Alain Badiou 1994-95 : Séminaire sur Lacan

 

(Notes d’Aimé Thiault et transcription de François Duvert)

 

1er cours     2

1) la certitude anticipée de la victoire 3

1ère ponctuation : midi, minuit et vérité 5

2) la division du minuit 6

a) la nuit de Hölderlin.. 6

b) la nuit de Mallarmé.. 7

3) la division du midi 8

a) le midi de Valéry.. 8

b) le midi de Claudel.. 9

4) Lacan : le mi-di(t) et le mi-nuit de la vérité 10

a) Nietzsche.. 11

b) Wittgenstein.. 11

c) Lacan.. 12

2nde ponctuation : philosophie, mathématique et psychanalyse 14

1) 1er repère : le philosophe bouché aux mathématique 14

2) 2nd repère : réel, mathème et mathématisable 16

2nd Cours     19

1) la métaphysique chez Lacan 19

a) Lacan et Heidegger.. 20

b) métaphysique et désêtre.. 21

c) l’histoire de l’être chez Heidegger (l’arraisonnement de l’être par l’un).. 23

d) la pensée de l’Un chez Lacan.. 25

3) le philosophie et le s’…oupire 27

Troisième cours     32

a) Pascal.. 32

b) Lacan.. 33

c) Rousseau.. 34

d) Kierkegaard.. 34

a) Nietzsche.. 35

b) Wittgenstein.. 35

c) Lacan.. 36

Quatrième cours     43

I le philosophe bouché aux mathématiques 45

1) appuis à la thèse lacanienne (sur mathématique et philosophie) 48

a) Platon.. 48

b) Descartes.. 48

c) Hegel.. 49

2) objections à la thèse lacanienne (sur mathématique et philosophie) 49

a) Platon.. 49

b) Descartes.. 50

c) Hegel.. 51

II le philosophe bouchant le trou de la politique 53

1) la politique comme trou imaginaire 53

2) la politique comme trou symbolique 57

Cinquième cours     57

1) la politique comme trou imaginaire dans le réel 60

2) la politique comme trou symbolique 60

3) la politique comme trou réel 61

III la philosophie a l’amour au cœur de son discours 67

6ème cours     69

1) destitution de la philosophie 70

2) nature de l’opération philosophique 72

a) déposition des mathématique.. 72

b) colmatage de la politique.. 72

c) promotion de l’amour.. 73

3) acte philosophique et acte anti-philosophique 73

a) 1er trait : sujet comblé / sujet horrifié.. 73

b) 2nd trait : la vérité philosophique, savoir analytique.. 75

Quelques repères sur ce thème 79

a) Pascal.. 79

b) Rousseau.. 80

c) Kierkegaard.. 81

7ème cours     83

1) quelle est la singularité de l’acte analytique comme acte antiphilosophique ? 84

Acte et mathème... 85

L’impuissance.. 88

2) y a-t-il quelque chose qui ne trompe pas ? 90

 

1er cours

Cette année, nous allons donc achever le cycle entrepris il y a deux ans sur l'anti-philosophie contemporaine. Nous avons commencé par la position fondatrice au regard de cet espace, à savoir celle du Nietzsche. L'année dernière, nous avons examiné celle de Wittgenstein, et c'est là qu'en qui vient en position conclusive.

Ceci veut nous imposer 2 tâches connexes.

- la première, bien entendu, sera d'établir en quel sens Lacan est anti-philosophe, tâche facilitée par le fait qu’il se déclare tel, à la différence des deux autres. Et vous savez que, finalement, l’identification d'une anti-philosophie au sens contemporain du terme suppose toujours une détermination de ce que j’ai proposé d'appeler sa matière et son acte. Nous aurons l'occasion d'y revenir en route, mais je rappelle sur ce plan que nous avons identifié la matière nietzschéenne comme étant artistique, cependant que l'acte, lui, était archi-politique. Et s’agissant de Wittgenstein, nous avons identifié sa matière comme étant ultimement langagière ou plus précisément logico-mathématique, cependant que l'acte lui doit être pensé comme archi-esthétique.

Donc : une première démonstration à faire concernera identification de la matière et de l'acte anti-philosophiques chez Lacan. Le point difficile concernera, comme toujours, parce que c'est le point décisif, crucial, la question de l'acte. Vous connaissez ma proposition, je n'en ai pas fait mystère, le théorème est connu d'avance, sinon sa démonstration, c’est que : l'acte lacanien est de caractère archi-scientifique. Voilà pour le premier groupe de questions.

- le deuxième groupe de questions connexes est d'établir les raisons pour lesquelles Lacan peut être tenu, non pas seulement comme un anti-philosophe, mais comme une clôture de l’anti-philosophie contemporaine. Parce que si Lacan est identifiable comme une clôture de l'anti-philosophie contemporaine, celle-ci suppose non seulement un rapport anti-philosophique à la philosophie, mais, évidemment, rapport à l'anti-philosophie elle-même. Il n'y a pas de clause de clôture qui ne se soutienne d'un rapport singulier et déterminé à ce qu'elle clôt. Dire : Lacan est en position de clôture sur l'anti-philosophie contemporaine telle qu’ouverte par Nietzsche est une thèse singulière, qui demande à être fondée, non pas empiriquement sur le fait qu'il serait dernier qu'on connaisse (car en ce cas il n'y aurait pas de raison de dire qu'il est en position de clôture), mais sur le fait que la position lacanienne au regard des question de l'anti-philosophie est telle qu'on puisse, en effet, parler de clôture. La question de la clôture se complique si l'on pose la question de savoir à quoi il ouvre, car toute clôture est aussi et en même temps ouverture. Donc si nous affirmons que Lacan clôt l'anti-philosophie contemporaine, surgit immédiatement la question de savoir à quoi cette clôture ouvre dans les dispositions générales de la pensée, avec, bien sûr, une incl’unaison particulière de ma part à poser le problème de ce à quoi cette clôture ouvre dans la philosophie, c'est-à-dire de quoi la clôture par Lacan de l'anti-philosophie contemporaine est-elle le témoignage quant à ce qui s'ouvrent dans la philosophie ?

Voilà le noyau des problèmes très précisément formulés que nous tenterons de résoudre cette année et qui sont :

- la nature singulière de l'anti-philosophie lacanienne quant à sa matière et quant à son acte

- la question de savoir en quel sens, au regard de l'anti-philosophie, il s'agit d'une clôture

- la question de savoir à quoi, le point de la philosophie, cette clôture ouvre. Ou dans une métaphore que j'avais déjà utilisée à propos de Nietzsche : qu'est-ce qui est légué à la philosophie par l'anti-philosophie lacanienne comme clôture ?

1) la certitude anticipée de la victoire

Je voudrais aujourd'hui partir d’un point tout particulier qui est un point de dimension subjective. Dans l'anti-philosophie, on trouve ce trait subjectif récurrent que j'appellerais la certitude anticipée de la victoire comme disposition subjective au regard du discours qu'on tient.

- Nietzsche dans Ecce Homo par exemple : « un jour ma philosophie vaincra ». Certitude anticipée de la victoire, là, au sens strict.

- Lacan dans l'Etourdit : « ce n'est pas moi qui vaincrai, c'est le discours que je sers ».

- Wittgenstein, préface du Tractatus : l'accent est différentes, mais subjectivement identique. « En revanche la vérité des pensées que je publie ici me paraît intangible et définitive ».

Ces trois énoncés, voilà si vous voulez symptômalement ce que j'entends ici par la disposition subjective de la certitude anticipée de la victoire.

Sur ce point, on peut faire 2 remarques :

- 1ère remarque : la subjectivité anti-philosophique est en règle générale une subjectivité de la victoire au présent. Ce que je dis est vrai, ce que je déploie, ce que je démontre, ce que je propose, ce que je dispose, est dans l'élément de la vérité, et l'adresse, de ce point de vue là, est à la fois au présent et intemporel. Dans l'anti-philosophie, nous avons comme toujours, j'ai beaucoup insisté sur ce point, une dimension subjective propre d'une temporalité différente, qui, là, se donne dans l’anticipation du caractère implacable et inéluctable de la victoire. Le discours anti-philosophique vaincra.

- 2nde remarque : on peut se demander de quoi se demander quoi se fait cette certitude, de quoi se fait en trait subjective cette certitude anticipée de la victoire ? Cette certitude ne se fait pas, comme on pourrait l’imaginer, dans une critique facile, au nom d’une présentation subjective, comme on le voit dans la phrase de Lacan : « ce n'est pas moi qui vaincrai, c'est le discours que je sers ». Nous avons la dimension de service très anti-philosophique, c'est-à-dire que le discours est moins proposé que servi. Et aussi, une élision du moi ou du sujet, pour que justement la certitude anticipée surgisse.

Même dans le cas des Nietzsche, nous l'avions indiqué il y a deux ans, il en va ainsi. Nous savons - et c’est la différence qui aura beaucoup d'effets dans ce que nous aurons dire cette année - que Nietzsche doit absolument se produire lui-même sur la scène de son acte, donc il ne peut pas éviter, lui, de dire en un certain sens : je vaincrai. Parce qu'il doit venir comme une sorte de chose au point béant de son acte. C'est d'ailleurs cette venue au point béant de son acte qu'on a convenu d'appeler sa folie. Il vient, Nietzsche, entre deux mondes, mais comme il prend soin de le dire, ce n'est pas un moi qui vient là, au sens où ce n'est pas une présomption d’un moi. Et Nietzsche dira très précisément que ce qui vient, là, entre deux mondes, c'est un destin. Voyez le titre du chapitre de Ecce Homo : pourquoi je suis un destin, et ce n'est qu'après avoir répondu à cette question qu'on peut dire que ce je, en tant que destin, vient au point de l'acte. Et mieux encore, ce qui vient au point de l'acte, c'est une chose, un quelque chose. Rappelons cette lettre très forte du 12 février 1888, envoyé par Nietzsche de sa pension de Genève anis à Reinhart von Seydlitz : « entre nous soit dit, en deux mots, il n’est pas impossible que je sois le premier philosophe de notre époque, même peut être encore un peu plus que cela, et pour ainsi dire quelque chose de décisif était fatal qui se lève entre deux millénaires » Nietzsche, dernières lettres, ed Rivages poche.

Donc : « la philosophie vaincra », ou : « ce n'est pas moi qui vaincrai, mais c’est mon discours », sont identifiables, ici, dans le thème d'une levée, d'un surgir sans précédent, dont le je, dont le moi n’est qu’une dimension, un paramètre, un service, comme dit Lacan. Et c'est au point de ce surgir inéluctable, indépendant du moi, qui, ici, n’est que la levée d'un quelque chose entre deux mondes, entre deux temps du discours, entre deux millénaires comme le dit Nietzsche, ce n'est qu'au regard de cette levée ou de ce surgir sans précédent qu'on peut constituer la certitude anticipée de la victoire. Entre parenthèses, c'est aussi pourquoi Wittgenstein peut affirmer sans outrecuidance ou indifférence également ceci dans la préface du Tractatus : « je ne me prononcerai pas sur le point de savoir dans quelle mesure mes efforts convergents avec ceux d'autres philosophes. D'ailleurs le détail de ce que j'ai écrit ici n'a absolument aucune source, car il m'est indifférent que ce que j'ai pensé ait pu être déjà pensé par un autre ».

« Il m'est indifférent de savoir si ce que j'ai pensé l’a déjà été par un autre avant moi », ceci affirme que la certitude d'une victoire anticipée n'a rien à voir non plus avec une présomption d'originalité, ce qui, pour un anti-philosophe, est un thème finalement académique. Le point n'est pas celui de l'originalité, le point est celui du surgir qui comme tel est sans précédent ou irrépétable. Et, par conséquent, à supposer même que d'autres aient pu dire ceci ou cela qui ressemble, ou même soit identique à ce que j'ai pensé, cela est proprement indifférent.

Voilà pourquoi la certitude anticipée de la victoire comme trait subjectif de l'anti-philosophie est évidemment de l'ordre de l'acte : c'est un point de l'acte que s’assure cette certitude comme certitude anticipée. C'est par l’acte que s’assure, nous l'avons vu, toute anti-philosophie digne de ce nom comme acte anti-philosophique, au coeur de son propos. Et si la certitude est anticipée : je vaincrai ou mon discours vaincra, c'est que de l'acte nous pouvons être sûr par ses effets, c'est-à-dire que l'acte lui-même n’est appréhendable en certitude de rupture que du point finalement visible de ses effets. Voilà pourquoi la certitude étant au foyer de l'acte ne peut être que certitude anticipée, parce que la victoire s'établit comme déchiffrement lisible dans le système général des effets de l'acte.

Je rappelle que pour Nietzsche, l'acte archi-politique est un acte qui « casse en deux l'histoire du monde », c'est sa formule, et en tant que tel, il va rendre visible la péremption, la dislocation du monde, ou encore, comme il le dit, la transvaluation de toutes les valeurs.

Pour Wittgenstein, l'acte archi-esthétique ou archi-éthique, c’est absolument la même chose, c'est indistinguable, ça va ouvrir un accès à l'élément mystique, qui est le principe silencieux salut, et qui, en tant que principe silence du salut, va aussi être déchiffrable dans le système de ses effets.

Alors comment cette question se présente chez Lacan ? Quel est le noyau de la certitude anticipée de la victoire telle que Lacan l’atteste dans l'énoncé selon lequel ce n’est pas lui qui vaincra, mais les discours qu’il sert ? L'acte est évidemment l'acte analytique. En ce sens, tout notre itinéraire va être de tenter d'identifier l'acte analytique comme principe de l'acte anti-philosophique. Une question extrêmement délicate va être de savoir si on les identifie ou non. Est-ce que le surgir qui met fin, en un certain sens, à la philosophie, c'est-à-dire qui en inscrit l’imposture, est-ce que le surgir se trouve réductible à l'existence pure et simple de l'acte analytique ? Acte analytique qui a comme on sait sa scène propre, qui est une scène subjective où il n'est pas immédiatement question de la philosophie, ni d'anti-philosophie. Je rappelle au passage que l'anti-philosophie est spécifiée par Lacan comme une connexion du discours analytique - c'est une connexion. Mais précisément que désigne ici connexion ? Ce sera un de nos fil conducteur. S’il y a acte comme il doit y avoir acte au foyer de la disposition anti-philosophique, comment cet acte est-il connexe de l'acte analytique ? Cette connexion - pour l'instant encore tout à fait énigmatique - comment peut-elle être la garantie d'une certitude victorieuse ? La piste que nous allons suivre, et qui est (je dois le dire) escarpée, et dont je ne donnerai aujourd'hui qu'une espèce de vague profil, c'est en tout cas que l'acte, au sens lacanien du terme, il faudra soutenir qu'il n'est pas dans son agir, c'est-à-dire dont l'acte saisir véritablement dans son agir comme tel, autrement dit dans ce qu’il garantit de certitude victorieuse. Cet acte n'est pas exactement de l'ordre de la vérité, ou plus précisément ce qu'il y a de convaincant dans l'acte touche bien plutôt à sa ressource intime de savoir.

J'indique immédiatement cette thèse, dont la légitimation est à elle seule complexe, parce que nous y voyons déjà un contentieux avec la philosophie, qui va se tendre au point de l'articulation, qui est aussi une désarticulation, de la vérité et du savoir. Pour le dire en bref pour ceux qui ont suivi l'année dernière, nous allons voir que la question du dérapport vérité / savoir occupe dans la stratégie anti-philosophique de Lacan une position somme toute comparable à la question du rapport vérité / sens chez Wittgenstein.

A cet égard, et cela a été pour moi comme un coup d’envoi, un gong, au sens littéral, je suis très frappé par la dernière phrase de l’Allocution de clôture du congrès de l'école freudienne de Paris en 1970, à s'en tenir à des choses qui ont fini par avoir le statut d’écrit. Lacan déclare ceci, c'est vraiment la dernière phrase de cette allocution : « la vérité peut ne pas convaincre, le savoir passe en acte ».

Je vous indique que si cette année j'arrive à m'expliquer à moi-même et à vous expliquer ce que cette phrase veut dire, nous aurons à peu près atteint les objectifs que nous nous sommes fixés. Donc là, je ne fais que la dire ou la de redire : « la vérité peut ne pas convaincre, le savoir passe en l'acte ». Ce que nous pourrons tout de suite ponctuer, bien que ce ne soit pas une intelligence de la sentence, c'est que c'est parce que l'acte est en un sens complexe une passe du savoir que je serai à peu près autorisé à dire que cet acte est pour Lacan archi-scientifique.

C'est parce qu'on peut distinguer cet acte comme passe du savoir (la passe, nous verrons cela !) que, lentement, par étapes, nous seront autorisés à dire que l'acte est pour Lacan archi-scientifique, ou plutôt - comme nous le verrons - qu'il l’est progressivement devenu. C'est pourquoi cette phrase, « la vérité pour ne pas convaincre le savoir passe en l'acte », nous la mettons en exergue de ce que nous allons tenter de dire cette année.

 

Je voudrais encadrer cela par 2 espèces de ponctuations assez déliées, vous allez voir, mais qui vont, comme cela, ouvrir un peu un territoire.

1ère ponctuation : midi, minuit et vérité

Je voudrais d'abord rappeler qu’à s’en tenir à ce que nous savons précisément, le mouvement général de toute anti-philosophie inclut une destitution de la catégorie philosophique de vérité. On peut même dire que c'est le propre de l'anti-philosophie contemporaine (celle qui descend de Nietzsche) que d’entreprendre par des moyens variables une destitution de la catégorie philosophique de vérité.

Ce point est évidemment parfaitement clair chez Nietzsche où les textes sur ce point surabondent, à savoir les textes qui procèdent un diagnostic sur le fait que la catégorie de vérité est en dernier ressort une catégorie du ressentiment, et que la figure typique qui s’y loge est finalement celle du prêtre. Le texte le plus fameux, je vous le cite, c'est peut-être dans le Crépuscule des idoles. Ce texte a été abondamment commenté par Heidegger. Mais ce qui fait sa force, c'est que c'est un texte qui noue l'abolition de la vérité à l'affirmation dionysiaque ou l'acte se résout. Véritablement entre le crépuscule de la vérité, qui est en fin de compte l’idole philosophique par excellence, et l’affirmation dionysiaque, il y a comme une unité de geste, une unité de mouvement. Je rappelle ce texte qui est très connu et où de surcroît, point que vous pouvez garder en mémoire, vérité est corrélée à monde : c'est le monde-vérité. Alors c'est le monde intelligible, c'est l'arrière monde platonicien, mais ultimement, c'est le statut proprement philosophique de la catégorie de vérité. Nietzsche écrit ceci : « le monde vérité, nous l'avons aboli. Quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ? … mais non ! Avec le monde vérité, nous avons aussi aboli le monde des apparences ». Le crépuscule des idoles, comment le monde vérité devint une fable §6.

« Midi, moment de l'ombre la plus courte, afin de l'erreur la plus longue, point culminant de l'humanité, c'eût typique. » Zarathoustra, incipit.

Voilà, c'est ce qui est au près du sentiment de l'acte, c'est-à-dire quelque chose qui est à la fois une abolition (pas une contradiction ou une relève, mais une abolition) à laquelle se trouve juxtaposée et, en même temps, indiscernable d’elle, la plus éclatante et plus radieuse affirmation. C'est à la fois « l'ombre la plus courte » et la « fin de l'erreur la plus longue », et le nom de tout cela c'est Midi - Midi.

2) la division du minuit

Et alors, je voudrais parler un peu de midi. Il y a toute une pensée de midi. Et elle se contrapose dans une longue histoire, y compris moderne, à une pensée de minuit. C'est important de saisir, y compris pour les questions qui nous occupent, quelle est la ressource métaphorique, dans la pensée, du Midi et du Minuit. Chez Nietzsche, Midi c’est quasiment le nom de l'acte lui-même. C'est la verticalité solaire au moment où l'ombre s'exténue. Mais je crois qu'on peut dire volontiers que toute décision de pensée (philosophique, anti-philosophique, et toutes les autres) opte métaphoriquement pour Midi ou pour Minuit. En ce sens toute pensée méridienne comme aurait dit Paul Celan, mais elle est méridienne diurne ou nocturne, elle est dans la balance indécise des heures, le milieu des heures. Mais ce n'est pas la même chose qu'elle soit dans le milieu des heures selon Midi, et dans le milieu des heures selon Minuit.

Je crois qu'en réalité il y ait une prescription poétique toujours antérieure à cette option. Cette question du Midi et du minuit est peut-être un des points où la décision de pensée est irrémédiablement dans l'espace d'une prescription poétique antécédente. En un certain sens, c'est toujours du poème que nous avons déjà recueilli ce que midi et minuit prescrivent pour la pensée, car c'est la poésie qui expose la métaphore. Et la poésie va la donner dans sa division, dans sa scission. Elle va donner poétiquement les deux bords de midi et les deux bords de minuit. Il y a déjà là, citons Lacan, une topologie des bords, qui est dans le choix métaphorique de midi et de minuit et dans leurs scissions respectives.

Entrons dans cette scission qui nous servira plus tard, bien que maintenant elle paraisse bien éloignées de nos problèmes. Pensons, par exemple, à ce qui à la fois lie et oppose le minuit de Hölderlin et le minuit de Mallarmé puisque nous en sommes à la prescription poétique antécédente.

a) la nuit de Hölderlin

La nuit de Hölderlin (chez qui il y a aussi toute une problématique du jour) et son minuit propre, c'est le temps du trésor et aussi le temps de la sainteté de l'oubli. C'est vraiment dans la sainteté de l'oubli que la pensée se recueille sous le nom de minuit. En revanche, pour Mallarmé, le minuit est exactement le temps de l'indécidable, c'est-à-dire aussi le temps du jeu du hasard. Ce sont vraiment deux minuits très différent. Un minuit qui est comme un minuit de suspens mais au sens de l'accueil, au sens de l'éveil dans le sommeil même. Et puis un minuit qui est, au contraire, le minuit de l'acte, c'est-à-dire le minuit du « coup de dés ».

Voici deux extraits que je vous lis pour que nous ayons cela en résonance, et pas seulement en prescription. Prenons, par exemple, dans Hölderlin, la deuxième grande strophe de l'élégie le pain et le vin, qui est peut-être le grand poème nocturne de Hölderlin, celui où la pensée de la nuit est mise en oeuvre. Vous allez voir que cette nuit est une souvenance, une mémoire, qui est le lieu ou l'éveil le sommeil sont bord à bord.

« ô miracle, ô faveur de la nuit sublime ! Nul ne sait la source, la grandeur des dons qu'un être reçoit d'elle. C'est ainsi qu’elle meut monde et l'âme des hommes chargée d'espérance, les sages même n’ont point l'intelligence de ses desseins, car tel est le vouloir du dieu suprême qui t’aime de grand amour et c'est pourquoi plus qu'elle encore le jour t’es cher où règne la pensée. Mais parfois le limpide regard lui-même goûte l'ombre, et devançant l’heure, il quête le sommeil comme une volupté. Et l'homme au coeur fidèle arrive à plonger des yeux dans la nuit pure. Qu’on lui dédie, ainsi qu'il sied, des champs et des couronnes ! Car elle est le trésor sacré des insensés et des morts, et perdure, elle-même éternel esprit pur de contrainte. Mais qu’elle aussi (car il le faut, afin qu'en notre long séjour dans cette ombre, quelque chose nous soit gardé qui nous conforte), qu’elle aussi nous donne l'oubli, qu'elle aussi nous donne l'ivresse. Sacré est le jaillissement du verbe ! Et qu'ainsi, comme des amants, yeux jamais clos, coupes à pleins bords, audace à vivre et sainte souvenance, nous traversions la nuit au comble de l'éveil ».

C'est cela la hölderlinienne : la traversée au comble de l'éveil dans un minuit qui est un minuit de gardiennage illimité du trésor à la fois de la mémoire et de l'oubli

b) la nuit de Mallarmé

Et puis si on prend la nuit de Mallarmé, dans le programme d’Igitur, qui est un peu une récapitulation de la signification du minuit, et qui est le texte qui sert d'inauguration à Igitur  et donne le programme général au drame spéculatif d’Igitur :

4 morceaux :

- le minuit

- l’escalier

- le coup de dés

- le sommeil sur les cendres, après la bougie soufflée

On a à peu ce qui suit :

« minuit sonne - le minuit où doivent être jetés les dés. Igitur descend les escaliers, de l'esprit humain, va au fond des choses, en « absolue » qu'il est. Tombeau – cendres (pas sentiment, ni esprit), neutralité. Il récite la prédiction et fait le geste. Indifférence. Sifflements dans l'escalier. « Vous avec tout », nulle émotion. Vous, mathématiciens, expiratent - moi projeté absolu. Devais finir en infini. Simplement parole et geste. Quant à ce que je vous dis, pour expliquer ma vie. Rien ne restera de vous - l'infini enfin échappe à la famille, qui en a souffert, - vieil espace - pas de hasard. Elle a eu raison de le nier, - sa vie, pour qu'il ait été l'absolu. Ceci devait avoir lieu dans les combinaisons de l'infini vis-à-vis de l'absolu. Nécessaire - extrait l'idée. Folie utile. Un des actes de l'univers vient d'être commis là. Plus rien, restait le souffle, fin de paroles et gestes unis - souffle la bougie de l'être, par quoi tout a été. Preuve ». Et puis il y a entre parenthèses : « (creuser tout cela) ». Rires...

Voilà, c'était le double minuit, si vous voulez. On le sent bien : entre les minuit de : « un des actes de l'univers vient d'être commis là », et qui est l’heure à laquelle il faut jeter les dés, et  ce minuit d'accueil transparent où mémoire et éveil sont bord à bord, il y a ce qu'on peut appeler les deux inscriptions poétiques originaires du minuit possibles.

 

Et en fait, pour vous faire comprendre comment une philosophie et sous cette double prescription possible de la métaphore du minuit, on peut soutenir que ce double minuit est, par exemple, inscrit dans Hegel sur ses deux faces, sur ses deux bords, dans ce qu'il faut tout simplement appeler la dimension nocturne de la philosophie. Vous savez que pour Hegel, l’oiseau de Minerve ne s'envole qu’à la tombée de la nuit, ce qui veut dire que les philosophies a lieu quand tout a eu lieu. La philosophie est donc en quelque manière le minuit du jour de la pensée, c'est pourquoi elle est accomplie quand aussi et en même temps l’histoire même est parvenue à son achèvement. Mais il est absolument clair que pour Hegel, le minuit philosophique, qui est l'après coup général de la venue à soi de la vérité de l'être, va signifier simultanément une fin apaisée, c'est-à-dire l'achèvement du devenir de l'esprit, et quelque chose comme une décision absolue, quelque chose dans lequel la décision absolue du sens parvient à la conscience de soi. Le nocturne hégélien de la philosophie, c'est bien entendu l'apaisement ultime du déploiement contradictoire de l'esprit dans les figures historiales qui sont les siennes, mais c'est aussi le moment où la philosophie, en l'occurrence celle de Hegel, décide de cela dans une décision qui est absolue, qui est définitive, qui est irréversible.

3) la division du midi

Et alors le midi, le midi qui, en un certain sens, va nous intéresser davantage. Le midi est aussi inscrit dans la scission du poème. Il y a aussi 2 faces de midi.

Il y a ce qu'on pourrait appeler un midi massif est plombé, un midi à la fois accablé et triomphal : le « midi roi des étés… » Mais plus précisément, pour ce qui nous occupe, c'est le midi comme nom de la pensée dissoute dans la gloire du jour ou, plus proche de ce que je pense, midi c'est au fond l'écrasement du vide de l'être par l'éclat de l'étant. Le suréclat de l'étant dans midi fait que son éblouissement propre absente ou fait que le vide et le retrait de l’être s’absente lui-même, et qu'il n'y a plus que cet éclat, qui est l'éclat de l'étant comme figure éclatante du moment où la pensée est en réalité désaccordée de ce qui s'est retiré derrière ce flamboiement de la présence.

a) le midi de Valéry

Le poète qui avait plus obstinément tourné autour de cette figure, c'est sans aucun doute Paul Valéry. C'est d'ailleurs pour cela que quelqu'un comme Jean Beauffret a pu presque constamment tirer entre Heidegger et Valéry à une sorte e trait spécifiquement français. Valéry a tourné autour de là parce que, pour lui, la question de la coexistence de l'apparaître et de la lumière se trouve essentielle à son dispositif de pensée. Je vous lis un des textes les plus connus, mais en même temps les plus frappants, sur ce point, à savoir les strophes trois et quatre de Ebauche d'un serpent, extrait du recueil intitulé Charmes.

« Soleil, soleil !... faute éclatante !

toi qui masques la mort, Soleil,

sous l’azur d’or d’une tente

où les fleurs tiennent leur conseil ;

par d'impénétrables délices,

toi, le plus fier de mes complices,

et de mes piège le plus haut,

tu gardes les coeurs de connaître

que l'univers n'est qu'un défaut

dans la pureté du non-être !

 

Grand soleil, qui sonne l'éveil

à l’être, et de feux l'accompagne,

toi qui l'enfermes d'un sommeil

trompeusement peint de campagne,

fauteur de fantômes joyeux,

qui rendent sujettes des yeux

la présence obscure de l’âme,

toujours le mensonge m’a plu,

que tu répands sur l'absolu,

ô roi des ombres fait de flamme ! »

« ô roi des ombres fait de flamme ! » : voilà ce midi-là, c'est-à-dire le midi où l'éclat de l'apparaître dans son apparition est en réalité annihilation d’une ombre, d'un retrait essentiel à quoi la pensée ne plus s’accorder. On pourrait dire que le midi ainsi conçu, c'est la pensée sous le signe de l’Un, c'est la pensée résumée ou résumable sous le signe de l’Un. C'est pourquoi dans le Cimetière marin, Valéry va, dès le début du poème, connecter cette figure du midi à celle de Parménide et de Zénon. La pensée éléate, là où l'être et l'un sont en co- appartenance radicale, va être nommé par le midi maritime où la pensée disparaît.

b) le midi de Claudel

Mais il y a un autre midi dans la poésie. Cela depuis toujours, si je prends des exemples dans la poésie française, c'est depuis toujours, car cette préinscription est originaire. Il y a un autre midi de la pensée qui est, au contraire, le midi de la plus haute décision. Non pas le midi de la stupeur de l'être, mais le midi du partage. Et on citera tout de suite Paul Claudel, parce que Claudel a écrit une pièce s'appelle Partage de midi. Le midi qui peut être dans un partage du midi est évidemment un autre midi que ce midi impartagé de l'apparaître éclatant de l'étant. À ce moment-là, midi va être le nom de l'événement réel, le nom méridien, et donc le nom sans nombre, le nom qui n'est pas un nombre, le midi qui ne compte rien que la verticalité solaire de nouveau, et qui va être le nom de l'événement réel, c'est-à-dire le nom de la bascule de la vie : à midi quelque chose d'irréversible va avoir lieu, et par conséquent, cela va être le nomb, non pas du tout de l'immobilité ou du mode propre sur lequel la pensée est désappropriée à l’être par éclat excessifs de l'apparaître, mais au contraire, cela va être le nom de l'impossibilité de l'arrêt : après midi, s'arrêter deviendra impossible parce que l'irréversible a été nommé par midi.

Je vous lis sur ce point extrême le début de l'acte I du Partage de midi dans la seconde version de la pièce, car ce midi-là se trouve seulement de la deuxième version. Dans la première version ce n'est pas encore midi. Un mot sur la situation pour ceux qui ne connaîtraient pas cette pièce. Le premier acte du Partage de midi se passe sur un bateau en route vers l'Extrême-Orient et qui est en train de passer le canal de Suez. Il y a là une femme et trois hommes. La femme c'est Yse. Et puis il y a son mari, son amant, et Claudel sous le nom de Mesa. Et cette femme se trouve donc entourée d'un système d'hommes dont toute la question est celle de sa complétude, et va se décider là l'amour de Mesa et d’Yse comme amour réel, c'est-à-dire impossible. Et c’est de la venue de ce réel, de l'abrupte et silencieuse venue de ce réel que midi est le nom. Toute la pièce va être de savoir comment ce midi, qui est le nom de l'amour comme réel impossible, comment ce midi peut néanmoins être le lieu d'un partage. Cela va être l'histoire du partage de midi comme partage du réel de l'amour au point de l'impossible.

Dans l'acte I rien n'est déclaré. Bien évidemment, l'événement, comme dit Nietzsche, arrive sur des pattes de colombes, mais rien n'est déclaré, sauf justement que le cri de midi, la sirène du bateau qui va annoncer  midi, va être le tenant-lieu de cette déclaration innommée :

 

- Ysé (allant s’étendre sur le rocking-chair : ah, nous avons passé Suez pour de bon

- Mesa : nous ne le repasserons plus jamais.

- Amalric (colon et aventurier) : bientôt midi

- Mesa (commissaire aux douanes) : on va entendre la sirène. La sirène, quel drôle de nom !

- Ysé : il n’y a plus de ciel, il n’y a plus de mer, il n’y a plus que le néant. Et au milieu épouvantablement cet espèce d’animal fossile qui va se mettre à braire.

Je fais une brève parenthèse : vous voyez que la représentation du midi comme néant qui était déjà apparente chez Valéry est ici reprise, mais à une fin absolument opposée, c'est-à-dire au milieu de ce néant Midi va nommer la césure, et non pas du tout l’indistinction entre l'éclat de l'étant et le fond d’être de l'apparaître.

- Mesa : quel cri dans le désert de feu !

- Ysé : le brontosaure qui va se mettre à braire

- de Ciz (mari d’Ysé) : Ysé, regardez (il écarte la toile avec un doigt)

- Ysé : n’ouvrez pas la toile, bon Dieu de bois !

- Amalric : on est aveuglé comme par un coup de fusil. Ce n’est plus du soleil cela.

- de Ciz : c’est la foudre. Comme on se sent réduit et consumé dans ce four à réverbère !

- Amalric : tout est horriblement visible comme un poux entre 2 lames de verre.

- Mesa (près de la fenêtre) : que c’est beau, que c’est dur. La mer à l’échine resplendissante est comme une vache terrassée que l’on marque au fer rouge. Et lui, vous savez, son amant, comme on dit, eh bien la sculpture que l’on voit dans les musées, Baal, cette fois ce n’est plus son amant, c’est le bourreau qui la sacrifie. Ce ne sont plus des baisers, c’est le couteau dans ses entrailles. Et face à face elle lui rend coup pour coup sans forme, sans couleur, pure, absolue, énorme, fulgurante. Frappée par la lumière, elle ne renvoie rien d’autre.

- Ysé (s’étirant) : ce qu’il fait chaud. Combien de jours encore jusqu’à ce feu de Miniverü ?

- Mesa : je me rappelle cette petite veilleuse sur les eaux.

- de Ciz : savez-vous combien de jours encore, Amalric ?

- Amalric : ma foi, non. Et combien de jours déjà depuis que l’on est parti, je l’ai oublié.

- Mesa : les jours sont si pareils qu’on dirait qu’ils ne font qu’un seul grand jour blanc et noir.

- Amalric : j’adore ce grand jour immobile. Je suis bien à mon aise. J’adore cette grandeur sans ombre. J’existe, je crois [c’est le nietzschéen !]. Je ne sue pas, je fume mon cigare. Je suis satisfait.

- Ysé : écoutez-le, ce satisfait. Et vous aussi, Mesa, est-ce que vous êtes sa-tis-fait ?

- Mesa : moi, moi je ne suis pas satisfait (elle rit aux éclats, mais cet espèce de silence solennel qui va s’établir est plus fort). [ce rire est juste au bord du moment où Mesa nomme l’événement, l’irréversible qui va être prononcé par Mesa, impossibilité de l’arrêt en aucun lieu].

- de Ciz (tirant sa montre) : Attention, l’heure va sonner (assez longue pause, la cloche sonne huit coups).

- Mesa (levant le doigt) : midi.

 

Cela c'était sur la division du midi, en symétrie - mais en symétrie décalée - avec la division du minuit, où vous retrouvez malgré tout ce point de savoir si on est dans la discordance accueillante de l’être ou dans le point d’indécidabilité et d'irréversibilité de l'acte.

Remarquez, là encore - comme je le disais pour Hegel à propos du minuit - on peut parfaitement dire que le midi de Nietzsche, c'est le double midi. Il n'est pas réductible complètement à l’un des deux, même si je me suis permis de dire qu'Amalric était plus nietzschéen que  Mesa. Ce midi de Nietzsche, c'est :

- d'une part l'unité absolue et sans différence de l'affirmation, à savoir l'une des thèses nietzschéennes selon laquelle le midi dionysiaque doit affirmer des choses sans différencier leur valeur. Autrement dit, c’est l’indistinction entre la positivité et la négativité de toute évaluation, puisque tout cela doit être en quelque manière intégralement affirmé, donc le midi va nommer l'affirmation intégrale.

- mais, d'autre part, le midi nomme aussi bien, bien sûr, la mobilité absolue de la vie, c'est-à-dire l'événement perpétuel : le fait que cette affirmation n'a rien en elle-même qui la soutienne dans son identité, mais qu'elle est aussi bien la diversité la prolifération sans interruption possible de la vie.

Le midi de Nietzsche, c'est à la fois et en même temps la volonté de puissance et l'éternel retour. Midi doit nommer les deux, c'est-à-dire la volonté de puissance comme ressource intégrale de l'affirmation constamment créatrice, et l'éternel retour comme le mode propre sous laquelle cette affirmation doit faire revenir l'intégralité de ce qu'il y a.

Après ce parcours sur les prescriptions poético-philosophiques de l'opération du midi et du minuit, on demandera : et Lacan dans toute cette affaire ?

4) Lacan : le mi-di(t) et le mi-nuit de la vérité

Ce serait une manière de poser la question : Lacan est-il un homme de midi, où un homme du minuit ? Je vous laisse ce problème, parce que comme on sait, ce n'est pas vraiment la métaphore qui guide Lacan. Certes, chez lui, le métaphorique est essentiel et on trouve une importante théorie de la métaphore, mais ce n'est pas la métaphore qui le guide, lui. C'est plutôt, disons, la connexion, le mot valise, on le mathème. Mais malgré tout, écoutons comme il le fait, car ce n'est évidemment pas par hasard que de la vérité il déclare qu’elle ne peut être que mi-dite. Il y a un mi-dire de la vérité, et si on prend le mode propre sur lequel ceci est énoncé dans l'Etourdit, on prononcera, c'est la phrase même : « de  vérité il n'y a que mi-dit ».

Oui, n’est-ce pas, cela ne peut pas être hasard : le fait que de la vérité, il n'y a que mi-dit. Mi-dit : m, i, d, i, t, bien sûr. Mais enfin, le fait est que de la vérité il n'y a que mi-dit. Vous imaginez que si Lacan lisait cette phrase, il ne pourrait pas manquer de dire que ce midit, c'est aussi un midi, et qu'on pourrait le dire sous la forme que : de la vérité il n'y a que mi-di(t). Le problème est de savoir si on fait honneur à la vérité de cette connexion au midi. C'est un point que nous examinerons de près dans l'insistance de cette formule : de la vérité il n'y a que midi ou : la vérité ne peut pas se dire toute, on ne peut pas la mi-dire. Est-ce de manière essentielle un énoncé sur la vérité ? Est-ce de manière essentielle un énoncé sur le dire ?

C'est une question qui peut paraître rhétorique, mais elle ne l'est pas. Et elle ne l'est pas, surtout si on se souvient de tout ce que nous avons eu à dire sur la connexion de wittgensteinienne entre la vérité et le dicible. Et si l'on se souvient que la tradition anti-philosophique entière se soutient d’un propos spécifique et singulier sur ce rapport entre vérité, dire et actes (la grande triangulation de la machinerie anti-philosophique). Nous avons déjà eu l'occasion de montrer que c'était déjà absolument le cas chez Pascal. La triangulation du dire, de la vérité et de l'acte est constitutive du dispositif de pensée pascalien, et finalement du dispositif de pensée de toute anti-philosophie. C'est donc un point essentiel pour ce qui nous occupe que de savoir si, quand la vérité est connectée au midi(t) pris dans son double sens, c'est un énoncé où la charge doit être mise sur la vérité, ou bien un énoncé où la charge d'être mise sur le dire, dont il s'agit. Alors, bien sûr, on est aussi amenée à se demander s'il serait vrai de dire : que la vérité nuit ou qu’elle nuit à demi ? est-ce que la vérité est ce qui mi-nuit ?

C'est bien le problème dont nous partirons, puisque je que je vous avais dit qu’il est du mouvement fondamental de toute anti-philosophie de destituer la catégorie philosophique de vérité. Je vous rappelle que dans une anti-philosophie, le propos concernant la vérité en son sens philosophique (je précise bien) n’est pas de réfuter cette vérité, il est de la discréditer. C'est même ce qui fait que la polémique anti-philosophique n'est pas à proprement parler une polémique philosophique. Il s'agit de bien pour l’anti-philosophe de montrer que la catégorie de vérité est nuisible.

a) Nietzsche

Ceci est parfaitement flagrant chez le fondateur Nietzsche. Mais ceci est non moins évident chez Wittgenstein, et particulièrement dans le devenir de wittgensteinien. Et je vous avais dit que ce qui caractérise une anti-philosophie, c’est toujours qu’elle est une thérapeutique. Elle n'est pas une critique, mais bien une thérapeutique. Il ne s'agit pas de critiquer la philosophie, il s'agit de guérir l'homme de la philosophie, dont il est affreusement malade : guérir l'humanité de la maladie-Platon comme dit Nietzsche. Et pour Wittgenstein, guérir la maladie-philosophie purement et simplement, laquelle est la propension qu'on doit élucider à émettre des propositions absurdes, dépourvues de sens.

Donc : la question selon laquelle la vérité nuit ne vient pas, ici, par un simple jeu verbal, elle est tout à fait constitutive de l'anti-philosophie. Est-ce que Lacan a dit (en est venu à dire ? ou peut-on supposer qu'il dise, ou qu’il ait dit ? ou qu’il aurait dit ?) que de même que de la vérité il n'y a que midi, de même - en un certain sens - la vérité est ce qui minuit. Ce point est énigmatique, et c’est une piste transitoire.

b) Wittgenstein

Pour situer un peu les choses, je vous rappelle que chez Wittgenstein, la destitution de la vérité claire dès le Tractatus. Je reprends, là aussi, la préface du Tractatus, qui nous sert un peu de guide dans cette introduction (où nous sommes aussi dans l'hypothèse possible de la présomption subjective), mais qu'il faut, au contraire, entendre littéralement comme une probité. C'est toujours le problème chez les anti-philosophes : il faut entendre comme probité ce qui apparemment est de toute évidence un signe de folie. Wittgenstein écrit : « j'estime donc avoir résolu définitivement les problèmes pour ce qui est de l'essentiel : si je ne fais pas erreur en cela, alors en second lieu la valeur de ce travail sera d'avoir montré combien peu est accomplis quand ces problèmes ont été résolus » (trad. klossowski). Et ce texte fait juste suite à la phrase que je vous citais tout à l'heure dans la vérité : « en revanche la vérité pensait que je publie ici le paraît intangible et définitif. Je crois aussi avoir, pour l'essentiel, résolu une fois pour toutes les problèmes considérés. Et si c'est le cas, cela veut dire, deuxièmement, que la valeur de ce travail consiste à montrer combien peu de choses est la solution de ces problèmes » (trad Balibar).

La destitution de la catégorie de vérité s'amorce de la façon suivante : j'ai purifié la notion de vérité, j’ai éliminé son sens philosophique, j’ai résolu tous les problèmes de manière fondamentale et définitive. Et puis avoir fait tout cela, on s'aperçoit qu'on n’a fait presque rien. Donc : « combien peu est accompli quand ces problèmes ont été résolus ». Donc la thèse de Wittgenstein est double :

- premièrement, la catégorie de vérité en son sens philosophique est nuisible parce qu'elle est liée au non-sens.

- mais deuxièmement, même si on la délie du non-sens, donc si on propose une catégorie anti-philosophie de la vérité, de toute façon cela n'a pas beaucoup d'importance.

Donc il y a une double critique de la catégorie de vérité :

- premièrement son usurpation philosophique est de l'ordre de l'absurdité.

- deuxièmement sa rectification même ne nous donne la solution qu’à des problèmes qui, en fin de compte, sont dépourvus d'intérêt.

L'essentiel reste à faire. Et c'est évidemment cet essentiel qui, lui, reste de l'ordre de l'acte, et non plus de l'ordre de la proposition vraie. Je n'en ai pas le temps, mais on pourrait montrer que la destitution de la catégorie de vérité a toujours ce double sens dans une anti-philosophie : montrer que la catégorie philosophique vérité est nuisible, et de surplus montrer qu'à supposer qu'on lui ôte ce qu’elle a de nuisible (c'est cela la rectification), et bien elle n'apparaîtra pas non plus comme très intéressante et comme ayant une grande portée par rapport à la ressource définitive de l'acte.

c) Lacan

Que va-t-on pouvoir dire sur ce point de Lacan ? Le problème, vous le voyez tout de suite, est beaucoup plus compliqué. Il est beaucoup plus compliqué parce que on peut parfaitement soutenir que Lacan a restauré, et en un certain sens, refondé la catégorie de vérité. Bien sûr, dans cette refondation nous trouvons le mouvement de destitution de la catégorie philosophique de vérité en même temps que Lacan doit traverser cette catégorie. Mais dans la traversée qu'il en fait, il l’écarte au profit d'un autre concept qu'il installe au lieu même de l'acte analytique. Toutefois on ne peut pas dire que Lacan soit un anti-philosophe pour qui la catégorie de vérité soit, comme pour Nietzsche, en position  d’adversité centrale. Lacan, au contraire, entretient avec cette catégorie une longue et tortueuse coquetterie. Et on peut très bien se tenir, encore une fois, qu'il en est un refondateur.

Ce que cependant je vais, ici, tenter d’établir, et dont je tiens à signaler que dans le cadre même de ces recherches au collège de philosophie François Balmès a frayé la voie s’agissant de Lacan, ce que je vais tenter d’établir, c’est qu'à partir des années 70 (prenons-les comme point de repère), un long et lacunaire mouvement procède bel et bien à la destitution la vérité au profit du savoir ou, disons, à un écartement de la vérité au profit du savoir.

Tout devra être repensé : que veut dire au profit de ? Comment chez Lacan se constitue la prévalence d’un concept sur un autre ? qu'est-ce que c'est que cet écartement ? Cela sera progressivement la matière essentielle de notre processus.

Mais je crois que ce problème – alors, lui, absolument centrale -, c'est-à-dire la thèse que finalement, en son deuxième sens, c'est-à-dire le fait que finalement ce ne soit pas la catégorie de vérité qui soit la plus pertinente ou la plus utile, il y a bien chez Lacan une destitution de la catégorie de vérité, que ce mouvement concernant cette destitution seconde se trouve articulé en deux énoncés que je prends comme cela, de 1973, tirés du Séminaire XX, Encore - deux énoncés dont Lacan sent lui-même que l’accord est difficile.

- le premier énoncé est prononcé à la séance du 15 mai 1973. C'est-à-dire la 10ème séance de la transcription de Jacques-Alain Miller aux éditions du seuil intitulé : Ronds de Ficelle page 108. Il se formule ainsi : « il y a du rapport d'être qui ne peut pas se savoir ».

- l'autre énoncé est du 20 mars -- de la séance n°8, titrée par Jacques-Alain Miller le savoir et la vérité page 84, et Lacan y déclare que le propre de l'analyse, c'est-à-dire ce qui l’identifie c’est : « qu'il puisse se constituer [de son expérience] un savoir sur la vérité ».

Donc deux choses :

- il y a du rapport d'être qui ne peut pas se savoir

- qu'il puisse se constituer un savoir sur la vérité.

Pourquoi l'accord de ces deux énoncés est-il si complexes et pourquoi entretiennent-ils une tension ? Evidemment, on est tenté de dire que ce rapport d'être qui ne peut pas se savoir ne touche qu’à la vérité, en quoi il ferait trou dans le savoir et serait soustrait à quelque chose qui ne peut pas se savoir, qui appartient irréductiblement à l'ordre de l'insu, et qui communiquerait avec tout ce qu'on veut, y compris avec l'inconscient.

Mais d'un autre côté, le propre de l'analyse est justement que puisse se constituer un savoir sur la vérité. On pourrait donc dire que la tension, qui est à mon avis un des moments les plus profond du Lacan terminal, pourrait s'énoncer de la façon suivante : d'une part la vérité est suprême en tant qu'insue (il y a du rapport d'être qui ne peut pas se savoir). Et dans ce cas, c’est au vocabulaire de la vérité que s'arrime la discipline de l'insu. Mais d’autre part, le propre de l'analyse c'est justement de constituer un savoir de la vérité, c'est-à-dire - il faut bien le dire - un savoir de l'insu. C'est inévitable, et après tout c’est freudien. Mais si le propre de l'analyse c’est de constituer un savoir de l'insu comme savoir sur la vérité, c'est le savoir qui est crucial car il devient, en dernier ressort, ce à quoi va s’arrimer l'acte analytique.

En fait, ce que nous essaierons de voir sur ce point ici disposé de façon très abstraite, mais finalement je crois dans sa tension de façon assez limpide, et dont vous voyez qu'il vient, là, avec le mouvement anti-philosophique majeur qui est la destitution de la catégorie philosophique de vérité, nous tenterons de voir que la clé de cette tension, cette énigme, a chez Lacan un nom qui est le mathème. Mathème : nous essaierons de montrer que c'est le nom inventé par Lacan de ce qui rend pensable simultanément et par une écriture (c'est tout le point) qu'il y ait du rapport d'être qui ne puisse pas se savoir d'un côté, et, de l'autre, qu'il y ait néanmoins un savoir sur la vérité, c'est-à-dire qu'il puisse y avoir un savoir sur l’insu. En ce sens, chez Lacan avec beaucoup de rétroaction est anticipation, c'est le mathème qui, seul, donnera sens d'un énoncé que je trouve formidable, et qu'on trouve aussi dans l'Allocution de clôture du congrès de l'école freudienne de Paris de 1970. Vous voyez que nous restons toujours dans ces dates-là, et qui est tel qu'il s'avère, le deuxième énoncé qui si nous avions à le comprendre nous aurions compris beaucoup de choses, et qui lui dits ceci : « le savoir fait la vérité de notre discours ».

Ce qui, je tiens à le souligner, n'est pas une sentence évidente eu égard à tout ce que nous venons de dire, mais qui est de toute évidence aussi centrale par rapport à la tension que je signalais un peu plus tardive.

 

Le cheminement général d'être celui-ci pour tenter de rendre compte de cette chicane extraordinaire entre savoir et vérité à partir du Lacan des années 70. Je l'ai dit tout à l'heure, c'était ma première formule énigmatique, l'acte analytique en tant que passe du savoir  (c'est le savoir qui fait la vérité de notre discours) ça va être quoi ? Pour comprendre l'acte analytique, je ne sais pas si au mois de juillet nous seront très avancés… En tout cas on peut dire que dans sa conception lacanienne, l'acte analytique est simultanément, d'un même mouvement, chute d'un savoir supposé au sujet, à savoir le savoir que l'analysant suppose à l'analyste : il faut qu’il y ait chute de cette figure du sujet supposé savoir pour qu'il y ait l'acte dans l'acte même. Tant qu’il y a maintenance ou consolidation du savoir supposé au sujet analyste, l'acte n'opère pas. Il faut donc qu'il y ait cette chute d'un savoir supposé au sujet et, en même temps, il est assumption d'un savoir qui doit être un savoir insupposable. Mais alors que veut dire un savoir insupposable ? et bien un savoir insupposable signifie un savoir transmissible et si possible transmissible intégralement, c'est-à-dire un savoir qui n'est justement plus captif de la singularité d'un sujet, qui n'est plus captif de sa position.

Et s’il y a acte, il va donc être d'un même mouvement destitution d'un savoir supposé au sujet et assomption d’un savoir insupposable, c'est-à-dire transmissible, ce qui évoque évidemment le surgissement de quelque chose « de fatal entre deux millénaires », de quelque chose entre deux, de quelque chose qui choit, de quelque chose qui est insupposé au sujet, donc qui est affirmativement transmissible, ce qui ne rappelle quelque chose de la matrice de l'acte anti-philosophique en général où l'on constatait tout de même que la vérité n'est qu'en éclipse si l'acte est, si je puis dire, l'entre-deux du savoir supposé et du savoir insupposable. Donc : la vérité ne serait qu'en éclipse de deux identifications du savoir. Bien sûr, il faut qu'elle soit là. Que veut dire : « qu'elle soit là » ? Nous verrons. Mais le mode propre sur lequel elle est là, c’est en dernier ressort, du point de l'acte, en éclipse de deux identifications du savoir : le savoir supposé au sujet et le savoir insupposé et transmissible, c'est-à-dire, finalement, de deux identifications du savoir dont l'une est subjective, imaginaire compris, et dont - il faut bien le dire - que l'autre est impersonnel. Mais un savoir impersonnel, c'est un mathème ou ça n'est rien.

Ce qui,  là, nous rappelle exemplairement le minuit de Mallarmé : nous serions là dans le minuit de Mallarmé, c'est-à-dire que quelque chose a eu lieu qui fait que quelle qu'en soit la part de hasard, l'idée impersonnelle et transmissible en surgi comme idée du hasard même, c'est-à-dire comme savoir insupposable - effectivement. Donc : pour que la vérité soit mi-dite, il faut que le savoir soit minuit en ce sens la. Et cela va tramer toute une part de notre recherche de cette année, à savoir rendre raison des énoncés lacaniens que j'ai cités avec quelques autres, et peut-être comprendre, puisque nous sommes dans l'espacement entre midi et minuit, quelles connexions essentielles il y a entre la vérité comme midi(t) au sens de Lacan, et cet acte, somme toute mallarméen, donc cet acte de l'heure où l'on jette les dés, qui fait passer du savoir supposé au savoir insupposable.

Voilà pour la première des deux ponctuations que je vous annonçais.

2nde ponctuation : philosophie, mathématique et psychanalyse

La seconde est la suivante. Je vous ai assuré dès le début sans garantie aucune que l'acte lacanien était à la fois anti-philosophique et archi-scientifique. Est-ce par anticipation encore ou peut-on prendre quelques appuis sur ces questions ? de même que je vous donnais quelques appuis concernant la question de la destitution de la catégorie de vérité.

Je pense qu'on peut comprendre cela surtout à partir des années 70 chez Lacan (mais nous ne nous intéresserons guère qu’à ce Lacan-là), en situant chez lui la triangulation de la philosophie, de la psychanalyse, et de la mathématique. Ce n'est pas dans le simple face-à-face de la philosophie et la psychanalyse qu'on peut traiter cette question en l'espace de pensée qui est celui de Lacan postérieur à 1970. C'était déjà un peu le cas avant, mais après 1970 cela devient parfaitement flagrant. Pour comprendre la dimension anti-philosophique de Lacan lui-même, il faut comprendre cela dans une triangulation qui inclut les mathématiques. Et c'est sur cette triangulation que je veux vous donner quelques ponctuations ou quelques repère.

1) 1er repère : le philosophe bouché aux mathématique

La première je la tire de l'Etourdit où Lacan dit ceci : « pour être le langage le plus propre au discours scientifique, la mathématique est la science sans conscience dont fait promesse notre bon Rabelais, celle à laquelle un philosophe ne peut que rester bouché ».

Et alors, point très important, après avoir identifié le philosophe comme celui qui ne peut que rester bouché à la mathématique, vient sous la plume de Lacan la note suivante sur le philosophe : « le philosophe s'inscrit (au sens où on le dit d'une circonférence) [il est rond n'est-ce pas], dans le discours du maître [vous voyez bien : le philosophes c'est ce qu'il y a de rond dans le discours du maître, c'est-à-dire en fin de compte, le philosophe est ce qui tourne rond dans le discours du maître ou ce qui le fait tourner en rond]. Il y joue le rôle du fou. [Ajoute-t-il. Là on est content de. Vous savez que Lacan quand il était jeune, avait inscrit sur le mur de la salle de garde : « ne devient pas fou qui veut ». Donc : si nous jouons le rôle du fou, au moins on peut transcrire : ne devient pas philosophe qui veut, ce qui n'est déjà pas mal]. Ça ne veut pas dire que ce qu'il dit soit sot [continue Lacan : c'est une concession louable !]. C'est même plus qu'utilisable. Lisez Shakespeare. [Cela s'est pour le rôle du fou]. Ça ne dit pas non plus, qu’on y prenne garde, qu'il sache ce qu'il dit. Le fou de cour a un rôle : celui d'être le tenant-lieu de la vérité. Il le peut à s'exprimer comme un langage tout comme l'inconscient. Qu’il en soit, lui, dans l’inconscience, est secondaire, ce qui importe est que le rôle soit tenu ».

Le philosophe est donc celui qui tourne rond dans le discours du maître. Il y joue le rôle du fou. C'est-à-dire le tenant-lieu de la vérité, absolument inconscient de ce qu'il dit et qui, par conséquent, n’est astreint qu'à tenir ce rôle. « ainsi Hegel  [conclut-il, ce qui nous intéresse pour la triangulation que je vous annonçais], de parler aussi juste du langage mathématique que Bertrand Russell, n’en loupe pas moins la commande : c’est que Bertrand Russell est dans le discours de la science ».

Cette dernière remarque nous indique que Hegel dit sur la mathématique des choses en substance identiques à celles que dira Russell, et que cette identité reste quand même sans effet : elle loupe la commande parce que prononcée du point de la circonférence inscrite dans le discours du maître. Ainsi Hegel n'en reste pas moins bouché à la mathématique.

 

Retenons de ce texte quelques ponctuations.

- Le philosophe comme fou du maître. Bien. Et ce à quoi il prétend, c'est à la science avec conscience, de sorte qu'il est consécutivement bouché aux mathématiques, parce que les mathématiques sont exemplairement la science sans conscience. Vous noterez, petite parenthèse très suggestive, la très subtile différence avec Wittgenstein sur le rapport du philosophe aux mathématiques. La thèse de Wittgenstein qui s'est de plus en plus consolidée, c'est que le philosophe s'illusionne sur les mathématiques, c'est-à-dire, et ce n'est pas du tout la thèse lacanienne, il croit trouver dans les mathématiques une ressource absolument singulière, dont Wittgenstein va s'acharner à montrer qu'elle ne s'y trouve pas. Le philosophe hypostasie la mathématique ou en fait un paradigme, un paradigme platonicien, si vous voulez, comme celui d'une pensée entièrement déliée de l'expérience, autonome de l'anthropologie du langage et constituant par conséquent un corps consistant de vérité. Le philosophes croie qu'il y a cela dans les mathématiques, et donc les thérapeutiques sur ce point, c'est-à-dire le mode sur lequel l’anti-philosophie intervient sur le rapport du philosophe aux mathématiques (la triangulation existe bien), va être de montrer que ce que le philosophe croie qu'il y a dans les mathématiques n’y est pas en réalité, à savoir que la mathématique est un langage comme un autre. Donc, pour Wittgenstein, le philosophe s'illusionne sur la mathématique, et la thérapeutique consiste à dissiper cette illusion.

Pour Lacan, le philosophe et bouché aux mathématiques, ce qui n'est pas le même rapport. Par conséquent la thérapeutique n'est pas de faire cesser l'illusion, c'est éventuellement de déboucher le philosophe.

Relevons deux éléments instinctifs de cette opposition, c'est que l’anti-philosophie (c'est aussi absolument vrai depuis Pascal) intervient toujours sur le rapport de la philosophie aux mathématiques. Sur le rapport de la philosophie à la science, mais plus singulièrement sur le rapport de la philosophie à la mathématique, et l’anti-philosophe montre toujours que, là, il y a quelque chose qui ne va pas.

Simplement, pour Wittgenstein, ça ne va pas du côté des mathématiques, parce qu'il y en a une fausse image philosophique qu'il faut destituer. Tandis que, pour Lacan, ça ne va pas vraiment du côté de la philosophie : c'est elle qui est bouchée aux mathématiques.

- enfin, la dernière remarque qu'il faut faire sur ce passage, c'est que la philosophie est utilisable. Elle est même « plus qu'utilisable ». Qu'est-ce que ce « plus » veut dire, je n'en sais rien. C'est non seulement utilisable mais, mais... mais quoi, un savoir ? bref, c'est plus qu'utilisable. Alors cette notion d'utilisable est tout à fait importante.

Cette notion d'utilisable tout à fait cruciale, c'est ce que moi je traduis par traverse, c'est-à-dire que l’anti-philosophie ne peut pas se passer de la philosophie, autrement dit non seulement c’est plus qu'utilisable, mais heureusement car, en vérité, il faut absolument l’utiliser. Et Lacan, on le sait, l’a utilisée plus que quiconque. Cela est ce que je nomme l'opérateur de traverse, c'est-à-dire que l'acte anti-philosophique lui-même a besoin de traverser la philosophie et de se livrer sur elle un certain nombre d'opérations : destitution de la catégorie de vérité, débauchage par rapport aux mathématiques pour Lacan, fin de l'illusion mathématique pour Wittgenstein. Bref, l’anti-philosophie a besoin par un certain nombre d'opérations de constituer le mode propre sur lequel elle traverse la philosophie. C'est impératif pour elle. Et c’est ce que  récapitule, ici, le fait que la philosophie est assez ou plus qu'utilisable, donc qu'en vérité il faut l'utiliser. Voilà pour le premier aperçu que je voulais vous dire sur la triangulation. Si on veut vraiment comprendre les opérations de traverse de l'anti-philosophie sur la philosophie, il faut bien pointer en quoi consiste cet impératif pour à l'incontournable.

2) 2nd repère : réel, mathème et mathématisable

La deuxième phrase, toujours dans l'Etourdit, sur laquelle je voudrais prendre appui, est un énoncé d'une extrême importance, mais là aussi, nous verrons pourquoi plus tard. Je vous la donne tel quel parce qu'il faut méditer dessus : « c'est en quoi les mathème dont se formule en impasses le mathématisable, lui-même à définir comme ce qui de réel s'enseigne, sont de nature à se coordonner à cette absence prise au réel ».

Alors, « l'absence prise au réel », c'est l'absence du rapport sexuel. Réel dans la période lacanienne en question veut souvent dire « qu'il n'y a pas de rapports sexuels ». En tout cas, là, en tant qu'absence prise au réel, c’est l’absence de rapport sexuel, et plus singulièrement son absence dans aucune mathématisation, c'est-à-dire son absence dans l'inscription.

Mais laissons de côté ce point, examinons simplement l'intelligibilité de la phrase, et contentons-nous de dire qu'il y a un réel déterminé par une absence et au regard duquel les mathème dont se formule le mathématisable sont en impasse. Il y a le réel (en l'occurrence l'absence de rapports sexuels), il y a « ce qui du réel s'enseigne » (qui est le mathématisable), il y a les mathèmes (comme impasses du mathématisable). Cela c'est clair :

- le réel, peu importe ici sa spécification

- le mathématisable, c'est-à-dire ce qui du réel s'enseigne

- les mathèmes, qui sont ceux dont se formulent les impasses du mathématisable.

Je voudrais dire que c'est là, à mon sens, que l'archi-scientifique se montre au lieu où l'acte de pensée va apparaître comme ce qu'il faut bien appeler, formule abominable pour Lacan, un réel du réel. Avant de trop forcer, disons plus précisément : un réel inscriptible du réel enseigné. Le mathème va être au point d'impasse, mais ce point d'impasse, c'est le point de réel, donc le mathème va être au point réel du mathématisable, lequel a mathématisable est « ce qui du réel s'enseigne ». Donc : nous sommes fondés à dire : le mathème, c'est ce qui inscrit comme impasse le réel -de quoi ? - et bien de ce qui du réel s'enseigne. Contentons-nous pour l'instant de cette formule où j'avance expression réel du réel, dans laquelle, bien évidemment, les 2 occurrences du réel ne sont pas dans la même assignation.

Là aussi, je voudrais faire une brève confrontation avec Wittgenstein. Je rappelle que pour Wittgenstein, une vérité sur le monde (prenons monde ce qui vaut pour réel), c’est ce qui du réel prend forme de propositions dans le sens est vrai. Et pour Wittgenstein, le sens du monde (non pas une vérité sur le monde ou dans le monde), le sens du monde, lui, c’est ce qui du réel ne peut pas prendre forme de propositions. Ces choses-là sont très proches, très voisines, si on y réfléchit bien. Chez Wittgenstein aussi, vous avez aussi au fond :

- le mathématisable, c'est-à-dire la proposition comme ce qui du réel peut s'inscrire, si je puis dire, en vérité, c'est-à-dire comme une proposition qui dit quelque chose de vrai sur le monde.

- le sens du monde, à savoir ce qui importe vraiment aux yeux de Wittgenstein, qui lui ne peut pas prendre forme de propositions, donc sera dit indicible. Et qui sera donc ce qui du réel ne pouvant pas se dire, ne peut pas s'inscrire ou s'écrire, ce qu'il faut taire dit Wittgenstein. Et qui est proprement ce qui, chez Lacan, est le mathème. Chez Lacan dans ce qui est absent comme réel, il y a ce qui de ce réel s'enseigne, c'est-à-dire prend forme de propositions si on veut, le mathématisable, à savoir la science. Il y a la science : ce qui du réel s'enseigne. Et puis il y a ce qui, de ce qui s'enseigne de ce réel, est au réel de son impasse, ce que j'appelle le réel du réel. Et, en ce point, il n'y a pas à proprement parler ce qui s'enseigne, il y a le mathème.

Par conséquent, structuralement, le mathème lacanien c'est exactement l'élément mystique de Wittgenstein, puisque Wittgenstein appelle élément mystique tout ce qui ne peut pas prendre forme de propositions et qui cependant est ce qui nous importe au suprême degré. Donc le mathème se situe exactement au point de l'élément mystique Wittgenstein, sauf qu'il y en a écriture. Donc le mathème, c'est comme du silence écrit, si on circule entre Lacan et Wittgenstein.

Ce qui reconduit au mathème comme clé de toute cette affaire, c’est ce que je vous annonçais et qui sera la thèse que je soutiendrai : le mathème qui est la clé de l'acte en tant qu'il est passe d'un savoir avère le nom de l'archi-scientifique. Vous voyez bien pourquoi c’est archi-scientifique, parce que c'est au point d'impasse de la science, et non pas dans la science. Le mathème va être le nom de l'archi-scientifique, c'est-à-dire ce qui est capable d'inscrire le réel de ce qui est dicible du réel. Ce n'est pas dire du réel, mais ce qui inscrit le réel de ce qui dit est dicible du réel si on prend « dicible » comme synonyme de « ce qui s'enseigne ». On peut dire des choses sur le réel, c'est la science. Et puis on peut, c'est le mathème, fixer en réel ce dicible ou cet enseignable du réel lui-même. Redonnons la spécifications du mathème : le mathème comme nom de l'archi-scientifique avère la capacité d'inscrire le réel de ce qui s'enseigne du réel.

Là, nous sommes au coeur de la question, parce que évidemment l'acte anti-philosophique (quelle qu'en soit l'exigence ou la nature singulière) requiert toujours cette torsion, c'est-à-dire qu'on ait quelque chose comme, non pas un clivage du réel, ce qui serait trop topique, mais une double occurrence du réel qui ultimement se situe au point de l'acte, c'est-à-dire qui n'est pas distribuable, qui ne se classifie pas, qui n'est pas prédicative. Mais bien une double occurrence du réel qui est au point de l'acte comme torsion. Ici, la torsion s'opère entre le réel comme réel de la science et le réel de « ce qui de réel s'enseigne » en tant que mathème. La double occurrence c'est la science et le mathème, c'est-à-dire très précisément dans le texte de Lacan le mathématisable et le mathème, donc finalement la mathématique et le mathème. Et le mathème est archi-scientifique parce qu'il n'est pas mathématique.

S'il était mathématique, le mathème serait scientifique, mais précisément nous venons de voir qu’à raison de la torsion il ne peut pas être mathématique, bien qu'il touche au réel de la mathématique elle-même, ce pourquoi il est archi-scientifique en ce sens. Reste évidemment à établir (longue démarches à entreprendre) qu'il y a une espèce de réciprocité entre acte et mathème, ce qui nous le verrons passe par la thèse difficilement soutenable - mais que je soutiendrai quand même - c'est que pour Lacan, le désir de l'analyste c'est le mathème. Ce qui veut dire qu’en un certain sens, il faut aussi que le mathème vienne en position d'objet puisque c'est une loi générale que ne peut être cause du désir que quelque chose qui est dans la figure de l'objet. Si donc on soutient que le mathème est au point de l'acte, qu'en fin de compte le mathème est le nouveau nom trouvé par Lacan sur ce qui cause le désir de l'analyste, parce que l'acte analytique est un entre-deux savoir, il faudra ultimement être conduit à ceci que le mathème peut venir au point de l'objet. Ce qui est une hypothèse au point où nous en sommes.

 

Je terminerai en donnant notre point de départ pour la prochaine fois, puisque vous voyez là que j'essayais d'anticiper au maximum pour vous donner un peu l'espace général dans lequel nous allons de mouvoir, avec je l'espère grande précision. Nous allons repartir modestement et tranquillement de l'opération anti-philosophique proprement dite. Nous gagnerons les hauteurs irrespirables du mathème par étapes graduées.

Nous partirons de 2 énoncés. Le premier, que je vous ai donné, et qu'on peut résumer simplement par : « le philosophe est bouché aux mathématiques ». Et puis un autre texte, tout à fait intéressant et passionnant, que vous trouvez dans l'introduction à édition allemande des Ecrits dans Scilicet n°5, qui est un texte du 7 octobre 1073 (ne perdons pas complètement du la dynamique chronologie de tout cela), et que voici : « pour mon « ami » Heidegger ». Alors ami est entre guillemets. Vous imaginez un jour, quand on traitera complètement le dossier, peut-être que Roudinesco l'a déjà fait, je n'en sais rien, vous imaginez un peu la question insidieuse de quand datent ces guillemets. Etaient-ils dans le manuscrit, ou ont-ils été rajoutés sur épreuve ? Enfin bref, on lit ceci : « pour mon ami Heidegger ». Un peu plus haut, il disait : « … un allemand que je m’honore de connaître ». Et il ajoute entre parenthèses : « … (comme on s’exprime pour dénoter d’avoir fait sa connaissance) ». Enfin bref on lit ceci :

« Pour mon « ami » Heidegger évoqué plus haut du respect que je lui porte, qu'il veuille bien s'arrêter un instant, vœu que j’émets purement gratuitement puisque je sais bien qu'il ne saurait le faire, s'arrêter, dis-je, sur cette idée que la métaphysique n’a jamais rien été et ne saurait se prolonger qu’à s'occuper de boucher le trou de la politique. C'est son ressort ».

Donc là, et sous le patronage de « l'ami » Heidegger, est introduite une deuxième thèse sur la philosophie corrélative de la thèse selon laquelle le philosophe est bouché mathématique, à savoir la thèse que l’essence de la métaphysique s'occupe de boucher le trou de la politique. Et Lacan propose à Heidegger cette idée formidable, tout en prenant la précaution de dire que Heidegger ne l’utilisera d'aucune façon, peut-être précisément parce que Heidegger, pour s'occuper de boucher le trou de la politique il avait déjà donné ! Mais ce texte est en vérité très intéressant. Placé en contraposition à l'autre, il pose 2 questions :

- première question : métaphysique a-t-il ici un sens indépendant de philosophie ? Lacan ne dit pas que c'est la philosophie qui est occupée à boucher le trou de la politique, mais c'est la métaphysique. Lacan assume-t-il donc en ce point l'opérateur heideggerien de la métaphysique ? première question : faut-il faire une distinction entre pensée philosophique en général, et métaphysique, en lui donnant son sens quasi technique spécifié et instituée par Heidegger ?

- et une fois examiné ce problème, en toute hypothèse, quelle est la connexion, point anti-philosophique décisif, entre être bouché aux mathématique et boucher le trou de la politique ? puisque ce sont ces deux opérations que Lacan convoque comme identification exemplaire de la philosophie par l’anti-philosophie lacanienne. Est-ce que par exemple, c'est parce qu'on est bouché à la mathématique qu'on s'occupe à boucher le trou de la politique ? Est-ce que c'est, au contraire, parce qu'on bouche le trou de la politique qu’on reste bouché aux mathématiques ? Ou les deux choses n'ont-elles aucune connexion, ce qui ne serait pas intéressant. Donc on préférera les deux premières hypothèses. Vous imaginez que cette question m'importe au plus haut. Parce que personnellement je pense 2 choses là-dessus :

- que la philosophie est précisément ce qui débouche la mathématique quant à son statut dans la pensée. Et je m'oppose absolument à la thèse lacanienne puisque Lacan énonce : « ainsi Hegel de parler aussi juste du langage mathématique Bertrand Russell, n’en loupepas  moins la commande : c’est que Bertrand Russell est dans le discours de la science ». Je pense exactement l'inverse, c'est-à-dire que s'il y a un lieu de pensée qui est bouchée à lui-même, c'est bien la mathématique. Et que par conséquent la mathématique étant dans sa procédure de pensée elle-même active et créatrice - je reconnaît pleinement la mathématique comme une pensée – mais ayant précisément un point de bouchon par rapport à elle-même, je soutiens contre Lacan que la philosophie tente en permanence, et depuis Platon, de la déboucher. Le philosophe n'est pas celui qui est bouché mathématique, mais celui qui tente de les déboucher.

- deuxième thèse : corrélativement, je pense que l'autre tâche permanente de la philosophie, c'est de réouvrir le trou de la politique, lequel est constamment bouché, mais pas du tout par elle.

Donc : métaphore de plombier pour métaphore de plombier, vous voyez que les opérations de bouchons et de débouchages sont situées de manières croisées et contradictoires. Je voudrais véritablement y voir clair là-dedans. Donc disons que dans 15 jours, nous attaquerons en nous demandant quelle connexion y a-t-il, dans cette affaire anti-philosophique lacanienne, entre « boucher » et « déboucher » ?

2nd Cours

Je vous rappelle que la dernière fois nous étions parvenus au couplage de deux énoncés de Lacan concernant la philosophie. Je rappelle en incise qu’après tout, cette année, notre propos est d'identifier l'anti-philosophie de Lacan, tel est notre cadre général l'investigation. Et cette identification, nous voulons la montrer comme identification d’un certain achèvement, c'est-à-dire que quelque chose de l'anti-philosophie contemporaine à la fois s'accomplit et se clôt dans l'ultime dispositif lacanien. Voilà pourquoi nous enracinons ce qui est dit, au départ au moins, dans des énoncés de Lacan sur la philosophie.

Ces 2 énoncés étaient :

- « la mathématique est la science à laquelle un philosophe ne peut que rester bouché »

- « la métaphysique n'a jamais rien été ne saurait se prolonger qu'à s'occuper de boucher le trou de la politique »

Nous avions dit : voilà la philosophie assignée

- d'une part à être bouchée aux mathématiques

- d'autre part occupée à boucher le trou de la politique.

Ça fait beaucoup de bouchons du point de vue de la philosophie et la note anti-philosophique est après tout déjà présente dans ces assertions. Ce qui est intéressant, c'est que dans ces énoncés, on convoque autre chose que la philosophie. La philosophie est, là, saisie dans un singulier rapport à au moins deux autres choses : la mathématique d'un côté, la politique de l'autre. Dans mon lexique cela signifie que Lacan convoque expressément 2 conditions de la philosophie : sa condition politique et sa condition mathématique. Et au fond, il les fait si bien fonctionner comme conditions, on peut le dire, c'est-à-dire qu'il est très important que le philosophe soit bouché aux mathématiques dans l'identification même de la philosophie. Et Lacan entreprendra de le montrer, sur l'exemple de Hegel, mais il pouvait le faire sur beaucoup d'autres exemples.

Quand au fait que la métaphysique bouche-trou de la politique, l'énoncé que je vous ai cité montre que pour Lacan, c'est quasiment l'essence de métaphysique. La métaphysique n'a jamais rien été, et ne saurait se prolonger qu'à s'occuper de boucher le trou de la politique. Ce qui, soit dit en passant, veut dire qu'il n’y a la métaphysique que pour autant qu'il y a ce trou, sinon le boucheur n'aurait rien à boucher. Et alors pourquoi la politique est-elle un trou, cela c'est encore une autre paire de manches, mais nous y reviendrons.

1) la métaphysique chez Lacan

La question préliminaire que je voudrais aborder aujourd'hui est la suivante. Lacan, à propos de ce qui bouche-trou de la politique, utilise l'expression : la métaphysique. Il y a une inflexion par rapport à la philosophie, c'est la métaphysique qui est occupée à boucher le trou de la politique.

Petite incise : dans son intervention au colloque Lacan avec les philosophes, intitulé de l'éthique : à propos d'Antigone, que Lacoue-Labarthe avait consacré à l'Antigone de Sophocle, Lacoue-Labarthe incidemment dit de Lacan : «  n'a-t-il pas dit un jour que le trou de la métaphysique, c'est la politique ? ». Ce n'est pas exactement ce qu’a dit Lacan : que la politique était le trou de la métaphysique. Certes, cela arrange Lacoue-Labarthe de dire que Lacan a dit que la politique était le trou de la métaphysique, mais ce n'est pas exactement ce que Lacan a dit. Il a dit que la métaphysique était occupée à boucher le trou de la politique, mais Lacan n'a pas dit que ce trou de la politique était un trou de la métaphysique.

Et où est le trou finalement ? de quoi ce trou est-il le trou ? Qu'est-ce qui est troué ? On a plutôt l'impression que la métaphysique est le bouchon pour un trou de la politique, dont Lacan ne dit pas immédiatement de quoi il est le trou. En tout cas, il ne dit pas qu’il est le trou de la métaphysique.

Ceci nous met en alerte sur un point : qu'est-ce que Lacan peut bien entendre, ici, comme ça, par métaphysique ? D'autant que, comme je voulais indiquer la dernière fois, le texte où il y a cette phrase est dans une invocation par Lacan de son ami Heidegger. Donc : il semble bien que, là, la métaphysique vienne en effet, comme catégorie de Heidegger. D'ailleurs c'est un conseil qu’il donne à son ami Heidegger auquel il dit : « vous feriez bien de penser que la métaphysique est occupée à boucher le trou de la politique », tout en sachant, dit-il, que Heidegger ne fera rien de ce conseil.

a) Lacan et Heidegger

On peut imaginer que métaphysique vient ici à la place philosophie dans une consonance heideggerienne. Mais alors surgit la question suivante. Et c'est une question, en somme, très simple, mais qui n'a pas été, à mon sens, abordée de façon frontale. Cette question serait la suivante : Lacan est-il un accord implicite ou explicite avec le montage historial de Heidegger ? Ce qui veut dire : Lacan, d'une manière ou d'une autre, valide-t-il la catégorie et heideggerienne de métaphysique, qui est chez Heidegger une catégorie de l'histoire de l'être ? Bien entendu, si Lacan est interne à la problématique de Heidegger sur la métaphysique, je ne dis pas avec Heidegger dans son ensemble, mais avec ce point que j'appelle le montage historial de Heidegger, c'est-à-dire avec la catégorie heideggerienne de la métaphysique. Ou encore si Lacan se pense contemporain du thème de la fin de la métaphysique, de sa clôture, alors la question de son anti-philosophie peut changer de sens. C'est cela qui est important car, à mon sens, c'est cette question-là qui est cruciale concernant le rapport de Lacan à Heidegger.

La question du rapport de Lacan a Heidegger recouvre deux formes courantes, même si elles peuvent donner lieu à des exposés plus ou moins sophistiqués :

- la première forme, qui est la forme abaissée, c'est de savoir si Lacan a bien fait de déjeuner avec Heidegger, ou s’il n'a pas été, là, un peu imprudent. Mon ami Heidegger, avec ou sans guillemets, a-t-il bien fait de l'inviter chez lui, sachant ce que nous savons, ce qu'il savait, ce que tout le monde savait depuis toujours concernant Heidegger et le national-socialisme ?

- la deuxième forme s'énonce dans l'occurrence suivante : dans quels termes de Lacan peut-il être apparié à ce que j'appellerai l’anti-humanisme des Heidegger ? Anti-humanisme au sens profond, c'est-à-dire au sens du saisissement par la parole. Naturellement on sait que Lacan a traduit à une certaine époque le texte Logos, mais ce qui est intéressant à rappeler, c'est que ce texte logos tourne autour du Fragment 50 d'Héraclite :… ce qui veut dire en substance : « l'art est d'entendre, non moi, mais le logos d’où se dit en savoir le un de toute chose ».

Et effectivement dans la série lacanienne de cette sentence d'Héraclite et du commentaire de Heidegger de ladite sentence, peut se reconnaître que j'appellerai la figure de l'anti-humanisme. Anti-humanisme, c'est-à-dire : ce n'est jamais moi qu'il faut entendre, mais quelque chose qui me transit, me saisit, dont la figure historiale me domine entièrement, et qui prend, là, le nom de logos. Mais, ultimement, la question la plus essentielle concernant Lacan et Heidegger va au-delà des citations explicites et des références qui touchent, en effet, largement à la question du logos, de dire, c'est-à-dire à la question du mode propre sur lequel la pensée se soutient de l'originalité d'un dire. Ce point est très perceptible, mais au-delà de lui il y a véritablement cette question : est-ce que Lacan est contemporain de l'énoncé de la fin de la métaphysique ? et par conséquent, d’une manière ou d'une autre, contemporain de la catégorie des métaphysique elle-même. Ou encore : y a-t-il chez Lacan directement ou indirectement une identification de la catégorie des métaphysique comme une figure singulière et en péremption confrontée à sa propre clôture ? Et, de ce point de vue, y a-t-il une contemporanéité entre entreprises lacaniennes et la thématique heideggerienne de la fin de la métaphysique ?

Nouvelle incise : je dirais que cette question trouve tout son enjeu du point qui nous occupe si on l'articule à une autre, que je n'ai pas l'intention de traiter immédiatement, et qui serait la suivante : Heidegger lui-même est-il pas un anti-philosophe ? Dans ce cas la consonance de Lacan à Heidegger n’est-elle pas en dernier ressort la consonance anti-philosophique elle-même ? nous en avons déjà un peu parlé l'année dernière, il y a à mon sens 2 très grandes figures philosophiques à propos desquelles se pose la question de l'anti-philosophie : il y a Kant et il y a Heidegger, parce que dans les deux cas il semble qu'il y ait une prononciation d'achèvement de tout le dispositif philosophie antérieur saisi dans son ambition de pensée elle-même.

- pour Kant, c'est l'impossibilité critique de toute métaphysique théorique, établie dans la Dialectique transcendantale, donc l’impossibilité de stabiliser en savoir les énoncés théorétiques ou les énoncés traditionnels de la philosophie.

- chez Heidegger c'est la métaphysique comme figure de l'histoire de l'être parvenue à l'épuisement de son essence.

Il est vrai que Kant comme Heidegger déclarent en un certain sens il est impossible de philosopher puisque l'ensemble de la tradition philosophique a épuisé le régime de ses pouvoirs. Chez Kant, parce qu'elle ne supporte pas l'épreuve de la critique, pour Heidegger parce que son destin historial est de la figure de son achèvement.

On pourrait établir, mais encore une fois il faut le faire minutieusement, cela serait une très grande parenthèse, mais on pourrait établir que cependant, à mon sens, ni dans un cas ni dans l'autre il ne s'agit anti-philosophie, au sens que je lui donne, et cela pour deux raisons dont je ne donne que la forme :

- la première raison est que l'espace d'appréhension de la philosophie demeure celui d'une prise en compte soit historiale, soit précritique, mais d'une prise en compte. Et qu'on ne reconnaît pas l'opération et la tonalité singulière de discrédit radical qui caractérise le geste anti-philosophique. La question philosophique demeure ce dont il faut partir, fût-ce pour la résilier, pour en résilier les pouvoirs. Mais il n'y a pas cette proposition d'un dépassement radical qui désigne, en réalité d'un bout à l'autre, la philosophie comme une pathologie.

Or, ce n'est déjà pas vrai de Kant, encore bien moins vrai pour Heidegger, car pour lui la métaphysique c'est l'histoire de l'être, et en tant qu'elle est l'histoire de l'être, elle demeure une vection essentielle, et en un certain sens nécessaire, du mode propre sur lequel le destin de l'être s'accomplit. Il y un élément destinal qui, évidemment, ne peut pas se traiter dans la figure de l'absurdité ou du pathologique pur dans lequel l’installe, par contre, la figure archétypale de Nietzsche, ou la figure de la proposition dépourvue de sens de Wittgenstein.

- la deuxième raison, j'en resterai là pour aujourd'hui sur ce point, concerne le fait qu'il n'y a pas à proprement parler d'actes alternatifs. On n’identifie pas non plus un acte philosophique singulier qui à la fois ruinerait la philosophie et serait l'avènement d'une autre disposition de la pensée inouïe, entièrement inattendue. Il peut y avoir une promesse. C'est le cas chez Heidegger. Une promesse, mais la figure de la promesse doit être absolument distinguée de la figure de l'acte.

Bien, laissons cela de côté. En fin de compte, et c'était cela que je voulais dire, je ne soutiendrais pas que la connexion entre Lacan et Heidegger soit à proprement parler fondée sur le geste anti-philosophique lui-même. Il faut donc en revenir au point de départ, c'est-à-dire : y a-t-il chez Lacan une identification saisissable de la métaphysique ou de la philosophie comme figure historiale entrée dans l'époque de son achèvement ou de sa clôture ?

b) métaphysique et désêtre

Pour commencer, je voudrais partir d'un passage de Radiophonie de 1970 (Scilicet n°3). C'est tout à fait le début de Radiophonie, et Lacan entreprend de déterminer les incidences de la l’unguistique sur la théorie générale du symbolique, en réponse à la 1ère question qui lui est posée : « dans les Ecrits, vous affirmez que Freud anticipe, sans s'en rendre compte, les recherches de Saussure et celles du cercle de Prague. Pouvez-vous vous expliquer sur ce point ? ». Or, pour ce qui nous intéresse, sa réponse contient 3 énoncés essentiels.

- Lacan évoque les succès de la linguistique dans son ordre propre et il dit, premier énoncé à articuler de façon assez précise : « on pense étendre ce succès [de la linguistique] à tout le réseau du symbolique en admettant de sens qu'à ce que le réseau en répondre, et de l'incidence d’un effet, oui, d'un contenu, non ».

Ce premier temps nous dit : le sens est pensable comme effet du symbolique, lui-même assignable à la détermination du symbolique comme réseau. Bien. Cet énoncé met déjà en scène la question du sens, et évidemment, ça nous alerte, puisque nous savons, et nous vérifierons avec peut-être encore plus d'acuité, cette année, que la question de l'anti-philosophie repose très largement sur la question du couple sens / vérité. Là il nous est dit que le sens est pensable comme effet du symbolique. Lacan continue : « le signifié sera ou ne sera pas scientifiquement pensable selon que tiendra ou non un champ de signifiant qui, de son matériel même, se distingue d’aucun champ physique par la science obtenue ».

- deuxième temps : nous savons que le sens est pensable comme effet du symbolique en réseau, et finalement du symbolique en réseau on passe au champ de signifiant, champ qui, s'il tient, c'est-à-dire s'il consiste, alors il rend le signifié pensable scientifiquement. Mais d'un autre côté, et c'est là que nous allons vers le méta-physique, ce champ de signifiant dans son matériel se distingue de tout champ physique. C'est un champ non physique, donc ne relevant pas de ce que la science obtient comme champ physique. Donc : le champ de signifiant n’est pas physique et sa consistance - le fait qu'il tienne quoique non physique - fait lois pour que le signifié soit pensable scientifiquement.

Nous voyons, là, entrer en scène la science. Le signifié sera scientifiquement pensable à proportion de ce que ce champ de signifiant non physique (et Lacan précise bien ce non physique, c'est-à-dire qui ne se laisse pas obtenir par les ressources de la science) aura consistance. Il faut bien entendre cela sous la forme suivante : il existe de la science (ne disons pas trop une science), ou en tout cas, il existe du scientifiquement pensable, dont la condition n'est pas physique au sens de la science justement. Il existe donc du scientifiquement pensable dont la condition, c'est-à-dire la consistance du champ de signifiant, n’est pas physique au sens de la science. En tant qu’elle n’est  pas physique, elle est métaphysique.

- ce que Lacan va dire aussitôt (il continue en effet) : « ceci implique une exclusion métaphysique, à prendre comme fait de désêtre. Aucune signification ne saura désormais tenue pour aller de soi ».

Vous voyez l'occurrence, ici, de métaphysique. La métaphysique ici pensée apparaît comme désêtre de la signification. Ce qui est exclu par cette opération métaphysique, c'est que la signification puisse consister par elle-même, c'est-à-dire qu'elle puisse consister dans son être de signification. « aucune signification ne sera désormais tenue pour aller de soi » : c'est bien une opération de désêtre, parce que la signification ne peut être pensée - scientifiquement peut-être ? - c'est-à-dire ne peut entrer dans le pensable sous la supposition qu'elle tiendrait cela de son être. Il faut donc soustraire l’être à la signification pour que la signification soit pensable.

Somme toute les choses sont clairement articulées, et on les dira de la façon suivante : il existe une condition métaphysique du pensable dès que la pensabilité concerne le sens.

Et cette pensabilité du sens qui exige une considération métaphysique, elle-même liée à la consistance du champ de signifiant, on pourra bien la dire : cette pensabilité productrice d'une vérité du sens, mais il faudra alors énoncer ceci : cette vérité peut s'obtenir du sens sous l'idéal de la science (« scientifiquement pensable »), mais il y faut une opération métaphysique soustractive, un fait de désêtre, une exclusion.

Si nous retenons tout cela, quelle serait la définition de Lacan par rapport à la définition aristotélicienne de la métaphysique ? Ne revenons pas toujours aux origines, prenons métaphysique en sa définition constituée par Aristote. Et bien, il est clair que Lacan annonce, ici, avec force, que la physique n'épuise pas le pensable, pas même le scientifiquement pensable. Physique étant pris comme ce qui de la « nature » advient au scientifiquement pensable. Lacan consonne avec Aristote sur ceci que ce qui de la « nature » advient au pensable, et qu'on peut appeler une physique en son sens générique, n'épuise justement pas le pensable. Et donc il faut bien qu'il y ait du métaphysique. Ce serait l'accord formel avec Aristote : il est nécessaire qu'il existe un espace métaphysique du pensable. Mais évidemment, Lacan ajoute aussitôt qu'il ne s'agit certainement pas de la science de l'être en tant qu'être dans ce métaphysique. Et même c'est expressément ce qu'il faut exclure, puisqu'il faut précisément exclure l'idée que le sens aurait comme vérité métaphysique le registre de l'être. Ce n'est pas du côté de l’être que nous allons trouver ce qui du sens est pensable, mais au contraire, du côté d'un fait de désêtre, c'est-à-dire une exclusion de l'être. Ce n'est qu'à exclure l'être de la considération du sens comme pensable que s'assure que le sens est effectivement scientifiquement pensable.

Ceci dit, il est frappant que cette opération soustractive, cette exclusion, soit précisément, au sens strict, ce que Lacan appelle métaphysique, c'est-à-dire ce qui n'est pas sous la loi d’une physique quelconque. Alors, bien sûr, ceci est profondément lié à ce qui était énoncé au tout début, à savoir que le sens n'est pas pensable comme contenu, il n'est jamais de l'ordre du contenu. Pour autant qu'il soit pensable (laissons de côté la question de son être, puisqu'il faut se tenir dans la logique du désêtre), pour autant qu'il soit pensable, c'est-à-dire sous la condition de l'exclusion de son être, le sens n'est pas de l’ordre du contenu, il est de l'ordre de l'effet. Bien.

Cette articulation est extrêmement forte et cohérente, et elle détermine métaphysique comme étant :

- aristotélicien, puisque ce qui est après ou à côté de la physique soutient la thèse qu'il n'est pas vrai que la physique épuise le pensable

- anti-aristotélicienne, si l'on peut dire, du biais que ce n'est pas de la science de l'être en tant qu'être qu'il s'agit, encore bien moins de la substance comme cela est le destin de la métaphysique d'Aristote : substance, ce qui se tient là dans ce qui consiste, mais au contraire d'un désêtre radical qui élimine toute pensabilité d'un contenu au profit de la pensabilité d'un effet.

Nous pouvons dire qu'il y a par rapport à métaphysique à la fois une reconnaissance et une retenue de la part de Lacan :

- une reconnaissance parce qu'on ne peut pas tenir le pensable dans le strict registre du physique, quelles que soit les extensions qu'on donne à ce mot

- une retenue au sens où, même s'il ne s'agit pas du physique, il ne s'agit pas non plus pour autant du contenu de sens selon son être, ou encore il ne s'agit pas d'ontologie (que comme vous le savez, Lacan aime écrire avec un h : hontologie). Il dira une autre fois : « je vais quand même un dire un mot toute (h)onto bue ». Eh bien, toute honte bue, peut-on de ce point reprendre le fil de notre première question ? à savoir : métaphysique, au sens de Lacan et au sens de Heidegger.

 

On pourrait couper court vers la conclusion et dire : et bien, là, est établi immédiatement que non, c'est-à-dire que métaphysique chez Lacan ne se situe pas dans l'espace de la métaphysique au sens heideggérien pour une raison qui paraît d'évidence, c'est que pour Heidegger, la science moderne, le scientifiquement pensable, et précisément prescrit par la métaphysique comme histoire de l'être, donc la science est une figure elle-même captive, si je puis dire, de la métaphysique du sujet, cependant que pour Lacan il s'agit de promouvoir une science du sens ou en tout cas de rendre le sens scientifiquement pensable en assumant, en pratiquant, une opération métaphysique, une exclusion métaphysique qui, loin de concerner l'historialité de l'être, est constitutive d'un désêtre.

Vous voyez qu'il est absolument clair que pour Lacan ni la science, ni Descartes, qui est la condition pensable du sujet de la science, ne sont à proprement parler des figures de la métaphysique telle qu'il l'entend. Seulement cette diagonale laisserait de côté beaucoup de questions, et elle ne nous permettrait pas de mesurer exactement, de prendre l'empan, l'écart entre ce que Lacan entreprend comme opération à l'égard de la philosophie et le dispositif du montage historial de Heidegger. Il faut donc être plus insistant et plus rigoureux. On va donc transiter par Heidegger pour que tout le monde ait, ici, une perception aussi claire que possible des données de la question.

c) l’histoire de l’être chez Heidegger (l’arraisonnement de l’être par l’un)

Au fond, qu'est-ce que c'est, pour Heidegger, ce qu'il appelle lui-même le caractère distinctif de la métaphysique ? Il faut y revenir avec précision, car tout le monde philosophique est tellement d'accord avec la thèse de la clôture de la métaphysique que finalement on ne sait plus ce qui est clôt ou déclôt dans cette affaire. Eh bien, point qui va nous intéresser véritablement beaucoup au regard de Lacan, le caractère véritablement distinctif de la métaphysique, à la fois originaire et permanent, dans ses avatars successifs de Platon à Nietzsche (car telle est bien l’arche temporelle philosophique proprement dite que recouvre le caractère distinctif aux yeux de Heidegger), et qui est que la puissance normative de l'un oblitère ou subjugue la vérité comme éclosion, c'est-à-dire comme plénitude initiale de l’être ou, dira Heidegger, comme essencification de l'être, c'est-à-dire devenir en éclosion de sa propre essence.

Sur ce point je pense qu'on peut renvoyer à un texte que j'aime beaucoup de Heidegger et qui a l'avantage bizarre de ne pas être texte. Ce sont en réalité les notes que vous trouvez au chapitre 9 intitulé : projets pour l'histoire de l’être en tant que métaphysique datée de 1141 et que vous trouvez à la fin du tome 2 du Nietzsche paru chez Gallimard. Et dans ce texte, quasiment des notes, Heidegger de façon presque sténographique tente pour lui-même de se raconter l'histoire de l'être, l'histoire de l'être raconté aux enfants. Je ne sais pas si c'est un conte qui aurait le charme de les endormir, c'est l'histoire de l'être réduit à son os, bien qu'en même temps ce soit, bien  que très elliptiques (quelquefois presque des listes de mots), très essentiel. Les opérations de la métaphysique sont les suivantes, telles que Heidegger tente de les narrer. Et, ce qui nous intéresse, au premier chef, c'est qu'elles vont nous donner le trait finalement distinctif de la métaphysique.

Comme vous le savez, il y a d'abord l'opération platonicienne ou qu'on peut appeler platonicienne et que Heidegger décrit comme subjugation de l’aletheia par l'idea, c'est-à-dire comme subjugation de la vérité comme non voilement, désoccultation, par la découpe en présence de l'idée. Cette bascule va établir le se montrer en présence ou la découpe de l’étant du ce qu'il y a comme prédominant, comme imposant sa domination sur le mouvement d'éclosion inaugurale de l’être. Donc ce qui se donnait en immanence proxime comme l’éclosion ou la figure du non voilement de l’être,  va être subjugué ou mis sous le joug de la découpe de l'idée comme figure de présence du pensable on l’étant assure sa suprématie dans l’ordre de la pensée sur le mouvement même de l’être, le ce que c'est. Cette bascule de la question de l'être vers la découpe idéale du ce que c'est, du ti esti, pris dans cette puissance, puis dans cette subjugation, va faire de l’être une position normative. Ce point est essentiel. Au lieu d’être le mouvement natif de l’éclosion ou de la venue à soi de sa propre essence ou du retourner à soi de la désoccultation, l’être va devenir la norme intime de ce qui est, ie de l’étant. Mais le point que je crois fondamental est que ceci advient en tant que l'idée est comptée pour une. Telle est l'opération fondamentale de la découpe : quelque chose vient au compte, c, o, m, p, t, e. Cette exposition au compte qui est la prescription la plus fondamentale de la découpe l'idée, c’est l’être comme quiddité : qu'est-ce que c'est ? qu'est-ce que c'est ?  En tant que l’idée compte pour un le ce que c’est de ce qu’il y a (et qui s’appelle quiddité dans la tradition scolastique), fait que l’être sera pensé comme quiddité, c'est-à-dire comme raison normative du quid de l'étant.

Ceci amène Heidegger, et je cite ce passage conclusif, qui va nous enchaîner sur Lacan, Heidegger écrit ceci : « la prééminence de la quiddité amène la prééminence de l'étant même à chaque fois dans ce qu’il est [la découpe idéelle va entraîner une subjugation du mouvement de déplt ou de d'éclosion de l’êtres sous la figure de l'étant]. La prééminence de l’étant fixe l’être [il se produit donc une fixation] en tant que le commun [en tant que raison commune] à partir de l’un. Le caractère distinctif de la métaphysique est décidé [ il est donc décidé par cela, à ce moment même]. L'un en tant qu'unifiante unité devient normatif pour la détermination ultérieure de l’être ».

Je reparcours rapidement et de façon compacte ce mouvement pour en venir là : il ne faut jamais oublier que ultimement le caractère distinctif de la métaphysique est en réalité l'arraisonnement de l'être par l’un, tel est le caractère distinctif de la métaphysique.

On peut le dire :

- suprématie de l'étant

- avènement de l’onto-théologie

- oubli de l'être.

Mais du point de vue du trait distinctif de la métaphysique, c'est proprement l'arraisonnement de l’être par l’un, c'est-à-dire ceci que l'un dans la pensée en tant qu'unifiante unité est véritablement la norme pour toute détermination ultérieure de l’être. Par conséquent, on ne saisit pas le trait distinctif de la métaphysique si on ne le renvoie pas à la question de l’un. De sorte que nous réélaborerons notre question de la façon suivante : qu'en est-il de la pensée de l’un de Lacan ?

d) la pensée de l’Un chez Lacan

En profondeur, si on admet et je crois qu'il faut admettre (parce que tout le monde le dit tout simplement), que le trait distinctif de la métaphysique dans toute son arche, c'est-à-dire de façon entièrement épocale, est un mode propre d’arraisonnement normatif de l’être par l’un, alors la question de savoir ce qu’il en est de Lacan et de cette question va se jouer sur le problème de l’un chez Lacan, et en particulier l’un chez Lacan, dans la multiplicité de ses acceptions, est-il décision d'une position normative quant à l'être, c'est-à-dire est-il pensable, l'un, comme figure clé de la disposition métaphysique ?

Ce problème donne seule la clé, à mon sens, du degré effectif en pensée, et pas en anecdote, du degré effectif de proximité pensable entre le dispositif de Lacan et le motif historial heideggerien concernant la métaphysique.

Malheureusement, malheureusement, la question de l’un est extrêmement compliqué chez Lacan. Vous me direz : chez lui tout est compliqué. Plus ou moins. Mais la question de l'un est très complexe. À mon avis, il y ai 2 questions extraordinairement compliquées chez Lacan. Ce sont :

- la question le l'un

- la question de l'amour

elle sont extrêmement liées entre elles. On va y venir c'est notre trajectoire.

Je ne vais donc pas, comme ce sera un de nos motif tout du long de l'année, vous donner, là, en prêt-à-porter, une doctrine lacanienne de l’un. Mais puisque nous l'interrogeons maintenant du biais particulier qui est la question de la métaphysique, je vais tout de même vous donner quelques pistes tirées du résumé - donc un texte écrit -  du séminaire XIX : « … ou pire », résumé que vous trouvez dans le n°5 de la revue Scilicet. « … Ou pire ». Ne perdez pas de vue que nous interrogeons ce texte à la lumière de ceci que la clé de la métaphysique, c'est finalement cet espèce de détournement de la pensée de l’être vers la simple généralité commune, le koinon indifférent sous le pouvoir normatif de l’un, lui-même issu de la découpe de l'idée.

Lacan commence par dire que l’un, et bien c'est ce après quoi on s’…oupire. Il écrit s' et oupire en un seul mot. On s’…oupire. Et Lacan écrit ceci avec le verbe oupirer, le s' et les ... devant le verbe : « ceux que je désigne de s’oupirer, c'est à l’un que ça les porte ». Dans cette première ponctuations, il est clair qu'il y a bien dans l'un tel que Lacan on parle ici une touche d'imaginaire normatif, puisqu'on est porté à l’un dans la dimension du s’…oupirer, qui, il faut bien le dire est une dimension du s'empirer, comme Lacan nous l'indiquera expressément tout à l'heure. Je veux dire par là que soupirer, ce n'est pas bien. Et Lacan déclare expressément que ne pas s’…oupirer, c’est, dira-t-il, « mon honneur ». Donc l'honneur de la pensée c'est de ne pas s’…oupirer. Et ceux qui s’…oupirent, eh bien c'est à l’un que ça les porte. Et alors pourquoi l'on s’…oupire vers l’un ?

Lacan l'explicite dans ce deuxième énoncé : « les analystes ne peuvent se faire à être promus comme abjection à la place définie de ce que l'un l'occupe de droit, avec l'aggravation que cette place est celle du semblant ». Voilà pourquoi les analystes s’…oupirent et par là même sont portés vers l’un. Or, si on est analyste et qu'on ne veuille pas s’…oupirer, eh bien il faut se faire à être promu comme abjection à la place qui est telle que l'un l'occupe de droit, et qui est la place du semblant.

Comme toujours, au passage retenons ce que nous pouvons de tout cela : il est clair que l'un est bien, semble-t-il, accordée par Lacan à une sorte de découverte du réel qu’obture un semblant. L'un se tient à une place qui est celle du semblant et qu'il faudrait occuper, idéalement, si on est analyste, et dont la destitution et l'abjection. Il faudrait être dans l'abjection à cette place là, ce qui serait idéal de l'acte analytique, tel que l'un la marque en tant que place du semblant. Pour ce qui nous intéresse, retenons que l'un auquel déjà il n'est pas bien de soupirer (car tout soupire est un soupire pour l'un, ce qui est très néfaste), et si on soupire pour l'un c'est qu'on n'a pas envie d'être à la place de l’un en tant que place du semblant dans une figure d'objection. Donc, dans la tension proxime entre les deux : l'un désigne bien une subjugation du réel par le semblant, l'un marque la place d’une subjugation du réel par le semblant.

Voilà incontestablement ce qui est ici dit par Lacan. Il est dit comme toujours chez Lacan aussi beaucoup d'autres choses, mais ça c'est dit. Et, après tout, si l'un désigne une espèce de subversion placée du réel par le semblant et que c'est pour cela qu'on soupire après lui, on pourrait dire que ce n'est pas si éloigné de l'idée que le détournement métaphysique, c'est la suggestion de l'éclosion de l’être par l’un normatif, d'autant que la touche normative est présente chez Lacan. « c'est à l’un que ça les porte » de soupirer.

Enfin la troisième chose qu'il faut remarquer dans ce texte, alors là, Dieu merci, on n’est plus tout à fait dans Heidegger, c'est que, dit Lacan : « [une femme] ne soupire pas de l'Un, étant de l'Autre ». Ici, puisqu'une femme ne soupire pas de l’Un, étant de l'Autre, l'un semble cette fois accordé à la maîtrise universelle de la position mascul’une, quantifiable, et dont une femme est l’ébrèchement, en sorte qu’elle est toujours de l'autre, là où précisément les hommes soupirent de l’un, c'est-à-dire entrent dans la subjuguation d'un réel comme marquage de la place du semblant.

Entre parenthèse : si une femme ne soupire pas de l'un, étant de l'autre, il faut admettre que l’envoi du texte de Lacan, de ce résumé écrit de … Ou pire est féminin, car Lacan y dit en propres termes ceci : « d'autres s’…oupirent. Je mets à ne pas le faire mon honneur ». C'est une définition possible de Lacan pour dire qu'il est celui qui met son honneur à ne pas s’…oupirer, mais vous voyez bien que quiconque ne s’…oupire pas est de l'autre. Alors : d'autres s’…oupirent, mais moi, Lacan, je suis de l'autre de ces autres, tandis que les autres qui s’…oupirent sont, eux, portée à l’un. « je mets à ne pas le faire mon honneur ». Le mot est fort, n'est-ce pas ? donc il faut bien entendre que l'honneur de la pensée c'est de ne pas se laisser porter à l’un. Bien.

Tout ceci irait cahin-caha dans une registration absolument singulière malgré tout, dans le sens du trait distinctif de la métaphysique en tant que critiquée, c'est-à-dire dans le sens d'une critique de la métaphysique (ou clôture de la métaphysique, peu importe) comme subjugation normative normative du réel par l’un en position de semblant. On aurait : 

- la place marquée par l’un comme place du semblant

- le réel s’y découvre subjugué, alors qu'il faudrait se laisser à être ce réel dans l'abjection, précisément ce qu'on ne peut pas

- c’est accordé à l'histoire générale de la maîtrise universelle de la position mascul’une

- enfin, penser consiste à se soustraire, à ne pas être porté vers l’un.

 

À ce niveau de détermination assez profond, et qui n'est pas achevé, que je n'achèverai pas tout de suite, mais on pourrait finalement dire que ce que Lacan appelle une métaphysique au sens soustractif, celle dont nous parlions tout à l'heure, c'est-à-dire l'opération métaphysique du désêtre, qui seule autorise une vérité du sens, ce qui est appelé, là, métaphysique, est bien une critique de la métaphysique au sens de Heidegger, à savoir la subjugation du réel par la puissance normative de l'un. Et donc la compatibilité Lacan / Heidegger serait assumée.

Mais évidemment, comme toujours chez Lacan, il va falloir faire encore un tour de plus, sinon on se retrouve le dindon de la farce. Lacan va prendre une première précaution, dont il a le bonheur et l'attention de nous l'indiquer, car dans le même texte, il écrit. « au reste je ne faisais pas pensée de l'un, mais à partir du dire que y a de l'un, j'allais aux termes que démontre son usage, pour en faire psychanalyse ». Alors, il faut faire attention, c'est que de tout ce que nous venons de dire de l'un, Lacan ne prétend pas que ce soit une pensée de l'un. Mais alors, quoi ? eh bien, la détermination de son opération. Il y a une opération de l'un. L'un n’intéresse Lacan que pour autant à dire qu'il « y a d’l’un », on peut suivre « son usage, pour en faire psychanalyse ».

Je voudrais dire, même si c'est parler de moi-même, que nous sommes à mes yeux en un point à mes yeux absolument fondamental, intrinsèquement fondamental. La thèse de Lacan est la suivante : si on interroge l'un du point de son être, on retombe sur cette histoire de métaphysique comme désêtre, c'est-à-dire si on fait pensée de l'un au sens absolument heideggerien, c'est-à-dire interroger l'un dans son être ou interroger l'un quant au devenir de la question ontologique, alors en effet, on va être dans la métaphysique. Cela je crois qu'on peut le dire. Mais de la mauvaise métaphysique, et qui finalement, porte à l’un. On voit s’…oupirer. Toute approche la question de l’un du point de son être n'est jamais que s’…oupirer. Cela peut être, éventuellement, considéré comme matriciellement compatible avec Heidegger, c'est-à-dire avec le repérage heideggerien du trait distinctif de la métaphysique. Je dirais donc : le s’…oupire, c'est en un certain sens la métaphysique. «  d'autres s’…oupirent ». Et l'honneur c’est de ne pas être dans la métaphysique.

Mais on peut aussi penser l'un dans la bonne métaphysique, c'est-à-dire selon son désêtre et non pas selon son être, ce qui va vouloir dire penser l'un, comme dit Lacan, selon les « termes que démontre son usage », c'est-à-dire, ce qui tout à fait conforme à notre point de départ sur cette question du désêtre, cela signifie penser l'un dans ses opérations, ce qui ne vous engage pas au s’…oupirer.

Cela ne vous engage pas la puissance en matière de l’un. La distinction fondamentale ici faite par Lacan cette question de l’un se donne entre :

- une pensée du type : l'un est, et il faut questionner l'un selon son être. Cela s'est le s’…oupire métaphysique, parce que dans ce cas vous n'échappez pas à la puissance normative de l’un qui subjugue le réel au lieu même du semblant.

- une pensée de type : y’a d’l’un. Mais y’a d’l’un est une thèse différente, entièrement différentes de l'un et. Elle n'engage pas à penser l'un dans son être, mais simplement de repérer qu'il y ait de l’un dans un registre d'opérations dont il importe, comme dit Lacan, de « faire psychanalyse ». Et la thèse y’a d’l’un est elle-même soustractive, c'est-à-dire conforme au principe du désêtre. Elle va penser l'un comme place, comme marquage ou comme opération, mais pas comme subjugation normative.

Je voudrais simplement rappeler que cette distinction entre l'un pensée dans son être, c'est-à-dire la thèse que l'un est, et la thèse y’a d’l’un comme puissance du compte, comme puissance opératoire du compte, est la thèse absolument inaugurale de mon livre : l’être et l'événement. Son point de départ absolu. C'est dire l'importance que je peux accorder à l'ensemble de cette discussion difficile et tendue. C'est la thèse à partir de laquelle va s'enlever la proposition selon quoi il n'y a, du point de l'être, que le multiple, c'est-à-dire le multiple sans un. Tenir la gageure du penser jusqu'au bout ce que c’est qu’un multiples sans un, c'est-à-dire un multiple qui n'est pas un multiple d'unités, c'est précisément l'envoi même de l'entreprise ontologique qui est la mienne. Or, il faut bien reconnaître qu'à certains égards, cette distinction est lacanienne, elle est lacanienne. Elle est lacanienne renvoyant, si vous voulez, « l'un est » du côté du trait distinctif de la métaphysique consonant en tout cas avec le sens heideggerien. Mais réservant la thèse y’a d’l’un, c'est-à-dire qu'il y a des places et des opérations sans être - sans être, c'est tout le problème – où l’un opère, donc réservant cette thèse y’a d’l'un dans un usage non métaphysique au sens de Heidegger, mais métaphysique au sens de Lacan. C'est-à-dire au sens de l'exclusion et du désêtre, puisque l'exclusion métaphysique dont parle Lacan signifie dessouder la vérité du sens de la supposition de son être.

Au point où nous en sommes, il y aurait finalement de sens possible, peu importe les mots que Lacan emploie lui-même, de métaphysique :

- de fait, il y aurait le sens heideggerien assignable à la fascination, à la subjugation du réel par l’un et renvoyé à la thèse « l'un est ».

- et puis il y aurait un sens, cette fois quasiment propre à Lacan, du mot métaphysique, qui désignerait une opération soustractive par quoi tout être est retiré au sens, afin de pouvoir penser le sens dans le registre strict de l'effet.

Ceci à peu près clarifié, demandons-nous maintenant si nous y reconnaissons une touche anti-philosophique

2) le philosophie et le s’…oupire

On peut le dire ou le demander dans ce terme : est-ce que le philosophe s’…oupire ? est-ce que le philosophe s’…oupire ? je vous signale que dans le texte en question, ceux à qui il en a, Lacan, ce n'est pas à nous pour une fois, ce n'est pas après les philosophes, mais après les analystes. Ce sont eux qui prennent du bâton. Les analystes qui sont en défection de leurs propre être d’analyste, les malheureux ils s’…oupirent à l’un parce que cela ne leur plaît pas d'être vraiment renvoyés à l'abjection, c'est-à-dire du point de réel de la Chose.

Mais nous, nous pouvons nous poser la question suivante : si réellement, comme le soutient Heidegger, la métaphysique tout entière, c'est-à-dire tout de même la philosophie dans son histoire destinale, c'est la subjugation de l'être par l'un intimité normative de l’un, cet énoncé repris dans les termes de Lacan signifie - et c'est la traduction lacanienne de cette proposition heideggerienne - les philosophes (depuis 2000 ans) s’…oupirent. Est-ce bien cela que Lacan veut dire ? alors comme toujours il faut se garder de se précipiter, car après nous avoir raconté tout cela sur l’un, Lacan dit : « ce qui est déjà dans le Parménide, c'est-à-dire le dialogue de Platon, parenthèse [et il rajoute l'expression que j'adore]  par une curieuse avant-garde ». Donc, après tout, et nous nous acheminons vers la position en vérité divisée le Lacan sur cette question, nous ne pouvons pas déduire de ce que la structure du s’…oupirer soit liée à la métaphysique de l’un que la philosophie comme telle, y compris dans son représentant le plus heideggeriennement événement fondateur, nommément Platon, soit coupable d'un s’…oupire éternel. Elle peut même être en position de curieuse avant-garde sur les distinctions quant à l'un introduite par Lacan lui-même.

À partir de ce point, nous pouvons réorienter cette confrontation Lacan Heidegger sur le coeur des choses.

- en fait, pour Heidegger, la métaphysique de la substance en son sens aristotélicien s'appelle métaphysique parce qu'elle est oubli et rature, du biais de la subjugation par l’un, de ce qui se donne sous le mot de physique, à savoir la phusis, mais la phusis c'est justement l'éclosion inaugurale de l’être dans son retentissement le plus originaire. Heidegger dira : phusis signifie retourner en soi-même. Il traduit même ainsi : « retourner en soi-même ».

On pourrait donc dire que chez Heidegger, la métaphysique est en un certain sens oubli de la physique. Pas de la physique au sens de Galilée, mais la métaphysique est oubli de la physique en un sens beaucoup plus essentiel, qui est celui qui permet d’entendre encore en physique la phusis, c'est-à-dire l'éclosion en vérité de l'être. Donc : métaphysique entendue en son sens historial c'est, pour Heidegger, une sorte d'oubli ou de rature de ce qui originellement s'entend dans le mot physique, mais pris dans son sens le plus originellement grec, ou tout ce que vous voulez de ce genre.

- en revanche, pour Lacan, à mon avis, la métaphysique, au sens qu’il lui donne plus fortement, c’est une détermination soustractive de la physique (en effet, le « scientifiquement pensable » du sens c’est métaphysique, ce n'est pas physique), mais toujours dans le scientifiquement pensable, ce qui veut aussi dire que ça peut être une science des opérations de l’un. Ce n'est qu'à se rapporter à l’un dans le s’…oupirer qu'il y a la déchéance métaphysique au sens de Heidegger. Mais en réalité, pour Lacan, en son sens le plus fort est le plus authentique, cette possibilité du scientifiquement pensable non physique, donc soustrait à la physique. Mais comme cela reste scientifiquement pensable, et c'est cela le point capital, le métaphysique est une extension du scientifiquement pensable (et non pas une rature ou un oubli de la physique en son sens le plus essentiel de phusis). Par quoi, il faut le dire, Lacan est beaucoup plus proche d'Aristote que de Heidegger, voire proches des stoïciens.

Dans cette détermination de la présentation de la métaphysique comme une effective extension du pensable dans une soustraction à ce qui est seulement ou effectivement physique, Lacan se rapproche d'Aristote. Or cette détermination a été anticipée par la théorie stoïcienne des incorporels. En fin de compte, le métaphysique lacanien doit s'entendre comme : il peut y avoir une science des incorporels, que Lacan appelle le choix du signifiant, et qui n'est pas un corps au sens de quoi que ce soit que la physique puisse déterminer comme corps. Cela relève donc de l'incorporel, les stoïciens avaient déjà reconnu et fait place dans leur propre doctrine aux incorporels comme rationalité subsistantes cependant. On pourrait dire que, dans son inspiration, le métaphysique de Lacan est plutôt aristotélico-stoïcien que heideggerien. À quoi il faudra ajouter que cette extension métaphysique, et là on va se séparer d'Aristote, n'est pas une pensée de l’être, d'aucune façon. Elle n'est pas prise dans une subjugation du réel par l’un. Cela s'est le s’…oupirer. C'est une opération soustractive rendant raison du y’a d’l’un, capable d’en rendre raison par des opérations de compte, et qui donne accès à l'enjeu fondamental de la psychanalyse, c'est-à-dire à une certaine vérité du sens lui-même comme effet.

Là, nous revenons en plein à la question du rapport de Lacan la philosophie, car si nous assumons tout cela, nous voyons que pour Lacan il y a bien un déroutement philosophique du penser (qui chez Heidegger est la métaphysique elle-même) mais, point capital pour l'anti-philosophie de Lacan, le déroutement s'avère originairement scindé : il n’y a pas d'histoire unique du déroutement philosophique de la pensée.

C'est aussi pour cela qu'il y a deux sens du mot métaphysique. C'est aussi pour cela qu'au moment où l'on vient de dire que le s’…oupirer pourrait être bien la philosophie elle-même, on dit : « ah oui, mais chez Platon il y a justement une position d'avant-garde ». Autrement dit, pour Lacan, il n'y a pas l'histoire de l'être, certainement pas. Disons qu'il n'y a pas une histoire de l’être qui puisse soutenir le nom de métaphysique. Il y a une histoire intriquée, divisée et qui traverse qu'il convient d'appeler métaphysique. Je le dirais en cours, parce que nous fonderons ce point, on peut dire que pour Lacan, si on emploie une métaphore heideggerienne, l’histoire de la philosophie c'est conjointement, sans que ce soit une conjonction, mais c’est ensemble l'histoire scindée de l’être et du désêtre. Comme c'est en même temps la conjonction impensable, cela ne fait pas une histoire. Mais dans le champ historique des opérations de la philosophie, on peut y diagnostiquer conjointement quelque chose comme une histoire de l’être - et là effectivement Lacan se rapproche de Heidegger à maintes reprises, y compris sur l’un - mais c'est aussi quelque chose où se joue l'histoire cette opération elle-même métaphysique du désêtre.

Il en résulte que le rapport de Lacan la philosophie, et par conséquent le terrain de son anti-philosophie, est autrement complexe que celui de Heidegger. C'est un rapport véritablement biscornu. Le rapport de Heidegger à la philosophie est finalement celui d'une historicité avec ses propres catégories d'investigation et avec ses étapes successives. On peut montrer comment Platon, plus Descartes, puis Kant, et puis en bout Hegel avec en bout de course Nietzsche, constituent des dispositifs de pensée à travers  lesquels s'effectue l’histoire de l’être comme métaphysique. C'est vraiment un rapport d’historialité.

Il n'y a rien de tel chez Lacan, même quand il y a des coquetteries heideggeriennes dont j’ai donné le principe : principe qui, au fond, gravite autour du s’…oupirer après l’un. Là oui, quelque chose de la métaphysique insiste. Mais le rapport fondamental de Lacan à la philosophie est d'une tout autre nature. Ce n'est pas un rapport historial, mais ce que veut Lacan, c'est soumettre la philosophie à une épreuve. Lacan veut l’éprouver. C'est cela qu'il engage sur le terrain des opérations anti-philosophiques. Il s'agit de soumettre la philosophie à l'épreuve de l'acte analytique. C’est à l'épreuve de cet acte qu'on va discerner la position philosophique, la diviser, la faire apparaître comme une intrication indemêlable d'opérations sur l'être et d'opérations sur le désêtre. Nous aurons l'occasion de revenir sur l'acte, mais prenons une de ses innombrables définitions provisoires dans le Séminaire, livre XX, titré Encore. C'est quand, l'acte ? et bien, dit Lacan, c'est quand : « surgit  [surgit, ça dès qu’on est dans l'acte, on est dans le surgir] un dire qui ne va pas toujours jusqu'à pouvoir exister au dit ». Donc : surgissement d'un dire qui n'est pas en position de pouvoir toujours se tenir dans son existence au dit. Il faut que surgisse un dire où quelque chose du dit insiste. À ce moment-là, c'est l'acte. C'est pourquoi l'acte n'est pas le dire, mais le surgissement du dire. Et nous comprenons vaguement, parce qu'au fond on pourrait dire que c’est encore très proche de Wittgenstein, à sa manière. C'est le surgir d'un dire qui n'existe pas complètement au dit, et donc d'un dire dont le rapport au silence est finalement particulier. Et le surgir de se dire qui n'est pas un dit, en réalité, voilà le moment de l'acte. Et alors, Lacan ajoute : « c'est là l'épreuve où un certain réel peut être atteint ». Donc : l'acte, c'est une épreuve qui est un surgir, le surgir d'un dire, et dans cette épreuve, « un certain réel peut être atteint ». Cette description fugitive nous suffit pour l'instant. Mais ce qui nous intéresse, c'est que Lacan ajoute, et cela est formidable : « …ce qu'il va y avoir cette année de plus emmerdant, c'est de soumettre à cette épreuve un certain nombre de dires que la tradition philosophique ».

Voilà le programme de l'année 72-73 ! Cela, c'est le vrai rapport de Lacan la philosophie. Ce rapport n'est pas rapport théorique. Bien sûr, c'est un rapport « théorique » autant que vous le voulez, mais dans son intimité, ce n'est pas rapport de prélèvements théoriques ou de source conceptuelle, pas du tout. Le rapport de Lacan la philosophie, c'est un rapport d'épreuve : on va mettre la philosophie à l'épreuve de l'acte analytique, c'est-à-dire qu'on va soumettre à l'épreuve du surgir singulier d'un dire, les dires de la philosophie qui vont avoir à traverser ce surgir d'un dire hétéronome à toute philosophie, et puis on va voir ce qu'il en reste et ce qui alors se passe. Quand Lacan traite la philosophie, c'est toujours dans le registre de cette épreuve. Vous remarquerez qu'ici et fréquemment Lacan emploie l'expression « la tradition philosophique ». Et je pense, en effet, qu'ultimement, il n'y a pas pour Lacan la métaphysique comme figure en clôture de l'histoire de l’être, ce qu'il y a c'est la tradition philosophique, qui va véhiculer, certes, les deux sens du mot métaphysique (son sens selon l'être, son sens selon le désêtre), mais cela constitue la tradition philosophique. Le choix de cette nomination est également important, ce n'est pas le choix de Heidegger. Il y a une tradition (le mot tradition est aussi très important chez Heidegger) philosophique et elle n'a pas un nom qui en donne l'essence : tradition philosophique reste une nomination malgré tout descriptive.

Et alors, pourquoi c’est emmerdant, à l'épreuve de l'acte analytique, les dires de la philosophie ? pourquoi est-ce ce qu'il y a de plus emmerdant ? à mon sens, si c’est emmerdant (là je prends le mot de Lacan), c'est que l'origine de cette tradition se situe dans la duplicité. Elle n'est pas simple à saisir. Il y a quelque chose d'essentiellement et d'originairement duplice dans les dires de la philosophie. Et l'épreuve par l'acte de la tradition philosophique, c'est largement l'épreuve de cette duplicité.

On le voit très bien dans la figure de Socrate pour Lacan. Il faudra un jour écrire le Socrate de Lacan. Il y a le Socrate de Nietzsche, le Socrate de Kierkegaard, le Socrate de Platon, Socrate de Xénophon, il y a le Socrate de Lacan. Un personnage incroyable, le Socrate de Lacan. Mais il y a une chose qu'on sait, c'est que le Socrate de Lacan, c'est un personnage biface. Il y en Socrate, disons plutôt Platon, qui est volontiers captif de la figure du maître, et puis il y a un Socrate, Socrate, qui est plutôt un analyste. Il y a une identification de Lacan à Socrate. C’est incontestable. Et puis il y a une des zones désidentification, aussi. Mais cette duplicité de la figure de Socrate, une duplicité qui serait très intéressante de confronter avec la duplicité du rapport de Nietzsche à Socrate. Ces deux figures duplices différentes mériteraient d'être confrontées. Eh bien, cette duplicité est le statut même de la philosophie dans l'épreuve de l'acte analytique. L'épreuve de l'acte analytique est la découverte de la duplicité de la philosophie, duplicité plus originaire que celle de Socrate.

Il y a un texte qui m'a toujours fasciné dans Encore, texte exemplaire de ce point et aussi exemplaire quasiment de l'origine de l'écart entre Lacan Heidegger. Lacan rappelle qu'il y a l'Autre, que l'Autre c'est un trou, que ça fonde la vérité etc., et il parle de la science, et il dit ceci : « que la pensée n'agisse dans le sens d'une science qu'être supposé au pensée, c'est-à-dire que l'être soit supposé penser, c’est ce qui fonde la tradition philosophique à partir de Parménide ». Là, de nouveau, on se situe du côté de la métaphysique, sauf que cette fois, ce qui ne ferait pas plaisir Heidegger, c’est qu’on y met Parménide. Elle ne commence pas avec Platon, mais plus tôt, avec Parménide, parce que Parménide est celui qui aurait déjà mis en place la subjugation par l’un, parce qu'il aurait supposé que l'être pense. Et Lacan continue : « Parménide avait tort et Héraclite raison [l’unité de la constitution initiale se brise], c'est bien ce qui se signe à ce que, au fragment 93, Héraclite énonce : il n'avoue ni le cache, il signifie ». Montrant donc que la doctrine héraclitéenne de la signification ouvre une autre voie que la doctrine parménidienne de l'identité de l’être et de la pensée. Voyez qu'il n'y a même pas pour Lacan de matrice originaire, il n'y a pas l'initial heideggerrien. C'est extrêmement frappant, car vous le savez, Heidegger multiplie les analyses, d'ailleurs raffinées, et c'est pour lui un enjeu considérable, pour montrer que fondamentalement le mouvement de pensée d'Héraclite et de Parménide sont le même. On peut même dire que pour Heidegger, c'est un symptôme typique de l'oubli métaphysique que de croire que le dire de Parménide est opposé au dire d'Héraclite. Lisez tous les textes de Heidegger sur cette question. Un symptôme métaphysique typique pour Heidegger, c’est d'avoir dit : Parménide c'est la métaphysique de l’un et de l’être, et Héraclite, c'est la métaphysique du devenir. Or, toute une opération de Heidegger très subtile consiste à établir que cette distinction, cette opposition d’une pensée du devenir ou du flux incessant du côté d'Héraclite, et d'une pensée de l'être immobile du côté de Parménide, n'est qu'une réinterprétation métaphysique de l'initial de l'être. Et si on se rapproche de cette initial, alors on peut penser, qu'en réalité, le dispositif pensant de Parménide et d’Héraclite est le même.

Or, que nous dit ici Lacan ? Lacan nous dit expressément le contraire : « Parménide avait tort et Héraclite raison ». Donc : il n'y a pas de doute que pour Lacan, il y ait scission originaire et non pas un site. Pour Heidegger il y a un site originaire, une éclosion première dont Parménide et Héraclite sont les instances de pensée indémêlables et intriquées. Pour Lacan, il y a une option première et :

- soit vous êtes dans la voie de la coappartenance de l’êtres et de la pensée, c'est-à-dire la voie de Parménide

- soit vous êtes dans le désêtre de la signification, car c'est cela, « il n'avoue ni ne cache », il n'y a pas de question d'occultation ou de désoccultations de l’être dans l'interprétation héraclitéenne, il y a simplement : il signifie. Telle est la voie héraclitéenne.

Mais comme vous le voyez, cette scission originaire entre les 2 voies est donnée dès le début de la tradition philosophique, ce n'est pas la coupure événementielle de la psychanalyse qui la constitue, au moins dans ce passage là, ce n'est pas une initiation freudienne, c'est la duplicité de la philosophie. La philosophie va être dans la coexistence duplice des 2 voies : la voie parménidienne et la voie héraclitéenne. Il en résulte naturellement, et ce sera un peu conclusif sur la question que nous nous étions posée au départ, ce n'est pas du côté d'une histoire de l’être que peut se fonder l'expression « tradition philosophique ». « Tradition philosophique » que nous retiendrons désormais comme désignant le rapport global de Lacan à la philosophie. Mais cette tradition philosophique n’est pas initiée dans une origine simple, elle est initiée dans une duplcité première, qui est la duplicité de l'interprétation de l'être, d'un côté, et des opérations du désêtres, de l'autre. Interprétation de l’être déployée dans la figure de Parménide, un Parménide allégorique, mais peu importe. Et opérations du désêtre déjà désignées ou nommées par Héraclite. Si bien que ce n'est pas du côté de l’être ou désêtre qu'on va trouver ce qui identifie la philosophie. Sur ce point, la philosophie se soustrait comme duplicité. Alors où est la clé de l'histoire de la tradition philosophique ?

Alors il y a une autre thèse qui va surgir, c'est que cette clé est à chercher du côté de l'amour, ce qui va encore nous compliquer la tâche. Lacan nous dit : « l'amour, il y a longtemps qu'on ne parle que de ça. [Cette fois nous le trouvons notre thème unique, notre simplicité non duplice]. ai-je besoin d'accentuer qu'il est au coeur du discours philosophique ? ».

Après tout cela, que savons-nous ? on sait que le philosophe :

- premièrement il est bouché aux mathématiques

-  deuxièmement il bouche le trou de la politique

- troisièmement il y a l'amour au coeur de tout ce qu'il raconte.

Voilà c'est avec cela qu'il faut se débrouiller dans notre quête difficile de : qu'est-ce que c'est que l'identification de la philosophie par Lacan ?

- bouché aux mathématiques

- bouchant le trouble politique

- au coeur du dispositif philosophie qui vit à l'amour.

C'est vous dire que c’est d’un noeud compliqué que s’assure la prise anti-philosophique par Lacan. Car, apparemment, il n'y a pas moyen de s'en sortir après cette tentative de ramener tout cela la simplicité sophistiquée et géniale, mais la simplicité tout de même, du montage historial de Heidegger. Il n'y a pas moyen de s'en sortir sans convoquer, non pas 2 termes que nous avions déjà sur les bras, mais finalement trois. Si on veut identifier la philosophie, et bien il va falloir comprendre - puisque la voie métaphysique nous a conduit une duplicité essentielle et instable - il faut leur comprendre, de nouveau, pourquoi elle est bouché aux mathématiques, pourquoi elle bouche le trou de la politique, et, comme aujourd'hui au lieu de simplifier la question, nous l’avons aussi compliquée, il faudra aussi comprendre pourquoi, finalement, au coeur de son dispositif, au coeur de son discours, le philosophe place-t-il l'amour. C’est dans cette triangulation de l'amour, de la politique et de la métaphysique que philosophie peut enfin prendre sens. C'est ce que nous essaierons de dénouer la prochaine fois.

Troisième cours

La fois dernière, nous avions isolé trois énoncés qui pouvaient valoir comme une première tentative d'identification de la philosophie par Lacan, et par le Lacan qui nous occupe ici au premier chef, c'est-à-dire le Lacan postérieur aux années 70. Je vous redonne ces 3 énoncés. Nous avions déjà circulé à partir d’eux.

- le premier ponctue un rapport de la philosophie aux mathématiques : le philosophe est bouché aux mathématiques.

- le deuxième spécifie un rapport de la philosophie à la politique : la métaphysique, dit précisément Lacan, bouche le trou de la politique.

- le troisième spécifie le rapport de la philosophie à l'amour : au coeur du discours philosophique, il y a l'amour.

Là, nous engageons un protocole tout à fait singulier et intéressant qui est celui de la manière dont une anti-philosophie quelle qu'elle soit identifie la philosophie. Je voudrais m'y attarder un moment parce que c'est un point d'un particulier intérêt pour le philosophe de repérer dans une anti-philosophie la façon dont l’anti-philosophie identifie ou définit la philosophie. On sait que cette stratégie d'identification est toujours une stratégie de discrédit, c'est-à-dire que, dans un mouvement indiscernable, l'identification est liée à l'effort de raturer la philosophie dans son essence même. Cela dit, il ne reste pas moins qu'on peut tout de même saisir les protocoles d'identification qui ne sont pas les mêmes selon les différentes anti-philosophies concernées. Il est captivant à partir de la position philosophique de repérer ce protocole, c'est-à-dire de savoir comment, en quels termes, à partir de quels paradigmes, une anti-philosophie déterminée pense ou propose une pensée de ce qu'elle nomme philosophie.

Je parcourrai quelques exemples canoniques d’anti-philosophes pour que vous saisissiez bien ce protocole d'identification. Ce n'est pas du tout indifférent à notre propos parce qu'une des difficultés de l'entreprise de cette année, c’est que le protocole d'identification de la philosophie par Lacan est extrêmement complexe. Pour des raisons que nous essaierons d'élucider, c’est beaucoup plus complexe que l'identification de la philosophie dans les anti-philosophies canoniques. Je dirais même qu'il y a dans l'anti-philosophie de Lacan une dimension d'obliquité : il y a un rapport essentiellement oblique à la philosophie. Et cette obliquité, nous le verrons beaucoup plus tard, est essentielle à penser parce que c'est elle qui autorise la thèse que j'essaierai de soutenir, qu’en un certain sens Lacan clôt l'anti-philosophie contemporaine. Non pas l'anti-philosophie en général, mais un cycle de l'anti-philosophie contemporaine. Il le clôt en établissant avec la philosophie non pas un simple rapport de discrédit frontal, mais un type tout à fait particulier d'obliquité.

Prenons des exemples

a) Pascal

Si on se demande comment Pascal identifie la philosophie, chaque anti-philosophe à son  philosophe de prédilection, sa tête de Turc intime. Il est évident que pour Pascal, c'est Descartes. Mais au-delà de Descartes, ou dans sa visée, il y a une identification générale de ce qui peut être appelé la philosophie. Or, il est sûr que pour Pascal la philosophie, c'est une figure sophistiquée du divertissement. Au sens très générique du divertissement pascalien, la philosophie divertit de la prise en compte de notre situation réelle, avec cette singularité qu'elle est proprement le divertissement de la pensée. Il peut y avoir des divertissements de l'humeur, de l'existence, du corps. La doctrine divertissement est complexe, mais au coeur du divertissement de la pensée elle-même, il y a la philosophie. Et ceci pour une raison majeure, qui est que la philosophie prétend parler de Dieu. L'opposition canonique est évidemment l'opposition entre d'un côté le Dieu d'Abraham, d’Isaac et de Jacob, et de l'autre, le dieu des philosophes et des savants. En réalité, la question de l'identification de la philosophie passe par la question de l'identification de Dieu. Et le dieu conceptuel des philosophes, le dieu-concept (on peut l'appeler ainsi), c’est au fond la forme ultime du divertissement regard de ce qui, dans l'existence réelle, peut se nouer au dieu véritable, au Dieu sensible au coeur et au Dieu de la révélation. La philosophie est appréhendée en son centre véritable comme ce qui, par un concept de la divinité, divertit de la divinité réelle, à savoir de celle qui s'avère comme un paramètre intime de l'existence.

Il y a une donnée qui est très claire chez Pascal, et qu'on retrouve un peu toujours. Elle est intéressant, je la cité en passant. C'est que l'identification de la philosophie (chez Pascal, l’identification du Dieu-concept, du Dieu démontrable) s'accompagne par l'apparition de ce que, en suivant un petit peu Deleuze, on pourrait appeler un contre-personnage, c'est-à-dire un contre-personnage par rapport au philosophe justement. En effet, un aspect de l'anti-philosophie, quelquefois négligée mais à mon avis tout à fait essentiel dans la stratégie anti-philosophique, c'est que l’anti-philosophe parle toujours comme s'il n'y avait aucun intérêt à s’adresser aux philosophes. C'est une torsion très importante. Même chez Lacan vous trouvez cela. Les textes de Lacan sur le philosophe prennent toujours soin de dire que tout cela est dans une adresse aux analystes. Il ne s'agit pas du tout d'engager une dialectique où on dialogue avec le philosophe. Son cas est réglé ou perdu. Ce que j'appelle le contre-personnage, c'est le personnage auxquel on s'adresse dans ce mouvement même d'identification de la philosophie, et ce personnage, en outre, n'est pas le philosophe. Une véritable anti-philosophie est toujours un dispositif de pensée qui doit détacher quelqu'un des philosophes, le soustraire à leur emprise. Ce quelqu’un, c’est lui que j'appelle le contre-personnage, qui n'est pas le philosophe, mais celui qu’il va falloir rallier à l'acte. Mais les anti-philosophes pensent qu'il n’y a aucune chance de rallier les philosophes à l'acte, puisque précisément, ils sont ce au regard de quoi cet acte se constitue comme anti-philosophie.

C'est la raison pour laquelle chez Pascal, l’identification de la philosophie est destinée aux libertins. C'est à lui qu’on parle. C'est l'homme à qui on s'adresse dans toute cette affaire. Et le libertin n'est pas Descartes, c’est un autre personnage, une autre configuration. C'est celui qui peut-être pourrait être influencé par, ou tomber sous l'emprise de Descartes, et il faut l'arracher à philosophie.

b) Lacan

Pour dire un mot de Lacan, il faut bien voir que le contre personnage typique de Lacan, c'est l'analyste. Pas l'analyste en tant qu'identique à la position anti-philosophique, mais l’analyste en tant que position en balance, incertaine. Et Lacan maintient toujours qu'en dernier ressort, il ne s'adresse qu'à eux, ce qui, en règle générale, l'autorise à les injurier copieusement. C'est extraordinaire l'anthologie qu'on pourrait faire des injures adressées par Lacan aux analystes, elle serait fascinante, n'est-ce pas ? aucun adversaire de la psychanalyse n’oserait dire le quart de la moitié de ce que Lacan déclare aux analystes. Mais c'est sur le fond d'une adresse essentielle. Les injures constituent elles-mêmes une adresse essentielle. De même pour Pascal, le libertin c'est vraiment l'homme perdu, mais c’est à lui qu’on s’adresse. De même on pourrait soutenir que pour Lacan, l'analyste c'est l'homme perdu, aussi. Il est toujours traité comme s'il était dans l'égarement. Il y a d'innombrables textes ou Lacan explique que, bien entendu les analystes, tout spécialement eux, et même exclusivement, n’ont rien compris à ce qu’il racontait depuis 20 ans. Mais, il n'empêche, c'est quand même à eux qu'on parle avec une patience angélique. De même, on peut repérer une patience pascalienne à l'égard du libertin. Mais ces 2 patiences se corrèlent bien évidemment à une impatience à l'égard du philosophe, qui aura sans doute le bonheur d'être un peu moins injurié au bout du compte, mais tout simplement parce qu’on a depuis toujours renoncé à s'adresser à lui. Les très rares adresses aux philosophes qu'on trouve Lacan, je vous en ai cité une à propos de Heidegger, c'est évidemment l'adresse perdue, une adresse qui dit en même temps qu'elle n'a aucune chance d'être entendue. Ceci est parfaitement clair. En revanche, Lacan ne dira jamais qu'il n'a aucune chance d'être entendu par les analystes, mais il constatera en leur donnant des coups de fouet et des coups de pied qu’ils n'ont pas compris, qu’ils ne comprennent pas, qu’il faudra bien qu'ils comprennent, qu'ils comprendront peut-être un jour, que dans 100 ans ils comprendront etc… C'est un corps à corps, une adresse antinomique. Tel est le contre-personnage, à savoir le destinataire véritable de l’anti-philosophe, y compris dans l'identification de la philosophie.

Point à retenir : c'est que l'identification anti-philosophique de la philosophie n’est pas destinée aux philosophes, mais au contre-personnage.

Le contre personnage, ça peut être le libertin, l'esprit libre, l'âme tendre, celui qui existe, l'analyste. Ils  composent la galerie des contre-personnage de la destination anti-philosophique. Par conséquent, lorsque nous, philosophes, nous essayons d'entendre cette identification, nous devons savoir qu’elle ne nous est pas adressée, et donc nous écoutons cela par le trou de la serrure, c’est une affaire entre Pascal et le libertin, entre Lacan et les analystes, ou ses analystes. C'est une affaire entre Nietzsche et les quelques hommes libres, les esprits libres qu'il essaie d’identifier.

Cet exercice de repérage du contre-personnage à qui s'adresse l'anti-philosophe, on pourrait le faire à propos de Rousseau, de Kierkegaard, de Wittgenstein, et à chaque fois, l'enquête serait terminée lorsqu'on aurait montré à la fois :

- le protocole d'identification de la philosophie

- saisi le contre personnage, c'est-à-dire le pôle d'adresse de cette identification.

Je vous lègue ces enquêtes en exercice.

c) Rousseau

Chez Rousseau, c'est très intéressant, parce que - je vous l'avais déjà dit, mais ce serait un peu long à développer - pour Rousseau, le philosophe est quelqu'un de très particulier, c'est le méchant. Et méchant, c'est une catégorie, il y ait une doctrine rousseauiste du méchant. Évidemment, Rousseau en vue la philosophie de Voltaire, son autre. Et ce philosophe, le philosophe des lumières, dans son acception classique, Rousseau y discerne une subjectivité singulière, qui est une subjectivité méchante au sens très conceptuellement travaillé qu'elle ne s’ouvre pas à la voix du coeur, qu’elle en est expressément la fermeture. Le philosophe, c'est quelqu'un chez qui il y a une oblitération concertée du sensible - sensible dans le sens intime. Et là, le protocole d'identification va se regrouper autour de cette figure, même lorsqu'il est d'une grande complexité. Du coup, ceci fait surgir comme contre personnage l’âme sensible populaire que Rousseau veut soustraire à la méchanceté philosophique constituée en paradigme.

d) Kierkegaard

Voilà, eh bien vous pouvez vous exercer à montrer comment chez Kierkegaard, le protocole d'identification de la philosophie la dialectique hégélienne, c'est-à-dire ce qui a pour propos d'oblitérer l'existence purement et simplement, c'est-à-dire d’oblitérer l’irréductibilité de l'existence dans la configuration dialectique. Et il se trouve que le contre-personnage, il se trouve que c’est la femme. Cela ne lui a pas simplifié la tâche !

 

Je vagabondais dans tout cela (mais on pourrait faire des études précises cas par cas) pour vous dire que là où nous en sommes, c'est le moment où nous tentons de capter l'identification de la philosophie par Lacan dans son protocole en ayant toujours présent à l'esprit cette précaution que cette identification n’est pas philosophiquement adressée mais que, en dernier ressort, elle concerne les analystes. Ce qui, entre parenthèses, est une indication importante, parce qu'elle signifie, au lieu de Lacan, que l’analyste lui-même est menacée la philosophie. Sinon, du moment que l'adresse est envoyée à l'analyste, on ne comprendrait pas le mouvement de l’anti-philosophie. Mais pourquoi y a-t-il sur l'analyste cette menace philosophique ? Cette menace aboutit en fait cette choses très curieuse que Lacan injurie les analystes parce qu'ils ne connaissent pas la philosophie. « je leur ai dit de lire le Parménide, combien l’ont lu, pas un seul etc… » Moi, je ne prends pas position, mais en réalité, il s'agit tout de même de les soustraire à la philosophie. Les analystes doivent lire de la philosophie, mais pour la plier sous la loi ultime du discours analytique, donc la lire, non pas pour rentrer dans la philosophie, mais pour s'y soustraire. Or, je crois qu'il y a (en plus des raisons fine que nous verrons au fur et à mesure) à cette injonction une raison massive, c'est que la psychanalyse est constamment menacée d'être une herméneutique du sens. Et si on admet que son péril intime est bien celui-là, alors on peut admettre que son péril intime, c'est bien la philosophie, à savoir d'abdiquer son acte au profit de la position du philosophème.

Donc : pour revenir à l'identification de la philosophie, elle va à la fois désigner pour l'analyste, les analystes, une configuration qu'il faut connaître et repérer, tout en identifiant une sorte de péril qui est susceptible d'affecter l'analyse elle-même. En fin de compte, il y a en anti-philosophie parce que quelque chose de la philosophie met l'acte en péril. Évidemment, la thèse de Lacan et que la philosophie met d'autant plus l'acte en péril qu’on se trouve hors d'état d'identifier la philosophie. Voilà pourquoi il est très important d’injurier les analystes sur leur ignorance philosophique.

 

Revenons maintenant à nos trois énoncés rappeler au début le secours.

Au stade où nous en sommes, nous pouvons dire que l'anti-philosophie de Lacan va faire noeud de ces trois énoncés, c'est-à-dire que l'identification de la philosophie va se faire en nouant la triple détermination de son rapport aux mathématiques, à la politique et à l'amour. Et nous devons tout de suite nous demander quel va être le principe de ce nouage.

En première approximation, on peut dire que Lacan impute à la philosophie une reprise religieuse du sens. Ce qui va - en première approximation - faire circuler et nouer les trois énoncés :

- être bouché aux mathématiques

- boucher le trou de la politique

- et avoir au coeur de son discours l'amour (mais nous verrons que c'est le malencontreux amour de la vérité)

Ce qui va circuler dans tout cela, c’est imputer à la philosophie, ou de discerner comme opérateur de la philosophie une fonction du sens qui, dans sa structure forte, est ultimement une positions dont l'armature et le destin sont de caractère religieux. Sur ce point que nous consoliderons peu à peu, il y a, il faut le dire, un certain nietzschéisme lacanien assez formel, qui identifie la religion comme une structure forte, et même à certains égards constamment décisive. Et sur l'horizon de quoi il y a la philosophie malgré tout, c'est-à-dire que la philosophie n'en est pas indépendante. La métaphysique, la philosophie de la tradition, n'en est pas indépendante. Ce qui nous amène autour de ce sur quoi nous tournons constamment dans ces affaires d’anti-philosophie, c'est à la position du sens et de la vérité dans la question de l'anti-philosophie. Je vous rappelle l'axiome que nous avions établi les deux années précédentes, et il faudra voir s’il est valable pour Lacan, que pour l'essentiel une anti-philosophie affirme toujours la suprématie du sens sur la vérité. C'est même peut-être son opération cruciale. Rappelons-en dans les termes.

a) Nietzsche

chez Nietzsche, par exemple, le sens, qui est toujours une évaluation, le sens, c'est-à-dire la valeur, ie en fin de compte l'évaluation des forces, est absolument primordial, et la vérité n'est elle-même qu’un certains registre typologiques du sens. La vérité n'est qu'une des figures possibles parmi les grandes évaluations typiques dont se trame la différence vitale. Grosso modo, on peut dire que pour Nietzsche, la vérité est le type catégoriel de la puissance réactive. Et c'est dans l'évaluation de la puissance active qu’on peut découvrir la clef de la question de la vérité, ce qui subordonne absolument la vérité au registre de l'évaluation, et donc au registre du sens.

b) Wittgenstein

Sur Wittgenstein, je le rappelle parce que cela a une proximité assez tordue avec ce que nous verrons chez Lacan, le sens à deux sens, le sens à un double sens : le sens d'une proposition, le sens propositionnel qui fait tableau langagier d'une possibilité inscrite dans l'être comme état de choses. Nous avions longuement développé ce point l'année dernière. Il y a un premier sens du sens très clair : le sens de la proposition. La proposition du sens pour autant qu'il fasse tableau d’un état de choses dans la possibilité est inscrite dans la substance même des objets. Cela c'est le sens propositionnel ou langagier. Et puis il y a un sens silencieux, archi-esthétique ou éthique, c'est la même chose, qui, lui, relève de l'acte, c'est-à-dire ne se laisse nullement inscrire dans une proposition. C'est bien pour cela qu'on ne peut pas le dire, le sens. Voilà pourquoi il faut le taire, injonction impérative qui place le sens dans l’ordre éthique de l'acte. Cela, c'est le sens du monde, ou le sens du sujet, c'est la même chose. Et ce sens l'emporte radicalement sur la vérité, qui, elle, n'est que le tableau d'un état de choses existant, - qui arrive, qui existe. C'est cela qui est vrai : les sciences de la nature, la description de l'état de choses existants.

Et alors, prenons garde que ce point va travailler Lacan de manière tout à fait difficile : il faut bien comprendre que pour Wittgenstein, la vérité est contingence pure, parce que qu'un état de choses arrive on n'arrive pas, ceci n'a aucune nécessité. Et comme la vérité, c’est la proposition descriptive d'un état de choses qui arrive, il se trouve que la vérité, c'est un statut contingent de proposition. Par conséquent, en dernier ressort, la suprématie du sens sur la vérité, axiomatique anti-philosophique, va être chez Wittgenstein une certaine forme de suprématie de la nécessité sur la contingence. La contingence étant paradoxalement du côté de la vérité tandis que la nécessité est du côté de l'acte, c'est-à-dire du côté du sens du monde ou sens du sujet, ce qui revient au même.

Dans tous les cas, chez Nietzsche et chez Wittgenstein, avec  des itinéraires absolument différents, on repère incontestablement une suprématie active du sens sur la vérité, même si le sens n'est que dans la figure d'un acte et n’est pas donné comme une figure propositionnelle ou langagière. Chez Nietzsche, l'acte : « casser en deux l'histoire du monde », n'est pas non plus de l'ordre de la proposition. Ce qui dans l'ordre de la proposition, c’est son annonce ou son éclat anticipé. C’est Zarathoustra, mais Zarathoustra est, comme il le dit lui-même, son propre précurseur, donc il est dans le dire de l'avant de l'acte qui lui, n'est pas de l'ordre propositionnel. On pourrait reconnaître chez les 2 une suprématie du sens sur la vérité. La vérité est une figure restreinte :

- chez Nietzsche, c’est une figure typologique, la figure du philosophe et du prêtre

-  chez Wittgenstein, c'est une figure scientifique, la figure de la science de la nature.

La figure plus large de l'acte se situe toujours dans le registre du sens.

c) Lacan

Maintenant, comment cette question se présente-t-elle chez Lacan ? Et comment se connecte-t-elle à l'anti-philosophie ? Eh bien, malheureusement pour nous, c'est autrement compliqué – c’est bien autrement compliqué. Là aussi, schématisons pour avoir un premier cadre d'analyse.

On peut dire qu'il y a un premier Lacan chez qui la vérité est clairement placée sous l'idéal de la science galiléenne et mathématisée et où, en outre, la vérité à une fonction causale claire. Elle est, c'est une formule très approximative, en un certain sens, cause du sujet. Et il est vrai que dans cette étape, le sens et pour part destitué. Relevez les chicanes de ce point en vous reportant le texte le plus référentiel de cette première phase : la science et la vérité dans les Ecrits.

Et puis il y a un mouvement très perceptible, qui permet de parler à ce moment-là d'un deuxième Lacan où, comme je propose de le dire, la vérité est plutôt en position d'éclipse entre le savoir supposé et de savoir transmissible. Dans cette affaire que devient le sens ? Eh bien, le point difficile, c’est que dans ce deuxième Lacan, on ne peut pas se tirer d'affaire dans le strict cadre de la dichotomie sens / vérité. Ca ne fonctionne pas ainsi. Pourquoi ? et bien parce que le sens doit être interrogé dans sa corrélation au savoir. Nous retrouvons cette figure ternaire, elle-même incomplète - mais nous sommes bien obligés de segmenter les choses - donc cette figure ternaire : vérité / sens / savoir, où va se jouer la question de l'identification de la philosophie. Dans cette figure, où il n'est pas possible d'interroger la fonction du sens dans une simple corrélation de destitution par rapport à la fonction de la vérité, qu'est-ce qui va alors venir sur le devant de la scène ? Le point est que le réel est pour part définissable à partir de l'absence de sens. Nous allons voir l'instance l'insistance de ce point et son extrême difficulté. Car si le réel est définissable à partir de l'absence de sens, le sens était impliqué dans la définition du réel, fût-se dans la modalité de l'absence : ab-sens. Qu'est-ce que l'ab-sens ? C'est beaucoup de choses :

- c'est l'absence qu'il y a dans le sens

- c’est la soustraction du ou au sens

- c'est quelque chose entre la classique fonction  du manque dans le Lacan primordial, donc quelque chose qui fait allégeance au sens dont la modalité de son retrait.

Vous comprenez bien que là tout se joue sur la différence centre ab-sens et non-sens. Périodiquement, je vous dis à propos de Lacan : si on comprend telle chose, on aura tout compris. Alors encore une fois, je vous dis : si nous comprenons vraiment comment ab-sens est autre chose que non-sens, nous aurons compris vraiment le réel, qui n'est pas rien et qui est, du reste, soustrait à toute compréhension. Mais nous aurons compris où situer l’incompréhensibilité primordiale du réel.

Je vous donne quelques jalons tirés de l'Etourdit. Un premier énoncé que je trouve intéressant est le suivant car, une fois de plus, Lacan entreprend de nous dire ce que Freud a réellement apporté, question dont les variantes sont innombrables chez Lacan. Vous trouvez plein d'énoncé du type : « ce que Freud nous a apporté, la voie sur laquelle Freud nous a engagé, la piste ouverte par Freud etc.. » Là, c'est : « Freud nous met sur la voie de ce que l'ab-sens désigne le sexe ». Et puis, par ailleurs, nous savons que le réel comme formule générale de l'intérieur du discours analytique, c'est-à-dire le réel comme impossible propre, s'énonce : «  il n'y a pas de rapport sexuel ». Aalors qu'est-ce que ce « sexe » que désigne l'ab-sens. Là, Lacan va fabriquer le mot-valise adéquat : c'est le sens absexe. L'ab-sens désigne le sexe, mais finalement le sexe tel qu’au réel, ie tel qu’au non-rapport, est un sens absexe. On peut donc dire que  : l'absence n'est pas non-sens parce que il est sens absexe, c'est-à-dire que l'absence désigne bien un réel dans une registration qui peut tout de même être dite une registration du sens, même si c'est le sens comme ab-sens. Nous progressons, car le sens comme ab-sens, c'est aussi bien le sens comme absexe, et donc c’est au point du réel.

Ne croyez pas que je perde mon fils qui est la question du savoir et du sens, parce qu'il se pourrait bien alors - et tout cela est consistant - que le savoir transmissible, le fameux savoir transmissible dont nous savons que le réel est l'impasse -, s'il y a un savoir, et un savoir intégralement transmissible, et finalement si c'est mathème, alors il faut bien dire que ce soit une touche du réel, fût-ce en impasse. Et ce savoir transmissible il faut bien qu'il soit dans une corrélation à l'ab-sens, c'est-à-dire au sens absexe ; corrélation dans la vérité, elle, est plutôt le voile, le dé-voilement, pour autant que là, quelque chose reste originalement caché. Avec des gros sabots, on pourrait le dire comme suit :

- le mathème c'est ce qui est intégralement transmissible

- la vérité ne peut que se mi-dire, donc elle n'est sûrement pas intégralement transmissible. C'est un raisonnement imparable. Il est donc vrai que le savoir intégralement transmissible ne se trouve pas dans une connexion essentielle à la vérité, laquelle, précisément parce qu'elle est le mouvement qui voile et cache à la fois, se tient dans un mi-dire essentiel susceptible de beaucoup de choses, mais certainement pas d’une transmission intégrale. Et nous pourrons peut-être alors soutenir que si c'est du savoir qu'il s'agit là, alors il faut que ce savoir soit dans une liaison constituante à cette fonction de sens du réel qu'est l'ab-sens, laquelle ab-sens est la même chose que le sens absexe. Il faut tout de même bien voir que sens absexe veut dire sens réel, que le réel c'est le il-n'-y-a-pas-de-rapport, c'est le absexe lui-même.

Et c'est pourquoi, à mon avis, il y a sur ce point maintenance une coquetterie avec Heidegger sur le versant de la vérité, ie sur ce qu'il y a dans la vérité qui est précisément dans une fonction essentielle de cache alors que rien de cela ne sera maintenu du côté du savoir, lequel, en tant que savoir corrélé au sens absexe, est susceptible d'une transmission intégrale. Je reviens passage qui illustre ce que nous discutons ici et qui se trouve aussi dans l’Etourdit : « et je reviens au sens pour rappeler la peine qu'il faut à la philosophie - la dernière à en sauver l'honneur d'être à la page dont l'analyste c'est l'absence - pour apercevoir ce qui est sa ressource, à lui, de tous les jours : que rien ne cache autant que ce qui dévoile, que  la vérité aletheia = verborgenheit. Ainsi ne renié-je pas la fraternité de ce dire, puisque que je ne le répète qu'à partir d'une pratique qui, se situant d’un notre discours, le rend incontestable ».

Une toute petite tentative de décorticage. Que nous raconte-t-il là, Lacan ? Il nous raconte que la philosophie a eu beaucoup de peine à apercevoir derrière la question du sens que la vérité est ce qui cache, et qu’elle est même ce rien qui ne cache qu’autant qu’il dédévoile. Ceci pour dire que, outre la coquetterie maintenue avec Heidegger que nous pointons au passage et qui est, là, tardive, relativement tardive (1972) : Heidegger c'est encore la philosophie, « la dernière en sauvait l'honneur d'être à la page dont l'analyste c'est l'absence ». L'analyste, lui, fait l'absence quant au sens dans sa pratique quotidienne, à savoir que la vérité est ce qui cache autant que ça dévoile. Et Heidegger, c'est le seul à être à la page de ce point, notons-le dans un coin, n’est-ce pas. Encore dans l'Etourdit Lacan maintient que la philosophie de Heidegger est la seule à être à la page de tel ou tel point de la psychanalyse. Elle en sauve l'honneur avec beaucoup de peine. Thème aussi très lacanien : pour des choses qui sont le pain quotidien de l'analyste, il faut à la philosophie des labeurs infinis pour arriver à en trouver un petit morceau. La vision que Lacan a sur ce point de la philosophie, c’est que nous travaillons et que nous remuons un air pas possible pour des choses que le moindre analyste voit dans son expérience immédiate. Je ne sais pas si c'est si vrai que cela. Bon.

Mais, outre la coquetterie heideggerienne, vous voyez quelle est la disposition. Au fond :

- la connexion du savoir au sens, s'il s'agit vraiment d'un savoir aux yeux de Lacan, c'est vraiment du point du réel que ça se dit en tant qu’absexe, et cette corrélation a pour nom ab-sens.

- tandis que la corrélation du sens à la vérité va se dire en termes de ressources et dévoilement.

Finalement il faudrait donc supposer, bien que ce soit une hypothèse assez risquée, mais je la fais ici provisoirement, il faudrait donc supposer que la philosophie resterait justement dans le dispositif du sens et de la vérité, et que, à n’y pas faire figurer le savoir au sens lacanien, elle manquerait l'ab-sens, c'est-à-dire le réel.

Si cette hypothèse est justifiée, mais c'est une hypothèse très tendue dans ses implications, y compris dans ce qu'elle implique quant à l'identification de la philosophie, le problème pour Lacan ne serait pas celui du sens sans la vérité. Ce ne serait pas cela qu'il opposerait activement à la philosophie. Le problème serait que la philosophie se définit de rester dans cette corrélation là : sens / vérité, alors que c’est du point du savoir, qui naturellement va faire noeud les autres, ce n'est pas du point du savoir isolé, mais ce n'est que du point du savoir que se laisse énoncer ce qu’il en est du réel dans cette affaire. Réel qui est ici pris dans l'exigence analytique, donc le réel comme impossibilité du rapport sexuel. D’où une catégorie centrale que Lacan opposerait, non pas à la vérité, mais au couple sens / vérité tel que la philosophie le fait fonctionner, et qui serait justement la catégorie d'ab-sens. Au vis-à-vis sens / vérité où la philosophie ne découvrirait que la fonction du cache et du voile - et encore, quand elle a bien travaillé, comme Heidegger. À cet enfermement de la philosophie dans ce couplage du sens et de la vérité, la psychanalyse opposerait, non pas un renversement du hiérarchie ou de suprématie de l'un et de l'autre, mais un excentrement du point de savoir, c'est-à-dire du réel, sous la catégorie d'ab-sens, qui doit être pensé comme n’étant nullement identifiable à la catégorie de non-sens.

Et je voudrais dire, mais c'est une interprétation un peu philosophante, qu'à mes yeux une bonne partie de ce que j'appellerais la rationalité du dispositif lacanien, ce qui fait qu'il s'énonce lui-même comme dispositif de pensée et de la raison et pas comme dispositif irrationnel, ce qui, finalement, fait que depuis Freud on rejette toute filiation irrationnelle, donc si on interroge le discours lacanien sur sa rationalité, je dirais, moi, que sa rationalité se joue sur le caractère rationnel ou pas de la catégorie d'ab-sens. Tel est le plan d’épreuve que je lui ferais subir. Et vous voyez bien pourquoi, parce que effectivement tout les irrationalismes gravitent autour ou élaborent d'une manière ou d'une autre une catégorie du non-sens, mais que précisément, chez Lacan, ce n'est pas le point, et que tout se joue sur l’écart radical entre ab-sens ou sens absexe : l'ab-sens n'est autre, en tant qu'il nomme le non rapport sexuel, que le sens ab-sexe.

Donc : la question de la séparation d’avec le non-sens de la catégorie d’absexe est vitale, mais la question de sa rationalité s'avère décisive pour la rationalité de l'ensemble du dispositif lacanien. Et d'autant plus que, comme nous le verrons, l'acte analytique consiste en un certain sens à une production de savoir transmissible quant au sens absexe. On peut dire que l'acte analytique - et j'essaierai de fonder pourquoi on peut le dire archi-scientifique - est producteur de savoir quant au sens absexe, c'est-à-dire quant à l'ab-sens. Et c'est pourquoi Freud a pu nous mettre « sur la voie de ce que l’ab-sens désigne le sexe ». Et donc, nous anticipons un peu, l’antiphilosophie lacanienne ne serait pas une nouvelle mouture de l’acte de sens, ie de la possibilité d’un acte qui, que le sens soit silencieux ou dicible, en établit la primauté radicale sur l'espace restreint de la vérité, mais ce serait la mise à distance par l'acte du simple vis-à-vis du sens et de la vérité par cet espace de l’ab-sens ou du sens absexe qui n'est contrôlable qu'en termes de savoir.

 

Si cette se dessine ainsi, je vous raconte un peu autre chose que ce que je voulais vous raconter mais tant pis, on va comprendre l’extraordinaire importance de cette histoire de la passe. Je vous en touchez un mot parce que cela nous permettra assez bien de revenir à la philosophie. Je rappelle qu’est-ce que c’est que la passe, parce que ce n'est pas censé être canoniquement connu. C'est au fond un dispositif qui consiste à vérifier qu'il y a eu de l'analyse. Et évidemment, pour autant qu'on vérifie qu’il y a eu de analyse, on sera habilité à prononcer qu'il y a eu de l'analyste. Mais ça marche dans ce sens. On ne vérifie pas qu'il y ait de l'analyste pour ensuite dire : puisqu'il y a de l'analyste, il y a l'analyse. Cela, c’est la procédure des gens de Chicago, la procédure de l'internationale yankee ! En revanche, le propos de Lacan, qui a lutté contre cela depuis le début, c’est tenter d’établir qu’il y a eu de l’analyse, et puis, pour autant qu’il y a eu de l’analyse, on dira que l’analyste impliqué dans cet il y a est un analyste de l’Ecole. Je ne sais pas si cela lui fait une belle jambe d'être reconnu tel. Mais cela signifie qu'il aura été prononcé par quelqu’un qu’il y a eu de l’analyse et donc de l'analyste. Mais cela signifie qu’il aura été prononcé par quelqu’un qu’il y a eu de l’analyse et donc de l’analyste.

Alors comment peut-on contrôler qu’il y a effectivement de l'analyse ? Eh bien cela va reposer entièrement sur l'idée de transmissibilité. Il y a quelqu’un qui va raconter à quelqu'un d'autre ce qui s'est passé, et puis le quelqu'un d'autre qui va le raconter un troisième. Ce n’est pas : 1, 2,3. A un moment donné, ils sont deux, bref on ne va pas entrer dans les détails techniques. Vous voyez bien le principe : quelqu'un raconte à quelqu'un d'autre ce qui s’est passé, et ce quelqu’un d’autre le raconte un troisième, et le troisième dit : eh bien, voilà.

Donc : vous voyez bien que pour vérifier une transmissibilité, il faut deux échelons de transmission. Cela est très rationnel. Car si quelqu'un raconte à quelqu'un qu’il se passe quelque chose, il n'est pas du tout sûr qu'il y ait la moindre transmission. Pour qu'on sache qu'il y a eu réellement une transmission, il faut que le 2nd le racontre à un 3ème. Et le 3ème, les 3èmes  qui fondent un jury disent : ah oui, tiens, là, il y a eu de l'analyse.

Or, dans ce procédé, ce qui m'intéresse, c'est 2 choses.

- premièrement, une certaine continuité empirique avec la procédure scientifique, la procédure socialement scientifique. Quand, en science, quelqu'un prétend avoir trouvé quelque chose, ne serait-ce qu’une démonstration mathématique, comment vérifier qu’il y a bien eu de la mathématique ? il faut montrer la démonstration à quelqu'un d'autres ou à plusieurs autres. Et ce ne sera vraiment attesté que quand ces plusieurs autres pourront eux-mêmes le raconter à d'autres. C'est sûr. Les trois temps sont toujours les temps de la vérification scientifique, parce que ce sont le temps qui attestent la transmissibilité. S'agissant de la science, on peut admettre qu'il y a une certaine figure de transmissibilité intégrale vérifiée par le fait que celui qui pense avoir trouvé va soumettre sa trouvaille à ceux qu’on appelle dans les revues les répondants, qui précisément en répondent devant un tribunal dernier, qui est généralement le comité éditorial d’une revue scientifique, laquelle essaie autant que faire se peut de ne pas publier trop de conneries. Bon. Donc : on a besoin de cette procédure. Il faut que ça passe – il faut que ça passe. Et ça passe toujours en 3 temps. Dans ce premier point, je verrais une confirmation du caractère archi-scientifique de la conception lacanienne de l’acte. La modalité d’institution du contrôle du il y a de l’analyse est effectivement en réalité sur le modèle de la transmissibilité de la découverte scientifique dans sa garantie ou dans sa validation.

- deuxièmement, ce qui m'intéresse davantage, c’est ceci : on pourrait imaginer qu’il y a de l’analyse s’il y a fondamentalement acte analytique. Il y a une souveraineté ultime de l’acte. Dans ce cas, si les preuves du il y a de l'analyse sont entièrement de l'ordre de la transmissibilité contrôlée, cela veut quand même bien dire qu'il n'y a pas d'autre attestation de l'acte que du savoir. Et là, c’est bien du savoir cette fois, c’est absolument du savoir. Donc : il n'y a pas d'autre attestation de l'acte que du savoir. Il faudrait donc soutenir que : l'acte analytique en tant que réel de l’analyse n’est attesté que par la production de savoir qui l’autorise.

Vous voyez que nous sommes là tout près d’une question essentielle pour les antiphilosophies qui est le caractère ineffable ou non de l'acte. Y a-t-il dans l'acte quelque chose qui est irréductiblement ineffable au sens ? Où l'acte suspend tout protocole langagier ? l'acte est-il essentiellement silencieux comme c'est le cas pour Wittgenstein et pour l'essentiel la tradition anti-philosophique ? Sur ce point, la position de Lacan va de nouveau être assez surprenante, innovatrice ou singulière.

- d'un côté, en effet, l’acte c’est l’acte, ie il n’est pas comme tel présentable dans une proposition. Cela c’est sûr. Autrement dit : ça a lieu dans son lieu, qui est le divan. La substitution du divan au divin m'a toujours frappé. Parce que chez Wittgenstein, c’est le divin qui est le lieu de l’acte.

Intervention : non, c'est le fauteuil le lieu de l’acte.

Réponse : alors, le fauteuil ! Il y en a deux, il y a deux places. Mais l'acte a lieu dans son lieu. Bien. Et, en ce sens, il est bien sous la loi de n'être pas en tant qu'acte réel, ou au point du réel, dans la configuration de la proposition. Mais cependant l’acte n’est attesté que dans la figure du savoir. Nous aurions, là encore, une figure tout à fait novatrice qu'on pourrait récapituler ainsi : l'acte analytique n’est attesté comme savoir (pas comme vérité, car si la passe permet de vérifier quelque vérité que ce soit, je veux bien être pendu ! Du savoir, oui, tant qu'on veut, mais ce n'est pas la vérité qui est en jeu) que parce que, en fin de compte, c'est le savoir qui touche à l'ab-sens. Et d'ailleurs, je dirais que le fait que la passe organise des absences successives, puisque vu les transmissions successives, le protagoniste initial disparaît. Donc : c’est finalement jugé en absence. Heureusement que le candidat analyste n'est pas un accusé, sinon pourrait dire : voilà l'exemple même d'un tribunal où on juge en l'absence de toute capacité défensive de l'accusé. Mais ce n'est pas un accusé. C'est un.. c’est un volontaire ! Et tout le problème est là : jusqu’à quel point est-il volontaire ? Réellement volontaire ? Mais enfin, toujours est-il que ça se juge en absence. Je crois que ce « en absence » est quasiment la métaphore scénique de ceci que ce dont il est question, c'est l'ab-sens, c'est-à-dire le sens absexe, qui est ce dont il peut y avoir un savoir transmissible, intégralement si possible. Et donc la vérification de la transmission, qui est le protocole même de la passe, qui atteste qu’il y a eu du savoir produit puisqu’il est transmissible, ferait que l'acte reposerait sur la corrélation singulière de savoir et du sens comme ab-sens. Et c'est pour cela que ça se jugerait en l'absence de quiconque a été dans l'événement de cette absence.

Mais vous me direz : que devient la philosophie dans tout cela ? Eh bien si, parce que ce dont Lacan est au fond profondément convaincu, c'est que la philosophie c'est ce qui ne passe pas. Je dirais même que le détritus d’une passe doit être entièrement philosophique. Le déchet d'une passe, si on le regarde, ce serait intéressant d'ailleurs. Montrez moi un jour les poubelles d’une passe. Je pense que c'est rempli de philosophie. C'est ce qui ne passe pas ! Et pourquoi c’est ce qui ne passe pas, le philosophique d'une cure ? Et bien, le philosophique d'une cure, c'est tout ce qui s’est trouvé être hermétique, interprétatif plat, baratins divers et variés, totalisation néfaste, conscience de soi-même dans un cogito concentré, faux savoir absolu, instance triomphale du maître qui ne renonce jamais à lui-même etc. etc.. C'est quoi tout cela ? Finalement, c'est de la philosophie. Et ça peut être d'agréable séance de discussions philosophiques en ce sens-là, la cure. Mais l'espoir de Lacan, c'est que ça, en tout cas, ça ne passera pas. Non pas pour des raisons doctrinales, pas parce que les juges diront : non, ce n'est pas cela, c’est autre chose que de l'analyse, mais ça ne passera pas parce que dans son être même ça ne passe pas, ie que cela reste enfermé dans le binôme du sens et de la vérité, au mieux. Au mieux. Ça ne peut être qu'un affreux paquet de sens, mais au mieux ça reste dans le couplage du sens et de la vérité, et parce que c'est dans ce couplage, ça ne passe pas.

Finalement, on pourrait dire que la disposition de la passe est l'expression ultime de l'anti-philosophie, son organisation.

Chez Wittgenstein, il y avait aussi la tentative de faire un appareil de l'anti-philosophie. C'était un appareil grammairien. On regardait, et puis on devait voir si les phrases avaient du sens ou pas. Si elles avaient du sens, c'était bien, elles étaient scientifiques. Si elles n'en avaient pas, elles étaient philosophiques. Donc : on triait aussi. Mais cela ne vaut pas du tout l'appareil de la passe. L'appareil grammairien est un appareil médiocre, aléatoire. Et puis pour savoir si ça a du sens ou pas, en fin de compte, tout le monde y perd son latin. Tandis que là, non : en principe, ça ne passe pas, tout simplement. Il n'y a pas besoin de critères extrinsèques, ça ne doit pas passer. Donc la passe serait la forme organisée ultime de l'anti-philosophie.

Dès lors, on peut se poser la question suivante (nous reviendrons la fin prochaine sur le point de départ détaillé de cela) : pourquoi est-ce que dans l'ordre de la psychanalyse, et plus singulièrement de sa guise lacanienne, on trouve la proposition véritable d’un appareil anti-philosophique ? Mais un appareil au sens strict. Je suis convaincu d'ailleurs que Lacan en avait une idée assez machinique, de la passe. Elle ne devait pas du tout dépendre du talent ou du bon vouloir des uns et des autres pour autant. En tout cas, moi, j’ai cette idée là, si j’avais inventé la passe, j'en aurais eu cette idée-là, c'est-à-dire une idée très machinique, et même si les passeurs ou les juges sont pas très doués, même si ce sont des crétins à vrai dire, eh bien ça fonctionne quand même ! C'était cela le point. Parce que vous comprenez bien que si la passe repose sur le talent des gens, c'est fichu. Il n'y a aucune épreuve de transmissibilité. Certes, ils faut un peu de compétences, bien sûr, on ne va pas non plus soumettre des propositions mathématiques à quelqu'un qui n'en a jamais fait, mais en principe il y a une bêtises de la chose, parce que ce n'est pas une invention, pas une création, il faut juste voir si ça passe, effectivement. C'est donc une disposition machinique, et c'est en ce sens que je parle d'un appareil, mais là c'est un appareil anti-philosophique parce qu'à mon avis le déchet y est philosophique.

Or, c'est une question sur laquelle nous aurons revenir, et qui, au fond, est ce qu'on pourrait appeler la différence historiale entre l'anti-philosophie de type lacanien l'anti-philosophie des autres anti philosophes.

Différence historiale de l'anti-philosophie lacanienne, c'est-à-dire la fondation freudienne, la fondation freudienne. Au fond, le retour à Freud, pourquoi est-ce un mot d’ordre récurrent dans l'histoire de la psychanalyse ? C’est vrai, il faut toujours revenir à Freud à un moment ou à un autre, ce qui indique que ce n'est pas comme en science cumulatif de façon non historial. En science, vous pouvez faire l'histoire des sciences, mais vous n'avez pas besoin du mot d'ordre du retour à Euclide, c’est avalé depuis longtemps. Alors pourquoi faut-il toujours revenir à Freud ? Vous me direz : la psychanalyse n'est pas une science, oui, d'accord, mais dans l'ordre propre qui nous intéresse, qui est quand même la psychanalyse comme production de savoir, il est très important de se demander pourquoi il faut périodiquement revenir à la fondation. Eh bien, il faut revenir à la fondation parce que la grande différence entre cette antiphilosophie et les précédentes, c’est qu’elle la première à pouvoir affirmer que ça a eu lieu. C'est une différence décisive au regard de l'acte nietzschéen, même wittgensteinien, qui sont programmatiques. On en donne les conditions, les délimitations, les lisières, les bords, mais on n’est pas en état d’annoncer que ça  a eu lieu, tandis que quelque chose de l'acte analytique a eu lieu. Ça ne veut pas dire qu'il ne faille pas qu'il ait constamment de nouveau lieu, mais quelque chose de l'acte a eu lieu. Et par conséquent, ce n'est pas un programme, ce n’est pas une anti-philosophie programmatique. C'est une anti-philosophie qui peut toujours arguer de son acte, au moins dans la dimension de la fondation freudienne : quelque chose, là, a eu lieu. Autrement dit : il y a eu de l'analyse.

Or, rien ne peut faire contre cet avoir eu lieu. Peut-être qu'il n'y en a plus de l’analyse, c’est un peu ce que disait Lacan à un moment donné : il y en a eu du temps de Freud, puis après il n'en a pas eu, en réalité, jusqu'à moi, Lacan, il n’y en a plus eu ou très peu, et de façon complètement égaré. Mais en tout cas, il y en a eu certainement dans la fondation freudienne. Et alors, la question devient la suivante : qu'est-ce que cela change pour une anti-philosophie de s'adosser à la conviction que l'acte a eu lieu ? Qu’est-ce que c’est qu’une ant-philosophie non programmatique ? Qu'est-ce que cela change dans son dispositif interne de n’être plus une anti-philosophie programmatique ? De n’être plus le programme de l'acte, la promesse de l'acte, la circonscription des possibilités de l'acte ? Eh bien, je pense que cela modifie son rapport au savoir. Si l’acte a eu lieu, il doit s'attester dans le savoir. Si l'acte n'a pas eu lieu, ou reste incertain quant à son avoir lieu, alors il est au-delà de tout savoir. Cette deuxième situation est patente chez les autres anti-philosophes. Et par conséquent, ce que se modifie, mais c'est une transformation capitale si c'est vrai, c'est que en réalité l'acte n'est plus transcendant comme il l'est inéluctablement dans la totalité des anti-philosophies antérieures. Il y a toujours une touche de transcendance dans l'acte qui est irréductible, à raison de ceci que l'acte, en tant que programmatique, se situe au-delà des figures repérables ou identifiables du savoir, donc dans une position de transcendance. Mais si l'acte a eu lieu, il n'est plus transcendant, parce qu'il doit être déchiffrable dans le savoir même, c'est-à-dire dans la production du savoir. Voilà pourquoi je dirais que Lacan élabore la première anti-philosophie immanente et, en tant que telle, c’est la dernière anti-philosophie. Parce que si elle est réelle, alors elle s’atteste comme savoir.

Mais vous voyez que tout cela repose sur deux choses, dont à mon avis la psychanalyse, y compris la lacanienne, adopte le conjointement.

- premièrement : une détermination historiale donnée dans la récurrence du retour à Freud, et qui délivre l’acte comme ayant eu lieu.

- deuxièmement : ceci va se croiser avec une connexion du sens et de savoir, donc de l'acte et du savoir dans le registre de l'ab-sens.

De sorte que l'appréciation de l'ensemble du dispositif dans son raffinement et que nous reparcourrons la fois prochaine, mais l'encadrement général du dispositif revient à poser de questions à vrai dire assez simples :

- la 1ère question, c'est : qu'est-ce qui atteste que l'acte a eu lieu ? Et cela s'est question : qu'est-ce que Freud ? Cette question est une question interne à la psychanalyse, ce n'est pas une question d'histoire. Et vous voyez pourquoi, car c'est la question : qu'est-ce qui s'est passé avec Freud ? S'est-il passé quelque chose, et quoi ? Eh bien, cette question tourne autour de la question de l'acte. Certes Freud à fait de nouvelles théories, de nouvelles hypothèses, bien sûr, mais il n’est ni le seul, ni le premier. C’est d’une bien autre gravité ce dont il s'agit. C'est de l'acte qu’il s'agit : quel acte a-t-il eu lieu, là ? En particulier, pour la question qui nous préoccupe, quel acte au regard de la philosophie ? Ou encore : qu’est-ce que Freud a interrompu de la philosophie ? A-t-il interrompu quelque chose ? Voilà pour la première question. Mais encore une fois, ce n'est pas étonnant, et il est même nécessaire que la question de Freud, du retour à Freud, de qui était Freud, de l'auto-analyse de Freud, ne soit pas comme une spécialité interne du développement  de la psychanalyse car elle est, au contraire, décisive. Et il y aura toujours retour à Freud, c'est pour cela que ce n'est pas comme un retour à Euclide, d'ailleurs inutile en mathématiques, mais c’est constitutif : il faut que soit attesté que l’acte a bien eu lieu. Et on peut dire sous la forme de : il y a eu en tout cas au moins cinq psychanalyses, d'ailleurs on ne nous en a raconté aucune depuis Dora, Schreber, le petit Hans, l’Homme aux Rats et l’Homme au Loup. Notez ce point. Ou pas vraiment raconté. Mais peu importe, il n’y en aurait eu qu'une, cela suffirait, cela suffit. Il faut qu'il y en ait eu. Et qu'il y en ait eu incontestablement, c’est l’essence du retour à Freud.

- la 2ème question, c'est ce que j'anticipais tout à l'heure : l'absence, est-ce ce dont peut se soutenir, en effet, un savoir transmissible ? L’ab-sens, ie le sens absexe, est-il une catégorie rationnelle, c'est-à-dire est-ce réellement ce dont  transmissible dans une triangulation avec le sens et la vérité ? Comme nous dit Lacan : c'est cela qu'a ouvert Freud.

Donc vous voyez la connexion évidente des 2 questions. Si Freud a ouvert quelque chose, et si l'ouverture est l’existence même de son acte, c’est précisément à ceci que l’ab-sens désigne le sexe, et que donc là se situe un point réel tel qu’un savoir puisse s’en soutenir.

Et donc, pour terminer là dessus aujourd'hui, comment va se présenter la question de l’anti-philosophie lacanienne ? On peut maintenant ordonner un peu les questions :

- premièrement, ignorance par la philosophie du registre de l'ab-sens.

- deuxièmement, ignorance par la philosophie de la position en réel du savoir

- troisièmement, caractère spéculaire de la philosophie qui ne fait jamais en réalité que mettre en miroir  le sens et la vérité.

Voilà ce qu'il faut retramer en repartant de ce qui était le point de départ d'aujourd'hui, à savoir : est-ce que cela rend raison, et comment, de ce que la philosophie puisse être identifiée comme ce qui est bouché aux mathématiques, bouchant le trou de la politique et ayant l’amour au cœur de son discours. Parce que c'est cela qui va constituer l'identification dont nous n'avons vu aujourd'hui que la substructure de ses conditions. Nous devrons en passer par des questions extrêmement particulières qu'on peut aussi énumérer et qui sont, cette fois, des questions propres à l'identification :

- premièrement, qu’est-ce que Lacan veut dire quand il dit que la philosophie reste bouchée aux mathématique, et qu'est-ce que cela a à voir avec cette question de sens et d'ab-sens ? Donc, en réalité, ce que Lacan impute à la philosophie, c'est de vouloir donner sens aux mathématiques.

- deuxièmement : que signifie que la philosophie bouche le trou de la politique ? A vrai dire, cela pose la grande question de pourquoi la politique est-elle un trou ? Nous verrons qu’elle est à la fois un trou imaginaire, un trou symbolique et un trou réel. Là, nous aurons vraiment besoin de la batterie de cuisine complète.

- troisièmement : qu’st-ce que c’est que cette histoire d’amour ? Et bien, justement, il s'agit de la mort de la vérité. Et alors la question est somme toute assez simple : pour Lacan le réel de l'amour de la vérité, c'est qu'il est amour de l'impuissance. Alors que la philosophie établit le semblant d’un amour de la vérité comme puissance. Et là, cela se jouera de l'intérieur de la question de l'amour sur le rapport entre puissance et impuissance. Voilà le programme du 11 janvier.

Quatrième cours

Intervention : vous avez la dernière fois énoncé 4 propositions que je résume :

- l’acte analytique n’est pas présentable comme une proposition. Il a son lieu, ie le divan. Vous avez fait une allusion au divin qui a suscité quelques remous.

- la philosophie reste enfermée dans le binôme sens / vérité, alors que l’acte analytique est constitué dans la figure d’un savoir.

- il y a une différence historiale entre l’anti-philosophie lacanienne et celles qui l’ont précédé, car il y a eu la fondation freudienne, ie qu’un événement a eu lieu.

- qu’est-ce qui s’est passé ? il y a eu au moins 5 psychanalyses, et les remous précédents dans la salle vont ont sans doute évité de parler de 5 miracles.

Cela m’a fait penser, même si c’est un peu iconoclaste :

- à l’apparition de saint Paul à Athènes devant l’Aéropage où il y a, nous dit le texte, des philosophes épicuriens et des philosophes stoïciens qui cherchent donc entre le sens et la vérité. Et qu’est-ce que leur dit St Paul ? Il leur dit : « or voici que clairement les yeux sur les temps de l’ignorance Dieu a fait savoir aux hommes un événement : la venue du Christ et la résurrection des corps », ce qui les fait évidemment doucement marrer, puisque le corps est un tombeau pour eux et une imperfection dans leur vie.

- puisque je travaille avec vous sur St Augustin et Wittgenstein, je suis tombé depuis sur la lettre 143 de St Augustin qui dit que : « … c’est alors que l’école de Plotin fleurit à Rome et qu’il y a parmi ses disciples beaucoup d’hommes doués de la plus grande intelligence. Certains d’entre eux reconnaissent que notre seigneur Jésus Christ assumait le rôle de la vérité même. Et de l’immuable sagesse qu’ils s’efforçaient d’atteindre, ils passèrent donc sous sa bannière », comme les analystes sur lesquels s’échine Lacan pour les arracher ou les empêcher de tomber dans les filets du sens et de la vérité, d’une certaine manière, ou leur révèle que le savoir est un événement qui a eu lieu.

Ma question / conclusion est donc la suivante : la psychanalyse se place à côté de la disjonction du sens et de la vérité par un savoir qui repose sur un événement passé : la venue de Freud. Ce n’est pas une philosophie, point sur lequel nous sommes tous d’accord, en tout cas moi. Est-ce une anti-philosophie ou n’est-ce pas plutôt une religion, et plus précisément une religion révélée ? Propos certainement iconoclastes, mais en tout cas si on regarde la position de la religion révélée dominante, par rapport à elle, qui est allée de l’exorcisme à l’œcuménisme, ie la position qu’elle prend habituellement face aux hérésies, cela ne semble pas si idiot, ce n’est pas mal puisque ça annonce simplement la venue d’un 2nd sauveur.

 Réponse : notez que tout à l'heure je vais parler de l'église. En fait, il y a deux aspects dans votre question, qui n'est pas à vrai dire une question mais une articulation. Parce que je pourrais vous demander si vous, vous pensez que c'est une religion la psychanalyse. Mais je crois qu'il y a deux aspects.

Le premier aspect c'est qu'à chaque fois qu'on pose, y compris moi-même, que quelque chose de, sinon du savoir, du moins du mode propre sur lequel le savoir est en connexion à la vérité, se soutient de l'événement, il est clair que la figure du christianisme, et en effet, plus spécialement du christianisme paulinien, dans cette deuxième fondation qui est en réalité saint Paul, surgit comme si elle était paradigmatique. Ce premier point je croyais avoir touché dans l’être et l’événement à propos de Pascal. Indubitablement, on ne peut pas contourner cette question.

On peut évidemment l’interpréter de deux manières : on peut dire qu'il y a là un paradigme au sens fort, ie en réalité l'événement véritable dont tout autre figure est une sous-traitance. Ou bien on peut simplement dire que quelque chose du lien entre vérité événement a été porté à la conscience de l'humanité dans la première dimension où souvent les choses se révèlent, ie par la dimension d'une fable, qui n'ôte rien à la portée formelle du paradigme, mais n’astreint pas à prendre position sur le caractère effectivement événementiel de l'événement. Cela est une remarque générale.

- premièrement, il est incontestable qu'il il y a une accointance ou une paradigmatique chrétienne dans le lien entre événements et vérité, qui en fin de compte n'est pas pour rien dans ceci que Lacan déclarait tout de même que l'avènement du sujet de la science n'avait pu se faire que dans l'espace du judéo-christianisme.

- deuxièmement, il y a la question de savoir si c'est l'avènement dans l'ordre une fiction le sens de quelque chose qui touche effectivement la vérité ou si c'est l'avènement d'une vérité même.

À partir de là, le deuxième aspect de votre question s’en infère. S'agissant de la psychanalyse elle-même, il va en effet falloir que, comme pour tout ce qui est dispositif de vérité, si dispositif de vérité il y a, il puisse y avoir une assignation événementielle, et le fait qu'il y ait cette assignation événementielle va elle-même être évalué selon la réponse qu'on donne à la première partie de la question. Si on pense qu'en réalité il y a un événement sur éminent ou un événement qui est une advenue effective de transcendance événementielle, alors tout autre événement, quel qu'il soit, en est une sous-traitance ou une analogie. En revanche, si on pense qu'il n'y a là rien d'autre que l'avènement en fiction de la possibilité d’une pensée de l'événement, il n'y aurait pas à imputer particulièrement à la psychanalyse d'être dans une origine événementielle, parce que cela sera le cas de toute procédure de vérité.

Souvenons-nous, par exemple, que Kant lui-même, lorsque, dans la introduction à la critique de la raison pure, il s'interroge sur l'existence de la mathématique, il l'interprète immédiatement en termes événementiels : cette résolution due au génie d'un seul homme, Thalès. Ils l'appellent Thalès, on peut l'appeler ainsi, peu importe le nom propre. Mais c'est une révolution due au génie d'un seul homme, et donc ininférable transcendantalement de quoi que ce soit d'autre que de son statut de surgir événementiel. De façon générale, on pourra soutenir que toute procédure de vérité est assignable un événement, étant entendu que, dans ce cas-là, on admettra une multiplicité événementielle irréductible, sans événement paradigmatique dont les événements singuliers seraient des analogiques. Voilà. En fin de compte, en laissant de côté - on y revenir tout à l'heure - la question propre de la fondation freudienne et le son lien à l’anti-philosophie lacanienne, le débat fondamental c'est : y a-t-il dans la figure qui connecte le surgir événementiel au procédures de vérité un événement paradigmatique, ou pas ? Y a-t-il un événement qui, par sa nature intime, fixe une fois pour toutes ce qu'est un Evénement, c'est-à-dire un événement avec un E majuscule ? Et je pense que la grande force singulière du christianisme, c'est d'avoir mis cette question au coeur de son dispositif, c'est-à-dire d'avoir annoncé qu'il avait l'Evénement. Bien sûr, il pouvait y en avoir d'autres, mais tous les autres sont plus à ce moment-là que des analogies ou des ombres portées. Car s'il y a l'Evénement au sens du surgir en immanence de la transcendance, parce que c'est cela un événement en général et singulièrement celui-là, c'est ce paradoxe qu'en immanence, c'est-à-dire de l'intérieur de la condition terrestre elle-même, quelque chose comme un point de transcendance se fait connaître. Et il est bien vrai que tout événement est quelque chose de cet ordre. Mais si en plus la transcendance quand il s'agit est LA transcendance, à savoir la divinité elle-même, l'événement devient l'Evénement. Voilà.

 

Ceci dit, nous revenons, non pas un peu en arrière, mais comme là  dernière fois j’ai un peu procédé par anticipation, nous revenons à notre triple question de l’identification de la philosophie chez Lacan, le philosophe comme bouché aux mathématique, comme bouchant le trou de la politique, et ayant l'amour au coeur de son discours. Et je vous avais dit : finalement, l'identification de la philosophie chez Lacan fait nœud de ces trois thèses. À sa manière, elle prend position sur au moins trois des conditions constitutives de la philosophie, à savoir la mathématique, la politique, et l'amour. Aujourd'hui, nous allons les examiner l'une après l'autre, dont chacun de leur énoncé pour tenter de voir ce qui est véritablement en jeu dans ces aphorismes ou ces déclarations.

 

I le philosophe bouché aux mathématiques

Pourquoi d'abord, aux yeux de Lacan, le philosophe est-il bouché aux mathématiques ? Nous commencerons par là. Cette question des mathématiques, je ne cesse évidemment d'y insister, est extrêmement importante dans le dispositif de l'anti-philosophie depuis toujours. Par exemple, nous avons vu, je le rappelle parce que c'est un cadrage qui précisément ne va pas être celui de Lacan, que dans le dispositif anti-philosophique de Wittgenstein ou de Nietzsche, il est essentiel de pouvoir postuler une identité ultime de la mathématique et de logique, ou de la mathématique et d'une simple théorie des signes. Et s'enracine là un certain type de déconstruction de l'illusion philosophique ou de la surdité philosophique. Autrement dit, dans le corps d'une anti-philosophie consistante, nous avons toujours, comme prolégomènes au discrédit frappant la philosophie, une certaine thèse sur les mathématiques. L'anti-philosophie se prononce sur les mathématiques de façon à pouvoir déclencher et organiser son opération primordiale sur la philosophie elle-même. Grosso modo, on peut appeler cela le versant anti-platonicien de toute anti-philosophie, dans la mesure où la philosophique fixe dans Platon l'origine d’un nouage particulier entre philosophie et mathématique. S'il y a chez Platon ce nouage particulier, l'anti-platonisme récurrent va toujours devoir prendre position sur les mathématiques pour prendre position sur la philosophie elle-même. Par conséquent, l'énoncé de Lacan : « le philosophe est bouché aux mathématiques », nous ramène sur ce terrain constitutif qui est qu’il n’est en dernier ressort pas possible de prendre position sur la philosophie sans d'une manière ou d'une autre prendre position sur la mathématique. Mais on voit tout de suite que l'annonce de Lacan est très singulière. Cette première figure de singularité va nous retenir, parce qu'elle va être suivie de beaucoup d'autres. En gros, chez Nietzsche et Wittgenstein, l'identification de la mathématique vise fondamentalement à son abaissement. Elle vise à montrer que la philosophie trouve, prétend trouver dans les mathématiques qui n'y est pas. Ou encore que la philosophie attribue à la mathématique une fonction de garantie, dont l'anti-philosophie va montrer que la mathématique ne peut pas la soutenir. En vérité, le cœur de la question c'est que l'anti-philosophie va démontrer ou tenter de démontrer que la mathématique n’est pas une pensée. C'est sa thèse axiale. Elle est formulée telle qu'elle chez Wittgenstein. Et nous avons montré il y a deux ans que chez Nietzsche aussi. La mathématique n'est pas une pensée, ce qui, peu ou prou, revient à dire qu'avec une grammaire, une logique, une grammaire logique, disons, pour l'essentiel, que la mathématique est identifiée comme grammaire. Par voie de conséquence, elle n'est pas une pensée, et ce que la philosophie prétend y trouver de pensant et même de paradigmatiquement pensant est absolument illusoire..

L’énoncé de Lacan, apparemment, est exactement inverse. C'est cela qui est évidemment frappant. Il semble bien que le mouvement primordial de Lacan soit d'identifier la mathématique comme pensée, de l’identifier même comme seule science du réel. Il ira jusque-là, au moins dans Encore, et d'établir que la philosophie manque précisément la dimension pensante réelle de la mathématique. Vous voyez que c’est croisé. L'opération est apparemment absolument inverse. Il ne s'agit pas de dire : la philosophie trouve dans la mathématique une dimension pensante qui en réalité ne se trouve pas. Il s'agit au contraire de dire que la philosophie ne voit pas dans la mathématique la dimension pensante d'accès au réel qui s'y trouve et à laquelle elle demeure bouchée. Par conséquent, c'est Lacan lui-même qui va s'assurer de la mathématique et non pas imputer à la philosophie de le faire fallacieusement. Je vous indique tout de suite la signification de ce point à mes yeux : ceci est étroitement lié au fait que l'acte anti-philosophique de Lacan soit précisément archi-scientifique, c'est-à-dire sous le signe du mathème. C'est parce que son acte est sous le signe du thème - lequel rappelons le n'est pas à la mathématique, mais l'impasse du mathématisable – qu’alors le rapport la mathématique s'inverse par rapport à l'héritage anti-philosophique contemporain.

Ceci si clairement indiqué, il s'agit maintenant de comprendre le « bouché ». Qu'est-ce que c'est que cette dimension radicale de la mathématique que les philosophes ne saisissent pas, à laquelle ils restent bouchés ? Il faut bien comprendre que la mathématique est une figure de ce qu'on pourrait appeler l'os de la vérité. Entendons par os de la vérité ce qui est nettoyé de tout sens, pour autant au moins que le sens participe de la conscience. Pour autant que le sens est une opération qui participe de la conscience, la mathématique est exemplairement le nettoyage de tout cela, et par conséquent, c'est la venue de la vérité dans son os, dans son arrête. La mathématique, répétait Lacan, c'est « la science sans conscience ». Ce qui veut aussi dire que, comme il l'indique dans l'Etourdit, dans la mathématique, je le cite : « … le dit se renouvelle de prendre sujet d'un dire plutôt que d'aucune réalité ». Voilà ce qui est constitutif du discours de la mathématique : c'est que le dit se renouvelle de prendre sujet d'un dire plutôt que d'aucune réalité.

Petite parenthèse, pour l'instant encore un peu ésotérique, mais elle s'éclaircira je pense dans la suite ce séminaire. Je pense que Lacan n’est parvenu à une intellection véritable, à ses propres yeux, de ce qu’était la mathématique que dans la dialectique de dire et du dit, et non pas exactement dans celle du signifiant et du signifié. Il y a des recoupements complexes entre les deux, mais l'identification de la mathématique est véritablement que « le dit se renouvelle d'un dire ». Le dire c’est... je ne dis pas un événement, mais la question du dire c'est celle de l'apparition de : on dit, c’est dit. Et ce n’est véritablement que dans l'espace de cette corrélation entre le dire et le dit et du mode propre sur lequel on peut « prendre sujet d'un dire » pour transformer, inventer, ou renouveler le dit, que la mathématique est identifiable aux yeux de Lacan. La mathématique se rapporte au dire, et non pas à une quelconque réalité. Nous aurons l'occasion de montrer comment à la fois ceci est distinct d’une figure qui tenterait d'appréhender la mathématique dans le strict champ de la corrélation signifiant / signifié, et aussi comment ceci est distinct d'une thèse formaliste sur la mathématique. Mais nous laissons cela pour plus tard.

Une fois ceci dit, quel va être le grief fait à la philosophie ? Parce que c'est un grief. Dans un de ses textes ultimes, après avoir quitté Tristan Tzara, Lacan dit : « je m'insurge, si je puis dire, contre la philosophie ». Il faut que je vous retrouve cela, c'est tellement bien. C'est un texte daté du 18 mars 1980, intitulé Monsieur A. Lacan est tombé sur un titre de Tristan Tzara, titre dadaïste : Monsieur Aa, l’anti-philosophe (on pourrait écrire l’histoire du mot anti-philosophie, il remonte au 18ème siècle). Tristan Tzara a écrit Monsieur Aa, l’antiphilosophe, Lacan étant retombé là-dessus après avoir d'ailleurs remarqué que quand il avait passé à Tzara l'instance de la lettre, ça ne lui avait fait aucune impression :  « ça ne lui avait fait ni chaud ni froid » écrit Lacan, alors qu’il était anti-philosophe tout de même ! Lacan en conserve un certain regret : « je croyais quand même quelque chose qui prêtait à l'intéresser. eh bien, pas du tout. Vous voyez comme on se trompe ». L’instance de la lettre n'a pas du tout intéressé l'anti-philosophe Tzara. Mais il avait peut-être de bonnes raisons, Tzara, de ne pas s’intéresser spécifiquement, en tant qu’anti-philosophe, à l'instance de la lettre. Il était peut-être perspicace... Et Lacan commente : « ce Monsieur Aa est anti-philosophe. C’est mon cas. Je m'insurge, si je puis dire, contre la philosophie. Ce qui est sûr, c'est que c'est une chose finie. [le voilà en coquetterie avec la thèse de la fin de la philosophie] même si je m'attends à ce en  rebondisse un rejet [prudence quand même]. Ces rebondissements surviennent souvent avec les choses finies. Regardez cette Ecole archi-finie [ça sent la dissolution tout ça] : jusqu'à présent il y avait là des juristes devenus analyste, eh bien maintenant, on devient analyste faute d’être devenu analyste [c’était époque où l'on allait en procès après dissolution] ». Mais, et Lacan souligne, je m'insurge, je m'insurge, n'est-ce pas, contre la philosophie. C’est une chose est finie. Remarquez que s'insurger contre une chose finie, c’est une tension tout de même, car ce ne doit pas être fini à ce point qu'il n'y aucun sens à s'insurger contre. Et tout de même, c'est une insurrection : « je m'insurge contre la philosophie ».

Et en particulier, je m'insurge contre le fait qu'elle soit bouchée aux mathématiques. Le grief de cette insurrection contre la philosophie est assez simple, c'est que la philosophie dans son rapport aux mathématiques manques absolument que le renouvellement du dit s'enracine dans le dire, et prétend faire sens du point de la réalité. Grosso modo, la philosophie c’est ce qui appréhende la mathématique comme ayant à relever du sens du point de la réalité, et en particulier, rétablissant toujours en un point le doublet conscience / réalité, c'est-à-dire investissant ou affectant la mathématique d'une herméneutique latente ou explicite qui restera, dans l'appréhension qu'elle en a, le doublet de la conscience et de la réalité, là où en réalité il pourrait s'établir dans le doublet du dire et du dit. Autrement dit, comme toujours, la philosophie c'est une assignation de sens à la vérité, c'est ce qui prétend lui donner sens. Or la mathématique ne s'y inscrit pas et c'est précisément ce que le philosophe manque, parce que la vérité est l'os de la philosophie. Par conséquent, ultimement, l'opération de la philosophie à l'égard des mathématiques reste une opération religieuse dans son contenu.

Je fais un point stratégique sur la position de la religion dans l'anti-philosophie lacanienne. Là aussi, et c'est extrêmement profond est intéressant, j'ai été amené à souligner maintes fois que la question de la religion, et peut-être plus singulièrement lorsqu'il s'agit de l'anti-philosophie contemporaine, que la question du christianisme, dont nous parlions tout à l'heure, est centrale dans le dispositif anti-philosophique, à savoir qu'il y a toujours une corrélation saisissable entre l'opposition à la philosophie d'un régime de l'acte, de l'acte inouï ou de l'acte sans précédent, et les figures de la religion comme présomption du sens. Or, dans une large mesure, Lacan va également inverser la disposition anti-philosophique, ou en tout cas être sur ce point plus nietzschéen que Wittgenstein. Et ce qui est intéressant et profond, et qu'il va l’inverser en même temps qu'il inverse celle de la mathématique. Dans le même mouvement par lequel Lacan peut dire que la philosophie manque le propos de vérités de la mathématique, il va, non pas arguer du sens, mais polémiquer contre le sens comme figure ultimement religieuse. De telle sorte qu'on pourrait dire, bien que ce sont un peu forcé, mais c’est un éclairage si vous voulez, que l’anti-philosophie lacanienne commute les positions de la mathématique et de la religion par rapport à l'héritage anti-philosophique : la mathématique vient en position de ce qui est essentiellement manqué par la philosophie, cependant il va y avoir une collusion de la philosophie et de la religion au point du sens. Et dans la lettre de dissolution de janvier 1980, il y a quand même ceci : « la stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux ». La pensée est explicite : le sens est toujours religieux. Et Lacan continue, ce qui est non moins intéressant : « dans mon obstination dans la voie de mathème ». Ces 2 formule :

- « la stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux »

- « dans mon obstination dans ma voie de mathème »

résument un peu ce que j'appelle la commutation. Au lieu qu'on oppose à la vacuité formelle de la vérité mathématique ou de la pseudo vérité mathématique le silence du sens dans sa dimension archi esthétique wittgensteinienne ou archi-politique nietzschéenne (mais c’est Nietzsche aussi c’est du sens qu'il s'agit), on va opposer la voie du mathème au caractère irrémissiblement religieux du sens. Et sur ce point précis, la philosophie est accusée de collusion avec la religion dans la manière même dont elle traite la mathématique parce qu'elle essaie obstinément de l'établir dans la dimension du sens, et que en fin de compte, le sens est toujours religieux.

Il faut se demander ce qui valide éventuellement cette thèse, c'est-à-dire est-il vrai, ou en tout cas affirmable, soutenable, que le rapport historique de la philosophie aux mathématiques soit de les saturer de sens, et de les disposer dans l'espace du sens ? Je voudrais prendre trois exemples : l'exemple platonicien, l'exemple cartésien, et l'exemple hégélien. Je vous signale que dans le texte l'Etourdit ou une part de ceci est développée de façon allusive, Lacan pour l'exemple hégélien. Mais en fait, on peut remonter plus haut et voir s'il y a une espèce d'originalité d'une telle collusion. Dans les trois cas, la thèse lacanienne trouve d'incontestables appuis, mais aussi, à mon sens, d'incontestables objections.

1) appuis à la thèse lacanienne (sur mathématique et philosophie)

a) Platon

Prenons, chez Platon, le Ménon, texte sur lequel Lacan est revenu maintes fois. Le Ménon, dans la scène canonique où Socrate fait venir un esclave pour montrer que cet esclave peut comprendre un problème de géométrie, le problème de la duplication du carré, et pour mettre en scène à partir de là la théorie de la réminiscence en disant : l'esclave peut comprendre cela, alors qu'il ne l'a jamais appris, donc il faut d'une certaine manière que ce soit déjà là.

Cela est un rapport incontestable de la philosophie aux mathématiques puisque cette expérience - c’est une expérience - cette expérience de pensée : faire venir un ignorant et montrer que cette ignorant est en fait dans la disposition d'un savoir, savoir qu’on va pouvoir  révéler à lui-même, va établir le fait qu'il y a toujours une antécédence du savoir à lui-même. Et cet antécédence du savoir à lui-même on va l'appeler la réminiscence. C'est peut-être l'inconscient... après tout. L'autre vie dans laquelle on a contemple les Idées, c'est une métaphore, qui signifie peut-être simplement que l'inconscient de l'esclave et mathématique. Y a-t-il là une emprise possible de la critique lacanienne ? Oui, incontestablement. Incontestablement pour deux raisons.

- premièrement, parce que ce qui est en cause, c'est bien la venue à la conscience de ce savoir quel qu'en soit le lieu initial. Autrement dit on va établir la mathématique dans sa venue à la conscience, dans l'épreuve d'une réalité. Car si on regarde bien, ce qui fait venir à la conscience de l'esclave le processus d'intelligence du problème mathématique qui lui est soumis, c'est en fait la figure. Ce n’est qu’en traçant la figure, le diagrammatique de la chose, que la conscience de l'esclave s'éveille aux figures conceptuelles qui sont en jeu. On peut dire que dans ce rapport entre la venue à la conscience et le diagrammatique figural (le carré, sa diagonale vont être tracés, vont supporter la venue à la conscience de l'énoncé mathématique), Platon montre que la mathématique est toujours passible d'une inscription dans l'espace de la conscience et de la réalité, et que c'est là qu'elle va faire sens pour tout un chacun, y compris un ignorant comme l'esclave. Et c'est d'autant plus accusé que, somme toute, c’est que l'esclave comprenne le problème ; que donc cette compréhension met à l'ordre du jour la mathématique comme sens. On aurait donc là une expérience philosophique dans laquelle véritablement la mathématique n’est convoquée que pour qu'on établisse qu'elle fait sens pour l'esprit en général, dès lors qu'on se donne les moyens de l'établir dans le doublet de la conscience et de la réalité. Cette expérience cruciale irait bien dans le procès de Lacan selon quoi le philosophe reste bouché à la mathématique, parce qu’il ne fait jamais que tenter de l'établir là où réalité n'est pas, ie précisément dans ce doublet. Et donc, aux yeux de Lacan, l'opération de Socrate dans le Ménon sera tout de même en dernier ressort une mystification qui aura consisté à faire advenir cet établissement dans le doublet conscience / réalité selon un artifice dialectique qui rature la corrélation du dire et du dit comme essence véritable de la procédure mathématique.

b) Descartes

Si maintenant on prend l'exemple cartésien, eh bien ce qui est frappant chez Descartes, c’est que la mathématique est prise comme paradigme méthodique d'autre chose qu'elle-même. Vous connaissez tous : « ces longues chaînes de raison etc…» dont la mathématique offre le paradigme et le modèle, et tout le propos est de constituer une métaphysique véritable fidèle à ce paradigme. Mais on voit bien que là, la mathématique est traitée comme méthode, plus exactement comme paradigme méthodique, de telle sorte qu’on puisse avec elle traiter du sens, c'est-à-dire que ce paradigme méthodique puisse s'approprier ou s'emparer d'enchaînement proprement métaphysiques, sans que, dit Lacan, Descartes admette en qu’en réalité la mathématique ne puisse pas être paradigmatique pour autre chose qu’elle-même, et en particulier et puisse pas être paradigmatique pour quelque réalité signifiante que ce soit, puisqu'elle ne renouvelle son dit que du point de son dire.

La corrélation entre dire et dit est essentielle ici, car si la mathématique ne renouvelle son dit que du point de son dire, cela signifie qu'elle n'est pas en état d'être paradigmatique pour un effet de sens ou de réalité qui lui serait hétérogène. Et donc l'idée même de méthode en son sens cartésien est en elle-même un rétablissement du rapport de la philosophie a leur mathématiques dans l'espace du sens.

c) Hegel

Enfin, si l'on prend l'exemple hégélien, qui est celui qui est présent dans l'esprit de Lacan dans l'Etourdit. Et si on prend cette fois l'immense remarque dans la Logique de Hegel sur le calcul infinitésimal, le calcul de l'infini, alors là c'est encore plus net parce que le procès de Hegel consiste à dire pour être très schématique que l'infini mathématique est un infini qui existe en soi, mais qui ne ressaisit pas dans l'élément du pour soi sa propre intelligibilité, donc que malgré tout c'est un infini aveugle. Et vraiment on peut dire que ce que Hegel déclare de manquant dans le concept mathématique de l'infini, c'est très précisément l'élément de la conscience au sens hégélien, ie l'élément de l'intériorisation. Ce qui revient à dire que pour Hegel, l'infini mathématique est coupé de son propre sens. Ce qu'il va appeler le concept spéculatif de l'infini consiste précisément à restituer à l'infini le mouvement de son sens. On trouve donc là quasi immédiatement le binôme sens / conscience ou sens / intériorisation comme ce par quoi il faut complémenter la mathématique pour la faire advenir dans l'espace de la philosophie.

 

Sur ces trois exemples que je schématise à outrance sans, je crois, les déformer pour l'essentiel, on voit très bien où s'enracine la thèse lacanienne. Il est vrai qu'il y a de la part de la philosophie une opération sur la mathématique qui tente à la fois de l'investir par le sens et de l’articuler au doublet de la conscience et de la réalité.

Cependant à mon avis, on peut aussi soutenir, sinon le contraire, du moins des contrapositions à cette analyse. Pourquoi ? Et là, vous voyez que nous sommes au coeur d’une ligne de contact entre philosophie et anti-philosophie.

2) objections à la thèse lacanienne (sur mathématique et philosophie)

a) Platon

Si nous prenons la mathématique telle qu'elle est analysée dans la République de Platon, qu'est-ce que Platon objecte à la mathématique elle-même ? Il lui objecte très précisément de fonctionner à partir d’hypothèses dont elle ne rend pas compte. A quoi il va opposer la dialectique philosophique qui, elle, s'approprie les principes ou éventuellement un principe. Mais le seul principe, c’est ce qui est intelligible par soi-même et, en même temps, source de l’intelligibilité, et qui est donc, va dire Platon, inconditionné, non hypothétiques, anhypothétique. Bon, ceci est très connu. Seulement cela veut dire quoi que la mathématique ne commence que par des hypothèses dont elle ne rend pas compte ? Cela veut dire que Platon conçoit parfaitement que ce qui origine la mathématique soit un pur dire. Cela, Platon le sait, on ne peut pas dire qu'il l’a manqué. Qu’en effet le mouvement de la mathématique ne soit que sous la garantie d’un dire, qu'en termes contemporains nous nommons la dimension axiomatique de la mathématique : quelque chose est d'abord dit et ensuite il y a un enchaînement fidèle à ce dire 1er, constituant.

Vous me direz : mais Platon justement le reproche, ça, aux mathématiques. Et il dit : il faut remonter jusqu'au principe qui, d’une certaine façon, est dans l’intelligibilité par soi-même de son dire. C’est vrai. Seulement, autre chose est de dire qu'il objecte aux mathématiques, autre chose est de dire qu'il manque l'essence des mathématiques. En vérité, je suis profondément convaincu que Platon, même s’il en fait une objection,  a une intuition tout à fait assurée de ce qu'en mathématique il y a précisément une défection du sens s'originant dans le primat du dire. Une hypothèse, c’est : je le dis, et puis après j’en tire les conséquences. C'est un dire.

Evidemment, pour Platon, c'est une faiblesse de n'être qu'un dire. Mais encore une fois, il faut absolument distinguer sur cette question à la fois épineuse et centrale le fait que Platon serait bouché  aux mathématiques, n’en saisirait pas la nature propre, et le faut qu’il y objecte comme n’étant pas, à ses yeux, la forme achevée de la figure principielle du vrai.

 

Intervention : mais dans ces conditions, comment comprendre les longs paradoxes de l’un et multiple dans le Parménide ?

Réponse : oh, mais ces paradoxes, on peut les laisser de côté pour l'instant, parce qu'ils n'invoquent pas ou ne convoquent pas les mathématiques.

Intervention : d’accord, mais leur discours suit une logique.

Réponse : oui mais pour l’instant soyons littéraux et symptômaux. Comment la philosophie convoque la mathématique et est-elle bouchée à la mathématique ? Si on s’engage dans les figures du multiple et de l’un dans le Parménide, nous allons nager dans l’ontologie. Ce n’est pas maintenant notre propos. Notre propos est très précis,  et il faut que vous suiviez cette précision, c’est de savoir de façon littérale si la thèse lacanienne selon laquelle la philosophie est bouchée aux mathématiques - parce que son discours propre tente de les affecter de sens – est fondée ou pas. Alors je dis : oui, en un certain sens, il y a des textes qui vont vers cette objection, mais on peut absolument faire remarquer qu’il y en a qui vont dans le sens contraire. Le fait que la mathématique se soutienne du pur dire est une chose que Platon voit absolument, et qui précisément pour lui – et c'est cela qui nous intéresse – va fonder la distinction entre philosophie et mathématique. C'est cela qui est essentiel. Cette thèse ne va pas être soutenue pour légitimer une résorption signifiante ou significatives de la mathématique dans une extériorité à elle-même, elle va dire : les mathématiques, c'est cela, et nous, dialecticiens, nous avons une autre visée, une autre ambition, un autre propos, dont on peut toujours dire qu'il est imaginaire etc…, mais pour l'instant ce n'est pas notre question. Notre question, c'est qu'il y a chez Platon une distinction entre dialectique et mathématiques qui repose précisément entre la dialectique du sens et la prescription du dire. La mathématique est sous la loi de la prescription du dire. C'est comme ça. C'est vrai que chez Platon, la philosophie cherche l'auto-fondation du sens, mais c'est dans une disposition d'écart, et dans cette disposition d’écart, il y a une identification, somme toute, recevable des mathématiques. Le fait qu'on n'en concluons ensuite que, par conséquent, les mathématiques ne sont pas capables de déployer la dialectique du sens, c'est, après tout, la reconnaissance qu'en effet elles sont quelque chose comme «  l'os », c'est-à-dire quelque chose qui, étant dans le pur soutien de renouvellement de son dit à partir du dire, n'est pas en état d'engager ou d'initier une problématique du sens.

b) Descartes

Si on prend l’exemple cartésien, il est incontestable que si l'on se tourne du côté de l'usage méthodique de la mathématique, il est clair que cela signifie qu’on prélève sur la mathématique une disposition formelle que l’on va investir dans des opérations de production de sens. Je crois que c'est incontestable.

Cela dit, ce n'est pas la seule chose qu'il y a. Il y a en particulier un point, qui est une autre identification des mathématiques par Descartes, même s'il est assez complexe, et qui est celle-ci : les énoncés mathématiques ont pour Descartes une position particulière par rapport à l'opération du doute, un tout autre angle d'approche. Pourquoi ? Parce qu'en vérité, les énoncés mathématiques sont, pour Descartes, d'abord et avant tout ce dont en fait on ne peut pas douter. Les énoncés, les vérités mathématiques, comme il les appelle, nous ne pouvons pas en douter, car pour douter il va falloir le doute hyperbolique, c'est-à-dire non pas le doute, mais une hyperbole du doute qui convoque des opérateurs tout à fait extraordinaires : le malin génie, le Dieu trompeur. Et rien moins, dirait Lacan, que l'hypothèse, si je puis dire, d'un mauvais Autre, c'est-à-dire d’un Autre tel que notre pensée en serait le jouet égaré.

C’est une thèse que naturellement Descartes résiliera ensuite. Mais enfin, il faut rien moins que cela, ce qui veut dire que les vérités mathématiques sont telles que dès que dites, elles contraignent le sujet, et non pas - et c'est toute la fine pointe de la chose - justement par l’effet de quelque réalité que ce soit, car les réalités, il y a belle lurette qu'on a pu en douter. Le doute a frappé les réalités sans résistance : qu’il y ait quelque chose, un monde extérieur, un monde tout court, bref, tout ce qui est sous les espèces de la réalité, le doute ordinaire - avec quelques artifices rhétoriques – peut les suspendre. Mais pour les vérités mathématiques, il faut ke doute hyperbolique. Ici, la mathématique est dans l'écart entre le doute et le doute hyperbolique. Elle est l’hyperbole. Ce qui veut dire qu’entre mathématique et sujet au sens cartésien il y a un nouage singulier qui ne passe justement pas par la réalité. Et on peut tout à fait soutenir que c'est parce que les vérités mathématiques sont de l'ordre du dire. Elles ne se soutiennent d'aucune réalité, et par conséquent, le doute sur la réalité ne les atteint pas.

Il n'est donc pas absolument vrai que Descartes n’établisse la mathématique que du biais de la méthode dans la conscience et dans le sens, il est aussi vrai qu'il les établit dans cette position d'exception qui les noue au sujet dans une figure où la réalité se trouve soustraite. Ceci est en même temps compatible – ce qui est un coup de génie – avec l’idée de leur contingence ontologique car, comme vous le savez, les vérités mathématiques elles-mêmes sont créées par Dieu. On va retrouver Dieu et tout le reste, mais cela plus tard. Et donc elles n’ont pas au niveau de leur être même de nécessité. Descartes a donc inventé cette figure étonnante et, au fond, assez profondément lacanienne, de vérités, puisqu'il les appelle ainsi, qui ne se soutiennent d’aucune garantie d'être au sens de la nécessité, ie qui sont suspendues à la pure liberté divine, et qui cependant, son comme on dit contraint pour le sujet. Que la mathématique soit repérée comme ce qui, relevant de l’événement du dire, est événementiel et contingent, et qui, cependant, ne relevant pas de la réalité, est absolument nécessaire – nécessaire sous l’autorité du dire – fait qu’en ce point Descartes a fondé le régime spécifique de la discursivité mathématique. Il l’a nommée.

Ainsi, en dépit de l'opération d'appropriation que représente l'idée de méthode, je ne crois pas qu'on puisse soutenir qu'il y a chez Descartes un manquement quant à l'identité véritable de la discursivité des mathématiques. Au contraire, je dirais qu'il y a une pensée particulièrement radicale et particulièrement disjointe du tandem du sens et de la réalité ou, en d’autres termes, disjointe de la religion. Il y a chez Descartes une pensée profondément non religieuse de la discursivité mathématique.

c) Hegel

Enfin, si je prends mon troisième exemple, c'est-à-dire l'exemple hégélien présent à l'esprit de Lacan, c'est un exemple tout à fait intéressant parce que dans la note 1 page 9 de l'Etourdit, Lacan, après avoir reconnu que Hegel était instruit des mathématiques – « car quand je dis : bouché, ce n'est pas l'ignorance, ce n'est pas : ne pas connaître » - dit, en un 2ème temps, que Hegel dit à peu près la même chose que Russell, et dans un 3ème temps, que bien qu'ils disent la même chose que Russell, chez Russell ce n'est pas bouché tandis que chez Hegel c’est bouché.

Donc : la même chose ou à peu près peut être dite sur les mathématiques dans la figure d’y être bouché ou comme Russell la figure d’y être débouché. Ce qui veut dire que ce que Lacan dit sur Hegel en ce point, à savoir que c'est véritablement le fait d'être dans la stratégie et les opérations du discours philosophique qui obnubile la mathématique pour Hegel indépendamment de ce qu’il en dit, puisque ce qu'il en dit, si c’est dit par Russell et dans le contexte où Russell le dit, c’est pertinent, bien que Russell disait que les mathématiques n'avaient aucun sens, justement. Sur ce point, je vous ai dit tout à l'heure ce qu'il fallait en penser. C'est vrai que Hegel tente de montrer que le concept mathématique de l'infini, parce qu'il est soustrait au concept de l'intériorisation, reste un concept inférieur par rapport au concept de l'infini tel que va le déployer la philosophie.

Seulement, là encore on va retomber dans cette disposition compliquée que nous voulons de voir avec Platon et Descartes, Hegel dit que sur l'infini la mathématique est le premier dire, entendons : le premier dire non théologique, c'est-à-dire le premier dire rationnel au sens même où Hegel l'entend. Nous avons là une sorte de parallélisme avec Platon, parce que que faut-il retenir ? L'insuffisance du concept au regard de la dialectique du sens ou de l'intériorisation, ou le fait qu'il soit inaugural, ie qu’il inaugure dans la dimension du dire une figure absolument novatrice de l'infini (chose qui est absolument reconnue par Hegel) ?

Bien entendu, le fait que ce soit le premier dire ne va pas empêcher Hegel de soutenir ensuite que ce premier dire doit être surmonté dans l'élément d'un dire second et finalement suprême qui établit l'infini dans l'intériorisation et le développement du sens. Mais si Hegel en parle interminablement dans des pages, des pages et des pages, et dans les plus extrêmes détails, c’est que Hegel reconnaît que la mathématique, c'est le surgissement historique du dire sur l'infini, le surgir historique du dire sur l'infini. Ce qui est en un certain sens l’équivalent historial ce que Platon dit dans l’ordre de l'Idée de manière non historiale, à savoir quelque chose est inauguré là sous la forme d'un dire. Et en plus, et cela est une question souvent très difficile à comprendre chez Hegel, la thèse hégélienne est que la mathématique va continuer aussi, c'est-à-dire qu'elle sera toujours au régime d'être inauguration sous la forme du dire quant à l'infini. Vous comprenez que ce n'est pas elle-même qui va devenir philosophie, donc c'est bien son essence de mathématiques comme mathématique d'avoir été et de demeurer figure inaugurale quant à l'infini, sous les espèces du dire, figure historiale première. Elle est le dire sans intériorisation certes, mais elle va continuer dans cette voie. Et donc il est bien vrai que la mathématique, elle, ne va renouveler son dit que du point du dire, elle ne pratiquera pas à l'intériorisation dans son immanence propre ou dans la figure qu'elle représente. À partir de là, vous avez deux thèses et les débats sur ce point se présentent à propos de Hegel sous de multiples formes.

- la 1ère compréhension qu’on puisse en avoir, c’est : la mathématique est finie. C'est terminé. Ce n'est plus la peine de persister dans la figure, quant à l'infini, de l'inauguration par le dire puisque ceci est relevé dans l'intériorisation philosophique. On peut donc penser que la mathématique est finie exactement, remarquons-le, comme Hegel le dit de l’art ou de l'histoire. Pour Hegel, l'art est une chose du passé. Et puis l'histoire est finie puisqu'elle est parvenue à la conscience intégrale d'elle-même. On pourrait donc dire : la mathématique est finie pour Hegel, au même sens où l'art l'histoire sont finis. On pourrait dire : tout est fini. Mais on sait très bien que cela est une compréhension massive superficielle, par ce que Hegel pense aussi que l'art continue, que l'histoire continue et, en vérité, que la mathématique continue. Ce que veut dire fini n'est pas de l'ordre de la fin empirique, c'est-à-dire qu'il ne se passerait plus rien. Hegel n’a jamais pensé cela. Il n'était quand même pas stupide !

- 2ème compréhension : ce qu’il veut dire, c'est que ça cesse d'être une source féconde pour l'opération philosophique elle-même. Fini signifie que la spéculation philosophique n'en a plus besoin. Par exemple, elle n’a plus besoin du concept mathématique de l'infini, puisque la forme inaugurale de son dire  épuisé ses vertus pour elle, pour la spéculation philosophique. Mais cette forme inaugurale du dire n'a pas épuisé ses vertus pour la création mathématique elle-même, qui, je vous dis, ne va pas se transmigrer en philosophie.

C’est un point très délicat sur Hegel et il faut vraiment bien le saisir, parce que sinon on manie la thèse de la fin de façon absurde. Hegel n’a jamais pensé que l’art finissait au sens où il était devenu incapable de création ou de devenir. Je prends l’exemple sur l’art, parce que c'est le plus connu : la fin de l'art, l'art est une chose du passé. Hegel sait très bien que l'art en soi, dans l'immanence à lui-même, va évidemment continuer et créer de nouvelles choses. Simplement, il ne sera plus nécessaire d'en passer par lui pour relever la spéculation philosophique. Sur la mathématique, on peut raisonner exactement de la même manière, et cela je crois que, malgré tout, Lacan le manque un peu. La mathématique va continuer, continuer à créer et être identifiable sous la loi de son dire inaugural, simplement la philosophie va s'en détacher - s'en détacher. Et c'est pourquoi, moi, je dirais que Hegel n'est pas bouché aux mathématiques. Il énonce à leur égard un détachement, et ce détachement se place sous un idéal très particulier chez Hegel - on peut dire un idéal en fin de compte absolument intenable – mais un idéal que je crois être le coeur de son propos, à savoir que Hegel est le penseur de l'histoire de la philosophie qui a assigné comme telos à la philosophie d'être désormais soustraite à la totalité de ses conditions. Désormais, la philosophie n'a plus besoin de l'art, plus besoin de la mathématique, c'est cela que signifie que l’art est fini et que la mathématique reste dans le pur inaugural du dire, elle n'a plus besoin de la politique, c'est cela que veut dire la fin de l'histoire. Elle est donc soustraite à l'ensemble de ses conditions. On peut donc dire que Hegel à rêver de ce que j'appellerais une philosophie plus. Mais avec une définition très technique de philosophie pure, c'est-à-dire une philosophie désormais détachée du système de ses conditions. On peut naturellement, ce serait juste, dire que l'idéal d'une philosophie pure est intenable, et en définitive la philosophie est intrinsèquement toujours sous conditions événementielles extérieures à elle-même. Ce que je pense, moi - c'est sur ce point précis que je serais pas hegelien - mais on ne peut pas dire que Hegel a méconnu ou est rester bouché à la signification intrinsèque des mathématiques comme inauguration par le dire.

 

Je terminerai sur ce débat en disant ceci : Lacan indivise la philosophie sur la question de son rapport aux mathématiques. Il l’indivise, c'est-à-dire qu'ils méconnaît ce point essentiel, à mes yeux, de la philosophie, qu’elle est toujours résistance immanente à sa propre tentation qui est, en réalité, la tentation de l'un. Je crois qu'on peut le montrer sur ces exemples et sur beaucoup d'autres. Lacan sait bien que la tentation de la philosophie c'est la tentation de l’un, ce que Heidegger lui-même désire comme arraisonnement de l’être par l’un, mais la philosophie n'est pas réductible à sa tentation immanente, elle est aussi le mode propre par lequel elle se détache de sa tentation immanente. Et s’agissant des mathématiques, je crois qu'on peut, en effet, dire que dans le Ménon de Platon, dans les Règles pour la direction de l'esprit de Descartes, dans la Logique de Hegel, on a les 2.

- on a le mode propre sur lequel est affirmée une sur suréminence de la philosophie par rapport aux  mathématiques, c'est-à-dire dans lequel est organisée la tentation du sens. Chez Platon, ça se dirait substituer les principes aux axiomes. Chez Descartes ça se dirait organiser méthodiquement la métaphysique. Chez Hegel ça se dirait surmonter ou subsumer le concept mathématique de l'infini. Donc :  il y a cela, c'est vrai, mais cela tombe directement sous la coupe de l’invective lacanienne.

- mais il y a aussi l’organisation immanente de la résistance à ce point dans toute grande philosophie. Chez Platon, ça se dit identification de la mathématique sous la loi du dire, c'est-à-dire reconnaissance à la fois de sa contrainte et de sa contingence. Chez Descartes ça se dira position des vérités mathématiques dans l’ordre de l’hyperbolique. Et chez Hegel ça se dira la mathématique est inaugurale et le demeure.

Et, pour ma part, l'anti-philosophie lacanienne, c’est d’indiviser la philosophie sur ce point précis tout, en réalité, en prenant appui sur sa division. Nous aurons d'autres occasions de le remarquer, mais c'est un schème essentiel, et si on le donne en personnage conceptuel comme dirait Deleuze, peut-être que le point le plus frappant, c'est son rapport à Socrate.

Le rapport à Socrate et à Socrate / Platon, c'est à la fois et comme indivisiblement - nous sommes aux origines de la philosophie - pour l'anti-philosophie lacanienne, un procès de destitution et un procès d'identification. Pourquoi ? Eh bien, ça peut être les deux, précisément parce que la philosophie est pensée à la fois comme indivise et comme possibilité d'user ou d'investir sa division. Et sur la question du rapport de la philosophie aux mathématiques, ceci est exemplairement lisible.

II le philosophe bouchant le trou de la politique

Maintenant : boucher le trou de la politique. Alors, évidemment, la première question, c'est : en quel sens la politique est-elle un trou ? Je crois que là, on peut vraiment circuler dans le nœud borroméen et dire cette affaire du trou de la politique est à la fois selon l'imaginaire, selon le réel et selon le symbolique.

1) la politique comme trou imaginaire

D'abord, cela c'est l'aspect le plus connu est le plus visible, la politique est un trou parce que c'est lié de façon indéniable à l'imaginaire du groupe. Très précisément on peut dire ceci : en tant que la politique se trouve dans l'imaginaire du groupe, c'est un trou imaginaire dans le réel du capital. On pourrait argumenter cela de façon intra lacanienne, je ne le fais pas tout de suite. Trou imaginaire dans le réel du capital : le réel du capital, c'est le réel la dissémination universelle, de la circulation et de l'atomisation absolue. Et en plus, c'est un certain régime de la jouissance, donc c'est au point du réel. Et alors, dans la compacité pulvérulente de ce réel, la politique c’est faire des espèces de colles – « d'écolles » - qui, en réalité, sont des moments où la consistance consiste comme un os troué ou poreux, et d’établir des pores imaginaire dans la consistance disséminée et réelle du capital et de la plus-value, ie le plus-de-jouir. Cela, c'est le mode propre par lequel la politique est collée au sens (c’est la même chose), et en tant qu’elle est collée au sens, elle fait en effet trou imaginaire, si l'on veut bien religieux, dans le réel du capital. Telle est la politique comme effet d'église. Chez Lacan, il y a plusieurs noms : effet de colle (ça colle le groupe), effet d’Eglise, effet de sens. Mais encore une fois, je dirais de façon plus technique : trou imaginaire dans le réel.

Au moment de la dissolution de l'école en 1980, là où un acte de dissolution est un acte dans l’espace de la politique, je vous rappelle que Lacan écrit ceci : «  Démontrant en acte [revoilà l'acte ! L'acte c'est l’acte de dissolution. Et je vous signale la question de savoir s'il peut exister une autre espèce d'actes qu’un acte de dissolution sera une de nos questions terminales] que ce n’est pas de leur fait que mon Ecole serait Institution, effet de groupe consolidé, aux dépens de l’effet de discours attendu de l’expérience, quand elle est freudienne. On sait ce qu'il en a coûté, que Freud ait permis que le groupe psychanalytique l'emporte sur le discours, devienne Eglise. L’Internationale [l'internationale, ce sont les gens de Chicago n'est-ce pas ?], puisque c’est son nom, se réduit au symptôme qu’elle est de ce que Freud en attendait. Mais ce n’est pas elle qui fait poids. C’est l’Eglise, la vraie, qui soutient le marxisme de ce qu’il lui redonne sang nouveau… d’un sens renouvelé. Pourquoi pas la psychanalyse, quand elle vire au sens ? Je ne dis pas ça pour un vain persiflage. La stabilité de la religion vient de ce que le sens est toujours religieux. D’où mon obstination dans ma voie de mathèmes ». Là, je vous ai déjà cité ces deux derniers points. Nous sommes toujours les rubriques du trou imaginaire dans le réel du capital. La politique fait trou de ce qu’elle emporte tout effet de discours dans l’effet de groupe : « … effet de groupe consolidé, aux dépens de l'effet du discours » et quant à Freud il a permis que « le groupe psychanalytique l’emporte sur le discours ». Donc : ce qui est ici  en jeu du point de la politique – le groupe comme tel – fait trou quand ça fait colle ou « Ecolle », c'est-à-dire quand précisément le groupe l'emporte sur le discours. Cette maxime : « ça fait trou quand le groupe l'emporte sur le discours », est une maxime très importante.

Je ne veux pas tout de suite en venir aux conclusions, mais c'est très important parce qu'en réalité la philosophie peut boucher le trou comment, dans ce cas-là ? Eh bien, la philosophie va boucher le trou en faisant discours de ce que le groupe l’emporte sur le discours. C'est cela qui va être imputé à la philosophie dans son rapport à la politique : quand le groupe l'emporte sur le discours, on a une espèce de béance imaginaire dans le réel du capital, et c'est tout ce qu'on a. De ce point de vue, il ne faudra pas comprendre que la philosophie politique ou la philosophie intervenant sur la politique ne fait que boucher quelque chose qui manquerait, car c'est une opération beaucoup plus compliquée. En réalité, il y a subreption lorsque le groupe l'emporte sur le discours, et la philosophie vient par derrière - comme elle fait toujours, n'est-ce pas ! -  pour rétablir dans le discours la légitimité du point que le groupe l'emporte sur le discours, et justement, la philosophie va appeler cela politique. C'est quand la philosophie appelle politique le fait que le groupe l'emporte sur le discours, et qu'elle en fait discours, qu'elle se situe dans son office de boucheuse de trou de la politique, alors qu'elle ferait mieux de le laisser ouvert pour qu’on voie que le groupe l'emporte sur le discours et que, du coup, c'est la trouvé où la débâcle imaginaire du pur effet de colle.

Sur ce point, citons quand même le rapport à Marx. Toujours le texte Monsieur A, où Lacan s'insurge contre la philosophie, il dit ceci : «  J’ai rendu hommage à Marx comme à l'inventeur du symptôme [il y a pas rendu hommage à Marx seulement comme l'inventeur du symptôme. Là, c’est ce qu'il retient, mais comme vous le savez, il a rendu hommage à Marx comme inventeur du plus-de-jouir, donc de quelque chose qui touche directement le réel]. Ce Marx est pourtant le restaurateur de l'ordre, du seul fait qu'il a réinsuffler dans le prolétariat la dit-mension du sens. Il a suffi pour ça que le prolétariat, il le dise tel. L’Eglise en a pris de la graine, c’est ce que je vous ai dit le 5 janvier [et puis après on y revient]. Sachez que le sens religieux va faire un boom dont vous n’avez aucune espèce d’idée [on a été servi depuis, de fait], parce que la religion, c'est le gîte originel du sens ».

Là, c'est un peu en commentaire de ce que je disais. Au fond, si on y réfléchit bien, l’imputation faite à Marx, c'est d'avoir été philosophe. Il a été philosophe qu'il a réinsuffler le sens dans le prolétariat, alors que le prolétariat était un trou réel. C'était ça le prolétariat, un trou réel. Et c’est ce trou que Marx a colmaté en y réinsufflant le sens. Par conséquent, Marx a fait que le prolétariat comme groupe l'emporte sur toute possibilité d’un discours. On peut donc dire que Marx est le restaurateur de l’ordre – aux yeux de Lacan – très précisément parce qu'il a rendu le prolétariat muet. Ce qui est une thèse intéressante, puisque d'habitude Marx est considéré comme celui qui lui a donné la parole. Il l’a rendu muet au point précis où dans les faits de la désignation marxienne, le prolétariat n'a plus été que groupe. Cela, c’est la position du parti. Il a été groupe, ie parti, et le parti a, en fait, pris le pas sur le discours. Et il se trouve que par une espèce de rétroaction, Marx est finalement le philosophe tout cela, c'est-à-dire celui qui a légitimé discursivement que le groupe l’emporte sur le discours en lançant, quoi ? eh bien le Manifeste du parti communiste, c'est-à-dire en faisant dire que le groupe était la condition du discours. Mais quand il est posé que le groupe est la condition du discours, et non pas le discours la condition du groupe, alors on a un effet de bouchage du trou réel. Il y aurait un réel de la chose s’il y avait existé une discontinuité prolétarienne, si je puis dire, autorisant le groupe – car Lacan n'a cessé de faire des groupes, le point n’est donc pas qu’il y en ait ou qu’il n’y en ait pas – mais non pas le groupe autorisant le discours.

Cette thèse lacanienne est très intéressante parce que, au fond, quel a été sur ce point le rêve de Lacan lui-même ? Le rêve… non, le projet, disons le projet. Ce projet, Lacan le donne dans le texte que je viens de vous lire, c'est-à-dire « effet de groupe consolidé, aux dépens de l'expérience, quand elle est freudienne ». L’effet du discours attendu de l'expérience doit l'emporter sur le groupe. Mais si le groupe l'emporte sur le discours, il se produit nécessairement un effet de trou et débouchage du trou.

Cependant, on peut se demander ce que cela veut dire. Du reste, tout le monde ne cesse de se le demander ! Car quand Lacan dit cela, il dit : j'ai échoué - j'ai échoué. Et puis, naturellement, il recommence aussitôt en homme qui ne cède pas sur ce point. Mais il dit quand même : j'ai échoué. J'ai échoué à quoi ? C'est une question proprement politique dans les termes où Lacan la pose. J'ai échoué à ceci que le discours analytique l'emporte sur le groupe, j'ai donc été comme Marx, j’ai fait comme lui. J'ai inventé beaucoup de choses comme Marx, mais en fin de compte, j’ai restauré l’ordre. Et comme je m’aperçois, moi, que j’ai restauré l’ordre en faisant comme Marx, je dissous. Mais, point non moins intéressant, c’est que Marx aussi il avait dissous, puisque Marx a dissous la 1ère Internationale en 1871. Donc Lacan a aussi fait comme Marx en dissolvant. Il n’a pas seulement fait comme Marx dans l’invention, mais il a aussi fait comme Marx en politique : il a dissous. Ce qui nous amène – je vous le laisserai entendre tout à l'heure - au concept même de dissolution. En son sens générique, la dissolution est le moment où on essaie que la politique comme trou ne soit pas bouchée par la philosophie. C'est exactement cela. La dissolution, c’est le moment où l’on tente que la politique comme trou ne soit pas bouchée par la philosophie, ie le moment où on aurait la possibilité de saisir, fût-ce le temps d'un éclair, l’écart entre discours et groupe. Et effectivement, même quand Marx dissout la première internationale, c’est évidemment dans l’espoir d’une identification possible d’un discours prolétariat dans son écart au groupe, dans un découvert par rapport au groupe que permet justement de percevoir la dissolution du groupe lui-même.

Seulement, cela n’est-ce pas la thèse de l'existence d'un discours pur ? Je veux dire la possibilité de penser cet écart entre discours et groupe dans le moment de l'éclipse du groupe lorsqu’on le dissout. Discours pur signifie alors discours perceptible et pensable dans son strict écart au groupe, c'est-à-dire dans la dissémination du groupe, et par conséquent, soustrait à la philosophie si on admet que la philosophie c’est toujours ce qui vient légitimer, en politique, la domination du groupe sur le discours. Ce qui, dans mes termes, voudrait dire que la philosophie, c'est ce qui vient toujours légitimer l'État. La philosophie politique ne serait que philosophie de l'État. C'est malheureusement bien vrai trop souvent. Mais dans les termes de Lacan, qu'elle soit philosophie de l’Etat cela signifie qu’elle est philosophie de la légitimation de la suprématie du groupe sur le discours. Si on admet que la dissolution est l’opération qui est une opération de détournement du discours, ce n'est pas simplement parce que cela va mal dans le groupe. Fondamentalement, la dissolution est une opération de découvrement du discours par la mise à l'écart dissolutive du groupe, et donc cela veut aussi dire que c’est soustraits à la philosophie, dont la matière propre est l'affirmation de la corrélation du groupe et du discours en politique.

Je dirais donc que là, nous avons une opération anti-philosophique exemplaire. Si on veut citer le cas anti-philosophique exemplaire le plus net, c'est la dissolution. Et ce n’est pas un hasard si c'est à ce moment-là qu’il dit : « je m’insurge contre la philosophie ». C’est une corrélation nécessaire. Je m'insurge contre la philosophie parce que la philosophie est toujours une opération de légitimation de la suprématie du groupe sur le discours, et c'est pourquoi elle bouche le trou de la politique. Et moi, Lacan, je veux qu’on voie le trou – au moins – il faut qu’on voie le trou. Or, la philosophie,  en tant que discours de la suprématie du groupe sur le discours, rend impossible de voir le trou : on ne voit plus rien, c'est bouché. Si je veux voir le trou, je veux voir quoi dans le trou ? Eh bien, le trou signifie le discours, et donc, en fin de compte, le discours analytique.

Intervention : est-ce qu’on peut dire que Lacan traite la philosophie comme une idéologie ?

Réponse : ce n’est pas exactement cela. Mais c'est une vraie question. Nous y reviendrons, surtout dans les corrélations à Marx. Mais ce n'est pas exactement cela, c'est une opération discursive singulière assignée à la politique, ce n’est pas sa signification générale. Mais dans son assignation à la politique, c'est cela : une opération discursive spécifique. Seulement, le point délicat, c'est qu'il faut attester le discours. Et le protocole de son attestation ordinaire, c'est le groupe. On sait bien que le marxisme s'est débattu avec ce point indéfiniment : querelle entre spontanéisme, parti etc... Le discours, si on le découvre, on peut dire qu'on ne le découvre que dans la dissolution, parce que là, il est découvert dans l'acte. Dans la dissolution, vous avez un acte du découvrement du discours. Dans cette vision des choses, on pourrait donc peut-être imaginer - c'est cela l'extrême difficulté, mais pour l'instant nous ne la jugeons pas, nous essayons de la débrouiller – parce que l’opération de découvrement du discours est une opération politique, et pas simplement une  la pratique ou l’immanence du discours. C’est une opération spécifique à laquelle Marx, Lénine, Mao Tsé toung se sont qu'on constamment confrontés. D'ailleurs, si on regarde bien, l’activité révolutionnaire c'est toujours, dans une large mesure, une opération politique de découvrement du discours. Et peut-être est-elle toujours dans son essence une opération dissolutive. Cette opération introduit une tension extrême qui est la corrélation entre anti-philosophie - soustraire le trou de la politique à son bouchage philosophique - et conception dissolutive du groupe comme acte de découvrement du discours.

Voilà pour la première acception possible de la politique comme trou. Vous voyez qu'elle soulève une amplitude de problèmes que Lacan a portés à leur comble. Je pense que la méditation sur ce point et son action est particulièrement radicale. On peut y voir comme antériorité que en effet, des dissolutions politiques. Or, la question de la dissolution hante la politique révolutionnaire depuis Marx et la dissolution de la première internationale en passant par le fait qu'au coeur de la transition entre février et octobre 17, Lénine menace à tout instant de dissoudre le parti. On le sait, les textes sont là, cf par exemple La crise est mûre, il ne cesse de dire : « si c'est comme ça, moi je m'en vais, le parti c’est rien du tout, je m'en vais, je dissous ». Et, en un certain sens, la révolution culturelle en Chine n'est rien d'autre qu'une gigantesque opération de dissolution du parti. La dissolution hante de façon rémanente la figure de l’acte révolutionnaire parce qu’il y a toujours une question de découvrant politique du discours. Lacan en est l'héritier absolu, il a parfaitement raison de se comparer à Lénine dans son rapport à Marx. Mais c'est une tension extrême, car cette thèse indique qu'on ne peut soustraire la politique à l'emprise de la philosophie que dans la perspective de la dissolution ou de quelque chose qui soit analogue à la dissolution, puisqu'on ne peut opposer au bouchage philosophique que le découvrant du discours. Voilà pour le groupe du point de l'imaginaire, de l'église, du sens.

2) la politique comme trou symbolique

Je pense aussi que la politique est un trou symbolique. Je vous ai dit : elle est un trou imaginaire dans le réel du capital, elle est aussi un trou symbolique dans la cohérence imaginaire du discours. La politique se présente aussi comme un trou symbolique dans l'imaginaire. Et vous imaginez qu’elle sera aussi un trou réel dans ce symbolique.

Je vais juste esquisser ce point qui nous servira de point de départ la fois prochaine. Il y a quelque chose de très frappant, y compris dans le dispositif lacanien, et sur lequel il faut réellement réfléchir, c'est que justement la politique n’est pas un discours. Vous avez le discours de la science, le discours le discours de l'analyste, le discours de l’hystérique, de discours de l’université, mais pas du discours de la politique. Or, ce point qui peut ne paraître qu’une simple constatation est à mon avis un point essentiel. Comment se fait-il – après tout je vous laisse la question, vous pouvez la résoudre pour votre propre compte d’ici la semaine prochaine - que la politique ne soit pas un discours ?

Or, c'est une analogie qui m'a frappé depuis longtemps, mutatis mutandis, c'est un problème qui se pose chez Deleuze. Pourquoi la politique, chez Deleuze, n'est pas une pensée ? Nous ne disons pas un discours, parce que ce n'est pas son vocabulaire, mais si vous prenez  Qu'est-ce que la philosophie ?, et bien la science est une pensée, l'art est une pensée, la philosophie est une pensée, mais pas la politique. On sait très bien pourquoi aux yeux de Deleuze la psychanalyse n'est pas une pensée, il s'en est expliqué longuement. Mais pourquoi la politique n'est nullement convocable dans cette registration : arts, sciences, philosophie ? Je dirais que chez Deleuze, la politique n'est pas un dispositif de pensée, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de plan politique au sens du plan d'immanence de la philosophie, du plan de référence de la science ou du plan de composition de l’art par rapport au chaos. Et l'équivalent, chez Lacan, c'est qu'il n'y a pas à proprement parler du discours de la politique. Et c'est parce qu'il n'y a pas du discours de la politique qu'en réalité la politique fait toujours trou dans les discours. Et plus précisément dans ce qui dans ces discours se soutient de la cohérence imaginaire, c'est-à-dire se soutient du semblant. On peut dire que la politique c'est aussi un trou symbolique dans le semblant.

Cinquième cours

Nous allons maintenant tenter de conclure, puisque nous sommes sur un bord d'interruption, sur le protocole sur lequel nous sommes engagés, c'est-à-dire quel est, en dernier ressort, l’identification de la philosophie proposée par Lacan ? Quel est son identification, j'y insiste, non formelle, c'est-à-dire non réductible à ce qui est considéré comme une idée reçue (à savoir que pour Lacan la philosophie est une forme du discours du maître) ? Mais dire que la philosophie se situe dans la figure du discours du maître ne nous satisfait pas beaucoup quant à l’acuité de notre processus et nous cherchons une identification beaucoup plus interne à la philosophie et à ses conditions. Nous avions jalonné cela de 3 énoncés, 2 négatif et 1 positif - 1 positif en apparence.

- la philosophie comme bouchée aux mathématiques

- la philosophie comme bouchant le trou de la politique

- la philosophie comme ayant l'amour au coeur de son discours.

Où en sommes-nous de cette identification de l'identification par Lacan de la philosophie ? Je rappelle d’abord très synthétiquement ce que nous avionss dit sur l’énoncé : « le philosophe est bouché aux mathématiques », en signalant que ce point est à mes yeux – et aux yeux de Lacan – d’une extrême importance. En gros, le diagnostic est le suivant : la philosophie transfère la mathématique de l’autorité du dire sur quoi, en réel, elle se fonde à un espace de conscience / réalité ou un doublet conscience / réalité où règne le sens. Fondamentalement, la mathématique est le paradigme d’un dit qui se renouvelle en prenant sujet du dire, et ce point est déplacé, ou transféré, ou déporté par la philosophie dans un espace interprétatif où règnent simultanément la conscience et le sens. Au passage, signalons que ça peut aussi se dire : la philosophie manque la puissance de la lettre, car un dit qui se renouvelle de prendre sujet du dire s’effectue comme puissance de la lettre, ie comme littéral. Et cette puissance de la lettre est aussi ce que la déportation philosophique obnubile. Dans une formule moins lacanienne, on peut dire que la philosophie tente d’investir par le sens la lettre lorsqu’elle s’occupe des mathématiques, ie qu’elle délittéralise la lettre. Non pas qu’elle ne la reconnaisse pas comme lettre, mais elle la délittéralise. Voilà pourquoi le philosophe est bouché aux mathématiques.

Nous avons entrepris de contester ce point, il faut se défendre un peu, et bien qu’on l’ait fait assez superficiellement pour l’instant, on l’a fait à travers les 3 exemples canoniques de Platon, de Descartes et de Hegel en prononçant une division, une division que les énoncés de Lacan prennent de façon indivise.

Dans un 1er temps, on peut reconnaître qu’il y a cette déportation signifiante. Elle est repérable. On peut dire que lorsque Platon articule la mathématique à la réminiscence, ce qui est effectué dans le Ménon, cette articulation est incontestablement une déportation. De même, quand Descartes articule la mathématique à la méthode, parce qu’il faut bien comprendre que si la mathématique est le paradigme d’une méthode, c’est forcément qu’on la prend du biais de son sens, qu’on l’affecte d’un sens. Mais prise, si je puis dire, au pied de sa lettre, elle ne peut pas prodiguer une méthode à l’extérieur d’elle-même. Il est clair que, comme la réminiscence chez Platon, l’articulation méthodique de l’ordre rationnel mathématique, sa transmutation en méthode éventuellement applicable au contenu de la métaphysique, est certainement une déportation ou une délittéralisation de la lettre en un point où puisse se situer, dans l’extraction de la puissance de la lettre, une direction méthodique, ie un sens pour la pensée au double sens du sens et de l’orientation. Enfin, on peut dire qu’en effet Hegel est dans le même cas lorsqu’il prononce que l’infini philosophique est spéculatif, ie en position de relève, d’Aufhebung, de l’infini mathématique. Si l’infini spéculatif est ce qui donne la vérité de l’infini mathématique, qu’il le relève, le porte à la conscience de soi, alors la mathématique se trouve identifiée à l’extérieur d’elle-même dans le régime du mouvement de sens.

Pour récapituler, on peut dire que chacun, à sa façon, si on prend Platon, Descartes et Hegel, réminiscence, méthode et relève ou dialecticité, sont les opérateurs par lesquels la disposition originelle de la mathématique se trouve déportée, déplacée, tirée hors d’elle-même.

Mais dans un 2nd temps, je pense qu’on peut également soutenir qu’il y a dans la philosophie une identification de l’autorité du dire en mathématique. En d’autres lieux, en d’autres points de la stratégie philosophique, cette identification est à la fois requise et effective. Nous l’avons soulignée à propos de Platon dans la reconnaissance du caractère intégralement hypothétique de la mathématique, ie en réalité la reconnaissance de son axiomatique originelle comme pure autorité du dire. Que Platon le reproche à la mathématique est une autre affaire, mais il s’agit bien là d’une identification. Dans le cas de Descartes, par le statut tout à fait particulier des vérités mathématique. Après, avec la notion de méthode, avoir dit que la mathématique est commune, ie qu’on peut en extraire un principe commun à l’ensemble des dispositifs de pensée, Descartes affirme aussi et en même temps qu’il y a une irréductibilité singulière des vérités mathématiques, qui exige en particulier le caractère hyperbolique du doute, à savoir que la mathématique se trouve dans la position d’une impossibilité de dire que non. Telles sont les vérités mathématiques : on ne peut pas en douter, donc l’artifice du doute va venir de l’extérieur, d’une hypothèse extérieure à ce dont naturellement la pensée est capable, car naturellement la pensée est absolument incapable de dire non aux vérités mathématiques. Pour pouvoir les suspendre et dire non, il va falloir requérir l’hypothèse d’une pensée non humaine, extérieure, ie à un malin génie, à un dieu trompeur qui instituerait cette impossibilité de dire non comme tromperie immanente, et donc la nature même de notre pensée serait extérieurement pervertie. Ce pourquoi nous croirions, sans pouvoir en douter, aux vérités mathématiques. Mais ceci affecte les vérités mathématiques d’un indice tout à fait particulier qui est cette impossibilité de dire que non, ie impossibilité de récusation du dire lui-même. On peut bien dire que là, c’est le dire qui est sujet. De même, chez Hegel, il faut bien admettre que l’infini mathématique est en position inaugurale sur la question de l’infini même, ie que précisément, comme chez Platon, il est le mode sur lequel l’infini advient comme dire. Naturellement, Hegel va ensuite dire : ce dire est séparé de sa propre conscience, mais en forçant un peu les choses, on peut dire que pour Hegel l’infini mathématique c’est l’infini dans un dire inconscient, ie un dire qui n’est pas parvenu à l’intériorisation de lui-même, qui n’est pas dans l’élément de la conscience de soi – c’est un pur dire inaugural irréductible. Hegel va ensuite dire : ce pur dire inaugural est insuffisant. Mais peu importe ! L’identification de la mathématique comme mathématique est bien faite dans cette disposition inaugurale sur la question de l’infini mathématique.

De sorte qu’on peut conclure que si réminiscence, méthode et relève chez Platon, Descartes et Hegel illustrent le propos lacanien d’une déportation de la relation du dire et du dit vers le doublet conscience / réalité dans le règne du sens, en revanche, axiomatique, doute hyperbolique et venue inaugurale, ie caractère hypothétique de l’axiomatique, caractère hyperbolique du doute ou impossibilité de dire que non et venue inaugurale représentent bien des identifications de la mathématique comme pure autorité du dire, même si cette identification est préliminaire à une déclaration d’insuffisance, car cela est un autre pb philosophique. La position que je soutiendrais à la fois auprès de Lacan, mais à une certaine distance de lui sur ce point, c’est : qu’il y a un caractère essentiellement divisé de la grande tradition philosophique, précisément quand elle se place sous condition des mathématiques, car en fait la mathématique divise la philosophie. C’est un mode propre du conditionnement de la philosophie par les mathématique qu’elle s’en trouve inéluctablement divisée entre une identification qui met la philosophie à l’épreuve du non-sens, d’un côté, et, de l’autre, une tentation de recollection du sens, ie une opération de suture.

 

Si maintenant on tente d’élargir le cadre de cette considération bien que ce ne soit pas immédiatement notre propos, on pourrait, au fond, dire que c’est un exemple particulier de ce que la disposition philosophique, pour reprendre le vocabulaire heideggerien, est toujours simultanément métaphysique et antimétaphysique. Autrement dit, et c’est le point sur lequel je m’opposerai fermement à Heidegger, il n’y a pas d’unité historiale de la philosophie : la philosophie est un procès divisé. Si on veut l’épingler par le lexique heideggerien, on pourra dire que cette division est en effet la division entre la tentation métaphysique de l’un et une disposition qui s’en écarte, ie qui se désarraisonne ou qui se délie de l’un. Ce qui fait que, par exemple, dans l’épreuve des mathématiques, épreuve que la philosophie a constamment soutenue, on va trouver une tentation de la recollection du sens, appelons là pour varier le lexique une tentation herméneutique à l’égard des intentionnalités scientifiques, mais on va aussi trouver une identification déstabilisante ou rebelle à l’interprétation. Une grande philosophie, c’est toujours cela, ie c’est l’instauration d’un procès divisé. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas systématique, elle est le système de la division elle-même. Et ce n’est pas une division dialectique, une division ouverte à un déploiement synthétique, mais c’est la pensée philosophique elle-même qui est le procès ou l’instruction de cette division. Simplement, la mathématique est un point particulièrement sensible sur l’instruction de cette division.

Par rapport à Lacan, je soutiendrais qu’il indivise la question (comme toujours, on trouverait d’autres endroits ou il la reconnaît) et, dans ce mouvement assez massif d’indivision, il communique avec Heidegger. Je ne pense pas qu’il communique avec Heidegger sur le montage historial, ou sur la question de l’être, tous ces thèmes heideggeriens, mais ce n’est pas l’essentiel. Je dirais que la communication la plus importante, mais elle prépare, elle est liée à son anti-philosophie, consiste dans la mise en place d’opérateurs d’indivision au regard du destin de la philosophie elle-même. On pourrait appeler cela un traitement topique de la philosophie comme si la philosophie pouvait s’identifier comme un lieu spatialisable et déployé.

Quant à moi, je dirais volontiers que la philosophie n’est pas un lieu en ce sens là. Elle n’est pas non plus un temps. A proprement parler, elle n’est ni un lieu ni un temps, elle est sous condition d’événements de pensée quels qu’il soient, y compris mathématique, parfois surtout mathématique, l’instruction d’une division qui va à la fois déplier et césurer une tentation. C’est vrai que la pensée philosophique a rapport à une tentation. Cette tentation, on pourra toujours la trouver dans le corps des entreprises philosophiques. Si la philosophie n’était que cette tentation, elle serait finalement indistingable de la religion. Si la philosophie n’était que la tentation de l’arraisonnement de l’être par l’un, elle serait indistingable de la religion ou de la disposition du règne du sens. Comme le dit Lacan lui-même, c’est l’affaire de la religion. SI la philosophie n’était que cela, elle aurait toujours été indistingable de la religion. Mais le procès par lequel elle se distingue de la religion est le procès par lequel elle se divise elle-même au regard de la tentation immanente qu’elle déplie.

On peut le dire encore plus simplement : la philosophie, c’est toujours un protocole de scission immanente d’avec le religieux, de sorte que vous pouvez toujours dire que le religieux y est, c’est toujours possible, c’est ce que les critiques positivistes, antimétaphysiques etc… disent. Bien. Religieux est ici pris en son sens le plus général d’institution d’un espace où vérité et sens sont en continuité, ie où la vérité est résorbée dans l’espace du sens. Mais la philosophie n’est pas que le religieux, au fond toujours présent, la philosophie c’est qu’au regard de cette présence du religieux elle en soit la scission. Ce pourquoi elle est une opération vivante et pas une réitération historialement définie du même geste. La philosophie, c’est ce qui recommence toujours la scission d’avec le religieux conformément à un principe lacanien selon lequel on n’en finit pas avec l’insistance du religieux qui est de structure. On peut accorder à Lacan que le religieux est de structure, mais il faudra bien dire que la philosophie est un des lieux, peut-être modeste, mais c’est un des lieux où se recommence la scission d’avec l’insistance religieuse. Si bien que vous pouvez dire que la religion insiste dans la philosophie, mais que la philosophie est toujours un certain régime d’interruption de cette insistance.

Et alors, sur les mathématique, cela se dit de façon précise, à savoir qu’il y a une déportation repérable, mais il n’y en a pas moins une identification repérable aussi : par conséquent, moi je ne soutiendrais pas que le philosophe soit bouché aux mathématiques, parce que l’appui qu’il y prend (et on peut le démontrer) c’est de manière principale l’appui de la scission et pas l’appui de la recollection de sens, même s’il y est aussi. Voilà, c’était pour resynthétiser rapidement sur ce 1er point.

 

Ensuite, nous avions entamé la question de l’identification de la philosophie ou de la métaphysique comme bouchant le trou de la politique. Nous avions dit en quel sens la politique peut être identifiée comme un trou. Et j’avançais l’origine borroméenne de la question, j’en rappelle les articulations.

- la politique peut être considérée comme un trou imaginaire dans le réel

- elle peut être considérée comme symbolique dans l’imaginaire

- et elle peut être considérée comme un trou réel dans le symbolique.

Et la philosophie boucherait d’un seul coup ce triple coup.

1) la politique comme trou imaginaire dans le réel

 

Sur le 1er point : trou imaginaire dans le réel. A l’épreuve réelle de la dissémination absolue qu’organise le capital, la politique maintient le collectif ou le groupe comme colle imaginaire. C’est ce que Lacan appelle son effet d’Eglise, son effet d’école, que Lacan appelle aussi son effet de colle. C’est cette colle qui bizarrement fait transparence imaginaire dans une coalescence infondée dans ce qui est au régime de la granulation de réel. Je ne reviens pas sur ce point, nous l’avions longuement développé la fois dernière.

2) la politique comme trou symbolique

Je voudrais donc repartir sur le 2ème point : la politique comme trou symbolique dans la cohérence imaginaire des discours. A proprement parler, la politique n’est pas un discours, c’est un entre-discours, et pour autant qu’elle procède, ie qu’il y en a un certain être de la politique, ce n’est précisément qu’au sens où son fonctionnement délite ou ne coïncide jamais avec quelque cohérence imaginaire discursive que ce soit. Quand elle existe, la politique est un fonctionnement irréductible aux coalescences imaginaires discursivement présentables.

Lacan finira par dire, et je crois que c’est une maxime par laquelle, en effet, le trou est exhibé comme trou symbolique possible, ie comme trou fonctionnel, fonctionnant de façon excentrée et autonome par rapport à l’adhésion de la position discursive imaginaire, Lacan finira par dire : « je n’attends rien des personnes, et quelque chose du fonctionnement ». Ce qui est son ultime énoncé sur la politique. Par conséquent, le fonctionnement doit être dans une production d’effets qui ne se laissent pas récapituler comme discours, et même s’ils s’étaient ou s’appuient sur du discursif, en eux-mêmes, ces effets ne sont pas réductibles à un discours et ils renvoient les personnes qui ont position – y compris dans le discours même – à rien, à rien du tout.

Cette thèse est intéressante parce qu’elle présente une notion très radicale : celle de la position de la politique comme trou symbolique dans toute figure possible de la cohérence imaginaire, y compris discursive. La politique n’est pas en position de requérir des personnes, ce n’est ni sa matière, ni sa disposition. La politique est un fonctionnement interne à une autorisation symbolique qui fonctionne toute seule sans que soit requis que s’y articulent en tant que personnes des personnes pour que le fonctionnement ait lieu. Et de ce fonctionnement on peut attendre quelque chose. C’est quoi ce quelque chose ? Il faut finalement y revenir : c’est du savoir. La politique au sens où elle fait trou comme purement symbolique opératoire dans la discursivité imaginaire et les positions subjectives qu’elle implique, la politique c’est au fond le fonctionnement du savoir. Ce n’est pas le savoir lui-même, mais c’est le savoir comme fonctionnement, ou la possibilité du savoir en tant que fonctionnement. Ce qui veut aussi dire qu’en un certain sens, la politique ne touche pas à la vérité, au moins directement. L’idée d’une politique de la vérité ou d’une politique vraie n’est pas ici donnée. La politique, c’est au mieux ce qu’en termes de savoir on peut attendre d’un fonctionnement.

3) la politique comme trou réel

Enfin, la politique, peut être aussi un trou réel dans le symbolique ou dans la loi, tout simplement parce qu’elle peut être en position de décider de la vie ou de la mort, elle peut décider la mort. Et quand la politique décide la mort, on sait que c’est toujours en trouée de la loi. Par conséquent, la politique est aussi en position possible de ce trou réel dans le symbolique.

Cela, c’est structurellement descriptible, et Lacan va dire : cette triple trouée est saisie et occultée transversalement par la philosophie, que pour la circonstance il appelle métaphysique. Comment la métaphysique bouche ces trous, la politique comme trou ? Et bien, elle la bouche par un discours supposé sans trou. Et le discours supposé sans trou de la philosophie sur ce point, c’est le discours de la politique idéale, de la bonne politique ou de la politique fondée. Et on sait en effet que le discours de la politique idéale, bonne ou fondée, est originairement philosophique sans aucun doute possible.

Il n’est que de voir qu’à certains égards c’est tout ce qui anime Platon. En fin de compte, chez Platon, tout est ultimement subordonné à la possibilité de tenir sur la politique un discours sans trou, ie un discours où tout est à sa place. Et on peut dire que la construction de la cité dans la République est sous l’idéal d’un discours politique sans trou où chaque disposition est exactement placée. C’est l’idée de la politique philosophiquement fondée comme espace plein, ie une topologie telle que chaque chose est exactement distribuée à sa place plénière. La République, Lacan ne l’aimait pas beaucoup. Il dit que ça ressemble à un élevage de chevaux bien tenu. Mais Lacan n’en tire pas du tout la conclusion que Platon est aberrant, totalitaire etc… Il  en tire la conclusion que d’un bout à l’autre de ce dialogue, Platon se fiche de nous. Autrement dit, il est absolument inimaginable que quelqu’un de bien comme Platon (car pour Lacan, Platon ce n’est pas n’importe quoi) ait pu croire à une chose aussi épouvantable et aussi pénible. Donc Lacan pense que c’est un dialogue foncièrement ironique, la République. C’est une hypothèse intéressante. Cette grande construction où chaque chose est en effet énigmatiquement distribuée à sa place, ce serait en réalité pour montrer ironiquement que la politique est un trou. Et la meilleure preuve est que si vous voulez le boucher, vous avez un élevage de chevaux bien tenu. Ce qui démontre par l’ironie la plus pure qu’il y a bien un bouchage du trou si chaque fois que vous bouchez vous obtenez un élevage de chevaux bien tenu. Mais enfin cela ne l’empêche pas à d’autres endroits de dire finalement c’est quand même bien ça que font les philosophes : boucher le trou de la politique, même s’il accorde au passage à Platon une ironie, qui serait d’ailleurs, dans l’histoire, une ironie monumentale, une ironie en forme de monument.

Donc : discours supposé sans trou, discours de la politique enfin fondée. On peut dire aussi que la philosophie se propose de fonder la politique. Mais que la politique se présente ultimement comme trou et même comme système de trous non raccordables ou borroméens, c’est précisément qu’elle ne se laisse pas fonder, que sa béance est essentielle. Finalement, le discours de la bonne politique, du bon Etat, de l’Etat bien fondé et de la politique idéale est bien un désir philosophique originel. Je proposerais, en lieu et place du trou de la politique, la notion de discours sur l’Etat plein de sens, ce qui serait l’office propre de la philosophie au regard de la politique comme discours extensif au sens.

 

Là aussi, si on examine cette thèse, elle a pour elle un grands poids d’évidence. Après tout, que dans l’histoire de ce qu’on appelle la philosophie politique, il s’agisse de déterminer l’espace plein de la bonne politique, ie celui qui articule l’espace publique à la plénitude du sens, paraît incontestable comme propos de fondation assumable par la philosophie politique. Que ceci manque quelque chose de la béance, de la blessure inguérissable de la politique, est aussi admissible.

Seulement, est-ce que la philosophie est aveugle à ce point ? Là encore, la question est : la philosophie est-elle aveugle à ce qui objecte à sa propre entreprise ? Nous avons déjà vu qu’il n’était pas vrai que la philosophie soit aveugle à ce qui dans la mathématique même objecte à sa propre entreprise. Mais en ce qui concerne la politique, n’est-elle pas, cette fois, réellement aveugle à ce qui constitue une telle objection ? Je ne le crois pas, y compris en prenant le cas limite de la République de Platon. Certes, il y a la grande construction étatique platonicienne : la distribution des places et puis le roi-philosophe en haut. C’est la moindre des choses si vous entreprenez de boucher le trou de la politique de vous y mettre vous-même, dans le bouchon. Il est sûr que le roi-philosophe, c’est bien lui qui bouche le trou. C’est exactement ce que dit Platon : si on veut boucher le trou de la politique, il faut que le philosophe devienne roi. Mais vous remarquerez que dans le dialogue, ses interlocuteurs ricanent aussitôt à cet énoncé en disant : ce n’est pas demain la veille ! Et cette objection, ça n’arrivera pas, circule tout le long du dialogue dans une insistance repérable. Donc : au point du réel de la politique, ie au point du ce qui arrive, Platon n’est pas du tout dans l’élément de la résorption ou de la cécité, il sait qu’il y a là une béance hasardeuse. De cette béance hasardeuse, il faut donner 3 signes, tous les 3 essentiels dans l’intelligibilité de la construction politique de Platon dans la République :

- premièrement, la reconnaissance de la pluralité. Le descriptif platonicien consiste bien à dire : il y a des politiques. Le réel, c’est cela. Il y a des tyrannies, il y a des démocraties, il y a des oligarchies. Et ce qu’il y a, c’est cela. Il n’y a donc aucunement chez Platon une cécité consécutive au il y a de la politique sur le point de sa pluralité insuturable.

- deuxièmement, au cœur même de sa construction, Platon reconnaît l’extraordinaire précarité de la politique. Précarité indique bien que quelque chose n’est jamais comblé. Et précarité se dit en un double sens dans la République :

1er sens : toute politique est amenée à se transformer en une autre, ie qu’aucune des politiques réelles de la pluralité des politiques n’est stable d’elle-même, elle parcourt un processus de désidentification d’elle-même et de transformation en une autre politique. L’exemple le plus canonique c’est, aux yeux de Platon, le caractère inéluctable du devenir tyrannique de la démcoratie, mais ce n’est pas le seul. Il y a, en effet, un devenir tyrannique radical de la démocratie, mais en réalité c’est n’importe quelle figure réelle de la politique qui se situe dans une instabilité constitutive.

2nd sens, encore plus profond, de notre précarité, qui est que son propre dispositif est précaire. Platon ne prétend pas remplacer la précarité des politiques réelles par une politique qui serait délivrée de toute précarité, car dans un développement, à vrai dire très étrange, mais symboliquement très frappant, il indique qu’à supposer que son plan d’Etat se réalise, et bien lui aussi serait précaire, ie lui aussi finalement dégénérerait.  Et alors – c’est une chose sur laquelle les psychanalystes peuvent se pencher ! – la raison qu’il en donne est tout à fait extraordinaire, c’est qu’à un moment donné il va y avoir oubli d’un nombre. Pour que ça marche, tout cela, il faut que les nombres soient clairement présents à l’esprit des dirigeants, parce que le codage de cette construction suppose que chaque chose soit à sa place, mais de manière nombrée en proportion, distribution et répartition précodées. Il y a donc un réseau de nombres fondamentaux qui régissent la construction. Or, ce que Platon nous explique ; c’est que la mémoire va faire défaut, ie qu’un jour le nombre sera oublié, sera perdu. Et pour le coup, le trou de la politique c’est le refoulement. Tout d’un coup le nombre sera perdu alors qu’il est précisément la législation même de l’ordre civique. Et ce qui est un peu marginal, mais extraordinaire, c’est la csq de cet oubli, parce que le nombre une fois perdu entraîne la soumission de la politique idéale à une précarité, et l’effet de l’oubli de ce nombre, son effet empirique, son effet saisissable, va être que la gymnastique va l’emporter sur la musique. Oui, c’est comme cela, et c’est à ce passage de la République qu’il faut vraiment aujourd’hui s’intéresser. Ici, c’est extraordinaire : le mode empirique propre sur lequel il y va y avoir corruption de l’ordre civique, c’est que, le nombre idéal de la répartition des populations à leur place étant perdu, on va voir la gymnastique s’imposer petit à petit sur leur rapport à la musique. Une disproportion va s’établir entre la gymnastique et la musique, ie quelque chose de la formation directement militaire l’emporte sur l’élément générique de la formation intellectuelle ou spirituelle, comme vous voulez. Ce qui indique bien que Platon a parfaitement conscience que toute identification de la politique doit envelopper sa précarité comme un élément irréductible. Et même la politique idéale (la politique supposée boucher le trou de la politique pour reprendre l’expression de Lacan) est elle-même, en fait, dans cette béance à venir qu’est la rétroaction de l’oubli, qui va rompre quelque chose de l’unité du sujet, parce que cette histoire du primat de la gymnastique sur la musique signifie que quelque chose de l’organisation des sujets citoyens va se défaire au profit probablement d’une dictature militaire.

- troisièmement, point fondamental qui indique que la béance est maintenue, Platon admet absolument que tout ceci soit une affaire de hasard. La construction idéale n’est en occurrence réelle, possible, que dans des conditions absolument hasardeuses et improbables. Et, en outre, atopiques, excentrées. Par exemple, Platon insiste sur le fait que ce n’est sûrement pas dans sa propre cité que celui qui, instruit de cette politique bien fondée, pourra éventuellement en réaliser tout ou partie. Ce sera ailleurs, dans quelque chose qui n’est pas dans le lieu. Et quand les interlocuteurs de Socrate lui disent : ton philosophe ne deviendra jamais roi, Socrate / Platon répond : « ça peut arriver, ça peut arriver ». Mais on n’en saura pas plus, car ça n’a aucune raison d’arriver.

Et vous voyez bien que si ça n’a aucune raison d’arriver, et bien le trou réel est toujours là, il n’est pas bouché. Simplement, de l’intérieur de la construction, ce trou va être baptisé par des noms successifs, à mon avis par 3 noms essentiels : multiplicité, précarité, hasard. Multiplicité, précarité et hasard sont, à l’intérieur même de la construction de l’effet de sens, l’attestation que la faille ne peut pas être comblée.

Je conclurai donc sur le rapport de la philosophie à la politique, grosso modo de la même manière, bien que pour des raisons différentes, que sur son rapport à ma thématique, ie que même au comble de sa volonté fondatrice, et Dieu sait que c’est le cas dans la République de Platon par rapport à la politique, même au comble de son désir fondateur, la philosophie identifie dans la politique quelque chose qui ne se laisse pas suturer, mais qui reste soumis à une sorte de béance contingente que la pensée fondatrice même ne peut pas réduire car, évidemment, multiplicité, précarité et hasard c’est pour la pensée fondatrice son réel. Le reste, c’est son discours, mais son réel c’est son impasse.

Et on peut très bien soutenir que chez Platon il y a une parfaite reconnaissance de l’impasse de sa propre formalisation politique. Sa formalisation politique inclut la reconnaissance de son impasse attestée par ces 3 noms : précarité, multiplicité et hasard.

 

Mais d’un autre biais, on peut se tourner vers Lacan et lui dire : bon, la philosophie boucherait le trou de la politique (bien qu’à mon avis ce ne soit pas du tout si simple), mais en quoi consiste ne pas le boucher ? Qu’est-ce que la position politique anti-philosophique ? Y a-t-il une politique anti-philosophique ? Ie une politique du trou : ne pas le boucher. Mais qu’est-ce que c’est ? Est-ce que ça existe ?

Evidemment, cela va tourner autour des 3 occurrences de la modalité du trou, ie

- le groupe imaginaire comme trou dans le réel

- le discours fuyant et le fonctionnement pur comme trou symbolique dans l’imaginaire

- et puis l’arrêt au sens de l’arrêt de mort, l’arrêt, la décision, voire la dissolution comme trou réel dans la loi. D’ailleurs, c’est bien ainsi qu’a été ressentie la dissolution. C’est pourquoi on est allé en justice. Je dissous – performatif pur, réel absolu, et puis après il faut aller en justice pour voir quelle déchirure a été faite dans la loi. Donc cela va tourner autour de tout cela.

Je l’avais esquissé la dernière fois, mais la doctrine lacanienne sur ce point est à la fois radicale et à vrai dire difficile à tenir ou à saisir car elle se donne, à mon avis, métaphoriquement, c’est pour cela qu’on se dispute encore sur cet enseignement qui se transmet de façon essentiellement métaphorique. Par exemple, sur la question du groupe : à quelles conditions un groupe n’est-il pas au régime de la coalescence imaginaire ? Lacan dans les protocoles qui ont accompagné la dissolution de sa propre école en 1980 le dit expressément : ce que je crée là, dit-il, ça doit échapper à l’effet de groupe. « il s’agit que la cause freudienne échappe à l’effet de groupe que je dénonce ». C’est bien de le dire. Mais ça échappe à l’effet de groupe comment ? Or, sur ce point, il faut bien reconnaître que la proposition est décevante parce qu’elle est déjà bien connue. En quoi cela consiste-t-il ? ça consiste en des propositions de permutation, de non stabilisation hiérarchique, de labilité ou de mobilité de tout, de résiliation de la consistance comme durée du groupe. 11 mars 1980 : « la cause freudienne n’est pas école, mais champ ». Voyez c’est une métaphore. Champ va s’identifier par labilité, permutation, instabilité. Puis vient à propos de ce qu’il crée la formule admirable : « d’où se déduit qu’elle ne durera que par le temporaire ». Et enfin la finalité où l’on reconnaît quelque chose comme l’utopie hyperdémocratique à l’état pur, l’idéal politique c’est : « … la collaboration dans la Cause de n’importe qui avec n’importe qui [et cette fois la métaphore qui vient est celle du tourbillon]. C’est bien en effet ce qu’il s’agit d’obtenir, mais à terme : que ça tourbillonne ainsi ».

Il faut qu’il y ait tourbillon, et on voit bien, c’est très clair, comment tout cela s’articule avec ne pas boucher le trou de la politique. Métaphore du champ, métaphore du tourbillon. Vous voyez bien que à l’arrière plan il y a quasiment une métaphore particulaire ou quantique sous un idéal de fonctionnement pur « je n’attends rien des personnes, et quelque chose du fonctionnement » dont la norme dernière serait finalement la collaboration de n’importe qui avec n’importe qui.

Mais à vrai dire, la maxime véritable de tout cela, c’est que ce qui compte, c’est la dissolution. La Cause Freudienne ne durera que par le temporaire. Or, qu’est-ce que c’est qu’un aménagement du temporaire, sinon une résurgence séquentielle qui fait insister la dissolution. La dissolution est un acte en ce sens que désormais il insiste. Mais au fond, n’avons-nous pas là la vieille matrice du démocratisme utopique comme tel ? Entendons par démocratisme utopique ce que j’appellerais l’égalitarisme particulaire ou quantique : rien que des tourbillons et des coalescences de n’importe quoi avec n’importe quoi dans leurs mouvements tourbillonnaires qui définissent un ajustement provisoire qui ensuite se défait. Cela ressemble au monde de Lucrèce : un accrochage atomistique qui donne des figures provisoires appelées à se défaire de par leur fonctionnement propre. De sorte qu’on peut se demander si dans ce cas nous ne sommes pas dans une situation om n’y a que du trou. Ne sommes-nous pas dans une situation où il n’y a que de la trouée, ie ou l’effet de bord, car pour qu’il y ait trou, il faut qu’il y ait bord, et si lui-même rongé par le tourbillonnaire qu’il est inassignable ? Par exemple, oui, la connexion qu’il faudrait faire ici avec une question théorique que nous retrouverons plus loin c’est évidemment la connexion avec la question du Tout. Nous avons là une figure de détotalisation radicale. D’ailleurs, dans la figure organisationnelle initiale à proprement parler il n’y avait plus que des cartels, ie qu’il n’y avait plus que des coalescences transitoires à 4 personnes plus une [« plus une chargée de sélection, de la discussion et de l’issue à réserver au travail de chacun »].

C’est un procédé radical de détotalisation, mais est-ce que ceci constitue une politique ? On rendre mature cette question lorsqu’on la prendra du côté du savoir : y a-t-il un savoir politique ? ce qui n’est pas du tout immédiatement notre question. Mais ce que je dirais, c’est que je verrais une symétrie entre ce que Lacan identifie comme la philosophie politique et sa proposition ultime sur la politique. D’un côté, en effet, on peut avoir bouché le trou, ie chaque chose à sa place. Mais de l’autre côté, il y a l’idée ou la norme implicite qu’il n’y a plus de place du tout. C’est proprement cela le Champ, le tourbillon : il y a un déplacement incessant de la place, mais à proprement parler il n’y a plus de place. C’est un espace sans place.

Je pense que c’est une thèse symétrique de la thèse philosophique, qui elle aussi manque quelque chose de la singularité de la politique. C’est comme si vous passiez de l’énoncé : « la politique est précaire », énoncé vrai identifié à mon avis dès Platon, à l’énoncé : « la politique est précarité », ie son essence même est la précarité. Or je pense que le propos de la politique c’est d’avoir affaire à la question des places d’une manière ou d’une autre dans une figure de déplacement. Je n’en dirais pas plus, mais c’est vrai. Le propos qui consiste simplement à être une figure prétendument fondée du placement est certainement extérieure à l’essentialité de la politique. Mais l’est aussi un dispositif qui prétendrait qu’il n’y a que le tourbillonnaire de la place résiliée, de la résiliation des places. Or si finalement on admet que toute politique est un déplacement, je soutiendrais que sur ce point précis Lacan ne nous dit rien, ou en tout cas, ne nous dit rien qui n’ait déjà été dit. Sur cette question propre de la politique comme déplacement, comme instruction du régime des places, je ne connais pas de proposition lacanienne qui serait inédite. Et ses propositions les plus radicales qui sont les propositions dissolutives expriment en réalité la vraie vision politique de Lacan et que j’appellerais un anarchisme tyrannique. Tyrannique sans jugement de valeur (rires dans l’auditoire). Non, sans jugement de valeur, je ne suis pas platonicien sur ce point. Certes, Platon n’aime pas les tyrans parce qu’ils ont été en général les représentants des forces populaires hostiles aux aristocrates, c’est pour cela qu’il ne les aime pas ! Il fait semblant de ne pas les aimer parce qu’ils sont méchants et ne songent qu’à leurs propres désirs, mais on sait très bien qu’il ne les aime pas parce que les mouvements tyranniques dans la société de la Grèce classique ont été le ferment de réformes constitutionnelles dans un espace malgré tout plus ouvert que celui du règne de quelques familles. Je prends donc tyrannique au sens de l’acte, de la capacité d’agir sur soi dans l’espace du collectif. Ce que Lacan dit dans la Lettre de Dissolution, il assume une position tyrannique : « le père-sévère » assume la position tyrannique et il l’assume en tant qu’il est celui qui se retirant fait que tout se défait, mais il est le seul à être dans cette position. Et par ailleurs, anarchiste, oui, profondément, à savoir que l’idéal sous quoi, y compris le geste tyrannique de la dissolution s’effectue, c’est celui du tourbillonnaire sans place, sauf la sienne, malgré tout, indestructible puisque solitaire : « - aussi seul que je l’ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique - ». Quand vous êtes seul, vous ne pouvez pas quitter votre place. La place de solitude était le plus-un de tous. Mais ce plus-un de tous est la position de l’anarchisme tyrannique, et cette position que je nomme ainsi un peu métaphoriquement, c’est une position classique, repérée, identifiable dans l’histoire et des politiques et de la philosophie politique. Ce n’est pas du tout une position inédite, ou inventée, propre à l’élément du discours analytique.

 

Pour conclure sur ce point provisoirement – provisoirement – je dirais que Lacan méconnaît :

- d’un côté, que la philosophie politique repère le réel politique comme impasse de son propos fondateur

- de l’autre et symétriquement, Lacan méconnaît que son propre geste politique n’est pas soustrait à l’identification philosophique de la politique, ie qu’il est repérable du point même de la philosophie. Son propre geste est identifiable du point de la philosophie elle-même, il n’est pas dans une radicalité ou dans une singularité telle qu’il ne serait pas identifiable dans le mouvement par lequel la philosophie s’approprie l’identification de la politique. De sorte que c’est dans ce sens assez profond qu’on peut dire qu’il n’y a pas eu de création politique lacanienne (pas du tout au sens d’une philosophie politique qui n’est, bien entendu, pas du tout le propos de Lacan), mais même au sens de l’acte. Il n’y a pas eu de création politique lacanienne, même au sens de l’acte il n’y a pas eu d’institution ou d’instauration politique lacanienne, ce qui, après tout, ne serait pas une objection si Lacan ne faisait pas, lui, à la philosophie l’objection de boucher le trou de la politique.

Et, en termes de groupe, c’est à vrai dire pourquoi ce qui vient après si confus. C’est la mélasse. Et cette mélasse est, à mon avis, irrémédiable. Ceci dit, on peut vivre dedans. Ce n’est pas la seule mélasse dans laquelle on vit. Mais je la crois irrémédiable parce qu’il n’y a pas eu d’instauration véritable sur ce plan. Voilà ce que je pense. Encore une fois, il n’y a eu que la dissolution. Et donc dissous ils furent, dissous ils demeurent. C’est cela la situation de la psychanalyse lacanienne. Et ils continuent à dissoudre. On le voit bien, d’ailleurs c’est bien l’impératif qui a été légué : « dissolvez-vous ! ». Mais cet impératif est meilleur que beaucoup d’autres. Il est certainement meilleur que : « rassemblez-vous ! », ou que « aimez-vous les uns les autres ! ». Entre : « aimez vous les uns les autres » et « détestez vous les uns les autres », somme toute, lequel est le pire ? Cela peut se discuter longtemps ! Lequel a eu des effets les plus désastreux ? C’est tout à fait discutable.

Telle a donc été la voie suivie par Lacan en politique : la dissolution continue, elle continuera parce qu’il n’y a pas eu d’instauration autre que celle-là. Et ce qui n’est pas elle, ie chacun, parce que chacun croit être autre chose que la dissolution, chacun réinstaure tout en dissolvant, ce qui n’est pas elle, alors là je le crois vraiment, bouche le trou de la politique ! C’est un bouchage probablement plus compact que celui dont la philosophie est capable, parce que pour ce qui est de boucher le trou de la politique, il faut reconnaître que quand les analystes s’y mettent, ils sont hors de pair.

Donc voilà, c’est une conclusion ambivalente, mais encore une fois, je ne voudrais pas vous laisser sur l’impression contraire. Je pense qu’il y a eu quelque chose de très aigu, de très pertinent dans cette figure dissolutive léguée désormais à tous. Cependant, je pense qu’elle n’a pas été une proposition politique au sens véritable du terme parce qu’elle a laissé en plan la question des places, ie la question du déplacement. Ce n’est pas parce qu’on dit : il ne faut pas être dans l’idée que les places doivent être occupées, ou que la politique c’est l’occupation des places, qu’on se trouve dispensés d’une proposition quelconque sur la question du déplacement. Car, malgré tout, les métaphores du champ, du tourbillon étaient praticables au point où le plus-un du Lacan courant, sans plus, en tenait les faisceaux. Il l’a dit : « je n’ai plus d’école… Maintenant, j’ai un tas ». J’ai un tas de lettres : « me revoilà, l’homme couvert de lettres ». J’ai un tas. Quand on est dans la position de dire : j’ai un tas, c’est quand même vraiment le despotisme anarchiste. Surtout que Lacan ajoute : ça va rester comme cela. Et c’est vrai, c’est resté comme cela.

 

Un dernier point que je voulais souligner, c’est que dans cette critique anti-philosophique de la politique au sens où Lacan l’inscrit, et compte tenu de l’ambivalence que nous venons de dire, c’est un des points où il croise Marx à ses propres yeux, ce qui est intéressant à noter. Lacan pense que Marx a déjà vu que la philosophie servait à boucher le trou de la politique, c’est la propre interprétation lacanienne, mettons de la dernière thèse de Marx sur Feuerbach : « les philosophes n’ont fait jusqu’à présent qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le changer ». On peut l’entendre ainsi : les philosophes ont bouché le trou de la politique avec des interprétations, il s’agit de la déboucher, de la rouvrir. Dans Radiophonie, Lacan le dit en ces termes, dans un beau texte anti-philosophique marxiste : « question 5 : quelles en sont les csq [que la découverte de l’inconscient aboutisse à une 2nde révolution copernicienne] sur le plan : a) de la science b) de la philosophie c) plus particulièrement du marxisme, voire du communisme ? ».

Réponse : « nulle clameur d’être ou de néant [cela ce sont les philosophes : Sartre et tous les autres !] qui ne s’éteigne de ce que le marxisme a démontré par sa révolution effective : qu’il n’y a nul progrès à attendre de la vérité ni de bien-être, mais seulement le virage de l’impuissance imaginaire à l’impossible qui s’avère d’être le réel à ne se fonder qu’en logique : soit là où j’avertis que l’inconscient siège, mais pas pour dire que la logique de ce virage n’ait pas à se hâter de l’acte ».

« nulle clameur d’être ou de néant » : ie nul bavardage philosophique qui ne soit absolument éteint par la révolution marxiste effective, qui consiste à liquider, en l’occurrence sur l’historico-politique, l’idée qu’il y aurait des progrès de vérité ou de bien-être. Ce qu’on peut attendre ce n’est pas du tout cela, c’est de passer de l’impuissance imaginaire des propos de la bonne politique, du progrès, de la politique fondée ou du bon Etat, ou de l’Etat vrai, ou de la politique vraie, dont Marx a montré que ce n’était que le socialisme utopique purement impuissant. Mais qu’on va passer de cette impuissance imaginaire à l’impossible qui va s’avérer être réel, donc passer au réel comme impossible parce qu’il ne se fonde qu’en logique. Marx a donc montré qu’en lieu et place des rêveries philosophiques sur le bon Etat ou la bonne société, il fallait déterminer au point du réel la logique du capital. C’est ce que je vous disais au début : la philosophique ou la politique, ça fait trou imaginaire dans le réel, mais le réel est un réel logique, ie la logique du capital, et donc on va passer à cela, qui est la révolution effective de Marx, ie une liquidation en ce sens de la philosophie. Et est-ce à dore qu’il n’y a rien, à ce moment là, que savoir ou pure connaissance ? Non, nous dit Lacan, car je pose aussi que « la logique de ce virage [doit] se hâter de l’acte ».

Ce que Lacan lit dans Marx, là, c’est quoi ? c’est que Marx a substitué à l’impuissance imaginaire des bonnes politiques ou des politiques fondées, des politiques vraies, ie à l’impuissance imaginaire des utopies philosophiques, Marx a substitué une pure logique qui capte un réel, en l’occurrence le réel du capital ou de la plus-value, d’un côté, et simultanément il a substitué à l’idée d’un progrès (de la vérité ou du bien-être) d’un simple savoir ou d’une connaissance, l’impératif d’un acte, de l’autre côté. Acte dont il n’y a rien d’autre à attendre que ceci qu’il est une hâte logique, ie que dans la logique du réel, ce principe de hâte est la seule subjectivation qui existe.

Vous voyez donc que la critique de la philosophie ou de la métaphysique comme bouchant le trou de la politique voudrait finalement dire : il y a le trou de la politique imbouchable, et Marx l’avait déjà bien vu, parce qu’il ne s’agit absolument pas de nous dire qu’est-ce qui est bien : le bon Etat ou la bonne politique, et de faire des progrès dans quoi que ce soit. Tout cela, c’est l’impuissance imaginaire, ce qu’il y a c’est une logique qui capture un réel et qui requiert éventuellement la hâte de l’acte. Cela est assez fort et c’est éclairant sur ce que je crois être le rapport de Lacan à Marx, très soutenu, très important pendant des années, pas seulement sur la partie la plus connue de la doctrine du plus-de-jouir. Nous l’avons déjà vu, aux yeux de Lacan, Marx est celui qui a inventé le symptôme, c’est celui qui a inventé pour part la théorie de la jouissance. Et ici, c’est celui qui a rompu avec la vision philosophique de la politique de façon radicale. En profondeur, Marx pour Lacan, c’est la corrélation d’une logique et d’un acte, tel est le point de subjectivation lacanienne le plus fort dans son rapport à Marx. Corrélation d’une logique et d’un acte, et pas celle d’une connaissance et d’un projet. C’est une distinction qui conserve à mon avis une grande pertinence, car il y a une vision de la politique qui fait que la politique est un mixte entre connaître ce qu’il y a et faire des projets biens fondés. Mais cette 1ère image est écartée par Marx tel que Lacan l’identifie : la politique n’est pas une connaissance et un projet, mais une logique, donc une occurrence du réel et la réquisition d’un acte. Si c’est connaissance et progrès, la politique est au régime du sens, elle distribue un sens. Si c’est logique et acte, c’est soustrait au sens, ce qui veut dire soustrait au progrès sous toutes ses formes, à l’idée même de la représentation du progrès. Voilà pour la politique comme trou imaginaire dans le réel, trou dans la cohérence imaginaire des discours et trou réel dans le symbolique ou dans la loi.

III la philosophie a l’amour au cœur de son discours

Venons en maintenant au dernier point que nous allons traiter assez rapidement, à savoir : pourquoi Lacan dit-il que la philosophie a l’amour au cœur de son discours ? D’abord, de quel amour s’agit-il ? Cette question du rapport de la philosophie et de l’amour est très insistante dans le corpus lacanien. Il y en a une 1ère instance qui se tournerait du côté du problème de l’amour du maître, de l’amour pour le maître, de l’écart et de l’éclairage de cela par l’amour de transfert (l’analyse du Banquet de Platon et du rapport de Socrate à Alcibiade). Le point, là, mais je ne le traiterai pas tout de suite, le point clé c’est que pour Lacan il peut y avoir amour du savoir et jamais désir de savoir. Dans l’introduction à l’édition allemande des Ecrits : « j’insiste : c’est de l’amour qui s’adresse au savoir. Pas de désir : car pour le « Wisstrieb », eût-il le tampon de Freud, on peut repasser, il n’y en a pas le moindre. C’en est même au point que s’en fonde la passion majeure chez l’être parlant : qui n’est pas l’amour, ni la haine, mais l’ignorance » (Scilicet n°5 page 16). Vous savez que les 3 grandes passions de l’être humain pour Lacan sont l’amour, la haine et l’ignorance. Mais en dernier ressort, la passion majeure, c’est l’ignorance. La passion majeure, c’est l’ignorance parce qu’il n’existe aucun désir de savoir. Cette thèse très radicale est peut-être insuffisamment pointée. La position clé de l’amour dans cette affaire c’est qu’en réalité l’amour est la véritable corrélation subjective au savoir, il n’y en a pas d’autre. Il peut y avoir un amour de savoir, mais cet amour de savoir ne se soutient d’aucun désir de savoir. Cette thèse ouvre un abîme, outre qu’elle n’est pas très facile à comprendre, mais pour le moment, prenons là uniquement dans sa lettre. Il n’y a pas de désir de savoir, il n’y a pas de pulsion de savoir non plus, ce qu’il y a, c’est éventuellement de l’amour pour le savoir. Cela c’est le 1er point qu’il faut identifier : à cet amour de savoir qui peut exister et qui est décisif parce qu’il va conditionner les figures de subjectivation du savoir même. Toute subjectivation du savoir est en un certain sens amoureuse mais pas désirante. Si vous voulez, au regard du désir, en termes de désir, l’absolue passion de l’être humain c’est l’ignorance. Il y a une tel soustraction de tout désir de savoir que l’ignorance, si je puis dire, la remplit comme passion. Donc : en termes de désir l’absolue passion de l’être humain c’est l’ignorance, et il peut y avoir un amour de savoir.

A quelles conditions y a-t-il un tel amour, nous aurons à y revenir, car c’est assez compliqué. Mais ce qui va se contraposer à cette question de l’amour de savoir, c’est la question de l’amour de la vérité. Par rapport au savoir, nous savons formellement qu’il y a éventuellement amour, donc que le savoir peut être l’objet d’une passion. C’est une des passions, à savoir l’amour, mais dans une précarité extrême, puisque la passion majeure c’est l’ignorance, justement. Vous remarquerez d’ailleurs que l’ignorance, c’est un désamour, puisque ce qui n’est pas l’ignorance, la corrélation au savoir, c’est l’amour, il n’y en a pas d’autre. L’ignorance comme passion majeure s’établit donc là où il n’y a pas l’amour du savoir. Et là où cet amour est absent, c’est immédiatement rempli ou recouvert par la passion majeure de ne pas savoir. Violente passion d’ignorer, et donc c’est toujours sur la ruine d’un amour que triomphe l’ignorance. C’est une vue très profonde sans même spécifier que cet  amour est amour du savoir. Retenons cette thèse : c’est toujours sur la ruine d’un amour que triomphe l’ignorance, et puis après vient la haine… Et à cet amour du savoir se contrapose l’amour de la vérité. Or, par rapport à la philosophie, la grande question va être son rapport à l’amour de la vérité. Aux yeux de Lacan, la grande supposition philosophique, c’est que non seulement il y a un amour de la vérité, mais la supposition philosophique, c’est qu’il doit y avoir un amour de la vérité. L’impératif philosophique (c’est pour cela que c’est au cœur de son discours) serait : il faut aimer la vérité !

Alors dans quelles chicanes ceci va-t-il s’engager aux yeux de Lacan ? Pourquoi là encore va-t-il y avoir de sa part une impulsion anti-philosophique ? Cela va se jouer sur une question tout à fait prévisible, mais qui va être non pas tant directement la question de l’amour de la vérité, mais celle de savoir ce qui est aimé dans l’amour de la vérité. Vous avez là-dessus de nombreux textes, mais je vous en prends un dans le Séminaire XVII, l’Envers de la Psychanalyse. Lacan demande : « qu’est-ce que l’amour de la vérité ? ». Sur le terrain du discours de l’analyste, il va répondre : « l’amour de la vérité, c’est l’amour de cette faiblesse dont nous avons soulevé le voile, c’est l’amour de ceci que la vérité cache, et qui s’appelle castration. [il ajoute] Je ne devrais pas avoir besoin de ces rappels, qui sont en quelque sorte tellement livresques [et après il va taper sur les analystes comme d’habitude]. Il semble que ce soit chez les analystes, particulièrement chez eux, qu’au nom de ces quelques mots tabous dont on barbouille leurs discours, on s’aperçoive jamais de ce que c’est que la vérité, savoir, l’impuissance ».

Chez les analystes, têtes de turc, puisque je vous ai dit que l’analyste était le contre-personnage de l’antiphilosophie lacanienne - et donc on passe son temps à dire qu’il n’y comprend rien à Freud - et là il y a une chose que les analystes ne comprennent pas du tout, à savoir que la vérité c’est l’impuissance. L’amour de la vérité, c’est l’amour de la faiblesse, ie l’amour de ce que la vérité cache, soit finalement l’amour de la castration, ce qui se dira aussi l’amour de la vérité est l’amour d’une impuissance. Après tout, cela, on voit bien ce que ça veut dire. Il y en aura beaucoup de variantes. Il est évidemment clair que pour Lacan il ne peut y avoir amour de la vérité que comme amour de ce qui ne se dit pas tout, reste impuissant à se dire tout. C’est déjà un 1er sens qui renvoie à la thèse fondamentale de Lacan que la vérité on ne peut que la mi-dire, qu’elle n’est jamais dite toute. En effet, si c’est réellement l’amour de la vérité, c’est l’amour de ce qui est impuissant à se dire tout.

Par ailleurs, il est évident que la castration est à l’arrière plan en tant que figure de l’accès au symbolique et que finalement il n’y a d’effet de vérité que sous cette condition, que donc l’amour de la vérité doit être l’amour de cette condition même, donc aussi l’amour de ce qui fait barre, césure, limite, de ce qui n’est jamais en accès à l’illimité. Et donc de quelque côté qu’on le prenne, on comprend très bien, en effet, que s’il y a amour de la vérité, c’est l’amour d’une faiblesse, d’une impuissance, d’une barre, d’une limite, d’un mi-dire etc…

Lacan en conclura plusieurs choses :

- côté analyste, il en conclura que c’est plutôt mieux de ne pas l’aimer, la vérité. Ce n’est pas du tout la peine de l’aimer quand on est analyste. Par contre, aimer le savoir, oui. Vous voyez comment ce motif que j’ai annoncé dès le début circule, sans répit. Vous voyez ce mouvement par lequel autour de l’aimantation par la question du savoir va se jouer le problème de l’acte, cependant que la vérité va rester partiellement dans l’ombre. Amour du savoir, oui, amour de la vérité, ce n’est pas une bonne posture pour l’analyste.

- par contre, amour de la vérité est au cœur du discours philosophique. Mais, et c’est là que va être l’imputation fondamentale, la philosophie prétend aimer la vérité comme puissance, et non pas comme impuissance. Il faudrait donc dore que l’énoncé anti-philosophique lacanien ne porte pas directement sur la question de l’amour de la vérité dans sa contraposition à l’amour du savoir, bien que ce soit une chicane essentielle, mais il porte sur ceci que la philosophie prétend instruire et subjectiver l’amour de la vérité comme puissance. Et c’est cela qui est au cœur de son discours, et l’illusion serait là, non pas dans le propos générique d’un amour de la vérité, encore que l’éthique de l’analyste soit plutôt de s’y soustraire et de subjectiver comme passion l’amour du savoir, qui seule rature l’ignorance, ie rature la passion majeure, mais la passion philosophique serait de promouvoir un amour de la vérité comme puissance.

Et alors, nous en resterons là pour aujourd’hui, nous reprendrons la prochaine fois dans cette nouvelle entrée, on peut simplement dire que la véritable thèse lacanienne, c’est que : si on prétend aimer la vérité comme puissance, ie si on rature, si on obnubile que tout amour véritable de la vérité est amour d’une impuissance ou d’une faiblesse, ie si on prétend aimer la vérité comme force, et non pas comme faiblesse, alors on sera impuissant au regard de l’ignorance. C’est aussi, à mon avis, une dialectique très forte qui est qu’en termes de subjectivation, on ne peut pas faire barrage à la passion d’ignorer, qui est, si je puis dire, l’état normal de l’être humain. On n’y peut faire barrage en termes de vérité, parce que sinon il y a l’amour du savoir, que pour autant que ce qu’on aime dans la vérité soit une faiblesse. Cela peut paraître un paradoxe, mais pas du tout. La « force » de l’amour de la vérité, y compris sa « force » contre l’ignorance, c’est justement d’être l’amour d’une faiblesse, ie l’amour d’une certaine impuissance. Au fond, l’amour de la vérité n’est puissant que s’il est, pour part, l’amour d’une impuissance. Sinon, la carrière est ouverte à la passion de l’ignorance. Ce sera cela qui fera que finalement Lacan va instruire quand même l’idée que la philosophie est une disposition précaire par rapport à la passion d’ignorer. C’est une disposition dont la force est relative, et en son fond grevée par ceci qu’elle n’identifie pas l’élément de faiblesse de la vérité. Voilà pour ce 1er cycle !

6ème cours

Synthétisons les acquis de ce que nous avons dit jusqu’à présent. Au fond, on peut commencer en disant que la position de Lacan, en tout cas à partir des années 70, retient tous les traits formels de l’antiphilosophie en même temps d’ailleurs qu’elle reprend et refonde ce concept. Précédemment, j’avais eu l’occasion, et en particulier à propos de Wittgenstein, de déterminer ce que j’appelle les traits formels de l’antiphilosophie qui sont au nombre de 3 :

- 1er trait : le premier consiste en une destitution de la philosophie dans sa prétention théorique, destitution qui prend toujours la forme d’un discrédit, et pas centralement ou pas principalement la forme d’une réfutation.

- 2nd trait : la mise à jour de la vraie nature de l’opération philosophique. A l’arrière-plan de sa prétention théorique supposée et discréditée, il y a une intention opératoire que l’antiphilosophie entend débusquer, dévoiler, mettre à jour, car il y a un acte proprement philosophique, mais un acte philosophique qui doit être constitué par l’anti-philosophie elle-même, parce qu’il est, en général, dissimulé, obscur ou inapparent.

- 3ème trait : opposition à l’acte philosophique ainsi reconstitué d’un acte de type nouveau, d’un acte radicalement autre qui parachève la destitution de la philosophie, parce que, dans sa possibilité même, cet acte porte avec lui la scène des opérations de la philosophie.

Ces traits généraux on les retrouve de manière essentielle et générique dans toutes les antiphilosophies notoires. En quel sens et sous quelles figures les retrouve-t-on chez Lacan ? c’est ce qui va nous occuper pour cette 1ère récapitulation.

1) destitution de la philosophie

D’abord : destitution de la prétention théorique de la philosophie veut dire de façon plus spécifiée : destitution de la prétention de la philosophie à être une théorie du réel quel que soit ce réel supposé. Aux yeux de Lacan, la philosophie est incapable d’être dans une théorie du réel pour 4 raisons (nous laisserons de côté pour l’instant l’articulation tout à fait réelle entre ces raisons). Je les rappelle, bien qu’elles soient pour une part bien connues de vous, puisque je les ai évoquées précédemment.

 

- 1ère raison : la philosophie est captive de la figure du discours du maître. Nous n’avions pas fait un sort à ce point, parce que c’est à la fois le plus connu et pas celui qui nous guide de manière essentielle, mais si on le regarde de près, il faudrait plutôt dire que la philosophie prétend être soustraite à la notation des discours. Je le dirais plus précisément dans ces termes et c’est en ce sens que je dis captive de la figure du maître. A mes yeux, le point le plus important n’est pas tant que la philosophie soit énoncée du point du discours du maître, mais que sa prétention intrinsèque, constituante, soit d’arrêter la notation des discours. Vous savez que pour Lacan il y a 4 positions discursives :

- le discours de l’hystérique

- le discours du maître

- le discours de l’université

- le discours de l’analyste

(cf Séminaire 17, l’Envers de la Psychanalyse)

mais cette théorie est une théorie dynamique, ce n’est pas une théorie classificatoire. Il n’y a d’intelligibilité véritable des positions discursives que si on appréhende les quarts de tour par lequels ces positions se déplacent les unes par rapport aux autres. Or, la philosophie prétend être un point d’arrêt de la disposition discursive en général. C’est une autre manière de dire, de l’intérieur du dispositif lacanien, que la philosophie a prétention au fondement. Car un discours qui se fonderait lui-même, qui serait auto-fondateur comme c’est toujours le cas pour la philosophie, est un discours qui immobilise la rotation inéluctable des configurations discursives. En ce sens, cette 1ère incapacité de la philosophie en cette 1ère défection, on peut la désigner comme la prétention à instituer un point d’arrêt qui fasse que le discours se suffise à lui-même.

Je rappelle qu’une variante de ce point qui peut se dire de bien des façons (car chez Lacan les choses peuvent toujours se dire de bien des façons !) ce point peut aussi se dire : la philosophie prétend qu’il y a un métalangage. C’est le point où Lacan entre en complicité avec Wittgenstein, croisement entre 2 figures antiphilosophiques, en donnant acte à Wittgenstein d’avoir désigné la philosophie dans sa prétention intenable à constituer un métalangage. Et je vous rappelle que l’expression employée par Lacan pour désigner cette prétention est celle de canaillerie philosophique. Ce qui est proprement canaille, c’est d’être dans la supposition d’un métalangage. Par parenthèse, il serait intéressant de voir si c’est une définition opératoire de la canaillerie en général, ie si en dernier ressort toute canaillerie est dans cette supposition, ce qui serait aussi, remarquez le, une manière de dire que toute canaillerie est philosophique. Ce qui est un énoncé plus fort que le fait que la philosophie est simplement canaille.

 

- 2nde raison : le deuxième point qui destitue la prétention philosophique et dont nous avons parlé davantage, c’est qu’elle méconnaît constitutivement qu’en dernier ressort, le réel c’est l’ab-sens du rapport sexuel. On peut dire que la philosophie s’édifie sur une forclusion de ce point. Elle méconnaît radicalement que le réel – évidemment « en dernière instance » pour reprendre l’expression althussérienne – c’est l’absence de rapport sexuel. Ce qui d’un point de vue logique ou formel signifie qu’il y a toujours dans la philosophie un moment où l’on force au rapport le non-rapport. Pas forcément de façon explicite le non-rapport sexuel. Mais plus généralement la philosophie est une discipline discursive à l’intérieur de laquelle on peut repérer que quelque chose comme un non rapport se trouve forcé au rapport et convoqué de force au rapport. Ce qui pourra aussi se dire : la philosophie force au sens l’ab-sens. Ce qui est parfaitement compatible avec le fait qu’il y ait des philosophies du non sens, de l’absurde etc… Le mode proprement philosophique d’affirmer le non sens demeure un forçage au sens de l’ab-sens. La catégorie philosophique du non-sens persiste à être comme point de butée une opération de forçage, de l’ab-sens au sens. C’est là que s’origine le fantasme de la totalité. La critique traditionnelle, s’agissant de la philosophie, de son désir de fantasme de la totalité, doit plutôt être conçue comme un effet que comme une cause. La cause véritable, c’est de forcer le non-rapport au rapport, de forcer l’ab-sens au sens. Le fantasme de la totalité s’enracine là.

 

- 3ème raison : le 3ème motif sur lequel nous aurons l’occasion de revenir c’est que la philosophie ne veut rien avoir à connaître de la jouissance, et par conséquent aussi, de la Chose au sens lacanien. La philosophie ne rien avoir à connaître de la chose de jouissance, elle en a horreur. C’est d’ailleurs pourquoi – j’ajoute ici un argument dont je ne sais pas s’il est présent chez Lacan (on ne sait jamais ce que Lacan a dit, personne ne sait tout ce que Lacan a dit !) – il y a des philosophies qui prescrivent le retour à la chose même, compulsivement si je puis dire. Vous savez que c’est un mot d’ordre de Husserl : retourner aux choses mêmes. Et si on éclaire cette compulsion du retour aux choses mêmes d’un point de vue lacanien, on dira que la philosophie n’est habitée par la compulsion de retourner aux choses mêmes que parce que de la Chose elle ne veut rien savoir. Et c’est ce ne rien vouloir en savoir qui la fait prononcer l’impératif du retour aux choses mêmes de façon compulsive.

 

- 4ème raison : enfin, depuis Parménide, la philosophie assume l’axiome fallacieux « l’être pense », alors qu’aux yeux de Lacan, point crucial, il n’y a pensée qu’au point d’une défection topique de l’être. Ce n’est que là où l’être est en défection que « ça pense ». Et comme vous le savez, fût-ce l’être-supposé d’un sujet, la question n’est pas ici d’opposer l’être pense à le sujet pense, car même s’il s’agit de l’être-supposé d’un sujet, ce n’est qu’au point de la défection de cet être que « ça pense » : « là où ça pense, je ne suis pas ; là où je suis, je ne pense pas ». c’est, comme vous le savez, le motif central de la désarticulation par Lacan du cogito de Descartes.

Si on le prenait de façon technique, on pourrait montrer que ce qui aux yeux de Lacan est inadmissible dans la construction cartésienne, outre qu’elle n’est pas excentrée comme elle devrait l’être, c’est évidemment le passage du cogito à la res cogitans, ie de ce qu’il a l’énoncé « je pense », ne saurait s’inférer que le lieu de la pensée soit la figure de la res, de la chose. Et là aussi, la philosophie manque en réalité son objet ou son enjeu dès lors qu’elle s’égare quant à la topique de la pensée. Le lieu où ça pense lui est en dernier ressort organiquement dérobé sous l’axiome fallacieux que là où il y a de la pensée, il y a de l’être, ie sous l’axiome parménidien : « être et pensée sont le Même », axiome qui engage définitivement la philosophie dans une cécité au regard de la topique de la pensée.

 

Voilà, donc, en récapitulation sur le 1er trait formel de l’antiphilosophie, qui est la destitution de la prétention de la philosophie à être une théorie du réel à la fois parce que :

- elle reste captive de la position du discours du maître

- elle force le non-rapport au rapport

- elle ne veut rien avoir à connaître de la jouissance et de la chose

- elle s’égare sur la topique de la pensée.

2) nature de l’opération philosophique

Venons-en au 2ème trait. Il consiste à dire que l’apparence discursive de la philosophie dissimule des opérations constituantes par un acte propre qu’il faut spécifier ou reconstruire, opérations auxquelles la philosophie elle-même est aveugle aux yeux de Lacan, bien que ce soit son acte propre. Nous avons assez longuement tramé ces opérations qui sont au nombre de 3, nouées, connectées, constituantes. Nommons-les :

- une déposition des mathématiques

- un colmatage de la politique

- une promotion de l’amour. Une promotion exorbitante, mais une promotion de l’amour qui est, nous le verrons, un détournement.

Ce sont les 3 opérations véritables, véritables car elles touchent à des protocoles de pensée réels.

a) déposition des mathématique

 Pourquoi cette déposition obligée des mathématiques ? Parce que – je vous rappelle que la formule est : « les philosophes sont bouchés aux mathématiques » - les mathématiques viennent exactement au point où la science est sans conscience, ie au point de la non fondation. Ce qui se dira aussi : les mathématiques viennent au point où il y a la contingence connexe du réel et de la lettre. C’est cela la science. Au point où il y a la contingence connexe du réel et de la lettre vient évidemment aussi la non fondation, la science sans conscience, et cela la philosophie ne peut que vouloir le déposer, parce que, pour Lacan, il faut ultimement à la philosophie que la science soit conscience, qu’il y ait une fondation et que la lettre soit une lettre de la nécessité. Voilà pour la déposition nécessaire des mathématiques par la philosophie.

b) colmatage de la politique

Le colmatage de la béance de la politique, nous l’avons aussi tramé. « La métaphysique bouche le trou de la politique ». Je le redirais simplement autrement dans un vocabulaire plus proche d’énoncés philosophiques canoniques. Il est absolument évident que pour Lacan, la politique est proprement ce qui avère qu’il n’est pas vrai que « le rationnel soit réel et que le réel soit rationnel », ie que la politique met radicalement en défaut la grande sentence hegelienne, et donc la sentence de la philosophie parce que sur ce point Lacan dira que cette sentence – « le réel est rationnel et le rationnel est réel » - est une maxime de la philosophie, pas seulement une maxime hegelienne.

On pourra soutenir que pur Lacan, toute politique réelle n’est pas rationnelle, toute politique pour autant qu’elle soit réelle n’est pas rationnelle, et que inversement, une politique pour autant qu’elle soit rationnelle n’est pas réelle. La politique c’est proprement la présentation d’un discord béant entre le réel et le rationnel. En affirmant, ce qui est sa thèse princeps, qu’il existe une politique rationnelle, ce qui peu ou prou est toujours un de ses énoncés, la philosophie colmate la béance de la politique. Et, en effet, on peut dire que c’est une entreprise constante et consistante de la philosophie d’avoir proposé des figures rationalisées de la politique.

c) promotion de l’amour

Enfin, que faut-il entendre par promotion de l’amour ? Et bien, fondamentalement, que la philosophie prétend définir ou s’animer d’un amour de la vérité. Sur ce point, je vous avais cité un développement caractéristique du Séminaire XVII, l’Envers de la Psychanalyse, où cette assignation subjective de la philosophie à l’amour de la vérité est présentée comme un détournement qui s’avère être une méconnaissance de la castration. Lacan indiquant explicitement que sur ce point, il est du devoir de l’analyste de n’éprouver aucun goût pour la vérité. Ça ne l’empêchera pas éventuellement d’éprouver un amour de savoir, mais il devra se dispenser comme d’un traquenard philosophique de l’amour de la vérité.

On peut donc appeler cette promotion philosophique de l’amour de la vérité un détournement de la figure même de l’amour selon une polarité qui lui est intrinsèquement hétérogène.

 

Finalement, l’acte philosophique dans son rapport à des conditions réelles, nommément la mathématique, la politique et l’amour, est le nouage d’une déposition, d’un colmatage et d’un détournement :

- déposition des mathématiques

- colmatage de la politique

- détournement de l’amour.

Au fond, derrière ou à l’intérieur de la captivité dans la figure du maître, ce qu’on trouve de plis réel dans la philosophie, dans son impuissance en même temps à être une théorie du réel, c’est le nouage de ces 3 opérations – déposition, colmatage et détournement – que spécifie l’activité de la philosophie et non pas simplement sa position.

Je vous laisse en exercice lacanien la question de savoir s’il existe une figure lacaniennenement repérable de ce nouage. Tout le monde va dire : oui, il doit être borroméen, mais ça, vous regarderez. Mais les 3 opérations sont spécifiées, et pour autant qu’il y ait un acte philosophique qui pourrait être compté pour un, il faut que ce soit, non pas dans la figure de la fusion, mais dans la figure du nouage. On peut donc se poser la question de savoir quelle est la figure de ce nouage qui nous donnerait le nœud philosophique, si nœud il y a. Voilà pour le 2nd trait formel de l’antiphilosophie, ie l’identification de l’activité philosophique après et à l’intérieur de sa destitution.

3) acte philosophique et acte anti-philosophique

Venons-en au 3ème trait formel de l’antiphilosophie, trait pour nous décisif, à savoir qu’aux opérations formelles de la philosophie, on va opposer un acte sans précédent, dont j’ai rappelé que l’existence est attestée par le surgissement de l’œuvre de Freud et qu’on conviendra d’appeler l’acte analytique. Avant même d’entrer dans sa problématique qui est un labyrinthe, on peut tout de même dire de suite que cet acte analytique, dont le surgissement éruptif fait rupture irréversible au regard des opérations de la philosophie, a des traits distinctifs aisément repérables qui l’opposent radicalement à celles-ci. Cela peut se dire, peut se voir. On va en citer quelques uns.

a) 1er trait : sujet comblé / sujet horrifié

 le premier extérieur, mais néanmoins fort important, c’est que les opérations, l’activité philosophique, prétend ultimement délivrer une satisfaction, voire une béatitude. Et on pourrait montrer, là encore, comme je vous le disais pour la question du non sens, que ceci est vrai même pour les philosophies sceptiques ou nihilistes, et même peut-être surtout pour elles. C’est pourquoi la discussion platonicienne sur la question de savoir si le philosophe est heureux, plus heureux que le tyran par exemple, est une discussion décisive et non pas secondaire. Il est de l’essence de l’activité philosophique d’énoncer que son produit propre est, en tout cas, la possibilité d’une béatitude intellectuelle et d’en examiner le prix. Si cette discussion occupe une partie importante dans le dispositif platonicien, c’est en tant que marque et envoi essentiels. On pourra dire que du point de son acte, le sujet philosophique se présente comme un sujet virtuellement comblé. Vous voyez, nous continuons dans la métaphore du bouchon : le philosophe comble et est comblé. Et ceci est indifférent à la tonalité de la philosophie, car c’est aussi vrai, y compris et peut-être surtout, quand sa tonalité est négative ou critique. En dernier ressort, il s’agit toujours bien d’établir les conditions d’un sujet comblé.

Au contraire, l’acte analytique, pour le psychanalyste lui-même, ne suscite que l’angoisse et le malaise. Tel est son destin. Dans un texte daté du 24 janvier 1980, Lacan énonce abruptement ce qu’on peut tenir pour un axiome : « oui, le psychanalyste a horreur de son acte ». Enoncé à prendre au sens fort, autrement dit, s’il n’en a pas horreur, c’est probablement que l’acte est inactif. Un psychanalyste content de son acte, c’est un psychanalyste mangé par la philosophe ! Il a cru être dans l’acte analytique, mais il est dans l’acte philosophique et il est comblé, il s’est comblé. Donc : la vérité est que le psychanalyste a horreur de son acte, ce qui veut dire que l’acte analytique fait horreur au sujet psychanalyste.

Ceci nous indique aussi une différence de position de l’acte :

- l’acte philosophique, dans le système de nouage des opérations dont nous avons parlé, comme étant ce qui, virtuellement, mettrait à l’ordre du jour un sujet comblé, se présente comme une production de discours. Le discours est ce qui a pour effet propre ou comme production possible ce sujet comblé dans une figure sans cesse remaniée mais absolument persistante de la béatitude.

- l’acte analytique n’est pas à proprement parler une production du discours, bien qu’il soit en un certain sens entièrement dans cette tension. L’acte analytique est un acte énonciatif mais il en est aussi une réversion ou une interruption, ou un déchet. Je reviendrai sur cette catégorie essentielle de déchet. De sorte que le rapport à l’acte - si tant est que cette notion ait un sens, mais après tout il y a au moins ce rapport qu’il fait horreur – n’est pas tant de le produire que, va dire Lacan, d’y faire face. Il y a un face à face du psychanalyste et de son acte, un faire face à l’acte qui est un régime absolument hétérogène à la conception philosophique dont le résultat ou la production propre serait la figure du sujet comblé ou de la béatitude. Toujours dans ce texte du 24 janvier 1980, Lacan récapitule son objectif propre et écrit : « l’acte, je leur donne chance d’y faire face ». Je leur donne chance, à qui ? Aux malheureux psychanalystes, à qui on s’adresse toujours quand on est Lacan. « Je leur donne chance d’y faire face », et c’est cela en fin de compte le discours analytique, je veux dire sa fonction propre. Car qu’est-ce que c’est centralement le discours analytique au regard de l’acte ? On dira : le discours analytique est ce qui donne chance de faire face à l’acte. Telle est sa vraie définition. Il ne donne pas garantie d’y faire face, mais ça donne une chance. Le discours analytique, c’est la délivrance d’une possibilité de faire face à l’acte analytique, ie d’en assumer l’horreur, plus précisément peut-être d’en porter l’horreur, de porter et de supporter l’horreur de l’acte. Voilà ce à quoi la théorie donne chance en dehors de quoi elle n’est que bavardage, éventuellement subtile et pleine d’intérêt, mais néanmoins si elle n’est pas cette chance donnée de faire face à l’acte, elle n’est quand même que finalement bavardage, ie au fond philosophie maquillée – on y revient toujours.

Je voudrais signaler que cette idée du faire face à l’acte comme unique légitimation du discours – un discours de la transmission, de l’enseignement, de la formation, tout ce que vous voulez – est une idée très antiphilosophique. On pourrait dire que toute antiphilosophie assumerait bien (sauf que ce n’est pas l’acte analytique, mais un autre) la thèse selon laquelle le discours la théorie, donc ce qu’ils font après tout, car tous écrivent et enseignent, que tout cela n’a de chance que pour autant que ça donne chance de faire face à l’acte.

- Nietzsche dira par exemple qu’en dernier ressort toute la théorie généalogique, toute la finesse d’analyse du dispositif des forces actives et des forces réactives, toute la typologie des figures génériques de la pensée et du discours, c’est pour pouvoir faire face à l’acte qui est de « casser en 2 l’histoire du monde », à savoir l’acte de l’affirmation dionysiaque. Il n’y a que cela qui compte. Le discours peut bien déchoir au regard de cette intensité absolue de l’acte.

- Wittgenstein dans des textes que nous avons cités l’année dernière explique que ce qui compte ultimement, c’est selon son expression propre, de porter l’acte éthique comme on porte un fardeau ou l’on retrouve le faire face à l’horreur, car l’acte éthique n’est pas drôle du tout, même pas pour lui-même : il en avait horreur, et il le savait parfaitement. Quand Wittgenstein décide d’aller enseigner dans un village autrichien bourbeux, il était absolument dans l’horreur de son acte. Et porter cela comme il le conseille à tous ceux qui l’entourent, porter ce genre de choses comme un fardeau, telle est la destination véritable d’une formation discursive quelle qu’elle soit.

C’était le 1er trait que je voulais introduire entre l’acte analytique comme horreur propre telle que le discours permette d’y faire face, et la béatitude du sujet comblé telle que la philosophie suppose qu’elle puisse être une production de son discours. Il y a évidemment une antinomie frappante.

 

b) 2nd trait : la vérité philosophique, savoir analytique

Le 2nd trait qui va renouer des choses que nous avons déjà dites serait le suivant : au fond, les opérations philosophiques prétendent être coextensives à la vérité. La philosophie se dira de façon quasi générique recherche de la vérité. Or il est clair que l’acte analytique est tout sauf une recherche de la vérité : il n’est ni une recherche de la vérité, ni supposable dans l’élément d’une telle recherche. On peut penser que l’acte analytique est en césure entre un savoir supposé et un savoir transmissible en mathèmes, mais non pas du tout qu’il soit le moment effectif d’une recherche de la vérité.

Au fond, c’est peut-être une simplification, mais on pourrait le dire ainsi : l’écart entre acte analytique et activité philosophique est un déplacement du triplet vérité, savoir, réel. Triplet qu’on trouve et dans la philosophie et dans la psychanalyse, c’est bien pour cela qu’il faut constamment retracer la délimitation entre les 2.

On peut dire que la philosophie prétend disposer en savoir une vérité du réel. C’est cela la recherche de la vérité : c’est la possibilité de disposer en savoir transmissible une vérité du réel. En revanche, pour Lacan, la conception qu’il se fait de l’analyse ne peut se dire sous la forme : disposer en savoir une vérité du réel. C’est en ce sens que le triplet va se déplacer. Radiophonie, question 6 : en quoi savoir et vérité sont-ils incompatibles ? La réponse de Lacan nous donne une exposition explicite du triplet. « car la vérité se situe de supposer ce qui du réel fait fonction dans le savoir, qui s’y ajoute (au réel) ». « la vérité se situe de supposer ce qui du réel fait fonction dans le savoir ». je voudrais brièvement montrer comment un tel énoncé interdit absolument toute thématique de la disposition d’un savoir de la vérité du réel. On peut dire que pour Lacan l’effet de vérité tient à ce que dans le savoir un réel vient en fonction, fonctionne. La topique de la vérité exige que du réel vienne en fonction dans un savoir. C’est pourquoi la psychanalyse ne peut d’aucune façon être appréhendée au registre d’une recherche de la vérité. Elle peut être une mise en jeu d’un effet de vérité pour autant qu’un réel vienne en fonction, dans un savoir, mais elle n’est d’aucune façon une recherche de la vérité. En ce sens, son acte est irréductible à ce que nous disions devoir être les ambitions de l’activité philosophique.

 Ceci a une csq élémentaire mais tout a fait importante. Il y a une formulation vulgaire de la psychanalyse – vulgaire mais extraordinairement tenace, et tenace jusque dans une perpétuelle tentation immanente  de la présentation psychanalytique qui est quand même que l’inconscient prodiguerait la vérité du conscient. Ceux, ici, qui sont de formation lacanienne, vont pousser des hauts cris en disant : ce n’est évidemment pas cela ! or, ce n’est pas si évident que ce ne soit évidemment pas cela, ie que tenir le point que ce n’est pas cela est à mon sens un des grands enjeux de l’enseignement de Lacan, ie tenir le point que la psychanalyse n’est nullement identifiable comme ce qui aurait prononcé que l’inconscient faisait vérité pour le conscient ou délivrait la vérité du conscient. Je soutiendrais que cette formule ou ses variantes, mais ses variantes sont très insidieuses, cette formule selon laquelle l’inconscient prodiguerait la vérité du conscient, en serait le lieu, est proprement l’appropriation philosophique de la psychanalyse. C’est cette formule et ses innombrables variantes insidieuses qui réalisent l’appropriation philosophique de la psychanalyse et c’est pourquoi le nerf de l’antiphilosophie lacanienne est aussi là.

A propos d’une intervention un peu déjetée, je vous avais citée un des textes terminaux de Lacan où il disait : « je m’insurge contre la philosophie ». Quelle est la nécessité pour le psychanalyste de s’insurger contre la philosophie après l’avoir théoriquement discréditée, identifié son acte, opposé à cet acte un acte absolument hétérogène, pourquoi cet énoncé extrêmement violent, pourquoi le Lacan ultime a-t-il encore besoin d’énoncer qu’il s’insurge contre la philosophie ? Et bien, parce que la philosophie est toujours dans la possibilité réouverte d’une appropriation de la psychanalyse, et cette appropriation pivote, si je puis dire, sous le mot vérité. Je veux dire par là que la thématique de l’inconscient, si l’on suppose que l’inconscient est le lieu de vérité du conscient, ne gêne nullement la philosophie, bien au contraire, ça lui donner un relais ou une relance. Débarrasser la psychanalyse de cette tentation immanente au point de la vérité, de succomber à l’appropriation philosophique, exige une détermination antiphilosophique. Cette détermination antiphilosophique, cette insurrection antiphilosophique désigne, j’y insiste, un péril imminent à la psychanalyse qui est immédiatement subversion de son acte, signalée tout aussi immédiatement par le fait qu’on en est content. Au fond, tout homme content est un philosophe !

Intervention : cet écart ne dit pas l’anthropologie qu’on peut construire à propos de l’œuvre de Freud, qui soutient que la clé de la dynamique sociale est liée au refoulement sexuel sur lequel il risque une anthropologisation du sujet freudien, donc il prend déjà le risque d’une anthropologisation de la psychanalyse, risque lié à la tentation de l’appropriation philosophique dont tu parles.

Réponse : absolument. La question de savoir si la tentation est déjà présente dans l’œuvre de Freud, à cette question on répondra positivement, car si l’œuvre de Freud est une fondation véritable, il faut qu’elle fonde aussi la tentation immanente. Ceci dit, c’est une tentation qui est présente aussi dans l’œuvre de Lacan, nous aurons l’occasion d’y revenir. La question de savoir comment l’anti-philosophie parvient réellement à n’être en aucun de ses points habitée par la tentation philosophique qui l’anime, c’est aussi une question qui va se poser chez Lacan, non pas dans le péril d’une anthropologisation, mais plutôt dans le péril d’une logicisation. Mais entre anthropologisation et logicisation, la menace anthropologique est claire chez Freud, la menace logicisante est plus claire chez Lacan, mais nous verrons que, dans les 2 cas, ce qui est en jeu, c’est la possibilité d’une subversion de l’acte.

Mais là, je voulais simplement motiver la vigueur de la nécessité lacanienne de l’insurrection antiphilosophique en montrant que c’est précisément dès lors qu’on déplace un peu le triplet vérité, savoir, réel qu’il s’établit ce qui, aux yeux de Lacan, est une corruption philosophique de la psychanalyse et qui est l’effet d’un déplacement toujours possible de manière immanente.

 

Sur cette question de l’inconscient, et pour terminer, non pas cette parenthèse, mais cette illustration, je voudrais rappeler 2 textes clairs et essentiels. De nouveau, un texte de Radiophonie. J’indique pourquoi ces 2 textes sont importants, c’est parce qu’ils montrent bien qu’il s’agit de tenir l’écart avec toute appropriation philosophique de l’inconscient dans l’élément que l’inconscient serait comme tel la vérité du conscient alors que la construction même du triplet vérité, savoir, réel ne l’autorise pas. Dans Radiophonie, Lacan énonce : « l’inconscient, on le voit, n’est que terme métahorique à désigne le savoir qui ne se soutient qu’à se présenter comme impossible, pour que de ça il se confirme d’être réel (entendez discours réel) ». Notons au passage que l’inconscient est un terme métaphorique, mais cette métaphore désigne un savoir réel, un savoir qui ne pouvant se présenter que comme impossible atteste ou avère qu’il est réel. L’inconscient désigne un savoir qui est dans la guise du réel du point de sa présentation comme impossible.

Evidemment, la vérité n’est pas mentionnée dans la formule, formule qui est une définition de l’inconscient, mais il faut bien comprendre que la vérité n’est nullement identique à ce savoir, encore bien oins naturellement au savoir du savoir. Alors où se laisse-t-elle situer la vérité en analyse par rapport à l’inconscient ? Et bien, elle va se laisser situer du point de vue de la maxime antérieure, ie dans la supposition que si un savoir se présente comme impossible, alors il y a une fonction du réel engagé dans ce savoir. Au regard de l’inconscient, la vérité ne va pouvoir se supposer strictement que de ce que dès lors qu’un savoir se présente comme impossible, alors il faut qu’une fonction du réel soit engagée, et pour autant qu’une fonction du réel est engagée dans un savoir, alors il y a situation de la vérité.

Là, nous voyons bien que tout l’effort anti-philosophique de désappropriation de la psychanalyse consiste à tenir à distance la vérité au regard de l’inconscient en ne la situant que comme fonction du réel dans un savoir. Et dans la présentation écrite du Séminaire « … ou pire », nous trouvons la formule très caractéristique : « … l’inconscient en tant qu’il s’avère comme savoir ». Il s’avère comme savoir, ie qu’on peut soutenir qu’il vient à sa propre vérité dans la guise du savoir. Mais en aucun cas on ne pourra soutenir que l’inconscient est vérité. A partir de là, on peut reconstruire l’écart, à vrai dire immense, et apparemment infranchissable, entre les conditions de l’acte analytique et les conditions de l’activité philosophique. On soutiendra que pour Lacan :

- premièrement, il n’y a pas de vérité du réel (telle que la philosophie pourrait être définie comme faire savoir d’une vérité du réel), mais ce qu’il y a, c’est vérité dans la mesure où il y a une fonction du réel dans le savoir. Mais vérité du réel ne peut pas à proprement parler se dire.

- deuxièmement, à vrai dire il n’y a pas à proprement parler savoir du réel non plus, ce qu’il y a c’est une fonction du réel dans le savoir qui permet une situation de la vérité. En toute rigueur, on ne peut donc pas dire non plus qu’il y a un savoir du réel, ce qui serait une expression forcée. Il y a, éventuellement, un savoir impossible de ce qu’un réel y est en fonction.

- troisièmement, bien entendu, il n’y a pas non plus de savoir de la vérité. Tout au plus, pourrait-on dire, et ce serait un peu métaphorique, qu’il y a la vérité d’un savoir à proportion de ce qu’un réel y est en fonction, y fonctionne.

Donc :

- il n’y a pas de vérité du réel

- il n’y a pas de savoir du réel

- il n’y a pas de savoir de la vérité

Finalement, il y a le triplet vérité, savoir, réel, que vous ne pouvez pas segmenter, que vous ne pouvez pas distribuer en parties. Il n’y a que le triplet, donc la vérité n’est situable que du point où une fonction du réel est repérable ou assignable à un savoir. Et, en fin de compte, la philosophie est une mise au pair du triplet, puisque la philosophie va supposer qu’il y a une vérité du réel et qu’il peut y avoir un savoir de cette vérité. Mise au pair, le pair et le père. C’est la mise au père terrible. C’est la mise au pair du triplet dans toutes ses composantes possibles : il y aura une vérité du réel, un savoir du réel, un savoir de la vérité etc… Et, au contraire, une des formulations possibles de l’anti-philosophie lacanienne, c’est : il n’y a pas validité d’une telle mise au pair du triplet vérité, savoir, réel.

On pourrait montrer – j’aurai peut-être l’occasion d’y revenir à propos de la question du nombre – qu’en fin de compte la philosophie est une subversion du 3 par le 2. C’est ce qui ne les tient plus ensemble. Et il y a le théorème suivant que je ne vous démontrerai pas aujourd’hui : si on subvertit le 3 par le 2, c’est qu’on a une pensée fausse de l’un, autrement dit, la possibilité de la subversion du 3 par le 2 implique qu’il y ait une pensée fausse de l’un qui se dira : l’un est, alors que la pensée vraie de l’un se dit : il y a de l’un, y’a dl’un dit Lacan.

Autre exercice lacanien que je vous laisse : démontrer que si on subvertit le 3 par le 2, au sens où nous venons d’en donner un exemple précis : la mise au pair constamment possible du 3, ceci suppose et exige une doctrine de l’Un du type : l’un est. Ce qui, dans les termes lacaniens, serait encore une manière d’opposer l’acte philosophique et l’acte analytique en disant : l’acte analytique se soutient du thème : y ad’l’un tandis que l’activité philosophique exige qu’on pose que l’un est. Ce qui n’empêchera naturellement pas Lacan de remarquer que de grands philosophes mettent en cause que l’un est. Il se source, là, au Parménide de Platon puisque après tout on peut soutenir que le Parménide établit toutes les chicanes possibles de l’énoncé l’un est. Il n’en reste pas moins qu’en dernier ressort, dans son propos spéculatif, la philosophie est une subversion du 3 par le 2, une mise au pair, et donc une thèse sur l’être de l’un.

Vous remarquerez que si l’on prend les choses dans l’autre sens, on pourra dire que si la philosophie suppose qu’il y a une vérité du réel et un savoir de cette vérité, donc si elle est mise au pair du triplet, les énoncés lacaniens la disloquent complètement puisqu’il n’y a pas de vérité du réel, qu’il n’y a pas à proprement parler de savoir du réel et encore bien moins de savoir de la vérité. Il y a donc une dislocation, une dissémination radicale des énoncés constituants de la philosophie elle-même. En quoi s’accomplit ce que je vous ai toujours dit à propos de l’antiphilosophie véritable, dont le ressort ultime est de détruire la philosophie. Ce n’est pas simplement une critique. SI l’acte analytique existe, et pour autant qu’il existe, la philosophie est disloquée. Seulement il faut que l’acte analytique existe, ie qu’on en soutienne l’horreur. Et pour en soutenir l’horreur ou y faire face, il faut qu’il y ait tout le discours analytique. Au fond, ce système très complexe et probablement très aléatoire de conditions de l’acte analytique entraîne la dislocation de la philosophie, dislocation dont elle ressuscite incessamment, comme se remembre le corps de Dionysos. A travers tout cela, et c’est le versant sur lequel il faut maintenant nous engager, je pense que la qualification de l’acte analytique se précise peu à peu, de l’acte analytique conçu comme clé de l’antiphilosophie lacanienne.

 

Réfléchissons à ceci : le réel n’est pas ce dont il y a vérité et il n’est pas non plus ce qui est su. En effet, dans tous les cas où vous supposeriez que le réel soit ce qui est su ou que le réel soit ce dont il y a vérité, vous mettriez au pair le triplet. SI le réel n’est situable que du point et que dans le triplet vérité, savoir, réel, alors il faut bien qu’il y ait une corrélation du réel et de l’acte, puisque le réel n’advient ni comme ce qui est su, mais advient du point de l’impossible,  à savoir ni non plus en tant qu’il serait ce dont il y a vérité. « su », si tant est que le réel soit, si je puis, dire, au point de l’acte.

Pour le redire dans des termes plus simples : il est essentiel de comprendre que dans la conception que Lacan se fait du réel, le réel n’est jamais ce qu’on connaît. Ni au sens de la vérité, ni au sens du savoir. En admettant que connaissance soit pris ici comme un mot indifférencié qui subsumerait les 2. or, pour l’antiphilosophie, ce mot est inconsistant précisément parce qu’il prétend subsumer les 2, mais laissons cette inconsistance de côté. En tout cas, ce qu’il y a de sûr, c’est que le réel n’est pas ce qu’on connaît. Mais ce n’est pas non plus ce qu’on ne connaît pas. Cela, c’est un point subtil sur lequel il faudra revenir, car il est très tentant d’énoncer que le réel est ce qu’on ne connaît pas. Or, le réel n’est pas ce qui serait électivement soustrait au connaître, disons dans une doctrine de l’inconnaissabilité constitutive du réel ou de son caractère ineffable etc… A la limite, soit la chose en soi kantienne, soit l’élément mystique de Wittgenstein pour donner 2 repères.

Notre question est donc la suivante : qu’est-ce qui, s’agissant du réel, s’oppose au connaître ? Si le réel n’est pas ce qui est connu ou ce qu’on connaît, quel est l’accès au réel quel qu’il soit ? Qu’est-ce qui fait qu’une pensée y accède ? Et sur quel mode ? Etant entendu que ce mode n’est certainement pas cognitif.

Lacan va être là sur un chemin étroit du point de vue des questions philosophiques et anti-philosophiques qui est le suivant : soustraire le réel au connaître sans tomber dans une doctrine de l’ineffable ou de l’inconnaissable. Il va donc falloir qu’il énonce que ni le réel n’est connaissable, ni le réel n’est inconnaissable. Et je dirais que nous sommes là au foyer le plus intime de son antiphilosophie au sens général. Radiophonie : « ainsi le réel se distingue de la réalité. Ce, pas pour dire qu’il soit inconnaissable, mais qu’il n’y a pas question de s’y connaître, mais de le démontrer ». Scrutons cet aphorisme de près. Commençons par le plus simple : on appellera réalité ce qu’il est possible de connaître. Donc : connaissance va être assignée à réalité et par conséquent à une forte tonalité imaginaire. Nous sommes là au point où Lacan est en quelque manière exposé au kantisme. Admettons que la réalité soit phénoménale, c’est ce qui est susceptible d’être connu, et puis le réel c’est l’inconnaissable. Donc : exposition au kantisme. Le réel serait cet en soi de la réalité qui, à la différence de la réalité (qui est connaissable), demeure, lui, soustrait à la connaissance, et donc inconnaissable. Je vous avais dit que Kant, c’est la lisière philosophique de l’anti-philosophie, nous le savons ce que Lacan va faire, c’est éviter cette solution kantienne.

Donc : que le réel se distingue de la réalité, laquelle fixe son régime à la connaissance, Lacan va aussitôt dire : ce n’est pas que je veuille dire qu’il est inconnaissable, le réel. Je ne suis pas kantien. Je n’oppose pas un réel inconnaissable à une réalité connaissable. Donc le réel n’est pas inconnaissable, mais « il n’y a pas question de s’y connaître [en réel], mais de le démontrer ». Là où le réel en tant que distinct de la réalité se soustrait au connaissable, qui est le propre de la réalité, le réel ne tombe pas pour autant dans l’inconnaissable mais s’expose à être démontré.

Il y a un 1er point sur lequel je voudrais insister beaucoup avant d’en venir à ce « démontrer » énigmatique, qui va nous conduire à l’acte et au réel. Il est essentiel de comprendre que le réel au sens de Lacan est dans une radicale extériorité au connaître, y compris à cette forme particulière du connaître qu’est le ne pas connaître. C’est cela que veut dire que, bien que le réel ne soutient nul rapport au connaître (et Lacan a cette thèse, qui me semble en effet très forte que l’inconnaissable n’est jamais qu’une catégorie du connaissable, une modalité du connaissable : c’est son contraire, mais c’est dans le même régime). Et donc dire que le réel est inconnaissable serait, en fait, déclarer que le réel est au même régime que la réalité parce qu’il est exposé à la question de connaître, fût-ce pour y défaillir. Réel désigne donc ce qui est étranger à ce point au connaître que ça ne se laisse pas non plus penser comme inconnaissable.

Or, je voudrais dire ceci : ce thème selon lequel le réel, ce qui est réel, est extérieur au sens lacanien au connaître, est un thème antiphilosophique décisif, générique, central. Et, j’y insiste, non pas dans la modalité de la reconnaissance qu’il y a de l’inconnaissable, mais dans la reconnaissance que ce qui est proprement réel est indifférent au connaître et ne se laisse pas non plus énoncer, assigner ou symboliser dans la registration de la négation du connaître, autrement dit, le réel propre ne relève ni de l’affirmation du connaître, ni non plus de sa négation. Ça dépose le contraire aussi bien dans la modalité de son effectivité que dans la modalité de son absence.

Je voudrais pour bien asseoir ce thème central dont les effets sont considérables (car évidemment il va falloir, du coup, fixer le lieu de cette soustraction, le lieu n’est pas la négation, justement). Il va donc falloir poser que connaissable et inconnaissable ne couvrent pas le champ total puisque le réel est précisément ce qui est en défection et du connaissable et de l’inconnaissable. Il va donc falloir fixer un lieu d’accès apparemment surnuméraire au tout en son sens analytique, ie A et non A, ou être et non être, ou connaissable et inconnaissable. Bref, une thèse anti-philosophique quant au réel, c’est que le dispositif du connaître ajouté à celui de l’inconnaissable ne fait pas exhaustion.  Le réel, c’est proprement ce qui est en reste de cette adjonction au connaissable de l’inconnaissable.

Il va donc y avoir une construction de lieu où l’accès au réel va se jouer dans ce qui est outre cette totalisation dialectique. A cet égard, c’est la dimension anti-dialectique de toute anti-philosophie, ie que le lieu de l’accès au réel n’est pas délivré négativement. Au regard de la réalité connaissable, aucun protocole de la négation n’y donne accès. Il va falloir absolument autre chose que la négation. Et alors, je voudrais vous donner quelques repères dans l’histoire de l’anti-philosophie sur ce point, afin que nous en venions à l’originalité de la solution lacanienne, car à mon sens, par rapport aux dispositions antérieures de l’antiphilosophie, il y a sur ce point crucial une singularité lacanienne du mode propre sur lequel le réel se donne à la fois en défection du connaissable et de l’inconnaissable.

Quelques repères sur ce thème

Je donnerais des références d’inégales densité, et pour des raisons qui sont préparatoires à Lacan, j’insisterai surtout sur Kierkegaard plus que sur Pascal et Rousseau.

a) Pascal

Pour Pascal, le Dieu de tout athéisme spéculatif, qu’il conclue à la non connaissance du divin ou qu’il l’expose à la connaissance, « le dieu des philosophes et des savants », reste en retrait du réel divin soustrait à l’opposition du connaissable et de l’inconnaissable, ie hétéronome au dispositif de connaissance.

En ce qui concerne Pascal, on sait très bien que toute la question est que sous le nom de Dieu (le nom du réel), quelque chose doit être absolument soustrait au régime du connaître, fût-ce sous la forme du on-ne-connaît-pas. C’est évidemment la signification véritable de l’opposition pascalienne entre le Dieu d’Isaac et de Jacob, le Dieu sensible au cœur, et ce que Pascal nomme le Dieu des philosophes et des savants. Le Dieu des philosophes et des savants, c’est le Dieu exposé au connaître, fût-ce pour déclarer qu’on ne le connaît pas, mais peu importe. Le Dieu de Descartes, mais aussi le Dieu de tout athéisme spéculatif. Que l’on connaisse ou qu’on ne connaisse pas, que l’on conclue à la connaissance ou qu’on conclue à l’inconnaissable, peu importe, car de toute façon le réel proprement dit est hétérogène à cette opposition. Et il va se donner par la voie d’accès absolument irréductible qui le soustrait à l’opposition du connaître et de l’inconnaissable.

b) Rousseau

Comment se présente ce dispositif chez Rousseau ? Là je vous donne surtout les différences, vous relirez les textes pour votre propre compte. La proclamation anti-philosophique et complète de Rousseau se trouve dans le Livre IV de l’Emile ou de l’éducation : l’âge de raison et des passions (de 15 à 20 ans). §2, éducation religieuse : la profession de soi du vicaire savoyard. Ce n’est pas un hasard si ça se trouve dans un traité d’éducation : la question de l’éducation antiphilosophique… et on va y trouver les 3 points décisifs qui conduisent à cette supplémentation du connaître par le réel, du connaître comme du non-connaître par le réel.

D’abord, le discrédit jeté sur le connaître, qui est vraiment un thème récurrent de Pascal à Lacan. Dans la Profession de Foi du Vicaire Savoyard, « les idées générales et abstraites sont la source des plus grandes erreurs des hommes [c’est toujours le procès de criminalisation de la philosophie qui n’est pas simplement fausse mais nuisible], jamais le jargon de la métaphysique n’a fait découvrir une seule vérité, et il a rempli la philosophie d’absurdités dont on a honte, sitôt qu’on les dépouille de leurs grands mots ». Il y a un établissement général du registre du connaître comme assigné à la philosophie et comme discrédit à la fois par son côté nuisible (« les plus grandes erreurs ») et son côté impuissant : rien, rien, « pas une seule vérité » découverte par la métaphysique. Cela va s’enchaîner sur un discrédit de l’opération rationnelle comme telle.

2ème aphorisme très connu : « trop souvent la raison nous trompe. Nous n’avons que trop acquis le droit de la récuser [c’est contraposé au dispositif traditionnel : l’imagination nous trompe, il faut en appeler à la destitution de la raison, se décaler négativement du côté de la raison] mais la conscience ne nous trompe jamais ». Le lieu va être construit sous le nom de conscience comme ce qui, en exception au connaître et à la raison, donne un accès indubitable au réel : « la conscience ne trompe jamais ». Vous voyez que là nous sommes, en effet, à distance absolue de toute idée selon laquelle il s’agirait de savoir qu’est-ce qu’on connaît et qu’est-ce qu’on ne connaît pas. Il y a la raison qui nous trompe, et il y a la conscience qui ne nous trompe jamais.

Et enfin dernier point, la détermination de l’acte : « les actes de la conscience ne sont pas des jugements, mais des sentiments ». Dans l’articulation : premièrement de la déposition de la philosophie sous le thème du connaître général et abstrait. Deuxièmement de la détermination de la conscience comme lieu surnuméraire à l’opposition du connaissable et de l’inconnaissable, on arrive enfin à la détermination de l’acte par quoi s’ouvre un accès au réel et cet acte par quoi s’ouvre un accès authentique au réel st non pas dans la figure du jugement, mais dans la figure du sentiment. Finalement, l’opposition sentiment / jugement va, en termes rousseauistes, être ce qui donne accès à l’opposition vérité / réel (qui existe en partie chez Lacan, même si ce n’est pas son vocabulaire). Mais le sentiment en tant qu’acte de la conscience et la conscience comme lieu qui ne trompe jamais, c’est le point du réel lui-même entièrement hétéronome au régime cognitif de la raison, lequel certes nous accorde à la réalité, mais finalement dans une errance qui est elle-même semblant.

Ceci pour vous dire qu’aussi bien chez Pascal que chez Rousseau on trouve, disons dans l’anti-philosophie classique, on trouve naturellement toujours un nom du lieu du réel. J’entends par lieu du réel ce lieu qui est surnuméraire à l’opposition du connaissable et de l’inconnaissable. Et il y aura toujours aussi un nom de l’acte qui, en ce lieu, ouvre accès au réel. Dans le cas de Rousseau, le lieu, c’est la conscience, et l’acte, en ce lieu, se présente comme sentiment. Et alors, il y a un thème latent – et c’est sur ce point que Lacan sera le plus intéressant à interroger – que vous trouverez partout dans l’anti-philosophie, c’est qu’il y a quelque chose qui ne trompe pas, quelque chose qui ne trompe jamais. Au point de l’acte, il y a quelque chose qui ne trompe pas.

C’est une question très intéressante à adresser à l’acte analytique et à Lacan, à savoir : est-ce qu’on va retrouver ce point là ? Est-ce que la conviction de Lacan est qu’il y a quelque chose qui ne trompe pas ? Il y a un nom de cela pour Lacan : c’est l’angoisse. Pour Rousseau, c’est le sentiment, pour Lacan l’angoisse est ce qui ne trompe pas. Nous y reviendrons : est-ce que effectivement il faut considérer que l’angoisse, au sens que Lacan lui donne, est dans la position de cette instance, que Rousseau appelle le sentiment et la conscience, et qui est telle que ça ne trompe jamais. Nous examinerons ce point. Vous remarquerez qu’en un sens, qui n’est pas en continuité mais qui est quand même en rapport, dans tous les cas il semble qu’il faille chercher du côté de l’affect. Dès lors que le réel est soustrait à l’opposition du connaissable et de l’inconnaissable, quelque chose dans la registration de l’affect est ce qui ne trompe jamais : Dieu sensible au cœur, dira Pascal, sentiment et non pas jugement, dit Rousseau. Peut-être (parce que je n’ai pas encore examiné ce point à fond) angoisse, dira Lacan, sur ce fait exigible qu’il y a ce qui ne trompe jamais qui, bien entendu, n’est pas la raison. Dans l’anti-philosophie, ce n’est jamais la raison qui ne trompe jamais, c’est autre chose, et ça a plusieurs noms. Cette anticipation ne règle pas la question, pour l’instant je cherche les points de vue différentiels. Regardons donc chez Kierkegaard.

c) Kierkegaard

Kierkegaard est une source très importante pour Lacan. C’est évident sur la question de la répétition, mais ça va bien au-delà. Nous retrouvons chez Kierkegaard les 3 points que je viens de traiter chez Rousseau, ie

- premièrement un mouvement sarcastique de discrédit du régime du connaître tel que la philosophie prétend l’instituer

- deuxièmement une identification du lieu où le réel est autre chose que le connaissable

- troisièmement une opération ou un acte qui identifie ce lieu. C’est exactement ainsi que c’est disposé.

Sur la philosophie, citons simplement un passage tiré des Diapsalmata au début de Ou bien… ou bien, qui est une histoire que j’aime beaucoup. Kierkegaard dit : « ce que les philosophes disent de la réalité  [nous sommes toujours dans le même lexique antiphilosophique] est souvent aussi décevant que l’affiche qu’on a pu voir chez un marchand de bric à brac : ici on repasse. Apporte-t-on son linge à repasser, on est dupé car l’enseigne est à vendre ». La philosophie est une magasin de bric-à-brac dans lequel on trouve : voilà comment il faut vivre, quoi ! et puis si on y apporte sa vie, on est dupé, c’était comme tout le reste : c’était : à vendre du discours. C’est une très jolie histoire qui dit bien ce que Kierkegaard éprouve au sujet de la philosophie. La promesse philosophique, ici on (re)passe, n’est simplement qu’un des articles que la philosophie vend dans son bric à brac. Et le malheureux qui apporte son innocence et son existence, on lui dira : c’était à vendre, voilà, prenez, mais vous repartez avec une affiche. Finalement, Kierkegaard va ajouter cette maxime : « ce qui importe n’est pas tant la réflexion que le baptême de la volonté ». On pourrait dire que le connaître au sens philosophique du terme, le connaître la réalité, c’est ce qui est hors d’état de baptiser quelque volonté que ce soit. Ainsi du malheureux qui repart avec son affiche.

Le lieu de l’acte pour Kierkegaard, dont c’est un tramé essentiel, va être une donnée complexe qui réunit l’instant et la subjectivation comme subjectivation de et dans l’instant. Je ne veux pas entrer dans les détails extrêmement sophistiqués de la conception de Kierkegaard sur ce point, mais il faut comprendre que la subjectivation dans l’instant, ou la convocation instantanée du sujet comme tel oppose massivement l’existence au connaître. C’est l’existence qui s’existant elle-même dans la convocation instantanée du sujet est précisément soustraite à l’opposition du connaître et du non-connaître. Et cela, Kierkegaard va l’appeler le lieu éthique, opposé en ce point dans cette figure particulière à tout lieu cognitif.

Pour vous rafraîchir les idées sur ce thème, la référence la plus articulée se trouve dans Post-Scriptum aux Miettes Philosophiques. Les Miettes Philosophiques sont un petit livre, mais le post-scriptum est gigantesque. Mais tout le chapitre III de la 2nde section, de la 2nde partie intitulée « la subjectivité réelle, l’éthique, le penseur subjectif » vous donnera tout ce qu’il faut en matière de construction soigneuse, d’un lieu du réel soustrait à l’opposition du connaître et du non-connaître, et qui soit autre chose que le fait de vendre une enseigne. Je vous lis 3 extraits que nous résumerons en une maxime pour que vous perceviez bien la tonalité de ce qu’il peut y avoir là dedans de préliminaire à Lacan, il faut bien le dire. La thèse de Kierkegaard fondamentale est la suivante. La connaissance de la réalité ou le connaître la réalité – souvenez-vous toujours que tout cela c’est pour expliquer aussi à fond que possible la maxime lacanienne selon laquelle la question du réel ce n’est pas qu’il soit connaissable ou inconnaissable, c’est qu’il faille le démontrer. La thèse de Kierkegaard, c’est que toute connaissance de la réalité immédiatement en même temps une connaissance de possibilité. C’est sa manière à lui de dire que le réel n’est pas en jeu. Toute figure du rapport à la réalité sous une modalité cognitive est toujours aussi et seulement une appréhension de possibilité. Je le cite : « tout savoir sur la réalité est possibilité ; la seule réalité dont un être existant ne se borne pas avoir une connaissance abstraite est la sienne propre, qu’il existe ; et cette réalité constitue son intérêt absolu. L’exigence de l’abstraction à son égard est qu’il se dés-intéresse pour qu’il puisse savoir quelque chose ; l’exigence de l’éthique, qu’il s’intéresse infiniment à l’existence ».

D’où un peu plus loin, la maxime que je vous proposais de retenir : « la vraie subjectivité n’est pas celle qui sait, car par le savoir on se trouve sur le plan de la possibilité, mais la subjectivité de l’éthique et de l’existence. Un penseur abstrait existe bien, mais qu’il existe est plutôt une satire sur lui-même. Qu’il prouve son existence par le fait qu’il pense est une bizarre contradiction, car dans la même mesure où il pense abstraitement, il abstrait justement du fait qu’il existe ». On entre dans l’anticartésianisme. Mais vous voyez que si on regarde de près cette chicane, elle est très connexe du décentrement lacanien du cogito. C’est pourquoi c’est une généalogie effective. Je vous relis la phrase : « qu’il prouve son existence par le faut qu’il pense est une bizarre contradiction, car dans la même mesure où il pense abstraitement, il abstrait justement le fait qu’il existe ». Nous avons là l’affirmation que là où je pense, je ne suis pas. Evidemment, Kierkegaard appelle cela l’existence. Et un peu plus loin, Kierkegaard tire de manière générale de sa critique du cogito cartésien ceci : « conclure de la pensée à l’existence est ainsi une contradiction, car la pensée au contraire retire justement l’existence de la réalité et pense celle-ci en la supprimant et en la transposant en possibilité ». Donc, pour Kierkegaard, la condition radicale du connaître c’est que l’existence soit soustraite. Ce faisant, on transpose ou on transfigure la réalité en possibilité et on la connaît. Ce qui d’ailleurs aux yeux de Kierkegaard signifie que la réalité en tant que corrélat du connaître n’est jamais qu’une possibilité, ce qui est l’équivalent kierkegaardien du caractère imaginaire de la réalité par opposition au réel. Ce qui chez lui occupe la position que Lacan assigne à l’imaginaire, c’est en fait la possibilité, ie que dès que je connais, j’ai en fait déjà soustrait l’existence et je n’ai affaire qu’à la possibilité. Si, par conséquent, je veux restituer le réel, il faut, si je puis dire,  que je me soustraie au connaître, car l’opération même du connaître n’a pour corrélat que la possibilité.

Quel va être cet acte par lequel je me soustrais et au connaître et à l’inconnaissable qui ne renvoient qu’à la possibilité ? Et bien, cet acte va être celui par lequel l’existant se donne son propre réel – c’est purement de l’ordre de l’acte, ça ne peut être que de l’ordre du pur acte. La corrélation entre réel et acte, nous l’avons, là, à l’état pur. Et une fois posé que le lieu c’est le lieu éthique, cet acte, Kierkegaard va l’appeler le choix. L’acte kierkegaardien s’appelle le choix, ce qui signifie décider l’existence. J’insisterai plus tard sur la proximité extrême entre le décider l’existence kierkegaardien et le démontrer le réel lacanien. En toute hypothèse, ce qui vient là en occurrence de réel est, au lieu de l’acte, dans la figure (pour Kierkegaard) d’une décision d’existence qui est le choix, mais dont il apparaît immédiatement – et cela est une chose qu’il faudra réexaminer à propos de Lacan – que son essence est d’être le choix du choix. L’essence du choix, c’est le choix du choix. Ce n’est pas le choix de ceci ou de cela. Là, je vous donne aussi la référence centrale, à savoir tout le chapitre de la 2nde partie de Ou bien… ou bien.. (quelque fois traduit aussi l’Alternative), qui s’intitule : « l’équilibre entre l’esthétique et l’éthique dans l’élaboration de la personnalité ». Chapitre qui est d’ailleurs tout entier consacré à leur déséquilibre et qui est une doctrine de l’acte. Peut-être un des textes les plus déployés et les plus significatifs quant à ce que peut être la doctrine anti-philosophique de l’acte.

Vous m’accorderez juste 2 minutes, nous reprendrons en ce point la prochaine fois. Mais ce que va essayer de nous dire Kierkegaard de façon extraordinairement tendue, c’est qu’il n’y a réel (ce que lui appelle existence, et qui, encore une fois, commence par être dégagée de l’antinomie du connaître et du non-connaître) donc il n’y a réel, ie existence, que quand il y a acte tel qu’il ne soit pas déterminé par ce dont il est l’acte. C’est ce que Kierkegaard appelle le choix absolu, le choix du choix. Par exemple, Kierkegaard va dire : « mon « ou bien… ou bien… » ne signifie surtout pas le choix entre le bien et le mal, il signifie le choix par lequel on choisit le bien et le mal, ou par lequel on les exclut. Ici il s’agit de savoir sous quelles déterminations on veut considérer toute l’existence et vivre soi-même ».

Et, en ce point, nous allons trouver ce qui ne trompe jamais. Si on peut parvenir à ce point, alors ça ne trompe jamais. Ce que Kierkegaard va dire ainsi : « Si seulement on peut mener un homme au carrefour de manière à ce qu’il n’y ait pour lui aucune autre issue que le choix, alors il choisira juste ».

Donc : si vous êtes au point du choix du choix, ça ne trompe jamais. Est-ce que, au prix de quelques distorsions de vocabulaire et de pensée bien sûr, peut-on penser que la cure analytique consiste à mener un homme au carrefour ? ie au point où il n’y a pour lui aucune autre issue que le choix ? Vous me direz : le choix de quoi ? ça n’importe pas, ça n’importe pas. Ce qui compte, c’est qu’il n’y ait aucune issue que le choix, c’est tout. Mais vous me direz : mais alors on est forcé de choisir ! Non. Il n’y a pas d’autre issue que le choix, donc on est venu au point où il faut choisir de savoir. Cela, c’est l’acte : être là où il n’y a que la possibilité de choisir. Et ça, ça ne trompe pas.

Alors, est-ce que – ce sera la question d’où nous partirons la prochaine fois – quelque chose de Lacan dans la corrélation du réel et de l’acte est du même ordre, ou pas du même ordre ? ce qui suppose 2 questions :

- est-ce que l’acte suppose un amener en un point ? est-ce que ça suppose qu’il y ait un point de l’acte ? Cela est explicite chez Kierkegaard : il faut amener l’homme au carrefour. Peut-être s’y amène-t-il lui-même, peu importe. Peu importe le protocole, de toute façon il y a un amener au point du choix pur, au point du choix absolu. Est-ce que le procès de la cure et le procès de l’acte ont sens où on est amené quelque part ?

- y a-t-il quelque chose qui ne trompe pas ? Au sens où et Kierkegaard, et Rousseau, et Pascal, et finalement tous les antiphilosophes le soutiennent, à savoir que le point de l’acte est le point où on ne peut pas se tromper, où on n’est pas trompé.

Je dirais simplement ceci. Dans Radiophonie, Lacan parlant de l’acte dit : « l’effet d’acte qui se produit comme déchet d’une symbolisation correcte ». Est-ce que la symbolisation correcte (et d’abord qu’est-ce que c’est la symbolisation correcte ?) peut être considérée comme ce qui conduit au point où il n’y a pas d’autre issue que choisir, même si choisir n’est pas ici le bon mot, peu importe. Choix qui fait, rétrospectivement, que la symbolisation correcte n’est pas ce qui a produit le choix, mais ce qui est requis pour qu’on soit au point de choix, pour qu’il n’y ait pas d’autre issue que le choix, moyennant quoi l’acte lui-même pourra toujours être dit le déchet, le déjeté de cette symbolisation, ce qui choit de la symbolisation. Restera, à ce moment là, à se demander si le déchet de cette symbolisation correcte est bien ce qui ne trompe jamais. Et vous voyez qu’il y a tout de même apparemment une condition, c’est que la symbolisation soit correcte. L’acte ne trompe pas, pour autant et sous la supposition que la symbolisation soit correcte. Voilà les questions que nous essaierons de travailler la prochaine fois.

7ème cours

Reprenons cette affaire extrêmement complexe du montage anti-philosophique lacanien.

La dernière fois, je vous avais dit en somme ceci : la désarticulation de la philosophie résulte de 3 énoncés négatifs internes au dispositif de Lacan :

- premier énoncé : il n’y a pas de vérité du réel

- il n’y a pas non plus, à la rigueur, de savoir du réel

- troisième énoncé : il n’y a pas de savoir de la vérité

or, soutiendra Lacan, les opérations de la philosophie sont toutes dépendantes quelle que soit l’orientation philosophique considérée de la thèse selon laquelle il peut, pour le philosophe, y avoir un savoir de la vérité du réel. Et, au-delà de la figure subjective du philosophe, du discours du maître, de la canaillerie, du métalangage, constitutivement et au cœur des choses la philosophie paraît à Lacan suspendue à une thèse concernant la possibilité d’un savoir de la vérité du réel, thèse qui se trouve désarticulée par les 3 énoncés négatifs que je viens de citer.

Lacan va remonter tout autrement le triplet du savoir, de la vérité et du réel, car c’est ce triplet qui est en jeu, et notre propos du moment, c’est lui : qu’en est-il de l’articulation vérité, savoir, réel ? Et c’est bien, en effet, le propos de la philosophie. Mais Lacan remonte ce dispositif tout autrement que le philosophe, et je vous avais proposé entre autres énoncés celui où Lacan déclare : « car la vérité se situe de supposer ce qui du réel fait fonction dans le savoir, qui s’y ajoute (au réel) ». C’est cette maxime qui réarticule les 3 termes vérité, savoir, réel. Voilà pour le 1er point directement ajusté au remontage du triplet savoir, vérité, réel.

 

Le 2ème pôle de ce mouvement est que, finalement, le découvert du faire fonction du réel dans le savoir, ie la manière dont se découvre la fonction du réel dans le savoir, va être suspendue à l’acte analytique, dont j’avais rappelé 2 caractéristiques essentielles :

- premièrement que l’acte analytique est un acte dont le psychanalyste lui-même a horreur : le psychanalyste a horreur de son acte, ce qui veut dire que c’est un acte tel que l’endurer ou le supporter est à soi seul une grave question.

- et deuxièmement ce dont il va s’agir, c’est ce que Lacan appelle le faire face à cet acte, au point qu’on peut dire que l’ultime destination de la totalité de l’enseignement de Lacan, et il n’y en a, à mon avis, aucune autre, c’est – comme il le dira lui-même – donner chance de faire face à l’acte.

Toute la construction théorique, toute la subtilité d’analyse, toute la révision conceptuelle, toute la topologie, toute la théorie de l’instance analytique, tout ce qu’on peut dire de l’acte lui-même, tout cela, en réalité, n’a qu’une fonction, qu’une destination, c’est donner chance, donner un peu plus de chance de faire face à l’acte. C’est pourquoi, à mon sens, sans considération de l’acte, on montrera aisément que le dispositif théorique de Lacan est inconsistant. Ce qui a été montré maintes fois, mais qui est sans conséquence où, si je puis dire, un abord philosophique et non pas anti-philosophique de la question. Car il est absolument légitime, dans l’espace de pensée qui est celui de Lacan, qu’ultimement il ne s’agisse que d’avoir chance de faire face à l’acte et que tout soit à cela suspendu.

A partir de quoi nous entrons dans le procès qui nous intéresse ici, et qui est ce que j’appelle le procès de qualification de l’acte.

1) quelle est la singularité de l’acte analytique comme acte antiphilosophique ?

Quelle est la singularité de l’acte analytique comme acte antiphilosophique irréductible ? Nous en avons déjà dit un certain nombre de choses : nous avons dit que de cet acte dépend que se découvre la fonction du réel dans le savoir. Bien entendu, puisque la fonction du réel dans le savoir ne peut pas se découvrir du point d’un savoir de ce savoir. Et donc il faut bien que ce soit du point de l’acte qu’elle se découvre.

Depuis le début, nous avons aussi dit que cet acte n’est attesté qu’autant qu’un dispositif de savoir en éprouve la coupure, et un dispositif de savoir est transmissible. Il faut donc qu’un dispositif de savoir transmissible en éprouve la coupure pour que l’acte soit attesté, étant entendu que, par ailleurs, c’est de l’acte que dépend que se découvre la fonction du réel.

Enfin, comme tout savoir intégralement transmissible est mathème, on dira – et c’est ce problème qui va nous occuper dans sa chicane – que dans l’antiphilosophie lacanienne, tout est suspendu, en dernière instance, à la corrélation énigmatique entre l’acte et le mathème. C’est à cette corrélation énigmatique entre l’acte et le mathème que se suspend que chance soit donnée à l’acte et, en dernier ressort, effectivement qu’on puisse de façon légitime remonter de façon anti-philosophique le triplet : vérité, savoir, réel.

Je fais une parenthèse un peu empirique. Une bonne partie de la dispute parmi les lacaniens après la mort de Lacan, et même du vivant de Lacan, a porté sur la question du rapport entre clinique et théorie. Toute une filiation lacanienne a été accusée de logicisme ou de théoricisme, ou de distance exagérée à la clinique, ou d’ignorance de la clinique. Cependant qu’inversement, toute une filiation se voyait accusée d’empirisme clinique ou de céder sur les points décisifs du dispositif théorique. En fin de compte, le « tu n’es pas un clinicien » d’un côté, et de l’autre côté, le « tu cèdes sur le concept », est l’arrière-plan général de cette dispute. En quoi elle réitère une dispute bien connue, interne au mouvement révolutionnaire marxiste, sur la question des rapports entre théorie et pratique.

Ce qu’il faut penser sur ce point est simple, c’est que cette disjonction ruine l’édifice. Vous ne pouvez pas examiner l’édifice lacanien du point de cette disjonction, d’aucune manière. Je veux dire par là, non pas qu’il y ait une synthèse ou une fusion, ou une application clinique de la théorie, ou un lieu où les 2 ne feraient qu’un, ce n’est pas cela, c’est que l’usage même de cette distinction ruine l’édifice. Nous le comprendrons au fur et à mesure, parce que l’acte analytique lui-même en le supposant lui-même, en le supposant au cœur attesté de la clinique ou de ce qui est appelé comme tel, et bien il ne peut être instrument, au double sens de sa procédure et de sa transmission, qu’autant qu’il se soutienne du désir de mathème. Acte et mathème ne sont pas appréhendables dans une figure disjointe qui, à son tour, renverrait à l’opposition de la clinique et de la logique théorique. Il faut donc comprendre qu’au cœur de l’acte il  y ait le désir du mathème, et inversement, comment le mathème lui-même n’est intelligible que du point de l’acte dans un espace de pensée dont la topologie est une torsion et pas une disjonction.

De façon prospective, je dirais ceci : ce que j’appelle là le désir du mathème, qui est une catégorie stabilisée, pour l’instant provisoire, est ce sans quoi l’analyste ne peut supporter son propre acte, ie où l’horreur de cet acte l’emporte. Sans cela, l’analyste ne peut supporter la déchéance qui le fait venir en position de reste. De sorte qu’il ne faudra pas dire qu’il y a l’acte et le mathème, encore moins la clinique et la théorie, car précisément la question du mathème est investie dans le point par lequel chance est donnée à l’acte. Et c’est bien ce que Lacan veut nous signifier, non pas comme un préliminaire ou une préparation, mais au cœur même de son procès. C’est donc cela que nous allons essayer d’élucider à notre manière et sur le terrain qui nous occupe ici : acte et mathème.

Acte et mathème.

La dernière fois, nous avions pris cela du côté du réel à partir de la formule que vous re-cite : « Ainsi le réel se distingue de la réalité. Ce n’est pas pour dire qu’il soit inconnaissable, mais qu’il n’y a pas question de s’y connaître, mais de le démontrer. Voie exempte d’idéalisation aucune ».

Nous avions fait un développement sur un point décisif qui est que l’accès au réel est soustrait à l’opposition du connaissable et de l’inconnaissable. Et nous avions avancé, enfin j’avais avancé, que le fait que l’accès au réel soit soustrait à l’opposition du connaissable et de l’inconnaissable, ie qu’il ne s’agisse pas de connaître, pas plus que de ne pas connaître, dès lors qu’on dit, si je puis dire, au pied du réel ; j’avais soutenu que ce point est un point dont on peut reconstituer la généalogie anti-philosophique de Pascal à Lacan. Evidemment, je ne le reprendrai pas, mais pour mieux le faire comprendre, je voudrais insister sur une analogie latérale. Après tout, l’opposition réalité / réel : « ainsi le réel se distingue de la réalité », on peut la prendre comme une opposition philosophique canonique. Vous pouvez dire l’opposition réel / réalité, c’est l’opposition de l’apparence et de l’essence, du devenir et de l’être, du phénomène et du noumène. En un certain sens, la philosophie n’a cessé de dire que le réel était autre chose que la réalité. Ce n’est pas au moment de la disjonction ou de l’opposition réel / réalité que vous avez le geste anti-philosophique ; A ce stade, vous avez reprise d’une opposition séculaire qui renvoie la réalité à l’imaginaire, peu ou prou, et qui montre que l’accès au réel ne saurait se confondre avec la prise imaginaire où nous convoque la réalité. Ce n’est donc pas là où nous avons un point de démarcation quelconque entre le dispositif lacanien et la philosophie.

Ce propos de Lacan va être d’écarter 2 thèses philosophiques possibles sur ce rapport. Le rapport, ie la disjonction, étant, lui, aussi bien philosophique qu’anti-philosophique. Quelles sont ces 2 thèses qui, en effet, elles, sont proprement philosophiques ?

- première thèse, thèse platonicienne : seul le réel est véritablement objet de connaissance. Par exemple, si la réalité est apparence, alors seule l’essence est objet de connaissance. En termes plus platoniciens : si la réalité n’est que devenir, seul l’être est objet de connaissance authentique.

- seconde thèse, thèse kantienne : le réel est inconnaissable. Ça sera : la faculté cognitive peut se saisir des phénomènes, dit Kant, mais le noumène demeure inconnaissable.

Ainsi, ce n’est pas tant de distinguer réalité et réel, distinction philosophique partagée avec tout le dispositif anti-philosophique, mais c’est soit d’affirmer que ce qui est en position de réel convoque seul à la connaissance, soit d’affirmer a contrario que ce qui est en position de réel est soustrait à la connaissance, ie est en position d’inconnaissable.

Sur ce point, le geste anti-philosophique, et le geste lacanien en particulier, c’est d’écarter ces 2 thèses en même temps, ie si vous voulez aussi bien la thèse platonicienne que la thèse kantienne. Aussi bien la thèse qui pose que seul ce qu’il y a d’invisible dans la réalité est proprement connaissable que la thèse qui pose que seul le visible est proprement connaissable, tandis que la chose en soi demeure inconnaissable. Lacan écarte d’un même geste ces 2 thèses simultanément, et pose que le réel s’oppose à la réalité en ceci qu’il ne relève pas de la question du connaître ni dans sa version positive (Platon) ni dans sa version négative (Kant). En quoi le réel lacanien n’est ni une essence, dont il y aurait apparence, ni un noumène, dont il y aurait phénomène. Mais évidemment, une fois ceci affirmé, ie une fois congédié ce qu’on peut considérer comme les 2 thèses philosophiques d’articulation de la disjonction réalité / réel, le prix à payer va être de corréler la question du réel à la question de l’acte, précisément parce qu’il se trouve soustrait à la question du connaître.

Cette corrélation soustractive à l’acte, nous l’avions repointée dans une généalogie antiphilosophique chez Rousseau et chez Kierkegaard principalement.

- chez Rousseau, c’était l’analyse de la conscience, du dictamen de la conscience, avec cet énoncé fondamental que les actes, précisément les actes, de la conscience, ne sont pas des jugements mais des sentiments.

- et chez Kierkegaard, c’était l’analytique du choix absolu. Le choix absolu kierkegaardien désigne « ce qui n’est pas le choix de quelque chose », je cite Kierkegaard, là, ni la réalité de ce qui a été choisi, mais c’est la réalité du choix. Le choix absolu : « ce n’est pas le choix de quelque chose, ni la réalité de ce qui a été choisi, mais c’est la réalité du choix ». Le réel s’oppose à la réalité en tant que le réel du choix s’oppose à la réalité de ce qui a été choisi. Et je rappelle enfin que nous avions tiré un principe supplémentaire de cette investigation, à savoir qu’au regard du réel, il y a toujours quelque chose qui ne trompe pas.

A partir du moment où vous avez soustrait la question de l’accès au réel à l’opposition du connaître et du ne pas connaître, du connaissable et de l’inconnaissable, vous l’avez aussi soustraite à la problématique de la tromperie, car la problématique d’être de la tromperie est corrélée à la problématique du connaître. Donc : s’agissant du réel, il n’y a pas non plus, à proprement parler, de problématique de l’erreur, parce que la problématique de l’erreur est interne à la problématique de la connaissance. Mais si l’accès au réel est soustrait à l’opposition du connaître et du ne pas connaître, elle est en un certain sens soustraite à la question de l’erreur, ce qui s’atteste par ceci qu’il y a quelque chose qui ne trompe pas. Or, puisque ce n’est pas une faculté cognitive, il y a un affect qui ne trompe pas. Et c’est bien ce que dit Rousseau : la voix de la conscience ne peut pas nous tromper. Et c’est ce que dit expressément Kierkegaard quant au choix dans des conditions que je veux rappeler, parce que nous allons les examiner à propos de Lacan.

Kierkegaard dit exactement, je cite la formule : « si seulement on peut mener un homme au carrefour de manière à ce qu’il n’y ait aucune autre issue pour lui que le choix, alors il choisira juste ». Autrement dit, si vous amenez quelqu’un au point du choix, alors ça ne peut pas tromper, il choisira juste. Vous voyez que là, ce qui est appelé le choix absolu est une disposition dans laquelle l’accès au réel qui est dans la guise de l’acte naturellement est telle aussi qu’elle ne peut pas tromper. Tout le problème est d’avoir été amené à ce point où il n’y a pas d’autre issue que le choix.

Nous allons voir que ce point très complexe est au cœur des questions de la psychanalyse à mon avis. Dans cette affaire, il y a un dispositif de contrainte. Bien que Kierkegaard parle de choix absolu, ce choix absolu ne trompe pas, l’homme choisira juste pour peu qu’il ait été amené là où il n’y a pas d’autre issue que le choix. Donc : ce choix en tant que choix absolu est ce que Kierkegaard appelle le choix du choix, mais il ne trompe pas qu’en tant qu’il est contraint, puisqu’il n’y a pas d’autre issue. Il faut que la subjectivité soit amenée le dos au mur et qu’elle ne puisse plus faire autre chose que choisir. Ce n’est que dans ces conditions que le choix absolu en trompe pas, donc vous avez un dispositif de contrainte.

Autrement dit : quand vous suspendez la question du réel à la question du l’acte – et cela est une maxime générale – toute la question est de savoir quel dispositif amène à l’acte, dans quelle figure contraignante l’acte fait coupure. Si vous avez les dispositions contraignantes du dispositif dans lequel l’acte fait coupure, alors l’acte n’a pas besoin de norme extérieure. Le point est donc que vous allez soustraire l’acte à toute norme extérieure, car le fait qu’il ne trompe pas signifie qu’il est à lui-même sa propre norme, ie qu’il est auto-normé. Et c’est un thème fondamental de l’anti-philosophie que la possibilité qu’existe un acte auto-normé, ie d’un acte qui n’est plus référé quant à sa signification de vérité à une norme extérieure, mais qui ne trompe pas, étant entendu bien sûr que ce ne pas tromper suppose que l’acte soit pris dans un réseau de contraintes où sa pureté, son absoluité, sa radicalité pure est effective.

Nous nous demandions comment tout cela allait se présenter chez Lacan.

 

C’est pour part un commentaire de la 2ème partie de la phrase qui était notre point de départ : « ainsi le réel se distingue de la réalité. Ce, pas pour dire qu’il soit inconnaissable mais qu’il n’y a pas question de s’y connaître, mais de le démontrer ». Le réel, il n’est question que de le démontrer. Démontrer est ici ce qui s’oppose au couple connaître / ne pas connaître. Il ne s’agit pas de connaître. Il ne s’agit pas non plus d’inconnaissable. Il s’agit de démontrer, de le démontrer. Qu’est-ce que c’est que cette démonstration ? Cette démonstration c’est elle qui va contenir à la fois la contrainte, ie l’absence d’autre issue que – que quoi ? on va voir -, mais en tout cas, l’absence d’autre issue que. La démonstration va nécessairement contenir cela, et elle va aussi nécessairement contenir l’impossibilité de la tromperie. C’est bien pour cela que ce sera démontrer, démontrer sans ouvrir à la possibilité de la tromperie. Cela nous donne une définition provisoire de la cure analytique. Je dirais même que la cure est une démonstration, parce que si ce n’est pas là que le réel se trouve démontré, on ne voit pas où. Il faudra admettre que la cure est une démonstration où en même temps l’acte fait coupure réelle. Nous sommes dans les termes matriciels généraux. Il faut qu’il y ait une contrainte telle que pas d’autre issue que puisse prendre sens, et en même temps, l’acte n’est pas réductible à cette contrainte, il y fait coupure. Vous amenez quelqu’un au choix. Il n’a plus d’autre issue que de choisir. Cela ne veut pas dire que le fait qu’il n’ait pas d’autre issue rend raison du choix. Le choix reste dans son absoluité de choix. Si nous transposons de Kierkegaard à Lacan, convenons de dire que la cure est l’espace général où un réel vient se démontrer et admettons que l’acte y fait coupure réelle, dans ce démontrer même, dans cette démonstration qui est à la fois la contrainte et son bord de coupure. Donc : la cure est une démonstration où l’acte fait coupure réelle, et donc c’est là que le réel vient à se démontrer dans la guise de l’acte sous condition, pour Lacan, d’une contrainte formelle. On pourra aussi dire que la cure est une formalisation où l’acte fait coupure réelle.

Nous allons tout de suite nous mettre bord à bord : mathème et acte. Prenons les 2 aspects.

D’abord, que signifie exactement démonstration ? Démonstration veut dire d’abord que le réel n’est pas ce qui se montre, mais ce qui se démontre, donc qu’il est chute de la monstration. Ça veut dire aussi, en se rapprochant du formalisme, que ce à quoi, en tant que démontré, il peut s’enchaîner, est une écriture. Parce qu’il n’est précisément pas dans l’ordre de la monstration, il est ce qui se démontre, et ce démontrer l’enchaîne à une écriture qui en tant que telle ne montre pas, mais est une écriture en capacité de démontrer. Autre point, cette écriture ne sera pas symbolisation du réel, puisque le réel est insymbolisable, ce qui est la même chose de dire qu’il est soustrait à la question de la connaissance. Il y aura dans la démonstration une monstration détournée, un détour de la monstration par impasse d’une formalisation, ie d’un enchaînement possible d’écriture dont naturellement le réel ne sera jamais ce qui s’y montre mais ce qui s’y démontre, autrement dit ce qui y vient en défaillance, en impasse, ou, pour reprendre le vocabulaire de Kierkegaard, en absence d’issue, dans la non issue. Bref, démonstration veut dire que dans l’espace même où le réel va insister, il faut qu’on ait l’impasse d’une symbolisation, mais que cette symbolisation porte la contrainte qui fasse l’impasse, sinon elle ne servirait à rien ou elle se poursuivrait indéfiniment. Il faut donc que quelque chose vienne à la symbolisation dans des conditions de contrainte telles que sur le bord de non issue de cette symbolisation ne puisse venir que le réel, mais cette fois dans la guise de l’acte. Ce point n’est pas trop compliqué et il est au fond présent dans toute antiphilosophie.

En fin de compte, les chicanes lacaniennes viennent un peu plus tard, parce que l’effet de contrainte sur lequel nous allons insister maintenant, cet effet de contrainte sans quoi la conduite de la cure ne serait qu’une herméneutique infinie. Or, si la cure n’est pas une herméneutique infinie, c’est précisément parce que le régime de symbolisation qu’elle instaure est tel qu’il est contraignant à la non issue, chez Lacan. Et bien, cet effet de contrainte va être dans la promotion démonstrative d’un impossible à symboliser. Nous avons une 1ère formule que je crois cruciale et récapitulative, qui est la suivante. Je cite Lacan : « il s’agit dans la psychanalyse d’élever l’impuissance (celle qui rend raison du fantasme) à l’impossibilité logique (celle qui incarne le réel) ». Je ne vous dirais que ça : élever l’impuissance à l’impossibilité logique, c’est l’équivalent de ce que Kierkegaard appelle amener un homme au carrefour. Ça ne contient pas l’acte même, mais c’est le dispositif par lequel la non issue est produite.

Je fais une parenthèse : dans une version triviale, beaucoup de gens croient qu’on va en psychanalyse parce qu’on n’a pas d’issue, et qu’on va vous en donner une. Nenni, dit Lacan, vous allez en psychanalyse parce que vous avez une issue, et que je vais vous l’enlever, ie je vais vous construire de l’intérieur le point de non issue spécifique où le conjointement avec votre réel va se produire. En quoi Lacan est tout à fait d’accord avec Kierkegaard. Bien sûr, Kierkegaard ne dira pas : le point c’est de libérer les gens, non, le point c’est de les acculer au choix, mais pour les acculer au choix, il faut que vous organisiez un réseau phénoménal de contraintes. Or, aux yeux de Lacan, le processus de contrainte dans la cure analytique est précisément défini par cette formule, ie élever l’impuissance (celle qui rend raison du fantasme) à l’impossibilité logique (celle qui incarne le réel) ». Autrement dit, on peut dire que tout ce qui tend vers l’acte ou qui en constitue le bord de possibilité se résume en transformation d’une impuissance en une impossibilité.

On dira donc plus justement : on vient en analyse parce qu’on est impuissant dans tous les sens du terme, d’une manière ou d’une autre, et on en sort parce qu’on a été mis au pied de l’impossible. Nous allons scruter cette formule – et ne croyez pas que nous perdions du tout le fil du rapport entre acte et mathème.

L’impuissance

L’impuissance, il faut d’abord, et c’est un travail essentiel de la procédure psychanalytique, la situer. Il faut en construire le site, ce qui est déjà un travail. Il faut qu’on puisse procéder à l’isolement signifiant de l’impuissance. Isoler, couper, tronçonner le signifiant de l’impuissance c’est primordial, c’est premier. Alors on sait, cela est un point de doctrine, que l’impuissance est incarnée par le phallus comme fonction imaginaire. Aussi, dans un 1er temps, pour pouvoir élever l’impuissance à l’impossible, il va falloir tout un travail de situation et quasiment de topologie signifiante de l’impuissance même, laquelle est marquée, incarnée dit Lacan, par le phallus comme fonction imaginaire. Cela sera le début du chemin. Et puis, une fois isolé le signifiant de l’impuissance – le phallus dans sa référence à sa fonction imaginaire – ce qui revient à la question du découvrement du fantasme, il va falloir l’élever à l’impossible.

Nous allons revenir sur les étapes détaillées de cette procédure, mais quand va se présenter la question de l’acte ? Si on admet que ce qui chez Kierkegaard est mener quelqu’un au carrefour se dit ici élever l’impuissance à l’impossible. Quand vous êtes dans l’impossible, il n’y a plus que l’acte qui conjoint au réel.

Et bien, l’acte va effectivement découvrir le réel au point de l’impossibilité logique comme déchet de l’ensemble de l’opération, opération qui, vous le voyez, elle, est une symbolisation puisque vous avez à transférer la situation d’une impuissance dans son élaboration située et repérée jusqu’au point d’impasse d’une formalisation logique. C’est l’ensemble de ces 2 étapes : isolement du signifiant de l’impuissance par des opérations interprétatives et de coupure successives, élévation de cette impuissance à la sphère de son impossibilité logique, qui convoquent à la non issue. A ce moment là, l’acte va découvrir le réel de tout ça comme le déchet de l’ensemble de cette opération de cette symbolisation, ce qui légitime la citation que je vous avais déjà donnée et que je vous redonne : « l’effet d’acte qui se produit comme déchet d’une symbolisation correcte ».

Et nous avons une définition de ce que c’est qu’une symbolisation correcte aux yeux de Lacan, à savoir qu’une symbolisation correcte est une élévation effective de l’impuissance à l’impossible et rien d’autre. Donc : une symbolisation correcte c’est la production effective d’une impasse comme réel d’une impossibilité logique. Donc : l’effet d’acte va se produire comme déchet de la symbolisation correcte veut dire l’effet d’acte, en psychanalyse, c’est le déchet ultime, la production en abject et en abjection de l’ensemble de la symbolisation correcte elle-même pensable comme élévation d’une impuissance située à une impossibilité logique.

 

Et bien, nous pouvons en restituer les étapes, ce qui simplifiera un peu la matière. Voici quelques points récapitulatifs de tout ce que nous venons d’avancer :

- premièrement : le démontrer du réel est de l’ordre du processus et c’est le processus de la cure pour autant qu’elle existe. Il n’y a eu cure analytique que pour autant qu’il y a du réel qui ait été démontré. Ce processus est normé et on peut appeler cette norme la conduite de la cure. Je soutiendrais en outre, ce qui n’est pas une formulation lacanienne, que ce processus est inéluctablement sous le désir du mathème. Qu’en fin de compte c’est de là que lui provient sa norme. Par exemple, l’association libre, ça ne s’entend que sous le désir du mathème, même si ça paraît être le contraire, c’est exactement cela, ie que l’espace de construction de la contrainte.

- deuxièmement : la démonstration du réel – comme processus, dans son processus, le processus n’est pas l’acte – est de l’ordre d’une contrainte formelle de la symbolisation correcte. Ceci suffit d’ailleurs à nous faire comprendre qu’il n’est jamais une herméneutique du sens. De ce point de vue là, en psychanalyse, et Lacan a rendu cela très clair, le mot interprétation est équivoque. On peut le garder, mais il faut le reconstruire lui aussi. Si par interprétation on entend quelque chose qui se situe dans l’espace de l’herméneutique du sens, le mot est inadéquat, parce que ce dont il s’agit c’est d’une formalisation correcte, et nullement d’un découvrement de sens caché. Encore une fois, il s’agit de la construction d’un réseau de contraintes, et non pas du tout d’une interprétation au sens courant d’herméneutique.

- troisièmement : le premier temps (ce n’est pas chronologique, c’est des sédiments) exige que soit située l’impuissance, admis qu’au fond la demande d’analyse c’est toujours de parer à une impuissance, en dernier ressort à l’impuissance d’amour, dont l’impuissance sexuelle n’est qu’une variante. Mais on peut dire à l’impuissance à vivre, à l’impuissance d’exister. La demande est là, mais il faut situer l’impuissance de manière telle que le protocole de la formalisation puisse s’y appliquer ou s’y instruire, et ça ne va pas du tout de soi au départ. Cette situation relève de la position du phallus comme fonction imaginaire. C’est un énoncé canonique, nous n’en donnerons pas la démonstration. C’est bien là ce qui fait que ça rend raison du fantasme. On part de là : situer ça. Autrement dit, enclencher quelque chose qui interrompt l’errance de l’impuissance. On peut d’ailleurs – cela c’est moi qui le dis – appeler souffrance l’errance de l’impuissance. Non pas tant l’impuissance elle-même, car si elle n’était qu’elle-même on pourrait avec, et d’ailleurs on fait toujours avec, on est toujours impuissant par quelque biais. C’est l’errance de la souffrance qui est la dévastation. Et donc le premier temps de la conduite de la cure, c’est au moins que soit interrompue l’errance de l’impuissance, ce qui veut dire qu’elle soit située. Et ce n’est qu’autant qu’elle est située, ie prise dans le cadre fantasmatique qui l’assigne à la fonction imaginaire du phallus, que peut embrayer sur elle son élévation. Certes, dans un 1er temps, vous allez arrêter l’errance de l’impuissance, mais si vous arrêtez là, elle va de nouveau errer, c’est tout. Il faut donc l’épingler ensuite à l’impossibilité logique.

- quatrièmement : le 2ème temps est d’élever l’impuissance à l’impossibilité logique. Cette élévation de l’impuissance située, donc son errance étant provisoirement interrompue dans le protocole de la cure (pas forcément d’ailleurs), le moment de l’élévation de l’impuissance à l’impossibilité logique est un temps absolument crucial, et c’est aussi le plus risqué parce qu’il introduit l’imminence d’une conjonction au réel. Il n’introduit pas LA conjonction au réel, qui relève de l’acte, mais l’imminence d’une conjonction au réel, laquelle ne peut se faire, en réalité, que dans le démontrer de la non issue logique, donc de l’impossibilité logique.

On peut aussi dire que c’est le moment où l’on change de terrain ou d’opération, ie où ce qui était situation : situer, interrompre, devient réellement formalisation. Il est vrai que là on n’est plus même dans l’équivoque de l’interprétation. Et je dirais que là, à mon sens, est tout l’art de l’analyste, ie de tenir ou d’être le tenant de l’élévation de l’impuissance à l’impossible par des péripéties toujours singulières une fois faite l’opération de situation qui est en général monotone dans ses effets de répétition du même. Par contre, le mode propre sur lequel l’impuissance épinglée de façon signifiante va se trouver élevée à l’impossibilité logique relève d’un art de la singularité véritable. C’est une formalisation ad hoc. Il n’y a pas de formalisation standard. La situation est beaucoup plus standard que la formalisation. Au fond, savoir de quoi il s’agit n’est pas difficile, mais l’élever à l’impossibilité logique est vraiment une opération d’une grande complexité.

- cinquièmement : supposé qu’on ait une symbolisation correcte, adéquate, donc une élévation à l’impossibilité d’une non issue logique, d’une impossibilité logique effective, alors on a un bord de coupure, qui au point même de l’impossible – mais il n’y a impossibilité que s’il y a impasse de la formalisation – fait venir le réel, mais dans la dimension énonciative de l’acte.

 

Résumons au minimum :

- situation

- élévation formelle

- bord de coupure

Telles sont les scansions majeures de la conduite de la cure, telle que la cure, pour ce qui nous intéresse, désigne à la fois la construction d’une contrainte et l’effet de bord d’un acte.

Je dirais que la singularité anti-philosophique de la psychanalyse telle que Lacan la pense, c’est d’assigner la construction de la contrainte à l’élévation de l’impuissance en impossibilité. Cela c’est spécifique, singulier. Or, la psychanalyse est-elle capable de transformer l’impuissance en impossibilité ? Prudence. Mais, en tout cas, c’est de cela qu’il s’agit. Et ayant transformé l’impuissance – ce qui est impuissance constitue l’origine de la demande dans son sens large – en impossibilité d’être au point de l’acte, d’être convoqué à la conjonction d’un sujet et de son réel. Tel est le mode propre sur lequel la psychanalyse construit la non issue. Et qu’est-ce qui dans tout ça ne trompe pas ?

2) y a-t-il quelque chose qui ne trompe pas ?

Voilà notre 2ème interrogation. Si nous suivons le paradigme rousseauiste ou kierkegaardien, qu’est-ce qui ne trompe pas, et bien il semble que ce ne pas tromper doit aussi être décelable dans le système des contraintes qui construisent le bord de l’acte. Alors la réponse formelle de Lacan est que ce qui ne trompe pas c’est l’angoisse. Séminaire XI, les 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse : « l’angoisse est pour l’analyse un terme de référence crucial, parce qu’en effet l’angoisse est ce qui ne trompe pas ». Devant le protocole de la cure qui nous intéresse en ce moment, de quoi l’angoisse est-elle corrélative ? Comprenez bien le problème dans lequel nous allons nous engager, car c’est un problème assez difficile, mais extrêmement important. Lorsque nous avons parlé de Kierkegaard, nous avons vu que ce qu’il dit, c’est que c’est l’acte lui-même qui ne trompe pas, ie que pour autant que vous choisissez parce que vous êtes contraint à choisir, alors vous choisissez juste. Donc : ce que nous dit Kierkegaard est la chose suivante : si vous n’avez pas d’autre choix que le choix, vous choisirez juste. Par contre, si vous êtes en un point où vous pourriez vous débrouiller autrement qu’en choisissant, même si vous choisissez, ce n’est pas sûr que vous choisissiez juste. Si on admet que le choix, au sens de Kierkegaard, est dans la position de l’acte, il faut dire que la thèse de Kierkegaard c’est que c’est l’acte qui ne trompe pas, pour autant qu’il est bien en bord de contrainte, ie qu’il est bien dans l’élément de la non autre issue que l’autre. C’est un point extrêmement important parce qu’en fin de compte, philosophie et anti-philosophie ont en partage la question de la vérité d’une manière ou d’une autre. Ce que l’antiphilosophie soutient, c’est qu’il y a un acte absolument non philosophique - que ce soit la voix de la conscience, que ce soit le choix existentiel de Kierkegaard ou que ce soit l’acte analytique – dont il se trouve que précisément il est celui qui ne trompe pas. Il est le garant de la vérité ou du jugement. Et la philosophie s’égare en croyant que le garant de la vérité est de l’ordre d’un savoir de la vérité. Ainsi se présente le débat central entre philosophie et antiphilosophie.

Donc : quand Lacan nous dit que c’est l’angoisse qui ne trompe pas, nous sommes convoqués au point de savoir quelle est la corrélation de l’angoisse et de l’acte, puisque apparemment l’angoisse et l’acte ce n’est pas la même chose, donc nous ne sommes dans la même topique que Kierkegaard. Il faut donc que nous nous engagions dans une situation de l’angoisse, question que j’essayais de vous éclairer, et nous demander de quoi l’angoisse est-elle corrélative ?

Puisque nous avons isolé les opérations constitutives de la cure, est-ce que l’angoisse est corrélative de l’isolement de l’impuissance ? De la figure de ce moment singulier où l’impuissante errante se trouve épinglée au signifiant phallique dans sa fonction imaginaire et finalement à l’espace du fantasme. Ce serait la 1ère hypothèse. L’objection est qu’on aurait plutôt le sentiment que le fantasme sert à parer l’angoisse. Le fantasme, c’est cette scène où le phallus est présenté dans une théâtralité singulière telle de sorte qu’on pare à l’angoisse. Oui. Mais cela n’exclut pas – le fait que le fantasme pare à l’angoisse – que la situation de l’impuissance soit angoissante. C’est une 1ère hypothèse. Là, je ne fais que les énumérer.

2ème hypothèse : est-ce que l’angoisse est corrélative de l’élévation de l’impuissance à l’impossible ? Est-ce que c’est cela qui est essentiellement angoissant ? Est-ce qu’au fond l’élévation de l’impuissance à l’impossible n’est pas ce qui fait venir l’angoisse à la place de la souffrance ? Si on admet la définition provisoire que je vous donnais de la souffrance comme errance de l’impuissance.

3ème hypothèse, et là ce serait plus kierkegaardien : est-ce que l’angoisse est corrélative de l’acte ?

Telles sont nos 3 hypothèses dans l’analytique que nous proposons :

- soit l’angoisse est corrélative de l’opération de situation de l’impuissance

- soit l’angoisse est corrélative de l’élévation de l’impuissance à l’impossible

- soit l’angoisse est corrélative de l’acte lui-même

C’est une vaste question. Pour nous aider on remarquera que l’angoisse est après tout aussi une catégorie de Kierkegaard. Ça tombe bien. Kierkegaard a écrit le Concept de l’Angoisse.

Intervention : n’est-ce pas aussi présent chez Levinas ?

Réponse : oui, aussi. Mais qu’est-ce que Kierkegaard dit de l’angoisse ? C’est assez éclairant pour notre problème : chez lui, la corrélation de l’angoisse est au péché. L’angoisse est proprement le signe immanent du péché. On peut admettre que le péché, c’est l’impuissance. Ce point ne pose pas de problème. La 1ère hypothèse serait celle-ci : l’angoisse serait le signe immanent de ce qu’on s’approche d’une situation de l’impuissance, ie d’une situation de péché. C’est d’ailleurs presque exactement ce qu’il dit, parce qu’il dit que l’angoisse est l’approximation psychologique la plus sûre du péché. L’angoisse, c’est l’expérimentation de la possibilité du péché, dans une approximation aussi sûre que possible, mais, dit-il, ce n’est pas la présence du péché lui-même. Parce que le péché lui-même, le péché comme marquage originel, le péché originel (nous sommes dans le christianisme) donc le péché comme marquage de l’origine, pour en éprouver le réel, il faut, dit-il, un saut qualitatif même par rapport à l’angoisse. Il n’y a que dans ce saut qualitatif, ie en réalité dans un choix, qu’il y a la présence du péché. Et donc l’angoisse c’est la possibilité expérimentée du réel du péché, mais ce n’est pas la donation de ce réel. Où l’on retrouve ce dont je vous avais parlé la dernière fois, l’opposition fondamentale chez Kierkegaard du possible et du réel. C’est dans cette modalisation que la question se pose pour lui. L’angoisse ne nous livre pas le réel du péché qui reste au régime de l’acte, mais on peut dire que l’angoisse en est le bord immanent certain : l’approximation la plus sûre. Pour Kierkegaard, l’angoisse, c’est la contrainte telle que son bord est le péché lui-même, mais pour franchir ce bord il faut autre chose que l’angoisse, ie qu’il faut que l’angoisse soit rompue par un choix. L’angoisse n’est donc pas corrélée à l’acte de façon immédiate. Elle est un affect de l’acte. Sur le péché, elle ne nous trompe pas non plus. Elle est sûre. Quand nous sommes angoissés, nous expérimentons de façon absolument sûre la radicale possibilité du péché, mais nous n’avons pas la présence du marquage originel dont ce péché est le réel.

On pourra donc dire encore dans les termes que j’essayais de vous proposer ce soir que, pour Kierkegaard, l’angoisse est clairement plutôt du côté de la contrainte que du côté de l’acte. Elle est l’équivalent d’un formalisme subjectif dont le réel, qui demeure inaccessible, est le péché. C’est bien le péché qui nous angoisse, mais il n’est pas là, nous n’avons que l’expérimentation immanente de sa possibilité.

Alors, que va dire Lacan de l’angoisse ? Comment cette question de l’angoisse qui, pour lui, c’est clair, « ne trompe pas », va-t-elle se disposer par rapport à la contrainte et par rapport à l’acte ? Comme le savent la plupart d’entre vous, Lacan rapport l’angoisse à un excès de réel. Il y a un blocage de la symbolisation, parce que toute symbolisation suppose un manque et que le manque est bouché. L’angoisse, c’est quand la fonction de l’absence qui me permet de symboliser – le symbole vient à la place de l’absence de chose – vient à être rongée ou délitée par l’angoisse, comme si le réel se répandait de toute part. Lacan en donnera une définition admirable : « l’angoisse est le manque du manque ».

On voit bien pourquoi l’angoisse ne trompe pas, puisqu’elle est non seulement le réel, mais le réel en excès, le réel tel qu’il vient paralyser la fonction symbolique dans l’ordre du manque. Est-ce que cependant l’angoisse est le réel lui-même au sens de l’acte ? non plus. Dans la conduite de la cure, il ne s’agit pas de délivrer l’angoisse au sens où on pourra dire que l’enjeu de la cure analytique est quand même que l’acte soit effectif.

Donc je soutiendrais que l’angoisse, pour Lacan, reste aussi, comme pour Kierkegaard, du côté de la contrainte. Je vous rappelle que je nomme contrainte la formalisation qui construit l’impasse où le réel est convoqué comme impossibilité logique. L’angoisse va être aussi de ce côté-là ce qui suppose que la conduite de la cure soit un calcul de l’angoisse. L’angoisse est ce qui ne trompe pas, sous réserve qu’on ait dans l’espace de la contrainte une figure calculable (c’est ce que dit expressément Lacan, toujours dans le Séminaire XI) : « dans l’expérience il est nécessaire de la canaliser, et si j’ose dire, de la doser, pour n’en être pas submergé [et il ajoute, ce qui nous intéresse particulièrement]. C’est là une difficulté corrélative de celle qu’il y a à conjoindre le sujet avec le réel ».

On dira donc que le dosage de l’angoisse, ce que j’appelle son calcul, vient doubler la question de la symbolisation correcte, autrement dit, la construction de la contrainte dans l’espace de la cure, c’est simultanément, et dans une intrication difficile, la symbolisation correcte, ie l’élévation de l’impuissance à l’impossible, jusqu’au point de non issue, et un calcul de l’angoisse qui, comme le dit Lacan, est inéluctablement un corrélatif de la conjonction du sujet et du réel.

Comprendre cela est à la fois central et assez difficile, parce que la construction de la contrainte et donc la condition de possibilité de l’acte va être l’entrelacement de ce que j’appellerais l’impatience de la formalisation et du dosage de l’angoisse. En effet, si vous voulez comprendre la dialectique complète de toute cette affaire, il faut bien voir que l’angoisse est un blocage de la symbolisation. C’est ce que nous dit directement sa définition : si elle est le manque du manque dans l’excès de réel, c’est précisément qu’elle est constamment productrice d’une paralysie des opérations de la symbolisation et c’est d’ailleurs proprement son affect. Donc l’angoisse est blocage de la symbolisation. Par contre, le protocole de contrainte lui-même est un protocole de symbolisation correcte. D’où le paradoxe étrange : ce qui ne trompe pas n’est pas la symbolisation mais son blocage par l’angoisse. Il faut donc mener conjointement la symbolisation elle-même (parce qu’il n’y aura de réel que comme déchet de cette symbolisation) et le contrôle, ce que Lacan appelle le dosage, de cette espèce de contre symbolisation qu’est l’angoisse parce qu’elle est aussi ce qui ne nous trompe pas. On peut récapituler tout cela en 2 maximes qui sont quasiment 2 impératifs :

- élever l’impuissance à l’impossible sous l’idéal du mathème, parce que c’est de la formalisation logique qu’il s’agit, va faire bord pour le réel. C’est la dimension formelle de la contrainte, ce que Lacan appelle la symbolisation correcte.

- doser l’angoisse, ce qui suppose qu’une contre-symbolisation, que quelque chose qui est en déficit de la symbolisation intervienne comme guide, puisque c’est ce qui ne trompe pas, dans le procès de symbolisation. La situation, c’est forcément que quelque chose qui est de l’ordre du blocage de la symbolisation intervient aussi comme ce qui ne trompe pas sur la symbolisation elle-même. Ce qui va se donner en ceci que cette contre-symbolisation, dans son dosage, va nécessairement fixer le temps de la symbolisation.

Parce que doser l’angoisse, cela ne se donnera pas comme si on la prenait à la petite cuillère pour la peser et pour la répartir. Où se donne le dosage de l’angoisse ? Et bien, ça se donne dans la symbolisation parce qu’il n’y a rien d’autre : le protocole, c’est bien élever l’impuissance à l’impossible, donc par et dans une symbolisation, et donc le dosage de l’angoisse va se donner dans le temps de la symbolisation. Le temps de la symbolisation va être, lui, normé par le dosage de l’angoisse, ce qui va faire que l’angoisse est ce qui ne nous trompe pas sur la symbolisation elle-même quant à l’organisation immanente de son temps.

Parce qu’il y a une précipitation formalisante. La formalisation n’est pas normée quant à son temps. C’est donné dans les temps anciens sous les espèces de l’interprétation prématurée. Mais le fond de l’affaire est que si vous vous en tenez strictement à la formalisation, il y a une précipitation de la formalisation précisément parce que c’est une élévation logique et donc vous êtes dans la précipitation inhérente au temps logique. Je dirais volontiers qu’une cure, c’est le mode propre sur lequel le temps logique est bridé par le temps de l’angoisse, parce que le temps de la symbolisation est non égaré pour autant que l’angoisse est ce qui ne trompe pas. Evidemment, si vous êtes submergé par le réel, il n’y a plus de symbolisation du tout, donc il n’y a plus rien.

Alors l’acte, dans tout cela ? Et bien je proposerais l’énoncé suivant : l’acte, comme effet de bord, est toujours au point de convergence de la précipitation formalisante et de la retenue de l’affect, en l’occurrence l’angoisse. Je prends retenue ici au sens où dans retenue vous avez l’idée de quelque chose qui, ne trompons pas, retient, dans son temps même, la précipitation formalisante. L’acte se situe dans ce point focal où la précipitation formalisante et la retenue de l’affect construisent une non issue praticable, si je puis dire, ie une non issue qui, effectivement, peut se précipiter dans la figure de l’acte.

Du point de vue du psychanalyste, je le dirais volontiers ainsi : le désir du mathème, que je crois inhérent à la possibilité de la symbolisation correcte, s’effectue comme désir contrarié. Contrarié par quoi ? Et bien contrarié par ce qui ne trompe pas. Le désir du mathème, c’est vraiment cela la psychanalyse, c’est le désir du mathème, ie le désir du savoir transmissible contrarié par ce qui ne trompe pas, mais qui là est de l’ordre de l’affect. Et cette contrariété est à mon sens tout le point de l’éthique de l’analyse. « ne cède pas sur ton désir ». D’accord. Sauf qu’il est contrarié justement. Donc : ne cède pas non plus sur sa contrariété, ie ne cède pas sur ceci que l’acte ne sera attesté ou avéré que pour autant qu’auront pu se croiser la précipitation formalisante et le dosage de l’angoisse.

C’est pourquoi la prochaine fois nous repartirons sous un autre angle d’attaque, de la question de l’éthique.

 

Manquent le / les derniers cours.

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