Le siècle

 

Séminaire public d’Alain Badiou

 

 

II. 1999-2000

(transcription de François Duvert)

 

10 novembre 1999.................................................................................................................................................. 1

17 novembre 1999................................................................................................................................................ 11

24 novembre 1999................................................................................................................................................ 19

12 janvier 2000..................................................................................................................................................... 28

26 janvier 2000..................................................................................................................................................... 38

1er mars 2000........................................................................................................................................................ 47

15 mars 2000........................................................................................................................................................ 58

29 mars 2000........................................................................................................................................................ 67

10 mai 2000.......................................................................................................................................................... 77

24 mai 2000.......................................................................................................................................................... 83

 

L’année dernière, nous avons entrepris l’investigation des vérités du siècle, en respectant une méthode immanente : comment, de l’intérieur des procédures de vérité qui s’y déployèrent, le siècle a-t-il été convoqué ? Qu’est-ce que le siècle a dit du siècle ?

Nous avons ainsi dégagé deux caractéristiques principales :

1. Contre l’idée d’un siècle en proie à l’imaginaire des «idéologies», nous avons vu que c’est la passion du réel qui régit les subjectivités, passion qui est au-delà du Bien et du Mal.

2. Contre l’idée d’une monomanie criminelle, nous avons vu que le siècle hésite, pour s’ouvrir un accès au réel, entre un protocole d’épuration et de destruction, et un protocole soustractif (recherche de la différence minimale).

C’est ce qui est en jeu dans les thèmes appariés — dont on poursuivra cette année l’examen — de la Fin (de la métaphysique, de la préhistoire, des grands récits, des idéologies, de la religion, etc.) et de l’Homme Nouveau.

Car l’énigme du siècle est de s’être pris lui-même comme nom d’une indiscernabilité mouvante entre ce qui s’achève et ce qui commence.

10 novembre 1999

Bonjour à tous, nous allons j’allais dire nous réembarquer pour un siècle, c’est un peu trop, en tout cas pour une année sur le siècle. Somme toute, nous en franchirons les bordures théoriques : laissons de côté les disputes pour savoir si le nouveau siècle commence en 2000 ou 2001. Symboliquement, nous serons quand même sur son autre versant dans le cours même de séminaire : par csqt nous allons dans tous les sens du terme faire une traversée, une traverse du siècle, de sa borne. Je vous indique pour commencer les dates des séminaires du 1er semestre : 10, 17 et 24 novembre, ensuite 15 décembre et puis 12 et 26 janvier 2000. C’est pour la matérialité des choses. Pour ceux qui souhaitent me voir, je rappelle une fois de plus que je souhaite qu’on ne se précipite à la fin du cours, où je suis dans un épuisement le plus total, je fixerai un rendez-vous la semaine prochaine.

Ceci étant dit, commençons tout de suite. Le cours d’aujourd’hui va être un cours réellement préliminaire, j’ai un peu changé de sujet en cours de route dans la préparation, je ne sais pas exactement où je vais couper les choses, nous verrons bien.

 

Je voudrais commencer, car nous en aurons besoin par la suite, non par une récapitulation, mais par une ressaisie conceptuelle de ce qui a été dit l’année dernière. Je le fais en 4 points, ce sera une espèce de course succincte.

 

1er point : la passion du réel

Peut-être le point le plus important, à mes yeux en tout cas, de ce qui a été dit à mes yeux l’année dernière, c’est qu’il fallait entrer dans le siècle, dans le siècle finissant, par l’idée qu’il avait été dominé par ce que je proposais d’appeler une passion du réel. A mon sens, on ne peut pas le comprendre (bien sûr on peut toujours le juger, ce n’est pas difficile) si on n’est pas cette conviction préliminaire (mais qu’on peut tirer en même temps de l’examen des choses) que c’est un siècle qui a donné une priorité absolue, dans son noyau dur, dans son identité maximale, à l’idée de la transformation effective, à l’idée de la saisie réelle des choses. C’est un siècle qui a remplacé le motif de l’annonce, ou de la prophétie, par le motif de l’effectuation. Qui a été hanté par l’idée que cela avait lieu. C’est cela que j’appelle la passion du réel. On peut la prendre dans diverses caractérisations, cette expression.

Par exemple, on peut dire : cette passion du réel a entraîné des effets symboliques (si on prend après tout la tripartition lacanienne réel symbolique imaginaire), et je dirais en particulier ce que j’appellerais une massivité du symbolique. Elle a entraîné un symbolique plus massif, plus simplifié, plus puissant, que ornementé, détaillé ou subtil. Qch de l’unilatéralité de la passion réelle a déterminé les constructions symboliques dont la mesure était la capacité d’entraînement, en réalité. Donc toujours des symboliques massives, et (nous y reviendrons fréquemment) dominées par le thème du 2. La structuration essentielle est une structuration duelle, qui a placé au cœur du symbolique la notion d’antagonisme, de contradiction si vous voulez, mais de contradiction dans sa version antagonique.

On peut aussi soutenir que cela a donné un imaginaire tendanciellement très abstrait. La contagion du symbolique puissant et simplifié est soutenue en fin de compte une passion de l’effectivité. Un imaginaire qui est sans doute lui aussi massif et puissant. On l’a très souvent observé et remarqué : la question des idéologies etc… Moi, ce qui me frappe, c’est au fond le caractère extraordinairement abstrait de son contenu. Parce qu’on dit, le thème courant, c’est de dire que le siècle a été dominé par l’imaginaire. Je dis passion du réel contre une autre thèse, absolument dominante, qui est que le siècle a été organisé par des utopies imaginaires, des utopies meurtrières. Si on regarde de près, c’était quoi ces utopies ? Ce qui est frappant, c’est leur abstraction extrême, leur structuration symbolique et leur très faible détail imaginaire. Vous pouvez dire : l’homme nouveau, la société nouvelle, le communisme, en tant qu’utopie, ça ne dit pas gd chose. Je dirais que la passion du réel, ie la certitude que ça va avoir lieu, entraîne d’un côté une symbolique massive dominée par une puissante structuration antagonique, et de l’autre côté des totalisations imaginaires d’une extrême abstraction, extrêmement peu figurables. C’est un imaginaire dans lequel il y a très peu d’images, très peu de représentations effectives de ce dont il s’agit. C’est un 1er point pour détailler un peu cette thèse sur la passion du réel.

 

Le 2ème point, on y a pas mal insisté, je ne le reprends pas en détail : c’est parce qu’il y a passion du réel que qch est par delà le bien et le mal, qch (parce qu’il s’agit du réel) ne se distribue pas dans la figure de la valeur en son sens classique. En ce sens, j’y ai insisté, je le redis, Nietzsche est bien le prophète du siècle, il en a perçu les tensions primordiales. Quand il dit qu’il s’agit de se situer au-delà du bien et du mal, c’est bien ce qu’il s’est passé d'une certaine manière.

Néanmoins, c’est le dernier point que je retiendrai, il y a une dualité essentielle, un paroxysme du 2 : 2 camps, 2 races, 2 voies, 2 classes. Paroxysme du 2, qui n’est pas du tout en réalité un 2 de valeur, mais un 2 conçu comme un 2 réel, qui en fin de compte dit cette chose qui est terrible et qui a hanté le siècle, qui est que le réel doit être obtenu par épuration. Le réel doit être extorqué à la réalité par une incessante épuration de son contenu propre. J’avais dit : le siècle est en ce sens le siècle du 2 dans la modalité de l’épuration de l’un. C’est une matrice qu’on retrouve partout. La mise en place d’un 2 puissant, d’un antagonisme majeur, mais en fin de compte, ce dont il s’agit, c’est d’extorquer à cela un réel pur. On peut dire que le siècle a cherché le réel un peu comme on est un chercheur d’or. Le siècle a cherché le réel par une espèce d’obsession du tri, de l’épuration, de l’extorsion. Mais comprenons bien cela était dans la subordination à la conviction absolue que ce faisant on allait réaliser autre chose que ce qu’il y avait. On allait littéralement faire advenir un réel. Je dis ça évidemment parce que la conviction contemporaine est qu’on ne va rien faire advenir du tout. Il faut bien voir que la puissance qu’on abandonne, avec bien des raisons de l’abandonner, il faut aussi voir ce qu’elle contenait, y compris de promesse insensée. C’est pas la question des utopies meurtrières. Il y a bien une promesse insensée dans le siècle, mais c’est la promesse d’un réel pur. Et dans une structuration qui organise préalablement une dualité antagonique à l’intérieur de quoi, finalement, cette purification va s’effectuer. C’était sur le 1er thème, le siècle dominé par la passion du réel.

 

2ème point : le siècle comme siècle de la guerre

2ème thème : c’était le siècle comme figure de la guerre, comme siècle de la guerre. Nous avons dit - je ne reprendrai pas dans le détail -  qu’il faut bien comprendre que la guerre est une guerre singulière. En particulier, on ne dira pas que le siècle est le siècle des guerres. Bien qu’il y en ait eu plusieurs, Subjectivement, il est le siècle de la guerre, car les acteurs sont convaincus qu’il y a ou qu’il va y avoir une guerre décisive, une guerre ultime et totale. Le siècle est bien hanté par l’idée de la dernière guerre, précisément parce qu’il a cru que la guerre de 14 était la dernière, et qu’elle ne l’a pas été, du tout. Il y a eu l’idée de mettre fin à la guerre par la guerre elle-même, par la guerre dernière, la guerre totale, la guerre décisive. Il y a donc une figure singulière du siècle, qui nous est devenue d’ailleurs assez époque (on essaie de le rouvrir, cela est loin de nous) il y a eu cette figure, distribuée un peu partout, qui pouvait être la guerre de races, la guerre de classes, la guerre des nations, la guerre des idées, peu importe, qui fait que le siècle était identifié par une guerre décisive. Et qu’il allait fonder la paix, la vraie paix, la paix qui est au-delà de la dernière guerre. Au fond, vous ne pouvez espérer fonder la paix définitive que si vous introduisez l’idée d’une guerre définitive. C’est ça le traquenard de l’idée de la paix éternelle, c’est qu’elle a pour médiation la guerre décisive, la guerre qui n’a pas d’autre envers ou d’autre enjeu que la paix éternelle. Le siècle a été hanté par cette idée de paix éternelle construite par une guerre définitive. Même Hitler, surtout Hitler. Hitler, c’était la fondation du Reich millénaire : 1000 ans de paix nazie, c’était ça la promesse. C’était une promesse guerrière, destructrice et guerrière. Il fallait une épuration fondamentale pour fonder une image de la paix définitive. Et en un certain sens, la totalité des projets radicaux du siècle a vécu sur l’idée qu’un affrontement décisif allait engendrer ordre nouveau, quel que soit la figure interne de cet ordre, et à travers cet ordre nouveau, un homme nouveau. Parce que la guerre décisive, c’est aussi la guerre où  se crée,  où s’invente une figure nouvelle de l’humanité tout entière. C’est pour ça qu’elle est la dernière guerre. Ce thème massif qui a fait de ce siècle le siècle de la guerre, et non pas le siècle des guerres, ou le siècle guerrier, mais le siècle qui subjectivait la guerre comme enjeu décisif du temps, ce thème s’est disséminé.

J’en donnerai 3 variantes plus intimes mais néanmoins très importantes :

- le 1er point, difficile à saisir et à comprendre, c’est qu’il y a eu dans le siècle pendant une longue période, qui est achevée, il y a eu ce que j’appellerai une naturalité de la violence. La violence n’est nullement conçue comme pathologique, mais la violence est conçue comme l’élément naturel du devenir de l’idée. Nous pouvons le comprendre, mais assez abstraitement. Il faut bien voir que c’est une subjectivité vivante, la violence est un élément naturel considéré comme un élément créateur. Vous avez d’innombrables apologies subjectives de la violence dans le siècle. Il ne faut pas les prendre toutes pour des folies, quand même. Ce ne sont pas des folies, mais ce sont des convictions, ce sont des dispositifs subjectifs dans lesquelles la violence est disposée tout autrement qu’elle ne l’est pour nous aujourd’hui. En particulier, il y a une prééminence absolue de la violence sur le droit. Alors que aujourd’hui la thèse axiale est inversée sur ce point. La violence est le réel du droit, le droit n’est en fin de compte que la fiction ou le résultat dont la violence est le réel. Si vous vous voulez toucher le réel, c’est dans l’élément de la violence que vous allez le toucher, et sûrement pas dans l’élément du droit. C’est un 1er point.

- une variante de ça, ce sera ma 2ème illustration, c’est une place tout à fait différente de la mort. C’est une csq, mais une csq très importante. Il y a une naturalité de la mort, aussi. Et en particulier, une corrélation entre l’idée et la mort, qui est devenue très lointaine pour nous. Je veux dire par là que mourir pour l’idée est un attribut naturel de l'idée. Une idée, une idée forte, une idée véritable, dans une partie très étendue du siècle, c’est ce pour quoi il peut y avoir la mort. De ce point de vue là, le siècle est hégélien. C’est Hegel évidemment qui dit que c’est la vie qui ne recule pas devant la mort qui est la vie de l’esprit, et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l’esprit. Hegel interprète à sa manière le christianisme : l’esprit, c’est ce qui a traversé la mort, Dieu a du mourir pour s’accomplir comme esprit. Cette interprétation du christianisme a été sécularisée au 20ème siècle. Et véritablement, il y a cette conviction que l'idée est ce qui d’une certaine manière est le dépassement, au sens hegelien, de la mort. Donc c’est tout de suite une csq du thème de la guerre, vous le voyez bien. Le siècle est hanté par l’idée d’une corrélation, quasi indémêlable, entre la puissance de l’idée et la zone de mort qui entoure cette idée. Il faut bien que nous comprenions (sinon nous ne comprenons pas du tout le siècle) que, en subjectivité, cela jusqu’aux années 60 incluses, la mort n'est pas une objection à l'idée. A certains égards, elle est plutôt une preuve qu’une objection. Qu’on meure bcp pour une idée n’objecte pas à l’idée, pour une partie essentielle du siècle. C’est maintenant que nous considérons que la mort est une objection décisive contre l’idée. Pendant une partie du siècle, la mort n’était pas une objection à l’idée, elle était en un certain sens un attribut inéluctable de l’idée. Une idée forte était une idée pour laquelle la mort valait la peine. Maintenant que nous sommes venus au thème de la guerre 0 morts, c’est une inversion radicale. Il faut en prendre la mesure. L’idée que même la guerre doit faire l’économie de la mort, ça c’est un retournement considérable par rapport à ce qui a vraiment structuré ce thème, au fond philosophiquement très important du rapport entre idée et la mort, c’est un thème ancien qui vient de Socrate. C’est une très ancienne idée qu’il y a un lien entre la conviction, la puissance idéale, et la mort. Le siècle a sans nul doute été hégélien là-dessus : il a conçu que la véritable vie de l’idée a un prix de mort, qu’il faut accepter.

- 3ème variante : ça a entraîné au fond une conception de la vie. Toute conception de la mort est aussi et en même temps une conception de la vie. Ça a entraîné une conception de la vie en partie comme être pour la mort, en effet. Ce n’est pas pour être heideggerien à tout prix, mais l’intuition heideggérienne est très proche du siècle sur ce point. La vie qui vaut la peine, la vie authentique, c’est une vie qui sait faire face à la mort, qui sait intérieurement assumer la mort, fut-ce la mort pour l’idée. Je crois qu’on pourrait dire que cela a produit une opposition idéologique très importante. On pourrait dire, là je prendrai plutôt les termes des situationnistes, les termes de Guy Debord, l’opposition entre la vie et la survie. La question qu’est-ce que vivre est une question qui a été pratiquée dans le siècle comme une question tout à fait différente de qu’est-ce que survivre. Qu’est-ce que vivre, ça veut dire : quelle est la puissance de la vie ? Et à cette puissance de la vie, on oppose le survivre comme peur de la mort, en réalité, le survivre comme ayant pour essence la peur de la mort. De ce point de vue là, on peut penser ou dire que le siècle a tenté de transformer la vie en valeur, et de dévaluer la survie, de faire de la pure et simple survie un corrélat négatif. Vivre était bien autre chose que survivre. Vivre, c’était être dans une mesure de puissance qui d’une certaine façon se confrontait inéluctablement à la mort. On retrouve cette idée qu’au fond la vraie vie est en fin de compte guerrière. Parce que tous ces thèmes se tiennent, ils sont tous entrelacés. Qch de la vraie vie est une vie guerrière. Guerrière, prenez le métaphoriquement : la vie qui affronte qch, qui au nom de l’idée est dans un affrontement risqué. L’essence de la vie, c’est le risque. Et si on cherche à parer aux risques, on est dans une survie qui ne mérite pas le nom de vie. Ce sont des thèmes qui ont été très accentués, notamment chez les situationnistes, Debord est un versant terminal de ce dont je vous parle là, tout ça s’achève à la fin des années 70, qch comme ça, il n’y a pas si longtemps. On peut soutenir que aujourd’hui, c’est de la survie qu’il est toujours question, finalement. C’est ce qu’auraient pensé les gens de l’époque dont je parle (ce qui ne veut pas dire qu’ils aient raison). Ils auraient certainement pensé que ce qui l’avait finalement emporté, c’était la logique de la survie, sur les tensions risquées, la vision guerrière de l’existence, le lien entre idée et la  mort, contre tout cela, ce qui l’avait emporté, c’est la logique de la survie, dont il ne faut pas sous-estimer la puissance. C’était le 2ème thèse, le siècle de la guerre, de la violence et de la mort.

 

3ème point : le siècle comme figure du commencement

Le 3ème thème, là aussi connexe, est le siècle comme figure du commencement. Le siècle s’est représente lui-même comme un siècle qui commençait qch. Ce qui allait de pair avec la conviction qu’il était aux prises avec la décadence et le nihilisme. Et que par csqt, aux prises avec la décadence et le nihilisme, il lui fallait absolument commencer et initier qch. Donc le siècle s’est convoqué lui-même comme commencement. Et ce point est quasi universellement partagé à un moment donné. Quelles que soient les tendances, les écoles, qu’il s’agisse de l’art de la science de la politique, c’est un thème universel qui est que on va interrompre le processus décadent et nihiliste par un commencement radical : commencer, recommencer. Et donc le siècle s’est vécu comme une feuille blanche, sur laquelle on pouvait écrire, sur laquelle on pouvait donner une 1ère inscription. Je ne reprendrai pas ce thème, on l’a amplement développé. Mais la question a toujours été de savoir quel était le prix du commencement ? A quel prix on commence ? parce que il y a toujours qch sur la feuille blanche, c’est déjà écrit, ça on n’y peut rien. En réalité, il n’y a pas de feuille blanche, c’est déjà écrit. Donc qu’est-ce que vous allez raturer, quel est l’élément de rature dans lequel vous allez procéder au blanchiment du papier et à l’inscription inaugurale ? c’est un débat qui se poursuit dans tout le siècle, avec une conscience de plus en plus grandissante que commencer, que l’idée du commencement radical, du commencement absolu, est à la fois innocente et criminelle. L’idée qu’il y a qch de criminel dans le commencement absolu n’a pas attendu aujourd’hui, c’est un thème très présent, nous y reviendrons, dans une série de pans littéraires. Là, c’est au-delà du bien et du mal d’une autre façon : au fond, le commencement a sa figure dans l’enfance, et le siècle s’est représenté comme un enfant, comme un enfant puissant et innocent à la fois, ça d’un côté, mais en même temps, évidemment, cet enfant n’a d’égard pour rien, ni pour personne : il est dans sa propre sauvagerie native. Et donc il y a qch dans le commencement qui s’est représenté à la fois dans le registre de l’inauguration, de l’aurore, de l’enfance, de l’innocence, mais aussi dans le registre de la destruction, de l’oblitération et éventuellement du crime. Si on voulait donner vraiment une figure de monstre, au siècle (on n’est pas obligé, mais en ce moment on aime bien lui donner une figure de monstre), si je lui donnais une figure de monstre, je dirais que c’est qch comme un enfant criminel. C’est l’image qui me vient à l’esprit. C’est pas les idéologies,  les utopies etc… mais qch comme un enfant criminel. Un enfant sans loi, mais dont la loi est de ne pas avoir de loi, justement, puisqu’il doit commencer tout. Entre nous, les enfants sans lois c’est une cruauté considérable, on le sait. L’enfance est cruelle, profondément cruelle. C’est un thème très ancien. Elle est innocente, mais cruelle. Ce mélange d’innocence et de cruauté est très perceptible dans le siècle, une cruauté qui ne se représente pas nativement comme telle. Parce que elle s’absout de sa propre cruauté au nom du commencement. On a le droit, puisqu’on commence. Evidemment, quand vous commencez trop longtemps, ce droit s’épuise. Le commencement traîne. Il y a eu dans le siècle qch comme un commencement interminable qui finalement ne commençait jamais. A ce moment là, effectivement, petit à petit, ce qui ressort est la cruauté du crime. Surtout que cet enfant innocent et créateur a été représenté vers la fin par les plus sinistres vieillards étatiques qu’on puisse imaginer. On était dans la monstruosité absolue du vieillard bureaucrate cacochyme qui est en principe l’enfance du monde. C’était devenu difficile à croire ! Donc là il ne reste plus alors là que la cruauté [chgt K7]. Il faut toujours revenir à ce qui a été là dedans puissant et captateur, à ce qui a rallié. Ce qui a rallié, c’est le motif du commencement. Il n’est pas vrai que rien n’ait commencé, il y avait effectivement des commencements. Peut-être qu’il n’y avait que cela, des commencements et puis tout de suite après plus rien, l’enthousiasme du commencement. Il y avait l’enfant innocent et cruel qui avait le droit de commencer. Il y a eu cela, et c’est ça qui a séduit, qui a organisé, qui a été puissant, et c’est ça aussi qui s’est décomposé, littéralement. C’était sur le 3ème point.

 

4ème point : destruction et soustraction

Le 4ème, sur le bord duquel nous étions restés, c’était l’idée qu’il y avait eu 2 voies, malgré tout, dans le siècle. Le siècle n’était pas simple. Il était la passion du réel, au-delà du bien et du mal, il était la figure de la guerre et de la violence, il était la figure du commencement, mais il y avait 2 voies, dans le traitement du 2, dans la question du rapport entre la contradiction et le réel. Au fond, la grande querelle du siècle est sur la dialectique, si on la philosophe, si on la prend en philosophème. Elle est sur : qu’est-ce que c’est en définitive le caractère créateur de la contradiction ? Je proposais de nommer ces 2 voies, et de dire :

- il y a une voie qui est celle de la destruction, ie celle qui conçoit qu’on n’obtiendra une nouveauté réelle qu’au prix de la destruction de l’ancien. C’est la logique de l’épuration, de l’extorsion, c’est une conception si je puis dire dramatique de la dialectique, destructrice.

- et puis il y a une autre voie, mélangée, plus sourde, mais constamment présente aussi, que j’appelle la voie de la soustraction. Et qui consiste à dire que la capacité créatrice de la différence, c’est de saisir comme réelle la différence minimale, la différence qui n’est presque pas une différence, ie de saisir ou de penser la différence dans le moment de sa presque indifférence, ie dans le natif de la différence, penser la différence dans sa nativité. Ça commence dès le début du siècle, l'emblème de cela, c'est le carré blanc sur fond blanc de Malevitch. ça commence dans l’art, cette vision des choses. C’est un emblème du siècle car c’est la pensée exercée à la différence en tant qu’évanouissement de la différence elle même, la différence en tant qu’elle est son propre évanouissement, et que là est le réel, c’est très difficile à traquer, à saisir. De même, tout le courant littéraire qui conçoit que l’exercice de l’écriture, c’est presque indiscernable du silence, c’est ce moment où l’écrire fait différence  du silence, mais différence minimale, où finalement, on sent bien que c’est au bord du silence que l’écrit s’écrit. Et puis même en politique, même en politique, c’est l’idée qui chemine par en dessous l’autre que, en fin de compte, il s’agit de faire grandir une différence imperceptible, et non pas de partir d’une différence massive (une contradiction entre blocs qui vont se heurter, s’affronter de manière guerrière et se détruire l’un l’autre). Avoir l’intelligence d’une situation, c’est avoir l’intelligence de son différentiel minimal, et de travailler sur lui, à partir de lui, et de savoir le subjectiver complètement, le mettre en scène comme puissance subjective. Et que c’est pas des positions préconstituées et massives, comme des armées en ligne de bataille. Il y a dans les situations qch d’enchevêtré, et on pense la solution au moment où c’est soit ça soit ça en effet, soit d’un côté soit de l’autre, mais vous ne pouvez intervenir que si vous êtes au moment de la différenciation. Cela a existé dans des œuvres, dans des propos, dans des actions. C’est une autre voie. Au fond, la 4ème ponctuation consiste à dire que le siècle, ça a été l’entrelacement de la figure destructrice de la dialectique et de sa figure soustractive, ou différentielle. Ça a été l’entrelacement des 2. On pourrait presque dire, je cherche une image, drapeau rouge et drapeau noir d’un côté, et carré blanc sur fond blanc de l’autre. Je cherche un emblème, c’est un peu ça. C’est la figure des armées en marche d’un côté, et de l’autre une figure bcp plus subtile mais non moins intense, qui est de saisir la chose à sa racine, d’arriver à saisir toute inflexion dialectique à sa racine, et non pas dans le moment où elle est déjà une dualité séparée. On peut dire aussi : tenter de penser la dualisation plutôt que la dualité. On pourrait parler longuement de ça à propos y compris de la différence des sexes, un des fils que j’avais pris l’année dernière. Vous voyez, ça c’est un noyau très important, c'est la querelle sur la dialectique. Il se peut que en définitive le solde contemporain de tout ça soit en réalité le triomphe de l’identité, malheureusement. Ie que la destruction a tellement nui à la soustraction qu’il se pourrait qu’en fin de compte la dialectique elle-même succombe au bord du siècle. Succombe ? Nous nous porterons à son secours ! Mais elle est affaiblie, gravement affaiblie. Gravement affaiblie, car d’une certaine manière, je suis frappé de voir que c’est la stabilité identitaire qui vient à la place, quelle qu’elle soit. Comme d’une certaine manière, la sécurité vient à la place de la guerre, et le droit à la place de la violence, et ainsi de suite, et la survie à la place de la vie. Là, dans le noyau qui concerne la querelle sur la dialectique (destruction, soustraction), la question est de savoir où en sommes-nous de la pensée de la différence ? Où en sommes-nous du 2 ? Quel est notre 2 à nous, gens de l’an 2000 ? Est-ce qu’il y a un 2 seulement ? Sommes-nous des gens de l’un ? C’est une vraie question.

 

C’était un peu rappel. Ce à partir de quoi je voudrais repartir aujourd’hui, c’est comment le siècle a conçu dans tout cela son propre principe de mouvement. Ce que nous avons dit, c'était les concepts, les polarités. Là je voudrais me tourner vers autre chose, vers la manière dont le siècle s’est représenté comme trajectoire, pas comme polarité ou comme distribution. C’est là que à titre de  point de départ, je vous ai proposé 2 textes sur l’Anabase, l’Anabase qui est exemplairement une figure du mouvement. Nous allons explorer un peu cette hypothèse que le siècle s’est, non seulement poétiquement mais réellement, représenté lui-même en partie comme Anabase.

L’Anabase, au départ, comme vous le savez peut-être, c’est un récit de Xénophon. Au départ, c’est pas du siècle, c’est fort vieux. Qu’est-ce qu’il nous raconte, Xénophon, dans ce texte ? Il raconte l’histoire de mercenaires grecs embauchés dans une obscure querelle dynastique en Perse. Assez nombreux, 10 000.  10 000 mercenaires qui s’étaient vendus aux Perse. Il est intéressant de se rappeler que les grecs étaient des mercenaires aussi. Ils étaient bcp de choses, mais ils étaient aussi des militaires compétents. Pourquoi ? Car ils étaient des militaires disciplinés, contrairement à ce que ramassaient les perses, qui composaient des armées importantes mais fort peu disciplinées. La discipline est la force principale de armées comme dit le règlement militaire (article 1 !). C’était aussi la force principale des armées grecques.

Parenthèse : il est important de méditer sur le fait que ce qu’on a appelé l’hégémonie conquérante de l’occident a reposé fondamentalement sur la discipline militaire, qui est un élément culturel très particulier. La plupart des armées connues ne sont pas disciplinées, si elles gagnent tant mieux, si elles perdent elles se débandent. La discipline militaire est un point de concentration extraordinaire, c’est une invention occidentale. La raison pour laquelle des poignées de militaires arrivait à se tailler des empires a toujours été une énigme. Quand vous voyez quelques dizaines d’espagnols en Amérique du Sud faire s’effondrer des empires entiers quand ils ont 3 chevaux et quelques fusils, c’est qu’il y a un noyau dur, armé, c’est vrai, il y a une supériorité technologique, mais elle ne serait rien sans la discipline.

Donc 10 000 mercenaires grecs sont engagés dans une histoire obscure en Perse, et puis il y a une bataille, Canaxa et leur camp se fait défoncer. Le gars qui les a embauché est tué, l’employeur est tué. Les mercenaires sont perdus en Perse, dans la Turquie actuelle. Que faire ? Leur camp a perdu. Anabase désigne, nomme ce que va être leur mouvement à travers la Perse, en tant que mouvement de gens primordialement égarés. Egarés parce que ils sont perdus dans un pays qui n’est pas le leur, au service d’une cause qui a disparu. Xénophon nous raconte ça car il en était, lui, de cette affaire ! Xénophon s’était embauché comme mercenaire dans cette affaire. Ça lui permet de se donner le beau rôle et de montrer que c’est lui qui a tout fait. C’est pas sûr ! Je pense que à simplement prendre la matrice de X, récit long, agréable, avec des tas de péripéties : on va rencontrer des brigands, des peuplades hostiles, ils vont faire des milliers de km à pied, en cherchant où aller, que faire, il faut régler des pb très compliqués avec des montagnards sauvages, des gens qui veulent leur casser la gueule etc…

Il faut en relever 3 traits, pour ce qui nous intéresse, nous (car l’Anabase a intéressé un très grand nombre d’écrivains dans le siècle) :

- 1° l’Anabase de Xénophon décrit l’écroulement de l’ordre dans lequel on était inscrit collectivement. C’est le point de départ. L’ordre dans lequel on était inscrit est défait. Les mercenaires étaient dans l’armée Perse pour lui donner un coup de main. L’armée est défaite, détruite, dispersée, l’ordre du monde est détruit. Par csqt il y a un 1er principe d’égarement. Les Grecs sont au sens strict perdu : la raison pour laquelle ils étaient là n’existent plus. Ils sont là sans aucune raison d’y être.

- 2° ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, ie sur leur volonté et sur leur discipline. L’écroulement les renvoie à eux-mêmes, à leur discipline, ils n’ont aucune autre ressource car ils ne sont pas de l’ordre du pays. Ils ne peuvent compter sur rien ni sur personne, que sur leur propre volonté et sur leur propre organisation.

- 3° il va falloir trouver du nouveau, inventer qch, puisque l’ensemble de la signification de leur présence est détruite. Ils vont créer qch de nouveau, qui va être justement leur marche ou leur traversée de la Perse, et finalement, petit à petit, va apparaître que cette invention n’est rien d’autre que le retour. Parce que l’idée qui s’impose, évidemment, c’est de retourner en Grèce. Que faire d’autre ? Ils vont inventer une traversée de la Perse, que personne n’a jamais faite avant eux, et pour cause. Parce que pour traverser la Perse comme ça il faut n’être pas perse, il faut n’avoir aucune raison d’être là. Ce qui va se dessiner à travers ça c’est le retour en Grèce. Donc on va avoir une errance qui est aussi et en même temps un retour. Ça va être ça l’Anabase de Xénophon.

3 caractéristiques :

- écroulement de l’ordre

- unique ressource dans sa volonté propre

- dessiner une invention errante qui finalement est dans la courbe d’un retour.

Une des scènes les plus connues de l’Anabase de Xénophon,, quasiment une allégorie : c’est quand les mercenaires, qui en ont vu de toutes les couleurs pendant des mois et des mois, arrivent en haut d’une colline, et tout d’un coup ils voient la mer, et l’armée crie Thalassa Thalassa, la mer. C’est le moment émouvant où ils sont chez eux. Parce que les grecs, c’est la mer, c’est pas ces plateaux continentaux effroyables de la Turquie centrale. Ils ont inventé chez eux, inventer un mode de retour chez soi inédit, qui n’existait pas. Et donc par csqt réinventer ce que c’est que le séjour propre. C’est le noyau de signification de l’Anabase, ce qui en fait un texte intense.

Je voudrais signaler au passage qu’il y a parmi les grands livres du 20ème il y en a un qui est très anabase, c’est les 7 piliers de la sagesse de Lawrence.

Parenthèse : je vais vous donner une bibliographie sur le siècle, c’est un énorme travail, mais une bibliographie subjective, pas informative. Je voudrais vous donner de quoi vous rapprocher en subjectivité du siècle, et donc évidemment fondamentalement des romans, bcp plus que des études historiques. Des romans, des reportages, quelques poèmes, mais surtout romans et reportages qui permettent d’entrer dans le siècle subjectivement, et pas seulement du point de vue de ce qui s’est passé. Dans ces livres il y a les 7 Piliers de la sagesse de Lawrence, figure de l’aventurier. Les 7 Piliers c’est très anabase, c’est une des anabases du siècles. Vous avez tout : vous avez l’étrangeté (le monde arabe pour un officier britannique), l’errance, le passage entre le désert et ce qui n’est pas le désert (il y a une scène où les bédouins sortent d’une traversée épuisante, et tombent sur une zone verdoyante, c’est la même scène que quand les grecs rencontrent la mer dans l’anabase, la terre natale accueillante reprise dans son profil intime). C’était pour situer la chose.

 

Maintenant, venons-en aux 2 textes que je vous ai proposé ou que je vous propose.

La 1ère chose à noter à propos de ces 2 textes, c’est leur écart temporel. Le texte de Saint John Perse est de 24, le texte de Paul Celan est de 63. Il y a 40 ans entre les 2, ces 40 ans encadrent exactement ce que je crois être le noyau du siècle. Le noyau du siècle, c’est les années 30 40, il concentre de façon intense et monstrueuses ses tensions intimes, c’est les années 30-40, on pourrait se contenter de l’année 37, si on voulait un concentré du siècle. Entre le texte de St John Perse et de Celan vous avez ce noyau tout entier. Les années 30-40 sont enfermées entre les 2 textes. Et en particulier vous avez entre les 2 textes le nazisme, la totalité du nazisme et de l’extermination des juifs d’Europe, qu’il faut avoir à l’arrière plan du texte de Celan. C’est l’écart temporel.

Vous avez aussi l’écart des personnages, l’écart des 2 poètes. C’est difficile d’imaginer un écart aussi considérable entre ces 2 poètes. Je voudrais faire un peu de biographie commentée, un peu de portrait.

St John Perse, son vrai nom, c’est Alexis St Léger Léger. Saint Léger, Léger, comment c’est possible ? Il est né en Guadeloupe, il est de provenance antillaise blanche. C’est un homme typiquement colonial, naissance coloniale, et du vieux colonialisme aristocratique, parce que sa famille est depuis 2 siècles à la Guadeloupe, une bonne famille de planteurs qui en a fait voir de toutes les couleurs à qui on sait. Il est donc né dans un paradis. C’était une production  paradisiaque pour la petite poignée de profiteurs. Je le dis d’autant plus que j’en viens, moi, mes parents étaient marocains et étaient au paradis. Lui, sa famille est là depuis 2 siècles, et il est né en 1887. Quand le siècle va commencer, en 14, c’est déjà un jeune homme. L’enfance est une enfance éblouie, c’est réellement une enfance éblouie, et il en témoigne. Le 1er recueil de St John Perse s’appelle Eloges, 1907-1911. Il n’était déjà plus aux Antilles mais il est dans la mémoire des Antilles. Je vous lis un extrait pour vous dire ce qu’est une enfance éblouie : V « ô j’ai lieu de louer ! mon front sous des mains jaunes, mon front, te soutient-il des nocturnes sueurs, du minuit vient de fièvre et d’un goût de citerne et des fleurs d’aube bleue à danser sur les critiques du matin et de leur midi plus sonore qu’un moustique et des flèches lancées par la mer de couleur ? ô j’ai lieu ô j’ai lieu de louer. Il y avait à quai de hauts navires à musiques, il y avait des promontoires qu’a-t-on fait des hauts navires à musique qu’il y avait à quai ? Alors une mer plus crédule et hantée d’invisibles départs étagée comme un ciel au-dessus des vergers se gorgeait de fruits d’or de poissons violets et d’oiseaux ébruitaient ce souffle d’un autre âge… ô glorieux d’écailles et d’armures un monde trouble délirait. ô j’ai lieu de louer, ô tables généreuses, ô tables d’abondance ». c’est l’éloge d’une enfance éblouie. Il est né au moment où on lui servait une table d’abondance dans les Antilles de la fin du siècle dernier. Il quitte les îles en 1899, pour toujours. Sa famille rentre en France, c’est fini, après 2 siècles, du paradisiaque colonial. C’est un homme va se présenter au concours des affaires étrangères et il va devenir diplomate. Pendant la guerre de 14, il sera dans les ministères, pas dans les tranchées, et pour part en Chine. En 1916, 2ème secrétaire de l’ambassade à Pékin. Si vous regardez l’édition de la Pléiade : lettre mirobolante envoyée par Alexis Léger à propos de querelle politiques dans le canton de Fu Cheu, c’est la vieille diplomatie, c’est l’atmosphère du ministère Affaire étrangère dans cette fin du 19ème siècle, avec une arrogance occidentale pour décrire les histoires de chinois d’une bonne conscience tranquille. A partir des années 20, il faut une carrière 3ème République typique, il travaille avec Aristide Briand dans les ministères, il s’occupe des csq traité de Versailles, et il devient secrétaire général du quai d’Orsay en 33. De 33 à 39, il va avoir la haute main sur les affaires étrangères françaises. Il sera continûment secrétaire général. En 40, il part en exil aux Etats-Unis, parce que effectivement Vichy le dégomme, et il va à partir de là rester un peu lointain, voyageur, américain d’adoption, revenant en France de temps en temps,voyageur en bateau, bcp. Il va écrire ses principaux recueils : Exils, Vents, Amers. Dans les années 60 poète officiel un peu comme Valéry, poète de la République. Il a le prix Nobel [chgt K7]. C’est une vie sans inconvénient. Il a essayé de dire qu’il en avait eu. C’est vrai qu’il a été déchu de sa nationalité française par Vichy. Il est devenu bibliothécaire de la bibliothèque du Congrès à Washington. Je ne veux pas m’en moquer, de cet homme. Que je trouve à sa manière un grand poète. Dans le siècle, il y a ça aussi : ce qu’on peut appeler les figure de permanence du 19ème dans le 20ème. C’est un homme de la 3ème République, il ne va jamais être à l’aise avec de Gaulle, avec la 4ème et la 5ème République. C’est un homme de l’impérialisme tranquille qui perdure au 20ème, et qui perdure dans une espèce de capacité d’absorption de ce qui arrive. Qu’est-ce qui va se passer pour cet homme ? qu’est-ce qu’il va retenir, lui, du siècle ? Il n’aurait pas été poète s’il n’avait pas retenu qch du siècle, bien qu’il soit un homme du 19ème prolongé au 20ème. Il va retenir cette chose particulière que le siècle a une dimension épique. L’essence du siècle va pour lui se concentrer dans une figure épique, c’est une épopée dont il va très bien mesurer qu’elle est une épopée pour rien, une épopée en soi, il ne va pas parler de la révolution, de la guerre, ni de tout ça, sa poésie est ailleurs, transposée, métaphorique. Mais en définitive, elle est à travers ce filtre la conviction qu’on peut déployer une épopée sans finalité d’aucune sorte. C’est comme ça que sa poésie va être habitée par le 20ème. Au fond, ça va être la conjonction d’une certaine pbtique de la vacuité, de la vacance, de la vacance spirituelle, et par ailleurs de la ressource positive de l’épopée. Or c’est une image défendable du 20ème siècle que de dire que sa grandeur a été finalement de pratiquer le nihilisme dans la figure de l’épopée. On pourrait dire : une épopée du rien. ça a aussi sa grandeur éventuelle. St John Perse, très tranquillement, en homme béni des dieux qu’il était, en homme qui n’a manqué de rien, et qui a eu tous les honneurs, a construit cette image un peu statique, un peu ornementale, un peu officielle, mais agréable en même temps, et talentueuse, d’un siècle qui aurait trouvé dans ceci qu’il aurait été une épopée vide. Une épopée qui n’aurait été destinée qu’à faire l'éloge de l’épopée elle-même. Il y a une poésie affirmative : j’ai lieu de louer, le monde est beau, le monde est grand, un éloge perpétuel de ce qu’il y a, mais ce qu’il y a est dépourvu de sens, par ailleurs, il n’y a pas d'orientation du devenir, c’est une figure épique mais une figure époque sans signification constituée. Pour lui, anabase c’est ça : c’est le mouvement pur de l’épopée sur le fond d’indifférence. Ça donne dans le détail des énoncés intéressants, et en particulier, comme nous le verrons la prochaine fois, cette idée à mon sens très profonde du lien caractéristique du siècle entre la violence et l’absence. C’est un point que vous trouverez dans ce poème et dans bcp d’autres de St John Perse. Un grand principe de violence dans nos mœurs, mais on était habité par l’absence. Une violence qui n’est pas une violence vitale, affirmative et créatrice, mais une violence qui est habitée par le vide, St John Perse en a une conscience poétique aigue, bcp plus qu’on ne le croit. C’est un poète dont l’officialité a entraîné un peu le déclin. Quand vous avez été un peu trop chambellan de la République, vous êtes embaumés, il faut vous sortir de vos bandelettes. Gracq disait de St John Perse que quand on le lisait, on avait l’impression de mâcher un chewing-gum. C’était un éloge de sa part : une poésie chewing gum, ce plaisir bizarre du chewing-gum : le goût n’est presque plus là, mais on continue à mâcher quand même. c’est St John Perse, et le cadre de l’Anabase, en 1924.

 

Paul Celan, c’est difficile de trouver un écart plus grand. De son vrai nom Paul Ancel. Il naît en 1920 à Czernovich, en Bucovine, en Roumanie, c’est en Roumanie en fonction des fluctuations de la Roumanie ! Il y a un écart de 40 ans, mais entre 1887 et 1920, c’est un écart bien plus grand, c’est un écart qualitatif, ça encadre la guerre de 14, traumatisme fondateur absolu du 20ème. Il est d’une famille juive de Bucovine et dès le début, il va être dès son enfance, dès sa scolarité, dans une multiplicité langagière (autant l’autre est un héritier francophone unilatéral absolu), autant là c’est le contraire : scolarité juive, allemande, roumaine, et puis plus tard il va venir faire des études de médecine en France, en 38 39. Il est né en Roumanie, de famille juive, va à l’école juive, de culture allemande, qui fait des études roumaines puit par en France pour faire sa médecine. En 40, la Bucovine est annexée par l’URSS, à la suite du pacte germano-soviétique. La famille Ancel voit arriver l’armée rouge à Bucovine. Et du coup le fils Paul fait des études de russe. Il restera un traducteur fondamental. Il restera de tout cela que la traduction est une activité poétique immanente pour Celan. Le recueil dont le texte que vous avez est tiré est dédié à la mémoire d’Ossip Mandelstam (La Rose de Personne). Il sera traducteur de Mandelstam. Il y a un dialogue spirituel majeur entre Celan et Mandelstam. Nous avons ici même l’année dernière expliqué un texte de Mandelstam, le poème le Siècle, nous continuons dans la même ligne : entre Mandelstam et Cela, dans le destin et le dialogue, il y a qch qui touche au cœur du siècle. En 41 : offensive nazie, les russes s’en vont, en débâcle, le régime roumain est un régime collaborateur, création d’un ghetto, déportations des parents de Paul Ancel dans un camp en Ukraine. Le père meurt du typhus, la mère est exécutée. Lui est dans un camp de travail forcé pour jeunes, il a échappé à l’extermination. 42, ça. Fin 41, début 42. 44 : la région est libérée par les soviétiques. Paul Ancel, orphelin, continue ses études, et fait à ce moment là des études d’anglais. Dans la période 45-47, la Roumanie est sous régime soviétique, il traduit du russe en roumain, c’est sa 1ère activité de traducteur systématique, il a traduit des contes de Tchekhov, et écrit ses premiers poèmes, c’est à ce moment là qu’il prend le nom de Celan comme écrivain. En 48, il part à Paris. Vous voyez, une image profondément nomadique et évidemment marquée par l’horreur en son cœur. N’oubliez pas que quand les parents de Paul Ancel sont exterminés par les nazis et leurs complices roumains, Paul Celan a 22 ans. A 22 ans, il n’a pas encore commencé sa carrière poétique, ses poèmes sont postérieurs à l’extermination, adossés à l’extermination, hantés de part en part par l’extermination. En 48 il est à Paris, il fait une licence d’allemand, et commence la production poétique des recueils successifs. Il fait aussi des lectures de poèmes en Allemagne, auxquelles il accordait bcp d’importance. Il fait des traductions et en 54 est nommé lecteur d’Allemand à l’ENS. Le cœur de l’œuvre est à mon sens dans les années 60, donc assez tardive. C’est une poésie d’homme de 40 50 ans, qui atteint sa maturité, vraiment, et la nouvelle langue qu’elle invente dans un écho prolongé de ses conditions d'origine. La Rose de Personne en 63. Un épisode très célèbre et très commenté est la rencontre avec Heidegger en juillet 67. Vous trouverez un commentaire (il y en a plusieurs) tout à fait intéressant dans le livre de Lacoue-Labarthe, la Poésie comme Expérience. Traverse du souffle en 67, Péage noir en 69. La fin des années 60 est marquée par des crises subjectives : Paul Celan est pris par ce qu’a été sa vie nomadique et déchirée. Il se suicide en avril 70. Il s’est probablement jeté dans la Seine depuis le pont Mirabeau, à 50 ans. Bcp de recueils posthumes, le travail poétique de Celan a été immense, continu, d’une extrême densité. En fin de compte, il demeure je crois comme une clôture poétique majeure dans le siècle. Il clôt qch, l’hypothèse que je fais c’est qu’il clôt une période de la poésie où disons la poésie est en charge des pb du siècle lui-même. J’avais fait déjà ces remarques à propos de Mandelstam. Qch dans le siècle a fait que le poème a témoigné du siècle de façon particulièrement exemplaire, intense. C’est la dernière figure de cela, car ce dont il est le témoin poétique absolu, c’est précisément de la période 30-40, de la période qui inclut l’extermination des juifs d’Europe, et dont il est de surcroît un témoin immanent, puisqu’il a été pris par le massacre de sa propre famille. Il est celui qui va installer la poésie dans un compte avec cela, et lui faire dire cela au-delà de cela, et ce faisant à mon avis va clore la fonction même du poème dans le siècle. Si bien que je ne dirai pas comme Adorno qu’on ne peut pas écrire de poème après Auschwitz, par contre je pense qu’on peut dire qu’il est probablement impossible d’écrire des poèmes sur le siècle après Celan. Ce n’est pas le même énoncé. Celan a écrit les poèmes d’après Auschwitz. Il a écrit la poésie qui est comptable en elle-même et par elle-même du cœur noir du siècle. Et je ne crois pas que au-delà, on puisse reprendre ou répéter cette figure séculaire du poème. En ce sens, je dirai que Celan, c’est le dernier poète du siècle. Ça ne veut pas dire qu’il n’y aura plus d'autre poètes, mais ils ne seront plus les poètes du siècle. Ils ne seront déjà plus des poètes du siècle.

 

Vous voyez que Celan est une figure opposée à St J P terme à terme :

- c’est une enfance bouleversée et nomade, pas du tout héritière et bénie

- c’est une installation dans la multiplicité des langues

- c’est qch qui est écarté de toute institution (Celan a été un poète hors ennoblissement)

- c’est une poésie marquée du sceau de l’horreur

- c’est une poésie qui est hantée non pas par l’éloge mais par le travail intime de la mort

- et du coup c’est une autre langue.

Quand je dis c’est une autre langue, prenez-le au sens fort, ce n’est pas simplement que l’un écrit en allemand et l’autre en français. Voyez le défi incroyable qu’il avait pour Celan à écrire en allemand. Il aurait pu écrire dans une autre langue. Il a décidé d’écrire en allemand, dans cette langue là, qui avait été quand même la langue de l’extermination. Et quand je dis dans une autre langue, ce n’est pas simplement ça. C’est une autre langue, car entre les 2, le régime du poème change. Je dirais que ce qui va caractériser le destin du poème entre St John Perse et Celan à propos de l’Anabase, c’est la fin de l’éloquence, l’impossibilité pour le poème d’être éloquent, ie d’être réellement dans le dire articulé et éloquent, quoi que ce soit qu’il ait à dire. Ce qui change, c’est que le poème entre dans une figure de désarticulation, si on entend par articulation l’articulation rhétorique de l’éloquence. Le poème entre dans la désarticulation, ce qui ne veut pas dire qu’il n’et pas organisé, compact. Le poème de Celan est organisé, il invente sa propre discipline, mais il  n’est plus articulé au sens de l’articulation éloquente du dire. On pourrait dire cela : ce qui arrive au poème, en témoignage du siècle, c’est sa désarticulation. C’est une question qui fait que ça ne s’entend pas de la même façon. Littéralement, ce sont 2 choses différents. Ça s’appelle poème, mais ça ne s’entend pas de la même façon car il y a eu un événement entre les 2, historique, subjectif, mais qui finalement est un événement de langue. De sorte que ce qu’il faut dire exactement, c’est que le siècle, dans son noyau dur, dans son noyau années 30 40, le siècle a rendu une certaine forme du dire impraticable. Dans le poème de Celan, il y a l’expression impraticable vraie. Ecrite étroite entre des murs impraticable vrai, cet impraticable vrai c’est le pb poétique de Celan : comment traiter, comment rendre poétique le vrai en tant qu’impraticable, en tant que langagièrement impraticable, non praticable par la langue ? Si la langue ne peut pas pratiquer le vrai, alors qu’est-ce que le poème ? La poésie de St John Perse est une poésie qui pratique sa vérité, elle pratique avec aisance sa vérité. C’est du praticable vrai tandis que la poésie de Celan est confrontée à l’impraticable vrai. Prenons aussi impraticable du point de vue de l’écrit. D’ailleurs c’est ce que dit le poème : Ecrite étroite entre des murs l’impraticable vrai. Ce dont nous aurons à rendre compte, c’est de cet écart gigantesque, absolu, à propos cependant du même mot, anabase : comment se fait-il que des gens aussi opposés, des moments contradictoires, se retrouvent sur ce même mot Anabase ? Est-ce que c’est le même mot, ou pas du tout ? Est-ce que ce qui se dit au regard du siècle est absolument autre ou a une certaine communauté avec ce qui se dit anabase dans Celan ? ce sera notre problème. Pour aujourd’hui je vais simplement vous lire les 2 textes, et vous laisser là-dessus, sur le pb de leur communauté. C’est recto verso, mais est-ce que qch transperce la page, est-ce que le mot Anabase transperce la page ?

 

Saint John Perse, 1924, “Anabase”, section VIII

    

     Lois sur la vente des juments. Lois errantes. Et nous-mêmes. (Couleur d’hommes.)

     Nos compagnons ces hautes trombes en voyage, clepsydres en marche sur la terre,

     et les averses solennelles, d’une substance merveilleuse, tissées de poudres et d’insectes, qui poursuivaient nos peuples dans les sables comme l’impôt de capitation.

     (A la mesure de nos cœurs fut tant d’absence consommée !)

 

     Non que l’étape fut stérile : au pas des bêtes sans alliances (nos chevaux purs aux yeux d’aînés), beaucoup de choses entreprises sur les ténèbres de l’esprit ¾ grandes histoires séleucides au sifflement des frondes et la terre livrée aux explications…

 

     Autre chose : ces ombres ¾ les prévarications du ciel contre la terre…

     Cavaliers au travers de telles familles humaines, où les haines parfois chantaient comme des mésanges, lèverons-nous le fouet sur les mots hongres du bonheur ? ¾ Homme, pèse ton poids calculé en froment. Un pays-ci n’est point le mien. Que m’a donné le monde que ce mouvement d’herbes ?…

 

     Jusqu’au lieu dit de l’Arbre sec :

     et l’éclair famélique m’assigne ces provinces en Ouest.

     Mais au-delà sont les plus grands loisirs, et dans un grand

     pays d’herbages sans mémoire, l’année sans liens et sans anniversaires, assaisonnée d’aurores et de feux. (Sacrifice au matin d’un cœur de mouton noir.)

 

     Chemins du monde, l’un vous suit. Autorité sur tous les signes de la terre.

     Ô Voyageur dans le vent jaune, goût de l’âme !… et la graine, dis-tu, du cocculus indien possède, qu’on la broie ! des vertus enivrantes.

 

     Un grand principe de violence commandait à nos mœurs.

 

 

 

Paul Celan (1963). “Anabase”, in La rose de personne  (Die Niemandrose), traduction Martine Broda.

 

     Ecrite étroite entre des murs

     Impraticable-vraie,

     cette

     montée et retour

     dans l’avenir clair-cœur.

 

     Là-bas.

 

     Moles

     de syllabes, couleur

     mer, loin

     dans le non-navigué.

 

     Puis :

     espalier de bouées,

     bouée-chagrin,

     avec,

     beaux comme secondes, bondissants,

     les reflets du souffle ¾ : sons

     de la cloche lumineuse (dum-

     dun-, un-

     unde suspirat

     cor),

     répétés, rédimés,

     nôtres.

 

     Du visible, de l’audible, le

     mot-tente

     qui se libère :

 

     Ensemble.

17 novembre 1999

Nous reprenons donc cette investigation à partir du contraste et de la convergence en même temps des 2 textes que vous avez sur les yeux. Je vous rappelle que ce que nous cherchons dans cette séquence sur le siècle, ce que nous cherchons c’est comment le siècle s’est représenté son propre mouvement. Non pas seulement quelles en ont été les thématiques, les ressorts, les subjectivités, les figures, mais quelle idée le siècle s’est fait de son trajet, de son mouvement, du type de temporalité ou d’historicité qui était particulièrement le sien. Nous prenons à titre d’hypothèse le mot anabase comme vecteur de cette recherche. Je rappelle seulement très brièvement que primordialement c’est un mot qui vient du grec, et que dans le texte grec de Xénophon, qui raconte l’expédition des 10 000 anabase, c’est en vérité le récit d’une retraite : c’est une troupe qui se trouve égarée en pays étranger, descellée du combat qui était le sien, et qui fait retour, dans l’étrange et dans l’étrangeté, qui fait retour vers le site initial. Ce sont des grecs qui de l’intérieur de l’empire Perse vont faire retour vers une Grèce pbtique qu’ils espèrent retrouver. Souvenons-nous aussi comme 2ème élément que dans le texte de Xénophon, il y a une scène célèbre, qui fait figure de retour c’est le moment où ils retrouvent la mer. C’est déjà pas mal d’avoir la mer, ça vous lave et ça vous absout des interminables hauts plateaux de l’Anatolie centrale. Je dis cela parce que en particulier, dans le poème de Celan, la question du maritime va intervenir dans une intrication assez compliquée, et il faut avoir présent à l’esprit ceci que dans Xénophon il y a la scène Thalassa Thalassa que les mercenaires grecs crient la découvrant.

Nous allons voir, nous allons tenter de voir, à propos des 2 documents que vous avez, en quel sens le siècle a pu se représenter lui-même comme une anabase, qu’est-ce que cela veut dire. En ajoutant ceci : c’est que l’élément d’anabase, le mot même anabase retentit dans une sorte, je ne dirais pas d’indécidabilité, mais de jonction entre le thème de l’embarquement et le thème du retour. Etymologiquement, il y a cette double résonance. Anabanein veut aussi dire s’embarquer : il y a une thématique de l’embarquement, de l’engagement et en même temps et du mouvement une thématique qui est celle du retour. Comme si on s’embarquait pour revenir. Vous trouverez dans le texte de Celan montée et retour, dans la traduction de Broda, qui est presque une traduction complète du mot anabase. Cette expression est une espèce de traduction ou d’approximation du mot anabase.

La dernière fois, nous avions situé les auteurs et les textes, et nous avions remarqué leur immense écart. Ils ont pris le même mot mais tout les disjoint :

D’un côté, un haut fonctionnaire de la 3ème république française, homme du 19ème qui perdure dans le 20ème, une figure du paradis colonial, une enfance idyllique dans les îles, et une carrière triomphale clôturée par un prix Nobel, et une sorte de statut de poète officiel républicain.

De l’autre, avec Paul Celan, la figure du juif d’Europe central, exilé, nomadique, frappé de plein fouet par la persécution et le crime nazi, expatrié de toute part, choisissant de s’installer dans la langue allemande dans le paradoxe d’un règlement de compte compliqué avec le nazisme et l’Allemagne, et finalement une figure suicidaire à la fin travaillée par des désastres subjectifs muets considérables dont toute sa poésie porte trace. En même temps qu’elle porte trace de la victoire peut-être contre ses désastres.

Ce sont 2 figures qui l’une comme l’autre ont existé, qu'on a choisi dans le siècle, mais dont l’écart est immense. Prenons cet écart un peu comme celui entre le 20ème qui continue le 19ème, d’un côté, pris dans une continuité essentielle avec le 19ème finissant. Ce siècle qui d’une certaine façon en dépit des épreuves et tourmentes continue qch au fond du rêve impérial du 19ème siècle, du rêve impérial en tant que rêve du progrès. Cette espèce de confusion étrange entre empire et progrès, que le 19ème finissant a porté a son comble. Finalement dans une figure qui s’est entièrement abîmé dans la guerre de 14 18, mais qui continue, perdure, et dont Alexis St Léger, secrétaire général du quai d’Orsay, incarne parfaitement, avec sa haute culture fonction diplomatique, son républicanisme de bon aloi, sa vision du monde comme découpage du monde en aventures impériales. Avec Celan, un personnage qui surgit du siècle en son cœur noir, un personnage qui est marqué, qui porte tous les stigmates de ce que le siècle a eu de terrible, d’absolument terrible, et qui fonctionne de ce point de vue là comme une parole survivante. On pourrait presque dire que la poésie de St John Perse est le comble de la parole héritière. Je le dis sans ironie, ça a sa grandeur, ça a même son paradigme poétique dans la poésie de Pindare, une poésie de l’ornementation légitime, si je puis dire. De l’autre, on a une parole déchirée survivante, une parole qui est tout sauf autorisée de manière native. On sent bien que quand St John Perse écrit, il se sait poète autorisé. Quand Celan écrit, la poésie est arrachée à lui-même et à sa langue et à sa profération presque comme une question de vie ou de mort. Ce sont 2 paroles dont le régime est extraordinairement différent. C’est d’un côté qch de cette confiance en soi-même qu’a eu le 19ème qui se poursuit dans le 20ème, et de l’autre avec Celan, c’est le siècle qui a buté sur sa propre catastrophe intime et qui essaie de prendre la parole alors qu’il y a eu cette butée, alors qu’il y a eu ce point réel qui est en même temps comme un cœur noir. C’est dans cet écart là que cependant nous essayons de construire anabase comme un mot commun, et vous voyez que c’est le construire comme un mot commun dans le disparate, dans le déchirement, dans l’opposition la plus radicale. Et cependant qch est dit du siècle dans 2 points qui n’ont presque rien de commun. C’est ce qui nous intéresse : que sous le mot anabase, qch est dit du siècle à partir de 2 expressions poétiques aussi évidemment inappariées. Nous allons procéder par prélèvement thématique dans un poème puis dans l’autre. Prenons par un prélèvement thématique dans le poème de St John Perse.

 

Ayez le sous les yeux, nous allons entrer dans l’intimité du texte.

Ce qui doit être remarqué tout de suite, c’est dans ce passage qch qui est une question sur le sujet du poème. J’entends le sujet au sens strict : qui est sujet de ce poème ? qui parle ? Ce qui se donne immédiatement, c’est que ce qui parle fonde l’équivalence ou la quasi équivalence entre un je et un nous. Lois errantes, et nous-mêmes, nos compagnes, à la mesure de nos cœurs. Il faut souligner tous les nous qui jalonnent le texte. Plus loin : l’éclair famélique m’assigne, ses provinces en ouest, donc un je, une singularité qui émerge. Un grand principe de violence commandait à nos moeurs. On clôt sur le nous. Si on se demande qui est sujet du poème, ou qui parle, on a une figure d’équivalence, de balancement équivalent, entre un je et un nous. Le poème commence absolument ainsi. Là nous sommes dans la section 8. Mais le début est le suivant : sur 3 grandes saisons m’établissant avec honneur, j’augure bien du sol où j’ai fondé ma loi. Nos âmes au matin sont belles, et la mer. A nos chevaux livrées la terre sans amande, nouveau ce ciel incorruptible et le soleil n’est pas nommé mais sa puissance est parmi nous. C’est l’ouverture. Nous avons : j’augure bien du sol, j’ai fondé ma loi, et tout de suite après : nos armes etc… L’incipit poétique, l’ouverture poétique, et ça se poursuit tout du long, c’est de postuler qu’on peut faire équivaloir en sujet d’une entreprise ou d’une aventure un je et un nous. C’est un point qui est un point très important dans le siècle, et qui va se retrouver absolument complètement transformé dans le poème de Celan. Dans le poème de Celan, la question va être de savoir comment peut venir le mot ensemble, dernier mot du poème ? La question est : est-ce qu’un nous peut être un sujet ? C’est une question fondamentale du siècle. Y a t-il un nous qui fasse sujet ? Ie y a-t-il un nous qui soit comme un je ? Y a-t-il un nous à propos duquel on puisse dire qu’il est comme un je ? C’est le pb qui a dominé le siècle de la caractérisation subjective de l’action collective. Comment l’action collective peut-elle néanmoins se représenter dans la figure d’un sujet ? Là, poétiquement, ça se donne sous la forme très précise qui est d’établir une balance un peu indécidable, dans toute cette anabase, entre je et nous. Entre, disons, la figure d’un aventurier qui commanderait une troupe de nomades sur les hauts plateaux de l’empire, qch comme ça, c’est un peu ça le décor du poème, et d’autre part le groupe proprement dit, le groupe des soldats, des aventuriers, des nomades, ce groupe militaire, au fond, ces nomades à la Xénophon, qui participent à l’aventure. Finalement, nous avons cette question, qui est posée là tranquillement, dans la sérénité du poète officiel, qui est typiquement une question du siècle, qui est au fond la question de la soudure d’un nous dans la figure d’un sujet, d’un nous dont la compacité permet de le traiter réellement dans l’équivalence à un je. C’est un point très important dans le poème, et encore une fois, il fonctionne dès l’ouverture. Disons-le en d’autres termes. Le siècle aura été, de ce point de vue là (mais nous dialectiserons cette notion), le siècle aura été incontestablement le siècle de la fraternité. De son rêve, de son vouloir, de son désir. En réalité, si on prend les 3 mots issus de la Révolution Française, liberté, égalité, fraternité, si on a à en choisir un qui est parvenu dans le siècle à son incandescence, ce ne sera pas liberté, ce ne sera pas égalité, ce sera fraternité. Fraternité, en le concevant de façon précisé : on appellera fraternité l’intériorité subjective d’un nous, la capacité d’un nous  fonctionner en intériorité subjective comme un je. La poétique de l’Anabase de St John Perse est une poétique qui enregistre cela. Elle est une poétique du nous dans son équivalence au je. Et ce qui en même temps fait matière pour cette équivalence, c’est quoi ? eh bien ce qui fait matière pour cette équivalence, c’est une aventure. Je prends aventure ici comme mot (ça porte aventurier etc…) recouvrant finalement ce qu’on pourrait appeler toute équipée historique. Le siècle ça été ça, pour part, ie la volonté de créer un sujet-nous pour une équipée historique quelconque, dans laquelle ce nous éprouvait sa capacité ou sa puissance subjective. Il est très frappant de voir que le poète de St John Perse, aussi détaché et en un certain sens académique qu’il puisse être, dans sa rhétorique propre, n’en est pas moins l’enregistrement de ce point, l’enregistrement de ce que dans une équipée, une aventure au fond impériale et coloniale maquillée, que dans une équipée historique de ce genre, on puisse dire finalement que le nous et le je sont substituables, que le nous advient comme un je. C’était la 1ère remarque. On appellera ça la fraternité. Etant entendu que le mot fraternité est un mot ambigu : le pb est toujours de savoir quel est le protocole de délimitation du nous. Comment le nous se constitue-t-il comme sujet ? Si vous faites fonctionner le mot dans sa séparation, ou dans son isolement vous prenez le risque que ce soit par délimitation avec un autre ou avec tel autre que le nous se constitue comme sujet. C’est pur ça que l’équipée historique, qui peut être une équipée militante, une équipée politique, ici qui est plutôt aventurière, peu importe. L’équipée historique est une équipée qui d’une certaine façon traverse l’adversité, qui constitue son ennemi ou ses ennemis. Il y a eu l’idée très courue dans tout le siècle que finalement le nous n’est un je que dans la figure du conflit. Que la seule chose apte à transformer un nous en je, de faire sujet d’un nous, c’est le conflit. Il n’y a rien d’autre. Par quoi bizarrement le thème de la fraternité est absolument connexe au thème de la guerre. Ce ne sont pas des thématiques opposés. Depuis l’Iliade, on sait qu’il y a une fraternité guerrière, et que un des paradigmes de la fraternité est la fraternité guerrière. Cette idée vient de l’épopée. Le siècle s’est voulu en partie un siècle épique. Cette idée est présente dans la mise au poste de commandement de la fraternité, de l’équivalence du nous et du je dans la figure de l’équipée historique comme conflictuelle, comme figure de la guerre. C’est pourquoi il faut prêter attention à ce que l’énoncé final de cette section 8 de l’Anabase soit : un gd principe de violence commandait à nos mœurs. L’équivalence du je et du nous a comme creuset, comme détermination véritable, un principe de violence, et en définitive un horizon guerrier, fut-il abstrait ou très poétisé.

Nous pouvons connecter, ce sera le 1er prélèvement :

- l’équivalence du je et du nous comme sujet du poème

- deuxièmement, nomination de cela comme une sorte de fraternité particulière

- et troisièmement, l’élément de la violence ou de la guerre comme élément générique de cette équivalence entre le je et le nous. C’est le 1er point, en consonance avec d’innombrables aventures du siècle.

 

La 2ème chose, le 2ème motif, est différent. C’est cette connexion énigmatique, c’est le motif d’une vacuité, qch de sourdement absent, vide ou vacant hante l’épopée elle-même. comme si à l’arrière plan de ce nous aventurier qui crée une fraternité combattante et nomade, qch de creux, vide, dérobé à soi-même, se glissait. Nous avons l’énoncé fondamental, fin de 1er §. A la mesure de nos cœurs fut tant d’absence consommée : le cœur du nous, de l’aventurier, est mesure d’une consommation d’absence, d’une considérable consommation. Ce thème de l’absence est corrélé au thème de l’errance : lois errantes. Ce qui a couleur d’homme, ce sont les lois. Les lois sont errantes, l’errance définit le cœur d’homme, le cœur d’homme est hanté par l’absence. De même, ces ombres, les prévarications du ciel contre la terre, bcp de choses entreprises sur les ténèbres de l’esprit : l’esprit est aussi donné comme une puissance d’opacité. Et, point à connecter à celui-là, une sorte d’hostilité au motif du bonheur : lèverons nous le  fouet sur les mots du bonheur ? un pays ci n’est point le mien : là encore une figure de l’absence, le pays se dérobe. Sans mémoire, sans lien et sans anniversaire. Les lois sont errantes, le calendrier est défait, les ponctuations temporelles sont supprimées : pas de lien, pas d’anniversaire, et finalement l’ivresse comme compensation de tout cela, le cauculus indien. Vous avez un principe d’ivresse, ou de drogue, qui accompagne la figure indécise de l’aventurier collectif.

Je voudrais ressaisir cela de la façon suivante. En réalité, le siècle, là, le siècle dans le poème de St John Perse, dans cette figure de l’anabase comme mouvement du siècle, représente l’humanité comme une errance, et représente cette errance comme valant pour elle-même. C’est ça le point. L’errance n’est pas errance vers, ou voyage instituant, ou fondation. Il s’agit d’une errance qui est une errance nomadique intrinsèquement recevable. Qu’est-ce que cette errance au principe du cœur de l’homme dans son absence même ? Je pense que cette errance est métaphore géographique ou voyageuse d’une idée qui est très présente dans le siècle, éloignée des nôtres, qui est qu’au fond, le mvt historique a une valeur en soi. Ie que il n’est pas mesuré vraiment à sa finalité. En définitive la nouveauté, la transformation, le mvt, le désancrage, l’errance sont des valeurs intrinsèques. C’est une des raisons pour lesquelles - je le signale en passant - je ne suis pas réellement convaincu par l’idée selon laquelle ce qui aurait dominé le siècle serait des représentations utopiques, si on entend par là la représentation des sociétés du bonheur ou de sociétés idéale. Je dis pas qu’elles étaient absentes, mais subjectivement motrices ? je ne le crois pas. ce qui était moteur c'était une évaluation positive du mvt lui-même, de l’historicité, que ceci avait une valeur intrinsèque. C’est la raison pour laquelle, sans ça on ne le comprend pas, la déception quant au résultat n’entamait pas le principe subjectif de la chose. Tout le monde cherche pourquoi ces phénomènes ont fasciné tant de monde ? On  dit : puissance de l’imaginaire etc… mais ce qui a fasciné, c’est le mouvement, l’historicité, exactement comme la violence fascinait, parce qu’elle était liée au principe de transformation. Il y a une valorisation de l’errance, de l’arrachement, qui est intrinsèque, qui n’a pas besoin de se représenter nécessairement le but de tout cela. Qu’est-ce qui se dit là dedans ? Ce qui se dit là dedans, c’est que l’homme est en réalité une absence à soi-même, il s’accomplit comme absence à soi-même. Ce n’était pas en étant présent à soi qu’il est une figure légitime et puissante mais c’est dans l’absence à soi, dans l’arrachement à soi même qu’il est grand, qu’il pris dans sa grandeur. Cette historicité mouvante qui le rend absent à lui-même, qui l’inscrit comme absence à lui-même dans le temps que qch comme une puissance de l’humanité peut s’affirmer. Voilà pourquoi dans le poème la figure de la grandeur est corrélée à l’errance vide. On va, on pourrait lire le poème en son entier : on va, on conquiert des terres, on part ailleurs, on fait sembler de fonder qch mais on l’abandonne aussitôt, on est dans le matin du monde mais ce matin lui-même, il faut le quitter etc… et ceci n’est pas destiné. Ceci n’est pas destiné. Je voudrais avancer la thèse, à partir du poème, qu’il n’est pas exact que le siècle se soit représenté comme destiné à. La passion du réel, c’est pas une passion du destiné à, une passion programmatique. Le siècle n’a pas été programmatique. Le 19ème était programmatique, il annonçait le progrès, qu’on allait vers qch d’idéal. Il a été une promesse. Le 20ème siècle n’a pas été de la promesse, mais il a été un siècle du réel de l’errance, du réel de la violence, toute promesse étant susceptible d’être oubliée ou d’être adultérée [chgt K7] en dépit de sa rhétorique du propre, c’est parce qu’il met cela en figure. Ce qu’il met en figure, c’est la valeur poétique de l’absence à soi ou de l’errance indépendamment de toute destination. Et alors, finalement ce qu’il s’agit de conquérir, pour autant qu’il s’agit de conquérir qch, c’est ce que j’appellerai la déliaison. Si j’avais à choisir là une valeur qui a hanté le siècle, ce serait ça : délier, la déliaison. Dans le texte, c’est omniprésent : pas d’anniversaire, pas de lien, pas d’enchaînement. Absence et violence, absence et violence liées dans l’errance. Pas de ponctuation, pas de lien, pas d’enchaînement. Ce qu’il faut conquérir c’est l’absence à soi du délié, la fin des liens. La fin des liens. C’est en ce sens que je soutiendrais le siècle a été marxiste sans le savoir ou en le sachant. Souvent il a été non marxiste en croyant l’être et d’autres fois l’a été sans le savoir. Celui qui annonce la fin des liens, c’est Marx. Relisez le Manifeste, d’une beauté renversante : ce qui y est annoncé comme puissance du capital, c’est la puissance de déliaison, de façon absolument précise. C’est la fin des vieux liens, féodaux, familiaux, patriarcaux. Tout cela va être dissous dans les eaux glacées du calcul égoïste. La dissolution dans les eaux glacées du calcul égoïste n’en est pas moins une dissolution. Marx annonce la fin des liens, ie la fin de la civilisation des liens, la fin de la conception d’une civilisation fondée sur le lien. Donc c’est bien une puissance de déliaison qui est là à l’œuvre. Au fond, ce que le 20ème a cherché, ce serait un ordre sans lien, qch comme une puissance collective non liée, déliée. Il a bien cherché qch comme une déliaison constitutive, qui restituerait l’humanité à sa pure puissance créatrice non liée, non enchaînée, à sa pure puissance d’arrachement à soi-même, toujours autre que soi. Restituer l’humanité à son altérité intrinsèque, à  ce que St John Perse appelle d’un côté, l’absence de l’autre errance, et en 3ème lieu violence. Violence, absence, errance : ce dont il s’agit là c’est de faire advenir une humanité déliée. Evidemment la question de la fonction de la terreur dans le siècle est liée à cette fonction de la déliaison. Parce que le paradoxe auquel nous parvenons est le suivant : d’un côté il s’agit de créer une fraternité (nous sommes partis de là), un nous qui est comme un je, comme un sujet, donc un nous collectif qui a puissance et homogénéité d’un sujet, et d’un autre côté l’œuvre de ce nous c’est la fin du lien, c’est la fin de toute liaison. Vous voyez bien qu’il y a une tension extrême entre d’un côté vouloir faire surgir un nous fraternel, inédit, qui soit comme un sujet, et d’un autre côté, et en même temps, de consacrer ce nous à quoi ? à la violence errance et à la déliaison. Comment le nous peut-il rester lié si son œuvre est la déliaison ? C’est un pb clé : pb du parti, pb de la consistance ou cohérence, qui se donne dans tous les registres d’activité. D’un côté, une puissance de critique de tous les liens, et de l’autre le sourd désir d’un lien absolu de type nouveau. Le lien absolu est l’instrument de la déliaison. Si vous voulez briser tous les liens, il vous faut un lien suréminent, le lien du nous qui brise tous les liens. Vous voyez bien que c’est une tension, pas une contradiction (c’est trop dialectique), c’est une tension extrême, et en vérité dans bien des situations, la terreur est le produit de cette tension. Cette tension s’effectue, se réalise, ou se masque dans la figure d’une terreur. La terreur sera à la fois la contrainte exercée sur le nous pour qu’il reste sujet, et la violence exercée sur les liens pour qu’ils soient tous brisés. Donc la terreur a à la fois une fonction instituante du nous (c’est la terreur qui pourchasse le traître, le traître est le point de fuite du nous, tout le monde est suspect, c’est la terreur épurative pour un nous absolu), d’un autre côté la terreur est utilisée directement pour fracasser et briser tous les liens, puisque le nous a pour fonction de produire la déliaison. Quand St John Perse écrit : Un gd principe de violence commandait à nos mœurs, il faut voir de quoi il s’agit. Il écrit ça tranquillement dans la paix des ministères. Mais c’est une vérité inconsciente. Il n’est pas mêlé aux affaires terroristes. Mais il a saisi que si vous voulez que le nous soit un je, et ni anniversaire ni lien ni ponctuation, ce qui unifie cela c’est la violence, la violence comme constitution du nous, constitution intime du nous d’un côté, et d’autre part exercice du nous lui-même. Quand je dis violence, nous avons en tête paradigme politique, mais elle est partout. Cette conception à la limite terroriste de la tension entre la fusion du nous et la défaite des liens, elle est partout. Elle traverse le siècle, c’est le point coûteux, y compris dans les conceptions terroristes et avant-gardiste de l’art, dans les conceptions ultra des rapports entre  homme et femmes. Si on regarde de près, on va trouver la conjonction d’une conception hyperbolique du nous et une conception destructrice des liens. Vous avez ce cheminement qui rend l’histoire du nous violente et tourmentée, quel que soit le nous considéré, et exerçant sur lui-même et hors de lui-même une pression violente considérable. Réfléchissez bien à ceci que cela ne doit pas être abordé uniquement du point de vue des csq, et jugé uniquement du point de vue de ses csq. C’est une conception épique de l’humanité qui est à l’œuvre. Le siècle n’a pas été du tout un siècle de la rationalité agissante ou de l’utopie. Il a été avant tout un siècle épique, une épopée du réel, une volonté d’épopée du réel, un siècle de l’équipée historique valant pour elle-même, et créant les dispositions dont nous parlons, la tension entre le nous immanent qui doit être comme un sujet, avoir l’unité d’un sujet, et la défection destruction de tous les liens.

Si on passe aux catégories abstraites, on pourra dire que la question est le rapport entre fondation et destruction, si on extrait la maxime abstraite. Il faut un principe de fondation unifié (c’est le nous, le sujet, le bâtisseur, le groupe etc…), mais finalement l’enjeu, c’est de détruire le vieux monde, donc de détruire le tissu des liens qui le constitue. C’est pour ça que l’expression très frappante est lois errantes. Qui est un oxymore : une loi ne peut pas être en tant que telle trop errante, sinon elle se résilie comme loi. Ça ne veut pas dire grand-chose, sinon que l’errance doit aller jusqu’aux lois, le principe d’errance doit aussi gagner les lois et n’accepter aucune loi.

 

Le dernier point, que j’ai déjà mentionné, et sur lequel je voudrais m’attarder un petit peu, c’est la question du bonheur. Dans tout cela, qu’en est-il du bonheur ? les mots hongre du bonheur. En clair, il est en train de nous dire que le bonheur c’est la castration, l’état du châtré, il faut lever le fouet sur les mots hongres du bonheur. Il y a une hostilité à la thématique du bonheur, la question n’est pas d’être heureux. C’est une des choses qu’on a maintenant le plus de mal à comprendre : nous sommes tous eudémonistes, nous pensons que être heureux c’est quand même important. Il ne faut pas croire qu’à toutes les époques tout le monde pense que la question du bonheur est centrale, ou importante, ou que c’est intéressant d’être heureux. La vision épique de l’humanité ne met pas le bonheur au poste de commandement. Ce qui est au poste c’est sa capacité créatrice, son héroïsme errant, son héroïsme nomade. Il y a dans l’idée de bonheur qch d’installé qui ne convient pas à cette vision. Donc il peut y avoir de l’enthousiasme, oui. Il peut y avoir de l’ivresse, oui. Mais pas nécessairement du bonheur, si le bonheur, c’est finalement toujours qch au fond qui est dans l’espace de l’installation privée. Et plus profondément, ce que dit aussi le texte de St John Perse, c’est qu’il n’y a pas à attendre que le monde vous donne le bonheur, que c’est un mauvais rapport au monde que d’attendre cela. Le monde n’est pas ce qui dispense à ses habitants le bonheur. C’est le vrai sens de la phrase : que m’a donné le monde que ce mvt d’herbe. Il faut comprendre que c’est ça que le monde peut donner : il peut donner un mvt d’herbe, ie un analogue de votre propre errance, une image dans le vent de votre propre errance, et pas autre chose. Il n’y a pas à attendre du monde le bonheur. Le monde, pour autant que ce mot ait un sens, c’est le lieu de l’épopée, c’est le site de l’épopée. Le principe qui gouverne les mœurs, c’est un principe de violence, c’est pas un principe de bonheur.

 

Et enfin, dernière remarque : il n’y a pas de passé. C’est dit : l’année sans lien et sans anniversaire, mais un grand pays d’herbage sans mémoire. C’est comme cela qu’il faut se rapporter au monde, comme à un lieu, comme à un grand pays d’herbage sans mémoire. Nous sommes hantés aujourd’hui par la question de la mémoire, du devoir de mémoire etc… Là , le siècle a été un siècle qui a prôné l’oublié : il n’y a d’aventure exaltante que dans l’oubli de ce qu’il y a, et encore plus de ce qu’il y a eu. Il faut s’abandonner ou se livrer à un pays sans mémoire. Il faut être soi-même sans mémoire. Donc la figure de l’homme (le 20ème a été hanté par la figure de la création l’homme nouveau), mais il faut bien voir que la figure de ce homme, c’est sans bonheur et sans mémoire. C’est le nomade pur, absent à soi, sans bonheur et sans mémoire. Quelle est donc sa vertu ? Comment le qualifier ? Le mot qui le qualifie, c’est le mot grandeur. Ce qui est attendu de cela, c’est la grandeur : les grandes histoires séleucides (c’est une métaphore : les histoires aussi grandes que les plus grandes légendes antiques). L’homme est destiné à être l’acteur de grandes histoires, à être l’acteur de l’épopée réelle, pas l’épopée qu’on raconte, mais l’épopée qui a lieu, dans le siècle, dans le site, dans le lieu. La norme, c’est la grandeur. Et cette grandeur peut être vide, elle n’est pas destinée, elle ne se mesure pas à l’œuvre. Comprenons ce point : elle ne se mesure pas à l’œuvre, à ce qui est fondé ou tracé. C’est une grandeur qui est dans le mouvement même de sa constitution, c’est la grandeur du mouvement pur, et de l’abandon au mouvement pur, que rien ne retient. Le bonheur, c’est ce qui retient, c’est ce qu’on ne veut pas quitter, c’est le port d'attache. C’est pour ça qu’il ne faut pas être heureux : si on est heureux, on ne part pas, et ça interdit la grandeur. Grandeur va récapituler absence, errance, violence, pas de mémoire, pas de bonheur ça va être le nom de tout cela comme norme de l’histoire humaine. Voilà ce que je voulais ponctuer dans le 1er texte, de St John Perse. On ne va pas expliquer tous les détails, pour l’instant, mais c’est pour avoir la manière dont il campe dans les années 20 (24, on n’a pas encore vu le siècle dans toutes les csq de ce qui est dit là), voilà comment d’une certaine manière l’humanité dans le siècle se représente sa propre tache.

 

Nous avons le texte de Celan, 40 ans plus tard, qui reprend le mot Anabase, et là aussi faisons quelques prélèvements préliminaires.

Tout d’abord, répondons à la même question que celle que nous posions au texte de St John Perse : qui parle ? Quel est le sujet du poème ? Réponse : il n’y en a pas. On peut dire : parle une voix, une voix nous parle. Comme le dit dans un texte à peu près contemporain Samuel Beckett, une voix dans le noir. Cette voix ne se présente pas comme je, elle ne se présente pas comme nous, on n’est pas du tout dans l’équivalence fraternelle du je et du nous. Peut-être y a-t-il une fraternité dans le texte, mais ce n’est pas la même. Peut-être le siècle a-t-il été un débat sur la fraternité. C’est une voix, et cette voix, elle va tenter de tracer qch : on le sait dès le début, écrite étroite entre des murs, cette montée et retour. La voix qui nous parle, là, va désigner l’anabase, elle va dire ce qu’est l’anabase, ce que St John Perse ne fait pas, il s’installe dans l’anabase, dans l’équipée des aventuriers. Là on va nous dire, nous murmurer l’anabase. Qu’est-ce qui nous en est dit ? Elle nous dit une série de connexions, fragiles et presque improbables. Impraticable vraie. 1ère connexion : l’anabase comme voie, comme chemin, est impraticable voie. Elle est écrite étroite entre des murs. Elle est donc comme un passage très étroit, un passage très étroit de l’écriture elle-même, un passage presque muré de l’écriture elle-même. Elle est montée et retour : c’est quasiment une traduction de l’anabase, montée, mais montée qui est aussi et en même temps un retour. Elle est vers l’avenir : voilà tout ce qui nous est dit au début du poème de cette anabase. Donc c’est le 1er prélèvement que je voulais faire. Ce que Celan entend nous dire, ce qui est murmuré dans ce poème, c’est : qu’en est-il aujourd’hui du chemin ? Qu’est-ce qu’on peut dire aujourd’hui du chemin ? Anabase, c’est le chemin comment montée et retour, mais qu’en est-il du chemin ? On voit bien que l’opposition avec St John Perse, c’est que pour St John Perse le chemin est l’ouvert lui-même, c’est ce qu’il y a. Il n’y a pas de pb du chemin, le chemin c’est ce qui est suscité par le je-nous héroïque. Pour Celan, c’est différent : la question de savoir s’il y a un chemin, quel est ce chemin, s’il est praticable ou pas, est la 1ère question. Il ne le sera que dans des conditions d’étroitesse, d’impraticabilité extrêmes. L’écriture va l’ouvrir pour nous au prix de ces difficultés. 40 ans après, anabase désigne une questions. Chez St John Perse, anabase est la certitude initiale. Pour Celan elle désigne la question du chemin : subsiste-t-il même une chemin ? Y a-t-il encore un chemin ? En tout cas, ce qui est sûr, c’est que si vrai qu’il soit, il est impraticable. C’est la 1ère différence.

Evidemment, nous devons l’assigner au fait que nous sommes sur l’autre versant du siècle, ie sur le versant où d’une certaine façon l’épopée n’est plus tenable. Elle s’est terminée en désastre, elle est représentée comme désastre. Le désastre a été si grand que l’épique n’est plus à sa mesure. Le siècle a institué une espèce d’obscénité de l’épique. Parce que entre l’épique et l’horrible, il y a qch d’indécidable. On ne peut plus être dans la bonne conscience épique, on ne peut plus être dans la clarté épique, dans cette volonté de mvt ou d’absence à soi quasi innocente que nous décrit St John Perse, bien qu’elle soit déjà violente. C’est plus possible. Celan part de ce point d’impossible, de cette expérience de l’impossibilité désormais de la représentation épique de l’histoire. Mais alors s’il n’y a pas de représentation épique de l’histoire, qu’est-ce que l’anabase, qu’est-ce que le chemin ? C’est pour ça que anabase va se transformer de certitude en question, en interrogation.

 

2ème remarque : Celan va faire jouer directement le versant maritime de l’anabase originaire. Ie il va y avoir le moment où l’anabase, c’est l’appel maritime, l’appel du port, l’appel portuaire dans la modalité du passage sur les balises. C’est un passage techniquement très précis : Celan parle ici d’un certain nombre de balises qui émettent des sons quand la mer descend. Le son, le mélange audible et visible dans la balise est prélevé sur ce mécanisme de balises maritimes qui sont en liaison avec le niveau de l’eau de tsq elles sonnent quand le niveau de la mer ne permet pas de passer dans le chenal. Ce moment maritime est un moment d’appel, un moment de signal, qui est aussi le moment du péril. C’est le moment du péril, le moment du signal, et le moment aussi de la beauté. Qch s’indique comme ça qui est péril, beauté, et connexion du visible et de l’audible. C’est l’image. Quelle est la signification de cette image ? La signification de cette image, c’est que l’anabase requiert l’altérité. Il n’y a chemin que s’il y a l’autre. Le maritime, c’est la figure de la voix de l’autre, du son de l’autre, et de la beauté de l’autre. C’est pour ça que Celan assume ce que je vous racontais à propos de Xénophon : la mer la mer, comme le moment où qch d’autre est enfin trouvé dan la marche de remontée terrestre. Il y a l’intrusion d’une altérité dans l’anabase, il rompt avec le thème de l’errance vide. Le poème n’est conçu comme une glorification de l’errance vide. Si impraticable que soit le chemin, il n’est vrai que s’il y a une altérité intérieure, que si qch est rencontré. C’est le système des images maritimes qui va fonctionner comme indice de cette rencontre. C’est une transformation très importante : au fond, au thème de la fraternité est substitué le thème de l’altérité. C’est une substitution majeure dont on pourrait montrer qu’elle est caractéristique du dernier pan du siècle, après les [chgt K7] antagonique, mais sur la question de la différence minimale : qu’est-ce que c’est qu’une altérité, que rencontrer une altérité, dans une modalité autre que se constituer face à un ennemi ? Le poème de Celan va être finement travaillé par une adresse d’altérité qui est tout autre chose que la constitution antagonique du nous. C’est ça que j’appellerai la substitution de la question de l’altérité à la question de la fraternité.

espalier de bouées,

bouée-chagrin,

avec,

beaux comme secondes, bondissants,

les reflets du souffle ¾ : sons

de la cloche lumineuse (prenez le dans l’explication matérielle)

unde suspirat

     cor : allusion à Mozart.

Répété rédimé notre : le point est là, le cœur de la question poétique de Celan, c’est : comment faire nôtre l’altérité ? Sans la réduire, sans la dissiper. Comment faire nôtre une différence ? Vous voyez que tout le point, c’est que cette différence est rencontrée, ce n’est pas l’absence à soi. St John Perse parle aussi de la constance différence d’avec soi-même, mais c’est l’absence à soi. Là, ce n’est pas l’absence à soi, la différence rencontrée et le pb est de la faire notre. Que veut dire faire notre une différence rencontrée. C’est pour autant qu’on peut faire notre une différence rencontrée qu’il y a anabase. C’est la vection fondamentale du texte. Il y a chemin impraticable vrai, très étroit, pour autant que nous sommes en état de faire notre une différence qui n’est pas notre, qui n’est pas notre différence, mais qui est une différence rencontrée. Et ce n’est pas une intériorisation, ce n’est pas une appropriation, ce n’est pas une dialectique, ce n’est pas intégrer à notre identité la différence rencontrée. C’est faire notre cette différence rencontrée en tant que rencontrée, en la laissant dans la rencontre. Vous voyez bien que finalement il y a aussi chez Celan la création d’un nous. Le poème va s’achever là-dessus : du visible, de l’audible, le mot tente qui se libère (au-delà de l’audible et du visible) ensemble. Finalement, le poème indique que pour autant qu’il y a un chemin, c’est le chemin de l’ensemble. Qu’est-ce que c’est que ensemble ? C’est bien un nous, quand même : seul un nous peut être dans l’élément d’ensemble ou enjoint par l’ensemble, mais ce nous est le nous où se fait notre une différence qui n’est pas la notre, une différence qui n’est pas la différence interne de soi avec soi, qui est une différence rencontrée. Là, on peut se tenir ensemble. Mais il n’y a pas fusion fraternelle. Ce nous n’est pas un je. On peut donc dire, en schématisant à outrance, que le propos de Celan, pour autant qu’il y a anabase (c’est un poème fragile qui en doute constamment) : il s’agit de faire advenir un ensemble d’un nous qui n’est pas un je, c’est un nous où l’adresse à l’autre est maintenue comme telle, n’est pas dissoute ou résorbée dans une unité subjective. Il y a une adresse, souvent, dans les poèmes de Celan, le tu, ma 2ème personne, très remarqué et commenté. Ce n’est pas le cas ici. L’emploi de la 2ème personne par Celan est l’indication que l’adresse à la différence de l’autre est une adresse qui ne se résorbe pas dans le je. Le nous n’est pas un moment dialectique du je, notre c’est qch qui est simplement ensemble, tenu ensemble. Et ça c’est l’anabase, ie on passera entre des murs étroits et on arrivera à écrire le chemin qui monte et revient si on arrive à disposer le ensemble, le ensemble ainsi conçu.

On pourrait donc dire, bien que ce soit un peu schématique, que le siècle est le témoin, à prendre ces 2 poèmes, d’une profonde mutation de la question du nous. On peut toujours examiner une période, quelle qu’elle soit, à travers l’histoire des pronoms. On peut faire l’histoire des pronoms : qu’est-ce qui est devenu je, nous, dans une période ? c’est un fil conducteur excellent. Là, c’est le nous qui se transforme absolument. Nous dirons : il y a eu dans un 1er temps le nous de la fraternité. Il est caractéristique soit dit en passant que dans la CRDial, Sartre l’appelle le nous de la fraternité-terreur, c’est une phénoménologie remarquable que Sartre donne des différentes formes du collectif. Il décrit très bien la forme de la fraternité terreur, pourquoi la fraternité est-elle connectée à la terreur. C’est le nous de la fraternité, dans l’élément de la guerre, d’une façon ou d’une autre. C’est la 1ère instance. Son idéal est d’être un je, c’est un nous qui a le je comme idéal, puisqu’on est dans le pronoms. Il n’y a donc pas d’autre tu que le tu de l’adversaire : puisque quiconque n’est pas un adversaire est dans l’élément du nous qui lui-même est un je. Tu, c’est le nom de l’ennemi, c’est le pronom de l’ennemi. La disposition pronominale dans cette configuration là, elle a été très puissante dans le siècle, elle a une grandeur épique incontestable, c’est le nous dans l’idéal du je, et dans l’exclusion du tu extériorité au nous. C’est une figure qui est encore celle de l’aventurier du désert ou du haut plateau de St John Perse. Ce nous vaut pour lui-même, il n’a pas besoin d’être destiné. Et puis l’autre nous, le nous dont nous parle Celan, n’est pas du tout le même. C’est un nous qui n’est nullement sous l’idéal du je. C’est un nous qui en réalité est constitué sur le tu. Le tu est intérieur au nous, puisque la rencontre de la différence de l’autre doit être immanente à cet autre qui crée ensemble. Dans ensemble il y a tu, il y a toi. L’autre est dans l’ensemble. Donc on a une disposition pronominale différente qui en un certain sens cesse de faire idéal du je, le nous n’est plus sous l’idéal du je, sous l’idéal d’être un sujet fusionné et conquérant. On pourrait donc dire que ce que le siècle nous lègue à partir des années 60-70, une fois que l’épopée a épuisé son carburant, c’est quoi ? c’est : qu’est-ce que c’est qu’un nous qui n’est pas un je ? Qu’est-ce qu’un nous qui n’est pas sous l’idéal du je ? Ie qu’est-ce qu’un nous non sujet ? Le pb, c’est de ne pas conclure de ce qu’un nous ne doit pas être sujet au fait qu’il n’y a pas de nous du tout. Ce qui est en réalité la tentation de cette fin de siècle. C’est bien joli de critiquer le nous de la fraternité terreur, mais si c’est pour dire il n’y a que des je, le je des individu concurrentiels moyen, c’est pas terrible, c’est pas l’anabase. L’anabase maintient une thématique du nous, de l’ensemble. C’était le grand mot d’ordre des manifestations de 95, ensemble : il fallait l’entendre comme Celan. Des manifestations avec comme mot d’ordre ensemble, c’est  curieux, c’est pas destiné, c’est pas pour ceci ou cela. D’accord, c’était pour le plan Juppé : une mesure épique minimale. Mais tout le monde sait que la norme immanente de la manif c’était ensemble, ensemble pour ensemble. C’était pas le sujet de classe ou de parti, c’était pas ça, c’était un ensemble hétéroclite, plutôt d’ailleurs dans la paix de son affirmation que dans la guerre. Et je suis très frappé de voir que c’était l’anabase de Celan, ensemble, c’est ça qui était dit. C’est bien ça la question : comme toujours, les poètes ont 40 ans d’avance, ils sont là pour ça. La question, c’est : d’où peut surgir un nous qui conserverait qch de la puissance du nous, sans être sous l’idéal du je, ie sous l’idéal du sujet fusionnée, et finalement militaire, sous l’idéal de la fraternité fusionnante ? Qu’est-ce que c’est qu’un nous qui véhicule librement sa propre disparité immanente, sans pour autant perdre de la force et devenir rien, sans se dissoudre en corpuscules de je ? Qu’est-ce que c’est que le nous qu’on puisse opposer à l’époque terminale du siècle de l’individualisme absolu ? Qu’est-ce que c’est que le nous de l’époque de l’individualisme absolu ? Qu’est-ce que c’est que le nous qui ne cède pas malgré tout à l’individualisme concurrentiel absolu ? Qu’est-ce qui maintient le pouvoir de ensemble, justement ? Celan indique poétiquement le pb : ça ne peut pas être le nous de l’épopée (celui-là s’est prostitué dans le siècle, il s’est abîmé dans le siècle, il a montré qu’il était dévoré par sa propre violence interne). Encore une fois, ce n’est pas une raison pour le haïr, ça a été le lieu et l’expérience qui devait être faite, mais ce n’est plus la figure d’un nous acceptable, car on sait qu’il est absolument connexe de la figure de la guerre. Il ne résout pas le pb de l’ensemble en temps de paix. Qu’est-ce qui fait force en temps de paix ? On ne peut plus déclarer constamment que c’est la guerre : il faut donc bien trouver ce que veut dire ensemble ou nous en temps de paix. C’est ça le pb de Celan : qu’est-ce que c’est qui est nôtre en temps de paix ? C’est l’autre versant du siècle. On pourrait finalement résumer le siècle en disant : comment on passe du nous fraternel de l’épopée au nous disparate du ensemble, mais sans céder sur le nous ? ce qui est la grande tentation : on sait très bien que l’essentiel des argumentaires habituels sur le nous épique sont en réalité destinés à faire céder tout le monde sur le nous tout court. Et qu’il n’y ait plus jamais ensemble, le mot tente (magnifique ! le mot tente ensemble, qui nous donne abri, qui donne abri à quoi ? qui donne abri à ceci que l’humanité puisse encore exister un peu, même si c’est plus dans la figure de la trajectoire épique, qu’elle puisse exister dans une figure autre que sa décomposition marchande). Si ce n’est plus dans la figure du nous épique de l’épopée, il faut bien inventer qch d’autre. C’est sur cette ouverture que les 2 poèmes travaillent et c’est de cette ouverture que nous repartirons la semaine prochaine.

 

24 novembre 1999

Nous en étions au point où nous nous demandions quelle était la figure du mouvement du siècle, je vous le rappelle, ie comment le siècle, les esprits dans le siècle, ceux qui ont fait œuvre dans le siècle, se représentait la trajectoire, en quelque sorte, de ce siècle. Nous avions dit que cela était pris dans une figure complexe que récapitulait le mot anabase, que nous avions pris là comme guide de l’investigation de ce point. Dans anabase, je crois, ce sera mon résumé de ce qui  a été dit, qui sera forcément schématique, dans anabase on peut entendre 3 choses, il y a 3 directions qui se laissent entendre, et qui sont présentes après tout dans le référent 1er de la chose qu’est le récit de Xénophon :

- ce qu’on peut appeler un égarement premier : il y a au point de départ une sorte de perte ou d’égarement une dissolution des repères anciens si vous voulez. Peut être plus encore une perte des finalités anciennes : ce qui était fixé comme but à la présence ou à l’action s’évapore. C’est le sens du point de départ : il y a anabase, montée, retour, embarquement, significations du mot, car au départ il y a cet égarement, cette cessation des finalités. On peut dire que le siècle, se représentant comme anabase, s’est représenté comme interruption de l’ancienne loi. Il y a une interruption de l’ancien ordre des choses, de l’ancienne loi. Et en ce sens, il y a un point de départ pour une anabase. C’est lié à un point que je ne reprends pas, la question du commencement, le siècle à la fois comme fin, comme cessation, et commencement. Là ça se redonne dans cette perte première du repérage et de la loi. C’est la 1ère chose.

- la 2ème chose qu’il faut entendre, c’est que, puisqu’il y a perte des repères et de la loi, alors il faut une décision volontaire rassemblée qui va fixer un trajet, un trajet nouveau. Puisque ce trajet n’est plus fixé par les anciens repères, ou les anciennes législations, il faut le vouloir, le désirer, le décider : c’est le motif de la décision d’anabase, la décision d’embarquement et de retour comme décision organique, liée à ce que l’ancienne loi ne prescrit plus rien. Ce que nous avions dit et souligné, qui apparaît comme l’enjeu majeur, c’est qu’il y a là constitution de qch comme un nous, comme la constitution d’un nous, la constitution d’un collectifs, constitué par une décision, une décision de trajet, d’orientation, et qui se représente comme un nous inédit, comme un nous qui est réellement le résultat d’une décision et d’une constitution, un nous si vous voulez volontaire. Qch comme un collectif sans précédent. Ou encore, un nous qui n’est pas un héritage, qui n’est pas dans la figure de l’héritage. C’était la 2ème idée : c’était l’idée que au point de la cessation de l’ancienne loi et de l’égarement qu’elle provoque, alors il faut constituer une figure collective inédite par une décision qui rassemble.

- 3ème chose qu’on entend par anabase : c’est le trajet lui-même, trajet qui, comme le mot indique, est à la fois une traversée et un retour. Il y a cette double acception. Qch comme une trajectoire inventée, qch aussi comme une trajectoire qui fait retour, mais qui fait retour vers quoi ? C’est précisément toute la question : qui fait retour sans qu’on sache précisément vers quoi il est fait retour. En réalité, ce retour c’est l’idée que dans le trajet, on va trouver le site du nous inventé, son lieu propre. Que ce collectif, qui a été créé sous le feu d’une décision va établir son lieu propre et qu’il va y revenir sans y être jamais venu, c’est un retour sans répétition, c’est un venir qui est un revenir, sans que qch ait préexisté au retour. C’est une idée assez compliquée, mais qui travaille bcp la philosophie contemporaine (cf les interprétations de Heidegger sur Hölderlin, le thème du retour chez Hölderlin : tel que Hölderlin parle du retour et du natal, il ne s’agit pas d’un retour au sens de la circularité, au sens d’un pur et simple revenir de là où on est parti, le retour est en réalité une invention). C’est l’idée, très puissante dans le siècle, que c’est en allant au plus loin qu’on trouve ce qui est le plus proche. C’est au plus loin qu’il y a le plus proche. Et ce qui vous est absolument propre c’est ce qui ne se donne que dans un trajet très lointain. Il y a ça dans Anabase, y compris chez Xénophon à vrai dire. Je l’ai un peu relu ces jours-ci (honnêtement je l’avais pas relu depuis longtemps !) : au fur et à mesure que cette affaire avance, ces mercenaires égarés prennent conscience de plus en plus nettement de ce que veut dire être grec, chose devenue aléatoire puisque ils sont devenus des mercenaires embauchés dans des combats qui n’étaient pas les leurs. Dans cet égarement, cette marche décidée, ce trajet lointain, qch comme leur être propre, ce que veut dire être grec, s’éclaircit ou se donne. C’est cette 3ème idée de l’anabase : l’idée de ce qu’on pourrait appeler un lointain qui est créateur de soi en même temps, un lointain qui crée sa proximité.

C’était les 3 premières chose qu’il fallait entendre sous anabase : égarement premier, décision volontaire collective, et la figure d’un embarquement aléatoire qui est aussi la construction de qch de propre.

C’était le 1er groupe de remarques.

 

La 2ème chose que nous avons dite, en dehors de ce que fait résonner le mot anabase, c’est que la catégorie subjective centrale dans cette affaire est la catégorie de fraternité. Si on reprend le triptyque révolutionnaire, la fraternité l’emporte sur les 2 autres : elle donne mesure possible de la liberté et égalité et pas l’inverse. Elle est une finalité en soi, elle est au cœur subjectif de ce nous, collectif nouveau qui va porter l’aventure ou l’équipée historique. C’était présent dans le texte de St John Perse, nos compagnons, la figure du compagnon, du camarade, du frère circulent comme une donnée primordiale, qui est constitution subjective du coll. En subjectivité, c’est de la catégorie de fraternité qu’il s’agit primordialement.

 

En 3ème lieu nous avions remarqué une division essentielle. Je la rappelle, simplement pour mémoire :

- d’un côté une conception finalement d’un nous antagonique et aventurier, à la fois violent et vide (violence et absence), donc que je propose d’appeler un nous épique. De ce point de vue là, le siècle a été largement traversé par l’idéal du collectif épique comme traversée de l’histoire. Même la poésie en retient les formes pures (les 3 formes pures : errance, absence violence, 3 attributs que le poème désigne autour de ce nous qui est sa propre trajectoire, sa propre aventure, et rien d’autre). C’est le nous épique, marqué par une hostilité au bonheur, considéré comme une figure subjective de l’installation.

- de l’autre côté (après l’épreuve absolue des années 40), avec Celan, un nous qui au contraire essaie d’intégrer la diversité de l’adresse et la figure de l’autre. Un nous dont l’altérité doit être une composante intérieure. Un nous qui en vérité n’est plus concevable comme un je, un nous dont la pluralité immanente est irréductible. Alors qu’évidemment le nous épique est l’idée d’un nous dont la figure idéale est d’être un sujet, d’être dans le paradigme du je.

Se mettait en place dans le siècle la question du rapport du nous au je, la question qu’est-ce qu’un sujet était centrale. Qu’est-ce qu’un sujet historique ? Le sujet de l’aventure collective. Y a-t-il des sujets de l’aventure collective? La force de Celan est de constater le caractère obsolète du nous épique (trop de violence et de fermeture dans cet idéal subjectif), mais de ne pas abandonner l’idée du nous, de maintenir poétiquement le nous sous la figure de l’ensemble, d’un mot qui fait abri, où se dispose qch qui est notre, sans être cependant dans la fermeture antagonique d’un sujet. C’est une question importante, qui est peut-être encire la notre : la question de qu’est-ce que c’est un nous qui n’est pas épique ? un nous qui n’est pas le nous d’une épopée, mais qui cependant est agissant et réel ? Il ne s’agit pas de basculer d’un nous qui ne serait pas épique à un nous contemplatif. Le nous agissant et réel mais qui ne soit pas le nous guerrier de l’épopée. Cette question est encore la notre et est effleurée par la poésie Celan. La précarité de cette intuition est donnée dans le poème, Celan multiplie les indications restrictive ou pbtique : la voie est étroite, elle est entre des murs. Cette option dira-t-il est vraie, là peut se donner une vérité de l’humanité dans ce ensemble non subjectivé. Elle est vraie, mais elle est impraticable, impraticable vraie dira Celan. Il dira aussi qu’elle doit être d’un seul mouvement sortie et retour. Il importe de ne pas distinguer entre la sortie et le retour. En particulier, ce que ça veut dire, c’est ne pas faire espérer le retour après la sortie. Ne pas espérer indéfiniment qu’on va être chez soi un jour, après le long détour. Quand on est parti, il n’y a pas d’espérance qu’on rejoigne jamais le proche et le fraternel, on va le perdre purement et simplement. Il faut que à tout moment, la sortie soit aussi intimement le retour. Il dira sortie et retour comme traduction indivisible d’anabase. Anabase, c’est pas sortie puis retour, ou même une dialectique sortie et retour mais mvt par lequel on sort vers l’autre est aussi appropriation de soi. Cette identité interne ou immanente de l’altérité, c’est évidemment ce qui est visé dans ce ensemble de type nouveau qui n’est pas épique. C’est énigmatique.

Il est aussi absolument inconnu : c’est loin dans le non navigué. Ce n’est pas qch qui a déjà été traversé, hanté par la navigation humaine. C’est loin, c’est à conquérir, dans ce qui n’a pas été encore traversé, c’est là où aucun bateau n’est passé, non navigué.

Et puis enfin ce n’est ni visible ni audible, ni de l’ordre du voir ni de l'ordre de l’entendre séparés, ou pris à part. ce qui signifie que ce nous entièrement nouveau n’est pas représentable, il n’est pas de l’ordre de la représentation. Il est expérimentable mais pas représentable. Voilà les conditions : trouver ce nous en dépit de cela : voie étroite, impraticable, sortie et retour ni visible, ni audible, ni représentable.

Nous en étions au bord de cette  tache.

 

Je voudrais reprendre directement sur la question du nous comme sujet, que je crois être une question fondamentale du bilan du siècle. Le siècle n’est compréhensible que si nous arrivons nous-même au plus près comprendre, si nous le partageons plus, de comprendre ce désir que le nous soit sujet. Si on n’est pas un tout petit peu intérieur à cet impératif, alors qch de ce qu’a été l’aventure et la tragédie du siècle nous échappe irrémédiablement.

Ce pb, c’est au fond le rapport du siècle aux pronoms : je, nous, tu, vous. Qu’est-ce que cela veut dire ? La 1ère et la 2ème personnes, au singulier et au pluriel, qui ne sont pas de l’objectivité (ils ont fat ceci ou cela), mais personnes de la subjectivité individuelle ou collective, dans leur entrecroisement, a constitué le siècle comme épreuve de lui-même. Comment convoquer les pronoms ? Quel est le jeu des pronoms dans le siècle ? La linguistique fondamentale du siècle a été la linguistique des pronoms : comment il a dit je, comment il a dit nous, comment il a dit nous en voulant dire je ? Qui est je nous dans cette affaire ? c’est autour de cette question pronominale que je veux commencer.

Je vous propose un autre écart, entre Fernando Pessoa et Bertold Brecht. On le prend d'un autre point ou d’un autre lieu. Je veux préciser la nature de l’écart entre ces 2 fragments de textes.

L’écart temporel n’est pas le même que celui entre Celan et St JP. Disons ceci : l’écart temporel entre St JP et Celan est donné par le nazisme et la guerre de 40. c’est ça qu’il y a entre eux. Entre st JP et Celan il y a l’extermination des juifs d’Europe et la guerre de 40, ça creuse un abîme y compris subjectif entre eux, même si l’un et l’autre se réclament du mot anabase. Ici, l’écart temporel c’est avant ou après octobre 17, ie avant ou après le communisme, en son sens ordinaire. Pessoa : les grands poèmes sont de 13-14-15, début de la guerre de 14. Brecht : entièrement référé aux années 20, 30, à l’après octobre 17. C’est pas le même écart temporel, ça ne porte pas sur la même substance d’écart : l’un comme l’autre de ces textes sont avant le nazisme et la guerre de 40. Nous sommes là dans une approche plus généalogique, plus originaire, plus lointaine aussi. Dans le 1er écart, nous avions années 20 années60, ponctuation large du siècle. Ici nous sommes plus serrés sur son devenir initial, guerre de 14 et révolution 17.

Ecart de site : site national, écart des langues ce n’est pas le même écart. St John Perse et Celan, c’est au fond le duo franco-allemand, France Allemagne. St JP typiquement officiel de la République française 3ème République, Celan juif d’Europe centrale et France. Complication extrême, qui se noue autour de Allemagne France Europe centrale judéité. Ici nous avons un écart de site différent : un écart entre le central et le marginal ce qui est autre chose par rapport au mouvement de l’histoire. Du côté de Brecht, nous avons le lieu central de la dramaturgie européenne dans ce siècle, l’Allemagne. Allemagne de Weimar, Allemagne nazie, exil et puis après RDA, la division de l’Allemagne. Brecht, c’est une vibration des figures successives de l’Allemagne d’après 14 : il a été un artiste de l’Allemagne de Weimar, il a été un exilé nazisme, retour Allemagne divisée. Il traverse le cœur des choses dans l’historicité européenne de ces années-là. Du côté de Pessoa : le Portugal, la marginalité absolue, le lointain. Une marginalité qui se représente elle-même comme une marginalité décadente, le pays de l’empire perdu, qui va être dans l’enfermement de la dictature de Salazar, qui n’est même pas (si je puis dire) un fascisme flamboyant. C’est l’autoritarisme gris. Détestable, mais gris : pas de guerre, pas d’aventure, rien. La politique de Salazar, c’était soustraire le Portugal à toute chose, et en faire sa chose. Là dedans, nous avons Pessoa, dans le début de cette période puis dans son installation. Nous avons donc une poésie, peut-être la plus grande du siècle, en tout cas la plus vaste, la plus ramifiée, la plus extraordinaire, qui tient lieu à elle seule d’héroïsme portugais, qui prend sur elle en l’absence de tout destin le destin tout entier. C’est comme ça que Pessoa se représentait ! Qln qui fondait le Portugal à lui tout seul (il a fallu qu’il soit plusieurs !). Ecart de site extrême entre le site allemand de Brecht et le site portugais de Pessoa de ces années là.

Ecart de destin individuel, personnel, flagrant : Pessoa est un personnage qui ne quitte pas Lisbonne, même s’il est né en Afrique du Sud (il est rentré très tôt). Combinaison assez singulière d’un employé de commerce (qu’il a mis en scène avec une certaine coquetterie d’ailleurs) et d’un poète d’avant-garde. Une espèce de solitude complexe, mais active cependant (fondateur de revue), mais en un certain sens sans espace européen constitué, sauf bcp plus tard. Qln qui d’une certaine façon est, et se sait, dans l’abri de l’histoire, dans un coin abrité de l’histoire et qui le traverse obliquement, au sens qu’il donne lui-même à ce mot dans un très grand poème, qui s’appelle Pluie Oblique. L’activité de Pessoa, de surcroît, c’est fondamentalement les années 10-12 jusqu’aux années 30. Il meurt en 35, il est vraiment qln de la guerre de 14 et d’après, mais en même temps, il est à côté, il est ailleurs. C’est qln qui veut se mettre à l’abri de toute unilatéralité. Il a besoin de la complexité en un certain sens car là où il est, elle n’est pas. Brecht va être assailli par la complexité européenne frontale, par la violence et la réquisition des situations. Pessoa va l’inventer, et la faire exister, dans ce lieu somme toute quasi anonyme qu’est le Portugal de cette époque. Pour cela, il va devenir plusieurs, ce qu’il a appelé lui-même l’hétéronymie. Il va écrire plusieurs œuvres différentes, sous des noms différents (Alberto Caeiro, Alvaro de Campos, Ricardo Reis, Bernardo Soarès, Pessoa…). Du point de vue du site, on a l’invention d’une complexité immanente, qui est littéralement que, à s’en tenir à la poésie, il y a 4 poètes, dont la stylistique, la manière de pensée, le langage, sont entièrement différents. C’est une entreprise sans précédent : il a créé une poésie portugaise complète, il n’a pas été seulement un poète portugais. Dans des registrations avec son poète néo-classique, son poète à la Whitman, prophétique, son poète sophistiqué hermétique etc… Il a créé un champ de complexité inédit .à travers lequel il a organisé une poésie fondamentale qui porte sur le siècle comme nous le verrons. Chez Pessoa, il y a une lutte poétique contre l’immobilité qui se fait par la complexité [chgt K7] complexité radicale qu’il invente et qu’il porte sur lui-même.

 

Brecht, c’est différent : il a immédiatement affaire à la complexité des situations. Son pb est exactement inverse : comment simplifier la complication situationnelle ? Comment trouver des repères puissants, simples, et organiques, dans une situation qui est une situation qui n’a que trop tendance à se considérer elle-même comme immaîtrisablement complexe ? C’est pour ça que son instrument d’action va être le théâtre. Le théâtre est un puissant opérateur de simplification. Simplification, mais pas au sens négatif : c’est une création, une invention, rien n’est plus difficile que ce simple là. C’est une simplification difficile à trouver. Exactement comme par rapport à ce qu’état la société de cour, bourgeois, Molière fait aussi une simplification radicale. Qui fait que ça tien encore aujourd’hui. La stylisation est si puissante qu’elle demeure. Brecht par rapport à l’Allemagne de Weimar c’et la même chose : qu’est-ce qui peut être produit comme poétique théâtrale de la simplification en ce sens là ? Qu’est-ce qui va donner puissance à la représentation du temps, à la représentation de la complexité. Les pb sont inverses : Brecht est un homme public, lui, de théâtre, qui traverse les situations. Il va errer, il ne va pas rester au même endroit, il va être exilé longuement, chassé par les épisodes du fascisme, de la guerre. Il y a donc un écart de site. Et si j’en cherche le noyau de pensée, il est dans les rapports contrastés d’une question qui est : comment se nouent le simple et le complexe ? Comment les normes, toutes les 2 réelles pour une pensée, de appréhender la complexité, et avoir la puissance de la simplification, comment ces 2 impératifs s’organisent-ils ? Ils s’organisent de façon croisée ou en chiasme chez B et P, d’où l’intérêt de leur appariement.

Sur quoi allons-nous les faire se rencontrer, une fois dit cet écart ? Nous les avions fait se rencontre sur l’écart précédent sur le mot anabase. Nous allons les faire se rencontrer sur un point qui est le point de l’extrême violence. Je dirais même, nous y reviendrons, le point de la cruauté. La thèse que je vais introduire à travers ces 2 textes est la suivante : la conjonction du je et du nous, le moment où cette question apparaît sous une forme de crise, sous sa forme paroxystique, le moment où la question de savoir si le nous est sujet ou n’est pas sujet, le moment où cette question apparaît vraiment dans toute sa puissance, ce moment est toujours pour les poètes, un moment d’une extraordinaire violence. C’est dans l’élément de cette violence que finalement cette question du je, du nous, de leur éventuelle fusion, est posée, traitée, résolue ou abandonnée, peu importe l’issue. Le texte même va s’établir dans un lieu de violence, dans une thématique de la cruauté. Il y aurait toute une histoire possible à faire du thème de la cruauté dans le 20ème. Comme thème intellectuel, pas simplement au sens de qu’est-ce qui s’est passé de cruel. Du point de vue de la cruauté réelle, le siècle donne n’importe quel exemple souhaitable. Je parle du motif de la cruauté comme motif de la pensée elle-même, le thème de la cruauté comme plan d’épreuve de la plus haute pensée. Il ne faut pas du tout croire que le siècle a toujours soutenu qu’il y avait une antinomie entre raison, pensée et cruauté. Au contraire, je soutiendrais même que dans une large partie de son cours, il a pensé que la cruauté était une convocation pour la pensée. Parmi les exemples variés, nous allons en avoir 2 ici, pensez aussi au programme proposé par Artaud d’un théâtre de la cruauté, et pensez aussi finalement que en réalité, pendant une longue période de ce siècle, la cruauté a été considérée non pas comme antinomique à la pensée mais comme ce à propos de quoi il devait y avoir pensée. Peut-être un de ceux qui ont le plus longuement et profondément réfléchi sur ce point est Georges Bataille. On trouverait d’innombrables exemples. Il est essentiel que, quelle que soit notre pensée là-dessus, nous ne sommes pas dans un élément où cruauté et pensée sont en disjonction, mais elles sont en conjonction. Ce qui se présente, convocation textuelle de la cruauté comme moyen ou medium de quoi ? de la question du je et du nous, de la coappartenance, de la subjectivation du je et du nous, elle est posée dans l’élément de la cruauté. Cet élément de cruauté va être pris dans 2 métaphores :

Dans le cas du poème de Pessoa, l’ode maritime, la métaphore constitutive est celle des pirates, la sauvagerie des pirates. A l’arrière-plan, en réalité c’est explicite dans plusieurs passages, il s’agit de la cruauté coloniale, donc les pirates sont une dérivation et un emblème. La métaphore, le lieu où Pessoa va établir cette question de l’éclatement du je dans le nous, c’est inauguralement la violence absolue de la piraterie coloniale.

La métaphore de Brecht va être le communisme, le parti communiste plus spécifiquement. Ce dont le parti est capable, ou ce dont il exige en termes de cruauté. Pour que vous ayez une idée, une résonance de cela, au-delà même des textes que je vous ai proposés, je vous donne des textes complémentaire. Un passage de l’Ode maritime  « il y a une symphonies de sensations incompatibles et analogues et dans mon sang un orchestre de crimes pêle mêle, de bruits spasmodiques, d’orgie de sang sur le mers,.. esprit, nuée de poussière chaudes ennuageant ma lucidité et me faisant voir et rêver tout cela avec la peau et les veines. Les pirates la piraterie les bateaux, fleur, cette heure maritime où les proies sont assailles, où la terreur des captifs confine à la folie, terreur bateau gens mer ciel nuage brise latitude longitude vocifération je voudrais qu’elle fut en son tout mon corps en son tout souffrant, qu’elle fit mon corps et mon sang qu’elle fit de mon être une chose merveille, blessure démangeant dans la chair irréel de mon âme. ah ! être tout dans les crimes, être tous les éléments composant les massacres et les viols ! Etre tout ce qui fut sur la scène des saccages gisant sur le théâtre des sanglantes tragédies. Etre le pirate type de toute la piraterie  son apogée, la victime synthèse de chair et d’os de tous les pirates du monde ».

C’était un petit moment de cette question de la cruauté.

Et dans une autre stylistique, du côté de Brecht, au-delà du texte, la scène 8 de la Décision, qui s’appelle la mise au tombeau, où pour ajouter à la scène sur laquelle je reviendrais tout à l’heure il faut comprendre qu’il s’agit pour 3 membres du parti d’en exécuter un 4ème le plus jeune, le plus innocent, le plus dévoué.

« Nous décidons : alors il doit disparaître, et complètement. Car nous ne pouvons ni l’emmener ni le laisser. Aussi nous devons le fusiller et le brûler dans la chaux car la chaux le brûlera..

Nous n’avons pas trouvé d’autre issue, nous souhaitions l’aider lui qui avait lutté avec notre cause. Pendant 5 minutes sous les yeux des poursuivants, nous avons cherché un meilleur moyen. Vous aussi cherchez un meilleur moyen, de notre corps retranchons notre pied. Il est horrible de tuer… les nôtres, quand il le faut, car seule la violence peut changer ce monde meurtrier, comme le savent tous les vivants il ne nous est pas encore permis de ne pas tuer. C’est uniquement par la volonté inflexible de changer le monde que nous avons motivé notre décision ».

Il y a l’établissement textuel d’un lieu de cruauté, lui-même destiné à envelopper, à enrober une question plus ample, qui est le moment où s’articule le nous comme sujet. Où est le moment, pour le dire de façon très plate, où l’individu, l’individu est en quelque manière transcendé dans qch qui est plus vaste que lui, où l’individu devient qch de plus vaste que lui, où la limite de la subjectivité personnelle éclate et se dispose dans un élément qui est un élément d’amplitude historique, épique, cosmique même, dans lequel elle est dissoute et constituée autrement, à une autre échelle. Pourquoi la cruauté ? c’est l’élément dans lequel doit être décidée la dissolution intégrale du je, au sens du je premier, du je personnel. Pourquoi il faut qu’il y ait dissolution intégrale du je, dans cet élément qui est cruauté ? Il faut qu’il y ait cela, vont soutenir Brecht et Pessoa, c’est pour que le nous et l’idée ne fassent qu’un. Si l’on veut qu’il y ait fusion du nous et de l’idée, alors il faut qu’il y ait le moment de cruauté où le je, où la limite du je est dissoute dans le nous. Ie pour que rien ne vienne restreindre l’auto-affirmation du nous. Voilà. Le moment de la cruauté, c’est un moment spécifique, qui est le moment d’éclatement ou dissolution du je, comme envers ou revers de au fond l’incorporation de l’idée. C’est ça : il faut que l’idée prenne corps, elle ne peut prendre corps que dans un nous, elle ne peut prendre corps que un collectif. Pour que l’idée prenne corps dans un collectif, il faut que le je soit constitutif de ce nous par sa dissolution, on saisit cette dissolution comme dissolution. Le je est là, on assiste au processus de s dissolution, processus constitutif de qch de plus ample, de plus décisif, le moment où l’idée s’incorpore dans la créativité du nous. Ceci dit, c’est un moment placé, y compris dans les 2 textes dont nous parlons, et je voudrais quand même indiquer (pour que vous ne lisiez pas à l’aveugle), pour avoir une stratégie de placement des textes, il faut que je vous dise comment ça fonctionne. Encore une fois, ce moment de cruauté n’est dans les 2 cas qu’un moment qui met en scène la dissolution du je dans le nous.

Le poème de Pessoa, d’abord, dont j’ai pris 3 fragments, est un poème dont l’architecture d’ensemble est complexe, parce que c’est un poème qui va de la solitude à la solitude. Sur la question du je et du nous, c’est un poème dont le nous n’est qu’un moment intermédiaire. Le dernier mot du poème n’est pas le nous. Ça va de la solitude à une autre solitude. Au fond ça va d’un je à un je, et le moment exaspéré de la cruauté collective est une étape intermédiaire. Pour le dire en bref, il y a 7 moments dans le poème, je n’en ai prélevé que 3. Je vous donne les 7 moments, dans leur simple intitulé

- on part d’une solitude pure, 1er temps. Solitude du poète au bord du Tage à Lisbonne.

- dans un 2ème temps, nous avons un moment platonicien : cette solitude sort d’elle-même par l’Idée pure des choses. Le quai maritime est pensée ou reçu comme un grand Quai, l’idée absolue du Quai.

- dans un 3ème temps, ce moment platonicien est défait par la mise en scène d’un multiple absolument furieux. On peut dire qu’on a l’assaut du multiple pur contre l’idée platonicienne. Je schématise, mais c’est ça quand même. Ce multiple est un multiple qui crée un appel vers le nous, un appel collectif, qui brise la solitude initiale. C’est dans  ce 3ème moment qu’il y a le 1er extrait que je vous donne, le moment de l’entraînement vers le nous multiforme de la subjectivité initiale.

- dans un 4ème temps, vous avez réellement le moment de l’éclatement total du je dans cette multiplicité. La conscience individuelle éclate de tout côté et elle est prise dans une espèce de furie sado-masochiste qui la rend cosmique, qui va la disperser et l’éclater sur la surface entière du multiple. Le Fragment B est de ce moment là. Ce qu’on pourrait appeler une dilatation éclatée du je dans le nous.

- un 5ème temps est un temps d’interruption brutale. Qch se passe qui fait que ce moment violent extatique n’est plus tenable. On a une césure, on a une coupure, comme si l’élan de dissolution dans le nous parvenait à une limite imaginaire telle qu’il régresse vers le je, il se réduit lui-même vers la singularité du je.

- le 6ème temps introduit sur la base de cette interruption une autre multiplicité, complètement différente, qui au lieu d’être dynamique et extatique est commerciale, qui sera appelée la multiplicité bourgeoise par Pessoa. Intéressant : non pas un type de multiplicité mais 2. Un nous extatique curieux et un 2ème qui est au fond la multiplicité de la tolérance, la multiplicité de composition commerciale des choses. C’est à quoi on revient après l’interruption.

- 7ème temps : une nouvelle figure de la solitude. Par rapport à la multiplicité commerciale composée, on va avoir un retrait qui va restituer le poète à sa solitude initiale mais transformée par l’expérience. La multiplicité asubjective donne le fragment C.

Voilà l’architecture du poème de Pessoa, pour en placer la lecture.

 

Maintenant, Brecht. Quel est le pb ? Dans la Décision, c’est le pb du parti. Cette question du parti, franchement, on ne peut pas parler du siècle sans l’examiner d’un peu près. Si une figure particulière a hanté le siècle, c’est bien la figure du parti, telle qu’elle a été initiée par Lénine en 1902-1903 dans Que Faire, elle a donné lieu à l’ensemble des partis communistes, mais aussi relayés par cette espèce d’imitation particulière des partis révolutionnaires qu’on été les partis fascistes. Et parti en est venu à désigner la capacité politique elle-même. C’est terminé. Il y a eu une réciprocité durable entre parti et politique en ce sens là. Parti conçu comme quoi ? Comme le sujet. C’est pas parti au sens seulement d’un rassemblement de gens qui se font élire, ça n’aurait pas donné les tragédies que ça a donné si c’était resté ça. C’est un sens plus ambitieux : c’est parti en tant qu’il se charge lui de l’ensemble des taches historiques de la politique. Le parti en tant que paradigme de la fusion du nous et du je, paradigme organisé, institutionnel, d’un nous fonctionnant au régime de la décision, de la volonté, du je. Quand Brecht parle du parti, en tant qu’artiste (par ailleurs il en est partisan) c’est de saisir ça, de saisir l’essence du parti, non pas dans ses péripéties tactiques, dans sa politique concrète, mais de saisir parti comme entité caractéristique du siècle. C’est une chose qui a été inventée au 20ème, parti en ce sens là, comme création du siècle. Quel que soit son bilan, le fait est que ça a escorté la politique pendant de longues décennies. Brecht se tourne vers parti pour interroger cette fiction de synthèse particulière entre le nous et le je. La pièce la Décision est consacrée à cela. C’est pas par hasard qu’elle s’appelle la Décision. C’est un titre remarquablement adéquat. Il s’agit de savoir ce que veut dire que le parti décide. Qu’est-ce que ça veut dire que le parti décide, qu’une entité de ce genre, un collectif organisé, décide. Il décide comment, il décide quoi, quel est l’espace de décision ? Qu’est-ce que le parti comme sujet ? Qu’est-ce que le parti peut exiger de ceux qui le constituent, qu’est-ce qu’il peut exiger par sa décision ? Brecht va prendre de façon délibérée une décision abominable. Le propos de prendre une décision abominable relève du courage artistique, pas de la propagande. Il aurait pu prendre une décision héroïque. Il prend une décision qui aux yeux de n’importe qui est absolument choquante et injustifiable. Il va précisément montrer par une démonstration a fortiori, parce que c’est que la décision tout court. S’il avait pris une décision normale, il n’aurait pas mu mettre en évidence ce qu’est… a fortiori : je vais prendre un exemple de décision inassimilable ou en tout cas inacceptable. Je vais montrer qu’il y a décision au point de l’inacceptable. Décision en tant que décision. Décision raisonnable… ce que c’est qu’une décision tout court.

Je vous donne le contexte. Que raconte la pièce ? Cette pièce raconte l’histoire d’agitateurs communistes envoyés de Moscou en Chine pour aider le PC Chinois. Comme chez Pessoa, nous avons un espace planétaire, ce n’est pas un espace localisé. L’espace est la terre entière. Pessoa : mer, les conquête, les colonies. Ici aussi le pb est le suivant : la situation est terrible, horrible pour les gens du coin, les ouvriers du coin, et cependant la logique politique, c’est qu’on ne peut pas agir tout de suite pour des raisons qui fait que ça va échouer, les représentants de Moscou vont être démasqués, découverts et fusillés. Le jeune camarade, ce qui constitue sa jeunesse, c’est que la situation est tellement affreuse qu’il pense qu’on ne peut pas faire autrement qu’agir tout de suite. Je ne peux pas attendre, l’arme au pied, à ne rien faire, il faut que j’agisse, que je réponde à cette sollicitation immédiate et concrète qu’est l’absolu désastre où se trouvent les gens. Les autres vont essayer de le convaincre qu’il faut attendre, que le chemin le plus court est excellent mais va conduire à l’échec. Il ne va pas se laisser convaincre, et pour protéger l’organisation, la décision va être prise de l’exécuter, le jeune camarade. L’histoire est épouvantable, et tout est fait par Brecht pour le rendre sympathique. Il a une sensibilité immédiate … il est la jeunesse impatiente qui veut changer le monde, qui ne peut pas supporter la douleur visible et l’atrocité de la situation. Et cependant va opposer à cette sympathie native incarnée par le jeune camarade la logique du nous incarnée par le parti, supérieure à cela…

Vous savez dans le texte c’est le fragment du moment de la discussion entre le jeune camarade et les agitateurs sur ce qu’il faut faire, et où ils essaient de lui faire modifier son point de vue, et où il ne le modifiera pas. A quoi il faut ajouter, pour augmenter la cruauté de la chose, qu’il y a une pièce où les agitateurs vont essayer d’obtenir son accord pour être fusillé : eu égard à la logique d’ensemble, à ce qu’est le parti, est-ce que tu ne penses pas qu’il est normal de te supprimer ? sinon les csq qu’ils vont te prendre, nous serons démasqués et le parti démembré… et le jeune camarade donne son accord. Non seulement il est infiniment sympathique et fusillé, et en plus il déclare qu’il est normal qu’il soit fusillé. Voilà pour vous situer le passage. L’enjeu fondamental du moment que j’ai choisi c’est de présenter l’exigence du nous parti comme, nous le verrons, une exigence d’inséparation. Ce point de l’inséparé est décisif, le leitmotiv du texte est : ne te sépare pas de nous. Séparer quoi de quoi ? l’identification sera décisive : c’est pas séparer qln du collectif du parti. La question de Brecht est plus fdtale : comment peut-t-on on dans l’élément du nous être un je inséparé ? comment…du nous dans lequel il s’inscrit ? Le pb c’est de conquérir cette inséparation. Nous le verrons, la thèse de Brecht n’est pas exactement une thèse de dissolution. Il y a 2 thèses sur le rapport du je au nous : une thèse dissolutive et une thèse inséparée. C’est très profond, nous y reviendrons pour l’essentiel la prochaine fois. Il ne faut pas confondre dans cette question générale très importante du rapport de l’individu au collectif, si on la prend en son abstraction, il ne faut pas confondre la thèse que l’individu doit être dissous dans le collectif, et la thèse qui dit qu’il s’y maintient, mais dans une modalité qui est inséparée. Qu’est-ce que cette inséparation ? Entre Pessoa et Brecht, il y a en réalité la différence entre dissolution et inséparation. En même temps que pour l’un la question n’est pas politique, et pour l’autre elle l’est. Du point de vue ontologique du rapport entre le je et le nous, le point, c’est dissolution ou séparation.

Quels vont être les thèmes entrecroisés qui vont organiser notre lecture ? Je les énumère, avant de les retrouver dans l’explication elle-même :

-chez Pessoa, nous allons trouver le nous extatique de la violence. Le nous est un nous de l’extase cruelle. La construction du nous va se faire directement dans l’élément de ce qu’on pourrait appeler la prolifération cruelle de l’extase. A travers ça, nous aurons accès à cette figure du nous extatique qui est une figure essentielle.

- nous allons trouver chez Pessoa le je : par rapport au je extatique, comment est le je ? Le je va être volupté de la soumission absolue. Il va se donner dans la figure de la soumission absolue, mais comme volupté. C’est bien au-delà, pour prendre une comparaison qui a souvent été faite, du thème de la servitude volontaire, thème de LB, utilisé souvent pour interpréter la soumission aux partis communistes et l’obédience au fascisme : passivité à travers lesquels on accepter la servitude comme un état préférable à la révolte. Là c’est la soumission absolue comme principe de plaisir, en fin de compte comme énergie elle-même, pas seulement comme consentement. Tout le poème de Pessoa est bâti sur le thème que la soumission absolue peut être une énergie, ce n’est pas seulement passivité ou inertie. Ça peut être une puissance. C’est une idée assez complexe et profonde. On a toujours l’idée que c’est la révolte qui est création, qui est créatrice. Là c’est une autre idée : passée un certain seuil, la soumission, si elle s’absolutise, si elle devient soumission absolue et paroxystique, devient elle-même une puissance, devient elle-même une création. On pourrait se demander si en un certain sens, la capacité de violence du fascisme lui-même n’est pas la puissance de soumission absolue, mais comme principe de plaisir, comme principe de volupté dans le poème de Pessoa. Ie la souveraineté du masochisme, la souveraineté du masochisme. Le masochisme, pas du tout comme stérilité inerte mais comme affirmation souveraine dans l’élément de l’absolu de la soumission. Ça va être la manière dont le je se dissout pour Pessoa dans le nous extatique des pirates imaginaires, eh bien c’est par le canal de la soumission absolue comme énergie créatrice.

- et puis nous allons trouver un 3ème thème, qui est le thème de la fausse différence, du faux nous, de la mimétique du nous créateur dans sa forme immobilisée, le nous commercial, le faux multiple. L’intérêt, c’est que c’est ça l’humanisme pour Pessoa. L’humanisme, c’est la multiplicité commerciale. Ie c’est ce qu’on tolère, ce qui relève de la tolérance. La tolérance, c’est le contraire de la soumission absolue. Tolérer qch, c’est exactement pour Pessoa l’opposé d’être dans la soumission absolue à qch, une dynamique. C’est une opposition significative : vous pouvez tolérer les différences que vous voulez, vous êtes dans la perte de toute énergie. Tolérer la différenciation harmonieuse du multiple, c’est à l’extrême opposé de cette puissance illimitée et sauvage que donne la soumission absolue. Ne pas confondre tolérer et se soumettre. La puissance poétique est du côté de se soumettre, pas du tout de tolérer. Tolérer, ça c’est l’humanisme. Ça, comme il le dira, c’est « métaphysiquement triste ».

 

Du côté de Brecht, maintenant, comme thématique, eh bien nous allons avoir essentiellement la question de l’inséparé. Qu’est-ce que la possibilité de l’inséparation du je et du nous dans la figure singulière qui est la figure du parti ? C’était l’introduction générale de la chose. Je terminerai pour aujourd’hui en lisant les 2 textes.

 

Les pronoms du siècle : avatars du Je-Nous

 

Fernando Pessoa, 1915 : Ode maritime.

Fragments, traduction du portugais par Armand Guibert, revue par Judith Balso.

 

A ¾  Je veux m’en aller avec vous, je veux m’en aller avec vous,

En même temps avec vous tous

Partout où vous avez été !

Je veux affronter vos dangers face à face,

Sentir sur mon visage les vents qui ont ridé les vôtres,

Cracher de mes lèvres le sel des mers qu’ont baisées les vôtres

Avoir les bras dans votre besogne, partager vos tourments,

Arriver comme vous, enfin, à des ports extraordinaires ! […]

M’en aller avec vous, m’arracher ¾ oh ! fous-moi le camp ! ¾

Mon habit de civilisé, ma douceur d’action,

Ma crainte innée des prisons,

Ma vie pacifique,

Ma vie assise, statique, réglée et corrigée.

 

B ¾ Ah ! Les pirates, les pirates !

La passion de l’illégal uni au féroce !

La passion des choses absolument cruelles et abominables,

Qui ronge comme un rut abstrait nos corps rabougris

Nos nerfs féminins et délicats

Et met de grandes fièvres folles dans nos regards vides ! […]

Prendre toujours glorieusement la part de soumission

Dans les événements sanglants et dans les sensualités écartelées !

 

C ¾ Les voyages, les voyageurs ¾ il en est tant d’espèces !

Tant de nationalités dans le monde ! Tant de professions ! Tant de gens !

Tant de destins divers qui se peuvent donner à la vie,

La vie, au bout du compte, au fond toujours, toujours la même !

Tant de visages singuliers ! Tous les visages sont singuliers

Et rien ne donne autant le sens du religieux que de beaucoup regarder les gens.

La fraternité n’est finalement pas une idée révolutionnaire.

C’est chose qu’on apprend de la vie extérieure, où il faut tout tolérer

Et l’on en vient à trouver plaisant ce qu’on doit tolérer,

Et l’on finit par quasiment pleurer de tendresse sur ce qu’on toléra !

Ah, tout cela est beau, tout cela est humain et va de pair

Avec les sentiments humains, si sociables, si bourgeois,

Si complexement simples, si métaphysiquement tristes !

La vie fluctuante, diverse, finit par nous éduquer dans l’humain.

Pauvres gens ! Pauvres gens que tous les gens !

 

 

Bertolt Brecht. 1330 : La Décision.

Fragment de la scène 6. Traduction de l’allemand par Edouard Pfrimmer

 

Le jeune camarade : Mais le Parti, c’est qui,

Reste-t-il dans un bureau, avec des téléphones ?

Sont-elles secrètes ses pensées, inconnues ses résolutions ?

C’est qui, le Parti ?

 

Les trois agitateurs : Le Parti, c’est nous.

Toi, moi, vous ¾ nous tous.

Dans ton veston il est au chaud, camarade, et il pense dans ta tête.

Où j’habite, il est chez lui ; où l’on t’attaque, il combat.

Montre-nous le chemin que nous devons prendre, et nous

Le prendrons comme toi ; mais

Ne le prends pas sans nous, le bon chemin.

Sans nous il est

Le plus mauvais de tous.

Ne te sépare pas de nous !

Nous pouvons nous tromper et tu peux avoir raison, donc

Ne te sépare pas de nous !

Le chemin direct vaut mieux que le détour, nul ne le conteste :

Mais si quelqu’un le connaît

Et ne sait pas nous le montrer, à quoi sa science nous sert-elle ?

Partage-la avec nous !

Ne te sépare pas de nous !

 

Le jeune camarade : J’ai raison, donc je ne peux pas céder. Je vois de mes deux yeux que la misère ne peut attendre.

 

Le chœur de contrôle : Eloge du Parti.

Car l’homme seul a deux yeux

Le Parti en a mille.

Le Parti connaît les sept Etats,

L’homme seul connaît une ville.

L’homme seul a son heure

Mais le Parti en a beaucoup.

L’homme seul peut être anéanti

Mais le Parti ne peut être anéanti

Car il est l’avant-garde des masses

Et conduit leur combat

Avec les méthodes des classiques, puisées

Dans la connaissance de la réalité.

 

12 janvier 2000

c’est un temps. nous allons reprendre réarticuler là où en étions sur ce sondage du 20ème siècle. La dernière fois nous en restions resté à la manière dont le siècle a conçu l’articulation je et du nous. C’était une question en quelque sorte pronominale, ie quelle a été la vision que le siècle a eue de lui-même quant à la figure du sujet : le pronom en 1ère personne, le je, le nous mais dans la corrélation du singulier et du pluriel (si on le donne de façon absolument grammaticale). Pourquoi cette question ? Parce que je pense qu’on mettre en avant la thèse qu’un gd courant d’action de pensée, de vie dans le siècle, dans notre siècle fini ou finissant a été que toute subjectivation authentique était collective. Une thèse de cet ordre, c’est une idée qui a eu dans le siècle une très grande puissance, une très grande force. J’y insiste : ce n’est pas seulement l’idée d’une importance extrême des causes collectives, ou la figure de l’engagement ou la figure des idéaux révolutionnaires. Tout cela naturellement a existé. Mais c’est une thèse plus radicale, c’est une thèse qui considère que  toute véritable figure de subjectivation est en  réalité de l’ordre de nous, ie que tout je véritable est subsumé par un nous. Ou encore, que la composition authentique d’un sujet désigne toujours une figure de levée collective. Ce point est de la plus grande importance, parce que en un certain sens nous sommes en un moment où il y a une inversion sur ce point, ie un scepticisme radical sur ce dont toute figure du nous est capable, et la promotion individualiste du je comme seule figure authentique ou concrète de la subjectivité. On est dans une période que j’appellerais autobiographique : ie où d’une certaine façon l’écriture du sujet est une écriture en 1ère personne dans une figure qui est une figure de l’individualité concrète ou de la vie personnelle. Le motif de l’autobiographie est central littérairement aujourd’hui, avec l’idée après tout la seule écriture authentique est l’écriture authentique en se sens là. Il y a donc une inversion là-dessus, et nous cherchons, nous, comme disait Husserl à réactiver les sédiments, ie à retrouver la thématique ou l’activité du siècle, qui nous est en partie devenue opaque car elle a été enfouie voire retournée. Dans cette thématique, il est hors de doute qu’il y a cette conviction qu’une subjectivation authentique est en réalité une subjectivation collective. Ce n’est pas simplement identique au motif révolutionnaire c’est beaucoup plus large que cela, ça véhicule qch comme une conviction sur ce qu’est un sujet. Il est probable que la médiation de cela, c’est l’idée que un sujet véritable ou authentique est nécessairement un sujet de l’histoire, ou un sujet historique, un sujet dont on peut représenter la configuration historique. Alors il y a une connexion essentielle, que je voudrais arriver à débrouiller devant vous, une connexion entre cette conviction et ce que j’ai appelé de longue date dans ce séminaire la passion du réel. C’est ça qu’il s’agirait de comprendre. Si on admet que le siècle a été dominé  par la passion du réel, ie cette conviction qu’on pouvait réaliser dans le monde les idéaux prophétiques, cette conviction que la transformation du monde, sa transformation radicale, était une possibilité effective, si par conséquent ce n’est pas l’imaginaire qui était le signe général de cette convocation, mais bien le réel : l’idée que on passait enfin au réel du point des aspirations émancipatrices ou des projets radicaux de transformation du monde par la volonté humaine. C’est l’idée que vouloir touchait à l’être, que le vouloir n’était pas une fiction impuissante. Je crois que ça a été une grande passion du siècle. Nous savons que là aussi aujourd’hui nous sommes dans une thèse retournée : la thèse qui prévaut aujourd’hui, c’est que le vouloir est étroitement circonscrit par le réel. C’est une inversion. La thèse aujourd’hui c’est qu’on ne peut que peu vouloir. Vouloir trop, c’est toujours en appeler au désastre. Il y a une nature des choses, nature des choses qu’on ne peut forcer ou violenter sans catastrophisme. C’est une conviction consensuelle aujourd’hui : il y a une nature, une nature économique et monétaire à la fin des fins du devenir des choses. C’est comme une nature il faut faire avec, on ne peut pas la violenter, la forcer : si le vouloir veut se surimposer à cette nature, alors c’est la catastrophe et la mort. C’est d’ailleurs pourquoi la philosophie spontanée du temps est aristotélicienne : aller avec la nature des choses, autant que faire se peut, et puis là dedans loger de petits vouloirs, dans les petites poches laissées comme marges de manoeuvre par cette nature des choses, implacable et moderne, on peut ajuster de petits vouloirs latéraux. Notre 1er ministre a dit lui-même qu’on ne pouvait rien dès lors qu’il s’agissait des macrophénomènes de la nature des choses, de l’économie etc… qu’est-ce qu’on peut ? on peut un petit peu. Tout le monde fait pareil, et tout le monde fait pareil car personne ne fait rien : car il n’y a rien à faire, il y a à laisser faire. C’est tellement implanté, cette conviction, que c’est devenu un consensus naturel en quelques années ! c’est naturel de penser qu’il y a une nature. Nous avons du mal à retrouver le vif de la passion du réel qui a dominé le siècle, et qui est exactement  la thèse contraire : le vouloir peut toucher au réel radical de manière essentielle.

Je reviens à mon problème : il y a un lien, qui je crois est une piste essentielle pour avoir l’intelligibilité du siècle, qui est devenu obscur, opaque, représenté comme un chaos criminel, il est essentiel de poser le problème suivant : quel est le lien entre passion du réel d’un côté et de l’autre, la conviction que toute subjectivation authentique est collectif ? Comment penser la connexion entre cette conviction que la volonté touche au réel et qu’il est possible de changer le monde jusque dans ses fondements (le monde doit changer de base, c’est le grand chant du siècle, l’Internationale). Cette conviction qu’il peut, qu’il va changer de base, cette conviction que si on le veut, on le peut. Et de l’autre la thèse que le je est toujours subordonné au nous, ie que la subjectivité primordiale est du côté du collectif. Que le je, la figure individuelle, est une figure subordonnée, et non seulement une figure subordonnée mais aussi une figure sacrifiable. C’est une csq : si le je est subsumé par le nous, alors le je est inessentiel, et donc il est sacrifiable. Y a-t-il un lien entre cette thèse du caractère sacrifiable du je, dans son inessentialité subjective par rapport au nous, et la conviction que le vouloir peut toucher au réel (ie ce qu’on peut appeler la passion du réel) ?

Je voudrais tout d’abord moduler, pour aborder cette question, que je crois centrale (si on comprend ça on est allé assez loin dans la compréhension de ce qui est représenté comme la pathologie du siècle, mais qui est évidemment son essence). Je voudrais proposer des variations sur ce lien, la passion du réel et la subordination du je au nous, montrer comment elle se module en sous-énoncés, qui l’apparient, qui la transforment, et reparcourir des choses que nous avons vues. Je vous proposerai 7 variations sur ces 2 thèmes, passion du réel d’un côté et subordination du je au nous de l’autre. On va les voir se nouer et se rejoindre.

 

1ère variation, qui est philosophique ou assez directement philosophique : c’est au fond l’idée, qui a cheminé sous des formes très variées pendant en effet tout le siècle, qui est que le réel d’un individu lui est transcendant. Le réel d’un individu ne peut pas se penser dans la stricte intériorité à cet individu lui-même. Il y a un élément de transcendance irréductible dans la construction du je. Vous voyez que cette conviction philosophique rend possible la d’une certaine manière la subordination du je à autre chose que lui-même, pas forcément au collectif mais en tout cas à autre chose que lui-même. C’est cette conviction qui est que dans le siècle a œuvrée de façon très variée une théorie du sujet qui renvoie le réel du je à une dimension de transcendance, au regard de sa propre constitution. C’est un thème philosophique récurrent. Je ne veux pas en faire l’histoire. Prenons 2 jalons, simplement, qui sont écartés dans le temps :

- 1ère référence : l’article de Sartre qui s’intitule la Transcendance de l’Ego, qui déploie le thème du caractère en quelque sorte ouvert de la subjectivité, dans l’élément d’une extériorité transcendante de l’ego du sujet lui-même, donc à la fois une ouverture et un excentrement. 1ère référence.

- 2ème référence : le tramé, le tramé en devenir, complexe, de la question du sujet chez Lacan. En réalité, dans la psychanalyse en général, mais prenons Lacan comme référence singulière. Il faut bien voir que ce que dit la psychanalyse d’essentiel, et que Lacan a porté à son développement complet, c’est que un sujet n’est jamais pensable selon sa stricte identité. Vous n’avez pas de saisie identitaire possible du sujet comme tel. Donc le sujet est en position d’excentrement par rapport à sa propre vérité. Il n’est pas la mesure de sa vérité. C’est en ce sens qu’il y a un élément de transcendance qui s’introduit dans la constitution subjective elle-même. Cet élément de transcendance, on sait que Lacan l’appellera l’Autre. L’Autre c’est cet élément d’excentrement transcendant qui entre dans la constitution intime du sujet comme tel. Vous avec une espèce de transcendance intérieure, constituante, qui fait que là aussi vous n’avez jamais de saisie du sujet comme intériorité identitaire, mais toujours un principe de décalage, ou d’écart. Or - la thèse est spéculative - mais vous voyez bien que c’est dans cet écart, toujours, que la prévalence du nous va venir se loger (pas forcément dans le cas de Lacan). Mais de façon plus générale : pour assurer la prévalence du noue sur le je, il faut assurer le je est à distance de lui-même, en écart à lui-même,  et donc le nous vient comme médiation du je lui-même. Ie le nous entre dans l’écart du sujet avec lui-même, comme médiation possible du sujet avec lui-même et en même temps évidemment subordonne en un certain sens le je à cette médiation. C’est ma 1ère variation. Il y a dans le siècle un fil de théories du sujet qui tente de penser le sujet comme écart à soi-même, et finalement comme une transcendance intérieure. Evidemment, ce qui vient dans cet écart, ou même ce qui nomme cet écart, va être constituant des médiations subjectives. On peut le dire autrement, dans un lexique simple, et qui peut-être fera mieux comprendre le contraste avec aujourd’hui. ce que ces théories du sujet posent, c’est ceci : il n’y a pas de nature du sujet. Il n’y a pas de nature du sujet. Le sujet, en définitive, pour autant qu’on en maintient le concept, est écart à soi-même, non naturalisable, ou si vous voulez il n’y en a ni nature ni essence. Même le thème sartrien bien connu l’existence précède l’essence signifie fondamentalement il n’y a pas d’essence du sujet. Par conséquent, toute subjectivation met en jeu autre chose qu’une essence supposée du sujet, ou une nature du sujet. Toute subjectivation est dépendante d’autre chose que du sujet puisque le sujet, précisément, n’a pas nature ni d’essence. Ça veut dire que le sujet est identifié de manière essentielle - et il y a beaucoup de variations, il y a des philosophies très différentes qui modulent ce point - le sujet est identifié au point du manque. En définitive non seulement le sujet n’a pas d’essence mais c’est ne pas en avoir qui est le mode propre de sa constitution. Ie le défaut d’essence est son essence, qch comme ça. Disons que c’est le manque à être qui le constitue. Si le sujet se constitue comme manque à être, est ouverte la question de son réel. Qu’es-ce que c’est son réel, c’est une question ouverte, une question qui n’a pas de réponse fixe ou essentielle. D’où évidemment la possibilité de la thèse que, en définitive, un sujet est un événement, et ni une structure ni une essence. Le sujet, c’est ce qui advient sous certaines conditions, là où ça manque. Là où ça manque.

Vous voyez que entre la thèse « le je est subordonné à l’événementialité surgissante du collectif du nous etc… » - thème récurrent dans le siècle, poussé souvent jusqu’à finalement une conception sacrificielle de l’individu : l’individu n’est rien que la grandeur qu’il acquiert dans le service du nous. Vous trouvez ça chez Malraux, vous trouvez ça chez Lawrence, vous trouvez ça partout. Entre cette thèse là et la question de « où est le réel ? », il y a un lien intime, essentiel. Où est le réel du sujet ? Et ce qui fait lien, en réalité, c’est la conception du sujet comme manque : pour autant que le sujet est dans la structure de l’écart à soi, du manque, de l’absence d’essence, alors son réel est dans une levée qui n’est pas la sienne. C’est dans le surgir de qch qui ne peut pas être lui, puisque lui, ce n’est jamais que le défaut de tout lui. Donc finalement, on en viendra aisément à dire que le nous, ie le surgir historique, est le seul réel possible d’un sujet dont l’essence est le manque. Le sujet est une figure de réception de ce qui lui fait défaut, une figure de réception de ce qui lui fait défaut, et qui est la novation comme telle, l’homme nouveau. Mais l’homme nouveau, l’homme nouveau, c’est ce qui vient au point où le sujet manque à soi. Donc il est vrai, en un certain sens, que d’emblée on posera que le sujet n’est rien. Et c’est précisément de n’être rien qui le rend capable d’être quelque chose dans une figure qui n’est pas la sienne en même temps, qui n’est jamais réductible à la sienne. Et ultimement, s’il est sacrifiable, c’est qu’il n’est rien, donc vous ne sacrifiez rien, non plus. Nous verrons que l’envers de cela, c’est la conviction que le nous, lui, est immortel, composé de la mortalité, sans importance, du rien subjectif, le nous est immortel. Nous reviendrons sur ce 2ème versant, que je ne fais que mentionner. Je termine là ma 1ère variation.

Donc 1ère variation : ce qui rend possible  la subsomption du je sous le nous, c’est la théorie selon laquelle le sujet en son sens classique est en réalité pur manque, et c’est dans ce pur manque à être qu’il s’identifie, selon l’occurrence, et non pas selon l’essence. Il y a du sujet selon l’occurrence.

Je signale en passant que c’est absolument ce que je pense, je suis du siècle sur ce point précis, qui n’est pas l’ensemble du dispositif (la catégorie du nous ne me paraît pas pertinente, je crois qu’elle est datée, elle est du siècle). Mais que en définitive il n’y a à proprement parler sujet que dans le corrélat d’une occurrence et d’un manque, c’est indubitable, si on maintient sujet comme catégorie dotée d’une puissance, d’une historicité effective, si on ne la naturalise pas, si on ne la ramène pas à une théorie psychologique, ce qui est possible, qui n’est jamais que ce qu’il y a en dessous de la tentative.

 

2ème variation que je voudrais faire sur ces 2 thèmes, c’est : comment le siècle a-t-il réorganisé les 3 grands signifiants de la Révolution Français : liberté égalité fraternité ? Qu’est-ce qu’il a prononcé là-dessus ? Qu’est-ce qui a été prononcé sur ces 3 signifiants ?

a) aujourd’hui

 Tout le monde sait que la thèse contemporaine immédiate, la thèse d’aujourd’hui, la thèse hégémonique - qui ne veut pas dire exclusive d’autres, mais largement dominante - c’est que dans ces 3 termes il n’y en a qu’un qui compte, et c’est liberté. C’est la conviction générale. On déplore éventuellement que les 2 autres ne soient pas très actifs mais on se fait une raison. L’important, c’est le 1er, c’est l’essentiel : on aura des petits bouts des 2 autres si les temps sont favorable, si la croissance est bonne. En tout cas, on aura un peu plus d’égalité, là aussi tout est relatif (on a aussi beaucoup plus d’inégalités dans l’inégalité on aura des bouts d’égalité supplémentaire !). Quant à la fraternité, personne n’a jamais su très bien ce que ça voulait dire, en fait. C’est l’articulation actuelle, articulation qui a un nom, la démocratie. La pauvre ! C’est le sens qui lui est donné, comme à liberté, du reste. Car pour développer cette théorie, il faut donner à liberté un sens particulier. On ne va pas parler du 21ème siècle, de son début, de son triste début.

b) au 20ème siècle

Ce qui a été prononcé là-dessus au 20ème siècle était d’une nature très différente. C’était très différent : en réalité, la disposition me paraît avoir été la suivante, dans le mouvement révolutionnaire ou émancipateur du siècle :

- égalité a été désigné comme but stratégique, égalité était en un certain sens dominant, sous différents noms, y compris le nom communisme par exemple. C’est en fin de compte d’égalité radicale qu’il s’agissait. C’était l’idée de la communauté égalitaire comme figure d’assomption du social comme tel ou du lien collectif comme tel.

- la liberté c’était une condition abstraite, représentée comme une condition abstraite : elle était présupposée mais elle n’était pas thématisée. En vérité, il y avait beaucoup de critiques de la question des libertés formelles, des libertés bourgeoises comme libertés factices mais sur ce qu’était la liberté réelle, l’autre liberté, il y avait des énoncés peu probants car en vérité c’était une présupposition abstraite. Il est certain que si vous voulez vous révolter, vous présupposez que vous avez la liberté de le faire, dans une certaine mesure. Mais si on s’en tient là, c’est une condition métaphysique de l’action, une présupposition que vous ne ressaisissez pas dans son développement effectif.

- finalement le réel immédiat, le réel, c’était la fraternité. Ce qui a fait office de réel c’était la fraternité. Ce qui était réel, a fait office de réel, ce qui était immédiatement expérimentable comme réel, c’était ça, la fraternité  prise entre la condition formelle et abstraite de la liberté (souvent maltraitée en réalité dans le devenir des choses) et l’égalité comme horizon stratégique (également en réalité peu actif ou peu représenté dans le réel). Ce qui était réel, par contre, c’était les séquences dans lesquelles, au régime de  l’action organisée, une fraternité effective manifestait de nouveaux mondes. On se demande toujours : mais comment les gens y ont cru ? Mais c’est pas qu’ils y ont cru, la croyance est 2nde, ils l’ont expérimenté, il faut le savoir. Qu’est-ce qu’ils ont expérimenté ? On dit : ce n’était ni égal ni libre. C’est absolument vrai : ils n’ont pas expérimenter l’égalité ils n’ont pas expérimenté la liberté. Bien au contraire, ils ont expérimenté de terribles contraintes d’un côté, et de l’autre une égalité mythique, mais ce qu’ils ont expérimenté, c’était la fraternité. Et ça valait preuve, ça valait preuve parce que c’était un nouveau régime de l’action collective. ça valait preuve, sous condition que vous acceptiez de subordonner le je au nous. Si vous acceptez subjectivement la prévalence du nous, alors vous pouvez expérimenter dans l’immédiat (pas avant ou après), dans l’immédiat du faire lui-même quelque chose d’absolument inédit. Relisez de ce point de vue là….[chgt K7]. Ce réel révolutionnaire, ce n’est ni un programme quelconque, ni une figure de la liberté, c’est une nouvelle manière d’être ensemble. C’est une nouvelle manière d’être ensemble et ça c’est le mot camarade. Le mot camarade est destitué aujourd’hui, mais il a eu une force extrême, une force considérable, il était un réel, ce mot. Il était un réel d’une médiation immédiate du faire dans lequel un nous d’un type nouveau était expérimenté. C’est pourquoi je dirais que dans cette 2ème variation, on voit très bien l’articulation entre réel et je d’un côté et le nous de l’autre. Ce qui est réel, ce qui fait preuve que c’est réel, c’est effectivement le rapport du je te du nous. Et il s’expérimente comment ? Il s’expérimente sous signifiant fraternité, camaraderie, tout ce que vous voulez, sous le signifiant expérimentable d’une nouvelle manière d’être ensemble, somme toute compatible avec une certaine indifférence aux fins. Et évidemment que l’égalité reste assez largement mythique, et que la liberté reste dans le stade d’une condition formelle, n’objecte pas de façon radicale à cette expérience immédiate de la fraternité pratique. Ce que Sartre dans une description brillante dans la CRD appelle la fraternité terreur, il désigne dans la fraternité terreur cette figure subjective de l’immédiat combattant, très particulier, qui en un certain sens touche le réel dans la médiation d’une figure neuve du collectif. C’est une chose qui a été absolument essentielle parce que elle valait par soi même preuve qu’il y avait là du nouveau. On ne comprend rien si on ne comprend pas ça. On se dit : comment ces gens ont pu se rendre compte que les objectifs poursuivis n’étaient pas atteints, que c’était même le contraire, qu’on était dans le despotisme, que l’action était meurtrière etc…. ? Oui, mais si vous ne vous approchez pas de ce que représentait pour des millions de gens cette figure novatrice de la fraternité pratique, évidemment tout ça sombre dans l’incohérence. Si vous êtes à l’école de la vivacité subjective de ce point, c’est autre chose.  Il écarte les 2 autres, les laisse à une distance pbtique, sans doute nécessaire mais non immédiatement expérimentable. C’est pour ça que je maintiens que dans cette affaire il n’est pas question d’utopie, contrairement à ce qu’on essaie de dire constamment. On fait comme si le programmatique ou l’utopique avait été l’élément, déterminant de la subjectivité, mais ce n’est pas vrai. Ce qui q été l’élément déterminant de la subjectivité, comme toujours, c’est le présent, et cette subjectivité s’est alimentée à ce qui avait lieu effectivement, elle ne s’est pas alimentée à des représentation imaginaire. Le fait qu’on tuait beaucoup, qu’il y avait beaucoup de cruautés, des choses détestables, n’allons pas croire que c’était simplement de l’ignorance, que c’était tenu à l’écart,  en réalité les gens savent toujours. Il vaut mieux partir de l’hypothèse qu’ils savent que de l’hypothèse qu’ils ignorent. Les gens savent toujours, mais ça a plus moins d’importance : à un moment de l’histoire ça peut être considéré comme ayant une importance énorme, à un autre moment, ça peut être considéré n’étant pas essentiel. N’étant pas essentiel, toujours au nom d'autre chose, cet autre chose, c’était cette figure expérimentée de l’articulation du je et du nous que l’on trouve sous le nom de fraternité.

Si je formulais ça dans un dispositif lacanien, je dirais au fond que :

- l’égalité c’était l’imaginaire, ça c’est vrai (le programmatique incertain, ce qu’on peut promettre aux gens

-  la liberté était symbolique, formelle, c’était une forme abstraite, qui n’était pas autre chose qu’une condition de possibilité non thématisable

- et que la fraternité c’était le réel.

Ça se nouait comme ça. Comme toujours, comme on était dans l’élément de la passion du réel, égalité comme imaginaire, liberté comme symbolique (c’est pour ça qu’on disait liberté formelle) et fraternité comme réel, l’élément déterminant était la fraternité, c’était lui en charge de nomination du réel. C’était ce qui pouvait s’expérimenter dans l’action effective. Il faut bien comprendre que l’action elle valait pour elle-même. Pour peu qu’elle ait été dans un élément de fraternité renouvelée, elle valait pour elle-même. Même si ça ne conduisait à rien. Elle valait pour elle-même, elle était le lieu de la fraternité, du réel subjectif. Voilà c’était la 2ème variation.

 

La 3ème variation, c’est aussi un point auquel on a touché, mais qui est assez complexe, qui est le suivant : il est clair que tout ça, tout ce dont nous venons de parler, dont nous avons parlé, tout  cela a impliqué, a supposé, la détermination de grands collectifs référentiels. Ça n’a été possible, ça a eu comme condition de possibilité, la détermination de grands ensembles collectifs, de grands ensembles objectifs, comme si ils avaient été les lieux de toute subjectivation possible. Donc nous l’avons dit : la nation, la race, la classe, je ne les aligne pas. Vous imaginez à quelle distance je me situe de l’idée que le nazisme et communisme,  c’est la même chose etc… Mais je reconnais quand il y a des similitudes. L’idée qu’il n’y a pas de politique  possible sans la détermination de gd ensembles collectifs objectifs de ce type, ça traverse le siècle toutes tendances confondues. Donc nations, races, classes, mais aussi bien peuples en voie de libération, et même tiers monde et même beaucoup d’autres choses : de grandes catégories collectives. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? pourquoi y a-t-il ces grands collectifs ? Comprenons bien : ces collectifs ne sont pas le nous dont nous parlions, ce sont des collectif objectifs. Le nous se réalise lui par des organisations d’avant-garde, des séquences d’action. Ce sont des collectifs inertes, des grands ensembles inertes. Ce n’est pas la subjectivation, ce n’est pas le nous, le gd ensemble collectif, mais cependant il est nécessaire dans la pensée du siècle. On dirait, au fond, ces grands ensembles collectifs, réels ou fictifs d’ailleurs (peu importe finalement) ils se comportement comme la matière objective de la subjectivation, sa détermination possible en objectivité. C’est ce que j’appellerais le corps passif de la subjectivation. Il faut qu’il y ait, qu’on puisse identifier un corps passif de la subjectivation, un corps passif de la venue à jour du nous. Tout le monde sait que la classe ouvrière en soi est un sujet que personne ne verra : c’est pas un nous constitué, c’est un référentiel objectif. Même les aryens, on ne les verra pas non plus, encore moins évidemment. On ne verra rien de tout ça.  Ce ne sont pas des figures effectives du collectif surgissant, ce sont des inerties, et souvent des fictions pure et simple. On a besoin, semble-t-il (c’est une question), de ces fiction : il semble que dans la théorie de la subordination du je au nous qui anime le siècle comme passion du réel, on a besoin de la médiation de ces inerties objectives, de ces grandes catégories macrocospiques qu’on convoque comme des noms essentiels pour la subjectivation. Comment expliquer ce point ? Pourquoi au fond ne se contente-t-on pas du nous réel ? Le nous réel, c’est toujours le nous d’un processus réel : c’est tel détachement pratique, tel ensemble de gréviste, telle quantité d’insurgés, tel bataillons qui se révolte, que sais-je ? C’est toujours des singularités. Evidemment un nous effectif est toujours une singularité, ce n’est jamais une catégories objective qu’on peut déterminer comme telle. Pourquoi, alors qu’on en appelle en réalité à des singularités fraternelles, appelons-le comme ça, singularités fraternelles qui sont détachements pratiques, des moments d’action et de pensée, alors qu’on en appelle en réalité à des singularités fraternelles pourquoi faut-il les assigner à des ensembles macroscopiques inertes ? C’est une des grandes énigmes du siècle. Pourquoi la pensée de la singularité agissante a-t-elle du s’adosser de manière systématique à des inerties objectives ?

Il y a une chose certaine, qui est une 1ère piste là-dessus, mais c’est une question que je vous lègue, un peu, il y a une chose certaine, bien qu’elle soit assez compliquée, c’est que ça intervient dans la question de la nomination. Comme si il y avait obligation, pour une singularité pratique, de recevoir un nom générique, ie un nom qui l’excède, un nom qui n’est pas réductible à sa singularité. Si vous voulez c’est comme s’il fallait qu’elle se présente comme non pas seulement la singularité qu’elle est, mais en excès sur cette singularité en direction, de qch de générique. Par conséquent, il faudra que ça puisse recevoir un nom commun, et non pas seulement un nom propre. Je sens cette nécessité. Et cette nécessité, elle est liée à la question de l’universel, elle liée au fait que la singularité doit se présenter comme universelle (pour être dans son rayonnement, ou dans son aura historique). On peut se demander si en réalité les grandes totalités macroscopiques inertes ne sont pas en définitive convoquées comme des noms. On dira, ça permettra de dire, que tel processus relève de la révolution prolétarienne, par exemple. Révolution prolétarienne, à vrai dire, ne désigne en rien ce qui se passe, en général. Ce que les critiques ont tôt fait de dire : vous dites prolétariat, mais il n’y a pas de prolétariat, c’est les paysans, ou bien c’est un petit détachement organisé par les intellectuels révolutionnaires de gens de bric et de broc et... On peut toujours objecter que le profil de la singularité ne mérite pas son nom. C’est vrai. Mais le corps inerte est une source nominale. Pourquoi y a-t-il besoin de ce nom ? parce que ce nom est ce qui fait valoir la singularité au-delà d’elle-même, ce qui fait valoir la singularité comme historique, comme ayant une signification historique générique, et pas seulement locale. Ça c’est la question sur laquelle je ferai peut-être un séminaire particulier vers la fin de l’année, qui est la question : comment le siècle a-t-il manié le problème des noms ? Comment il a nommé les choses ? C’est très particulier, la nomination : il y a une fonction nominative dans le siècle qui est particulière. Un des éléments de cette fonction nomination, c’est au fond d’une part n’aimer que la singularité (ça c’est la fraternité, la fraternité est une singularité, personne n’est fraternel envers le prolétariat en général, il faut un détachement effectif), donc la singularité, mais l’historiser par le noms, ie l’inscrire dans une épopée générale, dans une épopée globale, par l’articulation des noms. Je vois bien que c’est certainement une des fonctions majeures de la référence à ces dispositifs collectifs. Mais la question subsiste (je ne fais que la déplacer) : pourquoi a-t-on besoin de collectif pour donner des noms ? Pourquoi passer par de grands collectifs objectifs si ce dont on a besoin, ce sont des noms ? C’est pas toujours le cas. Ça n’a pas toujours été le cas. Par exemple, les révolutionnaires français de 92 ont donné des noms sans avoir recours à des noms collectifs de quoi que ce soit. Ils ont des noms dans leur arsenal à eux, des noms de l’Antiquité, qui universalisaient la chose. Ils ont parlé de vertu. Ils n’ont pas eu besoin d’assigner ces noms à des grands collectifs déterminés. Pourquoi au 20ème siècle, et toutes tendances confondues, ce qui est encore plus frappant, il a fallu comme source des noms, comme source de l’élargissement des choses par les noms, il a fallu des référents objectifs de cette sorte ? c’est une question importante !

Là je crois que la réponse, c’est le prix payé à la science. C’est en quoi notre siècle est resté scientiste. C’est peut-être le point d’héritage du 19è le plus frappant. C’est vraiment la science qui là entre en scène car la détermination scientifique des grands ensembles objectifs a été la source légitime des noms, légitime au sens scientifique. Elle a donné une légitimité scientifique à la nomination. Classe ouvrière, c’était une détermination d’un grand ensemble, mais c’était une détermination qui se prévalait d’une disposition scientifique et qui en un certain sens conjoignait la science à la singularité, ie faisait de la singularité qch qui, par son nom, se connectait ou se nouait à la détermination scientifique. J’esquisserais la réponse à cette question dans cette direction là : il y a 2 moments :

1° il faut des noms, et les noms, c’est la dilatation de la singularité, le nom sert à dilater la singularité, il la transforme en épopée. L’épopée, ça consiste à prendre une petite histoire et à l’inscrire dans des grands noms. Vous prenez une guerre, elle est connectée aux dieux, aux héros, etc… et elle est dilatée dans sa poétique propre par l’usage des noms. Le siècle, dont je vous ai dit qu’il s’est convoquée lui-même comme épique (c’est pour ça qu’on le comprend mal, l’épopée, c’est pas notre problème), mais le siècle, lui, s’est vu comme épique, et il a eu tendance à dilater la singularité fraternelle, et les noms ça sert à cette dilatation, révolution classe, ouvrière, race aryenne etc… là où vous avez des processus particuliers irréductibles à ces catégories.

2° le 2ème  temps, c’est que la légitimité du temps a été cherchée du côté de la science. Même les nazis, même les nazis ont pensé que race, c’est la science. C’est une mythologie, mais c’est une mythologie présentée comme mythologie scientifique. C’est ça qui légitimait les noms.

Vous avez dilatation de la singularité par les noms, et légitimations des noms par les déterminations scientifiques macroscopiques qui finalement nous ramènent à des ensembles objectifs. Je crois que c’est ça le schéma général d’élucidation.

Là, nous sommes dans la contre-tendance, car c’est une des raisons pour lesquelles la piste du réel se perd. Nous sommes dans des mécanismes qui, quoique dominée par la passion du réel, égarent le réel, égarent le réel, car ni les noms ni la source des noms ne sont sous la discipline du réel. Les noms sont des dilatations épiques, et la source des noms, des saluts à la science. Mais ni dans la dilatation épique, ni dans le salut à la science, vous n’avez de discipline véritable. Vous voyez bien que ce sont des protocoles de déformation de la singularité. Le rêve qui anime tout ça, ça serait quoi ? pour le dire paradoxalement, ce serait une fraternité scientifiquement justifiée. Le marxisme, c’est ça, en gros, pour en donner une définition au lance-pierre : une fraternité scientifiquement justifiée. Le réel c’est la fraternité, qch de nouveau, d’absolument inventé, qui n’existait pas antérieurement, mais le scientifiquement justifiée est du siècle précédent, c’est quoiqu’on en pense un héritage du 19ème. Donc là, je crois que nous voyons bien en effet comment tout ça se rapporte à la construction du nous, à la fraternité, et à sa légitimation, et comment en même temps quelque chose de ce qui était réel là dedans est perdu ou occulté. Ça m’amène à ma 4ème variation.

 

4ème variation,  qui est la suivante : le siècle, à travers tout ça, a proposé sa propre vision de ce qu’est le temps de l’histoire, le temps historique. C’est une variation qui porte sur le temps. Au fond, comment notre siècle s’est-il représenté le temps, son temps ? Quelle conception du temps a été charriée par l’événementialité du siècle ?

Là aussi, c’est intéressant de savoir où on en est, sur cette question. Quelle est, dans notre situation à nous, quelle est notre conception du temps ? Quelle vision avons-nous du temps, du temps en général,  du temps concret ? Je soutiendrais que nous n’en avons aucune. Nous sommes dans une période, très particulière, qui est un période de détemporalisation, ie déjà après-demain est abstrait. Déjà après-demain est totalement abstrait. Et quant à avant-hier, il est incompréhensible aussi. L’avant-hier est devenu opaque, et puis après-demain, on verra comment est la bourse. On ne sait pas ! On lit dans le journal « ça va mieux ». C’est comme ça, pour nous tous. Que nous le voulions ou non, c’est comme ça. Il n’y a pas de temps. Nous sommes entrés dans une période atemporelle, ie instantanée, et du reste vous voyez bien que ça va avec l’idée qu’il y a une nature des choses qu’il faut laisser faire. Parce que tout temps est une construction. Tout temps général est une construction, et nous n’avons pas un espace de construction du temps dans la conjoncture actuelle : le temps est dicté par les avatars de ce qui arrive. C’est pas les plans quinquennaux, c’était 5 ans ! C’était le temps. Même de Gaulle avait dit que le plan était une ardente obligation Le thème du plan, on ne se rend pas compte, mais c’est comme la fraternité, c’était fondamental, le thème du plan. C’était l’idée qu’on soumettait le devenir à la volonté des hommes. On peut dire que dans le filtre bureaucratique ça devenait une catastrophe épouvantable, ça devenait le responsable des locomotives à qui on avait dit qu’on pouvait en faire 10, qu’il en avait fait que 2 et inventait les 8 autres, etc… … c’était souvent comme ça, je sais très bien, mais en subjectivité le plan c’était la conviction que l’histoire n’est justement pas une nature et que vous pouvez imposer votre volonté au devenir historique, y compris économique. Plus profondément encore, c’était le temps : on pouvait prescrire le temps, vous pouviez construire le temps, on avait le temps pour construire le temps. C’était tout le contraire d’un temps passif ou machinique ou d’un temps détemporalisé.  C’était au fond un temps de la puissance du nous justement, c’était un temps mesuré subjectivement mesuré par la puissance du nous. ça ne sert à rien d’objecter que c’était une fiction, les choses se passent toujours autrement que dans une conviction subjective. Il n’y a pas de transitivité absolue. C’était le temps comme une construction mesurée par la puissance collective, et c’était ça la question de fond. Donc c’est vrai que c’était aussi un temps épique. Le temps lui-même était un temps épique. Les plans quinquennaux étaient présenté dans un appareillage épique, les plans quinquennaux : regardez le cinéma, le plan quinquennal devient la matière d’une épopée possible. c’est vous dire à quel point on est dans une ontologie du temps et pas seulement la question de savoir si on va atteindre les normes de production laitière. Le cinéma parle de ça : le paysans et sa vache, est-ce qu’il va tenir la norme ? Ces épisodes, en général abandonnés à la productivité inconsciente des fins fonds campagnards devenaient d’un coup aussi grands que l’Iliade et l’Odyssée. Il faut aussi savoir respecter cette chose ça. C’est une chose grandiose, à sa manière. C’est une transmutation grandiose, et le fond de l’affaire, c’est une autre interprétation du temps. Jusqu’au fin fond des endroits reculés, on pouvait faire pénétrer la conviction qu’on construisait le temps. vous savez que au fond, l’humanité est en général dans la conception d’un rapport passif au temps. Nous en avons connu en vérité 2 principaux :

- le 1er c’est le grand temps immémorial de la paysannerie, ie un temps fondamentalement répétitif, cyclique, mesuré par les saisons, qui est le temps pratique dominant pendant des siècles et des siècles, un tps immobile, un temps lentement immobile, si je puis dire

- et puis nous avons la détemporalisation actuelle, qui n’est pas lentement immobile mais très rapidement immobile. C’est un temps constamment frénétique, et absolument stagnant. C’est un temps qui combine la stagnation et frénésie. Ce n’est pas une immobilité campagnarde, appelons-la une immobilité urbaine, c’est notre temps d’aujourd’hui.

Notre siècle a été habité par la conviction qu’on n’était pas voué à ces temps passifs, mais qu’on pouvait s’engager dans une construction du temps, de caractère finalement épique, mesuré par  le nous, et qui a connu ses incarnations successives dans des séquences de l’action pratique, les étapes de la révolutions, les plans, les grandes directives pour les années à venir etc.. [chgt K7] tenir le réel du temps, c’est un nous, un nous subjectif pour rencontrer le réel du temps. Il faut s’engager dans sa construction : vous n’aurez le réel du temps que si vous le construisez Si vous ne le construisez pas, nous n’aurez pas le réel du temps, vous serez dans son absentement, dans son manque, dans le rapport passif au temps.

On va conclure : le siècle a été le lieu épique d’une proposition épique d’une construction intégrale du temps. Ça lie le thème du réel et du nous, parce qu’ il n’y avait, dans cette conception, de temps réel que construit par le nous lui-même. J’y insiste encore une fois : ceci s’oppose, trait pour trait, à la détemporalisation contemporaine, qui est une détemporalisation agitée, une détemporalisation qui ne cesse de nous dire que le temps passe à toute allure, que rien n’est jamais semblable d’une journée à l’autre, mais ça c’est le temps de la bourse (c’est vrai que vous pouvez perdre 40 millions en 5 secondes - pour les gens qui les ont, c’est important !).

 

Ma 5ème variation est plus esthétique : elle porte sur les formes de la matérialité collective. Qu’est-ce que le siècle a présenté comme forme matérielle, représentée ou représentable, du nous lui-même ? Je dirais que, j’emploierai un mot philosophique, un mot hegelien, je dirai que le siècle a été le siècle de la manifestation. La manifestation, dans tous les sens du mot, du point de vue du déploiement collectif des choses. On peut dire que le siècle aura été vraiment le siècle de la grande manifestation. Ie le nous organisant le spectacle de sa propre puissance, le nous montrant sa propre puissance. C’est ça une manifestation, et là je prends manifestation depuis le syntactique défilé des corporations revendiquantes jusqu’au déploiement insurrectionnel. C’est un espace très vaste, très bigarré. Vous voyez bien de quoi il s’agit : il s’agit d’un espace où le nous devient une puissance physique, il est montré ou montrable, il est désigné comme spectacle de la puissance collective, ie comme sujet doté d’un corps. Pas simplement comme présomption subjective, ou subordination du je, mais comme sujet doté d’un corps, quand un sujet collectif se montre doté d’un corps, avec ce que ça peut avoir de menaçant, de fascinant, qui va changer les choses, ou qui va les exprimer etc... C’est la fonction du rassemblement, la fonction propre du rassemblement comme figure de construction du corps subjectif du nous. « Nous sommes là », c’est l’essence de la manifestation. Le nous est là : ce n’est pas simplement une promesse ou une catégorie. Il est là, le nous est là, et par conséquent les puissants doivent avoir peur, parce que le nous est là. Le puissants, c’est jamais un nous, c’est ils. L’Etat c’est la 3ème personne : ils nous ont fait ça. Quand le nous est là, le il tremble (plus ou moins). C’est un rapport pronominal essentiel : parce que la conscience d’une manifestation, c’est la conscience du corps du nous. C’est : combien sommes-nous, d’abord ? Ie quelle est la mesure corporelle de l’identité subjective qui est là en jeu ? Ils ne s’attendaient pas à ce que nous soyons tant ! C’est la fonction corporelle du rassemblement. Mais le siècle aura été le siècle de la manifestation. Très naturellement : car il aura été le siècle de la subsomption du je sous le nous, il aura aussi été le siècle de la proposition du corps du nous comme instance décisive. Et, au fond, la forme de la matérialité collective aura été celle du nous comme hanté par le nous insurrectionnel, même quand ce n’est pas du tout de lui qu’il s’agit. Paradigmatiquement, à l’intérieur de ce corps collectif, il y a l’idée qu’il est tout puissant : même quand vous avez une manifestations de 150 personnes mais bien déterminées, il y a la conviction que le possible a changé. C’est ça une manifestation. S’il y a pas cette conviction, c’est qu’elle est ratée. Le corps se délite. Au lieu de représenter le corps, on représente sa déconfiture. Ça peut arriver ! Mais une manifestation, c’est la conviction, quand elle est réussie, que le possible a changé : elle est sur l’horizon de nous pourrions tout changer, même si elle ne change rien (99% des cas). C’est la fraternité qui compte, c’est le moment où vous pouvez vous représenter en un sens qu’on pourrait tout changer, puisque on peut qch. C’est un point très important : quand vous êtes dans la possibilité, la possibilité peut filer à l’infini, car c’est son être, de filer à l’infini. Je dirais que le siècle a été le siècle de la manifestation hantée par la figure insurrectionnelle, laquelle est par ailleurs rarissime. Elle a existé, mais elle est rarissime. Ce n’est pas sa fréquence que j’évoque ici, mais cette espèce de spectre intérieur au corps collectif, que j’appelle la hantise insurrectionnelle comme hantise de la possibilité maximale de ce dont le nous est capable, l’insurrection désignant sa capacité comme capacité pleinement déployée. C’est vrai que le siècle aura été en grande part le siècle où le collectif paradigmatique est le collectif insurrectionnel.

Ça c’est la conception que le siècle s’est fait de la fête, en réalité. Car après tout, la manifestation  d’un corps politique, c’est la manifestation de la fête, en entendant par fête, au sens fort, ce qui interrompt le régime ordinaire des choses. C’est ça une fête. Faire la fête, c’est faire autre chose que ce qu’on est censé faire. C’est ne pas travailler. Je dirais volontiers que le siècle a été le siècle de la fête comme fête politique, ie comme manifestation. Ça aussi, c’est entièrement retourné. C’est entièrement retourné. Je dirais volontiers que aujourd’hui, la fête, c’est ce qui n’est pas manifestation. C’est ce qui est festif. Je lisais à propos de l’an 2000 un propos que j’avais trouvé admirable de quelqu’un chargé d’organiser les festivités. Il disait : « le public nous demande des signes festifs forts ». C’est ça, c’est pas la manifestation insurrectionnelle ! Signe festifs forts, c’est la roue de la fortune... C’était éclairant sur le temps d’aujourd’hui, c’était peut-être vrai qu’on demandait des signes festifs forts, c’est le lexique en cour depuis la coupe du monde. Je suis frappé de voir que la fonction propre que le siècle  a eu comme rassemblement et manifestation nous est aussi devenue obscure, bien qu’il y ait encore des rassemblements et des manifestations, mais dont substance subjective est complètement différente, car elles ne sont pas sous le signe du nous, elles ne créent pas un nous extérieur à il, c’est pas un rassemblement du nous, c’est un rassemblement consensuel. Sauf quand il y a encore des manifestations, la politique n’a pas disparu de la scène, nous parlons en moyenne, en trajectoire, en idéologie.

Alors ce qui m’intéresse, c’est que manifestation, c’est un mot hégélien, là aussi. C’est un mot dialectique. Une thèse fondamentale de Hegel, c’est qu’il est de l’essence de l’être de se manifester. L’envoi dialectique, c’est ça : il n’y a pas de distinction entre l’essence et l’apparence, parce qu’il est de l’essence de l’essence d’apparaître. L’essence de l’essence, c’est d’apparaître. Donc il n’y a pas l’apparaître comme leurre ou absentement de l’essence, il y a le mouvement par lequel l’essence se déploie dans sa propre apparition. Une des expressions de ça, c’est que l’essence de l’être, c’est de se manifester. Donc la manifestation de l’être n’est pas qch qui est inessentiel, c’est pas un rapport de l’essentiel à l’inessentiel, c’est l’essentiel dans son déploiement effectif qui est de se manifester. En ce sens, le siècle a été autour de la question du nous dialectique aussi. L’essence du nous, c’est de se manifester. Et finalement, c’est de manifester tout court. Manifester, c’est se manifester. C’est hegelien, c’est l’idée de la manifestation comme attestation effective de l’être lui-même du collectif. Il n’y a pas à proprement parler une essence cachée du collectif, et puis sa manifestation. L’être du nous s’épuise dans la manifestation, il est sa manifestation. Et il y a eu dans le siècle une chose qui est aujourd’hui largement perdue, ie une grande confiance dialectique dans la manifestation, au sens où je le prends, ie dans l’équivoque entre le terme social et événementiel (une manifestation, on défile de la République à la Bastille) et puis le sens hegelien (de l’être comme manifestation de l’histoire essentielle). Je joue sur la confusion des 2 lexiques en disant que finalement le siècle comme siècle de la manifestation est aussi confiance dans le fait que la manifestation est manifestation de l’être même du collectif. Donc le nous, c’est une manifestation, c’est l’ensemble de ses manifestations. La manifestation, c’est évidemment par excellence le lieu de la fraternité. Tous ces thèmes se recollent les uns aux autres. On a au fond une péripétie qu’on peut dire essentielle, qui est justement la manifestation. Et donc, une manifestation, c’est beaucoup plus (dans la conception que s’en est fait le siècle), c’est beaucoup plus qu’une démonstration, qu’une péripétie tactique etc… C’est une attestation de l’être même du collectif. Et c’est donc, en un certain, sens le lieu du réel. Et pas du tout le lieu d’une représentation décollée. C’est le lieu du réel lui-même, c’est pour ça que c’est aussi le lieu de la fraternité. Je dirais même que, à la fin des fins, il n’y a de réel que la manifestation. Le reste, ce sont des préliminaires, des protocoles, des abstractions. Ce qui est réel, c’est quand le corps du nous est là. C’est ça le réel, subjectivement. Voilà pour la 5ème variation.

 

La 6ème variation, je la prendrais sur, cette fois, une question que nous avons touchée à propos de la science, mais que je prends frontalement : quelle conception le siècle s’est fait de la légitimité. Qu’est-ce qui est légitime ? Qu’est-ce qui est tel que on se rapporte à ce phénomène comme un phénomène vraiment légitime, auquel on accorde de la légitimité ?

Au sens où aujourd’hui on dit que seule la démo est légitime, c’est le seul régime accordant les libertés, et aucun despotisme n’est légitime. Il n’en a pas toujours été ainsi. On sait que Marx a même proposé l’idée de dictature du prolétariat. La question de la légitimité est toujours ouverte, elle n’a pas de traitement définitif et irréversible. Chaque moment convoque ses propres ressources de légitimation. Au 17ème siècle, c’est le roi qui détient le corps propre de légitimité.

Quel a été le protocole de légitimation ? Là, c’est assez compliqué, parce que nous allons retomber pour part dans cette histoire des grands collectifs et grands ensembles. Il est hors de doute, et c’est une des grandes faiblesse du siècle, une de ses faiblesses en pensée, ou une de ces zones de précarité, disons, que le siècle s’est fait une conception représentation de la légitimité. Est légitime ce qui représente qch à quoi on accorde légitimité. Est légitime le système de représentation de ce qu’on estime être le réel. Donc la question de la légitimité a bien été subordonnée à la passion du réel. Au sens où est légitimité ce qui peut se présenter comme représentant le réel.  La grande difficulté, c’est que le réel ne se représente pas. Il n’y a pas de représentation du réel. Le réel se présente mais ne se représente pas. Il y a une inadéquation de principe entre le représentatif et le réel. Le réel se rencontre, le réel se manifeste, il y en a une manifestation, il se construit éventuellement : donc construction, manifestation, rencontre, d’accord, mais pas la représentation. Donc là il y a eu un point d’achoppement. Il y a eu un point d’achoppement, qui est entre passion du réel d’un côté et protocole de légitimité de l’autre, il y a eu toujours un hiatus, ou une incohérence. Cette incohérence, elle s’est manifestée dans le fait qu’on accordait de la légitimité sur une base représentative fictive. Nécessairement fictive : toute représentation est une fiction. La plus grande des fictions, c’est évidemment le gouvernement représentatif. Mais il ne se présente pas lui comme autre chose qu’une fiction, c’est sa supériorité, en définitive. Il ne prétend pas être le réel, il admet que le réel suit son train très indépendamment de lui. Comme le disait Mallarmé, le gouvernemental, c’est de la fiction. ça c’est vrai. Si c’est de la fiction, il vaut mieux qu’il se  présente comme de la fiction. Il est par contre extrêmement périlleux de s’engager dans un protocole de légitimité qui prétendrait être représentatif quant au réel. Comment ça a fonctionné, ça ? Comment a-t-on pu accorder une légitimité représentative dans un élément de passion du réel qui ne permettait pas cette légitimité représentative ?  Quand vous avez une séquence réelle (insurrectionnelle, de manifestations etc…) vous n’avez pas de représentation, vous avez une présentation, même si vous avez des responsables, des dirigeants, ils sont dans la chose elle-même, dans sa composition présentative. Quand vous avez une séquence réelle, c’est pareil en art et en politique, vous avez une présentation articulée mais vous n’avez pas de légitimité représentative. Ce qui a fondé la légitimité représentative ne pouvait pas être le réel, au sens de sa passion, au sens de sa manifestation, au sens de sa construction. Ça a été quoi ? ça a été les ensembles macroscopiques dont je vous parlais dans la 3ème variation : ça a été prolétariat, nation, classe… Ces choses là ont été à l’arrière-plan du protocole de légitimation, parce qu’elles étaient non pas le réel mais son inertie passive supposée, et qu’on on ne peut représenter qu’une inertie. Seule l’inertie est représentable. Le réel comme tel ne l’est pas, l’inertie l’enrobe, le dissimule, ce que Lacan appelle la réalité. Donc le protocole de légitimité a été accordée massivement non pas aux processus réels, ou accessoirement aux processus réel, mais finalement à l’adossement aux grands ensembles spéculatifs, de sorte que cette légitimité a été en décrochage de façon quasi systématique, plus ou moins. Plus ou moins. Je crois que c’est un point très important dans le bilan du siècle. C’est que, au fond, entre ce que le siècle désignait comme passion effective, et ses protocoles de légitimation, il n’y a jamais eu d’accord véritable. Il y a eu une faiblesse ou une inconsistance qui fait que bizarrement, la légitimation a été scientifique. Il y a réellement eu là une faiblesse ou une consistance. La légitimation a été scientifique, au sens où je disais que la détermination des grands ensembles était le tribut payé à la science. La légitimation scientifique, ie au nom de l’objectivité. L’idée de légitimité qui a fonctionné dans le siècle était héritière du 19ème, elle n’était pas à la mesure de ce qu’était la passion vive du 20ème. Seulement, si on n’avait pas fait comme ça, si on n’avait pas procédé à ce type de légitimation artificielle, étant donnée la prolifération des statuts de despotes (mais le despote était lui-même l’émanation de l’entité représentative dont il était en quelque sorte l’incarnation), si on n’avait pas fait comme ça, il faut bien voir que, de fil en aiguille, on aurait été ramené à la singularité comme telle, à la thèse selon laquelle il n’y a en définitive que des singularité discontinues. La légitimité, la légitimation, c’était pour boucher des trous, c’était ça son office, c’était pour raccorder entre elles des singularités qui en réalité n’avaient pas vraiment d’accord. La représentation, c’est toujours pour boucher le trou de la présentation. Ce qui se présente, ce qui se manifeste, est essentiellement discontinu. Si vous voulez l’inscrire dans une épopée générale, il va falloir boucher ces discontinuités par de la représentation. Je pense que c’est là que s’est insinué ce protocole de légitimation extraordinairement inconsistants en vérité parce que scientifiquement objectif. Les entités bouchaient les trous : il se passait qch là et là, on disait que c’était la révolution prolétarienne. La représentation en légitimité aussi, elle bouche le trou, et permet de passer d’une séquence à une autre en enjambant le discontinu. C’est le fond du problème philosophique : le réel il est discontinu. C’est comme ça. C’était une chose que beaucoup de penseurs, y compris Lacan, ont dit admirablement : le réel, c’est comme des grains, des grains de sable. La passion du réel, qui a animé le siècle, aurait du être, était, en tant que passion fraternelle, elle était une passion discontinue, soumise à des moments de fraternité. Les moments de fraternité, tout le monde le sait, ce sont des moments, ce n’est pas une disposition installée. Je crois que le paradoxe du siècle, ou sa tension, ou son impossibilité interne, ça a été de vouloir faire de la passion du réel une figure de la continuité. Ie de vouloir installer un récit continu sur une passion qui était une passion du discontinu. C’est là qu’on a procédé à des légitimations infondées. C’était pour cette raison que je voulais faire intervenir la théorie de la légitimité comme un point où effectivement entre le réel, les grands ensembles macroscopiques plus ou moins imaginaires, le nous et la représentation, se crée un espace particulier où en réalité la vraie question sous-jacente est celle de la continuité et de la discontinuité. Continuité et discontinuité, ie caractère en fin de compte sporadique ou non de l’accès au réel. Là, évidemment, on voit clairement - c’est ça l’intérêt - la fonction de la représentation, quelle qu’elle soit : la représentation, c’est toujours destiné à mettre du continu là où il y a du discontinu. C’est son office majeure. Lacan dit que toute représentation, c’est de la colle, l’école et la colle. Le fond du problème est réel : la représentation, c’est ce qui encolle du discontinu. C’était le problème central de cette séquence historique : elle n’a pas pu s’abandonner librement au pouvoir de la discontinuité. C’était incompatible avec son autre dimension qui était quand même le récit épique. Le récit épique a exigé que l’accès au réel se continuise minimalement. Alors il a fallu créer pas mal de faux héros : dans une épopée représentative, il y a des faux héros.

 

La 7ème variation sera sur le deux : tout ça s’est aussi cristallisé sur une théorie particulière du 2, un thème qu’on a beaucoup manié depuis le début, que là je reformulerai de la façon suivante. Il y a eu un 2 essentiel qui était : le nous, c’est ce qui n’est pas lui. Toute instruction du nous instruit aussi de façon essentielle ce qui n’est pas lui. Finalement, comment ça s’est présenté ça ? Nous avons déjà dit [chgt K7] ce qu’il faut comprendre, au point où nous en sommes, c’est qu’il y a eu 2 conceptions de cette affaire, ça s’est divisé, sur le rapport du nous et ce qui n’est pas lui. Si vous admettez que la construction du nous est l’élément primordial qui se subordonne la figure du sujet, il y a 2 conceptions sur ce que n’est pas le nous. Il y a 2 manières de concevoir ce qui n’est pas lui.

1° vous pouvez le concevoir, ce qui n’est le nous manifeste, vous pouvez le concevoir comme une espèce d’amorphie multiforme. Ce qui n’est pas le nous, c’est de la multiplicité informe, ie c’est de la réalité inorganique. Le nous seul est principe formel de composition et de subjectivation. Ce qui n’est pas le nous n’est pas subjectif, c’est pas subjectivé, donc c’est multiple, c’est amorphe, c’est du il y  a indifférent.

2° ou bien vous pouvez considérer que ce qui n’est le nous est dans la figure d’un sujet adverse, c’est une autre subjectivation, antagonique, une subjectivation incompatible.

Alors l’entrelacement, ou le conflit entre ces 2 représentations, on pourrait montrer (je le ferai sur la littérature du siècle) que c’est un thème fdtal : si vous admettez que surgit un nous, ie que surgit du sujet, puisque le sujet a comme forme prévalente le collectif ou le nous fraternel, comme vous voyez ce qui est en dehors de lui ? La question de savoir si c’est obligatoirement un sujet adverse, ce qu’il y a de l’autre côté du nous, à l’envers, ou de savoir si c’est plutôt du multiple quelconque, c’est une question fondamentale. C’est une question fondamentale, et qui trame des choix essentiels.

- si le nous a affaire à de l’informe multiple extérieur, ça veut dire que sa tâche est une tache de formalisation : il va se conquérir par formalisation de l’informe. Son extension, son affirmation, sa manifestation, c’est de formaliser le plus possible l’informe extérieur. L’extension ou la construction du nous, c’est une formalisation, c’est une mise en forme. Et ça, ça fait du siècle un siècle formaliste (nous le montrerons sur des exemples qui au fond traversent toutes les figures de l’activité de pensée : l’art, mais aussi bien la politique, la science). Le siècle a été un siècle formaliste, il a été formaliste quand il a conçu que l’extension du nous consistait à formaliser de l’informe. C’est une orientation possible : là, on a la thèse que le réel se conquiert par formalisation. C’est une tendance très puissante, dans tous les domaines, l’idée que la conquête du réel est une seule et même chose que le procès de formalisation. Vous voyez bien pourquoi : c’est parce que dans le nous de la subjectivation (qu’il soit celui des surréalistes, celui des courants de la peinture non figurative ou la politique) l’extériorité du nous est conquis dans la puissance de la forme.

- si par contre vous pensez que l’extérieur du nous est une subjectivité adverse, alors le nous se conquiert par le combat, ie par la destruction. De l’autre. Donc dans ce cas, l’œuvre propre, qui est le moment de vérité, est le moment du combat, vaincre ou mourir. En tout cas le mouvement où il s’agit de détruire la figure adverse, et non pas de la formaliser. Vous ne détruisez pas un dehors indifférent, vous le formalisez.

Et alors ça donne finalement au cœur du siècle un rapport, qui est aussi une contradiction, entre formalisation et destruction. Je crois que c’est une des manières de nommer un des plus grands débats du 20ème : formalisation ou destruction, ou formalisation et destruction, ou formalisation pour la destruction. Et la figure peut-être essentielle du 2, si on prend le siècle en subjectivité, c’est dans ce rapport de voisinage et d’opposition entre l’exigence de formalisation et la rage destructrice, ou la puissance destructrice, ce rapport entre forme, extension par la forme, par la puissance de la forme, et extension par la destruction de l’altérité, c’est peut-être le cœur de la question. En tout cas c’est de là qu’on partira la prochaine fois.

26 janvier 2000

Nous consacrerons le mois de mars à la question du siècle, du 20ème siècle, plus particulièrement dans la dimension de l’art : comment le 20ème siècle s’est appréhendé dans la question de l’art ? A travers les catégories artistiques. Ce n’est pas une histoire des arts, mais il s’agit de voir les différents lieux, les différentes singularités artistiques, que le 20ème siècle a mis en scène dans une représentation de lui-même, que nous  sommes en train de chercher, de traquer. Le mois de mai sera consacré à la question de la politique, quant à ce que le siècle a proposé ou disposé quant aux innovations politiques du 20ème siècle.

 

Je commencerai par une très brève récapitulation de ce qui a été prononcé la dernière fois. J’avais dit la dernière fois que le mode d’articulation, dans le siècle, de la question du sujet, et en particulier la question du nouage entre le sujet individuel et le sujet collectif, qui est la question du rapport du je et du nous, pouvait se présenter ou était présente dans une série de variantes possibles dans des lieux de pensée qui étaient des lieux de pensée distincts, différenciés.

Par exemple, comment on la trouvait directement dans une théorie philosophique du sujet, comment on le trouvait dans la hiérarchisation des mots d’ordre politique, dans la théorie du temps historique, dans les formes de la matérialité collective, et au cœur des choses on le trouvait dans la théorie du 2 (finalement dans le rapport entre le nous et ce qui n’est pas lui). Je pense que la manière dont le siècle s’est représenté la dualité est peut-être l’élément central de cette disposition. La manière dont le siècle s’est représenté la dualité dans la modalité de l’antagonisme. J’ai soutenu que le cœur de la question de l’historicité était le conflit, mais le conflit aux extrêmes, le conflit radical, le conflit sans synthèse. Ce point nodal se donne dans un rapport entre le nous et ce qui n’est pas lui, entre l’entreprise et ce qui lui fait obstacle et... c’est un rapport tendu qui accepte, ou même appelle, la violence comme une donnée constitutive du rapport aux choses.

J’avais prononcé 7 variations, et je viens à une 8ème supplémentaire, qui est l’acceptation de la cruauté comme figure du réel. Il y a un rapport très particulier à la question non seulement de la violence en général, de la violence abstraite, mais à la question de la cruauté. Ie que il y a, il faut le dire, dans le siècle, qch comme la conviction que la cruauté, c’est une figure qui atteste que le rapport au réel est effectif. La cruauté, c’est une preuve du réel. La cruauté n’est pas appréhendée d’abord de ce point de vue là dans des catégories du jugement moral, comme nous le ferions aujourd’hui spontanément. La cruauté est d’abord prise comme cette figure de l’excès induite quasi-nécessairement par le corps à corps effectif avec le réel. C’est la conviction que le rapport au réel n’est pas un rapport harmonieux : c’est un rapport de rencontre, de contradiction, de brusquerie ou de surprise. Et donc en un certain sens, si qch comme la cruauté se donne, ce n’est pas à raison d’un mal subjectif, ou d’une dégénérescence subjective, c’est à raison du fait que le réel est toujours une épreuve du corps. C’est toujours une épreuve du corps, et il y a cette idée terrible, mais ancienne, que au fond, le seul corps vraiment réel est le corps supplicié. Le corps qui est, si je puis dire, déchiqueté par le réel. Que ce corps-là fait preuve de ce qu’on est dans le sérieux terrible du réel. Je dirais que cela, qui rôde, n’est que rarement revendiqué (il peut être revendiqué, par Artaud, par Pessoa). Il peut être revendiqué dans cette espèce de vocation impérieuse de la poésie à dire ce qu’on ne dit pas. ça ne se dit pas, naturellement, ce que je vous dis. La politique l’a pratiqué, mais elle ne l’a pas dit comme motif d’elle-même, elle l’a soustrait. C’est l’entière conviction que la guerre, le corps déchiré, le martyre, le sacrifice était une véritable preuve du réel, du réel historique. La preuve que la figure antagonique du réel, la figure de dualité déchirée, saisissait… dimension héroïque et la dimension absolument cruelle du siècle. C’est la cruauté qui en fait en réalité une catégorie subjective du rapport au réel, et pas du tout catégorie du jugement moral. Si vous vous plongez, je le proposerai la fois prochaine, il faut lire qch qui serait comme la bibliothèque du siècle. Ce sera dans l’art, comment le siècle s’est-il raconté ? Si on travaille sur ça, on voit ça, on voit que l’épreuve, la cruauté, le corps supplicié n’est pas pris, n’est pas abordé par le porche de la moralité, ou alors dans un sens tout à fait transfiguré. Il faut partir de la question primordiale de : qu’est-ce que c’est qu’un corps exposé au réel ? La réponse, c’est que ce qui atteste que le corps est exposé au réel est toujours de l’ordre de la cicatrice, de la blessure, et rien d’autre. Et donc la cruauté est un des noms du rapport subjectivé au réel. Parce que le réel, à la fin des fins, est la guerre absolue, la dernière guerre, la guerre finale. Je voudrais, à propos du je et du nous, ajouter un point sur cette question de la cruauté. Qui est que au fond, l’acceptation de la cruauté vient aussi de ce que le nous est un corps insensé. Le nous est représenté comme un corps insensé. Nous verrons le texte de Brecht : un homme peut être anéanti mais pas le parti. L’homme peut être blessé mai pas le parti. Le corps individuel peut être déchiqueté, mais le corps collectif lui survivra. Il y a bien cette idée que la sensibilité est la composante individuelle du nous mais le nous lui-même est insensible, en un sens il est indestructible et immortel. La cruauté n’est pas une catégorie du rapport au nous : là, on est dans l’espace de l’insensibilité active. La cruauté atteste au fond les zones de faiblesse du nous, ie son individuation, son individuation. C’est la raison pour laquelle, au fond, la véritable dialectique du siècle, à mon avis, sur ce point, est une étrange dialectique entre cruauté et impassibilité.  Il y a au fond de l’acceptation de la cruauté la conviction que qch est impassible, au sens strict, ie n’a pas de passivité ou passibilité. Et cette passivité c’est en effet celle de l’entreprise collective et antagonique comme telle. Elle, elle est impassible, bien qu’elle ne se compose de passibilité et de cruauté diverses, de souffrance et de blessure. Mais elle, en tant que telle, est impassible. Nous retombons sur cette idée fondamentale que le siècle est l’idée incarnée. La conviction que l’idée peut entrer dans l’histoire, peut se revêtir d’un corps historique, mais que ce corps en tant que corps de l’idée est un corps impassible, composé de passibilité. Je dirais que le fait que l’idée soit dans l’histoire, que l’idée soit agissante (le siècle est hegelien, l’idée peut remuer le corps de l’histoire), le corps effectif, ce point là, ce point d’incarnation si on veut, de la descente historique de l’idée comme telle, ce corps à la fois souffrant et impassible. Souffrant dans sa composition : les individus qui le composent vont être exposés à la souffrance et à l’abnégation. Et en même temps en tant que corps de l’idée en un sens impassible. Cette impassibilité traverse le corps collectif. La cruauté est acceptable pour cela, car elle est mixée à l’impassibilité. Je dirais de façon métaphorique qu’il y a dans le siècle qch de christique. C’est très étrange, ce n’est pas du tout au sens où il aurait été religieux. Je crois que la comparaison entre les utopies politiques et les religions est fallacieuse. Le rapprochement est superficiel. Ce n’est pas le même fonctionnement. Mais il y a qch de christique, au sens de : qu’est-ce que c’est qu’une incarnation ? Qu’est-ce que c’est que l’absolu dans l’histoire ? qu’est-ce que c’est, non pas philosophiquement, non pas dans le concept, mais qu’est-ce que c’est réellement, l’absolu dans l’histoire. Comment ça se voit, l’absolu dans l’histoire ? ça s’éprouve comme corps impassible, c’est un corps collectif, une réalité, un état, c’est qch de donné, et qui est donné dans la singularité de son rapport à l’absolu incarné. C’est donc christique, en ce sens là. Après tout, l’invention de l’idée selon laquelle le corps réel, c’est le corps supplicié, c’est évidemment le corps du Christ qui est toujours en position la plus frappante. C’est frappant que pour convaincre que Dieu s’est incarné, il a fallu le supplicier, il a fallu son corps supplicié. C’est ça qui est devenu l’emblème. Pourquoi l’emblème de l’incarnation de Dieu comme homme a-t-elle pu être le corps supplicié ? ça aurait pu être un corps glorieux de magnificence ou une métamorphose splendide. Mais non, c’est le corps supplicié. C’est très étrange. Le 20ème a retrouvé qch de cela, dans son rapport singulier à l’élément de cruauté impassible, qui est que au fond paradoxalement le corps idéal, le corps de l’absolu, le corps de l’idée, c’est qch qui doit montrer l’impassibilité jusque dans la cruauté la plus extrême. Qch qui doit montrer le corps de l’idée car il reste impassible, survivant, ou ressuscité dirait le christianisme, il reste vivant dans l’extrême de sa mortification suppliciante. Et il est le corps de l’absolu. Cette pauvre chose déchirée est le corps de l’absolu. C’est en ce sens que effectivement il y a dans le siècle un fond de martyre, qu’il y avait l’exposition aussi du corps supplicié de l’idée. En ce sens, le siècle est christique, il a qch de métaphoriquement christique.

Ces questions sont, philosophiquement, ce qui est passionnant, c’est que c’est un platonisme à l’envers. Dans le platonisme, la question est de savoir comment dégager l’idée du sensible. Là, la grande question c’est comment revêtir l’idée du sensible. La difficulté n’est pas l’idée, la difficulté c’est le sensible. Le mvt fdtal n’est pas le mvt ascensionnel vers l’idée, c’est le mvt de réalisation de l’idée, c’est son effectivité sensible. C’est à ça que le siècle s’est attaché, et auquel il a voué sa passion du réel, le réel de l’idée. Nous avons fondamentalement une dialectique descente, et pas une ascension. C’est la raison pour laquelle finalement les formes les plus démunies et les plus déchirées de la corporéité sont celles qui sont réelles, parce qu’on est dans une descendance, que l’idée doit faire la preuve d’elle-même au plus extrême de la corporéité, dans la médiation de la guerre, de la violence, de ce que vous voulez. C’est de ça qu’il s’agit. Et en même temps, ce n’est complètement possible que sur un fond d’impassibilité qui rappelle que c’est l’idée. Ça va bien se jouer sur le je et le nous, sur le sujet. Il faut qu’il y ait la composition d’un sujet mortel et d’un sujet immortel. Ou d’un sujet souffrant et d’un sujet impassible. Et que ce soit mixé, articulé, inséparé. C’est là, dans cette jonction paradoxale, que surgit un rapport particulier à la cruauté. Rapport à la cruauté qui en vérité n’est pas en effet lui-même complètement distinguable de qch de christique. En pas en un sens qui doit assez peu à la religion, mais qui pose la question de savoir : à quelles conditions, finalement, peut-on avérer l’idée dans l’effectif, ie dans le sensible et dans le corps ? Et de quel corps d’agit-il ? dans ce cas, de quel corps s’agit-il. La réponse c’est que ce n’est pas forcément le corps individuel, il y a d’autres corps en effet, le corps du parti, le corps de l’Etat, le corps de l’œuvre d’art, le corps de l’axiome... Il y a d’autres corps, mais à la fin des fins, il faut savoir de quel corps il s’agit, et comment c’est un corps. A quelle épreuve l’absolu soumet un corps. le siècle a parfaitement compris que tout ça n’est pas dans l’harmonie et la grâce. Si on veut avoir de l’absolu dans un corps, il faut savoir que le corps sera à l’épreuve de cet absolu, il sera éprouvé par ce qu’il porte, par ce qu’il signifie, par ce dont il est l’emblème. Et il y aura donc cruauté sur le corps, qui en un certain sens n’est jamais que la cruauté de l’idée. Même si l’idée se présente sous la forme du bourreau. Quand l’idée est morte, le bourreau est mort aussi. Car le fond de l’affaire ce n’est pas la vieille et atroce histoire des bourreaux et des victimes, qui a toujours eu des légitimations différentes. Le point du siècle, c’est que cela a eu lieu, et à grande échelle, mais dans le rapport de l’idée aux corps, dans la conviction que cette fois l’idée allait venir, être là, dans son présent. Alors il faut qu’elle se montre comme corps. Vous avez eu une acceptation générale de la cruauté. C’est un point sans lequel on ne comprend pas non plus comment les cruautés extrêmes, les plus abominables, ont été possibles, et n’ont pas condamnées pas des tas gens. Elles ont été possibles car il y avait l’acceptation générale. Les courants du siècles considéraient que c’était le prix à payer. Quand on regarde de près on s’aperçoit qu’il y a eu naturellement des cruautés particulièrement innommables, mais elle était partout. Bien souvent, les choix ont été de choisir sa cruauté. Ce qui nous importe, à nous, c’est de comprendre comment cela était possible. C’est devenu presque inintelligible, à vrai dire. Qu’est-ce qui faisait que tout cela était possible ? La possibilité ’était une possibilité héroïque, une possibilité épique, une possibilité grandiose, sinon elle n’aurait pas été agissante : c’était la possibilité donnée que effectivement il y ait une parousie de l’idée. C’était la 8ème variation que je voulais faire.

 

Je voudrais maintenant, pour finir ce cycle, me rapprocher des 2 textes de Pessoa et de Brecht que je vous ai donnés, comme figure d’articulation du je et du nous.

Je vous ai dit déjà, je reprends le fil général, qu’il y avait non pas une mais 2 figures majeures du rapport du je et du nous dans le siècle. Cette question centrale du rapport de l’individu au corps collectif de l’idée, au corps collectif en général, avait 2 figures.

- la 1ère est la figure dissolutive : dissolution extatique du je dans un nous, elle se disperse, elle se démembre. C’est une figure de la dissolution extatique, et qui est quasiment une figure organique : le je est une composante de l’énergie du nous mais dans laquelle il se démembre et se volatilise.

- et puis ce que j’ai appelé la figure de l’inséparé, une figure plus dialectique, où le je n’est pas réduit, dissous, mais il entre dans une connexion inséparable avec le nous. Cette connexion inséparable le laisse exister, y compris comme pb. Dans le 2ème cas, vous avez un pb de l’inséparé, un pb de comment le je tient sa place inséparée dans le nous.

Dans le 1er cas, et en particulier dans la manière dont Pessoa traite la chose, vous avez un traitement cosmique de la question. Ie le nous est un monde, total, dans lequel le je est absorbé. Vous avez une espèce de naturalisation cosmique du nous. Le sujet individuel doit être saisi dans le moment de sa dissolution.

Dans le 2nd cas, on a un opérateur d’articulation. Qu’est-ce que c’est qui permet d’articuler le je et le nous ? Qu’est-ce qui permet de produire une inséparation du je et du nous ? Une inséparation non dissolutive, mais réellement inséparée cependant. C’est ce qu’on pourrait appeler en langage deleuzien les machines d’articulation que le siècle a mises en places, les machines d’inséparation mises en place par le siècle. Une absolument essentielle, c’est le parti [chgt K7]. En ce sens là, le parti est une des plus considérables inventions du siècle. Le parti au sens de parti communiste, le parti léniniste, le Parti. Peut-être qu’il n’existe plus. Il y a des partis, anodins, mais le parti n’existe plus. Donc nous parlons d’un objet mort. mais ce n’est pas car cet objet est mort qu’il n’a pas existé dans le siècle. C’est une grande construction du siècle. Il faut imaginer ce que ça a été, comme c’est mort. On n’est pas contemporain complètement de cela. Il a donné lieu à des énoncés philosophiquement saisissants, comme l’énoncé : le parti a toujours raison. Ça se disait tranquillement. Vous riez ! ça veut dire que c’est mort. A l’époque, ça ne faisait pas rire du tout, vraiment pas. ça faisait trembler, ou ça voulait trembler. Le parti était là pour faire peur, il n’était pas là pas pour séduire et récolter des voix. Là aussi, comment cet énoncé était-il possible ? Comment pouvait-on dire le parti a toujours raison ? Et le dire sans trembler, si je puis dire. Ou des énoncés comme : on ne quitte pas le parti, on en est chassé ? On est exclu, on ne le quitte pas. Et autres énoncés de ce genre par lesquels je voudrais dramatiser la question du parti. Le parti est un philosophème : qu’est-ce que c’est que cet objet, objet à propos duquel on peut dire par exemple qu’il est omniscient, qu’il est la raison incarnée ? Une variante très employée, très intériorisée, de le parti a toujours raison, c’est : on ne peut pas avoir raison contre le parti. C’est une variante significative. Ça signifie que d’une certaine façon, en dehors du parti pas de salut (comparaison avec l’Eglise) mais plus radicalement ça veut dire que la raison a son lieu, pour le dire de façon spéculative. La raison n’est plus flottante, transcendante, elle a son lieu. Tout ça pour dire que nous avons finalement 2 variantes principales de cette question du je et du nous : dissolutive d’un côté, articulée de l’autre. Qui sont au fond la nature, la nature au sens large, ou le cosmos de l’action, et le parti (qui est une nature à lui tout seul, la nature de l’histoire). La question du je et du nous va se poser dans les termes qui sont ceux prescrits par ce cosmos dissolutif d’un côté et du parti de l’autre. Prenons les textes comme échantillons de ces 2 orientations : Pessoa d’un côté et Brecht de l’autre.

On va venir au texte pour repérer quoi ? pour repérer dans le 1er les maximes de la fusion extatique d’un côté (et leur échec d’ailleurs), et dans l’autre les maximes de l’articulation, de l’inséparé, de l’inséparation, dans l’éloge du parti que fait Brecht.

Je prélève aujourd’hui seulement quelques énoncés pour faire quelques ponctuations en fonction de ce que nous avons dit.

 

Prenons le début du texte de Pessoa, le 1er fragment : « je veux m’en aller avec vous, en même temps avec vous tous, partout où vous avez été ». Nous avons là : avec, en même temps, partout, ce sont les signifiants de la simultanéité et la fusion. Dans le temps et l’espace, je veux être dans la dissolution. C’est un nous temporel et spatial, et le mot fondamental est avec : avec vous, là où vous êtes, partout, toujours. Ce qu’il faut remarquer, c’est que ce nous est un nous nomadique : c’est le voyage : partout où vous allez, où vous avez été. C’est un nous nomadique, un nous voyageur. Nous recroisons ici un thème déjà croisé qui est le thème de l’anabase, le thème propre au siècle du nomadisme, du voyage, de la traversée, de l’errance. C’est le 1er point que je voulais ponctuer. Dans l’articulation du je et du nous, l’opérateur de la fusion, c’est le nomadisme, c’est la figure de la traversée. Cette figure du voyage et de la traversée, c’est la nécessité d’un arrachement. On pourrait faire un florilège très compact de ce motif dans le siècle qui est le motif de l’arrachement à la familiarité « o fous moi le camp mon habit civilisé ma douceur d’action ma crainte innée des prisons ma vie pacifique, ma vie assise statique réglée ». Marcher à cela, c’est marcher en réalité à la peur. c’est le point clé. Ce n’est pas tant l’installation (bien sûr c’est dénoncé, réglé codifié) mais c’est l’idée que si l’homme aime tellement rester dans la règle, l’immobilité, la conservation, c’est à raison d’une peur. Et la rupture, c’est de rompre avec cette peur, qui est la peur de quoi ? la peur de ne plus avoir d’identité, d’être arraché à toute identification, à toute localisation. Vous ne pouvez espérer de fusion nomadique avec un nous errant que si vous en finissez avec cette peur.

Ce motif hante le siècle en poésie : cette figure de l’homme installé réglé assis qui est l’homme de la peur. Une partie du siècle traite le courage. Le courage est fondé sur l’idée que ce qui immobilise l’homme, c’est la peur. Donc le point premier, le geste premier, c’est de cesser d’avoir peur. Est-ce que c’est vrai ? Est-ce que c’est vrai que en réalité l’homme est fondamentalement régi par la peur ? Avec l’idée que quand nous nous installons, nous habitons la terre dans la modalité de la peur, et que c’est pour cela que notre vie est réglée. Notre vie au fond est dans l’élément de la sécurité. La subjectivité fondamentale c’est la sécurité. La peur, c’est ce qui rend incapable d’accepter l’idée. Ce qui fait que nous ne sommes jamais partie prenante de l’incorporation à l’idée. L’analytique anthropologique de la résistance à l’idée, c’est la peur. C’est une des grandes question du siècle (vous la trouvez jusque dans les moindres recoins de l’art, dans le cinéma années 30-40 le plus ordinaire, dans les romans de gare) : comment ne pas être un lâche ? Comme si d’une certaine manière, le destin de la condition humaine était commandé par cette question, comment ne pas être un lâche. Je dis ça parce que il me semble que nous ne soucions plus tellement de ce point. C’est plus tellement important pour nous, cette question. C’est frappant. Vraiment, c’est une question qui hante le siècle de manière essentielle : comment ne pas être un lâche, qu’est-ce que ça veut dire ? la lâcheté est la condition humaine dans sa forme installée, dans sa forme non nomadique, dans sa forme qui n’est pas arrachée vers la fusion avec le devenir cosmique du monde et la création d’un horizon nouveau. Il me semble que avant même la question de héroïsme ou pas (le siècle a été épique, il s’est représenté comme une épopée), il y a la question de savoir si c’est une question essentielle de ne pas être lâche. C’est une anthropologie : cette conviction que l’homme est spontanément lâche et que sa question c’est de ne pas l’être. Etre lâche, c’est simplement rester où on est. Si on reste où on est, alors on ne rencontrera pas l’idée, on s’occupera de ses affaires. C’est peut-être bien, après tout. C’est ce qui est considéré aujourd’hui comme convenable. Entreprendre… Mais vous voyez, je pense que nous ne touchons à l’intime du siècle que quand nous touchons à cette question de l’importance de la lâcheté. Pas à la lâcheté, mais à son importance, au caractère décisif, l’humanité joue son destin sur cette question. Il faut rompre avec la crainte innée des prisons, métaphore de la lâcheté. J’ai peur de la police ! Ne pas avoir peur de la police, 1er pas. Et puis ne pas avoir peur de quoi que ce soit. Etre dans le courage idéal qui est le courage de la rencontre. C’est le 1er point que je voulais ponctuer dans ce contexte. Cette question que le poème souligne dès 1915, qui est : peut-on et veut-on s’arracher à ce qu’on pourrait appeler la lâcheté ordinaire ? C’est pas une lâcheté particulière, c’est pas la lâcheté du criminel, c’est la lâcheté ordinaire.



Je voudrais ponctuer la 2ème strophe. Elle combine 2 choses, 2 motifs, qui sont apparemment contradictoires (nous allons voir en quoi ils ne le sont pas), qui sont le motif de la passivité et le motif de la transgression. Je les indique très précisément. Fin de la partie B : « prendre toujours glorieusement la part de soumission dans les événements sanglants et dans les sensualités écartelées ». C’est une revendication de la passivité, de la soumission, à l’événement sanglant, thème orchestré de façon religieuse (?), peut-être un des thèmes les plus longuement traités, cette passion de la soumission dans l’écartèlement de la féminité allégorique dans l’événementialité historique. Etre celui qui est maltraité, passif, pur corps supplicié, déchiqueté dans l’événementialité sanglante, ça d’un côté, soumission absolue. Mais d’autre part transgression : la passion de l’illégal unie au féroce. La passion de la cruauté transgressive, de la cruauté illégale, de la férocité non légale.

Qu’est-ce que c’est que cette combinaison de passivité absolue et de transgression illégale ? Qu’est-ce que c’est que cette passivité féroce, que le poème va mettre en scène dans la dissolution du je dans le nous terrible de la piraterie ? Qu’est-ce que l’élément de passivité ? L’élément de passivité, c’est la dissolution du je lui-même. C’est par quoi passe qu’on ne demande aucun maintien de son identité, de son intégrité. On accepte cette dissolution totale dans le mouvement de la cruauté universelle, du nous cosmique. Si vous êtes dans l’acceptation de cela, vous devez accepter et revendiquer une passivité absolue, une passivité sans borne, une passivité au-delà de toute passivité, une exposition du sujet au corps à l’événement de la venue cosmique. On voit bien. Cette passivité c’est pourquoi ? pourquoi traverser cette acceptation passive, totale ? eh bien pour s’arracher précisément à la lâcheté ordinaire. Pour s’arracher à la lâcheté ordinaire, il faut être dissous dans le furieux cosmos de la piraterie. Vous allez avoir là dissolution de la loi, la dissolution de la règle, la passion de l’illégale, puisque la règle c’est précisément ce qui protège la lâcheté ordinaire. Et d’autre part l’élément de férocité, de cruauté déréglée, la passion de l’illégal unie au féroce.

Le point que je voulais retenir de cela, c’est un point qui me paraît très profond, devenu obscur, qui est que pour cesser d’être lâche, paradoxalement, il faut s’abandonner à qch. Il ne faut pas croire que contre la lâcheté, ce qu’il y a c’est la volonté. Ce n’est pas exactement aussi simple. C’est le cadre moral des choses, c’est l’exhortation à ne pas être lâche, c’est d’une faible puissance. Là, on cherche ailleurs que dans la morale. Au fond, l’idée que ce qui vous arrache à la règle ordinaire c’est l’acceptation à un moment d’un abandon total à une chose, ça peut être une rencontre, une passion, un soulèvement, une émeute, mais qui est toujours de l’ordre de l’abandon absolu. Contrairement à ce qu’on peut imaginer : c’est bien de la passivité absolue qu’il s’agit quand on est dans le combat radical contre la lâcheté. Il ne faut pas prendre passivité comme l’analogue de résignation. C’est le contraire : la passivité c’est pas la résignation, la passivité, c’est la passivité féroce par quoi on décide de s’abandonner sans condition à qch. C’est l’abandon inconditionné. C’est ça la passivité, c’est une passivité quasiment ontologique. C’est très frappant, dans le poème, que ce soit ça dans l’emblème du féminin. C’est une métaphore du féminin qui vient. Que le féminin soit l’emblème de la petite passivité, si je puis dire, c’est ordinaire, pas très intéressant et un peu misogyne. Ici, c’est glorifié comme une figure qui n’est pas la petite passivité, la reconnaissance autorité de l’autre. Cette passivité là, c’est la dissolution de l’autorité. C’est pas la dissolution devant l’autorité, mais de l’autorité elle-même. C’est donné comme le féminin. C’est une vision du féminin. Le féminin c’est ce qui n’est pas lâche. Le féminin, c’est la non lâcheté, et pas la passivité au sens mineur de la reconnaissance d’une autorité extérieur. Le féminin désigne une capacité d’abandon si radicale que elle seule peut rompre avec la lâcheté ordinaire. Avoir des nerfs féminins. « Et …de grandes fièvres folles ». De ce point de vue là, cette 1ère figure de la dissolution du je dans le nous, c’est une figure féminine. C’est une figure féminine, ce que n’est pas la figure du parti. La figure du parti est une figure masculine. Mais la figure l’abandon à ce qui déracine toute lâcheté est présenté par le poème comme figure féminine, figure féminine en un sens ontologique. C’était la 2ème ponctuation.


Le 3ème §, je le laisse un tout petit peu en suspens pour dire simplement ceci. Pessoa va expliquer pourquoi cette figure de l’abandon radical finit par échouer. C’est particulier. La dissolution extatique, finalement, le nomadisme, ne réussit pas. C’est un peu un autre point, nous y reviendrons. L’argument poétique de Pessoa est le suivant : si on s’abandonne absolument, si on est dans la figure féminine de la passivité ontologique :

- dans un 1er temps, vous allez quitter la lâcheté ordinaire de l’existence (vous ne pouvez espérer quitter la lâcheté ordinaire de l’existence qu’en faisant preuve d’une passivité sans précédent inouïe).

- mais dans un 2ème temps, ça s’inverse en qch qui est tout à fait différent de la passivité, et qui est l’acceptation. C’est une dialectique subtile et intéressante, qui est que dans la durée, la passivité s’use en acceptation. Et alors, dit-il, à force d’être passif, vous devenez tolérant. Ou plutôt, la tolérance est ce qui use la passivité radicale. La tolérance est le moment où au lieu que la passivité soit dans la fureur de l’illégal, elle devient acceptation de tout ce qui est, ce n’est pas la même chose que la passivité absolue, c’est la tolérance. C’est une dialectique découragée : le moment où la passivité se transforme en tolérance. On en vient à tout tolérer on en vient  à tout tolérer. On finit par quasiment pleurer de tendresse sur ce qu’on tolère. Vous partez de la passion de l’illégal unie au féroce, vous partez de l’arrachement à la lâcheté ordinaire, et vous tombez dans l’humanisme. Tout ce qui est autre est bon. L’autre est bon, on nous enseigne à toujours reconnaître l’autre. Peut-être. Mais la Pessoa décrit poétiquement : on peut être amené ça simplement dans l’organisation elle-même stabilisée du nomadisme général. Vous partez de la passivité absolue, mais la passivité absolue va crée quelle délimitation d’elle-même ? Si elle se répand, comme une nappe, sur la surface générale de tout ce qui est, elle va se changer en tolérance universelle. C’est le traquenard. Si bien que Pessoa finalement va conclure sur une espèce de mélancolie, une mélancolie terminale [chgt K7]… passivité absolue, quand vous vous abandonnez à une puissance qui vous retourne, et vous transmue au-delà de vous-même. Mais l’idée mélancolique qu’il y a là, c’est qu’il n’y a que des départs, car si on continue ça, ça se change en tolérance générale : on finit par être content de tout ce qu’il y a, par aimer tout ce qui est, vouloir aimer tout ce qui est. A ce moment là on retombe dans une forme supérieure de lâcheté, qui est l’acceptation de tout ce qu’il y a. Finalement, la thèse, qui est une thèse typiquement poétique, c’est il n’y a de beau que de partir. Rien n’est beau, toute grandeur est un commencement. Thème que la poésie a bcp agité, qui est repris ici et qui est finalement a hanté aussi le siècle, dans l’idée qui est au fond très intéressante et peut se formuler ainsi : nous n’avons accès au réel que dans la figure du commencement. C’est une thèse, une thèse intéressante et périlleuse. Nous n’avons accès au réel que dans la forme de la figure du commencement. Ie toute insistance est déjà du réel perdu, toute insistance est déjà un deuil. Ce n’est que quand ça commence, dans l’élément absolu du commencement, que quelque chose de réel vient frapper le sujet. En sorte que l’illégalité féroce, à laquelle Pessoa aspire, elle sera donnée dans le mouvement du départ, aller avec vous partout, dans la description extraordinaire de la passivité que ceci suppose, mais c’est tout, après on revient on revient à l’humanisme, on revient à la règle, on revient à la tranquillité.

Donc je dirais ceci, pour conclure sur ce texte : la vision fusionnelle du rapport du je au nous, la vision fusionnelle extatique et poétique du rapport du je au nous est coextensive à l’idée que la puissance est dans le commencement, ie dans la fusion elle-même. Ie que dans le moment de la fusion, le moment de la dissolution, oui c’est extatique, le moment, il donne accès au réel, ça vaut la peine, mais il n’y a là aucune durée, ça n’a pas de durée, ie ça ne fonde pas un temps. Autrement dit, la fusion est un acte, mais elle n’est pas un temps.

 

A l’opposé de cela, l’autre alternative, l’autre figure, qui est donnée dans le texte de Brecht cette fois, c’est créer un temps. Le pb, c’est de créer un temps. Ie créer une figure du rapport du je au nous qui soit une figure qui a sa durée, qui a son temps. Il faut bien comprendre ça d’emblée : le parti, dont j’ai parlé tout à l’heure, le parti, fondamentalement, c’est l’instance de la durée. C’est ce qui dure. Vous savez, le parti, c’est venu, comment c’est venu ? C’est venu à partir d’un bilan. Le parti, c’est venu dans la constatation que les insurrections ouvrières étaient constamment écrasées. Il faut tout de même avoir ça à l’horizon pour comprendre, c’est la genèse : c’est venu au terme de juin 48, de la Commune de Paris, c’est venu dans l’idée qu’on y arrivait pas, qu’on n’y arrivait dans l’instant, dans l’instant émeutier, dans l’instant insurrectionnel, dans l’inspiration insurrectionnelle. L’insurrection était massacrée. Le parti, c’est : on va se donner la discipline du temps, on ne va pas se confier seulement, anarchiquement, dispersivement à l’occasion, à l’occurrence, à la fête du soulèvement. Ça ne va pas dire qu’on va répudier l’insurrectionnel. Non, mais on va la traiter dans le temps, on va l’organiser dans le temps. C’est en ce sens que c’est une invention déterminante en même temps qu’oubliée du siècle. Le parti, ça a été l’idée que pour la 1ère fois, les gens d’en bas - appelons-les comme ça - pour la 1ère fois, ils allaient disposer de leur propre temps. Jusqu’à présent, ils étaient au régime de l’émeute : de temps en temps, ils en avaient marre et ils se soulevaient. A ce moment là, on leur cassait leur gueule. Le parti, c’est venu dans l’idée qu’on allait interrompre ça, on n’allait plus être justement dans l’émeute sporadique,  périodique, des gens d’en bas, dans leur impuissance magnifique, ou symbolique, mais qu’on allait les doter d’un corps discipliné, qui créerait son propre temps. C’est pourquoi le motif de la discipline était fondamental. Révolutionnaire professionnel, discipline de fer : que faire ? de Lénine. L’idée, c’est que si les gens d’en bas n’ont pas la discipline, ils n’ont rien. Sans discipline, pas de temps. Si vous voulez construire un temps, ce qui était l’objectif, ie garder le temps, ne pas être simplement livré au sporadique ou l’improvisé, c’est dans l’élément de la discipline. Car cette construction ne peut pas se faire autrement : elle ne peut pas se faire par la puissance, pas par l’argent, la ressource, la position les institutions. Vous êtes les gens d’en bas, vous n’avez rien. Comment  faire quelque chose, construire un temps avec rien ? Vous devez vous l’imposer à vous-même, prendre sur vous-mêmes. Vous devez avoir une discipline qui est en quelque sorte axiomatique : vous devez accepter que conséquence soient à tout moment tirés des axiomes formulés. De sorte qu’on peut dire que le parti, c’est ce à travers quoi les séquences successives s’enchaînent les unes aux autres : la situation change, les circonstances ne sont pas les mêmes etc… comment faire pour que une séquence de l’action s’enchaîne à un autre ? Le parti, c’est ça. Il est donc à proprement parler la logique du temps. C’est là aussi une des raisons pour lesquelles il n’est pas exactement comparable à l’Eglise, à laquelle il a emprunté toutes sortes de traits, c’est vrai, mais il n’est pas exactement comparable, car en réalité, l’Eglise, elle, elle est calquée sur l’Etat, très originairement, elle est installée dedans. Elle est, elle, même si ce n’était pas sa vocation 1ère, elle s’est installée dans l’élément de la puissance : elle a accumulé des richesses, elle a pactisé avec l’Etat, elle est devenue une composante des classes dominantes etc… Elle était donc loin de n’avoir à compter que sur sa discipline propre. Elle y comptait aussi, en partie, mais elle avait beaucoup d’autres ressources. L’Eglise, d’une certaine façon, ne partage pas le monde en 2. Elle ne divise pas le monde. Elle n’est pas dans l’instance du 2 dans le même sens que le parti. L’Eglise, finalement, considère qu’elle fait avec l’ordre du monde, elle en est une composante, elle en est d’autant plus une composante que c’est de l’autre monde qu’elle parle. Tandis qu’il faut bien comprendre que le parti, bizarrement, lui, n’est pas du monde. C’est pas l’Eglise qui n’est pas du monde, c’est le parti, car aucune des ressources du monde ne lui est attribuable. Il est une pure invention, une invention coextensive à ceux qui l’inventent. Il n’y a rien d’autre dedans. Sauf quand il a pris le pouvoir, mais alors c’est le parti-Etat. Nous ne parlons par du parti-Etat, nous parlons du parti. Nous verrons comment quand parti fusionne avec l’Etat, il y a une dénaturation immédiate, il devient qch d’autre. Le parti n’est pas du monde, car il est de la volonté pure. Il est une cristallisation de la volonté pure. Il n’existe que car vous voulez qu’il existe. Il est une discipline intrinsèque, il est une subjectivité. Pendant de très longues périodes, il n’y a que des inconvénients à être du parti. Il y a une longue histoire, et donc à partir d’un certain moment il n’y a que des avantages. Mais ce n’est pas dans l’essence du parti comme parti, c’est les avatars de l’Etat. Si vous prenez  parti quand il n’est que parti, c’est une somme de sacrifices, une somme de désavantages, une somme de risques, une somme de dépenses gratuites, une somme de volonté. Il est une cristallisation de subjectivité. ça ne veut pas dire qu’il est bon, ni qu’il est mauvais. Il est aussi en vérité au-delà du bien et du mal. Il est une concrétion subjective. Et en tant qu’il est une concrétion subjective, il propose une forme d’inséparation du je et du nous, c’est vrai, c’est son génie propre, ce qui fait qu’il a marché un temps.

Alors, c’est sur ce point que le fragment que je vous propose de Brecht va intervenir. Le texte de Brecht porte précisément sur : quel type d’articulation du je et du nous le parti propose ? J’y insiste, il n’est en un certain sens que cette proposition, il est identique à cette proposition. Il propose une manière particulière de construire un nous maître du temps, construisant son propre temps, mais de ne le construire qu’avec du je, qu’avec de la volonté, et avec rien d’autre. Ce qui va évidemment l’amener à dire que le parti, c’est le nous, mais en tant que chacun, puisque il n’y a rien d’autre que chacun en lui.

Je prélève, là aussi, quelques énoncés dans le texte, pour illustrer  la dialectique extraordinaire de cet objet :

Le camarade va demander : le parti, c’est qui, c’est quoi ? Il va poser la question de cet objet qu’est le parti est-ce qu’il pense ? est-ce qu’il est connu,  inconnu, ou est sa figure ? L’impératif qui va revenir, c’est : ne te sépare pas nous. Ne le prends pas sans nous, le bon chemin, sans nous il est le plus mauvais de tous. Ne te sépare pas de nous. Ne te sépare pas de nous, ça veut dire que le parti, c’est l’inséparé. Vous voyez que ce n’est pas une fusion, car on peut se séparer, c’est l’inséparé, mais ne te sépare pas de nous n’a de sens que si la séparation est possible. Le camarade va être dans la séparation. Le parti dans son essence, c’est l’inséparé. Ie c’est du nous qu’il est fait. On pourrait dire le parti, c’est ce que Brecht va dire, c’est chacun-pas-sans-nous. Chacun pas sans nous : c’est rien d’autre que chacun, mais chacun pour autant qu’il est pris pas sans nous, jamais sans le nous, ie dans l’inséparation avec le nous. C’est donc le lieu du partage. La notion clé, ça va être « le chemin, si quelqu’un le connaît, si tu en a la connaissance, partage la avec nous ». Il est le lieu du partage, il n’est que cela, il n’est que partage. Il est partage à ce point qu’on ne sait pas ce qui est partagé, ça peut changer, c’est errant, c’est inassignable : il n’y a pas quelque chose qu’on partagerait. Ce serait quoi ? Donc il y a le partage. Ça touche à ce que je disais la dernière fois, qui est que l’essence de la question, c’est la fraternité, c’est une figure subjective. C’est la figure subjective du partage en tant que partage. Le nous, c’est le partage. Le nous, c’est le partage du je vers l’autre, c’est la réciprocité du je vers l’autre, la réciprocité du je et de l’autre dans le nous, en tant que partage. Vous voyez que la dialectique très particulière de cette proposition, c’est que si vous pensez qu’un nous n’est fait que de je, si le nous, c’est chacun-pas-sans-nous, alors vous avez une circularité constitutive. Vous ne pouvez pas dire : il y a  d’abord le je puis le nous. Non il y a chacun pas sans nous : il y a une inséparation circulaire qui est le parti de lui-même. C’est pourquoi finalement il n’est que discipline, aussi. La discipline, c’est le nom de cette singularité. Ne te sépare pas, c’est ça la discipline.

 

Et enfin dernière caractéristique, avant-dernière, il est multiplication : pour autant qu’il est chacun-pas-sans-nous, il multiplie le chacun. L’homme seul a 2 yeux, le parti en a 1000, le parti connaît les 7 Etats, l’homme seul connaît une ville, l’homme seul a son heure le parti en a beaucoup … ce que j’isolerai cet énoncé-là : l’homme seul a son heure le parti en a beaucoup. Le parti fait passer d’une heure à du temps, ie politiquement de l’émeute à la révolution. Une heure, c’est l’émeute,  du temps, c’est la révolution. Il fait passer de l’émeute à la révolution, c’est ça sa fonction multiplicative, il ne fait passer de l’émeute à la révolution que parce qu’il fait passer du je au je pas sans nous.

 

Dernière caractéristique : il est indestructible. Ce qui est créé est indestructible. Le parti ne peut être anéanti. L’homme seul peut être anéanti mais le parti ne peut être anéanti. Autrement dit nous avons un thème important de façon générique dans le siècle, qui est le thème l’indestructible : qu’est-ce qui est indestructible ? Je dirais volontiers que notre siècle, fini maintenant, ou fini depuis longtemps, depuis 30 ans à peu près, ou 20 ans, il s’est proposé de créer de l’indestructible. C’est une tâche particulière, créer de l’indestructible. Le parti entre autre chose, c’est de l’indestructible, créer ce qui ne peut pas être détruit. Pourquoi créer de l’indestructible ? Quelle est cette aspiration, quel est ce désir, de créer ce qui ne peut pas être anéanti ? Même Hitler voulait créer le Reich millénaire, le Reich indestructible, l’Allemagne indestructible. Finalement, il a moins bien fait que Helmut Kohl ! qui a employé des moyens plus besogneux, plus savants. Si Paris valait bien une messe, l’édification allemande valait bien quelques millions de marks. Mais il était pas dans l’idée de créer de l’indestructible, c’est clair. Hitler, oui, il était pas isolé, c’est vœu profond de créer de l’indestructible, quelle que soit la quantité de morts ? Pour créer de l’indestructible, même avec des morts. Pour créer de l’indestructible, il faut beaucoup détruire. C’est quelque chose que les artistes, particulièrement les sculpteurs savent, que si vous voulez créer une forme indestructible, il faut beaucoup tailler, creuser, détruire. C’est de cette destruction que surgit la forme indestructible désormais dans la pierre. Il est vrai qu’il y a eu en ce sens un esthétisme général du siècle : créer de l’indestructible comme on crée une œuvre, en usant ou détruisant la matière qu’il faut. Mais la thèse que moi je propose, c’est la suivante : le siècle a voulu créer de l’indestructible parce que il a su, ou il a pensé, que le réel comme tel est indestructible, en réalité. Que l’attribut fondamental du réel, c’est d’être indestructible. Que l’expérience véritable du réel, c’est expérience de ce que nous n’avons pas le pouvoir de détruire, ce qui est comme cette part du sujet qui est irréductible à toute dissolution, en particulier irréductible à toute dissolution subjective. C’est ça le réel. Son réel, c’est ce qui est comme le point de résistance de sa constitution. Donc c’est vrai que le réel, pour autant qu’on lui donne un sens, c’est, dans la réalité, le point d’indestructibilité de cette réalité. Je dirais volontiers que le réel, c’est l’impossibilité à détruire. Le réel, c’est l’impossible, formule lacanienne, mais en un certain sens, on peut dire c’est l’impossible à détruire. Le réel, c’est ce qui résiste, c’est pour ça que nous n’aimons pas trop le rencontrer. Le réel comme donnée d’être, comme il y a absolument pur, c’est ce que rien ne peut ni éluder ni détruire.

Donc nous voici renvoyés à notre hypothèse initiale : cette volonté de créer de l’indestructible est une composante de la passion du réel. Au fond, on ne fait œuvre, on a le sentiment de faire œuvre (politique, historique, scientifique, artistique) que si on a le sentiment de créer de l’indestructible - œuvre réelle, œuvre réelle. Et alors on peut dire que le siècle aura voulu s’égaler au réel, s’égaler au réel en créant de l’indestructible, soutenir la passion du réel jusqu’au point où on crée de l’indestructible. Le parti lui-même, si précaire qu’il soit, si collectif qu’il soit, il était l’absolument réel de l’action. C’est pour ça qu’il ne pouvait pas être anéanti. C’est pour ça qu’il avait toujours raison. Le réel a toujours raison, comment voulez-vous lui donner tort ? Il avait raison comme le réel, et il était d’ailleurs changeant comme lui. Il avait le raison le jour où il décidait qu’il fallait faire ça, et il avait raison quand il décidait le contraire. Ça stupéfie maintenant : il a toujours raison, alors que un jour le parti prenait une décision, il excluait ceux qui n’étaient pas d’accord, et peu de temps après faisait le contraire, excluait de nouveau ceux qui n’étaient pas d’accord, qui rejoignaient les précédents exclus. C’était le réel ! Ce sont des tours que le réel nous joue constamment, nous le savons parfaitement. Pourquoi le parti, s’il est le réel indestructible, ne jouerait-il pas les mêmes tours ? Pourquoi lui reprocher, plus qu’au hasard, aux circonstances, si c’est le réel ? c’est ça que nous n’arrivons plus à comprendre. Le parti au sens de Brecht, c’est autre chose qu’un instrument flexible pour obtenir des résultats, c’est ontologique, c’est un élément d’ontologie subjective qu’il s’agit, et pas d’une conception molle d’un parti où on se regroupe pour soutenir ses intérêts. C’est grain de réel, c’est indestructible, c’est dans la vérité de l’indestructible. Que le parti se démente, qu’il impose des discipline contradictoires, qu’il soit injustice flagrante, qu’il soit dirigé par des tyrans, ce n’est pas grave, car si quelque chose est tyrannique, c’est bien le réel. Il n’y a pas objection à une tyrannie, si on pense que l’indestructibilité du parti c’est son indestructibilité réel. Si on pense ça, mais c’est ce que nous ne parvenons plus à penser mais dont il faut bien comprendre que c’est ce qui était pensé. Et dans tous les ordres, cette idée de créer de l‘indestructible, qui n’est pas tout à fait la même chose que de créer de l’idéal - comme dans le classicisme - l’idée de créer de l’indestructible matériel, cette idée a hanté le siècle.

C’est pour ça que par ailleurs sa grande question a été finalement la mort. Je vous disais au début : au fond, le siècle s’est largement demandé comme ne pas être lâche ? Comment rompre avec la lâcheté ordinaire ? Il a répondu : par un arrachement, par un arrachement primordial, quel qu’en soit le coût, quel qu’en soit le prix, mais il s’est aussi demandé dans ces conditions qu'est-ce que c’est que la mort ? Et il a mis en avant la mort d’une tout autre manière que précédemment. Je suis persuadé de ce point [chgt K7]. Qu’est-ce que c’est que la mort comme réel ? qu’est-ce que c’est que la mort, comme réel, pas du tout comme passage, prix, transition, espérance ou désespoir. Non, qu’est-ce que c’est que la mort comme réel ? Et contrairement à la fameuse maxime de La Rochefoucauld selon laquelle on ne peut pas regarder la mort en face, le siècle a pensé qu’on pouvait regarder la mort en face. Avait-il tort, avait-il raison ? C’est compliqué, ça. Mais c’est une conviction profonde que si la  mort, on la prend comme le réel, alors on doit pouvoir regarder la mort en face, contrairement à ce qui a été dit, toujours. On a toujours dit que l’homme ne peut pas regarder la mort en face. S’il y a une pensée dominante aujourd’hui, c’est qu’on ne peut pas regarder la mort en face, nous sommes absolument disciples de LR. On ne peut pas la regarder en face, et d’ailleurs ça ne se regarde qu’à la télé. La télé, c’est le contraire de en face. La mort comme réel, telle que elle est exposée dans l’action, telle qu’on la regarde en face, ie autrement que comme un spectacle ou un prétexte, ou comme une figure morale. Cette mort du siècle, ce n’était ni une mort morale ni une mort biologique ni une mort victimaire, c’était : qu’est-ce qui est là comme réel ? ça traverse bcp la littérature et l’art du siècle, hanté par la mort. Mais hanté par la mort pas au sens de la prédication religieuse, pas au sens du serment sur la mort de Bossuet (c’est : vous n’osez pas regarder en face, essayez de regardez en face). C’est au contraire : la mort doit se regarder en face car c’est le point absolu de réel. Le siècle a été, sans aucun doute, en ce sens là, le siècle de la mort. Pas directement par le nombre extraordinaire de victimes, qui est une réalité absolue du siècle, mais parce que en un certain sens il n’y a eu ces victimes que car le siècle avait décidé de regarder la mort en face, ce qui était faire de la mort son réel même, son grain de réel lui aussi irréductible.

1er mars 2000

Aujourd’hui, on va se consacrer au problème propre de l’art au 20ème siècle, question très floue, mais la question qui nous intéresse est conforme à notre méthode, méthode que nous adoptons depuis le début. Par conséquent, c’est : qu’est-ce que le siècle lui-même, de l’intérieur de son art, et dans la parole de ses artistes, a déclaré sur l’art, à propos de l’art, et à propos de l’art comme singularité du siècle ? Qu’est-ce que les artistes du siècle ont déclaré que l’art du 20ème siècle avait de propre, de singulier, au regard de l’histoire générale des disciplines artistiques ? Autrement dit, notre méthode, c’est de nous tenir au plus près de ce qu’a été disons la conscience artistique du siècle, dans le rapport à son activité artistique réelle, effective. Donc ce qui nous intéresse, c’est de voir si on peut identifier des grandes lignes dans la conscience artistique, comme singularité. Nous n’allons pas du tout procéder à une histoire objective de l’art ou des choses de cet ordre : c’est au-dela de notre propos ici. On ne va pas du tout proposer une histoire, même de façon squelettique, des arts du 20ème siècle. On va procéder par échantillon, par proximité ponctuelle, au plus près de la question suivante : y a-t-il eu un sujet artistique reconnaissable au 20ème ? Une figure subjective artistique dont on puisse dire qu’elle est vraiment du siècle ?

J’indique tout de suite que ça va aussi fonctionner comme un plan d’épreuve pour les hypothèses que nous avons déjà avancées. En particulier, en particulier, nous allons soumettre à l’épreuve de l’art l’orientation que nous avons appelée antérieurement la passion du réel. Nous allons nous demander si, après tout, dans l’ordre de l’art lui-même, et dans la manière dont il se représente, on peut trouver quelque chose qui, au fond, questionne - de façon particulièrement radicale - ce qu’on pourrait appeler le réel de l’art. Ie s’il y a, ou non, dans le siècle, quelque chose comme une critique du semblant artistique. Une critique du semblant artistique, ie une volonté, ou le désir de faire venir dans l’art même, et quel que soit le prix payé (là aussi nous retrouvons le fait qu’il y a un prix) quelque chose comme l’irréductibilité du réel. Evidemment, vous le voyez, ceci va nous engager dans des thèmes bien connus par ailleurs, qui sont la critique de la représentation, la critique de la mimesis, de la fonction imitative, et peut-être au-delà de ça ce que j’appellerais la critique du naturel, la critique de tout ce qui approprie à l’art l’idée qu’il y a des configurations artistiques plus naturelles que d’autres. La critique de tout ça. Nous allons interroger les catégories à travers lesquelles ce problème s’est posé.

Au fond, ce que nous allons voir - je vais un peu en anticipation - c’est que en tout cas on peut identifier (je ne dis pas que ça couvre tout l’art du siècle, ces totalisations sont toujours absurdes) une orientation manifestement décidée à sacrifier l’art plutôt que de céder sur le réel. Appelons là comme ça. Une orientation artistique, une orientation qui concerne des peintres, des musiciens, des poètes etc… S’il faut sacrifier tout ce qui a été communément représenté comme de l’art pour tenir un point de réel, eh bien cela vaut la peine. Dans des termes plus anciens, nous verrons qu’il y a réellement dans le siècle, de l’intérieur de l’art lui-même, ce qu’on peut appeler un courant iconoclaste, une iconoclastie artistique. Ie sacrifier l’image pour que le réel advienne, dans l’art. Et image, nous le verrons, c’est tout le point : qu’est-ce que c’est que image, quand on dit sacrifier l’image pour que le réel advienne ? L’image n’est pas seulement l’imagerie.  Et alors il est très frappant que le siècle s’achève dans la parousie de l’image, dans l’omniprésence de l’image, l’omniprésence de l’opinion. C’est intéressant de voir qu’il est dans l’omniprésence de l’image, alors même que dans une de ses orientations les plus radicales il a été iconoclaste, le siècle. Il a proposé une rature de l’image, ou une soustraction de l’image. C’est comme si nous assistions, maintenant, à la vengeance de l’image. A la vengeance de l’image contre l’iconoclastie, vengeance par étouffement, par indigestion, par imagerie omniprésente et omnisciente. Ça, c’est peut-être le siècle finissant. Mais le siècle dans son arête majeure, on peut y identifier une orientation iconoclaste. Nous aurons donc à nous demander : finalement en quoi consistait ce qu’il y avait là à détruire ? quel a été le fil destructeur de l’art, de cet art iconoclaste ? Et comment s’est présenté, c’est la 2ème vérification que nous tenterons. Je vous ai dit qu’il y a une idée que je crois importante, c’est que, à le regarder de très près, le siècle a été le lieu d’un conflit entre destruction et soustraction. C’est l’idée que je vous ai proposée :

-  le siècle a assumé la violence destructrice tant dans un propos d’édification (au nom du monde nouveau, au nom de l’homme nouveau). Il a accepté une radicalité destructive considérable. Donc en ce sens il y a bien eu un motif de la destruction qui a hanté le siècle, corrélé au réel, ie l’idée qu’on n’accède au réel que par la voie de la destruction de l’ancien : l’ancien monde doit être détruit.

- mais à l’intérieur même de ça, il y a une autre orientation qui travaille plutôt sur ce que j’ai appelé la différence infime, la plus petite différence, l’avènement créateur de ce qui est obtenu par allègement et soustraction, et non pas exactement par destruction ou anéantissement, et nous n’avons pas achevé de montrer cela.

C’est peut-être le conflit le plus important, pour la pensée, dont le siècle a été le théâtre. Ie le moment où il s’agit de délimiter la destruction de la soustraction le moment, qch comme ça. Le moment au fond où il s’agit de montrer qu’on peut obtenir la nouveauté radicale par la soustraction, et que le prix de la destruction n’est pas forcément nécessaire. Nous allons essayer de montrer que ce conflit, entre destruction et soustraction, est éminemment présent dans l’histoire artistique du siècle. Ce n’est pas simplement une donnée politique, comme ça l’est évidemment mais c’est particulièrement présente dans le siècle. En particulier, il y a dans l’art toute une partie (encore une fois, quand je dis dans l’art, c’est toujours une orientation, une concentration, une manière de faire, c’est pas le tout, il n’y a pas de tout), mais il y a dans l’art du siècle un propos que j’appellerais un propos de raréfaction : raréfier les disponibilités artistiques, et là aussi, obtenir des effets décisifs dans et par la raréfaction des moyens. C’est une tendance très importante du siècle. C’est un des exemples de ce que j’appelle la volonté soustractive. Effectivement, il y a des cas où ça donne le nom à la tendance. Il existe un art qui se présente comme un art minimaliste : il s’agit bien d’obtenir un effet artistique dans un principe d’économie absolu. L’art minimaliste, c’est peut-être une forme naïve de la soustraction, ce n’est pas forcément l’exemple le meilleur. On pourrait donner d’autres exemples, citer d’autres noms. Il y a des exemples de cette raréfaction absolument caractéristiques dans la musique de Webern. On en trouverait beaucoup d’autres. Ce qui nous intéresse, c’est pas immédiatement les exemples, c’est l’identification, dans cette raréfaction, d’une des orientations soustractives. Et que effectivement, la question de savoir quel est le rapport entre cela et finalement la destruction des protocoles de destruction de l’art ancien, des configurations artistiques anciennes, est une question fondamentale et difficile. Mais c’est ce qui nous intéresse. Identifier dans l’art du siècle :

1° c’est identifier les formes que revêt la passion du réel, nous n’abandonnons pas cette hypothèse, y compris dans la figure sacrificielle iconoclaste, sacrifier l’image, sacrifier le semblant, et même à la limite sacrifier même la forme pour que le réel advienne.

2° expérimenter aussi à propos de l’art cette liaison, ou cette corrélation, entre destruction et soustraction comme une orientation majeure du siècle tout entier.

C’est une 1ère esquisse de ce programme.

 

Je voudrais faire aujourd’hui une sorte d’introduction thématique, ie discerner un certain nombre de motifs, d’entrées dans la question. Je voudrais vous en proposer 4, pour aujourd’hui (on les retrouvera). 4, comme une sorte de vestibule de cette question de l’art dans le 20ème siècle.

 

 

1° la notion d’avant-garde

La 1ère c’est la notion d’avant-garde. C’est une catégorie récurrente des entreprises artistiques du siècle, jusqu’à il y a peu de temps. Avant-garde, dans l’ordre de l’art, ça signifie quoi ? C’est une 1ère question. Et pourquoi y a-t-il eu cette revendication explicite d’un art d’avant-garde ? Pourquoi y a-t-il eu des groupes ou des écoles qui se sont explicitement présentés comme sous ce sigle ? Et pourquoi ce mot est-il commun à l’art et la politique ? Puisque comme on sait, les partis révolutionnaires se sont couramment eux-mêmes présentés comme des organisations d’avant-garde. Qu’est-ce qui finalement existe sous le nom d’avant-garde et d’avant-gardisme ? Qu’est-ce que c’est que ce phénomène ? Qu’est-ce qui est gardé dans l’avant-garde ? Qu’est-ce qui est avant, et avant quoi ? En quoi ça consiste, et comment ça a vécu, et pourquoi c’est mort ? Aujourd’hui, avant-garde est un terme largement obsolète.

Ce serait le 1er motif : pourquoi y a-t-il eu ,de façon récurrente, dans l’histoire artistique du 20ème la propension, la prétention, ou l’affirmation, à une dimension d’avant-garde des processus artistiques ?

 

2° la connexion entre art et politique

Le 2ème motif c’est la connexion entre art et politique, ie la reconnaissance de l’idée d’une portée politique de l’art, voire même d’une action politique de l’art lui-même, donc d’une signification politique intrinsèque de l’art.

Ce qui nous intéresse n’est pas simplement la figure d’accompagnement des politiques que l’art peut avoir à tel ou tel moment. Ça, c’est une 1ère acception : il peut y avoir un art qui se présente explicitement comme un art politique, un art comme accompagnement d’une politique ou au service explicite d’une politique. C’est un des sens ce n’et pas lui qui nous intéresse le plus, c’est l’art propagandiste, qui indique la connexion art et politique, dans la souveraineté de la politique,  dans le service de la politique.

Ce qui nous intéresse n’est pas non plus directement les directions de la politique  sur l’art ou de direction étatique sur l’art : il y a des directives politico-étatique d’un art conforme, d’art révolutionnaire, d’art prolétarien, selon des codes que l’Etat dispose ou propose. Dans cette connexion art politique, bien entendu le personnage de Jdanov ou de l’art stalinien est une chose importante, mais c’est un 2ème  sens. Ce n’est pas ce qui nous intéressera le plus.

Ce qui nous intéresse le plus, c’est la thèse, formulée en vérité au 20ème siècle de façon tout à fait originale par un certain nombre d’artistes ou d’avant-gardes collectives, c’est l’idée qu’il y a une portée politique  intrinsèque de l’art en lui-même. Par exemple, qu’il y a une signification politique  de l’invention formelle comme telle, ou de la rupture formelle comme telle. Ie il y a une destination politique de l’art, qui n’est pas à penser dans sa liaison à autre chose que lui-même, un parti, un Etat, une cause, etc… c’est les 2 premiers sens : l’art est lié à la politique comme à un processus ou à une entité extérieure à sa propre existence. Là, non, là c’est la thèse selon laquelle il y a une portée immédiatement politique, des remaniements, refontes ou révolutions dans les dispositifs artistiques eux-mêmes. Voire même la thèse que il y a là plus de politique  que dans la politique. La rupture politique  telle que l’art la promeut ou la propose est plus radicale que ce que la politique peut proposer. ça nous intéressera et évidemment ça interrogera la proposition de l’art comme puissance de rupture. Ie l’art comme dynamique collective. Ce sera la 2ème entrée.

 

3° la défection de la catégorie d’oeuvre

La 3ème entrée sera une interrogation qui se fera à propos de la notion même d’oeuvre. Ie la mise à la question, par le siècle, de la notion apparemment la plus évidente ou la plus élémentaire de l’art, qui est la notion d’œuvre. Autrement dit, ce courant (qui là encore ne recouvre pas la totalité du champ), mais ce courant qui affirme que l’essence de l’activité artistique ne réside nullement, en définitive, dans la production d’œuvre. Ie ce que Blanchot ou Jean-Luc Nancy appelleraient finalement un principe de désoeuvrement de l’art. Le désoeuvrement de l’art, l’idée que l’art a à s’accomplir autrement que dans la figure de l’œuvre. Ce qu’on pourrait appeler la défection de la figure de l’œuvre, de la finitude de  l’œuvre. Ça inclut, ça subsume des choses plus élémentaires, plus empiriques : la critique du tableau : la peinture contemporaine n’a pas pour vocation de se clore dans cette production particulière qu’est un tableau lui-même destiné à l’accrochage. Donc le remplacement contemporain du tableau par une installation éphémère, par une inflexion du paysage, ou quelque chose qui s’efface en même temps qu’il est fait etc… L’idée que l’art, dans son acte, n’a pas à se déposer dans la fermeture d’une œuvre. Donc l’idée que l’essence de l’art, c’est l’acte, et pas son produite. Et donc que à la limite, on peut se passer de produit. C’est une idée ancienne, elle n’est pas d’aujourd’hui, elle est déjà présente dans le dadaïsme. Une des variantes de cela, c’est l’idée que, en réalité, l’art doit se supprimer car il doit se réaliser comme la vie elle-même. La vraie destination de l’art, c’est d’inspirer ou de se réaliser comme figure de la vie ou de l’existence. Vous voyez d’où elle vient, cette idée, et comment elle se lie aux expérimentations du siècle : c’est une idée post-nietzschéenne, l’idée d’une fusion de l’art et de la vie, c’est l’art qui n’a nullement à se réaliser dans une œuvre d’art séparée. Ça touche à un point très important : l’essence de l’art n’est pas la séparation mais la fusion, si on entend par séparation que l’art se réalise justement dans le caractère désormais et éternellement séparé de l’œuvre. Il y a un renversement, par lequel on propose que l’art soit fusion existentielle, proposition vitale, et pas séparation contemplative, en somme, d’une œuvre.

Ça va mettre en jeu une question très importante, qui est le rapport, dans l’art, entre l’œuvre et l’acte. C’est un thème massif dans le siècle. Même ceux qui soutiennent qu’il y a l’œuvre, vont souvent soutenir qu’il faut absolument que l’oeuvre laisse la visibilité de l’acte. Que dans l’œuvre même, on puisse saisir l’acte dans sa visibilité. Ou même que l’œuvre n’est rien d’autre, finalement, que la visibilité de l’acte. Vous aurez toutes les nuances de pensée : depuis le maintien de l’œuvre comme séparation, jusqu’à la fusion intégrale de l’art et de la vie, en passant par divers degrés d’attestation de l’acte par l’œuvre, ou de dissolution de l’œuvre par l’acte. Cet espace est un espace propre au siècle. C’est un espace qui vitalise, ou existentialise, ou active la notion d’art, et qui dans cette activation tend vers la dissolution de l’œuvre. Ce sera notre 3ème entrée. Finalement, qu’en est-il de la question de l’œuvre dans le siècle ?

 

Je fais une parenthèse un peu généralisante : c’est très intéressant d’étudier ça dans l’art, car c’est un problème beaucoup plus vaste, beaucoup plus général. Y compris dans le texte de Breton que vous avez il en est immédiatement question. C’est une question beaucoup plus général que l’art exemplifie ou dont l’art donne un type, qui est que, finalement : dans la création, dans  la capacité créatrice de l’humanité, est-ce que c’est l’acte qui compte ou est-ce que c’est l’œuvre ? C’est une question que le siècle a rendue tout à fait explicite, et ce dans toutes les catégories de la création (pas seulement la création artistique). C’est une pbtique qui court à propos de la création politique elle-même, dans un siècle hanté par l’idée de révolution, de monde nouveau, d’homme nouveau. Dans la création politique, il y a un débat permanent sur : finalement, est-ce que ce qui compte, c’est le résultat, l’œuvre, le bâti, la nouveauté ? Ou est-ce que ce qui compte, au fond, ce n’est pas l’acte lui-même ? Qu’est-ce qui compte, dans une révolution ? Est-ce que c’est ce qu’elle produit, ce qu’elle invente, ou ce qui compte, est-ce que ce n’est pas la combustion révolutionnaire elle-même ? Vous avez l’idée que la révolution se suffit à elle-même. C’est un thème que Deleuze reprend dans qu’est-ce que la philo. Dans le bref passage où il parle de la politique, il dit : on interroge la révolution bolchevique sur ses résultats, sur les résultats qu’elle donne 70 ou 100 ans après, mais ça n’a aucun intérêt, ça se suffisait à soi-même. Ça doit être interrogé sur ce que c’était, dans le temps même de son existence. Finalement, ça veut dire que ce qu’on appelle révolution n’est que très secondairement la production d’une œuvre, ou la construction d’une œuvre, c’est d’abord et avant tout l’acte de cette œuvre. Sur la politique, on voit bien le débat. On dit que ce qui a été créé est abominable. Mais le ce qui a été créé n’est pas à la mesure de la création. On  soutiendra que la création n’est pas mesurée finalement par ce qui est créé. La création doit être mesurée par la création elle-même, dans l’immanence de l’acte. Ce qu’il y a eu d’exceptionnel n’est pas annulé, obéré, ou raturé par les catastrophe subséquentes. C’est une thèse. Il y aune autre thèse : c’est l’œuvre qui est la mesure de l’acte. Cette thèse a aussi existé. A savoir que finalement, l’acte n’est qualifiable, n’est qualifiable qu’à partir de l’œuvre qu’il dispose. Je pense que c’est un débat central de notre siècle que celui-là. Il est présent dans la politique, mais il est absolument et constamment présent dans la question de l’art, où il a d’une certaine manière une visibilité toute particulière. Ça a donné des doctrines radicales anti-oeuvres, purement et simplement, qui disaient que l’art, c’était [chgt K7]. C’est pourquoi la question de savoir comment le siècle a interrogé la notion d’œuvre, le siècle a été hanté par la nouveauté, le commencement, la création. Il a été hanté par l’idée que on va commencer qch, on va créer du nouveau. La question du rapport entre création et œuvre est au cœur du siècle, et a une grande puissance d’éclaircie sur ce point : l’idée d’œuvre est organiquement liée à la question de l’art. Plus généralement, c’est ce qu’on appellera la pbtique, non seulement de la création mais de la production : qu’est-ce que c’est que produire le nouveau ? Est-ce que c’est discernable autrement que par le produit ? Est-ce que la production peut-être identifiée autrement que par le produit ? Avec cette idée que en définitive, une production authentique est une production si je puis dire gratuite, qui n’est pas mesurée par le produit, ou par la mise en circulation du produit. Idée tout à fait abandonnée aujourd’hui, en vérité : nous sommes dans le règne de la circulation des produits. Il faut aussi se réactiver un petit pu soi-même pour admettre cette idée que, comme le dira par exemple Breton dans le texte que vous avez, la rébellion se suffit à elle-même. ça veut exactement dire : le résultat est indifférent. Le résultat est indifférent. De ce point de vue là, d’ailleurs, le siècle a été anti-hegelien. Ça, c’est vrai, il a été absolument anti-hégélien. On peut dire que Hegel a anticipé certaines des choses du siècle, mais massivement, Hegel, c’est la conviction que la vérité d’une chose est dans son résultat, la conviction que la vérité d’une figure du devenir est dans ce qu’elle produit, ie dans l’au-delà d’elle-même. Vous ne pouvez jamais avoir, dans une immanence limitée, la vérité de qch, car la vérité est toujours donnée par le mouvement par lequel la chose sort d’elle-même, et crée autre chose d’elle-même. La logique de Hegel, c’est en partie, c’est vrai, une logique du résultat. Mais au sens le plus profond, au sens où le résultat fait vérité de  l’acte. Je crois que dans ses tendances les plus tendues, et tout en assumant aussi quelque chose d’hégélien (c’est pour ça que c’est un débat, c’est un conflit), il y a une tendance du siècle anti-hégélienne, qui dit que le résultat est indifférent. Le résultat est indifférent, et donc ce qui compte, c’est la rupture en elle-même. Nous interrogerons ça : vous voyez que l’art est un bon fil conducteur sur ce type de question. L’art va nous éclairer sur autre chose, effectivement, que simplement la production artistique.

 

4° l’art comme production d’excès

La 4ème entrée que je voudrais vous proposer, la 4ème entrée, c’est ce que j’appellerais la notion de l’état d’exception. Ie l’art comme destiné, en fin de compte, à produire un état d’exception. Ou, si vous voulez, dans une formule plus mesurée, l’art comme production d’excès. Produire de l’excès. Ce qui s’opposerait à la vision de l’art comme production d’harmonie, par exemple. L’art n’aurait pas comme destination de produire de l’harmonie, ou même de produire de l’intégration, ce qui était une fonction reconnue dans l’art classique : produire de l’intégration, produire la commémoration, produire de l’éloge, produire du contentement. Ce ne sont pas du tout des fonctions déshonorantes. Mais là l’art dans le 20ème siècle n’est pas destiné à ça. Il est destiné à produire de l’excès, et par conséquent produire quelque chose dont la réception est une attestation, au fond, du caractère inhumain de l’humain, ou de ce qu’il y a d’inhumain dans l’humain. L’excès, c’est en fin de compte l’excès sur l'humanité, ou sur l’humanité telle qu’elle est à un moment donné. Donc une destination de l’art à mettre l’humanité en exception par rapport à elle-même. C’est une tâche herculéenne, mais l’art a été très prétentieux dans le siècle, il a eu une grande prétention. C’est un point qu’il faut assumer : l’art et les artistes ont fixé à l’art des taches bien au-delà de celles qu’on lui attribuait communément. On était bien loin de la déclaration de Corneille selon laquelle l’essentiel est de plaire. Là, c’était changer le monde, produire de l’excès, dynamiter les formes etc… Il y a eu une ambition artistique très particulière. Je crois que sa centration, c’est ça : l’art est-il capable de mettre l’humanité en exception d’elle-même ? de produire, de l’intérieur de la capacité créatrice de l’humanité, qch qui soit réellement en excès sur l’humanité ? En ce sens, c’est un art essentiellement anti-humaniste. L’art du 20ème a été anti-humaniste bien avant qu’il y ait des philosophies anti-humaniste ou des choses comme ce que Althusser appelait l'anti-humanisme théorique. Il y a eu dans les années 60 un moment d’anti-humanisme explicite dans la philo française en particulier, il y a des textes de Foucault, Althusser sur la dimension anti-humaniste de toute théorie. Mais une chose plus essentielle, c’est que la dimension anti-humaniste de l’art, elle est beaucoup plus ancienne et enracinée au 20ème siècle. C’est ce qu’on lui reproche aujourd’hui. Il y a une polémique contre l’art contemporain, mais on voit par en dessous la thèse l’art est mauvais car il a été de manière essentielle un art antihumaniste. Il n’a pas été moral, c’est pas un art des droits de l’homme. Aujourd’hui, c’est ce qu’on veut, un art des droits de l’homme. Il faut aller regarder : est-ce que c’est vrai ? Oui, c’est vrai, il y a une tension antihumaniste de l’art du 20ème car ce qui en règle le propos, c’est de produire de l’excès sur l’humain. On peut convoquer Nietzsche : c’est un art de la surhumanité. Surhumanité, ça peut être bien des choses (il y a bcp de désaccords sur ce que c’est), mais ça peut être l’inhumanité. C’est un art de l’inhumanité aussi. De là, d’ailleurs que c’est un art, nous essaierons de, je vous donne une métaphore, nous essaierons de le décrire plus précisément, mais c’est un art sombre. Je soutiendrais que c’est un art sombre, c’est un art dans lequel la joie même est sombre. C’est pour ça qu’il est le vrai. Là aussi Breton a raison : Osiris est un Dieu noir (fin du texte). La tension vers l’excès est une tension sombre, même quand elle est dionysiaque. On pourrait dire : Dionysos est un Dieu noir, un Dieu sombre, un Dieu complètement solaire et affirmatif, mais sombre. Je dirais volontiers que si on veut produire une image de ça, on dira : un emblème de l’art du 20ème, c’est le soleil noir. Le soleil noir. Le soleil noir, c’est Nerval, c’est romantique, mais là c’est pris presque en un autre sens. Ie le point où l’éclat lui-même, l’éclat du soleil, l’éclat solaire, l’éclat nouveau qu’il s’agit de créer, est créé dans une tension, dans un excès, dans une exigence, qui fait qu’on peut aussi dire que ce soleil est noir. C’est pas le soleil d’une lumière paisible sur un monde naissant. C’est pas le soleil de la tranquillité des vacances. C’est un soleil derrière lequel on voit tout de suite la cendre dont il vient. C’est un soleil du phénix. « Renaît des cendres du soleil » dit Breton : c’est l’image du phénix. Mais cette renaissance du phénix fait que le soleil lui-même laisse toujours entrevoir la cendre et le noir dont il procède, dont il vient. Vous voyez pourquoi : c’est déjà frappant chez Nietzsche, dans la stylistique de Nietzsche. Nietzsche, on sent bien que c’est à la fois une annonce répétée de la joie, de l'affirmation, du dionysiaque, mais que tout ça est dans une tension, un coloris général sombre, excessif. La tension est trop grande. Nous n’avons une joie reposée ou détendue. Nous avons une joie qui est la joie de l’excès. La joie de l’excès, mais la joie de l’excès, elle est sous le soleil noir. Voilà, c’est pour vous décrire le système général des entrées que nous allons adopter successivement :

-       avant-garde

-       caractère politique de l’art

-       défection de la catégorie d’œuvre

-       production d’excès

 

Je voudrais simplement, aujourd’hui, dire quelques petites choses, qui introduiront  à la lecture du texte de Breton, sur le 1er point, sur la fonction de la notion d’avant-garde

dans le siècle.

 

Que signifie cette notion ? comment la décrire, comment procéder à l’investigation de sa valeur et de sa portée ?

 

: rupture avec la norme réaliste et avec la naturalité

Il y a un 1er point qu’il faut souligner qui est très simple : avant-garde veut dire, ou en tout cas inclut rupture formelle. Donc avant-garde désigne une activité artistique qui assume qu’elle n’est pas dans la continuité des dispositifs formels antérieurs. Donc toute avant-garde va se présenter comme porteuse d’une puissance de rupture, voire de provocation, au regard de ce qu’on pourrait appeler un consensus formel. C’est le 1er sens, le plus évident : elle va se présenter comme avant-garde parce que elle va se détacher d’un consensus formel, reconnu, affectant tel ou tel art, et indiquer que elle, elle va produire l’effet artistique selon des disposition formelle qui antérieurement n’étaient pas reconnues. C’est descriptivement assez simple.

Le noyau de cette rupture, c’est un peu toujours le même, par ailleurs. La rupture formelle, elle porte sur quoi ? Elle porte sur le motif de la représentation, ie rupture avec l’assignation de la forme à la représentation. Donc une polémique contre toutes les figures de la dénotation, de la ressemblance, de la figuration etc… On peut appeler ça le motif anti-réaliste, mais réaliste doit être pris comme une instance de la forme, pas comme un courant déterminé. Donc c’est un motif anti-réaliste au sens où d’aucune façon l’art n’a pour recours ou ressource formelle une représentation, une reproduction, une traduction de la réalité et on va pourchasser en lui tout ce qui s’origine de la ressemblance au sens large. C’est la 1ère polémique.

Mais il y a une autre, peut-être plus profonde, contre l’idée qu’il y a des formes naturelles en art, qu’il y a des formes plus naturelles que d’autres, plus acceptables, des formes plus appropriées, plus plaisantes, aussi. L’idée qu’il y a, dans l’histoire de l’art, invention progressive de formes ajustées à une naturalité perceptive, en somme. Une naturalité perceptive, et que ces formes ont été progressivement inventées, dégagées, travaillées, et que ces formes sont les formes naturelles de l’activité artistique. On en a non pas au réalisme au 1er sens du terme, mais à la naturalité, ie à l’idée qu’il y a des formes artistiques plus appropriées. Plus appropriées à quoi ? en vérité, c’est à la ressource corporelle, c’est plus approprié au dispositif sensoriel, c’est à ça que c’est approprié. Il y a des configurations du visible qui sont plus appropriées que d’autres à la perception picturale. Il y des agencement sonores qui sont plus naturellement appropriés à l’audition que d’autres. C’est une thèse très puissamment soutenue et organisée. Il y a des dispositifs formels qui plaisent, et d’autres qui déplaisent, de façon naturelle. Comme aurait dit Kant : ça plaît sans concept. Mais si ça plaît sans concept, c’est d’une certaine façon du corps qu’il s’agit, en un sens complexe, mais c’est du corps qu’il s’agit : l’appropriation complexe de certains agencements sensoriels qui plaisent naturellement, même s’ils sont le résultat eux-mêmes d’une production historique longue et complexe. Avant-garde, ça veut dire rupture avec ça. Rupture avec l’hypothèse de la naturalité, et c’est au fond l’affirmation que tout agencement sensible est possible, si on en invente la règle. Ce n’est pas possible de façon totalement anarchique, ce n’est pas exactement ça. Mais il est toujours possible de trouver une règle pour un agencement sensible, sonore etc… si on en invente la règle, et il n’y a pas de naturalité sur ce point, il n’y a pas de norme naturelle, même large. C’est le 1er point : rupture avec la norme réaliste et avec la naturalité du point de vue des dispositifs formels.

Il en résulte que la rupture proposée par les avant-gardes, c’est une rupture qui va affecter les grands dispositifs formels hérités. Pas simplement les modes d’expression, mais l’architecture intimes des agencements formels. Ça va donc affecter le système de la tonalité en musique, le système de la figuration en peinture, le système de l’intelligibilité syntaxique immédiate en écriture etc… A partir du moment où vous mettez en cause l’idée de naturalité des agencements formels, vous ouvrez à la possibilité d’une destruction des grands appareillages formels, qui en un certain sens dans leur histoire concentrait la naturalité supposée des arts. C’est le 1er sens qu’il faut donner à avant-garde. De ce point de vue là, avant-garde est toujours porteuse d’un principe de rupture avec les dispositifs formels.

 

2° une rupture sociale collectivement assumée

Avant-garde indique une rupture sociale ou collective, ie elle déclare ne pas se soumettre aux règles socialement instituées qui gouvernent la production et la transmission de l’art. L’avant-garde se met en exception de la signification sociale de l’art régnant à un moment donné, au moment où elle se constitue. Je l’ai déjà dit : elle est rupture avec le consensus sur ce qui est de l’art, ou ce qui n’en est pas. Ce n’est pas simplement la question des règles formelles etc…, c’est à la fois plus large et plus restreint. C’est à un moment donné, il y a toujours une norme ambiante plus ou moins consensuelle dans les milieux intellectuels et artistiques sur l’art et les tendances de l’art etc... L’avant-garde va être en rupture avec ce consensus. Elle va donc se mettre en exception de la circulation normale de la production artistique.

C’est à ça qu’il faut assigner un point important, c’est que avant-garde ça veut dire un groupe, c’est une entreprise organisée, même si le groupe est constitué de 4 personnes. Une avant-garde au 20ème siècle, c’est un groupe. Et de ce point de vue là, c’est intéressant que ce soit un groupe, car c’est pas exactement une école au sens ancien du terme, c’est réellement un groupe qui propose une activité de rupture collectivement assumée. Donc vous avez effectivement dadaïsme, surréalisme, situationnisme, futurisme et beaucoup d’autres, tout ce qu’il est convenu de moquer comme étant les -ismes, mais qui n’en est pas moins la vitalité de l’art lui-même au 20ème, dans la figure tout à fait remarquable de ce qu’on peut appeler le groupe agissant. Ie le groupe produit des ruptures artistiques mais il est aussi, il est aussi un organe de manifestation en faveur de cette rupture, de propagande pour cette rupture. Vous voyez que déjà là, la question du lien avec la politique va insister : puisque nous avons là une pratique collective. Pas forcément collective de l‘œuvre elle-même, pour autant qu’il y a œuvre, mais de pratique collective de l’initiative de rupture. Et le groupe va rallier à lui, et il va aussi intervenir contre les manifestations consensuelles avec lesquelles il veut rompre. De ce point de vue là, il y a une agressivité des avant-gardes, qui est aussi un [mot inaudible]. Ils vont aller chahuter un tel, mettre à sac telle exposition qui leur déplaît etc… Ils vont donc intervenir, il y a un élément intervenant de l’avant-garde, un élément de provocation constitutive. C’est cela que j’appelle la rupture sociale, la rupture dans le collectif. Donc l’art devient là un motif d’intervention, de militantisme artistique. Cet élément d’intervention collective est quelque chose que le 20ème n’a pas inventé. Comme vous le savez il y a déjà eu quelque chose comme ça au moment des premières représentations de Hernani de Hugo, parti à l’assaut en gilet rouge, sous direction de Théophile Gautier. Les romantiques ont déjà fait des choses comme ça. Mais il y a une systématisation, une  ramification et une stabilisation de cette agressivité collective dans les figures de l’avant-garde, avec le nom trouvé qui est avant-garde, à chaque fois spécifiée, qui est tout de même absolument caractéristique du siècle, et qui indique quoi ? de quoi c’est le symptôme ? ça indique que aux yeux de l’avant-garde, l’art est beaucoup plus que l’art. C’est justement ce plus qu’il faut tenter de déterminer : les enjeux de l’art sont loin d’être exclusivement artistique. Il ne s’agit pas de savoir ce que vaut l’œuvre, si l’œuvre plaît, si elle est belle, si elle est vilaine. C’est beaucoup plus que cela : ça touche à l’existence collective. C’est une conviction profonde des avant-gardes. C’est pourquoi elles s’organisent, constituent des groupes et interviennent.

 

3° le présent de l’art

La 3ème nuance dans cette idée d’avant-garde, que je voudrais aussi introduire, c’est qu’elles portent la conviction que l’invention, ie la modernité, est une valeur intrinsèque. Elles portent l’idée que l’invention immédiate, la nouveauté, est une valeur en soi. Ie que l’ancien est haïssable. Pas en lui-même, mais toute répétition de l’ancien est haïssable. Il faut impérativement être au présent, dans l’invention du présent. Ça c’est une chose fondamentale car en réalité, dans l’avant-garde l’art, ça n’est pas du tout une production d’éternité. Ce n’est pas la production d’une œuvre qui va rester là, et dont le futur sera le tribunal. Ça, c’est le motif du créateur solitaire qui, dans son coin, sans se soucier du rien, crée une œuvre génial et puis le futur la jugera. Dans les avant-gardes ce n’est pas du tout de ça qu’il s’agit. Les avant-gardes au contraire sont très soucieuses de ce qu’il y ait un présent absolu de l’œuvre d’art. De ce point de vue, l’avant-garde interroge la catégorie de présent : qu’est-ce que le présent ? quelle vision se fait-on du présent ? L’art est au présent, c’est pour ça qu’on intervient, qu’on fait des manifestations. Il n’y a pas à attendre. Ou si vous voulez, il n’y a pas de postérité, pas de tribunal de la postérité. En réalité, il y a une bataille artistique et elle est au présent. C’est ça la vision : il y a un combat artistique, et il est au présent. Il faut l’emporter. Il faut l’emporter, car si on ne l’emporte pas au présent, c’est une défaite, c’est tout. C’est pas une attente. Il faut donc l’emporter. Il va y avoir dans cette valorisation de la création au présent, on va retrouver la nécessité de l’intervention qui impose le présent. On a pu se moquer du tapage des avant-gardes, de leur côté un peu histrion (d’aller chahuter un tel ou un tel). On se dit qu’ils feraient mieux d’aller faire des œuvres qui tiennent : pourquoi au fond cette activité, qui paraît quelquefois aux limites de la puérilité, comme faire un groupe et aller chahuter un vieil académicien au nom du présent de l’art ? en réalité, symboliquement, c’est très important, c’est très important car  ça met en scène l’idée qu’il fait imposer le présent [chgt K7] le présent artistique, le présent de l’art est sous la menace du passé, il est opprimé par le passé. Et l’intervention du groupe d’avant-garde, c’est une intervention pour le salut du présent de l’art, ie pour le salut de la modernité. Ça légitime à la fois qu’il y ait groupe, qu’il y ait intervention, et l’enjeu de cette affaire, qui est la vitalité, constamment menacée, du présent de l’art.

 

4° l’importance de la doctrine

Le dernier point sur avant-garde que je voulais ponctuer, qui est très connu, c’est l’importance de la réflexivité, l’importance de la doctrine. C’est pas seulement une activité artistique, mais c’est une production doctrinale, théorique, sur l’activité elle-même : c’est de l’art, et c’est aussi et en même temps une doctrine de l’art, une généalogie de l’art, une pensée de l’art. Et il y a un rôle fondamental du Manifeste. Le groupe a forcément un manifeste, à l’exemple finalement du Manifeste du Parti Communiste de Marx. Là, c’est le manifeste du parti artistique. Le manifeste, il ne s’appelle pas toujours manifeste, mais il y a une déclaration constitutive. L’activité de la déclaration à propos et sur l’art est essentielle dans l’avant-garde.

Là, nous touchons un point difficile, dont la signification déborde de beaucoup la question de l’art. En réalité, qu’est-ce que c’est qu’un manifeste ? Dans une large mesure tout de même, c’est un programme. Ça dit, certes ce qui est fait par le groupe d’avant-garde, mais ça dit surtout ce qu’il faut faire, ce qu’on va faire, ce que l’art va devenir. C’est normatif et programmatique. Lisez les manifestes dada, surréaliste, situationnistes, futuristes, de Marinetti etc… : à travers toutes les avant-gardes, vous avez une présence fondamentale du programmatique. On peut dire : oui, mais le programmatique, justement, ce n’est pas le présent ! Ce n’est pas le présent. Pourquoi cette importance du programmatique dans un combat qui, en réalité, se fait au nom de la valeur absolue du présent ? Plus gravement, peut-on dire, si en fin de compte la passion majeure est celle du réel (ce que nous maintenons), comment se fait-il qu’il y ait une telle inflation des programmes ? Car le programme, c’est pas le réel tout de même. C’est son concept, éventuellement, son concept, son attente, sa venue, sa promesse, sa doctrine, mais ce n’est pas le réel. Dans le cas de l’art, c’est particulièrement flagrant. Quand André Breton dit par exemple la beauté sera convulsive ou ne sera pas. Je prends cet exemple : d’accord, mais finalement on attend la beauté convulsive quand même.  la beauté sera convulsive ou ne sera pas : c’est comme socialisme ou barbarie : finalement, qu’est-ce que c’est que la beauté convulsive ? ce qu’on attend de l’artiste, c’est qu’il fasse être cette beauté convulsive, plutôt que le non être de la beauté. En un certain sens, ce qui est particulièrement réussi chez Breton, c’est ce type d’énoncé, c’est là qu’il a du génie, c’est pour dire des choses comme la beauté sera convulsive ou ne sera pas, ou des choses comme Osiris est un Dieu noir, ou la rébellion se suffit à elle-même. Mais la rébellion c’est un peu la même chose : ce qui compte, c’est pas qu’elle se suffise à elle-même, c’est elle-même. Ou est cette rébellion qui se suffit à elle-même ? Vous voyez, là on est dans un point de tension très caractéristique de certaines des apories du siècle qui est : quel est le rapport exact entre :

- passion du réel (qui par exemple en art se donne sous la forme vocation absolue du présent : ni académie ni postérité si vous voulez, mais le présent de l’art), ça d’un côté

- et puis de l’autre, cette extraordinaire prolifération de manifestes, de programmes et de déclaration d’intention ? Alors là, les énoncés au futur, le temps du futur. La beauté sera convulsive ou ne sera pas. Là aussi, si on prend, dans le texte de Breton, la rébellion. La rébellion est l’étincelle dans le vent, mais l’étincelle qui cherche la poudrière. L’étincelle dans le vent qui cherche la poudrière. C’est une image splendide. Mais l’étincelle est l’absolue métaphore du présent pur : l’étincelle dans le vent, c’est ce qui est là, et qui passe, en même temps. et qui cherche la poudrière, ça c’est tout de même l'énigme de l’avenir. Ou est cette poudrière ? comment on la trouve ? l’explosion aura-t-elle lieu ou pas ? L’étincelle sera-t-elle perdue pour toujours dans le vent ? On ne sait pas ! L’image même de Breton peut être recueillie comme disposant entre l’étincelle dans le vent, et la recherche de la poudrière qui va faire sauter le monde, comme une tension.

L’hypothèse que je propose sur ce point est la suivante : le manifeste, le programme, je crois que c’est un réseau signifiant. C’est de l’ordre, je dirais même, c’est une rhétorique. Je ne dis pas ça pour le condamner. C’est une disposition signifiante, qui sert d’abri, en tant que rhétorique ou disposition signifiante, à autre chose que ce qu’elle nomme, vraiment à autre chose que ce qu’elle nomme. Je soutiens que les activités artistiques, réelles, dont les manifestes ou déclarations sont l’enveloppe, sont en situation de disjonction par rapport au programme lui-même. C’est autre chose qui se passe artistiquement que ce que le manifeste dit qu’il se passe. Et que ça, ça recouvre en réalité une question qui est une question relative au temps. Au temps, ou au cours du temps. Ie que c’est la prononciation au futur de ce qui ne se laisse pas nommer au présent. C’est la prononciation au futur de ce qui ne se laisse pas nommer au présent, parce que, au présent, c’est de l’ordre de l’acte. C’est réellement de l’ordre de l’acte. Je ne vais pas déplier la chose, mais je l’indique analytiquement. On pourrait le dire ainsi : lorsque vous avez une convocation du réel dans la figure de l’acte (prenons cette hypothèse) : réellement, quelque chose  a été convoqué du réel au présent dans l’ordre de l’acte, qui peut être une création, une invention, une percée formelle, tout ce que vous voulez. Il n’y a pas de rhétorique de cela. Il n’y en a pas, car ça n’existe que comme défection de toutes les rhétoriques existantes. Il n’y en a pas d’organisation signifiante immédiate. Il y a la chose même, mais il n’y a pas d’organisation signifiante de cela. Autrement dit, je soutiens qu’il n’y a pas de métalangage artistique. Il n’y a pas de métalangage artistique. C’est un fait en soi. L’acte artistique, y compris les œuvres qu’il dispose, sont dans le présent de la création et ne sont pas recouverts au présent par un métalangage quelconque. Donc pour autant qu’il y a une déclaration qui les concerne, un manifeste, un programme etc… ce manifeste, cette déclaration ou ce programme ne peuvent pas capturer le présent dont par ailleurs ils se réclament. Car il faudrait qu’ils soient le métalangage de ce présent mais ils ne peuvent pas l’être. Ils vont donc, quoi faire ? ils vont inventer un futur, ils vont proposer un futur. Et est-ce que c’est nécessaire, après tout, de proposer ce futur ? La réponse est oui, c’est par ailleurs une nécessité. C’est ça qu’il faudra expliquer, éclairer : c’était une nécessité, dans les conditions du siècles c’était une nécessité, les avant-gardes étaient nécessaires à l’art, les manifestes était nécessaires, les groupes étaient nécessaire. Et cependant ce qui s’est fait était autre chose que ce qu’ils disaient qu’il allait se faire. C’est très important, parce que à certains égards, ça c’est produit aussi en politique. On dit toujours : il s’est passé autre chose que ce qu’on a dit qu’il allait se passer. Oui, et en art aussi : les manifestes n’ont pas été porteurs de la réalité active de l’art, et cependant j’estime qu’ils étaient une configuration nécessaire de cette production. Autrement dit, là où vous n’avez pas de métalangage, vient toujours une rhétorique que j’appellerais une rhétorique projective. Vous avez une rhétorique projective qui est une anticipation du présent introuvable, du présent innommable. Et cette rhétorique projective est une protection nécessaire, elle fait partie du dispositif créateur, ce n’est pas quelque chose de parasitaire ou de surajouté. Non : ça réunit, ça rassemble, ça participe de la rupture, ça en crée le chemin, ça en crée les moyens, mais pour autant, ça ne nomme pas ce qui a lieu. Il ne faut pas confondre l’idée que ça nommerait ce qui a lieu avec l’idée c’est une rhétorique de protection au futur d’un présent qui lui est sans métalangage, n’est pas immédiatement nommable. Ça crée une nomination suspendue, puisque ça ne peut créer une nomination réelle. Ça nomme qch qui en un sens n’aura jamais lieu. Mais ce n’avoir jamais lieu protège le avoir lieu, il en est un enveloppement symbolique nécessaire. En ce sens, je dirais que ce n’est pas une bonne critique d’un programme que de constater que rien n’en a été réalisé. C’est pas une bonne critique, parce que ce n’est pas la fonction des programmes. Là, je parle des programmes qui ont une certaine hauteur de vue ! mais finalement, même les plus bas, ce n’est pas une bonne critique de dire qu’ils n’ont pas été réalisé. Pour ça, il faut prendre programme comme un contrat ou une promesse, mais un programme, ce n’est pas un contrat ou une promesse, c’est une rhétorique, toujours. Que ce soient les plus hauts programmes comme le manifeste du parti communiste ou les manifestes du surréalisme, ce sont des programmes dont la hauteur de vue et de style sont extraordinaire, ou les plus bas programmes, comme les programmes électoraux, c’est une rhétorique. Il faut l’admettre. Une rhétorique, ça veut dire quoi ? ça veut dire que ça n’a pas de rapport véritable avec ce qui a lieu, au sens où on prenait ça au pied de la lettre : voilà, il faut que ce qui ait lieu soit ce dont on dit que ça va avoir lieu. Le programme est fonction de lui-même, il n’est pas ce qui dit ce qui au présent va avoir lieu. Il fonctionne au présent comme  un énoncé au futur qui protège le présent, mais ce présent est autre. C’est vrai pour les programmes vraiment significatifs, les programmes artistiques. Mais est-ce que à ce moment là, le programme n’a alors aucun rapport ? non plus, c’est tendre trop. Il a un rapport que j’appellerais un rapport d’enveloppement : on ne peut pas dire non plus que le Manifeste du surréalisme n’ait rien à voir avec l’activité poétique des surréalistes, ça  a à voir. Non pas que ça la nomme, on peut le démontrer que ça ne la nomme pas, mais ça l’enveloppe. Le présent comme acte a besoin d’une enveloppe.

Je dirais ceci : l’avant-garde (puisque c’est d’elle dont nous parlons ici), l’avant-garde, ça a été dans le siècle ce qui a activé des ruptures formelles, et produit l’enveloppe de cette activation. Pour ça, il faut en effet une structure d’avant-garde : le groupe qui se rassemble autour du Manifeste. Et puis il y a des pratiques au présent qui prennent abri là dedans, qui trouvent abri et protection historique, collective, sociale, dans le groupe, son manifeste, son futur (en partie rêve inventé, en partie rêvé, en partie fallacieux mais peu importe) et l’avant-garde est un certain rapport du présent et du futur, dans la langue, dans la production artistique elle-même. C’est une disposition temporelle, l’avant-garde. Elle a raison de s’appeler l’avant-garde :  c’est une disposition du rapport du présent et du futur mais pas une disposition où le futur serait le futur de ce présent, ie où le futur annoncerait ce que le présent va devenir. En réalité, c’est un enveloppement du présent réel par un futur fictif. C’est donc un rapport du réel et de la fiction, rapport toujours essentiel. Mais là, c’est futur fictif qui crée un enveloppement du présent réel, avec la conviction toujours possible que c’est le métalangage de ce présent. ça ne l’est pas, ça ne le nomme pas dans son essence même. Et alors, c’est là que va se constituer, pour toutes les avant-gardes, l’importance extrême du motif de l’expérience. Expérience, au double sens de la vie (la vie tissée d’expérience) et expérience au sens de l’expérimentation.

Toutes les avant-gardes vont porter l’idée que l’art est une expérience, et vont déclarer que l’art est une expérience, et pas simplement une réalisation, une production, une œuvre. L’art est une expérience, ça va aller jusqu’à la fusion de l’art et de la vie. Mais tout le monde va partager la conviction que dans l’art, il y a le sérieux d’une expérience, qu’il y a un risque dans l’art. Il n’y a pas d’art sans risque : si l’art n’est pas risqué, c’est pas une expérience, mais un savoir faire. Le 20ème est hanté par l’idée que l’art est autre chose, et beaucoup plus qu’un savoir faire. Expérience désigne cela. En somme, on pourrait dire que le manifeste, la déclaration, le programme, ça consiste essentiellement à dire que l’art est une expérience, à dire en quel sens il faut prendre que l’art est une expérience. Donc ça ne dit pas cette expérience, parce que elle ne se dit pas finalement. L’expérience ne se dit pas, l’expérience s’expérimente. Ça dit que c’est une expérience. C’est pour ça aussi que ça porte sur l’organisation du temps. Finalement cette expérience, c’est quoi ? Eh bien, c’est, sous des formes variées, c’est  une expérience des limites. La définition fondamentale, programmatique, de l’art au 20ème, c’est l’art est une expérience des limites. Ça expérimente les limites, y compris et en premier lieu, les limites de l’art lui-même. Mais plus généralement, l’art, c’est le lieu propre de l’examen et de l’expérimentation des limites. Le programme finalement, ça dit cela, toujours. Ça dit en quel sens on va expérimenter une limite. Quelle limite, comment on va se porter à cette limite, comment on va en expérimenter le franchissement. Si vous lisez les manifestes, ils sont organisé comme ça. Quelles limites on va se proposer d’expérimenter dans l’œuvre d’art ?

 

Le texte de Breton que je vous ai choisi, je l’ai choisi car précisément d’une certaine manière, il ne porte pas directement sur l’art, mais il porte sur ce que c’est que le contenu du programme, le contenu de la déclaration. Qu’est-ce que la déclaration déclare ? Elle déclare à quelles conditions on peut expérimenter la limite. C’est le cœur de tout le programmatique artistique du siècle. A quelles conditions on peut expérimenter les limites ? Breton, qui a maintes fois traité cette question, et qui est l’auteur fondamental des Manifestes du surréalisme, dont la partie la plus considérable de l’œuvre est au fond déclaratoire, en ce sens là, Breton va introduire une logique de l’expérience. Ce texte est un texte qui propose une logique de l’expérience, au sens où on vient de le dire, au sens de : à quelles conditions peut-on expérimenter les limites ? Cette logique, c’est ça qui est passionnant, à mon sens, dans le texte, il la nomme lui-même une logique du changement de signe. Au fond, l’enjeu de l’expérience, c’est le changement de signe. Dès le début : « l’excès même de l’épreuve entraîne un changement de signe qui tend à faire passer l’indisponible humain du côté du disponible, et à affecter ce dernier d’une grandeur qu’il n’eût pu se connaître sans cela ». Finalement, le noyau de l’expérimentation, et c’est l’enjeu véritable de l’art (bien qu’il n’en soit pas immédiatement question ici), le noyau, c’est très exactement ce qui fait passer, ce qui rend disponible l’indisponible. C’est ce qu’il appelle le changement de signe : rendre disponible l’indisponible. Vous voyez bien que ça traite du réel comme impossible, cette prescription, c’est de ça que ça parle. Le changement de signe, c’est le moment où on touche à l’impossible réel, mais dans une balance modifiée. Au lieu que l’impossible réel soit un obstacle ou une butée, il devient création, il devient disponibilité. Là où il y avait une butée réelle, l’indisponible, il y a création, ie disponibilité. Mais ça va se dire aussi : là où il y avait douleur, il y a rébellion. Au fond, là, c’est très intéressant, car c’est au fond une thèse, c’est une thèse romantique détournée. C’est une thèse romantique détournée. La thèse romantique, c’est : il y a une sublimité de la douleur. La douleur et sublime, ou elle peut être sublime. « Les chants les plus désespérés sont les chants les plus beaux, et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots » (Musset). C’est la thèse romantique. La thèse de Breton n’est pas que la douleur est sublime : considérer directement la douleur, Breton il appelle ça la résignation, et c’est l’ennemi. Il faut une commutation, il faut un changement de signe. Ce n’est pas l’expressivité de la douleur qui est sublime. C’est une rupture avec le romantisme, bien que ce soit un romantisme détourné. La thèse de Breton, c’est qu’il faut qu’au point même de la douleur s’installe la rébellion. Mais c’est une commutation, c’est pas une sublimation du tout. Celui qui propose la sublimation de la douleur, il a un nom dans le texte de Breton : c’est le misérable prêtre. Le misérable prêtre, c’est celui qui vient quand quelqu’un souffre en lui disant : « magnifique, vous êtes à moi ». sublimez la douleur, offre-là au tout puissant. C’est l’abjection. On est dans une limite très fine entre la sublimation de  la douleur (que Breton dans un autre passage indexe au christianisme, au mythe chrétien, à tort ou à raison, c’est son indexation), et ce que lui propose comme opération qui est la douleur comme réserve possible d’excès, l’excès même de l’épreuve. Mais une réserve d’excès qui ne se laisse pas du tout sublimer par elle-même, mais qui doit changer de signe. Il y a une commutation, une réversion, et à ce moment là, quelque chose de l’impossible réel passe du statut d’obstacle au statut de création. Dans une alchimie particulière. C’est vraiment une alchimie d’ailleurs dans Arcane 17. Arcane 17 c’est un texte quasiment occulte, un texte très étrange, ce texte de Breton. Cette alchimie va avoir son mot d’ordre… de Breton, qui  touche à l’art sans le nommer, juste avant dans Arcane 17 on touche directement à l’art. C’est l’idée qu’il est possible, qu’il est absolument possible, et que c’est ça que l’art, programmatiquement, peut nous laisser espérer, il est possible de produire une commutation subjective, qui fait que l’excès négatif, l’excès de l’épreuve, l’excès de la douleur [chgt K7] en excès positif, au sens strict, le – devient +, se transforme en excès positif, sans sublimation. Sans sublimation, c’est le point essentiel. Ça, on va l’appeler la rébellion. En ce sens, la rébellion a pour fond la douleur. Et l’art, c’est au fond ce qui transforme de la douleur en rébellion. C’est un transformateur de douleur en rébellion, sans sublimation, mais par changement de signe. L’art ou la vie, ils sont pour l’instant indistincts. Cette rébellion, qu’est-ce qui va l’attester, quelle va en être production, le résultat ? Breton l’explicite : il n’y a pas de résultat, la rébellion a sa valeur en elle-même. Il va ajouter : « tout à fait indépendamment des chances qu’elle a ou non de modifier l’état de fait ». La rébellion vaut en elle-même. Nous verrons que en réalité, c’est ce que dit le programme, qu’est-ce que c’est qu’une « œuvre d’art » ? c’est une rébellion. L’œuvre d’art, c’est une rébellion, ce n’est pas autre chose. C’est pour ça que ça a sa valeur en soi-même, et pas dans autre chose que soi-même. Nous allons terminer aujourd’hui en lisant le texte. Vous verrez que consonnent un certain nombre de motifs qui ont été les nôtres.

Il y a juste un point supplémentaire que je veux ponctuer avant de le lire : le programmatique, il fallait s’y attendre, porte l’indice du présent « c’est là à cette minute poignante » : les choses se jouent dans l’acte quasiment instantané. Mais le programme, lui, ne va pas nous donner cet instantané, mais il ne fait qu’en parle.

 

C’est là, à cette minute poignante où le poids des souffrances endurées semble devoir tout engloutir, que l’excès même de l’épreuve entraîne un changement de signe qui tend à faire passer l’indisponible humain du côté du disponible, et à affecter ce dernier qui n’eût pu se connaître sans cela. Il faut être allé au fond de la douleur humaine, en avoir découvert les étranges capacités, pour pouvoir saluer du même don sans limite de soi-même ce qui vaut la peine de vivre. La seule disgrâce définitive qui pourrait être encourue devant une telle douleur, parce qu’elle rendrait impossible cette conversion de signe, serait de lui opposer la résignation. Sous quelque angle que devant moi, tu aies fait état des réactions auxquelles t’exposa le plu grand malheur que tu peux concevoir, je t’ai toujours vu mettre le plus haut accent sur la rébellion. Il n‘est pas en effet de plus éhonté mensonge que celui qui consiste à soutenir, même et surtout en présence de l’irréparable, que la rébellion ne sert de rien. [C’est une maxime dont nous avons besoin]. La rébellion porte sa justification en elle-même, tout à fait indépendamment des chances qu’elle a de modifier ou non l’état de fait qui la détermine. Elle est l’étincelle dans le vent, mais l’étincelle qui cherche la poudrière. Je vénère le fond sombre qui passe dans tes yeux chaque fois que tu reprends conscience du tort insurpassable qui t’a été fait, et qui s’exalte et s’assombrit encore au souvenir des misérables prêtes essayant de t’approcher à cette occasion. Je sais aussi c’est le même feu qui fait pour moi si hautes ces flammes claires, qui les enlace en chimères vivantes sous mes yeux. Et je sais que l’amour, qui ne compte plus à ce point que sur lui-même, ne se reprend pas, et que mon amour pour toi renaît des cendres du soleil. Aussi, chaque fois qu’une association d’idée traîtreusement te ramène en ce point où, pour toi, toute espérance un jour s’est reniée, et du plus haut que tu te tiennes alors, menace de te précipiter à nouveau dans le gouffre. Eprouvant moi-même la vanité de toute parole de consolation, et tenant toute tentative de diversion pour indigne, je me suis convaincu que seule une formule magique, ici, pourrait être opérante. Mais quelle formule saurait condenser en elle et te rendre toute la force de vivre, de vivre avec toute l’intensité possible.  Celle à laquelle je décide de m’en tenir, la seule par laquelle je juge acceptable de te rappeler à moi lorsqu’il t’arrive de te pencher tout à coup vers l’autre versant, tient dans ces mots lorsque tu commences à détourner la tête je veux seulement frôler ton oreille : Osiris est un Dieu noir.

 

15 mars 2000

Nous allons avancer cette question, je l’espère assez substantiellement, qui est notre question, et qui est : comment l’art a-t-il au 20ème siècle s’est-il représenté sa propre fonction ? Nous ne sommes pas engagés du tout dans une histoire des formes artistiques du 20ème siècle, ce n’est pas de ça qu’il s’agit, mais de saisir le point subjectif singulier, qui est la manière dont l’art s’est représenté sa propre inscription dans le siècle, la manière dont l’art a pensé la fonction de pensée qui est justement la sienne dans le siècle, en essayant de traquer ce qu’il a eu là de singulier. Ce qui a fait que son rapport au temps, au siècle, a l’histoire, a identifié son site dans le siècle. Je vous rappelle que la dernière fois, j’avais proposé 4 motifs pour filtrer cette question :

1° le motif de l’avant-garde : que signifie, que désigne, quant à l’art, qu’il se présente dans la figure ou dans la forme de l’avant-garde ?

2° la question de la portée politique de l’art : la question art et politique  dans le siècle. Pourquoi, de façon aussi constante, l’art s’est attribué une fonction de rupture de caractère politique ?

3° la défection de la catégorie d’œuvre, la tentation d’extraire l’art de la forme de l’œuvre, de le désoeuvrer, et finalement l’idée d’une fusion de l’art et de la vie elle-même. L’idée que la seule œuvre d’art qui vaille, c’est en définitive la vie transformée elle-même en œuvre d’art.

4° le motif de l’état d’exception : l’art non pas du tout comme production courante, mais comme ce que j’avais proposé d’appeler l’art comme production d’excès. A l’extrême opposé de l’art comme ornement de l’existence, ou comme représentation, ou comme mimesis. L’idée que la fonction de l’art est productive, et ce qu’il doit produire c’est un excès ou arrachement au cours des choses.

Ces fonctions sont liées, et notre propos est dégager ce qui les unit ou les cimente : avant-garde, art et politique, défection de la catégorie d’œuvre, et production d’excès.

 

Nous avions déjà amorcé l’examen de la catégorie d’avant-garde, on avait en tout cas tenté de la définir, de la représenter. Je ne reviens pas sur les différentes composantes du motif de l’avant-garde. Mais il y en a un sur lequel je veux tout de même insister. C’est que l’avant-garde est une théorie du temps, c’est pas seulement une théorie des formes ou de la rupture formelle. C’est cela, bien sûr, mais en profondeur c’est une théorie du temps. C’est une réponse à la question : qu’est-ce que c’est que le temps de l’art ? C’est une question très ancienne, en vérité. On pourrait même soutenir que finalement, toute configuration artistique (entendons par configuration artistique qch d’un peu vague, comme le classicisme ou des choses de cet ordre) est certainement aussi et toujours une représentation de ce qu’est le temps de l’art. Quelle est son inscription temporelle ? Par exemple, quand Hegel déclare que l’art est désormais une chose du passé, thèse très connue, en réalité cela veut dire qu’il assigne fondamentalement l’art au passé. Ce n’est pas simplement que l’art est dépassé, ou que le temps de l’art est fini. C’est qu’il est en quelque manière de l’essence de l’art de se donner ou de s’être donné dans la figure du passé. C’est une conviction classique. Les gens du 17ème siècle sont profondément pénétrés de l’idée que l’art est au passé : on ne fera pas mieux que les grecs. C’est pour ça qu’ils sont un modèle. Le fait que l’art soit du passé fait partie de son essence. Le présent est-lui même captif du passé. Même l’œuvre au présent est dans un rapport essentiel au passé. Au fond, c’est une thèse sur l’art que de dire qu’il y a qch dans l’art qui est essentiellement au passé. C’est plus profond que de dire même que le présent est déficient ou insuffisant. Il y a toujours quelque chose de rétroactif dans l’art. Il y a toujours une rétrospection essentielle, dans cette vision là. C’est pour vous dire que cette question du rapport de l’art au temps est une question intrinsèque, et une question très complexe. Il faudrait étudier pourquoi il est si fréquent de voir s’établir la conviction que le grand art est au passé, que l’époque du grand art est le passé. Ce n’est pas simplement une nostalgie réactionnaire. C’est une théorie du temps de l’art. Au fond, ça veut dire qu’on se représente l’art comme ayant à être à la hauteur de lui-même. L’art doit être à la hauteur de lui-même, et ce lui-même est du coup représenté comme passé, fût-ce fictivement. Peut-être que ce lui-même, il a été réalisé dans un passé, un passé idéal ou reconstruit, peu importe. Le grand art grec a beaucoup servi à ça, à proposer un paradigme ou un modèle. Mais proposer un modèle ou un paradigme, c’est tendre l’art de façon à ce qu’il soit digne de ce modèle, mais qu’il soit digne de ce modèle veut dire que finalement la tension interne de l’art, c’est une exigence par rapport  lui-même. Ie que l’art soit en situation d’exigence par rapport à ce qu’il est supposé avoir été. Vous voyez bien que ce supposé avoir été, c’est une capacité qu’on lui suppose, et dont on dit les Grecs l’ont réalisé, ou que d’autres l’ont réalisé. Ce rapport au temps de l’art, c’est de dire : l’art est au passé, au sens où ce dont il est capable a été donné, et doit être redonné. L’essence de l’œuvre d’art, c’est de redonner la capacité qui est la sienne. Dans cette conception, en effet, il y a qch de l’art qui est au passé, mais qui ne veut pas dire que l’art est mort, ou que l’art est fini. Mais qui veut dire que désormais, et depuis toujours, il a à devenir ce qu’il est. Il a à devenir ce qu’il est. Et ce « est » est un « a été ». Il a donc à devenir ce qu’il a été. Je dirais que c’est une position particulière sur le temps de l’art.

Je dirais, c’est le point que je voulais reponctuer, avant-garde, ça veut essentiellement dire que l’art est absolument au présent. Ça veut dire que le temps de l’art, c’est le présent. Ça veut dire cela bien plus que ça ne veut dire la rupture avec le passé. La rupture avec le passé est une conséquence, ce n’est pas le motif. Quand elle est le motif, c’est qu’on a affaire à une avant-garde dégénérée.  L’ avant-garde véritable est celle qui soutient de façon radicale que l’art est au présent. Donc il n’y a pas un être de l’art qui soutient que l’art aurait à être ce qu’il est. Il n’y a pas cela. Il y a une présence effective de l’art même, qui est son temps propre. L’ avant-garde comme groupe (je vous l’ai dit les avant-gardes sont organisées, elles ont qch de collectif et intervenant). Et pourquoi ? car elles déclarent le présent, elles décident  un présent, elles décident de ce qu’est le présent. Parce que justement le présent n’a pas été décidé, comme dans la vision classique des choses il l’a toujours été, pour part. Il faut être simplement à la hauteur de cette décision. Tandis que dans la conception de l’avant-garde, le présent doit être décidé, il ne l’a pas été : on n’est pas un héritier, on n’est pas un légataire, on n’est pas un imitateur. On est celui qui déclare le présent de l’art.

Et l’originalité, le critère de l’originalité est lui-même secondaire, à mon sens. On a souvent dit que le siècle était hanté par l’idée de l’œuvre originale en rupture avec tout ce qui a été fait. C’est vrai mais c’est secondaire. L’originalité, c’est une des manières d’accéder au présent, d’être sûr que c’est du présent dont il s’agit. C’est une garantie de présence du présent. On peut donc dire que la question, je dirais presque ontologique de l’art au 20ème siècle, c’est la question du présent. Nous retrouverons ce motif dans beaucoup de dispositions du siècle, cette hantise du présent. On peut se demander pourquoi : qu’est-ce qui fait qu’il y a cette conjonction temporelle entre l’art et la volonté de déclarer le présent dans sa forme artistique ? C’est profondément lié à un thème introduit de puis longtemps, qui est le thème du siècle comme commencement. Qui lui déborde de beaucoup la question de l’art, c’est un motif très profond et qui traverse des tas de choses. Nous donnerons plus tard les variantes politiques majeures. L’idée que le siècle est un commencement. Mais la question du commencement, c’est la question de son présent : vous n’avez la certitude de commencer que dans une temporalisation qui est au présent. Evidemment, c’est l’anti-classicisme par excellence. Le classicisme, c’est fondamentalement l’idée que ça a déjà commencé depuis longtemps. On vient trop tard, comme dit La Bruyère. Tout est dit. ça ne veut pas dire qu’il faille ne rien dire. On peut redire, redire à la hauteur du dire déjà dit. C’est déjà mas pal. Il y en a qui ne sont même pas capables de redire ce qui a été dit. Etre dans cette capacité, c’est déjà être un artiste compétent et digne. Il y a une dignité dans la répétition, lorsque elle est une répétition réelle, à la hauteur de ce qu’elle répète. C’est la sphère classique ou néo-classique. Ce qui est contre ça, c’est l’idée du commencement : ça n’a pas été déjà dit, ça n’a pas déjà fait (c’est un aspect des choses), mais surtout c’est au présent. Et le problème du commencement, à vrai dire, c’est comment on le reconnaît : qu’est-ce qui permet de reconnaître un commencement ? Qu’est-ce qui permet d’identifier, dans l’œuvre d’art effective, cette puissance du commencement ? Et si le siècle est commencement, ou si le siècle doit pouvoir être témoin d’un commencement, l’art est là pour témoigner du commencement. Donc l’art lui-même doit être pris dans le commencement. Mais qu’est-ce qui atteste le commencement, qu’est-ce qui atteste que le commencement n’est pas un recommencement ? C’est un des problème les plus aigus de la conscience du siècle. Le siècle est hanté non seulement par la conscience du commencement mais stt par l’idée de la certitude du commencement. Comment sait-on qu’on commence ? C’est la question du commencement du commencement. On ne peut savoir qu’on commence que si on est pris dans le commencement du commencement lui-même. Mais qu’est-ce qui donne une critère du commencer comme tel ? Il y a un critère artistique : ce qui donne la certitude du commencement, c’est l’intensité sensible du présent comme telle, c’est l’intensité du présent. Vous reconnaissez le présent au fait que le présent a une intensité exceptionnelle. Ce présent n’est pas comme les autres présents, c’est un présent dans la présence est attestée de manière singulière. On peut dire que l’art, au 20ème siècle, c’est l’attestation du commencement comme présence. Mais comme présence, pas la présence ontologique, mais comme présence temporelle, comme présentification, comme présent pur. Si nous suivons cette piste, nous comprenons pourquoi tendanciellement l’art du 20ème se centre sur l’acte. Comment l’acte, le geste artistique, la production elle-même, tend à être le contenu de l’art lui-même. La raison fondamentale en est que c’est ça qui est la dynamique ou l’intensité du présent. C’est ça qui constitue le temps présent où se déclare le siècle comme commencement.

Son revers, bien connu, c’est que quand on a commencé que faire ? Que faire si c’est le commencement qui est la norme ? on a commencé, normalement on continue. Mais continuer : comment le commencement résonne dans la continuation ? C’est compliqué ! Il y a la thèse latente de quelque chose comme un commencement perpétuel. C’est une des grandes chimères du siècle : créer le commencement perpétuel.

Là nous avons un autre problème : qu’est-ce qui différencie un commencement perpétuel d’un recommencement ? C’est une question dont il y a des variantes, y compris spéculatives, abstraites, même jusqu’au cœur de la science. Cette possibilité de penser une succession de commencements, ou un commencement perpétuel, qui ne soient pas dans la répétition du commencement, mais qui soit effectivement autre chose que le recommencement ou la répétition. Comment le commencement peut recommencer sans répétition ? Comment être constamment inaugural ? Comment faire de la vie elle-même, de la vie de l’art, de la vie historique de l’art, une sorte de matin perpétuel ? dans la forme basse, ça donne de constants changements de chevaux artistiques, une école et une autre école et autre chose : une usure du commencement. C’est la forme basse. La forme haute, c’est évidemment celle d’une consumation, celle d’une espèce de brûlure immanente. Qch qui fait que le commencement est sa propre combustion, et laisse place nette pour un autre commencement. Vous voyez bien que tendanciellement, il faut que le commencement et la fin en réalité coïncident. C’est ça que j’appelle la consumation. Il faut le commencement soit commencement pur, il faut que ce qu’il commence s’abîme dans le commencement lui-même. C’est une idée artistique très puissante qui va se réaliser par exemple dans des forme ultra-courtes, ou des peintures qui sont le pur geste de production, ou dans des choses destinées à être détruites, qui ne sont édifiées que pour être détruites. On pourrait multiplier les exemples. Ce qui nous intéresse, c’est leur consistance interne. La consistance, c’est cette idée d’un commencement qui est aussi et immédiatement la fin de ce qu’il est. Ça, c’est ce qui atteste un présent pur, un présent en quelque sorte dilapidé dans sa présence. Ce que nous avons remarqué, je crois que c’est un point très important, c’est que, du coup, du coup, du coup, tendanciellement, il n’y aurait presque rien.

C’est Mallarmé qui a dit le 1er cela : le drame a lieu le temps d’en montrer la défaite. Le temps d’en montrer la défaite, dit-il, il se déroule fulguralement. C’est prophétique : le drame a lieu le temps d’en montrer la défaite, qui se déroule fulguralement. Le temps de montrer cette coïncidence entre l’avoir lieu et le ne pas avoir lieu comme présent pur, comme commencement radical, comme pur matin. C’est la fulguration du commencement comme fin. Donc, c’est presque rien. Par conséquent, c’est la tendance contraire, mais enveloppante, comme c’est presque rien, il faut en parler beaucoup. D’où le fait que le manifeste, le commentaire, la déclaration, sont aussi longs que l’œuvre est courte. Ce n’est pas une redite, c’est une nécessité. Ie le pur commencement doit être montré comme commencement, indiqué comme projet, comme figure, car il est menacé de n‘avoir été que sa fin, de n’avoir été que sa disparition, d’où l’importance extrême des manifestes. Je reviens sur ce point : une caractéristique essentielle des avant-gardes, c’est le manifeste. Le manifeste, c’est ce qui indique la nécessité ou l’avoir lieu du commencement pur. Car vous comprenez bien qu’un commencement pur ne s’indique pas lui-même. Artistiquement ce qui indique qch, on sait ce que c’est, c’est le développement. Dans l’architecture musicale classique, si vous avez un thème, le propos du thème est d’être développé : il va s’indiquer lui-même comme principe de consistance de ce qui est là par son dvlpt, donc par la construction d’un temps. Si vous êtes dans l’idée d’un commencement pur rien ne va l’indiquer, vous n’aurez pas ce dvlp qui entoure, indique et constitue le commencement pur. Ce qui va en tenir lieu, c’est une indication extérieure : il n’y a pas d’auto-dvlp conséquent de ce commencement. Puisque c’est lui qui est auto-suffisant. Il va y en avoir un geste d’indication extérieure, qui est une proclamation, une déclaration, un programme. Nous trouvons donc cette dialectique, très caractéristique du siècle, qui est la dialectique entre des œuvres évanouissantes et des programmes fracassants. Ça légitime l’organisation collective de l’avant-garde. Elle est regroupée autour du programme. Et l’action existe, mais elle n’est indiquée, dans son caractère fugace et en même temps décisif, que par la proclamation et le manifeste. De sorte que, finalement, l’art lui-même (nous y reviendrons beaucoup plus tard), il y a quelque chose dans l’art lui-même qui est connexe de la forme du parti, dont nous avons déjà parlé (le nous et le je etc…). Le parti est un objet décisif du siècle, mais pas seulement le parti au sens où il est mort maintenant, le parti communiste etc… En un sens plus essentiel, plus pensé finalement. Parce que au fond, le parti, c’est ce qui est chargé d’indiquer programmatiquement une action qui peut-être n’a pas lieu, ou qui peut-être ne peut pas avoir lieu, ou qui peut-être n’a pas eu lieu comme elle aurait eu avoir lieu etc… Il tient et il déclare programmatiquement quelque chose qui, par ailleurs peut s’appeler la révolution, par exemple, qui ou bien a eu lieu mais pas comme elle aurait du avoir lieu, ou bien n’a pas encore eu lieu, ou bien n’aura pas lieu, mais l’avoir lieu de cette chose là est inscrit dans ce qui est déclaré par le parti. Il y a travaille. Il y travaille : ça a eu lieu quelque part, ou ça aura lieu. Après tout, la révolution aussi, c’est un commencement, la suite est toujours calamiteuse. Donc son essence est dans le commencement. C’est ce que tout a montré, et c’est ce que tout le monde savait. Il n’y avait pas d’illusion là dedans : on savait que ce qu’il y avait de puissant et d’exaltant, c’était l’avoir lieu, le commencement,  l’ouverture, l’auroral. Ce qui venait après était laborieux, au mieux, et sinistre, au pire. Mais rien ne relevait de ce que en tout cas le commencement pouvait avoir lieu. Il faut appeler parti, au sens profond, au sens où la philosophie de la chose nous importe, non pas seulement des organisations politiques empiriques, mais cette coexistence, paradoxale et puissante, de la déclaration programmatique et de l’acte improbable. Cette coexistence de l’acte et de la déclaration, c’est ce qui dévoue les énergies au présent. C’est ce qui dévoue les énergies au présent, même si le présent n’est qu’une espérance. C’est ce qui dévoue les énergies au présent même si le présent n’est qu’une espérance. Donc c’est une fabrication du présent, c’est ça ce qui fascine, c’est une fabrication du présent qui peut-être échoue (attester le présent c’est très difficile, il a peut-être eu lieu sans qu’on le sache). Mais c’est une fabrication du présent. Ce qui a rallié les gens par centaines de milliers, dans le cas politique, par petites dizaines dans le cas des avant-gardes artistique, mais dans tous les cas avec une intensité exceptionnelle, c’est l’idée qu’il y avait là l’organe d’une fabrication du présent. La fabrication du présent, elle se donnait à travers l’aléatoire de l’acte d’un côté et environnement déclaratoire et programmatique de l’autre. Dans le cas de l’art, elle se donnait dans des œuvres ténues et insaisissables et dans l’autre, dans l’organisation des manifestes et dans le nom des écoles. C’était le point sur lequel je voulais insister.

Vous voyez que à travers cela nous avons une ouverture plus puissante que l’art lui-même, qui est : comment les gens, les esprits, les corps se rallient à l’idée de la fabrication du présent ?

Au fond, pour le dire en passant, qu’est-ce qui caractérise notre temps aujourd’hui ? Notre temps, c’est qu’il n’y a pas de présent, c’est son essence. C’est très curieux, car on est revenu au temps de Mallarmé, de ce point de vue là. On est revenu aux années 1880, à peu près. Un présent fait défaut, disait Mallarmé. Aujourd’hui, c’est ça, un présent fait défaut. Personne ne pense qu’on puisse fabriquer le présent. Ça veut dire qch de très précis, ça veut dire que nous sommes captifs de l’idée que rien ne commence. Nous sommes pris dans une agitation formidable, mais cette agitation n’est pas un commencement. Ce n’est pas qu’il ne se passe rien, mais il y a une sorte d’infernale agitation stagnante, qui est précisément inappropriable à l’idée du commencement. Ce n’est pas pour dire que l’un vaut mieux que l’autre, ce n’est pas une comparaison. C’est comme ça. Le temps est venu de faire bilan de ce qu’a été cette longue époque de fabrication du présent, comme idéal, comme manière d’être - dont le nom, dont un des noms très importants, a été le parti. Le parti au sens quasi ontologique, ça regroupe aussi les avant-gardes artistiques par exemples, et bcp d’autres choses, et bcp d’autres choses. De ce point de vue là, l’art du 20ème siècle a été un art de parti. Ça ne veut pas dire un art aux ordres du parti (ça a existé aussi, c’est la forme abâtardie), mais ça veut dire un art dévoué collectivement à la fabrication du présent, ie hanté par l’idée de commencement. Ça a été un art, pour la 1ère fois peut-être (je ne sais pas s’il y a déjà eu, à cette échelle, une profondeur subjective aussi radicale de l’anti-classicisme). On pourrait définir le siècle comme fondamentalement anticlassique. Anticlassique, ça a une définition rigoureuse. Classicisme a une définition rigoureuse : on appelle classicisme la conviction que l’art a à être à la hauteur de ce qu’il est. Sa norme existe, et il faut qu’il soit à la hauteur de cette norme. Il faut qu’il soit au passé, c’est le classicisme. Si j’avais à définir d’un seul mot l’art du 20ème, je dirais : non classique. Classique est pris en un sens plus vaste que le seul 17ème. Non classique de manière majeure. C’était le point que je voulais reprendre.

 

Ce que je voudrais maintenant vous proposer, c’est une lecture thématique du texte de Breton, du texte tiré d’Arcane 17, qui va permettre une retraversée singulière d’un certain nombre des motifs qui sont les nôtres. Il faut là que nous le regardions. Je voudrais vous faire un commentaire de ce texte entièrement approprié à ce que nous avons dit jusqu’à présent, qui va en prélever ou en extraire un certain nombre de thèmes, qui vont être au nombre de 5.

 

C’est là, à cette minute poignante où le poids des souffrances endurées semble devoir tout engloutir, que l’excès même de l’épreuve entraîne un changement de signe qui tend à faire passer l’indisponible humain du côté du disponible, et à affecter ce dernier qui n’eût pu se connaître sans cela. Il faut être allé au fond de la douleur humaine, en avoir découvert les étranges capacités, pour pouvoir saluer du même don sans limite de soi-même ce qui vaut la peine de vivre. La seule disgrâce définitive qui pourrait être encourue devant une telle douleur, parce qu’elle rendrait impossible cette conversion de signe, serait de lui opposer la résignation. Sous quelque angle que devant moi, tu aies fait état des réactions auxquelles t’exposa le plu grand malheur que tu peux concevoir, je t’ai toujours vu mettre le plus haut accent sur la rébellion. Il n‘est pas en effet de plus éhonté mensonge que celui qui consiste à soutenir, même et surtout en présence de l’irréparable, que la rébellion ne sert de rien. [C’est une maxime dont nous avons besoin]. La rébellion porte sa justification en elle-même, tout à fait indépendamment des chances qu’elle a de modifier ou non l’état de fait qui la détermine. Elle est l’étincelle dans le vent, mais l’étincelle qui cherche la poudrière. Je vénère le fond sombre qui passe dans tes yeux chaque fois que tu reprends conscience du tort insurpassable qui t’a été fait, et qui s’exalte et s’assombrit encore au souvenir des misérables prêtes essayant de t’approcher à cette occasion. Je sais aussi c’est le même feu qui fait pour moi si hautes ces flammes claires, qui les enlace en chimères vivantes sous mes yeux. Et je sais que l’amour, qui ne compte plus à ce point que sur lui-même, ne se reprend pas, et que mon amour pour toi renaît des cendres du soleil. Aussi, chaque fois qu’une association d’idée traîtreusement te ramène en ce point où, pour toi, toute espérance un jour s’est reniée, et du plus haut que tu te tiennes alors, menace de te précipiter à nouveau dans le gouffre. Eprouvant moi-même la vanité de toute parole de consolation, et tenant toute tentative de diversion pour indigne, je me suis convaincu que seule une formule magique, ici, pourrait être opérante. Mais quelle formule saurait condenser en elle et te rendre toute la force de vivre, de vivre avec toute l’intensité possible.  Celle à laquelle je décide de m’en tenir, la seule par laquelle je juge acceptable de te rappeler à moi lorsqu’il t’arrive de te pencher tout à coup vers l’autre versant, tient dans ces mots lorsque tu commences à détourner la tête je veux seulement frôler ton oreille : Osiris est un Dieu noir.

André Breton, Arcane 17

 

1° la production d’excès

La 1ère chose, que nous trouvons dans le début de ce texte, « c’est là, à cette minute poignante où le poids des souffrances endurées semble devoir tout engloutir que l’excès même de l’épreuve entraîne un chgt de signe qui tend à faire passer l’indisponible du côté du disponible et à affecter ce dernier d’une grandeur qu’il n’eût pu connaître sans cela ». et :  « Il faut être allé au fond de la douleur et en avoir découvert les étranges capacités pour pouvoir saluer du même don sans limite de soi même ce qui vaut la peine de vivre ».

Alors ce passage-là, nous pouvons directement le lier au 4ème motif dont j’ai parlé introductivement, ie au motif de la production d’excès ou état d’exception, motif qui est une figure de l’art mais qui est aussi dans le siècle au-delà de la figure de l’art.

Que nous dit Breton ? Breton nous dit que le problème, finalement, c’est une fabrication d’excès qui soit affirmative. Le pb, c’est comment produire un excès affirmatif ? ie un excès qui aille dans le sens de l’intensité de la vie. Comment produire un « sans limite » (l’expression y est), ou une « grandeur » (le mot y est aussi, c’est un mot très important du siècle, mot passé de mode : nous n’aimons plus que la petitesse, la modestie. Nous sommes devenus modestes. Là à l’époque de Breton, on n’était pas modeste, c’était la grandeur, la grandeur, c’est le sans limite ou l’excès, voilà les 3 mots qui la regroupe). Comment produire cela, une grandeur, un excès ou une figure de l’infini si vous voulez qui soit affirmative ? La thèse dialectique de Breton, c’est que la seule ressource disponible pour cela, c’est de l’excès négatif, ce qu’il va appeler la douleur, en la circonstance, « le poids des souffrances endurées », « l’excès même de l’épreuve » etc…. La situation créatrice, c’est d’elle qu’il s’agit, qu’elle soit vitale ou artistique importe peu, nous avons dit pourquoi (tendanciellement l’art et la vie, c’est la même chose). La situation créatrice, c’est la conversion d’un excès négatif en excès affirmatif, c’est pour cela qu’elle va s’appeler un chgt de signe. Elle est au sens strict un changement de signe. Mais ce qui est intéressant, c’est que le changement de signe est un changement de signe de l’excès. Ce n’est pas excéder quelque chose qui serait dans son régime normal. La production d’excès n’est pas production d’excès sur la normalité. La production d’excès exige le renversement d’un autre excès, le renversement de la douleur en rébellion, ou de la mort en vie, mais de toute façon, c’est d'un excès à un autre excès. Par conséquent, il n’y a pas de conversion possible des états ordinaires. C’est une thèse qui n’a l’air de rien mais qui est tout à fait radicale : il n’y pas de conversion possible des états ordinaire, donc il n’y a rien à tirer des états ordinaires. Vous ne pouvez pas espérer produire de l’excès à partir de l’ordinaire. Il faut que l’excès soit déjà là. Vous ne pouvez produire de l’excès que si l’excès est déjà là. Le mouvement du texte, c’est passer d’un excès infligé, qu’on appelle une douleur, à un excès créateur, dans une mutation (que Breton ne va pas chercher à expliquer, d’ailleurs), une mutation formulaire ou miraculeuse, qui inverse le signe, qui inverse le signe.

Vous voyez bien que la leçon qu’il faut tirer de cela, si on croit à cela, c’est qu’il faut s’exposer à l’excès, puisque vous n’avez aucune chance de produire de l’excès, donc d’être dans l’intensité créatrice de la vie, autrement que par changement de signe de l’excès. Il faut donc s’exposer à l’excès. Ce n’est pas de l’ordinaire de l’existence que vous allez pouvoir tirer l’intensité créatrice. Il faut que qch vous ait été infligé hasardeusement pour que, par une commutation singulière de cet excès, vous produisiez l’excès créateur. Nous avons là un thème déjà introduit sous d’autres formes, qui est : il y a une vertu de la passivité, pour autant que c’est une passivité d’exposition, y compris au pire. Car après tout, c’est du pire que parle Breton, là : « le point des souffrances endurées semble devoir tout engloutir », on n’est pas dans une exposition limitée, on est dans l’exposition au pire. Recevoir la leçon du pire est finalement une condition de la création elle-même. Mais vous voyez bien que ça donne une stratégie créatrice très particulière, dans laquelle au fond toute création commence par une exposition. Toute création commence par le mode propre sur lequel vous êtes exposé au signe négatif de l’excès. Il faut être allé au fond de la douleur humaine, en avoir découvert les étranges capacités, pour pouvoir saluer du même don sans limite de soi-même : le don sans limite de soi-même commence par l’exposition sans limite de soi-même : on aura le don sans limite de soi-même si on a eu l’exposition sans limite de soi-même au tréfonds de la douleur.

C’était le 1er point que je voulais ponctuer. Il a une résonance considérable, car il indique la position exacte de la question de l’exposition et du risque. Il faut bien comprendre que le risque, y compris le risque gravissime, le risque que nous pourrions appeler le risque absolu, ie le risque qui vous porte à l’excès dans la passivité, le risque qui vous expose à l’excès absolu dans l’élément de la passivité, est considéré comme une ressource, et non pas comme un mal. C’est une ressource, ça peut ne pas en être une : le changement de signe n’est jamais mécanique ou obligatoire (nous allons voir quel est l’ennemi, ça vient tout de suite après) mais c’est une ressource. C’est une des modalités de ce que j’ai appelé la question du réel. La question du réel, c’est la commutation magnétique des signes dans des excès qui sont des excès symétriques. Vous n’aurez pas l’un dans l’autre. Il n’y a pas d’affirmation auto-suffisante. C’est le 1er point : entre l’excès d’un côté, et le sans limite de l’autre, vous avez le changement de signe comme mobilisation de l’énergie donnée dans l’excès négatif lui-même. Par ailleurs qu’il soit question du réel est donné dans la formule « faire passer l’indisponible du côté du disponible ». Nous sommes tout près de la formule lacanienne selon laquelle l’impossible est le réel. C’est appelé l’indisponible mais c’est quasiment la même chose. L’expérience radicale de l’exposition c’est l’exposition à ce qui n’est pas disponible, ce qui est impossible. Ce qui est impossible à endurer ou à supporter là est le réel. La création, c’est un chgt de signe du réel. C’est donc une opération magnétique. Le magnétisme est une métaphore constante chez Breton. C’est pas un hasard : cette brusque commutation est une opération magnétique. Le réel est un champ magnétique, il est pris dans le plus et le moins, dans un champ de forces. Tout le problème est d’obtenir la commutation du signe. Nous avons là une définition de l’art, de la vie, mais c’est la même chose, comme possibilité de l’exposition au champ magnétique du réel d’une commutation des signes de l’excès. C’est une typique définition de ce siècle. Il y a une forte conscience du prix payés : il faut s’exposer au champ magnétique, dans son excès négatif lui-même. c’est le 1er point.

 

2ème point : résignation et rébellion

 « ce qui rendrait impossible cette conversion de signe serait de lui imposer la résignation sous quelque angle que devant moi tu aies fait état etc…  je t’ai toujours vu mettre le plus haut accent sur la rébellion ».

Nous avons donc là une antinomie fondamentale qui est celle de la résignation et de la rébellion. Quand vous êtes dans l’excès négatif, tout le point est de savoir si vous optez pour la résignation ou la rébellion. Et la rébellion est le nom subjectif du chgt de signe. C’est le nom de la subjectivité capable de changer les signes. Résignation, c’est celle qui déclare qu’on ne peut pas changer le signe. Subjectivité et immuabilité du signe. Donc vous avez une antinomie de la rébellion et de la résignation comme une antinomie subjective fondamentale, avec cette vertu majeure que la rébellion se suffit à elle-même. C’est un énoncé central du texte. La rébellion est à elle-même sa propre norme, tout à fait indépendamment des chances qu’elle a de modifier ou non l’état de fait qui la détermine.

La rébellion, c’est au fond quoi ? C’est le pari qu’on peut changer le signe. Ce n’est pas le changement de signe lui-même, mais c’est la subjectivité du changement de signe. Si la rébellion était par elle-même la certitude du changement, on n’aurait pas besoin de dire qu’elle se suffit à elle-même quelles que soient les transformations qu’elle provoque. La rébellion, c’est l’idée que quand on est exposé au pire qu’on peut changer de signe. Rien de ce qui arrive à l’homme n’interdit sa capacité créatrice, ne peut bloquer sa capacité créatrice. Le changement est toujours possible. C’est ça la rébellion, y compris contre l’ordre des choses le plus radicalement douloureux ou intolérable.

La résignation c’est l’idée d’une commutation de signe impossible. L’homme de la résignation on l’appellera de manière générale le prêtre (le prêtre de la religion, mais c’est une figure beaucoup plus vaste). Le prêtre, c’est sa définition, c’est l’homme de la résignation. Le misérable prêtre. Le misérable prêtre, c’est celui qui soutient, quoi ? C’est pas celui qui soutient directement que la rébellion est mauvaise ou impossible. Le prêtre, c’est celui qui soutient que la rébellion doit être mesurée à ces résultats. Le vrai prêtre, le prêtre malin. C’est pas celui qui prêche directement la résignation. Il la prêche indirectement. Comment il la prêche ? il la prêche en déclarant : vous êtes bien d’accord qu’il faut mesurer la rébellion à sa capacité à changer l’état des choses, après on constate que sa capacité à changer les choses étant très faible, il vaut mieux la résignation, mais c’est 2nd. De ce point de vue, notre monde à nous est un monde de prêtre au sens : ça n’a pas seulement à voir avec la religion (ça a eu à voir bcp avec la religion). mais cette idée que :

1) vous devez mesurer la rébellion à ses résultats, attention voyez c’est pas possible, ça ne va donner que des calamités. La maxime 1ère, c’est la rébellion doit être évidemment mesurée à ces résultats. C’est très profond. L’essence du discours du prêtre n’est pas exactement la résignation, bien que à la fin des fins c’est bien de ça qu’il s’agit. L’essence du discours du prêtre, c’est de dire : mettons-nous bien d’accord sur le fait que nous mesurons la rébellion à ses résultats effectifs. C’est une proposition apparemment innocente, c’est une proposition insidieuse, d’où le misérable prêtre. Car une fois avalé ça vous avez avalé tout le reste. Il est vrai que la posture subjective de la rébellion exige que la rébellion vaille pour elle-même. Breton a entièrement raison : vous ne pouvez pas conditionner la rébellion. Si vous commencez à dire : je vais la mesurer à ses résultats, au lieu d’en faire un élément subjectif inconditionné, vous en faites un élément conditionné et relatif. Vous êtes donc prêts pour la résignation, vous êtes prêts à vous incliner devant la réalité - ce que le prêtre nous demande (il ne demande rien d’autre à la fin des fins). C’était le 2ème point que je voulais souligner. Ça a été une des grandes idées du siècle, quels qu’en aient été par ailleurs les usages dévastateurs, ça a été une grande idée du siècle que en fin de compte, il n’y a pas de raison d’accepter de comparaître devant le tribunal des résultat. Nous ne sommes pas sommés de comparaître devant le tribunal des résultats. Les subjectivités rebelles peuvent valoir en elles-mêmes. Les résultats, c’est un autre propos, c’est une autre discussion. La question est de savoir si on tient ou si on ne tient pas que on peut inverser les signes, que l’on peut tenir l’inversion des signes. Ce point là, c’est comme ça, il ne peut être qu’inconditionné. Dès que ce point est conditionné, vous êtes sur le chemin de la résignation. Et on sait bien que de ce point de vue là, il n’y a pas d’autre argumentaire de la résignation que le réalisme. Le discours du prêtre n’est pas un discours chimérique. C’est le discours de la réalité : le prêtre est celui qui vous fait plier sous la réalité, toujours : « soyez ce que le résultat vous contraint d’être ». C’est ça que Breton avec perspicacité et violence désigne comme le misérable prêtre. Si le siècle a été nietzschéen, par certains côtés, il l’a été là, au bon sens du terme. Il l’a été là, en désignant, y compris chez Breton lui-même, en désignant la prêtrise, non pas comme simplement ou principalement un appendice de la religion établie, mais comme ce qui précisément cesse de tenir la rébellion pour inconditionnée, ie subordonne la rébellion au principe de réalité. A partir du moment où elle est subordonnée au principe de réalité, elle est forclose, parce que d’une certaine façon, elle ne se soutiendra pas dans sa valeur d’autonomie. Il y a eu évidemment un très grand nombre de prêtres révolutionnaires. Les prêtres ont grouillé dans le siècle. Dieu sait qu’on a invoqué, y compris contre d’innombrables rébellions, des figures pseudo-marxistes de la réalité. Je ne dis pas que le prêtre est une invention récente, le siècle a été un débat avec la prêtrise, y compris de la manière immanente à la rébellion elle-même : la rébellion avait ses propres prêtres etc... Il y a un enchevêtrement complexe. L’important est d’identifier la figure du prêtre, dans un lexique nietzschéen, comme celui qui subordonne la rébellion à ses résultats, et donc la subordonne au principe de réalité.

 

3ème point : l’amour

Le 3ème point concerne l’amour, tout ce texte est dédié à la figure féminine non décrite. « je sais que l’amour qui ne compte plus que sur lui-même ne se reprend pas et que mon amour pour toi renaît des cendres du soleil etc… ». Le point sur lequel je voulais simplement insister là, c’est que, indubitablement le siècle a été un grand siècle de la promotion de l’amour comme figure de vérité. De ce point de vue là, il y a une invention concernant l’amour dans le siècle très différente de ce que le romantisme et le 19ème a énoncé sur l’amour. Il y a eu une mutation du discours amoureux au 20ème siècle. C’est un point aussi à porter à son crédit. L’horizon de la psychanalyse n’y a pas été pour rien, mais pas seulement. L’activation de la question égalitaire amoureuse, ie la question de la promotion, ou de l’incitation, ou de la surrection féminine dans la figure amoureuse y a aussi été pour beaucoup, elle a déployé d’autres figures que les figures canoniques, anciennes ou héritées. Il y a eu beaucoup de facteurs, mais le noyau de tout cela a été de disposer l’amour non pas comme fatalité, mais comme invention. On peut montrer ça, que dans sa littérature, dans son cinéma, dans son art, dans sa vie, dans la vie des gens, il y a eu le cheminement d’une figure amoureuse qui, loin de la figure à sa manière grandiose de la fusion fatale (telle que le romantisme l’a prodiguée), a petit à petit déplié une figure de l’amour comme aventure et invention, comme complexité tenue, et en fin de compte comme scène de vérité, comme construction d’une scène où quelque chose se dit en vérité du rapport entre les sexes, de la sexuation, et au-delà, de ce que sont le sujets. De ce point de vue, à sa manière le surréalisme a été une étape. C’est pour ça que le surréalisme traite de l’amour de façon centrale. Il est encore attaché à un certain nombre de mythologies concernant la figure féminine, il n’est pas entièrement progressiste sur ce plan là. Mais il est émancipateur tout de même, précisément car la question de l’amour y est de plain-pied abordée, disposée et traitée dans l’élément de la vérité, et pas dans l’élément du destin. Quand Breton dit : l’amour, parvenu à ce point, où il faut tenir l’excès, ne compte que sur lui-même, il dit une chose essentielle, qui est qu’il y a une autonomie de la construction amoureuse qui ne rend compte qu’à elle-même de sa construction de vérité. L’amour n’est pas inscription astrale, un destin de conjonction, n’est pas une fusion mystique. L’amour est une aventure du corps et de la pensée, qui élucide, au fur et à mesure, son propre devenir, et qui ne rend de compte qu’à soi-même. Cette figure, c’est une invention, c’est l’invention de l‘amour comme invention.  Il faut rendre hommage au surréalisme, y compris dans cette figure de tension et d’excès, de mettre l’amour au foyer de questions essentielles de la pensée. disons que cette conviction que finalement l’amour est une pensée [chgt K7] était une grande et puissante idée, c’est pourquoi je voulais la ponctuer. Elle est présente dans le texte : d’une certaine façon, Breton se demande comme l’amour lui-même traite l’excès. Cette question de savoir comment l’amour invente un traitement singulier de l’excès, c’est une question décisive dans le devenir de l’expérimentation amoureuse. C’était le 3ème point.

 

4ème point : la question de la formule

Quel sens faut-il donner à la fin du texte ? « me suis-je convaincu que seule une formule magique ici pourrait être opérante. mais quelle formule saurait condenser en elle et te rendre instantanément toute la force de vivre, de vivre avec toute l’intensité possible » . Cette formule va être Osiris est un Dieu noir. Pourquoi la formule, l’intervention de la formule ? Cette affaire remonte à Rimbaud : j’ai trouvé le lieu et la formule. Nous retrouvons nos prophètes : Nietzsche, Rimbaud, Mallarmé, nos prophètes du siècle.

Ce que la formule désigne, je crois, c’est en fait le point supposé de conjonction entre le programme et l’acte. Je vous ai dit : le dispositif typique du siècle, c’est cette juxtaposition ou cet enveloppement d’un acte qui commencerait radicalement les choses (qui peut être acte politique, artistique, amoureux, un acte qui crée un nouveau matin), et d’un programme qui le pense, le thématise, en donne le concept ou la pensée. la question est de savoir s’il y a un point de conjonction. Est-ce qu’il y a un moment où le programme, qui annonce l’acte, et l’acte sont conjoints sont indiscernables ? y a-t-il un moment où le programme cesse d’être un programme et est attesté dans le réel ? un moment où quelque chose de ce qui est manifesté, attesté, déclaré, est comme pris dans un fragment de réel ? quand il y a cela, il y a la formule. c’est ça la formule. C’est pour ça que en politique, la formule, c’est un mort d’ordre (quand il marche, quand il est le mot d’ordre de millions de gens). Le mot d’ordre ainsi pris, le mot d’ordre véritablement clamé par des milliers de gens en marche, qui s’emparent de ces quelques mots pour en faire la scansion de leur propre esprit, c’est une formule. C’est une formule magique, parce que au fond, c’est moment où on ne distingue plus entre l’esprit et le corps. Le moment où le corps de l’histoire et le mot, c’est la même chose, c’est ça la formule. Là, dans le contexte du texte de Breton, la formule, c’est ce qui ferait que le changement de signe a trouvé son nom, ie où il n’y a pas seulement le changement du signe magnétique de l’existence, mais où le nom lui-même est dans le signe magnétique de l’existence. C’est la formule. On pourrait dire de ce point de vue là que finalement, une part essentielle du siècle, c’est l’idée trouver la formule, il y a eu une énergie considérable, déployée dans tous les ordres, pour simplement trouver la formule. Trouver la formule, trouver ce point infime d’accrochage au réel de ce qui en annonce la nouveauté, ce point où ce qui annonce la nouveauté et le réel ce point sont accrochés l’un à l’autre, de manière indémêlable, où un mot est la même chose qu’un corps, où un  nom la même chose qu’une existence. C’est pourquoi, ça nous amène au dernier point.

 

Question : mot d’ordre ou slogan ?

Réponse : j’aime pas du tout spécialement mot d’ordre, c’était pour donner un exemple : ça c’est appelé comme ça. Politiquement, on a appelé mot d’ordre qch comme une phrase en résonance avec un corps historique. Nous n’avons pas, nous, nécessairement, à reprendre ce vocable.

 

5ème point : l’intensité de la vie

La formule, c’est au fond ce qui désigne l’intensité de la vie, l’intensité de la vie telle qu’elle est donnée dans le présent pur. C’est ce que dit Breton : « Quelle formule saurait condenser en elle et te rendre instantanément toute la force de vivre, de vivre avec toute l’intensité possible ? ». Nous tombons sur la thématique très importante qui est la thématique de la vie. De quoi est-il question quand il est question de la vie ? Le siècle a parlé avec abondance, et de façon aussi bien suspecte et noire, que de façon positive et exaltée, de la vie. La vie a été un vocable circulant dans le siècle, et qui a couvert beaucoup de choses. Mais si nous prenons dans le cadre de notre analyse, de qch qui touche à la destination de l’art, on voit bien que la vie est corrélée à la formule. La vie, c’est ce que la formule intensifie.  La vie, c’est le primat de l’intensité, c’est ce qui est intense. La formule, c’est le moment où on a trouvé le nom de l’intensité, de l’intensité vivante, vitale, amoureuse, artistique. Vous voyez bien que si la vie, c’est l’intensité, et si c’est encore bien plus, comme le dit Breton l’intensité instantanée, la formule qui va te rendre instantanément toute la force de vivre, alors finalement – nous bouclons un peu notre propos – finalement, la vie, c’est le présent. C’est un nom du présent. Et la thèse artistique, je crois, au fond, ce qu’il y a au terme de tout cela, c’est ceci : il faut capturer le présent par une formule, il faut trouver la formule du présent, il faut conjoindre le présent et le nom  du présent dans une formule et alors on aura l’intensité. Si on a cette conjonction de la formule et du présent, on a une intensité, on a une intensification sans mesure. C’est pourquoi la recherche la plus essentielle du siècle, dans tous les ordres qui ont été les siens, ça a été bien celle de croiser une formule et un instant. De faire qu’une formule et un instant se croisent, et trouver l’agencement de ce croisement. L’œuvre d’art, c’est ça, dans ce siècle : elle peut être complexe, requérir des agencements savants, mais la destination de ces agencements savants, c’est le croisement d’une formule et de l’instant. Parce que dans le croisement de la formule et de l’instant est délivrée l’intensité, et c’est quoi ? c’est le changement de signe, c’est le caractère effectif du chgt de signe. C’est le moment où la douleur du monde se change en joie. C’est ce qui est provoqué, là, localement, peut-être en une seconde. Finalement, ça éclaire un point qui est le suivant : on voit très bien que l’art de ce siècle a été quelquefois d’une redoutable complexité formelle. On l’a même souvent accusé d’une extraordinaire abstraction, les avant-gardes ont été accusées d’un formalisme extraordinaire, d’une abstraction desséchée, d’un conceptualisme sans mesure. Effectivement, c’est un art qui a porté le raffinement de sa réflexion formelle extrêmement loin. Mais si on s’en tient là, on ne comprend pas, cet art. Le 20ème n’a pas été formaliste : c’est comme si on disait qu’il a été formaliste en politique, car le parti a été une figure majeure, essentielle et structuré. Il a simplement soutenu que si on veut produire un chgt de signe (et produire un chgt de signe, ça s’est aussi appelé révolution), il faut que, à un moment donné, l’instant et la formule soient indiscernables. Qu’il y ait le présent pur et le nom du présent en même temps. Pour obtenir ce croisement, intense, de la formule et de l’instant, il faut des agencements très complexes. En attendant, il faut, un peu à l’aveugle complexifier les agencements. La forme, en un  certain sens, était destinée à la résiliation. Elle n’était pas destinée à elle-même, elle était destinée  à ce moment où la formule est si concentrée dans l’instant que la forme n’a plus aucune importance. Je crois que c’était ça le vœu, ou l’idéal de l’art du 20ème.

29 mars 2000

Nous allons aujourd’hui proposer une conclusion, évidemment tout à fait provisoire, sur les quelques conclusions que nous avons introduites sur l’art au 20ème siècle. Encore une fois, il s’agit de procéder par prélèvement des traits singuliers, et non pas du tout de donner un déploiement historique à la question.

Je rappelle que j’avais proposé d’isoler 4 thèmes, ou 4 motifs. Je les rappelle :

- celui de l’avant garde

- celui de la connexion entre art et politique

- celui de la défection catégorie d’œuvre

- celui de l’état d’exception ou de l’art comme production excès

Nous avons parlé assez longuement de catégorie d’avant-garde, et nous avons pris aussi le texte Breton en partie comme illustration de ce point.

Je voudrais aujourd’hui tout simplement traiter ou aborder les 3 autres points :

- la question de la portée politique reconnue à l’œuvre d’art dans le siècle, et plus généralement la question de la connexion entre art et politique

- la question du rapport à la catégorie d’œuvre

- et plus généralement la question de l’art comme production d’excès. L’exception ou l’excès comme figure organique de l’art.

 

1)    la portée politique de l’art

 

Sur la portée politique de l’art, sur ce 1er point, je serai bref, car nous aurons à y revenir de façon plus élucidante lorsque nous traiterons de la figure du mot même de politique au 20ème siècle.

a) les groupes poético-politiques

Il y a une 1ère remarque qu’on peut faire (il s’agit d’une remarque descriptive). Il y a eu, comme des scansions importantes du siècle, ce qu’on pourrait appeler des groupes poético-politiques. Ça c’est une chose qui peut identifier à sa manière le siècle, qui est la récurrence d’apparitions, de constitutions, de formations (nous l’avaons vu sous la rubrique avant-garde, mais là nous le prenons sous un autre angle), de groupes qu’on peut appeler poético-politiques, ie de groupes qui se présentent simultanément comme des écoles, ou comme des orientations collectives de création artistique, et comme détenteurs d’un principe de rupture politique, au moins subjectif. Je dis poético-politique car poétique est pris ici au sens large, ça veut pas dire forcément des groupes de poète, mais ça veut dire qch qui propose une connexion entre la politique et  un élément artistique, que je résume ici sous le nom de poétique, qui est un élément artistique proposant, comme nous l’avons vu, qch comme une formule d’émancipation de l’art. Donc il y a cette figure, tout à fait singulière, d’une connexion reconnue entre la rupture politique subjective et puis un élément qui est un élément de formule émancipatrice quant à l’art lui-même. C’est ça que j’appelle un groupe poético-politique : en ce sens, les surréalistes ou les situationnistes représentent de tels groupes. A noter qu’ils retiennent aussi de la politique son caractère organisé : ce sont des groupes, organisés, liés à des manifestes, à des programmes, à des indications actives, pratiques. Liés aussi à une grande fureur scissionnistes, et à des diatribes incessantes contre les hérésies,  les dissidents, les mous, les autres etc… Ce sont des groupes au sens fort, ie des groupes qui manient de manière interne et externe les catégorie de l’altérité ou de l’antagonisme de façon souvent extrêmement raide.

Une catégorie qui mériterait à elle seule d’être examinée comme une catégorie très importante du siècle est celle d’exclusion. Pas au sens sociolo-moralisant d’aujourd’hui, pas au sens des exclus comme bas côté du triomphe de la démocratie capitaliste. Mais l’exclusion au sens strict : exclure qln d’un groupe, le faire comparaître, le juger et l’exclure. Vous savez que c’est une procédure fondamentale des partis. Nous reviendrons encore à cet objet fondamental du siècle qu’est le parti. Il faut bien voir que l’exclusion, ça traverse l’identité de groupe du siècle bien au-delà des partis d’inspiration communiste. Les surréalistes excluent à tour de bras, André Breton est un exclueur de 1er ordre. Guy Debord exclut aussi. L’exclusion, la procédure qui prononce symboliquement l’extériorité au groupe, la non appartenance au groupe, et qui en fait un acte d’identification du groupe lui-même, est une procédure interne à ces groupes poético-politiques. Ils ont ceci de politique qu’ils pratiquent ce qu’on pourrait appeler une exclusion poétique, une exclusion artistique. On peut exclure pour des raisons artistiques, pas simplement pour des raisons d’allégeance politique ou programmatique. Les divergences artistiques, les divergences sur l’émancipation par l’art, peuvent entraîner querelles, antagonismes et procédures formelles d’exclusion. Je ne le développe pas ici, je veux faire un sort à ce thème ou ce motif de l’exclusion pour lui-même, qui me paraît tout à fait significatif. Il faut savoir et retenir que c’est une procédure transversale, ce n’est pas le monopole des partis politiques. Ça se trouve absolument dans les groupes poético-politiques. Il y a donc des groupes poético-politiques marqués par toute une série de traits caractéristiques de la politique du siècle, en particulier ce qu’on peut appeler la procédure d’identification négative. S’identifier par exclusion, par scission, par séparation. Il y a l’idée que l’essence du 1 est dans le 2 (nous avons parlé de cela, déjà). C’est une matrice très abstraite mais très importante dans le siècle : il n’y a de véritable essence du 1 que dans le 2. Vous n’êtes sûr de votre propre unité que dans la scission. C’est la scission qui avère le 1. Le 1 se construit dans l’élément du 2. Là, c’est pareil, même pour ces groupes poético-politiques, il y a constamment  l’idée que c’est dans le 2 que se fait l’épreuve du 1. Il est probable que les seuls à rester encore un peu attachés à cette idée, c’est les psychanalystes ! Ils continuent à être assez excluant et assez scissionnistes de tempérament ! Ça a commencé très tôt, Freud a déjà exclu, comme vous le savez. Freud a déjà prononcé formellement l’exclusion. Lui aussi, il est du siècle sur ce point : il est du siècle par le fait que d’abord la psychanalyse a fait groupe, et ensuite parce qu’elle a fait groupe selon les méthodes d’unification unitaire par la scission, la dissidence et l’exclusion. Le motif de l’exclusion est connexe de la manière dont le siècle manie le motif de la déviation ou de l’hérésie. Celui que vous excluez l’est toujours parce qu’il est déviant au regard de ce qui constitue l’identité du groupe, et inversement l’identité du groupe est construite dans l’identification de la déviation et de l’hérésie. Les psychanalystes ont été pris dans cela, et ils semblent s’y tenir encore aujourd’hui avec une certaine ténacité, ce qui est… remarquable, après tout ! C’est pas le seul trait par lequel ils sont, peut être, plus fidèles au siècle que bcp d’autres, ce que je déclarerai ici après tout comme une vertu. C’était le 1er point que je voulais souligner à propos de cette connexion art politique.

 

b) politique

Et au fond, si on s’interroge là-dessus - et sur bcp d’autres formes de cette connexion, sur lesquelles ne j’insiste pas descriptivement - je pense que c’est ultimement sur le mot même de politique qu’il faut faire porter l’accent. Se demander finalement de quoi politique est le nom dans tout ça, y compris quand on dit l’art est essentiellement politique, ou tout est politique ou des choses comme çae… Finalement politique veut dire quoi ? politique est le nom de quoi ? Si vous dites tout est politique, vous donnez manifestement à politique une signification particulière qui excède évidemment sa stricte détermination, comment dire ça ? politicienne, la gestion des affaires gouvernementales, ou qch de ce genre. Vous dites autre chose. Il y a une histoire du mot politique qui fait que, sans aucun doute, c’est un mot qui  a été réinventé par le siècle, c’est un mot auquel le siècle a donné une signification singulière. Quand on assigne à l’art une vocation politique, quand on dit que la rupture artistique est une rupture politique ou qu’il y a une politique des formes, ou que les mutations formelles sont politiques, ou que l’art est au service d’une cause politique, dans tous ces cas la vraie question est de savoir ce que veut dire politique. Quel est le champ sémantique du mot politique ?

En vérité, on voit assez tôt que politique en réalité, ça veut dire rupture. C’est le nom commun pour rupture collectivement reconnaissable. Politique ça désigne ce qui est dans l’élément de la rupture, mais qui est collectivement reconnaissable. En ce sens, effectivement, si politique veut dire rupture collectivement reconnaissable, alors en effet, on peut imaginer pourquoi il y a des groupes poético-politiques, pourquoi on peut dire tout est politique, pourquoi on peut considérer que finalement la politique est connexe à toute procédure, pourvu qu’elle véhicule des éléments de détachements, de rupture ou de subjectivation nouvelle. Politique, c’est le désir du commencement, qch de cet ordre, le désir que qch advienne par l’entreprise humaine, par l’art par exemple. C’est l’idée que l’art n’est pas du tout chargé de représenter ou d’exprimer, nous y reviendrons, mais qu’il est en effet chargé de commencer, de faire commencer qch. Il est, dans son essence même, commencement. C’est au sens où il est identifiable comme commencement qu’on pourra aussi bien dire qu’il est politique. Le siècle aura reconnu une suprématie de la politique, c’est vrai, il aura été un siècle de la politique. Mais pas de la politique au sens empirique du terme, mais il aura été le siècle de la politique au sens que je dis là, ie au sens où politique devient le nom générique du commencement. Et où effectivement, à ce moment là, on peut dire que toute subjectivation est politique, finalement, si on entend par subjectivation l’émergence d’une figure neuve du sujet lui-même. Politique, c’est presque le nom de subjectivation pour autant qu’elle est prise effectivement comme novation création, commencement. La portée politique de l’art, ou la connexion entre art et politique dans le siècle, elle est incompréhensible si on ne donne pas à politique ce sens subjectivé.

Bien sûr, vous aurez dans cet élément là la possibilité constante d’un asservissement politique de l’art, c’est un péril interne à cette vision des choses. A partir du moment où vous reconnaissez que l’art a une fonction politique, évidemment vous êtes pris dans la question de savoir comment s’affirme cette suprématie formelle de la politique, y compris sur l’expérience artistique. Il y aura évidemment un constant débat pour savoir ce que signifie exactement cette dimension politique de l’art. C’est pas parce que vous prenez politique en un sens générique qu’il n’y a pas des politiques concrètes qui vont chercher à s’identifier à ce sens générique. Si on prend l’exemple des surréalistes, il est très clair : d’un côté il y a la revendication d’un côté politique au sens de la rébellion. La politique, c’est le caractère irréductible de la rébellion, c’est la rébellion qui se suffit à elle-même. ça n’empêche pas qu’on un moment donné il faut se poser la question de savoir quel rapport vous avez avec le PC : c’est une autre question mais c’est aussi la même. C’est la complexité du pb. C’est une autre question, car ça touche à la politique au sens professionnel, mais c’est aussi la même car le mot politique est tout de même en partage, et le mot révolution aussi, et le mot rébellion aussi. La question de savoir si l’art comme politique doit être lié à une politique déterminée est évidemment constamment discutée. Sur ce terrain là on peut entrer dans des figures possibles d’assujettissement pur et simple de l’art à une politique empiriquement déterminée. On peut dire que c’est le  risque propre dans le siècle de la fonction politique au sens large de l’art. Le risque propre, c’est que politique est le nom générique du commencement, mais il y a des politiques effectives en même temps, qui prétendent incarner le commencement dans sa figure historique, dans sa figure massive. Vous avez finalement, sur cette question de la connexion de l’art et de la politique, vous avez me semble-t-il un enchevêtrement de 2 processus, et c’est ça qui a rendu la question compliquée, jusqu’aux discussions sur l’art engagé, sur l’art au service de ceci ou de cela. Ça résulte de l’enchevêtrement de 2 processus. - vous avez un processus interne à l’art au 20ème siècle, qui fait corps avec lui, et que nous avons déjà rencontré bien des fois, et qui est la conviction que il y a qch dans l’art qui touche à la nécessité du commencement. Donc une conception créatrice de l’art au sens fort : l’art invente le nouveau, l’art est une procédure d’invention du nouveau. Vous voyez qu’il y a là une critique de sa fonction représentative, au sens large, qui est critique non seulement de la vision imitative mais de toute vision représentative. L’essence de l’art n‘est pas de représenter quoi que ce soit, mais de créer au sens d’une subjectivation novatrice. Ça, c’est déjà nommer une fonction politique, au sens générique. Parce que c’est déjà en effet qch comme une rupture collectivement reconnaissable.

- et puis vous avez un autre processus, mais qui s’alimente du 1er, dont l’horizon est le 1er, qui est la question de la position de l’art et des artiste par rapport aux politiques effectives, et singulièrement aux politiques qui se présentent comme des politiques révolutionnaires, comme des politiques de rupture ou comme des politiques de commencement. Là, la question est de savoir quel est le degré d’autonomie de la procédure artistique. C’est une autre question : quel est son degré d’autonomie de la procédure artistique par rapport aux procédures politiques effectives ? Le débat profond est l’articulation des 2 processus : comment politique en son sens générique en vient à évaluer politique en son sens réel ou historique ? Comment ça se croise, comment ça se noue ? Il y a des moments où finalement la liberté absolue, revendiquée par l’art, va se présenter aussi bien comme soumission absolue. Le mode propre sur lequel la revendication de liberté absolue, ie de rupture, de commencement, va se présenter, va être l’obéissance aux directives du parti. C’est une énigme dialectique ! C’est une énigme dialectique, mais vous voyez que ce qui couvre cette énigme, c’est l’extension du mot politique. C’est politique comme champ sémantique inventé par le siècle, c’est politique en un sens qui est en excès sur toute politique. Politique peut prendre en sens qui est en excès sur toute politique particulière, et donc après, comment on en vient de cet excès au voisinage ou au travail avec telle politique particulière ? ça peut amener des paradoxes. Le 1er de ces paradoxes, c’est que au nom de la rupture générique, on peut installer l’art dans la soumission au commandement, aux règles extérieures. C’est pour ça que vous avez des trajectoires particulières. Celle d’Aragon. Encore une fois, nous ne sommes pas ici dans le jugement : la trajectoire, il s’agit de la rendre intelligible. Voilà qln qui parle dans l’élément du surréalisme radical, et puis après, il arrange les affaires artistiques du comité central. C’est comme ça ! On aurait tort de croire que c’est un reniement ou un retournement. C’est une des effectuations dialectiques possibles de cette vocation du mot politique à une sémantique large. C’est le moment où entre la politique comme subjectivation de rupture, et la politique comme obéissance réglée ou militante, il s’opère une conjonction. Et cette conjonction s’est produite maintes fois dans le siècle, et a donné ce qu’on peut appeler les paradoxes de l’art, les paradoxes de l’art dans son rapport à la politique. Je ne crois pas qu’il faille expliquer par des retournements, des lâchetés, des insuffisances subjectives, pas du tout. C’est une explication sans intérêt. L’explication haute, véritable, qui laisse le paradoxe à son paradoxe, c’est que après tout, si politique veut dire rupture en générique, la question est de savoirs quels sont les différents lieux d’effectuation de cette rupture, et comment ils se lient les uns les autres ou ne se lient pas.

Je terminerai sur ce point, la portée politique de l’art, la connexion art politique, en disant qu’elle a créé, à toute prendre, une figure paradoxale. Je crois que c’est son œuvre propre : elle a créée une figure paradoxale, qui est en réalité déjà contenue dans la figure de l’art d’avant-garde, et qui là est le paradoxe du mot politique lui-même, paradoxe détenu par le mot politique. Qui encore une fois en est venu à rendre indiscernable la création et l’obéissance. Si on ne voit pas cette indiscernabilité extraordinaire, on ne comprend pas la trajectoire d’un grand nombre de séquences artistiques. Il y a des moments où entre création et obéissance qch s’indiscerne. Ce n’est pas compréhensible si on ne comprend pas le paradoxe du mot politique lui-même.

 

2)    la catégorie d’œuvre

 

Le 2ème point, c’est sur la catégorie d’œuvre : comment le siècle a traité l’idée que l’art se donne dans la figure de l’œuvre d’art ? J’ai proposé de dire que le siècle nous a pris à témoin d’une défection de cette catégorie d’œuvre, ou d’une tentative de penser l’art autrement que par les œuvres d’art. Tentative de penser l’art comme désoeuvré, comme ne se réalisant pas ou n’ayant pas son essence dans la production d’œuvres.

Pour bien comprendre ce point, cette tentative, cette tentative de dire : finalement, l’art n’est pas de l’ordre de l’œuvre, mais de l’ordre de l’acte. Ce qui est artistique, c’est l’acte artistique. Et l’œuvre n’en est qu’un témoignage inutile, et même éventuellement nuisible. Cette tentative, elle vient d’où ?

Vous voyez bien qu’en un 1er sens, on peut dire qu’elle vient une fois de plus de cette volonté de commencement : on pourrait se contenter de dire que si l’art a pour essence d’être une rupture subjectivée, c’est son acte qui compte, pas son œuvre. Ça serait vrai. On pourrait dire que l’absence d’œuvre, paradoxalement, c’est la passion du réel dans l’art. Si vous injectez dans l’art la passion du réel, le réel de l’art, c’est son geste, c’est son acte, c’est pas son produit. Son produit, c’est son aliénation, c’est pas son identité. L’artiste dans l’épreuve du réel, c’est dans l’acte artistique que ça se donne, et le produit est pour la consommation, pour le spectacle, pour le spectateur. On pourrait dire ça, mais ça ne rendrait pas entièrement compte de la singularité de la procédure artistique.

Il y a qch qui vient de plus loin, qui a une histoire qui n’est pas immédiatement prise dans les catégories du siècle. Cette histoire est celle de la rupture avec le romantisme.

a) la rupture avec le romantisme

Vous savez, je crois que bcp de choses s’éclairent dans le siècle si on conçoit qu’il est par bcp de côtés la tentative désespérée d’une rupture en vérité encore romantique avec le romantisme. Je dirais volontiers cela. Il y a qch dans le tourment du siècle (je parle pas simplement de l’art, je parle aussi bien de l’idée révolutionnaire, du débat scientifique…) : il est impératif d’en finir avec le romantisme, mais une subjectivité encore romantique de cet impératif. Et si on saisit ce point, qu’il y a une subjectivité romantique de la fin du romantisme comme commencement d’autre chose (c’est ça la passion du réel), alors on comprend qch à la fois du tourment du siècle et aussi dans sa férocité. Sa férocité, elle est due au fait que ce avec quoi il veut en finir, pour une part, c’est lui-même. Ce romantisme avec lequel il s’agit de rompre - pourquoi ? car il a caractérisé le 19ème siècle, il a été l’invention du 19ème, il faut en finir avec ça, il faut cesser de rêver comme l’ont fait les romantiques, il faut en venir au réel (passion anti-romantique : à bas les prophètes, à bas les poètes mages, à bas les baratineurs de type Victor Hugo, vive les révolutionnaires prolétariens d’aujourd’hui, vive les gens dans le travail concret, effectif, vivre les révolutions armées, etc…). C’est la dimension antiprophétique du 20ème siècle : on ne va pas continuer à annoncer, rêver, dire qu’il y a le progrès. On va traiter ici et maintenant le réel lui-même. En ce sens il y a un anti-romantisme essentiel. Mais la subjectivité de cet anti-romantisme est que, on peut le montrer, très marquée [chgt K7] elle manie l’enflure, elle dit plus qu’elle ne peut faire. Il y a dans cet antiromantisme romantique qch d’enragé. Qch d’enragé qui est qu’il est vrai que le siècle veut en finir avec qch qui l’imprègne, le siècle veut en fini avec lui-même, avec qch qui est lui est intérieur, avec le 19ème qui lui est intérieur, mais le 19ème, c’est un gd morceau du 20ème. Il y a un acharnement du siècle contre lui-même, jusqu’à ce que vienne la prétendue paix endolorie d’aujourd’hui. Le siècle s’est acharné contre lui-même, et c’est ça sa férocité incontestable. C’est un acharnement obstiné pour déraciner qch qui en même temps fait partie de ce qu’il y a. C’est pourquoi je pense réellement que la formule est romantisme antiromantique, le romantisme farouchement antiromantique désigne série de phénomènes subjectifs de ce siècle. S’agissant de l’art, la passion du réel est incontestable, la volonté de commencement aussi, mais c’est une rupture avec le romantisme.

 

b) définition du romantisme

Romantisme, c’est quoi s’agissant de l‘art ?

Il me semble qu’on peut définir le romantisme de 2 façons, si on le prend un peu philosophiquement, qui sont corrélées, objectivement et subjectivement.

l’art, c’est la descente de l’infini dans le fini. C’est la 1ère conception : l’artiste est celui qui sait faire descendre l’infini dans notre finitude elle-même. L’artiste, c’est celui qui incarne, quasiment au sens du Christ, il y a qch de christique là dedans. Il incarne au sens où l’idée infinie, l’idéal infini, descend dans la forme, prend une forme, et cette forme est celle que le grand artiste lègue à l’humanité tout entière. L’artiste romantique, il est le médiateur de l’infini, il est le médiateur de l’idée. Donc descente de l’infini dans le fini. C’est ça l’œuvre d’art : c’est pourquoi le romantisme est chevillée à l’idée d’œuvre. L’œuvre d’art, c’est proprement cette forme donnée à l’infini lui-même, qu’on reconnaît, qui est reconnaissable comme infinité.

en même temps que cela, il y a ce qu’on pourrait appeler une sublimité subjective. L’artiste est celui qui élève la subjectivité au sublime, précisément parce qu’il la confronte à l’infini de l’idéal. Donc l’artiste est celui qui cette fois est le médiateur sublime entre le fini et l’infini.

Vous avez ça : vous avez l’incarnation et la sublimité subjective. La sublimité subjective est ce qui rend possible l’incarnation, la descente de l’infini dans le fini.

En finir avec le romantisme c’est en finir avec cette conception de l’art, avec cette conception de l’art qui est considérée par le siècle comme son ultime avatar religieux. A juste titre. Donc c’est aussi en finir avec la religion dans l’art. Religion dans l’art en son sens abstrait : avec l’idée que l’art, c’est cette sublimité subjective par quoi l’infini de l’idée descend dans la forme, et qui fait quand même de l’artiste qch comme un prêtre. Un prêtre sublime, pas un prêtre catéchiseur ! Mais enfin qch quand même comme un prêtre, ou en tout cas qui installe l’art, ou qui le laisse, dans la figure du sacré. Romantisme, ça désignerait cet ensemble complexe de notions, et le siècle veut en finir avec ça.

 

c) un art athée

En ce sens, on peut dire que le siècle propose, c’est vrai, ou tente de proposer, ce que serait réellement un art athée. Que les artistes soient athées ou non d’ailleurs, c’est pas le pb. C’est de l’art lui-même qu’il s’agit : un art athée, un art non religieux, un art désaissi du sacré, c’est ça l’art non romantique. On peut dire aussi un art matérialiste, ie un art qui donne toute sa part à la matérialité de l’art, au fait que l’art est une procédure matérielle. Et il faut rendre justice à cette matérialité, pas toujours la renvoyer au transpercement par l’idée. Il y a ce projet qu’on trouve dans des écoles multiformes, ce projet commun qui est de désacraliser l’art et le rapprocher de sa procédure effective, le mettre plus près de son processus réel. Alors ça on comprend bien ce projet, et à mon sens ça tourne autour d’un débat sur la finitude. La question sous-jacente fondamentale, c’est la question la finitude. C’est la question de savoir comment l’art assume une finitude essentielle. C’est très difficile, il faut bien comprendre que c’est un pb qui a tourmenté l’art du siècle. Ce n’est pas un facile, c’est un pb extraordinairement angoissé de l’art. C’est vrai que l’art était une expérience fondamentale de l’infini. Si c’est pas dans la figure romantique de la descente de l’infini dans le fini, si c’est dans l’épreuve effective d’une finitude matérielle, c'est quoi exactement l’art ? Donc le siècle met en question l’essence de l'art lui-même à travers fondamentalement la critique de son avatar romantique. Cette critique de l’art, interne à l'art lui-même, critique de l’art romantique et critique de l’art tout court en tant que l’art serait une expérience finie de l’infini, qch comme ça, prend la forme de la critique de l’oeuvre. C’est ça qui élucide que rôde dans le siècle une critique de l’œuvre d’art comme forme obligée de l’art.

La critique de l’œuvre, il faut l’attribuer à ceci que l’œuvre est attestation d’une certaine liaison entre le fini et l’infini. L’œuvre, c’est l’objectivité de la sublimité subjective. C’est l’œuvre de l’artiste. Vous voyez bien qu’il y a une balance entre l’œuvre, l’artiste comme créateur et le romantisme qui enveloppe ça. Tendanciellement il y a l’idée d’en finir avec l’œuvre, d’installer l’art ailleurs que dans le motif de l’œuvre, si réellement on veut le soustraire au sacré. Donc un Art non sacré serait un art désoeuvré ou soustrait à l’œuvre.

Peut-on cependant faire complètement l’économie de l’infini ? Peut-on se résigner à ce que l’art ne soit d’aucune façon une sorte de mise en forme finie de l’infini lui-même ? C’est là qu’est l’hésitation majeure, la difficulté, le tourment, la tension. Parce que en réalité, si on pense ça, on est au bord d’un sacrifice intégral de l’art lui-même.

- certains iront là : certains iront jusqu’à dire que l’essence de l’activité artistique est la destruction de l’art, et la destruction de l’art ici, c’est la finitude intégrale, la désinfinitisation absolue de l'art. la désinfinitisation absolue de l’art, c’est en fin de compte son abolition.  On peut aller jusque là, c’est une proposition du siècle : pousser le désoeuvrement jusqu’à la destitution complète.

- l’autre voie, qui a mon avis a été la voie dominante, a maintenu le motif de l’art, ne s’est pas résigné à son sacrifice absolu, le maintient comme activité séparée, comme activité particulière, le laisser subsister comme chose identifiable. La voie dominante a maintenu l’art en ce sens là, au prix d’une thèse particulière sur l’infini. C’est ce que je crois. L’invention propre artistique du siècle a été une nouvelle doctrine de tentative non romantique du rapport entre le fini et l’infini dans l’art. Cette thèse, c’est que en réalité dans l’art l’infini, c’est le fini lui-même, dès que considéré dans son acte, justement. C’est ça qui a été proposé comme horizon possible d’une activité artistique entièrement renouvelée ou soustraite au romantisme. A savoir, il n’y a pas un infini séparé ou idéal qui descend dans la forme finie - schème romantique exemplaire - mais en réalité il y a une forme finie qui, animée par son acte, prise par l’animation de son acte, est elle-même l’infini dont l'art est capable. L’infini dony l’art est capable, c’est le fini dans l’acte de la forme, et pas capturée dans la forme finie. Ça a donné une nouvelle définition de la finitude, nouvelle pensée de la finitude qui est que au fond dans l’art il est possible que l’essence du fini soit l’infini si on saisit la forme dans son mvt ou dans son acte, et non pas dans sa clôture. Si vous prenez la forme dans  sa clôture, elle est capture  ou enclosure de l’infini. Pour être sûr que l’acte du fini est l’infini, il faut prendre la forme en son mouvement. Et donc finalement non pas tant comme œuvre que comme acte. Ce n’est pas l’œuvre qui rend justice à la forme mais c’est l’acte de la forme qui rend justice à l’œuvre : ça procède en sens inverse. Ou encore la forme finie peut être infinie si elle est un événement, si la forme est événement formel. Alors oui, en tant qu’événement formel, elle peut équivaloir à une ouverture infinie. A vous de chercher les exemplifications : je pense que c’est dans cet élément là qu’on peut comprendre pourquoi il y a à la fois critique de l’œuvre en tant que clôture académique, néoromantisme (toute œuvre et néoromantique), et en même temps maintenance de l’activité artistique, y compris du produit artistique, et donc de l’œuvre, mais maintenance sous l’idée que c’est l’ouverture de la forme qui est décisive. Ou encore, si vous voulez, la dimension événementielle de l’œuvre. C’est pourquoi évidemment ça peut finir par donner - quoi ? eh bien ce qu’on appelle les installations, ie des agencements formels précaires, qui ne sont là que le temps de leur édification et de leur monstration. ça a pu donner à une autre époque le happening, ie un agencement existentiel, formel coextensif à sa durée, qui n’a pas d’autre modalité d’existence que sa durée. ça peut donner un retour de l’importance de l’improvisation sou toutes ses formes. Parce que dans l’improvisation, la forme est prise dans le temps même de sa création ou de son invention. Il y a quantité de directions dans lesquelles qch se cherche sur la figure événementielle. Ça peu donner le fait que l’ordonnancement de l’oeuvre est aléatoire. L’agencement des séquences de l’œuvre n’est pas préformé mais à chaque exécution o producion est bougé, renouvelé, transformé avec de ce point de vue là une sorte de paradigme théâtral généralisé. Le théâtre a toujours été comme ça, il a toujours été une durée événemenielle, il a été ce qui se produit le temps que ça se produite : il y a des ancrages dans le texte mais dans son essence une représentation théâtrale est théâtrale, dans le temps de sa durée, événtementel. Il y a eu un paradigme théâtral généralisé en ce sens là : l’exécution et la présentation de l’œuvre, même s’agissant d’une œuvre plastique, la durée est coextensive à la durée de son événement propre. Le noyau de cette affaire c’est l’idée que l’infinité idéale dont l’art est capable réside dans son acte et pas ailleurs, dans une forme stable. L’infini c’est le fini lui-même.

Il me semble que ce point là est très proche de concpetions hegelienne. En ce sens, on pourrait presque soutenir que le siècle a été hegelien, ou dialectique, dans la concption de l’art même.

 

d) matrice hegelienne

Parce que l’idée que le fini est infini dans son acte est une matrice hegelienne caractéristique. Je vous renvoie pour ce faire à la Logique section Quantité, en particulier au grand dvlpt sur l’infini, le dvlpt qui commence sous le titre l’infinité quantitative et qui se développe dans l’édition Labarrière, le passage clé est page 214-290, tome 1. Passage extraordinaire, passionnant à tous égards, très difficile mais au sens de l’excellence philosophique de la difficulté. Que soutient Hegel ? Je ne commenterai qu’une seule formule. Tout le passage serait intéressant à suivre. Hegel pense que l’art c’est fini, l’art a accompli sa fonction essentielle dans l’art grec. Mais interroger le texte de Hegel du point de vue de l’art contemporain est très intéressant. Hegel définit ainsi l’infinité, l’infinité du quantum, quantitative : l’infinité, c’est quand l’acte de s’outrepasser est repris en lui-même. C’est ça l’infinité, quand l’acte de s’outrepasser est repris en lui-même. Il dit : à ce moment là, l’infini devient qualitatif, il devient une qualité. Une qualité de quoi ? une qualité du fini. Vous voyez : l’infinti devient une qualité pure du fini lui-même quand l’acte de s’outrepasser est repris en soi-même. Si on essaie d’éclairer ce point, que veut dire Hegel ? Il veut dire ceci : étant donné le fini, en son sens simple, il est toujours pris dans une instance de répétition. Il y a une théorie fdtale de la répétition chez Hegel qui est très importante, qui est comme le socle inerte de la dialectique. La finitude ordinaire, c’est simplement la répétition, ie une manière de sortir de soi qui fait qu’on y reste, c’est ça la répétition : sortir de soi mais en y restant. C’est ce qu’on appellera s’outrepasser : c’est une loi répétitive du fini. Le fini n’est pas nécessairement l’immobilité finie. La finitude, c’est l’instance de la répétition, c’est l’instance qui fait que toute tentative de produire de l’autre fait du même. C’ets une définition profonde du fini (sinon vous serez amené à dire que le fini est pas infini et on torune en rond). Il faut définir le fini à partir de l’altérité : le fini, c’est l’impuissance de l’altérité. Là où il y aurait altération de soi il y a en fait itération de soi. Le fini, c’est quand l’altératino se donne comme itération quand l’aure se donne comme même. ça, c’est l’outrepassement. Hegel dit : ainsi conçu, l’outrepassement, c’est une série répétitive, ie encore le même, encore le même, encore le même, et cette série réétitive, il va l’appeler comme vous le savez le mauvais infini. Le mauvais infini, c’est en réalité la puissance de répétition du fini. Donc dans son résultat, le mauvais infini, c’est le fini lui-même, en tant que production constante de même, là où on cherche à créer de l’autre.

Et alors, là où l’analyse de Hegel va devenir à la fois dramatique et tendue, c’est quand Hegel va dire : oui, sauf que vous pouvez prendre l’outrepassement, non pas dans son résultat identique, mais dans son acte. Vous pouvez tenter de saisir cette production répétitive de même, non pas simplement en tant qu’elle fabrique du même, ie en tant que série, en tant que mauvais infini, mais vous pouvez la prendre dans l’acte de s’outrepasser. Il va donc falloir distinguer l’acte et le résultat. Ce n’est pas parce qu’un acte est stérile qu’il n’y a pas d’acte. C’est une remarque majeure que Hegel fait souvent, et qui lui sert de tournant dialectique. La répétition, il faut distinguer le fait que ça ne produit pas d’altérité, sinon cette altérité sous-jacente qui est celle de l’acte de la répétition. Là c’est exemplaire : le fini, c’est une manière de sortir de soi sans en sortir, le seul élément de sortie étant l’acte ineffectif, inefficient, de sortie. Vous ne sortez pas, sans doute, mais ça n’empêche pas qu’il y ait un acte de sortie. Vous ne produisez pas d’autre, mais vous produisez du même. Hegel va dire : il y a qch qui est réellement infini dans le mauvais infini, c’est l’acte de s’outrepasser. L’outrepassement, non, il est stérile, il est répétitif, il est itératif. Mais l’acte de s’outrepasser, il est lui potentiellement infini pour autant qu’il soit intériorisé comme tel. Il va dire : repris en lui-même. Pour autant que vous parvenez à le détacher de la rétition. C’est ça ce que ça veut dire : le reprendre en soi-même : c’est le moment où vous détachez l’acte répétitif de la répétition. En réalité, ça, c’est une création : une création, c’est toujours le moment où on sépare une répétition de l’acte par lequel cette répétition se répète. C’est le moment où on arrive à isoler, à ressaisir, pour lui-même, ce qui est à l’oeuvre dans la répétition, et qui n’est pas la répétition mais l’acte de répétition. C’est une analyse admirable, et d’autant plus admirable que ça a un dvlpt annexe : sur ce point, il y a sur ce point une affinité tout à fait paradoxale entre Hegel et Kierkegaard. L’analytique critique de Kierkegaard sur la répétition est en vérité très proche de l’analyse de l’infini chez Hegel. Vous savez que Kierkegaard a bâti sa pensée contre Hegel, mais c’est un contre, là, est tout contre, très proche, connexe.

Cette matrice, au fond, je pense qu’elle est très caractéristique de la question de l’art au 20ème siècle. La question de l’art au 20ème siècle, finalement elle est prise aussi dans l’idée de la répétition, au départ. Si on ne veut pas d’art romantique, si on ne veut pas la sublimité subjective, si on ne veut pas la descente christique de l’infini dans le fini, alors il faut accepter la reproduction. Benjamin l’a dit le 1er : une des caractéristiques de l’art moderne, c’est la reproductibilité. Il faut accepter la reproductibilité, il faut accepter (je le dis de façon métaphorique en empruntant le lexique à la musique) la série. Il faut accepter la série, ie qu’il n’y ait pas la sublime singularité de l’œuvre d’art. Donc si on veut avoir une conception matérialiste de l’art, on part en effet de la possibilité permanente de la reproduction de la série. C’est l’outrepassement, au sens de Hegel : il y a une clause de finitude qui fait que la matérialité inerte de l’art lui-même, c’est la série. C’est évidemment ce que veut dire Duchamp dans le ready-made : si vous exhibez un objet quelconque, comme œuvre d’art, si vous mettez là une bicyclette, et que vous dites c’est mon œuvre, vous vous installez dans la finitude de la production en série. Ce n’est qu’en épinglant comme singularité qch qui est en réalité purement sériel que je m’installe dans une fonction artistiques réellement critique, réellement non religieuse. C’est un point très important : si vous voulez une conception non religieuse de l’art, il faut au départ accepter la reproduction. Vous désacralisez d’abord l’art en l’installant dans la possibililité de la reproduction, ou de la répétition. Vous allez tenter à partir de là d’isoler l’acte répétitif en dehors de la répétition. Vous allez avoir [chgt K7] isoler, de le saisir ie quoi ? ie de le rendre viisble, audible, de le rendre sensible. Je dirais volontiers que, sous sa forme abstraite, l’œuvre d’art du siècle est une œuvre qui organise le fait que devient sensible, dans une répétition, la puissance d’acte de cette répétition elle-même. La puissance d’acte qui elle n’est pas prise dans la répétition, puisqu’elle est ce à partir de quoi il y a répétition. Cet élément de l’acte ressaisie en soi-même à partir de quoi il y a de la répétition mais hors de la répétition c’est ce que Hegel appelle l’infini, l’infini comme qualité. L’infini comme qualité du fini est de l’ordre de l’acte, disons en tout cas de l’ordre visibilité de l’acte. Nous parvenons à une définition de l’œuvre d’art, qui se dirait comme ça : finalement, idéalement, l’œuvre d’art dont le 20ème siècle rêve est celle qui n’est que la visibilité de son acte, celle qui se concentrerait entièrement sur la visibilité ou la sensibilité de son acte, autour de l’acte prorpe qui la constitue, et qui le rendrait visible, qui le rendrait sensible. Elle serait infini qualitatif, l’infini comme qualité du fini lui-même, au sens hegelien. Alors si l’œuvre d’art est ça, eh bien elle n’est pas exactement une œuvre. Elle n’est pas exactement une œuvre parce que son essence, c’est l’acte lui-même plutôt que l’œuvre. Elle n’est pas exactement une œuvre, et idéalement elle n’a non plus aucun sujet. C’est une œuvre d’art sans artiste, idéalement, puisque elle organise la visibilité de l’acte comme tel, pas de l’acte de tel ou tel, mais l’acte qui est l’acte de l’œuvre. Ou bien il n’y a pas de sujet ou bien le sujet, c’est l’oeuvre elle-même en tant que visibilité de l’acte.

Alors il y a un problème fondamental sous cet idéal de l’art, qui encore une fois est une tentative de traitement non religieux de la question de l’infini. En ce sens, ça reste un art athée, mais un art athée de l’infini lui-même, de l’infini comme qualté du fini. Pas comme transcendance ou extériorité. Le tourment qui surgit à ce moment là, c’est que si c’est un acte, si c’est la visbilité d’un acte, si c’est finalement, idéalement, une pure qualité active, qui peut aussi bien s’évanouir dans sa propre production, si c’est ça l’œuvre d’art, la question qui va surgir, c’est de savoir quelle en est la trace ? Le grand problème  du siècle est moins celui de l’art que celui de savoir si l’art laisse des traces. Est-ce que l’art laisse des traces : c’est la substitution à la pbtique de l’œuvre de la problématque de la trace. Y a-t-il une trace de l’acte, ou n’y en a-t-il pas ? Peut-on réactiver l’acte à partir d’une trace ? Comme par exemple, je prends une analogie, c’est un vieux problème de savoir comment, et si, on peut noter une chorégraphie. Je prends la danse car la danse est l’art évanouissant par excellence, celui qui est le plus proche de l’acte pur. C’est le corps en acte, la danse comme paradigme du corps en acte : la danse, c’est vraiment ce qui cherche à séparer l’acte de sa répétition. La danse a puissance artistique quand elle est  autre chose que l’exécution d’un geste. Toute l’émotion puissante de la danse résulte de ce moment où ce que le danseur montre est autre chose que la répétition excutée d’une forme du geste, où il montre par csqt la singularité absolue et infinie de l’acte. C’est pour ça que la danse est très importante, depuis les ballets russes du début du siècle jusqu’à aujourd’hui, elle est très importante dans le siècle comme paradigme de l’art évanouissant. L’art évanouissant, pure énergie corporelle, présentée dans des formes strictes par ailleurs, où ce qui compte est l’acte de la forme et pas la forme. La danse, est-ce qu’elle a une trace ? Est-ce que une chorégraphie, est-ce ça se note ? Qu’est-ce qui est noté réellement ? Est-ce que ça peut se reproduire à partir de ses traces ? C’est une question ancienne de la musique, mais la danse la porte à son comble : est-ce que de l’acte pur séparé de sa répétition, on peut le tracer ? ou bien en réalité est-ce qu’il n’y a de trace que de la répétition elle-même ? Quand on on fait trace, ce serait non pas de l’acte séparé de la répétition mais uniquement de la répétition. L’art serait non seulement sans œuvre mais sans trace. C’est une discussion extrêmement serrée qui est la vraie pbtique de l’art aujourd’hui, qui est moins la question de l’œuvre (il y a des œuvres de toute façon) que cette question de savoir qu’est-ce que l’œuvre ou la notation trace, qu’est-ce qu’elle trace, si l’infini de l’art est de l’ordre de ce qui se sépare de la répétition et non pas de l’ordre ce qui est répétable ? On peut le dire autrement : l’art ce serait ce qu’il y a d’irrépétable dans une répétition. L’élément proprement irrépétable qu’il y a dans toute répétition. L’art travaillerait à mettre en forme cela, ie l’irrépétable de toute répétition. A ce moment, on serait de nouveau dans la question de savoir quelle en est la trace ou le tracé.

Ces questions ont agité tout le siècle du point de vue des différentes fonctions de l’art. Et c’est la raison pour laquelle elles ont inscrit, me semble-t-il, hypothèse un peu empirique, elles ont inscrit l’art entre je crois 2 dispositions très éloignés, 2 modèles très éloignés et très à même de la pbtique que je propose : d’un côté la danse (j’ai dit pourquoi) et de l’autre le cinéma. Le cinéma parce que là, en un certain sens, on a une reproductibilité intégrale. On a quelque chose qui est ce qu’on pourrait appeler une hyperoeuvre. C’est pas une œuvre, puisque une œuvre, c’est comme un tableau ou une sculture : c’est un objet singlier. Il n’y a pas d’objet singulier film, puisque i y enl a toutes les copies que vous voulez. Ce n’est pas une œuvre, mais ce n’est pas une non œuvre au sens d’un corps qui danse et s’abolit ensuite. Au contraire, c’est là dans une instance constance de la répétition possible. Vous voyez bien que entre danse et cinéma s’inscrit cette discussion du siècle sur l’art, entre répétable et irrépétable, sur l’acte et la trace. Cette dialectique est dans une tension entre les 2, classique, traditionnelle, héritée, balisée en réalité par la danse et le cinéma : d’un côté la reproductibilité technique infinie, de l’autre l’énergie corporelle évanousisante. Ça dispose véritableemnt cette question qui je crois finalement est la question d’un infini non religieux. Entre danse et cinéma, on a la question de : qu’est-ce qu’un infini non religieux ? ça va se traiter dans la finitude répétitive d’un côté, et le pur acte de l’autre. C’est bien les données fondamentales, répétition et acte. C’est ça la matérialité exclusive dont nous disposons pour une conception si je puis dire laïcisée de l’infini. Cinéma et danse. Le problème là,  c’est le nouage : comment isoler l’acte dans la répétition elle-même ? C’était sur ce 2ème point, la défection de la catégorie d’œuvre et son inscription dans le siècle.

 

3)    l’art comme production d’excès

 

3ème point : l’art comme production d’excès.

Là, c’est une donnée idéologique majeure du siècle. L’art comme production d’excès, ça s’oppose à une conception expressive de l’art. D’abord l’art est production, et pas représentation, et il est production d’excès sur la norme, ou transgression sur la norme, et non pas expression d’une norme. L’art n’est pas expressif, il est production d’excès, ou disons il est transgressif. C’est une dimension reconnue partout qui est la fonction transgressive de l’art, ce qui veut dire que l’art n’a pas à se présenter comme expressif d’une norme. Expressif n’est pas seulement expressif d’un sujet, mais expressif d’une norme, quelle qu’elle soit. Il va se présenter comme transgression ou excès sur la norme que par ailleurs il fréquente ou institue.

Il me semble que cette volonté d’excès, ou cette volonté transgressive, ie cette volonté anti-expressive, a été travaillée dans 2 directions, apparemment antinomiques, et pas une seule. Ce qui est intéressant à mes yeux, c’est que ces 2 directions ont été, comme on a des prophètes isolés, avant que ça commence, incarnées par Rimbaud et Mallarmé. Rimbaud et Mallarmé fonctionnent comme 2 idées régulatrices, bien avant le début du siècle à proprement parler. Il y a 2 directions du point de vue de la logique de l’excès.

Il y en a une 1ère, que j’appellerais la surabondance versatile : produire de l’excès sur toute norme, par multiplication des normes elles-mêmes. Montrer qu’on n’exprime aucune norme parce qu’on est en possibilité ou en puissance de les exprimer toutes. Il y a une surabondance non normée parce que d’une certaine façon, elle est en coquetterie avec toutes les normes, ou qu’elle est d’une versatilité quant à la norme qui ne connaît pas de stabilité. C’est la ligne d’une désidentification complète du régime artistique. Il ne s’identifie par aucune norme, et cette espèce de prolifération, de multiplication, est la racine même de son excès. Là, c’est une espèce de générosité hyperbolique de la norme artistique.

Picasso, comme ça. C’est pas un style, c’est une polymorphie virtuose, qui peut-être rappelle quelque chose qui était déjà donné antérieurement dans Rubens par exemple. C’est une polymorphie consciente, entièrement maîtrisée. C’est une traversée des normes possibilité dans une volonté d’exhaustion, ou d’épuisement, qui le conduit jusqu’à refaire des anciens tableaux de l’histoire, se mesurer à Vélasquez, en refaisant carrément les Ménines, des choses comme ça. Ce ne sont pas des exercices amusants. C’est une polymorphie surabondante qui asphyxie toute normalité par excès, au sens strict. Il y a un tempérament de cet ordre aussi chez Stravinsky, en musique.

Qch qui se meut dans la rupture rythmique radicale, mais aussi dans le néoclassicisme, et finalement dans le sérialisme. C’est reconnaissable, mais c’est reconnaissable dans une indifférence à la norme. C’est pas de l’éclectisme : c’est identifiable, mais c’est identifiable dans la désidentification, dans la polymorphie elle-même. Il y a une surabondance versatile, qui propose une continuité, mais cette continuité est celle de la transformation. L’excès, c’est la métamorphose. C’est rimbaldien : j’ai pratiqué tous les dérèglements, moi je voyais carrément une mosquée à la place d’une usine, je est un autre etc… La doctrine de Rimbaud est une doctrine de la saturation métamorphique qui installe le dire poétique dans l’instabilité de toute forme. C’est ce que veut illumination : c’est la saisie d’une métamorphose formelle. Il y a surabondance active qui désidentifie le discours en même temps qu’elle le constitue.

Et puis vous avez une autre voie, la soustraction radicale, où l’excès est obtenu par défection de toute surabondance, par une sorte d’ascétisme immanente, d’ascétisme artistique immanent, qui propose une discipline rigoureuse. Une discipline minimale, minimaliste, au sens où elle cherche à obtenir l’effet maximal avec la soustraction la plus considérable. Ça va se donner au contraire comme des petites formes extraordinairement concentrée, des architectures qui sont allusives plutôt que saturées, une manière de dire par en dessous, ou d’être dans l’auto-effacement de tout effet. On peut dire Malevitch en peinture, ou Webern en poésie, et beaucoup d’autre, en poésie…. Ce qui nous intéresse, c’est l’existence de cette orientation.

Finalement, ça indique que un projet de pensée somme toute commun peut être obtenu par des moyens contradictoires. C’est une chose qui a bcp frappé dans le siècle. Le siècle peut souvent proposer des antinomies, par exemple artistique, mais on s’aperçoit que ces antinomies sont en réalité l’effectuation d’un projet identique. Ce sont des antinomies formelles très importantes, mais en fin de compte, le même desseins s‘accomplit dans l’antinomie. Nous retrouvons l’idée du un qui s’accomplit dans le 2, le un procède dans le 2. Par exemple : quelle communauté y a-t-il entre la surabondance versatile d’un coté et l’ascétisme minimal de l’autre ? entre finalement une dimension baroquisante, qui a hanté le siècle, qui est devenue progressivement par ailleurs une mode, et de l’autre côté au contraire une discipline soustractive ? ça apparaît contradictoire, mais ce qui s’accomplit dans les 2 cas, c’est l’art comme production d’excès : l’identification de l’art comme ne procédant pas d’une norme préétablie, n’étant jamais expressif d’une norme, mais étant toujours finalement diagonal aux normes. Chaque fois qu’il en propose une, il est diagonal ou en traversée de cette norme, car ce qui l’intéresse, c’est l’excès ou transgression. Il est transgressif et non pas expressif. Là aussi ce qui est visé au fond, c’est une abolition de la particularité. Si vous avez une surabondance versatile qui pratique les normes, vous avez une polymorphie qui dissout la singularité. Si vous avez soustraction vous n’avez plus de quoi exprimer la singularité. L’art du siècle, c’est quoi ? l’art du siècle, c’est la tentative d’obtenir une universalité sans reste, une universalité qui ne serait pas payée d’une subjectivité singulière. C’est un grand projet du siècle : est-ce qu’on peut bâtir une universalité sans adhérence subjective, sans reste pathétique, sans encombrement spirituel, une universalité nue ? ça s’est bcp donné en architecture : le Bauhaus, c’est ça, l’idée d’un bâtiment ramené à sa fonctionnalité translucide. Aucune bavure, rien. c’est l’universalité sans reste. vous pouvez obtenir ça soit par un parcours intégral des possibles : vous n’aurez pas de reste car vous aurez traversé tous les possibles, ou vous pouvez l’obtenir par une transparence intégrale. Il y a 2 voies possibles pour parvenir à une universalité sans reste : la totalisation des possibles, ou un amenuisement, en ça ou en dessous de la possibilité elle-même. Dans tous les cas il s’agirait finalement de se soustraire à toute interprétation. L’interprétation, c’est la particularité. Ie de dresser l’œuvre d’art, l’acte d’art, dans une universalité sans reste qui fait que on n’a pas à l’interpréter selon les intentions ou ceci ou cela. Ça, c’est du reste. Si l’œuvre doit être interprète, il y a un reste, elle ne s’épuise pas dans sa présentation. l’idéal du siècle a été une œuvre qui s’épuiserait dans sa présentation. C’est ce que l’hétéronyme de Pessoa Caeiro appelle une chose, c’est sa définition de ce que c’est qu'une chose. Il dit quelque part : « une chose c’est ce qui n’a pas d’interprétation ». On pourrait dire, en ce sens, le rêve artistique du siècle, c’est de produire une chose, pas une œuvre. Une chose, ça ne se présente pas à l’interprétation. C’est comme c’est. Il n’y a que l’acte pur qui est comme il est. Il n’y a que l’acte pur qui est abslt une chose, en ce sens là, qui n’a pas d’interprétation. Nous ne quittons pas notre terrain, qui n’a pas d’interprétation.

En ce sens, c’est le motif sur lequel je voudrais conclure, le siècle aura été le siècle de l’univocité, c’est particulièrement visible en art : produire quelque chose d’univoque, qch qui n’est pas dans la polysémie, dans l’équivoque du sens, dans l’herméneutique. Produire une chose univoque. Ie quelque chose qui puisse rivaliser avec l’univocité de l’être, comme aurait dit Deleuze. Produire une universalité sans reste, c’est aussi ça. Car si c’est équivoque, il y aura toujours un reste, qui est justement : comment trancher l’équivoque ? Entre cette idée d’une universalité sans reste et l’idée d’univocité il y a un lien profond.

Et au fond, finalement, la matrice de ça, l’arrière-plan pas conscient, le modèle caché de ça, ça a été la grande tentative axiale des mathématiques du siècle. La grande tentative du siècle a été de ramener les mathématiques à un formalisme absolu. ça a été ça le rêve, les mathématiciens sont des grands rêveurs, plus que n’importe qui. Le gd rêve du siècle dont en France le gd et monumental traité de Bourbaki a été à la fois l’apogée et la fin, le grand rêve a été de ramener l’édifice mathématique tout entier à un formalisme transparent unique. C’est le grandiose projet de Hilbert. Le grandiose projet de Hilbert c’est non seulement de ramener les mathématiques à une axiomatique unifiée, mais de démontrer à l’intérieur de ce formalisme que ce formalisme est cohérent, d’indexer à ce formalisme la démonstration de sa propre consistance. C’est le projet au fond d’une universalité sans reste le plus magnifique qui soit. C’est ce que j’appelle l’universalité sans reste, ou la chose. Hilbert veut produire la chose mathématique une fois pour toutes, au lieu de l’abandonner à sa peineuse histoire depuis les Grecs. On aurait la chose mathématique, l’univocité absolue. C’est la mathématique achevée sans reste. C’est intéressant de voir que ce projet a échoué. Echoué, si l’on veut. Un certain nombre de théorèmes logiques des années 30 ont montré qu’en tout cas, on ne peut pas le mener à son terme. Ont montré qu’on ne pouvait pas dans le système injecter la preuve de sa propre consistance. Ce n’est pas possible. Ce qui s’interprète de 2 façons, et nous sommes là dans nos tâches d’aujourd’hui :

- soit il y a toujours un reste, il y a toujours du reste, ce qui veut dire : on n’en finira jamais avec l’interprétation. Et donc ça voudrait dire : l’idée du siècle d’une exhaustion du réel (qui était sa passion), d’une exhaustion non interprétative du réel, d’une exhaustion univoque du réel, cette idée doit être abandonnée, parce que en fin de compte, il y a  toujours du reste intraité ou intraitable. Ça voudrait dire qu’il faut reprendre les vieux chemins de l’herméneutique - ce qui est déjà fort engagé ! Ce n’était pas l’idée de Gödel lui-même (je dis Gödel car c’est le grand nom propre de cette affaire, celui qui a montré en effet que le projet de Hilbert n’était pas entièrement maniable).

Parenthèse sur le lexique, car vous le trouverez [chgt K7] de se normer de l’intérieur d’elle-même les théoriciens de l’époque les ont appelé des théories nomologiques. Quand vous trouvez ce mot, pensez à ce que nous disions sur le siècle. On pourrait dire aussi : le siècle est un désir nomologique dans la pensée, ie l’idée que la pensée pouvait être aussi, de façon immanente, l’exhibition de la norme de son acte. Nomologie : la pensée pouvait non seulement produire, mais produire,  rendre visible, la loi de sa production. Donc qu’elle pouvait se donner elle-même en même temps qu’elle donnait sa propre loi. Dans le cas des mathématiques, ça voulait dire qu’on pouvait donner la théorie dans ses axiomes, mais on pouvait aussi donner la preuve de consistance de cette théorie. C’était une théorie nomologique. La science légifère sur elle-même de l’intérieur d’elle-même. Elle est non seulement science du réel, mais elle est science d’elle-même comme science. En même temps qu’elle est science du réel, elle est science d’elle-même comme science. C’était ça, une théorie nomologique.

Même l’art au fond voulait être nomologique. C’est ce que nous tentons de soutenir : il y a eu volonté que l’art comme la mathématique soit nomologique. Gödel : si la théorie est un peu intéressante elle ne peut pas être nomologique. Elle ne peut pas légiférer complètement sur elle-même. Il n’en tire pas la conclusion qu’il faut revenir à l’herméneutique, il en tire la conclusion qu’il va falloir changer qch, inventer quelque chose d’autre. Ça peut être inventer d’autres axiomes, ou plus probablement, inventer d’autres logiques. Car cette impossibilité est tributaire d’une logique déterminée. Inventer d’autres axiomes, ou inventer d’autres logiques. Et c’est peut-être ça la tâche aujourd’hui, pour revenir à l’art. Le tourment, la question de l’art, c’est : quels sont aujourd’hui les axiomes de l’art ? Sur quels axiomes fondons-nous notre représentation de ce qu’est l’activité artistique ? Probablement faut-il sacrifier le projet de l’universalité sans reste. Je le veux bien. C’était un idéal qui était grandiose, mais qui en un certain sens tend à coincer l’art dans qch comme un acte pur impraticable. On peut abandonner le thème de l’universalité sans reste. Mais ça veut pas dire qu’il faille entériner la thèse de la particularité sans rivage, que l’art c’est ce qu’on appelle l’art, et que donc c’est n’importe quoi. C’est pas sûr que c’est parce qu’il faut abandonner la thèse d’univocité ou d’universalité sans reste qu’il faille consentir à la particularité sans rivage, ie au relativisme intégral. c’est ça la balance où nous sommes. La difficulté ou l’impossibilité de tenir l’universalité sans reste entraîne du bascule du côté du relativisme absolu : s’il n’y a pas d’univocité, il y a une équivocité intégrale et l’art ne veut rien dire. Donc il y a les musiques, les peintures. De toute façon si vous dites c’est de l’art vous avez raison. Je n’ai pas de principe à vous opposer. Les mathématiciens n’ont pas pu en venir à ce genre d’extrémité. Leur discipline leur interdit encore ! Ils sont du eux aussi sacrifié le projet de l’universalité sans reste, en tout cas de l’édifice formalisé entièrement nomologique, mais ils ne sont pas tombés dans le relativise intégral qui fait que n’importe quelle profération de n’importe qui peut être considérée comme mathématique sans contrôle ni critère. Peut-être que pour l’art c’est le même pb. La question au seuil de laquelle nous porte le siècle, qui est une question globale, c’est : où en sommes-nous de l’axiomatique de l’art ? Ie : à quoi pouvons nous identifier, préalablement à toute expérience en un certain sens, ce qu’il en est d’une intention artistique ? A quels axiomes obéit une intention artistique, qu’elle soit par ailleurs accomplie ou inaccomplie, peu importe ? Exactement comme vous avez des axiomes pour des démonstrations mathématiques, que ces démonstrations soient intéressantes ou inintéressantes, que ce soit théorèmes puissants et magnifiques ou que ce soit des bricoles insignifiantes. Dans tous les cas, il y a un espace axiomatique de référence. Pour l’art est-ce qu’il y a un espace axiomatique de référence qui fait que l’intention artistique est identifiable ? Et elle doit l’être hors en un certain sens la question de ce qui est réussi ou raté, c’est une autre question. C’est pas la même chose d’identifier l’intention artistique et de distribuer à l’intérieur de cet espace la question du grand du petit, du réussi et du raté, et n’avoir aucun axiome, et donc de déclarer que n’importe quelle particularité formelle mérite le nom d’art comme une autre. C’est le problème  du jour, et il a pour horizon cet immense projet multiforme du siècle, qui a été, malgré tout, effectivement, de tenter de produire la chose, la chose artistique. Probablement, il a fallu qu’il y ait cela pour que nous soyons, nous, reconduits dans des circonstances compliquées, difficiles, sous la loi, si je puis dire, de la grande démocratie multiforme, pour savoir s’il y a ou non une axiomatique artistique tenable de l’art. Voilà.

10 mai 2000

Pour les 2 séances terminales, elles vont être consacrées à un 1er parcours sur la politique dans le siècle. C’est une question dont nous avons plusieurs fois parlé, mais c’est seulement un 1er parcours. Nous y reviendrons, dans une connexion plus intime avec la philosophie, l’année prochaine.

Parenthèse : après l’exploration par incise par points par textes de ces 2 ans, on fera l’année prochaine quelque chose de plus synthétique et de plus intérieur à la philosophie. on traitera la question initiale : est-ce que la philosophie a qch à recevoir et à énoncer sur le 20ème siècle.

Là on va faire un 1er cadrage sur la question de la politique dans le siècle. Cette question est fdatle, et elle est fdtale de façon singulière. Elle n’est pas fdtale en un sens abstrait (qui consisterait à dire que la politique est essentielle dans les siècles successifs). Elle est fondamentale car le 20ème siècle s’est représenté lui-même comme un siècle politique.  Notre méthode : comment le siècle se représente lui-même ? croise la politique, puisqu’on peut dire que l’ambition politique, l’engagement politique était une sorte colonne vertébrale du siècle. Nous avons eu l’occasion de voir que même les artistes et avant-garde estimaient nécessaire de s’inscrire dans cette vision des choses : d’attribuer à l’art lui-même nue signification et une portée politique.

On peut dire ce qu’a dit Malraux : c’est là que la politique a remplacé le destin. La tragédie du siècle est politique : destin est pris dans sa catégorie tragique. Donc politique comme figure du destin et de la subjectivité essentielle du siècle. La question : qu’en a-t-il été de la politique dans le siècle touche à son essence même, à son essence subjective.

Le pb est que nous avons affaire aujourd’hui à une sorte de représentation dominante de ce qu’a été la politique dans le siècle, qui fait un peu comme si cette question avait été réglée, qui fait comme si on disposait vraiment des concepts nécessaires pour réfléchir ce qu’a été la politique au 20ème siècle, comme si nous étions par csqt un peu au-delà de cette question.

Il faut commencer assez tranquillement par une sorte de description : qu’est-ce que c’est que c’est que cette sorte de représentation actuelle du siècle comme politique, et quels sont les concepts mis en jeu, dont on tient qu’ils sont pertinents et ajustés ?

 

1)    l’affrontement entre totalitarisme et démocratie

 

Grossièrement, mais pas si grossièrement que ça, le siècle est représenté comme la scène d’un affrontement central, qui en définitive est l’affrontement entre totalitarisme et démocratie. Le 20ème aurait le lieu, la scène de l’affrontement essentiel entre totalitarisme et démocratie, et il aurait en particulier vu la naissance et le déploiement de figures inédites du totalitarisme, et aussi évidemment l’appropriation, la résistance, et en définitive assez largement le succès, de la démocratie, au regard de ces figures que le siècle aurait engendré. Le problème est un peu de savoir : qu’est ce que totalitarisme et démo, qu’est-ce que ce couplage dans la représentation ? nous faisons des descriptions de représentations. Un point que je voudrais souligner, c’est que dire cela, c’est entériner l’idée (que je crois juste) que le siècle s’est représenté comme siècle de l’antagonisme. Dans cette représentation (dont vous vous doutez que je ne la partage pas vraiment), il y a quand même cet élément à mon avis incontestable qui est qu’on ne peut pas rendre raison du siècle dans des catégorie unitaires ou unifiées, comme par exemple siècle du progrès etc… comme s’il y avait une catégorie qui suffisait à elle seule de rendre compte de la dynamique du siècle. Siècle du progrès, siècle des lumières, des choses comme ça. Non : on dit siècle de l’affrontement entre totalitarisme et démo, on désigne bien l’antagonisme, le conflit, éventuellement mortel, comme essence politico-historique de ce siècle particulier qu’est le 20ème. C’est un point qu’il faut accorder à cette représentation. Cette représentation désigne qch de subjectivement présent dans le siècle, qui est le siècle comme lieu d’affrontement décisif.

Le 2ème trait de cette représentation, c’est que le conflit en question est représenté comme un conflit essentiel, où il y va du destin de l’humanité, où il y va du destin de l’humanisme comme figure possible de l’humanité. On retrouve bien cette double idée, à travers laquelle nous avions dit qu’il y avait accès au réel dans le siècle, qui est la figure de la division, la figure du 2 antagonique, clivée, et l’idée d’un conflit majeur, d’un conflit fondamental.

Ça c’est en partage. Maintenant, quel est ce conflit ? En réalité, il y a une difficulté dans la stabilisation des catégories qui le constituent (totalitarisme et démocratie).

La difficulté est la suivante : en un 1er sens, qu’on peut dire objectif, totalitarisme et démocratie désignent des formes de l’Etat. D’où les études minutieuses sur : qu’est-ce que c’est qu’un Etat totalitaire ? Y compris la caractérisation initiale du totalitarisme par Arendt a pour centre de gravité la caractérisation de l’Etat totalitaire. Mais en son sens immédiatement objectif, démocratie aussi est une forme d’Etat. On pourrait dire : c’est l’affrontement de 2 formes d’Etat,  et donc c’est un affrontement nécessairement dans la figure de la guerre, d’une façon ou d’une autre. Parce que tout conflit qui renvoie finalement à des formes d’Etat a pour principe matériel du conflit (réalisé ou pas : la guerre, y compris dans la modalité de la guerre froide, la guerre froide désigne un rapport qui est virtuellement un rapport de guerre. Une froide est une figure de l’Etat qui doit ou non l’emporter sur l’autre). Il y a un 1er groupe de sens dans cette représentation : 2 formes d’Etat, incompatibles, opposés, et un horizon de guerre, actif dans le cas du nazisme, virtuel dans le cas de la guerre froide, constituant la matérialité du conflit. Je n’entre pas ici dans les caractérisations internes de ce que sont ces formes d’Etat, mais l’important pour nous, philosophes, c’est que en réalité il s’agit de 2 conceptions diamétralement opposées de la représentation. Vous verrez que petit à petit prendra une importance considérable que en fait, ces 2 formes d’Etat ont en commun la catégorie de représentation. Simplement, ce sont 2 figures incompatibles de la représentation.

 

2)    totalitarisme et représentation

 

a) représentation d’une substance comme sujet

Dans le cas du totalitarisme, on voit bien ce dont il s’agit : il y a une représentation authentique, ou authentifiable, d’une entité historico-politique, qui se présente à la fois comme une substance et comme un sujet. Totalitarisme, ça veut dire ça il y a une représentation authentique, ou authentifiable, d’une entité historico-politique, qui se présente à la fois comme une substance et comme un sujet. On met les choses dans le même sac car on suit la représentation. Ça veut dire quoi ? ça veut dire par exemple que peuple allemand, et / ou racialité aryenne, c’est une substance, et c’est une substance qui doit devenir sujet.

Ce qui entre parenthèse est tout à fait hegelien : concevoir l’absolu à la fois comme substance et comme sujet.

L’aryanité nazie, c’est qch comme une version terrestre de l’absolu hegelien. Elle peut se présenter comme substance et comme sujet. Et il y a une représentation authentique de cela. Quelle est cette représentation authentique ? En un 1er sens, le représentant est un parti, quand même. Vous pouvez avoir le représentant authentique de l’aryanité allemande, vous pouvez avoir aussi le représentant authentique du prolétariat mondial. C’est représenté par une organisation, qui peut être un parti ou une internationale de parti. Nous reviendrons sur ce point. Comprendre ce qu’a été cette affaire de parti, c’est comprendre une bonne partie du 20ème siècle et de sa subjectivité. Cette entité, à la fois substance et sujet, est représentée par un parti, et il est admis que le parti c’est exactement la médiation entre substance et sujet : c’est ce qui fait que substance est sujet. Dans les énoncés marxistes les plus hegeliens, ça veut dire : le parti est ce qui fait que la classe en soi devient classe pour soi. L’objectivité se transforme, se dépasse, se dialectise en subjectivité. C’est dans un 1er sens.

b) représentation de la représentation

Mais pour des raisons qui posent un problème absolument  passionnant, tout se passe comme si le parti à son tour devait être représenté. C’est un point que tout le monde connaît mais dont l’élucidation est loin d’être complète. On dit : c’est la dictature d’un tel ou d’un tel, mais c’est une explication très pauvre. La question est de savoir pourquoi elle fonctionne ? pourquoi elle est adéquate comme système politique étatique qui est le sien ? pourquoi elle est quasiment inévitable ? qu’est-ce qui est inévitable ? ce qui est inévitable c’est que la représentation doit être représentée. Le parti doit être représenté dans un sujet, au sens immédiat du terme, dans un sujet corporel. J’ai envie de dire : dans un corps, dans un corps sujet. Ou si on raisonne plus symboliquement, il est représenté dans un nom propre. Si vous le prenez en imaginaire, le parti est représenté par un corps, si vous le prenez en symbolique, il est représenté  par un nom propre. Donc on dira, finalement, ce n’est qu’un petit aspect des choses mais le point du totalitarisme, c’est une théorie de la représentation qui a 2 caractéristiques, à mon avis (parti n’en est pas une, commun à totalitarisme et démocratie). Dans la démocratie, les gens votent pour des partis. Parti n’est pas le propre de la chose. Nous montrerons que tout parti est totalitaire, en réalité, si on le laisse faire. L’essence du parti, c’est de tout vouloir pour lui. il peut y avoir des mécanismes de régulation, mais l’essence immanente d’un parti c’est de vouloir tout. Quand la circonstance lui permet il prend tout, même si c’est le brave PS. C’est pas dans l’essence du parti comme parti que nous allons trouver la différenciation fonctionnelle entre totalitarisme et démocratie. Les 2 caractéristiques fondamentales du totalitarisme, c’est (mais des bons auteurs l’ont dit) :

1° la représentation, dans son contenu, se déclare explicitement représentation de la substance comme sujet. C’est un 1er point. Il faut qu’il y ait une substance assignable, une objectivité assignable. Ce n’est pas forcément le cas. Un parti peut être représentatif vaguement : il représente vaguement des gens, des intérêt, une clientèle. Là c’est assignable, il a un statut d’objectivité effectif théoriquement désigné. C’est ce que j’appellerais sa caractérisation comme authenticité. C’est une représentation de l’authenticité. Il y a une substance authentique qui a à devenir sujet dans la figure du parti.

2° la représentation elle-même doit être représentée. Il faut que le sujet parti soit désignable comme sujet nominal. Il faut donc qu’il y ait, ce qui dans la tradition de l’auto-critique a bizarrement été appelé le culte de la personnalité. C’est une expression assez étrange. Il faut toujours prendre les expressions au pied de la lettre, stt quand elles sont étranges. De l’autre côté, il y a le Führer, qui est le point de concentration et de convergence, de quoi ? d’une substance fictive. La substance représentée n’est représentée que par négation, elle est absolument mythique ou fictive. Mais la représentation doit être représentée.

Nous avons ces 2 points :

- projection subjective d’une substance authentique

-  et il y a représentation de la représentation obligée.

Nous reviendrons sur pourquoi il y a représentation de la représentation. Sur pourquoi les efforts de direction collective, collégiale, qui traverse l’histoire du socialisme, ont échoué : à la fin des fins il faut que représentations soit représentée. Si la représentation n’est pas représentée, il y a un doute sur sa capacité représentative. Il faut un bouclage de cette représentation, faute de quoi cette représentation ne représente plus. C’est parce que la représentation doit être représentée qu’il y a inéluctablement la terreur. En réalité, les 2 points conduisent à la terreur : la présomption qu’il y a une substance authentique, et la conviction que la représentation doit être représentée, les 2 points, et leur cumul, donnent une forme d’Etat nécessairement terroriste. On prendra ça du côté de ce qui est appelé totalitaire.

 

3)    démocratie et représentation

 

Du côté de la démocratie, de ce qui est appelé démocratie, on a une autre opérateur de la représentation. Là, on ne présume pas de l’existence d’une substance qui aurait à être ou à devenir sujet. On pose simplement directement que la masse des individus et éventuellement des groupes d’intérêts, des classes ou sous-classes, que la multiplicité comme telle doit être représentée. Que l’Etat est dans son essence même représentation. C’est une théorie de la représentation qui ne comporte pas les 2 critères indiqués tout à l’heure :

- on ne suppose pas une substance authentique qui a à devenir sujet

- on ne suppose pas non plus que la représentation doivent être à son tour représentée (même s’il y a des chefs d’Etat, il faut un peu de nom propre mais ça fonctionne pas pareil. Les noms propres en question n’ont pas besoin du culte de la personnalité ! même s’ils en avaient le désir ils auraient du mal à l’établir. Pourtant ils pourraient y prétendre ni plus nu moins que ceux qui en étaient l’objet. Seulement comme il n’y a pas le culte de la personnalité, ils sont ce qu’il sont).

En vérité vous voyez que la théorie représentative est en quelque manière directement articulée sur la capacité gouvernementale, dirigeante etc… C’est ça le déplacement dans le cadre démocratique. Les partis sont des opérateurs de cette articulation. Il n’y a pas de système représentatif en général sans parti, dans le 20ème siècle. Mais ils sont dans la médiation qui articule directement la question de la représentation à la capacité ou la puissance gouvernementale. Il n’y a pas de problème  du rapport de légitimité entre la représentation et la supposée substance, pb que vous avez de façon aigue dans le cas dit totalitaire. En réalité on pourrait dire que c’est une représentation qui ne représente pas. C’est une représentation, il n’y a pas de doute, mais qu’est-ce qu’elle représente ? Elle représente au mieux des tendances, des dispositions, comme la gauche et la droite, ou au 19ème siècle déjà le parti de l’ordre et le parti du mouvement. A la rigueur, le système représentatif démocratique continue à fonctionner même quand il y a une indiscernabilité très gde de la représentation. Une petite nuance suffit. Cette représentation est évidemment pluraliste, ce qui est son grand titre de gloire par rapport au parti unique du totalitarisme, car elle ne représente rien, en réalité. Car elle ne présume pas avoir à représenter authentiquement l’acteur fdtal de l’histoire, l’acteur fdtal de l’histoire, le sujet de l’histoire. Elle représente l’état transitoire des intérêts ou des groupes. Ceci dit, le signe de la représentation, c’est qu’il y a des partis. Et en fin de compte, la corrélation c’est la corrélation parti Etat, c’est ça qui in fine décide de l’articulation gouvernementale. Il faut le prendre au sérieux : en tout cas, dans le 20ème siècle, en définitive, pour ce qui est des expériences politique significatives, importantes, on aura constamment vue que la capacité [chgt K7]

…………

totalitaire à son peuple est le parti Etat, la connexion touche à la fusion. Dans le cas démocratique, on a une pluralité de parti mais la formule gvtale est une connexion parti Etat tranchée par le vote. Le vote consiste à décider finalement quel parti va être connectée de façon essentielle, quel parti Etat va dessiner la forme gouvernementale. C’est pour ça que la seule règle du vote, c’est qu’il fixe une majorité. Il n’y en a pas d’autre. Quand il ne fixe pas clairement une majorité, il faut changer le scrutin, voter autrement. La majorité est le nom de la connexion parti(s)-Etat. Dans une démo tempérée et bien installée on aime bien qu’il y en ait 2 : démocrate et républicain, conservateur et travailliste. Il y a une invention française de la gauche plurielle mais il y en a un qui domine un peu sérieusement. Mais l’important, c’est qu’il soit consensuellement admis que la connexion parti Etat peut changer. C’est la seule règle qui définit la démocratie. Pour cela, le principe le plus économique c’est qu’il y ait 2 partis. Ce qui suffit à garantir que la connexion parti Etat peut changer. Dans les Etats totalitaires, ils déclarent que la connoter parti Etat ne doit pas changer, car elle est la bonne ? pourquoi ? car le parti est la représentation effective du sujet historique. C’est dans le noyau de la question de la représentation au moment où elle détermina la connexion de parti Etat que se fait la division fondamentale. On pourrait montrer comment sur la base de ……… très nombreuses : dans le cadre de la représentation représentée (totalitarisme), la représentation authentique, la question de la loi est subordonnée. L’Etat n’est nullement définissable par la loi. Il est défini effectivement par sa dimension d’instrument du sujet historique authentique. C’est en excès absolu sur toute formulation légalisable. Ce n’est pas tout à fait à tort qu’on a rapproché ça de la République de Platon. Dans la République Platon soutient qu’un Etat bien formé n’a pas besoin de loi. S’il est bien formé la loi est inutile. La loi est un palliatif écrit indiquant que bcp de choses ne vont pas bien. Si c’est le contenu qui compte, alors la loi est complètement subordonnée. Par csqt, comme le diront les démocrates, ce ne sont pas des Etats de droit. Mais il faut bien qu’il se rappeler qu’ils en étaient très fiers ! C’était un attribut à leurs propres yeux de supériorité sur la démo traditionnelle. Exactement comme Platon soutenait qu’un Etat sans loi fonctionnant selon la nécessité de son contenu est supérieur à un Etat abstraitement ou juridiquement réglé. A l’inverse, les démocraties parlementaires sont obligatoirement juridiques. Pas seulement parce qu’elles doivent comme on sait coder le droit de propriété. Mais au niveau où nous nous situons, car leur énoncé fondamental, c’est que la connexion parti Etat peut changer, et que vous avez une règle de cette possibilité. Quand qch est de l’ordre de la possibilité d’un chgt étatique il faut une règle. Autrement dit, c’est l’intervention explicite de la possibilité d’un changement de connexion qui contraint à la règle. Ça s’appellera une constitution. Ce sont des Etats constitutionnels au sens strict, la constitution est réellement respectée, pour l’essentiel. Il y a un édifice juridique considérable qui finit par réguler des secteurs éloignés de la vie des citoyens. Le fait que ce soit un Etat de droit est une csq, une csq obligée d’un type de représentation dans lequel il est admis que la connexion parti Etat peut changer. Je voudrais vous faire remarquer que l’admission du fait que la connexion parti Etat peut changer va de pair (ce qui est légalisé et constitutionnel) avec un contenu négatif particulier, qui est que certes la connexion peut changer, à la condition que ce chgt de connexion ne change pas gd chose. C’est absolument clair. Qu’il change peu, qu’on reste dans un espace suffisamment consensuel quant au chgt, pour que la modification de la connexion parti-Etat soit admise par l’autre. C’est la condition sine qua non du maintien de la constitution. Qu’est-ce qui fait qu’une constitution marche ? c’est exclusivement que le vaincu accepte. L’existence d’une règle de droit, c’est quand celui qui est battu s’en va, en se disant qu’il peut revenir, sinon il ne s’en irait pas. Mais s’il peut revenir, c’est qu’on n’a pas entretemps fait des bouleversements tels que son retour n’aurait aucun sens. Il n’y aurait aucun consensus constitutionnel s’il était implicitement possible qu’une connexion bouleverse la donne de façon que celui qui est battu ne puisse pas revenir. C’est pour ça qu’il ne pouvait pas y avoir de communistes au gouvernement pendant des décennies. Pourquoi il ne pouvait pas y en avoir ? et pourquoi il y a pu en avoir ? Pendant des décennies, c’est l’abomination, c’est inenvisageable. On voit des 1ers ministres relativement progressistes, comme Mendès France dans les années 50, dire qu’ils n’accepteront pas les communistes. Pourquoi ? Car le PC à l’époque est représenté comme un parti qui ne peut pas être connecté à l’Etat, parce que le type de connexion à l’Etat qu’il représente bouleverse la donne générale et interdit potentiellement aux autres de revenir. Il va saper les bases du pouvoir des autres : leurs circuits financiers, leurs implantations sociales, il va nationaliser toutes les industries, il va liquider les propriétaires d’entreprises, il va faire une série de choses abominables qui va faire que les conservateurs n’auront plus possibilité de revenir au pouvoir. Quand une nouvelle connexion parti Etat se met en place dans un régime parlementaire, il faut savoir qu’ils feront peu de chose, quoiqu’ils aient dit. C’est pas qu’ils soient lâches ou méchants, C’est qu’on peut pas, le principe constitutionnel, ie le principe de l’Etat de droit, suppose que vous ne faites rien qui soit à proprement parler inacceptable par l’autre. Les autres ont vite fait de trouver que c’est inacceptable ! déjà ils sont dans l’opposition, ils trouvent déjà tout mauvais. On peut trouver tout mauvais et tout accepter ! Mais à un moment on sait que ça va réellement devenir non consensuel.

 

Tout ceci pour conclure que vous avez :

- d’un côté une figure de l’Etat qui, se représentant comme sujet authentique, est fondée à décréter des transformations radicales. Mais au prix évidemment de l’absence de toute loi. L’absence de loi combinée à la passion du réel, c’est en général la terreur.

- de l’autre coté, une figure de la représentation ou de la connexion parti-Etat qui sont constitutionnelles et créatrices de droit, mais dans laquelle, si je puis dire, la capacité volontaire de l’Etat est extraordinairement limitée. Car pour l’essentiel, elle doit être consensuelle, ie autoriser le retour, éventuellement imminent, de l’adversaire. Comprenez bien que un adversaire dont vous devez ne rien faire qui interdise son retour imminent est un adversaire modéré, ce n’est pas un ennemi absolu. Si c’était un ennemi absolu, les mesures que vous allez prendre sont celles qui interdisent son retour.

 

4)    difficultés

 

Il y a donc une thèse qui présenterait le conflit entre ces 2 formes comme le conflit fdtal du siècle. De là on peut enchaîner les csq, je ne donne que les têtes de chapitre. A supposer que ceci soit en effet le conflit fdtal du siècle, on doit après expliquer plusieurs points :

a) pourquoi y a-t-il 2 variantes du totalitarisme ?

2 variantes suffisamment différenciées pour qu’elles se soient livrées à une guerre à mort, une guerre sauvage ? Je ne pense pas seulement à la 2nde guerre mondiale. c’est un point à élucider. La question intéressante, c’est de savoir s’il y a une différence là aussi dans la théorie de la représentation. Est-ce que d’un côté, les fascismes, à l’intérieur, la singularité nazie, et à l’intérieur des communismes, la singularité stalinienne, est-ce que cela peut se différencier dans les concepts proposés, en termes de théorie de la représentation ? Dans les 2 cas il y a ce que nous avons dit : représentation d’un sujet authentique et caractère représenté de la représentation, c’est indiscutable. Mais est-ce qu’il n’y a pas cependant, et en quels termes, une différence essentielle, y compris dans la représentation elle-même ? ça ça revient à poser la question du sujet lui-même : est-ce que en définitive, prolétariat, c’est strictement parallèle au racialisme nazi ? Autrement dit, finalement, on en vient à cette question : représentation pour représentation, est-ce que la représentation de classes est opératoirement comparable, isomorphe, à la représentation raciale ? Il ne faut pas esquiver ce point, il faut le traiter frontalement. Il est vrai que dans les 2 cas on a affaire à une théorie représentative, à une représentation représentée, à des parti Etats, avec fonction particulière de la police et de la terreur. La ressemblance est incontestable. Peut-elle fonder une catégorie comme totalitarisme ? ça va dépendre de savoir s’il y a homogénéité dans la théorie de la représentation. Ça va dépendre de savoir si race et classe, ça fonctionne pareil ou pas. On abordera ça la prochaine fois frontalement, vraiment. C’est la 1ère question : les 2 variantes du totalitarisme

b) démocratie et totalitarisme : un conflit éthique ?

Il y a la question de la transformation de ce conflit totalitarisme démocratie, non pas un conflit de caractère politique, mais en un conflit de caractère essentiellement éthique. Ça fait partie du dispositif de représentation contemporain. Est-il légitime ou pas, à supposer qu’on admette qu’il s’agit là d’une contradiction majeure du siècle, de la projeter en contradiction de caractère éthique, en interrogation éthique radicale, et par csqt d’en tirer par csqt l’idée d’une subordination de la politique à l’éthique ? A mon avis, c’est la finalité ultime de ce dispositif descriptif. La finalité de cette vision de l’histoire au 20ème siècle, c’est de présenter à la fin des fins la politique comme absolument subordonnée à l’éthique, ce qui à mon sens veut dire que la politique n’existe pas. La subordination de la politique à l’éthique est l’anéantissement en réalité de la politique comme pensée ou projet. Il y a une maintenance fonctionnelle de la politique, mais anéantie dès lors qu’elle est représentée dans une subordination absolue aux catégories éthiques. Moi je soutiens que cette une vision du siècle, qui le rassemble dans la contradiction totalitarisme et démocratie, qui ensuite fait de cette contradiction une interrogation éthique radicale, la destination de cela, c’est de déclarer la fin de la politique, ce qui est une manière de déclarer la fin du siècle. Si le destin a été politique, la fin du siècle, c’est la fin de ce destin. C’est la fin de la politique comme ambition émancipatrice, comme projet réel, comme pensée forte. La politique du point de vue des élections cantonales et des pelouses vertes ça se maintiendra. Ce n’est pas philosophiquement décisif. Le point est de savoir si ce qui a eu lieu, quelque en aient été les csq, l’engagement subjectif dans l’idée qu’on pouvait bouleverser le monde dans les catégorie de la politique, la question est de savoir : est-ce que c’est fini ? Quand on déclare que c’est fini, on le déclare pour des raisons morales, qui passent par la subordination de la politique à l’éthique : il y a eu tant de morts, et d’atrocités, c’est éthiquement insupportable, mieux vaut que pas. L’agencement de cela complexe passe par un moment où la représentation du siècle permet de placer la politique sous la juridiction de l’éthique.

Ça part du conflit historiquement réel entre totalitarisme et démocratie, mais ça met en réalité au centre de la représentation de ce conflit l’extermination des juifs d’Europe par les nazis. On touche à qch de difficile et complexe. Il y a bien longtemps que la philosophie s’est sentie concernée, mise en difficulté, possible ou impossible, à partir de ce point. Vous voyez bien que si en fin de compte le paradigme du conflit du siècle entre totalitarisme et démocratie a en son cœur la représentation de l’extermination des juifs d’Europe, le transit de ce conflit de la politique à l’étique est substantiellement légitimé. Pourquoi ? parce qu’il ne semble pas qu’il puisse y avoir, sur l’extermination des juifs d’Europe par les nazis, compte tenue de la nature du crime, il ne semble pas qu’il puisse y avoir de propos politique consistants. C’est là qu’est la passe. Et comme il ne peut pas y avoir, dit le dispositif en question, sur ce crime là, une disposition politique véritable, mais seulement une disposition éthique, alors en définitive le conflit totalitarisme / démocratie est légitimement projeté dans la sphère éthique, de sorte que la politique est subordonnée à l’éthique, puisque sur un épisode majeur du siècle, elle déclare forfait devant l’éthique.

 

5)    interrogations sur le nazisme

 

Quelle est la question ? C’est un vrai défi pour la pensée. La question est double :

1° quelle place finalement accorde-t-on, quant à la politique, quant l’intelligence du siècle comme siècle politique, quelle place accorde-t-on exactement dans cette affaire à ce crime mémorable et sans précédent qu’est l’extermination des juifs d’Europe par les nazis ? Est-on fondé à déclarer que là, se dit qch sur la contradiction majeure du siècle totalitarisme / démocratie ? Est-ce que en fin de compte c’est une singularité absolue, ou est-ce que c’est paradigmatique de qch ?

2° ça conduit à une autre question connexe, encore plus difficile : quelle est la nature politique du nazisme ? D’une certaine manière, l’entrée dans la question du nazisme strictement à partir de l’extermination (entrée parfaitement compréhensible, compte tenu de l’énormité du caractère intraitable du crime), aboutit en fin de compte à identifier le nazisme dans des catégorie elles-mêmes éthiques, à l’identifier comme mal, comme mal absolu. La question est donc : c’est un argument décisif pour assurer la suprématie de l’étique sur la pol. Comme s’il n’y avait de pensée du totalitarisme, lui-même un élément constituant du conflit du siècle, que du côté de l’éthique, à raison de ce qu’on entre dans le nazisme par la catégorie du crime. Ça reconduit à la question : y a-t-il une autre entrée possible dans la question du nazisme, qui devra, à un moment ou un autre, se prononcer sur le crime, y compris se prononcer éthiquement sur le crime ? la question est : à quel moment vous placez la transition à l’éthique ? c’est un point de méthode à examiner avec attention. Je sais que là nous sommes là dans des questions tendues et douloureuses, des questions à vif. Mais là c’est un point de méthode, il ne s’agit pas d’une quelconque tentative d’absolution ou quoi que ce soit. Le crime est le crime, on ne pas revenir sur ce verdict. Mais la question de savoir si, en entrant dans la question de l’identification du nazisme strictement par cette entrée là, vous n’aboutissez pas de proche en proche et par des csq quasi implacable à des conclusions qui dénaturent entièrement ce qu’a été la signification politique du siècle, c’est une question. On peut la formuler simplement : y a-t-il eu ou non une identification politique possible du nazisme ? Question qui peut être posée frontalement dans un chemin ou une entrée qui n’installe pas d’emblée la pensée dans la stupeur face au crime. Parce que en un certain sens, considérer le nazisme dans la stricte optique de son identification comme mal absolu (parfaitement compréhensible) en manque peut-être l’identité véritable, ce qui aura ou peut avoir des csq négatives. Ce qui évite le retour ou la ressemblance ou la récurrence de quoi que ce soit, c’est son intelligence effective, son intelligence réelle.

C’est un groupe de question essentielles.

Finalement, quand on traverse cette question de cette manière, on aboutit je crois à une autre figure du siècle, à une autre figure politique du siècle….

 

Manque la fin ! mais d’après le cours qui suit, il y a une annonce des 4 points traités dans le cours suivant.

24 mai 2000

Conférence lundi prochain sur le cinéma, à la fois latéral mais pas complètement par rapport à ce que nous avons dit ici. J’avais annoncé, promesse non tenue, que c’était une des manières d’entrer dans le siècle que d’y entrer par le cinéma : Godard qui tente qch comme une histoire du siècle à partir d’une méditation sur le cinéma. C’est à la cinémathèque, 42 bd bonne nouvelle, c’est un cycle sur Homme et femme au cinéma. Il y a une conférence et puis une projection. Moi ça s’appelle la capture cinématographique des sexes, et le film, c’est identification d’une femme de Antonioni. 18h30.

 

Nous revenons donc à notre propos. La difficulté pour moi aujourd’hui, c’est au fond de conclure sans conclure, puisque ce cycle sur le siècle va se poursuivre et s’achever l’année prochaine. Donc nous sommes dans une conclusion provisoire, sur la question de la politique dans le siècle, que c’est celle que nous avons décidé de traiter ce mois-ci.

 

Ce que je vous avais proposé la dernière fois, c’était, au fond, la construction ou la description de l’image politique du siècle actuellement plus ou moins dominante, en tout cas ici. Il faut quand même préciser ici, parce que la vision politique du siècle d’un irakien ou d’un chinois peut éventuellement être dans des centrations différentes. Il faut rappeler que nous parlons d’ici, quand nous parlons d’un dispositif idéologique dominant, c’est du dispositif idéologique dominant ici. Qu’est-ce que c’est, ici ? Cet ici, c’est là où nous sommes. Qu’est-ce que c’est ce nous ? Nous, c’est finalement qch comme la vieille Europe et ses appendices impériaux variés et divers, c’est qch comme « l’occident », c’est qch comme les sociétés démocratiques. Je ne sais pas très bien, peut-être reviendra-t-on sur cette question de qui sommes-nous comme produits du siècle. Le nous conditionne le ici. Ici, il y a, flottante et constituée en même temps, une sorte d’image du siècle que j’avais tentée de décrire, qui est une simplification

(mais ce n’est pas une critique, puisque une grande image d’un siècle est toujours une simplification. On a besoin de la simplification. Après tout, toute science est une simplification, majeure. Là où il n’y a pas de science, c’est qu’on n’a pas trouvé la simplification majeure dont on a besoin. Quand il n’y a pas science, on est perdu dans la complexité. La science n’est pas la complexité, la science, c’est la simplification. Un des signes indiquant que l’astronomie de Ptolémée, si admirable soit-elle, était en fin de compte boiteuses et erroné, c’était sa complexité : il fallait bcp de cercles là où on a mis une ellipse (simplification galiléenne radicale). Ce qui fonde une science, c’est un geste de simplification inattendu et novateur, inscrit dans des lettres, donc une simplification littérales ou littéralisée. Après c’est complexe, mais le gestes fondateur c’est la simplicité. L’argument en faveur de la complexité : je lisais dans la presse que le monde est très complexe. Mais ça veut dire qu’il est mal pensé, qu’il pensé par des Ptolémée et pas par des Galilée. C’est pour nous convaincre que la tâche des dirigeants est d’une complexité inouïe. Mais ce n’est pas sûr. Il n’est pas sûr que ce soit plus compliqué pour Jospin que pour Tibère. On fait avec les moyens qu’on a. dans l’empire romain, les communications étaient ce qu’elles étaient. Vous receviez des nouvelles de Palestine par des gens qui arrivaient à cheval. Qu’une vision du siècle soit une puissante simplification n’est pas ce que j’objecterai. La simplification est un geste de pensée fondamental, c’est qch que nous avons presque perdu de vue à cause de la complexité. Par exemple, il n’y a pas de théorie biologique contemporaine. Vous êtes dans l’élément de la science quand vous avez trouvé, ce qui est difficile, une simplification adéquate qui fait touche sur le réel en un point déterminé).

La scène que nous avons décrite c’est la scène de l’affrontement entre totalitarisme et démocratie, une des variantes étant que c’est la scène de l’affrontement entre les idéologies (qui chacun sait 1° nous ont fait bcp de mal et 2° sont mortes – on est après la mort des idéologies) et de l’autre côté ce qui s’oppose aux idéologies. Ça n’a pas un nom clair, ça. Il se pourrait bien que ce soit une autre idéologie ! La scène, disons, d’un affrontement entre l’imaginaire idéologique, volontaire ou volontariste et criminel, et de l’autre côté une vision pragmatique, une démocratie réaliste, qui est dans le mvt des choses, qui ne le force pas.

Nous avions vu quelques caractéristiques de cette scène ainsi décrite. Je n’y reviens pas. Nous avions vu, en particulier, que le point clé dans cette affaire est finalement l’analyse qu’on propose de totalitarisme, quelle que soit la variante là-dessus. Ce n’est pas toujours le mot requis ou accepté, mais ça désigne l’ensemble des politiques volontaristes et violentes dont le siècle a été le lieu. Il y a un point sur lequel je voudrais simplement conclure ce rappel, ou cette description, c’est que la thèse actuelle est une thèse complexe sur l’issue de cette affaire là : les idéologies sont terminées, sont mortes, le mur de Berlin s’est écroulé. Formule courante : « depuis l’écroulement du mur de Berlin ». C’est une manière de nommer qch comme un achèvement du siècle. Le siècle est fini en ce sens là. Il y a une finitude du siècle qui vient s’échouer dans sa dimension de barbarie latente, ou ouverte, il vient se clore dans qch qui est nommé tantôt la fin des idéologies, tantôt la chute du mur de Berlin, tantôt l’effondrement du communiste. Il est reconnu que cette scène est close. C’est le 1er point.

Mais il est en même temps énoncé que cette clôture n’est pas non plus aussi assurée qu’il y paraît. Elle fonctionne aussi comme l’avertissement d’un risque majeur qui a été éprouvé dans le grand conflit du siècle. C’est la thèse selon laquelle il faut une vigilance extrême et une constante mémoire minutieuse pour empêcher toute réapparition, toute renaissance, de ce cauchemar du siècle. Comme vous le savez, le thème de la mémoire est fondamental aujourd’hui. Ce qui nous garderait de la répétition serait la mémoire.

Je voudrais examiner brièvement cette thématique de la mémoire, de la mémoire qui est aussi évidemment la mémoire en un sens quasi matériel : la mémoire, l’archive, le mémorial, la conservation. Cette mémoire, c’est essentiellement la mémoire du crime. C’est cette mémoire là. Garder le crime dans son intensité mémorielle, de manière à instruire les générations successives qu’il a eu lieu, de manière à ce qu’il ne soit pas pris, presque innocemment, dans les chaînes de sa répétition. C’est une vraie question de savoir si la mémoire d’un crime est un empêchement de sa répétition. Ça semble au fond une évidence : si on enseigne aux enfants qu’il y a eu un crime abominable, ce crime ne se répétera pas. on peut inverser la thèse : on peut s’identifier à bien des choses, y compris à un crime. On peut dire que la mémoire instruite et déployée du crime est une constante possibilité, à la fois imaginaire et identificatoire, de sa réitération. Surtout si on finit par dire que c’est la seule chose qui ait eu lieu dans le siècle. Si on identifie le siècle au crime lui-même, et si par ailleurs on ne propose rien à personne. Le péril de la mémoire c’est quand vous n’avez pas de projection. Dans ce cas là, la mémoire, si elle est sans projection, sans décalage, par rapport à ce qui par ailleurs est effectivement proposé, elle finit par accorder au forfait une noire grandeur, sinistre et fascinante, par rapport à ce qui peut apparaître comme une banalité répétitive. Ce point de la mémoire est un point très délicat à examiner, pour une question qui tient à la théorie du temps. La question du temps est très importante dans cette affaire. On peut penser que la vivacité d’une mémoire est entièrement liée à la représentation de l’avenir et des possibles. Il n’y a pas de mémoire qui puisse être une mémoire pure : la mémoire est prise dans une temporalisation, qui fait qu’une partie du sens de la mémoire elle-même lui vient du projet.

Vous savez, il y a une grande thèse sartrienne, qui est un décalque de certaines analyses de Heidegger lui-même, qui est que le sens du passé vient du futur. C’est dans L’Etre et le Néant, l’analyse des extases temporelles, il est dit que la venue du passé à un sens est tributaire de la projection vers l’avenir. On peut discuter cette thèse. Mais qu’il y ait un lien, peut-être pas un lien de sens uniquement, entre la mémoire et le projet, je crois c’est indubitable. Donc vous ne pouvez pas spéculer sur le fait que le crime est intemporellement crime. Parce que si c’est de la mémoire pure, il suffit de rappeler le crime, et son horreur est telle, évidente et partagée, que ça bloquera sa réitération. C’est l’hypothèse de moralité naturelle de la conscience générale : effectivement, les gens en fin de compte préfèrent être gentils que méchants. Si on leur dit : voilà le crime, terrorisés, ils vont s’interdire toute méchanceté qui pourrait y conduire. C une hypothèse sur la nature humaine, une hypothèse abstraite. Nous voyons tous les jours que la représentation, y compris mémorielle, du crime peut avoir de toute autres issues. Elle n’est pas forcément filtrée par une espèce de schématisme moral renvoyant à une théorie de la morale naturelle. Nous ne pouvons pas fonder le gardiennage du sens du crime sur la seule mémoire. Donc en fin de compte, cette affaire de mémoire sera nécessairement mesurée à l’aune des projets proposés à ceux pour qui cette mémoire est une mémoire. Et si le projet est misérable, la mémoire le sera aussi. Elle sera ambivalente. Elle sera ambivalente : le grand crime, c’est aussi une figure de la grandeur. Si vous ne proposez que de la misère, misère et grandeur, la noire grandeur du crime, elle est la grandeur du crime. Il n’y a pas besoin d’avoir lu Sade pour ne pas être dans une vision de l’humanité à l’eau de rose. Dire qu’il suffit de garder la mémoire de la méchanceté pour ne pas la répéter, c’est un conte pour enfants. La leçon du siècle c’est le contraire : une passion pour le réel peut aller jusqu’à l’entérinement du crime. Nous savons que les représentations collectives ne sont pas fibrées ou régies par un impératif naturel. On ne peut pas fonder sur lui une doctrine générale du gardiennage de la mémoire et de la préservation du crime. Je voulais insister sur ce point car une des faiblesses du diagnostic qui nous est proposé fait que, identifiant finalement le siècle à son grand crime, ce qui est une hypothèse simplificatrice, (mais ce n’est pas un défaut), elle ne nous dit pas ce qu’il y a à tirer de cette considération. Cette considération est considérée comme une pathologie cancéreuse par rapport au schème de la morale ordinaire, au thème droit de l’homme. Mais comme on ne va pas au cœur de la question, l’élément subjectif dans lequel ça s’est installé, des conflits qui l’ont traversé, de quoi il s’agit ? eh bien je pense qu’on ne fait rien pour en interdire non pas la répétition mais la permanence possible. Comprenez bien que en définitive, faire qch pour que cette mémoire (indispensable, évidemment, tout ça doit être transmis, narré et fixé, je suis entièrement d’accord là dessus). Pour qu’elle soit efficace, la question est de savoir ce qu’on propose d’autre que les conditions de possibilité de cette mémoire elle-même. Ce qu’on propose sur : que va devenir l’humanité ? qu’est-ce que c’est que la liberté ? quel est le pouvoir de l’homme de se créer lui-même dans l’histoire ? on ne peut pas proposer indéfiniment aux gens d’être des créateurs de start up. Ça ne tiendra pas longtemps. Ça amusera la galerie mais pas longtemps. Ce qui grandit à l’arrière plan, sous le couvert d’une euphorie monétaire, c’est un désespoir, c’est le nihilisme contemporain qui est tout de suite derrière cela. La question de savoir comment on répond, non pas à l’euphorie transitoire des aléas du marché, mais comment on répond à ce nihilisme latent ou explicite, qui s’empare petit à petit de secteurs entiers, et finalement immensément majoritaires, de l’humanité dans son séjour terrestre. A supposer même qu’on assume la vision du siècle qu’on décrivait la dernière fois, à supposer qu’on l’assume, finalement le sol de ce schème historique est un sol frêle, y compris quant à ce dont il se réclame, à savoir finalement: qu’est-ce qui peut barrer la route à la réitération du crime, ou à la permanence de sa passion, ou à la dévastation finalement de l’humanité par elle-même ? la question posée, il n’y est pas répondu, car le frêle dispositif de la mémoire est un dispositif à cet égard subjectivement insuffisant, quand on constate que ce qui est pensé, et proposé, est dérisoire au regard des progrès foudroyants au regard de la désespérance historique et des progrès qui l’accompagnent. On ne peut pas faire comme si l’humanité était dans une période bénéfique de son histoire. Il faut mettre en alerte ceux qui répandent cette idée ou y croient sincèrement. Les subjectivités les plus profondes, ce sont des subjectivités désertiques, sauf 4 ou 5 qui mènent ce jeu-là. On s’en passe. Tout cela me conduit  à suggérer qu’il faudrait penser le siècle autrement : finalement, cette simplification là n’est pas la bonne pour les besoins même de la pensée. La complexité du siècle ne peut être réduite et simplifiée et exposée ainsi au pensable que selon des schèmes différents de cette théâtralisation massive (qui fait que au fond dans le siècle le crime utopique aurait été aux prises avec l’opiniâtreté démocratique : c’est une simplification sans issue).

 

Je vous proposais donc de prendre autrement. Comme entrée j’avais suggéré la dernière fois de prendre 4  points, 4 repères :

- l’idée que dans le siècle, la scène politique a été multiple. C’est une multiplicité resserrée (nous sommes nous aussi dans une simplification). Il n’y a pas eu en réalité un affrontement central dont l’ensemble des épisodes et des séquences historico-politiques se déduisent. Pour cela, pour parvenir à penser cette multiplicité politique du siècle, il faut un renversement méthodique essentiel, assez difficile à vrai dire à opérer. Qui est que il faut bien comprendre qu’une séquence politique, ie un moment où qch est inventé dans la politique, n’est pas mesurable au système de ses résultats. C’est très important. Par exemple, il est absurde de mesurer, ne serait-ce que la révolution d’octobre 17, à l’Etat stalinien en 37, à Khroutchev et encore bien plus à l’effondrement du mur de Berlin en 89. Si vous êtes ça, vous êtes en plein hegelianisme, ie que la vérité de qch est son résultat ou son dépassement. Vous n’êtes pas dans la capacité à saisir le vif d’une séquence ou invention pour elle-même, quitte à comprendre par ailleurs qu’elle peut être détournée, renversée, exportée hors d’elle-même etc.. mais avant il faut comprendre de quoi il s’agit du point de vue du surgir, de sa novation. Après tout, soumis à ce tribunal du résultat, prolongé sur un siècle ou deux siècles, qu’est-ce qui va résister ? Rien ! on peut toujours dire que tout échoue, d’une certaine façon. Toute tentative échoue : si vous vous placez 2 siècles après, qu’est-ce que la tentative est devenue ? c’est toujours plus ou moins illisible. C’est un point de méthode majeur, et pas seulement en politique. Si vous prenez une grande mutation en art, 2 siècles après, la donne a changé, les repères sont plus les mêmes, les modes de production aussi ont été modifiés. Il y a une bizarre conception qui fait que, au fond, on fait comme si une entreprise politico-historique était une fondation éternelle. Alors que rien n’est plus précaire, rien n’est plus réversible, rien n’est plus fragile que cela [chgt K7] juger comme une espèce de fondation où il faut prendre les choses du point de vue de leur établissement sur un siècle, vous ne trouverez jamais aucune trace de cette innovation ou de ce surgir. Quand je dis : il faut envisager le siècle du point d’une multiplicité de politique, ça suppose qu’une invention politique se fasse sur des séquentialités, variables, mais qui n’imputent pas à ce qui arrive indéfiniment l’état des choses 20 ans après ou 30 ans après ou 50 ans après ou 3 siècles après. On n’applique ça qu’aux révolutions. Aux régimes ordinaires on ne l’applique pas. La révolution d’octobre, elle est comptable de Khroutchev, de Brejnev etc… mais on ne dira pas que Clemenceau est comptable de Jospin ! il l’est au moins tout autant. Il faut homogénéiser, il faut égaliser les choses. On sent bien qu’il y a une logique de caractère idéologique finalement à faire porter spécifiquement aux entreprises émancipatrices (quelles qu’en soient les limites et les vulnérabilités), c’est à elles et à elles seules qu’on fait porter indéfiniment le poids de résultats les plus éloignés. C’est pour ça que celles qu’on préfère, c’est celles qui ont été égorgées dans l’œuf. La commune de paris, on aime, on les a tous massacrés 2 mois, on ne peut pas se demander ce que c’est devenu un siècle après. Les quelques rares victoires dans l’histoire on les soumet à un tribunal implacable : qu’est-ce que vous devenez 20 ans après 30 ou  50. IL faut voir qu’elles ont eu ce caractère singulier, par rapport à la Commune de Paris ou juin 48, d’être des victoires, retournées du dedans, transformées du dedans, devenue des tragédies terribles… Mais on est passé du massacre et de l’égorgement immédiat à autre chose de différent. Quand je dis multiplicité, ça veut dire envisager dans le siècle les séquences politiques qui témoignent à leur manière d’une invention, d’une nouveauté, d’une avancée par rapport à l’état antérieur des problèmes. Quand je dis une avancée par rapport à l’état antérieur des problèmes, c’est de l’intérieur d’une pbtique établie, naturellement. On sait qu’une des obsessions de Lénine, c’était de réussir une prise de pouvoir mais de réussir qch comme sa conservation. Aujourd’hui on peut discuter de ces catégories là, peut-être que la prise du pouvoir, ce n’est pas l’essentiel, mais on ne peut pas le dire à l’époque de Lénine : faire mieux que la Commune, c’est le défi du moment. Lénine danse sur la neige quand il tient un jour de plus que les communards… Un pb est traité : ce qui avait été une capacité à réussir une insurrection mais une incapacité à partir de là à organiser une figure étatique, le léninisme traitait ce pb et accomplissait une étape supplémentaire. Vous devez traiter ça en soi-même, vous ne devez pas écraser ça par le fait que cet Etat 10 ans ou 15 ans après n’est pas paradigmatique de l’émancipation, et même qu’il est extraordinairement terroriste, choses qu’il ne s’agit pas de nier, mais au nom desquelles vous ne devez pas rendre totalement impénétrable la nature du problème dont la solution a intéressé Lénine à un moment donné. On appellera séquence politique qch comme ça. Donc par exemple, sur cet exemple là, peut-être en effet que c’est clos dès 1920, peut-être que ça ne va pas plus loin. C’est d’autre problèmes. C’était ce problème là de tenir au pouvoir, de résoudre les pb de la guerre civile, de ne pas se faire balayer en 3 mois, il faut envisager : pourquoi il a été résolu là et pas avant ? il faut l’examiner en soi-même, on appellera ça une séquence politique. Il faut l’examiner en soi-même. Après on a d’autres choses, qui peuvent être négatives.

Autre exemple : si vous prenez les luttes de libérations anti-coloniales, le Viet Nam ou l’Algérie. Vous pouvez parfaitement (mais c’est à mon avis inadmissible) finalement au nom de l’Algérie d’aujourd’hui, qui est sinistre, dire que en définitive les espérances soulevées par la guerre de libération nationales ont été entièrement déçues. Oui, mais c’est ne rien dire sur la lutte de libération nationale en elle-même. Qu’est-ce que signifiait que des peuples pauvres, opprimés, pouvaient prendre les armes et contraindre le colonisateur qui  l’occupait depuis longtemps à s’en aller ? Le fait que des islamistes en Algérie créent des situations abominables est une autre question. Comment il se fait et dans quelles conditions, quelles motivations subjectives et politiques, un certain nombre de petit peuples ont pu en effet mener des guerres longues et violentes contre des grandes puissances pour conquérir leur indépendante et faire partir les gens qui étaient sur leur dos depuis des décennies ? C’est une séquence, il faut la considérer en elle-même. Ça ne préjuge pas de l’avenir. Rien ne préjuge de l’avenir. Ce n’est pas car une insurrection est magnifique que l’Etat 10 ans après est magnifique ce n’est pas car une lutte de libération nationale est une innovation que l’Etat indépendant qui a surgi de ça est superbe. Si on veut penser le siècle il faut penser les séquences pour elles-mêmes. Qu’est-ce qu’une lutte de libération nationale ? On voit qu’on a affaire à une multiplicité : à chaque fois qch est inventé et singulier.

C’est le 1er point : substitution à l’idée d’une scène idéologique unique d’une multiplicité de singularités politiques. On les appellera comme ça. On peut dire que le siècle a été particulièrement riche en telles singularités. Parmi ces singularités politiques, pour l’instant nous n’introduisons pas d’élément normatif. Il se peut que parmi ces singularités politiques, il y en ait qui soient innommables, horribles. Nous n’avons pas introduit de normes. Nous définissons la singularité politique par sa stricte capacité à traiter, à  proposer des questions, des catégories, des pratiques qui résolvent problème  antérieurs ou sont inédites dans l’histoire des politiques. Séquences ou singularité politique est un terme générique pour désigner la multiplicité des inventions politique dans le siècle, et établir la richesse de ce système de multiplicités.

 

- le 2ème point que je vous avais proposé, et non moins important, propose lui aussi une transformation méthodique. C’était, je vous le rappelle, qu’il y a dans le siècle des formes spécifiques de la subjectivité de la politique réactive. C’est un point également de méthode, qui est comprendre : qu’est-ce que c’est que la nouveauté réactionnaire ? Comprendre comment de nouvelles figures, par exemple de la contre-révolution, surgissent dans l’élément de nouvelles figures de la révolution. C’est un point qui doit absolument être mis en jeu dans l’histoire du siècle comme un point radical. A la mesure des innovations politiques émancipatrices, populaires, il y a des innovations réactives et contre-révolutionnaires. Autrement dit, la lutte ne doit pas être conçue sur le strict modèle de la lutte entre ancien et nouveau. D’autant plus que moi-même j’ai longtemps cru qu’il en était ainsi, y compris dans certaines élaborations philosophiques subséquentes. J’ai cru que entre nouveauté et vérité il y avait réciprocité. C’est un peu plus compliqué que ça. La figure générale d’une singularité ne peut pas être réduite à la lutte entre l’ancien et le nouveau, car le réactif lui-même est en capacité d’être nouveau. De ce point de vue là, par exemple, les fascismes sont des nouveautés politiques, et ce sont eux-mêmes des singularités politiques, et des singularités politiques éventuellement extrémistes. Qui empruntent volontiers le lexique de la révolution, qui sont une mimétique de la révolution. Dans le nazisme, il s’agit bien de la révolution nationale socialiste. Ça veut dire quoi ? ça veut dire qu’il y a des singularités réactives qui sont dans l’espace historique des singularités affirmatives ou progressiste. Autrement dit, il n’y a pas de linéarité dialectique. A ce propos, la thèse selon laquelle les politique novatrices ou émancipatrices incarnent la nouveauté et que la réaction c’est l’ancien, c’est une défense de l’ancien, cette vision des choses suppose une linéarité dialectique. Il y a un état de choses, et de l’intérieur de cet état des choses il y a une projection novatrice qui décide le sens véritable. Il faut défaire ce schéma, qui est résidus dialectique élémentaire. En réalité, ce qui se passe, c’est que, étant donné une situation quelconque, l’état des choses, il y a un surgissement de possibilités, à mon sens post-événementielles, il y a un espace possible qui est un espace de la novation, et il peut s’y inscrire des figures réactives, des sujets réactifs. J’ai élaboré ça d’un point de vue formel, mais là c’est immédiatement lisible ou déchiffrable dans la question du siècle pol.

Par exemple, pour plusieurs générations successives, qu’est-ce que c’était que le siècle ? Ces générations, elles n’auraient pas dit l’affrontement totalitarisme et démocratie. Ils auraient dit : l’affrontement décisif, c’est l’affrontement entre communisme et fascisme. C’est la réponse qui s’est imposée pendant des décennies. Ça signifie quoi ? ce sont les 2 phénomènes, 2 singularités contemporaines. Elles désignent ce que j’ai propos d’appeler le présent, le présent du siècle. La coprésence dans le présent, c’est la coprésence du fascisme et communisme, le fascisme étant le réactif propre, spécifique, du communisme, étant lui-même une nouveauté. Donc ça c’est le 2ème point. 1er point : il y a une multiplicité de singularités, et 2ème point : dans cette multiplicité de singularités il y a la question de savoir non pas ce qui est nouveau et ancien mais ce qui présent, référé au même présent, ce qui est contemporain. Et dans le contemporain il y a le réactif lui-même. Il y a de la nouveauté réactive. Il faut s’opposer ce qui est devenu courant aujourd’hui, ie à une vision intemporelle du réactif. Cette vision intemporelle du réactif c’est l’idée selon laquelle que les idée racistes, fascistes, criminelles reposeraient aussi sur des pulsions de la nature humaine. En fin de compte, la scène deviendrait la scène entre la propension au bien, conservée par la mémoire du crime, et d’autre part une propension au mal (qu’il faut bien supposer aussi). Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. La théorie de la fécondité indéfinie de ce ventre, c’est la théorie intemporelle ou naturelle la surrection des fascismes. Quand n’importe quel figure réactive se présente, elle est aussitôt épinglée au nazisme, comme si le nazisme était désormais la figure générique intemporelle du réactif sous toutes ces formes. Quand vous prenez un débile en culotte de peau autrichien quelconque, c’est Hitler. Non c’est pas Hitler. En effet, c’est un raciste, un réactionnaire absolu, Haider. Mais c’est pas Hitler, car en réalité il est lui tout cela, mais d’aujourd’hui. Il essaie d’inventer, de produire qu’est-ce que  c’est le réactif de l’époque de la démocratie parlementaire aujourd’hui, et pas le réactif des affrontements violents et déchaînés de la passion du réel des années 30. C’est un point important, sauf à recréer des entités intemporelles, de concevoir que la figure de la multiplicité des singularités subsume le réactif comme tel.

Ceci permet de dire que la tâche de la pensée, à peine entamée à vrai dire, c’est de penser ces singularités : qu’est-ce qu’elles sont ? qu’est-ce qu’elles ont été ? si elles ne sont pas des hypostases de pulsions intemporelles, ou qu’elles ne sont pas la révélation impensable, ineffable, intraitable, du mal dans l’homme ? dire ça, c’est une rétroaction absolument misérable. Qu’est-ce qu’elles sont, politiquement ? Qu’est-ce qu’une singularité réactive considérée en elle-même, dans sa capacité effective, dans son système de représentations, dans les catégories qu’elle propose, dans le propos qu’elle tient, quel est le degré de consistance ou inconsistance de tout ça ? c’est une tache fdtale. La 1ère tâche : il faut procéder à un repérage de la multiplicité (déconstruire la scène informe où nous nous mouvons), et à propos de cette multiplicité, qu’est-ce qu’une singularité réactive ? Le problème  s’agissant du nazisme, le vrai problème  c’est que nous ne savons pas encore ce que c’est. C’est pas la question de s’en souvenir. Nous ne savons même pas de quoi nous avons à nous souvenir, en vérité, sinon évidemment du terrible tas des morts. Il y a des gens qui disent : c’est impensable. Nous avons un mouvement à mon sens très important : est-ce que c’est impensable ? Si c’est impensable, le nazisme, si c’est intraitable, alors finalement on aura une reconduite de tout ça à la nature humaine dans ces catégorie morales. Ce sera une hypostase du mal radical et rien d’autre. Je pense que c’est une tâche en partir devant nous que de nous proposer d’identifier cela quant à ce que c’est. L’axiome fondamental, c’est : c’est pensable, comme j’ai eu l’occasion de le dire ici. On peut prouver que c’est pensable vu que ça a été pensé. Ça a été pensé par qui ? par les nazis eux-mêmes. Les nazis ont pensé le nazisme. Le nazisme est une pensée. Misérable, criminelle, mais c’est une pensée. La doctrine de l’impensable est extraordinairement périlleuse : rien n’est plus exposé à la répétition que l’impensable. N’importe quel théoricien de l’inconscient sait que ce qui n’est pas exposé à la pensée a pour essence de se répéter. C’est pas les barrières de la moralité ordinaire qui vont tenir le coup longtemps. Nous avons aussi à penser Staline, et la révolution d’octobre comme autre chose que Staline.  Nous avons à penser ce que c’est le castrisme etc… Nous avons à le penser dans l’identité de la singularité, en abandonnant la logique du résultat. En tant que ça arrive, et pas en tant que ce que c’est dans sa durée stable. Donc pour résumer ces 2 points :

1° saisir les multiplicités

2° saisie de ces multiplicités comme singularités séquentielles

 

Le 3ème point que je vous avais proposé, que je voudrais recommenter aujourd’hui, c’est qu’il faut absolument faire traverser tout cela par le motif de l’omniprésence de la guerre. C’est une chose aussi dont nous sommes éloignés, nous, ici. Des tas de gens dans le monde sont encore dedans. Nous, on en est un peu éloignés. Au fond, la question difficile pour la pensée est la suivante, c’est : quel et le degré de connexion, dans le siècle, de connexion intime, interne, entre la politique et la guerre ? Il faut prendre cette question autrement que comme une question empirique. C’est ça la difficulté. Empiriquement on voit immédiatement que cette connexion est massive. Elle est massive, car la révolution d’octobre, c’est la guerre de 14 ; la révolution chinoise, c’est la guerre contre les japonais ; ensuite les autres révolutions victorieuses dans l’après-guerre prennent la forme de lutte armée ; même Castro c’est la forme militaire ; les guerres de libérations nationales, c’est dans le schéma de la guerre. Empiriquement on peut soutenir ceci, finalement toutes les tentatives, toutes les singularités politiques qui peuvent se prévaloir du victoire, sont dans une connexion empiriquement observable à la guerre. Pour le dire de façon absolument plate : c’est sous la forme de la guerre que les révolutionnaires ont pris le pouvoir, soit qu’ils aient conduit une guerre civile, soit qu’ils se soient incrustés dans une guerre étrangère. La forme de la guerre est absolument coprésente, non pas à l’idée politique révolutionnaire en général, mais à toutes les singularités qui peuvent se prévaloir d’un victoire. Celles qui peuvent prétendre avoir résolu le problème  du 19ème : au 19ème, il y avait eu des insurrections ouvrières, dont la Commune de Paris est l’emblème, et elles ont été écrasées. A partir d’octobre 17, s’ouvre une autre séquence, la séquence des victoires. On en donnera 3 exemples principaux : la victoire de la révolution d’octobre, la victoire des communistes chinois, la victoire des luttes de libération nationale. Là où il y a eu des prises de pouvoir réussies, la forme de la guerre est toujours observable. La question dont nous héritons, nous, à la fin du siècle, c’est : quelle est exactement l’essence de cette connexion ? Y a-t-il une essence de cette connexion, empiriquement observable ?

Il y a une 2ème question : dans quelle mesure cette connexion, entre guerre et réussite politique, commande-t-elle le destin de la victoire ?

[chgt K7]

1° est-ce qu’il n’y a de victoire des politiques d’émancipation, quelle qu’en soit la forme, que dans l’élément de la guerre ?

2° si cette connexion est décisive, est-ce qu’elle n’est pas responsable de ce qui vient après, à savoir du destin de l’Etat ? est-ce que le destin de l’Etat ainsi créé est commandé par l’omniprésence de la forme de la guerre dans la politique ?

C’est un problème  doublement important.

1° s’il y a connexion obligée entre toute figure victorieuse de la politique d’émancipation et la figure de la guerre, alors en réalité, en matière de politique d’émancipation, les catégories fondamentales sont des catégories de la guerre. Puisque la politique ne s’accomplit comme victoire, ne s’accomplit comme 20ème (si on appelle le 19ème le siècle des défaites), que dans la forme effective de la guerre. Ça veut dire que les catégories les plus fondamentales de la politique sont réciprocables à des catégories de la guerre. Ce qui est plus que l’énoncé Clausewitz : « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Nous disons plus que cela : ce n’est pas que la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. C’est que entre guerre et politique (en l’occurrence politique révolutionnaire ou d’émancipation) il y a une véritable réciprocité, une immanence réciproque. Le milieu naturel de toute politique, c’est la guerre. La guerre n’est pas la continuation mais son élément propre. C’est plus radical que la thèse de Clausewitz. Clausewitz visait à identifiait la guerre à partir de la pol. Là il s’agit d’identifier la politique à partir de la guerre. C’est un héritage fondamental du siècle : est-ce que en définitive la politique d’émancipation est dans l’élément de la guerre du point de vue catégoriel ? c’est frappant dans le lexique : le lexique de la politique d’émancipation est un lexique de guerre : offensive défensive discipline front alliance etc… Q-G Etat major. La sémantique de la politique révolutionnaire a été de bout en bout une sémantique prélevée sur la guerre. Ce n’est qu’un symptôme, c’est peut-être une métaphore, d’accord. Elle ouvre à la 2ème question, qui est infiniment plus éclairante que les histoires de totalitarisme sur le destin étatique du siècle :

2° qu’est-ce qu’un Etat quand sa fondation est guerrière ou militaire ? Qu’est-ce qu’un Etat, quand son acte de naissance immédiat est entièrement pris dans la logique de la guerre ? N’est-il pas exposé, cet Etat, à concevoir la politique comme la continuation de la guerre, par un renversement achevé de la formule de Clausewitz. Est-ce qu’il ne va pas concevoir que les problèmes politiques qui sont les siens, et qui ne sont plus de guerre, doivent être résolus sur le modèle et le paradigme de la guerre ?

Tout cela aboutirait à : n’est-il pas arrivé, dans le siècle, que l’accrochage de la politique à la guerre ait fini par faire qu’on conçoive la politique elle-même comme une guerre. Ie de concevoir la politique en temps de paix comme une guerre, la politique la construction pacifique comme une guerre, la politique comme continuation de la guerre. Il y a des expressions comme  guerre de classe. Ça veut dire quoi concevoir les taches pacifiques politiques sur le modèle de la guerre ? ça veut dire résoudre les problème  par la violence. Si vous concevez la politique comme la continuation de la guerre, vous pensez que les pb, y compris les problème qui ne sont pas les problème de la guerre, peuvent être résolus comme les problème  de la guerre, par la force. Mais résoudre par la force les problèmes  de la paix, c’est la définition de la terreur. De ce point de vue là, la matrice de la terreur, c’est la guerre. Elle ne vient pas, la terreur du siècle, elle ne vient pas d’un paradigme idéologique quelconque. Je ne le crois pas du tout. La généralité du devenir terroriste d’un certain nombre d’Etats n’est nullement contenue dans une conviction idéologique. C’est d’un processus qu’il s’agit. Au cœur du processus, il y a la guerre. Pourquoi la guerre a-t-elle une telle force et un tel prestige ? car elle a permis la victoire. Il ne faut jamais oublier ce point. Le siècle a été exalté par le fait qu’il y avait des victoires. Ce qu’il n’y  avait jamais eu. Il n’y avait jamais eu de victoire des révolutionnaires véritables depuis Spartacus jusqu’à la révolution 17, mais que des échecs sanglants. Il faut imaginer l’audience extraordinaire qu’a eue, non pas l’idéologie, comme on nous le raconte, mais la victoire. C’est autre chose. On n’était pas très regardant, après, la victoire, c’est une puissance en soi-même. L’enthousiasme des gens pour une victoire. Regardez la victoire au foot : la victoire est une drogue extraordinaire. On comprend, c’était après des siècles de défaite. La puissance subjective extraordinaire de la victoire, après, vient la puissance de la guerre comme ce qui a rendu possible la victoire. Après tout, c’est en germe dans Marx, quand il reproche par exemple aux Communards de ne pas avoir marché sur Versailles. Les reproches fondamentaux de Marx sont des reproches militaires. Déjà là il y a cette idée que la question de la victoire est en son essence même une question guerrière, militaire. Sur les effets de l’omniprésence de la guerre, les effets subjectifs, les effets de pensée, les effets de conviction, l’élément décisif est la médiation de la victoire. C’est ça qui a enchaîné la politique à la guerre. La terreur est une figure particulière de cet enchaînement. C’est l’idée que pour vaincre il faut faire la guerre, même vaincre la nature, pour faire le plan quinquennal. C’est mené comme une guerre : la violence, les traîtres etc… L’Etat finalement va faire la guerre à son propre peuple. A qui faire la guerre ? aux gens qui sont là ! On peut toujours trouver des raisons pour le faire. Ce n’est pas un processus de projection idéologique totalitaire ou imaginaire. C’est la puissance subjective de la victoire dans les conditions du moment qui ont enchaîné la politique à la guerre. Nous, notre question c’est quoi ? c’est : qu’est-ce que c’est qu’une victoire si c’est pas ça ? Le vrai pb, là j’inverse, n’est pas celui d’un échec du socialisme. Mais c’est la représentation qu’il s’est fait de la victoire. Nous avons à changer le paradigme de la victoire. Nous ne savons plus ce que c’est que vaincre. Qu’est-ce qu’une victoire ? C’est ça la grande question. ça remonte jusqu’à l’interrogation majeure : une victoire est mesurée au fait qu’on prend le pouvoir. C’est une prise de  pouvoir, mais est-ce que c’est ça ? est-ce qu’il n’y a pas d'autres figures que la prise du pouvoir, mais le vrai pouvoir, et pas des semblants marginaux récupérés ? est-ce qu’il y a une construction victorieuse de liberté publique et collective et qui n’est pas dans son essence enchaînée  la guerre ? C’est le pb de : comment en finir avec la terreur ? Mais comment en finir avec la terreur, pas pour des raisons morales (car la terreur, c’est vilain). Le noyau de la question c’est, en finir avec la terreur, oui, d’accord dans la mesure où elle a été très paradoxalement une figure de la victoire, déjà dans la Révolution Française. La Terreur, c’est comment vaincre quand la vertu n’est pas dominante ? St Just le dit : les gens qui ne veulent ni la vertu ni la terreur, qu'est-ce qu’ils veulent ? Ils veulent la corruption ! La terreur est le substitut de la vertu. Les gens qui ne veulent ni vertu ni terreur ne veulent pas le projet lui-même. Quelle est en définitive, au terme de ce siècle, la 3ème étape de la question de la victoire ? La 3ème car il y a eu une étape au 19ème, dans laquelle la figure de la victoire c’est la défaite. En fin de compte, l’insurrection a pour essence d’être écrasée, mais que finalement, on y va quand même, car c'est le processus d’auto-affirmation dont on est capable. La 2ème étape, c’est la victoire dans la prise du pouvoir dans un enchaînement à la guerre. C’est une figure insurrectionnelle, guerrière, qui se donne les moyens de la victoire dans cet élément là, et qui ensuite n’a pas d’autres schème de victoire que celui-là : la victoire pour les tracteurs en Espagne… C’est mené, c’est conçu, c’est disposé comme une guerre, avec des faux bilans, des fausses victoires, des mensonges, tout ce qui accompagne, tout ce qui escorte la guerre. Il faut passer à une 3ème étape, à peine ouverte, à peine esquissée, à peine perceptible, qui est une vision de la victoire qui désenchaîne la victoire de la question de la guerre. Ce qui ne veut pas dire qui exclut la guerre. Mais qui n’en fait pas l’essence ou un élément obligé, nécessaire. Pourquoi la politique d’émancipation est-elle aussi faible dans le monde entier ? Pourquoi le libéralisme triomphe partout ? Pas car c'est la loi des choses, ou car la nature reprend ses droits ! Mais car nous n’avons pas d’idée nouvelle de ce qu’est une victoire. C’est compliqué. L’expérience du passé montre que c’est complexe. Nous ne pouvons pas, nous ne pouvons plus, être dans la simple vision sacrificielle et héroïque. On ne peut plus s’en tenir à l’étape dans laquelle somme toute la défaite était nécessaire et avait sa grandeur. Nous avons traversé l’époque de la victoire, l’époque de la terreur, alors nous héritons de la question de la victoire comme une question à résoudre. Mais nous ne savons pas bien, nous ne savons pas trop. C’est pas très clair. Si c’est pas ça, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ça peut être ? C’est un bilan qui entérine la terreur, qui en donne les raisons profondes, qui montre qu’on ne peut pas continuer dans cette voie là. C’est le problème  de la politique d’émancipation en temps de paix : qu’est-ce que c’est qui ne soit pas la soumission, qui soit une insoumission véritable, mais pas dans la forme terroriste d’un enchaînement obligé à la figure de la guerre ?

 

4ème point : je vous rappelle que c'était l’interrogation sur la forme parti, comme synthèse des questions du siècle comme siècle politique. Cette figure de la victoire, dans l'élément de la guerre, elle a été organiquement liée aux transformations, aux innovations concernant le parti, la forme parti. C’est un fait empirique. La victoire léniniste en 17 est préformée, préfigurée (ça ne veut pas dire rendue nécessaire), dans Que Faire, dans la doctrine fondamentale qui lie la notion de politique révolutionnaire à la construction d’un parti. L’histoire du siècle est l’histoire du et des partis. La politique est fibrée par la question des partis. Elle l’est du côté naturellement du côté des révolutionnaires mais du côté de tout le monde. La démocratie parlementaire c’est la démocratie comme multipartisme. Le fascisme est naturellement une construction de parti. C’est clair que le parti, c’est ce qui récapitule, ce qui régule, comme figure matérielle, et forme propre des éléments constitutifs de la politique dans le siècle. On peut dire que la politique dans le siècle a été la politique de parti. Qu’est-ce que c’est ? c'est énigmatique ces questions de parti, ce ne sont pas des choses simples. On a écrit récemment l’objet du siècle. Si on veut un objet su siècle, c’est le parti. Qu’est-ce que c’est

 exactement que cet objet, dans ses différentes acceptions, danses variantes, et pourquoi finalement la politique dans le siècle a-t-elle été politique de parti, avec les énoncés extraordinaires liés à ça (le parti a toujours raison, mon parti m’a rendu… le parti comme entité transcendante, le parti dans les textes de Brecht etc…) C’est une histoire extraordinaire, presque incompréhensible aujourd’hui  (le sacrifice pour le parti, la manière dont il est représenté comme la source absolue de la vérité politique comme telle, la sacralisation du chef du parti (on en a dit un mot, du culte de la personnalité)). Je vous avais proposé des hypothèses de caractère presque métaphysique : le parti est la représentation de la présentation, qch comme ça : classe et politique sont représentés par parti et le parti se représente lui-même dans sa direction. Le mécanisme du parti désigne dans l’espace de la politique la représentation de la représentation. Je pense que le parti, la forme parti, est à son tour liée profondément à la question de la victoire telle qu’on vient d’en parler. Il y a une induction du parti par : quelles sont les conditions de la victoire ? Le parti, ce n’est jamais que le concentré de ces conditions. Il se donne comme source de la politique car il est le concentré ou la condition des possibilités de la victoire.

On peut se référer à Que faire de Lénine pour établir ce point. Le parti, au sens où Lénine en parle, c’est ce qui est destiné à résoudre les problèmes que la Commune de Paris n’a pas pu résoudre. C’est ça. Là où a régné une dissolvante indiscipline doit régner une discipline de fer. Là où le fédéralisme et l’idée de la multiplicité des communes a conduit a un fiasco total doit régner le centralisme rigoureux. Là où a régné l’indécision militaire et l’anarchie doit régner la construction systématique d’un appareil militaire clandestin capable d’assumer à tout moment les taches insurrectionnelles et militaires. Là où a régné désordre idéologique, une multiplicité de tendances et d’orientations, doit venir l’unité d’une conception scientifique du processus politique. L’arrière plan c’est pas l’idéologie marxiste en général, c’est : qu’est-ce qu’il faut pour que là où il y a eu échec il y ait la victoire ? Le parti a représenté cela dans les conditions de l’insurrection (octobre 17), dans les conditions de la guerre prolongée dans les campagne (en Chine), et puis dans les démocraties. C'était une machine à gagner. C’est ce qu’il faut comprendre, parti est liée à l’idée de gagner, de conquérir territoires. Diriger l'armée populaire, mais même dans le cas parlementaire, c’est conquérir municipalités, avoir des zones, des bases électorales.

Une idée fondamentale s’est imposée en bilan des élans héroïques du 19ème siècle,, c’est que les opprimés en général n’ont aucune autre ressource subjective que la discipline. J’en ai déjà parlé j’y reviens. Le parti est concentré de discipline. C’est l’objet discipliné. L’idée à l’arrière-plan, c’est que somme toute, il n’y a aucune espèce d’autre ressource dans la masse des opprimés que sa capacité à se doter d’une discipline interne. Ça aussi c’est en partie sous le règne militaire. Règlement militaire, article 1 : « la discipline faisant la force principale des armée, l’obéissance doit être absolue ». Il faut obéir d’abord, on grognera après. C’est une idée profonde : la discipline est le seul capital. Les autres ont tout : ils ont l’argent, ils ont l’armée, ils ont la police. Et finalement, les pauvres gens qu’est-ce qu’ils sont ? Ils ont la capacité à être disciplinés. Parce que ça succède et c’est en concurrence avec une autre idée, selon laquelle la capacité des opprimés est la capacité à la rébellion, à la révolte. La force dont ils disposent c’est leur négativité. La force disponible c’est la capacité à se révolter, à être dans le négatif de l’oppression. C’est le soulèvement révolté qui est la disponibilité essentielle de la masse des opprimés. Le parti est ce qui dit : sans doute la négativité est-elle indispensable, mais elle est en elle-même impuissante. La leçon du 19ème siècle, c’est que l’essence de la rébellion comme telle est d’être écrasée, si lui fait défaut ce supplément de discipline. Ne peut envisager la victoire qu’une rébellion disciplinée. C’est la thèse axiale du 20ème siècle. Donc il faut qch qui soit à la fois, c’est ça la grande difficulté, qch d’immanent et transcendant à la masse rebelle. Il faut que ce soit immanent : il faut que ça capture la rébellion humaine, il faut que ça s’irrigue dans la négativité. Il faut que ce soit transcendant pour produire de la discipline. Ontologiquement, si on cherche une ontologie du parti, il est en situation simultanée d’immanence et de transcendance. Dans le détail ça entraîne quantité de concepts subordonnés : le parti doit être démocratique et centralisé, le centralisme démocratique. C’est une g de idée. On le présente aujourd’hui comme la manière d’asseoir le pouvoir des bureaucrates. Il est immanent : immanent au système général de la négativité rebelle, il doit être partout là où on se dresse. Centralisé : il doit faire une discipline. Il faut reprendre la généalogie de ces mots-là. Ça explique la situation simultanée d’immanence et de transcendance du parti. Et puis quantité de concepts subordonnés, qui font que il est à la fois représentatif (il représente la classe) et en même temps il en est un détachement. Vous trouvez ça admirablement expliqué dans les textes de Staline sur le parti. Staline est un auteur aussi ! Comment s’articule le fait qu’il est un détachement de la classe, en même temps qu’il en est le représentant ? C’est assez clairement élucide dans les textes de Staline. C’est un pb assez complexe. J’emploie le vocabulaire de la rhétorique : c’est le pb de savoir si le parti est une métonymie ou métaphore : est-ce qu’il est ce qui se tient à la place de la classe, comme la métaphore, et décide en son nom, ou bien en est-il une partie, un fragment ? La solution c’est il est les 2. Il est un substitut métaphorique, côté transcendant, et il est métonymie, détachement d’avant-garde, côté immanent. Le parti est un objet paradoxal, il a fallu inventer une dialectique particulière. C’est une entité paradoxale, transcendant et immanent, métaphorique et métonymique, représentatif et détachée etc… C’est réellement la production la plus concentrée et singulière de la politique du siècle. Finalement, ça le met où, ce paradoxe, le parti ? Où ça l’installe ? il faut bien dire que ça l’installe en interface entre la politique et l’Etat, entre la politique et le pouvoir. Ça le met là. D’un côté, il représente et concentre la politique, de l’autre, finalement, il est l’instrument de la victoire, et donc en réalité il est une figure du pouvoir, il est ultimement une figure du pouvoir Il va fusionner avec l’Etat, créant le parti Etat, obscur avatar du parti. Mais le parti, même s’il n’est pas devenu parti Etat, quand il n’a pas pris le pouvoir, est dans son essence parti Etat. Car il est une interface entre politique et Etat. Son destin est de transformer la rébellion en victoire. C’est ça la victoire, c’est ce qui transforme un rebelle en un chef d’Etat : il y a des épisodes innombrables au 20ème siècle où un type au fond d’une prison est pas très longtemps après chef d’Etat. C’est arrivé à de nombreux personnages. Ce n’est possible que par l’interface entre politique et Etat que symbolise l’objet paradoxal qu’est le parti, chargé de transformer en victoire étatique la rébellion. Au lieu que d’habitude elle se transforme purement et simplement en sacrifice. Pourquoi une telle audience, le parti ? pourquoi ça a si bien marché ? Pourquoi si enthousiasmant pour les masses ? Parce que il substitue le pouvoir au sacrifice. Là où il y avait un sacrifice, il y a la victoire. Le parti est là pour ça. Il n’a pas empêché certains sacrifices ou certaines débâcles. Mai son être propre c'est de faire que là où se tenait le sacrifice se tient le pouvoir. Parti Etat, chimère qui unifie les pôles somme toute opposés de l’émancipation rebelle d’un côté et du pouvoir d’Etat de l’autre. C’est une alchimie bizarre, transforme l’un en l’autre. Ça a un nom : la victoire. Le parti, c’est la victoire incarnée, le corps victorieux. C’est pour ça qu’il se réclame des victoires antérieure (partie de la victoire de la révolution soviétique etc…). En son essence il est celui qui transforme le sacrifice en victoire. C’est pour ça qu’il a enthousiasmé, régné, organisé. Il a été victorieux de ce point de vue là. C’est pas car les gens étaient victimes d’un idéologie totalitaire. C’est parce qu’ils avaient devant eux l’objet victoire, comme tel, l’objet qui promet la victoire et l’a quelquefois donnée.

De ce point de vue là, le bilan du siècle, la question posée c’est : puisque nous devons changer de figure de la victoire, nous devons changer la forme. Parti a été la grande forme de la politique dans le siècle en tant que forme de corps réel d’une idée de la victoire. Si nous changeons de corps, le parti c’est plus ça. Qu’est-ce que la forme d’une autre idée de la victoire que celle dont le parti a été la forme ? Nous ne le savons pas très bien. Ce que nous savons, c’est que ce n’est pas la forme du parti. Donc la politique doit s’inventer hors la forme parti. C’est un bilan du siècle. Ce n’est qu’en dehors qu’on pourra expérimenter une autre forme de la victoire. Je terminerai en disant on peut résumer cela avec des formules assez simples, assez frappantes

Finalement, le siècle a en effet, on peut dire que le siècle a été le siècle de la grande terreur. Je ne refuserais pas la formule, elle est empiriquement constatable. Mais la grande terreur, c’était ce qui a rendu possible et à la fois enthousiasmant et invisible (enthousiasmant car invisible), la grande terreur est la figure étatique de la victoire politique. En ce sens, on peut aussi dire que le siècle a été le siècle de la victoire. Au sens où nous avons indiqué ce que c’était la victoire. Dans l’histoire de l’humanité, je voudrais insister sur ce point, plaider pour le siècle au moins un peu, dans l’histoire de l’humanité, personne ne pourra retirer à ce siècle d’avoir proposé la victoire de ceux qui sont toujours vaincus, de ceux qui ont toujours été vaincu. Ils ne s’y sont pas trompés : pendant des décennies, ils ont été de cette affaire, pas par aveuglement, pas par idéologie, pas par imaginaire. Parce que dans des objets paradoxaux, dans des terreurs d’Etat, on leur avait proposé, à ceux qui sont toujours vaincus, on leur avait proposé pour la 1ère fois la victoire. On ne l’enlèvera pas au siècle. Mais il faut changer de victoire.

 

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