LĠimmanence
des vrits (3)
Sminaire
dĠAlain Badiou (2014-2015)
[compte rendu par Daniel
Fischer]
Calendrier et
localisation 1
Argument 2
Mercredi 24 septembre 2014 2
Lundi 27 octobre 2014 9
Lundi 10 novembre 2014 9
Lundi 19 janvier 2015 14
Argument : Tragdies identitaires........................................................................................ 14
Sance................................................................................................................................. 15
Annexe : Le Rouge et le Tricolore....................................................................................... 21
Lundi 2 fvrier 2015 24
Argument : QuĠest-ce qui se rpte ?................................................................................... 24
Sance................................................................................................................................. 25
Lundi 16 mars 2015 32
Lundi 6 avril 2015 40
Argument : Ncessit et Dieu............................................................................................... 40
Sminaire............................................................................................................................ 41
Lundi 18 mai 2015 46
Argument : La Mort............................................................................................................. 46
Sance................................................................................................................................. 47
Un lundi par mois, 20h
Thtre de la Commune - 2, rue douard Poisson –
Aubervilliers
(cliquer sur lĠimage pour plus de dtails)
Pour se rendre au Thtre de la Commune (Aubervilliers)
—
par
le mtro : prendre la ligne 7 jusquĠ la station Aubervilliers-Pantin
Quatre-Chemins. Ensuite pied, remonter lĠavenue de la Rpublique vers
Aubervilliers-centre et prendre la cinquime rue gauche (compter 10mn). Il
est ventuellement plus rapide de prendre au mtro le bus 150 ou 170
jusquĠ lĠarrt Andr Karman.
—
par
le bus : bus 35 de gare de lĠEst mairie dĠAubervilliers.
—
en
voiture : il y a un parking en face du thtre.
A lĠissue du sminaire il y aura une navette qui desservira
Porte de la Villette, Stalingrad, gare de lĠEst et Chtelet.
Le bar-restaurant sera ouvert avant et aprs le sminaire.
Mercredi
24 septembre 2014
Lundi
27 octobre 2014
Lundi
10 novembre 2014
Lundi
19 janvier 2015
Lundi
2 fvrier 2015
Lundi
16 mars 2015
Lundi
6 avril 2015
Lundi
18 mai 2015
Lundi
8 juin 2015
Dans les sminaires des deux dernires annes, nous avons tabli les points suivants :
1.
LĠidologie dominante, dans le monde
contemporain, celui du capitalisme imprial mondialis, repose sur une
acceptation consensuelle de la finitude. La norme indpassable du Sujet y est
en effet la satisfaction et son corrlat invitable : la concurrence pour
obtenir cette satisfaction.
2.
SĠopposer cette idologie ne revient
videmment pas sĠinstaller dans lĠinfini comme sĠil tait une patrie
spirituelle spare. Ce fut, et cĠest encore, la stratgie du spiritualisme
religieux. Il sĠagit bien plutt de diviser le principal concept en jeu,
savoir celui de ralit finie.
3.
Je propose que cette division fasse
contraster deux types de fini, et donc de finitude, celle qui relve du dchet, et celle qui relve de lĠÏuvre. On dira que la finitude du
consommateur contraint, la finitude de lĠoccidental dmocrate, relve dĠune
circulation passive des dchets, autrement nomms Ç marchandises È,
circulation rgle par lĠinfini inaccessible et innomm du Capital comme tel.
On dira que la finitude de lĠhomme libre, la finitude galitaire, la finitude de
Socrate, ou du communisme, relve dĠune interruption active de la circulation
par lĠeffet dĠune Ïuvre Cette interruption prend toujours la forme dĠune
dmonstration, ce qui la lie la science, dĠune action, ce qui la lie la
politique, dĠune passion, ce qui la lie lĠamour, ou dĠune contemplation, ce
qui la lie lĠart.
Il sĠagira cette anne dĠentrer dans le dtail des
oprations vivantes, cratrices, disciplines, qui permettent de se tenir
autant que possible dans la logique de lĠÏuvre, et de conqurir, pour le sujet
ainsi engag, la possibilit de faire enfin lĠexprience de la vie vraie, et
par consquent du bonheur.
Bonjour tous pour le dbut de ce qui sera mon avant-dernier sminaire.
JĠai dcid en effet, en vertu de lĠaxiome hglien selon lequel Ç tout ce
qui commence mrite de prir È, dĠarrter le sminaire lĠt 2016. Et
aprs, approchant dĠun ge canonique, je pourrai me consacrer enfin moi-mme.
Voil pourquoi, en ralit, ce sminaire est lĠavant-dernier et le sminaire de
lĠanne prochaine concidera, je lĠespre, avec la publication de LĠimmanence
des vrits, rsultat du prsent sminaire, de sorte que nous aurons la
fois lors de la dernire sance du dernier sminaire, la distribution de
lĠachvement de la trilogie LĠtre et lĠvnement.
INFORMATIONS
Hyprion de Hlderlin
(qui a t lĠobjet dĠune lutte idologique massive au dernier festival
dĠAvignon) sera jou au Thtre de la Commune dĠAubervilliers entre le vendredi
26 septembre et le jeudi 16 octobre. La contemporanit de ce roman est
trs frappante parce quĠau fond ce sur quoi Hlderlin mdite propos de la
situation nationale grecque, cĠest sur quĠen est-il des leons de la Rvolution
dans un contexte qui nĠest pas celui de la Rvolution elle-mme, tout a repris
dans le style allgorique de Hlderlin. En fin de compte, a veut dire :
quel usage peut-on faire de lĠide rvolutionnaire quand la situation ne lĠest
pas ? CĠest quand mme un peu de a quĠil sĠagit. Cette mditation me
semble contemporaine vrai dire. Il y a en particulier une capacit de
Hlderlin saisir ce que cĠest quĠune situation en apparence vide, une
situation dont on pourrait dire que toute ide sĠest absente et que donc nous
devons faire face sans mdiation sa vacuit politique, historique, nationale,
tout ce que vous voulez. Ce que Hlderlin fait dire son hros, Hyprion, un
jeune homme - car cĠest vraiment le roman de la jeunesse confronte
lĠhistoire - cĠest quĠil faut tre dĠautant plus dans le calme de la pense que
la situation est vide. On ne peut pas remplir une situation vide par des
imprcations contre le vide. Il faut, au contraire, tre la hauteur de ce
vide dĠune faon qui laisse jouer la pense dans sa propre certitude.
Je vais vous lire un bref passage sur ce point, qui rsonne comme
aujourdĠhui.
HYPERION A
BELLARMIN
Il est une clipse de toute existence, un silence de notre tre, o il
nous semble avoir tout trouv.
Et il est une clipse, un silence de toute existence, o il nous semble
avoir tout perdu, une nuit de lĠme, o nul reflet dĠtoile, mme pas un bois
pourri, ne nous claire.
JĠavais retrouv le calme, plus rien ne me faisait errer la mi-nuit.
Je nĠtais plus dvor par ma propre flamme.
Tranquille et solitaire, je gardais les yeux fixs sur le vide au lieu
de les porter vers le pass ou lĠavenir. Les choses, lointaines ou proches, nĠ
assigeaient plus mon esprit. Quand les hommes ne me contraignaient pas les
voir, je ne les voyais pas.
Nagure, ce sicle mĠtait apparu souvent comme le tonneau des Danades
et mon me avait gaspill tout son amour le remplir. Maintenant je nĠen
voyais plus le vide et lĠennui de la vie avait cess de peser sur moi.
Plus jamais je ne disais aux fleurs : Ç Vous tes mes sÏurs !È,
ou aux sources : Ç Nous sommes de la mme race ! È. Je
donnais chaque chose son nom, fidlement, comme un cho [maxime trs
importante, pour aujourdĠhui : donner chaque chose son nom, calmement].
Ainsi quĠun fleuve aux rides arides o nulle feuille de saule ne se
reflte dans lĠeau, le monde passait devant moi sans ornements[1].
Alain Badiou nous signale galement avoir crit cet t une pice de
thtre Le second procs de Socrate, dont des extraits seront lus lors
de la sance spciale du sminaire du lundi 6 octobre qui aura lieu au Thtre
de la Commune dĠAubervilliers 20h. On y apprend que Socrate a fait appel (il
nĠa pas os le dire parce que cela contrevenait un peu sa lgende). Cet appel
est suspensif : tant que la Cour dĠAppel ne sĠest pas runie, on nĠa pas
le droit de mourir si on a t condamn mort. Au moment o la pice commence,
lĠappel nĠa pas encore eu lieu, depuis 2500 ans. Le procs commence une fois que
la Cour dĠAppel dĠAthnes sĠest runie, non sans mal, Socrate ayant pour
avocats matre Platon, matre Aristophane et matre Xnophon.
*
Je vais maintenant lire, en la commentant, la prsentation du sminaire de
cette anne, que certains dĠentre vous ont dj eue, de faon nous remettre
dans le mouvement gnral de ce sminaire.
Dans les sminaires des deux dernires annes, nous avons tabli les
points suivants :
1. LĠidologie
dominante, dans le monde contemporain, celui du capitalisme imprial
mondialis, repose sur une acceptation consensuelle de la finitude. La norme
indpassable du Sujet y est en effet la satisfaction, par un renversement de la
maxime antique, dj point par le trs regrett Gilles Chtelet, Ç il est
impos aujourdĠhui de penser que mieux vaut un pourceau satisfait quĠun Socrate
mcontent È[2].
Il
sĠagit ici de rappeler que la finitude est le vrai noyau consensuel,
subjectivement, de la ralit contemporaine, dans son fonctionnement assum et
la rsignation qui lĠentoure.
Je
voudrais insister sur un point trs important : lĠorganisation gnrale de
la socit contemporaine - il nĠy en a aujourdĠhui, comme vous le savez, quĠune
seule, celle du capitalisme comme infrastructure avec comme superstructure
politique, idalement, ce qui est appel ici Ç dmocratie È - cet
ensemble, qui constitue la seule norme reconnue de faon consensuelle, est le
premier, je pense, dans lĠhistoire des hommes, qui nĠait pas besoin dĠtre
approuv, qui nĠait pas besoin que les gens manifestent pour lui un
enthousiasme et une adhsion considrables. On ne vous demande pas de penser
que le capitalisme, et ce qui va avec, cĠest bien, il nĠy a que quelques
fanatiques qui sont chargs de a. Vous avez simplement lĠobligation de penser
quĠil nĠy a rien dĠautre qui fonctionne, cĠest--dire vous avez simplement
besoin dĠune subjectivit rsigne. Il suffit, mme si vous tes radicalement
contre, que vous souteniez implicitement ou explicitement quĠen ralit cĠest
a qui marche, que cĠest a lĠtat des choses, pour que ce systme se perptue.
Ce nĠtait pas le cas des organisations anciennes o il y avait besoin de
beaucoup plus que cela : dĠune sacralisation des figures du pouvoir, dĠune
adhsion explicite, dĠun sceau religieux ventuellement etc. On en revient
toujours la fameuse maxime de Churchill : Ç la dmocratie, cĠest
pas formidable, mais cĠest mieux que tout le reste È. Il suffit donc, pour
sa perptuation, dĠune organisation subjective qui soit de lĠordre dĠun consentement
passif, compatible avec une agitation moyenne - des actions de protestation, de
dsarroi, de changement dĠcurie lectorale, tout ce que vous voulez –
agitation qui nĠa manifestement aucune ide directrice gnrale qui
consisterait dire : Ç Non, ce systme est extrmement mauvais et
doit tre dtruit et chang È.
Or ce que je soutiens, cĠest que cette
rsignation moyenne est philosophiquement soutenue par la conviction du
caractre limit et fini de lĠexistence humaine. CĠest la finitude comme telle
qui est lĠontologie de cette conviction rsigne. La subjectivit de la
finitude cĠest la satisfaction. Une rpartition honorable de la satisfaction
est parfaitement compatible avec le fait que le systme qui rpartit est
intrinsquement injuste ou injustifi ; lĠimportant est quĠil sĠaccorde
avec la finitude.
La finitude est souvent renvoye au caractre mortel de lĠanimal humain.
Notre tre est, comme le disait emphatiquement Heidegger, un
tre-pour-la-mort : autrement dit, il y a une finitude essentielle qui
doit tre assume comme une composante essentielle de lĠexistence, et pas
ncessairement de faon ngative. En ralit, je pense que la mort nĠaffecte
nullement de finitude lĠexistence. Il faut absolument rsister cet argument
parce que la finitude ou lĠinfinit sont des dterminations intrinsques aux
multiplicits considres et non pas extrinsques. Le fait que quelque chose
soit born - comme la vie par la mort - le fait que quelque chose cesse, ne dit
rien sur son caractre fini ou infini. La preuve cĠest quĠun segment de droite,
born ses deux extrmits, contient une infinit de points ; on peut
mme dmontrer quĠil a autant de points que la droite toute entire. De ce
point de vue, la mort, qui est un phnomne biologique incontestable, nĠexclut
nullement par elle-mme quĠil y ait une intensit infinie de lĠexistence.
Confondre la finitude et la limite est une erreur conceptuelle. La thse de
finitude utilise en ralit la notion de limite comme argument, cĠest une
sophistique. Ce qui est affirm cĠest une finitude intrinsque, une finitude
qui affecte en elle-mme lĠexistence humaine, et plus gnralement finalement
les objectifs possibles de la socit, les figures de cration dont lĠhumanit
est capable etc. Selon la thse de finitude (au sens dĠune norme ontologique et
non pas dĠune limite), lĠanimal humain peut revendiquer dĠtre un individu mais
non pas rellement dĠtre un Sujet. Nous devons nous contenter de considrer
que notre atomicit individuelle est en ralit ce quoi se rduit notre tre.
CĠest pourquoi il y a une correspondance fondamentale entre la thse de
finitude et lĠontologie conomique du libralisme, savoir lĠide que lĠagent
conomique cĠest lĠindividu comptable de ses intrts. Cette rduction de
lĠexistence lĠindividualit comme telle est une des composantes de la thse
de finitude.
CĠest aussi ce qui fait dire que la catgorie positive, normative, est
la satisfaction. La satisfaction cĠest proprement la version finie de la norme
existentielle, cĠest celle qui est compatible avec lĠidologie de la finitude.
Je soutiendrai que ce qui nĠest pas compatible avec la thse de finitude, cĠest
la catgorie de bonheur (ou, dans le vocabulaire de Spinoza, de batitude). Je
signale sur ce point, de faon lgrement narcissique, que jĠai aussi crit cet
t, outre Le second procs de Socrate, un petit livre, une sorte de
court trait thique, qui sĠappelle Mtaphysique du bonheur rel, o
vous retrouverez la corrlation entre lĠide de bonheur et la thse dĠinfinit.
De mme que je pense que le noyau fondamental de lĠoppression est aujourdĠhui
la thse de finitude, de mme je pense que lĠmancipation de cela, la
possibilit dĠun bonheur rel dans les conditions du contemporain, est lie
la thse dĠinfinit.
*
2. SĠopposer
cette idologie [de la finitude] ne revient videmment pas sĠinstaller dans
lĠinfini comme sĠil tait une patrie spirituelle spare. Ce fut, et cĠest
encore, la stratgie du spiritualisme religieux. Elle est dĠautant plus
inoprante que Dieu est mort (probablement depuis assez longtemps, bien que la
date de son dcs ne soit pas encore connue avec la prcision ncessaire). Il sĠagit bien plutt de diviser le principal concept en
jeu, savoir celui de ralit finie.
2.1. Le noyau absolu de la propagande religieuse est en
effet que nous pouvons surmonter notre destin de finitude dans un accrochage
lĠternit divine comme lieu du seul vrai bonheur dont lĠhumanit est capable.
Le vrai bonheur est conu comme transcendant la finitude. Le problme est que
lĠinfini est pens dans une figure spare, la figure de Dieu, et le destin
infini du bonheur ternel est lui-mme dans une figure de sparation dĠavec la
vie terrestre.
2.2 Je le dis dĠune manire un peu provocatrice, mais je pense que le
fait que nous ne sachions pas la date vritable de la mort de Dieu est une
vritable question. Pas le faux-semblant de Dieu quĠtait le Christ, qui, lui,
est effectivement mort (bien que pas vritablement puisquĠil nĠest mort que
pour ressusciter) et dont on connat la date de la mort. CĠest de la mort de
Dieu en tant que phnomne gnral quĠil sĠagit, cĠest--dire au sens o en
parle Nietzsche. Je suis dĠaccord avec lui pour dire quĠil y a un vnement
historique de la mort de Dieu.
Ç Dieu est mort È veut dire quĠil est devenu inactif. Mme ceux qui
sĠen rclament, et ils sont encore nombreux, sĠen rclament dans une dimension
qui doit trouver son terrain dĠactivit ailleurs ; cĠest pourquoi
aujourdĠhui ne sont rellement actives que les religions qui se mlent de
politique, ce sont elles qui occupent la scne de lĠhistoire : et en tant
quĠelles sont en ralit identifies une politique, elles ne se posent plus
la question de savoir si Dieu est mort ou vivant, lĠimportant cĠest que, au nom de Dieu, la politique lĠemporte.
Dieu est l comme garant infini statique dĠun dploiement dont le rel est une
activit politico-collective qui se dploie pour elle-mme et dont les
objectifs sont parfaitement formulables indpendamment, sinon de ce que la
religion donne comme prescriptions, mais de lĠexistence comme telle de Dieu,
qui nĠest pas comprise dans cette affaire.
Tout ceci est possible parce quĠil est toujours possible encore
aujourdĠhui de soutenir que Dieu nĠest pas mort. Il faudrait donc une
confrence internationale pour fixer arbitrairement la date de la mort de Dieu
(je veux bien faire le rapport, ce serait un rapport trs modr, centriste,
faisant droit tous les aspects de la question É ainsi pourquoi ne pas faire
droit dĠautres figures de Dieu que le Dieu spar ?). Ce serait un facteur de
paix. Mme si a nĠempchera pas les islamistes, les partisans du Tea Party
etc. de continuer leur business, ils nĠont pas besoin de Dieu pour a, ce nĠest
pas de a quĠil sĠagit : ils ont des objectifs terrestres tout fait
prcis, ils luttent pour des pouvoirs parfaitement dfinissables.
De quel Dieu prononce-t-on la mort ? CĠest le Dieu qui a puissance de
sparation, le Dieu du monothisme historique, celui qui concentre en lui les
attributs de la puissance, le gardien de lĠinfinit spare, dont il est en
ralit le nom. CĠest aussi le tenant absolu du Nom-du-Pre. Toutes les
socits antrieures ont eu besoin dĠun sceau divin sur lĠautorit politique
(le monarque tait bien content de dire quĠil tait de droit divin); or on nĠa
plus besoin du sceau divin, et donc du Dieu capable de donner ce sceau, quand
on substitue une fois pour toutes la satisfaction au bonheur infini, quand on
dit aux gens : ÇVous pouvez vous contenter de ce quĠil y a, le capitalisme
est suffisamment productif pour vous donner assez de cadeaux pour votre vie
terrestre È. Le Dieu qui donne le cadeau spar de lĠinfinit
existentielle, je pense que cĠest celui-l qui nĠa plus lieu dĠtre, celui-l
qui est mort, parce quĠen ralit le capitalisme nĠen a pas besoin.
2.3. Une ralisation humaine, si universelle soit-elle, peut toujours
tre dclare finie. La sortie de lĠidologie de la finitude est, comme
toujours, dialectique. Il ne sĠagit pas de dtruire le concept adverse pour le
remplacer par un autre, pas plus quĠune vraie rvolution, nous en sommes
aujourdĠhui avertis et certains, ne consiste pas dtruire un tat pour le
remplacer par un autre – mme sĠil faut en passer par l. Il sĠagit de
diviser la catgorie sous-jacente au dispositif mental adverse, de la dplacer
sur un horizon distinct et de lĠarticuler ce quoi elle semblait soustraire.
En lĠoccurrence, il sĠagit de diviser le concept que rsume lĠadjectif
Ç fini È, en distinguant, je le rpte, la finitude de la limite. Ç Fini È
est une dtermination intrinsque. Nombre de philosophes, dĠartistes, de
crateurs ont dj peru que lĠexistence humaine en tant que telle peut tre
considre comme touchant lĠinfini, accdant lĠinfini, se dployant dans
une forme dĠinfinit, et ce indpendamment du fait de savoir si elle est
mortelle ou pas mortelle. Pour cela, il faut accder une nouvelle dfinition
du fini et je propose quĠelle nĠest pas saisissable comme une figure dĠtre
proprement parler : le fini est toujours un rsultat. En particulier
dans le monde contemporain, la finitude est un rsultat qui nous est impos. On
peut employer ici le vieux vocable dĠÇ idologie dominante È :
la finitude est lĠidologie dominante de notre temps. La finitude nous est
impose comme doctrine avec tout ce qui sĠy rattache : le primat de la
satisfaction sur le bonheur, la fin des illusions idologiques, lĠimpossibilit
dĠune humanit rconcilie etc. et, en fin de compte, la ncessit de se
contenter de ce quĠon peut acheter sur le march. Je propose de dire, cĠest le
point techniquement difficile, que le fini est le rsultat de la dialectique
entre deux infinis de types diffrents. On peut le dire de faon un peu
mtaphorique en disant que le fini est toujours le rsultat dĠune tension entre
une situation et une forme ou une ide. Si vous transformez une situation au
nom dĠune ide, vous allez avoir une production fragmentaire de cette
transformation quĠon pourra dire finie au sens o elle rsultera du jeu entre
deux virtualits infinies, lĠinfinit de la situation dĠun ct et lĠinfinit
de la forme ou de lĠide de lĠautre. Le point cl est que, comme nous lĠavons
dj vu lĠanne dernire, ce rsultat peut tre ou passif ou actif.
Par exemple, ce qui rsulte de la situation contemporaine et de la pratique de
lĠidologie librale dans cette situation, cĠest en effet un rsultat
fini ; ce rsultat fini est passif parce que les deux infinis convoqus
sont homognes, ils se surimposent lĠun lĠautre. La
situation telle quĠelle est et lĠidologie capitaliste librale sont, lĠune
comme lĠautre infinies en un certain sens, mais le rsultat - cĠest--dire le
rsultat de la politique mene par les gouvernements occidentaux dans le monde
- relve dĠune finitude enregistre passivement par tous les acteurs de la
situation. Par contre, il se peut que la corrlation entre les deux infinis
soit active, cĠest--dire quĠelle produise un rsultat qui nĠest dductible
dĠaucun des deux termes primordiaux qui sont en jeu, cĠest un rsultat htrogne.
Si vous traitez la situation actuelle partir dĠune ide effective et
infinie de lĠmancipation conomique et politique (ce nĠest malheureusement pas
du tout ce qui se passe É), vous allez produire un rsultat qui ne sera pas
homogne la situation elle-mme, il va apparatre dans la situation
comme un lment htrogne. Je propose de dire que dans ce cas le fini est une
Ïuvre ; dans le premier cas, je propose de dire que cĠest un dchet.
La division constitutive du fini va tre la division entre Ïuvre et dchet.
On peut prendre une autre mtaphore. On peut aussi dire que le fini
comme Ïuvre, dans le monde contemporain, sĠavre htrogne la circulation
gnrale. La loi gnrale de notre monde cĠest la circulation du capital,
cĠest--dire des marchandises. Les grandes questions dans ce monde sont celles
qui concernent les vitesses de rotation, les obstacles la circulation ...
Dans lĠordre de la culture, la forme particulire de la circulation cĠest la
communication. La bonne sant du monde contemporain, cĠest la bonne sant de la
circulation ; quand a ne circule plus, tout le monde commence
sĠinquiter, parce quĠon ne sait pas ce que a devient. On lĠappelle la
dflation. CĠest terrible, parce que cĠest la circulation qui est lĠessence de
la chose; la chose nĠexiste pas puis elle circule, non, cĠest la circulation
qui la constitue.
Donc un dchet cĠest ce qui circule - y compris les dchets rels quĠon
emporte dans des camions ; quand vous voyez passer des boueurs, vous avez
la mtaphore du monde contemporain : un norme camion qui circule plein de
cochonneries (transformation en dchets dĠautres dchets) avec pour le servir
les boueurs eux-mmes et comme spectateurs de la circulation, les gens qui
regardent passer le camion.
Vous avez aussi des virtualits de dchet. JĠaime beaucoup le fait que
beaucoup de machines soient truques pour mourir assez tt, cĠest--dire
quĠelles portent le dchet en elles-mmes. Je lĠai vrifi rcemment propos
de mon imprimante. Tout coup jĠai vu sĠafficher : erreur B 200 ;
aprs une recherche sur Internet sur Ç lĠerreur B 200 È, jĠai vu des
centaines de pages de gmissements, des gens qui proposent 7 mthodes de
rsolution diffrentes du problme etc. Je les essaie avec zle et le moteur
sĠteint brusquement, comme si la machine avait t pige ; il nĠy a ds
lors pas dĠautre issue que de la jeter par la fentre pour quĠelle se retrouve
dans le camion poubelles qui tait sa destination initiale. Elle a certes
servi imprimer quelques pages mais elle tait nanmoins marque au dbut de
son sceau de finitude, elle avait sa mort programme immanente, et le
consommateur doit tre dress savoir quĠen tout cas il nĠy a pas dĠinfinit
des imprimantes. a veut dire quoi ? a veut dire quĠil faut que les
imprimantes circulent, que si elles durent vingt ans, le march est foutu.
Elles sont fabriques non pas pour quĠon sĠen serve mais pour tre des
marchandises. On arrive dĠailleurs, mme quand elles marchent, vous persuader
quĠil faut les remplacer : lĠappareil nĠest plus la mode, il nĠy a plus
les encres convenables etc. Par contre, lĠautre est formidable : cĠest un
appareil multi-fonctions, il a un scan, un dispositif incorpor pour presser
les oranges, il est capable de photographier, y compris vous-mmes etc. On voit
bien que la satisfaction est finie, au sens passif, parce quĠelle est elle-mme
porteuse dĠune insatisfaction qui est sa vritable essence. Les objets qui
circulent, les marchandises, dont nous sommes en ralit les servants, sont le
support de ce transit constant dĠune satisfaction une insatisfaction.
LĠautre dfinition dĠune Ïuvre, cĠest ce qui fait bute ou interruption
de la circulation. En un certain sens, cĠest ce qui ne circule pas. Si vous
prenez une grande Ïuvre dĠart, cĠest quelque chose qui un moment donn ne
circule plus que pour indiquer que quelque chose ne se rduit pas la
circulation. Tout ce qui a une connexion avec lĠternit interrompt la
circulation. Quant nous-mmes, on peut dire que le bonheur rel, une de ses
dfinitions, cĠest de ne pas circuler : cĠest la possibilit dĠtre arrt
en vous-mme en une stase par laquelle vous tes dans lĠexprimentation
intrieure de votre propre infinit. Sur ce point je donne raison Spinoza
quand il dit : Ç Nous exprimentons que nous sommes
ternels È, cĠest comme a quĠil dfinit la batitude. Dans son
langage lui, nous exprimentons que nous sommes ternels quand nous avons une
ide adquate. Une ide adquate, cĠest quelque chose qui ne circule plus, ce
sont les ides inadquates qui
circulent, remplaables par dĠautres ides inadquates. Une ide
adquate, cĠest une ide qui arrte la pense dans lĠeffectivit de son
exprience quant lĠobjet de cette pense. Quand vous avez vraiment rsolu un
problme mathmatique, aprs avoir beaucoup err, a ne circule plus. Le
sentiment subit dĠune rencontre amoureuse, cĠest la mme chose, les potes
lĠont chant, a arrte le temps. Arrt du temps qui est aussi construction
dĠun nouveau temps.
*
3. Je
propose que cette division fasse contraster deux types de fini, et donc de
finitude, celle qui relve du dchet,
et celle qui relve de lĠÏuvre. On
dira que la finitude du consommateur contraint, la finitude de lĠoccidental
dmocrate, relve dĠune circulation passive des dchets, autrement nomms
Ç marchandises È, circulation rgle par lĠinfini inaccessible et
innomm du Capital comme tel. On dira que la finitude de lĠhomme libre, la
finitude galitaire, la finitude de Socrate, ou du communisme, relve dĠune
interruption active de la circulation par lĠeffet dĠune Ïuvre Cette
interruption prend toujours la forme dĠune dmonstration, ce qui la lie la
science, dĠune action, ce qui la lie la politique, dĠune passion, ce qui la
lie lĠamour, ou dĠune contemplation, ce qui la lie lĠart.
3.1. Considrons le quatuor des subjectivations de lĠÏuvre.
La dmonstration est videmment un arrt de la circulation parce
quĠelle est conclusive. a sĠarrte dans lĠauto-suffisance de ce que la
dmonstration a tabli dans votre esprit. Et si vous avez compris la
dmonstration, eh bien vous tes dans la batitude au sens de Spinoza. Il a
peut-tre fallu tre longtemps insatisfait (tre un Ç Socrate
mcontent È), mais cette insatisfaction, lĠinverse de lĠautre, vous
promet le bonheur.
Une action cĠest la mme chose - si cĠest une action qui est
lĠobtention, ft-elle partielle, de lĠincarnation mancipatrice dĠune ide, la
transformation relle de la situation dans le sens dĠune infinit. a peut tre
dur, contraignant, a peut chouer, mais a ne circule pas. CĠest ce que les
romantiques allemands appelaient lĠenthousiasme politique, dont ils voyaient le
paradigme dans la Rvolution Franaise.
La passion cĠest la mme chose parce que cĠest quelque chose
comme lĠacceptation intgrale de lĠexistence de lĠautre. LĠaltrit elle-mme
ne fonctionne plus comme une circulation mais comme un point dĠarrt. Car cĠest
cela lĠamour : cĠest quelquĠun dĠautre qui est un point dĠarrt de
lĠaltrit. CĠest une altrit qui doit tre explore et assume pour elle-mme
et qui ne consiste pas passer dĠune altrit une autre altrit. CĠest
pourquoi lĠamour a toujours t considr comme le contraire de la socialit. La socialit, cĠest le
tourniquet des autres, alors que dans lĠamour il y a une bute sur lĠautre et
il faut faire avec.
Quant la contemplation de lĠÏuvre dĠart, elle arrte lĠesprit
en tant quĠelle se suffit elle-mme. Vous pouvez toujours en parler
quelquĠun, il nĠempche que, le temps de la contemplation, vous tes face
quelque chose qui en soi-mme est une interruption de circulation, le point
dĠarrt dĠune contemplation probablement infinie.
3.2. Quant aux types de finitude qui sont de lĠordre du dchet, jĠen
avais galement dgag quatre lĠanne dernire.
Il y a ce qui relve de lĠaccessibilit, cĠest--dire cet lment
de lĠidologie de la finitude qui vous dit quĠil faut bien savoir que ce qui
compte, cĠest ce qui est accessible dans la figure donne de lĠtat des choses.
LĠaccessibilit est la forme vritable de lĠidologie de la ralit (Ç il
faut tre raliste È). Avant dĠentreprendre quoi que ce soit, vrifiez
bien que vous tes dans le registre de lĠaccessibilit, cĠest--dire dans le
registre intra-fini du possible. LĠaccessibilit, cĠest la finitude applique
au possible. LĠennemi absolu, cĠest lĠimpossible. Il y avait l-dessus une
phrase de Mitterrand dans une discussion avec ses conseillers. Il disait :
Ç Au fond, nous devrions faire comme Lnine [vous vous rendez compte !],
nous devrions appliquer tout notre programme È ; mais, ajoutait-il,
Ç cĠest impossible È. a prouve quĠil tait plus au fait des lois de
lĠidologie de la finitude que Hollande qui, lui, dit : Ç Mon truc
marchera peut-tre É ou peut-tre pas È, ce qui est vraiment la version
minimale de lĠaccessible (puisque presque tout est inaccessible). On passe son
temps dans le monde contemporain expliquer aux gens que beaucoup de choses,
et peut-tre mme lĠessentiel, cĠest--dire ce que la masse des gens souhaite
vritablement, est inaccessible. On veut dire par l que la ralit de la
circulation, cĠest tout ce quĠil y a : ou bien a circule et cĠest
accessible, ou bien a ne circule pas et ce nĠest pas la peine dĠen parler
Il y a ce qui est divisible. Le divisible, cĠest cet aspect de la
finitude qui consiste dire quĠen ralit toute unit qui serait polarise par
lĠinfini serait destine se dfaire. CĠest un point trs important de
lĠargumentation. La pire menace contre lĠidologie de la finitude cĠest lĠÏuvre
et au niveau collectif, lĠÏuvre cĠest lĠaction politique. LĠÏuvre politique
demandant une unit maximale, on fait propagande, et on donne des exemples,
pour dire que cette unit maximale est impossible pour des raisons de finitude.
Il y aura toujours suffisamment de contradictions entre les gens pour que cela
ne puisse pas se faire. La politique de la finitude proprement dite consiste
rendre a rel, cĠest--dire diviser les gens. Diviser les gens est une
pratique dont on sous-estime toujours lĠimportance parce quĠon sĠimagine
toujours que ces divisions ont une origine purement objective. Mais ce nĠest
pas vrai. Mme dans les cas les pires, quand les gens sĠgorgent entre eux, on
sĠaperoit que cĠest parce quĠil y a des gens qui ont intrt ce quĠils
sĠgorgent. Sinon, on ne comprendrait pas pourquoi des gens qui ont vcu
ensemble des sicles durant sĠentre-gorgent. Ce qui sĠest pass cĠest le
principe de divisibilit mis en Ïuvre contre toute figure potentielle de
lĠunit lorsquĠelle devient prilleuse. CĠest pourquoi lorsquĠil y a des
mouvements, il y a toujours quelquĠun qui agite quelque part des figures de
division, des figures de renoncement, des figures de trahison, parce que dĠune
certaine manire lĠÏuvre en tant quĠÏuvre collective requiert un certain type
dĠunit tel quĠil serait inadquat, inappropri la logique gnrale de la
finitude. CĠest aussi lĠimportance considrable du tmoignage de ceux qui ont
renonc. On adore a dans la propagande : le gars qui tait
rvolutionnaire et qui est devenu solidement ractionnaire, le repenti, le
tratre. CĠest un personnage magnifique parce quĠil est la divisibilit en
personne. CĠest lui qui dit : Ç LĠunit qui a eu lieu, elle tait
factice, je peux vous le dire : jĠen tais È. Il y a une hrosation
de celui qui renonce, de celui qui dit : Ç JĠai bien fait a, mais
jĠai vu que cĠtait impossible È, il est le tmoin mme de la division.
JĠimagine que Valls devienne ministre de Sarkozy (cĠest trs possible), cela
serait une spectaculaire preuve que tout nĠest que divisions, recompositions
etc. Parce que mme une trahison aussi faible que celle-l – car Valls ne
renoncerait rien, on se demande dĠailleurs quoi il pourrait renoncer
– attesterait publiquement le fait que mme des figures misrables de
lĠunit seraient dj de trop et que le tratre est la seule bonne figure É de
lĠunit recompose ailleurs. Il y a une grande force, je vous lĠavais dit
lĠanne dernire, dans une sentence de Lacan selon laquelle le vrai dsir est
celui qui traverse et endure la trahison sans faiblir.
Quant au born, son exemple classique est la passion
identitaire : nationalisme, familialisme, racialisme etc. Elle indique
quĠil y a un plombage absolu de toute notion dĠÏuvre par la passion de
lĠidentit. Celle-ci est contre lĠÏuvre par dfinition parce que lĠidentit
cĠest ce qui ne peut que se manifester comme tel, ce qui ne bouge pas. Il nĠy a
pas dĠÏuvre identitaire, mais seulement une rptition identitaire. Par
dfinition, lĠidentit cĠest ce qui veut se conserver, ce qui sĠaccroche ce
qui ne doit disparatre aucun prix.
Le spar cĠest cette forme de finitude quasi mtaphysique qui
consiste dire : Ç En tout cas, nous restons spar de
lĠabsolu È. Mme certains accents de la thologie sont en ralit des
instances de la finitude parce quĠils proclament le spar de lĠinfini.
Accessible, divisible, born et spar forment la constellation de ce
quĠon pourrait appeler le langage, ou la rhtorique, de la finitude, chacune de
ces instances pouvant tre sollicite en fonction des besoins de la
conjoncture. Quand vous prenez la presse ou lĠinformation, vous vous apercevez
quĠelles sont entirement au service de la finitude.
Ces quatre figures du fini, comme nous lĠavions vu lĠanne dernire,
sont articules quatre figures de lĠinfini : a) lĠinaccessible, dont on
peut dire quĠil annule la logique du rsultat comme dchet ; il affirme
lĠexistence de quelque chose de rel et cependant se donne comme inaccessible
(cĠest--dire quĠil refuse de rduire lĠexistence lĠaccessible) ; b)
lĠinfini de la rsistance la division qui est lĠinfini de ce qui fait rempart
la trahison ; c) lĠinfini strictement immanent, cĠest--dire lĠinfini
par existence de trs grandes parties ou de trs grandes zones de ce qui
existe, un infini si vaste quĠil est irrductible aux identits, un infini qui
ouvre quelque chose de gnrique d) et puis il y a lĠinfini de proximit
lĠabsolu. Chacun de ces infinis a une prsentation formelle, les mathmaticiens
ont donn un nom chacun de ces infinis : respectivement les
Ç infinis inaccessibles È, les Ç infinis compacts È, les
Ç infinis complets È et pour lĠinfini de proximit lĠabsolu toute
une gamme de noms, du Ç presque norme È au
Ç super-norme È, jusquĠ ceux que jĠappelle les Ç infinis
ultimes È, ceux qui sont si prs de lĠabsolu quĠon nĠest pas vraiment sr
quĠils existent.
On pourrait dire que lĠÏuvre, qui est une catgorie du fini, cĠest ce
qui tmoigne dĠune certaine exprience de lĠinfini
(Ç tmoigne È est ici un terme trs prcis et nous aurons lĠoccasion
de revenir sur cette notion de tmoin).
Ce qui est par exemple diffrent de lĠinterprtation romantique selon
laquelle lĠÏuvre dĠart, cĠest la descente de lĠinfini dans le fini ou, selon la
formule hglienne, la Ç forme sensible de lĠide È ; ou encore
des interprtations pour lesquelles, au contraire, lĠÏuvre est une sparation
de lĠinfini.
*
Je terminerai par quelques remarques sur trois courts pomes de Paul
Celan [ils sont tirs du recueil Ç Contrainte de lumire È, dition
bilingue, traduction de lĠallemand par Bertrand Badiou et Jean-Claude Rambach.
ditions Belin, 1989]
DISQUE constell de
Prvisions,
lance-toi
hors de toi-mme.
LĠÏuvre est au-del de la circulation du dchet, cĠest un point
dĠinterruption, de csure ou de tmoignage qui ne se rduit pas la
circulation du dchet. Cela suppose que son exposition subjective, cĠest--dire
son effet rel, est de dfaire de toute pliure la circulation, de nous
dcoller de la circulation, de nous interrompre nous-mmes.
LĠÏuvre va agir, dans le pome de Celan, en tant que point dĠarrt
diffrenci, elle va faire point dĠarrt cette forme particulire de la
finitude qui est que nĠest possible que ce qui se laisse prvoir. Le pome va
dire que la prvision doit basculer hors dĠelle-mme, que le prvoir nĠest pas
lĠessence du possible. Le possible est plus prs de lĠimpossible que a. Il
faut que le possible rel soit le lancer dĠun disque constell de
prvisions (disque nous sommes tous) hors de lui-mme. Le possible doit
jaillir comme outrepassement de la prvision. Une Ïuvre, quelle que soit la
nature de cette Ïuvre, est en effet toujours quelque chose qui indique, si vous
la subjectivez vraiment, que vous nĠtes dans le rel que si vous tes hors de
vous-mme. Il y a un hors de vous-mme dont lĠÏuvre va tmoigner. Si cĠest tout
dj dans vous-mme, le tmoignage est factice, il relve de la circulation.
LĠenseignement fondamental de lĠÏuvre est de montrer que vous tes capable de
quelque chose dont vous ne savez que vous tes capable, cĠest--dire que votre
vraie capacit est en un sens hors de vous-mme. Elle est en vous-mme en tant
que hors de vous-mme.
FAIS SAUTER les
cales de lumire :
la parole flottante
est au crpuscule.
LĠÏuvre va tre galement hostile ce quĠon pourrait appeler la
visibilit impose, la lumire telle quĠelle est la lumire tablie.
LĠclairage des choses est une donne fondamentale des situations. QuĠest-ce
qui dans le monde tel quĠil est est mis en lumire ? On a lĠhabitude pour
a de se fier aux journaux, mais il se passe peut-tre quelque chose quelque
part dont personne ne vous informe. La slection de ce qui est mis en lumire
nous chappe. CĠest ce que Celan va appeler les cales de lumire, la
manire dont la lumire est cale sur un certain nombre de secteurs de
visibilit qui sont prescrits. Peut-tre que le retour de Sarkozy, cĠest
quelque chose qui nĠa aucune importance et que lui faire un accueil adquat
devrait consister en trois lignes dans un coin, cĠest tout. Donc, dĠune
certaine faon, Sarkozy a dj russi son coup, il a russi caler la
lumire sur lui.
La vraie parole, flottante (dans un sens proche de celui de lĠanalyse),
relle, est plutt dans le clair-obscur que dans cette lumire cale par
lĠinjonction, en lĠoccurrence mdiatique. Il faut, plutt quĠau matin (moment
o on dcouvre les journaux), se fier au crpuscule o les choses sont
un peu confuses et o lĠon doit dcider soi-mme ce qui est mis en lumire.
LA VOIX BLEME, extorqu
des profondeurs :
ni mot, ni chose, et des deux lĠunique nom,
en toi, ajust la chute,
en toi, ajust lĠenvol,
gain meurtri
dĠun monde.
LĠÏuvre, enfin, sĠoppose aussi la relation tablie et fige des mots
aux choses. Ce que dit le pome, cĠest quĠil ne faut pas tre engag dans une
confiance immodre dans la distribution des mots et des choses. Car elle peut
tre, avec la posie, profondment modifie. Une dfinition possible de lĠÏuvre
potique pourrait tre : gain meurtri / dĠun monde. Car elle
est effectivement un gain, il est meurtri parce quĠil faut
marcher dans la normalit convenable, dans la circulation, mais cĠest tout un monde.
[vido : https://vimeo.com/118174707]
[vido : https://www.youtube.com/watch?v=6CUDx7PWOIs]
Je rappelle que le point de dpart qui, comme toujours en
philosophie, est aussi le point quĠil sĠagit de dmontrer et de lgitimer,
cĠest que dĠune part il existe des vrits, cĠest--dire des existants qui ont
une valeur et une porte universelles, reconnaissables comme tels par tout
sujet humain quel quĠil soit (ce qui ne veut pas dire quĠils sont toujours
reconnus) et que dĠautre part une vrit cĠest une production immanente dans un
monde dtermin : ce nĠest pas quelque chose qui existe de toute ternit
dans un ciel intelligible, cĠest une production. Les vrits universelles sont
en un certain sens cres. Par Dieu, disait Descartes ; nous ramenons a
sur terre, elles sont cres par un collectif humain, dans des mondes
dtermins, avec des matriaux dtermins. Vous voyez bien quĠil sĠagit de
lutter la fois contre la position sceptique ou relativiste qui est :
Ç il nĠy a pas de vrits universelles, tout est relatif È, mais
aussi contre la position dogmatique qui est : Ç les vrits existent
de toute ternit dans une figure transcendante et externe È.
Cette thse signifie que les vrits sont immanentes (cĠest
le titre de ce sminaire : Ç lĠimmanence des vrits È) en un
triple sens.
Premirement, cĠest le sens de base que je viens de
rappeler : toute vrit est une production immanente dans un monde
dtermin, cĠest--dire dans un monde localis dans le temps ou dans lĠespace,
un monde historico-gographique dtermin. Immanence sĠoppose ici de faon tout
fait classique transcendance.
Cependant, une vrit est aussi en un certain sens en
exception par rapport au monde dtermin o elle se cre, tout simplement parce
quĠelle a une valeur universelle : bien quĠelle soit produite dans un
monde dtermin, elle a valeur pour dĠautres mondes possibles ou rels. CĠest,
entre autres choses, cela quĠon la reconnat. Pour prendre un exemple
absolument lmentaire, un thorme de gomtrie que vous trouvez dans les lments
dĠEuclide est indubitablement un rsultat dĠun des efforts de pense qui ont
lieu dans le monde grec ancien ; cependant ce thorme, crit en grec, est
intelligible et reu aujourdĠhui dans nĠimporte quel monde particulier en tant
quĠune vrit gomtrique singulire dont on peut redonner la dmonstration en
chinois ou en javanais sans que la vrit de la chose soit altre. Ceci
suppose quĠil y ait une relation entre vrit et quelque chose qui a valeur absolue,
quelque chose qui nĠest pas rductible aux conditions particulires de
cration, en lĠoccurrence de la gomtrie euclidienne. LĠeffort philosophique
ici cĠest de dtacher, autant que faire se peut, la possibilit que quelque
chose ait valeur absolue dĠune transcendance - ce qui est la consquence quĠon
peut tirer de la mort de Dieu. Ë partir du moment o on assume quĠon ne peut
plus se rfrer la transcendance divine pour garantir les vrits, alors ou
bien on va dclarer quĠil nĠy a pas de vrits, ou bien il faudra bien
reconstruire une relation entre les vrits et lĠabsolu qui ne soit pas une
relation transcendante. Deuxime sens donc de lĠimmanence : quelque chose
des vrits est dans une relation immanente la signification absolue de sa
valeur. Je tenterai de montrer que
le signe de cela est donn par la valeur infinie dĠune vrit. Une
vrit cĠest aussi le tmoin de la possibilit dĠune relation immanente du fini
lĠinfini.
Enfin, le troisime sens cĠest que le devenir-sujet dĠun
individu ou dĠun collectif dpend de sa capacit tre immanent au processus
dĠune vrit. ĉtre sujet, devenir sujet, cĠest une autre forme dĠimmanence, qui
est lĠimmanence un processus de vrit et, travers cela, une certaine
relation lĠabsolu.
Ç Immanence des vrits È a donc ce triple
sens : immanence de la production du vrai un monde dtermin, immanence
dĠune vrit une certaine relation du fini et de lĠinfini comme signe du fait
quĠelle touche lĠabsolu, immanence de tout sujet constitu comme tel, au-del
de son individualit particulire, un processus de vrit.
En rponse cela, une doctrine stricte de la finitude va
considrer que lĠtre humain, de quelque manire quĠon lĠenvisage, est
rductible des paramtres finis. LĠargument le plus courant, vous le savez,
cĠest que lĠtre est mortel, mais il y en a beaucoup dĠautres : on peut
dire par exemple que tout ce qui est cr par lĠhomme est cr par une culture
particulire et nĠest comprhensible quĠ travers cette culture (relativisme
culturel) ; on peut enseigner, comme cĠest volontiers le cas dans les
classes de philosophie, le caractre ncessairement inachev de lĠaccs au
vrai, les vrits tant lĠobjet dĠune recherche infinie qui nĠaboutit jamais et
que le mieux quĠon puisse acqurir cĠest la subjectivit du doute. Si on veut
sortir dĠun tel monde, dans lequel il nĠy a que des opinions et des cultures, il
faut procder une critique minutieuse de la thse de finitude et il faut
montrer comment lĠinfini est une ressource requise, comme garantie
oblige de tout ce qui concerne les vrits ayant une valeur universelle.
Ce que je voudrai faire aujourdĠhui, cĠest de vous proposer
une sorte de dmonstration de ce que cette ressource infinie requise pour toute
vrit sĠinfiltre dans les procdures les plus simples comme les plus
abstraites de la pense. Nous allons tourner autour dĠun exemple fondamental
extrait des mathmatiques, mais la signification de cette dmonstration nĠest
pas du tout restreinte aux mathmatiques.
Le point va tre le suivant. Considrons une multiplicit
quelconque, quĠon appelle en thorie un ensemble. Vous pouvez envisager
lĠimmanence ce multiple, cĠest--dire la prsence dans ce multiple, de
deux faons tout fait diffrentes. Vous pouvez considrer les lments
qui composent la multiplicit en question, ce quĠon appellera lĠimmanence
lmentaire, ou bien vous pouvez considrer les parties de cet ensemble,
cĠest--dire des combinaisons entre lments diffrents, ce quĠon appellera
immanence partitive. Si vous dites Ç la France È, vous pouvez la
considrer comme la collection de la population franaise, cĠest--dire des
individus qui composent cette totalit (cĠest son niveau atomique), mais vous
pouvez aussi considrer des regroupements dĠlments qui seront des
parties : les Bourguignons, les chauves, les malades etc. Ce sont deux
faons dĠtre dans quelque chose.
Un point tout fait important, qui a t dmontr
rigoureusement par Cantor, trs tard puisque cĠest la fin du XIXe sicle,
cĠest que, dans un multiple donn quel quĠil soit, les parties sont normment
plus nombreuses - on peut dire : infiniment plus nombreuses - que les
lments. Ce point a une importance considrable car il signifie que la
ressource collective est infiniment plus nombreuse et offre infiniment plus de
possibilits que la ressource individuelle. Cela donne lieu par exemple des
dbats considrables en politique sur la question de savoir o est la ressource
de lĠaction, de la lgitimit etc. Est-elle dans le nombre des individus ou
est-elle dans les potentialits de regroupement entre individus lesquelles
dbordent de beaucoup la ressource des individus ? Si vous prenez le vote,
cĠest une dtermination qui se fonde sur la capacit des individus et la
numricit, le nombre compt, est un nombre dĠindividus. Si vous prenez par
contre la question des mouvements politiques, des grves de masse, des rassemblements,
des partis, de tout ce que vous voulez, lĠapproche est entirement diffrente
parce que vous vous tayez sur des ressources collectives dont la racine, le
dveloppement immanent, crent des possibilits immdiatement plus
nombreuses. Autrement dit : si lĠhorizon cĠest la possibilit des
individus, il est extrmement mutil par rapport au fait que lĠhorizon soit
constitu par la possibilit des collectifs. De ce point de vue, cĠest--dire
au niveau le plus abstrait, lĠindividualisme, souvent pris comme
lĠenrichissement ultime de lĠvolution de lĠhumanit, est une doctrine
pauvre ; il restreint considrablement les possibles par rapport ce dont
les regroupements collectifs sont capables en termes de potentialits. CĠest
une restriction des possibles, alors que la propagande prtend que a en cr
beaucoup plus.
Il y a un deuxime point qui va nous intresser. Prenez
lĠaffirmation dont je vous parle ici : le nombre des parties dĠun ensemble
est beaucoup plus grand que le nombre de ses lments. CĠest un thorme que
lĠon peut dmontrer. Mais il y a une diffrence absolue dans la dmonstration
de ce thorme dans le cas dĠun multiple fini et sa dmonstration dans le cas
dĠun ensemble infini.
Interprtation dĠune courte pice mettant en scne Ahmed
philosophe dmontrant – directement - quĠun ensemble trois lments a
huit parties.
La dmonstration procde ici de faon constructive :
vous trouvez un principe dĠnumration, des regroupements internes
lĠensemble, et vous puisez les combinaisons, en nĠomettant pas dĠajouter
lĠensemble vide parce quĠil est le vide propre de la multiplicit que lĠon est
en train dĠexaminer. Or sĠil est vrai que dans le cas dĠun ensemble particulier
3 lments (n= 3), cet ensemble a 2n parties, cĠest--dire huit parties, vous pouvez
aussi dmontrer que dans le cas n+1 (n= 4), vous avez 2n+1 parties, cĠest--dire 16, etc. Vous
dmontrez la supriorit du nombre de parties sur le nombre dĠlments en
passant dĠun nombre un autre ; et comme vous pouvez toujours passer dĠun
nombre un autre, vous pouvez dire que ce nombre, mme trs grand, sĠatteint
par un nombre fini dĠtapes. CĠest une mthode qui en un certain sens est
elle-mme finie, cĠest--dire une mthode qui consiste passer dĠune faon
constructive dĠun niveau un autre, puisque cĠest une mthode fonde sur la
succession des nombres. CĠest une dmonstration par rcurrence, par laquelle
vous allez donc avoir une mthode contrlable, finie. Autrement dit, la loi de
la finitude sĠapplique quand on procde sur des ensembles finis.
CĠest un point important parce que la thse de finitude est
aussi une thse sur la pense. CĠest une thse selon laquelle, puisque nous
nĠavons affaire quĠ du fini, la pense elle-mme ne peut obir quĠ des
protocoles finis. Le problme fondamental est celui de savoir quĠest-ce qui se
passe au niveau de lĠinfini. Est-on en tat de dmontrer, mme dans le cas
infini, que la ressource en multiplicit est bien plus considrable au niveau
des parties quĠau niveau des lments ? La nature du problme est la
suivante : si on entre dans la considration de lĠinfini, est-ce quĠon
fait rentrer du mme coup la pense elle-mme dans une sorte de lien intime
avec lĠinfini, la pense devenant
alors dĠune certaine faon immanente lĠinfini ? La pense nĠest pas
alors une finitude qui sĠorienterait vers lĠinfini sans jamais le rejoindre,
mais elle sĠinstalle dans lĠinfinit elle-mme par sa procdure dmonstrative.
Or, cĠest ce que dmontre la procdure de Cantor. La
question est trs simple : Cantor va dmontrer, et cĠest un thorme
fondamental, un problme ontologique de premire grandeur, que le thorme que
nous venons de voir – il y a plus de parties que dĠlments lorsquĠon est
dans le fini – peut tre dmontr mme dans le cas des ensembles infinis.
Autrement dit, la situation gnrale de lĠinvention par la ressource des
parties, des collectifs, est plus grande, lĠchelle de lĠinfini lui-mme, que
le dnombrement individuel. Ce point a une extension considrable dans deux domaines.
Prenez par exemple la question de lĠvaluation artistique.
La question des Ïuvres dĠart a toujours t une pierre de touche pour la
philosophie, parce quĠon ne voit pas bien comment lĠÏuvre dĠart pourrait tre
value par des procdures contrlables finies. On sĠest toujours heurt au
fait que le jugement esthtique, la reconnaissance de la beaut dĠune Ïuvre
dĠart, sa puissance ou son universalit, nĠarrivait pas se programmer comme
lĠexcs du nombre des parties dans le cas du fini ; on ne pouvait pas
dire : Ç cette Ïuvre est plus grande que telle autre È ou
Ç voil le protocole dĠvaluation de lĠÏuvre dĠart que je vous
propose È. La critique dĠart a toujours t confronte au fait quĠil y a
l un principe de jugement qui prcisment dborde la finitude du jugement
lui-mme. CĠest pour a que lĠinterprtation et le jugement sur les Ïuvres
dĠart sont ouverts historiquement : encore aujourdĠhui on rinterprte, on
joue les tragdies dĠEschyle crites il y a deux mille cinq cents ans avec le
sentiment quĠon nĠa pas puis la possibilit de juger cette entreprise car
lĠÏuvre dĠart est situe sur un horizon dĠinfini. Ce qui veut dire que le fait
que les tragdies dĠEschyle, pour prendre cet exemple, sont encore actives dans
des temps entirement diffrents et loigns dĠelles, montre quĠil nĠy a pas de
protocole fixe, arrt, de leur valuation mais quĠil faut toujours recommencer
les rvaluer dans un contexte diffrent. CĠest par rapport une situation
dĠinfinit potentielle que se meut le jugement artistique, ce qui indique bien
que ce jugement nĠest pas de lĠordre de la finitude calculable. Que lĠÏuvre
dĠart comparait sur fond dĠinfinit a dĠailleurs t observ depuis longtemps,
que ce soit par Kant dans la Critique du jugement ou bien dans la pense
romantique. Cela ne veut pas dire quĠon ne peut pas la penser, mais quĠon ne
peut la penser que selon des procdures qui acceptent leur propre infinit et
qui peuvent tre, par exemple, les procdures de rinterprtation du jugement.
CĠest aussi vrai, dĠune certaine manire, en politique. En
politique, le grand problme, en ralit, est dĠaccepter lĠinfinit du futur.
Une vraie politique est toujours une politique qui ne se prtend pas en tat de
se clore sur une donne programmatique fixe. CĠest la grande erreur des
rvolutionnaires pendant tout un temps que lĠide que le temps de la
rvolution, qui est un temps en un certain sens fini, rglait lĠissue du combat
politique. CĠtait mconnatre le fait que le jugement politique lui-mme est
un jugement qui ne peut que laisser ouvert le futur. Naturellement il peut
investiguer le futur selon des procdures dĠimmanence, de prdiction, mais il
ne peut pas le programmer. On sait trs bien aujourdĠhui quĠun programme ce
nĠest pas une affaire concernant immdiatement la transformation de la socit,
cĠest une affaire concernant la transformation de lĠtat. Le programmatique
comme tel est un programmatique tatique. Ce qui relve de la politique
proprement dite, cĠest lĠide quĠon va tre dans une modulation, une
rformation, une rvolution en ralit infinies du collectif humain lui-mme,
de telle sorte que le mouvement mme de cette transformation ne puisse pas tre
cod ou ramen sa dimension programmatique ou tatique.
Vous voyez bien que dans tous ces domaines, on est confront
la deuxime immanence des vrits, savoir que la vrit est une certaine
sorte de connexion du fini et de lĠinfini. DĠo lĠintrt vital se demander
ce qui se passe au niveau le plus abstrait, le plus fondamental, quant la ressource
du collectif par rapport la ressource individuelle. Est-ce que la ressource
du collectif demeure inpuisablement plus grande que la ressource de
lĠindividu, mme quand on a affaire des ensembles infinis ? Le
raisonnement qui conduit au rsultat de Cantor, savoir que, en effet, dans
lĠinfini il y a plus de parties que dĠlments, est un raisonnement qui dĠune
certaine faon vhicule lui-mme une figure dĠinfinit. La pense de lĠinfini
doit tre, dĠune certaine manire, une pense infinie. LĠinfini infinitise la pense
elle-mme.
Venons-en la dmonstration de Cantor.
Comment peut-on faire une comparaison entre deux ensembles
infinis, un ensemble compos dĠun nombre infini dĠlments et un ensemble
compos de regroupements dĠlments, cĠest--dire de parties ?
On va avoir recours au concept de correspondance
bi-univoque qui fait correspondre chaque point sans exception dĠun
ensemble un point de lĠautre : un lment doit correspondre une partie,
deux lments diffrents correspondent deux parties diffrentes, toute partie
est le correspondant dĠun lment. Ces deux ensembles infinis sont dits gaux
en quantit.
Supposons maintenant quĠil y a dans lĠinfini autant de
parties que dĠlments ; je vous ferai remarquer quĠon ne peut pas supposer
quĠil y en a moins, parce que chaque lment est dj une partie lui tout
seul ; cĠest ce quĠon appelle un singleton. On sait donc quĠil y a au
moins autant de parties que dĠlments. Le point est de savoir sĠil y en a
plus.
Nous nĠallons pas dmontrer directement quĠil y a plus de
parties que dĠlments (cĠest ce que nous avons fait dans le fini), mais nous
allons dmontrer quĠil est impossible quĠil y en ait autant (et comme il ne
peut pas y en avoir moins, il y en a ncessairement plus). La dmonstration va
ainsi se faire par la ngation dĠune possibilit, cĠest--dire quĠil va sĠagir
dĠun raisonnement par lĠabsurde.
Pour aboutir lĠaffirmation consistante Ç la ressource
des collectifs, mme quand la situation est infinie, est beaucoup plus considrable
que la ressource des individus È, nous venons dĠentrer dans le domaine de
la dialectique, cĠest--dire dans un domaine o il est ncessaire de passer par
la ngation. QuĠest-ce quĠun raisonnement par lĠabsurde ? Vous voulez
dmontrer la proposition p ; le raisonnement par lĠabsurde ne consiste pas
produire une dmonstration de la proposition p, mais donner une
dmonstration de lĠimpossibilit de non-p. Il va falloir montrer que si on
suppose que non-p est vrai, il se passe des catastrophes. Une
catastrophe, en logique, cĠest une contradiction. Tout revient dmontrer que
non-p provoque des consquences inadmissibles – et quĠil faut donc se
rabattre sur p en vertu du principe du tiers exclu (tant donn un nonc,
cĠest soit p soit non-p). Le problme cĠest quĠun nonc, non-p par exemple, a
une infinit de consquences. Il va donc falloir que votre pense entre dans
cette infinit sans aucune garantie : nous ne savons pas quand nous
allons trouver la fameuse contradiction qui va nous montrer que non-p est faux.
CĠest cette absence de garantie qui explique que lĠon a toujours qualifi le
raisonnement par lĠabsurde de non-constructif. En effet, vous ne
construisez rien du tout, vous tes en ralit en situation dĠerrance :
vous errez dans lĠinfini la recherche dĠune consquence insupportable,
cĠest--dire dĠune contradiction. Le raisonnement par lĠabsurde, obligatoire
quand on manÏuvre dans lĠinfini, est lui-mme infini. En ralit, vous vous
installez dans une fiction, cĠest une Ïuvre dĠart interminable que le
raisonnement par lĠabsurde : vous supposez non-p (supposition vos
propres yeux fausse : votre certitude cĠest que cĠest p qui est vrai) et
vous tirez les consquences implacables de non-p comme si non-p tait vrai. Cet
lment de Ç comme si È, cĠest cela que jĠappelle lĠlment de la
fiction
Vous esprez buter un moment donn sur un lment de rel,
cĠest--dire sur un impossible. En explorant ainsi non-p, vous nĠaurez
dĠailleurs pas appris grand chose sur p ; vous allez surtout connatre les
avatars de la ngation au lieu de connatre les joies de lĠaffirmation. CĠest
pour a que les gens prfrent le fini : parce que cĠest moins fictif, et
cĠest plus constructif. Le raisonnement par lĠabsurde est une invention
prodigieuse dans lĠhistoire humaine, parce que cĠest le moment o la pense
prend le risque dĠautre chose que les constructions dont elle est capable. En
politique, a veut dire : cĠest le moment o la pense prend le risque de
quelque chose qui nĠest plus rductible lĠtat et au pouvoir, mais qui est
une aventure de la pense elle-mme dans la situation collective. DĠune
certaine faon, la ngation va forcment intervenir, ne serait-ce que dans la
forme de ce Mao Zedong et les Chinois appelaient Ç le professeur par
lĠexemple ngatif È. Le raisonnement par lĠabsurde, cĠest le professeur
par lĠexemple ngatif, cĠest--dire le professeur par lĠexemple des
consquences ngatives dĠune supposition fausse que vous assumez tout un temps
pour prcisment que le faux se dcouvre comme faux. Des pistmologues comme
Bachelard, et Lacan lui-mme, ont pu soutenir que la vrit se prsente
toujours dans une structure de fiction ou que la vrit se prsente dans la
guise de lĠerreur. CĠest le faux qui est votre guide vers le rel, le rel sera
un point impossible tenir, un point qui vous sera inflig pour vous faire
reculer vers la dmonstration de p.
LĠexemple peut-tre le plus admirable est justement celui de
la dmonstration de Cantor parce quĠelle touche au rapport peut-tre le plus
essentiel des multiplicits quĠest le rapport entre individus et collectifs,
entre individus et parties. Il va faire une dmonstration par lĠabsurde, ses
risques et prils, cĠest--dire en prenant le risque dĠune infinit strile si
le point de contradiction nĠest pas trouv. Dans ce type de raisonnement, comme
en politique, il faut une grande patience parce que les consquences du faux
sont avres en un point que vous ne connaissez pas.
Dmonstration
Soit un ensemble infini E, compos par consquent dĠune infinit
dĠlments, et un ensemble p(E) compos de ses parties.
On va supposer quĠon a une correspondance bi-univoque
entre ces deux ensembles : cĠest--dire quĠon suppose quĠ chaque lment de E
correspond un lment et un seul de p(E) (cĠest--dire une partie), quĠ deux
lments diffrents de E correspondent deux parties diffrentes et quĠ toute
partie correspond un lment de E et un seul. CĠest comme si on nommait une partie par
les lments, et que chaque lment soit le nom dĠune partie. Si ces deux ensembles
sont lis par une correspondance bi-univoque, cĠest--dire sĠils sont gaux en
quantit, cela se traduira par le fait quĠil nĠy ait pas de Ç partie
anonyme È. Car sĠil y avait plus de parties que dĠlments, il y aurait
une partie, au moins, qui nĠaurait pas de nom.
CĠest l quĠil y a une sorte de tour de magie, qui est le
point dĠimpossible. On peut distinguer deux cas :
- ou bien un lment de
E est dans la partie qui lui correspond [appelons cette partie p(on
a alors ∈p(le
nom de la partie est dans la partie
- ou bien lĠlment est en dehors de la partie ; on a ~ (∈p(
LĠastuce consiste considrer la partie p(C) de E compose
de tous les lments qui sont dans
ce deuxime cas (Ç le nom de la partie est en dehors de la partie È).
Cette partie a un nom – disons Ext - puisque, par la correspondance
bi-univoque, toute partie a un nom. On a : Ext ∈E
Ce nom, Ext, est-il extrieur ou intrieur la partie
p(C) ?
- ou bien Ext est dans p(C) [Ext ∈p(C)]; mais puisque p(C) est
lĠensemble des lments du deuxime cas (Çen dehors de la partie È), cela
est impossible
- ou bien Ext est en dehors de p(C) [~ (Ext ∈p(C))]; mais p(C) tant
prcisment lĠensemble des lments Ç en dehors de la partie È, Ext
ne peut pas non plus tre hors de lui.
Ce nom, par consquent, ne peut pas proprement parler
exister. La supposition quĠil existe une correspondance bi-univoque entre
lments et parties aboutit la construction dĠune partie innommable, en battement
entre lĠextrieur et lĠintrieur. Il est caractristique du fait quĠon est dans
la zone de lĠinfini, que lĠon rencontre des phnomnes paradoxaux o
intriorit et extriorit sont en relation dialectique (lĠintriorit se lit
comme extriorit et lĠextriorit se lit comme intriorit) - cĠest l que
Hegel a pu btir la thorie de sa spculation. En dfinitive, la supposition de
la correspondance bi-univoque entre lments et parties doit tre abandonne.
Les parties ne pouvant pas tre moins nombreuses que les lments, ni tre
aussi nombreuses, elles sont donc plus nombreuses.
La dmonstration est intressante en elle-mme parce que
cĠest une dmonstration risque ; elle prend le risque de rencontrer des
entits paradoxales telles que celles que nous venons de voir qui vous
contraignent refluer par rapport une hypothse que vous avez faite et qui
sĠavre finalement ngative.
En conclusion :
1. Le rsultat positif le plus simple est que dans tous les
cas, cĠest--dire dans le fini comme dans lĠinfini, la ressource collective
dĠune situation est suprieure sa ressource individuelle. Elle cre plus de
possibles.
2. LorsquĠon entre dans une connexion du fini et de lĠinfini, quand on est en immanence une relation entre le fini et lĠinfini, alors la pense ne peut plus tre calculatrice, elle ne peut plus raisonner par passage dĠune tape une autre. Elle est ncessairement dialectique, cĠest--dire quĠelle raisonne en termes dĠitinraire et dĠobstacles cet itinraire. CĠest ce qui permet de comprendre, on y reviendra une prochaine fois, pourquoi le jugement de vrit nĠest pas un jugement calculable. En dehors mme de la logique mathmatique, ce nĠest que quand vous rencontrez un phnomne paradoxal que vous tes dans lĠpreuve du rel de la situation que vous tes en train de parcourir dans lĠerrance et dans le risque. Dans lĠÏuvre dĠart, dans la situation politique et plus encore dans la situation amoureuse, la question de savoir si on nĠest pas constamment aux prises avec lĠincertitude quant ce qui est dedans et ce qui est dehors est constitutive du processus lui-mme. Cela a t interprt dans deux voies. La premire, nihiliste, est par exemple celle de Proust pour qui cĠest la jalousie qui est lĠessence de lĠamour : vous ne pouvez que constamment douter de lĠintriorit ou de lĠextriorit de lĠautre, vous tes toujours dans le paradoxal rel dĠtre confront la possibilit que lĠintriorit au processus amoureux soit en ralit une extriorit. Et puis vous avez la possibilit dialectique positive qui est de dire que le rapport entre intriorit et extriorit est prcisment le lieu de la construction infinie du processus amoureux lui-mme et que cĠest cela, et non son chec, qui en est la matire, le principe de construction; il sĠagit de ramnager constamment le rapport entre intriorit et extriorit de telle sorte quĠon puisse accepter aussi les situations de battement – qui sont les battements du cÏur.
Il est trs frappant quĠau niveau le plus abstrait, le plus
dmonstratif, le plus crit, on rencontre, ds quĠil sĠagit de lĠinfini, ces
processus dĠintriorit risque et de dtours par la ngation. Ce qui prouve
bien que lĠimmanence des vrits, au niveau mme des vrits les plus
schmatiques, les plus formelles, est invitablement la possibilit pour la
pense humaine de sĠinfinitiser dans le risque quĠelle rencontre. videmment,
on accepte, ou on nĠaccepte pas, ce genre de risque.
[vido : https://www.youtube.com/watch?v=7hkpsFdRT4A]
Attachs la construction du motif de lĠimmanence des
vrits, nous avons souvent crois, dans la figure de lĠadversaire, lĠobsession
de lĠidentit. Le constat que lĠon peut faire aujourdĠhui est le suivant :
au fur et mesure que le monde est investi en totalit par la figure du
capitalisme global, soumis lĠoligarchie internationale qui le rgente, et
asservi lĠabstraction montaire comme seule figure reconnue de lĠuniversalit
et dans lĠintervalle qui spare la fin de la deuxime tape historique de
lĠIde communiste (la construction intenable dĠun Ç communisme
dĠEtat È) de sa troisime tape (le communisme ralisant la politique,
adquate au rel, dĠune mancipation de Ç lĠhumanit tout entire È),
dans ce climat, donc, de terrorisme idologique rampant et dĠabsence de tout
futur autre que la rptition dploye de ce quĠil y a, nous voyons apparatre,
contrepartie la fois logique et horrifiante, dsespre et fatale, mlange de
capitalisme corrompu et de gangstrisme meurtrier, un repli maniaque, manÏuvr
subjectivement par la pulsion de mort, vers les identits les plus diverses,
suscitant leur tour les contre-identits identitaires les plus archaques.
Sur la trame gnrale de Ç lĠOccident È (patrie du capitalisme
dominant et Ç civilis È) contre Ç lĠIslamisme È (rfrent
du terrorisme sanguinaire), on voit dĠun ct des bandes armes meurtrires,
bandits surarms, brandissant Allah ou tout autre ftiche, soutenus distance
par des patrons obscurs, mais intresss tout ce qui touche au ptrole, aux
mines et aux diamants, de lĠautre, au nom des droits de lĠhomme et de la
dmocratie, des expditions militaires internationales sauvages, dtruisant des
Etats entiers (Yougoslavie, Irak, Libye, Afghanistan, Soudan, Congo, Mali,
Centrafrique, É), sans parvenir rien quĠ ngocier avec les bandits les plus
corruptibles une paix prcaire autour des puits, des mines et des enclaves o
prosprent les grandes compagnies.
Il en ira ainsi tant que lĠuniversalisme vrai, le prise en main du destin de lĠhumanit par lĠhumanit elle-mme, et donc la nouvelle et dcisive incarnation historico-politique de lĠIde communiste, nĠaura pas dploy sa neuve puissance lĠchelle mondiale, dtruisant au passage, avec lĠoligarchie des propritaires et de leurs serviteurs, avec lĠabstraction montaire, les identits et contre-identits qui ravagent les esprits et en appellent la mort.
Que vienne le temps o toute identit (car il y en aura toujours) sera intgre galitairement dans le destin de lĠhumanit gnrique.
A lĠarrire-plan philosophique de tout cela : lĠopposition, plus que jamais, de la pense dialectique la pense analytique. CĠest--dire la critique radicale de tout ce qui phantasme des identits (culturelles, religieuses, linguistiques, Ç civilisationnelles È, raciales, idologiquesÉ) du seul point de leur opposition irrductible dĠautres identits. Ou encore : une vieille question, claircie par Platon ds son dialogue Le Sophiste : quelle est la relation vraie entre le Mme et lĠAutre ?
Le sminaire sera consacr cette question. On sĠy appuiera
une fois encore sur le thtre : nous interprterons en effet la scne 24
de Ahmed philosophe, scne titre
justement : Le mme et lĠautre.
La scne du Thtre de la Commune
dĠAubervilliers est occupe en son centre par une table derrire laquelle Alain
Badiou est assis flanqu de deux comdiens. Ils lui serviront de
Ç doublures È dans une saynte intitule Ç Le mme et lĠautre È
qui interrompra la sance vers son milieu et au cours de laquelle tous trois
interprteront, chacun sa faon, le rle dĠAhmed.
Sur le ct droit de la scne se dresse un
tableau noir sur lequel est inscrite la craie la phrase [de Malraux] :
Ç Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie È.
Je voudrais reprendre partir de ce que nous
avons dit la dernire fois concernant une question centrale dans ma pense
actuelle, et centrale mon avis en gnral, savoir les problmes
contemporains de la relation entre la finitude et lĠinfini. Nous allons faire
un trajet de cette question du fini et de lĠinfini, question qui a une
rsonance considrable aujourdĠhui pour toutes sortes de raisons, ainsi que de
la question du mme et de lĠautre, cĠest--dire aussi de la question de
lĠidentit. Notre espace de travail va tre de montrer comment, en partant de
la question du fini et de lĠinfini, on en vient aux prils, complexits,
entrelacements, de la question identitaire sous ses diffrentes formes, tant entendu
quĠici nous travaillons dans la distance philosophique et que chacun aprs peut
sĠemparer de cette distance conceptuelle pour tenter de voir ce quĠelle
signifie dans les vnements rels.
Nous avions montr la dernire fois que la
dmonstration du thorme affirmant quĠun ensemble comporte plus de parties que
dĠlments se faisait de faon constructive lorsquĠil sĠagissait dĠun ensemble
fini et que, dans le cas o il sĠagit dĠun ensemble infini, la dmonstration ne
peut procder que par lĠabsurde. Ce qui veut dire que vous ne pouvez alors
partir que dĠune ngation : vous nĠallez pas dmontrer directement quĠil y
a plus de parties que dĠlments, vous allez partir de lĠassertion quĠil nĠy
ait pas plus de parties que dĠlments (par exemple quĠil y en ait
autant). On va donc prouver la pense dans la ngation de ce que lĠon a
pourtant stratgiquement lĠintention dĠtablir, et lĠon va en quelque sorte
passer par une ngation pour montrer que cette ngation cre une situation
dĠimpossibilit. Autrement dit : sous une hypothse ngative (la ngation
du rsultat que vous souhaitez tablir), vous faites surgir par des procdures
dmonstratives un inexistant ou un point dĠimpossibilit et partir de lui
vous concluez que le rel est maintenu par lĠaffirmation que vous avez nie au
dpart. Entre parenthses, on franchit en passant la fameuse assertion de Lacan
selon laquelle Ç le rel cĠest lĠimpossible È. Vous allez affirmer le
rel parce que vous avez prouv lĠimpossibilit de la ngation. Avec le
raisonnement apagogique (ou raisonnement par lĠabsurde), vous avez le passage
de la pense du ngatif au rel en passant par la mdiation de lĠimpossible.
Cela nous avait amen dire quĠil y a en
dfinitive un lien intrieur important entre lĠimpossible, cĠest--dire le
rel, et la ngation. Comme si la ngation tait lĠacte primordial, tant
entendu que vous niez, jĠy insiste, non pas quelque chose dĠextrieur, mais
votre propre objectif. On pourrait donc conclure quĠil y a un lien entre
infinit et ngativit puisque, pour aboutir des conclusions concernant
lĠinfini, on va passer par la supposition de leur fausset. Par consquent,
lĠinfini, en tant que point rel, va se rencontrer comme un point dĠimpossible
de la finitude, une impasse du fini. Non pas une ngation du fini : une
impasse du fini. Vous devez rencontrer, partir du fini, ou dĠune hypothse de
finitude, un point dĠimpossible effectif.
*
On peut transposer cela un niveau
dĠabstraction assez grand pour le moment en disant que, toujours, la loi du mme
se dcouvre dans lĠautre. LĠhypothse dont partait la dmonstration de Cantor
cĠtait que nous avions une correspondance biunivoque entre les lments et les
parties : on pouvait dire que chaque partie tait nomme par un lment,
que chaque lment nommait une partie et quĠune autre partie avait un autre
nom. CĠest lĠhypothse quĠil y a autant de parties que dĠlments, donc la
ngation de votre but stratgique qui est de montrer quĠil y a plus de parties
que dĠlments. Dans cette hypothse, il se passait quĠon trouvait une partie
qui ne pouvait pas tre nomme du tout, une partie sans nom, une partie
innommable. Si on voulait donner un nom toutes les parties, la pense
exhibait un point dĠimpossible qui est une partie innommable, une partie qui nĠest
pas dans la loi du mme. Autrement dit : si la loi du mme pour une partie
est de recevoir un nom sous la forme dĠun lment, on montre une partie qui ne
peut pas recevoir de nom dans ces conditions-l et en ce sens elle peut tre
dite autre.
Nous sommes dans un cas formalis,
dmonstratif, et nous pouvons affirmer et conclure, au terme dĠune
dmonstration rationnelle et non pas dans une extrapolation interprtative,
quĠil y a sens dire que lĠautre surgit dĠune impasse du mme.
Cette partie autre, nous pouvons galement la
qualifier dĠtrangre, au sens o elle ne reoit pas son nom de la loi
considre, mais fait au contraire obstacle ou impasse cette dsignation ou
ce nom. Mtaphoriquement, nous voyons apparatre ici la corrlation trs
importante entre identit et nomination. Les identits sont souvent attestes
par des noms. Les noms propres en particulier sont dans une inscription
identitaire, ou tatique, ou mme raciale qui fait que du point de vue des
noms, au sens l le plus courant du terme, on peut voir lĠautre surgir dĠune
impasse du mme comme sĠil tait en quelque sorte un anonyme dans une loi
nominale dtermine. Dans un sens, lĠtranger est toujours un sans-nom, de
faon radicale : il a videmment un nom, mais un nom drogeant la loi du
mme, un ensemble identitaire de noms. CĠest ds la nomination que lĠautre
surgit. On sait dĠailleurs que lĠinterrogation dĠun autre du seul fait de son
nom est une pratique absolument courante.
Prenons le cas, frquent, o lĠidentit
prtend reprsenter une totalisation finie. CĠest lĠidentit dĠun ensemble
ferm, cltur, ensemble qui peut tre national, sexuel, racial, tout ce quĠon
veut. Si cette totalisation assume sa finitude, a veut dire quĠelle ne peut
prtendre quivaloir lĠinfini : la dtermination en finitude dĠune
identit cĠest aussi la renonciation une ouverture infinie de cette identit.
Elle ne peut se soustraire lĠhypothse que, hors cette totalisation ferme,
existent dĠautres identits, voire mme dĠautres identits qui pourraient,
elles, prtendre lĠinfinit. Bien que dĠune apparence abstraite, ceci est
trs prsent dans de nombreuses figures dĠhostilit lĠautre. LĠhostilit
lĠautre, cĠest souvent le soupon que lĠautre accde une dimension laquelle
on nĠaccde pas, voire mme une dimension infinie. Toute hostilit lĠautre
est envieuse, par quelque biais. Les psychanalystes ont dvelopp ce point sous
la forme que ce qui est envi chez lĠautre, envi au point de dsirer sa mort,
cĠest le soupon quĠil connat des jouissances que nous ignorons. Et a, cĠest
trs vrai. CĠest beaucoup plus vrai que le soupon que lĠautre est mdiocre et
infrieur nous : a cĠest une construction a posteriori. La conviction
intime, le soupon terrible, cĠest que lĠautre est prcisment dans une rgion
dont lĠinfinit nous est obscure. CĠest pour a que toute fermeture de
lĠidentit est aussi, pour lĠidentit elle-mme, un pril.
Par consquent, il y a aussi la tendance
basculer dans une totalisation infinie, cĠest--dire prsenter cette fois
lĠidentit comme une totalisation infinie. Mais alors, on va tomber dans la
possibilit, puisque cĠest infini, du mcanisme que je vous ai dcrit, savoir
que lĠimpasse du mme fasse surgir lĠautre. Le pril, cette fois, ce nĠest pas
le pril dĠune extriorit dont on pourrait avoir une jouissance inconnue,
cĠest que lĠautre surgit dans le mme : quelque part, rside,
lĠintrieur mme du mme, une surrection possible de lĠautre qui fait que,
puisquĠelle a son autre en elle-mme. finalement lĠidentit nĠtait pas
vraiment totalise.
Vous voyez que cette question de lĠidentit
est au fond lĠpreuve dĠune impossibilit rcurrente ce qui explique quĠil y
ait toujours quelque chose dĠenrag dans lĠidentit. Parce que ou bien
elle propose une totalit ferme et alors lĠextriorit est si menaante et si
abondante, par son infinit, quĠon va constamment consolider les barrires, une
infinit de barrires (ce qui est dĠailleurs impossible puisquĠon est dans le
fini), ou bien la totalisation est infinie et alors elle voit surgir lĠaltrit
comme un ennemi intrieur au sein mme de lĠidentit du mme.
On voit dans lĠhistoire concrte que le vÏu
de raliser une identit pure, une Ç belle identit È, cĠest--dire
une identit qui parvient se totaliser, se prsenter sous les dehors dĠun tout homogne,
parat toujours agressif, meurtrier, procdant des purations sans fin etc.
Mais cĠest la logique de la chose, ce nĠest pas une pathologie. Si lĠidentit est
ferme, elle redoute de faon dcisive son extriorit infinie, et si elle est
infinie, elle nĠarrive pas contrler la loi du mme parce que de lĠautre
surgit lĠintrieur du mme. Le problme de lĠidentit, cĠest que lĠautre est
en quelque sorte indestructible. CĠest pour a quĠon va se livrer des excs
sans fin, des abominations; lĠautre, vous avez beau lĠexterminer, quelque
chose subsiste indfiniment comme une menace irrductible sur lĠidentit, qui
oscille du coup entre totalisation finie et totalisation infinie sans jamais
trouver le repos. Tantt il faut faire la guerre (la guerre lĠinfini), tantt
il faut faire la terreur intrieure, ou les deux, parce que de toute faon ce
nĠest quĠ ces conditions-l quĠon est dans lĠactivation relle de lĠidentit,
dans son preuve effective. Finalement la clture du mme est impossible, parce
que si elle est finie, lĠaltrit est trop grande et si elle est infinie,
lĠaltrit est trop prsente.
*
Il est trs intressant de voir que cette
dialectique du mme et de lĠautre est scrute pour la premire fois par Platon
dans ce texte extraordinaire quĠest Le sophiste. Elle est chez lui une
introduction lĠexistence du non-tre. Platon part de lĠide quĠil y a ce
quĠil appelle les Ç genres suprmes È, cĠest--dire les concepts
philosophiques fondamentaux. Il dit quĠil y en a quatre. Il y a deux concepts
ontologiques, cĠest--dire qui concernent lĠtre des choses, deux concepts qui
sont lĠtre et le mme, concepts lis par la catgorie du mme – ce qui
est tout fait conforme Parmnide, parce que finalement cela revient dire
que, de lĠtre, la seule chose que lĠon puisse dire cĠest quĠil est le mme que
lui-mme ; lĠtre sĠpuise tre le mme que lui-mme. Et puis, vous avez
deux catgories empiriques, qui concernent le monde concret : le mouvement
et le repos. Une fois parvenu ce point, Platon remarque que lĠtre, certes,
est le mme que lui-mme, mais que le mouvement nĠest pas le mme que le repos.
Remarque trs simple et qui lui semble difficilement rfutable. La relation du
mouvement et du repos ne peut donc pas tre donne par la catgorie du mme.
Platon dit quĠil nous manque un concept, faute de quoi on ne peut pas faire une
thorie du monde. Il faut donc une cinquime catgorie, et il lĠappelle lĠautre.
De lĠautre, on ne peut pas dire quĠil est le
mme que lĠtre, puisque, prcisment, il nĠy a que lĠtre qui est le mme que
lĠtre. LĠautre ce nĠest pas le mme que lĠtre. Il faut donc quĠil soit non-tre. Cette
dduction purement catgorielle de lĠexistence du non-tre est, en ralit, une
rtroaction du monde concret sur lĠontologie : on remarque dans le monde
rel que le repos et le mouvement ce nĠest pas la mme chose et a rtroagit
sur lĠabsolue identit de lĠtre lui-mme qui se suffisait des catgories
existantes. Il va falloir affirmer, contre Parmnide, et contre la tradition
laquelle appartenait Platon, lĠexistence du non-tre. Et on va ainsi avoir une
racine possible de la ngation. CĠest extraordinaire, parce quĠon a l la
gnalogie conceptuelle de la ngation et Platon la propose dans un
dveloppement tout fait stupfiant finalement, qui consiste se situer un
niveau purement catgoriel et en dduire que la dialectique du mme et de
lĠautre repose sur la ngation.
a va permettre Platon de rsoudre un
certain nombre de problmes qui lui causent beaucoup de soucis, notamment de
savoir ce que cĠest quĠun discours faux. CĠest--dire celui que tiennent les
sophistes. Un discours faux est un discours qui ne correspond pas lĠtre des
choses, et, avec la catgorie du non-tre sous la main, on va pouvoir affirmer
quĠun discours faux est un discours qui prtend que est quelque chose
qui nĠest pas, cĠest--dire que cĠest un discours qui est autre que le
mme. On va ainsi pouvoir combattre la sophistique, qui prtend lĠquivalence
du vrai et du faux.
Nous nous posons alors, et Platon se la pose
aussi, la question suivante : est-ce que, ce faisant, nous avons rendu
compte de toutes les espces de contradictions ? Si, comme on lĠa vu,
lĠautre est autre que lĠtre (cĠest pour cela quĠil est non-tre) est-ce que
cela ne signifie pas que toute diffrence est en ralit une ngation ?
Est-ce que ce qui est affirm par Platon cĠest, non pas une opposition radicale
de lĠtre et du non-tre, mais une exagration de la diffrence ? Parce
que tre autre, ce nĠest pas par soi-mme tre la ngation de quelque chose. Si
je suis autre que quelquĠun dĠautre, cela ne veut pas dire que jĠen suis la
ngation. Ontologiquement, je peux dire que mon tre nĠest pas son tre, mais
un niveau plus anthropologique, cĠest tout de mme extrmement dur de dclarer
que toute altrit est aussi une ngation, ide qui, nous le savons, est la
racine spculative du racisme naturel. Le racisme naturel consiste en effet
interprter les diffrences comme des ngations : quiconque est diffrent
est autre que mon tre et donc, dĠun certain point de vue, non-tre. Le racisme
vritable, ce nĠest pas simplement le constat dĠune diffrence ; cĠest une
tension de la diffrence en direction du non-tre, cĠest un raidissement de
lĠaltrit en direction du fait que cette altrit doit tre en ralit pense
comme une ngation radicale de mon tre.
On sĠaperoit, ce stade-l, que ce problme du mme
et de lĠautre est un problme extrmement embrouill, et ce pour une raison
prcise, qui est quĠon ne peut pas raisonnablement penser le rapport du mme et
de lĠautre avec un seul concept de la ngation. Si on a un seul concept de la
ngation, on va ncessairement conclure, comme Platon, que lĠaltrit cĠest la
ngativit : je ne peux affirmer mon tre quĠen niant lĠautre, je ne peux
consolider mon identit que par la ngation radicale de lĠautre.
Eh bien pour vous montrer toute la complexit
relle, et sophistique, du rapport du mme et de lĠautre, nous allons faire du
thtre, parce que le thtre, on le sait bien, cĠest ce qui prsente la
simplicit de ce qui est compliqu.
Interprtation par Alain Badiou et deux
comdiens de la scne intitule Ç Le mme et lĠautre È tire de Ç Ahmed
philosophe È (scne 24)
Vous voyez que le mme et lĠautre, livrs
eux-mmes, cĠest assez difficile. Si on regarde dĠun peu prs la structure
thtrale et lexicale de la pice, on voit quĠil y a dĠun bout lĠautre
confusion entre trois types de ngations diffrentes. La question est de savoir
comment oprer de telle sorte que lĠorigine de lĠautre, telle que Platon lĠa
dploye, sĠaccompagne dĠune substructure logique diffrente de celle qui
supposerait quĠil y a simplement un type de ngation, savoir la ngation qui
exclut que mon tre soit lĠtre de lĠautre.
Pour leur donner des noms empiriques
parlants, je distinguerai la ngation antagonique, la ngation qui tend au
compromis et la ngation qui admet la coexistence des contraires.
La ngation antagonique, cĠest une ngation
qui va faire jouer par lĠun le principe de non-contradiction. Par exemple si x
a la proprit p et que vous avez q quivalent non-p, alors le fait que x a
la proprit p exclut radicalement quĠil puisse avoir la proprit q ; et
donc, les identits, toujours spcifies par des proprits, peuvent tre
incompatibles. Autrement dit, la dfinition dĠune identit est exclusive dĠune
dfinition dĠune identit qui aurait des attributs opposs aux attributs de la
premire identit. Dans ce cas, la ngation sĠappelle la ngation classique,
cĠest--dire elle nĠadmet pas de tierce position entre lĠaffirmation et la
ngation. Le choix entre lĠidentit et la ngation de lĠidentit est un choix
qui apparat comme un raidissement complet de la dialectique du mme et de
lĠautre dans la figure de lĠadversit. On dira quĠon a affaire en ce cas une
contradiction antagonique, cĠest--dire lĠide quĠon a affaire un ennemi
systmique, une altrit incompatible effectivement avec lĠaffirmation de
lĠidentit premire et qui donne lieu une contradiction qui en ralit
nĠadmet pas dĠautre rsolution que la disparition de lĠun des deux termes
– supposer quĠon veuille la rsoudre. CĠest cette explication qui,
lorsquĠelle circule un peu partout, finit par drgler la logique du mme et de
lĠautre parce quĠen ralit lĠautre nĠa plus le droit dĠexister que sous la
figure du mme.
Le deuxime type de ngation cĠest celle qui
admettrait un compromis, cĠest--dire celle qui admettrait que sans doute les
attributs p et non-p sont potentiellement incompatibles, mais quĠil y a des
valeurs intermdiaires qui, dĠune certaine faon, peuvent tre valeurs pour
lĠun comme pour lĠautre, des valeurs
auxquelles les deux termes peuvent co-appartenir. Dans ce cas, vous avez
une ngation qui autorise le compromis, vous pouvez Ç ngocier È
entre le mme et lĠautre autour dĠune valeur tierce qui sans doute nĠexprimera
pas absolument lĠidentit du mme ni de lĠautre mais qui exprimera suffisamment
de co-appartenance aux deux pour que lĠon puisse obtenir un compromis
recevable. Ceci suppose que vous ayez une logique qui assouplit le principe de
non-contradiction radical qui sĠaccompagne du tiers exclu, en admettant cette
fois des valeurs tierces. LĠautre est en ce cas considr comme un alli
circonstanciel. CĠest le contexte, et lĠexistence effective dans ce
contexte de possibilits de compromis, qui va rendre possible une dialectique
du mme et de lĠautre dtendue autour de propositions intermdiaires. Un contexte
qui inclut par exemple la fatigue des ngociateurs, ce qui explique pourquoi
les ngociations durent souvent trs longtemps. CĠest particulirement vrai
dans les scnes de mnage qui sont un excellent exemple de ncessit dĠune
logique non-antagonique. On ne peut pas tous les coups se sparer ou tuer
lĠautre ; cela se produit dans certains cas, mais ce sont des cas extrmes
de la relation du mme et de lĠautre É Si on cherche les compromis, cela va
dpendre du point circonstanciel qui va autoriser lĠun et lĠautre ne pas
perdre compltement la face. Le contexte va donc tre la proposition dĠune
valeur intermdiaire laquelle on va se raccrocher provisoirement.
La troisime possibilit, cĠest quĠil nĠy ait
pas le principe de non-contradiction : deux propositions contradictoires
peuvent coexister dans le mme espace logique sans tre astreintes ni
sĠexclure mutuellement ni trouver une mdiation circonstancielle. Ce point
est de la plus haute importance, car il admet que des assertions concernant une
situation quelconque puissent tre tout fait contradictoires sans entraner
lĠclatement ou la dissipation de ceux qui les formulent. CĠest un point dĠune
grande importance politique : si en politique vous utilisez uniquement les
deux premires ngations, vous allez avoir dĠune part la lutte frontale contre
lĠennemi, ou bien vous allez avoir quelque chose qui va dpendre exagrment
des circonstances, cĠest--dire du tiers terme que vous avez sous la main pour
autoriser un compromis ngoci. LĠexistence de la communaut politique, et
encore plus de lĠorganisation politique, du camp populaire, de tout ce que vous
voudrez, dpend largement de la possibilit de tolrer dans le mme espace des
propositions qui formellement sont contradictoires. Simplement elles ne sont
pas contradictoires au point de faire quĠil soit ncessaire de disloquer la
situation dans son ensemble (ce qui en fait tmoigne dĠune situation dĠune
grande faiblesse), parce que, au moins pendant un certain temps, les deux
propositions contradictoires peuvent coexister sans que le systme gnral
dĠintrt commun qui soutient la situation soit ananti. Politiquement, cela a
t formalis dans la distinction entre contradiction antagonique et
contradiction au sein du peuple. CĠest pour cela quĠil est absolument vident
que des gens peuvent partager la mme ide politique alors que lĠun va
dire : Ç Dieu existe È, et lĠautre va dire : Ç Dieu
nĠexiste pas È.
Adversit, mdiation, coexistence sont donc
les trois niveaux possibles de figures de la ngation. CĠest trs intressant
de savoir que cela correspond trois logiques constitues dans le rpertoire
de la logique formelle : la premire logique, cĠest la logique classique
qui repose sur lĠaffirmation systmique du principe de non-contradiction ;
la deuxime cĠest la logique intuitionniste qui admet quĠil y ait des tierces
positions entre deux propositions opposes ; et la troisime cĠest la
logique qui sĠappelle para-consistante (cĠest la plus rcente, invente par le
Brsilien Da Costa) qui tend admettre que des noncs contradictoires
puissent coexister dans le mme systme rationnel. Le fond de lĠaffaire, cĠest
que dans les trois cas la ngation nĠa pas le mme sens, elle est
progressivement affaiblie. Dans la logique classique, et dans la relation du
mme et de lĠautre qui lui correspond, vous avez une ngation extrmement
forte, elle ne tolre pas la subsistance de positions adverses ; on la
dira antagonique pour cette raison. Finalement elle supportera quelque chose
comme lĠabsoluit ou lĠunicit du vrai au regard de lĠensemble des propositions
errones. Dans la logique intuitionniste, vous avez dj un affaiblissement de
la ngation puisque la ngation tolre des nuances intermdiaires entre
lĠaffirmation et la ngation. Vous pourrez dire : Ç Cet nonc est
peu prs vrai È, Ç Cet nonc est un peu vrai È ou encore
Ç Cet nonc est faux, mais pas tant que a È ou bien Ç JĠai
raison, mais pas absolument È (a peut servir dans les discussionsÉ).
CĠest une logique intressante, mais prcaire car vous voyez bien que la nuance
est propose par la circonstance. Et puis, dans la troisime, vous avez la
possibilit que des jugements contradictoires, pas tous, mais un certain
nombre, coexistent dans une certaine mesure sans anantir la situation.
Dans ma philosophie, il y a quelque chose qui
renvoie la logique paraconsistante de faon essentielle. SĠil se produit un
vnement, la situation est toujours quĠil va y avoir des individus qui vont
subjectiver lĠvnement, cĠest--dire en affirmer lĠextrme importance et se
construire une identit de lĠintrieur de cet vnement et quĠil y en a qui ne
vont pas le faire. Est-ce dire que la situation est disloque ? Non, la
situation nĠest pas disloque justement. CĠest une conception dogmatique de dire
de la situation entre les gens qui ont reconnu lĠvnement et les gens qui ne
lĠont pas reconnu, quĠelle spare du coup les amis et les ennemis. Parce que la
tche de ceux qui ont reconnu lĠvnement cĠest de le faire reconnatre aux
autres. Et pour cela, il ne faut pas dire dĠavance que cet autre est un ennemi.
Il faut donc traiter cette non-reconnaissance comme un jugement qui peut
coexister avec le jugement affirmatif, ventuellement sur une longue dure,
sans que la situation collective ne soit anantie ou dtruite.
JĠinsiste sur le fait que si on voulait
prendre une situation quelconque du point de vue de la logique du mme et de
lĠautre, les positions sont structures, sans le savoir videmment, par les
trois ngations. LĠinfini – la vrit, la nouveaut - surgit toujours
dans un espace qui admet dĠune certaine manire le jeu, ou la circulation,
entre les trois ngations. On ne peut pas faire lĠconomie dĠune ngation.
CĠest pour cela que lĠinvention humaine et le destin possible de lĠhumanit
reposent sur le fait quĠil y ait une triplicit logique. On peut appeler
dogmatique, en un sens renouvel, la conviction que la situation exige une
seule logique. Il y a certes des cas o ce qui est au poste de commandement est
classique, lĠespace le plus clair de cela cĠest lĠespace pur de la dcision :
ce sont les cas o faut dcider de faon binaire Ç Oui È ou
Ç Non È. Il y a des cas o il faut tre dans la recherche de la
mdiation, ne serait-ce que pour maintenir, provisoirement, la coexistence,
utile pour la situation dans son ensemble, de quelque chose qui sinon va se
dfaire. Et il y des cas o on va se dployer dans la logique para-consistante,
logique qui admet comme pouvant ou devant tre formules des positions qui
apparemment sont la ngation de lĠautre. Cette triplicit logique est en
ralit le jeu entre trois types de ngations distinctes. Je dirai que lĠart de
vivre, au sens de lĠart dĠtre dans des dispositions cratrices, inventives
etc., cĠest lĠart de la circulation entre les trois ngations.
Pourtant cela se passe souvent de manire
plus syncope. Je prendrai nouveau lĠexemple de la dispute amoureuse, parce quĠil est connu
de tout le monde. Vous dmarrez dans le para-consistant : Ç Je prfrerais
ne pas faire la vaisselle È ; celui qui va faire la vaisselle et
celui qui ne va pas faire la vaisselle peuvent coexister sans meurtre. Mais
ensuite, on dit : Ç Cette question de vaisselle, il faudrait la
rgler une fois pour toutes È et l, on va tre dans une ngociation. On
va dire par exemple : Ç Moi, je vais la faire le mardi, toi tu vas la
faire tous les autres jours È ; a, cĠest intuitionniste. Mais il est
possible que quelquĠun dise :
Ç Eh bien, si cĠest comme a, moi je mĠen vais !È et on va tre dans
lĠantagonique. Cette structuration, en fait, est parfaitement connue :
cĠest la dgnrescence dĠun conflit mineur, particulier, en quelque chose qui
est de lĠordre de la rupture et ce parce que le type de ngation utilis sĠest
transform dans le processus lui-mme. CĠest la mme chose dans les discussions
au sein des appareils politiques. Vous pouvez partir de la question de qui va
prsenter le rapport sur les finances de lĠorganisation et puis il arrive, pas
toujours, mais il arrive, que surgissent des phrases comme : Ç Oui, mais
enfin, il faudrait rgler cette question È. Cette question quĠil faudrait
rgler, cĠest trs souvent le niveau de passage de la logique para-consistante
la logique intuitionniste. Ç Il faut rgler È ; mais en
ralit la coexistence collective nĠa pas besoin de rgler tous les
problmes, ce nĠest pas vrai. Dans la dcision quĠon va rgler une question, on
va dj examiner la validit de la coexistence entre des points de vue
contradictoires. CĠest pour cela
quĠun des problmes cl de la relation du mme et de lĠautre, puisque cĠest de
cela quĠil sĠagit en fin de compte, cĠest : Ç QuĠest-ce quĠon met
lĠordre du jour ? È. Il faut tre trs prudent sur ce quĠon met
lĠordre du jour. Parce que cĠest quand vous mettez lĠordre du jour que vous
tes en fait ncessairement en train de changer de registre de la ngation. Si
cĠest mis lĠordre du jour, alors a veut dire quĠon va chercher un compromis,
on ne va pas rester au simple niveau de la coexistence para-consistante des
points de vue contradictoires. Qui a le pouvoir de mettre une question
lĠordre du jour, cĠest un point qui ne concerne pas seulement la politique,
mais tous les domaines de lĠactivit humaine. a ne sĠappelle pas toujours
comme a. a peut tre : Ç coute, assieds-toi, parlons-en È. Quand
vous changez de ngation, vous introduisez toujours une certaine forme de
solennit. La dcision de mettre quelque chose lĠordre du jour, cĠest aussi
la dcision ventuelle dĠexaminer la question finalement dans le registre de
lĠantagonisme. Mais ce nĠest pas ncessaire ; si a le retarde, cĠest la
logique intuitionniste ; elle est
bonne fille la logique intuitionniste : on partait de la vaisselle,
et on finit par dcider de partir en Picardie pour les vacances.
CĠest pour cela que dans toute situation, il
faut se mettre dĠaccord sur la logique, sur une mesure des choses. CĠest un
vieux thme, qui a pris des formes potiques dj remarquables chez Pindare.
QuĠest-ce que la mesure des choses ? CĠest finalement, je le dirai de
faon un peu mtaphorique, avoir une certaine mesure de ce qui doit tre
lĠordre du jour. On ne peut pas tout mettre lĠordre du jour et pourtant il
faut que les choses soient dites : il faut une mesure. CĠest la ncessit
dĠavancer, de transformer, dĠinventer, cĠest donc lĠinfini en tant quĠil est
lĠeffet dĠhorizon, en tant quĠil permet de penser que la chose nĠest pas close,
mais il faut en avoir une mesure : quelle est la mesure de ce qui, de la
finitude, va comparatre devant lĠinfini ? Quand vous mettez lĠordre du
jour, vous ne savez pas lĠavance quel va tre le rsultat, vous tes dans
lĠinfini dĠune certaine manire, ce nĠest pas constructif. Vous ouvrez la chose
lĠinfini, mais il faut alors avoir une mesure, mesure de la comparution du
fini dans lĠinfini. CĠest donc la question dĠune rsolution possiblement
heureuse. Parce que le bonheur, au fond, cĠest quand la mesure a t trouve
dans la variation sous-jacente des logiques.
Dans Mtaphysique du bonheur rel[3],
la bande publicitaire (ce nĠest pas moi qui lĠai choisie) indique :
Ç Tout bonheur est une jouissance finie de lĠinfini È. On pourrait
dire, ce qui parat trs sage : tout bonheur est une mesure partage. On
va me dire : Ç Sage ? La barbe ! Vive la
dmesure ! È. Mais vous voyez bien que mesure, ici, cĠest la
dmesure, cĠest la comparution devant lĠinfini. Le bonheur cĠest la mesure de
la dmesure, la mesure de ce que lĠon nĠa pas dj mesur.
Hlderlin dit quelque chose comme a dans la
fameuse lgie Ç Pain et vin È. Vous le trouverez dans la troisime
strophe et je la prends dans la traduction que notre trs regrett Philippe
Lacoue-Labarthe en avait donne en 1980
Que nous voyons lĠouvert [a, cĠest la
comparution] / Cherchions ce qui vit, si loin puisse-t-il tre / Mais ferme
reste ceci : quĠil soit midi / Ou que lĠon aille jusque dans la mi-nuit,
toujours subsiste une mesure / Commune tous, bien quĠ chacun aussi en propre
part.
Comme toujours, les potes disent les choses
que lĠon ne sait pas dire... Mais cĠest bien a : comparaissons devant
lĠinfini, cherchons aussi loin quĠil le faut, que ce soit midi, que lĠon prenne
le temps dĠaller jusquĠ minuit ; mais la fin il y a quelque chose de
solide, il y a une mesure ; cette mesure, elle est commune tous, bien
quĠ chacun aussi en propre part. Donc elle est para-consistante, dĠune
certaine manire : elle est partage, chacun lĠa en propre part, bien
quĠelle tmoigne en chacun de lĠinfini.
Nous terminerons l-dessus.
Tribune publie (condense) dans Le Monde du 28 janvier 2015
Le Rouge et le
Tricolore
AujourdĠhui,
le monde est investi en totalit par la figure du capitalisme global, soumis
lĠoligarchie internationale qui le rgente, et asservi lĠabstraction
montaire comme seule figure reconnue de lĠuniversalit. Nous vivons un pnible
intervalle : celui qui spare la fin de la deuxime tape historique de
lĠIde communiste (la construction intenable, terroriste, dĠun
Ç communisme dĠtat È) de sa troisime tape (le communisme ralisant
la politique, adquate au rel, dĠune Ç mancipation de lĠhumanit tout
entire È). Dans ce contexte, sĠest tabli un conformisme intellectuel
mdiocre, une sorte de rsignation la fois plaintive et satisfaite, qui
accompagne lĠabsence de tout futur autre que la rptition dploye de ce quĠil
y a.
Nous
voyons alors apparatre, contre-partie la fois logique et horrifiante,
dsespre et fatale, mlange de capitalisme corrompu et de gangstrisme meurtrier,
un repli maniaque, manÏuvr subjectivement par la pulsion de mort, vers les
identits les plus diverses. Ce repli suscite son tour des contre-identits
identitaires arrogantes. Sur la trame gnrale de Ç lĠOccident È,
patrie du capitalisme dominant et civilis, contre Ç lĠIslamisme È,
rfrent du terrorisme sanguinaire, apparaissent, dĠun ct, des bandes armes
meurtrires ou des individus surarms, brandissant pour se faire obir le
cadavre de quelques dieux ; de lĠautre, au nom des droits de lĠhomme et de
la dmocratie, des expditions militaires internationales sauvages, dtruisant
des Etats entiers (Yougoslavie, Irak, Libye, Afghanistan, Soudan, Congo, Mali,
CentrafriqueÉ) et faisant des milliers de victimes, sans parvenir rien quĠ
ngocier avec les bandits les plus corruptibles une paix prcaire autour des
puits, des mines, des ressources vivrires et des enclaves o prosprent les
grandes compagnies.
Il en
ira ainsi tant que lĠuniversalisme vrai, le prise en main du destin de
lĠhumanit par lĠhumanit elle-mme, et donc la nouvelle et dcisive
incarnation historico-politique de lĠIde communiste, nĠaura pas dploy sa
neuve puissance lĠchelle mondiale, annulant au passage lĠasservissement des
tats lĠoligarchie des propritaires et de leurs serviteurs, lĠabstraction
montaire, et finalement les identits et contre-identits qui ravagent les
esprits et en appellent la mort.
La
situation mondiale, cĠest que tarde venir, mais viendra – si nous
parvenons le vouloir grande chelle – le temps o toute identit (car il y aura toujours des identits, y
compris diffrentes, y compris formellement contradictoires) sera intgre
galitairement et pacifiquement dans le destin de lĠhumanit gnrique.
N du
gauchisme rvolt des annes soixante-dix, Charlie-Hebdo est devenu, comme
nombre dĠintellectuels, de politiciens, de Ç nouveaux philosophes È,
dĠconomistes impuissants et dĠamuseurs divers, un dfenseur la fois ironique
et fivreux de la Dmocratie, de la Rpublique, de la Lacit, de la Libert
dĠopinion, de la Libre entreprise, du Libre sexe, de lĠEtat libre, bref, de
lĠordre politique et moral tabli. Ce genre de rengation, qui est comme le
vieillissement des esprits au fil des circonstances, pullule, et nĠa en
soi-mme gure dĠintrt.
Plus
nouvelle semble la construction patiente, entame en France ds les annes
quatre-vingt du dernier sicle, dĠun ennemi intrieur de type nouveau : le
musulman. Cela sĠest fait dans la foule de diverses lois sclrates poussant
la Ç libert dĠexpression È jusquĠau contrle tatillon des vtements,
de nouveaux interdits concernant le
rcit historique et de nouvelles franchises policires. Cela sĠest fait aussi
dans une sorte de rivalit Ç de gauche È avec lĠirrsistible
ascension du Front national, lequel pratiquait depuis la guerre dĠAlgrie un
racisme colonial franc et ouvert.
Quelles que soit la diversit des causes, le fait est que le musulman,
de Mahomet nos jours, est devenu le mauvais objet du dsir de Charlie-Hebdo.
Accabler de sarcasmes le musulman et faire rire de ses faons est devenu le
fonds de commerce de ce crpusculaire magazine Ç humoristique È, un
peu comme il y a un petit sicle on se moquait, sous le nom de Ç Bcassine È,
des paysannes pauvres (et chrtiennes, lĠpoqueÉ) venues de Bretagne pour
torcher les enfants des bourgeoises de Paris.
Tout
cela, au fond, nĠest pas si nouveau. LĠordre tabli parlementaire franais
– au moins depuis son acte fondateur, savoir le massacre, en 1871, par
les Thiers, Jules Ferry, Jules Favre et autres vedettes de la gauche
Ç rpublicaine È, de vingt mille ouvriers dans les rues de Paris
– ce Ç pacte rpublicain È auquel se sont rallis tant
dĠex-gauchistes, a toujours souponn que se tramaient des choses effrayantes
dans les faubourgs, les usines de la priphrie, les sombres bistrots
banlieusards. Il a toujours envoy de fortes brigades policires dans ces
endroits, et peupl les prisons, sous dĠinnombrables prtextes, des louches jeunes
hommes mal duqus qui y vivaient. Il a introduit dans les Ç bandes de
jeunes È des dlateurs corrompus. Elle a aussi, la Rpublique, multipli
les massacres et formes neuves dĠesclavage requis par le maintien de
lĠordre dans lĠEmpire colonial. Cet Empire sanguinaire, o lĠon torturait
avec constance les Ç suspects È dans le moindre commissariat de la
moindre bourgade africaine ou asiatique, avait trouv sa charte dans les
dclarations du mme Jules Ferry, – dcidment un activiste du pacte
rpublicain – lesquelles exaltaient la Ç mission
civilisatrice È de la France.
Or,
voyez-vous, un nombre considrables des jeunes qui peuplent nos banlieues,
outre leurs louches activits et leur manque flagrant dĠducation (trangement,
la fameuse Ecole rpublicaine nĠa rien pu, semble-t-il, en tirer, mais nĠarrive
pas se convaincre que cĠest de sa faute, et non de la faute des lves), ont
des parents proltaires dĠorigine africaine, ou sont eux-mmes venus dĠAfrique
pour survivre, et, par voie de consquence, sont souvent de religion musulmane.
A la fois proltaires et coloniss, en somme. Deux raisons de sĠen mfier et de
prendre les concernant de srieuses mesures rpressives. La police,
heureusement, sous la direction claire de nos gouvernements, tant de droite
extrme que de gauche rsolue, fait ce quĠil convient. Supposons que vous soyez
un jeune noir ou un jeune lĠallure arabe, ou encore une jeune femme qui a
dcid, par sens de la libre rvolte, puisque cĠest interdit, de se couvrir les
cheveux. Eh bien, vous avez alors neuf ou dix fois plus de chances dĠtre
interpell dans la rue par notre police dmocratique et trs souvent retenu
dans un commissariat, que si vous avez la mine dĠun Ç Franais È, ce
qui veut dire, uniquement, le facis de quelquĠun qui nĠest probablement ni
proltaire, ni ex-colonis. Ni musulman. Charlie-Hebdo, en un sens, ne fait
quĠaboyer avec ces mÏurs policires.
On
prtend de ci de l que ce nĠest pas le fait dĠtre musulman en soi, comme
indice ngatif, que visent les caricatures de Charlie-Hebdo, mais lĠactivisme
terroriste des intgristes. CĠest objectivement faux. Prenez une caricature
typique : on y voit une paire de fesses nues, cĠest tout, et la lgende
dit Ç Et le cul de Mahomet, on peut sĠen servir ? È. Le Prophte
des croyants, cible permanente de ces stupidits, serait-il un terroriste
contemporain ? Non, cela nĠa rien voir avec quelque politique que ce
soit. Rien voir avec le drapeau solennel de la Ç libert
dĠexpression È. CĠest une ridicule et provocatrice obscnit visant
lĠIslam comme tel, cĠest tout. Et ce nĠest rien dĠautre quĠun racisme culturel
de bas tage, une Ç blague È pour faire pter de rire le lepniste
avin du coin. Une complaisante provocation Ç occidentale È, pleine
de la satisfaction du nanti, envers, non seulement dĠimmenses masses populaires
africaines, moyen-orientales ou asiatiques qui vivent dans des conditions
dramatiques, mais envers une trs large fraction du peuple laborieux ici mme,
celui qui vide nos poubelles, nettoie la vaisselle, sĠreinte au marteau
piqueur, fait cadence acclre les chambres des htels de luxe ou nettoie
quatre heures du matin les vitres des grandes banques. Bref, cette part du
peuple qui, par son travail seul, mais aussi par sa vie complexe, ses voyages
risqus, sa connaissance de plusieurs langues, sa sagesse existentielle et sa
capacit reconnatre ce que cĠest quĠune vraie politique dĠmancipation,
mrite au moins quĠon la considre, et mme, oui, quĠon lĠadmire, toute
question religieuse mise de ct.
Autrefois
dj, ds le XVIIIe sicle, toutes ces blagues sexuelles, antireligieuses en
apparence, antipopulaires en ralit, avaient donn un Ç humour È de
caserne ou de salle de garde. Voyez les obscnits de Voltaire propos de
Jeanne dĠArc : son La Pucelle
dĠOrlans est tout fait digne
de Charlie-Hebdo. A lui seul, ce pome cochon dirig contre une hrone
sublimement chrtienne autorise dire que les vraies et fortes lumires de la
pense critique ne sont certes pas illustres par ce Voltaire de bas tage.
Il claire la sagesse de
Robespierre quand il condamne tous ceux qui font des violences antireligieuses
le cÏur de la Rvolution, et nĠobtiennent ainsi que dsertion populaire et
guerre civile. Il nous invite considrer que ce qui divise lĠopinion
dmocratique franaise est dĠtre, le sachant ou non, soit du ct constamment
progressiste et rellement dmocrate de Rousseau, soit du ct de lĠaffairiste
coquin, du riche spculateur sceptique et jouisseur, qui tait comme le mauvais
gnie log dans ce Voltaire par ailleurs capable, parfois, dĠauthentiques
combats.
Mais
aujourdĠhui, tout cela pue la mentalit coloniale – comme du reste la loi
contre le foulard Ç islamique È rappelait, en bien plus violent,
hlas, les moqueries contre la coiffe bretonne de Bcassine : tous points
o le racisme culturel racoleur fusionne avec lĠhostilit sourde, lĠignorance
crasse et la peur quĠinspire au petit bourgeois de nos contres, trs content
de lui-mme, lĠnorme masse, banlieusarde ou africaine, des damns de la terre.
Et les
trois jeunes Franais que la police a rapidement tus ?
Remarquons
en passant que cĠtait faire, la satisfaction gnrale, lĠconomie dĠun
procs o il aurait fallu discuter de la situation et de la relle provenance
des coupables. CĠtait aussi un trait tir sur lĠabolition de la peine de mort,
le retour la pure vengeance publique, dans le style des westerns.
SĠil
faut les caractriser, disons quĠils ont commis ce quĠil faut appeler un crime de type fasciste.
JĠappelle
crime de type fasciste un crime qui a trois caractristiques. DĠabord, il est
cibl, et non pas aveugle, parce que sa motivation est idologique, de
caractre fascisant, ce qui veut dire : stupidement identitaire, nationale,
raciale, communautaire, coutumire, religieuse... En la circonstance, les
assassins avaient visiblement comme cibles trois identits souvent vises par
le fascisme classique : les publicistes considrs comme du bord oppos,
les policiers dfendant lĠordre parlementaire ha, et les Juifs. Il sĠagit de
la religion dans le premier cas, dĠune Etat national dans le second, dĠune
prtendue race dans le troisime. Ensuite, il est dĠune violence extrme,
assume, spectaculaire, parce quĠil vise imposer lĠide dĠune dtermination
froide et absolue, qui du reste inclut de faon suicidaire la probabilit de la
mort des meurtriers. CĠest lĠaspect ÇViva la muerte ! È, lĠallure
nihiliste, de ces actions. Troisimement, le crime vise, par son normit, son
effet de surprise, son ct hors norme, crer un effet de terreur et
alimenter, de ce fait mme, du ct de lĠtat et de lĠopinion, des ractions
incontrles, lesquelles, aux yeux des criminels et de leurs patrons, vont
justifier aprs coup, par symtrie, lĠattentat sanglant.
Ce
genre de crime demande des tueurs que ceux qui les manipulent peuvent
abandonner leur sort ds que lĠacte a eu lieu. Ce ne sont pas de grands
professionnels, des gens des services secrets, des assassins chevronns. Ce
sont des jeunes du peuple, tirs de leur vie, quĠils prvoient sans issue, ni
sens, par la fascination de lĠacte pur ml quelques ingrdients identitaires
sauvages, et qui accdent aussi, ce faisant, aux armes sophistiques, aux
voyages, la vie en bande, des formes de pouvoir, de jouissance, et un peu
dĠargent. En France mme, on a vu, une autre poque, des recrues de groupes
fascisants capables de devenir des meurtriers et des tortionnaires pour des
raisons du mme genre. Ce fut notamment le cas, pendant lĠoccupation de la
France par les nazis, de bien des miliciens embauchs par Vichy sous le drapeau
de la Ç Rvolution nationale È.
Si lĠon
veut rduire le risque des crimes fascistes, cĠest de ce portrait quĠil faut
sĠinspirer. Les facteurs dcisifs autorisant lĠapparition de ces crimes sont
clairs. Il y a lĠimage ngative que la socit se fait des jeunes venus de la
misre mondiale, la faon dont elle les traite. Il y a le maniement inconsidr
des questions identitaires, lĠexistence non combattue, voire encourage, de
dterminations racialistes et coloniales, les lois sclrates de sgrgation et
de stigmatisation. Il y a surtout sans doute, non pas lĠinexistence – on
trouve dans notre pays des militants pleins dĠides et lis au peuple rel –,
mais la faiblesse dsastreuse, chelle internationale, des propositions
politiques hors consensus, de nature rvolutionnaire et universelle,
susceptibles dĠorganiser ces jeunes dans la solidit agissante dĠune conviction
politique rationnelle. Ce nĠest que sur le fond dĠune action persistante pour
modifier tous ces facteurs ngatifs, dĠun appel changer de fond en comble la
logique politique dominante, quĠon aurait pu raisonnablement
faire prendre lĠopinion la vraie mesure de ce qui se passait, et subordonner
lĠaction policire, toujours dangereuse quand elle est livre elle-mme,
une conscience publique claire
et capable.
Or la
raction gouvernementale et mdiatique a fait exactement tout le contraire.
Ds le
dbut, lĠtat sĠest engag dans une utilisation dmesure et extrmement
dangereuse du crime fasciste. Au crime motivations identitaires, il a oppos
dans les faits une motivation identitaire symtrique. Au Ç musulman
fanatique È on a oppos sans vergogne le bon Franais dmocrate. Le
scandaleux thme de Ç lĠunion nationale È, voire de Ç lĠunion
sacre È, qui nĠa servi en France quĠ envoyer les jeunes gens se faire
massacrer pour rien dans les tranches, est ressorti de ses placards
naphtalins. Que du reste ce thme soit identitaire et guerrier, on lĠa bien vu
lorsque nos dirigeants, les Hollande et les Valls, suivis par tous les organes
mdiatiques, ont entonn lĠair, invent par Bush propos de la sinistre
invasion de lĠIrak – dont on connat aujourdĠhui les effets dvastateurs
et absurdes –, de la
Ç guerre contre le terrorisme È. CĠest tout juste si, lĠoccasion
dĠun crime isol de type fasciste, on nĠa pas exhort les gens soit se terrer
chez eux, soit revtir leur uniforme de rserviste et partir au son du
clairon en Syrie.
La
confusion a t son comble quand on a vu que lĠtat appelait, de faon
parfaitement autoritaire, venir manifester. Ici, au pays de la Ç libert
dĠexpression È, une manifestation sur ordre de lĠtat ! On avait de bonnes
raisons de se demander si Valls nĠenvisageait pas dĠemprisonner les absents. On
a puni, de ci de l, ceux qui taient rtifs la minute de silence. Nous
aurons vraiment tout vu. CĠest ainsi quĠau plus bas de leur popularit, nos
dirigeants ont pu, grce trois fascistes dvoys qui ne pouvaient imaginer un
tel triomphe, dfiler devant un million et quelques de personnes, la fois
terrorises par les Ç musulmans È et nourries aux vitamines de la
dmocratie, du pacte rpublicain et de la grandeur superbe de la France. Il a
mme t possible que le criminel de guerre coloniale Netanyahou figure au
premier rang des manifestants, supposs venir l clbrer la libert dĠopinion
et la paix civile.
La
Ç libert dĠexpression È, parlons-en ! La manifestation affirmait
au contraire, grand renfort de drapeaux tricolores, quĠtre franais cĠest
dĠabord avoir tous, sous la houlette de lĠtat, la mme opinion. Il tait
pratiquement impossible, tous ces jours -ci, dĠexprimer sur ce qui se passait
une autre avis que celui qui consiste sĠenchanter de nos liberts, de notre
Rpublique, maudire la corruption de notre identit par les jeunes
proltaires musulmans et les filles horriblement voiles, et se prparer
virilement la Ç guerre contre le terrorisme È. On a mme entendu le
cri suivant, admirable dans sa libert expressive : Ç nous sommes
tous des policiers È.
Comment
du reste ose-t-on aujourdĠhui parler de Ç libert dĠexpression È dans
un pays o, de trs pauvres exceptions prs, la totalit des organes de
presse et de tlvision sont aux mains de grands groupes privs industriels
et/ou financiers ? Faut-il que notre Çpacte rpublicain È soit souple
et accommodant pour quĠon sĠimagine que ces grands groupes, que Bouygues, que
Lagardre, que Niel, et tous les autres, sont prts sacrifier leurs intrts
privs sur lĠautel de la dmocratie et de la libert dĠexpression !
Il est
trs naturel en ralit que la loi de notre pays soit celle de la pense unique
et de la soumission peureuse. La libert en gnral, y compris celle de la
pense, de lĠexpression, de lĠaction, de la vie mme, consiste-t-elle
aujourdĠhui devenir unanimement des auxiliaires de police pour la traque de
quelques dizaines dĠembrigads fascistes, la dlation universelle des suspects
barbus ou voils, et la suspicion continue concernant les sombres Çcits de
banlieues È, hritires des Ç faubourgs È o lĠon fit autrefois
un carnage des Communards ? Ou
bien la tche centrale de lĠmancipation, de la libert publique, est-elle bien
plutt dĠagir en commun avec le plus possible de jeunes proltaires de ces
banlieues, le plus possible de jeunes filles, voiles ou non, cela nĠimporte
pas, dans le cadre dĠune politique neuve, qui ne se rfre aucune identit
(Ç les proltaires nĠont pas de patrie È) et prpare la figure
galitaire dĠune humanit sĠemparant enfin de son propre destin ? Une
politique qui envisage rationnellement
que nos vrais matres impitoyables, les riches rgents de notre destin,
soient enfin congdis ?
Il y a
eu en France, depuis bien longtemps, deux types de manifestations : celles
sous drapeau rouge, et celles sous drapeau tricolore. Croyez-moi : y
compris pour rduire rien les petites bandes fascistes identitaires et
meurtrires, quĠelles se rclament des formes sectaires de la religion
musulmane, de lĠidentit nationale franaise ou de la supriorit de
lĠOccident, ce ne sont pas les tricolores, commandes et utilises par nos
matres, qui sont efficaces. Ce sont les autres, les rouges, quĠil faut faire
revenir.
[vido : https://vimeo.com/119121890]
Nous
avons dj trait de deux formes majeures de la finitude, considre ici comme
le noyau de lĠoppression idologique dominante. DĠabord, directement, le fini,
la conviction que tout est fini, que lĠinfini nous est inaccessible. Ensuite,
lĠidentit, la conviction que les animaux humains sont dfinis par des
identits (raciales, culturelles, historiques, nationales, religieusesÉ) et que
lĠuniversalit nous est inaccessible. Dans les deux cas, nous avons montr que
les dialectiques sous-jacentes, celle du fini et de lĠinfini et celle du mme
et de lĠautre, permettent de dmontrer le contraire : la pense vraie se
dgage ncessairement du fini, comme le montre lĠusage fondamental du
raisonnement par lĠabsurde, lequel ne peut conclure quĠen acceptant que son
trajet puisse tre infini. Et elle se dgage aussi de toute fixation
identitaire, comme le montre la relation immanente du mme et de lĠautre,
laquelle dmontre quĠaucune identit ne peut parvenir se clore sur elle-mme.
Nous
abordons, dans cette troisime sance, un autre ftiche de la finitude :
la rptition. Le thme biblique
Ç rien de nouveau sous le soleil È commande religieusement une
sagesse de la rptition, une vie qui ne peut chercher surpasser lĠvidence
selon laquelle Ç Tous les fleuves se jettent dans la mer, et la mer ne se
remplit pas. È LĠidologie dominante nĠa gure trouv
autre chose dire concernant, par exemple, lĠhorizon politique de
lĠmancipation : lĠagitation rvolutionnaire, argue le consensus, nĠaboutit rien quĠ revenir, aprs
quantit de dsordres et de violences, la loi naturelle des choses :
toutes les actions humaines sĠordonnent au March, et le March reste ce qui
existe. Du point de vue de sa nature propre, lĠavenir des collectivits
humaines doit tre la rptition, certes inventive, ou la transformation, mais
sagement rptitive, du Mme : lĠordre capitaliste, figure ultime de la
modernit.
Cependant,
lĠide mme de rptition nĠest pas simple. Il se peut mme quĠon la considre
comme le dguisement de la nouveaut, lĠapparatre en finitude de lĠinfini
lui-mme. LĠinfinit des nombres naturels, par exemple, nĠest-elle pas la
rptition monotone dĠune seule opration, lĠopration
Ç successeur È, qui fait quĠ tout nombre n succde invinciblement le
nombre n + 1, nous projetant ainsi dans une infinit latente qui en
quelque sorte traverse et organise lĠapparente finitude de tout nombre
entier ? Sur un autre versant, que dire de la rptition dĠune pice de
thtre ? NĠest-elle pas doublement infinie, de ce que, dĠune part, elle
travaille Ç encore une È interprtation de la pice, et ce sans
limite assignable, et que dĠun autre ct, si rpte quĠelle soit, une
reprsentation reste toujours une singularit, diffrente de toute autre, l
encore sans clture possible, sans quĠon puisse jamais imaginer ce que pourrait
bien tre, dans lĠabsolu, la Ç dernire reprsentation È dĠune
pice ?
Il faut
donc reprendre lĠanalyse du concept de rptition, dans le sillage de
Kierkegaard et de Lacan, et en nous aidant encore une fois du thtre :
nous jouerons la scne 32 de Ahmed
philosophe, scne prcisment titre : La rptition.
Je voudrais dĠabord dire un mot sur un vnement de la situation
mondiale. Vous savez quĠil y a une situation particulirement obscure,
violente, obsdante, dans lĠensemble du Proche-Orient, depuis des annes et des
annes, et notamment le surgissement dans la dernire priode de ce qui est
appel, ou plutt de ce qui sĠappelle lui-mme, Ç lĠtat islamique È.
Je pense quĠil faut prter le plus grand intrt la premire victoire locale
effectivement remporte contre lĠtat islamique Koban. CĠest une chose qui a
t mentionne videmment dans les diverses prsentations mdiatiques de cette
situation, mais cĠest un point extrmement important. La ville de Koban tait
assige depuis des mois par lĠtat islamique en question, qui avait consacr
ce sige des forces trs importantes et contre cela il y a eu lĠorganisation
dĠune rsistance de type indit. Ce sont essentiellement des Kurdes qui sont
mobiliss dans Koban et cette rsistance semble, en tout cas lĠheure
actuelle, tre finalement victorieuse ; le sige de Koban par lĠtat
islamique t finalement bris, ce qui serait la premire dfaite, au sol, de
cet tat islamique qui est videmment comme un cancer rgional. JĠy suis
dĠautant plus sensible que la direction politique de la rsistance Koban est
trs particulire. Elle ne relve ni de fractions islamiques ni mme
spcifiquement dĠun nationalisme kurde, puisquĠelle assure de longue date par
la branche locale du PKK, qui est un parti en effet de base kurde mais qui se
rclame expressment de lĠinternationalisme, au sens o son objectif nĠest pas
de sĠaffilier ou de crer un tat kurde sur une base ethnique ou nationale.
Politiquement, cĠest une organisation qui est idologiquement dote et arme
dĠune sorte de communisme original, on pourrait dire synthtique, qui prend
diffrents aspects des variantes du communisme pendant le sicle. De telle
sorte quĠon peut dire quĠil y a l un phnomne politique absolument indit
dans la rgion, situ lĠextrieur, si je puis dire, de ce qui pourrait
apparatre comme lĠaffrontement entre diverses factions de lĠislam radical ou
le jeu des grands tats dans le coin – parce que cĠest un secret de
Polichinelle que cet tat islamique est arm en particulier par lĠArabie
saoudite. Je vous invite suivre cette activit singulire, locale, parce
quĠelle introduit dans la situation moyen-orientale une diffrence qualitative
dont il faut bien voir quĠ lĠpreuve des faits elle sĠavre positive et en
certain sens victorieuse ce qui nous change un peu du dveloppement dans les
dernires dcennies de cet endroit.
*
Revenons maintenant la question des oprateurs de finitude. Je
voudrais faire un rappel sur ce point.
1. Ce que je voudrais redire ici cĠest que la question de la dialectique
du fini et de lĠinfini est non pas tant une question quantitative, une question
qui opposerait la transcendance de lĠinfini au rel concret du fini, mais cĠest
une diffrence de manires de penser. Selon quĠon se rapporte lĠinfini ou
selon quĠon se rapporte au fini, les manires de penser, le mode, le style de
la pense sont diffrencis. Dans le cas du fini, on a ce quĠon peut appeler
une pense constructive et intuitive. On doit apprhender une ralit dfinie
de faon intuitive et nous pouvons nous engager dans sa construction ou dans sa
reconstruction par des tapes en nombre fini dont nous avons la norme. Un
symptme trs frappant cĠest quĠen thorie des ensembles les ensembles, mme
infinis, qui en fait admettent une dtermination par la finitude sont appels constructibles.
Ils sont dans la finitude au sens o le rapport leur gense, leur
existence, leur construction, relve prcisment des normes de la finitude.
Je voudrais rappeler dĠautre part
que la logique qui est rticente, ou mme hostile, lĠadmission des
totalits infinies, sĠappelle la logique intuitionniste. Cet ensemble
constitu par construction dĠun ct et intuition de lĠautre est vraiment comme
une singularisation de la pense de type fini. La pense de type infini est
tout fait diffrente, elle nĠest ni constructive ni rellement intuitive, je
la dirai indirecte et aventure. Indirecte, parce que dĠune
certaine faon lĠaccs lĠinfini se fait trs souvent par le raisonnement par
lĠabsurde, cĠest--dire sĠouvre par une hypothse vos propres yeux fausse et
dbouche sur les consquences intenables de cette hypothse. Or, de cette
manire, on nĠa pas de garantie pralable quĠon va parvenir au but, ce qui est
videmment le contraire de la construction, puisque le constructif cĠest ce qui
justement peut venir jalonner les tapes qui parviennent finalement la saisie
en pense de ce quĠon cherche connatre.
Or je pense quĠon retrouve ce caractre-l dans les procdures de
vrit. QuĠil sĠagisse de la politique rvolutionnaire, ou quĠil sĠagisse de
lĠamour, il est absolument clair quĠon ne peut pas exiger de la situation des
garanties. Il y a quelque chose dĠaventur, irrductiblement, qui signe le fait
quĠon nĠest pas dans la construction de type fini. On nĠest pas non plus dans une
intuition qui garantirait en quelque sorte lĠexistence de ce dont on parle. Ce
dont on parle doit tre construit en vrit, et cette construction est
aventureuse et sans garanties.
2. Ensuite, nous avons parl du mme et de lĠautre, cĠest--dire de la question
de lĠidentit qui, dans tous les domaines, est une catgorie fondamentale de la
pense finie. Il semble mme que dans la pense finie connatre quelque chose
cĠest connatre son identit. CĠest la pense de la police : la police
connat quelquĠun quand elle connat son identit ; si son identit est
fuyante, elle est immdiatement trs inquite. CĠest pour cela que la carte
dĠidentit est un signe patent de finitude, elle est lĠinscription dĠune
identit fixe, inaltrable et dont les signes sont donns dans lĠchange
intersubjectif. Sur cette affaire des identits, je voudrais reponctuer deux
choses.
DĠabord, je pense quĠil est logiquement dmontrable quĠaucune identit
ne peut se clore. Si elle est finie, elle va entirement tre dtermine par le
fait que son extrieur est infini et que par consquent il reprsente une
menace inpuisable. La clture va tre dĠautant plus constamment renforce, et
en un certain sens impuissante, que ce dehors infini nĠa pas dĠexhaustion
possible. En vrit, cĠest bien qui se passe dans le rapport entre les
puissances occidentales nanties, lĠEurope et les tats-Unis, et leur immense
extrieur misreux. La satisfaction finie de ceux qui sont dans lĠaise des pays
dvelopps est constamment menace, aux yeux mmes de ceux qui sĠen
rjouissent, par lĠinfinit de la misre plantaire : on est oblig
dĠriger constamment de nouvelles barrires, de crer de nouvelles violences.
Mais les gens continuent venir, ils se noient, ils franchissent les barrires
lectriques etc., ils exercent une pousse infinie sur cette finitude
satisfaite. De sorte que la finitude satisfaite nĠest pas satisfaite, elle est
insatisfaite, amre, elle en veut tout le monde, elle exige de nouvelles
barrires, de nouveaux tris, de nouvelles expulsions, et ceci pour la raison
quĠen effet il nĠy a pas de clture relle dĠune identit, ds lors quĠelle
sĠinstalle dans sa finitude.
Ë supposer mme quĠune identit soit infinie, supposition qui pourrait
tre faite si on estimait quĠune dimension de lĠhumanit nĠexistait que comme
dimension infinie, il nĠen demeure pas moins que quelque chose comme une
altrit resurgirait de lĠintrieur mme de cette identit. On peut dmontrer
quĠil y a toujours une partie de cette totalit infinie qui ne se laisse pas nommer,
nombrer, identifier de lĠintrieur de lĠinfinit elle-mme. Que la totalit
soit finie ou infinie, dans aucun des cas la clture ne peut donc tre garantie
et assure et par consquent le motif identitaire est un motif ultimement
guerrier dans son essence, soit par la guerre infinie contre lĠextriorit
infinie, soit par lĠpuration interne infinie contre lĠtranger qui se trouve
toujours au milieu de nous dĠune faon ou une autre. Une politique identitaire,
quelle quĠelle soit, est une politique qui en dfinitive est une politique de
violence faite lĠautre - cela seul est lĠexercice de la clture.
Il en rsulte quĠune vrit est toujours un processus se tenant dans une
infinit, qui est une infinit dĠhorizon, en direction de laquelle des
identits sont surmontes. Il ne sĠagit absolument pas de dire que les
identits disparaissent, ce serait tout fait erron. Les identits sont
innombrables et elles ne disparatront pas ; toute construction symbolique
dĠun individu requiert des identits et les identits sont prcisment ce quĠil
y a universellement. Mais les identits peuvent aussi, un certain niveau, qui
nĠest pas celui de leur propre existence, tre surmontes : ds quĠil
sĠagit de quelque chose qui est mis en partage. Ce partage, il est en gnral
requis quĠil soit dot dĠune certaine universalit, de sorte que ce qui est
rellement partag, au-del des identits, est toujours de lĠordre de ce que
jĠappelle une vrit, cĠest--dire quelque chose qui a valeur en droit pour
tout le monde. CĠest aussi une construction, cĠest quelque chose qui devient,
et ce devenir est finalement devenir au-del du systme des identits
lĠintrieur duquel il procde.
On pourrait donner des tas dĠexemples empiriques. On pourrait
montrer comment une assemble politique
rassemble des identits entirement diffrentes, voire mme contraires, mais
que ce dont elle discute peut tre un objectif commun ; la discussion sur
la question de savoir si cet objectif est vrai ou faux ne va pas mettre en jeu
les identits, mais va au contraire se situer au-del. De mme, on pourrait
montrer quĠen art cĠest toujours dans une faon particulire de surmonter
lĠidentit du matriau, quĠil sĠagisse des images, des coloris, du matriel
sonore etc., que lĠÏuvre dĠart sĠaccomplit comme telle au lieu dĠtre
simplement ferme ou incluse dans les normes de lĠidentit matrielle. Dans les
sciences, cĠest la formalisation qui surmonte les particularits et les
identits, cĠest pourquoi lĠusage du langage mathmatique est capital dans les sciences :
cĠest un langage universel qui permet de coder, de formaliser le propos sur
lĠtre physique, qui nĠest pas li prcisment des cultures spciales mais
qui en est dlivr par la formalisation. Et enfin, on sait trs bien que,
depuis toujours, lĠamour a t considr comme quelque chose qui tait au-del
des identits, quĠelles soient familiales (les querelles mdivales entre
familles, a cĠest Romo et Juliette), nationales (lĠinternationalisme
amoureux est un trs ancien thme) et, nous le savons aujourdĠhui, il est
affirm et revendiqu, trs juste titre, que lĠamour est au-del des
identits sexuelles. LĠamour, au-del de ces diffrentes identits, est ce qui
se joue entre deux personnes infiniment diffrentes (deux sujets sont toujours
infiniment diffrents), mais non pas au sens o elles seraient closes sur leurs
identits respectives, mais, au contraire, au sens o lĠamour, comme processus,
se tient la fois dans ces identits et au-del de ces identits.
3. Je voudrais vous parler aujourdĠhui dĠune opration majeure de la
finitude : la rptition. Nous entrons cette fois dans les catgories du
processus. QuĠest-ce quĠun processus rptitif ? LĠide de la rptition,
cĠest quĠau fond il faut laisser le monde de faon telle quĠil produise lui-mme
les effets rptitifs de sa persvrance. La rptition est de lĠordre de la
finitude parce quĠelle propose que ce qui est naturel, cĠest--dire ce qui est
la loi de ce qui se rpte dans la nature, est ce quĠon doit laisser tre dans
son dploiement. Et ceci non
seulement pour la loi qui concerne les phnomnes naturels, mais aussi, et
surtout, pour la loi concernant lĠexistence des collectivits. Vous savez que
lĠargument fondamental du capitalisme contemporain est quĠil est une
organisation naturelle des socits et que par contre tout ce qui est
socialisant ou communisant est artificiel et choue parce que cĠest artificiel.
Cela veut dire quĠil faut laisser se rpter les phnomnes qui ont fait la
preuve que, dĠune certaine faon, ils se rptaient par eux-mmes : ils
nĠavaient pas besoin de forcer leur tre pour les induire persvrer, ils se
rptaient de lĠintrieur dĠeux-mmes, leur loi rptitive interne garantissait
une espce de devenir stable.
Je voudrais montrer dĠabord que cette ide de la rptition est lie aux
deux prcdentes, savoir lĠide de la construction et la thmatique
identitaire. Elle est lie la construction parce quĠelle procde dĠun temps
un autre : ce qui se rpte se rpte dans les tapes successives de sa
rptition. La finitude du constructible est organiquement lie lĠide dĠune
rptition procdurale de ce quĠil y a et qui, vrai dire, trouve souvent sa
mtaphore dans le social, la tradition, cĠest--dire dans la figure de la
relation pre-fils. Cette relation est le schma ancestral, fabuleux presque,
la matrice, de lĠide que ce qui tait dans le pre, le fils va en tre le
gardien et la prolongation et que, dĠune certaine manire, cette loi rptitive
est la loi mme qui trame la persvrance et la rptition ininterrompue de la
socit tout entire. CĠest aussi prsent dans le thme gnrationnel,
cĠest--dire dans lĠide que chaque gnration est une sorte dĠimitation ou de
rptition dĠelle-mme. Il est trs important aujourdĠhui de pouvoir qualifier
les gnrations successives dans le cadre de prdicats successifs : il y a
la Ç gnration internet È, ou nĠimporte quoi, la Ç gnration
cheveux ras È, la Ç gnration jupes courtes È etc. La
gnration est identifie comme une figure de la jeunesse qui garantit en
quelque sorte quĠaprs une gnration il y en a une autre. En ralit, la
diffrence est superficielle de faon ncessaire. Ce qui est important cĠest
quĠil y ait des gnrations, cĠest--dire que se succdent des gnrations et
pour bien sĠy reconnatre on va les nommer. a devient dĠailleurs rapidement
aussi un artifice commercial : on sĠadresse la Ç gnration
machin È dtermine par ses produits É nous y reviendrons parce que la
fonction de la marchandise demeure essentielle.
Du ct de lĠidentit maintenant, on peut dire que ce qui la caractrise
cĠest quĠelle transforme la rptition en impratif. Non seulement il y a de
lĠimpratif, mais il faut rpter : le fils doit rpter ce
quĠtait le pre, la socit tout entire doit rpter le paradigme qui est
cens la constituer, quĠil soit racial, national etc. Le destin du groupe
identitaire est dĠavoir la force de rpter son identit.
Avec la rptition, la finitude se donne aussi comme processus :
non pas seulement comme tat des choses, mais comme loi de leur devenir. Je
pense que la forme moderne de la rptition est dicte souterrainement par le
cycle de la marchandise. Elle nĠest constitue en fait ni par les gnrations
ni par la filiation ni par la succession des monarques, des rgnes, ni par la
stagnation identitaire proprement parler, cĠest--dire les rapports de
classes explicites dont on appellerait au fait quĠils se maintiennent et
prosprent. La rptition est garantie dans notre monde par des mcanismes
beaucoup plus fondamentaux, savoir par le fait que ce qui se rpte, et doit
se rpter, est le cycle de la marchandise : le cycle
argent-marchandise-argent, le cycle A-M-A comme le dsignait Marx. CĠest un
cycle tel que lĠargent nĠa de signification que pour autant quĠil peut tre
inject dans les marchandises, mais son tour la production de marchandises
nĠa de sens que pour autant quĠelle peut dlivrer de lĠargent de faon que le
cycle recommence. Ds que quelque chose le perturbe, alors cĠest rellement la
crise de la rptition, quĠelle soit cre par lĠabsence de liquidits pour
acheter les marchandises ou par lĠabsence dĠacheteurs. Cette crise a aujourdĠhui des
rpercussions plantaires (dsordres locaux considrables, faillites,
endettements normes, cration de zones de pauvret et dĠerrance concernant des
millions de personnes ...) parce que lĠinterruption de la rptition cĠest
lĠinterruption du systme lui-mme.
La faon dont cette rptition sĠintroduit universellement dans le
systme mme de lĠexistence de ses acteurs, cĠest que, en dfinitive, tout
sujet est constitu par la ncessit rptitive de ce cycle dans la modalit
dĠtre vendeur et/ou acheteur. Autrement dit, lĠeffet de tout objet social, de
ce que Sartre appelle Ç la matire ouvre È (cĠest--dire de ce qui a
t travaill au prix dĠun investissement financier permettant la production de
telle marchandise singulire), est
de dterminer directement, dans le cycle A-M-A lui-mme, la position subjective
majeure que vous tes vendeur ou acheteur. Les types subjectifs cruciaux sont
ceux-l. Ce qui est demand au sujet, par le cycle lui-mme, cĠest videmment
quĠil soit acheteur, car sinon les marchandises resteront sur le pav ou bien
quĠil soit vendeur, cĠest--dire quĠil ralise la marchandise en argent pour
que lĠargent lui-mme puisse tre rinvesti. En somme, tout objet social dans
notre socit (une voiture, ce verre sur la table É) est une cristallisation
subjective qui fait que en dfinitive ou bien vous en tes le consommateur,
lequel suppose un acheteur, ou bien vous en tes le producteur, lequel va
supposer un vendeur. Je signale quĠil y a une pice de thtre contemporaine
remarquable sur ce point, cĠest la pice de Kolts qui sĠappelle Dans la
solitude des champs de coton. Cette pice magnifique est crite exactement
l-dessus : ce qui constitue lĠatome social, cĠest la rencontre dĠun
vendeur et dĠun acheteur. La pice est remarquable parce quĠil y a une
indcision inaugurale sur ce que le vendeur vend exactement. Il est le Vendeur
pur. Quant lĠacheteur, on ne sait pas non plus ce quĠil veut acheter, il est
lĠAcheteur pur. Toute la pice tourne autour du fait que le Vendeur essaie de
connatre ce que lĠAcheteur lui demande, tandis que lĠAcheteur se drobe et
voudrait savoir, avant de dire ce quĠil veut, ce que le Vendeur a rellement
vendre. CĠest trs fort, parce que a dlivre la figure de lĠAcheteur et du
Vendeur, le type subjectif pur, autour dĠune marchandise qui, finalement, comme
dans le ftichisme de la marchandise chez Marx, est une marchandise vasive, la
Marchandise en soi. Bien entendu, on pense quand mme au trafic de drogues, on
pense que le Vendeur est peut-tre un dealer et que lĠautre est un
consommateur ; cĠest la seule possibilit smantique, si je puis dire, du
dispositif formel. Mais ce qui se rpte est en fin de compte la rencontre dĠun
Vendeur et dĠun Acheteur et cette rptition est structure par le cycle
gnral de la marchandise de telle sorte que Vendeur et Acheteur en sont les
dispositions subjectives invitables. CĠest gnial dĠavoir fait une pice de
thtre qui dgage la dialectique pure du Vendeur et de lĠAcheteur comme
production de la rptition.
Un philosophe qui a cherch sĠavancer de faon trs prcise sur
cette question cĠest Sartre dans la
Critique de la raison dialectique, dont toute une partie est consacre
au point de ce que justement acheteur et vendeur constituent ce que Sartre
appelle une Ç srie È. LĠexistence srielle – Sartre parle de
Ç srialit È - cĠest ce qui unifie subjectivement la totalit de la
socit mais dans la sparation. Exactement comme si vous disiez que le vendeur
et lĠacheteur sont unifis, que le couple du vendeur et de lĠacheteur est
fondamental subjectivement, et en mme temps que le vendeur et lĠacheteur sont
parfaitement spars puisque leurs fonctions sont symtriques. DĠautre part,
tout moment, un autre acheteur peut venir se substituer vous face au mme
vendeur, et pour les mmes raisons. Il y a donc une espce dĠanonymat
fondamental - cĠest pour cela que cĠest une srie - chaque acheteur peut au
fond tre remplac par un autre acheteur et le vendeur lui-mme peut tre
remplac si le produit est modifi. Au fond, la rptition srielle, dans notre
socit, cĠest ce qui unifie objectivement parce quĠelle spare, cĠest lĠunit
dans la sparation, dĠo la ncessit aussi dĠune perptuelle relance par de
nouveaux produits. On le voit bien dans la pice de Kolts : on ne sait
pas quel est le produit ; en ralit, sĠil y avait un produit, il faudrait
aussi faire la pice de thtre qui explique pourquoi un autre produit doit
venir remplacer un moment donn ce produit-l. CĠest--dire comment il se
fait que la rptition est aussi la rptition des produits en tant que srie
organise qui elle-mme constitue en quelque sorte la srie subjective des
vendeurs et des acheteurs. On peut dire que le nouveau produit, la nouvelle
marchandise, est la mme au sens o elle sĠadresse au mme acheteur, dans le
mme dsir de quelque chose, mais en mme temps, dans la concurrence, son prix
va lĠimposer comme lĠorigine dĠune nouvelle srie dĠacheteurs. Sartre le
rcapitule ainsi : Ainsi, les objets collectifs [les marchandises]
ont la rcurrence sociale pour origine [la Ç rcurrence
sociale È, cĠest le fait que tout le monde fait la mme chose, puisque
tout le monde est dans la position dĠacheteur du mme objet]. Ils
reprsentent des oprations ineffectuables, mais ce sont avant tout des
ralits subies et vcues que nous apprenons dans leur objectivit par les
actes que nous devons faire. Le prix sĠimpose moi comme acheteur parce quĠil
sĠimpose mon voisin et il sĠimpose mon voisin parce quĠil sĠimpose son
voisin et ainsi de suite. Inversement je nĠignore pas que je contribue
lĠtablir et quĠil sĠimpose mes voisins parce quĠil sĠimpose moi. DĠune manire gnrale,
il ne sĠimpose chacun comme ralit stable et collective que dans la mesure
o il est la totalisation dĠune srie, la srie des acheteurs. LĠobjet collectif
est un indice de sparation. Par cette formule, que je trouve
remarquable, Sartre indique que ce qui parat rassembler les acheteurs autour
du vendeur est en ralit ce qui spare. On pourrait finalement dire que la
srie, et notamment la srie constitue structurellement par le march en gnral
dans la figure de la dialectique du vendeur et de lĠacheteur, est le mode
dĠexistence fondamental que le capitalisme impose la finitude.
JĠinsiste sur le fait que la relance des sries de finitude cĠest aussi
la relance de nouveaux produits. Je voulais dĠailleurs vous le montrer dans mon
cas personnel. Voil par exemple un BlackBerry de la srie 8 [A. Badiou sort
un smartphone de son porte-document et le montre au public – noter
quĠil prononce, de faon humoristique, Ç Black-beurret È]. Cet
achat mĠa inscrit dans la srialit des hommes dĠaffaires, car, il y a quelques
annes, cĠtait le ftiche des hommes dĠaffaires. Il est lgant, nĠest-ce
pas ? Voici un autre BlackBerry,
de la srie 10 cette fois. CĠest lĠeffort dcisif de BlackBerry pour
rester sur le march parce quĠil est en train de couler. JĠavais trs peur que
BlackBerry sĠeffondre, tant un des acheteurs de la srie ... Heureusement, le
BlackBerry nĦ 10 que voici est vraiment tout fait remarquable - regardez
cette image splendide - je le manie avec prcaution, le voici ct de lĠautre
[les deux smartphones sont dsormais poss cte cte sur la table].
Ces deux objets eux-mmes composent une srie, comme la srie É [sonnerie du
smartphone] Allo ? Ah non, ce nĠest pas possible, je suis en plein
sminaire, attendez 10 heures quand mme ! [au public, dĠun air gn :
Ç Je mĠexcuse É È]. Bon, jĠy consacre juste quelques moments, pas
plus que deux minutes, hein ? É [A. Badiou sort de scne – il va revenir
quelques instants plus tard en compagnie de ses Ç doublures È
habituelles avec qui il va
interprter la scne 32 de Ç Ahmed philosophe È, intitule :
Ç La rptition È].
*
a me fait penser un passage de Kierkegaard dans un texte trs fameux qui prcisment sĠappelle Ç La rptition È et quĠil a crit en 1843 sous le nom de Constantin Constantius (cĠest dire quĠil en rajoutait sur la constance). Dans la farce, les acteurs produisent leur effet grce la catgorie abstraite du Ç gnral È laquelle ils arrivent par le quelconque de leur tre concret. Quand Kierkegaard dit que quelque chose de la gnralit est inscrit dans la farce, il a en tte le fait que dans la farce il y a des personnages typs (la jeune fille, le barbon, le mdecin etc.) et que lĠacteur arrive saisir la combinaison de ces identits raison de ce quĠil est lui-mme inscrit l-dedans par son tre concret. Cela veut dire que, aux yeux de Kierkegaard, la gnralit nĠest pas lĠlment normal de la rptition en son centre. CĠest la rptition thtrale, empirique, scnique, visible, mais en ralit la gnralit qui est atteinte l doit tre absolument distingue de lĠuniversalit.
Kierkegaard va sĠinstaller dans uns sorte de querelle propos du
concept mme de rptition qui va lĠamener le diviser. Cette opration de
division dĠun concept me parat en un certain sens lĠune des oprations les
plus importantes de la philosophie. CĠest beaucoup moins, comme on lĠa dit,
dfinir des concepts ou les produire, que les diviser partir de leur
exprience mme. Parce que, par opposition la farce, dont il vient de dire
cependant quĠelle tait la gnralit de la rptition, Kierkegaard annonce que
la rptition est le srieux de la vie.
Ç La rptition È est un texte tout fait trange. Il faut
connatre un peu son contexte. Il est crit dans la foule de la rupture des
fianailles avec Rgine. Les fianailles avec Rgine, cĠest lĠvnement
principal de la vie de Kierkegaard, ou plus exactement le mariage qui nĠa pas
eu lieu suite la rupture des fianailles. LĠvnement principal de la vie de
Kierkegaard cĠest que lĠvnement nĠa pas eu lieu. Au moment o il crit
Ç La rptition È, soit un an et demi environ aprs la rupture des
fianailles, il apprend que Rgine avec qui il a rompu – cĠest lui qui a
rompu les fianailles - que Rgine
est fiance avec un autre. CĠest une rptition qui ne lui plat pas beaucoup.
La signification exacte du mot danois qui est traduit par rptition est
reprise. Il y a dĠailleurs maintenant des traductions intitules Ç La
reprise È. La reprise, cĠest ambigu : on se demande si ce livre ne
prparait pas une reprise de lĠaventure avec Rgine au-del des fianailles
rompues, reprise devenue difficile partir du moment o Rgine, si je puis
dire, sĠest reprise. Si vous voulez mon avis, je pense quĠelle a bien fait.
Moi, je ne me serais pas mari avec Kierkegaard.
Kierkegaard va prononcer un loge paradoxal de la rptition que je vais
vous lire. coutez attentivement, parce que cĠest subtil, comme souvent chez
Kierkegaard. La dialectique de la rptition est facile, car ce qui est
rpt a t, sinon il ne pourrait tre rpt. Mais cĠest justement le fait
dĠavoir t qui donne la rptition son caractre de chose nouvelle. Quand
les Grecs disaient que toute connaissance est une rminiscence, ils entendaient
par l que tout ce qui est de fait a t de fait. Et quand on dit que la vie
est une rptition, lĠon entend que des choses qui ont t de fait deviennent
maintenant actuelles. Faute de la catgorie de la rminiscence ou de la
rptition, toute la vie se rsout en un vain bruit vide de toute
signification. La rminiscence est
la conception paenne de la vie et la rptition est la conception
moderne. La rptition constitue lĠintrt de la mtaphysique et en mme temps lĠintrt
sur lequel la mtaphysique choue. La rptition est le mot dĠordre de toute
conception thique, la rptition est la condition sine qua non de tout
problme dogmatique.
Reprenons ce texte.
En quel sens Kierkegaard affirme-t-il que la rptition constitue
lĠintrt de la mtaphysique ? Le problme de la mtaphysique cĠest
lĠidentification de ce qui est. Or il ne peut y avoir dĠidentification de ce
qui est que si, dĠune certaine manire, ce qui est a t. Parce que si vous
nĠavez pas lĠcart entre le Ç tre È et le Ç a t È, vous
ne pourrez vous ouvrir aucun accs lĠidentification de qui est :
Hraclite aura raison et ce qui est aura t sans avoir pu tre identifi. Si
lĠon veut quĠil y ait mtaphysique, cĠest--dire identification de ce qui est,
il faut quĠil y ait une relation lĠternit de ce qui est dans la modalit du
fait que ce qui est a t. CĠest videmment aussi la signification de la
rminiscence platonicienne que Kierkegaard mentionne, et dĠailleurs son concept
de la rptition en vient. Si vous pouvez identifier ce qui est, cĠest que vous
lĠidentifiez pour autant que ce qui est est en relation non seulement avec son
devenir temporel (si ce nĠtait que cela, vous ne pourriez pas lĠidentifier),
mais avec quelque chose qui permet son identification en tant que cĠest une
forme de lĠavoir t de ce qui est. Dans ce cas, dans la pense de Kierkegaard,
la rptition renvoie en fait lĠternit : ce qui se rpte a t au
sens o cela a t en un autre sens que le fait que cĠest actuel, comme
il dit. On pourrait, aprs tout, voir l une approximation de ce que Deleuze
expliquera dans le rapport entre lĠactualisation et le virtuel. CĠest--dire
que ce qui sĠactualise, pour Deleuze, aura t, dĠune certaine faon, en tant
que virtualit ; cette virtualit nĠa pour tre que son actualisation,
nanmoins lĠactualisation nĠest identifiable que pour autant quĠil y a cette
virtualit. Ce jeu de la rtroaction identifiante, on peut lĠappeler comme a,
oblige considrer la rptition comme un facteur fondamental dĠidentification
mtaphysique du rel.
Maintenant, pourquoi la rptition est(-elle) le mot dĠordre
de toute conception thique ? Parce que lĠimpratif thique nĠa de sens
quĠautant quĠil vaut dans des circonstances diffrentes. En ralit,
lĠimpratif se rpte dans la diffrence des circonstances elles-mmes. Et, en
un certain sens par consquent, cĠest la rptition qui constitue lĠtre mme
de lĠthique et non pas la circonstance. Exactement comme ce nĠtait pas le
devenir hracliten qui constituait lĠtre, mais rtroactivement il aura t ce
quĠil est. On ne peut en effet gure imaginer une thique qui ne soit adosse
cette figure singulire de la rptition qui est que la diffrence elle-mme
convoque une identit qui se rpte, savoir prcisment lĠidentit de
lĠimpratif. De ce point de vue-l, lĠacte moral a pour essence de se rpter
parce que, en un certain sens, il est toujours, lui, le mme ; la
circonstance varie, mais la moralit de lĠintervention dans la circonstance, en
tant quĠelle est sous la maxime morale, se rpte.
Et enfin, pourquoi tout problme dogmatique convoque-t-il la
rptition ? Il fait ici entendre problme dogmatique au sens de
problme religieux : la figure destinale de la religion est effectivement
que ce qui a eu lieu va se rpter et redevenir sous le regard intemporel de la
divinit. En ralit, ce qui est est la rptition de ce que Dieu peut vouloir
quĠil soit et nĠa pas dĠautonomie vritable dans son tre.
On trouve les trois tages de la pense de Kierkegaard : le stade
ordinaire si on peut dire (identification de ce qui est), le stade thique (persistance de la maxime) et le stade
religieux (invariance ternelle du vrai). Voil pourquoi Kierkegaard peut
soutenir que la rptition est le srieux de la vie, au moment mme o
il vient de dire que la farce en est la gnralit mondaine. Nous cheminons
vers lĠide quĠil y a deux rptitions diffrentes : la rptition dont
parlait Sartre dans le texte que je vous ai lu, rptition soutenue en ralit
par le mcanisme constructif de la circulation du capital et, en dernier
ressort, systmique mais aussi empirique ; et la rptition dont
Kierkegaard fait ici lĠloge, qui est une rptition dont la temporalit est
diffrente. Ce nĠest pas une temporalit de la circulation, cĠest plutt une
temporalit de la rtroaction. Dans mon langage moi, cĠest une temporalit
vnementielle et, en tant que telle elle, elle ouvre en effet lĠobligation
de quelque chose qui se rpte dans la direction du vrai. On peut voir en effet
que dĠune certaine faon, la science, lĠart, le travail politique, sont
traverss et hants par la ncessit rptitive, la ncessit de recommencer,
de r-entreprendre, de re-dire, parce que cĠest de vrits quĠil sĠagit et non
pas de la circulation effective de quelque chose. Autrement dit, il y a une
rptition cratrice et une rptition circulante.
Ces deux figures de la rptition sont distinctes au point que
Kierkegaard, aprs avoir fait cet loge fondamental de la rptition, comme il
nĠa peur de rien, il va la dnigrer un peu plus loin. En ralit, par derrire,
il y a le fait quĠil a appris que Rgine tait fiance un autre. Alors a, ce
nĠest pas une rptition qui lui plat et mme il ne veut pas que ce soit une
rptition, il veut que son amour pour Rgine soit quelque chose qui ne se
rpte pas, quelque chose qui soit irrptable. La dcouverte avait son
prix : cela avait prouv que la rptition est un leurre. Quand cĠest
lĠautre, cĠest un leurre. Et je mĠen tais assur en me le faisant rpter
par tous les moyens. Aprs, il raconte une histoire que je vais vous lire parce quĠelle est
trop drle.
Il est maniaque Kierkegaard, a on sĠen doute facilement en le lisant,
cĠest lĠobsessionnel typ, donc il veut que son appartement soit toujours
impeccablement rang. Il est si obsessionnel que Rgine a t terrorise. Chez
moi du moins jĠtais peu prs sr de trouver toutes choses prtes pour la
rptition. JĠai toujours eu une grande rpugnance pour toutes sortes de
bouleversements et je vais si loin dans cet ordre dĠide que jĠai en horreur
tout le nettoyage possible, principalement celui de la maison lĠeau de savon.
JĠavais donc laiss les ordres les plus stricts pour quĠon respectt mes
principes conservateurs mme en mon absence. Mais que nĠarrive-t-il pas ?
Mon fidle domestique tait dĠun autre avis. Il comptait quĠen commenant son
remue-mnage ds mon dpart, il aurait fini mon retour (et il est bien homme
tout ranger dans lĠordre le plus mticuleux). JĠarrive, je sonne, il mĠouvre,
ce fut un instant dĠahurissement. Il devint pale comme un mort et je vis par la
porte entrebille lĠhorreur de lĠappartement o tout tait sens dessus
dessous. JĠtais ptrifi. Dans sa stupfaction, mon domestique ne savait plus
que faire, sa mauvaise conscience lui adressait des reproches - et il me ferma
la porte au nez. CĠen tait trop ; ma dconvenue tait au comble et mes
principes par terre. Je connus quĠil nĠy a pas de rptition, ma prcdente
conception de la vie a triomph. Autrement dit : il revient la
conception selon laquelle il nĠy a pas de rptition.
On pourrait dire quĠil faut distinguer la rptition dans le monde, qui
est en effet un indice de la circulation finie et qui organise
lĠindividu ; et puis il y a la rptition dans une cration, dans une
procdure de vrit, qui concerne le sujet et o la rptition est inluctable
en tant que division du connatre dans la figure qui oppose lĠinstant
lĠternit ou la temporalisation lĠabsolu. Finalement, la rptition dont
parle Sartre cĠest la loi du capital, cĠest la finitude de la circulation, et
celle dont parle Kierkegaard cĠest tout autre chose, cĠest celle qui concerne
lĠobstination et le partage du vrai.
Kierkegaard voit trs bien que la premire finitude, la rptition
ordinaire, est en ralit lie une rhtorique de la mort en tant que
sduisante, en tant quĠelle est prcisment ce qui fait revenir pour toujours.
Je vous lis ce passage. Pourquoi personne nĠest-il jamais revenu de chez les
morts ? Parce que la vie ne sait pas captiver comme la mort. Parce que la
vie ne possde pas la persuasion comme la mort. Oui, la mort persuade
merveille, pourvu quĠon lui laisse la parole sans rpliquer. Alors elle
convainc instantanment et personne
nĠa jamais eu un mot lui objecter ou nĠa soupir aprs lĠloquence de la vie.
O mort ! Grande est ta persuasion et aprs toi il nĠy a personne dont le
langage soit aussi beau que celui qui son loquence valut le surnom de peisiqanatoz, persuadant de mourir, parce quĠil fut parl de toi
avec lĠaccent de la persuasion. En ralit, cette rhtorique de la persuasion
est celle qui engage lĠindividu dans la rptition mortifre, dans la
rptition si peu cratrice que son solde vritable est ncessairement la mort.
Par contre, lĠautre rptition a pour but de faire advenir lĠabsoluit
que toute cration refait ou redit. En un certain sens, crer quelque chose,
cĠest redire que lĠabsolu est possible. Le redire, le refaire, le refaonner,
le recrer. a nĠest pas du tout quelque chose comme la dcouverte de lĠabsolu,
parce quĠil nĠy a pas lĠabsolu, il y a seulement constamment une cration qui
peut arguer de lĠabsolu en tant quĠelle le redit en un point, en tant quĠelle
le refait sous une forme, en tant quĠelle le propose comme une Ïuvre, Ïuvre de
la vie, comme aurait d tre le mariage de Kierkegaard, qui nĠest pas arriv.
Ce genre dĠÏuvre vritable, cĠest quelque chose qui touche lĠabsolu en un point, et le fait tre dans sa
r-fection, sa r-diction, et en fin de compte, en effet, sa rptition. Ce qui
se produit dans cette rptition, cĠest le partage de lĠide dans sa forme
effective, cĠest--dire dans la forme de lĠÏuvre qui existe, dans la forme de
la passion amoureuse qui se dploie, dans la forme de lĠinvention scientifique qui
est partage prcisment dĠabord par la communaut des savants et puis aprs
virtuellement par tout le monde. CĠest ce partage de lĠide qui est rptitif,
car on va toujours pouvoir rpter cette transmission en tant quĠelle nĠest pas
justement la rptition de la circulation montaire, elle est dans la
rptition de ce qui dĠune certaine manire est irrptable et de ce fait mme,
puisque nous sommes dans le temps, doit nanmoins tre indfiniment rpt.
CĠest pourquoi le livre de Kierkegaard sĠachve par une espce de
cantique, sur lequel nous terminerons aussi, qui est le cantique du partage de
lĠide.
JĠappartiens lĠide. Je la suis lorsquĠelle me fait signe et quand
elle me donne rendez-vous jĠattends des jours et des nuits. Personne ne mĠattend
au djeuner, personne ne mĠattend pour le repas du soir, lĠappel de lĠide je
laisse tout ou plutt je nĠai rien laisser, je ne dois personne, je
nĠattriste personne en lui gardant ma foi et mon esprit ne connat pas la
douleur de faire de la peine quelquĠun. Quand je rentre chez moi, personne ne
lit sur mes traits, personne ne scrute ma physionomie, personne nĠarrache mon
tre une explication que moi-mme je ne saurais donner, ignorant si je suis
ravi dans la flicit ou plong dans la misre, si jĠai gagn la vie ou si je
lĠai perdue.
De nouveau la coupe de lĠivresse mĠest tendue, jĠaspire dj son parfum,
dj je perois la musique de son ptillement – dĠabord pourtant une
libation pour celle [Rgine, videmment] qui a dlivr une me dans
la solitude du dsespoir. Gloire la magnanimit de la femme ! Vive
lĠessor de la pense, vive le danger de mort au service de lĠide, vive le
pril de la lutte, vive la
solennelle allgresse du triomphe, vive la danse dans le tourbillon de
lĠinfini, vive la vague qui mĠentrane vers lĠabme, vive la vague qui mĠlve
jusquĠaux toiles.
[vido : https://vimeo.com/123820585]
Quatre points pour commencer
1. La thse centrale, lĠide
motrice de tout ce que jĠessaie de dire ici, cĠest que toute vrit – et
vous savez que jĠadmets quĠil nĠy pas la Vrit, mais des vrits
– excde dĠune certaine manire notre finitude, cĠest--dire ce qui en
nous appartient lĠunivers de lĠexistence finie. Elle se dfinit par
lĠouverture dĠun rapport lĠinfini. La finitude nĠest donc pas un destin
irrmdiable de lĠexistence humaine mais il existe une ouverture vers lĠinfini,
ouverture qui, je le prcise, nĠa aucun besoin dĠun Dieu ou dĠune
transcendance ; cĠest une ouverture immanente, contenue dans le processus
mme de construction dĠune vrit.
On peut
par exemple trs bien montrer comment la vrit des nombres finis, cĠest--dire
lĠarithmtique mathmatique, la science mathmatique du nombre, ne se soutient quĠ
la condition que lĠon admette, son horizon, la possibilit dĠun nombre
infini, ce que le grand mathmaticien Cantor a tabli au XIXe sicle. Ce qui
est intressant ici, cĠest le mouvement : de lĠintrieur du fini lui-mme
- les nombres sont la mesure mme de la finitude - on ne peut en faire vrit
que sur lĠhorizon de lĠexistence dĠun nombre qui prcisment excde cette
finitude. Nous avons l une sorte de matrice gnrale du rapport par lequel les
vrits font vrit du fini pour autant quĠelles touchent lĠinfini.
De mme les
politiques dĠmancipation existent parce quĠelles dcouvrent dans le sujet
collectif une capacit intrinsquement infinie, cĠest--dire non seulement
voue une transformation dtermine particulire, mais une capacit gnrique
(cĠest le mot mme utilis par Marx), une capacit qui se veut dans la
possibilit gnrale de lĠmancipation. Bien sr, les mouvements politiques
(mouvements populaires, insurrections) sont en un certain sens finis au sens o
ils ont une histoire dtermine, ils sont localiss quelque part, mais
subjectivement ce quĠils font entrer en jeu cĠest une capacit de lĠaction
humaine de faire exister quelque chose qui justement est au-del de sa
situation finie, tant donn que cela concerne en dfinitive lĠhumanit tout
entire dans son dveloppement historique sans bornes dfinies. CĠest pour a
quĠon peut appeler ces politiques des politiques dĠmancipation : elles
mancipent en ralit lĠaction collective de son caractre fini.
Si je pense maintenant lĠactivit artistique, toute Ïuvre
dĠart marquante, toute Ïuvre qui fait vrit dĠune squence entire de
lĠart, affirme le caractre
illimit du domaine des formes, elle est une invention formelle qui dplace la
lisire entre lĠinforme et la forme et qui, de ce point de vue, ouvre la
contemplation et lĠactivit artistiques la dimension illimite du domaine des
formes. LĠide conservatrice dans le domaine de lĠart, savoir quĠil y a des
prescriptions formelles inbranlables, cĠest lĠacadmisme.
Quatrime et dernier exemple : lĠexprience amoureuse,
qui est lĠexprience existentielle radicale de la confrontation avec lĠautre,
cĠest--dire en ralit de la diffrence infinie entre deux individus
quelconques, diffrence exprimente dans la figure dĠun projet commun de la
diffrence elle-mme – car lĠamour cĠest a : la diffrence
sĠexerant la diffrence. Il apparat dans lĠamour que la dialectique de
lĠautre peut se faire au-del de toute identit : lĠidentit, qui est la
clture finie de lĠindividu, peut tre dpasse, surmonte, dans lĠacceptation
intgrale de lĠexistence de lĠautre. CĠest pour cela que les grandes
reprsentations de lĠamour partent toujours dĠune interdiction, cĠest--dire
dĠune identit qui normalement rendrait lĠamour impraticable ou impossible
– ce dont Romo et Juliette reste paradigmatique.
2. La deuxime thse rsulte du problme suivant : bien
que nous ayons un accs lĠinfini, nous devons quand mme admettre quĠen un
sens nous sommes finis : les limites, les identits, la mort, tout a
existe É Et en mme temps nous devons admettre que de lĠintrieur de ces
contraintes de finitude, nous pouvons nanmoins toucher, accder, des figures
possibles de lĠinfini et que l se trouve, non seulement la grandeur de
lĠhomme, mais, comme je le soutiens, son bonheur. Du coup, le bonheur comme
affect de lĠinfini – cĠest la dfinition la plus simple du bonheur
– est nanmoins un affect du fini : lĠindividu, dans sa finitude
mme, prouve, de faon toujours exceptionnelle, cet affect qui indique que
quelque chose de son projet, de sa pense, de son action, de son tre-au-monde,
ouvre un accs lĠinfini. Il en rsulte que nous allons tre contraints une
division du fini : nous aurons le fini en tant que passivit de la
finitude, rsignation la finitude qui nous est impose, le fini en tant
quĠobjectivit si vous voulez, et puis nous aurons le fini lĠintrieur duquel
sĠouvre un accs lĠinfini par le biais des vrits auxquelles tout un chacun
peut participer. Je propose de dire que le fini statique, passif, cĠest
lĠexistence comme dchet et le fini comme lieu o sĠavrent possibles
des figures dĠaccs lĠinfini, je lĠappelle le fini de type Ïuvre.
Îuvre, ce nĠest pas forcment un objet, a peut tre une Ïuvre de vie, la vie
elle-mme dans une squence de son existence comme porteuse dĠune Ïuvre, soit
le mode propre sur lequel la finitude contribue en un certain sens un accs
lĠinfini. Le choix entre ces deux types de fini est peut-tre le choix existentiel
majeur.
3. Dans un troisime temps, nous avons examin ce quĠon
pourrait appeler les mcanismes de la finitude, cĠest--dire les manires dont
la finitude se donne effectivement dans notre existence courante, et en
particulier ce qui souvent parvient nous convaincre – car cĠest une
idologie en vrit dominante - que nous ne pouvons pas excder les limites de
la finitude. Telle est la Ç sagesse È, dfinie comme rsignation la
finitude. Or cette sorte de satisfaction rsigne est propose comme sagesse
ngativement : la sagesse dont nous sommes capable serait la ngation en
nous de quelque chose qui dsirerait davantage, et dont elle reconnat donc par l lĠexistence. Je fais quant
moi lĠhypothse spculative quĠen ralit nous ne sommes pas convaincus et que
la sagesse comme rsignation doit nous tre impose. Je fais lĠhypothse quĠune
finitude ouvre existe en tout sujet, sous la forme dĠune conscience
latente laquelle il est en vrit
toujours possible de faire appel selon les circonstances. videmment la sagesse
comme rsignation la finitude a les arguments qui sont les arguments de
lĠobjectivit de la finitude : il faut savoir regarder la ralit. Mais
prcisment la sagesse de lĠÏuvre ne consiste pas regarder la ralit, mais
la transformer.
4. CĠest aussi pourquoi je propose la thse que lĠhomme est
bon. La thse de la rsignation cĠest en effet que lĠhomme est mauvais :
si lĠhomme sĠengage dans plus que la finitude, a va tre terrible, il va
dclencher en lui une prtention exorbitante surmonter la finitude, alors
quĠil faut quĠil se rsigne une coexistence tranquille dans cette finitude
partage. La sagesse du fini en tant que sagesse conservatrice se reprsente
lĠhomme qui aurait la capacit effective de transgresser la finitude comme une
sorte de pril. CĠest un peu vrai : le fini comme finitude ouvre est dans
le pril de la transformation, il sĠaventure dans une zone de lĠtre qui est
par dfinition en partie inexplore. Il y a un risque. On peut dire que la
sagesse de lĠÏuvre accepte cette dimension de risque, alors que ce que dsire
la sagesse conservatrice cĠest lĠexistence avec une assurance tout risque.
La proposition que lĠhomme est bon, au sens o je la fais,
est une thse fondamentale de la politique dĠmancipation. Vous ne pouvez pas
imaginer aller librer lĠhumanit des maux qui lĠaccablent sur la base du fait
que lĠhomme est mauvais. Il faut bien, un moment donn, admettre cette thse
un peu obscure que lĠhomme est bon. Vous savez que cĠest une ide de Rousseau (celle qui donnait lĠlan
idologique la Rvolution franaise) et quĠil faut retrouver cette bont
parce quĠelle a t gare, perdue. Rousseau avait dj repr que les
mcanismes de la finitude taient lĠÏuvre, visant contraindre avouer quĠen
ralit lĠhomme nĠtait pas si bon que a et quĠil lui fallait combattre la
thse de Hobbes savoir que lĠhomme est mauvais, quĠil est un loup pour
lĠhomme. On en est toujours l. Le capitalisme, cĠest la thse concurrentielle,
la thse que lĠhomme est un loup pour lĠhomme, quĠil faut quĠil soit un
battant, cĠest--dire quĠil sache manger la soupe sur la tte des autres, cĠest
une conception guerrire de lĠhumanit, une finitude guerrire, une finitude de
la destruction concurrentielle. Et comme sa loi interne cĠest la concentration
du capital, il sĠagit dĠune conception de la finitude comme
accroissement : il sĠagit dĠaccrotre ma finitude - ce qui revient
accrotre ma fortune, au moins on peut la compter, on peut ainsi savoir ce que
cĠest quĠtre vainqueur : cĠest avoir plus dĠargent que les autres. Le
monde dans lequel nous vivons a besoin de la thse selon laquelle lĠhomme est
mauvais ; cela signifie quĠil doit tre bon par rsignation aux effets de
ce que lĠhomme est mauvais : il faut se rsigner au systme calme des
effets ngatifs de la concurrence. Et pour cela, il faut convaincre les sujets
quĠon est effectivement dans une finitude irrmdiable et que la bont suppose
qui serait lĠaccs possible lĠinfinit nous est en ralit interdite.
*
Nous avons ensuite expos trois catgories des oprations de
la finitude.
A. Nous avons dĠabord parl du fini en lui-mme et de la
possibilit quĠun multiple excde en quelque sorte ses propres limites parce
que le nombre de ses parties est toujours plus grand que le nombre de ses
lments.
La dmonstration, vous vous en souvenez, faisait appel un
lment innommable, ce qui la rapproche de lĠactivit artistique qui est
prcisment la tentative de saisir dans les parties qui composent lĠunivers le
point o quelque chose nĠarrive pas tre nomm ou inscrit dans la loi de cet
univers lui-mme. CĠest trs vident dans le roman : le romanesque est
toujours la recherche dĠune tension subjective qui est prise dans les rseaux
infinis de la finitude, de la vie sociale, de la vie psychologique etc. mais
qui en un certain sens nĠa pas t captive dĠune nomination explicite. LĠÏuvre
dĠart va sĠapprocher dĠelle, sans la nommer, et sans non plus en rcuser
lĠexistence, et elle va la faire surgir comme la figure du hros romanesque
type, celui qui dĠune certaine faon nĠest pas captif des reprsentations
sociales, quĠil excde au sens de lĠexistence, du surgissement, dĠun certain
type dĠinfinit.
Politiquement, cĠest aussi un point trs important. Ce
simple thorme mathmatique, dmontrable, quĠun ensemble a plus de parties que
dĠlments, a veut dire que la ressource des collectifs, les actions
collectives, sont virtuellement plus grandes que celles des individus.
LĠopration de finitude est ici trs explicite : elle affirme que ce qui
compte ce sont les individus. CĠest lĠindividualisme contemporain. Il serait
plus juste de dire quĠil y a des individus situables dans des collectifs dont
la ressource les excde. La bont de lĠhomme, ici, cĠest de ne pas tre
individualiste. SĠil est individualiste, il pense que ce qui existe cĠest
lĠintrt des individus, la vie des individus. Il est en train de restreindre
la capacit de lĠhumanit elle-mme, laquelle peut puiser dans ses
manifestations collectives quelque chose qui nĠexiste pas au niveau des
individus, puisque a excde le nombre et la capacit des individus.
B. Nous avons ensuite parl du mme et de lĠautre,
cĠest--dire de la question de lĠidentit. Nous avons affirm que le mme ne se
dcouvre comme tel que dans lĠautre. Il y a toujours une dfection identitaire,
toujours un moment o lĠidentit ne peut pas se clore sur elle-mme et
prtendre disposer dĠune affirmation dĠelle-mme simple et univoque. Il nĠy a
pas dĠunivocit de lĠidentit. Les identits sont invitablement fuyantes parce
quĠelles ne peuvent pas viter leur dialectique avec lĠautre. La dialectique
avec lĠautre, cĠest toujours une dfaite de lĠidentit pour autant quĠelle se
veut ferme, dfinissable, et intgrant ce qui lui est tranger. La conclusion
nĠest pas que les identits nĠexistent pas, mais quĠil leur est impossible de
se clore et par l de prtendre quĠ elles seules elles reprsentent une norme.
Aucune identit ne peut tre comme telle normative. Si elle prtend quĠelle est
une norme, elle prtend quĠelle dispose dĠune identification simple et que
celle-ci est normative
La dfinition la plus simple et la plus courante dĠune
identit cĠest de dire : Ç je suis mme que moi-mme parce que je ne
suis pas lĠautre È ou bien : Ç lĠautre nĠest pas mme que moi
parce quĠil est lĠautre È. Tout identitarisme est en ralit une opration
abstraite de finitude inflige un groupe qui en ralit nĠest pas en tat de
se maintenir comme identique soi parce quĠil est toujours dans une relation
avec lĠautre (conflictuelle, amicale, ou dĠun autre type).
Ceci nous avait amen examiner la thorie des trois
ngations dont je vais donner ici une simple image. Premirement, il y a le
rapport contradictoire entre ami et ennemi, cĠest la relation qui structure le
conflit, lĠadversit, la guerre. Le deuxime type de ngation, cĠest la
relation que vous avez avec un terme qui pourrait tre un ennemi, mais qui ne
lĠest pas, parce que circonstanciellement il est dans le mme camp que vous
contre un autre ennemi ; vous avez avec lui un rapport de ngation plus
faible quĠun antagonisme mais il est virtuellement capable dĠtre aussi
lĠennemi, vous avez donc avec lui un rapport dĠalliance souponneuse (songez
lĠhistoire de Ç lĠamiti È entre Roosevelt et Staline pendant la
Deuxime Guerre Mondiale). Le troisime rapport cĠest le rapport entre
amis ; comme il nĠa pas de raison dĠtre conu comme un rapport
identitaire, vous pouvez trs bien avoir avec un ami des contradictions. Si
cĠest une vritable amiti, vous allez tenter par la discussion dĠexaminer et
de pacifier cette contradiction, vous allez tenter de ne pas faire de lĠami un
ennemi. LĠamiti, cĠest toujours actif, il sĠagit de conserver lĠami comme ami.
Conserver ses amis, cĠest une grande directive existentielle, ce nĠest pas
toujours trs facile. Il sĠagit dĠune ngation encore plus faible que celle que
lĠon a avec lĠalli, parce que cette ngation doit tre ouverte une
rsolution positive ou mme une neutralisation : Ç moi, je trouve
que ce film est formidable, et toi tu trouves que cĠest un navet, cĠest
embtant mais on ne va pas rompre lĠamiti pour a È.
Nous devons donc dire : il y a au moins trois degrs de
ngations diffrentes. Les logiciens ont dbrouill tout a : la premire
ngation est appele Çclassique È, la deuxime
Ç intuitionniste È et la troisime Ç para-consistante È,
mais laissons cela. Exprimentalement, a veut dire quĠune partie du travail
contre la finitude est le maniement de la diffrence des ngations. Si vous
rduisez les trois ngations une seule, vous nĠallez pas tre en tat
dĠexprimenter lĠuniversalit que vous tes en train de proposer, parce que
vous serez constamment dans lĠide quĠil y a des gens qui ne sont pas de ce que
vous tes en train dĠaffirmer et vous aurez toujours la tentation de dire que
celui qui nĠest pas dĠaccord avec vous est un ennemi. Vous ne disposez en effet
que dĠune ngation forte. Si vous nĠavez que la ngation faible, cela ne sera
pas bien non plus : vous nĠtes pas en tat de concevoir par exemple que
des gens qui veulent vous imposer la finitude sont quand mme des ennemis de
lĠinfini auquel vous voudriez accder. Une bonne partie de lĠaction relle
consiste donc circuler de faon positive entre les trois ngations. CĠest en
particulier une loi politique de toute premire importance. On peut concevoir
quĠune partie de lĠexprience stalinienne a consist traiter toute
contradiction comme si elle tait une contradiction entre ami et ennemi,
cĠest--dire de ne pas reconnatre vritablement lĠexistence des autres degrs
de contradiction ; ds que des difficults surgissaient, il fallait
identifier lĠennemi qui tait responsable de ces difficults et lĠanantir.
C. Le troisime point que nous avons examin cĠtait la
rptition, qui est aussi un instrument de finitude de premire importance.
CĠest Ç je dois faire ce que les autres font È. Le point le plus
remarquable, cĠest la publicit, notamment la publicit pour les spectacles.
Ç Dj vu par 4 millions de personnes !È : ce qui signifie que
si vous ne le voyez pas, vous tes un crtin. Mais Ç dj vu par 4
millions de personnes È, a ne dit pas grand chose de la chose. Cet
argumentaire a t analys de trs prs par Sartre dans Critique de la
raison dialectique, o il appelait a la srialit. La srialit
cĠest : Ç jĠai tre et faire ce que fait lĠautre È, et
lĠautre, dj, avait tre et faire ce que fait lĠautre, et ainsi de suite.
On a une srie infinie dĠautres, dont le point est de ne pas sĠexcepter. Si
beaucoup de gens ont vu ce spectacle parce que beaucoup de gens lĠavaient vu,
on ne sait effectivement pas quoi se rattache la valorisation. Trs souvent,
les producteurs de spectacles sont tents de dire le plus tt possible que tout
le monde lĠa vu É de manire ce que tout le monde le voie, et dĠanticiper par
consquent lĠaffirmation Ç cĠest un succs !È. Au lieu de la relation
au spectacle, au film etc., lĠexprience effective de chaque sujet qui
sĠouvrirait a, on lĠen dcolle en le valorisant directement par lĠaltrit
srielle finie. Sartre montrait que cĠest une possibilit immdiate trs
simple, et que cĠest dj prsent quand je fais la queue pour attendre
lĠautobus. Tout le monde fait la queue ; il y en a un qui a t le
premier, il a de la veine, mais il est comme les autres quand mme, parce quĠil
fait la queue ; et si vous tes trs loin dans la queue, cĠest que vous
avez fait comme les autres, cĠest--dire la queue. CĠest une opration srielle
dont Sartre montre que cĠest une matrice trs importante de lĠexistence
sociale : soit la contrainte typiquement finie de sĠinscrire dans une
situation exactement pour la seule raison que les autres y sont dj inscrits.
Nous avions conclu, propos cette fois de Kierkegaard, en
disant quĠil y a un autre type de rptition, tout fait diffrent, qui nĠest
pas lĠimitation, et qui est ce que jĠai appel Ç le partage de
lĠide È : jĠai penser et faire ce qui va faire advenir lĠinfini,
ce que toute cration doit re-faire, re-dire, et que je vais partager avec les
autres. La mdiation de lĠinfini brise lĠimitation, cĠest le contenu du toucher
de lĠinfini par agrandissement en quelque sorte de la finitude que je vais
partager avec les autres. Ce nĠest pas parce que les autres lĠont fait, mais parce
que nous partageons la mme chose, quelque chose qui se situe au-del de notre
finitude propre et dont nous pouvons avoir lĠide commune. Entre parenthses,
cĠest exactement le ressort de lĠopposition tablie par Platon entre la
connaissance et lĠopinion. LĠopinion en fait cĠest le sriel, la libert des
opinions, cĠest la libert de la srie, la libert de la finitude. Ds que vous
nĠtes pas dans la libert de la finitude, vous tes dans lĠaventure de la
connaissance et ce que vous allez partager ce nĠest pas la libert des
opinions, cĠest au contraire la sublime grandeur de lĠinfinit, que vous pouvez
partager avec nĠimporte qui.
*
Nous allons maintenant tudier, comme autant dĠoprateurs de
finitude, quatre autres notions : le mal, la ncessit, Dieu et la mort.
Vaste programme...
Le mal, cĠest la thse selon laquelle la finitude de lĠhomme
cĠest de ne nĠavoir pas dĠautre bien que ngatif, pas dĠautre bien que celui
dĠviter le mal. Le mal, dans le concept qui en est propos, particulirement
aujourdĠhui, cĠest ce dont nous devons tre bien content de lĠviter. La
dfinition du bien reste ainsi ngative. Je soutiens que le concept de mal
ainsi mani est un des trs importants oprateurs de finitude dĠaujourdĠhui, au
point de donner au prtendu bien politique lĠallure dĠune sorte dĠexpdition
contre le mal. Ds lors que le bien est uniquement saisi comme ngation du mal,
comme absence du mal (exemple : la dmocratie cĠest bien parce que cĠest
lĠabsence de dictature), le bien est dfini comme intra-finitude, cĠest--dire
quĠest dĠemble abandonne lĠide que le bien cĠest quelque chose qui excde la
finitude.
La ncessit, cĠest assez simple, cĠest de dire que la
ressource humaine est contrainte de toutes parts par les ncessits objectives
et par consquent que le sujet nĠest pas une cause mais un effet. AujourdĠhui,
les ncessits, ce sont surtout les ncessits conomiques, mais cela a vari
au cours de lĠhistoire ; de toute faon lĠargument gnral que nous sommes
pris dans le vaste champ des ncessits universelles a depuis toujours exist
comme argument dĠimposition de la finitude.
Quant Dieu, cĠest un oprateur majeur de finitude
puisquĠil se rserve lĠinfinit. Dieu a le monopole de lĠinfini. La religion,
et donc Dieu, font de la finitude une vertu. Votre chance de vous ouvrir une
problmatique post-mortem est entirement lie votre capacit vous incliner
devant lĠinfini comme extriorit transcendante. LĠinfini est extrieur, il est
situ et il est le juge des existences finies. Si vous reconnaissez votre
insignifiance, votre incomparable misre au regard de Dieu, vous serez sauvs
(tout ceci est atroce en vrit ; si a marche, cĠest parce que a a une
simplicit grandiose). Vertu de lĠhumilit, de la pnitence ; tre courb,
agenouill, et, dĠune certaine manire mme, avili : le grand asctisme
monacal cĠtait de se transformer en dchet au sens strict, cĠtait de dire,
dĠavouer, de pratiquer quĠon est le dcher existentiel de Dieu. Alors Dieu aura
piti de son dchet – quĠil a cr on ne sait pourquoi : Dieu avait
donc besoin dĠun dchet ? Problme difficile. Dieu cĠest lĠinverse de
lĠhomme, telle est la conclusion de LĠtre et le nant de Sartre. Dieu
aurait bien aim tre fini ; si vous tes infini, le dsir, videmment,
cĠest dĠtre fini, cĠest ennuyeux dĠtre ternellement infini et parfait, vous
avez besoin dĠune imperfection. LĠhomme est une imperfection, alors Dieu lĠa
cr. JĠai eu un tudiant japonais qui mĠexpliquait quĠil fallait aller au bout
de cette thse : cĠest parce que nous tions dans une finitude abominable,
parce que le monde tait une horreur, quĠon ne pouvait que lui supposer un
crateur dot dĠune mchancet considrable, un Dieu sadique par
consquent ; sĠil a cr le monde, cĠest pour pouvoir jouer avec la finitude
des tres humains – pour cet tudiant, cĠtait sa preuve lui de
lĠexistence de Dieu, renversement de la vielle thse qui affirmait au contraire
lĠexistence de Dieu dĠaprs les merveilles de la nature ...
On terminera par la mort. CĠest videmment lĠargument
majeur, cĠest lĠargument matrialiste, si je puis dire, de la finitude. Nous
devons mourir, notre existence est finie. Elle finit, et comme elle finit, elle
est finie. Ce qui est une erreur, parce que cĠest la confusion des deux sens du
mot Ç fin È. Si vous considrez ce segment de droite, il est fini
mais il a quand mme une infinit de points. Le contenu de la finitude peut
tre infini et le traquenard cĠest de dclarer que parce quĠil y a mort, il y a
finitude. Nous examinerons cette question plus longuement parce quĠil sĠagit
dĠune question quĠon peut mon sens renouveler.
*
AujourdĠhui, je voudrai mĠoccuper du mal. Comme vous le
savez, le mal est une sorte dĠobsession contemporaine ; dans tous les
domaines la question dĠen finir avec le mal est lĠordre du jour. Et le bien
cĠest de sĠoccuper du mal (dfinition aux origines religieuses). Bnvolence,
piti, tendresse, ou, aussi, dbarquement de parachutistes. Contre le mal, tous
les moyens sont bons. La socit contemporaine a dĠun ct un petit air ppre
(la bonne cuisine, les produits de beaut, les vacances en Thalande etc.) et
par ailleurs cĠest le mal, on voit des monstres pouvantables – au cinma
par exemple (le serial killer, les films en nombre extravagant qui montrent la
fin du monde etc.), ou bien avec lĠcologie qui aussi manie volontiers le thme
de lĠimminence de la catastrophe finale,
ou encore les exemples de cruaut, la fois imaginaires et rels, mis
en avant avec complaisance dans lĠart trash contemporain. Je pense quĠil sĠagit
l dĠoprateurs de finitude, cĠest--dire de la constante propagande sur lĠide
que le mal est si dploy, si radical, si diabolique, quĠil est urgent de se
rfugier dans le monde tel quĠil est et de rester tranquille dans un coin
protg.
Ë propos du mal, je vais vous lire une histoire que mĠa
raconte mon ami Ahmed du temps que jĠhabitais Sarges-les-Corneilles, une
cit banlieusarde peu prs pourrie, il faut bien le dire.
Ahmed me disait : Ç Cher Monsieur le Professeur
de Philosophie (il mĠappelait toujours ainsi, et je pense que cĠtait
agressif de sa part : il considre que cĠest lui le philosophe ;
jĠacceptais, parce que cĠest quand mme un ami : voir plus haut), je
vais vous raconter une histoire horrible, vous faire dresser les cheveux sur
la tte, et ct de laquelle les films gore plein dĠhmoglobine, de
trononneuses et de morts-vivants sont de dlicieux biscuits la cerise. Ë
ct de mon histoire, vous verriez la tl un bb monstre aux dents les
pires et aux longs poils couleur de pche pourrie, qui peine n dchire les
seins de sa mre pour que le sang gicle partout et ensuite crve les yeux de sa
sÏur ane avec un tournevis, que vous rigoleriez cause de la comparaison.
Il tait une fois,
Sarges-les-Corneilles, un dmon qui habitait rue du Chien qui salope. CĠtait
un dmon des villes, pas un dmon des historiettes de cur qui vit en enfer
avec une fourche et une queue. Non, non, un dmon bien comme chez nous. Il
tait peureux, parce que la mre de tous les vices cĠest la peur. Celui qui a
tout le temps peur adore craser les plus faibles si jamais il en rencontre, de
prfrence en leur faisant tomber dessus tous les malheurs quĠengendre
lĠactivit grossire et anonyme des forces de lĠordre. Il tait paresseux, parce
que les paresseux ont une haine visqueuse de tous ceux qui font quelque chose
de leur vie. Et il criait partout quĠil tait franais, dans le genre
Ç franais, moi monsieur È. Parce que ceux qui, pour croire quĠils
existent, ont besoin de se cacher derrire un adjectif de ce genre-l, comme
Ç franais È, ils deviennent pour un oui ou pour un non des dlateurs
et des tortionnaires. Il se hassait secrtement lui-mme, parce que celui qui
ne trouve rien dĠaimable en lui trouve tout ignoble chez les autres. Il
tremblait devant sa femme, une mgre dmoniaque dans son genre, mais beaucoup
trop sche et avare, parce que les hommes qui bombent le torse au bistrot en
racontant comment ils ont drouill un bougnoule et qui croient devoir montrer
partout, cĠest leur mtaphore prfre, la dimension de leurs couilles,
rentrent au logis terroriss, ne serait-ce que parce que leur mgre sait que
ces fameuses couilles, ils nĠen nĠont pas tant, et de loin, quĠils le
prtendent. Parce que depuis le temps quĠils les mettent en suspension dans
tous les pastis quĠils boivent, elles ont normment rtrci, supposer
quĠelles aient t grandes au dpart, ce que personne ne peut plus vrifier.
Bref, cĠtait un vrai monstre national.
Il mĠest arriv bien souvent de
lĠassommer coups de bton [cĠest Ahmed pratiquant la
premire ngation], histoire de venger le monde lumineux de toutes les
basses cochonneries dont il lĠinfecte, mais jĠtais un peu fatigu de toujours
devoir lĠassommer [Ahmed va faire la critique de sa pratique de la ngation
directe]. La terreur fatigue le justicier populaire. Je cherchais comment le
dtruire une bonne fois pour toutes. Le tuer ? Vous nĠy pensez pas, cĠest
pas mon genre. JĠaurais voulu le dcomposer de lĠintrieur de faon ce quĠil
soit rong par son propre acide mental. Un jour, non loin de la sortie de
lĠcole, je le vois parler de faon mielleuse la petite Acha. Faut vous dire
quĠAcha est vraiment la gamine adore dĠIbrahim Boubakar, un boueur de
Sarges-les-Corbeilles, un type exceptionnel, vraiment. Un type comme on a la
chance dĠen rencontrer deux ou trois dans la vie. Un grand penseur, tout mditatif, avec une exprience
calme de la vie et une certitude intrieure qui vous ressuscite quand vous
parlez avec lui. La maman est morte il y a deux ans et mon ami Ibrahim Boubakar
lve tout seul sa fille.
Naturellement, quand je vois le dmon
offrir des bonbons Acha, je pense ce que vous pensez. Et puis, je me dis
Ç Non, le dmon nĠest pas un vilain monsieur de sortie des coles, ce nĠest
pas un satyre de sous-prfecture, quĠest-ce quĠil est en train de
manigancer ? È. Je vous pargne les dtails, Ahmed sait tout faire.
Toujours est-il que je parviens saisir, et plusieurs fois, la conversation du
dmon avec la petite Acha. Et cĠest l que mes cheveux se dressent sur ma tte
et quĠon entre dans lĠpouvante. Parce que je comprends que le dmon nĠavait
pas du tout lĠintention de toucher Acha, pas du tout, mais quĠil lui
expliquait posment que a serait trs drle si elle racontait son papa quĠun
monsieur venait la chercher lĠcole depuis trs longtemps, quĠil se mettait
tout nu, quĠil la prenait dans son lit, quĠelle aussi se mettait toute nue,
quĠil lui faisait ci et a et quĠelle avait appris toutes sortes de choses
nouvelles sur les messieurs et les dames et ainsi de suite. Et a marchait, je
voyais quĠAcha tait trs contente lĠide de raconter une histoire aussi
extraordinaire son papa, son papa quĠelle aurait bien voulu tonner une fois
dans sa vie. Parce quĠelle savait quĠil lĠaimait plus que tout au monde, son
papa, mais elle nĠtait pas sre quĠil soit tonn par elle.
Le dmon marquait des points tous les
jours, il expliquait Acha que son papa serait probablement trs en colre
mais quĠil ne faudrait surtout pas lui dire que cĠtaient des inventions, parce
quĠalors elle aurait lĠair ridicule. Et Acha nĠavait peur que dĠune seule
chose au monde, cĠtait dĠavoir lĠair ridicule, surtout devant son papa. Il
recommenait lĠalimenter en dtails croustillants, de plus en plus prcis et
elle coutait comme sĠil sĠagissait de contes dĠAndersen. Je sentais que trs
bientt, elle allait, pour tonner son papa, lui raconter toutes ces histoires
effroyables et que cela serait si prcis et si effroyable que personne ne pourrait
imaginer quĠelle a invent tout a. Et jĠimaginais le pre dĠAcha, mon ami
Ibrahim Boubakar, qui ne croyait pas vraiment lĠexistence du mal, devenir fou
entre lĠabsolue dissolution de son univers et un dlire de meurtre qui
infecterait son me de grand sage.
Bien entendu, jĠallais empcher a.
Mais la mthode me proccupait. Le coup de bton ne servait pas grand chose.
Aller trouver Ibrahim ? Rien que de savoir ce qui sĠtait pass et mme
quĠon nĠait pas touch sa fille, il aurait quelque chose de corrompu dans le
reste de ses jours. La dnonciation la police est quelque chose que je
mĠinterdis inflexiblement. Du reste, si je vais chez les flics, cĠest moi
quĠils arrtent, quoi que je raconte. Pour parer au plus press, je bondis la
sortie de lĠcole dĠAcha ; le dmon, sentant proche lĠissue, se dlectait
de ses dernires leons. Alors le dmon, croyant que jĠallais le battre une
fois de plus, sĠenfuit ; je le tiens serr trs fermement par la cravate
et je dis : Ç Acha, tu ne diras pas un mot de tout ce que cet
affreux bonhomme tĠa racont ; si tu lui en parles une seule fois, ton
pre, mme un tout petit peu, jĠexpliquerai ton pre que cĠest des inventions
que lĠaffreux bonhomme tĠa apprises en te donnant des bonbons et tĠauras lĠair
ridicule, tu entends ? Tout le monde Sarges-les-Corneilles se moquera de
toi, et maintenant file la maison !È. Elle nĠa pas demand son reste et
jĠai bien vu quĠavec la peur du ridicule, elle allait se taire plutt deux fois
quĠune. Ç Quant toi, dmon, nous deux. Tu mriterais que je te jette
la rivire avec les poches pleines de plomb, mais jĠai trouv pire. Si tu
nĠenfouis pas a dans un silence dfinitif, je dis ta femme, avec des
preuves, que tu cours les petites filles et qui plus est les petites
africaines. Et en plus jĠavertis Ibrahim Boubakar qui te tueras comme un rat
que tu es È. LĠide de la
femme mĠtait venue dans la nuit aprs que jĠai surmont lĠpouvante qui
mĠavait paralys tout dĠabord, puisque moi aussi, lĠcole dĠIbrahim Boubakar,
je cesse de penser parfois que le mal existe.
Voyez-vous, la femme du dmon cĠest la
contradiction du dmon, la contradiction intime, interne, celle qui le
constitue comme dmon. DĠun ct, il nĠest dmon que par ce quĠil y a de plus
proche chez lui, ce qui partage son existence dmoniaque, et qui nĠest fait que
de haine, dĠavarice et de terreur. SĠil avait une bonne petite femme qui
lĠaime, pourquoi voudriez-vous quĠil soit un dmon? Mais dĠun ct il est si
faible avec sa femme, qui a le droit install de le har quotidiennement,
quĠil tombe en dessous des ressources dmoniaques chaque fois quĠelle lui
crache son venin. Ë la fois sa mgre est indispensable pour quĠil soit un vrai
dmon des villes, et elle contrarie son zle dmoniaque en le dmoralisant, en
lui renvoyant lĠimage dĠun misrable lche qui tremble de tous ses membres
devant les injures dĠune femme. Il y a un trs grand philosophe, un vrai
professeur allemand, qui savait tout, et mme comment est le tout du tout, qui
a dit : Ç chaque chose se dveloppe selon sa contradiction
interne È. Le dmon, lui aussi, se dveloppe selon sa contradiction
interne, elle est pense dans la nuit, et sa contradiction cĠest sa femme.
Quand je lui eu parl, le dmon que je tenais toujours un peu beaucoup serr
par la cravate, mĠa regard dĠun drle dĠair, ses petits yeux de cochon albinos
tout rtrcis lĠun contre lĠautre. Et il mĠa dit : Ç Je vous connais.
Vous nĠirez pas voir Boubakar parce que vous ne voulez pas dranger la vie de
ce ngre et vous nĠirez pas voir ma femme parce que vous savez quĠelle ne
croira jamais un Arabe È. a mĠa un peu dconcert sur le moment ;
jĠavais oubli quĠun dmon, un vrai, a par moments des clairs de lucidit
psychologique. Compltement dgot par son seul contact, je lĠai lch et il a
pris ses jambes son cou.
Quelques jours plus tard, quĠest-ce que
je vois ? Le dmon en train de tourner autour dĠAcha ! Pour tre
juste, la gamine avait lĠair de se mfier, elle avait lĠair rticente. Moi, je
ne fais ni une ni deux, je cours rue du Chien qui salope, je monte les tages
quatre quatre, je sonne chez le dmon, la mgre mĠouvre, je bloque la porte
avec mon pied et tout trac je lui dverse que son homme est en train de
sduire avec des bonbons les petites filles africaines la sortie de lĠcole.
Comme elle ouvre la bouche, je lui ajoute aussi sec : Ç Je sais, je
sais, on ne peut pas croire un Arabe, mais il ne sĠagit pas de croire, il
sĠagit de voir È. Sa mchancet prenant le dessus car, contrairement
Boubakar, elle croit, elle, au mal, la voil qui cavale derrire moi dans la
rue du Chien qui salope. On se bloque derrire un arbre, et on voit
distinctement le dmon offrir Acha tout un assortiment de sucettes
lĠorange que, grce lĠaction de la peur du ridicule, la petite fille
considre avec suspicion. Ç Alors, que je dis la mgre, cĠest par
charit pour les pauvres quĠil fait a, votre poux ? È Elle aussi,
elle me regarde avec un drle dĠair, avec les mmes yeux de cochon albinos que
le dmon, mais en plus mtalliques, genre pice de monnaie dont sa tte ronde
serait le tiroir-caisse. Et puis, elle tourne les talons. JĠai aussi eu le
plaisir de voir quĠAcha nĠa pris aucune sucette lĠorange et brusquement a
plant l le dmon.
Voil ce qui sĠest pass ensuite
quelques jours plus tard. Eh bien la mgre a empoisonn le dmon avec de la
mort-aux-rats. Et comme il tait vraiment un rat, une seule petite dose de
mort-aux-rats lĠa tu net. Et elle, la mgre, elle a cop de vingt ans de
prison. Comme elle tait enferme dans une cellule avec des louloutes qui lui
en ont fait baver des ronds de chapeau, elle nĠa pas support et elle sĠest
pendue. L, cĠest le triomphe de lĠimmense professeur allemand dont je vous ai
parl tout lĠheure, qui sĠappelle Hegel. Non seulement il a expliqu que
chaque chose se dveloppait selon sa contradiction intrieure, mais il a aussi
bien montr que ce dveloppement conduisait la chose sa mort. Ë force de
tirer sur sa contradiction, la chose, elle meurt. CĠest pour a quĠil disait :
Ç tout ce qui nat, mrite de prir È. Vous voyez le truc. La
contradiction du dmon, cĠtait sa femme. Il en avait vcu comme dmon et il en
tait mort, cĠest logique. Mais il y a plus fort : le mme Hegel disait
que la contradiction elle-mme, celle qui mne la chose sa mort, doit aussi
mourir ; la contradiction, la fin des fins, est elle-mme contredite.
CĠest bien ce quĠa compris la mgre : en tant que contradiction du dmon,
elle lĠa fait mourir, mais elle a d mourir aussi. La mgre pendue aux
barreaux de sa cellule, cĠest la contradiction de la contradiction. Et vous
savez comment il appelait a, Hegel, la contradiction de la
contradiction ? Il appelait a le savoir absolu. Parce que cĠest la mort
de la mort. Alors si voyez, ce quĠon ne voit pas tous les jours, une atroce
mgre pendue aux barreaux dĠune prison, rjouissez-vous : vous avez vu au
moins un petit morceau de lĠabsolu. En somme, tout est bien qui finit bien, ce
nĠest finalement pas une histoire aussi atroce que je le pensais. Elle ne vous
empchera pas de dormir. Excusez-moi, Monsieur le Professeur de
philosophie È.
Voil lĠhistoire sur le mal. Cette histoire, qui relve de
la philosophie sauvage, et o Ahmed a appris de faon tout fait subtile la
dialectique concernant la contradiction du bien et du mal, je vais lui donner
une forme abstraite.
Ce texte, cette histoire horrible, contient trois
thses.
La premire thse est que le mal nĠexiste quĠen tant quĠil
affecte le bien. Le bien, dans lĠhistoire, cĠest Ibrahim Boubakar, de faon
explicite. Ce bien est extrieur au mal et lui prexiste. Et il nĠy a de mal
que l o il y a du bien. CĠest la raison pour laquelle, cherchant le mal, le
dmon est oblig pour donner toute sa mesure de sĠattaquer au bien, savoir
Ibrahim Boubakar. Ce quĠil lui faut, cĠest dmonter, dtruire, celui qui, pour
lui-mme du reste, est le bien, car le bien est toujours le bien pour tout le
monde, mme si cĠest dans le dsir dĠen finir avec lui. Autrement dit, ce que
lĠhistoire illustre cĠest que la thse courante selon laquelle le bien est la
ngation du mal (thse de finitude) nĠest pas exacte car en ralit le mal est
dans la supposition quĠil y a le bien. CĠest lĠinverse. CĠest le bien qui est
suppos par le mal et le mal, mme sĠil nĠest pas exactement rductible la
ngation du bien, nĠest quĠun dchet du bien. Je pense que cĠest une thse
beaucoup plus forte. Le bien, lui, est une Ïuvre, il nĠa pas besoin du mal pour
tre. Comme le dit trs exemplairement Ahmed : Ibrahim Boubakar ne croit mme
pas au mal, il nĠa pas besoin dĠy croire pour reprsenter ou symboliser le
bien. Ahmed, vous lĠavez vu, hsite le lui rvler, il voudrait quĠil ne le
sache jamais et quĠil reste dans le bien intouch par le mal. Et le but du
dmon, cĠest corrompre cette solitude du bien, faire savoir que le mal existe.
Le deuxime thse, trs intressante, cĠest que le vrai
contraire du mal, cĠest galement le mal. CĠest toute lĠhistoire du couple et
de sa mgre. LĠhistoire nous raconte ceci : le mal, mis en prsence du
bien, se divise et sĠautodtruit. Ë partir du moment o le bien a t peru et
saisi dans la figure dĠIbrahim Boubakar, dans la figure de la petite fille, et
dans la figure du service que Ahmed veut rendre cette subsistance ternelle
du bien, partir du moment o le bien est devenu actif dans la cit, alors le
mal se divise et se contredit lui-mme, sĠanantit lui-mme. Finalement le mal
est vaincu par le bien, puisquĠen dfinitive la petite fille renoncera, au
risque mme du ridicule, qui est sa terreur, communiquer quoi que ce soit de
cette histoire, et les deux tenants du mal vont tre dtruits par leur action
propre. Ce que montre lĠhistoire, cĠest que lĠaction du bien nĠest pas de
sĠopposer frontalement au mal, mais de le diviser et de le dissoudre par sa
seule existence, ft-elle mme une existence ignore. Parce que ce que le mal
constate, cĠest que le bien nĠest pas son contradictoire mais quelque chose qui
lui est incommensurable : il nĠappartient pas au mme registre, la mme
sphre dĠexistence ; et de ce fait il lui est inaccessible. Il nĠarrivera
pas le dfaire, le dcomposer. Et comme il nĠy arrive pas, cĠest lui qui se
dfait et se dcompose dans la figure de la scission mortifre du dmon et de
sa mgre. Je pense que cĠest une grande leon. Il ne faut jamais penser que la
question du mal cĠest une question dĠassaut frontal du bien contre lui; mais
cĠest plutt lĠexistence suffisante du bien pour quĠil soit tenu de se
dcomposer et dĠabord de se diviser lui-mme. De ce point de vue, la thse de
finitude qui consiste dire, premirement, que le bien cĠest la ngation du
mal et que, deuximement, la fonction du bien est de partir lĠassaut du mal
et de le dtruire, est une thse qui en ralit fait du mal la loi du monde.
CĠest le mal qui commande sa ngation fondamentale de se dresser contre lui
et dĠen faire lĠennemi abattre, rendant ainsi le bien improbable ou
inexistant. Il faut plutt tre convaincu que si on parvient faire exister le
bien dans tous les ordres o il peut exister, on provoquera invitablement une
division mortelle du mal. Si vous arrivez faire exister la grande Ïuvre dĠart
nouvelle, eh bien les acadmiciens vont se diviser et se battre les uns contre
les autres et finalement vous lĠemporterez sans avoir besoin de prendre
dĠassaut lĠAcadmie et de pendre les acadmiciens. CĠest une loi gnrale. Ce
nĠest pas quĠon puisse viter tout moment les combats, les
affrontements ; ce que je veux dire cĠest que la loi ultime cĠest quĠen
dernier ressort, cĠest de la puissance indpendante du bien que dpend la
dcomposition du mal et non pas dĠune contradiction antagonique au sens strict
par laquelle assaut serait donn au mal par le bien – ce quĠon nous
propose tous les jours dans la figure dĠune aggravation constante du mal.
Cela nous conduit la troisime thse. Si on constate une
division du mal, il est important de ne choisir aucun des deux termes, et
notamment un terme suppos tre le moindre mal. La thse de finitude, cĠest la
thse du moindre mal, cĠest la thse qui installe le bien dans le mal
sous la figure du moindre mal. Elle nous est rpte tous les jours.
Ç Oui, oui, ce nĠest pas fameux, mais cĠest pire ailleurs È. Se
contenter de lĠargument que cĠest pire ailleurs, ce nĠest pas du tout installer
la possibilit victorieuse du bien, cĠest en fait contribuer la permanence du
mal par le choix permanent de lĠun des termes de la division du mal.
LĠexistence humaine est engage dans une fausse
contradiction qui est de faire apparatre comme contradiction principale qui
nous somme choisir un des deux termes, la contradiction entre Occident
capitaliste dmocratique et horribles bandes armes des criminels islamistes,
description du monde, que vous retrouvez dans la figure du dmon et de sa
mgre avec le fait que vous tes pri de prfrer le dmon sa mgre.
Il nĠy a pas besoin de dire Ç la socit occidentale
cĠest formidable, cĠest bien È, dĠailleurs personne ne le pense vraiment,
elle est atrocement ingalitaire, elle ne cre aucun avenir vritable, aucun futur
enthousiasmant, elle mprise lĠuniversalit, elle nĠa aucun rapport avec les
vrits dĠaucune sorte, elle est entirement livre au march et la
spculation montaire etc. tout le monde le sait, a. videmment, vous
trouverez toujours pire, donc vous pourrez la constituer en moindre mal et vous
tes ds lors viss une opration de finitude particulire, au lieu de
provoquer la division du mal par la stabilit dĠune troisime hypothse, qui
aurait une autonomie effective. Finalement on peut dire que la logique
dominante aujourdĠhui, cĠest de ne prsenter le bien que dans la figure du
dchet : le moindre mal, cĠest le dchet du mal. Voil pourquoi nous
sommes dans une situation o la question est : comment activer le bien de
telle sorte que lĠon ne soit pas somm dĠentrer dans les calculs mortifres de
la division du mal ?
Le biais dĠAhmed nĠest pas de traner le dmon la police mais de faire en sorte quĠil
nĠexiste plus, quĠil soit ananti. Ce quĠAhmed tout au long de cette opration
tente de dfendre, cĠest le caractre intouchable du bien et pour cela il
provoque la division explicite du mal ; son recours ultime, cĠest de
manipuler le mal du point de lĠindpendance du bien. On va dresser la femme du
dmon contre le dmon pour que Ibrahim Boubakar ne sache rien, pour que le bien
reste intouch par la manÏuvre mortifre calcule par le dmon au dpart. CĠest
pourquoi Ahmed conclut de faon un peu triomphaliste que le fait que la
division du mal ait entran la disparition des deux termes et que le bien
incarn par Ibrahim Boubakar soit rest intouch, tait une participation
lĠabsolu.
Ncessit et Dieu
Nous avons dj trait de quatre formes majeures de la finitude, considre ici comme le noyau de lĠoppression idologique dominante. DĠabord, directement, le fini, la conviction que tout est fini, que lĠinfini nous est inaccessible. Ensuite, lĠidentit, la conviction que les animaux humains sont dfinis par des identits (raciales, culturelles, historiques, nationales, religieusesÉ) et que lĠuniversalit nous est inaccessible. En troisime lieu, la rptition. En quatrime lieu, le Mal.
Dans les deux premiers cas, nous avons montr que les dialectiques sous-jacentes, celle du fini et de lĠinfini et celle du mme et de lĠautre, permettent de dmontrer le contraire : la pense vraie se dgage ncessairement du fini, comme le montre lĠusage fondamental du raisonnement par lĠabsurde, lequel ne peut conclure quĠen acceptant que son trajet puisse tre infini. Et elle se dgage aussi de toute fixation identitaire, comme le montre la relation immanente du mme et de lĠautre, qui prouve quĠaucune identit ne peut parvenir se clore sur elle-mme. Dans le troisime cas, nous avons insist sur ceci : lĠidologie dominante aujourdĠhui affirme que lĠavenir des collectivits humaines doit tre la rptition, certes inventive, ou la transformation, mais sagement rptitive, du Mme : lĠordre capitaliste, figure ultime de la modernit, au-del de laquelle il nĠy a rien.
Le quatrime cas nous a conduits opposer la dfinition vraie du Mal, savoir ce qui se soustrait lĠinfinit du Bien, sa dfinition en tant que consquence inluctable de la finitude, laquelle oblige annuler toute vision affirmative du bien et conclure en faveur du moindre mal, catgorie centrale de la finitude Ç thique È. Ainsi, identit, rptition, et norme du moindre mal, dclinent lĠidologie de la finitude.
Dans le prochain sminaire, qui aura lieu le lundi 6 avril, nous proposerons deux autres notions qui sont des avatars de lĠidologie de la finitude : dĠabord, du ct prtendument matrialiste, la ncessit, qui ordonne le mouvement du rel hors de toute prise subjective. Nous montrerons que ce qui disparat dans ce motif, cĠest lĠinfinit virtuelle de toute vraie dcision. Ensuite, du ct idaliste, Dieu, qui monopolise lĠinfinit en tant que transcendance, et qui exige que ses cratures, parce que finies, se prosternent devant ce monopole.
Un ami mĠa fait savoir que ce sminaire serait cibl par une Ç visite surprise È. CĠest une bonne nouvelle ! En tout cas, dire du mal de Dieu le jour de Pques est aprs tout une forme possible de sa rsurrection.
INFORMATIONS
Il y aura un sminaire supplmentaire le 1er juin, en prsence de Slavoj Zizek, lĠoccasion du livre quĠil va publier prochainement aux ditions Fayard, dans la collection Ç Ouvertures È et qui est intitul : Ç Moins que rien È.
Enregistrement public de la pice de A. Badiou Ç Le second procs de Socrate È qui sera diffuse sur France Culture (commanditaire de la pice) le 10 mai 21 h ; la pice sera joue par des comdiens de la Comdie Franaise ainsi que par A. Badiou lui-mme, qui jouera deux rles : le marchand de fromage et Socrate. LĠenregistrement public aura lieu le 29 avril 20 h au studio 104 de la Maison de la Radio. La mise en ondes sera assure par Christian Schiaretti. La pice sera dite cette occasion par Actes Sud Papiers.
Confrence lĠUniversit amricaine de Paris, avenue Bosquet, le 17 juin 18h 30, dont le titre sera : Ç Attributs de lĠabsolu È.
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Nous avons dj examin trois oprateurs de finitude principaux.
1. LĠidentit comme oprateur de clture de la pense elle-mme, indexe des reprages nationaux, langagiers, religieux etc. - je rappelle cette occasion que nous avons dmontr, ou tent de le faire, quĠil y a une impossibilit intrinsque pour toute identit, mme infinie, de se clore et par consquent elle nĠest le support possible dĠune identit close, stricte, quĠau prix de lĠexercice absolu dĠune violence et de sĠen prendre lĠaltrit comme seul fondement ngatif de lĠidentit.
2. La rptition. Nous avons montr quĠil y en avait deux types : une rptition qui prtend revenir lĠidentit, et une autre rptition, mise en vidence en particulier par Kierkegaard, qui indexe la rptition sur lĠaltrit. La rptition positive, qui est lĠinsistance de la conviction en ralit, on peut constater quĠelle se rfre, chez Kierkegaard, un horizon dĠinfinit constamment prsent.
3. Enfin le mal, dont nous avons montr quĠil y a deux dfinitions antagoniques. Dans lĠune, le mal se dfinit partir de la certitude du bien, un bien dterminable comme tel, et dans lĠautre, en lĠabsence de toute dfinition absolue du bien, on a affaire une scission de lĠide du mal entre mal radical et moindre mal.
*
Je voudrai aujourdĠhui traiter deux oprateurs supplmentaires qui sont la ncessit et Dieu. Je mĠappuierai dans les deux cas sur des analyses textuelles. Je voudrai en effet considrer ces deux catgories en tant quĠelles sont dj philosophiquement pr-constitues et non partir de leur vidence empirique. Sur la ncessit, je mĠappuierai sur Spinoza et sur Dieu je mĠappuierai sur Descartes. Nous allons donc aujourdĠhui nous mouvoir dans la grande mtaphysique classique.
Je commence par la ncessit comme oprateur de finitude chez Spinoza. Pourquoi Spinoza ? Parce que Spinoza est le doctrinaire le plus rigoureux de la ncessit, tout simplement parce quĠil lĠabsolutise elle-mme. La ncessit nĠest pas de lĠordre des effets ou des consquences dĠune transcendance loigne, mais elle est la rgle immanente de la productivit divine elle-mme : on a donc la ncessit pure en tant quĠelle est commande par lĠimmanence de Dieu la ncessit elle-mme. Les productions de Dieu ne sont pas des productions extrieures, les productions immanentes de Dieu sont disposes de faon absolument rigide dans le registre de la ncessit. Ce qui mĠintresse au plus haut point chez Spinoza est que ceci est vrai non seulement pour le fini mais pour lĠinfini.
Le point de dpart est la proposition 28 du livre I de LĠthique. Je la prends dans la traduction de Bernard Pautrat : Tout singulier, autrement dit toute chose qui est finie et a une existence dtermine, ne peut exister ni tre dtermine oprer moins dĠtre dtermine exister et oprer par une autre chose qui elle aussi est finie et a une existence dtermine. Et son tour cette cause ne peut pas non plus exister ni tre dtermine oprer moins dĠy tre dtermine par une autre qui elle aussi est finie et a une existence dtermine et ainsi lĠinfini.
QuĠest-ce que ce texte raconte exactement ? Il raconte ce quĠil en est de la ncessit dans lĠordre du fini, cĠest--dire dans lĠordre de lĠenchanement de ralits finies. Si vous avez quelque chose de fini, vous pouvez dire que son existence, ainsi que le fait quĠelle agit, ont t rendues ncessaires par une autre chose finie et ainsi de suite, lĠinfini. Le moindre mouvement dĠune chose finie engage une chane infinie.
La raison dĠtre, le principe opratoire gnral, cĠest--dire la causalit immanente qui fait quĠil en est ainsi, sont, quant eux, dj explicites avant la proposition 28. La proposition 26 du livre I dit en effet : Une chose qui est dtermine oprer quelque chose a t ncessairement dtermine par Dieu et une chose qui nĠest pas dtermine par Dieu ne peut se dterminer elle-mme oprer. Autrement dit, cette causalit immanente cĠest Dieu lui-mme.
Finalement, il y a deux modes de prsence de lĠinfini dans la ncessit du fini. Il y a ce quĠon pourrait appeler un infini dĠhorizon : la chane des effets et des causes est infinie, on remonte lĠinfini dans un sens et on va lĠinfini dans lĠautre. Cette chane infinie est videmment inaccessible la finitude elle-mme, chaque chose finie est limite par le fait quĠelle a t dtermine par une autre et quĠelle va en dterminer une autre. Ë lĠhorizon de chaque chose finie, la chane est infinie et cela ne va pas plus loin. Et puis, vous avez lĠinfini de la causalit immanente, lĠinfinit de Dieu, qui dtermine rellement chaque chose Ç oprer È, comme dit Spinoza. Les oprations internes au fini ont pour tre propre, en tant quĠoprations, la causalit divine.
La question qui se pose est : lĠinfini ne pourrait-il pas tre sous le rgime de la csure, de lĠinterruption, de la rupture de la chane ? Spinoza vite cette proposition, en quoi il y a bien une clause de finitude chez lui, par impossibilit dĠune existence interruptrice, ou en rupture, de lĠinfinit. Il lĠvite, ds avant le thorme 28, dans la proposition 22 : Tout ce qui suit dĠun attribut de Dieu, en tant quĠil a t modifi dĠune telle modification qui, par cet attribut, existe ncessairement et comme infini, doit aussi exister ncessairement et comme infini. Ce thorme nous dit que lĠinfini, en tant quĠil est dtermin (cĠest--dire distinct de Dieu) ne produit que de lĠinfini. Par consquent, on peut imaginer que la chane des objets finis est double par une chane des objets infinis, sans aucun croisement des deux chanes. Si vous supposez quĠun infini sĠinterpose dans la chane du fini et le thorme 22 nous disant que lĠinfini ne produit que de lĠinfini, nous nĠaurons plus de validit du thorme 28. Ce thorme 22 est une condition absolue du thorme 28. Vous ne pouvez pas dmontrer le thorme 28 sans supposer le thorme 22. Vous ne pouvez pas dmontrer que le fini ne produit que du fini, sans avoir pralablement dmontr que lĠinfini ne produit que de lĠinfini. LĠinfini immanent de Dieu, lĠUn absolu et illimit, lui, produit tout ce quĠon veut mais un infini dtermin, un infini prcis, ne produit que de lĠinfini.
La thse de Spinoza, cĠest que lĠinfini, finalement, est ou bien lĠhorizon de la finitude ou bien la causalit gnrale des chanes finies comme des chanes infinies ; celles-ci ne produisant que des infinis, lĠinfini est enferm dans sa propre chane de causalit infinie. En tout cas, une chose est exclue et une seule, cĠest que lĠinfini vienne sĠinsrer dans le fini. Je pense quĠon a l une clause de ncessit majeure. La ncessit est une clause de finitude au sens o elle exclut, et je donne raison Spinoza sur ce point, que dans lĠordre de la causalit il puisse y avoir une mixit de lĠinfini et du fini. Ce nĠest que dans le crationnisme religieux extrinsque que Dieu peut crer, on ne sait dĠailleurs pas trop pourquoi, des virus et des asphodles. Pour Spinoza, cela nĠa aucun sens : Dieu cre tout mais non pas le fait que des choses infinies puissent crer des choses finies. Dieu est immanent la causalit gnrale, mais il nĠy a pas de prsence immanente de lĠinfini dans les dterminations de la finitude. Par consquent, toute finitude est une finitude pure, tout ce qui est fini nĠa en ralit affaire, dans lĠunivers qui est le sien, quĠ ce qui est fini. Je crois que cĠest cela le contenu effectif de la ncessit. La ncessit cĠest, la fin des fins, quelque chose qui dit : une causalit infinie, cĠest une causalit dĠessence religieuse, une causalit miraculeuse, le fini quant lui ne produit que du fini, et supposer quĠil y ait quelque part une causalit infinie non miraculeuse, elle produira des effets infinis ; il y a homognit des chanes de ncessit dans le fini, qui est quand mme ce que nous connaissons, et ventuellement dans lĠinfini, que nous ne connaissons pas comme tel. Si on admet a, la chane de causes et dĠeffets qui constitue un monde rel est une clture, la clture active du fini sur lui-mme.
Je prnerais plutt quĠil peut exister une immanence aux dterminations finies qui nĠest ni lĠhorizon ni le principe commun de lĠactive causalit divine. Je serais donc amener dire quĠil peut y avoir une interruption, une csure, une rupture, un surgissement, de lĠinfini dans le fini. Autrement dit, lĠinfini peut tre en position dĠexception dans la chane, ce sera la thse de d-clture de la ncessit que je proposerais ; ce nĠest pas une impossibilit comme chez Spinoza, pour qui, si lĠinfini est dans la chane, la chane elle-mme serait infinitise, lĠinfini ne pouvant produire que de lĠinfini. Que lĠinfini puisse tre en position dĠexception dans la chane, cĠest cela prcisment que jĠappelle un vnement.
Ç Interruption È de la sance par lĠarrive sur
scne dĠAhmed philosophant sur la ncessit.
Il nĠa pas tort, Ahmed : lĠinterruption cĠest a, cĠest un Ç effet sans cause È. La possibilit, cĠest ce quĠon concdera Spinoza, que quelque chose dĠinfini arrive dans une chane causale de dterminations finies suppose quĠil surgisse comme un effet non rductible, qui ne peut pas tre ramen aux lois de la causalit finie. Autrement dit, nous ne sommes pas en train de dire que le fini engendre lĠinfini, ce que Spinoza rfutait dans son thorme 22 ; nous disons que lĠinfini interrompt le fini. CĠest une interruption en figure dĠexception. LĠinterruption, on peut toujours dire quĠelle est un effet sans cause si on adopte lĠuniversalit de la relation cause-effet.
La drlerie de lĠhistoire quĠAhmed nous a raconte, cĠest quĠil colle lĠinfini sur Moustache, cĠest--dire sur le vilain, sur le pas beau, en lui disant : Ç Puisque vous nĠavez jamais boug dĠici et que vous tes l depuis toujours, cĠest vous qui tes lĠeffet sans cause È. On voit bien quĠil met en dfaut la conviction absolue de clture de Moustache qui est que cĠest lui la cause, et que cĠest ceux qui sont venus l qui sont des effets sans cause, quĠil faut forclore ou liminer. Ce systme dĠargumentation par renversement consiste non pas dire Moustache : Ç Mais non, il y a des systmes de causalit lĠintrieur desquels il y a des interruptions infinies et peut-tre, parmi ces interruptions infinies, il y a les trangers, parce que les trangers apportent toujours une dose dĠinfinit dans le paysage national, ils ouvrent la clture nationale autre chose, et donc virtuellement ils reprsentent lĠinfinit du monde, ils sont lĠinfinit du monde dans le pril permanent de la clture et de lĠenfermement dans lĠidentit nationale È. a, a serait la discussion argumentative. Le renversement auquel procde Ahmed consiste, par un paradoxe tout fait surprenant, mettre sur Moustache lĠinfinit dont prcisment celui-ci ne veut aucun prix, puisque ce quĠil veut, lui, cĠest la clture de la finitude. De ce point de vue, je remercie lĠinterrupteur de nous avoir donn un lment supplmentaire sur cette considration. Il est certain que la ncessit est un oprateur de finitude ds lors quĠen vrit elle est un oprateur de clture. On voit nouveau que cĠest toujours une figure de clture qui finalement se dploie comme figure de la finitude. La ncessit qui parat tre de lĠordre de la loi, de la ncessit des enchanements, finalement quand on la conceptualise de faon cohrente comme lĠa fait Spinoza, on sĠaperoit que cĠest aussi une doctrine de clture et cĠest pourquoi lĠargumentation dĠAhmed est une d-clture, une ouverture.
*
Maintenant, nous allons parler de Dieu. Je voudrai tout de suite dire que le Dieu dont je vais parler, ce nĠest pas le Dieu des religions. En un certain sens, il nĠexiste pas dĠobjections contre le Dieu des religions, de mon point de vue... Le Dieu des religions est avr par un rcit et on nĠobjecte pas un rcit. LĠobjection Ç cĠest faux È est une objection faible, on pourra toujours vous rpondre que vous nĠavez pas vos tmoins confirms, etc. La dispute sur le rcit religieux est une dispute sans issue. CĠest l quĠil y a rellement la question de la foi : vous donnez foi au rcit ou vous ne lui donnez pas foi, mais vous ne pouvez pas discuter vraiment sans entrer dans une logique assez bourbeuse dans laquelle vous allez chercher les dfauts du rcit, ou alors vous allez tenter de blasphmer contre ce rcit, etc. Ce nĠest pas mon avis une discussion au sens philosophique ou spculatif du terme. Donc, laissons le Dieu des religions part. Ma conviction est que le Dieu des religions nĠest jamais rfut, a nĠa pas grand sens, il y a des rcits distincts et il faudrait rfuter les Dieux des diffrentes religions un un, ce qui est une tche mmorable...
Ce quĠon peut par contre faire entrer en discussion, cĠest le Dieu de la mtaphysique, parce que, tout le moins depuis Aristote, cĠest un Dieu qui prtend quĠon peut prouver son existence. Le texte philosophique produit son sujet des noncs rationnels quĠon peut examiner. On sait trs bien quĠils viennent quand mme souvent en appui du Dieu religieux - mais pas toujours, pas chez Spinoza. La plupart du temps, ce qui est dit, cĠest que le Dieu dont lĠexistence va tre prouve est le mme que celui dont on a racont lĠhistoire. a, a demanderait tre prouv, et cĠest qui ne lĠest jamais, car en ralit on change de registre. Nous dirons, avec Lacan, que le Dieu des religions est du registre de lĠimaginaire, tandis que le Dieu de la mtaphysique, qui sĠexpose des dmonstrations dĠexistence, est de lĠordre du symbolique.
CĠest une de ces trs fameuses dmonstrations de lĠexistence de Dieu que je vais mĠattacher, celle que Descartes donne dans la troisime Mditation Mtaphysique.
Je vous donne dĠabord le schma gnral de cette dmonstration. Descartes commence par examiner le fait que nous avons des ides, ce qui est indiscutable. Puis il dit que toute ide a un tre mixte, composite : les ides ont une ralit intrinsque en tant quĠides, et elles ont aussi un autre type de ralit qui est ce de quoi elles sont lĠide. Il fait ensuite entrer en ligne une assertion complexe qui est que la ralit de lĠide, cĠest--dire son intensit reprsentative, lĠide dans lĠintensit de ce quĠelle nous donne penser, a une cause. On retrouve ce principe : rien nĠest qui soit sans cause, rien nĠest comme MoustacheÉ Il examine un certain nombre dĠides et constate que, bien souvent, cette cause, a peut tre nous-mmes. Pourquoi ? Car nous-mmes sommes une substance pensante, res cogitans, ce qui peut confrer dans bien des cas aux ides que nous avons une intensit spcifique. Il va cependant montrer que lĠide de Dieu est exorbitante ce que nous en soyons la cause. LĠintensit de reprsentation contenue dans lĠide de Dieu, cĠest--dire son infinit, sa Ç perfection È dans les termes de Descartes, est sans commune mesure avec nous comme chose pensante et nous ne pouvons donc pas tre les crateurs de cette ide. En ce cas, fait prudemment remarquer Descartes, cĠest quĠil y a quelque chose dĠautre que nous dans le monde - assertion qui permet pour la premire fois de sortir du solipsisme. Enfin, dernire tape, cette autre chose doit tre commensurable la ralit intensive de Dieu, et ce ne peut tre bien entendu que Dieu lui-mme. Donc Dieu existe, hors de nous. CĠest compliqu, mais cĠest assez fortÉ
Je vais vous le dire dans la prose de Descartes. En
conclusion de lĠexamen de ce quĠest une ide, il crit :
La lumire naturelle me fait connatre videmment que les
ides sont en moi comme des tableaux ou des images, qui peuvent la vrit
facilement dchoir de la perfection des choses dont elles ont t tires mais
qui ne peuvent jamais rien contenir de plus grand ou de plus parfait [lĠide,
elle peut tre tout ce quĠelle veut, mais elle ne peut pas excder en grandeur
et en perfection cette chose elle-mme].
Et dĠautant plus longuement et soigneusement jĠexamine toutes ces choses, dĠautant plus clairement et distinctement je connais quĠelles sont vraies. Mais enfin que conclurai-je de tout cela ? CĠest savoir que, si la ralisation objective de quelquĠune de mes ides est telle, que je connaisse clairement quĠelle nĠest point en moi ni formellement, ni minemment, et que par consquent je ne puis moi-mme en tre la cause, il suit de l ncessairement que je ne suis pas seul dans le monde, mais quĠil y a encore quelque autre chose qui existe, et qui est la cause de cette ide ; au lieu que, sĠil ne se rencontre point en moi de telle ide, je nĠaurai aucun argument qui me puisse convaincre et rendre certain de lĠexistence dĠaucune autre chose que de moi-mme ; car je les ai tous soigneusement recherchs, et je nĠen ai pu trouver aucun autre jusquĠ prsent.
Le tournant de la dmonstration est que si je peux montrer que lĠintensit reprsentative de toutes mes ides est commensurable ce que je suis comme tre pensant, je nĠaurai aucun motif rationnel de sortir du solipsisme. Tout sera enclos, pour le coup, dans une finitude radicale qui sera celle de moi comme chose pensante. Et je serai mme en tat de supposer quĠil nĠy a que moi comme chose pensante. Mais voil le coup de thtre : Partant il ne reste que la seule ide de Dieu, dans laquelle il faut considrer sĠil y a quelque chose qui nĠait pu venir de moi-mme. Par le nom de Dieu, jĠentends une substance infinie, ternelle, immuable, indpendante, toute-connaissante, toute-puissante, et par laquelle moi-mme et toutes les autres choses qui sont (sĠil est vrai quĠil y en ait qui existent) ont t cres et produites. Or ces avantages sont si grands et si minents, que plus attentivement je les considre, et moins je me persuade que lĠide que jĠen ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par consquent il faut ncessairement conclure de tout ce que jĠai dit auparavant, que Dieu existe. Car, encore que lĠide de la substance soit en moi, de cela mme que je suis une substance, je nĠaurais pas nanmoins lĠide dĠune substance infinie, moi qui suis un tre fini, si elle nĠavait t mise en moi par quelque substance qui ft vritablement infinie.
Vous voyez que nous retombons absolument dans la dialectique du fini et de lĠinfini. La thse est une thse selon laquelle si rien ne vient excder le fini, je nĠaurais aucune raison de penser que le monde existe, ou quoi que ce soit, en dehors de moi-mme. Nous avons l une clture possible de la finitude dans la figure du sujet (et non pas de faon abstraite, comme chez Spinoza). Par contre, si jĠai lĠide de lĠinfini, alors cette clture ne tient pas et je dois avouer que Dieu existe, que lĠextriorit absolue existe. Il nĠy a plus, dĠune faon thtrale que je trouve magnifique, que le sujet et Dieu dans un face--face solitaire. Ce que dcouvre le sujet qui sĠveille, qui sort du solipsisme, ce ne sont pas des fleurs, lĠautre, une femme, ou nĠimporte quoi, cĠest Dieu directement. Parce que le ressort de tout cela, cĠest la dialectique du fini et de lĠinfini. Il faudra encore une autre dmonstration selon laquelle, puisque Dieu existe, le monde aussi existe et pas simplement moi.
Au fond, Descartes nous dit que lĠinfini en tant quĠide, cĠest--dire en tant quĠide immanente au fini, exige la garantie extrieure dĠune transcendance. Il suit de cela une consquence trs grave, cĠest que toute infinit est en ralit mesure par sa transcendance, cĠest--dire quĠil nĠy a pas dĠinfinit immanente du point de vue de la pense proprement parler. Alors que Spinoza admet quĠil y a une infinit immanente partout (il y a simplement des chanes de finis et des chanes dĠinfinis dans ce que Dieu est capable de crer, chanes qui sont absolument disjointes), il y a pour Descartes dans le fini le signe quĠil existe quelque chose en dehors : la transcendance de lĠinfini. CĠest pour cela que a sĠappelle Dieu finalement : Dieu comme nom de lĠinfini en tant que garantie transcendante de lĠimmanence de lĠide.
CĠest videmment ce qui va faire le contact avec le Dieu de la religion. Vous remarquerez que ce point de contact ne se fait pas vraiment chez Spinoza, qui tait considr par toute la tradition du XVIIe sicle comme un athe camoufl. Pourquoi ? Parce que lĠimmanence de lĠinfini chez Spinoza nĠexige pas la sparation dĠavec la transcendance. Le point de dpart chez lui nĠest pas le sujet mais la clture de la ncessit sur elle-mme. Alors que quand le point de dpart est le sujet, on a un face--face avec Dieu qui constitue la transcendance de Dieu et en fait le constitue Lui-mme comme un sujet ; on a un face--face entre deux sujets.
La grande introduction cartsienne est que les oprations de clture, et notamment la dialectique du fini et de lĠinfini, sont subjectives (alors que chez Spinoza, Dieu nĠa aucune raison dĠtre un sujet, Dieu est le nom de la Substance). Elles le sont, dĠune part par le signe de lĠexistence de lĠinfini quĠest lĠide, et dĠautre part par la transcendance effective qui donne raison de lĠexistence de cette ide. LĠinfini en tant quĠide immanente au fini exige la garantie extrieure dĠune transcendance puisque tel est le ressort de la clture du fini sur lui-mme. Le sujet va tre dlaiss dans sa finitude quand il aura compris que lĠide de lĠinfini ne lĠen fait pas sortir ; elle ne lĠen fait sortir que sĠil suppose quĠune transcendance a cr et garanti cette ide. Dieu en tant que concept, cĠest a : la garantie transcendante que lĠide de lĠinfini nĠest pas une pure chimre.
Ahmed entre nouveau en scne car, sur Dieu, il a aussi
quelque chose dire...
Notre interrupteur a commenc par une fameuse formule de Lacan : Ç Dieu est inconscient È. Je voudrais le prendre dans la lumire de ce que nous avons dit. On pourrait soutenir, en reprenant lĠargumentation de Descartes, quĠen ralit lĠinfini, comme contenu de lĠide de Dieu, nĠest pas transcendant mais est simplement inconscient. CĠest dans une autre strate que celle de la reprsentation explicite des ides que la ralit, quelle quĠelle soit, de Dieu se situe. Si bien que je proposerais de substituer lĠexpression Ç Dieu est inconscient È lĠexpression Ç Dieu est lĠinconscient lui-mmeÈ et que cĠest toujours ce quĠIl a secrtement nomm. CĠest--dire cette part inaperue du symbolique qui encadre tous les rcits imaginaires ; quel que soit un rcit imaginaire, il faut bien quĠil dispose dĠun encadrement symbolique suffisant pour donner lĠimpression quĠil touche au rel. De ce point de vue-l, la fable religieuse est lucide en un certain sens par la spculation mtaphysique. Lorsque Descartes, dans une toute autre intention videmment, montre que le contenu de reprsentation conscient de lĠide doit tre garanti par autre chose que cette reprsentation, il est extrmement proche des instruments dĠanalyse mis en Ïuvre par Freud et par Lacan. Ce qui fait signe de quelque chose dans un imaginaire symptomal doit tre dchiffr par une rfrence symbolique qui nĠest pas explicite dans lĠimmdiatet de son existence. Il y a quelque chose dans la preuve ontologique de Descartes qui touche a en ralit. Si la garantie divine comme extriorit aux signes qui lĠarticulent nĠest jamais dtectable quĠau niveau de la symbolique inconsciente, on pourra en effet reprendre Descartes, lĠcrire tout autrement et conclure que Dieu, cĠest lĠinconscient pour autant quĠil est la possibilit, la ressource infinie latente dont nous nĠavons au niveau conscient que des signes.
Ce qui reviendrait finalement lier les deux thmes dĠaujourdĠhui en disant que lĠvnement, quĠun vnement, est une interruption de la clture finie de la ncessit par un lment qui nĠest pas rductible cette ncessit et est toujours subjectivement peru dĠabord par lĠinconscient lui-mme. LĠengagement subjectif au regard dĠun vnement et des consquences de cet vnement requiert en effet quelque chose du sujet qui ne lui tait pas antrieurement transparent et connu. Tout le monde fait cette exprience, dont je parle souvent, de la dcouverte dĠune capacit quĠon ignorait en soi-mme, cĠest--dire de la dcouverte, provoque par lĠvnement, que nous sommes capables de plus que ce dont nous imaginions que nous tions capables. LĠvnement mobilise autre chose que nos ncessits ordinaires, autre chose que ce que nous contrlons du point de vue de notre langage, de nos images, etc. Et cela, on le sait bien, cĠest la ressource inconsciente. Descartes a tort de penser que la ressource du sujet requiert une transcendance extrieure : peut-tre requiert-elle quelque chose, quĠen forant un petit peu, on pourrait appeler une transcendance intrieure. Aprs tout, on peut dire que lĠinconscient est la transcendance intrieure du conscient, cĠest--dire l o le conscient peut puiser dans une rserve quĠil ne contrle pas mais qui nĠen est pas moins l. Je pense que lĠarticulation dĠun sujet sur une nouveaut, une cration, une procdure de vrit, se fait toujours dans la mdiation de lĠinconscient - lĠinconscient comme rserve de ce qui a t signal la conscience sans quĠelle soit en mesure tout de suite dĠtre commensurable ce qui lui a t signal. Il faut donc bien distinguer le signe conscient que lĠvnement produit dans la configuration subjective, de la ressource nouvelle qui est dlivre par cette rencontre en tant que capacit pralablement inconnue.
Mon propos, vous le voyez, est dĠimmanentiser Descartes, de conserver en un certain sens le schma gnral de sa dmonstration, mais en immanentisant lĠinfini dont il parle. Nous nĠaurions pas besoin dĠune garantie extrinsque, mais dĠune ressource elle-mme infinie - car de toutes faons on nĠen connat pas la limitation (Freud le dit souvent : lĠinconscient est quasi infini) - dĠune infinit latente qui est mobilise comme contenu dĠune reprsentation immdiate qui nĠen est pas la mesure. CĠest pour a quĠil est possible un sujet, toujours, de penser et dĠexprimenter quĠil se dcouvre capable de ce dont il ne se savait pas capable. Ne pas se savoir capable, cĠest en effet pris dans les contraintes de la finitude consciente, mais dcouvrir quĠon est capable de ce dont on ne se savait pas capable, cĠest ce qui vient la place de la garantie transcendante cherche en Dieu par Descartes en tant que ce serait la ressource inconsciente. Donc Dieu est lĠinconscient. CĠest en ce sens que, dans notre existence, lĠinconscient hante le conscient et ce non pas sous les formes dominantes de la nvrose ou de lĠimpuissance mais au contraire sous les formes constamment possibles du plus de possibilits que ce que le conscient dclare. videmment il faut quĠil y ait quelque chose qui dclenche cette communication dans des conditions spcifiques et cĠest cela mme que jĠappelle un vnement.
Un vnement, cĠest toujours aussi une rquisition consciente de la ressource inconsciente et cĠest en ce sens quĠil est non seulement infini en tant quĠinterruption de la ncessit extrieure, mais il est aussi infini en tant que rquisition de lĠinfinit intrieure qui monte la surface des connexions finies qui dĠordinaire nous constituent.
Ainsi si on connecte les deux figures de finitude que sont la ncessit, ds lors quĠelle constitue une clture du fini sur lui-mme, et Dieu en tant quĠen quelque sorte il nous exile de lĠinfini (ce que la Gense raconte explicitement), si on procde une lecture hors clture de ces deux oprateurs de finitude, on dcouvre dans le premier cas la dimension vnementielle, cĠest--dire la possibilit alatoire que lĠinfini soit en position de rupture et non pas dĠextriorit par rapport aux chanes ncessaires, et en mme temps que Dieu, aprs tout, peut tre le cadre symbolique dĠune fable imaginaire telle quĠune rencontre vient la fois briser ou limiter la fable imaginaire et susciter une capacit pralablement inconnue. CĠest pourquoi je voulais aujourdĠhui connecter la ncessit et Dieu, comme cela a toujours t fait, mais pour en djouer la double contrainte. CĠest aussi pour cela que jĠai t content que vienne notre Ç invit non-invit È, si je puis dire, pour raconter lĠhistoire de la cause et de lĠeffet dans le paradoxe que jĠai dit, cĠest--dire coller lĠinfini sur lĠautre, celui qui ne veut pas, et qui est aussi venu raconter quĠil voulait coller ce Dieu inconscient Mme Pompestan qui, elle, nĠavait que la preuve lectorale de son existence.
La Mort
Nous avons cette anne tudi de prs lĠidologie dominante aujourdĠhui – notamment dans le champ philosophique -, savoir lĠidologie de la finitude. Nous en avons en particulier dtect les oprateurs, soit ce qui Ç active È dans les sujets la conviction dĠtre irrmdiablement finis, sans rien qui excde cette finitude, et donc asservis aux Ç ralits È, au premier rang desquelles se tient le substrat conomique de la domination contemporaine, savoir le rgne de la proprit prive et de son dploiement dans les catgories de la production, des changes et de la systmatique financire.
Nous avons trait de quatre oprateurs cruciaux : lĠidentit, la rptition, la ncessit et Dieu (ce dernier pouvant prendre diverses formes, qui se ramnent ceci que tout infini est une transcendance inaccessible, sauf humilier en nous tout orgueil, toute prtention in-finie).
Dans la
sance qui vient, nous traiterons du plus vieux et du plus indestructible des
oprateurs de finitude, celui dont lĠvidence soutient tous les autres,
savoir la mort. NĠest-elle pas la preuve absolue de notre irrmdiable
dimension finie, cette mort quĠon appelle depuis toujours, prcisment, la
Ç fin È ? Il nous faudra examiner de faon critique les
principales variations contemporaines de cet argument, notamment la conception
heideggrienne de lĠexistence (du Dasein)
comme Ç tre-pour-la-mort È. Nous proposerons une dfinition de la
mort non comme fin et finitude, mais, dans un cadre phnomnologique
renouvel, comme variation Ç hors contrle È de lĠintensit
dĠexistence. Nous donnerons toute leur force neuve, les dtachant de leur
contexte religieux, et lĠexclamation de saint Paul Ç Mort, o est ta victoire ? È,
et au thorme de Spinoza : Ç La
pense de lĠhomme libre se dsintresse de la mort, et mdite non sur la mort,
mais sur la vie È.
Une
fois encore, une surprise est attendue. QuelquĠun prtend troubler et confirmer
la fois notre mouvement de pense en proposant notre assemble, par des
moyens indits, de se rallier massivement au mot dĠordre : Ç A bas la mort ! È.
1. Le
second procs de Socrate (thtre) dit. Actes Sud [dans sa version
complte, car la version radiophonique rcemment diffuse sur France Culture tait
une version rduite]
2. Quel
communisme? Entretien avec Peter Engelmann dit. Bayard
3. Le Sminaire
– Heidegger : LĠtre 3 – Figure du retrait (1986-1987) dit.
Fayard
Nous
allons partir de la notion de nihilisme. Que faut-il entendre par l ? Le
nihilisme est une figuration, un diagnostic sur lĠtat du monde et de la
pense, qui sĠtablit au XIXe sicle (on peut soutenir que la premire
philosophie nihiliste est en un certain sens la philosophie de Schopenhauer)
sur les ruines des vieilles convictions de classe ou des convictions
religieuses - comme si le nihilisme venait nommer le vide dans lequel se trouve
la symbolisation collective.
On
pourrait dire que le nihilisme cĠest la subjectivation ngative de la finitude,
il est au fond la conscience organise, ou anarchique (les deux sont
possibles), de ce que, puisque nous mourons, rien nĠa dĠimportance. La figure
la plus classique du nihilisme est dĠnoncer que, au regard de la mort, tout se
trouve dvalu, dsymbolis ou intenable. il sĠagit dĠune galisation de la
totalit de ce qui pourrait avoir valeur, au regard de la finitude ontologique
radicale que reprsente la mort. Cette question du rapport entre le nihilisme
et les valeurs est, comme vous le savez, une question centrale dans la
philosophie de Nietzsche, qui va reprendre ce thme du nihilisme pour en faire
un usage diagnostique et critique trs important.
En
ralit, lĠnonc Ç Puisque nous mourons, rien nĠa dĠimportance È
peut rester thologique. On peut dire en effet : Ç Rien nĠa dĠimportance,
sinon Dieu, sinon le salut ternel, sinon lĠautre vie, ...È et on va alors
sĠembarquer dans quelque chose qui nĠest pas le nihilisme, mais la vocation au
martyre ou lĠesprance dans la mort elle-mme, en tant que la mort est la
seule porte de lĠinfini, et donc la seule porte de la valeur effective, de la
valeur suprme. Il faut donc dire que le nihilisme accompli, le nihilisme
complet, cĠest celui qui non seulement inclut la mort comme constat de la
dvaluation inluctable des diffrences, mais qui complte ce jugement par
celui de la mort de Dieu. On ne peut donc parler de nihilisme complet que si on
a le couplage de la mort de lĠhomme et de la mort de Dieu. CĠest videmment en
ce sens que Dostoevski fait dire un de ses personnages que Ç si Dieu est
mort, tout est permis È. CĠest un nonc nihiliste au sens o, si Dieu est
mort, rien ne permet de soutenir une ingalit des valeurs. LĠvaluation
elle-mme est sans intrt partir du moment o il y a la mort dans sa double
constitution, savoir la mort empirique des hommes et la mort historique des
dieux.
Ce
nihilisme en ralit organise probablement une disposition historique
complique, et inacheve encore aujourdĠhui, qui ncessairement construit ce
que jĠappellerai une fausse contradiction, une contradiction qui reprsente les
deux variantes subjectives possibles du nihilisme tabli.
La
premire position est un nihilisme sceptique et athe, qui est en fait
lĠidologie portative la plus rpandue du monde contemporain. Ç Ce qui est
bien, cĠest le doute quoi ... È, ce qui est une interprtation absolument
fallacieuse de Descartes, quand on sait que lui, ce qui lĠintressait, cĠtait
de prouver lĠexistence de Dieu et de sjourner dans le doute le moins longtemps
possible. CĠest devenu une sorte dĠhritage qui a une longue histoire, y
compris franaise, et qui aboutit ceci quĠau fond un rgne doucement
sceptique dĠopinions raisonnables combin un athisme souriant est un tat
subjectif acceptable, mme sĠil ne parat pas trs vigoureux, trs passionnant.
CĠest une configuration nihiliste, mais cĠest le nihilisme quĠon pourrait
appeler Ç non tragique È, le nihilisme install, le nihilisme
paisible. LĠautre position, cĠest par contre le dsir perdu de la rsurrection
de Dieu – cĠest aprs tout une grande habitude des dieux que de
ressusciter : ils ont en effet toujours approuv que leur grandeur cĠtait
de lancer un dfi la mort.
AujourdĠhui,
cĠest absolument ce que nous avons sous les yeux, y compris au niveau des
opinions moyennes : dĠun ct, la volont de prserver quelque chose du
nihilisme sceptique, de lĠathisme souriant et du mode de vie qui y correspond,
et puis de lĠautre ct, une tension vers lĠimpossible rsurrection du Dieu
mort. Cette contradiction est, je pense, une fausse contradiction, cĠest une
contradiction qui organise le nihilisme lui-mme en tant que renoncement
primordial de lĠvaluation et en particulier en tant que renoncement la
catgorie de vrit. Cette contradiction, comme cĠest toujours le cas des
grandes contradictions, a aujourdĠhui une forme tragique et une forme comique
(mais parfois de comique sinistre). La forme tragique cĠest le heurt
extraordinairement violent, exclusivement dĠailleurs autour des puits de
ptrole (cĠest un nihilisme ptrolier), entre ce quĠon pourrait appeler la
barbarie archaque et la barbarie sophistique : cĠest--dire tuer au
couteau de boucher ou tuer au drone lectronique. Vous tes obligs de payer un
peu de votre personne dans le premier cas, alors quĠavec le drone vous restez
dans votre fauteuil et vous commandez lĠassassinat 3000 kilomtres de
distance avant de rendre compte au prsident de la Rpublique qui a sign, lui, lĠordre
dĠassassinat. CĠest la forme tragique parce quĠelle est hante tout de mme par
la mort, le meurtre, lĠoccupation et elle est dĠautant plus tragique quĠon ne
voit pas dĠissue cela, on ne voit pas quĠon puisse donner un sens une issue
quelconque de cet affrontement, prcisment parce quĠil est lĠaffrontement de
deux positions en un certain sens lĠune et lĠautre intenables.
Quant
la forme comique, cĠest quĠun journal puisse titrer, comme si cĠtait la
nouvelle du jour, sur la longueur des jupes des collgiennes. a restera dans
lĠhistoire comme Ç la guerre des jupes È... Ce nĠest pas tout fait
la mme que lĠautre, mais en ralit, par en-dessous, cĠest lĠexpression de la
mme contradiction, puisque le nihilisme sceptique et athe cĠest aussi tout un
univers de reprsentations de la fminit, du rapport la fminit etc. et que
lĠimpossible rsurrection du Dieu mort porte aussi sur ce point. Cette querelle
est donc la forme comique de la guerre.
On peut
se demander ce quĠil y a de commun aux deux termes de cette contradiction. Eh
bien, ce quĠil y a de commun cĠest finalement la finitude. CĠest vident dans
la forme du nihilisme sceptique et athe, pour lequel lĠvaluation nĠest pas ce
qui importe, car ce qui importe cĠest le libre jeu des opinions. Quant la
figure de lĠimpossible rsurrection du Dieu mort, on sait bien que le Dieu,
vous ne pouvez y accder quĠen manifestant et en martyrisant votre finitude, il
sĠagit toujours de lĠhumiliation de la finitude devant la grandeur de lĠinfini,
qui elle est transcendante et extrieure.
Donc,
dans les deux cas, cĠest la puissance de la finitude qui est convoque comme
sol, comme territoire, de lĠopposition et elle est convoque sous sa quadruple
forme opratoire, que je rappelle : lĠidentit, la rptition, la
ncessit et Dieu lui-mme. Ces quatre termes sont en effet prsents au cÏur de
la contradiction dont je parle.
LĠidentit,
car cĠest videmment une guerre identitaire. Ç Guerre des
civilisations È, guerre des religions, guerre de lĠOccident et de ce qui
nĠest pas lĠOccident, guerre de la dmocratie et de la tyrannie, elle a
dĠinnombrables noms, mais elle se prsente bien comme une guerre identitaire.
Rptition, parce que, dĠune certaine manire, cĠest une scne qui a dj t
joue, notamment dans la reprsentation dĠun conflit entre Orient et Occident.
On peut ici mobiliser les croisades ou, en sens inverse, lĠexpansion de la
religion musulmane sous lĠempire ottoman, ou, de nouveau dans lĠautre sens, le
colonialisme avec lĠimposition par les chrtiens dĠune autorit sur des peuples
musulmans – dans tous les cas, cĠest une scne historiquement constitue
qui se rpte. Ncessit, parce quĠil y a ncessit du dploiement de la
modernit conue comme ennemi irrductible de la tradition. CĠest la question
de la symbolisation, de la valeur, qui est pose comme ncessit de ce que la
modernit puise se dvelopper sans entraves, sans les rticences et objections
de la tradition. Enfin Dieu, car on voit bien que cĠest la ligne de partage
entre dĠun ct le scepticisme, qui inclut la ncessit ou lĠautorisation du
blasphme, et de lĠautre ct la tentative de ressusciter le Dieu mort, qui dit
quĠau contraire on respecte les contenus de la foi.
Le
terme commun dans ce conflit cĠest lĠexaspration de la puissance de la
finitude. Ce que je voudrai remarquer aujourdĠhui cĠest que identit,
rptition, ncessit et Dieu sont en fait concentrs dans le motif de la mort.
La pense de la finitude est essentiellement une pense mortifre et
mortifiante. La mort est la rcapitulation implicite ou explicite des quatre
termes.
DĠabord,
lĠidentit. Dans la logique de la finitude, on ne sait qui est quelquĠun que
quand il est mort. La mort est le sceau qui permet de dire ce quĠest quelquĠun
– sinon, vous ne savez pas encore de quoi il est capable. CĠest un thme
que vous trouverez ds la tragdie grecque. La mort est ce qui vient sceller le
destin identitaire des individus mais aussi des peuples : on connat la
fascination de tout le XVIIIe sicle pour la chute de lĠempire romain, qui
tait le point dĠo on pouvait saisir et penser ce quĠavait t vraiment, dans
son tre propre, lĠidentit de lĠempire romain. Il y a une phrase de Sartre
assez terrible sur ce point quand il dit : Ç ĉtre mort, cĠest tre en
proie aux vivants È. La mort est effectivement ce moment o vous ne pouvez
plus arguer ou plaider pour vous-mmes contre le verdict que les vivants
portent sur vous.
La
rptition. La mort, cĠest ce qui fait que tout individu est substituable
tout autre. Ç La mort, cĠest la grande galit È, thme qui court
partout, dans toutes les religions. Au moment de la mort, cĠen est fini dĠtre
le roi, dĠtre le manant, vous allez mourir et devant cette terrible menace de
la mort et du Jugement dernier, vous tes dans la substitution des uns aux
autres. La mort est ce par quoi lĠhumanit rpte, indfiniment, sa finitude
constitutive. CĠest le sens de la mditation poursuivie par
lĠEcclsiaste : Ç Rien de nouveau sous le soleil È. CĠest--dire
que tout va vers la mort, sans que la mort elle-mme change quoi que ce soit.
Avec la mtaphore magnifique Ç Tous les fleuves coulent vers la mer, et la
mer ne se remplit pas È. Cette communaut dans la mort est aussi un
anantissement du temps, la capacit cratrice du temps sĠy trouve absolument
annule ; Ç QuĠest-ce que cent ans, quĠest-ce que mille ans,
puisquĠun seul instant les annule ?È (Bossuet).
La
ncessit. La mort est la seule chose dont nous soyons certains. Tout le reste
est alatoire, variable - la fin des fins, la ncessit pure de la vie
humaine est cristallise dans la mort. Malraux prte Staline, sur ce point,
un nonc qui a t contest. Staline aurait dit, un jour quĠil tait
mlancolique sans doute : Ç Ë la fin, cĠest la mort qui gagne È
... mme si on est Staline. CĠest le nihilisme stalinien.
Et puis
Dieu, videmment. Dieu est connect la mort depuis toujours. Dieu, cĠest la
promesse de lĠimmortalit, cĠest lĠimmortalit en fait en elle-mme, Dieu cĠest
le nom de la non-mort.
Vous
voyez que la mort est le motif qui rcapitule les instances de la finitude, et
cĠest du reste pourquoi elle est convoque comme argument ultime chaque fois
quĠon suppose, ou quĠon invoque, la possibilit dĠun accs immanent, effectif,
de lĠhumanit quelque vrit pouvoir infini - on dira toujours : Çen
fin de compte, lĠhomme est un animal mortel È. JĠai toujours trouv admirable,
de ce point de vue, que lĠexemple canonique que lĠon a rpt dans les coles
de ce que cĠest quĠun raisonnement logique tait : Ç Tous les hommes
sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel È. Ce qui
est connect dans cet exemple, cĠest la triple liaison entre la ncessit,
savoir le syllogisme comme forme logique de la ncessit, la prtention la
sagesse ou la grandeur incarne par Socrate, et, faisant nÏud entre les deux,
la mort. Ce syllogisme pdagogique est un vecteur empoisonn de finitude. CĠest
pour a quĠil est donn tout le monde comme un principe de sagesse logique.
Il
serait maintenant intressant de se demander quelle est la forme absolument
moderne de cela. Je pense que ce nĠest pas du tout de faire valoir la mort, de
lui donner une place importante, mais cĠest de traiter sa finitude par
recouvrement. Il sĠagit de lĠabsenter un peu paisiblement, de la relguer dans
des coins perdus, si possible, avec lĠide que, de toute faon, on vit dj
plus longtemps É Au fond, lĠide est que finalement la mort est recouverte par
le tapis des marchandises. La mobilit consumriste, la possibilit pour
lĠhumanit dĠavoir un encore porte de la main, lĠencore sriel de la
marchandise (encore un objet, encore un voyage É ), cĠest en ralit ce qui
recouvre les catgories de la mort tout en tant en ralit le mme quĠelle.
Parce que, si on y rflchit, le consumrisme marchand, cĠest aussi finalement
la rptition, lĠidentit des objets etc. CĠest donc la mort dans sa forme
consommable. JĠai toujours le sentiment que quand on achte un objet, quel
quĠil soit, surtout les objets les plus inutiles, cĠest--dire les plus
amusants, cĠest comme quand, au Moyen ċge, les gens achetaient une indulgence.
CĠest acheter une toute petite garantie contre la vilenie de la mort, cĠest un
petit morceau de ftiche anti-mort. LĠimage mythique que jĠen aurais, cĠest que
quand on se serait entirement recouvert petit petit de a, et que finalement
on disparatrait derrire, on serait mort ; cĠest l que finalement la
ralit vritable, celle qui est vraiment immortelle, triomphe : cĠest
lĠimmortalit du march. CĠest le grand confort, la vie est recouverte par des
instances dĠindulgences parcellaires de telle faon que ce recouvrement finit
par vacuer la mort, tout simplement parce quĠil est identique la mort.
En
ralit, je pense que la grande modernit cĠest dĠavoir gnralis la mort
lente, cĠest--dire dĠviter, autant que faire se peut, la mort catastrophique
CĠest pour cela que les catastrophes sont trs mal vcues dans nos socits. Il
ne doit pas arriver de catastrophes, cĠest pathologique a. La mort tragique,
inattendue, est inacceptable. Tout dĠun coup, la mort est l, mais quĠest-ce
quĠelle fait l ? Que fait le gouvernement ? Le voyage en avion en
Thalande, cĠest fait pour se reposer et pas pour se planter par terre et
mourir. On est oblig de ressentir quĠil y a l un drame terrible.
Pourquoi ? En dfinitive, on a beaucoup moins de chances de se tuer en
avion quĠen descendant son escalier, ce nĠest donc pas au niveau de la
statistique gnrale que cela se joue, mais cĠest parce que cĠest une mort
dcouvert, une mort qui nĠest pas dans la loi de la mort moderne qui est la
mort petit feu et si possible presque sans sĠen apercevoir.
La thse
sous-jacente tout cela, il faut bien le dire, cĠest que la mort est le
principe constitutif de lĠhumanit comme telle. Drliction de lĠhomme comme
Ç lĠtre pour qui il y a la mort È, le problme tant de parer
lĠangoisse extrme que provoque cette conviction. Le philosophe contemporain
qui a pens cela le plus en profondeur, cĠest Heidegger. Il a en effet dit
quĠen dfinitive lĠhomme, du point de vue de sa fin immanente, tait Ç un
tre pour la mort È et il conduit sur ce point une mditation trs fondamentale
sur la finitude. Je vous lis un extrait de Sein und Zeit (ĉtre et Temps) : Finir, cela ne signifie
pas ncessairement sĠachever. La question
devient plus pressante : dĠune faon gnrale, en quel sens la mort
doit-elle tre conue comme fin de la ralit humaine ? (Ç ralit
humaine È a t, un certain temps, la traduction, trs trange, de Dasein ;
en ralit, je pense quĠil faut traduire Dasein par da sein, cĠest--dire
par Ç tre-l È - la mort,
jĠy reviendrai, cĠest la question, non pas de lĠtre, mais de lĠtre-l,
lĠtre dans le monde, lĠtre particularis qui a une place quelque part). Finir
veut dire dĠabord cesser et cela suivant un sens qui comporte certaines
diffrences ontologiques. La pluie cesse, elle nĠa plus la ralit dĠune chose
donne. Le chemin cesse, mais cette fin ne signifie pas que le chemin
sĠvanouisse ; la cessation le dtermine prcisment comme le chemin que
voici prsentement donn. Heidegger distingue ici, je reprends ici les
termes que jĠai prcdemment utiliss, le fini comme passivit dĠachvement et
le fini comme Ïuvre. La pluie cesse : elle a disparu, elle est passivement
termine. Tandis que si le chemin cesse, cĠest parce que cĠest sa fin propre,
il nous a conduit quelque part qui est sa fin, fin qui constitue le chemin
comme un sens, un trac, qui va dĠun point un autre. La fin, dans ce cas,
clt la possibilit dĠune Ïuvre. Finir en tant que cesser peut donc
signifier passer lĠtat dĠune chose irrelle ou au contraire avoir
uniquement, grce cette fin, la ralit dĠune chose donne. En ce dernier
sens, finir peut encore soit dterminer une chose donne mais qui nĠest pas
prte - par exemple la route qui est encore en construction sĠinterrompt - soit
constituer, pour une chose donne, le fait dĠtre prte : avec le dernier
coup de pinceau, le tableau est prt. Nous avons l effectivement
immdiatement la mtaphore de lĠÏuvre, dans le fait que le dernier coup de
pinceau est ce qui en achve la gloire finie, tandis que quand le chemin
sĠarrte parce quĠil nĠest pas encore construit, cĠest une cessation
transitoire et passive. De mme encore finir au sens de sĠvanouir peut se
modifier selon le mode dĠtre de lĠexistant : la pluie est finie
cĠest--dire vanouie, le pain est fini cĠest--dire consomm, ce nĠest plus un ustensile
dont on puisse disposer (autrement dit : le pain est fini, mais il a
repli la fonction propre laquelle il tait destin).
Ce
nĠest par aucune de ces manires de finir que lĠon peut adquatement
caractriser la mort en tant que fin de lĠtre-l. Si lĠon comprenait le fait
de mourir en tant que parvenu la fin, au sens de lĠune quelconque des
manires de finir examines plus haut, on poserait alors lĠtre-l comme simple
ralit de chose donne ou comme ralit ustensile. Dans la mort, lĠtre-l
nĠest pas achev et il nĠest pas non plus simplement vanoui ni moins encore
dfinitivement apprt ou compltement disponible comme un ustensile. Autrement dit : dans la
mort, le Dasein nĠest ni comme le chemin, ni comme la pluie, ni comme le
tableau ni comme le pain quĠon mange. De mme quĠaussi longtemps quĠil est,
lĠtre-l est en permanence son pas-encore, de mme galement il est ds
toujours sa fin. Cette fin, que lĠon dsigne par la mort, ne signifie pas, pour
lĠtre-l, tre la fin, tre fini, elle dsigne un tre-pour-la-fin qui est
lĠtre de cet existant. La mort est une manire dĠtre que lĠtre-l assume ds
quĠil est. Ds quĠun humain vient la vie, dj il est assez vieux pour mourir.
Cette
description heideggrienne de la mort consiste essentiellement dire que, dans
le cas de lĠhomme, la finitude est radicalement immanente. La mort nĠest pas
quelque chose dĠextrieur qui pourrait indiquer une finitude passive ou une
finitude dĠÏuvre de la vie humaine ; celle-ci est, de lĠintrieur,
commande ou oriente vers la mort, le Dasein est Ç pour la
mort È ds le commencement. Autrement dit, le propre de lĠhomme cĠest que
la question de la mort, de la finitude, est interne son existence et sa
dfinition et ne lui vient pas de lĠachvement ou de la cessation, qui ne sont
que des apparences empiriques. La fin, dans le cas de la vie humaine, est au
commencement. Elle est une composante inluctable du projet de vie en lui-mme.
Je
pense quĠon est parvenu l la forme la plus dense et la plus complte dĠune
relation organique entre lĠexistence humaine et la finitude. Cette thse est
mon sens la plus radicale concernant lĠassomption de la finitude parce quĠelle
est une thse qui immanentise la finitude de faon absolue. Au fond, elle fait
jouer la mort le mme rle que, dans la pense de Hegel, joue lĠabsolu
(puisque Hegel finit par conclure que si nous parvenons rejoindre lĠabsolu,
cĠest parce que lĠabsolu est auprs de nous ds le commencement). Les textes de
Heidegger, si on les prend au srieux, nous disent que la mort est aussi
lĠabsolu de la vie humaine, cĠest--dire la fois son commencement, son
origine et son destin.
Je
voudrais soutenir une autre thse sur la mort, une thse au contraire
dĠextriorit absolue de la mort, une thse de ds-immanentisation radicale de
la mort. Si vous voulez avoir les dtails complets, reportez-vous Logiques
des mondes, livre III, section 4, un chapitre qui sĠappelle
Ç lĠexistence et la mort È, o vous trouverez tout le contexte dont
je ne peux donner ici quĠune esquisse.
LĠide,
simple vrai dire, que je voudrai soutenir cĠest que la mort survient, elle
nĠest pas le dpli immanent dĠune programmation linaire. Mme si on dit que la
vie humaine ne peut pas dpasser cent-vingt ans pour des raisons biologiques,
gntiques etc., la mort, en tant que mort, est toujours quelque chose qui
arrive. Sur la mort, un grand penseur, cĠest La Palice. Une vrit de La
Palice, cĠest que Ç un quart dĠheure avant sa mort, il tait encore en
vie È. Ce nĠest pas du tout une absurdit ou une niaiserie. a veut dire
que, Ç un quart dĠheure avant sa mort È, il nĠy a pas ce que nous
Heidegger : Ç un quart dĠheure avant sa mort È, il nĠtait pas
Ç un tre-pour-la-mort È depuis sa naissance. Ç Un quart dĠheure
avant sa mort È, il tait vivant et la mort lui arrive. Et je
soutiens que la mort arrive toujours de lĠextrieur. Spinoza a dit une chose
magnifique l-dessus : Ç Nulle chose ne peut tre dtruite sinon par
une cause extrieure È. Eh bien, jĠassume cet axiome. Il y a une longue
preuve de cela chez Spinoza, mais je ne vous la donne pas. Cette phrase veut
dire que la mort est en position dĠextriorit radicale ; on ne soutiendra
mme pas quĠune ralit humaine, un Dasein, soit mortel. Parce que
Ç mortel È veut dire quĠil contient la virtualit de la mort de faon
immanente. En vrit, tout ce qui est, est gnriquement immortel, et la mort
survient.
Je
dfinirai la mort comme une mutation du statut existentiel dans un monde donn,
ce dont je vais essayer de vous donner le schma gnral. Nous sommes tous dans
un monde, l-dessus Heidegger a raison, nous sommes quelque part, nous sommes
localiss et notre tre propre contient et dtient cette localisation.
LĠapproche mtaphysique que je propose est la suivante : le registre de lĠtre
dĠun ct, et le registre de lĠexistence dĠun autre ct, doivent tre
distingus. LĠtre, cĠest de la multiplicit pure, sous une forme ou sous une
autre. LĠexistence, elle, est toujours existence en un lieu. Il faut donc
distinguer, comme Heidegger le fait avec virtuosit, lĠtre et lĠtre-l. La
pense de lĠtre, cĠest une chose (vous savez que je soutiens quĠelle se
confond avec lĠanalytique des multiplicits, soit la mathmatique), la pense
de lĠexistence cĠest autre chose.
Supposons
que x et y existent dans le monde. Ils ont un tre propre, indpendant du fait
quĠils sont dans tel monde. Mais quĠest-ce que veut dire pour eux
Ç exister dans un monde È ? Cela veut dire : tre en tat
dĠtre diffrencis de tous les autres qui sont dans le mme monde. La
singularit dĠexistence, cĠest la diffrenciation systmique possible entre un
lment du monde et un lment du mme monde. Il faut donc que soit donne
quelque part la possibilit dĠvaluer la diffrence des deux. On dira donc que
Ç exister dans un monde È, cĠest tre pris dans un rseau
pratiquement infini de diffrences plus ou moins fortes avec tout ce qui est
dans le monde en question ; cĠest cela qui constitue la singularit de
notre appartenance au monde.
On
appellera D (x,y) la diffrence entre x et y, relation dont la valeur
Ç mesure È quel point x et y sont diffrents. La diffrence D (x,y)
a une valeur qui va se situer entre un minimum (not : µ) et un maximum
(not : M). Si elle est gale M, cĠest que x et y sont trs diffrents,
ils sont maximalement diffrents ; si elle est gale µ, cĠest quĠils
sont presque pareils, aussi pareils quĠon peut lĠtre. Un monde, dans sa
machinerie lmentaire, cĠest un jeu de diffrenciations, propre ce monde
dtermin, oscillant entre un minimum et un maximum.
Ë
partir de l, on peut dire que, pour quelquĠun, Ç exister dans un
monde È, cĠest la mesure de la diffrence entre lui-mme et lui-mme.
LĠcriture en sera : E (x) = D (x,x). CĠest une ide tout fait simple et
tout fait ordinaire. LĠexistence est toujours quelque chose de qualitatif,
cĠest une intensit. Il y a des moments o vous vous sentez
Ç alin È, cĠest--dire trs diffrenci de vous-mme ; D (x,x)
a alors une valeur maximale. Et il y a dĠautres moments o vous vous sentez
exister pleinement, votre existence est intense, vous vous sentez proche de
votre identit vritable ; D (x,x) a alors une valeur minimale. Entre les
deux, cela va fluctuer selon des valeurs intermdiaires et lĠon dira que x et y
ne sont ni absolument diffrents, ni absolument identiques, mais
Ç moyennement È diffrents.
On peut
galement lĠexprimer en disant que Ç lĠexistence dĠun multiple quelconque,
relativement un monde, est le degr selon lequel, dans ce monde, le multiple
apparat identique lui-mme È (Logiques des mondes p. 285). CĠest
ce que traduit cette fois la valeur de la fonction Ç identit
soi-mme È [note Id (x,x)] : si Id (x,x) a la valeur maximale (M),
cĠest que ce multiple existe absolument dans le monde considr ; et si Id
(x,x) a la valeur minimale (µ), cĠest que son existence dans ce monde a une
intensit extrmement faible.
Quant
la mort, cĠest, formellement, le passage, impos du dehors, brusqu, contingent,
de la situation Id (x,x) = p [p tant une valeur quelconque non minimale] la
situation Id (x,x) = µ. CĠest pour cela quĠon peut toujours dire :
Ç cĠest celui-l qui est mort È, quand on voit le mort et quĠon sait
absolument que cĠest lui. On sait que cĠest lui parce que x est toujours l,
mais son intensit dĠexistence est quasi annule. La fable quĠil y a une me
immortelle, elle ne repose pas sur la distinction entre le corps et lĠesprit,
mais cĠest l-dedans quĠelle est enracine, cĠest--dire dans la distinction
entre tre et existence. LĠide de lĠimmortalit, cĠest que dans ce monde-l,
le monde qui prescrivait lĠintensit dĠexistence propre ce monde, x
est mort, mais cela ne veut pas dire quĠil est mort dans tout monde.
CĠest le moment choisi par Ahmed pour signifier
Ç monsieur Badiou È quĠil est instamment pri de quitter la scne. La
mditation quĠil dveloppe, seul en scne, se conclut par le slogan : Ë
bas la mort ! È