Comment vivre et penser en un temps d’absolue désorientation ?

Alain Badiou (2021-2022)

 

https://www.lacommune-aubervilliers.fr/saison/21-22-seminaire-alain-badiou

 

Transcription par François Duvert

 

 

 

I - 4 octobre 2021

Justification

Thème

Dickinson

Brecht

Pasolini

Conclusion

Discussion

Traductions

II – 8 novembre 2021

Quatre exemples de désorientation

Deux exemples d’actions désorientées

Deux grands risques de la désorientation politique

Trois critiques de la négation faible

Désorientation dans l’enseignement

Désorientation concernant ce que « laïcité » veut dire

De l’idéologie dominante…

De l’identitarisme…

St John Perse

Discussion

Traductions

III – 17 janvier 2022

Préliminaires de vocabulaire

Quatre récits littéraires sur les épidémies

Les animaux malades de la peste (La Fontaine)

 

I - 4 octobre 2021

[ vidéo ]

 

Comme j’ai le privilège d’être dans une position haute, et éloignée de vous, je vais me démasquer.

Justification

Je voudrais commencer ce séminaire par une sorte de justification de son existence.

Après tout, j’avais décidé, en 2017, de façon publique, ici même, sans que personne ne m’y oblige, d’arrêter cette forme de pensée publique, cette forme de pensée en plein air, que je pratiquais depuis à vrai dire cinquante ans. Philosopher en public, sans enjeu académique, sans programme, et devant une assistance librement constituée de volontaires, j’avais mis au point cette formule dès le collège universitaire de Reims, dans les années 60 du 20ème siècle, quand j’étais un jeune homme d’une trentaine d’années. A l’occasion de l’anniversaire de ma 80ème année, j’ai raisonnablement décidé de me retirer, et de ne plus continuer à tenter - si vieux - de réaliser le fameux programme de Socrate et de Platon, à savoir corrompre la jeunesse.

Mais voici que la situation du monde, la situation de mon pays – la France – me semble si opaque, si peu encourageante, si propre à engendrer en fait nihilismes inutiles, des nationalismes meurtriers, des habitudes de délation publique, des idéologies informes, que je me dis qu’il faut en tout cas parler, questionner, tenter d’éclairer à la mesure de ce qui reste de mes moyens. Il s’agirait d’éclairer la dérive insensée où nous mènent, à petit ou grand train, les lois rigides qui organisent les sociétés contemporaines. C’est en somme à la situation nationale et mondiale que vous et moi devons les modestes séances que nous commençons aujourd’hui, et elles donnent le titre à mon entreprise de parole : Comment vivre et penser dans un monde livré à une totale désorientation ?

Que je puisse ainsi reprendre la parole, après 4 ans d’arrêt, alors que dans quelques mois j’aurai l’âge respectable de 85 ans, je le dois tout d’abord au théâtre de la Commune. Et je veux remercier la directrice, Marie-José Malis, et tous ceux qui travaillent ici, qui font vivre cette institution. Et d’autant plus que je m’introduis comme une sorte de supplément, le lundi, jour traditionnellement fermé. Merci à ceux qui font que je puisse être une sorte de contrebandier philosophe.

Et vous tous, qui êtes ici, vous êtes complices de cette contrebande, qui vise à importer des matériaux intellectuels, pour penser et change la situation générale. Et je dois aussi vous remercier, tous, sans lesquels la notion d’enseignement et le mot d séminaire n’ont aucun sens.

Et enfin, comme le savez, les années antérieures à 2017 de mon Séminaire ont été publiées aux éditions Fayard en 15 volumes. Et après tout, c’est aussi cette œuvre que je continue ici avec les forces qui me restent. Je veux remercier les éditions Fayard, symbolisée par la directrice Sophie de Closets, et le parfait travail, à vrai dire gigantesque, de ceux qui ont transcrit et préparé mes interventions, nommément : Isabelle Vodoz, Véronique Pinault, Diane Feyel.

Mes remerciements, finalement, doivent aussi aller à la misérable situation de la politique dans le monde contemporain. C’est le tort fait à la véritable politique, la politique considérée, avec l’art, la science et l’amour, au rang de procédure de vérité, c’est ce tort qui me pousse à remettre en route ma machinerie publique. Cet abaissement contemporain de la politique. Il faut tenter de construire la possibilité, au-delà des négations, protestions, virulences critiques, qui sont indispensables mais souvent stériles aussi, la possibilité, ou, d’une affirmation portant sur de nouvelles lois du monde social, économique et politique. Ce que j’appelle, moi, honorable élève du vieux Platon autant que de Marx, ce que j’appelle une Idée, et plus précisément une idée de ce que peut et doit être une vraie politique, à la lumière, si j’ose dire, de sa présente disparition.

Pour en arriver là, mon approche sera au début délicatement indirecte, et dévoilera peu à peu ses véritables directions.

Je le ferai en 9 étapes, une par mois.

 

Je rappelle les dates. Toutes les dates sont un lundi, comme ce lundi 4 octobre.

En 2021 :

·       8 novembre

·       6 décembre

En 2022 :

·       17 janvier (il me touche beaucoup, car j’aurai ce jour-là, devant vous si je puis dire, 85 ans)

·       7 février

·       7 mars

·       11 avril

·       9 mai

·       13 juin

Thème

Mon thème central, je le répète, est et sera la désorientation implacable de l’humanité, au vu de la disparition de toute politique visant à sa désaliénation, sa désaliénation au regard des lois du marché, lesquelles réduisent l’existence à la dialectique du travail et à la marchandise. Ou qui la réduisent, si vous voulez, au triptyque qui a donné son titre à un célèbre essai de Marx : Salaires, prix, profits.

Je suis dans la ligne de mon Séminaire d’il y a quatorze ans – c’est une fidélité comme une autre - il avait pour titre : s’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence. Il portait déjà un diagnostic de désorientation, notamment de désorientation de la politique.

Mon approche se fera aujourd’hui en douceur : je partirai de quelques évidences banales, de quelques axiomes auxquels vous pouvez consentir, et je les relèverai aujourd’hui par le recours à la poésie, la grande poésie, et je la mettrai au service, comme la grande poésie l’est toujours, au service du projet de s’orienter dans l’existence comme dans la pensée.

 

Je partirai aujourd’hui d’une conviction absolument banale, reconnue banale : la structure économico-sociale dominante, aujourd’hui installée à l’échelle du monde, est le capitalisme. Tout le monde, ou presque, en convient. Mais ce qui est surprenant, c’est plutôt la faiblesse des conséquences tirées de cette évidence. Cette faiblesse se voit en clair, à mon avis, à trois formules partout répandues, et auxquelles la presse fait un peu constamment écho.

La première de ces formules consiste à répéter que le capitalisme, de toute façon, est en crise, en crise très grave, et de faire par conséquent comme s’il ne restait qu’à attendre sa chute. Il faut bien reconnaître qu’une variante écologique est que : là encore, de toute façon, comme ce qui va arriver est la mort de la planète, la question du capitalisme devient secondaire. Comme l’a dit dans sa sagesse d’enfant la petite Greta, héritière des jeunes saintes qui au Moyen-Age mettaient en garde contre la fin du monde décidée par Dieu : il vaut mieux, dans ces circonstances apocalyptiques, ne pas employer le mot capitalisme, qui fait vieillot et nous divise.

La deuxième formule consiste à penser que ce qui st mauvais n’est pas tant le capitalisme comme tel que sa variante contemporaine funeste, qui a été nommée libéralisme autoritaire. Cette appellation à mon avis ignore l’évidence.

L’imposition planétaire du capitalisme s’est dès le XVIIIème réclamée du libéralisme. La maxime des premiers partisans du capitalisme libéré était alors : « laisser-passer, laisser-faire ». Le libéralisme est tout sauf une invention, on peut le considérer comme le nom le plus originaire du capitalisme lui-même.

Et le capitalisme, pour ce qui est d’être autoritaire, il l’a été sans la moindre réticence : massacrant quand il fallait les ouvriers révoltés, les colonisés soulevés, et traitant les conflits entre les puissances impériales par des guerres où mourraient des dizaines de millions de gens. La démocratie tant vantée n’a jamais été, comme Marx l’a vu dès l’origine, que le règne vaguement camouflé de ce qu’il appelait des fondés de pouvoir du capital.

L’invention d’un ennemi fantoche, sous le nom de libéralisme autoritaire, semble uniquement avoir pour but que voulant sauver la démocratie contre l’autoritarisme, et les lois du marché contre le libéralisme, on aboutisse finalement à une sorte de nostalgie factice de ce que j’appellerais un « capitalisme à visage humain ».

La troisième formule est évidemment un accord très large, qui a des raisons historiques sérieuses, lui, autour de la conviction fait que le communisme n’est pas souhaitable. Bien qu’il ait été à l’échelle historique la seule tentative organisée de sortir de la dictature du capital et de ses servants parlementaires, et qu’aujourd’hui en tout cas, rien n’indique qu’une autre voie pour le même but soit ouverte.  Mais l’accord est presque général sur le fait que cette hypothèse n’est plus souhaitable.

 

Ce qui m’intéresse comme point de départ pour ce séminaire est la question suivante : quelles sont les médiations idéologiques permettant au capitalisme et à ses servants de tout poil d’entretenir un climat aussi favorable ? Que nous est-il demandé ? Demandons-nous ce qu’il nous est demandé d’être, pour le salut de l’ordre commercial planétaire, pour que nous soyons prêts à le tolérer sans faire trop d’histoires, à la faveur d’un moindre mal.

Je crois, et c’est l’hypothèse la plus importante que je vais faire devant vous, je crois que la clé, c’est de désirer être, ou de pouvoir imaginer que nous somme de libres individus. De ce culte du je suis moi, et je resterai moi, ou encore du désir enragé que soient reconnues mes libertés, le capitalisme dominant n’en a pas grand-chose à redouter. Mais oui, mais oui, nous sommes en démocratie, que diable, va-t-il répondre. Vous êtes d’honnêtes citoyens, d’honnêtes consommateurs de marchandises. Vous ne songez plus une seule seconde que la propriété privée est une mauvaise chose. Le Marx, qui écrit dans le Manifeste que son seul mot d’ordre est en définitive l’abolition de la propriété privée, n’intéresse en fait nullement l’individu et ses libertés pourvu qu’il puisse être un consommateur honorable et à quoi ses libertés individuelles ne peuvent pas objecter.

Je ne m’attarderai pas sur ce point, mais il me semble que les manifestations contre la vaccination et le passe sanitaire sont imprégnées de cette idéologie, contre ce pauvre Macron qui s’exténue à faire son devoir de fantoche politique dans un capital en voie de concentration planétaire. On lui reproche non pas sa stratégie de fondé de pouvoir, non, on lui reproche qu’en voulant vacciner tout le monde, il se montre tyrannique. Alors que depuis le 18ème on sait que seule une vaccination générale peut faire disparaître une épidémie virale. Et que ça a étudié à grande échelle dans les vaccinations innombrables dans les sociétés avancée, à commencer par la nôtre qui a rendu obligatoires plus de 10 vaccins différents.  A vrai dire, ce que je pense, c’est que l’individu malade de ses minuscules libertés, se moque de ce genre de considérations. Je suis moi-moi-moi, et c’est moi qui dois décider si, oui ou non, on me pique l’épaule, pour sauver d’autres gens qui m’indiffèrent très naturellement, car leur grave défaut est de n’être pas moi.

C’est le premier point à examiner, je crois : que vaut l’obsession individualiste qui, en tout cas, va dans le sens de la rivalité et de la concurrence, qui constituent les moyens ordinaires de la concentration du capital entre les mains d’une oligarchie très restreinte et planétaire ?

Par ailleurs, constatez ceci : pour autant que le libre individu est au centre de tout, son rapport à la société n’est pas un vrai rapport aux autres, mais est bien plutôt un rapport de mendiant à l’Etat et à la classe que cet Etat représente. Au fond, l’individu, être un individu, être cet individu, c’est avant tout une identité abstraite – dont l’Etat a d’ailleurs fait une carte : une carte d’identité - et il peut tout exiger, l’Etat, y compris la mort, dans le non-sens des guerres nationales.

Enfin, dernière remarque : sous le nom de communisme, un mouvement politique, à un moment donné de l’histoire, s’est dressé, et cela contre l’égocentrisme - car la racine du mot « communisme » est dans l’adjectif « commun » : ce qui est commun à tous, ce qui doit être commun à tous. Il s’en est pris aussi, ce mouvement, à l’Etat identitaire, à l’homme comme encarté nationalement. Mais, il faut le reconnaître, ce mouvement a oscillé entre :

-       d’une part un mauvais partage pseudo-démocratique de Etat, sous la forme de la participation aux élections et de ce qu’on a appelé légitimement le « crétinisme parlementaire », et

-       d’autre part une mystique impuissante de la négation destructrice.

Il n’a pas su rallier la jeunesse à une dialectique serrée entre l’affirmation première d’un monde nouveau, libéré de la dictature individualiste et du culte des petites libertés, et par ailleurs d’inévitables violences, situées de façon nécessaire dans le service de cette affirmation.

 

Au regard de tout cela, finalement qui gravite autour du culte de l’individu comme prescription centrale de l’ordre capitaliste, je voudrais interroger et citer trois poètes, qui ont traité de ces difficultés pour en finir avec le capital.

-       La première, Emily Dickinson, s’est élevée contre les prétentions de l’individualisme libéral. Elle a enchanté poétiquement l’impersonnalité.

-       Un autre poète, Bertold Brecht, a fait se lever la vie et l’universalité contre l’étatisme, en montrant que l’Etat combine toujours la mort et à l’identité

-       Un troisième poète, Pier Paolo Pasolini a restitué, contre le communisme oublieux et asséché, la dialectique créatrice de l’affirmation libre et de la négation nécessaire pour que naisse un monde nouveau.

Mon propos vise à exalter la profondeur poétique de 3 poèmes, qui chantent l’impersonnalité contre l’individualisme, le lien de la vie concrète et de l’universel, la négation active au service de l’affirmation neuve.

Poètes qui ainsi donnent forme à trois maximes abstraites de ce que j’appelle l’Idée communiste – Idée avec un I majuscule ! et qui le font en trois langues distinctes : l’anglais, l’allemand, et l’italien, à quoi je vais donc ajouter une dose convenable de français.

 

Commençons par Emily Dickinson.

Dickinson

Emily Dickinson, un jour, au milieu du 19ème siècle. Vous savez, au 19ème siècle, le monstre de l’individualisme est déjà gros et gras, et dans les hideux faubourgs de Londres rôde, maigre et volontaire, l’ennemi ouvrier. Ce tout premier communiste, sans le savoir, reprend, depuis sa solitude, dans un poème de huit vers, un immense poème de huit vers, comme autant d’éclairs langagiers de cette extraordinaire poétesse qu’était Emily Dickinson, il reprend l’énoncé mythique d’Ulysse : je suis personne.

Entendez-le en entier, ce début de poème, dans mon mauvais anglais :

 

I'm Nobody! Who are you?

Are youNobodytoo?

Then there's a pair of us!

Don't tell! they'd advertiseyou know!

 

Vous voyez, ce qui est très remarquable, c’est que l’affirmation à la Ulysse, je suis personne, n’est là que pour ouvrir une question adressée à on ne sait qui, donc à l’humanité générique, qui êtes-vous.

La réponse surprenante est que celui ou celle à qui s’adresse cette question peut être considéré comme personne, elle aussi. Et le second vers concentre cette découverte. Are youNobodytoo? Etes-vous personne, aussi ?

Nous avons là une interrogation d’une grande importance : si je parviens à pouvoir dire que je suis personne, si je parviens à oublier l’impératif narcissique, ce n’est pas pour me sauver, moi, ou pour jouir d’être anonyme, mais c’est immédiatement pour interroger l’autre, afin de bâtir, si possible, une communauté des anonymes. Ce qui veut dire outrepasser l’individu, non pas vers la jouissance d’un retrait, mais vers la construction d’une humanité générique fondée au contraire sur l’absence de l’individualité égoïste. Cette construction d’une humanité générique et égalitaire est donc ce qui s’infère, ce qui se déduit de l’affirmation I’m nobody qu’organise poétique Emily Dickinson.

Le troisième vers répond elliptiquement à la question que pose le deuxième. L’individu auquel personne a demandé abruptement qui il était a répondu qu’il était lui aussi personne, ce dont se réjouit le 1er anonyme en ces termes : Then there's a pair of us! donc nous faisons la paire. La paire est évidemment le symbole du début de l’humanité tout entière, humanité faite de millions de personnes personne. Voici bien engagée une mise à mal du fétiche identitaire individualiste : en supprimant leur nom propre, deux individus s’identifient réciproquement comme personnes, donc comme membres de l’humanité, dont la singularité nominale ou de provenance désormais importe peu.

Et cette réciprocité anonyme est si intense qu’elle pourrait bien être dangereuse : dans le monde de l’individualisme exacerbé, s’approcher ainsi sous le drapeau du sans nom est un risque dont il faut tirer la leçon. Don't tell! they'd advertiseyou know ! Ne dites rien, ils nous expulseraient, vous savez bien ! Notons que le premier personne suppose que le second sait ce qu’il en coute de se soustraire au fétichisme du moi et de se promener dans la partie de l’individualisme sous le couvert de l’anonymat : ils vont nous expulser. Réfléchissons au fait que ce désir d’expulsion de ceux qu’on considère comme personne, car ils n’ont pas, peut-être, le nom propre français qui convient, n’oublions pas que c’est une des données horribles de notre politique, aujourd’hui même. Et que des candidatures se présentent dont le seul programme est de dire que quiconque est personne doit être chassé.

Récapitulons ce premier quatrain, en français.

 

Je suis personne. Qui êtes-vous ?

Etes vous personne, vous aussi ?

Mais alors nous sommes une paire, nous

Pas un mot, vous le savez, ils nous expulseraient

 

Le second quatrain tout entier est constaté à dénoncer l’individu qui est tel et se sait tel, celui qui veut être seul sous son nom, celui qui est lui-même avec ses petites libertés. C’est comme le récit de ce que, dans l’abri qu’ils ont trouvé, pour leur intense rencontre, les deux personnes de l’humanité se disent, à partir de la levée du fardeau d’être un individu singulier, nommé, placé, ils se disent ceci :

 

How dreary – to beSomebody!

How public – like a Frog

To tell one's name – the livelong June

To an admiring Bog!

 

Tentons aussitôt de traduire :

 

Quelle monotonie - être quelqu’un !

Quelle vulgarité, comme une grenouille,

dire son nom ! tout au long du juin vivant

A une tourbière extasiée

 

Les deux personnes, Personnes, construisent leur accord comme celui d’une libération.

Il est vraiment dur d’être quelqu’un : qu’il faille constamment dire son nom, des frontières à la moindre rencontre, qu’il faille transporter partout sa carte d’identité, qu’il faille se distinguer de tout autre individu afin que soit sauf le fétiche contemporain, quelle horreur !

L’humanité ainsi désorientée, atomisée, chaque atome épinglé au monde par son nom propre, comme un insecte épinglé dans une boîte de collectionneur, quelle souffrance !

Aussi le poème se termine : C’est l’été, c’est le juin vivant - serons-nous chacun une grenouille qui coasse l’identité factice du moi, ou, à l’ombre des rencontres salvatrices, serons-nous des personnes, qui confrontent amicalement l’aventure générale des vies humaines ?

Le choix d’Emily Dickinson est fait : ne pas être un individu grenouille.

Tentons que ce soit aussi le nôtre.

Et sur cette base subjective d’une condamnation impitoyable des effets de l’individualisme, tournons – avec Brecht - vers l’Etat, cette fois, le pouvoir et ses manifestations.

Brecht

Je partirai ici d’un poème écrit en 1927 par Brecht, titré : Conseils à ceux d’en haut.

Brecht parle du cérémonial collectif et étatique le plus connu au siècle dernier concernant la mort : la célébration du soldat inconnu, partout dans le monde, durant toutes les années qui suivirent la boucherie de 14-18 - comme vous pouvez le voir dans n’importe quel cimetière d’une petite ville de province. Après avoir massacré des millions dans la boue et la neige, pour un résultat si nul qu’il fallut recommencer vingt ans après, les puissances impériales ont invité leurs gens à se prosterner devant les restes d’un cadavre si abîmé que nul n’avait pu le reconnaître, un mort anonyme. Le point sur lequel [se penche Brecht], c’est l’introduction, dans le cérémonial nationaliste, de l’adjectif « inconnu ». Il pose la question : pourquoi célébrer le soldat inconnu ? Le soldat inconnu n’est tel qu’autant que la finitude nationale en capture les pauvres restes. Il devient ainsi, nolens volens, un inconnu parfaitement rangé dans les catégories de la finitude, un inconnu bien de chez nous, un inconnu dont la valeur tient strictement à la seule nationalité. Au fait que c’est par passion pour sa nation - en vérité par obéissance aux ordres de l’Etat - qu’il est mort, explosé, déchiré, enterré dans la boue, sans qu’on puisse même identifier ce qui restait de lui.

Le mot « inconnu », remarque Brecht est insidieusement contredit par la connaissance qu’on suppose partagée de l’identité nationale impériale. C’est l’inconnu de cette nation : le pauvre mort, déchiqueté et innommé, est prié d’incarner, face au drapeau de la cérémonie, qu’il est juste de mourir pour cette idée nationale. Inconnu désigne un corps d’autant plus voué à la célébration nationale, un corps dévoré par le pouvoir d’Etat, qu’il n’est nullement connu et reconnu, lui, à partir de son existence singulière, mais en ce qu’il symbolise l’identité nationale dans le registre de la mort, registre ici complice de la passion identitaire.

Alors Brecht va nous présenter un autre inconnu, celui dont Marx avait très tôt annoncé que justement, lui, il n’avait pas de patrie : les prolétaires n’ont pas de patrie. Qu’il était sans identité. Qu’il incarnait ce que Marx appelait l’identité générique : l’ouvrier de toutes les villes du monde. Il le décrit ainsi, Brecht, cet ouvrier inconnu, qu’il convient d’opposer au soldat inconnu et aux différents cultes de la mort. Un homme quelconque, extrait des mailles du trafic, dont on n’a pas vu le visage, pas aperçu l’être secret, pas entendu distinctement le nom. Et il le nomme :  l’ouvrier inconnu, l’ouvrier des grandes villes qui peuplent les continents. C’est à lui, à lui vivant, que nous devrions enfin rendre hommage.

Ce que veut Brecht, c’est qu’on délie l’inconnu de toute autre identité qu’universelle. Ce serait l’internationaliser, l’inconnu, l’arracher aux passions nationales mortifère. Ce serait relier inconnu à l’affirmation de l’humanité générique, dans son trajet dans le communisme, au lieu de souder ce mot, inconnu, à la mort et aux ordres de l’Etat. Ce serait faire des millions de vivants inconnus la substance réelle de l’avenir, et non le symbole crispé et décharné des rivalités entre Etats. Oui, la célébration de l’ouvrier inconnu pourrait être pour l’internationalisme ce que la fête de la Fédération a été pour la Révolution française : la conscience collective, organisée, à l’échelle mondiale, de ce qu’un nouveau monde est à l’ordre du jour, et dont le héros politique est en quelque manière ce n’importe qui, que nul ne connaît, et dont tous savent qu’il est la seule force dont on dispose pour que soit poursuivie la construction du nouveau monde.

Voici comment Brecht le dit :

 

A un tel homme, on devrait, dans notre intérêt à tous, rendre un hommage d’une particulière ampleur, avec une émission spéciale à l’ouvrier inconnu, et un arrêt de travail de toute l’humanité sur l’ensemble de la planète.

 

On voit qu’il n’y a pas seulement, dans le passage du soldat inconnu à l’ouvrier inconnu la transformation d’un symbole identitaire fermé en une figure universelle, pas seulement le basculement dialectique du culte de la mort et du passé à celui de la vie et de l’avenir. Il y a aussi la restitution des actions populaires à leur destination véritable : à la fausse grève, à la fausse minute de silence imposée par l’Etat, se substitue l’idée d’une solidarité ouvrière mondiale, célébrant sa propre valeur générique. En vérité, à la finitude du trio mort / nation / Etat, se substitue, par cette variation sur l’adjectif « inconnu », une infinité potentielle, dont « ouvrier » est le nom provisoire, et qui est comme l’invention, par l’humanité, de sa vérité immanente.

 

Enfin, Pasolini.

Pasolini

Je conclurai par un fragment du long poème – l’un des plus importants de Pasolini - titré Vitoria, publié en 1964.

Ce fragment raconte quelque chose de ce genre : tout le monde, singulièrement aujourd’hui, dit que la politique doit être réaliste, que toutes les illusions idéologiques se sont révélées dangereuses ou sanglantes. Mais que veut dire le réel, pour une politique ? Le réel, c’est l’histoire. Le réel, c’est le devenir concret des luttes et de la négation. Mais, demande le poète, comment comprendre ou connaître l’histoire ? Nous pouvons le faire en connaissant les lois de l’histoire ou du devenir - telle est la leçon d’un certain marxisme. Mais ne peut-on cependant objecter que les lois de l’histoire sont les même pour nous et pour nos ennemis ? Si tel est le cas, comment distinguer la négation de l’approbation ?

Nous sommes dans une situation où la destruction ayant été supprimée, la soustraction elle-même, ou l’opposition si l’on veut, devient complicité. Comme en régime parlementaire, où le pouvoir et son opposition sont d’accord sur le fait qu’on va continuer comme avant. Nous constatons alors que les supposés révolutionnaires - et bien entendu Pasolini pense ici au parti communiste italien bien installé dans le régime parlementaire – les supposés révolutionnaires vont exactement où va l’ennemi. Je cite Pasolini : Là où l’on va, sous la conduite de l’histoire, qui est leur histoire à tous deux. Dans ces conditions, l’espoir politique est impossible. Il en résulte que si les jeunes morts de la dernière guerre, les partisans dans la dernière guerre, mus qu’ils étaient par cet espoir, pouvaient voir la situation actuelle, ils refuseraient la complicité. Ils ne pourraient pas accepter comme leurs pères politiques ces dirigeants du parti communiste. Et ils deviendraient barbares et nihilistes, exactement comme les jeunes chômeurs des banlieues le sont aujourd’hui devenus.

 

Voici un fragment essentiel du poème, dans la traduction de José Guidi.

La métaphore va être celle du rapport entre les pères, complices du pouvoir, et les fils qui, délaissés par cette complicité avec le pouvoir, sont livrés à des révoltes barbares et stériles.

Voici ce qu’écrit Pasolini, dans la traduction de José Guidi :

 

« Pas de politique sans réalisme », âme

Guerrière, avec ta délicate rage !

Ne reconnais-tu pas une autre âme, allons donc ! Celle

il y a toute la prose de l’homme habile,

Du révolutionnaire qui s’attache à l’honnête

homme moyen (même la complicité

avec les assassinats des Années Amères se greffe

sur le classicisme protecteur, qui caractérise

le communiste comme il faut) : ne reconnais-tu pas le cœur

qui se fait l’esclave de son ennemi, qui va

où l’ennemi va, sous la conduite de l’histoire

qui est leur histoire à tous deux, et qui les rend, au fond,

étrangement pareils ; ne reconnais-tu pas les craintes

d’une conscience qui, luttant contre le monde

enregistre les règles de cette lutte au cours des siècles,

comme sous l’effet d’un pessimisme où sombre,

pour y tremper sa virilité, l’espérance. Joyeuse

d’une joie qui renie toute arrière-pensée

est cette armée – aveugle dans l’aveugle

soleil — de jeunes morts, qui viennent

et qui attendent. Si leur père, leur chef,

les laisse seuls dans la blancheur des monts, dans les paisibles

plaines — absorbé en un mystérieux débat

avec le Pouvoir, enchaîné à sa dialectique

que l’histoire l’oblige à réformer sans trêve —

tout doucement, dans le cœurs barbares

des fils, la haine fait place à la l’amour de la haine,

ne brûlant plus qu’en eux, peu nombreux, les élus.

Ah, Désespoir, qui ignores les codes !

Ah, Anarchie, libre amour

de Sainteté, avec tes chants altiers !

 

Ce poème, vous le voyez, est un manifeste pour la vraie négation.

Son motif capital est le suivant : si la soustraction est séparée de la destruction, comme elle l’est au régime de la démocratie représentative et parlementaire (où on est d’accord que rien ne sera détruit), nous avons comme résultat, particulièrement dans la jeunesse la haine et le désespoir.

Le symbole de ces résultats est que les héros morts (les maquisards de la dernière guerres) sont appelés à fusionner avec les ouvriers méprisés de nos banlieues, dans une sorte de figure terroriste ou anti-nationale.

Et si la destruction est séparée de la soustraction, comme elle l’est dans la prétention nihiliste de se passer de tout transmission de pensée rationnelle et de toute vérité, nous avons comme résultat aussi l’impossibilité de la politique, car les jeunes gens sont absorbés dans une sorte de suicide nihiliste collectif, lequel est sans pensée ni destination.

Dans le premier cas, les pères, qui sont responsables de l’orientation collective émancipatrice, abandonnent leurs fils, au nom du réel et du réalisme.

Dans le second cas, les fils, qui sont la force collective de tout révolte possible, abandonnent leurs pères, au nom du désespoir.

La politique d’émancipation n’est possible que si certains fils et certains pères s’allient dans une négation effective du monde tel qu’il est.

 

Quelques remarques de détail pour soutenir cette lecture.

Le début, avec la Realpolitik, nous avons quelque chose que nous connaissons bien : nous avons une négation sans destruction. Je décrirais cela comme une opposition, au sens démocratique usuel. Une opposition du genre de celle des démocrates contre Trump, ou en France de celle du PS contre la droite, ou plus généralement de celle de la gauche contre la droite.

Nous en trouvons deux excellentes définitions de cette négation :

-       La première est : « la prose de l’homme habile ».

-       La seconde est : « le classicisme protecteur ».

Dans les deux cas, c’est le style artistique conservateur qui sert de comparaison. Car ce réalisme politique définit l’action politique uniquement comme un art du possible, ie comme une pratique de la répétition. Car le possible, c’est ce qui est inscrit, en réalité, dans ce qui existe déjà : dans l’ordre historique donné, le possible est précisément la répétition de cet ordre. Dans l’ordre des pratiques artistiques, l’habileté et le néoclassicisme incarnent la répétition d’un ordre formel révolu.

Dans ce contexte, Pasolini, je pense, a une sorte de vision, splendide et mélancolique. L’armée des jeunes morts de la dernière guerre, et parmi eux - assurément - son frère cadet, Guido, viennent voir leur père, leur chef. Sans doute, à l’arrière-plan, ce père, ce chef est Gramsci, le père du communisme italien, dispersé dans les cendres de l’histoire. Et puis immédiatement, ces pères, qui ont survécu à leur fils, ce sont les dirigeants de la prétention révolutionnaire des années 50 et 60. L’armée des jeunes morts, aveugle dans l’aveugle soleil, vient et attend dans la blancheur des monts, dans les paisibles plaines, et alors, ils voient leur père, leur chef, absorbé dans la très faible forme de la négation, la négation dite dialectique, cette négation qui n’échappe pas au pouvoir, cette négation qui n’est qu’une opposition, qui est seulement une obscure relation avec le pouvoir lui-même. Pasolini dira : « c’est un mystérieux débat avec le pouvoir ». Alors le père, sous l’œil de tous ses fils, antérieur à son propre pouvoir, n’est absolument pas libre, et se montre enchaîné par la dialectique du pouvoir.

 

La conclusion, qu’on pourrait tenter de formuler de façon générale aujourd’hui, c’est que ce père, ce père prétendument politique, il les laisse seuls, les jeunes. Nous voyons alors à quel point le problème est un problème d’aujourd’hui. L’armée des jeunes morts était du côté de la destruction, de la haine. Ils existaient du côté de la négation dure. Mais dans la survie de leur regard posthume sur les pères, à venir, ils attendent une orientation, une négation qui puisse réconcilier réellement destruction et soustraction. Et ils voient que les chefs actuels les abandonnent. Alors il ne leur reste plus que la part destructrice de la négation : ils n’ont plus pour eux que le désespoir qui ignore les codes. La description par Pasolini de la subjectivité de ces jeunes est très expressive. Oui, c’est vrai : ils étaient du côté de la haine et de la destruction, ils étaient des jeunes hommes en colère. Mais maintenant, et la formule est frappante, la haine fait place à l’amour de la haine : c’est là que la subjectivité négative, la subjectivité critique, s’égare dans une sorte d’affect sans issue. Cet amour de la haine, cet amour on pourrait dire de la colère, vertu très souvent citée par les commentaires aujourd’hui – la justification de la colère – cet amour de la colère est au fond la négation comme pure destruction, sans aucun accès à la soustraction créatrice. Sans père, sans chef, il n’y a plus, à nu, que le cœur barbare des fils.

La grande poésie, vous savez, c’est toujours une anticipation ou une vision de l’avenir collectif. Pasolini décrit ici la subjectivité terroriste, dont nous connaissons les effets. Il indique, avec une précision surprenante, que la possibilité de cette subjectivité parmi les jeunes gens est née de l’absence de tout espoir rationnel de changer le monde. C’est pourquoi il crée une équivalence poétique entre :

-       le désespoir, qui est la conséquence de la fausse négation

-       l’anarchie, qui est la version politique destructrice et

-       le libre amour de sainteté, qui est en effet le contexte religieux du terrorisme, aujourd’hui encore, avec la figure du martyr).

Cette équivalence est certainement bien plus claire aujourd’hui, à mon avis, qu’elle ne l’était il y a quarante ans, quand Pasolini écrivait Vitoria.

En fondant son propre délaissement personnel par l’histoire, le poète a légué, dans la langue et ses opérations, une vérité éternelle : celle des effets politiques de la déliaison entre les fils et les pères, entre le désespoir et la transmission, entre destruction et soustraction.

Conclusion

Pour conclure, je voudrais dire que les problèmes politiques du monde contemporain ne peuvent être résolus ni dans le faible contexte de l’opposition démocratique, qui est l’équivalent au fond des pères, des pères aliénés tels que les décrit Pasolini, car cette opposition démocratique, de fait, abandonne des millions de gens à un destin nihiliste. Mais ils ne peuvent pas non plus être résolus dans le contexte mystique de la négation destructrice, qui n’est qu’une autre forme de pouvoir, le pouvoir de la Mort. L’impératif, c’est : pas de soustraction sans destruction ni de destruction sans soustraction.

C’est à vrai dire le problème de la violence aujourd’hui : la violence n’est pas, comme cela a été répété au siècle dernier, la partie créatrice des révolutionnaires de la négation. La voie de la liberté est une voie soustractive : se soustraire aux pressions organisatrices du monde tel qu’il est. Il est vrai aussi, et c’est ce qui anime Pasolini, il est vrai que pour protéger la soustraction elle-même, pour défendre le nouveau royaume de la politique émancipatrice, il est impossible d’exclure radicalement ou de jeter l’anathème sur toutes les formes de violence.

L’avenir n’est pas du point de vue politique du côté des sauvages jeunes des banlieues populaires. Nous ne pouvons pas les abandonner à eux-mêmes.

Mais l’avenir est encore moins du côté de la fausse sagesse démocratique de la loi des pères. Nous avons à apprendre de la subjectivité nihiliste pour que la transmission soit aussi l’invention d’un possible étranger aux règles établies de notre situation.

On peut le dire autrement. On peut dire que le monde n’est pas fait de loi et d’ordre, mais de loi et de désir.

Apprenons de Pasolini à ne pas être absorbés dans un mystérieux avec le pouvoir, et apprenons aussi à ne jamais laisser seuls les millions de jeunes gens qui parcourent le monde, en particulier venus d’Afrique d’ailleurs, qui parcourent le monde dans la blancheur des monts ou dans les paisibles plaines et qui risquent de se voir dépourvus de toute orientation dans la figure de pères collaborateurs du pouvoir.

Soyons particulièrement attentifs, en politique, à ne pas écraser en politique les désirs de la jeunesse avec le fétichisme criminel du pouvoir national.

Soyons au côté des étrangers, comme Pasolini dit être aux côtés des jeunes issus de la dernière guerre. Soyons du côté de ceux qui arrivent, de ceux qu’une dure épopée amène chez nous.

S’orienter dans la pensée et dans l’action, c’est savoir que la jeunesse ouvrière, venue ici et d’ailleurs, et notamment d’Afrique, porte en elle le désir d’une telle orientation. Et qu’elle doit trouver ici une nouvelle paternité. Et tenons tout simplement pour criminels ceux qui veulent les chasser – vous savez qui.

    Discussion

1

Question

[Inaudible]

Réponse d’Alain Badiou

C’est ce point qui est contesté par Pasolini, à mon avis à juste titre.

Ni la négation ne peut naître de l’affirmation, ni l’affirmation ne naît réellement de la négation.

En réalité, il faut que quelque chose articule négation et affirmation dans une configuration inventée, une configuration neuve, qui à la fois se soustrait à l’ordre établi et en même temps le détruit suffisamment pour que quelque chose d’autre soit envisageable. Et au fond, ce que Pasolini condamne, c’est une double stérilité, en fin de compte. Une stérilité contrainte : dès lors que les deux voies se séparent, on a une stérilité contrainte des deux côtés.

Du côté des pères, qui consiste à s’installer dans le jeu démocratique parlementaire, à ne combattre que de façon électorale, ou éventuellement dans un syndicalisme tempéré, ou à attendre que tout cela se cumule, est une stérilité.

Et d’autre part, le passage – la formule est frappante – le passage de la haine à l’amour de la haine, dans la figure des jeunes, est également quelque chose qui en définitive est une impasse, une auto-consumation de soi-même.

C’est au cœur du poème de Pasolini.

C’est un problème contemporain général : c’est le problème de ce que nous sommes presque toujours confrontés, notamment dans les pays occidentaux, dans les tentatives de transformation effective de la société, de réalisation de l’idée communiste, nous sommes confrontés à une espèce de juxtaposition anti-dialectique, en réalité, entre :

-       des soulèvements, y compris dans la jeunesse, considérés en définitive comme une négation stérile,

-       et des agissements électoraux, voire ministériels, du côté des partis dirigeants, y compris les partis communistes, qui sont également considérés comme stériles, car ce réformisme est finalement impuissant.

Tout le cœur de la question politique contemporaine est : comment s’articulent affirmation et négation, dans une rencontre ou une articulation qui ne privilégie pas l’autorité d’un des deux termes. Même si au bout du compte, c’est l’affirmation doit l’emporter. Mais elle ne doit pas, au nom de cette vigueur stratégique, refuser, abandonner ou même combattre ce qui incarne à un moment historique déterminé la ressource de la négation. C’est ça que raconte le poème.

2

Question (F. Nicolas)

J’ai cru comprendre, dans une partie de ton propos, qu’une intrication ou un croisement entre soustraction et destruction pourrait constituer une voie affirmative. Dans destruction, j’entends une forme de négation forte, et dans soustraction, une forme de négation faible. L’intrication ou le croisement des deux constituerait donc une double négation faible. Mais je ne comprends pas alors comment ceci pourrait tracer la voie d’une affirmation - mais peut-être t’ai-je mal compris. Tu fais l’éloge d’une forme de croisement ou d’intrication de la soustraction et de la destruction quand tu dis « pas de soustraction sans destruction ni de destruction sans soustraction » mais je ne vois pas comment une affirmation pourrait procéder de cette intrication de deux négations, l’une faible et l’autre forte. Mais je ne t’ai peut-être pas bien saisi.

Réponse d’Alain Badiou

Ce qui est nommé « soustraction » par différenciation d’avec la négation, chez Pasolini, détient l’affirmation. Par « soustraction », il faut entendre ce qui se retire de la configuration dominante pour en proposer une autre. C’est donc une dialectique en vérité de l’affirmation et de la négation, mais sous le règne de l’affirmation. Tandis que la négation en tant que négation en quelque sorte romantique doit être assimilée à la destruction. Soustraction indique un processus dominé par l’affirmation, même s’il contient de la négation, et de l’autre côté, l’amour de la haine bascule dans une négation sans affirmation véritable.

3

Question

Est-ce que « soustraction » est une résistance à ce que tu as nommé le réel comme réalité intimidante (dans A la recherche du réel perdu) ?

Réponse d’Alain Badiou

 … de telle sorte que son appartenance à ce dispositif soit aussi et en même temps la critique de sa vacuité du point de vue des intérêts de l’humanité en général. C’est pour ça qu’il dit « soustraction ». « Soustraction », ça veut dire que le père doit agir là où il est, de façon soustractive, ie en trouvant les moyens de ce qu’on pourrait appeler une négation immanente, négation intérieure à ce qu’elle nie. Tandis que la figure du fils porte une négation extérieure : c’est le phénomène d’apparition d’une extériorité radicale. Je pense qu’il faut comprendre Pasolini, en profondeur, comme la menace, dans les deux cas, s’il n’y a pas jonction des deux, s’il n’y a pas père et fils, c’est que la soustraction des pères -  la sage soustraction des pères - va en fait perdre sa qualité négative : à force de prétendre qu’on fait cela mais pas vraiment etc. on finit par le faire vraiment : ça va devenir une intériorité au système dominant. De l’autre côté, la négation pure revendiquée par les jeunes va rester en totale extériorité, et cette totale extériorité fait qu’elle est suicidaire. Ou encore : la haine, sentiment adressé, va se transformer en sentiment intérieur, qui est l’amour de la haine, et qui est sans prise réelle sur le monde. C’est intéressant : ça indique que les deux éléments de la dialectique doivent être saisis dans leur devenir, se diviser à nouveau à l’intérieur de leur propre division.

Si bien qu’en réalité, si on faisait une récapitulation complète de ça, on dirait que dans la dialectique politique, il finit par y avoir quatre termes et non pas simplement deux : car chaque terme est confronté historiquement à une position dialectique. Et donc en vérité, la maîtrise politique est la maîtrise de ces quatre termes, dont l’enjeu est extrêmement complexe et qui sont définis comme le père et le fils.

Le père est divisé entre le fait qu’en tant que père il est le porteur d’un système et d’une loi, et en même temps il se présente comme un père révolutionnaire, un père qui veut transformer le monde, ce qui crée une difficulté avec l’l’intériorité effective. C’est ça que dit « soustraction » : qu’est-ce que c’est que se soustraire.

De l’autre côté, du côté des fils, qu’est-ce qui fait qu’on ne va pas passer de la haine à l’amour de la haine ? de ce qui est adressé vers l’extérieur à ce qui est une jouissance intérieure.

C’est symétrique, aussi : comment le père peut-il être extérieur alors qu’il est intérieur ? comment le fils peut ne pas être intérieur, alors qu’il est extérieur ? C’est comme ça que ça marche, ou que ça devrait marcher !

    Traductions

En anglais

http://www.entretemps.asso.fr/Badiou/4-10-2021-anglais.pdf

En espagnol

http://www.entretemps.asso.fr/Badiou/4-10-2021-espagnol.pdf

II – 8 novembre 2021

[Manque le début]

Le point fixe du vrai et le supporte de toute orientation, et ce dans 2 directions opposées :

-       soit dans le sens de pratiquer les conséquences du vrai, les conséquences du point de vérité ;

-       soit qu’il s’agisse au contraire de les ignorer aussi systématiquement que possible.

C’est un thème qui couvre un peu la situation actuelle : les différentes procédures par lesquelles on contraint les gens à ne plus se souvenir des vérités qu’ils affirmaient.

Il y a encore plus longtemps - il y a à vrai dire trente-trois ans - dans mon livre l’Être et l’Événement je proposais une théorie générale des vérités. Je le rappelle comme je parle ici d’un point de vérité. C’était une théorie dynamique : toute vérité est conséquence d’un événement qui en quelque sorte interrompt le cours normal des choses. Toute vérité est en ce sens une création événementielle. Le processus de cette connaissance, je l’appelle « procédure de vérité », procédure de vérité issue de l’événement, qui engendre à partir d’un ou plusieurs individus ce que j’appelle un « sujet de vérité ». J’ai défini des types différents de sujets de vérité et de types de vérités. Je me suis finalement arrêté à l’existence de quatre types de procédures de vérité, c’est-à-dire de quatre figures de la mise en réserve de points de vérité. Points de vérité qui - je le redis - sont importants pour nous ici, car leur oblitération est source de désorientation. Ces quatre types sont : la science, l’art, l’amour et la politique. À partir de ces quatre types de vérités, je peux ce soir proposer immédiatement quatre exemples de désorientation, quatre exemples historiques de désorientation, immédiatement liés – c’est pour ça que je les choisis – immédiatement liés au surgissement d’une vérité neuve.

Quatre exemples de désorientation

Dans la science

Dans la science, la mutation, aux 16ème et 17ème siècles, de l’astronomie et de la physique des corps en mouvement a créé un seuil de désorientation considérable, dans une société qui était idéologiquement organisée par la vision de l’univers, tel qu’Aristote le décrivait, description qui avait été sanctifiée, en fait, par l’Église catholique, laquelle était l’institution idéologiquement dominante. Alors dans cette situation, que la Terre ne soit pas le centre de l’univers et que finalement l’homme, créé à l’image de Dieu, habite un vulgaire centre désorienté de l’univers, qu’il soit le sous-produit du cosmos, tout cela désorientait un vaste public. C’est sur cette désorientation qu’a écrit Brecht, dont le point scientifique de vérité était la cosmologie galiléenne. C’est une très belle pièce, la vie de Galilée, sur ce que sont les orientations autour d’un point de vérité scientifique. C’est le sujet même de la pièce sur Galilée

Dans l’art

Dans l’art, l’évolution introduite au début du 20ème siècle (aussi bien dans la peinture - abandon progressif de la figuration, de la copie de la nature – que dans la musique - le remplacement sériel de la tonalité classique) a également désorienté musicalement un vaste public, dont à vrai dire une importante partie ne s’est pas encore remise, cramponnée qu’elle était aux gammes léguées par la tradition occidentale, et aussi aux portraits ressemblants des dames de la haute société. Le point de vérité artistique, autour duquel pivotent l’opinion et le jugement est ici la bascule au-delà de la représentation en peinture et de la tonalité en musique. Ceci pour l’art.

Dans l’amour

Dans un amour, comme un très grand nombre de romans en on fait leur sujet, la désorientation porte sur le rapport à l’autre, tel que l’a constitué en un mot le complexe d’une rencontre, d’une déclaration et d’une décision de vie partagée, et des péripéties de la vie commune et/ou une rencontre nouvelle le défont chez l’un ou l’autre des partenaires. La désorientation en ce cas a pour point de vérité : abandonner et défaire ce qu’est le partage amoureux du monde entre un je et un autre.

Dans la politique

Quel est le point de vérité d’une désorientation politique, ce qui est le cas que nous examinerons particulièrement ? C’est toujours initié par la découverte du vrai mécanisme qui engendre, dans une société déterminée, un régime spécial d’inégalités, un pouvoir d’État au service de la perpétuation de ce régime, et une idéologie dominante qui soutient la nécessité de tout cela. Pour ce qui nous concerne, c’est, et ça demeure, la critique marxiste du capitalisme, laquelle s’accompagne, comme vous le savez, d’une proposition communiste de réorganisation totale des liens sociaux, et qui constitue le point de vérité d’une orientation nouvelle. C’est aujourd’hui, je pense, l’échec historique apparent de ce point de vérité, ou disons plus prudemment sa quasi-absence, qui politiquement désoriente massivement les sociétés contemporaines. On peut le dire autrement : le temps historique, après tout, l’histoire, notre histoire, si elle est ramenée à l’éternité du capital et du capitalisme, ne peut être et ne peut devenir qu’une stagnation, un tourment désorienté dont les symptômes maladifs sont ceux que nous rencontrons communément aujourd’hui. J’en fais une liste un peu agressive :

-       crétinisme parlementaire ;

-       libéralisme économique effréné et sans borne ;

-       présence tolérée d’un cynique extrémiste raciste et fascisant ;

-       échec et dispersion, voire disparition de la vision communiste, d’où que les oppositions au capitalisme mondialisé contemporain semblent vouées à une éternelle et vaine négation.

Cette situation, je pense que beaucoup d’entre vous le savent, est communément nommée, médiatiquement, journalistiquement, un « libéralisme autoritaire ». C’est l’épithète accrochée notamment au célèbre Macron. Mais je ne crois pas, pour entrer dans la question de la désorientation, que cette appellation de ce qui se passe, je ne crois pas que cette appellation soit appropriée. Et je pense même qu’en un sens, elle contribue à la désorientation politique contemporaine.

Dès ses débuts, vers la fin du 18ème siècle, le capitalisme s’est présenté comme « libéral ». Ce n’est aucunement une nouveauté. Il a eu comme mot d’ordre explicite, dès ses débuts : « laisser-faire, laisser-passer ».

Quant à être « autoritaire », on rappellera seulement ici que le parlementarisme bourgeois, le régime politique dans lequel nous sommes toujours, a été fondé en 1871 lors de l’écrasement de la Commune de Paris, par le plus grand massacre d’ouvriers jamais vu. Ce massacre était dirigé – je le rappelle - par des authentiques bourgeois républicains, qui donnent encore leurs noms à des rues ou même à des amphithéâtres universitaires. Moi-même, j’ai été amené à visiter de près ce dont ce libéralisme est capable en fait d’autoritarisme. Dans ma jeunesse, je me suis révolté contre les tortures, les massacres et les déportations de centaines de milliers de gens lors de la guerre coloniale en Algérie. Le gouvernement de cette époque était socialiste : c’est dire que même le libéralisme socialiste s’avérait capable, quand un intérêt majeur du capitalisme colonial était en jeu, d’un autoritarisme d’une violence extrême, dont - Dieu merci - nous n’avons encore eu aucune copie conforme.

A côté de tout ça, permettez-moi de dire que l’autoritarisme du petit Macron est pour le moins de seconde zone. Certes, il a réprimé de nombreuses manifestations, mais qui ne l’a pas fait, de 1871 à aujourd’hui ? Pour parler encore de moi, à une tout autre époque j’ai été arrêté au petit matin chez moi, et mis en garde à vue pas moins de neuf fois, j’ai été condamné en 1970 à un an de prison avec sursis, pour avoir occupé pacifiquement un bureau d’une section de l’appareil judiciaire, et je n’étais qu’un parmi une foule d’autres. Aurait-on du dire que ça relevait à l’époque d’un « libéralisme autoritaire » ? Je pense que ce vocable est inapproprié.

Par ailleurs, la pandémie actuelle est bien à tort considérée comme la cause d’une désorientation de l’opinion publique. A mon sens, elle n’en est qu’une conséquence mal maîtrisée. J’assignerais l’origine du mal politique qui est le nôtre a un phénomène plus considérable et plus ancien, que j’appellerais la contre-révolution des années 80 du dernier siècle. Contre-révolution en effet libérale si l’on veut, et autoritaire bien sûr, car elle était une revanche du tournant qui avait infligé à la bourgeoise au cours des années 60 et 70 par des moments éclairs de vérité politique : quand, au nom de la vérité marxiste, des jeunes bourgeois et des jeunes bourgeoises se liaient activement aux ouvriers des grandes usines afin de constituer ou de reconstituer une orientation politique effective. L’expression dominante aujourd’hui pour caractériser ce qui nous arrive en politique, « libéralisme autoritaire », ne fait que nommer la désorientation, et non pas sa cause, et elle prépare l’élection à la Présidence, si nous évitons une séquence d’extrême droite, de quelque ténor parlementaire de rechange, quand sera usée la gauche de droite, après la droite de gauche incarnée par Macron.

La désorientation, aujourd’hui, c’est aussi la présence insinuante de nominations approximatives ou fausses quand on désire nommer une situation. C’est très important : la nomination d’une situation finit par faire partie de la question de savoir si elle nous oriente ou nous désoriente. Parlons comme il le faut, à propos du régime économique dominant, non de « libéralisme », qui est une propriété ou un adjectif, mais de « capitalisme ». Quant au régime politique qui est le nôtre, qui se vante d’être démocratique, parlons de « parlementarisme » : c’est la forme exacte, politique, de l’État qui correspond à cette démocratie. Ce serait déjà s’engager à petit pas dans une nécessaire réorientation.

Une autre forme de cette même désorientation s’observe quand une action est à ce point dépourvue de but clair, à ce point détachée de toute affirmation politique à valeur universelle qu’elle peut rassembler des groupes dont à première vue les conceptions sont violemment opposées.

Deux exemples d’actions désorientées

Citons deux actions de ce genre, tirées de la conjecture récente :

-       l’une concerne la police ;

-       l’autre le vaccin anti-covid et le pass sanitaire.

1

On sait que, tout le monde sait que, depuis notamment le long déploiement du mouvement dit « des gilets jaunes », la question de la répression policière a fait, à diverses reprises, la une de l’actualité. Encore faut-il rappeler que les Gilets Jaunes autorisèrent, dans leurs mobilisations, des actions destructives inutiles, commis notamment par les groupes plus ou moins armés, qui arboraient l’étiquette Black Blocs, qui noyautaient leurs manifestations, sans rencontrer la moindre opposition, voire parfois avec l’approbation (« il nous faut la violence ») de certains éléments du mouvement des Gilets Jaunes. La politique des Black Blocs avait pour seul contenu de procéder à des violences symboliques : mettre le feu à des voitures, saccager des magasins, détruire des trottinettes, matraquer des policiers isolés, ou d’autres pratiques qui étaient tenues formellement pour violences révolutionnaires. Je veux dire en passant que je n’exclus nullement que de telles actions puissent être nécessaires dans certaines circonstances. Et il m’est arrivé autrefois de participer à des choses de ce genre. Mais quand elles sont dépourvues d’une visée stratégie explicite, elles sont vouées le plus souvent à une indifférence négativiste. Un des résultats de cette mêlée a été une tenace rancœur des policiers, qui estimèrent payer le prix des incohérences politiques du pouvoir. On les avait lancés à l’assaut des rebelles jaunes, et ils étaient finalement désignés comme coupables par une grande partie de l’opinion publique. Cette plaidoirie policière était à vrai dire assez médiocre. Entre nous, les forces spéciales de police, qui sont chargées de casser les manifs populaires, ne méritent nullement qu’on les plaigne. Celui dont le métier est d’exercer la violence d’État n’a pas à vouloir tirer des larmes de la société civile. Mais l’affaire prit un tour savoureux quand récemment une manifestation de policiers vit venir dans ses rangs, pour soutenir sa légitimité, des syndicalistes de gauche, des représentants du Parti Communiste Français, des gauchistes patentés, en même temps où l’extrême droite affirmait sa pleine solidarité avec les forces de l’ordre et que le représentant des sommets de l’État patronnait ouvertement ce mélange.

Nous avons une figure effective des produits importants de la désorientation qui sont le rassemblement non normé d’orientation contraire entre elles. On en a un exemple spatio-temporel immédiat : quelque chose comme une contradiction antagonique entre deux orientations incompatibles se trouve être mêlé ou rassemblé dans une conjoncture qui ne peut recevoir ce mélange que car on est désorienté quant à sa signification véritable. On peut tenir cet épisode comme une épisode maximal de ce qu’est une désorientation politique sans avoir pour ce faire à évoquer en tant que telle la violence. Mais en tant que la violence a été la cause stratégiquement de ce mélange incompatible.

En observant ce mélange, j’avais en tête un poème d’Aragon, l’Aragon d’avant-guerre, en communiste convaincu et donc solidement orienté, pour des raisons claires et explicites, dans une version dure de la lutte des classes :

« … comme des fétus de paille, faites valser les bancs, les kiosques, les fontaines Wallace. Descendez les flics, camarades, descendez les flics ».

Il n’avait pas marqué de modération ! Cette exhortation – descendez les flics, camarades - peut après tout rassembler celle des Black Blocs. La grande différence est qu’Aragon s’adresse à la manifestation tout entière, à sa composition sociale populaire, à sa signification révolutionnaire clarifiée et affirmée, et ne parle pas du tout d’un détachement militaire séparé de la foule. L’appel à la destruction de l’ordre est, dans cette manifestation ouvrière communiste, soutenu souvent par une vision synthétique du conflit politique, vision structurée et publique qui tire sa force de l’analyse de classes évoquée un plus loin quand Aragon écrit : « prolétariat, connais ta force, connais ta force, et déchaîne là ». La violence prolétarienne, telle que la poétise Aragon, est explicitement liée à tout un appareil idéologique et organisationnel communiste, construit autour d’une vision stratégique partagée par la foule des manifestants. Rien de commun avec l’espèce de symétrie désorientée que constitue d’un côté les violences arbitraires et minoritaires des Black Blocs et, de l’autre, la présence pleurnicharde de la gauche officielle à une à une manifestation de la police. Là, oui, dans cette dualité, est la désorientation.

2

Mon deuxième exemple de désorientation concerne les manifestations contre les détails matériels des commandements étatiques concernant la pandémie. Il s’agit notamment de la campagne de vaccination, et de son lien à un document attestant que vous êtes vacciné, ou du moins très récemment testé comme non infecté, document exigible dans maintes situations collectives, y compris la nôtre aujourd’hui.

Je commencerai par dire, de façon un peu provocante, que Macron aurait dû signer, tout bonnement, et dès le commencement, l’obligation de la vaccination. Après tout, ce ne sont que des obligations de ce genre qui depuis de longues années nous ont débarrassé de fléaux mortels et invalidants comme la variole, le choléra, la typhoïde ou la poliomyélite. Les populations des pays dominés et pauvres, sans dispositif obligatoire de vaccination, les malheureux, notamment en Afrique, continuent à souffrir mortellement. Mais Macron persiste à redouter, toujours car il entend la faiblarde accusation de « libéralisme autoritaire », qu’un tel geste, rendre le vaccin obligatoire, nuise à sa réélection. Il a pris le biais tordu de refuser la vaccination par l’obligation du document que je mentionnais, document indispensable pour une présence dans de nombreux lieux publics, des trains aux théâtres, des stades aux grands magasins. Ce document s’appelle, vous le savez, le passe sanitaire. Alors, nouveau phénomène typique de désorientation politique : toute une coalition disparate allant de la droite extrême à l’ultragauche s’est mobilisée aux grands cris de : « mes libertés, mes libertés », les uns plus motivés par la peur du vaccin, les autres détestant qu’il leur faille un papier spécial pour aller dans leur café préféré. Or, entre nous, la peur du vaccin est une vieillerie obscurantiste, qui va prétendre que le vaccin, comme un sorcier médiéval, risque de nous changer en quelqu’un d’autre. Le fait qu’on cherche à vous interdire de fréquenter un lieu public si vous êtes infectés du covid 19 et contagieux relève du simple bon sens. On ne peut vivre en société de façon minimalement raisonnable si on trouve normal, voir relevant d’une liberté exigible, de devenir le centre d’une exigible de devenir le centre d’une contagion étendue avec risque de mort.

Dans les deux cas, la désorientation est manifeste, et revient à l’ignorance de principes rationnels élémentaires.

-       Le premier, formulé par Descartes, est que la vraie liberté ne consiste nullement à faire ce qu’on veut, mais à faire ce qu’on est en état de montrer comme efficace et juste.

-       La deuxième, formulée il y a longtemps par les penseurs grecs, est que le bien véritable n’est jamais l’individuel, mais doit prendre en compte l’existence des autres.

A cet égard, les manifestations du samedi contre les décisions du gouvernement en matière de vaccin, montrent à quel point l’individualisme accompagné d’un certain mépris pour la science en particulier, et pour la rationalité en général, diffuse partout, sous couvert d’actions restreintes et fortes, une désorientation à mon avis extrêmement périlleuse au long cours. Que ces manifestations aient mélangé, dans d’obscures bagarres, des vieux briscards Gilets Jaunes, des ultragauchistes excités, des militants venus des différentes boutiques de l’extrême droite et des individualités venant défendre la liberté de la personne, je n’y vois qu’une seule chose : faute d’un point de vérité - je reviens à l’origine de ce développement -, faute d’un point de vérité à défendre et propager, ce genre de rassemblement disparate ne fait qu’augmenter la confusion actuelle des politiques de tout bord. Mais saisissant cette occasion qu’a toujours été, pour les revanchards de l’extrême droite et du pétainisme, la désorientation de leurs vrais adversaires, l’effet de ces [inaudible] irrationnels porte aujourd’hui un nom : Zemmour, qui pense que la grandeur de la France s’obtiendra par l’élimination pure et simple de deux millions de ses habitants. Et symétrique de la désorientation libérale, cette affirmation, fascisation de façon ouverte, est aujourd’hui au cœur de la campagne électorale. Le vieux crétinisme parlementaire trouve le moyen de se laisser corrompre par les effets de la désorientation en promouvant ce type de demande, ou d’exigence, mettre deux millions de gens à la porte, comme en vedette dans la procédure électorale.

Deux grands risques de la désorientation politique

Pour y voir clair, il faut lutter contre l’obsession négative, l’idée, en un sens d’origine stalinienne, que de la négation activiste va sortir une affirmation. Ce n’est pas vrai. Il faut toujours se souvenir de ce que pour Marx, comme encore plus nettement pour Lénine et pour Mao, le communisme n’est ni une idéologie, ni un vague but final, mais un processus politique absolument singulier, à penser et à animer affirmativement, ici et maintenant. En particulier, il faut que nous revenions sur un point. L’opposition fébrile à des mesures gouvernementales n’est qu’une négation localisée, et finalement réformiste, de la politique dominante. On le voit clairement : dans ce genre de situations, réclamer satisfaction revient à admettre

1)     que le régime en place a le monopole de la décision politique ;

2)     qu’on le croie capable de concessions sur le point mis en jeu.

Nommons ces deux caractéristiques : l’intériorité et la dépendance au regard de l’état de choses existant.

Il faut avoir de l’intériorité et de la dépendance, ces grands risques de désorientation de toute de volonté transformatrice, une appréhension dialectique. Ce sont des modalités de ce que j’appellerais la négation faible : à savoir une négation qui, si véhémente qu’elle soit, restant séparée de toute affirmation universelle, finit par cautionner l’ordre existant comme étant en réalité le seul possible. La crise planétaire du communisme comme solution radicale à l’échec possible du capitalisme a eu pour conséquence la prolifération dans le monde entier de processus dont la réalité massive, la ténacité et la véhémence pratique ou verbale pouvait susciter l’admiration, mais dont on constatait à chaque fois qu’ils échouaient à changer la situation politique et que même, dans certains cas-limites, ils s’approchaient d’une variante aggravée de la domination réactionnaire. Ces mouvements ont eu leur heure de gloire en France, de Nuit Debout aux samedis anti passe sanitaire en passant par les Gilets Jaunes. Comparés à d’autres mouvements plus massifs et infiniment plus opiniâtres – citons les levées anti militaire en Algérie ou Égypte, la levée pro-occidentale de la jeunesse de Hong Kong – nos prestations nationales sont limitée ; elles relèvent, comme les variantes arabe ou chinoise, de la négation faible. Soit des deux maladies de ce genre de levées, à savoir l’intériorité et la dépendance.

On réclame – négation - la fin de quelque chose, sans avoir la moindre idée – affirmation - de ce qu’il faut mettre à sa place. Et dans ces conditions, on remet une vraie décision dans les mains de ceux qu’on combat – intériorité - de sorte que l’issue du combat est décidée par l’adversaire - dépendance. Voire même par un adversaire de même espèce que celui qu’on prétendait combattre, mais pire.

-       En Égypte, par exemple, après des mouvements considérables, bien plus massifs que tous ceux que nous avons connus ici, Al Sissi, qui vient au pouvoir en réponse au mouvement de masse, est un militaire politiquement pire que Moubarak dont le mouvement réclamait à grands cris le départ.

-       En Algérie, les officiers continuent à tout régler.

-       A Hong Kong, la tutelle chinoise, quoi qu’on en pense a été considérablement renforcée.

-       Chez nous, derrière Macron, qui maintient le cap, la seule nouveauté intra-politique, dont il aurait mieux valu faire l’économie, est la montée spectaculaire de Zemmour.

 

Une partie, je pense, de l’échec du stalinisme soviétique et de ses émules, les Partis Communistes du monde entier, est venue du dogme selon lequel l’affirmation du communisme est générée par la négation du capitalisme. C’est tout simplement inexact. Si on pense cela, la négation s’établit sous la loi affirmative de l’ordre qu’on combat. Le résultat est inévitablement non pas une société de type communiste, mais un capitalisme de type nouveau, comme Al Sissi est nouveau au regard de Moubarak. En fait, un capitalisme monopolistique d’État, dont la Chine, dirigée par un parti communiste de parade, est en train de tester l’efficacité sur le marché mondial.

Je pose donc que l’état actuel de la désorientation dans nos pays provient largement de ce que l’axiome selon lequel l’affirmation créatrice provient de la négation combattante est resté dominant dans la plupart des mouvements de masse, comme chez les intellectuels qui soutiennent ces mouvements. On a pu voir se manifester, à propos des Gilets Jaunes et de ce qui a suivi, une apologie récurrente de la colère. On est allé jusqu’à dire que la colère est l’acte de naissance d’une subjectivité politique collective. Or c’est à mon avis parfaitement inexact. La colère, n’entretenant par elle-même aucun rapport avec la rationalité dialectique est le fatal support, justement, de la négation faible, de la négation sans affirmation latente, de la négation qui se contente d’exister comme négation, celle qui finalement se décourage, inévitablement, et passe la main aux charlatans du pouvoir en place, à ceux que Marx appelait les fondés de pouvoir du capital.

Trois critiques de la négation faible

Je voudrais souligner ici une chose importante, et un peu oubliée. Les trois maîtres historiques de la pensée politique communiste ont tous perçu le péril de la désorientation impliquée par la pensée dont le processus est la négation faible, si coléreuse soit-elle.

Marx

Marx avait indiqué, dès le Manifeste du Parti Communiste, donc en 1848, que l’analyse intellectuelle de ce qu’il nommait « l’ensemble du processus » devait dans l’action servir de guide calme et déterminé aux prises de position tactique dans les situations particulières. Et qu’en définitive, tout pouvait et devait être rapporté au principal mot d’ordre de la négation communiste en tant que négation forte, à savoir l’abolition de la propriété privée. En 1848, on était loin en avant de ceux à qui leur colère dicte tel ou tel acte violent ou symbolique, immédiatement inscrit dans l’intériorité de la situation qu’ils prétendent critiquer, et dépendant étroitement des règles immanentes de cette situation.

Lénine

Lénine, lui, introduit une distinction fondamentale entre la revendication et l’action politique. La revendication, qui est le propre du syndicalisme, ou de ce qu’il nomme, en référence au syndicalisme anglais, le trade-unionisme, demande quoi ? Elle demande que certaines situations ouvrières, internes à l’organisation capitaliste du travail, soient modifiées par les propriétaires des moyens de production concernés. On voit que dans ce cas, la négation faible est la loi même de l’action, si tendue que puisse être une grève, grève d’ailleurs à laquelle les sociaux-démocrates et ses amis de tout bord préféreront toujours la négociation calmes entre le patronat et la bureaucratie syndicale. Lénine oppose directement le militant communiste au syndicaliste. Seul le premier agit politiquement, les syndicalistes étant les complices de la négation faible, et donc à la fin des fins complice du maintien de l’ordre établi.

Entre parenthèses, on a vu quelle ampleur pouvait prendre, singulièrement aux États-Unis la complicité idéologique entre négation faible d’un syndicalisme corrompu et l’affirmation forte des lois du capital par le travail d’État. Aux États Unis, les syndicalistes avaient fini par devenir une des principales forces anti communiste du pays.

Mao

Enfin il ne faut pas se laisser séduire par les interprétations ultra gauchistes d’un mot d’ordre prêté à Mao, et qui a donc tout ma sympathie. Le mot d’ordre était prononcé sous la forme : « On a raison de se révolter », assez proche en définitive de la valorisation de la colère. Se révolter peut relever de la colère, et donc de la négation faible, de la négation apolitique, qui va se greffer sur le réel existant, le parasiter, et finir par combiner en quelque sorte à l’ordre dominant … au maître que cet ordre entretient. Mais seulement, le point est que le vrai mot d’ordre de Mao n’est pas celui-là. Mao a dit : « On a raison de se révolter contre les réactionnaires ». On a raison si on se révolte contre les réactionnaires. Ce qui suppose que les susdits réactionnaires aient été identifiés politiquement à partir des critères mis en place par la pensée marxiste du communisme comme mouvement réel. Ce mot d’ordre n’offrait donc nul soutien aux actions anarchistes, agressives, coléreuses de certains groupes d’étudiants en Chine pendant la Révolution Culturelle. En la circonstance, la révolte n’était juste que si elle s’attaquait au révisionnisme de la direction du PC qui orientait la Chine dans la direction d’un capitalisme d’État, capitalisme d’État dans lequel les ouvriers n’auraient plus aucune forme de pouvoir. Il s’agissait de mettre en avant le processus communiste contre ceux qui prétendait, pour des raisons de productivité et de profit, ordonner les usines chinoises selon la matrice, imposée par capitalisme, avec le critère du profit. Une des dernières déclarations politiques de Mao, mélancolique, a été : « mais finalement nos usines sont-elles tellement différentes des usines capitalistes ? »

Tout cela nous indique que la désorientation contemporaine, notamment le caractère abstrait et inefficient du mouvement populaire coléreux, vu leur intériorité à l’ordre dominante, et leur dépendance à l’ordre de l’État bourgeois, vu par conséquent la faiblesse de leur négation, loin d’être simplement une conséquence de la pandémie, est une étape du capitalisme mondialisé pour fixer de nouvelles lois du profit. Dont le processus de la politique communiste, son seul adversaire systématique, est provisoirement plongé dans une crise sévère. La désorientation de l’opinion et des activistes de tout bord doit être pensée comme artifice singulier de l’état contemporain des luttes politiques, état qui ne changera que si un nouveau processus communiste inaugure à grande échelle sa troisième étape, après celle de sa création par Marx, et celle de l’échec du communisme d’État sous Staline. Cette troisième étape a été brièvement indiquée par la Révolution Culturelle en Chine, dans les années 60-70, un peu, je dirais, comme la Commune avait indiqué à Lénine un chemin nouveau vers la saisie révolutionnaire du pouvoir d’État. Mais presque tout reste à faire. Et si rien n’est fait dans cette direction, on peut prévoir, sans doute, une troisième guerre mondiale, que préparent soigneusement - il faut le savoir - tant les Chinois que les Yankees. Une pareille épreuve viendrait rebattre les cartes, au prix d’un massacre sanglant, comme le fit la guerre de 14 face à l’échec flagrant des démocrates socialistes.

 

*

 

Quittons les spéculations planétaires, et revenons dans ce lieu de théâtre, qui est aussi un lieu d’enseignement. Je voudrais parler de la désorientation après cette fresque, mais pour la penser, pour la combattre plus près de nous.

Désorientation dans l’enseignement

Je suis professeur de philosophie. Mon père était professeur de mathématiques. Ma mère était professeur de français. Mes quatre grands-parents étaient instituteurs. Ma première épouse était professeur de mathématiques. Mon fils aîné est professeur de maths. Ma nièce... enfin bref ! La question de l’enseignement fait corps avec ma vie.

Or me vient de toute part que l’enseignement, de l’école à l’université, pourrait bien être désorienté.

Je coupe ici droit vers mon diagnostic. Face à une information présente sur les réseaux de toute espèce, qui encourage une totale passivité, voire une solide ignorance, une petite machine portative, après tout, répond à ma place aux questions que je me pose ou qu’on me pose. L’appareil enseignant, singulièrement sa direction étatique, face à ce protocole de l’information, ne fait rien qui permette d’apprendre à la jeunesse, en sa totalité, ce que c’est que penser, connaître et argumenter. Il est évident que la réponse à une question, venue d’une machine extérieure, ne fait que répercuter tel ou tel état dominant des réponses possibles, sans indiquer d’aucune façon comment on passe de l’ignorance au savoir. Or le but d’un enseignement véritable, depuis au moins Socrate et Platon, n’est nullement de collectionner des réponses extérieures, mais de savoir comment on passe personnellement, et avec ses propres ressources, de l’ignorance à la connaissance. Pour Platon, la pensée n’est pas un dictionnaire : c’est bien pourquoi son héros – Socrate - aime dire qu’au point de départ d’une question, il importe de savoir qu’on ne sait rien. Ce qui compte est de trouver, en s’appuyant sur un enseignement, quel qu’il soit, le chemin du savoir ou, comme dit le maître, de parvenir après de grands efforts à ce qu’il appelle l’Idée, mais l’Idée, c’est ce qui éclaire le problème initialement mis à l’ordre du jour. J’aurais la formule suivante : « le téléphone portable sait tout, et donc ne connait rien ». Aujourd’hui, l’enseignement doit commencer par bannir radicalement ce faux savoir, composé d’opinions incontrôlables, et revenir avec plus d’insistance que jamais sur les savoirs problématiques, ceux dont il faut apprendre comment les fréquenter et comment tracer soi-même le chemin de la connaissance. Oui, l’enseignement c’est l’Idée, conquise par la pensée, contre les opinions dominantes que répètent tant les machines chiffrées que les fondés de pouvoir du capital et les marchands de papier et de… réglé d’avance.

Une forme de sagesse avait conduit à tenir pour essentielles, ou en quelque sorte royales, deux disciplines en apparence contrastantes : les mathématiques et la littérature - comme on disait : « les maths et le français ». Apprendre, là, était apprendre ce qu’est lire un roman, ou un essai, ou une tragédie, ou un poème, ce qui engageait des vérités sur la subtile infinité de l’existence humaine. Et apprendre simultanément ce qu’est un résultat logique, qui seul permet de vaincre la difficulté d’une situation problématique et de tirer une solution de données qui sont, dans l’énoncé du problème, presque opaques. Dans les deux cas, le professeur est le guide d’un voyage de la pensée. Telle est la définition de son métier : montrer comment on passe de l’ignorance au savoir, non par cumulation d’opinions circulantes, mais par la découverte d’une capacité personnelle, disponible en chacun, dans le torrent chronique des informations informes, seulement ce qui servira à éclairer le complexe chemin au terme duquel l’on peut parler d’une vérité. On pourrait dire aussi : l’enseignement consiste à fournir à tout enfant ou à tout adolescent le moyen, quel que soit le problème que leur pose la vie, de le résoudre en l’inscrivant de manière argumentée dans une lumière universelle.

Mais aujourd’hui, voyez-vous, l’enseignement plie l’échine sous la double pesanteur d’un monde capitaliste organisé dans la seule perspective du profit, et d’une technologie porteuse d’un arsenal infini d’opinions disparates, et qui ne se soucie nullement de la différence entre le faux et le vrai, et encore moins de celle qui sépare l’universel et le particulier. Dans ces conditions, l’enseignement, j’en fais l’expérience moi-même, en dépit des efforts héroïques de la majorité des enseignants, tend à n’être plus, par la volonté de nos maîtres, qu’une sorte de garderie provisoire, au terme de laquelle on lâche les jeunes dans le capharnaüm des opinions et des faux semblants, avec comme seule boussole l’impératif de se tirer d’affaire vaille que vaille, téléphone portable en main, et dans des circonstances de plus en plus troubles. L’enseignement notamment secondaire, qui avait mission, au moins en théorie, de propager la culture de l’universel, et donc d’orienter la jeunesse, au fur et à mesure qu’il s’étendait à cette jeune entière – c’est une excellente initiative démocratique des années 50, d’étendre l’enseignement secondaire à toute la jeunesse - mais ce processus s’est vu condamner à une sorte de version falsifiée de cette mission. En ce sens, et les vrais professeurs sont les premiers à en souffrir, l’enseignement, aujourd’hui, qui devait permettre à la totalité des enfants et des jeunes de s’orienter dans la pensée, semble bien être lui aussi désorienté.

Désorientation concernant ce que « laïcité » veut dire

La désorientation est d’autant plus malencontreuse qu’elle se double des équivoques introduites récemment en France autour du mot « laïcité ». On sait que la laïcité, je veux en parler ici, est née en France de l’existence dominante, dans la moyenne bourgeoisie, un peu intellectualisée, d’un courant idéologique qui sanctifiait la rationalité scientifique, une sorte de scientisme intransigeant, qui est devenu l’idéologie dominante, qui désirait chasser la religion, en l’occurrence chrétienne et catholique, de toute institution publique et singulièrement des écoles. Il y a eu sur ce point des époques plus rigides et des époques plus tolérantes.

Dans mon enfance, par exemple, le programme des études, dans un lycée public, se tenait à l’écart de toute valorisation des religions, sans entrer dans une polémique ouverte contre elle. C’est dans la cour de récréation, et à l’abri des oreilles de la surveillance que, jeune, je polémiquais, à mes risques et périls, contre mes nombreux camarades qui allaient encore à la messe et se préparaient pour leur communion solennelle. Le professeur ne se mêlait pas de ses controverses d’interlude de classe. Pour éclaircir leur pensée, à mon avis désorientée, je multipliais les efforts pour garantir rationnellement l’absolue inexistence de Dieu. Vers la fin de mes études secondaires, cette militance profane fit partie de ma réputation sulfureuse mais efficace, du côté des jeunes filles, bien plus intoxiquées par la fumée de ces croyances que les garçons. J’étais donc un athée conquérant. A cette époque, l’enseignement des principes chrétiens étaient garantis, à l’intérieur même des bâtiments officiels, par des prêtres chargés le jeudi, jour de congé de l’enseignement général et donc hors temps solaire proprement dit, et pour les seuls volontaires, de la transmission du catéchisme. En revanche, l’État en tant que laïc, ne subventionnait aucunement les écoles religieuses. La situation des familles sur cette question que leur posait la laïcité se déterminait à partir de trois possibilités : l’école républicaine sans aucun lien avec les religions, l’école républicaine avec un catéchisme programmatiquement extérieur, mais matériellement intérieur à l’établissement, et enfin l’école religieuse, de statut privé, et qu’il fallait donc intégralement payer.

Dans les années gaullistes, à partir de 1958, les majorités réactionnaires se succédant sans discontinuer, l’État finit par décider qu’il allait subventionner les écoles très majoritairement catholiques qui, quoique nommées ‘privées’, cessaient ainsi de l’être. Il fut même impossible à la majorité de l’Union de la gauche sous Mitterrand de revenir sur ce point de la subvention étatique des écoles privées, tant c’était devenu un fétiche sensible de l’électorat. La très vieille maxime laïque : « A l’école publique, l’argent public ; à l’école privée, l’argent privé » était devenue désuète.

Ce fut et c’est aujourd’hui sur la laïcité qu’on entend une désorientation. Quel était en définitive le rapport exact de l’État aux religions, tel qu’organisé dans les écoles publiques par le mot laïcité ? Que signifiait exactement ce mot ?

Le moment crucial de la mise à l’épreuve de ce mot, laïcité, fut la venue en France à partir des années 60, pour les besoins d’un renouvellement du prolétariat des grandes usines, de millions de prolétaires d’origine étrangère. Une première vague, constituée de Portugais, généralement plus chrétiens que les Français eux-mêmes, ne posa pas problème. Mais ensuite, les candidats à l’exploitation dans les usines, nés le plus souvent en Afrique, et de religion musulmane, vieil ennemi, depuis les croisades, des coloniaux chrétiens. Pris dans cet antique conflit, et dans des aspects archaïques incontestablement présents dans la religion des nouveaux venus, la laïcité, de programme initialement neutre – l’État ne s’occupe pas de religion -, devint une arme de combat contre ces familles prolétaires. On prit des mesures à mon avis exorbitantes et unilatérales, comme l’interdiction pour les jeunes filles de telle ou telle façon de s’habiller (pourtant extrêmement respectueuses des bonnes mœurs) ou, pire encore, interdiction aux mères d’accompagner leur progéniture dans les sorties scolaires si elles n’étaient pas habillées de façon occidentale et chrétienne. On a même vu des chefs d’État sortir de la neutralité laïque pour dire que tout cela était nécessaire vu les origines chrétiennes de notre civilisation démocratique. L’islam devint l’ennemi public dès lors que quelques fanatiques archi minoritaires entonnaient, avec des crimes affreux, des versions aussi absurdes que si l’on avait pour toujours et partout identifié la religion catholique uniquement aux tortionnaires de l’Inquisition ou à l’antisémitisme du gouvernement Pétain. De ce point de vue-là, la religion musulmane n’a aucunement le monopole de ces aberrations. Dans ces conditions, le rapport aux prolétaires de religion musulmane et à leurs enfants, déjà marqué du classique mépris de classe, s’est en plus coloré d’une vision totalement désorientée de ce que peut et doit être la laïcité et de la signification véritable de ce mot. L’enseignement laïque repose sur une stricte neutralité en matière de religion et sur la conviction, à faire partager par tous, que le régime de vérité dans lequel s’inscrit cet enseignement, à savoir principalement des techniques langagières (parler et écrire le français), les sciences et des arts, que tout cela peut et doit être communiqué égalitairement aux jeunes de toute provenance et donc de toute religion. Tel est l’unique impératif signifiant du mot « laïcité ».

Je n’ignore nullement l’existence des fanatismes religieux. L’impérialisme occidental en a le premier, sous des oripeaux chrétiens, donné dans le monde entier des versions carrément meurtrières, allant au pire jusqu’à l’extermination des sauvages non chrétiens ou, de façon tenue pour banale, leur conversion forcée au christianisme.

Je sais aussi que des revanchards modernes issus des pays pauvres de notre monde divisé donnent à leur tour aux femmes musulmanes une sinistre [inaudible] terroriste. Mais la laïcité n’a aucun sens si elle prétend devenir le drapeau guerrier de l’Occident démocratique et de la civilisation chrétienne contre la supposée terreur musulmane. Ce sont là des effets de croisade d’une désorientation complète de la neutralité scolaire. L’incorporation forcée du mot « laïcité » dans l’idéologie du moment est finalement destinée, tout comme le mot [inaudible] à serrer la bride sur le cou des prolétaires de provenance africaine ou moyen orientale. Et tout cela, il faut le constater, n’a finalement servi, en matière de désorientation typique, qu’à préparer l’entrée en fanfare dans le cirque électoral de Zemmour et de sa clique.

De l’idéologie dominante…

Tout cela relève en un sens de vieux débats sur l’idéologie. Une désorientation, voyez-vous, c’est aussi l’effet pervers d’une idéologie dominante. Je l’ai déjà montré, à propos des équivoques de l’expression « libéralisme autoritaire », mais je voudrais aller brièvement ici au cœur du problème. Le concept d’idéologie, et plus encore le concept d’idéologie dominante, actif en France il y a une cinquantaine d’années, du temps de Louis Althusser et de ses disciples, est tombé, comme l’ensemble de la construction marxiste active, dans de provisoires oubliettes en dépit de sa saisissante actualité. La désorientation est due dans le champ politico-social à l’écrasant retour en force de l’idéologie bourgeoise dont le cœur est constitué par l’individualisme : « Moi moi moi ». Voir des quantités de jeunes gens manifester, à propos du vaccin anti-covid, aux cris de : « mes libertés, mes libertés », alors même que ce dont il s’agit relève purement et simplement de la science et de sa destination collective, est attristant. Mais ça fait preuve, pour la science marxiste, d’une éclatante victoire de la fiction individualiste et démocratique qu’est parvenue à imposer, du moins en Occident, le capitalisme moderne. C’est encore plus frappant, j’y reviens comme c’est l’actualité, quand on voit des esprits réputés sérieux tenir Macron pour une figure haïssable de l’autoritarisme. Après tout, un chef d’État est quand même quelqu’un censé prendre des décisions. Or Macron n’en prend guère d’autres que celles qui s’imposent ou qui lui sont imposées dans le contexte actuel, du point de vue de la classe dominante. Et encore les prend-il avec bien des précautions, comme je l’ai indiqué pour sa répugnance à rendre obligatoire la vaccination, décision nécessaire et élémentaire. Par ailleurs, il n’a rien imposé sans comparaître le plus démocratiquement du monde, selon la démocratie bourgeoise, devant l’assemblée législative régulièrement élue.

En la circonstance, un axiome logique va nous être utile, et je le formule ainsi : si l’effet d’une machine est, de façon fréquente, la production d’un objet médiocre, raté ou contraire à ce qu’on en attend, il faut s’en prendre à cette machine, c’est elle qu’il faut changer.

Application de l’axiome : en politique, quand on n’aime pas ce qui a été décidé par le gouvernement, il faut chercher l’institution coupable du côté du rituel électoral en général, plutôt que du côté d’un président en particulier.

Appliquons cette maxime : Macron est à mon sens plus bavard qu’énergique.

D’où provient alors cet absurde procès en autoritarisme, que reprend même la presse aux ordres ?

Là encore d’une désorientation, de l’idéologie dominante en tant qu’elle valorise l’individu comme tel comme responsable. Faute de s’en prendre au réel adversaire, qui est le système capitaliste, avec ses inégalités pathologiques et sa démocratie fallacieuse, on s’en prend à une personne, Macron, qui est un individu, et c’est pour la même raison qui fait qu’en réalité, on se prend soi-même comme individu pour une catégorie politique des plus respectables, et qui doit constamment faire valoir l’éminente valeur de ses libertés ou des libertés qui sont les siennes. Le champ politique devient quelque chose comme une formule : « moi et Macron », ou de façon plus générale : « mes libertés d’un côté, l’autorité de l’autre ». Autorité dont il faut réclamer, ou exiger vigoureusement, qu’elle ne soit pas autoritaire.

Vous voyez, la désorientation indiquée par l’idéologie bourgeoise de l’intérêt privé, en dernier ressort, cumule alors deux graves défauts qu’on pourrait croire incompatibles :

-       d’un côté, le culte du moi comme boussole de l’orientation politique ;

-       de l’autre, la totale responsabilité d’individus qui ne sont pas moi, dans ce que j’estime être mes valeurs, et en particulier le seul fait, indiscutable, que mes éminents mérites ne sont pas reconnus.

De l’identitarisme…

C’est là qu’intervient, ce qui me mènera à la conclusion, la plus grave plaie de ce montage idéologique, qu’est l’identitarisme. Car pour que fonctionne l’énoncé idéologique central de la démocratie bourgeoise, à savoir : « moi je suis très bien, mais il y en a plein d’autres qui ne valent rien », il faut qu’existent des catégories collectives porteuses du mal. On aura alors le concentré ce que j’appellerais le paradoxe de la désorientation bourgeoise : pour que je puisse penser en politique à partir de l’excellence de ma petite personne, mes libertés, et que ce soit donc avec allégresse que j’aille voter dans le bien nommé « isoloir », il faut que j’identifie au moins une catégorie d’autres qui, eux, sont intrinsèquement détestables et perturbent par leur seule existence la garantie individualiste que me donne l’isoloir.

Il faut historiquement se souvenir que tel fut en Allemagne le nom de « Juif » pour les nazis.

Tel est aujourd’hui, dans nombre de pays, pour des courants d’extrême-droite le mot « migrants ». Leur identité négative implique que je leur refuse catégoriquement le droit d’influer sur ce qui m’arrive à moi, moi qui suis allemand pour que l’Allemagne existe, ou moi, héréditairement français depuis Vercingétorix. Ce qui finit par ramener les partisans du « moi, moi, moi » identitaire à désirer la disparition totale des autres, identifiés à la va-vite comme étrangers à notre culture : indiens, noirs, juifs, arabes, asiatiques, et bien d’autres encore, sont tenus démocratiquement par les occidentaux de souche, de disparaître. En définitive, du cri anti-vaccin « mes libertés ! mes libertés ! » au vote pour Zemmour, l’individualiste bourgeois se soutient d’une dialectique désorientée entre le culte du moi et la haine de l’autre, et comme il est risqué d’affronter seul - « moi moi moi » - un pseudo groupe compact - les migrants, les musulmans, deux millions de personnes - on va créer, ou recréer, une identité fantasmatique, à laquelle appartiendront tous les vrais individus, ceux qui en France ont le droit de dire « moi moi moi », la catégorie des Français de souche, des vrais Français. Ainsi, la désorientation organisée par l’idéologie dominante pour protéger nos vrais maîtres, à savoir la grande bourgeoisie capitaliste, finit aujourd’hui par reconstituer la plus vieille et la plus dangereuse des catégories politiques, à savoir le nationalisme, qui ne protège le moi qu’au prix de l’exaltation collective d’une identité aussi agressive que fictive.

Le vrai Français, c’est celui-là même que nos maîtres mobilisèrent en 1914, pour empêcher - quoi ? pour empêcher l’Allemagne de participer au pillage impérial de l’Afrique, dans lequel la France et l’Angleterre s’étaient engagées et avaient posé un accord. C’est cela, la guerre de 14, et rien d’autre : une défensive coloniale anglo-français contre l’Allemagne. On l’a payé du prix, du seul côté français, d’un million et demi de jeunes morts. L’apologie du vrai français, ça n’a pas été quelque chose de réellement innocent.

Mais c’est également ce fétiche, de la France et des vrais français, que mobilisèrent en 1940 Pétain et sa clique antisémite et antisoviétique. Cette fois, pourquoi ? Pour que l’armée allemande les protège d’un cauchemar : le cauchemar que représentait pour la grande bourgeoisie, dont ils étaient les représentants, le Front populaire de 1936 et la neuve puissance du Parti Communiste.

Ainsi, vous le voyez, toute désorientation manifeste de l’opinion publique comme celle que nous observons aujourd’hui, finit par renvoyer aux avatars de l’idéologie dominante telle qu’elle soutient, vaille que vaille, dans un cadre national désormais étriqué, le pouvoir économico-politique d’un groupe dominant lui-même de plus en plus restreint.

Ce qui montre bien, et c’est un enseignement philosophique, qu’un désordre évident ne s’éclaire que si on le considère comme un effet de l’ordre dont il procède. On doit remonter du désordre à l’ordre. Les désordres lisibles du monde contemporain livrés à la pandémie ont conduit aux actions contemporaines de l’idéologie dominante : une désorientation factuelle ne s’est donc éclairée qu’en prenant en compte une orientation invariable de l’idéologie dans laquelle on réfléchit les épisodes de désorientation. Dans notre monde aliéné, la relation dialectique va ainsi de l’ordre au désordre. On pourrait définir la pensée vraie - disons en politique le marxisme, le communisme - comme une pensée pratique qui fonctionne en sens inverse : le secret de l’idéologie dominante y est révélé par une saisie des désorientations factuelles, capables de mettre en péril le contenu invariable de ce à quoi la domination nous ramène.

Par exemple, dans le cas de la pandémie et de ses effets, on partira directement du constat suivant : si nombre de petites entreprises, dans la restauration, le commerce de détail, le spectacle ou l’artisanat ont été sévèrement atteintes, les grandes ou très grandes firmes ont tiré leur épingle du jeu. Ce sont des chiffres établis. Ce qui veut dire également que les épidémies ont ceci de commun avec les guerres qu’elles accélèrent la concentration du capital. C’est une loi majeure de l’histoire.

On notera aussi que l’endettement des États, venus au secours, par des prêts, des petites et moyennes entreprises qui font partie de leur clientèle électorale, a posé de sérieux problèmes, notamment celui d’une inflation importante. Mais il sera en outre l’occasion d’une mise en œuvre réformatrice de grande ampleur, de niveau international, des chemins de l’approvisionnement du capital en sources d’énergie ou en matières premières. Déjà montre son nez le probable retour en grâce, à grande échelle, de l’énergie nucléaire. Je verrai si ce pari est tenu. On verra aussi, peut-être, la constitution d’un bloc économique sino-russe défiant l’hégémonie américaine. Ce qu’il faut surtout souhaiter, nous, c’est que la visible fatigue des institutions étatiques démocratiques, et en particulier l’inertie avérée des gauches occidentales, profite à la venue non d’un fascisme réinventé, de type Zemmour, mais à un nouveau départ d’un nouveau communisme. Il faudrait que ce départ soit directement branché sur les exigences d’une troisième étape du processus révolutionnaire émancipé, après l’échec, déjà constaté par Marx et Lénine, des partis sociaux-démocrates parlementaires, notamment en Allemagne, et après l’échec des partis centralisés, en Russie et en Chine, notamment constaté par Mao.

Qu’il faille être ou devenir communiste avec comme tâche et c’est une tâche, de passer outre le communisme parlementaire et de dépasser le communisme d’État, voilà ce que l’histoire contemporaine y compris et surtout celle des moments de désorientation, pourrait et devrait nous apprendre. C’est alors que nous pourrions être et penser joyeusement notre orientation, comme le fait le dirigeant d’une insurrection dans une lointaine et fictive Asie.

St John Perse

Je vais en effet conclure par une déclaration poétique d’un tel dirigeant, inventée par le grand poète français St John Perse, au début d’un de ses longs poèmes titré Anabase.

 

Je le lis. Et écoutez la sonorité d’une subjectivité orientée :

 

Sur trois grandes saisons m’établissant avec honneur, j’augure bien du sol où j’ai fondé ma loi.

Les armes au matin sont belles et la mer. A nos chevaux livrée la terre sans amandes

nous vaut ce ciel incorruptible. Et le soleil n’est point nommé, mais sa puissance est parmi nous

et la mer au matin est comme une présomption de l’esprit.

 

Alors oui : le soleil, qui n’est pas nommé, et la mer, qui ne l’est pas non plus, figurent dans ce poème les indiscutables points fixes du vrai auxquels se rapportent toute l’épopée. Ils sont des présomptions de l’esprit, qui permettent que l’épopée sera bien orientée, [..] se dirigeant politiquement. Nous pouvons souhaiter qu’en politique le communisme ne soit plus nommé fallacieusement mais que, tel le soleil, sa puissance soit parmi nous. Souhaitons qu’il soit notre présomption de l’esprit. Ou encore, qu’il soit, comme dit le poème un peu plus loin, « l’idée pure comme un sel ». Ou encore – autre expression - « qui tient ses assises dans le jour ». Ce qui veut dire que, quel que soit en définitive son nom, l’orientation du capitalisme mondialisé contemporain, il faut qu’on mette fin à des jours consumés, ou c’est la désorientation qui tient, comme dit le poète, qui tient ses assises.

Merci.

Discussion

Nous avons une demi-heure de débat démocratique, après cette injonction à passer outre la désorientation. Alors il n’y a pas d’autre procédure que celle qui consiste à poser une question, en espérant que je l’entendrai.

1

Question : dans la 1ère séance, vous donnez, dans les poèmes, des métaphores du communisme. Vous en parlez par métaphore. Est-ce car il est à inventer, ou à réinventer, comme l’amour pour Rimbaud ? Ou pouvez-vous donner une définition ou des organisations du communisme, dans la troisième étape ? Sur quoi ou sur qui pouvons-nous nous appuyer, pour penser vivre en ces temps de désorientation ?

 

Réponse : question décisive et centrale mais je pense que la désorientation provient de ce que l’épopée communisme a pratiquement aujourd’hui disparu de la scène, et qu’elle a disparu de la scène eu égard à ce qu’a été son deuxième temps. Je pense que ce n’est qu’en étant éclairé par les thèmes fondamentaux de la vérité communiste qu’on peut faire bilan de cet échec comme point de départ nouveau. Bien souvent, en politique, la méthode inventive est celle qui consiste à tirer le bilan de l’échec. La question en suspens aujourd’hui, marquée par la désorientation du communisme, sa quasi-absence ou la timidité de sa réorganisation, c’est que soit proposé un bilan clair, détaillé et convaincant des raisons pour lesquelles il a par deux fois constitué quelque chose qui manifestement a échoué.

Il a constitué des grandes organisations social-démocrates, notamment en Allemagne, mais aussi en France et en Russie, organisations qui ont été montrées dans tout leur échec par leur participation nationaliste à la guerre de 14-18, qui ont été en quelque sorte démasquées comme n’étant aucunement porteuse des idéaux communistes tels que Marx et ses successeurs les avaient fixés, mais étant devenues simplement une vague gauche parlementaire, en accord au fond avec [inaudible] sur la plupart de points politiques. C’était le premier échec.

Le second échec, plus grave encore, a été le moment où le communisme planétaire, suite à la victoire des insurrections en Union soviétique, est devenu la figure d’un État, où sa modalité principale d’existence a été l’État communiste, État qui du reste fusionnait purement et simplement avec le parti. Ce point aurait dû être intrigant : le parti doit être ce qui travaille le processus politique des larges masses, alors que là, il était devenu une figure intra-étatique assumée.

Vous voyez : il faut absolument que le bilan minutieux soit fait de tout cela. C’est en vérité une chose qui a été faite dans le passage de la première étape à la seconde, quand Lénine s’est rendu dompte de la déshérence du parlementarisme social-démocrate. Lorsqu’il a désigné des vedettes de la social-démocratie allemande comme des gens qui désorientaient fondamentalement l’hypothèse communiste, quand il a écrit le renégat Kautsky et tous les essais critiques essentiels. De même, on trouve des embryons de critique du même genre dans une partie, une partie limitée et confuse, du communisme chinois au moment de la Révolution Vulturelle et de ses abords, quand est pris à partie l’étatisme soviétique, l’étatisme russe : on montre comment, depuis Staline, l’étatisme a entraîné une désorientation majeure de l’hypothèse communiste.

Bien entendu, il faut parvenir à réorienter le communisme mais pour le moment le problème-clé est que cette réorientation doit s’appuyer sur ce qui pouvait, dans l’expérience antérieure expliquer sa dégénérescence. Et donc prendre appui, à cette lumière là, sur ce qui devrait nous indiquer la voie véritable. Il faudrait rendre active la nécessité absolue d’une liaison de masse permanente, l’absence de toute fétichisation de l’État, le refus catégorique que le parti et l’État fusionnent, vous auriez des impératifs à partir de celui-là. C’est un travail à faire, quelque chose qui doit réexister et se redéployer. Je vais me contenter de dire qu’à défaut de cela, je pense, je fais l’hypothèse que la désorientation dominante va continuer et s’élargir et que, de même qu’en définitive, les affrontements obscurs, les rivalités coloniales, la désorientation majeure du capitalisme à la fin du 19ème siècle ont conduit à la guerre de 14, si cette hypothèse n’est pas reconstituée, si ce travail n’est pas fait, je dis : on va à la guerre. Le capitalisme ne peut pas régner dans la figure de la désorientation sans que cette figure soit insuffisante. Car c’est une figure négative, une figure grisâtre. Le traitement à échelle mondiale de la chose va se faire par traitement guerrier d’une rivalité impériale. Cela semble pour le moment se dessiner entre les États-Unis et la Chine. C’est une situation ni plus ni moins comparable à celle du bloc anglo-français et l’Allemagne dans la guerre de 14.

L’épisode de la guerre de 40 était différent : c’était une revanche du bilan de la guerre de 14, but que s’était fixé Hitler. Il n’en avait pas la forme ou le pouvoir à partir du moment où les Américains se sont mêlés de l’affaire. La source d’une renaissance possible, en figure de troisième étape, d’une renaissance de l’hypothèse communiste, c’est de disposer d’une critique propre, et pas libérale (qui consiste à dire que c’est un totalitarisme bestial), des échecs du communisme au 20ème siècle, et par contre la réactivation de certaines des hypothèses initiales. C’est souvent ce qui se passe : quand vous avez une démonstration en mathématique, et vous vous apercevez que c’est faux : il faut revenir aux données initiales, aux axiomes, aux problèmes. C’est pareil en politique : disparition d’une hypothèse, désorientation du communisme, doit ramener aussi aux formulations initiales. Je suis frappé de voir l’extrême actualité du Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx, de 1848. Quand on regarde dans son détail, on y trouve des énoncés qui mériteraient leur corrélation intellectuelle militante aujourd’hui. Voilà pour cette tache gigantesque ! Mais je suis prêt à dire, brutalement, que ma vision, c’est : le communisme ou la guerre.

2

Question : j’aimerais avoir votre avis. Je suis beaucoup dans l’observation des gens qui nous entourent, et je remarque qu’il n’y a aucun vivre ensemble, dans une société où on fait semblant. […] On va être dans un jugement constat de l’autre : on va s’accepter soi, mais l’autre on va le renier, par rapport à ses origines, par rapport à tout ça. Je me disais : pourquoi on s’accepterait soi, mais pas aussi autrui ? en se disant : il a eu un chemin un parcours, il s’accepte mais il est renié par les autres […]

 

Réponse : je vais répondre de la façon la plus brève possible. C’est vrai qu’une partie de la question de la désorientation, autour de laquelle j’essaie de maintenir le débat, c’est ce que vous signalez comme une sorte de problème d’acceptation de soi-même, telle qu’en tant qu’acceptation de soi-même, elle n’a plus besoin de s’opposer à l’autre, de se constituer dans la relation négative à l’autre. C’est bien quelque chose qui est au cœur du problème, après tout, car une thèse fondamentale du capitalisme c’est la thèse concurrentielle. Il faut bien le voir. Elle est décisive au niveau de la vision générale de l’économie, mais en fin de compte, elle pénètre aussi de façon, plus générale, la vision du monde de chacun. Vision du monde : quelles sont les lois qui me permettent, moi, de réussir, de trouver ma place, des choses de cet ordre, comme vous le disiez, mais ceci non seulement dans une ignorance de l’autre, mais dans la conviction qu’il faudra peut-être un peu marcher sur les autres pour avoir la place qu’on désire ou la place qu’on veut. Je pense qu’un effort philosophico-politique depuis des siècles tourne autour de cette question, qui est celle de l’acceptation de l’altérité - on pourrait l’appeler comme ça. Acceptation de l’altérité en tant qu’on peut en faire non pas un obstacle à mon devenir propre mais qu’on peut l’intégrer comme facteur possible de la construction d’une place qui mériterait ce nom. Il faut bien voir qu’en réalité, le communisme est en partie une transposition de cette question en politique : il définit au fond l’existence générique comme l’existence de l’humanité dans sa figure acceptable, et il s’en prend à ce qui introduit là-dedans des divisions constitutives, et y compris violentes.

Il y a un passage dans le Manifeste qui est frappant et un peu oublié : Marx écrit qu’une des fonctions majeures du communisme, y compris dans les usines, c’est de faire disparaître ces références identitaires. Il le dit à propos du nationalisme principalement, mais ça s’applique à toutes les références identitaires. On n’a pas à faire valoir, dans le processus politique qui est toujours collectif, on n’a pas à faire valoir des caractéristiques qu’on aurait soi et que l’autre n’aurait pas. Marx a en tête l’extraordinaire difficulté qu’a représenté pour le prolétariat anglais le fait qu’une partie de ce prolétariat était en vérité irlandais ! Il a buté sur cette question. Marx pense à ça, c’était l’enquête qu’Engels avait menée dans les usines anglaises. Il dit : la position du communiste dans ce genre de situations, c’est de montrer que le vrai problème qui se pose est un problème qui se pose aux deux : à celui qui est Anglais et à celui qui est Irlandais. De manière générale, c’est un problème qui se pose en tant qu’il peut être considéré comme un problème de l’humanité entière. Ça peut être l’articulation dans l’usine concernée, et ça devient le monde entier : il s’agit d’évacuer les considérations identitaires hiérarchisées, de conquérir une place à laquelle d’autres n’auraient pas droit. Quelque chose de la politique qui touche à quelque chose de la subjectivité humaine fondamentale, c’est bien vrai. C’est une éducation, un rapport à l’autre, non identitaire. Or le rapport à l’autre est constamment tenté d’être identitaire. Ça commence par le fait que l’autre peut être une femme alors qu’on est un homme, c’est déjà une discordance dont on sait qu’elle a une histoire compliquée. L’ouvrier en Angleterre, au lieu de se considérer comme ouvrier ayant comme tache de renverser l’ordre hiérarchique dominant dans l’usine et de faire naître une propriété collective du travail, dit « moi je suis quand même mieux qu’un Irlandais ! ». Comme si sa propre place était menacée par un Irlandais ! Ça touche à une dialectique de l’infrastructure humaine qui fait aussi partie du domaine de la politique.

3

Question : merci d’exister et d’être venu. […]

 

Réponse : je vais répondre à vos 2 points.

Dans ma proposition philosophique, il y a une différence établie entre individu et sujet.

L’individu est ce qui n’entre pas dans un processus de vérité.

Dès qu’on entre dans un processus de vérité, en général sous injonction d’événement, on subjective l’individu. Et alors il devient universel : on est le porteur d’une vérité possible qu’on cherche à partager avec tous les autres. On est dans la position non plus de l’individualisme concurrentiel mais dans une subjectivité collective, avec la conviction que ça peut s’étendre à l’humanité entière. La connexion à la vérité est décisive dans cette affaire : si on n’a pas le point d’appui de l’universalité et des vérités, pas de point d’appui pour subjectiver et se débarrasser par conséquence de l’individualisme. Vous avez raison de rappeler ce point.

Sur le second point, bien entendu tout processus a une origine quelque part : il y a une localisation des procédures politiques comme de toute procédure de vérité. Les mathématiques ont commencé avec les Grecs et ont continué avec les Arabes, il y a eu des identités à l’arrière-plan de l’invention des mathématiques elles-mêmes. Mais je pense que ce n’est pas le point décisif. Le point est de savoir quel est la position de ces acteurs en vérité par rapport à autres. A supposer même que le communisme nouveau, de la troisième étape, trouve son origine chez nous, ici, ça n’empêcherait pas que la vision qu’il se fait du processus soit mondiale. Elle ne pourrait être que mondiale. Il faut bien reconnaître que l’idée du socialisme dans un seul pays, qui était une désignation de la Russie pendant ni temps, était équivoque : quelque chose comme un État socialiste n’existait que dans un pays. Mais 1°, il n’était pas sûr que cela emblématisait le socialisme, et 2° l’organisation effective était l’Internationale. Le fait que l’Internationale était manipulée par la Russie était une corruption de ce processus. Le processus commence quelque part, mais dans un processus universaliste, ce processus doit se penser comme étant au point de départ de la totalité de l’humanité. Les identités ne sont pas niées : elles existent, elles sont là. Le problème est de savoir quelle est la place accordée dans les processus politiques. Le sommet est le nationalisme strict, qui considère que l’identité nationale est l’alpha et l’oméga de la situation, jusqu’à – c’est le point Zemmour - non seulement il n’a pas d’universalité dans l’identité, mais l’autre lui-même, celui qui n’est pas français de souche, doit être éliminé, dans sa présence, y compris corporelle, physique, de l’espace national. De ce point de vue-là, je considère que les identitarismes sont des facteurs de désorientation. Les figures identitaires, maniées de façon valorisante, emphatique, et en excluant les autres de toute participation, ça expose à une désorientation dont l’horizon est tout de même criminel.

4

Question : comment on relève la tête, je pense à la prise du pouvoir en Russie, après la guerre civile, les famines etc.

 

Réponse : je n’ai pas complètement compris votre question.

 

Question : comment faire face à la contre-révolution, après la révolution ? sans le syndrome militaire ou bureaucratique ?

 

Réponse : je pense que la question identitaire, qui est la menace principale pour les politiques orientées vers l’émancipation de l’humanité tout entière, la question identitaire doit être repérée dès le moment où se pose la question du pouvoir. C’est un point assez délicat. Il y a un très beau texte de Lénine, que je vous recommande vivement, qui concerne une promenade en montage. C’est un texte consacré à la prise du pouvoir et à ce qu’est le pouvoir. Il compare le pouvoir à la marche d’approche dans un sentier balisé, ça monte mais pas trop, on n’est pas crevé et on arrive au pied de la difficulté véritable : c’est abrupt et rocailleux. On sent comme une image de la situation de l’Union Soviétique dans les années 20. Ça a le sens : ce que nous avons gagné n’est rien par rapport à ce que nous devons avoir affaire encore. Il dit ça plusieurs années après la révolution 17, et on sait qu’il était très inquiet, il avait déjà perçu que des mécanismes identitaires réapparaissaient dans l’engeance du pouvoir d’État. C’est très important : le fait que la confusion se soit établie entre pouvoir d’État et victoire communiste. Lénine considérait lui-même que la prise du pouvoir était tout juste une marche d’approche et que les difficultés commençaient là. Il a été jusqu’à dire que tant que ce n’était pas réel, l’État ressemblait au vieil État. Il a écrit ça. La question de savoir si l’État aux mains des bolcheviks était réellement différent de l’État aux mains du tsar, se posait. C’est un point qui a été repris par Mao Zedong. Il y a insisté : le communisme n’est pas un état des choses, mais c’est toujours un processus. C’est la même idée sous une autre forme. Et le fait de disposer du pouvoir ne définit nullement le pays comme étant socialiste, communiste, etc. mais c’est seulement un changement de la possibilité de l’être. La possibilité de l’être est plus proche, plus évident mais ce n’est qu’une possibilité. Et en fait, ce sera une possibilité jusqu’au bout. Le communisme ne sera jamais un État, mais ce sera un processus qui devra s’auto-entreprendre comme création continue – c’est cette notion de création continue qu’il y a derrière. Pour répondre à votre question : il n’y a pas de moment où on peut dire que le problème a été réglé, on est arrivé etc. Ce n’est pas comme ça que ça se passe, la politique communiste. On est dans l’horizon d’une existence universelle de la politique, à échelle du monde entier pour commencer, et dans des tâches qui sont des tâches de disparition d’elle-même, au bout du compte. Car la politique communiste est la fin de la politique si c’est le maniement particulier du pouvoir. Tout le monde doit se sentir concerné et être acteur de l’exercice du pouvoir et non pas un État séparé avec sa police etc.

Je reviens à mon axiome de départ : éviter la désorientation, en restant cramponné à la vérité dont il dépend. C’est ce qui est aujourd’hui absolument absent, même des politiques de bonne volonté. Cette absence pour l’instant provoque une désorientation perceptible, dont je pense que nous sortirons. La désorientation finira par mettre à l’ordre du jour une réorientation essentielle ; ou alors ce sera la négativité qui l’emporte. Donc la guerre - à un moment donné, le capitalisme aura besoin dans ses rivalités d’une destruction massive des matières premières, à reconstituer, une destruction de la donnée du capital. Et la guerre lui offrira le motif de cette purge essentielle à sa propre corruption.

 

Merci à tous.

    Traductions

En anglais

http://www.entretemps.asso.fr/Badiou/8-11-2021-anglais.pdf

En espagnol

http://www.entretemps.asso.fr/Badiou/8-11-2021-espagnol.pdf

III – 17 janvier 2022

Mon but aujourd’hui, c’est de considérer, d’essayer de considérer, comment la pandémie, nommée la maladie Covid 19, doit se lier à des considérations conceptuelles. Autrement dit, l’idée c’est d’aborder cet épisode … autour de la définition de ce qu’est et ce qu’implique une pandémie. Et ce que je me demanderai, c’est quel concept, quelles figures de la pensée, quelles idées peuvent être établies, utilisées, remaniées, par une pensée dont l’objet immédiat serait une grave épidémie, une épidémie qui peut tuer et en tout cas introduit de considérables désordres dans l’univers des sociétés.

Préliminaires de vocabulaire

Je ferai quelques remarques préliminaires de vocabulaire, dans le doux style scientifique, éventuellement un peu traduit.

Vous savez que « Covid 19 » veut dire : « coronavirus 2019 », contracté.

« Coronavirus », c’est quoi ? C’est le nom d’une considérable famille de virus, dont le centre est entouré d'une enveloppe en forme de couronne. C’est un nom descriptif. C’est à propos de cette enveloppe en forme de couronne qu’on va parler latin. Ce serait l’occasion d’une remarque sur pourquoi la science contemporaine reste volontiers latiniste ie archaïsante en son vocabulaire. Je pense qu’il serait raisonnable de dire « virus à couronne », quand on est ici ou dans d’autres langues vivantes.

Quant à « 19 », c’est l’année 2019.

Ce dont nous allons parler, c’est de de l’épidémie dont la cause flottante est le virus à couronne apparu en 2019.

Il faut d’abord savoir, b.a.ba élémentaire des connaissances virales, qu’il y a des virus pathogènes, ie méchants, et des virus à couronne non pathogène, ie parfaitement inconnu de nous : personne n’a rencontré un virus à couronne non pathogène en face-à-face. Donc les virus à couronne non pathogènes ne nous intéresseront pas. Ils circulent tranquillement de l’automne au printemps et ils disparaissent en été. Grand bien leur fasse ! Un écologiste conséquent pensera évidemment qu’un tel virus doit être couronné, même s’il l’est déjà par la nature, en tant que participant légitime de la biodiversité. Ce n’est pas car il est innocent qu’il faut l’exclure du culte de la biodiversité. Mais il y a 2 virus à couronne qui sont agressifs, et qui ont des noms plus modernes, en anglais – l’anglais étant le latin d’aujourd’hui : Severe Acute Respiratory Syndrom. Abrégé en SARS, suivi d’un chiffre.

- SARS 1, pour le virus qui a sévi en 2003.

- SARS 2, pour celui qui sévit actuellement.

Finalement, à la place de l’assez étrange et inévident « Covid 19 », on devrait parler au bout du compte, pour que l’on sache de quoi on parle de : « 2ème virus à couronne réellement dangereux car il peut produire de sévères symptômes respiratoires aigus ». Voilà un beau nom, qui dit la chose. C’est un peu long. Je propose de remplacer l’énigmatique « covid 19 », dont nous allons parler longuement, par « virus à couronne SARS 2 », qui introduit un élément de genèse et de précision dans cette affaire.

Il y aurait là une longue parenthèse à ouvrir, qui ferait partie de l’examen de la question, mais qui est trop problématique pour que je m’y engage. Il y a aujourd’hui en épidémiologie et en théorie des virus, un grand problème concernant le lien entre le SARS 1 de 2003 et le SARS 2 de 2019.

Il se pourrait, par exemple, que le 2nd – le SARS 2 - résulte d’un bricolage du 1er à des fins militaires. Ce n’est pas prouvé, mais ce n’est pas impossible. Il se pourrait que le SARS 2 – à cet égard grande réussite : sa nocivité aurait été prouvée à grande échelle - aurait été cuisiné dans des laboratoires, peut-être chinois, à des fins de disposition d’une arme biologique nouvelle, et qui aurait été testée. On aurait ajouté des caractéristiques au virus du SARS 1 de façon à ce que à la fois sa présence et son acuité soient renforcées et puissent, le cas échéant, constituer une arme biologique. C’est pour vous dire que cette affaire ouvrirait un panneau de considérations sur l’histoire cachée des armes biologiques, qui commence à être documentés. Les grandes puissances se sont livrées, dans les décennies antérieures, à des recherches secrètes concernant la possibilité de construire une arme bio qui sèmerait l’adversaire dans un élément de panique civile incontrôlable. Ce qu’il faut pour cela c’est que le virus que vous construisez ait deux caractéristiques : il n’est pas connu, identifié, repéré dans son existence naturelle (il est artificiel et caché), et il est très nocif. L’arme biologique, c’est aussi ça : c’est un fragment de nature, remanié artificiellement en arme offensive mortifère dont pendant tout un temps l’adversaire peut ignorer l’existence. Il connaîtrait SARS 1, mais il lui faudrait du temps pour savoir que SARS2 est une modification substantielle.

Quatre récits littéraires sur les épidémies

Je vais introduire le thème - qu’est-ce que la pensée d’une pandémie ou d’une grande épidémie - par un texte fameux, vraiment fameux. C’est une bibliographie élémentaire concernant les épidémies ravageuses.

J’en citerai quatre, qui méritent à mon avis tous d’être relus, je dirai pourquoi, dans le contexte actuel. On pourrait les lire dans ce qu’on pourrait appeler une lecture SARS 2, ou une relecture SARS 2 de ces grands documents littéraires concernant les épidémies.

1

Il y a, en 1842, la magnifique et terrible nouvelle d’Edgar Poe qui s’appelle le masque de la mort rouge. Il y a un thème dans le masque de la mort rouge que nous retrouverons, qui est la façon dont les épidémies mobilisent de façon visible les organisations de la société en classe. Car ce que raconte en gros le masque de la mort rouge, c’est qu’il y a une épidémie, les pauvres gens y sont exposés et sont en train de mourir tant et plus. Et ’aristocratie s’est réfugiée dans son château-fort, elle est barricadée, elle ne laisse rien passer, et elle vit en quelque sorte à l’écart de l’épidémie. C’est déjà présent dans la nouvelle de Poe. C’est intéressant, car nous allons retrouver ce thème par la suite. Ce qui se passe, c’est qu’ils sont si contents d’être protégés et que les autres crèvent dehors, qu’ils organisent un grand bal de la classe dominante, de l’aristocratie du temps. Et à un moment donné, quelqu’un d’inconnu se présente à ce bal, c’est un bal masqué, il se présente avec un masque terrifiant, sous le masque de la mort rouge. C’est le biais par lequel l’épidémie entre dans la société dominante et va y produire des ravages. C’est l’allégorie de ce qu’agent mortifère peut aussi se déguiser, se transformer, pour défaire les défenses du groupe dominant. Ça met en jeu directement ce que c’est l’examen des phénomènes épidémiques du point des différences sociales, des différences de classes, de ce qui peut être transversal à ces différences, et qui est là symbolisé par le porteur du masque de la mort rouge.

2

En 1912 il y a le bref roman de Thomas Mann : la mort à Venise. Très beau roman sur, assez classiquement là aussi, la façon dont l’épidémie est vécue, transformée, change la vie des gens à partir, évidemment, là aussi d’un écart significatif entre une minorité de bourgeois cultivés et la masse du peuple italien dans la ville de Venise. A cet égard, je voudrais signaler le film, à mes yeux proprement génial, que Visconti a tiré de ce roman, presque 60 ans plus tard. Voir et revoir ce film, mort à Venise, est un enseignement esthétique d’une grande force concernant la question des épidémies.

3

En 1942, il y a le roman de Camus : La peste. C’est presque un classique quasi scolaire du genre. C’est le livre canonique, si je puis dire, sur l’épidémie. Tout le monde le connaît plus ou moins.

4

Il y a, moins connu, en 1951, le roman de Jean Giono, le hussard sur le toit. Je vous le recommande tout spécialement, d’abord car c’est un roman très allègre, très vif, très passionné et très intéressant et que c’est un roman sur le vagabondage du héros dans la Provence alors soumise à une épidémie de choléra. Vous voyez que même sur les agents d’épidémies, nous avons la classique division entre peste et choléra, à laquelle nous ne manquerons pas d’ajouter le très moderne SARS 2.

 

Lire tout cela est utile, nécessaire, si l’on veut quoi ? si l’on veut entrer dans la relation complexe entre épidémie ou pandémie d’un côté, et pensée créatrice. Si l’on veut en somme être à la fois un lecteur et un visionnaire de ce qui se passe en ce moment. Ou encore, si l’on est un militant des effets positifs possibles de la sinistre épidémie. En somme, je pense qu’on doit avoir à l’esprit, pour ne pas manquer le moment actuel dans son exception, comme on le fait de façon quasi-instinctive pour les guerres, qui sont aussi des moments d’exception des sociétés au registre de la mort – donc pour ne pas manquer ce moment actuel, ou - dans le lexique contemporain - pour ne pas seulement déprimer, voir tout ce que les arts déjà – c’est un matériau -, et notamment les livre dont j’ai parlé, doivent aux épidémies, qui est parallèle ou très semblable à ce que les arts doivent aux guerres. Entrer donc dans l’illustration symbolique, le travail mental et créateur déjà réalisé à propos de ce thème sinistre et meurtrier, qui est la grande épidémie ou les grandes pandémies générales. Lire tout ça, se préparer à tout ça, entrer non seulement dans l’épidémie mais dans sa légende et son histoire symbolique, c’est se constituer, c’est commencer à se constituer en militant progressiste des années SARS 2. C’est devenir un SARSien 2.

Les animaux malades de la peste (La Fontaine)

Aujourd’hui, je vais, sur la base de la connaissance que j’ai de ces textes-là, remonter encore plus loin dans le passé, pour avoir un guide sur cette question. Je vais lire, interpréter à ma façon, un texte magnifique et subtil sur ce que peut produire une épidémie dévastatrice. Un texte de 1678 : la fable de La Fontaine les animaux malades de la peste. Un texte archi-connu, mais s’agissant des épidémies - en l’occurrence de la peste - d’un inépuisable richesse, que je vais essayer de vous transmettre. Ce texte est à la fois purement allégorique, puisqu’il ne parle pas d’une peste réelle, mais il imagine une certaine peste, et il est en même temps d’une rare précision dans les énoncés par lesquels il qualifie l’épidémie. Je vais d’abord vous le lire en entier. Je vais lire les 64 vers, pour que vous entendiez son adéquation aux lectures que j’appelle de type SARS 2. D’abord, une 1ère lecture de type global et synthétique.

 

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le Ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),

Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,

Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :

On n'en voyait point d'occupés

À chercher le soutien d'une mourante vie ;

Nul mets n'excitait leur envie ;

Ni loups ni renards n'épiaient

La douce et l'innocente proie.

Les tourterelles se fuyaient :

Plus d'amour, partant plus de joie.

Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,

Je crois que le Ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune ;

Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;

Peut-être il obtiendra la guérison commune.

L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents

On fait de pareils dévouements :

Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence

L'état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,

J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense ;

Même il m'est arrivé quelquefois de manger

Le berger.

Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense

Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :

Car on doit souhaiter selon toute justice

Que le plus coupable périsse.

- Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ;

Vos scrupules font voir trop de délicatesse.

Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce.

Est-ce un péché ? Non non. Vous leur fîtes, Seigneur,

En les croquant beaucoup d'honneur;

Et quant au berger, l'on peut dire

Qu'il était digne de tous maux,

Étant de ces gens-là qui sur les animaux

Se font un chimérique empire. »

Ainsi dit le Renard ; et flatteurs d'applaudir.

On n'osa trop approfondir

Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,

Les moins pardonnables offenses.

Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,

Au dire de chacun, étaient de petits saints.

L’Âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance

Qu’en un pré de moines passant,

La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense

Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.

Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. »

À ces mots, on cria haro sur le baudet.

Un Loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue

Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.

Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !

Rien que la mort n’était capable

D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

 

Alors vous voyez : vous avez entendu comment cette fable se déploie selon sa ligne générale propre, qui va de la théologie à la politique. Aux 7 premiers vers, la peste, inventée par dieu, le pouvoir divin, pour punir les crimes de la terre, symbole des êtres vivants. Et au dernier vers, vous trouvez le pouvoir d’État : les jugements de cours et les différences de classe, puissants d’un côté, misérables de l’autre. Au fond, on passe des animaux aux hommes, et de la justice divine à la justice terrestre. Le point clé, c’est que dans la fable, la justice divine reste égalitaire à sa façon. « ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés ». Tandis que la justice humaine, dans sa version étatique, est absolument inégalitaire, et donc absolument injuste. Si bien qu’en définitive, cette méditation sur les animaux malades de la peste, ie cette méditation sur une épidémie massive et destructive, une épidémie mortelle, prend le tour, lorsqu’elle est pensée par la fable, prend le tour d’une méditation sur le pouvoir d’Etat. Pour La Fontaine déjà, penser ce qu’est une épidémie ne peut se contenter de penser biologie, malheur, investigation etc. mais doit nécessairement remonter, d’une façon ou d’une autre, à ce qu’est la question de la justice dans la société tout entière.

Je pense qu’il faut suivre la Fontaine dans cette voie. C’est ce dont il est et doit être aujourd’hui question. Pour ce faire, il faut évidemment remplacer, en ce qui concerne l’épidémie, la théologie du châtiment céleste, par l’état actuel de la science des virus, qui cherche à saisir le réel des phénomènes naturels, comme Dieu, le ciel, connaît la nature de la création, la nature du monde qu’il a créé.

Prise dans sa définition scientifique, strictement naturaliste si vous voulez, l’épidémie mondiale dont l’agent est le virus SARS 2, et le nom d’emprunt covid 19, peut paraître comme en elle-même égalitaire en ce qui concerne son action propre, ie la possibilité, comme dirait La Fontaine, que « tous ne meurent pas » mais que tous soient « également frappés ». Certes, par exemple, on pourrait objecter : « les vieux sont plus menacés de mort que les jeunes », mais le critère de l’âge est un critère qu’on déclarer naturel. On ne sort pas de l’idée que la pandémie, considérée dans son être propre, est une donnée mortifère égalitaire à sa façon, ie qui ne prend pas en considération d’autres différences que celles qui sont elles-mêmes naturelles. Et l’âge est une différence elle-même naturelle. Que le virus se transporte plus facilement dans des foules tassées que dans des vivants très isolés est certain, mais cela reste en soi tout aussi vrai quand le virus circule chez des animaux. Et donc nous ne sortons pas du règne de la nature avec ce type d’inégalités conjoncturelles. Si vous vous entassez quelque part, la contagion va plus vite que si vous êtes séparés, ça a à voir avec des conjonctures traitées naturellement par le virus. Entre parenthèse, s’agissant du SARS 2, c’est ce qui s’est passé pour les visons. Les visons entassés dans des élevages pour la production des fourrures se sont avérés 1° infectés par le virus et 1° ils sont morts en masse. On pourrait dire : « c’est l’homme qui les a mis ensemble etc. » oui, mais sur le fait, ça montre que la règle selon laquelle, quand il y a une épidémie i faut éviter les conjonctions trop rapprochées d’êtres vivants est une évidence naturelle dans le cas du SARS 2 puisque c’est ce qui s’est passé dans le cas des élevages de vison – que peut être on a eu tort d’entasser pour faire des manteaux de fourrure mais c’est une question qui n’intéresse pas le SARS 2. Dans un réel socialement inégalitaire, et à échelle mondiale, il faut reconnaître que le SARS 2 expose des populations particulières à la maladie et à la mort car elles n’ont pas les moyens de se protéger. Et que donc une inégalité s’introduit dans le système des défenses par rapport à l’épidémie elle-même, qu’on ne peut pas justifier par les caractéristiques propres de l’épidémie elle-même. C’est ce que je voulais dire en commentant l’énoncé remarquable de force et de concision : « ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». Entre la frappe et la mort il peut y avoir des distinctions qui sont d’origine naturelle. La question est de savoir s’il y a d’autres distinctions qui ne sont pas d’origine naturelle, comme celle dont je parlais au début à propos des nobles enfermés dans leur château dans la nouvelle d’Edgar Poe.

C’est la leçon, cela, que propose la fable, et sur laquelle nous devons méditer : quel est le rapport entre un mal universel, naturellement universel, comme une épidémie de peste, et ses effets sur une société politiquement inégalitaire ? Vous serez condamnés à mourir en raison de votre position sociale, nous dit la fable de La Fontaine, même si l’intention divine, pour lui, contenue dans l’épidémie, est égalitaire par elle-même (car tous ceux qui sont frappés le sont naturellement de façon identique). C’est pourquoi ce texte est un guide pour une méditation personnelle et singulière concernant ce qu’il en est de l’épidémie actuelle et du virus.

La composition du texte est extrêmement claire, et c’est elle qui va nous donner l’articulation générale de la dialectique qui est en cause immédiatement ici, entre les formes de la pensée, les formes naturelles et les disjonctions inégalitaires, ce qui déjà est le propos de la fable, puisqu’elle part de la justice divine et qu’elle se conclut par l’injustice humaine, l’injustice étant clairement pour La Fontaine une invention du régime politique et social, et non pas un effet quelconque de la justice divine.

 

Le texte de La Fontaine, dans lequel nous allons entrer plus en détail, pour montrer sa richesse extrême comme guide pour la pensée épidémique, comporte 9 mouvements. Vous avez entendu le chant dans son entier, les 64 vers. Ce chant est extrêmement articulé, et chaque articulation désigne une piste de recherche et de pensée concernant l’épidémie.

1

Dans le 1er mouvement, du vers 1 au vers 6, on a ce qu’on pourrait appeler la description générale ou symbolique de ce qu’est une épidémie. C’est le moment descriptif, comme quand on prétend, par exemple, nous tenir au courant lors d’exposés à la télévision des caractéristiques objectives de la pandémie. La télévision étant plus efficace, peut-être, au bout du compte que la justice divine – mais ce serait un débat compliqué : télévision et justice divine. Vous imaginez où nous irions ! Les animaux, les caractéristiques objectives sont données au début. Je vous le relis :

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le Ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),

Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,

Faisait aux animaux la guerre.

Les animaux, tous les animaux sont en proie à une épidémie de peste. A propos de cette épidémie en elle-même, on a un vocabulaire violent : mal, terreur, fureur, crime, peste (mot à peine prononçable), Achéron – un mot grec pour dire les contrées infernales - et puis par rapport à cette description violente, on a un sous-entendu causal de type religieux (vers 2 et 3 : « mal qui répand la terreur / Mal que le ciel en sa fureur / inventa »), et tout cela déploie le matériau brut de ce qu’est une épidémie pour La Fontaine et pour la fable. Faute de pouvoir agir contre elle, elle est interprétée à l’idée d’une punition et donc d’une responsabilité immanente. C’est dans un lexique religieux, mais vous ne pouvez pas avoir d’épidémie sans que finisse par rôder l’idée d’une culpabilité immanente. Qui est coupable ? Là, Dieu est une cause non coupable : Dieu a décidé de punir les crimes de la terre et il a pour cela déclenché la peste. Il a ses raisons que nous ne connaissons pas vraiment. Mais il est agent d’une certaine forme de justice punitive. Et ça, ça va éclairer tout un pan de l’épidémie. Au fond, en mettant le matériau brut en place, le matériau brut de l’épidémie en place, La Fontaine laisse la possibilité ouverte de ce que l’épidémie soit constamment traversée par la question de la culpabilité. Et cela, nous allons le voir, c’est loin d’avoir disparu.

Je vous rappelle ce 1er chapitre, si je puis dire :

Un mal qui répand la terreur,

Mal que le Ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom),

Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,

Faisait aux animaux la guerre.

Cette introduction donne les paramètres d’une dialectique singulière, qui va être la dialectique entre l’égalité supposée de l’épidémie au regard de ses victimes potentielle, et une causalité sous-jacente qui est de l’ordre de la culpabilité. Et ça va expliquer que face à une épidémie, même aujourd’hui, il y a évidemment d’un côté tout un enseignement plus ou moins précis, concernant l’état des ripostes scientifiques à ce qui se passe : évolution des médicaments, apparition des vaccins, connaissance du virus etc. mais rôde par en dessous la tentation permanente d’un procès de culpabilité fait à des responsables qui ne seraient pas des responsables de la recherche scientifique, mais des responsables de la gestion de l’épidémie elle-même. Cette idée, elle traverse tous les textes littéraires sur l’épidémie : à un moment se divise la question de l’épidémie. Il y a une part qui est : d’où vient-elle ? qu’est-ce qu’elle est ? comment éventuellement y parer ? La Fontaine dit aussi cela, il ne le dit pas dans les termes de la science, mais il le dit dans les termes de la théologie, ie de la vérité des intentions de Dieu, qu’on ne connaît pas bien. Et petit à petit, il y a quelque chose de différent, régime de responsabilité et de culpabilité qui est immanent à cette situation, qui ne doit pas être cherché à l’extérieur de cette situation.

2

On va avoir, dans le 2ème mouvement, du vers 7 au vers 14, la description des effets de l’épidémie sur la vie des animaux. A vrai dire, ce que La Fontaine décrit, c’est ce qui présenté aujourd’hui comme une sorte de déprime générale : la société est déprimée, tout est malade, on ne peut plus faire ce qu’on faisait avant, les bistrots sont fermés etc. Voilà comment La Fontaine va le décrire.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :

On n'en voyait point d'occupés

À chercher le soutien d'une mourante vie ;

Nul mets n'excitait leur envie ;

Ni loups ni renards n'épiaient

La douce et l'innocente proie.

Les tourterelles se fuyaient :

Plus d'amour, partant plus de joie.

Vous voyez : il y a ceux qui meurent, et il y a ceux qui sont sujets à une disparition de la vitalité. L’épidémie est aussi toujours interrogée sous cet angle. Quelque chose de l’antérieure vitalité, de la possibilité de vivre, d’exister, est atteint. Il faut penser, nous, qu’une épidémie, lorsqu’on essaie d’en avoir une notion, ça ne peut pas être la répétition de ce que la science dit de ses causes. C’est insuffisant. Tout le monde le voit. C’est nécessaire, mais c’est insuffisant. Il faut, pour penser l’épidémie, qu’il y ait la saisie d’une sorte de mélancolie collective. Mélancolie collective liée à la privation de données existentielles élémentaires. Deux vers de cette 2nde partie, le premier et le dernier, nous donnent ce sentiment, et concentrent cette description avec le génie formulaire de La Fontaine.

1er vers : Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés

Est indiqué qu’il y a une frappe différente des effets médicaux objectifs de l’épidémie. Il y a une frappe qui dévitalise l’existence dès lors qu’elle est saisie dans ce type de contexte. C’est un long alexandrin, marqué de symétrie. C’est déjà d’une sorte d’allure proverbiale. C’est la grande langue classique. On notera au passage, il faut le retenir, que la mort n’est pas l’essentiel, au bout du compte. Ce qui l’est, c’est ce que le poème nomme « une mourante vie » : plus de gourmandise, plus de chasse et finalement, un vers qui résume tout : plus de joie.

« Plus d’amour, partant plus de joie ». Ce qui veut dire : quand il y a épidémie, il y a des morts, mais il y a surtout les morts vivants. Notons aussi la science du rythme dans cette affaire : la double négation existentielle - plus d’amour, partant plus de joie - tient dans un octosyllabe ramassé sur lui-même, alors que la description de la frappe épidémique comme telle demandait l’étalement d’un long alexandrin. 2 rhétoriques distinctes, qui indiquent que penser l’épidémie selon la rationalité de sa cause est une chose, et que penser l’épidémie selon l’espèce de vie mourante est autre chose – et c’est dit dans le rythme poétique lui-même.

3

Le 3ème mouvement va du vers 15 au vers 24. Je dirais que, sans vouloir introduire une polémique inutile, on trouve les discours de notre Macron à la télévision, à savoir le discours du lion, roi des animaux, qui est le président local. Le lion, roi des animaux, c’est lui qui commande, et c’est lui qui va prendre la parole. Il va, au nom de l’État, fixer une règle de comportement, règle de comportement visant la mélancolie générale. Il va dire : « il y a sûrement de coupables de cette épidémie – qu’ils se déclarent ». « Après quoi », pourrait dire le roi lion, ces coupables, « nous les emmerderons ». Comme Macron le promet aux anti-vaccin. Mais le lion est juste un peu plus poli, tout de même : « ces coupables seront sacrifiés pour apaiser le céleste courroux. En attenant mettons sur le tapis nos diverses formes de conscience face à l’épidémie. Que tout le monde se déclare et dise la vérité ». Je vous lis :

Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,

Je crois que le Ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune ;

Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;

Peut-être il obtiendra la guérison commune.

L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents

On fait de pareils dévouements :

Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence

L'état de notre conscience.

Voilà qui est bien dit ! Impeccable présidence. La chute se fait sur un octosyllabe, un vers concentré, qui nomme ce qui est le plus important à examiner quand on veut penser l’épidémie : l’état de notre conscience. « tous étaient frappés » : penser l’épidémie, c’est penser cette frappe qui n’est pas la malade ou la mort ms qui est une frappe subjective, une frappe mentale, une mélancolie, une mourante vie. Comment l’identifier ? comment la dire ? mettons le projecteur là-dessus pour savoir ce qu’il en est lorsqu’on va fixer les mesures à prendre. Les coupables seront sacrifiés pour apaiser le céleste courroux, mais en attendant, qu’il y ait un déballage général des consciences. C’est l’idée d’organiser une sorte de dialogue général sur l’épidémie, que les différentes formes de conscience soient appréhendées de façon décisive.

Le lion tint conseil et dit : « mes chers amis ».

Il ne dit pas « mes chers concitoyens » mais c’est très voisin ! « françaises, français » : on pourrait relever les façons de s’adresser aux populations : « mes chers quoi ? » il faut toujours qu’ils soient « chers ». Personne ne va dire : « mes galapiats », « mes chers voyous ». Mais « françaises, français, je suis comme vous ! » Le lion il est comme ça.

Le Lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,

Je crois que le Ciel a permis

Pour nos péchés cette infortune ;

Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;

Peut-être il obtiendra la guérison commune.

L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents

On fait de pareils dévouements :

Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence

L'état de notre conscience.

4

Après le roi va donner l’exemple. Il doit donner l’état de sa conscience. On a la confession du roi : vers 25-33. L’équivalent serait l’auto critique des dirigeants de l’État dans l’épidémie SARS 2. Le président apparaissant et disant : « j’ai pas vu ça, j’ai fait beaucoup de fautes, c’est peut-être moi le coupable ». Mais on n’en a que des morceaux, de ça, on n’en a pas des figures entièrement réalisées. Par exemple, il arrive que pour justifier de nouvelles restrictions, ou des relâchements périlleux, le pouvoir d’Etat peut déclarer qu’il a juste un peu tardé à faire ce qu’il fallait, mais que maintenant on va voir ce qu’on va voir. C’est la forme maximale de l’autocritique à laquelle il consent dans ces figures pandémiques. Voyons la façon dont La Fontaine traite les autocritiques du pouvoir.

C’est le lion qui parle : imaginez le lion à la télévision.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,

J'ai dévoré force moutons.

Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense ;

Même il m'est arrivé quelquefois de manger

Le berger.

Je me dévouerai donc, s'il le faut (On sent ben qu’il pense qu’il le faut pas !); mais je pense

Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi :

Car on doit souhaiter selon toute justice

Que le plus coupable périsse.

Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi : Un égalitaire nouveau !

Car on doit souhaiter selon toute justice

Que le plus coupable périsse.

Voyez comme la chute se fait sur un octosyllabe qui nomme ce que l’État veut dans cette affaire : que le plus coupable périsse. C’est le moment où à la mort par l’épidémie succède une menace de mort différente, menace de mort constitutive du pouvoir d’État, de la royauté, comme si on ne pouvait répondre à la mort que par la mort. Question historiquement fort débattue, y compris sur la validité peine de mort. Abrégé, l’argumentaire a été : ce n’est pas car il y a eu une mort qu’il faut une autre mort. Payer une mort par la mort, est-ce ça la justice ? c’est ce qui est en jeu ici. Il faut quand même proposer une sanction dans le fil de la confession du roi, et il faut, dernier vers, que le plus coupable périsse. Comment La Fontaine organise-t-il le propos du roi sur ce point ?

C’est un passage rythmiquement très concis quand il s’agit de son principal crime : manger non seulement les moutons, mais le berger. On peut admirer l’art du rythme dans le discours du roi. Ça permet d’avoir une connaissance de ce que sont les discours des puissants. Le lion parle : il y a un alexandrin aussi lourdaud que possible - Même il m'est arrivé quelquefois de manger – on sent une difficulté à le dire. Et puis finalement, on a un vers de 3 pieds, stupéfiant dans la prosodie de l’époque classique : le berger.

Il faut lire ça comme ça : Même il m'est arrivé quelquefois de manger [lu lentement, trainant]… le berger [dit plus bas, et rapidement]

Et alors, après quoi il retourne à son jargon vaguement pleurnichard, qui fait penser quand même à des inflexions dans le régime parlementaire lui-même ou à la télévision. Je me dévouerai donc s’il le faut, mais je pense etc. En vérité, je pense qu’il faut trouver un autre coupable ! C’est ça !  Le vrai, le plus coupable, et qu’on lui fasse au plus vite son affaire ! Et que le plus coupable périsse : on retrouve le ton impérial, le ton royal.

On pourrait dire ceci : la recherche d’un coupable est la forme étatique de la prise en charge des difficultés, quelles qu’elle soient - toujours. Et il importe que ce ne soit jamais lui vraiment.

Dans le cas de l’épidémie, je pense que la pensée politique du pouvoir, c’est de dénicher à tout prix un ou des coupables qu’on puisse exhiber, au terme, de la part du pouvoir, d’une autocritique aussi bénigne que possible. Désigner un coupable, et accepter un élément d’autocritique très bénin, très faible, telle est la logique générale. Il faut bien voir que la pensée vraie de l’épidémie est toujours obscurcie par cet exercice.

5

Le 5ème moment de la fable va nous donner un savoureux et sinistre exemple de cet obscurcissement : vers 34-43. C’est la plaidoirie pour le lion prononcée par un subtil courtisan, le renard. C’est un morceau de bravoure, la plaidoirie du renard pour le lion. Dans la vision de La Fontaine, c’est un portrait du courtisan, le renard est le courtisan local. De même que Macron sait faire venir en public quelques soutiens scientifico-politiques, des appuis nécessaires à sa politique, le roi lion a, lui aussi, des courtisans qui savent que défendre leur lion, c’est défendre leurs propres positions. C’est leur métier, de défendre le lion pour défendre la position qu’ils occupent grâce à lui ! Peu à peu, nous l’observons aussi ici, la différence entre approche scientifique de l’épidémie et la querelle politique induite par l’action de l’État et ses soutiens de classes finit par s’obscurcir considérablement.  Car il y a une sorte de va-et-vient entre la prétention d’être en lutte effective, rationnelle et scientifique contre la pandémie, et une auto-justification du pouvoir qui fait cela, plus importante à ses yeux que le processus lui-même. On le sent quand on écoute attentivement les discours. Ce morceau du renard mérite d’être versé au répertoire des plaidoyers quand un pouvoir est en difficulté. Alors écoutons le renard, et essayez de lui mettre un nom propre, comme ça – je n’en proposerai pas, ici.

- Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon roi ;

Vos scrupules font voir trop de délicatesse.

Eh bien, manger moutons, canaille, sotte espèce.

Est-ce un péché ? Non non. Vous leur fîtes, Seigneur,

En les croquant beaucoup d'honneur ;

Et quant au berger, l'on peut dire

Qu'il était digne de tous maux,

Étant de ces gens-là qui sur les animaux

Se font un chimérique empire. »

Ainsi dit le Renard ; et flatteurs d'applaudir.

L’idée directrice de ce plaidoyer révèle la nature de classe du pouvoir, de tout pouvoir dans le monde existant. Du point de vue de l’État, des grands prédateurs – le lion, le renard, on verra plus loin le loup, ou les dirigeants des grandes firmes du capital, des bêtes parmi d’autres - les moutons peuvent être mangés. C’est ça tout le point, car ils ne sont que la canaille, comme les nommés migrants, par exemple, c’est les moutons de la situation, à savoir des ouvriers pauvres. Ils peuvent être exploités, persécutés et et expulsés, car ils ne sont pas de vrais français, comme le renard explique que finalement, les bergers et les moutons, on peut les manger, on peut les détruire, c’est pas important pour la société telle qu’elle est. Il en résulte que peu à peu, la différence entre pensée réelle de la pandémie et autojustification du régime social dans lequel la pandémie se déploie finit par être complète.

Au fond, je réfléchissais à l’instant : l’idée directrice du plaidoyer du renard en faveur du lion, c’est véritablement qu’il y a des habitants de la situation, donc des victimes de la pandémie, qui sont telles qu’on peut les traiter comme le réservoir de l’épidémie. Et qu’au fond, une sage mesure pourrait être, à la fin des fins, de les expulser. Il y a là qch qui mériterait d’être approfondi, car ça éclairerait le moment – à mon avis spectaculaire - où de l’intérieur de la situation pandémique et de ses occurrences, de ses difficultés, de ses rebonds, advient comme une idée essentielle, ou revient comme une idée essentielle, dans une fraction mise en scène de l’opinion, que ce qu’il faudrait, c’est expulser les étrangers. Vous me direz : « c’est une conjonction, il y a les élections ». Mais c’est plus profond. Vous avez à l’arrière-plan une identification tacite entre la présence des étrangers et le virus. C’est du même ordre. Et de même que la rationalité scientifique du pouvoir doit tenter d’éliminer le virus, de même sa rationalité intrinsèque, et la clientèle qui lui sert parfois d’abri, mérite d’être poursuivie jusqu’au point d’une analogie entre les 2 qui doit se traiter, en fin de compte, par la disparition des 2 termes. De là qu’il est stupéfiant qu’un remède proposé à la mélancolie générale dans laquelle l’épidémie plonge la société, pour des raisons du type : quoi faire des enfants, fermeture des écoles, le café est fermé etc. que tout ça, mobilisé à l’approche d’une échéance électorale s’accorde à une polémique nationale anti-étranger. Comme si enfin de compte s’il y l’épidémie, c’est peut-être car il y a des étrangers quelque part. l’analogie n’est pas faite explicitement, mais on est au bord. On est dans une analogie entre virus et étranger, le migrant, qui fait qu’on s’approche d’une échéance électorale, à l’intérieur même de la pandémie, qui fait qu’on puisse avoir un discours symbolique qui fait transit de l’un à l’autre. Au fond, je dirais que l’autre nom du renard, c’est Zemmour. Après que cette affaire ait été traitée ainsi, par cette analogie sous-jacente, on a le 6ème temps.

6

Du vers 44 au vers 48, où il est question de la mise à l’abri de toute responsabilité des dirigeants. C’est le génie de La Fontaine : l’épidémie, et sa source divine, devient une scène politique dans laquelle tout est fait pour que reste victorieux de la péripétie le corps dominant. Non seulement le lion et son courtisan, le renard, mais les autres puissances, comme le tigre et l’ours. S’installe une métaphorique des groupes dominants, les grands carnassiers. Le tigre et l’ours, c’est dans l’esprit de La Fontaine la noblesse et ses complices. Cette fable est un pamphlet politique solidement argumenté, illustré et métaphorisé.

Je vous lis :

On n'osa trop approfondir

Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances,

Les moins pardonnables offenses.

Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,

Au dire de chacun, étaient de petits saints.

Donc la classe dominante se défile de cette affaire, ayant entendu qu’il n’était pas bon de s’engager dans un procès qui tournerait en procès du régime, en procès de la monarchie, en procès de la noblesse.

7

Suite à quoi va venir l’intervention, on pourrait dire des larges masses, symbolisées par l’âne, le pauvre âne. C’est lui qui va arriver. La caractéristique de l’âne, dans le poème de La Fontaine, c’est qu’il va parler vrai, simplement. Contrairement aux autres, qui ont fabulé. Il va parler vrai, sans y voir malice : il ne va ni diminuer sa faute (il dira qu’il n’avait pas le droit de faire ce qu’il a fait), et il ne va pas chercher à dénoncer d’autres suspects. Il a agi, lui, par nécessité, « poussé par la faim », et de façon très limitée : il a mangé dans un pré « d’une largeur de la langue », soit presque rien. Lisons l’intervention pathétique de l’âne.

L’Âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance

Qu’en un pré de moines passant,

La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense

Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.

Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. »

De même que dans les périodes de pénurie c’est la nécessité de survivre qui s’impose à ceux qui n’ont rien, on a le 1er plaidoyer de l’autre côté, après le lion et le renard. Et en fin de compte, le plaidoyer de l’âne ne fait qu’opposer la nécessité de survivre aux profits des maîtres. L’âne défend la stricte nécessité de vivre, d’essayer de vivre, dans un monde que l’épidémie met durement à l’épreuve. Ce passage de l’âne est d’un pathétique calculé. Ce n’est pas toujours que l’art classique met en scène le discours du pauvre, le discours du dominé. C’est ce qui se passe ici. Je suis touché par le fait que ce que voit La Fontaine dans le discours du dominé, ce n’est pas simplement la plainte justifiée, ms d’une certaine façon une reconnaissance authentique de ce qui s’est passé réellement. C’est le seul. Les autres ont tous parlé dans un régime métaphorique. Quand l’âne intervient, il a la parole du vrai, la parole du réel - c’est tout. Sa force, qui est sa faiblesse, est qu’il n’a pas d’autre parole. En tant qu’il n’a rien à défendre d’autre que son existence, il ne dispose que de la parole du vrai, et c’est cette parole qui clôt la discussion publique sur l’élément de la vérité.

8

Vient ensuite la partie 8, du vers 55 au vers 62 : c’est celle des hurlements de la réaction. Le surgissement du pire, le chœur de tous ceux qui aboient que la cause de nos malheurs, ce sont les pauvres, les ouvriers précaires, les habitants de quartiers miséreux. Et que au nom de l’épidémie, ce qu’il y a, c’est qu’il ne faut pas soigner, guérir, protéger, mais brandir l’infâme OQTF. Ou ségréguer placer en détention, priver de tout droit quiconque a dû venir ici pour survivre et aider sa famille. Je suis très touché que LF stigmatise ce genre de férocité qui double le point de vue de classe d’un point de vue national et racial.

À ces mots, on cria haro sur le baudet.

Un Loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue

Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout leur mal.

Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !

Rien que la mort n’était capable

D’expier son forfait : on le lui fit bien voir.

Tout le monde reconnaîtra dans le loup un personnage de type Zemmour et dans son audience la façon dont une épidémie elle-même peut favoriser, comme le font aussi parfois les guerres, des campagnes que je dirais de type national pétainiste pour notre pays. Qui peuvent s’articuler sur la pandémie et sa subjectivité précisément car elles sont d’une mensongère irrationalité, qui vient comme une leçon possible du côté dévastateur, mélancolique et inorganisé que propose la pandémie. C’est dans ce genre de moment que peut surgir une logique du bouc-émissaire, façonnée par le désarroi des contraintes vitales, logique du bouc-émissaire tissée forcément comme toujours de mensonges nationaux et racialistes. C’est à ce moment-là que peut devenir la règle ce dont nous parlaient les puissants vers terminaux, qui à eux seuls basculent tout le poème.

9

9ème et dernier temps de la fable : vers 63 et 64.

Deux vers dont vous savez qu’ils sont légitimement devenus des proverbes :

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

 

Vous voyez, au regard d’une situation de type épidémie, soit une menace de mort qui en son principe plane sur tous, le facteur de l’organisation sociale et politique doit intervenir en principe au nom de ce qui est juste. Sa maxime théorique, c’est que, comme le dit le poème : « si même tous ne vont pas mourir, tous sont identiquement frappés ». D’où que des lois spéciales sont édictées pour organiser la vie collective de façon à protéger les populations. Autrement dit, la pensée en quelque sorte officielle de toute épidémie devrait impliquer, par principe, que les mesures prises sont celles qui devraient protéger tout le monde. Mais :

-       ni l’organisation politique que nous connaissons

-       ni l’idéologie dominante ne sont telles qu’elles puissent être mises au service de ce type d’égalité.

C’est ça, la leçon la plus dure.

L’État est un État de classe qui, dans le temps même de ses proclamations protectrices, déclare que des millions de résidents nationaux ne sont pas de vrais nationaux et doivent quitter le pays. C’est la théorie des migrants.

C’est aussi un État qui dans l’ordre économique finit toujours par soutenir une loi fondamentale du capitalisme : la concentration du capital. La façon dont ce point traverse la pandémie est absolument remarquable. L’épidémie organise une forme neuve de la concentration du capital. Tout montre, tout démontre, qu’au moment où de très nombreuses activités, économiques ou autres, de petite envergure sont très menacées par les contraintes protectrice et les aléas du marché, les grands groupes mondiaux dominants améliorent sans coup férir leur domination dans la traversée de la pandémie, à commencer évidemment par les groupes monopolisent la production des vaccins avec la bénédiction des contrôles étatiques.

Par ailleurs, l’idéologie dominante, c’est l’individualisme bourgeois. Or une épidémie impose rationnellement des mesures qui me sont imposées pour protéger les gens que je fréquente, que je croise ou que je rencontre. De là de violentes contradictions autour du mot d’ordre : « mes libertés d’abord ! mes libertés, mes libertés ! », qui s’avèrent souvent des libertés de riches, de puissants, favorisés, qu’elles soient des libertés affairistes, voyageuses ou vacancières, ou des libertés de corruption ou du banditisme, qui évidemment n’ont jamais envisagé ed faire quoi que ce soit en dehors de ce qui leur rapporte.

Pour ces deux raisons, voyez-vous, les déclarations et agissements des autorités diverses donnent en temps d’épidémie le sentiment d’un désordre mal camouflé, d’une hésitation inopportune, d’un rapport boiteux et variable entre des contradictions inutiles et un libéralisme dangereux - les deux à la fois. On peut dire que de façon souvent anarchique au niveau du pouvoir travaille une pensée de la situation qui n’est aucunement frontale, rationnelle ou scientifique, mais sujette à des variations dont les paramètres, souvent d’apparence obscure, relèvent en réalité d’une toute autre rationalité que celle du combat contre l’épidémie elle-même : la rationalité qui constitue les assises du pouvoir en question : son lien aux aléas de l’économie capitaliste, à la concurrence, à la concentration du capital et à la maîtrise sur l’État via les diverses meutes politiques qui organisent les fondés de pouvoir du capitalisme. Le mot d’ordre doit être dès lors doit être la recherche assidue d’une figure d’adéquation entre l’épidémie comme menace de mort et de désordre, et une pensée de l’épidémie qui serait entièrement dominée par le salut maximal des populations - quoi qu’il en coûte aux puissances financières et aux libertés individuelles.

Une pensée neuve des épidémies sera une pensée de l’œuvre défensive commune.

Une pensée transnationale, comme l’est aujourd’hui le capital dominant.

Une pensée militante, dont l’existence et l’action ne favorisent aucune clique, aucune entreprise privée. Une pensée qu’on peut dire en ce sens commune, s’il faut prévoir de s’en prendre à de massives figures en voie de concentration.

Autrement dit, pour penser une épidémie ou une pandémie selon un principe de justice, il faudra abandonner tout l’attirail contemporain du pouvoir économique et de son organisation parlementaire. Il faudra aussi réorganiser la médecine à l’abri de l’action corruptrice de l’industrie pharmaceutique, facteur très important dans la conjecture présente. Il faudra revenir à une vision collective, large et active, de la clinique. Il faudra en somme, l’épidémie en est une occasion, écrire aussi une toute nouvelle version du serment d’Hippocrate. Je sais que des médecins existent, qui travaillent à cet immense programme. Je sais que certains de ces médecins savent que je le sais, je les salue ici. Ils sont ceux dont la pensée clinique permet une pensée réelle et rationnelle de l’épidémie active. Ils sont un détachement de l’avenir de ce dont j’ai ici illustré à très gros traits la nature : il nous faut un accord vainqueur entre épidémie et ce qu’une juste pensée de l’épidémie autorise comme son soin réellement égalitaire.