde finalement, qui est ontologique, assurer que la théorie mathématique
des multiples est l’expérience fondamentale de l’être nu, de l’être pur.
Entre parenthèses, cela explique
pourquoi la mathématique s’applique partout. Ce qui était un mystère jusqu’à
moi, un mystère, parce que même de grands savants, Einstein, Gauss, Leibniz,…
se demandaient comment ça se fait que les mathématiques s’appliquent au réel.
Ces mathématiques qui paraissent une espèce de jeu, construction abstraite,
construction formelle, comment ça se fait que finalement, à la fin des fins, ça
devient des machines ? Notre univers technique est un univers saturé de
mathématiques. Nous l’oublions tellement nous sommes dans la technique,
n’est-ce pas ? Il ne faut pas oublier que le codage de n’importe quoi
aujourd'hui ce sont des opérations algorithmiques extrêmement compliquées, et
qu’il faut une mathématique extrêmement solide pour soutenir même notre univers
matériel, et pour ne rien dire de notre univers immatériel. Maintenant quand
nous voyons une image, nous voyons des 0 et des 1, nous voyons des chiffres,
composition intrinsèquement mathématique. La proposition que je fais est très
simple, la mathématique s’applique à n’importe quel réel supposé, parce qu’elle
est théorie de la multiplicité pure, et que tout chose est multiple.
Donc, c’est une solution simple,
mais encore faut-il l’appareillage, à la fois mathématique et philosophique,
pour la rendre solide. Donc, ça c’était un commentaire sur la 1e
idée.
Commentaire sur la 2e
idée : il y a des vérités
C’est chez moi la conviction
qu’il y a des vérités, axiome - un axiome vient toujours de quelque part - qui
est évidemment lié à l’expérience scientifique, mais peut être davantage, même
si cela vous surprend, à l’expérience artistique, à cette espèce de conviction
absolue qu’on peut avoir dans la relation à l’œuvre d’art, que ce qu’il y a là
est quelque chose qui va absolument rester, quelque chose qui est au-delà de sa
propre production historique. Et c’est une impression que j’ai eue extrêmement
forte, pour la première fois peut-être dans ma vie quand j’étais jeune - je
vous la raconte parce qu’elle est grecque après tout - en lisant les tragédies
d’Eschyle. Parce que je me suis dit la chose suivante : nous ne devrions
rien comprendre à tout ça normalement, nous ne devrions rien comprendre. Cet
univers nous est devenu totalement étranger. Ces dieux, ces malédictions, ces histoires
de famille, ces rois, cette guerre de Troie, ces prophéties, Cassandre, tout
ça, ça devrait nous être indifférent, et cela me faisait l’effet contraire,
cela me faisait au contraire l’effet d’une violence, d’une force subjective
extraordinaires. Et cette contradiction a, je crois, enraciné en moi l’idée
qu’il y a réellement des processus qui ne sont absolument pas réductibles à
leur multiplicité historique. Et
bien sûr en un certain sens, une tragédie d’Eschyle, c’est entièrement le monde
grec de l’époque, tout ce qu’ils racontaient, etc. En plus, c’est non seulement
le monde grec de l’époque, mais c’est le monde grec de l’époque imaginant un
monde grec encore plus ancien. Tout, la langue est celle de l’époque, les dieux
sont ceux de l’époque, les problèmes politiques, tout ça ce sont des problèmes
de l’époque, et donc c’est entièrement le monde de l’époque. Et cependant, bien
que composé, multiplement, comme un multiple de l’époque, c’est quelque chose
dont la puissance est immédiate sur nous.
Je fais une parenthèse. Vous
savez que Marx lui-même pose ce problème dans sa préface à la Critique de
l’économie politique.
Il écrit : comment ça se fait que la mythologie grecque, les œuvres
grecques, ça nous touche encore ? Après tout, à l’époque de l’électricité,
Zeus avec sa foudre, il n’est pas terrible. A l’époque où nous avons le chemin
de fer, et tout ça, comment ça se fait que ça nous touche encore ? Et il
répond, lui, par une réponse que j’ai toujours trouvée faible, il répond :
c’est parce que c’est comme notre enfance, c’est l’enfance de l’humanité. Ça
nous touche comme notre enfance. Et je n’ai jamais été content de cette réponse
de Marx. Je trouvais que là il donnait vraiment dans un petit imaginaire, quand
même. Je ne crois pas du tout que la tragédie d’Eschyle me touche, parce que
c’est l’enfance de l’humanité. Et donc ma conviction ça a été qu’il fallait
pouvoir penser réellement que quelque chose pouvait être d’un côté, du point de
vue de son être, complètement d’une époque, par sa langue, etc., et cependant,
d’un autre point de vue, être au-delà de l’époque.
Evidemment, vous retrouvez là ma
conviction sur les vérités : d’un côté, les vérités sont un processus dans
une multiplicité, et d’un autre côté, elles ne sont justement pas réductibles à
cette multiplicité historique, puisqu’elles sont une production qui vient de ce
qui lui est arrivé et non pas de ce qu’elle est. Donc la balance entre
événement et être est précisément ce qui fait que la tragédie d’Eschyle touche
en tant que ce qui peut arriver à l’être, et non pas seulement en tant que
c’est quelque chose qui est.
Voilà, alors je voulais dire ça
pour indiquer que la 2e idée, dans son histoire, dans son origine,
pour moi, renvoie originellement à l’expérience artistique, alors que la première
renvoie de toute évidence à l’expérience mathématique.
Commentaire sur la 3e
idée, à
savoir que l’origine d’une vérité est dans un événement
En ce qui concerne maintenant la
3e idée, à savoir que l’origine d’une vérité est dans un événement,
là, je crois, que c’est au contraire l’expérience politique qui a été déterminante,
parce que j’ai expérimenté personnellement, à partir de mai 68 en fait, qu’il
pouvait arriver quelque chose qui transforme entièrement l’existence,
collective et individuelle, et quelque chose en un certain sens d’inexplicable.
Parce que vous avez beau examiner la situation en France en 68, vous n’en
tirerez jamais mai 68. C’est absolument impossible. Le pays était tranquille,
la situation était calme, elle était même excellente, il y avait le plein
emploi pour tout le monde, il y avait une croissance très importante, il y
avait un gouvernement stable, il y avait une politique extérieure un peu
indépendante. Tout était formidable. C’est vraiment un éclair dans le ciel
bleu. C’est une frappe événementielle pure. C’est pour ça que c’est un exemple
si important.
Vous savez aussi qu’on a eu beau
essayer d’expliquer la Révolution française. Quand j’étais jeune, il y avait
des marxistes qui me faisaient cours sur la Révolution française et ils
expliquaient que la Révolution française ça venait de la hausse du prix du blé.
Je ne les ai jamais crus. Je ne dis pas que la hausse du prix du blé
n’intervenait pas. Naturellement, elle était dans la situation. Ça ne m’a pas
convaincu. Je pense que là aussi Il faut accepter de dire qu’on ne peut pas
renvoyer l’événement à l’être pur. Bon d’accord, il y a le prix du blé ;
d’accord, une partie de la jeunesse en 68 trouvait que la société était un peu
oppressive, tout ce que vous voulez, mais en vérité, il y aurait beaucoup plus
de raisons aujourd’hui de se révolter qu’en 68. Or, c’est en 68 qu’on se
révoltait. Pas beaucoup aujourd’hui, alors qu’il y a beaucoup plus de raisons
dans la situation.
Ça, c’était donc une expérience
personnelle. Je ne m’attendais pas du tout à ça. J’étais un militant politique,
bien sûr, mais je ne m’attendais pas du tout à ça. Je pensais qu’on en avait
encore pour des années, des années, et des années à ramer dans une situation
excellente, pour faire croire à quelques gens qu’elle n’était pas bonne. Mais
quelque chose, un enchaînement d’événements a frappé la situation, et j’ai vu
que là on apprenait alors, on construisait vraiment une nouvelle vérité sur
cette situation, qui justement, vue à partir de l’événement, n’était pas du
tout une bonne situation, mais une situation que nous voulions changer
complètement, que nous voulions transformer entièrement. Et donc, c’est dans
l’expérience politique que s’est enracinée petit à petit ma conviction que la
source d’une vérité est un événement, et qu’elle ne se déduit pas de la
structure objective. Et alors c’était évidemment quelque chose qui bouleversait
ma culture marxiste, ma culture matérialiste marxiste, qui a toujours tendance
à expliquer, après coup d’ailleurs, ce qui se passe par les structures
objectives. Et je me suis dit : premièrement, il faut accepter l’idée
qu’il y a des structures objectives, d’accord, toute chose est une multiplicité
historique, c’est vrai ; mais d’un autre côté, il faut aussi accepter que la
nouveauté ne soit pas déductible de l’ancien. L’ancien n’est pas ce qui produit
purement et simplement le nouveau.
C’est un peu plus compliqué. Donc ça c’était la 3e idée.
Enfin la 4e
idée, soit
que le processus d’une vérité constitue un sujet
Je dirai qu’elle est venue comme
je vous l’ai raconté tout à l’heure, plutôt de l’expérience amoureuse.
Effectivement, ça a été l’expérience personnelle de cela. C’est celle qui m’a
fait comprendre ce que c’était que la constitution d’un sujet. Parce qu’en
vérité, dans l’amour lui-même, ce qu’on expérimente, c’est que c’est une vérité
sur ce que c’est qu’être Deux. Donc, ce qui surgit là c’est autre chose que 2
fois 1. C’est ni 2 fois 1, ni 1. Ce n’est pas une fusion des 2 amants, et ce
n’est pas non plus la maintenance pure et simple de la séparation. C’est donc
réellement la constitution d’une nouvelle expérience, cette expérience qui va
être précisément l’expérience du Deux lui-même. Et donc c’est quelque chose qui
est entre Un et Deux, et c’est cet entre Un et Deux qui a un nouveau sujet. On
ne sait pas très bien comment l’appeler. On peut l’appeler un couple, quelque
chose comme ça. Un couple, c’est précisément ni Un, ni exactement un Deux. Il y
a une médiation entre Un et Deux. C’est le Un qui s’ouvre au Deux. Et le Un en
train de s’ouvrir au Deux, et bien c’est ça le sujet de l’amour. Ce n’est pas
les individus. Vous avez beau additionner deux individus, vous n’allez pas
trouver l’expérience de l’amour. Dans l’amour, c’est le Un en train de s’ouvrir
au Deux. Et ça je l’ai expérimenté, non sans douleur, parce que l’Un n’a pas
envie de s’ouvrir au Deux, en réalité. Ça lui arrive. Ça lui arrive ! Et
ça aussi renforçait l’idée que ce qui compte dans la vie c’est ça, même si
c’est difficile.
Alors voyez, ça m’a conduit à la
proposition suivante : finalement, en tous cas, il y a quatre types de
vérité. Il y a les vérités scientifiques, c’est sûr, dont philosophiquement les
mathématiques peuvent être paradigme, mais je reconnais qu’il y a d’autres
vérités scientifiques, bien entendu ; il y a les vérités artistiques ou
esthétiques, appelez-les comme vous voulez ; il y a les vérités politiques
et il y a les vérités amoureuses. Et la vie, c’est ça. La vie intéressante. Le
reste, c’est la survie. Voilà. Gagner de l’argent, il faut survivre. Nous
sommes des animaux. Nous sommes aussi des animaux. Alors ça ça va
commander la vision générale que j’ai, c’est-à-dire d’un côté nous sommes des
animaux multiples, donc il faut donc survivre, il faut lutter pour la survie,
etc., etc. D’un autre côté, nous
sommes capables de nous incorporer au processus d’une vérité, c’est-à-dire nous
incorporer à un sujet, finalement. C’est-à-dire nous sommes capables d’entrer
dans les conséquences d’un événement ; nous sommes capables d’amour ;
nous sommes capables d’art ; nous sommes capables de politique ; nous
sommes capables de science. Et quand je dis capables, ce n’est pas simplement
dans l’ordre immédiat de la création. Nous sommes capables de recevoir aussi
tout ça. Nous sommes capables d’être dans l’expérience de l’art, de l’amour, de
la politique et de la science. Et ça ça n’est pas réductible à notre animalité.
Ça, vous n’arriverez jamais à le déduire des intérêts immédiats, qui sont ceux
de l’individu. D’ailleurs, on n’est pas forcé à tout ça. On peut être saisi par
l’événement, mais il n’y a pas de contrainte qui vient de l’être. De
l’événement, oui ! De l’être non ! Une rencontre, c’est une
rencontre, une révolution, c’est une révolution, et ainsi de suite… Une création
c’est une création. Il n’y a pas de contrainte, mais nous en sommes capables.
Et donc l’être humain on pourrait le définir comme un individu capable de
devenir sujet, ou capable de faire partie d’un sujet ou de s’incorporer à un
sujet. Je reviendrai tout à l’heure brièvement là-dessus.
Donc, ça conduisait tout cet
édifice philosophique, comme toujours - parce que la philosophie sinon ce n’est
pas intéressant du tout - ça conduisait à une vision de la vie. La conclusion
de mon dernier livre, Logiques des mondes, s’appelle « Qu’est-ce
vivre » ?
Alors je pense que la réponse à « qu’est-ce que vivre ? », c’est
la vie lorsqu’elle est intense, la vie humaine intense, c’est toujours
lorsqu’elle se laisse traverser par cette capacité, c’est-à-dire lorsqu’elle se
laisse traverser par la capacité aux vérités, la capacité d’être soi-même dans
l’expérience du processus de vérité.
Donc la vie intense, c’est la vie
politique, c’est-à-dire la vie de l’action collective réfléchie et
pensée ; c’est la vie de l’invention scientifique ou de l’expérience de
cette invention, c’est la vie de l’émotion et de la création artistique, et
c’est la vie amoureuse. Voilà. Le reste en effet, c’est les activités
nécessaires à l’existence animale.
Et alors je crois
fondamentalement que le capitalisme - pour lui donner son nom - le capitalisme,
c’est une vision du monde qui considère que l’être humain est réductible à son
animalité. C’est la définition philosophique du capitalisme. Par ailleurs, le
capitalisme c’est une structure d’organisation de l’économie - je connais la
science de tout ça - mais si on s’interroge pourquoi nous n’aimons pas le
capitalisme, il y a une vraie profondeur de ça. Ce n’est pas simplement parce
qu’il y a l’exploitation, etc., bien sûr, les inégalités… Mais, c’est parce que
fondamentalement, c’est réellement un darwinisme social, le capitalisme,
c’est-à-dire quand ça s’intéresse aux individus, ça s’intéresse aux individus
en tant qu’ils sont porteurs d’intérêts. Les individus, les groupes, ils ont
des intérêts. Il n’y a que ça qui compte. Et ces intérêts sont satisfaits ou
non satisfaits, voilà, ça c’est à discuter. Si quelqu’un fait valoir qu’il a
des intérêts légitimes non satisfaits, on va négocier peut-être. Peut-être.
Mais, s’il dit : « Moi, vous m’embêtez parce que vous me rendez
incapable de vérité »,
on ne va pas négocier. Ce n’est pas négociable, n’est-ce pas ! Et donc
véritablement, la situation contemporaine c’est une situation dans laquelle il
y a des raisons malgré tout philosophiques, pour ne pas accepter une hégémonie
incontrôlée du capitalisme, parce que le capitalisme, c’est aussi en un certain
sens une vision de l’humanité. Il charrie une vision de l’humanité, pas
simplement une organisation de l’humanité, ce que c’est par ailleurs de manière
fondamentale. Mais c’est aussi une vision de l’humanité selon laquelle,
finalement, la vie, pour eux, c’est le calcul rationnel des intérêts. C’est ça
une vie pour le capitalisme, c’est le calcul rationnel des intérêts. Si vous ne
calculez pas rationnellement vos intérêts, vous allez être rejeté dans la
marge. Et si vos intérêts sont trop étroits, tant pis pour vous. Et ainsi de
suite… Donc, je suis persuadé que le développement d’une philosophie réellement
hétérogène au capitalisme suppose toujours qu’on énonce de manière matérialiste
ce qui dans l’humanité est irréductible à ce que j’appelle son animalité.
Et ce n’est pas contre les
animaux. Ce que j’appelle l’animalité particulière de l’homme, qui est
précisément de s’installer dans la définition de l’individu comme capable
d’intérêts, effectivement, et de penser que quand on a ça, on a de quoi se
représenter l’humanité tout entière. Je pense que non : en réalité, il y a
une part de l’humanité qui est soustraite à cela, c’est-à-dire qui ne se laisse
pas réduire au calcul individuel ou collectif des intérêts. Alors ça c’était
sur la 3e et 4e idée.
Je voudrais insister sur un autre
point concernant la 4e idée, à savoir le processus de vérité
constitue un sujet, étayée au départ plutôt sur l’expérience amoureuse, mais
généralisable ensuite. C’est un point qui a fait que je ne peux pas, je n’ai
pas pu être complètement structuraliste, bien que j’aie beaucoup aimé le
structuralisme. En plus, j’ai toujours aimé la pensée formelle. Vous voyez
bien, j’aime les mathématiques, j’aime la pensée formelle. Je n’ai pas de
problème de ce côté-là. Mais je
n’ai pas pu être structuraliste, parce que le structuralisme c’était quand
même, dans sa forme extrême, l’abandon de la catégorie de sujet. C’était que
les structures fonctionnaient d’elles-mêmes, dans une productivité
particulière, et n’avait pas besoin de la catégorie de sujet. Il faut vous dire
que quand j’étais jeune, j’étais sartrien. C’est Sartre qui m’a amené à la
philosophie. J’étais un sartrien sectaire, un sartrien terrible. Peut-être
qu’il a enraciné en moi l’idée qu’on ne pouvait pas se passer de la catégorie
de sujet. Mais, c’est la vie aussi
qui m’a convaincu de ça, parce que la dialectique individu-sujet me paraît constitutive
de ce que c’est une vie, ce que c’est une existence.
Comprenez, si dans une existence
vous ne rencontrez rien, il ne vous arrive rien, que vous avez bien calculé vos
intérêts rationnels, que vous avez par conséquent organisé une survie
satisfaisante, que vous êtes allé en Thaïlande, que vous avez acheté une
maison, que vous avez eu de beaux enfants qui ont fait de brillantes études, et
que vous mourez tranquillement dans votre lit, c’est quand même ça la vie au
sens du monde tel qu’il est. Et ça malgré tout j’ai toujours pensé que ce n’est
pas possible que ce soit comme ça. Et là vous voyez que la philosophie a des
déterminations intimes. Vous savez que Nietzsche dit que la philosophie, c’est
la biographie de son auteur. Là je vous parle aussi de ma biographie.
Mais en tous cas, je n’ai pas pu
être structuraliste, et pour les mêmes raisons, je ne peux pas me rallier à la
philosophie analytique, et encore moins à son avatar cognitiviste. Je pense
toujours à Hegel, parce que vous savez le cognitivisme, c’est très ancien.
L’idée qu’on va pouvoir ramener les processus de la pensée à la structure du
cerveau, etc., c’est une idée qui est présente dans tout le scientisme du XIXe
siècle. Maintenant, on a de meilleurs instruments. On voit mieux la cervelle
qu’autrefois, mais l’idée générale est la même. Et Hegel disait à propos de
l’un des tout premiers cognitivistes, le professeur Gall : « Monsieur le professeur Gall, avait pensé,
lui, que les structures osseuses du cerveau expliquaient la pensée ». Et Hegel disait « pour
Monsieur Gall, la pensée est un os ». Bon, il y a des gens qui pensent
aujourd’hui… pour monsieur Untel, la pensée est un neurone. On est passé de
l’os au neurone. Mais la philosophie est la même. Et là je n’ai pas pu non plus
me rallier à ça, bien que j’aime la science. En plus, je suis très intéressé
par tout ce qu’on nous raconte sur le cerveau. Ce n’est pas le problème, c’est
tout à fait spectaculaire et intéressant, mais ça ne conduira à rien qu’à des
choses probablement un peu dangereuses aussi…
En tous cas, je n’ai pas pu devenir
structuraliste, devenir analytique ou devenir cognitiviste pour cette
raison-là, pour cette raison fondamentale qui était que la catégorie de sujet
me paraissait devoir être centrale. Même si, comme vous voyez, je la
transforme, puisque je n’appelle sujet, ni l’individu, ni la Conscience. Le
sujet, ce n’est pas l’individu, au contraire, puisque l’individu doit devenir
sujet. Ce n’est pas non plus la Conscience justement, au sens de Sartre ou de
la phénoménologie. Le sujet, c’est ce qui est l’élément actif de la production
d’une vérité. Et donc ça peut être le couple amoureux, entre le 1 et le Deux,
ça peut être le groupe politique, le groupe militant. Ça peut être bien des
choses ; ça prend des formes tout à fait différentes. C’est simplement ce
qui accompagne le processus d’une vérité.
Alors je terminerai cette
première phase, avant que nous discutions, en disant ceci : évidemment,
une fois qu’on a dit que les quatre concepts les plus importants sont le
multiple, la vérité, l’événement et le sujet, le problème philosophique, c’est
le lien entre ces quatre concepts, c’est-à-dire comment ils vont être
organisés, comment ils vont constituer une pensée. Et alors là, je citerai des
problèmes que j’essaie de traiter dans l’Etre et événement et dans Logiques des mondes, c’est-à-dire dans la deuxième
partie de L’être et l’événement, publiée presque 20 ans après la première.
ooo
1°) Alors un premier problème,
c’est quand même
la relation paradoxale entre événement et être, ou entre événement et multiple.
Parce que l’événement est ce qui
arrive aux multiples, et en même temps, il n’existe que sous la forme de sa
trace. Donc il va falloir penser : qu’est ce que c’est que le support
événementiel multiple ? Qu’est-ce que c’est exactement que l’événement,
finalement ? Bien sûr, c’est être et néant, apparition et disparition,
mais quel lien ça a quand même avec le multiple ? Il va falloir éclairer
complètement cette relation entre être et événement, pour qu’elle soit
matérialiste, pour que ça ne soit pas comme un miracle.
Quelquefois moi je dis que c’est
un miracle, quand même. J’ai même quelque fois été jusqu’à dire que ma
philosophie, c’est une théorie matérialiste du miracle, mais c’est une
métaphore. J’aime bien dire que c’est un miracle parce que j’aime bien l’idée que
la vie est miraculeuse, qu’il y a des miracles. Là aussi je suis peut-être
guidé par l’expérience artistique, par l’expérience amoureuse. C’est vrai que
rencontrer quelqu’un, tomber amoureux, etc., c’est toujours comme un miracle.
Un miracle éventuellement pénible, mais un miracle quand même. C’est-à-dire un
miracle, ce n’est pas non plus la solution de problèmes, c’est la création de
problèmes. Un miracle, c’est quelque chose qui introduit de nouveaux problèmes
dans l’existence.
En ce sens, la relation
événement-être est effectivement une relation miraculeuse métaphori-quement,
parce qu’elle crée de nouvelles possibilités. Ça me permet de dire au passage
que peut-être
mon problème philosophique le
plus important, c’est de comprendre comment se créent de nouvelles possibilités.
C’est-à-dire, voyez l’idée de
possible, c’est une idée très compliquée. Parce que vous pouvez dire, ce qui
arrive c’est la réalisation d’une possibilité… Je vais réaliser toutes mes
possibilités… Tout ce que je peux
faire, je vais le faire… Ça c’est une vision des choses. Mais moi je pense que
ce qui est important dans l’existence, ce n’est pas de réaliser ce qui est
possible, c’est de voir apparaître de nouvelles possibilités, et de contribuer
à la création du possible. Ça aussi c’était une expérience très profonde de mai
68 pour moi. Ce n’était pas la réalisation d’une possibilité. Laquelle ?
C’était tout d’un coup l’ouverture de la possibilité. La création d’une
nouvelle possibilité. Donc ça ce serait un premier problème. Alors dans Logiques
des mondes sur
cette relation entre événement et être, il y a des choses nouvelles. J’essaie
d’être au plus près de conceptions vraiment matérialistes de l’événement.
2°) Ensuite il y a
la question de la relation entre événement et sujet : comment le sujet se
constitue à partir d’une trace ?
Dans l’Etre et l’événement, la théorie est assez simple, on
appelle sujet l’ensemble de ce qui est près de la trace, de ce qui est proche
de la trace, de ce qui est autour de la trace. Et c’est vrai que c’est toujours
un peu ça. Evidemment, le sujet est convoqué par la trace. Donc, il est
organisé à partir de la trace. Mais j’ai essayé de donner à ce rapport de
l’événement au sujet autour de la trace une forme plus développée et plus
systématique.
3°) Et ensuite il y a le
problème de la relation entre sujet et vérité.
J’ai dit que le sujet c‘est le
principe actif d’une vérité, ou il y a un sujet du désir. Vous voyez la relation exacte entre
sujet et vérité est une question très complexe. Et là aussi dans Logique des
mondes, j’ai
développé une forme du sujet beaucoup plus élaborée que dans L’Être et l’événement. En vérité, cette question du
rapport du sujet à la vérité c’est-à-dire la question de la constitution du
sujet dans L’Etre et l’événement est complètement formelle. C’est-à-dire ce que je donne,
c‘est au fond : il y a le processus de vérité, et puis on peut dire, le
sujet, c’est la forme locale du processus, c’est-à-dire chaque point du
processus est subjectif, le processus dans son ensemble est objectif. Donc, il
y a bien une vérité qui va être produite finalement, mais chaque point de la
création de cette vérité est de caractère subjectif. C’est le sujet qui fait
avancer le processus, si je puis dire. Mais ça c’est une théorie purement
formelle.
Dans Logiques des mondes, je développe une théorie plus
matérialiste qui est qu’il y a un corps subjectif. C’est-à-dire le sujet est réellement
dans un processus de vérité, mais il y a un corps, il y a une multiplicité
particulière qui se construit autour de la trace, c’est-à-dire que la trace
devient un corps.
Reprenons l’exemple de la
procédure amoureuse sur ce point. Evidemment, il y a une trace de la rencontre,
mais tout le problème est qu’ensuite il y a une matérialité de ça. Il y a toute
une série de décisions qui vont construire autour de cette trace un corps
considérable. Alors le corps considérable, ça peut être : on habite
ensemble, on a des enfants, etc. Ça devient une matérialité, d’ailleurs
écrasante finalement, mais qui en même temps est la matérialité de l’amour
lui-même. C’est la construction de son corps réel dans le monde, sinon on
resterait dans une vision platonicienne des choses où l’amour ne se réalise
jamais finalement, où l’amour conduit à la mort. Mais si l’amour est réel, eh
bien il est créateur d’un corps effectif. Voilà pourquoi il y a toujours un
rapport compliqué entre l’amour et la cohabitation, ou l’amour et la
convivialité, etc., c’est le rapport entre le sujet et le corps. Donc, il y aura la théorie de
ce que j’appelle un corps subjectivable ou un corps-sujet, qui va être la
matérialité du sujet.
4°) Et puis il y a la question
de savoir comment la vérité est-elle un multiple.
Ça c’est la dernière question que
je voulais soulever,
c’est la question cette fois
du rapport entre être et vérité.
[Récapitulation]
·
le
rapport entre événement et être, donc la question du miracle ;
·
le
rapport entre événement et sujet, la question de la constitution du
sujet ;
·
le
rapport entre sujet et vérité, la question du corps subjectif, du corps
subjectivable ;
et puis vient la question du rapport
entre être et vérité
qui nous ramène au point de départ. Si « il y a des vérités », c‘est
qu’il y a un être des vérités, et donc les vérités sont des multiples
elles-mêmes. Les vérités, il faut aussi qu’elles aient un être, il faut aussi
qu’elles soient des multiples.
Alors, quels types de
multiplicités sont les vérités ?
Et là je crois avoir montré que
s’il y a un être des vérités, c’est que ces multiplicités sont des
multiplicités génériques. C’est un concept fondamental chez moi. Ce sont des
multiplicités génériques, c'est-à-dire des multiplicités, dont les
caractéristiques particulières sont minimales, c’est-à-dire des multiplicités
le plus universel possible, là où elles apparaissent, là où elles sont
construites.
Le premier à avoir employé
« générique » dans ce sens là, c’est Marx, parce que Marx a dit que
finalement le but du communisme, c’était la réalisation de l’humanité générique, que le prolétariat était le
représentant de l’humanité générique, c’est-à-dire de l’humanité sans
propriété, de l’humanité qui n’est pas déterminée par ce qu’elle possède. C’est
pour ça qu’il était très important de dire que le prolétaire n’a rien. Et au
fond, il est purement humain, parce qu’il n’a aucune caractéristique autre que
la capacité humaine à disposer de sa force de travail. Et donc il était le
représentant de l’humanité en tant qu’humanité. Et c’est pour cela qu’il était,
selon Marx, le prolétariat capable d’émanciper l’humanité tout entière. Parce
que s’il s’émancipait lui, comme il était l’humanité générique, il émancipait
l’humanité tout entière.
Alors je reprends cette idée
du générique, en
l’élargissant complètement, et en disant : une vérité, c’est à l’intérieur
d’une situation particulière, toujours particulière, et sous l’effet d’un
événement, la production d’une multiplicité générique, c’est-à-dire d’une
multiplicité qui représente la situation tout entière, et qui ce faisant, est
arrachée aux particularités de cette situation.
5°) C’est ainsi que je
m’engage dans le problème du caractère universel des vérités.
Problème terrible, vous savez,
surtout aujourd’hui où la tendance fondamentale est le relativisme culturel.
C’est-à-dire, il n’y a pas de vérités universelles, il n’y a que des
productions culturelles particulières, etc. Alors moi je maintiens l’idée que
toute vérité est produite dans une situation particulière, ça c’est absolument
vrai, mais comme elle est générique, elle retient le moins possible de la
particularité, et elle crée quelque chose qui est universel, précisément parce
que ça n’est pas réductible à la particularité de la situation.
Autrement dit, on reconnaîtra à
la fois qu’il y a une diversité complète des cultures, mais que dans chaque
culture, il y a la possibilité de la production de quelque chose de générique,
et ce quelque chose de générique va être appropriable par l’humanité tout
entière, précisément parce que ce n’est pas réductible à la culture
particulière, bien que cela soit produit dans la culture particulière.
Donc, tout ça va donner toute une
série de concepts dérivés, de notions dérivées qui concernent tous ces rapports
et toutes ces relations.
Voilà le tableau que je voulais
vous proposer à titre introductif concernant mes entreprises philosophiques.