LÕimmanence des vŽritŽs (4)

Dernier sŽminaire dÕAlain Badiou (2015-2017)

 

[compte rendu par Daniel Fischer]

 

Calendrier et localisation                                                                                                        1

Calendrier.............................................................................................................................. 1

Localisation.......................................................................................................................... 1

19 octobre 2015                                                                                                                           2

9 novembre 2015                                                                                                                      11

11 janvier 2016                                                                                                                         16

15 fŽvrier 2016                                                                                                                          26

11 avril 2016                                                                                                                             33

6 juin 2016                                                                                                                                44

 

Calendrier et localisation

Calendrier

Lundi 19 octobre 2015

Lundi 9 novembre 2015

Lundi 11 janvier 2016

Lundi 15 fŽvrier 2016

Lundi 11 avril 2016

Lundi 6 juin 2016

 

Lundi 17 octobre 2016 (Platon/Nietzsche, avec M. Dixaut, D. El Murr et Q. Meillassoux)

Lundi 12 dŽcembre 2016

Lundi 16 janvier 2017 (exceptionnellement ˆ partir de 14h)

Description : Macintosh HD:BADIOU:16 janvier 2017:Tract Alain Badiou 16-01.pdf

Localisation

Un lundi par mois, 20h

Thމtre de la Commune - 2, rue ƒdouard Poisson – Aubervilliers

Description : Description : Macintosh HD:Users:francoisnicolas:Desktop:Theatre-Aubervilliers.jpg

(cliquer sur lÕimage pour plus de dŽtails)

Pour se rendre au Thމtre de la Commune (Aubervilliers)

                par le mŽtro : prendre la ligne 7 jusquÕˆ la station Aubervilliers-Pantin Quatre-Chemins. Ensuite ˆ pied, remonter lÕavenue de la RŽpublique vers Aubervilliers-centre et prendre la cinquime rue ˆ gauche (compter 10mn). Il est Žventuellement plus rapide de prendre au mŽtro le bus 150 ou 170 jusquÕˆ lÕarrt AndrŽ Karman.

                par le bus : bus 35 de gare de lÕEst ˆ mairie dÕAubervilliers.

                en voiture : il y a un parking en face du thމtre.

A lÕissue du sŽminaire il y aura une navette qui desservira Porte de la Villette, Stalingrad, gare de lÕEst et Ch‰telet.

Le bar-restaurant sera ouvert avant et aprs le sŽminaire.

19 octobre 2015

Le 17 janvier 2017, jÕaurai quatre-vingt ans. Et le 18 janvier, je commencerai ma quatrime vie. Alors, vous allez dire : pourquoi quatre ? Eh bien, je vais vous le dire ; cette soirŽe est celle des confidences. Je considre que ma premire vie a ŽtŽ celle de lÕenfance, de 1937 ˆ 1953, ˆ peu prs. Je nÕen dirai pas plus, on ne va se mler ici dÕauto-analyse ou ˆ tout ce qui y ressemblerait. La deuxime vie, a a ŽtŽ ma jeunesse, que je situe de 1953 ˆ 1968. Cette jeunesse, comment la dŽcrire ? Du point de vue des rŽfŽrents, en termes de procŽdures de vŽritŽs, je dirai que cÕest pour moi lÕŽpoque de lÕŽcriture romanesque - cÕest lÕŽpoque o jÕai publiŽ deux romans – et de la politique classique. Classique, a veut dire : Žlectorale. JÕai participŽ activement ˆ des campagnes Žlectorales et je sais donc ce que cÕest. Et puis, cÕest aussi lÕŽpoque de lÕinstallation amoureuse et familiale. Du c™tŽ, en somme, des procŽdures artistiques plut™t une reprŽsentation du c™tŽ du roman ; du c™tŽ de la politique, la politique en son sens ordinairement dŽmocratique - la seule chose que jÕai ŽvitŽe cÕest dÕtre candidat, heureusement; il y a eu la traditionnelle installation amoureuse et familiale ; et du c™tŽ de la science, dŽjˆ, je mÕintŽressais beaucoup aux mathŽmatiques, a, a va courir tout du long. La troisime vie, cÕest le dŽploiement adulte, le long dŽploiement adulte, que je situe de 1968 ˆ 2017. Je pourrais tenter de le rŽsumer, ou de le formuler, en termes de procŽdures. Il y a les nouvelles formes de la politique, ˆ partir de 68, qui tentent de sÕinscrire dans un autre espace que lÕespace de lÕƒtat parlementaire tel que nous le connaissons depuis dŽjˆ prs de deux sicles ; du point de vue de lÕŽcriture, lÕinflexion va tre plut™t thމtrale ; du c™tŽ de lÕamour, cÕest le moment o il appara”t que lÕamour est une aventure complexe, je le dirai comme a, je nÕen dirai pas plus, ce nÕest plus la pŽriode de lÕorigine ou de lÕinstallation, la pŽriode ˆ la fois conquŽrante et na•ve, mais cÕest lÕamour comme aventure ˆ soutenir, comme labeur complexe ; finalement, et du point de vue de la science, cÕest lÕinstallation vraiment prolongŽe, dŽtaillŽe, dans certains secteurs des mathŽmatiques, en appui de la philosophie. Et cÕest aussi lÕŽpoque du dŽploiement philosophique, Žvidemment, lÕŽpoque des grandes Ïuvres philosophiques proprement dites o effectivement, pendant toute cette Žpoque, la philosophie elle-mme convoque, comme une espce de noyau fondamental de son tre, la politique, les mathŽmatiques, la poŽsie, le thމtre etc. Voilˆ.

Alors, normalement, il faudrait que tout a aille doucement ˆ sa fin vers janvier 2017 de telle sorte que, ˆ la diffŽrence des sŽquences antŽrieures, celle-lˆ serait marquŽe par un ŽlŽment de dŽcision, quand mme. On nÕest pas obligŽ de considŽrer que le dŽploiement adulte sÕachve, on peut considŽrer que le dŽploiement adulte inclut la vieillesse, inclut finalement, comme dirait lÕautre, Ç lÕtre-pour-la-mort È. Moi, non. Je veux dŽcider quelque chose. Alors il faut Žvidemment des symboles. Le symbole, cÕest quatre-vingt. Quatre-vingt ans, cÕest quand mme pas rien. CÕest une date quÕon atteint maintenant assez souvent, mais il nÕy a pas si longtemps, elle Žtait dŽjˆ trs vŽnŽrable, cÕest par exemple lÕ‰ge de la mort de Platon. Alors, Ç vivre aprs Platon È, si vous voulez É un objectif moderne É Ce sera quoi cette quatrime vie ? Je ne sais pas encore. Ce sera en tout cas quelque chose qui sera dŽcidŽ au rŽgime du commencement. Le commencement de quoi ? Eh bien, le commencement engendrŽ par ce que je considre quand mme comme lÕachvement philosophique, cÕest-ˆ-dire le sentiment que jÕaurai dÕavoir explorŽ, pensŽ, dŽployŽ et discutŽ ce dont jÕŽtais capable dans ce champ. Ce qui veut dire en rŽalitŽ lÕachvement du troisime ou quatrime volume, selon quÕon compte ou quÕon ne compte pas ThŽorie du sujet, de la grande fresque philosophique proprement dite - ThŽorie du sujet, LÕtre et lÕŽvŽnement, Logiques des mondes et LÕimmanence des vŽritŽs - quÕil faudrait donc finir, Žventuellement publier en grande pompe, le 16 janvier 2017. Je mÕy emploierai. Ce dernier livre, vous le savez, vous en tes en partie les tŽmoins et aussi les acteurs, puisque cÕest le titre du sŽminaire et le work in progress philosophique proprement dit.

Ë ce propos, je voudrai dire un mot des sŽminaires, ˆ lÕoccasion, tout simplement, de la parution du dernier, ˆ savoir le sŽminaire sur Nietzsche qui sort, est sorti, ou va sortir, qui est le sŽminaire des annŽes 92-93. Il a donc une vingtaine dÕannŽes. Je voudrai faire un peu de propagande pour le sŽminaire, non pas seulement ceux auxquels vous assistez, je ne vais pas quand mme simplement vous fŽliciter dÕtre lˆ, ce que je fais trs volontiers, mais vous le recommander pour la raison que je vais vous expliquer. Je pense que si on considre ce que jÕai fait, il y a, sÕagissant de la philosophie proprement dite, deux mŽthodes dÕentrŽe, deux lectures, deux pratiques etc. La premire, cÕest ce que jÕappellerai lÕapproche systŽmatique : a consiste ˆ parcourir, et si possible dans lÕordre, les trois ou quatre grands massifs de la doctrine ; a comporte un assez rude travail, a comporte des enjambements mathŽmatiques certes trs ŽclairŽs mais trs prŽsents, et a comporte lÕessentiel des propositions. Il y a peut-tre une autre manire de faire, outre la manire qui consisterait ˆ faire nÕimporte quoi, qui serait ce que jÕappellerai le voyage ordonnŽ – ordonnŽ, mais non selon la construction systŽmatique. Alors, a pourrait tre quelque chose comme a : a pourrait intŽgrer, en lecture prŽliminaire, les deux Manifestes (le Premier manifeste pour la philosophie et le Second manifeste pour la philosophie), de manire ˆ avoir en quelque sorte les artes, les points de repres, les articulations, les nouages. Et ensuite, dans lÕordre quÕon voudrait, le SŽminaire, justement. CÕest autre chose, mme si, ˆ la fin des fins, cÕest la mme, mais cÕest quand mme une autre faon de faire. Je voudrais profiter de leur prŽsence pour remercier VŽronique Pineau et Isabelle Vodoz qui assurent quand mme le gros du labeur, cÕest-ˆ-dire lÕŽtablissement du texte ˆ partir de documents variables : soit des enregistrements intŽgraux, soit des documents Žcrits, des notes etc. et avec tout a composent les sŽminaires les uns aprs les autres. Ils ne sont pas publiŽs dans un ordre chronologique, mais justement ils incitent au voyage. Je rappelle que sont parus Lacan (94-95), Malebranche (1986), Images du temps prŽsent (2001-2004), ParmŽnide (1985), Heidegger (1987), et puis Nietzsche (92-93). Ds lÕautomne de lÕannŽe prochaine, il y aura le sŽminaire sur lÕUn. Descartes, Platon, Kant (1983) et le sŽminaire Que signifie Ç changer le monde È ? (2011-12).

Pour terminer avec ces premires annonces, je vous signale que le Nietzsche fera lÕobjet dÕune prŽsentation par moi ˆ la librairie Tropiques, 63 rue Raymond-Losserand, Paris 14e, le mercredi 11 novembre ˆ 18h30.

*

Nous allons terminer la thŽorie de lÕimmanence des vŽritŽs par un retour ˆ la question la plus originaire, la plus primitive, qui est celle des conditions de la philosophie. Vous savez quÕil y a trs longtemps jÕai ŽnoncŽ que la philosophie est sous condition gŽnŽrale des vŽritŽs, et plus spŽcifiquement de quatre procŽdures de vŽritŽ : la science, lÕart, la politique et lÕamour. On mÕa souvent posŽ, et je lÕaffronterai prŽcisŽment, je lÕespre, ˆ la fin de LÕimmanence des vŽritŽs, la question de quÕest-ce quÕon pourrait se reprŽsenter comme lÕŽventuel croisement, lÕŽventuelle combinaison, de deux procŽdures de vŽritŽ distinctes. Question ultime, puisque cÕest la philosophie qui fait retour vers ses conditions ˆ un niveau de complexitŽ maximal, puisquÕil sÕagit de ce quÕon pourrait appeler le rŽseau des vŽritŽs, soit ce qui se tisse entre les vŽritŽs. Ë lÕarrire-plan de tout cela, il y a un point dont jÕessaierai de dire quelque chose, mais plus tard, qui est que, en fait, un croisement de vŽritŽs cÕest ontologiquement un croisement dÕinfinis de types diffŽrents. Une vŽritŽ touche en gŽnŽral un type dÕinfini particulier que lÕontologie mathŽmatique permet de dŽchiffrer : avec lÕontologie, nous pouvons savoir ce que sont des types de vŽritŽ diffŽrents. Ceux-ci sont convoquŽs dans chaque procŽdure de vŽritŽ de faon variable : infini de proximitŽ absolue, infini inaccessible etc. Il en rŽsulte que le croisement de deux procŽdures de vŽritŽ est en rŽalitŽ la question combinatoire, extrmement sophistiquŽe, du rapport entre deux infinis diffŽrents. Cette question, nous ne cesserons de la hanter jusquÕau 17 janvier 2017, comme ce qui habite vŽritablement la question du rapport de la philosophie aux vŽritŽs.

Cette question prend Žvidemment un tour empirique, que lÕon conna”t bien. Par exemple, il a ŽtŽ beaucoup Žcrit depuis les origines sur le rapport de lÕamour avec dÕautres procŽdures, notamment la procŽdure artistique ; amour et poŽsie, cÕest ce qui dŽfinit un genre particulier, la poŽsie lyrique ; amour et roman : on peut douter que le roman existerait si lÕamour nÕexistait pas ; amour et cinŽma É Il y a Žgalement quantitŽ de mŽditations sur le rapport entre science et politique, notamment cristallisŽes autour de la question de lÕŽconomie : quelle est, en fin de compte, la pesanteur propre de lÕŽconomie et de la science possible de lÕŽconomie dans lÕarticulation finale de la politique ? Le marxisme, ou le lŽninisme, pouvaient se prŽsenter comme des politiques scientifiques, cÕest une tentation mme de lÕÏuvre dÕAlthusser ˆ certains Žgards. De faon gŽnŽrale, la recherche de mŽdiations de type scientifique entre la science et la politique Žtait constante, ˆ commencer par lÕanalyse sociale, la thŽorie des sociŽtŽs. La convocation de lÕŽconomie, de la sociologie, de lÕanthropologie, du calcul des probabilitŽs etc. est inhŽrente ˆ la tentative de faire se croiser science et politique. Le rapport de la science et des arts est une donnŽe constante aussi, depuis le dŽbut. Ds le dŽbut de lÕarchitecture, celle-ci a convoquŽ des problmes complexes ˆ la fois de dynamique et de gŽomŽtrie dans lÕespace. AujourdÕhui mme, une partie de lÕart contemporain est une tentative de sÕapproprier des ŽlŽments scientifiques, y compris de logique quantique alŽatoire, de thŽories formelles etc. dans les productions artistiques proprement dites : construction dÕobjets, de prŽsentations, dÕinstallations, de performances, qui ont pour soubassement des dŽveloppements parfois extrmement raffinŽs et contemporains des diffŽrentes disciplines scientifiques. Des figures comme LŽonard de Vinci sont des figures qui sÕŽtablissent explicitement ˆ la jonction de la science et de lÕart. La politique et lÕart : cÕest toute la question, sans cesse rebattue, de lÕart engagŽ, de lÕart au service de la rŽvolution etc. question Žgalement banale, surtout au XXe sicle, mais qui remonte ˆ fort loin : dÕune certaine faon, lÕexclusion des potes de la citŽ par Platon, cÕest la mme affaire, cÕŽtait dŽjˆ la suspicion portŽe sur cette forme de lÕart au nom de la politique juste. Quant au croisement entre amour et politique, il est quasiment le sujet principal dÕune grande partie du thމtre, notamment dans la forme de la tragŽdie. Le plus difficile, sans tre impossible, cÕest de croiser amour et science, je vous le laisse en exercice É Nous montrerons plus tard que la difficultŽ de ce croisement, cÕest la difficultŽ du croisement de deux infinis qui ont du mal ˆ sÕapparier lÕun ˆ lÕautre É

*

AujourdÕhui, je voudrais reprendre la question de la relation spŽciale entre politique et poŽsie dans la forme du prŽsent dÕun exemple historique. La connexion est triple dans ses donnŽes initiales. Premirement, a se rapporte ˆ lÕŽpoque o, au niveau planŽtaire, et quoi quÕon pense par ailleurs de cette situation, il existe deux hypothses diffŽrentes sur le devenir gŽnŽral de lÕhumanitŽ. Quand on parle de cette question, il faut bien se souvenir que ce nÕŽtait pas simplement lÕapparition dÕune orientation politique parmi dÕautres, a a ŽtŽ, pendant toute une pŽriode, qui a commencŽ ds le XIXe sicle et sÕest achevŽe dans le XXe, lÕidŽe que le devenir gŽnŽral de lÕhumanitŽ Žtait soumis ˆ une division conflictuelle essentielle entre lÕorientation capitaliste et impŽriale dÕun c™tŽ, et lÕorientation communiste de lÕautre, et que cÕŽtait une affaire qui excŽdait dÕune certaine manire y compris la politique elle-mme. Autrement dit, cet exemple se situe dans la sŽquence de lÕexistence de deux visions du monde, deux reprŽsentations du destin de lÕhumanitŽ, lÕune fondŽe en fin de compte sur la propriŽtŽ et la concurrence, lÕautre sur lÕidŽe de lÕŽgalitŽ et de la communautŽ et puis aprs a se ramifie jusquÕaux derniers dŽtails des politiques concrtes. PŽriode qui, en rŽalitŽ, dans sa vivacitŽ propre, va ˆ mon avis de 1920 ˆ 1980 ˆ peu prs, cÕest-ˆ-dire quÕelle a occupŽ une soixantaine dÕannŽes. Deuximement, a se situerait dans le contexte dÕune grande effervescence poŽtique, artistique en gŽnŽral, mais poŽtique aussi, ˆ partir des annŽes 20, avec le surrŽalisme et quantitŽ dÕautres orientations et propositions concernant lÕactivitŽ artistique, poŽtique, tout ˆ fait extraordinaires, de lÕhumanitŽ. Et troisimement, a se situe ˆ lÕoccasion dÕun Žpisode historique essentiel, la guerre dÕEspagne, entre 36 et 39. Donc poŽsie et politique, ˆ cette occasion, dans une figure exceptionnelle de croisement, qui nÕa pas beaucoup dÕŽquivalents.

Commenons par les potes. Durant le dernier sicle, dans presque toutes les langues de la Terre, de trs grands potes ont ŽtŽ des communistes revendiquŽs. Donnons une liste : en France, ƒluard et Aragon ; en Turquie, Nazim Hikmet ; au Chili, Pablo Neruda ; en Espagne : Rafael Alberti ; en Italie : Eduardo Sanguinetti ; en Grce : Yannis Ritsos ; en Chine : Ai Qing ; en Palestine : Mahmoud Darwich ; au PŽrou : Cesar Vallejo ; et en Allemagne : Bertold Brecht. ‚a, quÕon soit communiste ou anticommuniste, cÕest une collection extraordinaire de potes. Il sÕest constituŽ en vŽritŽ ˆ cette Žpoque une Internationale communiste des potes. Ce lien, cet ensemble, est-ce quÕon va le comprendre comme lÕeffet dÕune illusion, dÕune erreur, dÕune errance, ou, au mieux, dÕune ignorance de la fŽrocitŽ et de la cruautŽ, indubitables, des ƒtats qui se rŽclamaient du socialisme et du communisme ? - ce qui est quand mme le discours dominant ˆ ce sujet. Je voudrai dire que ce qui a animŽ ces potes, mme quand par ailleurs ils adoptaient la position du ralliement explicite ˆ des organisations, ˆ des partis, ce qui les a animŽs cÕest une conviction dÕun lien essentiel entre la poŽsie telle quÕils la concevaient, de faon transformŽe et radicale, et le communisme, si on prend communisme au plus proche de son sens premier, quÕil ne faut jamais perdre de vue, ˆ savoir le souci de ce qui est commun ˆ tous. Une sorte dÕamour, tendu ou paradoxal, de la vie commune, de ce qui, dans la vie commune, permet de dilater et dÕexprimer de faon diffŽrente la vie individuelle. Le dŽsir que ce qui devrait tre commun ne soit pas appropriŽ hors du commun, cÕest-ˆ-dire lÕidŽe quÕil fallait dŽsapproprier le commun de son appropriation privatisŽe. AujourdÕhui, il nÕest question que de privatisations, et faire dÕune privatisation un objet poŽtique ce nÕest pas facile, croyez-moi. La poŽsie de la privatisation, on lÕattendra longtemps ... Alors que la poŽsie communiste, elle a eu lieu. Je crois aussi que le pote est communiste en un sens originaire pour une raison tout ˆ fait essentielle, cÕest que son domaine exclusif cÕest la langue, le plus souvent la langue maternelle, la langue en son sens le plus immŽdiat. La langue, cÕest ce qui est originairement donnŽ ˆ tous, ds lÕenfance, comme lÕexemple mme de ce qui devrait tre, de ce qui est, un lien commun. La langue, cÕest ce quÕon donne ˆ celui qui na”t pour quÕil devienne un adulte, homme ou femme. CÕest le don social premier. La langue, cÕest ce qui tend ˆ tre le support mme de toute idŽe dÕŽgalitŽ. LÕŽgalitŽ, cÕest dÕabord lÕŽgalitŽ dans la langue et pour la langue. Or je soutiens que la poŽsie, quel que soit son air raffinŽ etc., travaille ˆ cela. CÕest une des dŽfinitions possibles de la poŽsie : le pome cÕest ce qui travaille la langue comme un don fait ˆ tout le monde. De lˆ quÕil y a un rapport profond de la poŽsie ˆ lÕenfance, on le sait depuis longtemps. La poŽsie est lÕart le plus proche de lÕenfance mme quand elle est extrmement complexe et sophistiquŽe. Au fond, le pome cÕest un don que le pote fait ˆ la langue, cÕest un accroissement de la langue, et, comme la langue elle-mme, il est destinŽ au commun, ˆ ce point o il ne sÕagit de personne en particulier et, en fin de compte, o il sÕagit de tous singulirement. Je pense vraiment que cÕest pour a que les grands potes du XXe sicle ont interprŽtŽ, ˆ leur manire, le grand projet rŽvolutionnaire du communisme, ils y ont reconnu quelque chose qui leur Žtait familier. Et cÕest pourquoi tant dÕentre eux ont ralliŽ cette entreprise. Quelque chose qui leur Žtait familier, ˆ savoir que le pome donne ses inventions ˆ la langue et comme la langue est donnŽe ˆ tous, il convient que le monde entier, intŽgralement, soit donnŽ ˆ tous comme le pome lÕest. Il faut que, comme le pome, les choses deviennent le bien commun de lÕhumanitŽ tout entire. Je pense que cÕŽtait lˆ un projet trs proche de lÕessence du pome lui-mme. Et cÕest pourquoi nous avons eu ˆ cette Žpoque un croisement effectif, rŽel, entre le communisme et la poŽsie.

Ce qui est trs frappant, cÕest que, dans le communisme, les potes ont surtout vu une figure nouvelle du peuple. Ils ont vu une figure poŽtique du peuple, la possibilitŽ de poŽtiser le peuple lui-mme. Ç Peuple È, ici, a voulait dire, ˆ cette Žpoque, dÕabord les pauvres gens, la masse immense des pauvres gens, les ouvriers, les femmes abandonnŽes, les paysans sans terre etc. Pourquoi tout cela, cette question des Ç damnŽs de la terre È, intŽressait-il le pome, me direz-vous ? Eh bien, parce que cÕest ˆ ceux qui nÕont rien quÕil faut tout donner. CÕest au muet, ˆ lÕŽtranger, quÕil faut donner le pome. Il nÕest pas fait pour tre donnŽ au barbare, au grammairien, au nationaliste. LÕidŽe mme que le pome pouvait trouver lˆ une donation ouverte ˆ autre chose que la spŽcialitŽ a enthousiasmŽ les potes. Au fond, cÕest au prolŽtaire, dŽfini comme celui qui nÕa rien que sa force de travail, quÕil faut donner la Terre entire, tous les livres, toutes les musiques, toutes les peintures, toutes les sciences et cÕest ˆ lui, exemplairement, quÕil faut par consŽquent donner le pome. Tout a conduit ces potes, et cÕest lˆ que le croisement entre politique et poŽsie devient interne ˆ la poŽsie elle-mme, ˆ retrouver de nouvelles formes ou une trs ancienne forme, ˆ savoir lÕŽpopŽe. Le pome des communistes, cÕest lÕŽpopŽe de lÕhŽro•sme des damnŽs de la terre, de lÕhŽro•sme des prolŽtaires. Par exemple, Nazim Hikmet distingue dans sa propre Ïuvre dÕun c™tŽ les pomes lyriques, explicitement consacrŽs ˆ lÕamour, et dÕun autre c™tŽ les pomes Žpiques consacrŽs ˆ lÕaction des masses populaires. Cette conscience quÕon rŽintroduit lÕŽpopŽe dans le pome par la mŽdiation de la nouvelle espŽrance politique, est rŽflŽchie comme telle par les potes. Si on prend un pote extraordinairement savant, trs dense, trs mŽtaphorique, ˆ savoir Cesar Vallejo, il est lÕauteur dÕun pome qui sÕappelle Ç Hymne aux volontaires de la rŽpublique È dont vous penseriez quÕil a ŽtŽ Žcrit par Victor Hugo. CÕest lÕindice que, au croisement de la politique rŽvolutionnaire et de la poŽsie, vous avez nŽcessairement quelque chose dÕŽpique. Au fond, il dŽcouvre ce que Victor Hugo avait effectivement dŽcouvert, ˆ un autre niveau, ˆ savoir que le r™le du pote, dans sa liaison avec le mouvement historico-politique, cÕest de chercher dans la langue la ressource neuve dÕune ŽpopŽe. Une ŽpopŽe qui ne soit plus lÕŽpopŽe de lÕaristocratie, des chevaliers, mais qui soit lÕŽpopŽe du peuple. Et finalement lÕInternationale des potes communistes de cette Žpoque va organiser le champ qui sÕŽtablit entre la misre, lÕextrme duretŽ de la vie, lÕoppression affreuse, tout ce qui appellerait au fond la pitiŽ, mais au lieu dÕen faire une poŽtique de la pitiŽ ils vont en faire une poŽtique de la levŽe, du combat, de la pensŽe collective, du nouveau monde, donc de tout ce qui appelle en rŽalitŽ lÕadmiration. Cette poŽsie sÕŽtablit dans un conflit entre compassion et admiration. La figure de la misre du monde doit-elle tre traitŽe par la compassion, compassion qui est inŽvitable, quÕil est juste de ressentir, mais son destin nÕest-il pas dÕadmirer ce quÕil y a de rŽsistance hŽro•que et de grandeur crŽatrice dans le mouvement politique rŽvolutionnaire, dans la levŽe, lÕinsurrection, la rŽvolte etc ? On a une proposition qui est violemment poŽtique, qui structure tous ces pomes, entre lÕabaissement et la levŽe, le renversement de la rŽsignation en hŽro•sme, quelque chose de cet ordre. CÕest ce dont ils cherchent, tous ces potes, la reprŽsentation, la figure, la puissance symbolique. Ils cherchent ˆ dire, dans une figure de lÕŽpopŽe nouvelle, ce quÕon pourrait appeler la patience des opprimŽs au long des sicles, leur endurance, et le moment o elle se change enfin en force collective qui va tre celle des corps qui se relvent et des pensŽes qui se partagent.

CÕest autour de tout cela que les potes qui Žcrivaient entre les annŽes 20 et 40 se sont en quelque sorte rassemblŽs, involontairement, autour de ce moment historique singulier, la guerre dÕEspagne. On pourrait explique de bien des faons cet engouement pour la guerre dÕEspagne, je nÕentrerai pas dans les dŽtails sur ce point, mais il y a un point quÕil faut souligner, qui est que la guerre dÕEspagne est le moment le plus fort, peut-tre unique ˆ ce jour dans lÕhistoire du monde, de rŽalisation du grand projet marxiste de lÕInternationale. LÕInternationale, dans la guerre dÕEspagne, cÕŽtait autre chose quÕune bureaucratie soviŽtique, mais la rŽalitŽ dÕune politique rŽvolutionnaire rŽellement internationaliste. Comme vous le savez quand mme, jÕespre, il y a eu un moment dŽcisif, et immortel en un certain sens, dans la guerre dÕEspagne, qui a ŽtŽ lÕintervention des Brigades Internationales. Elles se sont appelŽes comme a : les Brigades Internationales. ‚a a ŽtŽ quelque chose sans prŽcŽdent, une mobilisation internationale des esprits et des peuples, rŽellement. On peut prendre lÕexemple de ce pays : ce sont des milliers dÕouvriers franais qui sont venus comme volontaires combattre en Espagne. Il faut imaginer a, ce nÕest pas un Žpisode quelconque É Et il y avait aussi des AmŽricains, des Allemands, des Italiens, des Russes, des gens de tous les pays É CÕest peut-tre la plus frappante rŽussite, momentanŽe, circonstancielle, de ce que Marx avait pensŽ sous le nom dÕInternationale, et qui se rŽsume en deux phrases. NŽgativement : les prolŽtaires nÕont pas de patrie, leur patrie politique cÕest le monde entier des hommes et des femmes vivants ; et si le pŽril dÕune fraction de ce monde est imminent et terrible, comme cÕŽtait le cas de faon explicite dans la guerre dÕEspagne, o lÕaffrontement en dernier ressort Žtait celui du fascisme et du communisme, alors cÕest une question pour tout le monde, ce nÕest pas une question quÕon va laisser aux Espagnols. Et positivement, a veut dire : une organisation internationale cÕest ce qui permet dÕaffronter et de vaincre lÕennemi de tous, lÕennemi de tous les peuples du monde, cÕest-ˆ-dire le camp capitaliste, y compris sous sa forme extrme : le fascisme.

Les potes communistes ont trouvŽ dans la guerre dÕEspagne, vous le comprenez bien, de grandes raisons de renouveler la poŽsie Žpique. En un certain sens, cÕŽtait par soi-mme, dans la figure de lÕInternationale des choses, une ŽpopŽe populaire qui Žtait simultanŽment, comme je le disais tout ˆ lÕheure, une ŽpopŽe de la souffrance des peuples - car la souffrance a ŽtŽ terrible en Espagne - et de leur hŽro•sme internationaliste, organisŽ et combattant. Et la jointure de tout cela pouvait tre ˆ la fois la figure dÕune ŽpopŽe effective et politique, et la figure de lÕinvention dÕune ŽpopŽe poŽtique rendant justice, en quelque sorte, dans la langue, dans toutes les langues, ˆ lÕinternationalisme de tous les peuples. Il faudrait faire le livre de tous les pomes Žcrits pendant la guerre dÕEspagne, ce serait quelque chose de magnifique. Les titres mmes de ce recueil sont significatifs, ils indiquent presque toujours une sorte de rŽaction sensible du pote, de souffrance partagŽe avec lÕŽpreuve du peuple espagnol et dÕenthousiasme partagŽ avec lÕaction internationale pour relever cette souffrance. Par exemple, le recueil de Pablo Neruda a pour titre : Espagne au cÏur LÕengagement premier du pote est Žvidemment une solidaritŽ subjective, immŽdiate, affective, et cÕest autre chose que lÕengagement politique. Le titre le plus magnifique est celui de Cesar Vallejo Espagne, Žloigne de moi ce calice. Le calice, cÕest Žvidemment la mŽtaphore du dŽchirement et de la souffrance du peuple espagnol, mais lÕEspagne est ce qui va Žloigner le pote du calice, lÕEspagne saura relever cette souffrance et la guŽrir. En mme temps, Neruda et Vallejo, ˆ partir de points de dŽpart communs, vont dŽvelopper des directions opposŽes, ils vont chanter la libertŽ inconnue, qui est au fond le secret de cette poŽsie. Une figure inconnue de la libertŽ, parce quÕelle est la libertŽ haussŽe au niveau de la libertŽ Žgalitaire des peuples et des damnŽs de la terre et non pas la libertŽ aristocratique de lÕindividu qui expŽrimente sa propre vie. Tout va tŽmoigner du renversement dÕune situation angoissŽe et particulire en une promesse universelle dÕŽmancipation. La fonction du pome va tre de saisir dans lÕabsolue singularitŽ du sensible le travail de la relve universelle de ce sensible.

Je vais vous dire comment fonctionne ce renversement dans les mŽtaphores de Cesar Vallejo. ƒcoutez-bien.

ProlŽtaire qui meurs dÕunivers, dans quelle harmonie frŽnŽtique

sÕachvera ta grandeur, ta misre, ton tourbillon foulant,

ta violence mŽthodique, ton chaos thŽorique et pratique, ton besoin

dantesque, trs espagnol, dÕaimer,

mme en le trahissant, ton ennemi !

LibŽrateur entravŽ de cha”nes, sans ton effort,

lÕŽtendue aujourdÕhui nÕaurait point dÕanse,

les clous erreraient, acŽphales,

le jour serait ancien, lent, pourpre

les cr‰nes que nous aimons seraient sans sŽpulture !

Paysan tombŽ pour lÕhomme avec ton feuillage vert,

avec lÕinflexion sociale de ton petit doigt,

avec ton bÏuf qui demeure, avec ta physique,

avec ta parole aussi, attachŽe ˆ un piquet,

et ton ciel affermŽ,

et lÕargile insŽrŽe dans ta fatigue

et celle restŽe sous ton ongle, cheminant.

Constructeurs

agricoles, civils et guerriers

de lÕactive, fourmillante ŽternitŽ ; il Žtait Žcrit

que vous feriez la lumire

fermant ˆ demi les yeux avec la mort

quÕˆ la chute cruelle de vos bouches

viendra lÕabondance sur sept plateaux

tout dans le monde sera dÕor subit

et lÕor,

fabuleux mendiants de votre propre sŽcrŽtion de sang,

et lÕor lui-mme alors sera de lÕor !

 

Vous voyez comment la mort elle-mme, dont il est question ici tout du long, la mort au combat des volontaires du peuple espagnol, devient une construction. On peut mme dire que, dans le pome, elle devient une sorte dÕŽternitŽ non religieuse, une ŽternitŽ terrestre. Le pote communiste peut dire ceci : Constructeurs / agricoles, civils et guerriers / de lÕactive, fourmillante ŽternitŽ. LÕŽternitŽ ce nÕest pas la simplicitŽ une de lÕau-delˆ, elle est ici, elle est convoquŽe par tous ces hŽros populaires, elle est lÕactive, fourmillante ŽternitŽ. CÕest celle du vrai rŽel, tout simplement. Le vrai rŽel arrachŽ aux puissances cruelles et cÕest lÕaction qui change tout dans la vie en lÕor vŽritable. Mme lÕor maudit des riches et des oppresseurs redeviendra simplement ce quÕil est, pour tous : de lÕor. Et lÕor lui-mme alors sera de lÕor ! Vous voyez que or est pris en deux sens opposŽs, il y a une commutation, une transfiguration, du mot or, du signifiant de la richesse au signifiant du don qui est fait ˆ tout le monde. On peut dire que la poŽsie chante le monde revenu ˆ son rŽel, le monde-vŽritŽ. ‚a peut na”tre, a, pour toujours, quand le malheur et la mort se changent en hŽro•sme. Cesar Vallejo dira plus loin Victimes en colonnes de vainqueurs. Les victimes, quand elles se sont disposŽes dans la puissance collective de leur rassemblement, forment une colonne de vainqueurs. Et il va sÕexclamer, poussant la synthse ˆ son comble : En Espagne, ˆ Madrid, on appelle / ˆ tuer, volontaires de la vie ! CÕest la force du pote de traiter dans la langue la puissance du paradoxe ˆ nu.

Quant ˆ Pablo Neruda, il part du mme point : la misre et la compassion. Dans son grand pome Žpique, qui, lui aussi, a un titre extraordinaire : ArrivŽe ˆ Madrid de la Brigade Internationale, il Žcrit : La mort espagnole, acide et aigu‘ / plus que dÕautres morts / emplissait les champs / jusque lˆ magnifiŽs par les blŽs. CÕest un constat terrible. Mais ce ˆ quoi il est vraiment sensible, cÕest lÕinternationalisme, les camarades venus du monde entier sauver cette Espagne o la mort a pratiquement dessŽchŽ les blŽs.

Camarades

alors

je vous ai vus

et mes yeux sont encore maintenant remplis dÕorgueil

parce que je vous ai vus

au travers du matin de brume

arriver sur le front pur de Castille

fermes et silencieux

comme les cloches avant lÕaube.

Arriver de loin, et de loin pleins de solennitŽ et dÕyeux bleus

arriver de vos cachettes, de vos patries perdues

de vos rves

pleins de douceur, bržlŽs, et de fusils

pour dŽfendre la citŽ espagnole o la libertŽ traquŽe

put tomber et mourir dŽchirŽe par les btes.

 

Frres, que ds cet instant

votre puretŽ, votre force, votre histoire solennelle

soient connus de lÕenfant et de lÕhomme, de la femme et du vieillard

quÕelles parviennent ˆ tous les tres sans espŽrance, quÕelles

descendent dans les mines rongŽes par lÕair sulfurique

quÕelles montent aux Žchelles inhumaines de lÕesclave,

que toutes les Žtoiles, que tous les Žpis de Castille et du monde

crient votre nom et lÕ‰pretŽ de votre lutte

et votre puissante et terrestre victoire pareille ˆ un chne rouge.

 

Car vous avez fait rena”tre par votre sacrifice

la foi perdue, lÕ‰me absente, la confiance dans la terre

et, par votre gŽnŽrositŽ, votre noblesse, par vos morts,

comme ˆ travers une vallŽe de dieux aux roches de sang,

court un immense fleuve de colombes,

dÕacier et dÕespŽrance.

 

Ce quÕon a lˆ, surtout, cÕest lÕŽvidence de la fraternitŽ. Le mot camarades est suivi immŽdiatement du mot frres. La fraternitŽ, lˆ, met en avant pas tellement le changement du monde rŽel que le changement subjectif. CÕest lˆ que va se jouer le croisement entre la poŽsie et la politique. La dŽtermination de la situation va se faire non pas principalement par lÕobjectivitŽ, mais dans lÕavnement dÕune nouvelle figure de la subjectivitŽ. Ce que Neruda appelle la puissante et terrestre victoire pareille ˆ un chne rouge cÕest avant tout lÕinstallation dÕune nouvelle confiance. CÕest un point trs important. Il sÕagit de sortir de toutes les figures du nihilisme rŽsignŽ en mettant ˆ profit toute situation capable de crŽer une nouvelle confiance. Confiance dans les autres, confiance en soi, confiance en la situation, confiance dans la possibilitŽ. Cette valeur constructive de la confiance est particulirement nŽcessaire aujourdÕhui. CÕest une leon que nous devrions retenir, parce que la menace du nihilisme rŽsignŽ est particulirement prŽsente. Nous devons aussi lire ces potes comme des potes dÕaujourdÕhui.

On pourrait parler aussi dÕƒluard, dont il est frappant de voir que le ton ŽlŽgiaque - beau monde des masures, de la nuit et des champs - est aussi appropriable ˆ cette situation, qui est une situation Žpique. ƒluard pense que les femmes et les enfants, plut™t que les guerriers, incarnent tout spŽcialement la bontŽ universelle, le trŽsor subjectif, si vous voulez. Il interprte la guerre dÕEspagne comme la dŽfense par les hommes requis au combat de ce quÕincarnent plut™t les femmes et les enfants en tant que figures universelles de la bontŽ Žgalitaire. Je vous lis un passage du pome La victoire de Guernica.

Les femmes les enfants ont le mme trŽsor

De feuilles vertes de printemps et de lait pur

Et de durŽe

Dans leurs yeux purs

 

Les femmes les enfants ont le mme trŽsor

Dans les yeux

Les hommes le dŽfendent comme ils peuvent

 

Les femmes les enfants ont les mmes roses rouges

Dans les yeux

Chacun montre son sang

 

La peur et le courage de vivre et de mourir

La mort si difficile et si facile

 

Hommes pour qui ce trŽsor fut chantŽ

Hommes pour qui ce trŽsor fut g‰chŽ

 

Hommes rŽels pour qui le dŽsespoir

Alimente le feu dŽvorant de lÕespoir

Ouvrons ensemble le dernier bourgeon de lÕavenir

 

Parias la mort la terre et la hideur

De nos ennemis ont la couleur

Monotone de notre nuit

Nous en aurons raison.

 

Je voudrais, pour terminer, voir comment la chose se prŽsente plus loin – plus loin que la langue espagnole. Je vous parlerai de Nazim Hikmet dÕun c™tŽ et de Brecht de lÕautre. Le turc et lÕallemand. CÕest une autre langue et une convocation poŽtique diffŽrente. La singularitŽ de Nazim Hikmet, immense pote, comme tous ceux que je vous ai citŽs, cÕest quÕil voit dÕabord dans la guerre la profonde universalitŽ de la nostalgie. Il veut faire entendre que le communisme poŽtique nÕest pas rŽductible ˆ une solide et vigoureuse certitude de la victoire. Il veut faire entendre le fait que la conscience politique rencontrŽe par le pome est aussi la conscience de quelque chose de mŽditatif, de patient et de profond et quÕil ne faut pas la rŽsumer en une sorte dÕŽpopŽe de la victoire inŽluctable et de lendemains assurŽs. Il Žcrit un cantique ˆ une sentinelle de Madrid, un soldat rŽpublicain espagnol pris dans sa mŽditation nocturne. CÕest la nostalgie anticipŽe ou lÕanticipation comme nostalgie : ce quÕil prte ˆ ce soldat de Madrid, cÕest lÕidŽe dÕune grandeur et dÕune beautŽ qui sont nŽcessaires mais qui ne sont pas encore tout ˆ fait venues. Il pense que la subjectivitŽ vŽritable de la patience militante, ce nÕest pas la certitude de la victoire mais cÕest la reprŽsentation de sa nŽcessitŽ, reprŽsentation nostalgique prŽcisŽment de ce que cela nÕest pas encore advenu, alors quÕil serait tellement nŽcessaire et logique que cela advienne. Voici la conclusion de son pome.

Je le sais

tout ce quÕil y a de grand et de beau

tout ce que lÕhomme crŽera de grand et de beau

cÕest-ˆ-dire cette terrible nostalgie

cette fin de mon ‰me

sont dans les yeux de ma sentinelle ˆ la porte de Madrid.

Et moi comme hier, demain, ou ce soir

je ne peux lui dire que mon affection.

 

CÕest un mŽlange du prŽsent, du passŽ et du futur que le pome cristallise sur le personnage imaginaire de la sentinelle face ˆ lÕarmŽe fasciste dans la nuit et la neige de Madrid. Au fond, il y a la nostalgie, au passŽ futur si lÕon peut dire, de ce que lÕhumanitŽ vraie, cÕest-ˆ-dire le peuple combattant de Madrid, est capable de crŽer en fait de beautŽ et de grandeur. Si ce peuple est capable de le crŽer, alors lÕhumanitŽ tout entire le crŽera. En ce sens, nous pouvons tre, nous avons le droit dÕtre dans la nostalgie de ce que serait le monde si cette crŽation avait dŽjˆ eu lieu. Donc, la poŽsie est lÕanticipation nostalgique de ce que la politique porte comme possibilitŽ et qui est reprŽsentŽe par le sujet nostalgiquement comme Ç cela aurait dž dŽjˆ tre, cela sera, mais cela nÕest pas encore È. Le pome sÕempare de ce Ç pas encore È pour en faire entendre la voix aussi, et non pas seulement la voix en quelque sorte Žpique du combat. La poŽsie communiste peut tre aussi une poŽsie lyrique en ce sens lˆ. Je pense que le gŽnie propre de Nazim Hikmet Žtait lyrique et il a Ç lyricisŽ È la poŽsie Žpique elle-mme. Si le communisme, cÕest lÕhumanitŽ rŽconciliŽe avec sa propre grandeur, avec ce dont elle est capable, eh bien cÕest ce qui aura ŽtŽ aprs la victoire. Pour le pote, cÕest dŽjˆ regret et mŽlancolie que cet Ç aura ŽtŽ qui nÕa pas encore ŽtŽ È, aussi bien, comme il le dit, que la fin de son ‰me. CÕest un passŽ futur, cÕest un point poŽtique o nostalgie et espŽrance sont la mme chose.

Nous terminerons ce florilge de lÕInternationale communiste des potes par Brecht. Il sÕest naturellement lui aussi engagŽ dans la question de la guerre dÕEspagne, en Žcrivant une pice didactique qui sÕappelle Les Fusils de la mre Carrar. Elle est consacrŽe – de faon trs brechtienne, cÕest-ˆ-dire toujours un peu oblique – ˆ la nŽcessitŽ de participer ˆ un juste combat, quelles que soient les excellentes raisons de sÕen tenir ˆ lÕŽcart. Ces raisons, il les dŽtaille avec une conscience aigu‘ du fait quÕil les aurait sans doute partagŽes, car cÕŽtait un homme engagŽ, absolument, et en rŽalitŽ dÕune grande patience et dÕune grande prudence. La prudence, il savait ce que cÕŽtait, cÕest pour a quÕil a fait de GalilŽe son hŽros. GalilŽe, cÕest celui qui avait ouvert le monde ˆ lÕinfini physique mais qui nÕavait pas trs envie de se faire bržler vif par lÕInquisition et qui a sauvŽ sa proposition aussi en trouvant le moyen de se sauver lui-mme. Ce personnage intŽresse Brecht, il sÕy reconna”t en partie. Quant ˆ la mre Carrar, elle expose de solides raisons pour ne pas se mler de cette affaire bourbeuse et sanglante, mais la pice est aussi consacrŽe au fait quÕˆ la fin des fins il faut quand mme sÕen mler. CÕest aussi ce que pensait Brecht qui pensait souvent que, comme il le dit dans une de ses pices, Ç tout a sentait un peu le poisson pourri È, mais quÕil fallait sÕen mler quand mme. CÕest une leon quÕil dit esthŽtiquement et dont il a fait thމtre et poŽsie. Mais le plus important, je pense, dans lÕŽcriture brechtienne, cÕest que lui a ŽtŽ contemporain de trs graves et sanglantes dŽfaites de lÕaction communiste. La guerre dÕEspagne elle-mme. On a chantŽ la guerre dÕEspagne dans le mouvement de son incertitude combattante, mais cÕest quand mme une terrible et sanglante dŽfaite des rŽpublicains face aux fascistes. Lui-mme, Brecht, a ŽtŽ prŽsent et actif au moment dÕune autre antŽrieure terrible dŽfaite : la dŽfaite du communisme allemand face au nazisme. Cette question de la dŽfaite rŽsonne vraiment dans lÕÏuvre de Brecht, ˆ lÕintŽrieur mme de la validation poŽtique de lÕensemble de lÕentreprise. Une des t‰ches quÕil sÕŽtait fixŽe depuis longtemps, comme une t‰che poŽtique, cÕŽtait de soutenir la confiance politique. Pas dÕexprimer ou de traduire la confiance politique, pas de faire des pomes politiques au sens strict du terme, mais de pousser le pome ou le thމtre jusquÕau point subjectif o on peut soutenir la confiance mme justement quand les raisons de la perdre sont extrmes. CÕest lˆ la fonction propre de sa didactique. Ce qui lÕintŽresse ce nÕest pas du tout dÕopposer, de faon classique, deux conceptions du monde, mais cÕest la relve de la perte de confiance. Il a consacrŽ ˆ cette t‰che subjective, qui finalement tourne aussi autour de la transformation de la rŽsignation en hŽro•sme, certains de ses plus beaux pomes. Il y a une concentration abstraite, chez lui, autour du motif de la confiance et il vise quand mme ˆ produire une sorte dÕenthousiasme. Le titre du pome ƒloge de la dialectique, que jÕai dŽjˆ plusieurs fois citŽ au cours des sŽminaires, est par excellence un titre brechtien puisquÕil sÕagit de lÕŽloge des difficultŽs de la contradiction, cÕest lÕŽloge de la possibilitŽ de retournement de la nŽgativitŽ contre celui qui la manie. On y retrouve les mŽtamorphoses temporelles de Nazim Hikmet, cÕest-ˆ-dire la puissance du futur, le prŽsent ramenŽ ˆ la puissance du futur et le lien entre tout a et les ŽlŽments historiques. Je rappelle cette fin :

Qui donc ose dire : jamais ?

De qui dŽpend que lÕoppression demeure ? De nous.

De qui dŽpend quÕelle soit brisŽe ? De nous.

Celui qui sÕŽcroule abattu, il se dresse.

Celui qui est perdu, il lutte.

Celui qui a compris pourquoi il est lˆ, comment le retenir ?

Les vaincus dÕaujourdÕhui sont demain les vainqueurs

Et jamais devient : aujourdÕhui.

 

Le Ç jamais È de la perte de confiance doit tre le Ç aujourdÕhui È, pour autant quÕon comprenne pourquoi on est lˆ cÕest-ˆ-dire quÕon ait comprŽhension effective et novatrice de Ç aujourdÕhui È. La thse de Brecht qui est concentrŽe dans ce pome est que si vous comprenez pourquoi vous tes lˆ, alors vous pourrez dire que ce qui se prŽsente comme impossible ˆ jamais est en rŽalitŽ aujourdÕhui dŽjˆ lˆ. En effet, comment lÕaction pourrait-elle se soutenir si elle nÕŽtait pas dÕune certaine faon lÕaction au prŽsent ? Ce nÕest pas vrai que lÕaction puisse tre motivŽe par je ne sais quelle chimre au futur. La propagande est lˆ pour dire, ˆ tout instant, : Ç il y en a qui ont essayŽ, vous avez vu ce que a a donnŽ etc. È La chicane de Brecht cÕest de dire : celui qui a vraiment compris pourquoi il est lˆ, il est dŽjˆ tournŽ vers le futur rŽel et par consŽquent pour lui lÕŽnoncŽ Ç a nÕarrivera jamais È devient Ç a arrive aujourdÕhui È, cÕest dŽjˆ lˆ. CÕest la leon la plus importante aujourdÕhui : les spŽculations sur Ç a nÕa pas eu lieu È, Ç a nÕaura pas lieu È, Ç o en est le rapport des forces ? È etc., tout a cÕest bien joli, mais a ne fait pas une subjectivitŽ active. Et cette subjectivitŽ, cÕest de contraindre absolument lÕaujourdÕhui, en tant que cet aujourdÕhui cÕest lui seul qui affirme que les vaincus dÕaujourdÕhui sont demain les vainqueurs et mŽtamorphoseront Ç jamais È en Ç aujourdÕhui È.

Vous le voyez : la poŽsie dit toujours lÕessentiel, cÕest sur quoi je voudrai conclure. La poŽsie, lorsquÕelle croise la politique, exprime, projette dans le langage, un noyau essentiel de la politique, qui nÕest pas politique ˆ proprement parler, et qui est la dŽcouverte du type dÕalchimie latent dans la politique, la force subjective et pensante de la politique. La poŽsie communiste des annŽes 30 et 40, dont on vient de parler, nous rappelle, entre autres choses, que lÕessentiel du communisme, de lÕidŽe communiste, ce nÕest pas identifiable ˆ la fŽrocitŽ dÕun ƒtat, ˆ la bureaucratie dÕun parti, ˆ lÕattitude dÕobŽissance aveugle, et encore moins ˆ lÕesclavage et au travail forcŽ dans les camps, tout cela ayant existŽ, absolument. Ç Communisme È ne nomme rien de tout cela. Ç Communisme È, cÕest la compassion pour la simple vie populaire, accablŽe par lÕinŽgalitŽ et lÕinjustice, qui ensuite, en tant quÕon comprend pourquoi elle est lˆ, est la vision dÕune levŽe ˆ la fois pensŽe et pratiquŽe. Le communisme cÕest ce qui rend possible de sÕopposer ˆ la rŽsignation (plus fondamentalement encore que de sÕopposer au capitalisme). LÕennemi principal, cÕest de se rŽsigner ˆ ce que les choses soient comme elles sont, ce nÕest pas un jeu dÕentitŽs abstraites. Finalement, il sÕagit de changer la rŽsignation en ce que jÕappellerai un hŽro•sme patient. Ç HŽro•sme È, parce que, de fait, dÕune certaine manire, puisquÕon a compris o on en est aujourdÕhui, on a compris que la situation nÕest pas bonne, quÕelle nÕest pas toujours excellente. Ce qui importe cÕest lÕinstallation dÕaujourdÕhui en lui-mme en tant que finalement se constitue cet hŽro•sme patient qui a la capacitŽ dÕaffronter le monstre sur place et dans la conscience assurŽe quÕil suffira de faire ce quÕil est requis de faire pour que en rŽalitŽ ce qui est possible se transforme. On ne peut pas prŽjuger de la possibilitŽ parce que dÕune certaine manire il faut la crŽer aujourdÕhui. On ne peut pas dire : Ç bon, alors voyons ce qui est possible, je prends un morceau de possibilitŽ É È On voit bien que le premier geste de la possibilitŽ, cÕest de dŽclarer que cÕest possible sinon vous ne pouvez pas demander que la possibilitŽ vienne vous trouver, vous, et vous dise : Ç mon petit ami, je vous dŽclare que cÕest possible È. CÕest quand mme vous qui devez dŽclarer la possibilitŽ et non la possibilitŽ qui va vous dire que vous devez dŽclarer que cÕest possible. ‚a cÕest trs important. ‚a nÕempche pas, ensuite, dÕanalyser, comme disait LŽnine, la Ç situation concrte È. Bien au contraire. CÕest exactement ce que dit Brecht : il faut comprendre pourquoi on en est lˆ mais de telle sorte quÕon ne puisse pas vous retenir aprs, quand mme. CÕest-ˆ-dire que vous soyez celui qui, sachant absolument pourquoi il est lˆ, va sÕefforcer de crŽer une possibilitŽ qui soit, aujourdÕhui, la possibilitŽ de nÕtre pas lˆ, et dÕtre autrement.

La poŽsie nous rappelle tout a dans le trŽsor des images, des rythmes, des mŽtaphores, de la musicalitŽ – de lÕart. Brecht a trs bien vu a aussi et cÕest la raison pour laquelle il sÕest opposŽ ˆ la vision tragique et monumentale du communisme, o les peuples sont rassemblŽs sous la houlette de leur petit pre. PoŽtiquement, il a refusŽ dÕtre stalinien. Il ne lÕa pas toujours refusŽ dans la situation É Il pouvait, au moins poŽtiquement, fonctionner comme un homme libre. Brecht dira quÕil y a une poŽsie Žpique du communisme, il sÕest toujours prŽsentŽ comme lÕauteur dÕun thމtre Žpique, mais cette ŽpopŽe, cÕest lÕŽpopŽe patiente. HŽro•que, par sa patience mme. Parce que classiquement, lÕŽpopŽe est toujours lÕŽpopŽe de lÕimpatience, o tout va se dŽcider en une fois. Lui, il sait que tout doit toujours tre re-dŽcidŽ aujourdÕhui et que cÕest la patience qui va venir ˆ bout de lÕadversaire et pas lÕimpatience. Il faut que tous ceux qui se rassemblent sÕorganisent pour guŽrir le monde des maladies mortelles que sont lÕinjustice et lÕinŽgalitŽ et pour a il faut aller ˆ la racine des choses, analyser les situations etc. mais tout cela, va nous dire Brecht, nÕest pas une vision eschatologique, ce nÕest pas quelque chose de grandiose et de messianique, ˆ quoi on lÕa souvent comparŽ : lÕanalyse du communisme comme Ç religion sŽculire È, comme disait Gauchet, lÕidŽe que a Žvitait la religion mais en plus mauvais, cÕest une idŽe courante. En tout cas Brecht dit exactement le contraire, il dit : a nÕest pas du tout quelque chose dÕextraordinaire, de monumental, ce nÕest pas une eschatologie, ce nÕest pas un changement absolu, ce nÕest pas une vision apocalyptique, cÕest au contraire ce qui est absolument normal. CÕest lÕautre qui est un monstre. La patience militante, lÕaujourdÕhui conscient de lui-mme, cÕest a qui reflte le dŽsir de tous sans quÕils le sachent. Si on explique cette patience aux gens, ils la rallieront parce que, au fond, cÕest le grand discours du monument qui les effraie. Cette fonction du pote communiste, telle que le voit Brecht, doit nous rappeler que la maladie, la violence, la monumentalitŽ, le grandiose en carton-p‰te, le blockbuster social cÕest du c™tŽ du monde capitaliste et impŽrial. Ce nÕest pas du tout du c™tŽ de la grandeur calme, moyenne et patiente de lÕidŽe communiste. CÕest elle qui est du c™tŽ de lÕŽvidence tranquille, ce sont les autres qui sont des monstres affreux qui sÕagitent et qui mentent. CÕest ce que nous dit Brecht dans un pome au titre Žtonnant : Le communisme, cÕest la solution moyenne.

 

Je vous lis ce pome.

 

Appeler ˆ renverser lÕordre existant / peut sembler terrible / mais ce qui existe nÕest pas un ordre / Se rŽfugier dans la violence / peut sembler mŽchant / mais ce qui sÕexerce constamment, cÕest la violence / et a nÕa rien de particulier / Le communisme nÕest pas lÕextrme / il ne peut tre rŽalisŽ quÕen une toute petite partie / mais avant mme quÕil ait ŽtŽ compltement rŽalisŽ / il ne peut y avoir dÕŽtat supportable / mme pour quelquÕun dÕinsensible / le communisme est vraiment lÕexigence la plus petite / ce qui est le plus ˆ notre portŽe / la solution moyenne, raisonnable / Celui qui devrait tre contre lui / nÕest pas quelquÕun qui pense autrement / cÕest quelquÕun qui ne pense pas / ou qui ne pense quÕˆ soi / cÕest un ennemi du genre humain / qui, terrible, mŽchant, insensible / et particulirement voulant lÕextrme / dont il rŽalise lui-mme la plus petite partie / prŽcipite lÕhumanitŽ entire / dans la destruction.

 

La poŽsie communiste, dÕun bout ˆ lÕautre, nous propose une ŽpopŽe trs particulire, lÕŽpopŽe de lÕexigence minimale, lÕŽpopŽe de ce qui nÕest ni extrme ni monstrueux, cette poŽsie a une grande ressource de douceur, avec une ressource dÕenthousiasme. DÕun bout ˆ lÕautre, elle nous a dit ceci, cette Internationale poŽtique, bien distincte ˆ certains Žgards de la troisime Internationale : Ç levez-vous en tout cas pour vouloir, penser, faire que le monde soit offert ˆ tous, comme le pome appartient ˆ tous È. Il y a eu, encore aujourdÕhui, dÕinnombrables discussions concernant lÕhypothse communiste, on en discute, on en discutera en philosophie, en sociologie, en Žconomie, en histoire, en science politique, mais le plus fort, le plus singulier que je voulais vous dire ce soir, cÕest quÕil y a peut-tre une preuve du communisme par le pome.

9 novembre 2015

Je vais vous parler ce soir de la terreur (texte prononcŽ aprs une petite saynte fort rŽjouissante interprŽtŽe par Didier Galas, dans le r™le dÕun dŽnonciateur dÕagissements suspects ˆ Sarges-les-Corneilles, et Alain Badiou, dans le r™le du voisin du dessus qui nÕhŽsite pas ˆ se servir du b‰ton contre le premier, mais Ç le moins possible È, prŽcise-t-il).

 

Comme vous le savez, la terreur exercŽe par les ƒtats se rŽclamant du socialisme et du communisme au XXe sicle a ŽtŽ lÕargument central pour, en quelque manire, crŽer un consensus concernant le caractre intrinsquement nŽgatif, voire pervers, de ces expŽriences et, au fond, crŽer un oubli gŽnŽral de leur signification. La terreur a ŽtŽ lÕŽlŽment par lequel, dÕune certaine faon, on a apprŽhendŽ lÕensemble de lÕexpŽrience, ce qui rendait opaques dÕautres ŽlŽments de cette expŽrience, comme par exemple le fait que des millions de gens dans le monde entier sÕŽtaient passionnŽs pour cette expŽrience, avaient consenti pour elle les sacrifices les plus grands, chose qui ne peut pas sÕexpliquer elle-mme par la terreur.

Au fond, je pense que sur cette affaire de la relation entre politique communiste et terreur, histoire qui remonte quand mme jusquÕˆ la RŽvolution franaise, aux annŽes 93 et 94, il y a eu deux Žtapes.

Dans un premier temps, sÕagissant tout particulirement des expŽriences communistes soviŽtique et chinoise, on a dit, du c™tŽ de la rŽaction ordinaire, que lÕidŽe communiste Žtait criminelle ; ds le dŽbut en rŽalitŽ, ds le XIXe sicle, on a affirmŽ que lÕidŽe dÕune ŽgalitŽ intŽgrale Žtait intenable. Du c™tŽ des communistes, par contre, il faut bien reconna”tre quÕon a niŽ toute existence de la terreur. On a donc eu une affirmation dŽprŽciative absolue dÕun c™tŽ et de lÕautre c™tŽ une nŽgation factuelle qui ne crŽait aucun espace dÕintelligibilitŽ de tout a.

Il y a ensuite une seconde sŽquence historique, dans laquelle en rŽalitŽ nous sommes encore, o le discrŽdit de lÕidŽe au nom de la terreur est ˆ peu prs gŽnŽral. La conception dŽmocratique et anti-totalitaire, appelons-lˆ comme a, a affirmŽ la rŽalitŽ dÕun lien organique, nŽcessaire, irrŽcusable, entre les idŽes rŽvolutionnaires communistes, considŽrŽes comme utopiques, et la terreur dÕƒtat. On ne voit pas aujourdÕhui Žmerger de position affirmative claire dŽfaisant ce lien. Ainsi a presque entirement disparu lÕidŽe quÕon puisse imaginer un bouleversement complet du rŽgime de la propriŽtŽ, et en particulier, comme le disait Marx pour rŽsumer ses ambitions, la progressive disparition de la concentration de la propriŽtŽ privŽe comme rgle sociale majeure. LÕidŽe quÕelle soit nŽcessairement liŽe ˆ la terreur dÕƒtat a entirement fait dispara”tre lÕhypothse elle-mme. Personne ne va plus soutenir aujourdÕhui, comme cÕŽtait le cas dans Le manifeste du parti communiste, que le cÏur de la question cÕest la disparition de la propriŽtŽ privŽe É

 

Je pense que sur cette question de la terreur, prise de diffŽrents biais, il faudrait ouvrir une troisime sŽquence, o lÕon affirmerait quatre points diffŽrenciŽs.

Premirement, je crois en la nŽcessitŽ absolue de proposer une idŽe stratŽgique, quel que soit le nom quÕon lui donne, contre la mondialisation capitaliste actuelle. Il sÕagit dÕempcher que cette mondialisation apparaisse comme le destin inŽluctable unique de lÕhumanitŽ, et de recrŽer la conviction que, au regard du processus dÕorganisation des sociŽtŽs humaines, il existe une autre possibilitŽ et non pas une seule. Je pense que nous paierons un jour un prix terrible si ceci nÕest pas fait.

Le deuxime point, cÕest la reconnaissance de la nŽcessitŽ absolue de reconna”tre le caractre terroriste de toute tentative dÕincarner strictement cette vision dans un ƒtat et reconna”tre que cette tentative a dŽmontrŽ son caractre non seulement mortifre mais impuissant. Ë la fin des fins, le prix payŽ a non seulement ŽtŽ extrmement sanglant, mais tout sÕest effondrŽ ; cela nÕa mme pas comme argument historique en sa faveur une durŽe historique et politique consŽquente.

Le troisime point, cÕest de construire une interprŽtation nouvelle, une thŽorie historique, sur les origines circonstancielles de cette terreur. JÕentends par lˆ le fait de dŽlier cette terreur de lÕidŽe stratŽgique elle-mme et de montrer que les circonstances de cette idŽe, la manire dont elle a ŽtŽ pratiquŽe, les dŽveloppements historiques qui ont ŽtŽ les siens, lÕont effectivement affectŽe de ce que le point deux reconna”t, ˆ savoir le caractre indubitablement terroriste de la fusion de lÕidŽe dÕŽmancipation et de lÕƒtat.

Le quatrime point, ce serait la possibilitŽ dÕun dŽploiement politique de lÕidŽe dÕŽmancipation, de lÕidŽe communiste, prŽcisŽment orientŽ vers une limitation radicale de lÕantagonisme terroriste et de son incarnation dans lÕƒtat. Autrement dit, lÕidŽe dÕune minimisation de lÕantagonisme dans la contradiction antagonique elle-mme, cÕest-ˆ-dire la possibilitŽ dÕun traitement tendanciellement non antagonique (non dictatorial, violent ou terroriste) de ce qui est pourtant reconnu comme une contradiction antagonique.

LÕŽvŽnement rŽvolutionnaire, en tant quÕŽvŽnement, est, sous des formes trs diverses, ˆ lÕorigine de toute incarnation historique et politique de lÕidŽe alternative - appelons-lˆ lÕidŽe communiste parce quÕaprs tout on ne conna”t pas beaucoup dÕautres termes. Mais cela ne signifie pas que cette ŽvŽnementialitŽ rŽvolutionnaire soit la rgle ou le modle. La terreur, quÕil faut reconna”tre, a ŽtŽ en rŽalitŽ lÕinsurrection, ou la guerre, continuŽes en temps de paix par les moyens de lÕƒtat. Comme si lÕƒtat socialiste, lÕƒtat de dictature du prolŽtariat, peu importe son nom, Žtait la coagulation, la forme figŽe mais durable dans laquelle les moyens utilisŽs dans lÕinsurrection et dans la guerre Žtaient aussi les moyens de la construction et de la paix.

Ce que je pense, cÕest que mme si lÕidŽe neuve, lÕalternative au monde actuel, a dž traverser les pŽripŽties de la guerre et de lÕinsurrection, la politique de cette idŽe, cÕest-ˆ-dire la construction de sa durŽe, ne doit jamais tre rŽductible ˆ lÕinsurrection et ˆ la guerre. La rŽalisation politique de lÕidŽe ne doit pas considŽrer que, parce que la contradiction est antagonique, les formes spŽcifiques de cette durŽe sont toujours sur le modle de lÕaffrontement. Comprenons bien que lÕessence vŽritable du temps politique nouveau quÕil faut construire nÕest pas en soi la destruction de lÕennemi. La destruction de lÕennemi est une t‰che Žventuelle, circonstancielle, et en rŽalitŽ la politique elle-mme nÕest pas dŽfinissable dans son essence par la destruction de lÕennemi mais par la rŽsolution positive des contradictions au sein du camp rŽvolutionnaire lui-mme. LÕenjeu est la construction dÕune nouvelle configuration collective, cÕest-ˆ-dire dÕune nouvelle manire, pour le collectif lui-mme, de se reprŽsenter son propre destin. CÕest cela la dŽfinition de la politique : ce nÕest pas le fait de construire, dans la figure de lÕƒtat sŽparŽ, un ƒtat qui soit chargŽ des t‰ches politiques de la rŽvolution, mais cÕest la construction politique dÕune nouvelle configuration collective au sein du collectif.

 

Il faut repartir des deux dernires hypothses qui ont prŽcŽdŽ celle que je vous suggre ici concernant la terreur. Vous savez que la discussion sur les chiffres demeure trs importante et que lÕon se jette ˆ la tte les millions de morts. Je pense quÕil faut reconna”tre pleinement la violence et lÕŽtendue de la terreur stalinienne, il ne sÕagit pas dÕtre rŽtractŽ ou dŽfensif sur ce point. Il faut au contraire la reconna”tre et reconna”tre que cela tient pour part aux circonstances. Parce que je rappelle que jusquÕˆ prŽsent les circonstances de lÕavnement de lÕautre hypothse, cÕest-ˆ-dire lÕhypothse qui ne serait pas celle de la perpŽtuation du capitalisme impŽrial, ont partout ŽtŽ celles de la boucherie mondiale, des guerres inter-impŽrialistes. Guerres dans lesquelles le communisme nÕŽtait pour rien. Il a mme dŽsespŽrŽment cherchŽ ˆ rester extŽrieur le plus longtemps quÕil le pouvait ˆ ces guerres, avant de sÕy engager de faon dŽterminante. Les guerres ont crŽŽ le contexte de la possibilitŽ de lÕŽmergence rŽvolutionnaire. La guerre de 14 a ŽtŽ ˆ lÕarrire-plan du pouvoir bolchevique, et celle de 40 ˆ lÕarrire-plan du communisme chinois.

Ces circonstances ont ŽtŽ aussi la pŽnurie constante de cadres rŽvolutionnaires expŽrimentŽs. CÕest un point trs important, parce que quand vous nÕavez pas de cadres rŽvolutionnaires expŽrimentŽs, vous avez des opportunistes qui sÕimpliquent dans le parti victorieux. Si on suit lÕhistoire de la Russie stalinienne, on voit des gens prendre telle ou telle position parce que cÕest a le courant Žtabli, et ces gens dŽfendent ainsi la place quÕils occupent dans la hiŽrarchie de lÕƒtat. Tout a crŽe une subjectivitŽ politique qui, au rebours de ce qui Žtait requis, est faite de mŽfiance, dÕangoisse chronique, dÕincertitude, dÕignorance et de peur de la trahison. La principale maxime a ainsi ŽtŽ de traiter toute contradiction comme si elle Žtait antagonique. Ds quÕun problme surgissait, il fallait dŽsigner le coupable du problme et lÕexterminer. Autrement dit, a voulait dire que la politique nÕŽtait rien dÕautre que le traitement par lÕƒtat de toute difficultŽ, de tout problme, de toute contradiction, par la liquidation des ennemis supposŽs. Au fond, cÕest une habitude qui a ŽtŽ prise pendant la guerre civile et pendant la guerre mondiale : le plus simple est de tuer quiconque nÕest pas avec vous. Si le plus simple est de tuer quiconque nÕest pas avec vous et si cela sÕincruste dans lÕƒtat, eh bien nous avons un ƒtat terroriste comme agent supposŽ de la contradiction victorieuse.

Tout cela, vous le voyez, ne concerne pas lÕidŽe communiste en elle-mme, elle ne concerne pas la construction immanente dÕune nouvelle conviction politique quant au destin de lÕhumanitŽ. ‚a concerne le processus particulier de sa premire expŽrimentation historique, avec les caractŽristiques flagrantes dÕune naissance dans le contexte barbare de guerres mondiales dŽclenchŽes par les autres, par lÕadversaire, du dŽclenchement de guerres civiles fŽroces et impitoyables, comme le sont toutes les guerres civiles, et en fin de compte la construction dÕun ƒtat dÕune certaine manire dŽfensif, un ƒtat qui nÕarrive pas ˆ dŽployer lÕidŽe elle-mme, un ƒtat qui dŽfend sa propre existence dans la figure dÕune maxime selon laquelle toute contradiction qui surgit est lÕÏuvre de lÕennemi et que lÕaction politique consiste ˆ dŽbusquer cet ennemi et ˆ lÕabattre. Je pense que nous devons, et que nous pouvons, dŽtacher progressivement la perspective stratŽgique dÕune idŽe alternative au capitalisme mondialisŽ des circonstances qui ont conduit ˆ la prŽsentation de cette idŽe dans la figure dÕun ƒtat terroriste.

 

Le problme qui Žvidemment surgit cÕest : si ce nÕest pas lÕƒtat qui en est le garant unique, comment se constitue la prŽservation des forces politiques nouvelles ? Comment les forces politiques nouvelles peuvent-elles subsister dans un univers qui leur est irrŽductiblement hostile pendant une longue pŽriode, tant en effet que la nouvelle forme de la collectivitŽ nÕest pas Žtablie ? En quoi consiste, en politique, la prŽservation de forces hŽtŽrognes ˆ la domination ? CÕest un point clŽ. En rŽalitŽ, jusquÕici la rŽponse dominante a ŽtŽ que la prŽservation de forces hŽtŽrognes ˆ la domination se concentre inŽvitablement dans un ƒtat nouveau. Et on sait, cÕest a que le XXe sicle nous a appris, que cette maxime est insuffisante. En rŽalitŽ, ˆ la fin des fins, lÕƒtat terroriste ne prŽserve nullement les forces hŽtŽrognes ˆ la domination. La preuve, historiquement, est lˆ : il finit par sÕeffondrer et par ramener la situation aux rgles du capitalisme mondialisŽ. Nous savons donc que ce problme ce nÕest pas la terreur qui peut le rŽsoudre. CÕest une affirmation qui remonte loin, parce que souvenons-nous quand mme que les premiers ˆ avoir pensŽ que protŽger le dŽveloppement et la continuitŽ des forces politiques hŽtŽrognes exigeait un moment donnŽ la terreur, ce sont les rŽvolutionnaires franais en 93 et 94. Ce nÕest pas une invention du communisme, a.

Si nous pensons que ce nÕest pas la clŽ du problme, il faut en tirer les consŽquences et dÕabord constater que la terreur, au fond, contrairement ˆ ce quÕelle prŽtend, ne crŽe dans le peuple quÕune unitŽ politique trs faible. Ce nÕest pas une unitŽ de conviction, mais, largement, une unitŽ de passivitŽ, conservŽe sous la faade de la peur. CÕest une unitŽ fragile. PrŽserver lÕunitŽ des forces, cÕest toujours en fin de compte rŽsoudre des problmes internes au camp politique concernŽ. Ce que lÕexpŽrience montre, cÕest que lÕaction antagonique sur le modle militaire ou policier dirigŽe contre les ennemis ou les supposŽs ennemis, nie la terreur au sein de son propre camp et ne peut en rien rŽsoudre les problmes suscitŽs par votre propre existence politique. Ces problmes relvent de ce que Mao Zedong a appelŽ la juste rŽsolution des contradictions au sein du peuple et, peut-tre, la thse fondamentale de lÕavenir cÕest dÕafficher un primat de la rŽsolution des contradictions au sein du peuple sur le maniement de la contradiction antagonique. Pour bien comprendre ce point, il faut insister sur un point qui est trs simple, cÕest que la politique cÕest la recherche de solutions ˆ des problmes politiques. La politique, ce sont des problmes et cÕest le mouvement de solution de ces problmes qui constitue la garantie de la durŽe dÕune politique. La politique Žmancipatrice, communiste, est une politique immanente. CÕest pour cela que a a ˆ voir avec le cours qui se fait ici sur lÕimmanence des vŽritŽs. CÕest une activitŽ qui est sous le signe dÕune idŽe partagŽe, elle nÕest pas sous le signe dÕune peur partagŽe ni mme sous le signe dÕun intŽrt partagŽ. Au fond la doctrine Žconomiste cÕest que tout rassemblement se fait sous le signe dÕun intŽrt partagŽ et la vision terroriste, ˆ la fin des fins, cÕest quÕil se fait sous la figure dÕune peur partagŽe (peur ˆ la fois de lÕennemi et des moyens disposŽs contre lÕennemi). En vŽritŽ, elle est une activitŽ qui se fait sous le signe dÕune idŽe partagŽe, cÕest une activitŽ subjective. CÕest la construction dÕune subjectivitŽ politique forte, modulŽe en rŽalitŽ dÕabord par des diffŽrences - et non par des unitŽs. Il faut se dŽlivrer de la prŽdominance supposŽe de lÕŽconomie pour qui la politique est lÕexpression dÕintŽrts communs (ce qui est la vision capitaliste elle-mme en rŽalitŽ), en mme temps quÕil faut se dŽbarrasser de lÕidŽe que toute unitŽ relve ˆ la fin des fins du formalisme juridico-policier de lÕƒtat. Je dirai que tout problme politique se ramne ˆ un problme dÕunitŽ dÕorientation, de construction, aussi lente et longue quÕil le faut – cÕest un point trs important – sur une question collectivement dŽfinie comme Žtant la question principale du moment ou de la situation. Cette unitŽ dÕorientation, jÕy insiste, ne peut tre obtenue quÕen traversant et en activant par la discussion et lÕinvention collective des diffŽrences constitutives de tout tre multiple. Mme une victoire contre lÕennemi dŽpend de lÕunitŽ subjective qui a ŽtŽ celle des vainqueurs et de rien dÕautre, en fin de compte. Si ce nÕest pas le cas, nous savons que cÕest une fausse victoire. CÕest une leon majeure de lÕhistoire du XXe sicle, sicle qui a ŽtŽ truffŽ de fausses victoires, parce que la figure subjective qui Žtait derrire Žtait prŽcaire ou inexistante. Entre parenthses, cÕest la conscience que LŽnine a trs t™t ; ds les annŽes 20, il est convaincu quÕune unitŽ politique nÕa pas vŽritablement ŽtŽ rŽalisŽe et que par consŽquent on va remplacer cette unitŽ par une unitŽ bureaucratique et Žtatique qui ne sera pas acceptable. Autrement dit, la clŽ dÕun traitement victorieux de lÕantagonisme, cÕest-ˆ-dire du conflit avec lÕennemi, rŽside au long cours dans la juste rŽsolution des contradictions, ce qui, en rŽalitŽ, est la dŽfinition de la dŽmocratie rŽelle.

 

Je reviens ˆ la terreur. La terreur affirme que la coercition Žtatique est seule ˆ la mesure des menaces qui psent sur lÕunitŽ du peuple en pŽriode rŽvolutionnaire. Il faut bien reconna”tre que cÕest une idŽe qui emporte lÕadhŽsion subjective de beaucoup, quand le pŽril est trs grand et la trahison trs rŽpandue. Ceci dit, la terreur nÕest jamais la solution du problme quÕelle prŽtend traiter, cÕest ce que je pense absolument. Elle est en un sens son amŽnagement, pendant un temps. Et a, on lÕa su ds la RŽvolution franaise o, aprs tout, la Terreur nÕa pas empchŽ Thermidor, le coup dÕŽtat contre-rŽvolutionnaire et la dŽgŽnŽrescence de la rŽvolution. Au lieu dÕtre la solution dÕun problme, la terreur en est lÕapparente suppression. CÕest une distinction de la plus haute importance : si le problme dispara”t, cela ne veut aucunement dire quÕil a ŽtŽ rŽsolu. Donc, on nÕest pas du tout dans lÕassurance quÕil y ait politique, si, comme je vous lÕai dit, la politique cÕest la position et la solution des problmes. Au fond, la terreur est une pensŽe qui soutient lÕidŽe suivante : en dŽplaant les donnŽes du problme, on va finalement rendre possible sa solution. Or tout problme supprimŽ, remplacŽ, par la force est destinŽ ˆ faire retour – jÕintroduis une thse freudienne, si vous voulez : le retour du refoulŽ. Je pense que la terreur est un refoulement et non une solution. Elle prŽtend Žradiquer lÕadversaire, en rŽalitŽ elle en rend inŽluctable le retour. LÕƒtat terroriste est un ƒtat qui est habituŽ aux solutions purement apparentes. LÕidŽe quÕil y a des ennemis se substitue ˆ lÕabsence de solution effective de problmes non ou mal posŽs. Ce qui va se passer, cÕest que le personnel de lÕƒtat lui-mme va finir par reproduire ˆ lÕintŽrieur la trahison quÕil a pourchassŽe ˆ lÕextŽrieur. On sÕaperoit en effet que la caractŽrisation de lÕƒtat terroriste, cÕest quÕil est lui-mme infectŽ de tra”tres - si on entend par Ç tra”tres È des gens qui ont abandonnŽ les objectifs et lÕidŽe stratŽgique de la rŽvolution et qui sont lˆ pour dÕautres raisons que cette idŽe : le confort, le fait que ce sont dÕautres qui travaillent et pas vous, le fait dÕavoir une autoritŽ locale, etc., etc. Et a, cÕest quoi ? CÕest quÕˆ lÕintŽrieur de lÕappareil qui se prŽsente comme coercitif, comme le gardien de lÕidŽe politique prolongŽe, se constituent prŽcisŽment la division et la trahison principale. De ce point de vue, il y a un rapport avec ce quÕavait dit Mao Zedong : Ç On me demande toujours, puisque nous sommes dans un pays socialiste : o est la bourgeoisie ? Eh bien, cÕest trs simple : la bourgeoisie est dans le parti communiste ! È Et cÕŽtait bien vrai.

 

Au fond, pour Žviter le court-circuit terroriste, qui est une impatience menant ˆ la trahison, lÕessentiel est de donner ˆ la formulation des problmes et ˆ leur rŽsolution le temps requis. La protection de la politique, cÕest la construction dÕune temporalitŽ spŽcifique, et dÕune temporalitŽ qui a pour emblme la patience. Ce que jÕappelle Ç patience È, cÕest de ne pas rivaliser avec le temps de lÕadversaire. La plupart des emballements rŽvolutionnaires ont pour origine lÕidŽe : Ç on va faire mieux que lÕadversaire et beaucoup plus vite È. CÕŽtaient les mots dÕordre : Ç rattraper lÕAngleterre en cinq ans È, etc., crŽant une espce de dŽcha”nement, notamment de lÕappareil productif, qui conduisait ˆ utiliser le travail forcŽ et aussi les trucages (les statistiques Žtaient toujours falsifiŽes, plus personne ne savait ce qui se passait rŽellement). Cette obscuritŽ interne ˆ lÕexcitation terroriste et ˆ la rivalitŽ avec lÕadversaire doit absolument tre ŽvitŽe. Disons-le comme a : le temps politique de lÕidŽe communiste, la stratŽgie de construction dÕun autre monde, ne doit jamais rivaliser avec le temps Žtabli de la domination et de ses urgences. Ce qui veut dire que la temporalitŽ elle-mme est dissymŽtrique. Au fond, rivaliser avec lÕadversaire, en ce sens-lˆ, a conduit toujours au semblant de la force et non ˆ son rŽel, a consiste ˆ Žriger la norme de la force dans la figure du semblant. Au fond, il faut poser, ce qui peut para”tre paradoxal, que le communisme nÕest pas en rivalitŽ avec le capitalisme, il entre avec lui dans une relation dissymŽtrique. Pour rivaliser, il faut que lÕobjectif soit le mme. Les conditions dramatiques mises en Ïuvre dans la rivalitŽ avec lÕadversaire, quÕil sÕagisse de la manire dont se sont installŽs les plans quinquennaux soviŽtiques, mais aussi, il faut bien le dire, le Grand Bond en avant de Mao par beaucoup de c™tŽs, cÕŽtaient des constructions forcŽes. ‚a impliquait un forage, cÕŽtait une dŽnaturation de lÕidŽe stratŽgique, et en dŽfinitive lÕobligation de la terreur. Ë force dÕŽchouer dans la rivalitŽ, on pensait quÕelle ne peut tre obtenue que de manire coercitive.

Il y a en politique une nŽcessaire lenteur. Une lenteur dŽmocratique et populaire qui est propre ˆ la juste rŽsolution des contradictions au sein du peuple. La juste rŽsolution des contradictions au sein du peuple, a prend du temps et vous ne pouvez pas accepter un court-circuit de ce temps par les moyens de lÕautoritarisme dÕƒtat. Vous savez que les capitalistes se sont toujours moquŽs du fait que dans les usines socialistes, on travaillait assez lentement, et parfois mme assez peu. Au fond, cÕest une critique de capitaliste. Nous ne sommes pas nŽcessairement sous la loi dÕune productivitŽ intense et de lÕextraction dÕun surprofit liŽ au temps de travail... Il y avait des plaisanteries lˆ-dessus dans le monde socialiste lui-mme. On disait : Ç cÕest un monde trs ŽquilibrŽ parce que nous faisons semblant de travailler, et quÕils font semblant de nous payer !È. Ce nÕŽtait pas si agressif que a. ‚a voulait dire en rŽalitŽ quÕau fond, on nÕŽtait plus vraiment dans la rgle salariale, cÕŽtait un changement dÕunivers ; aurait dž rŽgner le fait quÕon travaillait parce quÕon avait la conviction quÕil fallait travailler, mais pas pour le semblant du paiement ou du salaire. Le communisme, cÕest aussi la fin du salariat. Il y avait une atmosphre de fin du salariat qui rŽgnait, malgrŽ tout. JÕai connu lÕŽpoque o des professeurs qui allaient en Union soviŽtique Žtaient assez choquŽs par le rythme de travail : a commenait ˆ 8 heures, mais ˆ 9 heures et demie, cÕŽtait lÕheure du petit-dŽjeuner etc. et ˆ la fin de la journŽe la quantitŽ de travail avait ŽtŽ assez limitŽe. Plut™t que de mÕen moquer, je pensais que cÕŽtait au contraire le dernier dŽbris de socialisme prŽsent ˆ cette Žpoque, on nÕŽtait pas encore dans ce que nous connaissons aujourdÕhui : la cadence, la norme, lÕŽvaluation, la rentabilitŽ, etc. Ce qui manquait, cÕŽtait la conviction subjective liŽe au problme politique lui-mme. Le travail productif Žtait coincŽ entre Ç on ne fait pas grand chose È et le travail forcŽ. Et quand il nÕy a plus eu vraiment le travail forcŽ, le non-travail sÕest imposŽ de lui-mme comme Žtant la meilleure solution. Entre les deux, le travail forcŽ, y compris le travail forcŽ par le salariat, et le travail dŽsorganisŽ, trop lent, etc., il y a quand mme autre chose qui est le travail collectivement dŽcidŽ dans des conditions ŽclairŽes pour ceux qui travaillent, et qui soumet la production ˆ la politique et non pas lÕinverse. Sinon, le rŽgime de la concurrence se substitue ˆ lÕidŽe ŽmancipŽe du travail qui est : ce que je fais, je le fais parce que jÕai la conviction que cÕest intŽressant pour moi et pour les autres de le faire. Si lÕorganisation collective du travail est diffŽrente, a porte lˆ-dessus ˆ la fin des fins, cÕest-ˆ-dire sur le statut effectif du travail, la relation du travail ˆ lÕargent et ˆ la circulation monŽtaire en tant que telle. Si on ne touche pas ˆ ce point, cÕest, dÕune certaine manire, quÕon nÕest pas dans une orientation rŽellement hŽtŽrogne. Autrement dit, y compris la question du temps de travail nÕest pas mesurable de la mme faon selon quÕelle est rapportŽe ˆ la production de plus-value pour le propriŽtaire de lÕentreprise, cÕest-ˆ-dire les profits de lÕoligarchie, ou selon quÕelle est rapportŽe aux prŽvisions nouvelles de ce que doit tre la vie des gens au travail. Ce qui est essentiel dans lÕidŽe alternative, cÕest dÕaffirmer que notre temps, le temps au sens de la temporalitŽ, nÕest pas celui du capital.

Je dirai ceci : la terreur, loin dÕtre une consŽquence de lÕidŽe stratŽgique communiste, rŽsulte en fait dÕune fascination pour lÕadversaire. Le capitalisme a ŽtŽ le serpent crotale du communisme. Il sÕest installŽ une rivalitŽ mimŽtique avec lui, y compris dans les moyens qui nÕŽtaient pas du tout ceux de lÕadversaire et qui nÕavaient rien ˆ lui envier sur leur caractre rŽpressif, ˆ savoir lÕusage massif du travail forcŽ comme compensation ˆ lÕabsence de subjectivitŽ politique construite concernant le travail mme. Ensuite, il faut bien voir que cet effet de rivalitŽ avec le capitalisme, cet effet de coercition, induit peu ˆ peu un abandon pur et simple de lÕidŽe elle-mme. LÕidŽe qui justifiait cette pseudo-rivalitŽ, lÕidŽe quÕon construisait un monde alternatif, diffŽrent de celui qui existait, est elle-mme ŽpuisŽe petit ˆ petit dans une sorte de violence paradoxale qui consiste ˆ vouloir obtenir les mmes rŽsultats, voire des rŽsultats supŽrieurs, y compris par les moyens de la coercition pure et simple, alors que ce qui a ŽtŽ dŽsirŽ, et en partie crŽŽ, cÕŽtait des conditions nouvelles qui justement ne pouvaient pas obtenir les mmes rŽsultats parce que ce nÕŽtait pas dans la mme norme. Au fond, la violence terroriste dŽtruit le temps propre de lÕŽmancipation. Alors, ˆ la fin de tout a, on voit appara”tre des gens comme Gorbatchev, ou les actuels dirigeants chinois, dont le seul but est dÕtre admis comme des gens raisonnables, civilisŽs, dans le petit groupe de lÕoligarchie capitaliste internationale, des gens qui veulent ˆ tout prix tre reconnus par leurs supposŽs adversaires, des gens pour qui lÕidŽe nÕa plus aucun sens, et pour qui, ˆ la fin des fins, le but de la diffŽrence aura ŽtŽ de conquŽrir un pouvoir dans lÕidentitŽ. On sÕaperoit alors, cÕest un point essentiel, que la terreur nÕa abouti quÕˆ la renonciation, prŽcisŽment parce quÕelle nÕa pas permis la conservation des forces et leur dŽplacement, et elle nÕa pas consacrŽ lÕessentiel du temps, comme toute pensŽe politique le doit, ˆ cette prŽservation. Elle nÕa pas constamment politisŽ le peuple, elle lÕa au contraire dŽpolitisŽ, et en fin de compte, elle a descellŽ, dŽsorientŽ, lÕidŽe mme du communisme.

Si lÕon admet, je vous propose cette hypothse, cÕest la mienne, que le recommencement de lÕidŽe communiste est la t‰che du sicle en cours, je pense que lÕidŽe dÕurgence rŽvolutionnaire doit tre remplacŽe par ce que jÕappellerai son esthŽtique, au sens de Kant. Nous dŽsirons crŽer non pas une modification locale, Žventuellement violente, concentrŽe, de ce quÕil y a, nous dŽsirons que le collectif humain lui-mme soit en quelque sorte courbŽ dans un nouvel espace, installŽ dans une nouvelle dimension du point de vue de sa temporalitŽ gŽnŽrale. Nous trouverons alors lˆ dans lÕidŽe ce qui lui a fait dŽfaut, dŽfaut dont la cause et le prix payŽs ont ŽtŽ le recours ˆ la terreur, au travail forcŽ et au primat absolu de lÕantagonisme. On trouvera lÕabsolue indŽpendance des lieux et du temps. Et a, cÕest la condition sine qua non dÕun nouveau monde bien plus que le problme dÕun nouvel ƒtat. On peut le dire autrement : ce qui importe, cÕest que lÕidŽe gouverne la temporalitŽ politique et quÕelle puisse unifier les trois termes constitutifs de toute situation historique, ˆ savoir le mouvement de masse, lÕƒtat, et lÕorganisation politique. Ces trois termes ont ŽtŽ, sous le rŽgime de la terreur, disjoints en rŽalitŽ, sŽparŽs et concentrŽs dans lÕƒtat, et il faut quÕils soient ˆ nouveau distribuŽs dans leur singularitŽ et articulŽs, traversŽs, par la conviction commune. Voilˆ pourquoi, en dŽfinitive, la terreur, nous pouvons en proposer un bilan interne ˆ lÕhistoricitŽ de lÕidŽe, sans avoir ˆ renoncer, je crois, ˆ lÕidŽe elle-mme.

11 janvier 2016

 

2 PUBLICATIONS RECENTES DE ALAIN BADIOU

Notre mal vient de plus loin (qui est une version un peu corrigŽe de la confŽrence faite le 23 novembre 2015 ˆ propos des meurtres de masse du 13 novembre) [Žditions Fayard]

Le noir – Žclats d'une non-couleur [Žditions Autrement]

 

Je commence par vous prŽsenter mes vÏux.

Les vÏux ont partie liŽe avec la question du fini et de l'infini. Un vÏu authentique est un vÏu qui cherche ˆ soutenir le systme des possibilitŽs auxquelles est exposŽe l'existence de l'autre, au choix et au dŽploiement de ces possibles. C'est le c™tŽ infini du vÏu, car ces possibilitŽs prtŽes ˆ l'autre, ce ˆ quoi, prŽcisŽment, il se voue, a peut tre une ouverture ˆ l'infini – mais c'est trs difficile ˆ soutenir, surtout sur une petite carte ... Par contre, quand le vÏu est du c™tŽ fini, c'est le vÏu intŽressŽ, par lequel il est suggŽrŽ ˆ l'autre (souvent le supŽrieur) non pas qu'il rŽalise les possibilitŽs qui sont les siennes propres, mais qu'il aide ˆ rŽaliser les v™tres, ou, comme on dit, ˆ renvoyer l'ascenseur. On s'adresse ici ˆ l'autre en tant qu'il s'agit que l'autre s'adresse ˆ vous.

Le vÏu en tant que rituel social, ce sont les vÏux protŽgŽs, d'une certaine faon, de leur possibilitŽ immanente d'infini. C'est pour a que cela se rŽduit ˆ Ç Bonne annŽe !È.

En tenant compte de tout a, je vais vous prŽsenter les miens. Aprs les avoir rŽdigŽs – parce qu'il faut faire attention : devant un public aussi vaste, largement composŽ de gens que je ne connais pas, je me suis rendu compte que je m'exposais ˆ de grands risques. Notre Premier ministre a trs justement proclamŽ un axiome politique qui marque un heureux tournant dans nos valeurs bien franaises et totalement rŽpublicaines : Ç L'essence de la libertŽ, c'est la sŽcuritŽ È (en rŽalitŽ il n'a pas dit Ç l'essence È, il a dit : Ç La premire des libertŽs, c'est la sŽcuritŽ È, c'est moi qui traduis dans mon jargon philosophique). 

Si je suis le fil de la pensŽe de notre Premier Ministre, la sŽcuritŽ doit tre absolue, sinon nous sommes exposŽs ˆ l'infinitŽ insinuante et angoissante des risques. Or l'homme rŽpublicain, libre et occidental a le droit de ne courir aucun risque. L'ƒtat est avant tout une assurance tout risque, plus ou moins gratuite. Ce droit, il convient ˆ la police rŽpublicaine de le garantir ˆ chaque citoyen-n-e. Si bien que nous devons oser cette formule : Ç L'essence de la libertŽ, c'est la police È. Et quand appara”t le moindre risque, l'urgence est d'appeler au renforcement infini de la protection policire de notre finitude. Formule qui n'est dialectique qu'en apparence : l'infinitŽ policire de l'Žtat d'urgence est destinŽe ˆ protŽger les citoyens de l'infinitŽ elle-mme ; les mesures les plus rŽpublicaines dont il se compose visent ˆ mettre dans une ombre carcŽrale extrmement finie quiconque est souponnŽ d'un dŽvouement ou d'une tentation perverse ˆ quelque forme d'infinitŽ, ou, comme il est Žgalement dit, quiconque est souponnŽ de Ç radicalisation È.

Ds ses dŽbuts, notre actuel chef de gouvernement (aprs avoir ŽtŽ chef de la police, rappelons-le) avait, sans hŽsiter, dispersŽ, incarcŽrŽ et persŽcutŽ ceux qui, sous le nom un peu louche de Roms, sont des nomades de provenance incertaine qui circulent sur notre territoire fini. Un nomade, c'est quelqu'un qui semble prŽfŽrer l'infinitŽ des voyages, l'incertitude du nomadisme, l'insŽcuritŽ des campements en plein air ˆ un logement clos dont l'heureux habitant rŽpublicain et citoyen nourrit le juste dŽsir de devenir le propriŽtaire exclusif. Il sera alors prt, cet habitant, ˆ dŽfendre sa sŽcuritŽ, donc sa libertŽ, c'est-ˆ-dire la cl™ture de sa propriŽtŽ, avec un fusil et un chien policier. Contre ce beau et libre dŽsir, l'errance infinie du Roms, qui menace la finitude du propriŽtaire, n'est pas rŽpublicaine, a dit alors raisonnablement et trs fermement Valls, chef de la police, et donc chef de la sŽcuritŽ, ce qui veut dire, la formule est audacieuse mais juste, chef de la libertŽ. Il a dit, ce chef de la libertŽ : Ç ces gens veulent de l'infini, du risque, eh bien ils vont en avoir ! È Il a envoyŽ la police rŽpublicaine disperser et dŽvaster leurs campements sauvages et on a entamŽ, Dieu merci !, leur rŽŽducation rŽpublicaine par la belle finitude de l'incarcŽration.

Ceci se disposait dans une pensŽe plus vaste qui est la suspicion rŽpublicaine ˆ l'Žgard de quiconque n'est pas un Franais incontestable, dotŽ de parents franais, et aussi, si possible, d'arrire-grands-parents franais, pour ne rien dire de l'excellence ˆ ce qu'ils soient franais du c™tŽ de vos deux parents franais. Lˆ, votre finitude identitaire fait plaisir ˆ voir. L'Žtranger, c'est le contraire. Tout Žtranger, en effet, n'Žtant pas d'ici, est d'ailleurs. Or, ailleurs c'est grand, et mme trs grand. C'est peut-tre infini, et l'infini est bourrŽ de terroristes, tout le monde le sait. Ces Žtrangers, il faut donc les avoir ˆ l'Ïil et user, les concernant, de la perquisition jour et nuit et des contr™les incessants dans la rue. Notre libertŽ l'exige, c'est le minimum, et s'ils continuent obstinŽment ˆ aller souvent ailleurs, notamment dans les rŽgions du monde o sŽvissent les radicaux de la radicalisation, il faut les rŽŽduquer par une finitude sŽvre et, si a ne marche pas, les renvoyer. Les renvoyer o ? En tout cas, ailleurs. C'est pour a que je me suis dit, ˆ moi-mme : Ç en prŽsentant tes vÏux ˆ ton sŽminaire, ˆ des gens que tu ne connais pas tous, tu cours des risques, donc tu n'es pas en sŽcuritŽ, donc tu n'es pas libre È. Et en vous regardant, lˆ, tous, je me dis qu'il y a peut-tre parmi vous des gens qui viennent d'ailleurs, et mme de plusieurs pays, ce qui veut dire qu'ils viennent de plusieurs ailleurs diffŽrents – de l'infini multipliŽ en somme. En plus l'entrŽe est libre, dans ce Thމtre de la Commune. Libre, c'est-ˆ-dire risquŽe, c'est-ˆ-dire insŽcure, c'est-ˆ-dire pas libre. C'est dialectique en apparence, mais, je l'ai dŽjˆ dit, c'est le prix ˆ payer pour que le chef de la police soit content. Songez que mme un Roms pourrait s'asseoir tranquillement lˆ, dans la salle. Vous n'allez pas me dire que a ne menace pas notre finitude rŽpublicaine É Et d'ailleurs, ce thމtre a un nom un peu suspect. Parce que la Commune de Paris, entre nous, c'Žtait la rverie infinie, il y avait lˆ trs peu de finitude, c'Žtaient quasiment des communistes, ces gens de la Commune de Paris, ils Žtaient infinis ˆ fond. Il a fallu tous les tuer, c'est vous dire.  Vingt mille fusillŽs dans les rues de Paris pour sauver in extremis la sŽcuritŽ des propriŽtaires, et donc la libertŽ. C'est triste, mais c'est nŽcessaire. Qui les a fusillŽ ? Eh bien ceux qui ont fondŽ notre rŽpublique, ceux qui ont des rues et des avenues partout en France : Auguste Thiers, Jules Ferry, Jules Simon, Jules GrŽvy, Jules Fabre.  ils ont fait un boulot terrible, ces fondateurs de la rŽpublique. Triste, mais juste. Parce que fusiller l'infini est souvent une nŽcessitŽ pour l'ƒtat, pour sa police, pour la sŽcuritŽ et donc pour notre libertŽ rŽpublicaine. Dans ce thމtre hantŽ par l'infini, je dois donc me protŽger un max, comme on dit dans notre pays libre, festif, joyeux, rŽpublicain et sŽcure. Il faut que j'applique le principe de prŽcaution, le principe de la sŽcuritŽ maximale, donc de la libertŽ la plus finie, donc la plus grande, il faut que je contr™le mes vÏux au contact de tout l'ailleurs qu'il y a ici, qu'il ne devienne pas infini. Parce qu'alors ma finitude dispara”tra dans l'infini et ce sera ici-mme, ˆ Aubervilliers, la Commune de Paris. Et alors, mes amis, on y passera tous, parce que le spectre de Jules Ferry, fondateur de la rŽpublique, de l'Žcole la•que et du colonialisme veille sur tout ce qui est enseignement public. Jules Ferry qui a dit, dans un discours ˆ l'AssemblŽe Nationale : Ç Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai, il faut dire ouvertement qu'en effet les races supŽrieures ont un droit vis-ˆ-vis des races infŽrieures, parce qu'il y a un devoir pour elles, elles ont un devoir de civiliser les races infŽrieures È.

Je dois vous dire, entre parenthses que, pendant plusieurs annŽes, j'ai enseignŽ ˆ l'amphithމtre Jules Ferry, vous voyez l'amer problme subjectif É

 

Alain Badiou fait alors la lecture de Ç la version prŽcautionneuse de (ses) vÏux, laquelle est en conformitŽ avec le principe de prŽcaution inscrit dans la Constitution et avec tous les impŽratifs de la sŽcuritŽ É et donc (qui sont) libres comme l'air È. Inutile de prŽciser qu'il s'agit d'un texte parodique.

 

[Transcription par Gustavo Chantaignier]

 

Avant de prŽsenter mes vÏux ˆ un public aussi vaste, largement composŽ de gens que je ne connais pas, je me suis soudain rendu compte que je mÕexposais ˆ de considŽrables risques. Notre premier ministre, lÕŽnergique Manuel Valls, a trs justement proclamŽ un axiome politique qui, je le crois, marque un heureux tournant dans nos valeurs bien franaises et totalement rŽpublicaines. Il a dit en effet : Ç lÕessence de la libertŽ, cÕest la sŽcuritŽ È. Notez bien, il nÕa pas dit Ç lÕessence È, qui pour lui dŽsigne trs justement du pŽtrole raffinŽ. Mais je rŽsume sa pensŽe concrte dans une phrase abstraite. Cette magnifique sentence de Valls nous dit quÕil faut concevoir la libertŽ rŽpublicaine dans le juste appareil dÕune protection par la finitude. La sŽcuritŽ, en effet, qui concerne lÕindividu et ses propriŽtŽs, qui porte donc sur un domaine essentiellement fini, doit tre absolue. Sinon, nous sommes immŽdiatement exposŽs ˆ quoi ? Eh bien, ˆ lÕinfinitŽ insinuante et angoissante des risques. Or lÕhomme rŽpublicain libre et occidental a le droit, le droit absolu, de ne courir aucun risque. LÕƒtat est dÕabord et avant tout une assurance tous risques. Et ce droit, il revient ˆ la police rŽpublicaine de le garantir ˆ chaque citoyen, et naturellement, dans notre RŽpublique moderne, Žgalement ˆ chaque citoyenne. Si bien que nous devons oser une formule qui parait en effet osŽe, mais qui dŽcoule absolument de la formule de notre premier ministre. Oui, lÕessence de la libertŽ, cÕest la sŽcuritŽ, et donc, la philosophie rŽpublicaine de la finitude sŽcuritaire nous impose de dire : lÕessence de la libertŽ, cÕest la police. Et par consŽquent, lÕurgence quand apparait le moindre risque, cÕest dÕappeler urgemment ˆ un renforcement infini de la protection policire de notre finitude. La formule -- protŽger notre finitude individuelle par lÕinfinitŽ policire -- peut para”tre exagŽrŽment dialectique. Mais elle est heureusement dŽpourvue de tout risque. LÕinfinitŽ policire de lÕŽtat dÕurgence est en effet exclusivement destinŽe ˆ protŽger tous les citoyens de lÕinfini lui-mme. Comme le montrent les trs belles formules qui dŽfinissent les actions particulirement finies de lÕinfinitŽ policire. Citons parmi ces belles formules, lÕincarcŽration prŽventive, la restriction du droit dÕaller et de venir, lÕassignation ˆ rŽsidence, la privation de la nationalitŽ, lÕŽlargissement du droit de la police ˆ tirer sur tout ce qui bouge, le droit de perquisition illimitŽ jour et nuit et le droit dÕŽcouter les conversations tŽlŽphoniques de nÕimporte qui ˆ nÕimporte quel moment, tout comme celui de lire les messages Žlectroniques de nÕimporte qui dans nÕimporte quelle direction. Toutes ces procŽdures, rigoureuses mais indispensables, visent ˆ mettre dans une ombre carcŽrale extrmement finie quiconque peut tre souponnŽ de tendances infinies, et ainsi de le rŽŽduquer par les mŽthodes les plus rŽpublicaines. En particulier, on Žradiquera en lui la tendance effrayante ˆ croire quÕil y a quelque chose de plus que le monde tel quÕil est. Tendance trs justement nommŽe Ç radicalisation È, ce qui veut dire : avoir une pensŽe radicale. Et Ç radicale È, cela veut dire : qui pense les choses jusque dans leurs racines. Voilˆ le pŽril de lÕinfini : la racine ! Les choses que nous connaissons auraient-elles dÕinvisibles racines quÕil faut penser avec force, et Žventuellement extirper ? Cette vision des choses est non seulement ridicule, mais dangereuse. Les mŽthodes finies de lÕinfinitŽ policire visent ˆ dŽ-radicaliser tout ce qui bouge, et ˆ arracher toutes les racines de la pensŽe radicale. Arracher les racines de la pensŽe enracinŽe est la racine mme de la dŽradicalisation. Sur ce but suprme, il faut tre intransigeant et constamment vigilant.

Un point symbolique de cette vigilance a ŽtŽ du reste affirmŽ, bien avant les rŽcents attentats, par celui qui est devenu, sous la protection paternelle du prŽsident Hollande notre actuel chef de gouvernement aprs avoir ŽtŽ notre chef de la police, celui que jÕai nommŽ en commenant ce prŽambule ˆ mes vÏux, lÕinflexible Manuel Valls. Ds ses dŽbuts, et sans hŽsiter, il a dispersŽ, incarcŽrŽ, persŽcutŽ, ceux qui, sous le nom par lui-mme louche de Ç Roms È, sont des nomades de provenance incertaine qui sŽvissent de faon anormale sur notre territoire fini. QuÕest-ce en effet quÕun nomade, je vous le demande ? CÕest quelquÕun qui semble prŽfŽrer lÕinfinitŽ des voyages, lÕincertitude du nomadisme, lÕinsŽcuritŽ des campements en plein air ˆ un logement clos dont lÕheureux habitant rŽpublicain et citoyen nourrit le juste dŽsir de devenir le propriŽtaire exclusif. Et quand il le deviendra, il sera prt ˆ dŽfendre sa sŽcuritŽ, cÕest ˆ dire la cl™ture de sa propriŽtŽ, avec un fusil et un chien policier. Contre ce beau et libre dŽsir, lÕerrance infinie du Roms, qui menace la finitude du propriŽtaire, nÕest pas rŽpublicaine, a dit alors trs fermement et raisonnablement Valls, chef de la police, et donc chef de la sŽcuritŽ, ce qui veut dire, la formule est audacieuse mais juste : chef de la libertŽ. Il a dit, le chef de la libertŽ : Ces gens veulent de lÕinfini, ils veulent du risque ? Ils vont en avoir. Et il a envoyŽ la police disperser et dŽvaster leurs campements sauvages et entamer leur rŽŽducation rŽpublicaine par la belle finitude des contraventions, des expulsions et des incarcŽrations.

Ceci du reste se disposait dans une pensŽe plus vaste, qui est la suspicion rŽpublicaine ˆ lÕŽgard de quiconque nÕest pas un franais incontestable, dotŽ de parents franais. Et aussi, si possible, dÕarrire-grands-parents franais, cÕest encore mieux. Pour ne rien dire de lÕexcellence quÕil y a ˆ ce que vos arrires-arrires grands parents soit eux-mmes franais, et ce du c™tŽ de vos deux parents franais. Lˆ, votre finitude identitaire fait plaisir ˆ voir. LÕŽtranger, cÕest le contraire. Tout Žtranger en effet, nÕŽtant pas dÕici, est dÕailleurs. Or ailleurs, cÕest grand. CÕest mme trs grand. CÕest peut-tre infini, Ç ailleurs È. Et lÕinfini est bourrŽ de terroristes, cÕest Žvident. Donc, ceux qui nÕont pas leurs arrire-grands-parents tous franais, dans les deux directions parentales, il faut, au minimum, les avoir ˆ lÕÏil et user les concernant de la perquisition jour et nuit comme du contr™le incessant dans la rue. Notre libertŽ, dont je vous rappelle que le chef est le chef de la police, lÕexige. Au maximum, sÕils continuent obstinŽment ˆ aller souvent ailleurs, notamment dans les rŽgions du monde o sŽvissent les complŽtement radicalisŽs de la radicalisation, il faut les rŽŽduquer par une finitude sŽvre, dŽraciner leur gožt pour les idŽes qui vont ˆ la racine des choses, et si a ne marche pas, les renvoyer. Les renvoyer o ? En tout cas, ailleurs.

Alors, vu tout a, je me suis dit, en me parlant ˆ moi-mme familirement, dÕindividu fini ˆ individu fini : Ç mon vieux, en prŽsentant tes vÏux ˆ ton sŽminaire, comme a, ˆ des gens que tu ne connais pas tous, tu cours des risques. Donc tu nÕes pas en sŽcuritŽ. Donc tu nÕes pas libre È.

En vous regardant, lˆ, tous, devant moi, je me dis : il y a peut-tre lˆ des gens qui viennent dÕailleurs. Et mme, des gens venus de plusieurs pays diffŽrents, ce qui veut dire quÕils viennent de plusieurs ailleurs diffŽrents. ‚a, cÕest de lÕinfini multipliŽ, un risque Žnorme ! LÕentrŽe est libre, dans ce thމtre de la Commune. Libre, cÕest-ˆ-dire risquŽe, cÕest-ˆ-dire insŽcure, cÕest-ˆ-dire pas libre. CÕest dialectique en apparence a, pas libre parce que cÕest libre. Mais je lÕai dŽjˆ dit : cÕest le prix ˆ payer pour que le chef de la police soit content. Songez que mme un Roms pourrait sÕasseoir tranquillement lˆ, dans la salle. Vous nÕallez pas me dire que a ne menace pas notre finitude rŽpublicaine, un truc pareil.

Et dÕailleurs, ce thމtre, il a un nom un peu suspect. Parce que la Commune de Paris, entre nous, cÕŽtait de la rverie infinie. CÕŽtait quasiment de vrais communistes, les gens de la Commune de Paris. Ils Žtaient infinis ˆ fond ! A mon avis, ils Žtaient tous, je dis bien tous, compltement radicalisŽs. Et rien ˆ faire pour les dŽ-radicaliser ! Mme une thŽrapie de groupe musclŽe accompagnŽe de puissants neuroleptiques ne pouvait y parvenir. Il a fallu tous les tuer, cÕest vous dire. Vingt-trois mille fusillŽs dans les rues de Paris pour sauver in extremis la sŽcuritŽ des propriŽtaires, et donc la libertŽ. CÕest triste, mais cÕest nŽcessaire. Et qui les a fusillŽs ? Ceux qui ont fondŽ notre rŽpublique, ceux qui cÕest quÕils ont des rues et des avenues partout en France : Auguste Thiers, Jules Ferry, Jules Simon, Jules GrŽvy, Jules FavreÉIls ont fait un boulot terrible, ces fondateurs de la RŽpublique. Triste, mais juste. Fusiller lÕinfini est souvent une nŽcessitŽ pour lÕƒtat, pour sa police, pour la sŽcuritŽ et donc pour notre libertŽ rŽpublicaine.

Alors, vous imaginez ! Dans le thމtre de la Commune, un thމtre hantŽ par lÕinfini, je dois me protŽger Ç un max È, comme on dit dans notre pays libre, festif, joyeux, rŽpublicain, sŽcureÉ Il faut que jÕapplique le principe de prŽcaution, le principe de la sŽcuritŽ maximale, donc de la libertŽ la plus finie, donc la plus grande. Il faut que je contr™le mes vÏux, quÕau contact de tout lÕailleurs quÕil y a ici, ils ne deviennent pas infinis. Parce quÕalors, ma finitude dispara”tra dans lÕinfini, et ce sera, ici mme, ˆ Aubervilliers, la Commune de Paris. Et alors, mes amis, on y passera tous. Parce que le spectre de Jules Ferry, fondateur de la RŽpublique, de lÕŽcole la•que et du colonialisme, veille sur tout ce qui est enseignement public. Il a dit, Jules Ferry, je le cite exactement, cÕest tirŽ dÕun discours du vŽnŽrŽ fondateur de notre Žcole rŽpublicaine, la•que, et pleine ˆ ras bords de sŽcuritŽ, Žcoutez bien : Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu'en effet les races supŽrieures ont un droit vis ˆ vis des races infŽrieures, parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont un devoir de civiliser les races infŽrieures [...]

Vous avez bien entendu ! Les infŽrieurs sont ailleurs, il faut leur apprendre ce que nous sommes, ici. CivilisŽs, nous sommes ! Encore rŽcemment, suite ˆ des massacres de masse nihilistes et horribles, notre prŽsident a dit quÕil y avait une guerre mondiale entre les barbares et les civilisŽs. Hollande et Jules Ferry, mme combat, civilisŽ, policier, la•que et sŽcuritaire ! Mme en prŽsentant mes vÏux, je ne dois pas oublier, vu quÕil y a peut-tre ici des gens dÕailleurs, les devoirs de la civilisation, les valeurs franaises. Je suis coincŽ, ici, entre le nom de ce thމtre, le nom infini Ç La Commune È, et le spectre de Jules Ferry, qui a enseignŽ aux communards et aux colonisŽs la finitude civilisŽe. Il faut, en vous prŽsentant mes vÏux, que je me faufile entre ces deux termes contraires : Ç Commune de Paris È et Ç Jules Ferry È, ou encore Ç infini È et Ç fini È.

CÕest lˆ que je vais utiliser largement des formules de Christian Duteil, journaliste et philosophe, critique et humoriste, qui sait parler comme il convient de ceux qui nous gouvernent, comme de nos rites sociaux.

Voici donc la version prŽcautionneuse de mes vÏux laquelle est en conformitŽ avec le principe de prŽcaution inscrit dans la Constitution, et avec tous les impŽratifs de la sŽcuritŽ sociale, ce qui veut dire : bien dans lÕabri des lois, de la justice, de la police, et donc libre comme lÕair.

 

Je vous prie tous, lˆ devant moi, d'accepter mes vÏux ˆ l'occasion du solstice d'hiver et du premier de l'an sans aucune obligation implicite ou explicite de votre part, surtout si vous tes franais ˆ la troisime gŽnŽration, mais sans exclure les autres, sans non plus exactement les inclure, du moins sans examen prŽalable. Mes vÏux seront en adŽquation avec la tradition, la religion ou les valeurs existentielles de votre choix, dans le respect de la tradition, de la religion ou des valeurs existentielles des autres, ou dans le respect de leur refus, en la circonstance, de traditions, religions ou valeurs existentielles, ou de leur droit de manifester leur indiffŽrence aux ftes populaires programmŽes, en sorte quÕau bout du compte, mes vÏux soient indubitablement la•ques, cÕest-ˆ-dire marquŽs par une indiffŽrence totale ˆ toute conviction sinon la forte conviction la•que elle-mme, ˆ savoir quÕavoir une conviction ou une IdŽe, quelle quÕelle soit, expose en gŽnŽral ˆ lÕinfini, donc ˆ des risques, et nÕest donc pas conforme ˆ notre conception rŽpublicaine pleine dÕune festive finitude. Juste aprs lÕimpŽratif rŽpublicain de lÕessence de la libertŽ en tant que suprŽmatie de la police, vient en effet le sage conseil philosophique de notre sociŽtŽ : vis sans IdŽe ! Ceci dit, pour ne prendre aucun risque, je prŽsente aussi mes vÏux ˆ ceux qui ont une IdŽe, tout en leur faisant savoir, en toute fraternitŽ rŽpublicaine, que je nÕen ai aucune. Et en particulier, je nÕai aucune idŽe contraire ˆ lÕidŽe quÕils ont, sinon justement lÕidŽe de nÕavoir aucune idŽe, laquelle nÕest pas une idŽe, mais une opinion que je ne veux imposer ˆ personne, mme si je me lÕimpose ˆ moi-mme.

Bien entendu, mes vÏux concernent votre santŽ. Mais ceci ne suppose de ma part aucune connaissance particulire de votre dossier mŽdical, ni une quelconque volontŽ de m'immiscer dans le dialogue confidentiel Žtabli avec votre mŽdecin traitant. De mme, je ne prŽtends nullement mÕinsinuer entre vous et votre assureur, notamment dans le cas o vous seriez en train de discuter avec lui une convention visant ˆ couvrir les frais de vos obsques.

Mes vÏux concernent aussi votre prospŽritŽ. Mais bien entendu, jÕignore tout de la somme figurant sur votre dŽclaration de revenus, de votre taux d'imposition et du montant des taxes et cotisations auxquelles vous tes assujetti.

Mes vÏux concernent enfin votre bonheur. Mais l'apprŽciation de cette valeur est laissŽe ˆ votre libre arbitre et il n'est pas dans mon intention de vous recommander tel ou tel type de bonheur. JÕai sans doute Žcrit un livre qui sÕappelle Ç MŽtaphysique du bonheur rŽel È, mais vous nÕavez ˆ mes yeux nulle obligation de le conna”tre, encore moins de le lire, et encore moins dÕen tirer quelque idŽe qui mettrait en danger vos opinions ordinaires, et vous exposerait peut-tre, pour couper vers le pire, ˆ un risque de radicalisation.

Je tiens ˆ faire ici les prudentes remarques suivantes, concernant le calendrier, toutes tirŽes du trs remarquable texte de vÏux de Christian Duteil, que je soutiens sur tous ses points sans cependant forcer quiconque ˆ le soutenir, ni du reste ˆ ne pas le soutenir.

1. Le concept d'annŽe nouvelle est ici basŽ, pour des raisons de commoditŽ, sur le calendrier grŽgorien, qui est celui le plus couramment utilisŽ dans la vie quotidienne du pays, ˆ savoir la France, ˆ partir de laquelle ces vÏux vous sont adressŽs. Son emploi n'implique aucun dŽsir de prosŽlytisme, car je pense que ceux qui sont ici sont ici, que ceux qui sont ailleurs sont ailleurs, et que chacun doit, restant chez lui, observer ses coutumes. Je pense mme quÕil est lŽgitime que chacun, vu le principe de sŽcuritŽ et de finitude, pense que ses coutumes sont bonnes puisque ce sont les siennes. La lŽgitimitŽ des autres chronologies utilisŽes par d'autres cultures n'est donc absolument pas mise en cause par moi, pour autant quÕelles restent chez elles, pour que les vaches de chaque pays et de chaque culture soient mieux gardŽes. En particulier, la chronologie de la naissance des veaux doit rester, comme les vaches bien ŽlevŽes, le propre des pays et des populations dans lesquelles ils naissent, les veaux. Rappelons-nous du reste, quand il sÕagit de dŽfendre les valeurs bien franaises, de ce quÕa un jour dŽclarŽ le grand de Gaulle : Ç les franais sont des veaux È.

Tirons de ce point de principe quelques consŽquences prudentes.

- le fait de ne pas dater ces vÏux du yawm as-sabt 1 Safar de l'an 1434 de l'HŽgire (fuite du Prophte ˆ MŽdine) ne constitue ni une manifestation d'islamophobie, ni une prise de position dans le conflit israŽlo-palestinien;

- le fait de ne pas dater ces vÏux du 2 Teveth 5773, ne constitue ni un refus du droit d'Isra‘l ˆ vivre dans des frontires sžres et reconnues, ni le dŽlit de contestation de crime contre l'humanitŽ;

- le fait de ne pas dater ces vÏux du 3me jour (du Chien de MŽtal) du 11me mois (Daxue, Grande Neige) de l'annŽe du Dragon d'Eau, 78me cycle, n'implique aucune prise de position nŽgative, ni ne manifeste une crainte, au regard de la montŽe en puissance du capitalisme chinois. Il nÕimplique pas non plus une panique au regard de la crise boursire ˆ Shanghai.

- le fait de ne pas dater ces vÏux du Quintidi de la 3me dŽcade de Frimaire de l'an 221 de la RŽpublique Franaise, une et indivisible, ne saurait tre assimilŽ ˆ une contestation de la forme rŽpublicaine des institutions et plus gŽnŽralement ne saurait conduire ˆ quelque doute que ce soit concernant les valeurs franaises de libertŽ en tant que sŽcuritŽ, gaietŽ, galanterie, la•citŽ, esprit critique, tolŽrance au blasphme, hostilitŽ aux foulards et aux jupes longues, confortable propriŽtŽ pour les ouikindes, bonnes bouffes entre amis et voyage sympa dans les ”les HŽbrides comme ˆ Marrakech.

Tout ceci Žtant dit et garanti, je peux vous adresser mes riches vÏux, certes internes au principe de prŽcaution, mais dŽmocratiques et libres, mÕexprimant tout entier dans toute leur libre originalitŽ, leur sincŽritŽ individuelle, leur Žcho confortable. ƒcoutez bien :

BONNE ANNƒE.

 

 

Cherchons maintenant ˆ caractŽriser l'opŽration parodique ˆ laquelle je viens de me livrer. Il s'agit d'une opŽration de recouvrement, notion dont je vais me servir dans toute la suite de ce sŽminaire.

C'est une catŽgorie majeure de l'imposition oppressive de la finitude ˆ l'infinitŽ potentielle. Au fond, il s'agit d'asphyxier les possibles en tant que risques et d'assumer les identitŽs sans communication entre elles. Dans la parodie en question, aucune ŽchappŽe du discours protocolaire du vÏu n'est permise, de faon ˆ aboutir en effet ˆ un ŽnoncŽ insignifiant, qui ne dŽplace rien dans l'univers constituŽ ˆ l'intŽrieur duquel il fonctionne et ˆ qui il semble s'adresser : Ç Bonne annŽe ! È. C'est le recouvrement d'une potentialitŽ infinie par un jeu systŽmique et rhŽtorique de recouvrement du systme des possibles. On appellera opŽrations de recouvrement, de faon gŽnŽrale, des opŽrations de ce type-lˆ, c'est-ˆ-dire des opŽrations qui consistent ˆ discerner une potentialitŽ infinie quelque part et, plut™t que de la dŽnier directement au nom d'une conception finie contradictoire, de la rendre inactive en la recouvrant, en la dissimulant, par des considŽrations tirŽes elles-mmes de la finitude de faon ˆ ce qu'elle soit en dŽfinitive inaudible. Je pense que les procŽdures propagandistes, dont notre sociŽtŽ est alimentŽe plus qu'aucune autre ne l'a jamais ŽtŽ, ne sont pas de faon majoritaire des opŽrations de nŽgation, mais des opŽrations de recouvrement.

Prenons comme exemple ce qui s'est passŽ ˆ propos des meurtres de masse de novembre, j'y reviens ˆ nouveau. Ë quoi nous engageait une comprŽhension vŽritablement complexe et effective de ce qui s'est passŽ lˆ ? J'ai proposŽ de dire que, a minima, cela exigeait un va et vient de la pensŽe elle-mme entre la situation telle qu'on pouvait la comprendre, qui s'avŽrait d'ailleurs uns situation mondiale et pas simplement franaise, et l'intelligibilitŽ de la subjectivitŽ active des assassins, que je considre comme des fascistes, je ne vais pas revenir ici sur ce point. Le cheminement de pensŽe remontait ensuite de cette Žlucidation jusqu'ˆ la vision d'une situation mondiale autre que celle de dŽpart, situation qui serait caractŽrisŽe par le fait qu'elle ne pourrait plus produire de tels dŽsastres.

Ce parcours en forme d'aller-retour est potentiellement infini, c'est vrai.  L'exploration complte d'une subjectivitŽ l'est dŽjˆ par elle-mme. C'est la raison, entre parenthses, pour laquelle on ne veut pas de procs, que donc on tue toujours ces gens. Dans un pays qui interdit la peine de mort, on les tue sans exception. On exerce une vengeance et non pas une justice, au sens le plus formel du terme. La justification latente de cela, c'est qu'on s'engagerait, s'il y avait procs, dans des considŽrations extrmement compliquŽes, subtiles, qui prŽcisŽment engageraient ce mouvement de va et vient entre la situation et les subjectivitŽs, ce que l'on ne veut pas. L'infinitŽ potentielle de cette situation est perceptible pour tout le monde, tout le monde est traumatisŽ, inquiet, non pas seulement par ce qui se passe, mais parce que l'intelligibilitŽ de ce qui se passe est fuyante, douteuse et mme terrible, d'une certaine manire. Un procs serait la mise en scne de cette intelligibilitŽ, quelle que soit ses limites. Donc, on va recouvrir cette infinitŽ potentielle par une finitude fermŽe, on va rŽduire l'Žpisode ˆ la confrontation simple de deux identitŽs normatives. En l'occurrence, le codage ŽlŽmentaire de cette affaire a immŽdiatement ŽtŽ l'opposition entre Ç civilisŽs È et Ç barbares È; ou encore : Ç valeurs franaises È contre Ç terrorisme islamique È ; et finalement la consŽquence de tout a Žtait l'Žvidence d'une union nationale parce que la Ç patrie È Žtait Ç en guerre È. Au lieu que la pensŽe se dilate ˆ l'Žchelle du monde - parce qu'en rŽalitŽ pour avoir une interprŽtation complte, il faut ouvrir une large discussion sur comment est le monde aujourd'hui, quelle est la signification des interventions de l'armŽe franaise ici ou lˆ, que fait exactement l'armŽe franaise en Centrafrique ou au Mali, d'o viennent les gens etc. etc. - on a l'identitŽ tricolore contre un extŽrieur indŽterminŽ et nŽgatif et l'opŽration se termine sans qu'aucune forme d'intelligibilitŽ ait ŽtŽ rŽellement dŽployŽe.

 Par ailleurs, la non comprŽhension expose ˆ la perpŽtuation du risque. Si vous faites une dŽclaration de guerre comme si les camps de cette guerre Žtaient dŽjˆ dessinŽs et que tout le monde Žtait dans l'union nationale autour de ces problmes, vous vous engagez en rŽalitŽ dans la perpŽtuation de la situation telle qu'elle est, celle qui est prŽcisŽment ˆ l'origine de ce qui est advenu. Or, si on ne la change pas, on ne va pas changer non plus le systme des risques que l'on entend prŽvenir.

Vous voyez donc en quoi consiste cette opŽration que j'appelle de recouvrement. Un recouvrement, c'est toujours la pratique qui consiste ˆ recoder la situation dans des paramtres dŽjˆ connus, dŽjˆ dŽterminŽs, dŽjˆ dŽployŽs, de sorte que la nouveautŽ, et donc l'infinitŽ potentielle que ce qui s'est passŽ peut dŽtenir, ne soient pas mises ˆ jour. C'est pourquoi je soutiens que tout recouvrement est conservateur. En mme temps, c'est une mŽthode de propagande, puisque cela consiste ˆ donner immŽdiatement une sorte de formule simple de ce qui se passe. C'est sous la main et c'est simple. Simplification radicale qui sert en dŽfinitive ˆ un resserrement de l'ensemble des boulons du systme existant. Car concrtement, le solde du recouvrement a ŽtŽ le renforcement des pouvoirs de la police et un durcissement extrme de toute une sŽrie de facteurs du droit. Il n'y avait pratiquement rien d'autre. 

 

 

Le problme thŽorique du recouvrement est le suivant : comment une donnŽe potentiellement infinie peut-elle se laisser recouvrir par des codages finis ? ‚a para”t paradoxal. Il semble que que la seule solution consiste ˆ dire que si ce qui Žchappe au codage de la situation est effectivement niŽ par le fait que vous le recouvrez par des termes qui sont des termes de la situation dŽjˆ existants (y compris en puisant dans un stock de vieilleries recyclŽes), eh bien c'est que l'infinitŽ en question n'est pas encore vŽritablement infinie. Si son infinitŽ Žtait dŽjˆ constituŽe, si sa nouveautŽ Žtait Žvidente si vous voulez, on ne pourrait pas la coder.

Le point trs intŽressant o nous sommes arrivŽs est le suivant : dans quelles conditions le fini conserve-t-il de la puissance au regard mme d'un infini supposŽ ? Quelle est la puissance de la finitude ? Une chose qui empche souvent d'intŽgrer l'infini dans les analyses, c'est que l'idŽe que la finitude c'est la loi des choses et donc que s'il y avait de l'infini a se saurait, car l'infini l'emporterait sur le fini de faon voyante, Žvidente. Que tel n'est habituellement pas le cas est prŽcisŽment ce qu'attestent les opŽrations de recouvrement - qui, soit dit en passant, sont des expŽriences de la vie quotidienne : beaucoup de novations potentielles dans la vie subjective n'arrivent pas ˆ na”tre parce qu'elles ont ŽtŽ recouvertes par des dŽcisions limitatives ; c'est la protection permanente de notre finitude, la technique pour nous Žviter d'tre exposŽs au risque, ˆ la nouveautŽ.

L'approche thŽorique de ce problme a ŽtŽ inventŽe par Kurt Gšdel dans les annŽes 30 du dernier sicle sous l'appellation de Ç thŽorie des ensembles constructibles È. Les ensembles constructibles sont les ensembles qui vont tre mobilisŽs pour recouvrir des ensembles prŽcisŽment inconstructibles, c'est-ˆ-dire des ensembles qu'on ne parvient pas ˆ construire ˆ partir des ŽlŽments qu'on a dŽjˆ sous la main dans la situation.

Le noyau de l'invention de Gšdel c'est qu'il va donner une nouvelle dŽfinition, trs Žlargie, du fini. Pour traiter des problmes du recouvrement, on ne peut pas en effet se contenter de dire que le fini c'est ce qui est petit ou bien que c'est ce qui n'est pas infini. Il faut dŽfinir le fini d'une autre manire, par des procŽdures qui ne sont pas essentiellement quantitatives, mais qualitatives. Gšdel va dŽfinir le fini, au regard d'une situation dŽterminŽe, comme ce que l'on peut construire, bricoler, dŽterminer, ˆ partir des ŽlŽments existant dŽjˆ, au double sens des objets qui sont dŽjˆ lˆ et des propriŽtŽs dont on se sert pour dŽcrire ce qui est dŽjˆ lˆ. En un certain sens, c'est un rapport entre l'tre et le langage : le constructible, c'est tout ce que dans la situation on a dŽjˆ nommŽ ; le constructible permet d'utiliser des noms qui ont un sens prŽdŽterminŽ dans la situation et par la situation (exemples : Çla FranceÈ, Ç valeurs franaises È). L'infini, par contre, c'est ce qui est inconstructible, c'est-ˆ-dire ce qui est nouveau au sens o a ne peut pas tre dŽduit, dans son tre et dans ses propriŽtŽs, ˆ partir de ce qui est dŽjˆ lˆ ; a Žchappe ˆ la finitude constituŽe de la situation.

Quel va tre alors le processus de validation d'un infini vŽritable, puisqu'on n'a pas les moyens de le construire ˆ partir de ce qui est dŽjˆ lˆ ? Eh bien, on peut seulement faire une hypothse, affirmer que c'est lˆ et mettre au dŽfi l'adversaire de prouver que a n'y est pas. C'est donc immŽdiatement dialectique parce que la proposition de l'inconstructible ne peut pas tre construite. Cette affirmation – Ç l'inconstructible est lˆ È – est sans preuve, sans garantie. On affirme seulement que a Žchappe ˆ la dŽtermination par ce qui existe dŽjˆ et on fait la supposition qu'en l'affirmant on n'introduit pas une contradiction mortelle au regard de ce qui existe dŽjˆ.

C'est un point subtil, et qui a d'importantes consŽquences politiques. Au dŽpart, contrairement ˆ beaucoup de suppositions, il ne s'agit pas de rŽsistance ou d'antagonisme ˆ ce qui existe. Il s'agit en rŽalitŽ de dire que si vous voulez comprendre ce qui se passe, il faut que vous introduisiez quelque chose (une affirmation, une propriŽtŽ É restons dans le vague pour l'instant) qui soit tel qu'il n'est pas constructible (c'est l'ŽlŽment de nouveautŽ irrŽductible de ce quelque chose), qu'il va Žclaircir de faon neuve la situation bien plus que ne le fait le codage de ce qui existe dŽjˆ, et que personne n'arrivera ˆ dŽmontrer qu'il est contradictoire de l'introduire. Ce sera donc une validation nŽgative.

Ce que Gšdel introduit, c'est l'idŽe trs intŽressante que, au fond, l'infini c'est toujours un axiome nouveau, ce qui signifie, disons-le de faon mŽtaphorique, que l'infini se soutient toujours d'une affirmation nouvelle – nouvelle au sens o elle n'est pas constructible. Cet axiome, cette affirmation, c'est quelque chose non pas qui s'oppose ˆ la situation, c'est quelque chose que vous ajoutez ˆ la situation. ‚a introduit l'idŽe trs profonde, difficile, que l'essence de la nouveautŽ n'est pas la destruction mais la supplŽmentation. Quelque chose en plus, non pas ˆ partir de ce qui est dŽjˆ, mais quelque chose en plus dont l'en plus mme ne se soutient que de son affirmation. Et aprs, si quelqu'un n'en veut pas, qu'il dŽmontre que a ne marche pas, que c'est contradictoire avec ce qu'il y a.

ReprŽsentez-vous a comme un arbre avec des branches successives – la prochaine fois, je vous apporterai un schŽma. Vous partez de la situation telle qu'elle est constructiblement, c'est-ˆ-dire du stock de ce qui est dŽjˆ existant, affirmŽ, dŽmontrŽ etc., autrement dit de ce qui a dŽjˆ trouvŽ sa place, son nom, dans la situation telle qu'elle est. Et du matŽriel de codage aussi : car coder, ce sera puiser lˆ-dedans pour recoder le nouveau de faon ˆ ce qu'il soit mŽconnaissable comme nouveau et fonctionne comme si c'Žtait la continuation de l'ancien. C'est a le recouvrement. Ë partir de lˆ, vous avez, lorsque s'introduit quelque chose de nouveau,  la division du constructible et du non constructible.

Premire forme de la nouveautŽ : la nouveautŽ constructible. ‚a, on nous fait le coup ˆ chaque fois : prŽsenter comme nouveau quelque chose qui est construit ˆ partir de ce dont on savait dŽjˆ que a existait. C'est ˆ ce rŽgime-lˆ qu'on nous assure que notre sociŽtŽ est constamment nouvelle (nouveau modle de smartphone etc. É). C'est cette nouveautŽ constructible qui va tre considŽrŽe comme le vrai concept du fini, mme si en apparence il y a de l'infini dedans.

De l'autre c™tŽ, vous avez la nouveautŽ inconstructible, c'est-ˆ-dire des existences affirmŽes, des existences qui ne peuvent exister que parce qu'on en affirme l'existence. Le risque pris par de telles affirmations c'est qu'ˆ la fin des fins, a s'avre contradictoire, inconsistant, bref que a ne tienne pas. C'est ainsi que la branche o va se loger l'inconstructible va elle-mme se diviser. Vous aurez, d'un c™tŽ, quelque chose d'inconsistant, et auquel il faudra renoncer, et de l'autre ce qui est non contradictoire avec ce qui existe au sens o a continue ˆ se dŽvelopper sans qu'apparaisse de contradiction avec ce qui existe. Puis a se divise ˆ nouveau ...

Mais pouvez-vous prouver que quelque chose est Ç non contradictoire avec ce qui existe È ? Si vous le pouviez, a reconduirait malheureusement un peu au constructible. Or Gšdel montre qu'on ne peut pas dŽmontrer que du non constructible est absolument cohŽrent. 

En politique, on demande souvent de prouver qu'une nouveautŽ Ça marche È. Mais la nouveautŽ politique est inconstructible par dŽfinition, comme toutes les nouveautŽs, et donc on ne peut pas lui demander d'argumenter en sa faveur de faon constructible. Elle ne peut pas constructiblement tre dŽclarŽe non constructible. Il y a toujours un ŽlŽment de pari. Il faut parier. Sur ce point, Pascal avait raison. Il faut parier sur l'infini. ‚a reste vrai indŽpendamment de toute religion, de toute transcendance. Ds que vous avez un point d'infini quelque part, c'est sžr qu'il doit tre soutenu par un pari, c'est-ˆ-dire par un nouvel axiome, par une nouvelle affirmation que vous ne pourrez pas domestiquer dŽmonstrativement.

Si vous ne pouvez pas dŽmontrer que c'est non contradictoire, alors comment fa”tes-vous ? Eh bien, vous en tirez les consŽquences. Si c'est contradictoire, un jour ou l'autre, a se verra. Tant que les consŽquences n'amnent pas de contradiction, vous supposerez que c'est non contradictoire. La non contradiction de l'infini est entirement mesurŽe par le systme de ses consŽquences. Il n'y a pas d'autre preuve, en politique par exemple, que les consŽquences que vous tirez de vos nouveaux axiomes. Si vous ne tirez aucune consŽquence, a restera douteux. C'est la version formelle du primat de la pratique : si votre hypothse n'est que thŽorique, elle peut tre suspendue dans l'alŽa du contradictoire ou du non contradictoire, on ne saura pas. L'expŽrimentation du fait que votre hypothse nouvelle tient au rŽel, c'est le systme du dŽploiement des consŽquences que vous en tirez. C'est pourquoi la politique crŽatrice est axiomatique, au sens o ce qu'elle permet de construire de nouveau est la seule garantie possible de sa consistance, de sa cohŽrence avec ce qu'il y a. 

Donc, dans cette affaire, ce qui Žchappe au recouvrement a va tre l'infini non constructible en tant que vous en affirmez l'existence. C'est une hypothse d'existence au sens strict : vous affirmez que a existe, vous ne vous contentez pas d'affirmer que a peut exister. Ë charge pour l'adversaire de dŽmontrer que c'est incohŽrent, ˆ charge pour vous de dŽmontrer que c'est cohŽrent, Žtant entendu que justement vous ne pouvez pas le dŽmontrer, mais vous pouvez seulement en tirer les consŽquences telles qu'on ne verra pas appara”tre de contradiction avec le rŽel, c'est-ˆ-dire qu'on ne verra pas appara”tre d'impossibilitŽ stricte.

Comment cela se prŽsente-t-il du point de vue des exemples que j'ai mis en avant aujourd'hui ?

Prenons l'exemple des vÏux. Qu'est-ce que prŽsenter des vÏux inconstructibles ? Pour que des vÏux soient vŽritables, il faut que l'autre voie ses dŽsirs satisfaits, mais pour autant qu'ils sont compatibles avec l'universalitŽ. Sur ce point, Kant a raison. Sinon le vÏu consiste simplement ˆ rentrer dans le systme des intŽrts (sachant que l'intŽrt de l'autre est aussi le v™tre ...), et il n'y a aucune raison que a ne soit pas constructible. Vous n'Žchappez ˆ a qu'en tant que vous reconnaissez que son dŽsir est universel. Mais tout a va rester suspendu aux consŽquences, c'est-ˆ-dire au comportement de l'autre au regard des vÏux que vous avez formulŽs le concernant ; vous ne pourrez jamais dŽmontrer que votre vÏu Žtait ajustŽ, c'est-ˆ-dire que la charge d'universel qu'il comportait par obligation Žtait rŽellement lˆ.

Dans l'affaire des meurtres de masse, vous allez affirmer le va et vient dont j'ai parlŽ entre le monde tel qu'il est, les subjectivitŽs qui s'en infrent et la transformation de ces subjectivitŽs se dŽployant en dŽfinitive comme transformation du monde lui-mme, sans naturellement prouver que ce va et vient se dŽduit de la situation, mais uniquement par le fait qu'il l'Žclaire, la transforme, c'est-ˆ-dire par les consŽquences.

 

 

Vous voyez o nous en sommes : comment Žchapper au recouvrement comme loi gŽnŽrale de la dictature de la finitude ? Concernant ce qui vient de se passer, qui est un exemple spectaculaire, je vais vous dire : je ne suis pas sžr que a ait marchŽ vraiment. On entre un petit peu dans le journalisme, mais j'ai trouvŽ que le rassemblement pour la rŽpublique d'hier a ŽtŽ un bide. La preuve c'est que les media n'ont pas pu faire un grand tapage dessus. Or c'Žtait une opŽration typique de recouvrement qui consistait ˆ coder novembre par janvier (janvier avait dŽjˆ ŽtŽ codŽ ˆ fond). ‚a ne fonctionne pas bien parce que les catŽgories du recouvrement de janvier Žtaient toutes tirŽes du caractre ciblŽ de l'acte : on s'en prenait en effet ˆ Charlie Hebdo, aux blasphŽmateurs religieux, on s'en prenait aux Juifs spŽcifiquement avec l'Hyper cacher, et on s'en prenait ˆ la police. Le recouvrement pouvait se b‰tir ˆ partir de lˆ : antisŽmitisme, nŽgation de la libertŽ d'expression etc. et c'est cela qui a ŽtŽ mis en scne de sorte qu'on a tout de suite organisŽ une mobilisation massive. Cette fois, ce n'est pas du tout la mme chose et la tentative de mobilisation massive n'a pas marchŽ. Pourquoi ? Eh bien je pense qu'il aurait fallu un autre recouvrement et que celui-lˆ a laissŽ les gens un peu sceptiques, un peu prŽoccupŽs, un peu inquiets ; ils n'ont pas marchŽ derrire avec la mme intensitŽ que l'autre fois, ce qui prouve que le recouvrement laissait pointer quelque chose qui n'Žtait pas clair. Le recouvrement a laissŽ quelque part une trace obscure, un non-dit, qui ˆ mon sens existent absolument. On pourrait dire : l'infini court toujours dans cette affaire, et donc ce n'est pas fini, au sens strict. Je crois qu'un des points, aussi, c'est que les gens n'ont pas envie de faire la guerre, il faut dire ce qui est, mme si c'est une guerre un peu Ç comme a È, une guerre destinŽe au recouvrement. La guerre, c'est quand mme une grosse affaire. D'un seul coup, Ç on Žtait en guerreÈ. C'Žtait une pure et simple rŽpŽtition du coup que Bush avait racontŽ et la guerre, on a vu ce que a a donnŽ. On pourrait donc dire que l'Žtablissement par le gouvernement, les organes de propagande etc. de la constructibilitŽ de cette affaire a ŽtŽ une opŽration mŽdiocre. Quand vous voulez montrer que quelque chose est constructible, il faut quand mme É le montrer, un peu, c'est-ˆ-dire introduire des recouvrements significatifs, appropriŽs ˆ la singularitŽ de l'acte. Ce qui n'a pas ŽtŽ le cas. Et donc l'infini court toujours. Moi, je pense que c'est une bonne nouvelle. Quand l'infini court toujours, a veut dire que, peut-tre, on peut le cranter par une affirmation nouvelle, c'est-ˆ-dire le repŽrer et dire : Ç voilˆ, il est lˆ È. ƒvidemment sans pouvoir le dŽduire de la situation puisqu'il n'est pas constructible.

La prochaine fois, ce que nous allons faire c'est prŽciser tout a en l'Žclairant y compris ˆ son niveau formel et abstrait. Je crois que c'est d'une importance considŽrable. Aborder les choses par la lutte contre les recouvrements, plut™t que par la contradiction, je pense que c'est une opŽration moderne. C'est une modernisation de la  politique critique, ou  rŽvolutionnaire, peu importe le terme, et aussi de la vie personnelle. C'est-ˆ-dire essayer de voir dans ce qui nous arrive, dans ce que nous devenons, dans ce que nous faisons, la part de recouvrement d'une virtualitŽ qui serait une virtualitŽ vŽritable. Quelque chose dont il s'agirait de soutenir, par l'affirmation, c'est-ˆ-dire par la vie, c'est-ˆ-dire par les consŽquences, l'infinitŽ. Quelque chose qui serait l'introduction dans la vie d'un nouvel axiome. Parce qu'en gŽnŽral la vie consiste ˆ tirer les consŽquences des axiomes dŽjˆ lˆ, ˆ coder par des emprunts conservateurs ˆ la situation telle qu'elle est. Je ne suis pas en train de dire que le conservatisme n'est pas une obligation. Quatre-vingt-dix pour cent de l'existence est conservatrice, il ne faut pas se faire d'illusions lˆ-dessus. Mais ce n'est quand mme pas la mme chose si les dix pour cent restants courent toujours, c'est-ˆ-dire si leur infinitŽ latente est quand mme saisissable ˆ un moment donnŽ dans un registre affirmatif axiomatique qui va en soutenir l'existence. Ce qui est une dŽfinition possible de la libertŽ. 

La libertŽ en tant que sŽcuritŽ dont j'ai parlŽ au dŽbut, la libertŽ des opinions qui est de pouvoir raconter ce qu'on veut en restant tranquille, il n'y a lˆ-dedans pas du tout de libertŽ. La libertŽ vŽritable c'est le moment o vous devez subjectivement soutenir une affirmation qui, au regard de la situation, est en position d'infinitŽ virtuelle et qui ne se soutient que des consŽquences qui sont les siennes, ˆ charge pour vous de les poursuivre et ˆ charge pour les adversaires de votre position de dŽclarer ou de dŽmontrer que tout cela est incohŽrent et ne peut pas marcher. C'est en ce sens qu'on peut dire que toute libertŽ touche ˆ l'infini. Et le codage c'est par consŽquent l'ennemi de la libertŽ. C'est un artifice extraordinaire de voir que, dans les situations qui sont les n™tres aujourd'hui, le mot libertŽ est utilisŽ comme un mot particulirement ajustŽ au codage de sa nŽgation.

L'infini Žchappe au recouvrement, c'est ce dont traitent des thŽormes mathŽmatiques magnifiques sur lesquels nous reviendrons. Notre t‰che, dans le monde asphyxiŽ, surcodŽ, d'aujourd'hui, dans ce moment aussi fortement constructible dans tous ses paramtres, c'est la dŽcouverte de la possibilitŽ dans une fissure d'un infini qui Žchappe au recouvrement. ætre libre, c'est bien sžr tre opposŽ ˆ l'oppression, mais c'est trop vague, car l'oppression fondamentale aujourd'hui c'est l'oppression par le recouvrement. Et donc tre libre, c'est Žchapper au recouvrement, c'est-ˆ-dire ne pas laisser la virtualitŽ infinie tre recouverte et asphyxiŽe par des prŽlvements constructibles.

15 fŽvrier 2016

L'idŽe capitale dont nous nous occupons pour l'instant, je le rappelle, c'est l'idŽe selon laquelle, en dŽfinitive, toute figure d'oppression revient ˆ un enfermement dans une figure finie de l'existence, lˆ mme o pourrait se tenir une perspective infinie. Autrement dit, nous transformons le problme de l'Žmancipation, ou le processus de libŽration des possibilitŽs humaines, nous ne le traitons plus directement sous la forme d'une contradiction explicite entre termes disjoints et sŽparŽs du type des oppresseurs et des opprimŽs. Nous supposons en fait que ce qui attire sur soi l'oppression, dans ses diffŽrentes figures, c'est toujours la crainte, le risque, la possibilitŽ que quelque chose Žmerge qui serait radicalement en excs sur l'ordre dont les ma”tres sont les gardiens. Faute de ce quelque chose, l'ordre constituerait lui-mme la figure oppressive. Le point de dŽpart intuitif c'est que l'oppression se montre quand quelque chose qui pourrait s'extraire de l'ordre qu'elle contient risque d'appara”tre. C'est une des significations possibles d'une sentence rŽvolutionnaire fort ancienne qui Žtait : Ç Lˆ o il y a oppression, il y a rŽvolte È. Ce n'est malheureusement pas tout ˆ fait vrai, ce n'est pas mŽcaniquement vrai. Ce qui est certain, par contre, c'est que lˆ o il y a rŽvolte, il y a oppression. C'est-ˆ-dire que lˆ o quelque chose surgit qui para”t perturber l'ordre gŽnŽral, l'ordre va tout de suite, toujours, mettre en place des opŽrations spŽcifiques qui sont celles qui nous intŽressent – et, comme nous allons le voir, cela ne concerne pas seulement la politique.

L'hypothse de nature ontologique que je fais, c'est que la dialectique adŽquate pour penser a, pour le penser dans son tre, c'est la dialectique du fini et de l'infini. Un ordre clos, quelle qu'en soit la nature, a pour ambition de se perpŽtuer, de maintenir sa cl™ture comme telle, c'est-ˆ-dire d'empcher que se manifeste quelque chose de qualitativement Žtranger ˆ cette cl™ture. On peut toujours dŽcrire cet ordre clos comme le maintien d'un certain type de finitude. Tout ce qui appara”t comme Žtant au-delˆ de la conception dominante de la finitude, tout ce qui appara”t en excs, comme dŽrŽglant cette cl™ture, est peru comme Žtant un pŽril d'in-finitisation de la situation. Et en particulier de l'in-finitisation des possibles, parce que le verrouillage des possibles c'est la clŽ du maintien de l'ordre. C'est pourquoi l'ordre commence en gŽnŽral par dire que rien d'autre que lui n'est possible, barrant de ce fait en un point prŽcis le possible lui-mme. Ce que nous sommes en train de faire, c'est chercher la logique profonde sous-jacente, bien plus fondamentale que le systme des moyens, en rŽalitŽ bien connus de tout le monde (mŽcanismes de propagande, policiers, de rŽpression ouverte etc. etc.) par lesquels l'ordre cherche justement ˆ briser ce qui para”t aller au-delˆ de la norme et de la rgle.

La deuxime hypothse que je fais est qu'une procŽdure extrmement importante c'est celle que j'appelle la procŽdure du recouvrement. Au niveau le plus gŽnŽral, c'est la tentative de neutraliser l'Žmergence possible d'une infinitŽ neuve en la recouvrant de significations prŽexistantes, dŽjˆ donnŽes dans la situation, et qui ont pour but d'en interdire le dŽveloppement, d'une part, mais aussi la signification interne, le sens immanent. Il ne s'agit pas de dŽclarer qu'il ne s'est rien passŽ ou qu'il ne se passe rien, mais que ce quelque chose n'a pas la signification qu'il se donne ˆ lui-mme : il est en effet possible d'en analyser la situation dans les termes de l'oppression elle-mme, en recouvrant en quelque sorte, comme si on mettait un sac dessus, l'ensemble de ce qui est dit, de ce qui est fait au nom de cette nouveautŽ, par des significations anciennes, gŽnŽralement stŽrŽotypŽes, de sorte que l'intelligibilitŽ mme de ce qui se passe soit anŽantie et que y compris ceux qui y participent finissent par ne plus trs bien savoir si rŽellement ce qu'ils font est vraiment ce qu'ils disent que c'est. Car on vise aussi une dŽmoralisation intrinsque des acteurs de la nouveautŽ, en les convaincant, par des artifices nombreux, que ce qu'ils croient tre nouveau est tout ˆ fait ancien, et non seulement ancien, mais d'une anciennetŽ nuisible etc. Il s'agit de rendre dŽfinitivement inintelligible, de tuer le sens lui-mme de la nouveautŽ et d'Žtablir en figure d'impossibilitŽ ce qui paradoxalement a paru possible.

Se constitue ainsi une lŽgende noire rŽtrospective : au point mme o quelque chose comme une espŽrance ou une nouveautŽ avaient semblŽ infinitiser la situation, le recouvrement fait appara”tre une espce de moignon informe, une chose qui n'aurait pas dž exister, une chose insignifiante ou abominable. Il crŽe des mŽmoires distinctes, des lŽgendes historiques et, finalement, qualifie, dŽtermine ou modifie la signification historique de ce qui est arrivŽ. De ce point de vue, le recouvrement est une opŽration ˆ longue portŽe, c'est une sorte de poison infiltrŽ dans le temps. C'est quelque chose qui dŽfigure ce qui a eu lieu, et pas simplement l'abolit, de sorte que a devient mŽconnaissable, et de faon d'autant plus vive qu'il est maintenu que a a eu lieu.

Quelques exemples.

C'est ainsi qu'un ŽvŽnement de nature politique potentiellement infini par ses consŽquences possibles est recouvert par des lieux communs nŽgatifs. DŽjˆ la partie vive de la rŽvolution franaise (1792-1794), qui ouvrait ˆ l'infini d'un rŽel processus Žgalitaire, a ŽtŽ immŽdiatement recouverte par  des lieux communs concernant l'action du Ç monstre froid È Robespierre, aigri et sanguinaire. Les acteurs du coup de force de Thermidor, les Ç thermidoriens È, firent passer dans ce recouvrement (qui est encore maniŽ aujourd'hui par les rŽactionnaires de tous bords) leur retour ˆ la dictature des propriŽtaires et des corrompus.

De mme, la RŽvolution Culturelle en Chine (1965-1968), tentative sans prŽcŽdent de relancer le mouvement communiste rŽel dans l'espace de l'ƒtat socialiste en voie de sclŽrose, et ce par l'intervention massive et directe des Žtudiants et des ouvriers, a ŽtŽ rapidement qualifiŽe par les experts en finitude, tant chinois qu'occidentaux, de manipulation dŽsespŽrŽe  de Mao pour revenir au pouvoir dont il avait ŽtŽ ŽcartŽ ˆ cause de ses erreurs, dŽcha”nant pour ce faire des violences inacceptables. 

On en dira autant de Mai 68 et de ses consŽquences en France : le plus grand mouvement de masse en Europe de l'Ouest depuis la seconde guerre mondiale, ouvrant pour la premire fois la possibilitŽ d'un processus politique commun pour les Žtudiants rŽvoltŽs et pour les ouvriers en grve, a ŽtŽ qualifiŽ, et l'est encore souvent, comme une petite secousse anarchisante emballant la Ç libŽration sexuelle È dans un discours rŽvolutionnaire parfaitement fictif.

On peut trouver de semblables opŽrations d'anŽantissement d'un infini potentiel par son recouvrement fini dans toutes les autres procŽdures de vŽritŽ : amour, art, science. Exercice proposŽ : chercher des exemples dans l'histoire, collective ou personnelle.

Je voudrais moi-mme procŽder ˆ une variation sur ce que peuvent tre les opŽrations de recouvrement dans le domaine de l'amour. Vous voyez bien qu'elles consistent ˆ habiter l'amour de l'intŽrieur de lui-mme de telle sorte qu'il soit hantŽ en permanence par une incertitude quant ˆ son existence, et cette incertitude finit par l'envahir comme une sorte de cancer intŽrieur. La figure de la jalousie en est la figure la plus achevŽe. Proust dŽcrit cela admirablement. Il montre trs bien comment le jaloux institue un genre de quadrillage prŽexistant de l'existence de l'autre qui dŽcoupe le temps de sorte qu'aucune continuitŽ n'est plus possible ; la suspicion qui est la sienne est une finitisation permanente du mouvement gŽnŽral de l'amour, ainsi bloquŽ dans une fragmentation recouvrante qui est une instance de la finitude. C'est pour cela qu'une des chapitres du livre de Proust s'appelle La prisonnire. Au lieu que l'amour soit le dŽveloppement intense d'une nouvelle figure de l'existence, il devient une cl™ture, un enfermement, une prison, dans laquelle finalement ce qui importe n'est pas tant l'autre, que l'autre de l'autre. L'obsession du jaloux c'est la surveillance, mais ce qui le menace ˆ tout moment, ce qui met en pŽril son amour, c'est l'autre de l'autre. Y a-t-il un autre de l'autre ? Ce souci devient finalement prioritaire et c'est cette altŽritŽ insaisissable qui barricade l'amour, l'asphyxie, ou l'empoisonne. Vous voyez que le recouvrement, lˆ, n'est pas extŽrieur, il opre ˆ l'intŽrieur de l'amour comme une espce de morcellement qu'il ne peut pas s'empcher d'imposer.

*

 

Il faut maintenant se demander quelle est la substructure logique de ces opŽrations de recouvrement – et ˆ quelle conditions on peut les contrarier de telle sorte que serait permise, autorisŽe, l'Žmergence d'une infinitŽ vŽritable.

Pour commencer, il faut d'abord savoir prŽcisŽment ce que l'on va entendre par fini. Parce que l'intuition ne nous sert pas beaucoup lˆ-dessus. On dira qu'un ensemble est fini si ses ŽlŽments sont dŽfinissables, ce qui veut dire qu'ils sont soumis ˆ la langue dominante dans le contexte de cet ensemble, langue composŽe de propriŽtŽs bien rŽpertoriŽes, connues de tout le monde.

Ce sont ces ŽlŽments dŽjˆ nouŽs par la langue que les opŽrations de recouvrement vont utiliser pour prŽcisŽment recouvrir des Ç choses È qui risqueraient de surgir ˆ l'extŽrieur de cette barrire que je trace ici au tableau, barrire qui va nous servir ˆ figurer la cl™ture du monde de l'ordre que ces Ç choses È menacent de transgresser et de dŽplacer. L'opŽration de recouvrement va permettre de dire que les Ç choses È en question ne sont pas, comme elles le prŽtendent, extŽrieures ˆ ce monde et on les aura ainsi compltement verrouillŽes. Au lieu de voir Robespierre comme un rŽvolutionnaire qui tente d'introduire les figures d'ŽgalitŽ dans le systme politique, vous le voyez comme Ç un aventurier È Ç opportuniste È, Ç sanguinaire È et Ç aigri È, c'est-ˆ-dire des dŽterminations repŽrŽes par tout le monde dans le monde tel qu'il est.  

Par consŽquent, derrire le recouvrement, il y a une thŽorie de la soumission complte de ce qui existe ˆ la langue documentŽe. Dans la situation, les parties dŽfinissables sont souvent ce qu'on appelle des Ç lieux communs È, c'est-ˆ-dire les trucs consensuels, partagŽs par tout le monde, a peut finir par tre Ç les valeurs franaises È ou des choses comme a É Ce sont des choses (ŽnoncŽs, actions, morceaux de pouvoir d'ƒtat etc.) qui sont en rŽalitŽ des dominations chevillŽes ˆ la langue Žtablie et disponibles pour l'opŽration de recouvrement. 

Vous pourrez vous exercer ˆ trouver vous-mmes des exemples o l'usage de ces procŽdures est constant. Dans une dispute, par exemple, vous tes toujours en train d'imputer ˆ l'autre qu'on peut recouvrir ce qu'il raconte par ce que vous considŽrez, vous, comme une propriŽtŽ bien dŽfinie : Ç tu dis a, mais en rŽalitŽ je sais trs bien que ... È. C'est pour a que dans les disputes, il y a tant de lieux communs et que le bavardage de la dispute est un bavardage gŽnŽralement insignifiant au long cours, son inventivitŽ Žtant brisŽe par le fait qu'on puise dans ce qui est agressivement constituŽ dans la situation qu'on partage. Ces choses partagŽes, on peut les Žvoquer sans trop dire ce qu'elles sont, car de toute faon le seul point intŽressant c'est qu'elles soient saturŽes du point de vue de la langue. Si vous dites Ç la France È, tout le monde sait ce que c'est, sauf que, justement, ce n'est pas vrai que tout le monde sait ce que c'est, et que personne peut-tre aujourd'hui ne sait exactement ce que c'est. Mais le savoir n'est pas la vraie question. La vraie question c'est qu'entre la chose supposŽe, la France, et le nom, il y a un verrouillage qui ne propose pas d'aller plus loin. Le nouage de la chose et de son nom va fonctionner tout seul et va se plaquer sur une situation qui n'a peut-tre aucun rapport avec lui et qu'il va tenter de colmater ou de recouvrir. 

Quand on regarde de plus prs, on s'aperoit que c'est un peu plus compliquŽ, car le mot Ç propriŽtŽ È est un mot Žquivoque. Il faut s'en mŽfier pour tenter d'Žviter les traquenards de la contradiction pure et simple. Mme celui qui, en vue d'opprimer les gens, recouvre ce qu'ils font, ce qu'ils racontent etc., essaie d'Žviter la contradiction explicite. Ce n'est pas toujours le cas, quelquefois il y tombe quand mme. Par exemple, j'ai ŽtŽ trs intŽressŽ par le fait que Valls, qui est le chef de l'ƒtat, et en plus aussi le chef des Žcoles, ait dŽclarŽ que Ç commencer ˆ comprendre, c'est forcŽment commencer ˆ excuser È. C'est quand mme un ŽnoncŽ philosophique remarquable. De quoi cet ŽnoncŽ est-il le recouvrement, ou la tentative de recouvrement, sinon de la comprŽhension de ce qui s'est passŽ ? Il prend un lieu commun flottant, ˆ savoir : Ç quand il se passe une chose horrible, l'urgence n'est pas de comprendre È (beaucoup de gens pensent a, peut-tre que tous nous le pensons ˆ un moment donnŽ) et aboutit ˆ un ŽnoncŽ au bord de la contradiction. Si vous tentez d'opposer la raison au fanatisme, la la•citŽ ˆ la religion, la paix ˆ la violence, etc., vous ne pouvez pas faire tenir cette opposition sur le fait qu'il ne faut pas comprendre ce qu'est l'autre. Au contraire, l'impŽratif de la raison, y compris de la raison politique, serait de comprendre ce qui se passe, vous devriez revendiquer une pleine construction rationnelle des choses. Les pannes du recouvrement, c'est quand on est pris en flagrant dŽlit de ne vouloir que recouvrir. Si d'un c™tŽ vous dites qu'on piŽtine nos valeurs par quelque chose d'abominable et que d'un autre c™tŽ, vous interdisez aux gens de le comprendre, vous vous prenez les pieds entre ce qui est dŽfinissable et ce qui ne l'est pas. Car comment pouvez vous dŽfinir ce qui s'est passŽ, ou le dŽclarer indŽfinissable, si vous ne savez mme pas de quoi il s'agit.

*

 

Ces opŽrations de recouvrement sont donc elles-mmes tenues, y compris dans leur vacuitŽ propagandiste, ˆ dŽployer une certaine cohŽrence et en tout cas nous, pour les comprendre, nous devons essayer de voir comment rendre le concept gŽnŽral de recouvrement parfaitement comprŽhensible. Il faut pour cela que donnions une dŽfinition rigoureuse de la notion de Ç propriŽtŽ È. C'est pour cela, et non pas par manie, que la thŽorie complte du recouvrement est une thŽorie mathŽmatique. ‚a, on ne va pas le faire, c'est, il faut bien le dire, extraordinairement barbant. Mais ce sont les choses ennuyeuses de la pensŽe dont en tout cas on ne peut pas se passer de savoir qu'il faut les faire – ce qui est un demi-recouvrement de l'activitŽ rŽelle É

Nous supposerons par la suite que nous avons fait ce travail, c'est-ˆ-dire que nous disposons d'une langue formelle rigoureuse : nous savons prŽcisŽment ce qu'est une propriŽtŽ et nous savons ce qui est dŽfinissable, ˆ savoir un ensemble constituŽ d'ŽlŽments pourvus de propriŽtŽs bien dŽfinies. Ë partir de lˆ, nous allons traiter quatre points que j'Žnumre parce qu'ils constituent une stratŽgie :

1. La dŽfinition de ce qu'est un Ç ensemble marquŽ par la finitude È, soit un concept particulier du fini : le fini n'est en effet pas une donnŽe objective indŽpendante des processus.

2. La rencontre d'une alternative. Il est tout ˆ fait frappant qu'on ne peut pas Žluder le fait que, peut-tre, tout est fini, c'est-ˆ-dire que les tenants de l'ordre ont raison et que ce qui n'est pas dans l'ordre assignŽ ˆ la finitude est en rŽalitŽ impossible, inexistant, voire dangereux. Il n'est pas possible de dŽmontrer que la doctrine des oppresseurs est intenable et que par consŽquent leur affaire ne va pas marcher. ‚a signifie, d'une certaine manire, qu'il faut cesser de penser que a va s'Žcrouler tout seul. Chez Marx, on sait bien qu'il y a une hŽsitation sur ce point : tant™t, il laisse entendre que l'Histoire travaille quand mme dans le bon sens, vers l'Žcroulement du systme de domination ; et ˆ d'autres moments, et en particulier quand il s'occupe de b‰tir son Internationale, c'est une autre musique : car il semble que ce soit trs difficile justement, n'allant pas du tout de soi, traversant des pŽripŽties trs compliquŽes etc.

Mais vous ne pouvez pas non plus dŽmontrer que si vous fa”tes la supposition que quelque chose ne peut pas tre recouvert, vous avez tort. Ce qui veut dire qu'ˆ un moment, il y a un choix. Toute pensŽe rationnelle est aussi habitŽe par un choix fondamental et on ne peut pas l'esquiver. On ne peut pas se dire qu'on est convaincu de part en part et jusqu'au bout par une dŽmonstration rationnelle de ce que la position que vous allez choisir est vraie, pertinente et victorieuse ˆ terme. On ne le peut pas, et ce au niveau de l'abstraction extrme qu'est la thŽorie du recouvrement. Et on ne peut pas non plus dŽmontrer le contraire, ˆ savoir que la position de l'adversaire est nŽcessairement victorieuse.  

3. Ë quelle condition la position infinitisante peut elle se soutenir ? Puisqu'elle ne se soutient pas d'une dŽmonstration rigoureuse, on peut la choisir. Mais Ç choisir È ici, cela veut dire quoi ?

4. Ce que j'appelle l'Žthique fondamentale rŽcapitule tout a. C'est la dŽtermination de ce qu'il faut assumer pour tre du c™tŽ, disons, que j'estime tre le bon, c'est-ˆ-dire la thse selon laquelle il n'est pas vrai que tout peut tre recouvert.

 

Je reprends ces points un ˆ un.

1. Pour commencer, il faut d'abord savoir prŽcisŽment ce que l'on va entendre par un Ç ensemble finiÈ. Lˆ, Ç fini È veut dire : ce dont on peut se servir dans un recouvrement.

Un Ç ensemble marquŽ par la finitude È, au sens du recouvrement, n'est pas une notion quantitative : il n'est pas spŽcialement petit, et par ailleurs nous verrons que des choses qui paraissent infinies peuvent tre en rŽalitŽ finies du point de vue du recouvrement. Ce qui compte c'est sa composition.

Le point de dŽpart est le suivant. Un ensemble quelconque sera dit fini ds lors qu'il n'a pour ŽlŽments que des multiplicitŽs qui, dans un autre ensemble prŽexistant, figuraient comme parties dŽfinissables. Une partie dŽfinissable d'un ensemble, comme nous l'avons vu, est une partie soumise ˆ la langue dominante dans le contexte de cet ensemble.

Pour tre trs simple : soit un ensemble A. Soit une propriŽtŽ P clairement dŽfinie, au sens o on sait ce que veut dire qu'un ŽlŽment de A possde la propriŽtŽ P. Alors l'ensemble des ŽlŽments de A qui ont la propriŽtŽ P constitue une partie dŽfinissable de A (cette partie est en effet dŽfinie par la propriŽtŽ P). Une partie dŽfinissable d'un ensemble est ainsi une partie soumise ˆ la langue dominante dans le contexte de cet ensemble, une langue composŽe de propriŽtŽs bien rŽpertoriŽes, connues de tout le monde.

Voyons comment se construit un ensemble fini (on dit aussi : un ensemble constructible). Cette construction va se faire de faon ordonnŽe, hiŽrarchique, dessinant une sorte d'Žventail dans lequel les ensembles situŽs le plus loin du point de dŽpart ne sont composŽs que de parties dŽfinissables de l'ensemble prŽcŽdent. Autrement dit : ˆ chaque Žtape, l'ensemble constructible ne retient que le dŽfinissable de l'Žtape antŽrieure.

Dans la doctrine la plus radicale, le point de dŽpart c'est le vide. Comme il n'y a rien de dŽfinissable dans le vide (puisqu'il n'y a rien), vous marquez l'ensemble vide. Celui-ci est le seul ŽlŽment de l'ensemble qui suit, c'est-ˆ-dire le un. Ensuite, vous passez ˆ un niveau suivant en Ç tirant È du prŽcŽdent toutes les parties dŽfinissables : ˆ chaque Žtape, vous aurez des ensembles constructibles entirement composŽs de choses dŽfinissables dans la langue formelle, ˆ partir des multiplicitŽs dŽfinissables antŽrieures. Vous pouvez arriver  par Žchelons jusqu'ˆ des complexitŽs considŽrables qui n'excluent pas que vous ayez un ensemble infini constructible. Ce fini-lˆ n'est donc pas dŽfini par le petit ou par le grand, mais par sa structure interne de soumission ˆ la langue courante. C'est en ce sens qu'on peut dire qu'il est clos[1].

Le constructible est une catŽgorie qu'autrefois on aurait dit Ç de l'idŽologie È, parce que c'est n'admettre comme existant que les choses qui sont dŽjˆ soumises ˆ la langue dominante. Dans cette affaire, vous n'acceptez pas qu'il y ait de l'indŽfinissable. Si vous n'admettez que ce qui est dŽfinissable, cela veut dire, d'un certain point de vue, que vous n'admettez que ce que le monde conna”t dŽjˆ, a dŽjˆ nommŽ, structurŽ, pratiquŽ etc. C'est a la structure d'une idŽologie dominante en tant que conservation gŽnŽrale du systme. Elle n'admet que des opŽrations sur le dŽfinissable qui est le sien, c'est-ˆ-dire sur la langue qu'elle utilise, elle, pour nommer les choses et les hiŽrarchiser dans l'ordre du dŽfinissable. Les ensembles constructibles sont la forme gŽnŽrale de tous les matŽriaux utilisŽs dans les procŽdures oppressives et singulirement dans les procŽdures oppressives de recouvrement. C'est plus sophistiquŽ que la notion d'idŽologie dominante, parce que a se constitue en rŽseaux capables de tout recouvrir ˆ l'intŽrieur de l'ordre. Cela ne veut pas dire qu'il n'appara”tra pas des choses nouvelles ; vous pouvez toujours ajouter un Žtage, mais dans le nouvel Žtage il n'y aura que du dŽfinissable venant de l'Žtage d'avant. Cela sera nouveau parce que cela combine une autre manire de dŽfinissable, mais cela ne sera pas nouveau au sens o cela ne serait pas du dŽfinissable. Il y aura ainsi une espce d'automorphie de l'ordre dominant, qui, du point de vue du rapport entre les multiplicitŽs et les noms qui leur sont donnŽs, va s'auto-entretenir sous l'Žgide de la langue dominante, sans que jamais rien ne se montre qui ne serait pas rŽduit ˆ cette langue. Autrement dit : il n'y aura pas d'innommable (innommable qui, comme vous le savez, est le titre d'un roman de Samuel Beckett).

 

2. Est-il possible d'admettre qu'il n'existe que des ensembles constructibles ? Kurt Gšdel, le plus grand logicien du XXe sicle, celui qui a inventŽ le concept de constructible, a dŽmontrŽ, avec virtuositŽ, qu'il n'Žtait pas contradictoire d'admettre que tous les ensembles existants sont constructibles. Cela signifie que si, ˆ la thŽorie gŽnŽrale des ensembles, vous ajoutez l'axiome Ç tout est constructible È, eh bien cela ne s'effondre pas. Lorsque les ma”tres d'une situation disent Ç tout est constructible È, cela tient la route, ils ne vont pas ruiner le systme gŽnŽral de la pensŽe possible. Soulignons cependant que le fait que ce n'est pas contradictoire est diffŽrent du fait que c'est vrai ...

Il s'est passŽ une chose tout ˆ fait intŽressante : la mathŽmatique o tout est constructible, qui est plus Ç facile È d'un certain point de vue, pratiquement aucun mathŽmaticien n'en a voulu, a ne les a pas fascinŽ; pratiquement personne ne s'est prŽcipitŽ dans le paradis constructible. Les mathŽmaticiens se sont plut™t posŽ la question suivante : puisque Gšdel a dŽmontrŽ qu'il n'Žtait pas contradictoire d'admettre que tous les ensembles existants sont constructibles, est-ce qu'on ne pourrait pas dŽmontrer qu'il n'est pas non plus non contradictoire d'admettre qu'il y ait de l'inconstructible. C'Žtait un gros dŽfi. Parce que si vous voulez introduire du non constructible, il va falloir que vous construisiez quelque chose qui n'est pas dŽfinissable, quelque chose qui Žchappe au systme dominant de la langue. La mathŽmatique, pendant des dŽcennies, a ŽtŽ hantŽe par ce problme : comment est-il possible de dŽmontrer qu'il peut exister quelque chose qui, du point de vue dominant, n'est pas constructible ?

C'est le problme auquel toute crŽation est confrontŽe de faon universelle. Vous pouvez le dire aussi bien d'un parti rŽvolutionnaire que d'un tableau cubiste premire manire, des premires Ïuvres dodŽcaphoniques de Schšnberg, ou de la thŽorie de Galois. Dans tous ces exemples, et dans beaucoup d'autres, on produit quelque chose qui, prŽcisŽment du point de vue de l'ordre Žtabli, n'est pas constructible, c'est-ˆ-dire quelque chose qui n'a pas pu tre finalement recouvert. Et en mme temps, on fait avec ce qui est dŽjˆ lˆ. Le monde vous pouvez le surpasser, mais vous le surpassez de l'intŽrieur de ce monde, les procŽdures que vous inventez empruntent nŽcessairement, qu'elles le veuillent ou non, au dŽfinissable ambiant. Ce dŽfinissable ambiant, il va falloir le tordre, le manÏuvrer, pour aboutir ˆ quelque chose qu'il refuse. Toute invention, de ce point de vue, est en quelque sorte refusŽe par le monde dans lequel elle se produit. 

Finalement Paul Cohen a trouvŽ le biais. Il a dŽmontrŽ qu'on peut aussi admettre qu'il existe des ensembles intrinsquement non constructibles, des ensembles qui ne seront pas atteints par la hiŽrarchie constructible. Et il est tout ˆ fait remarquable qu'il ait nommŽ ces ensembles des ensembles gŽnŽriques. Ce mot, gŽnŽrique, a une longue histoire, c'est le mot par lequel Marx, dans les Manuscrits de 44, dŽsigne le prolŽtariat. Il dit que le prolŽtariat est la reprŽsentation de l'humanitŽ gŽnŽrique, c'est-ˆ-dire de l'humanitŽ comme telle. Ce qu'il entendait par prolŽtariat, c'Žtait le point existant non constructible de la sociŽtŽ bourgeoise : a existait, les gens Žtaient lˆ, mais en tant que capacitŽ subjective, c'Žtait un point que l'ordre non seulement ne pouvait pas construire mais ne pouvait mme pas imaginer qu'on puisse construire. Je ne crois pas du tout qu'il y ait filiation directe, mais spontanŽment, si on peut dire, Paul Cohen a retrouvŽ ce vieux mot de gŽnŽrique pour dŽsigner, non plus l'humanitŽ immanente au prolŽtariat en tant que dŽpourvu de propriŽtŽs venues du dehors, mais les ensembles non constructibles.

Alors on s'est retrouvŽ dans la situation suivante : il est possible de dŽclarer que tout est constructible, il est aussi possible de dŽclarer que non, c'est-ˆ-dire qu'il y a de l'inconstructible. Que faire dans ce genre de situation ? Dans ce genre de situation, il faut choisir, il n'y a rien ˆ faire. Vous ne pouvez pas dire les deux ˆ la fois. Si le mathŽmaticien n'assume pas l'axiome de constructibilitŽ, a ne peut pas tre pour des raisons de cohŽrence ; l'assumer est plus simple et tout aussi cohŽrent. Quand il dŽcide de ne pas se situer dans le champ du constructible, c'est qu'il trouve plus intŽressant de s'installer dans le champ du non constructible. Plus intŽressant pourquoi ? Parce que si vous admettez le non constructible, vous allez admettre qu'il existe quelque chose de radicalement extŽrieur au champ du constructible, que le dŽpassement de la limite est effectif puisqu'il existe au moins un point en excs, quelque chose qui ne peut pas tre recouvert. C'est une relance, au sens o vous pouvez vous appuyer sur ce point pour b‰tir autre chose, pour construire  un nouvel univers du dŽfinissable. Il suffit d'adjoindre de nouvelles entitŽs qui vont travailler le nouveau dŽfinissable par une espce d'instabilitŽ permanente.

C'est exactement ce que pensait Marx. Le prolŽtariat, c'Žtait le support de la rŽvolution en tant qu'il Žtait gŽnŽrique, en tant qu'il dŽployait, de l'intŽrieur de la sociŽtŽ o tout Žtait dŽfini par les propriŽtŽs, la hiŽrarchie sociale etc., quelque chose d'insaisissable du point de vue du recouvrement. Et, dans un deuxime temps, ce quelque chose devient le principe d'une rŽorganisation de la socialitŽ tout entire,  pour d'ailleurs aller se diffuser et dispara”tre, de telle sorte que ce qui existe c'est l'humanitŽ du gŽnŽrique. Le prolŽtaire va rendre gŽnŽrique l'humanitŽ tout entire et on va compltement sortir du systme antŽrieur par lequel Žtai dŽfini le systme des positions sociales.

On peut retenir ceci : il y a un choix fondamental, choix que vous rencontrez ˆ chaque fois que vous tes confrontŽ, pour des raisons x, de faon intense, ˆ la possibilitŽ d'un surgissement de quelque chose d'autre, et par consŽquent ˆ la logique du recouvrement. Une partie de ce que j'appelle les ŽvŽnements sont une sommation de ce point de vue-lˆ. Une fonction de l'ŽvŽnement c'est de mettre ˆ l'ordre du jour le choix de rester dans le constructible ou d'en sortir, autrement dit de s'exposer au gŽnŽrique, c'est-ˆ-dire ˆ quelque chose qui, pendant tout un temps, est peu dŽfini, mal dŽfini, insaisissable. Cette dŽtermination comme coefficient d'incertitude Žtait une qualitŽ fondamentale du prolŽtariat, que par la suite il a bien perdue. Le prolŽtariat c'Žtait en effet la promesse de l'avenir, et c'Žtait aussi le fant™me de la sociŽtŽ, ce qui n'Žtait pas par elle constructible, dŽfinissable. Il faut que la politique garde a, qu'elle demeure une politique du gŽnŽrique. Si elle redŽfinit tout, si elle reclasse tout, elle substitue un ordre constructible ˆ un autre, ce qu'on appelle une constructibilitŽ relative. Vous pouvez trs bien prendre Ç prolŽtariat È (au lieu de l'ensemble vide comme dans la constructibilitŽ gŽnŽrale), le fermer comme gŽnŽricitŽ unique et close et reb‰tir l'univers du dŽfinissable ˆ partir de cette fermeture. C'est ce qui se passe si l'ƒtat est la seule rŽalitŽ nouvelle. Ç L'ƒtat prolŽtarien È, c'est largement la reconstitution d'une dŽfinissabilitŽ de type nouveau, mais c'est aussi quelque chose qui perd en mouvement de gŽnŽricitŽ sa capacitŽ dissolvante, sa capacitŽ de se rŽpandre dans l'humanitŽ tout entire pour y dissoudre les constructions et les subordinations ˆ une langue dominante. En dŽfinitive, tout choix fondamental est toujours un choix d'acceptation d'une gŽnŽricitŽ, en un point. C'est l'acceptation que quelque chose va Žchapper au systme d'autoritŽ de la langue dominante. Ce faisant, a va vous Žchapper aussi en partie, parce que vous tes aussi dans la langue dominante. Il y a donc un effort pour que l'acceptation du gŽnŽrique soit un processus, qu'on en tire les consŽquences et pas seulement qu'on soit ŽbranlŽ ou anesthŽsiŽ au regard des dŽfinitions antŽrieures.

Je pense que l'antinomie Gšdel-Cohen - qui n'Žtait d'ailleurs pas une antinomie, parce qu'ils Žtaient tous les deux parfaitement d'accord, aucun des deux n'aimait vraiment le constructible, et Gšdel a ŽtŽ trs content de voir qu'on pouvait faire un autre choix – cette antinomie, c'est quand mme une admirable formalisation de ce que c'est que la libertŽ de la pensŽe. Il faut bien en venir au fait que le choix n'est pas prescrit - ni prescriptible, puisque vous ne pouvez pas revendiquer la cohŽrence. Vous pouvez dire Ç le constructible, c'est quand mme mieux, parce que c'est clair et stable, la langue y est ˆ son affaire È. Vous pouvez dire Ç le gŽnŽrique, c'est formidable, parce que c'est l'aventure, le trouble, c'est ce qui dŽborde les dŽfinitions È. c'est une discussion permanente, partout, ˆ tous les niveaux de l'existence humaine. Les pŽripŽties de l'existence font que souvent on est dans un registre de soi-mme d'un c™tŽ et dans un autre registre tout ˆ fait de l'autre, ce n'est pas une distribution globale et systŽmique. C'est une chose que les mathŽmaticiens ont vue en profondeur et qui est un point existentiel majeur. Est-ce que je vais tenir ma place dans l'ordre de la constructibilitŽ, c'est-ˆ-dire du dŽfinissable ? Est-ce que je vais chercher ˆ tre placŽ ? Parce que la contrainte du dŽfinissable, c'est que a vous place quelque part, vous avez vos attributs, votre nom É et tous vos entours sont pareils. Ou est-ce que, finalement, je vais assumer que quelque chose ne peut pas tre placŽ. Parce que le gŽnŽrique c'est a, quelque chose qui est instable quant ˆ son nom, sa disposition et mme son existence fantomatique : deux ensembles gŽnŽriques, par exemple, sont trs difficiles ˆ distinguer l'un de l'autre puisqu'ils n'ont pas une dŽfinition stabilisŽe ; ils sont pareils. Il faut donc assumer du compltement diffŽrent et du compltement identique. C'est bien connu dans les entreprises de fraternitŽ politique ou d'amour ou d'autres. Toute l'histoire intellectuelle de l'interprŽtation de l'amour a toujours oscillŽ entre le fait que ce qui est formidable dans l'amour c'est qu'on Žtait deux et le fait que ce qui est formidable dans l'amour c'est qu'on Žtait un. On pourrait dire : l'amour ˆ la Gšdel, l'amour ˆ la Cohen. 

 

3. Toute pensŽe contient un choix fondamental. La pensŽe est donc libre, en un sens profond, et non pas parce qu'elle peut dire n'importe quoi, ce qui est la libertŽ d'indiffŽrence et qui n'a aucun intŽrt. Supposez qu'on ait fait le choix d'tre du c™tŽ du non constructible, pour une raison ou pour une autre. Ce n'est pas forcŽment, j'y insiste, parce que vous avez sous la main un ensemble non constructible, parce qu'un ensemble non constructible, a ne se trouve pas sous le pas d'un cheval. Votre choix fondamental peut se prŽsenter sous la forme : il y a du non constructible, il y a de la nouveautŽ indŽfinissable dans l'ordre Žtabli (en termes mathŽmatiques : vous dŽclarez que l'axiome de constructibilitŽ est faux). En rŽalitŽ, lˆ, on touche vraiment ˆ l'infini. Car, en dŽfinitive, il faut affirmer qu'il y a de l'infini – de l'infini au sens strict, de l'infini non constructible. Il faut l'affirmer, et aprs, voir. Dans la subjectivitŽ non constructible, appelons-la comme a – et ce dans tous les ordres de la pensŽe - vous supposez l'existence d'un infini non constructible, supposition que vous allez faire travailler dans le rŽel, c'est-ˆ-dire : regarder attentivement, se dŽfendre contre des recouvrements, dŽnoncer le dŽfinissable facile, traquer les dŽclarations de constructibilitŽ qui sont manifestement uniquement destinŽes ˆ maintenir l'ordre et ainsi de suite, c'est tout un travail. Vous ne ferez pas ce travail si vous n'avez pas fait le choix fondamental de le faire, c'est-ˆ-dire si, d'une manire ou d'une autre, vous n'avez pas optŽ pour la supposition qu'il y a rŽellement de l'infini non constructible. Ce type d'infini va vous servir ˆ tŽmoigner du fait qu'en effet quelque chose qui transgresse l'ordre constructible dominant peut exister.

Moi, c'est ce que j'appelle une IdŽe. Une IdŽe, quelle qu'elle soit, c'est toujours une anticipation infinie sur l'existence d'un univers possiblement gŽnŽrique. Lˆ-dessus, les mathŽmaticiens ont fait un travail formidable. Ils ont dŽmontrŽ qu'il existe certains certains types d'infinis dŽterminŽs, qui, si on admet qu'ils existent, attestent par leur seule existence que l'univers n'est pas constructible. Ils ont en quelque sorte dŽmontrŽ la puissance de l'IdŽe.

Si vous croyez en ce type d'infini (parce qu'un infini non constructible, vous ne pouvez pas dŽmontrer qu'il existe), il va tŽmoigner du fait qu'il y a du non constructible, que l'univers ne peut pas tre rŽduit ˆ du constructible. ‚a, c'est dŽmontrŽ. Je pense que c'est une indication existentielle absolument remarquable. Elle signifie que si vous avez une IdŽe et que vous tes en Žtat de la soutenir rŽellement, ce qui revient ˆ dire que vous affirmez son existence, si vous arrivez ˆ installer cette IdŽe dans un petit fragment de rŽel quelque part, eh bien vous avez de bonnes chances qu'elle fasse basculer le monde hors du constructible. Mais si vous n'avez pas d'IdŽe du tout, a ne sera pas facile d'en sortir, du constructible. La premire forme de cette dŽmonstration mathŽmatique a ŽtŽ trouvŽe par le mathŽmaticien Scott, dans un thŽorme qui dit que s'il existe un Ç ensemble mesurable È (ensemble trs mal nommŽ d'ailleurs), alors l'univers n'est pas constructible, il y a du non constructible. ‚a a ŽtŽ bouleversant, parce qu'on voit bien qu'en rŽalitŽ la question de savoir si tout est constructible ou s'il y a quelque part du non constructible, a para”t tre une caractŽristique de l'univers tout entier. Alors que lˆ, il suffisait d'un seul tŽmoin, si je puis dire, d'une seule configuration trs particulire, c'est-ˆ-dire un ensemble ayant certaines propriŽtŽs, pour que soit aussit™t rŽcusŽe la thŽorie du constructible. Je pense que c'est toujours comme a que a se passe dans le rŽel : une invention, une nouveautŽ, une crŽation, c'est que quelqu'un en a l'IdŽe, quelque part. Il en a l'IdŽe au sens fort, c'est-ˆ-dire il affirme cette IdŽe existentiellement, il organise son existence autour du fait que cette chose dont il affirme l'existence, peut exister. Dans ce cas-lˆ, il est dans la situation du thŽorme de Scott, c'est-ˆ-dire que si a existe suffisamment pour qu'on puisse dire que a existe, pour que d'autres se rallient au fait que a existe, que a a des consŽquences etc., eh bien a voudra dire que l'univers n'Žtait pas aussi constructible qu'on l'a dit. Et que donc quelque chose de l'ordre du recouvrement, de la domination, etc. a ŽtŽ ŽbrŽchŽ, rŽduit. C'est tout ˆ fait Žtonnant comme connexion symbolique entre la thŽorie formelle du constructible et tout ce que nous venons de dire sur l'obstacle au recouvrement. Parce que si vous tenez ferme sur l'IdŽe, c'est-ˆ-dire sur le type d'infini qu'elle contient, a veut dire que vous avez les moyens de vous opposer au recouvrement, puisque le recouvrement ne subsiste qu'ˆ supposer que finalement tout est recouvert par du constructible. Pour s'extirper du recouvrement, il faut donc avoir une IdŽe, au sens prŽcis o je le dis, c'est-ˆ-dire la reconnaissance possible d'un type d'existence dont la consŽquence serait que l'univers n'est pas constructible. C'est autre chose que de rencontrer par hasard, quelque part, quelque chose qui ne serait pas constructible. C'est un dur labeur qui remanie en quelque sorte notre perception du monde de faon ˆ ce que vous trouviez des chemins qui en effet installent petit ˆ petit la cohŽrence de votre IdŽe. Puisque, par contre, on sait qu'elle est cohŽrente, Cohen l'a montrŽ, vous ne serez pas contredit dans cette affirmation. Mais peut-tre que vous ne trouverez rien. Le thŽorme dit cependant que vous devez normalement ˆ la fin trouver quelque chose. Parce que si le corrŽlat de votre IdŽe existe, alors l'univers n'est pas constructible et il y a des limites au recouvrement.

 

4. De tout a, on peut tirer une Žthique fondamentale, qui nous servira de conclusion : il faut toujours assumer une IdŽe, participer au dŽcouvrement, se dŽgager ainsi de la finitude et ouvrir la pensŽe ˆ l'infini rŽel.

Ç Il faut toujours assumer une IdŽe È, c'est-ˆ-dire s'opposer ˆ une thse fondamentale du monde contemporain : l'impŽratif Ç Vis sans IdŽe !È, avec toute une doctrine derrire de recouvrements. C'est uniquement a qui se cachait derrire le motif d'apparence anodine, voire progressiste, de la mort des idŽologies. La mort des idŽologies, a veut dire : Ç Jouis (si tu peux) et vis sans IdŽe ; jouir est une norme suffisante ; tiens-toi devant le grand marchŽ planŽtaire, si tu peux y acheter quelque chose a sera bien, pour le reste ne nous em É barasse pas l'esprit avec tes IdŽes È. Le premier point est donc de tenir une IdŽe : une IdŽe politique Žvidemment, mais c'est plus vaste que a. ‚a veut dire : placer son existence sous le signe de ce qu'on ne cŽdera pas sur une IdŽe, c'est-ˆ-dire en rŽalitŽ sur un type d'infini ; on agira de telle sorte que finalement la rencontre du gŽnŽrique, elle aura lieu ; le fait que l'univers ne sera plus, pour vous et pour ceux qui vous entourent, constructible, a adviendra. C'est a que j'appelle : toujours assumer l'IdŽe.

Ç Il faut participer au dŽcouvrement È. ƒvidemment, armŽ de l'IdŽe, vous pouvez intervenir, dŽfaire les recouvrements. Les recouvrements sont prŽcaires ds lors que quelqu'un a une IdŽe, a c'est sžr. Il y en a de nombreux exemples, mme dans la vie ordinaire. Si vous avez une IdŽe de ce que peut tre la vie, elle ne se laissera pas facilement recouvrir par des dŽbris mortifres.

Entre Ç Se dŽgager ainsi de la finitude È et l'IdŽe, il y a un chemin, celui du choix fondamental premier (Ç je suis Cohen È).

Ç Ouvrir la pensŽe ˆ l'infini rŽel È, c'est la synthse de tout a. Avoir la force de ne pas se laisser recouvrir, toujours tenir sur l'IdŽe, c'est toujours se dŽgager  partiellement, jamais totalement (parce que quand c'est absolutisŽ, a devient chimŽrique), de la finitude et c'est, par consŽquent, faire d'une partie de son existence une crŽation. Une crŽation qui ne sera pas recouverte. Vous vous garderez de faon ˆ ce qu'elle ne soit pas recouverte.

11 avril 2016

Aujourd'hui je voudrai parler, de faon, comme vous le verrez, un peu indirecte de, disons, de ce qui se passe ici (s'il se passe quelque chose), de ce qui est dŽcrit comme se passant ici, l'ensemble de la constellation constituŽe par les projets qui s'accŽlrent du gouvernement, l'opposition ˆ ces projets, la cristallisation de cette opposition autour de la question de la rŽforme du code du travail et finalement l'apparition du mouvement Ç Nuit debout È qui rŽŽdite, rŽinvente la pratique de l'occupation constante des places, de l'organisation dans cette occupation d'assemblŽes gŽnŽrales, d'un nouveau mode de fonctionnement etc.

En parler comment ? Je ne veux pas en parler en tant que participant, ˆ partir d'une expŽrience locale active, dans ce qui serait un compte-rendu de participation et d'enqute et pas non plus en parler comme tŽmoin mŽdiatique, juge, ou des choses de ce genre. En rŽalitŽ, je ne vais pas donner prŽcipitamment mon point de vue sur ce qui se passe lˆ, mais je voudrai en parler ˆ partir d'une question trs dŽfinie, trs prŽcise : quel peut tre le rapport entre ce type de mouvement localisŽ dans l'espace et dans le temps, ce type de mouvement de masse - c'est quand mme le nom gŽnŽrique de ce type d'occurrence historique - et d'autre part l'idŽe ou le processus stratŽgique d'une transformation rŽelle des lois du monde, que ces lois soient Žconomiques, sociales, politiques, Žtatiques ? Autrement dit, quel est le diagramme de transformation dont quelque chose de cet ordre est porteur dans les conditions d'aujourd'hui, et en quel sens, sur ce point prŽcis, un Žpisode qui se prŽsente comme ŽvŽnementiel et historique peut tre aussi, et en mme temps, un Žpisode ou une Žtape de la pensŽe elle-mme ?

On pourrait plus prŽcisŽment examiner la thse selon laquelle ce genre de mouvement, et ce mouvement particulier, quelles que soient ses incidentes quantitatives par ailleurs, porte, comme il le dit, ou comme on le dit pour lui, une transformation de ce que c'est que l'action collective et la vie collective. Je voudrai faire une remarque prŽliminaire, qui est une remarque de style ou de concept. Il y a une thse qui circule depuis longtemps selon laquelle les mouvements de ce genre (mouvements qui datent de plusieurs annŽes, on peut mme dire que la France vient en dernier) peuvent modifier de faon radicale notre idŽe du politique, qu'il s'agit lˆ, fondamentalement, d'une autre pratique de la politique, ou mme d'une suppression de la politique, d'une pratique non politique de la politique ou d'une pratique de la politique s'opposant ˆ toutes les formes existantes de la politique.

Je ferai remarquer qu'on emploie quelquefois ˆ ce propos l'expression Ç le politique È, expression trs usitŽe dans cette discipline qu'on appelle la philosophie politique. On pourrait mme dire que la philosophie politique se dŽfinit comme la construction d'un concept du politique, examinŽ ensuite ˆ la fois conceptuellement et empiriquement. Je voudrai quand mme dire que cette expression Ç le politique È me para”t vide de tout contenu et que je la rŽprouve. Je la rŽprouve parce que ce qui existe toujours, ce qui se donne ˆ penser, c'est la politique et mme plus prŽcisŽment les politiques. La politique c'est l'espace du conflit des politiques. C'est pour cela que la politique est un concept dialectique, un concept qui suppose qu'il y a un espace d'affrontement des politiques, ce n'est jamais un concept simple. J'irai mme jusqu'ˆ dire que quand il n'y a qu'une politique, c'est qu'il n'y en a aucune. Quand il n'y a qu'une politique, c'est qu'on a seulement les affaires de l'ƒtat, la gestion de l'administration, on n'a pas de politique ˆ proprement parler en tant que dŽtermination subjective. La consŽquence de cela, c'est que, dans le systme parlementaire actuel, l'existence de plusieurs politiques est en rŽalitŽ une fiction. Quand les politiques se succdent, elles font la mme chose, et sont obligŽes de rŽvŽler leur essence propre, qui est qu'il n'y a en rŽalitŽ qu'une politique. Ce qui donne lieu ˆ des lamentations sur Ç la mort de la gauche È - dont il faudrait dŽmontrer qu'elle a ŽtŽ vivante, car c'est une condition pour mourir. Cette politique, on pourrait la dŽfinir. Elle est subordonnŽe au couple du rŽgime reprŽsentatif Žlectoral d'un c™tŽ et du capitalisme libŽral de l'autre ; elle gre ce couple, nous le voyons bien depuis 20 ou 30 ans au moins, selon des normes absolument comparables, n'introduisant que des diffŽrences insignifiantes. C'est ce que je propose d'appeler le capitalo-parlementarisme. On peut signaler au passage que l'expression Ç capitalisme libŽral È est une redondance, pour ne rien dire de Ç nŽolibŽral È ; cette dernire expression, tout ˆ fait ˆ la mode, consiste ˆ faire croire que comme c'est Ç nŽolibŽral È, a ne serait dŽjˆ pas mal que ce soit seulement Ç libŽral È ... En rŽalitŽ, le nŽolibŽralisme n'est qu'un retour ˆ la doctrine libŽrale formulŽe et dŽployŽe ˆ la fin du XVIIIe-dŽbut XIXe, retour qui s'effectue aprs une pŽriode un peu secouŽe – et secouŽe par quoi ? Par l'existence du communisme, il faut bien dire les choses comme elles sont.

Le fait qu'il n'y ait qu'une politique, le capitalo-parlementarisme, revient ˆ dire qu'il n'y a aucune politique ˆ proprement parler. Au fond, un nombre grandissant de gens savent que la politique est une fiction aujourd'hui, et que quand on est appelŽ ˆ voter pour les uns ou pour les autres, le geste politique est dŽjˆ lui-mme annulŽ dans sa conception collective, d'o une conversion au scepticisme politique. Je dirais, c'est une remarque empirique, que dans le mouvement en cours, et dans les mouvements qui l'ont prŽcŽdŽ, lorsqu'ils se dressent contre la Ç politique unique È, il y a des traces de ce scepticisme, c'est-ˆ-dire l'idŽe qu'il faudrait en un certain sens abandonner la politique et faire autre chose. Autre chose qui n'aurait qu'indirectement, ou mme pas du tout, le nom de Ç politique È. C'est pour cela qu'on voit appara”tre des choses comme : Ç Nous ne voulons pas faire de politique, pas mme une nouvelle politique, nous voulons changer la vie, inventer de nouvelles formes de vie È. C'est un des sens de l'ŽnoncŽ Ç notre vie vaut mieux que tout a È, o on peut entendre : Ç notre vie vaut mieux que la politique sous toutes ses formes È. Je ne dis pas que c'est la conviction de tout le monde, mais je dis que a flotte comme un sympt™me. Ce que je soutiens c'est que cette dŽclinaison anti-politique est une consŽquence, et est en rŽalitŽ sous la loi, de l'inexistence de la politique dans la forme du capitalo-parlementarisme. C'est d'abord le monde dominant actuel qui supprime la politique. Et pas seulement le monde dominant actuel, c'est aussi ce qu'ont fait les rŽgimes socialistes Žtablis du XXe sicle qui ont dŽ-politisŽ  la situation, et exactement dans le mme sens qu'aujourd'hui,  ˆ savoir en centrant toutes choses sur le pouvoir d'ƒtat, en identifiant politique et gestion du pouvoir d'ƒtat, voire mme en identifiant politique et gestion de l'Žconomie.

Si bien que la position antagonique rŽelle aujourd'hui, la vraie rŽvolte, me semble-t-il,  ce n'est pas qu'on comprenne la raison de dire Çqu'on ne nous parle plus de politique, notre t‰che est autre È, mais ce serait de pouvoir dire exactement le contraire : Ç enfin une politique, enfin un espace reconstituŽ de l'antagonisme des politiques compltement asphyxiŽ et annulŽ par le capitalo-parlementarisme !È. C'est-ˆ-dire une politique qui pourra recrŽer le monde rŽel du combat, et non pas une absence de politique du c™tŽ de l'exercice de la vie, contre une absence de politique du c™tŽ de l'exercice du pouvoir Žconomique. Une politique qui pourra recrŽer le monde rŽel du combat, c'est-ˆ-dire une politique contre l'ƒtat, ce qui signifie finalement politique contre politique. Parce que la politique Žtatique, si elle est attaquŽe, doit se dŽfendre et elle devra proposer elle-mme une subjectivation politique de son existence, ce qu'elle ne fait pas aujourd'hui parce qu'elle est consensuelle.

Ce qui est vrai, de toute faon, c'est qu'un mouvement n'est pas par lui-mme une politique. Un mouvement, c'est quelque chose qui commence, qui finit, qui peut Žventuellement avoir des mots d'ordre, mais il n'est qu'un moment historique. Sans de tels moments historiques, une rŽnovation, ou une re-crŽation de la politique, est certainement impossible. Ceci dit, tout ce qui est historique n'est pas politique. Il peut y avoir un mouvement historique significatif et important, j'en ai mme dŽsignŽs certains comme tŽmoignant d'un Ç rŽveil de l'histoire È. Ç RŽveil de l'histoire È est une catŽgorie de ce qui se passe historiquement comme prŽ-condition possible de la politique, mais qui ne constitue pas par soi-mme une politique. On peut mme dire aujourd'hui, et c'est un terme de bilan auquel je tiens, que ce qui est historique peut Žchouer par manque de politique.

Nous avons de cela des exemples trs proches et des exemples plus lointains. L'exemple proche, c'est tout de mme la question des occupations de places. Les occupations de places, c'est quelque chose qui a plusieurs annŽes, dans le monde entier. Il y en a eu en ƒgypte, en Tunisie, en Espagne, aux ƒtats-Unis, en Grce ; il y en a eu de trs importants aussi ˆ Hong-Kong et en Turquie. Dans tous ces cas, nous avons une espce de forme spŽcifique qui est la prise de possession de l'espace urbain par des mouvements dont la configuration interne est variable. Dans certains, domine absolument la jeunesse, et plus singulirement la jeunesse Žtudiante ou scolarisŽe, dans d'autres, au contraire, il y a une mixitŽ sociale beaucoup plus grande, plus constituŽe, comme cela a ŽtŽ le cas en ƒgypte. Ce type de mouvement d'occupation de places d'un certain nombre de grandes villes, sur une pŽriode prolongŽe, avec une organisation de la vie collective, de l'occupation etc., c'est un phŽnomne de ces dernires annŽes que nous pouvons maintenant Žtudier sur un nombre d'exemples important et nous savons maintenant que la question intŽressante porte Žvidemment sur forces et faiblesses de ces mouvements. L'tre historique de ces mouvements, la sympathie qu'ils provoquent, sont une donnŽe Žvidente, mais nous sommes maintenant en Žtat, sur un certain nombre des plus importants de ces mouvements, d'analyser ce qui s'est passŽ. Or, je crois que nous pouvons dire que ces mouvements ont dans l'ensemble ŽchouŽ ˆ modifier fondamentalement la situation politique ou la situation Žtatique et qu'il me semble que cela n'a pas ŽtŽ parce qu'ils Žtaient historiquement inconstituŽs, car ils l'Žtaient, leur dŽmocratie interne Žtait vŽritable, leur nouveautŽ Žtait incontestable, mais parce qu'il s'est passŽ, du point de vue de ces mouvements, quant ˆ la politique. L'exemple de l'ƒgypte est Žvidemment saisissant. Il est saisissant parce que c'est le mouvement qui a ŽtŽ le plus complexe, le plus socialement complexe, a n'a pas ŽtŽ uniquement un mouvement de la jeunesse, il n'a mme pas ŽtŽ le mouvement d'une seule religion ; il a ŽtŽ durable et on pourrait imaginer qu'il a ŽtŽ, au moins tactiquement, victorieux, puisque le mot d'ordre qui cimentait les gens qui Žtaient prŽsents au Caire et ailleurs, c'Žtait Ç Moubarak dŽgage ! È et que Moubarak a dŽgagŽ. Il faut maintenant mŽditer sur la question de savoir pourquoi on a maintenant al-Sissi qui ˆ certains Žgards est la mme chose que Moubarak et mme un peu pire. Eh bien, c'est tout simplement parce que ce qu'il s'est passŽ c'est que la seule force politique disponible, de l'intŽrieur du mouvement, la seule force qui Žtait non seulement historique, c'est-ˆ-dire ŽvŽnementielle, mais installŽe, greffŽe dans la situation, c'Žtait les Frres musulmans que ce sont eux qui ont ramassŽ la mise de faon apparente, puisqu'on s'est ralliŽ au processus Žlectoral et qu'il a donnŽ une majoritŽ Žcrasante, notamment dans les milieux populaires, aux Frres musulmans, et que les Frres musulmans ne plaisaient pas ˆ une bonne partie des manifestants, qui ont re-manifestŽ contre les Frres musulmans, ce qui a permis ˆ l'armŽe d'intervenir et de reprendre le pouvoir. Donc, la leon Žgyptienne c'est que l'unification historique d'un mouvement ne signifie pas l'unification politique. Elle ne suffit pas. Et pourquoi ? Parce que dans ce cas, et c'est trs clair en ƒgypte, mais partout ailleurs, s'il n'y a pas d'unification politique du mouvement, mais seulement son unification concrte, historique, prŽsente, vitale pourrait-on dire, ce qui les unifie peut tre strictement nŽgatif. Quand vous avez une configuration d'un mouvement qui en rŽalitŽ n'est pas constituŽ politiquement, mais exclusivement historiquement, il est politiquement divisŽ, qu'il le sache ou pas d'ailleurs, et il ne se met d'accord que sur du nŽgatif. Des gens qui ne sont pas unifiŽs sur la crŽation politique, sur son invention positive, peuvent passer des accords sur leur adversaire commun, mais ce ne sont que des accords, c'est tout. Ç Moubarak dŽgage ! È c'Žtait bien joli, sauf que les gens qui voulaient que Moubarak dŽgage n'avaient pas du tout la mme reprŽsentation de ce que cela signifiait, le contenu affirmatif de cette nŽgation n'Žtait pas partagŽ. Or la politique commence lorsqu'il y a une unification affirmative. La nŽgation ne peut rassemblement que tactiquement, au moment de son opŽration.

L'autre exemple, qui est tout ˆ fait diffŽrent, c'est que faute d'une unification politique interne au mouvement, le mouvement va lui-mme revenir ˆ la politique classique, il va se solder par le retour ˆ la compŽtition politique telle qu'elle est organisŽe dans le tissu de l'histoire. ‚a, c'est ce qui se passe en Grce et en Espagne. Parce que Syriza et Podemos, ce sont des organisations parlementaires, des organisations qui ont l'intention de prendre le pouvoir, et qui d'ailleurs le prennent, dans les conditions institutionnelles et Žtatiques dominantes telles qu'elles sont. Le mouvement est alors cristallisŽ dans une espce de relve des forces politiques existantes. J'ai proposŽ de dire qu'en rŽalitŽ ces mouvements attestent que l'Žchec et la compromission de la vieille social-dŽmocratie sont telles qu'on a besoin d'une social-dŽmocratie nouvelle. Dans l'expŽrience du mouvement historique, se crŽe quelque chose qui va s'intŽgrer au jeu dominant dans une espce de rŽnovation de la capacitŽ de sa gauche ˆ se distinguer un peu de sa droite. Parce que ce qu'il s'est passŽ c'est qu'aujourd'hui il y a une visibilitŽ de la fiction de l'opposition des politiques qui est trop grande et qui nuit au systme. Il faut donc qu'il y ait une relve. De quoi ? Eh bien, une relve du c™tŽ de l'opposition parlementaire, si on veut avoir une opposition parlementaire plus musclŽe, plus solide sur ses revendications etc. Ce qui peut ne pas tre mauvais d'ailleurs, mais ce n'est pas du tout une mutation dans l'espace politique,   c'est simplement une sorte de correction, ou de rattrapage, dans des conditions de corruption du parlementarisme qui, en Espagne, en Grce et en vŽritŽ en partie chez nous, avait atteint des proportions prŽcŽdemment inconnues. Lˆ on peut revenir ˆ l'axiome : le parlementarisme, s'il est une fiction de politique, doit animer un peu sa fiction. Si la fiction est une pice absolument jouŽe d'avance, o les personnages sont tous identiques, la fiction ne prend plus sur le public. Les gens ne viennent plus au spectacle - ce qui veut dire qu'ils ne viennent plus voter. Or, a c'est embtant, sauf ˆ dŽclarer le vote obligatoire, ce qui est une tentation permanente mais trs difficile ˆ organiser dans les pays qui n'en ont pas l'habitude.

Du point de vue du rapport entre histoire et politique, on peut s'imaginer que, sous couvert de dŽmocratie, l'unitŽ nŽgative du mouvement en tant que mouvement historique suffit ˆ le constituer comme l'aube d'une rupture politique, ou d'une rupture tout court. Le bilan des choses montre que ce n'est pas vrai. L'historicitŽ du mouvement achoppe en rŽalitŽ soit sur le manque pur et simple d'une unitŽ politique, comme en ƒgypte et aussi comme aux ƒtats-Unis, soit sur le fait que l'unique dŽbouchŽ qui semble se prŽsenter soit en rŽalitŽ un retour dans la figure de l'ƒtat tel qu'il est constituŽ, sous un mot d'ordre qui en rŽalitŽ est le mot d'ordre de la  rŽnovation de la dŽmocratie – autrement dit : rŽnovation de la fiction politique elle-mme en lui redonnant un peu de tension interne, afin qu'elle puisse ˆ nouveau fonctionner.

C'est pour cadrer ce genre de question que je vous ai fait distribuer ce schŽma, que certains connaissent de longue date.

La situation contemporaine, depuis les annŽes 80, ne peut pas tre comprise dans ses effets subjectifs ˆ partir d'une contradiction unique. Je voudrai le montrer tout de suite ˆ propos de ce que sont les propagandes politiques disponibles ˆ une vaste Žchelle. Quelles sont les propagandes qui travaillent les subjectivitŽs ? Il y en a, selon moi, trois.

Il y a d'abord ce qu'on peut appeler le camp occidental ou impŽrial, c'est-ˆ-dire le grand capitalisme mondialisŽ sous sa forme la plus avancŽe. Ce camp fait propagande sur le fait que, dit-il, il est le seul vrai reprŽsentant de ce qui est l'unique modernitŽ politique, ˆ savoir l'ƒtat reprŽsentatif dŽmocratique, qui tire sa lŽgitimitŽ des Žlections libres. Dans cette vision, le capitalisme est considŽrŽ comme naturel, Žvident et irremplaable et donc la question de l'organisation Žconomique est rŽglŽe, c'est cette vision qui porte l'idŽe de la fin de l'Histoire : l'organisation capitaliste est telle, qu'on n'en voit pas d'autre. C'est l'interprŽtation fondamentale de l'Žchec des ƒtats socialistes, de l'Žchec du communisme etc. Il n'est par consŽquent pas question, sauf pour des ajustements, d'aller contre cette unicitŽ du dispositif Žconomique dominant, de sorte que la contradiction principale devient Žtatique : elle est en gros entre dictatures et dŽmocraties ; ou, dans des formes affaiblies, entre ƒtats autoritaires et ƒtats libres. Je remarque que cela nous ramne au dŽbat politique de la fin du XVIIIe sicle : le vrai dŽbat serait entre despotisme et dŽmocratie, despotisme et rŽpublique, pouvoirs autoritaires et pouvoirs libres etc. - puisque l'arrire-plan, ˆ savoir le capitalisme mondialisŽ, n'est pas modifiable, qu'il est le fond naturel de toute disposition Žconomique ou politique. 

Il y a une deuxime propagande, celle d'un camp que j'appellerai rŽactif. C'est un camp qui en appelle ˆ la tradition contre la modernitŽ, et en particulier contre les formes jugŽes inacceptables de la modernitŽ dŽmocratique sous sa forme occidentale.  Ce camp se rŽclame trs souvent d'une identitŽ ethnique ou religieuse ou nationale. Comme vous le savez, a peut tre le christianisme, comme dans certaines figures en Pologne aujourd'hui ou bien dans la droite du parti rŽpublicain aux ƒtats-Unis o vous avez des gens qui considrent comme tout ˆ fait naturel d'abattre avec de grands fusils des mŽdecins qui pratiquent des avortements. Il faut le rappeler, parce que sinon on a une vision unilatŽrale : on aurait une mauvaise religion, des meilleures, des moins mauvaises etc. Non, lorsque vous rŽ-accordez la vie collective sur des identitŽs de cet ordre, les effets de violence sont inŽluctables. Car naturellement, a peut tre aussi l'islam, comme en Turquie, en Iran ou dans des bandes armŽes qui ravagent le Moyen-Orient, a peut tre la singularitŽ juive comme en Isra‘l, a peut tre le nationalisme militariste rŽnovŽ comme au Japon, en Inde, en Hongrie, a peut tre un autoritarisme semi-religieux comme la Russie de Poutine ... Tout a dŽfinit des particularitŽs locales, mais l'essentiel c'est que tous ces mouvements affirment, sans exception, la compatibilitŽ de leur rŽaction traditionnelle avec le capitalisme dominant.  Aucune de ces entreprises ne prŽtend dessiner une nouvelle voie sur le fond immuable du capitalisme historiquement dominant, ce sont des gens qui affirment au contraire la compatibilitŽ entre un retour rŽactif aux traditions et une explosion inŽgalitaire et violente du capitalisme lui-mme. Comme on le sait, l'extrme-droite rŽpublicaine aux ƒtats-Unis n'est nullement en train de prcher le retour ˆ une Žconomie collective, ce sont au contraire des partisans farouches et fanatiques de la propriŽtŽ privŽe. Je propose de donner ˆ cette tendance rŽactive le nom de Ç fascisme È. Pourquoi ? Parce que je pense que c'est raisonnable aujourd'hui d'appeler Ç fascisme È une vision anti-moderniste acharnŽe, nostalgique de l'Žpoque des nations, des religions, des conservatismes, et aussi des ƒtats autoritaires, mais qui reste articulŽe, et mme violemment articulŽe, au capitalisme lui-mme. Dans le premier courant, toujours sur le mme fond capitaliste, la contradiction principale devenait celle entre dŽmocratie et autoritarisme, alors que dans la vision rŽactive traditionaliste qui comme vous le savez se dŽveloppe aujourd'hui, et qui est dŽjˆ trs puissante, mme en Europe, par exemple en Europe de l'Est o elle se dŽveloppe ˆ vive allure, on a le mme fond capitaliste invariable mais la contradiction principale est la contradiction entre les vicieuses libertŽs modernes et l'ordre traditionnel, c'est-ˆ-dire entre le dŽmocratisme sociŽtal et le culte de telle ou telle identitŽ fermŽe.

J'insiste sur le point que la contradiction dont on nous parle tous les jours comme Žtant la contradiction principale, avec mobilisation anti-islamique etc. etc. est une contradiction qui en tout cas se fait sur fond d'un accord fondamental : la maintenance, l'invariabilitŽ comme organisation Žconomique naturelle, du capitalisme dŽsormais mondialisŽ, avec d'ailleurs des luttes d'influences pour s'emparer de tel ou tel fragment de cette mondialisation.

On pourrait imaginer une troisime position – je suis bien obligŽ de l'imaginer, parce que c'est la mienne – ˆ savoir un camp, aujourd'hui affaibli ˆ l'Žchelle planŽtaire, soutenant que la contradiction principale demeure celle qui oppose, opposerait, ou doit opposer, et ce toujours dans des expŽriences locales reprŽsentables, un mouvement d'Žmancipation collective - qui a ŽtŽ appelŽ Ç communisme È, que Marx appelait aussi la Ç libre association È (on peut lui donner plusieurs noms) - au capitalisme lui-mme.

En somme, nous avons trois contradictions dŽclarŽes principales par des ƒtats, des opinions publiques ou des groupes restreints. Il y en a deux sur fond de capitalisme assumŽ comme seule organisation naturelle de la production, des Žchanges et des sociŽtŽs : pour l'une, la contradiction dictature et dŽmocratie (ou autoritarisme et libertŽ moderne), et pour l'autre la contradiction entre modernitŽ et tradition. Et puis, il y en aurait une troisime (ˆ  laquelle j'appartiens) qui s'en prendrait directement au capitalisme dominant et qui affirmerait que la contradiction principale reste depuis deux sicles celle qui oppose le capitalisme et la propriŽtŽ privŽe au communisme et ˆ la libre association collective dans la production.

Ma thse c'est que dans la conscience des gens, la conscience des masses en gŽnŽral, et singulirement, chez nous, dans la fraction qu'on appelle Ç les classes moyennes È, la contradiction entre modernitŽ et tradition opre finalement contre la contradiction entre capitalisme et Žmancipation. Elle la recouvre et, en dernire instance, elle en annule la pertinence. Appeler, comme notre prŽsident Hollande, ˆ Ç la dŽfense de nos valeurs (rŽpublicaines et dŽmocratiques)È contre la sauvagerie de la tradition, c'est dŽclarer qu'il ne faut plus tenir aucun compte de la vielle contradiction entre capitalisme et Žmancipation. C'est a le programme de modernisation de la conscience de gauche, c'est a qui est visible sur la tte mme de Valls : il va tre terrible sur la contradiction entre modernitŽ et tradition, mais quand il rencontre les patrons, il va tre trs aimable, la contradiction, lˆ, on peut Ç l'harmoniser È, c'est une question de bonne volontŽ. En plus, qui n'est pas libŽral ? Il n'y a que les mŽchants qui ne sont pas libŽraux.

Ceci a des effets planŽtaires, parce que du coup appara”t ˆ Žchelle d'ensemble ce que j'appellerai Ç le dŽsir d'Occident È comme seul recours contre la tradition. Et les mouvements qui se passent aujourd'hui dans le monde, quels qu'ils soient, sont exposŽs, ˆ travers cette fascination pour la modernitŽ et la contradiction modernitŽ-tradition, ˆ une captation au service des intŽrts du capitalisme mondialisŽ ˆ partir d'une disparition, d'un effacement, d'une relativisation, de la contradiction qui prŽcisŽment opposerait frontalement un processus d'Žmancipation ˆ ce capitalisme mondialisŽ.

C'est ˆ partir de lˆ que je voudrais commenter le schŽma. Au centre, au croisement des deux axes (la contradiction capitalisme-communisme et la contradiction modernitŽ-tradition), il y a l'Žquivoque des subjectivitŽs contemporaines, qui sont tiraillŽes par quatre dŽterminations (et non pas seulement deux). Si, sur l'axe horizontal, le mot Ç communisme È vous gne, vous pouvez le remplacer par Ç politique d'Žmancipation È, Ç politique nouvelle È, tout ce qui cristalliserait la nŽcessitŽ d'en finir avec l'ordre inŽgalitaire, oppressif et scandaleux imposŽ ˆ l'humanitŽ tout entire par la propriŽtŽ privŽe.

Tradition. La tentation identitaire des traditions subsiste trs fortement. Parlons d'ici : Ç tre franais È, Ç les valeurs de la France È et la prŽsence chez nous de gens qui ne les respectent pas, Ç d'Žtranges Žtrangers È É L'ŽlŽment identitaire caractŽrise toujours la tradition. La tradition, c'est toujours la volontŽ de prŽserver, de multiplier, de rŽpŽter une identitŽ. 

ModernitŽ. La fascination pour la modernitŽ, chez nous, ce sera la marchandise, l'argent, le tourisme, la libertŽ des mÏurs, le rŽgime dŽmocratique etc.

Capitalisme. L'allŽgeance dominante au capitalisme comme ˆ l'unique voie pour l'organisation des sociŽtŽs, je l''appellerai le Ç capitalisme subjectivement naturel È, le capitalisme devenu comme une seconde nature en quelque sorte de tous les sujets - ˆ force qu'on les ait convaincu que rien d'autre n'Žtait possible. Il ne faut pas sous-estimer ce point : on peut tre formellement, dans les dŽclarations, anti-capitaliste, mais profondŽment pŽnŽtrŽ en fait de la conviction que rien d'autre n'est possible et que c'est lˆ-dedans qu'il faut se mouvoir. 

ƒmancipation, communisme, É tout ce que vous voulez, comme valeur absolue, ˆ la fois pensŽe et rvŽe – finalement, dans les subjectivitŽs contemporaines, passŽe, terminŽe, finie.

 

Ce quadrangle, reprŽsentŽ dans le schŽma, je pense qu'il tourbillonne dans les subjectivitŽs contemporaines, avec des variabilitŽs d'accent qui dŽpendent des conjonctures et de ce qui arrive aux gens, tout simplement.

Tournons dans ce schŽma dans le sens contraire des aiguilles d'une montre.

Ë la pŽriphŽrie du schŽma, on trouve le monopole que le capitalisme a conquis quant au dŽsir de modernitŽ. Le capitalisme est en Žtat de se prŽsenter comme l'unique support possible de la modernitŽ contemporaine, de l'invention, de la transformation, mais aussi des libertŽs nouvelles etc. Et donc, vous avez un axe qui va du capitalisme vers la modernitŽ, que j'appelle Ç l'Occident È, comme tout le monde. Le dŽsir d'Occident, c'est le dŽsir de cette orientation. C'est un dŽsir qui fusionne quelque part capitalisme et modernitŽ et qui fait de modernitŽ l'alibi majeur du capitalisme lui-mme. Avec l'injonction que si ce n'est pas a, alors a va tre la terrible identitŽ traditionnelle qui va reprendre le dessus.

En continuant dans le mme sens, vous avez l'axe entre capitalisme et tradition. Il y a en effet de nombreuses tentatives contemporaines pour corrŽler le capitalisme ˆ des motifs identitaires (religieux, nationaux, familialistes ou autres). Je l'appelle le fascisme, comme je vous l'ai dit, puisque je pense que la dŽfinition gŽnŽrique du fascisme c'est cette corrŽlation, paradoxale en apparence, entre capitalisme et tradition     qui s'oppose ˆ la corrŽlation entre capitalisme et modernitŽ. Le capitalisme tolre cette tentative, et dans l'Histoire le capitalisme a tolŽrŽ le fascisme, en rŽalitŽ. Il y a eu des conflits entre les dŽmocraties et les fascismes, mais le capitalisme a pu servir, et sert aujourd'hui encore, d'arrire-fond ˆ de nombreux ƒtats parfaitement despotiques. Le capitalisme peut donc s'en accommoder, notamment quand il est menacŽ par autre chose. C'est pourquoi le fascisme peut tre un adversaire apparent de la dŽmocratie libŽrale, mais dans la reconnaissance que l'arrire-plan est le mme. De lˆ que la contradiction historique entre fascisme et dŽmocratie a ŽtŽ stratŽgiquement moindre que la relation antagonique constitutive entre capitalisme et communisme.

On tourne, et on trouve un axe qui corrŽlerait communisme et tradition, axe qui, finalement, a ŽtŽ incarnŽ par les ƒtats socialistes du XXe sicle. Ces ƒtats, et les partis communistes qui s'en rŽclamaient, ont garanti la stabilitŽ de leur pouvoir - non capitaliste de fait (ils avaient quand mme brisŽ le monopole de la propriŽtŽ privŽe) - et ils l'ont en partie conservŽ en termes d'opinion, par une mŽfiance ˆ l'Žgard de toute modernitŽ - en dehors de la leur propre. Car c'Žtait une crŽation moderne. Il faut quand mme insister sur ce point : briser le monopole sociŽtal de la propriŽtŽ privŽe, cela ne s'Žtait jamais vu pendant les millŽnaires de l'Histoire. Ce qui s'est passŽ lˆ - et qui pour l'instant a ŽchouŽ – que ce soit en Russie, en Chine, c'Žtait une innovation historique sans prŽcŽdent. Parce que la totalitŽ des figures sociŽtales depuis des millŽnaires reposait, ˆ travers des modes de production trs diffŽrents, sur le monopole de la propriŽtŽ privŽe et la constitution d'une classe de propriŽtaires comme la classe naturelle dirigeante de tous les ƒtats concernŽs. Or, ce qu'il s'est passŽ c'est que cette transformation sans prŽcŽdent, qui a crŽŽ dans le monde des ”lots d'organisation sociale Žchappant au caractre naturel du capitalisme et de la propriŽtŽ privŽe, s'est cramponnŽe en termes d'opinion, de subjectivitŽs, ˆ des ŽlŽments de tradition, notamment par mŽfiance de la corrŽlation entre capitalisme et modernitŽ, par mŽfiance du monopole que le capitalisme prŽtendait sur la modernitŽ. Y compris ici : il y avait au PCF une hostilitŽ dŽclarŽe ˆ la lŽgislation de l'avortement, il y avait une homophobie circulante, il y avait le Ç rŽalisme socialiste È comme couverture du conservatisme formel dans le domaine de l'art, la famille a ŽtŽ maintenue et encouragŽe et puis mme, ˆ la fin des fins, l'identitŽ nationale est revenue (comme disait Aragon : Ç mon parti m'a rendu les couleurs de la France È), il y a eu des traces d'antisŽmitisme dans les ƒtats socialistes et, dans les partis communistes, des traces importantes de mŽpris colonial envers les peuples dominŽs. Tout a rattachait quand mme les ƒtats socialistes ˆ un socle traditionnel qui les a empchŽs en fait de dŽployer É quoi ? Une nouvelle modernitŽ. De dŽployer quelque chose de concurrentiel au capitalisme, non seulement dans les mŽthodes de production, mais plus gŽnŽralement dans une vision du monde, une construction des subjectivitŽs, un systme de valeurs, qui auraient ŽtŽ diffŽrents mais aussi modernes. Et aussi, en un certain sens, de crŽer une dŽfinition spŽcifique de la libertŽ qui aurait ŽtŽ capable de rivaliser avec ce que le capitalisme proposait dans son ordre propre et qui est devenu aujourd'hui la figure du dŽsir d'Occident ˆ l'Žchelle de la plante entire. Le primat de l'ƒtat, c'Žtait la conviction que pour protŽger les acquis, c'est-ˆ-dire la propriŽtŽ collective ŽtatisŽe, pour protŽger l'ŽlŽment anti-capitaliste dans son aspect le plus formel, il fallait nŽcessairement un ƒtat autoritaire dŽpolitisant la sociŽtŽ et, en mme temps, organisant des lambeaux de tradition, ˆ dŽfaut d'une vŽritable modernitŽ nouvelle (modernitŽ qui avait pourtant ŽtŽ recherchŽe de faon trs active en Russie dans les annŽes 20).

C'est pourquoi, le quatrime c™tŽ, qui est en pointillŽ, hŽlas, ce serait l'invention d'une nouvelle vŽritŽ politique qui assumerait d'un c™tŽ la contradiction principale entre communisme et capitalisme et qui d'autre part dŽvelopperait une nouvelle modernitŽ. C'est ˆ a, quelles que soient les figures de mouvements auxquelles nous participons et dont nous pouvons tŽmoigner, qu'il faut, ˆ la fin des fins, travailler. Parce que, on peut le dire de faon un peu violente, ce qu'il faut briser aujourd'hui, c'est le dŽsir d'Occident qui travaille ˆ Žchelle mondiale, y compris la masse Žnorme des victimes du capitalisme mondialisŽ. Il faut rappeler, par quelques chiffres, l'Žtat rŽel du monde d'aujourd'hui : on sait que 264 personnes possdent l'Žquivalent de ce que possdent trois milliards d'autres É ce sont des chiffres sans prŽcŽdent dans l'Histoire. Aucune monarchie absolue n'est parvenue ˆ des Žcarts de cet ordre. On peut s'en accommoder comme si c'Žtait naturel, mais on peut aussi avoir quelques doutes sur le fait que ce soit absolument nŽcessaire pour faire marcher l'Žconomie mondiale. On a le droit de penser que c'est pathologique. Je suis quelquefois ŽtonnŽ de l'apathie gŽnŽrale devant cette monstruositŽ. Pourquoi y a-t-il cette apathie ? C'est que les gens se disent : Ç C'est vrai, ce n'est pas formidable, mais c'est quand mme la condition de ma libertŽ personnelle, du fait que je ne vais pas si mal, de ceci, de cela, et puis du fait que par rapport ˆ lˆ o je suis, c'est pire ailleurs È. C'est si pire ailleurs que ceux qui sont ailleurs veulent venir ici. Les rŽfugiŽs ne sont qu'un Žpisode dans une affaire beaucoup plus vaste, qui est que le dŽsir d'Occident travaille la terre entire. Car ˆ c™tŽ des 264 personnes qui ont presque tout, il y a 50 % des gens qui n'ont rien. Des gens qui n'ont rien et ˆ qui on explique que s'ils n'ont rien, c'est de leur faute (c'est l'explication la plus rŽpandue), ils ne sont pas montŽs dans le char de l'Histoire comme il fallait etc., Eh bien, il y a toujours un moment o, pour des raisons trs concrtes - une famille, des enfants É - ils s'en vont lˆ o le dŽsir les mne. Bien sžr, quand il y a des guerres, quand il y a des bandes armŽes ˆ vos portes, des tortionnaires partout et des bombardements par-dessus le marchŽ, a accŽlre le mouvement. Mais vous savez trs bien que depuis des dŽcennies, il est venu de faon continue des ouvriers d'origine africaine dans notre pays, ce n'est pas depuis deux ou trois ans. S'il y a aujourd'hui six millions de musulmans dans notre pays, c'est qu'ils y sont venus, ce n'est pas parce qu'il y a eu une gŽnŽration spontanŽe de musulmans. Ils sont venus et ils sont venus pour survivre, articulŽs et dominŽs par le dŽsir d'Occident, puisqu'on leur raconte que c'est a l'ŽlŽment naturel de l'existence des sociŽtŽs productives. Si on leur dit a, a veut dire que, eux, ils sont hors nature, ils ne sont pas au bon endroit, lˆ o ils sont on ne peut pas vraiment vivre. Alors on peut dire : c'est la faute de leurs gouvernements. En rŽalitŽ, quand on regarde de prs, on voit comment a se passe : ce sont des zones de pillage organisŽ de longue date, avec des gouvernements corrompus payŽs par les Occidentaux pour que le pillage puisse se continuer tranquille, les gens qui sont lˆ-dedans sont des gens qui n'ont pas de possibilitŽs de s'installer, de vivre É

Le schŽma indique tout a. Il montre que si on ne construit pas, d'une faon ou d'une autre, le quatrime c™tŽ de faon sensible, c'est-ˆ-dire si on ne crŽe pas un dŽsir autre que le dŽsir d'Occident, un rival du dŽsir d'Occident, ˆ savoir la crŽation d'une politique qui soit expressŽment destinŽe ˆ mettre fin ˆ la monstruositŽ du capitalisme mondialisŽ, eh bien ce quatrime c™tŽ ne pourra pas fonctionner. Il y aura une pathologie planŽtaire que nous pouvons constater aujourd'hui ˆ d'innombrables sympt™mes et dont les deux formes les plus caractŽristiques sont : d'un c™tŽ l'apparition de plus en plus Žtendue de forces fascisantes, y compris dans des ƒtats apparemment raisonnables de l'Europe occidentale, et la deuxime chose ce sont de gigantesques migrations de populations avec des gens qui cherchent dŽsespŽrŽment ˆ aller lˆ o on leur dit qu'on peut vivre. ‚a, a crŽe petit ˆ petit les conditions de la guerre.

C'est dans ce maelstrom historique que nous pouvons nous situer. Un mouvement, quel qu'il soit, est une bonne chose, parce que le mouvement exprime toujours une inquiŽtude ou une exaspŽration sur certains aspects de la situation prŽsente. Encore que, souvent, on peut discerner aussi des phrases trs importantes du dŽsir d'Occident, par exemple que ce soit encore mieux lˆ o on est, avec une solidaritŽ minimale avec la vision planŽtaire des choses. Parce que les ennuis qui sont les n™tres sont encore loin de valoir ceux de gens qui sont prts ˆ monter dans des barcasses et ˆ aller sur l'eau avec le risque de s'y noyer. Il faut penser ˆ eux. Il faut penser ˆ eux, parce que c'est la bonne faon de penser ˆ nous. Sinon on est engagŽ soi-mme dans une espce de pathologie gŽnŽrale crŽatrice de mort. Tout a pour dire que l'apprŽciation que nous pouvons porter sur une figure de mouvement, quelle qu'elle soit, doit se faire ˆ partir d'un dŽsir, et par consŽquent d'une pensŽe, qui soit hostiles ou expressŽment dŽgagŽs du dŽsir d'Occident. Et donc, il faut une idŽe stratŽgique qui va nous servir d'Žvaluation de ce qui se passe concrtement : ce que nous disons dans cette idŽe stratŽgique se trouve-t-il confortŽ, consolidŽ, ou pas du tout, par ce qui se passe ? Il faut avoir le mouvement, mais aussi il faut avoir ce que j'appellerai le mŽta-mouvement, c'est-ˆ-dire une idŽe interne au mouvement qui lui donne la capacitŽ de juger ce qu'il est historiquement. Il ne faut pas seulement avoir les idŽes du mouvement, il faut avoir les idŽes de ces idŽes : il faut que le mouvement soit situable par ses acteurs eux-mmes dans la situation que nous venons de dŽcrire, qu'il puisse y repŽrer sa place, ses objectifs, ses tentations nŽgatives, dans quelle mesure est-il rŽellement dŽgagŽ ou pas par rapport au dŽsir d'Occident etc.  

 

Cette idŽe stratŽgique, je pense qu'on peut la ramener ˆ quatre points programmatiques bien classiques, qui constituent des opŽrateurs de jugement pour Žvaluer la portŽe stratŽgique rŽelle de ce qu'on est en train de faire et de penser. C'est l'affirmation de quatre possibilitŽs, possibilitŽs dont le dŽsir d'Occident se constitue en dŽclarant que c'est impossible, justement. Nous tombons sur cette maxime, dŽveloppŽe sous une forme ou sous une autre : une politique rŽelle, c'est toujours une politique qui dŽcide elle-mme de ce qui est possible et impossible, c'est-ˆ-dire qui n'entre pas dans un consensus avec l'adversaire sur ce qui est possible et impossible. Car la domination, a consiste, fondamentalement, ˆ dŽclarer ce qui est possible et ce qui est impossible et ˆ convaincre les gens qu'il en va bien ainsi. L'exemple le plus frappant, bien entendu, c'est la dŽclaration : Ç le capitalisme est la seule chose possible, la seule figure rationnelle et naturelle de l'organisation de la sociŽtŽÈ (les camps, Staline etc., ce ne sont que des annexes argumentatives). La politique commence quand vous n'acceptez pas que la distinction entre le possible et l'impossible soit en partage avec votre adversaire. Vous affirmez que vous n'avez pas la mme loi d'Žvaluation de ce qui est possible et impossible que celle que la propagande dominante tente d'imposer. C'est un geste de dŽgagement absolument fondamental. Les 264 dont nous parlions, et dont la propagande dit que Ç ce sont eux qui donnent le travail È, on leur dit : Ç merci, messieurs, les donateurs de travail de cette espce, on peut s'en passer !È.

Ces possibilitŽs, nous pouvons, dans un mouvement rŽel, mme ˆ une Žchelle trs petite, tester si elles sont vivantes, ou si elles ne le sont pas, ce sont des critres d'Žvaluation. Voilˆ ces quatre possibilitŽs.

Premirement, il est possible d'organiser la vie collective autour d'autre chose que la propriŽtŽ privŽe et le profit. Il faut revenir quand mme ˆ l'ŽnoncŽ crucial de Marx dans le Manifeste o il dit ˆ un moment que tout ce qu'il raconte se ramne ˆ un seul point : l'abolition de la propriŽtŽ privŽe. Cette idŽe Žtait prŽsente dŽjˆ depuis un certain temps puisqu'on la trouve chez Platon, elle a animŽ toute la pensŽe Žmancipatrice du XIXe sicle, elle est assez largement oubliŽe aujourd'hui, et il faut la ressusciter ˆ tout prix. Autrement dit : le capitalisme n'est pas, et ne doit pas tre, la fin de l'Histoire.

Deuximement, il est possible d'organiser la production autour d'autre chose que la spŽcialisation et la division du travail. En particulier, il n'y a aucune raison que se maintienne la sŽparation entre travail intellectuel et travail manuel ou entre les t‰ches de direction et les t‰ches d'exŽcution. C'est plus profond que la notion convenable d'ŽgalitŽ, c'est l'idŽe que les divisions qui organisent le travail lui-mme sont des divisions mortifres.

Troisimement, il est possible d'organiser la vie collective sans se fonder sur des ensembles identitaires fermŽs comme les nations, les langues, les religions, les coutumes. La politique, en particulier, peut unir l'humanitŽ tout entire hors de ces rŽfŽrences. Toutes ces diffŽrences doivent et peuvent coexister de faon fŽconde, mais ˆ l'Žchelle politique de l'humanitŽ tout entire. De ce point de vue, l'avenir est ˆ un internationalisme complet et il faut affirmer que la politique peut et doit exister de  faon transversale aux identitŽs de ce type.

Et enfin, quatrimement, il est possible, peu ˆ peu, de faire dispara”tre l'ƒtat comme puissance sŽparŽe ayant le monopole de la violence (police et armŽe). Autrement dit, la libre association des humains et la rationalitŽ qu'ils partagent peuvent et doivent remplacer la loi et la contrainte.

Pour faire court : abolition de la propriŽtŽ privŽe (Žvidemment, a ne veut pas dire : nationalisation de vos canapŽs et de vos sommiers, a c'est qu'on veut faire croire, a concerne diverses fonctions relevant du bien public, notamment les grands ensembles de production, commerciaux etc.) ; fin de la division du travail (point trs important, auquel Marx, qui appelait ˆ l'entrŽe dans l're du Ç travailleur polymorphe È tenait beaucoup, et qui est trs occultŽ aujourd'hui) ; la politique doit tre la politique de l'humanitŽ tout entire (l'internationalisme doit tre une rŽalitŽ effective ˆ tous les niveaux); dŽpŽrissement de l'ƒtat.

Ce n'est pas exactement la donation d'un programme, il ne faut pas qu'il y ait d'ambigu•tŽ lˆ-dessus. Ce n'est pas la description d'une sociŽtŽ ˆ venir qui surgirait on ne sait pas trop comment. Ce sont des principes d'Žvaluation de ce qui se passe : ce qui se passe a-t-il une relation avec l'un de ces quatre points, lequel, et dans quelles conditions ? Si aucun de ces points n'est convoquŽ d'aucune faon, on jugera que ce qui se passe n'est en tout cas pas dans la direction stratŽgique gŽnŽrale nŽcessaire pour qu'une politique nouvelle soit crŽŽe. Si on voit les mouvements des places dans leur ensemble, de l'ƒgypte ˆ Nuit Debout, je pense que l'idŽe Žtait de traiter directement, et un peu fantasmatiquement, le point quatre, en rŽalitŽ : on allait construire tout de suite, lˆ, quelque chose comme un mode d'existence collective soustrait ˆ toute autoritŽ sŽparŽe, on allait construire une autoritŽ immanente, c'est-ˆ-dire l'autoritŽ du collectif sur le collectif. C'est l'idŽe bien connue de l'horizontalitŽ, avec la mŽfiance et la suspicion vis-ˆ-vis de l'Žmergence de dirigeants, et finalement l'idŽe que c'est a la dŽmocratie absolue, la dŽmocratie vŽritable. Du coup, je crois que a isole le point quatre, expŽrimentalement : on expŽrimente localement une espce de disparition en partie magique de l'ƒtat, dans une horizontalitŽ localisŽe, qui n'a aucune prise finalement sur les autres points. ‚a produit l'effet Žtrange que cette disparition de l'ƒtat sŽpare cette horizontalitŽ locale du reste, c'est une expŽrience qui elle-mme est sŽparŽe. Alors on dit : Ç Bon, on va l'Žtendre È. Mais pour l'Žtendre, il faut d'autres propositions, il faut s'adresser ˆ d'autres gens, il faut donc entrer dans une expŽrience qui va relever les trois autres points d'une manire ou d'une autre. C'est a qui fait que Ç dŽmocratie È est un terme insuffisant. Ç DŽmocratie È, par lui-mme, n'est pas un terme qui dit qu'il faut s'en prendre ˆ la propriŽtŽ privŽe. Parmi les 264 qui possdent presque tout, il y a certainement un bon nombre d'excellents Ç dŽmocrates È É  exceptons les milliardaires chinois, que la dŽmocratie n'intŽresse pas beaucoup. On peut soutenir que les rŽpublicains qui ont fait le coup d'ƒtat de Thermidor, c'Žtait a leur idŽe principale : on allait montrer que le seul homme vŽritablement libre, c'Žtait le propriŽtaire, cela a ŽtŽ quasiment inscrit dans la Constitution aprs le renversement de Robespierre ; quant aux ceux qui n'avaient pas de propriŽtŽ, c'Žtaient des individus ˆ l'existence douteuse et surtout il fallait s'en mŽfier (comme l'homme est mauvais, pensaient-ils, celui qui n'a pas de propriŽtŽ voudra la voler, il ne faut donc pas lui donner le pouvoir). La sŽparation vis-ˆ-vis des autres points de l'idŽe dŽmocratique, fžt-elle poussŽe de faon extrme comme dans les mouvements des places, est en rŽalitŽ une sŽparation vis-ˆ-vis de la sociŽtŽ tout entire. C'est ce qui s'est passŽ en ƒgypte de faon flagrante : ils n'ont pas vu que l'Žcrasante majoritŽ des gens, si on leur demandait de voter, eh bien ils votaient pour les Frres musulmans. Ils n'allaient pas voter pour la continuation indŽfinie de la dŽmocratie des places parce qu'ils savaient parfaitement que cela, c'Žtait une fiction, qu'un jour ou l'autre, il faudrait rentrer ˆ la maison. Et ˆ la maison, on retrouverait quoi ? On retrouverait la maison, comme elle est, avec son propriŽtaire, qui vient vous rŽclamer le loyer É

‚a montre quand mme qu'il y a une solidaritŽ des quatre points. Si je tentais de redonner quelque force au mot Ç communisme È, je dirais que le communisme c'est le nom de la solidaritŽ des quatre points, de ces quatre hypothses. C'est le nom du fait que vous ne pouvez pas tre vraiment dŽmocrate, si vous ne mettez pas fin aux inŽgalitŽs monstrueuses que le capitalisme engendre ˆ partir du droit de propriŽtŽ et de la logique de la concentration du capital ; mais vous ne le serez pas non plus si vous maintenez la sŽparation, ˆ l'intŽrieur de la division du travail, entre les cadres et les pas-cadres, les ouvriers et les techniciens etc. ; et vous ne pouvez pas l'tre non plus si vous continuez ˆ vous prŽvaloir d'une identitŽ du type Ç les valeurs de la France È ou d'une tradition religieuse etc.

Je vais conclure. La politique nouvelle, si elle peut tre engendrŽe par l'historicitŽ des mouvements, je la dŽfinirais par la mobilitŽ, dans les subjectivitŽs agissantes, des quatre points fondamentaux. C'est leur prŽsence comme instruments d'Žvaluation et leur introduction nŽcessaire partout o il y a des mouvements populaires. Au fond, la circulation concrte des quatre points va se cristalliser dans les mots d'ordre du mouvement. Il y a une nŽcessitŽ absolue qui est de dŽpasser les mots d'ordre strictement nŽgatifs. Le mouvement, ˆ la fin des fins, va tre jugŽ sur quelle a ŽtŽ sa ou ses propositions affirmatives dans la situation concrte. Si vous d”tes simplement : Ç Ë bas la loi sur le code du travail È, vous tes mort d'avance. Peut-tre que vous mourrez avec la loi elle-mme É Le mouvement ne va pas tre jugŽ sur ce qu'il est, mais sur ce qu'il dit, parce que les mouvements, du point de vue de leur tre, sont presque toujours pareils, ils n'ont pas changŽ depuis l'AntiquitŽ grecque : on se rassemble, on occupe un lieu, on est trs content, on fait la cuisine, on tient des assemblŽes gŽnŽrales, tout le monde a droit ˆ la parole etc. etc. Il ne faut quand mme pas nous prŽsenter a comme une innovation sensationnelle. Non, c'est la loi des mouvements de masse, et elle est excellente, mais elle ne traite pas la situation ˆ proprement parler, elle traite sa situation, c'est-ˆ-dire sa configuration interne, lŽgitime mais son inscription rŽelle dans l'Histoire va dŽpendre de ce qui est dit. C'est pour a qu'il y a aussi des mouvements d'extrme-droite qui ont des caractŽristiques voisines, hŽlas. Mme le grand mouvement contre le mariage pour tous É les gens Žtaient lˆ, contents, ils affrontaient la police avec vigueur etc. et pour dire quoi ? Pour dire des saloperies. Donc, on les a jugŽ lˆ-dessus, on n'a pas dit : Ç a c'est un beau mouvement de masse È, on a dit : Ç c'est des cochons È. C'est pour vous dire que l'tre formel du mouvement de masse est un invariant de la dŽmonstration historique d'un groupe dŽterminŽ et ce qui va le qualifier en tant que tel, du point de vue de sa position dans le diagramme que vous avez, c'est ce qu'il dŽclare affirmativement. Parce que quand on dŽclare nŽgativement, on peut toujours tre alliŽ avec des gens qui ont les mmes nŽgations que vous et qui ne valent pas grand chose. Par contre les affirmations, a divise, a c'est sžr ; et l'affirmatif va tre la clŽ de ce qu'un mouvement signifie. Nous devons viser la construction d'une modernitŽ politique, qui sera aussi sociale, productive, travailleuse, intellectuelle, artistique, technologique, qui sera capable de rivaliser avec le monopole contemporain inŽgalitaire mortifre et guerrier de la modernitŽ capitaliste.       

 

Je vais conclure par la poŽsie. Quand il y a un mouvement, on dit Ç a bouge È et c'est bien que a bouge, parce que sinon c'est mort. ‚a bouge a rapport avec le souffle. C'est infra-politique, mais c'est ce qui rend possible, peut-tre, qu'un certain nombre des points fondamentaux commencent ˆ se mouvoir. Je voudrais conclure par une grande mŽtaphore poŽtique de ce souffle lui-mme et je le trouve dans le pome Ç GŽnie È de Rimbaud.

Ce pome est une Žnigme, parce qu'on ne sait pas ce que c'est, Ç le gŽnie È, d'un bout ˆ l'autre du pome. Quand Rimbaud dit Ç il È, je vous prie ˆ chaque fois d'entendre Ç politique nouvelle È ou Ç communisme È, ˆ votre choix (rires dans la salle) 

 

GƒNIE

Il est l'affection et le prŽsent, puisqu'il a fait la maison ouverte ˆ l'hiver Žcumeux et ˆ la rumeur de l'ŽtŽ, - lui qui a purifiŽ les boissons et les aliments - lui qui est le charme des lieux fuyants et le dŽlice surhumain des stations. Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempte et les drapeaux d'extase.

Il est l'amour, mesure parfaite et rŽinventŽe, raison merveilleuse et imprŽvue, et l'ŽternitŽ : machine aimŽe des qualitŽs fatales. Nous avons tous eu l'Žpouvante de sa concession et de la n™tre : ™ jouissance de notre santŽ, Žlan de nos facultŽs, affection Žgo•ste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie...

Et nous nous le rappelons, et il voyage... Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa promesse sonne : "Arrire ces superstitions, ces anciens corps, ces mŽnages et ces ‰ges. C'est cette Žpoque-ci qui a sombrŽ !"

Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rŽdemption des colres de femmes et des ga”tŽs des hommes et de tout ce pŽchŽ : car c'est fait, lui Žtant, et Žtant aimŽ.

O ses souffles, ses ttes, ses courses ; la terrible cŽlŽritŽ de la perfection des formes et de l'action.

O fŽconditŽ de l'esprit et immensitŽ de l'univers.

Son corps ! Le dŽgagement rvŽ, le brisement de la gr‰ce croisŽe de violence nouvelle !

Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevŽs ˆ sa suite.

Son jour ! l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.

Son pas ! les migrations plus Žnormes que les anciennes invasions.

O lui et nous ! l'orgueil plus bienveillant que les charitŽs perdues.

O monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !

Il nous a connus tous et nous a tous aimŽs. Sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du p™le tumultueux au ch‰teau, de la foule ˆ la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le hŽler et le voir, et le renvoyer, et sous les marŽes et au haut des dŽserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour.

 

Je voudrai terminer par trois ponctuations de ce texte extraordinaire.

D'abord, Rimbaud attribue au GŽnie deux attributs contradictoires. Il est le charme des lieux fuyants et le dŽlice surhumain des stations. Or, je pense que c'est ce que doit tre le repŽrage dont je vous parlais des points d'appui de la politique et de son Ïuvre dans les mouvements locaux ou plus vastes. ‚a se donne dans des singularitŽs presque insaisissables, il faut tre trs attentif pour discerner la prŽsence des motifs rŽels dans une situation. Mais a procde aussi d'une construction solide de ce qui est le plus fortement Žtabli. Il ne faut jamais sacrifier le charme des lieux fuyants au dŽlice surhumain des stations, il ne faut pas sacrifier le nomadisme des lieux fuyants, le c™te mouvement, passage, ˆ l'immobilitŽ des pouvoirs. Mais il ne faut pas non plus sacrifier la nŽcessitŽ d'une vision stratŽgique solide, installŽe, partagŽe, ˆ l'opportunisme des circonstances.

Deuximement, Rimbaud nous dit aussi que la politique nouvelle doit assurer la sortie rŽelle du monde dominant, elle ne doit pas s'y installer, elle ne doit pas se contenter de le critiquer indŽfiniment de l'intŽrieur. Il faut en sortir. Il faudra bien organiser la sortie du capitalisme. Je dirais plus volontiers sa sortie que son renversement. Tout comme, pour Platon, la philosophie c'est la sortie de la caverne du semblant. Et cette sortie implique deux choses. L'accueil positif de l'ŽvŽnement, ce qui autorise l'espoir d'une nouveautŽ en brisant les lois de la domination, c'est ce que Rimbaud appelle magnifiquement le brisement de la gr‰ce nouvelle. Accueillir positivement ce qui se passe comme une occasion de sortie, et pas seulement de piŽtinement. Et une fois sorti, il y a l'invention active, il y a le travail des consŽquences les plus lointaines de l'ŽvŽnement, celles qui anŽantiront l'ordre ancien. Une fois la sortie opŽrŽe, on se retournera vers lui et on dira : Ç c'est fini, c'est passŽ È. Et Rimbaud le nomme cette fois-ci violence nouvelle, les deux ensemble : une violence n'est acceptable que si elle est nouvelle, elle n'est pas alors violence au sens habituel du terme, mais crŽation, invention.

Et enfin, il nous indique que cette nouveautŽ politique, il faut ˆ la fois la vouloir, l'affirmer, l'appeler, mais il faut aussi la voir o elle se trouve, il faut avoir l'Ïil exercŽ pour voir o dans le mouvement, dans quel mot d'ordre, dans quelle action, se situe vraiment le point dŽcisif. C'est-ˆ-dire voir o est le chemin que notre pensŽe emprunte, doit emprunter. Et il faut en parler aux autres, c'est a qui est fondamental. Il faut le renvoyer aux autres avec l'enthousiasme nŽcessaire. Il faut cet ŽlŽment neuf, historique, o peut se construire la nouvelle politique, il faut le hŽler, le voir – le percevoir dans son chemin cachŽ – et le renvoyer - c'est-ˆ-dire le lŽguer ˆ tous les autres.

C'est comme a qu'on va conclure, avec Rimbaud : sachons tous avoir du gŽnie, c'est-ˆ-dire cette nouvelle politique qui va venir, cette politique d'Žmancipation qui va venir, qui viendra, qui est lˆ mme, qui n'est peut-tre pas assez hŽlŽe, pas assez vue, pas assez renvoyŽe. Sachons la hŽler, la voir, la renvoyer ˆ la terre entire, ˆ laquelle en ce moment ce gŽnie manque cruellement. 

6 juin 2016

Le 17 octobre 2016, la sŽance du sŽminaire sera consacrŽe au livre que Monique Dixsaut a publiŽ l'annŽe dernire : Platon-Nietzsche. L'autre manire de philosopher (Ždit. Fayard coll. Ç Ouvertures È). Elle rŽunira Monique Dixsaut, Dimitri El Murr, Quentin Meillassoux et Alain Badiou.

Selon Monique Dixsaut, tant Platon que Nietzsche soutenaient d'une certaine faon une indivision ultime de la vie et de la pensŽe (ou de l'art et de la philosophie), mais ils ne la prenaient pas par la mme entrŽe :  Nietzsche a voulu dire que la pensŽe elle-mme pourrait tre une expression immanente de la vie, tandis que Platon pensait qu'il fallait entrer dans la question de la vie par la pensŽe. Ce qu'ils ont en commun, c'est au fond l'idŽe que la philosophie, son dŽsir propre, consiste ˆ construire une insŽparation de la vie et de la pensŽe, qui est plus importante que l'idŽe de la hiŽrarchie de l'une ou de l'autre.

 

Publication de la version thމtralisŽe de la traduction de La RŽpublique de Platon  (reprŽsentŽe au dernier festival d'Avignon) ; dans le mme volume : L'incident d'Antioche, pice Žcrite dans les annŽes 80 du sicle dernier.

 

Ce que je voulais vous dire aujourd'hui.

Pour l'essentiel, notre trajectoire a ŽtŽ d'explorer ce que j'ai appelŽ les opŽrateurs de finitude, c'est-ˆ-dire tout ce qui est capable de recouvrir un point d'o quelque chose d'essentiel et d'infini pourrait jaillir, ou se montrer, par ce qu'on pourrait appeler des plaques de finitude : des nominations, des allŽgations, des opŽrations matŽrielles aussi, qui recouvrent tout cela et finalement le dŽterminent ˆ partir de donnŽes qui sont celles de la conservation du monde existant.

En rŽalitŽ, les opŽrations majeures de l'oppression, sous toutes ses formes, ont longtemps ŽtŽ dŽsignŽes sous les mots soit de rŽpression soit d'exploitation. Il y a une longue histoire d'ailleurs du rapport complexe entre exploitation et rŽpression dans les figures concrtes de la domination. Il a ainsi ŽtŽ dit, d'un c™tŽ, que l'exploitation Žtait systŽmique, qu'elle Žtait la vraie racine de l'oppression, parce qu'elle Žtait inscrite dans le systme fondamental de l'organisation Žconomique et sociale : au cÏur des choses, on trouvait le fait qu'en dŽfinitive, dans le rŽgime du capitalisme sous toutes ses formes, il s'agit de faon systŽmique d'extraire de la plus-value ˆ partir de la force de travail. ‚a dŽfinit l'exploitation au sens strict, technique, du terme, tel que le marxisme l'avait dŽgagŽ. Puis, d'autre part, il y avait la rŽpression, c'est-ˆ-dire les opŽrations de force que le pouvoir dominant mobilise contre l'existence effective des rŽvoltes, contre tout ce qui gnerait ou troublerait ses intentions, son devenir, les lois qu'il propose etc. Il y a eu tout un long dŽbat, qui n'a jamais vraiment ŽtŽ terminŽ, sur la question de savoir si le point clŽ de la politique d'Žmancipation relevait dans sa capacitŽ ˆ annuler ou contrarier des effets rŽpressifs, ce qui d'une certaine manire Žtait ˆ la fin des fins une logique de guerre civile, ou d'insurrection, ou de rŽvolution dans le sens le plus effectif ou le plus prŽcis du terme. C'est-ˆ-dire se hausser ˆ un niveau d'activitŽ et d'organisation qui rend possible l'annulation de la supŽrioritŽ rŽpressive de ceux qui, par ailleurs, sont les exploiteurs. D'une certaine manire, le processus d'Žmancipation Žtait un processus qui travaillait ˆ ce que la capacitŽ rŽpressive de l'appareil d'ƒtat, de ses sous-produits, de ses dŽrives diverses, puisse ˆ un moment donnŽ tre, premirement neutralisŽe, et deuximement renversŽe effectivement dans la figure qui Žtait historiquement dŽfinie comme la prise du pouvoir et le remplacement d'une figure de l'ƒtat par une autre.

L'autre vision aurait ŽtŽ qu'il fallait s'en prendre, par des mŽthodes complexes et variŽes, ˆ l'exploitation elle-mme. Le cÏur de la question n'Žtait pas seulement de neutraliser la capacitŽ rŽpressive mais de modifier en profondeur, de dŽtruire et de remplacer la systŽmique de l'exploitation. D'o un dŽbat trs complexe sur la vision de la politique rŽvolutionnaire comme articulation d'un point de vue stratŽgique qui dŽracinerait l'exploitation et qui aurait en mme temps tactiquement besoin de neutraliser la capacitŽ rŽpressive de l'appareil d'ƒtat qui soutient et protge ce systme d'exploitation. Il y avait une figure quasiment allŽgorique de la chose : c'Žtait la situation o vous avez des grves ouvrires massives, qui, d'une certaine faon, se situent au niveau mme, dans le lieu mme, de l'exploitation dans sa figure systŽmique, c'est-ˆ-dire un refus de supporter plus avant l'exploitation proprement dite ; vous avez l'intervention de l'appareil rŽpressif pour briser cette grve ; et vous avez alors l'intervention d'une force de mobilisation populaire vaste et Žventuellement capable de riposter, de se dŽfendre, qui va neutraliser la capacitŽ rŽpressive de l'appareil d'ƒtat et rendre en un certain sens, idŽalement, la grve intŽgralement victorieuse, c'est-ˆ-dire capable de se saisir de l'appareil productif lui-mme. C'est une mŽtaphore, ce n'est pas comme a que, historiquement, les choses se passent, mais c'est une image trs forte de ce que pouvait tre la pensŽe, au fond la plus banale, la plus rŽpandue, des activitŽs effectives de la politique d'Žmancipation dans une articulation toujours recherchŽe entre la figure de l'exploitation et la figure de la rŽpression.

Ceci faisait en rŽalitŽ deux figures majeures de l'espace de reprŽsentation de la politique d'Žmancipation : la grve gŽnŽrale et l'insurrection. Si vous regardez bien historiquement, c'est ce complexe grve gŽnŽrale-insurrection qui a ŽtŽ pendant longtemps, surtout en Europe, la dŽtermination immanente de ce qu'Žtaient en fin de compte les enjeux, les objectifs, de la politique d'Žmancipation. L'idŽal, proposŽ dans maintes figures, c'Žtait l'articulation des deux, c'est-ˆ-dire une grve gŽnŽrale pratiquŽe dans une corrŽlation effective ˆ la neutralisation des capacitŽs rŽpressives de l'appareil d'ƒtat. Je pense que cette figure a connu une apogŽe dans la Catalogne de la pŽriode de l'Espagne rŽpublicaine - sous la direction des anarchistes, il faut dire les choses comme elles sont. Il y a eu des grves d'une force telle que les ouvriers s'emparaient effectivement de larges pans, sinon de la totalitŽ, de l'appareil productif et par ailleurs une capacitŽ, sous la forme de milices populaires, de neutralisation de la capacitŽ de rŽpression Žtatique, qui faisait qu'on s'emparait aussi du pouvoir de l'espace, du pouvoir urbain : on s'emparait de Barcelone, de Valence É Et c'est pour cela qu'il y a eu lˆ des crŽations importantes, des choses significatives, des choses dont il faut s'inspirer encore aujourd'hui, parce que, ˆ mon avis, il y a eu lˆ la mise en Ïuvre d'une articulation non compltement ŽtatisŽe de la relation entre destruction du systme d'exploitation et capacitŽ de neutralisation de la rŽpression. D'une certaine manire, il y a eu, idŽalement, une articulation effective, historique, du principe sous-jacent ˆ l'idŽe de grve gŽnŽrale (ˆ savoir, s'emparent directement de l'appareil productif ceux-lˆ mmes qui en sont les victimes sous le capitalisme) et de la capacitŽ anti-rŽpressive donnŽe dans une figure insurrectionnelle. Deux grandes figures hŽritŽes dŽjˆ grosso modo de la deuxime moitiŽ du XIXe sicle et se poursuivant ˆ vrai dire largement jusqu'ˆ nos jours.

Sauf que, entre-temps, on s'aperoit que cette figure a toujours tendance ˆ se scinder, ˆ s'Žcarter, ˆ se dŽfaire, parce qu'en rŽalitŽ la pensŽe insurrectionnelle dans son principe subjectif n'est pas identique ˆ la grve gŽnŽrale dans son principe subjectif. Parce que la pensŽe insurrectionnelle c'est quelque chose qui a trait quand mme ˆ l'appareil d'ƒtat – vous brisez l'appareil d'ƒtat, mais immŽdiatement vous tes l'appareil d'ƒtat – tandis que la philosophie sous-jacente ˆ la grve gŽnŽrale, c'est quelque chose qui, au fond, vise un lieu, l'usine, qui n'est pas ˆ proprement parler Žtatique, mme si elle a des rapports trs serrŽs avec l'ƒtat. C'est un lieu, et ce lieu peut dans certaines circonstances tre tenu et considŽrŽ comme un lieu politique. Mais en fin de compte, dans tous ces cas, vous voyez que le pouvoir de la finitude semble liŽ ou organisŽ d'une part par la figure systŽmique de l'exploitation, qui au lieu d'ordonner la production ˆ l'ŽgalitŽ gŽnŽrale de l'humanitŽ comme telle, l'organise en fonction du profit d'individus particuliers, et d'autre part par la figure insurrectionnelle qui, elle, s'en prend directement ˆ l'ƒtat en tant qu'il est un ƒtat de classe, c'est-ˆ-dire en tant qu'il a cette limite fondamentale de se prŽtendre l'organisateur de la sociŽtŽ en gŽnŽral alors qu'en rŽalitŽ il est au service d'une petite fraction de cette sociŽtŽ. Dans cette tradition rŽvolutionnaire, je dirais volontiers Ç anarcho-communiste È, je ne sais pas comment l'appeler - elle s'est appelŽe Ç anarcho-syndicaliste È ˆ un moment donnŽ, mais c'Žtait trop versŽ d'un seul c™tŽ – on avait aussi une assignation singulire de la finitude qu'on avait l'intention de dŽtruire, c'est-ˆ-dire du lieu de l'infini si vous voulez. L'infini, c'Žtait d'un c™tŽ la capacitŽ ˆ surmonter la coercition Žtatique, militaire, policire etc. et de l'autre le fait finalement de constituer le lieu usine comme un lieu d'indŽpendance politique populaire effective.

Tout le point est de savoir qu'est-ce qu'on fait de cet hŽritage, car ce que je voulais dire, c'est que je ne suis pas sžr que cette figure - combinaison du vecteur subjectif insurrectionnel et de la figure de la grve gŽnŽrale comme pouvoir ouvrier - soit encore historiquement pertinente, en tout cas dans nos rŽgions. Quand on voit les manifestations organisŽes par la CGT, avec aux avant-postes des brigades de jeunes gens  dŽcidŽs ˆ en dŽcoudre avec les flics, on peut voir a comme une figure heureuse aprs tout. MŽtaphoriquement, on pourrait dire : voilˆ, on a les travailleurs, qui symbolisent le c™tŽ Ç grve gŽnŽrale È (mme si leur grve n'est pas vraiment gŽnŽrale, mais peu importe, symboliquement ils reprŽsentent a) et d'un autre c™tŽ nous avons des brigades de jeunes gens qui reprŽsentent Ç l'insurrection È. Mais on n'est pas sžr que ce soit rŽel, tout a, on n'est pas compltement sžr que ce n'est pas prŽcisŽment une figure rŽpŽtŽe, et non pas inventŽe, de quelque chose qui pour part a disparu. Franchement, qu'il y ait des bagarres avec les flics et que a se passe au cours de grandes manifestations, j'ai une tendresse pour a. D'ailleurs je l'ai beaucoup fait quand j'Žtais plus jeune. Mais c'est une raison suspecte, a. Parce que si je l'ai fait, c'est que a se faisait dŽjˆ depuis longtemps et que a se faisait dans des formes peut-tre plus organiquement liŽes ˆ la situation de l'Žpoque que ce n'est le cas aujourd'hui.  Je prends cet exemple, qui est un exemple trs concret, car d'une certaine manire il incarne bien ce que je vous disais, c'est-ˆ-dire la rŽmanence de la figure selon laquelle, en rŽalitŽ, il y a deux dimensions et que tout le problme est de savoir comment penser l'intersection de ces deux dimensions. Comment la volontŽ, le prestige et le courage insurrectionnels, quand mme polarisŽs du c™tŽ de la destruction de l'adversaire, se nouent avec la dimension grve gŽnŽrale ouvrire qui est, elle, polarisŽe par tout autre chose : substituer ˆ la gestion systŽmique de la dictature du profit, au lieu mme o la plus-value est extorquŽe, quelque chose qui serait un autre rŽgime de souverainetŽ. Qu'est-ce que cela signifie quand on a le sentiment de voir le retour de cette figure-lˆ, y compris sous le mot Ç convergence des luttes È ? Car ce mot, Ç convergence des luttes È, il a toujours signifiŽ a : la composition d'un ŽlŽment insurrectionnel et d'un ŽlŽment de soustraction ˆ la dictature du travail sous sa forme aliŽnŽe. C'est dŽjˆ comme a que marchaient les insurrections de 1848, une jeunesse dŽcidŽe ˆ la bagarre, avec les Žtudiants de Polytechnique d'un c™tŽ, qui convergeaient, plus ou moins bien d'ailleurs, avec les ouvriers de la ville de l'autre, soit des levŽes populaires liŽes, elles, ˆ la question du travail.

D'ailleurs il faut savoir, pour qui en a l'expŽrience, que lorsque la grve est rŽelle, elle est un Žtat de choses et pas simplement un moyen. Une vraie grve, c'est une grve qui est telle que les ouvriers finissent par dire Ç on est en grve È comme si c'Žtait une valeur intrinsque, un Žtat de choses. C'est pour a que les fins des grandes grves, celles qui ont ŽtŽ mobilisatrices, fortes, avec des assemblŽes gŽnŽrales, un puissant comitŽ de grve etc. eh bien, c'est trs difficile ˆ obtenir, trs souvent les syndicats sont obligŽs de forcer les choses pour que a finisse et quelquefois ils n'y arrivent mme pas. Une scne fondamentale de mai 68 c'est quand la CGT a dŽboulŽ ˆ Renault-Billancourt pour dire Ç maintenant, c'est fini È, qu'ils ont ŽtŽ sifflŽs, et qu'ils ont dž remballer leur marchandise. ‚a a durŽ encore deux semaines É Ce sont des scnes qui indiquent quelque chose de fondamental qui est que la vraie visŽe subjective d'une vraie grve, c'est rŽellement de mettre fin ˆ la figure systŽmique qui rgne dans l'usine elle-mme et dont l'usine n'est qu'un petit aspect, un aspect concrtement constituŽ comme lieu. Et que de l'autre c™tŽ, la figure insurrectionnelle, mme si elle se solde finalement par une bagarre dans un coin, est en fin de compte polarisŽe sur l'apparition d'une structure de force militarisŽe alternative qui n'est plus celle de la  police, de l'armŽe, de l'ƒtat.    

Est-ce qu'on reproduit le fait que l'appareil d'ƒtat rŽactionnaire bourgeois protge le maintien de l'organisation systŽmique dans la figure o le dŽtachement insurrectionnel serait appelŽ ˆ protŽger la nouvelle figure de l'organisation de la production ? On peut imaginer des choses comme a. Mais ce n'est pas sžr. Et ce n'est pas sžr pourquoi ? Ce que je pense, c'est que l'identification de l'adversaire est, dans cette figure, encore insuffisante. L'adversaire, le systme existant, ce n'est pas l'exploitation directe au lieu du travail ajoutŽe aux flics, ˆ savoir l'appareil qui dŽfend ce systme d'exploitation directe. C'est une reprŽsentation qui a dominŽ parce qu'elle avait une figure concrte forte, en particulier ˆ l'Žpoque o il y avait encore des tas de grandes usines au cÏur des villes. Mais avec les immenses dŽsindustrialisations qui ont frappŽ nos pays, cela ne fonctionne plus dans nos pays comme une image complte pour une raison trs simple, je crois : les opŽrateurs de finitude se sont ramifiŽs, ils ne se rŽduisent pas ˆ la brutalitŽ, simple d'une certaine manire, de la coexistence entre l'exploitation de la force de travail dans l'usine et de la capacitŽ rŽpressive reprŽsentŽe par la police et par l'armŽe. Ce n'est donc pas cette apparence de double combat – des dŽtachements capables d'affronter la police d'un c™tŽ et de l'autre des organisations ouvrires capables de provoquer des grves gŽnŽrales – ce n'est pas ce dispositif-lˆ qui est ˆ mon avis pertinent aujourd'hui. Ce qui ne veut pas dire qu'on sache quel est le dispositif pertinent ...

Les opŽrateurs de finitude ont changŽ et, en particulier dans nos pays, le point clŽ c'est qu'il existe une classe moyenne trs importante. Cette classe moyenne, si on regarde bien, est une classe qui n'est pas directement homogne ˆ l'appareil d'ƒtat, mme si elle lui donne son agrŽment ou si elle se rend tous les trois ou quatre ans pour l'Žlire, le conforter, et elle n'est pas non plus exactement dans la figure du travail productif aliŽnŽ. Elle est donc incertaine et en mme temps elle dŽtermine largement le cours politique des choses. Or les opŽrateurs de finitude auxquels cette classe moyenne dans son extension diffŽrentiŽe est soumise sont des opŽrateurs de finitude de type nouveau. Ce n'est pas la figure de l'exploitation de la force de travail ouvrire dans sa pertinence historique, a n'est pas non plus le fait qu'elle est intŽgrŽe comme telle du c™tŽ de l'appareil d'ƒtat. Pourquoi donc la grande classe moyenne occidentale soutient-elle, finalement assez fermement, le systme de domination actuel ? C'est la question clŽ qu'il faut se demander. Il y a ˆ cela plusieurs rŽponses et c'est largement le soubassement du dŽbat politique actuel - je laisse de c™tŽ ceux qui pensent que tout va trs bien, qui se rŽjouissent d'tre dans un pays o la classe moyenne soutient fermement, tranquillement et dŽmocratiquement, les ignominies de l'oligarchie dirigeante. On pourrait dire : c'est trs simple, elle le soutient parce qu'elle y a son intŽrt, elle est richement entretenue par cette sociŽtŽ, et elle ne voit pas du tout pourquoi elle irait rejoindre l'Žnorme et gigantesque masse des gens qui, dans d'autres continents, n'ont rien du tout, n'arrivent pas ˆ survivre au point qu'ils n'ont pas d'autre ressource que de prendre des bateaux qui coulent pour venir chez nous. Mais c'est un tout petit peu plus compliquŽ. Je pense qu'il faut diffŽrencier les opŽrateurs spŽcifiques par lesquels se constitue, en dehors des opŽrateurs de finitude antŽrieurs, la soumission de la classe moyenne. Encore une fois, elle n'est ni soumise ˆ la rŽpression Žtatique comme telle, ni rŽellement interne ˆ l'exploitation usinire de la force de travail. Elle est lˆ, abondante, et dans nos pays trs abondante (plus de la moitiŽ des gens) et elle dŽcide en un certain sens les nuances de l'ƒtat. C'est elle fondamentalement qui choisit entre la gauche et la droite, c'est-ˆ-dire entre le mme et le mme ˆ quelques nuances prs. C'est une classe ˆ qui on est arrivŽ ˆ faire penser que ce type de nuances est dŽcisif quant ˆ son propre avenir. C'est une opŽration tout ˆ fait particulire qui ne se rŽduit pas aux deux autres. ‚a donne des choix variŽs, d'ailleurs, ˆ l'intŽrieur de la figure des nuances politiques disponibles, des choix qui font qu'on a pu recouvrir les aspirations Žventuelles de cette classe en dŽfinitive entretenue, mŽprisŽe, sollicitŽe, divisŽe (flottant avec des parties quand mme plus basses, des parties plus hautes etc.), on a pu arriver ˆ une domestication moyenne de cet ensemble-lˆ en procŽdant ˆ la conviction qu'en dŽfinitive le systme existant, dont en gŽnŽral elle conna”t, et mme discute, les inŽgalitŽs, les vilenies etc., que tout a Žtait conforme ˆ sa propre existence ˆ condition qu'on lui laisse, ˆ elle, le choix des nuances des couleurs gŽnŽrales de l'affaire. Donc ce n'est pas vrai qu'elle ne dŽcide rien, il faut nuancer le fait que dans l'Žlection, on ne dŽcide rien. Du point de vue de la classe moyenne, on dŽcide quelque chose, c'est pour a qu'elle y tient comme ˆ la prunelle de ses yeux, qu'elle est dŽmocratique dans l'‰me et qu'elle va voter en sŽries. Elle pense rŽellement que quelque chose lui est confiŽ lˆ. Et je pense que c'est vrai : quelque chose lui est confiŽ, ˆ condition que cela ne remette en rien en cause les donnŽes systŽmiques en place, en particulier que cela ne remette pas en cause ce que, en dernier ressort, vŽhicule cette sociŽtŽ. Ë savoir, ˆ la fin des fins, ˆ Žchelle mondiale, d'une part l'activitŽ d'exploitation absolue de la force de travail, jusqu'ˆ sa quasi extŽnuation dans certains pays (il faut voir comment travaillent les ouvriers chinois aujourd'hui, pour ne pas parler des ouvriers du Bangladesh, de ce qui se passe dans les usines au Cambodge etc. É. ˆ Žchelle mondiale, la puissance du systme d'extorsion et de pillage de la ressource humaine reste Žvidemment massive). Et d'autre part, les interventions policires, militaires, dictatoriales, de torture, restent aussi massives, concernent des populations gigantesques. Cette polaritŽ demeure, mais dans nos rŽgions, o, d'une certaine faon, la classe moyenne s'est dŽveloppŽe, installŽe, je pense qu'il faut dire qu'elle accepte ce systme-lˆ parce que certaines choses lui sont donnŽes. Parmi ces choses, il y a bien sžr un standing matŽriel ˆ peu prs Ç normal È, si je puis dire, qui fait que a n'a rien ˆ voir naturellement avec ce que peut tre la vie d'un paysan Centrafricain, d'un Congolais du Kiwu, ou de la majoritŽ des Chinois et voire mme des Russes. Le niveau gŽnŽral de la classe moyenne est un niveau de survie paisible pour l'essentiel. Mais a, ce n'est pas le point de recouvrement subtil le plus important, parce que, idŽologiquement, il est clair que ce ˆ quoi cette classe tient absolument, c'est ce qu'elle appelle la dŽmocratie. La dŽmocratie ce n'est pas immŽdiatement la mme chose que le fait qu'on lui assure, bon an mal  an, un train de vie honorable, c'est donc quoi exactement ? C'est, je pense, qu'elle est corrŽlŽe ˆ l'ƒtat. Non pas qu'elle en rŽgente le principe gŽnŽral, mais elle est ma”tresse du systme des inflexions nuancŽes de ce pouvoir. C'est pour a que c'est elle qui dŽcide entre la droite et la gauche. Je dirai mme qu'elle dŽcide du fait qu'il est nŽcessaire qu'il y ait une gauche. Je pense que la gauche, plut™t qu'une force, c'est une idŽe. C'est pour a que c'est indestructible. Aujourd'hui, il y a des tas de gens qui disent : Ç il y a une crise de la gauche !È. Sartre, il y a quarante ans, Žcrivait : Ç la gauche est un cadavre tombŽ ˆ la renverse et qui pue È. Il n'y a absolument rien de nouveau dans le fait que la gauche est en crise, elle est cadavŽreuse dans son essence originaire. Parce qu'elle prŽtend tre une alternative, alors qu'elle est une variable d'ajustement. C'est comme a qu'il faut la dŽfinir : une variable d'ajustement, c'est-ˆ-dire la possibilitŽ permanente pour la classe moyenne de se reprŽsenter qu'elle peut changer quelque chose. Changer quelque chose, c'est appeler la gauche au pouvoir, de tout temps, et la gauche au pouvoir est naturellement dans les limites de sa fonction de variable d'ajustement et donc elle est nŽcessairement toujours un peu malade de ne pouvoir faire ˆ peu prs rien de ce qu'elle a dŽclarŽ qu'elle ferait. Ce qui est un statut quand mme assez particulier : d'avoir pour mŽtier de ne pas faire ce que vous aviez dit que vous aller faire É

Mais l'existence de ce mŽtier est en vŽritŽ l'existence d'une abstraction. La gauche, c'est une abstraction, une idŽe, c'est a son tre propre. C'est l'idŽe qu'on peut dans un systme aussi violent, robuste et installŽ, et de surcro”t, comme on l'a dit au dŽbut de cette sŽance, historiquement victorieux (pour l'instant), c'est l'idŽe que dans un tel systme, on peut faire ce qu'on veut. On peut faire ce qui reste de nuances possibles ˆ l'intŽrieur de cela, et la gauche c'est au fond l'idŽe qu'on peut toujours, et a c'est un opŽrateur de finitude, qu'on peut toujours faire prendre pour un changement vŽritable quelque chose qui n'en est pas un, pourvu qu'on vous laisse quand mme un espace de nuances spŽcifiques par rapport aux actions du pouvoir dans une pŽriode dŽterminŽe. Cette idŽe est trs importante, parce qu'au fond elle est la projection de l'existence mme de la classe moyenne qui est coincŽe entre d'un c™tŽ l'oligarchie capitaliste, qui est quand mme en voie de concentration ininterrompue, surtout en ce moment, c'est quelque chose de stupŽfiant : c'est quelques centaines de personnes absolument dŽterminŽes qui cumulent des fortunes inimaginables, et de l'autre par l'Žnorme masse prolŽtaire mondiale. Alors entre les deux, il faut qu'elle se dŽtermine librement dans un champ qui lui est proposŽ. Ce champ, c'est le champ des nuances que, au fond, dans nos pays, le pouvoir d'ƒtat s'autorise plus ou moins. L'opŽrateur spŽcifique de finitude dans nos rŽgions ˆ destination de la classe moyenne, c'est de lui tolŽrer de lŽgifŽrer sur les nuances de la vie politique, cette lŽgislation sur les nuances pouvant mme tre reprŽsentŽe comme des changements importants – qui sont en rŽalitŽ des choses ˆ peu prs minuscules ˆ Žchelle planŽtaire, mondiale ou tout simplement rŽelle. La classe moyenne est lˆ subjectivement dans sa fonction, qui lui permet un truc auquel elle tient ŽnormŽment et qui est la fonction critique. Il suffit qu'il y ait un espace de nuances et que cet espace de nuances soit reconnu comme important, comme faisant partie de la vie de l'ƒtat, pour que, d'une certaine manire, vous soyez en position de reconna”tre cette fausse importance comme le systme de votre propre potentialitŽ politique. On a lˆ une finitude constitutive, ˆ l'usage d'une classe dŽterminŽe, nombreuse, et mme majoritaire dans nos pays, qui consiste ˆ crŽer un espace de libertŽ minimale qui est chargŽ de reprŽsenter la libertŽ en soi, sous le nom, tout ˆ fait caractŽristique, de Ç libertŽ d'opinionÈ. Quand on est philosophiquement formŽ ˆ Platon, on sait que l'opinion ce n'est pas grand chose, c'est une libertŽ toute petite. Parce que la libertŽ vŽritable, ce n'est pas une libertŽ d'opinion, mais une libertŽ effective, une libertŽ de transformation. La libertŽ d'opinion, elle, n'est pas transformatrice, elle est au contraire au lieu exact de la nuance dont je vous parlais, qui, d'une certaine faon, permet de donner un certain jeu ˆ un systme qui est par ailleurs une gigantesque machine dont la transformation radicale est presque inimaginable. Dans l'Žtat de victoire, d'installation, de richesse, de militarisation qui est le sien aujourd'hui, les nuances sont inopportunes, si je puis dire.

Je voulais simplement dire, au terme de tout cela, le point suivant. Je pense que nous sommes dans une Žpoque de transformation des figures dominantes de ce qui constitue l'alternative, la deuxime possibilitŽ, non pas au niveau systŽmique – parce que, en gros, au niveau systŽmique, ce qu'on a eu, ce qu'on voit, c'est que le systme antŽrieur s'est mondialisŽ, mais en rŽalitŽ il est identique ˆ lui-mme pour l'essentiel – non pas au niveau systŽmique, donc, mais au niveau des opŽrateurs de finitude, c'est-ˆ-dire du discours articulŽ, et armŽ aussi d'ailleurs, du camp adverse, au niveau de l'espace dans lequel se meut la pensŽe rŽactionnaire et oppressive actuelle dans le systme gŽnŽral de ses propositions de finitude. Autrement dit, est en train de se mettre en place, et a depuis les annŽes 80, non seulement une figure victorieuse du capitalisme, puisqu'il n'a plus d'alternative visible, installŽe, mais quelque chose de plus qui est le nouveau systme de perpŽtuation de cette victoire, dans des conditions, prŽcisŽment, o l'alternative n'est pas constituŽe. Parce qu'il faut bien voir que d'une certaine manire l'existence de l'alternative Žtait aussi une occasion d'inventions oppressives, les forces dominantes Žtaient sur le qui-vive, quand mme. La preuve, c'est qu'elles faisaient des concessions. Entre le New Deal de Roosevelt, le programme du CNR ˆ la fin de la Guerre, les lois sociales votŽes ˆ la h‰te au moment du Front populaire etc., il y a eu de longues pŽriodes de concessions. Et ces concessions Žtaient elles-mmes des opŽrateurs de finitude en rŽalitŽ, mais dans un contexte antagonique, c'est-ˆ-dire dans un contexte o les deux voies existaient effectivement  et donc la conflictualitŽ Žtait visible ˆ grande Žchelle. On pouvait donc introduire des concessions. Or vous voyez bien aujourd'hui que la puissance publique elle-mme est affairŽe ˆ retirer ces concessions, ˆ les enlever une par une. Ë la fin des fins, le risque Žtant que la classe moyenne se retrouve toute nue, si a va trop loin. Parce qu'elle a vŽcu, elle, de ces concessions, elle en a ŽtŽ le principal profiteur. Mais faute d'un adversaire ˆ sa mesure, l'oligarchie dŽcha”nŽe ne songe qu'ˆ revenir aux beaux temps de sa prospŽritŽ du XIXe sicle, quand il n'y avait rien en face. De ce point de vue-lˆ, il faut bien reconna”tre qu'une chose qui lui a fait trs peur, ˆ la bourgeoisie impŽriale, c'est Staline.  C'est pas mon homme, Staline, il a ŽtŽ terrible pour son peuple, mais au niveau international il a ŽtŽ utile. Parce que les autres, ils avaient peur. Il leur a foutu la pŽtoche, a c'est bien vrai. Peut-tre plus mme qu'il n'en avait l'intention.

Ë partir du moment o la figure de l'antagonisme dispara”t, on a deux effets nouveaux au niveau des figures de recouvrement finies, si je puis dire. Premirement, on n'a plus ˆ tre dans un rŽgime de concessions rŽelles, on est mme poussŽ par la brutalitŽ de la concurrence capitaliste ˆ liquider tout a, on prend donc le risque que les classes moyennes soient ŽbranlŽes, parce que si on leur enlve tout elles ne seront pas contentes. Et comment pallier ˆ ce risque ? Eh bien il faut quand mme ouvrir un peu plus le robinet de l'idŽe dŽmocratique. C'est pour cela qu'on voit appara”tre des phŽnomnes trs Žtranges comme un candidat socialiste aux ƒtats-Unis – il n'est pas encore candidat et il ne le sera probablement pas, mais il fait une campagne trs active ; on voit un raidissement de la social-dŽmocratie britannique dirigŽe par quelqu'un qui est conu comme un inf‰me gauchiste dans les catŽgories anglo-saxonnes ; on voit Podemos en Espagne, Syriza en Grce, chez nous on voit mme Ç Nuit debout È. Donc, on voit des choses comme a qui sont la nŽcessitŽ de rŽaffirmer, ˆ l'intŽrieur du systme, la fiabilitŽ du contrat concernant les nuances. Ce contrat est obscurŽment menacŽ, aux yeux de la classe moyenne elle-mme, qui d'ailleurs ne cesse d'Žcrire qu'il y a crise de la dŽmocratie. Ç Crise de la dŽmocratie È, a veut dire : Ç Nous n'avons plus accs ˆ suffisamment de nuances. Qu'on nous redonne une vraie gauche È. Mais Ç redonner une vraie gauche È, c'est pas facile dans les temps prŽsents, parce que la gauche elle-mme - j'entends par la gauche, celle qui pouvait arriver au pouvoir, de temps en temps, c'est-ˆ-dire les socialistes fondamentalement - faisait partie du systme antŽrieur, elle Žtait sous le parapluie gŽnŽral du fait qu'il y avait des communistes. On pouvait toujours dire : Ç attention, il y a les communistes, alors donnez-nous de la nuance en pagaille È. Et, on leur en donnait quand mme. Jusqu'ˆ Mitterrand. Il y a une chose que raconte Attali, et que je trouve absolument formidable, c'est que Mitterrand lui aurait dit : Ç on devrait faire notre programme jusqu'au bout, comme a fait LŽnine È, mais, a-t-il ajoutŽ, Ç c'est impossible È.  En 1983, les nuances, c'Žtait impossible. Et puis aprs, on a tout dŽnationalisŽ ce qui avait ŽtŽ nationalisŽ É et a s'est poursuivi jusqu'ˆ nos jours.

Je vais conclure. L'entreprise dont j'essaie de donner les arrire-plans philosophiques remonte jusqu'au fait que je vous donne comme exercice de l'ŽtŽ de bien lire le tract mathŽmatique qui vous a ŽtŽ distribuŽ. Je vous avais dŽjˆ fait la dŽmonstration au tableau, mais certains m'ont dit qu'on ne voyait rien. Alors lˆ, vous avez la version papier ! Lisez-le, je vous assure, c'est la leon la plus profonde qui soit sur le fait que, quand la question est sŽrieuse, il n'est plus question de nuances, on doit absolument se confronter ˆ ce qui est impossible. Parce que le systme, c'est sa propagande essentielle, vous dŽclare que quelque chose est impossible, en tout cas. C'est-ˆ-dire qu'il y a quelque chose inaccessible aux nuances, quelque chose ne sera pas mis en jeu dans le systme existant tel qu'il est. C'est ce qu'on voit sur ce tract mathŽmatique : quand c'est fini, on peut montrer qu'il y a plus de parties que d'ŽlŽments, on peut le montrer tranquillement par une mŽthode constructive. C'est une feuille du tract. Et puis, de l'autre c™tŽ du tract, vous avez le cas infini. Alors lˆ c'est diffŽrent, lˆ on voit appara”tre que quelque chose est impossible. Et a, c'est le moment o, d'une certaine manire, on va pouvoir peut-tre dŽjouer les opŽrations de finitude, ˆ condition de ne plus se contenter de nuances, naturellement. C'est-ˆ-dire ˆ condition de ne pas tre dans la finitude, de ne pas tre dans la dŽmonstration constructive, mais en Žtant rŽellement dans le mouvement dialectique qui fait que la question de ce qui est impossible nous indique expressŽment ce qui doit constituer notre possibilitŽ.

 



[1] Pour plus de dŽtails : A. Badiou L'tre et l'ŽvŽnement, ƒditions du Seuil, 1988, p. 328 et suiv.