LĠimmanence des vŽritŽs (3)

SŽminaire dĠAlain Badiou (2014-2015)

 

[compte rendu par Daniel Fischer]

 

Calendrier et localisation                                                                                                        1

Argument                                                                                                                                    2

Mercredi 24 septembre 2014                                                                                                     2

Lundi 27 octobre 2014                                                                                                               9

Lundi 10 novembre 2014                                                                                                           9

Lundi 19 janvier 2015                                                                                                              14

Argument : TragŽdies identitaires........................................................................................ 14

SŽance................................................................................................................................. 15

Annexe : Le Rouge et le Tricolore....................................................................................... 21

Lundi 2 fŽvrier 2015                                                                                                                24

Argument : QuĠest-ce qui se rŽpte ?................................................................................... 24

SŽance................................................................................................................................. 25

Lundi 16 mars 2015                                                                                                                 32

Lundi 6 avril 2015                                                                                                                    40

Argument : NŽcessitŽ et Dieu............................................................................................... 40

SŽminaire............................................................................................................................ 41

Lundi 18 mai 2015                                                                                                                   46

Argument : La Mort............................................................................................................. 46

SŽance................................................................................................................................. 47

 

Calendrier et localisation

Un lundi par mois, 20h

ThŽ‰tre de la Commune - 2, rue ƒdouard Poisson – Aubervilliers

Description : Description : Macintosh HD:Users:francoisnicolas:Desktop:Theatre-Aubervilliers.jpg

(cliquer sur lĠimage pour plus de dŽtails)

Pour se rendre au ThŽ‰tre de la Commune (Aubervilliers)

                par le mŽtro : prendre la ligne 7 jusquĠˆ la station Aubervilliers-Pantin Quatre-Chemins.  Ensuite ˆ pied, remonter lĠavenue de la RŽpublique vers Aubervilliers-centre et prendre la cinquime rue ˆ gauche (compter 10mn). Il est  Žventuellement plus rapide de prendre au mŽtro le bus 150 ou 170 jusquĠˆ lĠarrt AndrŽ Karman.

                par le bus : bus 35 de gare de lĠEst ˆ mairie dĠAubervilliers.

                en voiture : il y a un parking en face du thŽ‰tre.

A lĠissue du sŽminaire il y aura une navette qui desservira Porte de la Villette, Stalingrad, gare de lĠEst  et Ch‰telet.

Le bar-restaurant sera ouvert avant et aprs le sŽminaire.

 

Mercredi 24 septembre 2014

Lundi 27 octobre 2014

Lundi 10 novembre 2014

Lundi 19 janvier 2015

Lundi 2 fŽvrier 2015

Lundi 16 mars 2015

Lundi 6 avril 2015

Lundi 18 mai 2015

Lundi 8 juin 2015

Argument

Dans les sŽminaires des deux dernires annŽes, nous avons Žtabli les points suivants :

1.                 LĠidŽologie dominante, dans le monde contemporain, celui du capitalisme impŽrial mondialisŽ, repose sur une acceptation consensuelle de la finitude. La norme indŽpassable du Sujet y est en effet la satisfaction et son corrŽlat inŽvitable : la concurrence pour obtenir cette satisfaction.

2.                 SĠopposer ˆ cette idŽologie ne revient Žvidemment pas ˆ sĠinstaller dans lĠinfini comme sĠil Žtait une patrie spirituelle sŽparŽe. Ce fut, et cĠest encore, la stratŽgie du spiritualisme religieux. Il sĠagit bien plut™t de diviser le principal concept en jeu, ˆ savoir celui de rŽalitŽ finie.

3.                 Je propose que cette division fasse contraster deux types de fini, et donc de finitude, celle qui relve du dŽchet, et celle qui relve de lĠÏuvre. On dira que la finitude du consommateur contraint, la finitude de lĠoccidental dŽmocrate, relve dĠune circulation passive des dŽchets, autrement nommŽs Ç marchandises È, circulation rŽglŽe par lĠinfini inaccessible et innommŽ du Capital comme tel. On dira que la finitude de lĠhomme libre, la finitude Žgalitaire, la finitude de Socrate, ou du communisme, relve dĠune interruption active de la circulation par lĠeffet dĠune Ïuvre Cette interruption prend toujours la forme dĠune dŽmonstration, ce qui la lie ˆ la science, dĠune action, ce qui la lie ˆ la politique, dĠune passion, ce qui la lie ˆ lĠamour, ou dĠune contemplation, ce qui la lie ˆ lĠart.

Il sĠagira cette annŽe dĠentrer dans le dŽtail des opŽrations vivantes, crŽatrices, disciplinŽes, qui permettent de se tenir autant que possible dans la logique de lĠÏuvre, et de conquŽrir, pour le sujet ainsi engagŽ, la possibilitŽ de faire enfin lĠexpŽrience de la vie vraie, et par consŽquent du bonheur.

Mercredi 24 septembre 2014

Bonjour ˆ tous pour le dŽbut de ce qui sera mon avant-dernier sŽminaire. JĠai dŽcidŽ en effet, en vertu de lĠaxiome hŽgŽlien selon lequel Ç tout ce qui commence mŽrite de pŽrir È, dĠarrter le sŽminaire ˆ lĠŽtŽ 2016. Et aprs, approchant dĠun ‰ge canonique, je pourrai me consacrer enfin ˆ moi-mme. Voilˆ pourquoi, en rŽalitŽ, ce sŽminaire est lĠavant-dernier et le sŽminaire de lĠannŽe prochaine co•ncidera, je lĠespre, avec la publication de LĠimmanence des vŽritŽs, rŽsultat du prŽsent sŽminaire, de sorte que nous aurons ˆ la fois lors de la dernire sŽance du dernier sŽminaire, la distribution de lĠachvement de la trilogie LĠtre et lĠŽvŽnement.

INFORMATIONS

 HypŽrion de Hšlderlin (qui a ŽtŽ lĠobjet dĠune lutte idŽologique massive au dernier festival dĠAvignon) sera jouŽ au ThŽ‰tre de la Commune dĠAubervilliers entre le vendredi 26 septembre et le jeudi 16 octobre. La contemporanŽitŽ de ce roman est trs frappante parce quĠau fond ce sur quoi Hšlderlin mŽdite ˆ propos de la situation nationale grecque, cĠest sur quĠen est-il des leons de la RŽvolution dans un contexte qui nĠest pas celui de la RŽvolution elle-mme, tout a repris dans le style allŽgorique de Hšlderlin. En fin de compte, a veut dire : quel usage peut-on faire de lĠidŽe rŽvolutionnaire quand la situation ne lĠest pas ? CĠest quand mme un peu de a quĠil sĠagit. Cette mŽditation me semble contemporaine ˆ vrai dire. Il y a en particulier une capacitŽ de Hšlderlin ˆ saisir ce que cĠest quĠune situation en apparence vide, une situation dont on pourrait dire que toute idŽe sĠest absentŽe et que donc nous devons faire face sans mŽdiation ˆ sa vacuitŽ politique, historique, nationale, tout ce que vous voulez. Ce que Hšlderlin fait dire ˆ son hŽros, HypŽrion, un jeune homme - car cĠest vraiment le roman de la jeunesse confrontŽe ˆ lĠhistoire - cĠest quĠil faut tre dĠautant plus dans le calme de la pensŽe que la situation est vide. On ne peut pas remplir une situation vide par des imprŽcations contre le vide. Il faut, au contraire, tre ˆ la hauteur de ce vide dĠune faon qui laisse jouer la pensŽe dans sa propre certitude. 

Je vais vous lire un bref passage sur ce point, qui rŽsonne comme aujourdĠhui.

HYPERION A BELLARMIN

Il est une Žclipse de toute existence, un silence de notre tre, o il nous semble avoir tout trouvŽ.

Et il est une Žclipse, un silence de toute existence, o il nous semble avoir tout perdu, une nuit de lĠ‰me, o nul reflet dĠŽtoile, mme pas un bois pourri, ne nous Žclaire.

JĠavais retrouvŽ le calme, plus rien ne me faisait errer ˆ la mi-nuit. Je nĠŽtais plus dŽvorŽ par ma propre flamme.

Tranquille et solitaire, je gardais les yeux fixŽs sur le vide au lieu de les porter vers le passŽ ou lĠavenir. Les choses, lointaines ou proches, nĠ assiŽgeaient plus mon esprit. Quand les hommes ne me contraignaient pas ˆ les voir, je ne les voyais pas.

Nagure, ce sicle mĠŽtait apparu souvent comme le tonneau des Dana•des et mon ‰me avait gaspillŽ tout son amour ˆ le remplir. Maintenant je nĠen voyais plus le vide et lĠennui de la vie avait cessŽ de peser sur moi.

Plus jamais je ne disais aux fleurs : Ç Vous tes mes sÏurs !È, ou aux sources : Ç Nous sommes de la mme race ! È. Je donnais ˆ chaque chose son nom, fidlement, comme un Žcho [maxime trs importante, pour aujourdĠhui : donner ˆ chaque chose son nom, calmement].

Ainsi quĠun fleuve aux rides arides o nulle feuille de saule ne se reflte dans lĠeau, le monde passait devant moi sans ornements[1].

Alain Badiou nous signale Žgalement avoir Žcrit cet ŽtŽ une pice de thŽ‰tre Le second procs de Socrate, dont des extraits seront lus lors de la sŽance spŽciale du sŽminaire du lundi 6 octobre qui aura lieu au ThŽ‰tre de la Commune dĠAubervilliers ˆ 20h. On y apprend que Socrate a fait appel (il nĠa pas osŽ le dire parce que cela contrevenait un peu ˆ sa lŽgende). Cet appel est suspensif : tant que la Cour dĠAppel ne sĠest pas rŽunie, on nĠa pas le droit de mourir si on a ŽtŽ condamnŽ ˆ mort. Au moment o la pice commence, lĠappel nĠa pas encore eu lieu, depuis 2500 ans. Le procs commence une fois que la Cour dĠAppel dĠAthnes sĠest rŽunie, non sans mal, Socrate ayant pour avocats ma”tre Platon, ma”tre Aristophane et ma”tre XŽnophon.     

 

*

Je vais maintenant lire, en la commentant, la prŽsentation du sŽminaire de cette annŽe, que certains dĠentre vous ont dŽjˆ eue, de faon ˆ nous remettre dans le mouvement gŽnŽral de ce sŽminaire.

Dans les sŽminaires des deux dernires annŽes, nous avons Žtabli les points suivants :

1. LĠidŽologie dominante, dans le monde contemporain, celui du capitalisme impŽrial mondialisŽ, repose sur une acceptation consensuelle de la finitude. La norme indŽpassable du Sujet y est en effet la satisfaction, par un renversement de la maxime antique, dŽjˆ pointŽ par le trs regrettŽ Gilles Ch‰telet, Ç il est imposŽ aujourdĠhui de penser que mieux vaut un pourceau satisfait quĠun Socrate mŽcontent È[2].

Il sĠagit ici de rappeler que la finitude est le vrai noyau consensuel, subjectivement, de la rŽalitŽ contemporaine, dans son fonctionnement assumŽ et la rŽsignation qui lĠentoure.

Je voudrais insister sur un point trs important : lĠorganisation gŽnŽrale de la sociŽtŽ contemporaine - il nĠy en a aujourdĠhui, comme vous le savez, quĠune seule, celle du capitalisme comme infrastructure avec comme superstructure politique, idŽalement, ce qui est appelŽ ici Ç dŽmocratie È - cet ensemble, qui constitue la seule norme reconnue de faon consensuelle, est le premier, je pense, dans lĠhistoire des hommes, qui nĠait pas besoin dĠtre approuvŽ, qui nĠait pas besoin que les gens manifestent pour lui un enthousiasme et une adhŽsion considŽrables. On ne vous demande pas de penser que le capitalisme, et ce qui va avec, cĠest bien, il nĠy a que quelques fanatiques qui sont chargŽs de a. Vous avez simplement lĠobligation de penser quĠil nĠy a rien dĠautre qui fonctionne, cĠest-ˆ-dire vous avez simplement besoin dĠune subjectivitŽ rŽsignŽe. Il suffit, mme si vous tes radicalement contre, que vous souteniez implicitement ou explicitement quĠen rŽalitŽ cĠest a qui marche, que cĠest a lĠŽtat des choses, pour que ce systme se perpŽtue. Ce nĠŽtait pas le cas des organisations anciennes o il y avait besoin de beaucoup plus que cela : dĠune sacralisation des figures du pouvoir, dĠune adhŽsion explicite, dĠun sceau religieux Žventuellement etc. On en revient toujours ˆ la fameuse maxime de Churchill : Ç la dŽmocratie, cĠest pas formidable, mais cĠest mieux que tout le reste È. Il suffit donc, pour sa perpŽtuation, dĠune organisation subjective qui soit de lĠordre dĠun consentement passif, compatible avec une agitation moyenne - des actions de protestation, de dŽsarroi, de changement dĠŽcurie Žlectorale, tout ce que vous voulez – agitation qui nĠa manifestement aucune idŽe directrice gŽnŽrale qui consisterait ˆ dire : Ç Non, ce systme est extrmement mauvais et doit tre dŽtruit et changŽ È.  Or ce que je soutiens, cĠest que cette rŽsignation moyenne est philosophiquement soutenue par la conviction du caractre limitŽ et fini de lĠexistence humaine. CĠest la finitude comme telle qui est lĠontologie de cette conviction rŽsignŽe. La subjectivitŽ de la finitude cĠest la satisfaction. Une rŽpartition honorable de la satisfaction est parfaitement compatible avec le fait que le systme qui rŽpartit est intrinsquement injuste ou injustifiŽ ; lĠimportant est quĠil sĠaccorde avec la finitude.

La finitude est souvent renvoyŽe au caractre mortel de lĠanimal humain. Notre tre est, comme le disait emphatiquement Heidegger, un tre-pour-la-mort : autrement dit, il y a une finitude essentielle qui doit tre assumŽe comme une composante essentielle de lĠexistence, et pas nŽcessairement de faon nŽgative. En rŽalitŽ, je pense que la mort nĠaffecte nullement de finitude lĠexistence. Il faut absolument rŽsister ˆ cet argument parce que la finitude ou lĠinfinitŽ sont des dŽterminations intrinsques aux multiplicitŽs considŽrŽes et non pas extrinsques. Le fait que quelque chose soit bornŽ - comme la vie par la mort - le fait que quelque chose cesse, ne dit rien sur son caractre fini ou infini. La preuve cĠest quĠun segment de droite, bornŽ ˆ ses deux extrŽmitŽs, contient une infinitŽ de points ; on peut mme dŽmontrer quĠil a autant de points que la droite toute entire. De ce point de vue, la mort, qui est un phŽnomne biologique incontestable, nĠexclut nullement par elle-mme quĠil y ait une intensitŽ infinie de lĠexistence. Confondre la finitude et la limite est une erreur conceptuelle. La thse de finitude utilise en rŽalitŽ la notion de limite comme argument, cĠest une sophistique. Ce qui est affirmŽ cĠest une finitude intrinsque, une finitude qui affecte en elle-mme lĠexistence humaine, et plus gŽnŽralement finalement les objectifs possibles de la sociŽtŽ, les figures de crŽation dont lĠhumanitŽ est capable etc. Selon la thse de finitude (au sens dĠune norme ontologique et non pas dĠune limite), lĠanimal humain peut revendiquer dĠtre un individu mais non pas rŽellement dĠtre un Sujet. Nous devons nous contenter de considŽrer que notre atomicitŽ individuelle est en rŽalitŽ ce ˆ quoi se rŽduit notre tre. CĠest pourquoi il y a une correspondance fondamentale entre la thse de finitude et lĠontologie Žconomique du libŽralisme, ˆ savoir lĠidŽe que lĠagent Žconomique cĠest lĠindividu comptable de ses intŽrts. Cette rŽduction de lĠexistence ˆ lĠindividualitŽ comme telle est une des composantes de la thse de finitude.

CĠest aussi ce qui fait dire que la catŽgorie positive, normative, est la satisfaction. La satisfaction cĠest proprement la version finie de la norme existentielle, cĠest celle qui est compatible avec lĠidŽologie de la finitude. Je soutiendrai que ce qui nĠest pas compatible avec la thse de finitude, cĠest la catŽgorie de bonheur (ou, dans le vocabulaire de Spinoza, de bŽatitude). Je signale sur ce point, de faon lŽgrement narcissique, que jĠai aussi Žcrit cet ŽtŽ, outre Le second procs de Socrate, un petit livre, une sorte de court traitŽ Žthique, qui sĠappelle MŽtaphysique du bonheur rŽel, o vous retrouverez la corrŽlation entre lĠidŽe de bonheur et la thse dĠinfinitŽ. De mme que je pense que le noyau fondamental de lĠoppression est aujourdĠhui la thse de finitude, de mme je pense que lĠŽmancipation de cela, la possibilitŽ dĠun bonheur rŽel dans les conditions du contemporain, est liŽe ˆ la thse dĠinfinitŽ.

*

2. SĠopposer ˆ cette idŽologie [de la finitude] ne revient Žvidemment pas ˆ sĠinstaller dans lĠinfini comme sĠil Žtait une patrie spirituelle sŽparŽe. Ce fut, et cĠest encore, la stratŽgie du spiritualisme religieux. Elle est dĠautant plus inopŽrante que Dieu est mort (probablement depuis assez longtemps, bien que la date de son dŽcs ne soit pas encore connue avec la prŽcision nŽcessaire). Il sĠagit bien plut™t de diviser le principal concept en jeu, ˆ savoir celui de rŽalitŽ finie.

2.1. Le noyau absolu de la propagande religieuse est en effet que nous pouvons surmonter notre destin de finitude dans un accrochage ˆ lĠŽternitŽ divine comme lieu du seul vrai bonheur dont lĠhumanitŽ est capable. Le vrai bonheur est conu comme transcendant ˆ la finitude. Le problme est que lĠinfini est pensŽ dans une figure sŽparŽe, la figure de Dieu, et le destin infini du bonheur Žternel est lui-mme dans une figure de sŽparation dĠavec la vie terrestre.

2.2 Je le dis dĠune manire un peu provocatrice, mais je pense que le fait que nous ne sachions pas la date vŽritable de la mort de Dieu est une vŽritable question. Pas le faux-semblant de Dieu quĠŽtait le Christ, qui, lui, est effectivement mort (bien que pas vŽritablement puisquĠil nĠest mort que pour ressusciter) et dont on conna”t la date de la mort. CĠest de la mort de Dieu en tant que phŽnomne gŽnŽral quĠil sĠagit, cĠest-ˆ-dire au sens o en parle Nietzsche. Je suis dĠaccord avec lui pour dire quĠil y a un ŽvŽnement historique de la  mort de Dieu. Ç Dieu est mort È veut dire quĠil est devenu inactif. Mme ceux qui sĠen rŽclament, et ils sont encore nombreux, sĠen rŽclament dans une dimension qui doit trouver son terrain dĠactivitŽ ailleurs ; cĠest pourquoi aujourdĠhui ne sont rŽellement actives que les religions qui se mlent de politique, ce sont elles qui occupent la scne de lĠhistoire : et en tant quĠelles sont en rŽalitŽ identifiŽes ˆ une politique, elles ne se posent plus la question de savoir si Dieu est mort ou vivant, lĠimportant cĠest que,  au nom de Dieu, la politique lĠemporte. Dieu est lˆ comme garant infini statique dĠun dŽploiement dont le rŽel est une activitŽ politico-collective qui se dŽploie pour elle-mme et dont les objectifs sont parfaitement formulables indŽpendamment, sinon de ce que la religion donne comme prescriptions, mais de lĠexistence comme telle de Dieu, qui nĠest pas comprise dans cette affaire.

Tout ceci est possible parce quĠil est toujours possible encore aujourdĠhui de soutenir que Dieu nĠest pas mort. Il faudrait donc une confŽrence internationale pour fixer arbitrairement la date de la mort de Dieu (je veux bien faire le rapport, ce serait un rapport trs modŽrŽ, centriste, faisant droit ˆ tous les aspects de la question É ainsi pourquoi ne pas faire droit ˆ dĠautres figures de Dieu que le Dieu sŽparŽ ?). Ce serait un facteur de paix. Mme si a nĠempchera pas les islamistes, les partisans du Tea Party etc. de continuer leur business, ils nĠont pas besoin de Dieu pour a, ce nĠest pas de a quĠil sĠagit : ils ont des objectifs terrestres tout ˆ fait prŽcis, ils luttent pour des pouvoirs parfaitement dŽfinissables.

De quel Dieu prononce-t-on la mort ? CĠest le Dieu qui a puissance de sŽparation, le Dieu du monothŽisme historique, celui qui concentre en lui les attributs de la puissance, le gardien de lĠinfinitŽ sŽparŽe, dont il est en rŽalitŽ le nom. CĠest aussi le tenant absolu du Nom-du-Pre. Toutes les sociŽtŽs antŽrieures ont eu besoin dĠun sceau divin sur lĠautoritŽ politique (le monarque Žtait bien content de dire quĠil Žtait de droit divin); or on nĠa plus besoin du sceau divin, et donc du Dieu capable de donner ce sceau, quand on substitue une fois pour toutes la satisfaction au bonheur infini, quand on dit aux gens : ÇVous pouvez vous contenter de ce quĠil y a, le capitalisme est suffisamment productif pour vous donner assez de cadeaux pour votre vie terrestre È. Le Dieu qui donne le cadeau sŽparŽ de lĠinfinitŽ existentielle, je pense que cĠest celui-lˆ qui nĠa plus lieu dĠtre, celui-lˆ qui est mort, parce quĠen rŽalitŽ le capitalisme nĠen a pas besoin.

2.3. Une rŽalisation humaine, si universelle soit-elle, peut toujours tre dŽclarŽe finie. La sortie de lĠidŽologie de la finitude est, comme toujours, dialectique. Il ne sĠagit pas de dŽtruire le concept adverse pour le remplacer par un autre, pas plus quĠune vraie rŽvolution, nous en sommes aujourdĠhui avertis et certains, ne consiste pas ˆ dŽtruire un ƒtat pour le remplacer par un autre – mme sĠil faut en passer par lˆ. Il sĠagit de diviser la catŽgorie sous-jacente au dispositif mental adverse, de la dŽplacer sur un horizon distinct et de lĠarticuler ˆ ce ˆ quoi elle semblait soustraire. En lĠoccurrence, il sĠagit de diviser le concept que rŽsume lĠadjectif Ç fini È, en distinguant, je le rŽpte, la finitude de la limite. Ç Fini È est une dŽtermination intrinsque. Nombre de philosophes, dĠartistes, de crŽateurs ont dŽjˆ peru que lĠexistence humaine en tant que telle peut tre considŽrŽe comme touchant ˆ lĠinfini, accŽdant ˆ lĠinfini, se dŽployant dans une forme dĠinfinitŽ, et ce indŽpendamment du fait de savoir si elle est mortelle ou pas mortelle. Pour cela, il faut accŽder ˆ une nouvelle dŽfinition du fini et je propose quĠelle nĠest pas saisissable comme une figure dĠtre ˆ proprement parler : le fini est toujours un rŽsultat. En particulier dans le monde contemporain, la finitude est un rŽsultat qui nous est imposŽ. On peut employer ici le vieux vocable dĠÇ idŽologie dominante È : la finitude est lĠidŽologie dominante de notre temps. La finitude nous est imposŽe comme doctrine avec tout ce qui sĠy rattache : le primat de la satisfaction sur le bonheur, la fin des illusions idŽologiques, lĠimpossibilitŽ dĠune humanitŽ rŽconciliŽe etc. et, en fin de compte, la nŽcessitŽ de se contenter de ce quĠon peut acheter sur le marchŽ. Je propose de dire, cĠest le point techniquement difficile, que le fini est le rŽsultat de la dialectique entre deux infinis de types diffŽrents. On peut le dire de faon un peu mŽtaphorique en disant que le fini est toujours le rŽsultat dĠune tension entre une situation et une forme ou une idŽe. Si vous transformez une situation au nom dĠune idŽe, vous allez avoir une production fragmentaire de cette transformation quĠon pourra dire finie au sens o elle rŽsultera du jeu entre deux virtualitŽs infinies, lĠinfinitŽ de la situation dĠun c™tŽ et lĠinfinitŽ de la forme ou de lĠidŽe de lĠautre. Le point clŽ est que, comme nous lĠavons dŽjˆ vu lĠannŽe dernire, ce rŽsultat peut tre ou passif ou actif. Par exemple, ce qui rŽsulte de la situation contemporaine et de la pratique de lĠidŽologie libŽrale dans cette situation, cĠest en effet un rŽsultat fini ; ce rŽsultat fini est passif parce que les deux infinis convoquŽs sont homognes, ils se surimposent lĠun ˆ lĠautre. La situation telle quĠelle est et lĠidŽologie capitaliste libŽrale sont, lĠune comme lĠautre infinies en un certain sens, mais le rŽsultat - cĠest-ˆ-dire le rŽsultat de la politique menŽe par les gouvernements occidentaux dans le monde - relve dĠune finitude enregistrŽe passivement par tous les acteurs de la situation. Par contre, il se peut que la corrŽlation entre les deux infinis soit active, cĠest-ˆ-dire quĠelle produise un rŽsultat qui nĠest dŽductible dĠaucun des deux termes primordiaux qui sont en jeu, cĠest un rŽsultat hŽtŽrogne. Si vous traitez la situation actuelle ˆ partir dĠune idŽe effective et infinie de lĠŽmancipation Žconomique et politique (ce nĠest malheureusement pas du tout ce qui se passe É), vous allez produire un rŽsultat qui ne sera pas homogne ˆ la situation elle-mme, il va appara”tre dans la situation comme un ŽlŽment hŽtŽrogne. Je propose de dire que dans ce cas le fini est une Ïuvre ; dans le premier cas, je propose de dire que cĠest un dŽchet. La division constitutive du fini va tre la division entre Ïuvre et dŽchet.

On peut prendre une autre mŽtaphore. On peut aussi dire que le fini comme Ïuvre, dans le monde contemporain, sĠavre hŽtŽrogne ˆ la circulation gŽnŽrale. La loi gŽnŽrale de notre monde cĠest la circulation du capital, cĠest-ˆ-dire des marchandises. Les grandes questions dans ce monde sont celles qui concernent les vitesses de rotation, les obstacles ˆ la circulation ... Dans lĠordre de la culture, la forme particulire de la circulation cĠest la communication. La bonne santŽ du monde contemporain, cĠest la bonne santŽ de la circulation ; quand a ne circule plus, tout le monde commence ˆ sĠinquiŽter, parce quĠon ne sait pas ce que a devient. On lĠappelle la dŽflation. CĠest terrible, parce que cĠest la circulation qui est lĠessence de la chose; la chose nĠexiste pas puis elle circule, non, cĠest la circulation qui la constitue.

Donc un dŽchet cĠest ce qui circule - y compris les dŽchets rŽels quĠon emporte dans des camions ; quand vous voyez passer des Žboueurs, vous avez la mŽtaphore du monde contemporain : un Žnorme camion qui circule plein de cochonneries (transformation en dŽchets dĠautres dŽchets) avec pour le servir les Žboueurs eux-mmes et comme spectateurs de la circulation, les gens qui regardent passer le camion.

Vous avez aussi des virtualitŽs de dŽchet. JĠaime beaucoup le fait que beaucoup de machines soient truquŽes pour mourir assez t™t, cĠest-ˆ-dire quĠelles portent le dŽchet en elles-mmes. Je lĠai vŽrifiŽ rŽcemment ˆ propos de mon imprimante. Tout ˆ coup jĠai vu sĠafficher : erreur B 200 ; aprs une recherche sur Internet sur Ç lĠerreur B 200 È, jĠai vu des centaines de pages de gŽmissements, des gens qui proposent 7 mŽthodes de rŽsolution diffŽrentes du problme etc. Je les essaie avec zle et le moteur sĠŽteint brusquement, comme si la machine avait ŽtŽ piŽgŽe ; il nĠy a ds lors pas dĠautre issue que de la jeter par la fentre pour quĠelle se retrouve dans le camion ˆ poubelles qui Žtait sa destination initiale. Elle a certes servi ˆ imprimer quelques pages mais elle Žtait nŽanmoins marquŽe au dŽbut de son sceau de finitude, elle avait sa mort programmŽe immanente, et le consommateur doit tre dressŽ ˆ savoir quĠen tout cas il nĠy a pas dĠinfinitŽ des imprimantes. ‚a veut dire quoi ? ‚a veut dire quĠil faut que les imprimantes circulent, que si elles durent vingt ans, le marchŽ est foutu. Elles sont fabriquŽes non pas pour quĠon sĠen serve mais pour tre des marchandises. On arrive dĠailleurs, mme quand elles marchent, ˆ vous persuader quĠil faut les remplacer : lĠappareil nĠest plus ˆ la mode, il nĠy a plus les encres convenables etc. Par contre, lĠautre est formidable : cĠest un appareil multi-fonctions, il a un scan, un dispositif incorporŽ pour presser les oranges, il est capable de photographier, y compris vous-mmes etc. On voit bien que la satisfaction est finie, au sens passif, parce quĠelle est elle-mme porteuse dĠune insatisfaction qui est sa vŽritable essence. Les objets qui circulent, les marchandises, dont nous sommes en rŽalitŽ les servants, sont le support de ce transit constant dĠune satisfaction ˆ une insatisfaction.   

LĠautre dŽfinition dĠune Ïuvre, cĠest ce qui fait butŽe ou interruption de la circulation. En un certain sens, cĠest ce qui ne circule pas. Si vous prenez une grande Ïuvre dĠart, cĠest quelque chose qui ˆ un moment donnŽ ne circule plus que pour indiquer que quelque chose ne se rŽduit pas ˆ la circulation. Tout ce qui a une connexion avec lĠŽternitŽ interrompt la circulation. Quant ˆ nous-mmes, on peut dire que le bonheur rŽel, une de ses dŽfinitions, cĠest de ne pas circuler : cĠest la possibilitŽ dĠtre arrtŽ en vous-mme en une stase par laquelle vous tes dans lĠexpŽrimentation intŽrieure de votre propre infinitŽ. Sur ce point je donne raison ˆ Spinoza quand il dit : Ç Nous expŽrimentons que nous sommes Žternels È, cĠest comme a quĠil dŽfinit la bŽatitude. Dans son langage ˆ lui, nous expŽrimentons que nous sommes Žternels quand nous avons une idŽe adŽquate. Une idŽe adŽquate, cĠest quelque chose qui ne circule plus, ce sont les idŽes inadŽquates qui  circulent, remplaables par dĠautres idŽes inadŽquates. Une idŽe adŽquate, cĠest une idŽe qui arrte la pensŽe dans lĠeffectivitŽ de son expŽrience quant ˆ lĠobjet de cette pensŽe. Quand vous avez vraiment rŽsolu un problme mathŽmatique, aprs avoir beaucoup errŽ, a ne circule plus. Le sentiment subit dĠune rencontre amoureuse, cĠest la mme chose, les potes lĠont chantŽ, a arrte le temps. Arrt du temps qui est aussi construction dĠun nouveau temps.

*

3. Je propose que cette division fasse contraster deux types de fini, et donc de finitude, celle qui relve du dŽchet, et celle qui relve de lĠÏuvre. On dira que la finitude du consommateur contraint, la finitude de lĠoccidental dŽmocrate, relve dĠune circulation passive des dŽchets, autrement nommŽs Ç marchandises È, circulation rŽglŽe par lĠinfini inaccessible et innommŽ du Capital comme tel. On dira que la finitude de lĠhomme libre, la finitude Žgalitaire, la finitude de Socrate, ou du communisme, relve dĠune interruption active de la circulation par lĠeffet dĠune Ïuvre Cette interruption prend toujours la forme dĠune dŽmonstration, ce qui la lie ˆ la science, dĠune action, ce qui la lie ˆ la politique, dĠune passion, ce qui la lie ˆ lĠamour, ou dĠune contemplation, ce qui la lie ˆ lĠart.

3.1. ConsidŽrons le quatuor des subjectivations de lĠÏuvre.

La dŽmonstration est Žvidemment un arrt de la circulation parce quĠelle est conclusive. ‚a sĠarrte dans lĠauto-suffisance de ce que la dŽmonstration a Žtabli dans votre esprit. Et si vous avez compris la dŽmonstration, eh bien vous tes dans la bŽatitude au sens de Spinoza. Il a peut-tre fallu tre longtemps insatisfait (tre un Ç Socrate mŽcontent È), mais cette insatisfaction, ˆ lĠinverse de lĠautre, vous promet le bonheur.

Une action cĠest la mme chose - si cĠest une action qui est lĠobtention, fžt-elle partielle, de lĠincarnation Žmancipatrice dĠune idŽe, la transformation rŽelle de la situation dans le sens dĠune infinitŽ. ‚a peut tre dur, contraignant, a peut Žchouer, mais a ne circule pas. CĠest ce que les romantiques allemands appelaient lĠenthousiasme politique, dont ils voyaient le paradigme dans la RŽvolution Franaise.

La passion cĠest la mme chose parce que cĠest quelque chose comme lĠacceptation intŽgrale de lĠexistence de lĠautre. LĠaltŽritŽ elle-mme ne fonctionne plus comme une circulation mais comme un point dĠarrt. Car cĠest cela lĠamour : cĠest quelquĠun dĠautre qui est un point dĠarrt de lĠaltŽritŽ. CĠest une altŽritŽ qui doit tre explorŽe et assumŽe pour elle-mme et qui ne consiste pas ˆ passer dĠune altŽritŽ ˆ une autre altŽritŽ. CĠest pourquoi lĠamour a toujours ŽtŽ considŽrŽ comme le contraire de la  socialitŽ. La socialitŽ, cĠest le tourniquet des autres, alors que dans lĠamour il y a une butŽe sur lĠautre et il faut faire avec.

Quant ˆ la contemplation de lĠÏuvre dĠart, elle arrte lĠesprit en tant quĠelle se suffit ˆ elle-mme. Vous pouvez toujours en parler ˆ quelquĠun, il nĠempche que, le temps de la contemplation, vous tes face ˆ quelque chose qui en soi-mme est une interruption de circulation, le point dĠarrt dĠune contemplation probablement infinie.  

3.2. Quant aux types de finitude qui sont de lĠordre du dŽchet, jĠen avais Žgalement dŽgagŽ quatre lĠannŽe dernire.

Il y a ce qui relve de lĠaccessibilitŽ, cĠest-ˆ-dire cet ŽlŽment de lĠidŽologie de la finitude qui vous dit quĠil faut bien savoir que ce qui compte, cĠest ce qui est accessible dans la figure donnŽe de lĠŽtat des choses. LĠaccessibilitŽ est la forme vŽritable de lĠidŽologie de la rŽalitŽ (Ç il faut tre rŽaliste È). Avant dĠentreprendre quoi que ce soit, vŽrifiez bien que vous tes dans le registre de lĠaccessibilitŽ, cĠest-ˆ-dire dans le registre intra-fini du possible. LĠaccessibilitŽ, cĠest la finitude appliquŽe au possible. LĠennemi absolu, cĠest lĠimpossible. Il y avait lˆ-dessus une phrase de Mitterrand dans une discussion avec ses conseillers. Il disait : Ç Au fond, nous devrions faire comme LŽnine [vous vous rendez compte !], nous devrions appliquer tout notre programme È ; mais, ajoutait-il, Ç cĠest impossible È. ‚a prouve quĠil Žtait plus au fait des lois de lĠidŽologie de la finitude que Hollande qui, lui, dit : Ç Mon truc marchera peut-tre É ou peut-tre pas È, ce qui est vraiment la version minimale de lĠaccessible (puisque presque tout est inaccessible). On passe son temps dans le monde contemporain ˆ expliquer aux gens que beaucoup de choses, et peut-tre mme lĠessentiel, cĠest-ˆ-dire ce que la masse des gens souhaite vŽritablement, est inaccessible. On veut dire par lˆ que la rŽalitŽ de la circulation, cĠest tout ce quĠil y a : ou bien a circule et cĠest accessible, ou bien a ne circule pas et ce nĠest pas la peine dĠen parler

Il y a ce qui est divisible. Le divisible, cĠest cet aspect de la finitude qui consiste ˆ dire quĠen rŽalitŽ toute unitŽ qui serait polarisŽe par lĠinfini serait destinŽe ˆ se dŽfaire. CĠest un point trs important de lĠargumentation. La pire menace contre lĠidŽologie de la finitude cĠest lĠÏuvre et au niveau collectif, lĠÏuvre cĠest lĠaction politique. LĠÏuvre politique demandant une unitŽ maximale, on fait propagande, et on donne des exemples, pour dire que cette unitŽ maximale est impossible pour des raisons de finitude. Il y aura toujours suffisamment de contradictions entre les gens pour que cela ne puisse pas se faire. La politique de la finitude proprement dite consiste ˆ rendre a rŽel, cĠest-ˆ-dire ˆ diviser les gens. Diviser les gens est une pratique dont on sous-estime toujours lĠimportance parce quĠon sĠimagine toujours que ces divisions ont une origine purement objective. Mais ce nĠest pas vrai. Mme dans les cas les pires, quand les gens sĠŽgorgent entre eux, on sĠaperoit que cĠest parce quĠil y a des gens qui ont intŽrt ˆ ce quĠils sĠŽgorgent. Sinon, on ne comprendrait pas pourquoi des gens qui ont vŽcu ensemble des sicles durant sĠentre-Žgorgent. Ce qui sĠest passŽ cĠest le principe de divisibilitŽ mis en Ïuvre contre toute figure potentielle de lĠunitŽ lorsquĠelle devient pŽrilleuse. CĠest pourquoi lorsquĠil y a des mouvements, il y a toujours quelquĠun qui agite quelque part des figures de division, des figures de renoncement, des figures de trahison, parce que dĠune certaine manire lĠÏuvre en tant quĠÏuvre collective requiert un certain type dĠunitŽ tel quĠil serait inadŽquat, inappropriŽ ˆ la logique gŽnŽrale de la finitude. CĠest aussi lĠimportance considŽrable du tŽmoignage de ceux qui ont renoncŽ. On adore a dans la propagande : le gars qui Žtait rŽvolutionnaire et qui est devenu solidement rŽactionnaire, le repenti, le tra”tre. CĠest un personnage magnifique parce quĠil est la divisibilitŽ en personne. CĠest lui qui dit : Ç LĠunitŽ qui a eu lieu, elle Žtait factice, je peux vous le dire : jĠen Žtais È. Il y a une hŽro•sation de celui qui renonce, de celui qui dit : Ç JĠai bien fait a, mais jĠai vu que cĠŽtait impossible È, il est le tŽmoin mme de la division. JĠimagine que Valls devienne ministre de Sarkozy (cĠest trs possible), cela serait une spectaculaire preuve que tout nĠest que divisions, recompositions etc. Parce que mme une trahison aussi faible que celle-lˆ – car Valls ne renoncerait ˆ rien, on se demande dĠailleurs ˆ quoi il pourrait renoncer – attesterait publiquement le fait que mme des figures misŽrables de lĠunitŽ seraient dŽjˆ de trop et que le tra”tre est la seule bonne figure É de lĠunitŽ recomposŽe ailleurs. Il y a une grande force, je vous lĠavais dit lĠannŽe dernire, dans une sentence de Lacan selon laquelle le vrai dŽsir est celui qui traverse et endure la trahison sans faiblir.

Quant au bornŽ, son exemple classique est la passion identitaire : nationalisme, familialisme, racialisme etc. Elle indique quĠil y a un plombage absolu de toute notion dĠÏuvre par la passion de lĠidentitŽ. Celle-ci est contre lĠÏuvre par dŽfinition parce que lĠidentitŽ cĠest ce qui ne peut que se manifester comme tel, ce qui ne bouge pas. Il nĠy a pas dĠÏuvre identitaire, mais seulement une rŽpŽtition identitaire. Par dŽfinition, lĠidentitŽ cĠest ce qui veut se conserver, ce qui sĠaccroche ˆ ce qui ne doit dispara”tre ˆ aucun prix.       

Le sŽparŽ cĠest cette forme de finitude quasi mŽtaphysique qui consiste ˆ dire : Ç En tout cas, nous restons sŽparŽ de lĠabsolu È. Mme certains accents de la thŽologie sont en rŽalitŽ des instances de la finitude parce quĠils proclament le sŽparŽ de lĠinfini.

Accessible, divisible, bornŽ et sŽparŽ forment la constellation de ce quĠon pourrait appeler le langage, ou la rhŽtorique, de la finitude, chacune de ces instances pouvant tre sollicitŽe en fonction des besoins de la conjoncture. Quand vous prenez la presse ou lĠinformation, vous vous apercevez quĠelles sont entirement au service de la finitude.  

Ces quatre figures du fini, comme nous lĠavions vu lĠannŽe dernire, sont articulŽes ˆ quatre figures de lĠinfini : a) lĠinaccessible, dont on peut dire quĠil annule la logique du rŽsultat comme dŽchet ; il affirme lĠexistence de quelque chose de rŽel et cependant se donne comme inaccessible (cĠest-ˆ-dire quĠil refuse de rŽduire lĠexistence ˆ lĠaccessible) ; b) lĠinfini de la rŽsistance ˆ la division qui est lĠinfini de ce qui fait rempart ˆ la trahison ; c) lĠinfini strictement immanent, cĠest-ˆ-dire lĠinfini par existence de trs grandes parties ou de trs grandes zones de ce qui existe, un infini si vaste quĠil est irrŽductible aux identitŽs, un infini qui ouvre ˆ quelque chose de gŽnŽrique d) et puis il y a lĠinfini de proximitŽ ˆ lĠabsolu. Chacun de ces infinis a une prŽsentation formelle, les mathŽmaticiens ont donnŽ un nom ˆ chacun de ces infinis : respectivement les Ç infinis inaccessibles È, les Ç infinis compacts È, les Ç infinis complets È et pour lĠinfini de proximitŽ ˆ lĠabsolu toute une gamme de noms, du Ç presque Žnorme È au Ç super-Žnorme È, jusquĠˆ ceux que jĠappelle les Ç infinis ultimes È, ceux qui sont si prs de lĠabsolu quĠon nĠest pas vraiment sžr quĠils existent.

On pourrait dire que lĠÏuvre, qui est une catŽgorie du fini, cĠest ce qui tŽmoigne dĠune certaine expŽrience de lĠinfini (Ç tŽmoigne È est ici un terme trs prŽcis et nous aurons lĠoccasion de revenir sur cette notion de tŽmoin).  Ce qui est par exemple diffŽrent de lĠinterprŽtation romantique selon laquelle lĠÏuvre dĠart, cĠest la descente de lĠinfini dans le fini ou, selon la formule hŽgŽlienne, la Ç forme sensible de lĠidŽe È ; ou encore des interprŽtations pour lesquelles, au contraire, lĠÏuvre est une sŽparation de lĠinfini.

*

Je terminerai par quelques remarques sur trois courts pomes de Paul Celan [ils sont tirŽs du recueil Ç Contrainte de lumire È, Ždition bilingue, traduction de lĠallemand par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach. ƒditions Belin, 1989] 

DISQUE constellŽ de

PrŽvisions,

 

lance-toi

hors de toi-mme.

 

LĠÏuvre est au-delˆ de la circulation du dŽchet, cĠest un point dĠinterruption, de cŽsure ou de tŽmoignage qui ne se rŽduit pas ˆ la circulation du dŽchet. Cela suppose que son exposition subjective, cĠest-ˆ-dire son effet rŽel, est de dŽfaire de toute pliure ˆ la circulation, de nous dŽcoller de la circulation, de nous interrompre nous-mmes.

LĠÏuvre va agir, dans le pome de Celan, en tant que point dĠarrt diffŽrenciŽ, elle va faire point dĠarrt ˆ cette forme particulire de la finitude qui est que nĠest possible que ce qui se laisse prŽvoir. Le pome va dire que la prŽvision doit basculer hors dĠelle-mme, que le prŽvoir nĠest pas lĠessence du possible. Le possible est plus prs de lĠimpossible que a. Il faut que le possible rŽel soit le lancer dĠun disque constellŽ de prŽvisions (disque nous sommes tous) hors de lui-mme. Le possible doit jaillir comme outrepassement de la prŽvision. Une Ïuvre, quelle que soit la nature de cette Ïuvre, est en effet toujours quelque chose qui indique, si vous la subjectivez vraiment, que vous nĠtes dans le rŽel que si vous tes hors de vous-mme. Il y a un hors de vous-mme dont lĠÏuvre va tŽmoigner. Si cĠest tout dŽjˆ dans vous-mme, le tŽmoignage est factice, il relve de la circulation. LĠenseignement fondamental de lĠÏuvre est de montrer que vous tes capable de quelque chose dont vous ne savez que vous tes capable, cĠest-ˆ-dire que votre vraie capacitŽ est en un sens hors de vous-mme. Elle est en vous-mme en tant que hors de vous-mme.

 

FAIS SAUTER les

cales de lumire :

 

la parole flottante

est au crŽpuscule.

 

LĠÏuvre va tre Žgalement hostile ˆ ce quĠon pourrait appeler la visibilitŽ imposŽe, la lumire telle quĠelle est la lumire Žtablie. LĠŽclairage des choses est une donnŽe fondamentale des situations. QuĠest-ce qui dans le monde tel quĠil est est mis en lumire ? On a lĠhabitude pour a de se fier aux journaux, mais il se passe peut-tre quelque chose quelque part dont personne ne vous informe. La sŽlection de ce qui est mis en lumire nous Žchappe. CĠest ce que Celan va appeler les cales de lumire, la manire dont la lumire est calŽe sur un certain nombre de secteurs de visibilitŽ qui sont prescrits. Peut-tre que le retour de Sarkozy, cĠest quelque chose qui nĠa aucune importance et que lui faire un accueil adŽquat devrait consister en trois lignes dans un coin, cĠest tout. Donc, dĠune certaine faon, Sarkozy a dŽjˆ rŽussi son coup, il a rŽussi ˆ caler la lumire sur lui.

La vraie parole, flottante (dans un sens proche de celui de lĠanalyse), rŽelle, est plut™t dans le clair-obscur que dans cette lumire calŽe par lĠinjonction, en lĠoccurrence mŽdiatique. Il faut, plut™t quĠau matin (moment o on dŽcouvre les journaux), se fier au crŽpuscule o les choses sont un peu confuses et o lĠon doit dŽcider soi-mme ce qui est mis en lumire.

 

LA VOIX BLEME, extorquŽ

des profondeurs :

ni mot, ni chose, et des deux lĠunique nom,

 

en toi, ajustŽ ˆ la chute,

en toi, ajustŽ ˆ lĠenvol,

 

gain meurtri

dĠun monde.

 

LĠÏuvre, enfin, sĠoppose aussi ˆ la relation Žtablie et figŽe des mots aux choses. Ce que dit le pome, cĠest quĠil ne faut pas tre engagŽ dans une confiance immodŽrŽe dans la distribution des mots et des choses. Car elle peut tre, avec la poŽsie, profondŽment modifiŽe. Une dŽfinition possible de lĠÏuvre poŽtique pourrait tre : gain meurtri / dĠun monde. Car elle est effectivement un gain, il est meurtri parce quĠil faut marcher dans la normalitŽ convenable, dans la circulation, mais cĠest tout un monde.

Lundi 27 octobre 2014

[vidŽo : https://vimeo.com/118174707]

 enregistrement sonore ]

Lundi 10 novembre 2014

[vidŽo : https://www.youtube.com/watch?v=6CUDx7PWOIs]

 

Je rappelle que le point de dŽpart qui, comme toujours en philosophie, est aussi le point quĠil sĠagit de dŽmontrer et de lŽgitimer, cĠest que dĠune part il existe des vŽritŽs, cĠest-ˆ-dire des existants qui ont une valeur et une portŽe universelles, reconnaissables comme tels par tout sujet humain quel quĠil soit (ce qui ne veut pas dire quĠils sont toujours reconnus) et que dĠautre part une vŽritŽ cĠest une production immanente dans un monde dŽterminŽ : ce nĠest pas quelque chose qui existe de toute ŽternitŽ dans un ciel intelligible, cĠest une production. Les vŽritŽs universelles sont en un certain sens crŽŽes. Par Dieu, disait Descartes ; nous ramenons a sur terre, elles sont crŽŽes par un collectif humain, dans des mondes dŽterminŽs, avec des matŽriaux dŽterminŽs. Vous voyez bien quĠil sĠagit de lutter ˆ la fois contre la position sceptique ou relativiste qui est : Ç il nĠy a pas de vŽritŽs universelles, tout est relatif È, mais aussi contre la position dogmatique qui est : Ç les vŽritŽs existent de toute ŽternitŽ dans une figure transcendante et externe È. 

Cette thse signifie que les vŽritŽs sont immanentes (cĠest le titre de ce sŽminaire : Ç lĠimmanence des vŽritŽs È) en un triple sens.

Premirement, cĠest le sens de base que je viens de rappeler : toute vŽritŽ est une production immanente dans un monde dŽterminŽ, cĠest-ˆ-dire dans un monde localisŽ dans le temps ou dans lĠespace, un monde historico-gŽographique dŽterminŽ. Immanence sĠoppose ici de faon tout ˆ fait classique ˆ transcendance.

Cependant, une vŽritŽ est aussi en un certain sens en exception par rapport au monde dŽterminŽ o elle se crŽe, tout simplement parce quĠelle a une valeur universelle : bien quĠelle soit produite dans un monde dŽterminŽ, elle a valeur pour dĠautres mondes possibles ou rŽels. CĠest, entre autres choses, ˆ cela quĠon la reconna”t. Pour prendre un exemple absolument ŽlŽmentaire, un thŽorme de gŽomŽtrie que vous trouvez dans les ƒlŽments dĠEuclide est indubitablement un rŽsultat dĠun des efforts de pensŽe qui ont lieu dans le monde grec ancien ; cependant ce thŽorme, Žcrit en grec, est intelligible et reu aujourdĠhui dans nĠimporte quel monde particulier en tant quĠune vŽritŽ gŽomŽtrique singulire dont on peut redonner la dŽmonstration en chinois ou en javanais sans que la vŽritŽ de la chose soit altŽrŽe. Ceci suppose quĠil y ait une relation entre vŽritŽ et quelque chose qui a valeur absolue, quelque chose qui nĠest pas rŽductible aux conditions particulires de crŽation, en lĠoccurrence de la gŽomŽtrie euclidienne. LĠeffort philosophique ici cĠest de dŽtacher, autant que faire se peut, la possibilitŽ que quelque chose ait valeur absolue dĠune transcendance - ce qui est la consŽquence quĠon peut tirer de la mort de Dieu. Ë partir du moment o on assume quĠon ne peut plus se rŽfŽrer ˆ la transcendance divine pour garantir les vŽritŽs, alors ou bien on va dŽclarer quĠil nĠy a pas de vŽritŽs, ou bien il faudra bien reconstruire une relation entre les vŽritŽs et lĠabsolu qui ne soit pas une relation transcendante. Deuxime sens donc de lĠimmanence : quelque chose des vŽritŽs est dans une relation immanente ˆ la signification absolue de sa valeur.  Je tenterai de montrer que le signe de cela est donnŽ par la valeur infinie dĠune vŽritŽ. Une vŽritŽ cĠest aussi le tŽmoin de la possibilitŽ dĠune relation immanente du fini ˆ lĠinfini.

Enfin, le troisime sens cĠest que le devenir-sujet dĠun individu ou dĠun collectif dŽpend de sa capacitŽ ˆ tre immanent au processus dĠune vŽritŽ. ĉtre sujet, devenir sujet, cĠest une autre forme dĠimmanence, qui est lĠimmanence ˆ un processus de vŽritŽ et, ˆ travers cela, ˆ une certaine relation ˆ lĠabsolu.

Ç Immanence des vŽritŽs È a donc ce triple sens : immanence de la production du vrai ˆ un monde dŽterminŽ, immanence dĠune vŽritŽ ˆ une certaine relation du fini et de lĠinfini comme signe du fait quĠelle touche ˆ lĠabsolu, immanence de tout sujet constituŽ comme tel, au-delˆ de son individualitŽ particulire, ˆ un processus de vŽritŽ.

En rŽponse ˆ cela, une doctrine stricte de la finitude va considŽrer que lĠtre humain, de quelque manire quĠon lĠenvisage, est rŽductible ˆ des paramtres finis. LĠargument le plus courant, vous le savez, cĠest que lĠtre est mortel, mais il y en a beaucoup dĠautres : on peut dire par exemple que tout ce qui est crŽŽ par lĠhomme est crŽŽ par une culture particulire et nĠest comprŽhensible quĠˆ travers cette culture (relativisme culturel) ; on peut enseigner, comme cĠest volontiers le cas dans les classes de philosophie, le caractre nŽcessairement inachevŽ de lĠaccs au vrai, les vŽritŽs Žtant lĠobjet dĠune recherche infinie qui nĠaboutit jamais et que le mieux quĠon puisse acquŽrir cĠest la subjectivitŽ du doute. Si on veut sortir dĠun tel monde, dans lequel il nĠy a que des opinions et des cultures, il faut procŽder ˆ une critique minutieuse de la thse de finitude et il faut montrer comment lĠinfini est une ressource requise, comme garantie obligŽe de tout ce qui concerne les vŽritŽs ayant une valeur universelle.

Ce que je voudrai faire aujourdĠhui, cĠest de vous proposer une sorte de dŽmonstration de ce que cette ressource infinie requise pour toute vŽritŽ sĠinfiltre dans les procŽdures les plus simples comme les plus abstraites de la pensŽe. Nous allons tourner autour dĠun exemple fondamental extrait des mathŽmatiques, mais la signification de cette dŽmonstration nĠest pas du tout restreinte aux mathŽmatiques.

Le point va tre le suivant. ConsidŽrons une multiplicitŽ quelconque, quĠon appelle en thŽorie un ensemble. Vous pouvez envisager lĠimmanence ˆ ce multiple, cĠest-ˆ-dire la prŽsence dans ce multiple, de deux faons tout ˆ fait diffŽrentes. Vous pouvez considŽrer les ŽlŽments qui composent la multiplicitŽ en question, ce quĠon appellera lĠimmanence ŽlŽmentaire, ou bien vous pouvez considŽrer les parties de cet ensemble, cĠest-ˆ-dire des combinaisons entre ŽlŽments diffŽrents, ce quĠon appellera immanence partitive. Si vous dites Ç la France È, vous pouvez la considŽrer comme la collection de la population franaise, cĠest-ˆ-dire des individus qui composent cette totalitŽ (cĠest son niveau atomique), mais vous pouvez aussi considŽrer des regroupements dĠŽlŽments qui seront des parties : les Bourguignons, les chauves, les malades etc. Ce sont deux faons dĠtre dans quelque chose.

Un point tout ˆ fait important, qui a ŽtŽ dŽmontrŽ rigoureusement par Cantor, trs tard puisque cĠest ˆ la fin du XIXe sicle, cĠest que, dans un multiple donnŽ quel quĠil soit, les parties sont ŽnormŽment plus nombreuses - on peut dire : infiniment plus nombreuses - que les ŽlŽments. Ce point a une importance considŽrable car il signifie que la ressource collective est infiniment plus nombreuse et offre infiniment plus de possibilitŽs que la ressource individuelle. Cela donne lieu par exemple ˆ des dŽbats considŽrables en politique sur la question de savoir o est la ressource de lĠaction, de la lŽgitimitŽ etc. Est-elle dans le nombre des individus ou est-elle dans les potentialitŽs de regroupement entre individus lesquelles dŽbordent de beaucoup la ressource des individus ? Si vous prenez le vote, cĠest une dŽtermination qui se fonde sur la capacitŽ des individus et la numŽricitŽ, le nombre comptŽ, est un nombre dĠindividus. Si vous prenez par contre la question des mouvements politiques, des grves de masse, des rassemblements, des partis, de tout ce que vous voulez, lĠapproche est entirement diffŽrente parce que vous vous Žtayez sur des ressources collectives dont la racine, le dŽveloppement immanent, crŽent des possibilitŽs immŽdiatement plus nombreuses. Autrement dit : si lĠhorizon cĠest la possibilitŽ des individus, il est extrmement mutilŽ par rapport au fait que lĠhorizon soit constituŽ par la possibilitŽ des collectifs. De ce point de vue, cĠest-ˆ-dire au niveau le plus abstrait, lĠindividualisme, souvent pris comme lĠenrichissement ultime de lĠŽvolution de lĠhumanitŽ, est une doctrine pauvre ; il restreint considŽrablement les possibles par rapport ˆ ce dont les regroupements collectifs sont capables en termes de potentialitŽs. CĠest une restriction des possibles, alors que la propagande prŽtend que a en crŽŽ beaucoup plus.

Il y a un deuxime point qui va nous intŽresser. Prenez lĠaffirmation dont je vous parle ici : le nombre des parties dĠun ensemble est beaucoup plus grand que le nombre de ses ŽlŽments. CĠest un thŽorme que lĠon peut dŽmontrer. Mais il y a une diffŽrence absolue dans la dŽmonstration de ce thŽorme dans le cas dĠun multiple fini et sa dŽmonstration dans le cas dĠun ensemble infini.

InterprŽtation dĠune courte pice mettant en scne Ahmed philosophe dŽmontrant – directement - quĠun ensemble ˆ trois ŽlŽments a huit parties.

La dŽmonstration procde ici de faon constructive : vous trouvez un principe dĠŽnumŽration, des regroupements internes ˆ lĠensemble, et vous Žpuisez les combinaisons, en nĠomettant pas dĠajouter lĠensemble vide parce quĠil est le vide propre de la multiplicitŽ que lĠon est en train dĠexaminer. Or sĠil est vrai que dans le cas dĠun ensemble particulier ˆ 3 ŽlŽments (n= 3), cet ensemble a 2n parties, cĠest-ˆ-dire huit parties, vous pouvez aussi dŽmontrer que dans le cas n+1 (n= 4), vous avez 2n+1 parties, cĠest-ˆ-dire 16, etc. Vous dŽmontrez la supŽrioritŽ du nombre de parties sur le nombre dĠŽlŽments en passant dĠun nombre ˆ un autre ; et comme vous pouvez toujours passer dĠun nombre ˆ un autre, vous pouvez dire que ce nombre, mme trs grand, sĠatteint par un nombre fini dĠŽtapes. CĠest une mŽthode qui en un certain sens est elle-mme finie, cĠest-ˆ-dire une mŽthode qui consiste ˆ passer dĠune faon constructive dĠun niveau ˆ un autre, puisque cĠest une mŽthode fondŽe sur la succession des nombres. CĠest une dŽmonstration par rŽcurrence, par laquelle vous allez donc avoir une mŽthode contr™lable, finie. Autrement dit, la loi de la finitude sĠapplique quand on procde sur des ensembles finis.

CĠest un point important parce que la thse de finitude est aussi une thse sur la pensŽe. CĠest une thse selon laquelle, puisque nous nĠavons affaire quĠˆ du fini, la pensŽe elle-mme ne peut obŽir quĠˆ des protocoles finis. Le problme fondamental est celui de savoir quĠest-ce qui se passe au niveau de lĠinfini. Est-on en Žtat de dŽmontrer, mme dans le cas infini, que la ressource en multiplicitŽ est bien plus considŽrable au niveau des parties quĠau niveau des ŽlŽments ? La nature du problme est la suivante : si on entre dans la considŽration de lĠinfini, est-ce quĠon fait rentrer du mme coup la pensŽe elle-mme dans une sorte de lien intime avec  lĠinfini, la pensŽe devenant alors dĠune certaine faon immanente ˆ lĠinfini ? La pensŽe nĠest pas alors une finitude qui sĠorienterait vers lĠinfini sans jamais le rejoindre, mais elle sĠinstalle dans lĠinfinitŽ elle-mme par sa procŽdure dŽmonstrative.

Or, cĠest ce que dŽmontre la procŽdure de Cantor. La question est trs simple : Cantor va dŽmontrer, et cĠest un thŽorme fondamental, un problme ontologique de premire grandeur, que le thŽorme que nous venons de voir – il y a plus de parties que dĠŽlŽments lorsquĠon est dans le fini – peut tre dŽmontrŽ mme dans le cas des ensembles infinis. Autrement dit, la situation gŽnŽrale de lĠinvention par la ressource des parties, des collectifs, est plus grande, ˆ lĠŽchelle de lĠinfini lui-mme, que le dŽnombrement individuel. Ce point a une extension considŽrable dans deux domaines.

Prenez par exemple la question de lĠŽvaluation artistique. La question des Ïuvres dĠart a toujours ŽtŽ une pierre de touche pour la philosophie, parce quĠon ne voit pas bien comment lĠÏuvre dĠart pourrait tre ŽvaluŽe par des procŽdures contr™lables finies. On sĠest toujours heurtŽ au fait que le jugement esthŽtique, la reconnaissance de la beautŽ dĠune Ïuvre dĠart, sa puissance ou son universalitŽ, nĠarrivait pas ˆ se programmer comme lĠexcs du nombre des parties dans le cas du fini ; on ne pouvait pas dire : Ç cette Ïuvre est plus grande que telle autre È ou Ç voilˆ le protocole dĠŽvaluation de lĠÏuvre dĠart que je vous propose È. La critique dĠart a toujours ŽtŽ confrontŽe au fait quĠil y a lˆ un principe de jugement qui prŽcisŽment dŽborde la finitude du jugement lui-mme. CĠest pour a que lĠinterprŽtation et le jugement sur les Ïuvres dĠart sont ouverts historiquement : encore aujourdĠhui on rŽinterprte, on joue les tragŽdies dĠEschyle Žcrites il y a deux mille cinq cents ans avec le sentiment quĠon nĠa pas ŽpuisŽ la possibilitŽ de juger cette entreprise car lĠÏuvre dĠart est situŽe sur un horizon dĠinfini. Ce qui veut dire que le fait que les tragŽdies dĠEschyle, pour prendre cet exemple, sont encore actives dans des temps entirement diffŽrents et ŽloignŽs dĠelles, montre quĠil nĠy a pas de protocole fixe, arrtŽ, de leur Žvaluation mais quĠil faut toujours recommencer ˆ les rŽŽvaluer dans un contexte diffŽrent. CĠest par rapport ˆ une situation dĠinfinitŽ potentielle que se meut le jugement artistique, ce qui indique bien que ce jugement nĠest pas de lĠordre de la finitude calculable. Que lĠÏuvre dĠart comparait sur fond dĠinfinitŽ a dĠailleurs ŽtŽ observŽ depuis longtemps, que ce soit par Kant dans la Critique du jugement ou bien dans la pensŽe romantique. Cela ne veut pas dire quĠon ne peut pas la penser, mais quĠon ne peut la penser que selon des procŽdures qui acceptent leur propre infinitŽ et qui peuvent tre, par exemple, les procŽdures de rŽinterprŽtation du jugement.   

CĠest aussi vrai, dĠune certaine manire, en politique. En politique, le grand problme, en rŽalitŽ, est dĠaccepter lĠinfinitŽ du futur. Une vraie politique est toujours une politique qui ne se prŽtend pas en Žtat de se clore sur une donnŽe programmatique fixe. CĠest la grande erreur des rŽvolutionnaires pendant tout un temps que lĠidŽe que le temps de la rŽvolution, qui est un temps en un certain sens fini, rŽglait lĠissue du combat politique. CĠŽtait mŽconna”tre le fait que le jugement politique lui-mme est un jugement qui ne peut que laisser ouvert le futur. Naturellement il peut investiguer le futur selon des procŽdures dĠimmanence, de prŽdiction, mais il ne peut pas le programmer. On sait trs bien aujourdĠhui quĠun programme ce nĠest pas une affaire concernant immŽdiatement la transformation de la sociŽtŽ, cĠest une affaire concernant la transformation de lĠƒtat. Le programmatique comme tel est un programmatique Žtatique. Ce qui relve de la politique proprement dite, cĠest lĠidŽe quĠon va tre dans une modulation, une rŽformation, une rŽvolution en rŽalitŽ infinies du collectif humain lui-mme, de telle sorte que le mouvement mme de cette transformation ne puisse pas tre codŽ ou ramenŽ ˆ sa dimension programmatique ou Žtatique. 

Vous voyez bien que dans tous ces domaines, on est confrontŽ ˆ la deuxime immanence des vŽritŽs, ˆ savoir que la vŽritŽ est une certaine sorte de connexion du fini et de lĠinfini. DĠo lĠintŽrt vital ˆ se demander ce qui se passe au niveau le plus abstrait, le plus fondamental, quant ˆ la ressource du collectif par rapport ˆ la ressource individuelle. Est-ce que la ressource du collectif demeure inŽpuisablement plus grande que la ressource de lĠindividu, mme quand on a affaire ˆ des ensembles infinis ? Le raisonnement qui conduit au rŽsultat de Cantor, ˆ savoir que, en effet, dans lĠinfini il y a plus de parties que dĠŽlŽments, est un raisonnement qui dĠune certaine faon vŽhicule lui-mme une figure dĠinfinitŽ. La pensŽe de lĠinfini doit tre, dĠune certaine manire, une pensŽe  infinie. LĠinfini infinitise la pensŽe elle-mme.

Venons-en ˆ la dŽmonstration de Cantor.

Comment peut-on faire une comparaison entre deux ensembles infinis, un ensemble composŽ dĠun nombre infini dĠŽlŽments et un ensemble composŽ de regroupements dĠŽlŽments, cĠest-ˆ-dire de parties ?

On va avoir recours au concept de correspondance bi-univoque qui fait correspondre ˆ chaque point sans exception dĠun ensemble un point de lĠautre : ˆ un ŽlŽment doit correspondre une partie, ˆ deux ŽlŽments diffŽrents correspondent deux parties diffŽrentes, toute partie est le correspondant dĠun ŽlŽment. Ces deux ensembles infinis sont dits Žgaux en quantitŽ.

Supposons maintenant quĠil y a dans lĠinfini autant de parties que dĠŽlŽments ; je vous ferai remarquer quĠon ne peut pas supposer quĠil y en a moins, parce que chaque ŽlŽment est dŽjˆ une partie ˆ lui tout seul ; cĠest ce quĠon appelle un singleton. On sait donc quĠil y a au moins autant de parties que dĠŽlŽments. Le point est de savoir sĠil y en a plus.

Nous nĠallons pas dŽmontrer directement quĠil y a plus de parties que dĠŽlŽments (cĠest ce que nous avons fait dans le fini), mais nous allons dŽmontrer quĠil est impossible quĠil y en ait autant (et comme il ne peut pas y en avoir moins, il y en a nŽcessairement plus). La dŽmonstration va ainsi se faire par la nŽgation dĠune possibilitŽ, cĠest-ˆ-dire quĠil va sĠagir dĠun raisonnement par lĠabsurde.

Pour aboutir ˆ lĠaffirmation consistante Ç la ressource des collectifs, mme quand la situation est infinie, est beaucoup plus considŽrable que la ressource des individus È, nous venons dĠentrer dans le domaine de la dialectique, cĠest-ˆ-dire dans un domaine o il est nŽcessaire de passer par la nŽgation. QuĠest-ce quĠun raisonnement par lĠabsurde ? Vous voulez dŽmontrer la proposition p ; le raisonnement par lĠabsurde ne consiste pas ˆ produire une dŽmonstration de la proposition p, mais ˆ donner une dŽmonstration de lĠimpossibilitŽ de non-p. Il va falloir montrer que si on suppose que non-p est vrai, il se passe des catastrophes. Une catastrophe, en logique, cĠest une contradiction. Tout revient ˆ dŽmontrer que non-p provoque des consŽquences inadmissibles – et quĠil faut donc se rabattre sur p en vertu du principe du tiers exclu (Žtant donnŽ un ŽnoncŽ, cĠest soit p soit non-p). Le problme cĠest quĠun ŽnoncŽ, non-p par exemple, a une infinitŽ de consŽquences. Il va donc falloir que votre pensŽe entre dans cette infinitŽ sans aucune garantie : nous ne savons pas quand nous allons trouver la fameuse contradiction qui va nous montrer que non-p est faux. CĠest cette absence de garantie qui explique que lĠon a toujours qualifiŽ le raisonnement par lĠabsurde de non-constructif. En effet, vous ne construisez rien du tout, vous tes en rŽalitŽ en situation dĠerrance : vous errez dans lĠinfini ˆ la recherche dĠune consŽquence insupportable, cĠest-ˆ-dire dĠune contradiction. Le raisonnement par lĠabsurde, obligatoire quand on manÏuvre dans lĠinfini, est lui-mme infini. En rŽalitŽ, vous vous installez dans une fiction, cĠest une Ïuvre dĠart interminable que le raisonnement par lĠabsurde : vous supposez non-p (supposition ˆ vos propres yeux fausse : votre certitude cĠest que cĠest p qui est vrai) et vous tirez les consŽquences implacables de non-p comme si non-p Žtait vrai. Cet ŽlŽment de Ç comme si È, cĠest cela que jĠappelle lĠŽlŽment de la fiction

Vous espŽrez buter ˆ un moment donnŽ sur un ŽlŽment de rŽel, cĠest-ˆ-dire sur un impossible. En explorant ainsi non-p, vous nĠaurez dĠailleurs pas appris grand chose sur p ; vous allez surtout conna”tre les avatars de la nŽgation au lieu de conna”tre les joies de lĠaffirmation. CĠest pour a que les gens prŽfrent le fini : parce que cĠest moins fictif, et cĠest plus constructif. Le raisonnement par lĠabsurde est une invention prodigieuse dans lĠhistoire humaine, parce que cĠest le moment o la pensŽe prend le risque dĠautre chose que les constructions dont elle est capable. En politique, a veut dire : cĠest le moment o la pensŽe prend le risque de quelque chose qui nĠest plus rŽductible ˆ lĠƒtat et au pouvoir, mais qui est une aventure de la pensŽe elle-mme dans la situation collective. DĠune certaine faon, la nŽgation va forcŽment intervenir, ne serait-ce que dans la forme de ce Mao Zedong et les Chinois appelaient Ç le professeur par lĠexemple nŽgatif È. Le raisonnement par lĠabsurde, cĠest le professeur par lĠexemple nŽgatif, cĠest-ˆ-dire le professeur par lĠexemple des consŽquences nŽgatives dĠune supposition fausse que vous assumez tout un temps pour prŽcisŽment que le faux se dŽcouvre comme faux. Des ŽpistŽmologues comme Bachelard, et Lacan lui-mme, ont pu soutenir que la vŽritŽ se prŽsente toujours dans une structure de fiction ou que la vŽritŽ se prŽsente dans la guise de lĠerreur. CĠest le faux qui est votre guide vers le rŽel, le rŽel sera un point impossible ˆ tenir, un point qui vous sera infligŽ pour vous faire reculer vers la dŽmonstration de p.

LĠexemple peut-tre le plus admirable est justement celui de la dŽmonstration de Cantor parce quĠelle touche au rapport peut-tre le plus essentiel des multiplicitŽs quĠest le rapport entre individus et collectifs, entre individus et parties. Il va faire une dŽmonstration par lĠabsurde, ˆ ses risques et pŽrils, cĠest-ˆ-dire en prenant le risque dĠune infinitŽ stŽrile si le point de contradiction nĠest pas trouvŽ. Dans ce type de raisonnement, comme en politique, il faut une grande patience parce que les consŽquences du faux sont avŽrŽes en un point que vous ne connaissez pas.

DŽmonstration

Soit un ensemble infini E, composŽ par consŽquent dĠune infinitŽ dĠŽlŽments, et un ensemble p(E) composŽ de ses parties.

On va supposer quĠon a une correspondance bi-univoque entre ces deux ensembles : cĠest-ˆ-dire quĠon suppose quĠˆ chaque ŽlŽment de E correspond un ŽlŽment et un seul de p(E) (cĠest-ˆ-dire une partie), quĠˆ deux ŽlŽments diffŽrents de E correspondent deux parties diffŽrentes et quĠˆ toute partie correspond un ŽlŽment de E et un seul.  CĠest comme si on nommait une partie par les ŽlŽments, et que chaque ŽlŽment soit le nom dĠune partie. Si ces deux ensembles sont liŽs par une correspondance bi-univoque, cĠest-ˆ-dire sĠils sont Žgaux en quantitŽ, cela se traduira par le fait quĠil nĠy ait pas de Ç partie anonyme È. Car sĠil y avait plus de parties que dĠŽlŽments, il y aurait une partie, au moins, qui nĠaurait pas de nom.

CĠest lˆ quĠil y a une sorte de tour de magie, qui est le point dĠimpossible. On peut distinguer deux cas :

- ou bien un ŽlŽment de E est dans la partie qui lui correspond [appelons cette partie p(on a alors p(le nom de la partie est dans la partie

- ou bien lĠŽlŽment est en dehors de la partie ; on a ~ (p(

LĠastuce consiste ˆ considŽrer la partie p(C) de E composŽe de tous les ŽlŽments  qui sont dans ce deuxime cas (Ç le nom de la partie est en dehors de la partie È). Cette partie a un nom – disons Ext - puisque, par la correspondance bi-univoque, toute partie a un nom. On a : Ext E

Ce nom, Ext, est-il extŽrieur ou intŽrieur ˆ la partie p(C) ?

- ou bien Ext est dans p(C) [Ext p(C)]; mais puisque p(C) est lĠensemble des ŽlŽments du deuxime cas (Çen dehors de la partie È), cela est impossible

- ou bien Ext est en dehors de p(C) [~ (Ext p(C))]; mais p(C) Žtant prŽcisŽment lĠensemble des ŽlŽments Ç en dehors de la partie È, Ext ne peut pas non plus tre hors de lui.

Ce nom, par consŽquent, ne peut pas ˆ proprement parler exister. La supposition quĠil existe une correspondance bi-univoque entre ŽlŽments et parties aboutit ˆ la construction dĠune partie innommable, en battement entre lĠextŽrieur et lĠintŽrieur. Il est caractŽristique du fait quĠon est dans la zone de lĠinfini, que lĠon rencontre des phŽnomnes paradoxaux o intŽrioritŽ et extŽrioritŽ sont en relation dialectique (lĠintŽrioritŽ se lit comme extŽrioritŽ et lĠextŽrioritŽ se lit comme intŽrioritŽ) - cĠest lˆ que Hegel a pu b‰tir la thŽorie de sa spŽculation. En dŽfinitive, la supposition de la correspondance bi-univoque entre ŽlŽments et parties doit tre abandonnŽe. Les parties ne pouvant pas tre moins nombreuses que les ŽlŽments, ni tre aussi nombreuses, elles sont donc plus nombreuses.

La dŽmonstration est intŽressante en elle-mme parce que cĠest une dŽmonstration risquŽe ; elle prend le risque de rencontrer des entitŽs paradoxales telles que celles que nous venons de voir qui vous contraignent ˆ refluer par rapport ˆ une hypothse que vous avez faite et qui sĠavre finalement nŽgative.

En conclusion :

1. Le rŽsultat positif le plus simple est que dans tous les cas, cĠest-ˆ-dire dans le fini comme dans lĠinfini, la ressource collective dĠune situation est supŽrieure ˆ sa ressource individuelle. Elle crŽe plus de possibles.

2. LorsquĠon entre dans une connexion du fini et de lĠinfini, quand on est en immanence ˆ une relation entre le fini et lĠinfini, alors la pensŽe ne peut plus tre calculatrice, elle ne peut plus raisonner par passage dĠune Žtape ˆ une autre. Elle est nŽcessairement dialectique, cĠest-ˆ-dire quĠelle raisonne en termes dĠitinŽraire et dĠobstacles ˆ cet itinŽraire. CĠest ce qui permet de comprendre, on y reviendra une prochaine fois, pourquoi le jugement de vŽritŽ nĠest pas un jugement calculable. En dehors mme de la logique mathŽmatique, ce nĠest que quand vous rencontrez un phŽnomne paradoxal que vous tes dans lĠŽpreuve du rŽel de la situation que vous tes en train de parcourir dans lĠerrance et dans le risque. Dans lĠÏuvre dĠart, dans la situation politique et plus encore dans la situation amoureuse, la question de savoir si on nĠest pas constamment aux prises avec lĠincertitude quant ˆ ce qui est dedans et ce qui est dehors est constitutive du processus lui-mme. Cela a ŽtŽ interprŽtŽ dans deux voies. La premire, nihiliste, est par exemple celle de Proust pour qui cĠest la jalousie qui est lĠessence de lĠamour : vous ne pouvez que constamment douter de lĠintŽrioritŽ ou de lĠextŽrioritŽ de lĠautre, vous tes toujours dans le paradoxal rŽel dĠtre confrontŽ ˆ la possibilitŽ que lĠintŽrioritŽ au processus amoureux soit en rŽalitŽ une extŽrioritŽ. Et puis vous avez la possibilitŽ dialectique positive qui est de dire que le rapport entre intŽrioritŽ et extŽrioritŽ est prŽcisŽment le lieu de la construction infinie du processus amoureux lui-mme et que cĠest cela, et non son Žchec, qui en est la matire, le principe de construction; il sĠagit de rŽamŽnager constamment le rapport entre intŽrioritŽ et extŽrioritŽ  de telle sorte quĠon puisse accepter aussi les situations de battement – qui sont les battements du cÏur.

Il est trs frappant quĠau niveau le plus abstrait, le plus dŽmonstratif, le plus Žcrit, on rencontre, ds quĠil sĠagit de lĠinfini, ces processus dĠintŽrioritŽ risquŽe et de dŽtours par la nŽgation. Ce qui prouve bien que lĠimmanence des vŽritŽs, au niveau mme des vŽritŽs les plus schŽmatiques, les plus formelles, est inŽvitablement la possibilitŽ pour la pensŽe humaine de sĠinfinitiser dans le risque quĠelle rencontre. ƒvidemment, on accepte, ou on nĠaccepte pas, ce genre de risque.

Lundi 19 janvier 2015

[vidŽo : https://www.youtube.com/watch?v=7hkpsFdRT4A]

Argument : TragŽdies identitaires

AttachŽs ˆ la construction du motif de lĠimmanence des vŽritŽs, nous avons souvent croisŽ, dans la figure de lĠadversaire, lĠobsession de lĠidentitŽ. Le constat que lĠon peut faire aujourdĠhui est le suivant : au fur et ˆ mesure que le monde est investi en totalitŽ par la figure du capitalisme global, soumis ˆ lĠoligarchie internationale qui le rŽgente, et asservi ˆ lĠabstraction monŽtaire comme seule figure reconnue de lĠuniversalitŽ  et dans lĠintervalle qui sŽpare la fin de la deuxime Žtape historique de lĠIdŽe communiste (la construction intenable dĠun Ç communisme dĠEtat È) de sa troisime Žtape (le communisme rŽalisant la politique, adŽquate au rŽel, dĠune Žmancipation de Ç lĠhumanitŽ tout entire È), dans ce climat, donc, de terrorisme idŽologique rampant et dĠabsence de tout futur autre que la rŽpŽtition dŽployŽe de ce quĠil y a, nous voyons appara”tre, contrepartie ˆ la fois logique et horrifiante, dŽsespŽrŽe et fatale, mŽlange de capitalisme corrompu et de gangstŽrisme meurtrier, un repli maniaque, manÏuvrŽ subjectivement par la pulsion de mort, vers les identitŽs les plus diverses, suscitant ˆ leur tour les contre-identitŽs identitaires les plus archa•ques. Sur la trame gŽnŽrale de Ç lĠOccident È (patrie du capitalisme dominant et Ç civilisŽ È) contre Ç lĠIslamisme È (rŽfŽrent du terrorisme sanguinaire), on voit dĠun c™tŽ des bandes armŽes meurtrires, bandits surarmŽs, brandissant Allah ou tout autre fŽtiche, soutenus ˆ distance par des patrons obscurs, mais intŽressŽs ˆ tout ce qui touche au pŽtrole, aux mines et aux diamants, de lĠautre, au nom des droits de lĠhomme et de la dŽmocratie, des expŽditions militaires internationales sauvages, dŽtruisant des Etats entiers (Yougoslavie, Irak, Libye, Afghanistan, Soudan, Congo, Mali, Centrafrique, É), sans parvenir ˆ rien quĠˆ nŽgocier avec les bandits les plus corruptibles une paix prŽcaire autour des puits, des mines et des enclaves o prosprent les grandes compagnies.

Il en ira ainsi tant que lĠuniversalisme vrai, le prise en main du destin de lĠhumanitŽ par lĠhumanitŽ elle-mme, et donc la nouvelle et dŽcisive incarnation historico-politique de lĠIdŽe communiste, nĠaura pas dŽployŽ sa neuve puissance ˆ lĠŽchelle mondiale, dŽtruisant au passage, avec lĠoligarchie des propriŽtaires et de leurs serviteurs, avec lĠabstraction monŽtaire, les identitŽs et contre-identitŽs qui ravagent les esprits et en appellent ˆ la mort.

Que vienne le temps o toute identitŽ  (car il y en aura toujours) sera intŽgrŽe Žgalitairement dans le destin de lĠhumanitŽ gŽnŽrique.

A lĠarrire-plan philosophique de tout cela : lĠopposition, plus que jamais, de la pensŽe dialectique ˆ la pensŽe analytique. CĠest-ˆ-dire la critique radicale de tout ce qui phantasme des identitŽs (culturelles, religieuses, linguistiques, Ç civilisationnelles È, raciales, idŽologiquesÉ) du seul point de leur opposition irrŽductible ˆ dĠautres identitŽs. Ou encore : une vieille question, Žclaircie par Platon ds son dialogue Le Sophiste : quelle est la relation vraie entre le Mme et lĠAutre ?

Le sŽminaire sera consacrŽ ˆ cette question. On sĠy appuiera une fois encore sur le thŽ‰tre : nous interprŽterons en effet la scne 24 de Ahmed philosophe, scne titrŽe justement : Le mme et lĠautre.

SŽance

La scne du ThŽ‰tre de la Commune dĠAubervilliers est occupŽe en son centre par une table derrire laquelle Alain Badiou est assis flanquŽ de deux comŽdiens. Ils lui serviront de Ç doublures È dans une saynte intitulŽe Ç Le mme et lĠautre È qui interrompra la sŽance vers son milieu et au cours de laquelle tous trois interprŽteront, chacun ˆ sa faon, le r™le dĠAhmed.

Sur le c™tŽ droit de la scne se dresse un tableau noir sur lequel est inscrite ˆ la craie la phrase [de Malraux] : Ç Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie È.

 

Je voudrais reprendre ˆ partir de ce que nous avons dit la dernire fois concernant une question centrale dans ma pensŽe actuelle, et centrale ˆ mon avis en gŽnŽral, ˆ savoir les problmes contemporains de la relation entre la finitude et lĠinfini. Nous allons faire un trajet de cette question du fini et de lĠinfini, question qui a une rŽsonance considŽrable aujourdĠhui pour toutes sortes de raisons, ainsi que de la question du mme et de lĠautre, cĠest-ˆ-dire aussi de la question de lĠidentitŽ. Notre espace de travail va tre de montrer comment, en partant de la question du fini et de lĠinfini, on en vient aux pŽrils, complexitŽs, entrelacements, de la question identitaire sous ses diffŽrentes formes, Žtant entendu quĠici nous travaillons dans la distance philosophique et que chacun aprs peut sĠemparer de cette distance conceptuelle pour tenter de voir ce quĠelle signifie dans les ŽvŽnements rŽels.

Nous avions montrŽ la dernire fois que la dŽmonstration du thŽorme affirmant quĠun ensemble comporte plus de parties que dĠŽlŽments se faisait de faon constructive lorsquĠil sĠagissait dĠun ensemble fini et que, dans le cas o il sĠagit dĠun ensemble infini, la dŽmonstration ne peut procŽder que par lĠabsurde. Ce qui veut dire que vous ne pouvez alors partir que dĠune nŽgation : vous nĠallez pas dŽmontrer directement quĠil y a plus de parties que dĠŽlŽments, vous allez partir de lĠassertion quĠil nĠy ait pas plus de parties que dĠŽlŽments (par exemple quĠil y en ait autant). On va donc Žprouver la pensŽe dans la nŽgation de ce que lĠon a pourtant stratŽgiquement lĠintention dĠŽtablir, et lĠon va en quelque sorte passer par une nŽgation pour montrer que cette nŽgation crŽe une situation dĠimpossibilitŽ. Autrement dit : sous une hypothse nŽgative (la nŽgation du rŽsultat que vous souhaitez Žtablir), vous faites surgir par des procŽdures dŽmonstratives un inexistant ou un point dĠimpossibilitŽ et ˆ partir de lui vous concluez que le rŽel est maintenu par lĠaffirmation que vous avez niŽe au dŽpart. Entre parenthses, on franchit en passant la fameuse assertion de Lacan selon laquelle Ç le rŽel cĠest lĠimpossible È. Vous allez affirmer le rŽel parce que vous avez ŽprouvŽ lĠimpossibilitŽ de la nŽgation. Avec le raisonnement apagogique (ou raisonnement par lĠabsurde), vous avez le passage de la pensŽe du nŽgatif au rŽel en passant par la mŽdiation de lĠimpossible.

Cela nous avait amenŽ ˆ dire quĠil y a en dŽfinitive un lien intŽrieur important entre lĠimpossible, cĠest-ˆ-dire le rŽel, et la nŽgation. Comme si la nŽgation Žtait lĠacte primordial, Žtant entendu que vous niez, jĠy insiste, non pas quelque chose dĠextŽrieur, mais votre propre objectif. On pourrait donc conclure quĠil y a un lien entre infinitŽ et nŽgativitŽ puisque, pour aboutir ˆ des conclusions concernant lĠinfini, on va passer par la supposition de leur faussetŽ. Par consŽquent, lĠinfini, en tant que point rŽel, va se rencontrer comme un point dĠimpossible de la finitude, une impasse du fini. Non pas une nŽgation du fini : une impasse du fini. Vous devez rencontrer, ˆ partir du fini, ou dĠune hypothse de finitude, un point dĠimpossible effectif.

*

On peut transposer cela ˆ un niveau dĠabstraction assez grand pour le moment en disant que, toujours, la loi du mme se dŽcouvre dans lĠautre. LĠhypothse dont partait la dŽmonstration de Cantor cĠŽtait que nous avions une correspondance biunivoque entre les ŽlŽments et les parties : on pouvait dire que chaque partie Žtait nommŽe par un ŽlŽment, que chaque ŽlŽment nommait une partie et quĠune autre partie avait un autre nom. CĠest lĠhypothse quĠil y a autant de parties que dĠŽlŽments, donc la nŽgation de votre but stratŽgique qui est de montrer quĠil y a plus de parties que dĠŽlŽments. Dans cette hypothse, il se passait quĠon trouvait une partie qui ne pouvait pas tre nommŽe du tout, une partie sans nom, une partie innommable. Si on voulait donner un nom ˆ toutes les parties, la pensŽe exhibait un point dĠimpossible qui est une partie innommable, une partie qui nĠest pas dans la loi du mme. Autrement dit : si la loi du mme pour une partie est de recevoir un nom sous la forme dĠun ŽlŽment, on montre une partie qui ne peut pas recevoir de nom dans ces conditions-lˆ et en ce sens elle peut tre dite autre.

Nous sommes dans un cas formalisŽ, dŽmonstratif, et nous pouvons affirmer et conclure, au terme dĠune dŽmonstration rationnelle et non pas dans une extrapolation interprŽtative, quĠil y a sens ˆ dire que lĠautre surgit dĠune impasse du mme.

Cette partie autre, nous pouvons Žgalement la qualifier dĠŽtrangre, au sens o elle ne reoit pas son nom de la loi considŽrŽe, mais fait au contraire obstacle ou impasse ˆ cette dŽsignation ou ˆ ce nom. MŽtaphoriquement, nous voyons appara”tre ici la corrŽlation trs importante entre identitŽ et nomination. Les identitŽs sont souvent attestŽes par des noms. Les noms propres en particulier sont dans une inscription identitaire, ou Žtatique, ou mme raciale qui fait que du point de vue des noms, au sens lˆ le plus courant du terme, on peut voir lĠautre surgir dĠune impasse du mme comme sĠil Žtait en quelque sorte un anonyme dans une loi nominale dŽterminŽe. Dans un sens, lĠŽtranger est toujours un sans-nom, de faon radicale : il a Žvidemment un nom, mais un nom dŽrogeant ˆ la loi du mme, ˆ un ensemble identitaire de noms. CĠest ds la nomination que lĠautre surgit. On sait dĠailleurs que lĠinterrogation dĠun autre du seul fait de son nom est une pratique absolument courante.

Prenons le cas, frŽquent, o lĠidentitŽ prŽtend reprŽsenter une totalisation finie. CĠest lĠidentitŽ dĠun ensemble fermŽ, cl™turŽ, ensemble qui peut tre national, sexuel, racial, tout ce quĠon veut. Si cette totalisation assume sa finitude, a veut dire quĠelle ne peut prŽtendre Žquivaloir ˆ lĠinfini : la dŽtermination en finitude dĠune identitŽ cĠest aussi la renonciation ˆ une ouverture infinie de cette identitŽ. Elle ne peut se soustraire ˆ lĠhypothse que, hors cette totalisation fermŽe, existent dĠautres identitŽs, voire mme dĠautres identitŽs qui pourraient, elles, prŽtendre ˆ lĠinfinitŽ. Bien que dĠune apparence abstraite, ceci est trs prŽsent dans de nombreuses figures dĠhostilitŽ ˆ lĠautre. LĠhostilitŽ ˆ lĠautre, cĠest souvent le soupon que lĠautre accde ˆ une dimension ˆ laquelle on nĠaccde pas, voire mme ˆ une dimension infinie. Toute hostilitŽ ˆ lĠautre est envieuse, par quelque biais. Les psychanalystes ont dŽveloppŽ ce point sous la forme que ce qui est enviŽ chez lĠautre, enviŽ au point de dŽsirer sa mort, cĠest le soupon quĠil conna”t des jouissances que nous ignorons. Et a, cĠest trs vrai. CĠest beaucoup plus vrai que le soupon que lĠautre est mŽdiocre et infŽrieur ˆ nous : a cĠest une construction a posteriori. La conviction intime, le soupon terrible, cĠest que lĠautre est prŽcisŽment dans une rŽgion dont lĠinfinitŽ nous est obscure. CĠest pour a que toute fermeture de lĠidentitŽ est aussi, pour lĠidentitŽ elle-mme, un pŽril.

Par consŽquent, il y a aussi la tendance ˆ basculer dans une totalisation infinie, cĠest-ˆ-dire ˆ prŽsenter cette fois lĠidentitŽ comme une totalisation infinie. Mais alors, on va tomber dans la possibilitŽ, puisque cĠest infini, du mŽcanisme que je vous ai dŽcrit, ˆ savoir que lĠimpasse du mme fasse surgir lĠautre. Le pŽril, cette fois, ce nĠest pas le pŽril dĠune extŽrioritŽ dont on pourrait avoir une jouissance inconnue, cĠest que lĠautre surgit dans le mme : quelque part, rŽside, ˆ lĠintŽrieur mme du mme, une surrection possible de lĠautre qui fait que, puisquĠelle a son autre en elle-mme. finalement lĠidentitŽ nĠŽtait pas vraiment totalisŽe. 

Vous voyez que cette question de lĠidentitŽ est au fond lĠŽpreuve dĠune impossibilitŽ rŽcurrente ce qui explique quĠil y ait toujours quelque chose dĠenragŽ dans lĠidentitŽ. Parce que ou bien elle propose une totalitŽ fermŽe et alors lĠextŽrioritŽ est si menaante et si abondante, par son infinitŽ, quĠon va constamment consolider les barrires, une infinitŽ de barrires (ce qui est dĠailleurs impossible puisquĠon est dans le fini), ou bien la totalisation est infinie et alors elle voit surgir lĠaltŽritŽ comme un ennemi intŽrieur au sein mme de lĠidentitŽ du mme.

On voit dans lĠhistoire concrte que le vÏu de rŽaliser une identitŽ pure, une Ç belle identitŽ È, cĠest-ˆ-dire une identitŽ qui parvient ˆ se totaliser, ˆ se prŽsenter  sous les dehors dĠun tout homogne, para”t toujours agressif, meurtrier, procŽdant ˆ des Žpurations sans fin etc. Mais cĠest la logique de la chose, ce nĠest pas une pathologie. Si lĠidentitŽ est fermŽe, elle redoute de faon dŽcisive son extŽrioritŽ infinie, et si elle est infinie, elle nĠarrive pas ˆ contr™ler la loi du mme parce que de lĠautre surgit ˆ lĠintŽrieur du mme. Le problme de lĠidentitŽ, cĠest que lĠautre est en quelque sorte indestructible. CĠest pour a quĠon va se livrer ˆ des excs sans fin, ˆ des abominations; lĠautre, vous avez beau lĠexterminer, quelque chose subsiste indŽfiniment comme une menace irrŽductible sur lĠidentitŽ, qui oscille du coup entre totalisation finie et totalisation infinie sans jamais trouver le repos. Tant™t il faut faire la guerre (la guerre ˆ lĠinfini), tant™t il faut faire la terreur intŽrieure, ou les deux, parce que de toute faon ce nĠest quĠˆ ces conditions-lˆ quĠon est dans lĠactivation rŽelle de lĠidentitŽ, dans son Žpreuve effective. Finalement la cl™ture du mme est impossible, parce que si elle est finie, lĠaltŽritŽ est trop grande et si elle est infinie, lĠaltŽritŽ est trop prŽsente.

*

Il est trs intŽressant de voir que cette dialectique du mme et de lĠautre est scrutŽe pour la premire fois par Platon dans ce texte extraordinaire quĠest Le sophiste. Elle est chez lui une introduction ˆ lĠexistence du non-tre. Platon part de lĠidŽe quĠil y a ce quĠil appelle les Ç genres suprmes È, cĠest-ˆ-dire les concepts philosophiques fondamentaux. Il dit quĠil y en a quatre. Il y a deux concepts ontologiques, cĠest-ˆ-dire qui concernent lĠtre des choses, deux concepts qui sont lĠtre et le mme, concepts liŽs par la catŽgorie du mme – ce qui est tout ˆ fait conforme ˆ ParmŽnide, parce que finalement cela revient ˆ dire que, de lĠtre, la seule chose que lĠon puisse dire cĠest quĠil est le mme que lui-mme ; lĠtre sĠŽpuise ˆ tre le mme que lui-mme. Et puis, vous avez deux catŽgories empiriques, qui concernent le monde concret : le mouvement et le repos. Une fois parvenu ˆ ce point, Platon remarque que lĠtre, certes, est le mme que lui-mme, mais que le mouvement nĠest pas le mme que le repos. Remarque trs simple et qui lui semble difficilement rŽfutable. La relation du mouvement et du repos ne peut donc pas tre donnŽe par la catŽgorie du mme. Platon dit quĠil nous manque un concept, faute de quoi on ne peut pas faire une thŽorie du monde. Il faut donc une cinquime catŽgorie, et il lĠappelle lĠautre.

De lĠautre, on ne peut pas dire quĠil est le mme que lĠtre, puisque, prŽcisŽment, il nĠy a que lĠtre qui est le mme que lĠtre. LĠautre ce nĠest pas le mme que lĠtre.  Il faut donc quĠil soit non-tre. Cette dŽduction purement catŽgorielle de lĠexistence du non-tre est, en rŽalitŽ, une rŽtroaction du monde concret sur lĠontologie : on remarque dans le monde rŽel que le repos et le mouvement ce nĠest pas la mme chose et a rŽtroagit sur lĠabsolue identitŽ de lĠtre ˆ lui-mme qui se suffisait des catŽgories existantes. Il va falloir affirmer, contre ParmŽnide, et contre la tradition ˆ laquelle appartenait Platon, lĠexistence du non-tre. Et on va ainsi avoir une racine possible de la nŽgation. CĠest extraordinaire, parce quĠon a lˆ la gŽnŽalogie conceptuelle de la nŽgation et Platon la propose dans un dŽveloppement tout ˆ fait stupŽfiant finalement, qui consiste ˆ se situer ˆ un niveau purement catŽgoriel et ˆ en dŽduire que la dialectique du mme et de lĠautre repose sur la nŽgation.

‚a va permettre ˆ Platon de rŽsoudre un certain nombre de problmes qui lui causent beaucoup de soucis, notamment de savoir ce que cĠest quĠun discours faux. CĠest-ˆ-dire celui que tiennent les sophistes. Un discours faux est un discours qui ne correspond pas ˆ lĠtre des choses, et, avec la catŽgorie du non-tre sous la main, on va pouvoir affirmer quĠun discours faux est un discours qui prŽtend que est quelque chose qui nĠest pas, cĠest-ˆ-dire que cĠest un discours qui est autre que le mme. On va ainsi pouvoir combattre la sophistique, qui prŽtend ˆ lĠŽquivalence du vrai et du faux.

Nous nous posons alors, et Platon se la pose aussi, la question suivante : est-ce que, ce faisant, nous avons rendu compte de toutes les espces de contradictions ? Si, comme on lĠa vu, lĠautre est autre que lĠtre (cĠest pour cela quĠil est non-tre) est-ce que cela ne signifie pas que toute diffŽrence est en rŽalitŽ une nŽgation ? Est-ce que ce qui est affirmŽ par Platon cĠest, non pas une opposition radicale de lĠtre et du non-tre, mais une exagŽration de la diffŽrence ? Parce que tre autre, ce nĠest pas par soi-mme tre la nŽgation de quelque chose. Si je suis autre que quelquĠun dĠautre, cela ne veut pas dire que jĠen suis la nŽgation. Ontologiquement, je peux dire que mon tre nĠest pas son tre, mais ˆ un niveau plus anthropologique, cĠest tout de mme extrmement dur de dŽclarer que toute altŽritŽ est aussi une nŽgation, idŽe qui, nous le savons, est la racine spŽculative du racisme naturel. Le racisme naturel consiste en effet ˆ interprŽter les diffŽrences comme des nŽgations : quiconque est diffŽrent est autre que mon tre et donc, dĠun certain point de vue, non-tre. Le racisme vŽritable, ce nĠest pas simplement le constat dĠune diffŽrence ; cĠest une tension de la diffŽrence en direction du non-tre, cĠest un raidissement de lĠaltŽritŽ en direction du fait que cette altŽritŽ doit tre en rŽalitŽ pensŽe comme une nŽgation radicale de mon tre.

On sĠaperoit,  ˆ ce stade-lˆ, que ce problme du mme et de lĠautre est un problme extrmement embrouillŽ, et ce pour une raison prŽcise, qui est quĠon ne peut pas raisonnablement penser le rapport du mme et de lĠautre avec un seul concept de la nŽgation. Si on a un seul concept de la nŽgation, on va nŽcessairement conclure, comme Platon, que lĠaltŽritŽ cĠest la nŽgativitŽ : je ne peux affirmer mon tre quĠen niant lĠautre, je ne peux consolider mon identitŽ que par la nŽgation radicale de lĠautre.

Eh bien pour vous montrer toute la complexitŽ rŽelle, et sophistique, du rapport du mme et de lĠautre, nous allons faire du thŽ‰tre, parce que le thŽ‰tre, on le sait bien, cĠest ce qui prŽsente la simplicitŽ de ce qui est compliquŽ.

 

InterprŽtation par Alain Badiou et deux comŽdiens de la scne intitulŽe Ç Le mme et lĠautre È tirŽe de Ç Ahmed philosophe È (scne 24)

 

 Vous voyez que le mme et lĠautre, livrŽs ˆ eux-mmes, cĠest assez difficile. Si on regarde dĠun peu prs la structure thŽ‰trale et lexicale de la pice, on voit quĠil y a dĠun bout ˆ lĠautre confusion entre trois types de nŽgations diffŽrentes. La question est de savoir comment opŽrer de telle sorte que lĠorigine de lĠautre, telle que Platon lĠa dŽployŽe, sĠaccompagne dĠune substructure logique diffŽrente de celle qui supposerait quĠil y a simplement un type de nŽgation, ˆ savoir la nŽgation qui exclut que mon tre soit lĠtre de lĠautre. 

Pour leur donner des noms empiriques parlants, je distinguerai la nŽgation antagonique, la nŽgation qui tend au compromis et la nŽgation qui admet la coexistence des contraires.

La nŽgation antagonique, cĠest une nŽgation qui va faire jouer par lĠun le principe de non-contradiction. Par exemple si x a la propriŽtŽ p et que vous avez q Žquivalent ˆ non-p, alors le fait que x a la propriŽtŽ p exclut radicalement quĠil puisse avoir la propriŽtŽ q ; et donc, les identitŽs, toujours spŽcifiŽes par des propriŽtŽs, peuvent tre incompatibles. Autrement dit, la dŽfinition dĠune identitŽ est exclusive dĠune dŽfinition dĠune identitŽ qui aurait des attributs opposŽs aux attributs de la premire identitŽ. Dans ce cas, la nŽgation sĠappelle la nŽgation classique, cĠest-ˆ-dire elle nĠadmet pas de tierce position entre lĠaffirmation et la nŽgation. Le choix entre lĠidentitŽ et la nŽgation de lĠidentitŽ est un choix qui appara”t comme un raidissement complet de la dialectique du mme et de lĠautre dans la figure de lĠadversitŽ. On dira quĠon a affaire en ce cas ˆ une contradiction antagonique, cĠest-ˆ-dire ˆ lĠidŽe quĠon a affaire ˆ un ennemi systŽmique, ˆ une altŽritŽ incompatible effectivement avec lĠaffirmation de lĠidentitŽ premire et qui donne lieu ˆ une contradiction qui en rŽalitŽ nĠadmet pas dĠautre rŽsolution que la disparition de lĠun des deux termes – ˆ supposer quĠon veuille la rŽsoudre. CĠest cette explication qui, lorsquĠelle circule un peu partout, finit par dŽrŽgler la logique du mme et de lĠautre parce quĠen rŽalitŽ lĠautre nĠa plus le droit dĠexister que sous la figure du mme.

Le deuxime type de nŽgation cĠest celle qui admettrait un compromis, cĠest-ˆ-dire celle qui admettrait que sans doute les attributs p et non-p sont potentiellement incompatibles, mais quĠil y a des valeurs intermŽdiaires qui, dĠune certaine faon, peuvent tre valeurs pour lĠun comme pour lĠautre, des valeurs  auxquelles les deux termes peuvent co-appartenir. Dans ce cas, vous avez une nŽgation qui autorise le compromis, vous pouvez Ç nŽgocier È entre le mme et lĠautre autour dĠune valeur tierce qui sans doute nĠexprimera pas absolument lĠidentitŽ du mme ni de lĠautre mais qui exprimera suffisamment de co-appartenance aux deux pour que lĠon puisse obtenir un compromis recevable. Ceci suppose que vous ayez une logique qui assouplit le principe de non-contradiction radical qui sĠaccompagne du tiers exclu, en admettant cette fois des valeurs tierces. LĠautre est en ce cas considŽrŽ comme un alliŽ circonstanciel. CĠest le contexte, et lĠexistence effective dans ce contexte de possibilitŽs de compromis, qui va rendre possible une dialectique du mme et de lĠautre dŽtendue autour de propositions intermŽdiaires. Un contexte qui inclut par exemple la fatigue des nŽgociateurs, ce qui explique pourquoi les nŽgociations durent souvent trs longtemps. CĠest particulirement vrai dans les scnes de mŽnage qui sont un excellent exemple de nŽcessitŽ dĠune logique non-antagonique. On ne peut pas ˆ tous les coups se sŽparer ou tuer lĠautre ; cela se produit dans certains cas, mais ce sont des cas extrmes de la relation du mme et de lĠautre É Si on cherche les compromis, cela va dŽpendre du point circonstanciel qui va autoriser lĠun et lĠautre ˆ ne pas perdre compltement la face. Le contexte va donc tre la proposition dĠune valeur intermŽdiaire ˆ laquelle on va se raccrocher provisoirement.

La troisime possibilitŽ, cĠest quĠil nĠy ait pas le principe de non-contradiction : deux propositions contradictoires peuvent coexister dans le mme espace logique sans tre astreintes ni ˆ sĠexclure mutuellement ni ˆ trouver une mŽdiation circonstancielle. Ce point est de la plus haute importance, car il admet que des assertions concernant une situation quelconque puissent tre tout ˆ fait contradictoires sans entra”ner lĠŽclatement ou la dissipation de ceux qui les formulent. CĠest un point dĠune grande importance politique : si en politique vous utilisez uniquement les deux premires nŽgations, vous allez avoir dĠune part la lutte frontale contre lĠennemi, ou bien vous allez avoir quelque chose qui va dŽpendre exagŽrŽment des circonstances, cĠest-ˆ-dire du tiers terme que vous avez sous la main pour autoriser un compromis nŽgociŽ. LĠexistence de la communautŽ politique, et encore plus de lĠorganisation politique, du camp populaire, de tout ce que vous voudrez, dŽpend largement de la possibilitŽ de tolŽrer dans le mme espace des propositions qui formellement sont contradictoires. Simplement elles ne sont pas contradictoires au point de faire quĠil soit nŽcessaire de disloquer la situation dans son ensemble (ce qui en fait tŽmoigne dĠune situation dĠune grande faiblesse), parce que, au moins pendant un certain temps, les deux propositions contradictoires peuvent coexister sans que le systme gŽnŽral dĠintŽrt commun qui soutient la situation soit anŽanti. Politiquement, cela a ŽtŽ formalisŽ dans la distinction entre contradiction antagonique et contradiction au sein du peuple. CĠest pour cela quĠil est absolument Žvident que des gens peuvent partager la mme idŽe politique alors que lĠun va dire : Ç Dieu existe È, et lĠautre va dire : Ç Dieu nĠexiste pas È.

AdversitŽ, mŽdiation, coexistence sont donc les trois niveaux possibles de figures de la nŽgation. CĠest trs intŽressant de savoir que cela correspond ˆ trois logiques constituŽes dans le rŽpertoire de la logique formelle : la premire logique, cĠest la logique classique qui repose sur lĠaffirmation systŽmique du principe de non-contradiction ; la deuxime cĠest la logique intuitionniste qui admet quĠil y ait des tierces positions entre deux propositions opposŽes ; et la troisime cĠest la logique qui sĠappelle para-consistante (cĠest la plus rŽcente, inventŽe par le BrŽsilien Da Costa) qui tend ˆ admettre que des ŽnoncŽs contradictoires puissent coexister dans le mme systme rationnel. Le fond de lĠaffaire, cĠest que dans les trois cas la nŽgation nĠa pas le mme sens, elle est progressivement affaiblie. Dans la logique classique, et dans la relation du mme et de lĠautre qui lui correspond, vous avez une nŽgation extrmement forte, elle ne tolre pas la subsistance de positions adverses ; on la dira antagonique pour cette raison. Finalement elle supportera quelque chose comme lĠabsoluitŽ ou lĠunicitŽ du vrai au regard de lĠensemble des propositions erronŽes. Dans la logique intuitionniste, vous avez dŽjˆ un affaiblissement de la nŽgation puisque la nŽgation tolre des nuances intermŽdiaires entre lĠaffirmation et la nŽgation. Vous pourrez dire : Ç Cet ŽnoncŽ est ˆ peu prs vrai È, Ç Cet ŽnoncŽ est un peu vrai È ou encore Ç Cet ŽnoncŽ est faux, mais pas tant que a È ou bien Ç JĠai raison, mais pas absolument È (a peut servir dans les discussionsÉ). CĠest une logique intŽressante, mais prŽcaire car vous voyez bien que la nuance est proposŽe par la circonstance. Et puis, dans la troisime, vous avez la possibilitŽ que des jugements contradictoires, pas tous, mais un certain nombre, coexistent dans une certaine mesure sans anŽantir la situation.

Dans ma philosophie, il y a quelque chose qui renvoie ˆ la logique paraconsistante de faon essentielle. SĠil se produit un ŽvŽnement, la situation est toujours quĠil va y avoir des individus qui vont subjectiver lĠŽvŽnement, cĠest-ˆ-dire en affirmer lĠextrme importance et se construire une identitŽ de lĠintŽrieur de cet ŽvŽnement et quĠil y en a qui ne vont pas le faire. Est-ce ˆ dire que la situation est disloquŽe ? Non, la situation nĠest pas disloquŽe justement. CĠest une conception dogmatique de dire de la situation entre les gens qui ont reconnu lĠŽvŽnement et les gens qui ne lĠont pas reconnu, quĠelle sŽpare du coup les amis et les ennemis. Parce que la t‰che de ceux qui ont reconnu lĠŽvŽnement cĠest de le faire reconna”tre aux autres. Et pour cela, il ne faut pas dire dĠavance que cet autre est un ennemi. Il faut donc traiter cette non-reconnaissance comme un jugement qui peut coexister avec le jugement affirmatif, Žventuellement sur une longue durŽe, sans que la situation collective ne soit anŽantie ou dŽtruite.

JĠinsiste sur le fait que si on voulait prendre une situation quelconque du point de vue de la logique du mme et de lĠautre, les positions sont structurŽes, sans le savoir Žvidemment, par les trois nŽgations. LĠinfini – la vŽritŽ, la nouveautŽ - surgit toujours dans un espace qui admet dĠune certaine manire le jeu, ou la circulation, entre les trois nŽgations. On ne peut pas faire lĠŽconomie dĠune nŽgation. CĠest pour cela que lĠinvention humaine et le destin possible de lĠhumanitŽ reposent sur le fait quĠil y ait une triplicitŽ logique. On peut appeler dogmatique, en un sens renouvelŽ, la conviction que la situation exige une seule logique. Il y a certes des cas o ce qui est au poste de commandement est classique, lĠespace le plus clair de cela cĠest lĠespace pur de la dŽcision : ce sont les cas o faut dŽcider de faon binaire Ç Oui È ou Ç Non È. Il y a des cas o il faut tre dans la recherche de la mŽdiation, ne serait-ce que pour maintenir, provisoirement, la coexistence, utile pour la situation dans son ensemble, de quelque chose qui sinon va se dŽfaire. Et il y des cas o on va se dŽployer dans la logique para-consistante, logique qui admet comme pouvant ou devant tre formulŽes des positions qui apparemment sont la nŽgation de lĠautre. Cette triplicitŽ logique est en rŽalitŽ le jeu entre trois types de nŽgations distinctes. Je dirai que lĠart de vivre, au sens de lĠart dĠtre dans des dispositions crŽatrices, inventives etc., cĠest lĠart de la circulation entre les trois nŽgations.

Pourtant cela se passe souvent de manire plus syncopŽe. Je prendrai ˆ nouveau lĠexemple de la  dispute amoureuse, parce quĠil est connu de tout le monde. Vous dŽmarrez dans le para-consistant : Ç Je prŽfŽrerais ne pas faire la vaisselle È ; celui qui va faire la vaisselle et celui qui ne va pas faire la vaisselle peuvent coexister sans meurtre. Mais ensuite, on dit : Ç Cette question de vaisselle, il faudrait la rŽgler une fois pour toutes È et lˆ, on va tre dans une nŽgociation. On va dire par exemple : Ç Moi, je vais la faire le mardi, toi tu vas la faire tous les autres jours È ; a, cĠest intuitionniste. Mais il est possible que quelquĠun  dise : Ç Eh bien, si cĠest comme a, moi je mĠen vais !È et on va tre dans lĠantagonique. Cette structuration, en fait, est parfaitement connue : cĠest la dŽgŽnŽrescence dĠun conflit mineur, particulier, en quelque chose qui est de lĠordre de la rupture et ce parce que le type de nŽgation utilisŽ sĠest transformŽ dans le processus lui-mme. CĠest la mme chose dans les discussions au sein des appareils politiques. Vous pouvez partir de la question de qui va prŽsenter le rapport sur les finances de lĠorganisation et puis il arrive, pas toujours, mais il arrive, que surgissent des phrases comme : Ç Oui, mais enfin, il faudrait rŽgler cette question È. Cette question quĠil faudrait rŽgler, cĠest trs souvent le niveau de passage de la logique para-consistante ˆ la logique intuitionniste. Ç Il faut rŽgler È ; mais en rŽalitŽ la coexistence collective nĠa pas besoin de rŽgler tous les problmes, ce nĠest pas vrai. Dans la dŽcision quĠon va rŽgler une question, on va dŽjˆ examiner la validitŽ de la coexistence entre des points de vue contradictoires.  CĠest pour cela quĠun des problmes clŽ de la relation du mme et de lĠautre, puisque cĠest de cela quĠil sĠagit en fin de compte, cĠest : Ç QuĠest-ce quĠon met ˆ lĠordre du jour ? È. Il faut tre trs prudent sur ce quĠon met ˆ lĠordre du jour. Parce que cĠest quand vous mettez ˆ lĠordre du jour que vous tes en fait nŽcessairement en train de changer de registre de la nŽgation. Si cĠest mis ˆ lĠordre du jour, alors a veut dire quĠon va chercher un compromis, on ne va pas rester au simple niveau de la coexistence para-consistante des points de vue contradictoires. Qui a le pouvoir de mettre une question ˆ lĠordre du jour, cĠest un point qui ne concerne pas seulement la politique, mais tous les domaines de lĠactivitŽ humaine. ‚a ne sĠappelle pas toujours comme a. ‚a peut tre : Ç ƒcoute, assieds-toi, parlons-en È. Quand vous changez de nŽgation, vous introduisez toujours une certaine forme de solennitŽ. La dŽcision de mettre quelque chose ˆ lĠordre du jour, cĠest aussi la dŽcision Žventuelle dĠexaminer la question finalement dans le registre de lĠantagonisme. Mais ce nĠest pas nŽcessaire ; si a le retarde, cĠest la logique intuitionniste ; elle est  bonne fille la logique intuitionniste : on partait de la vaisselle, et on finit par dŽcider de partir en Picardie pour les vacances.

CĠest pour cela que dans toute situation, il faut se mettre dĠaccord sur la logique, sur une mesure des choses. CĠest un vieux thme, qui a pris des formes poŽtiques dŽjˆ remarquables chez Pindare. QuĠest-ce que la mesure des choses ? CĠest finalement, je le dirai de faon un peu mŽtaphorique, avoir une certaine mesure de ce qui doit tre ˆ lĠordre du jour. On ne peut pas tout mettre ˆ lĠordre du jour et pourtant il faut que les choses soient dites : il faut une mesure. CĠest la nŽcessitŽ dĠavancer, de transformer, dĠinventer, cĠest donc lĠinfini en tant quĠil est lĠeffet dĠhorizon, en tant quĠil permet de penser que la chose nĠest pas close, mais il faut en avoir une mesure : quelle est la mesure de ce qui, de la finitude, va compara”tre devant lĠinfini ? Quand vous mettez ˆ lĠordre du jour, vous ne savez pas ˆ lĠavance quel va tre le rŽsultat, vous tes dans lĠinfini dĠune certaine manire, ce nĠest pas constructif. Vous ouvrez la chose ˆ lĠinfini, mais il faut alors avoir une mesure, mesure de la comparution du fini dans lĠinfini. CĠest donc la question dĠune rŽsolution possiblement heureuse. Parce que le bonheur, au fond, cĠest quand la mesure a ŽtŽ trouvŽe dans la variation sous-jacente des logiques.

Dans MŽtaphysique du bonheur rŽel[3], la bande publicitaire (ce nĠest pas moi qui lĠai choisie) indique : Ç Tout bonheur est une jouissance finie de lĠinfini È. On pourrait dire, ce qui para”t trs sage : tout bonheur est une mesure partagŽe. On va me dire : Ç Sage ? La barbe ! Vive la dŽmesure ! È. Mais vous voyez bien que mesure, ici, cĠest la dŽmesure, cĠest la comparution devant lĠinfini. Le bonheur cĠest la mesure de la dŽmesure, la mesure de ce que lĠon nĠa pas dŽjˆ mesurŽ.

Hšlderlin dit quelque chose comme a dans la fameuse ŽlŽgie Ç Pain et vin È. Vous le trouverez dans la troisime strophe et je la prends dans la traduction que notre trs regrettŽ Philippe Lacoue-Labarthe en avait donnŽe en 1980

Que nous voyons lĠouvert [a, cĠest la comparution] / Cherchions ce qui vit, si loin puisse-t-il tre / Mais ferme reste ceci : quĠil soit midi / Ou que lĠon aille jusque dans la mi-nuit, toujours subsiste une mesure / Commune ˆ tous, bien quĠˆ chacun aussi en propre part.

Comme toujours, les potes disent les choses que lĠon ne sait pas dire... Mais cĠest bien a : comparaissons devant lĠinfini, cherchons aussi loin quĠil le faut, que ce soit midi, que lĠon prenne le temps dĠaller jusquĠˆ minuit ; mais ˆ la fin il y a quelque chose de solide, il y a une mesure ; cette mesure, elle est commune ˆ tous, bien quĠˆ chacun aussi en propre part. Donc elle est para-consistante, dĠune certaine manire : elle est partagŽe, chacun lĠa en propre part, bien quĠelle tŽmoigne en chacun de lĠinfini.

Nous terminerons lˆ-dessus.

Annexe : Le Rouge et le Tricolore

Tribune publiŽe (condensŽe) dans Le Monde du 28 janvier 2015

 

Le Rouge et le Tricolore

 

1. Arrire-plan : la situation mondiale.

AujourdĠhui, le monde est investi en totalitŽ par la figure du capitalisme global, soumis ˆ lĠoligarchie internationale qui le rŽgente, et asservi ˆ lĠabstraction monŽtaire comme seule figure reconnue de lĠuniversalitŽ. Nous vivons un pŽnible intervalle : celui qui sŽpare la fin de la deuxime Žtape historique de lĠIdŽe communiste (la construction intenable, terroriste, dĠun Ç communisme dĠƒtat È) de sa troisime Žtape (le communisme rŽalisant la politique, adŽquate au rŽel, dĠune Ç Žmancipation de lĠhumanitŽ tout entire È). Dans ce contexte, sĠest Žtabli un conformisme intellectuel mŽdiocre, une sorte de rŽsignation ˆ la fois plaintive et satisfaite, qui accompagne lĠabsence de tout futur autre que la rŽpŽtition dŽployŽe de ce quĠil y a.

Nous voyons alors appara”tre, contre-partie ˆ la fois logique et horrifiante, dŽsespŽrŽe et fatale, mŽlange de capitalisme corrompu et de gangstŽrisme meurtrier, un repli maniaque, manÏuvrŽ subjectivement par la pulsion de mort, vers les identitŽs les plus diverses. Ce repli suscite ˆ son tour des contre-identitŽs identitaires arrogantes. Sur la trame gŽnŽrale de Ç lĠOccident È, patrie du capitalisme dominant et civilisŽ, contre Ç lĠIslamisme È, rŽfŽrent du terrorisme sanguinaire, apparaissent, dĠun c™tŽ, des bandes armŽes meurtrires ou des individus surarmŽs, brandissant pour se faire obŽir le cadavre de quelques dieux ; de lĠautre, au nom des droits de lĠhomme et de la dŽmocratie, des expŽditions militaires internationales sauvages, dŽtruisant des Etats entiers (Yougoslavie, Irak, Libye, Afghanistan, Soudan, Congo, Mali, CentrafriqueÉ) et faisant des milliers de victimes, sans parvenir ˆ rien quĠˆ nŽgocier avec les bandits les plus corruptibles une paix prŽcaire autour des puits, des mines, des ressources vivrires et des enclaves o prosprent les grandes compagnies.

Il en ira ainsi tant que lĠuniversalisme vrai, le prise en main du destin de lĠhumanitŽ par lĠhumanitŽ elle-mme, et donc la nouvelle et dŽcisive incarnation historico-politique de lĠIdŽe communiste, nĠaura pas dŽployŽ sa neuve puissance ˆ lĠŽchelle mondiale, annulant au passage lĠasservissement des ƒtats ˆ lĠoligarchie des propriŽtaires et de leurs serviteurs, lĠabstraction monŽtaire, et finalement les identitŽs et contre-identitŽs qui ravagent les esprits et en appellent ˆ la mort.

La situation mondiale, cĠest que tarde ˆ venir, mais viendra – si nous parvenons ˆ le vouloir ˆ grande Žchelle – le temps o toute identitŽ  (car il y aura toujours des identitŽs, y compris diffŽrentes, y compris formellement contradictoires) sera intŽgrŽe Žgalitairement et pacifiquement dans le destin de lĠhumanitŽ gŽnŽrique.

2. DŽtails franais : Charlie-Hebdo et la Ç RŽpublique È.

NŽ du gauchisme rŽvoltŽ des annŽes soixante-dix, Charlie-Hebdo est devenu, comme nombre dĠintellectuels, de politiciens, de Ç nouveaux philosophes È, dĠŽconomistes impuissants et dĠamuseurs divers, un dŽfenseur ˆ la fois ironique et fiŽvreux de la DŽmocratie, de la RŽpublique, de la La•citŽ, de la LibertŽ dĠopinion, de la Libre entreprise, du Libre sexe, de lĠEtat libre, bref, de lĠordre politique et moral Žtabli. Ce genre de renŽgation, qui est comme le vieillissement des esprits au fil des circonstances, pullule, et nĠa en soi-mme gure dĠintŽrt.

Plus nouvelle semble la construction patiente, entamŽe en France ds les annŽes quatre-vingt du dernier sicle, dĠun ennemi intŽrieur de type nouveau : le musulman. Cela sĠest fait dans la foulŽe de diverses lois scŽlŽrates poussant la Ç libertŽ dĠexpression È jusquĠau contr™le tatillon des vtements, de nouveaux interdits  concernant le rŽcit historique et de nouvelles franchises policires. Cela sĠest fait aussi dans une sorte de rivalitŽ Ç de gauche È avec lĠirrŽsistible ascension du Front national, lequel pratiquait depuis la guerre dĠAlgŽrie un racisme colonial franc et ouvert.  Quelles que soit la diversitŽ des causes, le fait est que le musulman, de Mahomet ˆ nos jours, est devenu le mauvais objet du dŽsir de Charlie-Hebdo. Accabler de sarcasmes le musulman et faire rire de ses faons est devenu le fonds de commerce de ce crŽpusculaire magazine Ç humoristique È, un peu comme il y a un petit sicle on se moquait, sous le nom de Ç BŽcassine È, des paysannes pauvres (et chrŽtiennes, ˆ lĠŽpoqueÉ) venues de Bretagne pour torcher les enfants des bourgeoises de Paris.

Tout cela, au fond, nĠest pas si nouveau. LĠordre Žtabli parlementaire franais – au moins depuis son acte fondateur, ˆ savoir le massacre, en 1871, par les Thiers, Jules Ferry, Jules Favre et autres vedettes de la gauche Ç rŽpublicaine È, de vingt mille ouvriers dans les rues de Paris – ce Ç pacte rŽpublicain È auquel se sont ralliŽs tant dĠex-gauchistes, a toujours souponnŽ que se tramaient des choses effrayantes dans les faubourgs, les usines de la pŽriphŽrie, les sombres bistrots banlieusards. Il a toujours envoyŽ de fortes brigades policires dans ces endroits, et peuplŽ les prisons, sous dĠinnombrables prŽtextes, des louches jeunes hommes mal ŽduquŽs qui y vivaient. Il a introduit dans les Ç bandes de jeunes È des dŽlateurs corrompus. Elle a aussi, la RŽpublique, multipliŽ les massacres et formes neuves dĠesclavage requis par le maintien de lĠordre dans lĠEmpire colonial. Cet Empire sanguinaire, o lĠon torturait avec constance les Ç suspects È dans le moindre commissariat de la moindre bourgade africaine ou asiatique, avait trouvŽ sa charte dans les dŽclarations du mme Jules Ferry, – dŽcidŽment un activiste du pacte rŽpublicain  – lesquelles exaltaient la Ç mission civilisatrice È de la France.

Or, voyez-vous, un nombre considŽrables des jeunes qui peuplent nos banlieues, outre leurs louches activitŽs et leur manque flagrant dĠŽducation (Žtrangement, la fameuse Ecole rŽpublicaine nĠa rien pu, semble-t-il, en tirer, mais nĠarrive pas ˆ se convaincre que cĠest de sa faute, et non de la faute des Žlves), ont des parents prolŽtaires dĠorigine africaine, ou sont eux-mmes venus dĠAfrique pour survivre, et, par voie de consŽquence, sont souvent de religion musulmane. A la fois prolŽtaires et colonisŽs, en somme. Deux raisons de sĠen mŽfier et de prendre les concernant de sŽrieuses mesures rŽpressives. La police, heureusement, sous la direction ŽclairŽe de nos gouvernements, tant de droite extrme que de gauche rŽsolue, fait ce quĠil convient. Supposons que vous soyez un jeune noir ou un jeune ˆ lĠallure arabe, ou encore une jeune femme qui a dŽcidŽ, par sens de la libre rŽvolte, puisque cĠest interdit, de se couvrir les cheveux. Eh bien, vous avez alors neuf ou dix fois plus de chances dĠtre interpellŽ dans la rue par notre police dŽmocratique et trs souvent retenu dans un commissariat, que si vous avez la mine dĠun Ç Franais È, ce qui veut dire, uniquement, le facis de quelquĠun qui nĠest probablement ni prolŽtaire, ni ex-colonisŽ. Ni musulman. Charlie-Hebdo, en un sens, ne fait quĠaboyer avec ces mÏurs policires.

On prŽtend de ci de lˆ que ce nĠest pas le fait dĠtre musulman en soi, comme indice nŽgatif, que visent les caricatures de Charlie-Hebdo, mais lĠactivisme terroriste des intŽgristes. CĠest objectivement faux. Prenez une caricature typique : on y voit une paire de fesses nues, cĠest tout, et la lŽgende dit Ç Et le cul de Mahomet, on peut sĠen servir ? È. Le Prophte des croyants, cible permanente de ces stupiditŽs, serait-il un terroriste contemporain ? Non, cela nĠa rien ˆ voir avec quelque politique que ce soit. Rien ˆ voir avec le drapeau solennel de la Ç libertŽ dĠexpression È. CĠest une ridicule et provocatrice obscŽnitŽ visant lĠIslam comme tel, cĠest tout. Et ce nĠest rien dĠautre quĠun racisme culturel de bas Žtage, une Ç blague È pour faire pŽter de rire le lepŽniste avinŽ du coin. Une complaisante provocation Ç occidentale È, pleine de la satisfaction du nanti, envers, non seulement dĠimmenses masses populaires africaines, moyen-orientales ou asiatiques qui vivent dans des conditions dramatiques, mais envers une trs large fraction du peuple laborieux ici mme, celui qui vide nos poubelles, nettoie la vaisselle, sĠŽreinte au marteau piqueur, fait ˆ cadence accŽlŽrŽe les chambres des h™tels de luxe ou nettoie ˆ quatre heures du matin les vitres des grandes banques. Bref, cette part du peuple qui, par son travail seul, mais aussi par sa vie complexe, ses voyages risquŽs, sa connaissance de plusieurs langues, sa sagesse existentielle et sa capacitŽ ˆ reconna”tre ce que cĠest quĠune vraie politique dĠŽmancipation, mŽrite au moins quĠon la considre, et mme, oui, quĠon lĠadmire, toute question religieuse mise de c™tŽ.

Autrefois dŽjˆ, ds le XVIIIe sicle, toutes ces blagues sexuelles, antireligieuses en apparence, antipopulaires en rŽalitŽ, avaient donnŽ un Ç humour È de caserne ou de salle de garde. Voyez les obscŽnitŽs de Voltaire ˆ propos de Jeanne dĠArc : son La Pucelle dĠOrlŽans  est tout ˆ fait digne de Charlie-Hebdo. A lui seul, ce pome cochon dirigŽ contre une hŽro•ne sublimement chrŽtienne autorise ˆ dire que les vraies et fortes lumires de la pensŽe critique ne sont certes pas illustrŽes par ce Voltaire de bas Žtage. Il  Žclaire la sagesse de Robespierre quand il condamne tous ceux qui font des violences antireligieuses le cÏur de la RŽvolution, et nĠobtiennent ainsi que dŽsertion populaire et guerre civile. Il nous invite ˆ considŽrer que ce qui divise lĠopinion dŽmocratique franaise est dĠtre, le sachant ou non, soit du c™tŽ constamment progressiste et rŽellement dŽmocrate de Rousseau, soit du c™tŽ de lĠaffairiste coquin, du riche spŽculateur sceptique et jouisseur, qui Žtait comme le mauvais gŽnie logŽ dans ce Voltaire par ailleurs capable, parfois, dĠauthentiques combats.

Mais aujourdĠhui, tout cela pue la mentalitŽ coloniale – comme du reste la loi contre le foulard Ç islamique È rappelait, en bien plus violent, hŽlas, les moqueries contre la coiffe bretonne de BŽcassine : tous points o le racisme culturel racoleur fusionne avec lĠhostilitŽ sourde, lĠignorance crasse et la peur quĠinspire au petit bourgeois de nos contrŽes, trs content de lui-mme, lĠŽnorme masse, banlieusarde ou africaine, des damnŽs de la terre.

3. Ce qui est arrivŽ, 1 : Le crime de type fasciste.

Et les trois jeunes Franais que la police a rapidement tuŽs ?

Remarquons en passant que cĠŽtait faire, ˆ la satisfaction gŽnŽrale, lĠŽconomie dĠun procs o il aurait fallu discuter de la situation et de la rŽelle provenance des coupables. CĠŽtait aussi un trait tirŽ sur lĠabolition de la peine de mort, le retour ˆ la pure vengeance publique, dans le style des westerns.

SĠil faut les caractŽriser, disons quĠils ont commis ce quĠil faut appeler un crime de type fasciste.

JĠappelle crime de type fasciste un crime qui a trois caractŽristiques. DĠabord, il est ciblŽ, et non pas aveugle, parce que sa motivation est idŽologique, de caractre fascisant, ce qui veut dire : stupidement identitaire, nationale, raciale, communautaire, coutumire, religieuse... En la circonstance, les assassins avaient visiblement comme cibles trois identitŽs souvent visŽes par le fascisme classique : les publicistes considŽrŽs comme du bord opposŽ, les policiers dŽfendant lĠordre parlementaire ha•, et les Juifs. Il sĠagit de la religion dans le premier cas, dĠune Etat national dans le second, dĠune prŽtendue race dans le troisime. Ensuite, il est dĠune violence extrme, assumŽe, spectaculaire, parce quĠil vise ˆ imposer lĠidŽe dĠune dŽtermination froide et absolue, qui du reste inclut de faon suicidaire la probabilitŽ de la mort des meurtriers. CĠest lĠaspect ÇViva la muerte ! È, lĠallure nihiliste, de ces actions. Troisimement, le crime vise, par son ŽnormitŽ, son effet de surprise, son c™tŽ hors norme, ˆ crŽer un effet de terreur et ˆ alimenter, de ce fait mme, du c™tŽ de lĠƒtat et de lĠopinion, des rŽactions incontr™lŽes, lesquelles, aux yeux des criminels et de leurs patrons, vont justifier aprs coup, par symŽtrie, lĠattentat sanglant.

Ce genre de crime demande des tueurs que ceux qui les manipulent peuvent abandonner ˆ leur sort ds que lĠacte a eu lieu. Ce ne sont pas de grands professionnels, des gens des services secrets, des assassins chevronnŽs. Ce sont des jeunes du peuple, tirŽs de leur vie, quĠils prŽvoient sans issue, ni sens, par la fascination de lĠacte pur mlŽ ˆ quelques ingrŽdients identitaires sauvages, et qui accdent aussi, ce faisant, aux armes sophistiquŽes, aux voyages, ˆ la vie en bande, ˆ des formes de pouvoir, de jouissance, et ˆ un peu dĠargent. En France mme, on a vu, ˆ une autre Žpoque, des recrues de groupes fascisants capables de devenir des meurtriers et des tortionnaires pour des raisons du mme genre. Ce fut notamment le cas, pendant lĠoccupation de la France par les nazis, de bien des miliciens embauchŽs par Vichy sous le drapeau de la Ç RŽvolution nationale È.

Si lĠon veut rŽduire le risque des crimes fascistes, cĠest de ce portrait quĠil faut sĠinspirer. Les facteurs dŽcisifs autorisant lĠapparition de ces crimes sont clairs. Il y a lĠimage nŽgative que la sociŽtŽ se fait des jeunes venus de la misre mondiale, la faon dont elle les traite. Il y a le maniement inconsidŽrŽ des questions identitaires, lĠexistence non combattue, voire encouragŽe, de dŽterminations racialistes et coloniales, les lois scŽlŽrates de sŽgrŽgation et de stigmatisation. Il y a surtout sans doute, non pas lĠinexistence – on trouve dans notre pays des militants pleins dĠidŽes et liŽs au peuple rŽel –, mais la faiblesse dŽsastreuse, ˆ Žchelle internationale, des propositions politiques hors consensus, de nature rŽvolutionnaire et universelle, susceptibles dĠorganiser ces jeunes dans la soliditŽ agissante dĠune conviction politique rationnelle. Ce nĠest que sur le fond dĠune action persistante pour modifier tous ces facteurs nŽgatifs, dĠun appel ˆ changer de fond en comble la logique politique dominante, quĠon aurait pu raisonnablement faire prendre ˆ lĠopinion la vraie mesure de ce qui se passait, et subordonner lĠaction policire, toujours dangereuse quand elle est livrŽe ˆ elle-mme, ˆ  une conscience publique ŽclairŽe et capable.

Or la rŽaction gouvernementale et mŽdiatique a fait exactement tout le contraire.

4. Ce qui est arrivŽ, 2 : LĠƒtat et lĠOpinion.

Ds le dŽbut, lĠƒtat sĠest engagŽ dans une utilisation dŽmesurŽe et extrmement dangereuse du crime fasciste. Au crime ˆ motivations identitaires, il a opposŽ dans les faits une motivation identitaire symŽtrique. Au Ç musulman fanatique È on a opposŽ sans vergogne le bon Franais dŽmocrate. Le scandaleux thme de Ç lĠunion nationale È, voire de Ç lĠunion sacrŽe È, qui nĠa servi en France quĠˆ envoyer les jeunes gens se faire massacrer pour rien dans les tranchŽes, est ressorti de ses placards naphtalinŽs. Que du reste ce thme soit identitaire et guerrier, on lĠa bien vu lorsque nos dirigeants, les Hollande et les Valls, suivis par tous les organes mŽdiatiques, ont entonnŽ lĠair, inventŽ par Bush ˆ propos de la sinistre invasion de lĠIrak – dont on conna”t aujourdĠhui les effets dŽvastateurs et absurdes –,  de la Ç guerre contre le terrorisme È. CĠest tout juste si, ˆ lĠoccasion dĠun crime isolŽ de type fasciste, on nĠa pas exhortŽ les gens soit ˆ se terrer chez eux, soit ˆ revtir leur uniforme de rŽserviste et ˆ partir au son du clairon en Syrie.

La confusion a ŽtŽ ˆ son comble quand on a vu que lĠƒtat appelait, de faon parfaitement autoritaire, ˆ venir manifester. Ici, au pays de la Ç libertŽ dĠexpression È, une manifestation sur ordre de lĠƒtat ! On avait de bonnes raisons de se demander si Valls nĠenvisageait pas dĠemprisonner les absents. On a puni, de ci de lˆ, ceux qui Žtaient rŽtifs ˆ la minute de silence. Nous aurons vraiment tout vu. CĠest ainsi quĠau plus bas de leur popularitŽ, nos dirigeants ont pu, gr‰ce ˆ trois fascistes dŽvoyŽs qui ne pouvaient imaginer un tel triomphe, dŽfiler devant un million et quelques de personnes, ˆ la fois terrorisŽes par les Ç musulmans È et nourries aux vitamines de la dŽmocratie, du pacte rŽpublicain et de la grandeur superbe de la France. Il a mme ŽtŽ possible que le criminel de guerre coloniale Netanyahou figure au premier rang des manifestants, supposŽs venir lˆ cŽlŽbrer la libertŽ dĠopinion et la paix civile.

La Ç libertŽ dĠexpression È, parlons-en ! La manifestation affirmait au contraire, ˆ grand renfort de drapeaux tricolores, quĠtre franais cĠest dĠabord avoir tous, sous la houlette de lĠƒtat, la mme opinion. Il Žtait pratiquement impossible, tous ces jours -ci, dĠexprimer sur ce qui se passait une autre avis que celui qui consiste ˆ sĠenchanter de nos libertŽs, de notre RŽpublique, ˆ maudire la corruption de notre identitŽ par les jeunes prolŽtaires musulmans et les filles horriblement voilŽes, et ˆ se prŽparer virilement ˆ la Ç guerre contre le terrorisme È. On a mme entendu le cri suivant, admirable dans sa libertŽ expressive : Ç nous sommes tous des policiers È.

Comment du reste ose-t-on aujourdĠhui parler de Ç libertŽ dĠexpression È dans un pays o, ˆ de trs pauvres exceptions prs, la totalitŽ des organes de presse et de tŽlŽvision sont aux mains de grands groupes privŽs industriels et/ou financiers ? Faut-il que notre Çpacte rŽpublicain È soit souple et accommodant pour quĠon sĠimagine que ces grands groupes, que Bouygues, que Lagardre, que Niel, et tous les autres, sont prts ˆ sacrifier leurs intŽrts privŽs sur lĠautel de la dŽmocratie et de la libertŽ dĠexpression !

Il est trs naturel en rŽalitŽ que la loi de notre pays soit celle de la pensŽe unique et de la soumission peureuse. La libertŽ en gŽnŽral, y compris celle de la pensŽe, de lĠexpression, de lĠaction, de la vie mme, consiste-t-elle aujourdĠhui ˆ devenir unanimement des auxiliaires de police pour la traque de quelques dizaines dĠembrigadŽs fascistes, la dŽlation universelle des suspects barbus ou voilŽs, et la suspicion continue concernant les sombres ÇcitŽs de banlieues È, hŽritires des Ç faubourgs È o lĠon fit autrefois un carnage des Communards ?  Ou bien la t‰che centrale de lĠŽmancipation, de la libertŽ publique, est-elle bien plut™t dĠagir en commun avec le plus possible de jeunes prolŽtaires de ces banlieues, le plus possible de jeunes filles, voilŽes ou non, cela nĠimporte pas, dans le cadre dĠune politique neuve, qui ne se rŽfre ˆ aucune identitŽ (Ç les prolŽtaires nĠont pas de patrie È) et prŽpare la figure Žgalitaire dĠune humanitŽ sĠemparant enfin de son propre destin ? Une politique qui envisage rationnellement  que nos vrais ma”tres impitoyables, les riches rŽgents de notre destin, soient enfin congŽdiŽs ?

Il y a eu en France, depuis bien longtemps, deux types de manifestations : celles sous drapeau rouge, et celles sous drapeau tricolore. Croyez-moi : y compris pour rŽduire ˆ rien les petites bandes fascistes identitaires et meurtrires, quĠelles se rŽclament des formes sectaires de la religion musulmane, de lĠidentitŽ nationale franaise ou de la supŽrioritŽ de lĠOccident, ce ne sont pas les tricolores, commandŽes et utilisŽes par nos ma”tres, qui sont efficaces. Ce sont les autres, les rouges, quĠil faut faire revenir.

Lundi 2 fŽvrier 2015

[vidŽo : https://vimeo.com/119121890]

Argument : QuĠest-ce qui se rŽpte ?

Nous avons dŽjˆ traitŽ de deux formes majeures de la finitude, considŽrŽe ici comme le noyau de lĠoppression idŽologique dominante. DĠabord, directement, le fini, la conviction que tout est fini, que lĠinfini nous est inaccessible. Ensuite, lĠidentitŽ, la conviction que les animaux humains sont dŽfinis par des identitŽs (raciales, culturelles, historiques, nationales, religieusesÉ) et que lĠuniversalitŽ nous est inaccessible. Dans les deux cas, nous avons montrŽ que les dialectiques sous-jacentes, celle du fini et de lĠinfini et celle du mme et de lĠautre, permettent de dŽmontrer le contraire : la pensŽe vraie se dŽgage nŽcessairement du fini, comme le montre lĠusage fondamental du raisonnement par lĠabsurde, lequel ne peut conclure quĠen acceptant que son trajet puisse tre infini. Et elle se dŽgage aussi de toute fixation identitaire, comme le montre la relation immanente du mme et de lĠautre, laquelle dŽmontre quĠaucune identitŽ ne peut parvenir ˆ se clore sur elle-mme.

Nous abordons, dans cette troisime sŽance, un autre fŽtiche de la finitude : la rŽpŽtition.  Le thme biblique Ç rien de nouveau sous le soleil È commande religieusement une sagesse de la rŽpŽtition, une vie qui ne peut chercher ˆ surpasser lĠŽvidence selon laquelle Ç Tous les fleuves se jettent dans la mer, et la mer ne se remplit pas. È  LĠidŽologie dominante nĠa gure trouvŽ autre chose ˆ dire concernant, par exemple, lĠhorizon politique de lĠŽmancipation : lĠagitation rŽvolutionnaire, argue le consensus,  nĠaboutit ˆ rien quĠˆ revenir, aprs quantitŽ de dŽsordres et de violences, ˆ la loi naturelle des choses : toutes les actions humaines sĠordonnent au MarchŽ, et le MarchŽ reste ce qui existe. Du point de vue de sa nature propre, lĠavenir des collectivitŽs humaines doit tre la rŽpŽtition, certes inventive, ou la transformation, mais sagement rŽpŽtitive, du Mme : lĠordre capitaliste, figure ultime de la modernitŽ.

Cependant, lĠidŽe mme de rŽpŽtition nĠest pas simple. Il se peut mme quĠon la considre comme le dŽguisement de la nouveautŽ, lĠappara”tre en finitude de lĠinfini lui-mme. LĠinfinitŽ des nombres naturels, par exemple, nĠest-elle pas la rŽpŽtition monotone dĠune seule opŽration, lĠopŽration Ç successeur È, qui fait quĠˆ tout nombre n succde invinciblement le nombre n + 1, nous projetant ainsi dans une infinitŽ latente qui en quelque sorte traverse et organise lĠapparente finitude de tout nombre entier ? Sur un autre versant, que dire de la rŽpŽtition dĠune pice de thŽ‰tre ? NĠest-elle pas doublement infinie, de ce que, dĠune part, elle travaille Ç encore une È interprŽtation de la pice, et ce sans limite assignable, et que dĠun autre c™tŽ, si rŽpŽtŽe quĠelle soit, une reprŽsentation reste toujours une singularitŽ, diffŽrente de toute autre, lˆ encore sans cl™ture possible, sans quĠon puisse jamais imaginer ce que pourrait bien tre, dans lĠabsolu, la Ç dernire reprŽsentation È dĠune pice ?

Il faut donc reprendre lĠanalyse du concept de rŽpŽtition, dans le sillage de Kierkegaard et de Lacan, et en nous aidant encore une fois du thŽ‰tre : nous jouerons la scne 32 de Ahmed philosophe, scne prŽcisŽment titrŽe : La rŽpŽtition.

SŽance

Je voudrais dĠabord dire un mot sur un ŽvŽnement de la situation mondiale. Vous savez quĠil y a une situation particulirement obscure, violente, obsŽdante, dans lĠensemble du Proche-Orient, depuis des annŽes et des annŽes, et notamment le surgissement dans la dernire pŽriode de ce qui est appelŽ, ou plut™t de ce qui sĠappelle lui-mme, Ç lĠƒtat islamique È. Je pense quĠil faut prter le plus grand intŽrt ˆ la premire victoire locale effectivement remportŽe contre lĠƒtat islamique ˆ KobanŽ. CĠest une chose qui a ŽtŽ mentionnŽe Žvidemment dans les diverses prŽsentations mŽdiatiques de cette situation, mais cĠest un point extrmement important. La ville de KobanŽ Žtait assiŽgŽe depuis des mois par lĠƒtat islamique en question, qui avait consacrŽ ˆ ce sige des forces trs importantes et contre cela il y a eu lĠorganisation dĠune rŽsistance de type inŽdit. Ce sont essentiellement des Kurdes qui sont mobilisŽs dans KobanŽ et cette rŽsistance semble, en tout cas ˆ lĠheure actuelle, tre finalement victorieuse ; le sige de KobanŽ par lĠƒtat islamique ŽtŽ finalement brisŽ, ce qui serait la premire dŽfaite, au sol, de cet ƒtat islamique qui est Žvidemment comme un cancer rŽgional. JĠy suis dĠautant plus sensible que la direction politique de la rŽsistance ˆ KobanŽ est trs particulire. Elle ne relve ni de fractions islamiques ni mme spŽcifiquement dĠun nationalisme kurde, puisquĠelle assurŽe de longue date par la branche locale du PKK, qui est un parti en effet de base kurde mais qui se rŽclame expressŽment de lĠinternationalisme, au sens o son objectif nĠest pas de sĠaffilier ou de crŽer un ƒtat kurde sur une base ethnique ou nationale. Politiquement, cĠest une organisation qui est idŽologiquement dotŽe et armŽe dĠune sorte de communisme original, on pourrait dire synthŽtique, qui prend diffŽrents aspects des variantes du communisme pendant le sicle. De telle sorte quĠon peut dire quĠil y a lˆ un phŽnomne politique absolument inŽdit dans la rŽgion, situŽ ˆ lĠextŽrieur, si je puis dire, de ce qui pourrait appara”tre comme lĠaffrontement entre diverses factions de lĠislam radical ou le jeu des grands ƒtats dans le coin – parce que cĠest un secret de Polichinelle que cet ƒtat islamique est armŽ en particulier par lĠArabie saoudite. Je vous invite ˆ suivre cette activitŽ singulire, locale, parce quĠelle introduit dans la situation moyen-orientale une diffŽrence qualitative dont il faut bien voir quĠˆ lĠŽpreuve des faits elle sĠavre positive et en certain sens victorieuse ce qui nous change un peu du dŽveloppement dans les dernires dŽcennies de cet endroit.

 

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Revenons maintenant ˆ la question des opŽrateurs de finitude. Je voudrais faire un rappel sur ce point.

1. Ce que je voudrais redire ici cĠest que la question de la dialectique du fini et de lĠinfini est non pas tant une question quantitative, une question qui opposerait la transcendance de lĠinfini au rŽel concret du fini, mais cĠest une diffŽrence de manires de penser. Selon quĠon se rapporte ˆ lĠinfini ou selon quĠon se rapporte au fini, les manires de penser, le mode, le style de la pensŽe sont diffŽrenciŽs. Dans le cas du fini, on a ce quĠon peut appeler une pensŽe constructive et intuitive. On doit apprŽhender une rŽalitŽ dŽfinie de faon intuitive et nous pouvons nous engager dans sa construction ou dans sa reconstruction par des Žtapes en nombre fini dont nous avons la norme. Un sympt™me trs frappant cĠest quĠen thŽorie des ensembles les ensembles, mme infinis, qui en fait admettent une dŽtermination par la finitude sont appelŽs constructibles. Ils sont dans la finitude au sens o le rapport ˆ leur gense, ˆ leur existence, ˆ leur construction, relve prŽcisŽment des normes de la finitude. Je voudrais rappeler dĠautre part  que la logique qui est rŽticente, ou mme hostile, ˆ lĠadmission des totalitŽs infinies, sĠappelle la logique intuitionniste. Cet ensemble constituŽ par construction dĠun c™tŽ et intuition de lĠautre est vraiment comme une singularisation de la pensŽe de type fini. La pensŽe de type infini est tout ˆ fait diffŽrente, elle nĠest ni constructive ni rŽellement intuitive, je la dirai indirecte et aventurŽe. Indirecte, parce que dĠune certaine faon lĠaccs ˆ lĠinfini se fait trs souvent par le raisonnement par lĠabsurde, cĠest-ˆ-dire sĠouvre par une hypothse ˆ vos propres yeux fausse et dŽbouche sur les consŽquences intenables de cette hypothse. Or, de cette manire, on nĠa pas de garantie prŽalable quĠon va parvenir au but, ce qui est Žvidemment le contraire de la construction, puisque le constructif cĠest ce qui justement peut venir jalonner les Žtapes qui parviennent finalement ˆ la saisie en pensŽe de ce quĠon cherche ˆ conna”tre.

Or je pense quĠon retrouve ce caractre-lˆ dans les procŽdures de vŽritŽ. QuĠil sĠagisse de la politique rŽvolutionnaire, ou quĠil sĠagisse de lĠamour, il est absolument clair quĠon ne peut pas exiger de la situation des garanties. Il y a quelque chose dĠaventurŽ, irrŽductiblement, qui signe le fait quĠon nĠest pas dans la construction de type fini. On nĠest pas non plus dans une intuition qui garantirait en quelque sorte lĠexistence de ce dont on parle. Ce dont on parle doit tre construit en vŽritŽ, et cette construction est aventureuse et sans garanties.

2. Ensuite, nous avons parlŽ du mme et de lĠautre, cĠest-ˆ-dire de la question de lĠidentitŽ qui, dans tous les domaines, est une catŽgorie fondamentale de la pensŽe finie. Il semble mme que dans la pensŽe finie conna”tre quelque chose cĠest conna”tre son identitŽ. CĠest la pensŽe de la police : la police conna”t quelquĠun quand elle conna”t son identitŽ ; si son identitŽ est fuyante, elle est immŽdiatement trs inquite. CĠest pour cela que la carte dĠidentitŽ est un signe patent de finitude, elle est lĠinscription dĠune identitŽ fixe, inaltŽrable et dont les signes sont donnŽs dans lĠŽchange intersubjectif. Sur cette affaire des identitŽs, je voudrais reponctuer deux choses.

DĠabord, je pense quĠil est logiquement dŽmontrable quĠaucune identitŽ ne peut se clore. Si elle est finie, elle va entirement tre dŽterminŽe par le fait que son extŽrieur est infini et que par consŽquent il reprŽsente une menace inŽpuisable. La cl™ture va tre dĠautant plus constamment renforcŽe, et en un certain sens impuissante, que ce dehors infini nĠa pas dĠexhaustion possible. En vŽritŽ, cĠest bien qui se passe dans le rapport entre les puissances occidentales nanties, lĠEurope et les ƒtats-Unis, et leur immense extŽrieur misŽreux. La satisfaction finie de ceux qui sont dans lĠaise des pays dŽveloppŽs est constamment menacŽe, aux yeux mmes de ceux qui sĠen rŽjouissent, par lĠinfinitŽ de la misre planŽtaire : on est obligŽ dĠŽriger constamment de nouvelles barrires, de crŽer de nouvelles violences. Mais les gens continuent ˆ venir, ils se noient, ils franchissent les barrires Žlectriques etc., ils exercent une poussŽe infinie sur cette finitude satisfaite. De sorte que la finitude satisfaite nĠest pas satisfaite, elle est insatisfaite, amre, elle en veut ˆ tout le monde, elle exige de nouvelles barrires, de nouveaux tris, de nouvelles expulsions, et ceci pour la raison quĠen effet il nĠy a pas de cl™ture rŽelle dĠune identitŽ, ds lors quĠelle sĠinstalle dans sa finitude.

Ë supposer mme quĠune identitŽ soit infinie, supposition qui pourrait tre faite si on estimait quĠune dimension de lĠhumanitŽ nĠexistait que comme dimension infinie, il nĠen demeure pas moins que quelque chose comme une altŽritŽ resurgirait de lĠintŽrieur mme de cette identitŽ. On peut dŽmontrer quĠil y a toujours une partie de cette totalitŽ infinie qui ne se laisse pas nommer, nombrer, identifier de lĠintŽrieur de lĠinfinitŽ elle-mme. Que la totalitŽ soit finie ou infinie, dans aucun des cas la cl™ture ne peut donc tre garantie et assurŽe et par consŽquent le motif identitaire est un motif ultimement guerrier dans son essence, soit par la guerre infinie contre lĠextŽrioritŽ infinie, soit par lĠŽpuration interne infinie contre lĠŽtranger qui se trouve toujours au milieu de nous dĠune faon ou une autre. Une politique identitaire, quelle quĠelle soit, est une politique qui en dŽfinitive est une politique de violence faite ˆ lĠautre - cela seul est lĠexercice de la cl™ture. 

Il en rŽsulte quĠune vŽritŽ est toujours un processus se tenant dans une infinitŽ, qui est une infinitŽ dĠhorizon, en direction de laquelle des identitŽs sont surmontŽes. Il ne sĠagit absolument pas de dire que les identitŽs disparaissent, ce serait tout ˆ fait erronŽ. Les identitŽs sont innombrables et elles ne dispara”tront pas ; toute construction symbolique dĠun individu requiert des identitŽs et les identitŽs sont prŽcisŽment ce quĠil y a universellement. Mais les identitŽs peuvent aussi, ˆ un certain niveau, qui nĠest pas celui de leur propre existence, tre surmontŽes : ds quĠil sĠagit de quelque chose qui est mis en partage. Ce partage, il est en gŽnŽral requis quĠil soit dotŽ dĠune certaine universalitŽ, de sorte que ce qui est rŽellement partagŽ, au-delˆ des identitŽs, est toujours de lĠordre de ce que jĠappelle une vŽritŽ, cĠest-ˆ-dire quelque chose qui a valeur en droit pour tout le monde. CĠest aussi une construction, cĠest quelque chose qui devient, et ce devenir est finalement devenir au-delˆ du systme des identitŽs ˆ lĠintŽrieur duquel il procde.

On pourrait donner des tas dĠexemples empiriques. On pourrait montrer  comment une assemblŽe politique rassemble des identitŽs entirement diffŽrentes, voire mme contraires, mais que ce dont elle discute peut tre un objectif commun ; la discussion sur la question de savoir si cet objectif est vrai ou faux ne va pas mettre en jeu les identitŽs, mais va au contraire se situer au-delˆ. De mme, on pourrait montrer quĠen art cĠest toujours dans une faon particulire de surmonter lĠidentitŽ du matŽriau, quĠil sĠagisse des images, des coloris, du matŽriel sonore etc., que lĠÏuvre dĠart sĠaccomplit comme telle au lieu dĠtre simplement fermŽe ou incluse dans les normes de lĠidentitŽ matŽrielle. Dans les sciences, cĠest la formalisation qui surmonte les particularitŽs et les identitŽs, cĠest pourquoi lĠusage du langage mathŽmatique est capital dans les sciences : cĠest un langage universel qui permet de coder, de formaliser le propos sur lĠtre physique, qui nĠest pas liŽ prŽcisŽment ˆ des cultures spŽciales mais qui en est dŽlivrŽ par la formalisation. Et enfin, on sait trs bien que, depuis toujours, lĠamour a ŽtŽ considŽrŽ comme quelque chose qui Žtait au-delˆ des identitŽs, quĠelles soient familiales (les querelles mŽdiŽvales entre familles, a cĠest RomŽo et Juliette), nationales (lĠinternationalisme amoureux est un trs ancien thme) et, nous le savons aujourdĠhui, il est affirmŽ et revendiquŽ, ˆ trs juste titre, que lĠamour est au-delˆ des identitŽs sexuelles. LĠamour, au-delˆ de ces diffŽrentes identitŽs, est ce qui se joue entre deux personnes infiniment diffŽrentes (deux sujets sont toujours infiniment diffŽrents), mais non pas au sens o elles seraient closes sur leurs identitŽs respectives, mais, au contraire, au sens o lĠamour, comme processus, se tient ˆ la fois dans ces identitŽs et au-delˆ de ces identitŽs.

3. Je voudrais vous parler aujourdĠhui dĠune opŽration majeure de la finitude : la rŽpŽtition. Nous entrons cette fois dans les catŽgories du processus. QuĠest-ce quĠun processus rŽpŽtitif ? LĠidŽe de la rŽpŽtition, cĠest quĠau fond il faut laisser le monde de faon telle quĠil produise lui-mme les effets rŽpŽtitifs de sa persŽvŽrance. La rŽpŽtition est de lĠordre de la finitude parce quĠelle propose que ce qui est naturel, cĠest-ˆ-dire ce qui est la loi de ce qui se rŽpte dans la nature, est ce quĠon doit laisser tre dans son  dŽploiement. Et ceci non seulement pour la loi qui concerne les phŽnomnes naturels, mais aussi, et surtout, pour la loi concernant lĠexistence des collectivitŽs. Vous savez que lĠargument fondamental du capitalisme contemporain est quĠil est une organisation naturelle des sociŽtŽs et que par contre tout ce qui est socialisant ou communisant est artificiel et Žchoue parce que cĠest artificiel. Cela veut dire quĠil faut laisser se rŽpŽter les phŽnomnes qui ont fait la preuve que, dĠune certaine faon, ils se rŽpŽtaient par eux-mmes : ils nĠavaient pas besoin de forcer leur tre pour les induire ˆ persŽvŽrer, ils se rŽpŽtaient de lĠintŽrieur dĠeux-mmes, leur loi rŽpŽtitive interne garantissait une espce de devenir stable.

Je voudrais montrer dĠabord que cette idŽe de la rŽpŽtition est liŽe aux deux prŽcŽdentes, ˆ savoir ˆ lĠidŽe de la construction et ˆ la thŽmatique identitaire. Elle est liŽe ˆ la construction parce quĠelle procde dĠun temps ˆ un autre : ce qui se rŽpte se rŽpte dans les Žtapes successives de sa rŽpŽtition. La finitude du constructible est organiquement liŽe ˆ lĠidŽe dĠune rŽpŽtition procŽdurale de ce quĠil y a et qui, ˆ vrai dire, trouve souvent sa mŽtaphore dans le social, la tradition, cĠest-ˆ-dire dans la figure de la relation pre-fils. Cette relation est le schŽma ancestral, fabuleux presque, la matrice, de lĠidŽe que ce qui Žtait dans le pre, le fils va en tre le gardien et la prolongation et que, dĠune certaine manire, cette loi rŽpŽtitive est la loi mme qui trame la persŽvŽrance et la rŽpŽtition ininterrompue de la sociŽtŽ tout entire. CĠest aussi prŽsent dans le thme gŽnŽrationnel, cĠest-ˆ-dire dans lĠidŽe que chaque gŽnŽration est une sorte dĠimitation ou de rŽpŽtition dĠelle-mme. Il est trs important aujourdĠhui de pouvoir qualifier les gŽnŽrations successives dans le cadre de prŽdicats successifs : il y a la Ç gŽnŽration internet È, ou nĠimporte quoi, la Ç gŽnŽration cheveux ras È, la Ç gŽnŽration jupes courtes È etc. La gŽnŽration est identifiŽe comme une figure de la jeunesse qui garantit en quelque sorte quĠaprs une gŽnŽration il y en a une autre. En rŽalitŽ, la diffŽrence est superficielle de faon nŽcessaire. Ce qui est important cĠest quĠil y ait des gŽnŽrations, cĠest-ˆ-dire que se succdent des gŽnŽrations et pour bien sĠy reconna”tre on va les nommer. ‚a devient dĠailleurs rapidement aussi un artifice commercial : on sĠadresse ˆ la Ç gŽnŽration machin È dŽterminŽe par ses produits É nous y reviendrons parce que la fonction de la marchandise demeure essentielle.

Du c™tŽ de lĠidentitŽ maintenant, on peut dire que ce qui la caractŽrise cĠest quĠelle transforme la rŽpŽtition en impŽratif. Non seulement il y a de lĠimpŽratif, mais il faut rŽpŽter : le fils doit rŽpŽter ce quĠŽtait le pre, la sociŽtŽ tout entire doit rŽpŽter le paradigme qui est censŽ la constituer, quĠil soit racial, national etc. Le destin du groupe identitaire est dĠavoir la force de rŽpŽter son identitŽ.

Avec la rŽpŽtition, la finitude se donne aussi comme processus : non pas seulement comme Žtat des choses, mais comme loi de leur devenir. Je pense que la forme moderne de la rŽpŽtition est dictŽe souterrainement par le cycle de la marchandise. Elle nĠest constituŽe en fait ni par les gŽnŽrations ni par la filiation ni par la succession des monarques, des rgnes, ni par la stagnation identitaire ˆ proprement parler, cĠest-ˆ-dire les rapports de classes explicites dont on appellerait au fait quĠils se maintiennent et prosprent. La rŽpŽtition est garantie dans notre monde par des mŽcanismes beaucoup plus fondamentaux, ˆ savoir par le fait que ce qui se rŽpte, et doit se rŽpŽter, est le cycle de la marchandise : le cycle argent-marchandise-argent, le cycle A-M-A comme le dŽsignait Marx. CĠest un cycle tel que lĠargent nĠa de signification que pour autant quĠil peut tre injectŽ dans les marchandises, mais ˆ son tour la production de marchandises nĠa de sens que pour autant quĠelle peut dŽlivrer de lĠargent de faon que le cycle recommence. Ds que quelque chose le perturbe, alors cĠest rŽellement la crise de la rŽpŽtition, quĠelle soit crŽŽe par lĠabsence de liquiditŽs pour acheter les marchandises ou par lĠabsence dĠacheteurs.  Cette crise a aujourdĠhui des rŽpercussions planŽtaires (dŽsordres locaux considŽrables, faillites, endettements Žnormes, crŽation de zones de pauvretŽ et dĠerrance concernant des millions de personnes ...) parce que lĠinterruption de la rŽpŽtition cĠest lĠinterruption du systme lui-mme.

La faon dont cette rŽpŽtition sĠintroduit universellement dans le systme mme de lĠexistence de ses acteurs, cĠest que, en dŽfinitive, tout sujet est constituŽ par la nŽcessitŽ rŽpŽtitive de ce cycle dans la modalitŽ dĠtre vendeur et/ou acheteur. Autrement dit, lĠeffet de tout objet social, de ce que Sartre appelle Ç la matire ouvrŽe È (cĠest-ˆ-dire de ce qui a ŽtŽ travaillŽ au prix dĠun investissement financier permettant la production de telle  marchandise singulire), est de dŽterminer directement, dans le cycle A-M-A lui-mme, la position subjective majeure que vous tes vendeur ou acheteur. Les types subjectifs cruciaux sont ceux-lˆ. Ce qui est demandŽ au sujet, par le cycle lui-mme, cĠest Žvidemment quĠil soit acheteur, car sinon les marchandises resteront sur le pavŽ ou bien quĠil soit vendeur, cĠest-ˆ-dire quĠil rŽalise la marchandise en argent pour que lĠargent lui-mme puisse tre rŽinvesti. En somme, tout objet social dans notre sociŽtŽ (une voiture, ce verre sur la table É) est une cristallisation subjective qui fait que en dŽfinitive ou bien vous en tes le consommateur, lequel suppose un acheteur, ou bien vous en tes le producteur, lequel va supposer un vendeur. Je signale quĠil y a une pice de thŽ‰tre contemporaine remarquable sur ce point, cĠest la pice de Kolts qui sĠappelle Dans la solitude des champs de coton. Cette pice magnifique est Žcrite exactement lˆ-dessus : ce qui constitue lĠatome social, cĠest la rencontre dĠun vendeur et dĠun acheteur. La pice est remarquable parce quĠil y a une indŽcision inaugurale sur ce que le vendeur vend exactement. Il est le Vendeur pur. Quant ˆ lĠacheteur, on ne sait pas non plus ce quĠil veut acheter, il est lĠAcheteur pur. Toute la pice tourne autour du fait que le Vendeur essaie de conna”tre ce que lĠAcheteur lui demande, tandis que lĠAcheteur se dŽrobe et voudrait savoir, avant de dire ce quĠil veut, ce que le Vendeur a rŽellement ˆ vendre. CĠest trs fort, parce que a dŽlivre la figure de lĠAcheteur et du Vendeur, le type subjectif pur, autour dĠune marchandise qui, finalement, comme dans le fŽtichisme de la marchandise chez Marx, est une marchandise Žvasive, la Marchandise en soi. Bien entendu, on pense quand mme au trafic de drogues, on pense que le Vendeur est peut-tre un dealer et que lĠautre est un consommateur ; cĠest la seule possibilitŽ sŽmantique, si je puis dire, du dispositif formel. Mais ce qui se rŽpte est en fin de compte la rencontre dĠun Vendeur et dĠun Acheteur et cette rŽpŽtition est structurŽe par le cycle gŽnŽral de la marchandise de telle sorte que Vendeur et Acheteur en sont les dispositions subjectives inŽvitables. CĠest gŽnial dĠavoir fait une pice de thŽ‰tre qui dŽgage la dialectique pure du Vendeur et de lĠAcheteur comme production de la rŽpŽtition.

Un philosophe qui a cherchŽ ˆ sĠavancer de faon trs prŽcise sur cette  question cĠest Sartre dans la Critique de la raison dialectique, dont toute une partie est consacrŽe au point de ce que justement acheteur et vendeur constituent ce que Sartre appelle une Ç sŽrie È. LĠexistence sŽrielle – Sartre parle de Ç sŽrialitŽ È - cĠest ce qui unifie subjectivement la totalitŽ de la sociŽtŽ mais dans la sŽparation. Exactement comme si vous disiez que le vendeur et lĠacheteur sont unifiŽs, que le couple du vendeur et de lĠacheteur est fondamental subjectivement, et en mme temps que le vendeur et lĠacheteur sont parfaitement sŽparŽs puisque leurs fonctions sont symŽtriques. DĠautre part, ˆ tout moment, un autre acheteur peut venir se substituer ˆ vous face au mme vendeur, et pour les mmes raisons. Il y a donc une espce dĠanonymat fondamental - cĠest pour cela que cĠest une sŽrie - chaque acheteur peut au fond tre remplacŽ par un autre acheteur et le vendeur lui-mme peut tre remplacŽ si le produit est modifiŽ. Au fond, la rŽpŽtition sŽrielle, dans notre sociŽtŽ, cĠest ce qui unifie objectivement parce quĠelle sŽpare, cĠest lĠunitŽ dans la sŽparation, dĠo la nŽcessitŽ aussi dĠune perpŽtuelle relance par de nouveaux produits. On le voit bien dans la pice de Kolts : on ne sait pas quel est le produit ; en rŽalitŽ, sĠil y avait un produit, il faudrait aussi faire la pice de thŽ‰tre qui explique pourquoi un autre produit doit venir remplacer ˆ un moment donnŽ ce produit-lˆ. CĠest-ˆ-dire comment il se fait que la rŽpŽtition est aussi la rŽpŽtition des produits en tant que sŽrie organisŽe qui elle-mme constitue en quelque sorte la sŽrie subjective des vendeurs et des acheteurs. On peut dire que le nouveau produit, la nouvelle marchandise, est la mme au sens o elle sĠadresse au mme acheteur, dans le mme dŽsir de quelque chose, mais en mme temps, dans la concurrence, son prix va lĠimposer comme ˆ lĠorigine dĠune nouvelle sŽrie dĠacheteurs. Sartre le rŽcapitule ainsi : Ainsi, les objets collectifs [les marchandises] ont la rŽcurrence sociale pour origine [la Ç rŽcurrence sociale È, cĠest le fait que tout le monde fait la mme chose, puisque tout le monde est dans la position dĠacheteur du mme objet]. Ils reprŽsentent des opŽrations ineffectuables, mais ce sont avant tout des rŽalitŽs subies et vŽcues que nous apprenons dans leur objectivitŽ par les actes que nous devons faire. Le prix sĠimpose ˆ moi comme acheteur parce quĠil sĠimpose ˆ mon voisin et il sĠimpose ˆ mon voisin parce quĠil sĠimpose ˆ son voisin et ainsi de suite. Inversement je nĠignore pas que je contribue ˆ lĠŽtablir et quĠil sĠimpose ˆ mes voisins parce quĠil  sĠimpose ˆ moi. DĠune manire gŽnŽrale, il ne sĠimpose ˆ chacun comme rŽalitŽ stable et collective que dans la mesure o il est la totalisation dĠune sŽrie, la sŽrie des acheteurs. LĠobjet collectif est un indice de sŽparation. Par cette formule, que je trouve remarquable, Sartre indique que ce qui para”t rassembler les acheteurs autour du vendeur est en rŽalitŽ ce qui sŽpare. On pourrait finalement dire que la sŽrie, et notamment la sŽrie constituŽe structurellement par le marchŽ en gŽnŽral dans la figure de la dialectique du vendeur et de lĠacheteur, est le mode dĠexistence fondamental que le capitalisme impose ˆ la finitude.

JĠinsiste sur le fait que la relance des sŽries de finitude cĠest aussi la relance de nouveaux produits. Je voulais dĠailleurs vous le montrer dans mon cas personnel. Voilˆ par exemple un BlackBerry de la sŽrie 8 [A. Badiou sort un smartphone de son porte-document et le montre au public – ˆ noter quĠil prononce, de faon humoristique, Ç Black-beurret È]. Cet achat mĠa inscrit dans la sŽrialitŽ des hommes dĠaffaires, car, il y a quelques annŽes, cĠŽtait le fŽtiche des hommes dĠaffaires. Il est ŽlŽgant, nĠest-ce pas ? Voici un autre BlackBerry,  de la sŽrie 10 cette fois. CĠest lĠeffort dŽcisif de BlackBerry pour rester sur le marchŽ parce quĠil est en train de couler. JĠavais trs peur que BlackBerry sĠeffondre, Žtant un des acheteurs de la sŽrie ... Heureusement, le BlackBerry nĦ 10 que voici est vraiment tout ˆ fait remarquable - regardez cette image splendide - je le manie avec prŽcaution, le voici ˆ c™tŽ de lĠautre [les deux smartphones sont dŽsormais posŽs c™te ˆ c™te sur la table]. Ces deux objets eux-mmes composent une sŽrie, comme la sŽrie É [sonnerie du smartphone] Allo ? Ah non, ce nĠest pas possible, je suis en plein sŽminaire, attendez 10 heures quand mme ! [au public, dĠun air gnŽ : Ç Je mĠexcuse É È]. Bon, jĠy consacre juste quelques moments, pas plus que deux minutes, hein ? É [A. Badiou  sort de scne – il va revenir quelques instants plus tard en compagnie de ses Ç doublures È habituelles  avec qui il va interprŽter la scne 32 de Ç Ahmed philosophe È, intitulŽe : Ç La rŽpŽtition È].

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‚a me fait penser ˆ un passage de Kierkegaard dans un texte trs fameux qui prŽcisŽment sĠappelle Ç La rŽpŽtition È et quĠil a Žcrit en 1843 sous le nom de Constantin Constantius (cĠest dire quĠil en rajoutait sur la constance). Dans la farce, les acteurs produisent leur effet gr‰ce ˆ la catŽgorie abstraite du Ç gŽnŽral È ˆ laquelle ils arrivent par le quelconque de leur tre concret. Quand Kierkegaard dit que quelque chose de la gŽnŽralitŽ est inscrit dans la farce, il a en tte le fait que dans la farce il y a des personnages typŽs (la jeune fille, le barbon, le mŽdecin etc.) et que lĠacteur arrive ˆ saisir la combinaison de ces identitŽs ˆ raison de ce quĠil est lui-mme inscrit lˆ-dedans par son tre concret. Cela veut dire que, aux yeux de Kierkegaard, la gŽnŽralitŽ nĠest pas lĠŽlŽment normal de la rŽpŽtition en son centre. CĠest la rŽpŽtition thŽ‰trale, empirique, scŽnique, visible, mais en rŽalitŽ la gŽnŽralitŽ qui est atteinte lˆ doit tre absolument distinguŽe de lĠuniversalitŽ.

Kierkegaard va sĠinstaller dans uns sorte de querelle ˆ propos du concept mme de rŽpŽtition qui va lĠamener ˆ le diviser. Cette opŽration de division dĠun concept me para”t en un certain sens lĠune des opŽrations les plus importantes de la philosophie. CĠest beaucoup moins, comme on lĠa dit, dŽfinir des concepts ou les produire, que les diviser ˆ partir de leur expŽrience mme. Parce que, par opposition ˆ la farce, dont il vient de dire cependant quĠelle Žtait la gŽnŽralitŽ de la rŽpŽtition, Kierkegaard annonce que la rŽpŽtition est le sŽrieux de la vie.

Ç La rŽpŽtition È est un texte tout ˆ fait Žtrange. Il faut conna”tre un peu son contexte. Il est Žcrit dans la foulŽe de la rupture des fianailles avec RŽgine. Les fianailles avec RŽgine, cĠest lĠŽvŽnement principal de la vie de Kierkegaard, ou plus exactement le mariage qui nĠa pas eu lieu suite ˆ la rupture des fianailles. LĠŽvŽnement principal de la vie de Kierkegaard cĠest que lĠŽvŽnement nĠa pas eu lieu. Au moment o il Žcrit Ç La rŽpŽtition È, soit un an et demi environ aprs la rupture des fianailles, il apprend que RŽgine avec qui il a rompu – cĠest lui qui a rompu les fianailles -  que RŽgine est fiancŽe avec un autre. CĠest une rŽpŽtition qui ne lui pla”t pas beaucoup. La signification exacte du mot danois qui est traduit par rŽpŽtition est reprise. Il y a dĠailleurs maintenant des traductions intitulŽes Ç La reprise È. La reprise, cĠest ambigu : on se demande si ce livre ne prŽparait pas une reprise de lĠaventure avec RŽgine au-delˆ des fianailles rompues, reprise devenue difficile ˆ partir du moment o RŽgine, si je puis dire, sĠest reprise. Si vous voulez mon avis, je pense quĠelle a bien fait. Moi, je ne me serais pas mariŽ avec Kierkegaard.

Kierkegaard va prononcer un Žloge paradoxal de la rŽpŽtition que je vais vous lire. ƒcoutez attentivement, parce que cĠest subtil, comme souvent chez Kierkegaard. La dialectique de la rŽpŽtition est facile, car ce qui est rŽpŽtŽ a ŽtŽ, sinon il ne pourrait tre rŽpŽtŽ. Mais cĠest justement le fait dĠavoir ŽtŽ qui donne ˆ la rŽpŽtition son caractre de chose nouvelle. Quand les Grecs disaient que toute connaissance est une rŽminiscence, ils entendaient par lˆ que tout ce qui est de fait a ŽtŽ de fait. Et quand on dit que la vie est une rŽpŽtition, lĠon entend que des choses qui ont ŽtŽ de fait deviennent maintenant actuelles. Faute de la catŽgorie de la rŽminiscence ou de la rŽpŽtition, toute la vie se rŽsout en un vain bruit vide de toute signification. La rŽminiscence est  la conception pa•enne de la vie et la rŽpŽtition est la conception moderne. La rŽpŽtition constitue lĠintŽrt de la mŽtaphysique et en mme temps lĠintŽrt sur lequel la mŽtaphysique Žchoue. La rŽpŽtition est le mot dĠordre de toute conception Žthique, la rŽpŽtition est la condition sine qua non de tout problme dogmatique. 

Reprenons ce texte.

En quel sens Kierkegaard affirme-t-il que la rŽpŽtition constitue lĠintŽrt de la mŽtaphysique ? Le problme de la mŽtaphysique cĠest lĠidentification de ce qui est. Or il ne peut y avoir dĠidentification de ce qui est que si, dĠune certaine manire, ce qui est a ŽtŽ. Parce que si vous nĠavez pas lĠŽcart entre le Ç tre È et le Ç a ŽtŽ È, vous ne pourrez vous ouvrir aucun accs ˆ lĠidentification de qui est : HŽraclite aura raison et ce qui est aura ŽtŽ sans avoir pu tre identifiŽ. Si lĠon veut quĠil y ait mŽtaphysique, cĠest-ˆ-dire identification de ce qui est, il faut quĠil y ait une relation ˆ lĠŽternitŽ de ce qui est dans la modalitŽ du fait que ce qui est a ŽtŽ. CĠest Žvidemment aussi la signification de la rŽminiscence platonicienne que Kierkegaard mentionne, et dĠailleurs son concept de la rŽpŽtition en vient. Si vous pouvez identifier ce qui est, cĠest que vous lĠidentifiez pour autant que ce qui est est en relation non seulement avec son devenir temporel (si ce nĠŽtait que cela, vous ne pourriez pas lĠidentifier), mais avec quelque chose qui permet son identification en tant que cĠest une forme de lĠavoir ŽtŽ de ce qui est. Dans ce cas, dans la pensŽe de Kierkegaard, la rŽpŽtition renvoie en fait ˆ lĠŽternitŽ : ce qui se rŽpte a ŽtŽ au sens o cela a ŽtŽ en un autre sens que le fait que cĠest actuel, comme il dit. On pourrait, aprs tout, voir lˆ une approximation de ce que Deleuze expliquera dans le rapport entre lĠactualisation et le virtuel. CĠest-ˆ-dire que ce qui sĠactualise, pour Deleuze, aura ŽtŽ, dĠune certaine faon, en tant que virtualitŽ ; cette virtualitŽ nĠa pour tre que son actualisation, nŽanmoins lĠactualisation nĠest identifiable que pour autant quĠil y a cette virtualitŽ. Ce jeu de la rŽtroaction identifiante, on peut lĠappeler comme a, oblige ˆ considŽrer la rŽpŽtition comme un facteur fondamental dĠidentification mŽtaphysique du rŽel. 

Maintenant, pourquoi la rŽpŽtition est(-elle) le mot dĠordre de toute conception Žthique ? Parce que lĠimpŽratif Žthique nĠa de sens quĠautant quĠil vaut dans des circonstances diffŽrentes. En rŽalitŽ, lĠimpŽratif se rŽpte dans la diffŽrence des circonstances elles-mmes. Et, en un certain sens par consŽquent, cĠest la rŽpŽtition qui constitue lĠtre mme de lĠŽthique et non pas la circonstance. Exactement comme ce nĠŽtait pas le devenir hŽraclitŽen qui constituait lĠtre, mais rŽtroactivement il aura ŽtŽ ce quĠil est. On ne peut en effet gure imaginer une Žthique qui ne soit adossŽe ˆ cette figure singulire de la rŽpŽtition qui est que la diffŽrence elle-mme convoque une identitŽ qui se rŽpte, ˆ savoir prŽcisŽment lĠidentitŽ de lĠimpŽratif. De ce point de vue-lˆ, lĠacte moral a pour essence de se rŽpŽter parce que, en un certain sens, il est toujours, lui, le mme ; la circonstance varie, mais la moralitŽ de lĠintervention dans la circonstance, en tant quĠelle est sous la maxime morale, se rŽpte.

Et enfin, pourquoi tout problme dogmatique convoque-t-il la rŽpŽtition ? Il fait ici entendre problme dogmatique au sens de problme religieux : la figure destinale de la religion est effectivement que ce qui a eu lieu va se rŽpŽter et redevenir sous le regard intemporel de la divinitŽ. En rŽalitŽ, ce qui est est la rŽpŽtition de ce que Dieu peut vouloir quĠil soit et nĠa pas dĠautonomie vŽritable dans son tre.

On trouve les trois Žtages de la pensŽe de Kierkegaard : le stade ordinaire si on peut dire (identification de ce qui est), le stade Žthique  (persistance de la maxime) et le stade religieux (invariance Žternelle du vrai). Voilˆ pourquoi Kierkegaard peut soutenir que la rŽpŽtition est le sŽrieux de la vie, au moment mme o il vient de dire que la farce en est la gŽnŽralitŽ mondaine. Nous cheminons vers lĠidŽe quĠil y a deux rŽpŽtitions diffŽrentes : la rŽpŽtition dont parlait Sartre dans le texte que je vous ai lu, rŽpŽtition soutenue en rŽalitŽ par le mŽcanisme constructif de la circulation du capital et, en dernier ressort, systŽmique mais aussi empirique ; et la rŽpŽtition dont Kierkegaard fait ici lĠŽloge, qui est une rŽpŽtition dont la temporalitŽ est diffŽrente. Ce nĠest pas une temporalitŽ de la circulation, cĠest plut™t une temporalitŽ de la rŽtroaction. Dans mon langage ˆ moi, cĠest une temporalitŽ ŽvŽnementielle et, en tant que telle elle, elle ouvre en effet ˆ lĠobligation de quelque chose qui se rŽpte dans la direction du vrai. On peut voir en effet que dĠune certaine faon, la science, lĠart, le travail politique, sont traversŽs et hantŽs par la nŽcessitŽ rŽpŽtitive, la nŽcessitŽ de recommencer, de rŽ-entreprendre, de re-dire, parce que cĠest de vŽritŽs quĠil sĠagit et non pas de la circulation effective de quelque chose. Autrement dit, il y a une rŽpŽtition crŽatrice et une rŽpŽtition circulante.

Ces deux figures de la rŽpŽtition sont distinctes au point que Kierkegaard, aprs avoir fait cet Žloge fondamental de la rŽpŽtition, comme il nĠa peur de rien, il va la dŽnigrer un peu plus loin. En rŽalitŽ, par derrire, il y a le fait quĠil a appris que RŽgine Žtait fiancŽe ˆ un autre. Alors a, ce nĠest pas une rŽpŽtition qui lui pla”t et mme  il ne veut pas que ce soit une rŽpŽtition, il veut que son amour pour RŽgine soit quelque chose qui ne se rŽpte pas, quelque chose qui soit irrŽpŽtable. La dŽcouverte avait son prix : cela avait prouvŽ que la rŽpŽtition est un leurre. Quand cĠest lĠautre, cĠest un leurre. Et je mĠen Žtais assurŽ en me le faisant rŽpŽter par tous les moyens. Aprs, il raconte une histoire  que je vais vous lire parce quĠelle est trop dr™le.

Il est maniaque Kierkegaard, a on sĠen doute facilement en le lisant, cĠest lĠobsessionnel typŽ, donc il veut que son appartement soit toujours impeccablement rangŽ. Il est si obsessionnel que RŽgine a ŽtŽ terrorisŽe. Chez moi du moins jĠŽtais ˆ peu prs sžr de trouver toutes choses prtes pour la rŽpŽtition. JĠai toujours eu une grande rŽpugnance pour toutes sortes de bouleversements et je vais si loin dans cet ordre dĠidŽe que jĠai en horreur tout le nettoyage possible, principalement celui de la maison ˆ lĠeau de savon. JĠavais donc laissŽ les ordres les plus stricts pour quĠon respect‰t mes principes conservateurs mme en mon absence. Mais que nĠarrive-t-il pas ? Mon fidle domestique Žtait dĠun autre avis. Il comptait quĠen commenant son remue-mŽnage ds mon dŽpart, il aurait fini ˆ mon retour (et il est bien homme ˆ tout ranger dans lĠordre le plus mŽticuleux). JĠarrive, je sonne, il mĠouvre, ce fut un instant dĠahurissement. Il devint pale comme un mort et je vis par la porte entreb‰illŽe lĠhorreur de lĠappartement o tout Žtait sens dessus dessous. JĠŽtais pŽtrifiŽ. Dans sa stupŽfaction, mon domestique ne savait plus que faire, sa mauvaise conscience lui adressait des reproches - et il me ferma la porte au nez. CĠen Žtait trop ; ma dŽconvenue Žtait au comble et mes principes par terre. Je connus quĠil nĠy a pas de rŽpŽtition, ma prŽcŽdente conception de la vie a triomphŽ. Autrement dit : il revient ˆ la conception selon laquelle il nĠy a pas de rŽpŽtition.

On pourrait dire quĠil faut distinguer la rŽpŽtition dans le monde, qui est en effet un indice de la circulation finie et qui organise lĠindividu ; et puis il y a la rŽpŽtition dans une crŽation, dans une procŽdure de vŽritŽ, qui concerne le sujet et o la rŽpŽtition est inŽluctable en tant que division du conna”tre dans la figure qui oppose lĠinstant ˆ lĠŽternitŽ ou la temporalisation ˆ lĠabsolu. Finalement, la rŽpŽtition dont parle Sartre cĠest la loi du capital, cĠest la finitude de la circulation, et celle dont parle Kierkegaard cĠest tout autre chose, cĠest celle qui concerne lĠobstination et le partage du vrai.

Kierkegaard voit trs bien que la premire finitude, la rŽpŽtition ordinaire, est en rŽalitŽ liŽe ˆ une rhŽtorique de la mort en tant que sŽduisante, en tant quĠelle est prŽcisŽment ce qui fait revenir pour toujours. Je vous lis ce passage. Pourquoi personne nĠest-il jamais revenu de chez les morts ? Parce que la vie ne sait pas captiver comme la mort. Parce que la vie ne possde pas la persuasion comme la mort. Oui, la mort persuade ˆ merveille, pourvu quĠon lui laisse la parole sans rŽpliquer. Alors elle convainc  instantanŽment et personne nĠa jamais eu un mot ˆ lui objecter ou nĠa soupirŽ aprs lĠŽloquence de la vie. O mort ! Grande est ta persuasion et aprs toi il nĠy a personne dont le langage soit aussi beau que celui ˆ qui son Žloquence valut le surnom de peisiqanatoz, persuadant de mourir, parce quĠil fut parlŽ de toi avec lĠaccent de la persuasion. En rŽalitŽ, cette rhŽtorique de la persuasion est celle qui engage lĠindividu dans la rŽpŽtition mortifre, dans la rŽpŽtition si peu crŽatrice que son solde vŽritable est nŽcessairement la mort.

Par contre, lĠautre rŽpŽtition a pour but de faire advenir lĠabsoluitŽ que toute crŽation refait ou redit. En un certain sens, crŽer quelque chose, cĠest redire que lĠabsolu est possible. Le redire, le refaire, le refaonner, le recrŽer. ‚a nĠest pas du tout quelque chose comme la dŽcouverte de lĠabsolu, parce quĠil nĠy a pas lĠabsolu, il y a seulement constamment une crŽation qui peut arguer de lĠabsolu en tant quĠelle le redit en un point, en tant quĠelle le refait sous une forme, en tant quĠelle le propose comme une Ïuvre, Ïuvre de la vie, comme aurait dž tre le mariage de Kierkegaard, qui nĠest pas arrivŽ. Ce genre dĠÏuvre vŽritable, cĠest quelque chose qui touche ˆ lĠabsolu  en un point, et le fait tre dans sa rŽ-fection, sa rŽ-diction, et en fin de compte, en effet, sa rŽpŽtition. Ce qui se produit dans cette rŽpŽtition, cĠest le partage de lĠidŽe dans sa forme effective, cĠest-ˆ-dire dans la forme de lĠÏuvre qui existe, dans la forme de la passion amoureuse qui se dŽploie, dans la forme de lĠinvention scientifique qui est partagŽe prŽcisŽment dĠabord par la communautŽ des savants et puis aprs virtuellement par tout le monde. CĠest ce partage de lĠidŽe qui est rŽpŽtitif, car on va toujours pouvoir rŽpŽter cette transmission en tant quĠelle nĠest pas justement la rŽpŽtition de la circulation monŽtaire, elle est dans la rŽpŽtition de ce qui dĠune certaine manire est irrŽpŽtable et de ce fait mme, puisque nous sommes dans le temps, doit nŽanmoins tre indŽfiniment rŽpŽtŽ.

CĠest pourquoi le livre de Kierkegaard sĠachve par une espce de cantique, sur lequel nous terminerons aussi, qui est le cantique du partage de lĠidŽe.

JĠappartiens ˆ lĠidŽe. Je la suis lorsquĠelle me fait signe et quand elle me donne rendez-vous jĠattends des jours et des nuits. Personne ne mĠattend au dŽjeuner, personne ne mĠattend pour le repas du soir, ˆ lĠappel de lĠidŽe je laisse tout ou plut™t je nĠai rien ˆ laisser, je ne dŽois personne, je nĠattriste personne en lui gardant ma foi et mon esprit ne conna”t pas la douleur de faire de la peine ˆ quelquĠun. Quand je rentre chez moi, personne ne lit sur mes traits, personne ne scrute ma physionomie, personne nĠarrache ˆ mon tre une explication que moi-mme je ne saurais donner, ignorant si je suis ravi dans la fŽlicitŽ ou plongŽ dans la misre, si jĠai gagnŽ la vie ou si je lĠai perdue.

De nouveau la coupe de lĠivresse mĠest tendue, jĠaspire dŽjˆ son parfum, dŽjˆ je perois la musique de son pŽtillement – dĠabord pourtant une libation pour celle [RŽgine, Žvidemment] qui a dŽlivrŽ une ‰me dans la solitude du dŽsespoir. Gloire ˆ la magnanimitŽ de la femme ! Vive lĠessor de la pensŽe, vive le danger de mort au service de lĠidŽe, vive le pŽril de la lutte,  vive la solennelle allŽgresse du triomphe, vive la danse dans le tourbillon de lĠinfini, vive la vague qui mĠentra”ne vers lĠab”me, vive la vague qui mĠŽlve jusquĠaux Žtoiles.

Lundi 16 mars 2015

[vidŽo : https://vimeo.com/123820585]

 

Quatre points pour commencer

1. La thse centrale, lĠidŽe motrice de tout ce que jĠessaie de dire ici, cĠest que toute vŽritŽ – et vous savez que jĠadmets quĠil nĠy pas la VŽritŽ, mais des vŽritŽs – excde dĠune certaine manire notre finitude, cĠest-ˆ-dire ce qui en nous appartient ˆ lĠunivers de lĠexistence finie. Elle se dŽfinit par lĠouverture dĠun rapport ˆ lĠinfini. La finitude nĠest donc pas un destin irrŽmŽdiable de lĠexistence humaine mais il existe une ouverture vers lĠinfini, ouverture qui, je le prŽcise, nĠa aucun besoin dĠun Dieu ou dĠune transcendance ; cĠest une ouverture immanente, contenue dans le processus mme de construction dĠune vŽritŽ.

   On peut par exemple trs bien montrer comment la vŽritŽ des nombres finis, cĠest-ˆ-dire lĠarithmŽtique mathŽmatique, la science mathŽmatique du nombre, ne se soutient quĠˆ la condition que lĠon admette, ˆ son horizon, la possibilitŽ dĠun nombre infini, ce que le grand mathŽmaticien Cantor a Žtabli au XIXe sicle. Ce qui est intŽressant ici, cĠest le mouvement : de lĠintŽrieur du fini lui-mme - les nombres sont la mesure mme de la finitude - on ne peut en faire vŽritŽ que sur lĠhorizon de lĠexistence dĠun nombre qui prŽcisŽment excde cette finitude. Nous avons lˆ une sorte de matrice gŽnŽrale du rapport par lequel les vŽritŽs font vŽritŽ du fini pour autant quĠelles touchent ˆ lĠinfini.

 De mme les politiques dĠŽmancipation existent parce quĠelles dŽcouvrent dans le sujet collectif une capacitŽ intrinsquement infinie, cĠest-ˆ-dire non seulement vouŽe ˆ une transformation dŽterminŽe particulire, mais une capacitŽ gŽnŽrique (cĠest le mot mme utilisŽ par Marx), une capacitŽ qui se veut dans la possibilitŽ gŽnŽrale de lĠŽmancipation. Bien sžr, les mouvements politiques (mouvements populaires, insurrections) sont en un certain sens finis au sens o ils ont une histoire dŽterminŽe, ils sont localisŽs quelque part, mais subjectivement ce quĠils font entrer en jeu cĠest une capacitŽ de lĠaction humaine de faire exister quelque chose qui justement est au-delˆ de sa situation finie, Žtant donnŽ que cela concerne en dŽfinitive lĠhumanitŽ tout entire dans son dŽveloppement historique sans bornes dŽfinies. CĠest pour a quĠon peut appeler ces politiques des politiques dĠŽmancipation : elles Žmancipent en rŽalitŽ lĠaction collective de son caractre fini.

Si je pense maintenant ˆ lĠactivitŽ artistique, toute Ïuvre dĠart marquante, toute Ïuvre qui fait vŽritŽ dĠune sŽquence entire de lĠart,  affirme le caractre illimitŽ du domaine des formes, elle est une invention formelle qui dŽplace la lisire entre lĠinforme et la forme et qui, de ce point de vue, ouvre la contemplation et lĠactivitŽ artistiques ˆ la dimension illimitŽe du domaine des formes. LĠidŽe conservatrice dans le domaine de lĠart, ˆ savoir quĠil y a des prescriptions formelles inŽbranlables, cĠest lĠacadŽmisme.

Quatrime et dernier exemple : lĠexpŽrience amoureuse, qui est lĠexpŽrience existentielle radicale de la confrontation avec lĠautre, cĠest-ˆ-dire en rŽalitŽ de la diffŽrence infinie entre deux individus quelconques, diffŽrence expŽrimentŽe dans la figure dĠun projet commun de la diffŽrence elle-mme – car lĠamour cĠest a : la diffŽrence sĠexerant ˆ la diffŽrence. Il appara”t dans lĠamour que la dialectique de lĠautre peut se faire au-delˆ de toute identitŽ : lĠidentitŽ, qui est la cl™ture finie de lĠindividu, peut tre dŽpassŽe, surmontŽe, dans lĠacceptation intŽgrale de lĠexistence de lĠautre. CĠest pour cela que les grandes reprŽsentations de lĠamour partent toujours dĠune interdiction, cĠest-ˆ-dire dĠune identitŽ qui normalement rendrait lĠamour impraticable ou impossible – ce dont RomŽo et Juliette reste paradigmatique.

2. La deuxime thse rŽsulte du problme suivant : bien que nous ayons un accs ˆ lĠinfini, nous devons quand mme admettre quĠen un sens nous sommes finis : les limites, les identitŽs, la mort, tout a existe É Et en mme temps nous devons admettre que de lĠintŽrieur de ces contraintes de finitude, nous pouvons nŽanmoins toucher, accŽder, ˆ des figures possibles de lĠinfini et que lˆ se trouve, non seulement la grandeur de lĠhomme, mais, comme je le soutiens, son bonheur. Du coup, le bonheur comme affect de lĠinfini – cĠest la dŽfinition la plus simple du bonheur – est nŽanmoins un affect du fini : lĠindividu, dans sa finitude mme, Žprouve, de faon toujours exceptionnelle, cet affect qui indique que quelque chose de son projet, de sa pensŽe, de son action, de son tre-au-monde, ouvre un accs ˆ lĠinfini. Il en rŽsulte que nous allons tre contraints ˆ une division du fini : nous aurons le fini en tant que passivitŽ de la finitude, rŽsignation ˆ la finitude qui nous est imposŽe, le fini en tant quĠobjectivitŽ si vous voulez, et puis nous aurons le fini ˆ lĠintŽrieur duquel sĠouvre un accs ˆ lĠinfini par le biais des vŽritŽs auxquelles tout un chacun peut participer. Je propose de dire que le fini statique, passif, cĠest lĠexistence comme dŽchet et le fini comme lieu o sĠavrent possibles des figures dĠaccs ˆ lĠinfini, je lĠappelle le fini de type Ïuvre. Îuvre, ce nĠest pas forcŽment un objet, a peut tre une Ïuvre de vie, la vie elle-mme dans une sŽquence de son existence comme porteuse dĠune Ïuvre, soit le mode propre sur lequel la finitude contribue en un certain sens ˆ un accs ˆ lĠinfini. Le choix entre ces deux types de fini est peut-tre le choix existentiel majeur.

3. Dans un troisime temps, nous avons examinŽ ce quĠon pourrait appeler les mŽcanismes de la finitude, cĠest-ˆ-dire les manires dont la finitude se donne effectivement dans notre existence courante, et en particulier ce qui souvent parvient ˆ nous convaincre – car cĠest une idŽologie en vŽritŽ dominante - que nous ne pouvons pas excŽder les limites de la finitude. Telle est la Ç sagesse È, dŽfinie comme rŽsignation ˆ la finitude. Or cette sorte de satisfaction rŽsignŽe est proposŽe comme sagesse nŽgativement : la sagesse dont nous sommes capable serait la nŽgation en nous de quelque chose qui dŽsirerait davantage, et dont elle reconna”t  donc par lˆ lĠexistence. Je fais quant ˆ moi lĠhypothse spŽculative quĠen rŽalitŽ nous ne sommes pas convaincus et que la sagesse comme rŽsignation doit nous tre imposŽe. Je fais lĠhypothse quĠune finitude ouvrŽe existe en tout sujet, sous la forme dĠune conscience latente ˆ laquelle il est  en vŽritŽ toujours possible de faire appel selon les circonstances. ƒvidemment la sagesse comme rŽsignation ˆ la finitude a les arguments qui sont les arguments de lĠobjectivitŽ de la finitude : il faut savoir regarder la rŽalitŽ. Mais prŽcisŽment la sagesse de lĠÏuvre ne consiste pas ˆ regarder la rŽalitŽ, mais ˆ la transformer.

4. CĠest aussi pourquoi je propose la thse que lĠhomme est bon. La thse de la rŽsignation cĠest en effet que lĠhomme est mauvais : si lĠhomme sĠengage dans plus que la finitude, a va tre terrible, il va dŽclencher en lui une prŽtention exorbitante ˆ surmonter la finitude, alors quĠil faut quĠil se rŽsigne ˆ une coexistence tranquille dans cette finitude partagŽe. La sagesse du fini en tant que sagesse conservatrice se reprŽsente lĠhomme qui aurait la capacitŽ effective de transgresser la finitude comme une sorte de pŽril. CĠest un peu vrai : le fini comme finitude ouvrŽe est dans le pŽril de la transformation, il sĠaventure dans une zone de lĠtre qui est par dŽfinition en partie inexplorŽe. Il y a un risque. On peut dire que la sagesse de lĠÏuvre accepte cette dimension de risque, alors que ce que dŽsire la sagesse conservatrice cĠest lĠexistence avec une assurance tout risque.

La proposition que lĠhomme est bon, au sens o je la fais, est une thse fondamentale de la politique dĠŽmancipation. Vous ne pouvez pas imaginer aller libŽrer lĠhumanitŽ des maux qui lĠaccablent sur la base du fait que lĠhomme est mauvais. Il faut bien, ˆ un moment donnŽ, admettre cette thse un peu obscure que lĠhomme est bon. Vous savez que cĠest une idŽe de   Rousseau (celle qui donnait lĠŽlan idŽologique ˆ la RŽvolution franaise) et quĠil faut retrouver cette bontŽ parce quĠelle a ŽtŽ ŽgarŽe, perdue. Rousseau avait dŽjˆ repŽrŽ que les mŽcanismes de la finitude Žtaient ˆ lĠÏuvre, visant ˆ contraindre ˆ avouer quĠen rŽalitŽ lĠhomme nĠŽtait pas si bon que a et quĠil lui fallait combattre la thse de Hobbes ˆ savoir que lĠhomme est mauvais, quĠil est un loup pour lĠhomme. On en est toujours lˆ. Le capitalisme, cĠest la thse concurrentielle, la thse que lĠhomme est un loup pour lĠhomme, quĠil faut quĠil soit un battant, cĠest-ˆ-dire quĠil sache manger la soupe sur la tte des autres, cĠest une conception guerrire de lĠhumanitŽ, une finitude guerrire, une finitude de la destruction concurrentielle. Et comme sa loi interne cĠest la concentration du capital, il sĠagit dĠune conception de la finitude comme accroissement : il sĠagit dĠaccro”tre ma finitude - ce qui revient ˆ accro”tre ma fortune, au moins on peut la compter, on peut ainsi savoir ce que cĠest quĠtre vainqueur : cĠest avoir plus dĠargent que les autres. Le monde dans lequel nous vivons a besoin de la thse selon laquelle lĠhomme est mauvais ; cela signifie quĠil doit tre bon par rŽsignation aux effets de ce que lĠhomme est mauvais : il faut se rŽsigner au systme calme des effets nŽgatifs de la concurrence. Et pour cela, il faut convaincre les sujets quĠon est effectivement dans une finitude irrŽmŽdiable et que la bontŽ supposŽe qui serait lĠaccs possible ˆ lĠinfinitŽ nous est en rŽalitŽ interdite.

*

Nous avons ensuite exposŽ trois catŽgories des opŽrations de la finitude.

A. Nous avons dĠabord parlŽ du fini en lui-mme et de la possibilitŽ quĠun multiple excde en quelque sorte ses propres limites parce que le nombre de ses parties est toujours plus grand que le nombre de ses ŽlŽments.

La dŽmonstration, vous vous en souvenez, faisait appel ˆ un ŽlŽment innommable, ce qui la rapproche de lĠactivitŽ artistique qui est prŽcisŽment la tentative de saisir dans les parties qui composent lĠunivers le point o quelque chose nĠarrive pas ˆ tre nommŽ ou inscrit dans la loi de cet univers lui-mme. CĠest trs Žvident dans le roman : le romanesque est toujours la recherche dĠune tension subjective qui est prise dans les rŽseaux infinis de la finitude, de la vie sociale, de la vie psychologique etc. mais qui en un certain sens nĠa pas ŽtŽ captive dĠune nomination explicite. LĠÏuvre dĠart va sĠapprocher dĠelle, sans la nommer, et sans non plus en rŽcuser lĠexistence, et elle va la faire surgir comme la figure du hŽros romanesque type, celui qui dĠune certaine faon nĠest pas captif des reprŽsentations sociales, quĠil excde au sens de lĠexistence, du surgissement, dĠun certain type dĠinfinitŽ.

Politiquement, cĠest aussi un point trs important. Ce simple thŽorme mathŽmatique, dŽmontrable, quĠun ensemble a plus de parties que dĠŽlŽments, a veut dire que la ressource des collectifs, les actions collectives, sont virtuellement plus grandes que celles des individus. LĠopŽration de finitude est ici trs explicite : elle affirme que ce qui compte ce sont les individus. CĠest lĠindividualisme contemporain. Il serait plus juste de dire quĠil y a des individus situables dans des collectifs dont la ressource les excde. La bontŽ de lĠhomme, ici, cĠest de ne pas tre individualiste. SĠil est individualiste, il pense que ce qui existe cĠest lĠintŽrt des individus, la vie des individus. Il est en train de restreindre la capacitŽ de lĠhumanitŽ elle-mme, laquelle peut puiser dans ses manifestations collectives quelque chose qui nĠexiste pas au niveau des individus, puisque a excde le nombre et la capacitŽ des individus.    

B. Nous avons ensuite parlŽ du mme et de lĠautre, cĠest-ˆ-dire de la question de lĠidentitŽ. Nous avons affirmŽ que le mme ne se dŽcouvre comme tel que dans lĠautre. Il y a toujours une dŽfection identitaire, toujours un moment o lĠidentitŽ ne peut pas se clore sur elle-mme et prŽtendre disposer dĠune affirmation dĠelle-mme simple et univoque. Il nĠy a pas dĠunivocitŽ de lĠidentitŽ. Les identitŽs sont inŽvitablement fuyantes parce quĠelles ne peuvent pas Žviter leur dialectique avec lĠautre. La dialectique avec lĠautre, cĠest toujours une dŽfaite de lĠidentitŽ pour autant quĠelle se veut fermŽe, dŽfinissable, et intŽgrant ce qui lui est Žtranger. La conclusion nĠest pas que les identitŽs nĠexistent pas, mais quĠil leur est impossible de se clore et par lˆ de prŽtendre quĠˆ elles seules elles reprŽsentent une norme. Aucune identitŽ ne peut tre comme telle normative. Si elle prŽtend quĠelle est une norme, elle prŽtend quĠelle dispose dĠune identification simple et que celle-ci est normative

La dŽfinition la plus simple et la plus courante dĠune identitŽ cĠest de dire : Ç je suis mme que moi-mme parce que je ne suis pas lĠautre È ou bien : Ç lĠautre nĠest pas mme que moi parce quĠil est lĠautre È. Tout identitarisme est en rŽalitŽ une opŽration abstraite de finitude infligŽe ˆ un groupe qui en rŽalitŽ nĠest pas en Žtat de se maintenir comme identique ˆ soi parce quĠil est toujours dans une relation avec lĠautre (conflictuelle, amicale, ou dĠun autre type).

Ceci nous avait amenŽ ˆ examiner la thŽorie des trois nŽgations dont je vais donner ici une simple image. Premirement, il y a le rapport contradictoire entre ami et ennemi, cĠest la relation qui structure le conflit, lĠadversitŽ, la guerre. Le deuxime type de nŽgation, cĠest la relation que vous avez avec un terme qui pourrait tre un ennemi, mais qui ne lĠest pas, parce que circonstanciellement il est dans le mme camp que vous contre un autre ennemi ; vous avez avec lui un rapport de nŽgation plus faible quĠun antagonisme mais il est virtuellement capable dĠtre aussi lĠennemi, vous avez donc avec lui un rapport dĠalliance souponneuse (songez ˆ lĠhistoire de Ç lĠamitiŽ È entre Roosevelt et Staline pendant la Deuxime Guerre Mondiale). Le troisime rapport cĠest le rapport entre amis ; comme il nĠa pas de raison dĠtre conu comme un rapport identitaire, vous pouvez trs bien avoir avec un ami des contradictions. Si cĠest une vŽritable amitiŽ, vous allez tenter par la discussion dĠexaminer et de pacifier cette contradiction, vous allez tenter de ne pas faire de lĠami un ennemi. LĠamitiŽ, cĠest toujours actif, il sĠagit de conserver lĠami comme ami. Conserver ses amis, cĠest une grande directive existentielle, ce nĠest pas toujours trs facile. Il sĠagit dĠune nŽgation encore plus faible que celle que lĠon a avec lĠalliŽ, parce que cette nŽgation doit tre ouverte ˆ une rŽsolution positive ou mme ˆ une neutralisation : Ç moi, je trouve que ce film est formidable, et toi tu trouves que cĠest un navet, cĠest embtant mais on ne va pas rompre lĠamitiŽ pour a È.

Nous devons donc dire : il y a au moins trois degrŽs de nŽgations diffŽrentes. Les logiciens ont dŽbrouillŽ tout a : la premire nŽgation est appelŽe Çclassique È, la deuxime Ç intuitionniste È et la troisime Ç para-consistante È, mais laissons cela. ExpŽrimentalement, a veut dire quĠune partie du travail contre la finitude est le maniement de la diffŽrence des nŽgations. Si vous rŽduisez les trois nŽgations ˆ une seule, vous nĠallez pas tre en Žtat dĠexpŽrimenter lĠuniversalitŽ que vous tes en train de proposer, parce que vous serez constamment dans lĠidŽe quĠil y a des gens qui ne sont pas de ce que vous tes en train dĠaffirmer et vous aurez toujours la tentation de dire que celui qui nĠest pas dĠaccord avec vous est un ennemi. Vous ne disposez en effet que dĠune nŽgation forte. Si vous nĠavez que la nŽgation faible, cela ne sera pas bien non plus : vous nĠtes pas en Žtat de concevoir par exemple que des gens qui veulent vous imposer la finitude sont quand mme des ennemis de lĠinfini auquel vous voudriez accŽder. Une bonne partie de lĠaction rŽelle consiste donc ˆ circuler de faon positive entre les trois nŽgations. CĠest en particulier une loi politique de toute premire importance. On peut concevoir quĠune partie de lĠexpŽrience stalinienne a consistŽ ˆ traiter toute contradiction comme si elle Žtait une contradiction entre ami et ennemi, cĠest-ˆ-dire de ne pas reconna”tre vŽritablement lĠexistence des autres degrŽs de contradiction ; ds que des difficultŽs surgissaient, il fallait identifier lĠennemi qui Žtait responsable de ces difficultŽs et lĠanŽantir.

C. Le troisime point que nous avons examinŽ cĠŽtait la rŽpŽtition, qui est aussi un instrument de finitude de premire importance. CĠest Ç je dois faire ce que les autres font È. Le point le plus remarquable, cĠest la publicitŽ, notamment la publicitŽ pour les spectacles. Ç DŽjˆ vu par 4 millions de personnes !È : ce qui signifie que si vous ne le voyez pas, vous tes un crŽtin. Mais Ç dŽjˆ vu par 4 millions de personnes È, a ne dit pas grand chose de la chose. Cet argumentaire a ŽtŽ analysŽ de trs prs par Sartre dans Critique de la raison dialectique, o il appelait a la sŽrialitŽ. La sŽrialitŽ cĠest : Ç jĠai ˆ tre et ˆ faire ce que fait lĠautre È, et lĠautre, dŽjˆ, avait ˆ tre et ˆ faire ce que fait lĠautre, et ainsi de suite. On a une sŽrie infinie dĠautres, dont le point est de ne pas sĠexcepter. Si beaucoup de gens ont vu ce spectacle parce que beaucoup de gens lĠavaient vu, on ne sait effectivement pas ˆ quoi se rattache la valorisation. Trs souvent, les producteurs de spectacles sont tentŽs de dire le plus t™t possible que tout le monde lĠa vu É de manire ˆ ce que tout le monde le voie, et dĠanticiper par consŽquent lĠaffirmation Ç cĠest un succs !È. Au lieu de la relation au spectacle, au film etc., ˆ lĠexpŽrience effective de chaque sujet qui sĠouvrirait ˆ a, on lĠen dŽcolle en le valorisant directement par lĠaltŽritŽ sŽrielle finie. Sartre montrait que cĠest une possibilitŽ immŽdiate trs simple, et que cĠest dŽjˆ prŽsent quand je fais la queue pour attendre lĠautobus. Tout le monde fait la queue ; il y en a un qui a ŽtŽ le premier, il a de la veine, mais il est comme les autres quand mme, parce quĠil fait la queue ; et si vous tes trs loin dans la queue, cĠest que vous avez fait comme les autres, cĠest-ˆ-dire la queue. CĠest une opŽration sŽrielle dont Sartre montre que cĠest une matrice trs importante de lĠexistence sociale : soit la contrainte typiquement finie de sĠinscrire dans une situation exactement pour la seule raison que les autres y sont dŽjˆ inscrits.

Nous avions conclu, ˆ propos cette fois de Kierkegaard, en disant quĠil y a un autre type de rŽpŽtition, tout ˆ fait diffŽrent, qui nĠest pas lĠimitation, et qui est ce que jĠai appelŽ Ç le partage de lĠidŽe È : jĠai ˆ penser et ˆ faire ce qui va faire advenir lĠinfini, ce que toute crŽation doit re-faire, re-dire, et que je vais partager avec les autres. La mŽdiation de lĠinfini brise lĠimitation, cĠest le contenu du toucher de lĠinfini par agrandissement en quelque sorte de la finitude que je vais partager avec les autres. Ce nĠest pas parce que les autres lĠont fait, mais parce que nous partageons la mme chose, quelque chose qui se situe au-delˆ de notre finitude propre et dont nous pouvons avoir lĠidŽe commune. Entre parenthses, cĠest exactement le ressort de lĠopposition Žtablie par Platon entre la connaissance et lĠopinion. LĠopinion en fait cĠest le sŽriel, la libertŽ des opinions, cĠest la libertŽ de la sŽrie, la libertŽ de la finitude. Ds que vous nĠtes pas dans la libertŽ de la finitude, vous tes dans lĠaventure de la connaissance et ce que vous allez partager ce nĠest pas la libertŽ des opinions, cĠest au contraire la sublime grandeur de lĠinfinitŽ, que vous pouvez partager avec nĠimporte qui.

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Nous allons maintenant Žtudier, comme autant dĠopŽrateurs de finitude, quatre autres notions : le mal, la nŽcessitŽ, Dieu et la mort. Vaste programme... 

Le mal, cĠest la thse selon laquelle la finitude de lĠhomme cĠest de ne nĠavoir pas dĠautre bien que nŽgatif, pas dĠautre bien que celui dĠŽviter le mal. Le mal, dans le concept qui en est proposŽ, particulirement aujourdĠhui, cĠest ce dont nous devons tre bien content de lĠŽviter. La dŽfinition du bien reste ainsi nŽgative. Je soutiens que le concept de mal ainsi maniŽ est un des trs importants opŽrateurs de finitude dĠaujourdĠhui, au point de donner au prŽtendu bien politique lĠallure dĠune sorte dĠexpŽdition contre le mal. Ds lors que le bien est uniquement saisi comme nŽgation du mal, comme absence du mal (exemple : la dŽmocratie cĠest bien parce que cĠest lĠabsence de dictature), le bien est dŽfini comme intra-finitude, cĠest-ˆ-dire quĠest dĠemblŽe abandonnŽe lĠidŽe que le bien cĠest quelque chose qui excde la finitude.

La nŽcessitŽ, cĠest assez simple, cĠest de dire que la ressource humaine est contrainte de toutes parts par les nŽcessitŽs objectives et par consŽquent que le sujet nĠest pas une cause mais un effet. AujourdĠhui, les nŽcessitŽs, ce sont surtout les nŽcessitŽs Žconomiques, mais cela a variŽ au cours de lĠhistoire ; de toute faon lĠargument gŽnŽral que nous sommes pris dans le vaste champ des nŽcessitŽs universelles a depuis toujours existŽ comme argument dĠimposition de la finitude.  

Quant ˆ Dieu, cĠest un opŽrateur majeur de finitude puisquĠil se rŽserve lĠinfinitŽ. Dieu a le monopole de lĠinfini. La religion, et donc Dieu, font de la finitude une vertu. Votre chance de vous ouvrir ˆ une problŽmatique post-mortem est entirement liŽe ˆ votre capacitŽ ˆ vous incliner devant lĠinfini comme extŽrioritŽ transcendante. LĠinfini est extŽrieur, il est situŽ et il est le juge des existences finies. Si vous reconnaissez votre insignifiance, votre incomparable misre au regard de Dieu, vous serez sauvŽs (tout ceci est atroce en vŽritŽ ; si a marche, cĠest parce que a a une simplicitŽ grandiose). Vertu de lĠhumilitŽ, de la pŽnitence ; tre courbŽ, agenouillŽ, et, dĠune certaine manire mme, avili : le grand ascŽtisme monacal cĠŽtait de se transformer en dŽchet au sens strict, cĠŽtait de dire, dĠavouer, de pratiquer quĠon est le dŽcher existentiel de Dieu. Alors Dieu aura pitiŽ de son dŽchet – quĠil a crŽŽ on ne sait pourquoi : Dieu avait donc besoin dĠun dŽchet ? Problme difficile. Dieu cĠest lĠinverse de lĠhomme, telle est la conclusion de LĠtre et le nŽant de Sartre. Dieu aurait bien aimŽ tre fini ; si vous tes infini, le dŽsir, Žvidemment, cĠest dĠtre fini, cĠest ennuyeux dĠtre Žternellement infini et parfait, vous avez besoin dĠune imperfection. LĠhomme est une imperfection, alors Dieu lĠa crŽŽ. JĠai eu un Žtudiant japonais qui mĠexpliquait quĠil fallait aller au bout de cette thse : cĠest parce que nous Žtions dans une finitude abominable, parce que le monde Žtait une horreur, quĠon ne pouvait que lui supposer un crŽateur dotŽ dĠune mŽchancetŽ considŽrable, un Dieu sadique par consŽquent ; sĠil a crŽŽ le monde, cĠest pour pouvoir jouer avec la finitude des tres humains – pour cet Žtudiant, cĠŽtait sa preuve ˆ lui de lĠexistence de Dieu, renversement de la vielle thse qui affirmait au contraire lĠexistence de Dieu dĠaprs les merveilles de la nature ...

On terminera par la mort. CĠest Žvidemment lĠargument majeur, cĠest lĠargument matŽrialiste, si je puis dire, de la finitude. Nous devons mourir, notre existence est finie. Elle finit, et comme elle finit, elle est finie. Ce qui est une erreur, parce que cĠest la confusion des deux sens du mot Ç fin È. Si vous considŽrez ce segment de droite, il est fini mais il a quand mme une infinitŽ de points. Le contenu de la finitude peut tre infini et le traquenard cĠest de dŽclarer que parce quĠil y a mort, il y a finitude. Nous examinerons cette question plus longuement parce quĠil sĠagit dĠune question quĠon peut ˆ mon sens renouveler.

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AujourdĠhui, je voudrai mĠoccuper du mal. Comme vous le savez, le mal est une sorte dĠobsession contemporaine ; dans tous les domaines la question dĠen finir avec le mal est ˆ lĠordre du jour. Et le bien cĠest de sĠoccuper du mal (dŽfinition aux origines religieuses). BŽnŽvolence, pitiŽ, tendresse, ou, aussi, dŽbarquement de parachutistes. Contre le mal, tous les moyens sont bons. La sociŽtŽ contemporaine a dĠun c™tŽ un petit air pŽpre (la bonne cuisine, les produits de beautŽ, les vacances en Tha•lande etc.) et par ailleurs cĠest le mal, on voit des monstres Žpouvantables – au cinŽma par exemple (le serial killer, les films en nombre extravagant qui montrent la fin du monde etc.), ou bien avec lĠŽcologie qui aussi manie volontiers le thme de lĠimminence de la catastrophe finale,  ou encore les exemples de cruautŽ, ˆ la fois imaginaires et rŽels, mis en avant avec complaisance dans lĠart trash contemporain. Je pense quĠil sĠagit lˆ dĠopŽrateurs de finitude, cĠest-ˆ-dire de la constante propagande sur lĠidŽe que le mal est si dŽployŽ, si radical, si diabolique, quĠil est urgent de se rŽfugier dans le monde tel quĠil est et de rester tranquille dans un coin protŽgŽ.

Ë propos du mal, je vais vous lire une histoire que mĠa racontŽe mon ami Ahmed du temps que jĠhabitais ˆ Sarges-les-Corneilles, une citŽ banlieusarde ˆ peu prs pourrie, il faut bien le dire.

Ahmed me disait : Ç Cher Monsieur le Professeur de Philosophie (il mĠappelait toujours ainsi, et je pense que cĠŽtait agressif de sa part : il considre que cĠest lui le philosophe ; jĠacceptais, parce que cĠest quand mme un ami : voir plus haut), je vais vous raconter une histoire horrible, ˆ vous faire dresser les cheveux sur la tte, et ˆ c™tŽ de laquelle les films gore plein dĠhŽmoglobine, de trononneuses et de morts-vivants sont de dŽlicieux biscuits ˆ la cerise. Ë c™tŽ de mon histoire, vous verriez ˆ la tŽlŽ un bŽbŽ monstre aux dents les pires et aux longs poils couleur de pche pourrie, qui ˆ peine nŽ dŽchire les seins de sa mre pour que le sang gicle partout et ensuite crve les yeux de sa sÏur a”nŽe avec un tournevis, que vous rigoleriez ˆ cause de la comparaison.

Il Žtait une fois, ˆ Sarges-les-Corneilles, un dŽmon qui habitait rue du Chien qui salope. CĠŽtait un dŽmon des villes, pas un dŽmon des historiettes de curŽ qui vit en enfer avec une fourche et une queue. Non, non, un dŽmon bien comme chez nous. Il Žtait peureux, parce que la mre de tous les vices cĠest la peur. Celui qui a tout le temps peur adore Žcraser les plus faibles si jamais il en rencontre, de prŽfŽrence en leur faisant tomber dessus tous les malheurs quĠengendre lĠactivitŽ grossire et anonyme des forces de lĠordre. Il Žtait paresseux, parce que les paresseux ont une haine visqueuse de tous ceux qui font quelque chose de leur vie. Et il criait partout quĠil Žtait franais, dans le genre Ç franais, moi monsieur È. Parce que ceux qui, pour croire quĠils existent, ont besoin de se cacher derrire un adjectif de ce genre-lˆ, comme Ç franais È, ils deviennent pour un oui ou pour un non des dŽlateurs et des tortionnaires. Il se ha•ssait secrtement lui-mme, parce que celui qui ne trouve rien dĠaimable en lui trouve tout ignoble chez les autres. Il tremblait devant sa femme, une mŽgre dŽmoniaque dans son genre, mais beaucoup trop sche et avare, parce que les hommes qui bombent le torse au bistrot en racontant comment ils ont dŽrouillŽ un bougnoule et qui croient devoir montrer partout, cĠest leur mŽtaphore prŽfŽrŽe, la dimension de leurs couilles, rentrent au logis terrorisŽs, ne serait-ce que parce que leur mŽgre sait que ces fameuses couilles, ils nĠen nĠont pas tant, et de loin, quĠils le prŽtendent. Parce que depuis le temps quĠils les mettent en suspension dans tous les pastis quĠils boivent, elles ont ŽnormŽment rŽtrŽci, ˆ supposer quĠelles aient ŽtŽ grandes au dŽpart, ce que personne ne peut plus vŽrifier. Bref, cĠŽtait un vrai monstre national.

Il mĠest arrivŽ bien souvent de lĠassommer ˆ coups de b‰ton [cĠest Ahmed pratiquant la premire nŽgation], histoire de venger le monde lumineux de toutes les basses cochonneries dont il lĠinfecte, mais jĠŽtais un peu fatiguŽ de toujours devoir lĠassommer [Ahmed va faire la critique de sa pratique de la nŽgation directe]. La terreur fatigue le justicier populaire. Je cherchais comment le dŽtruire une bonne fois pour toutes. Le tuer ? Vous nĠy pensez pas, cĠest pas mon genre. JĠaurais voulu le dŽcomposer de lĠintŽrieur de faon ˆ ce quĠil soit rongŽ par son propre acide mental. Un jour, non loin de la sortie de lĠŽcole, je le vois parler de faon mielleuse ˆ la petite A•cha. Faut vous dire quĠA•cha est vraiment la gamine adorŽe dĠIbrahim Boubakar, un Žboueur de Sarges-les-Corbeilles, un type exceptionnel, vraiment. Un type comme on a la chance dĠen rencontrer deux ou trois dans la vie. Un grand penseur,  tout mŽditatif, avec une expŽrience calme de la vie et une certitude intŽrieure qui vous ressuscite quand vous parlez avec lui. La maman est morte il y a deux ans et mon ami Ibrahim Boubakar Žlve tout seul sa fille.

Naturellement, quand je vois le dŽmon offrir des bonbons ˆ A•cha, je pense ce que vous pensez. Et puis, je me dis Ç Non, le dŽmon nĠest pas un vilain monsieur de sortie des Žcoles, ce nĠest pas un satyre de sous-prŽfecture, quĠest-ce quĠil est en train de manigancer ? È. Je vous Žpargne les dŽtails, Ahmed sait tout faire. Toujours est-il que je parviens ˆ saisir, et plusieurs fois, la conversation du dŽmon avec la petite A•cha. Et cĠest lˆ que mes cheveux se dressent sur ma tte et quĠon entre dans lĠŽpouvante. Parce que je comprends que le dŽmon nĠavait pas du tout lĠintention de toucher ˆ A•cha, pas du tout, mais quĠil lui expliquait posŽment que a serait trs dr™le si elle racontait ˆ son papa quĠun monsieur venait la chercher ˆ lĠŽcole depuis trs longtemps, quĠil se mettait tout nu, quĠil la prenait dans son lit, quĠelle aussi se mettait toute nue, quĠil lui faisait ci et a et quĠelle avait appris toutes sortes de choses nouvelles sur les messieurs et les dames et ainsi de suite. Et a marchait, je voyais quĠA”cha Žtait trs contente ˆ lĠidŽe de raconter une histoire aussi extraordinaire ˆ son papa, son papa quĠelle aurait bien voulu Žtonner une fois dans sa vie. Parce quĠelle savait quĠil lĠaimait plus que tout au monde, son papa, mais elle nĠŽtait pas sžre quĠil soit ŽtonnŽ par elle.

Le dŽmon marquait des points tous les jours, il expliquait ˆ A•cha que son papa serait probablement trs en colre mais quĠil ne faudrait surtout pas lui dire que cĠŽtaient des inventions, parce quĠalors elle aurait lĠair ridicule. Et A•cha nĠavait peur que dĠune seule chose au monde, cĠŽtait dĠavoir lĠair ridicule, surtout devant son papa. Il recommenait ˆ lĠalimenter en dŽtails croustillants, de plus en plus prŽcis et elle Žcoutait comme sĠil sĠagissait de contes dĠAndersen. Je sentais que trs bient™t, elle allait, pour Žtonner son papa, lui raconter toutes ces histoires effroyables et que cela serait si prŽcis et si effroyable que personne ne pourrait imaginer quĠelle a inventŽ tout a. Et jĠimaginais le pre dĠA•cha, mon ami Ibrahim Boubakar, qui ne croyait pas vraiment ˆ lĠexistence du mal, devenir fou entre lĠabsolue dissolution de son univers et un dŽlire de meurtre qui infecterait son ‰me de grand sage.

Bien entendu, jĠallais empcher a. Mais la mŽthode me prŽoccupait. Le coup de b‰ton ne servait pas ˆ grand chose. Aller trouver Ibrahim ? Rien que de savoir ce qui sĠŽtait passŽ et mme quĠon nĠait pas touchŽ ˆ sa fille, il aurait quelque chose de corrompu dans le reste de ses jours. La dŽnonciation ˆ la police est quelque chose que je mĠinterdis inflexiblement. Du reste, si je vais chez les flics, cĠest moi quĠils arrtent, quoi que je raconte. Pour parer au plus pressŽ, je bondis ˆ la sortie de lĠŽcole dĠA•cha ; le dŽmon, sentant proche lĠissue, se dŽlectait de ses dernires leons. Alors le dŽmon, croyant que jĠallais le battre une fois de plus, sĠenfuit ; je le tiens serrŽ trs fermement par la cravate et je dis : Ç A•cha, tu ne diras pas un mot de tout ce que cet affreux bonhomme tĠa racontŽ ; si tu lui en parles une seule fois, ˆ ton pre, mme un tout petit peu, jĠexpliquerai ˆ ton pre que cĠest des inventions que lĠaffreux bonhomme tĠa apprises en te donnant des bonbons et tĠauras lĠair ridicule, tu entends ? Tout le monde ˆ Sarges-les-Corneilles se moquera de toi, et maintenant file ˆ la maison !È. Elle nĠa pas demandŽ son reste et jĠai bien vu quĠavec la peur du ridicule, elle allait se taire plut™t deux fois quĠune. Ç Quant ˆ toi, dŽmon, ˆ nous deux. Tu mŽriterais que je te jette ˆ la rivire avec les poches pleines de plomb, mais jĠai trouvŽ pire. Si tu nĠenfouis pas a dans un silence dŽfinitif, je dis ˆ ta femme, avec des preuves, que tu cours les petites filles et qui plus est les petites africaines. Et en plus jĠavertis Ibrahim Boubakar qui te tueras comme un rat que tu es È. LĠidŽe de la  femme mĠŽtait venue dans la nuit aprs que jĠai surmontŽ lĠŽpouvante qui mĠavait paralysŽ tout dĠabord, puisque moi aussi, ˆ lĠŽcole dĠIbrahim Boubakar, je cesse de penser parfois que le mal existe.

Voyez-vous, la femme du dŽmon cĠest la contradiction du dŽmon, la contradiction intime, interne, celle qui le constitue comme dŽmon. DĠun c™tŽ, il nĠest dŽmon que par ce quĠil y a de plus proche chez lui, ce qui partage son existence dŽmoniaque, et qui nĠest fait que de haine, dĠavarice et de terreur. SĠil avait une bonne petite femme qui lĠaime, pourquoi voudriez-vous quĠil soit un dŽmon? Mais dĠun c™tŽ il est si faible avec sa femme, qui a le droit installŽ de le ha•r quotidiennement, quĠil tombe en dessous des ressources dŽmoniaques ˆ chaque fois quĠelle lui crache son venin. Ë la fois sa mŽgre est indispensable pour quĠil soit un vrai dŽmon des villes, et elle contrarie son zle dŽmoniaque en le dŽmoralisant, en lui renvoyant lĠimage dĠun misŽrable l‰che qui tremble de tous ses membres devant les injures dĠune femme. Il y a un trs grand philosophe, un vrai professeur allemand, qui savait tout, et mme comment est le tout du tout, qui a dit : Ç chaque chose se dŽveloppe selon sa contradiction interne È. Le dŽmon, lui aussi, se dŽveloppe selon sa contradiction interne, elle est pensŽe dans la nuit, et sa contradiction cĠest sa femme. Quand je lui eu parlŽ, le dŽmon que je tenais toujours un peu beaucoup serrŽ par la cravate, mĠa regardŽ dĠun dr™le dĠair, ses petits yeux de cochon albinos tout rŽtrŽcis lĠun contre lĠautre. Et il mĠa dit : Ç Je vous connais. Vous nĠirez pas voir Boubakar parce que vous ne voulez pas dŽranger la vie de ce ngre et vous nĠirez pas voir ma femme parce que vous savez quĠelle ne croira jamais un Arabe È. ‚a mĠa un peu dŽconcertŽ sur le moment ; jĠavais oubliŽ quĠun dŽmon, un vrai, a par moments des Žclairs de luciditŽ psychologique. Compltement dŽgožtŽ par son seul contact, je lĠai l‰chŽ et il a pris ses jambes ˆ son cou.

Quelques jours plus tard, quĠest-ce que je vois ? Le dŽmon en train de tourner autour dĠA•cha ! Pour tre juste, la gamine avait lĠair de se mŽfier, elle avait lĠair rŽticente. Moi, je ne fais ni une ni deux, je cours rue du Chien qui salope, je monte les Žtages quatre ˆ quatre, je sonne chez le dŽmon, la mŽgre mĠouvre, je bloque la porte avec mon pied et tout ˆ trac je lui dŽverse que son homme est en train de sŽduire avec des bonbons les petites filles africaines ˆ la sortie de lĠŽcole. Comme elle ouvre la bouche, je lui ajoute aussi sec : Ç Je sais, je sais, on ne peut pas croire un Arabe, mais il ne sĠagit pas de croire, il sĠagit de voir È. Sa mŽchancetŽ prenant le dessus car, contrairement ˆ Boubakar, elle croit, elle, au mal, la voilˆ qui cavale derrire moi dans la rue du Chien qui salope. On se bloque derrire un arbre, et on voit distinctement le dŽmon offrir ˆ A•cha tout un assortiment de sucettes ˆ lĠorange que, gr‰ce ˆ lĠaction de la peur du ridicule, la petite fille considre avec suspicion. Ç Alors, que je dis ˆ la mŽgre, cĠest par charitŽ pour les pauvres quĠil fait a, votre Žpoux ? È Elle aussi, elle me regarde avec un dr™le dĠair, avec les mmes yeux de cochon albinos que le dŽmon, mais en plus mŽtalliques, genre pice de monnaie dont sa tte ronde serait le tiroir-caisse. Et puis, elle tourne les talons. JĠai aussi eu le plaisir de voir quĠA•cha nĠa pris aucune sucette ˆ lĠorange et brusquement a plantŽ lˆ le dŽmon.

Voilˆ ce qui sĠest passŽ ensuite quelques jours plus tard. Eh bien la mŽgre a empoisonnŽ le dŽmon avec de la mort-aux-rats. Et comme il Žtait vraiment un rat, une seule petite dose de mort-aux-rats lĠa tuŽ net. Et elle, la mŽgre, elle a ŽcopŽ de vingt ans de prison. Comme elle Žtait enfermŽe dans une cellule avec des louloutes qui lui en ont fait baver des ronds de chapeau, elle nĠa pas supportŽ et elle sĠest pendue. Lˆ, cĠest le triomphe de lĠimmense professeur allemand dont je vous ai parlŽ tout ˆ lĠheure, qui sĠappelle Hegel. Non seulement il a expliquŽ que chaque chose se dŽveloppait selon sa contradiction intŽrieure, mais il a aussi bien montrŽ que ce dŽveloppement conduisait la chose ˆ sa mort. Ë force de tirer sur sa contradiction, la chose, elle meurt. CĠest pour a quĠil disait : Ç tout ce qui na”t, mŽrite de pŽrir È. Vous voyez le truc. La contradiction du dŽmon, cĠŽtait sa femme. Il en avait vŽcu comme dŽmon et il en Žtait mort, cĠest logique. Mais il y a plus fort : le mme Hegel disait que la contradiction elle-mme, celle qui mne la chose ˆ sa mort, doit aussi mourir ; la contradiction, ˆ la fin des fins, est elle-mme contredite. CĠest bien ce quĠa compris la mŽgre : en tant que contradiction du dŽmon, elle lĠa fait mourir, mais elle a dž mourir aussi. La mŽgre pendue aux barreaux de sa cellule, cĠest la contradiction de la contradiction. Et vous savez comment il appelait a, Hegel, la contradiction de la contradiction ? Il appelait a le savoir absolu. Parce que cĠest la mort de la mort. Alors si voyez, ce quĠon ne voit pas tous les jours, une atroce mŽgre pendue aux barreaux dĠune prison, rŽjouissez-vous : vous avez vu au moins un petit morceau de lĠabsolu. En somme, tout est bien qui finit bien, ce nĠest finalement pas une histoire aussi atroce que je le pensais. Elle ne vous empchera pas de dormir. Excusez-moi, Monsieur le Professeur de philosophie È.

Voilˆ lĠhistoire sur le mal. Cette histoire, qui relve de la philosophie sauvage, et o Ahmed a appris de faon tout ˆ fait subtile la dialectique concernant la contradiction du bien et du mal, je vais lui donner une forme abstraite.

Ce texte, cette histoire horrible, contient trois thses. 

La premire thse est que le mal nĠexiste quĠen tant quĠil affecte le bien. Le bien, dans lĠhistoire, cĠest Ibrahim Boubakar, de faon explicite. Ce bien est extŽrieur au mal et lui prŽexiste. Et il nĠy a de mal que lˆ o il y a du bien. CĠest la raison pour laquelle, cherchant le mal, le dŽmon est obligŽ pour donner toute sa mesure de sĠattaquer au bien, ˆ savoir Ibrahim Boubakar. Ce quĠil lui faut, cĠest dŽmonter, dŽtruire, celui qui, pour lui-mme du reste, est le bien, car le bien est toujours le bien pour tout le monde, mme si cĠest dans le dŽsir dĠen finir avec lui. Autrement dit, ce que lĠhistoire illustre cĠest que la thse courante selon laquelle le bien est la nŽgation du mal (thse de finitude) nĠest pas exacte car en rŽalitŽ le mal est dans la supposition quĠil y a le bien. CĠest lĠinverse. CĠest le bien qui est supposŽ par le mal et le mal, mme sĠil nĠest pas exactement rŽductible ˆ la nŽgation du bien, nĠest quĠun dŽchet du bien. Je pense que cĠest une thse beaucoup plus forte. Le bien, lui, est une Ïuvre, il nĠa pas besoin du mal pour tre. Comme le dit trs exemplairement Ahmed : Ibrahim Boubakar ne croit mme pas au mal, il nĠa pas besoin dĠy croire pour reprŽsenter ou symboliser le bien. Ahmed, vous lĠavez vu, hŽsite ˆ le lui rŽvŽler, il voudrait quĠil ne le sache jamais et quĠil reste dans le bien intouchŽ par le mal. Et le but du dŽmon, cĠest corrompre cette solitude du bien,  faire savoir que le mal existe.

Le deuxime thse, trs intŽressante, cĠest que le vrai contraire du mal, cĠest Žgalement le mal. CĠest toute lĠhistoire du couple et de sa mŽgre. LĠhistoire nous raconte ceci : le mal, mis en prŽsence du bien, se divise et sĠautodŽtruit. Ë partir du moment o le bien a ŽtŽ peru et saisi dans la figure dĠIbrahim Boubakar, dans la figure de la petite fille, et dans la figure du service que Ahmed veut rendre ˆ cette subsistance Žternelle du bien, ˆ partir du moment o le bien est devenu actif dans la citŽ, alors le mal se divise et se contredit lui-mme, sĠanŽantit lui-mme. Finalement le mal est vaincu par le bien, puisquĠen dŽfinitive la petite fille renoncera, au risque mme du ridicule, qui est sa terreur, ˆ communiquer quoi que ce soit de cette histoire, et les deux tenants du mal vont tre dŽtruits par leur action propre. Ce que montre lĠhistoire, cĠest que lĠaction du bien nĠest pas de sĠopposer frontalement au mal, mais de le diviser et de le dissoudre par sa seule existence, fžt-elle mme une existence ignorŽe. Parce que ce que le mal constate, cĠest que le bien nĠest pas son contradictoire mais quelque chose qui lui est incommensurable : il nĠappartient pas au mme registre, ˆ la mme sphre dĠexistence ; et de ce fait il lui est inaccessible. Il nĠarrivera pas ˆ le dŽfaire, ˆ le dŽcomposer. Et comme il nĠy arrive pas, cĠest lui qui se dŽfait et se dŽcompose dans la figure de la scission mortifre du dŽmon et de sa mŽgre. Je pense que cĠest une grande leon. Il ne faut jamais penser que la question du mal cĠest une question dĠassaut frontal du bien contre lui; mais cĠest plut™t lĠexistence suffisante du bien pour quĠil soit tenu de se dŽcomposer et dĠabord de se diviser lui-mme. De ce point de vue, la thse de finitude qui consiste ˆ dire, premirement, que le bien cĠest la nŽgation du mal et que, deuximement, la fonction du bien est de partir ˆ lĠassaut du mal et de le dŽtruire, est une thse qui en rŽalitŽ fait du mal la loi du monde. CĠest le mal qui commande ˆ sa nŽgation fondamentale de se dresser contre lui et dĠen faire lĠennemi ˆ abattre, rendant ainsi le bien improbable ou inexistant. Il faut plut™t tre convaincu que si on parvient ˆ faire exister le bien dans tous les ordres o il peut exister, on provoquera inŽvitablement une division mortelle du mal. Si vous arrivez ˆ faire exister la grande Ïuvre dĠart nouvelle, eh bien les acadŽmiciens vont se diviser et se battre les uns contre les autres et finalement vous lĠemporterez sans avoir besoin de prendre dĠassaut lĠAcadŽmie et de pendre les acadŽmiciens. CĠest une loi gŽnŽrale. Ce nĠest pas quĠon puisse Žviter ˆ tout moment les combats, les affrontements ; ce que je veux dire cĠest que la loi ultime cĠest quĠen dernier ressort, cĠest de la puissance indŽpendante du bien que dŽpend la dŽcomposition du mal et non pas dĠune contradiction antagonique au sens strict par laquelle assaut serait donnŽ au mal par le bien – ce quĠon nous propose tous les jours dans la figure dĠune aggravation constante du mal.

Cela nous conduit ˆ la troisime thse. Si on constate une division du mal, il est important de ne choisir aucun des deux termes, et notamment un terme supposŽ tre le moindre mal. La thse de finitude, cĠest la thse du moindre mal, cĠest la thse qui installe le bien dans le mal sous la figure du moindre mal. Elle nous est rŽpŽtŽe tous les jours. Ç Oui, oui, ce nĠest pas fameux, mais cĠest pire ailleurs È. Se contenter de lĠargument que cĠest pire ailleurs, ce nĠest pas du tout installer la possibilitŽ victorieuse du bien, cĠest en fait contribuer ˆ la permanence du mal par le choix permanent de lĠun des termes de la division du mal.

LĠexistence humaine est engagŽe dans une fausse contradiction qui est de faire appara”tre comme contradiction principale qui nous somme ˆ choisir un des deux termes, la contradiction entre Occident capitaliste dŽmocratique et horribles bandes armŽes des criminels islamistes, description du monde, que vous retrouvez dans la figure du dŽmon et de sa mŽgre avec le fait que vous tes priŽ de prŽfŽrer le dŽmon ˆ sa mŽgre.

Il nĠy a pas besoin de dire Ç la sociŽtŽ occidentale cĠest formidable, cĠest bien È, dĠailleurs personne ne le pense vraiment, elle est atrocement inŽgalitaire, elle ne crŽe aucun avenir vŽritable, aucun futur enthousiasmant, elle mŽprise lĠuniversalitŽ, elle nĠa aucun rapport avec les vŽritŽs dĠaucune sorte, elle est entirement livrŽe au marchŽ et ˆ la spŽculation monŽtaire etc. tout le monde le sait, a. ƒvidemment, vous trouverez toujours pire, donc vous pourrez la constituer en moindre mal et vous tes ds lors vissŽ ˆ une opŽration de finitude particulire, au lieu de provoquer la division du mal par la stabilitŽ dĠune troisime hypothse, qui aurait une autonomie effective. Finalement on peut dire que la logique dominante aujourdĠhui, cĠest de ne prŽsenter le bien que dans la figure du dŽchet : le moindre mal, cĠest le dŽchet du mal. Voilˆ pourquoi nous sommes dans une situation o la question est : comment activer le bien de telle sorte que lĠon ne soit pas sommŽ dĠentrer dans les calculs mortifres de la division du mal ? 

Le biais dĠAhmed nĠest pas de tra”ner le dŽmon ˆ  la police mais de faire en sorte quĠil nĠexiste plus, quĠil soit anŽanti. Ce quĠAhmed tout au long de cette opŽration tente de dŽfendre, cĠest le caractre intouchable du bien et pour cela il provoque la division explicite du mal ; son recours ultime, cĠest de manipuler le mal du point de lĠindŽpendance du bien. On va dresser la femme du dŽmon contre le dŽmon pour que Ibrahim Boubakar ne sache rien, pour que le bien reste intouchŽ par la manÏuvre mortifre calculŽe par le dŽmon au dŽpart. CĠest pourquoi Ahmed conclut de faon un peu triomphaliste que le fait que la division du mal ait entra”nŽ la disparition des deux termes et que le bien incarnŽ par Ibrahim Boubakar soit restŽ intouchŽ, Žtait une participation ˆ lĠabsolu.

Lundi 6 avril 2015

Argument : NŽcessitŽ et Dieu

NŽcessitŽ et Dieu

Nous avons dŽjˆ traitŽ de quatre formes majeures de la finitude, considŽrŽe ici comme le noyau de lĠoppression idŽologique dominante. DĠabord, directement, le fini, la conviction que tout est fini, que lĠinfini nous est inaccessible. Ensuite, lĠidentitŽ, la conviction que les animaux humains sont dŽfinis par des identitŽs (raciales, culturelles, historiques, nationales, religieusesÉ) et que lĠuniversalitŽ nous est inaccessible. En troisime lieu, la rŽpŽtition. En quatrime lieu, le Mal.

Dans les deux premiers cas, nous avons montrŽ que les dialectiques sous-jacentes, celle du fini et de lĠinfini et celle du mme et de lĠautre, permettent de dŽmontrer le contraire : la pensŽe vraie se dŽgage nŽcessairement du fini, comme le montre lĠusage fondamental du raisonnement par lĠabsurde, lequel ne peut conclure quĠen acceptant que son trajet puisse tre infini. Et elle se dŽgage aussi de toute fixation identitaire, comme le montre la relation immanente du mme et de lĠautre, qui prouve quĠaucune identitŽ ne peut parvenir ˆ se clore sur elle-mme. Dans le troisime cas, nous avons insistŽ sur ceci : lĠidŽologie dominante aujourdĠhui affirme que lĠavenir des collectivitŽs humaines doit tre la rŽpŽtition, certes inventive, ou la transformation, mais sagement rŽpŽtitive, du Mme : lĠordre capitaliste, figure ultime de la modernitŽ, au-delˆ de laquelle il nĠy a rien.

Le quatrime cas nous a conduits ˆ opposer la dŽfinition vraie du Mal, ˆ savoir ce qui se soustrait ˆ lĠinfinitŽ du Bien, ˆ sa dŽfinition en tant que consŽquence inŽluctable de la finitude, laquelle oblige ˆ annuler toute vision affirmative du bien et ˆ conclure en faveur du moindre mal, catŽgorie centrale de la finitude Ç Žthique È. Ainsi, identitŽ, rŽpŽtition, et norme du moindre mal, dŽclinent lĠidŽologie de la finitude.

Dans le prochain sŽminaire, qui aura lieu le lundi 6 avril, nous proposerons deux autres notions qui sont des avatars de lĠidŽologie de la finitude : dĠabord, du c™tŽ prŽtendument matŽrialiste, la nŽcessitŽ, qui ordonne le mouvement du rŽel hors de toute prise subjective. Nous montrerons que ce qui dispara”t dans ce motif, cĠest lĠinfinitŽ virtuelle de toute vraie dŽcision. Ensuite, du c™tŽ idŽaliste, Dieu, qui monopolise lĠinfinitŽ en tant que transcendance, et qui exige que ses crŽatures, parce que finies, se prosternent devant ce monopole.

Un ami mĠa fait savoir que ce sŽminaire serait ciblŽ par une Ç visite surprise È. CĠest une bonne nouvelle ! En tout cas, dire du mal de Dieu le jour de P‰ques est aprs tout une forme possible de sa rŽsurrection.

SŽminaire

INFORMATIONS

Il y aura un sŽminaire supplŽmentaire le 1er juin, en prŽsence de Slavoj Zizek, ˆ lĠoccasion du livre quĠil va publier prochainement aux Žditions Fayard, dans la collection Ç Ouvertures È et qui est intitulŽ : Ç Moins que rien È.

Enregistrement public de la pice de A. Badiou Ç Le second procs de Socrate È qui sera diffusŽe sur France Culture (commanditaire de la pice) le 10 mai ˆ 21 h ; la pice sera jouŽe par des comŽdiens de la ComŽdie Franaise ainsi que par A. Badiou lui-mme, qui jouera deux r™les : le marchand de fromage et Socrate. LĠenregistrement public aura lieu le 29 avril ˆ 20 h au studio 104 de la Maison de la Radio. La mise en ondes sera assurŽe par Christian Schiaretti. La pice sera ŽditŽe ˆ cette occasion par Actes Sud Papiers.

ConfŽrence ˆ lĠUniversitŽ amŽricaine de Paris, avenue Bosquet, le 17 juin ˆ 18h 30, dont le titre sera : Ç Attributs de lĠabsolu È.

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Nous avons dŽjˆ examinŽ trois opŽrateurs de finitude principaux.

1. LĠidentitŽ comme opŽrateur de cl™ture de la pensŽe elle-mme, indexŽe ˆ des repŽrages nationaux, langagiers, religieux etc. - je rappelle ˆ cette occasion que nous avons dŽmontrŽ, ou tentŽ de le faire, quĠil y a une impossibilitŽ intrinsque pour toute identitŽ, mme infinie, de se clore et par consŽquent elle nĠest le support possible dĠune identitŽ close, stricte, quĠau prix de lĠexercice absolu dĠune violence et de sĠen prendre ˆ lĠaltŽritŽ comme seul fondement nŽgatif de lĠidentitŽ.

2. La rŽpŽtition. Nous avons montrŽ quĠil y en avait deux types : une rŽpŽtition qui prŽtend revenir ˆ lĠidentitŽ, et une autre rŽpŽtition, mise en Žvidence en particulier par Kierkegaard, qui indexe la rŽpŽtition sur lĠaltŽritŽ. La rŽpŽtition positive, qui est lĠinsistance de la conviction en rŽalitŽ, on peut constater quĠelle se rŽfre, chez Kierkegaard, ˆ un horizon dĠinfinitŽ constamment prŽsent.

3. Enfin le mal, dont nous avons montrŽ quĠil y a deux dŽfinitions antagoniques. Dans lĠune, le mal se dŽfinit ˆ partir de la certitude du bien, un bien dŽterminable comme tel, et dans lĠautre, en lĠabsence de toute dŽfinition absolue du bien, on a affaire ˆ une scission de lĠidŽe du mal entre mal radical et moindre mal. 

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Je voudrai aujourdĠhui traiter deux opŽrateurs supplŽmentaires qui sont la nŽcessitŽ et Dieu. Je mĠappuierai dans les deux cas sur des analyses textuelles. Je voudrai en effet considŽrer ces deux catŽgories en tant quĠelles sont dŽjˆ philosophiquement prŽ-constituŽes et non ˆ partir de leur Žvidence empirique. Sur la nŽcessitŽ, je mĠappuierai sur Spinoza et sur Dieu je mĠappuierai sur Descartes. Nous allons donc aujourdĠhui nous mouvoir dans la grande mŽtaphysique classique.

Je commence par la nŽcessitŽ comme opŽrateur de finitude chez Spinoza. Pourquoi Spinoza ? Parce que Spinoza est le doctrinaire le plus rigoureux de la nŽcessitŽ, tout simplement parce quĠil lĠabsolutise elle-mme. La nŽcessitŽ nĠest pas de lĠordre des effets ou des consŽquences dĠune transcendance ŽloignŽe, mais elle est la rgle immanente de la  productivitŽ divine elle-mme : on a donc la nŽcessitŽ pure en tant quĠelle est commandŽe par lĠimmanence de Dieu ˆ la nŽcessitŽ elle-mme. Les productions de Dieu ne sont pas des productions extŽrieures, les productions immanentes de Dieu sont disposŽes de faon absolument rigide dans le registre de la nŽcessitŽ. Ce qui mĠintŽresse au plus haut point chez Spinoza est que ceci est vrai non seulement pour le fini mais pour lĠinfini.  

Le point de dŽpart est la proposition 28 du livre I de LĠŽthique. Je la prends dans la traduction de Bernard Pautrat : Tout singulier, autrement dit toute chose qui est finie et a une existence dŽterminŽe, ne peut exister ni tre dŽterminŽe ˆ opŽrer ˆ moins dĠtre dŽterminŽe ˆ exister et ˆ opŽrer par une autre chose qui elle aussi est finie et a une existence dŽterminŽe. Et ˆ son tour cette cause ne peut pas non plus exister ni tre dŽterminŽe ˆ opŽrer ˆ moins dĠy tre dŽterminŽe par une autre qui elle aussi est finie et a une existence dŽterminŽe et ainsi ˆ lĠinfini.

QuĠest-ce que ce texte raconte exactement ? Il raconte ce quĠil en est de la nŽcessitŽ dans lĠordre du fini, cĠest-ˆ-dire dans lĠordre de lĠencha”nement de rŽalitŽs finies. Si vous avez quelque chose de fini, vous pouvez dire que son existence, ainsi que le fait quĠelle agit, ont ŽtŽ rendues nŽcessaires par une autre chose finie et ainsi de suite, ˆ lĠinfini. Le moindre mouvement dĠune chose finie engage une cha”ne infinie.

La raison dĠtre, le principe opŽratoire gŽnŽral, cĠest-ˆ-dire la causalitŽ immanente qui fait quĠil en est ainsi, sont, quant ˆ eux, dŽjˆ explicites avant la proposition 28. La proposition 26 du livre I dit en effet : Une chose qui est dŽterminŽe ˆ opŽrer quelque chose a ŽtŽ nŽcessairement dŽterminŽe par Dieu et une chose qui nĠest pas dŽterminŽe par Dieu ne peut se dŽterminer elle-mme ˆ opŽrer. Autrement dit, cette causalitŽ immanente cĠest Dieu lui-mme.

Finalement, il y a deux modes de prŽsence de lĠinfini dans la nŽcessitŽ du fini. Il y a ce quĠon pourrait appeler un infini dĠhorizon : la cha”ne des effets et des causes est infinie, on remonte ˆ lĠinfini dans un sens et on va ˆ lĠinfini dans lĠautre. Cette cha”ne infinie est Žvidemment inaccessible ˆ la finitude elle-mme, chaque chose finie est limitŽe par le fait quĠelle a ŽtŽ dŽterminŽe par une autre et quĠelle va en dŽterminer une autre. Ë lĠhorizon de chaque chose finie, la cha”ne est infinie et cela ne va pas plus loin. Et puis, vous avez lĠinfini de la causalitŽ immanente, lĠinfinitŽ de Dieu, qui dŽtermine rŽellement chaque chose Ç ˆ opŽrer È, comme dit Spinoza. Les opŽrations internes au fini ont pour tre propre, en tant quĠopŽrations, la causalitŽ divine.

La question qui se pose est : lĠinfini ne pourrait-il pas tre sous le rŽgime de la cŽsure, de lĠinterruption, de la rupture de la cha”ne ? Spinoza Žvite cette proposition, en quoi il y a bien une clause de finitude chez lui, par impossibilitŽ dĠune existence interruptrice, ou en rupture, de lĠinfinitŽ. Il lĠŽvite, ds avant le thŽorme 28, dans la proposition 22 : Tout ce qui suit dĠun attribut de Dieu, en tant quĠil a ŽtŽ modifiŽ dĠune telle modification qui, par cet attribut, existe nŽcessairement et comme infini, doit aussi exister nŽcessairement et comme infini. Ce thŽorme nous dit que lĠinfini, en tant quĠil est dŽterminŽ (cĠest-ˆ-dire distinct de Dieu) ne produit que de lĠinfini. Par consŽquent, on peut imaginer que la cha”ne des objets finis est doublŽe par une cha”ne des objets infinis, sans aucun croisement des deux cha”nes. Si vous supposez quĠun infini sĠinterpose dans la cha”ne du fini et le thŽorme 22 nous disant que lĠinfini ne produit que de lĠinfini, nous nĠaurons plus de validitŽ du thŽorme 28. Ce thŽorme 22 est une condition absolue du thŽorme 28. Vous ne pouvez pas dŽmontrer le thŽorme 28 sans supposer le thŽorme 22. Vous ne pouvez pas dŽmontrer que le fini ne produit que du fini, sans avoir prŽalablement dŽmontrŽ que lĠinfini ne produit que de lĠinfini. LĠinfini immanent de Dieu, lĠUn absolu et illimitŽ, lui, produit tout ce quĠon veut mais un infini dŽterminŽ, un infini prŽcis, ne produit que de lĠinfini.

La thse de Spinoza, cĠest que lĠinfini, finalement, est ou bien lĠhorizon de la finitude ou bien la causalitŽ gŽnŽrale des cha”nes finies comme des cha”nes infinies ; celles-ci ne produisant que des infinis, lĠinfini est enfermŽ dans sa propre cha”ne de causalitŽ infinie. En tout cas, une chose est exclue et une seule, cĠest que lĠinfini vienne sĠinsŽrer dans le fini. Je pense quĠon a lˆ une clause de nŽcessitŽ majeure. La nŽcessitŽ est une clause de finitude au sens o elle exclut, et je donne raison ˆ Spinoza sur ce point, que dans lĠordre de la causalitŽ il puisse y avoir une mixitŽ de lĠinfini et du fini. Ce nĠest que dans le crŽationnisme religieux extrinsque que Dieu peut crŽer, on ne sait dĠailleurs pas trop pourquoi, des virus et des asphodles. Pour Spinoza, cela nĠa aucun sens : Dieu crŽe tout mais non pas le fait que des choses infinies puissent crŽer des choses finies. Dieu est immanent ˆ la causalitŽ gŽnŽrale, mais il nĠy a pas de prŽsence immanente de lĠinfini dans les dŽterminations de la finitude. Par consŽquent, toute finitude est une finitude pure, tout ce qui est fini nĠa en rŽalitŽ affaire, dans lĠunivers qui est le sien, quĠˆ ce qui est fini. Je crois que cĠest cela le contenu effectif de la nŽcessitŽ. La nŽcessitŽ cĠest, ˆ la fin des fins, quelque chose qui dit : une causalitŽ infinie, cĠest une causalitŽ dĠessence religieuse, une causalitŽ miraculeuse, le fini quant ˆ lui ne produit que du fini, et ˆ supposer quĠil y ait quelque part une causalitŽ infinie non miraculeuse, elle produira des effets infinis ; il y a homogŽnŽitŽ des cha”nes de nŽcessitŽ dans le fini, qui est quand mme ce que nous connaissons, et Žventuellement dans lĠinfini, que nous ne connaissons pas comme tel. Si on admet a, la cha”ne de causes et dĠeffets qui constitue un monde rŽel est une cl™ture, la cl™ture active du fini sur lui-mme. 

Je pr™nerais plut™t quĠil peut exister une immanence aux dŽterminations finies qui nĠest ni lĠhorizon ni le principe commun de lĠactive causalitŽ divine. Je serais donc amener ˆ dire quĠil peut y avoir une interruption, une cŽsure, une rupture, un surgissement, de lĠinfini dans le fini. Autrement dit, lĠinfini peut tre en position dĠexception dans la cha”ne, ce sera la thse de dŽ-cl™ture de la nŽcessitŽ que je proposerais ; ce nĠest pas une impossibilitŽ comme chez Spinoza, pour qui, si lĠinfini est dans la cha”ne, la cha”ne elle-mme serait infinitisŽe, lĠinfini ne pouvant produire que de lĠinfini. Que lĠinfini puisse tre en position dĠexception dans la cha”ne, cĠest cela prŽcisŽment que jĠappelle un ŽvŽnement.

 

Ç Interruption È de la sŽance par lĠarrivŽe sur scne dĠAhmed philosophant sur la nŽcessitŽ.

 

Il nĠa pas tort, Ahmed : lĠinterruption cĠest a, cĠest un Ç effet sans cause È. La possibilitŽ, cĠest ce quĠon concŽdera ˆ Spinoza, que quelque chose dĠinfini arrive dans une cha”ne causale de dŽterminations finies suppose quĠil surgisse comme un effet non rŽductible, qui ne peut pas tre ramenŽ aux lois de la  causalitŽ finie. Autrement dit, nous ne sommes pas en train de dire que le fini engendre lĠinfini, ce que Spinoza rŽfutait dans son thŽorme 22 ; nous disons que lĠinfini interrompt le fini. CĠest une interruption en figure dĠexception. LĠinterruption, on peut toujours dire quĠelle est un effet sans cause si on adopte lĠuniversalitŽ de la relation cause-effet.

La dr™lerie de lĠhistoire quĠAhmed nous a racontŽe, cĠest quĠil colle lĠinfini sur Moustache, cĠest-ˆ-dire sur le vilain, sur le pas beau, en lui disant : Ç Puisque vous nĠavez jamais bougŽ dĠici et que vous tes lˆ depuis toujours, cĠest vous qui tes lĠeffet sans cause È. On voit bien quĠil met en dŽfaut la conviction absolue de cl™ture de Moustache qui est que cĠest lui la cause, et que cĠest ceux qui sont venus lˆ qui sont des effets sans cause, quĠil faut forclore ou Žliminer. Ce systme dĠargumentation par renversement consiste non pas ˆ dire ˆ Moustache : Ç Mais non, il y a des systmes de causalitŽ ˆ lĠintŽrieur desquels il y a des interruptions infinies et peut-tre, parmi ces interruptions infinies, il y a les Žtrangers, parce que les Žtrangers apportent toujours une dose dĠinfinitŽ dans le paysage national, ils ouvrent la cl™ture nationale ˆ autre chose, et donc virtuellement ils reprŽsentent lĠinfinitŽ du monde, ils sont lĠinfinitŽ du monde dans le pŽril permanent de la cl™ture et de lĠenfermement dans lĠidentitŽ nationale È. ‚a, a serait la discussion argumentative. Le renversement auquel procde Ahmed consiste, par un paradoxe tout ˆ fait surprenant, ˆ mettre sur Moustache lĠinfinitŽ dont prŽcisŽment celui-ci ne veut ˆ aucun prix, puisque ce quĠil veut, lui, cĠest la cl™ture de la finitude. De ce point de vue, je remercie lĠinterrupteur de nous avoir donnŽ un ŽlŽment supplŽmentaire sur cette considŽration. Il est certain que la nŽcessitŽ est un opŽrateur de finitude ds lors quĠen vŽritŽ elle est un opŽrateur de cl™ture. On voit ˆ nouveau que cĠest toujours une figure de cl™ture qui finalement se dŽploie comme figure de la finitude. La nŽcessitŽ qui para”t tre de lĠordre de la loi, de la nŽcessitŽ des encha”nements, finalement quand on la conceptualise de faon cohŽrente comme lĠa fait Spinoza, on sĠaperoit que cĠest aussi une doctrine de cl™ture et cĠest pourquoi lĠargumentation dĠAhmed est une dŽ-cl™ture, une ouverture.

 

*

 

Maintenant, nous allons parler de Dieu. Je voudrai tout de suite dire que le Dieu dont je vais parler, ce nĠest pas le Dieu des religions. En un certain sens, il nĠexiste pas dĠobjections contre le Dieu des religions, de mon point de vue... Le Dieu des religions est avŽrŽ par un rŽcit et on nĠobjecte pas ˆ un rŽcit. LĠobjection Ç cĠest faux È est une objection faible, on pourra toujours vous rŽpondre que vous nĠavez pas vos tŽmoins confirmŽs, etc. La dispute sur le rŽcit religieux est une dispute sans issue. CĠest lˆ quĠil y a rŽellement la question de la foi : vous donnez foi au rŽcit ou vous ne lui donnez pas foi, mais vous ne pouvez pas discuter vraiment sans entrer dans une logique assez bourbeuse dans laquelle vous allez chercher les dŽfauts du rŽcit, ou alors vous allez tenter de blasphŽmer contre ce rŽcit, etc. Ce nĠest pas ˆ mon avis une discussion au sens philosophique ou spŽculatif du terme. Donc, laissons le Dieu des religions ˆ part. Ma conviction est que le Dieu des religions nĠest jamais rŽfutŽ, a nĠa pas grand sens, il y a des rŽcits distincts et il faudrait rŽfuter les Dieux des diffŽrentes religions un ˆ un, ce qui est une t‰che mŽmorable...

Ce quĠon peut par contre faire entrer en discussion, cĠest le Dieu de la mŽtaphysique, parce que, ˆ tout le moins depuis Aristote, cĠest un Dieu qui prŽtend quĠon peut prouver son existence. Le texte philosophique produit ˆ son sujet des ŽnoncŽs rationnels quĠon peut examiner. On sait trs bien quĠils viennent quand mme souvent en appui du Dieu religieux - mais pas toujours, pas chez Spinoza. La plupart du temps, ce qui est dit, cĠest que le Dieu dont lĠexistence va tre prouvŽe est le mme que celui dont on a racontŽ lĠhistoire. ‚a, a demanderait ˆ tre prouvŽ, et cĠest qui ne lĠest jamais, car en rŽalitŽ on change de registre. Nous dirons, avec Lacan, que le Dieu des religions est du registre de lĠimaginaire, tandis que le Dieu de la mŽtaphysique, qui sĠexpose ˆ des dŽmonstrations dĠexistence, est de lĠordre du symbolique.

CĠest ˆ une de ces trs fameuses dŽmonstrations de lĠexistence de Dieu que je vais mĠattacher, celle que Descartes donne dans la troisime MŽditation MŽtaphysique.

Je vous donne dĠabord le schŽma gŽnŽral de cette dŽmonstration. Descartes commence par examiner le fait que nous avons des idŽes, ce qui est indiscutable. Puis il dit que toute idŽe a un tre mixte, composite : les idŽes ont une rŽalitŽ intrinsque en tant quĠidŽes, et elles ont aussi un autre type de rŽalitŽ qui est ce de quoi elles sont lĠidŽe. Il fait ensuite entrer en ligne une assertion complexe qui est que la rŽalitŽ de lĠidŽe, cĠest-ˆ-dire son intensitŽ reprŽsentative, lĠidŽe dans lĠintensitŽ de ce quĠelle nous donne ˆ penser, a une cause. On retrouve ce principe : rien nĠest qui soit sans cause, rien nĠest comme MoustacheÉ Il examine un certain nombre dĠidŽes et constate que, bien souvent, cette cause, a peut tre nous-mmes. Pourquoi ? Car nous-mmes sommes une substance pensante, res cogitans, ce qui peut confŽrer dans bien des cas aux idŽes que nous avons une intensitŽ spŽcifique. Il va cependant montrer que lĠidŽe de Dieu est exorbitante ˆ ce que nous en soyons la cause. LĠintensitŽ de reprŽsentation contenue dans lĠidŽe de Dieu, cĠest-ˆ-dire son infinitŽ, sa Ç perfection È dans les termes de Descartes, est sans commune mesure avec nous comme chose pensante et nous ne pouvons donc pas tre les crŽateurs de cette idŽe. En ce cas, fait prudemment remarquer Descartes, cĠest quĠil y a quelque chose dĠautre que nous dans le monde - assertion qui permet pour la premire fois de sortir du solipsisme. Enfin, dernire Žtape, cette autre chose doit tre commensurable ˆ la rŽalitŽ intensive de Dieu, et ce ne peut tre bien entendu que Dieu lui-mme. Donc Dieu existe, hors de nous. CĠest compliquŽ, mais cĠest assez fortÉ

Je vais vous le dire dans la prose de Descartes. En conclusion de lĠexamen de ce quĠest une idŽe, il Žcrit :

La lumire naturelle me fait conna”tre Žvidemment que les idŽes sont en moi comme des tableaux ou des images, qui peuvent ˆ la vŽritŽ facilement dŽchoir de la perfection des choses dont elles ont ŽtŽ tirŽes mais qui ne peuvent jamais rien contenir de plus grand ou de plus parfait [lĠidŽe, elle peut tre tout ce quĠelle veut, mais elle ne peut pas excŽder en grandeur et en perfection cette chose elle-mme].

Et dĠautant plus longuement et soigneusement jĠexamine toutes ces choses, dĠautant plus clairement et distinctement je connais quĠelles sont vraies. Mais enfin que conclurai-je de tout cela ? CĠest ˆ savoir que, si la rŽalisation objective de quelquĠune de mes idŽes est telle, que je connaisse clairement quĠelle nĠest point en moi ni formellement, ni Žminemment, et que par consŽquent je ne puis moi-mme en tre la cause, il suit de lˆ nŽcessairement que je ne suis pas seul dans le monde, mais quĠil y a encore quelque autre chose qui existe, et qui est la cause de cette idŽe ; au lieu que, sĠil ne se rencontre point en moi de telle idŽe, je nĠaurai aucun argument qui me puisse convaincre et rendre certain de lĠexistence dĠaucune autre chose que de moi-mme ; car je les ai tous soigneusement recherchŽs, et je nĠen ai pu trouver aucun autre jusquĠˆ prŽsent.

Le tournant de la dŽmonstration est que si je peux montrer que lĠintensitŽ reprŽsentative de toutes mes idŽes est commensurable ˆ ce que je suis comme tre pensant, je nĠaurai aucun motif rationnel de sortir du solipsisme. Tout sera enclos, pour le coup, dans une finitude radicale qui sera celle de moi comme chose pensante. Et je serai mme en Žtat de supposer quĠil nĠy a que moi comme chose pensante. Mais voilˆ le coup de thŽ‰tre : Partant il ne reste que la seule idŽe de Dieu, dans laquelle il faut considŽrer sĠil y a quelque chose qui nĠait pu venir de moi-mme. Par le nom de Dieu, jĠentends une substance infinie, Žternelle, immuable, indŽpendante, toute-connaissante, toute-puissante, et par laquelle moi-mme et toutes les autres choses qui sont (sĠil est vrai quĠil y en ait qui existent) ont ŽtŽ crŽŽes et produites. Or ces avantages sont si grands et si Žminents, que plus attentivement je les considre, et moins je me persuade que lĠidŽe que jĠen ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par consŽquent il faut nŽcessairement conclure de tout ce que jĠai dit auparavant, que Dieu existe. Car, encore que lĠidŽe de la substance soit en moi, de cela mme que je suis  une substance, je nĠaurais pas nŽanmoins lĠidŽe dĠune substance infinie, moi qui suis un tre fini, si elle nĠavait ŽtŽ mise en moi par quelque substance qui fžt vŽritablement infinie.

Vous voyez que nous retombons absolument dans la dialectique du fini et de lĠinfini. La thse est une thse selon laquelle si rien ne vient excŽder le fini, je nĠaurais aucune raison de penser que le monde existe, ou quoi que ce soit, en dehors de moi-mme. Nous avons lˆ une cl™ture possible de la finitude dans la figure du sujet (et non pas de faon abstraite, comme chez Spinoza). Par contre, si jĠai lĠidŽe de lĠinfini, alors cette cl™ture ne tient pas et je dois avouer que Dieu existe, que lĠextŽrioritŽ absolue existe. Il nĠy a plus, dĠune faon thŽ‰trale que je trouve magnifique, que le sujet et Dieu dans un face-ˆ-face solitaire. Ce que dŽcouvre le sujet qui sĠŽveille, qui sort du solipsisme, ce ne sont pas des fleurs, lĠautre, une femme, ou nĠimporte quoi, cĠest Dieu directement. Parce que le ressort de tout cela, cĠest la dialectique du fini et de lĠinfini. Il faudra encore une autre dŽmonstration selon laquelle, puisque Dieu existe, le monde aussi existe et pas simplement moi.

Au fond, Descartes nous dit que lĠinfini en tant quĠidŽe, cĠest-ˆ-dire en tant quĠidŽe immanente au fini, exige la garantie extŽrieure dĠune transcendance. Il suit de cela une consŽquence trs grave, cĠest que toute infinitŽ est en rŽalitŽ mesurŽe par sa transcendance, cĠest-ˆ-dire quĠil nĠy a pas dĠinfinitŽ immanente du point de vue de la pensŽe ˆ proprement parler. Alors que Spinoza admet quĠil y a une infinitŽ immanente partout (il y a simplement des cha”nes de finis et des cha”nes dĠinfinis dans ce que Dieu est capable de crŽer, cha”nes qui sont absolument disjointes), il y a pour Descartes dans le fini le signe quĠil existe quelque chose en dehors : la transcendance de lĠinfini. CĠest pour cela que a sĠappelle Dieu finalement : Dieu comme nom de lĠinfini en tant que garantie transcendante de lĠimmanence de lĠidŽe.

CĠest Žvidemment ce qui va faire le contact avec le Dieu de la religion. Vous remarquerez que ce point de contact ne se fait pas vraiment chez Spinoza, qui Žtait considŽrŽ par toute la tradition du XVIIe sicle comme un athŽe camouflŽ. Pourquoi ? Parce que lĠimmanence de lĠinfini chez Spinoza nĠexige pas la sŽparation dĠavec la transcendance. Le point de dŽpart chez lui nĠest pas le sujet mais la cl™ture de la nŽcessitŽ sur elle-mme. Alors que quand le point de dŽpart est le sujet, on a un face-ˆ-face avec Dieu qui constitue la transcendance de Dieu et en fait le constitue Lui-mme comme un sujet ; on a un face-ˆ-face entre deux sujets.

La grande introduction cartŽsienne est que les opŽrations de cl™ture, et notamment la dialectique du fini et de lĠinfini, sont subjectivŽes (alors que chez Spinoza, Dieu nĠa aucune raison dĠtre un sujet, Dieu est le nom de la Substance). Elles le sont, dĠune part par le signe de lĠexistence de lĠinfini quĠest lĠidŽe, et dĠautre part par la transcendance effective qui donne raison de lĠexistence de cette idŽe. LĠinfini en tant quĠidŽe immanente au fini exige la garantie extŽrieure dĠune transcendance puisque tel est le ressort de la cl™ture du fini sur lui-mme. Le sujet va tre dŽlaissŽ dans sa finitude quand il aura compris que lĠidŽe de lĠinfini ne lĠen fait pas sortir ; elle ne lĠen fait sortir que sĠil suppose quĠune transcendance a crŽŽ et garanti cette idŽe. Dieu en tant que concept, cĠest a : la garantie transcendante que lĠidŽe de lĠinfini nĠest pas une pure chimre.

 

Ahmed entre ˆ nouveau en scne car, sur Dieu, il a aussi quelque chose ˆ dire...

 

Notre interrupteur a commencŽ par une fameuse formule de Lacan : Ç Dieu est inconscient È. Je voudrais le prendre dans la lumire de ce que nous avons dit. On pourrait soutenir, en reprenant lĠargumentation de Descartes, quĠen rŽalitŽ lĠinfini, comme contenu de lĠidŽe de Dieu, nĠest pas transcendant mais est simplement inconscient. CĠest dans une autre strate que celle de la reprŽsentation explicite des idŽes que la rŽalitŽ, quelle quĠelle soit, de Dieu se situe. Si bien que je proposerais de substituer ˆ lĠexpression Ç Dieu est inconscient È lĠexpression Ç Dieu est inconscient lui-mmeÈ et que cĠest toujours ce quĠIl a secrtement nommŽ. CĠest-ˆ-dire cette part inaperue du symbolique qui encadre tous les rŽcits imaginaires ; quel que soit un rŽcit imaginaire, il faut bien quĠil dispose dĠun encadrement symbolique suffisant pour donner lĠimpression quĠil touche au rŽel. De ce point de vue-lˆ, la fable religieuse est ŽlucidŽe en un certain sens par la spŽculation mŽtaphysique. Lorsque Descartes, dans une toute autre intention Žvidemment, montre que le contenu de reprŽsentation conscient de lĠidŽe doit tre garanti par autre chose que cette reprŽsentation, il est extrmement proche des instruments dĠanalyse mis en Ïuvre par Freud et par Lacan. Ce qui fait signe de quelque chose dans un imaginaire symptomal doit tre dŽchiffrŽ par une rŽfŽrence symbolique qui nĠest pas explicite dans lĠimmŽdiatetŽ de son existence. Il y a quelque chose dans la preuve ontologique de Descartes qui touche ˆ a en rŽalitŽ. Si la garantie divine comme extŽrioritŽ aux signes qui lĠarticulent nĠest jamais dŽtectable quĠau niveau de la symbolique inconsciente, on pourra en effet reprendre Descartes, lĠŽcrire tout autrement et conclure que Dieu, cĠest lĠinconscient pour autant quĠil est la possibilitŽ, la ressource infinie latente dont nous nĠavons au niveau conscient que des signes.

Ce qui reviendrait finalement ˆ lier les deux thmes dĠaujourdĠhui en disant que lĠŽvŽnement, quĠun ŽvŽnement, est une interruption de la cl™ture finie de la nŽcessitŽ par un ŽlŽment qui nĠest pas rŽductible ˆ cette nŽcessitŽ et est toujours subjectivement peru dĠabord par lĠinconscient lui-mme. LĠengagement subjectif au regard dĠun ŽvŽnement et des consŽquences de cet ŽvŽnement requiert en effet quelque chose du sujet qui ne lui Žtait pas antŽrieurement transparent et connu. Tout le monde fait cette expŽrience, dont je parle souvent, de la dŽcouverte dĠune capacitŽ quĠon ignorait en soi-mme, cĠest-ˆ-dire de la dŽcouverte, provoquŽe par lĠŽvŽnement, que nous sommes capables de plus que ce dont nous imaginions que nous Žtions capables. LĠŽvŽnement mobilise autre chose que nos nŽcessitŽs ordinaires, autre chose que ce que nous contr™lons du point de vue de notre langage, de nos images, etc. Et cela, on le sait bien, cĠest la ressource inconsciente. Descartes a tort de penser que la ressource du sujet requiert une transcendance extŽrieure : peut-tre requiert-elle quelque chose, quĠen forant un petit peu, on pourrait appeler une transcendance intŽrieure. Aprs tout, on peut dire que lĠinconscient est la transcendance intŽrieure du conscient, cĠest-ˆ-dire lˆ o le conscient peut puiser dans une rŽserve quĠil ne contr™le pas mais qui nĠen est pas moins lˆ.  Je pense que lĠarticulation dĠun sujet sur une nouveautŽ, une crŽation, une procŽdure de vŽritŽ, se fait toujours dans la mŽdiation de lĠinconscient - lĠinconscient comme rŽserve de ce qui a ŽtŽ signalŽ ˆ la conscience sans quĠelle soit en mesure tout de suite dĠtre commensurable ˆ ce qui lui a ŽtŽ signalŽ. Il faut donc bien distinguer le signe conscient que lĠŽvŽnement produit dans la configuration subjective, de la ressource nouvelle qui est dŽlivrŽe par cette rencontre en tant que capacitŽ prŽalablement inconnue.

Mon propos, vous le voyez, est dĠimmanentiser Descartes, de conserver en un certain sens le schŽma gŽnŽral de sa dŽmonstration, mais en immanentisant lĠinfini dont il parle. Nous nĠaurions pas besoin dĠune garantie extrinsque, mais dĠune ressource elle-mme infinie - car de toutes faons on nĠen conna”t pas la limitation (Freud le dit souvent : lĠinconscient est quasi infini) - dĠune infinitŽ latente qui est mobilisŽe comme contenu dĠune reprŽsentation immŽdiate qui nĠen est pas la mesure. CĠest pour a quĠil est possible ˆ un sujet, toujours, de penser et dĠexpŽrimenter quĠil se dŽcouvre capable de ce dont il ne se savait pas capable. Ne pas se savoir capable, cĠest en effet pris dans les contraintes de la finitude consciente, mais dŽcouvrir quĠon est capable de ce dont on ne se savait pas capable, cĠest ce qui vient ˆ la place de la garantie transcendante cherchŽe en Dieu par Descartes en tant que ce serait la ressource inconsciente. Donc Dieu est lĠinconscient. CĠest en ce sens que, dans notre existence, lĠinconscient hante le conscient et ce non pas sous les formes dominantes de la nŽvrose ou de lĠimpuissance mais au contraire sous les formes constamment possibles du plus de possibilitŽs que ce que le conscient dŽclare. ƒvidemment il faut quĠil y ait quelque chose qui dŽclenche cette communication dans des conditions spŽcifiques et cĠest cela mme que jĠappelle un ŽvŽnement.

Un ŽvŽnement, cĠest toujours aussi une rŽquisition consciente de la ressource inconsciente et cĠest en ce sens quĠil est non seulement infini en tant quĠinterruption de la nŽcessitŽ extŽrieure, mais il est aussi infini en tant que rŽquisition de lĠinfinitŽ intŽrieure qui monte ˆ la surface des connexions finies qui dĠordinaire nous constituent.

Ainsi si on connecte les deux figures de finitude que sont la nŽcessitŽ, ds lors quĠelle constitue une cl™ture du fini sur lui-mme, et Dieu en tant quĠen quelque sorte il nous exile de lĠinfini (ce que la Gense raconte explicitement), si on procde ˆ une lecture hors cl™ture de ces deux opŽrateurs de finitude, on dŽcouvre dans le premier cas la dimension ŽvŽnementielle, cĠest-ˆ-dire la possibilitŽ alŽatoire que lĠinfini soit en position de rupture et non pas dĠextŽrioritŽ par rapport aux cha”nes nŽcessaires, et en mme temps que Dieu, aprs tout, peut tre le cadre symbolique dĠune fable imaginaire telle quĠune rencontre vient ˆ la fois briser ou limiter la fable imaginaire et susciter une capacitŽ prŽalablement inconnue. CĠest pourquoi je voulais aujourdĠhui connecter la nŽcessitŽ et Dieu, comme cela a toujours ŽtŽ fait, mais pour en dŽjouer la double contrainte. CĠest aussi pour cela que jĠai ŽtŽ content que vienne notre Ç invitŽ non-invitŽ È, si je puis dire, pour raconter lĠhistoire de la cause et de lĠeffet dans le paradoxe que jĠai dit, cĠest-ˆ-dire coller lĠinfini sur lĠautre, celui qui ne veut pas, et qui est aussi venu raconter quĠil voulait coller ce Dieu inconscient ˆ Mme Pompestan qui, elle, nĠavait que la preuve Žlectorale de son existence.

Lundi 18 mai 2015

Argument : La Mort

La Mort

Nous avons cette annŽe ŽtudiŽ de prs lĠidŽologie dominante aujourdĠhui – notamment dans le champ philosophique -, ˆ savoir lĠidŽologie de la finitude. Nous en avons en particulier dŽtectŽ les opŽrateurs, soit ce qui Ç active È dans les sujets la conviction dĠtre irrŽmŽdiablement finis, sans rien qui excde cette finitude, et donc asservis aux Ç rŽalitŽs È, au premier rang desquelles se tient le substrat Žconomique de la domination contemporaine, ˆ savoir le rgne de la propriŽtŽ privŽe et de son dŽploiement dans les catŽgories de la production, des Žchanges et de la systŽmatique financire.

Nous avons traitŽ de quatre opŽrateurs cruciaux : lĠidentitŽ, la rŽpŽtition, la nŽcessitŽ et Dieu (ce dernier pouvant prendre diverses formes, qui se ramnent ˆ ceci que tout infini est une transcendance inaccessible, sauf ˆ humilier en nous tout orgueil, toute prŽtention in-finie).

Dans la sŽance qui vient, nous traiterons du plus vieux et du plus indestructible des opŽrateurs de finitude, celui dont lĠŽvidence soutient tous les autres, ˆ savoir la mort. NĠest-elle pas la preuve absolue de notre irrŽmŽdiable dimension finie, cette mort quĠon appelle depuis toujours, prŽcisŽment, la Ç fin È ? Il nous faudra examiner de faon critique les principales variations contemporaines de cet argument, notamment la conception heideggŽrienne de lĠexistence (du Dasein) comme Ç tre-pour-la-mort È. Nous proposerons une dŽfinition de la mort non comme fin et finitude, mais, dans un cadre phŽnomŽnologique renouvelŽ, comme variation Ç hors contr™le È de lĠintensitŽ dĠexistence. Nous donnerons toute leur force neuve, les dŽtachant de leur contexte religieux, et ˆ lĠexclamation de saint Paul Ç Mort, o est ta victoire ? È, et au thŽorme de Spinoza : Ç La pensŽe de lĠhomme libre se dŽsintŽresse de la mort, et mŽdite non sur la mort, mais sur la vie È.

Une fois encore, une surprise est attendue. QuelquĠun prŽtend troubler et confirmer ˆ la fois notre mouvement de pensŽe en proposant ˆ notre assemblŽe, par des moyens inŽdits, de se rallier massivement au mot dĠordre : Ç A bas la mort ! È.

SŽance

Parution de quelques livres rŽcents dĠAlain Badiou

1. Le second procs de Socrate (thŽ‰tre) Ždit. Actes Sud [dans sa version complte, car la version radiophonique rŽcemment diffusŽe sur France Culture Žtait une version rŽduite]

2. Quel communisme? Entretien avec Peter Engelmann Ždit. Bayard

3. Le SŽminaire – Heidegger : LĠtre 3 – Figure du retrait (1986-1987) Ždit. Fayard

 

Nous allons partir de la notion de nihilisme. Que faut-il entendre par lˆ ? Le nihilisme est une figuration, un diagnostic sur lĠŽtat du monde et de la pensŽe, qui sĠŽtablit au XIXe sicle (on peut soutenir que la premire philosophie nihiliste est en un certain sens la philosophie de Schopenhauer) sur les ruines des vieilles convictions de classe ou des convictions religieuses - comme si le nihilisme venait nommer le vide dans lequel se trouve la symbolisation collective.

On pourrait dire que le nihilisme cĠest la subjectivation nŽgative de la finitude, il est au fond la conscience organisŽe, ou anarchique (les deux sont possibles), de ce que, puisque nous mourons, rien nĠa dĠimportance. La figure la plus classique du nihilisme est dĠŽnoncer que, au regard de la mort, tout se trouve dŽvaluŽ, dŽsymbolisŽ ou intenable. il sĠagit dĠune Žgalisation de la totalitŽ de ce qui pourrait avoir valeur, au regard de la finitude ontologique radicale que reprŽsente la mort. Cette question du rapport entre le nihilisme et les valeurs est, comme vous le savez, une question centrale dans la philosophie de Nietzsche, qui va reprendre ce thme du nihilisme pour en faire un usage diagnostique et critique trs important.

En rŽalitŽ, lĠŽnoncŽ Ç Puisque nous mourons, rien nĠa dĠimportance È peut rester thŽologique. On peut dire en effet : Ç Rien nĠa dĠimportance, sinon Dieu, sinon le salut Žternel, sinon lĠautre vie, ...È et on va alors sĠembarquer dans quelque chose qui nĠest pas le nihilisme, mais la vocation au martyre ou ˆ lĠespŽrance dans la mort elle-mme, en tant que la mort est la seule porte de lĠinfini, et donc la seule porte de la valeur effective, de la valeur suprme. Il faut donc dire que le nihilisme accompli, le nihilisme complet, cĠest celui qui non seulement inclut la mort comme constat de la dŽvaluation inŽluctable des diffŽrences, mais qui complte ce jugement par celui de la mort de Dieu. On ne peut donc parler de nihilisme complet que si on a le couplage de la mort de lĠhomme et de la mort de Dieu. CĠest Žvidemment en ce sens que Dosto•evski fait dire ˆ un de ses personnages que Ç si Dieu est mort, tout est permis È. CĠest un ŽnoncŽ nihiliste au sens o, si Dieu est mort, rien ne permet de soutenir une inŽgalitŽ des valeurs. LĠŽvaluation elle-mme est sans intŽrt ˆ partir du moment o il y a la mort dans sa double constitution, ˆ savoir la mort empirique des hommes et la mort historique des dieux.

Ce nihilisme en rŽalitŽ organise probablement une disposition historique compliquŽe, et inachevŽe encore aujourdĠhui, qui nŽcessairement construit ce que jĠappellerai une fausse contradiction, une contradiction qui reprŽsente les deux variantes subjectives possibles du nihilisme Žtabli.

La premire position est un nihilisme sceptique et athŽe, qui est en fait lĠidŽologie portative la plus rŽpandue du monde contemporain. Ç Ce qui est bien, cĠest le doute quoi ... È, ce qui est une interprŽtation absolument fallacieuse de Descartes, quand on sait que lui, ce qui lĠintŽressait, cĠŽtait de prouver lĠexistence de Dieu et de sŽjourner dans le doute le moins longtemps possible. CĠest devenu une sorte dĠhŽritage qui a une longue histoire, y compris franaise, et qui aboutit ˆ ceci quĠau fond un rgne doucement sceptique dĠopinions raisonnables combinŽ ˆ un athŽisme souriant est un Žtat subjectif acceptable, mme sĠil ne para”t pas trs vigoureux, trs passionnant. CĠest une configuration nihiliste, mais cĠest le nihilisme quĠon pourrait appeler Ç non tragique È, le nihilisme installŽ, le nihilisme paisible. LĠautre position, cĠest par contre le dŽsir Žperdu de la rŽsurrection de Dieu – cĠest aprs tout une grande habitude des dieux que de ressusciter : ils ont en effet toujours approuvŽ que leur grandeur cĠŽtait de lancer un dŽfi ˆ la mort.

AujourdĠhui, cĠest absolument ce que nous avons sous les yeux, y compris au niveau des opinions moyennes : dĠun c™tŽ, la volontŽ de prŽserver quelque chose du nihilisme sceptique, de lĠathŽisme souriant et du mode de vie qui y correspond, et puis de lĠautre c™tŽ, une tension vers lĠimpossible rŽsurrection du Dieu mort. Cette contradiction est, je pense, une fausse contradiction, cĠest une contradiction qui organise le nihilisme lui-mme en tant que renoncement primordial de lĠŽvaluation et en particulier en tant que renoncement ˆ la catŽgorie de vŽritŽ. Cette contradiction, comme cĠest toujours le cas des grandes contradictions, a aujourdĠhui une forme tragique et une forme comique (mais parfois de comique sinistre). La forme tragique cĠest le heurt extraordinairement violent, exclusivement dĠailleurs autour des puits de pŽtrole (cĠest un nihilisme pŽtrolier), entre ce quĠon pourrait appeler la barbarie archa•que et la barbarie sophistiquŽe : cĠest-ˆ-dire tuer au couteau de boucher ou tuer au drone Žlectronique. Vous tes obligŽs de payer un peu de votre personne dans le premier cas, alors quĠavec le drone vous restez dans votre fauteuil et vous commandez lĠassassinat ˆ 3000 kilomtres de distance avant de rendre compte au prŽsident de la  RŽpublique qui a signŽ, lui, lĠordre dĠassassinat. CĠest la forme tragique parce quĠelle est hantŽe tout de mme par la mort, le meurtre, lĠoccupation et elle est dĠautant plus tragique quĠon ne voit pas dĠissue ˆ cela, on ne voit pas quĠon puisse donner un sens ˆ une issue quelconque de cet affrontement, prŽcisŽment parce quĠil est lĠaffrontement de deux positions en un certain sens lĠune et lĠautre intenables.  

Quant ˆ la forme comique, cĠest quĠun journal puisse titrer, comme si cĠŽtait la nouvelle du jour, sur la longueur des jupes des collŽgiennes. ‚a restera dans lĠhistoire comme Ç la guerre des jupes È... Ce nĠest pas tout ˆ fait la mme que lĠautre, mais en rŽalitŽ, par en-dessous, cĠest lĠexpression de la mme contradiction, puisque le nihilisme sceptique et athŽe cĠest aussi tout un univers de reprŽsentations de la fŽminitŽ, du rapport ˆ la fŽminitŽ etc. et que lĠimpossible rŽsurrection du Dieu mort porte aussi sur ce point. Cette querelle est donc la forme comique de la guerre.

On peut se demander ce quĠil y a de commun aux deux termes de cette contradiction. Eh bien, ce quĠil y a de commun cĠest finalement la finitude. CĠest Žvident dans la forme du nihilisme sceptique et athŽe, pour lequel lĠŽvaluation nĠest pas ce qui importe, car ce qui importe cĠest le libre jeu des opinions. Quant ˆ la figure de lĠimpossible rŽsurrection du Dieu mort, on sait bien que le Dieu, vous ne pouvez y accŽder quĠen manifestant et en martyrisant votre finitude, il sĠagit toujours de lĠhumiliation de la finitude devant la grandeur de lĠinfini, qui elle est transcendante et extŽrieure.

Donc, dans les deux cas, cĠest la puissance de la finitude qui est convoquŽe comme sol, comme territoire, de lĠopposition et elle est convoquŽe sous sa quadruple forme opŽratoire, que je rappelle : lĠidentitŽ, la rŽpŽtition, la nŽcessitŽ et Dieu lui-mme. Ces quatre termes sont en effet prŽsents au cÏur de la contradiction dont je parle.

LĠidentitŽ, car cĠest Žvidemment une guerre identitaire. Ç Guerre des civilisations È, guerre des religions, guerre de lĠOccident et de ce qui nĠest pas lĠOccident, guerre de la dŽmocratie et de la tyrannie, elle a dĠinnombrables noms, mais elle se prŽsente bien comme une guerre identitaire. RŽpŽtition, parce que, dĠune certaine manire, cĠest une scne qui a dŽjˆ ŽtŽ jouŽe, notamment dans la reprŽsentation dĠun conflit entre Orient et Occident. On peut ici mobiliser les croisades ou, en sens inverse, lĠexpansion de la religion musulmane sous lĠempire ottoman, ou, de nouveau dans lĠautre sens, le colonialisme avec lĠimposition par les chrŽtiens dĠune autoritŽ sur des peuples musulmans – dans tous les cas, cĠest une scne historiquement constituŽe qui se rŽpte. NŽcessitŽ, parce quĠil y a nŽcessitŽ du dŽploiement de la modernitŽ conue comme ennemi irrŽductible de la tradition. CĠest la question de la symbolisation, de la valeur, qui est posŽe comme nŽcessitŽ de ce que la modernitŽ puise se dŽvelopper sans entraves, sans les rŽticences et objections de la tradition. Enfin Dieu, car on voit bien que cĠest la ligne de partage entre dĠun c™tŽ le scepticisme, qui inclut la nŽcessitŽ ou lĠautorisation du blasphme, et de lĠautre c™tŽ la tentative de ressusciter le Dieu mort, qui dit quĠau contraire on respecte les contenus de la foi.

Le terme commun dans ce conflit cĠest lĠexaspŽration de la puissance de la finitude. Ce que je voudrai remarquer aujourdĠhui cĠest que identitŽ, rŽpŽtition, nŽcessitŽ et Dieu sont en fait concentrŽs dans le motif de la mort. La pensŽe de la finitude est essentiellement une pensŽe mortifre et mortifiante. La mort est la rŽcapitulation implicite ou explicite des quatre termes.

DĠabord, lĠidentitŽ. Dans la logique de la finitude, on ne sait qui est quelquĠun que quand il est mort. La mort est le sceau qui permet de dire ce quĠest quelquĠun – sinon, vous ne savez pas encore de quoi il est capable. CĠest un thme que vous trouverez ds la tragŽdie grecque. La mort est ce qui vient sceller le destin identitaire des individus mais aussi des peuples : on conna”t la fascination de tout le XVIIIe sicle pour la chute de lĠempire romain, qui Žtait le point dĠo on pouvait saisir et penser ce quĠavait ŽtŽ vraiment, dans son tre propre, lĠidentitŽ de lĠempire romain. Il y a une phrase de Sartre assez terrible sur ce point quand il dit : Ç ĉtre mort, cĠest tre en proie aux vivants È. La mort est effectivement ce moment o vous ne pouvez plus arguer ou plaider pour vous-mmes contre le verdict que les vivants portent sur vous.

La rŽpŽtition. La mort, cĠest ce qui fait que tout individu est substituable ˆ tout autre. Ç La mort, cĠest la grande ŽgalitŽ È, thme qui court partout, dans toutes les religions. Au moment de la mort, cĠen est fini dĠtre le roi, dĠtre le manant, vous allez mourir et devant cette terrible menace de la mort et du Jugement dernier, vous tes dans la substitution des uns aux autres. La mort est ce par quoi lĠhumanitŽ rŽpte, indŽfiniment, sa finitude constitutive. CĠest le sens de la mŽditation poursuivie par lĠEcclŽsiaste : Ç Rien de nouveau sous le soleil È. CĠest-ˆ-dire que tout va vers la mort, sans que la mort elle-mme change quoi que ce soit. Avec la mŽtaphore magnifique Ç Tous les fleuves coulent vers la mer, et la mer ne se remplit pas È. Cette communautŽ dans la mort est aussi un anŽantissement du temps, la capacitŽ crŽatrice du temps sĠy trouve absolument annulŽe ; Ç QuĠest-ce que cent ans, quĠest-ce que mille ans, puisquĠun seul instant les annule ?È (Bossuet).

La nŽcessitŽ. La mort est la seule chose dont nous soyons certains. Tout le reste est alŽatoire, variable - ˆ la fin des fins, la nŽcessitŽ pure de la vie humaine est cristallisŽe dans la mort. Malraux prte ˆ Staline, sur ce point, un ŽnoncŽ qui a ŽtŽ contestŽ. Staline aurait dit, un jour quĠil Žtait mŽlancolique sans doute : Ç Ë la fin, cĠest la mort qui gagne È ... mme si on est Staline. CĠest le nihilisme stalinien. 

Et puis Dieu, Žvidemment. Dieu est connectŽ ˆ la mort depuis toujours. Dieu, cĠest la promesse de lĠimmortalitŽ, cĠest lĠimmortalitŽ en fait en elle-mme, Dieu cĠest le nom de la non-mort.

Vous voyez que la mort est le motif qui rŽcapitule les instances de la finitude, et cĠest du reste pourquoi elle est convoquŽe comme argument ultime ˆ chaque fois quĠon suppose, ou quĠon invoque, la possibilitŽ dĠun accs immanent, effectif, de lĠhumanitŽ ˆ quelque vŽritŽ ˆ pouvoir infini - on dira toujours : Çen fin de compte, lĠhomme est un animal mortel È. JĠai toujours trouvŽ admirable, de ce point de vue, que lĠexemple canonique que lĠon a rŽpŽtŽ dans les Žcoles de ce que cĠest quĠun raisonnement logique Žtait : Ç Tous les hommes sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel È. Ce qui est connectŽ dans cet exemple, cĠest la triple liaison entre la nŽcessitŽ, ˆ savoir le syllogisme comme forme logique de la nŽcessitŽ, la prŽtention ˆ la sagesse ou ˆ la grandeur incarnŽe par Socrate, et, faisant nÏud entre les deux, la mort. Ce syllogisme pŽdagogique est un vecteur empoisonnŽ de finitude. CĠest pour a quĠil est donnŽ ˆ tout le monde comme un principe de sagesse logique.

Il serait maintenant intŽressant de se demander quelle est la forme absolument moderne de cela. Je pense que ce nĠest pas du tout de faire valoir la mort, de lui donner une place importante, mais cĠest de traiter sa finitude par recouvrement. Il sĠagit de lĠabsenter un peu paisiblement, de la relŽguer dans des coins perdus, si possible, avec lĠidŽe que, de toute faon, on vit dŽjˆ plus longtemps É Au fond, lĠidŽe est que finalement la mort est recouverte par le tapis des marchandises. La mobilitŽ consumŽriste, la possibilitŽ pour lĠhumanitŽ dĠavoir un encore ˆ portŽe de la main, lĠencore sŽriel de la marchandise (encore un objet, encore un voyage É ), cĠest en rŽalitŽ ce qui recouvre les catŽgories de la mort tout en Žtant en rŽalitŽ le mme quĠelle. Parce que, si on y rŽflŽchit, le consumŽrisme marchand, cĠest aussi finalement la rŽpŽtition, lĠidentitŽ des objets etc. CĠest donc la mort dans sa forme consommable. JĠai toujours le sentiment que quand on achte un objet, quel quĠil soit, surtout les objets les plus inutiles, cĠest-ˆ-dire les plus amusants, cĠest comme quand, au Moyen ċge, les gens achetaient une indulgence. CĠest acheter une toute petite garantie contre la vilenie de la mort, cĠest un petit morceau de fŽtiche anti-mort. LĠimage mythique que jĠen aurais, cĠest que quand on se serait entirement recouvert petit ˆ petit de a, et que finalement on dispara”trait derrire, on serait mort ; cĠest lˆ que finalement la rŽalitŽ vŽritable, celle qui est vraiment immortelle, triomphe : cĠest lĠimmortalitŽ du marchŽ. CĠest le grand confort, la vie est recouverte par des instances dĠindulgences parcellaires de telle faon que ce recouvrement finit par Žvacuer la mort, tout simplement parce quĠil est identique ˆ la mort.

En rŽalitŽ, je pense que la grande modernitŽ cĠest dĠavoir gŽnŽralisŽ la mort lente, cĠest-ˆ-dire dĠŽviter, autant que faire se peut, la mort catastrophique CĠest pour cela que les catastrophes sont trs mal vŽcues dans nos sociŽtŽs. Il ne doit pas arriver de catastrophes, cĠest pathologique a. La mort tragique, inattendue, est inacceptable. Tout dĠun coup, la mort est lˆ, mais quĠest-ce quĠelle fait lˆ ? Que fait le gouvernement ? Le voyage en avion en Tha•lande, cĠest fait pour se reposer et pas pour se planter par terre et mourir. On est obligŽ de ressentir quĠil y a lˆ un drame terrible. Pourquoi ? En dŽfinitive, on a beaucoup moins de chances de se tuer en avion quĠen descendant son escalier, ce nĠest donc pas au niveau de la statistique gŽnŽrale que cela se joue, mais cĠest parce que cĠest une mort ˆ dŽcouvert, une mort qui nĠest pas dans la loi de la mort moderne qui est la mort ˆ petit feu et si possible presque sans sĠen apercevoir.

La thse sous-jacente ˆ tout cela, il faut bien le dire, cĠest que la mort est le principe constitutif de lĠhumanitŽ comme telle. DŽrŽliction de lĠhomme comme Ç lĠtre pour qui il y a la mort È, le problme Žtant de parer ˆ lĠangoisse extrme que provoque cette conviction. Le philosophe contemporain qui a pensŽ cela le plus en profondeur, cĠest Heidegger. Il a en effet dit quĠen dŽfinitive lĠhomme, du point de vue de sa fin immanente, Žtait Ç un tre pour la mort È et il conduit sur ce point une mŽditation trs fondamentale sur la finitude. Je vous lis un extrait de Sein und Zeit (ĉtre et  Temps) : Finir, cela ne signifie pas nŽcessairement sĠachever. La question  devient plus pressante : dĠune faon gŽnŽrale, en quel sens la mort doit-elle tre conue comme fin de la rŽalitŽ humaine ? (Ç rŽalitŽ humaine È a ŽtŽ, un certain temps, la traduction, trs Žtrange, de Dasein ; en rŽalitŽ, je pense quĠil faut traduire Dasein par da sein, cĠest-ˆ-dire par Ç tre-lˆ È - la mort,  jĠy reviendrai, cĠest la question, non pas de lĠtre, mais de lĠtre-lˆ, lĠtre dans le monde, lĠtre particularisŽ qui a une place quelque part). Finir veut dire dĠabord cesser et cela suivant un sens qui comporte certaines diffŽrences ontologiques. La pluie cesse, elle nĠa plus la rŽalitŽ dĠune chose donnŽe. Le chemin cesse, mais cette fin ne signifie pas que le chemin sĠŽvanouisse ; la cessation le dŽtermine prŽcisŽment comme le chemin que voici prŽsentement donnŽ. Heidegger distingue ici, je reprends ici les termes que jĠai prŽcŽdemment utilisŽs, le fini comme passivitŽ dĠachvement et le fini comme Ïuvre. La pluie cesse : elle a disparu, elle est passivement terminŽe. Tandis que si le chemin cesse, cĠest parce que cĠest sa fin propre, il nous a conduit quelque part qui est sa fin, fin qui constitue le chemin comme un sens, un tracŽ, qui va dĠun point ˆ un autre. La fin, dans ce cas, cl™t la possibilitŽ dĠune Ïuvre. Finir en tant que cesser peut donc signifier passer ˆ lĠŽtat dĠune chose irrŽelle ou au contraire avoir uniquement, gr‰ce ˆ cette fin, la rŽalitŽ dĠune chose donnŽe. En ce dernier sens, finir peut encore soit dŽterminer une chose donnŽe mais qui nĠest pas prte - par exemple la route qui est encore en construction sĠinterrompt - soit constituer, pour une chose donnŽe, le fait dĠtre prte : avec le dernier coup de pinceau, le tableau est prt. Nous avons lˆ effectivement immŽdiatement la mŽtaphore de lĠÏuvre, dans le fait que le dernier coup de pinceau est ce qui en achve la gloire finie, tandis que quand le chemin sĠarrte parce quĠil nĠest pas encore construit, cĠest une cessation transitoire et passive. De mme encore finir au sens de sĠŽvanouir peut se modifier selon le mode dĠtre de lĠexistant : la pluie est finie cĠest-ˆ-dire Žvanouie, le pain est fini cĠest-ˆ-dire  consommŽ, ce nĠest plus un ustensile dont on puisse disposer (autrement dit : le pain est fini, mais il a repli la fonction propre ˆ laquelle il Žtait destinŽ).

Ce nĠest par aucune de ces manires de finir que lĠon peut adŽquatement caractŽriser la mort en tant que fin de lĠtre-lˆ. Si lĠon comprenait le fait de mourir en tant que parvenu ˆ la fin, au sens de lĠune quelconque des manires de finir examinŽes plus haut, on poserait alors lĠtre-lˆ comme simple rŽalitŽ de chose donnŽe ou comme rŽalitŽ ustensile. Dans la mort, lĠtre-lˆ nĠest pas achevŽ et il nĠest pas non plus simplement Žvanoui ni moins encore dŽfinitivement apprtŽ ou compltement disponible comme un ustensile. Autrement dit : dans la mort, le Dasein nĠest ni comme le chemin, ni comme la pluie, ni comme le tableau ni comme le pain quĠon mange. De mme quĠaussi longtemps quĠil est, lĠtre-lˆ est en permanence son pas-encore, de mme Žgalement il est ds toujours sa fin. Cette fin, que lĠon dŽsigne par la mort, ne signifie pas, pour lĠtre-lˆ, tre ˆ la fin, tre fini, elle dŽsigne un tre-pour-la-fin qui est lĠtre de cet existant. La mort est une manire dĠtre que lĠtre-lˆ assume ds quĠil est. Ds quĠun humain vient ˆ la vie, dŽjˆ il est assez vieux pour mourir.

Cette description heideggŽrienne de la mort consiste essentiellement ˆ dire que, dans le cas de lĠhomme, la finitude est radicalement immanente. La mort nĠest pas quelque chose dĠextŽrieur qui pourrait indiquer une finitude passive ou une finitude dĠÏuvre de la vie humaine ; celle-ci est, de lĠintŽrieur, commandŽe ou orientŽe vers la mort, le Dasein est Ç pour la mort È ds le commencement. Autrement dit, le propre de lĠhomme cĠest que la question de la mort, de la finitude, est interne ˆ son existence et ˆ sa dŽfinition et ne lui vient pas de lĠachvement ou de la cessation, qui ne sont que des apparences empiriques. La fin, dans le cas de la vie humaine, est au commencement. Elle est une composante inŽluctable du projet de vie en lui-mme.

Je pense quĠon est parvenu lˆ ˆ la forme la plus dense et la plus complte dĠune relation organique entre lĠexistence humaine et la finitude. Cette thse est ˆ mon sens la plus radicale concernant lĠassomption de la finitude parce quĠelle est une thse qui immanentise la finitude de faon absolue. Au fond, elle fait jouer ˆ la mort le mme r™le que, dans la pensŽe de Hegel, joue lĠabsolu (puisque Hegel finit par conclure que si nous parvenons ˆ rejoindre lĠabsolu, cĠest parce que lĠabsolu est auprs de nous ds le commencement). Les textes de Heidegger, si on les prend au sŽrieux, nous disent que la mort est aussi lĠabsolu de la vie humaine, cĠest-ˆ-dire ˆ la fois son commencement, son origine et son destin.

Je voudrais soutenir une autre thse sur la mort, une thse au contraire dĠextŽrioritŽ absolue de la mort, une thse de dŽs-immanentisation radicale de la mort. Si vous voulez avoir les dŽtails complets, reportez-vous ˆ Logiques des mondes, livre III, section 4, un chapitre qui sĠappelle Ç lĠexistence et la mort È, o vous trouverez tout le contexte dont je ne peux donner ici quĠune esquisse.

LĠidŽe, simple ˆ vrai dire, que je voudrai soutenir cĠest que la mort survient, elle nĠest pas le dŽpli immanent dĠune programmation linŽaire. Mme si on dit que la vie humaine ne peut pas dŽpasser cent-vingt ans pour des raisons biologiques, gŽnŽtiques etc., la mort, en tant que mort, est toujours quelque chose qui arrive. Sur la mort, un grand penseur, cĠest La Palice. Une vŽritŽ de La Palice, cĠest que Ç un quart dĠheure avant sa mort, il Žtait encore en vie È. Ce nĠest pas du tout une absurditŽ ou une niaiserie. ‚a veut dire que, Ç un quart dĠheure avant sa mort È, il nĠy a pas ce que nous Heidegger : Ç un quart dĠheure avant sa mort È, il nĠŽtait pas Ç un tre-pour-la-mort È depuis sa naissance. Ç Un quart dĠheure avant sa mort È, il Žtait vivant et la mort lui arrive. Et je soutiens que la mort arrive toujours de lĠextŽrieur. Spinoza a dit une chose magnifique lˆ-dessus : Ç Nulle chose ne peut tre dŽtruite sinon par une cause extŽrieure È. Eh bien, jĠassume cet axiome. Il y a une longue preuve de cela chez Spinoza, mais je ne vous la donne pas. Cette phrase veut dire que la mort est en position dĠextŽrioritŽ radicale ; on ne soutiendra mme pas quĠune rŽalitŽ humaine, un Dasein, soit mortel. Parce que Ç mortel È veut dire quĠil contient la virtualitŽ de la mort de faon immanente. En vŽritŽ, tout ce qui est, est gŽnŽriquement immortel, et la mort survient.

Je dŽfinirai la mort comme une mutation du statut existentiel dans un monde donnŽ, ce dont je vais essayer de vous donner le schŽma gŽnŽral. Nous sommes tous dans un monde, lˆ-dessus Heidegger a raison, nous sommes quelque part, nous sommes localisŽs et notre tre propre contient et dŽtient cette localisation. LĠapproche mŽtaphysique que je propose est la suivante : le registre de lĠtre dĠun c™tŽ, et le registre de lĠexistence dĠun autre c™tŽ, doivent tre distinguŽs. LĠtre, cĠest de la multiplicitŽ pure, sous une forme ou sous une autre. LĠexistence, elle, est toujours existence en un lieu. Il faut donc distinguer, comme Heidegger le fait avec virtuositŽ, lĠtre et lĠtre-lˆ. La pensŽe de lĠtre, cĠest une chose (vous savez que je soutiens quĠelle se confond avec lĠanalytique des multiplicitŽs, soit la mathŽmatique), la pensŽe de lĠexistence cĠest autre chose.

Supposons que x et y existent dans le monde. Ils ont un tre propre, indŽpendant du fait quĠils sont dans tel monde. Mais quĠest-ce que veut dire pour eux Ç exister dans un monde È ? Cela veut dire : tre en Žtat dĠtre diffŽrenciŽs de tous les autres qui sont dans le mme monde. La singularitŽ dĠexistence, cĠest la diffŽrenciation systŽmique possible entre un ŽlŽment du monde et un ŽlŽment du mme monde. Il faut donc que soit donnŽe quelque part la possibilitŽ dĠŽvaluer la diffŽrence des deux. On dira donc que Ç exister dans un monde È, cĠest tre pris dans un rŽseau pratiquement infini de diffŽrences plus ou moins fortes avec tout ce qui est dans le monde en question ; cĠest cela qui constitue la singularitŽ de notre appartenance au monde.

On appellera D (x,y) la diffŽrence entre x et y, relation dont la valeur Ç mesure È ˆ quel point x et y sont diffŽrents. La diffŽrence D (x,y) a une valeur qui va se situer entre un minimum (notŽ : µ) et un maximum (notŽ : M). Si elle est Žgale ˆ M, cĠest que x et y sont trs diffŽrents, ils sont maximalement diffŽrents ; si elle est Žgale ˆ µ, cĠest quĠils sont presque pareils, aussi pareils quĠon peut lĠtre. Un monde, dans sa machinerie ŽlŽmentaire, cĠest un jeu de diffŽrenciations, propre ˆ ce monde dŽterminŽ, oscillant entre un minimum et un maximum.

Ë partir de lˆ, on peut dire que, pour quelquĠun, Ç exister dans un monde È, cĠest la mesure de la diffŽrence entre lui-mme et lui-mme. LĠŽcriture en sera : E (x) = D (x,x). CĠest une idŽe tout ˆ fait simple et tout ˆ fait ordinaire. LĠexistence est toujours quelque chose de qualitatif, cĠest une intensitŽ. Il y a des moments o vous vous sentez Ç aliŽnŽ È, cĠest-ˆ-dire trs diffŽrenciŽ de vous-mme ; D (x,x) a alors une valeur maximale. Et il y a dĠautres moments o vous vous sentez exister pleinement, votre existence est intense, vous vous sentez proche de votre identitŽ vŽritable ; D (x,x) a alors une valeur minimale. Entre les deux, cela va fluctuer selon des valeurs intermŽdiaires et lĠon dira que x et y ne sont ni absolument diffŽrents, ni absolument identiques, mais Ç moyennement È diffŽrents.

On peut Žgalement lĠexprimer en disant que Ç lĠexistence dĠun multiple quelconque, relativement ˆ un monde, est le degrŽ selon lequel, dans ce monde, le multiple appara”t identique ˆ lui-mme È (Logiques des mondes p. 285). CĠest ce que traduit cette fois la valeur de la fonction Ç identitŽ ˆ soi-mme È [notŽe Id (x,x)] : si Id (x,x) a la valeur maximale (M), cĠest que ce multiple existe absolument dans le monde considŽrŽ ; et si Id (x,x) a la valeur minimale (µ), cĠest que son existence dans ce monde a une intensitŽ extrmement faible.

Quant ˆ la mort, cĠest, formellement, le passage, imposŽ du dehors, brusquŽ, contingent, de la situation Id (x,x) = p [p Žtant une valeur quelconque non minimale] ˆ la situation Id (x,x) = µ. CĠest pour cela quĠon peut toujours dire : Ç cĠest celui-lˆ qui est mort È, quand on voit le mort et quĠon sait absolument que cĠest lui. On sait que cĠest lui parce que x est toujours lˆ, mais son intensitŽ dĠexistence est quasi annulŽe. La fable quĠil y a une ‰me immortelle, elle ne repose pas sur la distinction entre le corps et lĠesprit, mais cĠest lˆ-dedans quĠelle est enracinŽe, cĠest-ˆ-dire dans la distinction entre tre et existence. LĠidŽe de lĠimmortalitŽ, cĠest que dans ce monde-lˆ, le monde qui prescrivait lĠintensitŽ dĠexistence propre ˆ ce monde, x est mort, mais cela ne veut pas dire quĠil est mort dans tout monde.

CĠest le moment choisi par Ahmed pour signifier ˆ Ç monsieur Badiou È quĠil est instamment priŽ de quitter la scne. La mŽditation quĠil dŽveloppe, seul en scne, se conclut par le slogan : Ë bas la mort ! È



[1] Traduction : Philippe Jaccottet

[2] Dans un pamphlet que G. Ch‰telet avait publiŽ au dŽbut des annŽes 80 : Vivre et penser comme des porcs.

[3] A. Badiou MŽtaphysique du bonheur rŽel, coll Ç MŽtaphysiquesÈ, Ždit. PUF – parution le 28 janvier 2015