Art et philosophie
par Alain Badiou (Beaubourg, 26 mars 1993)
(Notes d’Aimé Thiault et transcription de François
Duvert)
Puisque
je suis en position terminale dans ce séminaire, j’aurais, évidemment, aimé,
compte tenu à la fois de l’intensité et de la variété de ce qui a été dit, proposer
un immense bilan problématique, un programme de pensée, des taches pour les
décades à venir, et je vais vous proposer un squelette.
En
tout cas, ce programme, je vois bien qu’il aurait été constitué en 3
points :
-
premièrement, dégager de ce qui a été dit les catégories à travers lesquelles
penser le nouage des 3 mots qui nous ont réuni : philosophie, arts,
éducation
-
deuxièmement : examiner la situation du 20ème siècle quant aux
configurations de ce nouage où l’on retrouverait d’autres mots qui ont ici
circulés : avant-gardes, pensée, rupture, politique, modernité, mais
aussi, renvoyés à une actualité plus restreinte : restauration, jeu, continuité,
opinion, ou marché.
-
troisièmement, proposer un nouveau nœud, un nouveau pacte, singulièrement entre
l’art et la philosophie où l’on trouverait un mot qui a été également disputé
et crucial, ici, le mot de vérité.
Le
mode propre sur lequel se nouent l’art et la philosophie et où l’éducation
vient entière, je dirais qu’il est depuis toujours affecté d’un symptôme, celui
d’une oscillation portée par Platon sur le poème, le théâtre, la musique. De
tout cela, il faut bien dire que le créateur de la philosophie, dont on sait
bien qu’il était un connaisseur raffiné de tous les arts de son temps, ne
retient guère, au bout du compte, que la musique militaire et le chant
patriotique.
A
l’autre extrémité, on trouve une dévotion pieuse de la philosophie envers l’art,
un agenouillement contrit du concept pensé comme nihilisme technique devant la
parole poétique, qui offre le monde à sa propre détresse.
Mais
déjà, après tout, le sophiste Protagoras désignait l’apprentissage artistique
comme la clé de l’éducation. Il y aurait donc aussi originellement une alliance
de Protagoras et de Simonide, dont le Socrate de Platon tentait précisément de
déjouer les chicanes.
Au
vu de cela, une matrice de sens me vient à l’esprit, mais prenez le comme une
simple image conceptuelle, si tant est que nous sachions ce qu’est une image,
question qui, dans l’exposé de Denis Levy sur le cinéma, nous intriguait.
Disons que philosophie et art sont un peu couplés comme chez Lacan sont couplés
le maître et l’hystérique : l’art est depuis toujours l’hystérique du
maître philosophe. L’art – hystérique – vient dire au maître philosophe :
je suis là, l’œuvre est là, la vérité, peut-être, parle par ma bouche. En tout
cas, je suis là et toi, maître, dis moi qui je suis. Et si le philosophe a le malheur
de répondre, on lui rétorquera que ce n’est pas cela, et on lui reposera la
question. On réitérera que l’art est là et demande ce qu’il est. Le maître, on
le sait, n’a guère d’autre choix que soit de lui donner du bâton, soit de le
suivre amoureusement et d’en faire son idole. Le maître philosophe est depuis
toujours divisé au regard de l’art entre censure et idôlatrie. Ou il dira aux
jeunes gens, ses disciples, dont il est le maître, que le cœur de toute éducation
est de se tenir à l’écart de cette créature. Ou il dira, au contraire, qu’elle
seule nous instruit du biais par où la vérité commande que du savoir soit
produit.
Je
dirais donc, finalement, qu’il y a, au départ, 2 catégories et 2 catégories
seulement.
La
1ère , je la nommerai didactisme. La thèse en est que l’art est incapable de vérité,
ou plus précisément que toute vérité lui est extérieure. Cette thèse énonce que
l’art se présente dans le semblant d’une vérité présente, qui est là, ie comme si pouvait exister une vérité infondée, ou encore
une vérité qui se donne comme pur charme d’elle-même.
Or,
dira le maître philosophe, une vérité infondée, non dialogique, non argumentée,
n’est pas une vérité du tout. Pire même, elle fait obstacle à la remontée au
principe, car il n’y a pas d’autre voie de remontée au principe que l’argument.
Et telle est la nature véritable du procès platonicien : le tort de l’art
n’est pas tant d’être mimétique, mais d’être une mimétique qui se présente
comme la factualité possible d’un charme du vrai. Et ce faisant, l’art fait
obstacle au procès argumentaire de la remontée au principe. Voilà pourquoi il
faut prononcer que l’art a pour essence le semblant, et comme tel, il doit être
ou condamné, ou traité comme l’instrument qui accorde à une vérité prescrite la
force transitoire du semblant. L’art peut exister à condition qu’il soit sous
la surveillance philosophique des vérités. Il est une didactique sensible dont
le propos ne saurait être abandonné à l’immanence. Est bon comme art ce qui
éduque, et, point essentiel, ceci est philosophiquement contrôlable, car du
coup, l’essence de l’art se livre non pas tant dans l’œuvre que dans les effets
publics de l’œuvre. Rousseau, absolument platonicien sur ce point, écrira par
exemple, « les spectacles sont faits pour le peuple et ce n’est que par
leurs effets sur lui qu’on peut déterminer leurs qualités absolues ». Dans
le didactisme, l’absolu de l’art, l’évaluation de l’art, reste sous le contrôle
des effets du semblant, eux-mêmes normés par une vérité extrinsèque.
La
2ème catégorie, je la nommerai le romantisme. Cette fois, à l’extrême opposé de la thèse didactique,
la thèse en est que l’art seul est capable de vérité, et qu’en ce sens, l’art
accomplit ce que la philosophie ne peut qu’indiquer. L’art est le corps réel du
vrai. Ou encore, ce que Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont nommé l’Absolu
Littéraire. Il est patent que ce corps réel est aussi un corps glorieux. La
philosophie conceptuelle peut bien être, éventuellement, le père retiré et
impénétrable, et donc quelque peu indifférent, mais l’art, seul, est le fils
souffrant qui sauve et relève. Le génie est crucifixion et résurrection. En ce
sens, c’est l’art lui-même qui éduque, parce qu’il apprend, et lui seul, la
puissance d’infinité détenue dans la cohésion suppliciée d’une forme. L’art
nous délivre de la stérilité subjective du concept, ou, comme dirait Hegel, ici
détourné, l’art est l’absolu comme sujet. Ou encore : l’art seul est
l’incarnation.
Cependant,
entre le bannissement didactique ou platonicien et la glorification romantique,
un entre qui n’est pas chronologique ou temporel, il y a, semble-t-il, un âge
ou une possibilité de paix relative entre l’art et la philosophie. De toute
évidence, la question de l’art ne tourmente pas Descartes ou Leibniz ou Spinoza.
Il y a, par conséquent, une 3ème catégorie que j’appellerais classicisme et dont, au vrai, le dispositif philosophique a été
mis en place dès Aristote. Quel est le contenu de la catégorie classique ?
Elle retient du platonisme que l’art est incapable de vérité, que son essence
est mimétique, que son ordre est celui du semblant, mais elle déclare que ceci
est innocent, car la vérité n’est nullement la destination de l’art. L’art
n’est pas vérité, certes, mais aussi bien il ne prétend pas l’être et n’a pas
vocation à l’être. Aristote ordonne l’art à tout autre chose que la
connaissance ou le vrai. Cet autre chose, vous le savez, nommé catharsis, est
la déposition des passions dans un transfert sur le semblant. L’art a une vertu
thérapeutique et non pas du tout cognitive ou révélante. En dernier ressort,
l’art ne relève pas du théorique mais de l’éthique et sa norme ultime est son
utilité. Les grandes règles classiques s’en infèrent aussitôt. Tout d’abord, le
critère de l’art est de plaire. Le plaire n’est pas une démagogie d’opinion. Le
plaire n’est pas une règle de consentement au public. Le plaire désigne
simplement ceci qu’il faut qu’il y ait effectivité de la catharsis, et que, par
conséquent, le transfert sur le semblant doit avoir lieu : c’est cela même
que nomme le plaire. Et le nom du plaire n’est pas la vérité, mais cela seul
qui, d’une vérité, dispose l’agencement d’une identification. On dira que le
nom du plaire n’est pas la vérité, mais ce que une vérité ou la vérité
contraint dans l’imaginaire. Ceci a un nom classique qui est vraisemblance. On
peut dire que la période pacifique entre philosophie et art se dispose dans
l’écart entre vérité et vraisemblance. Et la maxime en est formulée par
Corneille lorsqu’il énonce que « le vrai peut quelquefois n’être pas
vraisemblable », nommant ainsi l’écart comme tel. Cependant, quel est le
prix de cette paix ? L’art sans doute est philosophiquement innocent,
mais, en dernier ressort, parce qu’il est innocent de toute vérité. En toute rigueur,
l’art n’est pas une pensée, il est tout entier dans son acte ou encore dans son
opération subjective ou publique : le plaire ordonne l’art à un service.
Dans cette conception, l’art est un service public. C’est bien d’ailleurs ainsi
que de la monarchie absolue à aujourd’hui l’entend l’Etat.
Donc :
didactisme, romantisme, classicisme sont les catégories constitutives de notre
nœud et disposent de façon différenciée philosophie, art et éducation.
Récapitulons :
-
dans le didactisme, la philosophie se noue à l’art dans la modalité d’une
surveillance éducative de sa destination extrinsèque au vrai.
-
dans le romantisme, l’art réalise dans la finitude toute l’éducation subjective
dont l’infinité philosophique de l’idée est capable.
-
dans le classicisme, l’art capte le désir et éduque son transfert par la
proposition d’un semblant de son objet. La philosophie n’est ici convoquée en
tant qu’esthétique qu’à donner son avis sur les règles du plaire.
Au
regard de tout cela, que dire du 20ème siècle européen ? Je
dirai que le siècle n’a pas introduit à échelle massive de catégories nouvelles.
Qu’est-ce que le siècle dans les dispositions massives de l’opinion ou de la
pensée ? Disons que le siècle, c’est le marxisme, la psychanalyse et
l’herméneutique allemande. Or, avançons la thèse suivante : le marxisme a
été didacticien, l’herméneutique heideggerienne a été romantique, et la
psychanalyse est classique.
Que
le marxisme soit didacticien, nous en chercherons la preuve non pas tant dans
les oukases et persécutions des Etats, qui ne sont pas ici notre affaire, mais
dans la pensée de Brecht. Pour Brecht, il y a une vérité générale
extrinsèque : le matérialisme dialectique, et non nue production
artistique singulière. En quoi, soit dit entre parenthèses, Brecht est, dans
l’authenticité du mot, stalinien, si l’on entend par stalinisme ceci : que
l’essence du marxisme est philosophique. Il y a d’ailleurs, de ce point de vue,
un essentiel platonisme stalinien, au moins précisément dans la délégation de
la surveillance de l’art à un dispositif philosophique. Quel est le but suprême
de Brecht ? C’est ce qu’il appelle constituer une société des amis de la
dialectique. Le théâtre est, en vérité, un moyen d’une telle société et la
distanciation est un protocole de surveillance philosophique, aux fons d’éducation
très complexe, parce que semblant doit être mis à distance de lui-même de
manière à montrer l’objectivité extrinsèque du vrai. Brecht est celui qui
cherche les règles immanentes d’un art platonicien, ie d’un art didactique. Ce n’est donc nullement par hasard
qu’il qualifie son esthétique de non aristotélicienne, étant entendu que depuis
les origines de la philosophie, il est extraordinairement difficile d’être non
aristotélicien sans être platonicien. De là, du reste, la fonction de l’époque.
L’épique est ce qui exhibe dans l’intervalle du jeu le courage de la vérité.
L’art sera conçu comme élucidation, sous supposition du vrai, des conditions de
son courage, de sa « mère courage ». Un art vrai est, en vérité, une
thérapeutique de la lâcheté du vrai, ou de la lâcheté au vrai. Et c’est
pourquoi, bien entendu, la question de Galilée est centrale.
Que
l’herméneutique heideggerienne reste romantique se voit dans l’entrelacement
indiscernable du dit du poète et du penser du penseur. Et, finalement, le poème
est ce qui est proprement destiné à l’ouvert : au revers du philosophe
artiste de Nietzsche est promu le poète penseur, mais, et c’est le point
capital, c’est la même vérité qui circule. Le retrait de l’être vient à la
pensée qu’il est dans le conjointement du poème et de son interprétation. Le
poème donne le tremblement de finitude où la pensée s’exerce à endurer le
retrait de l’être comme éclaircie. Penseur et poète dans leur appui réciproque
incarnent, dans la parole, le déclôt de la clôture.
Enfin
que la psychanalyse soit classique va de soi : il suffit pour s’y exercer
de lire les analyses théâtrales de Lacan : l’art est ce qui organise
l’objet du désir comme insymbolisable dans le comble inventif de la
symbolisation. François Wahl nous a fait là-dessus les développements qui
conviennent. L’œuvre fait, dans son apparat, s’évanouir la scintillation
indicible de l’objet perdu. Ou encore, il exhibe dans une configuration
singulière l’entame du symbolique par le réel ou, pourrait-on dire, l’extimité
de l’objet a au grand Autre symbolique.
Je
dirais alors que notre situation actuelle est la suivante : le siècle
éprouve la saturation des 3 catégories que sont le didactisme, le romantisme et
le classicisme.
Le
didactisme est saturé par l’exercice historique du thème de l’art au service du
peuple.
Le
romantisme est saturé é par ce qu’il y a de pure prouesse encore et toujours
rattachée à la supposition du retour des dieux dans l’appareillage herméneutique.
Le
classicisme est saturé par la conscience de soi que lui a donné le complet
déploiement d’une théorie du désir. D’où le fait qu’entre la psychanalyse et
l’art, il ne s’agit pas des mirages de la psychanalyse appliquée, le service
rendu est rendu à la psychanalyse elle-même bien plutôt qu’à l’art.
Nous
assistons donc en quelque sorte à un dénouage par saturation des termes et à la
chute de ce qui circulait entre eux, à savoir le thème éducatif, raison
profonde pour laquelle je légitimerai que le « éducateur ? » de
notre titre soit effectivement suivi d’un point d’interrogation.
Etc…
(cf Manuel d’inesthétique,
ouverture / Artistes et philosophes, éducateurs ?, Espace international – Philosophie, Centre Georges
Pompidou)
Christian
Descamps : si chaque œuvre est finie dans sa singularité, elle va poser la
question de son appartenance aux champs de l’art. La phrase « ceci est de
l’art » est très différente selon qu’on l’applique à un Malevich ou à un
Renoir, et nous vivons une période de déligimation de l’appartenance à ces
champs, qu’on peut penser comme positive dans la mesure où elle va permettre,
malgré le brouillage créé par les gestes avant-gardistes itératifs et
répétitifs, des redéfinitions positives de ces différents champs de l’art. Mais
alors chaque singularité va devoir avoir la prétention à une réinvention de son
champ spécifique, situation inédite, certes pour le meilleur et pour le pire, mais
nouvelle dans l’histoire de la modernité puisqu’elle s’applique à la fois aux
plus grands artistes comme au tout venant.
Alain
Badiou : je voudrais rattacher cette question à celle que Natacha Michel
posait ce matin à François Nicolas, à savoir : quel est l’impératif quand
il y a quelque chose de non encore fondé ? François Nicolas avait soutenu
la thèse que peut-être la musique contemporaine n’était pas encore à proprement
parler fondée. Évidemment, le problème de la fondation est en substance celui de
la configuration. Il y a donc le problème de savoir quel est l’impératif quand
on n’est pas dans l’élément établi d’une fondation. Ou, comme disait aussi
François Nicolas, quand il y a un aléatoire du réseau d’instruction. Or, là, je
pense qu’il n’y a absolument rien d’autre qu’à tenter l’œuvre. Il faut bien
voir que l’événement lui-même, qui est presque toujours une multiplicité
complexe, ne se donne, en tant qu’événement, pas autrement, lui aussi, que
comme œuvre. Le programme de Giotto n’est pas d’établir une configuration,
c’est d’être un peintre. Il se trouve que dans certaines conditions il y a une
virtualité configurante, donc rétroactivement événementielle, de ce qui est
initié, mais il n’y a rien d’autre que des œuvres d’un bout à l’autre du processus.
Par conséquent, l’impératif est toujours l’impératif de l’œuvre. C’est pourquoi
Natacha Michel avait raison de critiquer les avant-gardes pour avoir été
programmatiques, car en un certain sens, elles programmaient des configurations
sans en avoir les moyens. C’étaient des configurations inexistantes. Et cela
les mettait à l’écart de l’art, parce que l’art n’a pas d’autre impératif que
l’œuvre, même s’il escorte l’œuvre de toute la méditation dont il est capable
sur la configuration, en ce sens il enquête sur lui-même, mais je pense que
l’impératif reste l’œuvre avant toute chose.
François
Wahl : il y a un seul point – un seul, vraiment – qui me pose problème,
c’est le sentiment que tu as introduit la configuration pour maintenir, disons,
ta doctrine de la vérité infinie. J’ai rien contre les configurations, je crois
que ce que tu en as dit est tout à fait vrai, mais je ne suis pas sûr que ça
conditionne seul le problème de la vérité en art et, au contraire, sans me voir
aller plus loin pour l’instant, si ça ne devait pas t’obliger à te poser une
question sur cette infinité de la vérité, sur cette infinité de la recollection
dans laquelle s’effectue la saisie des vérités.
Alain
Badiou : oui, là tu joues très bien le rôle de l’art, à savoir venir
affecter la maîtrise qui, là, est débusquée dans la proposition thétique de
l’infinité du vrai. Et l’art, dans son rôle traditionnel, paraît être une
objection à cette thèse d’infinité. « Mais je suis peut-être une vérité
fini, alors débrouillez-vous avec cela ! ».
FW :
je précise que je ne suis pas un hystérique – alors pas du tout !
AB :
je pense que malgré tout la notion de configuration ne semble pas quand même être issue seulement du
légitime souci où je suis de préserver mes catégories, y compris au péril de l’art.
Mais elle me semble aussi rendre raison d’un système complexe de questions
abordées par les participants de ce séminaire dans l’immanence à la question de
l’art. Qu’il s’agisse de ce qui a été dit au regard de la prose, au regard de
la musique etc… il est frappant que la question du statut de l’œuvre au regard
de ce qu’elle fonde ou de ce qui a été fondé et dont elle est un temps sujet,
soit récurrente, et je pense descriptivement indubitable de dire que le siècle
a été un siècle de saturation de configurations.
A
partir de là, c’est vrai qu’il y a 2 voies.
On
peut dire qu’il s’agit d’un tournant de l’histoire de l’art tout entier qui
nous engagerait dans un protocole de dissémination plurielle de
l’événementialité artistique hors configuration. On serait dans un siècle
défigurant, déconfigurant. Mais alors là, on retombe sur des pb qui ne sont
plus ceux de la vérité, mais de l’événement, ce qui est encore plus redoutable,
parce que conférer le statut d’événementialité à l’œuvre comme telle, cela me paraît
réellement exorbitant et au concept d’œuvre et au concept d’événement.
En
revanche, la voie que j’ai suivie est une voie d’intelligibilité du procès
artistique dans son état actuel, même si cela se présente de manière différente
dans les différents arts. C’est celle des configurations. J’ai d’ailleurs dit
qu’il avait été fait ici des propositions configurantes. Par exemple, Natacha
Michel ne disait pas seulement « mon art relève de la prose
romanesque ». Certes, il en relève, par ailleurs, mais c’était une
catégorie périodisante, car il y a une 2nde modernité, qui justement
est une catégorie configurante. Elle ne peut pas être simplement une dénotation
de singularité. Même chose pour ce qui a été dit concernant la musique ou le
cinéma. Il me semblait donc que ça émergeait, non pas directement de la
préservation de mon dispositif philosophique, mais véritablement des questions
qui étaient agitées dans l’art contemporain.
FW :
je ne vois pas pourquoi la jonction des concepts d’événement et d’œuvre te paraît
si pbtique, car après tout, un certain nombre d’œuvres totalement inaugurales,
mettons le Coq de Kandinsky, sont proprement une décision sur ce qui était
préalablement totalement indécidable.
AB :
mais je n’ai pas nié qu’il y ait des œuvres événements. J’ai dit que qu’il
s’agisse de l’événement ou de la vérité, il n’y a que des œuvres. Je suis absolument
persuadé que Don Quichotte de Cervantès est l’effectuation d’une rupture
configurante dans l’histoire de la prose. Je le nierai rien d’un pareil type de
rupture, et en plus je dirais qu’en la matière l’indécidabilité est
véritablement d’essence. Mais justement, qu’est-ce qui décide au regard de cet
indécidable ? On ne peut pas éluder que ce soit une décision rétroactive,
ie qu’il y a des œuvres qui se présentent et s’énoncent elles-mêmes comme
configurantes, et d’autres qui ne le sont pas. Et donc ce qui est novateur et
ce qui ne l’est pas est tranché en vérité – et je pense que c’est tranché,
vraiment. C’est un point essentiel. Je ne suis pas perspectiviste ou
relativiste. Je pense que c’est tranché vraiment. Mais si c’est tranché en
vérité, il faut qu’il y ait une configuration qui ne soit pas rabattue sur
l’événementialité pure.
Natacha
Michel : hors l’incarnation romantique, la configuration te sert, si j’ose
dire, à déplacer la possibilité d’un infini de l’œuvre elle-même, pour autant
qu’elle pourrait avoir une composante d’infini, qui pour moi est la langue, à
la configuration. Moi c’est là-dessus que je t’interroge, parce que là je vois
quasiment jouer le didactisme philosophique.
AB :
mais la composante d’infinité de la langue n’est pas configurante d’une vérité.
La langue évoquée en général doit elle-même être dans le dessein configurant de
l’œuvre, dont je rappelle que pour moi, elle – l’œuvre – est la seule
matérialité de la configuration. Donc ne m’accusez pas d’introduire une chimère
extérieure, la configuration n’est rien d’autre que la courbure plurielle des
œuvres dans son initiation événementielle. Et là, la langue ne donne, comme
telle, qu’une infinité virtuelle ou une infinité inerte, alors qu’une vérité
est, si je puis dire, une infinité actuelle, une infinité effectuée par les
œuvres justement. Je ne pense donc pas que cela règle la question du
conjointement de l’œuvre à la vérité. Par contre, comme l’œuvre est la seule
matérialité de la configuration, on peut aussi bien dire que le point sujet et
l’œuvre est vérité, ce qui ne me gêne pas du tout. Le point sujet est vérité,
puisqu’en effet il l’est, si on prend une métaphore mathématique, dans sa
dimension différentielle, e donc il ne règle pas, par conséquent, la question
de la vérité dans sa dimension intégrale. Et c’est cette dimension de la vérité
dans sa dimension intégrale, ie son infinité comme infinité actuelle, que
j’essaie d’appeler la configuration.
Intervenant :
juste une précision. Il m’a semblé que vous laissiez qch en suspens à partir du
constat que notre siècle serait le siècle de la saturation des configurations.
Vous avez dit à partir de là 2 voies : une voie déconfigurative en quelque
sorte, quant à l’autre voie, j’ai cru comprendre qu’il s’agissait de poursuivre
dans la production de configurations. C’est bien cela ?
Badiou :
oui, sauf que le surgissement d’une configuration comporte un élément
événementiel, ie incalculable précisément, ou non programmatique.
Intervenant
(un autre) : vous venez de dire que nous sommes finalement dans une époque
de 2nde, ie de post-modernité…
Badiou :
le lexique de la post-modernité nous est, je crois, ici, assez étranger.
Natacha
Michel : pour les tenants de la post-modernité, il n’y a plus de
modernité, il n’y en a aucune !
AB :
la post-modernité est le reniement et le renoncement à la modernité.
Intervenant :
votre comparaison du classicisme avec la psychanalyse me pose pb…
Badiou :
oui, Milner soutient quelque fois qu’entre nous et le monde grec il y a une
coupure absolue, la coupure galiléenne est absolue, ie que rien de ce qui
concerne les grecs nous serait, en vérité intelligible. Moi, je ne pense rien
de tel. Mais c’est aussi un travers de philosophe de penser toujours par des
arches temporelles extrêmement amples. Mais je suis prêt à défendre l’énoncé
selon lequel, quant à sa catégorie de nouage, la psychanalyse est classique. En
substance, la façon dont Lacan parle du théâtre est essentiellement aristotélicienne,
en particulier essentiellement non brechtienne par exemple. Naturellement
classique est toujours une catégorie en transformation. Ce n’est pas la même,
ie ce qui est pensé par Aristote comme catharsis, purification des passions,
mais elle sera pensée comme la question du désir et de son objet. reste que je
pense que le type de nouage établi entre art et vérité est le même
formellement. Ce qui m’amène juste à un autre point, ie que ce qui me paraît
caractériser la situation contemporaine, ce n’est pas seulement – ce sur quoi,
évidemment, la discussion à tout de suite mis l’accent – la question des
configurations artistiques, mais à mes yeux, si on veut prendre l’ensemble du
champ, également le caractère saturé des catégories philosophiques. Il ne faut
pas perdre de vue cet aspect. Effectivement, il me semble que didactisme,
classicisme et romantisme à l’épreuve de leur historicité contemporaine sont
des catégories saturées. Le mouvement est donc conjoint : il se peut qu’il
y ait des difficultés configurantes du côté de l’art, mais il y a des
difficultés catégorielles non moindres du côté de la philosophie. Par csqt,
l’espèce de nouvelle paix que je proposais suppose, comme toujours d’ailleurs,
que sur ce point comme sur les autres, la philosophie soit sous condition de
l’art. La philosophie n’ira que là ou l’existence effective des œuvres et des
configurations peuvent la mener.
Intervenant :
est-ce que cela signifie qu’il n’y a pas actuellement de philosophie, pas plus
que de l’art ? c’est l’interrogation sur laquelle vous concluiez votre
exposé.
AB :
le point est précis. Ces questions, quand elles sont posées en général, sont
toujours indécidables. Evidemment, je vais vous dire : si si il y a de la
philosophie, il y a moi par exemple. Mais quand je terminais en disant : y
a-t-il de la philosophie, y a-t-il des configurations artistiques ?
c’était sur le point précis suivante : il y a philosophie pour autant
qu’il s’avère possible de faire advenir une nouvelle catégorie qui ne soit ni
classique ni romantique ni didactique, et je ne prétends pas que ceci est fait.
Il y aura philosophie s’il y a cela. Et, par ailleurs, il y a de l’art s’il y a
des œuvres identifiables comme telles. C’est tout. Ie des enquêtes qui n’ont
pas déjà eu lieu. Et, bien sûr, pour ma part, je réponds positivement aux 2
questions, évidemment.
–––––––