Le Poème de Parménide

par Alain Badiou (1985-1986)

 

(Notes d’Aimé Thiault et transcription de François Duvert)

 

1er cours                                                                                                                                                                                          1

2ème cours                                                                                                                                                                                      2

3ème cours                                                                                                                                                                                      3

4ème cours                                                                                                                                                                                      5

5ème cours                                                                                                                                                                                      6

6ème cours                                                                                                                                                                                      8

7ème cours                                                                                                                                                                                      9

8ème cours                                                                                                                                                                                   10

Raisonnement constructif et raisonnement par l’absurde                               11

Le raisonnement constructif................................................................................................................. 11

Le raisonnement par l’absurde........................................................................................................ 11

9ème cours                                                                                                                                                                                   13

10ème cours                                                                                                                                                                               14

Arpad Szabo : Les Débuts des Mathématiques grecques                                 15

11ème cours                                                                                                                                                                               16

12ème cours                                                                                                                                                                               17

 

1er cours

Parménide est le fondateur d’un nouveau régime de discours, la philosophie, mais en quel sens exactement ? Sous quelles conditions ? On ne connaît pas exactement très bien la date de naissance de Parménide (vers 540 ? vers 450 ?) mais on suppose que son influence intellectuelle atteint son acmé vers 504-501. Disons que Parménide se situe à la charnière du 6ème et du 5ème siècle. Il appartient à ce que l’académie nomme les anté-socratiques et que Proclus opposait déjà en 2 groupes : les ontologues et les cosmologues.

Les premiers sont des grecs d’Italie : Parménide et Zénon, son disciple principal, tous deux d’Elée, Empédocle d’Agrigente.

Les seconds sont Héraclite d’Ephèse (504), Anaxagore de Clazomène (né en 500), Thalès de Milet (585) sont des grecs d’Anatolie.

Mais il est très probable qu’après la chute de Milet (494), prise par les Perses, certains d’entre eux se réfugient en Italie du Sud. Aussi, la situation géographique des pré-socratiques n’est-elle pas pertinente quant à la circulation de leurs idées que le mouvement de la colonisation et le développement de l’écriture ont sans doute favorisée. Aussi :

« … il convient de regarder de plus près la thématique et la pbtique communes à tous ces penseurs, sans distinction d’école. La sphère parménidienne ressemble au cercle héraclitéen de l’éternel retour (…). Elle est l’avatar ontologique du cercle cosmologique, la figure que le formé sur soi doit prendre pour la pensée qui ne demande pas par où tout a commencé. D’Ephèse à Elée, la différence est peut-être moindre philosophiquement que touristiquement ». Parménide ou la sagesse impossible, par Marceline Sauvage (Seghers, page 31, 1973).

Cependant, une chose est certaine, la pensée de Parménide est encore une pensée archaïque, et nous sommes dans cette colonie de grande Grèce (à Elée, au sud du Paestum, peu éloignée aujourd’hui de la station balnéaire d’Ascea), très excentrée d’Athènes, donc loin encore de Socrate, philosophe qui naquit en 470 ou 469. Avec Parménide :

« la pensée grecque toute neuve est en proie aux questions qui la hanteront jusqu’au bout. Eprise de l’un, elle est pourtant sensible aux prestiges de la multiplicité extérieure (…). Braquée sur l’être, elle y pressent avec stupeur des trous lorsqu’elle considère la menue monnaie des êtres en lesquels il se partage. Elle a foi de charbonnier dans le langage, elle ne s’aviserait pas de douter de sa connivence essentielle avec l’être et l’un et voici qu’elle y subodore une collusion avec le non-être et la multiplicité » (opus cité, page 16).

Un autre pb est de débattu entre hellénistes : Parménide est-il bien le père fondateur de la philosophie, ou est-ce Xénophane de Colophon (570-478 ?) ?

« cherchant l’école d’Elée, on ne descend jamais plus bas que Gorgias, mais on remonte parfois plus haut que Parménide, jusqu’à Xénophane, auquel Platon fait expressément remonter la « gent éléatique » (Sophiste 247d), et dont Aristote rapporte, comme un on dit, que Parménide fut son disciple (Métaphysique A5, 986 b20) » (page 125).

« sans doute Platon met-il Xénophane dans l’eleatikon genos. Mais ce genos justement n’est pas une école, plutôt une famille. Et il est significatif que ce même passage du Sophiste n’en attribue point au Colophanien la fondation, puisqu’il y est dit que la gent éléatique remonte à Xénophane et même plus haut. Plus haut, il n’y a que la pensée ionienne et son affirmation de l’un d’où naissent toutes choses » (page 127).

Il est probable que Parménide ait été un auditeur de ce rhapsode itinérant venu sûrement vers cette époque dans le pays en étranger chassé de la Colophon natale. Mais si Xénophane pose comme Parménide la primauté de l’un, Xénophane, plus théologien qu’ontologue,

« par sa liberté moqueuse à l’égard des croyances populaires, reste typiquement ionien, et sa pensée contraste avec la grave prophétie de Parménide, comme aussi par son agnosticisme souriant ».

« Sans doute Xénophane et Parménide se rencontrent-ils sur l’affirmation de l’un (mais c’est un thème comme de la « physique » ionienne) et de son immobilité : le dieu unique qui surpasse tous les dieux et les hommes, selon Xénophane, ne se meut ni ne change, il meut toutes choses sans labeur par sa seule pensée. Mais c’est peu pour parler d’Ecole ou même seulement d’influence, même si l’on refuse de suivre ceux qui voient, entre la version théologique de l’être un inengendré et impérissable chez Xénophane, et sa version ontologique chez Parménide, une différence décisive » (page 126).

De toute façon, d’être le 2nd fondateur, Parménide serait le vrai fondateur au sens où il fonde ce que le 1er laisse infondé. Ce qu’il nous reste du Poème de Parménide qui, comme le livre d’Héraclite, discourent « peri phuseos », sur la nature, sont des fragments filtrés par les doxographes de la tradition ultérieure et que l’érudition philologique moderne tente de reconstituer dans leur originarité.

Nous laisserons les érudits à leur travail comme à leurs polémiques, et nous tenterons d’élucider la figure philosophique de Parménide à partir de sa place d’exception, à savoir que Parménide est présenté par la tradition comme la figure originaire de la philosophie. Nous tenterons de cerner la place singulière de ce pas tout à fait philosophique.

Se constitue autour de Parménide une légende conceptuelle – non pas sur sa personne, comme c’est le cas pour la vie légendaire et mythique d’Empédocle, lié à son suicide – qui concerne la singularité absolue et fondatrice de son propos : Parménide est mis en posture de figure originaire, à savoir comme le père de la philosophie. Parménide, c’est le nom propre de l’apparition de la philosophie en tant que telle. Le légendaire conceptuel est mis en place dès l’âge grec classique. Socrate / Platon présente les présocratiques comme des physiciens à mi chemin entre cosmologie mythique et dispositif rationnel. En revanche, Parménide instituerait un nouveau régime de fonctionnement du discours, qui serait la philosophie. Je rappelle qu’on trouve la trace de cette fondation parménidienne dans 2 dialogues de Platon : le Sophiste et le Parménide. Dans le Parménide, Platon imagine une rencontre fictive entre le vieux Parménide et le jeune Socrate, qui engagent un passage en revue de toutes les apories où conduit la question de l’un et du multiple. Dans le Sophiste, l’Étranger d’Élée commet le parricide sur la fondation d’un discours philosophique déjà constitué comme tel. Platon parle de notre père Parménide. Non pas mon père, mais notre près, ie le nom du père, du fondateur de la philosophie elle-même, ie d’un nouveau régime de discours. Si il y a transmission de la philosophie, ce n’est pas simplement de la filiation platonicienne dont il s’agit, il s’agit de quiconque philosophe. Parménide engendre la philosophie toute entière, il est présenté comme le fondateur de la lignée philosophique dans toute son extension. On retrouvera la trace de cette filiation transmise au début de la grande logique de Hegel :

« Parménide tout d’abord avait énoncé la pensée simple l’être pur comme l’absolu et comme unique vérité, et, dans les fragments qui sont restés de lui, avec l’enthousiasme pur du penser qui se saisit pour la 1ère fois dans son abstraction absolue : seul l’être est, et le néant n’est pas du tout ».

De même, pour Heidegger, Parménide crée le logos occidental. Il aurait prononcé la destination de la philosophie tout entière. En particulier, le destin de la philosophie serait d’être onto-logie. Destin qui se tiendrait dans l’accointance de la parole et de l’être. Parménide aurait dit : l’Être en tant qu’Être se laisse accueillir, se dispose, se rassemble (legein) dans la parole (logos). J’attire ici votre attention sur cette fonction légendaire parménidienne, qui n’est pas une conviction propre à Heidegger, on la retrouve tout aussi bien chez Platon que chez Hegel, et nous verrons la complexité avec laquelle Aristote en traite. Parlant de Parménide, Heidegger écrit dans l’Introduction à la Métaphysique : « ces quelques mots sont là dressés comme des statues archaïques ». Cette double métaphore désigne :

- le caractère pré-classique originel du fondateur, pour Heidegger pré-conceptuel : le logos comme parole, pas encore comme ratio.

- un esthétique, à savoir que ce mode de présence comporte une énigme non transitive à notre perception.

Mais il faut bien comprendre comment la fondation de Parménide, le nouveau régime de discours, obéit à un système de conditions qui font partie de la fondation elle-même.

 

Notez d’abord le ton impératif et sacral de la parole parménidienne.

Impératif : c’est un régime de certitude prescriptif qui dit et interdit (fragment 7).

« On n’arrivera jamais à plier l’être à la diversité de ce qui n’est pas ; écarte donc ta pensée de cette voie de recherche, et que l’habitude à la riche expérience ne t’entraîne pas de force sur cette voie : celle où s’évertuent un œil pour ne pas voir, une oreille remplie de bruit, une langue, mais d’entendement, décide de la thèse sans cesse controversée que te révèle ma parole » (Beaufret).

Sacral : « le poème se présente au régime d’une hauteur exceptionnelle d’inspiration poétique (fragment I) : « les cavales qui m’emportent m’ont conduit aussi loin que mon cœur pouvait le désirer, puisqu’elles m’ont entraîné sur la route abondante en révélations de la divinité qui, franchissant toutes cités, porte l’homme qui sait ».

A la certitude prescriptive s’ajoute la profération (fragment 2) :

« eh bien donc je vais vous parler – toi, écoute mes paroles et retiens-les – je vais te dire quelles sont les 2 seules voies de recherche à concevoir : la première – comment il est et qu’il n’est pas possible qu’il ne soit pas – est le chemin auquel se fier – car il suit la vérité -. La seconde, à savoir qu’il n’est pas et que le non être est nécessaire, cette voie, je te le dis , n’est qu’un sentier où ne se trouve absolument rien à quoi se fier. Car on ne peut ni connaître ce qui n’est pas – il n’y a pas là d’issue possible – ni l’énoncer en une parole ».

La mise en légende combine donc l’idée d’une hauteur exceptionnelle d’inspiration (poésie, profération, certitude) à l’enthousiasme de la 1ère fois (Hegel).

Comment Heidegger traite-t-il de l’enthousiasme de la 1ère fois ? Dans l’Introduction à la Métaphysique, Parménide aurait énoncé la connexion de 2 différences qui ne se recouvrent pas :

- la différence de l’être et du non être : les 2 voies

- la différence de l’être et de l’apparence

Et c’est la délimitation de ces 2 voies différentes qui seraient constitutives de la philosophie, qui ouvriraient le champ philosophique, même si il ne réduit pas à cette délimitation, serait donc condition originaire du penser philosophique. Selon Heidegger, Parménide propose 3 chemins à la pensée :

- le chemin de l’être – nécessaire du Parménide

- le chemin du non être – impraticable

- le chemin de l’apparence – l’opinion, la doxa. C’est, dit Parménide, le chemin toujours pratiqué, la voie facile suivie par la majorité des humains. Mais on peut éviter ce chemin puisqu’il est couramment pratiqué par le commun des mortels. Il suffit de le décider.

1ère remarque : la philosophie est donc une décision. Et Heidegger part du ton de la décision parménidienne, pas du tout de l’argumentation. Autrement dit, Parménide n’est pas le premier philosophe, mais il décide de la philosophie parce qu’il en décrit les chemins. La métaphore du carrefour des routes est essentielle : c’est le lieu de la décision de la philosophie. Pour décider la philosophie, il faut la co-présence de 3 voies : l’être, le non être, la doxa. Heidegger écrit :

« Parménide c’est le plus ancien document de la philosophie sur ceci que la voie du néant doit être pensée en même temps que la voie de l’être ».

L’essence du penser parménidien c’est pour Heidegger de se tenir dans l’ouverture des voies, ie au lieu d’une décision. La décision consiste à penser conjointement les voies sans en faire la synthèse ; d’être celui qui pense la voie du néant en même temps que la voie de l’être et de l’apparence. Dans cette phase d’interrogation, tout se joue sur philosophie à raison de 2 interrogations :

- dans quelle mesure décider la philosophie constitue un document de la philosophie ?

- Heidegger fait comme si l’explication des 2 voies, du carrefour, était la décision originaire de la philosophie.

Or est-il bien vrai que Parménide décide la philosophie parce qu’il formule que les voies de l’être et du non être sont le lieu d’une décision ? décide-t-il de la philosophie en ceci seulement qu’il explicite le carrefour de la décision ? Est-ce vraiment bien là le point de décision de la philosophie ? C’est en tout cas la thèse heideggérienne : là, la philosophie a été décidée, le lieu de la décision est ce que la philosophie constitue. Pourtant, si la philosophie se décide de ce seul point, à savoir du penser conjoint de la voie de l’être et de la voie du néant, alors je dis que la philosophie a été décidée bien avant Parménide. Lisons parmi de nombreux textes, un texte égyptien : le papyrus Brener Rhinf (3 ou 4 siècles avant Parménide), et un hymne védique à peu près de la même époque/

Commentaire après lecture des textes :

1° nous avons bien affaire à une dialectique de l’existant et de l’existence de l’étant et de l’être : à l’advenue de l’existence à elle-même, médiée dans l’existant comme dans une espèce d’auto-primordialité fondatrice. L’être est pensé comme éclosion qui dépose en même temps comme indice de soi l’existant. Si la philosophie se décide au lieu où est présentée la question de l’être et du non être, on pourrait, par exemple, poser qu’elle est d’origine égyptienne.

2° pourtant ces textes ne sont pas retenus par Heidegger comme des documents présidant à la naissance de la philosophie. Cependant, Heidegger écrit :

« le penser de Parménide est encore poétique, ie ici philosophique et non scientifique ».

mais nous venons de voir, par comparaison du texte parménidien avec des textes bcp plus anciens, que :

- on y trouve la même tension poétique : le fait que le penser soit poétique, ie pris dans un enrobement métaphorique du discours, ne fait pas partage.

- on y trouve le même environnement cosmologique et mythique : tous ces textes sont dans un contexte mythologique et se réfèrent à une cosmologie primitive : destination cosmologique liée à une ontologie. On n’y trouve pas d’ontologie pure.

Rq : toutefois, ontologie et cosmologie sont plus filtrées chez Parménide, les dialectiques abstraites des cosmologies indiennes et védiques sont plus empâtées, plus opaques, versées du côté du mythe.

- l’enjeu reste pourtant le même : ces textes cherchent à trouver la forme de dialectique entre l’être et le non être. Ils polémiquent contre ceux qui cherchent à poser un être du non être.

Une fois faites ces considérations, s’ouvrent à nous 2 possibilités :

 

1ère possibilité : on pèche par occidentalo-centrisme à soutenir que la philosophie ait été décidée uniquement en Grèce par Parménide.

Ce point a aujourd’hui une dimension d’enjeu conjoncturel, non sur la fondation du discours philosophique, mais sur le régime général du discours philosophique. On garde le critère de fondation, mais on abandonne l’être originellement grec de la philosophie.

cf Jambet : la Logique des Orientaux.

La topologie philosophique existante est fallacieuse en ce qu’elle concentre une vision purement occidentale de la rationalité philosophique. A refuser la prise en compte des autres philosophies (ou supposées telles), on ne parvient pas à appréhender la spécificité de la philosophie occidentale en soi. En l’occurrence, il faut réordonner son histoire en faisant intervenir, par exemple, la dimension orientale. En dernier ressort, toute philosophie comporte une dimension autre qu’elle-même sur laquelle il faut revenir.

cf Lardreau : Discours spirituel et discours philosophique

Lardreau s’appuie, lui, sur le discours spirituel chrétien. Nous serions aveugles au régime de décision du discours philosophique : des décisions fondamentales concernant celui-ci sont en quelque manière en sur-décision sur son propre régime de laïcisation. Thèse : le sujet qui décide philosophiquement ne peut le faire qu’en un lieu pré-philosophique au régime singulier : à savoir spirituel.

Conclusion : il faut refonder la philosophie par l’incorporation d’énoncés extérieurs à la philosophie grecque, l’extériorité en question étant précisément l’insu du discours philosophique occidental.

Remarque : ces tentatives post-heideggériennes mettent en tout cas à mal la thèse heideggérienne d’une fondation spécifiquement grecque de la philosophie.

 

2ème possibilité : la spéculation, fut-elle rationnelle, sur l’être et le non être, ne fonde pas la philosophie.

Parménide ne fonderait rien du tout : il ne serait qu’un égyptien raffiné. Mais alors sur quoi la philosophie est-elle fondée ? dans le dispositif Socrate / Platon ? Il y a certes une objection majeure puisque Platon lui-même nous assure de la paternité parménidienne en philosophie.

Nous sommes à tout moment confrontés au légendaire entour de Parménide, que ce soit chez Platon, Hegel ou Heidegger qui écrit : « celui qui connaît les dimensions d’un tel dire pensant doit perdre toute envie d’écrire des livres ». Il y a donc un caractère sans mesure du légendaire parménidien. Parménide apparaît comme un héros au sens mythologique qui, le 1er, profère l’être dans son être et invente du même coup la philosophie en tant que telle.

Une exception à ce consensus : Nietzsche, pour qui Parménide est

« sans parfum, sans couleur, sans âme et sans forme, remarquable par sa totale absence de sang, de religiosité, de chaleur morale, son caractère de schème abstrait – chez un grec ! » (Naissance de la Tragédie à l’époque de la tragédie grecque).

A la grande figure légendaire du fondateur s’opposer la contre-figure nietzschéenne de Parménide vu comme le fondateur de l’abstraction qui immobilise l’être dans une figure qui méprise la vie.

La figure de Parménide est saturée soit comme fondatrice du discours philosophique, soit comme fondatrice de son péril même.

Mais je pense que ces 2 interprétations sont inadéquates. Il faut donc trouver le point d’inadéquation. Pour résumer, je soutiendrais la thèse suivante :

1° je pense comme Heidegger qu’il y a une fondation grecque de la philosophie. La philosophie est un régime de discours occidental.

2° pourtant, dans d’autres ères culturelles ont été prononcés des énoncés sur l’être comme tel, sur la corrélation de la pensée de l’être et de l’impossible pensée du non être. Du moins, en apparence, à l’égal de Parménide, ces autres paroles instaurent la pensée au carrefour de l’être et du non être.

3° cependant, ces énoncés non grecs ne constituent pas un nouveau régime du discours. Ils n’avaient pas de pouvoir séparateur, au sens où ils n’instaurent pas un nouveau régime de discours. Ils restent historiquement tenus dans la disposition prophétique et religieuse malgré l’analogie formelle du propos.

4° mais on ne peut pas soutenir univoquement que l’avènement de l’ontologie des 2 voies soit à celle seule fondatrice de la philosophie. Il faut donc déconstruire le type de figure, stratifiée par l’histoire, d’un Parménide légendaire, héros mythique de la philosophie, ie voir en quoi ce système d’interprétation ne rapporte pas la philosophie de Parménide au système de ces conditions d’énonciation. Sinon il se pourrait, à l’instar de 3°, que la décision parménidienne ne se sépare pas elle aussi de la profération religieuse ou mythologique.

5° il faut donc une condition supplémentaire. La philosophie est sous condition d’autre chose que la décision concernant les 2 voies et la prononciation sur l’être. Je dirais qu’un élément de laïcisation fait défaut.

Si formellement, malgré la décision ontologique, la prégnance du discours mythico-religieux n’est pas levée, qu’est-ce qui laïcise le discours de Parménide ?

- ce n’est pas sa forme, prise dans une poétique originaire, sacrale et inspirée

- ce n’est pas non plus parce que le discours serait homogène à son propos, puisque le propos consiste dans la décision prise

Pour trouver la trace de la condition supplémentaire, au-delà de la décision sur l’être et le non être, donc la trace extérieure (nous verrons qu’elle est en fait extérieure / intérieure) au texte de Parménide, il faut se retourner vers la condition de l’interprétation heideggérienne.

Nous serons donc d’accord avec Heidegger pour dire que :

- Parménide est originaire en ce qu’il décide la philosophie. Et il la décide parce qu’il est au lieu de la décision sur l’être et le non être. Sa décision est l’essence de la chose, pas sa doctrine de l’être. Nous serons donc d’accord avec Heidegger, sinon que :

- Heidegger désigne le fondateur du point de la perte de la fondation par une méthode rétroactive qui désigne des critères de fondation non absolument radicaux. La différence de l’exégèse repose sur une condition supplémentaire que la méthode de Heidegger ne pouvait qu’ignorer.

- si on soustrait cette condition supplémentaire à la décision, tout se passe en effet comme si cette décision était un moment épochal de l’être : l’être advenant à la décision sur son être. Autrement dit, l’originarité de la décision, si elle est sans condition, ie sans extérieur, est à elle-même sa propre condition. Donc l’être est la condition du dire sur l’être.

6° face à l’interprétation heideggérienne, l’enjeu portera sur 2 énoncés du poème :

- fragment 3 : « le même, lui, est à la fois penser et être »

- vers 34 du fragment 8 : « or c’est le même, penser et ce à dessein de quoi il y a pensée ».

Dans l’interprétation inconditionnée de Heidegger, le fragment 3 se laisse interpréter comme pure coappartenance de la pensée à l’être, dont Parménide est le nom. Si nous faisons l’hypothèse d’une condition supplémentaire comme condition de la pensée, pas de l’être, nous aurons à donner une autre interprétation. Nous aurons à trouver la condition supplémentaire contemporaine d’un régime de pensée sur l’être. Le litige portera sur le même, car nous devrons penser le même comme le non même, ie introduire un régime de dissymétrie. La difficulté viendra de notre côté. Y a-t-il oui ou non une condition supplémentaire à la décision et laquelle ? ou bien la décision n’a-t-elle comme condition que l’être même, ce qui alors l’inconditionne ? Quel est le rapport de la pensée et de l’être au regard des 2 fragments qui en sont l’enjeu ? Dans le Poème, que signifie le même ?

Heidegger se tient dans l’identité de ces 2 formulations, je soutiendrais qu’elles sont distinctes. La distinction de ces 2 énoncés sera le point clé pour l’exégèse de Parménide. Mais pour mettre en lumière cette distinction il faut que nous remontions vers la condition supplémentaire à la décision. Pour cela, nous allons examiner ce que Platon et Aristote disent du père fondateur de la philosophie. Notre hypothèse est la suivante : nous partons de ce qui s’est trouvé institué comme discours philosophique après Parménide au régime de cette condition. Nous ne considérons donc pas Platon et Aristote comme le lieu d’une perte d’où de lirait par rétroaction une origine fondatrice chez Parménide. Nous partons donc de l’institué pour diagnostiquer la condition supplémentaire, et nous examinons, nous scrutons comment Platon et Aristote pensent l’originarité de Parménide. Une fois cette démarche effectuée, nous reviendrons au texte originaire.

2ème cours

Aristote comme Platon reconnaissent en Parménide leur père, mais ils pensent que sa philosophie ne serait pas encore délivrée de l’ancien. Le problème est donc de savoir ce qui n’est pas encore complètement philosophique chez Parménide. De plus, chez Aristote, la réfutation de Parménide est faite sous une lecture historique à enjeu déterminé. Vous savez qu’Aristote commence toujours par faire un exposé historique des questions dont il traite. Non pas dans l’optique dune histoire de la philosophie, mais pour faire une histoire sous condition au sens strict, ie sous hypothèse. Il donne les différentes définitions préalables du concept en cause, ie dresse une typologie des différents sens du concept énoncées avant lui. Une idée axiale chez Aristote est celle de la pluralité des sens. Si vous voulez résoudre un problème, dit Aristote, faites en l’historique. Il faut donc en faire une histoire complète, être exhaustif, ne rien oublier. Telle est la méthode d’Aristote qui déclare en toute conscience la pluralité des sens d’un concept, étayée et articulée sur son histoire : il faut dresser la liste des sens du concept en cause, et se poser le problème de savoir si cette liste est close ou ouverte à un sens supplémentaire. La conviction aristotélicienne qu’il y a pluralité de sens le conduit donc à faire l’exposé des doctrines philosophiques antérieures pour vérifier si celles-ci ont saturé le pb traité, si la typologie est complète. Le dogmatique – mao disait le métaphysicien – c’est celui qui manque la pluralité, par une lecture unilatérale de la question soulevée.

L’eidos, ou ousia eidetike, c’est la substance formelle. C’est la substantialité, ou le fait d’être ce quelque chose qu’on était : to ti en einai. C’est l’assomption de la constance : c’est l’être de quelque chose qui dure à être ce qu’il est, qui perdure. Continuité d’identité : la chose coïncide avec ceci que son identité se perpétue.

 

La cause formelle :

-               ousia eidetike

-               kata to eidos

-               kata tou logou

Synonymes de :                                    

-               forme (eidos)

-               essence (to ti en estin)

-               to ti en einai : « le fait pour un être de continuer à être ce qu’il était » (bréhier).

 

La cause matérielle

Pour que le mode sur lequel une chose indifférenciée se différencie, que l’identité soit, il faut un principe d’indifférenciation, un substrat, hupokeimenon. Il faut de l’élémentaire indistinguable.

 

La cause efficiente

Ce à partir de quoi il y a mouvement (è archè tês kineseos)

 

La cause finale

Ce en vue de quoi il y a le mouvement, le bien. Causalité téléologique : « ce pourquoi une chose est ».

 

« Or les causes se disent en 4 sens. En un sens, par cause nous entendons la substance formelle ou quiddité (en effet, la raison d’être d’une chose se ramène en définitive à la notion de cette chose, et la raison d’être première est cause et principe ; en un autre sens encore, la cause est la matière ou le substrat ; en un 3ème sens, c’est le principe d’où part le mouvement ; et en un 4ème, enfin, qui est l’opposé du 3ème, la cause, c’est la cause finale ou le bien (car le bien est la fin de toute génération et de tout mouvement). Nous avons suffisamment approfondi ces principes dans la Physique (II, 3, 7) ; rappelons cependant ici les opinions de ceux qui, avant nous, se sont engagés dans l’étude des êtres, et qui ont philosophé sur la vérité, car il est évident qu’eux aussi parlent de certains principes et de certaines causes. Cette revue sera profitable pour notre recherche actuelle : ou bien, en effet, nous découvrirons une autre espèce de cause, ou bien notre confiance sera affermie dans notre présente énumération. La plupart des premiers philosophes ne considéraient comme principes de toutes choses que les seuls principes de nature matérielle [les 4 éléments terre, air, eau, feu]. Ce dont tous les êtres sont constitués, le point initial de leur génération et le terme final de leur corruption, alors que la substance persiste sous la diversité de ses déterminations : tel est, pour eux, l’élément, tel est le principe des êtres. Ils croient pouvoir en tirer cette conséquence qu’il n’y a ni génération ni destruction, étant donné que cette nature première subsiste toujours (…). C’est de cette façon que les philosophes dont nous parlons assurent qu’aucune des autres choses ne naît ni ne se corrompt, car il doit y avoir une réalité quelconque, soit une, soit multiple, d’où tout le reste est engendré, mais qui elle-même est conservée ». Les présocratiques n’auraient donc pensé que la cause matérielle. Ils l’isolent et procèdent ensuite à des dérivations causales pour engendrer l’ensemble de l’être. Les anciens ont seulement postulé le substrat comme principe de l’être. De ce fait, ils se heurtent sur le point que le substrat n’engendre aucune forme spécifique : l’indifférencié ne peut être principe que de l’indifférencié. Impasse ou dérivation fallacieuse ? En vérité, nous dit Aristote : « … la réalité elle-même leur traça la voie, et les obligea à une recherche plus approfondie » et ils pensèrent une seconde cause sans la nommer : la cause efficiente. Une exception est faite cependant pour les Éléates. Eux posent un seul principe indifférencié, et déclarent que l’un est immobile, quelle que soit la forme de mouvement qu’ils considèrent par ailleurs. Pour Aristote, ce sont des philosophes rigoureux quant à leur dogmatisme, ie qu’ils sont rigoureux jusqu’à l’absurde : ils « ont succombé en quelque sorte sous la question qu’ils avaient soulevée ». « l’école italique exclusivement » est supérieure aux autres par sa rigueur en ce qu’elle assume l’unité du principe ; mais inférieure quant au bon sens, car les conséquences qu’elle en tire sont absurdes. A l’intérieur de cette école, Parménide qui énonce l’unité du Tout touche à la cause efficiente : Parménide est un rigoureux ridicule, mais pas tout à fait ridicule puisqu’il fait émerger 2 sens du mot cause (texte : « …exception faite peut-être pour P, et encore est-ce dans la mesure où il suppose qu’il y a non seulement une cause, mais aussi, en un certain sens, 2 causes »). Comme Aristote n’ajoute rien, il crédite donc Parménide d’être une exception dans l’exception éléate. Dans le texte parménidien, Aristote pointe :

- la décision : se tenir au lieu où il faut trancher sur les 2 voies, au lieu même de la décision, il y a 2 causes.

- ce qui est décidé : le primat inconditionné de l’être : au point de ce qui est décidé, il y a un seul principe, l’être est.

Pour Aristote, la rigueur est dans le décidé, alors que le 2 qui assouplit l’un est dans la décision. Les 2 principes seront en fait l’être et le non être. Aristote amorce donc une division instruite entre :

- la logique de l’unité du principe

- la décision ontologique antérieure à l’ordre logique

Voyons maintenant comment Aristote attaque la réfutation de Parménide.

 

1° dans la Métaphysique

Aristote commence par déclarer que les critères de sa typologie historique ne sont pas applicables aux Éléates :

« la pensée des anciens philosophes qui ont admis la pluralité des éléments de la nature est suffisamment connue par ce qui précède. Il en est d’autres, au contraire, qui ont professé que le tout est une seule réalité, mais l’excellence de l’exposition n’est pas la même chez tous, ni la conformité avec les faits. Quoi qu’il en soit, la discussion de leurs doctrines ne peut en aucune façon rentrer dans le cadre de notre présent examen des causes ».

Comme les Éléates, dont il est ici question, nient la multiplicité et le mouvement, et ne posent l’un ni comme principe ni comme cause les critères de la typologie historique ne leur sont pas applicables. En un certain sens, il n’y a pas du tout de causes dans leur philosophie, puisqu’elles sont insubsumables sous les hypothèses. Les éléates sont en posture surnuméraire : ils ne vérifient ni ne falsifient l’hypothèse aristotélicienne des 4 sens du mot cause. Ces philosophes doivent demeurer à l’écart de l’investigation de façon absolue : ils sont absolutisés dans leur manque au regard de l’historique aristotélicien. Parménide serait alors une pure et simple exception dans l’exception à l’hypothèse d’investigation, un pur et simple effet de non-sens.

Toutefois :

« voici cependant au point qui n’est pas étranger à notre examen actuel [examen portant sur la distinction de la cause matérielle et de la cause formelle, lesquelles apparaissent chez Parménide et Mélissos, et très confusément chez Xénophane]. Parménide paraît s’être attaché à l’unité formelle, et Mélissos à l’unité matérielle. Aussi cette unité est-elle pour le 1er finie et pour le 2nd infinie ». Parménide s’incline devant les faits et pose donc 2 principes : l’unité formelle et la pluralité du sensible. Dès lors Parménide retrouve à nouveau un statut exceptionnel. Il est de nouveau en exception (éléate historiquement surnuméraire) de l’exception (sa pensée de l’un est en réalité une pensée du 2). Parménide se montre plus pénétrant que Parménide. L’essence de sa pensée recèle un excès sur elle-même. En tant que rigoriste de l’un, Parménide doit poser le 2, à savoir les 2 causes : l’unité formelle et la pluralité du sensible, dont la différence est une différence de principe. En conséquence, Parménide revient dans la grille historique. Le site parménidien est à la fois surnuméraire historiquement mais pointe 2 des 4 causes. Parménide se situe en extériorité / intériorité à la logique historique des 4 causes. Ainsi, la figure du père fondateur est double :

- impensable : il se soustrait à la logique historique qui ne vaut pas pour lui

- paradigmatique : la logique est un bon guide historique d’investigation puisqu’elle permet le repérage de 2 causes chez Parménide, ses contemporains n’en percevant qu’une, la matérielle.

 

2° dans la Physique

Dans la Physique, l’intérêt d’Aristote se porte sur la phusis et pose il y a de la nature, ie il y a du mouvement. Aristote pose un autre site parménidien. En effet, Parménide, dans le rapport de l’être et de l’un, identifie l’être et l’un. L’être est immobile, et Parménide supprime le mouvement, donc la nature, et par conséquent la phusis devient impensable. Nous allons voir qu’une fois encore on retrouve la même logique de l’exception à l’exception.

Dans un 1er temps (Physique I, 1-2), Parménide, qui pose l’immobilité de l’être, se trouve rejeté, car il contraint au silence. Et c’est sur le fond de silence imposé par Parménide qu’Aristote énonce :

« pour nous, posons comme principe que les êtres de la nature, en totalité ou en partie, sont mus ; c’est d’ailleurs manifeste par l’induction ».

Traduction de Badiou : « les étants selon la nature sont tous mus en totalité ou partiellement ».

On retrouve l’exception à l’historicité de la question concernant la phusis (philosophie surnuméraire).

Dans un 2nd temps, si l’étude des Eléates n’est point physique, « il leur arrive de formuler des difficultés qui sont d’ordre physique ». Celles-ci « peut-être est-il bon de les discuter un peu, car cet examen n’est pas sans intérêt philosophique ».

Aristote va faire retour sur la thèse de Parménide alors que l’objet – la phusis – était manquant au discours parménidien. Mais ce retour s’effectue dans un très minutieux protocole de réfutation qui ne porte pas sur la thèse de Parménide, mais sur l’argumentation de l’éléatisme : « en effet leurs prémisses sont fausses et leurs syllogismes mauvais ». Autrement dit, comme thèse, Parménide ne se pas rencontrer, mais vous pouvez traiter de l’argumentation parménidienne.

Je soutiendrais la thèse suivante : Parménide se trouve ici divisé par Aristote

- en une profération qui réduit au silence : si on pense Parménide comme une thèse sur l’être, sa pensée se soustrait à l’appareillage conceptuel de la Physique.

- en une argumentation qui relève de la polémique rationnelle. Dans ce cas, la thèse est réfutable.

On trouve donc chez Parménide une thèse et une argumentation, et Aristote ne traite pas de la même manière la thèse et l’argumentation. Aristote distingue 2 adresses de la pensée de Parménide :

- pensée adressée à celui qui accueille le dire révélé. La parole de Parménide se dispose à hauteur d’un dire poétique, qui suppose l’accueil d’une révélation et réduit au silence ceux qui refusent cette disposition.

- pensée adressée à celui qui contrôle et examine l’argumentation, ie tient ferme sur les conséquences, ce qui suppose une pensée instruite de ce qu’est une démonstration.

Le double parcours aristotélicien correspond donc à la double adresse du texte parménidien. Il s’agit de voir comment le sens de cette double adresse réinscrit Parménide dans la Physique et la place de nouveau en situation d’exception à l’exception.

3ème cours

La 1ère fondation du discours philosophique est grevée d’indécidable entre Parménide et Héraclite, tandis que la 2nde est univoque et autonormée, prise dans un écart d’anticipation rétroactive qui tranche sur l’équivoque en faveur de la filiation parménidienne pour Platon comme pour Aristote. Il s’agit de clarifier la fonction fondatrice de Parménide, au-delà du fait qu’il décide de la philosophie. Autrement dit, au-delà du propos ontologique parménidien en tant que nouveau régime du discours, on cherche à prononcer une condition supplémentaire organique à la décision prise, ie à prononcer un élément de laïcisation interne aux conditions originaires de la naissance de la philosophie comme telle, Parménide étant le nom propre de ces conditions organiques. La démarche proposée est régressive au sens précis suivant : on prend acte que cette fondation se trouve reconnue comme indiscutable par Platon et Aristote, et on interroge la figure incontestée du père fondateur dans l’œuvre de Platon et d’Aristote pour scruter quel système de représentation de son propos originaire est interne au dispositif philosophique dans son premier établissement (Platon / Aristote). Notre démarche suppose donc une théorie implicite de la double fondation.

Si on pose que Platon et Aristote ont fondé la philosophie, on se dispense dans le même mouvement du problème de la fondation proprement dite. Non seulement Platon et Aristote sont des philosophes reconnus à part entière, mais la philosophie surgit de pied en cap d’un geste fondateur auto-normé : Platon et Aristote tombent sous leur propre normativité.

Au contraire, une problématique correcte de la fondation ne doit pas éviter le caractère indécidable de la fondation, qui ne produit pas immédiatement les normes de décision la concernant. Si on fait comme si la fondation de la philosophie produisait aussitôt ses normes, on méconnaît le suspens entre la fondation et l’établissement de la philosophie comme telle. La fondation n’est pas suspendue à son effectivité, et le commencement se donne aussi comme un achèvement. La philosophie chez Platon et Aristote serait reconnaissable dans sa forme achevée. La philosophie serait achevée en même temps que décidée : sa décidabilité serait alors inscrite dans sa fondation. Or la fondation ne se confond pas avec le moment de conclure : entre la fondation et le moment de conclure, existe un écart un suspens. Platon et Aristote fondent la philosophie dans le sens où ils concluent sur cette fondation, mais ils concluent sur un geste de fondation antérieur qui n’entraînait pas nécessairement à la fondation de la philosophie. La fondation 1ère est intrinsèquement équivoque, on ne peut pas lire immédiatement dans la décision une norme de fondation.

- Parménide et Héraclite sont le moment de cette 1ère fondation suspendue et équivoque.

- sur quoi Platon et Aristote décident en philosophie, mais quelque chose du champ où ils décident a déjà été fondé. C’est dans l’écart d’une anticipation rétroactive que Platon et Aristote décident que Parménide est leur père comme philosophe. La 2ème fondation est univoque et autonormée.

1ère fondation équivoque et grevée d’indécidable.

2ème fondation univoque et autonormée, prise dans un écart (anticipation / rétroaction) : il n’y a d’anticipation que dans la décision rétroactive qui tranche sur l’équivoque. Platon et Aristote affirment que Parménide est le 1er philosophe, ils se disent philosophes et décident qui l’est. Le champ d’univocité de la 2ème fondation englobe la 1ère. Existe donc un écart entre la 1ère et la 2nde fondation (Marx / Lénine, Freud / Lacan), c’est l’écart de l’anticipation et de la rétroaction. Dans la pensée de cet écart, on recherche la condition de l’équivoque sur l’être prononcée par Parménide en une profération prophético-religieuse / profération philosophique. Comment Platon et Aristote pensent-ils cet écart entre les 2 fondations ? Autrement dit, que pensent-ils de la fondation tout court, car ce qui scelle la fondation elle-même, c’est précisément cet écart ? Quelle est pour eux la condition de l’équivoque ? Comment scrutent-ils cet écart ? que veut dire pour eux penser Parménide comme originaire ? Comment se représentent-ils eux-mêmes dans cet écart ? de cet écart, Platon et Aristote en proposent des métaphores.

 

- Platon au régime du symbolique.

Parménide comme figure de la paternité, de la filiation. Platon se présente dans la figure du meurtre du Père : la 2ème fondation barre symboliquement la 1ère. L’opération platonicienne est expressément symbolique, nous y reviendrons dans le prochain cours.

- l’opération d’Aristote est au régime de l’imaginaire

 

1° dans la Métaphysique

pour Aristote, la pensée de l’écart est historique. C’est l’histoire d’un problème, à savoir l’histoire des premiers philosophes, les physiologues, qui tiennent un propos sur la nature directement, et les cosmologues qui n’en traitent qu’indirectement. Aristote sera celui qui complète cette histoire en restituant la pluralité du sens :

- la 1ère fondation c’est l’origine comme défaut de sens : il n’y avait pas assez de sens, ie pas tout le sens. L’équivoque est le contraire d’une équivoque, puisque c’est un manque de sens. Un autre sens venait à prendre la place de la totalité du sens, de là l’équivoque parménidienne. Aristote se situe dans le registre de l’imaginaire du tout. Les autres se situent dans le pas-tout, ce sont les femmes du concept ! lui, c’est l’homme du concept, donc le 1er philosophe.

Les propos d’Aristote autour de Parménide sont contradictoires :

- d’une part, il n’y a rien à dire de Parménide soustrait à la grille d’investigation d’Aristote. Infirmité de Parménide au regard de la complétude aristotélicienne : il ne se laisse pas compter dans sa typologie historique. Sa philosophie est en position surnuméraire ; ne se laissant pas discuter, elle est indiscutable.

- mais d’autre part, Parménide va se réinscrire dans la typologie historique, car il s’avère qu’il ne s’y soustrait pas complètement.

Là est la 1ère caractéristique de la représentation de la 1ère fondation du point de la 2ème : discutable / indiscutable. En tant que Parménide pose l’un, ie pense l’être comme un principe d’identité, l’être est un, sa philosophie demeure une pure exception indéchiffrable, indiscutable. Mais en tant qu’il pense aussi le 2, l’être et le non-être, ie 2 causes, il se fait exception à l’exception, ce qui normalise sa situation, car pour Aristote Parménide a été forcé de reconnaître autre chose que l’un de l’être, il s’est incliné devant le 2. Le 2, c’est le non-être, ie autre chose que l’être : 2 principes, le chaud et le froid.

La lecture d’Aristote porte sur le statut d’altérité du non être. Sous le nom du non être, Parménide a été obligé de pointer 2 causes. Pour Aristote, Parménide a pensé le 2. Bien que Parménide interdise la pensée du non être, Aristote n’interprète pas cette interdiction comme une forclusion, mais comme une dénégation. Parménide reconnaît ce qu’il dénie - le non être -devant lequel il aurait forcé de s’incliner.  La dénégation du non être suppose donc sa reconnaissance. La grandeur de Parménide selon Aristote c’est d’avoir pensé le non être, ce que précisément Parménide interdit radicalement de penser. Selon Aristote, il y a une telle puissance du 2 chez Parménide qu’il traverse l’interdit parménidien pour se laisser reconnaître. En ce sens, Aristote est un authentique interprète de Parménide, sa neutralité analytique est plus que parfaite.

 

2° dans la Physique

On retrouve la même 1ère caractéristique de la représentation de la 1ère fondation du point de la 2ème : discutable / indiscutable. Aristote scinde dans le texte parménidien la thèse de l’argumentation.
Thèse :

Affirmer l’unité de l’être absolument sans reste est une thèse indiscutable et insensée puisqu’elle se soustrait à l’appareillage de la Physique, notamment de la cause efficiente, principe de mouvement.

- cette thèse est absurde : elle interdit la nature

- elle réduit au silence, la thèse est indiscutable

Exception quant à l’historicité de la typologie aristotélicienne, rendue impossible. Elle est surnuméraire.

Argumentation :

Mais argumenter en faveur de l’un se discute. L’affect aristotélicien de la thèse à ce qui la justifie : l’argumentation. On peut discuter une argumentation, donc sortir du silence. Discuter une argumentation peut amener à la réfuter. Dans ce cas, Parménide rentre dans l’histoire.

Réintroduction de la logique de l’exception dans l’exception. Ceci n’est possible que s’il y a un excès de l’argumentation sur la thèse. Il faut que la manière dont on argumente soit affirmative en elle-même et non pas seulement soumise à la 1ère thèse, qu’elle ne soit pas une tautologie de la thèse, mais que quelque chose s’y dise qui soit une autre thèse. Bref, que l’argumentation soit traitée comme une 2nde thèse.

Aristote attaque les Eléates sur la réciprocité de l’être et de l’un, thèse qui interdit le multiple. Une bonne notion de l’être ou de l’un, c’est une notion complète quant au sens.

1° saine définition de l’être

L’être se dit en plusieurs sens : qualité, quantité, sont des attributs qui supposent le support de la substance. L’être n’est jamais un : attribut + support, il y a le 2, sinon absurdité.

2° saine définition de l’un

Aristote entend réfuter que l’être est un en 3 sens. L’un du :

- continu : car ce qui caractérise le continu, c’est d’être divisible.

- indivisible : car alors il serait impossible de le déclarer fini (la finitude inclut la divisibilité)

- définition : car alors tout ce qui est aurait ultimement la même définition. Il n’y a plus de raison de déclarer qu’il s’agisse de l’être plutôt que du néant. Etre ou néant, cela devient indistinguable.

 

Idée saine de l’être

Pour penser l’être du blanc, il faut penser le 2 de l’être, et donc résilier l’un de Parménide. L’être un de Parménide est substance pure, pur support inqualifiable et innombrable : sans grandeur. Ce que, contre attente, Aristote ne réfute pas. il utilise en fait le dispositif de Parménide. Existe une pure substance qui ne peut être qu’inqualifiable et sans grandeur, donc l’être ne peut pas être un, fini comme le prétend Parménide. Sinon la substance serait déterminée quantitativement. La penser comme infinie ne sert à rien, car la substance n’est pensable que du point du fini. La finitude conduit au 2. Le point de difficulté chez Aristote provient du fait qu’il n’y a pas de réfutation de la substance pure. On passe à une autre thèse de Parménide, à savoir que l’être est fini. Or, ces 2 thèses ne sont pas identiques. Quel est le degré de solidarité entre la thèse « l’être est un », et la thèse « l’être est fini » ? pourquoi de l’être un ne pourrait on pas dire qu’il est fini (ou infini : Mélissos est un parménidien infinitiste), ou ni fini ni infini ? Pourquoi Parménide, au-delà de la thèse de l’unité de l’être, produit celle, seconde, de sa finitude ? Chez Parménide, le fragment 8 du Poème énonce une unité radicale de l’être et de la finitude :

« … et d’autre part il est immobile dans les limites de lien puissants, sans commencement et sans cesse, puisque naissance et destruction ont été écartées tout au loin où les a repoussés la foi qui se fonde en vérité. Restant le même et dans le même état, il est là, en lui-même, et demeure ainsi immuablement fixé au même endroit, car la contraignante nécessité se maintient dans les liens d’une limite qui l’enserre de toutes parts. C’est pourquoi la loi est que ce qui est ne soit pas sans terme, car il est sans manque, mais n’étant pas il manquerait de tout ».

L’être est indivisible, il ne tolère ni l’en plus, ni l’en moins, il est immobile, sans commencement ni fin. Dans les liens d’une limite « peirasi desmon ». Thèse de limitation : « peras », affirmation en intériorité de l’éclosion, du déploiement de l’être. La limite ne se présente pas du dehors, elle n’est pas ce qui doit être franchie, ce n’est pas une frontière à outrepasser. L’être se déploie dans l’ouvert sans retrait. Il s’agit d’un déploiement naturel (phusis) par lequel l’être dispose sa propre limite. Le concept de limite n’est pas une thèse générale sur la quantité illimitée, c’est pourquoi « ouk ateleuteton to e on themis einai », la loi est que ce qui est ne soit pas sans terme : telos au sens d’une finalité, but. Le terme de tout être s’avère déployer sa limite sans que s’y inscrive un sens qualitatif propre. Donc Parménide ne dit pas que l’être est fini, mais que l’être est en position de déployer sa limite, ie que ce qui est ne peut être sans telos, « car il est sans manque ». L’existence du peras et du telos renvoient à ce point que l’être doit être pensé sans manque. Il y a une complétude radicale de l’être, l’être ne vient pas à manquer, il se déploie donc en vue d’une fin : il ne peut être sans terme (équivoque ?). La réfutation d’Aristote échoue là même où elle interprète comme finitude quantitative ce qui est plutôt le manque du manque. C’est que Parménide pense l’absoluité de l’être comme manque du manque. Les liens de la limite et la loi du terme, c’est l’absoluité de l’être comme transitivité de la loi à l’être.

Quel est le point d’impensable pour Aristote ? On le diagnostique dans la réfutation : Aristote élude la substantialité pure de l’être sans manque en l’interprétant comme finitude quantitative. Il y a dans le texte d’Aristote une structure inconsciente d’évitement. En quelque manière, Aristote évite de dire que Parménide est psychotique. La réfutation aurait pu être autrement conduite… Aristote préfère ne rien vouloir savoir de la pure substantialité parménidienne, à laquelle rien ne fait défaut : il va la réintroduire dans l’histoire en lui faisant perdre sa radicalité. « si tout est qualité ou si tout est quantité, la substance existant ou non, c’est absurde, s’il faut appeler absurde l’impossible ». Dire absurde serait suffisant, pourquoi ajouter impossible ? Parce que Aristote authentifie comme impossible cet être auquel rien ne manque. Et en effet, Aristote pointe un symptôme. Mais pour Aristote la finitude c’est la réalisation d’un réel : point d’impossible dont la philosophie se soutient. Donc cet impossible appelle un autre nom : sous le nom de quantité, l’impossible devient l’absurde (impasse de l’argumentation). Quand Aristote dit de la thèse parménidienne qu’elle est indiscutable, il nomme le point de réel : ce qu’on ne peut discuter. L’impossible c’est la thèse, l’absurde ressort de l’argumentation. Traiter d’absurde l’impossible, c’est faire passer tout le réel dans l’argumentation. Cette thèse indiscutable (point de réel de l’argumentation) - résultat d’une discussion argumentée – il va donc falloir la changer, puisqu’il s’avère qu’on ne peut pas la discuter.

 

Idée saine de l’un

Si on argumente sur la nomination, ie si on nomme l’être, fût-ce par le mot être, ce à quoi renvoie « mais on a supposé que l’être a une signification univoque », l’acte ne nomination ne distingue rien :

« si donc l’être en tant qu’être n’est ni l’attribut de rien, si au contraire c’est à lui que tout s’attribue, alors on demandera pourquoi l’être en tant qu’être signifiera l’être plutôt que le non être ».

Sous l’hypothèse de l’être un, on n’est pas, au regard de la « signification unique », en état de décider ; donc la prédication n’ajoute rien à ce qui a été prédiqué. Déclarer l’être est n’est pas plus concluant que déclarer le néant est. Au regard de la signification unique, ce sont 2 thèses indistinguables. Parménide ne peut donc pas décider l’être est. Mais on sait d’autre part qu’aux yeux d’Aristote le non être est impensable. Sous cette hypothèse, le dire ne sera plus énoncé à propos de l’être un des étants mais aussi bien sur leur non être. Au sens de l’unité de définition, l’être devient impraticable. Cette thèse est indistinguable de la thèse : l’être n’est pas. Poser l’un de l’être, c’est poser il n’y a pas de distinguable. Cette thèse s’avère incompatible avec l’exercice du symbolique, car sans le langage rien n’est prononçable comme étant. Aristote renvoie Parménide à la figure du non être. Mais cette disqualification est-elle une véritable objection à la thèse de Parménide ?

Selon Aristote, pour penser l’un de l’être, on se trouve dans l’impossibilité de penser le non être. Autrement dit, l’objection ne vaut que si, pour penser jusqu’au bout l’un de l’être, il faut se confronter nécessairement avec l’impossibilité à penser le non être. Or, c’est précisément la thèse parménidienne selon laquelle prendre la voie de l’être contraint nécessairement à rejeter la pensée du non être : déclarer que l’être est un confronte aussitôt au non être. Autrement dit, l’interdiction de la voie du non être est consubstantielle à la décision de pensée. Ce qui échappe à Aristote est ceci : le pb fondamental de Parménide n’est pas l’existence de l’être et l’inexistence du non être, mais l’axiome, la question qu’est-ce que penser ? Et Aristote ne réfute rien de ce point de vue, il ne fait que désigner le cœur du problème. Il n’y a en effet de pensée de l’être qu’au risque du non être. Au regard de la thèse de Parménide, Aristote désigne ce problème dans la modalité suivante, à savoir qu’il rend absurde l’impossible. Seuls les fragments 3 et 8 peuvent nous guider dans l’interprétation de Parménide.

- fragment 3 : « le même, lui, est à la fois penser et être »

- fragment 8 vers 34 : « or c’est le même, penser et ce à dessein de quoi il y a pensée »

L’impossibilité du non être – la voie impraticable – s’institue du point où l’être est identique à la pensée, ie là où c’est de la pensée qu’il est question quant à l’être. C’est pour autant que le même est pensée et être qu’il y a une impraticabilité de la voie du non être. La pensée ne peut être pensée de l’être que sous la condition d’une révocation. Il y a impossibilité du non être au sens de révocation du non être comme impossible pour que la pensée soit pensée. Le nœud (être non-être pensée) de la pensée à l’être se décide dans le caractère impossible de la voie du non être. Les 3 instances du nœud sont en position borroméenne, chacune liant les 2 autres. L’interdiction fonde la pensée.

Pourquoi le fragment 6 du texte parménidien se donne-t-il comme un impératif, une injonction ?

« Nécessaire est ceci : dire et penser de l’étant l’être ; il est en effet être, le néant au contraire n’est pas : voilà ce que je t’enjoins de considérer ».

La pensée ne peut être pensée, ie vérité, qu’au régime d’une interdiction. L’interdit fonde la pensée comme pensée de l’être, car alors pensée et être sont le même. Parménide interdit la voie du non être. Puis prévient contre les mortels double têtes : « ... Mais ensuite de cette antre avec laquelle se font illusion les mortels qui ne savent rien, doubles têtes ; car c’est l’absence de moyens qui meut, dans leur poitrine, leur esprit errant ; ils se laissent entraîner, à la fois sourds et aveugles, hébétés, foules indécises pour qui l’être est aussi bien le non être, le même et ce qui n’est pas le même, font loi. Tous sans exception, le sentier qu’ils suivent est le labyrinthe ».

Ceux qui ne pensent pas sont ceux pour qui l’être et le non être font loi. Ceux pour qui le non être n’a pas été interdit. Ils sont aveuglés pour ne pas voir où se trouve l’impossible, ie non pas de ne pas voir, mais de trop voir, de vouloir tout voir. Parménide intervient donc pour proférer l’interdit, ie pour décider d’un lieu de l’impossible à penser, par quoi il fonde la pensée comme pensée de l’être. C’est une tautologie. Dans son rapport à cette fondation, Aristote ne saisit pas ou n’élucide pas le fait qu’avec Parménide il a affaire au lieu de la pensée et de l’interdit, et pas seulement à une thèse sur l’être. Là où Aristote cherche à rendre l’absurde impossible, Parménide, lui, désigne constitutivement l’impossible par l’interdit, ce qui est une tout autre opération (avant Aristote, Platon était allée doit à la structure d’interdiction, par le parricide il s’était engagé contre ce que le père fondateur avait interdit). Aristote a donné tout ce qu’il était possible de donner philosophiquement dans un rapport réglé à la 1ère fondation. Aristote cherche à s’en prévaloir en pensant ce rapport originaire comme partiellement fondé : la fondation parménidienne est pensée comme vérité philosophique partielle. Aristote donne une image faible, juge immature la philosophie à son fondement qui doit se compléter pour devenir adulte. C’est du point de cette complétude qu’on peut se retourner vers l’enfance de la philosophie et en montrer les limites. De la 1ère à la 2ème fondation, Aristote insiste sur l’idée de naissance : il s’agit d’une refonte, parce que la philosophie, par naissances successives, est parvenue à maturité. En revanche, pour Platon, il y a un geste fondateur, essentiellement dans la structure d’un interdit. Le pb ne se pose pas en termes d’incomplétude mais de transgression. Il s’agira pour Platon d’une refonte par delà l’interdit. Aristote conclut en cernant, sans le rendre explicite du fait même qu’il se tient dans un rapport réglé à la 1ère fondation, l’équivoque parménidienne, ie la posture de vacillation dans laquelle se situe le père fondateur de la philosophie. il pointe que la pensée se noue à l’être pour autant que la voie du non être reste interdite, ie qu’il discerne malgré lui, en divisant Parménide, une posture de vacillation entre une impossibilité de la pensée et une primat historique de la pensée. Cette équivoque est la condition de la fondation d’un nœud borroméen entre être / non-être / pensée.

4ème cours

Parménide – notre héros – paraît, dans ce dialogue qui porte son nom, comme un personnage de la scène platonicienne. Il n’est pas seulement mis en texte, mais mis en scène : ici se tient quelqu’un, Parménide. Parménide est, si j’ose dire, le seul pré-socratique en chair et en os présent dans les dialogues platoniciens. Héraclite est seulement réfuté. La mise en scène de ce théâtre est riche d’enseignements. Dans une rencontre supposée entre Parménide et Socrate, Platon met en scène sa double filiation :

- le père fondateur : l’ancêtre

- le maître historique : Socrate

La scène de cette double origine nous montre Parménide âgé de 65 ans qui discute avec Socrate très jeune. Rencontre aléatoire (cf Robin note 1 page 194 : « … si elle est autre chose qu’une fiction littéraire ornée d’anachronisme, elle doit sans doute se situer, au plus tôt, la 3ème année de la 82ème olympiade, soit en 449 av. JC – Socrate né en 469 n’aurait que 20 ans à la date présumée de l’entretien ») elle est saisie du point où Parménide est très vieux et Socrate très jeune, c’est en vérité une rencontre fictive mise en scène comme événement de la pensée. De plus, cette rencontre de l’ancêtre fondateur et du père immédiat se situe dans une profondeur temporelle qui voile Parménide derrière des écrans relais successifs. Autrement dit, le tient à distance par une procédure narrative très complexe, dont la fonction est la suivante :

 

1er temps : Céphale – 1er terme évanouissant de la pièce – arrive de Clazomènes (ville d’Ionie, patrie d’Anaxagore, ie des philosophes naturalistes qui s’opposaient aux tendances idéalistes de l’école italique : Pythagoriciens et Eléates, Parménide en tête) à Athènes et rencontre Adimante et Glaucon, frères de Platon. Il cherche à rencontrer un certain Antiphon, dont le père Pyrilampès, 2nd mari de Périctionè, mère de Platon, fait de lui le demi-frère de Platon. Adimante et Glaucon demandent à Céphale :

« - mais que veux-tu au juste savoir ?

- voici, dis-je, des concitoyens à moi ; ils sont très curieux des choses de l’esprit ; ils ont entendu dure que cet Antiphon a été en relation suivie avec un certain Pythodore, compagnon de Zénon, et que les propos que jadis Socrate, Zénon et Parménide ont échangés, pour les avoir maintes fois entendus de Pythodore, ils les sait de mémoire.

- c’est bien vrai, dit-il

- eh bien, voilà, dis-je, le récit que nous désirons entendre » (126 c).

On va donc trouver Antiphon qui maintenant  ne s’intéresse plus qu’aux chevaux ; chez lui on le trouve « occupé à un mors qu’il donnait à arranger à un forgeron ». Antiphon est donc un récitant neutre : il a appris par cœur ce que Phytodore a appris par cœur, et Antiphon accepte avec bien des difficultés de le redire à Céphale qui, n’en doutons pas, l’apprendra par cœur. Quant à Pythodore, disciple de Zénon, il est présenté comme un Eléate de la 3ème génération. Platon rapporte donc la chose dans un tréfonds temporel extrême sans qu’il y ait la moindre interférence transformatrice : les élèves répètent ce qui a été dit. En fait, Platon tient à ce que cette rencontre fictive soit mise en scène de telle sorte que la question de la transmission paraisse invraisemblable. La dimension fondatrice de Parménide est métaphorisée par le lointain de la transmission qui atteste la précarité, le caractère vulnérable de ce qui s’en transmet : elle n’a pas le caractère essentiel d’une orthodoxie.

« Voici donc le récit d’Antiphon : à ce que racontait Pythodore, on vit arriver un jour aux grandes Panathénées Zénon et Parménide. Parménide était vraiment déjà un homme d’âge : tout blanc, belle et noble prestance ; il pouvait avoir dans les 65 ans. Zénon approchait alors de la quarantaine : belle trille, bien de sa personne ; on disait qu’il avait été le favori de Parménide. Ils étaient descendus chez Pythodore, hors les murs, au céramique ».

« là se rendit aussi Socrate, et d’autres encore avec lui, toute une troupe ; ils désiraient entendre les écrits de Zénon ; c’était alors la 1ère fois que grâce aux 2 visiteurs, ils étaient introduits ici. Socrate à cette époque était tout jeune homme. La lecture fut faite devant l’assistance par Zénon en personne. Parménide, de rencontre, était sorti et il ne restait plus que peu de chose à lire de tout le traité, lorsque lui-même, à son dire, Pythodore survint ; il entra accompagné de Parménide, ainsi que d’Aristote, celui qui fut l’un des 30 (anti-démocrate) ; et il n’y eut plus que les derniers mots de l’écrit qu’il leur fut donné d’entendre. Sous cette réserve toutefois que Pythodore en avait entendu de Zénon une 1ère lecture » (127 bcd).

 

2nd temps : l’architectonique du récit d’Antiphon

1ère partie : Zénon et Socrate

Remarque : Parménide est sorti, il rendre pour entendre juste la fin du discours de Zénon. Platon n’entend pas que Parménide cautionne Zénon : Platon admire le Maître, pas le disciple.

Zénon crédite Socrate d’avoir bien saisi son argumentation contre le multiple. Cependant, il précise à Socrate que ses arguments sont destinés à ceux qui réfutent Parménide. Zénon cherche donc à faire taire les critiques, non à présenter le corps de la doctrine de son Maître.

« … il y a ceci qui t’échappe : pour rien au monde, il n’est tant de prétention dans mon écrit, qu’il cherche, composé précisément dans l’esprit que tu dis, à se dissimuler aux hommes et se donner pour un grand exploit ! L’effet que tu signales n’est qu’un accident. C’est en vérité une assistance qu’apportent mes écrits à la thèse de Parménide, contre ceux qui s’essaient à la tourner en dérision pour ce que, si l’un est, multiples et bouffones seront les conséquences à subir pour cette thèse ainsi que les contradictions. C’est donc une réplique que mon écrit, contre ceux qui affirment la pluralité ; il leur rend coup pour coup, et même au-delà, voulant montrer ceci : que plus bouffones encore seront les csq à subir pour leurs hypothèses : « si la pluralité est » que pour celle de : « l’un est », si l’on est capable de les développer. C’est dans un tel goût de revanche que, jeune encore, je composais cet écrit, et quelqu’un m’en dérobe la copie, de sorte que je n’eus pas même à délibérer si je devais ou non le produire au jour. Voilà donc ce qui t’échappe, Socrate : ce ne serait pas le goût de revanche d’un jeune homme, à ton sens, qui m’aurait fait écrire, mais l’ambition d’un homme mûr ; autrement je te l’ai dit, ta façon de voir n’est pas mauvaise » (128 cde).

Socrate accepte la mise au point de Zénon, puis il mobilise la doctrine « platonicienne » des Idées et de la participation, pour démolir les argumentations de Zénon sur un ton sarcastique, à la limite du mépris, et surtout avec la fougue et l’arrogance juvénile d’un jeune homme, voire d’un adolescent de 16 ans :

« mais pour ce qui est des êtres dont je parlais tout à l’heure [Idées], que l’on commence par distinguer spécifiquement les unes des autres dans leur essence absolue les Idées, par exemple la Similitude et la Dissemblance, la Pluralité et l’Unité, le Repos et le Mouvement, et tous les êtres de cette sorte ; puis, qu’on nous fasse voir qu’entre elles-mêmes elles sont capables de se mélanger et de se séparer, je serais, dit Socrate, pour ma part, ravi à merveille, Zénon ! Ton sujet, c’est avec une belle vigueur, à mon avis, que tu l’as traité ; bien plus grand toutefois, je le répète, serait mon ravissement devant qui serait capable de saisir cette même difficulté parmi les Idées elles-mêmes, où elle présente toutes sortes d’entrelacements, et si, de même qu’aux objets visibles l’a montrée votre discours, pareille en ceux aussi qu’atteint le raisonnement en nous la révélait » (129 e, 130 a).

Parménide, de retour à la fin de l’exposé de Zénon, assiste donc à la mise en pièce de son disciple. Il ne défend pas son disciple, ni ne s’émeut de l’attaque frontale de Socrate contre celui-ci. Se trouve donc mis sur le même plan de la non maîtrise la fougue de Zénon qui, de son propre aveu, ne faisait que défendre son maître, lui prêtant assistance (128 d), rendait coup pour coup par goût de la revanche juvénile (128 d) et pas du tout porté par « l’ambition d’un homme mûr » (128 e) – donc d’une quelconque visée de maîtrise. D’ailleurs on déroba le texte de Zénon « de sorte qu’il n’eut pas même à délibérer si il devait ou non le produire » - et l’ardeur juvénile de Socrate.

« telles furent, racontait Pythodore, les paroles de Socrate, cependant que, pour sa part, il s’imaginait qu’à chacune de ces paroles allait se fâcher Parménide, aussi bien que Zénon. Ceux-ci, au contraire, lui prêtaient la plus grande attention ; fréquemment, ils échangeaient des coups d’œil, et par des sourires ils témoignaient leur ravissement. Ce fut, de fait, le sentiment même avec lequel, quand Socrate eut fini de parler, s’exprima Parménide : « Socrate, dit-il, elle est bien digne de ravissement, ton ardeur pour l’argumentation » » (130 b).

Pour défendre la thèse de son maître sur l’unité de l’être, Zénon vient de mettre en évidence les paradoxes sur l’un et le multiple où conduirait une thèse contraire. Mais Zénon prend des exemples dans le monde sensible, à quoi Socrate rétorque qu’il faudrait montrer que l’un en soi, l’essence de l’un, contient le multiple, et non pas seulement que des étants différents puissent être considérés comme un.

 

2ème partie : Parménide et Socrate

A partir de là, Parménide va réfuter la réfutation de Socrate qui, désemparé par l’argumentation parménidienne, se trouve conduit à une aporie. Platon campe donc Parménide comme le Maître de Socrate, lequel s’était présenté en rival de Zénon. Autrement dit, Platon réinstitue Parménide dans la triple figure de la maîtrise :

1° Parménide s’avère le seul maître en ceci qu’il méprise le jugement moyen de Socrate, qui ne maîtrise pas les points de singularité où son discours l’entraîne, et le confond avec l’opinion moyenne, dans cette médiation fondamentale : la peur du ridicule.

« … - et enfin les objets que voici Socrate ? ils pourraient même sembler grotesques (par exemple : poil, boue, crasse, ou toute autre chose, la plus dépréciée et la plus vile) ; es-tu aussi à leur égard en difficulté ? Faut-il déclarer que pour ces objets aussi il est respectivement une idée à part, et qu’elle est distincte des échantillons que nous pouvons manipuler ? ou est-ce le contraire ? – Aucune hésitation, répondit Socrate ; pour les objets de cette sorte, ceux qui nous sont visibles, ceux-là mêmes existent ; quant à imaginer qu’il est pour eux une Idée, gare à l’extravagance ! Il m’est arrivé, je l’avoue, de m’en tourmenté parfois l’esprit : ne faudrait-il pas, à l’égard de tous les objets, admettre la même hypothèse ? Et puis, aussitôt que je m’arrête à ce parti, bien vite je m’en détourne ; je crains d’aller me jeter dans quelque abime de niaiserie, et de m’y perdre. Je reviens donc à mon premier avis, aux objets pour lesquels, tout à l’heure, nous avons admis des Idées ; c’est d’eux que je fais mon étude et mon occupation. – c’est que tu es jeune encore, Socrate, et tu n’es pas encore sous la mainmise de la philosophie, au point où cette mainmise un jour l’exercera sur toi (c’est ma conviction), quand aucun de ces objets ne sera déprécié à tes yeux. Pour le moment, tu as encore égard aux opinions des hommes ; ainsi le veut ton âge » (130 cde).

2° Parménide est le maître, car il examine moins l’argumentation des thèses socratiques que leur point de butée. Il radicalise la thèse des Idées absolues, fût-ce dans la figure paradigmatique de l‘Idée de l’Idée, jusqu’au point de son impasse. Parménide possède la maîtrise comme lieu de la passe, maîtrise supérieure au simple art de la réfutation, bien que Platon le situe toujours à la limite de la sophistique. L’aporie est telle qu’on parvient à la situation suivante : une complète séparation entre le savoir de la science supposée des Idées en soi, voir des dieux d’en haut les plus aptes à dominer ce savoir, et le monde d’en bas, celui des hommes englués dans le sensible. La participation est non seulement posée comme un pb hypothétique, mais en fin de compte impossible :

« - Tu vas voir plus déconcertant encore : ceci.

- quoi donc ? 

- tu admettrais bien, sans doute, s’il est en soi un genre de la science, qu’il y a bcp plus en lui de perfection que dans la science qui est en nous. Et ainsi de la Beauté et de tous les autres objets.

- oui.

- par csqt, si tant est qu’un autre être ait part à la science en soi, il n’en est point qui, plus qu’à Dieu, tu accorderais la perfection absolue de la science ?

- nécessairement

- est-ce que, dans ces conditions, il se pourra encore que Dieu connaisse les objets d’ici bas, si c’est la science en soi qu’il possède ?

- pourquoi pas ?

- parce que, répliqua Parménide, il a été convenu entre nous, Socrate, que ni les idées transcendantes ne peuvent à l’égard des objets d’ici bas exercer la relation qu’elles exercent, ni les objets d’ici bas à l’égard de celles-là, mais bien à l’égard d’objets comme eux, les objets de chaque catégorie.

- cela a été convenu, en effet !

- par csqt, si c’est du côté de dieu que réside en soi la perfection absolue de la domination, en soi la perfection absolue de la science, jamais la domination aux mains de ceux d’en haut ne sera domination pour nous, jamais leur science ne nous pourra connaître, nous, ni rien d’autre ici bas ; mais, tout comme il nous est impossible, à nous, de leur commander, à eux, aux moyens du commandement qui est en nos mains, ni de rien connaître du divin au moyen de la science qui est nôtre, eux en revanche, par la même raison, ne sauraient être nos maîtres à nous, ni connaître les affaires humaines, tout dieux qu’ils sont !

- mais, dit-il, gare à cette surprenante raison, si c’est à dieu qu’on va dénier le savoir » (134 cde).

A supposer même que le monde des Idées en soit existât, il faudrait trouver un homme capable de passer au crible de la critique toutes les difficultés qui s’y opposeraient :

« capable  d’enseigner à autrui toute cette théorie, l’ayant péremptoirement soumise à sa critique » (135 b). Or, ce serait plutôt le contraire qui se présenterait : « mais, d’un autre côté, reprit Parménide, s’il se trouve qln, Socrate, à ne point admettre qu’il y ait des Idées des êtres, eu égard à toutes les objections de tout à l’heure et à d’autres semblables, et s’il se refuse à définir une Idée de chaque essence singulièrement, il ne saura de quel côté tourner son entendement, n’admettant point une Idée de chacun des êtres respectivement, idée toujours identique à elle-même ; et, de la sorte, c’est la faculté dialectique qui sera complètement abolie ! » (135 bc).

 

3° Parménide se trouve définitivement réinstauré dans sa fonction de maîtrise, car il va proposer un exercice adéquat et à la singularité, et à la passe.

« [suite directe de 135 bc] Voilà le point sans doute dont tu as surtout eu, je crois, le sentiment.

- tu dis vrai ! répondit-il

- comment feras-tu donc, en matière de philosophie ? quel parti prendre, dans l’inconnu, sur ces difficultés ?

- il n’en est guère, je crois, que j’aperçoive, du moins quant à présent !

- il est tôt, en effet, observa Parménide ; tu n’as pas encore d’entraînement, Socrate (…) Il est beau certes et divin, sache le bien, l’élan qui t’emporte vers les arguments ; assouplis-toi toutefois, entraîne-toi davantage au moyen de ces exercices d’apparence inutile et que la multitude appelle bavardages. Fais cela tant que tu es encore jeune ; sinon, tu laisseras échapper la vérité » (135cd)

Socrate s’empresse alors auprès de Parménide sur la nature de cet entraînement.

a) Parménide désavoue cette fois son disciple Zénon, dont la défense de son maître était par trop facile :

« quelle est donc, demanda-t-il, la tournure, Parménide, de cet entraînement ?

- celle, répondit-il, des arguments que tu as entendus de Zénon ; sous cette réserve toutefois que, à mon ravissement, tu formulais devant lui : tu ne voulais pas que, parmi les objets visibles et autour de ceux-ci, s’égarât l’examen, mais qu’il se tournât vers ceux-là que par excellence le raisonnement saisit et qu’on peut regarder comme des Idées.

- il me semble en effet, dit-il, que, du côté des premiers, il n’y a aucune difficulté à faire voir qu’ils sont semblables autant que dissemblables ».

b) l’exercice adéquat

« ou que de toute autre contradiction sont affectés les êtres

- c’est fort bien vu, dit-il.

- mais voici un autre pas qu’après le précédent il faut encore faire : ne point se borner, si telle chose est, dans chaque cas, par hypothèse, à examiner les résultats de cette hypothèse, mais encore envisager le cas où la même chose n’est pas, à titre de nouvelle hypothèse ; c’est ainsi qu’on développe son entraînement.

- que veux-tu dire ? demanda Socrate

- soit, dit-il, si tu veux, cette hypothèse que Zénon supposait : « si la pluralité est », qu’en doit-il résulter pour eux-mêmes, les plusieurs, relativement à eux-mêmes et relativement à l’un, et, pour l’un, relativement à lui-même et relativement aux plusieurs ? Et inversement, « s’il n’est pas de pluralité », derechef on examinera ce qu’il en résulte, et pour l’un, et pour les plusieurs, relativement à eux-mêmes respectivement et réciproquement » (135de 136a).

Parménide est donc fondateur au sens précis où il maîtrise la triple instance de la détermination de la singularité, de la passe et de l’exercice.

 

Devant la difficulté d’un tel exercice, Socrate demande à Zénon de l’effectuer, sur quoi Zénon en appelle à son maître, s’en sentant incapable. Socrate et Zénon sont donc bien tenus à une position de non-maîtrise :

« - eh bien, toi, Zénon, reprit Socrate, que ne nous traites-tu cela ? ». A quoi Zénon, contait Pythodore, répondit en riant : « c’est lui, Socrate, qu’il nous faut prier, lui, Parménide ; car ce n’est pas rien, j’en ai peur, ce dont il parle ! Est-ce que tu ne vois pas l’énorme travail que tu demandes (…) Telle est l’ignorance de la multitude : elle ne sait pas que, faute de cette exploration en tout sens, faute de cette divagation, il est impossible de rencontrer le vrai et d’en avoir la possession intellectuelle. En mon nom donc, Parménide, avec Socrate j’unis ma prière ; je veux moi aussi redevenir ton auditeur après si longtemps ! » (136de).

Pourtant, sous la condition d’un entraînement intensif, Parménide assure à Socrate :

« … qu’un jour, grâce à la perfection de cet entraînement, tu pourrais, d’un regard de maître, discerner la vérité ! » (137 c).

Mais l’entraînement en question est qualifié par la multitude (135 cd 136 de) de bavardages, ie d’exercices sophistiques. Au regard de sa propre thèse sur l’unité de l’être, Parménide entre en scène pour proposer un exercice dialectique. Sa thèse ne sera pas prononcée dans le dialogue, mais sera l’enjeu d’un exercice, à savoir qu’on fera l’hypothèse d’une catégorie pour en tirer toutes les conséquences, puis on répétera l’exercice en supposant son inexistence.

C’est donc un exercice de sophistique : on ne prend pas position de vérité à partir de l’hypothèse éprouvée. Platon met à l’abri Parménide comme maître de vérité sous la figure d’un vieux maître virtuose du savoir. Autrement dit, il excentre Parménide en tant que maître de vérité : ce qui est présenté et traité, c’est un exercice de sophistique. La figure de Parménide se trouve, dans le dialogue qui porte son nom, présentée sous les traits d’un maître de capacité (critère de complétude des exercices proposés) et non sous les traits d’un maître de vérité (énonciation de la vraie thèse sur l’être au régime de la pensée du vrai).

 

Zénon est-il vraiment un Eléate ? Sous la plume de Platon, ni Parménide ni Socrate ne le tiennent pour tel, alors que sa fortune fut considérable par la suite. Parménide, qui n’assiste pas à la défense faite par Zénon contre les attaques portées contre sa thèse sur l’unité de l’être, convient, en revanche, après avoir entendu les critiques sarcastiques de Socrate contre Zénon, de la faiblesse de la thèse exposée par Zénon pour défendre son maître. Zénon se situe donc en position défensive par rapport aux thèses de fondation. Il représente la figure de la 2ème génération dogmatique des disciples qui amènent les thèses fondatrices sur le terrain de l’adversaire : en l’occurrence dans le monde sensible. Zénon s’insurge contre les détracteurs de Parménide en essayant de montrer tout le ridicule qu’il y aurait à soutenir une thèse opposée à celle de son maître, à savoir la multiplicité de l’être. Mais à quelle technique Zénon recourt-il ?

Dans un article récent, « la technique littéraire des paradoxes de Zénon » (Détections fictives), Milner prétend qu’il suit une technique purement littéraire, qui non seulement ne se plie à aucune règle d’une écriture formelle, mais stt relève du genre comique. Soit l’argument (logos) : Achille ne rattrapera pas la tortue, car Achille, le poursuivant, doit d’abord avoir atteint le point d’où est parti le poursuivi. Aristote (Physique VI 9 219 b14) rapporte l’argument sans mentionner la tortue, en sorte que le résumé usuel « Achille ne rattrapera pas la tortue » ne peut s’appuyer sur la lettre d’Aristote (page 49). La tortue par contre est mentionnée par Simplicius (Physicam, 1013-31, 239 b14), mais Simplicius ne mentionne pas seulement la tortue, il mentionne aussi Hector (page 49).

Aristote : « le plus lent ne sera jamais rattrapé à la course par le plus rapide, car il est nécessaire que le poursuivant gagne d’abord le point d’où a pris son départ le poursuivi, en sorte qu’il est nécessaire que le plus lent, à chaque fois, ait quelque avance… De l’argument, il suit tout d’abord que le plus lent ne sera pas rattrapé… ; mais il s’y ajoute en plus que, dans une présentation mélodramatique, il n’arrive même pas que le champion de rapidité rattrape le champion avec lenteur ».

Simplicius : « Non seulement Hector ne sera pas rattrapé par Achille, mais la tortue elle-même ne le sera pas ».

Question : qu’en était-il du texte de Zénon ? Il contenait sûrement Achille, mais l’associait-il à la tortue, ou à Hector, ou aux 2 ?

 

PAGE 44-46 TEXTE MILNER

 

Si Milner a raison, la technique de Zénon n’est pas un essai de régulation (réfutation ?) formelle, mais emprunte à Homère un procédé littéraire – l’adynaton – mais à un Homère revu par le sens populaire d’Espoe, par quoi s’opère un chiasme : Zénon croise 2 termes posés comme identiques. Achille, Hector et Lièvre tortue (Achille avec Tortue).

Dans son article, Milner montre comment la même technique littéraire est à l’œuvre pour les 3 autres logoi zénoniens : la dichotomie, la flèche, le stade. Nous retiendrons quant à nous la conclusion de Milner, à savoir que le site véritable de cette technique, qui opère par un traitement trivial de l’épopée, c’est la comédie, à savoir l’abaissement dérisoire de ce qui est tenu pour grand. Zénon ne fait que rendre la pareille à ceux qui tournent en ridicule Parménide. Le livre perdu de Zénon est tout bonnement une comédie conceptuelle.

« quoiqu’il en soit, la technique à conjecturer se retrouve semblable : un commentaire d’Homère éclairé par un adunaton populaire. Or, cette technique a un nom : c’est un Homère travesti. Elle a aussi un lieu d’élection : le genre comique, fondé sur l’abaissement dérisoire de ce qui est tenu pour grand (Aristote, poétique, 5 49 a 32). Comment ne pas rappeler que la grande Grèce, où naquit et vécut Zénon, est aussi la terre d’Epicharme, fondateur de la comédie à intrigue ? on sait qu’Epicharme représentait les héros d’Homère dans des situations dérisoires.

Une œuvre comique non théâtrale, tel était le genre littéraire du livre de Zénon.

De l’inventeur de la comédie, entremêlant son théâtre d’arguments dialectiques, au philosophe entremêlant la dialectique de techniques comiques, la relation est bonne. D’autant que les mots sont là. Lorsque Platon, dans le Parménide, fait parler Zénon, il dit ceci : « cf + haut ». La conclusion s’impose : si les adversaires, de Parménide, on fait comédie et si Zénon leur rend la pareille, c’est que, comme eux, il se range du côté de la comédie et du rire. Qu’il y soit parvenu, on peut le supposer ».

2 remarques :

- les polémiques comiques autour du grand homme Socrate devaient toucher à vif Platon. On sait qu’Aristophane fait de Socrate un personnage grotesque à la scène (cf les Nuées). Or, Parménide est aux yeux de Platon : « notre père », le père fondateur que son disciple Zénon ne parvient à défendre que sous un angle comique, donc bien mal.

- conclusion : il faut restituer le sérieux de la fondation.

C’est inéluctable, un fondateur donne lieu à une mêlée comique où partisans et adversaires perdent le point de maîtrise de la fondation. On assiste à une symétrie du comique de la défense et du comique de la critique. Zénon relève du défenseur comique : il ne parvient à faire qu’une contre-comédie. C’est comme si Zénon avait écrit des « contre-nuées » pour défendre Parménide.

Or, Platon entend restituer de 3 façons le sérieux de la fondation parménidienne :

- par l’effet de distance qui est toujours un effet de soupçon : le soupçon d’une demi-perte de sens.

- par la triple instance de la maîtrise : singularité, passe, savoir, déjà donnée dans la filiation Parménide maître de Socrate.

- par la dissolution du comique : à minima dissolution de la polémique subalterne.

Le terrain est alors déblayé pour la mise en scène. Cette fois dans tout le sérieux tragique du parricide dans le Sophiste.

5ème cours

Dans le Théétète, qui traite de la science, un nommé Euclide[1] a transcrit les entretiens entre Socrate, Théodore et Théétète. Ayant enfin trouvé son ami Terpsion, Euclide lui fait lire le texte de ses entretiens par un de ses esclaves. Mais l’occasion de cette lecture est due au fait que Théétète est mourant, victime de la guerre qu’Athènes et Sparte mènent contre Thèbes. Théétète succombe sous Corinthe en 369. Euclide qui cherchait partout son ami sur l’agora lui relate ce fait :

« - E : comme je descendis vers le port, je suis tombé sur Théétète, que, de l’armée devant Corinthe, on transportait à Athènes.

- T : était-il vivant, ou bien déjà mort ?

- E : c’est tout juste s’il vivait encore ! Il est en effet en un triste état, du fait même de je ne sais quelles blessures, victime cependant, davantage encore, de la maladie qui sévit sur les troupes » (142 ab).

Après avoir fait l’éloge de Théétète, Terpsion se souvient d’un entretien qu’il avait pris soin de noter par écrit entre Socrate et Théétète.

« Sur ce, donc, vois-tu, après l’avoir escorté, tandis que je m’en revenais, je rappelai mes souvenirs, et j’admirai à quel point, prophétiques assurément en d’autres occasions, les propos de Socrate l’avaient été en ce qui concernait Théétète. Ce fut en effet, si je ne me trompe, peu de temps avant sa mort qu’il fit la rencontre de ce dernier, alors adolescent, et que, s’étant longuement entretenu avec lui, il fut émerveillé par son beau naturel. Quand je venais à Athènes, il me racontait les propos qu’ils avaient échangés dans cette conversation, propos qui méritaient grandement d’être écoutés » (142 cd)[2].

Le site de la parole de ce dialogue est donc pris entre Théétète quasi mort et Socrate mort depuis au moins 30 ans, quand l’esclave de Terpsion commence la lecture de l’entretien transcrit par Euclide, et que Socrate interrompt pour aller répondre devant le tribunal de la cité des accusations portées contre lui par Mélétos. C’est donc en vérité l’ombre de la mort de Socrate qui sert de césure entre le Théétète et le Sophiste.

1° le Sophiste est placé sous le signe de la mort de Socrate condamné à mort : tragique et sérieux de l’événement.

2° le dialogue se déroule au moment où le procès de Socrate est imminent. Placé sous le signe de la mort de Socrate, le Sophiste, où s’effectue le parricide symbolique de l’éléatisme dans la figure de son maître, apparaît de toute évidence dans le contexte de cet autre parricide : la condamnation à mort par Athènes de celui que Platon tient pour le fils essentiel de la cité.

3° le tragique de la situation résilie donc la dimension de défense comique tel que Zénon la pratiquait à l’égard de son maître Parménide.

4° Socrate déjà mort ne dirige pas le dialogue, mais c’est l’Etranger d’Elée, ie un disciple de Parménide. Tout se passe comme si, au lieu même du 2nd parricide, réel et non symbolique, la mise à mort de Socrate par la cité d’Athènes, ne pouvait être convoqué que l’ancêtre fondateur sous la figure d’un disciple, cette fois philosophe accompli à la différence de Zénon. La mort du 2nd fondateur exige l’appel à un disciple du 1er fondateur.

5° mais l’Etranger d’Elée va oser prononcer le parricide sur la personne de son vénéré maître Parménide. Socrate déjà mort est remplacé par un disciple de Parménide qui accomplit, dans la figure de Socrate absent, le parricide de Parménide.

L’Etranger d’Elée est un disciple de Parménide qui accomplit le parricide.

A la fin du sophiste, Socrate et Parménide ont été mis à mort : est engendré Platon comme étant désormais le seul fondateur vivant. Platon est engendré dans la figure achevée du père fondateur, ie dans la figure du platonisme.

- le Sophiste, c’est le dialogue de l’engendrement subjectif et doctrinal du platonisme dans le règlement de la question de la fondation. Autrement dit, quand on donne un sens univoque à l’équivoque de la fondation.

- le Sophiste est la lisibilité de l’engendrement du platonisme en excès sur Platon : du fils Platon sur Socrate et Parménide.

La question est la scansion platonicienne sur l’être en tant qu’être s’organise donc autour de la théorie des Eléates.

 

1° le Parménide

Dialogue qui porte sur la question de l’Un. C’est un dialogue aporétique. Il reste dans l’architecture de l’impasse sur cette question, sans en désigner le point de réel (cf cours de 1985). Sa conclusion générale à toutes les hypothèses du dialogue est négative :

« Eh bien ! tenons-le pour dit et ajoutons ceci : selon toute apparence, qu’il y ait de l’un ou qu’il n’y en ait pas, de toute façon, lui-même ainsi que les autres choses, dans leurs rapports à soi, respectivement aussi bien que réciproquement, de tous les attributs, sous tous les rapports, ont l’être et le non-être, l’apparence et la non apparence. - C’est la vérité même ! ».

Le Parménide est cependant central, car Platon donne la parole à Parménide en propre, ie en position de maître incontesté. Le Parménide pourrait s’intituler, à suivre Platon, le dialogue du maître ou du père fondateur. Néanmoins, Platon prend soin d’excentrer Parménide en tant que maître de vérité. Il le présente comme un virtuose du savoir capable de traiter à fond un exercice, « l’un est-il ? » sous toutes ces modalités qui relèvent de l’art sophistique. Ce qui non seulement excentre Parménide du régime de la pensée du vrai, mais le situe au bord de la position des sophistes.

 

2° le Théétète

Réfutation  de la thèse héraclitéenne : si l’être est devenir, il n’y a pas de connaissance en soi.

 

3° le Sophiste

Réfutation de la thèse éléatique : il y a un être du non être. Fondement ontologique à la critique des sophistes. L’Etranger d’Elée, ie Platon, cette fois en position de maître de vérité, est la figure de représentation à soi-même de Parménide qui se réfute.

 

4° le Politique

Traite de de l’essence du dirigeant politique.

 

5° le Philosophe (manque)

Annoncé par Socrate dans le Sophiste :

« Théodore : de quoi veux-tu donc parler ?

Socrate : du sophiste, de l’homme politique, du philosophe » (217 a).

La question que pose l’extraordinaire mise en scène de ces 4 dialogues est elle du problème de la transmission. Comment Platon figure-t-il le mode sur lequel qch de Parménide lui est transmis ? Les textes de Platon mettent en scène l’aléatoire de la transmission. Dans le Sophiste, Platon se désigne comme fondateur à travers un effet de distance temporelle qui entraîne une demi perte du sens : entre la 1ère et la 2nde fondation se produit une mise à distance de Parménide, 1er et seul véritable fondateur aux yeux de Platon. En effet, le site réel de la parole du Sophiste est pris dans une chaîne de récits rétroactifs avant lesquels, pendent ou suite auxquels s’est produite la mort réelle de Socrate.

 

Ce que la mise en scène platonicienne agence est l’hypothèse de la double origine quant à la fondation, dont les signifiants sont Parménide et Socrate. Parménide et Socrate qui occupent la position de maîtrise dans le Parménide et le Théétète postulent cette hypothèse : on remarque d’abord que le Théétète, le Sophiste et le Politique sont des dialogues rapportés à partir d’une lecture d’un récit écrit par opposition au Parménide qui est donné comme un récit oral de récit oral. Au temps effectif de l’écrit – pas du dialogue – les 2 maîtres en question sont morts. Dans le Sophiste et le Politique, Socrate ne mène déjà plus les débats. Platon l’institue dans le silence, ie dans l’ombre de sa mort : Socrate est déjà mort. Au début du Sophiste, les 2 maîtres sont remplacés par un seul : l’Étranger d’Élée qui apparaît comme un philosophe véritable et divin, et dont Théodore assure à Socrate qu’il n’est pas un ces vulgaires sophistes « qui évoluent dans les cités ».

« Ce ne sont point là, Socrate, les façons de l’Étranger : il a plus de modération que les fervents de la dispute. A mon sens, ce n’est pas un dieu, en vérité, cependant, un être divin » (216 b). Après quoi l’Étranger conduira tout le dialogue, comme il conduit le Politique et devait conduire le Philosophe. Dès lors, Socrate entre dans le silence. L’Étranger d’Élée est corrélé au silence de Socrate. L’Étranger d’Élée, ie le nom de Platon, apparaît donc comme le successeur des 2 maîtres. Autrement dit, de la double origine à la fois. En fait, nous assistons dans le Sophiste à 2 parricides :

- parricide explicite : réfutation de la thèse de Parménide : l’Être est un

- parricide implicite : Socrate se trouve réduit au silence d’un jour (fin du Théétète) à l’autre (Sophiste / Politique).

L’Étranger d’Élée croise ce double parricide en tant qu’il se trouve mis à la place de cette double filiation, ie mis à la place de Platon. Le point est lisible dans son nom : il est à la fois par son lien à Parménide dans un rapport double de coprésence à l’éléatisme et d’expatriation au sens où il supporte une figure d’expatriation.

1ère désignation : à partir du Sophiste, Platon se désigne comme celui qui désormais peut parler en son propre nom, ie celui par qui Socrate se tait.

2nde désignation : Platon sort l’éléatisme de lui-même, il expatrie Parménide de son territoire, ie de la doctrine parménidienne de l’Etre.

Remarque :

- Théétète vient occuper par rapport à l’Étranger d’Élée la même position qu’il occupait par rapport à Socrate dans le Théétète.

- d’un dialogue à l’autre ce qui transite c’est la figure du disciple en tant qu’élément invariant. Il y a substitution de maître par l’invariance du disciple : l’autre maître prend son autorité sur le même du disciple.

- dans le Parménide, Socrate occupait cette position par rapport à Parménide.

Il y a donc une problématique des fils : à qui quelque chose doit-il être transmis ? Il y a 2 fils successifs : Socrate jeune, et Théétète. Ce qui, si on prend le complexe des 4 dialogues, fait de Parménide le seul à être présenté dans la figure du père fondateur. Ce qui donne lieu au complexe suivant :

 

Parménide (maître dans Parménide)                                          Socrate (maître dans Théétète)

                                   Étranger d’Élée (maître dans le Sophiste) / Platon

 

On a donc le rapport de symétrie suivant : Parménide est à  Socrate ce que Socrate est à Platon. Mais alors Socrate est en position de non maîtrise par rapport à Parménide, ie en position de fils. Mais, maître dans le Théétète par rapport à Théétète : il est donc à la fois père et fils, seul Parménide apparaît dans la figure du père fondateur. Mais quand l’Étranger d’Élée, ie Platon, entre en scène, et fonde la philosophie, fils et pères sont morts : le système général de filiation antérieure est forclos, car ceux qui l’ont incarné sont morts.

 

Position de Platon sur la maîtrise :

- la maîtrise se trouve liée à un point de réel, à savoir la mort réelle du maître, pas seulement la mort symbolique. Tant que le maître reste vivant, sa mise à mort symbolique ne se révèle pas comme une garantie suffisante de vérité.

- on trouve chez Platon une réelle piété filiale. Sa mise en scène nous indique qu’il faut convoquer le point de réel de la mort du maître, afin que toute filiation puisse être déployée et qu’alors, seulement, puisse advenir l’autonomie de la nouvelle parole fondatrice.

- comme Platon, par piété filiale, ne veut pas s’en prendre au maître vivant, il faut absolument que le parricide ait déjà eu lieu dans un déni de culpabilité. Il faut donc effectuer un parricide fictif, dont nul n’est coupable, à savoir qu’un parricide symbolique est néanmoins requis pour la 2ème fondation.

 

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Le parricide proprement dit ne consiste pas dans une réfutation, mais dans une déclaration : l’introduction d’un signifiant en plus, l’autre comme nom du non être. Ce qui conduit à la réfutation de Parménide et au parricide symbolique est la nécessité de caractériser le sophiste, mais l’urgence que Platon ressent à donner un concept clair du Sophiste participe en vérité d’une double exigence rationnelle et politique.

Politique : Platon, anti-démocrate, considère les sophistes comme des démagogues passés maîtres dans l’art de faire un usage cynique de la démocratie.

Rationnelle et philosophique : ce qui convoque à la réfutation de Parménide est en dernier ressort une situation, celle où prospèrent les sophistes. Il faut s’engager dans la voie du non être parce que la situation sophistique l’exige. C’est toujours une situation qui convoque à une transgression. La situation politique définit le caractère sous condition de la philosophie.

Du point de vue de Platon, les maîtres du faux, ce sont les sophistes. La radicalité des sophistes c’est le semblant, il faut donc un discours qui, c’est le cas de le dire, ne serait pas du semblant. Autrement dit, il faut trouver l’être du sophiste, ie l’être du semblant lui-même, recherche liée à l’historicité sophistique du semblant : les sophistes existent. Pour Platon, le semblant existe seulement comme puissance historique : l’être du semblant est un être de situation. Ontologiquement, ie dans l’ordre de l’être en tant qu’être, Platon maintiendra que le simulacre n’existe pas.

Attaque de la question : Sophiste, 237 a

« E : ce qu’il y a d’audacieux dans ce propos, c’est qu’il pose ne principe l’existence du non existant : autrement, en effet, il serait impossible que du faux vînt à exister. Or c’est ce dont le grand Parménide, mon enfant, à nous qui étions des enfants, nous donnait témoignage, du 1er mot jusqu’au dernier, chaque fois qu’il parlait de cette manière : « que jamais ne domine cette idée, que ce qui n’est pas est ; toi, écarte au contraire ta pensée de cette route de la recherche ! ».

 

Le rapport spécifique à Parménide se trouve marqué par 2 points très précis :

1° la critique, si elle doit être radicale, ne se veut pas polémique : on réfute Héraclite, pas le grand Parménide. La grandeur de ce qu’on réfute doit subsister dans la critique, car on en procède : nous étions des enfants. Préservation de la grandeur liée à la figure paternelle. Pas de polémique : en citant le caractère impératif de l’interdit qui structure la thèse parménidienne, Platon vise moins la thèse d’un auteur que la paternité interdictrice.

2° audace de l’entreprise, à savoir son caractère transgressif. L’Etranger d’Elée renforce cet aspect en donnant à Théétète tous les arguments qui semblent rendre toute transgression impossible. En donnant toutes les raisons parménidiennes quant à l’impossibilité de prononcer le non être, il met Théétète, au départ enthousiasmé par l’audace de l’entreprise, dans une impasse totale.

 

Après le durcissement de la situation, arrive le  moment de la transgression.

1er temps : la transgression est présentée dans un vocabulaire violent : « mettre à la question la thèse de Parménide, notre père ». il faut donc établir de force que le non être est. Il ne s’agit pas d’une réfutation dialectique de type courant. 1ère sollicitation : transgression = forçage violent.

2ème temps, 2ème sollicitation : il faut que Théétète admette que l’Etranger ne soit pas « devenu une sorte de parricide », car il s’agit rien moins que de s’attaquer à la thèse paternelle au « patricos logos » - le parricide symbolique dont il s’agit est bien l’attaque frontale contre la raison paternelle qui est fondamentalement une déclaration instituant une interdiction.

3ème temps, 3ème sollicitation : on déclare la transgression impossible. Elle dépasse les forces de l’étranger. C’est vraiment un point d’impossible. Elle excès la capacité du fils qui n’est institué que du logos patricos, de la déclaration interdictrice. La transgression excède donc la capacité de celui qui la prononce. Comme elle va cependant avoir lieu, elle relève donc d’autre chose que des capacités propres à l’Etranger. L’Etranger va donc outrepasser ses forces, en faisant une trouée dans le logos patricos, dont pourtant il résulte. Il va fonder, y compris pour lui-même, un régime de force et de capacité qui n’était pas initialement le sien. La fondation du platonisme dépasse les forces du parménidien, il faut absolument que l’Etranger d’Elée sorte de soi pour être fondateur. Le point crucial est le suivant : avant que la fondation n’ait eu lieu, elle est de l’ordre de l’impossible, ce pourquoi l’Etranger d’Elée se considère, a peur que Théétète ne le prenne pour un maniaque, un fou, un détraqué. Il faudra donc qu’advienne une autre déclaration, pour que le régime du possible soit différent.

Le Sophiste nous rend témoin d’une invention. Dans ce dialogue, Platon ne réfute pas Parménide, il force une aporie en inventant le passage d’un régime du possible à un autre, il opère une scission de la loi. C’est une situation intransitive au patricos logos, et c’est pour cela que c’est fou. C’est pourquoi, par 3 fois, l’Etranger d’Elée demande à Théétète toute son obligeance, qu’il sollicite son indulgence après l’avoir encouragé lui-même à réfuter la thèse de Parménide. Proposition que Théétète rejette. Quel est le rôle tenu par Théétète ? Théétète, c’est l’inconscient de la situation : institué dans la complète dépendance de l’Etranger, Théétète n’est pas en état de savoir ce qui est en jeu, mais justement la non conscience de cet enjeu est un point aveugle inconscient sur lequel prend appui l’Etranger

« T : va donc de l’avant avec confiance dans la réalisation de ton dessein » (242 b).

En tant que jeune homme, Théétète conforte l’étranger d’Elée dans sa nouvelle maîtrise. Quelle est la nature de ce  point de courage ? Soulève une vive discussion en cours.

On a déjà vu que la fonction de Théétète était de passer, comme disciple, d’un maître à un autre : de Socrate à l’Etranger d’Elée. Théétète est pris dans la particularité d’une situation, à savoir celle qui, pour l’Etranger d’Elée, requiert une condition nécessaire : une écoute. Or, Théétète, qui n’est pas encore un pur philosophe, se trouve libre pour prêter attention à toute aventure radicale, car il est dégagé de la prospective ouverte par le parricide. D’ailleurs, quand l’Etranger en appelle à sa vaillance pour l’opérer, il s’y refuse. Son courage n’est donc pas conscient. Complètement interne à une situation qui reste pour lui subjectivement illisible, Théétète figure bien ce point de courage inconscient de la situation au regard de la radicalité de l’entreprise de l’Etranger. Point de courage inconscient à partir duquel l’Etranger peut oser le parricide symbolique avec confiance.

Théétète : « va donc de l’avant avec confiance dans la réalisation de ce dessein » (242 b).

Dans le cheminement tortueux de la « réfutation » qui suit, Théétète n’est qu’en apparence celui qui suit une argumentation. En lieu et place d’une argumentation, nous avons droit en fait  à une déclaration. Le pb est le suivant : comme le non être demeure impensable, il faut donc qu’il intervienne sous un signifiant surnuméraire qui en désignera pas le non être en soi, mais qui, au regard des genres suprêmes – l’être, le mouvement, le repos, le même – sera un 5ème genre circulant à travers les 4 grandes autres idées suprêmes.

« Et de cette essence nous déclarerons qu’elle circule à travers toutes ; car, si chacune d’elles individuellement est autre que les autres, ce n’est pas en vertu de sa propre essence, mais en vertu de sa participation à la nature de « l’Autre » » (255 a).

Le non être apparaît sous le nom de l’Autre : l’invention platonicienne est l’invention d’un nom qui subsume le non être dans son être. Ainsi se trouve reconnu l’être du non être par un nom supplémentaire au regard de la liste dont le supplément est supplément. L’Etranger d’Elée, alias Platon, ne discute pas frontalement la thèse de Parménide : sa technique est de supplémentation. Il affirme un 5ème genre : l’Autre, ie l’existence du non-être, mais il n’y a pas d’affirmation sans supplémentation signifiante, sans signifiant en plus, à savoir l’Autre, dont on peut déclarer que par lui-même se nomme et se pense un certain être du non être : le non être est, au sens strict, en plus.

Rq : vis-à-vis de Parménide persistera une équivoque indécidable, car Platon ne cesse de dire, quand il parle du non être dans la pensée de Parménide, « en un certain sens », « sous un certain rapport », « d’un certain point de vue » etc… aussi le doute persiste sur le fait de savoir si c’est bien du même non être dont Platon prétend parler sous le nom d’Autre, qui lève l’interdit du père fondateur. Le parricide se présente sous la forme  d’une énigme, car il ne s’accomplit pas par de l’en moins, mais par de l’en plus. C’est cet en plus qui lève ce qui était interdit. Le parricide n’est pas un non à la loi du père, mais un nom en plus. Le non est un nom : l’autre. Mais le non nom de Platon est pourtant un non strict : le patrios logos a bel et bien été attaqué. Quand Parménide interdit la voie du non être, auparavant il l’avait nommée. Tout se passe donc comme si effectivement pour lever l’interdit, il fallait la renommer autrement, en tant qu’Autre, par l’Autre. Platon lève l’interdit par cette renomination, mais, dans ce geste philosophique de refondation, ne reste-t-il pas quelque chose de ce que Parménide avait déjà nommé non être avant d’en interdire l’accès ? D’où vient que par la renomination, l’en plus, de l’autre, Platon dise vraiment quelque chose de différent que Parménide ? Telle est l’énigme véritable du Sophiste.

Pour vraiment penser l’être, soutient Platon, il faut nommer le non être, donc lui reconnaître un être. Autrement dit, il n’y a pas d’essence en soi du non être, mais il y a un être du non être. La différence avec Parménide est alors la suivante : rien ne s’est passé, le triplet être / non-être / pensée demeure dans son lieu, mais ce que Parménide pensait comme une interdiction, Platon, en changeant de nom, le pense comme une autorisation. Autrement dit, si Platon renomme autrement le non être, il n’en reste pas moins que quelque chose de la 1ère nomination n’a pas été à proprement parler défait : ce qui reste, c’est le nœud de la pensée, de l’être et du non-être. Cependant, la différence fondamentale réside dans le nouage qui, pris dans la figure de l’interdit, se renoue dans la figure de l’autorisation. Ma thèse sera la suivante : je soutiens que c’est le même nœud. Parce qu’il a à réfuter le nouage parménidien, Platon nous indique l’invariant originaire de la philosophie : entre être / non-être / pensée, il y a un nœud borroméen dont chacun des 3 brins tient à l’autre par le 3ème. Parménide a fondé la philosophie en prononçant dans sa langue poétique un mathème que Platon répète. Il réfléchit cette identité comme une rupture radicale en nous indiquant ce que fut la fondation parménidienne. Mais comme on le sait, la réflexion d’un nœud borroméen est multiple.

- la forme parménidienne est particulière : la pensée ne tient à l’être qu’autant qu’elle interdit le non être.

- Platon en donne une autre formulation : la pensée ne tient à l’être qu’en tant qu’elle tient aussi au non-être.

- enfin, la formulation platonicienne nous éclaire la critique faite par Aristote de Parménide, quand il lui reconnaît le mérite d’avoir posé 2 principes, ce qui signifie que pour Aristote la pensée est nouée à l’être et au non être.

Ce sont là 3 parcours du caractère borroméen du nœud fondateur du lien de l’être, du non être et de la pensée. Reste à savoir pourquoi en sa fondation inaugurale la philosophie se formule ainsi : la pensée tient à l’être pour autant qu’elle interdise le non être. Notre investigation se précise :

1° Parménide fonde ce type de nouage

2° Historialement, la philosophie est le système à rupture de la répétition dudit nouage. Dans mon langage, je dirais : son esplace où ce qui, pour elle, insiste, est proprement ce nouage.

3° Platon et Aristote ne dénoueront pas ce nœud, ils le parcouront de manière différente.

Mais, encore une fois, Parménide donne une version singulière du nouage :

- fragment 3 : « le même, lui, est à la fois penser et être »

- fragment 8 vers 34-35 : « or c’est le même, penser et ce à dessein de quoi il y a pensée ».

renvoyé à l’interdit du non être.

Pourquoi cette formulation est fondatrice ? Eh bien, la prochaine fois, nous verrons que le schème sous-jacent du nœud parménidien dans sa figure première est le raisonnement par l’absurde, par quoi nous nous orienterons vers le système.

6ème cours

5 thèses sur la question de la fondation et de la transmission philosophique :

 

1° l’origine est un concept rétroactif, produit du double, pas du simple. L’origine n’est jamais originaire, mais rétroactive.

L’origine est constituée ou déchiffrée au moment d’une 2ème fondation. C’est du point de la 2ème fondation que s’institue rétroactivement une 1ère fondation. Autrement dit, à l’origine apparaît le 2. Pour Platon, Parménide est une origine conceptuelle, Socrate une origine historique. L’historicité de Parménide est 2nde : personnage présenté comme semi-légendaire, et la référence à Socrate comme concept reste subordonnée à une mise en situation historique. L’origine est double : en distance (conceptuelle) et en situation (historique).

 

2° la fondation, ie la 2ème fondation, opère dans la métaphore d’un double parricide : réfutation et relève.

a) le parricide conceptuel est symbolique : la 1ère figure de l’origine s’articule dans l’espace d’une réfutation (Socrate réfute Zénon, disciple de Parménide).

b) le parricide historique est de l’ordre de la relève : Platon prend la relève sous couvert de l’Etranger d’Elée.

Platon ne réfute pas Socrate : Socrate, à partir du Sophiste, en dirige plus le dialogue, Platon le relève de ses fonctions, ie qu’il fait entrer Socrate dans le silence sous l’ombre portée de sa propre mort. Il ne s’agit plus d’une réfutation, car Socrate se tait par réduction au silence, en étant simplement relevé de sa fonction.

Si Parménide désigne ces 2 situations, les 2 instances de ce geste fondateur sont la réfutation et la relève.

 

3° la 2ème fondation ne peut être l’œuvre de la 2ème génération. Mort réelle et mort symbolique.

Pour Platon, la prétention fondatrice du vivant du maître reste vouée à l’échec. Sans le réel de la mort du maître la prétention fondatrice est exorbitante, car elle prétend avec arrogance pouvoir faire réel du symbolique.

La mort réelle du maître garanti intrinsèquement la 2ème fondation, c’est la raison pour laquelle si ma 3ème thèse, il faut attendre la 3ème génération.

 

4° sur la proposition fondatrice elle-même : dialectique de la continuation et de la transgression

que propose l’homme de la 2ème fondation ? Le fondateur propose dans l’ordre conceptuel un autre nom (2ème proposition) pour ce que la proposition originaire (1ère proposition) interdirait, ie un nom (autre nom) pour le non (l’interdit). Platon propose le nom d’Autre pour désigner le non être. Exemplarité de Platon : l’autre nom, l’Autre, s’avère le cas du pur nom-non.

Proposition double :

- au regard du 1er fondateur, rétroactivement constitué en situation historique, Platon ne réfute pas Socrate, ni ne propose une logique de l’autre nom, mais une logique du même pour pallier la 1ère proposition en position déclinante.

- au regard du fondateur historique réduit au silence, puis mort, la 2ème proposition consiste en une prise de position qui est une déclaration de prise de pouvoir, ie pouvoir parler légitimement à la place de Socrate.

Le 2ème fondateur se présente comme un continuateur, et non comme celui qui transgresse un interdit. Cela n’est rendu possible qu’en raison de la duplicité de la fondation elle-même : toute fondation, parce qu’elle est double, se présente comme le geste d’un continuateur, qui cependant transgresse du point de son origine conceptuelle, en l’occurrence Platon produit un nom surnuméraire à l’interdit. La dialectique de la continuation (parler légitimement à la place de Socrate : origine historique) et de la transgression (produire un nom surnuméraire à l’interdit parménidien : origine conceptuelle) est lisible chez Platon dans le système, la mise en scène Parménide Socrate, où ce qui se joue en situation n’est pas identifiable à ce qui se trouve institué en référence.

 

Premières conclusions concernant Parménide

En son essence, Parménide n’institue pas une thèse (l’être est un), mais un nœud (le nœud du penser, de l’être et du non-être). Ce nœud n’est pas résumable dans une thèse, sauf si on le défait. Le propre de l’opération parménidienne est le nouage du nœud. L’opération est bien la décision parménidienne elle-même. Mais la décision de Parménide ne consiste pas à dire : existe un nœud de la pensée, de l’être et du non être. Parménide n’émet pas la proposition être, non être et pensée sont noués, Parménide noue le nœud. C’est une opération décisionnelle, pas une sentence archaïque (contrairement à ce que soutient Heidegger). Le Poème de Parménide relève une conscience de ce dernier point, car les sentences, Parménide les appelle des signes quant à l’être, quant à la présence. Cet usage du signifié pour décrire ce qui est dit de l’être nous autorise à distinguer les signes de l’opération. Les énoncés parménidiens signifient l’opération aux yeux de Parménide, mais aucun d’entre eux n’est cette opération : l’opération, c’est le nouage. Les signes ne sont jamais que des parcours particuliers qui escortent l’opération en en donnant des résultats fragmentaires. L’opération, c’est la décision, ie le nouage, d’où cette oscillation critique chez Platon et Aristote entre :

- la grandeur fondatrice de Parménide

- le procès d’absurdité relative fait à une thèse absurde : l’être est un, le non être n’est pas.

Mais en vérité, l’oscillation critique renvoie à ce que :

- la fondation c’est le nouage

- la thèse, dite absurde, consiste à isoler un signe

Le signe le plus fréquemment isolé, l’être est un, est en fait un énoncé pratiquement absent des fragments qui nous sont parvenus.

Début du fragment 8 : « il ne reste donc plus qu’une seule voie dont on puisse parler, à savoir qu’il est » (trad Beaufret).

Mais le pronom personnel « il » est ici rajouté dans la traduction française. Au sens strict, Parménide écrit : « à savoir est », os estin, et pas « to einai estin ».

« … et sur cette voie, il y a des signes en grand nombre » (trad Beaufret).
Ainsi l’unité de l’être est, là, prononcée une seule fois. Mais en vérité ce moment récapitulatif ne se place pas sous un des signes en lui-même, mais c’est l’ensemble des énoncés qui sont considérés comme le déploiement de signes du dire un de l’être :

« il ne reste donc plus qu’une seule voie dont on puisse parler, à savoir [qu’il] est ; et sur cette voie, il y a des signes en grand nombre indiquant qu’inengendré, il est aussi impérissable ; il est en effet de membrure intacte, inébranlable et sans fin ; jamais il n’était ni ne sera, puisqu’il est maintenant, tout entier à la fois, un, d’un seul tenant » (Beaufret).

Parce que l’isolement des signes occulte l’opération : les signes énonciatifs où l’opération se déploie ne sont pas l’opération elle-même (ie le nouage). Ce nouage singulier, ie la décision, est donnée par Parménide en forme de sentence ou de signe : pour que l’être convoque la pensée à le penser, il faut une décision interdictrice. Interdire la voie du non être, tel est le protocole de l’opération dans lequel le nouage est prononcé. Les particularités du protocole  sont de 2 ordres :

- le non être est bien ce par quoi pensée et être tiennent l’un à l’autre, puisqu’il n’y a d’autre garantie pour que la pensée tienne à l’être que d’interdire la voie du non être.

- ce qui est ici impliqué, c’est un impératif négatif : ne fais pas cela. Mais attention, la pensée n’est pas ce par quoi l’être et la pensée tiennent l’un à l’autre, la pensée n’est possible que sous la férule d’une loi interdictrice.

Mais qu’est-ce qui est interdit, puisque le non être ne donne rien à penser ? Autrement dit, d’avoir exclu le non être comme point d’impensable n’en fait en aucune façon une donation pour la pensée, l’interdiction jouant comme une répétition structurelle qui porte sur un nom. Le non être n’est pas, mais c’est un pur nom. L’interdit porte donc sur un nom, à savoir que c’est de la voie qu’indique le nom non être qu’il faut s’écarter.

Fragment 8, vers 34-35 : « car jamais sans l’être où il est devenu parole, tu ne trouveras le penser ; car rien d’autre n’était, ni se sera à côté et en dehors de l’être, puis le destin l’a enchaîné de façon qu’il soit d’un seul tenant et immobile ; en conséquence de quoi sera nom tout ce que les mortels ont bien pu assigner, persuadés que c’est la vérité : naître aussi bien que périr, être et aussi bien n’être pas, changer de lieu et varier d’éclat en surface ». Étant donné dans ce texte que rien n’est « en dehors de l’être », tout ce qui est connotable au non être est un pur nom. Il semble que ce nominalisme s’étende à l’ensemble des concepts qui dérivent du non être : naissance, mort etc… propos triviaux de mortels qui ne prononcent que des noms vides. Ce dont les mortels parlent c’est de l’expérience.

Le non être serait le pur nom où se récapitule l’expérience. La forclusion de ce pur nom – l’impératif parménidien – nous indiquerait que l’ordre de la pensée n’a rien à voir avec l’ordre de l’expérience. En modernes, nous parlerions d’une coupure épistémologique, ie d’une rupture avec l’immédiat de l’expérience et du système des noms qui l’accompagne. Il s’agirait de congédier l’expérience à travers son système de noms pour instituer la pensée comme disjointe du champ nominal où l’expérience s’énonce.

Reste un problème : on peut admettre que le non-être soit un pur nom, mais Parménide indique que la voie ouverte par ce nom – non-être – est innommable, donc sans nom.

Fragment 2, vers 6-7 : « car on ne peut ni connaître ce qui n’est pas – il n’y a pas là d’issue possible -, ni l’énoncer en une parole » (Beaufret).

« on ne peut ni connaître le non étant, c’est impraticable, ni le phraser » (Badiou)

Et surtout le passage essentiel du fragment 8, vers 16-18 :

« … ou bien il est, ou bien il n’est pas. Il est donc décidé, de toute nécessité, qu’il faut abandonner la 2nde voie, impossible à penser et à nommer – car elle n’est pas la route de la vérité -, c’est l’autre au contraire qui est présence et vérité » (Beaufret).

« est ou n’est pas. il est aussi décidé comme une nécessité que la 2nde voie [est pas] est un impensable sans nom [anonyme], ce n’est pas en effet la route de la vérité, en sorte que l’autre seule [est] se propose et est vérité » (Badiou).

La difficulté est donc la suivante : le non être n’est qu’un nom par quoi il frappe d’interdit le système nominal de l’immédiate expérience, mais ce qui commande le nom non-être, donc l’immédiat, est en vérité sans nom. Le non être est un pur nom, mais il est sans nom : innommable. Il faut donc élucider le non être comme pur nom, et le non-être comme sans nom (l’innommable). Il y a donc une équivoque entre être un nom et être innommable, ou plus exactement une scission quant à la nomination qui fonctionne dans 2 régimes distincts de langage, et constitue l’acte fondateur essentiel. D’où la dialectique suivante :

1er régime : le langage en tant qu’ajusté au penser (noein n’est pas nous). Il n’y a nom que de l’être, le non-être ne se laisse pas phraser ; si vous énoncez le non-être, vous ne pensez plus. Dans le régime du langage lié à la pensée, ie à l’être, il n’y a pas de nom pour ce qui est sans nom. Dans le régime du langage qui est celui de la pensée, il y a un nom pour l’être ; pas de nom pour le nom : pas de méta-langage.

2nd régime : le langage comme ajustement à l’immédiate expérience, à ce à quoi rêvent les mortels. Pris en tant que tel, un nom ne donne rien à penser, aussi est-il bien vrai que non être est un pur nom dans le régime du langage lié à l’expérience : là où n’existent que des noms et où rien n’est pensé. Ce qui n’est qu’un nom au régime du langage de l’expérience est innommable dans le régime de la pensée.

L’énigme est levée : la décision parménidienne scinde dans la langue et constitue un nouveau régime du langage. Le découpage consiste à frapper d’interdit les noms – particulièrement le non-être en tant qu’il n’est qu’un pur nom – la clé de voûte du langage de l’expérience. Ainsi ce qui se trouve limité dans l’ordre du langage vaut ouverture du penser. L’institution parménidienne est liée à l’idée que la pensée s’inaugure de restreindre la langue, pas du tout de la forcer.

La capacité du penser, ie son nouage organique à l’être, détermine une formalisation primitive, frappant d’interdit tout un régime de la langue. Cette organisation est formalisatrice au sens où s’institue une limitation de la langue. Dans ce nouveau régime du langage : la philosophie, Parménide effectue son nouage singulier (être, non-être, pensée) dans la forme d’un loi. La formalisation exprime le nouage dans la forme d’une loi qui prononce qu’il est inadmissible de mêler le régime nominal du non-être, le régime du pur nom au régime nominal de l’être qui est celui du penser.

Fragment 6 : « nécessaire est ceci : dire et penser de l’étant l’être ; il est en effet être, le néant au contraire n’est pas : voilà ce que je t’enjoins de considérer. Avant tout, tiens-toi bien à l’écart de cette voie de recherche, mais ensuite de cette autre avec laquelle se font illusion les mortels qui ne savent rien, doubles têtes ; car c’est l’absence de moyens qui meut, dans leur poitrine, leur esprit errant ; ils se laissent entraîner, à la fois sourds et aveugles, hébétés, foules indécises pour qui l’être est aussi bien le non-être, le même et ce qui n’est pas le même, font loi. Tous sans exception, le sentier qu’ils suivent est labyrinthe » (Beaufret)

Dans ce fragment apparaissent 2 interdits :

- 1er interdit formalisateur : « dire et penser de l’étant l’être ; il est en effet, le néant au contraire n’est pas ». legein et noein sont rapportés à l’être ; le néant rejeté. Il faut se tenir à l’écart du régime purement nominal du non-être, extérieur à la découpe formalisatrice.

- 2ème interdit formalisateur : ne pas mélanger les 2 ordres comme les mortels, les doubles têtes, pour qui « l’être est aussi bien le non être ». On ne peut pas mixer les 2 ordres de langage ainsi édifiés. Il est interdit de revenir sur la formalisation en s’imaginant que la découpe initiale s’avère compatible avec un usage global des 2 ordres ainsi distingués. Loi de la maintenance de la distinction sans 3ème voie possible. Il faut se tenir à l’intérieur de la limitation produite : le limité est le site entier de la pensée : ne pas devenir une « double tête ». Le tout de la langue ne peut pas valoir comme loi, car 2 régimes conjoints y ont été délimités.

Finalement, le nouage borroméen de Parménide est le suivant :

- on ne peut se prononcer en toute garantie sur le fait que l’être est bien ce que la pensée  pense qu’en intériorité à une formalisation restrictive où des noms ont été expressément forclos.

- l’institution parménidienne c’est la fin du continuum de la langue : c’est l’idée que la pensée est, au regard du langage, une action restreinte.

 

Par rapport à la fondation parménidienne, Platon et Aristote proposent 2 autres codages du même nœud.

1° définition : codage d’un nœud borroméen.

Abstraitement, le nœud borroméen (par exemple lacanien) se présente sous la forme du pur 3 : 2 des brins ne sont noués que par le 3ème et chacun des 3 brins, parce qu’interchangeable, sont indistinguables. Rien ne marque singulièrement chaque brin qui permette de distinguer une relation singulière entre 2 brins : ils sont liés au 3ème. N’existe pas de relation ou de disjonction des 3 brins. Le 2 est ici intrinsèquement dispersif.

J’appelle codage du nœud un protocole descriptif dans lequel, en revanche, sont réintroduits le un ou le deux (pas seulement le 3), ie des données supplémentaires qui permettent de définir une relation spécifique entre 2 brins. Tout nouage est dans l’élément d’un codage. Si vous faites sa mathématisation, ie son ontologie, alors le nœud borroméen est du pur trois.

2° le codage parménidien : indistinction entre la pensée et l’être

Fragment 3 : « le même, lui, est à la fois penser et être » est un élément de codage.

- codage quant à l’un : il y a le non être

- codage quant au deux : il y a une relation spécifique entre pensée et être, à savoir le même.

L’indistinction de la pensée et de l’être fait la relation au deux.

3° le codage platonicien : distinction de la pensée et de l’être

Platon ne se demande pas comment l’être est ce que la pensée pense, mais comment la pensée est pensée de l’être. Ceci explique une renomination du non-être dans le champ du langage qui est celui de la pensée. Platon va donc soutenir qu’il y a un nom du nom de l’expérience : l’Autre. Platon nomme l’interdit (ce que Parménide interdisait), mais l’interdit en question était l’interdit d’un nom, du non être. Platon renomme en pensée le non-être. Autrement dit, il donne un nom à ce qui était l’interdit d’un nom. Platon invente un autre adage et institue une autre relation au nœud : il pense le 2 de la pensée et du non-être, car pour lui toute interdiction suppose une autorisation plus fondamentale que l’interdiction elle-même, à savoir qu’il va, fidèle à Parménide, penser l’interdit qui demeure, mais penser l’interdit dans l’ordre conceptuel de la nomination.

4° le codage aristotélicien : distinction de l’être et du non être en tant que cette distinction est elle-même un lieu. Doctrine fondamentale de l’être qui se dit en plusieurs sens.

Pour Aristote, être et non être ne sont que des dires en 2 sens de l’être lui-même. Le non-être, c’est l’indifférencié absolu, le niveau impensable de l’être : l’être pré-substantiel, indiscernable, imprononçable, mais mode du sens du mot être (hupokheimenon). Aristote pense la relation duelle de l’être et du non-être dans la modalité des plusieurs sens de l’être.

Conclusions provisoires :

A partir du mathème parménidien du nouage, Parménide et à sa suite Platon et Aristote en proposent un codage particulier.

Rq : l’école sceptique, ou empiriste (Hume), couperont le nœud, mais cette coupure s’opérera sur le fonds des 3 brins du nœud.

Que dire maintenant du codage parménidien ? Y a-t-il un lien entre l’inauguration du nouage et la particularité du codage ? L’universalité du nouage devrait-elle advenir dans la particularité du codage ? En vérité, le codage n’est pas contraint par l’universalité du nouage, sinon il ferait partie de cette universalité. La singularité du codage parménidien doit donc dire qch sur les conditions originaires du nouage : c’est là un point d’extériorité.

En suivant une 1ère méthode régressive, celle de la double fondation, nous avons vu que, si le nouage reste le même dans l’indistinguable, Platon et Aristote proposent d’autres codages. Ils proposent chacun un meilleur codage pour penser le nouage. Platon et Aristote nous apprennent que d’autres codages sont possibles sous l’hypothèse du 1er, ie qu’ils nous apprennent que le codage parménidien fonde la philosophie en tant que nouveau régime du discours. Mais cela ne nous avance pas pour autant, nous le savons. Il va falloir changer de méthode, ie tester une autre hypothèse.

Heidegger (1ère hypothèse) : le lien entre codage et nouage chez Parménide est arbitraire. Il n’y aurait aucun système de raisons nécessaires à ce codage, qui tiendrait au génie propre de Parménide.

Hegel (2ème hypothèse) : le codage est nécessaire, le nouage ne pouvant prononcer que ce codage. C’est l’hypothèse hegelienne du commencement : on déduit le codage du nouage.

Badiou (3ème hypothèse) : ce nouage est assignable à un point d’extériorité. Je soutiendrais qu’existe une hétéronomie relative entre codage et nouage.

7ème cours

En résumé, la fois dernière, nous avions vu que la décision parménidienne organise ou présuppose un nouveau régime de langage. L’ouverture de la pensée comme fondation de la philosophie se présente sous la forme d’une limitation, et non pas sous la forme d’un élargissement ou d’une transgression. Un espace de la pensée – la philosophie – est ouvert par la prescription d’une limite. Cette limitation fondatrice revient à interdire des noms. La fondation prend donc la forme d’une interdiction qui elle-même affecte la langue. Dans ce nouveau régime de langage, la proposition parménidienne est celle d’un nouage singulier : être, non-être, pensée. ce nouage est en vérité une loi à partir de laquelle peut se prononcer que l’être est ce que la pensée pense. Et cela exige que le régime de nomination où fonctionne non être soit distingué et écarté.

 

Distinction entre nœud et code :

 

1° définition du nœud borroméen

un nœud borroméen désigne que 2 termes ne sont tenus ensemble que par un 3ème. D’un point de vue de la liaison, un nœud borroméen est une instance du 3 : il faut 3 pour qu’il y ait lien. 3 est le nombre minimum du lien. L’effet de liage suppose le 3. C’est réellement une instance du 3, car le nœud ne nous dit rien si ni sur le un si sur le deux : chaque terme lie les 2 autres de façon tournante. La capacité à lier n’est pas un prédicat singularisant. Enfin, 2 brins quelconques du nœud ne sont liés que par le 3ème. Chaque paire de termes a son lien dans le 3ème, et cela de façon tournante. Le 3ème brin engendre pour chaque un d’être liant ; pour chaque deux qu’être lié (par le 3ème).

 

2° le codage du nœud.

On appellera codage d’un nœud tout marquage différentiel du un ou du deux. Un codage du deux suppose 2 types d’opérations :

- premièrement : disposer de 3 signifiants de marquage. Par exemple, Lacan nomme le 3 par 3 noms (réel, symbolique, imaginaire). Mais le nœud reste encore dans son pur 3, à savoir que 3 termes ont un nom, mais pas de règle qui assigne tel nom à tel terme. Le précodage requiert donc de disposer de 3 signifiants de marquage.

- deuxièmement : le codage requiert ensuite un marquage différentiel de l’un, ie de chacun des 3 termes du nœud. Il faut des opérateurs différentiels qui assignent chacun des 3 termes : marquage de l’un. Un codage du 2 (et pas d’être lié par le 3ème) comporte donc ces 2 types d’opérations (3 signifiants de marquage, et marquage différentiel) pour penser les relations 2 à 2. Par exemple 2 brins bleus et rouges. Lacan, qui ne parle pas de codage, dit cependant qu’il y a entre les 3 instances du nœud « des effets de colle ».

On pourrait dire que Platon colle le lien de la pensée au non-être : le non être doit s’avérer spécifiquement pensable. A partir du Sophiste, une relation duelle particulière renomme le non être dans un marquage singulier, l’Autre. La renomination est une opération de codage.

L’opération de codage aristotélicienne fait lien à 2 de l’être et du non être par la doctrine des acceptions multiples de l’être.

Chez Parménide, la pensée et l’être c’est le même. Cette relation duelle institue le 2 et se distingue du pur borroméisme, car il est exclu que la pensée et le non-être soient la même chose.

 

3° tout code tend à déborroméaniser le nœud pur (ontologique)

Dans un ordre de la pensée borroméenne, il y a toujours un codage, sinon nous avons affaire à l’être du nœud, ie à son concept mathématique, donc à l’ontologie du nœud. Le nœud borroméen en soi est simplement l’existence nouée du 3. Or de l’espace mathématique, ie ontologique, il y a toujours codage. Nous sommes en butte aux embarras du code, car tout code introduit une pensée de la relation non borroméenne. Ou plutôt, c’est sur fond de borroméisme, mais cela ne l’est pas par le code, car si un des brins du nœud n’est pas exclusivement lié par le 3ème, alors la coupe d’un des brins laisse subsister quelque chose du lien codé. Le déliement n’est plus aussi radical que s’il avait été effectué dans la figure du nœud borroméen pur. Le codage produit « des effets de colle » : le nœud ne se délie plus comme il le devrait, ontologiquement parlant. Dans tout ordre de la pensée non purement ontologique, il y a un codage.

 

4° entre le caractère borroméen du nœud et son codage existe une dialectique du déliement effectué dans l’épreuve du dispersif : comment Parménide code-t-il le nœud philosophique dont il institue la proposition ?

Précodage : être, non être, pensée

Le codage inscrit 3 liens duels, 3 instances du 2 (pensée et être, non être et être, pensée et non être).

Selon le nœud, ie selon la métaphore des voies, c’est le 3 (être / non être), voie des doubles têtes, « ceux pour qui l’être est aussi bien le non être, le même et ce qui n’est pas le même, font loi ». Dans la dialectique entre le caractère borroméen du nœud et le codage, il y a une sorte d’éclipse entre 2 et 3.

Entre pensée et être, existe un lien d’indiscernabilité qui ne porte pas atteinte au 3 lui-même, car c’est un lien du 2. Etre et pensée c’est le même. L’indiscernabilité n’est pas reconnue par Platon : l’être n’est qu’une des 5 Idées du Sophiste.

Entre non être et être, il y a une exclusion : le non être est un pur nom, un signifiant vide qui est absolument hétérogène à l’être. Le non être n’est pas le contraire de l’être, ce que laisse penser une dialectique molle de l’unité des contraires.

Entre pensée et non être, le rapport est d’interdiction. La pensée advient de ce que la pensée du non être lui est interdite, ie d’un lien légal d’interdiction. Le non être est la cause de la pensée, ce pourquoi l’être est le même que la pensée.

Pourquoi ce codage ? y a-t-il un lien entre la proposition du nœud faite par Parménide et le codage singulier qu’il en donne ? le lien entre la proposition et le codage est-il oui ou non arbitraire ? le codage platonicien ne pouvait-il pas être le 1er codage instituant ? Le codage de la proposition borroméenne inaugurale possède-t-il une singularité qui puisse nous éclairer sur les conditions d’avènement de la philosophie ?

 

5° 1ère thèse : le nœud comme nœud se présenterait bien comme le codage minimal pur et originaire

Examinons les arguments en faveur de cette thèse, qui sont très forts.

La proposition parménidienne serait la moins affectée par le code, après quoi on entrerait dans la dialectique du codage. On en revient à la thèse du caractère pur de l’origine qui décline historiquement dans un devenir impur ? C’est cette grande vision de la chute dans l’impur qui alimente le monothéisme judéo-chrétien. Ou bien, chez Heidegger, qui expose les sédimentations résultant des différents codages métaphysiques, ie sature l’interprétation pour en appeler au pur originaire. Et on peut effectivement soutenir cette thèse, même sous l’hypothèse qu’existe toujours un codage qui ne sera pas le codage zéro. Ces 3 instances duelles du minimum de lien seraient ;

a) pour l’être et le non être : l’hétérogène pur comme paradigme du non lien

on ne peut pas céder en dessous : c’est l’exclusion sous la forme d’une différence de régime (pensée d’un côté, signifiant de l’autre). Le codage est quasiment un non lien. Les 3 brins du nœud ne sont pas liés du tout.

b) pour être et pensée, ce n’est pas un lien puisqu’ils sont indiscernables

Si pensée et être sont le même, cela introduit une éclipse entre le 2 et le 1, mais aucun lien. Vous ne pensez pas le deux, mais vous pensez une identité qui affecte le 3. C’est un point sur lequel Leibniz insistera : l’indiscernabilité ne fait pas lien, elle n’institue aucun lien.

c) pour pensée et non-être, le non-être est impossible à penser.

Dans l’effet de l’interdit (pas de l’interdit comme loi qui est le lien) il n’y a aucune liaison : la pensée ne pense pas le non être, qui reste impensé.

L’hétérogène pur, l’indiscernable et l’impossible seraient les 3 instances du minimum du lien. On peut même soutenir que cette thèse vaut pour le marquage différentiel lui-même, pour l’un.

A l’évidence, penser et être sont indiscernables puisque c’est le même penser et ce à partir de quoi il y a pensée. Autrement dit, le discernement ne discerne pas, il n’y a pas de règle d’attribution. Il y a toujours un précodage : être, non-être, pensée, mais il est chez Parménide inopérant, car il revient à la différence entre être et non-être qui devrait permettre de singulariser l’un. On connaît la réponse de Hegel au début de la grande Logique : on ne peut rien dire de l’être pur. Dès qu’on parle, on l’excède, on le détermine. Or, chez Parménide, l’être est aussi négatif : inengendré, impérissable, indivisible, indifférent (sans différence, toujours le même et dans le même état), immobile, homogène. Ie qu’aucun de ses prédicats ne peut le distinguer du non-être. D’où la pertinence de la remarque hegelienne : si toutes les déterminations de l’être sont en réalité des indéterminations, on ne peut pas marquer la détermination. Autrement dit, si tous les prédicats du non-être sont négatifs, on ne peut pas parler. Tout le texte de Parménide porte sur le différentiel être non-être, mais celui-ci est un différentiel de pré-codage, ie signifiant, et pas un différentiel de marquage, ce qui est lisible dans le caractère négatif des prédicats. Dans ce paradoxe, on peut donc soutenir que pensée et être, et être et non-être sont indiscernables, ie violemment discernés du point qu’ils ne sont pas discernables, ie qu’aucun opérateur de marquage code l’être du non être. Le non être est marqué par son nom, mais il est seulement son nom, donc son nom n’est pas marquable, faute d’un nom de ce nom, d’une renomination – ce que fera Platon. Et comme on ne peut pas marquer le non-être, on ne peut pas non plus marquer l’être. Du côté du non être : il n’y  a pas de nom de ce nom. Du côté de l’être : pas d’attribution (les prédicats, tous négatifs, prédiquent qu’il n’est pas).

Mais alors, comment sommes-nous avertis qu’il y a nœud, ie du sens dans le mode du 3 ? La proposition parménidienne est le nouage singulier qui nous avertit qu’il y a bien du sens dans le 3, mais Parménide est astreint à le coder, à savoir qu’il y a du 2 pensable comme non lien frontalier du non codage. Par la suite, le sceptique par exemple, celui qui proposera le non sens philosophique, ne pourra le faire que dans la présupposition du nœud, ie en le coupant. La présentation parménidienne est aussi proche que possible du nœud pur,

- mais sous la condition fondamentale de ne pas penser l’interdiction comme non lien : le lien demeure entre pensée et non être dans la figure de la loi.

- le non lien de la pensée au non être est chez Parménide un effet de ce lien fondamental qu’est l’interdiction.

Ainsi, l’essence originaire du lien n’est pas pur, c’est l’interdiction qui est la puissance fondatrice de la loi comme lien. Portons donc directement nos propos sur cette interdiction.

 

6° 2nde thèse : l’idée de mathème ou pourquoi l’interdiction du non-être – la barre sur le signifiant non-être – noue la pensée à l’être ?

Contre la thèse de l’originaire pur, il y a, à mon avis, quitte à faire ma propre apologie, une façon de poser avec exactitude la question de l’origine de la philosophie comme régime spécifique, discours nouveau. Je soutiendrais la thèse que ce que fonde Parménide est en réalité une structure de transmission régie, en dernier ressort, par l’idée du mathème, ie par l’idée d’une transmission intégrale.

Attention, je ne dis pas que le codage parménidien était requis pour une transmission intégrale, car ce serait le revalider comme codage pur, ie comme codage de la bonne transmission, et nous retomberions dans le schéma de la chute. Mais je dis que ce codage transmet un nouveau régime de transmission. Autrement dit, si la proposition parménidienne est fondatrice dans son contenu, elle est liée à un nouveau régime de la transmission. Et ce qui est abandonné dans ce nouveau régime de transmission, c’est le récit mythologique, légendaire, religieux. Certes, l’élément mythique est encore présent dans le Poème de Parménide, mais il est strictement circonscrit à l’initiation. Parménide s’autorise de la déesse qui joue comme garantie fictionnelle. Nous avons donc une structure de l’initiation, donnée dans la poétique du récit. Mais si l’élément du récit est assigné au sujet, l’autorité des énoncés ne va pas être autorisée par la déesse, mais par une provenance intrinsèque, ie démonstrative. Le récit ne sera pas la figure de transmission de la philosophie, il sera abandonné au profit virtuel, idéal, du mathème. Le point de rupture consiste en une transmission d’une autre figure de la transmission qui soustrait la proposition borroméenne à la forme du récit, dans l’horizon du mathème. Récit et mathème sont donc 2 régimes différents de la garantie de la vérité. Parménide opère une rupture cruciale, car il délivre la vérité du récit mythique. La vérité n’est plus prisonnière – au sens de ce qui la garantit – de la structure du récit. La structure de validation est autre que celle délivrée par le récit fictionnel qui, désormais, a eu lieu. La vérité du nouveau régime de discours commence à délier le sujet de toute supposition empirique ou de croyance. Certes, la rupture ne se situe pas encore sous l’autorisation du sujet, ce qui se produira avec Socrate. Autrement dit, le récit mythique n’est pas absenté, et Parménide ne s’autorise pas de soi-même, mais de la déesse. Néanmoins, le passage de l’autorisation du sujet à l’autorité des énoncés marque une rupture et fonde la philosophie :

- autorisation du sujet du côté du récit

- autorité des énoncés dans l’horizon du mathème

Et si finalement Parménide doit transmettre la rupture d’avec le récit mythique, il doit le faire dans une figure reconnaissable de cette rupture, à savoir dans cette du mathème. Aussi, le cœur de la question c’est, pour Parménide, de transmettre la transmission par mathème comme rupture d’avec le récit dans la matrice d’un raisonnement spécifique. Je soutiendrais que ce qui délivre la puissance de la rupture, c’est le raisonnement par l’absurde, indirect, ou apagogique.  Il nous faudra donc valider :

- que le raisonnement par l’absurde contient la rupture la plus radicale avec le récit, ce que le raisonnement constructif (déduire tout un ensemble donné d’un principe ou d’un petit nombre de principes) ne fait qu’à moitié.

- la fonction explicite du raisonnement par l’absurde dans le texte de Parménide qui opère le passage de l’autorisation du sujet à l’autorité des énoncés.

- enfin, faire des hypothèses sur les conditions de la philosophie. L’étude historique et philosophique de ce point sera menée en référence au libre du hongrois Szabo : Débuts des mathématiques grecques.

8ème cours

La fois précédente, nous avions étudié la tension entre ce que fonde Parménide d’une part, et d’autre part la forme spécifique de cette fondation. Nous nous attachions à une tentative d’analyse du sens de cette forme, après avoir longuement dégagé ce qu’il en était de la proposition fondatrice elle-même. Proprement, l’énoncé inaugural de Parménide, c’est le nœud être non être pensée, et la forme spécifique de cette fondation, c’est (je vous avais proposé le concept) un certain codage du nœud au caractère borroméen, dont je vous rappelle les 3 caractéristiques :

- Parménide propose une relation d’identité entre être et pensée, première relation duelle nommée et isolée dans le noeud

- une relation d’exclusion radicale entre être et non être, 2ème relation duelle, elle-même codée

- une relation d’interdit entre être et pensée, 3ème relation duelle

Nous avions argumenté qu’on pouvait soutenir que dans ces 3 relations duelles, l’élément central était la non relation. Il s’agit là de liens dont l’essence est le non lien :

- être et pensée ne sont pas liés à proprement parler, puisqu’ils sont indistinguables

- être et non être ne sont pas liés puisqu’ils s’excluent l’un l’autre. On ne peut justement penser leur coprésence

- le non être est impossible pour la pensée, raison pour laquelle il n’y a pas non plus, à proprement parler, de lien entre la pensée et le non être, puisque le non être est proprement l’impensable de la pensée.

L’argumentation revenait à soutenir en fin de compte que Parménide proposait quelque chose comme le nœud borroméen pur, ie sans codage, cela pour la simple liaison de 2 termes par le 3ème, sans spécification duelle, sans marquage singulier.

Mais nous nous étions engagés dans une autre hypothèse, dont la nécessité résulte de ce que, malgré tout, ce codage est un codage, même si (et j’avais proposé l’expression en partie métaphorique de codage minimum) les liens sont des non liens, leur histoire philosophique est une histoire catégorielle, ie l’histoire de la catégorie de relation – malgré tout. En effet, à bien y réfléchir, si nous prenons les 3 codages :

- le 1er génère la catégorie du même. Ce sera une des grandes idées platoniciennes : être et pensée sont le même, mais le même dans une perspective platonicienne est une catégorie de l’être parmi les 5 que lui attribue Platon.

- le codage entre être et non-être fonde la catégorie de l’Autre, mais de l’Autre au sens radical, ie de l’Autre qui n’est pas subsumable comme Même. Vous savez que c’est un des sens de la distinction lacanienne entre petit autre et grand Autre, et qu’en dernier ressort, le petit autre peut se présenter comme une guide du même. Chez Parménide, l’Autre n’est pas le petit autre dans la guise du Même, mais c’est l’Autre de l’exclusion. Mais on voit bien le destin catégoriel de ce concept.

- enfin, le 3ème genre engagé par le codage, c’est à proprement parler la loi, ou la barre. Ce que dit expressément Parménide, c’est que la voie du non-être est barrée pour la pensée. c’est quasiment en ces termes qu’il s’exprime : il est prescrit que la voie du non-être soit, pour la pensée, barrée. Nous avons là une genèse du concept de la loi dans la guise de la barre, de ce qui se trouve barré, et qui aura aussi un destin catégoriel.

Or, on ne peut tout de même pas soutenir que, dans cette affaire, l’engagement dans ce codage du Même, de l’Autre et de la Barre interdictrice – ou même de l’autre et de la loi – puisse strictement équivaloir (compte tenu du destin conceptuel de ces 3 termes) à un non codage. C’est soutenir une proposition exorbitante si on la prend dans son devenir, ie si on prend acte que la proposition parménidienne soutient originairement le devenir historique de 3 concepts aussi fondamentaux. Donc, si nous nous éloignons ce l’idée que Parménide serait originaire, parce qu’il a proposé le nœud pur, ie le nœud non codé, nous dirons plutôt que ce codage a une fonction propre. Autrement dit, nous passons de l’hypothèse qu’il serait nul à celle qu’il remplit lui-même une fonction de proposition, ie que ce codage est aussi une proposition originaire.

Et cette proposition originaire porte sur la question de la transmission. Le codage vaut transmission d’une rupture dans le mode de transmission. Si bien que l’originarité parménidienne – si on revient à cette hypothèse – c’est certes la proposition du nœud borroméen être non être pensée, mais c’est au moins autant, sinon plus, que cette proposition se fait dans l’élément d’une rupture, elle-même transmise, des figures de la transmission. Cette rupture, je l’ai nommée, à titre hypothétique, le passage d’une légitimation par le récit à une légitimation par le mathème.

J’avais naturellement ponctué qu’il y avait dans le texte de Parménide des figures de récit dès le début du texte. Et nettement des figures de récit mythique. Mais j’avais également pointé que ces éléments de récit, ie le mode sur lequel Parménide se déclare un inspiré, ie comme celui qui transmet le dire d’une déesse, portaient sur le sujet de l’énonciation et pas sur le statut de l’énoncé – pas complètement sur le statut de l’énoncé, car aucune rupture n’est absolument franche. L’horizon de légitimation du texte de Parménide n’est pas le récit mythique, bien qu’y figurent des éléments. Mais l’horizon véritable de légitimation n’est pas que la déesse parle, ce qui serait une légitimation en croyance elle-même prise dans la structure du récit : l’inspiré racontant son initiation et transmettant ce qui lui a été dit. encore une fois, cet élément de récit est présent, mais il n’est pas ce qui organise la légitimation des énoncés.

Il y a donc bien dans le texte même de Parménide passage d’un régime de légitimation à un autre, ie que la vérité telle que Parménide entend la prononcer n’est plus prisonnière de l’effet de croyance auquel, en règle générale, se dénoue (?) tout récit des origines. Parménide, sans en être complètement délié, puisqu’il se présente malgré tout comme un inspiré, et qu’il parle poétiquement, Parménide fait advenir un autre régime.

 

Intervention : est-ce que le début du poème ne serait pas un ornement ?

 

Réponse : c’est l’hypothèse maximale. On peut  à la limite soutenir que c’est purement ornemental. Je n’ai pas avancé cette hypothèse pour pouvoir raisonner a fortiori. A supposer même qu’on prenne au sérieux le ton inspiré – car ce n’est pas simplement le récit, il y a aussi a minima un ton un peu prophétique – je pense que ce que je tente de démontrer tient toujours. Naturellement a fortiori s’il se trouve qu’en outre ce n’est qu’ornemental, à savoir une forme poétique destinée à cadencer ou à soutenir la conviction, mais qui ne comporte pas en elle-même d’élément de vérité notable. On peut essentiellement le soutenir. Mais personnellement, parce que ceci n’est pas décidable au pied levé, j’ai le sentiment que ce n’est pas entièrement ornemental. A mon avis, il y a encore un désir parménidien de se présenter dans la figure inspirée de la transmission d’un dire transcendant. Parménide se rattache à la figure de la tradition, mais jusqu’à quel point ? Jusqu’à quel point la figure rhétorique joue à plein pour tenter de réaliser un effet de croyance, je ne me prononcerai pas.

 

Intervention : c’est le côté mystique de Parménide

Oui, peut-être, il y a peut-être une volonté ésotérique de parler de façon péremptoire et, en même temps, partiellement obscur, que l’on trouve chez d’autres poètes de la même époque, comme Pindare, par exemple. Mais je tiens qu’il est intéressant de souligner qu’à supposer même que ceci fasse partie intégrante du texte et ne soit pas un ornement de pure rhétorique, on peut voir à l’œuvre une transformation du régime de l’affirmation en cours. A mon avis, en dernier ressort, la vérité des énoncés se trouve déliée des effets de croyance, elle n’est donc pas du type de celle que véhicule le récit des origines classique, mais rapportée aux csq des thèses fondatrices par un système de lien explicitables.

Là se situe une rupture de portée fondatrice dans la mesure où ce que Parménide propose, c’est la possibilité de tenir sur l’être, sur les premiers principes, sur le fondement même de ce qui est, un discours dont la norme d’évaluation ne soit pas la croyance. Un discours qui, par conséquent, doit avoir des normes autres que l’effet d’adhérence subjective à la figure du récit, ce qui signifie que ce sont des normes partiellement séparables, ie des normes non entièrement liées à la particularité du texte lui-même, ie des normes universalisables au sens strict. Le discours propose des normes universalisables au sens précis où elles ne sont pas dans la dépendance singulière de l’effet de croyance induit, porté par le récit.

 

J’avais, la fois dernière, indiqué également que le cœur de la question était, à mon avis, l’emploi du raisonnement par l’absurde, dit aussi indirect ou apagogique. Je soutenais que le raisonnement par l’absurde était le mode discursif exemplairement capable de porter une telle rupture. Clarifions maintenant ce point en lui-même.

Raisonnement constructif et raisonnement par l’absurde

Dans une tradition logico-épistémologique classique, le raisonnement par l’absurde est très souvent tenu comme inférieur au raisonnement constructif, direct. Pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, encore dans les grandes tendances contemporaines, toute l’école intuitionniste rejette expressément l’usage du raisonnement par l’absurde, considéré, en vérité, comme non concluant, comme ne permettant pas de conclure. Or, pour des raisons particulières qui concernent l’existence de la philosophie, je soutiens le contraire, au sens précis, qui est que le raisonnement par l’absurde est le porteur exemplaire de l’avènement même de la discursivité démonstrative. Le raisonnement par l’absurde est proprement ce qui, ici, soutient la rupture dans le mode de transmission. Il faut donc justifier ce point car, encore une fois, il est très classique de considérer que le raisonnement par l’absurde est un raisonnement impur, voire un ersatz de raisonnement. A chaque fois qu’on peut lui substituer une démonstration constructive, c’est un gain. Pourquoi conférer cette valeur exemplaire – encore une fois dans la rupture avec la figure du récit – au raisonnement par l’absurde ?

Le raisonnement constructif

Je rappelle que le raisonnement classique, le raisonnement constructif, consiste à dériver les énoncés d’énoncés antérieurement admis, en se conformant à certaines règles ou lois de démonstrations dérivées. La matrice est la suivante : si je sais que A → B, ie si j’ai pu établir que l’énoncé A a pour csq l’énoncé B, et si, par ailleurs, j’établis que A est vrai, je conclurai directement à la vérité de B. Ceci est la matrice absolue de la dérivation constructive.
Dans ce cas, vous voyez que la vérité de B est tirée d’une connexion fondamentale à l’énoncé A, à savoir A → B, et comme je sais la vérité de A, j’ai la vérité de B. Vous avez au cœur du propos une connexion d’énoncés qui, en un certain sens, sous-tend ou légitime que je transite de A à B, ces 2 énoncés ne sont pas déliés de leur vérité propre.

Le raisonnement constructif se meut dans un élément homogène. Je passe selon des règles d’un énoncé vrai à un énoncé vrai. Et, par csqt, le raisonnement constructif se présente toujours comme une sorte d’explication, de dépliement des csq contenues dans les énoncés antérieurs. C’est aussi pour cela qu’il est ordinairement considéré comme supérieur, parce qu’il semble qu’il véhicule une information supplémentaire, ie qu’il explicite et exhibe le système des énoncés détenus dans les énoncés antérieurs. Il a donc valeur d’explicitation. Avec le raisonnement constructif, j’ai non seulement le sentiment de démontrer – bien sûr – mais de me mouvoir dans l’élément homogène d’une explicitation. Voilà pourquoi, pour ceux qui pensent que sont en jeu des objets, le raisonnement constructif est toujours entendu comme donnant des informations sur les objets en cause dans les énoncés, ie comme un raisonnement qui éclaircit la nature intime des objets considérés. Mais remarquons, pour ce qui nous occupe, que ce type de raisonnement avec son unité de plan et sa valeur d’explicitation, ne manifeste pas dans sa forme la rupture d’avec le récit. Je ne dis pas qu’il ne rompt pas avec le récit. Je ne suis pas en train de dire qu’un raisonnement constructif est la même chose qu’un roman. Je dis : il n’exhibe pas, il ne sépare pas la rupture avec le récit, parce qu’il a ceci en commun avec le récit, qu’il n’indique pas la fiction. J’entends avec le récit destiné à produire un effet de croyance, pas le récit contemporain qui, justement, est toujours en train de s’exhiber comme fiction etc… etc… Il n’y a pas de récit identificatoire. Mais je dis : le raisonnement constructif a ceci de commun avec le récit qu’il n’indique pas la fiction. L’horizon fictionnel est tout simplement forclos. Mais, dans le récit à effet de croyance, aussi. Quand vous faites un récit avec effet de croyance, vous avez comme axiome permanent que ceci a eu lieu. Naturellement, la fiction ne s’exhibe pas comme fiction. Or d’une certaine façon, dans le raisonnement constructif, on a affaire à la même homogénéité de plan. Il n’y a pas de faille interne, ou de disruption entre plusieurs plans, qui indiqueraient une frontière, ou une lisière, ou une articulation, ou une dialectique du fictif et du vrai. Si on admet avec Lacan que la vérité se donne dans une structure de fiction, le fait que la vérité se donne dans une structure de fiction ou, en tout cas, que la vérité convoque la fiction, n’est pas plus indiqué dans le raisonnement constructif que dans le récit – au sens où j’entends récit. Dans le récit, vous avez un « ceci a eu lieu » qui produit un effet homogène de réalité, qui se présente comme étant le vecteur d’un effet homogène de réalité. Dans le raisonnement constructif, vous avez un : « ceci est l’explicitation du vrai », qui se présente également comme un effet homogène de vérité. Ce n’est pas un effet de vérité, mais un effet homogène de vérité. On peut encore dire autrement la chose : le raisonnement constructif ne point à aucun moment son propre extérieur. Le raisonnement constructif n’allègue ni la fiction ni le faux. Il fait comme si l’on pouvait se mouvoir, de façon autonome et indépendante, dans l’homogénéité du vrai, par passages. De sorte qu’à la limite (je ne dis pas qu’il est cela), le raisonnement constructif peut, extérieurement ou formellement, être tenu pour un récit cohérent, comme on le voit d’ailleurs dans les déductions finales des romans policiers classiques, qui empruntent expressément à des fins de fiction la figure de raisonnement constructif. La fiction serait simplement, là, l’élément extérieur, mais requis, en même temps à l’établissement successif des propositions vraies, ie ce qui est fictif, en cela qu’il indique un artifice fictionnel, supposition à l’intérieur de quoi se meut la trajectoire soit du récit, soit de la démonstration. Dans les 2 cas, il y a un réquisit axiomatique, ie il y a des premières thèses. Le fait qu’il y ait des premières thèses n’est pas ici ce qui départage. Il y a aussi des premières thèses dans le récit. Si on t réfléchit bien, tout récit est secrètement axiomatique. Le récit commence à postuler axiomatiquement qu’il est possible que ce que le locuteur raconte ait effectivement eu lieu. Il y a donc un axiome inaugural qui est la position du sujet de l’énonciation comme position possible. Mais, dans le récit, comme dans le raisonnement constructif ou dans le raisonnement par l’absurde, nous avons dans tous les cas des premières thèses. Donc le point n’est pas là. Le point est de savoir si la démarche indique un extérieur. Si elle ne l’indique pas – et c’est cet extérieur que pour l’instant j’appelle l’élément général de la fiction – elle se présente :

- soit comme un effet homogène de réalité : c’est le cas du récit

- soit comme un effet homogène de vérité : figure de la déduction constructive. A cet égard, le raisonnement constructif peut passer comme un récit cohérent.

Et si j’alléguais les déductions finales des romans policiers, c’est qu’il serait très intéressant, à titre d’exercice, d’imaginer un roman policier où le détective raisonnerait principalement par l’absurde. Vous verriez que cela ne pourrait pas marcher, parce que les postulations sur l’univers que cela impliquerait seraient exorbitantes. Il faut donc que le détective raisonne par construction d’indices, convergence d’indices et recoupement déductif, faute de quoi il devrait engager sur la cohérence de l’univers des hypothèses exorbitantes et infondables.

Autre caractéristique du raisonnement constructif, corrélé au fait que l’extérieur n’est pas manifeste, c’est que la stratégie de vérité ne se laisse pas présenter comme tell. La stratégie, ie l’effet de sujet qui, à ce point propre, isolerait un énoncé comme l’énoncé à démontrer. Naturellement, vous pouvez annoncer au début que vous allez démontrer cet énoncé, mais c’est extérieur. L’effet stratégique n’est pas intrinsèque à la démonstration, parce que la démonstration se meut d’énoncé vrai en énoncé vrai. Elle est par conséquent dans ce que j’appellerais l’égalité du vrai, exactement comme elle est dans son homogénéité. On peut dire que, de manière intrinsèque, sans introduire les nuances entre preuves et déductions qui ne seraient pas immédiatement adéquates au propos, dans le raisonnement constructif il n’y a jamais, stricto sensu, que quelque chose qui est un fragment de continuité, ie quelque chose qui est dans une égalité supposée des énoncés vrais à l’intérieur desquels on propose un parcours particulier. D’une certaine façon, le raisonnement constructif consiste à examiner des conséquences, mais en lui-même il ne comporte aucun indice de finalité, ie qu’il ne désigne non comme son objectif – quand il le fait, c’est de manière extrinsèque, pas de façon interne au mouvement même de la preuve. Le mouvement de la preuve c’est d’examiner des conséquences, et puis on constate que dans les conséquences, il y a la bonne conséquence. Mais c’est pas l’examen de l’explicitation des conséquences qu’on y repère ce qu’on désignera, extérieurement, comme la bonne conséquence. Pris dans sa rigueur, le raisonnement constructif n’a pas de fonction anticipante. Il n’anticipe pas. Il nous donc opposer ici explicitation à anticipation. Le raisonnement constructif est explicitant, mais il n’est pas anticipant. En résumé, j’attribuerai 3 caractéristiques au raisonnement constructif, quel qu’en soit le mode :

- une unité de plan sans envers, ie qui ne point aucun envers d’elle-même

- la fiction, si fiction il y a, y est, par conséquent, exclusivement latente, mais jamais manifeste

- il est a-stratégique, ie non anticipant

Le raisonnement par l’absurde.

Le raisonnement par l’absurde est d’un tout autre type. Soit un énoncé A quelconque. Le raisonnement par l’absurde exige d’abord que je déclare expressément que c’est lui que je veux démontrer. Il y a un régime de décision. Par conséquent, le raisonnement par l’absurde est originairement stratégique, il faut qu’il anticipe. Donc, en vérité, il y a toujours dans le raisonnement par l’absurde une anticipation de la vérité par la certitude : je ne m’engage en vérité dans le mouvement par l’absurde que dans la conviction que A est vrai. Mais démonstrativement, je n’en sais rien. Donc, en un certain sens, je n’en sais rien tout court. Il faut donc bien qu’il y ait une certitude anticipante (peut-être erronée, le RAA ne me donnera pas forcément les moyens de le savoir), et la vérité va être commandée dans son processus par l’anticipation de certitude. Et je suis contraint à cette anticipation puisque mon point de départ va être une supposition négative, ie le mode sur lequel je vais anticiper la vérité de A sera la supposition de non A. Mais la supposition de non A a pour essence l’anticipation de la vérité de A pour la certitude de A. Il faut donc remarquer – nous en tirerons les csq tout à l’heure – que dans l’élément de la certitude, je suppose expressément le faux. Peut-être que dans l’élément de la vérité ce faux est-il vrai. Mais dans l’élément de la certitude, je suppose expressément le faux, ie que c’est non A qui est vrai, alors que mon anticipation de certitude, c’est que c’est A. Qu’attends-je de cette supposition ? Vous voyez comment le régime subjectivo-stratétique régit toutes les commandes. Qu’attends-je de cette supposition, qui est le démenti explicite de ma certitude ? Eh bien j’attends naturellement des csq contradictoires à des vérités déjà établies. Mon anticipation de certitude consiste à supposer non A,alors que je suis dans la certitude que A est vrai. A tirer de cette supposition toutes les csq que je peux, dans l’espoir de rencontrer, parmi ces csq, un énoncé B expressément contradictoire avec mes vérités antérieurement assurées. Si je fais cette rencontre, parvenu à ce point, je vais rejeter, par voie de csq, l’hypothèse non A. Et rejetant l’hypothèse non A, je vais conclure à la vérité de A. Moyennant quoi, j’aurais égalé la vérité à ma certitude. Tel est le côté globalement stratégique et, si je puis dire, extraordinairement volontariste du RAA. Le RAA témoigne d’une implacable volonté, alors que le raisonnement constructif témoigne plutôt d’un sens de la conséquence. Dans le RAA il y a un double côté : le défi, le pari.

Sur la base de ce schéma général, examinons les caractéristiques conceptuelles du RAA :

1° la stratégie est explicite, ie que l’aspect stratégique de cette configuration de la pensée qu’est le RAA est totalement explicite. J’annonce ce que je veux démontrer, et je suis d’autant plus forcé de l’annoncer, puisque je dois supposer son contraire.

2° le régime subjectif est dans l’élément de certitude anticipée

Bien évidemment, le fait que la stratégie soit explicite signifie :

3° qu’il y a un élément de pari et de risque

En effet, si je suppose, en déniant ma  propre certitude, un énoncé que je pense faux (non A), j’anticipe sur ce point que je vais rencontrer du contradictoire. Et naturellement, je vais tactiquement gouverner ma démonstration au mieux pour le faire. Mais pendant tout le temps où je la gouverne ainsi, je me meus dans ce qui, du point de ma certitude, est faux, parce qu’évidemment les csq du faux ne peuvent pas être tenues dans un régime de vérité. Il se peut qu’il y en ait qui soient vraies, d’autres pas. Je n’ai pas de discrimination possible. Que je rencontre de l’explicitement contradictoire n’est nullement garanti dans ma supposition initiale, puisqu’elle n’est qu’au régime de la certitude déniée. En particulier, si je me suis trompé, je vais errer dans une indécidabilité grandissante.

 

Intervention : l’énoncé contradictoire ne remet pas en question la certitude ?

Réponse : non

Intervention : donc où est le risque ?

Réponse : il ne remet en question la certitude, mais il l’établit dans une indécidabilité grandissante.

Intervention : mais est-ce que ce n’est pas là un résultat que celui qui fait le RAA n’a pas prévu ? puisque nous avons parlé du risque, je veux dire que l’indécidabilité qui s’installe s’installe au corps défendant de celui qui a fait le raisonnement par l’absurde, car lui est convaincu de sa certitude. On ne peut pas à la fois avoir la certitude et ne pas l’avoir, c’est donc précisément parce que tu détiens la certitude que tu te permets de poser non A en supposition.

Réponse : attention. Si le RAA est stratégique, c’est en ceci que celui qui raisonne par l’absurde ne tient pas sa certitude pour une vérité. Ne confondons pas. Si c’était le cas, il ne se proposerait pas de la démontrer. Il est donc d’accord que n’est réellement établi dans l’élément de la vérité que ce qui est démontré, fût-ce par l’absurde. Donc il assume, et c’est cela l’élément subjectivo-stratégique, l’écart entre certitude et vérité. Il est certain, mais pas au point de considérer que la certitude est le critère du vrai. Il considère, lui aussi, qu’en dernier ressort le critère du vrai, c’est la démonstration. La tactique adoptée expose donc au risque d’une errance indéfinie à l’intérieur de laquelle, de surcroît le seul point d’appui subjectif inaugural de la chose, à savoir la certitude, semble s’effriter peu à peu. Le cas le plus frappant de ce point, c’est, au début du 19ème siècle, les tentatives du père jésuite Sakéri qui a été le 1er à vouloir tenter de démontrer par l’absurde le 5ème postulat d’Euclide sur les parallèles. Auparavant, le 5ème postulat était considéré comme une vérité à démontrer, et non pas comme un véritable axiome. Dès l’époque grecque, il y a eu toute une série de tentatives de démonstrations directes à partir du concept d’équidistance, ce qui conduisait à un cercle vicieux. Sakéri est le 1er à proposer un dispositif de raisonnement par l’absurde, à savoir supposons que l’axiome est inexact et tirons-en les csq contradictoires. Ce faisant, il développe en réalité une partie de la géométrie de Lobatchevski, et qu’il se place dans une situation extrêmement biaisée et singulière, qui n’a pas, semble-t-il sauf des moments fugitifs, entamé sa certitude qu’il s’agissait d’un énoncé démontrable, mais dont le destin historique s’est avéré, par rapport à cette certitude, un risque absolu, à savoir le signe d’établir la relativité ultime des géométries.

 

Intervention : mais lorsqu’il s’engage, est-ce que pour lui c’est un risque, ou au contraire qch qui lui procurera la garantie de sa certitude ? Ce n’est pas un risque, ou alors inversé, qui donne une chance de garantir sa certitude qui se trouve dans l’élément de la précarité.

je pense que qln qui est dans l’élément de précarité de sa certitude ne s’engage pas en risque, mais dans une espèce de protection. Il tend à protéger la précarité de sa certitude dans la garantie de la vérité, et non pas dans l’élément d’un risque qui mettrait en péril sa certitude première. C’est une protection. 

Je crois qu’il y a 2 éléments à distinguer : quand je dis risque, je ne veux pas dire que c’est en tremblant que le sujet certain s’engage dans le raisonnement par l’absurde.

 

Intervention : le risque, c’est d’être dans l’élément du désir, où précisément rien n’est assuré. Il y a donc une précarité qui ensuite, comme on s’engage dans l’ordre de la démonstration, risque de mener à l’errance.

Mais oui, mais ce qui caractérise le raisonnement par l’absurde, c’est que, précisément, si on s’est trompé, on ne le saura pas. C’est cela, l’élément de risque intrinsèque. Le prix à payer va être celui d’une errance indéfinie. Donc je considère comme plus risqué de s’exposer à l’indécidabilité que de s’exposer à l’échec. C’est évidemment le point. L’échec, à savoir la démonstration de la fausseté de l’hypothèse est, elle, tout à fait rassurante. Pour quelqu’un dont le critère de la véracité est la démontrabilité, s’il démontre le contraire, c’était qu’il s’était trompé, mais il s’est trompé dans l’élément de la certitude justement, ie que son erreur elle-même est dans un élément qui égale la certitude et la vérité.

En revanche, l’erreur dans l’engagement du raisonnement par l’absurde est différée à l’infini, d’une certaine façon, dans une indécidabilité grandissante, mais qui n’établit aucune sécurité de décision. Ce qui se passe, est que le seul point qui est la certitude peu s’effriter ou se trouver à l’épreuve d’une errance durable. Et on n’a même pas ce gain particulier qui est la sanction explicitable de l’échec : l’erreur, l’hypothèse fausse. C’est en ce sens que je parlais de risque.

 

Intervention : je me suis alors mal exprimé ; ce qui me semble l’élément décisif du RAA, c’est que ce que tu appelles une certaine précarité dans l’élément de la certitude. Celui qui raisonne par l’absurde a une faille dans sa certitude.

Réponse : tout à fait

Intervention : c’est à cause de cette faille qu’il veut accéder à un régime de certitude homogène et transparent dont dispose celui qui s’en tient au raisonnement constructif.

Nous serons d’accord pour dire que l’élément d’aléas est du côté de celui qui raisonne par l’absurde, et pas de l’autre. Et que cet aléas se déploie dans cette instance particulière qui est la possibilité de l’errance.

 

Intervention : c’est ce point de pathologie dans la certitude que je voudrais te faire préciser dans le point de départ du raisonnement par l’absurde.

Mais je crois qu’il n’y a un élément de pathologie de la certitude que simplement parce qu’elle est anticipante. Ce que tu appelles pathologie, c’est strictement l’anticipation.

 

Intervention : mais qln qui a cette certitude absolue d’homogénéité en lui-même, il va raisonner par l’absurde. Quand il anticipe, c’est non pas seulement le symptôme de la faille dans sa certitude, mais c’est le symptôme pathologique : la certitude n’est pas pathologique parce qu’elle est anticipante, mais l’anticipation est le signe d’une pathologie de la certitude.

C’est sur ce point que nous ne serions pas tout à fait d’accord.

 

Intervention : si j’ai utilisé le terme de pathologie, c’est à dessein, car on touche là à un point de réel. Nous ne sommes pas d’accord sur ce point, car à mon avis, le fait de considérer l’anticipation en elle-même comme qch qui traduit un symptôme premier devrait te donner matière à réflexion…

Oui, mais si tu veux, je suis un peu gêné par la pathologie dans cette occurrence.

 

Intervention : oui, mais notre référence 1ère est quand même bien lacanienne. Il y a toujours là qch qui nous recolle à notre référence de départ. Non ?

D’une certaine manière, je verrais bien l’entrée en scène du mot pathologique, dès lors que justement on proposerait que la certitude vaut norme. Or, si même dans cette occurrence, pathologique il y a, la cause est immédiatement proposée.

 

Intervention : en parlant de pathologie, je me faisais l’avocat du diable en me plaçant du point de vue du clinicien classique.

Il faut donc pouvoir passer du point de vue sur l’être par la psychanalyse à une autre ontologie.

Oui, absolument, dans la 1ère caractéristique du raisonnement par l’absurde dont nous venons de débattre, c’est, en tout cas

1° son caractère stratégique.

Par conséquent, l’élément de pari qui s’induit en vérité de l’anticipation de certitude ; et, du fait que l’anticipation de certitude peut être comblée, ie choir dans la vérité. Sinon, si l’anticipation n’est pas comblée, elle ne fait qu’errer.

2° une fiction s’énonce comme telle

dans la supposition de non A, la fiction s’énonce comme telle. Le RAA va être clivé en partie double, puisque le régime des conséquences va s’appliquer à un énoncé dont je suppose qu’il est faux. Il y a une médiation fictive de l’hypothèse. Je feins qu’elle soit vraie. Et, en particulier, je lui applique ce régime de la vérité constructive qui est l’examen des conséquences. Le fait que je feigne qu’elle s’applique à un sol réel, je lui applique donc le régime de légitimation des conséquences. Dans ce type de raisonnement, j’espère passer de la certitude à la vérité par une médiation fictive pointée comme telle, avec ceci de remarquable que je la pointerais comme telle rétroactivement. Je l’énonce subjectivement comme fictive, mais je la désignerais comme fictive que rétroactivement – quand je la rejetterai, quand je dirai : il faut rejeter mon hypothèse. Le RAA est donc bien une désignation rétroactive de la fiction.

3° la déduction est particulièrement et expressément déliée de toute croyance

Cette 3ème caractéristique touche de très près notre débat concernant Parménide. La déduction est évidemment déliée de toute croyance puisqu’elle se meut dans la supposition du faux : s’il y a quelque chose qui n’est pas demandé, c’est de croire à l’hypothèse.

Intervention : cela revient à l’énoncé du pari de Pascal qui fait, lui, rétroaction de la croyance

Oui, mais l’énoncé pascalien du pari n’est pas un RAA. C’est un examen des conséquences de 2 choix pour montrer qu’une mise est supérieure à l’autre.

Intervention : oui mais tu as parlé de pari

Oui, mais je n’ai pas dit que tout pari était un RAA, j’ai dit qu’il y avait un élément de pari dans le RAA, ce qui est tout à fait différent. Le RAA est donc explicitement délié de tout effet de croyance précisément parce qu’il énonce la fiction. Je feins que l’énoncé soit vrai, par csqt je n’attends pas qu’on y croie. J’attends simplement qu’on s’établisse à son égard dans le régime neutre de la  conséquence. Et précisément, vous voyez qu’au cœur du raisonnement par l’absurde, il y a le déliement de la croyance et de la conséquence. Je vais neutraliser la notion d’examen des  conséquences de toute supposition en croyance, puisque je fais tirer les csq d’une fiction quant au vrai. Par csqt, pendant toutes les étapes qui succèdent à mon hypothèse, les objets de construction mis en jeu sont expressément fictifs, et requièrent une attention exclusivement centrée sur la règle de conséquence, et détachés de tout effet de croyance. De ce point de vue, le RAA est aux antipodes du récit, parce qu’en un certain sens il s’annonce lui-même comme récit. Il annonce : supposez que ceci soit vrai, alors il se déroulerait telle et telle chose. Mais cette supposition du vrai est prise dans un régime stratégique qui la met en fiction. Donc le récit de ses conséquences est expressément indiqué comme pur récit, ie comme fiction transitoire, dont on attend qu’elle soit rétroactivement annulée. C’est comme si vous aviez en conte qui commencerait par : il était une fois, mais dont la conclusion par examen réglé des conséquences serait : non, il n’était pas une fois. Naturellement, le conte est par excellence un récit à effet de croyance pour enfants, donc le « il était une fois » reste maintenu dans une équivoque de réalité. Mais si vous imaginez un conte tordu, vous avez un conte qui est résiliation de ses propres conditions de conte. Par csqt, un conte qui se dé-conte. Un récit dont l’ultime figure serait d’annuler la supposition.

4° dans le RAA je présuppose la cohérence générale du dispositif.

Évidemment, si tombant sur une contradiction, je rejette l’hypothèse, c’est sous la présupposition, qu’en tout cas, il n’y a pas de contradictions. Que c’est ce, que qu’en dernier ressort, il ne peut pas y avoir. Contrairement au récit où il y a des contradictions. Et, comme nous sommes dans le régime de la réalité, c’est ou qu’il y a des contradictions dans la réalité, ou qu’elles vont s’éclaircir d’un autre point de vue. En revanche, le nerf final de la mise rétro-agissante en fiction, avec toutes les conséquences que j’ai tirées de mon hypothèse, c’est évidemment qu’il n’y a pas de contradiction dans la généralité de l’appareillage où je me meus. Et par conséquent, ceci veut dire qu’il y a une loi abstraite et irrécusable qui, à un moment donné, est rencontrée comme telle au point du réel, ie au point de l’impossible, à savoir dans une contradiction. Une contradiction c’est proprement ce qui est impossible, mais cet impossible fonctionne là comme la rencontre de la loi. Il faut noter que la loi est ici rencontrée dans son effet global, dans son existence globale, ie dans : « il est impossible qu’il y ait du contradictoire » - ceci portant sur tout le champ des démonstrations possibles. En revanche, dans le raisonnement constructif, certes il y a une loi, mais la loi agit localement, à savoir qu’elle règle le passage d’une vérité à une autre, et elle n’est jamais rencontrée comme telle. C’est d’ailleurs parce qu’elle n’est pas rencontrée comme telle qu’après tout le raisonnement constructif peut avoir les allures d’un récit cohérent. Dans le RAA, il y a donc un pointage final sur un impossible, s’il aboutit, s’il n’est pas dans l’errance, valant rencontre de la loi dans son effet global. Et c’est, notons-le bien, de là que je conclus, parce que c’est de là que je rejette l’hypothèse non A.

5° après rencontre de ce point d’impossible valant rencontre de la loi dans son effet global, l’énoncé que j’établis est établi, non dans sa valeur de sens, mais dans sa pure position au regard de la loi

L’énoncé n’est pas explicite. Il n’y a pas l’explicitation du raisonnement constructif. Ce qui se passe, c’est qu’il est impossible que cet énoncé ne soit pas vrai. De ce fait, vous voyez la saturation négative de cet énoncé. Le RAA élucide donc minimalement le sens de cet énoncé même. Le fait que l’énoncé soit finalement saisi dans sa pure nécessité logique – ce que j’appelle son rapport conjoint à la loi et à l’impossible – fait symptôme. Le fait que l’énoncé ne soit pas explicite dans son sens, mais, si je puis dire, requis dans son existence, rend compte du symptôme suivant qui est, qu’à proprement parler, ce n’est pas lui que je démontre, lui, en personne, pour la raison que c’est sa double négation : non A, mais non non A. De ce que non A soit à rejeter, sinon je dois rejeter la loi elle-même que j’ai rencontrée au point d’impossible, s’ensuit qu’il fait admettre non non A directement. Ce qui est donc en tout cas vrai, c’est que non non A. Comme si non A ne marche pas, eh bien en tout cas, non non A. De même qu’en tout cas il n’y a pas de contradiction, de même, et pour la même raison, en tout cas, non non A. Et donc si je conclus à A, c’est évidemment sous la présupposition que non non A et A c’est la même chose.

Mais le fait que non non A et A soit la même chose, ce que les intuitionnistes rejettent absolument, n’est défendable, comme on le sait, qu’au plus loin du sens de A – car si on commencer à entrer dans l’explication dialectique du sens de A, cette équivalence de A et de non non A n’a rien d’évident. C’est ce que, par exemple Hegel rejette. Mais tout le point est que, justement, dans le RAA, la procédure est de position, et non pas de sens. Et je dirais volontiers que c’est, justement par ce que c’est de l’être qu’il s’agit, pour retourner obliquement à Parménide, que nous avons cette valeur conclusive. J’ai dit qu’en fin de compte, dans son contenu ultime, le RAA consiste en ce qu’il est impossible que l’énoncé n’existe pas. Effectivement, la négation de ce qui n’existe pas, c’est d’exister. Il faut que non A n’existe pas pour que non non A existe, donc pour que A existe. Et ceci est au plus loin de l’explicitation du sens. Et c’est une des raisons fondamentales pour laquelle Parménide utilise le RAA qui lui est, si je puis dire, naturel. C’est parce que ce qui est en jeu c’est l’être en tant qu’être qui, si je puis dire, ne détient nulle prolifération dialectique du sens. Si finalement, je me concentre maintenant sur les valeurs de transmission du RAA, ce qui est notre enjeu : qu’est-ce que cette forme de transmission transmet quant à la transmission ? J’isolerai les traits majeurs que voici :

- la fiction est explicite et, en même temps, mise à distance, au sens où elle est nommée comme telle : je suppose que. C’est un effet d’incroyance. Le RAA véhicule un effet d’incroyance chevillé à la dialectique vérité / fiction. On lui a toujours reproché cet effet d’incroyance. On a souvent dit : le RAA ne persuade pas vraiment, il est indirect, je m’y résous mais je n’ai pas compris. Et c’est vrai que l’effet de croyance est minimal, car en vérité la mise à distance de la fiction requiert, mobilise une incroyance essentielle. c’est ce que j’appelle l’effet d’incroyance.

- la subordination à la loi (propre de toute discursivité démonstrative) se donne dans une rencontre : la rencontre de la contradiction, de l’impossible. La loi se voit convoquée dans sa puissance en un point d’impossible. C’est cela qui la requiert dans sa position globale. C’est un effet de réel. L’effet de réel du RAA connote à la fois : la rencontre, l’impossible et la loi. Il y a convocation de la loi par la rencontre d’un point d’impossible. C’est ce triptyque de l’impossible, de la rencontre et de la loi que j’indexerais en disant qu’il y a dans le RAA un effet de réel. Alors que d’une certaine façon, le raisonnement constructif a les dehors de la réalité : il transite, il est au régime du possible.

- l’énoncé se trouve validé dans éclaircissement ou explicitation de son sens.

La validation de l’énoncé n’est pas recherchée de l’éclaircissement, de l’explicitation ou de la connexion de son sens. Ce n’est pas un effet de persuasion, mais un effet de contrainte. C’est un effet de force. La connexion finale est forcée, sans qu’on y ait été conduit par l’explicitation du sens. C’est aussi un point qui est très souvent reproché au RAA : son caractère brutal. Et, en effet, il y a un élément de brutalité connecté à l’élément du réel, et à l’élément d’incroyance. Croyance et réalité sont plus doux qu’incroyance et réel. Il y a qch de passe en force dans le RAA qui est lui est reproché, mais caractéristique.

- la validation de l’énoncé est recherchée dans l’aventure d’une stratégie au péril de l’errance. C’est un effet de pari ou d’anticipation.

Dans ces 4 termes : pari, réel, force, incroyance, résident les valeurs de transmission du RAA. Ceci articule sa valeur de rupture avec le récit.

 

La fonction du RAA dans le texte de Parménide.

Lisons maintenant un extrait du fragment 8 du Poème de Parménide :

L’être : « … jamais il n’était ni se sera, puisqu’il est, est maintenant tout entier à la fois, un, d’un seul tenant ; quelle génération peut-on rechercher pour lui ? Comment, d’où serait-il venu à croître ? je ne permettrai ni de dire ni de penser que c’est à partir de ce qui n’est pas ; car il n’est pas possible de dire ni de penser une façon pour lui de n’être pas. Quelle nécessité en effet l’aurait amené à l’être ou plus tard ou plus tôt, s’il venait du rien ? Ainsi donc il est nécessaire qu’il soit absolument ou pas du tout. Jamais non plus la fermeté de la conviction ne concédera que de ce qui est en quelque façon vienne quelque chose à côté de lui, c’est pourquoi la justice n’a permis, par aucun relâchement de ses liens, ni qu’il naisse ni qu’il périsse, mais [la décision à cet égard porte sur cette alternative :] ou bien il est, ou bien il n’est pas. il est donc décidé, de toute nécessité, qu’il faut abandonner la 1ère voie, impossible à penser et à nommer – car elle n’est pas la route de la vérité – c’est l’autre au contraire qui est présence et vérité. Comment ce qui est pourrait-il bien devoir être ? Comment pourrait-il être né ? Car s’il est né, il n’est pas, et il n’est pas non plus s’il doit un jour venir à être. Ainsi la genèse est éteinte et hors d’enquête le périssement » (Beaufret).

Dans ce passage, comme toujours chez Parménide extrêmement ramassé, nous trouvons probablement le plus ancien RAA de l’histoire intellectuelle de l’humanité. Et à ce titre, un événement de pensée étroitement lié à la proposition ontologique proprement dite, mais qui concerne précisément la question de son codage. Parménide entreprend de répondre à la question, typiquement articulée à une question éthique, qui est la question de savoir si l’être a été engendré ou est né, et s’il peut périr. Il se pose la question de l’origine de l’être même. Et il pose typiquement la question qui est ordinairement l’enjeu central des récits mythiques, d’origine, fût-ce dans le mode de la création du monde ou de ses dérivées. Ce qui se passe, c’est que pour aborder cette question, Parménide ne dispose en vérité que d’un seul axiome, qui est que : l’être est et le non être n’est pas. Il est clair que de cet énoncé aucune proposition prédicative particulière ne peut être tirée concernant l’être. Le degré d’élaboration du sens même de l’être n’est pas tel qu’on puisse s’établir constructivement, ie par explicitation de son sens, un énoncé comme : l’être ne naît pas, au sens de sa nature inengendrée (l’être ne naît pas). Parménide va donc raisonner indirectement dans la modalité de l’examen de l’hypothèse contraire. De là que le passage est truffé de phrases interrogatives. Sur toutes ces interrogations, se dissimule purement et simplement la supposition fictive. Et la structure démonstrative évidemment élémentaire est la suivante :

Supposons qu’il soit engendré (non A).

Eh bien il ne peut être engendré qu’à partir de ce qui n’est pas ou à partir de ce qui est. Le RAA va comme il arrive très souvent se diviser en 2 branches. S’il est engendré, il est engendré :

- à partir de ce qui n’est pas (1ère hypothèse)

- à partir de ce qui est (2ème hypothèse)

Impossibilité dans les 2 cas, dit Parménide, car :

- s’il était engendré à partir de ce qui n’est pas, ce ne pourrait être lui. pourquoi ? Eh bien de façon sous-jacente, car s’il y avait lien d’engendrement entre ce qui n’est et ce qui est, il y aurait lien d’engendrement entre être et non être. Nous aurions ce lien nommable qui serait le lien d’engendrement. Est mise en jeu une contradiction avec l’axiome unique dont nous disposons, à savoir : il n’y a pas de lien entre l’être et le non être. Donc l’être ne peut pas être engendré à partir du non être, sans contredire immédiatement la loi fondamentale du codage qui est qu’il y a disconnexion radicale, exclusion intégrale, altérité irréductible, entre l’être et le non être.

- peut-il être engendré à partir de ce qu’il est ? eh bien non, parce qu’il serait antérieur à lui-même, ce qui contredit le fait qu’il ignore la différence. Et le fait que l’être ignore la différence est lui-même une csq de l’axiome initial : l’exclusion radicale de l’être et du non être interdit à l’être de contenir la différence. Ce qui est une csq constructible. En revanche, ici, nous posons que nous ne pouvons pas faire l’hypothèse que l’être puisse être engendré à partir de ce qui est, car il faudrait qu’il y ait antécédence à soi, donc différence, ce que l’être exclut. Telle est la structure argumentative de ce passage consacré à la question de la genèse de l’être, et qui conclut à la non genèse : il n’y a pas de genèse.

Et vous voyez que cette conclusion ne se tire pas directement de la nature de l’être inengendré, elle se tire de l’impossibilité de sa négation. Donc de l’impossibilité de nier qu’il n’y ait pas de genèse. Donc elle se tire de la supposition qu’il y a genèse. Mais s’il y a genèse, nous sommes dans l’impasse, nous somme à un point d’impossible au regard de l’axiome fondateur du dispositif tout entier. Ceci est un congédiement radical de l’expérience. Nulle expérience du sens n’est ici en jeu. On conclut du seul fait de l’impossible. L’architecture axiomatique de l’ontologique oblige à rejeter l’hypothèse de la genèse comme étant une fiction. Ce qui est remarquable, c’est que les ingrédients du raisonnement par l’absurde sont quasiment nommés comme tels dans le texte de Parménide lui-même : la forme interro-négative désigne les hypothèses, et le mot impossible, non possible, désigne la rencontre. Il est tout à fait remarquable qu’au cœur de ce texte Parménide dise : « il est donc décidé, de toute nécessité, qu’il faut abandonner la 1ère voie, impossible à penser et à nommer ». Ce qui est décidé, c’est l’abandon de la voie hypothétique, par csqt que l’autre voie « soit présence et vérité » est au point d’impossible de la première.

Et quand il conclut : « la genèse est éteinte et hors d’enquête le périssement », c’est directement après des phrases négatives. « car s’il est né, il n’est pas, et il n’est pas non plus s’il doit un jour venir à être ».

Le ressort même du RAA est ici engagé dans la conclusion négative. Ce qui m’amène à 2 rq, à savoir que le RAA est approprié à 2 types de questions auxquelles il est connecté dans son essence :

- les propriétés négatives, ie établir que telle chose n’a pas telle propriété

je ne dis pas que dans certains cas on ne puisse pas l’établir constructivement, mais les propriétés négatives appellent, en un certain sens, le RAA, car elles appellent une hypothèse positive : supposons qu’elles l’aient, cette propriété. Je vous avais déjà fait remarquer que toutes les propriétés de l’être selon Parménide sont en effet des propriétés négatives, ce qui déjà anticipe, ou rend possible certains des développements hegeliens. Et c’est bien là, pour établir une propriété négative, que le RAA est convoqué ; il n’y a pas genèse de l’être.

- les questions d’existence

ce qui est assez extraordinaire, car telle chose existe, cela semble appeler le constat, l’indication, le montrer de la chose. Or, dans l’ordre de la proposition de transmission, dont l’origine est dans Parménide, et par exemple aussi dans la mathématique pure, l’existence est très souvent établie par l’absurde, ie de la négation de l’hypothèse de non existence. En un certain sens, le discours parménidien conjoint les 2, puisque son propre est de radicalité ontologique : établir que l’être est absolument, il cherche, si je puis dire, l’essence même de l’exister. Mais son propos est aussi d’établir la série égalable des propriétés négatives de l’être. Dans ce texte, il y a un avènement de pensée parce que le déliement de la foi dans le récit propre aux croyances propose qu’on puisse conclure du seul fait de l’impossible, ie conclure non pas de ce que cela soit crédible, ou possible, ou vraisemblable, ou raconté, ou expérimentable, ou que l’on puisse le montrer, mais conclure du point de l’impossible, ie de ce que l’autre voie est barrée. Ce qui exige que, d’une certaine façon, la fiction soit montrée, ie que parole soit donnée hypothétiquement à celui qui pense le contraire, quitte à leur dire, comme Parménide avec une certaine raideur : je ne te permettrais pas de le dire. Mais notons bien que lorsque Parménide dit : « je ne te permettrai ni de dire, ni de penser que c’est à partir de ce qui n’est pas… », c’est proprement qu’il vient de l’autoriser. Il ne le permet pas, parce que plus profondément il vient de s’autoriser lui-même, non pas à le penser, mais à le dire, justement. Cette interdiction signifie en réalité : dis le et nous allons voir, ie tirer toutes les csq de cette supposition. Ceci est un mode de transmission radicalement nouveau, car la fiction indique comme l’envers requis de l’élément où la vérité s’établit, à savoir le complexe impossible, loi, force, réel. Et alors, la philosophie naît là, avec son nœud propre, invariant : être non-être pensée, mais elle naît parce qu’elle est sous la condition du mathème en ce sens précis. Mais la condition de cette condition, c’est que soit venu au jour le caractère conclusif de l’absurde. Pour que le mathème puisse être transmis comme horizon du discours, je pose qu’il faut que soit venu au jour, pour toutes les raisons que nous avons explicitées, et à quoi le raisonnement constructif ne suffirait pas, le caractère conclusif de l’absurde. C’est en ce point que les mathématiques sont une condition de la philosophie. Ne le comprenez pas comme succession temporelle, comme une condition chronologique. Nous verrons que Szabo soutient que les mathématiques ont été rendues possibles par Parménide. Si on raisonne en termes de conditions historico-empiriques, on peut probablement, bien que les datations soient très complexes, soutenir le contraire, à savoir que c’est l’école éléate qui a fait advenir la virtualité du mathème (et c’est aussi la thèse de Szabo) par l’investissement dans cette affaire du raisonnement apagogique. Ce n’est pas au sens de : qui conditionne qui ? que doit être posée la question. Je veux dire qu’il faut, comme condition, pour qu’une pensée soit possible, pour que le discours possible de cette pensée possible advienne, qu’il soit délivré simultanément de l’objet et du récit, ie qu’il faut l’établissement sans croyance d’un être soustrait au sensible.

Les mathématiques vont concentrer cette figure. Elles sont donc à l’horizon de la proposition parménidienne, elles la conditionnent (mis de côté la question de savoir quel était leur état historique à l’époque de Parménide, question extrêmement épineuse). Nous avons en vérité, et c’est là tout le propos, la nécessité d’une inauguration conjointe. Il n’est pas possible, dans la forme destinale du type que nous prescrivons ici, que la philosophie ainsi pensée vienne au jour sans que les mathématiques viennent au jour. Que l’on puisse dire que par csqt la philosophie est aussi une condition des mathématiques est bien possible. Il y a un bi-conditionnement, une dialectique de la condition. De toute façon, ce ne sera pas de la même manière, si je puis dire. Mais il y a là une naissance, qui est dans chacun de ses termes, une naissance divisée, ie la naissance de 2 dispositifs de la pensée, dont le support commun est discursivement la rupture avec le récit. Et dans la pensée un position soustractive de l’être. Nous conclurons la fois prochaine sur Parménide par une étude plus détaillée et plus fine de ce doublet fondateur.

9ème cours

L’énoncé simple : Parménide fonde la discursivité philosophique, ne peut plus être tenu dans sa simplicité même : il y a chez Parménide une double fondation. La proposition philosophique (le nœud borroméen être, non-être, pensée) est aussi une proposition sur le régime de discursivité de cette proposition : la proposition est une proposition sur le régime de transmission sûr de cette proposition elle-même. On ne peut pas réduire le caractère fondateur de Parménide à un certain nombre de sentences. C’est ici un point de divergence avec Heidegger que l’interprétation du caractère fondateur de Parménide ne peut pas simplement être rejoint dans la mise à jour d’un sens oublié. Ce n’est pas simplement à restituer à faire résonner à nouveau un sens oublié dans le dire parménidien qui peut nous rendre proche de sa fonction fondatrice. Il faut prendre en compte le régime de discours institué par Parménide, ie la forme de la connexion des énoncés.

Rappel : le caractère originel de Parménide est non seulement dans le nœud, mais aussi dans son codage : le codage n’est pas en situation contingente au regard de la fondation. Il est lui-même originaire : par lui est transmis une nouvelle figure de la transmission, à savoir qu’il arrache la fondation au régime du récit. Le cœur du pb c’est le raisonnement par l’absurde, parce qu’il avère la fiction, et ce qui avère la fiction déconstruit le récit. Nous sommes conduits alors à l’hypothèse suivante – autre manière de dire le caractère double de la fondation – qu’il existe une connexion inaugurale entre les mathématiques et la philosophie, dont le paradigme nodal est constitué par le raisonnement apagogique. Et, par csqt, l’investigation de la naissance de la philosophie, c’est aussi et en même temps l’investigation de la naissance des mathématiques. Je ne soutiens pas l’existence d’une connexion de type causale : la relation ici supposée n’est ni d’extériorité causale, ni d’interdépendance réciproque, mais c’est une condition intrinsèque, à savoir qu’il faut l’horizon du mathème pour qu’il y ait la philosophie. En la circonstance, cet horizon du mathème est une figure de la pensée mathématico-philosophique : philosophie et mathématique sont conjointement tenues dans l’événement de cette figure de la pensée et la constituent dans une dialectique serrée. Mais l’horizon du mathème est ce dont se soutient la connexion elle-même. La distribution sans intérêt serait de dire : la proposition « le caractère borroméen du nœud est l’élément philosophique, le RAA l’élément du mathème ». Il faut soutenir que proposition d’une part et proposition sur la transmission de la proposition inaugurent la philosophie dans l’horizon du mathème comme événement de la pensée. Cet événement va être historiquement distribué en mathématique et philosophie selon des régimes de fidélité (concept que j’éclaircirai un jour) distincts. La mathématique comme ontologique pure est un mode de fidélité à l’événement grec de pensée dont je parle. La philosophie comme entrelacement originaire (jusqu’à Aristote, les maths sont considérées comme une branche de la philosophie) avec les maths dispose historiquement un autre régime de fidélité. Cependant s’institue un écart, intriqué, mais un écart tout de même. Mais l’événement de pensée dont il s’agit est unique, il n’est pas plus spécifiable aux maths qu’à la philosophie. Les questions de chronologie ne donnent pas un critère de décidabilité sur ce point. Il y a donc un événement de pensée lisible dans Parménide comme événement premier dans le mode de la double fondation. Maths et philo sont tous les 2 tenus selon des régimes de fidélité qui vont se séparer plus ou moins au regard d’une événementialité unique. Mais si Parménide peut être lu comme fondateur, c’est que lui est un témoin de l’événement plutôt qu’un organisateur d’un régime de fidélité spécifiable. Plus précisément, il se laisse encore entendre comme un intervenant événementiel.

 

Il n’est pas possible de penser cet événement comme un temps de l’histoire de l’être, car on ne peut pas dire que le discours  parménidien nous donne à entendre une proximité oubliée à l’ouvert de l’être. En effet, ce qui est en jeu est un nœud et un codage, ie un régime de la connexion (nœud + transmission). Ce n’est pas une figure de présence, mais un événement de pensée, ie une proposition sur le lien, dont de surcroît on ne peut contourner la double dimension :

- quant au langage, il ne s’agit pas d’une dimension d’accueil. Le langage n’est pas ici originaire, parce qu’il serait pris dans le recel de l’être, ouvert à l’ouvert ou dans la résonance poétique (bien que ceci soit donné dans Parménide, mais plutôt dans le versant de ce qui y subsiste de récit). S’il y a qch à dire du langage, et par csqt de la fécondité de la transmission de ce qui se passe là, c’est bien plutôt la capacité du langage à endurer l’impossible qui est la ressource du mathème (et pas du poème). C’est déjà l’impasse de la formalisation qui est immédiatement à l’œuvre dans le raisonnement par l’absurde. C’est donc dans la restriction du langage, ie dans sa loi, que se forge la capacité à endurer le point d’impossible, et à passer outre, ie à conclure. La différence majeure avec Heidegger sera la suivante : selon moi, la philosophie ne s’inaugure pas dans une question (la question de l’être et son caractère indéfiniment ouvert comme questionnement de la question), mais la philosophie s’inaugure dans la capacité à conclure, ie dans l’invention d’un nouveau régime du temps pour conclure. On pourra toujours dire que pour conclure il faut qu’il y ait question. Mais cela ne signifie pas que ce soit la même chose de penser que l’essence est ce qui est inauguralement nommée la question, ou que l’essence, dans le mode qui nous intéresse ici, est la proposition novatrice concernant le temps pour conclure. Ce que l’on perçoit dans la hauteur de ton parménidienne, c’est l’audace de conclure, ce n’est pas l’angoisse de la question. Et de conclure hors récit. Car le récit est aussi un régime de la conclusion, mais par ses méandres, sa saturation, sa complexité errante, il colmate, remplit la question par la variété de ses figures. Et on sait très bien qu’un récit d’origine, mythologique, romanesque, lève l’angoisse au regard de la question, parce qu’il la déroute en partie. Il la déroute au sens strict, ie qu’il la comble sur un chemin qui est peu à peu méconnaissable. Le récit est un mode pour conclure dans la déroute de la question. Chez Parménide, le temps est d’audace de conclure en endurant directement le point d’impossible. De sorte que, même avec toute la prudence requise, je ne peux pas m’empêcher de voir dans l’exégèse heideggerienne quelque chose de volontairement déroutant qui ne nous reconduit pas vraiment à l’audace dont il s’agit.

 

Intervention : l’association libre reconduit pourtant à l’origine du sujet

L’association libre n’a pas de sens si on ne couple pas avec l’interprétation et avec la coupure. En elle-même, la liberté de l’association libre est inassignable. Enfin, pensée avec rigueur, l’association libre n’est pas du tout la recherche du colmatage de la question.

 

Intervention : justement, c’est ce que je voulais dire

Mais pourquoi ? parce que ce qui est appelé liberté est foncièrement la nécessité : il est attendu de l’association libre que s’y manifeste le codage de la nécessité qui n’est plus perceptible parce que saturé par un autre. Celui qui concevrait l’interprétation comme la mise en récit de l’association libre serait certainement un très mauvais analyste. Il dérouterait tout à fait le sens. Le récit déroute en grande partie en raison de son apparente cohérence : c’est sa cohésion, fût-il mythologique, ou saturé, ou errant. C’est la proposition de cohérence en récit qu’il propose qui est l’élément de déroutement, et non pas le vagabondage libre en tant que tel.

 

Heidegger, quant à lui, ne désigne pas la novation quant au temps pour conclure, donc il se tient forcément dans l’hypothèse d’une proximité originaire. Rôde chez lui l’hypothèse d’un proto-récit : d’un récit qui serait l’absolument premier récit, qui serait la matrice du récit en général, ie le récit de l’être, ie le mode sur lequel un récit dispose son propre récit, et sans doute, pour lui, s’agit-il d’une épopée de l’être. On pense infailliblement à l’Odyssée d’Homère, ie l’histoire d’un héroïsme dérouté à la recherche de son site natal qui, dans ce retour, traverse toute une série de figures interprétables – et en fin de compte, interprétable dans le mode où tout ceci n’est qu’un retour, ie où l’errance est retour. En un certain sens, je dirais que l’odyssée de l’être est le proto-récit heideggerien. En revanche, chez Parménide nous est lisible que ce qui est en jeu n’est pas un proto-récit, mais une décision sur l’événement d’une figure de la pensée. Et c’est pour cela que Heidegger peut entièrement éluder la mathématicité grecque. Or, cette évidence n’a jamais été questionnée. Car enfin comment est-il possible de penser – comment Heidegger le soutient à très juste titre – l’être originellement grec de la philosophie, de souligner ce point avec la plus grande vigueur, de penser cela aussi dans l’événement de l’événement de la pensée – de ce que Heidegger appeler le destin historial de l’être – mais de penser cela dans une disconnexion oublieuse totale par rapport à la constitution de la mathématique, alors même que cette connexion est omniprésente chez les philosophes grecs ?

 

Or, je pense que la possibilité pour Heidegger d’avoir été vulnérable au récit nazi – fable mortelle – dont le noyau sanguinairement archaïque (une fois pris en compte tous les codages historico-socio-politiques et économiques que l’on doit prendre en compte) est isolable dans le mode du proto-récit, ie le pliage de l’histoire au proto-récit. Même si on laisse les faits de côté, ce qui est indéniable c’est :

- la porosité au proto-récit nazi (discours du rectorat)

- l’absence d’auto-critique (pas un mot sur l’extermination des juifs)

La vraie question est de savoir où se situe le point de vulnérabilité propre avec la philosophie de Heidegger : qu’est-ce qui a fait que le proto-récit nazi a rendu une articulation possible avec l’appareillage heideggerien ? Je ne dis pas qu’ils sont substituables l’un à l’autre, mais ils étaient, en tout cas à ses propres yeux, articulables. Si le tout n’était pas transitif et homogène, il y avait un point de suture possible. Or je pense qu’en philosophie, la théorie de l’Allemagne se fait de la Grèce est un point d’identification d’elle-même. Le mode sur lequel la pensée allemande se représente l’originarité grecque définit les modes d’identifications philosophiques de l’Allemagne. Or, pour des raisons parfaitement calculables, il se trouve que la philosophie allemande est astreinte à penser l’Allemagne. Situation singulière, car il n’est pas requis pour la philosophie française de penser la France. Ce n’est en tout cas pas un réquisit. En revanche, la philosophie allemande doit avoir un concept philosophique de l’Allemagne avec cette tension particulière : avoir un concept philosophique de l’Allemagne, ou transformer l’Allemagne en concept philosophique ? Il est flagrant que le nazisme transforme l’Allemagne en concept philosophique appropriable à des boutiquiers antisémites. Or, le site des penseurs allemands était qu’ils étaient requis de penser l’Allemagne, donc dans la sommation de produire un concept philosophique de l’Allemagne et dans la tentation de faire de l’Allemagne un concept philosophique. Or il se trouve que dans ce choix la question de la Grèce est une médiation. L’Allemagne est-elle la nouvelle Grèce ? Et il y a de fortes raisons de le penser, car l’Allemagne est bien la grande patrie des philosophes dans le monde moderne, à l’instar de la Grèce dans le monde antique. Il est tout à fait frappant de voir comment chez un auteur progressiste d’Allemagne de l’Est comme Heiner Muller la médiation grecque continue à être prégnante. Si la Grèce est une médiation de l’identification nationale allemande, la question qu’est-ce que la Grèce est un débat constitutif de la pensée allemande. Ce n’est pas une question de culture, mais d’identification, puisque la question : qu’est-ce que l’Allemagne, est une réquisition de la pensée allemande. Je tiens, moi, si la question de savoir, si l’invention des mathématiques est prise en compte ou non dans la représentation essentielle de la Grèce, a des retentissement considérables dans ce type de pbtique – y compris sur la détermination de ce qu’est l’Allemagne. Je ne dis pas que ce soit le seul analyseur, par exemple il y a aussi la question de savoir si la démocratie athénienne est prise en compte, quel concept de l’art grec se trouve mis en jeu. Les 3 points sont : la science, la cité, le temple ou la statue. On peut repérer la vulnérabilité de Heidegger au proto-récit nazi jusque dans sa vision de la Grèce, et peut-être même primordialement dans sa vision de la Grèce. Et cela parce qu’il a dénoué, dans son exégèse de l’originarité philosophique grecque, la proposition philosophique de la proposition sur la transmission, ie de l’horizon du mathème. Il a démathématisé l’originarité grecque. Je n’intente pas un procès de simple irrationalisme à Heidegger, ce n’est pas le fond du pb. Le fond de la question, c’est : qu’est-ce qui transmet, et par conséquent qu’est-ce que la Grèce dans son site originaire ? est-ce :

- le miracle d’une présence ?

- ou une décision sur l’impossible ?

Donnons leur chance maximale aux penseurs, nous n’instruisons là un procès qu’aux fins qui sont les nôtres. Il y a chez Heidegger une grandeur et un génie philosophique sur l’exégèse de la proposition parménidienne elle-même, sur le nœud il y a des exégèses d’une très grande profondeur qui nous ont réappris cette origine en dehors du cadre d’une philologie aveugle. La dette doit être prononcée. Mais cela ne nous empêchera pas de penser que la Grèce de Heidegger est une mauvaise Grèce, et que c’est aussi pour cette raison que son Allemagne est une mauvaise Allemagne, qu’elle a pu être suturée à une horreur allemande. Et c’est aussi pour cette raison qu’Heidegger ne pouvait pas s’auto-critiquer. Y compris des heideggériens comme Lacoue-Labarthe (et son article sur le caractère nazi de Heidegger) condamne le silence de leur maître quant à l’holocauste juif. C’est irrémissible et intolérable. Il se demande pourquoi. Or, lorsque Heidegger se détache du régime nazi, sa philosophie se replie sur la Grèce. Il se met à traiter extensivement, comme si c’était innocent - et après tout il vaut mieux cela que d’être un recteur nazi – des grands penseurs originaires de la Grèce. Seulement, l’auto-critique demandée, si, comme il se doit, elle doit être philosophiquement conduite - même si, en tant que citoyen, on aurait préféré qu’il prononce l’horreur - ne pouvait certainement pas l’être dans le mode de repli sur la Grèce qui fût le sien. Cette Grèce était proprement celle aussi de la mauvaise Allemagne (même si analyser la seule phrase d’Anaximandre n’est pas la même chose que d’inviter les étudiants à faire avec cœur leur devoir de soldat allemand). Mais pour s’auto-critiquer dans l’ordre de la profondeur philosophique, il aurait fallu qu’Heidegger réaménage son propre récit, ie son récit de l’histoire de l’être. Non pas parce qu’il était irrationnel, mais parce qu’il contournait la décision fondatrice. Il ne s’accommodait pas de la complétude de cette décision. Il aurait fallu d’une façon ou d’une autre réintroduire la mathématicité grecque. Cela peut paraître singulier que là était l’enjeu ultime, philosophiquement conduit. Mais pour prononcer une auto-critique, il fallait revoir la Grèce, alors qu’Heidegger s’y est réfugié. Il s’est réfugié dans la Grèce qui était celle de l’Allemagne qu’il fuyait sur place. Donc il ne s’est pas expatrié : il s’est simplement réfugié dans l’intériorité patriotique grecque de cette Allemagne là. Il ne pouvait pas repenser son récit sur l’être, car la Grèce avait été pour lui l’illusion du refuge, ce sur quoi il pouvait se replier innocemment. En grossissant le trait, il y a qch là comme qln qui chercherait son innocence dans ce qui, d’un certain point de vue, est la source de son crime. Mais il ne le sait pas. Mais le mode sur lequel il le sait, c’est qu’il ne peut pas s’auto-critiquer. Cette auto-critique l’expatrierait vraiment et de l’Allemagne et de la Grèce telles qu’il en était familier. La question de la mathématicité originaire de la Grèce a une fonction allemande progressiste. Et ayant une fonction allemande progressiste, elle a une fonction universelle progressiste. Nous devons assumer que la question de la Grèce fait partie de la question de l’Allemagne. Nous tenir au plus près de la mathématicité originaire de la Grèce, fait aussi partie du bilan de l’Allemagne. Cette question est très complexe pour les raisons suivantes :

- continuité ou discontinuité : la mathématique est-elle bien originairement grecque ? question de la coupure épistémologique. Avec la récurrence très symptômatique de la thèse selon laquelle cela vient d’avant : origine babylonienne, égyptienne. Ce qui revient à dire que cela n’a jamais commencé. C’est la dissolution de la figure du commencement, donc de la question d’une scission constituante ou pas. le débat est constitutif de l’histoire de la pensée mathématique. Il y a le camp grec et le camp babylono-égyptien qui traverse toute cette histoire.

- supposé le 1er débat tranché en faveur de la Grèce, alors quand cela a-t-il commencé ? Question de la datation. Cette question empirique a des effets considérables, à savoir les effets symboliques de la datation : c’est un acte signifiant que de dire c’est à cette date plutôt qu’à telle autre, acte qui prescrit un régime du sens.

- le débat des connexions : rapport intrinsèque avec l’inauguration philosophique. Rapport conditionnel à la philosophie.

La prochaine fois, nous verrons que le mérite du livre de Szabo (Débuts des mathématiques grecques) est de proposer une manière de trancher cohérente sur ces 3 questions et d’en montrer le lien interne.

10ème cours

La fois dernière, nous avions soutenu que la question du caractère originaire de Parménide renvoyait à la question de l’intrication entre l’émergence de la proposition philosophique et l’avènement du discours mathématique. Que le texte de Parménide n’était intelligible dans sa fonction fondatrice qu’au regard de cette intrication, ou encore, que l’événement grec comme événement de la pensée n’était déchiffrable que si on y incluait expressément la question de l’origine des mathématiques. Toute une série de questions relatives à l’histoire grecque au sens courant du terme étaient une médiation de la question de l’originarité de Parménide. Dans ce débat est en jeu la question de la Grèce comme concept.

- comment la Grèce est-elle identifiante ? quel concept de la Grèce soutient l’énoncé heideggerrien : la philosophie originellement parle grec ?

- dire que l’être parle originairement grec ne suppose pas l’empirie historienne, mais un concept de la Grèce déployé en énoncés en langue grecque qui jouent comme médiations de l’origine. La question qu’est-ce que la Grèce en tant que question qui ne se laisse pas traiter par une accumulation empirique (site, événements, histoire, parcours) exige une décision.

Nous avions vu que c’était une question allemande de décider sur la Grèce, afin ultimement de décider sur l’Allemagne. Et, ce qui fait la force relative de ce discours allemand sur la Grèce, c’est qu’en effet, il n’est pas complètement possible d’éclaircir l’avènement de la philosophie sans décider quelque chose sur la Grèce. Il nous faut donc évaluer le ou les concepts allemands de la Grèce. Or, de Hölderlin à Heidegger, il y a une exclusion du mathème de l’identification de la Grèce, ie de décider sur la Grèce dans l’élément du récit : de refonder la Grèce dans l’élément du récit comme effet inéluctable de la forclusion du mathème. Le mode propre sur de l’ordonnancement allemand de la Grèce au récit se fait par les figures vectrices du mythe. La décision sur la Grèce se présente en partie dans l’obscur de la question : mathème ou mythe ? tentative pour faire du mythe lui-même le vecteur d’un mathème : typiquement l’oedipe freudien. A contrario, dans la philosophie grecque elle-même, on peut discerner l’organisation mythique du mathème. cf le Timée de Platon. Les ingrédients sont des mathèmes : théorie des polyèdres réguliers etc… mais l’architecture d’ensemble vaut proposition mythique. Retournement et torsion de la question dont témoigne l’œuvre de Platon. Constante référence au mythe ayant valeur de récit et proposant une valeur de transmission. Est-ce que les grands mythes grecs sont les vecteurs ultimes et significatifs quant à la pensée, ou bien est-ce que l’originarité est du côté du mathème ? En tout cas, il y a un système de décisions sur la Grèce qui forclot le mathème et tranche sur le nœud en question. Je soutiendrais que cette forclusion rend indéchiffrable l’originarité grecque. La forclusion du mathème rendant à mon avis dépourvu de sens de parler de l’originarité de la Grèce dans l’espace de la philosophie, il faut, pour que cette thèse conserve cependant un sens, ie que son non sens ne soit pas patent, il faut une opération supplémentaire. Si vous prenez Heidegger, selon la thèse que je soutiens, sa position, qui est de soutenir l’originarité grecque, forclot cependant le mathème, et devrait donc produire un effet de non sens. Or, ce n’est pas ce qui se produit : la thèse heideggerienne sur l’originarité grecque a un sens. Donc un sens a été restitué au lieu de la forclusion du mathème. C’est ce que j’appelle l’opération supplémentaire qui restitue un sens là où on est en péril d’un effet de non sens, car de plus la mythologie grecque, le récit, n’est pas discriminante en soi pour dénouer la question de l’originarité grecque. La clé pour Heidegger mais on pourrait faire certainement une démonstration comparable pour Nietzsche et Hölderlin, est de déterminer l’opération supplémentaire : quelle est l’opération qui garde le sens de l’originarité alors que sa condition en a été forclose. Et, d’un point de vue analytique, puisque qch a été forclos, dans cette opération supplémentaire, il faut qu’il soit halluciné au sens strict. Structurellement les interprétations allemandes de la Grèce se font sur une mode hallucinatoire. Qu’est-ce qu’hallucine cette opération supplémentaire au point que nous puissions halluciner avec elle, puisque nous pensons que cela a un sens ? Dans sa destination allemande, le concept de la Grèce est une hallucination historico intellectuelle. Les interprétants ne sont pas plus fous que nous qui sommes saisis par la puissance de sens que donne leur interprétation. L’opération de cette hallucination est proprement l’opération supplémentaire (différente dans chaque cas). Mais l’hallucination n’est décodable que de point de la forclusion du mathème : qch va faire retour sous forme hallucinatoire, qui a été forclos de la symbolique de l’originarité grecque. Donc cette hallucination a pour vérité le mathème lui-même, donc elle est la véritable prise de position sur le mathème, elle est leur démêlé avec lui (au même titre que les démêlés du sujet avec le nom du père). Ce qui va guider le repérage de l’opération supplémentaire seront les effets de bords de la forclusion : les endroits spécifiques où la mathématicité grecque a été dessoudée, là où qch y pallie les point d’interruption du sens. Nous ne nous situerons pas dans une position de mépris critique de cette discursivité, mais bien au contraire ce sera de chercher son lieu de vérité, y compris sur le mathème, dans le cadre général de l’hypothèse de l’examen des effets de sa forclusion. Comme c’est une forclusion (et non pas un refoulement avec retour symptômal), il faut se déprendre du sens apparent très fort des textes heideggeriens pour rencontrer et isoler les effets de bord.

Or, quiconque a pratiqué le discours délirant le sait, la discursivité heideggerienne est particulièrement captieuse. Quiconque a vraiment lu les textes heideggeriens est frappé par leur côté convaincant, avec cette espèce de lenteur procédurière qui est la sienne, et qui tire de l’effet de profondeur progressivement constitué une véritable fascination où passe la possibilité d’être dans une immanence à leur effet de sens dont ensuite on ne décolle plus. Il est donc particulièrement difficile de couper un texte de Heidegger, ie d’être dans une déprise du sens autorisant la coupure. La stylistique heideggérienne se soutient, est homogène à la forclusion du mathème, du fait même que Heidegger n’adopte jamais le mode démonstratif (sauf en philologie où là il prend quelques risques contre les hellénistes) tout en étant infiniment persuasif. Mais cela reste dans la latéralité du propos, et dans une posture défensive. Donc décider autrement sur la Grèce, c’est dire : le mathème est inclus dans l’origine. C’est dire mathématique et philosophie adviennent ensemble. Cet ensemble est proprement le lieu de l’origine. C’est cet ensemble qui commence une histoire d’un régime de discursivité. Donc il y a du 2 dans cette origine qui, dans la proposition parménidienne, est l’un du deux et de son codage, ou l’un de la proposition et de sa transmission. Ensuite le 2 dérive dans un écart grandissant qui autonomise petit à petit, et sans doute très tôt, le discours mathématique comme tel et le discours philosophique, mais l’origine est une intrication, une tresse.

Arpad Szabo : Les Débuts des Mathématiques grecques

Ce que nous venons de dire éclaire dans le livre de Szabo, les Débuts des Mathématiques grecques, toute une série de polémiques. Les polémiques pourraient être celles d’historiens de l’Antiquité, mais elles touchent à la question précise : inclusion ou non inclusion du mathème dans la figure de l’origine, ce qui est aussi une polémique sur le sens de la vague notion d’Occident – catégorie heideggérienne par excellence. Et finalement la question est de savoir si le mathème est inclus dans le paradigme occidental. Et quelle position ? car chez Heidegger la science et la technique sont bien incluses dans le paradigme occidental, mais dans le statut très particulier de l’oubli de l’origine. Elles travaillent à la figure nihiliste de l’Occident, ie à sa figure de dessaisissement de soi. S’ajoute à la question de la forclusion du mathème pour l’origine celle de la position de la figure nihiliste de la science et de la technique qui joue à travers le concept d’Occident. Ainsi les polémiques très techniques du livre de Szabo sont des polémiques cruciales quant au statut de questions comme :

- origine de la rationalité

- existe-t-il une figure de l’intellectualité occidentale ?

- que signifie l’énoncé : la Grèce est originaire ?

Le livre de Szabo comporte 3 grandes polémiques. Je les rappelle :

 

1° discontinuité : est-ce qu’en matière de mathème la Grèce commence qch ? Polémique liée directement à la question de l’originarité grecque.

2° chronologie : si oui, alors quand ?

3° connexion : nature exacte de l’intrication philosophico-mathématique

 

1° que retient l’hypothèse de la forclusion, à savoir que la mathématique ne fait pas partie de l’originarité grecque ?

Quelles sont à ces 3 questions les réponses qui l’arrangent ? Autrement dit qui arrangent, à mon avis, l’hypothèse de l’originarité grecque en récit ou mythique.

- sur le 1er point : il faut qu’en matière de mathème, la Grèce n’est rien commencé. La thèse de la forclusion est compatible avec la thèse babylono-égyptienne qui veut que la discursivité mathématique soit déjà largement en place antérieurement à la grèce.

- sur le 2nd point, c’est le contraire, si je puis dire : la thèse de la forclusion est compatible avec la thèse que la mathématique est constituée tardivement chez les Grecs. Nettement plus tard que l’origine philosophique. La mathématique grecque est plutôt contemporaine du moment de l’oubli de l’origine que du moment de l’origine prise en elle-même. Elle s’arrange fort bien de ce que la véritable inventivité mathématicienne soit contemporaine de Platon, et pas de Parménide ou d’Héraclite. On délie donc l’inventivité mathématique de l’origine. Plus : on la lie à la perte de l’origine. On discerne dans l’efficience platonicienne du paradigme mathématique qch de déjà métaphysique, ie post-ontologique, déjà dans l’oubli de la présence originaire, sur le chemin du règne oublieux de la science. Ce qui est compatible, car on peut à la fois dire que les mathématiques étaient une procédure antérieure et, dans l’histoire spécifiquement grecque, que son plein déploiement soit plutôt contemporain de ce qu’Heidegger appelle le virage, ie le moment où la question de l’être se dilapide dans la question de l’étant suprême ou de l’Idée. Les mathématiques sont alors, au sens strict, le paradigme de l’idéalisme platonicien, ie le moment où le plein pied avec l’être se voile. Donc on fait d’une pierre 2 coups. Vous voyez l’importance de la question de la datation, selon les hypothèses faites.

- sur le 3ème point : la thèse de la forclusion s’accommodera de 2 énoncés également contraires, qui sont la disconnexion originaire entre philosophie et mathématique, éventuellement complétée par une connexion tardive : avec le platonisme entrerait en scène une connexion, mais qui loin d’être un gain pour la pensée, serait en réalité une régression et une perte.

 

2° la thèse de l’inclusion du mathème dans l’origine va se sentir terme à terme plus proche des thèses historiques contraires

- sur le 1er point : les grecs ont réellement inventés la discursivité mathématique. Pour choisir entre la thèse grecque ou babylono-égyptienne des mathématiques il faut, comme toujours, avoir quelque peu tranché sur l’essence des mathématiques elles-mêmes. L’investigation est toujours éclairée par qch. En particulier :

a) y a-t-il mathématique dès qu’il y a l’apparence d’objets mathématiques, à savoir figures et nombres et un minimum d’opérations sur ces objets, ie est-ce que les mathématiques touchent fondamentalement à la présentation d’objets, auquel cas on peut soutenir la thèse babylono-égyptienne, car on trouve déjà des opérations numériques et des premières prises en compte de figures géométriques dans ces cultures. On y trouve déjà des calculs et des idéalités spatiales de type cercle ou triangle.

b) ou bien n’y a-t-il mathématique que lorsqu’il y a un raisonnement stricto sens, ie quand il y a démonstration, voire même, soutiendra Szabo, et moi derrière, quand il y a forme explicitée du raisonnement apagogique ? Si c’est bien le cas, de l’aveu même de ceux qui soutiennent la thèse babylono-égyptienne, on ne peut pas soutenir leur thèse. Seulement, eux, ne sont pas d’accord sur cette 2ème définition des mathématiques. Le cœur du pb est donc de savoir si la forme démonstrative et universelle, ie la forme de transmission de type mathème, ie l’idéal d’une transmission intégrale sans reste, par voie démonstrative stricte, est bien ou non, dans l’état actuel de la documentation, une invention grecque. Il n’en va pas de même, c’est vrai, des objets idéaux en tant que tels : nombres et figures et un certain maniement de ces objets idéaux sont antérieurs. Mais ce maniement est empirique et toujours particulier. Il n’y a jamais chez eux de résolution générale : l’opération reste particulière. Mais vous voyez bien qu’il y a prise de décision sur l’essence de la mathématique, car on peut dire que si l’équation reste particulière, l’équation universelle s’est faite par abstraction à partir d’équations particulières, et que ceux qui maniaient ces équations avaient forcément certaines représentations générales. Mais dans ce genre de discussion, on ne peut jamais trancher.

 

- sur le 2ème point : on remontera autant que faire se peut les mathématiques dans le temps de manière à assumer, y compris dans la figure du temps, la consubstantialité des propositions mathématiques et philosophiques, qui naissent ensemble même si ce n’est pas dans une isomorphie temporelle. On soutiendra qu’assez tôt, dans une quasi-contemporanéité aux philosophes présocratiques, l’horizon du mathème est déjà constitué. Le centre de la question est la contemporanéité ou non de toute une série de thèmes centraux de la mathématique grecque, ie si certaines généralisations décisives ouvrant à des démonstrations au sens strict ont bien été pré-platoniciennes (de 50 ans à un siècle plus tôt). Szabo examine les passages de Platon avec des référents explicites à la mathématique grecque. Le Ménon, passage sur la duplication du carré. Le Théétète, passage sur les irrationnels. Toute une érudition allemande de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème développe la thèse d’un développement décisif de la mathématique grecque à l’époque de Platon en référence à ces textes. Szabo démontre que non seulement ces inventions mathématiques ne sont pas contemporaines de Platon, mais que les textes de Platon ne sont pleinement intelligibles que si on suppose que ces inventions sont bien antérieures à lui. Et que c’est même sur cette antériorité que Platon s’appuie pour transmettre ce qu’il veut transmettre. Les référents mathématiques mis en scène par le dialogue platonicien ne peuvent fonctionner comme ils fonctionnent qu’à la condition d’être pour le public cultivé des référents bien connus, donc des référents d’école, et pas du tout des propositions scientifiques novatrices, qui seraient là prises à leur naissance. De plus, ces référents sont exotériques, à l’adresse du grand public, et non pas à l’usage ésotérique dans la relation matricielle de maître à disciple, ce qui rend improbable qu’il s’agisse de nouveautés scientifiques prises au moment de leur nouveauté proprement dite. Les érudits allemands soutiennent que la mathématique émerge dans le débat qu’oppose Platon aux sophistes qui avaient fondé la mathématique d’une façon embryonnaire. Le combat de Platon aurait seul permis l’universalisation véritable. Enfin, quand Szabo interprète : c’est allusif, parce que c’est bien connu, les érudits allemands interprètent : c’est allusif, parce que c’est à demi-secret. Thème récurrent de ne pas démasquer les découvertes scientifiques (cf les textes publics des mathématiciens du 17ème siècle : cf théorème de Fermat, voire aussi la géométrie de Descartes). D’où une façon délibérée de masquer la découverte universelle sous une démonstration particulière. Pb de l’univers concurrentiel des mathématiques : il faut être le premier. Ce qui est en jeu, c’est l’inclusion du nom propre dans la trame discursive – l’immortalité mathématique c’est cela. C’est la seule incise du sujet dans la trame de la discursivité mathématique. En résumé, si c’est Platon ou le platonisme qui est mathématiquement originaire, alors les mathématiques ne sont liées qu’au stade de déploiement de la philosophie. L’érudition allemande crédite Platon, à mon avis en toute innocence, elle voulait dans son immense respect pour Platon en faire l’inventeur de tout en reconstituant un platonisme fondateur à une échelle grandiose. Mais cependant, la thèse de ces érudits, qui aimaient les mathématiques et voulaient absolument créditer Platon de leur invention, est homogène à la thèse de la forclusion de l’origine du mathème inclus dans la philosophie. Ainsi, entre eux et Heidegger qui ne s’intéresse pas du tout à cette question sous sa forme historienne, il y a une convergence de pensée, même si elle n’est pas déterminée.

 

- sur le 3ème point : c’est assez compliqué. Le noyau du débat porte simultanément sur l’origine des idéalités mathématiques, et la question de la démonstration. C’est la question, en termes de transmission, de la connexion entre philosophie et mathématique sur le mode démonstratif. Et puis connexion ou pas sur la question des idéalités mathématiques proprement dites : la question du nombre, de la figure.

a) sur la question de la transmission.

Sur le 1er point, la démonstrativité, c’est la question du raisonnement apagogique. L’évaluation du raisonnement par l’absurde ne se fait pas de la même façon selon qu’on est tenant de l’une ou l’autre thèse. Pour les tenants de la thèse de la non originarité du mathème, le RAA est un sous-raisonnement, car il ne présentifie pas, et n’a donc pas de valeur intrinsèque, encore moins de valeur originaire. Bref, il n’assure certainement pas une connexion entre philosophie et mathématique. Dans la thèse de Szabo, non seulement le RAA est la clé de la question de la transmission sans reste, justement parce qu’il est soustractif et parce que, je vous l’avais proposé, avère la fiction. Mais en outre, il suture excemplairement la question entre maths et philo dans le poème de Parménide – et tout de suite après chez Zénon.

b) sur la question des objets, en particulier le concept général de nombre

Sur la genèse de l’arithmétique en son sens universel (qui n’est pas de compter empiriquement), le débat tourne autour d’une thèse entre Pythagoricien et Eléates. Voilà pourquoi. Le pythagorisme est censé être une doctrine philosophico-mathématique qui fait du nombre l’être lui-même, ie qu’elle projette la mathématicité naissante en représentation ontologique directe. L’école de Pythagore serait légèrement postérieure à Parménide. De ce fait, on a longtemps supposé que les arguments de Zénon, ie de la 2ème génération de parménidiens, étaient dirigés contre les pythagoriciens. Parménide affirme l’unité absolue de l’être, l’un. Les pythagoriciens sa numéricité consécutive, le multiple. Zénon défendant Parménide à travers des raisonnements par l’absurde du type : si vous soutenez le multiple, cela ne marche pas. Dans ce schéma d’opinion sur cette affaire, on constate que la mathématicité naissante est déliée de Parménide, assignée aux pythagoriciens et fait corps avec une doctrine du multiple réactive à la doctrine de l’un chez Parménide. Zénon, lui, retourne contre les Pythagoriciens leurs propres armes en faisant des démonstrations par l’absurde contre le multiple. Ainsi, de nouveau, l’originalité philosophique est disjointe de l’originarité mathématique. Elles sont en opposition. Il faut briser avec l’absolu de l’un parménidien pour que la mathématique soit possible dans sa modalité pythagoricienne. Ceci est dans le détail lié à l’originarité musicale des mathématiques.

Pour Szabo, la mathématique est sous condition de la philosophie éléate, mais aussi bien sous la condition de la musique. Doctrine du nombre pythagoricien chevillée à l’analyse des modes musicaux. Chez Szabo, on a un appareillage à 3 termes : philosophie, mathématique, musique. Szabo soutient que l’opposition Parménide / Pythagore est fallacieuse. Le fondement ultime de la notion pythagoricienne du nombre est justement l’ontologie parménidienne, à savoir l’unité indécomposable de l’être chez Parménide. Szabo le démontre sur une histoire précise des textes mathématiques grecs, portant sur le rapport du nombre et de l’un. Szabo remarque que dans toute la mathématique grecque, le nombre se trouve défini comme ce qui se compose d’unités, et dont la csq est la suivante : à proprement parler, 1 n’est pas un nombre. Au point où lorsque les grecs doivent faire une démonstration arithmétique, ils sont obligés conceptuellement à raisonner d’abord dans le cas où ce n’est pas un, puis dans le cas où c’est un. Szabo se demande pourquoi les mathématiciens grecs, même classiques, doivent faire cette distinction. L’interprétation de Szabo est la suivante : l’un parménidien subsiste au cœur du concept de nombre comme son fondement disjoint. Et que 1 n’est pas un nombre, parce que cet 1 est proprement l’un parménidien, ie incapable de divisions, de multiplicités – impénétrable. L’ontologie parménidienne a rendu possible le concept de nombre dans la modalité du concept d’unité. Le nombre est ce qui se compose d’unités. Donc les pythagoriciens, si pythagoriciens il y a, n’ont pas divisé l’un parménidien, ils n’ont pas opposé une doctrine de la division à une doctrine de l’un, mais ils l’ont multiplié : le concept de nombre est le résultat de cette multiplication de l’un, pas du tout le résultat de sa division. Le pythagorisme est donc un parménidisme proliférant et pas un parménidisme détruit. Il n’y a pas eu une constitution anti-parménidienne de l’arithmétique pythagoricienne. Il y a eu une arithmétisation dont le garant ultime est la prolifération de l’un parménidien. On a donc toujours, y compris dans les démonstrations tardives, la démonstration sur le cas pythagoricien, et puis la démonstration à part sur le cas parménidien. Si c’est un, il faut penser autrement. Ce qui pour nous est symptôme parce que ultérieurement on réunifie cet appareillage démonstratif. Ce symptôme, le cas pythagoricien, ie la numéricité composée d’uns et le cas de l’un aboutit à ce que la genèse de la mathématicité et parmanido-pythagoricienne – et pas Pythagore contre les Eléates. Et par csqt, nous revenons au cas où Parménide est intrinsèquement impliqué dans la constitution du mathème, et non pas au cas où via Pythagore ce serait contre lui que le mathème adviendrait. Ceci sur la question du sujet. Résumons ainsi les pièces du dossier : il y a une triple connexion fondatrice mathématico-philosophique, une triple instance du caractère originaire du mathème :

- la question du raisonnement par l’absurde

- le caractère nécessairement pré-platonicien de la mathématique grecque déjà déployée

- la genèse parménidienne du concept de nombre en dépit de l’apparence d’antagonisme absolu entre le concept de nombre et le parménidisme. En réalité filiation parménidienne du concept de nombre.

 

Conclusions provisoires sur le débat à ouvrir avec Heidegger

Il faut rééclairer la question de l’originarité de Parménide dans un débat polémique et intime avec Heidegger en disant : il y a une originarité parménidienne reconnaissable de la philosophie. Ce sera la partie commune d’énoncés communs, mais dans la condition du mathème au sens où à la fois cette condition est constituée par cette origine. Ce dernier point est le point de très profonde décision.

Il est erroné de vouloir représenter la science comme participant d’une figure de l’oubli. La représentation de la science comme figure de l’oubli est une décision sur la Grèce qui entraîne à des csq très fâcheuses, car elle est aussi une décision sur l’Allemagne. C’est une décision proprement injustifiable. Il faut donc réintroduire et penser que dans sa figure mathématicienne, la science est originairement nouée à la proposition philosophique selon un mode de nouage qui n’est nullement leur identité historiquement tracée. Je ne soutiens pas une thèse positiviste. Encore bien moins pourrait-on en conclure que la science est substituable à la philosophie. Il y a un nouage originaire. Et puis après il y a l’histoire de ce nouage, y compris les figures du dénouage de ce motif instituées par l’histoire de ce nouage.

 

Intervention : dirais-tu que la science est originairement nouée à la proposition philosophique et au rejet du récit ?

Je dirais que la philosophie est certainement liée à la possibilité d’interrompre le récit. Je le dirais comme cela. Il faut qu’on puisse interrompre le récit au lieu de la transmission. Ce qui ne signifie pas que la philosophie ne puisse pas être en retour de récit. Ce serait une thèse maximaliste et, de surcroît, a la longue positiviste. Je ne dis pas non plus que le mathème est le mode de transmission philosophique. J’ai dit que l’existence de la discursivité philosophique est sous la condition du mathème. Je n’ai donc pas dit que la philosophie était exclusive du récit. Il se peut même qu’en fin de compte, il n’y ait dedans que des récits. Rien de ce que j’ai dit ne rend ce point impossible. Mais même si on peut établir que dans une large mesure, la philosophie n’est que récit : ce récit qu’elle est est sous la condition du mathèe. Ce récit n’est pas sous la condition du récit.

Précisément : la philosophie exige qu’il soit possible d’interrompre le récit. Ce que nous dit l’instauration parménidienne. Certes, il y a du récit dans le Poème de Parménide, mais sous la condition que le récit puisse s’interrompre. Et nous avons repéré dans le texte où, en un certain sens, il s’interrompt. Peut-être pour fonder un autre régime du récit, mais il s’interrompt. Or, l’exégèse heideggerienne, c’est qu’il n’est pas possible que le récit puisse s’interrompre. Et même, par voie de csq, l’interruption du récit, qui est la science, n’est du coup pensable que comme le moment où la transmission s’interrompt, à savoir la transmission de l’origine ontologique. Autrement dit, on ne saura plus ce que ce récit voulait dire. La science nous rend incapable de savoir ce que le récit originaire voulait dire. Or, la question n’est pas de savoir, si on sait ce que le récit originaire voulait dire, mais de savoir comment la philosophie née dans la capacité et la virtualité requise que le récit soit interrompu, et donc, malgré tout, sous un autre idéal de la transmission. Mais en disant : autre idéal de ce transmission, à savoir mathème, je ne dis pas que ceci soit la transmission philosophique. En toute rigueur, il n’y a mathème que dans le mathématisé. La pure transmission par mathème n’est que mathématique.

11ème cours

L’opposition divergente par rapport à Heidegger se fait selon un tronc commun qui consiste en 4 propositions principales, dont l’une est absolument l’opposé de l’autre.

 

1° l’être ne se soutient pas de l’un

a) Heidegger

pas de coextensibilité de l’être et de l’un : ni dans la forme pré-moderne de Dieu, ni dans la forme moderne, ie galiléenne, du sujet de la science sous le concept d’onto-théologie, ie de l’être pensé dans la forme de l’étant suprême ontique ou théologique.

Pour Heidegger, la philosophie, ie la métaphysique est close. Cette clôture ouvre à une autre tâche pour la pensée : retrouver la langue du poème, la pensée perdue ou enfouie de l’être comme questionnement pour recommencer la pensée afin de sortir des temps modernes.

b) Badiou

il n’y a que du multiple pur, mais pas dans une donation en présence du es gibt. Dès que présenté, le il y a de l’être multiple inconsiste. Autrement dit, il n’y a d’accès à l’être en tant qu’être que sous la forme de la pure pensée du mathème que sont les mathématiques.

L’époque de l’un prémoderne et moderne au sens classique est achevée. Les grands penseurs des années 60 ont prononcé que nous entrions dans une 3ème époque du moderne : nous parlons de ce Dieu un qui est mort, de cette conscience de soi de l’honnête homme qui est morte sous peine que la figure de l’humanisme classique fasse un retour désastreux pour penser cette nouvelle époque du moderne. La pensée continue, elle ne recommence pas, même si elle a traversé l’âge des poètes.

 

2° la vérité n’est pas homogène au savoir

a) Heidegger

La thèse d’une schize entre pensée et connaissance s’accomplit dans la confusion entre vérité et savoir, résultat de l’accomplissement nihiliste dans l’imperium scientifique, qui disjoint dans l’oubli l’essence de la vérité de l’essence de la science moderne depuis Descartes.

b) Badiou

nous n’entérinons pas la double thèse irrationnelle de la montée du nihilisme et de l’impérialisme de la technique planétarisée, ie la thèse d’une étrangeté de la connaissance à la vérité. Bien que vérité et savoir soient hétérogènes, nous innocentons la science du diagnostic de nihilisme.

 

3° une vérité se prononce toujours sous une figure événementielle.

a) Heidegger

L’événementialité se présente dans la disposition d’une origine : l’origine grecque de la pensée comme événement (ereignis) fondateur de la pensée. Le lieu de la vérité n’est pas celui de l’adéquation de la chose à l’intellect, ie dans des propriétés discernables du jugement prédicatif qui pose des énoncés vrais ou faux. Heidegger propose un retournement en présence de l’oubli de l’oubli de l’être, dans l’arraisonnement technique par la méditation de l’expérience poétique, qui dégagerait la promesse d’une pure présence multiple, d’une phusis enfin redécouverte dans ses limites finies, encore inscrites dans le discernement du dire sacralisé du poète enclos dans sa langue nationale ou maternelle.

b) Badiou

Nous délions la question de l’événement de la question de l’origine. Une vérité n’a pas trait à la prédication claire et distincte de propriétés énonçables, mais elle s’origine toujours dans un multiple indiscernable, d’où son caractère indiscernable de multiplicité advenante. Le pur il y a de l’être ne renvoie pas à une expérience – fût-ce l’expérience du retournement en présence dans la promesse du poème – car l’âge des poètes, âge philosophique qui pallie les carences de la philosophie, est un âge clos de la pensée, qui va de Hölderlin en passant par Hopkins, Trakl, Pessoa, Mandelstam et Celan, mais il renvoie à un pur trait signifiant : le nom propre du vide, qui suture la pensée à l’être, par la marque initiale du multiple de rien ou ensemble vide. Il faut résilier la promesse d’un retour en présence poétique d’un fantôme de l’être et trouver la loi de l’indiscernable, ie penser les conditions de la consistance du compte pour un (et non de l’un) à partir de la marque du vide.

Nous entrons dans une période de nouveau placée sous l’emblème de Platon, c’est pourquoi nous avons fait ce retour au nœud inaugural de la pensée, de l’être et du non être, car aujourd’hui, l’ensemble vide est la forme multiple de l’être selon le non-êttre : ensemble vide multiple de rien. Cette marque en mathème nous donne accès à l’être en tant qu’être sous la fore : la théorie des ensembles effectue l’ontologie.

 

4° déployer une pensée philosophique qui conserve le concept du sujet comme concept organisateur, mais en déliant la question du sujet de la figure de l’un de l’être et / ou de l’être de l’un par l’examen des effets pour la pensée de la thèse selon laquelle l’un n’est pas.

a) Heidegger

Il propose une rupture avec la figure post-cartésienne du sujet, dont il opère l’annulation. La catégorie de sujet est éradiquée.

b) bien que tout un pan de la proposition a-subjective de Heidegger soit fondée, la tâche actuelle de la pensée implique le maintien de la catégorie de sujet, même si on ne peut pas conserver le sujet comme conscience de soi, comme point d’être inaugural, ie le sujet cartésien comme élément de certitude. Etudier les transformations de la notion de sujet sous condition de la thèse du non-être de l’un, ou du multiple sans un, car pour autant qu’il y ait un être du sujet, ou plus exactement de l’effet de sujet, cet être se donne comme multiplicité. En ce point, nous reconvoquons le dialogue de Platon le Parménide et nous examinons les csq systématiques pour notre ontologie qu’entraînent les dernières hypothèses du dialogue platonicien, à savoir les hypothèses 7 8 9, quand on pose la thèse que l’un n’est pas.

 

Rappel des éléments de la fabuleuse mise en scène du Parménide de Platon

 

1° le Parménide fait partie d’un ensemble inachevé de 5 dialogues ordonnés comme suit :

- le Parménide, ou des Idées

- le Théétète ou de la science

- le Sophiste ou de l’être

- le Politique ou de la royauté

- le Philosophe, dialogue non écrit (symptôme !)

auxquels s’ajoute l’examen du Philèbe ou du plaisir, qui nous donne des éclaircissements sur l’ontologie platonicienne.

 

2° 5 personnages centraux :

- Parménide

- Zénon d’Elée

- l’Etranger d’Elée

- Socrate

- Platon

(les 3 premiers sont des éléates)

Parménide : le Parménide est le 1er dialogue de cette série organique qui met en jeu les procédures de filiation et de 2ème fondation de la philosophie. Le père de tous les philosophes – « notre père Parménide », dira l’Etranger d’Elée dans le Sophiste – est présent en personne dans le dialogue qui porte son nom. Selon un 2nd mode de la présence, Parménide est réfuté dans le Sophiste : parricide symbolique qui enregistre la paternité à travers lequel s’effectue la 2nde naissance de la philosophie.

Zénon d’Elée : Zénon se situe en position de fils usurpateur, Platon le présente comme un mauvais propagandiste de la pensée de son maître. Zénon est mis en pièces par le jeune Socrate au début du dialogue et Parménide traite paternellement le jeune Socrate tandis qu’il laisse de côté la défense comique de son disciple Zénon. Evidemment, Socrate n’a jamais rencontré Parménide, il s’agit de la part de Platon d’une mise en scène de la vérité en fiction.

L’Etranger d’Elée : sans nom propre, c’est le fils réel parce qu’anonyme à l’encontre de Zénon reconnu comme disciple de Parménide et dont Platon fictionne comiquement la place usurpée. L’Etranger d’Elée est le vrai disciple habilité à tuer le père dans l’anonymat d’une filiation réelle parce que générique.

Socrate le jeune : intronisé par Parménide comme le fils adoptif, le jeune Socrate fait figure de fils diagonal, qui advient à la filiation sans qu’elle soit préconstituée. Socrate est intronisé par le père après avoir vaincu l’usurpateur, puis il jouera un rôle central dans le Théétète, pour finir par n’être plus qu’un simple témoin du parricide qui entérinera les dires de l’Etranger d’Elée dans le Sophiste.

Platon : Platon est comme le petit-fils de la 2nde fondation, situé 2 fois en place vide :

- en tant qu’auteur

- et parce que le dialogue le Philosophe n’a pas été écrit. Platon n’est pas venu occuper la place vide d’un titre, il reste soustrait au texte dont il aurait dû être la référence. Certains croient retrouver ce dialogue dans l’Epinomis, mais : cf Robin Platon tome 2 page 1610 « ce titre est le décalque d’un mot composé grec qui signifie : supplément aux lois. Une tradition d’ailleurs pauvrement établie, attribue ce supplément à l’un des collaborateurs de Platon dans l’Académie : Philippe d’Oponte, qui passe, d’autre part, pour avoir été l’éditeur des 11 livres précédents, et aurait jugé utile de leur donner un complément proprement philosophique (un des sous-titres qu’on lui donnait dans l’Antiquité est le Philosophe). Mais il existe actuellement un fort courant d’opinion, en raison principalement de la ressemblance du style avec celui des Lois pour attribuer l’ouvrage à Platon lui-même. Ce courant rencontre toutefois de sérieuses résistances… il nous a donc semblé prudent de ranger l’Epinomis parmi les écrits douteux de cette collection des œuvres de Platon ».

 

3° les personnages latéraux

les sophistes tel Protagoras : « la vérité, je le déclare en effet, la formule en est ce que j’ai écrit : « chacun de nous est le mesure de toutes choses, de celles qui sont comme de celles qui ne sont pas » » (Théétète 166 d). Thèse prise très au sérieux par Platon, car il s’agit ici de la mesure de l’être et du non être. Les sophistes seront définis dans le sophiste.

Héraclite : il aurait produit l’ontologie sous-jacente à la sophistique.

Théétète 179 e : « le fait est, Socrate, que ces théories héraclitéennes ou, comme tu dis, homériques, et d’une antiquité plus reculée encore, il n’est pas plus possible de s’en entretenir du tout avec les gens d’Ephèse en personne, eux qui font tous profession d’être au courant, que si c’était avec des furieux. C’est que, se conformant à la doctrine de leurs traités, ils sont, bel et bien, eux-mêmes en mouvement : s’en tenir au sujet et à la question qui leur est posée, attendre calmement leur tour de répondre aussi bien que de questionner, cela leur est contraire, moins que rien, étranger. Bien mieux, si incapables de calme qu’ils soient au fond, l total néant de calme surpasse même encore le rien du tout chez ces gaillards-là ! […] mais ils veillent au contraire avec un soin extrême à ne permettre à rien d’être stable, ni dans leur langage, ni dans leurs propres âmes : estimant, si je m’en crois, que ce serait quelque chose qui ne bougerait pas ! Or, c’est à cela qu’ils font la guerre et cela qu’ils expulsent de partout autant qu’ils le peuvent ».

 

L’agencement théâtral de Platon est très complexe, il fait passer la question de la filiation dans une circulation de paroles transmises par des témoins, mais aucun de ces artifices de mise en scène, qui tiennent la chaîne temporelle de Parménide à Platon, ne sont inutiles, car ils sont tous au service de la filiation généalogique de Platon, qui peut se présenter comme le 2ème fondateur de la philosophie.

12ème cours

Le point de vue conceptuel de Platon consiste à dégager la théorie des Idées en montrant qu’elle vaut comme 2nde fondation de la philosophie, ie à placer les ancêtres en impasse, notamment Parménide et sa thèse sur l’identité de l’être de l’un, et Héraclite qui assigne l’être au devenir. On a vu qu’avec Héraclite, on manie le bâton. L’essai de délivrer la passe de cette double impasse permet à Platon une pensée par étapes dans ce dialogue aporétique, qui va déconstruire par distribution en réseau d’apories la thèse parménidienne qui soutient la tautologie : l’être est l’être, et la thèse héraclitéenne qui déploie la contradiction : l’être est le non être. La doctrine des Idées doit nous sortir de ces 2 impasses, et s’imposer comme doctrine du multiple. Pour cela, Platon pose et soutient qu’il existe un être du non être comme fondement du concept de différence : il faut penser les différences, donc qu’il y a un être du non être au lieu idéal des intelligibles, à savoir l’idée de l’autre. Platon sait très bien que la pensée authentique de Parménide ne constitue pas la réciprocité de l’être et de l’un, vulgate parménidienne entre idéologie et parménidisme authentique, qui ne ramène jamais l’être à l’un, mais propose, en tant que vraie pensée fondatrice de l’être, un certain type de nouage de l’être, du non être et de la pensée. ce que Platon vise contre Parménide, c’est l’idée qu’il puisse exister une logique sans négation, ie une logique assertorique, qui ne fasse pas place à l’assertion négative ou différentielle. Il faut déconstruire l’un comme condition isolable organisatrice de la pensée. Et, justement, dans le Parménide, Parménide, le grand philosophe constitué historiquement comme « le philosophe de l’un », procède par l’exercice dialectique qu’il propose sur l’un à la destitution de l’un comme opérateur axial pour la pensée en montrant que l’un avère une strict maniabilité en impasse : on tombe sur une aporie (conclusion du Parménide). Pour s’en sortir, il faudra l’anonymat de l’Etranger d’Elée et le parricide du Sophiste, qui touche à la question de la négation et pas à celle de l’un, ie qu’il faudra subsumer l’opposition un-multiple sous l’opposition du même et de l’autre. Autrement dit, congédier le 1er couple au profit du 2nd comme le plus originaire : ni l’un, ni le multiple ne feront partie des 5 idées primordiales organisatrices du lieu intelligible et qui sont l’être, le mouvement, le repos, le même et l’autre. Ainsi, le transcendantal de la pensée platonicienne s’organise autour d’une liste où ne figurent pas l’un et le multiple, bien que ce lien transcendantal soit au régime du multiple. Il faut bien saisir que : « … sous l’hypothèse du non être de l’un, l’analytique du multiple est foncièrement dissymétrique au regard de celle de l’un lui-même. Le ressort de cette dissymétrie est que le non être de l’un n’est analysé que comme non être, et ne nous dit rien du concept de l’un, alors que pour les autres que l’un, c’est de l’étant qu’il s’agit, en sorte que l’hypothèse « l’un n’est pas » s’avère celle qui nous apprend le multiple ». EE, page 41-42.

Ce qui pose la question suivante : qu’est-ce qu’une pensée qui commence par le retrait ?

 

Je voudrais faire une parenthèse : Heidegger, dans l’introduction à la métaphysique, écrit : « philosopher, c’est questionner sur ce qui est en dehors de l’ordre ». ie selon Heidegger en dehors de l’ordre scientifique des temps modernes, et cela pour aboutir à ce que le poème soit l’exceptionnelle réouverture de la pensée, en dehors de l’ordre, vers la vérité de l’oubli de l’oubli de l’être, ie des temps présocratiques originaires. Le geste suspensif heideggerien nous soustrait au triple nom de l’histoire, de la science et du sujet. En fait, ce dehors de l’ordre propre à Heidegger consiste dans la négation du principe même de l’ordre, ie en retrait absolu de tout règne de l’un onto-théologique, car un ordre c’est bien un principe d’un. Or, cette voie nous est interdite, car le temps présocratique est définitivement clos, et la pensée n’a pas à se soustraire à une figure antérieure, qui serait celle de l’ordre conquérant du nihilisme, par une sorte de « poème de la vérité de l’être ».

Nous aussi, nous essaierons de penser en dehors de l’ordre, sous l’énoncé que l’un n’est pas, énoncé qui noue la pensée à la décision qu’il n’y a pas d’être de l’un, mais seulement une présentation originaire de l’être comme multiple sans un, cependant soumise à la loi du compte pour un sans que ce compte nous renvoie à un quelconque un.

 

Mais revenons au Parménide.

Or les 2/3 du texte de Platon sont un exercice sur l’un exécuté par Parménide qui n’a plus comme interlocuteur que le plus jeune des protagonistes du dialogue, le jeune Aristote, réduit à un silence approbateur.

On part de 3 critères :

- existence : l’un existe, ou n’existe pas

- relation : on examine les choses du point de l’un pris en soi-même, quant aux autres, ou quant aux autres, pris en eux-mêmes par rapport à l’un.

- absoluité ou non absoluité du critère supposé : absoluité de l’unicité ou participation de l’unicité.

La convocation de ces 3 critères nous donne 8 hypothèses + 1

 

Regnault (page 54) :

« A si on considère l’Un, on peut le concevoir comme étant et comme n’étant pas, ce qui fait 2 hypothèses

   B si on considère l’un tantôt comme absolument un, tantôt comme relativement à l’être ou comme participable, cela fait 2 autres hypothèses, lesquelles combinées avec les précédentes donnent quatre.

   C si on considère cette dialectique minimale de l’Un non plus en elle-même mais par rapport aux Autres, cela fait 4 nouvelles hypothèses (l’un étant absolu, étant relatif ; l’un absolu n’étant pas ; relatif n’étant pas ; et à chaque fois du point de vue des Autres), qui, ajoutées au résultat précédent, en donnent 8.

Enfin, entre la 2ème hypothèse et celle qui serait la 3ème s’en glisse une autre, corollaire selon Cornford de la 2nde, pour des raisons sémantiques, et qui reste toujours à la traîne. On peut en fait lui trouver un statut plus formel. En tout, 9 hypothèses, selon le schéma suivant :

(2 * 2) + (2 * 2) + 1 = 9.

Or on présente cette 3ème série d’hypothèses (C) comme celle des Autres considérées tantôt sous le chef de leurs propriétés positives, tantôt sous celui de leurs propriétés négatives, et c’est ainsi qu’on obtiendrait les hypothèses 4 et 5 dans la rubrique de l’un – étant, et 8 et 9 dans celle de l’un n’étant pas. En fait, les Autres ne sont ainsi définis à chaque fois qu’en fonction de la nature de l’un :

a) dans la rubrique de l’un étant (1ère partie), la position de l’un absolu et celle de l’un relatif forment les 2 premières hypothèses ; lorsqu’on repose l’un absolu, non participable, on ne peut plus penser alors que les propriétés négatives des Autres : « l’un est à part des Autres, et les Autres à part de l’un » (159 hypothèse 5). Lorsqu’on repose l’un relatif, on peut penser les Autres par rapport à lui ; ils acquièrent alors des propriétés positives : « ils y ont part en quelque façon » (157 c, hypothèse 4).

b) dans la rubrique de l’un n’étant pas (2nde partie), la position de l’un absolu et celle de l’un relatif forment les hypothèses 6 et 7 ; lorsqu’on repose l’un absolu, non participable, on obtient les Autre les Autres, il n’y a point d’un » (165 e hypothèse 9). Enfin, lorsqu’on repose l’un relatif, les Autres conservent quelques propriétés positives, quoique évanouissantes, (puisque l’un n’est pas). C’est pourquoi Platon ne marque pas leur participation à l’un, même participable ; cependant les Autres au lieu d’être considérés comme n’étant pas (hypothèse 9) sont considérés comme étant par opposition à l’un – « il faut d’abord, j’imagine, qu’ils soient autres » (164 b hypothèse 8) – même si ensuite on insiste plutôt sur l’un comme n’étant pas que comme ayant d’abord permis de leur conférer leur précaire mais préalable existence.

Mais on peut, plus simplement, présenter l’ensemble des hypothèses sous forme dichotomique, ie selon le schéma : 2 * 2 * 2 = 8, ou 2 * 2 * 2 + 1 = 9.

On a alors :

                                                                                                              Absolu (hypothèse 1)

L’un / les autres

                                                                                                Relatif (hypothèse 2)

L’un est

   Absolu (hypothèse 5)

Les Autres / l’un

   Relatif (hypothèse 4)

 

 

   Absolu (hypothèse 7)

L’un / les autres

   Relatif (hypothèse 6)

L’un n’est pas

 Absolu (hypothèse 9)

Les Autres / l’un

  Relatif (hypothèse 8)

 

L’hypothèse 3 (l’un est n’est pas) est en excès sur la structure de l’un ».

 

Dialectique d’épisémologies, par Regnault, dans Généalogie de sciences, Cahiers pour l’Analyse n°9

 

- l’un est n’est pas : hypothèse 3, en excès sur la structure de l’un.

« l’hypothèse 3 – l’un est n’est pas – corollaire de la 2nde – l’un n’est pas – se situerait à la jointure de l’un étant et de l’un n’étant pas, mais aussi bien à celle de l’un et des autres, puisque c’est l’hypothèse du devenir » (Regnault).

 

Badiou : Platon cherche des événements dialectiques dans la structure de l’un. L’ordre d’exposition de Parménide consiste en un voyage dans cette structure de l’un sous-jacente à l’expressivité philosophique. Il faut donc la reconstruire comme le fait F Regnault. Or, on s’aperçoit que la 3ème hypothèse, l’un est n’est pas, manque dans la structure. Cette hypothèse, qui pose simultanément étant et non étant, se présente comme la figure différentielle de l’un du mouvement comme instantanéité, ie qu’elle exhibe dans l’analyse du changement, à savoir l’instant comme change pur en tant que figure possible de l’un. Cette hypothèse excédentaire renvoie au devenir temporel au regard de la question de l’un.

Dans le Parménide, Platon cherche des indications sur les 5 idées fondamentales auxquelles il s’arrêtera dans le Sophiste : le repos, l’être, le mouvement, le même et l’autre, et qu’il tire des csq déduites sur chacune des 9 hypothèses concernant la structure de l’un. En effet, dans les rapports que le thème de l’un soutient à d’autres concepts, on retrouve les 5 idées fondamentales déterminées dans le Sophiste. Autrement dit, ces 5 idées fondamentales se retrouvent dans ce qui qualifie les hypothèses faites dans le Parménide.

1ère hypothèse : si l’un est, nous avons :

- une figure de localisation, dont l’essence est géométrique

- une position temporelle : avant l’un, après l’un

Etre et non-être, mouvement et repos, identité et différence, ressemblance et dissemblance, égalité et inégalité, des idées du même et de l’autre divisés en pour soi et pour autrui.

Limitation et illimitation, qui marque une différence fondamentale avec le Sophiste, car le Parménide touche à l’architectonique de la dialectique de l’un et du tout. Enfin la question du temps et de l’espace conduit Platon à la 3ème hypothèse : l’un n’est pas, celle qui manque.

Est-ce que l’enjeu de Platon dans le Parménide est une simple mise en impasse de la structure de l’un ? Je soutiendrais que Platon fait une 10ème hypothèse, à savoir qu’il ne peut pas y avoir d’accès conceptuel à la question de l’un et du multiple. Autrement dit, le réel c’est l’impasse : il n’y a pas de dialectique conclusive de l’un et du multiple, qui cependant structure la philosophie, mais n’est pas thématisable par la philosophie, je dirais que le sujet de ce dialogue est le bon : la question de l’un et du multiple se situe en position de transcendance à la philosophie : elle s’effectue, mais si on la thématise on verse dans l’exercice sophistique, raison pour laquelle Parménide se tient très proche de la sophistique. Je suis donc d’accord sur l’enjeu : la philosophie peut tout au plus désigner son impasse, elle n’a pas pour objet la dialectique de l’un et du multiple, dont l’effectuation demeure historique, ie mathématique. Mais ce qui, dans le Parménide, globalement aporétique, fait rebondir l’enjeu de cette impasse, c’est que ce dialogue propose des solutions partielles sur la question de l’un et du tout différents de la question de l’un et du multiple. L’un est le concept de jointure de la philosophie (un tout) et de la mathématique (un multiple), mais platon traite l’un dans un espace de pensée homogène alors qu’il faut saisir l’un dans sa scission au regard des étants hétérogènes : « … pour les autres que l’un, c’est de l’étant qu’il s’agit, de sorte que l’hypothèse « l’un n’est pas » s’avère être celle qui nous apprend le multiple ».

Pour cela, nous prendrons appui sur les hypothèses 6, 7, 8, 9 qui structurent les dernières pages du Parménide sous l’hypothèse négative : « l’un n’est pas ». Mais auparavant, arrêtons nous sur la 4ème hypothèse appartenant aux 5 premières hypothèses sous l’hypothèse positive : « l’un est », 4ème hypothèse qui est conclusive sur l’un comme étant. Je vous rappelle que l’exercice dialectique proposé par le vieux Parménide reste non conclusif sur la structure de l’un, qu’il ne stabilise pas, bien que Parménide ait choisi le thème de l’un, thème crucial pour sa philosophie.

La thèse de l’unité radicale de l’être est aussi bien celle de Platon que celle de Parménide, mais du Poème de Parménide, il ne nous reste que des fragments comportant 2 grands volets :

- la thèse sur l’unité

- les thèses d’opinion, ie une description généalogique des idées errantes

L’un est un attribut intrinsèque de l’être. Il faut poser que le non-être n’est pas radicalement afin de parcourir le chemin menant à l’affirmation que l’être est, ie qu’il répugne à la différenciation : les attributs du multiple lui sont inassignables, ce sont ceux du devenir, à savoir des prédicats d’opinion.

cf Fragments 7 et 8 (trad O’Brien et Frère) : « Jamais, en effet, cet énoncé ne sera dompté : des non êtres sont. Mais toi, détourne ta pensée de cette voie de recherche. Qu’une habitude, née d’expériences multiples, ne t’entraîne pas en cette voie : mouvoir un œil sans but, une oreille et une langue retentissantes d’échos, mais, par la raison, décide de la réfutation que j’ai énoncée, réfutation provoquant maintes controverses. Il ne reste plus qu’une seule parole, celle de la voie < énonçant > : « est ». Sur cette voie, se trouvent des signes fort nombreux, montrant que, étant inengendré, il est aussi impérissable – et unique, et entier en sa membrure, ainsi que sans frémissements et sans termes. Il n’était pas à un moment, ni ne sera < à un moment > puisqu’il est maintenant, tout entier ensemble, un, continu ». En particulier, soutenir que l’être est un, c’est ne pas dire qu’il est tout, que donc la dialectique du tout et des parties ne lui est pas applicable. L’écart entre l’un et le tout est parménidien. L’être n’est pas divisible puisqu’il est tout entier égal à lui-même, ie identique à soi, à savoir rempli d’être et entièrement continu, car l’être est continu à l’être. De l’être rien n’est repérable qui relèverait du non identique à soi. « tout entier ensemble, un, continu » : l’indication du tout signifie identique à soi : thèse axiale de l’un, prédicat absolu de l’être. Il n’y a pas d’autres, il n’y a que de l’un. Puis Parménide insiste sur le non accroissement de l’être contre la thèse pythagoricienne sur la numéricité de l’être : « quelle origine en effet chercheras-tu pour lui ? vers où, à partir d’où, se serait-il accru ? Je ne permettrai pas que tu dises < qu’il vient > du non être, ni que tu le penses, voici en effet qui n’est pas dicible, qui n’est pas pensable non plus : « n’est pas ». Quel besoin, d’ailleurs, l’eût poussé, après avoir pris son départ du néant, à naître plus tard, plutôt qu’< à naître > auparavant ? Aussi faut-il, ou bien qu’il soit entièrement, ou bien qu’il ne soit pas du tout. La force de la conviction n’admettra pas non plus qu’à aucun moment, de l’être, vienne au jour quelque chose à côté de lui. C’est pourquoi la justice, n’ayant point relâché de ses chaînes, n’a concédé ni de parvenir au jour ni de disparaître, mais elle maintient. La décision à cet égard repose sur ceci : « est », ou « n’est pas » ».

Donc : l’un n’est pas chez Parménide comme chez Pythagore l’opérateur du plus un, mais bien un prédicat intrinsèque à l’être étranger à toute opération. L’un est synonyme de l’être. L’un et l’être sont réciprocables. L’être est plein d’être : métaphore de la plénitude, de la compacité, du remplissement à ras bord.

Thèse : ce n’est pas l’un qui est l’être, mais le vide, ie l’imprésentable, l’insubsumable sans aucune plénitude. L’un c’est ce qui compte le vide comme existant, existant nominal de l’imprésentable, compte qui est un événement, pas un être. Il n’y a jamais que de l’événement dont la structure est toujours qu’un imprésentable soit compté pour un dans un lieu de compte :

- imprésentable : l’être

- compte pour un dans un lieu

L’événement est le compte pour un de l’imprésentable, donc du deux compté pour un, qui fait de l’un un strict opérateur de comptage.

C’est le nœud de la structure et de l’événement.

Il n’y a que de la scission : le il y a est dialectique. Il n’y a que du deux, ie l’événement, mais l’effet d’apparence de la structure fait comme si on avait compté pour un le deux du il y a, et que 2 fusionne en 1. Or, le 2, l’imprésentable événementiel, fait retour à l’intérieur du compte pour un dans un dérèglement de la procédure de comptage, ie fait retour en symptôme à l’intérieur de la loi – le 2 compté pour 1 – de la structure. Le retour en symptôme dans la structure c’est le sujet précisément comme symptôme que l’événement est 2 alors qu’il y a eu compte pour un du il y a.

Exemplifions cette thèse sur le paradigme mathématique de la théorie des ensembles. Autrement dit, à propos de l’être en tant qu’être, ie du pur il y a. L’événement mathématique de la théorie des ensembles, c’est de compter pour un le vide, ie de le nommer « ensemble ». L’ensemble vide existe, il connote l’imprésentable. Autrement dit, l’impasse de la présentation touche l’être. Existence nominale de l’ensemble vide qui enregistre, en tant que point de suture au pur il y a, que l’impasse de la présentation touche l’être. Et ensemble, c’est le compte pour un dans le lieu réglé de la théorie des ensemble : l’ensemble vide existe comme un en tant qu’ensemble. Mais ce qui existe, l’ensemble vide, est ainsi inassignable à aucun, ce qui, autrement dit, l’événement de l’être est qu’advienne le rien comme le nom propre d’un ensemble affecté d’un indice nominal d’existence. Cet événement fait que l’être est 2 : le nom du vide, l’imprésentable, le un, l’ensemble vide.

Il y a donc le compte pour un sous le nom du vide de l’imprésentable, qui fait qu’on va se tenir dans l’oubli de l’être, car on n’a pas présenté l’être, mais compté pour un le rien, ie le il y a imprésentable. L’événement c’est le 2 de l’imprésentable et de son compte pour un, ie de son ensemble. Cet événement fait que l’être c’est le 2 quant à son occurrence : le vide et l’ensemble. Mais cette dialectique scindée, cette schize est refoulée par le compte pour un, ie par la théorie des ensembles, qui énonce au lieu du copte : l’ensemble vide existe comme partie de n’importe quel ensemble. Le symptôme de ce refoulement, à savoir l’inclusion du vide dans tout ensemble, fait que le vide colle et s’avère comme réellement imprésentable. Et c’est ce symptôme qui court comme marquage de l’opération en sujet. L’effet de sujet c’est l’écart, opération du 2 que la nomination en 1 du il y a a refoulée, écart présenté dans un symptôme ineffaçable, l’omniinclusion du vide dans la situation, qui rend toujours possible la touche de l’imprésentable.

J’en viens maintenant à la 4ème hypothèse du Parménide de Platon, conclusive sur l’un comme étant.

 

4ème hypothèse : si l’un est, les autres choses sont les parties d’un tout organique…

« Et les autres choses ? qu’est-ce qui leur convient en fait d’affections, dans l’hypothèse où l’un est ? Cela, ne faut-il pas l’examiner ?

– oui il faut l’examiner !

– qu’avons-nous donc à dire ? L’un, s’il est, les choses autres que l’un, comment faut-il qu’elles soient affectées ?

– disons-le !

– Eh bien donc ! du moment qu’autres que l’un elles sont, ce n’est pas certes l’un qu’elles sont, ces autres choses ; ils se pourraient alors qu’elles fussent autres que l’un.

 – c’est juste !

– mais il n’est pas vrai non plus qu’elles soient privées absolument de l’un, les autres choses ; au contraire, elles y ont part en quelque façon.

de quelle façon ? dis.

celle-ci sans doute : les choses autres que l’un, c’est parce qu’elles ont des parties qu’elles sont autres ; si elles n’avaient en effet point de parties, c’est pleinement un qu’elles seraient. – c’est juste !

or des parties, disons-nous, ne sauraient appartenir qu’à un tout.

– nous le disons en effet. – mais n’est-il pas vrai ? le tout, c’est l’unité d’une pluralité ; il le faut nécessairement, afin qu’il aut pour parties les parties ; chacune en effet des parties, ce n’est pas d’une pluralité qu’elle doit être la partie, mais d’un tout.

– comment cela ?

– imaginons que d’une pluralité quelque objet soit une partie, y étant compris lui-même ; de soi-même, alors, il sera une partie (ce qui est impossible) alors que des autres termes de la pluralité pris singulièrement, s’il doit l’être de leur totalité. Car, s’il en était un dont il ne fût point partie, c’est à cette exception près qu’il le serait des autres ; et ainsi, à l’égard de chacun singulièrement, il ne serait point partie ; mais n’étant point partie à l’égard de chacun, il ne le sera d’aucun des termes de la pluralité. Or, sans l’être d’aucun des termes, être qch de cette totalité à l’égard d’aucun des termes de laquelle on n’est rien, ni partie ni quoi que ce soit d’autre, voilà qui serait impossible.

– oui, certes, évidemment !

– ce n’est donc pas de la pluralité, ni d’une totalité, que la partie est partie, mais d’une réalité idéale et une, d’un objet un, que nous appelons « tout » ; c’est à partir de la totalité multiple entière que son unité parfaite est réalisée.

parfaitement, bien sûr !

– si donc les autres choses ont des parties, c’est aussi au tout, et à l’un, que ces choses auront part.

 – oui, absolument !

– c’est l’unité, par csqt, d’un tout parfait, ayant des parties, que nécessairement seront les choses autres que l’un.

– nécessairement !

– et n’est-il pas vrai de chaque partie, prise singulièrement, il faut encore en dire autant ; c’est qu’elle aussi, nécessairement, participe de l’un. Si, en effet, chacune d’elles singulièrement est partie, ce fait d’être singulièrement, c’est une unité évidemment qu’il signifie, distinguée des autres termes et en soi ayant l’être, s’il est vrai que singulièrement elle doive être.

 – c’est juste ! »

 

Ce raisonnement, comme tant d’autres en ce dialogue, n’est sans doute sophistique que dans son expression. Pour montrer que le rapport de la partie au tout n’est pas celui de l’unité à la pluralité, Platon souligne qu’un terme d’une pluralité n’est point partie de tous les termes de cette pluralité. Si cela était, il faudrait qu’il fût partie de lui-même. Il ne peut donc être partie que d’un tout distinct de tous les termes de la pluralité, distinct de la totalité multiple, et qui serait l’unité de la pluralité. Cette distinction du tout et de la totalité se retrouve dans le Théétète, 203 c – 204 b sq.

 

- elle aura part, alors, à l’un ; car de toute évidence, elle est autre chose que un ; sans quoi, en effet, elle ne saurait y avoir part, mais elle serait elle-même un. Or, en fait être un, il n’est que l’un lui-même à qui ce soit possible sans doute.

- impossible autrement !

- avoir part à l’un, dès lors, est une nécessité pour le tout aussi bien que pour la partie ; d’un côté, ce sera l’unité d’un tout, dont seront parties les parties ; de l’autre, l’unité d’une partie singulière du tout, autant de fois qu’il y aura de parties dans le tout.

- c’est cela !

- mais n’est-ce pas en étant différentes de l’un qu’auront par à l’un les choses qui y ont part ?

- comment en serait-il autrement ?

- or les choses qui sont différentes de l’un, plusieurs sans doutes elles seront ; si, en effet, ni un, ni plus d’un ; n’étaient les choses autres que l’un, ce ne serait rien, ce qu’elle seraient.

- ce ne serait rien en effet !

etc…

 

Traduction Badiou (158 a) :

Pour participer à l’un, il faut évidemment être autre qu’un, sinon ce ne serait plus participer, ce serait être un par soi. Alors qu’être un est, j’imagine, impossible à tout autre qu’à l’un lui-même.

Bien impossible !

Or participer à l’un est assurément une nécessité et pour le tout et pour la partie. Le 1er sera totalité une, dont seront parties les parties. La 2nde sera, à toutes les fois qu’elle sera partie d’un tout, partie une et individuelle du tout.

Certainement.

Mais les participants de l’un ne seront-ils pas différents de l’un au moment d’y participer ?

Sans aucun doute

Différents de l’un, ils seront, j’imagine, multiples ; si les autres que l’un, en effet, n’était ni un ni plus d’un, ils ne seraient rien.

Assurément

Puisque participants de l’un partie et participants de l’un tout sont plus que un, ne seront-ils pas nécessairement multiplicité infinie, en tant précisément qu’ils prennent par à l’un ?

Comment cela ?

Nous l’allons voir. Ils prennent part, mais n’est-ce pas, ne sont point un et n’ont point part à l’un au moment même où ils y prennent part ?

C’est bien évident.

N’est-ce pas alors qu’ils sont multiplicité, d’où l’un est absent ?

Multiplicité, bien sûr.

Eh bien, proposons-nous d’en abstraire par la pensée le plus petit fragment possible. Ce que nous aurons ainsi isolé, n’ayant aucune part à l’un, ne sera-t-il pas nécessairement multiplicité encore et non point un ?

Nécessairement.

Donc, à considérer et reconsidérer, ainsi isolée, la nature étrangère à la forme, tout ce que nous pourrons à chaque fois apercevoir ne sera-t-il pas multiplicité illimitée ?

Absolument.

Et pourtant, dès lors que chaque partie, une par une, est devenue partie, elle se voit immédiatement limiter et par les autres parties et par le tout ; et celui-ci, de même, est limité par les parties.

Assurément.

Ainsi les autres que l’un ont communauté et avec l’un et avec eux-mêmes ; et c’est de là que naît en eux, semble-t-il, ce surplus étranger qui leur apporte limitation réciproque. Quant à leur nature propre, elle ne les a doués, proprement, que d’illimitation.

Il paraît bien

Ainsi les autres que l’un, et comme touts, et comme parties, sont illimités et sont participants à la limite.

Parfaitement.

 

Cette 4ème hypothèse est définie par 3 axiomes :

- l’un est

- l’un est examiné du point de vue des autres que l’un

- l’un est participable. « les autres ont part à lui, ils ont communauté avec lui et avec eux-mêmes » (Regnault, article cité).

La 4ème hypothèse examine, sous l’axiome axial l’un est, la corrélation entre un, tout, partie. L’essence propre de tout ce qui n’est pas l’un c’est l’illimité ou l’infini (apeiron), ie l’imprésentable : ce qui pour un grec ne peut pas se penser, se présenter ou se représenter. Si on compte pour un le rapport entre le tout et les parties, on s’aperçoit que ce qui est pris en soi est absolument illimité, ie se situe selon un principe d’indétermination absolue.

Apeiron :

-               illimité

-               infini

-               imprésentable

-               impensable

Peiras :

-               limite

-               finitude

-               clôture

-               présentable

-               pensable

Tout ce qui est présenté dans la pensée grecque l’est pour autant qu’il y a clôture. La démonstration de Platon vise à établir que le compte pour un du tout et des parties débouche sur l’imprésentable, l’impensable. Et Platon démontre par l’absurde le caractère aporétique de ce qui lui apparaît, en tant que grec, comme un paradoxe.

1° soit alpha le compte pour un de la relation tout / parties au sens où alpha appartient à l’un, ie qu’alpha n’est pas l’un mais participe à l’un, ce qui permet de compter alpha pour un : il y a cet alpha, mais dans un écart entre la participation et l’être :

en son être (einai), selon sa participation (metekein) il appartient à l’un.

Ce qui participe à l’un pris en soi même diffère de l’un par soi-même. Le compte pour un de alpha touche à quelque chose qui diffère de l’un par soi-même.

2° le tout et la partie participent à l’un

le tout appartient à l’un : l’un tout, en olon

la partie une appartient au tout

3° le tout et la partie ne sont pas un par eux-mêmes

elles sont multiples, les choses qui participent à l’un, car « … si les autres que l’un, en effet n’étaient ni un ni plus d’un, ils ne seraient rien ».

Rq : Platon évite de parler du 0, donc il escamote l’hypothèse du vide. Il énonce que le tout ou / et la partie est ou participant ou multiple, en évacuant le vide par ce tour de passe-passe. S’ils « n’étaient ni un ni plus d’un, ils ne seraient rien », ie pas du tout, pas du-tout, pas-tout.

4° cette multiplicité est illimitée.

Par une méthode de descente infinie, Platon, par la pensée, détotalise le tout, et alors la plus petite partie présentable est encore multiple. La descente infinie ne permet plus de présenter quoi que ce soit. Nous sommes en deçà du pensable, étranger à la forme de l’idée. Or, l’être c’est l’idée, donc en faisant l’hypothèse que l’un est, Platon se retrouve dans l’être en deçà de l’être, il découvre que l’être n’est pas un, mais illimité, ie que Platon se retrouve dan une impasse. La médiation de cette démonstration aporétique se fait à partir du rapport du tout et des parties, qui est, en vérité, registré à l’un, au tout et à l’imprésentable. Quand on se soustrait du compte pour un comme opérateur, on se retrouve dans l’imprésentable, ie dans l’imprésentation de l’être comme tel, dans l’a-peiron, l’illimité.

Ainsi Platon devait tenir comme vraie la 3ème hypothèse : l’un est n’est pas, en excès sur la structure de l’un, car selon sa nature propre, l’un est imprésentable. Ce qu’il y a, c’est l’un comme opérateur du compte pour un. Autrement dit, l’illimité, c’est l’imprésentable qui advient à l’un par l’événementialité de son compte. Cet événement n’est pas l’opération de l’être. Autrement dit, à partir du il y a pur où rôde le vide, il y a de l’imprésentable compté pour un : l’événement, ie un excès nominal tiré du vide de la situation qui donne lieu à un dysfonctionnement en sujet irreprésentable, imprévisible, des représentations antérieures dans la situation.

Je termine par un parallèle ultra rapide avec Lacan : chez Lacan, il n’y a pas de théorie du dysfonctionnement, la représentation imaginaire est constituante du lien symptômal qui fait affleurer le fonctionnement. Autrement dit, chez Lacan il n’y a pas de véritable théorie de l’événement, car il n’existe qu’une théorie du lien entre RSI. Cette articulation reste insuffisante, car il manque la périodisation de l’événement qui indique la schize du lien différente de la schize du lieu : « là où fut ça, il me faut advenir » (Lacan Ecrits page 524). Ça advient là où c’était. Lacan dès les Écrits ne dit pas, si je reprends mon vocabulaire, que l’effet de sujet touche à l’être, mais plutôt que le sujet s’accole à l’être et au réel – le réel serait l’atomistique du multiple pur indifférencié, ce à propose de quoi « il y a d’l’un ». Mais ce « y’a d’l’un » diffère du compte pour un ou plus exactement du double compte pour un périodisé de l’événementialité de l’événement. C’est pourquoi je soutiens la thèse qu’il n’y a pas de véritable théorie de l’événement chez Lacan, si du moins on examine de près dans le corpus lacanien ce que Lacan désigne comme être et ce qu’il nomme Réel dans le nœud borroméen.

 

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[1] Robin : Euclide de Mégare, fondateur en cette ville d’une école mi-éléatique (influence, probablement directe, de Zénon d’Elée, et Parménide), mi-Socrate (Euclide et Terpsion sont de ceux qui assistent aux derniers moments de Socrate, Phédon 59 b). Après la mort de Socrate, Platon et certains autres athéniens de l’entourage du maître avaient séjourné quelques temps près d’Euclide et de ses amis. Les Mégariques, raisonneurs dont la subtilité se complait aux paradoxes les plus déconcertants, étaient souvent appelés dialecticiens, mais souvent aussi éristiques ou disputeurs (cf Euthydème). Le Parménide et le Sophiste seront un examen critique de leur éléatisme.

Théétète d’Athènes est un des grands mathématiciens du 4ème siècle. Il a vraisemblablement enseigné les mathématiques, d’abord à Héraclée du Pont, puis dans l’Académie. Il a fait, semble-t-il, progresser grandement la théorie des irrationnels et celle des polyèdres réguliers (République VII, 528 a sqq).

 

[2] Robin : la rencontre de Théétète avec Socrate est probablement fictive. L’entretien en question remonte par conséquent à 30 ans au moins. Mort de Socrate : 399, bataille de Corinthe : 369.