Beckett & Mallarmé
par Alain Badiou (1988-1989)
(Notes d’Aimé Thiault et transcription de François
Duvert)
1er cours 2
2ème cours 8
1° l’effet de pureté (Mallarmé) et de clarté formelle
(Beckett) 8
2° l’effet de bord du néant. 8
3° l’effet d’auréole 8
Soit dans la métaphore du visible (Mallarmé) :.................................................................................................................... 8
Soit dans la métaphore de l’audible (Beckett)....................................................................................................................... 9
4° l’effet d’évanouissement ou d’éclipse pare à la
sanctification de l’événement 9
Trois hypothèses majeures 10
1° l’hypothèse nihiliste (un tel nom est introuvable) induit la catégorie de malheur........................................ 10
2° l’hypothèse ontologique de l’unicité du nom................................................................................................................ 10
3° hypothèse....................................................................................................................................................................................... 11
3ème cours 11
1° on peut retrouver la signification originale perdue 14
2° on propose une autre signification que la signification
originale 14
3° on tire la signification du vide de la signification
originale 14
Annexe : extraits d’une conférence du perroquet sur Beckett.................................................................................... 16
4 la mutation de l’œuvre de Beckett après 1960. 16
Conférence du Perroquet :........................................................................................................................................................... 17
4ème cours 18
La langue en coupe 19
La langue interprétante 19
5ème cours 22
6ème cours 24
7ème cours 27
8ème cours 30
a) 1ère remarque : l’attaque des nymphes
(« ces nymphes, je les veux perpétuer ») 31
b) 2ème remarque : les 3 passages en italique
ou les 3 tentations de la mémoire ou de la mise en récit de la rencontre........... 34
c) 3ème remarque : sur l’art du poète et sur
l’art du faune 34
d) 4ème remarque sur le dernier vers : 35
9ème cours 35
Les 11 sections de l’Eglogue 36
1ère section............................................................................................................................................................................................ 36
2nde section........................................................................................................................................................................................... 36
3ème section. 37
4ème section 38
5ème section 39
10ème cours 39
6ème section 39
7ème section 41
11ème cours. 42
8ème section 42
La 1ère figure du récit...................................................................................................................................................................... 42
Considérations générales.............................................................................................................................................................. 43
9ème section 44
10ème section 45
11ème section 45
12ème cours 46
1° l’indécidabilité de l’événement : 46
2° l’ultra-un ou l’être de l’événement : 47
3° fixité de la nomination 47
4° la fidélité à la nomination 47
5° les 3 figures de l’infidélité 47
Résumons 47
13ème cours 49
14ème cours 54
15ème cours 57
1° l’amour 57
2° la politique 57
3° la science 58
4° l’art 58
16ème cours 59
1° Malone meurt : Platon et l’Idée 60
2° Murphy : Hegel et le savoir 61
3° Film, Molloy, l’Innommable : Descartes et le cogito 62
4° Textes pour rien, Compagnie : Kant (les 3 questions et
l’ego transcendantal) 63
5° Compagnie, Textes pour Rien : Platon et les 5 genres 64
6° L’expulsé, Mirlitonnades, Soubresauts : Héraclite 66
Qu’est-ce qu’un événement ? quelque chose peut-il
encore arriver ? A lire le dernier livre de JF Lyotard, l’Inhumain, série de conférences sous-titrées : « causeries
sur le temps » (Galilée, octobre 1988), on a l’impression que plus rien
n’arrive dans le monde, sauf dans l’art. Je soutiendrai, ici, que cette supposition
s’avère sans fondement, que dans les situations complexes modernes
d’aujourd’hui, le repérage de ce qui arrive, de l’événement, reste au suspens
de sa nomination. Autrement dit, il s’agit d’examiner dans quelles conditions
situationnelles sommes nous en état de lever le suspens nominal, ie en état d’intervenir. L’œuvre de Samuel Beckett sera
vectrice pour cet examen. Je m’y réfère d’entrée, par exemple le court dialogue
entre Hamm et Clov dans Fin de Partie :
- Hamm : qu’est-ce qui se passe ?
- Clov : quelque chose suit son cours (un temps)
- Hamm : Clov ?
- Clov (agacé) : qu’est-ce que c’est ?
- Hamm : on nest pas en train de…. De… signifie quelque chose ?
- Clov : signifier ? nous, signifier ? Ah ! elle est bien bonne ! (rire bref)
Le se passe
concerne et pose la question de l’événement, alors que suit son cours implique une situation réglée et atteste l’ordre. Et
la question de la nomination, le signifier quelque chose,
est prise dans le partage du on et du nous. Dans l’horizon de l’événement et de
la situation réglée, la signification renvoie au partage du on, sens anonyme, et du mot nous, Hamm et Clov, ie l’humanité tout entière. Le triplet : événement,
situation réglée, signification (anonyme : on, subjective : nous,
raturée par le rire bref de Clov) organise la question de savoir s’il se passe
quelque chose – il y a de l’événement, ou non, il n’y a que de la
signification. Quand Clov atteste l’ordre et l’impossibilité d’une nomination
événementielle, Hamm sous-entend que s’il se passe quelque chose, alors ce
quelque chose signifie aussi, à quoi Clov, pour qui il n’y a que de l’ordre,
lui rétorque que le sujet est incapable de produire une quelconque
signification.
Ces 4 répliques nous posent 2 problèmes pour une
théorie de la nomination événementielle.
- 1er problème : le quelque chose comme supposé support commun indifférencié, indiscernable au se passer, et au suivre son cours.
Question : Hamm, Réponse : Clov
Événement (se passe), écart, situation réglée (suit
son cours). Quelque chose en éclipse de l’être : signifié « on » anonyme, non signifié : « nous » subjectivation et « rire bref » qui
prend la place de la négation.
- 2ème problème : l’accès à l’être.
Comment quelque chose advient-il à la pensée du
quelque chose, autrement dit comment la pensée s’ouvre-t-elle un accès à
l’être ? Hamm et Clov sont d’accord sur un point : pour faire sens
quant à l’être, ie quant au
quelque chose, il faut que ce qui « se passe », l’événement, ne soit pas rabattu sur ce qui
« suit son cours », la
situation, l’ordre. Pour autant que l’écart existe entre l’événement et la
situation, alors l’accès à l’être est possible. Au questionnement de Hamm sur
la possibilité d’une signification anonyme de quelque chose, Clov soutient
qu’il n’y a rien, sauf un nous hors d’état de signifier : ou bien il y a
du sens, mais pas de sujet, ou bien il y a du sujet, mais pas de sens. Et cette
alternative reste suspendue à la question de savoir s’il y a ou non de l’événement.
Nous sommes sommés de choisir entre le sens ou le sujet du point de
l’événement. Il y a de l’événement, mais un sens anonyme. Il n’y a pas
d’événement, mais du sujet dans un ordre réglé. Or, ce partage entre Hamm et
Clov est-il un vrai partage ? Il nous renvoie à cette hypothèse très forte
de la philosophie contemporaine qui soutient que pour retrouver le sens de
l’être, il faut raturer la catégorie de
sujet.
Sous cette hypothèse, et pour le dire de façon très
exagérée, Hamm se présente comme le personnage heideggérien de ce dialogue, au
sens où il avance sa proposition sous la forme du questionnement : sous la
condition d’un événement irreprésentable, quelque chose pourrait advenir à
signifier. En revanche, Clov, le lacanien de la situation, ne se présente pas
sous le profil du questionnement, il soutient une thèse : il y a du sujet,
mais dépourvu de sens. Cette forte thèse articule l’excentration du sujet de
l’effet de sens : pour autant qu’il y ait la prescription d’un ordre,
alors du sujet peut s’y inscrire, sans qu’il soit considéré comme le support de
la signification. La problématique de l’événement se rattache bien à une
connexion entre le sujet et le sens, qu’il nous faudra réintroduire par
redistribution du partage fait par Hamm (promouvoir le sens au péril du sujet)
et Clov (attester le sujet en rature du sens)[1].
Cf conférence du perroquet n°21 page 20 :
Dès la pièce de théâtre Fin de Partie, Beckett va dissocier le ce-qui-se-passe de toute
allégeance, même inventée, aux significations. Il va poser que ce n’est pas
parce qu’il y a de l’événement que nous sommes sous l’impératif de la
découverte de son sens :
- Hamm : qu’est-ce qui se passe ?
- Clov : quelque chose suit son cours (un temps)
- Hamm : Clov ?
- Clov (agacé) : qu’est-ce que c’est ?
- Hamm : on nest pas en train de…. De… signifie quelque chose ?
- Clov : signifier ? nous, signifier ? Ah ! elle est bien bonne ! (rire bref)
Beckett va finalement remplacer l’herméneutique initiale,
qui tente d’épingler l’événement au réseau des significations, par une
opération toute différente, qui est une nomination ? Au regard d’une
supplémentation hasardeuse de l’être, la nomination ne cherche nul sens, elle
se propose de tirer du vide même ce qui advient un nom inventé. A
l’interprétation succède une poétique nominale qui n’a pas d’autre enjeu que de
fixer l’incident, de préserver dans la langue une trace de sa séparation.
On ne s’ouvre pas à un accès à l’être du biais de
l’ordre, d’un ordre ou d’une figure de l’ordre, il faut, pour autant qu’il se
passe quelque chose, se doter d’une catégorie forte de l’événement, méditer sur
le concept d’événement, méditation partagée par la pensée contemporaine, qui
traque le
- « arrive-t-il ? »(Lyotard)
-
l’Ereignis (Heidegger)
- la rencontre du Réel (Lacan)
- la césure (Lacoue-Labarthe).
Bref, saisir le : il advient, il surgit, il se
passe hors de tout lieu, l’événement en tant qu’il est délié, le déliement de
ce qui arrive reste au centre de la tentative philosophique contemporaine, du
moins en France.
Mais la pensée peut-elle supporter une pensée
du il arrive pur, qui ne soit pas
- une phénoménologie descriptive de
connexions et de rapports
- ni une philosophie conceptuelle qui veuille déduire l’événement de l’ordre du concept
- ni surtout pas une philosophie pragmatique, qui présuppose une relation du sujet de l’expérience
à l’événement, dès lors désingularisé ?
Les opérations de la philosophie doivent être mises en
défaillance, afin que soit trouvés les ressorts d’une pensée qui pointe
l’événement délié, extirpé de tous ses liens, soustrait à la description. Il
faut produire les conditions de découpe de l’événement, ie penser le ce qui se passe dans l’élément de sa
pureté : le pur il y a. Faut-il laisser tomber les opérations
philosophiques au profit des opérations scientifiques ? artistiques ?
Ici, Mallarmé est d’un excellent secours, cf la fin de
Igitur :
IV IL SE COUCHE AU TOMBEAU
Sur les cendres des astres, celles indivises de la famille, était le pauvre personnage, couché, après avoir bu la goutte de néant qui manque à la mer (la fiole vide, folie, tout ce qui reste du château ?), le néant parti, reste le château de la pureté.
En marge : ou les dés – hasard absorbé.
Le néant parti, reste le château de la pureté. Le
concept en pensée du néant c’est la réalité elle-même : le ce qui est, la
situation du monde comme il va, ce qui propose à la pensée son néant propre est
ce qui « suit son cours ».
Dès lors, comment faire partir le néant pour penser l’événement ? Il faut
instituer un écart radical entre ce qui « suit son cours » et l’événement pur pour qu’un réel advienne à
la pensée, sinon nous restons dans la gestion de la réalité, dans la
connaissance du néant. La château de la pureté mallarméen, c’est le il y a pur
dans la supposition de son caractère pensable. Pureté désigne la découpe idéale de l’événement face au
poids de la réalité comme néant massif. Par excès de présence, le néant
confronte la pensée à sa possibilité dans l’accès à l’être, qui requiert
l’élimination de l’encombrement que constitue le ou les savoir(s) sur le néant
des situations comme elles vont.
Revenons à Beckett pour mettre l’accent sur un point très
important : cet écrivain se partage entre 2 langues, ou plutôt se situe dans le partage de 2 langues,
puisqu’il écrit certaines de ses œuvres en anglais, puis les traduit en
français, ou le contraire. Ainsi, Watt, roman écrit en anglais en 1942, dans le Vaucluse, où
s’est réfugié le résistant à Roussillon, sera ensuite traduit en français. Mais
des œuvres écrites en français seront traduites dans la langue maternelle de
l’auteur, qui les distribue dans les 2 langues. Mais alors que Joyce, dont
Beckett fut le secrétaire, n’écrit pas Finnegans Wake en anglais (« je suis au bout de l’anglais » disait-il), mais en Joyce, pour Beckett
l’épreuve de la traduction joue comme plan d’épreuve de sa propre œuvre. Est-il
un écrivain anglais ou français ? En vérité, je pense que dans son cas
unique, il persiste un élément d’indécidabilité. Dans Watt, 2ème roman après Murphy (publié en anglais en 1938), Watt est l’employé
modèle d’un certain monsieur Knott (monsieur nœud, monsieur noué), lacé dan une
fonction insaisissable de domestique et dans un lieu où tout est absolument
réglé et ritualisé. Cependant, parfois quelque chose se passe, des incidents, dit Watt, dans la rumination desquels s’absorbe sa
pensée avec une certaine difficulté. Ainsi, par exemple, la survenue de Gall
père et fils, venus accorder le piano de Mr Knott.
En un sens, il ressemblait à tous les incidents dignes de remarque proposés à Watt pendant son séjour chez Mr Knott et dont un certain nombre seront rapportés ici tels quels, sans addition, ni soustraction, et en un sens, non. Il leur ressemblait en ce sens qu’il n’était pas fini, une fois révolu, mais continuait à dérouler, dans la tête de Watt, du début à la fin, sans cesse, les jeux complexes de ses lumières et ombres, le passage du silence à la rumeur et de la rumeur au silence, le calme avant le mouvement et le calme après, les accélérés et les ralentis, les approches et séparations, tous les détails changeants de sa marche et de son ordonnance, suivant l’irrévocable caprice qui en fit ce qu’il fut. Il leur ressemblait par sa promptitude à se faire un contenu purement plastique et à perdre peu à peu, dans le subtil processus de ses lumières, ses rumeurs, ses accents et ses rythmes, toute signification jusqu’à la plus littérale.
…
Car l’incident des Gall père et fils fut suivi par d’autres semblables, ie des incidents brillants de clarté formelle et au contenu impénétrable.
Page 85
…
Ce qui affligeait Watt dans cet incident des Gall père et fils, et dans des incidents du même ordre à venir, ce n’était pas tellement de ne pas savoir ce qui s’était passé, car il se moquait de ce qui s’était passé, que le fait que rien ne s’était passé, que la chose appelée rien s’était passée, avec la plus grande netteté formelle, et qu’elle continuait à se passer. Page 87
…
Mais, règle générale, il semble probable que la signification attribuée à cet ordre d’incidents par Watt, dans ses relations, était tantôt la signification originale perdue et puis recouvrée, et tantôt une signification dégagée, dans un délai plus ou moins long, et avec plus ou moins de mal, de l’originale absence de signification. Page 92.
…
Watt avait de plus en plus l’impression, à mesure que le temps passait, qu’à la maison de Mr Knott rien ne pouvait être ajouté, rien soustrait, mais que telle elle était alors, telle elle avait été au commencement, et telle elle resterait jusqu’à la fin, sous tous les rapports essentiels, et cela parce qu’ici à chaque instant toute présence significative et ici toute présence était significative, même si l’on ne pouvait pas dire de quoi, impliquait cette même présence à tout instant, ou une présence équivalente…
Et même quand, après avoir difficilement trouvé un
chien qui passe à heure fixe manger les restes des repas de Mr Knott (chien
extérieur à la maison du maître, point de fuite de la situation) - dévoration
des retes de la nourriture de Mr Knott à laquelle Watt est obligé
d’assister - même lorsqu’il s’y refuse et ne se prête pas à ce cérémonial,
rien ne se passe pour autant.
De ce refus de la part de Knott, pardon, de Watt, d’assister à l’absorption par le chien des restes de Mr Knott, on aurait pu craindre les plus graves conséquences, aussi bien pour Watt que pour la maison de Mr Knott […] Il ne s’abattit sur Watt nulle punition, nulle foudre. Page 137
L’ébrèchement de la situation est recouverte sous
l’interprétation.
Il n’en reste pas moins que dès les années 40 la
thématique de l’événement – « … des incidents brillants de clarté
formelle et au contenu impénétrable »
- se trouve présente chez Beckett[2]. Revenons
aux « incidents brillants de clarté formelle et au contenu impénétrable » pour établir ce qu’ils ont de commun avec
« le château de la pureté ».
La clarté formelle est l’analogue de la pureté mallarméenne. Beckett et
Mallarmé rompent avec une vision de l’événement englué dans la trame des
choses. Il n’y a d’événement que dans une idéalité séparatrice, un écart
inaugural entre l’événement et la situation est requis pour faire entrer en jeu
une fonction séparatrice : la fonction séparatrice du néant. Il y a donc
une problématique de l’effet de bord du néant, il faut qu’il soit distribué sur
un des bords de l’écart, mais différemment chez Beckett et Mallarmé.
Beckett : le néant se situe du côté de
l’événement lui-même, point de
nuit sur fond gris du jour. La situation est un mixte gris d’être et de néant.
D’où une inversion de l’image mallarméenne : être lavé de sa grisaille.
Chez Beckett, l’événement est néant.
Mallarmé : le néant se situe sur le bord
situationnel : l’être brille
du côté de l’événement, sur fond de nuit de la situation. L’image vectrice est
celle du ciel étoilé. Le néant est du côté de la réalité, et l’événement se
sépare de la réalité comme néant. Il est, lui, cet événement, la pureté du
rien, disjoint de tous les rapports de la réalité comme néant. Chez Mallarmé,
la situation, ie la réalité comme
néant, et /ou l’événement.
Ces 2 qualifications possibles à la base d’une pensée
de l’événement sont 2 thèses incompatibles.
Le pb du il y a pur est-il en soi un pb
artistique ? Il semble que la philosophie contemporaine délègue cette
question à l’art (Heidegger). De même, nous, nous pointons l’être de
l’événement en prélevant des opérateurs littéraires pour 2 raisons
principales :
- premièrement : nous devons nous munir
d’opérateurs d’isolement pour indiquer la pureté ou la clarté formelle, ie d’opérateurs qui procèdent à la rupture des liens.
L’art par excellence, poème et littérature, produit cette pureté formelle en
dehors de tout système de liaison, car une grande langue artistique est fondamentalement
une langue déliante, affûtée selon un tranchant apte à couper tous les liens.
Nous avons besoin d’une pensée de l’événement placée sous condition du
tranchant de la langue.
Mallarmé, cantique de St Jean (variantes étudiées dans
Davies, Les Noces d’Hérodiade).
Le soleil que sa halte
Surnaturelle exalte
Aussitôt redescend
Incandescent
Je sens comme aux vertèbres
S’éployer des ténèbres
Toutes dans un frisson
A l’unisson
Et ma tête surgie
Solitaire vigie
Dans les vols triomphaux
De cette faux
Comme rupture franche
Plutôt refoule ou tranche
Les anciens désaccords
Avec le corps
Qu’elle de jeûnes ivre
S’opiniâtre à suivre
En quelque bond hagard
Son pur regard
Là-haut où la froidure
Eternelle n’endure
Que vous le surpassiez
Tous ô glaciers
Mais selon un baptême
Illuminée au même
Principe qui m’élut
Penche un salut
La tête de St Jean devient le symbole du délié, qui
fait advenir la pureté. Le tranchant de la langue prend la forme du tranchant
de la lame.
- deuxièmement : nous avons besoin de distribuer
les effets de bords du néant en maintenant la clarté formelle.
Qu’est-ce qui peut donner clarté formelle au
rien ? Beckett
Qu’est-ce qui peut éprouver le néant de la
réalité ? Mallarmé
Il faut que la langue produise des effets de lacune, indique
en bordure des effets de néant. Dans le poème Prose (pour des Esseintes), le poète se promène en compagnie de sa sœur à
l’intérieur d’une île dans laquelle poussent des fleurs géantes. Et, soudain,
les fleurs, séparées de toute réalité florale, accèdent à une idéalité isolée,
qui masque le tombeau de la beauté. Le moment où il s’agit d’indiquer que les
fleurs « grandissaient trop pour nos raisons » est disjoint de la réalité florale elle-même.
Dans cette île « que l’air charge – de vue et non de visions », ie
où l’acte de voir a une telle intensité (notez le sens interchangé de vue et de
vision) qu’il est consubstantiel à la pensée, advient le moment où la langue
poétique institue l’effet de bord de néant : chacune des fleurs « d’un
lucide contour, lacune, qui des jardins la sépara » est prise dans une pellicule de néant, lacune,
lumineuse auréole, qui l’isole dans le pur il y a idéal. « lucide
contour », ie dans le même mouvement nous est donné par un montage
de langue singulier la clarté formelle (lucide) et un effet de bord de néant
(contour). La pensée de l’événement a besoin d’une langue singulière
pour :
La vertu séparatrice du tranchant de la langue
L’effet d’auréole, ie la mise en lacune de la chose séparée, isolée par une
brillance qui la détache de tout ce qui n’est pas elle. l’effet d’auréole est
l’élément primordial de la pensée de l’événement, mais tout le pb sera,
dirais-je, d’auréoler l’événement sans le sanctifier, éviter la sanctification
de l’événement, ie le moment où
l’on veut penser l’événement dans son plein contour, autrement dit penser le
lucide contour sans lacune. Points que nous reprendrons plus en détail au
prochain cours.
Les 4 attributs de l’événement le distribuent sous la
modalité de 4 effets :
- l’effet de pureté (Mallarmé) et de clarté formelle (Beckett), qui
l’atteste dans sa ponctualité disjointe.
- l’effet de bord du néant (la réalité est néant : Mallarmé, ou l’événement
lui-même est néant : Beckett).
- l’effet d’auréole, conjonction des 2 premiers effets, qui circonscrit
et indique dans le vide la brillance de l’événement.
- l’effet d’évanouissement, ie
l’apparition auréolée de l’événement, qui s’accomplit dans sa disparition,
s’éclipse dans la brillance transitoire du vide.
Prenant de notre point de vue une des caractéristiques
de la philosophie contemporaine, nous nous sommes lancés dans une tentative
pour penser le pur il arrive, pointer l’événement pur et non pas du tout sa
structure. Prenant notre appui sur Beckett et Mallarmé, nous avons cerné 3 attributs
de l’événement pur :
L’événement accède à son être dans une séparation avec
la situation qui le soustrait à tout lien, le délie de toute référence structurelle
et, ainsi rendu indifférent à la relation, l’isole en un point de pureté.
Mais si l’événement est totalement séparé de la
réalité, il n’y a rien entre cet événement et la réalité, aucune médiation
hegelienne ne peut jouer comme relève entre l’événement et la situation. Le
néant se distribue sur les 2 bords d’un écart intervallaire :
- du point de la liberté : Mallarmé :
« le néant parti, reste le château de la pureté », autrement dit, le néant de la situation est la
réalité qui n’est rien.
- du point de la clarté formelle (Beckett) :
« … que le fait que rien ne s’était passé, avec la plus grande netteté
formelle, et qu’elle continuait à se passer… ». ie du point de
la situation ou de la réalité structurelle, l’événement n’est rien. Clarté
formelle est un attribut du néant.
pour rendre compossible ces 2 thèses incompatibles,
l’événement pur ne s’avère pensable qu’auréolé. De nouveau Mallarmé nous guide
dans Prose (pour des
Esseintes). Les fleurs
« telles, immenses, que chacune
ordinairement se para
d’un lucide contour, lacune
qui des jardins la sépara »
sont séparées de leur réalité florale et jardinière,
chacune, par une lacune au contour lucide, autrement dit on assiste à une
séparation de l’événement qui, à la fois, l’isole comme pur il y a et institue
le bord de néant qui l’entoure. L’événement est la brillance d’un vide :
très exactement une auréole, dont rien ne supporte la substance et qui,
brillance vide, n’a aucune subsistance : quelque chose se produit dans la
fulguration de l’éclair, seule figure à pouvoir transiter dans le vide.
« Victorieusement fui le suicide beau
Tison de gloire, sang par écume, or, tempête !
O rire si là-bas une pourpre s’apprête
A ne tendre royal que mon absent tombeau »
C’est, ici, le suicide beau du Soleil, métaphore
radical du soleil couchant en tant qu’il brille dans sa disparition. Mais
l’évanouissement du soleil n’est pas l’amorce d’une procédure négative, mais une
procédure anti-sanctifiante, qui sauve la pensée en éclipse de l’événement pur.
Mallarmé préserve la chance de la pensée de l’événement en parant à la
sanctification.
dans ce texte extrait de Mal vu, mal dit, sur lequel
nous reviendrons plus tard. Et où un bruit à peine disparu sitôt que renouvelé
s’éteint dans un « croulement languide ».
« Pendant l’inspection soudain un bruit. Faisant sans que celle-là s’interrompe que l’esprit se réveille. Comment l’expliquer ? Et sans aller jusque là comment le dire ? Loin en arrière de l’œil la quête s’engage. Pendant que l’événement pâlit. Quel qu’il fut. Mais voilà qu’à la rescousse soudain il se renouvelle. Du coup le nom commun peu commun de croulement. Renforcé peu après sinon affaibli par l’inusuel languide. Un croulement languide. Deux. Loin de l’œil tout à sa torture toujours une lueur d’espoir. Par la grâce de ces modestes débuts ».
L’effet d’auréole indique que l’événement est la venue
– à la lumière d’un rien séparateur. Cette advenue du vide comme tel est,
proprement, la fonction ontologique de l’événement. Mais cet effet l’expose au
péril d’une sanctification, ie à
l’idée d’une auréole éternelle telle qu’elle maintiendrait le vide dans sa
lumière sur un mode qui refuserait la dimension de passé, d’évanouissement ou
d’éclipse de l’événement, dimension absolument requise pour le penser. La
sanctification est une sédentarisation de la clarté formelle du vide. La venue
à la lumière du vide se change en plénitude présente de la lumière, qui affecte
et infecte le vide. La sanctification rêve d’une installation du vide en
situation avec comme alibi que la clarté formelle du vide ne s’éteigne jamais.
Au contraire, on n’évitera la sanctification de
l’événement que si l’on tient ferme sur le fait que ce qui brille de clarté
formelle – « puéril triomphe » ou « croulement languide » -
ne brille que pour s’éteindre, autrement dit, que l’effet d’évanouissement ou
d’éclipse est une dimension nécessairement requise à la pensée de l’événement
Ainsi, la saisie de l’événement dans son quadruple
effet requiert la langue littéraire qui, détenant cet effet quadruple, s’impose
d’elle-même :
- l’effet de pureté engage le tranchant de la langue
capable de couper les liens, de trancher dans le vif de la relation.
- l’effet de bord du néant engage la langue sommée de
prononcer l’intervalle, ie le rien
de la réalité, une langue capable de décider son référent, de le creuser, de se
soustraire à sa plénitude.
Remarque : ces 2 effets de la langue sont des effets non spontanés, en
rupture avec les opinions courantes comme avec son destin commercial ou de communication.
- l’effet d’auréole requiert une langue qui soit
capable d’établir la brillance du vide, ie de surimposer un effet de lumière à une vacuité.
- l’effet d’évanouissement requiert une langue qui
puisse établir la disparition, l’éclipse de cet effet de brillance, y compris
sa propre disparition comme langue quand elle tend vers la sacralisation.
Remarque : l’opération fondamentale de l’art moderne n’est pas laïque,
mais elle vise à la désacralisation du monde. L’acte poétique moderne est plus
essentiellement ordonné à la production d’une brillance du vide qu’à la venue
en présence de la lumière ou de la grâce.
Muni de ce quadruple opérateur de langue, on obtient
le pointage de l’événement, qui résulte de la production d’une auréole
évanouissante. Mais que pointe exactement cette machination complexe de la langue ?
Elle pointe l’écart entre la situation ou la réalité et un pur supplément
délié, auréolé, disparaissant. Dans cet écart, ou s’instruit l’événement
détaché de la réalité ? S’ouvre-t-il un accès possible à une véritable
pensée de son être ? Pas encore. Nous savons seulement que le vide advient
à son point de lumière (Mallarmé) ou à son point d’ombre (Beckett), mais sous
ce montage langagier, rien n’est effectivement pensé de l’événement pur, mais
seulement l’éventualité précaire du lieu de sa pensée, qui est cet écart même.
Peut-être avons-nous l’ouverture en éclipse de la possibilité d’une vérité,
mais pas une vérité au regard de cet écart puis dans l’éclipse de son auréole.
Cette brèche scintillante n’ouvre pas encore à la pensée de l’événement pur, pour
y parvenir vraiment, il va falloir fixer ce lieu précaire, sinon il n’y aura eu
que le pur effet d’un point en éclipse, ie une ouverture sans ouvert, dirait
Heidegger, ou un écart qui n’écarte pas. Sans fixation en lui-même du bref
éclat du vide, nous ne pouvons pas avérer l’éclipse événementielle. Il faut,
sans interrompre la passe événementielle, sans que nous nous engagions dans la
voie de la sanctification en faisant de l’auréole lacunaire un être plein, il
faut qu’advienne un nom, une nomination qui fixe la « brillance
formelle » de l’événement au
« contenu impénétrable ».
Remarque : rappelons-nous avant d’aller plus loin que, de Mallarmé à
Lacan, de manière ultime, la nomination nécessaire à la fixation de l’être du
pur il y a peut seulement respecter le néant sans être tiré du vide de la
situation (Théorie du Sujet,
chapitre II, le sujet sous les signifiants de l’exception, pp69-128).
Après ce repérage de 4 effets événementiels, nous
tirons deux opérations qui qualifient l’événement pur :
- la venue à la lumière du vide
- une nomination qui en préserve la disparition.
Mais quelles nominations pour nous orienter dans la
pensée de l’événement ? Je ferai là-dessus 3 hypothèses majeures :
Il ne s’agit pas d’un nihilisme sceptique, mais
spécifique en un sens précis : il n’y a pas de pensée de l’événement. A
supposer que l’événement ait eu lieu, il a disparu sans trace, puisque rien n’a
pu en fixer l’occurrence. On ne pourra jamais identifier ces éventuels effets,
pas même dire qu’il est sans effet. L’événement a eu lieu hors de nous, à notre
insu. Le héros de l’innommable de Beckett veut compulsivement identifier
l’événement sous l’hypothèse de ce qui est innommable : « déplorable
manie, dès qu’il se produit quelque chose, de vouloir savoir quoi ». Mais, même si pour le héros de Beckett
l’événement reste non identifiable, sous l’hypothèse nihiliste, l’événement a
peut-être eu lieu…, on peut être hanté par un événement fantomatique, sans
identité, comme le sont les personnages de Henry James dans la Bête de la
Jungle ou dans le Banc de
la Désolation. Une telle
situation est une situation de vrai malheur. Le malheur sans recours a pour
formule : il se pourrait bien que ça ait eu lieu.
L’hypothèse nihiliste renvoie à l’orientation de
pensée constructiviste ou nominaliste pour qui il existe un nom pour tout ce
qui est constructible dans la langue. Si le nom surnuméraire reste introuvable,
alors il n’existe pas de pensée de l’événement. La question de savoir si
l’événement a eu lieu passe au régime du : ça a peut-être eu lieu…,
puisque l’événement a disparu dans l’effet d’évanouissement, sans qu’aucune
supplémentation nominale en laisse trace. L’hypothèse nihiliste recolle l’accès
à l’être dans la figure du malheur, dont la formule s’énonce en ces
termes : le malheur c’est l’événement forclos ressuscitant dans la figure
de sa hantise fantomatique.
A chaque fois il y a un nom unique, le nom convenable
de la nomination, toujours le même, pour fixer la brillance du vide. Par
exemple : Révolution, nom invariant pour toute césure historico-politique,
amour, nom invariant pour nommer tout amour, Dieu, nom invariant pour désigner
toute révélation transcendante. En tout cas, 3 noms ayant fonctionné comme
brillance nominale unique de toute brillance du vide.
L’hypothèse ontologique renvoie à l’orientation de
pensée transcendante : un nom suprême distribuable sur l’événementialité
comme telle fait de l’événement l’attestation de la générosité de l’être. Un
philosophème : un nom propre, soutient la fixation de toute
événementialité pure. Un nom, lui-même indicible, soutient toutes les fixations
de la brillance du vide, un indicible prodigue les événementialités pures
(Malraux : « l’art c’est la monnaie de l’absolu »). Sous cette hypothèse du nom unique, le
philosophème le plus philosophique, c’est le nom de l’être lui-même dans
l’écart de l’étant. L’être atteste en nomination la brillance en éclipse du
vide, l’être, ie le ce qui arrive en tant qu’il arrive, serait issu de l’effet
de grâce. L’artiste ou l’amoureux est touché par la grâce. Ou d’une manière
quasi janséniste : qu’importe ce qui arrive aux personnages du Journal
d’un Curé de Campagne de Bernanos
puisqu’à la fin des fins tout est grâce. Un seul nom trouve son fond ultime
dans l’événement lui-même chapeauté par la grâce.
Mais je voudrais appuyer cette hypothèse ontologique
sur les analyses d’un livre qui vient de paraître : l’Expérience de
la Liberté, d’autant que son
auteur, Jean-Luc Nancy, a la gentillesse de faire référence à mon livre l’Etre
et l’Evénement, en croyant y voir une thèse sur la liberté de l’être proche de
la sienne. Jean-Luc Nancy déploie une pensée de la liberté, qui désigne
l’événement dans les métaphores de la générosité, du don et de l’offrande. Or,
si l’événement se laisse penser dans le registre de la surabondance comme
pourvoiement et don, alors il est prodigué dans la prodigalité de l’être.
Autrement dit, la multiplicité apparente de la générosité de l’être :
« … un espace est offert dans l’espacement, chaque fois, n’a lieu que
par la décision. Mais il n’y a pas « la » décision. Il y a, chaque
fois, la mienne (une mienne singulière) – la tienne, la sienne, la nôtre. Et
c’est cela, la générosité de l’être »
est reployée sous le nom
unique : générosité divine ou dialectique de la grâce. L’effort pour
penser la liberté et l’événement se tient dans l’espace de l’un et de la
nomination, et Jean-Luc Nancy retrouve le lexique de la grâce, parce que, comme
son maître Heidegger, il admet la générosité de l’être. D’ailleurs, la
conception ultime du « es gibt »
hedeggerien est proxime d’un geste sacré.
Elle donne la liberté, ou elle l’offre. Car le don n’est
jamais purement et simplement donné. Il ne s’évanouit pas dans la remise du don
– ou du « présent ». Le don est précisément ce dont le
« présent », et la présentation, ne se perd pas dans une présence
achevée. Le don est ce qui survient à la présence de son « présent ».
Aussi se garde-t-il, dans cette sur-venue et dans sa surprise de son, comme
don, comme donation du son. C’est en quoi il est offrande, ou retrait du don
dans le don lui-même ; retrait de son être-présent, et retenu de sa
surprise. Il ne s’agit pas là de l’économie du don où le don se revient à
lui-même comme bénéfice et comme maîtrise du donateur. Il s’agit au contraire
de ce qui fait le don comme tel : offrande qui ne peut revenir à personne,
car elle reste en soi la libre offrande qu’elle est (ce pourquoi, par exemple,
on ne donne pas à un tiers le don qu’on a soi-même reçu, sous peine de
l’annuler en tant que don). Il faut garder le présent singulier dans lequel le
don comme tel est gardé, ie offert : il est présenté, il est mis à libre
disposition, mais il est librement retenu au bord de la libre acceptation du
donataire. L’offrance fait le prix inestimable du don. La générosité de l’être
n’offre rien d’autre que l’existence, et l’offrande, comme telle, en est gardée
dans la liberté. Ce qui veut dire : un espace est offert, dont
l’espacement, chaque fois, n’a lieu que par la décision. Mais il n’y a pas la
décision. Il y a, chaque fois, la mienne (une mienne singulière) – la tienne,
la sienne, la nôtre. Et c’est cela, la générosité de l’être. Décision,
désert, offrande, §13.
De même, le Beckett de Malone meurt :
les formes sont variées où l’immuable se soulage d’être sans forme (page 38)
… j’en ai assez, car il était simple, sans se pencher un seul instant sur ce dont il avait assez, ni le comparer à ce dont il avait eu assez avant de le perdre, et dont il aurait eu assez à nouveau, quand il l’aurait à nouveau, ni se douter que ce dont l’excès se fait si souvent sentir, et qui s’honore d’appellations si diverses, n’est peut-être en réalité qu’un (page 172).
La variété des clartés formelles est proprement ce qui
prodigue le sans forme immuable et l’apparence diversité des nominations est
subsumable sous un excès unique : telle est l’hypothèse de la grâce et de
la générosité de l’être.
En conclusion, pour cette 2nde hypothèse,
si l’événement est surabondance, prodigalité, don, il se laisse penser sous une
dialectique de la grâce de l’être. Et si l’événement atteste l’être alors il
est légitimement sanctifiable : nous devons et nous pouvons le sanctifier
ie le fixer dans son être. Ainsi, sous cette hypothèse de la prodigalité
inépuisable du nom unique : l’être, pensé au travers de l’excès sur soi
comme événement-donation à chaque fois singulier, on risque à tout moment de se
trouver reconduit à la pensée de l’être comme grâce de l’être, et donc de ne
pas parer à la sanctification, en dessinant, non dans le propos explicite, mais
dans ses csq et ses effets, une sacralisation ontologique, qui passe par une
pensée de l’événement. On sacralise l’être, non pas en sacralisant le ce qui
est en tant qu’il est : sacralisation ontique, mais par sanctification de
ce qui arrive en tant que don, ie la grâce de l’être.
Or, la 3ème hypothèse, que nous suivons ici, pose qu’il y a à chaque
fois une nomination singulière de la pure supplémentation événementielle dans
l’écart, dans l’éclipse de l’être.
Cette 3ème hypothèse, que nous traiterons les fois prochaines,
renvoie à l’orientation de pensée générique, qui soutient que toute vérité
singulière procède d’une supplémentation événementielle.
Nous en sommes arrivés au point où « l’effet
de clarté formelle », ie la venue à la lumière du vide, qui isole le pur il y a
événementiel, doit être retenue par une nomination sous peine de voir cette
brillance transitoire du vide retourner à son « contenu impénétrable ». Pour que l’événement ouvre à une pensée, il
faut poser la question de son nom. Seul le nom respecte l’évanouissement, ie détient l’événement dans son manque, tout en
inscrivant son avoir eu lieu. L’évanouissement événementiel supplémenté par un
nom singulier ouvre à une pensée qui pare à la sanctification, car l’événement
n’est plus sanctifié sous le nom unique de l’être, mais sauvé dans son nom, qui
trace son avoir eu lieu.
L’ouverture – condition événementielle pour qu’une
vérité s’engage – est une brillance du vide séparée et disparaissante sous la
garde d’un nom surnuméraire. C’est un événement ponctuel à chaque fois retenu
par une nomination soustraite à l’effectuation d’un nom propre de l’un,
autrement dit la reconnaissance intégrale d’une pluralité nominale possible
détient l’occurrence du multiple événementiel. Une telle nomination ne procède
pas de la réalité situationnelle, sinon entre la situation et l’événement il y
aurait un raccord, une anticipation nominale en réserve de celui-ci : une
trace anticipante de l’événement qui, dans la réalité, serait la virtualité de
son nom. Nous restaurerions la dialectique de Hegel, dont la puissance du
négatif détient 2 marques pour le vide. Il va donc falloir que le nom soit
tiré du vide lui-même, procède de l’écart, de la disjonction comme telle, qu’à
chaque fois une nomination singulière soit tirée de ce vide singulier que tel
événement singulier crée entre lui et la réalité. Dans le vocabulaire
mallarméen, de cette lucide lacune entre l’événement et la situation, il va
falloir, de rien, forger un vocable neuf non pré-donné dans la langue. C’est
donc dans la singularité absolue de la lacune de ce vide en tant qu’il est le
néant de l’être propre de l’événement, du pur il y a, que le nom doit être
tiré.
Remarque : ne côtoyons-nous pas de très près les théologies
négatives ? Non, car le nom obtenu dans la démarche apophantique par l’un
suprême par soustraction de tous les noms qui conviennent à la réalité, c’est
l’unique nom du vide.
Sous cette condition stricte et nécessaire :
tirer de la singularité d’un vide un nom singulier, nous sommes amenés à nous
poser 3 types de questions :
1° par rapport à la pensée classique pour laquelle
le néant n’a pas de propriétés, quelles sont les propriétés qui singularisent
ce vide ?
2° que signifie trouver un nom d’un vide supposé
singularisé ?
3° quels sont les effets produits dans la situation
par le surgissement de ce nom tiré du vide, qui n’appartenait pas à la
situation ?
Reprenons Beckett comme vecteur de ces investigations,
et revenons à Watt, roman
philosophique explicite, à un moment où Watt, assis au soleil, ressent physiquement
que quelque chose se passe : un glissement. « des millions de
petites choses s’en allant toutes ensemble de leur vieille place dans une
nouvelle tout à côté, et sournoisement, comme si c’était défendu ». Mais il ressent ce changement comme quelque chose
qui ex-siste à la présence, donc qui défaille à la présence, et il s’avère
incapable de savoir « en quoi consistait le changement ».
C’est ce genre de glissement que je ressentis, ce mardi après-midi, des millions de petites choses s’en allant toutes ensemble de leur vieille place dans une nouvelle tout à côté, et sournoisement, comme si c’était défendu. Et je ne doute pas d’avoir été le seul vivant à s’en apercevoir. De là à conclure que l’incident fut interne serait téméraire, à mon avis. Car mon – comment dire ? – mon système personnel était si distendu à l’époque dont je parle que distinguer entre ce qui était au-dedans de l ui et ce qui était au dehors de lui n’était point facile. Tout ce qui se passait se passait au-dedans de lui et en même temps tout ce qui se passait se passait au-dehors de lui. J’espère que c’est net. Je ne vis, inutile d’ajouter, ni n’entendis la chose arriver, mais je la perçus d’une perception si physique qu’en comparaison les impressions d’un enterré vif à Lisbonne, à l’heure de gloire de Lisbonne, semblent une froide et artificielle construction de l’entendement. Page 48
De cette étrange méditation de Watt sur des questions
énergétiques, je tire 3 choses :
1° un doute sur la présence : ce n’est pas parce que quelque chose se
présente qu’il est dans la présence. Une authentique présence, c’est celle d’un
inexistant : toute présence est présence de ce qui n’existe pas. Pour
Watt, quelque chose est en présence, mais il lui est impossible de savoir quoi.
2° si présence il y a, elle est intervallaire, attestée par un dehors, dedans, entre (Watt :
« tout ce qui se passait se passait au-dedans de lui [mon système
personnel] et en même temps tout ce qui se passait se passait au dehors de lui »), donc attestée par un écart lié à la présence
entre.
3°
cependant, cette présence entre n’est pas une illusion : il y a de l’inexistant qui s’ouvre à la
présence, mais c’est tout ce qu’on peut en savoir. La présence de l’inexistant ne
se laisse déterminer que comme non illusion quant à la présence.
De cette présence donc je ne dirai que ceci, sans chercher à savoir d’où elle est venue, où elle est partie, qu’à mon avis elle n’était pas une illusion, tant qu’elle dura, cette présence dehors, cette présence dedans, cette présence entre, de ce qui n’existait pas. Ceci dit, qu’on me les coupe si j’arrive à comprendre ce qu’elle pouvait bien être d’autre. Page 51.
Et lorsque Watt examiner l’hypothèse onto-théologique
qu’il fait sur son maître, mr Knott, ie Mr Nœud, puisque en anglais (le roman fut écrit en anglais) nœud
s’orthographie Knot, il constate que son maître, qu’on peut assimiler à Dieu,
puisque : « de la nature de Mr Knott en particulier il [Watt]
continuait de tout ignorer » (page
240) et quand, par accident, il le rencontre, il ne l’entrevoie « … pas
clairement, mais comme dans une glace, une glace sans tain, une fenêtre à l’est
le matin, une fenêtre à l’ouest le soir »
(page 176). Sur ce Dieu noué qui, de plus, ajoute Beckett, ne sait rien de
lui-même, Watt fait seulement 2 hypothèses : l’une « non dépourvue
d’intérêt », l’autre « pas
entièrement gratuite »,
desquelles on peut seulement conclure que Mr Knott ne se laisse déterminer que
comme une non illusion quant à la présence.
Car sauf, primo, d’être sans besoin et, secundo, d’un témoin de son absence de besoin, Monsieur Knott n’avait besoin de rien, pour autant que Watt pût en juger. S’il mangeait, et il mangeait copieusement ; s’il buvait, et il buvait abondamment ; s’il dormait, et il dormait profondément ; s’il faisait autre chose, et il faisait autre chose régulièrement, ce n’était pas par besoin de nourriture, ou de boisson, ou de sommeil, ou d’autre chose, non, mais par besoin d’être sans besoin, à tout jamais, sans besoin, de nourriture, de boisson, de sommeil et d’autre chose. Ce fut là, de la part de Watt, sur le compte de Monsieur Knott, la 1ère conjecture, non dépourvue d’intérêt. Et Monsieur Knott n’ayant besoin de rien sinon, primo, d’être sans besoin, et , secundo, d’un témoin de son absence de besoin, sur lui-même ne savait rien. D’où son besoin d’un témoin, non pas aux fins de savoir, non, mais aux fins de ne pas cesser. Ce fut là, sur le compte de Monsieur Knott, de la part de Watt, la seconde et dernière hypothèse pas entièrement gratuite. Page 244.
Revenons maintenant à la spécificité d’un de ces
« incidents brillants de clarté formelle » : la survenue des accordeurs de piano,
Gall père et fils, aux activités excentriques par rapport à l’ordre qui règne
dans la maison de Mr Knott et qui laisse Watt embarrassé quant à leur
interprétation :
Au bout d’un moment, Watt retourna à la salle de musique, avec un plateau de rafraîchissements. Ce n’était pas Gall le père, mais Gall le fils, qui accordait le piano, à la grande surprise de Watt. Gall le père se tenait debout tout seul au milieu de la pièce, occupé qui sait à écouter. Watt n’en conclut pas que Gall le fils était le véritable accordeur, et Gall le père tout simplement un pauvre vieil aveugle engagé pour la circonstance, non. Mais il en conclut plutôt que Gall le père, sentant sa fin proche et désirant passer le flambeau à son fils, se dépêchait de mettre les dernières touches à une initiation hâtive, avant qu’il soit trop tard.
Pendant que tout autour de lui Watt cherchait des yeux un endroit où poser son plateau, Gall le fils mit un terme à son travail. Il rassembla le coffre de l’instrument, rangea ses outils dans leur sac et se releva. Les souries sont revenues, dit-il. Le père ne dit rien. Watt se demanda s’il avait entendu. Il reste neuf étouffoirs, dit le fils, et autant de marteaux. Pas correspondants, j’espère, dit le fils. Le père garda le silence. Les cordes sont en loque, dit le fils. Le père gardait toujours le silence. Le piano est foutu, dit le fils, à mon avis. L’accordeur aussi, dit le père. Le pianiste aussi, dit le fils. Ce fut peut-être l’incident le plus marquant des débuts de Watt chez Mr Knott. En un sens il ressemblait à tous les incidents dignes de remarque proposés à Watt pendant son séjour chez Mr Knott et dont un certain nombre seront rapportés ici, tels quels, sans addition ni soustraction, et un sens non. Il leur ressemblait en ce qu’il n’était pas fini, une fois révolu, mais continuait à dérouler, dans la tête de Watt, du début à la fin, sans cesse, les jeux complexes de ses lumières et ombres, le passage du silence à la rumeur et de la rumeur au silence, le calme avant le mouvement et le calme après, les accélérés et les ralentis, les approches et séparations, tous les détails changeants de sa marche et de son ordonnance, suivant l’irrévocable caprice qui en fit ce qu’il fut. Il leur ressemblait par sa promptitude à se faire un contenu purement plastique et à perdre peu à peu, dans le subtil processus de ses lumières, ses rumeurs, ses accents et ses rythmes, toute signification jusqu’à la plus littérale (pages 83-84).
De fait, ce qui ressemble aux autres incidentes dans
celui-là, c’est la rapide perte de signification, qui se dissipe dans
l’incident lui-même (cf le dialogue entre le père et le fils Gall page 44 AT),
plus exactement dans sa résonance. Dans le jeu de lumière et d’ombre qui
entoure l’événement, celui-ci perd toute signification « jusqu’à la plus
littérale ». L’événement s’évanouit en lui-même dans sa lumière et dans
son ombre. Cependant, dans Watt, la problématique événementielle de
« l’incident brillant de clarté formelle » este tenue dans l’espace
herméneutique. A partir de l’engloutissement de la signification originale dans
l’événement lui-même, on peut faire 3 interprétations :
Mais, règle générale, il semble probable que la signification attribuée à cet ordre d’incidents par Watt, dans ses relations, était tantôt la signification originale perdue et puis recouvrée, et tantôt une signification tout autre que la signification originale, et tantôt une signification dégagée, dans un délai plus ou moins long, et avec plus ou moins de mal, de l’originale absence de signification (page 92).
Dans ce cas, l’événement n’était que la perte
provisoire d’une signification acquise dans la réalité de la situation et dont
la perte momentanée a fait passer par un événement ou en a donné l’illusion.
Dans la supposition qu’une signification originale existait, rien n’a eu lieu
que la signification, qui, recouvrée, annule que l’incident brillant de clarté
formelle ait été de l’ordre événementiel. On ne confondra pas une nomination
événementielle qui ouvre une temporalité avec la perte provisoire d’une banale
signification.
Dans ce cas, l’hypothèse substitutive rend indécidable
l’événement, puisque nous avons affaire à un 2 indifférent de substitution en
bouchant le caractère introuvable du nom par un nom arbitraire. L’hypothèse de
nom introuvable se réduit à une pure et simple objection nominale.
Dans ce cas, la signification originale équivaut à une
absence de signification dont on va dégager une autre signification. L’incident
est séparé de la situation par un vide sans signification et de cette absence
de sens on dégage par un labeur plus ou moins long une signification de « l’originale
absence de signification ». Or,
si le vide est absence de sens, il se trouve nécessairement raccordé à une
signification : l’absence originale de signification traite l’incident
comme une chose qui prend sens. Mais, du fait même que le vide reste spécifié
par le sens, il se produit une altération de la question de la nomination
singulière, notre 3ème hypothèse, précisément parce que le travail,
qui dégage l’autre signification, n’atteste pas le vide comme vide, mais se
situe dans le réseau de la découverte des significations.
Dans Watt, Beckett distingue bien le registre des incidents du registre de la
présence, et dans cette 3ème interprétation on voit poindre la
question du vide ou de l’absence, mais entravée, engluée dans un dispositif
herméneutique. Watt est le héros de la signification, qui se débat avec son
suspens. L’événement se tient au suspens de la signification, d’où le besoin
d’un geste herméneutique. Comme le dit Beckett : « la
signification attribuée à cet ordre d’incidents par Watt… » adjoint un sens à l’incident qui est. Cette
attribution signifiante à l’événement, dont la procédure est l’interprétation,
ouvre à une pensée de l’événement de type herméneutique. Dans Watt, l’être de l’événement supporte une signification ou
son absence : il y a, il n’y a pas, il n’a jamais eu de signification.
Exposé dans la figure de l’objectivité, l’événement se propose comme objet dans
le temps. Seule la signification, en suspens du cours du temps, se constituera
par un geste interprétatif différé : « dans un délai plus ou moins
long, et avec plus ou moins de mal »
dit Beckett. Si, dans un 1er temps, l’incident est soustrait au
réseau des significations, la rétroaction interprétante réintroduit
l’exposition objective dans le réseau, et ainsi l’événement exposé dans le
temps rentre dans la réalité au régime des significations. En d’autres
termes : l’événement est un indice symptômal, ie une interruption de
l’objectivité signifiante située dans le temps de la réalité. L’événement est
une objectivité temporelle = X provisoirement soustraite à la signification,
que l’interprétation raccorde au réseau des significations, dont il s’était
délié. L’événement s’expose dans l’objectivité temporelle en faisant l’objet
d’une expérience, et l’interprétation avère rétroactivement un geste réparateur
du discord expérimenté entre l’objectivité et la signification. Watt est
proprement en position d’interprète par rapport aux « incidents
brillants de clarté et au contenu impénétrable », dont il cherche difficilement à réparer,
raccorder l’objectivité et l’absence de signification, ie à combler l’indice symptômal. L’événement s’expose
temporellement en tant qu’il interrompt le régime de la réalité signifiante, et
dans l’après-coup de cette interruption, l’interprétation répare par un geste
thérapeutique. Toute herméneutique, bonne ou mauvaise, consolide, répare, une
signification ébranlée par un indice symptômal, ie par un événement soudain soustrait au réseau des
significations. Toute herméneutique est aussi une thérapeutique.
Conclusion : mais même sous cette 3ème interprétation, l’œuvre
beckettienne se tient encore aux limites de la signification.
Cependant, je soutiens qu’à partir du début des années
60, Beckett opère un tournant et passe de la pbtique de la signification à
celle de la nomination.
Beckett abandonne une problématique du langage constituée
autour du rapport ou du non rapport entre le cogito et la prise du cogito dans
la langue, pour décrire l’altérité de la langue et retourner au sujet. Le texte
pivot de ce tournant est Comment c’est.
Je vous cite le 1er § et le dernier :
« comment c’était, je cite
avant Pim avec Pim après Pim, c’est 3 parties je le dis comme je l’entends ». page 9. « bon bon fin de la 3ème
partie et denière voilà comment c’était fin de la citation après Pim comment
c’est ». page 227.
L’hypothèse rampante de cette œuvre est la
suivante : le texte considère que ce qu’il dit est une citation : il
cite son texte extirpé du ressassement du cogito comme s’il était le texte d’un
autre. Avant 1961, date de la parution de Comment c’est, la démarche de Beckett est à rapprocher de celle de
Lacan, voire de Husserl. Beckett met la langue à la question pour savoir si
elle constitue la preuve de l’existence de l’autre, si la prise de la langue
revient ou pas à une réquisition par l’autre. Y a-t-il de l’autre ou pas ?
Qu’est-ce que la prise de la langue laisse subsister de la certitude du
cogito ? L’Innommable
(3ème partie de la trilogie Molloy, Malone meurt, l’Innommable) traite strictement du cogito pur et de la langue
pour aboutir à une impasse. D’où, après l’Innommable, suivent Textes pour rien, ie des
textes qui ne servent à rien pour nous déloger de l’impasse. A partir de 1961,
Beckett cherche la passe de l’impasse à partir d’une autre question : la
pbtique du sujet s’excentre par rapport au cogito dans un mouvement
d’ontologisation, qui déploie tout un corps de suppositions cosmologiques quant
à l’être, et implique une situation altérée dans laquelle le langage est
d’emblé interrogé dans la trame de l’autre. Dans cette 2ème période,
on assiste à une ontologisation de la question du sujet ainsi inversée :
la langue dans la trame de l’autre médite sur ce qui peut être dit du sujet.
Soumise au retournement du point de l’autre, la langue change par nécessité
esthétique. D’une langue romanesque qui ressassait le cogito, on passe à une
langue tendue vers le poème, qui, parce qu’elle suppose l’autre dans la trame
de la langue, s’inscrit plus dans des figures descriptives que narratives. Dans Comment c’est, Beckett abandonne le je dis, et opte pour le je cite, qui extériorise la langue, la détrempe dans
l’altérité de l’autre, puis le texte, qui considère que ce qu’il dit est une
citation, fait retour sur le citateur et interroge le sujet, dont Comment
c’est dégage 4 figures déjà
introductrices à la question de l’amour chez Beckett[3].
Pour conclure ce cours, je dirai que la 1ère
partie de l’œuvre de Beckett se situe aux limites de la signification, alors
que dans la 2ème partie de son œuvre il s’installe dans la pbtique
de la citation, ie pose et se pose
la question de la nomination de l’événement. Il n’y a plus de sujet du dire du
nom de l’événement, sinon on pourrait assigner l’origine de ce nom. Beckett
distingue le registre du dire du registre du citer. Le nom de l’événement ne
peut jamais qu’être cité, car, tiré du vide, il n’y a rien d’autre en situation
que le nom lui-même, citation du vide, dont il sort. Et même si, dans cette 2ème
partie de l’œuvre, on retourne, quant au sujet, au solipsisme, c’est une
hypothèse terminale.
Elle peut être pessimiste comme dans Compagnie : « … la fable d’un autre avec toi dans
le noir. La fable de toi fabulant d’un autre avec toi dans le noir. Et comme
quoi mieux vaut tout compte fait peine perdue et toi tel que toujours. Seul » (page 87-88).
Mais elle peut être optimiste, comme dans Mal vu Mal dit,
ie en tout cas, bien cité, dans ce
texte où il s’agit d’une vieille femme entre la vie et la mort, car l’examen de
la question de la vérité, la possibilité qu’il y ait une pensée de l’événement,
doit se faire hors juridiction, indépendamment de la vie et de la mort, texte
dont, pour fini aujourd’hui, je vous lis le début et la fin :
Début du texte
De sa couche elle voit se lever Vénus. Encore. De sa couche par temps clair elle voit se lever Vénus suivie du soleil. Elle en veut alors au principe de toute vie. Encore. Le soir par temps clair elle jouit de sa revanche. A Vénus. Devant l’autre fenêtre. Assise raide sur sa vieille chaise elle guette la radieuse. Sa vieille chaise en sapin à barreaux et sans bras. Elle émerge des derniers rayons et de plus en plus brillante décline et s’abîme à son tour. Vénus. Encore. Droite et raide elle reste là dans l’ombre croissante. Tout de noir vêtue. Garder la pose est plus fort qu’elle. Se dirigeant debout vers un point précis souvent elle se fige. Pour ne pouvoir repartir que longtemps après. Sans plus savoir ni où ni pour quel motif. A genoux surtout elle a du mal à ne pas le rester pour toujours. Les mains posées l’une sur l’autre sur un appui quelconque. Tel le pied de son lit. Et sur elles sa tête. La voilà donc comme changée en pierre face à la nuit. Seuls tranchent sur le noir le blanc des cheveux et celui un peu bleuté du visage et des mains. Pour un œil n’ayant pas besoin de lumière pour voir. Tout cela au présent. Comme si elle avait le malheur d’être encore en vie (page 8).
Fin du texte
Parti pas plus tôt pris ou plutôt bien plus tard que comment dire ? comment pour en finir enfin une dernière fois mal dire ? Qu’annulé. Non mais seulement se dissipe un peu très peu telle une dernière traînée de jour quand le rideau se referme. Piane-piane tout seul où mû d’une main fantôme millimètre par millimètre se referme. Adieu adieux. Puis noir parfait avant-glas tout bas adorable son top départ de l’arrivée. Première dernière seconde. Pourvu qu’il en reste encore assez pour tout dévorer. Goulûment seconde par seconde. Ciel terre tout le bataclan. Plus miette de charogne nulle part. Léchées babine baste. Non. Encore une seconde. Rien qu’une. Le temps d’aspirer ce vide. Connaître le bonheur (page 76).
Il n’est pas vrai que l’entreprise de Beckett se soit
développée linéairement à partir de ses paramètres initiaux. Il est tout à fait
erroné de soutenir qu’elle s’est enfoncée, comme le dit la critique d’opinion,
toujours plus avant dans le « désespoir », le
« nihilisme », la défaite du sens. Beckett, dans le medium de la
prose, traite des problèmes,
et son œuvre n’est aucunement l’expression d’une métaphysique spontanée. Quand ces problèmes
s’avèrent pris dans un dispositif de prose qui ne permet pas, ou plus, de les
résoudre, Beckett déplace, transforme, voire détruit, ce dispositif et les
fictions qui lui correspondent.
C’est sans aucun doute ce qui se passe à la fin des
années 50, après les Textes pour Rien. On peut prendre Comment c’est, livre finalement peu connu, comme repère d’une
mutation majeure dans la façon dont Beckett fictionne sa pensée. Ce texte rompt
avec le face à face du cogito suppliciant et de la neutralité du noir gris de
l’être. Il tente de s’appuyer sur des catégories tout à fait différentes :
celle du « ce qui se passe », présente depuis le début, mais ici remaniée,
et celle – surtout – de l’altérité, de la rencontre, de la figue de l’Autre,
qui fissure et déplace l’enfermement solipsiste.
Pour rester adéquat aux catégories de pensées, le
montage littéraire va lui aussi subir des transformations profondes. La forme
canonique des fictions du 1er Beckett alterne, nous l’avons vu, des
trajets, ou errances, et des fixités, ou monologues contraints. Elle va être
progressivement remplacée par ce que j’aimerais appeler le poème figural
des postures du sujet. La prose
ne va plus pouvoir soutenir ses fonctions romanesques usuelles, description et
narration, même réduite à leur os (le noir gris qui ne décrit que l’être, la
pure errance qui ne raconte qu’elle-même). C’est cette déposition des fonctions
fictives de la prose qui m’amène à parler de poème. Et l’enjeu de cette poétique
ne sera plus, quant au sujet, la question de son identité, telle que le
monologue de L’Innommable
voulait en supplicier l’effort. Il s’agira plutôt des occurrences du sujet, de
ses positions possibles, du dénombrement de ses figures. Plutôt que dans l’intarissable
et vaine réflexion fiction de soi, le sujet va être pointé dans la variété de
ses dispositions face à des rencontres, face au « ce qui se passe »,
à tout ce qui supplémente l’être dans la surprise instantanée d’un Autre.
Pour suivre la discontinuité des figures du sujet, qui
s’oppose au ressassement du Même tel qu’en proie à sa propre parole, la prose
va se segmenter et adopter comme unité musicale le paragraphe. L’appréhension
en pensée du sujet va se faire dans une trame thématique : récurrences,
répétitions des mêmes énoncés dans des contextes qui bougent lentement,
reprises, boucles etc…
Cette évolution est, je crois, typique de ce que
j’essaie de penser sous le nom d’écriture du générique. Dès lors que c’est
d’une vérité générique de l’Humanité qu’il s’agit, le modèle narratif, même
ramené au trait pur du trajet, est insuffisant, et l’est tout autant que le
monologue « intérieur » solipsiste, même producteur de fictions et de
fables. Ni la technique de Molloy, ni celle de Malone meurt, encore très proches des procédés de Kafka, ne plient suffisamment la
prose à ce qu’il y a d’indiscernable dans une vérité générique.
Pour saisir les intrications lacunaires du sujet, ce
en quoi il se disperse, le triplet monologue / dialogue / récit doit être déposé.
En même temps, on ne saurait parler de poème au sens strict : les
opérations du poème, toujours affirmatives, ne fictionnent rien. Je dirais
plutôt que la prose, dans sa segmentation par paragraphes, va être gouvernée
par un poème latent. Ce poème tient ensemble les données du texte, sans être
lui-même donné. Ce qui apparaît à la surface du texte, ce sont les récurrences
thématiques et leur mouvement ralenti. Ce mouvement est en profondeur réglé, ou
unifié, par une matrice poétique inapparente. Le poème latent est plus ou moins
proche de la surface du texte. Il est par exemple presque donné dans Sans, très enseveli dans Imagination morte imaginez. Dans tous les cas, il y a une sorte de subversion de
la prose et de son destin de fiction par le poème, sans que le texte entre dans
le poème. C’est cette subversion sans transgression que Beckett met au point,
avec bien des repentirs, entre 1960 et aujourd’hui, comme seul régime de prose
adéquat à l’intention générique.
D’un point de vue plus abstrait, l’évolution de
Beckett va se faire entre un programme de l’Un – acharnement d’un trajet ou
soliloque interminable – et une prégnance du thème du deux, qui ouvre à
l’infini. Ce découvert dernier du multiple donnera lieu à des combinaisons et à
des hypothèses qui s’apparentent à une cosmologie, et qui sont saisies dans
leur objectivité littérale, ou données, non comme des suppositions, mais comme
des situations. On a finalement le passage d’un appareil à fictions qui suppose
des histoires éventuellement allégoriques, à un appareil semi-poétique qui met
en place des situations. Ces situations permettront qu’on énumère les chances ou malchances du sujet.
Autour de la question de l’Autre, ce nouveau projet
oscille entre des constats d’échec et des éclaircies victorieuses. On peut
soutenir que dans Oh les beaux jours, dans Assez ou dans Mal vu Mal dit, l’inflexion positive prédomine, sous le signifiant
d’un « bonheur » que sa touche ironique ne peut abolir. Par contre,
dans Compagnie, qui se
conclut par le mot « seul », il y a une déconstruction finale de ce
qui en cours de route, le sublime dans la nuit, n’aura été que la fiction du 2.
Mais cette oscillation est elle-même un principe d’ouverture. En fait, la 2nde
partie de l’œuvre de Beckett s’ouvre au hasard, qui soutient de façon indifférente le succès et
l’insuccès, la rencontre et la non rencontre, l’altérité et la solitude. Le
hasard est ce qui guérit partiellement Beckett du schème secret de la
prédestination, très manifeste entre Watt et Comment c’est.
De cette rupture avec le schème de la prédestination,
de cette ouverture à la possibilité hasardeuse qu’il n’y ait pas seulement ce
qu’il y a, on trouve certes des traces dans la partie la plus ancienne de
l’œuvre de Beckett, traces liées à l’exposition sourdre du schème lui-même. Je
pense par exemple au moment où Molloy déclare : « on est ce qu’on
est, en partie tout au moins ».
Cet « en partie » concède un point de non identité à soi, où se loge
le péril d’une liberté. Cette concession prépare le jugement de Assez : « terre ingrate, mais pas totalement ». Il y a un ébrèchement de l’être, une
soustraction à l’indifférente ingratitude du noir gris. Ou, pour utiliser un
concept de Lacan, il y a du pas-tout, aussi bien dans la coïncidence de soi à
soi que la parole s’exténue à
situer, que dans l’ingratitude de la terre. Quelle est cette brèche dans le
tout de l’être et du soi ? Qu’est-ce qui se tient là, et qui est simultanément
le pas-tout du sujet et la grâce d’un supplément à la monotonie de
l’être ? C’est la question de l’événement, du « ce qui se
passe ». Il ne s’agit plus de demander : « qu’en est-il de
l’être tel qu’il est ? », ni « le sujet en proie à la parole
peut-il rejoindre son identité silencieuse ? ». On demande : se
passe-t-il quelque chose ? et plus précisément : peut-on nommer un
surgir, une advenue incalculable, qui détotalise l’être, et arrache le sujet à
la prédestination de son identité ?
La description des figures du sujet se fait selon un
autre montage fictionnel dans Comment c’est, montage qui va nous conduire plus près du problème crucial du 2.
Certes, Beckett maintient qu’il y a 4 grandes figures. Il y a toujours 4
figures, on ne peut pas sortir de ce 4, le problème est de savoir lesquelles
sont nommables. Une remarque en passant : vous connaissez sans doute la
thèse de Lacan sur ce qui, de la vérité, peut être dit. Une vérité ne saurait
se dire en entier, elle ne peut qu’être mi-dite. S’agissant de la vérité des
figures subjectives, la proposition annoncée par Beckett est un peu différente.
Car des 4 figures, on ne peut en nommer que 3, si bien qu’en la matière, c’est
aux 3/4 de la vérité que se hausse le dire. « la voix étant ainsi faite
je cite que de notre vie totale elle ne dit que les 3/4 ».
Les 4 postures figurales du sujet dans Comment c’est sont les suivantes :
- errer dans le noir avec son sac
- rencontrer quelqu’un en position active, lui tomber
dessus dans le noir. C’est la position dite du bourreau.
- être abandonné immobile dans le noir par celui qu’on
a rencontré.
- être rencontré par quelqu’un en position passive (il
vous tombe dessus alors que vous êtes immobile dans le noir). C’est la position
dite de la victime. C’est cette 4ème figure que la voix ne parvient pas à dire,
ce qui entraîne l’axiome des 3/4 quant au rapport de la vérité et de la parole.
Telles sont les vérités génériques de tout ce qui peut arriver à un membre de
l’humanité. Un point très important est que ces figures sont égalitaires. Il n’y
a dans ce dispositif aucune hiérarchie particulière, rien qui indiquerait que
telle ou telle des 4 figures doit être désignée, préférée, ou distribuée de
façon différente des autres. Les mots « bourreau » et
« victime » ne doivent
pas nous induire en erreur sur ce point. Beckett prend du reste soin de nous
avertir qu’il y a dans ces dénominations conventionnelles quelque chose
d’exagéré, de faussement pathétique. Nous verrons en outre que la position de
victime, tout comme celle de bourreau, désigne tout ce qui peut exister dans la
vie en fait de bonheur. Non, les figures sont seulement les avatars générique
de l’existence, elles s’équivalent, et cette foncière égalité de destin
autorise l’énoncé remarquable suivant : « en tout cas, on est dans
la justice, je n’ai jamais entendu dire le contraire ». La justice ici évoquée, qui est un jugement
sur l’être collectif, ne se rapporte évidemment à aucune espèce de finalité.
Elle concerne uniquement l’égalité ontologique intrinsèque des figures du
sujet. Dans cette typologie, on peut tout de même regrouper d’un côté les
figures de la solitude, et d’un autre côté les figures du 2. Les figures du 2
sont le bourreau et la victime, postures consécutives au hasard d’une rencontre
dans le noir, et qui se nouent dans l’extorsion de la parole, dans la
suscitation violente d’un récit. C’est « la vie dans l’amour stoïque ». Les 2 figures de la solitude sont :
erreur dans le noir avec son sac, et être immobile parce qu’on a été abandonné.
Le sac est très important. En fait, il supporte la meilleure preuve que je
connaisse de l’existence de Dieu : tout voyageur trouve son sac, plus ou
moins rempli de boîtes de conserve, et pour expliquer ce point, et pour
expliquer ce point, Dieu est l’hypothèse la plus courte, toutes les autres,
dont Beckett tente l’inventaire, sont extraordinairement compliquées.
Notons que le voyage et l’immobilité, comme figures de
la solitude, sont les résultats d’une séparation. Le voyage est celui d’une
victime qui abandonne le bourreau, et l’immobilité dans le noir concerne un
bourreau abandonné. Il est clair que ces figures sont sexuées, mais sexuées de
façon latente. Les mots « homme » et « femme » ne sont pas
prononcés par Beckett, justement parce qu’ils renvoient trop commodément à un 2
structural, permanent. Or, le 2 de la victime et du bourreau, de leurs voyages
et de leurs immobilités, suspendu au hasard de la rencontre, ne réalise aucune
dualité préexistante. En réalité, les figures de la solitude sont sexuées à
travers 2 grands théorèmes existentiels dont Comment c’est trame
l’évidence :
- 1er théorème : seule une femme voyage
- 2nd théorème : quiconque est immobile dans le
noir est un homme
Je laisse ces théorèmes à votre méditation. Ce qu’il faut
bien voir, c’est que cette doctrine des sexes, qui énonce que l’errance définit
une femme, et que si vous rencontrez un mortel immobile dans le noir, il faut
que ce soit un homme, cette sexuation, donc, n’est nullement empirique ou
biologique. Les sexes se distribuent comme résultat à partir d’une rencontre où
se nouent dans l’amour stoïque la position active, dite du bourreau, et la
position passive, dite de la victime. Les sexes adviennent quand un mortel,
rampant dans le noir, rencontre un autre mortel qui rampe dans le noir, comme
tout le monde, avec son sac rempli de boîtes de conserve. Il y a évidemment de
moins en moins de boîtes, mais on trouvera un jour un autre sac, Dieu veille à
ce que nous ne cessions pas de ramper. Mais position active et position passive
ne sont pas non plus le fin mot de la sexuation. Pour en éclairer le fond, il
faut examiner en elle-même la pensée terminale de Beckett, celle qui établit
comme vérité la puissance du 2.
On peut désigner le point où nous en sommes par cette
formule : le malheur du penseur est qu’il lui faut choisir entre le sens
ou la vérité. En effet, nous devons défendre, contre une problématique de
l’événement qui signifie, une problématique de la nomination événementielle, ie passer à une problématique non interprétation, car
l’événement ne s’expose pas dans une objectivité temporelle, qui attendrait une
signification attributive. Il est purement et simplement au suspens de son
existence, pure brillance du vide donnée dans la figure de son évanouissement.
Donc aucune attribution herméneutique ne peut le sauver, ou bien alors
intervient la sanctification. Au contraire, il s’agit pour nous de trouver un
nom qui épingle son existence, un nom qui le prenne en garde sans le faire
signifier, autrement dit, une opération – la nomination – qui inaugure une
procédure de vérité, un trajet de vérité ne signifie rien. L’événement n’est
pas ce point temporel objectif qui interrompt la signification, il n’est pas,
pour nous, conçu comme une interruption, mais comme une supplémentation, un supplément
d’être écarté, isolé, auréolé, évanouissant, au bord du vide, et qui ne peut
être que nommé. Insistons : il n’y a pas d’objectivité temporelle de son
exposition dans la situation, l’événement est soustrait au temps, hors de toute
objectivité temporelle, ie de
toute interruption de la signification. Dans la figure de sa supplémentation,
l’événement advient en plus du temps, non pas hors temps, mais outre-temps.
C’est cette supplémentation outre temps qu’il s’agit de fixer par un nom pour
qu’elle fonde le temps : c’est de l’outre-temps que le temps temporalise
la séquence événementielle fixée dans la singularité de son nom. Une fois placé
sous la grade d’un nom, on peut attribuer une signification à l’événement qui
ne correspondra pas à un principe du sens, mais qui répondra à un principe
d’être. Cette nomination significative et singulière est une intervention, ie l’acte même de nomination. L’interprétation, en
position d’attribution de signification, répare l’interruption des réseaux du
sens, l’intervention est une décision d’existence. Cette décision ne préserve
ni ne sauve l’événement, lui-même sans subsistance, puisqu’advenu en éclipse de
l’être, mais l’intervention, qui le nomme au moment même où il s’évanouit, le retient
dans la garde du nom, ie que
l’événement s’avère tracé comme existence dans et par la seule nomination. Le
seul nom en plus, qui trace l’ayant eu lieu événementiel se trouve corrélé à
l’outre-temps de l’événement. En d’autres termes, l’outre-nom d’un outre-temps
décide l’existence, à savoir l’intervention nominale et non l’interprétation
signifiante. Quand l’interprétation réordonne la totalité de l’exposition
temporelle à la signification (réduction de l’indice symptômal), l’intervention
nommante ouvre une séquence temporelle, ie fonde, institue le temps. Elle n’est
pas dans le temps, puisque c’est le temps qu’elle fonde par résiliation de
toute tentation herméneutique.
Et Samuel Beckett, à partir de 1961, date de la
publication de Comment c’est,
entame une exposition auto-critique de sa démarche herméneutique. Le héros
beckettien passe d’une 1ère question : est-ce que parler a une
sens ? Autrement dit, est-ce que le cogito pur (il faut toujours se
souvenir que la 1ère œuvre de Beckett, Whoroscope, 1930, est un soliloque burlesque en vers qu’il
attribue à Descartes) trempé dans la langue, « le charabia général » (L’Innommable), peut nous faire atteindre le confins du sens :
le silence primordial. Donc sur la question : peut-on décider
l’existence ?
La 1ère réponse de Beckett se fait par la bascule de la question de
j’existe (cogito) à : est-ce que ça a du sens ? Mais on ne peut pas répondre à cette question
par une herméneutique du non-sens (démarche parallèle, mais inverse, de celle
du christianisme) qui abolirait la question comme telle. D’où une impasse que
ponctuent les Textes pour rien.
Pour mener à bien l’exposition de cette auto-critique, il faut déposer la
question du sens ou être délaissé par cette question, ie la laisser à l’abandon afin que s’ouvre la question
de la vérité. Beckett est un écrivain du non-sens, à prendre soustractivement,
dans la stricte mesure où il est un écrivain du générique, ie de la vérité. Le point crucial de cette
auto-exposition critique menée à terme consiste dans l’abandon des catégories
d’objet et de signification, pour ouvrir à un problématique de la nomination.
Donc sur la question : peut-on décider de l’existence ?
La 2ème réponse de Beckett se fait par l’abandon d’une prose qui
exténuerait la langue au profit d’une incise poétique dans une prose qui
désormais traque l’acte pur de nomination, ie l’existence des
figures du sujet suspendue à sa capacité intervenante.
Beckett passe de l’impératif compulsif de
l’interprétation dans un ressassement interminable à la question : puis-je
intervenir ?
C’est un choix de pensée entre 2 types de
langues : langue en coupe et langue interprétante.
La langue ordonnée à la nomination est une langue en
coupe qui, en son cœur, épingle l’événement à la garde de son être
évanouissant. C’est une langue fondatrice qui, par un outre-nom, fonde une
séquence temporelle.
Remarques : la philosophie de Heidegger opère une
jointure obscure entre langue interprétante et langue en coupe (l’être comme Ereignis), mais son disciple Gadamer ramène Heidegger sous
l’herméneutique. Si l’on repère une ambivalence chez Freud entre signification
et nomination, Lacan fait basculer l’interprétation sous la juridiction d’une
coupe nominale.
C’est une langue d’adhérence en réseau des
significations, parce que c’est une langue réparatrice, qui recoud la
signification, fût-ce dans le ressassement de son absence. Potentiellement,
c’est une langue interminable (comme l’interprétation des textes sacrés), c’est
la langue comme langue de l’infini réparateur de langues. C’est une langue
réparatrice.
Remarque sur un trajet inverse : Beckett dépose
la question de la signification réparatrice encore à l’œuvre dans Textes
pour rien, pour une langue fondatrice,
dans Comment c’est. Alors
que par exemple, la langue en coupe des Méditations de Descartes se transforme en une langue d’adhérence
à sa propre langue dans les Réponses aux Objections.
Dans Mal vu Mal dit de Samuel Beckett :
- l’événement est le réveil de l’esprit dans
l’interruption de la signification
- l’esprit est proprement le sujet pour l’événement
- le mode propre de l’esprit c’est la question, puis
la nomination, qui requiert une part commune du nom, ie « un nom commun peu commun », mais pas commun commun, sinon il retombe dans
le champ de la communication, redevient un non usuel disponible dans l’ensemble
du réseau des significations.
- le modeste début d’un nom supplémentaire tiré du
vide ouvre la pensée à l’espoir d’un trajet de vérité.
Il existe donc 2 orientations de pensée possibles sur
la question de l’événement :
- une théorie herméneutique, pour laquelle prime l’objet, le voir et la
signification. Le registre du voir
désigne ce qui s’expose temporellement, à savoir ce qui est un objectivé dans
la métaphore du visible, plongé dans l’élément de la signification, inscrit
dans le registre de l’être.
- une théorie de la nomination qui se tient dans la métaphore de l’audible. Intervient alors la problématique du noir ou du
noir-gris, qui ôte la signification à la vision et à l’objet, autrement dit
entraîne la ruine de toute tentative, de tout processus de signification. Pour
nommer, il faut se tenir dans le noir, sinon on voit et alors on interprète la
découpe du visible si puissamment objective qu’elle impose la signification. Le
noir constituera donc le milieu expérimental pour toute nomination possible.
Puisque l’objectivité du visible rend impossible la nomination, l’ordre de
l’événement se proposera à la nomination par le biais de l’audible : la nomination
(qui désobjectivise) est un bruit (qui isole, sépare du visible, fait office
d’indication d’une supplémentation événementielle) dans le noir (le vide chez
Beckett).
Beckett monte donc un dispositif expérimental
littéraire, qui fictionne le noir comme lieu où se résilie la question de la
signification, et où des bruits, index de l’événement, ouvrent à la question de
son nom. Ultimement, un bruit c’est la survenue événementielle à garder dans un
nom : dans le noir, un bruit, comment le nommer. La vérité toute entière
reste suspendue à cette rare possibilité. C’est cette raréfaction absolue de la
question qui, proprement, nous intéresse.
Ainsi, le début de Compagnie, une voix dans le noir va jouer comme procédure de la
nomination : « une voix parvient à quelqu’un dans le noir.
Imaginer ». Une remarque, au
passage, Compagnie a été
traduit de l’anglais. Or, l’expression in the dark est beaucoup moins forte que le français « dans
le noir ». Le français
radicalise la pensée de Beckett, lui permet un principe de coupe, alors que
l’anglais tire plutôt vers une sur-signification. Dans Compagnie, on trouve une corrélation de la voix et du noir
comme lieu expérimentable possible de la nomination, si pbtique soit-elle,
puisqu’à la fin de Compagnie,
on retombe dans le solipsisme.
Toi maintenant sur le dos dans le noir ne te remettras plus sur ton séant pour serrer les jambes dans tes bras et baisser la tête jusqu’à ne plus pouvoir. Mais le visage renversé pour de bon peineras en vain sur ta fable. Jusqu’à ce qu’enfin tu entendes comme quoi les mots touchent à leur fin. Avec chaque mot inane plus près du dernier. Et avec eux la fable. La fable d’un autre avec toi dans le noir. Le fable de toi tabulant d’un autre avec toi dans le noir. Et comme quoi mieux vaut tout compte fait peine perdue et toi tel que toujours. Seul (pages 87-88).
C’est pourquoi l’éclaircie du noir peut revenir
La voix émet une lueur. Le noir s’éclaircit le temps qu’elle parle. S’épaissit quand elle reflue. S’éclaircit quand elle revient à son faible maximum. Se rétablit quand elle se tait. Tu es sur le dos dans le noir. Là, s’ils avaient été ouverts tes yeux auraient vu un changement (page 24).
Et page 75 : « si tes yeux venaient à
s’ouvrir, le noir s’éclaircirait ».
Le voir est ce qui lève le noir. Voir et noir sont des
catégories de la pensée, mais comme il n’y a pas de positivité de la métaphore
de l’éclaircie, le noir clair constitue une éclaircie douloureuse. Dans Compagnie, on assiste à une lutte entre la signification
douloureuse du voir, et la nomination problématique dans le noir, et finalement
le noir est ce qui peut être perdu. Dans Compagnie, la nomination institue une clarté. Dès lors qu’il y
a de l’audible, il y a une lueur induite par ce qui s’entend au sens où il y a une
brillance du vide dans l’événementialité survenante. L’audible provoque un
effet d’auréole transitoire : une lueur, visibilité paradoxale, visibilité
de l’invisible, brillance du vide, qui fait scintiller fugitivement ce qui
disparaît en éclipse. La question de la vérité se présente comme l’apparition
d’un bruit dans un nocturne sans objet, support d’une lueur.
Un bruit de loin en loin. Quelle bénédiction un tel recours. Dans le silence et le noir, fermer les yeux et entendre un bruit. Un objet quelconque qui quitte sa place pour sa place dernière. Une chose molle qui mollement bouge pour n’avoir plus à bouger. Au noir visible fermer les yeux et entendre ne fût-ce que cela. Une chose molle qui mollement bouge pour n’avoir plus à bouger. Page 24.
L’apparition du bruit salué comme une bénédiction,
l’est en tant que virtualité d’inauguration d’une vérité comme strict point de
l’espoir, mais l’espoir ne signifie pas attente comme dans En attendant
Godot, où l’attente est
continûment un désespoir, l’espoir est le point de commencement d’une vérité
(qui ne se laisse pas attendre), qui prend figure événementielle. Tout le
problème étant de nommer ce bonheur à l’abri de la garde d’un nom singulier.
Revenons à l’extrait de Mal vu Mal dit déjà cité. Il va, à l’inverse de Compagnie, nous donner une réponse très nettement plus
positive :
Seul reste le visage. Du reste sous la couverture nulle trace. Pendant l’inspection soudain un bruit. Faisant sans que celle-là s’interrompe que l’esprit se réveille. Comment l’expliquer ? Et sans aller jusque là, comment le dire ? Loin en arrière de l’œil, la quête s’engage. Pendant que l’événement pâlit. Quel qu’il fût. Mais voilà qu’à la rescousse soudain il se renouvelle. Du coup le nom commun peu commun de croulement. Renforcé peut après sinon affaibli par l’inusuel languide. Un croulement languide. Deux. Loin de l’œil tout à sa torture toujours une lueur d’espoir. Par la grâce de ces modestes débuts. Avec en 2nde vue les ruines du cabanon. A scruter en même temps que l’inscrutable visage. Sans plus la moindre curiosité. (pages 70-71).
D’abord le titre : mal vu mal dit, il refuse la disjonction ou comme la conjonction et, mais impose une juxtaposition du voir et du dire.
S’il y a le bien voir, alors c’est mal dit : le dit est mal dit si c’est
bien vu. La signification dans sa liaison au visible est du côté du mal dit. Ce
qui se voit bien s’énonce malaisément. Mais pour qu’il y ait le bien dire, la
nomination, il faut qu’il y ait le noir. La nomination dans sa liaison au noir
est du côté du mal vu.
Rq :
le dispositif scénique du théâtre beckettien suppose, à la limite, qu’il n’y
ait plus qu’une bouche parlant dans le noir. Au théâtre, plus on en voit, plus
c’est mal dit. J’en viens au texte :
- « pendant l’inspection » : renvoie au ressassement du registre du
voir lié à la signification et à l’astreinte de l’objet. L’inspection ne se
laisse jamais interrompre, c’est une obligation.
- « soudain un bruit » : l’audible s’excepte de l’uniformité
situationnelle du visible et propose un suspens de la signification. « soudain » essentialise le suspens de la signification et
désigne la césure de la séparation.
- « faisant sans que celle-là s’interrompe » : « celle-là » : l’inspection ne s’interrompt pas ;
l’activité de la signification persiste, mais sa trame est suspendue en un
point. L’événementialité est toujours locale, ponctuelle, l’événement ne se
laisse jamais rapporter au tout de la situation. Il n’existe pas d’élément global.
L’événement se disjoint de la situation sans produire un bouleversement
général, mais comme une séparation ponctuelle. Le bruit est vraiment un bruit,
pas un vacarme continu, qui brouillerait la signification. Non. Tout continue
comme avant, nous n’assistons pas à une extranéation du tout quand surgit
l’événement, mais à une simple séparation de la situation, qui laisse perdurer
l’inspection de la signification.
- « que l’esprit se réveille » : dans l’inspection, l’esprit n’est pas
en jeu, cette faculté n’est pas engagée dans la modalité signifiante. L’esprit
demande une autre quête que celle de l’inspection, il désigne l’apparition
d’une capacité de questionnement. La question s’oppose à l’inspection, ie au tracé interminable de la signification. Si ne
persistait que le règne pur et simple de l’inspection, le temps serait
impossible. Mais on ne peut pas faire l’économie de l’événement. Malgré le
profond désir beckettien du silence, surviennent toujours des bruits, qui
réveillent l’esprit. La signification ne fait pas question, car celle-ci
requiert l’événement, pas celle-là. Autrement dit, la question désigne le règne
de l’esprit et l’esprit le temps de la question : si les questions se
retirent, vient « le temps »
de la perte de l’esprit.
1° l’événement est le réveil de l’esprit dans
l’interruption de la signification
2° l’esprit est proprement le sujet pour
l’événement
3° le mode propre de l’esprit c’est la question
puis la nomination.
Remarque : dans l’Inhumain, Lyotard convoque l’interruption de la signification
en tant qu’événementialité de la présence, dont le signe serait la perte de
l’esprit. La présence let l’esprit en défaillance, d’où une « cessation
des intrigues du désir » comme
fin, arrêt, terme des questions, de toute question.
En revanche, lorsque Beckett écrit « l’esprit
se réveille », ce n’est pas la
présence qui se trouve corrélée à l’événement, mais le commencement d’une
vérité : quand une vérité commence, la présence est absente.
- « comment l’expliquer ? » : la question reste prise au réseau de la
signification dans l’horizon de l’interprétation.
- « et sans aller jusqu’à là, comment le
dire ? » : puis
dégagement de l’herméneutique.
- « loin en arrière de l’œil, la quête
s’engage » : loin en
arrière de la prégnance de l’esprit, du visible, des savoirs de l’inspection,
s’engage la quête d’une vérité. La pensée de l’événement commence par une pure
nomination loin en arrière de ce qui se prodigue de la vision, ie de la phusis de l’être.
- « pendant que l’événement pâlit » : l’événement pris dans l’évanouissement,
donné en éclipse.
- « mais voilà qu’à la rescousse soudain il se
renouvelle » : introduction
de la question du 2. Tout événement survient dans une structure de
reduplication, a lieu 2 fois. Toute véritable figure du commencement est
double. Nous aurons à traiter plus tard ce point à fond.
- « du coup le nom commun peu commun de
croulement ». Un nom suspend la
signification et répond à la question : « comment le dire ? ». Mais ce n’est pas un nom propre, mais un nom
« peu commun », pas
usuel, ni usagé, ni usé par la communauté des noms. L’événement en voie
d’évanouissement est mis sous la garde d’un nom commun, « peu commun », de croulement. Rq : comme ce nom est tiré du vide, nous
n’éviterons pas une difficulté : le simple baptême, qui attribue un nom
propre à sa singularité, car le baptême prépare toujours à la sanctification de
l’événement dans le strict paramétrage de la tentation, parfois irrésistible,
qui consiste à affecter / infecter l’événement d’un nom propre, unique, d’une
pure singularité ontologique. Or un nom propre n’est jamais tiré du vide, c’est
pourquoi :
4° la nomination requiert une part commune du nom
Elle requiert un « nom commun peu commun », mais pas commun commun, sinon il retombe dans le
champ de la communication, redevient un nom usuel disponible dans l’ensemble
des significations
- « renforcé peu après, sinon affaibli par
l’inusuel languide. Un croulement languide. » « Croulement » :
l’acte de nomination a établi un rapport de causalité du bruit au croulement
encore trop commun, aussi croulement doit-il être renforcé par « l’inusuel
languide », car cet adjectif
paradoxal complète l’idée d’une déprise de l’ensemble des significations, il
atteste que l’événement a bien croulé du vide. Cependant, « croulement
languide » instaure la brillance
de l’événement aux frontières de l’absence du sens, d’où un doute sur la
consistance de la nomination autour de laquelle rôde le vide, là où il y a
risque d’affaiblissement, voire d’effondrement de la langue, ie de toute consistance inaugurale d’un trajet de
vérité.
- « deux » : rappel de la structure reduplicative de l’événement.
- « loin de l’œil tout à sa torture toujours
une lueur d’espoir ». Au plus
loin du visible de la signification, l’inspection ne s’interrompt pas :
quête de la vérité et inspection en savoir perdurent en même temps. Une
procédure de vérité n’annule pas le savoir, elle ne vient pas à sa place. Quand
émerge la caractérisation négative de l’inspection, s’accomplit la torture du
savoir, cependant que lueur d’espoir nous renvoie au principe du commencement.
- « par la grâce de ces modestes débuts » : un bruit ayant été nommé : « croulement languide »,
surgit une lueur d’espoir, ie un
nom auquel se suspend une vérité, nom impropre peu commun (ni le nom propre
d’une nomination sanctifiante, ni un nom commun commun épinglé au registre des
significations courantes et avenantes) – pur et simple début d’une procédure
générique. Ainsi, par exemple, pour les chrétiens, le Christ, ie Dieu incarné mourrant sur la croix, ouvre un espoir
sur la vérité révélée dans le nom unique.
Conclusion : le modeste début d’un nom supplémentaire tiré du vide ouvre la
pensée à l’espoir d’une vérité. Mais pour qu’il y ait effectuation d’une
vérité, il faut qu’une quête se
poursuive en fidélité à un nom. Dès lors, que signifie être fidèle à un
nom ? La nomination est-elle réellement tirée du vide ? le tracé
fidèle d’une vérité suspendue à un nom, dont la quête est l’essence, diffère
absolument d’une fidélité suspendue à un contrat, un pacte, une loi ou à
un être. Nom tiré du vide et
fidélité à ce nom seront les 2 opérations d’une procédure générique que nous
éluciderons les fois prochaines.
Notre question est maintenant la suivante :
comment penser le nom de l’événement tiré du vide ? Ce nom relève d’une
invention dans la langue, tel est bien, nous l’avons vu au cours précédent, le
statut de « croulement languide »,
bruit nommé dans le noir du visible. L’acte de nomination événementielle
produit un nom, qui est une création dans la langue, mais un nom tiré du vide
même, d’où la fonction ontologique de l’événement, qui suspend une vérité sur
l’être de la situation. Il y a le vide, suture à l’être de la situation, et il
y a le nom tiré du vide même. Mais ce nom singulier, stricte invention dans la
langue, est-il seulement un nom tiré arbitrairement du vide, autrement dit la
nomination événementielle est-elle intégralement arbitraire ?
Chez Beckett, en deçà du bruit, il n’y a rien à voir,
car le bruit n’est rattaché à rien de visible, si bien que tout principe de
connection à la situation est absent : le bruit reste sans cause. Le bruit
est présenté, mais pas ce qui le compose. Il peut donc y avoir dans une
situation des choses qui sont présentées sans que ce qui compose ces choses le
soit. Chez Beckett, ce dont « le croulement languide » résulte n’est pas présenté : le bruit est
l’emblème d’un point de présentation, dont la multiplicité interne n’est pas
présentée. Si nous considérons ce qui est présenté dans la situation, nous
obtenons 3 cas :
- le point
de présentation est naturel dans la situation.
Ce qui compose le point de présentation considéré
s’avère aussi sa présentation (le bruit serait, par exemple, assignable à sa
cause. Nous avons affaire au principe de stabilité maximal du point de
présentation à la situation.
- le point de présentation est neutre dans la
situation
Certains éléments sont présentés, d’autres pas. Ce
mixte de présentation et d’imprésentation fournirait véritablement une preuve
de ce qui provoque le bruit et pourtant on reste dans l’ignorance des échos
qu’il provoque.
- le point de présentation est au bord du vide
Rien de la composition du point de présentation n’est
présenté. C’est le cas chez Beckett : il y a le bruit, « croulement
languide », c’est tout. Un tel
point de présentation au bord du vide constitue un site événementiel, à savoir
ce point minimal d’une situation qui est compté, ie présenté dans la situation,
mais tel que rien de ce qui le compose ne soit présenté. L’événement ne surgit
que dans un tel site.
Entendu en surface dans la situation, sans référence à
un système causal, dans une zone de transparence sans profondeur, tel est le
bruit beckettien. Ce point de présentation n’est pas vide, sinon il serait
composé de rien. Simplement ce qui le compose n’est pas présenté dans la
situation, ie que la composition
multiple du site (compté) n’est pas, elle, comptée dans cette situation.
Autrement dit, ce point au bord du vide n’équivaut pas à l’expérience d’une
rencontre du vide en soi, ie du
néant. Dans l’univers fictionnel de Beckett, tout est rigoureusement en
situation. Un vide est toujours attesté au regard d’une situation en cours, et
absolument pas vis-à-vis d’une expérience générale du non sens. A la fin de
l’agenda de Watt on lit : « honni soit qui symbole y voit », ie que
tout lecteur de Watt (même
si le roman se tient encore aux limites de la signification) en faisant de Watt un roman symbolique soustrait le fait que tout y est
en situation. Tout symbole est exclu quand le cadre de la situation romanesque
s’adapte intégralement à la situation, autrement dit, on peut faire une
hypothèse sur un vide en situation, ie faire une hypothèse sur ce qui le compose ou le remplit. Chez Beckett,
il y a un bruit au bord du vide, point de présentation, dont la composition
reste invisible, et l’acte de nomination, tirer un nom du vide, revient à faire
une hypothèse sur sa composition : « croulement » fait une hypothèse sur le vide visible dont le
bruit est le bord, une hypothèse sur la composition imprésentée de ce bruit, ie sur ce qui connecte ce bruit indépendamment de toute
connexion avec les éléments visibles de la situation. Par cet acte nominal, on
ne fait aucune expérience du vide en général, comme si on prélevait le nom du
néant. Je le tire, par hypothèse, du vide singulier inhérent à la situation
sans que cet acte entraîne une quelconque réceptivité au néant. Le vide est le
vide au bord duquel se trouve le site événementiel, c’est un vide, pas le
néant. La nomination de l’événement ne présuppose aucune réceptivité au
non-être, voire à l’être, schème fondamental d’une expérience ontologique.
Que le nom soit tiré du vide se résume expressément
en 4 points :
- l’événement se rapporte à un site événementiel au
bord du vide
- le vide est un vide en situation, dont aucun
élément ne se présente dans la situation
- le nom va être tiré hypothétiquement de ces
éléments imprésentés
- la nomination n’est pas arbitraire. Elle le serait si on prétendait que la nomination est
prise dans le vide, car alors on supposerait l’existence d’une expérience
ontologique du néant.
Sous l’hypothèse d’une expérience ontologique du
néant, on retombe sous l’arbitraire d’un nom unique, d’un nom propre placé sous
le signe de l’un, ie sous
l’hypothèse que le nom est toujours le même, ce qui conduit inéluctablement à
une sanctification de l’événement. Thèse : il y a de l’imprésenté singulier référable au site et à la
situation, par conséquent il s’avère possible de faire une hypothèse sur
l’imprésenté en portant un jugement sur la situation, qui nous dégage de
l’arbitraire du nom unique, dès lors que placé dans la posture de nomination
événementielle en hypothèse sur cette imprésentation. Ce nom tiré du vide
emporte avec lui une estimation de la capacité présentative de la situation. Il
opère une connexion en pari faite sur elle non intriquée de façon arbitraire à
sa pure présentation visible. Dans le texte de Beckett, « croulement » se connecte au fait que l’univers en situation
est pierreux, mais ce caractère reste hypothétique, car non vérifiable. « croulement » n’a pas été situé, il n’y a eu que le bruit.
Hypothèse raisonnable sur la capacité présentative de la situation, cette
hypothèse n’est pas arbitraire. La nomination « croulement languide » se présente de l’intérieur de la langue comme
une invention dans la langue. La nomination ne se présente pas comme l’annonce
d’une autre langue, comme c’est forcément le cas sous condition d’une
expérience ontologique où le seul événement qui compte est celui qui nous
dispense de parler. Kant : présence hors langue de l’intellectus
archetypus, intellect divin, promesse
paradisiaque du communisme utopique dans la communication immédiate. Dans la
voie des nominations singulières, nous devons penser que l’exercice des
nominations événementielles se fait de l’intérieur de la langue, et pas d’une
autre langue, d’une outre-langue, ie
de la non langue, au paradis. Sur cette voie, laissons-nous guider par
Mallarmé, et revenons au Sonnet sans titre :
Victorieusement fui le suicide beau
Tison de gloire, sang par écume, or, tempête !
O rire si là-bas une pourpre s’apprête
A ne tendre royal que mon absent tombeau
Quoi ! de tout ces éclat pas même le lambeau
S’attarde, il est minuit, à l’ombre qui nous fête
Excepté qu’un trésor présomptueux de tête
Verse son caressé nonchaloir sans flambeau
La tienne si toujours le délice ! la tienne
Oui seule qui du ciel évanoui retienne
Un peu de puéril triomphe en t’en coiffant
Avec clarté quand sur les coussins tu la poses
Comme un casque guerrier d’impératrice enfant
Dont pour te figurer il tomberait des roses.
Ce poème fait partie des « drames solaires » (Gardner Davies) mallarméens, qui sauvent
l’événement. Pour décrire l’indescriptible « suicide beau » du couché de soleil, le poème raconte sa
nomination, ie s’affronte à la
question du site événementiel, donc du vide où advient de l’imprésenté. D’où
cette attaque obscure : « victorieusement fui le suicide beau », qui mentionne le coucher de soleil de façon
non romantique pour éviter toute inclusion métaphorique, autrement dit, tout
élément visible, dans la situation. Plusieurs opérations négatives, qui ne
relèvent pas d’une procès dialectique hegelien, établissent soustractivement
l’occurrence du vide : on se
retrouve à minuit dans un décor clos et nocturne, où nous a laissé le coucher
de soleil, sans trace en soi de l’événement, « excepté » qu’une nomination redoublée (une chevelure de
femme retenant un éclat de la lumière déjà disparue du soleil couchant)
prélève, dans le vide du lieu, de l’imprésenté, équivalent du soleil perdu. Là
aussi, on peut dire : « honni soit qui symbole y voit », car Mallarmé ne se pose nulle question
d’hermétisme, mais le problème de la nomination événementielle tirée du vide
séparateur sans la promesse d’une autre langue. Le seul sujet du poème tient
dans l’obligation de tirer du vide un nom non arbitraire, mais tendu dans la
nomination événementielle de l’intérieur de la langue sans verser dans une
autre langue.
Dans le Sonnet allégorique de lui-même en yx que j’avais analysé en détail dans Théorie
du Sujet, le ptyx, mot
aréférentiel, signifiant d’aucun signifié, porterait, en revanche, à faire
l’hypothèse de la nomination outre langue. On serait aux limites structurales
des opérations mallarméennes, d’où cette tentative de nomination hors langue.
Peut-être est-ce cette impossibilité, cette tentation d’une nomination dans une
langue imaginaire, qui indique une infidélité à la nomination événementielle.
En ce cas, la fidélité aurait du produire le Livre que Mallarmé n’écrivit pas…
C’est donc au concept de fidélité que nous nous attacherons la fois prochaine.
La dernière fois, nous avions appréhendé les
conditions sous lesquelles l’événement peut être pris sous la garde d’un nom
surnuméraire tiré du vide, et nous avions conclu au caractère non arbitraire de
cette nomination, qui installe l’événement dans sa durée propre, non pas du
tout en le rattachant immédiatement au réseau des significations établies
(l’événement ne signifie pas du point de la situation) mais parce qu’elle surprend
et suspend la signification.
J’introduis aujourd’hui la catégorie de restauration, catégorie post-événementielle, dont nous avons in
exemple frappant en cette pénible célébration du bicentenaire de la Révolution
française par les sociaux-démocrates de ce pays, qui ne célèbrent pas
l’événement Révolution Française mais son effacement. Les restaurateurs ne
restituent pas l’antérieur, mais ils énoncent que se produisit une horrible
suspension de la signification. Autrement dit, ils observent une lacune de la
signification, qui fait apparaître l’horreur d’un réel. On peut donc dire que
toute restauration se légitime dans son énoncé central : il ne s’est rien
passé dans l’ordre de la signification, donc rien n’aurait dû se passer,
puisque ce qui s’est passé apparaît rétrospectivement comme un accident négatif
et arbitraire, nul quant au réseau de la signification, puisque porteur d’un
impératif négatif : « ça n’aurait pas dû avoir lieu »). Le programme de la restauration consiste
toujours à s’arracher aux traces en énonçant qu’il y a eu une illusion de
positivité là où il n’y a eu que l’horreur de l’interruption de sens. Aussi,
faut-il s’arracher au devenir en tracé de l’impératif négatif, ie interrompre l’interruption dans ses traces. Comment
l’événement avère bien un suspens du réseau des significations, les
restaurateurs restent attentifs à ce qui fait bord au trou de la signification
interruptrice pour suturer la béance, ie limer les bords du trou de l’événement et reconstituer un réseau
ininterrompu de significations. Le détraçage de l’interruption, la
reconstitution du réseau des significations, le limage des bords du trou de
l’événement, la suture de la béance s’opèrent par la relève savoirs. Et c’est pourquoi le contraire de la restauration
c’est la fidélité.
La fidélité s’acharne au re-tracement, ie au maintien d’un point d’ouverture dans le réseau des
significations et elle le maintient en incomplétude parce qu’elle a affaire à
la béance comme telle : c’est une relève de la vérité. Par contre, discipline
du savoir de l’événement, la restauration, par essence historienne, procède aux
savoirs thérapeutiques de cette interruption symptômale. Fonctionnaire de la
restauration, l’historien dispose l’axe en savoirs de l’événement soit la perte
du caractère post-événementiel d’une vérité. L’activité historienne, et plus
encore, l’histoire historienne, fait toujours le deuil d’une vérité au profit
d’un savoir, qui suture l’interruption événementielle dans un récit complet qui
fasse sens. Il existe un lien intime entre la restauration et l’historienne
dont l’activité annule, efface, suture, les interruptions événementielles. Au
regard de l’événement, la restauration est une figure de la mémoire et de
l’histoire, qui le reconnaît uniquement dans une complétude signifiante.
Essentiellement an-historienne, la fidélité à l’événement ne constitue pas une
mémoire. Mais si la fidélité se souvient mal de ce qui la fonde, elle ne
s’effectue pas non plus sur le mode de l’oubli. Ainsi par exemple, l’essence de
la fidélité métaphysique, selon Heidegger, c’est l’oubli, ie la maintenance de l’ouvert dans l’oubli de son
ouverture, avec la promesse d’un retournement sous la forme d’une anamnèse,
d’où le rôle effectif d’une mémoire. Ni mémoire, ni oubli, la fidélité se donne
dans un rapport de csq à ce qui suit de la nomination événementielle, à savoir
le tracé d’une vérité. Production conséquente, une fidélité n’a pas besoin de
retenir, ni d’abolir ce à quoi elle se suspend. Etrangère aux catégories de la
mémoire et de l’oubli, mais effectivité d’une csq sans position sur l’origine,
fût-ce la représentation de l’origine positionnée dans l’oubli, une procédure
de vérité suspend l’éclipse événementielle à l’errance d’une nomination d’être.
Mais justement, c’est parce que le nom de l’événement est purement arbitraire
qu’il peut à tout moment être résorbé dans le réseau complété des
significations, donc donner lieu à la légitime tentation de la
restauration.
Le Beckett de Mal vu mal dit va nous éclaircir sur cette tentation :
Absence meilleur des biens et cependant. Illumination donc repartir cette fois pour toujours et au retour plus trace. A la surface. De l’illusion. Et si par malheur encore repartir pour toujours encore. Ainsi de suite. Jusqu’à plus trace (restauration !). A la surface. Au lieu de s’acharner sur place (fidélité !). Sur telle et telle trace. Encore faut-il le pouvoir. Pouvoir s’arracher aux traces. De l’illusion. Vite des fois que soudain ou adieu à tout hasard. Au visage tout au moins. D’elle tenace trace.
L’amour, le « meilleur des biens », n’a pas eu lieu (« et cependant » peut-être pas, ie a eu lieu) donc l’événementialité amoureuse est un
leurre, qui doit être détracé à la surface comme illusion « jusqu’à
plus trace ». « jusqu’à
plus trace » marque la tentation
de l’acte restaurateur et s’oppose au marquage de la fidélité de : « au
lieu de s’acharner sur place ».
Encore faut-il pouvoir s’arracher au hasard soudain de la rencontre amoureuse, ie « au visage tout au moins. D’elle tenace
trace ». La restauration va donc
dans le sens de l’arbitraire, ie de la faiblesse de l’intervention nominale,
car on peut toujours faire le procès à une vérité d’être suspendue à une
nomination arbitraire. Mais ce procès reste sans recours, car il implique que
la nomination soit déjà dans le réseau des significations, si bien que pour
s’en sortir il faut faire appel à l’événement qui, seul, sauve le procès de
vérité comme tel. Autrement dit, l’origine d’une vérité ne se situe pas dans
l’être, sinon un procès de fondation herméneutique de cette vérité serait
possible. Non, une vérité supplémente l’être sans l’ordre de l’événement. Reste
à savoir en quoi la nomination événementielle, point de départ d’un procès de
vérité, n’est pas arbitraire.
Je soutiendrai que la nomination n’est pas arbitraire
en vertu de 4 arguments qui synthétisent ce que nous avons vu jusqu’à
présent :
- un argument de type structural ou ontologique
L’événement s’enracine dans un site qui constitue sa
substructure ontologique : l’événement se produit localement, ai bord du
vide, il n’est pas erratique, il y a une garantie ontologique locale de
l’événement
- un argument de type épistémologique
L’intervention, en nommant l’événement, fait une
hypothèse sur l’être de son site. La nomination est en réalité aussi et toujours
une hypothèse sur la composition des éléments imprésentés du site événementiel
et résultant de l’éventration de l’un de la situation.
- un argument de type dialectique
Existe un rapport entre nomination et signification.
La nomination reste liée à la signification en ceci qu’elle opère une
transgression de la présentation faite aux limites de la signification qu’elle
suspend.
- un argument de l’ordre de l’après coup
La nomination, origine d’une procédure fidèle, produit
une forme d’être nouvelle, ie un type
de multiplicité nouvelle. Seule la
production de cette multiplicité générique valide rétroactivement la
nomination. Autrement dit, il y aura eu ou il n’y aura pas eu une légitimation
rétroaction de la nomination.
Déployons l’argument ontologique. Qu’il y ait dans une
situation des multiples au bord du vide avère, dans cette situation, un critère
de localisation événementielle. Et puisque tout événement est localisable dans
la situation, notons :
S = une situation
Et c € S : le site événementiel relatif à cette
situation en tant que terme de la situation. Mais comme les éléments du site au
bord du vide ne sont pas présentés dans la situation, nous pouvons
écrire : si y € X → y --€-- S, puisque X compte pour un dans la situation,
X est présenté comme un dans la situation mais pas ses termes, ce pourquoi X
est au bord du vide, car si vous passez au niveau de présentation en dessous de
X-un, vous frayez avec le vide. X constitue donc la zone de précarité
ontologique de la situation. Ou encore, si nous notons Xs les éléments de X qui
appartiennent à S, ie la composition de X selon S, alors dans un site
événementiel Xs = Ǿ, cependant que X-un € S.
Un site événementiel est don un X tel que X – un € S,
et Xs = Ǿ.
La notion de site événementiel exprime et pense les
limites de la capacité présentative de la situation : X donne de l’un sans
donner le multiple qui compose cet un. Le site est compté, pas ses éléments.
Dans X se concentre les limites de la capacité structurante de la situation, ie
les limites de ce qu’une situation est en état de compter. Autrement dit, il
n’y a d’élément possible dans une situation que pour autant qu’il y ait des
points limite dans la situation représentative du site, ie une situation
historique. La vérité est l’affaire des hommes dans des situations historiques
et il n’y a d’événements que relatifs à l’historicité. En revanche, une
situation naturelle ne comporte pas en son sein une concentration des limites
de sa capacité représentative : X € S → Xs ≠Ǿ. Une situation naturelle est
une situation saturée, un X tel que X € S et Xs ≠Ǿ.
Remarque : il n’existe pas de vérité naturelle, toute vérité sur la nature
est historique.
Donnons maintenant une définition structurale de
l’événement : l’événement est un multiple qui se compose de tous les
éléments du site : X et de l’événement lui-même : ex (à lire :
événement de site X), qui est la fonction d’auto-appartenance de l’événement ou
sa fonction de trait d’un. Formalisons : ex { y € X, ex }→ ex € ex
L’événement n’appartient pas à la présentation, rien
de l’événement n’est présenté dans la situation : y € X → y --€-- S, mais
cependant l’événement entretient un lien profond au site, qui, lui, est
présenté dans la situation, ie compté pour un : X-un. L’événement advient
fonc par forçage de la présentation, ie tout d’un coup, il présente comme multiple ce qui était présenté comme
X-un dans la situation. L’événement opère une éventration du site en déversant
un multiple qui n’était pas compté, mais seulement présenté dans sa retenue
dans l’un au niveau de la présentation. Le rapport entre l’événement et son
site est aussi le rapport entre signifiant et lettre. La lettre est obtenue par
éventration du signifiant, elle littéralise ce qui du signifiant est
localisable, à savoir que quelque chose disséminé dans ses lettres attend la
littéralisation qui suspend le sens. Un événement est une éventration de l’un,
un déversement de compositions multiples, dans ce qui se présentait auparavant
comme un dans la situation au régime de la signification. De ce déversement
d’imprésentés , un des éléments va, de manière générique, être tiré du vide au
bord duquel se tient le site pour faire office du nom de l’événement.
Résumons :
- issu de l’éventration de l’un, l’événement est
nommé par une lettre : c’est une mise en lettre
- la nomination est une littéralisation
- le nom d’un événement doit être pris au pied de
la lettre
La question de la nomination est donc prise dans celle
des limites de la capacité présentative de la situation, où s’établit un rapport
dialectique entre présenté et imprésenté : le nom de l’événement est
imprésenté du point de la situation, mais comme élément tiré du vide au bord
duquel se tient le site, il est présenté par le site même. Selon la formule de
la composition du site : X selon la situation : S, à savoir :
X – un € S
Xs = Ǿ
Le nom de l’événement semble être tiré arbitrairement
dans ce que la situation ne présente pas du site, ie du vide, mais ce vide
c’est X s ; donc c’est un vide « arbitraire » situé : Xs
localise le vide, garantie ontologique de l’événement épinglé par une
nomination non arbitraire.
Je terminerai ce cours par 2 notations :
- on ne peut pas faire l’histoire d’un événement,
car alors on accompagne en récit une fidélité à un nom, autrement dit on
en fait de l’idéologie. Il n’y a pas d’histoire sans figure du récit.
- les sciences humaines ne produisent aucune vérité,
seulement du savoir, dont on doit apprécier la vertu de modération
(démocratique et égalitaire, si l’on veut). Cela dit, je n’oppose pas aux savoirs
nécessaires une théorie extrémiste des vérités, mais une vérité, plus anonyme
que le savoir, exige précisément une création générique en trouée du savoir.
L’événement survient comme une supplémentation en
éclipse dans la situation, mais il ne s’évanouit pas pour toujours, en tout cas
pas toujours, sans laisser de traces, car on peut le retenir sous la garde d’un
nom. Cette opération d’intervention sur l’événement est une fonction de
nomination, nomination tirée du vide, mais pas déjetée dans l’arbitraire pur,
car le vide est singularisé en tant qu’imprésenté propre du site événementiel,
autrement dit, le nom de l’événement est tiré du vide du site, ie localisé.
Structurellement, pour qu’il puisse y avoir un événement, il faut un multiple événementiel
imprésenté dans la situation, donc qui rattache l’événement à la situation par
son site au bord du vide. L’événement surgit du vide, d’un vide, ce vide, au
bord du site événementiel, ce qui localise l’événement dans la situation :
il est ce déversement d’une multiplicité par ailleurs imprésentée. Autrement
dit, l’événement surgit du vide dans la mobilisation en multiple de ce qui
auparavant dans la situation ne faisait qu’un : c’est l’éventration d’un
compte pour un dans la situation. Et le nom de l’événement est tiré d’un des
multiples déversés par l’éventrement de l’un. Le caractère à la fois arbitraire
et de nécessité du nom de l’événement fait que la nomination est soustraite
arbitrairement au réseau des significations établies, mais il se rattache par
nécessité à la structure interne de l’événement sur fond de décision
intervenante. C’est un nom en plus, mais ce nom ne se subordonne pas à
l’arbitraire transcendantal d’une seule nomination : il n’y a pas de nom
unique, qui conviendrait à la sacralisation de l’événement et ferait d’un
événement l’événement des événements ou l’événementialité en soi immobilisée
dans la figure centrée et sacrée qui, dans ce cas, supplémente l’être en
faisant de l’événement une grâce de l’être inscrite dans l’unicité du nom.
Non : l’événement survient au régime du multiple, selon différents
registres, et dans plusieurs régions. Il y a des noms : la nomination de
relève pas d’une expérience intransmissible, mais toute forte nomination
d’événement fonctionne comme hypothèse ou comme pari (jamais comme déduction ou
certitude) sur la situation du site événementiel. La nomination est un pari
fait sur une spécification du vide, ie sur ce qu’il y a dans l’un-éventré, à savoir sur ce qui structure en
multiples quelque chose qui, du point de la situation, est dans le vide. Nommer
un événement revient à faire une hypothèse sur ce dont le vide se compose, ie
sur son être même, à savoir des multiples imprésentés, que la nomination
présume, sans critère sur la capacité présentative de la situation, dont
justement le site événementiel concentre les limites de comptes pour un. En
cela, la nomination n’est pas arbitraire : on peut penser le risque et la
chance de la nomination événementielle en faisant précisément une hypothèse sur
la composition du site où se trame l’imprésenté aux limites de la capacité
présentative de la situation. L’hypothèse force cette limite, autrement dit, la
nomination met en défaut l’opposition stricte du nécessaire et du
contingent : la nomination événementielle est un risque (contingence)
rationnel (nécessité).
Remarque : toute pensée a-événementielle considère que la présentation
reste sans limitation aucune, donc que tout peut advenir à la présentation et
par csqt elle répudie le vide. Les philosophies de Spinoza ou de Leibniz sont
des philosophies substantialistes de la présentation intégrale : unitaire
ou monadique.
Thèse :
toute situation est affectée à un vide singulier, et il y a un lien nécessaire
entre théorie de l’événement et théorie du vide (fût-ce le vide physique).
Dans l’Inhumain, Lyotard pose que le développement sans limite,
propre à notre temps, qui « se reproduit en s’accélérant et en
s’étendant selon sa seule dynamique interne » (page 14) a pour seul obstacle l’explosion du soleil prévu par
les scientifiques dans 4 ou 5 milliards d’années : « événement
pur, désastre » auprès duquel
« tous les événements et les désastres que nous connaissons et essayons
de penser auront été de pâles simulacres »
(page 20). Aussi, le capitalisme triomphant programme déjà, de par sa capacité
à reproduire artificiellement la vie, une parade à l’apocalypse : « le
pb des techno-sciences s’énonce donc : assurer à ce « software »
[le langage humain] un « hardware » indépendant des conditions de vie
terrestre. Soit : rendre possible une pensée sans corps, qui persiste
après la mort du corps humain ».
Autrement dit, Lyotard soutient la thèse d’une hégémonie absolue des situations
naturelles, sous l’égide du « développement », situation de toutes les situations prises désormais
dans la guise du calcul et qui marque la fin de l’historicité, donc
l’impossibilité qui existe des sites au bord du vide dans des situations
historiques propices à la nomination événementielle, point de départ d’une
procédure générique de vérité : Inhumain = nature = pas de vérités.
En revanche, si nous maintenons l’hypothèse en pari ou
en risque raisonné sur la nomination nécessaire de la composition du vide, donc
de l’éventration en multiple du vide au bord du site événementiel dans la
situation, alors la présentation ne peut pas s’illimiter dans les réglages des
techno-sciences. En tant que transgression aux limites de la capacité
présentative de la situation, la nomination événementielle signifie, ie exhibe, comme sens, la limite de la présentation, qui
n’était pas signifiée dans la situation comptée pour un. La nomination
événementielle s’articule de façon autant disjoignante que conjoignante aux
limites de la signification de la situation : la nomination événementielle
désigne la limite de la signification. C’est pourquoi il y a toujours un
élément virtuellement poétique dans la nomination, par exemple dans le mot
d’ordre : l’imagination au pouvoir, dans une désignation
scientifique : le nom donné à une particule élémentaire (le quark charmé)
etc… La nomination détient une aura poétique qui s’articule à la signification
du point de sa limite.
Remarque incidente : la poésie tend, par essence, à l’obscur, parce
qu’elle fait signification des limites de la signification.
La nomination ayant eu lieu, il a été produit un nom
surnuméraire, en plus dans la situation : le nom de l’événement, qui
signifie exactement que l’événement avait été dans la situation, ie signifie
son pur il y a. Le nom va donc circuler dans les significations, mais pour les
significations établies de la situation, le nom n’est pas un existant,
autrement dit, le nom de l’événement signifie l’existence de l’événement selon
un réseau de significations pour lequel il n’existe pas ou plus précisément les
significations signifient l’existence en tant qu’elle existe, ie que dans toute situation, un régime de l’existence
est signifié. Le nom circulant véhicule donc pour l’événement un régime
d’existence, celui de la situation, mais ce régime lui disconvient, puisque le
nom ne se soumet pas aux significations établies. Le nom de l’événement prête
donc une existence à l’événement, qui n’est pas à proprement parler la sienne,
puisqu’il la fait exister selon un régime d’existence empruntée. Le nom de
l’événement dote d’une existence empruntée au réseau des significations « quelque
chose » qui inexiste du point de
la situation, par csqt ce nom ne traite que de l’existence pure, inqualifiée.
Une existence empruntée aux significations nomme l’imprésenté, mais cette nomination
s’effectue hors la loi. Le nom ainsi produit aura une double fonction
existentielle et significative :
- faire emblème de l’existence pure, ie de l’être
inqualifié et inqualifiable
- existence empruntée dans les termes du réseau de la
signification
A partir de là, la question de la vérité se suspend à
la nomination du biais de l’être non réglé, à la limite de la présentation, et
la fidélité à la nomination, ie à la note entendue dans son aura poétique,
relève de l’être du nom, sinon c’est une fidélité factice contraposée à la
seule signification du nom, qui recouvre une existence empruntée.
Éclairons ce point par 2 textes beckettiens extraits
de :
- Premier Amour (pages 29-30)
Car j’ai toujours parlé, je parlerai toujours de choses qui n’ont jamais existé, ou qui ont existé si vous voulez, et qui existeront probablement toujours, mais pas de l’existence que je leur prête.
- se voir dans Pour finir encore et autres foirades (page 39).
Endroit clos. Tout ce qu’il faut savoir dire est su. Il n’y a que ce qui est dit. A part ce qui est dit, il n’y a rien. Ce qui se passe dans l’arène n’est pas dit. S’il fallait le savoir, on le saurait.
Dans le 1er extrait, il n’y a d’abord pas
d’événement, puis l’événement existe tout court dans le support d’une existence
empruntée. C’est à cet exister en tant que tel que l’écriture beckettienne va
se fidéliser.
Dans le 2nd extrait, nous sommes d’abord au
régime de la situation structurée règne d’une substituabilité entre dire =
savoir = il y a ou être. Quand on passe au registre de l’événement, on ne
trouve pas d’identité entre le dire, le savoir et le ce qui se passe : il
y a ce qu’il y a (dire + savoir), ce qui se passe (non dit, non su).
L’événement est soustrait à l’impératif du
savoir : ce qui se passe dans l’arène, non dit, non du, doit être nommé
aux limites du dire par la nomination sans tomber sous l’impératif du savoir,
afin qu’advienne une vérité suspendue à ce qui se passe. Si nous juxtaposons
les 2 textes, l’existence est suspendue entre inexistence et existence
empruntée, qui qualifie l’existence déterminée (ou l’inexistence), ie le rien, mais se faisant on se trouve dans l’élément
de la vérité, qui va toucher à l’existence pure sur le mode de ça s’est passé.
Etre fidèle à la nomination, c’est, au départ, rester fidèle à de l’existence
pure dans l’exclusive de l’être d’un nom porteur d’une signification dans
l’élément d’une existence empruntée, ie sans vérité. Le piège que tend le nom à
la fidélité c’est justement cette signification d’existence empruntée que le
nom doit abdiquer pour procéder à son être de nom. La fidélité doit déstratifer
les significations d’existence empruntée.
Se Voir
Endroit clos. Tout ce qu’il faut savoir pour dire est su. Il n’y a que ce qui est dit. A part ce qui est dit, il n’y a rien. Ce qui se passe dans l’arène n’est pas dit. S’il fallait le savoir on le saurait. Ça n’intéresse pas. Ne pas l’imaginer. Temps usant de la terre en user à regret. Endroit fait d’une arène et d’une fosse. Entre les 2 longeant celle-ci une piste. Endroit clos. Au-delà de la fosse il n’y a rien. On le sait puisqu’il faut le dire. Arène étendue noire. Des millions peuvent s’y tenir. Errants et immobile. Sans jamais se voir ni s’entendre. Sans jamais se toucher. C’est tout ce qu’on sait. Profondeur de la fosse. Voir du bord tous les corps placés au fond. Les millions qui y sont encore. Ils paraissent six fois plus petits que nature (page 39).
La nomination a eu lieu, un nom en plus a pris en
garde la trace de l’événement, mais aussitôt la situation se referme sur ce nom
surnuméraire, à nouveau capté par les réseaux de significations. La
supplémentation est révoquée, seul reste le nom qui a matérialisé une décision
d’existence sur l’indécidabilité de l’événement, puisque la nomination s’avère
le seul principe de donation d’être à l’événement en éclipse.
La question est donc bien : comment être fidèle à
un nom surnuméraire de l’intérieur de la situation supplémentée par ce
nom ? L’opérateur de fidélité consiste à mettre à nu l’être du nom, ie à
évaluer de l’intérieur de la situation ce qu’il en est des connexions ou des
disconnexions avec les autres termes de la situation, ie les multiples où le nom circule. La fidélité consiste
à passer le nom au crible des multiples de la situation pour atteindre l’être
du nom. Ce passage du nom dans le tamis du multiple s’effectue par enquêtes.
Une fidélité se trame d’enquêtes infinies sur le nom pour accéder à l’existence
pure de son être. La fidélité est un travail, ce n’est pas un contrat ou un
pacte, mais une évaluation. Etre fidèle au nom de l’événement, c’est d’abord
une bataille contre le nom, qui doit être constamment revisité, réexaminé de
manière à toujours revenir sur son être. La décision d’existence n’a été
porteuse que d’elle-même, c’est pourquoi la fidélité consiste à se re-décider
incessamment l’événement lui-même. La fidélité ne s’exerce pas dans l’inertie
d’elle-même, mais elle doit pouvoir mettre à tout moment à l’épreuve la
situation pour la redécider, sinon des restaurations peuvent apparaître comme,
et sont parfois, plus valides que des pseudo-fidélités.
Fond divisé en zones. Zones noires et zones claires. Elles en occupent toute la largeur. Les zones restées claires sont carrées. Un corps moyen y tient à peine. Etendu en diagonale. Plus grand il doit se recroqueviller. On sait ainsi la largeur de la fosse. On la saurait sans cela. Des zones noires faire la somme. Des zones claires. Les premières l’emportent de loin. L’endroit est vieux déjà. La fosse est vieille. Au départ elle n’était que clarté. Que zones claires. Se touchant presque. Lisérées d’ombre à peine. La fosse semble en ligne droite. Puis réapparaît un corps déjà vu. Il s’agit donc d’une courbe fermée. Clarté très brillante des zones claires. Elle ne mord pas sur les noires. Celles-ci sont d’un noir inentamable. Aussi dense sur les bords qu’au centre. En revanche, cette clarté monte tout droit. Haut au-dessus du niveau de l’arène. Aussi haut au-dessus que la fosse est profonde. Se dressent dans l’air noir des tours de pâle lumière. Autant de zones claires autant de tours. Autant de corps visibles dans le fond. La piste suit la fosse sur toute sa longueur. Sur tout son pourtour. Elle est surélevée par rapport à l’arène. La valeur d’une marche. Elle est faite de feuilles mortes. Rappel de la belle nature. Elles sont sèches. L’air sec et la chaleur. Mortes mais pas pourries. Elles tomberaient plutôt en poussière. Piste juste assez large pour un seul corps. Jamais 2 ne s’y croisent.
Où en sommes-nous ? Au point où la fidélité au
nom donné à l’événément véhicule l’espoir d’une vérité. Qu’en est-il alors de
la rencontre incalculable par excellence : la rencontre amoureuse, dont la
figure en supplémentation, la déclaration d’amour, décide rétrospectivement de
la rencontre ? Je voudrais essayer d’établir, d’abord par une étude
détaillée de l’Après-midi d’un Faune de Mallarmé, avant de passer à la question de l’amour
chez Beckett, que l’amour est un processus qui constitue le 2 comme tel.
- il n’est pas la prise du sujet dans un état dit
amoureux ou en proie à un pathos,
- pas plus qu’il ne se laisse rabattre sur la
dialectique de l’objet de désir, du sexe, ou du sentiment, qui n’en sont que
des strates.
Non, l’amour est une procédure irréductible, ie une procédure générique, qui explore la vérité sur le
2. L’amour n’est pas un pacte, ni une convention sexuelle, mais une épreuve à
partir d’une rencontre imprévisible, un nom-syntagme nominal tiré du
vide - je-t’-aime - se trouve réactivé, ie mis à l’épreuve du monde par le travail propre de
l’amour. La fidélité sera la procédure par laquelle le nom supplémentaire – je
t’aime – énoncé dans le système du monde (réévalué à partir de la rencontre et
de la déclaration) va sans arrêt être remis à l’épreuve de la situation, ie du
monde, par une succession d’enquêtes. La fidélité en amour est un processus
ininterrompu d’enquêtes sur les conséquences de la déclaration d’amour, selon
une trajectoire dans la situation, qui réitère constamment la nomination
première dans la figure de l’évaluation.
En tant que sujet, l’églogue de Mallarmé, l’Après-midi
d’un faune, noue cette triple
détermination :
- un événement dans la figure de l’évanouissement
- une nomination
- une fidélité à cette nomination
Le poème lie quelque chose de la procédure artistique
et de la procédure amoureuse. Programmé en 1865, ce poème, « non
possible au théâtre, mais exigeant le théâtre » (Lettre à Cazalis, fin juin 1865) se divise alors en 3 parties :
- monologue d’un faune
- dialogue des nymphes
- le réveil du faune.
Présenté pour être joué à la Comédie Française, il est
refusé : « de Banville et Coquelin [l’acteur] n’ont pas rencontre
l’anecdote nécessaire que demande le public, et m’ont affirmé que cela
n’intéresserait que les poètes ».
Mallarmé retravaille son texte pendant l’été 1866, puis des années plus tard,
il écrit en 1873-74 une nouvelle version du Monologue d’un Faune, intitulée Improvisation d’un Faune. Pour différents états du texte, cf l’édition Gordon
Millan pages 180-190, 252-271. Finalement, le poème paraît dans une édition
luxueuse, plaquette accompagnée de l’illustration de son ami Manet, chez
Alfonse Devenne en 1876. Les transformations du texte montrent le souci de
Mallarmé de conjoindre poésie et substance dramatique, ou comme il l’écrit dans
la lettre à Cazalis cité plus haut : « … je veux conserver toute
la poésie de nos œuvres lyriques, mon vers même, que j’adapte au théâtre ». Les états du texte montrent certaines
transformations locales, qui changent le ton de la 1ère version :
on passe des catégories de la poésie baudelairienne du rêve, spleen et idéal, à
un véritable monologue fait pour être joué au théâtre :
- improvisation d’un faune : une disposition temporelle commence par
l’évocation mémorielle de ce qui a eu lieu
- dialogue des nymphes : le caractère effectif des personnages est
convoqué
- le réveil d’un faune : distribution dans la catégorie du rêve :
le faune ayant rêvé une des figures de son désir, cette figure incarnée dans le
dialogue des nymphes se trouve résiliée par le réveil du faune.
Aujourd’hui, je voudrais faire 4 remarques sur l’architectonique de la dramaturgie mallarméenne.
un JE se souvient ou croit se souvenir qu’il a vu 2
nymphes. Un faune aurait vu disparaître dans l’eau 2 femmes ou bien il les a
ravies et elles se sont évanouies dans ses bras. Que décider au regard de cette
apparition-disparition fixée par une nomination invariable : 2 nymphes. On
va pivoter autour de la fixité de ce nom pour savoir à la fois ce qu’elles
décident et comment leur être fidèle, puisque « ces nymphes », l’expression nominale est là, bien qu’elles
ne nous aient pas été présentées, si j’ose dire, « ces nymphes, je les
veux perpétuer ».
Evénement, nomination, fidélité tenace à cette
nomination.
En 1865, le poème commençait par une attaque encore
romantique centrée sur la question plate et sans relief du rêve : « j’avais
des nymphes ! est-ce un songe ? / Non… ».
Puis, en 1874, une esthétisation ponctuelle du songe
véhiculée par la nomination fidélise celle-ci aux nymphes : « ces
nymphes, je les veux émerveiller ».
Pour, en 1876, atteindre au progrès de pensée
décisif : « ces nymphes, je les veux perpétuer ». car pour perpétuer ces nymphes, il va falloir
se décider, ie réévaluer la
fonction du désir (du je) de la nomination. D’où l’introduction de la figure
d’un doute : « … aimai-je un rêve ? / mon doute, amas de nuit
ancienne… » qui ne révoquera pas
la décision de perpétuation des nymphes : « Réfléchissons… », mais la perpétuation va passer par le doute.
Autrement dit, le doute ne fonctionne pas ici comme un opérateur de
scepticisme, mais ouvre à des figures d’enquêtes successives sur ce que peut bien
être, dans la situation, la perpétuation des nymphes, ie que le doute
fonctionne en vérité comme un opérateur de fidélité.
Le faune va faire des hypothèses sur la
situation : les nymphes sont-elles seulement apparues dans la figure du
désir ? ou bien suscitées par l’art musical du faune ? Rencontre
défaite par une décision d’existence prématurée, ou par une hâte à
conclure ? Nous verrons cela en détail, mais en tout cas, si ces nymphes
n’étaient nommées que sous la figure d’un nom unique, elles seraient une
hypostase de Venus, et nous retomberions dans la théorie de la sanctification
de l’événement immémorial.
Quoi qu’il en soit, au terme de ces hypothèses, on
parvient à une double conclusion :
- de toutes façons, ces nymphes, données dans
l’attaque, ne sont plus là. Et il n’est pas important de se souvenir, car
l’événement ne se mémorialise pas, pour autant que la mémoire, qui veut à tout
prix raccorder l’événement à une historicité empirique, lui fait perdre son
essence.
- il faut donc, quittant toute mémoire et toute
réalité, en venir au dernier vers et conclure : « Couple,
adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins ».
Mais, avant de conclure, nous reviendrons sur cette
conclusion, chaque hypothèse relève la question des traces autour du nom dans
la situation présente d’un paysage sicilien. Il y a des traces éventuelles de
la rencontre avec les nymphes : « mon sein, vierge de preuve,
atteste une morsure / mystérieuse due à quelque auguste dent ». Cependant, cette morsure mystérieuse doit
être redécidée pour que la trace, dont il n’y a pas de preuve, fasse trace, ie soit reconnectée avec l’événement mystérieux :
la rencontre. Au terme du poème, ce qui aura lieu est la vérité du désir telle
qu’elle sera fixée par l’art du poète, étant entendu qu’elle ne peut l’être que
sous l’effet d’une nomination d’un événement indécidable – ces nymphes.
Le poème capte un élément de la vérité du désir, qui
sera la vérité d’un je inaugural, dont le 1er vers indique
topologiquement l’ensemble de la procédure artistique :
« ces nymphes,
je
les veux
perpétuer »
Nomination
ie ce dont l’événement et
fidélité vont
fidélité
tramer dune vérité désirante, d’un je en incise du vers
L’événement, c’est la rencontre de l’objet du désir
amoureux qui en tient lieu, ie la
rencontre par le faune de 2 nymphes.
La nomination : ces nymphes
La fidélité : c’est le devenir artistique du poème
réfléchi à l’intérieur du poème sous la forme de l’art musical.
La vérité indiscernable, qui est l’ombre, avère le
désir comme vérité telle que l’art la déploie, donc différemment de la vérité
du désir au sens psychanalytique.
Après cette 1ère remarque, je tente de vous
réciter le poème
L’après midi d’un Faune, Eglogue
Le faune
Ces nymphes, je les veux perpétuer
Si clair,
Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air
Assoupi de sommeils touffus.
Aimai-je un rêve ?
Mon doute, amas de nuit ancienne, s’achève
En maint rameau subtil qui, demeuré les vrais
Bois mêmes, prouve, hélas !, que bien seul je m’offrais
Pour triomphe la faute idéale de roses.
Réfléchissons…
Ou si les femmes dont tu gloses
Figurent un souhait de tes sens fabuleux !
Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleus
Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste :
Mais, l’autre tout soupirs, dis-tu qu’elle contraste
Comme brise du jour chaude dans ta toison ?
Que non ! par l’immobile et lasse pâmoison
Suffoquant de chaleurs le matin frais s’il lutte,
Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d’accords ; et le seul vent
Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant
Qu’il disperse le son dans une pluie aride,
C’est, à l’horizon pas remué d’une ride,
Le visible et serein souffle artificiel
De l’inspiration, qui regagne le ciel.
O bords siciliens d’un calme marécage
Qu’à l’envi de soleils ma vanité saccage,
Tacite sous les fleurs d’étincelles, CONTEZ
« Que je coupais ici les
creux roseaux domptés
Par le talent ; quand,
sur l’or glauque de lointaines
Verdures dédiant leur vigne à
des fontaines,
Ondoie une blancheur animale
au repos :
Et qu’au prélude lent où
naissent les pipeaux
Ce vol de cygnes, non !
de naïades se sauve
Ou plonge… »
Inerte, tout brûle dans l’heure fauve
Sans marquer par quel art ensemble détala
Trop d’hymen souhaité de qui cherche le la :
Alors m’éveillerai-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot antique de lumière,
Lys ! et l’un de vous tous pour l’ingénuité.
Autre que ce doux rien par leur fièvre ébruité,
Le baiser, qui tout bas des perfides assure,
Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure
Mystérieuse, due à quelque auguste dent ;
Mais, bast ! arcane tel élut pour confident
Le jonc vaste et jumeau dont sous l’azur on joue :
Qui, détournant à soi le trouble de la joie,
Rêve, dans un solo long, que nous amusions
La beauté d’alentour par des confusions
Fausses entre elle-même et notre chant crédule ; et de faire aussi haut que l’amour se module
Evanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos,
Une sonore, vaine et monotone ligne.
Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne
Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m’attends !
Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps
Des déesses ; et par d’idolâtres peintures,
A leur ombre enlever encore des ceintures :
Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.
O nymphes, regonflons des SOUVENIRS divers.
« Mon œil, trouant les
joncs, dardait chaque encolure
Immortelle, qui noie en
l’onde sa brûlure
Avec un cri de rage au ciel
de la forêt ;
Dans les clartés et les
frissons, ô pierreries !
J’accours ; quand, à mes
pieds, s’entrejoignent (meurtries
De la langueur goûtée à ce
mal d’être deux)
Des dormeuses parmi leurs
seuls bras hasardeux ;
Je les ravis, sans les
désenlacer, et vole
A ce massif, haï par
l’ombrage frivole,
De roses tarissant tout
parfum au soleil,
Où notre ébat au jour consumé soit pareil ».
Je t’adore, courroux de vierges, ô délice
Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse
Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair
Tressaille ! la frayeur secrète de la chair :
Des pieds de l’inhumaine au cœur de la timide
Que délaisse à la fois une innocence, humide
De larmes folles ou de moins tristes vapeurs.
« Mon crime, c’est
d’avoir, gai de vaincre ces peurs
Traîtresses, divisé la touffe
échevelée
De baisers que les dieux
gardaient si bien mêlée :
Car, à peine j’allais cacher
son rire ardent
Sous les replis heureux d’une
seule (gardant
Par un doigt simple, afin que
sa candeur de plume
Se teignît à l’émoi de sa
sœur qui s’allume,
La petite, naïve et ne
rougissant pas :)
Que de mes bras, défaits par
de vagues trépas,
Cette proie, à jamais ingrate
se délivre
Sans pitié du sanglot dont j’étais encore ivre »
Tant pis ! vers le bonheur d’autres m’entraîneronts
Par leur tresse nouée aux cornes de mon front :
Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure ;
Et notre sang, épris de qui va le saisir,
Coule pour tout l’essaim éternel du désir.
A l’heure où ce bois d’or et de cendres se teinte
Une fête s’exalte en la feuillée éteinte :
Etna ! c’est parmi toi visité de Vénus
Sur ta lave posant ses talons ingénus,
Quand tonne un somme triste ou s’épuise la flamme.
Je tiens la reine !
O sûr châtiment…
Non, mais l’âme
De paroles vacante et ce corps alourdi
Tard succombent au fier silence de midi :
Sans plus il faut dormir en l’oubli du blasphème,
Sur le sable altéré gisant et comme j’aime
Ouvrir ma bouche à l’astre efficace des vins !
Couple, adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins.
Les 3 récits à l’imparfait fournissent au poète un
matériau proprement mémoriel, que le poète va traiter comme 3 tentatives qui échouent
à restituer le sens de la nomination initiale : « ces nymphes ».
Par exemple, la 1ère tentation :
O bords siciliens d’un calme marécage : théorie du lieu
Qu’à l’envi de soleils ma vanité saccage,
Tacite sous les fleurs d’étincelles, CONTEZ : récit, moment de prose
« Que je coupais ici les creux roseaux domptés
Par le talent ; quand, sur l’or glauque de lointaines
Verdures dédiant leur vigne à des fontaines,
Ondoie une blancheur animale au repos :
Et qu’au prélude lent où naissent les pipeaux
Ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve
Ou plonge… »
Inerte, tout brûle dans l’heure fauve
Sans marquer par quel art ensemble détala
Trop d’hymen souhaité de qui cherche le la :
Alors m’éveillerai-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot antique de lumière,
: 1ère tentation
Lys ! et l’un de vous tous pour l’ingénuité.
Revenir à la sacralisation en renonçant à ce que quoi
que ce soit ait eu lieu. Dans ce moment de prose le plus panthéiste qui soit,
le faune s’identifie au lieu solaire où dans la calcination du décor se dissipe
toute trace de naïades comme si rien n’avait eu lieu que le lieu. Dans ce
retour au « contentons-nous du soleil ! » de Rimbaud, serait
révoqué le terrible procès de perpétuation des nymphes. Cette tentation du
sacré est symétrique à celle qui veut encore à la fin du poème faire de
l’événement rencontre nommé « les nymphes » une hypostase de Vénus :
Une fête s’exalte en la feuillée éteinte :
Etna ! c’est parmi toi visité de Vénus
Sur ta lave posant ses talons ingénus,
Quand tonne un somme triste ou s’épuise la flamme.
Je tiens la reine !
on part de l’hypothèse du rêve et du sexe, puis les 2
femmes sont transsubstantiées en eau et en air, ce qui réfute l’hypothèse selon
laquelle elles ne seraient qu’imagination sexuelle, puisque cette
transsubstantiation s’opère par l’art du faune.
Ou si les femmes dont tu gloses
Figurent un souhait de tes sens fabuleux !
Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleus
Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste :
Mais, l’autre tout soupirs, dis-tu qu’elle contraste
Comme brise du jour chaude dans ta toison ?
Que non ! par l’immobile et lasse pâmoison
Suffoquant de chaleurs le matin frais s’il lutte,
Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d’accords ; et le seul vent
Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant
Qu’il disperse le son dans une pluie aride,
C’est, à l’horizon pas remué d’une ride,
Le visible et serein souffle artificiel
De l’inspiration, qui regagne le ciel.
La thématique du
désir et la thématique de l’art s’intriquent sous l’hypothèse que seul
le poète est en capacité d’avoir créé un événement du désir nommé par l’art. Et
pourtant, le faune intervenant par son art propre, fait qu’en définitive la
fidélité à la nomination inaugurale « ces nymphes » ne décide pas sur
quelle procédure générique porte le poème, car il donne matière à 2
procédures : amoureuse et artistique, d’où une fidélité complexe :
- au désir amoureux (créé par l’art du poète)
- à la procédure artistique, avec, en renvoie
intérieur à cette fidélité, l’art du faune musicien (murmure de la
musique : eau et souffle de l’inspiration, air), qui joue comme poème sur
le poème, ie comme figure
artistique de cette fidélité.
« couple, adieu ; je vois l’ombre que tu
devins », qui lève les 3
tentations.
- de la sacralisation : ce n’est pas le nom unique de l’amour qui est
nommé, non pas Vénus, mais le 2 : « couple, adieu… »
- du récit mémoriel : on va voir l’ombre, on ne se souvient pas
- du rien nihiliste : je
ne se contente pas de la position du solipsiste. « droit et seul, sous
un flot antique de lumière »,
mais le sujet, je, se soumet à l’ingrate résigne de la vérité, je va voir
l’ombre, ie la vérité, que le
couple, ie la réalité à laquelle
on dit adieu, devint.
Voilà, nous reviendrons la fois prochaine sur ce
dernier vers au regard du 1er vers, tous les 2 isolés dans la
composition.
L’Après-midi d’un Faune traite d’un événement évanoui : la rencontre
érotique d’un faune avec 2 nymphes. L’attaque du poème : « ces
nymphes, je les veux perpétuer »
nomme l’événement et enclenche une procédure de fidélité, dont l’art du poète
fait vérité en sujet, ie vérité du
je initial, qui, en vérité, se constitue tout au long de la trame artistique
comme une espèce de résultat au dernier vers : « couple, adieu, je
vais voir l’ombre que tu devins ».
Revenons donc sur ce 1er et ce dernier
vers, isolés, qui encadrent la matière du poème.
Premier vers :
« ces nymphes, je les veux perpétuer ».
« Ces nymphes » détient la nomination sans référent, qui
atteste qu’il y a ces nymphes, dont pourtant toute la procédure artistique
corrode de l’intérieur le démonstratif « ces ». Ce démonstratif d’indication pure sans
antériorité, cette nomination fixe, « ces nymphes », se trouve mise en doute de façon progressive.
« je »
se situe initialement entre la nomination et la fidélité à un événement, ie dans l’entre deux d’une nomination et d’une vérité.
Emblème de la position du sujet, « je » se dispose entre l’un du nom et l’infini d’une vérité.
Je vous avais déjà fait remarquer qu’entre la version
de 1865 (« j’avais des nymphes / est-ce un songe / non), où le débat porte sur rêve et réalité et oppose
imaginaire et principe de réalité (les nymphes avaient-elle été oui ou non à la
disposition du faune ?), et celle de 1876, il y avait un changement de
disposition de pensée : nomination et perpétuation déclenchent une
procédure de fidélité au sujet : je, situé dans l’entre deux de l’un d’un
nom, ie d’une nomination événementielle
(loi de la langue) et de l’infini, ie
d’une procédure de vérité, (loi de la situation). Autrement dit, je comme
résultat de la procédure artistique, est constitué en sujet fini. Et vous savez
que je soutiens la thèse philosophique que tout sujet est le moment fini d’une
procédure générique, que donc toute situation est par essence infinie.
Dernier vers :
« couple, adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins »
Au terme du poème, nous trouvons une assertion de
séparation au regard de toute supposition quant à la réalité de l’événement
nymphe, ie quant à la mémoire de
l’événement. Pour débattre de l’événement, on s’en tient à son nom, mais on dit
adieu au couple, autrement dit, la fidélité à l’événement s’obtient par
disjonction : on entre dans une procédure d’adieu à l’événement au sens où
sa réalité n’a plus d’importance. Une fidélité à un événement est le contraire
d’une mémorisation, mais l’acceptation qu’il ne soit pris que sous la garde de
son nom sans référent mémoriel. A la fin du poème, après cet adieu mémoriel,
l’événement se présente dans une absence que convoque le nom : ombre.
L’ombre est la garde du nom en tant qu’absence de toute nymphe. C’est symboliquement
le destin d’immortalité des nymphes prises dans la garde du nom. Mallarmé est
le premier à avoir déployé que la puissance symbolique, plutôt que de chercher
ce qui eut lieu sous le nom « les calices sus », ie
du savoir, garde la chose dans sa « notion pure »[4].
Du 1er vers : ces nymphes, je les veux
perpétuer, où le je se situe dans l’entre deux du nom et de la fidélité, au
dernier vers : « couple, adieu ; je vais voir l’ombre que tu
devins » où le je se confie au
futur antérieur d’une vérité qui aura été, il y aura eu entre temps le progrès
du passage de « les nymphes »
comme nom problématique, hypothétique, à leur « ombre » comme immortalité conquise.
En 1865, le dernier vers est : « Adieu,
femme ; duo de vierges quand je vins ». C’est un adieu tout court, marqué par le seul passé simple. On
reste dans le débat entre rêve et réalité, car on ne fait pas un adieu à la
réalité, mais à ce dont on a supposé une réalité. En 1865, il manque à la
vérité le futur et l’ombre.
En 1876, le statut de l’adieu est transfiguré par
l’adjonction d’une antériorité marquée par le futur : « je vais
voir… » antérieur « … que
tu devins », qui situe « l’ombre » prise en garde, du moins une fois abandonnée
toute tentative de garder une réalité en mémoire : « couple,
adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins ». ie je vais voir ce que
tu auras été quand je verrai. Le futur antérieur établit la temporalité finale
du sujet dans la vérité. Le futur antérieur est le temps de la vérité qui aura
été, l’ombre est au suspens du futur antérieur.
Si clair
Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air
Assoupi de sommeils touffus
Trace de réalité déjà évanouie : « si
clair », la transparence évoque
le vide (métaphorisé par « dans l’air ») potentiel dans la convocation mémorielle du poète. « voltige » indique le seuil de la quasi
disparition : nous sommes au bord du néant (cf un Coup de dés : « … comme si / une insinuation…
voltige au bord du gouffre »).
C’est l’appel au vide, dont l’événement évanoui – ces nymphes – fait le bord,
ie la transparence du vide comme seule essence de l’événement en éclipse.
Aimai-je un rêve ?
Mon doute, amas de nuit ancienne, s’achève
En maint rameau subtil, qui demeuré les vrais
Bois mêmes, prouve, hélas ! que bien seul je m’offrais
Pour triomphe la faute idéale de roses
Réfléchissons…
Mise en place du doute comme opérateur de fidélité. Il
ne faut pas opposer le doute à la perpétuation du 1er vers, car
c’est dans l’épreuve du doute, qui traverse tout le poème, que va s’accomplir
la fidélité. Ce doute méthodique du faune est un opérateur de fidélité, qui
teste ce qui lui fait obstacle en réel : n’est réel qu’une impasse du
doute. Un doute authentique est cette formation subjective, qui serre les
représentations de la situation autour des points de réel qu’elle essaie de
dissoudre (cf un Coup de dés :
« dans les parages du vague en quoi toute réalité se dissout »). Autrement dit, par ponçage, le doute ramène à son
point de réel le vague de la situation.
Le doute apparaît dans la procédure amoureuse crée par
le poète comme l’opérateur central de la fidélité : par d’amour sans un
doute essentiel, qui est un doute sur son existence, non pas sur l’existence de
l’amour de l’autre, appréhendé sur le mode jalousie, soupçon, dépit etc… mais
en tant que mode propre sur lequel l’amour s’inscrit comme opérateur de
fidélité tourné vers le 2 miraculeux de la rencontre testable dans le monde. Il
reste vrai que ce problème s’entache vite d’obscurité, parce que le doute
dirigé vers le monde est confondu avec le doute psychologique, voire
pathologique, adressé dans la direction de l’autre.
Dans l’églogue, le doute est un opérateur de
construction. Le faune pense que ce qui reste de « l’amas de nuit
ancienne » traité par le doute,
c’est la réalité présence des « vrais / bois mêmes », qui attestent au faune qu’il était le seul à
s’offrir « la faute idéale de roses » comme triomphe, ie
l’idéalité vide et pure des femmes. Comme n’existe que le présent dans le lieu
où il se trouve, la question pour la pensée de l’événement disparu se pose
entre la fonction du lieu pour la pensée de l’événement disparu se pose entre
la fonction du lieu comme réalité et les traces événementielles dans la
situation.
« réfléchissons… » : toute procédure post-événementielle
est une opération de pensée, pas l’anamnèse d’un charmant souvenir érotique,
non, la mémoire est pour Mallarmé un matériel à traiter. Et ce qui se joue dans
une procédure post-événementielle n’est pas de l’ordre du savoir ou de la
connaissance, mais le départ d’une disposition de la pensée.
Thèse : j’appelle pensée la figure subjective
d’une procédure post-événementielle
Ou si les femmes dont tu gloses
Figurent un souhait de tes sens fabuleux !
Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleus
Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste :
Mais, l’autre tout soupirs, dis-tu qu’elle contraste
Comme brise du jour chaude dans ta toison ?
Que non ! par l’immobile et lasse pâmoison
Suffoquant de chaleurs le matin frais s’il lutte,
Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d’accords ; et le seul vent
Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant
Qu’il disperse le son dans une pluie aride,
C’est, à l’horizon pas remué d’une ride,
Le visible et serein souffle artificiel
De l’inspiration, qui regagne le ciel.
Passage de l’hypothèse d’une création du désir à
l’hypothèse d’une création par l’art : les nymphes seraient suscitées par
les « sens fabuleux » du faune, qui aménagerait une habile transition
métaphorique en transfigurant les 2 nymphes dans les éléments primordiaux que
sont l’eau et l’air.
Cette section croise 2 procédures :
- une du côté du désir et de l’amour
- une procédure artistique, qui possède un double
statut : figuration des nymphes par la flûte du faune, art du faune qui
joue en même temps comme partie intégrante dans la procédure du poème lui-même.
3 thématiques tressent l’églogue :
- le thème du désir
- le thème de l’art du faune : musicien qui créée
des fictions d’art, métaphore intra-poétique du poème même
- l’art du poème, sa procédure en tant que telle
Cette section est commandée par une hypothèse, que
suscite le doute de manière à mettre à l’épreuve la résistance du réel à
plusieurs hypothèses. Soustraites à la nomination qu’elles ne méritent plus,
les nymphes n’auraient été qu’un fantasme du désir du faune, il n’y aurait pas
eu rencontre, mais simple suscitation du désir. La 1ère nymphe, via
le thème de la froideur : « Et froids, comme une source en pleurs », est identifiée au miroir de l’eau d’une
source, tandis que la 2nde, faisant contraste avec la 1ère,
apparaît avec la précision d’une sorte de brise ensoleillée : « comme
brise du jour chaude ». Si pour
la 1ère, le doute travaille avec les éléments du décor, pour la 2nde,
l’hypothèse faite est une sous-hypothèse, à savoir que ces éléments : eau,
onde, source, figurent une froideur irréelle du côté du principe d’irréalité,
alors que « le seul vent » figure du côté du réel. Nous sommes ainsi
conduits à l’idée que seule la musique du faune aurait pu tout créer, ie
conduit au passage de l’hypothèse comme figure du désir, à l’hypothèse sur
l’art du faune qui à lui seul suscite une telle vision. Le murmure d’eau,
transmutation de la 1ère nymphe, devient le roucoulement de
« ma flûte » (« ne murmure point d’eau que ne verse ma
flûte ») et la « brise » emblématise le souffle de l’inspiration
du musicien dans un chiasme d’images fondues (« pluie aride » de
l’air, du soleil, du souffle, « pas … d’une vide » par l’eau, la
brise ») dans l’unité « de l’inspiration, qui regagne le ciel »,
ie sous le phénomène propre de l’art du faune.
Dès lors, il se pourrait bien que le seul événement
qui ait eu lieu fut un événement artistique : une musique inspirée du
faune, mais qui demande auparavant à l’alchimie mallarméenne d’opérer la
transmutation des 2 nymphes qui deviennent des métaphores de l’eau et de l’air
O bords siciliens d’un calme marécage
Qu’à l’envi de soleils ma vanité saccage,
Tacite sous les fleurs d’étincelles, CONTEZ
« Que je coupais ici les
creux roseaux domptés
Par le talent ; quand, sur
l’or glauque de lointaines
Verdures dédiant leur vigne à
des fontaines,
Ondoie une blancheur animale
au repos :
Et qu’au prélude lent où
naissent les pipeaux
Ce vol de cygnes, non !
de naïades se sauve
Ou plonge… »
Interrogation à l’adresse du lieu pour lui extorquer
l’aveu de l’événement : théorie mallarméenne du lieu. Le faune se tourne
vers le décor et le somme de lui « conter » son avoir eu lieu. Il l’interroge sur ce qu’il
détient comme traces du supplément événementiel évanoui, qui laisse seulement
le lieu et un nom, point de départ d’un trajet pour une vérité. Le faune, qui
est encore dans la présomption de réalité des nymphes, déclare « sa
vanité » au lieu « … calme
marécage […] tacite sous les fleurs d’étincelles… », dont il se fait le héros vaniteux qui, comme
le soleil, saccage cette tacite nappe d’eau profonde, réserve de silence, à
laquelle il ordonne de livrer son nom. Le faune, qui se prend pour le héros
d’une rencontre érotique, s’avère présomptueux et donc nécessairement infidèle
à l’événement, qui suppose au contraire la déposition de tout héroïsme et
l’entrée dans l’anonymat, seul moyen de rester fidèle à son nom. « CONTEZ » : cet incipit adressé au lieu marque la
position de la question du récit donné dans le poème par une distinction typographique
(passage en italique). Or, nous l’avons déjà dit, le récit ne sauve pas
l’événement : l’événement se nomme, mais ne se récite pas. D’ailleurs,
même l’épopée, dont on pourrait croire qu’elle se fixe pour tâche de réciter
l’événement, est en fait une procédure artistique, qui constitue l’événement
comme événement mythique, ie pour
autant qu’elle le construit par défaut. Dans l’églogue de Mallarmé, les récits
ne préservent ni ne sauvent rien, mais proposent des matériaux au doute, ie
présentent des fragments de mémoire à dissoudre dans la réalité de la
situation, ici l’illusion érotique du faune, autrement dit, le récit se propose
au doute comme fidélité à l’événement. Le récit est cette modalité du fictif
proposé au doute. En ce sens, un récit n’est pas erroné, mais douteux, en tant
justement qu’il propose des matériaux au doute, ce qui ouvre à une théorie de
la prose, à savoir la manière spécifique dont le récit supporte l’épreuve du
doute. Le poème de Mallarmé organise son moment de prose, mais ces moments de
prose intrinsèques au poème se proposent au doute comme fidélité à sa propre
procédure. On trouve encore des moments de prose dans Hérodiade et Toast Funèbre, mais Mallarmé les élimine de ses poèmes à venir et
tente une poésie entièrement compacte, le soi disant hermétisme de Mallarmé. En
réalité, il y a une définition technique de l’hermétisme mallarméen, qui
consiste dans l’élimination de tout récit proposé au doute. Alors le poème
devient un doute proposé au doute, un doute du doute, qui constitue le poème en
énigme, catégorie poétique à part entière, comme dans le sonnet
allégorique de lui-même, en yx.
Le poème devient énigmatique, hermétique, quand la prose en a été éliminée. A
la différence de Rimbaud, qui fait jouer les moments de prose pour eux-mêmes
dans une disjonction intime du poème, la poésie moderne, différente en cela
aussi de Claudel ou St John Perse, tente une ligne de compacité, ligne ingrate
où se risque une opacification, un gel du poème du à un effet de totalisation
par découpe excessive et absence de respiration. C’est cette poésie entièrement
compacte que tente Mallarmé.
Dernière remarque : dans cette 1ère
séquence de récit attribué au lieu, on note un petit tremblement sur la
nomination, qui indique que c’est bien le moment où le nom de l’événement est
décidé : « ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve / ou
plonge… ».
Inerte, tout brûle dans l’heure fauve
Sans marquer par quel art ensemble détala
Trop d’hymen souhaité de qui cherche le la :
Alors m’éveillerai-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot antique de lumière,
Lys ! et l’un de vous tous pour l’ingénuité.
On parvient ici à la 1ère tentation
post-événementielle, ie à la 1ère
infidélité, autrement dit, on abdique sur l’événement et sur sa décidabilité
nominale. On renonce au problème de la « perpétuation », et on se
laisse tenter par l’infidélité, en se laissant aller à la tentation d’une
fusion avec le lieu auquel on s’identifie pour s’y abolir. Le faune se consume
dans la lumière, et s’identifie au paysage sans plus chercher s’il trace un
événement. « inerte », tout brûle sans que rien ne puisse attester
par quel artifice a disparu simultanément mon désir et son objet, comme si,
dans un complet renoncement à rechercher toute trace événementielle, rien
n’avait eu lieu que ce lieu auquel on se dissout par contamination dans une
abolition extatique.
La 1ère tentation se ramène donc à une
abolition extatique du faune dans le lieu. A s’en remettre au lieu purifié et débarrassé de toute trace « m’éveillai-je » à « l’antique lumière » dans un lieu disposé dans l’élémentaire grec,
qui se réfléchit dans la coïncidence avec soi d’une présence vide sans plus
trace d’aucun « hymen souhaité ».
Le faune renonce à la vérité, ie à
la nomination événementielle : « ces nymphes », et traite tout le pb de la fidélité par sa suppression.
Plus tard, le mémoriel des traces reviendra par le biais de la végétation
(forêt, abeilles, grenades), mais le poème basculera dans la nuit, divinité du
lieu nocturne où apparaîtra Vénus, ultime tentative, symétrique à la 1ère,
de sacralisation de l’amour qui fait que tout le poème se trouve pris en
écharpe par la question de l’art du faune indissociablement mêlée à la position
d’une érotique, ce qui maintient une équivoque sur la nature même de
l’événement : s’agit-il d’un événement érotique ou artistique ? Cette
équivoque est prise dans la fonction du doute et dans les chaînes métaphoriques
du poème, car on ne s’arrête pas à cette 1ère tentation, mais on
repart à la recherche d’une trace de l’événement et de ces csq pour la pensée.
Recherche que nous aussi, nous reprendrons la
prochaine fois.
Autre que ce doux rien par leur fièvre ébruité,
Le baiser, qui tout bas des perfides assure,
Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure
Mystérieuse, due à quelque auguste dent ;
Mais, bast ! arcane tel élut pour confident
Le jonc vaste et jumeau dont sous l’azur on joue :
Qui, détournant à soi le trouble de la joie,
Rêve, dans un solo long, que nous amusions
La beauté d’alentour par des confusions
Fausses entre elle-même et notre chant crédule ; et de faire aussi haut que l’amour se module
Evanouir du songe ordinaire de dos
Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos,
Une sonore, vaine et monotone ligne.
On retourne à la recherche de la trace de l’événement
évanoui par le biais du corps. On passe donc du lieu du corps comme possible
support d’une trace, mais peut-être que ce stigmate corporel de ce qui s’est
passé n’est-il, de nouveau, qu’une fiction d’art. Cette section se présente
comme un éclairage général sur l’intrication du désir et de l’art comme pouvoir
créateur. Autre que l’absence de lieu, est la trace de « ce doux
rien » que représente un baiser, qui, bien « qu’ébruité » par
une rumeur improbable, se conjugue à une « marquise mystérieuse » de
quelque « auguste dent »,
qui crée une tension expliquée entre « mon sein, vierge de preuve / atteste une morsure ». Comment l’expliquer ? Au regard d’un
événement disparu, il n’y a jamais de preuve de l’événement, sinon il serait
attestable par déduction et raccordable à la situation, mais alors il perdrait
son essence d’être précisément en excès sur la situation. Il n’y a donc pas
plus de preuve dans le lieu que sur le corps du faune, mais il peut y avoir une
trace, un signe de l’événement disparu, qui ne requiert pas une interprétation
contrainte par la preuve, mais une interprétation ouverte : les traces ne
signifieront l’événement que si celui-ci a été décidé, car la morsure, pure
trace mystérieuse, reste ouverte à toutes les interprétations aussi hétérogènes
que l’on veut – il faut décider. Le mystère dont il s’agit se présente comme
une trace, un signe, dont le référent n’est pas contraint à subir une
interprétation telle qu’elle ferait la preuve de l’événement. En revanche, dans
la version de 1865, nous sommes dans le registre du témoignage et du savoir. il
n’y a pas l’idée mystérieuse, qui exclut la preuve par l’état, mais il y a la
trace de la morsure féminine que « porte mes doigts », donc la preuve par le savoir :
Et ceci mieux que tout encire : car les preuves
D’une femme, où faut-il, non sein, que tu les trouves ?
Si les baisers avaient leurs blessures, du moins
On saurait ! mais je sais ! o pan, vois les témoins
De l’ébat ! A ces doigts admire une morsure
Féminine, qui dit les dents et qui mesure
Le bonheur de la bouche où fleurissent les dents
La 1ère partie porte sur rêve et réalité
(ébat et savoir). Mais la 2nde version, sur la question de la
vérité, car :
mais, bast ! arcane tel élut pour confident
Le jonc vaste et jumeau dont sous l’azur se joue:…
En réalité, en dépit de son apparence corporelle,
cette trace mystérieuse ressort de la production de l’art du faune, qui peut
faire l’hypothèse que sa flûte a choisi comme confident l’arcane, puissance
mystérieuse qui a mordu le faune. L’arcane fonctionne comme vis-à-vis du je
musicien de la flûte, qui procède à un tel mystère dans l’ordre de l’art, et
donc pas de l’ordre d’une rencontre amoureuse. Le flûte ramenant à elle-même et
à son propre exercice le trouble supposé du désir peut rêver qu’elle distrait
« la beauté d’alentour » en établissant une constante équivoque entre
la beauté du lieu et son « chant crédule ». Rêver de faire
disparaître avec la même intensité que l’amour « se module » le songe
fantasmatique d’un corps féminin, autrement dit, produire le propre chant de ce
corps fantasmé. Dans ces conditions, le mystère est le produit d’un effet pur
de l’art, qui n’implique aucune supposition événementielle. Un désir sans objet
réel, sans rencontre, uniquement capté par le pouvoir d’équivoque de l’art,
suscite dans la situation une trace mystérieuse – mystérieuse car la trace de
l’art ne s’avère trace que d’elle-même. Pour Mallarmé, l’art se rend capable de
produire dans le monde le mystère d’une trace qui ne fait que se tracer
elle-même et se referme sur son mystère. En tant qu’elle n’est que tracé de
soi, une œuvre d’art reste une trace mystérieuse, car il a suffi qu’elle soit
évanouie de l’intériorité invisible d’un songe, pour qu’il n’en demeure plus
qu’« une sonore, vaine et monotone ligne ». Dans ce croisement entre
le désir et l’art, l’art crée la trace d’un désir sans objet (au sens d’objet
rencontré dans le réel). Le mystère dans la trace artistique se concentre dans
la trace d’un désir, dont l’objet est intracé. De ce point de vue, l’art est
ouvert à l’infini des interprétations, non parce qu’il serait par essence
plurivoque, mais parce que son mystère s’éclaircit à raison de ce qu’il trace
de désir sans objet : trace de trace intracée ouverte à toutes les
interprétations, y compris à l’interprétation événementielle à laquelle je me
livre devant vous.
Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne
Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m’attends !
Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps
Des déesses ; et par d’idolâtres peintures,
A leur ombre enlever encore des ceintures :
Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.
Nous parvenons à la 2ème tentation. Le faune renonce à la vérité, ie à la procédure
de fidélité à « ces nymphes »
et se contente de la jouissance narcissique de cet art, qui devient un
artifice : peu importe qu’il se soit passé quelque chose, puisque mon
artifice parvient à faire comme si il s’était passé quelque chose : c’est
la tentation du simulacre du vide. On assiste à un clivage, à un dénouage du
sujet artistique et du sujet désirant. Le faune s’adresse à son instrument,
« instrument des flûtes », qui se nourrit dans le disparu, et
l’incite à recommencer sa sublimation idéale, mais lui, faune désirant, veut
retrouver et continuer sa rêverie érotique. Or, comme cette rêverie ne se relie
à aucune rencontre, le faune s’installe dans la 2ème
tentation : laisser l’événement et l’art et se contenter de jouir du
simulacre. C’est la tentation de
pervertir l’hypothèse antérieure car même si mon art a créé ce mystère, je
vais, maintenant en proie au seul désir, remplir ce mystère d’un simulacre de
l’objet par « d’idolâtres peintures ». L’événement fait advenir le vide de la situation de ce point
de vue, il atteste l’être comme être vide, et défait la substantialité pleine
de la situation. Un événement est le défaut d’une plénitude : « du
passé faisons table rase… ».
Mais comme le nom seul fixe l’événement, on ne peut traiter l’être du vide
qu’en restant fidèle à ce nom en plus, en excès sur le comptage de la
situation.
Mais demeure une nostalgie du vide tel qu’il fut
convoqué dans l’événement, ie la
nostalgie d’un vide habitable, d’un vide du plein, d’une extase perpétuelle –
ce qui est impossible, car seule la fidélité au nom du vide est possible. A la
racine du simulacre, on trouve la nostalgie d’un vide habitable : tout
simulacre trouve un emblème plein du vide. Défaire un simulacre revient
toujours à pointer où se situe le vide comme plein, car il n’existe pas de
plein du vide, aussi n’y en a-t-il qu’une mise en scène en simulacre, qui est
la tentation de jouir de la substance du vide. Le joueur de flûte s’installe
dans le simulacre, il y cherche « l’ivresse » pour ne plus avoir à endurer le « regret » de ce qui a disparu, ie qu’il abandonne le besoin d’être fidèle au vide de
l’évanouissement en le rendant possible, en le dotant de « peaux lumineuses »,
et ainsi il bannit « un regret par [sa] feinte écarté » pour demeurer dans ce qui s’est passé au prix
d’une feinte, ie selon une logique
qui prétend garder en présence le vide même et, pour ce faire, établit l’empire
du simulacre marqué ici par la nostalgie de « la grappe vide ».
La tentation de l’infidélité, c’est le feintage du vide dans la fiction de sa
présence. Grave tentation, beaucoup plus grave que l’abandon extatique dans le
lieu, beaucoup plus grave que la sacralisation du nom, mais tentation la plus
grave, car celles-là se réclament de la fidélité tandis que celle-ci s’en détourne
sous l’empire du simulacre, qui prétend établir le vide comme plein au nom
de l’être. La terreur est une des formes du simulacre. Non pas la terreur hegelienne,
la terreur abstraite, spéculative, qui survient dans le règne absolu de la
liberté comme égalité devant la mort, car c’est moins d’une abstraction spéculative
dont il s’agit ici, que l’idée de faire persister un vide, ie l’événement lui-même comme situation en résiliant sa
dimension nominale, meilleur moyen de le plonger dans le règne de la terreur.
La critique platonicienne de la mimesis est profonde, parce qu’elle montre que
l’imitation peut parfaitement être l’imitation d’une fidélité. Le péril ne
réside pas dans l’imitation de l’Idée (toute copie, toute photocopie est
innocente) mais dans l’imitation du vide, ie la convocation du vide, qui suppose un être plein du
vide, autrement dit une substance à l’événement supposé être encore, quand il
n’y en a plus. Le faune croit pouvoir se contenter du simulacre sur fond d’une
dissociation entre son être artistique, générique, fidèle, et son être
désirant. Il se soustrait à la procédure artistique et libère ce moi qui
cultive les idoles. Cet abandon à l’idolâtrie, ie au simulacre du vide, et plus
précisément encore à l’immobilisation d’un vide dans une perpétuelle jouissance
établie par la feinte, va s’avérer terrorisante. Point que nous reprendrons la
fois prochaine.
O nymphes, regonflons des SOUVENIRS divers.
« Mon œil, trouant les
joncs, dardait chaque encolure
Immortelle, qui noie en
l’onde sa brûlure
Avec un cri de rage au ciel
de la forêt ;
Dans les clartés et les
frissons, ô pierreries !
J’accours ; quand, à mes
pieds, s’entrejoignent (meurtries
De la langueur goûtée à ce
mal d’être deux)
Des dormeuses parmi leurs
seuls bras hasardeux ;
Je les ravis, sans les
désenlacer, et vole
A ce massif, haï par
l’ombrage frivole,
De roses tarissant tout
parfum au soleil,
Où notre ébat au jour consumé soit pareil ».
Je t’adore, courroux de vierges, ô délice
Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse
Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair
Tressaille ! la frayeur secrète de la chair :
Des pieds de l’inhumaine au cœur de la timide
Que délaisse à la fois une innocence, humide
De larmes folles ou de moins tristes vapeurs.
« Mon crime, c’est
d’avoir, gai de vaincre ces peurs
Traîtresses, divisé la touffe
échevelée
De baisers que les dieux
gardaient si bien mêlée :
Car, à peine j’allais cacher
son rire ardent
Sous les replis heureux d’une
seule (gardant
Par un doigt simple, afin que
sa candeur de plume
Se teignît à l’émoi de sa
sœur qui s’allume,
La petite, naïve et ne
rougissant pas :)
Que de mes bras, défaits par
de vagues trépas,
Cette proie, à jamais ingrate
se délivre
Sans pitié du sanglot dont j’étais encore ivre »
La 8ème section se divise en 3
sous-sections, dont 2 récits.
- une 2ème figure du récit : comment
le faune a ravi le couple de nymphes. Prose dans le poème.
- retour au poème en propre. Pourquoi ?
- une 3ème figure du récit : comment
le faune a perdu le couple des nymphes qui s’est évanoui dans ses bras.
O bords siciliens d’un calme marécage
Qu’à l’envi de soleils ma vanité saccage,
Tacite sous les fleurs d’étincelles, CONTEZ
« Que je coupais ici les creux roseaux domptés
Par le talent ; quand, sur l’or glauque de lointaines
Verdures dédiant leur vigne à des fontaines,
Ondoie une blancheur animale au repos :
Et qu’au prélude lent où naissent les pipeaux
Ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve
Ou plonge… »
Introduite par « CONTEZ », convoquerait le
lieu à partir du décor, l’objectiverait pour lui extorquer l’événement à partir
d’une trace. Le récit resterait centré sur la disparition de l’événement
elle-même : « ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve /
ou plonge… ».
Par contre la 2ème et la 3ème
figures du récit, introduites par
« souvenirs », sont
confiées à la mémoire. Le récit opère
un prélèvement sur la mémoire de ce qui s’est passé et se construit selon une
identification soutenue aux 2 nymphes. Ainsi, le récit introduit par « CONTEZ » (1ère figure) et le récit introduit
par « souvenirs » (2ème
et 3ème figures) ne se recouvrent pas, mais opèrent un partage
interne de l’événement dans la modalité de 2 occurrences du Même donné dans un
décalage :
- section 4 : l’événement comme évanouissement
d’une rencontre
- section 8 : l’événement déclaré, qui déploie le
même thème sous une érotique validée dans la nomination. C’est un élargissement
du 1er récit, en position 2nde sous le signe de la
nomination.
- ontologiquement, l’événement n’est pensable que
comme pure et simple supplémentation évanouissante, inaccessible, ie sans nom, mais bien comme un réel, tel se donne
l’événement dans son être en éclipse. Mais dans la rétroaction de la nomination
prélevée sur le vide, si l’événement déclaré reste le même du point de son
être, il se distribue différemment dans la pensée. Tout événement véritable
donne le sentiment d’être double, situé 2 fois :
Beckett, mal vu mal dit : le bruit se renouvelle 2 fois, que signifie
cette double occurrence du bruit ?
L’événement chrétien distribué selon le Christ et St
Paul.
La révolution française : 89-92, et 92-94.
La révolution russe : février 17, octobre 17.
La révolution chinoise : prise de pouvoir 1949,
révolution culturelle 1965.
Théorie des ensembles : Cantor fin 19ème,
Cohen 1960.
Evénement amoureux : rencontre, rencontre
déclarée.
Nous avions vu la fonction d’auto-appartenance, ou de
trait d’un, de l’événement, ou encore sa fonction
d’ultra-un : pourquoi « ultra-un » ? parce que le seul et unique terme de
l’événement qui assure qu’il n’est pas, comme l’est son site, au bord du vide,
est l’un qu’il est. Et il est un, puisque nous supposons que la situation le
présente, donc qu’il tombe sous le compte pour un. Déclarer que l’événement
appartient à la situation revient à dire qu’il se distingue conceptuellement de
son site par l’interposition de lui-même entre le vide et lui. Cette
interposition liée à l’appartenance à soi-même est l’ultra un, parce qu’elle
compte pour un 2 fois le même, comme multiple présenté et comme multiple
présenté dans sa présentation. L’événement n’est inscrit que par
nomination : il y a l’événement et l’événement aboli sous son nom, qui est
la raison profonde de son apparente duplicité, mais son être n’est pas
double : l’événement est ultra-un dans son être, et cette unicité se
distribue d’une part dans l’abolition, et d’autre part sous le nom de
l’abolition. Entre les 2, il n’y a rien, fût-ce en apparence un long temps
séparateur, car il n’est que la fiction temporelle produite par les 2 faces
intrinsèques de l’ultra-un de l’événement.
Etudions donc, dans le poème, cette apparente
duplicité événementielle donnée dans un écart, ie le même événement selon ses 2 régimes de
distribution, et distinguons : l’événement traité par le 1er
récit, ie la stupeur de l’évanouissement : l’événement comme abolition (section
4), de l’événement traité par le 2nd récit, sous le signe du
nom : l’événement sous l’emblème du nom (section 8).
- la face d’abolition est confiée au lieu : l’événement pur.
L’objectivité du lieu ne nous dit que l’abolition de
l’événement hors nom. Le lieu signifie l’événement du point de son être, point
central dan Un Coup de dés : « rien n’aura eu lieu que le
lieu ». La face d’abolition n’est pas mémorielle, l’être pur de
l’événement c’est l’aboli comme tel, dont il n’y a pas de mémoire.
- l’événement nommé sous son nom : l’événement
déclaré.
Par contre, la mémoire n’est pas innocente comme le
lieu, mais préstructurée par la nomination, suscitée par le nom : « O
nymphes regonflons des souvenirs divers »,
ie des souvenirs adressés à ce que
le nom a déjà constitué. Dans la rétroaction nominale, la mémoire, en tant
qu’instance du sujet, a déjà été organisée par le nom de l’événement :
« ces nymphes ». On assiste à une induction mémorielle du nom par
le souvenir pré-constitué dans la forme du nom, autrement dit la mémoire
remplit un nom ; le récit se présente comme la découverte en remplissement
d’un nom (« les nymphes »)
par une scène érotique. Mais quel est le sens de l’érotique de cette scène en
tant qu’elle fait partie des matériaux mémoriels traités par le poème ? Et
pourquoi ce récit est-il interrompu ? Quelle est la nature exacte de cette
interruption qui commence par : « je t’adore… » ?
La scène érotique se présente comme une fantasmatique lesbienne
empruntée aux thèmes de l’air du temps sans rien d’original en soi. Mais
Mallarmé attend du fantasme lesbien une méditation cachée sur le 1 et le 2.
- un : « je les ravis, sans les
désenlacer, et vole… »
- deux : « mon crime, c’est d’avoir, gai
de vaincre ces peurs / traîtresses, divisé la touffe échevelée ».
La 1ère séquence du récit maintient l’unité
de la configuration fantasmatique, alors que la 2nde la place sous
le signe de son défait, d’une division. C’est donc à la fois la virtualité
d’unité et de division qu’instruit la
scène, qui intéresse Mallarmé. La scène se présente comme une totalité
indivise, comme la complétion d’une figure érotique, comme la configuration
d’un désir fermé sur soi, sans autre, ie comme la métaphore d’un désir qui se boucle sur soi : de 2 comme
1. Au regard de ce désir autonyme et autonome, le faune est convoqué à la
division. La rencontre des nymphes (« ces nymphes ») s’avère en fait la rencontre du désir, et non
pas la rencontre pour le désir, mais ne faune n’a pas encore résolu la
rencontre qui se donne comme la figure d’un réel désir autonome, et pas comme
rencontre d’un objet du désir. La fantasmatique de l’unité lesbienne indique
que ce qui se rencontre dans la figure d’un objet du désir ne se rencontre pas
au sens d’un événement, ie que la
pure rencontre du désir se passe sur un autre mode que celui de l’objet. Mais
si telle est la fonction du récit dans le poème, que signifie l’interruption de
ce récit, ie de cette scène
érotique ? ce moment particulier en incise dans le récit est proprement le
moment où le faune comme l’événement lui-même. C’est le moment de la
déclaration : « je t’adore, courroux des vierges... ». Il faut distinguer la déclaration et la
nomination.
On appellera déclaration sous condition de la nomination (la nomination ayant
eu lieu, toujours) le fait d’énoncer son propre rapport à la nomination
elle-même. Autrement dit : déclarer dans la filière événement /
nomination, c’est énoncer en sujet
la nomination elle-même. Ecrit au présent, ce passage n’est pas incorporé au
récit au passé, car ce qu’il prélève du récit fonctionne comme déclaration, ie comme matériau du rapport en sujet à une nomination
(ces nymphes) renvoyant elle-même à l’événement indéniable, qui a été la
rencontre. Cependant, cette déclaration, intercalée entre 2 temps du récit,
dont le 1er s’inscrit sous le signe de l’un, le 2nd sous
le signe de la division, esquisse une infidélité à la rencontre initiale et
sera faite dans un écart subjectif différent de celui qu’impose la nomination événementielle. Ce moment d’infidélité latente
s’avère par une déclaration : « je t’adore… » hétérogène à la nomination 1ère et
marquée par :
« mon crime, c’est d’avoir, gai de vaincre ces peurs
Traîtresses, divisé la touffe échevelée
De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée ».
Quel est ce mêlage que les Dieux gardaient indivis et
qu’il est criminel d’avoir divisé ? C’est, en fait, d’objectiver la
rencontre et traiter les nymphes une par une comme l’objet propre de son
désir ». la restauration de la catégorie de l’objet, alors qu’elle avait
été destituée par l’événement-rencontre : « ces nymphes », renvoie le faune à l’abolition pure et
simple, ie au sentiment d’une pure
perte, qui est tout ce qui reste de l’événement :
Car, à peine j’allais cacher un rire ardent
Sous les replis heureux d’une seule…
Que de mes bras, défaits par de vagues trépas,
Cette proie, à jamais ingrate se délivre
Sans pitié du sanglot dont j’étais encore vive
Mallarmé pose ici le grand problème de l’éthique de la
fidélité à un événement. Comment ne pas restituer l’objet à l’événement ?
L’objectivation s’effectue dans l’analyse du faune, qui divise le pur désir
dans ses parties composantes. Au regard de l’événement, le faune ne parvient
pas à éviter l’analyse, qui tue l’événement, dont il ne lui reste plus que de
« vagues trépas ». La fidélité analytique à un événement demeure
impossible, non pas parce qu’il serait transcendant, mais parce que la position
subjective face à l’événement ne peut pas être celle de l’objectivation. Le
faune n’a pas su être un sujet sans objet (au sens strict) et sans destination
particulière. Rester fidèle à un événement requiert la figure du sujet sans
objet et du sujet soustrait à la causalité, car toute causalité est une
causalité de l’objet.
Pb : le trajet d’une vérité en sujet se trouve
conditionnée par la soustraction à toute démarche analytique, qui
nécessairement rend sans cela l’événement à l’objectivité, et par conséquent,
fait de son nom une cause, qui transforme l’événement en excès sur la
situation, en une pure et simple abolition.
Tant pis ! vers le bonheur d’autres m’entraîneronts
Par leur tresse nouée aux cornes de mon front :
Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre,
Chaque grenade éclate et d’abeilles murmure ;
Et notre sang, épris de qui va le saisir,
Coule pour tout l’essaim éternel du désir.
Nous parvenons à la figure post-événementielle
classique, qui correspond à la position d’attente et de répétition :
« tant pis ! » après l’abolition, cela reviendra. Le faune
s’installe dans la figure subjective la plus simple, celle du retour :
« … vers le bonheur d’autres m’entraîneront », à savoir dans une posture de pure déception
et d’abandon. Il abandonne la problématique du poème, s’extrait de la
perpétuation des nymphes, autrement dit, il abdique la figure d’une vérité pour
une figure en absence de figure. Or, une vérité ne se présente jamais dans la
figure du « tant pis »,
ni d’ailleurs, non plus, dans celle du « tant mieux », ie
de la cause : tant mieux ! c’étaient des garces ou les raisins sont
trop vers, elles étaient moches. Une vérité est ou n’est pas, un point c’est
tout.
Cependant, après le « tant pis ! » mûrit l’annonce du retour de ce qui a été
perdu, ie une figure prophétique qui prend appui sur la force du désir anonyme,
du désir sans nom qui nourrit l’annonce prophétique du retour, elle-même sans
nom. La répétition, c’est l’attente du retour des autres comme objet de bonheur
supposé et l’abandon d’un trajet de vérité. Cette section continue le crime,
mais un crime sans objet porté par la pure et simple disposition du désir de
l’objet comme déception.
Si riche et si dense que soit cette supposition de
l’objet du retour, il se fait toujours au régime de la représentation du désir
selon sa cause, ici tout à fait absente, car il n’y a qu’un pur désir d’objet.
et, ce retour, dont on pense qu’il va de nouveau combler le désir, reconduit
toujours à la perte et à la déception, ie effectivement à l’ordre du répétable.
A contrario, ce à quoi on peut rester fidèle a pour caractéristique de ne pas
se répéter : une vérité se trace dans l’élément de l’irrépétable.
A l’heure où ce bois d’or et de cendres se teinte
Une fête s’exalte en la feuillée éteinte :
Etna ! c’est parmi toi visité de Vénus
Sur ta lave posant ses talons ingénus,
Quand tonne un somme triste ou s’épuise la flamme.
Je tiens la reine !
O sûr châtiment…
Non
Le faune essaie alors de palier le non retour de
l’objet cause par un objet absolu en capacité d’interrompre la série des
déceptions. Non plus les femmes, mais LA femme, non plus les déesses, mais la
Déesse de l’amour, non plus les sujettes, mais La Reine (sortie de « l’essaim éternel du désir », et qui pourrait bien n’être que la reine des abeilles). Mais
comme le répétable a pour règle la perte, la disponibilité du désir ne change
rien qui ne le reconduise pas jusqu’à cette perte, d’où surgit la 3ème
tentation du faune : s’en remettre à un nom unique et sacré, abandonner la singularité de la rencontre pour une
rencontre définitive : « je tiens la reine ! », ie
Vénus. Un changement de lumière s’opère et nous entrons dans le crépuscule du
poème : le feu remplace l’eau et une sombre atmosphère plante le décor de
la vérité, de la perte et de la déception : « quand tonne un somme
triste ou s’épuise la flamme »,
le « tant pis ! » se transmue en crépuscule de la déception.
Dans la relève de la logique de la perte, le faune
convoque le nom unique : Vénus. C’est l’ultime tentation, la tentation
dernière, quand, à même la perte, on ne supporte plus l’insistante et fatigante
répétition. Mais les Dieux surgissent toujours trop tard, et dans un ultime
sursaut de lucidité terminale, le faune dit « non » à cette 3ème
tentation qui, subodore-t-il, l’entraînerait à un châtiment plus grand que la
tentation analytique.
mais l’âme
De paroles vacante et ce corps alourdi
Tard succombent au fier silence de midi :
Sans plus il faut dormir en l’oubli du blasphème,
Sur le sable altéré gisant et comme j’aime
Ouvrir ma bouche à l’astre efficace des vins !
Couple, adieu ; je vais voir l’ombre que tu devins.
Le faune s’endort. Figure du sommeil à connecter aux
figures du doute et au dernier vers : « couple, adieu ; je
vais voir l’ombre que tu devins ».
Les mots de Mallarmé : nymphe, ombre, doute, sommeil, désignent le thème
de la continuité dans la fidélité : le sommeil est cette espèce
d’immobilité tenace dans laquelle le faune va s’enfoncer dans la continuité
fidèle à l’événement : « sans plus il faut dormir en l’oubli du
blasphème », autrement dit, le sommeil joue comme dernier opérateur de
doute, qui fait que le faune, après avoir fait la lumière sur ce qu’il en a été
de son crime, peut se confier à la fidélité, car la fidélité n’est pas tissée
de « paroles vacantes » comme elle n’est pas l’agitation d’un désir
dans un « corps alourdi »,
mais une activité qu’il faut faire être dans un site : la fidélité est une
ténacité. Dans son sommeil « réparateur », le faune se destine à « ces nymphes » enfin « perpétuées » par leur
« ombre ». Il va voir
dans l’abri du nom « l’ombre que tu devins », ie la vérité au futur antérieur induite par le couple. Enfin,
« je vais voir » le lieu où le poème en son entier a été possible :
je vais écrire ce poème. « je vais voir » renvoyant à « ces nymphes », le dernier vers reconvoque le poème, non pas
dans un bouclage du cycle du récit, mais par fidélité effective, à savoir ni de
l’âme, ni du réel du corps, ni de la langue, mais à la trame, du tissu d’un
sujet.
Pour finir, reponctuons les 11 sections de
l’églogue :
1° convocation du vide, essence de l’événement en éclipse.
2° mise en place du doute comme opérateur de fidélité
3° le
doute suscite le passage de l’hypothèse d’une création du désir du faune à
l’hypothèse d’une création de son art :
n’aurait eu lieu qu’un événement artistique
4°
théorie mallarméenne du lieu : le faune entend extorquer au lieu son
avoir eu lieu, ie l’aveu de
l’événement pur.
5° 1ère infidélité : la tentation
de l’abolition extatique dans le lieu
6° l’art trace un désir sans objet, ie une
trace de trace intracée ouverte à toutes les interprétations
7° 2ème infidélité : la tentation
du simulacre vide
8° sous
condition de la nomination, la déclaration requiert un style sans objet à l’abri de toute tentation analytique restituant
l’objet cause à l’événement.
9° la
figure post-événementielle de l’événement place le faune en position
d’attente de la répétition soutenue
par la simple disposition du désir de l’objet comme déception. Elle marque
l’abandon de tout trajet fidèle.
10° 3ème infidélité : la tentation
du nom unique et sacré
11° retour de l’opérateur de fidélité, ie du doute,
qui permet la reconvocation de la nomination 1ère par la déclaration
d’un sujet fidèle à la trame d’une vérité.
Sur ce, je vous quitte pour aujourd’hui, et vous
engage à relire, ce soir, pour votre compte, l’Après-midi d’un Faune de Stéphane Mallarmé.
TEXTE 135-137
Concepts philosophiquement acquis tirés de l’analyse
de l’Après-midi d’un faune :
A l’intérieur d’une situation, rien ne peut jamais
forcer l’événement comme tel, ce qui introduit la question du hasard, puisque
l’indécidabilité d’appartenance à la situation est telle que rien dans le lieu
ne peut forcer la reconnaissance événementielle.
Un événement n’a jamais eu lieu 2 fois, mais
l’événement crée l’illusion temporelle d’un 2 de par une structure à double
face intrinsèque à sa fonction ontologique d’ultra-un :
- supplément anonyme, ie multiple excédentaire à la situation, dans son
être pur, l’événement se pense comme son abolition, qui atteste le lieu.
- singularité nominale, l’événement se donne toujours dans la rétroaction du
nom. Sous condition de la nomination s’effectue la déclaration, ie l’énoncé au
sujet de la nomination, à savoir l’être déclaré de l’événement.
un seul nom tiré du vide, invariable, appartient à la
nouvelle situation, c’est le seul présent de la situation post-événementielle
disponible quant à l’événementialité de l’événement.
a) la fidélité n’est pas la mémoire de la situation.
La mémoire est toujours un matériau, qui ne tranche
jamais rien, ou bien elle est préstructurée par le nom, dans la rétroaction de
la nomination. Etre fidèle ce n’est jamais se souvenir. Dans l’Eglogue de
Mallarmé, les récits, traités comme prose, ne sont pas proposés comme matériel
pour la mémoire, mais :
b) au doute comme opérateur de fidélité
c) la fidélité est un trajet, qui explore et
examine la nouvelle situation.
Dans le poème, la fidélité, qui relève d’un certain
type et assigne une qualification de l’événement, s’avère une fidélité
amoureuse (le faune en tant qu’amoureux des nymphes) et artistique (le faune
joueur de flûte), dont le résultat, à travers les épreuves du doute donnant
lieu à diverses tentations d’infidélité, est le tracé d’une vérité contenue
d’un bout à l’autre du poème par la fixité d’un nom et suspendue au futur
antérieur de son être.
a) la figure extatique : identification au lieu et résiliation de toute
événementialité. On abandonne la fidélité au profit de l’extase : « rien
n’a eu lieu que le lieu ».
b) la figure du sacré : unicité du nom pour un événement immémorial et
révélé : nom unique de Dieu.
c) la figure de la terreur, dont l’essence est le simulacre du vide, ie sa substantialisation.
Ces 3 grandes tentations : l’extase, le sacré et
la terreur, supposent un développement d’une théorie du désastre, dont le
centre pose le problème du simulacre.
Le désastre résulte toujours d’un simulacre de
l’événement, ie de la prétention à
vouloir présenter toute la situation dans un de ses termes, qui concentre la
totalité de la signification au lieu que l’événement véritable soit isolé et
soustrait à la situation, ce qui la convoque à son propre vide. Au contraire,
quand en un des points de la situation on cherche à remplir le vide sous la
caution d’une substance, le vide fait retour sous la forme de la terreur. On
peut aussi dire qu’un désastre se présente comme un savoir qui imite une
vérité, ie comme un pseudo-savoir,
par exemple le nazisme, qui convoque en pseudo-savoir les substances raciale et
nationale aryenne et germanique. Nous n’entrerons pas cette année dans la
doctrine du désastre, car pour le moment, au terme de l’étude de l’Après-midi
d’un Faune, nous nous
interrogeons sur la nature exacte d’un trajet de fidélité.
Dans le site événementiel, figure interne à la
situation, un nom surnuméraire tiré du vide de manière non arbitraire, mais
tiré d’un vide localisé, nomme l’événement en éclipse. Dans ces conditions, la
fidélité ne se donne pas dans une figure de contemporanéité à l’événement,
puisque évanoui, mais en situation, dans l’après-coup de sa disparition, au
sens où la situation se trouve dotée d’un nom en plus. Ce qui ne veut pas dire
que l’événementialité ferait césure en aval de la nomination, et que se
présenteraient alors 2 situations : celle d’avant, et celle d’après
la nomination. Non, car s’instaure une nouvelle situation supplémentée par un
nom, qui n’entraîne pas un bouleversement de la situation, ni sa bipartition, mais
la supplémente elle-même au regard au regard d’elle-même, puisque l’événement
en éclipse l’affecte d’un supplément d’un supplément local au lieu ponctuel du
site événementiel. Autrement dit, l’événement ne produit pas un arrachement
global de la situation elle-même, au contraire la situation pré-événementielle
reste identique à la situation post-événementielle, réserve faite d’une
supplémentation locale, ie d’un
nom surnuméraire, trace de l’indécidabilité foncière de l’événement, sinon nous
retombons nécessairement dans une vision épiphanique de l’événement sacralisé
sous un nom unique. Si l’événement est local, indécidable, suspendu à l’abri
d’un nom, il n’affecte pas la totalité de la situation pour ensuite s’amenuiser
dans ses procédures qui s’estompent, car alors « l’événement »
connaît comme seul destin la mémoire, seule capable de le sauvegarder, et
au-delà de la mémorisation, l’événement se trouve confié au discours de
l’historien.
Thèse (renversement de cette problématique) : dans
son être (pas dans son apparaître, son aura ou son image), l’événement est
l’éclipse supplémentée localement par un nom pour un procès de vérité dans une
situation traversée par une figure de fidélité à ce seul nom tiré du vide. La
fidélité, c’est donc le travail infini de l’événement sur tout ce qui dans la
situation se trouve rattaché au supplément local. Une vérité se situe dans la
dimension ponctuelle de l’événement, qui est son point de départ. Mais comme
l’événement n’a pour tout héritage que son nom, la fidélité trace dans la
situation un sous-ensemble de la situation, ie un trajet aléatoire, qui dessine la surface de cette
vérité. Et tout le problème d’une vérité en situation, qui aura été, est celui
du rapport entre un point, une ponctualité évanouissante, et une surface sur
laquelle la fidélité dessine un trajet. Le concept de fidélité pose un problème
de connexion d’une surface à un point, ie la connexion d’une nomination indécidable à une surface dont le
caractère propre est l’indiscernabilité. La catégorie de vérité requiert une
pensée de l’indécidable, ie du non
calculable, et une pensée de l’indiscernable, ie de la soustraction aux savoirs ou à la langue de la
situation. Mais comment la connexion s’engage-t-elle ? A partir du nom en
plus dans la situation, la subjectivation propre à une procédure de fidélité
fait l’hypothèse qu’il n’y a pas que le nom. Mais rien ne valide cette
hypothèse : on peut toujours dire que tout est absolument comme avant dans
la situation. Une procédure de fidélité met en place un protocole d’évaluation
des termes de la situation sous l’hypothèse que certains ont été affectés par
l’événement et sont donc distinguables des autres, même si la visibilité de la
situation n’indique rien de tel. Autrement dit, même si cet affect est
proprement invisible, puisque pour le visible il ne subsiste que le nom, donc
pas de visibilité attestable de termes qui auraient été affectés par la
nomination, une procédure de fidélité ne s’en tient pas moins à cette logique
de l’invisible soutenue par une logique de l’évaluation, ie de connexion des termes de la situation au nom de
l’événement. Car, à défaut de visible, si des termes ont été affectés par
l’événement, cela ne peut se manifester qu’entre des termes de la situation et
le nom surnuméraire. Bien que de l’événement évanoui ne demeure que le nom,
sous l’hypothèse que des termes ont été néanmoins affectés par l’événement,
subsiste autre chose, si bien que la fidélité rejoue l’événement, ie parie
qu’il est décelable dans la situation, à partir du 1er terme de
connexion, qui se présente toujours entre un terme de la situation et un nom
surnuméraire : α □ ex (α
multiple connexe à l’élément surnuméraire ex).
Un trajet de fidélité procède selon les termes de la
situation, sous le signe d’un affect réel dans la situation qu’il faut faire
venir au jour dans la connexion en parcourant virtuellement tous les termes de
la situation, qui pourtant ne présume, ni n’anticipe, ses termes affectés par
hypothèse. Si on savait quels termes étaient affectés, ils se transformeraient
en savoir intra-situationnel, et l’événement serait su en situation, mais
l’affect n’est pas inscrit dans l’encyclopédie de la situation. Le trajet
fidèle pos-événementiel est donc marqué par 2 principes essentiels, qui semblent
aboutir à la rencontre d’un point d’impossible :
- le principe de hasard : aucun savoir ne dirige
la procédure pour découvrir les connexions
- le principe d’exhaustion : parcourir tous les
termes d’une situation infinie est un trajet dont la procédure est impossible
Il semble que le parcours intégral d’une situation
infinie impose un inachèvement radical de la procédure de fidélité dès lors,
par essence, inconclusive…
Ainsi, par exemple, quand dans la procédure amoureuse
un nom en plus – je t’aime – est déclaré, celle-ci ne nous fait pas connaître
les termes du désordre amoureux et leur connexion à l’événement rencontre.
Autrement dit, nous ne savons pas ce qui dans la situation est affecté par ce
nom surnuméraire comme étant de l’ordre d’une vraie rencontre d’amour. Mais,
par ailleurs, ce qui initie un trajet de vérité sous cette déclaration ne se
situe pas non plus dans le registre de la demande à l’autre : soit par
exemple celle du jaloux et sa crainte d’une fausse passion. De même, ce tracé
de vérité en tant que trajet de fidélité ne ramènera pas à la dimension
contractuelle de l’amour, ie à
l’idée que le mieux que puisse faire un couple pour rester « fidèle à
notre amour », c’est ne pas
divorcer et garder le nom propre, le patronyme fusionnel. La fidélité amoureuse
s’institue par l’opérateur de connexion, ie par la manière dont le nom déclaratoire passe contrat
avec la situation, ie par le mode
propre sur lequel les 2 protagonistes mettent en place leur rencontre de façon
singulière, comment ils instituent le rapport du nom à une constante
réévaluation des termes affectés dans la situation plombée sous le nom
déclaratoire de l’événement.
L’opérateur de connexion joue comme un 2ème
élément, autrement dit la fidélité rejoue ou reparie l’événement. Une fidélité
est un trajet dans la situation, qui évalue et distribue des connexions
singulières entre les termes de la situation et le nom de l’événement,
matérialisant ainsi le thème fondamental de toute fidélité, à savoir : il
n’y a pas que le nom. La fidélité politique n’est pas l’auto-consommation d’un
nom ou sa jouissance nostalgique. Ce ne sont pas son effet, sa mémoire ou sa
prononciation : Mais 68, mais ce qui résonne du nom sous l’hypothèse de
connexions au nom dans le labeur de l’invisible, dont la fidélité trame les
connexions. De même, la doctrine de la fidélité en philosophie est par essence
anti-nominaliste ou anti-sophistique.
Les problèmes posés par le concept de fidélité sont
les suivants :
1° comment y a-t-il la connexion d’un terme de la
situation au nom de l’événement lors de la mise en place d’une fidélité ?
C’est le statut de l’opérateur de connexion (EE, Méditation
23).
2° quel est le rapport entre mise à jour et
constitution des connexions ?
1ère hypothèse : les connexions sont
mises à jour, décelées, sorties de leur cache.
2ème hypothèse : les connexions sont
constituées, la fidélité serait constituante / transcendantale des connexions.
Aucune double en garantie de la procédure de fidélité, qui permettrait de
savoir, grâce à une méta-fidélité, s’il y a décèlement ou mise à jour des
affects de l’événement. La procédure reste dans le suspens de cette question.
Ce suspens touche au caractère militant de la fidélité. En tant que concept,
militant signifie qu’il est impossible de décider sur critère si le trajet de
fidélité découvre ou constitue les connexions. Le militant se trouve dans
l’impossibilité récurrente de savoir si la connexion est une connexion trouvée
ou établie, ce qui spécifie la fidélité même à la continuation tracée de
l’indécidabilité de l’événement. La fidélité repose sur une hypothèse
militante. La procédure fidèle repose sur l’hypothèse qu’il s’agit du
décèlement d’un point de réel, ie que des termes ont été, même invisibles,
affectés par l’événement dans la situation. Mais comme il n’y a pas de critère
pour en décider, la fidélité est militante.
3° le problème de l’infini : comment
l’exhaustion nécessaire de la fidélité est-elle traitable quand toute situation
est infinie ?
Ainsi, dans la procédure amoureuse, le 2 militant de
l’amour n’échapperait pas au scepticisme (nous sommes infiniment séparés de la
vérité, donc la vérité de notre amour n’est pas attestable) sans la possibilité
de se prononcer du point des connexions, qui auront été. L’inachèvement
principiel n’empêche pas de se représenter l’achèvement dans la figure du futur
antérieur, une fois doté d’un concept de l’achèvement, qui pense la vérité, ie
la production d’une procédure de fidélité dans la figure du futur antérieur. En
effet, du point de l’effectivité de la procédure, ie de ce qui est
partiellement achevé, autrement dit du point du quasi rien au regard de
l’infini, on peut néanmoins se prononcer sur ce qui aura été, non pas dans
l’ordre de la prévision ou de la prophétie, mais dans l’ordre de la pensée.
c’est la thèse du forçage qui prononce quelque chose et non pas rien de
l’achèvement de la procédure d’un point de son inachèvement.
4° le problème du forçage ou du générique traite de
la question du rapport de la fidélité à ce qu’on peut en savoir, ie de
ce qu’on sait en vérité :
- sur ce que la fidélité peut savoir d’elle-même
- sur ce qu’on peut savoir de la vérité
Les problèmes 3 et 4 rétroagissent sur le suspens
militant. Comme il y a cette figure de l’achèvement ou du presque rien, on
pourra dire que quand la vérité aura été, on aura vu que les connexions fidèles
auront été décalées (et non construites ou produites) dans la situation, que
donc en traverse du futur antérieur, on pourra revenir sur le caractère de
l’indécidabilité militante en la décidant partiellement. Pour plus de détails,
je vous renvoie à mon livre EE.
Je voudrais maintenant, en symétrie de l’étude de l’Après-midi
d’un Faune de Stéphane Mallarmé,
passer à l’exploration de la question de l’amour dans l’œuvre de Samuel
Beckett, ie en fait explorer le
passage entre événement et vérité, à savoir le problème du 2. Que signifie que
l’événement chez Beckett soit en double occurrence ? Mais pour trouver
cette question chez Beckett, il faut d’abord se débarrasser des figures de l’écrivain
telles qu’elles circulent dans les années 50, puis dans les années 60 :
- après la guerre, Beckett est considéré comme un
écrivain de l’absurde, et plus radicalement comme la figure nihilisme en
littérature.
- ce jugement sera transformé dans les années 60 par
le courant textualiste, qui en fera un écrivain du texte avec pour seul enjeu
l’écriture. Par ailleurs, Mallarmé entrera aussi dans ce dispositif critique.
De ces 2 figures, on peut dégager une interprétation
traditionnelle, qui reste prisonnière du lieu de l’écriture où le héros
beckettien enfermé dans un solipsisme absolu, échoue dans son essai
d’outrepassement de soi toujours renvoyé à l’arène de la langue. Or, en fait,
après 1960, le solipsisme joue plutôt comme un matériau du texte que comme son
dernier mot. Il se met en place une thématique du rapport du Même et de
l’Autre. Ce qui dispose Beckett à une pensée singulière de l’amour, c’est sa
tendance solipsiste, qui fait qu’il se pourrait bien qu’il n’y ait que de l’un,
ie une solitude absolue, face à
laquelle la question de l’amour surgit comme l’exception, ie comme l’hypothèse la plus probable qu’on puisse faire
sur le surgissement aléatoire du 2 comme tel, dans la mesure où Beckett écarte
toute hypothèse fusionnelle sur l’amour de type romantique de 2 en 1 comme une
figure de la rencontre amoureuse prédestinée depuis toujours : du genre
c’était écrit etc… ou : ils devaient se rencontrer. Mais pour Beckett, le
2 n’a aucune évidence et se situe dans l’obscur et l’improbable. Pourtant,
contre l’évidence ontologique du solipsisme, l’amour à la fois comme événement
et comme durée peut faire advenir le 2.
A l’idée courante de l’image du lieu ou du semblant de
lien associée dans l’amour au nouage du 2 originaire de la différence des
sexes, Beckett soutient que l’amour c’est la découverte du délié, ie la
transgression de la liaison de l’un avec soi-même. On trouve cette idée à la fin de Malone meurt dans le récit
du « lien » amoureux qui
réunit Macmann et sa gardienne Moll. Il ne faut pas y lire l’atrocité ou
l’absurdité d’un amour entre 2 vieillards, mais cet amour fait entrevoir à
Macmann, hypostase fictionnelle de Malone, ce que signifie l’expression « être deux »
et inaugure dans l’œuvre de Beckett l’entrevue de l’être du 2 :
Cette première phase, celle du lit, fut caractérisée par l’évolution des rapports entre Macmann et sa gardienne. Il s’établit lentement entre eux une sorte d’intimité, qui les amena à un moment donné à coucher ensemble et à s’accoupler du mieux qu’ils le purent. Car étant donné leur âge et leur peu d’expérience de l’amour charnel, il était naturel qu’ils ne réussissent pas du premier coup à se donner l’impression d’être faits l’un pour l’autre. On voyait alors Macmann qui s’acharnait à faire rentrer son sexe dans celui de sa partenaire à la manière d’un oreiller dans une taie, en le pliant en deux et en l’y fourrant avec ses doigts. Mais loin de se décourager, se piquant au jeu, ils finirent bien, quoique d’une parfaite impuissance l’un et l’autre, par faire jaillir de leurs sèches et débiles étreintes une sorte de sombre volupté, en faisant appel à toutes les ressources de la peau, des muqueuses et de l’imagination. De sorte que Moll s’écriait, étant la plus expansive des deux (à cette époque) : que ne sommes-nous rencontrés il y a soixante ans ! Mais avant d’en arriver là que de marivaudages, de frayeurs et de farouches attouchements, dont il importe seulement de retenir ceci, qu’ils firent entrevoir à Macmann ce que signifiait l’expression être deux. Il fit alors d’incontestables progrès dans l’exercice de la parole et apprit en peu de temps à placer aux bons endroits les oui, non, encore et assez qui entretiennent l’amitié. Il pénétra par la même occasion dans le monde enchanté de la lecture, car Moll lui écrivait des lettres enflammées et les lui remettait en mains propres. Page 143.
L’amour met donc l’un en défaillance dans la
surrection événementielle du 2 comme tel. Mais passer de la clôture du cogito à
la production d’un 2 requiert la rencontre amoureuse, ie un arrachement événementiel
d’une extrême violence en excès sur toute signification possible. Voyez par
exemple dans Murphy, 1er roman de Beckett, dans lequel un personnage
déclare : « se séparer et se rencontrer comme moi je l’entends,
cela dépasse tout ce que peut le sentiment, se puissant soit-il, et tout ce que
sait le corps, quelle qu’en soit la science ». La secousse provoquée par la rencontre est imprésentable,
ininscriptible, assignée à un excès sur le sentiment et sur le corps. Autrement
dit, l’amour n’est pas réductible à la dimension sentimentale ou à la dimension
désirante. Inanalysable en terme de désir ou de sentiment, l’amour ne relève
d’aucune démarche scientifique cadrant un sujet sentimentalo-affectivo-désirant.
Non. L’amour se déroule selon une trajectoire, qui entraîne le sujet hors de
soi-même et qui l’institue dans une localisation démesurée au regard ou en
traverse de toute affection. L’amour en tant qu’événement avère un ce qui se
passe dans un lieu lui-même problématique. Une rencontre opaque liée à une
défection de l’un enclenche une élucidation infinie de cette opacité, ie une
procédure par laquelle advient une vérité sur le 2 sans recourir à l’hypothèse
du lien. L’amour ne renvoie pas à une vision extatique du suspens temporel
romantique : « O temps, suspend ton vol etc… », mais à un surgissement événementiel, qui
institue la fondation temporelle d’un 2 dans une épreuve de vérité, ie dans
l’élucidation de l’opacité inaugurale du 2 qu’il est. Quant à la fiction de
l’amour entre des vieillards moribonds, c’est une provocation anomique
correspondant à une mise en scène, qui présente le générique de l’amour. Au
regard de l’humanité, l’amour est une disposition générique, et pas une
ouverture au monde de la jeunesse, ce pourquoi Beckett délie l’amour de son
ornementation juvénile.
L’événementialité de la rencontre amoureuse délocalise
l’un et outrepasse le cogito. Elle fonde le lieu du 2 comme tel, ie un temps, qui
est le temps de la vérité du 2. Ce que Watt nomme déjà pendant ses ruminations
sur le sens à donner aux événements qui surviennent dans la maison de Mr
Knott : « le temps mis par le vrai à avoir été vrai, le temps mis
par le temps à s’avérer vrai »
(page 163).
Sous cette axiomatique, seul l’amour ouvre au multiple
en général. L’amour comme méditation du multiple est une procédure, qui
apparaît nettement dans la composition de Comment c’est ,divisé en 3
parties ; « comme c’était je cite avant Pim, avec Pim après Pim ».
Avant Pim, il n’y a pas de monde, c’est le non temps du solipsisme absolu, du
silence, de la boue au lieu du noir comme figure de la non diversité sous le
règne de l’un.
« autres certitudes la boue le noir
récapitulons le sac les boîtes la boue le noir le silence la solitude tout pour
le moment ». Ou plus précisément
le lieu du monde c’est le noir gris sans preuve, indéchiffrable.
Or, dans la procédure amoureuse, en tant qu’il faut
tenir l’advenue du lieu du 2 contre l’1, nous assistons à la seule sortie
possible de l’un par l’irruption du 2 comme tel, qui restitue immédiatement la
multiplicité comme telle. Dans Comment c’est, le monde beckettien se dispose
ainsi : Avant Pim (1), Avec Pim (2), Après Pim (multiplicité infinie).
L’ouverture par le 2 entraîne Beckett à faire une hypothèse cosmologique sur le
monde. Autrement dit, l’amour restitue immédiatement l’infinité du monde, non
comme le signe d’un déploiement intérieur et intense de l’âme, car l’infini de
l’amour n’est pas une qualité de l’amour, mais l’amour restitue l’infini comme
une production dès qu’on rencontre le « mortel suivant ».
De mortel suivant en mortel suivant ne menant nulle part sans autre but jusqu’à plus ample que le mortel suivant me coller contre le nommer le dresser le couvrir jusqu’au sang de majuscules romaines me gaver de ses fables nous unir pour la vie dans l’amour stoïque jusqu’au dernier hareng gai et un peu plus (page 97).
Ce sont les passages particuliers à la prose
beckettienne où l’on passe du noir-gris à la couleur, par touches picturales,
car l’amour, chez Beckett, se trouve associé avec la flexibilité du monde, à sa
diversité sensible. L’amour, c’est toujours le moment du passage dans le medium
du 2 du gris à la couleur de l’existence. C’est la production de
couleurs : « le temps béni du bleu » dans Sans (Têtes mortes).
Chimère lumière ne fut jamais qu’air gris sans temps pas un bruit. Faces sans traces proches à toucher blancheur, rase aucun souvenir. Petit corps soudé gris cendre cœur battant face aux lointains. Pleuvra sur lui comme au temps béni du bleu la nuée passagère. Cube vrai refuge enfin 4 pans sans bruit à la renverse. Ciel gris sans nuage pas un bruit rien qui bouge terre sable gris cendre. Petit corps même gris que la terre le ciel les ruines seul debout. Gris cendre à la ronde terre ciel confondus lointains sans fin. Chimère lumière ne fut jamais qu’air gris sans temps pas un bruit. Lointains sans fin terre ciel confondus rien qui bouge pas un souffle. Pleuvra sur lui comme au temps béni du bleu la nuée passagère. Ciel gris sans nuage pas un bruit rien qui bouge terre sable gris cendre. Petit vide grande lumière cube tout blancheur faces sans trace aucun souvenir. Infini sans relief petit corps seul debout même gris partout terre ciel corps ruines. Ruines répandues confondues avec le sable gris cendre vrai refuge. Cube vrai refuge enfin quatre pans sans bruit à la renverse. Jamais ne fut que cet inchangeant rêve l’heure qui passe. Jamais ne fut qu’air gris sans temps chimère lumière qui passe (page 74).
Autre exemple : dans la Dernière Bande, on trouve 3 types de bandes.
- textes nihilistes et ricaneurs
- textes où se déploient une rhétorique survoltée de
l’imagination de la jeunesse
- textes de révélation de l’absoluité du vrai, comme
cette scène d’amour dans une barque sur un étang, moment où le monde a existé
qui termine la pièce.
23
mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remuer. Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d’un côté à l’autre. Pause Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée.
24
Soleil flamboyant, un brin de brise, l’eau un peu clapoteuse comme je l’aime. J’ai remarqué une égratignure sur sa cuisse et lui ai demandé comment elle se l’était faite. En cueillant des groseilles à maquereau, m’a-t-elle répondu. J’ai dit encore que ça me semblait sans espoir et pas la peine de continuer et elle a fait oui sans ouvrir les yeux (Pause). Je lui ai demandé de me regarder et après quelques instants – (pause) – après quelques instants elle l’a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du soleil. Je me suis penché sur elle pour qu’ils soient dans l’ombre et ils se sont ouverts (Pause). M’ont laissé entrer (pause). Nous dérivions parmi les roseaux et la barque s’est coincée. Comme ils se pliaient, avec un soupir, devant la proue ! (pause). Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. Nous restions là, couchés, sans remués. Mais, sous nous, tout remuait, et nous remuait, doucement, de haut en bas, et d’un côté à l’autre.
Ce moment retenu dans la prose est l’inexistant où
l’on transite dans la langue du 2 à l’infini, de l’un vers le multiple. Dans ce
texte, un écart, le 2 de l’amour, ouvre les amants aux ramifications du
multiple dans sa coloration sensible. C’est le 2nd noir, non plus le
noir gris du solipsisme situationnel, mais le noir où il y a de la couleur et
les amants dans l’écart de leur 2. On le retrouve dans Compagnie :
Tu es le dos au pied d’un tremble. Dans son ombre tremblante. Elle couchée à angle droit appuyée sur les coudes. Tes yeux refermés viennent se plonger dans les siens. Dans le noir tu y plonges à nouveau. Encore. Tu sens sur ton visage la frange de ses longs cheveux noirs se remuer dans l’air immobile. Sous la chape des cheveux vos visages se cachent. Elle murmure, Ecoute les feuilles. Les yeux dans les yeux vous écoutez les feuilles. Dans leur ombre tremblante.
Ce 2nd nocturne est quand advient la
variété infinie de la multiplicité mondaine, dont l’emblème s’appelle le
bonheur. Un fatal bonheur, dont la définition précise est la suivante : le
bonheur existe quand, dans l’écart du 2, on peut extorquer à ce 2 le récit du
multiple. Le bonheur réside dans le multiple prouvé par le 2, quand, dans son
écart, le nocturne se substitue au noir. Et même dans l’Innomable, récit du ressassement du cogito fermé sur lui-même,
ce type d’interruption multiple s’y trouve. Mais quel rapport le 2 de l’amour
entretient-il avec la différence des sexes ? si l’amour ne fait pas lien
des sexes, l’amour serait :
- la surrection du 2
- sa localisation
- sa temporalisation
A mon avis, le trait de génie propre à Beckett est
d’avoir abordé la question de l’amour dans une antériorité à la différence des
sexes. Dans son essence générique, l’amour se laisse penser indépendamment de
la différence des sexes, car le 2 des sexes préstructuré annulerait l’advenue
de l’événement (Fin de Partie met en scène le 2 indépendamment de la différence
des sexes : 2 personnages masculins, dont Beckett disait : c’est moi
et ma femme). L’engendrement des positions masculine et féminine se fait dans
le tracé, la trame temporelle de l’amour, qui reconstitue la différence des
sexes comme une production de l’amour. Autrement dit, de l’intérieur de l’amour
en tant que durée, que procès du 2, on peut spécifier les polarités masculine /
féminine : la différence des sexes est une production, qui se présente
comme une détermination de position, qui spécifie 2 polarités différentes. On
les trouve dans Comment c’est, divisé en 3 parties :
- Avant Pim : noir
- Avec Pim : 2
- Après Pim : cosmologie
où se constituent 4 figures, ie 4 positions possibles du 2, autour de l’événement rencontre,
qui institue le lieu du 2. Autrement dit, on ne trouve pas chez Beckett la
doctrine délivrant la substance de l’être de l’homme et de l’être de la femme,
ni une classification de la différence entre homme et femme, mais des positions
propres à la figure temporalisée du lieu du 2.
1° le voyage :
c’est le temps de la conscience solitaire où on rampe dans le noir avec son
sac. Se trouve abordée la question théologique : y a-t-il un grand
Autre ? à travers le problème du langage, qui renvoie au sac, ie à soi comme seul bagage existentiel, mais en position
de transgression de l’un.
2° la rencontre : 2, « de l’autre mortel », ie
la rencontre active du voyageur qui tombe sur l’autre mortel : figure
« de l’amour stoïque », ie de l’amour tout court.
3° la solitude immobile : après l’abandon par celui qu’on avait
rencontré, on retourne à l’un, mais dans la solitude immobile, qui vous plonge
dans la stupeur de l’abandon. Et, dans cette nouvelle posture, quelque va vous
rencontrer, mais cette fois, dans cette nouvelle procédure d’amour stoïque,
vous vous trouverez dans la position passive : être rencontré par un
autre.
Comment c’est est une fable qui organise l’idée
suivante : la clé de la question de la sexuation se trouve dans la
procédure singulière de l’amour, qui distribue des positions suivant la
modalité de : qui rencontre qui ? à savoir 2 situations :
rencontrer, être rencontré (dans l’événement même plus fort que tout sentiment
ou savoir du corps). 2 situations desquelles Beckett métaphorise dans un vocabulaire
emphatique, exagéré dit Beckett, approximatif, les positions homme et femme.
- rencontrer situe la position homme, ie celle du bourreau
- être rencontré situe la position felle, ie celle de la victime.
Ainsi, dans l’espace de la rencontre, ie dans l’écart
produit par la surrection du 2 de l’amour, on peut établir les caractéristiques
remarquables des positions masculine et féminine temporalisées dans le lieu du
2 :
Masculine :
- un homme est en amour immobile dans le noir. C’est
l’impératif dans le noir.
- le bourreau cherche à extorquer à la victime un
récit du multiple, ie de la
couleur. Il veut cette énonciation, l’ordonne de l’intérieur de l’amour,
immobile dans le noir, en tant qu’il détient la capacité d’un commandement,
qu’il reste impuissant à réaliser lui-même.
Féminine :
- une femme est en amour dans l’errance de la couleur
et elle énonce le multiple dans l’espace du 2. L’errance situe la position
féminine.
Comment c’est n’est jamais parlé du point de la victime, mais du
point de l’impératif dans le noir par celui qui rencontre, et non par celui qui
est rencontré. La position féminine n’est donc pas subjectivée, si bien que la
vérité sur l’amour ne sera dite qu’au 3/4.
Impression fugitive je cite qu’à vouloir présenter en trois parties ou épisodes une affaire qui à bien y regarder en comporte quatre on risque d’être incomplet.
…
qu’à cette troisième partie qui s’achève enfin devrait normalement s’en ajouter une quatrième où l’on verrait entre mille autres choses peu ou pas visibles dans la présente rédaction cette chose à la place à moi en train d’enfoncer l’ouvreboîte dans le cul de Pim Bom en train de l’enfoncer dans le mien. Et au lieu des cris de Pim sa chanson et sa voix extorquée entendrait semblables à s’y méprendre les miens les miennes. Mais nous ne verrons jamais Bom à l’œuvre haletant dans le noir la boue je resterai en souffrance la voix étant ainsi faite je cite que de notre vie totale elle ne dit que les trois quarts. Tantôt le premier deuxième et troisième tantôt le quatrième premier et deuxième tantôt le troisième quatrième et premier tantôt le deuxième troisième et quatrième. Quelque chose là qui ne va pas. Et ainsi faite qu’elle répugne à ce que l’épisode couple même sous son double aspect figure deux fois dans la même communication comme ce serait le cas au lieu de me faire débuter en voyageur présente rédaction ou encore en abandonné rédaction également possible elle me faisait débuter en bourreau ou en victime. A rectifier donc ce qui vient d’être dit ce à quoi elle parvient en disant à sa place que des quatre trois quarts de notre vie totale dont elle dispose deux seuls se prêtent à communication. Les trois quarts dont le premier le voyage présente rédaction et les trois quarts dont le premier l’abandon rédaction également défendable répugnance facile à admettre si l’on veut bien considérer que les deux solitudes celle du voyage et celle de l’abandon diffèrent sensiblement et paer conséquent méritent d’être traitées à part et que les deux couples celui où je figure au nord en bourreau et celui où je figure au sud en victime composent le même spectacle exactement (pages 202-204).
Dans Comment c’est, le quart manquant, la position féminine dans
l’instance de la rencontre, n’adviendra pas au langage, mais cet insymbolisable
de la position féminine se trouve outrepassé dans Oh les beaux jours et dans Assez (dans Têtes Mortes), texte où on entend le quart manquant : la
position masculine est la position spatiale ou de l’espacement de 2 comme écart
ou du vide au cœur du 2. De cette position, ie au lieu du noir, la vérité s’énonce dans
l’aveuglement. La position féminine désigne la position garante de la fidélité,
ie le lieu de la vérité comme lieu temporel, à savoir la temporalité de la vérité :
« le temps mis par le vrai à avoir été vrai » qui, entant qu’il distribue une position
générée par l’écart du 2, situe la position féminine. De par sa persistance et
sa ténacité temporelle, la position féminine désigne aussi le savoir comme
gardienne de ce qui, de l’amour, se sait. Dans Assez, la voix du quart manquant se présente armée d’une
science de l’amour, qui est un art de la combinaison : « Toutes
ces notions sont de lui. Je ne fais que les combiner à ma façon. Donné 4 ou 5
vies comme celle-là j’aurais pu laisser une trace » page 43. « Tout me vient de lui. Je ne le
redirai pas chaque fois à propos de telle et telle connaissance. L’art de
combiner ou combinatoire n’est pas ma faute. C’est une tuile du ciel. Pour le
reste je dirais non coupable »
page 36.
Je terminerai ce cours par 2 remarques : chez
Beckett, quand l’amour existe, au regard de la vérité, un lacanien pourrait
dire que :
- l’hystérique de l’amour c’est l’homme
- le maître de l’amour c’est la femme.
La fois dernière, nous avons vu que du point de
l’amour, ie d’un point
fondamentalement antérieur à la sexualité comme à tout savoir sur le corps,
dans l’écart du 2, se distribuent 2 positions, féminine et masculine,
constitutives d’une esthétique transcendantale de l’amour, dont nous allons
aujourd’hui sérier les étapes.
1° l’amour trouve son départ dans un événement
appelé rencontre, dont la puissance inhérente dépasse tout sentiment comme tout
savoir sur le corps.
L’amour ne relève pas d’une analytique des sentiments,
du désir ou d’un mixte des 2. L’amour beckettien subsume ces 3 termes, parce
qu’il est en excès de puissance sur le pathos ou sur la libido, de même qu’il
ne participe pas du coup de foudre, car la rencontre ne provoque pas une
illumination quasi mystique par laquelle s’opérerait une combustion des sujets
par une brutale reconnaissance mutuelle et, qui plus est, se laisserait
reconstituer comme un destin. Non. L’excès de puissance de la singularité de la
rencontre séparée de l’obscur destinal tient en un presque rien tiré du
vide : le nom qui fait que la rencontre ne se reconnaît pas comme telle,
car de l’événement-rencontre en éclipse, ne reste que le nom. De l’événement
rencontre en éclipse, il ne reste qu’un nom tiré du vide.
2° mais ce nom de la disparition de la rencontre
évanouie est un synonyme du 2, qui ouvre à un trajet de fidélité.
Comme le compte pour un est la loi absolue des
situations, tout nom du multiple s’avère réductible à une production de l’un
dans la clôture du cogito, ie de l’être seul comme tel, en tout cas tel se
présente, dans une conclusion pessimiste, l’être des situations à la fin de Compagnie : « la fable de toi fabulant d’un autre
avec toi dans le noir. Et comme quoi mieux vaut tout compte fait peine perdue
et toi tel que toujours. Seul ».
Mais dans la nomination amoureuse – situation
d’exception, car l’amour est rare – le surgissement d’un nom synonymique du 2
prescrit l’excès événementiel, qui fait circuler de la singularité excédentaire
au « tel que toujours. Seul ».
Autrement dit, dès la nomination amoureuse, le 2 est déchiffrable dans la
dualité pronominale, qui épingle le 2 comme tel dans l’écart du je-t’-aime
constitutif de la trace du 2. L’écart pronominal inscrit dans la nomination une
trace qui procède du 2 déchiffrée du seul point de la rencontre, ie soustraite au réseau des significations de la
situation, car la nomination est tirée du vide, ie qu’elle s’articule toujours de façon singulière au
regard du site événementiel. La procédure amoureuse a pour enjeu le 2 dans son
irréductibilité à l’Un, enjeu singularisé dans l’écart pronominal de la
nomination : je-t’aime, qui qualifie la procédure, ie atteste qu’il est question du 2 quant à la vérité, et
qui institue un trajet de fidélité, ou, comme le dit Beckett à propos de Watt, « le temps mis par le vrai à avoir été vrai ».
3° le trajet de fidélité implique un parcours
d’enquêtes ininterrompues évaluant et réévaluant le 2 de l’amour, qui ouvre à
l’infinité situationnelle du multiple.
L’amour comme procédure générique élabore une suite
d’enquêtes sur le 2 subséquentes au point du nom surnuméraire tiré du vide, ce
qui impose 2 positions ontologiques consistantes : soit l’être des
situations dans la clôture de l’un du cogito, soit l’enquête sur le 2 supporte
une autre option, tout aussi consistante : l’infinité du multiple, car le
2, qui n’est pas l’infini, exige cependant la position ontologique de l’infini.
L’enquête sur le 2 restitue ou fonde le sensible, dont la métaphore est la
nature, qu redonne la couleur du monde. Beckett retrouve le thème ancestral de
la poésie lyrique d’une connexion intime entre l’amour et la nature, mais
soustraite à tout accord romantique, car si l’enquête sur le 2 ouvre à l’infini
et retrouve les couleurs multiples du monde, cette fondation du multiple
s’opère dans la déclôture du gris fondamental de l’un. De plus, il ne faut pas
laisser de côté l’arrière plan trinitaire du catholicisme, ie la question du 3 assumée du point de
l’interrogation : qu’est-ce qu’un fils ? traitée dans la 2ème
partie de Molloy. Si la 1ère
partie du roman est une quête en échec de la mère, la 2nde pose le
problème de savoir si le rapport père fils se laisse médier ou non. Puisque
Moran, qui doit régler le cas Molloy, voit son fils le quitter au cours de la mission.
En fait, quand l’amour surgit, on se trouve libéré du 3, ie du père ou de la mère. Il y a péremption de la
triangulation (schéma trinitaire ou oedipien) et on se retrouve dans l’espace
de l’un, du 2 et de l’infini, car c’est bien l’infini qui succède alors au 2 et
non le 3. L’enquête sur le 2 divise le noir gris de l’être, car il y a chez
Beckett 2 nocturnes :
- le noir comme emblème de l’un : « la
fable de toi fabulant d’un autre avec toi dans le noir. Et comme quoi mieux
vaut tout compte fait peine perdue et toi tel que toujours. Seul. ».
- le noir comme lieu virtuel de l’infini de la
couleur, le noir comme lieu du 2, ie
au lieu virtuel du « temps béni du bleu ».
Autrement dit, l’amour est rare, mais la conception
beckettienne de l’amour renverse la conception romantique. Le nocturne amoureux
romantique est fusionnel, ie caractérisé par l’idée de l’unité du noir de la
nuit comme refuge des amants soustraits au monde. Ainsi, chez Wagner, Tristan
et Yseut tissent l’unité d’un nocturne soustrait au 2 diurne. Le nocturne
wagnérien c’est la nuit, ie la mort, autrement dit, ce qui se laisse penser
sous le nom de mort au regard de l’amour, c’est l’amour fusionnel romantique.
L’amour romantique, qui renvoie le noir dans la fusion de l’un, Beckett
pourrait le percevoir comme la doctrine du mal de l’amour, car dans son œuvre,
si nous trouvons le noir comme emblème de l’un de la situation sans issue du
cogito, nous trouvons aussi cet autre voir comme lieu potentiel de l’amour,
lieu du nocturne infini où se tient en promesse la restitution du multiple
chatoiement du monde.
Nous trouvons chez Beckett 3 nombres : l’un, le
deux, l’infini.
4° le sujet en général va au hasard (errance) sous
un nom fixe (fixité) faisant le point (récit) et continuant toujours (impératif).
La phénoménologie beckettienne de l’enquête amoureuse
dégage, à partir de Comment c’est, la bipolarité suivante du point du 2 de l’amour :
- la position féminine combine l’errance et le
récit : la femme voyage et parle dans la procédure amoureuse.
- la position masculine connecte la fixité et
l’impératif. L’homme reste immobile et donne impérativement des ordres
silencieux.
Quand l’errance se lie à la fixité et quand le récit
répond à l’impératif silencieux, cela porte un nom propre : le bonheur. Au
cours précédent, nous avons vu que l’amour distribue des positions selon 2
modes situationnels : rencontré ou être rencontré, respectivement la
position masculine, dite par Beckett du bourreau, la position féminine, dite de
la victime. Cela concerne la procédure amoureuse. Mais au départ il y a 4
grandes positions qui valent indépendamment des 4 procédures génériques et qui
sont : l’errance, la fixité, le récit, l’impératif.
- l’errance
désigne une propriété générale de la fidélité post-événementielle, à savoir le
caractère aléatoire de son trajet en figure de disposition hasardeuse.
- la fixité
du point nominal fait office de trace de l’événement dans la situation.
- le récit
donne les moyens de faire le point sur une vérité en ce qu’on doit toujours
faire le bilan des enquêtes, ie faire en sorte qu’il soit toujours possible de
reparcourir le trajet en tout point du trajet pour un cumul expérimental des
enquêtes menées.
- l’impératif c’est le mode de la fidélité, il traduit formellement le caractère
infini de la procédure.
Résumons : je vais au hasard sous un nom fixe
faisant le point et continuant toujours.
Cette structure quadrangulaire des positions générales
concerne toute procédure de vérité, qui réalise cette structure en distribuant
des positions évaluables dans la singularité de son procès. Ainsi, l’amour
opère une distribution bipolaire de la structure, à savoir que dans une
disposition bipolaire se trame un parcours d’enquêtes sur le 2 (il n’y a pas de
bipolarité formelle qui impliquerait nécessairement que l’amour portât sur le
2). Or, en suivant les développements de Beckett sur l’amour, il dégage, à
partir de comment c’est, une phénoménologie de l’enquête amoureuse, qui
distribue les configurations masculine et féminine selon une bipolarité
résultant de l’enquête menée par Beckett du point du 2 de l’amour :
Femme : errance et récit
La position féminine combine l’errance et le récit,
autrement dit seule une femme voyage et parle dans la procédure amoureuse. La parole
féminine énonce le sensible, ie l’enquête elle-même. On peut dire qu’elle
prononce le récit de l’infini.
Homme : fixité et impératif.
La position masculine connecte la fixité et
l’impératif, autrement dit, un homme reste immobile et donne impérativement des
ordres silencieux. L’impératif masculin reste muet, silence par lequel il tente
d’extorquer le récit de l’infini et tente ainsi de combler le silence.
Enfin, l’amour n’est pas un état, mais un travail sui generis qui s’effectue au fil
des enquêtes, temporalité au cours de laquelle peut se produire une articulations
des polarités masculine et féminine. Quand l’errance se lie à la fixité,
l’amour est en capacité de bonheur. Quand le récit répond à l’impératif, cela
porte un nom propre, le bonheur.
5° la position féminine est métaphore de la
fidélité à la fidélité du point de la rencontre que le récit énonce à l’infini.
Elle assure le gardiennage de la production du 2 de
l’amour par la sélection dans l’intimité du récit de ce qui ne cesse pas de
garder la tracer de la vérité du travail de l’amour.
Jusqu’à Comment c’est, la parole qui correspond à l’impératif muet n’est
pas dite en subjectivité. la position subjective du récit, ie la position de la parole de l’infini, à savoir la
subjectivité féminine, est laissée en reste comme s’il y avait une loi
structurale, qui ferait que « la voix étant ainsi faite que de notre
vie totale elle ne dit que les 3/4 ».
Or, après Comment c’est, dans le milieu des années 60, on assiste à une féminisation
de la prose beckettienne, au sens où la polarité féminine laissée pour compte
devient le centre de la pièce Oh les beaux jours (66) ou du texte intitulé Assez (63). Beckett confère à cette polarité la charge de
la persistance, elle supporte l’infinité de la procédure amoureuse par la
fonction du récit selon un double aspect :
- la position féminine est métaphore de la
fidélité : le récit figure la fidélité de la fidélité, ie atteste de l’intérieur, en un point de la fidélité,
qu’elle continue. Autrement dit, la fidélité à la fidélité a pour matériau le
récit de la fidélité. Et l’attestation du : ça continue diffère d’une
mémoire de : ça a eu lieu. Le récit est l’infinitésimal différentiel de la
fidélité compatible avec la dislocation du 2 en tant que 2 empirique, ie du
couple. Dans Assez, ça
continue au-delà de la séparation de l’un des 2.
- la position masculine assure le gardiennage de la
production de l’amour par la sélection des traces qui ont été produites d’une
multiplicité générique : elle saisit dans l’intimité du récit ce qui ne
cesse pas de garder la trace de la vérité du travail de l’amour, ie la
multiplicité du sensible florale dans Assez (« Je m’en vais maintenant tout effacer sauf
les fleurs. Plus de pluies. Plus de mamelons. Rien que nous deux nous traînant
dans les fleurs. Assez mes vieux seins sentent sa vieille main »). Le parcours dans l’enquête sur le 2 singulier de
l’amour a fait trace dans la situation et sous cette condition ça
continue : quelle que soit la figure de l’empiricité, persiste le
gardiennage du tracé dans l’effacement de ce qui n’est pas la trace du
tracé : « je m’en vais maintenant tout effacer sauf les fleurs », car la vérité du 2 est infinie dans la
trace : « rien que nous 2 traînant dans les fleurs. Assez mes
vieux seins sentent sa vieille main ».
6° distribution paradoxale du savoir et de la
vérité du point des positions féminine et masculine.
Position féminine
La position féminine, c’est proprement la vocation à
induire l’infini du 2. Position de l’amour comme amour, de la fidélité à la
fidélité, la femme se tient paradoxalement du côté du savoir comme figure du
savoir de l’intérieur de la production d’une vérité. Dans le registre du
savoir, elle se fait la gardienne de la vérité en processus. Elle assure une
fonction de gardiennage du tracé dans le récit de l’amour, mixte de savoir et
de vérité en effet de bord de la trouée subjective.
Position masculine.
La position masculine sépare le 2 en 2, c’est le 2
comme écart : « Il s’arrêta donc et attendit que ma tête arrive
avant de me dire de le laisser. Je dégageai prestement ma main et filai sans me
retourner. 2 pas et il me perdait à jamais. Nous nous étions scindés si c’est
cela qu’il désirait » (page 38).
Elle induit du 2 le vide séparateur. La position masculine
se tient dans le pur tramé d’une vérité sans en rien savoir. L’homme est la
trouée dans l’insu à soi-même, il est cet impératif silencieux ineffectuable
soi seul.
7° savoir et vérité dans la procédure amoureuse du
point de la question du sujet
A l’extrême, on aboutit à la conclusion
suivante : le sujet de l’amour, autrement dit, ce qui se découpe dans une
vérité d’amour, c’est la polarité masculine à raison de son non savoir. En
revanche, la femme, pour être sujet, serait ou pourrait être dite trop savante.
Elle serait moins vulnérable à l’abandon que l’homme, car du point de la
position féminine, l’amour ne cesse pas : quand la vérité n’y suffit pas,
le savoir prend la relève et le récit perdure. Si un sujet c’est bien le
fragment comme trouée, seul l’homme est sujet dans une procédure amoureuse, ie abandonné dans le noir, seul, vulnérable à l’abandon,
pour qui l’amour s’avère dans la stupeur. Ce que sait très bien la comédie
(Marivaux), qui bâtit sur la stupidité le pur sujet masculin amoureux, tandis
qu’elle présente la femme dans la guise de la ruse de son amour. C’est que pour
la femme, l’amour est un mixte, il y a toujours un point de savoir sur lequel
s’appuyer. Eh bien, je vous laisse ce soir sur cette conclusion paradoxale.
Je conclurai ce cours au régime des hypothèses de
travail, à savoir qu’est-ce qui qualifie une procédure générique, autrement
dit, quel est le type d’enjeu formel de chaque procédure ? Ainsi, pour la
procédure amoureuse telle que la spécifie Beckett, qu’est-ce qui déjà dans la
nomination avère du générique ? Plus généralement, quel est le rapport de
certains traits de la nomination à chaque procédure dans leur singularité, ie quel est le mode sur lequel la nomination se
soustrait aux significations et se faisant ouvre un temps poétique créateur
pour chaque procédure de vérité ?
Chez Beckett, l’amour est l’insistance du 2 dans
l’événement rencontre, qui permet l’infini. L’enquête sur le 2 produit une
multiplicité d’enveloppements, qui fait que du 2 on passe à la restitution du
monde sensible dans son infinité. C’est toute la question de la signature
numérique des procédures. En tout cas, chez Beckett, la singularité de la
procédure amoureuse passe par 3 nombres auxquels, dans un régime de parfaite
égalité, se rapporte le parcours des positions du « bourreau » comme
de la « victime ».
[Ajout Aimé, très souvent cité par Badiou :
« ni dix millions ni vingt millions ni aucun nombre fini pair ou impair
si élevé fût-il à cause de notre justice qui veut que personne fussions-nous
vingt millions que pas un seul d’entre nous ne soit défavorisé » Comment c’est). Les 3 nombres de l’amour sont 1, 2 et l’infini. L’amour a pour enjeu
le 2, mais il se déploie entre le 1 et son mal, ie la présomption de l’1, qui est un des nombres
possibles pour la procédure amoureuse, à savoir la doctrine romantique de l’un
fusionnel à l’infini qui écrase le 2, au lieu que le 2 beckettien ouvre à
l’infini laïque et égalitaire des multiplicités d’enveloppements du 1 et au
« temps béni du bleu ».
Conclusion : les 3 nombres de la procédure amoureuse sont dans
l’ordre : 1, 2 infini.
La procédure de vérité politique traite du collectif
du biais de sa déliaison, ie de son
caractère non un et non tout. Du biais de cette déliaison, les 2 signifiants
formels qui indiquent le collectif sont la liberté et l’égalité. En politique,
la nomination prend la forme d’une déclaration, qui affirme toujours le
collectif du point de sa soustraction à l’Etat. Si les nominations politiques
sont infinies, la déclaration soustraction est toujours une déclaration sur
l’égalité et la liberté, qui sont les noms formes de la déclaration. La
déclaration se prononce aussi sur l’Etat, puisqu’elle s’effectue du point de sa
soustraction à l’Etat, autrement dit elle désintrique le politique de sa figure
étatique. La déclaration noue le collectif du biais de sa déliaison à l’Etat,
si bien que dans le démêlage de cette intrication, on court le risque de
prononcer en fin de compte que toutes les politiques sont étatiques. Mais si la
politique n’est pas dans un rapport antagonique à l’Etat, mais dans un rapport
diagonale à l’Etat, l’essence de sa déclaration porte sur le collectif du point
de sa déliaison à l’Etat. Etre fidèle en politique, c’est entreprendre la
fidélité du collectif du point de la déliaison. Les 3 nombres de la procédure
générique politique sont dans l’ordre : l’infini - 1, l’infini -2, 0.
L’infini – 1 désigne le fait que la politique au contraire
de l’Etat qui ne fait que comptabiliser les individus ne compte pas, car le
collectif qu’elle déclare n’est pas un nombre, sauf à dire qu’il possède le
caractère infini de toute situation.
L’infini – 2 c’est l’infini de l’Etat en tant
qu’ensemble des parties du collectif, toujours hétérogène, supérieur quant au
compte à l’infini de la situation.
Le 0 chiffre le collectif dans la dimension de sa
déliaison, ie en soustraction à l’infini – 1, ce qui désigne les noms formels
de la déclaration : l’égalité et la liberté, et donc désigne ce qui compte
pour 0, toujours en position de surpuissance vis-à-vis de l’infini – 2, ie de l’Etat.
Remarque : au regard des grandes positions valant
en soi pour toutes les procédures, l’impératif et l’errance déterminent la
position militante comme telle.
Dans la procédure scientifique, l’enjeu de vérité est
la lettre du biais de la touche de l’être, lettre visible dans la nomination, ie dans la formalisation. Une formule décline les cas, ie atteste l’être par la lettre. Toute nomination
scientifique est une formulation ainsi conçue. Les 4 nombres de la procédure
générique scientifique sont dans l’ordre :
Ǿ (nombre de la touche de l’être suturé au vide) dans
un écart littéral au 1, reduplication de l’écart littéral qui donne le sériel,
2, et l’infini, la limite : le lieu où le sériel insiste.
Problème : l’art est le lieu de pensée qui induit
du sensible, ie de l’être comme
nature en situation. Or, l’être comme nature est une catégorie de l’ontologie. Il
s’agit donc en art de l’advenue de l’être comme nature en situation non
ontologique, condition requise pour que l’art puisse faire vérité du sensible.
Les procédures génériques sont des déterminations de la pensée, l’art n’est
donc pas une opération sur le sensible comme catégorie de l’expérience, mais
une opération en pensée, qui scinde le sensible comme enjeu de vérité par une
nomination spécifique : la création. Création et non pas œuvre. Certes il
faut aussi un concept de l’œuvre, mais celui-ci reste inadéquat pour désigner
l’essence de la procédure de vérité du sensible pensée par l’artiste. Il faut
aussi avec la création éviter le péril des théories obscurantistes sur l’art
comme celle de l’art pour l’art ou du génie créateur etc… Autrement dit, création
ne renvoie pas à un sujet créateur, mais se donne comme une caractéristique
formelle, qui rend lisible que du sensible, il y aura eu vérité. Ainsi l’art se
dispose dans le sensible et le sensible est son enjeu de vérité. Toute la
difficulté de l’esthétique ou plutôt de la détermination de la procédure
artistique réside dans le point qu’elle mobilise le sensible comme enjeu de
vérité de son procès. Si bien que nous avons affaire à 2 sens du sensible, à 2
strates sensibles en torsion l’une sur l’autre :
- l’artiste mobilise, organise le sensible, le
sensible tel qu’il est mis en situation par l’artiste.
- l’art comme procédure générique faisant advenir
qu’il y a des vérités dans le sensible, ie le sensible qu’il aura été comme
enjeu de vérité pour l’art.
Le mot création induit ce partage, il fait trace de la
scission du sensible dans la nomination artistique. La procédure artistique est
vraiment celle qui me pose encore le plus de problèmes du point de vue de sa
numéricité que je vous livre ici vraiment comme une hypothèse de travail. Les 3
nombres de la procédure générique artistique seraient dans l’ordre :
- le 3 : dans n’importe quel art, il faut d’abord
du 3, réquisit minimal pour que le sensible soit scindé, ie qu’il faut du 1 en
plus de la scission du 2, sinon l’art ne serait que l’imitation de la nature
dans la scission qu’il en opérerait. On retournerait à la figure mimétique ou
formaliste dans laquelle l’art s’inaugure par le couple de 2 oppositions.
- l’infini : intervention d’un infini propre à la
question de l’infinité du sensible lui-même.
- 12 : un nombre fini quelconque, qui pose une
close de clôture à une œuvre, qui se présente toujours dans le fini.
Le problème que nous traiterons l’année prochaine sera
le problème du Mal, à savoir très précisément de la question suivante :
qu’est-ce qui fait obstacle au déploiement des procédures génériques, ie obstacle aux vérités ? Nous verrons qu’il n’y a
pas de mal en soi, mais que cette catégorie, non transversale aux procédures,
qualifie différemment le mal pour chaque procédure. Nous devons tenir l’énoncé
éthique fondamental (absolu, dirait Lacan) que « jamais un coup de dés
n’abolira le hasard », ie que jamais un pas supplémentaire dans l’enquête
fidèle à la nomination de l’événement soit en état de faire entrer sous une loi
le trajet fidèle, risque que la procédure générique court toujours, car le
trajet fidèle cumule, ie dessine un point de vérité, et il peut à tout moment
s’établir un simulacre de fidélité par renoncement au hasard. Le mal commence à
cet instant. Nous verrons l’année prochaine qu’il est l’effectuation de l’oubli
de l’événement selon son déplacement en simulacre par une exhibition de
lui-même qui récuse le vide pour mettre en place un pseudo-événement présenté
comme la substance positive de la situation. L’impatience du présent de la
présence enclenche le mal qui commence par l’énoncé : c’est bien là,
autrement dit, par renoncement au mode du futur antérieur selon lequel
s’effectue le trajet hasardeux d’une procédure de vérité. A ce moment fatal de
l’énonciation, on dérègle le hasard en prétendant régler la fidélité, ce qui
rétrospectivement provoque un désastre, ie, nous le verrons, un effet de
sacralisation de l’événement sous l’unicité d’un seul nom au lieu du simulacre
du vide, ou encore provoque la terreur. L’année prochaine, nous devons avancer
dans 3 directions :
1° aller plus avant dans l’étude de la
singularisation des procédures génériques pensées dans leur formalisme, ie du point de vue de leur compossibilisation philosophique, à savoir
qu’il n’y a que 4 enjeux de vérités pour la vérité :
- l’amour tracé en vérité comme pronominalisation au
regard du 2
- la science tracée en vérité comme formalisation au
regard de la lettre
- l’art tracé en vérité comme création au regard du
sensible
- la politique tracée en vérité comme déclaration au
regard du collectif
Examiner l’allure générale de cette configuration
quant au post-événementiel, ie
comment s’articulent les singularisations de la pensée dans les limites de
notre expérience quant à la question de la vérité, autrement dit, examiner,
sous ces conditions, comment :
- le 2 renvoie à la sexuation
- la lettre renvoie à la langue
- le sensible renvoie à sa perception par l’artiste
- le collectif renvoie à des configurations historicisées
2° étudier pour chaque procédure son simulacre, ie son
mal. Ce qui revient à élaborer une théorie du désastre, qui n’est pas une
théorie de l’erreur, mais de la catastrophe de la vérité.
3° après
quoi, nous réexaminerons la doctrine du sujet du point des procédures génériques soumises au
désastre, ce qui nous conduira à une théorie du sujet en proie à la mort et à
la souffrance du point de vue du simulacre de la vérité.
Voilà, eh bien à l’année prochaine.
(hommage d’Alain Badiou à Samuel Beckett à partir des
hommages rendus par Beckett à la philosophie dans toute son œuvre).
Mort de Samuel Beckett décembre 89.
Je vous souhaite mes vœux les meilleurs pour cette
année 1990, et nous, philosophes, souhaitons au monde de poursuivre sa mobilité
dans un éclaircissement immanent. Souhaitons-nous la philosophie dans le
renforcement de son système de conditions. Souhaitons aux philosophes du monde
d’être à la hauteur de la pensée de ce temps.
Vous avez tous appris la disparition de Samuel Beckett.
Aussi, en hommage, je voudrais revenir sur son œuvre du point de vue de la
philosophie, dans la mesure où, comme l’œuvre de Joyce, elle se trouve sous
perfusion philosophique, autrement dit, on trouve traitées dans la fiction un
certain nombre de questions organisées dans une virtualité philosophique :
- qu’en est-il du langage ?
- qu’en est-il de la vérité ?
- qu’en est-il du cogito ?
- qu’en est-il du sujet ?
- qu’en est-il de la mort ?
Bien que ces questions ne soient pas élaborées au lieu
philosophique, mais dans une de ses conditions, la condition artistique, à
savoir la prose beckettienne, qui subit des modifications au regard de ces
questions nouées différemment avant et après 1960. Mais le rapport de
croisement au lieu philosophique n’est pas chez Beckett un rapport
d’intériorité à ce lieu, car par le fait même que la prose beckettienne
n’institue pas un monde, mais traite un problème sous une dimension axiomatique
interne à l’élément de cette prose, nous trouvons dans le cours du texte la signature
du rapport philosophique de Beckett au régime du nom propre : la
philosophie est citée comme telle, mais cette citation s’effectue selon une
distinction ironique, qui indique la non coïncidence des lieux de pensée.
Autrement dit, Beckett ne s’installe pas dans le sérieux philosophique, mais
rend un hommage ironique à la philosophie en un autre lieu qu’elle-même. Si les
citations ou références philosophiques sont extrêmement lapidaires, elles
s’étendent à toute son œuvre.
Malone meurt fait partie du 1er temps de l’œuvre de
Beckett, ie que ce roman
appartient aux œuvres écrites d’abord en français, ce qui n’est peut-être pas
sans conséquence pour ce qui concerne la dimension que j’appelle axiomatique
dans les œuvres de Beckett. Quoiqu’il en soit, Malone meurt articule sous la
forme d’une procédure littéraire le processus du mourir disposé en fiction,
autrement dit, pas la mort, mais la fiction d’un mourir. Certes, mourir doit
être pris en un sens actif, c’est du présent de la mort de Malone qu’il s’agit,
mais tout le livre expose un différé de la mort dans le mourir. La mort
s’annonce comme le point limite du mourir, auquel le mourir n’a pas accès. La
prose beckettienne diffère la mort dans le paradoxe de son action, ie parle de la mort dans l’immanence de son advenue sans
faire le récit d’une agonie. Malone meurt raconte l’action d’un mourir comme fictionnement
d’une vie ou le différé d’une mort peuplé de fictions intermédiaires, qui sont
l’entre-deux du sujet et du mourir. Le mourir est présenté comme la déposition
de la vie dans la voix, la vie n’étant plus que ce qui sépare encore le sujet
et le mourir.
Le lieu du roman est une chambre où Malone est couché
occuper à mourir. Dans cette chambre se trouvent des objets de Malone qu’il
tire vers lui avec un bâton. Or, il se produit un désastre, retourné en
catastrophe : Malone perd son bâton et se retrouve coupé de ses affaires
personnelles, ie coupé de la perception
pragmatique que le bâton symbolise.
J’ai perdu mon bâton. Voilà le fait saillant de cette journée, car il fait jour à nouveau. Le lit n’a pas bougé. J’ai dû mal choisir mon point d’appui, dans l’obscurité. Or tout est là, Archimède avait raison. Le bâton, ayant glissé, m’aurait emporté hors du lit si je ne l’avais lâché. J’aurais mieux fait naturellement de renoncer au lit que de perdre mon bâton. Mais je n’ai pas eu le temps de réfléchir. La peur de la chute fait faire de ces folies. C’est un désastre. Le revivre, y réfléchir et en tirer des leçons, c’est sans doute ce que j’ai de mieux à faire à présent. C’est de cette façon que l’homme se distingue des primates et va, de découverte et découverte, toujours plus haut, vers la lumière. Je me rends compte maintenant, ne l’ayant plus, ce que c’était que mon bâton et ce qu’il représentait pour moi. Et de là m’élève, péniblement, à une compréhension du Bâton, débarrassé de tous ses accidents, que je n’avais jamais soupçonnée. Voilà du coup ma conscience singulièrement élargie. De sorte que je ne suis pas éloigné de voir, dans la véritable catastrophe qui vient de me frapper, un mal pour un bien. C’est consolant. Catastrophe aussi dans le sens antique sans doute. Page 133.
Le texte s’articule en 2 temps : il y a d’abord
le désastre, puis une réflexion sur le désastre, qui fait que parti de la
perception pragmatique du bâton, on parvient à l’idée du bâton. Le retournement
d’un désastre en catastrophe s’effectue par la médiation réflexive du récit du
désastre, dont la pensée permet de l’appréhender comme un élargissement de la
conscience. La pensée du désastre expose comment la peur le commande quand la
situation est réfléchie du point de la peur. Un désastre n’est jamais
saisissable dans l’objectivité d’une pure extériorité, mais doit être renvoyé à
la figure réflexive de la conscience dans l’élément subjectif propre au
désastre, à savoir la peur : le désastre n’induit pas la peur, mais la
peur le désastre.
Beckett rend hommage à la philosophie en ironisant du
point de sa condition artistique (et du point des conditions de la philosophie,
on peut toujours se moquer de la philosophie), car dans ce texte, désastre est
l’éveil d’une pensée (et non pas la continuité de la peur, qui nous mènerait de
désastre et désastre) déterminée par une perte, la perte d’un ustensile sensible,
empirique, un bâton, dont le cruel manque mène vers l’idée du Bâton : le
Bâton de tous les bâtons, qui ne sert évidemment strictement à rien, essence
platonicienne, qui se gagne de la perte de l’existence. Le suprême bâton, le
bâton superlatif, remplit la pensée et compense le vide de la pragmatique
disparue, perdue. Ainsi, la catastrophe au sens antique change donc un désastre
en conscience élargie du point de l’idée. La conséquence catastrophée est une
csq élargie dès lors qu’elle convoque le vide sous une idée, ie substitue à la
conscience désastreuse, autrement dit à la peur, une conscience idéelle. Grâce
au détour platonicien, on peut tirer une catastrophe d’un désastre, ie opérer
un retournement de la peur et de la perte en idée.
Murphy est le 1er roman de Beckett, qui se présente comme une
fable encore non épurée, dans laquelle un homme cherche un lieu d’humanité, qui
serait soustrait aux intrigues de l’autre, non entamé par l’obscur des stratégies
de l’autre, un lieu où il y aurait une coexistence des consciences déliées de
toute intrigue, hors de toute supputation d’un projet de(s) (l’)autre(s). Ce
lieu est finalement un asile de fous, le fou étant le type même de l’individu
non rapporté à l’autre. Or, à un moment où Murphy est absent, 3
personnages : mademoiselle de Counihan, Neary et Wylie abordent la
question de l’autre du point de la rencontre et de l’amour, et Beckett cite
nommément Hegel en ponctuation de tout un dialogue que voici :
- vous avez le toupet de me dire, dit Mlle Counihan, le toupet de me dire à moi, de sang-froid, que nous sommes maintenant en état de rencontre ? Wylie se couvrit les oreilles, rejeta la tête en arrière et gémit :
- Assez. Ou est-ce trop tard ?
il leva les bras en l’air, partit d’un pas traînant mais rapide, s’empara des mains de Mlle Counihan, les détacha doucement de la croupe. Dans un moment ils s’élanceraient sur les neiges éternelles.
- qui s’est jamais rencontré, dit Mlle Counihan, nullement troublée apparemment, sinon à 1ère vue ?
- il n’y a qu’une seule rencontre, dit Wylie, comme il n’y a qu’un seul adieu. L’acte d’amour. C’est un épigramme.
- qui l’eût cru ? dit Mlle Counihan.
- alors chacun avec et d’avec lui-même, dit Wylie, et avec et d’avec l’autre.
- avec et d’avec lui-même et elle-même, dit Neary. Ayez un peu de tenue, mon ami. Souvenez-vous qu’une dame est présente.
- vous, dit Wylie avec amertume, je ne devais pas vous trouver ingrat. Comme sans doute cette pauvre fille aussi.
- pas précisément, dit Mlle Counihan. Je ne devais point le trouver ingrat. Un point, c’est tout.
- troisièmement, dit Neary. Je ne demande pas à parler avec Murphy. Montrez-le seulement à ces yeux de chair, et l’argent est à vous.
- sentirait-il par hasard, dit Mlle Counihan, que, l’ayant déjà trompé une fois, nous serions capables de le faire encore ?
- une obole en acompte, implora Wylie. Charité édifie.
- premièrement, dit Neary. Il n’est point besoin de votre fameux acte d’amour, si tant est que l’acte puisse jamais être d’amour, ou que dans l’acte l’amour puisse survivre, pour saluer son cochon de voisin, le sourire jaune avec signe de tête en sortant le matin, le sourire vert avec signe de cul en rentrant le soir. Se séparer et se rencontrer comme moi je l’entends, cela dépasse tout ce que peut le sentiment, si puissant soit-il, et tout ce que sait le corps, quelle qu’en soit la science. Il s’arrêta pour qu’on lui demandât comment il l’entendait. Wylie fut la poire.
- comme la répudiation du su, dit Neary, opération purement intellectuelle d’une indicible difficulté.
- vous ne saviez pas peut-être, dit Wylie.
Hegel arrêta son développement. Page 196 éd.10-18.
On retrouve au centre de ce dialogue la thèse centrale
de l’autre et la thèse que la puissance de la rencontre est en exception à tout
ce qu’on sait comme à tout ce qu’on a pu ressentir avant. Ce qui se donne dans
la conséquence de la rencontre, c’est la « répudiation du su », ie
de la totalité du savoir, mais c’est une « opération purement
intellectuelle d’une indicible difficulté » qui concerne le point où le savoir fait défaut. Le débat porte
donc sur le lieu où s’origine une nouveauté au point d’excès événementiel, qui
avère un non savoir, ie la vérité
en excès du savoir, selon une opération qui dépose le savoir au sens précis où
elle le complète du point de son manque. Chez Hegel, étant donné que l’absolu
est ontologiquement au plus près de la conscience réflexive dès l’origine, se
représenter une figure de conscience du non savoir ne fait pas sens pour une
philosophie de l’extensivité de la conscience et de l’être, qui exclut qu’un
savoir puisse venir au point d’une déposition du savoir. Beckett, lui, soutient
que quand il se passe quelque chose - pour autant qu’il se passe quelque chose,
point toujours problématique, voire obscur dans le texte beckettien - ici la
rencontre (amoureuse), il faut la concevoir sur le mode d’une répudiation du
su, et non sur celui de l’accomplissement d’un non savoir. Beckett monte une
fiction de telle sorte que la vérité qui en procède soit réellement insue, ie débarrassée du registre entier du savoir, autrement
dit, que l’advenue de la vérité s’instruise comme le lieu de la répudiation du
su, ou encore que la vérité ne renvoie pas à un non savoir, mais à un savoir
déposé, pris en défaut de lui-même. Donc, quand Beckett soutient que la vérité
dans son essence s’avère de l’ordre de la répudiation du su, il est
anti-hegelien, puisque la vérité ne fait pas complexion d’un savoir de plus en
plus absolu. Le savoir absolu, ie
le sujet en vérité pour Hegel, Beckett le rejette. Suspendue à l’événement
rencontre, une vérité procède en trouée dans le savoir, jamais elle ne fusionne
avec lui. Le passage du non savoir au savoir est une mauvaise voie pour la
vérité, car vérité et savoir se tiennent dans un rapport de torsion interne.
Beckett refuse toute machine à produire de la vérité comme l’assomption d’un
savoir. Et c’est pourquoi : « Hegel arrêta son développement ».
Film :
Descartes ou la fonction ontologique inversée du cogito.
« la recherche du non-être par suppression de
toute perception étrangère achoppe sur l’insupprimable perception de soi ». Beckett soutient que l’angoisse est celle de
l’être – « l’insupprimable perception de soi » - et ainsi il inverse le point de certitude du
cogito cartésien lors de son rôle d’interruption de l’angoisse provoquée par le
doute radical chez Descartes, puisque pour Beckett l’être est un échec.
Molloy : retournement de l’évidence cartésienne. « je le crois,
oui, je crois que tout ce qui est faux se laisse davantage réduire, en notions
claires et distinctes, distinctes de toutes les autres notions ». Pour Beckett, obscur et indistinct avèrent le
vrai sous la double loi du noir comme lieu de l’être et du vide comme point de
vérité.
Le rapport de Beckett à Descartes est essentiel :
Beckett est un écrivain du cogito pris dans une radicalité torturante, ie du cogito déposé dans l’écriture comme contrainte
absolue et non du cogito comme certitude ou salut. En 1930, il publie Whoroscope, soliloque en vers sur la vie et attribué à
Descartes, grand ébranleur de l’être et du sens, car en deçà du cogito on
bascule dans le rien.
Dans l’Innommable (1953), le personnage, enfoncé dans une jarre à
laquelle est accroché le menu d’un caboulot, cogite en une longue prosopopée
réflexive, fiction dans laquelle le cogito cartésien se trouve modifié par la
fonction du langage : le cogito sort des mots : je, dit, pense.
Autrement dit, le cogito de Descartes est dénoté par l’extériorité du langage,
et on assiste à une tension entre l’excentrement de la vie cogitative du
personnage et le sujet du cogito que tout l’Innommable tend à réduire, pour
pouvoir atteindre le point pur de la langue où le « je pense » se
prononcerait dans le silence. Le sujet de l’énonciation doit se libérer des
énoncés, et pour cela il vaticine contre le langage dans le but d’obtenir son
exténuation, ie la certitude de soi identitaire, qui prescrivait l’un du sujet
soustrait, dans le silence, à l’extériorité du langage. Mais c’est une quête
impossible. Chez Descartes, le je s’énonce comme point de certitude ontologique
inaugurale, et le moment du doute radical implique une angoisse, ie la
possibilité du non-être. Or, Beckett soutient que l’angoisse est celle de
l’être, le non-être étant la figure de la paix de l’esprit. Mais le cogito
interrompt cette quête du non être en inversant sa norme, puisque l’être est un
échec pour Beckett. On le voit très bien dans Film. Autrement dit, il y a inversion de la fonction
ontologique du cogito lors de son rôle d’interruption. On part de
Berkeley : « être, c’est être perçu » et dans la recherche du non être, on « achoppe
sur l’insupprimable perception de soi ».
L’objet O, ie la conscience
soumise à la perception, le soi susceptible d’être perçu par la conscience de
soi : OE, ouvre à l’angoisse du soi d’être dans la conscience de soi, à
savoir que le soi, O, entre en « percipi », qui est le point d’angoisse et aussi le point
d’être. Tout le trajet dans Film consiste pour O à éviter le point où l’on entre dans la conscience de
soi, puisque la paix du soi implique la soustraction à la conscience de soi.
Dans ce dispositif formel, être perçu par soi-même, c’est être perçu sans
savoir ce que vous veut cette perception, qui se présente comme une figure
d’étrangeté de la conscience analogue au grand Autre lacanien. La conscience
qui est en plus conscience de soi s’institue en excès sur elle-même, ce qui
introduit l’angoisse, car on ne sait pas ce que la conscience de soi veut du soi.
La conscience de soi traque le soi pour le débusquer de son identité à soi
cherchée, mais non trouvée, dans le silence du non être, car il persiste
toujours chez Beckett la tentation du silence.
Esse est percipi.
Perçu de soi subsiste l’être soustrait à toute perception étrangère, animale, humaine, divine. La perception du non-être par suppression de toute perception étrangère achoppe sur l’insupprimable perception de soi. Proposition naïveement retenue pour ses seules possibilités formelles et dramatiques. Pour pouvoir figurer cette situation le protagoniste se scinde en 2, objet (O) et œil (OE), le 1er en fuite, le 2nd à sa poursuite. Il apparaîtra seulement à la fin du film que l’œil poursuivant est celui, non pas qu’un quelconque tiers, mais du soi. Jusqu’à la fin du film, O est perçu par OE de dos et sous un angle ne dépassant jamais 45°. Convention O entre en percipi = ressent l’angoisse d’être perçu, seulement lorsque cet angle est dépassé.
O inconscient du regard : (schéma)
O conscient du regard : (schéma)
Extrait de Film, dans Comédie et actes divers
Un autre exemple qui porte sur les « idées
claires et distinctes » se
trouve dans Molloy.
Le roman se divise en 2 parties, dont chacune propose
une recherche de la vérité articulée sur 2 propos disjoints :
- dans la 1ère partie, la recherche de la
vérité se présente dans une dimension d’errance, de quête de la Mère.
- dans la 2nde, elle se présente dans la
dimension d’impératif de la loi : Moran accompagné de son fils reçoit la
mission impérieuse commandée par un certain Youdi, dont le messager est Gaber,
de trouver Molloy. Il part accomplir cette mission avec son fils dans une
errance encore plus redoutable que celle de Molloy vers sa mère. Finalement,
son fils le quitte au cours de cette mission, et il rentre misérablement chez
lui, ie dans un lieu, qui est le lieu où se trouve Molloy au début du roman,
dans la chambre de sa mère, maintenant son chez lui. Le point est que Moran est
arrivé au retour au même état de délabrement que Molloy à son départ, il est
devenu Molloy. Et le retour de Moran se fait après que Gaber soit venu lui dire
que pour Youdi cette mission n’a plus aucun intérêt.
2 errances se sont croisées sans se reconnaître. Elles
posent le problème de savoir si le principe paternel et le principe maternel
ont quelque chose de commun... Voici le passage faisant allusion à Descartes,
qui retourne le critère de l’évidence.
« Je le crois, oui, je crois que tout ce qui
est faux se laisse davantage réduire,
en notions claires et distinctes, distinctes de toutes les autres notions ». Obscur et indistinct avèrent le vrai pour
Beckett, car, si la notion de vérité est maintenue, elle se trouve au lieu du
noir gris, métaphore de l’être, qui s’oppose par exemple à la clarté aurorale
heideggerienne. La vérité est au lieu du vide, qui n’a aucun trait qui le
distingue, ie au lieu de
l’indistinct. Donc, chez Beckett, l’articulation du noir et du vide est bien
une fonction du vrai sous la double loi du noir comme lieu de l’être et du vide
comme point de vérité.
Aux 3 interrogations kantiennes sous lesquelles on
résume la philosophie de Kant : que puis-je savoir, que dois-je faire, que
m’est-il permis d’espérer ? correspond au début du 4ème texte
pour rien l’interrogation
suivante :
Où irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si
je pouvais être, que dirais-je, si j’avais une voix, qui parle ainsi, se disant
moi ? Répondez simplement, que quelqu’un réponde simplement.
Or, les Textes pour rien sont constitués de débris du 4ème volet,
qui devait faire suite à la trilogie Molloy, Malone meurt, l’Innommable. « Rien » doit être pris en 2 sens :
- ce sont des textes pour le rien, leur proposition
latente serait en faveur du rien.
- ce sont des textes pour rien, au sens où ils ne
servent à rien, ils constatent une impasse, dont ils dressent le procès verbal
sous la forme d’une clôture des fictions littéraires mises en jeu dans les 3
romans précédents, et cette impasse est aussi le constat d’un échec pour la
pensée.
Mais leur intérêt réside dans leur facture pragmatique
de bilan, qui finalement en fait les textes les plus théoriques de Beckett. Des
textes équivoques entre la littérature et la philosophie, car à tout moment,
leur constat d’impasse de la procédure artistique les situe aux portes de la
philosophie. Ces textes récapitulent d’une manière abstraite la trilogie, ils
sont la récapitulation abstraite de la fiction beckettienne parvenue à une
impasse et dégageant les 3 grandes figures positives du héros beckettien
(aller, être, dire), ce qui s’exprime aussi par le biais d’un hommage à Kant.
Aux questions kantiennes, Beckett répond par 3 fictions divergentes :
Kant : que puis-je savoir ?
Beckett : où irais-je, si je pouvais aller ?
Fiction d’errance dans Molloy, mouvement.
Kant : que dois-je faire ?
Beckett : que serais-je, si je pouvais
être ? Fiction d’immobilité et du mourir dans Malone meurt. Repos.
Kant : que m’est-il permis d’espérer ?
Beckett : que dirais-je, si j’avais une
voix ? Fiction du monologue, logos, ie de la pure parole s’exténuant elle-même dans
l’Innommable.
La corrélation ou la séparation entre ces 3
fictions : mouvement, repos, logos (genres platonciens du Sophiste) ou fonctions pures qui réduisent l’expérience du
héros beckettien, pour autant qu’il y en a une, à l’expérience de l’enfermement
dans le langage de soi avec soi, bute sur l’impasse de l’Autre. Autrement dit,
y a-t-il une expérience de l’Autre ? Si oui, quelles en sont les
conditions a priori ? Quelles conditions transcendantales pour le
sujet ? ces questions viennent à jour dans Compagnie où l’on trouve même une allusion directe à la raison
pure kantienne page 72.
Compagnie est un texte de 1985
consacré à la question de l’autre, que Beckett commence à traiter dans Comment
c’est (1961), à savoir la
problématique de l’objectivité du monde liée à l’expérience de l’altérité de
l’autre, qui fait effraction au solipsisme du cogito. De manière analogue, on
retrouve l’impossibilité, pour Husserl, de maintenir l’ego transcendantal face
au monde dans la 5ème des Méditations Cartésiennes. Qu’il y ait de l’autre ne relève pas de l’expérience
immédiate, mais d’un détour hypothétique, ie du biais de l’intérieur d’une fiction, qui consolide
la possibilité que l’autre soit vraisemblable ou porte à faire retour au
solipsisme comme dans Compagnie, texte dans lequel l’hypothèse de l’autre n’est soutenue que dans
l’élément de la fable.
L’autre, c’est l’existence d’une voix :
identifier l’autre comme autre renvoie à la question du partage du langage,
dont l’existence interdit une conception indivise du sujet. A minima, le sujet
est scindé. Le langage est un principe de scission, mais implique-t-il l’autre,
autrement dit, cette voix, ce logos requiert-il l’autre, voire l’Autre, ou
non ? Donc à partir de Comment c’est, ie à partir de 1961, l’œuvre de Beckett trame les 5
genres platoniciens du Sophiste : le repos, le logos, le mouvement, le
Même et l’Autre.
Si on se réfère aux Textes pour Rien, écrits en 1950, la voix n’opère qu’une scission du
sujet lui-même, une scission endogène, qui ne montre qu’un sujet en proie qu’à
sa propre voix.
Compagnie monte une fiction, cet impératif de fiction,
on le trouve déjà en 1965 :
« Nulle trace de vie, dites-vous, pah, la
belle affaire, imagination pas morte, si, bon, imagination morte imaginez.
Iles, eaux, azur, verdure, fixez, pff, muscade, une éternité, taisez ». Autour de 2 hypothèses faites en fiction sur
une situation fictionnelle : « une voix parvient à quelqu’un dans
le noir. Imaginer ». Imagination
morte imaginez, Compagnie. Il s’énonce un impératif d’élucidation, à partir de
l’axiome premier de la voix, sur l’existence possible de l’autre :
- quelqu’un indéterminé
- une voix, ie une altérité interne, pas en réel, une espèce d’imagination
transcendantale de l’Autre
- un lieu : le noir, lieu pur de l’être
2 hypothèses fictionnelles : solitude scindée
dans le solipsisme du logos, réel de l’Autre.
Imaginer a comme enjeu de tenir
compagnie à quelqu’un dès lors qu’une voix lui parvient dans le noir. Ce qu’il
fictionne à partir de la voix détermine-t-il une compagnie, ou constitue-t-il
un Autre irréel tel que je le fabule pour me tenir compagnie ? Une
compagnie est-elle tenue, suis-je accompagné ? ou me tiens-je seulement
compagnie dans l’enceinte scindée du solipsisme ?
Imaginant imaginé imaginant le tout pour se tenir compagnie. Dans le même noir chimérique que ses autres chimères. Dans quelle posture et si oui ou non tel l’entendeur dans la sienne une fois pour toutes pas encore arrêté. Ne suffit-il pas d’un seul immobile ? A quoi bon redoubler ce facteur de soulas ? Alors qu’il se meuve. Avec modération. A quatre pattes. Une reptation modérée. Le torse bien écarté du sol et l’œil aux aguets dans le sens de la marche. Si cela ne vaut pas mieux que rien annuler si possible. Et dans le vide retrouvé une autre motion. Ou aucune. Alors plus qu’imaginer la posture la plus bénéfique. Mais pour le moment qu’il rampe. Mais pour le moment qu’il rampe. Rampe et tombe. Rampe à nouveau et à nouveau tombe. Dans le même noir chimérique que ses autres chimères. Page 64.
L’opération de fiction est la chimère de l’autre :
l’autre participe-t-il du noir chimérique, ou est-il autre même si cet autre
reste nommé dans la chimère ? Les emblèmes possibles de l’autre
sont :
- l’Autre se soutient-il du Même ?
- quelqu’un avec moi dans le noir ?
- Dieu : grand Autre de la situation
elle-même ?
L’Autre
comme question du grand Autre est examinée du point du Même, ie du point du
noir. Dieu lui-même tient compagnie à sa créature : il rampe dans le noir,
au lieu du Même, avec sa créature. Suivant une hypothèse incarnationniste, il
faut se faire une imagination à son sujet, ie faire un examen rationnel. Et à
la question : « le créateur rampant dans le même noir créé que sa
créature peut-il créer tout en rampant ? ». Réponse après un examen rationnel :
« Tout en déplorant donc imagination si entachée de raison sans oublier en même temps combien révocables ses envolées il ne peut à la fin que répondre non il ne le pouvait pas. Ne pouvait raisonnablement créer tout en rampant dans le même noir créé que sa créature ». Compagnie, avant dernier paragraphe.
Le réquisit du Même exclut la fonction de
l’Autre : l’occupation humaine d’exister s’avère auto-suffisante. Elle ne
se laisse pas supplémenter. Le même en tant qu’existant ne se laisse pas
ébrécher par l’Autre. L’existence – exister – est à soi-même plein.
Comment procède Beckett ? Le fictionnement du
grand Autre ne peut s’imaginer dans la fermeture du Même, mais il faut
l’imaginer dans une autre position, car l’Autre est radicalement autre que le
Même : ce n’est pas l’Autre du Même, l’Autre comme Même. Non, il va
falloir chercher du côté d’une pulvérulence du sensible, autrement dit, savoir
de quelle multiplication déployée la reptation dans le noir est elle-même
porteuse, ie examiner le Même dans
sa complexité immanente possible en fictionnant une multiplicité sensible,
dont, en même temps, un quelqu’un indéterminé, qui rampe dans le noir, peut
rendre raison. A cet effet, Compagnie est traversée par une poétique du sensible ramifié et
se présente comme une fiction de l’essentiel dénuement, car il faut pouvoir
penser, en relation intrinsèque, l’essence du multiple infini comme réductible
à ceci que quelqu’un rampe dans le noir, exactement de la même manière que le
principe existentiel cartésien doit pouvoir tout suspendre dans le doute, simple
cogito, de telle sorte que tout soit reconstructible du point vide de la
certitude de soi, ie du cogito d’où se redéploiera le monde naturel.
Figure régressive (doute)
Cogito
Figure progressive (redéploiement mondain).
Ce dispositif de pensée induit 2 tentatives
possibles :
- fiction élémentaire : soit on s’en tient à
l’axiome initial : « une voix parvient à quelqu’un dans le noir.
Imaginer ». Et on pense pouvoir accéder directement à l’Autre depuis cette
matrice primordiale : il y aurait dans le noir de l’Autre comme Même, qui
me tiendrait compagnie dans l’élément du Même (attente de Dieu à partir du
cogito).
- fiction déployée : soit on accède indirectement
à l’Autre par le détour de la multiplicité sensible (attente de Dieu médiée par
un minimum de multiplicité), compossible avec une figure de l’humanité réduite
à l’essentiel, et alors, dans un suspens compatible avec la réduction, l’Autre
essaie d’advenir dans le noir par l’adresse d’un « tu es là ».
une grève. Le soir. La lumière meurt. Nulle bientôt elle ne mourra plus. Non. Rien de tel alors que nulle lumière. Elle allait mourant jusqu’à l’aube et ne mourait jamais. Tu es debout dos à la mer. Seul bruit le sien. Toujours plus faible à mesure que tout doucement elle s’éloigne. Jusqu’au moment où tout doucement elle revient. Tu t’appuies sur un long bâton. Tes mains reposent sur le pommeau et sur elles ta tête. Tes yeux s’ils venaient à s’ouvrir verraient d’abord au loin dans les derniers rayons les pans de ton manteau et les tiges de tes brodequins enfoncés dans le sable. Ensuite et elle seule le temps qu’elle disparaisse l’ombre du bâton sur le sable. Qu’elle disparaisse à ta vue. Nuit sans lune ni étoiles. Si tes yeux venaient à s’ouvrir, le noir s’éclaircirait ». (Fin de Compagnie).
Tu verrais dans le noir, ie au lieu d’une réduction dans le multiple.
Si on suppose l’Autre, le créateur, qu’implique cette
supposition quant à la capacité du sujet à en penser l’existence ? Il faut
nécessairement une trace expérimentale de cet Autre tracée dans l’expérience du
sujet. D’où la bouffonnerie suivante : l’Autre pourrait avoir une odeur
plus forte que sa créature, qui fasse trace de son existence pour elle. Très
souvent, chez Beckett, la métaphore est première (ici, on ironise l’idée d’une
trace expérimentale de l’Autre-sentant), puis l’abstraction vient ensuite
élucider par saturation d’images plus abstraites.
« Un 6ème sens quelconque ? inexplicable prémonition d’un malheur imminent ? Oui ou non ? Non. De la raison pure ? en deçà de l’expérience. Dieu est amour ? Oui ou non ? Non. »
- 6ème sens : expérience
supra-sensible d’un 6ème sens qui enregistrerait pour le sujet
l’existence de l’Autre comme tel.
- prémonition : prémonition irrationnelle qui
avertirait de l’Autre, anticipation irrationnelle d’une rencontre en présence
de l’Autre. « oui ou non ? non ».
- raison pure : référence directe à Kant. L’autre
perceptible selon la raison pure, ie selon une raison a priori. Il y aurait un
transcendantal de l’autre. Rejet de cette possibilité, car ce serait en deçà de
l’expérience, autrement dit, si l’Autre est une catégorie, il ne peut en aucun
cas me tenir compagnie du point de l’expérience d’où nous sommes partis,
puisque sa constitution transcendantale ne renvoie à rien de ce qu’expérimente.
- amour : l’Autre perçu dans l’élément de
l’amour. J’aurais l’expérience de ce que l’Autre m’aime. « oui ou
non ? non ». Il est exclu
que l’amour de l’Autre atteste l’Autre comme créateur.
En fait, c’est la voix de l’amour qui, chez Beckett,
atteste l’autre, ie le réel de
l’autre comme compagnie.
L’héraclitéisme de Beckett consiste à tenir dans le
pari de l’écriture le défi du devenir universel dans sa possible interruption à
l’entre-deux de l’être et du non-être où viennent très exactement s’inscrire
les fictions beckettiennes dans l’écart vide de cet entre-deux. La mention
d’Héraclite est essentielle (l’Expulsé). Par exemple dans cette mirlitonnade :
« Flux cause
que toute chose
tout en étant
toute chose
donc celle-là
même celle-là
tout en étant
n’est pas
parlons-en »
Fixer un point d’oscillation de toute chose qui, tout
en étant, n’est pas, tel est le défi de l’écriture, ie de l’héraclitéisme. Soutenir le défi du flux entre
être et non être en essayant d’en fixer quelque chose obéit à un
impératif : « parlons-en ». Le pari de l’écriture est à la fois
de tenir et de relever le défi du devenir universel dans sa possible interruption,
à l’entre-deux de l’être et du non-être où viennent très exactement s’inscrire,
dans l’écart vide de cet entre-deux, les fictions de Beckett, dont les
personnages entre la vie et la mort se tiennent toujours dans un temps
intervallaire et dans un lieu localisé par le vide, qui varie sur plusieurs
registres selon le matériau utilisé dans la fiction. Si l’élément est l’amour, ie le 2, l’intervalle vide se situe entre le Même et
l’Autre tel qu’il s’épingle à la dualité des sexes. Le point vide est dans
l’entre-deux de la fiction des sexes. Si au lieu du noir, ie du vide, la fiction s’interroge sur un possible excès
sur le lieu, alors le point vide se trouve localisé entre ce qui se passe et la
nomination du ce qui se passe dans le noir : le point fixe est
l’intervalle vide lui-même. S’il s’agit de l’être-là comme lieu pur, du lieu de
l’être sans conscience comme être-là (Sans). L’intervalle est entre l’être-là
ou l’être ailleurs. Toute position du lieu s’écoule vers un hors lieu et il va
falloir fixer l’entre-deux du lieu et du hors lieu, la césure entre l’être là
et l’être ailleurs où un sujet s’évanouit.
Dans Soubresauts, l’écriture est astreinte à dire
quelque chose de l’énigme entre le lieu et le hors lieu, l’énigme du dedans /
dehors telle que le vide qui les sépare se trouve à la fois franchi et
infranchissable, car franchir le vide s’effectue dans l’irreprésentable, dont
l’écriture est le constat. Soubresauts se divise en 3 parties.
- départ dans le lieu, ie
franchissement irreprésentable entre le lieu et le hors lieu sous une
injonction d’errance :
assis une nuit à sa table la tête sur les mains il se vit se lever et partir ». On assiste à un décollement entre l’être-là et un je vais ailleurs, ie à la recherche par le personnage d’une sortie du lieu, d’un point de passe vers le hors lieu, et, sous l’injonction de l’errance ancienne, le personnage cherche la sortie dans les ténèbres : « vu toujours de dos où qu’il aille. Même chapeau et même manteau que du temps de l’errance. Dans l’arrière-pays. Maintenant tel quelqu’un dans un lieu inconnu à la recherche de la sortie. Dans les ténèbres. A l’aveuglette dans les ténèbres de jour ou de nuit d’un lieu inconnu à la recherche de la sortie. D’une sortie. Vers l’errance d’antan.
- le personnage est dehors : le dehors est tout autant enténébré. On trouve
un lieu méconnaissable, inidentifiable.
Tel quelqu’un ayant toute sa tête à nouveau dehors enfin ne sachant comment il ne s’y était trouvé que depuis peu avant de se demander s’il avait toute sa tête ».
Tourniquet qui indique que le dehors n’a pas été
trouvé :
« Ce fut donc sous les espèces d’un être plus ou moins raisonnable qu’il émergea enfin ne sachant comment dans le monde extérieur et n’y avait pas vécu plus de 6 ou 7 heures d’horloge avant de commencer à se demander s’il avait toute sa tête. (page 17-18).
… résigné à ignorer où il était ou comment venu
[caractère irreprésentable du passage] où il allait [errance reconstituée dans
son absence de destination] ou comment retourner là d’où il ignorait comment
partir [maxime sur
l’impénétrabilité de tout passage].
- ce qui habite le sujet au-delà de cette expérience.
Si le personnage ignore d’où il vient et ignore où il
est, c’est qu’en fait le sujet se constitue dans l’écart du passage. Un sujet
c’est le non recollement d’un dedans et d’un dehors, car le lieu où l’on est et
le non lieu où on advient ne se laissant pas suturer par une quelconque sortie.
Le sujet est le soubresaut, ie le
saut du lieu en hors lieu dans l’énigme du passage. Et je termine mon hommage à
Samuel Beckett en vous lisant les 3 dernières pages de Soubresauts, l’avant dernier texte de Beckett, dans lesquelles
s’anime le désir d’une fin du sujet lui-même.
–––––––
[1] cf conférence du perroquet n°21 page 20 :
Dès la pièce de théâtre Fin de Partie, Beckett va dissocier le ce-qui-se-passe de toute allégeance, même inventée, aux significations. Il va poser que ce n’est pas parce qu’il y a de l’événement que nous sommes sous l’impératif de la découverte de son sens :
- Hamm : qu’est-ce qui se
passe ?
- Clov : quelque chose
suit son cours (un temps)
- Hamm : Clov ?
- Clov (agacé) : qu’est-ce que
c’est ?
- Hamm : on nest pas en
train de…. De… signifie quelque chose ?
- Clov : signifier ?
nous, signifier ? Ah ! elle est bien bonne ! (rire bref)
Beckett va finalement remplacer l’herméneutique initiale, qui tente d’épingler l’événement au réseau des significations, par une opération toute différente, qui est une nomination ? Au regard d’une supplémentation hasardeuse de l’être, la nomination ne cherche nul sens, elle se propose de tirer du vide même ce qui advient un nom inventé. A l’interprétation succède une poétique nominale qui n’a pas d’autre enjeu que de fixer l’incident, de préserver dans la langue une trace de sa séparation.
[2] Evénement, signification, nomination (conférence du perroquet).
L’interrogation sur ce qui se passe, et sur la possibilité d’une pensée de l’événement en tant qu’il survient, anime des textes très anciens de Beckett. Elle est centrale dans Watt, qui date des années 40. Mais elle a été en grande partie oblitérée par les œuvres qui ont fait connaître Beckett et qui sont, pour l’essentiel, outre En attendant Godot, la trilogie Molloy, Malone meurt et de l’Innommable. On a retenu de ces œuvres que, précisément, il ne se passait finalement rien, que l’attente d’un événement. Godot ne viendra pas, Godot n’est rien d’autre que la promesse de sa venue. Dans Watt, en revanche, nous trouvons le problème capital de ce que le héros appelle des « incidents », et qui sont bien réels. Watt dispose un lieu structural allégorique, qui est la maison de Mr Knott (monsieur nœud, monsieur noué). Ce lieu est immémorial et invariant, il est comme Tout et comme Loi : « A la maison de Mr Knott rien ne pouvait être ajouté, rien soustrait, telle elle était alors, telle elle avait été au commencement, et telle elle resterait jusqu’à la fin, sous tous les rapports essentiels, et cela parce qu’ici à chaque instant toute présence significative, et ici toute présence était significative, même si l’on ne pouvait dire de quoi, impliquait cette même présence à tout instant ». La maison de Mr Knott noue la présence et la signification de façon si serrée qu’aucun ébrèchement de son être, par supplément ou soustraction, n’est pensable. Tout ce qu’on peut faire est de réfléchir la Loi de l’invariance au lieu de l’être : comment la maison fonctionne-t-elle dans le temps ? Où se trouve Mr Knott, à tel moment prescrit ? Dans le jardin, ou dans les étages ? Questions relatives au pur savoir, à la science du lieu, qui rationalisent une sorte de « en attendant Mr Knott ». Mais outre la loi du lieu et sa douteuse science, il y a, et c’est ce qui va susciter la passion de Watt comme penseur, le problème des incidents. De ces incidents, Beckett dira, formule majeure, qu’ils sont « brillants de clarté formelle et au contenu impénétrable ». Que sont ces incidents ? Parmi les plus remarquables, citons la visite d’un accordeur de piano et de son fils, ou la déposition devant la porte de marmites d’ordures destinées à des chiens dont la provenance est elle-même une question « impénétrable ». Ce qui sollicite la pensée est la contradiction entre la brillance formelle de l’incident, son isolement, son statut d’exception, et l’opacité de son contenu. Watt s’échine à faire des hypothèses sur ledit contenu, c’est là véritablement que sa pensée s’éveille. Il n’est pas ici question d’un cogito sous l’astreinte torturante de la voix, mais de calculs et de supputations destinées à porter le contenu des incidents à la hauteur du brillant de leur forme. Dans Watt, il y a cependant une limite à cette investigation, limite que Beckett ne franchira que beaucoup plus tard : les hypothèses sur les incidents restent captives d’une problématique de la signification. Nous sommes encore dans une tentative de type herméneutique, où l’enjeu est, par une interprétation bien conduite, de raccorder l’incident à l’univers établi des significations. Voilà le passage où est disposée la hiérarchie des possibilités qui se présentent à Watt comme interprète des incidents, ou herméneute : « la signification attribuée à cet ordre d’incidents par Watt, dans ses relations, était tantôt la signification originale perdue et puis recouvrée, et tantôt une signification tout autre que la signification originale, et tantôt une signification dégagée, dans un délai plus ou moins long, et avec plus ou moins de mal, de l’originale absence de signification ». L’herméneute a 3 possibilités : s’il suppose qu’il y a une signification de l’incident, il peut la retrouver, ou en proposer une autre tout à fait différente. S’il suppose qu’il n’y a pas de signification, il peut en faire surgir une. Bien entendu, seule la 3ème hypothèse, qui pose que l’incident est dépourvu de toute signification, et que donc il est réellement séparé de l’univers clos du sens (la maison de Mr Knott), éveille durablement (« dans un délai plus ou moins long ») la pensée, lui demande un travail (« avec plus ou moins de mal »). Cependant, s’il ne s’agit que de cela, si l’interprète est un donateur de sens, nous restons prisonniers de la signification comme loi, comme impératif. L’interprète ne crée rien qu’un raccordement de l’incident à ce dont au départ il se séparait : l’univers établi des significations, la maison de Mr Knott. Dans Watt, nous avons bien la chance qu’il se passe quelque chose, mais le ce qui se passe, capté et réduit pas l’herméneute, n’est pas préservé dans son caractère de supplément, ou d’ébrèchement.
[4] « A quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant ; si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure. Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets » Crise du vers.