La politique
par Alain Badiou (1991-1992)
(Notes d’Aimé Thiault et transcription de François Duvert)
1er
cours 1
Définition de la philosophie 2
2ème cours (Deleuze 1) 4
1er thème : la philosophie comme création de
concept 5
2ème thème : doctrine du concept 7
3ème cours (Deleuze 2) 11
3ème thème : le Personnage Conceptuel 14
4ème cours (Deleuze 3) 15
5ème cours (Deleuze 4) 20
6ème cours 25
7ème cours 34
8ème cours 39
9ème cours 43
10ème cours 45
11ème cours 49
12ème cours 55
1° indécidable, événement 56
2° l’indiscernable : le sujet politique. 57
3° le générique : la politique comme tâche infinie 57
4° l’innommable : le mal propre à la politique 58
13ème cours 60
Intervention sur le livre d’Emmanuel Terray : le 3ème jour du communisme 60
Intervention sur le livre de Milner, Constats. 62
14ème cours 68
Définition de la politique 71
15° cours : Introduction à Nietzsche 71
1er symptôme : puissance de l’art 72
2ème symptôme : classification du multiple 73
3ème symptôme : la singularité de l’art. 73
4ème symptôme : l’auto-humiliation de la
philosophie 74
5ème symptôme : dimension interprétative de
l’art 74
6ème symptôme : communauté de destin entre art
et philosophie 75
Nous poursuivons cette année les enjeux stratégiques des 2
dernières années au cours desquelles nous défendons une définition de la
philosophie en tant que lieu de pensée absolument singulier, dans le but de
constituer une problématique du mal, et donc une éthique de la pensée n’ayant
rien de commun avec les différentes commissions d’éthique communicationnelle
que nous voyons aujourd’hui statuer sur les retombées sociales des avancées de
la science moderne, qui prennent au dépourvu le droit des démocraties
parlementaires, bref l’éthique de la philosophie dénigre toute éthique
commissionnaire.
Au cours de ces 2 dernières années, nous avons défini la
philosophie selon 7 points différents :
1° selon ses conditions
2° comme construction
3° dans son acte
4° dans son style
5° dans sa logique
6° au regard de son adversaire
7° dans son éthique
En guise d’introduction à la poursuite de notre entreprise,
je voudrais les reponctuer pour mémoire.
1° selon ses conditions
Il ne peut pas y avoir de philosophie possible sans
l’existence des 4 procédures génériques de vérités qui la conditionnent, à
savoir :
- l’art, plus précisément le poème
- la science, plus précisément la mathématique (théorie des
ensembles et des catégories)
- la politique, plus précisément la politique d’émancipation
pensée en intériorité
- l’amour, ie la
question du 2
Ces 4 procédures génériques pensent par elles-mêmes, ie produisent des vérités indépendamment de la
philosophie. Sous ces conditions, il ne s’agit pas de produire une philosophie
politique, une épistémologie, une esthétique, et une érotologie, car la
philosophie est hors d’état d’être au régime d’une constitution réflexive de
ses conditions comme objets régionaux, mais la philosophie existe au regard de
ses conditions, dont elle retrace le système déployé pour en constituer de façon
intra-philosophique le concept, ie
la compossibilisation. La philosophie retrace ses conditions immanentes dans un
acte de saisie des vérités, autrement dit selon un montage spécifique elle
saisit les procédures qui la conditionnent dans la pince de la vérité.
Remarque : y a-t-il des procédures génériques qui ont
dépéri ? Et par exemple, la religion a-t-elle désigné autre chose
qu’elle-même ? Dans l’âge classique, en tant que rivale de la philosophie,
elle se présentait à celle-ci comme une instance de compossibilisation. Sous un
autre angle, le mysticisme se présente comme une procédure spécifique interne à
la religion.
Nous soutenons ici que la religion se présente toujours
comme un obscurantisme, à savoir comme une procédure complexe, qui bloque toute
procédure générique. C’est une machination contre les vérités dont l’essence
est le simulacre.
Enfin, la psychanalyse est-elle une procédure
générique ?
2° comme construction
Au regard de ses 4 conditions, la philosophie construit une
5ème prose, pour reprendre un titre de Mandelstam. Elle déploie en
son lieu propre la possibilité de l’énonciation relative aux vérités dans une
catégorie centrale organique à ce lieu : la catégorie de vérité, qui est
une catégorie vide, purement opératoire. Elle travaille sur un multiple plein,
ie opère la capture d’un il y a des vérités.
Le lieu propre de la philosophie n’identifie pas les vérités comme homogènes,
mais procède à l’établissement du régime de leur compossibilité, en
outrepassant leur coexistence temporelle, ie en les exposant au risque de l’éternité. Quel que
soit le nom sous lequel elle se présente, la catégorie philosophique de vérité
est une catégorie vide, qui ordonne les vérités au risque de l’éternité,
caractéristique de la saisie philosophique des vérités.
3° comme acte
La philosophie ne recherche pas la vérité (comme par exemple
Malebranche), pas plus qu’elle ne la fonde ou ne la produit, elle opère une
saisie du il y a des vérités dans la pince de la vérité en tant que catégorie
vide pour que nous soyons saisis (au sens d’étonnement) par leur existence. La
philosophie ne se laisse pas appréhender sous la catégorie du discours, la
philosophie est acte : elle saisit les vérités dans son temps pour les
exposer au risque de l’éternité.
4° dans son style
Mais le discours et ses catégories lui servent à construire
le lieu de son acte, il s’ensuit une procédure discursive propre à la
philosophie, dès lors examinable dans son style.
Sa stylistique est singularisée par un rapport entre la
succession et la limite. La catégorie philosophique de vérité enchaîne et
sublime, autrement dit, elle superpose une fiction de savoir (succession de
preuves non probantes) et une fiction d’art (recherche du point d’interruption,
qui pose une limite au sein du régime des preuves).
5° dans sa logique
La logique philosophique n’est pas une logique mathématisée,
c’est une logique soustractive, qui fait rupture avec la circulation du sens.
Elle construit le montage d’une opposition entre sens et vérité, par quoi elle
se soustrait à la religion, si nous posons qu’en règle générale tout discours
qui postule une continuité entre sens et vérité est religieux, dans la mesure
où la vérité se ramène toujours à un décodage du sens, soit à une herméneutique
du sens de la vérité.
Au contraire, nous soutenons que l’acte philosophique
consiste dans un effort incessant pour soustraire la vérité au régime du sens.
Cette opération s’avère incessante, car le sens fait toujours retour. Autrement
dit, la philosophie s’exerce dans l’élément d’une tâche infinie avec pour devoir
de contrecarrer le retour du sens, toujours en circulation, et qu’elle doit à
nouveau, et toujours, re-soustraire. La vérité philosophique agit et procède,
elle ne circule pas. La philosophie n’est jamais au régime de la communication,
forme contemporaine de la religion au sens défini ci-dessus, et dont les
présentateurs médiatiques sont les prêtres, avec toute la médiocrité essentielle
du prêtre.
Les 4 concepts soustractifs sont :
- l’indiscernable :
choix pur ou liberté absolue que rien n’incline ou ne détermine dans le choix
de l’objet sur quoi elle porte. Toute vérité dans son expérience finie procède
selon un tel choix auto-référentiel.
- l’indécidable
renvoie à la question de l’événement : toute vérité s’origine d’un
événement
- l’innommable
détient la clé de la question du mal. Il se présente comme le lieu en butée de l’impuissance
d’une vérité et désigne ce qui se trouve soustrait du champ d’expérience et de
nomination que toute vérité institue, et qui n’est pas nommable en vérité.
C’est le point de détotalisation ou d’ébrèchement de toute vérité.
- le générique en tant
que multiplicité soustraite à tout prédicat, ie qu’aucun trait
commun ne rassemblent, avère l’être de toute vérité soustraite aux savoirs, qui
sont toujours constitués par une nombre fini de prédicats.
Ces 4 concepts, nous les avions articulés dans le schéma
gamma, point que je ne reprends pas ici.
6° l’adversaire
Le sophiste se présente en position d’identité formelle avec
le philosophe. Si nous prenons la métaphore du philosophe se regardant dans un miroir, il y voit
son double, le sophiste, dans un antagonisme de torsion, qui le requiert à
marquer sa ligne de démarcation d’avec le sophiste, nécessairement situé en
intériorité à l’acte philosophique.
En effet, le sophiste pense dans le même style que le
philosophe, ie que sa stylistique se
déploie de manière indiscernable avec l’unité de plan propre à la philosophie.
Mais la sophistique manie bien cette identité stylistique dans un contournement
de la différence entre vérités et savoirs. Elle promeut l’idée de la labilité
des savoirs et s’oppose à la distinction philosophique entre savoirs et
vérités.
7° selon son éthique
Dès lors, la philosophie peut tomber à tout moment sous
l’emprise d’une tentation désastreuse pour elle : en finir une fois pour
toutes avec le sophiste, et exiger que la vérité soit coextensive aux vérités.
Autrement dit, que la philosophie fusionne avec ses conditions et prononce en
même temps la et les vérités.
Cette dénégation du multiple des vérités entraîne le
philosophe vers une extatique de l’un ou désastreuse repérable dans 3 étapes
successives :
- l’extase du lieu unique
- pris dans les rets de la nomination sacrale d’un seul nom
- produisant un effet de terreur, à savoir l’énoncé que ce
qui est ne devrait pas être
Un désastre survient toujours dans le forçage en nomination
d’un innommable au nom du caractère philosophique de toute vérité, ie quand la philosophie se trouve compromise dans la
volonté de nommer à tout prix l’innommable d’une de ses conditions au nom de la
vérité.
Nous aurons donc à revenir sur le conditionnement des
procédures génériques dans le but précis de déceler les figures singulières du
mal, à savoir débusquer les philosophèmes qui induisent le mal dans chaque
procédure générique. Ce mal de relève pas de l’ignorance, mais il se situe sous
condition des procédures de vérité : le mal advient quand une vérité
procède à sa corruption, c’est une vérité corrompue, pas une non vérité. En
d’autres termes, on ne répare pas le mal instauré dans une procédure générique
en le saisissant hors du champ de sa procédure. C’est impossible. Aussi faut-il
pointer l’innommable propre de chaque procédure, ie déterminer le régime général de l’innommable
soustrait à toute nomination, sinon tout forçage en nomination d’un innommable
propre induit un désastre immédiat, dont il nous faudra décrire la récurrence,
ie la manière dont il circule dans chaque
procédure. On peut dire qu’il se produit un désastre quand une vérité fait mal.
Il s’agira de déterminer le lien de chaque procédure à la construction même du
lieu philosophique, qui n’est autre que le montage de la catégorie de vérité,
et d’examiner comment procède le conditionnement de chaque procédure pour la
philosophie, ce qui revient à l’examen du retraçage par la philosophie des
procédures de vérités, retraçage qui marque le pluriel des vérités dans la philosophie
elle-même. C’est donc l’investigation du mode propre sur lequel la philosophie
se laisse conditionnée par l’art, l’amour, la science et la politique qui nous
requiert. Or, cette investigation se raccorde aux catégories du soustractif,
qui déterminent la numéricité propre à chaque procédure de vérité.
Les catégories du soustractif renvoient :
- au vide, ou au zéro
- à l’un, plus exactement à l’ultra-un événementiel
indécidable
- au multiple fini, ie
à l’indiscernabilité d’un pur choix dans l’expérience finie d’un sujet
- à l’infini : toute vérité générique est infinie
On appellera numéricité des procédures génériques les
formules qui fixent le rapport numérique singulier pour chacune des 4
procédures. La numéricité, c’est le chiffrage d’un type de vérité qui
combine :
- une figure du soustractif, ie un certain rapport au vide ou au zéro
- une pensée de l’un (pas nécessairement de l’un)
- un nombre fini
- un mode de l’infini
Remarque : les discordances entre philosophes portent toujours
sur la construction de la numéricité, ie sur les combinaisons de l’un, du fini et de l’infini.
Pour finir, je résume ce que nous avions énoncé l’année
dernière sur la procédure amoureuse.
- l’amour produit une vérité sur le deux,
ce qui signifie que toute expérience amoureuse est prise
dans une disjonction radicale dont elle fait vérité.
- la numéricité de l’amour : 1, 2, infini,
détermine son ontologie intrinsèque dans l’élément du
soustractif : rapport d’effraction du 1 au 2, rapport d’extension du 2 à
l’infini.
- la jouissance sexuelle est l’innommable propre de
l’amour.
Ce qui ne signifie pas qu’elle ne puisse pas être nommable
dans un autre champ, par exemple le champ psychanalytique, mais que du point de
la procédure amoureuse qui fait vérité sur le 2, on ne se trouve pas en état de
puissance nominale pour désigner la jouissance sexuelle comme telle.
- le mal dont l’amour est capable, c’est la religion.
Quand l’amour force son innommable, il promeut le sexuel
sous la métaphorique d’une fusion, qui place le sexuel sous un nom sublime. En
ce sens, j’avais avancé que le mal dont l’amour est capable, c’est le
christianisme, qui identifie ce point avec le plus de force dans le Cantique
des cantiques (au demeurant grand poème dans l’histoire des procédures
artistiques) en en faisant une présomption de sens, qui le suture à l’un, ie à l’amour comme pensée sublime du corps. La
récurrence du désastre d’amour s’accomplit dans la catastrophe de la fusion
dans l’un au lieu de tenir la fidélité du deux. Ainsi dans le romantisme,
l’amour apparié au philosophème de l’un se trouve immédiatement apparenté à la
mort. Je vous renvoie à mon texte sur la procédure générique amoureuse :
l’amour est-il le lieu d’un savoir sexué, dans l’Exercice du
savoir et la différence des sexes (l’harmattan).
Dans la mesure où nous proposons nous-même une définition de
la philosophie, nous ne pouvons pas passer sous silence le livre de Deleuze et
Guattari, qui pose la question de la philosophie en même temps que celle de
l’art et de la science, ce qui permettra, au regard des thèses de Deleuze et
Guattari, d’effectuer une réexposition différentielle des nôtres.
Partant du principe éthique que nous nous opposons avec
Deleuze et Guattari à l’idée que la philosophie serait dans sa phase de clôture
définitive (thèse heideggerienne et anglo-saxonne), nous examinerons les 6
thèmes du livre de Deleuze et Guattari, à savoir :
- la philosophie comme création
- le concept
- le plan d’immanence
- le personnage conceptuel
- la science
- l’art
avec au centre du livre la recherche d’une construction
d’un concept du concept.
Pour Deleuze et Guattari, la philosophie est l’exercice
d’une puissance ou d’une force, pas l’état d’une pensée, ni une sagesse ou un
résultat. « la philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui
consister à créer des concepts » (page
10). « A dire vrai, les sciences, les arts, les philosophies
sont également créateurs, bien qu’il revienne à la philosophie seule de créer
des concepts au sens strict » (page
11). Comme créatrice de concept, la philosophie s’oppose à la contemplation, à
la réflexion et la communication, qui désignent tous des époques de l’opinion
sur la philosophie : la contemplation renvoie au moment grec, la réflexion
à l’époque moderne post-cartésienne, la communication à notre temps. Contre ce
triplet, la philosophie est puissance, au sens nietzschéen, ie créatrice de concepts :
« Nietzsche a déterminé la tâche de la philosophie
quant il écrivit : « les philosophes ne doivent plus se contenter
d’accepter les concepts qu’on leur donne, pour seulement les nettoyer et les
faire reluire, mais il faut qu’ils commencent par les fabriquer, les créer, les
poser et persuader les hommes d’y recourir. Jusqu’à présent, somme toute,
chacun faisait confiance à ses concepts, comme à une dot miraculeuse venue de
quelque monde également miraculeux », mais il faut remplacer la confiance
par la méfiance, et c’est des concepts que le philosophe doit se méfier le
plus, tant qu’il ne les a pas lui-même créés (Platon le savait bien, quoiqu’il
ait enseigné le contraire…). Platon disait qu’il fallait contempler les Idées,
mais il avait fallu d’abord qu’il crée le concept d’Idée. Que vaudrait un
philosophie dont on pourrait dire : il n’a pas créé de concept, il n’a pas
créé ses concepts ? Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est
pas : elle n’est pas contemplation, ni réflexion, ni communication, même
si elle a pu croire être tantôt l’un, tantôt l’autre, en raison de la capacité
de toute discipline à engendrer ses propres illusions, et à se cacher derrière
un brouillard qu’elle émet spécialement. Elle n’est pas contemplation, car les
contemplations sont les choses elles-mêmes en tant que vues dans la création de
leur propres concepts. Elle n’est pas la réflexion, parce que personne n’a
besoin de philosopher pour réfléchir sur quoi que ce soit : on croit
donner beaucoup à la philosophie en en faisant l’art de la réflexion, mais on
lui retire tout, car les mathématiciens comme tels n’ont jamais attendu les
philosophes pour réfléchir sur les mathématiques, ni les artistes sur la
peinture ou la musique ; dire qu’ils deviennent alors philosophes est une
mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient à leur création
respective. Et la philosophie ne trouve aucun refuge ultime dans la communication,
qui ne travaille en puissance que des opinions, pour créer du consensus et non
du concept. L’idée d’une conversation démocratique occidentale entre amis n’a
jamais produit le moindre concept ; elle vient peut-être des Grecs, mais
ceux-ci s’en méfiaient tellement, et lui faisaient subir un si rude traitement,
que le concept était plutôt comme l’oiseau soliloque ironique qui survolait le
champ de bataille des opinions rivales anéanties (les hôtes ivres du banquet).
La philosophie ne contemple pas, ne réfléchit pas, ne communique pas, bien
qu’elle ait à créer des concepts pour ces actions ou passions. La
contemplation, la réflexion, la communication ne sont pas des disciplines, mais
des machines à constituer des Universaux dans toutes les disciplines » (page 11).
La philosophie, comme création, peut se représenter comme
contemplation, réflexion, communication, qui désignent des moments fallacieux de
l’acte philosophique contre lesquels Deleuze et Guattari conçoivent une triple
haine polémique :
- la contemplation vise l’idée de transcendance, mal absolu de la philosophie. Deleuze et Guattari
lui opposent une thèse immanentiste radicale du plan d’immanence en hommage à
Spinoza : « Spinoza, le devenir-philosophe infini. Il a montré,
dressé, pensé le plan d’immanence le « meilleur », ie le plus pur,
celui qui ne se donne pas au transcendant ni ne redonne du transcendant, celui
qui inspire le moins d’illusions, de mauvais sentiments et de perceptions erronées… »
(page 59). Il s’agit donc pour Deleuze et Guattari de débusquer tous les
retours de la transcendance.
- la réflexion, c’est l’idée de la recognition
philosophique du vrai dans les actes
d’énonciation, qui se concrétise aujourd’hui dans le dispositif anglo-saxon
contemporain par lequel la philosophie se voit enchaînée à la logique formelle.
Deleuze et Guattari refusent que la philosophie soit assignée à n’être que la
servante de la logique dans le jugement de recognition.
- enfin, ils sont contre l’idée d’une philosophie de la communication, ie oppposés violemment à la perspective
d’une philosophie du soutien au consensus dans le débat démocratique, et qui n’aurait plus comme enjeu de pensée qu’une
quote part à la constitution réglée des opinions moyennes.
Pour l’immanence, contre la prégnance logico-formelle sur
les énoncés propres de la philosophie, et lutte anti-communicationnelle, je
reprends volontiers ces thèmes à mon compte, même si je les traite différemment.
En revanche, je dois préciser un point au regard de la définition que donnent
Deleuze et Guattari de la philosophie comme étant un constructivisme :
« la philosophie est un constructivisme, et le constructivisme a 2
aspects complémentaires qui diffèrent en nature : créer des concepts, et
tracer un plan » (page 38).
Dans l’Etre et l’Evénément, j’ai dégagé 3 orientations de la
pensée :
- constructive
- transcendante
- générique.
L’orientation de pensée transcendante correspond assez bien à ce qu’en
disent Deleuze et Guattari, puisque je soutiens qu’elle se constitue d’un
rapport à l’idée de vérité réglée sur l’un, donc dans une figure contemplative.
En revanche, j’appelle constructivisme l’orientation de pensée qui ne
tient pour existant que ce qui se trouve réglé par une prédication langagière
explicite, autrement dit, implique que l’existence soit soumise à la langue.
Sous le règne de l’explicite et du codage par la langue, mon constructivisme se
présente comme un nominalisme au sens large, qui conviendrait plutôt aux formes
de la réflexion contre lesquelles Deleuze et Guattari partent en guerre :
recognition philosophique du vrai et philosophie communicationnelle. Or, si
constructivisme désigne chez Deleuze et Guattari la fabrication, l’invention,
la création de concepts, ce que je désigne par générique (un sous-ensemble infini
soustrait à tout prédicat identitaire) serait-il le construit deleuzien dans la
figure de la puissance ? Dans la conclusion du livre, nous lisons que
l’artiste, le scientifique et le philosophe « tirent des plans
sur le chaos » (page 120) :
« ce que le philosophe rapporte du chaos, ce sont des variations qui restent infinies, mais devenues inséparables sur des surfaces ou
dans des volumes absolus qui tracent un plan d’immanence sécant : ce ne
sont pas plus des associations d’idées distinctes, mais des ré-enchaînements
par zone d’indistinction dans un concept » (page 190).
Relevons dans ce passage les indices positifs et négatifs
qui rapprochent et séparent le constructivisme deleuzien du générique.
Que le philosophe tira du chaos (donc de quelque chose
soustrait à tout prédicat) des variations infinies, qui tracent un plan
d’immanence des « réenchaînements par zone d’indistinction dans un
concept », est assez proche de
l’indiscernabilité du générique dépourvu de traits identitaires.
En revanche, est absente la catégorie de vide et, au lieu d’un seul type de multiplicité
infinie d’où procède toute vérité dans une unité de plan, tout le livre est
arc-bouté sur une opposition
bergsonienne entre 2 types de multiplicités infinies :
- la multiplicité numérique ou fonctionnelle de la science
- la multiplicité intensive ou qualitative de la philosophie
Pour Deleuze et Guattari, sans 2 types de multiplicités
infinies au minimum, on sort du plan d’immanence et on refabrique de la
transcendance. Ils le disent de manière
parfaitement claire dans le commentaire qu’ils me consacrent, puisque je suis
cité comme exemple numéro 12 dans la série qui appuie leur « fiction de
savoir » : « il nous semble que la théorie des
multiplicités ne supporte pas l’hypothèse d’une multiplicité quelconque (même
les mathématiques en ont assez de l’ensemblisme). Les multiplicités, il en faut
au moins 2, 2 types, dès le départ. Non pas que le dualisme vaille mieux que
l’unité, mais la multiplicité, c’est précisément ce qui passe entre les 2 » (page 144). Evidemment, je pense exactement le
contraire, ie qu’avec 2 types de
multiplicités, on refabrique la transcendance du vital par rapport à l’inerte,
ce qui ouvre en réalité un débat sur l’infini : si l’on veut pas que
l’infini soit pris dans la limite, un 2ème type de multiplicité est
requis. Puisque la philosophie « est la discipline qui consiste
à créer des concepts », l’organisation
du livre de Deleuze et Guattari présente 3 moments :
1er point : description de ce que c’est
qu’un concept en philosophie
Remarque : pour Deleuze et Guattari, le concept permet
d’identifier l’activité philosophique comme telle, dont l’essence est de créer
des concepts. Autrement dit, on ne peut que décrire ce que c’est qu’un concept,
et il n’y a pas de concept du concept. Pour moi, qui pose que l’acte philosophique
construit le lieu de pensée de la compossibilisation des vérités organisé sous
la catégorie centrale de vérité, celle-ci, en tant que catégorie vide purement
opératoire, ne peut être que décrite, et il n’y a pas non plus de vérité de la
vérité.
2nd point : différenciation du concept
par rapport à la production des autres dispositifs de pensée qui ont puissance,
à savoir des fonctions (créations propres à la science) et des percepts et des
affects (créations propres à l’art).
Remarque : du fait même qu’il soit impossible qu’il y
ait des concepts ailleurs que dans le champ philosophique, le livre de Deleuze
et Guattari effectue en filigrane une critique silencieuse de philosophes comme
Bachelard, Canguilhem ou Althusser, qui sont tous des penseurs philosophiques
du concept appliqué au champ scientifique.
3ème point : produire une pensée du lieu
où le concept est créé. Autrement dit, dans la rétroaction du concept penser
son plan d’immanence, ie
localiser son espace d’existence.
Remarque : entre Deleuze et Guattari et moi, y a-t-il
une intersection essentielle entre, d’un côté, les concepts, et, de l’autre,
les procédures de vérité ? Enfin l’infinité d’une procédure de vérité
s’effectue-t-elle sur le mode soustractif, ou bien est-elle homogène à la
puissance d’une vitesse infinie ?
Commençons par établir une différence de méthode à partir du
2nd point (différenciation
art, science, philosophie), par rapport à ma propre définition de la
philosophie (distribuée l’année dernière). Chez Deleuze et Guattari, les 3
lieux de pensée, art, science et philosophie, sont hétérogènes, mais aussi
juxtaposés comme étant 3 puissances de la pensée créatrice, et Deleuze et
Guattari approchent la pensée philosophique par différenciation
comparative : ils pensent la différence philosophie art, et philosophie
science.
Je considère cette méthode d’approche par différenciation
comparative comme impraticable, puisque je récuse cette triplicité juxtaposée.
La philosophie ne se situe pas dans un plan de composition juxtaposable, mais elle est
intriquée originairement à des conditions, intrication première qui exclut
un régime comparatif propre à spécifier sa définition. Science et art sont des
conditions nouées à la philosophie, qu’on ne peut pas constituer sur un plan de
comparaison possible. De plus, la philosophie est sous condition de 4 lieux de
pensée : la science, l’art, la politique et l’amour, si bien qu’il n’y a
pas 3 lieux de pensée mais 5 (la science, l’art, la philosophie, la politique
et l’amour).
Remarque : que Deleuze et Guattari récusent la politique et
l’amour comme dispositifs de la pensée provient sûrement des cruels démêlés
qu’ils entretiennent avec la psychanalyse et le marxisme. Le chapitre 4 de la 1ère
partie de leur volume intitulé Géo-philosophie traite de la politique en suivant
à mon avis la pente contemporaine opportuniste sur la question, dans la mesure
où leur prise de parti anti-capitaliste s’établit sur des positions abritées ou
repliées.
La différenciation est chez moi principe de
compossibilisation des conditions hétérogènes. La différence est, si j’ose
dire, différente chez Deleuze et Guattari et chez moi. Chez eux, cette triplicité
des plans va jusqu’à prendre la figure de l’un, parce qu’elles interfèrent dans
une unité de plan : le cerveau : « Les 3 plans sont
irréductibles avec leurs éléments : plan d’immanence de la philosophie,
plan de composition de l’art, plan de référence ou de coordination de la
science […] Des problèmes se posent pour chaque plan : en quel sens et
comment le plan, dans chaque cas, est-il un ou multiple – quelle unité, quelle multiplicité ?
Mais plus important nous semblent maintenant les problèmes d’interférence entre
plans qui se joignent dans le cerveau »
(page 204). Ainsi, la philosophie n’est pas sous conditions hétérogènes et extérieures,
dans ce texte extrait de la conclusion du livre, et du fait que, par ailleurs,
la philosophie puisse faire concept à partir d’une fonction, cela participe de
corrélations terminales vers lesquelles se dirige la philosophie de Deleuze et
Guattari, à savoir que le cerveau opère une intrication régulatrice de 3 dispositifs
de pensée :
« … par rapport au chaos dans lequel le cerveau
plonge (…) on dirait que s’extrait du chaos l’ombre du « peuple à
venir », tel que l’art l’appelle, mais aussi la philosophie, la
science : peuple-masse, peuple-monde, peuple-cerveau, peuple-chaos. Pensée
non pensante qui gît dans les 3, comme le concept non conceptuel de Klee ou le
silence intérieur de Kandinsky. C’est là que les concepts, les sensations, les
fonctions deviennent indécidables, en même temps que la philosophie, l’art et
la science, indiscernables, comme s’ils partageaient la même ombre, qui s’étend
à travers leur nature différente et ne cesse de les accompagner » (page 206, fin du livre).
Cerveau nommé les 3 puissances de la pensée, qui sont toutes
les 3 des traversées du chaos. Le cerveau se présente philosophiquement comme
la machine à se protéger du chaos en nommant ce qu’il y a d’Un dans le multiple
hétérogène des pensées. Cette reconduction à l’Un, qui n’est pas l’un des
positivités des choses elles-mêmes toujours en position d’hétérogénéité par
rapport à la plongée du cerveau dans le chaos, mais qui est l’un de l’ombre,
avère un Un vitaliste et dynamique, pas une Idée. Pour ma part, je soutiens que
la philosophie n’est pas juxtaposable à ses conditions, qu’il n’y a pas de
figure, même métaphorique, de l’Un. Bref, que l’hétérogénéité est une
hétérogénéité sans origine. Quand Deleuze et Guattari écrivent : « la
philosophie, la science et l’art veulent que nous déchirions le firmament et
que nous plongions dans le chaos. Nous le vaincrons qu’à ce prix. Et j’ai 3
fois vainqueur traversé l’Achéron. Le philosophe, le savant, l’artiste semblent
revenir du pays des morts » (page
190). En voyant dans ce « trois fois vainqueur » un élément
d’immanence, j’y vois, moi, un élément de transcendance.
De plus, l’évitement des procédures politiques et amoureuses
en tant que lieu des vérités agit rétroactivement sur leur définition de la
philosophie. J’ai déjà dit qu’à mon avis cette double exclusion provenait de
leurs démêlés avec le marxisme et la psychanalyse. En tout cas, si politique et
amour ne sont pas des créations de pensée productrices de vérités, alors un
élément de dévitalisation s’introduit dans la définition donnée de la
philosophie. Dans d’autres textes, Deleuze et Guattari confondent l’amour avec
le désir et tombent dans la tentation post-moderne d’une conception sophistique
de l’amour basée sur une prévalence du désir, sans voir que le rapport au désir
est d’essence, mais n’est pas un rapport d’identité dans la procédure générique
amoureuse. Enfin, suivant la modernité dans son refus de la catégorie de sujet,
dépourvus de catégories propre à penser le subjectif à l’intérieur d’une
doctrine du sujet, la politique, même si Deleuze et Guattari rejettent le
capitalisme, ne s’adresse plus qu’à l’Etat et au champ de l’économie.
La pensée de Deleuze et Guattari investit les champs du
désir, de l’Etat et de l’économie, et propose une doctrine des espaces de
libertés rendue possible par l’investissement libidinal de territoires selon
une double opération de territorialisation et de déterritorialisation. Leur
position vis-à-vis de la politique se singularise dans ce que ne nommerais un
anarchisme (caractère nomade du désir substantialisé) réformiste (toute réforme
doit être conservée dans l’institution).
Ces difficultés que Deleuze et Guattari éprouvent dans leurs
prises de positions politiques tiennent au fait que leur philosophie n’étant
pas ancrée sous conditions de lieux de pensée radicales, l’absence d’une théorie
du sujet, les place en situation de faiblesse dans leur lutte anti-capitaliste,
au sens où ils ont du mal pour se démarquer de l’idée post-moderne que l’avenir
de la philosophie est communicationnel, même s’ils y sont fortement opposés.
Passons maintenant au 1er point et demandons-nous s’il y a un concept du
concept.
En effet, si la philosophie est création de concepts, le
livre entreprend-t-il de construire le concept du concept, et dans quelle
mesure y parvient-il de façon « Convaincante, Intéressante, Remarquable », 3 attributs qui indiquent justement la
validité d’un concept ? Or, si la notion de concept du concept existe dans
le livre, elle est bien obscure, parce qu’elle se rapproche au plus près de la
traversée du chaos.
Remarquons d’abord qu’un concept est toujours un concept
signé : « et d’abord les concepts sont et restent signés,
substance d’Aristote, cogito de Descartes, monade de Leibniz, condition de
Kant, puissance de Schelling, durée de Bergson… » (page 13). Et comme le concept s’apparente
à une œuvre, signé qu’il est par le philosophe, Deleuze et Guattari accordent
une fonction paradigmatique et, à vrai dire, supérieure à l’art, ce qui s’avère
particulièrement évident sur 2 points.
- l’art déploie une capacité éminente à traiter l’événement :
« mais, quand nous montons vers le virtuel, quand nous nous tournons
vers la virtualité qui s’actualise dans l’état de choses, nous découvrons une
toute autre réalité où nous n’avons plus à chercher ce qui se passe d’un point
à un autre, d’un instant à un autre, parce qu’elle déborde toute fonction
possible. Suivant les termes familiers qu’on a pu prêter à un savant,
l’événement « ne se soucie pas de l’endroit où il est, et se fiche de
savoir depuis combien de temps il existe » (Gleick, la théorie du chaos), si bien que l’art et même la philosophie
peuvent l’appréhender mieux que la science » (page 149).
La remontée vers la virtualité pure de l’événement,
autrement dit la pensée du virtuel, nous renvoie à la fonction paradigmatique
de l’art qui peut, « mieux que la science », appréhender l’événement. L’art déploie la même capacité à
traiter de l’infini. « Et en même temps le plan de composition
entraîne la sensation dans une déterritorialisation supérieur, la faisant
passer par une sorte de décadrage qui l’ouvre et la fond sur un cosmos infini.
Comme chez Pessoa, une sensation sur le plan n’occupe pas un lieu sans
l’étendre, le distendre à la terre entière, et libérer toutes les sensations
qu’elle contient : ouvrir ou fendre, égaler l’infini. Peut-être est-ce le
propre de l’art, passer par le fini pour redonner l’infini » (page 186).
Ce plan de composition de l’art entretient un rapport de
propriété avec l’infini : l’art est l’égal de l’infini, si bien que l’art
se retrouve finalement dans une position de supériorité intrinsèque sur les
autres dispositifs de pensée. Plaider pour la philosopher, ie répondre favorablement à la question « qu’est-ce
que la philosophie ? », aurait
pour ressort de l’exhiber comme digne de l’art, même si l’art comporte une part
d’inégalable. Au mieux, la philosophie s’avère digne de l’art, et d’ailleurs
les concepts qu’elle crée sont signés par des auteurs, qui les singularisent.
D’où, aux yeux de Deleuze et Guattari, l’efficace de la pensée du concept comme
le propre de la philosophie, parce que le plan d’immanence du concept comme le
plan de composition de l’art jouent comme normes captatrices. On ne reconnaît
pas un concept au vu et au su de la rationalité qu’il déploie, mais en tant qu’il est subjectivement
intéressant. On pourrait dire que, comme le Beau chez Kant, un concept est
intéressant sans concept. « la philosophie ne consiste pas à
savoir, et ce n’est pas la vérité qui inspire la philosophie, mais des
catégories comme celles d’intéressant, de remarquable, ou d’important qui
décident de la réussite ou de l’échec. Or on ne peut pas le savoir avant de
l’avoir construit » (page 80).
- « la philosophie ne consiste pas à savoir » : oui, la philosophie n’est pas un
savoir, mais néanmoins il faut des savoirs, sinon on ne pourrait pas
caractériser la philosophie comme un non savoir. C’est même la particularité de
son style d’impliquer une fiction de savoir, qui lui fournit un ensemble
d’arguments raisonnés contre ses adversaires. Or, quelle est la nature du style
de Deleuze et Guattari ? Il n’est ni critique, ni dialogique : il ne
suit pas un ordre des raisons, mais s’effectue comme assertif : thèses et
variations sur ces thèses s’affirment et s’enchaînent sans interruption. Style
brillant et formulaire, nietzschéen, certes, au sens de la joie de
l’affirmation, mais style aussi puissamment architectonique au plus proche du
régime poétique.
Au passage, remarquez que la parole poétique est toujours un
dire affirmatif. Par nécessité, elle se présente dans des figures
affirmatives :
- Rimbaud : « elle est retrouvée, quoi ?
l’éternité. C’est la mer allée avec le soleil ».
(cf Bonnefoy sur Rimbaud, écrivain de toujours, une variante disait « mêlée » au lieu de « allée »).
- Mallarmé : « toute pensée émet un coup de dés », affirmation cruciale de Un coup
de dés.
Parce que le régime de légitimation du poème comme pensée de
l’auto-affirmation institue la question de la possibilité d’un dire tel qu’il a
été affirmé dans la chair de la langue. Or, chez Deleuze et Guattari, si le
constructivisme est planifié, il se fait par édification ininterrompue, la légitimation
de la puissance des énoncés n’est pas elle-même construite. Autrement dit,
Deleuze et Guattari défendent une vision de la philosophie qui déséquilibre le
rapport entre fiction de savoir et fiction d’art. Ils se soucient peu
d’organiser leur pensée au régime d’une fiction de savoir, même minimale,
puisqu’en fin de compte, ils désirent que le philosophe soit un artiste du
concept. Cependant, à la différence du poète qui affirme, mais ne réaffirme
pas, leur style dégage à la longue la monotonie affirmative de leurs
enchaînements « construits ».
Sans le contrôle de la fiction de savoir, trop de réaffirmations créent chez le
lecteur un désir de preuves, qui rétablissent en quelque manière le
déchaînement des affirmations.
- « la vérité n’inspire pas la philosophie ». D’accord. Je soutiens même que la
philosophie ne produit pas de vérités. Cependant, l’ordonnancement du plan
philosophique suppose, non pas une inspiration, mais un acte de saisie des
vérités. La philosophie se singularise entre le il y a des vérités (politique,
amoureuse, scientifique, artistique) et leur acte de saisie propre par la
catégorie philosophique de vérité. Or, cette catégorie existe dans la pensée de
Deleuze, c’est le pli, qui est proprement le nom de la catégorie philosophique
de vérité pour cette pensée. Je soutiendrai même qu’avant la création du pli,
Deleuze n’a pas été un créateur de concepts.
- « Intéressant,
Remarquable, Important ». Ces 3 attributs,
flanqués d’une majuscule, qui qualifient le concept, esthétisent l’acte
philosophique. Cette polarisation artistique de Deleuze et Guattari serait impossible
s’ils prenaient en compte les conditions politique et amoureuse pour la raison
précise que la politique et l’amour ne se présentent pas comme des œuvres.
En soustrayant de l’acte philosophique tout ce qui l’aurait
conditionné autrement que dans la figure de l’œuvre signée, fût-ce dans la
forme conceptuelle, Deleuze et Guattari refusent de voir que parce que la
philosophie s’accomplit dans l’instance d’un acte de saisie, elle peut être absolument
désoeuvrée. C’est pourquoi Socrate hante la philosophie comme figure exemplaire
du philosophe désoeuvré, parce qu’il indique originairement que la philosophie
a pour essence l’acte de saisie des vérités comme telles. La philosophie n’est
pas donnée en personne dans des œuvres, son noyau absolu ne se trouve pas dans
l’œuvre, mais se constitue subjectivement dans l’acte.
De par cette suture de la philosophie à l’œuvre, il s’ensuit
que la description du concept reste prise dans une métaphorique :
« en 1er lieu, chaque concept renvoie à
d’autres concepts, non seulement dans son histoire, mais dans son devenir ou
ses connexions présentes. Chaque concept a des composantes qui peuvent être à
leur tour prises comme concepts (ainsi Autrui a le visage parmi ses
composantes, mais le visage sera lui-même considéré comme concept ayant
lui-même des composantes). Les concepts vont donc à l’infini, et, étant créés,
ne sont jamais créés de rien ». Le
concept présente une dimension d’infinité : le concept est multiple de
concepts. Les concepts créés vont à l’infini dans une récurrence que rien
n’arrête.
« En 2nd lieu, le propre du concept est
de rendre les composantes inséparables en lui : distinctes, hétérogènes et
pourtant non séparables, tel est le statut des composantes, ou ce qui définit
la consistance du concept, son endo-consistance […] Les composantes restent
distinctes, mais quelque chose passe de l’une à l’autre, quelque chose
d’indécidable entre les 2 : il y a un domaine a le qui appartient aussi
bien à a qu’à le, où a et le deviennent indiscernables. Ce sont ces zones,
seuils ou devenir, cette inséparabilité, qui définissent la consistance
intérieure du concept. Mais celui-ci a également une exo-consistance, avec
d’autres concepts, lorsque leur création respective implique la construction
d’un pont sur le même plan. Les zones et les ponts sont les joints du concept » (page 25).
La multiplicité du concept est une : il y a une
inséparabilité topologique de ses composantes.
« En 3ème lieu, chaque concept sera
considéré comme le point de coïncidence, de condensation ou d’accumulation de
ses propres composantes. Le point conceptuel ne cesse de parcourir ses
composantes, de montrer et de descendre en elles. Chaque composante en ce sens
est un trait intensif, une ordonnée intensive qui ne doit être appréhendée ni
comme générale ni comme particulière, mais comme une pure et simple
singularité » (page 25). « le concept se définit par l’inséparabilité
d’un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point en survol
absolu, à vitesse infinie » (page 26).
Le système de ses composantes inséparables est parcouru par
un point animé d’une vitesse infinie. Un concept est la combinaison d’une
articulation finie de composantes, d’une intensité (principe de parcours) et
d’une infinité (principe d’expansion).
Le concept se présente comme un paradigme topologique, ie comme un espace non séparable, non représentable de
façon étalée ou disjointe, qui finalement ne se laisse parcourir que dans sa
consistance topologique, et qu’il faut penser comme une intensité, ce qui le
rend « Intéressant ».
Ensemble ouvert, le concept est un point donné par le système complet de ses
entours ouverts ou de voisinage. Pour que la pensée opère sur ce plan de
consistance, il faut qu’elle puisse parcourir d’un seul coup toutes les composantes
du concept, donc puisse suivre le recouvrement des composantes sans procéder à
une analytique de celles-ci. Autrement dit, il faut que la pensée soit un point
en survol dotée d’une vitesse infinie. Or, dans la métaphore de la vitesse
infinie et dans la métaphore généralisée du topologique, Deleuze et Guattari
fusionnent 3 choses :
- l’indécidable : occurrence événementielle capitale
- l’indiscernable : l’hétérogénéité tenue en un, la
différence telle qu’on ne puisse pas décider de la différence
- le générique : l’Idée d’une totalité
inappréhendable par aucun prédicat
Une fusion de ce genre s’expose à une désarticulation
complète du processus de vérité en se le donnant dans une articulation
anticipante, ie dans la fusion de son
résultat sans en penser le processus. Vérité ou concept est pris dans une
immédiateté topologique « garantie » par la vitesse infinie et non par le processus de sa
construction. C’est une topologie sans algèbre des composantes, ou une
inséparabilité sans patience des composantes.
Dans une telle fusion, on s’expose à forcer l’innommable,
puisque la fusion du concept s’effectue par un tel forçage. Autrement dit, la
métaphore de la vitesse infinie, le voir d’un seul coup d’œil, s’allie à une
conception intuitionniste du concept. Or, l’intuition en son sens bergsonien
est un type de fusion catégorielle entre le fini et l’infini, qui prétend
toujours accéder à l’innommable. Pour Deleuze et Guattari, comme pour Bergson,
il existe un régime de l’être auquel l’accès par la patience du concept est
fermé, aussi réclament-ils l’intuition, dont la définition du concept est le
produit : « que toute philosophie dépende d’une intuition que ses
concepts ne cessent de développer aux différences d’intensités près, cette
grandiose perspective leibnizienne ou bergsonienne est fondée si l’on considère
l’intuition comme l’enveloppement des mouvements infinis de pensée qui
parcourent sans cesse un plan d’immanence »
(page 42).
La théorie deleuzienne du concept est en réalité une
théorie de l’intuition, qui ne légitime
une description si abstraite du concept que parce qu’elle ne prend en
compte l’opération du parcours à
vitesse infinie du recouvrement de son plan de consistance. Et, en définitive,
l’enracinement philosophique de Gilles Deleuze est d’abord et avant tout (bien
avant Spinoza et Nietzsche) bergsonien. Le concept deleuzien est une topologie
sans algèbre, ie un espace d’intrications, de voisinages, sans
règle de succession, ni de séparation, mais parcouru par un trait d’intensité,
unité intensive qui manifeste le concept comme tautologie de ses composantes et
entraîne, de façon organique, à une instantanéité de sa reconnaissance. Dans
cette doctrine intuitionniste du concept, l’enracinement bergsonien se présente
comme un énoncé de caractère ontologique selon 2 dimensions :
Deleuze : il y a 2 types de multiplicités irréductibles
nommées de diverses manières : numérique et intensive, temporalisation
physico-mathématique et durée, ie
temporalisation intensive, close et ouverte. L’être proprement dit c’est le
mouvement de bifurcation de 2 types de multiplicités sous le primat de la
multiplicité intensive, car l’investissement du mouvement est en dernier ressort
qualitatif. Le chaos n’étant rien d’autre originellement que la multiplication
intensive telle qu’elle fonde la scission actualisante entre les 2 types de
multiplicités, qui constituent la figure d’être du mouvement. Tout ceci est
dans une grande fidélité à l’élan vital bergsonien, qui actualise 2 types de
multiplicités, l’insecte et l’homme. La multiplicité topologique ou intensive requiert
une activité de parcours sans numéricité, à savoir la vitesse infinie ou l’intuition,
mode propre sur lequel la pensée s’approprie le 2ème type de
multiplicité. A cet égard, est requise une faculté au sens kantien du terme,
dont le corrélat d’objet est la multiplicité intensive et que récapitule la
doctrine deleuzienne du concept.
Ici, ma délimitation avec Deleuze est massive :
- il y a un seul type de multiplicités : j’assume le reproche que me font Deleuze et
Guattari. De plus, c’est une multiplicité non intensive, soustraite à
l’intuition, car irreprésentable. C’est une multiplicité tissée du seul vide,
inappréhendable selon un parcours à vitesse infinie. Autrement dit : quand
Deleuze et Guattari instituent l’intuition, j’institue l’axiome, ie
une proposition sur l’être en état de se soutenir d’aucune intuition. L’axiome
est nécessaire dès lors que l’on vise l’imprésenté. Pour moi, tout concept,
quant à l’être, recouvre une forme axiomatique, qui est la pensée purement
ontologique sans aucun recours à l’expérience.
- un seul plan d’immanence, mais…
si je soutiens aussi fermement que Deleuze et Guattari le
fait que toute vérité (ou que tout concept) est immanent à la multiplicité dont
elle procède, en revanche pour moi, l’immanence d’une vérité s’effectue selon
des schèmes de succession et pas du tout intensivement à une vitesse infinie.
Pour moi, la topologie s’avère au prix d’une algèbre, ie qu’elle doit endurer sa dimension de succession.
Autrement dit, l’immanence n’est pas, comme chez Deleuze et Guattari, sans
principe de son procès, mais la vérité travaille dans la situation entre
immanence et procès de succession, alors que chez Deleuze et Guattari,
l’endurance du concept et l’endurance de la fonction travaillent aux lieux de 2
plans d’immanence différents.
- le procès de vérité connaît un point d’arrêt : l’innommable, point de butée pour
l’extension du procès de vérité, dont le forçage provoque un désastre.
Si le procès de vérité est infini, la vérité n’est pas
infinie sans sa vitesse, puisqu’elle connaît son point d’arrêt. A l’idée d’un
parcours sans borne s’oppose l’idée d’une butée où va se jouer de façon
immanente la question du bien et du mal, question éthique impossible dans le
dispositif de Deleuze et Guattari, et rejetée en hors champ transcendant,
puisque pour eux le concept n’est pas dans la figure d’une algébrique
topologique – rien ne l’arrête en tant qu’être créateur si précisément il se
tient au plus près du plan d’immanence, ie
dans un espace ad hoc au concept, mais qui n’est pensé que dans la rétroaction
du concept lui-même.
La prochaine fois, nous examinerons en détail ce point,
ie le point 3.
Deleuze et Guattari soutiennent la thèse suivante : un
grand créateur de concepts les élabore et les maintint auprès de leur plan
d’immanence, en tant qu’il est le lieu des concepts, pour autant que les
concepts y déploient leur espace propre. Autrement dit, le plan d’immanence
constitue le lieu philosophique comme lieu dont l’accès n’est rendu possible
que par le truchement du concept : le plan d’immanence avère une nomination
localisable dans la pensée : « De toute façon, la philosophie pose
comme pré-philosophique, ou même non philosophique, la puissance d’un Un-Tout
comme un désert mouvant que les concepts viennent peupler. Pré-philosophique ne
signifie rien qui préexiste, mais quelque chose qui n’existe pas hors de la
philosophie, bien que celle-ci le suppose. Ce sont ses conditions internes ». (page 43).
Le plan d’immanence est donné comme Un Tout dans la
métaphore d’un désert mouvant, donc dans la supposition d’un pur mouvement
total, dont l’existence pré-philosophique est une de ses conditions internes.
- « désert mouvant » :
le plan d’immanence n’est rien, ou plutôt c’est un lieu vide, dans lequel il
n’y a rien, et qu’il s’agit de peupler de concepts. Cet Un tout premier, c’est
du mouvement pur à partir de quoi la pensée s’établit. La précondition interne
de la philosophie se donne dans l’intuition d’un mouvement sans mobile,
ie soustrait à la détermination, là où le
concept va opérer. Le mouvement pur est le lieu du concept. Mais cet Un-Tout
est-il unique ? le même pour toutes les philosophies ? constitué en
donation anté-prédicative absolue ? Deleuze et Guattari hésitent un peu,
et proposent l’image d’une feuilletage : « chaque
plan d’immanence est Un Tout : il n’est pas partiel, comme un ensemble
scientifique, ni fragmentaire comme les concepts, mais distributif, c’est un
« chacun ». Le plan d’immanence est feuilleté » (page 51). Le plan d’immanence est feuilleté. Un plan d’immanence est
feuilleté dans chaque création philosophique. Le feuilletage renvoie à un plan
d’immanence supposé absolu, mais jamais donné, dont le nom véritable est chaos.
« le plan d’immanence emprunte au chaos des déterminations dont il fait
ses mouvements infinis ou ses traits diagrammatiques. On peut, on doit, dès
lors, supposer une multiplicité de plans, puisque aucun n’embrasserait tout le
chaos sans y retomber, et que chacun ne retient que des mouvements qui se
laissent plier ensemble » (page 51). Quand
une philosophie s’établit par concepts, elle dessine un plan d’immanence,
ie en dernier ressort un feuilletage
du chaos. A la fois la pensée s’immerge dans le chaos et nous en
protège par prélèvement d’un feuilletage : le plan d’immanence. Pensez à
l’image d’une ombrelle suspendue dans l’air, mais isolante. Il faut donc se
tenir au plus près du chaos, mais
faire attention que les concepts, créations pures qui peuplent le plan
d’immanence, n’en viennent à construire l’illusion d’une transcendance par oubli
du chaos. « et si l’on ne peut pas y échapper [à la transcendance],
c’est que chaque plan d’immanence, semble-t-il, ne peut prétendre être unique,
être LE plan, qu’en reconstituant le chaos qu’il devait conjurer : vous
avez le choix entre la transcendance et le chaos… » (page 52). Il semble que nous ayons là comme une passe
heideggerienne. En effet, si vous identifiez l’être en tant qu’être au chaos,
la détermination philosophique de l’être, ie le plan d’immanence en son feuilletage, peut vous
conduire à un oubli du chaos comme la métaphysique conduisit à un oubli de
l’être. Le philosophe s’expose à un double risque : la menace générale
du chaos et le péril de la transcendance. Je dirais que pour Deleuze
et Guattari, il y a transcendance quand la pensée oublie le chaos. Si chaque
plan d’immanence s’avérait être unique, alors, semble-t-il, on parviendrait à
un seuil inévitable : « le choix entre la transcendance et le
chaos ». Autrement dit, le chaos se
situe hors création, hors pensée. Ce qui est créé, c’est le plan d’immanence
comme feuilletage du chaos, qui est une fonction de protection. Mais si vous
énoncez le plan d’immanence comme étant un absolu, alors vous reconstituez la
transcendance. En d’autres termes, la philosophie semble suspendue entre sa
dissolution chaotique (il y a impensable) et la fabrication d’une transcendance
qui, plutôt qu’un oubli du chaos, se donne comme une surproduction au regard du
chaos.
En tout cas, si le concept clé c’est le chaos, alors je
pose philosophiquement que le chaos n’existe pas, car sous cet il y a impensable,
hors sens, inatteignable, se cache une figure de la présence. Deleuze et Guattari tentent de maintenir une telle
figure simplement déliée de toute allégeance au sens.
Examinons leur définition du chaos : « on
définit le chaos moins par son désordre que par la vitesse infinie avec
laquelle se dissipe toute forme qui s’y ébauche. C’est un vide qui n’est pas un
néant, mais un virtuel, contenant toutes les particules possibles et tirant
toutes les formes possibles qui surgissent pour disparaître aussitôt, sans
consistance ni référence, sans conséquence »
(page 111, en note, référence à Prigogine et Stengers, Entre le
temps et l’éternité).
Vitesse infinie des naissances et des évanouissements,
qui définissent le chaos comme un lieu du virtuel, ie comme « un vide qui n’est
pas un néant », le chaos se
présente comme le réservoir absolu des possibles dans un mouvement incessant de
naissances et de disparitions. Constant surgissement infinitésimal de toutes
les possibilités, le chaos renvoie au lieu absolu de tous les possibles,
ie à un il y a naturel pur comme système
absolu de toutes les virtualités dépourvues de tout être. Or, bien qu’il soit
qualifié de vide par Deleuze et Guattari, j’oppose à leur définition du
chaos, rémanence d’une figure de la présence et, à mon avis, inexistant, ma
définition propre de l’être suturé au vide. Il s’agit là d’un choix philosophique
fondamental, marqué par une opposition très nette entre chaos et vide.
Du côté du chaos : les possibilités infinies du virtuel se trouvent
dans sa capacité à disparaître dans l’immédiateté de son apparaître. Nous avons
affaire à une logique selon le mouvement du virtuel, ie quant à sa puissance et non pas quant à son être.
Cette logique s’inscrit dans la filiation aristotélicienne d’une doctrine de la
puissance comme puissance, de l’être en puissance sans acte (possibilité
maximum que récuse Aristote) corrélée à une philosophie de la nature : le
chaos, c’est la nature du virtuel.
Du côté du vide : l’ensemble vide symbolise le nom de l’imprésenté
comme tel, ie la place d’un vide
dans l’exclusion de toute virtualité. Pour moi, il n’y a que de l’actuel, et
l’actuel inactualisable se nomme proprement le vide. Le nom pur de l’imprésenté
s’inscrit dans une filiation platonicienne : celle de l’acte sans
puissance, de l’actuel sans virtuel.
- Deleuze et Guattari posent le plan d’immanence comme
« une condition non philosophique »
de la philosophie. De plus, les conditions de la philosophie lui sont
strictement « internes ».
A l’inverse, je pose que les conditions de la philosophie
lui sont externes. Les vérités que la
philosophie compossibilise sont extrinsèques à son procès. Les procédures
génériques ou le il y a des vérités, ie le non philosophique,
n’est pas une donnée en immanence à l’activité philosophique, et donc la
philosophie a à voir avec autre chose qu’elle-même, précisément avec les procédures
de vérité (art, science, politique, amour).
- il n’y a pas d’intuitions, mais des axiomes. J’ai déjà
avancé cette opposition capitale, mais je la réitère en ce point de l’exposé de
mes divergences avec Deleuze et Guattari, car le plan d’immanence comme désert
mouvant et le chaos comme virtuel pur soutiennent et ordonnent la philosophie
en un parcours à vitesse infinie. En revanche, le vide est axiome d’assertion
existentielle soutenue que par son nom.
Mais finalement, le plus important, c’est de remarquer que
toutes ces divergences entre les positions de Deleuze et Guattari et les
miennes convergent vers un conflit crucial et immémorial pour la philosophie, à
savoir la conception que se fait tel ou tel philosophe sur la notion
d’immanence, et par voie de conséquence sur cette de transcendance. Nous nous
affrontons donc sur 2 conceptions de l’immanence, tel est l’enjeu philosophique véritable.
Deleuze et Guattari revendiquent une conception vitaliste, chaotique et
intuitionniste du plan d’immanence : l’immanence
est immanence à un mouvement. On ne peut
que parcourir le plan d’immanence et rester fidèle à la loi qui règle son
parcours. Dans cette conception, on a affaire à un seul opérateur, l’opérateur de mouvement. Par exemple, chez
Spinoza, disons l’opérateur de puissance ou de causalité : effet en soi de
soi sur soi. « Celui qui savait pleinement que l’immanence n’était qu’à
soi-même, et ainsi qu’elle était un plan parcouru par les mouvements de
l’infini, rempli par les ordonnées intensives, c’est Spinoza. Aussi est-il le
prince des philosophes. Peut-être le seul à n’avoir passé aucun compromis avec
la transcendance, à l’avoir pourchassée partout » (page 49).
Et dans cette optique de l’immanence, la transcendance est
toujours un arrêt du mouvement : « dès que s’arrête le mouvement
de l’infini, la transcendance descend, elle en profite pour ressurgir,
rebondir, ressortir » (page 49). Quand
l’opérateur de parcours s’arrête sur l’unité du plan d’immanence, le mouvement
se stoppe, et il est remarquable que la transcendance ne donne plus lieu à une
métaphore ascensionnelle, non, la transcendance descend dans le plan
d’immanence.
Je soutiendrai une conception de l’immanence neutre,
mathématique, axiomatique, qui renvoie à
une unité de plan constituée par un seul type de multiplicité, ce qui ouvre à
la reconnaissance de 2 opérateurs
d’immanence au sens strict d’opération : l’appartenance et l’inclusion.
L’immanence est intrinsèque, non donnée dans la projection d’un mouvement et de
son opérateur, mais donnée dans l’écart des 2 opérateurs de l’être-dans :
l’appartenance et l’inclusion. L’être immanent se dit en 2 sens, qui ne sont
pas plus superposables que pris dans l’unité d’un mouvement. Pensez à la
théorie platonicienne de la participation, ie à l’écart entre le
sensible et l’intelligible. Dans ces conditions, lorsqu’un des opérateurs
d’immanence est en excès sur l’autre, il en résulte de la transcendance. Ainsi,
le transcendantal puise sa ressource dans les schèmes d’immanence eux-mêmes par
désappropriation d’un des 2 opérateurs. La transcendance survient comme une
possibilité intrinsèque, ie comme un
possible constamment inscrit dans le champ d’immanence, qui en détient la
latence de par sa double inscription entre appartenance et inclusion. La
création de transcendance est une actualisation possible d’un discord de
l’immanence intrinsèquement ontologique. Autrement dit, elle se présente comme
une orientation possible de la pensée, et non pas comme négation.
En revanche, chez Deleuze et Guattari, la transcendance ne
sort pas d’une possibilité immanente au mouvement, mais elle descend dans le
champ d’immanence par suite d’un arrêt du mouvement, et par conséquent elle se
trouve envisagée comme une dimension négative par la pensée, qui n’a d’autre
but que de l’éviter.
En définitive, la philosophie se distribue entre 2
paradigmes fictionnels :
- le paradigme du vivant, du mouvement, de l’intensité et
de l’arrêt, figure négative des 3 autres
- le paradigme du mathème, à savoir le paradigme d’un
discord, ie d’une relation de non
superposition entre les 2 opérateurs de l’être-dans : appartenance et
inclusion, lieu d’une appropriation complexe et interminable entre l’algèbre et
la topologie (entre Platon et Aristote).
Cette opposition insurmontable touche à une orientation de
pensée antérieure à la philosophie, ie à
la décision philosophique originelle qui concerne le régime ontologique du plan
d’immanence. Cette décision engage et constitue pour toujours la vie même de
l’acte philosophique.
Toute philosophie invente des personnages subordonnés aux
concepts et réciproquement – d’où, dans mon propre vocabulaire, le risque d’une
suture de la philosophie à l’art par désir que la philosophie soit digne de
l’art – le romanesque écrit de la philosophie : « ces
penseurs sont à moitié philosophes, mais ils sont aussi beaucoup plus que
philosophes, et pourtant ne sont pas des sages. Quelle force dans ces œuvres
aux pieds déséquilibrés, Hölderlin, Kleist, Rimbaud, Mallarmé, Kafka, Michaux,
Pessoa, Artaud, beaucoup de romanciers anglais et américains, de Melville à
Lawrence ou Miller, dont le lecteur découvre avec admiration qu’ils ont écrit
le roman du spinozisme… » (page 65).
En tout cas, la philosophie a besoin de personnages
conceptuels qu’elle met en scène : le Socrate de Platon, l’Idiot « qui
lance le cogito » (page 60) de
Descartes, le Dionysos de Nietzsche, le Don Juan de Kierkegaard, le libertin de
Pascal, l’Igitur de Mallarmé, telle est la liste de Deleuze et Guattari. Et que
fait le personnage conceptuel ? Eh bien, contrairement aux personnages
dialogiques de type Socrate « qui expose des concepts » (page 62), en revanche : « les
personnages conceptuels opèrent les mouvements qui décrivent le plan
d’immanence de l’auteur, et interviennent dans la création même des concepts » (page 62). Les concepts peuplent le plan
d’immanence et les personnages conceptuels arpentent le plan, ils en décrivent
la territorialité. Et comme le plan d’immanence est un désert mouvant, le
personnage conceptuel est le nomade du désert mouvant. Le concept est l’objet
de la création philosophique, mais le personnage conceptuel se présente à nous comme
un descripteur de mouvement et nous rappelle que de l’intérieur de la fiction
philosophique, il y a un lieu : le plan d’immanence. La grande force du
thème du personnage conceptuel dans le livre de Deleuze et Guattari réside dans
son rôle de fonction mémorielle, à savoir que nous ne devons pas oublier la
dimension fictionnante propre à la philosophie, même si cette fiction
s’accompagne, comme je le soutiens, d’un acte de saisie.
Cependant, le plan d’immanence se trouve alors déporté vers
la métaphore de la Terre : « la philosophie est inséparable d’un
Natal dont témoignent aussi bien l’a priori, l’innéité ou la réminiscence […]
Quel est le rapport de la pensée avec la Terre ? […] Les personnages
conceptuels ont ce rôle, manifester les
territoires, déterritorialisations et reterritorialisations absolues de la
pensée » (page 67). Terre ou ciel, vieux débat présocratique. Je refuse la
métaphorique de la terre, car le lieu philosophique en tant qu’il expose les
vérités à l’éternité est un lieu nul non métaphorisable – et l’extase
métaphorique du lieu génère une figure du désastre. En ce lieu nul, le
personnage conceptuel n’a pas pour fonction de manifester des territoires de
pensée. Alors, à quoi sert le personnage conceptuel ? Je soutiens que la
fiction en philosophie ne vise en aucune manière la vie, donc je refuse toutes
les anecdotes vitales rattachées aux personnages conceptuels comme arpenteurs
de territoires. Le personnage conceptuel est un pur actant qui compossibilise
des vérités, il indique que l’opération de saisie des vérités n’est pas
réductible à la fiction philosophique dont il procède, mais il rappelle que
fiction de savoir et fiction d’art n’établissent qu’un lieu nul pour un acte de
saisie et le personnage conceptuel est l’actant de cette saisie. En d’autres
termes, l’essence du personnage conceptuel, c’est le philosophe, plus
précisément le passage à l’acte d’énonciation de la vérité. C’est le passage de
l’hystérie dans la philosophie en trouée dans la fiction philosophique (dans
les dialogues aporétiques, Socrate fait trou dans le texte de Platon). Le
personnage conceptuel énonce la vérité en convoquant l’acte comme tel, et
prononce que cet acte n’a pas encore eu lieu : par exemple Pascal invite
le libertin à jeter les dés pour que la vérité sur Dieu soit prononcée par un
actant. Le personnage conceptuel convoque la philosophie à son acte dans la
modalité d’une trouée : il fait césure, fend la texture de l’immanence,
indique, déçu, que l’acte n’a pas encore eu lieu.
Par contraste avec la philosophie de Deleuze et Guattari,
j’oppose la trouée au parcours et aux territoires, l’acte pur, le passage
hystérique au nomadisme (le personnage conceptuel n’indique pas les moments de
l’intense). Enfin, ce chapitre sur
le personnage conceptuel détient aussi une indication cruciale sur la
signification éthique de la philosophie : « Nous n’avons pas la
moindre raison de penser que les modes d’existence aient besoin de valeurs
transcendantes qui les compareraient, les sélectionneraient et décideraient que
l’un est « meilleur » que l’autre. Au contraire, il n’y a de critères
qu’immanents, et une possibilité de vie s’évalue en elle-même aux mouvements
qu’elle trace et aux intensités qu’elle crée sur un plan d’immanence, est
rejeté ce qui ne trace ni ne crée. Un mode d’existence est bon ou mauvais,
noble ou vulgaire, plein ou vide, indépendamment du bien et du mal, et de toute
valeur transcendante : il n’y a jamais d’autre critère que la teneur
d’existence, l’intensification de la vie »
(page 72).
Je prononce un désaccord sur ce point, non parce que nous
aurions besoin d’un critère transcendant, ou d’une position « par delà
le bien et le mal », mais postuler
comme critère d’une éthique de la philosophie la seule teneur d’existence et
l’intensité du vivre, c’est opérer une suture sophistique, car alors la philosophie
se résume à un pur et simple parcours descriptif des intensités de vie,
protocole d’une rhétorique sophistique par excellence, qui nie tout principe de
trouée ou de coupure. Au contraire, je pose que le critère éthique, de l’ordre
de la coupure et de la butée sur un innommable, repose sur l’interruption des
principes d’intensités incapables de créer une séparation. De quoi la
philosophie est-elle capable ? C’est la véritable problématique éthique
digne de la philosophie. Si la philosophe ne s’estime capable que d’exceller
dans la description d’intensités vitales, en fait, elle s’avère incapable de
jugement, ie de juger sur ceci
qu’il y a des vérités.
Après avoir examiné les caractères internes de la
philosophie (création de concepts, plan d’immanence, personnages conceptuels),
étudions le rapport établi par Deleuze et Guattari sur la question de la différence
entre science et philosophie (4ème thème).
Le chapitre 5
« fonctifs et concepts » traite de la science,
et le chapitre 6
« Prospects et concepts » traite de la logique, surtout le début, dans leur rapport à la philosophie.
Nous allons, pour des raisons qui ne tiennent pas à l’ordre
de présentation propre à Deleuze et Guattari, renverser ce plan, dont on doit
tirer 2 leçons :
- une position anti-logiciste fortement affirmée : la science n’est pas transitive à la
logique, elle ne se déploie pas à partir d’elle. Deleuze et Guattari se
refusent à identifier dans la logique le véritable noyau de la philosophie.
Dans de violents passages, Deleuze et Guattari vouent une véritable haine à la
logique, pas en tant qu’elle se présente comme une section des mathématiques,
mais pour autant qu’en elle résiderait le noyau fondamental de la philosophie.
Autrement dit, Deleuze et Guattari vouent aux gémonies la philosophie
anglo-saxonne. La logique, vue sous cet angle, devient la tentative de réduire
le concept à la fonction ou de faire du concept une fonction. Or, puisque
fonction identifie la science dans la pensée de Deleuze et Guattari, la science
est créatrice de fonctions, la logique se trouve ravalée à une entreprise bâtarde,
qui consiste à établir un lieu « de pensée » où
philosophie et science sont ensemble mixées, en superposition l’une sur
l’autre. En fait, tout le début du chapitre 6 attaque l’inspiration positivisme
du logicisme, qui surimpose le lieu de pensée, de création propre à la science
sur celui qui est le propre de la philosophie. Ce mixage est un brouillage de
position effectué sur la philosophie décrite alors comme positiviste et
analytique, ie comme positivisme
logique.
Pour Deleuze et Guattari, cette polémique n’est pas de
surface : elle vise à extirper la racine du positivisme, dont Frege est considéré
comme l’initiateur, puisqu’il entend réduire le concept à la fonction – ce qui
de manière formelle est vrai pour Frege comme supposée figure philosophique,
mais pas exact, à mon avis, en tant que refondateur de l’arithmétique.
Remarque : j’insiste sur cette référence à Frege, référence
centrale, car c’est le seul passage du livre qui exclut un courant de pensée
philosophique au nom de la définition de la philosophie proposée par Deleuze et
Guattari. On voit ici le rôle joué par une définition : elle fonctionne
toujours comme une délimitation, en nommant ce qu’elle exclut, à savoir la
philosophie analytique anglo-saxonne. Ainsi, selon Deleuze et Guattari, la
tentative de réduire le concept à la fonction amène à un entre-deux ni
philosophique ni scientifique, ie
sur un champ où ne se déploie pas une véritable création de pensée, et qui, par
conséquent, n’est pas « intéressant ».
« De tous les mouvements même finis de la pensée, la
forme de la recognition est certainement celle qui va le moins loin, la plus
pauvre et la plus puérile. De tout temps, la philosophie a croisé ce danger qui
consiste à mesure la pensée à des occurrences aussi inintéressantes que de dire
« bonjour, Théodore » quand c’est Théétète qui passe ; l’image
classique de la pensée n’était pas à l’abri de ces aventures qui tiennent à la
recognition du vrai. On aura peine à croire que les problèmes de la pensée,
aussi bien en science qu’en philosophie, soient concernés par de tel cas :
un problème en tant que création de pensée n’a rien à voir avec une
interrogation, qui n’est qu’une proposition suspendue, le double exsangue d’une
proposition affirmative censée lui servir de réponse (quel est l’auteur de
Waverley ? Scott est-il l’auteur de Waverley ?). La logique est
toujours vaincue par elle-même, ie par l’insignifiance des cas dont elle se
nourrit. Dans son désir de supplanter la philosophie, la logique détache la
proposition de toutes ses dimensions psychologiques, mais conserve d’autant
plus l’ensemble des postulats qui limitait et soumettait la pensée aux
contraintes d’une recognition du vrai dans la proposition (Note : sur la
conception de la proposition interrogative par Frege, « recherches
logiques » (Ecrits logiques et philosophiques page 175). De même sur les 3
éléments : la saisie de la pensée ou l’acte de penser la recognition d’une
vérité d’une pensée, ou le jugement, la manifestation du jugement ou
l’affirmation. Et Russell, principes de la philosophie mathématique §477). Et
quand la logique se hasarde dans un calcul des problèmes, c’est en le
décalquant du calcul des propositions, en isomorphisme avec lui. On dirait
moins un jeu d’échecs ou de langage qu’un jeu pour questions télévisées. Mais
les problèmes ne sont jamais propositionnels ».
J’approuve ce passage tonique anti-logiciste dans le paysage
actuel sous influence anglo-saxonne. Je confirme qu’il faut délimiter le champ
philosophique du champ logique, mais je pense, en revanche, que l’empirisme
logique n’est pas un rien ou un néant philosophique, mais une sophistique. Le positivisme
logique n’est pas une tentative avortée, mais bel et bien une sophistique, qui
compromet le beau mot de logique pour désigner un appareillage grammairien,
analytique et langagier, ce qui lui accorde malgré tout plus d’être que le non être confus auquel le renvoient
Deleuze et Guattari.
Remarque sur Frege : dans les termes de Deleuze et Guattari,
Frege réduit certes le concept à la fonction, mais est-ce le point
central ? Non, car en réalité, le centre significatif chez Frege c’est sa
pensée du nombre, qui n’est pas soumise à la réduction générale du concept à la
fonction, mais qui s’essaie à l’engendrement purement conceptuel du zéro.
Propositions en pensée sur le nombre, la succession, la figure nominale du zéro
hors empirisme, que je considère comme une grande tentative de la pensée non
logique sur le nombre (et qui transite chez Lacan).
Passons maintenant à la science. La définition que nous
donnent Deleuze et Guattari est très claire : « la science n’a
pour objet des concepts, mais des fonctions qui se présentent comme des
propositions dans des systèmes discursifs »
(page 111). Mais, point clé, ce qui différencie la fonction du concept, donc la
science de la philosophie selon la méthode comparative de Deleuze et Guattari,
c’est que la fonction traite le chaos en l’épurant de son infinité.
En d’autres termes, la science renonce à l’infini : « or la philosophie demande comment garder les vitesse
infinies tout en gagnant de la consistance, en donnant une consistance propre
au virtuel. Le crible philosophique, comme plan d’immanence qui recoupe le
chaos, sélectionne des mouvements infinis de la pensée, et se meuble de
concepts formés comme de particules inconsistances allant aussi vite que la
pensée. la science a une tout autre manière d’aborder le chaos, presque
inverse : elle renonce à l’infini, à la vitesse infini, pour gagner une
référence capable d’actualiser le virtuel. Gardant l’infini, la philosophie
donne une consistance au virtuel par concepts ; renonçant à l’infini, la
science donne du virtuel une référence qui l’actualise, par fonctions ».
La science
2 idées fondamentales la caractérisent :
- renoncement à l’infini, donc finitude et actualisation du
virtuel.
- pensée de l’acte comme acte, la science actualise le
virtuel, mais doit, pour ce faire, renoncer à l’infini. La science fonctionne
dans la finitude et dans la séparabilité d’éléments référentiels
différentiables.
La philosophie
- sélectionne des mouvements infinis et essaie de penser le
virtuel en lui donnant consistance.
- pensée de la puissance comme puissance, la philosophie
tente de penser la consistance du virtuel : un concept, c’est de la
virtualité consistance. La philosophie fonctionne dans l’infini et dans
l’inséparabilité.
On retrouve la classique opposition bergsonienne entre
l’intuition de l’inséparable et le référent étalé et séparable pensé par
fonction. De ce point de vue, la pensée étant à la fois protection du et co
présente au chaos, la science se tient le plus à l’abri du chaos, puisque les 2
dimensions de l’un-tout comme désert mouvant sont l’infini et le feuilletage du
plan d’immanence, qui renvoie au chaos.
Détaillons l’opposition entre science et philosophie
« La 1ère différence entre la philosophie
et la science réside dans le présupposé respectif du concept et de la
fonction : ici un plan d’immanence ou de consistance, là un plan de
référence. Le plan de référence est à la fois un et multiple, mais d’une autre
façon que le plan d’immanence. La 2nde différence concerne plus
directement le concept et la fonction : l’inséparabilité des variations
est le propre du concept inconditionné, tandis que l’indépendance des
variables, dans rapports conditionnables, appartient à la fonction. Dans un
cas, nous avons un ensemble de variations inséparables sous une raison
contingente qui constitue le concept des variations ; dans l’autre cas, un
ensemble de variables indépendantes sous une raison nécessaire qui constitue la
fonction des variables » (page 119).
« Les concepts et les fonctions se présentent ainsi
comme 2 types de multiplicités ou variété qui diffèrent en nature. Et, bien que
les types de multiplicités scientifiques aient par eux-mêmes une grande
diversité, ils laissent hors d’eux les multiplicités proprement philosophiques,
pour lesquelles Bergson réclamait un statut particulier défini par la durée,
multiplicité de fusion qui exprimait l’inséparabilité des variations, par
opposition aux multiplicités d’espace, nombre et temps, qui ordonnaient des
mélanges et renvoyaient à la variable ou aux variables indépendantes. Il est
vrai que cette opposition même, entre les multiplicités scientifiques et
philosophiques, discursives et intuitives, extensionnelles et intensives, est
apte à juger aussi de la correspondance entre la science et la philosophie, de
leur éventuelle collaboration, de leur inspiration de l’une à l’autre » (page 121).
La science se rapporte à des multiplicités séparables,
extensionnelles, discursives, bref dépourvues de survol à vitesse infinie. Ce
qui introduit l’idée que si la philosophie avère la pensée la plus rapide, la
science est un ralentissement de la pensée : par fonctions, la science traite le mouvement
infini dans un étalement référentiel fini. Deleuze et Guattari se font donc une
conception algébriste et finitiste de la science donnée dans la métaphore
globale du ralentissement. La science est une création de pensée qui ralentit
le chaos. En balancement de la définition de la philosophie, ie du concept selon Deleuze et Guattari, que je vous
proposais : le concept est une topologie sans algèbre,
maintenant je vous propose cette définition de la science selon Deleuze et
Guattari : la fonction est une algèbre sans topologie.
Je considère indéfendable cette conception grandiose, qui symétrise la science (séparable et
finitiste) et la philosophie (inséparable et infinie), parce qu’elle établit ce
rapport de symétrie en 2 lieux de pensée intenables pour 3 raisons principales.
1° la science ne renonce pas à l’infini
Bien au contraire, dans son acte de constitution, la science
moderne met fin au thème de l’infini comme lieu de l’incompréhensible, fut-il
l’incompréhensible lieu de l’infini divin. Et Descartes, le 1er des
modernes avec Galilée, soutient même que l’infini, quoiqu’encore garanti par
Dieu, est plus clair que le fini. La science moderne introduit le courage de
l’infini actuel dans la pensée et dans la double dimension des 2 infinités
pascaliennes : l’infiniment petit, et l’infiniment grand. La science moderne
a laïcisé l’infini actuel ou le soumettant à la rigueur de la lettre.
2° la science ne s’effectue pas exclusivement dans
l’actualisation du virtuel
Rappelons un truisme, la science moderne est fondée sur une
rupture, avec Aristote, par laïcisation de l’infini actuel et conceptualisation
du virtuel sont des catégories scientifiques : il s’agit de donner un statut
au virtuel par concept (je ne trouve pas d’autre mot plus adéquat) et pas par
fonction : cf l’accroissement de l’infinitésimal dans l’élément mathématique.
3° la science ne se dispose pas comme un plan de
référence
Chez Deleuze et Guattari la notion de référence nous renvoie
à la construction scientifique dans la maîtrise qu’elle tente sur le chaos. Or,
la dimension expérimentale ou diagrammatique comme référents proprement
scientifiques ne suit pas le
mouvement de la science comme pensée, qui consiste, au contraire, à
déconstruire des référents qui semblent évidents au regard de la spontanéité
référentielle à la langue naturelle. La science n’introduit aucun ralentissemet
dans la pensée, mais bien plutôt des vitesses antérieurement incalculables
après lesquelles, il faut bien le dire, la philosophie court.
En réalité, le mouvement de la science est un mouvement de
soustraction à toute croyance pour s’établir dans la pensée conceptuelle et pas
dans la fonction. Je voudrais vous le montrer rapidement à propos de Cantor,
tel que
Deleuze et Guattari en parlent d’une façon erronée, précisément à cause de leur
stratégie philosophique sous laquelle ils veulent plier la découverte
cantorienne, à savoir la laïcisation de l’infini, sans prendre soin ou en
évitant de vérifier l’exactitude de leurs commentaires philosophiques sur cette
découverte essentielle, et dont vous savez qu’elle constitue pour moi une des 4
conditions que la philosophie doit rendre compossible dans son acte de saisie
des vérités.
« Exemple X. Il est difficile de comprendre comment
la limite mord immédiatement sur l’infini, sur l’illimité. Et pourtant, ce
n’est pas la chose limitée qui impose une limite à l’infini, c’est la limite
qui rend possible une chose limitée. Pythagore, Anaximandre, Platon lui-même le
penseront : un corps à corps de la limite avec l’infini, d’où sortiront
les choses. Toute limite est illusoire, et toute détermination est négation, si
la détermination n’est pas dans un rapport immédiat avec l’indéterminé. La
théorie de la science et des fonctions en dépend. Plus tard, c’est Cantor qui
donne à la théorie ses formules mathématiques, d’un double point de vue,
intrinsèque et extrinsèque. Suivant le premier, un ensemble est dit infini s’il
présente une correspondance terme à terme avec une de ses parties ou sous
ensembles, l’ensemble et le sous ensemble ayant même puissance ou même nombre
d’éléments désignables par aleph 0 : ainsi pour l’ensemble des nombres
entiers. D’après la 2nde détermination, l’ensemble des
sous-ensembles d’un ensemble donné est nécessairement plus grand que l’ensemble
de départ : l’ensemble des aleph 0 sous ensembles renvoie donc à un autre
nombre transfini, aleph 1, qui possède la puissance du continu ou correspond à
l’ensemble des nombres réels (on continue ensuite avec aleph 2 etc…). Or il est
étrange qu’on ait si souvent vu dans cette conception une réintroduction de
l’infini en mathématique : c’est plutôt l’extrême conséquence de la
définition de la limite par un nombre, celui-ci étant le premier nombre entier
qui suit tous les nombres entiers finis dont aucun n’est le maximum. Ce que
fait la théorie des ensembles, c’est inscrire la limite dans l’infini lui-même,
sans quoi il n’y aurait jamais de limite : dans sa sévère hiérarchisation,
elle instaure un ralentissement, ou plutôt, comme dit Cantor lui-même, un
arrêt, un principe d’arrêt d’après lequel on ne crée un nouveau nombre entier
que « si le rassemblement de tous les nombres précédents a la puissance
d’une classe définie, déjà donnée dans toute son extension ». Sans ce
principe d’arrêt ou de ralentissement, il y aurait un ensemble de tous les
ensembles, que Cantor refuse déjà, et qui ne pourrait être que le chaos, comme
le montre Russell. La théorie des ensembles est la constitution d’un plan de
référence, qui ne comporte pas seulement une endo-référence (détermination
intrinsèque d’un ensemble infini) mais déjà une exo-référence (détermination
extrinsèque). Malgré l’effort explicite de Cantor pour réunir le concept
philosophique et la fonction scientifique, la différence caractéristique
subsiste, puisque l’un se développe sur un plan d’immanence ou de consistance
sans référence, mais l’autre sur un plan de référence dépourvu de consistance
(Gödel) ».
- Deleuze et Guattari considèrent du point de vue intrinsèque la définition donnée par Dedekind
de l’ensemble infini mais confondent un concept général de l’ensemble infini
avec un type de multiplicité infini : aleph 0.
- puis, d’un point de vue extrinsèque, ils considèrent aleph 1 comme
ayant la puissance du continu. Ce qui est faux, puisque toute la question du
continu reste déterminée par l’errance de l’excès, à savoir que l’ensemble des
parties d’un ensemble > l’ensemble de ses éléments, ce qui exhibe un point
d’errance immanent à l’immanence. Autrement dit, ce point reste intrinsèque. Le
passage des éléments aux parties réglé par 2 schèmes de l’immanence,
l’appartenance et l’inclusion, n’implique aucune transcendance de l’un
(inclusion) sur l’autre (l’appartenance). Si Deleuze et Guattari en voient une
(l’appartenance serait intrinsèque, l’inclusion extrinsèque), c’est parce que
leur discours philosophique l’immanence suppose un seul opérateur à vitesse
infinie et 2 types de multiplicités avec un excès de l’une sur l’autre. Aussi
faut-il absolument pour obtenir un ralentissement de la vitesse infinie que
l’ensemble des sous-ensembles pris dans aleph 0 renvoie obligatoirement à aleph
1 « qui possède la puissance du continu ». Deleuze et Guattari se privent du nomadisme
de l’excès chez Cantor, point d’indétermination dans l’immanence, errance de la
puissance du continu par rapport à aleph 0 : on ne continue pas avec aleph
1 !
- en fait, le passage de aleph 0 à alpeh 1 s’effectue selon
une vitesse incalculable, sauf si vous êtes dans un monde constructiviste où
effectivement l’univers du continu est dénombrable. Autrement dit, Deleuze et
Guattari ralentissent le passage de l’ensemble de l’ensemble des éléments à
l’ensemble des parties d’un ensemble infini, et il n’y a pas d’inscription de
« la limite dans l’infini lui-même », sauf si vous frappez l’excès
par son codage. En revanche, nous avons affaire à une introduction de l’infini
dans le concept de la limite, qui détient une pensée de l’infini. Enfin, tout
infini n’est pas de type limite, il existe des infinis successeurs aussi bien
dans l’échelle ordinale que dans l’échelle cardinale.
La création cantorienne repose, dans le champ du mathème,
sur une conception de l’immanence à 2 opérations, l’appartenance et
l’inclusion, qui sont les modes de l’être dans d’un même type de multiplicité,
qui déploie une ligne d’erre de l’immanence où un excès, auparavant assigné à la transcendance, reste sans
mesure interne au déploiement infini des nombres. Autrement dit, Cantor, fût-ce
contre sa volonté de croyant, laïcise la transcendance dans et par la puissance
littérale du nombre, qui détient un excès interne sans mesure.
Deleuze et Guattari n’entérinent pas ce point, parce que
l’errance originaire homogène au socle ontologique fait que l’immanence n’est
qu’une fidélité à cette errance première dans l’unicité de son opérateur.
En fait, 2 ontologies s’affrontent :
- chez moi, nous trouvons un type de multiplicité et 2 types
d’opérateurs d’immanence, l’inclusion et l’appartenance.
- chez Deleuze et Guattari, nous trouvons 2 types de
multiplicités, concepts et fonctions, et un seul type d’opérateur : la
vitesse infinie du concept.
Point d’affrontement irréductible qui apparaît en toute
lumière quand Deleuze et Guattari me prennent comme exemple « intéressant » (page 143) :
« En partant d’une base neutralisée, l’ensemble, qui
marque une multiplicité quelconque, Badiou dresse une ligne, unique bien
qu’elle soit très complexe, sur laquelle les fonctions et le concept vont
s’échelonner, celui-ci au dessus de celles-là : la philosophie semble donc
flotter dans une transcendance vide, concept inconditionné qui trouve dans les
fonctions la totalité de ses conditions génériques (science, poésie, politique
et amour). N’est-ce pas, sous l’apparence du multiple, le retour à une vieille
conception de la philosophie supérieure ? Il nous semble que la théorie
des multiplicités ne supporte pas l’hypothèse d’une multiplicité quelconque
(même les mathématiques ont l’ensemblisme). Les multiplicités, il en faut au
moins 2, 2 types, dès le départ. Non pas que le dualisme vaille mieux que
l’unité ; mais la multiplicité, c’est précisément ce qui se passe entre
les deux. Dès lors, les 2 types ne seront certainement pas l’un au-dessus de
l’autre, mais l’un à côté de l’autre, l’un contre l’autre, face à face ou dos à
dos. Les fonctions et les concepts, les états de choses actuels et les
événements virtuels sont 2 types de multiplicités, qui ne se distribuent pas
sur une ligne d’erre mais se rapportent à 2 vecteurs qui se croisent, l’un
d’après lequel les états de choses actualisent les événements, l’autre d’après
lequel les événements absorbent (ou plutôt adsorbent) les états de choses » (page 144).
Deleuze et Guattari font comme si Cantor construisait
l’infini, ie comme si l’infini était
transitif à sa définition. De là provient leur erreur et ils pensent que la
science procède à des constructions de référents. Or, la définition de
l’ensemble infini par Cantor ne résulte pas de la construction d’un référent,
mais d’une décision de pensée. C’est dans l’acte de pensée même qu’il y a
création : qu’il y ait un ensemble infini ne découle pas de sa définition
ou de son concept, car ni l’une ni l’autre ne constituent le lieu rétroactif de
la puissance décisionnelle de la pensée cantorienne. En effet, Galilée refusait
les totalités infinies, parce qu’elles contredisaient Euclide, à savoir que
leur existence faisait que les parties étaient plus grande que le tout. En
revanche, Cantor institue un principe d’existence et légifère sur l’être :
il décide l’existence de multiplicités infinies naturelles.
Enserrés dans leur système (actualisation du virtuel,
constitution d’un plan de référence, fonction des variables), Deleuze et
Guattari manquent l’essence de la science moderne, à savoir la puissance de la
lettre, ie qu’avant d’être fonction, la
science est littéralisation. La puissance de la lettre ne se laisse pas subsumer
sous une puissance fonctionnelle, c’est l’inverse qui se passe : le
virtuel lui-même est naturalisé : l’infini actuel a puissance d’être dans
la figure de la lettre. La science ne construit pas des états de choses. Les
montages ou les dispositifs expérimentaux recouvrent des situations d’être
cernées par un entour de puissance indistinct. Ils opèrent une captation de la
lisière de l’entour de cette puissance ontologique. D’ailleurs, l’excellence
d’un montage tient à sa frontière intérieure entre l’apport conceptuel qui en
ressort et la zone qui leur échappe. Un concept scientifique ouvre toujours au
problème de ce qui demeure inactualisable dans l’extension dudit concept. Ce
qui commande une actualisation d’être du champ inactualisé. C’est pourquoi je
donnerais volontiers cette définition de la science : « La
science, c’est la pensée de la puissance de l’inactuel par littéralisation
matérielle du montage scientifique (ce point ayant très bien été élucidé par
l’épistémologie bachelardienne), qui actualise en renvoyant la pensée à la
puissance de l’inactualisé, ce qui met en question la ressource singulièrement
inactualisée, voire inaccessible, de l’être ».
Or, Deleuze et Guattari situent le rapport entre science et
philosophie dans un écart symétrique et ontologiquement maximal : entre
fonction et concept. Ils pensent que le mouvement se produit entre ces 2 types
de multiplicités, qui ne se surimposent pas, d’où leur anti-logicisme radical.
Finalement, ils en viennent à l’idée d’une appropriation de l’une par
l’autre : la philosophie peut faire concept d’une fonction étant entendu
que la fonction ne le fait pas d’elle-même, puisqu’en disjonction symétrique du
concept : « les fonctions riemanniennes d’espace, par exemple, ne
nous disent rien d’un concept d’espace riemannien propre à la
philosophie : c’est dans la mesure où la philosophie est apte à le créer
qu’on a le concept d’une fonction »
(page 152).
Autrement dit, le concept d’espace tel que le définit
scientifiquement Riemann n’entre en corrélation avec la philosophie que par
résonance, harmonie à distance, comme les analogues dans l’art des correspondances
baudelairiennes. On n’obtient qu’une logique à distance des formes du fait de
la position en symétrie duale entre fonction et concept. On va donc faire
concept d’une fonction comme le peintre fait tableau d’un objet. Si bien que le
seul modèle possible, le paradigme de cette corrélation en consonance nominale
entre philosophie et science, c’est l’art.
« … qu’il y ait des perceptions et affections
proprement philosophiques, et proprement scientifiques, bref, des sensibilia de
concept et de fonction, indique déjà le fondement d’un rapport entre la science
et la philosophie d’une part, l’art d’autre part, de telle manière qu’on peut
dire d’une fonction qu’elle est belle, d’un concept qu’il est beau. Les perceptions
et affections spéciales de la philosophie ou de la science s’accrocheront
nécessairement aux percepts et affects de l’art, celles de la science autant
que celles de la philosophie » (page
126).
Cette figure de la correspondance entre fonction et concept
sous-entendue par le paradigme artistique indique que l’art seul se présente
comme le vecteur de la correspondance universelle. Nous retrouvons la thèse
latente de la suprématie de l’art, qui oblitère l’absence de prise en copte du
politique. Comment cette prégnance de l’art comble l’effet de manque du
politique ? C’est ce que nous verrons la prochaine fois.
Nous en venons aujourd’hui à l’art comme déterminant axial
de la pensée de Deleuze et Guattari. Nous avons vu comment l’identification
d’un processus créateur désigne son espace, qui détermine un certain type de
filtrage du chaos, et sa catégorie organique, qui désigne la création
proprement dite. La philosophie crée des concepts en feuilletant le plan
d’immanence. La science actualise le virtuel sur un plan de références par
fonctions. L’art est un plan de composition de percepts et d’affects créés.
Ultimement, par une définition esthétique de la philosophie, qui la suture à
l’art, dont elle subit une attraction primordiale.
1ère remarque : percepts et affects.
2 catégories organiques au lieu d’une pour la science
(fonction) et pour la philosophie (concept). Ce 2 nous renvoie d’un côté à la
filiation traditionnelle de la perception, et de l’autre, aux sentiments, aux
passions, aux affections (sens primordial de affect). Mais il ne faut nullement
confondre :
- affect avec affection
- percept avec perception
Le percept s’expose à la perception comme exposition créée.
De même, l’affect se tient dans la dimension de la création, pas du vécu. L’art
renvoie à la fois à l’immédiateté exposée du sensible et de la sensibilité, et
à l’exposition intérieure, ie à la
réception en affects. Ainsi percepts et affects sont réunis par un tiers terme
qui est la sensation, mais prise au rebours de sa signification psychologique,
ie comme une chose créée et pas éprouvée.
Comme percept et affect sont des créations, il s’ensuit une polémique virulente
contre l’art comme sortant de la mémoire d’un trésor enseveli. Deleuze et
Guattari veulent sauver intégralement la dimension créatrice de l’art hors de
toute remémoration comme de tout stockage inconscient : « la
fabulation créatrice n’a rien à voir avec un souvenir même amplifié, ni un
fantasme. En fait, l’artiste, y compris le romancier, déborde les états
perceptifs et les passages affectifs du vécu »
(page 161). Cette polémique contre la mémoire discrédite toute tentative
d’élucidation de l’art faite selon les démarches psychobiographiques en tous
genres : « mémoire, je te hais ». on n’atteint au
percept ou à l’affect que comme à des êtres autonomes et suffisants qui ne
doivent plus rien à ceux qui les éprouvent ou les ont éprouvés ; Combray
tel qu’il ne fut jamais vécu, ne l’est ni ne le sera, Combray comme cathédrale
ou monument » (page 158).
Toute vision en mémoire de l’art dilapide son essentiel
présent. Toute investigation analytique consiste à disséminer la présence de
l’art (qui est, à vrai dire, selon moi, sa dimension d’éternité), ce qui
conduit les auteurs à énoncer toute une série de métaphores qui inscrivent
l’art dans le paysage, côté percept, dans le personnage, côté affect. Mais la
métaphore générale est celle du monument. Un monument non commémoratif, un
monument monumental élevé à la monumentalité d’un « bloc de sensations
présentes ». « il est
vrai que toute œuvre d’art est un monument, mais le monument n’est pas ici ce
qui commémore un passé, c’est un bloc de sensations présentes qui ne doivent
qu’à elles-mêmes leur propre conservation, et donnent à l’événement le composé
qui le célèbre. L’acte du monument n’est pas la mémoire, mais la fabulation. On
n’écrit pas avec des souvenirs d’enfance, mais par blocs d’enfance qui sont des
devenirs enfants du présent » (page
158).
Bien que Deleuze et Guattari ne placent pas l’art suprême au
sommet d’une hiérarchie, le paradigme en art consiste à créer des blocs de
percepts et d’affects sans intermédiaires par simples extractions sculptables
extraites de la pure sensation : « le but de l’art, avec les
moyens du matériau, c’est d’arracher le percept aux perceptions d’objet et aux
états d’un sujet percevant, d’arracher l’affect aux affections comme passage
d’un état à un autre. Extraire un bloc de sensations, un pur être de
sensation » (page 158). Il s’agit donc
de créer de l’être matériel composé ayant comme seul critère que ça tienne tout
seul sur un plan de composition. Pour exécuter son œuvre, l’artiste a recours à
3 gestes créatifs, car il y a essentiellement 3 figures de l’arrachement :
l’étreinte, le retrait, la vibration, qui déterminent « les
grands types monumentaux » ou les
« variétés » de
composés de sensation.
« la vibration qui caractérise la sensation simple
(mais elle est déjà durable ou composée, parce qu’elle monte ou descend,
implique une différence de niveau constitutive, suit une corde invisible plus
nerveuse que cérébrale) ; l’étreinte ou le corps à corps (lorsque 2
sensations résonnent l’une dans l’autre en s’épousant si étroitement, dans un
corps à corps qui n’est plus que d’ « énergies ») ; le
retrait, la division, la distension (lorsque 2 sensations s’écartent au
contraire, se desserrent, mais pour ne plus être réunies que par la lumière,
l’air ou le vide qui s’enfoncent entre elles ou en elles comme un coin, à la
fois si dense et si léger qu’il s’étend en tout sens à mesure que la distance
croît, et forme un bloc qui n’a plus besoin d’aucun soutient). Vibrer la
sensation – accoupler la sensation – ouvrir ou fendre, évider la sensation. La
sculpture présente ces types presque à l’état pur, avec ses sensations de
pierre, de marbre ou de métal qui vibrent suivant l’ordre des temps forts et
des temps faibles, des saillies et des creux, ses puissants corps à corps qui
les entrelacent, son aménagement de grands vides d’un groupe à l’autre et à
l’intérieur d’un même groupe où l’on ne sait plus si c’est la lumière, si c’est
l’air qui sculpte ou qui est sculpté »
(page 159).
Faire vibrer la sensation simple, faire s’éteindre 2
sensations dans une fusion d’énergie telle qu’elle force l’appariement de
l’inappariable et obtenir un bloc d’énergies divergentes qui tienne tout seul.
Ou enfin, faire s’écarter 2 sensations trop en harmonie pour que s’installent
entre elles le vide, l’air, la distance pure, nous reconduit à la métaphore de
la sculpture, cet art paradigmatique qui, dans cette conception monumentale de
l’art comme bloc de sensations, vient ici comme forme pure : tout art
étant en dernier ressort, sculpture monumentale. Ainsi, par la médiation fondamentale
du matériau se produit une espèce de violence vitale de la création artistique,
qui s’arrache de la perception et du vécu, et produit affects et percepts comme
des créations étrangères à l’humain, qui font toute sa valeur. En tant que
sculpture monumentale de blocs de sensations, l’art s’éloigne le plus de
l’humain, si bien que l’art s’avère la pensée la plus fortement créatrice parce
que la plus fortement étrangère à l’humain. L’art est inhumaine : il naturalise,
animalise, minéralise l’humai, procès qui désignent dans l’objectivation de la
création artistique le courant vital lui-même :
« les affects sont précisément ces devenirs non
humains de l’homme, comme les percepts (y compris la ville) sont les paysages
non humains de la nature. « il y a une minute du monde qui passe »,
on ne la conservera pas sans « devenir elle-même » dit Cézanne. On
n’est pas dans le monde, on devient avec le monde, on devient en le
contemplant. Tout est vision, devenir. On devient l’univers. Devenirs animal, végétal,
moléculaire, devenir zéro » (page
160).
« L’affect ne dépasse pas moins les affections que
le percept, les perceptions. L’affect n’est pas le passage d’un état vécu à un
autre, mais le devenir non humain de l’homme »
(page 163).
Pour Deleuze et Guattari, l’art consiste proprement à créer
humainement de l’inhumain. L’art est une activité anti-humaniste. L’art est un
anti-humanisme, qui voit, dans le devenir non humain de l’homme, l’homme se
transformer dans un devenir univers. Il y a cependant des formules défensives
contre cette tendance à surévaluer l’art, car la ligne explicite de la pensée
de Deleuze et Guattari maintient une égalité des lieux de pensée.
« On ne croira pas cependant que l’art soit comme
une synthèse de la science et de la philosophie, de la voie finie et de la voie
infinie. Les 3 voies sont spécifiques, aussi directes les unes que les autres,
et se distinguent par la nature du plan et de ce qui l’occupe. Penser, c’est
penser par concepts, ou bien par fonction, ou bien par sensations, et l’une de ces
pensées n’est pas meilleure qu’une autre, ou plus pleinement, plus
complètement, plus synthétiquement « pensée ». Les cadres de l’art ne
sont pas des coordonnées scientifiques, pas plus que les sensations ne sont des
concepts ou l’inverse. Les 2 tentatives récentes pour approcher l’art de la
philosophie sont l’art abstrait et l’art conceptuel ; mais elles ne
substituent pas le concept à la sensation, elles créent des sensations et non
des concepts. L’art abstrait cherche seulement à affiner la sensation, à la
dématérialiser, en tendant un plan de composition architectonique où elle
deviendrait un pur être spirituel, une matière radieuse pensante et pensée, non
plus une sensation de mer ou d’arbre, mais une sensation du concept de mer ou
du concept d’arbre. L’art conceptuel cherche une dématérialisation opposée, par
généralisation, en instaurant un plan de composition suffisamment neutralisé
(le catalogue qui réunit des œuvres non montrées, le sol recouvert par sa
propre carte, les espaces désaffectés sans architecture, le plan flatbed) pour
que tout y prenne une valeur de sensation reproductible à l’infini : les
choses, les images ou clichés, les propositions – une chose, sa photographie à
la même échelle et dans le même lieu, sa définition tirée du dictionnaire. Il
n’est pas sûr pourtant qu’on atteigne aussi, dans ce dernier cas, la sensation
ni le concept, parce que le plan de composition tend à se faire informatif, et
que la sensation dépend de la simple « opinion » d’un spectateur
auquel il appartient éventuellement de « matérialiser » ou non, ie de
décider si c’est de l’art ou pas. Tant de peine pour retrouver à l’infini les
perceptions ou affections ordinaires, et ramener le concept à une doxa du corps
social ou de la grande métropole américaine. Les 3 pensées se croisent,
s’entrelacent, mais sans synthèse ni identification. La philosophie fait surgir
des événements avec ses concepts, l’art dresse des monuments avec ses
sensations, la science construit des états de choses avec ses fonctions » (page 186-188).
Cependant, on doit suivre ce fil d’Ariane artistique comme
un fil de singularité, sinon de supériorité, car sur la question de
l’effectivité pure, de l’événement, comme sur la question de l’infini, l’art
détient une position particulière, à savoir que l’art se retrouve seul à être
véritablement création, ie le seul à
effectuer le devenir nature ou inhumain de l’homme, le seul qui le crée et
rompe vraiment la limite de l’humain. Le livre énonce cette singularité de 3
manières différentes :
« même si le matériau ne durait que quelques
secondes, il donnerait à la sensation le pouvoir d’exister et de se conserver
en soi, dans l’éternité qui coexiste avec cette courte durée. Tant que le
matériau dure, c’est d’une éternité que la sensation jouit dans ces moments
mêmes » (page 157).
1° l’éternité est une catégorie de l’art
Seul l’art produit de l’éternel, car ne peut advenir à
l’éternité philosophique que l’inhumain, ie,
dans une philosophie de la nature comme celle de Deleuze et Guattari, la nature
même. Autrement dit, la nature dans la surnature, à savoir l’inhumain créé par
l’art qui, seul, conserve :
« ce qui se conserve en droit n’est pas le matériau,
qui constitue seulement la condition du fait, mais, tant que cette condition
est remplie (tant que la toile, la couleur ou la pierre ne tombent pas en
poussière), ce qui se conserve en soi, c’est le percept ou l’affect » (page 157).
L’art s’avère pour toujours conservé dans la monumentalité
naturelle de ce qui s’offre à la perception et à l’affection dans l’éternité du
matériel, car le mouvement créateur de l’arrachement est éternel. L’éternité
n’est pas un temps interminable, mais, dans le temps, elle est une
détermination intrinsèque du temps. Déterminant intrinsèque propre à l’œuvre
d’art, qui, seule, possède cette intemporalité, même si elle peut être en
éclipse d’elle-même.
2° si déjà il y a « l’évolution créatrice »,
seul l’art équivaut à la puissance créatrice de la vie comme naturalisation de
l’humain. Autrement dit, seul l’art
s’indiscerne de la création vitale. Il s’institue en parfaite création homogène
à la ressource de la création vitale, ce qui conduit Deleuze et Guattari à énoncer
une maxime ontologique de l’art :
« André Dhôtel (Terres de mémoire, pages 225-226) a su mettre ses personnages dans
d’étranges devenirs végétaux, devenir arbre ou devenir aster : ce n’est
pas, dit-il, que l’un se transforme en l’autre, mais quelque chose passe de
l’un à l’autre. Ce quelque chose ne peut pas être précisé autrement que comme
sensation. C’est une zone d’indétermination, d’indiscernabilité, comme si des
choses, des bêtes et des personnes (Achab et Moby Dick, Penthésilée et la
chienne) avaient atteint dans chaque cas ce point pourtant à l’infini qui
précède immédiatement leur différenciation naturelle. Seule la
vie crée de telles zones où tourbillonnent les vivants, et seul l’art peut y
atteindre et y pénétrer dans son entreprise de co-création. C’est que l’art vit lui-même de ces zones
d’indétermination, dès que le matériau passe dans la sensation, comme dans une
sculpture de Rodin. Ce sont des blocs » (page 164).
3° si la philosophie et la science actualisent le
virtuel, en revanche, l’art
évite ou contourne cette actualisation en traçant une diagonale créatrice.
L’art ne prend pas un virtuel pour l’actualiser, il crée du
naturel et élargit le spectre des possibilités de la création vitale. Il
augmente donc la puissance de virtualité du virtuel en créant des possibles
insoupçonnés : « Le monument n’actualise pas l’événement virtuel,
mais il l’incorpore ou l’incarne : il lui donne un corps, une vie, un
univers. C’est ainsi que Proust définissait l’art-monument par cette vie
supérieure au « vécu », ses « différences qualitatives »,
ses « univers » qui construisent leurs propres limites, leurs éloignements
et leurs rapprochements, leurs constellations, les blocs de sensations qu’il
font rouler, univers-Rembrandt ou univers-Debussy. Ces univers ne sont ni
virtuels ni actuels, ils sont possibles, le possible comme catégorie esthétique
(« du possible, sinon j’étouffe »), l’existence du possible, tandis
que les événements sont la réalité du virtuel, forme d’une pensée-Nature qui
survolent tous les univers possibles »
(page 168).
Le monument – l’œuvre d’art – donne vie à la vie. Il ne se
donne pas comme l’événement virtuel, mais se trouve en puissance de donner la
vie à la vie même. Si bien que l’art, en tant que puissance vitale supérieure,
est une adjonction de vie à la vie. Si le virtuel s’effectue dans une
réalisation, l’art, par effets de coupe, est un capteur d’indiscernabilités de
la nature. Pourtant, une fois traversées toutes ces strates : virtuel,
éternel, possible, on découvre que le rapport fini / infini singularise l’art
comme supérieur :
« Comme chez Pessoa, une sensation sur le plan
n’occupe pas un lieu sans l’étendre, le distendre à la Terre entière, et
libérer toutes les sensations qu’elle contient : ouvrir ou fendre, égaler
l’infini. Peut-être est-ce le propre de l’art, passer par le fini pour
retrouver, redonner l’infini. Ce qui définit la pensée, les 3 grandes formes de
la pensée, l’art, la science et la philosophie, c’est toujours affronter le
chaos, tracer un plan, tirer un plan sur le chaos. Mais la philosophie veut
sauver l’infini en lui donnant de la consistance : elle trace un plan
d’immanence, qui porte à l’infini des événements ou des concepts consistants,
sous l’action de personnages conceptuels. La science au contraire renonce à
l’infini pour gagner la référence : elle trace un plan de coordonnées seulement
indéfinies, qui définit chaque fois des états de choses, des fonctions ou des
propositions référentielles, sous l’action d’observateurs partiels. L’art veut
créer du fini qui redonne l’infini : il trace un plan de composition, qui
porte à son tour des monuments ou sensations composées, sous l’action de
figures esthétiques » (page 186).
Philosophie, science et art tirent un plan sur le chaos pour
à la fois s’en approcher au plus près et cependant s’en abriter. En fait, el
chaos c’est la donnée de l’infini sans aucun abri de finitude, infini simple,
chaotique et anarchique auquel la pensée doit trouver un abri selon 3 modes de
traitement de l’infini / chaos :
- soit philosophiquement sauver l’infini : ce sera
l’office du concept qui, s’il ne sauve pas l’anarchie du chaos, construit un
abri à l’infini en créant de la consistance.
- soit scientifiquement renoncer à l’infini : par
fonctions, la science crée un espace de référence, et s’abrite du chaos par
renoncement : abri lourd et chargé.
- soit artistiquement, créer du fini pour redonner l’infini.
Si le fini créé par l’art recrée l’infini dans la monumentalité finie et
inhumaine de l’œuvre, c’est que l’art est la pensée la plus créatrice. L’art
redonne l’infini dans la modalité du monumental.
Ainsi, face à l’infini, seul l’art, qui redonne l’infini,
détient un rapport créateur, puisque ni sauver, ni renoncer ne constituent des
modalités créatrices. En dépit des précautions pour marquer un statut d’égalité
entre les 3 types de pensée, je ne peux pas ne pas entendre et comprendre qu’il
y a une hiérarchie entre elles : en bas, la science renonce à l’infini, la
philosophie ne peut que le sauver, et seul l’art détient, comme pensée, cette
capacité supérieure à nous le redonner. Si bien qu’à la question « qu’est-ce
que la philosophie ? », Deleuze et Guattari y répondent ultimement en
produisant une définition esthétique de la philosophie, qui la suture à l’art,
puisque la philosophie :
- hausse l’art dans un registre supérieur de la pensée
déterminée selon une norme immanente, à savoir la création.
- l’attraction primaire subie par la philosophie est celle
de l’art et, par conséquent, la philosophie reste envieuse de la création
artistique.
Ainsi, la circulation des conditions de la philosophie se
trouve empêchée.
La philosophie de Deleuze et Guattari se suture à l’art,
idéal esthétique comme norme de l’inhumain. Autrement dit, l’inhumanité fait
philosophiquement norme pour l’humanité, tant il est bien vrai que toute
philosophie est inhumaine. Le point est que chez Deleuze et Guattari la norme
de l’inhumanité trouve sa règle dans l’art à l’intérieur d’une philosophie de
la nature. Je pense quant à moi qu’il y a un autre devenir inhumain de
l’humain, à savoir l’Idée. Examinons les 2 voies principales de ce devenir.
Le devenir inhumain par l’art (Deleuze et Guattari)
L’une place le devenir inhumain de l’humain sous la
métaphore de l’animal. Le devenir animal de l’humain est ce dont la pensée se
rend capable. Autrement dit, la vie se donne comme puissance d’inhumanité
interne à l’humain. Deleuze pense l’image, la peinture, le cinéma, il pense peu
la musique et ne traite pas du poème, parce qu’il est difficilement alignable
sur la métaphore du monument. Pourquoi la poésie résiste à Deleuze et
Guattari ? Parce que le poème présente toujours un bord du côté de
l’immatériel.
La 1ère voie du devenir inhumain de l’homme est
l’indiscernabilité de l’homme et les créations de l’art.
Le devenir humain par l’idée (Badiou)
L’homme en tant qu’être pensant n’est pas le spécifique de
l’humain (discours humaniste), mais la figure de l’inhumanité de l’homme
advient dans le devenir réflexif de l’Idée. L’idée place cette autre voie sous
la métaphore de la constellation, du ciel étoilé, ie en exception de l’humain, à distance sidérale, qui
nous laisse infiniment loin du naturel : « la nature a eu
lieu, on n’y ajoute rien ». Je fais
mienne cette maxime mallarméenne anti-deleuzienne par excellence, car je pense
que la capacité créatrice ne se joue pas du côté d’une adjonction à la nature.
Création peu naturelle, le poème atteste une zone
d’indiscernabilité entre le sensible et l’intelligible, ie appréhende du sensible de manière intrinsèquement
idéelle, hors de registres du vital. Idéel, bien qu’entièrement ancré sur le
sensible, le poème s’établit dans une zone d’indiscernabilité entre sensible et
intelligible. A ce titre, il est exemplairement ce que la philosophie peut
accueillir de l’art comme sa condition, qui nous conduira à une autre
conception de l’art : le grand art propose toujours une énigme livrée à
l’interprétation infinie. Rimbaud : « moi je suis intact et cela
m’est égal ».
C’est la 2ème voie du devenir inhumain de
l’homme : indiscernabilité entre sensible et intelligible dans un
paradigme de l’inhumanité qui est stellaire.
Remarque générale : si le philosophie, même Hegel, ne parvient
pas à traiter de l’art sans l’inscrire dans une filière métaphorique
constituant de son analyse, c’est que l’art retrace quelque chose du devenir inhumain
de l’homme métaphoriquement, signe de son écart, donc de son inhumanité.
On trouve enfin dans ce chapitre sur l’art le seul fragment
du livre qui porte le politique comme
tel :
« un monument ne commémore pas, ne célèbre pas
quelque chose qui s’est passé, mais confie à l’oreille de l’avenir les sensations
persistantes qui incarnent l’événement : la souffrance toujours renouvelée
des hommes, leur protestation recréée, leur lutte toujours reprise. Tout
serait-il vain parce que la souffrance est éternelle, et que les révolutions ne
survivent pas à leur victoire ? Mais le succès d’une révolution ne réside
qu’en elle-même, précisément dans les vibrations, les étreintes, les ouvertures
qu’elle a données aux hommes au moment où elle se faisait, et qui composent en
soi un monument toujours en devenir, comme ces tumulus auxquels chaque nouveau
voyageur apporte une pierre. La victoire d’une révolution est immanente, et
consiste dans les nouveaux liens qu’elle instaure entre les hommes, même si
ceux-ci ne durent pas plus que sa matière en fusion et font vite place à la
division, à la trahison » (page 167).
J’aime beaucoup ce passage que je crois vrai presque
entièrement. Il entrelace 4 idées :
1° le principe de jugement ou d’évaluation sur un épisode
historico-politique doit être soumis à un jugement d’immanence, ie séquentiel : une révolution
est une œuvre qui s’accomplit en soi-même, elle n’a pas à être jugée
rétrospectivement quand elle est finie ou trahie. La politique doit être saisie
dans l’instance de l’œuvre : elle advient et elle s’achève.
2° dans le temps actif d’une révolution, ce n’est pas la
succession événementielle qui compte philosophiquement, ou ses modes de
passages dialectiques au sens vulgaires, mais le mode philosophique de
l’éternité, ie l’élément
d’éternité disponible dans cet éclat temporel. Autrement dit, ce qui compte en
matière de politique pour la philosophie c’est la question de la saisie de
vérité qu’elle propose. Donc j’accompagne cette 2ème idée
deleuzienne d’une exposition philosophique de la politique à l’éternité sous
une règle d’immanence.
3° la création politique n’est pas fondamentalement
différente de la création artistique
puisqu’on retrouve les 3 figures de l’extraction productrice de monument :
vibration, étreinte, ouverture. Nous retrouvons les mêmes catégories de pensée
mises en jeu pour traiter de l’art, indice flagrant d’une esthétisation de la
politique intrinsèque au mouvement d’esthétisation générale de la pensée de
Deleuze et Guattari. Retirant ma complicité première, je dirais qu’il y a là un
péril pour la pensée à suivre la piste de la révolution considérée comme une
œuvre au-delà d’un support concernant l’immanence et la vérité. Deleuze et
Guattari versent dans un péril politique de pensée.
4° la 4ème
idée découle de la 3ème : si la politique est
comparable à une œuvre d’art, alors elle se laissera estimer comme ce qui crée
de nouveau une œuvre, ie
« des liens nouveaux entre les hommes ».
Or, je ne pense pas qu’il faille assigner la politique à une pensée du
lien : la politique n’est pas l’assomption d’une figure renouvelée des
liens humains.
Voilà pour l’analyse du livre de Deleuze et Guattari : qu’est-ce
que la philosophie ? Elle nous mène au seuil de notre
propre questionnement, à savoir la question du politique en tant que procédure de
vérité, et comme condition pour la philosophie, à savoir : qu’est-ce que
la philosophie retrace de cette condition ? (voir annexe 2 analyse de
Deleuze et Guattari par Negri).
D’un côté, la question du rapport entre philosophie et
politique est une question très embrouillée dans notre modernité, qui ne
parvient pas à clarifier la zone d’indistinction dans laquelle cette question
se situe, à savoir d’abord et avant tout, comme un domaine particulier de la
philosophie sous le nom de la philosophie politique.
D’un autre côté, la politique en tant que procédure de
vérité est de fait entrée en crise suite à l’exténuation du paradigme de
révolution en tant que vecteur de la politique d’émancipation, la seule qui
intéresse la pensée.
Mais sur le fait qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de
politique, je soutiendrais que la philosophie politique obscurcit le problème
du retraçage par la philosophie d’une de ses conditions, à savoir comprendre comment la
philosophie fait travailler la vérité comme catégorie philosophique sous
l’existence de la politique comme procédure de vérité, pour autant qu’il y en
ait. Ce qui s’avère un tout autre problème que l’étude d’une région singulière
proprement philosophique, ie définie par
son objet, la philosophie politique, ou du politique, ou de la politique, 3
identifications possibles de la philosophie à la politique existante ou inexistante,
mais qui laissent dans le flou l’exactitude du rapport de la philosophie à la
politique sous couvert de 3 grands schèmes descriptifs auxquels j’oppose une
autre pensée du rapport philosophie / politique :
1° l’identification de la politique comme figure de la communauté (combinaison possible : démocratie libérale /
communauté).
C’est celui que nous avons reconnu chez Deleuze, et sur lequel
je reviendrai : l’identité de la politique se fait dans la proposition de
nouveaux liens. C’est l’identification par l’être-ensemble auquel la communauté
assigne la politique.
2° l’identification de la politique comme figure de la
souveraineté des Etats (combinaison
possible : conservatisme / souveraineté).
Toute philosophie politique au sens classique du terme
présente une typologie des Etats, confrontée à une bonne norme (le bon et le
mauvais Etat – la tyrannie), l’Etat idéal, l’Etat réel etc… afin que les
figures de la souveraineté soient compatibles aux bonnes figures de la
communauté. La souveraineté assigne la politique à l’Etat.
3° l’identification de la politique comme figure de
l’émancipation des hommes, par quoi ils
affirment leur liberté générique dans et par la révolution.
La politique, c’est le tracé en historicité de l’être
collectif en mouvement, tel qu’il s’approprie sa propre identité, ie sa propre libération par des opérations collectives
de déliement de la liberté des groupes au regard des figures de la souveraineté
ou de la communauté. L’émancipation assigne la politique à l’appropriation par
les collectifs de leur propre essence, dont le terme est la révolution.
Combinaison possible : politique révolutionnaire / émancipation.
comme la thématique de la souveraineté implique le procès de fondation du bon
Etat
comme celle de la communauté se pose le pb d’une bonne société réconciliée
et que la révolution
pose le pb de l’émancipation,
la philosophie énonce que la politique entretient des
rapports primordiaux avec ces 3 thématiques, qui déterminent en effet la
philosophie politique, dans l’essentiel de ses considérations. Mais
précisément, il s’agit pour nous de penser le rapport de la politique à la
philosophie comme autre chose qu’une philosophie de l’Etat, de la souveraineté
ou de la révolution, car la discipline intitulée philosophie politique n’est en
réalité pas de la philosophie, tout au plus ce que Lacan aurait appelé une
branche du discours universitaire comme le sont la philosophie de l’art ou
l’épistémologie. Notez cependant que la philosophie n’est assignable à aucun
des 4 discours qu’il isole dans l’Envers de la Psychanalyse, et qu’elle est transversale aux
discours de l’analyste, de l’universitaire, de l’hystérique et au discours du
maître, car la philosophie est déterminée par le système complet de ses
conditions, que sont les procédures génériques de vérité : la science,
l’art, la politique et l’amour. Par conséquent, son rapport à ses conditions ne
peut pas être un rapport à des objets, c’est pourquoi la philosophie ne peut
pas être philosophie politique. Au sens classique du terme, la philosophie
politique revient toujours à une figure du savoir prélevé pour une part sur un
corpus philosophique existant auquel s’ajoute un mixte de sociologie et
d’histoire, sans que l’on se soit rendu compte que ce prélèvement suppose qu’on
ait évidé la philosophie de son acte même, à savoir son acte de saisie des
vérités, et ainsi identifié la philosophie comme simple discours épistémique,
esthétique, politique, érotique, selon le cas. L’excision de l’acte de saisie
propre à la philosophie ne la laissant plus subsister que comme discours,
« la philosophie politique »
n’opère que des découpes mortes sur un réel où rien de ce qui est en jeu dans
la politique ne sera saisi. Les philosophies politiques sont des discours
idéologiques. Or, si Etat, société et révolution sont les catégories propres de
la philosophie politique, qui n’est pas de la philosophie, nous devrons
renoncer aux catégories de communauté, de souveraineté et d’émancipation pensée
sous le nom de révolution, et soutenir les 6 thèses suivantes :
1ère thèse :
comme telle, la philosophie entretient un rapport à la politique pour autant
que la politique en question soit une procédure de vérité, ce qui exclut
qu’elle se rapport à la politique, au sens où la politique s’intéresserait à
des objets, fût-ce l’émancipation.
2ème thèse :
on ne propose pas ce faisant une nouvelle approche philosophique du politique,
car il en a toujours été ainsi chez les grands philosophes (Platon, Rousseau,
Kant, Spinoza).
3ème thèse :
sous le nom de politique, la philosophie traite du rapport de la présentation à
la représentation (cf l’EE). Question centrale pour sa numéricité.
4ème thèse :
du point de vue de la 3ème thèse, la politique est une catégorie
philosophique, parce qu’il n’y a que des politiques toutes absolument
singulières. Sinon, c’est une catégorie de l’Etat : il y aurait l’Etat et
des politiques. Nous soutiendrons qu’au regard des politiques singulières, la
politique est une catégorie de la philosophie.
5ème thèse :
numéricité = infini 1, infini 2,
ensemble vide. L’innommable est l’individu comme tel, car la politique
individualiste s’avère impossible.
6ème thèse :
le mal de la politique, c’est l’intérêt. La politique comme procédure de vérité
a pour condition absolument radicale d’être désintéressée, à savoir une
activité par excellence gratuite, ce que les révolutionnaires français
appelaient la vertu.
On pourrait dire que philosophie et politique sont gravement
en crise et que penser le rapport de la philosophie à la politique revient, en
fait, à penser le lieu de 2 clôtures :
- la fin de la philosophie inachevable, mais aujourd’hui en
fin de course ou d’effet
- la fin de la politique d’émancipation, longtemps appelée
politique révolutionnaire, qui semble avoir attestée sa catastrophe ou sa
péremption
Il faudrait donc penser le lieu de ces 2 figures en phase
terminale, le topos de leur désintégration.
Dans un exposé que j’ai fait à Strasbourg, je remarquais que
Lacoue-Labarthe dans son essai la Fiction du Politique introduit un propos sur la
politique, à partir d’une thèse sur la philosophie, qui ne peut plus se tenir
dans l’élément de sa propre impossibilité : « la
philosophie est finie, sa limite est infranchissable » (page 12). Or,
cette impossibilité est au fond à la fois intime et formelle. Le caractère
intime est que le désir de philosopher se trouve atteint par la mélancolie de
l’histoire. Le désir de philosophie ne se laisse plus soutenir au regard de
l’obscurité du siècle que comme une caricature, une répétition vide. La philosophie
doit être soustraite à son propre désir, tel est l’élément intime de cette
résiliation. Le caractère formel réside dans le fait que la philosophie ne peut
plus soutenir de thèses philosophiquement déployées. La philosophie soustraite
à son désir et à sa forme devient captive d’une oscillation entre un mutisme
possible et la recherche d’une prose de la pensée, qui ne serait plus la
philosophie, mais qui organiserait un déplacement, une migration de la pensée
dans les parages du poème sans que la philosophie bascule dans la poésie. Quant
à la possible figure du mutisme philosophique, elle se trouve, aux yeux de
Lacoue-Labarthe, attestée par le silence de Heidegger devant Paul Celan,
dernière figure de la poésie antérieure, dernier poète à soutenir le nom de
juif, qui ne trouve pas d’écho de la part de Heidegger concernant la Shoah,
Auschwitz, son engagement politique nazi, parole qui, si elle avait été
prononcée, aurait peut-être conjoint la responsabilité du penseur vis-à-vis de
son engagement politique et vis-à-vis du poète Paul Celan. Or, Heidegger garde
le silence et Paul Celan écrit ce silence dans un poème, Todtnauberg (cf la Poésie comme
Expérience de LL),
ce qui indique que l’ultime incarnation de la pensée philosophique est
convoquée au mutisme face au croisement, en situation, de la responsabilité de
la philosophie au regard du poème et de l’histoire politique. Or, cette
impossibilité de la philosophie, dans la double figure du désir et de la forme,
du mutisme et / ou d’une nouvelle prose de la pensée, nous remarquerons que
pour LL, Nancy et bcp d’autres, elle se trouve liée à ce qu’ils ont appelé le
retrait du politique (recueil d’articles) en consonance avec le retrait de
l’être heideggerien. Dans son désir comme dans son dire, ce qui affecte la
philosophie, c’est l’introuvable lien entre la philosophie et ce qui pourrait
inscrire une éclaircie dans l’histoire sous la juridiction d’une politique.
Autrement dit, entre philosophie et communauté existe une déliaison obscure,
qui se dit simultanément comme impossibilité de la philosophie et comme retrait
du politique. Or, ce qui se retire, c’est proprement la communauté,
ie une figure en éclaircie de l’histoire de
la figure de l’être-ensemble comme exposé et réconcilié. La thèse ici assumée
et que je crois assez juste est que communauté / communisme (vocable où résonne
communauté) a commandé la réception philosophique des avatars de la politique
d’émancipation de l’être-ensemble affirmatif ou lié depuis 1789 au sens où
communauté se trouvé détenu dans la fraternité du triple mot d’ordre de la
Révolution Français. Communauté est ce par quoi la philosophie a entendu de son
oreille singulière les propositions socialiste et communiste du 19ème
siècle. Comment assigner la communauté dans sa politique d’émancipation ?
Elle est ce par quoi le collectif se donne dans la figure de son éclosion le
mouvement par lequel il vient à lui-même. Nous dirons, nous, vient à sa vérité.
Bien entendu, le collectif n’est pas une substance. Il est saisissable dans sa
vérité sans récit fondateur, sans territoire, sans frontière. C’est le vrai
sens philosophiquement reçu et réélaboré de l’internationalisme, hors de l’idée
d’une solidarité internationale. La communauté, c’est le collectif non pas tant
même soustrait à l’oppression ou à la division, mais, au-delà d’un tel partage,
la communauté, c’est le collectif impartagé sans fusion avec lui-même, achevé
sans clôture, ie dans sa propre
ouverture. Dans les 10 dernières années, il y a eu une triple élaboration de
cette thématique de la communauté.
1° Blanchot, la
communauté inavouable.
La 1ère souligne que la communauté n’est pas une
disposition d’être. Elle s’avère instituée, incapable de se promettre. Ni
promesse, ni programme, non immédiatement corrélée à un vouloir (tout vouloir
l’exténue dans la clôture), sans feu ni lieu, la communauté ne se laisse pas
confier ou transmettre à ce qui n’est pas elle : comme la communauté
d’amour elle reste imprédicable, close à soi-même.
2° Nancy, la
communauté désoeuvrée
La 2nde insiste sur le fait que la communauté ne
relève pas d’une institution. Non instituable, elle ne se présente pas comme
une œuvre. On ne peut pas non plus se dévouer à sa perpétuation, ou à sa
répétition ou à son maintien, et, finalement, la communauté ne se présente que
dans l’offrande de son événement. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une
communauté désoeuvrée.
3° Agamben, la
communauté qui vient.
Plus radicale et supposant les 2 autres, c’est une
communauté sans présent ni présence, mais toujours prise dans la venue
d’elle-même. Elle est le venir du collectif. Et comme notre temps est en ravage
de toute idée que la communauté pourrait être présentée, qu’il atteste qu’elle
n’est pas présentable, eh bien peut-être est-ce pourquoi il en indique la pure
venue comme telle. Telle serait la communauté qui vient dans l’infime de sa
venue que notre temps met à nu.
On pourrait donc dire que la communauté telle que la figure
moderne de la philosophie impossible en atteste à la fois le retrait et
l’offrande est la communauté telle qu’inavouable, désoeuvrée et toujours en
attente. (cf annexe 4 pour l’intervention de Badiou sur le livre de Agamben).
Au regard de cela, je pense que la caractéristique propre de
ce moment du monde dans lequel nous vivons c’est de nous dore que cet
impalpable don de la communauté est impossible. A l’arrière-plan est finalement
énoncé qu’il ne peut y avoir venue, désoeuvrement ou non aveu de la communauté
qu’au prix d’une criminelle inconsistance du monde, et que si on veut que le
monde consiste, il faut raturer toute venue de la communauté. C’est cela qui
philosophiquement est énoncé aujourd’hui par le monde.
Empiriquement, ce dont il est question, c’est de :
- la fin du communisme
- la nécessité impérative ou impérieuse de l’économie de
marché
- de la régulation étatique comme garantie minimale de la
consistance du monde en terme de droit national ou international
- c’est le règne de la démocratie libérale comme protégeant
le caractère non criminel des institutions politiques parlementaires
- c’est aussi que la guerre et l’indifférence monétaire
reste la loi des choses.
Mais, en profondeur, pour autant que communauté soit une
négation d’accueil philosophique de la politique d’émancipation, on dira que
l’impossible propre de notre monde, c’est la communauté elle-même. Autrement
dit, fût-ce dans sa forme insaisissable (désoeuvrée, inavouable, ou qui vient),
la communauté est ce qui doit être désigné politiquement comme l’impossible
propre de ce monde.
On objectera que notre monde fait pourtant grand cas des
communautés qui s’éveillent. Que c’est un monde communautariste. Ici communauté
s’avère, non seulement par l’apparition de nationalismes féroces subitement
ressuscités, mais aussi par l’apparition en politique de catégories
communautaires. On se soucie de la représentation, du devenir et des statuts
des communautés. Bref, communauté devient un mot fiable pour l’action politique
dirigée à l’endroit de la paix ou de la guerre civile des communautés, de leurs
accords et de leurs désaccords. Or, rien n’est plus opposé à l’idée de la
communauté que la substance communautaire, qu’elle soit juive, arabe, française
ou croate ou serbe. La substance communautaire est proprement le retournement
de l’idée de communauté. Elle atteste son impossibilité propre : là où il
y a des communautés, il n’y a pas un principe d’éclosion ou de venue à soi de
la communauté, mais il y a un principe de différenciation et de fermeture
opposé à toute appropriation de la vérité du collectif et qui s’auto-affirme
comme substance. Aujourd’hui, nous avons une alliance réaliste de l’économie
considérée d’un côté comme le régulateur général et, de l’autre, les territoires
culturels communautaires. Le grand problème des Etats étant de faire traverser
les territoires communautaires par les stabilisateurs économiques, d’où les
paradoxes de l’actualité : à la fois faire des fédérations européennes et
reconnaître des communautés nouvelles, ie
unir et diviser en même temps, dans une complication de la représentation, dont
le fond véritable est que la communauté est l’impossible propre de ce monde.
Je soutiendrai donc que le réel de notre monde tel qu’il est
politiquement traité à l’échelle du globe c’est précisément la communauté comme
impossible, ce qui signifie que la politique réelle exclut toute idée, puisque
c’est la tentative d’alliance réaliste entre la transversalité de l’économie et
les territoires culturels communautaires, en tentant d’éviter une situation de
guerre. L’impossible de la communauté a comme principe d’effectuation :
évitons la guerre. Et c’est le moment précis où la politique réelle exclut
toute idée, si nous admettons qu’ultimement, dans l’espace où nous sommes, idée
signifie idée de la communauté. Notre monde nous pose l’impératif
suivant : comment être du monde ? le monde n’est pas un état de
choses, mais c’est quelque chose qui nous indique comment être contemporain de
ce monde. Un monde, c’est d’abord une prescription, surtout pour ce qui en
intéresse la philosophie. Or, notre monde présent nous indique que pour être de
ce monde, il faut que nous nous approprions l’idée que la communauté est
impossible, et par conséquent, être dans un ajustement toujours singulier entre
la transversalité monétaire et les territorialités culturelles communautaires.
Habiter ce monde est sous l’impératif du temps que l’on peut énoncer ainsi, à
la Kant : gouverne tes actions et toutes pensées de telle sorte qu’elles
attestent que la communauté est impossible. Autrement dit, agis sans Idée. Mais
c’est un monde ! Ne doutons pas un seul instant de la consistance de cet
impératif. Cela dit, et c’est le moment où je commence à me distancer des
méditations de LL et de Nancy, c’est que je pense que nous devons entendre une certaine vérité de cet impératif.
Entendre cet impératif dans l’élément d’une vérité. Ne pas avoir envers cette
prescription impérative un simple rapport de polémique abstraite, à
savoir : notre monde nous fait horreur, ce qui n’a pas bcp d’autre
signification que le fait que le monde soit bien réel, et, en tant que réel,
parce que le réel est toujours sous une prescription d’impossible, on peut
toujours dire que cela fait horreur pour la pensée. Il faut plutôt entendre cet
impératif dans l’élément de la vérité où il se situe. Il faut donc entendre :
la communauté est impossible, agis sans idée, la politique réelle, c’est
purement et simplement la transversalité monétaire dans les territoires
culturels de la même manière que Marx dans le Manifeste entendait la
dissolution par le capital de tous les liens sacrés (dont on croyait qu’ils
soutenaient la consistance du monde) dans les « eaux glacées du calcul
égoïste ». En disant cela, Marx ne prononce pas un jugement sur le monde,
car il trouve le monde sous cette prescription : n’accorde ta croyance à
aucun lien, car il n’y a que la déliaison de l’abstraction monétaire. Donc Marx
entend cette prescription comme la question qu’il s’agit d’installer dans une
vérité, ie établir la vérité de
l’abstraction monétaire que le capitalisme ne donne pas de lui-même. Je veux
dire par là que lorsqu’aujourd’hui le monde nous dit que la communauté est
impossible, il n’est pas nécessaire de l’entendre comme nous, nous soutenons
que la communauté est possible, pas plus que la dissolution des liens sacrés
féodaux par le capital n’impliquait une installation dans la nostalgie de ces
liens, ce qui n’aurait eu aucune effectivité politique sur le réel capitaliste.
Je proposerai d’entendre ce qui est en jeu dans la mort du communisme,
ie ce qui affecte la question de la
communauté comme figure philosophique du politique, autrement que dans une
nostalgie de la figure primordiale de la communauté. Il faut l’entendre comme
l’horreur sans vérité, mais qui expose la matière d’une vérité possible,
ie déplacer l’impératif désertique de notre
monde (non pas simplement de s’y opposer) pour entendre ce qui est dit dans son
impératif « la communauté est impossible ».
Mais dans quelle pensée disposée et articulée opère ce
déplacement ? Toute la question repose sur le lien entre communauté et
vérité, et finalement sur le lien entre philosophie et politique. J’avancerais
la thèse suivante : l’idée communiste, ie la figure en politique de ce que la philosophie retrace comme communauté,
contenait comme vecteur précaire, voire mortel, le fait d’identifier la
communauté à la vérité du collectif. Elle faisait de la communauté le nom de la
vérité du collectif. En tant que promesse de pensée, la communauté du communisme
était l’advenue en politique d’une réalisation du collectif comme vérité de soi
sous la subsomption de la communauté, ie l’acte du collectif en tant que vérité de ce qu’il est. Pour enraciner
philosophiquement ce point, à savoir que le collectif puisse être la vérité de
ce qu’il est, s’appelle la justice depuis que la philosophie existe, la justice
comme catégorie proprement philosophique, c’est exactement cela. Le collectif
n’est pas ordonné à la justice ou pour la justice d’une manière externe, mais
la justice est une catégorie immanente, interne au collectif. La justice est
proprement le nom de ceci : que le collectif advient à sa vérité. C’est
intéressant de voir que, même dans le cadre de la théorie des Idées, c’est une
catégorie immanente pour Platon. A la fin du Livre IV de la
République, où
Platon se prononce sur la justice (443 d) :
« Au vrai, la justice est, ce me semble, quelque
chose de tel, à cela près qu’elle ne régit pas les affaires extérieures de
l’homme, mais ses affaires intérieures, son être réel et ce qui le concerne
réellement, ne permettant à aucune des parties de l’âme de remplir une tâche
étrangère, ni aux 3 parties d’empiéter réciproquement sur leurs fonctions » (Baccou).
« Oui, la vérité était bien que la justice est en
fait, à ce qu’il paraît, quelque chose de ce genre ; non cependant eu
égard à la manifestation externe des activités qui sont les nôtres, mais eu
égard à l’activité intérieure ; eu égard, pour dire le vrai, à nous-mêmes
personnellement, et aux attributs de notre personnalité ; sans permettre à
aucune des fonctions qui sont nôtres de faire des choses qui lui sont
étrangères, sans permettre non plus aux parties que nous avons spécifiées dans
l’âme d’empiéter sur leurs attributions respectives » (Robin).
La justice, pour autant que l’action, dont il s’agit de
prononcer qu’elle est juste, touche à l’intériorité, atteigne l’intérieur de ce
qui est agissant, « en tant véridiquement relative à ce dont il y a
intérieur et relevant strictement de lui ».
Ce qui veut dire que lorsqu’on pense sous la figure de la communauté, la
justice n’est pas ce qui peut se dire du collectif – juste ou pas juste – mais
la justice c’est le collectif lui-même advenu véridiquement, ie comme vérité à sa propre disposition immanente. Ceci
suppose que la justice soit disjointe de la nécessité, sous quelque forme
qu’elle procède. Or, si vous regardez bien les éléments prescriptifs du monde
contemporain, qui soutiennent l’impératif « agis sans idée », parce que en fin de compte tout agir sous
idée est ultimement criminel (cf le goulag), sont toujours des arguments de
nécessité. On ne peut pas faire autrement que l’économie de marché, que la
représentation parlementaire etc… parce que tout autrement a été jugé l’histoire.
Nous serions donc dans un moment historique d’une découverte d’une logique
politique soutenue par un impératif de nécessité. En revanche, il est
indiscutable que la catégorie philosophique de justice, jusqu’à son
enracinement platonicien, est une catégorie disjointe de la nécessité et que,
par conséquent, la thématique communautaire au sens philosophique surplombe nécessairement
un déliement d’avec la nécessité. Nous touchons là à l’un des drames de l’idée
communiste, dans sa forme sécularise, qui a confié son paradigme à la
nécessité, pour des raisons très complexes dans lesquelles jouait au 1er
plan le rôle d’idéal de la science. Mais ce qui signifie aussi qu’elle a confié
la politique au sens de l’histoire, ou même elle a confié la politique à
l’histoire elle-même pensée dans la figure de la nécessité. Autrement dit, elle
a désigné la communauté elle-même comme captive de sa nécessité réelle. Elle a
pensé la communauté comme nécessaire advenue. Nous, qui avons la facilité de
parler après coup, mais ce qui est pour nous, philosophes, tout à fait
remarquable, c’est que cette position qui relie justice et nécessité, ou énonce
la nécessité de la justice, ce à quoi revient de confier la politique à
l’histoire, Platon la désignait déjà comme une position sophistique. Voyez, par
exemple, ce passage tout à fait curieux et frappant dans le Livre VI de la République, qui donne cette définition du
sophiste rarement relevée :
« [le sophiste est celui qui] ne parvient pas à voir
à quel point diffère selon l’être la nature du bien et celle du nécessaire » (Badiou).
« … nommant juste et beau le nécessaire, parce qu’il
n’a pas vu et n’est point capable de montrer aux autres combien la nature du
nécessaire diffère, en réalité, de celle du
bon » (Baccou).
« … on nommerait au contraire choses justes et
choses belles ce qui est l’effet d’une nécessité ; quant à la différence
de nature entre la nécessité et le bien, on n’en aurait point aperçu toute la
réalité, et on ne serait pas capable de la faire voir à autrui ». (Robin).
Le sophiste soutient donc la position de l’identité possible
du bien et du nécessaire. Or, cette proposition est à la fois celle de l’idée
communiste et celle de l’idée post-communiste, ie celle de la prescription du monde. Les communistes ont soutenu que le
bien était nécessaire, ie que le
communisme allait dans le sens de l’histoire pour faire très court. Et dans
notre période actuelle, on soutient également que le bien est coextensif au
nécessaire : ce que nous pouvons espérer de mieux, c’est de nous confier à
la nécessité de l’économie libérale finalement, ie du capital. Ce qui donc est profondément lié au
désêtre de l’idée de la communauté, c’est l’idée que le bien doit être pris
dans une figure de lien à la nécessité, position que Platon stigmatisait déjà
comme la position proprement sophistique. Je vous propose donc cette
formule : il y eu et il y a toujours un sophisme du siècle, qui revient à
corréler justice et nécessité, alors que la disjonction des 2 termes libère la
catégorie philosophique de justice, la désignait comme non-sophistique. De ce
sophisme du siècle, nous ne sommes pas du tout sortis. Nous en avons simplement
une autre variante. Finalement, si l’on soumet la volonté politique au thème
d’une nécessité de la communauté, communauté étant naturellement la figure du
bien politique, pour reprendre le terme de Platon, on établit la pensée dans un
élément sophistique, ce qui explique qu’il y ait là une impasse pour la
philosophie, puisque le couplage philosophie / sophistique est un invariant de
l’histoire de la pensée philosophique. Il en résulte que communauté est en
effet impossible (c’est en ce sens qu’il faut entendre le verdict du monde)
pour autant que communauté a fonctionné dans l’élément du sophisme du siècle,
ie désappropriée à toute signification
philosophique possible par son incorporation dans le communisme comme dans le
post communisme à l’élément sophistique.
Je propose un déliement provisoire, peut-être le temps d’une
reconstitution, entre l’impératif de la politique comme vérité d’un côté, et,
d’autre part, la thématique de la communauté. C’est en ce sens que j’entends le
verdict du monde selon l’impératif duquel la communauté est en un certain sens
dans son impossibilité le réel de ce monde. Si l’on veut reconstituer une
territorialité philosophique pour accueillir la politique, il faut, par un
geste de distanciation d’avec la sophistique, suspendre la thématique de la
communauté, qui a inscrit la justice sous la figure de la nécessité.
Aujourd’hui, c’est une conviction très répandue que l’impossibilité de la
communauté fasse purement et simplement objection à la politique d’émancipation,
ie à la politique comme idée. Si nous nous
retournons vers les origines, la thèse que la communauté est impossible ne fait
pas non plus pour Platon objection à la politique. Dans la République, les interlocuteurs de Socrate
tentent de déstabiliser sa pensée sur le thème que la cité idéale, son concept
de communauté qu’il mythologise, n’a aucune chance d’exister. Ainsi, l’argument
de réalité, qui consiste à dire que la communauté est l’impossible propre de la
cité politique comme telle, est déjà mis en avant par les réalistes potentiels,
que sont les interlocuteurs de Socrate. Mais quelles sont les réponses de Socrate ?
Je ne vais pas en faire l’inventaire, mais Socrate fait sur ce thème des
variations particulièrement retorses à chaque fois que revient dans les moments
stratégiques du dialogue la question de l’impossible du politique juste comme
un réel inexistant dans son principe même. Mais, finalement, la réponse
centrale de Socrate est la suivante : si on considère la politique comme
une pensée relevant de la vérité, ie
comme condition pour la philosophie, alors la possibilité objective n’est pas
une norme de la politique. La tradition interprète cette figure en pensée de la
politique non normée par sa possibilité objective comme une position utopique
face à la réalité de la politique praticable. Or, Socrate ne soutient pas une
thèse d’utopie, mais traite l’impossible d’une toute autre manière. Socrate
énonce que la politeia mythologisée, si l’on veut, a bel et bien un réel dans
son impossibilité même, attestée par les interlocuteurs réalistes, et ce réel
est celui d’une prescription subjective. Or, être une prescription subjective,
c’est un réel qui oblige. Une utopie, c’est une description, ça n’oblige pas.
Et que ce réel soit subjectif ne fait en rien sortir de la politique comme
pensée. Et, au regard du monde, cette prescription ne fera pas rien, mais très
exactement ce qu’il est possible de faire, fût-ce sous la loi réelle apparente
de l’impossible. Autrement dit, à mon avis, la très profonde et essentielle
réponse socratique revient à dire que le concept de communauté comme accueil
philosophique du politique est la prescription d’une possibilité commensurable
à l’impossible. L’argument selon lequel c’est impossible ne fait pas objection,
parce que ça oblige, et que ce réel détient une possibilité commensurable à
l’impossible attesté par les réalistes. Socrate traite donc cet impossible
comme un réel. Vous dites que c’est réel, mais quel est le principe quasiment
matériel de cette prescription réelle ? Eh bien, c’est réel en 2 sens,
qu’il faut absolument retenir pour toute la suite :
1er sens :
la 1ère forme de ce réel est celle des énoncés
La prescription subjective est dite et il faut bien
concevoir que le dire fait absolument partie du réel, en particulier du réel
politique. Autrement dit, une politique est déjà réelle pour autant que ses
énoncés ont réussi à exister en tant qu’énoncés, ayant une valeur prescriptive.
Leur réussite attestant la possibilité d’existence de la politique. Si la
politique relève de la pensée, c’est d’abord des énoncés prescriptifs. Sur ce
point, Platon est tout à fait radical, même il se voit taxé d’idéaliste, à mon
avis tout à fait à tort, car dans le fil de ses réponses aux réalistes, Socrate
n’hésite pas à soutenir que l’exécution pratique (praxis) en politique détient en réalité moins de vérité que
l’énoncé (lexis). Ce n’est que
pour autant que c’est lexis, ie
énoncés prescriptifs, qu’il peut y avoir vérité dans l’épreuve de l’action.
Ainsi, une prescription politique n’a pas à prouver préalablement sa
possibilité en termes de réalisation. Et je soutiens que c’est une condition
absolue pour que la politique soit condition pour la philosophie. Sinon, si la
prescription politique doit trouver préalablement sa possibilité en termes de
réalisations, cela signifie qu’elle relève purement et simplement de l’analyse
objective, ie de l’état des possibles.
Or, la pensée n’enregistre jamais l’état des possibles, mais la pensée dans
tous les autres (?? Page 71) de vérités crée toujours du possible là où il n’y
en avait pas. Par csqt, si la politique est une pensée, et non pas la simple
gestion des affaires, alors elle est créatrice de possibilités et on n’a pas à
demander préalablement à ses propres énoncés s’ils sont objectivement
possibles. A une certaine époque, en faisant grand éloge à Pierre Mendès France
d’avoir dit que la politique était l’art du possible, mais cela dépend de la
façon dont on entend la formule. Si c’est l’art de l’inventaire des
possibilités objectives et de leur traitement, cela laisse la politique en-deçà
de la pensée. Mais si c’est l’art de créer des possibilités au point même de
l’impossible indiqué par l’ordre du monde, alors la formule se hausse au niveau
de la pensée de la politique. C’est ce qu’affirme Platon par la bouche de
Socrate : « en quoi consiste le fait que nous ne soyons pas
en état de prouver s’il est possible de régenter la cité comme nous l’avons dit
affaiblirait-il la détermination au Bien de notre dire ? ». C’est tout à fait explicite : l’impossibilité
d’une démonstration préalable de possibilité n’affecte en rien la question, qui
doit être jugée en elle-même, de savoir si l’énoncé est une prescription qu’on
supporte ou pas, dans laquelle on s’engage ou pas, et qui ensuite, créant des
possibles, en déterminera le champ d’exercice, y compris praxique. Ce qui
revient à soutenir la thèse suivante : toute politique suppose une
prescription inconditionnée, ie
qu’une politique est inconditionnée, car elle ne s’origine jamais dans une
preuve de possibilité que l’examen du monde fournirait objectivement (un
ensemble social, l’économie, etc…). Une politique en pensée va se tirer du vide
d’un événement (ie une situation telle que la prescription énoncée soit plus
facile à soutenir, mais cette situation événementielle est une création de
possibilité au point de ce qui était prescrit comme l’impossible – ce que dit à
peu près Platon. Cette 1ère chose, à savoir que le 1er
principe réel de la politique comme pensée est déjà détenu dans les énoncés –
thèse que nous, modernes, devrions soutenir avec d’autant plus de force que
nous faisons tout un tabac sur le langage (qu’au moins cela serve à quelque
chose !). Par exemple, que si une politique est parvenue à exister dans
ses énoncés, ce n’est déjà pas si mal, au lieu de lui demander si elle a à
sauver le monde ou à trouver un modèle mirifique de gestion économique correct
des entreprises.
2ème sens :
le 2ème principe réel de cette politique donnée dans ses énoncés,
c’est celui de la subjectivité de la politique : les énoncés prescrivent
aussi un sujet lui-même réel.
C’est toujours un principe réel pour une idée que quelqu’un
la soutienne. Vous me direz : il peut être fou. Mais le fou lui-même est
réel. On examinera ce point. Mais vous avez toujours une prescription de sujet
par ce corps d’énoncés. Ce que dit Platon : examinez mes énoncés
prescriptifs sur la politique, qui désignent une subjectivité politique. A la
fin du Livre IX, les jeunes gens sceptiques reviennent encore à la charge pour
lui dire : ta cité est bien belle, mais elle n’existera pas. A quoi
Socrate rétorque que celui qui est sous cette prescription agira conformément à
elle « dans son propre Etat »
et suivra le hasard des événements et de leurs conséquences sans revenir sur la
norme subjective qu’il adopte en politique (592 b). Ou, comme conclut
Platon :
« ne fais aucune différence que cette norme soit
localisable ou qu’elle ait à l’être. C’est en tout cas d’elle seule qu’il
tirera la raison de ses actes et de nulle autre » (Badiou).
Robin : « et il n’importe en rien qu’on trouve
ou qu’on doive trouver quelque part cet Etat, car c’est sur les lois de
celui-ci seulement, et non d’aucun autre, qu’il fondera son action ». Baccou : « Au reste, il
n’importe nullement que cette cité existe ou doive exister un jour c’est aux lois de celle-là seule, et de
nulle autre, que le sage conformera sa conduite ».
« son propre Etat » :
c’est lui-même sous cette prescription inconditionnée.
« norme localisable » :
cas où l’on peut repérer une figure circonstantielle où un régime de
possibilité objectivant probant peut être désigné.
« qu’elle a à être » :
c’est ici un régime de possibilité, avoir à être est exactement une création de
possible.
La conséquence de tout cela, et qui sera essentielle pour
tout ce que je soutiendrai par la suite, c’est que si la politique juste, ainsi
conçue au plus près de Platon, ne
requiert aucune preuve selon le nécessaire ou selon l’existence possible
argumentée, ie si la politique est
d’abord une pensée, qui porte à l’être la ténacité d’un sujet dans le corps
d’énoncés qui constituent sa prescription, il en résulte que la communauté au
sens où elle serait l’être réel de la justice sous la forme d’un collectif, qui
fait vérité de lui-même, ne peut pas être dans sa lettre une catégorie
intrinsèque de la politique elle-même. Il faudra plutôt dire que la communauté
est une catégorie de la philosophie, qui trace en philosophie une condition
politique réelle, qui n’est jamais faite que d’énoncés singuliers et de
subjectivités agissantes. Autrement dit, la politique réelle ne se donne jamais
comme figure projetable d’un dessein communautaire. Pour le dire autrement, la
politique comme vérité, ce qu’essaie de pister à divers passages de la République déjà Platon, la procédure
politique de vérité c’est une pensée immanente attachée à une prescription, à
un sujet, à des énoncés, et à des effets possibles de tout cela. Communauté ou
des noms de cet ordre sera la saisie philosophique de la procédure politique
sous le signe de ce qu’elle aura été si elle procède fidèlement à elle-même. Ce
que la philosophie énonce, c’est le futur antérieur de la politique,
ie ce qu’elle aura été, ie ce qu’elle aura été pour autant, en effet, que sa
prescription se sera déployée dans l’univers du possible. Communauté n’est pas
une catégorie de la politique, mais la saisie philosophique de ce qui aura été,
donc toujours une saisie dans une anticipation sans mesure. Plus techniquement,
disons que : une politique, c’est un procès de vérité sous la dépendance
de ses propres axiomes (prescriptions). L’être fondamental de la politique est
axiomatique. Et c’est exactement ce que dit Platon dans un autre vocabulaire.
La politique comme pensée ne se tire pas de la considération de totalités
objectives, mais inscrit, à titre de réalisation tenace d’une ouverture des
possibles, des prescriptions axiomatiques sous lesquelles elle constitue son sujet.
Les catégories philosophiques vont permettre de penser, non pas la vérité
politique telle qu’elle devient, mais la vérité telle qu’elle aura été dans son
être, car la saisie proprement philosophique, c’est toujours la saisie de la
vérité dans son être. Or, évidemment, une politique réelle n’est pas tributaire
de l’achèvement de son être, elle y procède, mais n’en est pas la réalisation
dans la mesure où elle est soumise à une prescription inconditionnée. Si on
prend l’idée communautaire, on doit dire qu’aucune politique consiste
réellement à vouloir la communauté, puisque c’est sous condition que procèdent
les énoncés ou les axiomes d’une politique, que la philosophie peut, pour son
propre compte, produire la catégorie de communauté ou de justice, c’est la même
chose. Ces noms : justice, communauté, même s’ils sont utilisés par la
politique, ne sont pas vraiment des noms de la politique, ie que ce n’est pas, ces noms, une vérité de la
politique, mais un nom philosophique pour indiquer qu’il y aura eu un être de
la vérité politique, pour autant qu’il y aura eu le sujet, ie – comme dit Platon – d’une part les énoncés
prescriptifs, d’autre part le sujet inscrit sous eux. Pour employer un mot au
statut devenu ambigu, je dirais que finalement les noms de la philosophie
désigneront l’être d’une vérité, sous condition qu’il y aura eu les militants
de cette vérité, et communauté ou communisme, philosophiquement pensé comme
catégorie de la philosophie, c’est l’aura eu lieu des militants d’une telle
prescription, mais ça ne peut pas être le programme de la politique. Et là,
nous tombons sur une difficulté fondamentale comme sur un élément capital du
bilan du siècle au regard de la politique d’émancipation, à savoir qu’il est
absolument essentiel de ne pas confondre les noms de la philosophie et les noms
de la politique.
Le péril fondamental consiste dans l’idée que les noms de la
philosophie, qui sont les noms d’anticipation ontologique d’une vérité, et les
noms immanents d’une procédure de vérité, puissent être confondus, identifiés,
s’avère une idée proprement désastreuse, qui est, par un retournement
extraordinaire, l’idée que la politique est l’effectuation d’une philosophie, à
savoir son réel dans l’équivoque des noms. Si on dit qu’une politique a pour
programme la communauté, on procède à 2 opérations :
- à une opération de confusion des noms, une confusion des
langues.
- à une opération d’inversion, qui est que là où les noms de
la politique conditionnaient la philosophie, ie étaient le terrain réel de leur saisie, sous des noms d’être,
ie sous des noms au futur antérieur, on
fait comme si les noms de la politique étaient le principe de réalité des noms
de la philosophie.
Avec à l’arrière de ce retournement la fameuse thèse sur
Feuerbach, « que les philosophes ont jusqu’à présent interprété le
monde, et qu’il s’agit maintenant de le changer ». Thèse qui, d’ailleurs, ne dit pas exactement que la politique
est désormais la réalisation de la philosophie, mais on peut glisser vers cette
interprétation. Si on avait à donner un grand nom à cette idée que les noms de
la philosophie et les noms de la politique peuvent et doivent être confondus,
on donnerait à cela le nom le plus approprié de stalinisme. Finalement, le
matérialisme dialectique comme philosophie de l’Etat et du parti étatique,
c’est la fusion supposée du philosophème communiste (ou communauté) avec les
noms de la politique. Et qui, dans l’abri de cette fusion des noms, est la
légitimation d’un présent criminel par le futur antérieur de sa vérité latente.
L’argumentation sous-jacente étant toujours : c’est bien si criminel que
ça soit, puisque ça aura été bien. La logique consiste à désigner au futur
antérieur l’être de la vérité comme légitimité de sa passe présente quelle
qu’elle soit. Ainsi, vous éliminez des énoncés politiques leur valeur
prescriptive, qui sont toujours déplaçables, puisque de toutes façons ils sont
pris dans la stabilité rétroactive de l’être en vérité, dont, en fait, nous ne
tenions, au présent, que la prescription. De là que la confusion des noms de la
politique et de la philosophie se manifeste toujours par le fait que, en
réalité, la prescription devient aléatoire, ie qu’elle ne prescrit plus et devient
substituable : vous pouvez lui en substituer une autre, puisque de toutes
façons on va vers la communauté, puisqu’elle est l’être au futur antérieur du
tramé prescriptif dont on se réclame. Or, cette détermination en fusion des
noms de la philosophie et de la politique organise nécessairement un désastre
de la prescription elle-même, donc un désastre de la politique, qui se donne
dans 3 figures essentielles présentes dans la figure du
communisme stalinien de ce siècle :
- l’extase du lieu :
sous cette fusion et confusion organique des noms, il y a une
territorialisation de la vérité, ie la constitution d’un lieu
hors lieu : un lieu extatique. Autrement dit, les lieux immanents de la
politique, toujours singuliers et innommables (pays, assemblée, usine, classe,
armée populaire, convention, foule insurgée), tous les protocoles de
localisation effectifs de la politique sous des noms singuliers. Et si vous les
recapturez dans la confusion communautaire du nom philosophique, vous allez
constituer, en un sens qui, hélas, relève d’une théâtralité tragique, une unité
de lieu, et on sait bien qu’ultimement, à chaque fois qu’il y a un seul lieu,
c’est l’Etat. Le plombage des localisations politiques se fait toujours sous le
signe de l’un de l’Etat.
- le sacré du nom unique : réduction de la pluralité des noms de la politique à un nom
suprême, à un seul nom véritable, qui devient le nom de l’émancipation
elle-même telle qu’elle aura advenue, donc telle qu’elle est advenue, puisque
l’être et l’aura été fusionnent sous la confusion du nom.
- la terreur :
comme quelque chose qui est dans le présente de la politique est en
identification avec le futur antérieur de son être infini, cela signifie que
l’écart entre ce présent et ce futur antérieur est aboli : devrait ne pas
être, alors qu’il réalité cet écart est, parce qu’entre la trajectoire
prescriptive possible, inventée, qui est une politique et son sujet, et le
futur antérieur de son être tel que la philosophie, à bon droit, l’institue
pour saisir ce qui est en question, là, comme être de la vérité, existe une
disjonction véritable qui, si elle est fictivement abolie dans l’idée d’une
coïncidence stricte entre les noms, va resurgir dans la figure d’un être qui ne
devrait pas être : les traîtres, les suspects, les ennemis, les juifs etc…
ie tous ceux qui vont attester l’écart, ie attester que le devoir
être au futur antérieur de la chose n’est pas le présent de la prescription, et
donc la prescription elle-même va se transformer en prescription criminelle
(Platon, les Lois,
livre X), parce qu’elle va devenir prescription comme quoi cet être qui se
donne là a pour essence de ne pas être. Et l’acte d’une prescription qui dit
que ce qui est ne doit pas être c’est la terreur.
A mon avis, en politique, la terreur surgit dans l’élément
d’une absolue identification des noms de la philosophie et des noms de la
politique, ie des noms de l’être d’une
vérité et des noms qui régissent le procès de cette vérité dans la figure d’un
écart aboli, mais qui, comme il n’est pas en réel absolu, il faut toujours l’abolir,
tâche infinie de la terreur d’Etat sans autre fin que l’abandon du dispositif
qui se fait généralement sous l’idée qu’il n’y a ni politique, ni philosophie,
ie qu’on délie les noms en en supprimant la
conjonction, et on s’installe dans une figure transitoire de gestion de la
débâcle. Et cela jusqu’à on ne sait où… jusqu’à probablement qu’une
prescription politique véritable ressurgisse, qui ne soit pas simplement
l’ajustement de l’économie mondiale à des communautés disparates. Mais
quand ? comment ? nul ne MOTS COUPES PAGE 77 procédure est elle-même
aléatoire et événementielle.
Ce triplet de l’extase du lieu, du sacré du nom et de la
terreur, je lui donne le nom de désastre, qui résulte toujours d’une confusion
entre l’accueil philosophique à sa condition politique et les opérations
immanentes de la politique elle-même.
D’un tel désastre, la philosophie n’est jamais innocente,
puisque les noms qu’elle monte pour l’opération de saisie y sont impliqués,
mais je voudrais faire un plaidoyer, modéré, au regard de la non innocence de
la philosophie dans cette affaire de désastre, c’est que sa culpabilité est
relative à ceci que mieux vaut un désastre qu’un désêtre.
Appelons désastre une pensée organisée catastrophiquement
dans une suturation nominale, ie une
suture de la politique à la philosophie. Et appelons désêtre une figure de non
pensée, ie une figure où
politique (si le mot est encore utilisé, parce que après tout il l’est de moins
en moins : on pourra bientôt dire gestion, ce sera pareil) ne désigne plus
rien qui ait rapport à une condition de la philosophie, plus rien qui soit en
figure de pensée. Or, moi, je pense que l’humanité toute entière, si on la
prend au long court, ie tout à
chacun, est porteur de la conviction qu’il vaut mieux un désastre qu’un
désêtre, ce qui est un péril supplémentaire. Je ne dis pas que ce soit
forcément prometteur de choses admirables ou plaisantes. Mieux vaut une pensée
catastrophique que pas de pensée du tout. Ne doutons pas qu’il y a toujours un
moment où c’est cela qui s’énonce, ie que la paix de la non pensée n’est jamais que transitoire et on se
trompe si on croit pouvoir s’y installer, parce que le fait qu’il y ait au
moins quelques vérités est quelque chose que n’importe qui, à savoir le
générique de l’humanité, sous l’hégémonie sophistique radicale selon laquelle
il n’y a pas lieu de se soucier des vérités, ou qu’il n’y en a pas en politique
ou ailleurs, est une idée dont il ne faut pas du tout s’imaginer qu’elle puisse
s’établir durablement. Je pense que l’humanité dans sa constitution négative ou
dans la constitution de son inconsistance, si je puis dire, affirme que le fait
qu’il y ait des vérités est la prescription, dont elle a à se soutenir, et par
voie de conséquence qu’il vaut mieux un désastre qu’un désêtre. Reste à
soutenir qu’on puisse, en fin de compte, échapper à l’alternative entre
désastre et désêtre, que la tâche philosophique est bien aujourd’hui là dans
son rapport à la condition politique : essayer de soutenir une proposition
philosophique qui se retourne vers la précarité de sa condition politique dans
des conditions qui ne soient pas nécessairement celles de la nostalgie du
désastre, qui viendra beaucoup plus tôt que tout à chacun le croit, ou
l’installation, toujours extraordinairement précaire, et elle-même menaçante,
dans le desêtre. L’issue n’est
certainement pas d’en rabattre sur la politique d’émancipation ou de la
politique en vérité. Toute conversion au désêtre politique ambiant,
ie à la démocratie en son sens purement
marchand, transforme la philosophie dans l’errance d’une espèce d’ombre
désolée, qui erre quelque part entre la science et l’art comme une mélancolie
oublieuse, et puis mènera à des automatismes de répétition de la figure
désastreuse.
Notre tâche est donc disjonctive : il est absolument
nécessaire de penser jusqu’au bout la séparation des notions, des noms et des
processus de la politique d’avec les noms et les actes de la philosophie, dans
des conditions telles que l’opération philosophique soit clarifiée. Il faut que
nous formulions pour notre propre compte de quoi traite la philosophie
lorsqu’elle s’expose à sa condition politique et quel est le régime des noms
que nous proposons pour cela, ie
proposer les catégories contemporaines de la saisie philosophique de la politique.
Cette proposition est une invention, car ce dont nous sortons et qui perdure en
réalité reste encore pris dans la non disjonction, dont l’ultime forme est
donnée dans la thématique de la communauté (inavouable, désoeuvrée, qui vient),
mais qui reste comme proposition sur les noms philosophiques de la politique,
reste encore, en dépit du désastre, dans une proposition novatrice mais suturée,
ie où le noyau de la configuration
désastreuse n’est pas réellement touché. Or la disjonction qu’il s’agit d’opérer
rigoureusement suppose 2 choses :
- des thèses axiomatiques sur la politique
- une proposition centrale concernant la catégorie de saisie
philosophique singulière à la politique.
Nous examinons la procédure politique de vérité du point de
ce que la philosophie en détermine, ie
la question contemporaine du mode propre sur lequel la philosophie saisit la
politique dans une période où la politique d’émancipation est gravement en
crise ou positivement en crise de fait de l’exténuation du paradigme de la
révolution. Je rappelle les quelques traits que nous avons relevés pour ensuite
enchaîner :
1° l’accueil philosophique des propositions de la politique
émancipatrice, la seule qui nous importe, la politique gestionnaire ne nous
importe pas, dans la séquence qui s’achève de la Révolution française jusqu’à
aujourd’hui, s’est fait sous le nom de la communauté, du communisme, 2 noms qui
ont inscrit la politique d’émancipation dans l’espace de la philosophie, ie désigné cette politique comme relevant de la pensée
sous la dimension d’une figure en transparence du collectif. Ou encore, que la
philosophie accueillait cette politique dans la figure d’une humanité en
partage, ie non pas selon des
blocs consistants articulés les uns sur les autres par le conflit ou par le
contrat, mais dans le libre partage de son auto-affirmation. Cette réception
philosophique fut séquentielle : valable pour le 18ème et le 19ème
siècle, mais elle réactive aussi de façon originelle ce qui se dit chez les
grecs sous le nom de justice.
2° ce thème de la communauté a eu une réélaboration récente
à travers les livres de Nancy (la communauté désoeuvrée), Agamben (la
communauté qui vient)
et Blanchot (la communauté inavouable), ie
une reformulation philosophique de la question du communisme, si l’on entend
par là autre chose qu’une forme d’Etat ou de parti. Réélaboration qui vise
surtout à éviter toute figure substantielle de la communauté, pour qu’il soit
dévoué à l’ouvert sans aucun principe de clôture, ni non plus prise dans l’idéal
d’une œuvre. Je soutiendrais que nous avons là les ultimes avatars de la figure
de la communauté sous une forme, en effet, la plus contemporaine (non
substantielle, en déliaison, en ouverture, non figurable etc…), ce qu’on
pourrait appeler une doctrine non figurative de la communauté, mais aussi sa
forme ultime déjà dans la nécessité de son outrepassement, de son abandon.
3° nous avons pris toute une série de précautions
importantes sur la question des noms, car il est extrêmement important de comprendre
que les noms de la philosophie ne sont pas les noms de la politique. Ce que la
philosophie nomme politique ne constitue pas par soi-même un nom interne à une
politique singulière. En particulier, communauté et / ou communisme
probablement aussi ne sont pas des noms de la politique, ie que pour autant que c’est devenu un nom de la
politique, il marque qu’il s’agissait de tout autre chose que ce qui est en jeu
dans communauté ou communisme comme principe d’accueil philosophique de la
politique d’émancipation. Méthodologiquement, il faut donc toujours prendre le
soin le plus extrême à discerner les noms immanents de la politique à travers
lesquels la politique procède comme pensée à sa propre généricité, et les noms
sous lesquels ce procès est saisi en philosophie, ie exposé à son éternité. Le nom philosophique est
toujours anticipant, il se rapporte toujours à un aura été de la vérité en jeu
dans la procédure, ie il fait
comme s’il y avait un être de la vérité politique : comme si l’être en jeu
de la vérité politique était, aura été, advenu à son être, alors que la
procédure infinie, toujours prise dans son inachèvement, tisse son être sans
lui être coextensive. Ainsi, tous les noms à travers lesquels la philosophie
procède au montage de la saisie politique : communauté, communisme,
justice, sont toujours par rapport à la procédure politique effective dans une
anticipation de sa généricité et, en un certain sens, nomment ce caractère
générique lui-même, puisque communauté et / ou communisme désignent une figure
de généricité possible de la politique, ie le fait que la politique aura été telle qu’elle fasse advenir un
collectif générique. Mais, en réalité, la politique d’émancipation ne fait pas
advenir un tel collectif, mais elle est dans le tramé de cette généricité selon
ses concepts et sa pratique propres, et cela n’aura jamais été autrement que
cela a été. On peut dire aussi que la saisie philosophique coupe vers l’infini
en donnant nom à l’infinité de la procédure, laquelle est son être, en effet,
mais son être toujours non encore advenue.
4° c’est la raison pour laquelle revient toujours sur le
tapis de nos adversaires le caractère utopique de tout cela. Ils disent :
les idéologies utopiques, dont le propre, quand on en parle, est d’être mortes.
C’est typiquement le genre d’identification posthume : Dieu merci, elles
sont mortes ! Mais il faut absolument critiquer ce mot d’utopie comme le
fait déjà Platon quand les jeunes interlocuteurs de Socrate traitent sa cité
idéale d’utopie. A quoi Platon répond que ce n’est pas une utopie, car :
- ça existe dans les énoncés, et, sauf à soustraire les
énoncés au réel, il y a le réel des énoncés.
- ces énoncés fonctionnent comme prescription subjective
C’est cela et pas autre chose. Si ça peut être autre chose,
nous verrons bien, mais alors ce sera événementiel. Et dans cela il n’y a pas
un gramme d’utopie. De manière générale, il faut absolument critiquer le
concept d’utopie, car il ignore à la fois la loi de la politique réelle et la
loi de la philosophie, parce qu’il les fusionne. Ce qui est appelé utopie,
c’est une vision indistincte entre le philosophique et la politique comme
procédure de vérité. Si on croit que communauté et / ou communisme est, en
effet, une catégorie opératoire de la politique elle-même, on pourra toujours
dire que c’est utopique, parce que le aura été de cela n’est jamais attesté
dans la politique. Mais tel n’est pas l’état des choses. Il faut absolument
distinguer les catégories propres de la politique appropriée à l’Etat en cours
du processus, ie exactement ce que dit
Platon : des prescriptions et des énoncés toujours singuliers,
ie rapportables à une séquence particulière
de la politique d’un côté, et, de l’autre côté, les opérateurs de la saisie
philosophique, et donc communisme nomme philosophiquement un collectif parvenu
à l’auto-affirmation de sa propre vérité immanente. Mais les principes de la
philosophie ne sont pas utopiques eux non plus, parce qu’ils ont absolument le
principe de réalité de leur acte, ie
l’acte de saisie du temps, et l’exposition de ce temps à l’éternité, qui
signifie : que vaut ce temps ? Nietzsche a bien raison de dire que
finalement, pour savoir ce que vaut le temps dans lequel nous vivons, il faut
le soumettre à l’épreuve du retour éternel. Si le temps ne se laisse pas exposé
à l’éternité par les catégories de la philosophie, c’est probablement qu’il ne
vaut pas grand-chose. Et donc ceux qui critiquent les utopies sont les gens
attachés à ce que le temps ne vaille rien. C’est pourquoi le caractère de la
critique des utopies est toujours fondamentalement réactionnaire. Quand vous
avez quelqu’un qui commence par vous dire : votre discours n’est qu’une
utopie, vous êtes sûr que vous avez affaire à un conservateur plus ou moins
retors. L’essence de la désignation d’utopie consiste simplement à dénier la
saisie philosophique ou à en projeter indûment les catégories de la saisie
philosophique dans l’immanence des catégories de la politique : ou on vise
à discréditer une politique, ou à discréditer la philosophie, la meilleure
méthode étant de pratiquer une espèce d’amalgame catégorielle entre les 2. Donc
une utopie n’a rien à voir là dedans les opérations qui sont en cause sont
clairement distinguables et elles renvoient en l’occurrence à la procédure de
vérité elle-même, à savoir la politique d’émancipation, s’il en existe une, et
il n’en existe pas toujours, voire il n’en existe rarement que dans certaines
séquences historiques, politique qui alors doit être saisie par la philosophie
dans son propre espace par un montage catégoriel, qui donnera toujours une
dimension d’éternité à la politique et l’exposera à autre chose que sa
procédure réelle filée dans le temps de sa fidélité.
Ce point de méthode est particulièrement flagrant pour la
politique, qui se donne dans un espace conflictuel et qui fait que les
opérations d’indistinction, d’amalgame, de détournement, y sont constantes. En
particulier, la catégorie d’utopie est une catégorie constamment utilisée pour
pratiquer de l’indiscernabilité à bon compte dans les distinctions
catégorielles nécessaires entre philosophie et politique. Mais prenons garde
que ceci est vrai pour toute procédure de vérité. Ainsi, nous savons comment
chez Deleuze et Guattari il y a une indécision sur les catégories esthétiques,
qui fonctionnent telles quelles comme catégories philosophiques ou inversement.
On peut dire qu’il y aurait chez Deleuze et Guattari une sorte d’esthétisme
utopique, si finalement on entend par utopie une désignation particulière de la
fusion entre philosophie et une procédure de vérité donnée. Cette distinction
méthodologique est absolument cruciale. Je rappelle qu’elle est parfaitement
faite par Platon lui-même, précisément parce qu’il a eu l’audace et la force
d’intégrer à son propre propos la réponse aux objections d’utopie.
5° la fusion catégorielle, lorsqu’elle n’est pas simplement
un artifice polémique, ie la projection
des catégories philosophiques comme catégories politiques, ou la suture de la
philosophie à la politique, est organisatrice d’un désastre, parce que se produit
une désingularisation du procès de vérité ou une subsomption sous l’un. Dans la
conférence faite à Strasbourg, j’assignais donc la catégorie de désastre
immédiatement à la politique : « l’idée que les noms de la
philosophie, noms qui visent par anticipation l’être d’une vérité, ie les noms qui soutiennent le procès immanent d’une
vérité politique, peuvent être confondus, est une idée qui dans le siècle porte
elle-même un nom : le nom de Staline. Le matérialisme dialectique comme
philosophie du parti, et finalement de l’Etat-parti, c’est précisément la
fusion supposée du philosophème communisme ou de la communauté et des noms de
la politique, qui est aussi en l’espèce la fusion et la légitimation du présent
criminel par le futur antérieur de sa vérité latente à l’identification de
l’oppression et du ravage à la communauté elle-même, et cette fusion organise
nécessairement un désastre. Quels sont les éléments constitutifs d’une telle
configuration désastreuse ? Que le nom philosophie qui retrace sous condition
d’un réel politique ce que le réel aura eu de vérité soit identifié au nom de
ce réel même a 3 csq. La 1ère csq est le retour sur les lieux
immanents de la politique du règne de l’un. Une politique d’émancipation est
singulière est événementielle… ».
C’est un point important de toujours se rappeler que les
nominations philosophiques sont secondes, sous condition. Aucune politique
n’est l’effectuation d’un philosophème. Il n’y a pas de matrice générale ou
abstraite de la politique d’émancipation. Quand une politique se présente comme
effectuation d’un philosophème, elle court droit au désastre.
« … sa prescription est à la fois fidèle et
contingente. Les lieux qui sont les siens sont variables et déplacés à chaque
tentative : pays, assemblée, usine, classe, armée populaire, foule
insurgée, convention, commune, autant de protocoles de localisation disparates
et constitués par une prescription que rien ne vient fonder. Si ces lieux sont
saturés par l’anticipation philosophique de leur vérité advenue, s’ils sont
tournés vers les catégories propres de la philosophie, surgit inévitablement
dans une supposition de légitimité politique la substance d’un lieu unique, qui
sera aussi bien la patrie de la vérité… ».
Cela, c’est la 1ère grande figure, l’idée d’un territoire
de la vérité lié à la désingularisation des lieux de la politique sous
l’anticipation des catégories philosophiques.
« … cette appropriation locale : France Terre
des libertés, Reich millénaire, patrie du socialisme, Base rouge de la
révolution mondiale, induit une métaphore qui est d’accès et d’imitation. La
politique se présente comme l’accès de la pensée à ce qui s’ouvre au lieu
unique de la vérité, et comme mimesis de ce qui a lieu dans lieu… ».
C’est à la fois l’accès initiatique au lieu et l’injonction
d’une imitation du lieu, ie d’un lieu
pensé comme l’autre lieu en mimesis du lieu unique.
« … qui n’est pas un lieu, mais le lieu. Et quand il
y a le lieu, son avoir lieu est immémorial. Et il y a alors comme en témoignent
les voyageurs une extase du lieu. Cette dimension extatique a son théâtre
historique dans la mise en scène du lieu. Le lieu est représenté pour lui-même
dans de colossaux rassemblements du personnel de l’Etat qu’on montre à la foule
pour lui renvoyer un instant le sens perceptible de la communauté, qui est
stable et furieuse à la fois. Pour le pèlerin étranger, il y a les fêtes de
joie que présente le lieu comme magnifiquement peuplé de petites filles à
bouquet, de travailleurs dont l’acte est déjà incorporé à l’avenir et de dirigeants
entourés d’une seule et même loi d’amour. Il n’est pas sérieux de seulement
rire après coup de ces scènes patiemment montées, ni de les forclore comme
seulement mensongères, ce qui à vrai dire est la meilleure façon de s’en
débarrasser. Il faut bien plutôt en comprendre la profondeur. Ce théâtre est
celui d’un rapport singulier entre la politique, l’Etat et la philosophie… ».
Profondeur que je proposais d’appeler le style
politico-étatique des années 30, là où ça s’est donné dans sa fondation. Le sérieux
et la profondeur de cette inauguration des années 30 réside dans une théâtralisation
localisée sous le signe d’une mise en scène du lien, d’une nœud singulier entre
politique, Etat et philosophie, cristallisé dans l’obligation de l’extase du
lieu.
« … la 2ème conséquence est la réduction
de la diversité des noms de la politique à un seul nom primordial… ».
Les noms de la politique vont être traités comme des
sous-traitances ou des variantes du nom philosophique de saisie. Les noms
singuliers à travers lesquels une politique procède vont être pensés comme des
variations internes du nom de saisie philosophique. Vous avez à la fois un
retournement et une subsomption.
« … toute séquence émancipatrice de la politique
délivre des nominations qui lui sont propres : vertu, terreur, démocratie,
soviet, parti communiste, zone libérée, conseils ouvriers, établissement des
intellectuels en usine, résistance, comité populaire, cellule, congrès… ». La liste est interminable : elle est
le réseau des nominations singulières, qui s’articulent dans des séquences
politiques spécifiques. Ces noms ont tous une dimension temporelle, à savoir
qu’ils sont sous condition d’un événement, et que leur variation est liée à la
nomination inventée d’un ou de plusieurs événements. Mais si on suture ces noms
à l’éternité potentielle d’un philosophème, il advient un seul nom véritable,
qui devient le nom unique de la politique : le nom de l’émancipation
elle-même telle qu’on la suppose advenue en présence. L’histoire nous montre
qu’un tel nom est un nom sacré, dont l’unicité se trouve garantie dans le
propre soustrait à toute équivoque possible, ie que ce nom est en effet un nom propre au sens où le
nom sacré de l’émancipation est le nom de l’émancipateur. Sous ce registre
Staline ou Mao (s’agissant de Mao, il y a plusieurs registres hétérogènes) sont
des philosophèmes ambulants intrinsèques à des opérations incompréhensibles
sans suture.
6°
Intervention : dirais-tu la même chose du nom du Führer ? et
si tu le places sur un registre différent, pourquoi le ferais-tu ?
Réponse : je le ferais, car rien dans le nazisme n’a à voir
avec la politique d’émancipation. Le schème originaire du nazisme est
directement substantiel. Il est donc de son propre aveu sans proposition universelle.
Il ne pose pas du tout à la pensée les mêmes questions. La pensée doit penser
le nazisme, y compris comme politique, ce qui est bcp plus difficile qu’on ne
le croit en le pensant comme mythe ou comme mal absolu, ce qui évite cette
horreur frontale de bien comprendre que le nazisme, somme toute, a été une
politique. Mais cette tâche pour la pensée est d’un autre ordre, parce que les
configurations catégorielles du nazisme ne sont en rien des catégories liées à
la politique d’émancipation, à l’universalité etc… mais des catégoires
substantialistes, raciales, territoriales et anti-universelles de façon
explicite et affichée. Donc la réduction à une territorialité de pensée unique
de la question du nazisme et de Staline est à mon avis une fausse voie, même si
quantité de traits formels sont identiques.
Intervention : je te pose la question parce que les tchécoslovaques
viennent de le faire en votant l’amendement à la constitution, qui condamne sur
le même plan la participation à l’organisation communiste comme si cela avait
été la participation à un crime contre l’humanité, où les membres du parti communiste
se retrouvent au même rang d’accusation que les membres du parti nazi. La
question se pose maintenant en termes de juridiction politique.
Réponse : tu me convoqueras simplement à dire que je trouve
cette voie scandaleuse. D’ailleurs, on a bien vu que même XXX n’avait pas l’air
très enthousiasme. On a affaire aux conséquences ultime du schème de
pseudo-pensée qu’a représenté la catégorie de totalitarisme. Mais
totalitarisme, c’est vraiment la nuit où tous les chats sont gris, parce que
autant nous sommes convoqués à penser pourquoi une proposition émancipatrice et
universaliste soit captée, puis captive de processus dont il faut admettre
qu’ils sont terroristes, sanglants, oppressifs, extatiques etc… autant tout
cela est immédiatement visible dans le nazisme, ie se donne comme maxime de lui-même, ce qui n’est
absolument pas pareil, car le nazisme se constitue en déclarant qu’il est dans
un élément substantiel et dans une élection primordiale telle que tout ce qui
s’y oppose doit être anéanti. De ce point de vue, il n’y a pas cette profonde
question de saisie philosophique par contre en jeu de toute évidence dans
l’aventure du communisme, parce que précisément communisme est un philosophème
de l’émancipation. C’est indubitable. Et on viendra, c’est ce que je vais
suggérer, à dire que malgré tout, la nature de toute cette séquence politique a
été telle qu’il faut finalement abandonner ce philosophème à sa propre suture,
ie à sa dévastation suturée, mais nous
restons comptables du fait qu’il fut un philosophème de l’émancipation – ce que
franchement il est impossible d’énoncer, de quelque biais qu’on le prenne, de
la mythologie raciale nazie. Donc les identifications en question sont extrêmement
périlleuses ou impensées, et les effets en pensée de la catégorie de
totalitarisme dans la subsomption qu’elle opère entre des régimes de la
proposition politique absolument hétérogènes, même si leurs traits formels sont
en de nombreux points identiques, et s’il y a eu, en effet, un style politique
des années 30, qui était à la fois dans le colossal, dans la terreur et dans la
guerre, il n’en reste pas moins qu’en pensée une distinction doit être établie
absolument. De ce point de vue, le nazisme ne doit pas bizarrement être pensé
dans la figure du désastre au sens où j’en parle. La politique nazie ne relève
pas de cette catégorie, parce que le désastre au sens où j’en traite
philosophiquement est sous condition d’une vérité. Or il n’y a jamais eu la
moindre vérité en processus ou en travail dans la figure du nazisme, qui est
contre-révolution déchaînée, ie
la continuation de l’écrasement des spartakistes, du meurtre de Rosa
Luxembourg, de ce qu’il y a de pire dans la tradition réactive allemande :
son nationalisme guerrier et conquérant. Le nazisme doit donc d’abord être
identifié comme politique, déterminer de quelle nature était cette proposition
politique, et ensuite voir comment on pense les effets et les déploiements de
cette politique. Le cheminement analytique est indispensable et dont les
conséquences philosophiques passeront par un tout autre filtre, qui sera une
rééclaircie sur la catégorie de l’innommable. Par exemple, qu’est-ce qui est
venu là en jeu sous le nom de juif ? dans cette politique qui, par
ailleurs, n’a jamais prétendu être une politique d’émancipation, ce qui est la
grande différence.
Intervention : donc toute politique n’est pas une procédure de
vérité. Mais alors est-ce que toute science, ou tout art, ou tout amour
pareillement n’est pas obligatoirement une procédure de vérité ?
Réponse : c’est une très bonne question, mais dont la
réponse est difficile, et qui ne se traite que dans un avancement plus grand
que celui où nous sommes, dans l’investigation des catégories philosophiques
concernant la singularité des procédures, car je pense que vous êtes en train
de me demander la chose suivante :
7°
est-ce que l’équivoque du mot politique, qui recouvre
semble-t-il à la fois des configurations émancipatrices, ie des figures de procédure de vérité et autre chose,
ferait que cette équivoque serait une loi qui concerne toutes les procédures
génériques, ou pas ? Sur ce point, je suis convaincu qu’il y a une
particularité de la politique. Je ne dis pas que ça tranche la question et en
plus ce point doit être fermement argumenté. Mais il y a une singularité de la
politique, qui consiste en ce que toute politique d’émancipation se détermine
de l’intérieur d’elle-même dans un schème qui est de type politique contre
politique, ie qu’il n’y a pas de
politique qui n’ait pas à nommer politique quelque chose qui lui soit adverse.
Ce qui ne veut pas dire que la contradiction est la loi de la politique.
Contradiction est un schéma particulier de cela et ce n’est pas forcément celui
qu’il faut retenir. Mais il y a une dimension conflictuelle, qui fait que de
l’intérieur d’une politique comme procédure de vérité, il se trouve que quelque
chose d’autre est aussi toujours nommé politique. Au fond, c’est une situation
assez étrange bien que nous y soyons habitués, parce que nous, nous nageons
dans des équivoques du mot politique bien plus délayées, puisque politique en
est venu à désigner la gestion de l’Etat, la politique politicienne, et même à un
moment donné, on prétendait que tout était politique. Nous héritons donc
d’innombrables équivoques sur ce mot de politique. Mais si on resserre la
question au sens où vous la posez, c’est une situation qui n’est pas comme
telle relevable dans les autres procédures de vérités, et par exemple, il n’y a
pas à dire que l’amour signifie de l’intérieur de lui-même une figure d’amour
contre amour, à condition de le prendre comme procédure de vérité, et pas comme
guerre des sexes. Et, à vrai dire, même s’il y a des querelles d’écoles dans
l’art ou les orientations scientifiques, elles ne sont pas réglées de
l’intérieur d’elles-mêmes par la nécessité de nommer science ou de nommer art
quelque chose qui est autre chose que la procédure en cours. Par contre, il y aura
pour la politique un repérage à faire. Et philosophiquement, cela va s’attacher
à la définition de la politique elle-même, et qui serait dû à la numéricité
étrange de la politique. La politique est une procédure immanente, mais une
procédure qui parmi ses noms a le nom politique de telle sorte que ce nom
politique est tel qu’il n’est jamais son nom propre. Par conséquent, il y a une
équivoque obligée du mot politique. Ce n’est pas simplement que le mot soit
équivoque et qu’on pourrait s’en débarrasser, il y a une équivoque contrainte
sur ce mot, qui va toujours recouvrir, de l’intérieur d’une politique
d’émancipation comme pensée, à la fois sa désignation et autre chose
qu’elle-même. C’est ce que j’appelle un mot scindé. Je pense que JC Milner
dirait que c’est un nom indistinct. Je dis : mot-scindé parce que cela,
c’est du deux. Le mot politique recouvre toujours à la fois quelque chose de la
procédure de vérité en cours et autre chose. Cet autre chose n’a pas
philosophiquement trait à la vérité comme telle, ie n’est pas pris dans la saisie. Le problème le plus
aigu est le suivant : quand on saisit philosophiquement cette affaire,
ie quand on opère l’acte de saisie de ce
qui est en jeu en vérité dans une politique d’émancipation, il y a, dans la
saisie, une difficulté du mot politique lui-même, parce que quand on saisit
politique, on saisit l’équivoque sous la scission du mot, et donc on saisit
quelque chose qui n’a pas trait à la vérité, ce qui est profondément lié à la
dimension d’épreuve conflictuelle de la politique. Les enquêtes de vérité de la
politique procèdent dans le conflit, qui est, en un certain sens, couvert par
un nom unique. Si bien qu’il s’avère absolument inéluctable que la philosophie
ait à purifier le nom politique, ie
à lever son équivoque, parce qu’elle est astreinte, elle, à saisir la chose
dans l’élément de la procédure de vérité. On le voit très bien dans l’histoire
du mot politique, à l’intérieur de la philosophique. Les philosophes commencent
toujours par définir les politiques. L’exemple le plus extraordinaire est celui
d’Aristote, qui définit les politiques et se rend compte que les politiques
réelles sont toutes pathologiques. Or, cette anormalité est exemplaire de ce
que je vous dis, car le fait que le réel de la politique se dévie dans le pathologique
montre bien que la politique est un nom donné dans une essentielle équivoque.
Ainsi, pour Aristote, la monarchie est un concept possible en saisie
philosophique de la politique, malheureusement dans le réel, c’est toujours une
tyrannie, ie c’est toujours le
pathologique…, mais comment penser cela dans nos catégories ? Nous dirons
ceci. La saisie philosophique de la politique purifie le mot, parce qu’elle
doit l’exposer à l’éternité, mais que dans le réel ce mot est impur ou scindé
de façon contrainte. Finalement, c’est un acte proprement philosophique que de
définir la politique. Et je soutiendrai la thèse suivante : de l’intérieur
d’une politique, il est impossible de définir la politique, puisque le mot est
scindé, ie qu’il est intrinsèquement
équivoque pour que la politique existe. Pour que la politique existe, politique
doit désigner plusieurs choses hétérogènes. Donc la politique est hors d’état
de définir la politique, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne va pas faire grand
usage du mot, mais un usage indéfini, et par conséquent, la définition de la
politique est une tâche proprement philosophique. C’est cette tâche qu’on
appellera la tâche de purification du mot, dont on peut suivre l’histoire dans
la philosophie.
Nous soutenions que, lorsque les catégories propres d’une
politique d’émancipation entrent en confusion avec les noms par lesquels la
philosophie accueille cette politique et la re-trace en anticipant la vérité en
jeu dans la procédure politique de vérité, s’opère un télescopage des 2 plans,
qui produit des effets historiques désastreux, notamment des conduites d’extase
provoquées par la projection de la vérité sur l’unicité du lieu. Je voudrais
illustrer cette thèse par l’exemple du mythe d’Er le Pamphilien, qui clôt la République (livre X, 614 a – 621 d). Je
soutiens la thèse suivante : si l’entreprise platonicienne de fondation
d’une politique rationnelle s’achève sur un mythe, c’est que le mythe organise
la confusion des noms, bien que le mythe d’Er conté par Platon contienne un
élément prémonitoire de modernité sur lequel je voudrais insister, texte au
demeurant très rare dans la pensée grecque. Platon nous décrit un lieu où les
âmes des morts viennent choisir une nouvelle vie, ie reparier leur existence en faisant un choix entre plusieurs
vies possibles assignées par le sort, mais choix éclairé par leur existence
antérieure. Le mythe pose donc la question de ce qui se prescrit en bilan d’une
séquence close (l’existence antérieure) pour une autre séquence (une nouvelle
vie), présenté comme un moment de subjectif pur (617 e). Lachesis, fille de la
Nécessité, exhorte les âmes à choisir :
« Ames éphémères ! voici que commence pour une
race mortelle un autre cycle porteur de trépas. Ce n’est pas vous qui serez
reçus en partage par un démon, mais c’est vous qui choisissez un démon :
que celui que le sort a désigné pour être le premier choisisse le premier
l’existence à la compagnie de laquelle il y a nécessité qu’il soit uni !
la vertu ne connaît pas de maître ; en possédera plus ou moins quiconque
l’honore ou se refuse à l’honorer. La responsabilité du choix est pour celui
qui l’a fait : la divinité en est irresponsable ! » (Robin).
« Ames éphémères, vous allez commencer une nouvelle
carrière et renaître à la condition telle que ce n’est point un génie qui vous
tirera au sort, c’est vous-mêmes qui choisissez votre génie. Que le 1er
désigné par le sort choisisse le 1er la vie à laquelle il sera lié
par la nécessité. La vertu n’a point de maître : chacun de vois, selon qu’il
l’honore ou la dédaigne, en aura plus ou moins. La responsabilité appartient à
celui qui choisit. Dieu n’est point responsable » (Baccou).
Badiou : « cause est qui choisit Dieu hors
cause ». Le sujet du choix surgit donc
dans une radicale soustraction à toute influence divine. L’homme du choix
radical est fondamentalement délaissé par les dieux, ie par toute transcendance. Dans une conscience à la
fois aigüe et aveugle, Platon point qu’au bout du compte il faut bien en
revenir au sujet comme tel : le choix ne renvoie qu’à lui-même, il n’y a
cause que de celui qui choisit, rien de divin ne prescrit le sujet. Cette idée
d’une prescription politique sans transcendance signifie que le choix politique
s’avère infondé, ce qui rend la politique à l’immanence. Bien sûr, rarissimes
sont les textes platoniciens qui désignent la politique comme le choix
subjectif immanent sans que la philosophie soit cause dans cette affaire. On
trouve, par exemple, dans le Politique (260 b), une nette démarcation à
l’intérieur de la science théorique (« gnostigè ») du roi :
« L’étranger : or, des connaissances de ce
genre, ainsi que toutes celles qui suivent de l’art ou
du calcul, sont en bloc théoriques, mais le fait qu’on
prononce un jugement et le fait qu’on donne une prescription n’établissent-ils
pas entre ces 2 espèces de connaissances théoriques une différence de l’une à
l’autre ?
Le jeune Socrate : c’est évident pour toutes les
2 !
L’Etranger : par csqt, si, dans la connaissance
théorique en bloc, la décision nous conduisait à désigner une espèce comme
prescriptive, l’autre comme judicatoire, n’affirmerions-nous pas être dans la
note juste en la divisant de cette façon ?
Socrate : au moins à mon avis ! »
à savoir la partie qui concerne le commandement, la
direction, la prescription et la partie critique, qui s’oppose au discernement
prescriptif. La politique relève du théorétique à l’intérieur duquel elle
s’avère une dimension prescriptive, qui relève de la décision. Autrement dit,
ce schème ne s’inscrit pas dans la division entre théorie et pratique, car la
décision politique entre dans l’ordre de la pensée : la politique c’est la
pensée prise dans la dimension du décisionnel. Ce qui nous rapproche du choix
inconditionné auquel les âmes du mythe d’Er sont soumises. Pourtant, quand dans
le Politique, Platon en vient à définir la politique comme principe, il
réintroduit, en désignant le 7ème régime, celui du roi qui sait
selon la rectitude, une allusion nécessaire au divin. Si l’on situe en position
d’exception, la démocratie, lorsque les autres régimes se dérèglent, apparaît
comme le régime le plus fort au regard de la corruption, ie comme le moins mauvais régime possible face au mal
de par sa figure humaine, trop humaine : « … et tout en
étant déréglé c’est en démocratie qu’il fait le meilleur de vivre » (badiou). Autrement dit, Platon accorde au
régime vraisemblable en tant que procédure de vérité un statut d’exception
divine.
« Divisant après cela en 2 chacun de ces régimes
individuellement, formons en 6 de cette façon, une fois que nous en aurons
distingué et mis à part, comme étant le 7ème, celui qui est selon la
rectitude »
« Tenons enfin, d’autre part, pour être débile sous
tous les rapports, le gouvernement de la multitude ; pour être impuissant
à rien faire qui soit ni un grand bien, ni un grand mal, dès qu’on le met en
parallèle avec les autres régimes ; pour cette raison que, dans celui-ci,
l’autorité est répartie par menues parcelles entre un grand nombre d’individus.
Voilà pourquoi, entre tous ceux de ces régimes qui observent la légalité,
celui-là est le pire, tantôt qu’il est le meilleur sans exception de tous ceux
qui n’observent pas la légalité ; mais du moment qu’en tous règne
l’indiscipline, c’est à l’existence en démocratie que revient la
victoire : c’est en elle au contraire qu’il faut le plus s’abstenir de
vivre lorsque les autres régimes sont bien réglés ; tandis que, réserve
faite du 7ème régime, c’est à l’existence dans le 1er que
revient, et de beaucoup, la 1ère et la meilleure place. Ce 7ème
régime en effet, oui, on le doit mettre à part des autres, comme à part des
hommes on met la divinité ! »
« Or donc, ceux qui participent à ces régimes, à
tous hormis celui qui possède le savoir, il faut les éliminer ; ce ne sont
pas des hommes d’Etat ; mais des factieux de profession ; qui,
présidant aux plus considérables simulacres, sont eux-mêmes de pareille
sorte ; qui, étant les plus considérables des imitateurs et des sorciers,
sont finalement, parmi les sophistes, les sophistes les plus
considérables ! »
De plus, dans ce passage où Platon fustige la démocratie,
néanmoins celle-ci est spécifiée en situation de position limite tant au regard
du bien que du mal.
La politique se situe donc entre une redivination de la
prescription politique (7ème régime : « comme à part
des hommes on met la divinité ») et
l’humain où se situe l’humanité tout entière responsable de ses fins humaines
ou inhumaines (mythe d’Er : « la responsabilité du choix
est pour celui qui l’a fait : la divinité en est irresponsable ! »).
A la fin de la République, la prescription politique expose
l’homme au péril par la nécessité d’un choix sans transcendance, infondé, mais
cependant localisé dans le mythe d’Er dans la lumière de l’éternité où tourne
« le fuseau de la nécessité qui fait tourner toutes les sphères ». Autant dire au lieu de l’Etat, bien que dans
le mythe ce soit l’état cosmologique du monde clos de l’Antiquité. Mais le
mythe est équivoque, car le choix devient captif de l’extase du lieu, autrement
dit, la subjectivité politique devient poreuse à l’extatique du lieu, son
installation dans cette dimension extatique signalant la 1ère figure
d’un devenir désastreux d’une procédure politique.
De même, chez Rousseau,
le peuple fait surgir la loi contractuelle de son intériorité, sans aucune référence
à une normativité extérieure à lui, cependant que Rousseau, lorsqu’il traite du
législateur, lui attribue un dehors, qui supplémente l’immanence, et a été
essentiellement visité par les dieux, faisant ainsi du législateur un
personnage mythique au caractère inexplicable, sinon par le fait que le
délaissement par les dieux doit être comblé, parce que la prescription
politique est alors incapable de s’adosser à son propre choix. La politique
oscille donc entre « là où il fait bon vivre » et la
question de savoir si la règle politique soit d’y être. En tout cas, si ce
n’est pas la règle, alors le Dieu vous délaisse absolument, il vous abandonne à
un choix sans fond.
L’avant dernière fois, nous avions vu comment la suturation
des noms de la politique a un nom propre suprême vient doubler l’extase du lieu
sous un nom sacré mis en scène dans l’espace théâtral du lieu unique, où la
foule cérémonielle se trouve rassemblée comme un philosophème à l’état
pratique, véritable spectacle philosophique où les acteurs sont désinvestis de
tout choix politique autonome. En effet, si vous faites supporter à une
procédure politique de vérité, par essence infinie, une nécessité nominale clôturante,
vous déclarez, de fait, la vérité coextensive à la situation et donc, tout ce
qui résiste à la nomination de l’achèvement de la procédure tombe sous un
impératif d’anéantissement, puisque quelque chose de l’être de la procédure se
présente comme ne devant pas être : c’est la maxime de la terreur, qui est
toujours ontologique. Autrement dit, considérer la communauté dans
l’effectivité de sa présence, et nier son réel, ie nier ce qui entrave cette présence comme clôture de
la procédure politique de vérité, en le considérant comme en résidu, dont
l’être est fictif, ou comme une espèce de tour que le néant joue à la communauté
présente et pleine, cest sortir du processus patient de la vérité politique et,
du fait même que la capacité politique à distribuer des noms est totale,
surgissent alors des énoncés comme quoi ce qui est a pour être un devoir ne pas
être. Aussi, ce qui en apparence n’a pur être que son néant doit être cependant
anéanti en extorquant au réel un aveu de non être. Mais notez bien que dans les
procès de Moscou, la confession de non être extorquée par la terreur à celui
qui est vraiment bien réel n’entraîne aucune absolution, mais confirme l’erreur
et la liquidation des infâmes venus confesser leur erreur, non être de l’être.
On assiste donc à la mise en scène de l’être de la communauté supposée
effective comme philosophème suturé à la politique d’Etat. La terreur active
l’extase du lieu et le sacré du nom, ce qui organise la figure d’un désastre,
dont la philosophie n’est jamais innocente puisqu’il a pour essence une
confusion dans la pensée entre l’accueil philosophique à la condition politique
et les opérations immanentes de la politique elle-même. Et sur la longue durée,
nous retrouvons la récurrence du désastre dans l’histoire de l’humanité comme
le principe auquel s’accroche la subjectivité de l’humanité, à savoir que pour
elle, mieux vaut un désastre qu’un désêtre, car si la figure du désastre
terroriste en un lieu unique et extatique sous la subsomption d’un seul nom
sacré est l’effet d’une politique suturée à la philosophie, elle reste
néanmoins sous le signe de l’idée. Or, il y a toujours un moment catastrophique
où l’humanité préfère le désastre sous le signe de l’idée au rien retiré de
toute pensée et qui convoque aux intérêts les plus bas. Pourquoi ? Parce
que l’humanité se fixe des fins inhumaines, à savoir que l’homme doit toujours
être surmonté, en dépit de ses intérêts locaux et provisoires. C’est pourquoi
dans les époques où le désêtre imprègne toute chose fait retour l’exposition du
désastre, préférable au néant. Ce qui signifie que les peuples s’exposent au
désastre par simple impatience du désêtre, sachant que l’humanité s’avère
capable du pire sur elle-même. Cela dit, faut-il en rabattre sur la politique
d’émancipation ? C’est impossible pour la philosophie, qui ne peut
d’aucune manière se convertir au désêtre politique ambiant d’aujourd’hui
(1992), sinon elle deviendra une ombre isolée à la remorque de l’art ou versera
dans des considérations égarées sur les sciences. Il faut donc tenir sur la
résurrection de la politique d’émancipation en veillant à séparer par la pensée
ses processus réels de leur retraçage par la philosophie. Geste complexe
toujours à refaire, sinon l’écoulement des régimes des socialismes
bureaucratiques actuellement à l’Est restera sans pensée avec comme toute
élaboration l’idée de l’écroulement du pseudo-concept de totalitarisme.
Pour penser ce désastre, nous proposons :
1ère thèse :
thèse désuturante anti-historiciste : toute politique réelle
d’émancipation existe sous un hasard événementiel incalculable. La politique
d’émancipation existe par séquences, de façon discontinuiste. Je soutiens donc
une thèse anti-historiciste, qui pose que cette politique existe sous le hasard
événementiel, qui en commande l’émergence, ie le tracé séquentiel
avec un débat ouvert par des événements incalculables, non raccordables comme
tels à ceux qui l’ont précédé. Il n’existe pas de reconstruction des schèmes
séquentiels des politiques d’émancipation dans une histoire des politiques, car
il n’existe que des histoires de l’Etat. Cette thèse discontinuiste soustrait
donc les politiques d’émancipation à toute philosophie de l’histoire afin de
rendre raison des rares moments durant lesquels ont existé vraiment de telles
politiques (ni descente de l’Idée, ni figure destinale de l’être, ni en
continuum historique d’un philosophème).
2ème thèse :
la politique considérée comme un lieu de pensée immanent est réglée par sa
propre loi de fidélité à un événement fondateur.
Savoir si une politique existe s’identifie de l’intérieur
d’une prescription politique, autrement dit, une politique d’émancipation n’est
pas transitive à l’intérêt des ensembles sociaux, car son caractère subjectif
noué à la nomination d’un événement fondateur se trame en des lieux non
référables à l’extériorité de leur procès. Une telle politique se rencontre,
son tracé singulier est un effet de réel. Elle ne se livre pas dans la figure
d’un objet avec ses critères et ses normes, aucune transcendance philosophique
ne distribue sa qualification de l’extérieur, car elle a la structure d’un
réel.
3ème thèse
à conquérir sur le désastre : distinguer l’accueil philosophique des noms
de la politique des procédures de la politique d’émancipation
La philosophie est sous condition de la politique
d’émancipation. Il faut donc que la philosophie rencontre la politique,
rencontre à partir de laquelle la compossibilité de la politique s’avère
possible sous l’éternité soumise à l’espacement des vérités. Mais sous quelles
conditions événementielles un philosophe rencontre un tel processus compossible
avec les autres procédures de vérité génériques, ie à quelles conditions notre temps vaut quelque chose
en vérité, ce valoir faisant comparaître le temps au temps, ie le temps devant sa valeur de vérité. Dans
l’invisibilité relative des procédures génériques qui le traversent, le temps
soutient son exposition à l’éternité, autrement dit le temps a valeur et, par
conséquent, la philosophie existe, sinon le temps ne vaut rien. Mais la thèse
que notre temps vaut quelque chose est une thèse à contre-courant, qui doit
prononcer son il y a de façon difficile, car prononcer que ce temps a valeur
exige un travail, qui suppose toute une histoire singulière et conceptuelle. En
fait, le nihilisme philosophique n’existe pas, sinon comme oblitération de
l’acte philosophique : la thèse selon laquelle notre temps ne vaut rien
est en réalité une thèse d’opinion, qui essaie de faire en vain philosophie que
là où il fait bon vivre c’est en démocratie tempérée, où règne une inégalité
raisonnable, conversion d’opinion raisonnable dont on ne fera jamais
philosophie. En ce point de l’analyse, la question se pose de savoir si le mot
communauté et / ou communisme demeure le bon nom pour nommer une rencontre en
réel d’une possible politique d’émancipation, mot de la plus haute importance,
puisque la nomination commande le régime de compossibilité. Le paradigme de
communauté et / ou communisme est engagé dans la question de savoir si notre
temps a valeur. Or, je suis contre ce mot par lequel la philosophie a injecté
un sens destinal aux concepts marxiste léniniste, ce qui ordonna la politique
au sens de l’histoire comme avènement de la communauté. La philosophie expose
la singularité d’une vérité au désastre du sens, parce qu’elle est en surcharge
du sens. Autrement dit, en surcharge du caractère infini d’une procédure de
vérité, dont il faut tenir qu’elles n’ont aucun sens. Loi générale : une
suture consiste toujours à injecter du sens dans une procédure de vérité par
essence singulière et neutre. La mort du communisme se joue sur la question de
la vérité et du sens. Aujourd’hui, on ne présente plus le désastre communiste
comme criminel, mais comme une entreprise absurde, privée de sens. Donc on
revient au bon sens, ie au
naturel de l’économie capitaliste, rebaptisée économie de marché, et de
laquelle le communisme avait voulu se soustraire, ie se soustraire à la naturalité du sens. En fait, le
désastre communiste participe d’une injection consciente d’une doctrine du sens
présente comme une vérité, non pas du tout un désastre du sens, mais
l’oblitération de l’autonomie singulière d’une procédure de vérité par une
effondrante charge de sens, à savoir que l’élément de vérité détenu à partir de
l’événement révolution d’octobre ait été traité comme destinal. A contrario,
l’économie de marché et son effet politico-consensuel parlementaire, possède la
singularité de n’avoir ni sens ni vérité, neutralité dont elle fait sa force
face au communisme réel saturé et croulant sous le sens. Ainsi, la démocratie
parlementaire s’est mise à l’abri du sens comme à l’abri d’une exposition au
désastre en s’accommodant de toute absence de sujet politique. En d’autres
termes, elle tire les marrons du feu d’une efficience fonctionnelle hors être,
qui ne doit pas tenir longtemps.
4ème thèse :
toute situation politique est infinie
Or, pour anticiper la lecture que nous ferons du texte de
Nancy, la Comparution, le mot communauté se trouve confronté à la question du sens :
« ce qui se présente, en vérité (« en réalité »), ce
qui vient à nous et devant quoi nous comparaissons, c’est précisément la forme,
plus insistante que jamais dans son exténuement et dans son dénuement, de la
« question » qui est plus qu’une question : comment la communauté
s’approprie le sens qu’elle est » (page 76).
Point de vue fondé sur l’énoncé que : « le
communisme est une proposition ontologique, ce n’est pas une option politique » (page 65). Autrement dit, que l’essence du
communisme est philosophiquement pensée sous une ontologie du commun ou du
partage, qui « ne serait pas autre chose que l’ontologie de
l’ « être » radicalement soustrait à toute ontologie de la
substance, de l’ordre et de l’origine »
(page 57).
Ainsi, l’essence de la politique occupe chez Nancy la place
exacte occupée chez moi par la mathématique, qui soustrait l’être à la
substance, à l’ordre et à l’origine, mais qui, chez moi, ne le soustrait pas à
la politique. Il y a de plus une corrélation organique entre communauté et
finitude, qui lie l’exposition de la politique à un site fini, qui nous renvoie
à une problématique grecque, ie à un
énoncé pré-moderne : « le Jour du Jugement (dies irae, le
jour de la colère divine) n’est plus un jour final, il n’est plus du tout un
« jour » - il est même la nuit dont sont obstinément tissés nos jours
étreints d’une lourde nostalgie de lumière, et qui nous fait penser
« grecs ». Mais ainsi, il est l’instant toujours suspendu et toujours
différé d’un jugement sans appel. Ce jugement se prononce au nom de la fin,
justement. Non pas une fin dressée comme une Idée à l’horizon – mais plutôt
ceci : comment nous abordons à l’horizon fini qui est le nôtre, et
comment nous lui rendons (ou ne lui rendons pas) justice » (page 51).
Nous soutiendrons contre cette thèse de finitude que les
situations de la politique sont infinies, et que la pensée de la communauté
comme celle, marxiste, de l’analyse des classes, qui dissimule ce point dans
une dialectique, qui traite les contradictions dans des schèmes finitistes, ont
précisément en commun le thème de la finitude, alors que la politique
d’émancipation ne prendra sa véritable distance envers les intérêts sociaux que
dans l’assomption de son infinitude situationnelle. D’où cette 4ème
thèse : toute situation politique est infinie.
Résumons en 4
points les difficultés d’accueil philosophique de la politique d’émancipation
dans le nom de communauté et /ou
de communisme.
- l’idéal communiste, via le stalinisme, a servi à donner un
sens destinal aux catégories étatiques par un rabattement intégral sur l’Etat,
si bien que le réappropriement du mot communauté devrait passer par une
désétatisation. Thèse marxiste révolutionnaire du dépérissement de l’Etat.
- on assiste à des emplois réactionnaires du mot communauté,
où le communautarisme désigne une figure réactive de repli sur des liaisons
immédiates. Ainsi, le parlementarisme circonscrit les zones populaires de son
inconsistance par un dispositif communautaire : les noirs, les arabes, les
nouveaux pauvres etc… Or, en politique, les différences comme telles ne constituent
pas une politique, si on ne délivre pas la procédure de vérité de leur
altérité. Ce n’est pas le respect des différences qui fait leur être politique,
mais la vérité qu’elles trament.
- la philosophie contemporaine repense encore la communauté,
après l’effondrement du communisme étatique, sous une ontologie du sens. Or,
philosophiquement, la question politique n’est pas celle du sens, car la
politique doit être repensée philosophiquement au regard de la neutralisé et de
l’infinité des procédures de vérité.
Pour ma part, j’ai comme conviction provisoire qu’il faut
partir en philosophie du vieux mot d’égalité comme nom d’accueil philosophique
inaugural des situations politiques infinies, qui nous sont contemporaines. Et
par conséquent, nous devons oublier le commun de la communauté, et nous
réapproprier la catégorie d’égalité en tant que concept primitif de la
politique d’émancipation. Cette prescription d’accueil désigne la révolution
française, qui inaugure une époque dans laquelle nous sommes encore, à savoir
le régime d’une triangulation nominale stable pour les 3 noms philosophiques
possibles, connexes ou conjoints, d’accueil de la politique : liberté,
égalité, fraternité.
- fraternité : ce mot nous renvoie aux objections
faites au mot de communauté, ie désigne
le commun de la communauté dans la figure du lien, figure que nous devons
abandonner.
- liberté : ce mot, prostitué par le libéralisme, doit
être entièrement refondé hors de sa signification libérale, ie induit d’une autre nomination, car ce mot n’est pas
primitif ou premier ni en philosophie ni en politique.
- égalité : le mot est grevé par l’économisme, il
semble ne plus désigner que l’égalité des statuts ou des conditions
matérielles. Il faut donc le désuturer de son sens économique et social. Le
concept d’égalité se trouve enfermé dans un objectivisme. Il faut le réinscrire
dans un subjectivisme premier, dont Rancière a montré dans le Maître et
l’Ignorant qu’il est
l’énoncé premier en politique.
Désubstantialisation du nom : Egalité ne désignera aucune figure délimitable du collectif, ni
ne prescrira aucun ensemble social. On retient donc égalité pour sa vertu
abstraite au sens mathématique du terme. Autrement dit, l’égalité se donne dans
une présentation axiomatique : « tous les hommes sont égaux entre
eux », énoncé rendu à la seule logique dont il se soutient, à savoir une
logique du Même. Le Même comme catégorie fondamentale de la politique : on
énonce l’égalité, et on examine les conséquences de cet énoncé égalitaire.
Indifférenciation du sens : sous cette présentation axiomatique, l’égalité comme telle
reste sans répondant dans le sens, car elle ne prescrit aucun sens
(prescription d’un sens que lui objectait les adversaires de l’égalité). Son
abstraction la laisse jouer librement
hors de toute herméneutique au regard des nominations philosophiques de
la politique.
Appropriation à l’infini : l’égalité est appropriable aux situations infinies, car égal et
inégal portent aux concepts de l’infini. Il faudra donc tenir en situation ce
mot énigmatique d’égalité, mot limite et compromis (diatribes anti-égalitaires
des communistes, étable constante de toutes les propositions politiques réactionnaires).
Il nous faut donc légitimer légalité comme catégorie sensible à avérer dans le
champ de la politique, ce qui veut dire que seule une politique nommée
philosophiquement égalitaire autorisera qu’on tourne vers l’éternité notre
temps, d’où cette politique procédera. Sinon, si ce nom philosophique reste
vacant, autrement dit si le règne capitalo-parlementaire couvre toute la
situation revendiquant l’inégalité sous la ruse de la liberté, alors notre
temps ne vaudra rien, il ne se retournera pas, il n’y aura pas d’éternel de son
retour.
Si la philosophie accueille les procédures politiques
contemporaines d’émancipation sous le nom d’égalité, cela signifie qu’une
politique égalitaire doit créer des situations telles que soit impossible d’y
prononcer des énoncés inégalitaires. Il faut donc qu’elle soit une politique en
subjectivité, dont les énoncés prescriptifs singuliers n’aient aucun titre à
faire valoir, qui en rendraient inégaux certains vis-à-vis d’autres, donc une
politique qui invalide dans le champ de la politique tout énoncé inégalitaire.
Cette politique des singularités s’oppose aux politiques des totalités
objectives propres à des configurations ou des ensembles sociaux. Du point de
la politique, ce qui se présente ne se dispose pas selon des strates hiérarchisables
du sens, mais se trouve reçu comme tel dans l’anonymat de sa présentation sous
la question de l’égalité, telle est la chose à quoi la politique a affaire. La
chose politique n’est pas l’Etat, ni l’en-commun comme venir au sens de
soi-même, mais la dimension indifférenciante accordée dans la présentation par
la prescription égalitaire, qui exclue tout espace pour l’interprétation des
différences. La chose politique est semblable à ce qu’Alberto Caeiro, un des
hétéronymes de Pessoa, nomme chose, par exemple le poème 27 dans le
Gardeur de troupeaux.
« …c’est que pour parler [de la nature], j’ai besoin
de recourir au langage des hommes
qui donne aux choses la personnalité
et aux choses impose un nom
Mais les choses sont privées de nom et de
personnalité :
Elles existent, et le ciel est grand et la terre est
vaste
Et notre cœur de la dimension d’un poing fermé… »
Les choses se donnent comme du présenté non représentable,
pas même dans leurs différences. La chose se fait paradigme de l’égalité :
chaque chose est la même que tout autre, non pas qu’elles entretiennent entre
elles une relation identitaire, mais parce que la mêmeté est la loi des choses.
Pour être même qu’une autre, une chose n’a besoin d’aucun prédicat en commun
avec une autre chose, car le Même est le droit de la chose comme l’égalité la
loi de la chose politique.
Nous soutiendrons donc que la chose politique exige une
logique du Même soustrait à la dialectique du Même et de l’Autre et sans
recours à un registre transcendant (l’Homme ou l’Humanité) d’où elle tirerait
un prédicat du Même. La chose politique exhibe la chose même dans la
présentation du même en tant qu’il se présente comme tel : sous la
prescription de la politique égalitaire, la chose politique fait advenir sa
mêmeté : le Même est le Même que le Même. Ainsi, il n’y a fonction
d’humanité que dans la stricte mesure où se trouve traitée la prescription du
Même, mais sans que cette politique soit conjointe à une subjectivité d’attente
(Nancy, le cœur des choses, dans une Pensée finie), car l’attente est une
catégorie a-politique.
Prenons un texte extrait de la Comparution, cette fois de
Bailly : « Si L’un est bien selon Platon ce qui n’a point de
rapport au Même, il s’ensuit que ce qui a ou peut avoir part au même, c’est le
multiple, et que cette participation du multiple au même est la condition de
dégagement de l’autre, et qu’avoir part au même, c’est être jeté dans le temps,
être jeté à la venue des différences »
(page 19).
Dans ce texte, la politique est sous le nom de l’égalité, au
sens où son enjeu propre s’avère la participation du multiple au même, mais le
texte laisse entendre qu’il y a une politique de la différence. Ainsi le dévouement
du multiple au même expose la venue des différences telles que politiquement
exposées. C’est précisément le piège qu’il faut éviter, car on est toujours
exposé à la surprise radicale de la différence. La politique ne doit pas
pratiquer la discrimination différenciante, mais la différence comme figure de
l’élargissement du multiple. Autrement dit, la différence à laquelle le Même
expose ne se trouve pas en contrariété avec le Même, mais la participation du
multiple au Même s’élargit par un bouleversement qui reconfigure le multiple et
demande une réélaboration du Même. Comme catégorie philosophique, égalité nomme
le fait que le mode politique sur lequel le multiple participe au même
s’effectue à travers les collectifs, qui, seuls, ont trait au Même. Il nous
faut donc une nouvelle configuration du multiple, ie réarticuler au Même les collectifs politiques de ce
pays, ce qui suppose le rejet de toute politique d’exposition à la différence,
qui la traite dans le registre de l’identité et fait déchoir la Mêmeté du même,
rendu alors à la dialectique du même et de l’autre. Il faut donc bien tenir sur
la non-identité entre le Même et l’Identité, car la chose même en politique, sa
mêmeté, ne se tient dans des identités sous le signe de la communauté, mais
dans des collectifs sous le signe de l’égalité. Mais si n’existe aucun prédicat
identifiant du Même, toujours tenu dans la dimension égalitaire de la chose
même, la fonction d’humanité de la politique ne correspond pas à un humanisme.
En revanche, le nazisme a bien été un humanisme, car il a soumis la politique à
une identification préalable du Même sous le signe de l’Humanité, qui désignait
l’Autre comme autrement qu’humain ou sous-humain, et faisait du couple aryen /
juif un couple identitaire préalable à la structuration de la politique nazie.
La nazisme fonctionne dans une logique criminelle d’identification qui porte à
son paroxysme criminel la dialectique du Même et de l’Autre, sans qu’on puisse
décider si le noyau de représentation criminelle se situe du côté de la haine
de l’autre ou du côté de la prédication substantialiste concernant l’identique,
car ce noyau se trouve au cœur de la dialectique de l’identification et de la
différence, qui a fait que juif est devenu le nom d’un politique dans la
politique nazie. On notera au passage qu’Hegel a très bien saisi que la
dialectique du Même et de l’Autre entraîne la mort de l’esclave, même si la
relève civilisatrice rend libre par le travail. Face à la figure politique mortifère
de l’homme nazi, l’envers élégiaque et occidental donné dans la figure de
l’amour de l’autre et des respects des différences ne vaut guère mieux, car
elle procède d’une identification préalable de l’homme comme tel. Ainsi, même
les singularités quelconques de Giorgio Agamben restent maintenues à une
communauté identifiante, car il y a de l’en-commun dans la langue (cf annexe 4,
et pages 78-79 de LCQV). L’humanisme ou l’humanité n’existe pas : ni comme
vérité, ni comme pensée, seule la fonction d’humanité provient d’un Même absolu
antérieur à toute idée de l’humanité, dont la politique traite, à savoir de la
venue au jour du collectif, non pas comme faisant sens de lui-même, mais comme
vérité du Même. Parménide : « le Même, lui, est à la fois pensée et
être ». La chose politique, en tant que le Même, est à la fois pensée et
être, et non pas signe et interprétation. La politique, dans l’acte qui la
rapporte à des situations collectives, est reçue sous le signe de l’égal et
dans un régime de praticabilité aléatoire, rare, suspendue, du Même,
ie que quelque chose du multiple selon le
Même advient sans interprétation (« être une chose, c’est ne pas
être susceptible d’interprétation »
Caeiro), hors sens (de l’histoire ou comme pensée d’un commentaire de
l’histoire).
Le problème qui nous occupe concerne l’identification
philosophique de la politique comme problème absolument spécifique. Nous ne
cherchons pas une identification politique de la politique qui existe, ni à
rapporter politique à philosophie sous le couple pratique / théorie : la
philosophie ne se présente pas comme la théorie, dont la politique serait la
pratique, tout simplement parce qu’il y a une pensée propre de la politique
interne au procès politique lui-même. Nous cherchons une délimitation de la
politique et de la philosophie, ie une
délimitation entre une procédure politique de vérité et l’acte de sa saisie
philosophique, ce qui pose le problème des noms de la politique. Un nom de la politique
advient toujours dans la singularité d’une séquence ouverte par un événement.
Autrement dit, toute politique met en circulation des noms, les noms sujet,
différents du nom philosophique, qui retrace cette séquence réelle,
ie saisit son être générique du point du
suspens du futur antérieur, ie de
son inachevable achèvement, de telle sorte que cet être soit exposé à
l’éternité. Le nom philosophique de la politique évalue le temps : quel
est le temps du temps de la politique ? Autrement dit, que vaut notre
temps dans sa dimension politique ? Cette problématique implique
l’existence de 2 temporalités superposées :
- des temporalités séquentielles des politiques
d’émancipation
- une arche temporelle de la nomination philosophique
La coexistence de la 1ère avec la 2nde
est exclue, sauf si on immerge les 2 dans le temps homogène d’une philosophie
de l’histoire. Ce qui signifie que la temporalité politique de l’âge moderne se
module selon l’expression de Sylvain Lazarus en modes historiques de la
politique, tous séquences d’existences singulières de la politique
d’émancipation dotées de leurs nominations primitives et de leurs catégories de
pensée propres.
Donnons-en 2 exemples :
1er exemple : la révolution française
- mode révolutionnaire de la politique dans la révolution
française : entre été 1792 et juillet 1794
- noms propres : Robespierre, St Juste
- catégories : vertu, nom de la politique
révolutionnaire.
2ème exemple : révolution chinoise
- mode de la guerre révolutionnaire en Chine de 1927 à 1947
- nom propre : Mao (maoïsme, nom propre de la pensée
spécifique de cette politique)
- catégorie : les masses
Ils désignent en subjectivité une organisation singulière de
la pensée politique, et non pas leur substance (cf annexe 7 : Lazarus,
notes de travail sur le post-léninisme, peut-on penser la politique en
intériorité ? Lénine et le temps, la catégorie de Révolution dans la
Révolution française). La discontinuité est une caractéristique essentielle des
politiques d’émancipation, qui sont toujours rares. Rare désigne leur mode
d’être en discontinuité, non pas le fait qu’il y en ait peu, mais le fait que
quelle que soit la quantité d’une telle politique, il est toujours exceptionnel
qu’il y en ait vu son extrême singularité. De plus, les organisations temporelles
de telles politiques sont hétérogènes les unes aux autres. D’une part, leurs
séquences peuvent être brèves ou longue, et, d’autre part, la dimension
subjective des processus diffère : Robespierre et St Just précipitent
l’organisation subjective de la séquence, alors qu’un des concepts clé de la
guerre révolutionnaire est celui de guerre populaire prolongée. La rareté est
le mode d’être en discontinuité des procédures politiques d’émancipation,
car :
- existence séquentielle
- temporalité subjective propre pour chaque séquence.
Toute séquence politique institue son propre temps :
sous la puissance du temps, l’événementialité ouvre à la dimension subjective,
étant entendu que de l’intérieur de la séquence, le procès politique reste
infini. Les acteurs d’une procédure politique d’émancipation n’ont en pas pour
x temps, ils sont toujours dans l’espace d’une temporalité ouvert aux
variations considérables de l’infinité situationnelle.
Nous avions soutenu que la saisie philosophique de la
politique reste assignable à la triade liberté, égalité, fraternité. Il nous
faut donc entériner une essentielle lenteur du temps philosophique pris en
subjectivité de pensée sous une arche temporelle de longue amplitude, disons de
Platon jusqu’à Hegel, puisque depuis Hegel la discussion philosophique a pour
enjeu premier la question de savoir quelle est la figure scandée de son temps
propre : pour Hegel, la philosophie vise le sujet absolu comme réalisation
des figures de la conscience dialectiquement réflexive, pour Nietzsche la
pensée depuis Socrate / Platon est entrée dans des philosophies du
ressentiment, quant à Heidegger, il propose un retour à l’origine présocratique
pour délivrer la pensée de la métaphysique occidentale. Si bien qu’un envoi
grec, dont les effets perdurent ou sont épuisés, relie la question de savoir ce
qu’il se passe en philosophie. La lenteur principielle du temps en philosophie
est donc due au fait qu’il ne s’y passe rien au sens où il se passe vraiment
quelque chose dans les procédures de vérité singulières, ce qui était la thèse
de Louis Althusser, qui écrivait en 1967 : « la philosophie est ce
lieu théorique étrange où il ne se passe proprement rien, rien que cette
répétition du rien ». Il ne se passe rien de telle sorte que le règne du
« il y a » s’avère au régime du temps immobile, qui détermine un
temps inconstitué. Nous aurions donc 3 thèses de temporalisation de la pensée
moderne :
- la thèse hegelienne, nietzschéenne et heideggerienne, qui
pose que la philosophie institue le temps historial comme tel, ie interroge, non pas l’objectivité interne propre aux
discours des historiens, mais ce qui se temporalise en historicité
subjectivement constituable
- la temporalisation du biais des procédures génériques de
vérité sans temps enveloppant en général, hors de toute l’histoire linéaire
d’un temps homogène comme de toute historialité originaire constitutive, mais
comme des séquences d’historicité propre à des situations singulières, par
exemple la politique bolchévique avait comme mot d’ordre révolutionnaire :
la situation et nos tâches, en scansion du temps de la politique comme pensée
telle qu’instituée dans la séquence ouverte par l’événement révolution
d’octobre.
La philosophie se trouve dans un rapport au temps immobile,
inappréhendable comme temps, car le ce qui se passe en philosophie s’avère de
l’ordre d’un acte de saisie des vérités exposées à l’éternité. La philosophie
ne procède pas par cumulation ou rupture, mais selon une diversité d’actes de
pure saisie des vérités, qui produisent diverses philosophies, si bien qu’un
philosophe est le contemporain de tous les actes philosophiques, et la
philosophie peut circuler à travers eux jusqu’à son acte de saisie
originaire : l’acte platonicien. Autrement dit, il ne peut y avoir de
philosophie périmée du point de son acte, seulement des parties mortes dans les
différents systèmes résultant des conditions devenues obsolètes, qui furent
celles de leur saisie philosophique. Le sentiment qu’il ne se passe rien en
philosophie passe par la répétition d’un acte inscrit dans un non-temps. Pour
Althusser, la répétition du rien était la répétition de l’acte, qu’il désignait
par : « tracer une ligne de démarcation » et qui n’est rien d’autre que son propre concept philosophique
de la vérité, qui retrace la séparation entre science et idéologie et saisit
sur un bord les vérités comme telles. Comme cet acte est hors d’état de
constituer une temporalité singulière, le ce qui se passe en philosophie peut
être réduit à rien, si on considère qu’il se passe quelque chose dans les procédures
génériques de vérité, raison principale pour laquelle les scientifiques pensent
que la philosophie n’est rien au regard de leurs acquis cumulatifs. En fait,
ils manquent l’acte, ie le propre
de la philosophie, acte dont les procédures sont d’une extrême complexité et
non pas rien. L’acte philosophique n’est pas homogène à un ce qui se passe,
mais homogène à une circulation dans le temps des vérités, à savoir qu’il faut
qu’il y en ait pour qu’elles soient saisies philosophiquement, ie exposées à l’éternité, acte qui s’écarte de toute
fondation possible d’un il y a du temps.
La catégorie centrale de saisie est la catégorie vide de
vérité épuisée dans la saisie de son acte. Autrement dit, il ne saurait y avoir
d’histoire de la vérité, puisque la vérité désigne une catégorie vide épuise
dans son acte.
Vouloir à tout prix faire cette histoire revient à faire
l’historiographie d’une carcasse morte. La philosophie est sans histoire. Ce
qu’on nomme histoire de la philosophie revient en fait à faire une histoire sophistique
de la philosophie. En effet, la philosophie appréhendée indépendamment de son
acte se confond avec la sophistique, ce qui signifie qu’il ne peut y avoir
d’histoire de la philosophie que du point de son histoire sophistique interne.
Il y a des cas de saisie philosophique, et ils ne délivrent aucune histoire. Chaque
cas de saisie des vérités reste appréhendable seulement du point d’un autre
cas, celui là intégré par celui-ci selon un traitement propre du cas dans la
circulation intemporelle des saisies. Mais si vous essayez d’identifier un cas
par le seul montage de la catégorie de vérité, vous le rendez indiscernable du
cas sophistique, ce qui fait de l’histoire de la philosophie un thème
académique, dont l’essence est l’identification de la philosophie à son
sophisme intérieur. Par conséquent, la bonne manière d’appréhender la figure
intemporelle de la philosophie dans le temps, c’est d’exposer la philosophie à
l’intime du temps, ie au toujours du
temps (l’aion platonicien), ce qui fait que la philosophie se retrouve avec
tout le temps devant elle au prix de ne fonder aucun temps, mais seulement
d’exposer les vérités au risque de l’éternité.
Lorsque la philosophie nomme pour ses propres fins une
politique, elle noue des temporalités sans rapport qu’il faut savoir entendre
d’une oreille fine, car le répertoire des noms philosophiques actuellement possibles
pour la nomination philosophique d’une politique d’émancipation (communauté,
communisme, égalité, liberté, justice) opère le nouage de temporalités
hétérogènes par recroisement, qui réactive l’exposition à l’éternité.
Lorsque la philosophie nomme pour ses propres fins une
politique, elle noue des temporalités sans rapport qu’il faut savoir entendre
d’une oreille fine, car le répertoire des noms philosophiques actuellement possibles
pour la nomination philosophique d’une politique d’émancipation – communautés,
communisme, liberté, égalité, justice – opère le nouage de temporalités
hétérogènes par recroisement, qui réactive l’exposition à l’éternité. C’est
pourquoi soit le nom philosophique apparaît toujours exorbitant au regard de ce
qu’il nomme d’une politique d’émancipation, soit la politique paraît décevante,
jamais à la hauteur du nom qui l’accueille. Les déclarations de déception, qui
viennent toujours quand la séquence politique est close, soulignent simplement
un fait structurel : la nomination philosophique affecte une politique
d’une temporalité qui lui est hétérogène, car elle vise toujours dans la séquence
politique ce qui aura été de son être infini, ie le générique de cet être, lequel ne sera jamais présenté, puisqu’il ne
serait présenté qu’à l’infini de son auto-réalisation. Justice et égalité
portent donc un autre temps que le temps immanent en jeu dans les procédures
politiques de vérité. Nous n’avons donc pas à demander à ces noms d’être homogènes
aux singularités des séquences politiques. La nomination philosophique telle
qu’elle saisit une procédure politique de vérité la saisit sous des noms temporellement
hétérogènes, parce qu’elle vise l’être générique de la singularité politique en
cours, que la procédure effectue, mais qu’elle n’a pas pouvoir de présenter.
Quand la philosophie saisit une politique comme vérité dans son être, elle
saisit toujours les noms qui lui sont propres, ie les noms imprésentables d’une situation singulière,
c’est pourquoi ils apparaissent toujours comme exorbitants à la procédure
effective, mais la nomment pourtant réellement comme procédure politique de
vérité finie en l’exposant à l’éternité, ie en nommant l’irreprésentable de son aura eu lieu.
Les noms qui re-tracent en philosophie la politique n’ont aucun référent
empiriquement attestable, sinon qu’une singularité est ou a été donnée telle
que sa nomination philosophique soit adéquate à son imprésentation générique.
Dans le répertoire des noms philosophiques disponibles pour
la nomination des politiques d’émancipation et invariants depuis la Révolution
Française, à savoir liberté égalité fraternité et / ou communauté, je propose
de retenir pour notre temps présent (1992) le nom axial et primitif d’égalité,
nom vecteur, évaluateur au regard de l’exposition à l’éternité de l’errance des
communismes réels dans le siècle. Inscrire cette errance dans le temps hors
temps de la philosophie signifie qu’on délaisse les noms de communauté et de
liberté, entachés d’un coefficient d’usure et d’incapacité au profit du nom
primitif d’égalité. Notons que le nom égalité est déjà politiquement et
philosophiquement combiné à d’autres noms comme ‘la conspiration des égaux’ de
Babeuf, ou sous le thème, cher à Jacques Rancière, de la communauté des égaux.
Dans ce dernier cas, revenir au nom d’égalité serait-il finalement retomber
dans la redondance : égalité et communauté ne seraient-ils qu’un seul et
même régime de nomination ? Non. Je réponds qu’il faut absolument
distinguer communauté et égalité en pensant l’altérité hors du régime
communautaire, voir les opposer termes à termes contre la montée réactive des
communautarismes. Au regard des substantialismes communautaires, il faut
prendre égalité avec et dans la plus sévère des abstractions. Or, dans la
communauté des égaux, dernier chapitre d’un livre intitulé Aux bords du
politique, Rancière identifie partiellement dans un compromis historique
communauté et égalité. D’ailleurs, à chaque fois qu’on parle du ou de la
politique (Rancière reste prudent et malin, il énonce : « aux
bords du politique »),
on pense nécessairement que l’identification politique est dans son essence
politique, et ainsi on suture sa véritable essence philosophique en tant
qu’acte de saisie nominale d’une politique particulière, en la désignant
philosophiquement par le politique. Je voudrais analyser la dernière phrase de
ce texte où Rancière parle et conclut en son nom propre : « Il y a
des moments où la communauté des égaux apparaît comme ce qui soutient en
dernière instance la distribution des institutions et des obligations qui font
une société, où les égaux se déclarent, en sachant qu’ils n’ont pas de droit
premier à le faire sinon ce déjà inscrit que l’action projette en arrière
d’elle-même, font l’expérience de ce que ce pouvoir a de factice, au sens où
factice signifie en même temps ce qui est sans nécessité et ce qui est à faire » (page 112).
D’abord, les points avec lesquels je m’accorde à
Rancière :
- « il y a des moments où… » : reconnaissance du caractère discontinu de la politique
d’émancipation.
- « les égaux se déclarent » : énoncé, non intra-philosophique, mais
philosophique : une politique d’émancipation se caractérise par le fait de
la déclaration des égaux. La philosophie nomme la politique comme déclaration
du même, dont la politique est capable en subjectivité.
- « ils n’ont pas le droit premier à le faire, sinon
ce déjà inscrit que l’action projette en arrière d’elle-même » : cette déclaration ne s’inscrit pas
autrement que par l’action qui va la retracer en amont de soi : c’était
déjà inscrit dans l’action, ce n’était pas constitué prescriptivement par un
droit naturel, fût-il transcendant, ou par un programme.
- « la prescription est subjective et axiomatique » : aucune prescription originelle ne
donne droit à l’égalité. C’est parce qu’elle est sans nécessité que l’égalité
politique se trouve saisie philosophiquement comme vérité, ie comme un impératif infondé. Ce qui signifie que la
prescription égalitaire s’avère sans donation de sens, absolument hors du sens.
Remarque : c’est pourquoi on peut toujours lui opposer
le réalisme social, l’état des choses, le monde comme il va, le bon sens. C’est
pourquoi aussi elle reste toujours à faire.
Passons maintenant à mes désaccords :
- 1ère bifurcation : « il y a des
moments où la communauté des égaux apparaît ».
L’événementialité ne peut pas être celle de l’apparition,
car l’égalité ne se produit pas au régime de l’apparaître. Dans le texte de
Rancière, communauté vient rendre possible l’apparaître. Or, l’égalité en tant
que prescription abstraite et axiomatique n’apparaît pas, mais se déclare dans
la militance. Rancière propose une vision passive de la politique comme
réception d’un apparaître apparaissant ou disparaissant entre 2 bornes de
l’exercice de l’égalité dans la figure de son institution passive. Autrement
dit, Rancière refuse la dimension militante de la politique, il forclot
l’examen de la singularité en cours de la prescription militante de l’égalité
pour y substituer l’apparaître de la communauté des égaux.
- 2ème bifurcation : « il y a des
moments où la communauté des égaux apparaît comme ce qui soutient en dernière instance
la distribution des institutions et des obligations qui font une société ».
La politique d’émancipation placée sous le signe de
l’apparaître de la communauté des égaux dévoile un fondement de l’Etat, biais
par lequel la politique reste ordonnée à l’Etat sous une forme non vulgaire
(elle n’est pas conçue comme le réformisme plus ou moins actif d’un Etat par
essence gestionnaire), à savoir que l’apparaître de l’égalité s’avère au
fondement ultime de l’Etat. La politique ne s’identifie pas à la politique
gestionnaire de l’Etat (thèse vulgaire), mais s’exerce et émerge comme son
sous-bassement populaire effectif, qui apparaît dans la modalité de la
communauté des égaux, ie sous l’emblème
de l’égalité comme communauté, ce qui fait que cette fusion est ultimement
produite comme l’apparaître du fondement de la souveraineté, de l’Etat ou de la
socialité, 3 expressions équivalentes. Ainsi, le lien profond entre
l’apparaître et le biais par lequel la politique touche à la question de l’Etat
se tient dans l’écart entre l’identification de la politique à l’Etat et sa
complète disconnexion d’avec lui.
Thèse : pure prescription subjective, pure assertion,
pure déclaration du Même, non réajustable à un quelconque apparaître, rien de
l’égalité n’en apparaît, puisque son régime déclaratif, impératif,
assertorique, la soustrait à toute herméneutique. En revanche, l’égalité reste
chez Rancière au service du fondement du sens de l’Etat auquel on a toujours
recours chaque fois qu’on introduit le sens en politique. Au regard de la
prescription tendue et aride de la vérité insensée en travail dans une
procédure politique de vérité, l’Etat cherche toujours a lui donner sens,
raison pour laquelle les politiques bcp plus revendicatives qu’émancipatrices
se ferment dans le sens des crédits distribués par l’Etat, puisque le sens
étatique de la société de marché est un sens irréversiblement monétaire. Il
faut délivrer l’égalitarisme de la tentation du sens de l’Etat.
Liberté, égalité, justice sont des noms philosophiques
propres à désigner l’être générique d’une procédure politique de vérité.
Révolution était le nom philosophique de la possibilité de la politique juste.
Or, nous sommes entrés dans un temps où la politique égalitaire quant à sa possibilité
est impossible, ce qui se dit : la révolution est impossible. Cette
période, non pas contre-révolutionnaire, mais a révolutionnaire, nous assigne à
soustraire le nom révolution comme nom philosophique possible de la politique
d’émancipation devenue innommable sous ce nom. Aujourd’hui, la distance entre
la politique révolutionnaire et l’histoire est devenue maximale. Autrement dit,
la politique d’émancipation ne se trouve plus portée par l’historicité, alors
que révolution nommait le toujours possible des politiques justes portées par
les mouvements de l’histoire. Donc, plus que jamais, nous devons renommer une
telle politique sous une prescription subjective pure, ie assigner l’égalité à la possibilité subjective de la
politique émancipatrice, étant entendu qu’elle devient une possibilité en soi
et pour elle-même, une possibilité tout court, le régime de sa possibilité
n’étant plus nécessairement historique.
Le problème demeure le suivant : si le régime de possibilité de la
politique se soustrait à l’historicité du sens, aucun nom n’occupe aujourd’hui
le nom qu’occupait le nom de révolution. Des noms répertoriables pour désigner
aujourd’hui le nom de la politique, il ne nous reste plus que le nom primitif
d’égalité, à savoir le nom de son aura eu lieu subjectif. Mais ce syntagme
philosophique du possible n’est absolument pas comparable au réel de l’aura eu
lieu des politiques révolutionnaires. Ainsi, si nous options provisoirement
pour le nom subjectif d’égalité, le régime nominal du possible reste en
suspens, car nous ne savons pas quel est le nom philosophique du possible
induit par le nom primitif d’égalité du Même. La difficulté réside dans le fait
que le possible se trouve fermé à la voie historique. Se pose alors la question
de savoir quel est le régime du possible de la politique d’émancipation quand
nous sortons à peine de la possibilité de la politique comme possibilité
historique. Je ne reviendrai pas sur cette question, mais elle se pose en ces
termes : qu’est-ce qu’un possible non historique, tel qu’il puisse être le
possible d’une politique et recevoir son nom philosophique en lieu et place du
nom révolution ?
1°
Nous en sommes arrivés au point suivant : le possible
d’une politique d’émancipation n’est plus représentable sous le nom de
révolution. Des révolutions ont eu lieu, elles ont donc été possibles.
Autrement dit, elles n’ont pas échoué au sens où, pas plus n’est vraie l’idée
que parce qu’un homme meurt, il a raté sa vie, pas plus l’abandon du nom
révolution destitué comme nom du possible n’entame l’avoir eu lieu des
révolutions en tant que politiques émancipatrices. Nous manque aujourd’hui le
nom de la chose même telle que donnée comme possible d’une politique
d’émancipation. Cependant, la philosophie, de par son rapport conditionné à la
procédure politique de vérité, retient, à défaut de nom de la chose même
qu’était le nom de révolution, le nom primitif d’égalité sous lequel elle va
engager un certain type d’opération. Dans la mesure où la politique
d’émancipation ne se tient plus dans une connexion massive avec des séquences
d’historicité qui faisaient qu’elle était portée par l’histoire, égalité ne
désignera pas un programme historique, ie
qu’elle sera disjointe de toute idée de réalisation d’une société égalitaire.
En d’autres termes, égalité jouera comme un opérateur de saisie philosophique,
indépendamment de tout protocole de validité objective donné pour un sens de
l’histoire, ie que la philosophie
se trouve astreinte à assigner égalité à une possibilité subjective non
immédiatement confiée à l’objectivité d’un mouvement à l’histoire. Une
politique réelle ne renvoie pas à un tiers terme objectif, qui la distinguerait
comme porteuse d’une espérance historique progressiste. La prescription
égalitaire doit être évaluée comme absolument non fondée par l’historicité, et
par conséquent, le protocole philosophique sur cette question passera par une
définition de la politique en tant que cette définition soutient la saisie
philosophique égalitaire. Autrement dit, la définition de la politique est
philosophique.
Remarques :
- comme il ne peut pas y avoir de définition intrinsèque
d’une procédure de vérité, l’activité politique ne s’identifie pas par une
définition de la politique. Il faut rester vigilant et critique à l’égard de
toute tentative qui prétend donner, en politique, un concept du politique comme
tel, le politique en question désignant l’essence de la politique au regard des
vérités politiques effectives.
- or, ce qu’ouvre l’accès à l’essence de la politique, c’est
la politique pensée en intériorité pour chaque mode politique singulier. La
pratique de la politique est axiomatique : elle se donne dans des
catégories subjectives (vertu, antagonisme, révolte) et dans des lieux
singuliers (partis, armée rouge, masses), qui renvoient à des énoncés à des
localisations, qui ne prennent en charge ni ne tiennent lieu de définitions de
la politique, dont l’effectivité passerait par une identification à cette
définition.
Toute théorie du politique esquisse toujours une suture, qui
vise à faire penser l’existence d’une circulation unifiante entre philosophie
et politique. En tant que concept suturant, le concept du politique pris
unilatéralement du côté de la philosophie conduit à l’innocence académique de
la philosophie politique, qui évite toute saisie philosophique réelle des
procédures politiques de vérité en tant que conditions pour la philosophie.
C’est un désastre mineur. En revanche, quand la procédure de vérité se
représente elle-même comme philosophie en voie de réalisation, ie quand la philosophie se suture à la politique, on
tombe dans un désastre majeur. Par conséquent, si on abandonne toute
théorisation du politique pour éviter les sutures, et si on laisse de côté le
cadre de la démocratie parlementaire où la politique trouve sa définition dans
un statut d’opinions divergentes, il ne reste plus qu’un énoncé de type
philosophique possible sur la politique.
Thèse : définir la politique relève des intérêts
propres à la philosophie en tant que saisie des vérités. Dans son acte de
saisie de la politique, la philosophie cherche, à travers la définition de la
politique, la raison d’être du nom primitif de la politique pour configurer en
pensée une politique d’émancipation. Chez Platon, le nom philosophique pour la
politique est justice dans la configuration définitionnelle de la politeia, telle que la philosophie la capture. La République commence par un dialogue sur la
justice, dont tous les livres tentent ensuite à en valider la saisie. Ainsi,
toute définition de la politique centre son propos sur la raison d’être du nom
primitif de la politique dans le but d’en autoriser la saisie philosophique. La
catégorie philosophique de vérité va donc opérer la saisie de la politique
selon une double modalité stylistique :
- fiction de savoir : dans un style argumentatif selon
une disposition dévouée à l’enchaînement des raisons. Platon avance une
définition de la politique contre celle de Thrasymaque afin de légitimer le nom
primitif de justice contre le système sophistique de la puissance (le droit du
plus fort) et de la convention (opposition phusis / nomos).
- fiction d’art : dans un style métaphorique, qui ne
travaille pas sur les successions raisonnées, mais aux limites, et vise le
sublime. Ainsi le mythe d’Er, qui clôt la République, désigne l’arrière-plan sublime
de la politique : il insiste sur la sublimité du choix inconditionné des
âmes face à leur nouvelle vie qu’elles doivent, seules, décider, sans dieu.
Prenant appui dans le caractère intrinsèquement convocant de
la définition elle-même, la philosophie sublime la politique en la disposant
comme limite, et surmonte ici la figure du mal de la politique, à savoir
l’intérêt (nous y reviendrons). Quand aujourd’hui on montre la politique
égalitaire sous un jour catastrophique, voire abject, nous devons en montrer la
sublimité, ie définir la politique de
telle sorte que l’égalité siot le nom philosophique qui lui convienne et
prépare à sa saisie, ie l’expose
à l’éternité directement XXX (mots coupés page 120) l’évaluation de la politique
réelle dans le temps. Dans sa représentation d’opinion, la politique n’est en
rien un point limite, mais un point de gestion quelconque, en vérité un point
de corruption. C’est parce que l’essence immédiatement moderne de la politique
avère une pensée corrompue, que nous retrouvons en but à des difficultés
énormes pour définir le nom primitif de la politique de façon convaincante.
Pour surmonter ces difficultés définitionnelles, nous devons reprendre les
choses d’assez loin et nous demander sous quelles conditions un événement est
politique. Tandis qu’au 19ème siècle on pouvait hésiter à qualifier
un événement historique ou de politique tant l’un semblait recouvrer l’autre,
aujourd’hui la nomination événementielle est une question devenue obscure,
parce que les médiations ont disparu. Dès lors, comment spécifier un événement
comme politique quand, soustrait à l’évidence d’une historicité abolie,
l’événement n’en demeure pas moins intrinsèquement politique ?
Thèse 2 :
palier la carence des mouvements historiques porteurs de procédures politiques
par une axiomatisation qui définisse les critères propres à l’événement
politique.
a) dans un site politique on trouve des collectifs
Collectifs n’est pas à prendre comme un concept numérique
quantitatif et partitif. Il faut entendre collectif comme réquisition virtuelle
de tous immédiatement universalisante. Dans sa dépendance événementielle,
l’effectivité de la politique relève de l’affirmation selon laquelle quel que
soit x, il y a de la pensée, autrement dit, pensée est le nom sujet d’une telle
procédure prise en subjectivité. Si pour tous existent des noms sujets pour ce
type de procédure générique, alors de cette vérité tous relèvent, autrement
dit, une politique d’émancipation ne s’adresse pas à l’opinion, elle ne relève
pas de l’adresse au public, mais requiert intrinsèquement le besoin
d’énoncer : quel que soit x, il y a la disponibilité possible d’une telle
pensée.
b) les sujets constitués par cette réquisition
intrinsèque, nous les appellerons les militants de cette pensée.
Il n’existe pas de politique d’émancipation qui n’énonce pas
que quel que soit x s’auto-affirme l’universalité radicale pensée qu’elle est.
Des quatre procédures génériques de vérité, elle est la seule à avoir un besoin
organique de cette auto-affirmation universalisante, parce qu’elle se trouve
prise dans une immanence collective intrinsèque.
c) vérité des collectifs sous le signe du Même, la politique
se confronte à l’événement en tant qu’elle exhibe l’infini de toute situation,
parce qu’elle convoque l’universalité subjective de la situation.
La pensée philosophique ne filtre pas l’infini des
situations dans un dispositif fini (par exemple une certaine présentation par
la dialectique marxiste en structures de classes finie de la situation), mais
incluant la subjectivité de tous dans la situation, à savoir que tous les gens
sans exception pensent, la politique procède à la mise en évidence de
l’infinité subjective des situations. Précisons ce point par un rapide examen
de l’occurrence de l’infini dans les différentes procédures de vérité au regard
de leur numérologie
- l’amour : 1,
2, infini : les amoureux ont simplement besoin de la pensée qu’ils sont
sous l’assomption du 2 comme tel. Et si la procédure amoureuse va, suivant le
régime des enquêtes, à l’infini du monde, les amoureux sont néanmoins
« seuls au monde », si on entend dans ce sens l’adage de la sagesse
populaire.
- la science
(numéricité provisoire) : vide, 1, 2, infini : la science
s’inaugure dans la capture du vide (0 est le nombre de la touche de l’être
suturé au vide) par la lettre, qui s’insère dans une trame infinie. 0, 1 constitue
l’écart littéral, puis, par reduplication, donne le sériel : 1, 2, qui
insiste à la limite, ie au lieu de l’infini. Par conséquent,
l’inscription événementielle scientifique n’exhibe pas immédiatement l’infinité
des situations.
- l’art (numéricité
provisoire) : 3, infini, n : en art, il faut minimalement du 3 pour
que le sensible soit scindé, sinon l’art ne serait qu’imitation de la nature
dans la scission qu’il en opérerait mimétiquement. Puis un infini soustractif
propre à l’inauguration artistique, son manque interne qui va jouer comme un
espèce d’évidement infini du 3, pour venir buter sur un nombre fini quelconque,
n, qui pose une clause de clôture à une œuvre toujours présentée dans le fini.
On remarquera que dans la numéricité de ces 3 procédures,
l’infini n’est pas en première position. En revanche, l’exhibition de
l’infinité de la situation demeure propre à la politique, qui traite, sous le
principe du Même, l’infini comme tel. Or, c’est précisément parce que le site
événementiel de la politique convoque à une pensée telle qu’elle s’affirmer
comme la pensée de tous, que la numéricité de la politique a l’infini comme 1er
terme. On peut dire que la science, l’art et l’amour sont des procédures
aristocratiques, car, si en tant que procédures de vérité procédant à l’infini,
elles concernent la fonction d’humanité tout entière, elles ne convoquent pas
pour penser un quel que soit x. Seule la politique doit énoncer que tous les
gens pensent, alors que le mathématicien a seulement besoin qu’un autre
mathématicien lui certifie que son théorème est bien démontré. Si donc une
figure de singularité se donne dans la numéricité de chaque procédure, la
position première de l’infini dans la numéricité de la politique spécifie la
politique au regard des autres procédures de vérité, étant entendu que la
numéricité d’une procédure appartient à une question plus vaste, à savoir, en
l’occurrence, celle de la définition philosophique de la politique, sa seule
définition possible, puisque la politique n’entretient précisément pas, en tant
que procédure générique, de rapport définitionnel avec elle-même, définition
philosophique de la politique, qui prépare la politique à la saisie
philosophique, mais saisie qui ne délivre en aucune façon une quelconque
essence cachée d’une procédure de vérité politique dans l’effectivité de son
parcours infini. Les procédures génériques produisent, toutes seules, des
vérités sans le secours de la philosophie. Cependant, s’il y a numéricité des
procédures, c’est parce que le fond de l’être c’est l’être multiple. Depuis le
matérialisme radical d’Epicure et de Lucrèce, l’être a été soustrait à toute
onto-théologie. Pour les atomistes de l’Antiquité, la dissémination de l’être
comme tel obéit à un principe ontologique : le clinamen, courbure,
déviation hasardeuse des atomes insécables dans le vide. Nous, nous poserons
que hors de toute doctrine du sens de l’être, qu’une vérité procède dans une
configuration qui la noue au multiple pur. Mais, en tant qu’il y a des vérités,
ces différents il y a se présentent dans des constructions de multiples
singuliers, dont l’émergence est signée par une dépendance événementielle
hasardeuse épinglée par un nom surnuméraire, et selon un tracé singulier qui
présente un sujet. Voué au multiple pur, chaque type de vérité s’identifie par
son rapport au multiple, qui en articule la singularité du point formel de sa
numéricité. Le nombre désigne ici la norme d’une vérité au regard de l’être
d’une vérité. Il s’agit de penser de quelle configuration multiple la numéricité
d’une procédure générique fait vérité. Autrement dit, la numéricité ne définit
pas une procédure générique de vérité, mais donne l’espace d’être de sa
définition. C’est à la fois la condition la plus formelle, mais aussi la plus
fondamentale de la procédure en tant qu’elle délivre la trame de l’être d’une
vérité. Mais rendre raison de l’être d’une vérité, ie penser sans aura et sans charme son pur il y a, à
savoir la pensée nue du compte avec le multiple qu’une vérité soutient, nous
place en situation philosophique combattante face à une modernité au long
cours, qui situe la question de l’être d’une vérité comme effet du langage
(logique symbolique pour les anglo-saxons ou poème pour les heideggeriens) en
position de condition transcendantale pour la pensée. La numéricité des
procédures implique une tout autre approche, puisqu’elle désigne d’abord le
trait d’être pur d’une vérité, qui détermine formellement la procédure ;
la question du langage n’étant plus en position constituante pour la vérité,
puisque son rôle n’intervient que dans la nomination de l’événement
surnuméraire, qui fixe son émergence. L’ontologie des procédures générales de
vérité se donne donc, dans leur numéricité entre un type d’ontologie
fondamentale et la présentation multiple de l’être dans des situations
infinies. Or, la procédure politique de vérité requiert le traitement d’une
double infinité.
3° du rapport de la politique à l’état de la situation
Commençons par un rappel d’ordre ontologique. L’état de la
situation nous renvoie à l’opération qui codifie les sous-ensembles de la
situation. L’état avère une méta-structure qui a puissance de compte, non pas
sur ce qui se présente en tant que ce qui sep présente appartient à la
situation, mais sur toutes les configurations, qui font et sont des parties de
la situation. Nous avons donc :
- un compte de la situation présentée dans sa composition
élémentaire
- un compte méta-structurel qui représente la situation dans
la configuration interne de ses parties : l’état de la situation.
Je vous renvoie ici à la Méditation 8 dans l’EE, et ne peux faire mieux que de
m’auto-citer : « toute
situation ordinaire comporte donc une structure, seconde et suprême à la fois,
par laquelle le compte pour un qui structure la situation est à son tour compté
pour un. Ainsi la garantie que l’un est s’achève par ceci que ce dont on
procède qu’il soit – le compte – est. « est », ie est un, puisque
c’est la loi d’une présentation structurée qu’ « être » et
« un » y soient réciprocables, par le biais de la consistance du multiple » (page 111).
La surconsistance de la situation est la dimension de son
état. « la définition de l’état de la situation se clarifie alors
brusquement. La métastructure a pour domaine les parties : elle garantit
que l’un vaut pour l’inclusion, tout comme la structure initiale vaut pour
l’appartenance. Ou plus précisément : étant donné une situation dont la
structure délivre des uns-multiples consistants, il y a toujours une
métastructure – l’état de la situation – qui compte pour un toute composition
de ces multiplicités consistantes » (pages 113-114).
La donnée ontologique fondamentale s’avère la
suivante : l’état de la situation excède toujours la situation elle-même.
Ontologiquement, elle s’énonce dans le théorème du point d’excès, à savoir que
l’ensemble des parties d’un ensemble est toujours plus grand que l’ensemble de
ses éléments (Théorème de Cantor) et que cet excès est un excès errant non
mesurable. Que l’Etat soit à la fois architecture séparée du social et ayant
surpuissance sur lui, cette remarquable séparation a été repérée par toutes les
théories de la souveraineté de l’Etat. Mais le vrai problème, puisque la
représentation étatique écrase la présentation situationnelle, c’est la menace
d’annulation par l’Etat de toute pensée politique en raison de sa surpuissance,
qui plus est non commensurable. La subjectivité infinie de chacun d’entre nous
ressent cet excès. Ça excède, résulte bien de mon expérimentation d’individu
dans son rapport à l’Etat, sans que jamais je puisse savoir de combien je suis
dominé par sa puissance. Une expression comme la puissance publique indique
parfaitement à la fois la surpuissance de l’Etat et l’indétermination radicale
de l’excès de cette semble-t-il toute puissance étatique, avec laquelle chacun
d’entre nous, selon une espèce de résignation, empreinte de ruse, tente par
tous les moyens d’en amoindrir les effets contraignants, mais irrépressibles.
Or, si l’Etat manifeste sa puissance parfois avec de la pompe, souvent par la
violence, quelque fois dans le ridicule, en tout cas, il se tient en excès sur
les collectifs élémentaires. Sous ces conditions, pour si peu qu’une politique
ne soit pas une politique de gestion de l’Etat, elle s’avère immédiatement
telle que l’état de la situation s’y rapporte expressément par sa puissance.
Autrement dit, ipso facto, une telle politique attire sur elle la répression
étatique, et c’est d’ailleurs pourquoi le mot d’ordre révolutionnaire :
« à bas la répression ! » ne désigne qu’une corrélation vide à
l’Etat. Ainsi, au regard de la situation elle-même, la politique d’émancipation
a à voir avec l’Etat au regard de sa surpuissance, ie avec un excès errant. Or, la caractéristique de
l’événementialité poltique aura pour enjeu de fixer cette errance en exhibant
la puissance de l’Etat. Autrement dit, l’événement politique va donner mesure à
un incommensurable (l’errance de la surpuissance de l’Etat).
Thèse a : la singularité d’un événement politique
consiste à fixer l’errance de la surpuissance étatique par une interruption,
qui chiffre l’Etat.
Un événement est politique quand il atteste
l’incommensurabilité de la surpuissance étatique, ie quand il oblige l’Etat à se montrer, ie à faire valoir et à faire voir la mesure non
mesurable de son excès, laquelle, en général, ne se laisse précisément jamais
voir pour le bon fonctionnement de l’Etat. Et c’est pour cette raison que l’état
du monde ne peut pas y être la révolte. Tout un chacun ayant seulement une
conscience vague de l’errance de l’excès de l’Etat, pas sa mesure, ne peut
prendre mesure de sa non mesure, ie
se révolter, que sous la condition d’un événement politique, qui va faire
apparaître l’Etat dans la distance de sa mesure.
Thèse b : la liberté, c’est l’exercice politique de
la mise à distance de l’Etat.
Quand des collectifs interrompent le « bon »
fonctionnement de l’Etat, ils ne sont plus captifs de sa surpuissance
erratique, parce qu’ils configurent politiquement un événement hasardeux, qui
autorise la mise à distance de l’Etat en leur faisant prendre mesure de son
excès. La liberté s’exerce dans cette mise à distance de l’Etat, sauf à croire
qu’il existe des Etats libres, alors que l’essence de l’Etat ne réside que dans
l’asservissement infini des parties.
4° 1er infini déterminé de situation ou de
présentation : infini alpha. L’index d’infini alpha identifie une figure
d’infinité, l’infinité subjective de toute politique d’universalisation. En
politique est expressément convoquée que la situation soit infinie, mais au
regard de la thèse générale que toute situation est infinie, la singularité
propre à la politique revient à convoquer cette infinité sous une prescription
subjective du point de l’événementialité, qui énonce, soumise à la figure
d’universalité contrainte de la politique égalitaire, que la situation est
infinie. Les débats internes à la politique révolutionnaire portent sur les
conséquences du principe suivante : il n’est jamais entièrement
vérifiable, dans le procès d’universalisation d’une procédure politique de
vérité soumise à un principe d’infinité subjective que QUICONQUE relève en
droit d’une événementialité en cours à laquelle il faut rester fidèle, car le
nom sujet en politique reste toujours un nom scindé dans l’effectivité des
enquêtes de la procédure de vérité en cours. Ce sont des catégories telles que
celle d’avant-garde de minorités agissantes, de gauche du mouvement, qui
traitent cette difficulté, et indiquent que la politique se trouve astreinte à
poser que tous les gens pensent, non pas qu’elle s’adresse à tous (bien
qu’intrinsèquement toute procédure générique s’adresse à tous), mais parce
qu’elle a un besoin essentiel de la thèse que tous les gens sont aptes à penser
ce qu’elle est. Autrement dit, l’être sous-jacent d’une procédure politique de
vérité, c’est l’infinité subjective du n’importe qui qui pense. Si la politique
ne se résume pas à la gestion du monde, mais, au contraire, fait vérité du
monde sous une prescription subjective infinie, alors l’infini la singularise
d’emblée, car toute politique d’universalisation ne peut être définie que sous
un axiome d’infinité, sinon c’est le règne de la réalité des sous-ensembles
sociaux, dont les intérêts se règlent sous une logique de la représentation
propre à tout réalisme politique. Autrement dit, c’est le règne de la
démocratie capitalo-parlementaire.
5° 2ème infini d’indéterminité ou d’errance qui
singularise la politique : la surpuissance de l’Etat. Infini bêta
(inconnu) > infini alpha.
Nous ressentons subjectivement la puissance étatique moins
du fait de sa surpuissance que par le biais du caractère indéterminé de cet
excès. Nous noterons donc : infini bêta > infini alpha, bêta inconnu,
indéterminé ou errant. Le thème du caractère séparé et tout puissant de l’Etat
court à travers la philosophie politique classique, qui cherche une norme de
puissance satisfaisante du point de l’état de la situation, ie à normer le mieux possible l’excès au regard de la
société civile. Bref, les philosophies politiques de la bonne souveraineté
cherchent une expressivité mesurée de l’excès. Or, cette construction reste
artificielle, car le vrai problème à traiter réside dans le fait qu’il est de
la nature de l’Etat qu’il n’y ait pas de mesure de son excès, ie qu’il soit un excès indéterminable. Le maintien de
l’essentielle indétermination de l’excès étatique fait qu’on ne sait pas ce que
signifie au juste la puissance de l’Etat. Cette impuissance à dominer la
puissance étatique se situe à la racine du fonctionnement de cette formidable
puissance, dont l’indétermination capture subjectivement le citoyen, qui
n’obéit pas à l’Etat parce qu’il est puissant, mais parce que sa puissance lui
reste incommensurable. Ce point capital n’implique pas une théorie de l’Etat
adossée à une nature humaine empreinte de respect ou agitée par le réseau de
ses peurs, car l’être humain est tout aussi bien courageux que pusillanime.
Mais, au regard de la surpuissance étatique, jusqu’où le sujet courageux
peut-il aller, car s’il est prêt à payer un grand prix, il est beaucoup moins
motivé à payer un prix qu’il ignore par avance. De combien sera le coût
subjectif de son courage ? Jusqu’où peut-il ou pourra-t-il aller ?
puisque son courage lui-même reste dans le suspens indéterminé face à la
surpuissance de l’Etat.
Thèse : la politique a l’Etat dans son champ, elle a
affaire à l’exercice d’une puissance indéterminée.
Quiconque reste captif de cet excès se laisse prendre aux
énoncés politiques inégalitaires. Par exemple : je suis supérieur, ils
sont inférieurs, est l’énoncé raciste d’une conscience inégalitaire, ie d’une conscience confiée ou abandonnée à l’excès
erratique et autoritaire de l’état de la situation, dont la configuration est
sans mesure. L’Etat exerce sa puissance en désorientant la pensée. Le citoyen
passif, ie monsieur tout le
monde, est désorienté par essence. La désorientation est l’être du citoyen
passif. Objectivement, le vote est un acte typiquement désorienté, ce qui
signifie qu’une majorité parlementaire avère toujours une indétermination
déterminée, quelle que soit le mode de scrutin et des élus qui, prisonniers de
l’indétermination organique de la puissance de l’Etat, serinent sans cesse à
leurs électeurs qu’ils ont exercé leur mandat du mieux qu’ils ont pu – il faut
ajouter : du point de leur passivité ou de leur essentielle
désorientation. Alors que faire ? si nous abandonnons la thèse dialectique
selon laquelle l’action politique d’émancipation consiste à renverser le
rapport de forces, ie à
travailler au changement de ce rapport, de telle sorte qu’il bascule
quantitativement du côté des opprimés ? que faire si la logique
dialectique du quantitatif transformée en qualitatif convoque seulement le pur
excès de la situation, en enclenchant une logique répressive et anti-répressive
avec comme visée égalitaire le dépérissement réel – par essence impossible – de
l’Etat ? Je soutiens la thèse suivante : l’excès erratique de l’Etat
ne sera événementiellement désigné par une politique que pour autant que mesure
sera donnée à sa puissance.
6° philosophiquement : axiome : communisme nomme
le réel impossible – le dépérissement de l’Etat - de toute politique
égalitaire.
Il faut sortir du cercle empoisonné d’une pensée politique
d’émancipation centrée sur la question de la puissance révolutionnaire fixée
sur la prise de l’Etat, car en fait, la politique travaille du point de
l’interruption de l’indétermination de l’infini bêta, ie en fixant la dimension indéterminée de l’état de la
situation par une indexation de beta hors de toute logique destructice possible
de l’Etat en tant que tel.
L’indexation de bêta varie selon les situations, ie selon les séquences politiques, le point central
étant qu’un événement politique qui donne assaut à la représentation du point
du vide fasse entrer l’état dans une visibilité, ie tienne à distance réglée sa surpuissance et l’infini
de la situation (infini alpha), de telle sorte qu’une détermination de l’Etat
constitue la situation dans une mise à distance mesurable, ouvre un écart normé,
ie un espace de liberté, dans lequel va
travailler une politique.
En revanche, si la distance par indexation de l’excès n’est
pas produite, la subjectivité d’une politique émancipatrice reste une
conscience sourde d’excès, mais d’excès inchiffrable. Mais quand survient un
événement, qui met à distance de l’état de la situation, l’hypothèse peut être
tenue d’une fidélité à l’événement, parce que dans l’écart ouvert entre alpha
et l’indexation de bêta, la liberté politique se donne la possibilité de
traiter la situation contre l’Etat, dans les conditions ouvertes par
l’événement, qui a interrompu la puissance. Faire de la politique, c’est
toujours pratiquer l’exercice de la liberté en produisant une mise à distance
de l’Etat, ou encore c’est se soustraire à la désorientation du citoyen passif
aveuglé par la surpuissance de l’Etat. Autrement dit, la politique configure
une orientation dans la pensée. Une politique égalitaire n’est possible que
lorsque l’excès errant a été barré par l’indexation du second infini, infini
bêta, parce qu’alors peut se déployer, suos cette 3ème conditino,
que le fait que tout un chacun pense puisse devenir une politique, qui obéisse
à la logique du Même, dont le chiffre est l’Un. Dès lors, chaque un est comme
chacun, tout un qui appartient à la situation politique créée est le même que
l’autre, tout un est infini, ce qui déconsidère toute relation inégalitaire
quelle qu’elle soit. La procédure de vérité politique va de l’infini à l’un.
Elle se singularise en faisant advenir l’un de l’égalité dans le medium de
l’infini par une opération d’indexation, qui permet de se situer dans
l’immanence de l’infini alpha en mettant à distance la corruption de l’excès
errant. Sa numéricité est la suivante :
a) état de la situation : infini alpha (index
d’infinité subjective)
b) excès errant de l’état : infini bêta (inconnu) >
infini alpha
c) visibilité de l’Etat par mise à distance : bêta
comme index de infini bêta > infini alpha
d) pratique politique : un, logique du même
La politique n’existe donc que dans la mesure où elle a mis
l’Etat à distance par l’exercice de la liberté, qui lui ouvre un espace de
traitement propre à l’infini de la situation. Face à l’Etat, la politique
entretient un rapport de détermination soustractive, qui vise à un dégagement
du citoyen passif en établissant un écart, ie une précision négative, qui chiffre l’Etat par sa mise à distance.
Puisqu’elle veut se soustraire à l’autorité errante de l’excès étatique, la
politique a pour idéal qu’il n’y ait pas d’Etat. Or, la situation générale
présente toujours un Etat, c’est pourquoi la politique requiert toujours une
condition événementielle pour le mettre à distance de sa surpuissance. La thèse
marxiste du dépérissement de l’Etat indique que la politique égalitaire
s’effectue sous l’idée qu’il n’y ait pas d’Etat, point de réel impossible. La
politique égalitaire s’exerce donc sous l’Idée d’un impossible qu’elle traite
séquentiellement par des déterminations négatives, ie par des mises à distance successives de l’infinie
surpuissance de l’Etat.
Thèse : en tant qu’il ne serait plus, l’Etat avère
l’impossible propre de la politique, dont la tâche infinie vise au
dépérissement de l’Etat comme son réel impossible. Ce réel est traité par des
singularisations de l’excès, autrement dit, l’indexation de bêta, 3ème
temps de la numéricité de la procédure politique de vérité, correspond bien au
traitement du non-Etat. Or, si nous appelons communisme cet exercice du traitement
du non-Etat effectué suos l’idée de la possibilité d’une société sans classe et
sans Etat, ie sous l’Idée de l’advenue
de l’infinité de la situation (infini alpha) sans la surpuissance erratique de
l’état de la situation (infini bêta > infini alpha), idée contenue dans la
thèse marxiste du dépérissement de l’Etat désormais datée, nous poserons
aujourd’hui, non pas comme nouvelle thèse, mais comme axiome, que : communisme
nomme le réel impossible (le dépérissement de l’Etat) de toute politique
égalitaire.
Je terminerai ce cours par la remarque suivante : au
regard de la procédure de vérité amoureuse, dont la numéricité est 1, 2,
infini, qui est l’infini de la situation (infini alpha), la numéricité de la
politique est l’inverse de la numéricité amoureuse, puisqu’elle va de l’infini
situationnel infini alpha à un. Je vous laisse ce soir réfléchir sur cette
inversion de chiffrage de ces 2 procédures.
Le cadre général dans lequel nous cherchons à comprendre la
spécificité du rapport de la philosophie à la politique inscrit une disjonction
entre 2 lieux de pensée :
- la politique comme procédure de vérité à partir des
séquences des politiques émancipatrices comme pensées
- la philosophie comme lieu de pensée propre de saisie des
vérités, qui a donc, entre autres conditions, la politique comme condition de
son exercice de compossibilité.
Nous nous intéressons à la numéricité des procédures, qui
touche à une dimension ontologique, ie à
leur mode de rapport à l’être multiple. A chaque procédure générique de vérité
correspond un type d’inscription dans le fond ontologique des vérités, qui est
leur ancrage à la figure multiple de l’être. La numéricité d’une procédure
générique de vérité est l’expression chiffrée d’une vérité situationnelle sise
dans le multiple.
Nous avons établi que la procédure politique de vérité
suppose :
- un infini déterminé : l’infini de la situation
- un infini indéterminé, mais supérieur en puissance au
précédent, qui est l’infini de l’Etat, quand l’Etat est l’état de la situation,
et qui prescrit une errance de la puissance étatique.
- une indexation ou une détermination de l’Etat, effet
propre de l’événement politique, qui interrompt l’errance de l’Etat en la
fixant. Ainsi, l’événement politique chiffre l’Etat plutôt qu’il n’interrompt
l’ordre établi selon la vision traditionnelle de la politique révolutionnaire.
- cette interruption permet l’exercice de la liberté, ie l’exercice de la politique de l’égalité, à savoir
l’effectuation du principe du Même : l’un de la logique égalitaire.
Je voudrais aujourd’hui recroiser ces considérations sur la
numéricité des procédures avec les catégories du soustractif. Je retrace donc
le schéma gamma, où se lit le trajet formel d’une vérité quelconque du point
des catégories soustractives constituantes d’une telle procédure :
PAGE 134 SCHEMA
GAMMA :
Indécidable, événement ------- indiscernable,
noms-sujet : moments finis d’une vérité ------------- générique, parcours
infini d’une vérité --------- innommable, point de réel.
En tant que butée sur le réel, l’innommable constitue
l’ultime soustraction, qui fait qu’aucune vérité n’est en capacité de prescrire
l’ensemble du trajet d’une vérité quelconque, c’est pourquoi la numéricité
d’une procédure se trouve au croisement avec la disposition du schéma gamma.
L’événement politique convoque comme telle l’infinité subjective de la
situation, ie la capacité infinie en
tant que capacité subjective, et de ce fait, l’événement est essentiellement
indécidable du point de la situation. Ce qui a été politiquement rencontré a
été convoqué sous le nom de révolution. Or, ce nom, qui fut le nom de la
possibilité de la politique comme événement, est désormais suspendu sans qu’on
puisse aujourd’hui proposer une nomination de rechange. Nous sommes dans une
phase où le nom général pour le possible événementiel de la politique nous fait
défaut. Le nom ou les noms de telle événementialité seront projetés dans les
situations événementielles à venir.
Rétrospectivement, il y a longtemps que ce nom de révolution
était, sinon suspendu, du moins affecté par une série d’adjectifs, j’entends
par là que dès le début du marxisme, on assiste à une adjectivation de la
nomination, du type révolution du social, révolution ouvrière, révolution
paysanne, populaire etc… qui impliquent un travail à faire portant sur
l’opacité du mot révolution, car hormis la politique au début de la révolution
française, qui est, comme telle, une politique révolutionnaire, on doit
s’interroger par exemple sur la nature intime de la révolution d’octobre 17
dans sa figure insurrectionnelle ou sur les 3 noms de la révolution
chinoise : dans sa séquence de guerre civile révolutionnaire, révolution
n’est plus qu’un adjectif, dans la guerre de résistance contre le Japon, le
déterminant fondamental est guerre, le nom de révolution ne figure plus. Enfin
l’énigme s’avère complète pour la période de la révolution culturelle : en
quel sens cet événement était-il une révolution dont on pouvait dire que ses
tenants et aboutissants étaient culturels ? Guerre, guerre civile ou révolution
sont 3 noms qui circulent et nomment différemment les temporalités singulières
de la « révolution » chinoise. Quant à Mai 68, révolution est
inapproprié de façon si radicale qu’on parle des événements de Mai. Rien
n’atteste plus l’absence de nom pour l’événement : les slogans politiques
de Mai 68 n’étaient que des bricolages nominaux pour dire une révolution
introuvable parce qu’impossible à nommer du point de la situation. L’événement
de la procédure de vérité politique, dont le 1er terme de la numéricité
est la capacité subjective infinie de la situation, croise le critère formel
dans la figure d’indécidabilité du schéma gamma sur la question de la mise en
suspens du nom révolution. Le site de l’événementialité politique, ie l’espace où surgit la singularité politique
égalitaire, avère une situation telle que s’y indique la dimension du collectif
la plus imprésentée, ie la moins
réglée par l’Etat. Des zones situationnelles dont la présentation étatique
reste inexplicite dans ses noms, constituent, dans la situation, ce qui est mal
compté, peu compté, mécompté par l’Etat. Bref, se situe au bord de sa
présentation ou au bord du vide. Ces zones indistinctes ont toujours eu des
noms. Pour la pensée politique grecque, en particulier pour Aristote, ce sont
les pauvres, source de stasis, ie
de dissension civile. Dans l’histoire ou dans le monde contemporain, la plèbe,
les esclaves, les paysans, les cerfs, le peuple, les ouvriers, les prolétaires
ne constituent pas pour nous une longue chaîne de noms, qui désigneraient des
totalités ou des classes. Autrement dit, nous n’en traitons pas sous l’angle
d’objectivités sociologiques, mais comme des noms de sites événementiels de la
politique dans l’histoire à raison du mécompte étatique dans lequel ils étaient
tenus, et du fait de leur position situationnelle au bord du vide, à laquelle
ils renvoient toujours.
Toute politique événementielle doit traiter le nom de son
site. Un pan entier du marxisme doit être retraité par une politique moderne,
qui doit repenser le nom prolétaire en ne confondant pas le traitement objectif
du nom du site (lutte des classes en termes marxistes) et l’obligation où elle
se trouve aujourd’hui d’être astreinte à retracer le nom politique du site. 3
options s’ouvrent à cette politique :
- soit qu’elle considère que perdure l’étape où le site a
pour nom ouvrier, et qu’il ne peut être traité que dans le cadre de la lutte
des classes.
- soit qu’elle pense que le nom d’ouvrier est obsolète pour
un tel site, mais alors la charge lui incombe de proposer un autre nom, car le
site persiste, sauf à dire que la politique ne se soutient plus d’un régime de
production de vérité qui commande son événementialité.
- soit qu’ouvrier demeure le nom du site événementiel sans
pour autant qu’il soit nécessaire de le traiter dans la figure de la classe
(thèse de Badiou, cf annexe 7 Lazarus).
Du point de l’événement politique, la philosophie retient
qu’il convoque l’infini subjectif de toute situation, que nous sommes dans une
époque où le nom de révolution est suspendu et où la philosophie opte pour
re-tracer la politique émancipatrice sous le nom d’égalité, quand la politique
œuvre, au-delà du nom révolution destitué, à une nouvelle nomination du site,
qui reste tributaire du hasard événementiel, ce qui ouvre à la question du lieu
du sujet politique.
Un événement politique se produit en éclipse, et sa trace
subsistante fixe la puissance de l’Etat selon une mesure de mise à distance où
s’engage l’advenue de sujet politique : c’est une surrection surnuméraire,
qui trace une distance par rapport à l’Etat, et permet l’enclenchement du
processus politique tenu dans le gardiennage de cette mise à distance, évitant
ainsi la captation étatique, qui cherche toujours à capturer toute situation.
Le sujet politique se constitue dans l’écart généralement
très mince qui subsiste entre la situation et l’indexation de son état en tant
que sa mise à distance mesurable. Fidèle à l’événement, le sujet politique
nomme ce qu’il a laissé comme trace dans la situation, et l’effectuation
politique organise la situation à partir de choix faits sous condition que la
logique égalitaire du Même soit praticable à l’intérieur de la plage ouverte
par la mise à distance de l’Etat, qui rend seul possible l’exercice de la
liberté. Fidélité à l’indécidable et choix au regard de l’indiscernable selon
la norme égalitaire ou règle de l’un, la politique fait advenir comme sujet un
principe organisé. Que le caractère organisé de la politique se donne dans une
figure de choix indique que c’est une politique auto-prescriptive à partir de
la fidélité à la nomination événementielle qui suit la ligne de crête rendue
visible par le mince décollement de l’Etat en situation générale d’errance.
Enfin une politique n’existe que par ses limitants. Etre un
militant c’est avoir part au sujet qu’une politique induit, parce qu’on est
dans la visibilité de ce que la politique en tant qu’organisée organise. Le militant
est ce que la politique organise et il existe dans l’écart entre l’indécidabilité
de l’événement et l’indiscernabilité du choix de la ligne, qui fait vérité
d’une politique, à savoir le communisme. Autrement dit, nom d’une situation
politique sans état de la situation. Le militant, l’organisation, la politique
existent pour le communisme, sinon qu’aujourd’hui ce nom est malade, cependant
il faudra bien trouver un autre nom ou reprendre le même guéri…
Faisons quelques remarques sur la thématique de la ligne
formellement tracée par le schéma gamma. Suivre une ligne, c’est toujours
exercer la logique du Même dans la distance à l’Etat, mais il se produit des
effets considérables de ligne selon la représentation qu’on se fait de cette
distance. Si on considère que l’écart est faible on a classiquement une ligne
de type insurrectionnel et la représentation que l’on se fait de la puissance
de l’Etat est minimale. Ainsi, la ligne léniniste est insurrectionnelle à
partir de 1905. En revanche, si on considère que l’écart est grand, on pourra
adopter une ligne de type guerre prolongée, qui à long terme usera la distance
d’avec l’Etat. Remarquons que ces 2 lignes pensent en commun un écart fini.
Par contre, l’imaginaire politique de Mai 68 s’était
installé dans la vision d’une ligne dissolutive d’une auto-disparition de
l’Etat. Politiquement, on agissait comme si l’Etat n’existait pas, sauf sa
police, qu’il suffisait de distance à la course dans les manifs. Cependant, les
manifestations qui passent indifférentes à quelques pas du palais Bourbon n’ont
rien à voir avec l’enjeu intrinsèque de l’insurrectionnalisme : la prise
de l’Etat. En Mai 68, les acteurs des événements ont agi comme si l’Etat
n’avait pas de puissance. On s’aperçut vite que c’était un mirage. Quelle est
donc l’hypothèse que nous pouvons faire sur l’époque quant à la fixation,
l’indexation de la surpuissance erratique de l’Etat ?
Je soutiens la thèse suivante : l’indexation, ie la mise à distance de l’Etat par l’événementialité
politique ne doit plus être captive d’une pensée de la finitude, mais pointée
par un nombre infini. L’écart est mesurable par un nombre infini, au sens où
l’écart entre l’infinie surpuissance de l’Etat et l’infinité subjective de
toute situation politique l’indique lui-même comme infini. Nous sommes donc
entrés dans l’époque du caractère réellement infini de la politique, et, dès
lors, la ligne ne peut plus être pensée ni dans une figure insurrectionnelle,
ni dans une figure de guerre prolongée, ni comme prise du palais d’Hiver, ni
comme le jour de l’écrasement armé de l’adversaire, mais selon une temporalité
sans terme final représentable. Sous cette condition, la politique
révolutionnaire échapperait à une
représentation militaire, liée à évaluation finie de l’écart entre l’Etat et la
situation, qui faisait que la politique émancipatrice était commandée par un
impératif : en finir avec le fini, ie qu’il fallait militairement traiter les objectifs du programme qu’on
s’était fixé. Autrement dit, on avait en vue la réalisation exhaustive de la
révolution soumise à un critère d’achèvement du fait que l’écart en question
était donné dans la plus stricte finitude. Or, sous l’hypothèse que toute
situation est infinie, l’écart est mesurable, mais pas fini, et la politique
d’émancipation devient au sens propre interminable, ie une politique sans programme, mais déterminée dans
tous ses points, ce qui spécifie une ligne non programmatique. La question
centrale devient alors la suivante : quelle est la subjectivité du
militant d’une telle figure ? On en vient alors à une vérité de la
situation politique soustraite à l’errance de l’Etat, donc sous la norme du
non-Etat, et, quels que soient les moments de son déploiement, elle s’évalue à
sa capacité de faire surgir des points de vérités cumulables en tant que soustraits
à la figure errante de l’Etat. Dans le cadre d’une politique interminable,
ie dans des situations sans synthèse
intra-situationnelle, ie sans
programme (qui joue toujours le rôle de formulation anticipante de la
synthèse), seulement sont prononcés des déclarations, des points, qui sont des
anticipations génériques des vérités politiques sans synthèse. Chaque
déclaration, chaque énoncé, chaque point est décisif, puisque son évaluation
est localement intrinsèque. Autrement dit, le point n’est plus subordonné à sa
fonction dans la synthèse. Dès lors, la politique n’étant plus suspendue à sa
capacité synthétique, il y a toujours quelque chose à faire. Nous sommes à
l’aube d’une politique infinie, interminable et réellement multiple, qui aurait
la capacité d’être présentée en chacun de ses points. Quand le parti était
promesse de la synthèse, l’organisation politique post-romantique – effective
selon un trajet interminable et non synthétique de la vérité politique – doit
être telle qu’elle puisse faire valoir intrinsèquement chacun de ses points.
Chaque procédure générique de vérité butte sur un point
d’innommable, qui est son réel au
sens lacanien du terme, ie un point tel
qu’il est l’impossible propre à nommer de la vérité de la procédure. Ce qui
signifie que la vérité n’est pas toute puissance à l’inverse de ce que pensait
Lénine qui disait que la théorie est toute puissante parce qu’elle est vraie.
En fait, la vérité est toute puissante sauf en un point où sa toute puissance
défaille en impuissance. Cette question commande la question de savoir de quel
mal la politique est capable, en tant que désir de forcer le réel pour assumer
par forçage la nomination de l’innommable que la vérité soit toute puissante.
Le mal s’articule donc à une procédure générique de vérité comme excès sur
soi-même d’une vérité, et donc :
- le mal a pour condition qu’il y ait des vérités
- ce qui s’excepte ou s’exclut d’une vérité, c’est
l’innommable
En politique, l’innommable s’avère ce qui reste inaccessible
à la radicalité de la logique du même. On serait tenté de croise que c’est
l’autre, mais ce n’est guère satisfaisant, car où l’autre pourrait-il bien
s’instituer dans la logique du même ? en fait l’innommable se constitue de
l’intérieur de la procédure politique de vérité, à savoir de l’intérieur de
l’infinité en subjectivité du collectif de la situation. Or, l’entité qui
politiquement prétend s’inscrire dans les situations collectives d’une manière
hétérogène à la logique égalitaire et par là même prétend au nom-sujet de
collectif, au sens où elle se figure dans la circonscription prédicative de sa
propre identité, ne se laisse précisément pas transcrire dans l’élément d’une
vérité. Une telle entité nous la désignerons comme communauté identitaire ou
substantielle s’identifiant dans la situation en proposant la figure de ses
intérêts communautaires. De telles communautés auto-prédicatives existent bien
dans le champ propre de la politique, ie
comme ayant trait à la figure de la subjectivité infinie, mais nous
soutiendrons que leur nom sont politiquement innommables. Aucune communauté
prédiquée comme territorialité intrinsèque – les arabes, les juifs, les
français, les aryens, les noirs d’Amérique – en coalescence à soi même ou
représentée dans la figure destinale de soi par le système de ses intérêts ne
constitue un ensemble en état d’être politiquement nommé collectif dans
l’infinité subjective situationnelle, car le mode de projection en subjectivité
de la communauté substantielle n’est pas réel mais apparent, parce que réduit
au système de présentation de ses intérêts immédiats. La politique
d’émancipation doit donc se tenir à distance des communautarismes de tous
ordres, ie tenir sa capacité
nominale des collectifs du seul point de la vérité de leur procédure. Il reste
que le biais par lequel la politique touche à la question des intérêts et aux
enjeux de nomination qu’ils suscitent est un problème très ancien :
Aristote dans la Politique définit des types politiques purs
aux vertus intrinsèques : la monarchie, l’aristocratie, la République, mais il se lamente que la
réalité de la polietia ne propose que leur type pathologique
correspondant : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie. Cette
pathologie politique a pour source la stasis engendrée par une factualité
incontournable : il y a des riches et des pauvres. Et Aristote propose à
la cité de constituer la plus large classe moyenne possible pour réduire au
maximum les dangers de la stasis. La philosophie politique d’Aristote se trouve
donc confrontée à la projection dans le champ politique réel des sous-ensembles
sociaux constitués qui viennent corrompre la figure d’idéalité politique
précédemment construite par le penseur. Aussi Aristote devrait-il en tirer la
conclusion qu’il n’y a que des situations et ce qui compte, ce ne sont pas les
types de gouvernements possibles entre le normal et le pathologique, mais que
la prescription politique ne passe pas par la représentation dans le medium des
intérêts des totalités substantielles de la configuration polis.
Rousseau dans le Contrat
Social soutient que
la politique n’existe que si elle s’inscrit dans une volonté générale, qui
représente le peuple hors de toute figure d’intérêts segmentaires. La doctrine
de la volonté générale est la figure en subjectivité de la politique
universelle et égalitaire défendue par Rousseau, car si l’intérêt général ne la
gouverne pas, il n’y a pas du tout de politique, mais un état dissous. La
doctrine de la volonté générale exprime véritablement que les intérêts sont
innommables en politique, puisqu’ils passent par le medium des sous-ensembles
d’individus projetés dans la volonté générale et, par conséquent, bien que dans
le champ de la politique, ils sont innommables politiquement, car hors jeu, ce
que nomme le concept de volonté générale.
Marx dans les Manuscrits
de 1844 pense
l’universalité de la politique dans le particulier des intérêts d’une classe
générale (le prolétariat), dont le seul prédicat est d’être dépourvu de tout
intérêt, au sens où les travailleurs, les ouvriers d’usine qui n’ont rien,
portent le vide au cœur du social, ie portent l’humanité générique. « les intérêts » des
prolétaires sont renvoyés à un degré de tel délaissement qu’ils sont porteurs
de l’être comme tel, c’est pourquoi Marx nomme prolétariat le vide central de
la société, car il constitue précisément une communauté imprédicative. Mais
Marx n’évite pas le piège tendu par l’innommable, car au lieu de faire du
prolétariat, porteur possible du générique, la butée du processus de vérité
révolutionnaire, il en fait la figure de la vérité révolutionnaire,
ie force l’innommable dans une opération de
transsubstantiation du vide, qui fait de la classe ouvrière un être plein.
Nous soutiendrons que les communautés substantielles ou
prédiquées constituent l’innommable de la politique, et que vouloir en forcer
le nom débouche sur des tentatives le plus souvent criminelles, puisque ce
forçage revient à déclarer que les intérêts auxquels telle communauté
s’identifie sont universels. Dès lors on force, on oblige la communauté en
question à se place sous la juridiction de sa nomination, ce qui entraîne
l’anéantissement de cette communauté, et tendanciellement d’autres communautés.
Le mal dont la politique est capable, c’est le communautarisme.
Remarques : communautarisme permet d’éviter l’énoncé univoque
« le mal dont la politique est capable, c’est le seul racisme ». En effet, faire seulement nom politique d’un
nom d’une communauté (les juifs) risque l’emprise d’une logique du comme si
l’autre (les arabes) pouvait fonctionner comme le même dans un combat infini
contre d’autres communautés. L’innommable propre d’une procédure politique de
vérité réside dans la figure de sous-ensemble prédicatif dans la situation,
dont la présentation relève strictement des configurations du savoir, ou
encore, dans ce qui se présente comme de l’altérité, étant entendu que cette
présentation de l’autre, et non du même égalitaire, a lieu dans l’infinité
subjective d’une procédure de vérité politique. Cela dit, le maniement des noms
des communautés : juifs, arabes, italiens etc… dans un simple registre
subjectif reste bien entendu d’un usage naturel. Soutenir que de telles figures
prédicatives soient l’innommable propre de la politique d’émancipation, c’est
soutenir en politique que le mal (forçage de la nomination de l’innommable)
c’est faire fonctionner comme noms de la politique des noms communautaires,
donc le communautarisme est le mal dont la politique est capable. Ainsi conçu,
on s’aperçoit que le communautarisme est apparu très fréquemment dans la
politique révolutionnaire, par exemple dans la théorie des khmers rouges, du
bon et du mauvais peuple, qui impliquait que tout ce qui existant devait
recevoir son nom – tout simplement la mort pour des milliers. Le repérage de la
figure spécifique du mal en politique permet de distinguer 3 caractéristiques
de toute politique émancipatrice :
- c’est une activité gratuite, qui se tient au plus loin de
la représentation des intérêts, car elle s’avère par excellence une pratique
désintéressée, dont le seul intérêt réside dans son activité même. Elle n’a
rien à voir avec une éthique de la non-corruption et s’éloigne à jamais de
l’organisation de l’errance de l’Etat chevillée aux réseaux des systèmes des
intérêts communautaires avec lesquels il module sans cesse.
- la politique émancipatrice est essentiellement non
programmatique : aprogrammatique encore plus accusé dans la logique d’une
politique dont les tâches sont interminables.
- coextensive à son existence, ie déterminée par ses choix pris selon la logique
égalitaire du même, la politique ne se donne nulle part ailleurs que dans la
précarité de sa propre ligne.
Ces 3 caractéristiques de toute politique émancipatrice sont
liées au fait que le communautarisme de parti est le mal propre dont la
politique est capable.
Ce soir, je vous parlerai de 2 livres qui prennent leur
source directement dans la question de l’effondrement des Etats socialistes
bureaucratiques et qui sont Constats de JC Milner et le 3ème jour
du communisme
d’Emmanuel Terray, ce qui touche au plus près de notre propos sur la politique.
Je vous avais dit que, s’agissant des événements concernant l’écroulement des
Etats socialistes bureaucratiques, il était intéressant de comparer 2 petits
essais, l’un était la Comparution de Nancy, et l’autre était d’un Désastre
Obscur, de moi-même.
En ajoutant ce soir 2 autres opuscules, nous aurons un quator, qui donner le dossier
de cet écroulement dans son articulation à la philosophie. Je crois vraiment
que ces 4 livres constituent une intéressante petite bibliothèque si l’on veut
s’extraire du phénomène d’opinion. C’est la petite bibliothèque portative de
qui se tient à distance de l’Etat.
Je ne dirai en fait que quelques mots sur le livre de
Emmanuel Terray. Ce livre me paraît marquer par 3 points que je donne très
rapidement. Ce n’est pas vraiment une analyse du livre.
Il est à noter que l’envoi du livre est auto-biographique.
L’intérêt réside dans le fait que le livre est écrit pour parler en son nom
propre. En envoi du livre, Emmanuel Terray
pose la question suivante : « avons-nous perdu notre vie ? ».
Ce nous est le nous de ceux qui ont cru à la révolution et qui se sont engagés,
ont milité en son nom et qui ont été dans la mouvance des intellectualités qui
s’y rattachent. Tout le livre est destiné à répondre non à cette interrogation,
ce qui en fait tout de même un livre tonique, même si cette réponse est
difficile quant au chemin qu’elle doit trouver. On peut donc caractériser cet
envoi biographique comme étant sans renégation, ie qu’à la question : « avez-vous
perdu votre vie ? », il ne sera
pas répondu comme l’ont fait tant d’autres, par, au choix :
- oui, nous l’avons perdue, mais heureusement on s’est
repris
- on était fou, mais on est guéri
- on était bête, on est devenu intelligent
mais par le maintien de la validation de l’entreprise
révolutionnaire, même si les faits nous montrent qu’il faut entièrement
renouveler des termes qui sont les siens, ce que j’appelle le nœud
auto-biographique à l’histoire, dans un désir de ne pas être le renégat de
soi-même dans le devenir du temps. Ce qui entraîne qu’il n’est pas non plus
cédé sur les événements référentiels, point sur lequel je suis personnellement
sensible, en particulier sur la révolution culturelle en Chine. Emmanuel Terray
indique qu’il y avait des raisons fortes et convaincantes qui faisaient de la
révolution culturelle chinoise un paradigme pour une partie de
l’intellectualité politique en France et qu’il renomme :
« Dès qu’on la rapporte au contexte historique et
politique de l’époque, la fascination exercée sur la révolution culturelle
s’explique donc aisément, sans qu’il soit besoin de recourir à la psychologie
des profondeurs. Au début des années 60, l’espérance révolutionnaire était plus
vivace que jamais, notamment dans sa variante « octobre », dont les
militants trotskystes s’étaient fait les gardiens persévérants. Elle se fondait
sur les guerres de libération nationale, la victoire de l’Algérie sur la France
et la résistance du Viêt-Nam face aux Etats-Unis. Mais le mouvement communiste
orthodoxe n’était plus porteur. Je l’ai dit, nous n’avions pas attendu le
vacarme soulevé par l’œuvre de Soljenitsyne pour apprendre la réalité du goulag
et l’ampleur des crimes de Staline ; quant à la société dont ils avaient
accompagné la construction, nous savions très bien, et nous disions très haut,
qu’elle n’avait de socialiste que le nom ; à l’extérieur, l’Union
soviétique était clairement devenue une nouvelle puissance impérialiste. Au
même moment, Mao Tse Tung rompait avec Moscou, se posait en porte-parole du
tiers monde et des révolutions « paysannes », founissait, notamment
avec le concept de « guerre du peuple », un instrument
théorico-politique permettant de penser les succès du FLN algérien et du FNL
Vietnamien : il apparaissait donc de plus en plus comme un recours pour
les révolutionnaires. Le déclenchement de la révolution culturelle ajoutait de
nouveaux arguments et de nouvelles séductions : la dégénérescence des
régimes communistes allait enfin trouver son antidote, les masses avient enfin
leur mot à dire sous la prétendue dictature du prolétariat, et les grandes
espérances dernières de la prophétie communiste retrouvaient un regain de
jeunesse et un début de réalisation : suppression de la contradiction
entre travail manuel et travail intellectuel, entre villes et campagnes. Aussi,
que la Révolution culturelle – au moins dans ses 2 premières années – ait
soulevé notre enthousiasme, quoi de moins surprenant ? Elle nous annonçait
la résurrection du mouvement ouvrier et de sa volonté révolutionnaire,
ensevelis sous 30 ans de servitude stalinienne et de capitulations
sociales-démocrates. Au vrai, si l’on entend par communisme la période
historique qui s’est ouverte par la révolution d’octobre, alors – 20 ans avant
les écoulements de l’automne 89 – c’est l’avortement et l’échec de la
révolution culturelle au cours des années 70 qui ont sonné pour nous le glas du
communisme. La manipulation des ouvriers et des étudiants par les diverses
fractions antagonistes, l’intervention massive de l’armée et l’ampleur de la
répression, le déferlement des règlements de compte, les mensonges de la
propagande officielle, la divinisation de Mao : sur tout cela, il a bien
fallu que même les plus aveugles d’entre nous finissent par ouvrir les yeux, et
constatent que les masses, un instant montées sur la scène, en avaient été
promptement expulsées, et se trouvaient de nouveau réduites à l’état d’objets
inertes ».
Le deuxième point tient à l’opérateur fondamental d’Emmanuel
Terray, à savoir la comparaison
entre l’aventure politique et
l’aventure religieuse. Un chapitre
s’appelle « le croyant et son église », un autre « une religion
séculière » etc… Il y a donc l’idée
que ce qui a fait à la fois la
force et la faiblesse de l’époque subjective des révolutionnaires, c’est
finalement d’avoir été dans la forme subjective de la croyance religieuse. Et
où le parti vient à la place de l’Eglise, le corpus marxiste-léniniste à la
place des Ecritures saintes, le militant à la place du croyant, les
apparatchiks à la place du clergé. Or, cet opérateur d’investigation fonctionne
dans les 2 sens. Quand Emmanuel Terray veut éclairer la politique du siècle, il
la compare à la religion, mais quand il veut éclairer le christianisme
primitif, il le compare à l’aventure politique du siècle (cf annexe 9 :
naissance, croissance et victoire du parti chrétien du 1er au 5ème
siècle de notre ère). Ceci nous montre une structure en miroir. Dans cette
analogue entre la configuration de la politique révolutionnaire d’un côté, et
la croyance ecclésiale, on assiste à un rapport en miroir : l’un éclaire
l’autre, mais l’autre éclaire l’un. Sans entrer dans les détails, je pense que
cette structure en miroir est un symptôme de la faiblesse de ce schème
d’investigation, et pas un opérateur puissant. Il saisit la subjectivité dans
sa forme et, à la limite, dans son système d’images, mais pas dans son réel.
Cette investigation ne permet pas de saisir ce dont il est réellement question
ultimement en termes de points réels dans ce dont il est traité. C’est la
raison pour laquelle cette analogie est réversible, ce qui fait que son pouvoir
explicatif reste énigmatique, puisque c’est comme une métaphore où chaque terme
serait métaphorique de l’autre.
Le 3ème point est que Emmanuel Terray souligne
bien le point capitale suivant : qu’il faut disjoindre la politique de
l’Etat, et chez lui c’est une conquête
dont ce livre témoigne. C’est loin d’avoir été toujours sa position. Il faut
saluer qu’il mette l’accent sur un point central du problème politique et qu’il
le mette de façon novatrice dans les termes qui étaient antérieurement les
siens. Il enchaîne à cela une
critique somme toute assez traditionnelle de la forme parti, mais de bon aloi
dès lors qu’elle est éclairée par la question de la disjonction d’avec l’Etat.
Mais du point de vue de ses propositions programmatiques, ceci le renvoie à
quelque chose de psychologisé et de trop ancien pour être réellement efficient.
Psychologisé : en témoignent les références à Freud, nombreuses dans ce
livre, mais aussi au sens où le phénomène de croyance est considéré comme
central. Finalement, pour Terray, le projet politique révolutionnaire ne s’est
pas suffisamment confronté ou affronté à la dimension proprement passionnelle
de l’individu comme tel. Il a supposé un sujet trop abstrait, ou que l’homme
était ultimement bon, alors que Terray rappelle qu’il est bon mais aussi
mauvais, raisonnable mais aussi passionné, capable d’aspiration au bien public
mais aussi tiré par ses intérêts privés etc… Toutes choses parfaitement
exactes. Cette psychologisation introduit à une critique du parti, qui est au
fond purement et simplement la critique anarchiste non vraiment transformée. On
avance sur la question de savoir ce que serait réellement une politique sans
parti, et on est renvoyé aux objections traditionnelles, et pour une part
fondées, que les anarchistes ont toujours fait aux principes organisationnels,
ce qui ne les empêchait pas eux-mêmes de s’organiser fermement, c’est la loi
des choses. Enfin, on retrouve le thème de l’auto-gestion, qui à l’expérience
des 20 dernières années politiques est un peu décevant. Voilà. Ceci étant, il
faut lire ce livre, car y compris dans le témoignage de quelqu’un qui a été un militant axial de la période
(je dis axial au sens où il n’a pas été des figures extrêmes de cette période)
c’est un livre d’une loyauté et d’une consistance indiscutables, et par les
temps qui courent, c’est franchement déjà pas mal. Ne faisons pas la fine
bouche sur ce livre.
Ce qui est pour nous, cette année, directement intéressant
dans l’attaque du livre de Miler, c’est qu’il part très précisément de la
destitution du mot révolution. Et nous
avons nous-mêmes soutenu qu’une des clés de la période était en effet que
révolution n’est plus en état d’être le nom possible de la politique
d’émancipation. Révolution se trouve destituée (peut-être transitoirement), en
tout cas plus convoquée à être le nom du possible politique comme tel. Milner
énonce qu’on « a touché à Lénine » (page 8) et à
travers lui à « ce qu’il portait de synonyme avec le nom de
Révolution » (page 8), et que, par
conséquent, quelque chose est, en effet, clos. Si peu événementiel soient les
événements qui ont eu lieu à Moscou en 1991, en dernier ressort ils signifient
quand même que le mot révolution a été affecté. Finalement, Milner se demande
ce qu’il faut entendre dans la nomination révolution. Toute son entreprise va
être soutenue par un axiome fondamental – l’axiome de Milner – qui est que
Révolution désigne « qu’il est possible que se conjoignent les
gestes de la rébellion et l’activité de la pensée, à condition seulement que
rébellion et pensée soient poussées à leur point extrême » (page 14). On peut aussi appeler cet axiome l’axiome
de conjonction. Cet énoncé matriciel va entraîner soit des
développements, soit des conséquences.
L’idée est la suivante : révolution a nommé une époque
où est énoncé que les « gestes de la rébellion et de l’activité de la
pensée peuvent se conjoindre » sous
une condition d’extremum, ie que
l’une – la pensée – comme l’autre – la rébellion – soient saisies dans leur
point extrême. Il y a (Milner utilisera lui-même l’image) quelque chose qui
rappelle la géométrie projective, ie
que tout se passe comme si les gestes de la rébellion d’un côté et les
pratiques de la pensée de l’autre pouvaient s’intersecter à condition que le
point soit à l’infini (question déterminante sur laquelle je vais revenir), qui
est ici donné en point extrême où il peut y avoir conjonction. Et l’énoncé de
cette conjonction caractérise en pensée l’époque des révolutions. Suivent toute
une série de propositions connexes, que je ne vous donne pas exactement dans
l’ordre suivi par Milner, je les déplie à partir de l’axiome de la
conjonction :
1ère proposition : la politique dans l’époque de la conjonction révolutionnaire
est sous-tendue par une éthique du maximum. La politique, c’est l’effectivité
de l’éthique du maximum, elle-même présente au fait que la conjonction n’est
possible que sous la condition de l’extrême dans l’ordre des gestes de la rébellion
comme dans l’ordre des activités de la pensée. Dans sa formulation générale,
l’éthique du maximum « convoque tout être à accomplir le plus haut
point (intensivement et extensivement) de ce dont il est capable »
(page 26). Et alors, si la politique est la révolution et si révolution désigne
la conjonction sous condition de l’extrême de la rébellion et de la pensée,
alors la politique est sous la juridiction de l’éthique du maximum, parce
qu’elle convoquée quiconque est dans la politique « à accomplir le plus
haut point de ce dont il est capable »
dans l’ordre des gestes de la rébellion comme dans l’ordre des activités de la
pensée. La politique, en tant que politique révolutionnaire, est sous la
juridiction de l’éthique du maximum comme loi de l’extrême condition de la
conjonction.
2ème proposition : la pensée peut avoir des effets matériels. C’est aussi une
conjonction : la pensée peut avoir des effets matériels sous la condition
de la conjonction. Elle n’aura des effets matériels que pour autant qu’elle
sera conjointe aux gestes de la rébellion, seulement possible sous la juridiction
de l’éthique du maximum. Vous voyez comment cela se déplie. On en vient à
l’énoncé que politique, au sens de révolution, veut aussi dire que la pensée
peut avoir des effets matériels.
Milner montre que cette hypothèse n’est nullement
évidente : les grecs ne l’ont pas faite, les classique n’en ont pas parlé
non plus, c’est donc seulement sous la condition de l’émergence révolutionnaire
comme conjonction extrême des gestes de la rébellion et de l’activité de la
pensée que l’on pensée réellement que la pensée a des effets matériels.
Politique est aussi le nom des effets matériels de la pensée sous condition de
la conjonction extrême de la rébellion. « une pensée est requise
d’avoir des effets matériels » (page
17).
« le seul effet matériel digne de ce nom s’inscrit
au registre de la rébellion » (page
20)
3ème proposition : le maximum à quoi convoque l’éthique, et qui règle par
conséquent la politique comme politique révolutionnaire, ce maximum est en
réalité infini. « la vision récente y a introduit une correction : il
n’est, dit-elle, de maximum qu’infini » (page 28). C’est ce que je
suggérais tout à l’heure par l’hypothèse des droites parallèles dans un plan
projectif : c’est à l’infini ou dans l’extrême de l’infini qu’en réalité
se produisent les gestes de la rébellion et … UNE LIGNE ILLISIBLE PAGE 149 de
la pensée. Le maximum est infini, son nom c’est la liberté. « le nom de
cet infini par quoi la conjonction s’accomplit, c’est la liberté »
(page 29). La liberté, c’est le nom de la pensée et de la rébellion en tant que
prise dans un infini maximal, et c’est aussi ce qui autorise une pensée de la
mort. La mort contemporaine est infinie dira Milner : « … la
Révolution parle de la mort, puisque la mort moderne touche à l’infini » (page 48). Au point extrême où il y a la
conjonction se réalise à la fois une pensée de l’infini, puisque le point est à
l’infini, est exposition de la mort à la pensée du point de ce point.
4ème proposition : tout ceci est une configuration récente. Autrement dit, cet
ensemble noué éthique du maximum, conjonction, infinité, pensée possible de la
mort, compose une configuration récente qui s’oppose aux grecs et aux
classiques (note 2 pages 13-14 : « c’est pourquoi, parlant de la
conjonction, je parle de doctrines récentes »). Ce dispositif
est en réalité constitué par la révolution française et va jusqu’à la
révolution chinoise, dont est prononcée la clôture et pour lequel Milner
propose une matrice de pensée.
Le dispositif en question est impensable pour un grec. Un
des grands thèmes de Milner, c’est qu’entre les grecs et nous, il n’y a rien de
commun. C’est l’axiome de Koyré, ie
que entre le monde sous l’hypothèse du galiléisme et les Grecs, il n’y a rien
de commun. Rien ne se dit au même sens chez les Grecs et pour nous.
Le dispositif est indéfendable pour un classique. Sous les
effets du galiléisme, il n’est pas absolument impensable, mais il est
indéfendable, impertinent. Une fois ce dispositif établi, dont je vous ai donné
les arêtes, Milner soutient la thèse qu’il y a dénouement de ce dispositif, car
dès lors qu’on a touché à Lénine et à la Révolution, l’opinion n’est plus en
état d’être vectrice de ce nœud. Et ce qui s’est passé est proprement un
dénouement, à savoir que notre situation est la suivante :
- la pensée est disjointe de toute rébellion, l’axiome de la
conjonction n’est plus soutenu.
- la politique est disjointe de l’éthique du maximum
Toutes les composantes de la configuration se disjoignant
dans un dénouement général, il en résulte que le nom de politique est devenu
entièrement opaque, puisqu’en réalité sa transparence lui venait de la
conjonction. Pour autant que quelque chose pouvait être pensé sous le nom de
politique, c’était la conjonction elle-même. Mais du fait du dénouement, la
politique tombe dans l’opacité, sauf à être, au sens aristotélicien, la
question du gouvernement. Voilà le diagnostic milnérien sur le dispositif, dont
est annoncée la clôture.
Le dispositif, frappant, a une assez grande allure, et comme
tout dispositif qui propose du maximal, il en a la séduction, séduction
nostalgique, puisque par ailleurs il énonce que la politique est désormais
disjointe de l’éthique du maximum. Cependant, il y a une validation rétroactive
de la période dans la grande vision de la proposition maximale qui était la
sienne, ie une figure de conjonction,
qui est quasiment une episteme
politique sur presque 2 siècles dans lesquels est à l’œuvre la politique sous
condition de l’éthique du maximum. La séduction de ce dispositif consiste en ce
qu’il est capable d’énoncer ce qui est clos en figure de dénouement – cela
prend l’allure, non pas de ce qui s’est effondré, mais de ce qui a rompu ses
connexions avec, à l’arrière-plan, le dénouage du nœud borroméen de Lacan ,
c’est donc un réel désormais non relié – et puis il y a une autre vision de ce
qui était dénoué avec une capacité de formalisation très grande donnée par le
dispositif, qui opère à partir de la conjonction, le maximum et l’infini.
Cela dit, je pense, pour ma part, que c’est entièrement
faux. Que ça ait grande allure est aussi
une grande rétrospection figurale, dont on voit très bien les généalogies, mais
dont je ne crois pas qu’elles soient vraiment soutenables. Je voudrais dire
rapidement pourquoi, quitte à ce que cette disputatio fusse reprise un jour
ailleurs, et en d’autres termes, plus déployés.
- d’abord, la catégorie de rébellion ici
fondamentale, puisqu’on suppose, ce qui était entièrement insupposable, que
l’activité de la pensée peut se conjoindre aux gestes de la rébellion. Or, au départ,
cette catégorie n’est prise comme n’ayant que des gestes. Vous ne pouvez
présenter un axiome de conjonction que si vous êtes dans l’élément de la
pensabilité de la disjonction. On voit bien que le caractère à la fois épocal,
précaire et forclos de la période de la politique révolutionnaire repose sur
ceci que la conjonction entre activité de la pensée et geste de la rébellion
est une conjonction qui constitue le paradoxe que soutient le nom révolution.
Et qu’en effet, les Grecs et les classiques ne croient nullement que les gestes
de la rébellion puissent se conjoindre à l’activité de la pensée. Ils
considèrent que la rébellion est impensable ou stupide, et que la pensée est
sans effet matériel, indifférente à la rébellion etc… Rébellion doit être ici
primordialement entendu comme entrant en conjonction sous le nom de Révolution,
mais étant appréhendable dans un registre de pensabilité, qui indique aussi sa
disjonction.
Ce qui signifie que rébellion est pris ici comme
objectivité, et c’est pourquoi c’est le
mot geste qui vient sous la plume de Milner. Il y a des gestes de la rébellion.
La question est de savoir comment ils vont s’intriquer à la pensée est
précisément l’enjeu de l’axiome de conjonction. Il est admis qu’un terme –
rébellion – puisse être condition de la politique, tout en étant d’une certaine
façon hors de l’ordre de la pensée, puisque c’est précisément de se conjoindre
à celle-ci qui fait que cet ingrédient de la figure conjonctive de la
Révolution advient au signifiant politique. De là, en effet, que c’est un
geste.
Je soutiendrai que rébellion ainsi conçue n’est pas en état
d’être un terme de la politique comme il est évident d’après tout ce que j’ai
soutenu ici, ie que la politique en tant
que procédure générique post-événementielle ne se laisse d’aucune manière
décomposer en une partie pensée et une partie gestuel à conjoindre ou conjointe
à la pensée. De ce point de vue là, Milner reste dans la dialectique du
subjectif et de l’objectif. Evidemment, il n’est pas dialecticien au sens élémentaire :
il ne dit pas que la politique c’est la pensée de la rébellion ou la relève en
pensée de la rébellion. Il emploie un opérateur sub-dialectique, qui est
l’opérateur de conjonction, mais qui laisse subsister, sous son opération, la
disjonction lisible d’une objectivité occasionnelle de la rébellion et
l’activité de pensée qui, comme il le dira, trouvent normalement leur chemin
selon des voies parallèles.
Or, en fait, ceci revient à considérer que la politique
comme telle n’est pas une pensée, même si la pensée entre comme ingrédient de
la politique sous la condition de la conjonction et de l’éthique du maximum,
car on reste dans le cadre de la coalescence conjonctive d’une figure
objective, qui est celle du geste de la rébellion, et d’une figure en pensée
ici nommée la pensée. Mais la spécification ou l’identification de la pensée
comme telle est ici infaisable. Il y a donc aussi l’hypothèse d’un statut
général de la pensée, qui entrerait en conjonction avec la singularité de la
rébellion. Et comme toujours, dans la dialectique du subjectif et de
l’objectif, nous trouvons que c’est la pensée qui est le général et
l’objectivité rebelle le singulier. Or, il faut précisément énoncer que ce
dispositif n’est plus en état de nous permettre d’appréhender quelque politique
que ce soit, y compris la politique révolutionnaire. Ceci entraîne que
rébellion ainsi conçue va être très classiquement renvoyée du côté du social,
ce qui en signe véritablement la dimension d’objectivité disjointe
originairement de la pensée comme telle. Milner écrit : « la
rébellion récente ne saurait être que sociale »
(note 7 page 22). Et « … si la rébellion est ce par quoi la
pensée se redécouvre à nouveau politique, ie à nouveau capable d’entraîner des
effets matériels, c’est que la rébellion manifeste une force, dont la matière
est social. En bref, la politique, comme conjonction, requiert une doctrine du
corps social, qui lui tiendra lieu de physique, et de dynamique. La politique
comme conjonction de la pensée et de la rébellion est aussi une conjonction du
politique et du social » (page 23). La
rébellion, dans les temps modernes, va être sociale et la conjonction c’est
aussi celle du politique et du social.
Or, à mon avis, le social est une catégorie typiquement parlementaire. En aucun cas une
catégorie qui puisse être une catégorie propre à la politique révolutionnaire
ou émancipatrice comme telle, parce que c’est une catégorie en objectivité.
Cette assignation de la rébellion au social signe qu’elle est la dimension
d’objectivation de la politique comme telle, et donc que la politique comme
telle est soustraite à sa radicalité subjective. Il faut d’ailleurs soutenir
que lorsque Lénine parle de l’ « antagonisme à tout l’ordre politique
et social existant », il n’est nullement à ses yeux dans l’objectivité de
la rébellion sociale. C’est une catégorie en conscience : c’est d’emblée
antagoniste à tout ordre social, donc d’emblée une catégorie subjective en
pensée et non pas soumise à un régime préalable disjonctif, qu’il faudrait
faire une conjonction pour que politique il y ait, fût-ce au sens
révolutionnaire. Si on admet que la politique est de part en part un processus
de pensée, ce que je crois, ie si on résilie le dualisme
sous-jacent absolument maintenu dans la configuration milnerienne de la
conjonction, eh bien il est absolument impossible de penser rébellion comme un
facteur qui aurait à être le matériau premier sub-dialectique de la politique.
Ce qui renvoie à ma 2nde remarque sur la question des effets matériels de
la pensée. Là, je critiquerai la problématique en elle-même. On ne peut pas poser la question des
effets matériels de la pensée, sauf à penser que la pensée n’est pas elle-même
matérielle. On est renvoyé à la façon dont
Milner se débat avec une configuration dualiste primordialement donnée dans la
figure de la conjonction, mais, en l’occurrence, il n’y a pas de 2, ce pourquoi
l’axiome de conjonction ne peut pas fonctionner. Mais une fois posé ce 2, il
faut s’en débrouiller sur le terrain du classique rapport entre la pensée et la
matière, parce que ce qui est à un moment donné comme pensée et rébellion
devient finalement la question de l’inscription matérielle de la pensée, comme
toujours dans la dialectique du subjectif et de l’objectif : la politique
c’est comment inscrire dans l’objectif la détermination subjective ou
programmatique. On ne sort pas de ce cadre de pensée dans ce dispositif.
Il faut soutenir que la pensée comme telle est un processus
du réel, point de départ de toute investigation de la politique. Et que, de ce
point de vue là, si l’on veut subjectiver les catégories de rébellion ou
révolte, il faudra les subordonner à la politique comme processus réel, et non
pas, inversement, en faire le matériau ou le terme disjoint qu’il faudrait
conjoindre. Alors qu’est-ce qui n’est pas un processus du réel ? C’est
soit un simple savoir, soit une représentation imaginaire. Mais va-t-on faire
basculer de ce point de vue la question des effets matériels de la pensée du
côté du classique débat entre réel et imaginaire avec la vieille polémique qui
remonte (et qui a été reprise par R Debray dans son très mauvais livre Critique
de la raison politique)
selon laquelle les déboires de la politique viennent d’une captation imaginaire
de ses acteurs, une captation par la totalité imaginaire des collectifs. Ce
n’est évidemment pas ce que Milner a en tête. Donc quand il pose la question
des effets matériels de la pensée, c’est à mon avis dans l’embarras où le met
l’axiome de conjonction lui-même, dès lors que le geste de la rébellion n’est
pas constitué comme catégorie subjective, mais opposé à l’activité de la
pensée, fût-ce pour qu’il y ait ensuite la conjonction paradoxale que
Révolution serait censée nommer. En revanche, si on part de l’idée que la
politique d’émancipation en tant que processus de pensée est comme tel un
processus du réel, on a évidemment une tout autre approche de la question qui
va se subordonner y compris les catégories de révolte ou de rébellion, et non
pas les exprimer dans leur extériorité objectives. Ajoutons en plus que la
doctrine des effets, ie
l’inversion en ce lieu du schème de la causalité, me paraît conduire rapidement
à des difficultés considérables. Je crois avoir montré que dès lors que toute
politique véritable est non programmatique, caractéristique essentielle de la
politique d’émancipation de valoir pour elle-même sans promesse, alors on est
soustrait à la dialectique de la cause et de l’effet. Une politique n’est pas
mesurée à ses effets, elle est mesurée à son immanence, ie à ce qui la constitue dans son processus
intrinsèque. Si on commence à dire que la question est celle des effets
matériels de la pensée, on est en butte à la classique critique vulgaire qui
consiste à dire : vu que ça s’est mal terminé, c’était pas bien, à savoir :
vu la panade économique de l’URSS aujourd’hui, cela prouve bien qu’octobre 17
ne valait pas grand-chose. Là, oui, on a une doctrine des inscriptions
matérielles de la pensée, mais elle est extraordinairement faible, et elle ne
traite pas la politique comme processus réel, ie comme séquences évaluables quant à leur
caractérisations intrinsèques, et non pas dans de supposés effets à l’extérieur
de soi, parce que dans une procédure de vérité, il n’y a pas d’autre extérieur
de soi que la situation à l’intérieur de quoi est justement la politique.
L’extérieur est lui-même à tout moment travaillé comme intériorité. On ne voit
pas dans quel espace d’extériorité pourraient se laisser évaluer les effets
matériels de la supposée pensée.
Autre remarque : je pense qu’il y a une contradiction absolue entre
l’éthique du maximum et injection de l’infini, ie que si infini il y a, alors précisément il n’y a pas
de maximum. C’est même ce qui définit l’infini d’être exclusif de la maximalité
dans sa structure interne : un ordinal limite n’est pas marqué intérieurement
par une structure de maximalité. Toute définition rationnelle de l’infini se
fait en déconstruisant la possible immanence d’un maximum, donc la possible
représentation d’un maximum. C’est ce que je vous ai développé ici sous le
thème du caractère interminable de la politique, qui n’est pas réglée intérieurement
par un principe de maximalité. Il y a donc là quelque chose qui est désajointé.
Je crois qu’il y a chez Milner 2 filiations différentes, qui se sont nouées de
manière artificielle. Pendant longtemps, Milner a défini la modernité, non pas
en termes d’infini, mais en termes de puissance de la lettre. Si on se tient
dans la puissance de la lettre, on peut éventuellement considérer que la
politique peut être littéralisable comme une fonction, donc traitée comme une
fonction. Et si on pense que la politique moderne se laisse traiter comme une
pure et simple lettre fonctionnelle, la Révolution serait alors comme une
fonction discontinue, éventuellement on peut introduire une problématique du
maximum fonctionnel possible. Si par contre in définit, comme je le soutiens
depuis une longue date, la modernité comme irruption de l’infini comme prédicat
de la nature elle-même, alors la maximalité se trouve soustraite, et la politique
s’expose à l’idée d’un processus ouvert et inachevable. Les subjectivités
politiques ne sont pas en état de se représenter la maximalité. La maximalité
vient en partie d’une validation de la connotation extrémiste des politiques en
question. Mais l’idée que les politiques révolutionnaires sont des politiques
extrémistes introduisant l’idée d’un extremum, introduise aussi l’idée d’un
maximum, est une désignation extrinsèque. A vrai dire, l’extrémisme est une
appellation de l’adversaire. Ça impute primordialement l’extrême là où il n’y a
pas lieu de penser nécessairement qu’il s’y trouve : il n’y a pas lieu de
penser qu’une politique d’émancipation se représente de l’intérieur d’elle-même
comme une politique extrémiste. Naturellement, les gouvernements et les flics
ne manquent pas de le dire, qu’elle est extrémiste. Mais il n’y a aucune raison
de penser qu’elle soit dans la dimension de l’extrême comme représentation
d’elle-même, elle est dans la dimension de sa consistance, ça lui suffit bien,
et tenir cette consistance, précisément tenir sa distance à l’Etat, est
précisément son principe de fidélité immanent. Extrême est donc une
qualification tout à fait extrinsèque. La tentative de conjoindre le principe
d’infinité et le principe de l’extrême donne en réalité un paradoxe signé par 2
choses :
- pour que ce paradoxe fonctionne, il faut introduire le
terme d’éthique et subordonner la politique à une figure de l’éthique. Cette
conjonction, à mon avis intenable,
entre le principe de maximalité, la conjonction et l’infini, est signée
du terme éthique, ie par l’abandon de
l’immanence en pensée de la politique surplombée par une désignation générique,
qui définit le subjectif politique en général : l’éthique du maximum.
Effectivement, politique du maximum serait une expression qui ferait mieux
apparaître la tension précaire de tout ce dispositif. L’éthique du maximum
vient suturer la difficulté évidente ouverte par le fait que si la politique
est politique de l’infini, cela veut précisément dire qu’elle n’est pas sous la
règle d’un maximum représentable. Projetée sur le plan de la subjectivité
indifférenciée, ie sur le plan de
la subjectivité éthique, on fait fonctionner cette maximalité de façon
abstraite et on a abandonné l’immanence de la politique. Ce paradoxe se
maintient dans l’élément de la mort. Je soutiens que la mort comme l’éthique
signent qu’on a abandonné l’intelligibilité immanente de la politique, dont la
mort n’est pas une catégorie possible. J’expliquerai ultérieurement pourquoi la
mort n’est une catégorie possible d’aucune procédure générique. Ce qui ne veut
pas dire que la mort ne soit rien, mais la mort est une figure de la nature, et
en tant que figure de la nature, elle ne peut pas être une figure de la vérité
comme l’a excellement dit une fois pour toutes Spinoza.
Je pense qu’il est démontrable qu’aucune procédure de vérité
ne peut avoir la mort comme catégorie, ce qui est la figure la plus radicale de
destitution de la figure heideggerienne existentiale de l’être pour la mort. Ce
qui est aussi la destitution du schème de la finitude. En tout cas, la mort ne
peut certainement pas être une catégorie de la politique, fût-ce dans la
contrebande de l’infini. Par contre, on peut toujours dire que la mort est une
catégorie de l’éthique, parce que l’éthique est précisément un terme
indifférencié, inassigné à une procédure singulière.
Je pense qu’il ne peut pas y avoir de doctrine de la
capacité. Ce principe du maximum : « requérir de tout être ce dont
il est capable », mais cela suppose
qu’il existe un sujet antérieur à la réquisition et qu’il soit structuré par
une capacité. Or, les 2 choses sont inexactes :
- il n’y a pas de sujet antérieur à la réquisition
post-événementielle d’une vérité politique, mais le sujet est constitué par la
vérité politique, il est l’étoffe localisée du processus politique. On sait
très bien qu’un militant ne préexiste pas à la politique dont il est le
militant, ni non plus il n’en a la capacité. De même, un artiste ne préexiste
pas à ses œuvres, il n’est pas non plus, faisant ses œuvres, en train
d’accomplir le maximum de sa capacité d’artiste. Pour penser cela, il faut
avoir une vision substantialiste du sujet.
- en revanche, si on pense que le sujet est induit par le
processus dont il est le sujet, ie comme
une figure locale de l’avérer du vrai, alors on ne peut pas dire qu’il est
requis comme tel par la procédure à laquelle il préexisterait, ni non plus
qu’il soit structurable par une capacité. Ce qui caractérise la puissance qui
suit de l’événement, c’est que l’événement crée une capacité inexistante :
on est alors capable strictement de ce dont on était incapable. La capacité
elle-même est constituée et, par conséquent, elle est inconfrontable à un
maximum. Elle n’a pas de maximum, puisqu’elle est construite dans l’ouverture
du processus. Et donc elle n’est pas normable par un maximum, qui suppose
qu’elle existe comme capacité. Si on est dans une doctrine kantienne des
facultés, chacun par devoir éthique doit faire le mieux possible avec ses capacités,
mais alors on est dans une doctrine transcendantale du sujet préconstitué, et
je conçois qu’il y ait lieu de requérir le maximum. Mais si on ne se situe pas
dans une telle doctrine, puisque la supplémentation événementielle convoque le
sujet à une capacité inexistante, alors on ne peut pas faire fonctionner
l’éthique du maximum au sens où elle demanderait à tout sujet d’avoir les
capacités maximum de sa propre structure.
Dernière remarque sur la périodisation de ce dispositif qui énonce la
clôture. Il y a dans cette périodisation des points erronés. D’abord sur les
effets matériels de la pensée, même à supposer qu’on les admette comme critères
de périodisation, peut-on raisonnablement soutenir que les Grecs en politique
tenaient qu’il n’y avait pas d’effets matériels de la pensée ? ça n’est
possible qu’au prix d’une confusion radicale entre politique et philosophie de
la politique. Platon peut quelquefois se demander si la République va être construite quelque part,
mais la République n’est pas un texte politique, un corps d’énoncés déclaratoires
d’une politique, c’est une reprise en saisie sous condition de la politique
constituée par un philosophème qui a sa propre destination quant à la question
de la vérité. Mais quand les gens débattaient sur l’agora, ils n’étaient pas en
train d’écrire la République, mais pensaient, décidaient sur tel ou tel problème de la
cité. De tout temps, la politique existe comme processus réel, tissu débattu en
pensée entre interlocuteurs concernés.
La périodisation de Milner est peut-être une périodisation
de la philosophie politique, mais pas une périodisation de la politique. Et la
thèse générale selon laquelle la pensée de la politique n’a aucun effet matériel
est une thèse qui est incompréhensible dès lors qu’on était dans l’élément de
la politique réel, ce qui encore une fois n’est pas le cas des traités
philosophiques sur les meilleurs gouvernements possibles, qui malheureusement
sont notre source fondamentale pour la politique grecque. Je ne pense pas qu’il
y ait une périodisation possible sur ce thème des effets matériels de la pensée
concernant la politique. Je ne pense pas que concernant autre chose non plus,
pour tout vous dire. A preuve que malgré tout, on sait très bien qu’Archimède
s’occupait des effets matériels de la pensée en construisant des machines, pour
soutenir le siège contre les Romains, en fonction de ses idées mécaniques. Je
prends un exemple particulièrement trivial, exprès. Et plus généralement, je
dirais que le concept grec de technè,
dont l’opposition première n’est pas à episteme, mais à phusis. Technè qui recouvre, ce
que Milner devrait bien appeler un champ d’effets matériels, artisanat, mais
aussi bien le théâtre que l’art de la guerre. Technè dans son opposition à phusis est de toute évidence dans l’élément, non pas de la
pensée achevée, mais dans l’élément de la pensée tout court, sinon on ne
comprendrait pas pourquoi Platon puise constamment dans cette opposition techne phusis
et pourquoi technè fonctionne
comme un paradigme chez Aristote. L’opposition technè phusis
fait que la technè touche à la
pensée comme telle. Je soutiendrai que chez les Grecs, il n’est pas possible de
soutenir que la pensée n’a pas d’effet matériel. Il y a une dialectique
complète du rapport technè phusis,
et dans cet élément surgit une autonomie relative de l’episteme. Mais cette triangulation sophistiquée n’est
nullement réductible à l’affirmation selon laquelle la pensée serait soustraite
à tout effet matériel. Ce n’est pas sur ce point qu’on peut identifier le monde
grec.
Sur la question de l’infini, qui est le 2ème
point de périodisation possible. J’ai déjà dit qu’en effet Milner pointait une
chose importante : que l’infini avait des csq sur la politique comme
pensée. Il y a lieu de définir pour une part la politique moderne comme une
politique qui inclut en elle-même la considération du caractère infini de toute
situation, ce que j’ai moi-même proposé, mais, du point où nous en sommes,
l’infini fonctionne-t-il comme point de périodisation radicale ? Par
exemple, les Grecs ont-il entièrement ignoré qu’ultimement la politique
traitait des situations dans un principe d’incomplétude ? Ont-ils ignoré
que ce à quoi la politique avait affaire ne se donnait pas comme une totalité
finie ? Je ne dis pas qu’ils l’ont pensée sous une catégorie identifiable
de l’infini, mais se sont-ils pour autant référés du point de vue de l’espace
de développement de la politique comme pensée à l’idée d’une totalité fermée
qui identifierait les situations. Je ne le crois pas. Et c’est la raison pour
laquelle il y a chez eux une importance considérable de la question du kairos, du moment opportun à saisir dès lors qu’ils parlent
de politique effective en tant que faits. Et on voit très bien que le thème du kairos, de la fortune, du hasard, c’est précisément
l’emblème que les situations qui traitent la politique ne sont pas
représentables comme des totalités finies entièrement prédicables. Donc les
Grecs spécialement dans l’ordre de la politique, on le verrait aussi bien chez
Aristote à propos du pathologique, ont absolument saisi – et c’est leur concept
de l’infinité de toute situation – que les situations de la politique étaient
des situations grevées d’incomplétude, ie dotées d’un point de fuite, qui devait être traité, circonscrit,
parcouru ou traversé par la politique comme pensée. Ni d’un côté, ni de l’autre
on ne trouve de principe radical de périodisation. C’est la raison pour
laquelle je ne crois pas au théorème de Koyre, ie qu’entre les grecs et nous, il y ait nécessairement
disruption du sens. Et je boucle tout : c’est pour la même raison que,
dans une récurrence générale à travers tout ce que j’ai dit, je ne crois pas
non plus à l’axiome de Milner, ie
à l’axiome de la conjonction.
La nature de la démarche de Milner le conduit à soutenir que
la catégorie de politique est devenue opaque, et il enchaîne cette opacité du
terme politique à la définition qu’il en donne et qui subordonne la politique à
l’axiome de conjonction dénouée, ie que
rébellion et pensée ne sont plus articulées selon un principe de maximum. Nous
sommes dans la fin de l’époque réglée par cet axiome aujourd’hui insoutenable
et, par voie de conséquence, politique est un terme suspendu. Par opacité de la
politique, Milner désigne simplement ceci que Révolution n’est plus le nom du
possible de la politique. C’est bien ainsi qu’il commence : on a touché au
mot Révolution, ce faisant on a touché à l’axiome de conjonction et rendu
opaque le mot politique. Il s’agit là d’une sorte de collusion première entre
politique et révolution de telle sorte que la défection du mot révolution
entraîne l’opacité du mot politique, alors qu’on soutiendra que le caractère
intenable du mot révolution pour désigner le possible de la politique, outre
qu’on ne tient pas l’axiome de conjonction, astreint principalement à ce que
cette possibilité soit nommée autrement et n’entame pas la possibilité d’une
désignation et d’un faire de la politique comme telle. De l’ensemble de ce que
nous avons dit résulte qu’on peut nommer la politique, ie lui assigner un espace de définition dès lors qu’on
se tient dans la saisie philosophique de la procédure. Ce serait d’ailleurs une
autre remarque à faire sur le texte de Milner que la question de son site,
ie d’où est-il prononcé ? La question
de l’identification de la politique comme pensée se fait d’abord de l’intérieur
de la politique elle-même, ie que
la politique est aussi pensée de la pensée qu’elle est. S’il s’agit de la
pensée de la politique comme pensée alors le texte de Milner devrait être un
texte politique, ce qu’il n’est à l’évidence pas, puisqu’il ne prescrit rien.
Or, la caractéristique de tout texte politique est qu’il contient une
prescription. En revanche, s’il s’agit de l’acte de saisie de la politique
comme procédure politique de vérité alors l’opération de Milner est proprement
philosophique, mais dans ce cas elle doit avoir comme nécessité une définition
de la politique et il n’y a de définition de la politique que de l’intérieur de
la philosophie. Or, je soutiens que le texte de Milner n’est pas à proprement
parler un texte philosophique (bien qu’il en est une certaine configuration)
parce que son propos n’est pas sous l’opération de la catégorie de vérité, mais
son propos est analytique. Il y a donc une incertitude du site de
l’énonciation : à proprement parler ni philosophique ni politique.
J’aurais tendance à dire qu’en réalité c’est un texte historique qui relève de
l’historico-conceptuel. La question de la registration effective de
l’historico-conceptuel est une question très importante, qui touche à la
question de l’essayisme contemporain, précisément un peu hors site,
ie non constitué dans la figure d’une
procédure repérable, a pour noyau la thèse qu’il peut exister un champ de
l’historico-conceptuel. Et on pourrait montrer que le grand nom propre de cette
tentative est Michel Foucault. La territorialité de Foucault est précisément de
n’être dans aucune procédure générique stricto sensu, mais pas non plus
exactement assimilable à l’entreprise philosophique. Foucault, à partir d’une
discipline qui serait originale, de donner les fondements à travers des
catégories comme celles d’espisteme, ou de dispositifs discursifs, de
l’historico-conceptuel. Je serais tenté de dire qu’ultimement le texte de
Milner est un texte foucaldien.
A contrepente du texte de Milner, et puisque nous sommes
établis dans le propos philosophique, je veux récapituler les choses que nous
avons dites cette année sous les espèces d’une définition de la
politique :
la politique est une procédure générique qui fait vérité
de la situation comme infinité et comme virtuellement soustraite à l’existence
nécessaire de l’Etat. Le réel, ou impossible propre, d’une telle vérité, est la
présentation pure, ou sans Etat. Le nom général de cet impossible est
communisme.
Réel est ici pris en son sens lacanien. On a ici la
qualification générale de la politique comme procédure dans la double dimension
de quoi fait-elle vérité ? Elle fait vérité de la situation comme infinité
déployée sous l’idée de quoi elle est, et qui, en terme réel, est l’impossible propre,
qui détermine la procédure, à savoir la présentation comme telle, qui serait
sans Etat ou philosophiquement la présentation sans représentation. Le nom
générique de cela, c’est communisme, qui subsume dépérissement de l’Etat,
société sans Etat ou sans classe si on a une doctrine classiste de l’Etat,
libre association des hommes, libre association des travailleurs etc… mais tout
ce système de désignations dans le corpus marxiste nomme ultimement l’Idée
d’une infinité situationnelle, qui est de l’ordre de la pure présentation,
ie de l’ordre de la pure invention. S’il
n’y a aucun enchaînement à l’Etat, présentation est de l’ordre du surgissement
pur ou de la création. C’est donc l’idée de la présentation comme infinité
créatrice d’elle-même.
L’événement fondateur d’une séquence politique a pour
site ce qui dans la présentation est le plus retiré de la représentation ou de
l’Etat. Le nom contemporain d’un tel site demeure le nom ouvrier.
C’est une question nominale. Elle est ouverte à sa reconfiguration.
A titre analogique, on peut souligner que dans la révolution iranienne, c’est
le mot déshérité qui a été mis en avant. Mais déshérité, qui avait sans doute
une appropriation théologique plus grande, n’en désigne, en dernier ressort,
que la même chose, ie ce qui est le plus
originellement soustrait à la représentation ou à l’Etat, ou encore ce qui est
le moins compté. Ce qui, au sens strict, étant le moins compté, pourra être dit
ne pas compter. Le site, c’est toujours aussi ce qui organise le ce qui ne
compte pas, parce que non compté, ce qui compte le moins. J’insiste sur le fait
que ceci n’est que le site événementiel et qu’il ne produit comme tel aucune
nécessité. Il désigne ce point précaire où au bord du vide tel que l’événement
va le requérir dans sa composition même, et donc le site va entrer dans la
composition événementielle.
L’éclipse de l’événement laisse comme trace une
indexation ou une mesure de l’excès de puissance de l’Etat, excès dont le
principe normal est l’errance ou l’indétermination.
Le principe normal de la surpuissance de l’Etat, ie de son excès sur la présentation, est d’être
indéterminé ou errant. L’événementialité politique dans sa disparition même,
puisque l’être de l’événement est toujours un disparaître, donc le tracé de
cette disparition, ce qui demeure à l’intérieur de la situation comme stigmate
ou témoin de l’événement même, et qui fonctionne comme son nom, va être dans le
cas particulier de la procédure politique de vérité le fait que cet excès
errant sera indexé, mesuré ou compté.
L’errance de l’Etat est ainsi interrompue, ce qui met
l’Etat à distance de la situation. Dans cette distance, une politique procède
en situation comme si la situation était sans Etat, ou encore selon une maxime
de liberté dans la pensée.
Une politique, ie une
séquence de la politique sous condition de l’éclipse d’un événement singulier.
Et du biais de l’indexation de la mesure ou trace événementielle qui introduit
un stigmate dans la situation, se creuse un écart et la politique procède dans
cette distance dans la possibilité d’en faire politique, non pas sans Etat,
mais en pensée comme si on pouvait travailler la situation à distance de
l’Etat. C’est cela qui peut être appelé liberté. Le mot liberté est un mot qui
doit être ressaisi selon chaque procédure générique de vérité. Mais la liberté
au sens de la procédure politique, c’est de pouvoir procéder en situation comme
si elle était sans Etat. C’est toujours un comme si, car en réalité, la
situation est toujours dans l’Etat, mais là s’est effectuée une distance
praticable.
Elle effectue cette maxime par une pratique de la logique
du même, ou encore par le devenir d’une norme égalitaire.
Une politique qui va être un tracé réel effectue la maxime
de la mise à distance de l’Etat dans l’élément d’une logique du même et de
l’imprédicable, ou dans le devenir d’une norme égalitaire, qui est toujours
l’effectuation de la mise à distance de l’Etat. Ce principe égalité a pour
condition sine qua non que l’état a été normé, ie que son errance a été interrompue. La praticabilité de la norme
égalitaire exige que mesure soit prise de la puissance de l’Etat. C’est à vrai
dire le mode propre sur lequel l’Etat est appliqué dans la politique. L’Etat
n’est pas impliqué dans la politique en tant qu’il en serait l’enjeu,
l’adossement, l’objectif etc… mais l’Etat est impliqué dans la politique du
biais de ce que mesure soit prise de sa puissance es exigible pour que la norme
égalitaire puisse être effective, ie
donner lieu à une politique.
Ce faisant, une politique cumule à l’infini une vérité
générique de la situation, qui est sous l’idée de l’absence d’Etat et sous la
règle de l’égalité de l’un avec lui-même.
C’est une récapitulation de ce qui a été dit précédemment,
mais qui inclut le caractère intrinsèquement interminable de la politique,
ie que la cumulation de la vérité générique
se fait à l’infini, bien qu’elle soit séquentielle. Bien qu’elle soit
séquentielle, une politique est cependant interminable, caractère intrinsèque
et pas empirique. Une séquence politique s’achève, mais elle s’achève à
l’intérieur de sa propre infinité intrinsèque.
On dira aussi que toute politique vise à traiter la
situation de telle sorte que tout énoncé inégalitaire y soit impossible.
Il faut bien comprendre que la norme égalitaire est un
principe de traitement de la situation, pas un simple principe de jugement.
Donc une politique vise bien à traiter une situation, de telle sorte que
l’inégalité ne puisse pas être prononcée ou effective. La norme égalitaire vise
toujours à faire advenir une situation au régime de l’absence d’Etat, ie telle qu’il y ait égalité de l’un avec lui-même dans
la présentation pure, mais il ne s’agit pas simplement que l’égalité combatte
l’inégalité, qu’un jugement égalitaire combatte un jugement inégalitaire, il
s’agit d’un traitement de la situation dans l’advenue à elle-même telle que
l’inégalité y soit impossible, ce qui fait de la politique un faire. Je n’aime
pas beaucoup dire pratique, parce qu’on pense tout de suite pratique par
opposition à théorie. Or il n’y a aucune opposition du pratique et du théorique
dans cette affaire. Le faire lui-même est une pensée : c’est un
faire-pensée, qui a pour noyau un traitement de la situation de telle sorte
qu’il y ait une impossibilité réelle de l’inégalité, et pas simplement la
figure en jugement de son idée.
La numéricité de la politique est : un infini
déterminé (la situation), un infini indéterminé (l’Etat), une détermination de
l’infini indéterminé (l’envoi événementiel du processus politique), et enfin
l’un (la norme égalitaire). L’innommable propre de la politique est l’existant
collectif substantiel de type communautaire ou prédicatif.
On pourrait éventuellement dire : de type identitaire.
Mais prédicatif est plus rigoureux, car ce qui est identitaire est ce qui est
rassemblable sous des traits prédicatifs. Comme nous renvoyons à l’idée du savoir
et de l’encyclopédie, prédicatif est plus précis. Ceci étant, on peut mettre
identitaire, puisque cette question est aujourd’hui constamment agitée comme
catégorie prétendument politique justement. La revendication des identités
renvoie en fin de compte à des figures communautaires circonscrite ou prédicatives.
On peut donc dire : identitaire.
Je souligne que la catégorie d’innommable est toujours
relative à une procédure déterminée. Point capital : il faut comprendre
qu’innommable est ce qui ne se laisse pas nommer du point d’une vérité déterminée,
ie ce qui ne se laisse pas forcer du point
d’une vérité déterminée. Techniquement, c’est l’innommable propre de la politique.
La question de savoir s’il y a des existants substantiels de type
communautaire, identitaire ou prédicatif, qui tombent dans le champ de
nomination d’une autre procédure de vérité n’a pas été abordée - nous n’en
savons rien. En tout cas, il en existe certainement des savoirs ou des
descriptions, des expériences. Simplement, nous disons que ceci est ce qui
demeure inforçable du point d’une vérité politique supposée advenue.
Il en résulte que le mal dont la politique est capable
est le forçage de la nomination d’un tel existant, la supposition que des
prédicats communautaires puissent être des catégories politiques. Ceci revient
à supposer le Même au point de l’Autre, ou encore à subsumer le Même sous
l’Autre. Le désastre est alors de pratiquer l’anéantissement de l’Autre au nom
du Même.
En réalité, on pourrait soutenir que pratiquer du point de
l’extension irraisonnable de la logique du Même les catégories communautaires
comme des catégories politiques revient nécessairement à ne pouvoir poursuivre
la logique du Même que dans la détermination catégorielle d’un Autre. Si vous
voulez, forcer la nomination sous des catégories politiques des identifications
communautaires sous la logique du Même, cela veut dire que vous allez pouvoir
poursuivre la logique du Même au point d’un forçage absolu de la nomination
elle-même que dans l’anéantissement d’une figure de son autre, ie en surimposant à une détermination catégorielle d’un
autre la fonction du même. Mais cette surimposition est nécessairement une
destruction, elle ne peut pas être autre chose. On a effectivement la
configuration désastreuse singulière à la politique, qui est toujours que
l’auto-affirmation du Même prétend ne pouvoir être effectif que dans
l’anéantissement d’une configuration d’altérité, qui est elle-même prédicative.
On va fonctionner prédicat contre prédicat, l’un qui est en vérité une figure
d’altérité, se présentant comme le lieu du même. Une figure de l’autre subsume
le même et au nom de ce que ce même est le même, elle doit éradiquer le prédicat
d’altérité extérieur au nom de la poursuite de la logique du même là où en
réalité elle a trouvé son point de butée, son point d’arrêt, qui est le lieu de
l’innommable.
Ce qui veut dire d’une manière générale qu’en réalité il n’y
a pas de catégorie de l’autre en politique. La politique est sans autre, car
pour qu’il y ait de l’autre il faut tout de suite des sous-ensembles
prédicatifs. C’est pour cela que tout ce qui se présente dans la
circonscription prédicative est un innommable, car la logique du même en tant
que fidèle à elle-même est une logique sans autre : c’est d’un même sans
autre dont il s’agit. Le même, c’est l’un en tant que même que l’un sans autre.
Il s’agit de la mêmeté du même, mais le même n’est pas posé dans une
dialectique avec l’autre. Or, lorsqu’on est au point de l’innommable que
représente la logique des communautés prédicatives, c’est que la logique du
Même ne se laisse poursuivre qu’en s’adultérant, se transformant dans une
dialectique du même et de l’autre, ie
dans une supposition que le même ne peut s’auto-affirmer que dans le conflit
avec ce qui n’est pas le même. Mais la politique émancipatrice comme telle ne
reconnaît rien qui ne soit pas même. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas
d’adversaire, mais l’adversaire n’est pas une détermination de l’autre. Tenir
ce fil est précisément ce qu’on pourrait appeler l’éthique de la politique,
qui, au fond, est de ne jamais introduire de l’autre. Sa maxime, c’est :
conduis la logique du même de telle sorte qu’elle ne se déploie pas dans la
dialectique avec l’autre.
Le mal politique peut donc se nommer communautarisme, ses
formes récurrentes étant en général nationales ou raciales.
Communautarisme est ici construit comme catégorie singulière
du point de la politique. L’existence de communautés n’est évidemment pas ici
ce qui est jeu. Or reconnaître que cela existe, tout le point est de savoir si
le nom de cela est transformé en catégorie de la politique, ie s’inscrit dans la logique du même. Or, cela n’est
possible qu’au prix d’une configuration désatreuse qui, réarticulant
l’auto-affirmation du même sur l’autre, donne lieu au massacre comme figure
d’effectivité du forçage de la nomination. Voilà, ceci conclut le cycle
d’investigation de la procédure générique politique. Et comme nous venons de le
voir pour la politique, ceci pose le problème de l’éthique ou plutôt des
éthiques propres à chacune des procédures génériques de vérité.
La politique est une procédure générique qui fait vérité de
la situation comme infinité et comme virtuellement soustraite à l’existence
nécessaire de l’Etat. Le réel, ou impossible propre, d’une telle vérité est la
présentation pure, ou sans Etat. Le nom général de cet impossible est
communisme. L’événement fondateur d’une séquence politique a pour site ce qui
dans la présentation est le plus retiré de la représentation ou de l’Etat. Le
nom contemporain d’un tel site demeure le nom ouvrier. L’éclipse de l’événement
laisse comme trace une indexation ou une mesure de l’excès de puissance de
l’Etat, excès dont le principe normal est l’errance ou l’indétermination.
L’errance de l’Etat est ainsi interrompue, ce qui met l’Etat à distance de la
situation. Dans cette distance une politique procède en situation, comme si la
situation était sans Etat, ou encore selon une maxime de liberté dans la pensée. Elle effectue
cette maxime par une pratique de la logique du même, ou encore par le devenir
d’une norme égalitaire. Ce faisant, une politique cumule à l’infini une vérité
générique de la situation qui est sous l’idée de l’absence d’Etat et sous la
règle de l’égalité de l’un avec lui-même. On dira aussi que toute politique
vise à traiter la situation, de telle sorte que tout énoncé inégalitaire y soit
impossible. La numéricité de la politique est : un infini déterminé (la
situation), un infini indéterminé (l’Etat), une détermination de l’infini
indéterminé (l’envoi événementiel du processus politique) et enfin l’un (la
norme égalitaire). L’innommable propre de la politique est l’existant collectif
substantiel de type communautaire ou prédicatif. Il en résulte que le mal dont
la politique est capable est le forçage de la nomination d’un tel existant,
donc la supposition que des prédicats communautaires puissent être des
catégories politiques. Ceci revient à supposer le même au point de l’autre, ou
encore à subsumer le même sous l’autre. Le désastre est alors de pratiquer
l’anéantissement de l’autre au nom du même. Le mal politique peut donc se
nommer communautarisme, ses formes récurrentes étant en général nationales ou
raciales.
Juin 1992
Cette année (92-93), nous traiterons de la procédure
artistique à propos de Nietzsche, et de la procédure scientifique à propos de
Wittgenstein. La procédure artistique, ie
la question d’une définition philosophique de l’art ; et, à propos de
Wittgenstein, il s’agira aussi, en un certain sens, d’une définition philosophique
de la science. L’autre versant des choses, c’est que je considère que Nietzsche
et Wittgenstein sont les 2 principaux sophistes contemporains, ie ces indiscernables intrinsèques de la philosophie,
qui lui servent à la fois de surveillants et d’adversaires. Si on prend la
grandes figures de l’anti-philosophie contemporaine (en laissant de côté Lacan,
chez qui l’anti-philosophie est spécifique), il faudra nommer principalement
Nietzsche et Wittgenstein, qui se sont expressément attribués le rôle de guérir
l’humanité de la maladie philosophique. L’un comme l’autre sont présentés comme
des thérapeutes de l’humanité pensante au regard de la pathologie
philosophique, qui peut aussi s’appeler pour l’un comme pour l’autre le platonisme.
La courbe générale de notre entreprise aura, au fond, 2 aspects qui sont
intriqués :
- faire le point de l’anti-philosophie contemporaine saisie
dans ses racines, ie dans son
articulation en pensée la plus haute et la plus forte chez Nietzsche et
Wittgenstein
- mais, en même temps, travailler à l’élucidation des
questions des procédures artistique et scientifique, artistique singulièrement
dans le cas de Nietzsche, scientifique singulièrement dans le cas de Wittgenstein.
Voilà pour la cohésion d’ensemble de l’entreprise de cette
année.
Je voudrais vous donner quelques indications sur la
procédure artistique en guise d’introduction à la question de Nietzsche, et en
particulier quelques indications problématiques. Autrement dit, qu’est-ce qui
fait la difficulté toute particulière de cette question, à mon sens extrêmement
difficile ? Je pense que la question du rapport de condition de la
philosophie à l’art est une question d’une redoutable complication. Vous me
direz que chaque procédure générique présente dans son retracement
philosophique des difficultés singulières, mais celles qui concernent l’art
sont de manière récurrente extrêmement embrouillées, et je tiens que parvenir à
proposer une définition philosophique de l’art comme, par exemple, celle que
j’ai proposée pour la politique, est une entreprise extrêmement rude.
La 1ère remarque dont je voudrais partir, c’est
qu’il y a un caractère visiblement extrêmement tourmenté des rapports de la
philosophie à l’art : descriptivement, historiquement. Ils s’indiquent
quasiment en symptôme par leurs caractère tourmenté, voire intellectuellement
violent. Violent veut aussi bien dire l’amour que la haine. Donnons quelques
symptômes de ce point tout de même assez frappant.
il faut bien voir qu’il y a une vigoureuse polémique
fondatrice inaugurale, à savoir celle de Platon contre la poésie. Les choses
commencement quand même en ces termes, ie
par une destitution acharnée de l’art du poète, qui est aussi, pour Platon,
indissolublement l’art du théâtre, comme si cette destitution était presque un
préalable à la possibilité même de la philosophie. Indubitablement, c’est la
tonalité de cette polémique en jeu dans la République. Vous savez qu’il y a cet
extraordinaire passage vers la fin de la République où Socrate dit en gros :
nous avons bien travaillé, mais ce que nous avons fait de mieux, c’est vraiment
ce que nous avons dit sur la poésie. Socrate se discerne un brevet de réussite
toute particulière comme si instruire jusqu’au bout le procès de la poésie
était ce que la République avait de plus original et de plus achevé. Ce qui explique
aussi cette construction très étrange, qui fait qu’à la fin du Livre IX on a
absolument l’impression que tout est dit, puisque Platon y reprend l’ensemble
de la construction politique pour indiquer que finalement, elle est une
prescription subjective. Quand ses interlocuteurs finissent par demander à
Socrate : mais cette grande construction, ce modèle d’Etat, où est-il dans
la réalité ? Et Socrate leur répond : bien sûr il n’existe pas,
n’existera pas, n’a jamais existé, mais cela n’a aucune importance, le point
décisif étant que c’est selon cette norme, selon cette prescription que l’homme
de jugement ou que l’homme intelligent va vivre.
Le Livre IX semble achever la construction de la
République, et puis
voilà une relance au Livre X, de nouveau consacré à la polémique contre la
poésie, comme si au-delà de la clarification de la question politique en tant
que norme prescriptive, il fallait revenir encore à cette question que l’on a
déjà abondamment traitée dans les 9 premiers livres, et qui est la méfiance, la
suspicion, et finalement le bannissement prononcé contre la poésie imitative.
C’est un symptôme sur lequel on n’a pas cessé de méditer, qui est :
qu’est-ce qui est en jeu dans le rapport de la philosophie à l’art, pour que le
geste platonicien inclue avec une telle vigueur, une telle nécessité, la
destitution du poème ? Je dirais que là, on voit bien que ce à quoi la
philosophie est en proie, dans cette espèce de colère insistante de Platon,
c’est de toute évidence à la puissance de l’art. C’est une reconnaissance de
puissance. La nécessité de revenir sur ce procès, la nécessité d’en souligner
le caractère primordial est aussi, Platon le dit, qu’au regard de la pensée, il
y a une singulière puissance de l’art. Cette puissance n’est pas simplement
comme la puissance des passions. Ce n’est pas simplement l’idée qu’on aurait la
puissance du désir contre la puissance de l’intellect. Cela renverrait plutôt à
des choses comme les passions immédiates : le désir, la sexualité,
l’érotisme, des choses de cet ordre, en capacité de perturber l’équilibre
immanent de la pensée. Mais la question n’est pas là. La question est que la
puissance de l’art est bel et bien reconnue comme une puissance qui est
elle-même en pensée, ie qu’elle
ne se laisse pas immédiatement distribuée ou répartir dans la classique
opposition entre raison et passion. Du reste, il est absolument clair que
l’intention platonicienne n’est pas de renvoyer l’art du côté de la passion,
mais de renvoyer l’art du côté d’une fausse raison, ce qui est tout autre
chose, ou d’une raison pervertie.
Le symptôme platonicien serait celui-ci :
- premièrement, l’art serait clairement représenté comme
pensée, mais que cette pensée est elle-même une pensée déviée ou perverse, ou
contournée, au point que la philosophie doive s’en séparer, la délimiter.
- deuxièmement, la philosophie doit d’autant plus la
délimiter qu’il y a une considérable reconnaissance de la très grande puissance
de la figure de l’art comme pensée, sinon, après tout, elle n’aurait pas
l’importance qu’elle détient.
La figure artistique de la pensée est immédiatement
déterminée comme puissance et la philosophie dans la guise de sa fondation
platonicienne détermine l’art, en l’occurrence le poème, comme pensée d’une
extrême puissance, dotée d’une menaçant obliquité, comme une pensée oblique au
regard de laquelle il faut restaurer une rectitude que la philosophie établit.
C’est cela que j’appelle la philosophie en proie à la puissance de l’art. Tout
le monde voit que c’est une puissance de réquisition subjective qui est une puissance
en pensée. C’est ce que j’appellerais le 1er symptôme : nous
restons dans le descriptif de ce trouble, parce que véritablement plus on le
considère, plus on voit que le rapport de la philosophie à l’art est un rapport
trouble. Chez Platon lui-même, on sent bien qu’il y a un rapport de fascination
/ répulsion, qui est lui-même un rapport trouble.
le 2ème symptôme que je mentionnerai et qui
apparaît dès Aristote est ce que j’appellerais le labyrinthe classificatoire de
l’esthétique, ie un pb lui-même à son
tour extrêmement indémêlable concernant la pluralité des arts. Qu’est-ce que
cette pluralité ? Pourquoi y a-t-il la poésie, la musique, la peinture, la
sculpture, le théâtre, et puis le cinéma ? Quel est le statut de cette
pluralité ? La philosophie s’engage dans le traitement de cette pluralité
avec toujours plus ou moins l’idée de fonder une hiérarchie, ie d’ordonner cette pluralité en postulant et en
fondant une hiérarchie des arts. Cela donne lieu à une quête dont la complexité
et l’incertitude est très frappante si on regarde l’histoire des esthétiques
philosophiques. Toute histoire des esthétiques philosophiques se propose une
classification des beaux-arts, qui est toujours manifestement tenue dans une
espèce de principe d’incertitude, comme si les arts étaient véritablement pour
la pensée un labyrinthe : le labyrinthe des arts, dont toute surimposition
classificatoire avère une entreprise remplie de difficultés et d’une extrême
tension. Le symptôme classificatoire est la philosophie en proie au multiple de
l’art. Manifestement, chez Platon, elle est principalement en proie à sa
puissance. Là, elle est en proie à son multiple : quelque chose de fuyant
et de dérobé dans le concept même d’art du biais de sa multiplicité. Le fait
est, comme nous allons le voir cette année, c’est un pb tout à fait surprenant,
si accoutumé qu’on y soit. La multiplicité des arts, c’est une répartition qui
ne va pas de soi du tout, y compris dans les termes qui sont, ici, les nôtres.
Par exemple, la question de la numéricité de la procédure artistique est
immédiatement confrontée à la question de savoir si réellement il y a l’art, ou
s’il y a des arts irréductibles les uns aux autres, qui constitueraient chacun
un type de procédure générique particulier. Donc, vraiment, le multiple de
l’art propose à la philosophie un défi de pensée tout à fait spécifique, généralement
soldé par une tentative de hiérarchie des arts, avec le problème extrêmement
compliqué de savoir quelle est la norme de cette hiérarchie, car cela signifie
toujours qu’il y a des arts qui sont plus artistiques que d’autres,
ie des arts qui accomplissent plus
souverainement le concept de l’art que les autres.
Il est très frappant que cette idée courre jusqu’à Deleuze,
chez qui dans Qu’est-ce que la philosophie ? vous trouvez que la sculpture
accomplit plus essentiellement le propos artistique que les autres arts. Même
Deleuze qui est à cent lieues du dispositif de l’Esthétique de Hegel, et d’une
classification purement conceptuelle des arts, néanmoins il y va de son énoncé
sur le fait que la sculpture est un art d’une certaine façon plus
essentiellement proche de l’essence intime de l’art que les autres. C’est
quasiment une tentation irrépressible de la philosophie en proie au multiple
des arts que de déterminer, ce qui lui simplifierait la tâche, l’art dans
lequel se concentre l’essence de l’art, plutôt que de fuir dans le labyrinthe
infini des ramifications de l’activité artistique, ce qui est véritablement le
symptôme dans lequel on cherche, dans la multiplicité des arts, une essence de
l’art perdue, égarée dans le multiple. Je crois d’ailleurs, si on examine
l’histoire de la philosophie, qu’on peut établir que toutes les hiérarchies
possibles ont été proposées et soutenues, en tout cas, il s’est trouvé un
philosophie pour dire que tel art était l’art essentiel. Il s’est trouvé des
philosophes pour dire que c’était le poème, ou la peinture, ou la musique, ou
la sculpture. Il s’est trouvé des philosophes pour dire que c’était le cinéma.
Finalement, on peut dire que tout art a été philosophiquement promu comme art
essentiel, ce qui indique le caractère prégnant et labyrinthique de cette
question.
Ce 3ème symptôme, lui aussi très frappant, c’est
que l’existence même de l’art contraint souvent la philosophie à des
innovations conceptuelles spécifiques. Le simple fait qu’il y ait l’art et
qu’il faille le traiter comme condition de la pensée, comme une pensée
conditionnant la philosophie, l’oblige à des constructions conceptuelles ad hoc,
ie visiblement appropriées au seul
traitement de la question de l’art. C’est ce que j’appellerais le pb de la
philosophie en proie à la singularité de l’art, ie qch qui est à distance et, en même temps, si
singulier, qu’il faut des remaniements conceptuels internes au dispositif
philosophique souvent très considérables, uniquement pour situer l’art comme
condition. Ce mouvement est bcp plus manifeste s’agissant de l’art que de la
science. On verra que le débat de la philosophie et de la science est
organique, et d’une certaine façon, le bâti conceptuel de la philosophie est
toujours très proche de la question de la science d’une manière ou d’une autre.
En revanche, tout se passe comme si le bâti philosophique devait incessamment
être remanié, étendu ou déployé pour s’approcher de l’art comme pensée, dans
des innovations qui sont des innovations radicales.
Un exemple technique : il est caractéristique que Kant
doive pratiquement inventer un type de jugement entièrement nouveau, absolument
différent des types de jugement qu’il examine antérieurement, pour approprier
la question de l’art. C’est toute la question du jugement réfléchissant par
opposition au jugement déterminant. C’est typique de fait que très souvent, au
regard de son concept le plus organique, le plus central, par exemple le
concept primordial de jugement chez Kant (synthétique a priori, analytique,
déterminant etc… le fil conducteur de la doctrine kantienne est entièrement un
pb de jugement) se voit – du fait qu’il y a l’art – être divisé, remanié,
doublé ou repris. Donc l’appropriation de la singularité de l’art entraîne
toujours des bouleversements très importants dans le corps de la philosophie.
Pour relier ce 3ème symptôme au 1er,
on remarquera que c’est ce que Platon se refuse à faire : plutôt exclure
l’art que de redisposer tout le corps conceptuel en vue de son appropriation.
Voilà pour cette 3ème indication de ce que j’appelais le tourment de
la philosophie face à l’art.
4ème symptôme descriptif, à l’opposé du 1er,
si l’on peut dire, mais qui en est comme la forme retournée, on voit souvent
apparaître de l’intérieur de la philosophie une humiliation de la philosophie
devant l’art. C’est un propos philosophique courant, et de plus en plus courant
dans la modernité, que finalement la philosophie ne soit pas grand-chose au
regard de l’art, qui est une manière d’être en proie à sa puissance dans une
modalité platonicienne retournée. Au lieu de le prendre de haut avec la
puissance de l’art en s’en séparant ou en la bannissant, eh bien il y a un
engagement de la disposition philosophique dans une espèce de posture humiliée
devant la souveraineté de l’art, qui de nouveau indique le rapport extrêmement
tendu, contourné et en même temps distant, en réalité l’idée de contentieux que
la philosophie a historiquement avec l’art.
On en repère des traces dans l’émergence de la thématique du
génie, qui est à vrai dire une thématique proprement philosophique, et qui est
presque toujours destinée à hypostasier la figure de l’art. C’est sa
destination la plus fondamentale : le génie, c’est constitutivement le
génie artistique. On le voit dans la conception romantique de l’infini, qui
gravite toute entière autour d’une méditation sur l’art. On le voit aussi dans
les développements qui concernent l’idée qu’il y a une vie de l’art alors qu’il
y a quelque chose de mortifère dans le concept. Nous verrons quel destin
particulière Nietzsche donne à cette idée, idée dont il est l’héritier, mais
qui est beaucoup plus ancienne que lui, à savoir que la vie se trouve du côté
de l’art, et que le concept se trouve du côté de la philosophie et de la
science, là où il n’y aurait que la mort. Cette métaphorique qui capture
l’opposition philosophie / science d’un côté, art de l’autre, dans la dualité
de la vie et de la mort, est presque toujours une configuration d’auto-humiliation
des concepts devant la souveraineté vivante et créatrice de l’art. Métaphorique
post-romantique extraordinairement déployée.
On pourrait dire que c’est la philosophie en proie à l’art
comme expérience, et dans l’entrée humiliée de cette dimension d’expérience
singulière, d’expérience irréductible, d’émotion vivante.
5ème symptôme : l’art est très souvent
représenté par la philosophie comme le lieu d’une multiplicité du sens, ie comme le paradigme d’une pensée d’être en capacité
multivoque et non pas univoque. Et même, à la limite, présenté comme une pensée
capable de supporter une infinité d’interprétations. Je dirais que c’est la
philosophie en proie à la dimension interprétative de l’art, ou ce qui expose
constamment l’art au renouvellement de l’interprétation. Interprétation, cela
peut être pris au sens strict, par exemple comme en musique, qui doit, en
effet, être interprétée. Mais, en réalité, c’est une matrice générale :
une pièce de théâtre aussi est interprétée, puis finalement on sait bien que
toutes les œuvres d’art sont sujettes à d’infinies interprétations.
Au regard de ce point, la philosophie est dans une posture
ambiguë. D’une part, elle réclamera l’univocité, ie la clarté de l’univoque, et d’autre part, elle
enviera cette exposition à l’infini de l’interprétation comme étant d’une
certaine façon l’exposition à la durée de l’art se soutenant indéfiniment par
le fait qu’il puisse toujours être interprété. Dans ce cas, l’art donne le
paradigme d’une pensée qui est en position d’ouverture, parce qu’on n’en a
jamais fini avec son interprétation, ce qui délivre du point de la philosophie
un rapport ambivalent : une tension entre équivocité et univocité,
équivoque du sens et univocité du vrai, dont le point d’application privilégié
est l’art. C’est la philosophie en proie à la richesse de l’art avec quelque
chose dans l’art comme une prodigalité intrinsèque du sens, au regard de quoi,
dans des postures humiliées, la philosophie se sent pauvre.
6ème et dernier symptôme qui les récapitule
tous : nous avons vu les sutures modernes de la philosophie et de l’art,
qui accomplissent selon certains modes l’extraordinaire tension de ce rapport.
C’est, en fin de compte, l’affirmation selon laquelle il y a une
co-appartenance essentielle de la philosophie à l’art, une communauté de destin
primordiale, qui est, comme dirait Heidegger, une sorte d’appariement du dire
du poète et du penser du penseur, une distinction qui est en même temps une
dialogique première. Tout cela dessine symptômalement un champ de tensions, de
complexités et de troubles dans le subjectif de la pensée philosophique dans
son rapport à l’art. Vous voyez donc que ça balaie l’historicité entière de ce
rapport. C’est un symptôme invariant. Voilà pour la description.
Maintenant, il me semble que, si l’on taille un peu au plus
court, les termes en jeu dans ce tourment, dans la récurrence de cette
difficulté extrême qu’à la philosophie de s’approcher de l’art : ou bien
comme Platon elle le déclare à distance, ou bien, à chaque fois qu’elle s’en
approche, la suture est presque immédiate. Tout se passe comme si la
philosophie n’arrivait pas à trouver une juste distance à l’art, comme si
c’était toujours trop ou trop peu, trop près ou trop loin, comme s’il fallait
soit l’exclure, soit l’inclure, sans qu’il possible d’établir ou de mesurer une
distance stabilisée. C’est cela aussi le trouble de la philosophie face à
l’art. Après tout, si on y réfléchit bien, tout trouble subjectif est toujours
une distance introuvable. Et il me semble bien qu’on peut repérer 3 facettes, 3
traits de ce trouble.
- le 1er c’est la dimension du sensible. Le fait
que l’art – mais nous verrons que cette question est elle-même d’une
complication extrême – touche comme tel au sensible. Il est sensible, il
s’adresse à la sensibilité. Nous essaierons d’y voir plus clair là dedans, mais
en tout cas il touche au sensible, et cela, comme tel, embarrasse la philosophie.
Non pas seulement parce qu’il y a la classique opposition du sensible et de
l’intelligible au sens platonicien, mais parce qu’approprier à l’art une
catégorie philosophie du sensible lui-même est très complexe.
Ce n’est pas seulement car la philosophie opposerait
l’intelligible au sensible, mais parce que la philosophie doit se donner une
catégorie du sensible telle qu’elle soit appropriable au biais par lequel l’art
touche au sensible. Cette opération philosophique est très complexe, parce qu’il
y a immédiatement un embarras philosophique lié au fait que l’art touche au
sensible, et c’est ce point qui éclaire l’équivoque de l’évaluation de l’art,
toujours liée au concept philosophique du sensible, car toute philosophie a un
concept du sensible sous une forme ou sous une autre.
Dans la science, il y la dimension de la lettre, mais la
dimension de la lettre ne met pas du tout la philosophie dans le même embarras
que la dimension du sensible. Or, l’art, qui est impensable sans la dimension
du sensible, est productif de ce point d’un embarras particulier pour la
philosophie.
- 2ème trait : elle est puissance de la
dimension de la réquisition subjective, ie
une puissance de captation du sujet qui est résolument singulière et qui s’est
inauguralement donnée soit dans le concept platonicien d’imitation, soit dans
le concept aristotélicien de catharsis. Nous ne sommes, à mon sens, pas
vraiment sortis de cet envoi immédiat : mimesis et / ou catharsis.
Dans tous les cas, il s’agit de savoir pourquoi l’art a
puissance. C’est vraiment une question avec laquelle la philosophie a un
véritable contentieux, et il a puissance de réquisition subjective, c’est cela
la question. Mais à quel fondement ce contentieux renvoie-t-il ? Cette
dimension de réquisition subjective intrinsèque de l’art est le 2nd
trait qui éclaire le tourment du rapport art / philosophie.
- 3ème trait : c’est la dimension de
l’infini. Sensible, puissance, infini sont les 3 traits qu’il faut prélever sur
le tourment symptômal. De quel biais l’art touche-t-il à l’infini ? Il y
accède, il le convoque d’une manière extrêmement complexe, car c’est une
question qui a trait à ce que j’appelle la prodigalité de sens, ie que l’infini est toujours aussi l’infini des
interprétations. Mais qu’est-ce qui, dans l’œuvre d’art elle-même, supporte
cette infinité ? Voilà la question. I ly a l’infinité des interprétations,
c’est cela qu’on constate. Mais il faut bien à un moment donnée que l’œuvre
elle-même s’y expose, soit exposée à cette infinité. Quel est le principe de
cette exposition ? Là est le 3ème trait que j’appelle la
dimension de l’infini.
Un 1er filtrage ou ordonnancement des rapports de
l’art à la philosophie se ferait à travers :
- la question du sensible
- la question de la puissance propre à l’art par la
réquisition subjective
- la question de l’exposition à l’infini.
A partir de cette 1ère approche, on peut
remarquer que la 1ère question va se développer comme question
ontologique. La question du sensible va toucher aux rapports de l’art à l’être,
ie à la question suivante : de quoi
l’art fait-il vérité ?
Si on admet que l’art est une procédure de vérité générique,
en fin de compte, l’idée que l’art touche toujours au vrai est originaire.
Finalement on peut dire que c’est la forme sensible de l’idée, que c’est la
splendeur du vrai etc… Il y a eu bcp de formules philosophiques sur ce point,
mais que ça touchait au vrai, alors de quoi l’art fait vérité ? la
question du sensible va être une section de ce problème, qui touche au rapport
à l’être de l’art. On aurait pu dire aussi : quelle est la situation de
l’art ? Après tout, une vérité est toujours vérité de la situation où elle
procède. Qu’est-ce que c’est qu’une situation artistique ? Donc quel est
le champ d’être de l’art ? C’est une question assez redoutable si on la
pose en ces termes. Qu’est-ce que c’est qu’un site événementiel
artistique ? Qu’est-ce que c’est qu’un événement dans l’ordre de
l’art ? par voie de conséquence, comment et d’où procède une vérité dans
l’ordre de l’art qui, par ailleurs, touche en effet au sensible. Toutes ces
questions travaillent le discours philosophique sur l’art, depuis toujours,
mais là aussi dans une tension, dans une incertitude assez forte. Voilà pour la
dimension ontologique de la question, qui est raccrochée au thème du sensible.
La 2ème, la dimension de la puissance, c’est la
question subjective, ie la question de
savoir ce qu’est le sujet de l’art : qui ou quoi est sujet dans l’art, ou
à l’art, ou pour l’art ? Cette prise subjective est assignable à quel
sujet ? C’est une question que l’esthétique pose constamment, mais qui est
très difficile. Par exemple, on n’en finit pas de se demander qui est sujet
dans la situation théâtrale, où y a-t-il un effet de sujet : le
spectateur, l’acteur, l’auteur, l’artiste metteur en scène ? La
distribution ou le réseau dans lequel la question du sujet émerge dans l’art
est une question multiple, qui ne se donne jamais dans la figure simple d’un
sujet présupposé qui subirait la prise de la capture artistique.
Il y a un véritable problème, qui est la construction
conceptuelle, ou en pensée, du sujet de l’art. Analogiquement, je vous rappelle
que lorsqu’on a examiné la question de l’amour, nous avons vu que le sujet de
l’amour ne pouvait pas être confondu avec le sujet aimant. La psychologie du
sujet aimant ne détermine pas le sujet à l’amour, qui est ce qui se détermine
dans l’espace du 2 lui-même. C’est donc un sujet singulier. De même, la
question du sujet de l’art doit être posée. A chaque fois, la question du sujet
est spécifique : chaque procédure de vérité enjoint ou se conjoint à une
figure particulière du sujet. Mais la question du sujet de l’art est
extrêmement difficile, bcp plus que dans les autres cas. L’incertitude sur le
sujet de l’art grève lourdement le débat, y compris la critique sur l’art avec
des tas de catégories intermédiaires : le public, le spectateur, l’acteur,
l’auteur, l’interprète, tout un réseau de désignations empiriques de l’effet de
sujet artistique, qui brouille largement la construction de son concept. Alors,
où le construire entièrement ? Ce concept de sujet de l’art n’est
nullement lisible dans la pure expérience. Ce pb a pour fil conducteur la
dimension de la puissance.
Quant à la question de l’infini, c’est clairement une question de numéricité :
quelle est la numéricité de la procédure artistique ? En particulier cette
question fondamentale : où vient l’infini dans cette procédure ? On
voit très bien que les esthétiques philosophiques sont en débat
là-dessus : elles n’utilisent pas le terme de multiplicité infini, cela
c’est ma propre cuisine, mais on admettra toujours que si on présente une cuisine
particulière, c’est dans l’idée qu’elle a toujours été là. Bon. De fait, je
crois qu’on peut montrer que la question « où est le placement de l’infini
dans la procédure artistique ? » est une question qui oppose depuis
toujours les esthétiques.
Cette question oppose de façon extrêmement claire les
esthétiques romantiques aux esthétiques classiques. Le critère de leur
délimitation repose entièrement sur la question de la numéricité de leur
procédure, plus particulièrement sur le placement de l’infini dans cette
numéricité. Donc répondre à la question de la numéricité de la procédure
artistique sera comme toujours la question un peu terminale, car lorsqu’on a
résolu la question de la numéricité, on a bcp avancé dans le concept de la
procédure.
Ajoutons enfin que la question de l’innommable est une
question d’autant plus opportune qu’il y a une grande thèse contemporaine selon
laquelle l’art serait innocent. Disons le sans détour, la grande thèse
contemporaine c’est : « la politique est coupable et l’art est
innocent ». C’est une thèse que vous
trouverez partout. Nous, nous ne soutiendrons pas que l’art est innocent. Nous
soutiendrons que, comme toute procédure générique, il a un innommable propre,
et donc exposé à la tentation de forcer la nomination de cet innommable, que
par csqt il y a un mal dont l’art est la condition. Nous ne ferons pas
exception pour l’art, car ceci commence par la question de savoir quel est
l’innommable propre au champ de la vérité artistique. Sur cette question de
l’innommable propre, nous avons jusqu’ici pratiqué les procédures les plus
faciles. L’amour et la politique sont celles où le mal est le plus aisément et
le plus empiriquement reconnu. Après tout, il y a une expérience première de la
souffrance amoureuse ou de la souffrance sous l’effet d’une politique. Ça ne va
pas très loin dans la question de l’établissement de l’innommable, mais au
moins cela met à l’ordre du jour la question du mal.
En revanche, en dehors de la polémique platonicienne qui,
quasiment, impute à l’art un certain nombre de crimes, l’art, j’y insiste, est
généralement reconnu, dans la dimension contemporaine de son exercice, comme
innocent : opposant son innocence souveraine, sa gratuité universelle, aux
horreurs de la politique. La détermination de l’innommable propre de l’art sera
une grande question très compliquée : voilà pour le programme de
l’investigation. Je terminerai pour aujourd’hui par quelques indications de méthode,
et j’espère bien que nous parviendrons à prononcer et la numéricité de l’art ou
des procédures artistiques, et la question de son innommable propre, et la
question du mal dont l’art est capable.
Nous partirons de Nietzsche, car la singularité de Nietzsche
est qu’il établit un bord à bord de la philosophie et de l’art. A le décrire
finement, on a plutôt chez lui les conditions d’une suture que la suture
elle-même. Nous verrons cela en détail. C’est pour cela que je dis un bord à
bord, car si vous voulez suturer, vous commencez par rapprocher les bords.
Après vous pouvez coudre ! Mais il faut d’abord tirer les bords l’un
contre l’autre, si bien que le geste nietzschéen sur cette question est de
construire un bord à bord, ie de tirer
l’art, de tirer la philosophie dans l’élément de l’anti-philosophie, mais peu
importe, de les tirer l’un vers l’autre jusqu’à ce que l’on obtienne une
section de passage dans l’unité du texte.
Ceci se voit sensiblement : si vous lisez Zarathoustra,
vous pouvez passer de la sentence ou de l’énoncé philosophique abstrait au pur
poème, justement dans une traverse qui ne franchit rien mais est bord à bord.
Ce n’est pas simplement parce que le poème serait là, métaphorique, ou en moyen
mythique de traiter une question comme chez Platon. Ce n’est pas du tout cela.
C’est véritablement un constant bord à bord du philosophique et du poétique en
un certain sens.
Nietzsche nous propose donc, sur la question philosophie et
art, un protocole expérimental tout à fait particulier. Ce n’est pas simplement
les thèses de Nietzsche, à savoir ce qu’il dit sur l’art, sur la philosophie,
sur leur rapport ou sur leur non rapport, c’est la textualité nietzschéenne
elle-même qui est un protocole expérimental de cette question, justement parce
qu’elle met d’une certaine façon philosophie et art bord à bord. Elle nous
donne donc un point de traverse, une figure diagonale tout à fait particulière
dont l’exemple est unique. C’est le seul bord à bord connu concernant la
philosophie et l’art.
C’est pourquoi Nietzsche va pouvoir se présenter dans la
figure d’un artiste de la pensée. C’est le nom qui lui conviendrait le mieux.
On pourrait dire libre esprit, il y a d’ailleurs bcp de nom pour désigner
l’auteur d’une telle entreprise. Mais artiste de la pensée désigne celui qui
est en état de construire ce bord à bord, de déplier art et philosophie de leur
distance pour rendre possible leur connexion sans complètement établir cette
connexion ou sans avoir une doctrine de cette connexion. Voilà pourquoi on peut
expérimenter dans Nietzsche la question art et philosophie, sans que cela
veuille dire qu’on entérine les thèses de Nietzsche sur ce point. Nous
prendrons donc Nietzsche comme machinerie expérimentale du rapport de la philosophie
à l’art.
Outre cette possibilité, qui sera la nôtre, de prendre
Nietzsche comme machinerie expérimentale du rapport de la philosophie à l’art,
le 2ème point c’est que Nietzsche, c’est l’anti-platoniste, la
fondation de l’anti-platonisme contemporain, et donc, sur la question du
tourment, du symptôme, c’est un peu l’autre extrémité. Donc nous nous
intéresserons bcp aux rapports de Nietzsche à Platon vu sous cet angle, ie sous l’angle de la question du rapport de la
philosophie au poème. De l’intérieur du dispositif expérimental nietzschéen du
bord à bord, on prononce sur Platon de façon singulière, et donc on retrace un
peu, toute l’histoire de ce tourment, en tout cas, ses 2 extrémités.
On va délimiter un corpus dans Nietzsche. Je vous indique
que nous travaillerons sur le Nietzsche de la dernière année, avant la folie
exclusivement, ie l’année 1888 jusqu’à
janvier 89, donc sur 2 points :
- le
cas Wagner
- le Crépuscule des Idoles
- l’Antéchrist
Donc les textes de l’ultime Nietzsche avec ou contre cette
affaire de l’histoire entre Nietzsche et Wagner. Donc : de Nietzsche et de
la musique, donc de Nietzsche et du poème dramatique, et finalement de Nietzsche
et du poème tout court, dont Wagner est un peu l’emblématique. C’est aussi
d’ailleurs le rapport de Nietzsche et de l’Allemagne, et puis finalement c’est
le rapport de la philosophie à l’art qui nous occupe. Je pense être en état de
proposer de cette affaire (car c’est vraiment une affaire, Nietzsche et
Wagner !), je l’espère, une interprétation nouvelle. Une interprétation
nouvelle dans les termes qui sont les termes ici proposés. Voilà ce que je
voulais vous dire aujourd’hui comme introduction au parcours que nous traiterons
l’année prochaine.
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