Philosophie, théorie du mal
et de l’amour
par Alain Badiou
(1990-1991)
(Notes d’Aimé Thiault et transcription de François
Duvert)
1er
cours 2
1° pourquoi prendre notre point de départ dans Platon ? 2
a) le diagnostic nietzschéen « L’Europe est en train de
guérir de la maladie Platon »............. 2
b) un fil conducteur : un procès de retournement entre l’Apologie et les Lois, X.................... 2
2° le statut philosophique de la catégorie de vérité 3
a) l’énoncé « il y a des vérités » est un énoncé philosophique qui se constitue
contre la sophistique 3
b) la compossibilisation philosophique pense le temps des
vérités comme temps de la pensée sous le signe de l’éternité. 3
3° originairement… 3
2ème cours 5
3ème cours 8
4ème cours 11
5ème cours 14
6ème cours 20
1° l’indécidable : présentation logique et ontologique
par les grecs 20
2° l’indiscernable : le principe des indiscernables de
Leibniz 21
3° le générique 22
4° l’innommable 22
7ème cours 24
1° l’indécidable, Un + 24
2° l’indiscernable / multiple fini 24
3°le générique, multiple infini 25
4° l’innommable, l’un – 25
8ème cours 25
1° nomination et sujet 26
2° enquêtes et labeur infini d’une vérité 26
3° forçage et innommable : point de butée d’une vérité 26
Définition générale du Mal 28
Définition de la philosophie, 2ème
élaboration : 29
9ème cours 31
10ème cours 34
1° le mal, c’est l’empêchement d’une soustraction : les 4
figures possibles du mal 34
2° seul le nominalisme constitue la figure intime du mal 35
a) le désastre........................................................................................................................ 35
b) le nominalisme................................................................................................................ 35
Le concept de numéricité d’une procédure générique 36
définition............................................................................................................................ 36
11ème cours 37
les 2 figures classiques 37
le concept clé de la figure romantique de l’amour est l’un 37
le concept clé de la figure oblative de l’amour est donné par
la catégorie de l’Autre 37
12ème cours : 39
13ème cours 41
14ème cours 43
Je voudrais commencer le cours de cette année par un
résumé du cours de l’an passé qui nous conduira à une définition générale de
l’acte philosophique comme saisie des vérités du temps rapportées à leur dimension
d’éternité.
Au terme du trajet suivi dans la République de Platon, je voudrais terminer le cours de cette
année en clarifiant l’enjeu philosophique qui fut le nôtre, à savoir le passage
de l’identification de l’essence du discours philosophique à l’identification
de son négatif : le désastre,
soit la catégorie du mal en philosophie. L’orientation doxographique lie
massivement la question : « qu’est-ce que la philosophie ? » à celle du bien, et face à la proposition
religieuse sur le bien et le mal, de l’intérieur de son propre régime historique,
la philosophie se trouve en état de soutenir, en pensée, le défi de la
proposition religieuse. Mais à suivre cette hypothèse, on considère le combat
philosophique contre la figure singulière du mal comme une lutte qui
appartiendrait d’essence, aussi bien à la religion qu’à la philosophie.
Or, je voudrais opérer une torsion sur ce dispositif
doxographique et montrer que la philosophie est inductrice des figures
historiales du désastre par péril propre : dans tout désastre, un
philosophème au moins est impliqué. A partir de cette nouvelle trame
conceptuelle, je vous propose de retraverser notre trajectoire et d’obtenir une
sorte de vision panoptique de l’année par retournement.
La prophétie de Nietzsche s’est accomplie, car le
siècle entier dans son sombre chaos a bien été anti-platonicien dans le disparate
même de ses énoncés de pensée, à commencer par ceux qui annoncent la fin de la
métaphysique et qui s’originent dans Nietzsche. Ces énoncés soutiennent que ce
dont Platon est le nom inaugural est entré dans la clôture de son effet, mais
effet en même temps porté à son paroxysme. Or, je soutiens que nous pouvons
annoncer la fin de cette fin telle qu’elle se laisse dire comme la fin de
l’envoi platonicien. Et c’est précisément cette possibilité qui nous contraint
à rouvrir la question ou le dossier Platon. Mais il va de soi que cette réouverture
ne peut pas se présenter comme une restauration, mais elle doit revenir sur
Platon pour y distinguer un geste inaperçu, ie non identifiable à l’envoi métaphysique, mais un
geste absolument différent, qui serait à l’origine d’une autre configuration
philosophique que la disposition métaphysique repérée, par exemple, par
Heidegger.
Toute constitution philosophique est en situation. Mais
alors que la situation de départ dans le Criton ou l’Apologie de Socrate est « pourquoi Socrate a-t-il été
condamné et tué injustement ? »,
la dernière et grande œuvre de Platon, les Lois, fonde et légitime en pensée un appareillage
répressif qui frappe l’impiété et la corruption de la jeunesse athée,
principales accusations portées contre Socrate. Comme si à la fin des fins, Platon
en vienne à souscrire à la mise à mort de Socrate dont, circonstance aggravante,
il entend fonder la légitimité. Le protagoniste des Lois, l’Athénien, et non plus Socrate, reprononce et légitime
les chefs d’accusation portés contre Socrate. On est donc passés des premiers dialogues aporétiques qui
traitent des impasses de l’episteme,
du juste et du bien, à un dispositif de lois criminelles édictées par la cité
Etat idéale, soudain devenue fascisante.
Mais que signifie ce retournement inouï, sinon qu’il
n’y a pas de dispositif global philosophique propre à Platon ? Platon ne
se laisse pas compter pour un, par exemple comme le geste d’envoi de la
métaphysique occidentale. Dans ce retournement, on lit du 2, ie que dès l’origine, il y a l’innocence de l’exposition
philosophique et toujours le risque, dû chez Platon à une tension excessive de
son montage philosophique, d’une réexposition désastreuse. Chez Platon,
présentation et représentation sont l’exposition elle-même et fondent la
philosophie dans le 2 : ce qui est exposé selon la vérité est aussi exposé
au désastre.
A l’âge classique, la catégorie centrale de la
philosophie est celle de Vérité, mais ne voyez pas dans le V majuscule qu’une
marque strictement distinctive, car avant cette catégorie, cet avant
n’entraînant d’ailleurs aucune implication temporelle, il y avait déjà des
vérités. Les vérités sont donc des procédures hétérogènes, en extériorité à la
catégorie centrale de Vérité propre à l’âge classique de la philosophie, et
dont nous avons repéré l’émergence du statut en nous enfonçant dans le matériel
platonicien. Et Platon repère ces procédures hétérogènes sous le nom d’opinion
droite, mathemata. D’une façon
générale, les procédures de vérité sont registrables dans différents lieux qui,
dès la fondation platonicienne, sont ceux de l’art, la science, la politique et
l’amour, et jouent comme conditions pré-réflexives de l’activité philosophique.
Mais il faut bien comprendre que dans l’après-coup philosophique, ie une fois constitué, ce lieu propre apparaît comme
lieu de pensée du il y a des vérités, car les vérités n’énoncent pas leur il y
a :
Cette énonciation originelle anti-sophistique :
il y a des vérités, suppose donc le montage de la catégorie philosophique de
vérité, qui n’a d’ailleurs pas toujours le nom de vérité dans l’histoire de la
philosophie, et qui est une opération de la pensée à travers laquelle s’énonce
la compossibilité des vérités. Mais la sophistique émerge avec la philosophie,
toutes 2 naissent en co-présence, car pour que le sophiste puisse énoncer qu’il
y a pas de vérités, il faut qu’il y en ait. Et la philosophie accueille ou
abrite le multiple des vérités sous l’opération de vérité qui énonce leur
possible compossibilité pour et par la pensée. Il y a des vérités : la
science, l’amour, l’art, la politique. Il y a l’unité de la pensée qui
détermine la philosophie comme temps de la pensée prise sous le signe de l’un,
ce que Platon nomme le toujours du temps, dont le nom classique est l’éternité.
La philosophie est donc le lieu où il y a le il y a
des vérités, mais la catégorie philosophie de vérité n’est pas productrice de
vérités, ce qui signifie que LA vérité comme lieu est vide : il n’y a pas
LA vérité, la catégorie philosophie de vérité opère, ie rend compossible les productions hétérogènes que sont
les procédures de vérité sous l’unité de la pensée pensante, ie au lieu de l’éternité.
Originairement, la catégorie philosophie de vérité,
dont l’essence est la saisie, soustrait l’effet de vérité de l’environnement du
sens dans lequel il fait trouée. C’est une opération d’ab-sens,
anti-herméneutique, ie
anti-religieuse. Cette opération s’effectue par un montage de la catégorie philosophie
de vérité, ie surimposition
d’une fiction d’art et d’une fiction de savoir.
La philosophie monte la catégorie organisatrice de
vérité de 2 façons différentes :
- dans un style argumentatif selon une fiction de
savoir. La présentation enchaînée d’une suite d’arguments est le mode
paradigmatique sous lequel la philosophie participe de la règle qui légifère
sur le montage de la catégorie philosophie de vérité selon le successif de
l’argumentation. Mais notez bien que, chez Platon, on ne discerne pas les
règles de la procédure dialectique des règles de l’agonistique sophistique. Les
règles sont indiscernables, seul le combat pour ou contre la vérité distingue
Platon philosophe des sophistes anti-philosophes.
Par figure déclaratoire et métaphorique : la fiction d’art. La catégorie philosophie de
vérité est alors montée dans la figure du point limite : c’est le point où
la règle ne règle plus l’argumentaire, point où quelque chose se récapitule
au-delà de soi-même ; moment où une déclaration se substitue à
l’enchaînement ou à la « preuve ». C’est le temps métaphorique de la
fiction d’art.
La philosophie est une pincée de vérités. Platon emprunte les techniques oratoires de ses
adversaires : il recourt à la rhétorique des sophistes dans le combat
qu’il leur livre, emprunte comme les poètes au fond mythologique de la culture
grecque, mais ce qui fait le propre de ces emprunts contrastés, c’est le montage
d’une opération singulière : la catégorie philosophie de vérité. La catégorie
philosophie de vérité dispose une sorte de pince, dont l’une des branches se
présente comme le réglage d’arguments qui se succèdent, et l’autre, à la fin de
cet enchaînement, sublime la vérité par une déclaration à la limite – déclaration
métaphorique (par exemple l’idée du bien au-delà de l’essence pour Platon) en
fait première. Cette pince a pour office de saisir les vérités du temps en un
lieu de pensée où elles sont saisies comme telles dans leur il y a et rendues
compossibles : la philosophie est une pincée de vérités.
La catégorie philosophie de vérité, ie l’opération de saisissement propre (en vérité) des
procédures de vérité est une opération d’ab-sens.
La philosophie se laisse identifier comme une
opération soustractive astreinte à les dégager du dédale du sens par son
dispositif propre. Les vérités procèdent dans la trouée du sens et l’opération
philosophique les extrait en les saisissant dans l’interruption du régime du
sens.
L’opération philosophique soustrait toujours le plus
dur du sens possible en pinçant les vérités dans leur trouée d’ab-sens, point
qui atteste un dispositif de pensée disjoint de la religion. Autrement dit, la
philosophie n’est pas donatrice de sens, mais, dans son essence de saisie,
originellement le contraire : elle oppose l’effet de vérité à l’effet de
sens ; ou encore elle dégage l’effet de vérité de l’environnement de sens
dans quoi il fait trouée. En revanche, le dispositif religieux induit l’unicité
de la vérité et du sens, dont Dieu s’avère être le nom. En d’autres termes la
religion a pour destination majeure de prodiguer du sens sous le signe de la
vérité, à savoir la foi. Il y aurait une foi philosophique si la philosophie
dispensait du sens sous le nom catégoriel de LA vérité (par LA vérité divine
comme révélation), mais il n’en est rien. Plus précisément, la philosophie
s’est débarrassée progressivement, depuis Kant, de sa prise en charge de
pourvoiement de sens en totalité, ie
de sa fonction distributive de sens multiples rassemblés sous le signifiant
totalité.
L’enjeu moderne est le suivant : en aucun cas la
philosophie ne peut être une herméneutique. Sans qu’il y ait aucune
hiérarchisation entre fiction d’art et fiction de savoir, il est impossible
d’ouvrir à la fiction de savoir sans préalablement avoir déclaré une fiction
d’art, mais lorsque la fiction d’art se surimpose, ie s’impose à la fiction de savoir, alors la philosophie
s’abandonne à l’herméneutique et côtoie inéluctablement la religion. L’écart
entre philosophie et religion est l’écart entre sens et vérité produit dans la
soustraction, dans l’ab-sens. Si la philosophie abdique la saisie des vérités,
elle se prend alors pour une science analytique d’un côté, herméneutique de
l’autre, tension qui nous indique que le lieu propre de la philosophie se
trouve dans l’effet de sa clôture.
Si le philosophe considère que la catégorie
philosophie de vérité est elle-même une vérité : qu’il y a une vérité de
la vérité, qu’il y a une vérité de la vérité, ou si le philosophe prend une
opération de saisie des vérités pour une production de LA vérité, autrement dit
fait advenir en présence le vide de la catégorie philosophique par un effet de
substantialisation, quand donc une vérité saisit LA vérité, 3 effets singuliers
se produisent :
- l’effet de localisation de vérité : il y a un
lieu de la vérité, plus une opération. Ce principe extatique produit l’extase
du lieu.
- dès lors il y a un seul nom de la vérité : le
nom d’une vérité est finalement le nom de toute vérité. Le nom est un nom
sacré.
Extase et sacré induisent un effet de terreur, à avoir
l’énoncé selon lequel « quelque chose qui est » ne doit pas être,
mais ce « quelque chose qui est »
advient comme un semblant d’être après substantialisation de l’opération propre
à la catégorie philosophie de vérité. Quand la philosophie énonce il y a LA
vérité advient la présence du vide de la vérité qui fait nœud de :
- l’extase d’un nom
- d’un effet de sacré
- d’un effet de terreur
Le nouant de ce nœud définit parfaitement l’énoncé
terroriste dont le principe est le suivant : quelque chose qui est (par
exemple les athées pour le Platon du Livre X des Lois) ne doit pas être. Autrement dit, l’athéisme en son
être devient, au nom de la vérité une est philosophique, un devoir ne pas être.
Conclusion : il faut éradiquer les athées dans la cité. Ainsi, quand la
philosophie prononce son il y a, il y a la vérité, elle tombe par elle-même et
d’elle-même sous cet il t a unique et se déconditionne, ie s’auto-conditionne en prétendant fonder en vérité cet
il y a. La philosophie se confond alors avec une pbtique du fondement.
Autrement dit, quand la philosophie porte à la présence le vide de sa catégorie
de vérité, elle s’ouvre à une suture puisqu’elle outrepasse sa fonction
opératoire de saisie des vérités et cherche à assumer une situation de vérité
comme LA vérité. En d’autres termes, la suture de la philosophie à l’un des
régimes de ses conditions expose la catégorie philosophie de vérité au désastre. Cette figure possible du
désastre suppose donc qu’il y ait la catégorie philosophie de vérité et que la
philosophie soit impliquée comme telle, au moins comme condition, dans la
figure du désastre. Il existe donc un désastre possible de LA vérité comme
catégorie philosophique.
En contraposition à cette thèse : une vérité produite
– scientifique, artistique, politique, amoureuse – justement en tant qu’elle
procède ne peut être mauvaise, ie
inductrice d’une figure du désastre. Comme telle une procédure générique de
vérité ne saurait avoir d’exposition au désastre. Toute vérité générique produite
est bonne en soi. On soutiendra donc la thèse de l’excellence d’être des
vérités plurielles pour l’humanité générique. En revanche, dans tout désastre
historique réel, en particulier dans ses effets terroristes, qui visent à
anéantir un être qui devrait ne pas être, quelque chose de la catégorie de
vérité, donc en rapport avec la philosophie, bien qu’aucune terreur ne puisse
se soutenir d’une vérité (à part peut-être la terreur religieuse) se trouve
exigée en un point du parcours historique. Ainsi, le matérialisme dialectique
comme devenir historico-politique de la philosophie pensée en tant que telle,
bien loin simplement de se prendre comme une simple figure de LA vérité, induit
par sa suture au plan politique une responsabilité dans un désastre réel en se
proposant de réaliser le désastre au moyen de l’Etat, de l’armée etc… ie nommer un point d’être (par exemple, les décidants du
régime stalinien) qui ne doit pas être. A chaque fois que se produit un
désastre réel, ie par exemple un effet
de terreur induit par l’extase d’un nom sacré dans une situation effective,
c’est que quelque chose de philosophique a circulé en suture. Voilà pourquoi
nous pouvons avec raison soutenir :
- que l’essence de la philosophie appréhendée dans son
opération catégorielle, à savoir de saisie des vérités, expose non seulement au
désastre, à l’intérieur de son lieu de pensée.
- mais encore est le principe d’une réexposition
désastreuse dans le réel, à savoir en situation dans l’escorte d’une procédure.
Et c’est pourquoi la philosophie est impliquée dans les figures historiales du
mal. Il faut examiner les 2 bords de cette dialectique négative. En dernier
ressort, le mal conçu comme désastre est une catégorie rationnelle de la
philosophie, au double où il émerge à partir d’elle et ne s’éclaire que de son
propre lieu de pensée. En revanche, les procédures génériques de vérités sont
intrinsèquement innocentes.
Nous avons fait un travail d’identification de la
philosophie de Platon à Hegel.
1° identification conditionnante : la philosophie est conditionnée par le
déploiement multiple de ses conditions.
Il y a plusieurs lieux de pensée. La philosophie n’a
pas la prétention de fonder la pensée. Nous avons essayé de l’identifier comme
une figure spécifique de la pensée, qui exige d’être sous condition de procédures
de vérités – l’art, la science, la politique, et l’amour – elles-mêmes lieux de
pensée propre et chacune intrinsèquement multiple. Je ne reviens pas sur cette
thèse principale.
2° identification dialectique : la philosophie fait originairement et toujours
couple avec la sophistique, sa partie adverse.
En tant qu’adversaire du sophiste, le philosophe est
confronté au problème du piège de l’adversité. Apparemment, le philosophe
ressemble comme 2 gouttes d’eau au sophiste, auquel il emprunte les mêmes
arguments pour le combattre. L’identification avec le sophiste se fait donc
dans un élément de similitude ou de vraisemblance qu’on endure et qui escorte
un procès d’adversité, dont l’enjeu est la question de l’existence ou de
l’inexistence de la vérité.
3° identification par le montage de la catégorie
philosophique de vérité, qui vise la
saisie en vérité des vérités de son temps rapportées à leur dimension
d’éternité (forme philosophique singulière du rapport des vérités au
temps) ?
On reprend ici le nom de vérité par relève de son
abandon post-nietzschéen. On identifie la philosophie par ses opérations,
notamment par le montage de la catégorie
philosophie de vérité. Mais le régime formel des opérations propres à la
philosophie est hétérogène. Il traite des positions différentes de la vérité,
soit ses effet de succession selon un régime argumentatif de l’ordre d’une
fiction de savoir, soit de son effet de limite selon un régime déclaratoire et
métaphorique de l’ordre d’une fiction d’art. La philosophie a à faire des
opérations de langue dont la structure est distincte, aussi la langue
philosophique est-elle originairement bâtarde. Elle ne se situe jamais dans un
régime unique du discours, mais dans une diagonalisation des régimes de
discours portée par une langue bâtarde. Aussi, Platon écrivain se fait à la
fois argumentateur, fictionneur, mythologue, metteur en scène de génie :
il traite dans la langue une bâtardise de la langue. La philosophie pense les
vérités de son temps dans le toujours du temps. En ce sens, elle s’ordonne à
l’éternité, au sens précis d’une forme singulière du rapport des vérité au
temps. Ce rapport se laisse seulement saisir en philosophie. L’éternité n’est
pas ici l’outre-temps ou l’en-dehors du temps dans un sens religieux. Et c’est
précisément parce qu’elle pense selon l’éternité que la philosophie ne produit
pas de vérités. Il n’y a pas non plus LA vérité en philosophie. Il y a une
catégorie de vérité, à savoir un opérateur de saisie des vérités qui rapporte
les vérités du temps dans l’ordre du toujours du temps. Si les vérités
produites sont toujours temporalisantes au sens où elles instituent quelque
chose de leur époque de production, par contre la philosophie procède à un détissage
du temps pour autant que le temps est temporalisé par les vérités. Au sens
strict, il n’existe pas de vérités éternelles, car les vérités temporalisent,
mais il y a cette dimension d’éternité qui apparaît ou se constitue du fait de
leur saisie par la catégorie philosophie de vérité. La philosophie est la
gardienne trans-temporelle de la temporalisation des vérités, ce qui ne
signifie pas qu’elle porte les vérités en quelconque lieu de l’éternel, mais
que l’acte philosophique de leur saisie a rapport à l’éternité.
Ou encore : les vérités sont organiquement
temporelles, mais elles sont éternellement saisissables, ie exposées à l’éternité du biais de leur saisie
philosophique. Et c’est pourquoi la philosophie n’existe qu’en tant que
conditionnée par les vérités.
Après Hegel, la philosophie entre en crise. Son régime
d’identification n’opère plus de façon aussi limpide, il entre dans une
instabilité et devient de plus en plus obscur, jusqu’au point où la philosophie
ne peut plus énoncer que son propre doute sur elle-même. Le ressort de cette
crise est le suivant : il touche à l’identification des conditions de la
philosophie. Après la fondation galiléenne d’une physique mathématisée, on
assiste à un redéploiement de la fondation scientifique qui couple mathématique
et physique. La philosophie ne s’arrime plus seulement à la mathématique pure
comme paradigme de la pensée. Après la révolution française, l’histoire devient
un paramètre majeur de la philosophie elle-même qui, de Kant à Hegel,
réceptionne l’événement Révolution Française. Dans la séquence temporelle qui
suit Hegel, ces séismes (qui ont déstabilisé les conditions scientifiques et
politiques de la philosophie) désingularisent la philosophie comme lieu de
pensée singulier, car ils affectent centralement la catégorie philosophie de
vérité, dont on énonce qu’en tant que catégorie vide, elle peut être remplacée
par une catégorie pleine tirée de ses conditions. Par exemple, la vérité
scientifique viendra prendre la place de la catégorie philosophie de vérité dans
une configuration positiviste. Ou bien on posera que l’historico-politique
émancipateur et ascensionnel effectue dans son ordre propre ce que la
philosophie hegelienne ne présente que dans le vide de sa catégorie. Mais il
faut aussi bien voir que, par exemple, les thèses de Marx sur Feuerbach sont
des thèses philosophiques et non pas politiques, ie qu’elles fonctionnent philosophiquement comme une
opération de suture, jamais en tant que pure condition venant se mettre à la
place se la catégorie philosophique de vérité. Cependant, même dans
l’aveuglement de son acte, on entre dans la phase historique où la philosophie
énonce, de l’intérieur de l’ordre discursif qu’elle avait constitué, la
destitution de sa catégorie fondatrice, à savoir la catégorie philosophie de
vérité, dénoncée comme vide et affectée désormais à des procédures
particulières. Renvoyée à son vide, la philosophie est affectée à l’extériorité
des vérités qui la conditionnent où elle trouve néanmoins à remplir sa fonction de vérité, après
l’avoir déclarée vide. Pratiquement, la philosophie continue, elle reste
organique dans le mode propre à partir duquel elle existe désormais : il y
a bien philosophie dans le positivisme, dans le marxisme révolutionnaire etc…
mais dans une séquence historique où n’existe plus qu’une philosophie blessée,
mutilée, dans laquelle la catégorie de vérité se maintient mais investie
ailleurs : par exemple, c’est la science qui est la vérité dans le
positivisme. Le montage de la catégorie n’est pas affecté, mais la saisie, car
la suture est un désaisissement, qui instaure un doute profond sur l’acte de
saisie philosophique des vérités, même si la philosophie persévère dans son
être discursif.
La philosophie est donc après Hegel entrée dans une
figure mutilée de sa propre essence. Aujourd’hui, nous, philosophes, nous
devons désuturer la catégorie philosophie de vérité à telle ou telle de ses
conditions extérieures, parce que la philosophie donne lieu à une ressaisie. La
désuturation est un ressaisissement (plutôt qu’un recommencement comme je le
disais naguère). Remarquez bien qu’à travers cette grille de lecture, il n’y a
jamais eu et il n’y aura jamais une problématique de la fin de la philosophie,
mais seulement un déssaisissement dû aux sutures. Pas plus qu’il n’y a de
clôture de la métaphysique (autre nom de l’activité philosophique), pas plus, a
fortiori, possibilité de son dépassement. Contre Heidegger, il faut bien plutôt
ressaisir la métaphysique, ie la
fonction organique de la catégorie philosophique de vérité. La destination de
la désuturation peut être présentée comme un ressaisissement de la métaphysique,
dont il n’y a jamais de fin, mais simplement une figure blessée sur le roc de
ses conditions. Aussi la philosophie doit-elle se démarquer de ses conditions
comme de toute anthropologie.
Le monde moderne nous a habitué à penser court. Cette
suture temporalisante a englouti la philosophie, car l’accélération du temps de
la pensée caractérise l’être blessé des philosophies modernes, soumises au
pathos qui accompagne la vitesse d’un temps, lequel déclare la philosophie obsolète.
Mais en fait, et bien qu’on puisse soutenir qu’il ne se soit pas passé
grand-chose en philosophie depuis les grecs, ce qui s’y passe se passe en
réalité dans une histoire extraordinairement ralentie, presque immobile, au
point qu’il y a peu de différence entre Husserl et Platon, précisément parce
que la philosophie ne produit pas de vérités. Autrement dit, la philosophie
porte un penser long dans la mesure où elle ne se situe pas dans un processus
de captation de la temporalisation. Son opération de saisie du toujours du
temps est au suspens des vérités produites, et par conséquent le
ressaisissement que nous effectuer aujourd’hui est aussi une réappropriation de
cette figure ralentie du temps.
Pour penser / panser sa blessure, la philosophie doit
aujourd’hui se soustraire radicalement à la course du temps, ie avoir l’audace de se replacer sous les espèces de
l’éternité après un siècle et demi de désorientation, ce qui, à l’échelle de
l’éternité philosophique, se présente comme un ressaisissement tout à fait normal.
Ainsi ressaisie, la philosophie se retrouvera dans une figure de l’immobilité,
ce qui n’empêche en rien les promptitudes intellectuelles propres à la pensée
de son ressaisissement.
A l’échelle humaine, le temps est une question
multiple. Il n’y a pas un temps, mais des temps. Le principe d’ordre du temps
humain est celui des procédures génériques de vérité qui investiguent la
multiplicité des temps. Par exemple, une œuvre d’art comme la tragédie
classique, en particulier les tragédies de Corneille, ordonnent dans leur
croisement les temps de la politique et de l’amour. En revanche, nous venons de
voir que la philosophie ne propose pas de temps singulier, mais pense une compossibilisation,
ie le mode propre sur lequel les
vérités sont en jeu dans le temps, à savoir leur rapport au toujours du temps.
Or, si vous prenez un philosophe comme Adorno, les conditions de la philosophie
ne sont tenues selon lui : la condition artistique et la condition
politique ont été anéanties après Auschwitz. Dans l’horizon de cette catastrophe,
on ne peut plus ni philosopher, ni écrire de la poésie. Le désastre est
irréparable. J’ai écrit dans Manifeste pour la Philosophie : « Seuls les philosophes ont intériorisé
que la pensée, leur pensée, rencontrait les crimes historiques et politiques du
siècle, et de tous les siècles dont celui-ci procède, à la fois comme
l’obstacle à toute continuation et comme le tribunal d’une forfaiture
intellectuelle collective et historique »
page 8. Finalement, ils ont raison de le dire, à condition d’ajouter que :
« … si la philosophie est incapable de penser l’extermination des juifs
d’Europe, c’est qu’il n’est ni de son devoir ni de son pouvoir de le penser.
C’est qu’il revient à un autre ordre de la pensée de rendre cette pensée effective.
Par exemple, à la pensée de l’historicité, ie de l‘histoire examinée du point
de la politique » (page 10).
Selon moi, le désastre en question ne relève pas comme
le pense Adorno d’une catastrophe irréductible ayant affecté une fois pour
toutes les conditions de la pensée philosophique, car un désastre en philosophie
implique toujours un philosophème engagé comme tel dans le désastre. Il faut
donc repérer et élucider le point d’involution intrinsèque au discours
philosophique inducteur du désastre. Nous retraiterons donc le rapport de la
philosophie au désastre de la façon suivante : la philosophie n’est pas
requise à penser le désastre comme tel, ie qu’un désastre réel, par exemple l’extermination des juifs, se trouve
connecté à des ordres propres de vérités autres que l’ordre philosophique. En
revanche, elle est convoquée à se penser elle-même dans la configuration du
désastre, ie à prendre en compte
le philosophème qui s’y est impliqué. Tout se joue autour de la vulnérabilité
propre à la catégorie philosophie de vérité prise entre son être purement vide
et son opération de saisie effective. Quand on fait advenir un philosophème
plein à la présence, ie quand il
circule par suture dans l’état d’une situation historique, alors il est un
facteur actif dans l’advenue d’un désastre réel, car c’est toujours d’un
philosophème plein (peuple aryen, nation allemande, juif, athée etc…) dont
l’Etat s’autorise pour tuer en masse. Un désastre réel est toujours un processus
étatique. D’où les pistes de travail suivantes :
- intrinsèquement, la philosophie s’expose au désastre
en tant que lieu de pensée, car elle ne produit pas de vérités. Toute vérité
générique produite est bonne en soi. Nous sommes tenues à prendre garde à toute
suture, ie à un respect éthique du
multiple des conditions. Il faut, dans le moment contemporain, retracer le mode
intra-philosophique sur lequel la philosophie inscrit la multiplicité de ses
conditions. Examiner à travers quels schèmes différentiels elle enregistre,
retrace, la singularisation des procédures de vérité, à travers quelles
catégories se pense la différence de ces procédures : la lettre pour la
science, l’infini pour la politique, le 2 pour l’amour, le sensible pour l’art.
Il faudra rechercher les traits différentiels de numéricité entre procédure.
J’ai déjà indiqué la numéricité pour la procédure amoureuse : 1, 2,
infini, autrement dit l’amour c’est l’effraction de l’un dans le deux de la
rencontre, de telle sorte que ça erre dans l’infini.
- étudier la saisie elle-même, car elle dispose la
compossibilité. Des vérités de nature différentes sont-elles identiquement
saisies en philosophie par une opération homogène ? par exemple, Platon
saisit différemment la condition politique et la condition mathématique :
saisie négative du poème, saisie en placement des mathématiques. Platon saisit
le poème dans la figure de son exclusion, tandis qu’il saisit les mathématiques
comme propédeutique à la dialectique.
- théorie du mal : l’essence du mal c’est le
désastre. Le mal désignera le processus du désastre lui-même. Nous tenterons
d’élucider le moment d’exposition où un philosophème désastreux entre dans le
réel par suture. En particulier, nous montrerons que tout désastre, bien qu’il
s’origine dans la philosophie, a pour effet, quand il circule par suture, de
paralyser et de détruire les conditions mêmes de la philosophie. La
productivité des sutures n’existe que dans la traversée des désastres.
Autrement dit, la philosophie met en circulation des philosophèmes en capacité
de la rendre impossible. En d’autres termes, la philosophie est un lieu de
pensée supplémentaire qui élargit l’espace de la pensée, mais au prix de
l’exposer au péril dans tous les ordres de son exercice. La philosophie est un
supplément périlleux pour la pensée, car elle place la pensée au point de son
péril : la philosophie est l’organe du péril de la pensée.
Je voudrais commencer cette année par vous présenter
une reconstruction synthétique de ce que j’entends sous le nom de philosophie,
ie l’articulation de 2 pb liés :
- 1er pb : une délimitation de la
nature exacte du rapport que la philosophie entretient avec les productions de
vérités non philosophiques. Ie comment la philosophie instruit-elle les
conditions que son exercice présuppose, autrement dit comment la science,
l’art, la politique et l’amour sont-ils retracés à l’intérieur de la
philosophie ? Quel remarquage, quel retournement singulier des procédures
génériques de vérités dans la philosophie ? Pour ce faire, il faut
déconstruire les approches régionales de ces procédures que sont
l’épistémologie, l’esthétique, la politologie, voire la sexologie pour l’amour.
Il ne peut y avoir d’approche régionale, parce que la philosophie est tout entière
en jeu dans ses énoncés de pensée à chaque fois qu’elle remarque une de ses
conditions.
- 2nd pb : qu’est-ce qui se présente
en figure d’obstacle aux procédures de vérité, autrement dit quelles sont les
catégories du négatif ? Il faut établir une dialectique négative,
expression que j’emprunte à Adorno, pour la détourner à d’autres fins, ie les catégories de négatif spécifiées pour chaque
procédure de vérité. Or, le principe du négatif comme tel, c’est le mal. Mais
le mal n’est pas sous le signe de l’un, car son traitement philosophique est
lié au 1er pb, ie à la
multiplicité des procédures génériques de vérités et à leur retracement
philosophique. La question du mal ne relève pas d’un traitement unifié ou
univoque, mais nous éluciderons philosophiquement les catégories axiales du mal
au regard de la question de la vérité dans le divers des procédures génériques
de vérités.
Pour parvenir au résultat que :
- le mal en politique, c’est l’intérêt
- le mal en art c’est la répétition
- le mal en science c’est l’erreur
- le mal en amour c’est la fusion
Nous ne suivrons pas le fil de l’expérience ou une
voie phénoménologique, mais nous reconstruirons le lieu de la pensée où on peut
rencontrer et nommer ces figures.
De même, nous rendrons raison, en philosophe, des
différentes figures immédiates du mal telles qu’elles sont subjectivées par le
sujet, dans la souffrance, la mort, l’humiliation, et l’échec, seulement au
terme de ce parcours de reconstruction. En hommage à Louis Althusser qui vient
de mourir, je voudrais vous présenter, comme il aimait à le faire sous forme de
thèses, mes propres thèses sur la situation actuelle de la philosophie.
1ère thèse : la philosophie est
aujourd’hui paralysée par le rapport qu’elle entretient à sa propre histoire. Recouverte sous l’ombre portée de son passé, la
philosophie est entre la déconstruction de son passé et l’attente vide de son
avenir. Aujourd’hui, la philosophie pose et pense son histoire dans la dimension
de sa clôture, d’où un malaise dans la philosophie : une délocalisation se
produit comme le symptôme de ce que la philosophie n’est plus sûre de son lieu
de pensée propre. Elle cherche à se greffer sur d’autres activités de pensée
bien établies et qui lui sont extrinsèques, comme la poésie, la science du langage,
la psychanalyse ou la politique. Située sur des territorialités exportées, elle
se suture par investissements délocalisés. La philosophie va et vient entre
l’historiographie, ie l’examen de
sa propre histoire, et la délocalisation, ie l’investissement de lieux hors de son propre domaine
ressenti comme déstabilisé. La philosophie est devenue le musée d’elle-même.
D’ailleurs, Althusser en était venu à la conclusion que la philosophie ne
pouvait plus énoncer aucune thèse, et sa dernière thèse, quant à lui, était que
la philosophie n’était qu’un effet de la lutte des classes dans la théorie. De
même, Philippe Lacoue-Labarthe, dans l’Introduction à la Fiction du
Politique, déclare après
Heidegger : « … dès le moment où la thèse sur l’être, en quoi le
philosopher a son essence, irréversiblement devenue thèse sur l’être comme
thèse, toutes les thèses qui ont succédé, quel qu’ait été le style ou la visée,
des dernières grandes philosophies (accomplissement, restauration,
renversement, liquidation ou dépassement de la philosophie), se sont abîmées
sans appel à une volonté de thèse où s’est manifestée avec de plus en plus
d’évidence l’impossibilité d’une autre thèse que la thèse, vouant ainsi la
volonté à ne plus rien vouloir que sa propre thèse… La philosophie est finie,
sa limite est infranchissable ».
Les philosophes modernes entretiennent donc un rapport
pessimiste au passé métaphysique de leur discipline de pensée, car pour eux la
métaphysique est épuisée, mais le geste qui irait au-delà de cet achèvement
s’avère impossible.
Pour ma part, je pense que nous sommes dans un moment
où la philosophie est dans l’institution d’une attente, au sens où elle se veut
attentive aux signes de son attente, non pas à ceux qu’elle prodiguerait
d’elle-même à l’adresse de son temps, mais à ceux qu’elle perçoit hors
d’elle-même. L’ultime phrase de Heidegger : « seul un Dieu peut
nous sauver » signifie cette
dimension d’attention dans l’attente. Le salut de la pensée, selon Heidegger,
ne peut pas se trouver en continuité avec son effort philosophique antérieur.
Il faut un « Dieu salvateur », ie un événement inouï, incalculable, seul capable de
rendre la pensée à sa destination originelle quand elle est au comble de la
détresse. La philosophie se situe donc entre l’épuisement de ses possibilités
historiales et la venue sans concept d’un retournement salvateur, dont le Dieu
d’Heidegger n’est que le nom. Je pense que la philosophie moderne combine 2
choses :
- la déconstruction de son passé : exercice
infini ou improbable
- l’attente, attentive, mais vide, de son avenir
Pour rompre avec ce diagnostic pessimiste, il faut
faire un pas de plus, ie prendre
le mal à sa racine : délier le lien qui emprisonne la philosophie à sa
propre histoire.
2ème thèse (de rupture) : la
philosophie doit rompre impérativement avec une méthodologie historiciste par
une opération qui la redéfinisse de manière à ce qu’elle puisse présenter
axiomatiquement ses concepts, donc sans en renvoi constant à sa propre histoire
comme devant un tribunal où elle plaiderait coupable à jamais. Je pense qu’il est impératif pour l’avenir de la
philosophie qu’elle rompe avec l’historicisme, ie se présente sans référence historique dans la forme
de la thèse ou de l’axiome. Autrement dit, présente ses concepts sans les faire
préalablement comparaître devant le tribunal de leur moment historique.
Hegel disait : « l’histoire du monde est
aussi le tribunal du monde ». Et
pour Heidegger, l’histoire de la métaphysique occidentale s’avère bien le
tribunal devant lequel comparaît la philosophie, avec comme verdict : la
métaphysique est close. Ainsi, pour Heidegger comme pour Nietzsche, pour la
pensée généalogique et l’herméneutique heideggerienne, toutes les 2 évaluent la
pensée dans le même montage historial, dont le ressort dernier est grec, car
pour l’une comme pour l’autre, la destination de la pensée s’est jouée entre
les présocratiques et Socrate. Cette oblitération première entre une Grèce
originelle et une Grèce platonicienne commande et oriente la pensée
occidentale, si bien que de Hegel jusqu’à Heidegger se trame un protocole
historiciste dans lequel la philosophie s’auto-réfléchit et se pose comme
telle.
Aujourd’hui, il faut arracher la philosophie à ce
montage historial propre à Heidegger de l’oubli de l’être, puis d’oubli de cet
oubli, bref, impérativement oublier l’histoire de la philosophie sous toutes
ses formes, ce qui implique une décision thétique sans avoir à soupçonner
quelque poids historial, qui viendrait tout de suite peser sur cette décision.
C’est donc un impératif iconoclaste au regard du mouvement historique de la
pensée. Par cet impératif méthodique non destinal, le philosophe doit
aujourd’hui poser des axiomes ou des décisions de pensée immanentes à partir desquelles
il convoquera son histoire mais selon une légitimation autonome de son propre
discours. La philosophie doit commander son histoire, ce n’est pas son histoire
qui doit la juger, car nous 2-3 MOTS ILLISIBLE PAGE 22 ne sommes pas destinés.
3ème thèse : toute définition de la
philosophie doit se distinguer de la sophistique et oblige à aborder cette
définition du biais de la définition de la vérité, catégorie centrale de toute
philosophie possible. Cette
présentation nécessaire de l’acte de philosopher sous le signe de la vérité est
en substance un geste fondateur platonicien, Platon étant allé au front de la
lutte anti-sophistique justement sur le plan précis de la discursivité
dialectique, qui fixe un point de vérité dans la langue et stoppe la virtuosité
intime de la parole indéfinie du sophiste.
Il faut donc une définition de la philosophie qui ne
la fasse pas comparaître devant un tribunal qui a déjà plaidé coupable, car si
la philosophie est définie du point d’une culpabilité entérinée par avance,
nous ne saurons jamais exactement de quoi elle est exactement capable, par
exemple dans le nazisme, ou dans le marxisme. Il faut donc une définition
différentielle permettant de distinguer la philosophie de ce qui n’est pas
elle, mais lui ressemble beaucoup : la sophistique, point où se juge la
différence. Le malaise historiciste, à savoir le fait que la philosophie plaide
coupable devant l’histoire, énonce sa propre fin, se déclare incapable
d’énoncer des thèses, la place en position d’extrême faiblesse devant ce que
j’appelle la grande sophistique moderne, dont Wittgenstein est le Gorgias
moderne, et qui soutient que l’essence de la pensée doit être traquée dans
l’exercice du langage. De plus, les sophistes d’aujourd’hui soutiennent une
thèse historiographique sur l’exclusion, par exemple, des grands sophistes antiques,
du champ de la philosophie à son origine par Platon et Aristote (cf par exemple
la lecture du livre gamma de la métaphysique par Cassin et Narcy, historiens de
la philosophie qui participent de l’air du temps sophistique : la Décision
du Sens, par exemple conclusion
pages 105-106 Vrin). Tout se passe comme si nous étions au temps des grands
penseurs pré-socratiques, mais en réalité les traits lancés par la grande
sophistique moderne contre l’activité philosophique – activité qui repose sur
l’opposition fondamentale entre le vrai et le faux, et non pas comme le prétend
la sophistique entre le dicible et l’indicible, la parole et le silence –
oblige à rouvrir le combat entre sophistes et philosophes, ie à proposer à nouveau un geste platonicien, non pas de
dépréciation de la grande sophistique moderne, mais de délimitation d’avec elle,
ie d’avec le courant post-moderne. Le
post-modernisme est le nom de la sophistique contemporaine articulée à
Wittgenstein. Le post-modernisme prétend lui aussi rompre avec l’historicisme
sous sa forme marxiste et humaniste et rejette les avant-gardes comme les
grands récits post-hegeliens. Le post modernisme plonge les discours dans une
équivalence générale et compromet l’idée de vérité rendue selon lui caduque
depuis la chute des grands récits. Cette critique de Hegel se mène au profit de
l’art et / ou du droit. Que le courant post-moderne comme courant virtuose de
la sophistique contemporaine puisse néanmoins se présenter comme de la
philosophie, nous démontre bien l’état d’incapacité où celle-ci se trouve à
opérer une délimitation fondatrice entre lui et elle. Et le sophiste moderne se
présente comme un thérapeute, qui substitue à l’idée de vérité les règles et
leur polyvalence. L’idée de vérité est remplacée par l’idée de règle. Il faut
opposer contre la catégorie philosophique de vérité la Force de la règle, titre d’un livre de Jacques Bouveresse, au demeurant
fort intéressant, mais au bout de la lecture duquel on ne sait pas exactement
ce que c’est qu’une règle. De plus, un point délicat à traiter surgit comme un
avatar de cette entreprise : c’est la réquisition post-moderne de l’épopée
juive, qui vient donner une profondeur historique à cette figure de substitution
de la règle à la vérité. Le post-modernisme oppose l’errance juive sous
l’autorité originelle de la loi écrite au christianisme qui prétend à la venue
de LA vérité dans l’incarnation. Ainsi conçu :
- le dispositif judaïque combine la loi et
l’interprétation
- le dispositif chrétien couple la foi et la
révélation
Mais cette manière de penser la césure entre judaïsme
et christianisme est-elle bien pensée ? Car dans cette perspective, la
judéité continue à être représentée par le récit religieux – le récit de
l’élection d’un peuple. Autrement dit, l’universalité incontestable du
signifiant juif est-il représentable encore par ce récit de l’errance élective,
comme le fait Lyotard, pourtant partisan de l’abolition ILLISIBLE PAGE 24 des
grands récits ? Il faudra peut-être un jour que nous nous demandions
pourquoi St Paul, ce juif, devient chrétien fondateur au point exact de la
décision quant au nœud de la foi et de la loi…
La stratégie de pensée de la grande sophistique
moderne se présente donc comme un adossement de l’analyse langagière en
provenance de Wittgenstein à un sujet historique de préférence paradoxal, et
ainsi la critique sophistique de la philosophie bénéficie des prestiges
modernes de l’historicisme, qui donne sa profondeur historique au
post-modernisme.
Le post-modernisme cumule l’énergie de l’hyper-critique
des formes et de la majesté d’un destin. Tout philosophe post-moderne rêve d’un
couplage parfait de Heidegger et de Wittgenstein. C’est par exemple ce qui nous
vient des USA avec Rorty. L’Amérique qui a toujours réalisé, si je puis dire,
une philosophie matrimoniale. En vérité, nous devons opérer à contre-courant du
siècle, oublier l’oubli de l’oubli sous toutes ses formes, car le siècle est un
siècle anti-platonicien. Il faut méditer le renouement d’un geste platonicien,
ie réévaluer le siècle dans une comparution
signifiante en nous demandant pourquoi le siècle a-t-il été
anti-platonicien ? il faut traiter l’anti-platonisme comme le symptôme du
siècle, ce qui nous permettra la reconstitution d’une délimitation entre
philosophie et sophistique, geste fondateur platonicien qui restituera, hors ou
contre l’histoire de la philosophie, la philosophie à elle-même du point de sa
fonction de vérité, ce qui pose la question de l’éternité en philosophie.
L’anti-platonisme, c’est la tyrannie du temps sur le
concept. En effet, Hegel avait émancipé le temps. Le temps, disait-il, c’est
l’être-là du concept. Et il le disait contre l’Idée éternelle platonicienne.
Hegel libérait donc le temps dans le concept, ie le Dasein de la tyrannie de l’essence platonicienne.
Mais il s’est passé à la chose suivante : dans le devenir de
l’émancipation du temps, le temps est devenu le tyran du concept, ie le tribunal devant lequel le concept devait
comparaître. Aujourd’hui, il faut en finir avec ce montage historial et, de
nouveau, émanciper la catégorie philosophique d’éternité, ie rendre au concept sa dimension d’éternité. Autrement
dit, la libérer de la catégorie de finitude, dernier avatar de l’absoluité de
la prescription hegelienne sur le temps. Notre tâche n’est pas anti-hegelienne,
mais contre-hegelienne, ie dans le
contre-temps de l’émancipation hegelienne du temps. C’est cela même traiter le
platonisme comme le symptôme du siècle, à savoir comprendre comment le siècle a
enchaîné l’éternité dans les figures temporelles de la finitude humaine. Mais
pour cela, ie pour pouvoir
proposer les fonctions de vérité propres à la philosophie, il nous faut une
thèse sur l’éternité.
J’ai proposé 3, ou si l’on veut 4 thèses sur l’état
actuel de la philosophie :
1ère thèse : la philosophie est
paralysée par le rapport à sa propre histoire. Elle oscille entre la déconstruction infini des catégories de son passé
et la considération historiographique d’elle-même comme musée de ses propres
concepts. Elle se tient dans l’attente vide de l’événement qui la restituerait
à elle-même en la délivrant de son passé soi-disant métaphysique.
2nde thèse : la philosophie doit
rompre de l’intérieur de son propre discours avec l’historicisme, qui l’oblige, depuis Hegel, à lui faire passer ses
concepts au tribunal de sa propre histoire.
3ème thèse : rompre avec
l’historicisme c’est déclarer : il existe une définition intrinsèque de la
philosophie, une définition quasi
axiomatique.
4ème thèse : cette déclaration
implique une thèse de contrainte sur la définition : toute définition de
la philosophie doit la distinguer de la sophistique qui produit un effet de
double avec la philosophie. Plusieurs
figures de l’activité de pensée se constituent dans une corrélation interne à
un double. La sophistique se présente sous une identité d’apparence presque
parfaite avec la philosophie. On ne relève pas de traits descriptifs
structurels différents entre philosophie et sophistique. Cette absence de
traits différentiels objectifs – le fait, par exemple, que l’argumentation de
Socrate / Platon soit structurellement indiscernable, emprunte la même
rhétorique que celle des sophistes – permet une confusion toujours possible
entre les 2. Mais cet effet de gémellité présente une faille, car, en dernier
ressort, c’est l’inscription subjective, l’occupation d’une place en
subjectivation, qui fait la différence. Autrement dit, si on ne peut pas
discerner la sophistique de la philosophie, on discerne les positions subjectives
du sophiste ou du philosophe. D’ailleurs, nous avons vu, l’an passé, que dans
son dialogue le Sophiste,
Platon ne pose pas la question : qu’est-ce que la sophistique, mais répond
à la question : qu’est-ce qu’un sophiste ?
Comme pensée, la politique est aussi affectée d’un
double, qui couple la question de l’Etat, le gouvernemental, et l’acte
politique. Sans porter un jugement négatif sur le politicien pris dans la
capture de l’Etat, nous lui opposerons néanmoins le politique, agent de
l’action dans la figure de la politique, et nous poserons le théorème suivante :
la politicien est au politique ce que, de leur place subjective, le sophiste
est au philosophe.
On constate de même une amphibologie grandissante
entre science et technique : la techno-science, devenue un concept
banalisé de notre modernité, suppose un point d’indivision entre science et
technique, donc là encore un effet de double. En réalité, le technicien n’est
pas le double du scientifique. D’où, sous réserve d’inventaire, cette extension
de notre 3ème théorème : la figure de la techno-science est à
la science ce que le politicien est à la politique et ce que le sophiste est au
philosophe.
Nous suivrons donc la piste suivante : il n’y a
pas de protocole de pensée sans son effet de double, et le rapport sophistique
/ philosophie en constitue le cas le plus lisible. La philosophie apparaît dans
l’élément paradoxal de ce rapport, donc :
- l’élément sophistique est intrinsèque à la
philosophie et pas seulement historique
- la philosophie est forcément affectée paradoxalement
par le sophistique
La sophistique s’identifie à la philosophie, mais
vérité soustraite. Si on considère la fonction de vérité propre à la
philosophie, ie une catégorie qui
dispose un sujet, en philosophie, la catégorie de vérité opère sans venir à la
présence, par conséquent elle est soustraite au voir. Par ailleurs, comme cette
catégorie est absente de la sophistique, au sens où elle n’y opère pas, elle y
est aussi soustraite. En revanche, toute disposition philosophique doit se
propose sous les fonctions de la catégorie de vérité : montrer philosophiquement
cette catégorie comme sa catégorie propre. Quel est donc le statut
intra-philosophique de la catégorie de vérité ? Aujourd’hui, le renouvellement
d’un geste platonicien fondateur consiste à reconstruire la philosophie dans le
paradoxe du double. Car on a oublié le paradoxe du double et on ne peut plus
repérer la fonction philosophique de la vérité égarés que nous sommes ou perdus
dans le miroir. Et pourtant, la philosophie se suppose indiscernable de
son image sophistique, en traversée indiscernable de son miroir, qu’il nous
faut restituer.
L’énoncé actuel sur l’impossibilité (ou la fin) de la
philosophie est en fait l’énoncé de l’impossibilité de son paradoxe. Aussi
faut-il absolument reconstruire l’effet de double, ie reconstruire une délimitation qui assume le Même.
Notre temps en appelle volontiers à l’Autre : l’Autre des théologies qu’on
doit respecter, l’Autre comme catégorie éthique. Or, cette assomption flatteuse
de l’Autre est elle-même un effet de désorientation. S’orienter aujourd’hui
dans le Même, ne signifie pas cependant en sortir, car il n’y a pas
d’opposition entre le Même et l’Autre dans le double paradoxal où c’est le Même
comme Même qui est Autre. Il faut nous orienter dans le Même quant à l’Autre et
pas opposer ou proposer l’Autre au Même.
Le diagnostic nietzschéen selon lequel le 20ème
siècle guérirait de la maladie Platon commande de faire un choix entre 3
décisions sur l’aujourd’hui philosophique :
- radicaliser l’anti-platonisme : la
déconstruction de la métaphysique occidentale ne fait que commencer.
- la philosophie est réellement close, elle
s’outrepasse dans une prose de la pensée qui n’est plus le discours
philosophique.
- il faut révoquer l’anti-platonisme du siècle, ie quitter ce siècle pour que la philosophie continue,
en faisant un pas de plus.
Si nous considérons le 20ème siècle qui
s’achève sous les instances de 3 grands lieux historiques ayant eu puissance
idéologique, ils se nomment en Europe :
- le socialisme bureaucratique stalinien en URSS, bien
qu’aujourd’hui il vaille mieux dire Russie. Vous noterez au passage que
l’aspiration évidente des peuples de l’Europe de l’Est libérés du stalinisme à
vouloir entrer en démocratie libérale ne provoque aucun enthousiasme politique
des peuples sous ce régime : nous ne manifestons pas dans les rues notre
joie à cette décision politique, symptôme que peut être la démocratie n’est pas
ce que veulent nous faire croire nos politiciens (au sens que j’ai dit),
« le moins mauvais des régimes possibles, à l’exception de tous les autres » (Churchill).
- l’aventure des fascismes en Allemagne, en Italie et
en Espagne.
- le déploiement occidental des parlementarismes
auquel on peut associer les USA.
Ces 3 complexes idéologiques se sont inscrits dans la
pensée universelle :
- comme philosophie, le marxisme stalinien déclarait
la fusion du mouvement réel de l’histoire avec le matérialisme dialectique
- la pensée de Heidegger s’est assumée dans sa
dimension militante nationale socialiste : Heidegger a cru discerner dans
l’avènement de Hitler le moment où sa pensée faisant face contre la disposition
planétaire de la technique. Le moment, dit-il dans le discours du Rectorat,
« où nous nous conformons à la lointaine existence de notre existence
spirituelle ».
- la philosophie anglo-saxonne trouve dans l’examen du
langage et de ses règles une philosophie compatible avec la pluralité des
conversations démocratiques ou avec les idéaux démocratiques américains. On
peut dire que la philosophie analytique anglo-saxonne est une expédition de la
philosophie viennoise poussée à tous les points de vue, jusqu’à l’annulation,
fait remarquer Deleuze, de ce qui pouvait se constituer de philosophie
proprement américaine, par exemple chez Whitehead. Mais aujourd’hui, avec Derrida,
l’Europe reconquiert l’Amérique du Nord ILLISIBLE PAGE 31 avons encore toutes
nos chances.
Sous leur diversité, le point commun de ces 3
entreprises philosophiques s’avère leur opposition conceptuelle à la
métaphysique platonicienne.
- pour le marxisme, Platon nomme la naissance de
l’idéalisme en philosophie. C’est en plus la philosophie des oppresseurs.
- pour Heidegger, Platon nomme le moment même de
l’envoi métaphysique. Le platonisme ouvre au 1er oubli de l’être.
- pour la philosophie anglo-saxonne, platonisme équivaut
à position métaphysique, ie une
vision non langagière des idéalités possibles. Carnap comme Heidegger ambitionnent
d’énoncer les conditions historiales de la clôture de la métaphysique.
Nietzsche aura donc été le prophète du 20ème
siècle, quand il annonçait qu’il allait guérir de la maladie platon. Le 20ème
siècle a bien été anti-platonicien, et la philosophie est aujourd’hui commandée
par le symptôme de l’anti-platonisme commun à la triple disposition
conflictuelle de la philosophie en ce siècle finissant. Dès lors, comment
interpréter aujourd’hui ce diagnostic nietzschéen ? Quelles décisions
prendre sur notre aujourd’hui ? A mon avis, essentiellement 3 décisions
pour la pensée :
1ère décision : radicaliser
l’anti-platonisme
nous n’aurions pas réellement déraciné les origines
métaphysiques de la philosophie, encore sous son emprise la tâche de
l’anti-platonisme ne ferait que commencer, la déconstruction qu’il propose
serait loin d’être achevée.
2nde décision : la philosophie est
réellement close et elle s’outre-passe déjà hors d’elle-même dans un discours
inouï, dans une « prose de la pensée » qui, soutient Philippe Lacoue-Labarthe, n’aurait plus lieu
d’être nommée philosophie.
3ème décision : il faut revenir sur le
siècle et révoquer son anti-platonisme, ie quitter le siècle. Le siècle passe dans un autre siècle, la
philosophie va continuer : faire, comme j’aime à le dire, un pas de plus.
Cette 3ème décision est celle que nous
prenons ici. Elle appelle une remarque sur les divers régimes temporels auxquels
sont soumis la science, la politique et la philosophie.
- par rapport à la science moderne, 3 siècles
seulement nous séparent de son entrée sous les espèces de la physique
mathématisée de Galilée et de Newton.
- à travers l’épisode cataclysmique de la chute des
régimes staliniens dits totalitaires ou du communisme réel, le fait que nous
autres hommes de l’Ouest nous ne subjectivions pas universellement les
aspirations démocratiques des peuples de l’Est en pleine désagrégation
politique, autrement dit, notre neutralité, fût-elle bienveillante, expose
indifféremment à la pensée cette dissolution cataclysmique. Si cet effondrement
pressenti depuis bien longtemps prend sens pour la pensée, il signifie que
l’époque des révolutions est close. Et on pourrait faire l’hypothèse que
l’arche temporel des révolutions se serait étendu entre 1789 et 1990, soit 2
siècles.
- quant au rapport de la philosophie à sa propre
histoire, le moment où elle devient condition d’elle-même nous renvoie aux
grecs, ie près de 2500 ans en
arrière.
Je faisais cette remarque pour que vous preniez bien
conscience que la philosophie pense son aujourd’hui dans un enchevêtrement
temporel, si bien que le système des 3 décisions possibles fonctionne différemment
selon la complexité de la trame temporelle. Les différentes décisions sur
l’aujourd’hui en philosophie sont finalement en connexion intrinsèque avec la
position subjective du philosophe, au regard du passé de sa discipline et d’une
prise de position sur son temps.
Dans ces conditions, la réouverture de la
question-Platon va bien sûr se faire selon une méthode différente de celle de
l’anti-platonisme contemporain. Ce point de méthode est d’une extrême
importance. Nous ne critiquerons pas la manière dont les autres philosophes ou
ses commentateurs modernes traitent Platon, car tous ces commentaires se
situent dans des configurations du passé obligatoirement différentes du signe
sous lequel nous plaçons notre décision d’opérer un geste platonicien de réouverture.
Ainsi, par exemple, nous ne nous intéresserons pas au
Platon de Heidegger vu au regard du Poème de Parménide et des sentences
d’Héraclite. Nous revenons à Platon par le biais du rapport de la philosophie à
ce qui n’est pas elle, ie ses
conditions. Ce pur effet de différence d’approche de l’aujourd’hui platonicien
est soutenu par un effet de décision à l’heure même où le siècle à venir se
décide philosophiquement. Un axiome de la pensée sera en plus un axiome sur le
siècle, mais il n’ouvrira pas un espace polémique immédiat, seul ce qui
adviendra réellement en prendra la mesure. Notre fil platonicien sera donc le
suivant : se passe-t-il entre les premiers et les derniers dialogues de
Platon ? Pourquoi après la méditation sur les raisons irrecevables de la
culpabilité de Socrate (impiété et corruption de la jeunesse) on légitime, dans
le Livre X des Lois, la
reconstitution de l’appareil répressif d’Etat, qui conduit à la mise à mort des
athées sous les 2 chefs d’accusation portés contre Socrate ? De
l’interrogation éthique sur le scandale de la mort d’un maître à penser, on
passe à l’établissement de la fixité de lois criminelles. Quelle est la signification
philosophique de cet extraordinaire retournement ? Nous ferons l’hypothèse
stratégique qu’il n’y a pas une fondation platonicienne de la philosophie, mais
dans l’instauration de la philosophie par Platon on repère une duplicité
originelle greffée sur le double paradoxal sophistique / philosophie. La mise
en place du dispositif philosophique est d’emblée habitée par une surtension, par
une figure de l’excès interne sur soi, qui l’expose au désastre. Mais si la
pensée philosophique dès son origine s’expose au désastre, le désastre ne
représente en aucune façon l’essence du platonisme ; Le désastre est
seulement inhérent à la duplicité intrinsèque et originelle de la philosophie.
Au moment où la philosophie émerge sous ses conditions, elle se donne dans le
couplage de l’innocence et du crime, ou de la pensée et du désastre, à raison
même de sa disposition interne. Il faudra que nous examinions en détail cette
double duplicité : salut (vide) / désastre (substance) de la pensée,
vérité, sophistique / philosophie (double paradoxal).
Nous en étions restés à la question de savoir
pourquoi, dans la constitution du discours philosophique, Platon, parti d’une
aporie éthique concernant la mort de son maître Socrate, injustement condamné,
en vient dans le Livre X des Lois à prescrire une législation criminelle qui aurait condamné Socrate à
coup sûr ? Autrement dit, quelle surtension conceptuelle expose
paradoxalement la fondation platonicienne à une telle duplicité, telle qu’elle
induise un désastre pour la pensée qui en retourne l’aporie première ?
Pourquoi la philosophie est-elle tentatrice ou séductrice d’elle-même ?
Pourquoi est-elle l’Adam qui est sa propre Eve ? La réponse est à chercher
dans l’essence du montage, sur fond de vide, de la catégorie philosophique de
vérité.
Les lieux pluriels des vérités procèdent dans le réel
indépendamment de la philosophie. Ce sont les conditions factuelles,
historiques, pré-réflexives de la philosophie. Et, pour Platon, l’état du monde
filtré dans la figure de l’état des vérités, c’est la mathématique, la poésie
imitative, la démocratie athénienne, et l’amour des jeunes gens.
D’un côté, la sophistique avec les mêmes moyens
rhétoriques et argumentatifs que la philosophie énonce qu’il n’y a pas de
vérités, mais seulement des jeux de langage soumis à des règles.
De l’autre, avec comme embrayeur la catégorie
philosophique de vérité, la philosophie opère sur le pluriel des vérités en
déclarant leur il y a, ie leur
existence et la compossibilisation de leur pluralité sous l’unité de la pensée
qui soutient, dans le temps, cette diversité plurielle. L’énoncé : il y a
des vérités, accorde la philosophie à la pensée de l’être. Le statut
d’existence du il y a est approprié au statut des vérités produites.
Etre : en tant que ce qui prodigue le il y a.
Temps : en tant que ce qui prodigue la
compossibilité
Le temps de la compossibilité est l’aïon : ce
toujours du temps, soit la catégorie d’éternité qui accompagne la catégorie
philosophique de vérité. La compossibilité du pluriel des vérités ne saurait se
satisfaire de l’empiricité temporelle, mais seulement de l’essence intime du
temps au regard de la vérité. Car aujourd’hui, les ressources du temps
historiques ne suffisent plus à l’abri philosophique des vérités. Il faut
rompre avec l’historicisme et le concept de finitude en réhabilitant et en
rénovant la catégorie philosophique d’éternité. Aujourd’hui, seule cette
catégorie peut placer la philosophie sous la condition du mathème, passage
obligé pour la philosophie contre le positivisme de la techno-science. Il n’y a
pas de philosophie qui puisse aujourd’hui faire l’économie de cette catégorie,
sinon sa répudiation intellectuelle entraînera inéluctablement le triomphe du
sophiste, maître de l’occurrence temporelle, parce que maître de l’acte fini
d’énonciation.
La catégorie philosophique de vérité ne présente rien,
vide, elle opère à partir des vérités, ie dans la supposition des vérités non déductibles (bien qu’il y ait un
être des vérités). La catégorie philosophique de vérité n’est pas un opérateur
de présence, mais elle se résout dans son opération. Il y a un lien entre le
vide et l’être : le vide est le point de suture à l’être comme tel. Comme
la catégorie philosophique de vérité est vide, cela expliquer l’intrication
très particulière entre philosophie et mathématique. La mathématique est
proprement ce qui enchaîne le vide à l’écriture, raison pour laquelle elle ne
signifie rien. La mathématique ne produit aucun effet de sens, elle ne produit,
à nu, que des effets de vérité. Mais il y a un croisement ambigu, car le vide
de la catégorie de vérité n’est pas comme tel le vide de l’être. Seul le vide
ontologique, ie l’ensemble vide
mathématique, est présenté à la pense dans la modalité de son enchaînement
dépourvu de sens, ie de son
enchaînement littéral. Le vide de la catégorie philosophique de vérité n’est
pas un vide présenté, mais le vide opératoire, l’écart où adviennent à leur
traitement philosophique le pluriel des vérités. Ce vide n’est pas ontologique,
mais purement logique.
Pour montrer la catégorie philosophie de vérité il y a
2 procédures :
- le vide de la catégorie philosophie de vérité est
monté comme l’envers d’une succession réglée d’espacements (paradigmes
d’enchaînements, définition, réfutation, preuve, force conclusive, discours
rationnel). Bref, sur un style argumentatif. La catégorie philosophie de vérité
indexe son vide propre selon l’envers d’une présentation discursive réglée, par
exemple que Platon appelle le long détour du dialogue, qui enchaîne des arguments
dans la figure de la succession identique au polemos des joutes sophistiques.
- mais cette rhétorique de la succession ne constitue
pas un savoir, car aucun de ces arguments n’a jamais établi un théorème de
philosophie. Mais les philosophes n’ont pas à croire à leurs
« preuves », mais doivent établir le vide d’une succession réglée. La
philosophie comme science rigoureuse, disait Husserl, ce qui veut dire qu’elle
est une science rigoureuse au regard du comme, ie métaphoriquement, comme une science rigoureuse.
- la rhétorique de la succession n’est pas un savoir,
mais elle se présente comme telle. La destination véritable de cette figuration
est constructive, pas une figure de probation. Ce qui est en jeu, en dernier
ressort, n’est pas la contrainte de l’argument, mais qu’une catégorie advienne
à la clarté de son montage. Opération de clarification qui se présente comme
l’envers d’une succession réglée. Autrement dit, la philosophie procède selon
un style argumentatif à une imitation du savoir à des fins productives. Elle
fictionne du savoir ILLISIBLE PAGE 38 savoir fictif. Au prix de cette
amphibologie, elle dispose d’une fiction de savoir, et la catégorie philosophie
de vérité en tant que montée au revers de cette fiction de savoir en est
l’insu.
Mais la philosophie procède tout aussi bien par une
rhétorique non conclusive, mais persuasive. C’est le moment où la fiction de
savoir est interrompue, ie où
quelque chose s’indique en gros par les ressources du « poème ». Le
vide de la catégorie philosophie de vérité ne joue plus alors comme l’envers de
la succession propre à la fiction de savoir, mais comme point limite, qui
interrompt ou outrepasse la succession.
La catégorie philosophie de vérité convoque l’envers
d’une succession et la suscitation d’un point limite. L’art indique le point où
l’enchaînement est suspendu. On doit interrompre la règle de succession quand
le vide de la catégorie philosophie de vérité doit être monté à la limite.
Alors les ressources de l’art sont mobilisées, pour que le philosophe indique à
la limite son point de subjectivation. Ce traitement à la limite est une
fiction d’art.
La vérité philosophique est à la fois l’insu d’une
fiction de savoir et l’indicible d’une fiction d’art.
Ce faisant, pour monter sa catégorie de vérité, la
philosophie emprunte à ses 2 adversaires, sophistes et poètes, qui lui
fournissent les 2 régimes de son discours : succession argumentative et
métaphore de la limite. Sur fond de vide, la philosophie monte la pince de la
vérité :
Fiction de savoir
Philosophie vérité
vide intervallaire
Fiction
d’art
La vérité enchaîne selon le régime de la succession
argumentative : soit une fiction de savoir et sublime dans une déclaration
métaphorique par passage à la limite, soit une fiction d’art. Cette pince qui
enchaîne et sublime a pour office de saisir les vérités selon un rapport de
saisie de la vérité aux vérités, au double sens du mot saisie :
- saisie au sens de capture, de prise : la
philosophie établi par un acte de saisie une fonction opératoire, que les
vérités se laissent saisir ensemble. Non pas dans un rapport de surplomb ou de
fondement, de subsomption transcendantale ou de garantie, mais par le caractère
effectif d’une opération singulière, qui présuppose un vide intervallaire :
la philosophie est une pincée des vérités.
- saisie au sens de saisissement, et l’on retrouve ici
la célèbre définition de la philosophie comme capacité à s’étonner. De
quoi ? A s’étonner qu’il y ait des vérités. Ce sens donne à la philosophie
son intensité, parce que la saisie nous saisit de ceci qu’il y a des vérités,
qui se laissent saisir ensemble. Cette saisie tient de l’amour de la vérité,
ie de l’amour de la compossibilité
des vérités du temps selon l’essence intemporelle du temps, ie rapportées à leur dimension d’éternité. Mais cet amour
intempestif est sans objet. La philosophie n’est pas le sujet dont les vérités
seraient l’objet. La philosophie est amour désaffecté de l’objet, une
dérivation de l’amour défait de son objet, ce que trivialement et faussement
est passé dans le langage courant, sous le nom d’amour platonique, qui signifie
en fait l’amour de la vérité.
En revanche, dans les procédures génériques de vérité,
il existe une intensité appropriée à chacune des procédures :
La joie de la science
Le plaisir de l’art
Le bonheur de l’amour
L’enthousiasme de la politique
Donc quelque chose est produit sous le signe de
l’objet.
Il y a donc une dimension opératoire sur fond de vide
dans le montage de la catégorie philosophie de vérité qui situe l’activité
philosophique en position de désoeuvrement. La philosophie n’est pas une œuvre.
L’affect de la philosophie consiste dans l’étonnement inouï d’un acte
opératoire de saisie des vérités. La philosophie est saisie par son acte même,
qui se rapporte à l’être (existence des vérités) et à l’essence du temps
(éternité). C’est toujours une corrélation de l’être et de l’éternité qui
affecte la philosophie, ie constitue
son intensité, ie un amour sans
objet. Opération de pure saisie, qui exige que la catégorie philosophie de
vérité soit vide. C’est une opération soustractive en plusieurs sens :
- la catégorie est vide
- la philosophie soustrait les vérités à la
circulation générale du sens. Si on considère le monde comme système général de
la circulation du sens, l’acte philosophique soustrait les vérités en les
isolant de l’expérience de sens. La philosophie que la vraie distribution des
vérités se fait au défaut du sens, quand le régime du sens est interrompu.
Un dispositif de pensée qui propose une continuité
entre sens et vérité, ie tout
protocole par lequel la vérité procède du sens, est religieux. Si bien que
toute philosophie compatible avec la religion se présente comme une
herméneutique, qui dispose la catégorie philosophie de vérité dans l’élément du
principe du sens, mais, si c’est une véritable philosophie, son acte reviendra
en dernier ressort à établir la saisie des vérités comme trouée dans le sens.
Et toute philosophie est non religieuse en ce sens, même si les intentions du
philosophe sont religieuses.
Notre être naturel c’est la religion, ie le sens en tant que capture du sujet. Or la
philosophie par son acte de pure saisie énonce que les vérités font trou dans
le sens. Par conséquent, examiner la philosophie conduit à un examen de la
logique du soustractif, à savoir comment se détermine un ou des points où la
circulation du sens est interrompue. Quels sont les lieux du dysfonctionnement
de la parole en tant qu’elle est vection de la circulation du sens. Les 4
métaphores du régime de l’interruption du sens sont : l’indécidable,
l’indiscernable, le générique et l’innommable.
Nous sommes maintenant en état de proposer une définition
de la philosophie, que je vous lis en la commentant pour simplement préciser
quelques termes paragraphe par paragraphe :
La philosophie est prescrite par des conditions qui
sont les types de procédures de vérité, ou procédures génériques. Ces types
sont la science (plus précisément, le mathème), l’art (plus précisément, le
poème), la politique (plus précisément, la politique en intériorité, ou
politique d’émancipation) et l’amour (plus précisément, la procédure qui fait vérité
de la disjonction des positions sexuées).
Plus précisément : cette locution adverbiale
désigne de l’intérieur des procédures le secteur le plus conditionnant, ie le tranchant ou l’acuité d’un type de procédures de
vérité, qui entre dans le régime des conditions de la philosophie.
La philosophie est le lieu de pensée où s’énonce le
« il y a » des vérités, et leur compossibilité. Pour ce faire, elle
monte une catégorie opératoire, la Vérité, qui ouvre dans la pensée un vide
actif. Ce vide est repéré selon l’envers d’une succession (style d’exposition
argumentatif) et l’au-delà d’une limite (style d’exposition persuasif ou
subjectivant). La philosophie, comme discours, agence ainsi la superposition
d’une fiction de savoir et d’une fiction d’art. Dans le vide ouvert par l’écart
ou l’intervalle des 2 fictionnements, la philosophie saisit les vérités. Cette
saisie est son acte. Par cet acte, la philosophie déclare qu’il y a des
vérités, et fait que la pensée est saisie par cet il y a. Ce saisissement par
l’acte atteste l’unité de la pensée.
Fiction de savoir, la philosophie imite le mathème.
Fiction d’art, elle imite le poème. Intensité d’un acte, elle est comme un
amour sans objet. Adressée à tous pour que tous soient dans le saisissement de
l’existence des vérités, elle est comme une stratégie politique sans enjeu de
pouvoir.
Après ce paragraphe, je vous propose une adjonction à
cette définition, que je vous dicte : par cette quadruple imitation
discursive, la philosophie noue dans son texte le système de ses conditions.
C’est la raison pour laquelle elle se tient dans la stylistique d’une époque.
Cette permanente contemporanéité s’oriente toutefois non vers le temps
empirique, mais vers le toujours du temps, vers l’essence intemporelle du temps
que la philosophie nomme éternité. La saisie des vérités philosophies les
expose à l’éternité, et ce d’autant plus que les vérités sont saisies dans
l’extrême urgence, l’extrême précarité de leur trajet temporel.
La philosophie ne travaille pas au régime de saisie
des résultats encyclopédique, ie
des vérités transformées dans la solidité d’un savoir, mais la philosophie
aggrave les problèmes, car elle saisit toujours les vérités dans leur
précarité. L’exposition des vérités à l’éternité n’est féconde que parce que la
philosophie saisit les vérités à leur naissance.
L’acte de saisie extirpe les vérités de la gangue
du sens, elle les sépare de la loi du monde. La philosophie est soustractive,
en ceci qu’elle fait trou dans le sens, ou interruption, pour que les vérités
soient toutes ensemble dites, de la circulation du sens. La philosophie est un
acte insensé, et par là même rationnel
« la philosophie est un acte insensé, et par
là même rationnel ».
- on appellera raison la dimension subjective de catégorie
philosophie de vérité. Raison est un autre nom pour vérité, mais un nom en
sujet : c’est le nom de ce dont l’acte est l’acte, ie l’auto-désignation de la philosophie à la vérité
comme acte.
- est rationnel ce qui relève de la raison, par
conséquent, par définition, tout ce qui procède de l’acte de vérités hors sens.
Donc ce qui est rationnel a figure d’acte insensé.
- malgré les autres acceptions des mots comme raison,
vérité, éternité, la raison (comme la vérité et l’éternité) sont des catégories
strictement philosophiques. La mise en scène de la raison est essentielle à la
philosophie, car la mise en scène de son effet de sujet propre.
La philosophie n’est jamais une interprétation de
l’expérience. Elle est l’acte de la Vérité au regard des vérités. Et cet acte,
qui selon la loi du monde est improductif (il ne produit pas même une vérité)
dispose un sujet sans objet, seulement ouvert aux vérités qui transitent dans
son saisissement
La philosophie n’est pas une interprétation de
l’expérience, sinon elle serait une herméneutique, mais la philosophie n’opère
pas selon la continuité avec la circulation du sens, elle n’est pas une
religion. Le philosophe ne réfléchit pas, ne connaît pas un objet, mais il
saisit une pincée de vérités en montant la CATÉGORIE PHILOSOPHIQUE DE VÉRITÉ. Cet acte dispose un sujet sans objet, qui ne produit
pas même une seule vérité.
Contre toute herméneutique, ie contre la loi
religieuse du sens, la philosophie dispose les vérités compossibles sur fond de
vide. Elle soustrait ainsi la pensée à toute présupposition d’une Présence.
Acte de saisie qui compossibilise des vérités sur fond
de vide, puisque la structure de cet acte est un écart construit selon 2
régimes de fictionnement (de savoir et d’art). Saisir les vérités à vif revient
à saisir les vérités à vide, car les vérités qui prescrivent cet acte de saisie
sont données dans une factualité hétérogène au discours de saisie
philosophique. Ainsi, la catégorie philosophie de vérité se soustrait de toute
présupposition d’une présence. Il peut certes y avoir des philosophies de la
présence, mais elles interdiront que cette catégorie soit présupposée, car la
présence sera un des noms de l’acte philosophique non présupposable à cet acte,
même si cet acte même peut être nommé présence. Ou, par exemple, retour à la
chose même dans la phénoménologie de Husserl.
Les opérations soustractives par quoi la
philosophie saisit les vérités « hors sens » relèvent de 4 modalités :
l’indécidable, qui se rapporte à l’événement (une vérité n’est pas, elle
advient) ; l’indiscernable, qui se rapporte à la liberté (le trajet d’une
vérité n’est pas contraint, mais hasardeux) ; le générique, qui se
rapporte à l’être (l’être d’une vérité est un ensemble infini soustrait à tout
prédicat dans le savoir) ; l’innommable, qui se rapporte au Bien (forcer
la nomination d’un innommable engendre le désastre).
Le négatif et le mal ne seront pensables qu’au lieu de
la soustraction. Les espèces du soustractif que sont l’indécidable,
l’indiscernable, le générique et l’innommable se nouent dans le schéma, que
nous appellerons plus tard le schéma Gamma.
Mais j’indique tout de suite une nouveauté par rapport
à ce que j’ai pu écrire dans l’Etre et l’Evénément, c’est que maintenant je distingue radicalement
l’indiscernable du générique ; distinction sans laquelle on est entraîné à
pas mal de propositions philosophiques déraisonnables. Au cœur de la question
du désastre se trouve le forçage de la nomination d’un innommable. L’innommable
est une figure soustractive méconnue par violence qui ouvre à une virtualité
désastreuse. L’origine et la possibilité du mal renvoient toujours à la question
de la singularité en tant que telle, soustraite du point du soustractif.
Tout le processus philosophique est polarisé par un
adversaire spécifique, le sophiste. Le sophiste est extérieurement (ou
discursivement) indiscernable du philosophe, puisque son opération combine
aussi des fictions de savoir et des fictions d’art. Subjectivement, il lui est
opposé, puisque sa stratégie langagière vise à faire l’économie de toute
assertion positive concernant les vérités. En ce sens, on peut aussi définir la
philosophie comme l’acte par quoi des discours indiscernables sont cependant opposés.
Ou encore comme ce qui se sépare de son double. La philosophie est toujours le
bris d’un miroir.
Là où la philosophie désire l’acte d’une saisie, le
sophiste désire faire l’économie de cet acte. Ce n’est pas seulement que, pour
lui, il n’y a pas de vérité, mais le sophiste procède à un montage langagier
tel qu’il n’y ait pas lieu à l’acte philosophique. La sophistique est la
philosophie inactivée : la sophistique se régénère toujours comme
thérapeutique anti-philosophique, philosophie qu’elle entend réduire à une
pbtique de l’illusion. Ce qui n’est pas incompatible avec le fait que Nietzsche
ou Wittgenstein, les 2 plus grands sophistes contemporains, se présentent comme
2 grandes figures de la sainteté intellectuelle. Au point de l’indiscernable,
seul l’acte tranche, ie le choix.
« la philosophie est toujours le bris d’un
miroir ».
Quand la philosophie se regarde, elle voit le
sophiste, car le degré d’intrication entre philosophe et sophiste est
indiscernable à s’en tenir au discours. Autrement dit, dans le Sophiste, Platon
théâtralise cette duplicité originaire en la scindant en personnages. L’opération
de Platon est une opération de philosophie active par laquelle il se soustrait
à son double. Car si le philosophe se regarde, il voit le ricanement du
sophiste derrière le miroir. Le voir par quoi le philosophe peut se rapporter à
soi-même est piégé par cette équivoque de l’indiscernable, du double originaire
entre sophistique et philosophie qui lui fait toujours cortège. La philosophie
ne se voit pas elle-même, car quand on se regarde dans un miroir, on voit
toujours un double. Seul l’acte tranche : l’acte philosophique se présente
comme la brisure d’une catastrophe, d’un regard. Aussi, il faut rompre avec
l’historicisme, parce que quand la philosophie se regarde dans son pur texte,
elle restitue toujours l’indiscernabilité du sophiste et du philosophe (cf
Narcy Cassin, la Décision du sens).
La philosophie commence toujours dans un commencement
radical, car elle rompt avec un certain regard porté par la sophistique. Et
comme dans l’office de sa présentation singulière, elle pose la première pierre
d’un commencement radical, d’un ressaisissement, elle ne peut pas ne pas
s’introduire sans une présentation en prétention. Ce qui ne veut pas
nécessairement dire un fondement, car la philosophie, dans son acte, peut se
présenter en renonçant à tout fondement.
Le rapport au sophiste expose intérieurement la
philosophie à une tentation dont l’effet est de la dédoubler encore. Car le
désir d’en finir avec le sophiste une fois pour toutes contrarie la saisie des
vérités : « une fois pour toutes » veut forcément dire que la
Vérité annule l’aléatoire des vérités, et que la philosophie se déclare
indûment elle-même productrice de vérités. Par quoi l’être-vrai vient en
position de doublure de l’acte de la Vérité.
Le double paradoxal indiscernable (sinon par l’acte philosophique)
sophiste / philosophe peut se dédoubler. A l’origine, il y a un double geste de
la philosophie chez Platon, à savoir la construction d’un lieu, le lieu de la
saisie philosophique, mais la catégorie philosophie de vérité se fonde sur un
excès interne à son montage, qui l’expose au désastre. Le rapport au sophiste
est en jeu dans ce péril, car par sa volonté de vouloir « une fois pour
toutes » anéantir le sophiste au nom de la catégorie philosophie de vérité,
selon signifie que cette catégorie à une telle puissance qu’elle peut être plus
qu’un acte de vérité, mais un
être.
Un triple effet de sacré, d’extase et de terreur
corrompt alors l’opération philosophique, et peut la conduire du vide
aporétique qui soutient son acte à des prescriptions criminelles. Par où la
philosophie est inductrice de tout désastre dans la pensée.
L’éthique de la philosophie, qui pare au désastre,
tient tout entière dans une constante retenue à l’égard de son double
sophistique, retenue grâce à quoi la philosophie se soustrait à la tentation de
se dédoubler (selon le couple vide / substance) pour traiter la duplicité
première qui la fonde (sophiste / philosophe).
Le dédoublement interne de la catégorie de vérité est
lié à la volonté philosophique d’anéantir le sophiste, qui double l’acte par un
être vrai substantiel pour traiter la duplicité première du double
paradoxal : aussi le noyau de la philosophie, ie son acte, doit être interminablement refait. C’est
pourquoi :
L’histoire de la philosophie est l’histoire de son éthique :
une succession de gestes violents à travers lesquels la philosophie se retire
de sa reduplication désastreuse. Ou encore : la philosophie dans son histoire
n’est qu’une désubstantialisation de la Vérité, qui est aussi l’auto-libération
de son acte.
On peut maintenant relire la définition dans son
suivi :
La philosophie est prescrite par des conditions qui
sont les types de procédures de vérité, ou procédures génériques. Ces types
sont la science (plus précisément, le mathème), l’art (plus précisément, le
poème), la politique (plus précisément, la politique en intériorité, ou
politique d’émancipation) et l’amour (plus précisément, la procédure qui fait
vérité de la disjonction des positions sexuées).
La philosophie est le lieu de pensée où s’énonce le
« il y a » des vérités, et leur compossibilité. Pour ce faire, elle
monte une catégorie opératoire, la Vérité, qui ouvre dans la pensée un vide
actif. Ce vide est repéré selon l’envers d’une succession (style d’exposition
argumentatif) et l’au-delà d’une limite (style d’exposition persuasif ou
subjectivant). La philosophie, comme discours, agence ainsi la superposition
d’une fiction de savoir et d’une fiction d’art.
Dans le vide ouvert par l’écart ou l’intervalle des
2 fictionnements, la philosophie saisit les vérités. Cette saisie est son acte.
Par cet acte, la philosophie déclare qu’il y a des vérités, et fait que la
pensée est saisie par cet il y a. Ce saisissement par l’acte atteste l’unité de
la pensée.
Fiction de savoir, la philosophie imite le mathème.
Fiction d’art, elle imite le poème. Intensité d’un acte, elle est comme un
amour sans objet. Adressée à tous pour que tous soient dans le saisissement de
l’existence des vérités, elle est comme une stratégie politique sans enjeu de
pouvoir.
L’acte de saisie extirpe les vérités de la gangue
du sens, elle les sépare de la loi du monde. La philosophie est soustractive,
en ceci qu’elle fait trou dans le sens, ou interruption, pour que les vérités
soient toutes ensemble dites, de la circulation du sens. La philosophie est un
acte insensé, et par là même rationnel
La philosophie n’est jamais une interprétation de
l’expérience. Elle est l’acte de la Vérité au regard des vérités. Et cet acte,
qui selon la loi du monde est improductif (il ne produit pas même une vérité)
dispose un sujet sans objet, seulement ouvert aux vérités qui transitent dans
son saisissement
Contre toute herméneutique, ie contre la loi
religieuse du sens, la philosophie dispose les vérités compossibles sur fond de
vide. Elle soustrait ainsi la pensée à toute présupposition d’une Présence.
Les opérations soustractives par quoi la
philosophie saisit les vérités « hors sens » relèvent de 4 modalités :
l’indécidable, qui se rapporte à l’événement (une vérité n’est pas, elle
advient) ; l’indiscernable, qui se rapporte à la liberté (le trajet d’une
vérité n’est pas contraint, mais hasardeux) ; le générique, qui se
rapporte à l’être (l’être d’une vérité est un ensemble infini soustrait à tout
prédicat dans le savoir) ; l’innommable, qui se rapporte au Bien (forcer
la nomination d’un innommable engendre le désastre).
Tout le processus philosophique est polarisé par un
adversaire spécifique, le sophiste. Le sophiste est extérieurement (ou
discursivement) indiscernable du philosophe, puisque son opération combine
aussi des fictions de savoir et des fictions d’art. Subjectivement, il lui est
opposé, puisque sa stratégie langagière vise à faire l’économie de toute
assertion positive concernant les vérités. En ce sens, on peut aussi définir la
philosophie comme l’acte par quoi des discours indiscernables sont cependant opposés.
Ou encore comme ce qui se sépare de son double. La philosophie est toujours le
bris d’un miroir.
Le rapport au sophiste expose intérieurement la
philosophie à une tentation dont l’effet est de la dédoubler encore. Car le
désir d’en finir avec le sophiste une fois pour toutes contrarie la saisie des
vérités : « une fois pour toutes » veut forcément dire que la
Vérité annule l’aléatoire des vérités, et que la philosophie se déclare indûment
elle-même productrice de vérités. Par quoi l’être-vrai vient en position de doublure
de l’acte de la Vérité.
Le rapport au sophiste expose intérieurement la
philosophie à une tentation dont l’effet est de la dédoubler encore. Car le
désir d’en finir avec le sophiste une fois pour toutes contrarie la saisie des
vérités : « une fois pour toutes » veut forcément dire que la
Vérité annule l’aléatoire des vérités, et que la philosophie se déclare
indüment elle-même productrice des vérités. Par quoi l’être vrai vient en
position de doublure de l’acte de vérité.
Un triple effet de sacré, d’extase et de terreur
corrompt alors l’opération philosophique, et peut la conduire du vide
aporétique qui soutient son acte à des prescriptions criminelles. Par où la
philosophie est inductrice de tout désastre dans la pensée.
L’éthique de la philosophie, qui pare au désastre,
tient tout entière dans une constante retenue à l’égard de son double
sophistique, retenue grâce à quoi la philosophie se soustrait à la tentation de
se dédoubler (selon le couple vide / substance) pour traiter la duplicité
première qui la fonde (sophiste / philosophe).
L’histoire de la philosophie est l’histoire de son
éthique : une succession de gestes violents à travers lesquels la
philosophie se retire de sa reduplication désastreuse. Ou encore : la
philosophie dans son histoire n’est qu’une désubstantialisation de la Vérité,
qui est aussi l’auto-libération de son acte.
Adjonction :
par cette quadruple imitation discursive, la
philosophie noue dans son texte le système de ses conditions. C’est la raison
pour laquelle elle se tient dans la stylistique d’une époque. Cette permanente
contemporanéité s’oriente toutefois non vers le temps empirique, mais vers le
toujours du temps, vers l’essence intemporelle du temps que la philosophie
nomme éternité. La saisie des vérités philosophies les expose à l’éternité, et
ce d’autant plus que les vérités sont saisies dans l’extrême urgence, l’extrême
précarité de leur trajet temporel.
Au terme de la définition que nous avons donnée de la
philosophie, nous avons vu qu’elle était essentiellement soustractive, afin que
soit rendu possible son acte de saisie des vérités. Ou encore : l’éthique
de la philosophie, qui commande son histoire, s’accomplit comme une succession
de gestes par lesquels la philosophie se soustrait à sa propre image, ie à son double sophistique. Cette logique soustractive
s’avèrera décisive en soi pour la question du mal : nous verrons que le
mal est une soustraction empêchée. Ce point de départ concernant l’étude des
corrélations philosophiques de la logique du soustractif est très simple :
il y a les données conjointes d’une situation et d’une langue : la langue
de la situation, et dans ce contexte, différentes figures de la soustraction, à
savoir les différents moments où la langue de la situation se trouve exposée à
son inopération ; points où la langue de la situation défaille quand
quelque chose est soustrait à la présentation générale. Nous devons donc
étudier les 4 corrélations conceptuelles des 4 figures majeures du soustractif
que sont :
- l’indécidable
-
l’indiscernable
- le générique
- l’innommable
Bien que nous ne le fassions pas ici, notez que ces 4
figures sont susceptibles d’être chacune présentée de manière paradigmatique
dans l’élément mathématico-ontologique qui leur est respectivement propre.
Un énoncé est indécidable s’il est soustrait à son évaluation (véridique ou
erronée). Autrement dit, dans la langue de la situation, il devient impossible
en terme de véridicité d’affirmer ou de nier cet énoncé. L’indécidabilité est
soustraite à l’évaluation véridique dans la langue.
L’indiscernable est un concept différentiel. Un terme est indiscernable d’un autre,
donc a minima 2 termes sont indiscernables, dès lors que rien dans la langue ne
permet de les discerner, ie dès
lors que toute propriété attribuable à l’un est ipso facto attribuable à
l’autre, donc dès lors que tout énoncé qui s’applique véridiquement à l’un des
termes s’applique aussi véridiquement à l’autre. L’indiscernabilité c’est
l’indifférence au sens strict. L’indiscernabilité est une fonction de termes
donc un rapport. L’indiscernabilité suppose cependant une assomption du
2 : il faut que les termes soient au moins montrables comme étant deux
termes, dont on montre la différence, tout en étant cependant incapable de la
nommer. Rapport de termes soustraits à toute description conceptuelle,
l’indiscernabilité fait échouer tout calcul de la différence. 2 termes
indiscernables sont soustraits à la différenciation, plus précisément à la
différence marquée, puisque c’est dans la langue qu’on ne peut pas les
différencier, bien qu’ils se présentent comme différence. Autrement dit, la
différence en tant que telle est soustraite à tout marquage de la langue.
Un multiple est générique si aucune propriété n’en collective les termes, ie un multiple tel qu’on ne puisse trouver une propriété
commune aux différents termes de ce multiple. L’indiscernable exhibe des termes
tels que toute propriété leur est commune. Dans le cas du générique, aucune
propriété n’est commune à tous les termes, autrement dit, ce multiple ne se
laisse pas présenté prédicativement : il est générique précisément au sens
où il ne présente que la multiplicité comme telle. Le générique est l’énoncé du
multiple nécessairement infini, car s’il était fini, on pourrait au moins le
désigner par la liste de ces termes.
Avec l’innommable, nous avons à faire à un terme unique tel que dans la figure de la
situation, il soit le seul à ne pas pouvoir être défini par un énoncé qui le
validerait, ie tel qu’il n’en
existe pas de nomination singulière. Un terme innommable est un terme
tel :
- qu’il n’est pas singularisé par un énoncé de la
langue
- tel qu’il est le seul dans ce cas (s’il y en avait
plusieurs, nous retomberions dans l’indiscernabilité)
Si le mouvement propre de la philosophie se présente
toujours comme un mouvement de soustraction à soi, alors il y a certainement de
longue date une historicité des catégories du soustractif.
Si, dans la situation présente, l’énoncé que je suis
en train de prononcer : il fait chaud dans cette salle, est prononcé par
un menteur, alors il provoque de suite un effet logique d’indécidabilité,
car :
« il faut chaud dans cette salle » : si c’est vrai, c’est faux, si c’est
faux, c’est vrai.
Le paradoxe du menteur table bien sur le fait qu’un
énoncé de la situation s’avère toujours par lui-même un élément de la situation.
Ou bien l’énoncé parle de l’élément de la situation, à
savoir traite dans la situation de l’énoncé qu’il est, et je peux évaluer mon
énoncé en termes de vrai ou faux en mesurant la température de cette salle.
Ou bien j’affirme que cet énoncé peut s’énoncer sur
lui-même, et je crée une torsion énonciative, par auto-référence, qui expose à
l’indécidabilité quant à la valeur de vérité de l’énoncé. J’ai finalement joué
entre la langue et la situation. J’ai traité un fait de langue comme un fait de
situation, et je me suis rendu capable de me prononcer dans la langue, une fois
admis ce fait de langue comme un fait de la situation, sur ce fait. Le problème
est alors de savoir si, si tout fait de langue est un fait de situation, ou
peut être traité comme tel.
Le Parménide de Platon est un exercice
d’indécidabilité. Il réunit Zénon d’Elée, le jeune Socrate, et le vieux
Parménide. Dans une 1ère partie, on établit que la logique
zénonienne peut se laisser interrompre par la théorie des Idées. Dans cette
séquence, le jeune Socrate se montre d’ailleurs un redoutable sophiste, mais le
vieux Parménide lui reproche néanmoins de ne pas avoir poussé assez loin la
doctrine des eidos ou des idées.
Il lui propose alors un exercice dialectique sur l’un, qui consiste à soumettre
à l’évaluation les énoncés concernant l’un. En gros, 2 types d’énoncés :
l’un est, et l’un n’est pas.
Au terme d’étourdissants tourniquets dialectiques, il
s’avère impossible de soutenir que l’un est et tout aussi impossible de
soutenir que l’un n’est pas. La conclusion du dialogue est donc, comme a
coutume de le dire, aporétique, ie
que les protagonistes buttent sur une conclusion d’indécidabilité quant à
l’être de l’un dans le champ de la dialectique philosophique.
Mais si l’un est un terme qui affecte d’un point
d’indécidabilité la dialectique elle-même, on peut, non pas conclure de manière
aporétique, mais conclure à une singularisation intra-philosophique de l’un,
qui porte sur la corrélation entre l’un et l’être, corrélation qui excède
l’accueil existentiel de l’un par la dialectique, puisqu’à chaque fois qu’elle
essaie d’énoncer son être, l’un se soustrait à la logique dialectique. Et vous
savez que c’est aussi une thèse. Pourquoi ? il faut d’abord remarquer que
dans le Parménide, l’enjeu
des discussions porte sur le schème de l’un en tant qu’il advient au logos, et
pas sur ce qu’il est en tant qu’il est. Autrement dit, la structure de l’un est
événementielle, c’est pourquoi une interrogation philosophique sur son être
reste nécessairement indécidable.
En revanche, un événement a lieu, lui, par
supplémentation, autrement dit, l’un événementiel supplémente la situation où
il advient, ce pourquoi il est indécidable.
L’indécidable est une catégorie de l’événement, ie une catégorie de ce qui n’est pas dans la situation,
mais qui cependant y advient dans la structure du supplément.
L’un est indécidable signifie donc qu’il fait décider
l’un, ie nommer l’événement et
rester fidèle à cette nomination. L’un événementiel existe toujours au futur
antérieur d’une nomination fidèle : il aura eu lieu. L’indécidable est la
topique de la décision comme telle, qui exige, au point de soustraction, un
acte d’évaluation. Remarquez la cohérence des 3 élaborations de l’indécidable :
- élaboration logique de la torsion
-
élaboration ontologique un / pas un
- élaboration événementielle soustraction / acte
d’évaluation
Selon Leibniz, si 2 termes réels étaient
indiscernables, on ne pourrait rendre raison de leur existence, puisqu’un terme
supporterait les mêmes propriétés qu’un autre. L’indiscernabilité est
incompatible avec le principe de raison suffisante, à savoir que tout existant
doit, en tout cas en droit, pouvoir énoncer la raison pour laquelle il existe
plutôt que pas.
Le principe de raison suffisante se rattache à la
question ontologique : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que
rien ? or, s’il existait 2 indiscernables, ils seraient intrinsèquement,
ie ontologiquement, indiscernables
dans leur être interne, si bien que Dieu lui-même ne pourrait pas, lui non
plus, les discerner, car ce qu’exprimerait l’un, l’autre l’exprimerait
identiquement. Or, il faut bien voir que Leibniz a raison. Si on conçoit l’indiscernable
du point du principe de raison suffisante, ie du point de vue de son existence, dont on a alors à
penser la raison d’exister. Effectivement, dans ces conditions, l’indiscernable
se trouve soustrait à la raison comme telle, y compris la raison divine.
L’indiscernable n’a aucune possibilité d’être dans l’espace de la connaissance.
Mais en réalité, l’indiscernable ne nous renvoie pas à une question d’ordre
cognitif, mais elle touche au problème du choix et de la liberté.
L’indiscernabilité dispose une matrice logique de liberté de choix absolument
pur. Nous nous trouvons 2 termes non marqués dans leur différence, et
l’incapacité du choisir à s’inscrire dans une différence est la seule raison du
choix comme choix : le choix n’a pas d’autre légitimation que l’impératif
du choisir (pensez si vous voulez à l’impératif catégorique kantien, qui
requiert une liberté non pathogène). Ainsi, la vraie question de
l’indiscernable est la question de ce qui, en situation, nous présente une
option au point où notre choix libre, notre pur choix, s’avère indiscernable du
hasard. C’est la question de Mallarmé : jamais un coup de dés n’abolira le
hasard.
Notre passage, passage obligé, par Leibniz, nous
permet d’établir que si l’indiscernable est une catégorie de la raison pure,
cette catégorie est ineffective, autrement dit que la connaissance n’est pas le
lieu auquel nous renvoie la question posée par l’indiscernabilité. Le concept
d’indiscernable relève de la raison pratique : c’est une catégorie de la
liberté, son lieu est celui du trajet hasardeux. La généalogie de ce concept
est la suivante : pur choix libre, raison pratique, indiscernabilité ayant
pour enjeu la fonction du hasard.
Le générique renvoie à la question de l’infini tel
qu’il se soustrait à la prédication de tout trait identificatoire, cette
soustraction étant pensable sur le mode de l’excès. Le générique est une
instance de la vérité car il touche à la question de savoir ce qui de la vérité
se soustrait à la langue. Ce qui soustrait une vérité à son dire, ce qui en
elle excède le dire, c’est ce qui en elle n’est pas de l’ordre du savoir. Le
générique, c’est l’insu d’une vérité, car on peut dire qu’un savoir c’est ce
qui d’une vérité accède à son dire, tandis que la part d’une vérité soustraite
au dire touche à l’infini hors du savoir. La vérité se traverse elle-même au
sens où elle se soustrait à cette part d’elle-même qui accède à son dire et qui
est le savoir. Le savoir, c’est une vérité toute dite.
Ainsi, la vérité est mi-dite (Lacan), mal dite
(Beckett), je dirais peu-dite, ie
dite un peu dans son processus infini. Il faut donc établir une connexion entre
vérité et soustraction, mais cette dimension soustractive est nommée à l’infini
selon le mode sur lequel l’infini est rapporté ou non à la langue. Cette figure
soustractive engage l’infini comme tel, car si les vérités n’avaient rapport
qu’au fini, elles seraient coextensives au savoir : elles seraient toutes
dites. Le générique est ce qui à tout instant détotalise une vérité, ie le mode propre selon lequel une vérité se soustrait à
la finitude, procès soustractif qui fait que toute vérité est inhumaine.
Le mal, c’est toujours forcer la nomination d’un
innommable, ie vouloir recourir à
une nomination qu’on emprunterait à la vérité. La racine d’un désastre c’est
toujours le forçage d’une nomination. L’innommable comme l’indicible est une
instance de l’un, mais c’est l’autre un, l’un hors prise de la langue. Mais
contrairement à l’indécidable, l’innommable est un terme de la situation, il
est bien là (il n’y a pas d’indécidabilité de son être), cependant aucun énoncé
ne le singularise, pas même un nom propre.
A cela, on peut tout de suite objecter un paradoxe
logique concernant l’innommable. Si l’innommable est unique, sans nom propre,
ne peut-on pas considérer alors comme son propre précisément le fait qu’il soit
sans nom propre ? Telle serait sa définition, et l’innommable ne serait
pas innommable, puisqu’il aurait une définition. Ainsi, tout terme innommable
semble exposé au paradoxe de la définition, alors que l’indécidable est exposé
au paradoxe de l’évaluation. Ce paradoxe pose le problème du rapport du langage
et du méta-langage. Il se laisse lever dès lors qu’il n’est pas établi que la
situation comporte une définition de la définition clairement établie, donc si
on fait l’hypothèse qu’il n’y a pas de méta-langage, méta-langage qui suppose
toujours une présupposition de savoir sur l’essence même de la définition, sinon
aucune définition de la définition ne serait possible. Par cqt, sous
l’hypothèse qu’il n’y a pas de méta-langue, il n’est pas du tout sûr que
l’unique terme qui n’a pas de définition soit par là défini.
Remarque : si tout fait de langue est considéré
appartenir à la situation au même titre que tous les autres éléments de la
situation, alors il n’y aura pas d’innommable, seulement des définitions.
Ontologiquement, ie
mathématiquement, le théorème de Fuhrken exhibe un innommable. Il existe donc une langue formelle qui détient
un modèle sémantique dans lequel il y a un et un seul terme
indéfinissable. On peut donc établir logiquement la possibilité d’une
situation où il y a unicité du terme indéfinissable sans paradoxe. Dans le
roman de Beckett, l’Innommable, le soi pathétique du protagoniste est le point
de silence, d’où s’origine toute parole, mais ce point est lui-même soustrait à
la parole et ne sera pas rattrapé par la trajectoire du livre lui-même. On
assiste à la fuite du nom propre du personnage soustrait aux noms propres des
fictions qu’il raconte dans sa jarre. Il y a donc un point de silence d’où
s’origine toute parole, le soi comme innommable soustrait à la parole :
définition (de soi) soustraite à la définition. L’innommable, c’est l’un comme
tel soustrait à la langue, à la définition, au propre. Cet un soustrait au nom
propre et dont le propre est la soustraction fait de l’innommable le propre du
soustractif, ie le point où, en
situation, le soustractif se donne comme un. En tant qu’unique soustraction
ainsi définie, le propre du soustractif, l’innommable, est le propre du propre,
ie la singularité à ce point
singulière qu’elle ne supporte pas même un nom. L’absolument singulier est donc
aussi l’absolument soustrait. On posera une sorte d’équivalence entre l’essence
de la soustraction et l’essence de la singularité dans l’innommable.
L’innommable est le réel de la situation elle-même parce qu’il est le propre du
propre et que la situation ne comporte que des singularités. L’innommable
supporte en un point le réel de la situation tout entière. En particulier, il
fait butée pour une vérité, il est ce qu’une vérité ne peut pas recouvrir. Nous
verrons plus tard que l’innommable, le singulier comme tel, est en fait le
bien. Si je n’osais pas passer pour un platonicien stricto sensu, je dirais que
c’est l’idée du bien de Platon, mais ici c’est le point de réel du schéma
gamma. Le bien est un innommable tel que forcé il entraîne au mal, par où nous
touchons à la question contemporaine très débattue de l’éthique, dont nous
verrons qu’elle requiert une géométrisation de la pensée, d’où ce schéma Gamma
ainsi nommé tout simplement parce que son dessin fait apparaître la lettre
grecque γ.
SCHEMA PAGE 62
1° il y a une situation donnée et une langue de la
situation : S
2° un événement advient en excès sur la langue de la
situation par supplémentation, ce qui implique pour toute vérité produite,
amoureuse, scientifique, politique, artistique, en tant qu’originée par cette
apparition / disparition événementielle, une indécidabilité de son il y a,
autrement dit, l’un +, désignation formelle de la vérité événementielle, nous
convoque à la nécessité incontournable d’avoir à décider de son être précisément
dans un écart soustractif quant à l’être.
3° une vérité aura donc toujours eu lieu au futur
antérieur d’une prise de décision concernant son indécidabilité même, et au
cours de son trajet, elle se sera trouvée exposée au hasard de ce qu’elle aura
rencontré de choix non prescrits par la situation. Autrement dit, la liberté de
l’amoureux, de l’artiste, du politique ou du scientifique, donc du sujet,
confronté au multiple fini indiscernable (ie à un rapport de termes qui se
présentent comme différents dans la situation, mais dont le régime est
soustrait à tout marquage de la langue) touche à ces moments de hasard.
4° une vérité sera donc effective une fois sa
vérification faite dans le système situationnel des multiples finis (par
exemple après vérification expérimentale pour faire, une fois n’est pas
coutume, plaisir aux épistémologues), ie, pour reprendre un concept de l’Etre et l’Evénement, après enquêtes.
Ce qui signifie qu’une part de la vérité accède à son dire, ie au savoir : le savoir c’est une vérité toute
dite.
5° mais en même temps une vérité se soustrait à cette
part d’elle-même, qui accède au savoir, car, comme multiplicité infinie, une
vérité trouve l’encyclopédie que constituent les vérités bien établies en
savoirs. La dimension soustractive d’une vérité est donc le mode sur lequel son
infinité, ie sa généricité, est rapportée
ou non à la langue de la situation. Autrement dit, le générique avère l’insu
d’une vérité toute dite en savoir, c’est sa dimension peu-dite. La généricité
d’une vérité la détotalise à chaque instant. Ce procès soustractif est le mode
sur lequel une vérité se soustrait à la finitude, ce pourquoi toute vérité est
inhumaine en tant que vérité peu-dite.
6° enfin, il existe un terme unique dans la situation,
mais soustrait à toute définition de la langue de la situation, le propre du
soustractif comme tel, terme absolument singulier au point qu’il ne supporte
pas même un nom propre, le propre du propre, l’innommable, ie le point de réel de la situation sur lequel vient
buter une vérité.
7° nous verrons que forcer un innommable entraîne au
mal, car toute figure du mal est une soustraction empêchée.
Nous sommes toujours enfoncés dans les dédales de la
définition de la philosophie avec comme fil conducteur 2 idées axiales pour la
circonscrire : à savoir que la philosophie est un acte positif de saisie
des vérités, mais l’appareillage de cette saisie est animé par une opération
soustractive, puisque dans cette saisie les vérités sont exposées hors sens,
autrement dit, les vérités ébrèchent ou font trou dans le sens. Je désire
procéder aujourd’hui à une nouvelle exposition des déterminations de cette
logique du soustractif (indécidable, indiscernable, générique et innommable)
qui font corps avec l’acte philosophique de saisie des vérités, à partir de la
question de l’un et du multiple.
L’un + ou l’un supplément est un, car non compté dans
la situation telle qu’elle se présente. Il se produit un effet d’un en tant
qu’advient un supplément à la situation, qui n’y était pas présenté. Cet un +
est en excès sur la situation. L’événement est donc ce dont tout l’être est d’advenir
en supplémentation à la situation. L’effet de supplémentation nous renvoie donc
au fait que l’être de l’événement ne se laisse pas décider de l’intérieur de la
situation, puisqu’en excès sur elle. L’un + ou l’un supplément s’avère indécidable
parce que soustrait aux normes d’évaluation de la situation. Je dirais qu’il
provoque un effet d’étrangeté, dont l’évaluation ne peut être tranchée selon
les ressources disponibles de la situation. L’événementialité est indécidable
en tant qu’étrangeté. L’indécidabilité est le ce qui arrive sur le mode de
l’étrangeté situationnelle et qui n’aura pas pu être décidé comme fait. L’un +
en est la désignation formelle, l’événement la désignation phénoménologique,
l’indécidable la désignation soustractive.
L’indécidable porte donc sur l’énoncé : ce qui
arrive en excès appartient-il ou n’appartient-il pas à la situation ?
Autrement dit, décider sur l’un + c’est neutraliser l’étrange. L’indécidable
nous renvoie donc à la nécessité incontournable d’avoir à décider de son être.
L’un +, ça arrive, mais reste la question de l’être intrinsèque du ça arrive,
qui aussitôt peut disparaître. L’indécidabilité se tient sur le fil de
l’apparaître et du disparaître événementiel, car un événement n’est que pour
autant qu’il aura été décidé qu’il est, car son être est indécidable.
L’événement est au futur antérieur d’une prise de décision concernant son
indécidabilité même. La soustraction, c’est l’écart entre l’apparaître /
disparaître de l’événementialité et l’être où se situe l’indécidabilité. C’est
donc une soustraction quant à l’être : dans quelle mesure l’événement
est-il là ? L’événement se soustrait à la question de son être dans son
indécidabilité même.
1ère remarque : ceci rejoint, non pas
du tout dans le contenu, mais dans le mouvement d’exposition philosophique, la
problématique heideggerienne terminale de l’Ereignis.
2ème remarque : pour la sophistique,
il n’y a pas d’événementialité : rien ne se passe, ou, ce qui revient au
même, tout est en train de se passer (ce pourquoi Platon, dans le Théétète,
convoque comme sophiste l’Héraclite du mobilisme universel).
L’indiscernable opère dans le multiple fini confronté
à ce qui y fait différence, mais différence non marquée dans la langue. Ce
n’est pas, a minima, la différence marquée de 2 termes, mais 2 termes dont la
différence renvoie à 2 purs multiples finis sans trait différentiel, ie à une différence qui ne peut être marquée. Ce qui
fait différence, c’est le il y a en pur multiple des 2.
L’indiscernable présente des existants distincts sans
différence qui se laissent marquer. En termes hegeliens, nous avons la
différences (2 multiples finis) indifférente (pas marquée dans la langue).
L’indiscernable, c’est cette donation pure du multiple comme tel soustrait à la
différence, ie non marquée et non
marquable dans la langue. La nature de l’indiscernable est une matrice
structurelle de logique pure nécessaire pour penser le choix pur. La question
de l’indiscernable met en jeu le moment où la question de la liberté touche à
celle du hasard. Telle est d’ailleurs la pbtique de la liberté que Mallarmé met
en jeu dans la structure du Coup de dés. L’indiscernable renvoie à la pbtique
du sujet, car il met en scène logique un sujet pris dans l’acte pur de sa décision
sans concept. Non pas un sujet sans objet, mais placé devant un choix d’objet
minimal, à savoir pas même le choix de la différence marquée entre 2 termes.
C’est pourquoi la pensée de l’indiscernable provoque toujours des levées de
boucliers, car décider au regard de 2 termes indiscernables est effectivement,
comme décision pure, hors sens. Ce qui nous indique que les opérations du
soustractif ont à voir avec la question du sens.
Le multiple infini est soustrait à la totalisation
prédicative, ie en excès sur
toutes les propriétés qui y sont représentées. Une vérité est un multiple
infini quelconque, ie un multiple
qui n’atteste que son infinité, ie
un multiple sans trait prédicatif, car une vérité déploie son infinité comme
telle en restant insoumise aux traits pertinents de la langue. Infini, le
générique d’une vérité ne se laisse pas totaliser, ie rassembler sous un trait singulier par et dans la
langue. La multiplicité infinie en tant qu’elle est la part d’une vérité non
réalisée comme savoir, ie la
dimension peu-dite d’une vérité, s’institue en trouée du savoir. Ou
encore : une vérité, c’est une multiplicité générique, ie une vérité peut dite. Mais le peu dire d’une vérité
générique n’est pas le mi-dire, car il n’y a pas de fonction particulière du
compte à demi d’une vérité. La différence avec le concept lacanien de vérité
mi-dite tient à l’entrée en scène de l’infini : je dis vérité peu dite,
car le rapport entre fini et infini, c’est toujours « un peu ». Et,
par rapport à Lacan, si l’infini ne se distribue évidemment pas du côté de
l’énoncé, se situe-t-il entier du côté de l’énonciation du sujet tout entier
dans la langue ? La structure de détotalisation d’une vérité peu dite
implique le statut inhumain d’une vérité rapportée à son infinité, cela d’un
point de vue matérialiste, ie sans
médiation onto-théologique, sans tampon divin colmatant le rapport
incommensurable entre vérité générique et sujet. Contre la sophistique, contre
Protagoras, nous ne soutiendrons pas que « l’homme soit la mesure de
toutes choses, de l’existence de celles qui existent, et de la non existence de
celles qui n’existent pas » car la vérité est le prix qu’il faut payer
pour un tel énoncé. En fait, les vérités nous transissent. Et c’est pourquoi le
sens nous console des vérités, rares, qui nous étonnent - inouïes.
L’innommable est un un, non pas donné en supplément à
la situation, mais dans la situation en soustraction directe à la langue de la
situation. L’innommable est un un non définissable. Un un : seul terme à
être ainsi soustrait à la définition, il affirme la singularité du singulier.
Il est l’hyper-singulier qui ne supporte pas même un nom propre. L’innommable
fait butée pour une vérité.
Toute figure du mal s’origine dans un interdit porté
sur une soustraction. Toute figure du mal est une soustraction empêchée. Sur ce
point, Lacan nous donne une indication précieuse quand il définit l’angoisse
comme le manque du manque. Autrement dit, l’essence du mal être du sujet comme
tel éprouvé dans l’angoisse doit être recherchée du côté du blocage du
soustractif. Nous tenterons la généralisation philosophique de ce thème de la
clinique psychanalytique sous le signe global qu’est ici pointé le mal comme
tel, à savoir l’interdit jeté comme tel sur les 4 instances de la logique du
soustractif :
- interdit jeté sur l’indécidable : ignorer
l’indécidable, c’est le conservatisme. Tout est déjà décidé, rien n’arrive,
rien de nouveau sous le soleil.
- interdit jeté sur l’indiscernable : résilier
l’indiscernable. Toute différence est marquée, tout choix est calculable en
droit par spéciation sur les différences marquées dans la langue. Tout choix
est inhasardeux, pas besoin de parier.
- interdit jeté sur le générique : récuser le générique,
le totalitarisme. Tout est totalisable, y compris l’infini.
- interdit jeté sur l’innommable : forcer la
nomination d’un innommable, tout ce qui est a un nom. Le nominalisme.
Ensuite, nous élaborerons une phénoménologie du mal en
croisant les 4 figures formelles du mal avec les différentes procédures génériques de vérité (amour, art,
science, politique).
Je voudrais aujourd’hui vous proposer une 1ère
élaboration du schéma Gamma, et ajouter quelques commentaires à ceux qui
avaient déjà été faits aux 2 derniers cours, puis, ensuite, vous redonner le
schéma étudié l’an passé concernant le champ de détermination de la philosophie
auquel je reviendrai succintement pour les auditeurs de ce cours non présents
l’année dernière. Au terme de quoi je vous proposerai une nouvelle mouture de
ma définition de la philosophie que je vous laisserai le soin de comparer avec
la précédente. Venons-en donc au schéma Gamma, première élaboration. Je vais
surtout insister sur la nouveauté dans ce schéma, que sont les noms attribués
aux 3 axes, puis vous donner une définition générale du désastre du point de
vue philosophique.
Nomination désigne l’axe qui va de l’événement au
sujet, car c’est le moment où un indécidable advient par supplémentation à la
situation S, en suspend les protocoles d’évaluation, et doit être décidé,
autrement dit, il faut nommer une supplémentation et décider de son être par
cette nomination. Cette nomination qui décide un indécidable constitue la
subjectivation singulière de cette supplémentation événementielle non
contrôlable par la langue de la situation. Aussi un sujet, c’est d’abord l’acte
d’une nomination de ce qui s’est présenté comme indécidable. Exemple
élémentaire : la déclaration d’amour nomme la rencontre événementielle par
un je t’aime. Remarque : cette nomination d’un indécidable a pour nom en
philosophie classique : théorie de la volonté, théorie de la volonté etc…
La nomination première va s’exercer dans son espace
réel à travers un système d’enquêtes, qui va la soumettre à l’épreuve de toute
la situation. Les enquêtes mettant la nomination première à l’épreuve de
l’indiscernable. Ou encore : le sujet éprouve sa liberté à l’épreuve du
réel qui se donne comme indiscernable, ie que placé devant une série d’existants distincts, mais sans
différences qui se laissent marquer dans la langue de la situation, le sujet
doit choisir dans l’acte pur d’une décision sans concept. Les enquêtes
constituent donc le labeur de l’indécidable mis à l’épreuve de l’indiscernable,
ie ce à travers quoi se dessine et se
trame l’horizon infini d’une vérité, donc sa généricité, autrement dit, le
futur toujours infini de ce labeur.
De quoi serons-nous capables lorsqu’une vérité aura eu
lieu ? Elle nous rendra capable de forcer des véridicités possibles qui ne
l’étaient pas antérieurement, autrement dit, nous serons en possession d’un nouveau
protocole d’évaluation de la situation. Du point d’une procédure de vérité, on
force de nouvelles normes d’évaluation.
SCHEMA PAGE 66
D’une part, je vous rappelle que nous étions partis de
la situation actuelle de la philosophie, particulièrement du lourd tribu
qu’elle payait aujourd’hui à son historicisme foncier, dont il fallait la
libérer. La définition de la philosophie que je vous ai proposées engage le
procès de l’historicisme.
D’autre part, la visée du cours de cette année
est : qu’est-ce que le mal du point de vue philosophique, autrement dit,
pourquoi la philosophie expose la pensée au désastre depuis Platon, ie depuis toujours ? Pour traiter et répondre à
cette question, il faut revenir au champ polémique de la philosophie contemporaine
et à la question de l’historicisme.
Je pose qu’existe une thèse fondamentalement
sophistique de la pensée contemporaine dominante sur ce qui a exposé, une fois
pour toutes, la pensée philosophique au désastre, soit, dans sa version heideggerienne,
que la philosophie s’avère comptable des désastres du siècle parce qu’elle a
portés à son comble un oubli originaire, soit, dans s aversion positiviste, que
la philosophie se serait perdue sous l’enflure de ses illusions langagières.
Finalement, la philosophie est auto-responsable de son désastre qui a pour
nom : métaphysique.
Je tiendrais pour ma part que la philosophie s’expose
au désastre dans sa constitution originaire, mais que cette possibilité ouverte
par la philosophie à son point de départ se donne en même temps comme une
simple possibilité, mais qui n’opère d’aucune façon comme une loi qui déterminerait
la philosophie en la contraignant à une fin désastreuse. Complexe, la thèse que
je soutiens ne fait pas reposer un lien de pensée, en l’occurrence la
philosophie, en confondant sa détermination par recouvrement du point de ce qui
l’a prescrite et de ce que ce point en rend possible comme avenir. En d’autres
termes, la philosophie définie comme montage de l’acte de saisie des vérités en
vérité, ie comme montage de la
catégorie philosophique de vérité, ouvre certes à la possibilité d’un désastre
de la pensée, mais ce désastre ne fait pas partie de sa prescription intrinsèque,
à savoir son acte de saisie des vérités comme tel. Certes, dans le registre du
possible, la philosophie n’est pas innocente, mais elle ne prescrit pas, par
essence, des figures singulières du mal, car la philosophie ne s’accomplit pas
dans une figure destinale, par exemple comme envoi platonicien dans le montage
heideggerien. Dès lors, quelle est la nature de ce mal, dont la philosophie ouvre
la possibilité hors de toute figure destinale ? Qu’est-ce que ce possible
non destinale, mais constitué par la philosophie, qui invente un crime virtuel,
donc un crime qui n’existe pas et ne fait pas du philosophe un criminel ?
Eh bien, l’invention d’une possibilité désastreuse qui ne prescrit pas son
effectuation est une tentation, mise en circulation comme un possible. Le
rapport de la philosophie à ses figures du mal se donne dans la mise en
circulation d’une tentation. Cette tentation, naturalité supplémentaire pour la
pensée de l’acte philosophique, attire particulièrement le philosophe, dont il
va falloir interroger le rapport au mal :
- premièrement : de quelle possibilité
désastreuse nouvelle la philosophie est-elle l’invention ou de quelle forme
inédite du mal la philosophie est-elle l’inventeur ?
- deuxièmement : pourquoi la philosophie est-elle
principalement exposée à cette tentation, autrement dit, quel est le principe
de vulnérabilité à la tentation qu’elle a elle-même mise en circulation ?
Si le montage heideggerien est fallacieux, parce que
historial, il existe donc une torsion particulière de la philosophie sur
elle-même constitutive d’un possible non destinal, qui fait de la philosophie
l’enjeu de la séduction virtuelle au mal qu’elle invente en tant que possible
mis en circulation dans son acte de pensée. La philosophie est tentée de se
séduire elle-même, comme j’avais proposé de le dire : la philosophie est
l’Eve dont elle est l’Adam. Cette reconstitution en torsion du nœud par lequel
la philosophie se constitue et se tente elle-même est la seule manière
d’aborder la question du désastre en philosophie, ce qu’aucun schéma
historiciste ne permet de penser. Il y a les procédures génériques productrices
de vérité. Il y a la catégorie philosophique de vérité en tant qu’acte de
saisie des vérités. La tentation virtuelle à laquelle est soumise la
philosophie c’est l’énoncé selon lequel l’acte de la vérité serait identique à
son enjeu, donc constituant de ce qu’il saisit. Dans ces conditions, l’acte
philosophique constituerait le il y a de son acte et les vérités (procédures
génériques) ne seraient que des instances, des exemples, des figures de la
vérité (catégorie philosophie de vérité). Soutenir que l’acte philosophique (catégorie
philosophie de vérité) est constituant de ce qui est en jeu dans son acte
revient à soutenir que le il y a des vérités (procédures génériques) est l’acte
philosophique lui-même en tant qu’il crée ce qu’il acte, à partir de quoi il y
a tout ce qui entre dans son acte. Cette tentation s’avère très forte parce que
les vérités, soustraites au sens sur fond de vide, se pensent au régime de
l’éternité. Cette saisie sur fond de vide fait qu’on peut toujours penser que
rien n’existait avant l’acte que le vide même. En philosophie, cette pbtique
est celle du fondement, l’acte philosophique est un acte fondateur de
l’appréhension du fondement comme tel. Les conséquences de cette proposition
philosophique exposent la pensée au désastre. Une des formes les plus
repérables de cette tentation revient à prononcer que l’acte philosophique est
lui-même une PROCÉDURES GÉNÉRIQUE et ainsi à transformer la catégorie
philosophie de vérité en PROCÉDURES GÉNÉRIQUE. Dès lors, la philosophie se
présente sous les vêtements rendus hyperboliques d’une des PROCÉDURES GÉNÉRIQUE
soit comme une science, ou comme un art, ou comme une passion, ou comme une
politique. Si de grandes philosophies ne se réduisent pas à une suture de ce
type, on peut néanmoins repérer les modalités à travers lesquelles la CATÉGORIE
PHILOSOPHIQUE DE VÉRITÉencourt le risque d’être subsumable sous l’hyperbole
d’une PROCÉDURES GÉNÉRIQUE.
- la philosophie comme science rigoureuse chez Hussel
- la philosophie comme poème chez Nietzsche
- la philosophie comme figure existentielle chez Pascal
ou Kierkegaard
- la figure du philosophe-roi chez Platon
Autrement dit, de l’intérieur d’elles-mêmes, chacune
de ces philosophies énonce sa virtualité désastreuse singulière. La philosophie
expose au désastre quand elle se prend pour autre chose que ce qu’elle est,
ie quand elle s’identifie à une de
ses conditions, ou à plusieurs, ou à toutes, donc ramène l’acte en saisie (catégorie
philosophie de vérité) à un acte constituant des vérités mêmes ou à une des procédures
génériques. Si on examine plus à fond cette procédure par laquelle le
philosophe succombe à la tentation qu’il génère, on dira qu’un vide est comblé.
Le désastre philosophique est toujours commandé par le comblement du vide,
ie par l’abandon du maintien du vide
logique opératoire entre les branches de la pince de saisie des vérités. Le
vide entre les branches (catégorie philosophie de vérité) devient une suture.
Ce qui expose la philosophie au désastre c’est qu’un
manque vienne à manquer, qu’un vide opératoire, liberté intrinsèque de l’acte
philosophique, soit comblé. Toute figure du mal est une soustraction ou un
évidement empêché, bloqué, saturé. La définition la plus radicale du mal est la
suivante : c’est toujours une offense faite au vide. Le nom générique du
mal, c’est la substantialité. Tout mal est une figure de la substance. Le mal
tel que la philosophie l’induit, c’est une proposition substantielle par
laquelle offense est faite au vide.
SCHEMA PAGE 73
Dans ce schéma, vous voyez que philosophe et sophiste
sont en position de symétrie relativement à une surface courbe, qui représente
comme un plan projectif du langage. Nous retenons l’idée du double symétrique
entre philosophie et sophistique au regard de quelque chose comme un miroir.
Les cercles sont les cercles de mise sous condition de la philosophie. Le
cercle extérieur pourrait s’appeler le cercle de l’être, pas de l’être en tant
qu’être, mais de l’être dans la modalité de son accès au pensable tel qu’exposé
à la pensée. Autrement dit, saturations infinies, sensible, lettres (mathème),
2 (sexes) sont les spécifications de l’être en donation pour une vérité (art,
politique, science, amour, disposés sur le 1er cercle intérieur) du
point de l’être, ie un principe de
détermination de leurs différents registres. Je soutiens donc une thèse ontologique
sous-jacente à la diversité et à la singularisation des procédures génériques de vérités :
- l’amour corrélé au 2 comme paradigme de la sexuation
est spécifié comme en état de faire vérité de ce deux.
- la science fait vérité de la littéralisation ;
pensée de la lettre, elle fait advenir les mathèmes à la pensée (thème déployé
par JC Milner).
- corrélé au sensible, l’art en fait vérité dans
l’œuvre (ce qui ne signifie pas que l’art soit connaissance du sensible).
- corrélée à l’infini, la politique est considérée
comme ce qui fait vérité qu’une situation est infinie. La politique est le lieu
du collectif, parce que le collectif est l’organe, en pensée, de l’infini des
situations. Que la politique soit dans l’élément du collectif ce qui fait
advenir l’infini d’une situation est déjà une définition active chez Platon et
Aristote. Définition qui s’écarte du sens usuel de la politique comme lutte pour le pouvoir, gestion de l’Etat,
organisation constitutionnelle (lois, droits etc…). Ou encore de la politique
comme communauté. Toutes ces définitions de la politique sont à examiner du
point de vue de la politique comme condition de la philosophie, ie pour autant que la politique touche à la vérité,
ie au fait que les situations sont
infinies.
Ainsi s’organise la mise en pensée de l’être, ie le site du pensable en tant que la pensée est
humaine. Mais cet accès de l’être au pensable diffère de l’être en tant
qu’être. De plus, seuls adviennent au pensable les grands paradoxes de
l’humanité, à savoir :
- qu’il y a 2 sexes
- qu’il y a lettre et que la littéralisation expose à
la vérité
- que le sensible ne se propose pas seulement à
l’expérience, mais aussi à la pensée oeuvrante
- que l’infini des situations puisse être traité en
vérité dans certaines figures du collectif
Dans le 2nd cercle intérieur nous avons le
vide propre sur lequel la philosophie noue ses propres conditions au régime de
la fiction.
Enfin sur le cercle extérieur, le langage peut être
considéré comme un 5ème terme en enveloppement : il est à la
fois sur le cercle et, si vous voulez, le cercle tout entier. Le il y a du
langage est requis pour le parlêtre et pour la philosophie en particulier. Le
sophiste se rapporte aux mêmes points d’être que le philosophe, mais il ne les
reçoit qu’à travers le filtre du langage, ce qu’indiquent les traits en
pointillés du schéma. Point de décrochage, le sophiste n’est pas directement
sous conditions des procédures de vérité (politique, art, science, amour), mais
de ce qui s’en trouvé pensé pour autant que repassé dans le filtre du langage.
Sur le schéma, le langage concentre sur le miroir plan le faisceau des
conditions d’être, projection langagière au foyer de laquelle se situe le
sophiste, qui les redéploie en contradiction, règles, images, rhétorique.
L’idée à retenir est la suivante : les mêmes
conditions d’être (infini, sensible, lettre, deux) sont en jeux pour le
sophiste et le philosophe, mais le mode de réception de ces termes n’est pas le
même :
- la philosophie les reçoit du point de
l’hétérogénéité des procédures de vérités (politique, amour, science et art).
- la sophistique du point d’un défilé homogène, ie qu’indique la traversée focale des conditions d’être
au point du langage, qui est pour le sophiste le moment de détermination ultime
et quasi-transcendantale où, pour lui, il n’y a de pensée que du point de la
langue. Mais le plan projectif redistribue les conditions d’être dans 4
pbtiques, selon 4 concepts différents (contradiction, règles, images, rhétorique)
à partir desquelles on pourrait examiner la pensée du plus grand des sophistes
contemporains, Wittgenstein, à côté desquels les autres font piètre figure.
Quant à la ligne verticale, ligne de couplage sophiste
/ philosophe, qui traverse le miroir, ie le langage lui-même, car tel est bien le miroir dans lequel le
philosophe s’examinant lui-même voit le sophiste, son double, miroir dans
lequel chacun s’y regarde comme l’autre, à cette différence que le rapport du
philosophe au langage est toujours différé ou paradoxal par suite de l’écart
des réceptions des conditions d’être. En effet, pour le philosophe, opère la
catégorie de vérité dans son acte soustractif de saisie des vérités, ce qui
implique un rapport de cet acte au langage différent du rapport sophistique.
Outre les 4 conditions que sont l’art, la politique,
la science et l’amour, y a-t-il d’autres conditions supplémentaires à l’acte
philosophique ? Autrement dit, la religion, par exemple, est-elle en jeu
du point de l’être, comme accès au pensable, rapportée à la vérité ? Ou
encore la psychanalyse ne touche-t-elle pas au 2 des sexes et, par conséquent,
n’est-elle pas une procédure générique de vérité, car elle touche aussi à la
lettre (signifiant) et au sensible (affects). Si vous le pensez, faites le
travail.
Question : sur la mystique.
Réponse : si on appelle religion ce qui suppose
une continuité entre les vérités et la circulation du sens, il est certain que
dans l’élément apparent de la religion, la mystique s’établit dans une
expérience selon laquelle la vérité n’est pas homogène au sens. Je dirais que
la mystique se présente comme une philosophie pratique, à ceci près qu’elle ne
procède pas au montage de la catégorie philosophique de vérité, et c’est
d’ailleurs pourquoi elle ne se présente jamais comme une philosophie. Le
mystique surgit dans une sorte de court-circuit où l’instance de la vérité
s’éclaire soudainement comme soustraite à la patience du concept, et c’est la
raison pour laquelle la religion donne un corps ornemental à cette « philosophie »
réduite à son acte. Si le mystique est acte, il est aussi le témoin de son
acte. Or, témoigner d’une « philosophie » réduite à son acte ne peut
pas se faire par un retour sur l’effectuation du montage de la CATÉGORIE
PHILOSOPHIQUE DE VÉRITÉ, mais dans
une inscription poétique. In fine, on se retrouve dans le poème - ce qui nous
indique qu’il n’y a pas de philosophie réduite à un acte, ie dans l’ineffable de la singularité sans témoin et
sans message - dans le poème, ie
dans une pensée relevant d’une PROCÉDURES GÉNÉRIQUE. Autrement dit, la mystique
suture la philosophie à l’une de ses conditions : le poème. Plus
précisément, la mystique est une expérience composite d’art et d’amour dans
laquelle l’écriture soutient l’expérience du corps dans le poématique.
Il y a
bien un événement de l’être pour le ou la mystique, mais par
supplémentation, car la mystique fait fiction de la donation de l’être même
dans la figure de l’offrande. Or, l’idée d’une donation de l’être se trouve
précisément dans le poème, où l’événement advient à l’événement qu’il est,
autrement dit, le poème énonce le mode propre de l’événement de l’être,
philosophie fictive par laquelle le poème reçoit son propre accès au pensable,
ie l’idée que le rencontrer est le
rencontrer de l’être comme tel, à savoir l’advenue en présence de Dieu comme
tel. Or, il n’y a pas de compossibilisation comme telle de l’être advenu à
lui-même dans une rencontre de lui-même, parce que l’être ne se laisse pas
rencontrer, mais est disséminé sur fond de vide. Au contraire, par une fiction
fondatrice, le mystique croit rendre possible la rencontre de l’être comme tel
dans le poème comme matériau de son expérience au bord de l’ineffable. Si donc
on ne pense pas que les mystiques sont de grands poètes, alors on pense qu’il y
a rencontre de l’être comme tel dans l’expérience mystique, thèse qui anéantit
la philosophie comme patience du concept, et dont je viens d’essayer de vous
montrer qu’elle n’était pas tenable.
La philosophie est prescrite par des conditions qui
sont les types de procédures de vérité, ou procédures génériques. Ces types
sont la science (plus précisément, le mathème), l’art (plus précisément, le
poème), la politique (plus précisément, la politique en intériorité, ou
politique d’émancipation) et l’amour (plus précisément, la procédure qui fait
vérité de la disjonction des positions sexuées).
La philosophie est le lieu de pensée où s’énonce le
« il y a » des vérités, et leur compossibilité. Pour ce faire, elle
monte une catégorie opératoire, la Vérité, qui ouvre dans la pensée un vide
actif. Ce vide est repéré selon l’envers d’une succession (style d’exposition
argumentatif) et l’au-delà d’une limite (style d’exposition persuasif ou
subjectivant). La philosophie, comme discours, agence ainsi la superposition
d’une fiction de savoir et d’une fiction d’art.
Dans le vide ouvert par l’écart ou l’intervalle des
2 fictionnements, la philosophie saisit les vérités. Cette saisie est son acte.
Par cet acte, la philosophie déclare qu’il y a des vérités, et fait que la
pensée est saisie par cet il y a. Ce saisissement par l’acte atteste l’unité de
la pensée.
Fiction de savoir, la philosophie imite le mathème.
Fiction d’art, elle imite le poème. Intensité d’un acte, elle est comme un
amour sans objet. Adressée à tous pour que tous soient dans le saisissement de
l’existence des vérités, elle est comme une stratégie politique sans enjeu de
pouvoir.
Par cette quadruple imitation discursive, la
philosophie noue en elle-même le système de ses conditions. C’est la raison
pour laquelle une philosophie est homogène à la stylistique de son époque.
Cette permanente contemporanéité s’oriente toutefois, non vers le temps
empirique, mais vers ce que Platon appelle le toujours du temps, vers l’essence
intemporelle du temps, que la philosophie nomme éternité. La saisie
philosophique des vérités les expose à l’éternité, qu’on peut dire, avec
Nietzsche, l’éternité de leur retour. Cette exposition éternelle est d’autant
plus réelle que les vérités sont saisies dans l’extrême urgence, l’extrême
précarité de leur trajet temporel.
L’acte de saisie, tel qu’une éternité l’oriente, extirpe les vérités de la gangue du
sens, elle les sépare de la loi du monde. La philosophie est soustractive, en
ceci qu’elle fait trou dans le sens, ou interruption, pour que les vérités
soient toutes ensemble dites, de la circulation du sens. La philosophie est un
acte insensé, et par là même rationnel
La philosophie n’est jamais une interprétation de
l’expérience. Elle est l’acte de la Vérité au regard des vérités. Et cet acte,
qui selon la loi du monde est improductif (il ne produit pas même une vérité)
dispose un sujet sans objet, seulement ouvert aux vérités qui transitent dans
son saisissement
Appelons « religion » tout ce qui suppose
une continuité entre les vérités et la circulation du sens. On dira
alors : Contre toute herméneutique, ie contre la loi religieuse du
sens, la philosophie dispose les vérités compossibles sur fond de vide. Elle
soustrait ainsi la pensée à toute présupposition d’une Présence.
Les opérations soustractives par quoi la
philosophie saisit les vérités « hors sens » relèvent de 4 modalités :
l’indécidable, qui se rapporte à l’événement (une vérité n’est pas, elle
advient) ; l’indiscernable, qui se rapporte à la liberté (le trajet d’une
vérité n’est pas contraint, mais hasardeux) ; le générique, qui se
rapporte à l’être (l’être d’une vérité est un ensemble infini soustrait à tout
prédicat dans le savoir) ; l’innommable, qui se rapporte au Bien (forcer
la nomination d’un innommable engendre le désastre).
Le schéma de connexion (gamma) des 4 figures du
soustractif (indécidable, indiscernable, générique et innommable) spécifie une
doctrine philosophique de la Vérité. Ce schéma dispose la pensée du vide au
fond de quoi les vérités sont saisies.
Tout le processus philosophique est polarisé par un
adversaire spécifique, le sophiste. Le sophiste est extérieurement (ou
discursivement) indiscernable du philosophe, puisque son opération combine aussi
des fictions de savoir et des fictions d’art. Subjectivement, il lui est
opposé, puisque sa stratégie langagière vise à faire l’économie de toute
assertion positive concernant les vérités. En ce sens, on peut aussi définir la
philosophie comme l’acte par quoi des discours indiscernables sont cependant opposés.
Ou encore comme ce qui se sépare de son double. La philosophie est toujours le
bris d’un miroir.
Ce miroir est la surface de la langue, sur quoi le
sophiste dispose tout ce que la philosophie traite dans son acte. Si le
philosophe prétend se contempler sur cette seule surface, il y voit surgir son
double, soit le sophiste, et peut ainsi le prendre pour lui.
Ce rapport au sophiste expose intérieurement la
philosophie à une tentation dont l’effet est de la dédoubler encore. Car le
désir d’en finir avec le sophiste une fois pour toutes contrarie la saisie des
vérités : « une fois pour toutes » veut forcément dire que la
Vérité annule l’aléatoire des vérités, et que la philosophie se déclare
indûment elle-même productrice de vérités. Par quoi l’être-vrai vient en
position de doublure de l’acte de la Vérité.
Le rapport au sophiste expose intérieurement la
philosophie à une tentation dont l’effet est de la dédoubler encore. Car le
désir d’en finir avec le sophiste une fois pour toutes contrarie la saisie des
vérités : « une fois pour toutes » veut forcément dire que la
Vérité annule l’aléatoire des vérités, et que la philosophie se déclare
indüment elle-même productrice des vérités. Par quoi l’être vrai vient en
position de doublure de l’acte de vérité.
Un triple effet de sacré, d’extase et de terreur
corrompt alors l’opération philosophique, et peut la conduire du vide
aporétique qui soutient son acte à des prescriptions criminelles. Par où la
philosophie est inductrice de tout désastre dans la pensée.
L’éthique de la philosophie, qui pare au désastre,
tient tout entière dans une constante retenue à l’égard de son double
sophistique, retenue grâce à quoi la philosophie se soustrait à la tentation de
se dédoubler (selon le couple vide / substance) pour traiter la duplicité
première qui la fonde (sophiste / philosophe).
L’histoire de la philosophie est l’histoire de son
éthique : une succession de gestes violents à travers lesquels la
philosophie se retire de sa reduplication désastreuse. Ou encore : la
philosophie dans son histoire n’est qu’une désubstantialisation de la Vérité,
qui est aussi l’auto-libération de son acte.
Cette année sera consacrée à l’une des 4 conditions de
la philosophie : l’amour. Mais avant, je veux encore revenir à
l’exposition des raisons pour lesquelles je crois la philosophie aujourd’hui de
nouveau possible, ie délimiter son
espace en la confrontant à son adversaire : la sophistique.
A raison du caractère conditionné de la philosophie,
nous devons établir un bilan du devenir des vérités, donc des procédures
génériques de vérité (procédure générique de vérité) dont nous sommes contemporains
et qui conditionnent la philosophie. Les procédures génériques de vérité qui
ont fait événement pour la pensée sont :
- pour la science : les mathématiques modernes,
spécialement la théorie des ensembles et la théorie des catégories
- pour la politique : l’époque de la fin des
révolutions
- pour l’amour : la psychanalyse, ie le retour à Freud effectué par Jacques Lacan.
- pour l’art : l’époque de « l’âge des
poètes » depuis Rimbaud et Mallarmé
Etablir la cartographie de ces événements nous oppose
au courant dit post-moderne qui se targue d’être de plein pied avec son temps,
en parfaite homogénéité avec sa jeunesse, sur la brèche d’une liquidation de
tous les archaïsmes. En réalité, le post-moderne, ie le moderne au-delà du moderne, se constitue sur un
arrière-plan bien précis : la déconstruction de la métaphysique, autrement
dit de la philosophie. Ainsi, pour s’affirmer de nouveau, la philosophie doit
se mesurer au champ polémique de l’époque, qui critique sans pitié tous ses
archaïsmes. Autrement dit, il faut que la philosophie puisse forger une
catégorie de vérité qui lui soit propre, et saisisse les matériaux de sa pensée
les plus récents sans les faire comparaître devant une figure généalogiste ou
épistémologique, ie en rupture
avec tout historicisme. Dans cet élément de repérage, elle délimitera son champ
et désignera le courant post-moderne comme la sophistique moderne.
Etant donnée la puissance de saisie des vérités (procédure
générique de vérité) par la catégorie philosophique de vérité(catégorie
philosophie de vérité), la philosophie a toujours la tentation de se tenter
elle-même, ie de considérer son
acte comme un acte productif. Or, l’acte philosophique est improductif :
la philosophie ne produit pas de vérités. En philosophie, la seule éthique
valable consiste à tenir ferme sur le vide de sa catégorie de vérité en tant
que saisie des vérités, sinon on assiste à une suture de la philosophie à l’une
de ses conditions, à commencer par Platon qui, au nom de la philosophie, suture
la philosophie au pouvoir politique (théorie du philosophe-roi), ou chez le 1er
Husserl : la philosophie comme science rigoureuse. Chez Nietzsche, l’acte
philosophique considéré comme en fin de compte indiscernable de l’acte poétique
contre le philosophe roi, le philosophe poète. Ou encore chez pascal ou
Kierkegaard la volonté d’intensifier la philosophie en lui injectant
l’existence. On assiste à un retournement de la catégorie philosophie de vérité
lorsque, cédant à son désir propre, qui est de ne rien produite, la philosophie
abandonne son devoir, ie cède sur
son désir opératif de pure saisie improductive des procédure générique de
vérité et se présente comme situation de Vérité, alors arrive le désastre qui
n’est autre que le mode sur lequel la philosophie se fictionne comme production
de la Vérité. La philosophie cède sur le multiple des vérités et l’hétérogénéité
de leurs procédures. Elle présuppose l’existence d’un lieu de la vérité établir
par elle-même, ie un espace d’être
où, sous une présomption de l’un, la vérité est comme plénitude. Au contraire,
l’improductivité de la philosophie tient au fait que la Vérité n’est pas, mais
que seules sont les procédures génériques dans leur hétérogénéité, sinon, si la
vérité est, on y accède obligatoirement par une doctrine qui devient la
métaphore de substitution à la saisie des vérités. Toute doctrine philosophique
de la vérité joue comme métaphorique d’initiation à l’accès au lieu où la
vérité se donne dans l’unicité de son topos, ultimement sur un mode
extatique : chez Platon, le lieu de l’intelligible ou à la fin de la
République le mythe d’Er le Pamphilien traitant du lieu de la transmigration
des âmes. Un style poétique transmet impérativement l’accès au lieu de la
vérité. Précisément, on nommera extase cette 1ère figure du désastre
dans la pensée. lorsque la philosophie cède sur le multiple, ie sur l’hétérogénéité plurielle des procédures génériques
de vérité, alors s’intrique à la figure du philosophe la figure mystique, étant
entendu que celle-ci n’a pas de provenance philosophique. En fait, la
philosophie cède sur la multiplicité des noms, sur la dimension variable et
temporelle des noms prodigués par les procédures génériques de vérité (théorèmes, principes,
déclarations, lois etc…). Autrement dit, il n’existe pas de nomination
surplombante, car vérité en tant que catégorie philosophique ne coïncide pas
avec le nom des noms, mais nomme la procédure philosophique improductive. Si le
philosophe cède sur son désir, la philosophie a pour nom unique : philosophia
perennis. Or, c’est pour autant que la catégorie de vérité est vide que
l’exposition risquée à l’éternité des procédures génériques de vérité prend sens dans la figure de l’acte philosophique, car
bien entendu, rien n’est éternel au sens sémantique où la religion conçoit
l’éternité. La catégorie philosophie de vérité procède d’un acte, pas d’un
être, car si la vérité est, elle, atteste une présence, et alors l’éternité va
être projetée sur le disparate temporel des noms comme le nom sacré de la
vérité dans le sacral de son éternité. En d’autres termes, il va falloir
doubler l’éternité du lieu d’une sacralisation du nom : le nom sacré de la
vérité.
Prenons un exemple : l’Idée du Bien chez Platon,
qui sacralise cette catégorie qui, par ailleurs, fonctionne légitimement dans
le montage intra-philosophique proposé par Platon :
- 1ère fonction légitime : l’Idée du Bien
comme point limite, ie
présentation de la philosophie comme fiction d’art : la vérité est « au-delà
de l’ousia ».
- 2nde fonction légitime : l’Idée du
Bien comme point d’arrêt dans la récurrence idéale, point irréflexif ou
altérité vide, qui met fin à l’Idée qu’il y aurait une vérité de la vérité.
Ces 2 déclarations premières impliquent un régime
argumentatif second, une fiction de savoir, qui fasse oublier leur précarité.
La philosophie monte sa catégorie philosophique de véritédans l’écart vide
entre fiction de savoir et fiction d’art. Mais, chez Platon, une 3ème
fonction de l’Idée de Bien comble le vide de cet écart.
- 3ème fonction, illégitime, de l’Idée du
Bien : moment où elle opère comme nom unique et sacré à quoi toute vérité
est suspendue, alors la pensée platonicienne s’expose au désastre métaphysique.
L’Idée du Bien fonctionne alors comme réceptacle aux idées religieuses, ie à tout ce qui suppose une continuité entre vérité et
sens.
Il faut choisir entre un nom sacré, nom indistinct,
clé de voûte entre sens et vérité, ou le montage de la catégorie philosophie de
vérité comme acte. Quand la philosophie cède sur son désir productif et
prescrit l’unicité du lieu sacré de la vérité, elle produit un commandement
angoissant qui l’écarte de la clarté de son acte, l’oblitère par substantialisation
du vide de l’écart où il se constitue entre fiction d’art et fiction de savoir,
et, faisant advenir la présence de la vérité, cette « présence » va
tomber sous un impératif d’anéantissement. Faisant du vide de la catégorie
philosophie de vérité une plénitude, ce vide – réellement vide – va faire
retour dans l’être plein supposé de la présence comme ce qui, aux yeux de cette
philosophie de la présence, est hors vérité. Le vide fait son retour, se
présente donc comme un être qui ne devrait pas être quand la philosophie
prétend présenter la vérité dans son être. Autrement dit, quand la philosophie
est philosophie de la présence de la vérité au-delà des vérités, nous avons
affaire à une loi de mort, qui accompagne la supposée venue en présence du vide
de la vérité. Dans la guise de sa corruption désirante, la philosophie énonce
que le vide de la vérité est un néant d’être et elle produit un effet de
terreur. Elle organise dans la fiction du devoir le jugement de ce qui ne doit
pas être. L’articulation de la philosophie dans l’outrepassement de son acte,
ie l’idée de la vérité comme
substance, ou le comblement du vide de la vérité, induit le désastre propre de
la pensée, dont le nœud est celui de l’extase du lieu, du sacré du nom, de la
terreur du jugement.
Remarque importante : tout désastre historique
comporte un philosophème désastreux, qui noue sacré, extase et terreur. En un
certain sens, tout désastre est philosophique.
Donc ce qui dérègle le désir philosophique se donne toujours dans la figure du comblement
du vide où se glisse la tentation de l’être en présence. Mais, depuis son origine
platonicienne, ce qui expose la philosophie au désastre demeure le rapport
conflictuel et existentiel entre philosophie et sophistique. Quand, de
l’intérieur de la philosophie, lors du réglage du montage de la catégorie
philosophie de vérité, surgit le désir d’en finir avec le sophiste une fois
pour toutes, le désastre pointe. Une philosophie qui prétend réduire à
l’inexistence son double pervers attire inéluctablement le désastre. Le noir
désir relève de la logique clausewitzienne de la montée aux extrêmes indépendantes
de la nature réelle du conflit. Cet extrémisme philosophique signifie que germe
dans l’esprit du philosophe qu’il joue son existence sur la disparition du sophiste,
qui lui serine qu’il n’y a pas de vérités, encore moins la vérité, mais
seulement des registres d’énonciations, des jeux prescriptifs de langage. En
revanche, depuis Platon, la philosophie s’acharne à construire un lieu d’où il
soit possible d’énoncer qu’il y a des vérités saisissables dans la pince de la catégorie
philosophie de vérité. Mais les vérités en tant que procédures génériques
procèdent, un point c’est tout. Or, lorsque la philosophie totalise cette
situation en se présentant comme la vérité en personne, elle objecte au
sophiste son propre être en tant qu’être de la vérité. Mais dans ce passage du
il y a des vérités à l’unicité du lieu de la vérité, la philosophie ne vise
plus la réfutation du sophiste mais son pur et simple anéantissement. On est
passé d’un moment conflictuel à un moment où le philosophe vise la défaite
subjective du sophiste, tente par tous les moyens de le réduire au silence,
vise en fait sa dissolution. Dans les dialogues platoniciens, cette intime
transition se passe dans le moment du réglage de la philosophie à la sophistique
par des procédés parfois très grossiers : le désir de Platon est alors un
désir d’humiliation, une volonté de ridiculiser au maximum l’attitude sophistique.
On le voit même dans les objections faites par Descartes à Gassendi, qui
outrepassent la norme du cartésianisme. Si chaque philosophe ne se soucie
absolument pas des autres philosophes, c’est parce que ces autres travaillent
dans le même espace de pensée, ils ne constituent pas son Autre. En revanche,
le sophiste est bien son Autre, ie
ce personnage qui ne respecte pas la philosophie et dont il n’y a absolument
rien à attendre en matière de reconnaissance. Le sophiste organise en subjectivité
le thumos du philosophe, qui le
pousse à cette noire tentation de mise au pas définitif, de faire taire le
sophiste une fois pour toutes, tentative qui suscite les sarcasmes
inconséquents de ce dernier aux yeux du philosophe furieux qui désire alors
imprudemment son anéantissement. Pourquoi imprudemment ? Parce que le
jugement d’insignifiance porté par le sophiste sur la philosophie lui rappelle
exemplairement que l’essence de la catégorie philosophie de vérité est le vide.
C’est parce que dès l’origine la philosophie doit endurer de la part du
sophiste qu’il lui déclare vain son travail, qu’il n’est pas dans sa vocation
de vouloir le réduire à néant. La philosophie doit donc tenir bon sur 2
fronts :
- argumenter contre la sophistique sans vouloir sa
pure et simple disparition.
- contrer la position métaphysique d’un être en
présence de la vérité
L’éthique philosophique entre en scène quand au point
de l’Autre un préjugé induit une incertitude quant à l’existence du sophiste.
Mais le philosophe doit tenir nécessaire l’existence du sophiste bien qu’elle
ne soit pas un véritable bien pour la philosophie, sinon il risque la terreur à
tout moment. Le montage de la catégorie philosophie de vérité revient à
prononcer qu’il existe un lieu d’où s’effectue une pincée des vérités, autrement
dit, de ce lieu construit ad hoc s’ensuit le jugement nécessaire qu’il y a des
vérités (procédures génériques) plutôt que rien. C’est parce qu’il vaut mieux
qu’il y ait des vérités que la philosophie s’avère nécessaire, sinon sans elles
nous ne pourrions pas énoncer qu’il y en a. Donc la possibilité même de la
philosophie établit rétroactivement sa nécessité en devoir impératif sous
condition liée du il y a des vérités. Par rétroaction, la philosophie tire les
conséquences de cet il y a et s’auto-détermine comme lieu de pensée d’où elle
seule énonce l’existence de cet il y a.
Un problème demeure : qu’est-ce qui fonde le
discours philosophique comme devoir impératif ou nécessaire ? Quel est le
régime de sa légitimation ? Ce ne sont pas les procédures génériques de
vérité : la science, l’art, la politique et l’amour n’ont pas besoin de
philosophie pour être. Donc elle tire sa légitimité de sa propre procédure,
ie de la nomination du multiple des
vérités, qui vaut comme norme de compossibilisation du il y a. La philosophie
se met en scène comme devoir de la pensée, et l’illusion d’une auto-fondation
de la philosophie résulte du caractère pluriel des vérités, quand, en réalité,
sa structure est axiomatique. Dans ces conditions, l’éthique est requise pour
parer au nœud du désastre de la pensée (extase du lieu, sacré du nom, terreur
du jugement). Et c’est parce que la métaphysique a toujours prétendu
s’auto-fonder qu’elle a toujours encouru le brocardage sophistique. Cependant,
la philosophie est astreinte au compagnonnage de son Autre qu’est le sophiste,
et qui prononce son illégitimité tout au long d’un procès conflictuel qui fait
que l’existence de la philosophie est auto-limitée, car la philosophie ne doit
pas passer de l’argumentaire contre sophistique au jugement illégitime qui
prononce l’anéantissement de la sophistique. Philosophie et sophistique
s’auto-fondent dans une querelle inexpiable, qui porte sur le il y a ou il n’y
a pas de vérités. Mais sous résevre de cette auto-limitation, donc à condition
de tenir ferme sur la dimension éthique de son acte, la philosophie s’avère
possible dans la retenue du désastre de la pensée.
En résumé, de l’intérieur de la pensée philosophique,
quand la catégorie philosophie de vérité s’énonce comme advenue en présence de
l’être de la vérité, elle perd son caractère strictement opératoire, et induit
le désastre par substantialisation du vide de sa catégorie selon un triple
mode :
- elle suppose un lieu de la vérité comme telle :
l’extase d’un lieu
- elle donne un nom unique à la vérité : le sacré
d’un nom
- elle prononce un jugement de terreur :
procédure d’anéantissement d’un néant d’être supposé
L’induction désastreuse équivaut en philosophie au
désir noir d’en finir une fois pour toutes avec le sophiste. Mais dans tout
désastre effectif, historique ou personnel, un philosophème y est toujours
impliqué. Tout mal empirique suppose un philosophème vecteur de sacré, d’extase
et de terreur. Par exemple, le peuple allemand est un philosophème dans le
nazisme :
- extase du lieu : la patrie allemande, heimat
- sacralisation d’un nom : le Führer
- jugement de terreur : le juif est néant
Conclusion : le désastre est donc la définition
intra-philosophique du mal.
Nous sommes parvenus à une définition intra-philosophique
du mal, à savoir une théorie du
désastre de la pensée, mais il existe une autre ligne d’analyse dans l’approche
du mal, qui concerne les procédures génériques, ie la production des vérités, dont l’existence est une
condition à l’existence du mal : le mal est sous condition des vérités.
La doctrine classique du mal le représente dans la
figure de non vérité. Le fondement du mal réside dans l’involontaire comme
figure singulière de l’ignorance : « nul n’est méchant
volontairement ». Le mal est corrélatif
de l’erreur, de l’errance et de l’ignorance. Nous avons affaire à une doctrine
optimiste quant à l’ontologie du mal : l’être du mal est avant tout de
l’ordre du négatif, mais l’accès à l’essence l’oblitère comme semblant quand
s’affirme le Bien à travers l’essence. Or, nous soutiendrons une doctrine du
mal dont l’essence intime n’est ni de l’ordre du semblant, ni de l’ordre d’une
privation ontique, ni ne résulte de l’ignorance. Nous soutiendrons que :
- le mal est essentiellement affirmatif
- le bien est plutôt soustractif
Pour ce faire, nous devons explorer la voie des
modalités du soustractif d’une procédure générique de vérité.
Je rappelle que nous avons défini comme religieux tout
discours qui soutient la thèse d’une continuité entre le sens et la vérité. La
religion vectorise le sens comme porteur continu de la vérité : c’est la
vérité comme sens. Au contraire, une catégorie philosophie de vérité est
toujours une procédure de soustraction au sens, ie suppose une déposition du sens (ou de la religion)
selon une opération soustractive à 4 temps que nous avons présentés dans le
schéma gamma (de l’indécidable à l’innommable, en passant par l’indiscernable
et le générique, le tout dans la forme d’un γ).
Le mal s’affirme quand une des 4 modalités du
soustractif est déniée :
- le conservatisme : vous ignorez l’indécidable,
ie l’événement : « il ne se
passe jamais rien ».
- le fatalisme ou l’objectivisme : vous résiliez
l’indiscernable, ie le point du
sujet au moment du parcours où coïncident la liberté et le hasard, point où le
choix est absolu, puisque rien ne discerne ses termes : quelque chose
advient de la liberté pure du sujet dans une modalité qui l’indistingue du
hasard. C’est le moment mallarméen du sujet comme coup de dés. Au contraire, le
fataliste ou l’objectiviste soutient que tout choix est prescrit.
- le totalitarisme : vous récusez le générique,
ie le lieu de production d’une vérité
telle qu’elle aura été achevée, supposition au futur antérieur de son
avènement. Autrement dit, vous récusez qu’une vérités soit achevée comme pas
toute, ie soit soustractive, donc
imprédicable comme tout et, par ailleurs, infinie. Or, quand tout est prédicable,
ie subsumé sous un concept, quand
tout a forme de tout, c’est le régime du totalitarisme. Dans une époque où ce
terme est employé outre mesure, nous nous dotons d’une doctrine compétitive sur
le marché du totalitarisme comme récusation du pas tout d’une vérité.
- le nominalise : vous forcez la nomination d’un
innommable, ie le terme unique de
la procédure générique de vérité à l’avoir pas de nom propre. Quand ce terme
existe, il fait butée dans la procédure d’une vérité, car il concentre dans la
situation la singularité absolue, le propre du propre, qui ne supporte pas même
son nom. L’innommable atteste une existence soustraite à la nomination. Or, le
nominalisme considère que n’existe que ce à quoi un nom
s’attribue (réciprocité entre exister et être nommable).
Ces 4 figures du mal s’ajoutent au nom proprement
philosophique du mal : au désastre, mais dans une ligne d’analyse
différente de la première. La 1ère concerne la vérité comme catégorie
philosophie de vérité, le désastre consiste en une substantialisation du vide
de l’opération catégorielle. La 2nde concerne les procédures
génériques de vérité, ie la
dénégation de leur régime soustractif.
Les 3 premières figures du mal participent seulement
d’une soustraction à l’élément qui fait de vérité dans la procédure selon les 3
modes du conservatisme, du fatalisme et du totalitarisme. Ces 3 figures entrent
en intersection avec la dialectique négative de la doctrine classique du
mal : le mal, c’est aussi la non-vérité, rien ne se passe, tout est
prescrit, il n’y a que du tout. Même en théologie, le totalitarisme consiste à
nier la liberté d’avoir la foi en Dieu, puisque Dieu fait précisément exception
au tout. Le totalitarisme athée ignore la révélation du Livre, ie l’exception divine.
En revanche, la 3ème figure, forcer un
innommable, diffère. Cette volonté suppose qu’il existe dans le procès d’une
vérité une butée, ie un terme ni
vrai ni erroné mais purement et simplement sans rapport avec le trajet de
vérité. Ce terme détotalise la situation au sens où la vérité ne sera plus
recouverte par son trajet puisqu’un terme y est totalement indifférent, n’a
rien à voir avec elle. Dès lors, vouloir forcer ce point d’existence dans la
situation en butée de la vérité, c’est, du point d’une vérité, vouloir
corrompre l’entièreté de son procès. C’est faire le mal dans la présomption
d’une vérité. Forcer un innommable avère une figure non classique du mal. Après
le passage en revue de ces 5 définitions du mal (la désastreuse, la conservatrice,
la fataliste, la totalitariste, et le nominaliste), seulement 2 d’entre elles
ne sont pas classiques : le désastre ou substantialisation de la catégorie
philosophie de vérité, le nominalisme ou désir de forcer la nomination d’un
innommable d’une procédure générique de vérité.
Dans la figure du désastre, la définition du mal se
situe du côté d’une subsomption universelle du il y a des vérités, sous l’être
en présence de la vérité une. C’est la voie intra-philosophique qui expose une philosophie
au désastre dans la triple articulation de l’extase du lieu, du sacré du nom et
de la terreur du jugement. Voie qui s’accomplit dans la majesté d’une grandeur
tragique. Le désastre intra-philosophique est une universalisation du mal. Le
désastre, c’est la procédure selon laquelle la philosophie est impliquée dans
le mal pour le mal. Cependant, la philosophie peut-elle unifier
conceptuellement la catégorie de Mal ?
Désir singulier qui, du point d’une vérité, vise la
déstabilisation de l’opération soustractive qui effectue son trajet, par le
pointage d’un terme indifférent à cette trajectoire, qui vise donc à forcer la
nomination d’un terme innommable, afin que tout ce qui existe dans la situation
soit nommé pour qu’une vérité soit comptable en entier.
L’innommable s’énonce du point d’une existence pure,
simple singularité de la situation, dans l’humble ténacité à l’existence en
tant qu’elle ne requiert pas même un nom, mais se situe dans un recoin de la situation
en se contentant d’exister. Le forçage d’un innommable se fait toujours au
regard d’une situation de vérité déployée. L’innommable est un concept, son
forçage par le nominalisme est une singularisation du mal.
Les 2 définitions non classiques du mal sont
doublement hétérogènes :
a) hétérogénéité des lieux :
- le lieu d’où la philosophie effectue la saisie des
vérités
- le lieu des procédures de vérité, elles-mêmes
multiples
Remarque : si l’éthique se détermine ultimement
au regard de la position du mal, il n’y a pas une éthique, mais des éthiques
selon les lieux propres du déploiement de la philosophie, de l’art, de la
science, de la politique et de l’amour au même titre que Lacan traitait de
l’éthique de la psychanalyse.
b) hétérogénéité des procédures
Le ressort du désastre en philosophie est un abus de
la catégorie philosophie de vérité, une extension déréglée de son opération de
saisie qui fait advenir le mal comme un excès sur elle-même. Dans une procédure
générique de vérité, le mal consiste à recouvrir le trajet soustractif d’une
vérité par un concept, ie à faire
advenir un repérage différentiel.
Dire que tout est décidé : ignorer l’indécidable
d’une situation, ie faire
différence de l’indifférent en nommant l’innommable dans le désir de rassembler
sous le signe de l’intotalisable. Autrement dit, faire advenir un déni du
soustractif, c’est faire le mal. Dans un flirt délibéré avec le lexique
heideggerien, je dirais que le malfaisant ne laisse pas à l’être la liberté de
son retrait. A priori, nous aurions donc une phénoménologie multiple du mal
sans parcours philosophiquement unifié de cette catégorie. Cependant, la
philosophie n’est pas indépendante des procédures génériques, son acte est sous
condition des vérités de son temps, et, par conséquent, il se produit une connexion
opératoire réciproque entre la catégorie philosophie de vérité et les procédures
génériques. En effet, lorsqu’une philosophie se présente dans sa torsion désastreuse,
se produit une rétroaction sur chaque procédures génériques qui la conditionnent, ce qui augmente la
possibilité que se libère le désir de forcer l’innommable d’une des procédures
génériques, ie le désir de faire
le mal. Se trouve donc établi un lien entre la figure intra philosophique du
mal et la figure intime du mal dans la production des vérités, entre désastre
et nominalisme.
Faire le mal, c’est être habité par le noir désir de
nommer l’innommable, désir qui agit rétroactivement sur les 3 autres figures de
la soustraction d’un procès de vérité en remontant jusqu’à l’indécidable, ie à l’événement où s’origine toute vérité et auquel ce
désir attribue une dimension de nécessité niant son essence indécidable par
l’assignation rétroactive d’une nécessité à ce qui détient une part
irréductible de hasard. Une figure du mal est reconnaissable dans la mise en
nécessité d’un hasard. C’est le cas de toute ontologie de la prédestination,
qui n’est jamais originaire, mais récurrente et s’accomplit dans le forçage
d’une nomination. C’est vrai du théologien qui, pour nommer la mort comme
telle, a besoin d’une théorie de la prédestination qui lève l’aléas pur de
l’événement : quelque chose était déjà inscrit dans la rencontre avec la
mort.
Conclusion : l’effet désastreux peut produire une
altération des procédures génériques, notamment de leur numéricité, ce qui nous
conduira à introduire un concept propre aux procédures génériques.
Revenons au schéma qui formalise la logique
soustractive d’une procédure générique.
Un+ - indiscernable - événement, indiscernable -
multiplicités finies - moment du sujet, générique - multiple infini - moment
d’une vérité, un - - innommable – butée (mal).
SCHEMA PAGE 92
Toute vérité mobilise la tresse du couple un -
multiple / fini - infini.
Nous appellerons numéricité d’une procédures
génériques le schéma numérique de la traversée du schéma gamma qui
combine :
- une opération sur l’un, ie une prise de position en rapport à l’événement et à
l’innommable.
- la position d’un ou de plusieurs nombres finis,
ie le traitement de la question du
fini, qui touche aux modes de traversée de l’indiscernable, ie au moment du sujet.
- un rapport à l’infini, ie le mode ou les modes de l’infini, ie qui concernent la figure du générique, ie le moment d’une vérité. Les procédures génériques sont
phénoménologiquement et ontologiquement hétérogènes. Chaque type de ces
procédures possède une numéricité particulière, car leur rapport à l’être diffère.
Ce concept est à la fois le plus pauvre, mais aussi très important, car il lie
chaque procédure générique à son organisation soustractive et permet de penser
leur type, en particulier dans la numéricité de chaque procédure est inscrit
son rapport à l’innommable.
2) dans son exposition désastreuse la philosophie
entraîne une possible confusion entre les différents types de procédures
génériques, ie une altération de
leur numéricité.
Par rétroaction, le désastre philosophique altère la
numéricité des procédures avec comme pathologie spécifique que la numéricité
d’une procédure entre en confusion avec la numéricité d’une autre : la
politique se présente comme une science, l’art comme une politique, la science
comme un amour, l’amour comme un art.
La rétroaction désastreuse se manifeste donc par une
équivoque de la numéricité, ie par
la prétention au surgissement de vérités hybrides et l’enjeu de toutes ces
fusions vise le forçage d’un innommable, qui altère la numéricité des procédures
génériques. La nomination de l’innommable, c’est le désir singulier de faire le
mal en organisant le dérèglement du développement du mode soustractif sur
lequel s’effectue la production d’une vérité. Ce qui nous conduira, pour chaque
procédures génériques, à l’examen suivante :
- déterminer la procédures génériques de l’intérieur
de la philosophie, ie le mode sur
lequel la philosophie s’y rapporte en tant qu’elle est conditionnée par elle,
autrement dit comment la procédures génériques est soumise à un retraçage, qui
permet sa saisie philosophique.
- construire la numéricité de chaque type de procédures
génériques
- pointer leur innommable propre, ie cerner dans la topologie particulière de chaque
procédure le recoin existentiel privilégié de l’innommable
- examiner l’effet rétroactif du désastre sur chaque procédures
génériques - donner un nom au mal propre à chaque procédure, à partir duquel
nous nous établissons uax lisières de la question de l’éthique, qui commence
par la nomination du mal.
Comme cette année nous ne traiterons que de la
procédure générique amoureuse, je vous livre par anticipation, et pour terminer
ce cours, les réponses que nous trouverons en suivant notre méthode
d’examen :
- philosophiquement, la saisie de l’amour portera sur
la pensée du 2.
- sa numéricité sera : 1, 2, infini
- l’innommable de l’amour sera la jouissance sexuelle
- l’effet rétroactif désastreux portera sur le
protocole transférentiel de l’amour. Nous reviendrons alors sur le Banquet de
Platon.
- la fusion sera le nom du mal pour la procédure
générique amoureuse
Les 4 figures du retracement de l’amour par la
philosophie avant Freud
La philosophie accueille l’existence même de l’amour
sous la supposition que son énergie investisse l’entièreté de la catégorie
philosophique de vérité. Dans le Banquet, le discours de Diotime porte sur le transfert de
l’amour en sublimation de l’amour du Beau, ie des Idées. L’amour est un vecteur d’énergie, ie mouvement de l’âme vivant du sujet vers le sublime,
dont l’essence est prise en dernier ressort dans un rapport du sublimation
transcendantale.
L’amour est le lieu actif de l’illusion en tant que
paradigme de la méprise, de l’errance et de l’égarement passionnel, autrement
dit, ce qu’on nomme amour est cette superstructure illusoire par où passe le
désir libidinal. Dans cette conception critique assez forte, l’amour est cette
figure imaginaire à travers laquelle passe le réel du sexe. On la retrouve
donnée dans un mixte de philosophie et de littérature dans toute la tradition
pessimiste des moralistes français où l’on trouve le thème de l’illusion de
l’amour répétitive et décevante. La jalousie est le réel de l’amour puisque
l’amour, c’est la dépossession imaginaire par l’autre.
L’amour est d’abord placé sous le règne de l’un, qui
advient par là même à l’écart du multiple mondain corrompu. L’amour, c’est la
réalisation de l’un extatique pensé sous l’emblème de la suppression du multiple :
les amoureux sont seuls au monde, hors du multiple du monde. Cette emblématique
amoureuse est corrélée à un être pour la mort, puisque l’extase que provoque la
rencontre est supposée éternelle.
L’amour, c’est ce mouvement par lequel le sujet se
dépossède de lui-même sur l’autel de l’autre. C’est cette voie d’accès à
l’autre comme capacité d’oubli de soi-même sous le nom de l’autre. Dans cette
conception, l’amour devient paradigmatique de la question de l’autre.
Conclusion :
dans les 3 premières conceptions (platonicienne, superstructuelle et
romantique), qui sont des philosophèmes, ie des nominations en philosophie de l’amour, toutes
portent le stigmate de l’un :
- la visée ultime du transfert sublime c’est l’un,
voire l’amour de Dieu
- c’est la vision romantique de la fusion du 2 en 1
- c’est une conception critique qui se réfère à la
fermeture sur soi de l’un du sujet
La conception de l’autre est imaginaire : le
désir de l’un régit la représentation orenmentale et fallacieuse de l’autre.
En revanche, la vision oblative dialectise le Même et
l’Autre sous le signe de l’Autre.
Ces 4 philosophèmes ont en commun leur indifférence
fondamentale à propos de la différence des sexes, non qu’ils ne la
reconnaissent pas, mais ils la délaissent. Et tout se passe comme si la
destination universelle de la catégorie philosophique de vérité ne supportait
pas de rapporter, de retracer comme telle la différence des sexes. Certes, ces
4 figures de l’amour mentionnent le sexe, mais elles sont néanmoins asexuées en
tant qu’elles ne posent pas que le sexué, c’est la différence des sexes comme
telle. Pré-freudiennes, elles ne peuvent pas constituer le matériau d’une
pensée sur l’amour, dont l’enjeu central, après Freud, tourne autour des effets
du sujet de la différence sexuelle. C’est moins le thème de l’inconsistant,
problématisé par la philosophie et l’art avant Freud, qu’une considération
radicale sur la différence des sexes, qui destitue le sujet asexué et angélique
de la philosophie. Freud révolutionne la pensée en convoquant le réel d’un
sujet sexué[1]. Ainsi, par
exemple, Freud et Lacan soustraient la question de la sexuation à la
phénoménologie de l’altérité présente dans la conception oblative de l’amour,
déni de tout réel, car dès que l’autre sexe se trouve situé en position
d’autre, il est perdu comme sujet sexué. Il n’y a pas d’expérience dialectique
(au sens philosophique du terme) de l’autre, parce que la différence des sexes
ne se dispose pas comme contradiction du Même et de l’Autre, ce que signifie
l’expression de Freud : « l’inconscient ignore le temps », parce qu’il ignore la contradiction. La
réception philosophique contemporaine de la condition amoureuse doit laisser
tomber les conceptions héritées, ne plus penser le 2 de la différence sexuelle
dans les catégories du Même et de l’Autre.
La philosophie s’intéresse à l’amour comme production
de vérité. Le trajet de cette vérité s’opère donc dans une saturation marquée
par nue singularisation de l’amour.
1° il y a 2 positions de l’expérience en
général : la position homme et la position femme.
Anticipons et plaçons nous dans la supposition qu’il y
ait eu amour. Alors dans la rétroaction de cet événement, nous pouvons énoncer
qu’il y a 2 positions qui relèvent de l’expérience en général : la
position homme et la position femme. Rétroactivement, l’amour c’est
l’effraction de l’un.
2° les positions sexuées sont disjointes quant à
l’expérience en général.
C’est une thèse fondamentale de disjonction. Les 2
positions n’ont absolument rien en commun, elles sont axiomatiquement
totalement disjointes, ie que tout
dans l’expérience est affecté à une position, de telle sorte qu’aucune zone de
coïncidence ou d’intersection se présente entre les 2 positions. La disjonction
est radicale et totale. La différence sexuelle est ici projetée dans la
disjonction.
3° il n’y a pas de 3ème position
Il n’y a pas de 3ème position, ie une position asexuée, d’où je puisse contempler et
différencier les 2 premières. Autrement dit, il n’y a pas de lieu d’où l’on
puisse tirer un savoir des 2 autres. C’est une thèse difficile à tenir en
philosophie, qui a toujours posé une 3ème position imaginaire :
la discussion sur le sexe des anges d’où serait prononcée la disjonction. Comme
il n’y a pas de 3ème position, nous soutenons moins qu’il y en a 2,
que nous postulons plutôt qu’il y a une position et une position, ie 1 et 1 qui ne font pas 2. L’un de l’une position et
l’un de l’autre position sont en réalité indiscernables quoique totalement
disjoints. Ces positions, une et une, sont commodément nommées position homme
et position femme. Ce qui initie la procédure amoureuse est un
événement-rencontre dans la situation, qui fait advenir le 2 comme tel ou met
en 2 la disjonction radicale des positions, une et une. Ou encore : la
procédure générique amoureuse suit un trajet gamma qui fait advenir sous la
forme du 2 ce qui se donnait comme disjonction indiscernable. L’amour n’est pas
fait d’un à partir de 2, sinon il n’y aurait pas de procédure générique, mais
une fiction : les moralistes sceptiques auraient raison. Mais non, l’amour
est la scène du 2 dans laquelle le 2 travaille en situation. Mais le 2
n’advient pas à l’être comme couple ontologique, il faudrait qu’il soit appréhendable
du point d’une 3ème position qui n’existe pas dans la situation où
ne se produit que l’événement rencontre à partir duquel se produit l’opération
du 2, ie un travail aléatoire,
autrement dit l’amour est une aventure hypothétique particulière dans la
situation, où on fait l’hypothèse de la production du 2. Il n’y a pas l’amour,
puis son aventure. L’amour n’est pas une puissance subjective mise à l’épreuve
du Monde, mais l’épreuve du monde même en tant que labeur du 2. L’identité de
l’amour se constitue à travers l’identité de son trajet, ie dans l’action de sa durée : l’amour est
coextensif à ses actes : il traverse et soutient le travail du 2, qui
comme tel mérite seul le nom d’amour. Nous distinguerons donc l’amour comme procédure
générique de la psychologie des sujets amoureux, qui nous renvoie à l’un de
chaque position : par exemple à la mélancolie de l’une et à la fuite de
l’autre.
Résumons :
1ère thèse : il y a 2 positions de l’expérience en général, commodément nommées
position homme et position femme. Il existe une position et une position, sans
que cet un et un fasse deux, car ne pourrait advenir un être du 2 que du lieu
d’une 3ème position. Or, celle-ci n’existe pas.
2nde thèse : axiomatique de la
disjonction. Au regard de l’expérience
en général, ces 2 positions sont absolument disjointes. Comme l’expérience est
sous la règle de la disjonction, celle-ci ne peut pas faire l’objet d’un
savoir, puisque, là encore, il faudrait que ce savoir soit soustrait à la disjonction
du point d’une 3ème position où elle ferait l’objet d’une expérience
observable. D’où :
3ème thèse : il n’y a pas de 3ème
position angélique, autrement dit, pas de hors sexe.
4ème thèse : l’amour se pense comme
processus de vérité pour la disjonction.
L’amour est la scène du 2. L’amour n’opère pas dans
l’élément du un et un, mais dans le 2, bien qu’en un certain sens il n’y ait
que de l’un au sens de un et un, puisque seul l’événement rencontre enclenche
le procès de vérité de la situation amoureuse sous condition du 2, mais au
regard de l’expérience en général, la disjonction ne se laisse pas compter
comme 2.
Donc, sous la supposition qu’il y aura eu 2, nous
étudions la procédure générique amoureuse ou procédure de vérité amoureuse (procédure
de vérité amoureuse) selon le trajet du schéma gamma, à savoir :
- son origine événementielle
- son déploiement en sujet
- son anticipation comme moment fini d’une vérité
infinie
- enfin l’innommable propre à l’amour, ie le point de butée où se situe la question du mal, dont
l’amour est en capacité, ie ce qui
se soustrait à son pouvoir de nomination.
Nous avons soutenu que nous ne présupposions pas une
préexistence du 2 dans la situation. Pour qu’advienne le 2, il faut qu’un
événement – l’un + du schéma gamma – supplémente la situation. Nous appellerons
cet événement une rencontre, qui est l’advenue du vide de la disjonction
elle-même. L’événement supplémentaire est cette grâce hasardeuse, incalculable
– et sous ce hasard, il n’y a rien, sinon le vide de la disjonction intervallaire,
qui va distinguer le 2 des 2 positions indiscernables, un et un, de
l’expérience en général. L’être de l’amour est le vide disjonctif comme tel. De
là que la première rencontre amoureuse est indécidable, puisque seulement
assignable rétroactivement : elle a eu lieu comme supplémentation du vide
disjonctif. Mais la rencontre se donne en structure d’éclipse : une fois
qu’elle a eu lieu, il faut la retenir. Une nomination assigne par un effet
rétroactif la rencontre comme le vide de la disjonction : c’est la
déclaration d’amour. Mais qui déclare ? C’est le thème central de toutes
les pièces de Marivaux qui se terminent sur une déclaration d’amour, l’auteur
n’ayant pas le souci de ce qui se passe après. Mais cette lutte réelle entre
les protagonistes, dont l’un comme l’autre refusent de se déclarer le premier
pour x raisons (prudence, pudeur etc…) constitue en réalité un trompe-l’œil,
joue comme la fiction où se réalise l’acte de la déclaration d’amour, car une
fois l’amour déclaré, le déclarer est l’assomption du 2. Autrement dit, même si
empiriquement il y en a un qui déclare, ontologiquement il n’y a pas un
déclare, bien qu’on puisse – si on entre dans le registre du qui ? – faire
l’hypothèse qu’une femme sache avant lui quel homme l’aura rencontrée et lui
aura déclaré son amour, mais précisément, il y aura toujours eu la rencontre,
l’éclipse et la nomination qui opèrent sur la disjonction elle-même. La rencontre
retenue dans la nomination fait advenir le 2 comme un opérateur grâce auquel
l’amour évalue la situation. Ce 2 n’est pas connu dans son être puisqu’il n’y a
pas de troisième position, pas de bénédiction angélique de l’amour, pas de hors
sexe. L’amour ne se distribue pas dans une psychologie différentielle des
sexes, une psychologie de l’amant et de l’aimé. L’amour ne connaît pas un
commencement et une fin à travers sa gestion mondaine, ie l’idée morose de sa dissolution dans l’épreuve du
monde. L’amour résulte d’un trajet de vérité selon un système d’enquêtes dans
le monde sous la supposition du 2, qui opère dans l’étendue de la situation
sous sa propre condition de 2. La durée de l’amour suppose l’opérateur du 2,
qui travaille infiniment dans le monde. Autrement dit, l’avenir réel de l’amour
suit un procès matérialiste selon une succession ininterrompue de choix, qui
réévaluent sa supposition événementielle, ie l’advenue du 2, qui éprouve le labeur des jours.
L’amour ne se situe pas en exception du monde comme c’était le cas pour les 4
conceptions héritées de la philosophie (l’amour sublime, l’amour imaginaire,
l’amour romantique, l’amour oblatif).
La numéricité de la procédure de vérité
amoureuse : 1, 2, infini.
Il y a l’un, ie l’expérience en général où chacun se compte pour 1 et compte pour
1 : 1 et 1. l’amour est l’advenue du 2, ie de l’effraction de l’un : chaque 1 est en effraction
pour le 2. Le 2 en tant qu’institué par l’amour même procède à l’infini. Et
cette épreuve infinie pour l’amour cumule les enquêtes sous la supposition du 2
et dispose un trajet de vérité, la vérité de la disjonction de la situation où
se trouve projetée la différence des sexes, donc trace une vérité quant à la
disposition en faisant vérité de la différence des sexes.
Cette vérité de la disjonction est toujours inachevée,
car l’avenir de l’amour résulte des actes qui président au tracé de cette
vérité inachevable. Cependant, chacun des actes de l’amour l’institue comme
sujet. Plus exactement, pour tout amour il n’existe qu’un seul effet de sujet,
tel que le produit son tracé singulier. De ce point de vue, l’amour n’est pas
un rapport, il institue par lui-même un effet de sujet, qui opère sous la
condition du 2, mais l’amour est le sujet unique de ce 2. Sous l’advenue du 2,
l’amour produit un effet de sujet déployé dans l’infini du monde. Au regard de
la proposition lacanienne « il n’y a pas de rapport sexuel », nous proposons la formulation
philosophique : « l’amour n’est pas un rapport », ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’il
n’existe pas de rapport amoureux. Et ce parallèle nous amène au problème philosophiquement
repensé de la disposition du sexuel dans l’amour.
La littérature nous donne peu d’informations sur ce
sujet. On reste toujours dans une tension entre le désir sexuel et sa
sublimation, voire, chez les romantiques, sa sublimation dans l’extase de la
mort. Ou bien alors on ramène le sexuel au tout de l’amour selon divers points
de vue. Le sexuel n’est pas présenté comme une situation de l’amour, mais comme
une fatalité sans pour autant qu’on aille jusqu’à prétendre qu’il en soit la
réalisation ou l’incarnation. Le sexuel dans l’amour semble une question
inextricable, mais pour nous, ie
du lieu de l’amour comme procédure de vérité, je tiens que l’obscurité du
problème tient au fait que le sexuel est l’innommable de l’amour.
Revenons à la rencontre. D’une part, dès la rencontre
existe une dimension du corps, corporéité inhérente à la rencontre, qui suppose
les corps sans qu’il y ait d’identification stricte entre la rencontre et cette
dimension corporelle. Mais d’autre part, la déclaration d’amour a comme substructure
inaugurale le vide de la disjonction. Le vide intervallaire convoqué dans la
rencontre et dans la déclaration (qui retient l’éclipse de la rencontre par une
nomination et fait advenir le 2) suppose le marquage sexuel des corps. Du vide
du différentiel des corps se prononce le 2. Dans son effectivité, le sexuel du
point de l’amour comme processus de vérité n’est rien d’autre que l’exercice du
2 quant aux corps, ie quant au
vide originellement convoqué dans la rencontre : rétrospectivement, il y a
immédiatement 2 corps comme espacement du vide même – à ce moment-là, seulement,
il y a 2 corps en tant que corps sexués. Ceci signifie que dans le sexuel non
amoureux, il n’y a qu’un corps, et un, éventuellement, un et un et un dans la
débauche. Et d’autres termes, du point du sujet, le sexuel hors amour est
auto-érotique au regard du nombre des corps, non par rapport à la doctrine
religieuse, qui implique la finalité de l’amour dans la réunion de 2 corps
fécond. Le 2 se tire de ce que les corps soutiennent de vide dans la
rétroaction nominale de la disjonction première, ce qui signifie que l’amour
n’est en aucune manière l’expérience de l’autre corps sexué, mais l’avènement
qu’il y a 2 corps sexués. Le sexuel sans amour, c’est l’un-corps sexuel. Le
dévoilement amoureux des corps, c’est l’effraction de l’un-corps, ie l’institution de la figure sexuée des corps sous la
supposition et l’exercice du 2. Sans l’amour, sans l’effraction de l’un-corps,
il n’y aurait pas même vérité qu’il y a 2 corps sexués. On resterait dans la
disjonction absolue. Le fait qu’il y ait 2 sexes biologiques ne délivre aucune
vérité sur ce 2, la connaissance de l’existence de 2 corps sexués en sujet est
absolument sous condition de l’amour, car seul l’amour fait vérité du il y a
femme et homme même au sens des corps sexués. Sans l’amour, il y aurait
l’un-corps. Ainsi repensé, le sexuel est en exception de l’amour, car innommable,
il participe de la présentation originaire du vide : dans la rencontre il
y a présupposition des corps et de leur marquage différentiel. Il y a une
originarité du sexuel dans l’amour, et c’est pourquoi il y trouve une place
sourdement nostalgique, parce que sourdement désapproprié au reste de la
procédure amoureuse, qui se déploie en projection dans l’infini de la situation
du monde. De cette place s’énonce la dimension d’exception du sexuel dans
l’amour. Il y a une attraction du sexuel vers l’origine liée à la dimension de
la rencontre amoureuse, qui nimbe de nostalgie l’intervalle entre la rencontre
et la déclaration dans lequel il n’y a rien, sinon des corps dans le vide de la
disjonction. De sorte que l’amour compose une situation complexe entre d’un
côté le sexuel comme territoire de nonstalgie, enclos de l’origine, figure de
la répétition extatique de l’intervalle infinitésimal entre la rencontre et la
déclaration et, de l’autre côté, le tracé de l’amour comme processus de vérité
toujours à l’épreuve de la réévaluation sous condition du 2. Le sexuel est à la
fois l’abri et le péril de l’amour. Un amour peut durer à l’abri de la
territorialité sexuelle sous l’emprise d’une nostalgie originelle, mais il
s’avère périlleux d’apprécier les enquêtes sous l’attraction d’un site
d’exception, refuge suprême qui, par rapport au réel labeur de l’amour comme
sujet unique, l’institue sous un régime de précarité. Je conclus ce cours en
revenant sur la formule de Lacan : « il n’y a pas de rapport
sexuel », je la reformule philosophiquement comme ce qui énonce le vide de
la disjonction absolue du biais du sexuel. Et je pose que l’amour n’est pas un
rapport au sens où il fait vérité de la disjonction en produisant un unique
effet de sujet pour chaque amour. La différence des sexes est sous la loi du
non rapport. Point de structure que nous partageons avec Lacan. L’amour est
alors le procès qui permet qu’il puisse y avoir vérité de ce non rapport
relativement à la différence des sexes, selon une procédure infinie.
Nous sommes maintenant en état de retracer
philosophiquement la procédure de vérité amoureuse en tant que condition de la
philosophie.
1° la procédure de vérité amoureuse est
axiomatiquement sous condition d’une disjonction de l’expérience en général commodément appelée position homme et
position femme. La procédure de vérité amoureuse fait vérité de cette disjonction
dans la rétroaction de l’amour, ie
de l’advenue du 2, à défaut duquel le monde ou l’expérience serait, comme
certains coiffeurs, unisexe.
2° la procédure de vérité amoureuse suit
formellement le schéma gamma, schéma
soustractif à 4 polarités :
- l’événement : lieu de l’indécidable
- le sujet : lieu de l’indiscernable
- la vérité : moment générique
- la limite ou butée : le point de l’innommable
ce schéma indique l’ordre de circulation du parcours
d’une vérité en général : la logique formelle de toute procédure générique
de vérité.
3° l’événement est donné dans la rencontre, dont l’être, en structure d’éclipse, va se fixer
dans une nomination : la déclaration d’amour. Que la rencontre amoureuse origine une vérité dans
un être qui soit un disparaître nous livre le vrai sens de l’expression :
un coup de foudre. C’est parce que l’amour surgit de l’être en éclipse dans la
rencontre que tout amour est déclaré.
4° dès la rencontre, dans la structure même de
l’événement, la disjonction vient à l’être dans la figure du marquage sexué des
corps, ie dans le différentiel de l’écart institué par ce
marquage. Le marquage machine le désir, mais le désir comme tel n’est pas
l’amour, bien qu’il s’implique originairement comme ce qui présente les corps
dans l’amour, ie le vide de la
différence sexuelle. La rencontre est machinée par le désir, qui présente les
corps à l’amour, pour que l’amour atteste et noue le vide de la disjonction. Le
désir ne s’identifie pas à l’amour, car il a affaire à l’objet a cause du désir,
ie au corps selon l’objet. L’amour a,
lui, affaire à la présentation des corps comme écart, ie à l’écart du marquage même.
Remarque : seul l’amour, en tant qu’unique sujet
d’une procédure de vérité, est hétérosexuel. Autrement dit, il n’y a pas
d’amour homosexuel au sens où l’amour homosexuel fait vérité de la disjonction
comme n’importe quel amour.
5° impliqué dans l’amour, le sexuel reste en
position d’exception, car il se présente comme une attraction singulière de
l’origine, il tend à une répétition du vertige du vide de la disjonction. C’est pour cette raison qu’il demeure en position
d’exception du reste de la procédure de vérité amoureuse : il en constitue
à la fois l’abri et le péril.
6° une procédure générique de vérité trace un seul
sujet. La procédure de vérité
amoureuse constitue le sujet d’amour, unique sujet de la mise à l’épreuve de
l’infini du monde sous la supposition qu’il y a du 2. Choix par choix, ie épreuve par épreuve, différence par différence
s’élabore dans la durée le trajet de ce sujet unique. Comme il est
unique : l’amour n’est pas un rapport, une expérience de l’autre sexe.
Cette formule fait écho à celle de Lacan : il n’y a pas de rapport sexuel,
qui sont 2 nominations du vide de la castration, l’une du côté du désir et de l’objet
a, l’autre du côté infini de l’être en vérité de la disjonction comme telle.
Certes, il y a des subjectivités souffrantes ou aimantes, mais elles
constituent le matériel du seul effet de sujet d’amour. Ainsi, l’idée
littéraire de la fin d’un amour désigne l’instance de la séparation d’un sujet
en acte, sujet que l’amour avait constitué comme différence interne au monde,
sous la supposition du 2, se dissout dans des énoncés du genre : « je
ne t’aime plus ». Mais derrière
le statut empirique de tel énoncé se masque ou se dénie un en soi impérissable
dans l’amour comme sujet. Et il y a des figures d’exténuation de l’impérissable
autres que celle de la fin, prises dans l’affaiblissement de leur propre
éternité où se trouve mis en cause le statut ontologique de la succession et de
la limite, dans une homologie de structure avec les questions que se pose Freud
dans son article : Analyse terminée, analyse interminable, ou Analyse
finie et analyse sans fin. En tout cas, l’amour ne nous fait pas entrer en
rapport avec l’autre, impasse psychologique de la phénoménologie, mais l’amour
est une expérience du monde infini sous l’opérateur du 2. Le sujet d’amour est
coextensif à cette expérience, autrement dit l’amour est coextensif à sa propre
durée.
Remarque : pour tenir une conception dans
laquelle l’amour suit ses effets comme aventure subjective dans le monde, et
pas comme expérience du monde, il faut une théorie de l’âme.
7° la numéricité de la procédure amoureuse :
1, 2, infini
Le rapport du 1 au 2 est un rapport d’effraction :
la rencontre fracture l’un pour qu’advienne la supposition du 2. Dans
l’expression : tomber amoureux, il y a l’idée d’une chute alors qu’elle
signifie plutôt : se lever amoureux, ie découvrir qu’alors qu’on se croyait 1, il existe tout
d’un coup cette surprise émerveillée qu’il se pourrait bien qu’il y ait du 2.
Le régime de l’un sériel un et un s’ouvre dans la découverte de l’assomption
opératoire du 2 comme tel, qui va se déployer en trajet dans l’infini de la
situation. Cette articulation du 2 à l’infini constitue le seul sujet d’amour
durant tout le trajet au cours duquel le 2 réévalue point par point le tracé
inachevable de la situation.
8° la vérité produite par l’amour lors de son trajet
comme une vérité virtuellement infinie, c’est la vérité du 2, ce qui fonde
notre début, à savoir que l’amour fait vérité de la disjonction elle-même, donc
que la disjonction axiomatique est fondée en vérité.
Le sujet d’amour produit une vérité relative à la
différence des sexes, qui n’est, comme vérité, attestable et attestée que du
point de la mise en scène du 2. Mais les retombées en savoirs d’une procédure
de vérité amoureuse sont eux-mêmes sous la loi de l’axiomatique
disjonctive. Cependant, du point du savoir, le procès d’amour produit des
énoncés instables, instabilité conceptuelle qui résulte d’un conflit entre des
énoncés véridiques (nous opposerons véridicité à vérité). Or, les conflits du
vrai et du faux travaillés par la disjonction restent sans solution propre. On
peut donc décrire la procédure de vérité amoureuse comme l’avènement d’un
sujet : le sujet d’amour, mais on peut aussi bien le décrire comme un lieu
conflictuel. L’une et l’autre véridiques, ces 2 descriptions ne se situent pas
sur le même plan, car elles sont traversées par le clivage entre vérité et
savoirs de l’amour. La communauté des amants désigne l’amour comme une
entreprise unitaire, mais quand la philosophie nomme l’amour sous l’un de la
communauté qui l’institue, elle le pense sous la fusion de l’un. Elle oblitère
la disjonction ou le 2, ie le réel
de l’amour, appréhendable, en outre, comme lieu de graves conflits, mais sans
aucun lien possible de synthèse en savoirs, puisqu’il n’existe pas de 3ème
position angélique d’une telle synthèse. Lorsqu’on isole l’aspect conflictuel
de l’amour, on le pense sous le schème pessimiste d’une guerre des sexes ou
d’un désaccord sans remède, dont on dispose l’impossible dans les impasses
figurales de l’altérité du Même et de l’Autre. Contre cette conception, nous proposons
une matrice abstraite, qui éclaire l’expérience d’amour. Si l’amour s’avère
aussi bien un lieu de l’extase comme un lieu de meurtre, ce n’est pas par un
retournement de l’amour en haine, mais essentiellement parce qu’une vérité
amoureuse infini sous la condition du 2 troue les savoirs qu’elle induit. En
trouant le champ conflictuel des savoirs qu’elle induit sur l’amour, une procédure
de vérité amoureuse infinie fait vérité de la disjonction. Il faut donc
distinguer savoir et vérité.
L’amour ne nous apprend rien de l’autre sexe, car il
n’y a pas d’enfermement de l’amour sous le 2. Le 2 ne définit pas le site de
l’amour, qui nous donnerait un accès à l’autre sexe, mais le 2 a été produit
pour que se trace l’aventure réelle de l’amour. Le tracé d’amour produit une
vérité de la situation tout entière telle qu’il désigne cette situation comme
soumise à une loi de disjonction : l’amour produit la vérité disjonctive
de la position homme et de la position femme. C’est choix par choix que l’amour
produit cette vérité, ce qui ne signifie pas que du point de l’amour cette
vérité soit sue. Comme toute vérité, elle reste au point de l’insu comme tel.
Les amoureux ne s’improvisent pas en savants de la disjonction, mais ils
produisent de la vérité de manière irréflexive. Pourtant, cela ne signifie pas
non plus qu’on ne sache rien, car si nous nous rapportons au schéma gamma, la
vérité est à la fois un trou dans le savoir, mais aussi bien un point
d’anticipation ou de fictionnement. Sous l’hypothèse d’un amour enfin déployé,
ie sous l’hypothèse qu’une vérité
aura été, je peux, de ce point du futur antérieur, régler de manière savante ce
qui, de cet amour, aura été, en forçant le savoir de l’amour du point de la
vérité. Le forçage nous livre un savoir réglé sur l’amour mais toujours
hypothétique, car il reste hypothétiquement suspendu à une vérité, ie comme tel sous condition de l’anticipation générique.
Donc : le savoir est hypothétique, la vérité est
inconditionnée.
Nous renversons le schème de la philosophie idéaliste
qui s’assure des savoirs et problématise la vérité. Non. Il y a des vérités, et
pour autant qu’il y en a, on peut suspendre hypothétiquement des savoirs. Explicitons
le point épineux de ce renversement. Comme figure d’anticipation, le forçage ne
s’inscrit pas en tant que tel dans l’intériorité de la procédure amoureuse,
mais se présente comme une opération annexe, en supplément de cette procédure
d’amour, qui n’est rien d’autre que la production de vérité : le sujet.
Par conséquent, le forçage, ie les savoirs dont l’amour est prodigue, sont pris dans
la disjonction initiale. Opération de la situation sous condition de l’amour,
le forçage ne constitue pas l’amour comme sujet, car ce que l’amour nous révèle
en propre, c’est précisément la disjonction, à savoir la différence sexuelle,
sinon nous resterions enfermés dans notre disjonction sexuée, à jamais aveugles
à l’autre position. Ainsi, les savoirs de l’amour sont seulement les
conséquences supposées d’une vérité supposée : sous condition d’une vérité
d’amour existent des savoir disjoints, mais véridiques, captés par la
disjonction et cautionnés sous condition de l’avoir eu lieu d’une vérité. Or,
si une vérité d’amour rend possible des savoirs véridiques sur l’amour, mais
disjoints, les savoirs sur le sexe ou sur l’autre sexe sont des savoirs
irrémédiablement sexués pris dans la disjonction pure, n’ayant pas d’autre
possibilité que d’advenir par le forçage, ie par une opération annexe dans la situation et
anticipant la procédure. L’apprentissage en savoirs sur l’amour dans la
disjonction se produit dans un inéluctable effet de méconnaissance, ie dans le procès même du 2 générant des savoirs sans
commune mesure avec la vérité du sujet d’amour. Autrement dit : il y a
dans l’amour une guerre des savoirs. Ce que chaque position, un et un, croit pouvoir
savoir de l’autre, de l’autre sexe et de l’autre tout court, se situe dans la
disjonction en jeu dans la situation, mais reste inentendu. La méconnaissance
fait la guerre. Elle déclare un vain conflit du vrai et du faux : j’ai
raison et tu as tort, proposition type des savoirs véridiques paradoxalement
différentiels dans un champ de bataille où les belligérants se rangent sous une
seule bannière avec pour maxime : « tu ne me comprends pas », ie
« qui aime bien comprend mal » !
Le savoir sur la disjonction pure est un savoir sur le vide, ie sur une déchirure infime, dont on peut aborder
l’intervalle de 2 manières :
- soit savoir le rien qu’il y a entre le 2. Ce savoir
porte sur la vacuité intervallaire de l’intervalle nu. C’est le rien du 2 en
savoir. C’est le savoir du côté de la position masculine. Ce savoir met
l’accent sur l’écart du 2 comme tel, il tourne l’amour vers un savoir logique
sur la disjonction et conclut par un énoncé sur l’effraction de l’un :
« ce qui aura été vrai est que nous étions 2 et non pas du tout 1 ». Le 2 est séparé par le rien : pure conception
logique de la disjonction.
- soit savoir que le vide n’est rien d’autre que
l’advenue du 2, ie l’être même de
l’amour. C’est la saisie en savoir du 2 dans le rien que le 2. C’est le savoir
du côté de la position féminine. Ce savoir d’inspiration ontologique tourne
l’amour vers un savoir sur l’être de la disjonction et se conclut par un énoncé
sur l’effraction de l’un : « ce qui aura été vrai est que 2
nous étions et qu’autrement nous n’étions pas ». Le 2 comme événement de l’amour. C’est une tentative pour
fixer l’être de l’être de la disjonction.
La retombée en savoirs véridiques de l’amour
s’effectue dans le fini grâce à des opérations anticipatrices sous condition de
l’amour en procès qui, ainsi pensé, s’éclaircit dans la mesure où l’on évite
les rapports entre la vie et l’œuvre d’amour. Cette désignation de 2 énoncés en
savoirs véridiques sur l’amour inscrite dans une perception proche du lieu
commun n’est cependant pas inexacte, car la disjonction en général se présente
toujours sous la forme d’un conflit de véridicité entre le logique et
l’ontologique.
Si l’amour fait vérité de la disjonction sous le signe
du 2 et s’il n’existe qu’un sujet unique d’amour pour une vérité, que signifie
exactement vérité de la disjonction ? L’amour ne fait pas seulement vérité
au regard de l’expérience des 2 sexes en général, projetée dans la disjonction,
car bien qu’il y ait une totale disjonction, l’amour en fait vérité en ce qu’il
énonce qu’il y a une seule humanité.
Reprenons notre fil : procédant dans l’infini de
la situation constamment réévaluée du point du 2, les enquêtes sur l’amour
situent l’une-situation sous une loi disjonctive. L’amour comme pensée de
l’amour en disjonction ne nous renvoie pas à l’idée, substantialité d’un monde
des femmes et d’un monde des hommes séparés, mais à l’idée axiale que le 2 de
l’amour opère dans l’une-situation. Nous n’avons pas affaire à un principe de
totalisation d’une dualité des mondes, mais à cette une-situation, qui fait
vérité de la différence des sexes ; du 2, non comme dialectisation de la
situation divisée en 2, mais comme la loi de la situation. La procédure de
vérité amoureuse révèle l’unité de la situation humaine, qui ne se laisse pas divisée
en 2 humanités. L’amour est un des garants de l’universalité : il nous
assure qu’il n’y a qu’une situation et non plusieurs totalités sexuées fermées,
et donc, indirectement, l’amour porte témoignage sur l’inexistence de totalité
nationale, familiale etc… la disjonction ne traverse pas des totalités
disjonctives, mais fait ressortir des conflits internes à l’une-situation. Dans
la littérature on trouve ce thème de l’amour traité comme vection
communautaire, puissant facteur qui brise les représentations de totalités communautaires
substantialisées et séparées : de Roméo et Juliette aux amours dont les
protagonistes font voler en éclats leur différences de classe, de couleurs de
peau etc… Donc : pas de présentation d’univers disjoints, mais la disjonction
comme loi possible de la situation avec laquelle chacun a affaire universellement.
L’humanité n’est pas une donnée objective (par exemple comme donnée
anthropologique, l’humanité serait une espèce : l’homo sapiens, un singe
terminal), mais une capacité, ce qui signifie que l’humanité n’est jamais
qu’une possibilité. L’humanité n’est pas non plus « ce qu’on a conscience
de », position humaniste qui ne la renvoie plus à l’animalité, au corps,
mais à l’âme. Nous soutiendrons que l’humanité est attestée pour autant qu’il y
ait des vérités, ie des types de
procédures génériques effectivement déployées. De sorte que l’humanité se
laisse spécifier selon un principe, ie au regard des procédures génériques de vérité dans une figure de
précarité, car, comme elle est ce qui soutient la singularité infinie des
vérités, elle a toujours à être plutôt qu’elle n’est. Autrement dit, l’humanité
ne se situe pas du côté de l’objectivité ou du côté du sens, mais du côté de
l’être historial des vérités, ce qui introduit l’humanité non comme un terme
doté d’une invariance prédonnée, mais mesuré à tout instant à son propre processus :
l’existence de l’humanité s’avère coextensive à l’existence des vérités.
L’humanité est sous condition qu’il y ait des vérités en même temps qu’elle en
est le corps, si bien que les vérités sont inhumaines, puisque l’humanité
n’existe que sous leur condition. Et si l’humanité endure les procédures
génériques de vérité, les fins de l’humanité sont inhumaines : l’humanité
n’a pas pour fin l’humanisme, mais ses propres conditions inhumaines. Ou bien
alors, humanisme signifierait qu’il importe à l’humanité que l’humanité soit le
corps des vérités. Il resterait cependant une médiation inhumaine de
l’humanité, puisque les vérités ne tombent pas sous la condition de l’humanité.
C’est ainsi que j’interprète l’affirmation nietzschéenne que l’homme doit être
surmonté, puisque l’humanité ne s’affirme que dans l’endurance de ses propres
conditions inhumaines. Nous poserons donc qu’il n’y a qu’une seule humanité au
sens où une vérité existe nécessairement au regard du corps historial de toute
humanité. L’humanité se soutient dans un rapport entier à une procédure
générique indépendamment des positions situationnelles qui y sont dessinées.
Toute vérité comme telle est soustraite à toute position. Une vérité est
trans-positionnelle. S’adressant indifféremment à toute position, une vérité
induit l’humanité de façon indivise ou égalitaire. De par leur
transpositionnalité, les vérités ne sont pas état d’être sexuées : il n’y
a pas une science féminine et une science masculine, ce que nous garantit la procédure
de vérité amoureuse, qui, faisant vérité du 2 sous la loi disjonctive de la
différence des sexes, nous apprend qu’il n’y a pas de 2, mais une seule
humanité. En tant que procédure générique, l’amour établit qu’une disjonction
est une loi de situation, l’amour saisit en vérité l’une-situation, là où précisément
l’humanité sera induite relativement à cette situation saisie comme une, et non
pas encore comme scindée, distributive ou classifiante. En d’autres termes,
l’amour joue comme fonction particulière au regard de la fonction d’humanité,
car le fait qu’il y ait disjonction et que la procédure de vérité amoureuse fasse
vérité du 2 ne s’avère pas antinomique au fait que, par ailleurs, il n’y ait
qu’une seule humanité, ce qui situe l’amour en position particulière quant au
caractère générique du vrai. EN tant que transpositionnelle, une vérité se
donne comme médiation inhumaine de l’humanité, ce qui signifie que toute vérité
est universelle. Mais l’amour opère dans un rapport d’exception à
l’universalité des vérités, précisément parce qu’il intervient sur la
disjonction, autrement dit, il se présente comme un paradigme de la fonction
d’universalité des vérités.
Conclusion : l’absence d’amour désuniversalise.
Non pas, bien sûr, l’absence d’amour au sens de la parole du Christ (aimez-vous
les uns les autres), mais la carence de la procédure de vérité amoureuse menace
proprement la thèse de l’universalité des vérités, car cette carence atteint
l’unité de l’humanité et va de pair avec la réappropriation de la disjonction
substantielle sous forme de communauté close. Persiste dans l’amour une dimension
asociale irréductible, qui dérègle, dans son principe même, les communautés closes
et atteste l’unité de l’humanité, c’est pourquoi la communauté des amants
menace l’être en vérité de l’amour. Il va de soi que le procès de socialisation
de l’amour comme matrice nominale de la marchandise crève les
yeux : le social persécute l’amour sous sa profération
réifiante : de la chansonnette à la pornographie, il est d’autant plus
chanté qu’il est absent ou bien il entre dans la banalisation et l’indifférence
la plus absolue. D’où le cri rimbaldien : « l’amour est à
réinventer », puisque la socialisation
qui le démultiplie le blesse mortellement en un point précis de son être :
l’attestation asociale par l’amour de l’humanité comme telle. L’amour n’est pas
une affaire privée renfermée dans une communauté segmentaire minimale : le
couple, mais, transcommunautaire, asociale, l’amour est une âpre aventure constamment
menacée par des socialisations parasites, qui cherchent à détruire sa fonction
exceptionnelle de vérité : attester l’unicité de l’humanité.
Mais sur quel point d’innommable la procédure de
vérité amoureuse fait-elle butée ? quel est le mal dont l’amour est
capable, autrement dit, où se situe dans la procédure de vérité amoureuse ce
qui ne peut pas recevoir son nom, et va surgir d’un excès sur soi, donc non pas
parce qu’il vient à la suite d’un échec, d’une impossibilité, mais parce que
« le mal d’amour » résulte du forçage de l’innommable propre à
l’amour : la jouissance sexuelle. Un amour en vérité se trouve constamment
réévalué par des noms issus de l’avènement du 2, qui redéclarent le monde à
tout moment de la procédure. Cependant, le sexuel, nécessaire à l’amour, reste
en exception de la procédure de vérité amoureuse, ie en exception de l’infini, plus exactement, nous
soutiendrons l’impossibilité de donner un nom d’amour à la jouissance sexuelle,
car elle déporte l’amour vers la catastrophe de sa subsomption sous l’un.
Organisons cette hypothèse :
L’unique sujet d’amour ne peut pas disposer d’un nom
qui désignerait la jouissance sexuelle à partir du 2 de la déclaration d’amour,
pour la raison structurelle qu’il y a effectivement 2 jouissances, que donc la
jouissance est dans la disjonction pure, et que ce 2 relève intrinsèquement de
la loi du désir. Ou encore : un 2 singulier, le 2 de la jouissance
sexuelle, fait butée pour le procès de vérité de la disjonction, car quelque
chose du désir est extrinsèque à la procédure de vérité amoureuse, ne se laisse
pas nommer comme tel. Il ne s’agit pas du sexuel en général, mais de la jouissance,
qui reste énigmatique pour l’amour, sans corrélation minimale, pris dans une
disjonction intrinsèque au désir, ie
dans quelque chose qui a trait à l’objet, l’objet a. Avec la jouissance, nous
tombons sur une disjonction objective, or l’amour est inobjectif. Cette
jouissance objective se soustrait à l’amour,ie demeure innommable du point de
son procès. En lui imposant un effet d’objet, la jouissance sexuelle disjoint
l’amour lui-même de façon soustractive en tant que radical moment soustractif
au regard de son procès de vérité : donnée dans l’expérience comme une
objection innommable par l’amour, elle objecte à sa vérité.
Sous cette hypothèse, nous pouvons donner une
définition du mal dont l’amour est capable. Le mal d’amour, c’est forcer un nom
pour la jouissance, ie contraindre
l’amour à faire fi de l’objection, ce qui revient à faire du sexuel la
métaphore charnelle d’une fusion sous la convocation inévitable de l’un. Faire
du sexuel la métaphore de l’un comme point extatique de l’un en tant que tel.
Sous cette métaphore, l’amour bascule dans la théorisation romantique de l’être
pour la mort, car à chaque fois que l’on change une interruption en parousie,
on convoque la mort même. Vouloir nommer le soustractif d’une procédure
générique de vérité, c’est résilier tous les noms, au nom de l’un extatique,
ici donné dans la figure de l’indiscernabilité, de la passion et de la mort, en
faisant basculer l’amour du côté du sens. A la patience infinie d’une vérité se
substitue un point de sens ayant affaire au non sens du monde, il ne reste plus
que la soustraction même. La thématique de l’un prodigue l’avènement du sens là
où se tenait l’innommable. Dans ce forçage, le mal réside dans ce qui indique
la corrélation du sens et de la mort, ou encore le mal, c’est le point de mort
comme prodigue de et du sens sous la loi de l’un, dont le refoulé est
l’innommable de la jouissance. Lorsqu’une procédure générique de vérité dérape,
le mal surgit dans la figure formelle du forçage de la nomination d’un
innommable. Cette matrice est une matrice par excellence religieuse. Aussi,
dans l’espace occidental, le mal dont l’amour est capable, c’est la religion.
Lorsque le christianisme s’énonce comme religion d’amour, il paye sa dette à la
vérité, car l’un, le sens et la mort avec l’amour comme horizon s’élucident du
point de l’impensé du christianisme, ie du point de la jouissance, qui est l’innommable de l’amour, et que la
religion force du nom de Dieu, point extatique unique de concentration religieuse,
d’où la vérité travaille toujours au service du sens. Le christianisme est
l’exploitation des vérités par le sens. Le mal apparaît donc quand l’amour, au
lieu d’être dans l’infini de sa tâche, infini porté par son innommable propre,
cherche à s’identifier en un point. Cesse alors sa coexistence à sa durée par
fixation au singulier de l’innommable. Le mal singulier dont l’amour est
capable est la religion, ie la
fusion sous l’un du sens et de la mort.
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[1] AT : cf la remarque de Lacan : « la psychanalyse ne touche à la sexualité que pour autant que, sous la forme de la pulsion, elle se manifeste dans le défilé du signifiant, où se constitue la dialectique du sujet dans le double temps de l’aliénation et de la séparation » (SXI pages 240-241).