LÕimmanence des vŽritŽs (2)
SŽminaire dÕAlain Badiou (2013-2014)
[notes
de Daniel Fischer]
Table des
matires :
Argument 1
9 octobre 2013 1
6 novembre 2013 11
18 dŽcembre 2013 17
22 janvier 2014 17
12 fŽvrier 2014 24
12 mars 2014 30
30 avril 2014 35
21 mai 2014 39
11 juin 2014 44
LÕannŽe dernire, nous avons principalement Žtabli :
1. Que Ç immanence des vŽritŽs È veut ˆ la fois dire que les vŽritŽs ne sont pas transcendantes, Žtant des constructions internes ˆ des mondes dŽterminŽs ; et quÕil importe, pour rŽpondre ˆ la seule question philosophique importante, nommŽment Ç quÕest-ce que vivre ? È, dÕexpŽrimenter ce que peut tre un monde dŽterminŽ examinŽ depuis le processus dÕune vŽritŽ, en immanence ˆ une vŽritŽ, que celle-ci soit politique, amoureuse, scientifique ou artistique.
2. Ainsi, la rŽponse formelle ˆ la question Ç quÕest-ce que vivre ? È est quÕil importe de participer ˆ un Sujet immanent au processus dÕune vŽritŽ, processus lui-mme immanent ˆ un monde dŽterminŽ.
3. La vraie vie est donc dÕtre immanent ˆ une immanence, et cÕest prŽcisŽment pourquoi elle rencontre une certaine forme dÕŽternitŽ, non pas hors du temps, mais au contraire par un creusement extrmement profond du temps : Ç Nous expŽrimentons que nous sommes Žternels È (Spinoza).
4. Nous avons vu que lÕobstacle principal rencontrŽ sur ce chemin, le noyau des pratiques rŽpressives qui contraignent ˆ ignorer les rŽponses ˆ la question Ç quÕest-ce que vivre ? È, est lÕidŽologie multiforme de la finitude de la vie. Ce qui est naturel, tout processus de vŽritŽ Žtant virtuellement infini.
5. Nous avons donc explorŽ le labyrinthe des diffŽrentes formes que revt le couple fini/infini, nous servant pour ce faire de rudiments mathŽmatiques et de percŽes poŽtiques.
LÕannŽe qui vient, nous continuerons cette investigation en nous situant cette fois non plus principalement du c™tŽ des obstacles et des rŽpressions, mais du c™tŽ de lÕimmanence elle-mme. Nous chercherons dans quelles ressources puise lÕanimal humain pour dŽcouvrir en lui, non seulement la capacitŽ dont le dogme de la finitude nie lÕexistence – la capacitŽ ˆ outrepasser les limites du monde, ou encore la capacitŽ ˆ possibiliser lÕimpossible --, mais aussi le pouvoir de vivre le monde, non pas selon les lois du monde, mais selon les lois qui devraient tre celles du monde ds lors quÕon lÕexamine ˆ partir de lÕimmanence ˆ une vŽritŽ immanente. Autrement dit : vivre le monde, non en tant que lÕindividu quÕon est, mais en tant que le Sujet quÕon peut devenir.
Texte de lÕintervention dÕAlain Badiou ouvrant ˆ SŽoul la quatrime confŽrence internationale sur lÕIdŽe du communisme.
Avant de
reprendre le fil de notre investigation sur le fini et l'infini, je voudrai
commencer par quelques vagabondages narratifs et bibliographiques. Il s'agit de
choses qui m'ont frappŽ et qui, vous le verrez, ne sont pas sans rapport avec
la stratŽgie gŽnŽrale de ce sŽminaire, consacrŽ formellement ˆ l'immanence des
vŽritŽs, c'est-ˆ-dire en dernier ressort ˆ la question des modalitŽs
subjectives de la lutte contre la finitude. Qu'est-ce qui peut constituer la
logique immanente de ce que l'on pourrait appeler l'Infinitisation de la
subjectivitŽ ?
Je
reviens de CorŽe, pays lointain, et la premire chose que j'ai remarquŽe
lˆ-bas, c'est qu'ˆ l'intŽrieur de ce qu'on pourrait appeler un capitalisme
forcŽ – je parle de la CorŽe du Sud bien entendu – j'ai ŽtŽ surpris
de la force intacte que gardait lˆ-bas en tant que signifiant politique le mot
Ç ouvrier È. Mot en voie de disparition dans le vocabulaire d'ici et
qui lˆ-bas conserve une espce de signification essentielle, au point de
signifier d'autres choses que lui-mme (que son assignation sociale etc.). Il y
a par exemple un Ç cimetire des ouvriers È dans la banlieue de
SŽoul, cimetire qui est en rŽalitŽ le cimetire de l'ensemble des victimes et
des opposants connus ˆ la dictature. La CorŽe est un pays o l'accumulation
primitive du capital, pour employer le vocabulaire technique, s'est entirement
faite sous dictature militaire. Il y a eu un grand mouvement d'opposition (en
dŽcalage temporel par rapport ˆ ici parce que les annŽes de mobilisation
intense sont en CorŽe du Sud les annŽes 80 et pas les annŽes 60-70) et ce qui
en subsiste c'est cette rŽsonance partagŽe du mot Ç ouvrier È comme
signifiant en un certain sens le point d'intensitŽ maximum de l'opposition, de
la lutte contre la situation dans son ensemble et la dictature en particulier.
La
deuxime chose qui m'a frappŽ, c'est ˆ quel point aujourd'hui, et lˆ on le
vŽrifiait trs loin, le prolŽtariat est international. C'est extrmement
frappant. En CorŽe, le prolŽtariat de base, les ouvriers fondamentaux, sont
Žgalement des Žtrangers. Ce ne sont pas les mmes qu'ici puisqu'ils viennent en
gŽnŽral du NŽpal ou du Bangladesh mais ils sont exactement dans la mme
situation, avec la croissance d'un problme de xŽnophobie antipopulaire, avec
la question musulmane qui Žmerge (les gens du Bangladesh sont en gŽnŽral
musulmans et la CorŽe a cette particularitŽ d'tre assez largement chrŽtienne).
Il se trouve que je suis allŽ avec des amis dans quelque chose d'absolument
caractŽristique de ce prolŽtariat international d'aujourd'hui, qui est ce qu'on
pourrait appeler une bourgade, ou une petite ville, industrielle, situŽe en
rase campagne, en rŽalitŽ dans les collines, et entirement consacrŽe ˆ la
production massive des objets courants que nous consommons ici. Ce n'est pas
simplement la Chine qui est comme a. Il s'agissait en l'occurrence d'une
bourgade consacrŽe ˆ la fabrication de meubles bon marchŽ et c'Žtait
saisissant : les ouvriers Žtaient tous du Bangladesh ou du NŽpal et
vivaient dans des conditions absolument du type du XIXe sicle : ils
vivaient dans des cahutes perchŽes sur le toit des usines, les usines
elle-mmes Žtaient un ramassis chaotique d'ateliers avec des conditions de
sŽcuritŽ, d'hygine etc. prŽhistoriques, et ils Žtaient entassŽs lˆ comme une espce
de soubassement invisible de l'expansion industrielle corŽenne qui fait de la
CorŽe un pays dŽveloppŽ, un pays ˆ certains Žgards trs semblable ˆ ceux d'ici.
Il y avait lˆ des gens remarquables, des gens dont le calme, la prŽsence, la
conscience de la situation dans laquelle ils se trouvaient et le caractre tout
ˆ fait semblable ˆ des amis que je connais dans les foyers africains d'ici,
faisaient penser qu'il existait ˆ grande Žchelle une force virtuelle de ces
ouvriers internationaux – qui sont internationaux au sens strict :
un camarade du Bangladesh parlait bengali, corŽen et anglais, trs bien du
reste, des intellectuels trilingues en somme, des gens tout ˆ fait
remarquables. ‚a donnait envie de s'installer lˆ et de faire de la politique.
La troisime
chose est un Žpisode tout ˆ fait remarquable qui concerne les consŽquences
jusqu'ˆ aujourd'hui d'une lutte rŽfŽrentielle de l'histoire corŽenne
contemporaine, l'histoire d'une usine o un licenciement extrmement violent a
mis dehors du jour au lendemain 1700 ouvriers d'une usine de voitures. Petite
parenthse sur les nombres. Vous savez qu'ici on dit souvent qu'il n'y a plus
d'ouvriers, laissons a de c™tŽ, c'est une discussion. Ë l'Žchelle du monde, il
y en a beaucoup, vraiment beaucoup. Dans la confŽrence que nous avons faite
lˆ-bas, qui portait sur la question du mot Ç communisme È, il y avait
une chinoise qui a prŽsentŽ une enqute dŽtaillŽe sur un trust chinois
fabricateur de tŽlŽphones portables, groupe qui ˆ lui tout seul emploie 1 400
000 ouvriers. Je vous rappelle que nous considŽrions ici que quand il y avait
35 000 ouvriers dans les usines Renault-Billancourt, c'Žtait une concentration
prolŽtarienne extraordinaire. Lˆ, c'est 1 400 000 ouvriers dans une seule
entreprise, dispersŽs naturellement dans plusieurs villes. Tout ceci donnait
une impression tout ˆ fait singulire, qui Žtait qu'on Žtait dans un paysage
prolŽtarien ˆ la fois absolument moderne et ancien d'un certain point de vue,
o l'existence d'une virtualitŽ politique nouvelle Žtait ˆ l'Žvidence ˆ l'ordre
du jour. Je reviens ˆ ce licenciement qui a eu pour consŽquence une grve avec
occupation pendant 88 jours, des assauts trs violents et des combats acharnŽs
avec la police corŽenne (trs prŽsente la police corŽenne, on en voit beaucoup
quand on se promne en ville, ils sont souriants, aimables É sauf quand il
s'agit d'autre chose), de nombreux blessŽs etc. Depuis avril 2012, ils tiennent
une espce de permanence publique sur une des grandes places de SŽoul, ils
campent dans un coin de la place devant la municipalitŽ et se relaient pour y
tre de faon absolument constante. J'ai participŽ ˆ une manifestation de
solidaritŽ avec eux comme il y en a pratiquement tous les jours. J'y ai
participŽ pendant 15 minutes. En CorŽe, on a le droit de manifester, en restant
immobiles, pendant 15 minutes et au bout de ces 15 minutes retentit une sirne
vous enjoignant de vous disperser ; si on reste un peu trop longtemps, on
en prend pour son grade. Il s'agissait d'une manifestation poŽtique : les
manifestants, avec parmi eux un trs grand pote corŽen, Žtaient dispersŽs sur
la place, chacun lisant silencieusement un pome en l'honneur des ouvriers qui
Žtaient lˆ, couchŽs dans un coin, et qui voyaient lˆ une forme de cŽrŽmonie qui
leur Žtait dŽdiŽe par la mŽditation silencieuse d'un pome. C'est une invention
extraordinaire. Juste aprs nous, il y avait une manifestation de religieuses
catholiques voilŽes (pas le voile islamique, l'autre : le voile chrŽtien)
qui cŽlŽbraient une sorte de messe brve de 15 minutes en l'honneur des
ouvriers. Ë la suite de cela, les ouvriers sont venus nous trouver, me trouver
(parce que j'Žtais devenu un peu cŽlbre pendant 4 jours) et me demander si je
comptais, moi, Franais qui Žtait lˆ, parler de tout cela. Je leur ai promis
d'en parler, je suis donc en train de tenir la promesse que j'ai faite aux
ouvriers de SŽoul. Je leur ai dit : vous, vous tes en train de faire a,
j'ai vu des ouvriers du Bangladesh dans la banlieue, je pratique de longue date
l'enqute et le soutien militant avec des ouvriers d'ici venus d'ailleurs, il
me semble que ce que nous devrions faire, ce que nous pourrions faire, tous,
c'est un journal mondial de tout ce qui existe lˆ. Au moins tout ceci serait
racontŽ, diffusŽ, dans les langues appropriŽes, les langues nŽcessaires, et
j'ai promis ˆ mes amis ouvriers d'Žtudier cette question. Alors voilˆ,
Žtudiez-lˆ aussi, ce serait une grosse affaire si on y arrive. Ce serait au
fond le journal d'information du prolŽtariat planŽtaire. Aprs tout, si aujourd'hui
le capitalisme est mondialisŽ, il est grand temps que ce qui lui fait face le
soit aussi. C'est ce que je me suis dit en les voyant si loin et au fond si proches en un certain sens.
Si on
essaie de raccrocher ce que j'ai vu et ressenti lˆ-bas ˆ ce dont on a traitŽ
ici, on pourrait dire : dans cette CorŽe du Sud, on repre trs bien les
opŽrateurs de finitude qui s'exercent sur ce peuple Žnergique, plein de
vitalitŽ, plein de recherches, o les jeunes se bousculaient pour entendre les
choses qu'on essayait de leur raconter, dans toutes les langues.
D'abord,
de faon quasiment gŽopolitique, c'est un peuple qui est
pris entre deux gros monstres, la Chine et le Japon. C'est une contrainte contingente,
objective, mais qui fait que se sentir libre lˆ-bas, c'est toujours d'une
certaine manire se soustraire ˆ cet environnement de deux gigantesques
puissances qui se sont fait la guerre et qui ont occupŽ, partagŽ, investi la
CorŽe tout au long de son histoire. Ë cet Žgard elle ressemble en
Extrme-Orient ˆ ce qui a ŽtŽ en Europe l'histoire de la Pologne. La rŽsultante
actuelle de ce coincement, c'est la partition, partition qui n'est aucunement
le rŽsultat de causes internes au peuple corŽen, mais qui est une production de
la guerre froide, c'est-ˆ-dire du conflit planŽtaire entre les deux
superpuissances de l'Žpoque. Dans un des anciens palais royaux de l'Žpoque o
la CorŽe Žtait indŽpendante (et qui sont aujourd'hui transformŽs en musŽes) on
voit des photos saisissantes de la confŽrence qui a dŽcidŽ de la division de la
CorŽe : il n'y a pas un seul CorŽen, on ne voit que des officiels
soviŽtiques et amŽricains, bien contents d'tre ensemble (mme s'ils vont
ensuite se faire la guerre) pour se partager la pauvre CorŽe. La partition est
un opŽrateur typique de finitude, prŽcisŽment parce qu'elle dŽsunit ce qui
serait capable de crŽation et d'infinitŽ. Vous savez d'ailleurs, de faon tout
ˆ fait empirique, que la division est un opŽrateur majeur de la rŽaction, de
l'oppression, c'est mme son opŽrateur principal, y compris en politique.
D'autre part, il y
a une opŽration qui porte sur la langue elle-mme et qui est le systme des
interdits : ainsi, formellement, le mot Ç communisme È est
interdit (il est de mme interdit de parler de la CorŽe du Nord, ou de dŽclarer
qu'on a des intentions Ç socialistes È). C'est une des raisons pour
lesquelles le mot Ç ouvrier È est devenu un signifiant
symptomatique : lui n'est pas interdit. C'Žtait intŽressant de tenir une
confŽrence sur le mot Ç communisme È dans un des rares pays ˆ en
interdire l'usage – ce qui prouve bien qu'on bŽnŽficiait d'un privilge
d'extra-territorialitŽ. Les camarades corŽens qui assistaient ˆ tout cela
Žtaient dans une opŽration de dŽcouvrement typique : ils dŽ-couvraient la
possibilitŽ des mots et des idŽes dont nous traitions.
Et enfin il y a
cette opŽration terrible qui est ce qu'on pourrait appeler un capitalisme
forcŽ. Ë l'issue de la guerre de CorŽe – guerre presque oubliŽe mais qui
a ŽtŽ d'une fŽrocitŽ et d'une violence inou•es, qui a fait des centaines de
milliers de morts – sur les ruines du partage de la CorŽe, le niveau de
vie de la CorŽe Žtait ˆ peu prs celui d'un ƒtat africain aujourd'hui. En plus,
il sortait d'une interminable situation coloniale : la CorŽe a ŽtŽ occupŽe
par les Japonais ds 1910 qui lÕa maintenue dans un Žtat de semi-esclavage. Le
capitalisme en CorŽe a ŽtŽ le rŽsultat d'une volontŽ amŽricaine de transformer
cette ligne de front en vitrine capitaliste effective, opŽration qu'ils ont
aussi largement pratiquŽ en Allemagne de l'Ouest et notamment ˆ Berlin-Ouest.
Dans les deux cas il y a eu la volontŽ d'opposer un endiguement Žconomique ˆ
l'adversaire, que par ailleurs on soumettait ˆ un blocus, des impossibilitŽs de
toutes sortes etc. On a donc eu un dŽcha”nement capitaliste avec une
accumulation primitive d'une brutalitŽ extraordinaire, un accouchement en
quelques dŽcennies vŽritablement pathologique. Le centre-ville, le centre des
affaires, ressemble ainsi au pastiche de quelque chose d'autre, ˆ une espce de
copie incertaine, brutale et bariolŽe, de ce qui se voit ailleurs, comme si une
copie amŽricaine avait ŽtŽ installŽe lˆ avec une rapiditŽ et une violence dont
il faut rappeler qu'elle a exigŽ des dŽcennies de dictature militaire. C'est
donc ˆ cette imposition terroriste que je pense, quand je parle de capitalisme
forcŽ.
Je voudrai
terminer cet Žloge public de la CorŽe en disant que par ailleurs on repre
aussi ce qu'ici nous avons appelŽ les infini-point, c'est-ˆ-dire les lieux, les
figures qui attestent ˆ l'intŽrieur de ce recouvrement terrible par la
partition, par l'interdit et par le forage, que quelque chose reste actif,
vivant, prometteur. On peut citer la force, la rŽsonance et la singularitŽ du
mot Ç ouvrier È et de tout ce qui s'y rattache symboliquement, le
fait que les Žpisodes politiques majeurs, en particulier des annŽes 80, ont
tous une caractŽristique ouvrire accusŽe, le fait qu'il y a une jeunesse
absolument avide de trouver une issue et dont je suis honorŽ de voir qu'elle
m'a beaucoup ftŽ, qu'elle m'a accueilli comme quelqu'un qui avait quelque
chose ˆ dire et que j'ai essayŽ de lui dire; en rŽalitŽ, la CorŽe m'a sans
doute beaucoup plus appris que je ne lui ai apportŽ, dans tous les cas a a ŽtŽ
un Žchange passionnant. Et il y a aussi une vitalitŽ de la poŽsie trs
diffŽrente de ce qu'on trouve ici. J'ai fait un dŽbat public avec deux jeunes
potes, un garon et une fille, dans une salle archi-comble de trs jeunes gens
et en fait on a improvisŽ un vŽritable dialogue de Platon. Le dŽmlŽ de la
philosophie et de la poŽsie Žtait lˆ sur scne, c'Žtait comme une fte. On
voyait qu'il s'agit d'une gŽnŽration qui tente de contourner par ses propres
moyens la terrible emprise du molosse capitaliste qu'est devenu ce pays.
Je terminerai en
vous lisant un pome qui a pour auteur Sim Bo-seon, qui est un des jeunes gens
avec lequel j'ai dialoguŽ ; il Žtait plut™t un opposant dans le dialogue
socratique, il dŽfendait les droits absolus de la poŽsie ; son inclinaison
infinie, si je puis dire, est quand mme fortement marquŽe de nihilisme. Le
nihilisme est quelque chose ˆ quoi, aussi, cette jeunesse est exposŽe : si
tarde trop le rŽveil d'une autre hypothse, le nihilisme sera Žvidemment ˆ
l'ordre du jour chez ces jeunes gens qui seront coincŽs entre le maintien des traditions
familiales importantes dans le pays et la brutalitŽ du dŽveloppement qui rend
le statut de la jeunesse trs difficile.
Voici la
traduction de ce pome de Sim Bo-seon :
Depuis que Pre est mort / Nulle
histoire grandiose dans cette famille / Pourtant, sous la lampe fluorescente /
Mre fait chaque jour des progrs / Dans son anglais dŽbutant / Mre me
demande : / Qu'est-ce que a veut dire : nation ? / C'est
le peuple / C'est le mot que Pre aimait beaucoup / C'est vrai / Posez-moi encore
n'importe quelle question / Tom and Jerry / ‚a veut dire chat et souris ?
/ Ah, ah, vous plaisantez de mieux en mieux avec l'‰ge / Je suis commentateur /
Je suis le fils a”nŽ / Qui rit fort / Mme s'il nous arrive encore un ŽvŽnement
tragique / Mme si nulle part il n'y a de salut / Je dois commenter avec
exactitude / Et pour finir, je dois toujours rire fort / En fils a”nŽ / Et rien
qu'en fils a”nŽ / Je veux me battre jusqu'au bout / Avec les sentiments confus
de tristesse, dŽsolation ou affliction / Qui abondent dans cette famille /
Lorsque je me promne au bord d'une rivire / Sur le vŽlo dŽgonflŽ de Pre /
L'humble vŽritŽ du paysage se rŽvle peu ˆ peu / Les fleurs s'Žpanouissent et
se fanent / La neige s'entasse et fond c'est tout / Et quelquefois un hŽron
s'envole / D'un petit ruisseau / En montrant firement ses plumes Žtincelantes
/ Il y a longtemps / Il m'est arrivŽ d'enterrer un oiseau mort / Depuis les
oiseaux blessŽs viennent souvent tomber tout prs de moi / Combien charmant ce
testament fait seulement de gazouillis / Borgne un oiseau des montagnes dont je
ne sais pas le nom / Vient par ici en titubant / S'il n'y avait le gazouillis
la langue guillerette des oiseaux / Il ne serait qu'une tache noire /
Tournoyant dans l'ombre / Je me promne avec Mre / Sous le soleil d'automne /
Si on retourne la paume de la main / C'est le dos de la main qui s'illumine /
L'expression Il fait doux / Signifie qu'il fait doux / Le reste de la vie /
Veut dire qu'on rŽpte encore plusieurs fois / Automne hiver printemps ŽtŽ /
Sous le soleil d'automne / Lorsque je rŽflŽchis ˆ ce lien curieux / Entre les
oiseaux blessŽs et moi / Le monde devient invraisemblablement calme / Que Mre
se sente seule ou triste / Son cÏur battra lentement / Un suicidŽ se jetant du
haut d'un immeuble / S'est dit-on / ƒcriŽ Jump ! / Au moment de lancer son
corps / Pourtant son cÏur avait dž battre allgrement / Sur un rythme
irrŽgulier / Jusqu'au dernier instant avant de s'arrter / Objet d'autrui
abandonnŽ dans l'ombre / Ses paumes et ses dos de mains / Qu'on trouve partout
/ Je supporte maladroitement le reste de la vie / O le froid gagne
sensiblement / Je supporterai / Puisqu'il faut / Signales-moi un lieu chargŽ de
sens / Hormis l'homme et la langue / J'y demeurerai / Et passerai toutes les
saisons qui me restent / Mais comme c'est attristant dŽsolant affligeant / Pour
l'instant la seule chose qui me soit donnŽe / Est le tout / Ah ah la tache
noire a fini par venir ˆ mes pieds / Que je sois sous le soleil ou dans l'ombre
/ Je ris puisque je dois rire / Pour l'instant la seule chose qui me soit
donnŽe est le tout / Pour l'instant / Pour l'instant
*
Je reviens sur la
stratŽgie qui est celle de ce sŽminaire. Elle procde selon trois Žtapes (en rŽalitŽ
enchevtrŽes) : 1. Instituer comme problŽmatique centrale du monde dans lequel
nous vivons la question de la finitude en tant que cÏur des figures modernes de
l'oppression. 2. Examiner la question de l'infini 3. Se demander ce que c'est
qu'une stratŽgie d'Žmancipation au regard de la finitude.
Je vais faire
aujourd'hui un rappel structurŽ pour voir comment cette problŽmatique peut
avancer.
Il y a d'abord la
thse selon laquelle la finitude est le motif central de l'oppression. Je
voudrai vous donner une sorte de schŽma permettant l'intelligibilitŽ de cette
thse et ce sur quatre exemples : l'oppression religieuse, l'oppression
Žtatique, l'oppression Žconomique et l'oppression philosophique. Ces quatre
exemples vont impliquer ˆ chaque fois le jeu de deux infinis diffŽrents
produisant de la finitude. C'est une thse gŽnŽrale sur le fini : il
rŽsulte toujours de l'entrecroisement de deux infinitŽs qui, lorsque la
finitude est l'objectif oppressif, se manifeste de faon rŽgulire comme
l'existence d'un infini transcendant, intouchable, inaccessible, et d'un infini
interdit par la puissance du premier. La finitude est toujours la rŽsultante de
cet Žcrasement ou de cette interdiction d'une infinitŽ particulire par un
infini considŽrŽ comme disjoint au sens o il n'y a pas de prise immanente
possible sur lui.
La thse c'est que
le fini est toujours une production. Ce qu'il y a est en rŽalitŽ infini,
toujours, d'une manire ou d'une autre. Il peut tre produit de deux faons
opposŽes. Le fini comme imposition, comme oppression, je l'appellerai le fini
dans la figure du dŽchet - le fini comme dŽchet de l'infini. Lorsqu'au
contraire le fini est une production affirmative, on dira que le fini est une Ïuvre.
La dialectique de l'Ïuvre et du dŽchet est le sympt™me fini de deux jeux
diffŽrents entre infinis : le jeu oppressif, qui consiste ˆ crŽer de la
finitude comme dŽchet et le jeu affirmatif ou crŽateur qui consiste ˆ crŽer de
la finitude comme Ïuvre.
1.
Si on considre l'oppression de type religieux, son articulation est la
suivante : il y a un infini sŽparŽ, hors monde, installŽ dans une
inaccessibilitŽ principielle, et dont le nom gŽnŽrique est Dieu ;
prŽtendre ˆ cette infinitŽ - c'est l'infinitŽ caractŽrisŽe comme orgueil - va
tre considŽrŽ comme interdit (cela reviendrait ˆ s'Žgaler ˆ Dieu). On va donc
avoir un infini sŽparŽ portant interdit sur une infinitŽ immanente ou
terrestre, nommŽe dans sa subjectivitŽ comme figure exemplaire de l'orgueil.
C'est la raison pour laquelle, quelle que soit la religion, une vertu
fondamentale est l'humilitŽ : il y a toujours un moment o la possible
infinitŽ de lÕorgueil doit s'abaisser devant l'infinitŽ transcendante. Le
dŽchet que produit cette corrŽlation, c'est la figure du sujet comme pcheur,
quand bien mme le pchŽ serait relevŽ, consolŽ etc. En rŽalitŽ, dans les
religions, ˆ part quelques exceptions, l'humilitŽ est celle du pcheur qui se
sait pcheur, le dŽchet qui se sait dŽchet. Il est le sympt™me de la finitude
elle-mme par quoi l'orgueil doit Žchouer face ˆ la transcendance inaccessible
de la divinitŽ. Le triplet de cette figure de la finitude c'est donc :
Dieu, l'orgueil et le pcheur.
2.
Avec la finitude Žtatique, nous avons lˆ aussi un pouvoir sŽparŽ. Un pouvoir
sŽparŽ qui organise la sociŽtŽ dans la modalitŽ d'une partition, d'une
disjonction, d'une sŽparation. LÕƒtat est sŽparŽ, mais sa fonction propre est
aussi d'induire constamment de la sŽparation, comme si lui-mme Žtait seul ˆ
Žchapper ˆ la partition qu'il propose. L'ƒtat se prŽsente toujours comme le
rescapŽ (sŽparŽ) de la division de la sociŽtŽ. Il est au-dessus des divisions
et, en mme temps, si on regarde de prs, il les induit, il les consolide, il
les stabilise – et il ne peut le faire qu'en se prŽsentant au-dessus.
Comme chez nous, n'importe quel prŽsident issu d'un parti quelconque commencera
sa prŽsidence en disant : Ç Maintenant, je suis le prŽsident de tous
les Franais È. On ne le voit que trop ensuite, qu'il est le prŽsident de
tout le monde, c'est-ˆ-dire de la partie de la sociŽtŽ qui est puissante, dŽjˆ.
C'est a, tre le prŽsident de tout le monde. ætre le prŽsident de l'ensemble
des dispositions de la sociŽtŽ telle qu'elle existe, tre le reprŽsentant des
Žtats de puissance donnŽs dans la partition prŽcisŽment que vous allez entretenir
et gŽrer. L'ƒtat est particulirement sourcilleux ˆ distinguer ceux qui sont
vraiment de chez nous et ceux qui ne le sont pas, sŽparation premire dont il
est le garant, mais finalement de la sŽparation entre les riches et les
pauvres, entre les gens qui ont un travail intellectuel et ceux qui ont un
travail manuel, etc. etc. Ce n'est pas une dŽformation ou une pathologie de
l'ƒtat, c'est l'ƒtat lui-mme en tant qu'il est un infini d'Žchappement,
c'est-ˆ-dire un infini qui prŽtend Žchapper ˆ une partition qu'il induit
lui-mme.
L'infini
interdit va ici tre l'infini de l'in-sŽparation, l'infini possible de la non
sŽparation – dont un des noms est : infini de l'ŽgalitŽ (il y a un
acharnement tout particulier des ƒtats ˆ proclamer que l'ŽgalitŽ est impossible).
Par consŽquent, toute infinitŽ politique ou bien est du c™tŽ de l'ƒtat,
c'est-ˆ-dire est une infinitŽ d'Žchappement ˆ la partition et de maintien de la
partition ou bien est du c™tŽ de l'infini interdit c'est-ˆ-dire, d'une manire
ou d'une autre, de l'infini Žgalitaire, dont il a toujours ŽtŽ remarquŽ qu'en
fin de compte, il est en effet incompatible avec l'ƒtat. C'est bien pour a que
Marx ne pouvait imaginer le communisme que dans un processus de dŽpŽrissement
de l'ƒtat. L'idŽe d'un ƒtat Žgalitaire est un oxymore.
Le
jeu propre de l'ƒtat est de produire une finitude particulire qui est
d'empcher, d'interdire, l'effectivitŽ de l'infini de l'in-sŽparation, en
reproduisant constamment de la sŽparation, ˆ commencer par sa propre sŽparation
en tant qu'ƒtat coercitif. Ce que cela produit comme dŽchet, je le dis de faon
provocatrice, c'est ce qu'on appelle le citoyen. Ç Citoyen È est un
mot qui a une histoire glorieuse, je le sais parfaitement, mais comme tous les
mots de la politique, il a ŽtŽ tirŽ dans tous les sens. Ici je le prends comme
l'individu considŽrŽ comme le singleton de l'ensemble, c'est-ˆ-dire non pas
dans son infinitŽ potentielle propre mais comme un du compte gŽnŽral dont
l'ƒtat produit la sŽparation et interdit l'in-sŽparation. Pour tre moins
agressif, appelons-le le citoyen passif. Tout ce qu'on lui demande, au citoyen
passif, c'est de valider pŽriodiquement, par des moyens diffŽrenciŽs, que la
situation est ce qu'elle est.
On
retrouve donc une triplicitŽ : un pouvoir sŽparŽ, dont l'infinitŽ
singulire est de pouvoir se dŽclarer extŽrieur ˆ la sŽparation que cependant
il garantit et constitue – un infini sur lequel l'ƒtat veille ˆ ce qu'il
n'ait pas d'effectivitŽ, un infini interdit : l'infini de l'in-sŽparation
sous sa figure Žgalitaire – et un dŽchet : le citoyen passif qui se
trouve dans la mme position que le pcheur vu prŽcŽdemment. Nietzsche a montrŽ
que si on veut en finir avec la figure coupable du pcheur, avec la figure du
sujet comme coupable, il faut en finir avec Dieu : si Dieu existe, je suis
coupable et si j'arrive ˆ penser que je ne suis pas coupable, alors je m'Žgale
ˆ Dieu, c'est cela qu'il a appelŽ le surhomme. Le passage de l'homme au
surhomme, c'est l'infinitisation de ce qu'il appelle la Vie. Au niveau de
l'ƒtat, c'est la mme chose : si on veut que l'infini, capacitŽ crŽatrice
de l'humanitŽ, ne puisse se mouvoir que sous un axiome Žgalitaire, si c'est la
seule collectivitŽ acceptable, alors il faut en finir avec la citoyennetŽ
passive. Ce qui veut dire qu'il faut se lever politiquement, d'une manire ou
d'une autre. Et a veut dire que, d'un certain point de vue, il faut en finir
avec l'ƒtat. Il faudra qu'un jour soit annoncŽe avec la mme vigueur que la
mort de Dieu, la mort de l'ƒtat – qui adviendra : si mme les dieux
Žtaient mortels, c'est la moindre des choses que l'ƒtat le soit.
3.
Quant ˆ l'Žconomie, elle prŽtend tre une infinitŽ de la circulation, elle
entend dŽvelopper de faon ininterrompue, en spirale, le rŽgime de la
production et des Žchanges. C'est pourquoi son mot d'ordre absolu est la
croissance. Comprenons bien que la croissance est l'infinitŽ dont se rŽclame
l'Žconomie. La promesse qu'elle fait ˆ l'humanitŽ tout entire est : a va
cro”tre, toujours. Le ressort de l'Žconomie est aussi une infinitŽ disjointe,
inaccessible : les lois immuables (et impŽnŽtrables) de la circulation du
capital. Vous remarquerez que personne, fžt-ce une seule seconde, n'envisage de
les modifier, c'est aussi intouchable que Dieu. D'ailleurs le Dieu moderne, ce
sont les lois de l'Žconomie, avec la galerie de ses prtres, les Žconomistes
(dont on voit bien que, mme si l'on en excepte quelques-uns qui ne sont pas
mal, ils sont aussi faux-jetons que les prtres). Au nom de cette parole sacrŽe
qu'est aujourd'hui l'Žconomie, on a le droit de licencier les gens, de leur
supprimer leurs retraites, de les faire venir de trs loin pour les traiter
misŽrablement dans des cycles productifs inf‰mes etc. Mme les politiques sont
des prtres agenouillŽs devant ce veau d'or. Il y a un air fameux dans le Faust
de Gounod : Ç Le veau d'or est toujours debout È. Eh bien,
il n'a jamais ŽtŽ aussi debout, il est enfin debout.
Il
en rŽsulte que l'infini interdit est un rŽgime d'organisation de la production
et de la sociŽtŽ qui ne serait pas celui-lˆ, et qui serait structurŽ selon des
principes entirement diffŽrents. C'est l'Žquivalent du terrible orgueil que
nous avons dŽjˆ rencontrŽ. Cela supposerait que le noyau dur de la circulation
du capital, qui est l'appropriation privŽe, soit lui-mme entamŽ. Appelons
cette hypothse : Žconomie collectivisŽe. Mais a a eu plusieurs noms, Marx par
exemple l'appelait Ç l'association libre È. Cet infini interdit,
c'est donc l'infini rŽvolutionnaire tel qu'il s'est constituŽ au XIXe sicle.
C'est ˆ ce moment que l'on s'est rendu compte que se constituait un monstre
absolument contemporain de la mort de Dieu [Ç le veau d'or est vainqueur
des dieux È, toujours dans Faust] et dont la question de la
compatibilitŽ avec la mort de l'ƒtat se pose aussi; en tout cas il lui est trs
important de soumettre l'ƒtat. DŽjˆ Marx disait que les gouvernements Žtaient
devenus les fondŽs de pouvoir du capital. La question Ç qui tient
qui ? È dans cette affaire est une vraie question.
Ë
long terme, l'infini rŽvolutionnaire n'est pas compatible avec l'ƒtat non plus.
La grande idŽe du XXe sicle a ŽtŽ que l'ƒtat pouvait se charger de la
collectivisation d'un bout ˆ l'autre. Mais nous savons maintenant que non, la
collectivisation suppose d'autres choses que l'ƒtat, des processus politiques
diffŽrents, en particulier des processus remettant en cause la division du
travail elle-mme (o on retrouve la question de l'ŽgalitŽ). Marx disait
d'ailleurs que le travailleur ŽmancipŽ est nŽcessairement un travailleur
polymorphe. La preuve qu'on est dans un autre monde c'est que les grandes
diffŽrences (entre travail intellectuel et travail manuel, entre travail trs
bien et peu rŽmunŽrŽ, entre paysannerie et monde ouvrier etc.) doivent
s'attŽnuer voire dispara”tre. On voit bien que tout cela communique avec la
question de la disparition des infinitŽs inaccessibles ou transcendantes - la
mort de Dieu, la mort de l'ƒtat et la mort du Capital.
La
production finie en forme de dŽchet de tout a, c'est la constitution duelle de
l'individu ordinaire en salariŽ ou en consommateur et prŽfŽrentiellement les
deux en mme temps. C'est la figure canonique de l'individu telle que
l'Žconomie le voit et le destin heureux que la croissance promet ˆ tout le
monde. Ë tout prendre, je me demande si je ne prŽfŽrerais pas tre un pcheur É
au moins le pcheur est coupable, on lui reconna”t cette dignitŽ (le
salariŽ-consommateur ne l'est pas du tout, c'est un dŽchet pur).
4.
Quant ˆ l'infinitŽ disjointe dont la philosophie contemporaine se dŽclare
capable, c'est une infinitŽ qui embrasserait d'une certaine faon les trois
autres, qui les conceptualiserait. Elle montrerait comment la loi du capital
serait en effet nŽcessaire dans la modalitŽ du fait qu'elle est un moindre mal
par rapport aux horreurs totalitaires etc. (c'est la philosophie politique
comme apologie de la dŽmocratie), elle dirait que le pouvoir sŽparŽ est
nŽcessaire parce que le Droit doit rester sŽparŽ (thme de l'ƒtat de droit, sur
lequel Marx avait dŽjˆ travaillŽ en affirmant qu'une figure constitutive de l'ƒtat
moderne comme adŽquat au capital Žtait le caractre sŽparŽ du Droit car, en son
cÏur, le Droit c'est ce qui fait que l'ƒtat surveille la rŽgularitŽ des
Žchanges – le droit fondamental, c'est le droit de propriŽtŽ, qui serait
bien affaibli s'il n'y avait pas la police É le juridisme est aujourd'hui
partie constitutive de la modernitŽ capitaliste) et une sorte de religion
civile envelopperait l'ensemble. La religion civile contemporaine passe par
l'opposition dŽmocratie-totalitarisme, c'est une religion dŽmocratique. La
dŽmocratie est en effet devenue un fŽtiche et, comme tout fŽtiche, c'est une
infinitŽ transcendante. Les plus acharnŽs dŽmocrates de notre temps sont
cependant bien obligŽs de dire ˆ un moment qu'on n'est pas encore vraiment dans
la dŽmocratie, qu'on lui porte atteinte (la dŽmocratie est toujours blessŽe),
qu'elle a des ennemis partout etc.; la dŽmocratie doit toujours tre dŽfendue,
parce qu'en fin de compte elle est toujours malade. C'est une atmosphre de
religiositŽ sŽculire. Ce qui est interdit par ce type de philosophie c'est,
Žvidemment, qu'il y ait des vŽritŽs. Parce que les vŽritŽs, il faut le
reconna”tre, ne sont pas dŽmocratiques, au sens o elles ne relvent pas de la
libertŽ d'opinion. Les vŽritŽs, originairement, ont ŽtŽ distinguŽes prŽcisŽment
des opinions. L'infinitŽ interdite, c'est l'infinitŽ des vŽritŽs.
Ç VŽritŽ È, disons le mot, c'est totalitaire – et c'est
totalitaire parce que c'est, par soi mme, et si a existe, universel. La
production subjective en dŽchet de ce dispositif, c'est le personnage que
j'appellerai le petit sceptique ; le mieux, finalement, c'est de ne pas
croire ˆ grand chose ; parce que si on croit ˆ quelque chose, on pourrait
aller jusqu'ˆ dire que c'est vrai É et alors lˆ, le totalitarisme est ˆ nos portes.
Le
dŽchet intŽgral, celui qui serait bien, mŽrite tre dŽcrit.
D'abord,
c'est quelqu'un qui sourdement se sentirait coupable, mme un peu : en
temps de crise, la culpabilitŽ au regard du Dieu intouchable, l'Žconomie, est
un sentiment que l'on entretient trs fort : Ç les Franais, vous tes
coupables, ce n'est pas le capital qui a fait votre malheur, c'est vous : vous
n'avez pas travaillŽ assez (regardez les Allemands), vous avez voulu avoir des
retraites (alors que vous pourriez travailler jusqu'ˆ quatre-vingt-cinq ans)
etc. È. Ë en croire la propagande d'aujourd'hui, les Franais vivraient
tous comme des assistŽs – je trouve, quant ˆ moi, ce thme
extravagant : on n'a pas l'impression de vivre dans un assistanat
gŽnŽralisŽ, ˆ se tourner les pouces et ˆ ne rien faire, on a plut™t
l'impression que les gens cherchent du travail comme ils peuvent, se lvent le
matin, passent leurs temps encha”nŽs ˆ des besognes stupides etc. Moi, des
assistŽs, je n'en connais pas beaucoup.
Ensuite
il doit tre un citoyen passif qui ne pense pas qu'il peut grand
chose. Lˆ dessus aussi, il y a une propagande acharnŽe sur le fait que faire
quoi que ce soit est impossible – sauf travailler ; travailler jour
et nuit jusqu'ˆ quatre-vingt-cinq ans, a c'est possible, tout le reste est
douteux. Dans la presse, le citoyen passif est dŽcrit comme quelqu'un qui est
dŽcouragŽ par la politique : c'est trs bien, parce que non seulement il
est citoyen passif, mais on peut encore le stigmatiser (il est coupable alors
qu'il devrait tre citoyen actif, c'est-ˆ-dire un pilier vivant de l'ordre
Žtabli).
Troisimement,
il doit tre un salariŽ consciencieux et un consommateur actif, il doit avaler
tous les nouveaux produits avec un contentement radieux etc. Nous le faisons
tous d'ailleurs : ce que je vous dŽcrit lˆ, c'est un portait
gŽnŽral ; quand on y fait exception c'est toujours dans les marges, et
mme si on croit ne pas y tre, il est Žvident qu'on y est toujours plus qu'on
ne le croit.
Et
enfin, faisant le bilan de tout a, il doit tre un petit sceptique. Parce que
si on est dŽjˆ coupable, citoyen passif et salariŽ-consommateur, il est vrai
qu'on ne peut pas avoir de grandes ambitions spŽculatives.
*
Y
a-t-il des tracŽs, des lieux, des possibilitŽs fragmentaires, pour Žchapper ˆ
cette figure, mme si nous y participons par certains c™tŽs et ce pour la
simple raison que c'est la production effective dominante de la subjectivitŽ
contemporaine ? Y a-t-il des possibilitŽs de dŽ-finir, c'est le cas de le dire,
de s'extirper de cette finitude et de produire, par un autre maniement des
infinis, quelque chose qui a la figure d'une Ïuvre ?
On
peut rŽsumer en deux thses :
1. Tout
ce qui est fini est le rŽsultat de l'interaction dialectique de deux infinis
diffŽrents – le fini est toujours un rŽsultat.
Par
parenthse, on peut noter que le motif religieux de la crŽation portait dŽjˆ,
allŽgoriquement, la conviction que le fini rŽsulte de l'infini. Lorsque la
physique mathŽmatique moderne (GalilŽe etc.) va s'Žtablir dans l'infinitŽ de
l'espace euclidien (le motif de l'infinitŽ de l'univers), il lui faudra
immanentiser l'infini, le dŽ-sŽparer, pour qu'une physique non religieuse soit
possible. La physique galilŽenne est largement une production d'insŽparation de
l'infini. Tant que l'univers Žtait fini, la religion expliquait qu'il fallait
supposer une infinitŽ pour rendre compte de l'existence de cette Ïuvre qu'est
l'univers. Mais si l'univers est infini, on peut se passer de Dieu pour
l'expliquer ;. ce qui veut dire
que ce qui est vraiment est l'infini (comme dans la religion, o ce qui
est vraiment, c'est en fin de compte Dieu). Autrement dit : toute situation est
infinie. Ce qui advient dans la situation va prendre la figure d'un sympt™me
fini, mais il est impossible d'Žlucider le fini sans le recours ˆ l'infini et
c'est ce que la finitude va tenter de dissimuler. Elle va laisser ˆ part
l'infini comme intouchable et considŽrer que le destin de la subjectivitŽ
humaine est la finitude. Ce qui revient ˆ affirmer la souverainetŽ de la mort.
Dans notre monde, la seule chose immortelle c'est le Capital, alors que les
porteurs successifs de la circulation sont mortels. C'est ce que disait Marx
dans une formule magnifique, ˆ propos du travail dans sa forme
capitaliste : Ç le mort saisit le vif È. L'injonction d'tre un
salariŽ-consommateur est par elle-mme la souverainetŽ de la mort sur la
subjectivitŽ vivante au profit de la vitalitŽ indestructible du Capital - qui
d'une part exploite les salariŽs et d'autre part vend les produits.
Il
faut insister sur le fait qu'il y a deux modalitŽs du fini : le fini comme
dŽchet et le fini comme Ïuvre et qu'elles sont en corrŽlation dialectique. La
production d'une Ïuvre c'est toujours ce qui se fonde sur un Žvitement de la
production du fini comme dŽchet. Toute Ïuvre est un dŽchet ŽvitŽ (ou relevŽ, au
sens dialectique). Si on fait une analyse des Ïuvres, et notamment des Ïuvres
d'art, on voit que la strate du dŽchet y est toujours prŽsente d'une certaine
manire, ne serait-ce que dans la modalitŽ de l'Žvitement du dŽchet dans la
production de l'Ïuvre. Les Ïuvres d'art survivantes sont au milieu d'une
plŽthore de dŽchets, il faut bien le dire. Toutes les crožtes, qui forment un
tas gigantesque, tous les mauvais livres, toutes les musiques stupides etc.
sont l'ŽlŽment dans lequel la tentative de rŽactualiser l'infinitŽ interdite va
se dŽployer. Vous savez qu'aujourd'hui, dans les musŽes, on aime beaucoup
mettre les Ïuvres au mme niveau que les crožtes, et ce pour expliquer que
lÕÏuvre est le produit de son temps : au lieu d'une salle de Vermeer, on
va vous mettre toutes les crožtes de l'Žpoque qui ont le mme sujet. C'est
intŽressant parce qu'on voit immŽdiatement la diffŽrence frappante entre les
deux, et c'est vraiment Žducatif : on a beau relativiser, le Vermeer ne
ressemble pas du tout ˆ ce qu'on a mis ˆ c™tŽ, la mme brodeuse, la mme ville
de Delft etc. L'Histoire a tranchŽ, elle tranche toujours, pour des raisons
intrinsques. D'un certain point de vue, c'est effectivement la mme chose,
l'ŽlŽment du dŽchet est co-prŽsent ˆ l'Ïuvre de Vermeer : d'innombrables
brodeuses et d'innombrables joueuses de clavecin environnent comme un peuple
nŽfaste, si je puis dire, la scintillation du Vermeer. Mais ce qui est restŽ
comme dŽchet est restŽ interne au maniement dominant des infinis en jeu (de la
reprŽsentation, de la lumire etc.) alors que l'invention s'est singularisŽe
d'une espce de distorsion de ce jeu des infinis, de sorte que l'infini
interdit se fait jour ˆ l'intŽrieur du dŽchet comme quelque chose
d'irrŽductiblement sympt™mal d'autre chose du c™tŽ de l'infini. C'est fini,
mais a fait signe d'un maniement diffŽrent de l'infini que celui qui est
canoniquement inscrit dans les Ïuvres qui l'entourent.
2. La
thse suivante est que l'investigation de tout cela va supposer qu'on parte des
types d'infinitŽs : l'infinitŽ transcendante ou inaccessible ;
l'infinitŽ comme support nŽgatif de ce qui existe, surface sur laquelle les
opŽrations finies se dŽroulent ; l'infinitŽ partitive c'est-ˆ-dire qui
Žchappe aux opŽrations de partition. Vous remarquerez que ces trois infinis
sont dŽfinis nŽgativement et pour cette raison, nous le verrons plus tard, ce
sont des infinis faibles – en entendant par Ç infini faible È
un infini qui n'a pas pouvoir de dŽjouer la finitude.
L'action
fondamentale de toute oppression est de recouvrir un infini affirmatif par un
infini nŽgatif ou faible. On peut dire, pour simplifier : toute oppression
est le recouvrement d'une affirmation par une nŽgation. L'oppression, qui est
toujours reprŽsentŽe comme l'oppression par le plus fort, est toujours en
rŽalitŽ la victoire d'une faiblesse. L'infinitŽ faible a trouvŽ les moyens de
recouvrir de sa faiblesse les forces virtuelles. C'est pourquoi toute Ïuvre
vŽritable, toute crŽation vŽritable, toute vie vŽritable, est un dŽ-couvrement,
un dŽ-couvert, une dŽcouverte. La dŽcouverte que ce qui nous opprimait Žtait en
rŽalitŽ une faiblesse et non pas une force. C'est un point trs difficile,
parce que l'illusion du recouvrement par la faiblesse, c'est que cela dŽcoule
d'une puissance. En rŽalitŽ, si on creuse la chose, on voit que cette puissance
repose sur le maniement d'un type d'infinitŽ faible, rŽpŽtitive, sans intensitŽ
vŽritable, monotone, absurde, nulle. La nullitŽ de ce qui opprime, c'est un
thme qu'il faut vraiment avoir prŽsent ˆ l'esprit. Un dŽ-couvrement est
toujours possible qui fera surgir l'infinitŽ forte - dont nous tenterons de
donner le concept dans la suite de ce sŽminaire. Vaincre, c'est vaincre une
faiblesse, toujours. C'est l'encouragement principal.
La dernire fois, je vous avais emmenŽ en CorŽe, aujourd'hui
je vais vous emmener en Turquie. Mon voyage en Turquie s'est produit peu de
temps aprs un mouvement de masse important qui a eu un Žcho mondial. Factuellement,
il s'est agi, ˆ Istanbul, de l'occupation d'une grande place, la place Taksim,
o des dizaines de milliers de gens sont restŽs jour et nuit, animŽs par cette
idŽe, qui vient du printemps arabe, qu'un vŽritable mouvement historique, c'est
essentiellement la saisie d'un lieu. Ce n'est pas un lieu de pouvoir qui est
occupŽ, comme dans les mouvements du XIXe sicle, ce n'est pas l'assaut donnŽ ˆ
la PrŽsidence ou l'occupation d'un ministre, c'est l'occupation d'un lieu en
tant qu'il va devenir la spatialisation symbolique de la rŽsistance, de la
volontŽ d'autre chose. L'idŽe, qui
commence ˆ devenir mondiale, c'est que si on veut manifester sŽrieusement une
volontŽ, il ne suffit pas de dŽfiler derrire des banderoles, il est nŽcessaire
de s'installer quelque part et donc, au fond, de crŽer dans l'espace une
sorte de symbole d'un nouveau monde. ‚a crŽe Žvidemment un enthousiasme qui, au
regard de la rŽalitŽ de la situation, est excessif. En effet, au bout de quatre
jours, le gouvernement Erdogan a engagŽ une rŽpression tous azimuts, ce dont il
avait d'ailleurs les moyens ; il a mme montŽ des contre-manifestations
abondantes, qui m'ont rappelŽ la manifestation sur laquelle s'Žtait achevŽ mai
68 - et qui Žtait en rŽalitŽ la plus importante manifestation de mai 68 - o
l'on a vu dŽfiler environ un million de gens sortis d'on ne sait o, qui
Žtaient restŽs cachŽs, et qui sortaient de la cave ˆ l'appel du gouvernement.
C'est pour moi une confirmation : je pense rŽellement
qu'aujourd'hui, cinquante ans aprs les annŽes 60-70, quelque chose comme un
mouvement gŽnŽral de la jeunesse,
et spŽcialement de la jeunesse ŽduquŽe, est en train de se constituer. Je le
vois se rŽpandre dans des lieux diffŽrents (CorŽe, USA avec Occupy Wall
Street et plus encore le mouvement sur la c™te Ouest, les
Ç IndignŽs È en Espagne etc.), sous des formes diffŽrentes, et avec
des causes particulires ˆ chaque fois. Mais on sent que cette particularitŽ
n'est pas l'essentiel : quelque chose est demandŽ, exigŽ, cherchŽ (c'est
un mouvement qui cherche le contenu de sa propre affirmation, de sa propre
existence, ce qui est d'ailleurs le cas de la plupart des mouvements). C'est
prŽcisŽment pour cette raison que, comme dans les annŽes 60, cela a une
importance historique et n'est pas rŽductible au motif particulier.
*
On peut se demander de quoi dŽpend l'intensitŽ de ces
manifestations. Ou, pour rester dans la continuitŽ de
ce que nous avons dit, qu'est-ce qui, au-delˆ des limitations particulires de
leurs rassemblements, de leurs compositions sociales etc., est porteur de leur
propre infinitŽ ? Cette intensitŽ dŽpend, en fin de compte, de la nature
possible du lien que ce mouvement tisse avec ce qui n'est pas lui, de la
manire qu'il a de dŽ-clore la cl™ture de sa propre manifestation. La jeunesse
politique fonctionne comme porteuse d'une possibilitŽ dont elle n'est pas
entirement dŽtentrice ; elle n'est pas en situation d'auto-suffisance du
point de vue du rapport ˆ l'ƒtat, ˆ la politique etc. L'intensitŽ va donc
dŽpendre de la capacitŽ de ce mouvement de la jeunesse ˆ entrer en relation,
sous des formes en gŽnŽral inventŽes, avec quelque chose qui n'est pas lui.
Ë Žchelle mondiale, aujourd'hui, il y a quatre acteurs
historiques vŽritables, capables, chacun pour son propre compte, d'entrer en
scne, de Ç monter sur la scne de l'Histoire È comme disait Trotsky.
C'est ce qu'on peut appeler tout simplement Ç le camp du peuple È. Il
y a, nous venons de le voir, la jeunesse ŽduquŽe, et sa capacitŽ ˆ organiser ce
genre de mouvement - fonction de catalyseur, de mche allumŽe, qu'elle a depuis
toujours. Le deuxime acteur para”t proche du premier, mais il n'en est pas si
proche que a : c'est la jeunesse populaire des grandes pŽriphŽries
urbaines (terme prŽfŽrable ˆ Ç banlieues È, Ç citŽs È
etc.). C'est un phŽnomne mondial : il y a des millions, des centaines de
millions, de jeunes qui habitent, rŽsident, errent, travaillent ou ne
travaillent pas, se rassemblent, dans les grandes pŽriphŽries des mŽgalopoles
contemporaines. Ils constituent un facteur considŽrŽ presque universellement
comme Žtaient considŽrŽs au XIXe sicle les ouvriers : classes
dangereuses, en tout cas ˆ surveiller, et constituant, partout dans le monde,
un gibier chronique pour la police. Sa capacitŽ de rŽvolte, lˆ aussi, se consume
elle-mme, elle ne se dŽploie pas vers l'extŽrieur, mais reste en un certain
sens collŽe ˆ elle-mme. Elle n'a par consŽquent que la valeur d'une nŽgation
symbolique, parfois trs violente, de l'ordre dans lequel elle se constitue,
mais sans tre en Žtat, du moins jusqu'ˆ prŽsent, d'tre un acteur politique
– si on entend par Ç acteur politique È ce qui contribue ˆ
rompre, prŽcisŽment, l'isolement de chacun des acteurs potentiels. L'inquiŽtude
suscitŽe, ˆ l'Žchelle planŽtaire, par cette jeunesse populaire, alimente par
ailleurs le racisme rampant, aujourd'hui plut™t debout que rampant, qui se
constitue, par strates successives, dans la temporalitŽ contemporaine.
Le troisime acteur, c'est ce que j'appellerai le grand
prolŽtariat nomade. C'est ce prolŽtariat mondial qui, plus que jamais et dans
un sens radical, n'a pas de patrie et qui va de p™le industriel ˆ p™le
industriel ou cherche dŽsespŽrŽment ˆ gagner des zones de survie souvent
inaccessibles - au prix, comme vous le savez, de drames multiformes. Ce prolŽtariat
se compose, nous l'avions vu la dernire fois en CorŽe, de nationalitŽs
diffŽrentes. Moi-mme, quand j'Žtais sur le bateau avec Godard (bateau qui,
depuis, a coulŽ), j'avais constatŽ que les marins Žtaient pŽruviens ou
philippins alors que le bateau, de nationalitŽ italienne, Žtait principalement
occupŽ par des Allemands en train de fter leurs noces d'or. On avait lˆ un
panorama symbolique, qui Žtait prŽcisŽment ce qui avait attirŽ Godard pour
installer sa camŽra. Je pense que tout Žpisode historique vŽritable, dans le
monde tel qu'il est, rŽsultera d'une conjonction, dont nous sommes trs loin et
dont je ne peux pas prŽvoir les termes, entre le mouvement de la jeunesse en
voie de constitution et ce prolŽtariat nomade. Lˆ, il y a une rŽserve de forces
historiques absolument considŽrable.
Le dernier groupe, c'est celui que j'appellerai celui des
salariŽs ordinaires, c'est-ˆ-dire les salariŽs installŽs plus ou moins
consensuellement dans diffŽrents pays dans l'Žtat de prospŽritŽ moyenne qui est
le leur, mais qui, de temps en temps, sont quand mme capables de grands
mouvements significatifs parce que quelque chose de leur univers a ŽtŽ troublŽ.
Ici, c'est principalement la question des retraites qui, de 95 ˆ rŽcemment, a
agitŽ des millions de personnes, mais sans que tout ceci n'aboutisse en
rŽalitŽ, faute en particulier d'une jonction quelconque avec l'une des trois
autres composantes, ˆ une perspective historico-politique stable.
*
Qu'est-ce qui fait que cette multiplicitŽ de forces
potentielles qui seraient en Žtat d'exiger un autre monde, n'accouche pas de sa
propre infinitŽ, c'est-ˆ-dire de la vŽritŽ politique dont elle est capable ? Ni
composante par composante, ni dans l'ensemble articulŽ des quatre. Qu'est-ce
qui fait qu'elle reste enfermŽe dans une finitude (dont vous savez qu'elle
constitue, ˆ mes yeux, la dŽfinition de l'impuissance) qui est le rŽsultat de
l'oppression – puisque ma thse est que tout fini est un rŽsultat.
De faon ŽlŽmentairement descriptive, si cette infinitŽ
novatrice n'advient pas, c'est ˆ cause de la division. Mais qu'est-ce qu'tre
divisŽ ? Quels sont aujourd'hui les opŽrateurs de division ? Je pense
qu'aujourd'hui, toute division, et par consŽquent toute impuissance, relve d'une opŽration de
singularisation par l'identitŽ. OpŽration qui vise ˆ la maintenance ˆ
tout prix d'un certain nombres d'identitŽs qui n'ont
pas d'autre intŽrt sur le plan politique que de construire des sŽparations et
des divisions.
La singularisation par l'identitŽ a diffŽrents niveaux. Pendant
longtemps, elle a eu comme rŽfŽrent la nation et durant toute une pŽriode,
l'impossibilitŽ politique Žmancipatrice a ŽtŽ subjectivement le produit du
nationalisme. Il faut voir ˆ ce titre le dŽclenchement de la Guerre de 14 avec
d'un c™tŽ quelques appels venant de l'Internationale pour empcher la
catastrophe et de l'autre le nationalisme qui, en quelques mois, et en jouant
de l'identitŽ nationale, balaye tout et parvient ˆ faire se massacrer les
peuples d'Europe les uns les autres sans aucune raison recevable (cf. L'ŽtŽ
14 de Martin du Gard). Aujourd'hui, nous connaissons parfaitement le
maniement de ce genre de choses. Avec la fantasmagorie absurde sur la
Ç guerre des civilisations È, l'Arabe (quand ce n'est pas le Tsigane)
comme grand problme de la France
etc., on a ressorti l'identitŽ franaise littŽralement de la naphtaline o la
Guerre de 14 l'avait plongŽe. Je poserai comme axiome (quitte ˆ le vŽrifier
aprs coup) qu'il n'y a pas d'usage positif, dans le monde tel qu'il est
aujourd'hui, des catŽgories identitaires. Ë titre d'exemple, des gens de bonne
volontŽ, j'en connais, pensent qu'il faut rŽ-opposer l'identitŽ franaise ˆ
l'identitŽ europŽenne sous l'argumentaire que l'Europe est devenue une courroie
de transmission du capitalisme mondialisŽ etc. - ce qui est tout ˆ fait vrai.
Eh bien, je pense qu'ils manqueraient le point que ce n'est pas par le
maniement d'une restriction identitaire qu'on va combattre ce genre de choses,
mais par la considŽration d'un cadre en extension et pas en restriction. Ma
thse est qu'aujourd'hui, le cadre politique (pas les Žpisodes, mais le
cadre) de toute politique Žmancipatrice est nŽcessairement planŽtaire. Les
restrictions identitaires contribuent toujours d'une manire ou d'une autre ˆ
un protocole de division et par consŽquent d'impuissance.
On peut le dire abstraitement de la faon suivante. Il y a
trs longtemps, j'ai Žcrit un livre qui s'appelait ThŽorie du sujet. J'y
disais que, pour une entitŽ quelconque, il fallait se demander si elle gagne
une intensitŽ neuve en voulant tre placŽe (ce qui n'avait pas seulement
la signification de vouloir des places, c'Žtait en rŽalitŽ plus gŽnŽral) ou en
Žtant hors-lieu, c'est-ˆ-dire en se dŽracinant de la puissance du lieu.
Deleuze, ˆ la mme Žpoque, appelait cela Ç dŽterritorialisation È. Je
pense qu'il faut revenir ˆ ce dŽbat et poser que toute solution qui se prŽsente
comme une restriction des places est une solution fallacieuse. Les propositions
identitaires, qui toujours visent ˆ la division, constituent le hors-lieu comme
pŽril ; elles finissent par aboutir ˆ la xŽnophobie, au racisme etc. et ˆ
la considŽration du hors-lieu comme ne pouvant pas, et ne devant pas, tre dans
la place. C'est un retournement de la valorisation du hors-lieu en valorisation
de la place et du placement.
En Turquie, l'ambigu•tŽ de la situation provenait en partie
de ce que Ç ceux de Taksim È n'Žtaient pas tous les mmes : une
partie du camp antigouvernemental Žtait en effet issue du parti nationaliste historique
turc. On avait lˆ une rŽ-identification intŽrieure du mouvement qui ne pouvait
conduire qu'ˆ de nouvelles formes de division par incapacitŽ absolue ˆ rallier
toute une fraction des classes populaires qui sont aujourd'hui derrire le
gouvernement Erdogan. Il faut toujours avoir prŽsente ˆ l'esprit cette
corrŽlation entre prŽoccupations identitaires et opŽrations de division.
Le deuxime point, c'est chacune des quatre composantes soit
maintenue sŽparŽe. Or il n'y a pas de processus
historique objectif qui tend ˆ rompre cette sŽparation, on ne peut pas faire
confiance lˆ-dessus au sens de l'Histoire. Il faut donc qu'il y ait un trajet,
la dŽcision d'un trajet, la dŽcision de vouloir cette intensitŽ que combat la
sŽparation. Et ce qui peut le faire ˆ grande Žchelle, c'est prŽcisŽment la
jeunesse ŽduquŽe et une partie des intellectuels avec elle. Parce que eux ne
sont pas enracinŽs dans les figures de leur intŽrt. Ils sont nomades ˆ leur
faon, dans nos sociŽtŽs, et ce nomadisme peut aller vers une intŽrioritŽ
politique aux autres composantes. C'est peut-tre la leon la plus importante
des mouvements des annŽes 60-70, o il y a eu prŽcisŽment cette tentative. On
dit aujourd'hui qu'elle Žtait nulle, qu'elle n'a pas abouti, que les Žtudiants
n'ont pas vraiment rencontrŽ les ouvriers etc. Mais tout a, c'est la fable
rŽactionnaire. En rŽalitŽ, il y a eu des expŽriences passionnantes de ce type,
il y a eu des trajets rŽels, il y a eu des organisations qui se sont crŽŽes
etc. Tout a a existŽ et l'impŽratif, aujourd'hui, est que a rŽ-existe. C'est
de la plus grande importance. Nous sommes ˆ un de ces moments historiques o la
jeunesse ŽduquŽe a des responsabilitŽs particulires. Et sa responsabilitŽ
particulire, c'est celle du trajet. Qui va-t-elle prioritairement
rencontrer ? Le prolŽtariat nomade. C'est eux qu'il faut d'abord aller
voir. Parce qu'ils sont eux-mmes dans une disposition nomadique, qui fait que
leur identitŽ est multiforme et elle-mme divisŽe. Ils sont Africains, mais ils
sont ici ; ils sont musulmans et É tout ce que vous voulez. Ce sont des
intellectuels nomades, ces ouvriers. Ils parlent trois, quatre langues, ils ont
une expŽrience de l'existence extraordinaire, ils ont fait des trajets qui
durent des annŽes pour aller du fin fond du Niger ˆ É Montreuil. Ce n'est pas
n'importe qui qui fait a. J'ai la chance d'en avoir connu quelques-uns et, je
peux vous le garantir, ceux-lˆ sont disposŽs, eux aussi, ˆ faire une partie du
trajet. La sŽparation durera tant que ces trajets ne seront pas suffisants, ˆ
Žchelle du monde, pour qu'entre le prolŽtariat nomade et la libertŽ dont
bŽnŽficie quand mme la jeunesse ŽduquŽe ne se produiront pas des rencontres
fŽcondes o quelque chose comme une politique nouvelle sera inventŽe ou
rŽinventŽe.
*
La Turquie est un exemple typique et trs fort du croisement
entre deux contradictions : la contradiction axiale et historique entre
modernitŽ et tradition et la contradiction entre capitalisme et É ceux qui
n'aiment pas le mot Ç communisme È peuvent mettre Ç anticapitalisme È.
Je maintiens cependant que le vŽritable contraire du capitalisme, c'est le
communisme : si on appelle Ç capitalisme È le fait que
l'organisation de la sociŽtŽ soit confiŽe en dernier ressort ˆ la propriŽtŽ
privŽe, c'est-ˆ-dire ˆ la main-mise des ressources collectives par une poignŽe
de gens au nom de leur disposition en termes de capitaux, le communisme c'est
le dŽsir, la volontŽ, l'hypothse, qu'on peut confier l'organisation de la
sociŽtŽ ˆ autre chose. C'est, effectivement, la mise en commun des ressources,
du travail, de la production, de l'organisation sociale etc. Ne le collons pas
toujours ˆ la moustache de Staline, c'est un peu plus que a. Tous les vocables
honorables ont eu des destins difficiles. Celui qui dirait que l'essence du
christianisme c'est l'Inquisition espagnole manquerait quand mme quelque
chose ; celui qui dirait que le christianisme c'est saint Franois
d'Assise a aussi le droit de le dire.
En Turquie (mais aussi en ƒgypte, au BrŽsil, ...), il est
visible que ces deux contradictions n'arrivent pas ˆ trouver leur agencement
vŽritable. Il y a dans ces pays contradiction, non entre deux termes, mais
entre deux contradictions qui, au lieu d'tre parallles, se contrarient. On
peut le schŽmatiser en les figurant comme des droites orthogonales qui se
coupent ˆ angle droit en leur milieu. Si vous reliez entre eux les quatre
termes des deux contradictions [modernitŽ-tradition ;
capitalisme-communisme], vous obtenez un carrŽ, comme vous le voyez sur le
schŽma que vous avez sous les yeux.
Je vais tenter d'en dŽsigner les c™tŽs.
1. Capitalisme – modernitŽ
L'idŽe que le capitalisme c'est la modernitŽ, la vraie
modernitŽ, je l'ai appelŽe Ç Occident È. Cela ne veut pas dire que
tout capitalisme est moderne ; l'identification entre modernitŽ et
capitalisme que j'appelle Ç Occident È, implique que le capitalisme
est vraiment parvenu ˆ la maturitŽ de sa modernitŽ (rŽgime politique
parlementaire, libertŽs publiques etc.). C'est d'ailleurs comme a que lui-mme
s'appelle. Les Ç Occidentaux È peuvent estimer que les Chinois ne
sont pas encore assez modernes (encore un effort, Chinois, si vous voulez tre
modernes : crŽez un consensus politique, faites des Žlections que
diable !). L'idŽe contenue dans Ç Occident È, c'est qu'il n'y a
pas d'autre modernitŽ. Ce qui permet de faire passer l'idŽe que si vous voulez
tre vraiment moderne, il faut en passer par le capitalisme ; mais le
capitalisme ne suffit pas dans son essence, c'est dans son dŽveloppement qu'il
va parvenir ˆ incarner la modernitŽ.
2. Capitalisme - tradition
Ce lien, je le dŽsigne par le terme Ç fascismesÈ. Le
fascisme est le moment o le capitalisme estime devoir soutenir le type
d'oppression qu'il exerce par des catŽgories empruntŽes ˆ la tradition
(j'emploie le terme Ç fascisme È parce c'est lˆ o historiquement
cela s'est le plus manifestŽ). Il faut bien voir qu'ˆ l'Žpoque impŽriale du
capitalisme au XIXe sicle, et entre les deux-guerres, et mme aprs dans
d'autres pays, il y a eu un bon mŽnage entre des thmes traditionnels tout ˆ
fait rŽactionnaires et le dŽveloppement du capitalisme le plus brutal. Ce n'est
pas du tout antinomique. Mme le capitalisme amŽricain, avec notamment le r™le
fondamental de la religion dans les mŽdiations subjectives, est Žquivoque sur
ce point. Le fascisme, c'est comme a qu'on peut le dŽfinir, c'est le
capitalisme qui se soutient absolument d'une identitŽ. Ce n'est rien d'autre.
Et il pousse le culte de l'identitŽ jusqu'ˆ prŽtendre qu'il n'est pas, qu'il
n'est plus, le capitalisme, celui-ci Žtant remplacŽ par la nation. Mais ce
n'est pas vrai, la loi fondamentale du capitalisme demeure, il y a simplement
des tractations entre l'ƒtat fasciste et le capitalisme qui dŽfinissent une
nouvelle situation.
Si l'on prend le mot Ç fascisme È dans son sens
gŽnŽrique, c'est-ˆ-dire si l'on n'a pas immŽdiatement en tte les formes
dŽcha”nŽes du fascisme (le nazisme ...), je pense qu'on peut soutenir qu'en
France, aujourd'hui, et peut-tre mme dans toute l'Europe, il y a un processus
rampant de fascisation. Ce n'est pas simplement la montŽe de Marine Le
Pen, c'est au
contraire ce qui permet d'Žclairer cette montŽe. MontŽe qui se voit dans
l'opinion publique et dans la peur des autres politiques devant elle. Or la
peur n'est pas bonne conseillre en politique, car la peur consiste ˆ
dire : Ç il faut faire ce qu'elle demande, sinon a va tre
elle È. C'est quand on est courageux qu'on s'oppose ˆ la cause de la peur
frontalement. Si la situation n'est
pas bonne, c'est qu'elle autorise le retour de catŽgories identitaires. Parce que le fonds de Marine Le Pen ce
sont des catŽgories identitaires, elle n'annonce pas qu'elle va abolir la
propriŽtŽ privŽe, c'est le moins qu'on puisse dire, sa clientle est composŽe
de gens qui en sont absolument partisans. Les catŽgories identitaires
fonctionnent comme une espce de refuge ou d'abri contre les risques que le
capitalisme fait courir aux classes moyennes qui, en Europe, sont ŽbranlŽes par
l'idŽe que la bŽnŽvolence du capitalisme ˆ leur Žgard n'est pas illimitŽe.
Les catŽgories identitaires ont ici un double avantage.
Elles permettent d'abord de fixer un point d'appui (Ç je suis franais
– ce qui est bien par soi-mme – et l'autre l'est pas È) et
ensuite a dŽsigne un responsable (ce qu'ont trs bien vu les analystes du
fascisme des annŽes 30). Il est quand mme frappant que quand il y a une crise
du capitalisme on trouve un responsable en allant chercher vraiment trs bas.
On ne sort pas de la fable de La Fontaine ÇLes animaux malades de la
peste È É C'est quand mme inimaginable que, quand on sait que les gens
qui ont dŽvastŽ la situation sont des gens qui maniaient des milliards dans des
conditions acrobatiques, qui faisaient des bŽnŽfices gigantesques sur du vent,
eh bien que le coupable de tout a c'est le Roms, comme ils l'appellent, le
Tsigane accusŽ d'tre un voleur de poulets. Parce que, franchement, il y a des
gens qui ont volŽ plus qu'un poulet, beaucoup plus, si ce n'est mme pas une
autruche. Ce genre de bandits bŽnŽficient de
l'impunitŽ ˆ travers une manipulation identitaire qui est d'un sordide qui
demande qu'on s'Žlve avec une Žnergie sans limites. Il faut se lever sur ce
point. Et il faut se lever assez t™t, parce que dans les annŽes 30, beaucoup de
gens n'y ont pas cru. La manipulation identitaire, quand elle commence ˆ
prendre, devient une arme trs dangereuse, elle devient l'abri dans lequel la
subjectivitŽ se calfeutre contre le monde tel qu'il est et qu'elle ne voit
plus. Quand vous pensez que tout a c'est la faute des filles qui ont un
foulard sur la tte ou du gitan qui passe dans un village, c'est que vous ne
voyez plus le monde tel qu'il est, vous tes aveugle, littŽralement.
Je soutiens qu'il y a une guerre latente entre le fascisme
et ce que j'appelle, nous y reviendrons, vŽritŽ politique [et qui, comme vous
le voyez sur le schŽma, est le nom du c™tŽ opposŽ ˆ fascisme]. On ne peut pas
en effet imaginer que surgisse quelque chose qui ait une valeur positive,
Žmancipatrice, aujourd'hui, sans qu'il s'agisse de mener une guerre impitoyable
contre la manipulation identitaire. Ç Impitoyable È ne veut pas dire
fusiller des gens, quoique, Žventuellement É a veut dire : dŽraciner la
subjectivitŽ rŽactionnaire, c'est beaucoup plus difficile. Et c'est aussi une
question de trajet, au sens o j'en parlais tout ˆ l'heure, parce qu'il faut
savoir o et comment cette subjectivitŽ identitaire s'enracine. On ne dira
jamais assez qu'il y a sur ce point une responsabilitŽ fondamentale et des
politiciens et d'une fraction des intellectuels qui depuis 20 ou 30 ans ont
travaillŽ ˆ crŽer un terrain bourbeux sur la question identitaire. ‚a n'est pas
nouveau, car, dans les annŽes 30 aussi, il y a eu des intellectuels, nombreux,
qui ont marchŽ dans la combine fascito•de au nom du maniement des identitŽs.
On redouble la mŽprise sur la manipulation identitaire en
l'appelant Ç populisme È. Je ne suis absolument pas favorable ˆ ce
mot, parce que c'est comme si, in fine, c'Žtait le peuple, ou une fraction du
peuple, qui portait la responsabilitŽ de la mŽprise identitaire. Mais
non : la mŽprise identitaire est maniŽe tous les jours par les politiciens
et une fraction des intellectuels et ce depuis longtemps. Quelle est la
diffŽrence dans la manipulation identitaire entre ce que racontent certains
ministres et un imbŽcile du coin ? Il n'y en a aucune. Je ne dis pas qu'il
n'y a pas des progrs dans la conscience populaire de cette fascisation, sinon
elle ne serait pas si dangereuse, mais les responsabilitŽs ne sont pas celles
du peuple, cela ne veut rien dire. ‚a n'a pas surgi du nŽant cette affaire, a
se constitue lentement depuis les annŽes 80 au moins. Je me souviens que dans
des articles que j'Žcrivais ˆ l'Žpoque, je m'excuse de me citer, je parlais de
Ç lepŽnisation gŽnŽrale des esprits È. La responsabilitŽ vŽritable,
celle qu'il s'agit de masquer, c'est le consensus autour du capitalisme ;
la seule chose ˆ faire, si en crise qu'il soit, c'est de le sauver et c'est pas
plus mal de dŽsigner quelques boucs Žmissaires qui n'y sont pour rien.
3. Communisme – tradition
Ce lien je l'appelle Ç ƒtats
socialistes È. Il y eu au XXe sicle une tradition, dŽsormais perdue,
historiquement dŽpassŽe, qui a prŽtendu incarner l'idŽe communiste dans des
ƒtats particuliers qui s'appelaient Ç ƒtats socialistes È. Il peut nŽanmoins
subsister cette idŽe, issue de la tradition, que la question fondamentale de la
politique communiste c'est la question du pouvoir d'ƒtat. Dans certaines
situations, la question de la politique communiste peut ainsi devenir celle de
gagner les Žlections. Voie dans laquelle il n'y a qu'impuissance, et
impuissance si rŽpŽtŽe que, vŽritablement, il est stupŽfiant qu'elle continue ˆ
persŽvŽrer. J'espre que la potion Hollande fonctionnera comme mŽdecine sur
cette illusion rŽcurrente selon laquelle un nouveau monde peut advenir si la
gauche gagne aux Žlections. Car quelle est la fonction des partis de gauche
(parti dŽmocrate aux USA, social-dŽmocratie allemande, ou ceux que nous
connaissons ici) ? Personne ne peut croire aujourd'hui qu'ils arrivent au
pouvoir avec l'idŽe d'un bouleversement radical et d'arracher la domination de
la propriŽtŽ privŽe. Il y a belle
lurette qu'ils n'en parlent mme plus, pas mme le parti communiste (qui, de ce
point de vue, ne mŽrite pas son nom). Leur fonction n'est donc pas de proposer
une alternative vŽritable ˆ l'ordre tel qu'il est, mais, quand la situation
devient difficile, de faire des promesses qui ne peuvent pas tre tenues. Comme
je l'ai dŽjˆ dit, c'est la dŽfinition de la femme chez Claudel : Ç je
suis la promesse qui ne peut pas tre tenue È. Le fonds de commerce des
gouvernements de gauche, subjectivement, c'est la dŽception. DŽcevoir est leur
fonction historique. Ils ont en garde l'idŽe qu'ˆ l'intŽrieur de ce systme
politique peut advenir une rŽelle diffŽrence, celle entre le parti qui promet
et le parti qui ne promet rien [1].
4.
Communisme- modernitŽ
J'appelle cet axe, faute
de mieux, vŽritŽ politique. Il s'agit de quelque chose qui serait une
proposition politique absolument nouvelle, qui reprendrait la figure de l'idŽe
communiste mais la rendrait active dans le monde tel qu'il est. Pour l'instant,
c'est un axe en partie absent É
*
Je me suis demandŽ quelle Žtait
la diffŽrence entre la situation qui avait prŽvalu pendant la Deuxime Guerre
Mondiale et la situation actuelle. Il y eu, pendant la Deuxime Guerre
Mondiale, une alliance entre ƒtats socialistes et Occident contre les
fascismes. Ce qui supposait que la dialectique modernitŽ – tradition
fonctionnait de manire particulire puisque les ƒtats qui avaient connectŽ le
capitalisme ˆ la tradition (les ƒtats fascistes) ont ŽtŽ considŽrŽs comme
adversaires par ceux qui ont connectŽ capitalisme et modernitŽ, ainsi que par
le communisme de tradition. La guerre froide qui a suivi la guerre mondiale a
opposŽ les ƒtats occidentaux aux ƒtats socialistes. Mais, depuis, il y eu un
affaiblissement radical du communisme de tradition et en outre, dans la
conjoncture actuelle, il y a une instabilitŽ de l'Occident quant ˆ la certitude
qu'il a ˆ maintenir son lien avec la modernitŽ politique jusqu'au bout (ce que
nous avons dŽsignŽ comme Ç fascisation È) En ce cas entre Occident et
fascismes, en dŽpit des grandes dŽclarations sur les Droits de l'Homme, il y
aurait des rapports Žquivoques.
Ce qui nous amne ˆ la question de ce qui va se
profiler, vers quoi nous allons. La premire prŽvision c'est que le libŽralisme
occidental affichŽ soit progressivement contaminŽ par un processus de
fascisation intŽrieure, notamment en Europe. Pour se persuader qu'elle est tout
ˆ fait possible, il suffit de se rappeler le soutien des USA aprs la guerre,
et ce pendant des dŽcennies, aux rŽgimes fascistes les plus fŽroces d'AmŽrique
du Sud. C'est comme si, pour se maintenir dans sa position de suprŽmatie
apparente, l'Occident avait besoin de se Ç durcir È intŽrieurement en
recourant ˆ des manipulations identitaires. Ce n'est qu'une hypothse, mais je
crois qu'elle est valide, en ce moment, en Europe - peut-tre parce que
l'Europe est en de devenir le ventre mou de l'Occident.
Dans la deuxime hypothse, s'il
y a fascisation, la nouvelle vŽritŽ politique se construira contre elle. Elle
ne s'y rŽduira pas Žvidemment, il faudra d'abord qu'il y ait une rŽsurrection
de l'idŽe communiste, un horizon d'infinitŽ, mais nous y reviendrons. On peut
formuler l'hypothse autrement : une bonne partie de la politique sera
(nŽcessairement) une organisation et une dŽfense du prolŽtariat nomade, car
c'est lui que visent les manipulations identitaires, c'est lui Ç le pelŽ,
le galeux dont vient tout le mal È. Ce qui aboutirait ˆ ce qu'ˆ un moment
donnŽ la contradiction principale ˆ Žchelle planŽtaire soit entre Occident et
vŽritŽ politique nouvelle. Un Occident en voie de corruption ou de dŽclin, une
vŽritŽ politique en voie de crŽation et de surgissement. Ce qui signifiera qu'une
autre modernitŽ est possible. Le lŽgitime dŽsir de modernitŽ c'est-ˆ-dire
le fait qu'il faille s'arracher aux traditions vermoulues, qu'il y ait une
Žmancipation subjective par rapport aux donnŽes rŽactives classiques
(identitŽs, religions, nationalitŽs etc.) constituerait une modernitŽ
nouvelle au regard du lien aujourd'hui extraordinairement solide qui fait
que c'est le capitalisme qui se prŽvaut de sa modernitŽ – c'est son
principal argument de vente. Il faudra que le nouveau communisme se prŽsente
comme bien plus moderne que la vieillerie capitaliste. Sinon, on aura quelque
chose qui appara”t dans toute une sŽrie de pays c'est-ˆ-dire ce qu'on pourrait
appeler un dŽsir d'Occident, un dŽsir aveugle signifiant : Ç nous
voulons sortir du lien obscur rŽactif entre capitalisme et tradition È (ce
qui montre bien que ce dŽsir d'Occident est mlŽ d'anticapitalisme). C'est ce
dŽsir d'Occident qui va l'emporter si, comme c'est le cas dans les conditions
actuelles, c'est l'axe modernitŽ-tradition qui prŽdomine ; c'est pour a
qu'une partie de ces mouvements sont chaleureusement soutenus par la presse
occidentale, ce qui n'est jamais bon signe, qui assume d'emblŽe qu'il s'agit de
mouvements qui incarnent le dŽsir d'Occident dans des pays capitalistes encore
trop connectŽs ˆ la tradition.
Je voudrais conclure sur cette
partie turque en disant qu'au fond nous sommes peut-tre dŽjˆ entrŽ dans ce que
le schŽma appelle la guerre latente entre fascisation et vŽritŽ politique mme
si celle-ci est encore obscure. Cette nouvelle politique doit absolument se
prŽsenter comme une nouvelle modernitŽ sinon le dŽsir d'Occident va encore
longtemps accompagner la mondialisation capitaliste elle-mme. En Turquie je
voyais des jeunes gens formidablement sympathiques et dŽterminŽs se dresser
contre un gouvernement rŽactionnaire au sens de la tradition (religion d'ƒtat, nationalisme
ŽchevelŽ É) ; mais en mme temps le croisement
des deux axes Žtait tel qu'on ne pouvait pas s'empcher de penser qu'une partie
de ce soulvement, mue par le dŽsir d'Occident, Žchouerait face ˆ son propre
dŽsir d'innovation politique. Et lˆ, nous avons une responsabilitŽ en tant
qu'occidentaux : tant que nous sommes consensuellement collŽs ˆ l'idŽe que
nous sommes les porteurs de la
modernitŽ, nous n'aidons pas au surgissement de la nouveautŽ politique.
Je suis intervenu en Turquie pour leur dire qu'il y a deux
contradictions : celle entre modernitŽ et tradition (sur laquelle je les
suis compltement) et celle entre capitalisme et anticapitalisme qui est
latente dans ce qu'ils disent. Si la diffŽrence entre ces deux contradictions
n'est pas explicitŽe, a va se solder par un dŽsir d'Occident.
Cela a donnŽ lieu ˆ un incident
que je vais vous rapporter. Je parlais devant un auditoire installŽ dans un
gigantesque thŽ‰tre d'Istanbul, avec du monde partout qui Žtait venu Žcouter É
quoi ? Quelque chose qui ne pouvait pas tre la rŽpŽtition de ce qui avait
dŽjˆ ŽtŽ dit. J'ai donc expliquŽ une partie des choses que je vous raconte
aujourd'hui. Dans cette Žnorme masse, il y avait deux jeunes filles qui
portaient le foulard : deux sur deux mille !! Ë un moment donnŽ, dans
la discussion, l'une lve le doigt, se lve et dit : Ç Voilˆ, ma foi
c'est l'islam, mais je suis avec vous parce que je suis anticapitaliste È.
Lˆ-dessus, une partie de la salle
commence ˆ la siffler. Alors lˆ, j'ai dž intervenir ˆ contre-courant. Je leur
ai dit : Ç La majoritŽ de la population de votre pays, la majoritŽ
populaire, vote de faon rŽgulire pour ce gouvernement au point que personne
ne pense qu'il pourra tre battu aux prochaines Žlections. Je comprends que
vous trouviez que c'est une situation trs regrettable, mais si quelqu'un qui
vient de cette disposition subjective vient avec vous, avec un courage
indubitable [parce que je peux vous dire qu'en Turquie s'avancer dans cette
assemblŽe avec un foulard sur la tte, c'Žtait courageux et en plus c'Žtait
vrai : cette fille Žtait comme a et elle le manifestait], si vous
commencez ˆ la siffler alors qu'elle se lve en disant : Ç Moi qui
vient en quelque sorte de l'autre camp je viens vous dire que je suis avec vous
au nom de l'autre contradiction È, eh bien je peux vous dire vous
n'arriverez ˆ rien. C'est vous qui devez faire le trajet, vous qui devriez tre
avec cette majoritŽ de filles qui portent le foulard, en discutant ce que vous
voulez avec elles mais en tout cas en disant : Ç Votre position nous
intŽresse È, alors que lˆ c'est elle qui est venue, toute seule, avec sa
copine. Je dois vous dire, c'est une chose tout ˆ fait Žmouvante pour moi, je
crois que je les ai convaincus. Il est vrai que j'Žtais en position d'autoritŽ,
je bŽnŽficiais de la position de Ç l'invitŽ occidental È. Il y a eu
un flottement, il y en a qui ont commencŽ d'applaudir
et ˆ la tribune un ami ˆ moi, qui Žtait lui-mme hŽsitant sur cette affaire, a
applaudi aussi et finalement la grande majoritŽ de la salle a applaudi. Je
termine lˆ-dessus : c'est ce ˆ quoi nous autres occidentaux nous pouvons
de temps ˆ autre servir.
[Pas de compte rendu pour le moment faute dÕenregistrement !]
INFORMATION :
parution prochaine du dernier livre de Ivan SegrŽ : Le manteau de
Spinoza (Ždit. La Fabrique)
*
Il
m'est dŽjˆ arrivŽ de parler deux fois de voyages ici, du voyage en CorŽe
d'abord, du voyage en Turquie ensuite, il est certain que je vous parlerai du
voyage ˆ Athnes que j'entreprends demain. Je vais y parler de Platon, de Lacan
et aussi de la situation. Je vous en ferai ˆ un moment ou un autre un
compte-rendu, mais je voudrais vous en donner une petite anticipation. Ce
voyage a beaucoup excitŽ des journalistes locaux et j'ai fait quelques
entretiens par mail anticipŽs avant mme d'tre lˆ-bas. Je voulais vous faire
conna”tre les questions et les rŽponses que j'ai faites ˆ l'un d'entre eux, un
journaliste de Grce-Hebdo, et dont les questions Žtaient de toute
Žvidence fielleuses.
La
premire question qu'il m'a posŽe Žtait : Ç Vous considŽrez Platon
comme un philosophe extrmement moderne. En quoi consiste sa
modernitŽ ? È
Je
lui ai rŽpondu ceci : Ç Platon est moderne pour au moins quatre
raisons [vous savez que j'aime le chiffre quatre]. Premirement, il a le
tout premier pensŽ avec une grande profondeur qu'il fallait rompre avec les
discours sacrŽs, l'autoritŽ de la religion officielle, le nationalisme et les
convictions de l'ƒtat. La pensŽe, selon lui, doit se libŽrer de tout discours
autoritaire ou rŽvŽlŽ, elle doit trouver son libre chemin avec finalement seulement trois appuis rŽels : la
science rationnelle, l'art crŽateur et la puissance subjective de l'amour.
Deuximement, il a le premier compris qu'une politique vŽritable devait se
libŽrer des pesanteurs et des Žgo•smes de la propriŽtŽ privŽe. Il est en ce
sens le premier communiste et du reste les militants et les Žcrivains du XIXe
sicle l'ont lu pour cette raison [Platon, je vous rappelle, Žtait trs
connu des militants ouvriers comme le premier communiste]. Il a dŽcrit
l'Žnorme pouvoir de corruption politique que la soumission ˆ l'Žconomie
privatisŽe entra”ne, comme toute soumission ˆ un principe d'intŽrt.
Troisimement, il a aussi anticipŽ certains aspects existentiels de l'Žcologie
[a, a me pla”t beaucoup]. Il critique, en effet, ce qu'il appelle
Ç les dŽsirs non nŽcessaires È que, comme vous le savez, le
capitalisme contemporain multiplie sans rel‰che uniquement pour transformer les
gens en consommateurs d'objets le plus souvent laids et inutiles mais qui font
marcher la machine ˆ profits. Il a aussi fortement critiquŽ le pouvoir illimitŽ
de l'argent. Quatrimement, il a, avant tout le monde, dans sa fameuse
allŽgorie de la caverne,
critiquŽ la sociŽtŽ du spectacle. Il montre admirablement comment les
structures du rŽel - le pouvoir des citŽs pour lui, le capitalisme dŽcha”nŽ
pour nous - sont dissimulŽes par des artifices et des images, des propagandes
secrtes, des diversions spectaculaires. Il nous apprend que pour tre libre,
il faut d'abord sortir du semblant et de l'imaginaire par lesquels les sociŽtŽs
et leurs ƒtats tentent d'obtenir notre soumission. La vŽritŽ est la condition
absolue de la libertŽ, enseignement
capital et tout ˆ fait oubliŽ : dans notre monde, on enseigne que la
libertŽ ce sont justement les opinions tout ˆ fait indŽpendamment de leur
valeur de vŽritŽ. Platon c'est, ds le dŽbut, la lutte acharnŽe de la
philosophie contre la dictature des opinions È.
Le
journaliste m'a ensuite posŽ la question suivante : Ç Quel rapport
Žtablissez-vous, en lisant Platon, entre la jeunesse et la
dŽmocratie ? È
Je
lui ai rŽpondu ceci : Ç La jeunesse est toujours tentŽe par les multiples
dŽsirs, elle est impatiente, elle a beaucoup de gožt pour les spectacles, elle
est volontiers consommatrice, elle affirme sans trop vŽrifier les affirmations
et elle suit la dernire mode. Tous ces traits la rendent vulnŽrable aux
sŽductions et aux tromperies du capitalisme marchand et du spectacle qui va
avec. Du reste, tous les agents commerciaux de quelque produit que ce soit
considrent les adolescents comme ce qu'ils appellent Ç le cÏur de
cible È et ce que nous appelons aujourd'hui dŽmocratie, c'est d'abord le
libre marchŽ. Platon a vu tout cela en observant la dŽcadence de la dŽmocratie
athŽnienne ; le portrait qu'il fait du jeune dŽmocrate, pourvu qu'il ait
de l'argent dans sa poche, n'a pas pris une ride. Rappelons cependant que la
jeunesse peut tre aussi le courage, la fidŽlitŽ active ˆ une conviction vraie,
le sens de la rŽvolte et le gožt des idŽes. Toute rŽvolution est au fond une
division intime des jeunesses entre leur part corrompue et leur part
gŽnŽreuse È.
Troisime
question : Ç Pourquoi estimez-vous que le communisme se situe aux
antipodes de la dŽmocratie contemporaine ? È [on
l'attendait, celle-lˆ]
J'ai
rŽpondu : Ç Le communisme affirme trois possibilitŽs majeures.
Premirement, il est possible d'organiser une sociŽtŽ qui ne soit pas sous la
loi de la propriŽtŽ privŽe et qui n'ait pas comme moteur le profit et la concentration
des richesses entre les mains d'une petite oligarchie. Rappelons qu'aujourd'hui
1 % de la population mondiale possde dŽjˆ
46 % des richesses et que 10 % de la population mondiale en possde
86 %. Le communisme est l'idŽe que cette situation est inacceptable et
qu'une forme neuve d'appropriation collective des richesses est la seule issue
digne de l'humanitŽ. Deuximement, il est possible d'en finir avec la division
technique et sociale du travail, l'opposition entre travail manuel et travail intellectuel,
entre t‰ches de direction et t‰ches d'exŽcution etc. la seule idŽe digne de
l'humanitŽ est celle qui fait des hommes et des femmes des travailleurs polymorphes. Dans ce cadre, on peut
obtenir la plus concrte et la plus complte ŽgalitŽ.
Et troisimement, il est possible de remplacer peu ˆ peu l'ƒtat central
coercitif et punitif par des formes ramifiŽes et liŽes de ce que Marx nommait
Ç la libre association È. Ces trois possibilitŽs dŽfinissent une
dŽmocratie rŽelle tout ˆ fait contraire, sur tous les points essentiels de
l'organisation sociale, ˆ la fausse dŽmocratie reprŽsentative actuelle qui
organise un semblant de choix dont tout le rŽel est la dictature sans pitiŽ des
nŽcessitŽs Žconomiques et des intŽrts d'un tout petit nombre de gens. Pendant
la crise actuelle, la fortune de 1 % de la population a augmentŽ dans des
proportions inimaginables pendant que la situation de la masse des gens –
voyez la Grce, mais on peut trouver encore bien pire dans le monde –
s'aggravait sans espoir d'un redressement rapide. Le communisme est l'unique
alternative ˆ cette dŽmocratie des financiers È.
Ë
l'heure actuelle, le journaliste m'a fait savoir qu'il n'Žtait pas sžr que sa
direction publie cet entretien. Nous verrons la suite.
*
Nous
sommes ici dans une tentative pour critiquer l'idŽologie de la finitude qui me
para”t tre en dernier ressort la forme gŽnŽrique de toute oppression et en
particulier de l'oppression exercŽe par la forme de l'organisation sociale
aujourd'hui.
Comment
l'idŽologie de la finitude peut-elle tre imposŽe, au point de se transformer,
ce qui est le propre de toute idŽologie, en une sorte de fausse Žvidence
largement partagŽe ? Il faut bien voir que la majoritŽ des gens sont en Žtat de
dire aujourd'hui : Ç Vive la dŽmocratie !È exactement dans les
mmes conditions et pour les mmes raisons qu'il y a quelques sicles
l'Žcrasante majoritŽ des gens criaient Ç Vive le roi ! È. Dans
les deux cas, la loi des choses est qu'une Žvidence collective est constituŽe
par l'ensemble des mŽcanismes sous-jacents ˆ la sociŽtŽ considŽrŽe et aussi par
l'ensemble de ses appareils de propagande de toutes sortes. Il est inexact de
dire que les appareils de propagande aujourd'hui soient tellement plus
puissants qu'autrefois et j'en donne toujours pour exemple l'existence dans le
moindre hameau franais d'une considŽrable Žglise, grosse ˆ elle seule comme
quatre b‰timents du village, dans lesquels, de faon continue, un fonctionnaire
propagandiste Žtait lˆ pour surveiller la sociŽtŽ et lui rappeler ses devoirs.
C'est un appareil somme toute tout ˆ fait fiable, a vaut bien la tŽlŽ,
d'autant plus qu'ˆ l'Žpoque il n'y avait pas, si je puis dire, de
Ç religion libre È, comme il y a, ou comme on a cru qu'il y avait,
des ÇtŽlŽvisions libres È.
Tout
cela pour dire que la finitude est un enjeu de propagande depuis toujours,
parce qu'il revient ˆ dire : Ç si vous avez l'idŽe que ce qu'il y a
peut tre transcendŽ, dŽpassŽ, dŽpliŽ sur un horizon infini de l'existence
humaine, vous vous trompez, vous dŽveloppez une idŽologie dŽplorable et
criminelle, et il faut que vous reveniez aux rŽalitŽs, que vous abandonniez les
utopies, que vous cessiez d'avoir des idŽologies, idŽologies qui nous ont fait
tant de mal (selon l'idŽologue en chef, bien entendu : un grand thme de
l'idŽologie d'aujourd'hui est qu'il faut faire dispara”tre les idŽologies - au
profit de la seule qui restera...).
Il
est donc intŽressant d'examiner les diffŽrents protocoles d'imposition de la
finitude. On peut en repŽrer cinq. La premire mŽthode c'est la rŽpression, Žventuellement
autoritaire, de toute altŽritŽ pensante qui s'avŽrerait potentiellement
infinie. Deuximement, il y a l'imposition par allŽgeance identitaire
c'est-ˆ-dire par considŽration d'une identitŽ telle qu'y faire allŽgeance est
une obligation constituant, comme pour toute identitŽ, un horizon de
finitude ; cela a ŽtŽ largement pratiquŽ dans l'espace des religions et
des nationalismes, et ce n'est pas du tout abandonnŽ aujourd'hui (les plus
hautes instances de notre ƒtat n'hŽsitent pas ˆ mettre en branle ce type de
machinerie, en rappelant qu'il y a une identitŽ franaise ou, ˆ dŽfaut, qu'il y
a un Ç pacte rŽpublicain È tel que, si on y fait allŽgeance, on
appartient rŽellement ˆ la communautŽ, fermŽe, finie, de la Ç communautŽ
nationale È). Le troisime procŽdŽ c'est l'atomisation,
c'est-ˆ-dire la considŽration que toute sociŽtŽ est en rŽalitŽ constituŽe
d'atomes, qu'il faut retourner ˆ la finitude de l'individualitŽ comme
telle ; il n'y a, par rapport ˆ elle, pas de transcendance, elle est le
point de butŽe de toute considŽration des collectivitŽs existantes, et ce point
ultime de l'atomistique sociale constitue une finitude irrŽductible. En
quatrime lieu, nous avons la stŽrilisation de la langue : c'est la
crŽation d'une langue ayant pour caractŽristique une incapacitŽ ˆ travailler sa
propre infinitŽ, une langue circulaire, neutralisŽe, stŽrilisŽe, ce qu'on a un
moment appelŽ une langue de bois ou une novlangue. Le Ç cours de langue de
bois È de l'ƒcole Nationale d'Administration nous apprend ainsi, ˆ partir
de quatre blocs diffŽrents de segments de phrases ˆ fabriquer ˆ volontŽ plus
d'un millier de discours parlementaires[2]. Je vais
vous en fabriquer un de plus aujourd'hui : Ç Mesdames, messieurs,
c'est en toute conscience que je dŽclare avec conviction que la volontŽ de
sortir notre pays de la crise doit nous amener au choix rŽellement impŽratif
d'un pacte de responsabilitŽ correspondant aux exigences lŽgitimes de
chacun È. C'est typique d'un agencement significatif qui en rŽalitŽ stŽrilise
la langue et fait qu'au bout du compte vous ne savez pas trs bien ce qui a ŽtŽ
nommŽ dans cette affaire. Il n'en demeure pas moins que l'expression
Ç pacte de responsabilitŽ È va circuler. Quand on gratte un peu, on
trouve : Ç Il faut trimer un peu plus et se serrer la
ceinture È, c'est a tre responsable. Ce discours, vous le voyez, vŽhicule une prŽsomption de finitude parce qu'il fait
fonctionner la langue sur son propre vide au lieu de l'Žlargir vers une
nomination effective de quelque chose de nouveau. La dernire possibilitŽ
enfin, c'est la finitude par recouvrement. C'est ˆ mon sens la plus importante de toutes, celle qui est la plus active et la
plus dissimulŽe en mme temps. C'est la possibilitŽ de recouvrir un espacement
infini par ce qu'on peut appeler un Ç pavage È fini, c'est-ˆ-dire
d'infliger une finitude immanente ˆ une ouverture qui Žtait potentiellement
infinie. Je tenterai par la suite de montrer que la procŽdure de recouvrement
est la procŽdure majeure, Ç moderne È, d'imposition de la finitude ;
c'est la plus machinale, celle qui est la plus
automatiquement montŽe. Elle a ŽtŽ entrevue dans les combats idŽologiques par
le mot ambigu de Ç rŽcupŽration È (l'idŽe Žtant, dans une ambiance
issue de Foucault et de Deleuze, que toute nouveautŽ Žtait prise dans la
dialectique des micro-pouvoirs, o se jouait la capacitŽ d'absorption
d'ŽlŽments nouveaux ou singuliers par la machinerie gŽnŽrale). Je pense
cependant que le mot Ç recouvrement È est plus appropriŽ et je
t‰cherai de vous le montrer.
*
Je
voudrai aujourd'hui faire un parcours synthŽtique de la question de l'infini,
en mettant notamment l'accent sur la multiplicitŽ diffŽrentielle des types d'infini.
Vous
savez que l'histoire, notamment philosophique, de l'infini, c'est l'histoire de
son rapport ˆ l'Un. On peut considŽrer que la clŽ de ce que Heidegger a appelŽ
la phase onto-thŽologique de la mŽtaphysique peut tre dŽfinie comme une sorte
de fusion entre le motif de l'infini et le motif de l'Un. Pour la dŽfaire, il a
fallu une rŽvolution mathŽmatique, la thŽorie des multiplicitŽs telle que
Cantor l'a pour la premire fois formalisŽe. Car ds qu'on a ouvert l'infini ˆ
cette formalisation, on a eu l'Žmergence et l'apparition d'une infinitŽ
d'infinis diffŽrents. Un espace entirement nouveau Žtait ainsi ouvert dans
lequel l'infini est dŽcollŽ de l'Un et est lui-mme en quelque sorte soumis ˆ une logique de la multiplicitŽ, logique dont
l'exploration est extrmement complexe et ˆ vrai dire se poursuit encore
aujourd'hui. Il s'agit notamment de savoir s'il y a, ou s'il n'y a pas, de
cl™ture quelque part : cette infinitŽ d'infinis est-elle totalement
ouverte, ou bien peut-on imaginer, revenant ˆ l'Un finalement, une figure qui
serait une figure cl™turante de cette boite de Pandore de l'infini ouverte par
Cantor ˆ la fin du XIXe sicle.
Ce
dont il s'agit dans cette construction du concept d'infini, c'est d'avoir
traitŽ mathŽmatiquement la question de la mort de Dieu. La sŽparation
entirement assumŽe par les mathŽmatiques entre l'Un et l'infini porte atteinte
en son cÏur mme ˆ ce qu'on peut appeler l'ontologie divine, ou, en effet,
l'onto-thŽologie. Si Dieu est mort quelque part, c'est pour l'instant dans les
mathŽmatiques. Ailleurs, il ne se porte pas si mal.
Le
pŽril, comme on sait, de l'acceptation de cette mort de Dieu, y compris dans sa
figure rationnelle, c'est-ˆ-dire mathŽmatisŽe, c'est par la mme occasion de
faire dispara”tre tout horizon possible d'absoluitŽ et d'ouvrir la voie ainsi,
sous la bannire de la mort de Dieu, ˆ une sorte de relativisme sceptique,
lequel est sous-jacent ˆ l'Žtablissement de la dictature des opinions. De ce
point de vue, il y a une version capitaliste de la mort de Dieu. Ne croyons pas
que la mort de Dieu soit en soi un thme progressiste. Il n'est pas vrai qu'on puisse
considŽrer que le partage idŽologique majeur de notre temps est entre ceux qui
assument quelque chose comme la mort de Dieu et ceux qui ne l'acceptent pas,
thse pourtant trs rŽpandue. Cette thse est fausse, tout simplement parce que
la mort de Dieu peut parfaitement ouvrir ˆ une nouvelle forme d'oppression par
la finitude, qui est que, comme il n'y a pas d'absolu, toutes les opinions se
valent. Or, si toutes les opinions se valent, qu'aucune n'est en Žtat d'Žmerger
ou de se singulariser par rapport aux autres, vous tes dans la figure trs
typique de la finitude, de l'impuissance de la pensŽe humaine ˆ parvenir ˆ
quelque vŽritŽ que ce soit et de la nŽcessitŽ o elle se trouve de se
contenter, dans la variabilitŽ des cultures, de rŽgimes d'opinions parmi
lesquels on distinguera simplement deux types : les opinions qui vont dans
le bon sens et celles qui n'y vont pas. Les premires sont celles qui valident
le fait qu'il n'y a que des opinions ; celles qui ne valident pas ce fait
seront par contre des opinions suspectes – non pas fausses, mais
suspectes (parce que pour qu'elles soient fausses, il faudrait qu'elles
puissent tre vraies).
C'est
donc une grande affaire de savoir quelle est le
signification ˆ la fois philosophique et Žthico-politique de cet ŽvŽnement qui
s'est produit quelque part dans les temps modernes. Quand, ˆ l'origine de tout
cela, Robespierre a dŽcrŽtŽ et
dirigŽ la fte de l'ætre Suprme, l'intention politique doit bien tre comprise
(quoi qu'on en pense par ailleurs : ce n'est pas forcŽment une excellente
idŽe de faire une fte de l'ætre SuprmeÉ). La thse
de Robespierre est que les tenants de l'athŽisme ouvrent la porte ˆ une
nouvelle forme de rŽaction ; ils se prŽsentent comme des progressistes
rompant avec la superstition, avec l'ƒglise etc. - et Robespierre sur ce point
Žtait d'accord avec eux, il voyait bien que le camp catholique Žtait un camp
conservateur, dans les conditions du temps - mais ce qu'il ne pensait pas
c'Žtait que porter atteinte ˆ toute forme d'existence de l'absoluitŽ puisse
tre en dernier ressort rŽellement une position progressiste.
La
question est de savoir, ˆ supposer que nous dŽfaisions le lien entre l'infini
et l'Un, ce que d'une certaine manire la rŽvolution scientifique en cours nous
oblige ˆ faire, si cela a pour consŽquence inŽluctable la dŽsabsolutisation
radicale de toute pensŽe et par consŽquent, en rŽalitŽ, la fin de toute
catŽgorie de vŽritŽ. Le geste robespierriste dŽsigne une conscience immŽdiate
du pŽril : si, du c™tŽ des forces de la rŽvolution, nous n'avons
finalement que la libertŽ sans critres des opinions, ce sont les intŽrts qui
vont l'emporter. Parce que si vous
n'avez pas de vŽritŽ, vous ne pouvez avoir que des intŽrts. Et ce qui rŽglera
le rŽgime multiforme des opinions, sera la logique des intŽrts, c'est-ˆ-dire
de ce que Saint-Just et Robespierre appelaient la corruption. Un bon nom.
Pour
le schŽmatiser : la mort de Dieu, ŽvŽnement supposŽ, c'est-ˆ-dire la fin
de l'onto-thŽologie mŽtaphysique, la sŽparation de l'idŽe d'infini et de l'idŽe
de l'Un, peut se trouver corrompue ds lors qu'elle est pensŽe comme
dŽsabsolutisation radicale ou fin de l'ŽlŽment gŽnŽrique d'existence des
vŽritŽs. Vous voyez l'importance et la contemporanŽitŽ de l'enjeu : la
grande sŽquence de la crise historique des religions ouverte par les Lumires
au XVIIIe sicle (et qui n'est pas achevŽe, parce que nous ne sommes pas encore
au clair sur la question de l'infini) est politiquement et idŽologiquement
ambigu‘. D'une part, le partage entre le maintien du dispositif
onto-thŽologique et son contraire n'est pas le partage principal ; d'autre
part, l'orientation des Lumires, celle qui soustrait finalement la pensŽe ˆ la
dictature de la religion, n'est pas par elle-mme une orientation progressiste.
Elle le fut en des temps reculŽs, mais elle ne l'est absolument pas
aujourd'hui. DŽjˆ les rŽvolutionnaires franais avaient compris qu'il n'y a
aucune contradiction dans l'idŽe d'un athŽisme rŽactionnaire. Aujourd'hui un
directeur de banque peut parfaitement diriger sa banque mme s'il n'est pas
dans l'ŽlŽment de l'onto-thŽologie, il n'a aucun problme avec la mort de Dieu.
Qu'ˆ l'occasion puissent surgir, ˆ la surface, des gens qui, au nom de
conceptions tout ˆ fait rŽactives de la religion,
s'opposent ˆ ceci ou cela, ne fait que brouiller les cartes. Dans la situation
contemporaine, le fait d'avoir des rŽactionnaires religieux, des terroristes
fanatiques, des athŽes banquiers et des partisans du pacte de responsabilitŽ
dont on ne sait pas trs bien quel est leur rapport ˆ l'infini, crŽe une
disposition extrmement confuse de la situation. J'ai toujours pensŽ que la
question d'aujourd'hui Žtait une question d'orientation. Or une pensŽe orientŽe
n'est possible que sur un horizon d'infinitŽ qui permet de rŽtablir la possibilitŽ
de ne pas plier devant la finitude – encore faut-il qu'ˆ l'intŽrieur de
cette restauration de l'infini il ne s'agisse pas purement et simplement d'une
restauration de la possibilitŽ des libres opinions et c'est tout.
L'ensemble
de ce que nous essayons de faire, qui est une critique de la finitude au nom
des virtualitŽs de l'infini dans l'existence humaine, de la valeur
Žmancipatrice de l'infini, nous le faisons dans le maintien d'une absoluitŽ
(non religieuse). Autrement dit, nous supposons qu'il existe quelque chose
comme une ontologie absolue. C'est-ˆ-dire une pensŽe de l'tre qui
ultimement sert de fond et de garant ˆ la possibilitŽ de distinguer ce qui est
vrai de ce qui ne l'est pas.
Il
nous faut pour cela qu'existe un univers de rŽfŽrence qui soit le lieu de la
pensŽe de l'tre en tant qu'tre et qu'on puisse doter ce lieu de quatre
caractŽristiques. Encore quatre É
1.
Cet univers de rŽfŽrence rŽvle l'tre en tant qu'tre comme immobile. S'il ne l'Žtait
pas, la variabilitŽ de la rŽfŽrence le dŽsabsolutiserait. Mais si le lieu
rŽfŽrentiel de l'tre est immobile, il laisse bien entendu ouverte la (ou les)
pensŽe(s) du mouvement et d'ailleurs de toute pensŽe rationnelle quelle qu'elle
soit.
2.
Il est intŽgralement intelligible dans son tre ˆ partir de rien. Car s'il
Žtait intelligible ˆ partir de quelque chose, il ne serait pas le rŽfŽrent
ontologique ultime. On peut aussi le dire ainsi : il n'existe aucune
entitŽ dont il serait la composition, c'est-ˆ-dire aucun ŽlŽment qui serait
encore plus ultime que lui ; ou encore : il n'est pas atomique. Le
point d'entrŽe dans son existence n'est pas l'Un, il n'est pas un composŽ de
l'Un. Il faut donc assumer qu'en un certain sens son tre mme se pense
(ou : le cheminement vers lui se fait) ˆ partir du rien.
3.
Il est radicalement non empirique. ƒvidemment, puisqu'il est l'horizon de toute
expŽrience. Comme il n'y en a pas de construction ˆ partir d'une expŽrience, on
ne peut le dŽcrire ou le penser qu'ˆ partir d'axiomes, ou de principes -
auxquels il correspond Žventuellement. Autrement dit : pour penser ce fond
de toute pensŽe, il vous faut dŽcider de le penser ; et aprs cette
dŽcision, qui prend la forme d'axiomes ou de principes, vous allez en explorer
les consŽquences, ˆ vos risques et pŽrils : il est inŽvitable que vous
courriez le risque de vous tre trompŽ d'axiomes ou de principes, ce qui se
manifestera par le fait qu'ˆ un moment donnŽ, vous allez vous trouver devant
une contradiction insurmontable, une antinomie ou une absurditŽ. Mais a ne
peut pas tre autrement. Vous ne pouvez vous ouvrir un accs au rŽfŽrent absolu
de toute pensŽe qu'en faisant des hypothses qui le concernent. Hypothses
nŽcessairement maximales, c'est-ˆ-dire qui tentent de toucher ce qui est le
commun de tout ce qui existe dans son indistinction mme, dans son absence de
particularitŽ.
4.
Le principe de maximalitŽ s'Žnonce aussi ainsi : tant que ce que vous dites
peut s'infŽrer sans contradiction des axiomes, vous continuez. Vous ne devez
rien admettre qui limite votre pensŽe du rŽfŽrent qui viendrait de
l'extŽrieur ; a ne peut venir que de votre propre mouvement pour le
penser et donc de ce que vous tirez des axiomes ˆ partir desquels vous avez
dŽcidŽ d'en entreprendre la pensŽe.
On
appellera donc rŽfŽrent absolu de toute pensŽe rationnelle effective Ç quelque
chose È (dont nous ne savons
pas encore trop ce que c'est, Ç quelque chose È c'est dŽjˆ beaucoup
trop dire) qui est immobile, intelligible ˆ partir de rien, qui ne se laisse
dire ou penser que par des dŽcisions axiomatiques et qui existe maximalement.
Ce
dernier point signifie que tant que vous pouvez attribuer telle ou telle
propriŽtŽ au rŽfŽrent absolu, vous le devez – si, alors que vous
le pouvez, vous dŽclariez que vous ne le devez pas, c'est que vous feriez
provenir un impŽratif d'autre chose que de lui-mme, ce qui serait une
contradiction. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous serons hostile ˆ
toute dŽcision axiomatique qui s'auto-limite ˆ partir de caractŽristiques
extŽrieures, comme la supposition des capacitŽs de l'intelligence humaine. Par
exemple toute une sŽrie d'orientations de la pensŽe axiomatique refuse l'infini
actuel sous l'idŽe que nous n'en avons pas d'intuition vŽritable. Or, s'il
s'agit du rŽfŽrent absolu de toute pensŽe, notre intuition est une pauvre
chose. Le principe de maximalitŽ se dit aussi : tout ce qui peut tre
pensŽ sans contradiction doit tre affirmŽ existant.
‚a
ressemble ˆ du Spinoza, diront certains, par plus d'un trait. D'abord parce
qu'on peut considŽrer que Spinoza est un penseur matŽrialiste (cela a ŽtŽ dit,
notamment en France, par Louis Althusser et ses successeurs) car, comme vous le
savez, il identifie Dieu ˆ la
nature. Deus sive natura. Nous ne sommes pas dans un discours
onto-thŽologique, mais dans un discours dans lequel il n'y a pas de
transcendance, c'est une philosophie radicalement immanente. Mais il est aussi
le premier penseur, peut-tre, ˆ avoir affirmŽ que mme notre expŽrience finie
(l'intellection de quelque chose de fini) exige un rŽfŽrent infini et qui ne
soit pas sous la forme d'un CrŽateur infini. Ce qu'il affirme c'est que le
principe explicatif dernier est toujours de type infini. En ce sens, Spinoza
est non seulement un philosophe matŽrialiste, mais aussi un philosophe qui,
d'une certaine faon, dŽjoue l'autoritŽ de la finitude. Le fini n'est qu'une
catŽgorie nŽgative (en quoi Spinoza Žtait encore, en un certain sens, un
cartŽsien : Descartes affirme explicitement que l'infini est plus clair
que le fini), l'tre du fini lui-mme n'est intelligible que comme infini.
ThŽorme
28 du livre I de L'Žthique : Ç Tout existant singulier,
autrement dit, toute chose qui est finie et a une existence dŽterminŽe, ne peut
exister ni tre dŽterminŽe ˆ opŽrer ˆ moins d'tre dŽterminŽe ˆ exister et ˆ
opŽrer par une autre chose qui elle aussi est finie et a une existence
dŽterminŽe et ˆ son tour cette cause ne peut non plus exister et tre
dŽterminŽe ˆ opŽrer ˆ moins d'y tre dŽterminŽe par une autre qui elle aussi
est finie et a une existence dŽterminŽe et ainsi ˆ l'infini È.
L'intelligibilitŽ
immanente du fini requiert dŽjˆ ˆ ce niveau-lˆ la rŽcurrence infinie de cette
finitude. Il y a une garantie ontologique de l'intelligibilitŽ du fini qui
elle-mme n'est pas finie. Aucune transcendance ici dans ce rapport du fini et
de l'infini, mais une immanence du fini ˆ lui-mme qui est infinie. Il y a une
intŽrioritŽ de l'infini ˆ l'existence singulire du fini lui-mme.
Comment
Spinoza arrive-t-il ˆ dŽmontrer ce thŽorme ? Car Spinoza, c'est quelqu'un
qui dŽmontre, il approche lui aussi son propre rŽfŽrent absolu –
qu'il appelle la Substance ou Dieu – par des mŽthodes axiomatiques,
dŽfinitionnelles et dŽmonstratives.
Pour
cette dŽmonstration, il faut qu'il y ait des existants singuliers qui eux-mmes
attestent l'infinitŽ dans l'ordre propre de l'expŽrience. Les propriŽtŽs de ces
existants infinis internes ˆ la finitude si je puis dire - existants infinis
diffŽrents (la thse de la multiplicitŽ des infinis est elle aussi dŽjˆ prŽsente
chez Spinoza) - dŽpendent finalement des propriŽtŽs fondamentales de la
Substance, c'est-ˆ-dire du rŽfŽrentiel absolu[3].
Pour
Spinoza, il y a donc une garantie absolue de toute connaissance, il y a le lieu
rŽfŽrentiel absolu de toute vŽritŽ finie et la construction de cette garantie
absolue donnŽe par le lieu rŽfŽrentiel met en jeu de faon cruciale non
seulement la diffŽrence du fini et de l'infini mais les diffŽrences internes ˆ
l'infini lui-mme. C'est le c™tŽ prophŽtique et fondamental de Spinoza.
Je
suis d'accord avec Spinoza sur deux points. Premirement, la moindre pensŽe
vraie, mme sur un mouvement purement local, implique l'existence d'un
rŽfŽrentiel absolu. Pour vous donner un exemple : on peut dire que toute
physique exige une mathŽmatique ; il y a un moment o la physique ne peut
pas tre rŽduite aux expŽriences locales qui sont les siennes, il y a un
rŽfŽrent mathŽmatique invariant sur lequel la physique procde et qui est en
quelque sorte l'absoluitŽ souterraine qui garantit l'intelligibilitŽ d'une
expŽrience quelconque dans un monde particulier. Deuximement, cette relation
nŽcessaire entre le rŽfŽrent absolu et une connaissance locale implique, met en
jeu, la pensŽe de l'infini et ce sous la forme de la
pluralitŽ des Žchelons infinis de la pensŽe. Sur ces deux points, je suis donc
en accord avec Spinoza. Mais je diverge sur un autre point : le
rŽfŽrentiel absolu lui-mme ne peut pas tre dans la forme de l'Un. Il ne peut
pas tre l'expression infinie d'une essence Žternelle, pour reprendre son
lexique. En dŽfinitive, il y a un moment o Spinoza rejoint quand mme le
dispositif onto-thŽologique. Il le rejoint quand ultimement il cl™t le rŽfŽrent
ontologique dans la forme de l'unicitŽ, qui ne lui est pas essentielle ˆ mes
yeux, et dont il ne dŽmontre pas qu'elle lui est essentielle.
DŽfinition
6 du livre I de L'Žthique : Ç Par Dieu, j'entends un Žtant
absolument infini, c'est-ˆ-dire une substance consistant en une infinitŽ
d'attributs dont chacun exprime une essence Žternelle et infinie È.
Nous
retrouvons ici l'infinitŽ des attributs infinis, la pluralitŽ des infinis, mais
nous la retrouvons dans un recollement ˆ l'Un qui est dŽsignŽ dans le mot de
Substance (ou Dieu). On dira : le rŽfŽrent ontologique absolu ne peut pas
tre une S/substance, il n'a pas de substantialitŽ. Au fond, Spinoza maintient
une tension dans l'infini : d'un c™tŽ, il a parfaitement compris que l'infini
est de l'ordre de la multiplicitŽ (c'est une infinitŽ d'attributs qui
compose la Substance), mais en mme temps chaque attribut exprime la mme
Substance (Ç une essence Žternelle et infinie È), effet d'Un qui
est un effet d'absolutisation substantielle. Par consŽquent il y a une
ambivalence de l'infini chez Spinoza qui est en quelque sorte capturŽ dans une
pince entre la multiplicitŽ et l'Un.
Le
rŽsultat c'est que le rŽfŽrent de toute vŽritŽ possible devient aussi le
rŽceptacle de toute existence possible. Or quand vous dites ÇrŽfŽrent
ontologique absolu È, cela veut dire que toute vŽritŽ au regard
d'une chose existante a besoin de ce rŽfŽrent pour se construire et exister,
mais cela ne signifie pas que toute chose est dans l'absolu – or,
c'est ce qu'affirme la proposition 14 du livre I de L'Žthique : Ç ˆ
part Dieu, il ne peut y avoir ni se concevoir de Substance et par consŽquent
tout ce qui existe co-appartient ˆ la substantialitŽ de Dieu È.
Alors
voilˆ : il faut abandonner la forme ultimement monothŽiste de la garantie
ontologique mme sous la forme immanentiste que lui a donnŽe Spinoza. Autrement
dit : nous devons accomplir une nouvelle figure de la mort de Dieu, qui
est la mort du Dieu spinoziste. C'est celui qui a rŽsistŽ le plus longtemps,
celui qui Žtait le plus coriace, celui que mme les matŽrialistes ont adorŽ
d'une certaine manire, le Dieu de la totalitŽ substantielle qu'on pouvait
concevoir comme une totalitŽ matŽrielle. Mais cette figure de la totalitŽ
matŽrielle ne peut pas fonctionner comme rŽfŽrent absolu sans appartenir encore
ˆ la figure de la tradition monothŽiste, car chez Spinoza, la matŽrialitŽ
elle-mme comme totalitŽ fonctionne comme un Dieu immanent. Ce que Spinoza va
Žlaborer dans les livres suivants, c'est que tout ce qui existe est en rŽalitŽ
crŽŽ par Dieu ˆ l'intŽrieur de lui-mme.
Je
ne vais faire aujourd'hui qu'esquisser la trajectoire que nous allons suivre.
Nous
devons garder l'idŽe du rŽfŽrent absolu sans garder l'idŽe de la Substance
rŽfŽrentielle absolue. Finalement, il faut que nous renoncions ˆ Dieu sans
perdre aucun de ses avantages, si possible. Il faut que la mort de Dieu ne soit
pas le naufrage de la pensŽe, comme elle l'est ds lors qu'elle est interprŽtŽe
dans la figure de la souverainetŽ des opinions.
Renoncer
ˆ l'Un vraiment veut dire qu'il faut admettre en un certain sens que du
rŽfŽrentiel absolu on ne peut mme pas dire qu'il existe ; ce serait dŽjˆ
trop en dire : car si vous dites qu'il existe, vous tes en train de
supposer que c'est une existence singularisable (Spinoza dirait : la
Substance). Il faut admettre que le rŽfŽrent absolu est un horizon et
qu'il ne consiste pas. On est au point o la consistance du rŽfŽrent
absolu est tout au bord de la pure et simple inconsistance, c'est une
consistance limite, c'est le point o entre consistance et inconsistance vous devez
trancher, or pour trancher il vous faudrait un autre rŽfŽrent. L'ambition de
Spinoza Žtait exagŽrŽe : il s'imaginait qu'il pouvait traiter la
substantialitŽ de la Substance comme il traitait tout le reste. C'est pourquoi
il a introduit la notion de causa sui. Il y avait au moins quelque chose
en commun entre Dieu et tout le reste : tout Žtait crŽŽ par Dieu, y
compris Dieu lui-mme. Dieu se causait constamment lui-mme, et se causant
lui-mme il causait toutes les choses [qui Žtaient en lui-mme] ;
ce faisant, la quasi-inconsistance d'horizon du rŽfŽrent absolu devenait un
absolu qui s'auto-engendre lui-mme. On retrouvait le dispositif crŽationniste
mais immanentisŽ.
Or,
le rŽfŽrent absolu est en quelque sorte inabordable parce qu'il ne comporte
aucune cl™ture qui en autoriserait la particularisation. Vous ne pouvez penser
quelque chose qu'au regard du rŽfŽrent absolu ; mais si vous admettez que
le rŽfŽrent absolu peut tre pensŽ lui aussi en rŽfŽrence au rŽfŽrent absolu,
vous avez l'auto-constitution du rŽfŽrent absolu par lui-mme. Ce sera l'idŽe
(grandiose) de Hegel, l'idŽe que l'absolu est l'auto-rŽalisation de lui-mme
dans l'Histoire : l'ætre est lui-mme son propre devenir. Hegel, c'est
Spinoza mis en mouvement. L'objection sera la mme (sauf qu'elle se dŽploiera
non pas sur la substantialitŽ du rŽfŽrent absolu, mais sur son
historicitŽ) : l'absolu est maintenu dans une position de dŽpendance ˆ
l'Žgard de lui-mme qui est la dŽpendance onto-thŽologique (puisque l'infinitŽ
doit ˆ un certain moment se refermer sur l'Un).
Il
est absolument fondamental que le lieu de la rŽfŽrence absolue ne soit pas
identitaire en ce sens qu'il n'est pas Un Dieu. L'absolu sera une multiplicitŽ
inconsistante, une multiplicitŽ qui ne se laisse pas rassembler dans la forme
de l'Un. Et si on veut lui donner corps, il faut en passer par la
formalisation. Car la formalisation, c'est ce qui va tirer les consŽquences des
principes et des axiomes sans tre sous la contrainte d'une cl™ture. Sera
rŽfŽrŽ tout ce qui doit tre rŽfŽrŽ, sans que pour autant ˆ un moment donnŽ il
y ait ˆ prononcer quelque chose sur le rŽfŽrent lui-mme, c'est-ˆ-dire sans en
faire un objet de la pensŽe. Ce qui fait que des vŽritŽs absolues sont
possibles n'est pas par soi-mme une vŽritŽ absolue.
Tout
ceci requiert que vous ayez inventŽ, pratiquŽ et dŽveloppŽ une langue
universelle. Parce que le rŽfŽrent absolu n'admettra pas non plus d'tre soumis
ˆ une langue particulire. Il faut tre Heidegger pour penser que l'ætre parle
allemand (certes aprs avoir, un temps, parlŽ grec, dans sa jeunesse). C'est
une manie allemande, qu'il faut quand mme saluer au passage, parce qu'elle a
donnŽ de grandes choses. Les Allemands sont dans une telle incertitude de ce
qu'ils sont - c'est Ç un
peuple vaguement rŽpandu dans une zone informe de l'EuropeÈ, comme disait
Claudel - qu'ils sont obligŽs, pour se donner un tre, d'aller trs haut. Trs
t™t, on a dit : un Allemand, c'est quelqu'un qui parle allemand –
c'est-ˆ-dire, ˆ la fin des fins, la langue de l'ætre. Mme Leibniz, qui n'Žtait
pas un imbŽcile, le disait. Ce qui laisse ˆ supposer que Dieu parle É Dieu sait
quelle langue il parle depuis qu'il est mort ! Peut-tre le franais (la
France a quand mme ŽtŽ le nom de ses principaux assassins) É
La
formalisation est donc requise pour mettre en place cette disposition d'un
rŽfŽrent qui n'est pas auto-rŽfŽrentiel, thse que Lacan partage avec
Wittgenstein : du rŽfŽrent absolu, il n'y a pas de mŽtalangage. Les
Ç petites lettres È de la mathŽmatique, que tout le monde peut apprendre,
ce qu'elles disent – je pense que je pourrai vous le montrer –
c'est quelque chose d'assez austre : comment est-il possible d'aller
aussi prs que possible du rŽfŽrent absolu.
MallarmŽ,
ˆ la fin d'une des variations d'Igitur, dit : Ç Ceci devait
avoir lieu dans les combinaisons de l'Infini vis-ˆ-vis de l'Absolu È.
C'est ce dont on a parlŽ aujourd'hui.
Je vais commencer par le discours
du jour, conformŽment aux opŽrations dŽmocratiques de standardisation de la
langue, et selon le schŽma que vous connaissez :
Ç Et c'est en toute
conscience, mesdames et messieurs, que je dŽclare avec conviction que le
particularisme dž ˆ notre histoire unique entra”ne une mission somme toute des
plus exaltantes pour moi, celle d'une restructuration dans laquelle chacun
pourra enfin retrouver sa dignitŽ. Merci, mesdames et messieurs È.
Pour faire contraste, je voudrai
vous lire Ville, un pome de Rimbaud tirŽ des Illuminations.
Je suis un ŽphŽmre et point trop
mŽcontent citoyen d'une mŽtropole crue moderne, parce que tout gožt connu a ŽtŽ
ŽludŽ dans les ameublements et l'extŽrieur des maisons aussi bien que dans le
plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d'aucun monument de
superstition. La morale et la langue sont rŽduites ˆ leur plus simple
expression, enfin ! Ces millions de gens qui n'ont pas besoin de se conna”tre
amnent si pareillement l'Žducation, le mŽtier et la vieillesse, que ce cours
de vie doit tre plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle
trouve pour les peuples du continent. Aussi comme, de ma fentre, je vois des
spectres nouveaux roulant ˆ travers l'Žpaisse et Žternelle fumŽe de charbon, -
notre ombre des bois, notre nuit d'ŽtŽ ! - des ƒrynnies nouvelles, devant mon cottage
qui est ma patrie et tout mon cÏur puisque tout ici ressemble ˆ ceci, - la Mort
sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour dŽsespŽrŽ et un joli
Crime piaulant dans la boue de la rue.
Ce que j'ai dit la dernire fois sur les
diffŽrents types de la finitude, on le retrouve ici d'une faon extraordinairement
concentrŽe, et, comme toujours chez Rimbaud, presque aux frontires de
l'imperceptible et en mme temps d'une densitŽ Žclatante.
La grande ville - ici le Londres
de l'apogŽe impŽrial anglais, c'est-ˆ-dire le symbole de l'‰ge moderne - est
immŽdiatement dŽcrite comme ce qui ne porte presque plus aucune trace de
l'infini sous toutes ses formes. Tout gožt connu a ŽtŽ ŽludŽ c'est-ˆ-dire
toute singularitŽ de l'infini de la trace artistique ; vous ne
signaleriez les traces d'aucun monument de superstition (en rŽalitŽ d'aucun
monument tout court) ; de mme la morale et la langue sont rŽduites ˆ
leur plus simple expression. Il y a aussi l'atomisation spectrale,
c'est-ˆ-dire l'individualisme : ces millions de gens qui n'ont pas besoin de
se conna”tre - ce qu'on pourrait appeler la
souverainetŽ du nombre sans qualitŽ. Et, pour finir, les noms de la finitude
elle-mme : le triple de la Mort, du DŽsespoir et du Crime. La finitude
est une dimension ˆ laquelle le sujet s'accroche ˆ raison de l'instinct de mort
et c'est une mort sans cŽrŽmonie, sans relve, une mort sche, la mort de
quiconque est sŽparŽ de tous les autres. C'est le mourir lui-mme qui est le
symbole de la finitude.
Rimbaud, dans un langage de
densitŽ, d'adresse, de force de l'expŽrience, se saisit de l'avnement de la
finitude moderne avec cette espce de froideur et de sŽcheresse qu'il a
toujours, la froideur du pote qui est sžr de dire ce qui est et qui n'a pas
besoin de lyrisme et d'exagŽration. Il est frappant qu'il ait choisi pour
symbole de cette finitude la grande ville, soit ce qui para”t tre la crŽation
la plus dense, la plus multiforme et en un sens la plus infinie du monde
moderne et que, dans une langue extrmement dense, il y ait saisi la
possibilitŽ de la stŽrilisation de la langue dans le monde moderne, de la
langue rŽduite ˆ sa plus simple expression.
*
Je veux aussi, puisque je tiens chronique de mes
voyages, vous dire quelques mots sur la Grce. La chose trs frappante
lˆ-bas, et lˆ nous sommes au cÏur de notre sujet, c'est la question de la
dette. Car la dette est un opŽrateur de finitude majeur, c'est un principe de
recouvrement (au point qu'on parle du recouvrement d'une dette). Par cet
asservissement numŽrique, chacun est ˆ ce point enfoncŽ dans le dŽsespoir de sa
propre existence que toute infinitŽ est rŽduite au calcul de sa propre survie.
Et c'est bien ˆ a qu'elle sert, cette dette. L'existence de tout le monde est
dŽvorŽe par un Minotaure, le Minotaure de la Dette, un monstre abstrait et
extŽrieur. Tout le monde est endettŽ, mais c'est une Dette anonyme et son
anonymat est marquŽ par le fait que les rŽgents de la Dette sont des gens venus
du dehors : le terrible monstre ˆ trois ttes qu'est la tro•ka europŽenne,
mythologie financire sinistre qui commande, c'est-ˆ-dire qui indique au
gouvernement grec ce qu'il doit faire et auquel il doit obŽir.
C'est ce qui transforme la Grce
en un champ expŽrimental diabolique, le champ de ce que pourraient tre les
pires rŽformes dans la dimension de la finitude absolue. La finitude absolue
consiste, Žtant donnŽ l'impossibilitŽ de payer la dette, dans la braderie de
tout ce qui est aux prŽdateurs. Au nom de la dette, les Grecs sont priŽs de
tout vendre. Il y a des prŽdateurs installŽs dans tout le pays, ˆ l'affžt,
guettant les bonnes affaires. Puisque tout s'est effondrŽ, vous pouvez, si vous
avez l'argent pour le faire, acheter ˆ trs bas prix des maisons ˆ Athnes;
c'est d'ailleurs depuis longtemps que les Chinois ont achetŽ la totalitŽ du
port du PirŽe. N'importe qui vient lˆ et fait son marchŽ ˆ l'ombre de la dette.
C'est un vŽritable banc d'essai pour les rŽformes du libŽralisme (pas le
libŽralisme mollasson, mais le libŽralisme radical) : par exemple, la
tro•ka a rŽcemment proposŽ que l'on supprime les Žtablissements d'enseignement
supŽrieur public et qu'il n'y ait plus que des Žtablissements privŽs. Eh oui,
pourquoi pas ?
Tout cela s'accompagne d'une
persŽcution continue sur la vie des gens, y compris ceux qui arrivent. Avec des
atrocitŽs diverses. Par exemple, pendant que j'y Žtais, les garde-c™tes grecs
ont dŽlibŽrŽment noyŽ des gens qui tentaient d'entrer en Europe pour survivre,
des gens comme il y en tant, et en tapant ˆ la rame pour tre bien sžrs qu'ils
restaient dans l'eau.
Mais a ne suffit pas : il
faut encore dŽvelopper la thse selon laquelle c'est de la faute au peuple grec
lui-mme. Il ne suffit pas qu'il lui arrive ce qui lui arrive, il faut qu'il
s'en sente coupable. C'est une opŽration mythologique qu'au fond on pourrait
raccorder ˆ certains aspects de la pensŽe de Nietzsche, ˆ savoir qu'il est trs
important de crŽer partout o on le peut des zones de culpabilitŽ massive. En
la circonstance, on accuse les Grecs Ç d'avoir vŽcu au-dessus de leurs
moyens È. Et cela tout simplement parce que les banques allemandes et les
autres prtaient de l'argent ˆ crŽdit tant que a pouvait ; ˆ un moment on
a dit aux Grecs : Ç vous croyez que c'est a la nouvelle vie, eh bien
maintenant vous payez votre dette !È. Cette vie sent la mort, et la mort
dont on serait soi-mme coupable.
Ce n'est pas trs gai, je vous le
concde. Et il est trs important de comprendre qu'il s'agit d'un champ
expŽrimental : quelque chose que l'on tente sur un petit peuple affaibli,
situŽ en vŽritŽ assez loin de l'Europe (la Grce est plus proche de la Turquie
ou de la Libye qu'elle ne l'est de l'Allemagne ou de l'Angleterre), un peuple
dont l'histoire a ŽtŽ trs complexe, trs sanglante aussi (ˆ vrai dire, il ne
s'est pas encore compltement relevŽ de la guerre civile des annŽes 47-48). Ce
peuple-lˆ est livrŽ ˆ une expŽrience politico-Žtatique d'une grande violence ˆ
laquelle il faut tre attentif, parce que toute expŽrience est aussi une
expŽrience pour l'avenir : si cette chose rŽussit lˆ, pourquoi ne
serait-elle pas tentŽe ailleurs, aprs tout ? Ici aussi, on vend pas mal
de choses dŽjˆ, mais on peut en vendre beaucoup plus.
La Grce et ses alliŽs, ses amis,
est-elle capable de rŽagir ? La Grce est un pays qui a une grande
tradition politique active, massive, avec des courants anarchistes et
communistes traditionnels historiquement forts. C'est donc aussi un laboratoire
dans l'autre sens : qu'est-ce qui est susceptible d'arrter, d'enrayer, de
renverser ce terrible processus expŽrimental concernant un peuple tout entier ?
Il y a lˆ Syriza, une force politique nouvelle qui a surgi, un mouvement de la
jeunesse extrmement vigoureux, il y a eu des affrontements trs importants
avec les fascistes de l'Aube dorŽe É tout cela compose une configuration historico-politique,
sous pouvoir Žtranger (sous pouvoir de l'Europe, donc sous notre autoritŽ),
dont je ne peux qu'inviter tout le monde ˆ la suivre de trs prs. Et de
manifester autant que faire se peut son amitiŽ active pour ce peuple qui est
train de Ç payer sa dette È et ˆ qui on le fait sentir de la faon la
plus violente.
*
Je rŽsume rapidement ce que je
vous ai dit la dernire fois. Il y a en dŽfinitive cinq formes principales de
la finitude, c'est-ˆ-dire cinq figures pour obtenir une soumission aux actions
finies : la rŽpression frontale de toute altŽritŽ potentielle,
l'allŽgeance identitaire (la cl™ture sur une identitŽ fermŽe), l'atomisation
individuŽe, la stŽrilisation de la langue et le recouvrement. Je vous avais dit
que je pense que l'opŽration de recouvrement est l'opŽration moderne principale
et qu'elle implique toutes les autres.
L'idŽe gŽnŽrale du recouvrement
est que si surgit quelque chose de novateur, crŽateur, porteur d'une infinitŽ
inconnue, ce que dans mon lexique on appellera une vŽritŽ nouvelle, on va
l'annuler, on va faire comme si cette surrection d'une infinitŽ nouvelle
pouvait en rŽalitŽ tre considŽrŽe comme une figure de l'ancien ordre des
choses. On va la napper, la recouvrir, lui donner un sens ou une interprŽtation
qui vont faire que sa nouveautŽ ne sera plus visible.
‚a peut prendre toute une sŽrie
de formes ; une forme ŽlŽmentaire, c'est de trafiquer la nomination de ce
qui appara”t, c'est-ˆ-dire de faire comme si ce qui appara”t pouvait tre
entirement recouvert par un rŽseau nominal anodin ou ancien. Dans les annŽes
60-70, on a appelŽ a Ç rŽcupŽration È. Une opŽration de ce type qui
m'avait particulirement frappŽ a ŽtŽ l'engouement pour ce qu'on a appelŽ
Ç les radios libres È - radios qui, petit ˆ petit, ont fini par tre
rachetŽes par des gens qui avaient les moyens de se les payer.
On peut dire un mot ici de
l'aventure qui semble menacer le journal Ç LibŽration È. Au dŽbut,
Ç LibŽration È s'est prŽsentŽ comme le journal crŽŽ en bilan
des annŽes 60, le journal de l'agitation, de la crŽation etc. S'il est
transformŽ en un juteux rŽseau social rentable, on pourra dire que son
recouvrement est achevŽ. Mais quels sont les opŽrateurs qui ont rendu ce
recouvrement possible ? On peut suivre ˆ la trace les choses dans le moment
o le journal, cherchant son expansion, a fait venir des capitaux extŽrieurs.
C'est dans la loi de dŽveloppement propre du nouveau que l'ancien s'est
introduit. Il ne fallait pas vouloir l'Žtendre. La tentation de la rŽussite est
le point mortifre. Si on se dit : Ç le journal marche assez bien, il
pourrait marcher encore mieux, mais pour cela comment faire ?È eh bien
c'est lˆ qu'il faut rŽpondre : Ç puisqu'on ne sait pas comment faire,
on ne le fait pas È. Pour obtenir la continuation dŽveloppŽe, agrandie, de
l'entreprise journalistique, il fallait effectivement des capitaux
supplŽmentaires. Mais la rgle devrait tre – et c'est une rgle
politique extrmement importante - : ce que vous n'tes pas en Žtat
d'effectuer sur vos propres forces (en l'occurrence, par le rassemblement libre
de contributeurs qui ne cherchent aucun profit), il ne faut pas le faire.
Ici, le contributeur nouveau, le
possesseur de capitaux, est venu dire : Ç je vous donne l'argent pour
faire de votre truc, assez petit il faut bien le dire, quelque chose
d'important, et bien entendu je ne me mlerai pas de la gestion du
journal È. C'est toujours anodin au dŽbut. Oui, mais quand la chose est
devenue importante, elle n'Žtait plus ce qu'elle Žtait – parce qu'il
n'Žtait pas de son tre de devenir importante dans ces conditions-lˆ. Il
fallait accepter cette non importance relative parce que le critre de
l'importance Žtait lui-mme un critre du monde dominant, c'est a le point.
L'apparition de Ç LibŽration È comme l'un des journaux nationaux
importants s'est faite au prix, longtemps sournois, d'une incorporation aux
capitaux dominants, capitaux qui l'ont rendu homogne au monde de la nomination
qu'il Žtait censŽ contester ou critiquer. Il y a toujours un moment o les
propriŽtaires du journal font savoir qu'ils sont les propriŽtaires. Ils sont
patients, vous savez. Les riches assis sur leurs richesses sont des gens
patients, ils ont le temps pour eux.
Vous avez lˆ un exemple typique
de recouvrement. L'infinitŽ nouvelle qu'a ŽtŽ la l'apparition de ce journal a
ŽtŽ recouverte par un autre type d'infinitŽ - parce qu'il y a une infinitŽ du
capital bien Žvidemment. Je vous l'avais dŽjˆ dit, la plupart du temps le fini
est le rŽsultat du jeu entre deux infinis diffŽrents. Ici l'infinitŽ crŽatrice du
journal Ç LibŽration È ˆ son aube s'est trouvŽe recouverte par une
autre infinitŽ, par un infini mort, mortifre, celui du capital. Un tel
recouvrement produit une finitude, c'est-ˆ-dire un dŽchet.
Ç LibŽration È est menacŽ de devenir purement et simplement le dŽchet
de cette surimposition d'une infinitŽ nombrable ˆ une infinitŽ crŽatrice.
DŽcidŽment je ne raconte que des
histoires tristes aujourd'hui.
Je voudrais vous montrer, aprs
cet exemple simple, comment le recouvrement absorbe et synthŽtise toutes les
autres opŽrations de finitude. Quand vous avez le recouvrement d'une infinitŽ
crŽatrice, celle-ci est dŽvaluŽe, elle n'est plus capable de soutenir sa propre
valeur, et ce en raison mme de la perte de l'immanence qui va tre abandonnŽe
au profit d'une extŽrioritŽ. Car le recouvrement c'est par un aspect
l'assimilation d'une identitŽ ˆ une identitŽ supŽrieure (dans le cas du journal
Ç LibŽration È, c'est une allŽgeance identitaire ˆ l'argent, qui est
l'identification la plus puissante de notre Žpoque). C'est Žgalement une
atomisation, parce que c'est le dŽmembrement de l'idŽe dont l'entreprise Žtait
porteuse, ce qui est trs important, car une idŽe c'est quelque chose dont les
consŽquences sont infinies ; je prends ici Ç idŽe È au sens
large, c'est-ˆ-dire une idŽe partagŽe, une opinion, or le lien social, le lien
collectif, n'existe que sous condition d'une idŽe partagŽe. En ce qui concerne
la stŽrilisation de la langue, il est Žvident qu'ˆ partir du moment o vous
parlez la langue de la domination elle-mme, vous tes en train de tuer la
langue propre de l'infini en jeu.
Le recouvrement, qui est donc la
synthse des diverses opŽrations de finitude, est lui-mme l'opŽration moderne,
ˆ raison de ce que l'action du capital est toujours de type recouvrement :
elle consiste en effet toujours ˆ remplacer quelque chose par un signe
monŽtaire. C'est le capitalisme lui-mme qui est dans son essence la
disposition du recouvrement le plus fondamental, il est par lui-mme le pouvoir
constituŽ de la finitude moderne.
*
Pour comprendre l'essence du
recouvrement (et, dans un deuxime temps, pour comprendre comment on peut lui
rŽsister), il faut partir des diffŽrents types d'infinitŽ. Car ils vont nous
indiquer comment on peut, ou on ne peut pas, les
recouvrir et comment on peut, ou on ne peut pas, rŽsister au recouvrement. Nous
allons donc ouvrir ce qu'on pourrait appeler une analytique de l'infini.
Il y a quatre grands types
d'infini (encore que, quand on regarde dans le dŽtail, les diffŽrents types
d'infini fourmillent littŽralement ; j'ai l'habitude de comparer
l'Žchelonnement des infinis ˆ la hiŽrarchie des anges dans la thŽologie
mŽdiŽvale : on passe un peu de Ç l'infini faiblement
inaccessible È ˆ Ç l'infini Žnorme È comme on passe de
l'ange-gardien simple au sŽraphin). Ce qui va nous guider ici, c'est la
thŽologie, dans la mesure o elle a ŽtŽ la premire pensŽe consistante de
l'infini. Les thŽologiens, qui Žtaient loin d'tre des imbŽciles, ont remarquŽ
trs t™t qu'il y avait quatre faons diffŽrentes de se reprŽsenter l'infini ou
ce que, dans leur langage, on pouvait appeler Dieu - Dieu Žtant la synthse de
l'infini et de l'Un.
Il y a un premier infini,
proprement transcendant, qui est soustrait ˆ toute possibilitŽ de le dŽfinir ˆ
partir de ce qu'on conna”t dŽjˆ. L'infini serait ce qui met en Žchec toute
tentative de le penser intŽgralement ou d'en construire intŽgralement le
concept. Le seul accs ˆ l'infini, dans ce cas, c'est d'expŽrimenter
nŽgativement l'impossibilitŽ d'y avoir accs. C'est la grande tradition de la
thŽologie nŽgative. C'est par l'ensemble des Žchecs pour penser l'infini que
celui-ci devient, non pas accessible, mais moins inaccessible. L'infini, ici,
c'est ce qui, tout en existant, est l'inaccessible comme tel. En termes
d'histoire de la philosophie, on peut dire que les premires traces de ce type
de pensŽe, on les trouve chez Platon (son dialogue Le ParmŽnide porte,
comme vous le savez, sur l'Un : les neuf hypothses sur l'Un Žchouent
toutes et Platon conclut que s'agissant de l'Un, on ne peut dire ni vraiment
qu'il est ni vraiment non plus qu'il n'est pas ; l'idŽe de l'Un absolu est
suspendue ˆ l'Žchec de toute accessibilitŽ ˆ l'Un soit dans la modalitŽ de son
tre soit dans la modalitŽ de son non-tre). En dŽfinitive, dans cette
tradition de pensŽe, l'inaccessible c'est la figure de l'infini dans l'ŽlŽment
de la nŽgativitŽ.
Dans le second mode d'accs ˆ
l'infini, sera dit infini ce qui rŽsiste ˆ toute opŽration de division. Quelque chose de sa
puissance est conservŽ ˆ l'Žpreuve mme de la division. C'est un point trs
important notamment dans le domaine de l'action politique, o vous savez que la
grande difficultŽ, c'est de rester unis ; ce qui la plupart du temps
entra”ne l'Žchec des mouvements politiques c'est qu'ils se divisent de faon
telle qu'ils ne sont plus en Žtat de fournir une rŽponse cohŽrente ˆ
l'adversaire. Si vous voulez liquider une infinitŽ politique novatrice, vous
allez tenter des opŽrations de division, c'est trs courant ; et tout le monde
sait que conserver l'unitŽ du camp populaire dans des pŽriodes d'affrontement
est trs difficile parce qu'il y a des contradictions au sein du peuple qui
dŽgŽnrent en opŽrations de division. L'infini est ici dŽfini comme une
capacitŽ de rŽsistance (pour employer un mot qui est ˆ la mode dans le champ
politique). RŽsister aux opŽrations de division : telle est la nature de
l'infini.
Les thŽologiens ne parlaient pas
des mouvements populaires mais ils Žtaient trs attentifs ˆ la question de
savoir si on pouvait diviser Dieu. Et tout spŽcialement les chrŽtiens :
car si Dieu est un et infini, et qu'en mme temps vous d”tes qu'il y a trois
personnes, le Pre, le Fils et le Saint-Esprit, il faut que l'infinitŽ divine
rŽsiste ˆ cette partition, et en particulier qu'elle supporte la division
intime entre infini (le Pre) et fini (le Fils dans la figure d'une dŽrŽliction
menŽe jusqu'ˆ son dernier terme) ; on retrouve ici, dans un rŽgime
religieux de la pensŽe, ce qu'a de fondamental le rapport de l'infini et du
fini – en ce qui concerne le Saint-Esprit, personne ne sait trop ce que
c'est, ce que nous apprend la dialectique c'est que quand vous avez deux vous
avez toujours trois É
Cette question a donnŽ lieu ˆ des
conflits internes d'une violence inou•e et elle a ŽtŽ tranchŽe par le concile
de NicŽe en 325 qui dŽcide que le Pre et le Fils ont la mme substance [homo
ousios] (la mme essence). Ce qui Žtait dŽcidŽ lˆ c'est que la substantialitŽ
infinie de Dieu est telle qu'elle rŽsiste ˆ sa partition interne :
quoiqu'Ils soient deux, il est maintenu qu'Il est un. ‚a a paru fort de cafŽ,
mais a s'est imposŽ. Ë mon avis, ˆ trs juste titre ; j'aurais ŽtŽ ˆ
NicŽe en 325, j'aurais votŽ pour cette motion-lˆ. Les autres, qui Žtaient
dirigŽs par l'Žvque Arius (c'est pour a que a s'est appelŽ l'arianisme),
disaient, ce qui Žtait somme toute raisonnable, que le Pre et le Fils Žtaient,
non pas de mme substance (auquel cas l'appara”tre du Fils comme fini ne serait
rien d'autre que du thŽ‰tre), mais semblables : le Fils Žtait rŽellement
fini, Il Žtait disjoint du Pre auquel il ne faisait que ressembler vaguement.
La question se ramne ˆ celle-ci,
qui est trs gŽnŽrale : quand un infini se prŽsente dans une Žpreuve de
division, va-t-il rester ce qu'il est rŽellement, va-t-il maintenir son
intensitŽ, ou bien va-t-il faire semblant de rester ce qu'il est pour entrer
dans une laborieuse fiction de son intensitŽ perdue ? On retrouve cette
question dans les domaines politique, artistique ... Une situation comme celle
des ƒtats socialistes dans leur phase terminale, disons Brejnev, c'Žtait une
intensitŽ rŽvolutionnaire totalement anesthŽsiŽe mais qui faisait semblant de
continuer dans l'identitŽ primitive de la rŽvolution. Un autre exemple
particulirement net est celui des couples qui font semblant de s'aimer encore,
a tout le monde conna”t. Vous savez que j'ai toujours soutenu que l'amour
c'est une intensitŽ existentielle partagŽe qui, en tant que telle, est comme la
crŽation d'un sujet nouveau, singulier. Ce sujet est traversŽ par une division
constitutive puisqu'on est deux. Et finalement les histoires d'amour, leur
question c'est : l'intensitŽ qui caractŽrise le sujet amoureux se
maintient-elle dans les initiatives successives du couple amoureux ou bien
est-ce que lentement s'installe la fiction de l'un dans une reconstruction
intŽgrale et Žventuellement pacifique du deux, reconstruction qui fait
retourner ˆ quelque chose qui serait un accord contractuel dŽpourvu dŽsormais
de toute initiative intense vŽritable ?
Le paradigme thŽologique nous dit
ceci : un infini vŽritable est un infini qui maintient son intensitŽ dans
l'Žpreuve de la division elle-mme. C'est ce qu'a dit le concile de NicŽe.
DŽbrouillez-vous avec a.
L'empereur Constantin a bŽni la
solution nicŽenne, il a excommuniŽ Arius et il a bien fait. Mais il l'a fait
pour ses propres intŽrts : l'ƒtat a achetŽ la religion, la solution
nicŽnne convenait trs bien ˆ Constantin. C'est comme de soutenir, comme l'a
fait Staline, que le parti et l'ƒtat, dans les pays socialistes, sont de mme
substance. Dans le moment initial a crŽe une grande force, il faut le
reconna”tre. Le grand historien Paul Veyne, dans son livre rŽcent sur les
origines du christianisme, soutient que le christianisme n'aurait jamais tenu
le coup pendant deux millŽnaires (et il est encore lˆ) s'il n'y avait pas eu
l'Žtatisation de la spiritualitŽ religieuse par Constantin. C'est une thse
stalinienne, car elle revient ˆ dire que ce n'est que si le parti et l'ƒtat
sont de mme substance (identiques), qu'ils conservent leur intensitŽ politique
vŽritable. Cette thse est probablement fausse parce que cet infini-lˆ, ce
type-lˆ de rŽsistance de l'infini ˆ la partition, qui se fait par fusion des
termes partitionnŽs, est une fiction. Et c'est une fiction parce qu'il nie la
sŽparation, la division elle-mme.
NicŽe a inventŽ un type
d'infinitŽ ˆ propos duquel on puisse simultanŽment dire que c'est la
mme chose et que ce n'est pas la mme chose. L'infini vŽritable, c'est
l'infini dont on peut dire a. Il faut reconna”tre que dans la suite de
l'histoire du christianisme, c'est devenu nŽbuleux et on s'est aperu que le
plus simple c'Žtait d'adorer le petit JŽsus, parce que lui au moins on savait
ce que c'Žtait. Ou alors, dans les orientations plus proprement mystiques,
c'Žtait le contraire : on avait une ascension spirituelle vers le Pre
dont le Fils n'Žtait finalement qu'un avatar.
Quant ˆ Spinoza, c'est quelqu'un
qui affirme que l'absolue infinitŽ de la Substance, qu'il appelle aussi Dieu ou
la Nature, c'est-ˆ-dire tout simplement l'absolue infinitŽ de ce qu'il y a, est
exprimŽe par une infinitŽ d'attributs. Il introduit ainsi l'idŽe d'une
partition infinie de l'infini : l'infini reste un, tout en Žtant exprimŽ
par une infinitŽ d'attributs diffŽrents. ‚a, c'est une nouveautŽ extrmement
forte car il soumet l'infini ˆ une Žpreuve de division infiniment plus radicale
que la division canonique Pre / Fils, c'est une division ˆ Žchelle de
l'infinitŽ elle-mme : comme si l'infini Žtait soumis ˆ sa propre
expŽrience, ˆ sa propre puissance. Spinoza rŽsout le problme en affirmant que
l'ordre interne ˆ chaque attribut (sa structure) est le mme. Il remarque que
l'ordre de la pensŽe et l'ordre de l'Žtendue – pensŽe et Žtendue Žtant,
parmi l'infinitŽ des attributs, les seuls que nous, pauvres bougres,
connaissions – que cet ordre est le mme : Ç l'ordre et la
connexion des choses est la mme chose que l'ordre et la connexion des idŽes È
(ƒthique II, prop. 7) – ce qui
donne, dans le magnifique latin de Spinoza : ordo et connexio idearum idem est ac
ordo et connexio rerum. Autrement dit : la rŽsistance de l'infinitŽ ˆ sa
division, en l'occurrence ˆ sa multiplicitŽ immanente, s'explique par sa
capacitŽ ˆ propager dans la totalitŽ de ses attributs une identique structure
(une structure qui se rŽpte dans chacun de ses attributs). C'est cela qui fait
que l'infini est vraiment infini. On peut dire que l'infini chez Spinoza arrive
ˆ rŽsister ˆ sa propre puissance expressive, qu'il arrive ˆ rester lui-mme
tout en prodiguant une infinitŽ d'attributs diffŽrents, c'est-ˆ-dire une
infinitŽ d'expressions diffŽrentes.
Ce point intŽresse, entre autres, le bilan politique des
ƒtats socialistes. Trois termes Žtaient mis en jeu : le mouvement de masse
(mouvement des rŽvoltes, de la lutte des classes, É),
l'organisation (le parti) et le pouvoir (l'ƒtat). Le rŽcit canonique c'est que
l'organisation s'est appuyŽe sur le mouvement de masse
pour s'emparer du pouvoir. L'idŽe spinoziste en la matire, ce serait de
dire : le mouvement de masse, le parti et l'ƒtat sont trois attributs
diffŽrents, mais il importe que quelque chose de leur structure soit la mme
pour que, d'une certaine faon, l'unitŽ infinie du mouvement politique dans son
ensemble soit concevable. Cette structure identique, il faut que ce soit, d'une
manire ou d'une autre, une idŽe partagŽe. C'est l'idŽe que l'infinitŽ du
mouvement rŽvolutionnaire global va se reflŽter dans les trois attributs
constitutifs de toute situation politique : mouvement de masse,
organisation, pouvoir d'ƒtat.
Essayez maintenant de l'appliquer au surgissement d'une
Žcole artistique. Soit l'intensitŽ infinie du mouvement pictural nommŽ
Ç impressionnisme È, ˆ savoir le surgissement d'une nouvelle manire
de pratiquer la peinture. Cela va se donner dans ces expressions partielles que
sont les Ïuvres effectives (les centaines, les milliers, de toiles
impressionnistes). Mais l'infinitŽ initiale se maintient parce que la structure
de ces Ïuvres, si diffŽrentes que soient ces Ïuvres, fait qu'elles se
rattachent, qu'elles expriment, quelque chose de commun que l'on nomme
Ç impressionnisme È.
*
Le troisime mode d'accs ˆ l'infini c'est le mode immanent.
L'infini ici a des dŽterminations strictement immanentes qui le qualifient
comme infini (ce qui n'est pas le cas pour l'infini
comme inaccessible, qui dŽpend de ce qui est accessible et de l'infini comme
rŽsistant ˆ la partition qui est tributaire de la partition) et ces
dŽterminations sont clairement distinctes des attributs de ce qui est fini. On
peut parler d'une voie conceptuelle. Les thŽologiens, selon des directions
diffŽrentes, ont proposŽ un certain nombre de dŽterminations de l'infinitŽ
divine. C'est ainsi qu'ils emploient le mot Ç tout È : Dieu est
toute bontŽ, toute intelligence, tout amour etc., ce qui signifie que le
prŽdicat en question a une sorte d'illimitation immanente ds lors qu'il est
appliquŽ ˆ Dieu. Une autre possibilitŽ est de dire que Dieu a des propriŽtŽs o
la contradiction cesse d'exister, des propriŽtŽs qui fusionnent des
dispositions diffŽrentes. Par exemple Dieu est savoir, et mme savoir absolu,
mais en mme temps il est agir. Tout ce que Dieu sait, il le fait et tout ce
qu'il fait, il sait qu'il le fait. Ou ˆ l'inverse : Dieu peut possŽder une
propriŽtŽ gŽnŽralement liŽe ˆ une autre sans avoir l'autre. C'est Aristote qui
est le spŽcialiste de cette direction-lˆ : aprs avoir affirmŽ que tout
tre concret est un mixte d'acte et de puissance (de rŽalisŽ et de virtuel)
ainsi que de matire et de forme, il va dire que Dieu, lui, est acte pur, qu'il
n'y a en lui aucune potentialitŽ, que tout chez lui est actuel puisqu'il est
l'absolue auto-rŽalisation de lui-mme ; et de mme qu'il est une forme
sans matire.
On peut dire ainsi que, dans le
mode infini, est infini ce qui a des dŽterminations
immanentes radicalement singulires. C'est tout l'opposŽ du premier mode
(inaccessible) pour lequel aucun prŽdicat ne convient ˆ Dieu ; le mode
immanent dŽclare, quant ˆ lui : voilˆ les prŽdicats qui ne conviennent
qu'ˆ Dieu - sur un plan formel : un infini se verra contraint d'tre un
infini pour la raison qu'il contient des parties trs grandes É
Le quatrime mode d'accs ˆ
l'infini c'est le fait d'tre aussi proche que possible de l'absolu, en tant
que l'absolu demeure impensable, ou inconsistant, ou contradictoire. C'est
l'expansion maximale du pensable aux lisires de l'inconsistant ou de
l'impensable. On peut dire alors de l'infini que c'est la proximitŽ ˆ
l'inconsistance finale, le type d'tre qui est au plus prs du nŽant. Un pas de
plus et il se dissipe, il s'Žvapore. Dans la thŽologie, c'est la figure
mystique : l'infinitŽ approximŽe dans une expŽrience intense, si intense
qu'elle est au bord de s'anŽantir elle-mme - c'est ˆ ce bord qu'elle rencontre
la souverainetŽ de l'infini vŽritable. C'est une expŽrience, cela n'a aucun
rapport avec le concept, et c'est la raison pour laquelle les mystiques, Saint
Jean de la Croix mais aussi bien les grands mystiques de toutes les religions,
sont obligŽs d'employer le langage poŽtique. Car le pome, c'est le langage des
frontires du langage ; le pome dit quelque chose qui ne peut tre dit
que parce que la langue est dans sa capacitŽ expressive maximale, mais si on va
un peu plus loin, cela devient tout simplement incomprŽhensible.
Je rŽsume :
On peut penser l'infini par en
bas, par en-dessous de lui-mme. Il est, dans ce cas, ce qui outrepasse le
donnŽ fini, ce qui outrepasse les opŽrations dont on dispose : infini de
type inaccessible. On peut penser l'infini par sa rŽsistance ˆ la division, que
cependant il supporte ; il supporte la division tout en maintenant sa
puissance infinie : infini de rŽsistance. On peut tenter de penser
l'infini par lui-mme, par ses dŽterminations immanentes, par les propriŽtŽs
singulires qui le contraignent ˆ se distinguer absolument du fini. Et puis, on
peut le penser par le haut, par sa proximitŽ aux limites mmes du pensable ou
par le fait qu'il se tient comme un point limite au-delˆ duquel rien n'est.
Le problme du recouvrement va
tre de savoir comment on traite ces diffŽrentes sortes d'infini. Les
opŽrations de recouvrement seront diffŽrentes selon le paradigme d'infini
considŽrŽ. Nous aurons donc successivement un fini accessible, un fini
divisible, un fini Žtroit et un fini sŽparŽ. Obtenir cela, c'est l'enjeu
maximal de toute puissance oppressive. Quand on est dans un monde o tout ce
qu'il y a est accessible, divisible, Žtroit et sŽparŽ, eh bien la paix rgne.
Discours du jour : Ç Mesdames, messieurs, je reste
fondamentalement persuadŽ que la nŽcessitŽ de rŽpondre ˆ votre inquiŽtude
journalire, que vous soyez jeune ou ‰gŽ, interpelle le citoyen que je suis et
nous oblige tous ˆ aller de l'avant dans la voie d'un projet porteur de
vŽritables espoirs, notamment pour les plus dŽmunis È.
INFORMATIONS
1.
Mediapart propose chaque mois, ˆ partir de fŽvrier 2014, une Žmission filmŽe
— pour le moment mensuelle — organisŽe par Aude Lancelin avec Alain
Badiou. L'Žmission dure 50 minutes environ, et se compose invariablement d'une
question posŽe ˆ A.B. seul, donnant lieu ˆ une discussion d'environ 15 minutes,
puis d'une discussion autour d'un livre ou d'un article en prŽsence de son
auteur.
2.
Parution d'un numŽro spŽcial de Philo-Magazine sur le communisme, avec en pice
centrale une longue et sŽrieuse discussion entre A.B. et Marcel Gauchet,
concernant le projet de relancer le mot Ç communisme È, dans sa
signification originelle.
3.
Une nouvelle Ždition du livre d'A.B. Ç Rhapsodie pour le thŽ‰tre È,avec une nouvelle prŽface sort (aux PUF) aux alentours du
10 mars. Il y aura ensuite, en avril, (chez Fayard) d'une part l'Ždition de
poche de Ç La RŽpublique de Platon È, d'autre part la sortie du
sŽminaire des annŽes 2001-2004, Ç Images du temps prŽsent È qui entre
en rŽsonance avec le sŽminaire actuel dans la mesure o il met en place des
concepts qui gravitent autour de la question : Ç qu'est-ce que penser
le temps contemporain ? È - c'est-ˆ-dire ˆ quelles conditions la
philosophie peut-elle tre ˆ la hauteur de son propre temps contemporain ?
4.
Parution de OpŽradiques (poŽsie) de Philippe Beck aux Žditions
Flammarion et prochainement du nouvel art poŽtique qu'il a Žcrit sous le titre Contre
un Boileau (Žditions Fayard).
5.
Le 25 mars, A.B. interviendra dans le colloque consacrŽ ˆ l'Ïuvre d'Emmanuel
Terray, grand anthropologue et essayiste, ami de longue date et fidle militant
politique. Cela se tiendra au musŽe du quai Branly.
6.
Au mme lieu, le lendemain (26 mars), dans le cadre du cycle montŽ par
Catherine ClŽment sur les grandes rŽvolutions dans l'histoire, il prononcera
une confŽrence sur la RŽvolution Culturelle en Chine (1965-1968).
*
Je rappelle une nouvelle fois que je pense que la figure
fondamentale de l'oppression contemporaine est la finitude. L'axe stratŽgique
de ce sŽminaire est de donner les moyens d'une critique du monde contemporain
en isolant dans sa propagande, dans son action etc. quelque chose dont le noyau
est l'imposition de la finitude, c'est-ˆ-dire l'exclusion de l'infini de
l'ensemble des horizons possibles de l'humanitŽ. Je voudrai vous donner, d'ici
la fin de l'annŽe, ˆ chaque fois un exemple du mode sur lequel, aujourd'hui,
quelque chose qui advient, quelque chose qui se passe, ou une catŽgorie
constamment utilisŽe ou un lieu commun partagŽ, comment tout cela peut tre
reprŽsentŽ comme une figure ou comme des opŽrations de rŽduction ˆ la finitude.
La chose est ainsi unifiŽe ˆ la vision oppressive gŽnŽrale du biais de la
finitude.
Je voudrai le faire aujourd'hui sur l'Ukraine, sur le mode
sur lequel fonctionne l'affaire historique ukrainienne du point de vue du
consensus propagandiste qui ˆ la fois la constitue et l'entoure (les prochaines
fois, je voudrai le faire sur deux notions conjointes, Žgalement consensuelles
et hŽgŽmoniques : les notions de rŽpublique et de la•citŽ – soit ce
que j'appelle les faux invariants : ce qui est assumŽ comme invariant,
bien commun de la pensŽe, et mme Žvidence de ce ˆ quoi nous nous rallions).
Ce qui me frappe dans l'affaire ukrainienne, quand on
considre ce que comprend quelqu'un qui lit la presse, Žcoute la radio etc.,
c'est qu'elle est saisie et apprŽhendŽe selon une opŽration que j'appellerai de
stagnation finie du monde contemporain. La description gŽnŽrale c'est :
l'Ukraine dŽsire rejoindre l'Europe de la libertŽ en rompant avec le despotisme
de Poutine. Il y a un soulvement dŽmocratique et libŽral dont l'enjeu est de
rejoindre notre chre Europe, patrie justement de la libertŽ en question et
contre ce dŽsir si naturel se dressent les manÏuvres sordides et archa•ques de
l'homme du Kremlin, le terrible Poutine. Ce qu'il y a de frappant lˆ-dedans,
c'est que tout se meut dans une contradiction statique. Bien antŽrieur ˆ
l'affaire ukrainienne, il y a un schme fondamental et qui opre constamment,
celui qui distingue l'Occident libre de tout le reste. L'Occident libre a une seule mission, c'est d'intervenir partout o il le
peut pour dŽfendre ceux qui voudraient le rejoindre. Or cette contradiction
statique n'a ni passŽ ni avenir.
Elle n'a pas de passŽ car, et concernant l'Ukraine c'est
particulirement typique, rien n'est assumŽ, nommŽ ou dŽcrit de l'histoire
effective de l'Ukraine. Qui se souciait de l'Ukraine avant la semaine
dernire ? Beaucoup de gens ne savaient mme pas trs bien o c'Žtait ...
L'Ukraine champion de la libertŽ europŽenne est d'un seul coup montŽe sur la
scne de l'Histoire et si cela a ŽtŽ possible, c'est parce qu'on peut dŽcrire
ce qui s'y passe ˆ l'intŽrieur de la contradiction statique entre l'Europe
patrie de la libertŽ, de la dŽmocratie, de la libre entreprise et autres splendeurs,
et tout le reste, y compris la barbarie poutinienne et le despotisme qui va
avec. Il n'y a pas de passŽ car on ne sait pas d'o tout cela vient, par
exemple que l'Ukraine est une partie composante de ce qui s'appelait la Russie
depuis des sicles ; ce n'est que tout rŽcemment qu'on a dŽfini une
Ukraine indŽpendante, dans le cadre d'un processus historique trs
particulier : le dŽpeage de l'ensemble de l'Union soviŽtique. De mme, on
ne sait pas que l'Ukraine a toujours connu aussi une tendance sŽparatiste et
celle-ci a constamment ŽtŽ rŽactive, c'est-ˆ-dire adossŽe ˆ des puissances
franchement rŽactionnaires ou pire que a. Le clergŽ
orthodoxe ukrainien, pour qui Kiev Žtait la ville sainte, y joue un r™le
dŽterminant, et c'est peu de dire que c'est le plus rŽactionnaire de la Terre
en tant que centre mŽgalomane de l'orthodoxie impŽriale. Ce sŽparatisme est
allŽ ˆ un moment donnŽ jusqu'ˆ un certain nombre d'extrmes que personne ne
peut oublier et notamment pas le peuple russe, ˆ savoir que les armŽes issues
du territoire russe qui ont ŽtŽ armŽes et organisŽes par les nazis Žtaient
massivement ukrainiennes. L'armŽe Vlassov, c'Žtait une armŽe ukrainienne. On
peut lire encore aujourd'hui des histoires d'Ukrainiens mettant ˆ feu et ˆ sang
des villages entiers, y compris franais. Une bonne partie de la rŽpression des
maquis du Centre de la France a ŽtŽ faite par les Ukrainiens. On n'est pas
identitaire ici, on ne va pas dire : Ç les Ukrainiens, quels
salauds ! È, mais tout a constitue une histoire, l'histoire d'un
certain nombre de sujets politiques ˆ l'intŽrieur de l'Ukraine.
Par ailleurs, a n'a pas d'avenir non plus parce que
l'avenir est prŽconstituŽ : ce qui serait le dŽsir des Ukrainiens ce
serait de rallier la belle Europe, une citadelle de la libertŽ prŽexistante,
dŽjˆ lˆ. Les opŽrations de mise en finitude de la situation portent ici sur le
temps. Si le temps est fini c'est parce qu'il est arrtŽ. Le temps de la
propagande est un temps immobile. Il est trs difficile de faire propagande
pour un temps en devenir. On peut faire propagande pour un tre, pas
pour un devenir. Et lˆ, on a la propagande pour l'tre statique du
soulvement ukrainien en tant qu'il sort du nŽant et qu'il va vers ce qu'il y a
dŽjˆ, ˆ savoir l'Europe dŽmocratique et libŽrale.
En France, il y a un personnage essentiel de tout cela c'est
Bernard-Henri LŽvy. Ë chaque fois qu'il y a une mise en finitude, il se porte
candidat, c'est l'ouvrier de la finitude. On pourrait dire que quand BHL
survient, c'est pour faire marcher le clairon de la finitude. Mais l'opŽration
fondamentale ne concerne nullement l'Ukraine, les propagandistes franais de
cette affaire se moquent de l'Ukraine comme de leur premire chemise,
croyez-moi. Ce qui les intŽresse, c'est la belle Europe, que tout le monde
puisse voir dans ce que font les Ukrainiens une consolidation de la valeur
Žnorme que nous avons pour l'humanitŽ tout entire. Si mme les Ukrainiens,
dont personne ne sait ce que c'est et qu'on se reprŽsente comme des personnages
assez lointains et lŽgrement obscurs, dŽsirent avec cette force venir en
Europe, au point de risque leur vie - et c'est vrai, il y eu des tuŽs sur la
place Ma•dan – eh bien c'est que l'Europe dŽmocratique, tout de mme,
c'est pas rien. C'est une apologie de l'Occident qui crŽe une sorte de dŽsir
d'Occident, par ailleurs en partie rŽel je vais y
revenir, qui consolide nos propres positions idŽologiques, politiques,
institutionnelles etc.
On pourrait dire aussi que l'Ukraine n'est nullement saisie
dans un prŽsent vŽritable, mais dans un prŽsent figŽ. Un thme fondamental de
mon sŽminaire Ç Images du temps prŽsent È, qui va prochainement
sortir, est que tout prŽsent vŽritable est constituŽ comme une torsion du passŽ
vers l'avenir. Le prŽsent ce n'est pas ce qui s'inscrit comme un bloc homogne
entre le passŽ et l'avenir, mais ce qui est dŽclarŽ en tant qu'il capte
une rŽpŽtition venant du passŽ et la courbe, la tord, en projection
vers l'avenir, de telle sorte que le prŽsent est porteur d'une infinitŽ
potentielle. Si le prŽsent de l'insurrection ukrainienne est un prŽsent figŽ,
c'est qu'il n'y pas de passŽ et que l'avenir est dŽjˆ lˆ. C'est pour cela que
vous avez ici l'absence de toute vŽritable dŽclaration, celle-ci Žtant
la marque de tout prŽsent vŽritable. Autrement dit, la mise en finitude de tout
a, c'est qu'on fait comme si, en rŽalitŽ, rien de nouveau n'Žtait dŽclarŽ par
le soulvement ukrainien. Et quand rien de nouveau n'est dŽclarŽ, rien n'est
dŽclarŽ. Ce que dit MallarmŽ est trs fort : Un prŽsent fait dŽfaut –
faute que se dŽclare la foule. Le prŽsent, c'est une dŽclaration. Ce que
les Ukrainiens disent, c'est seulement ce que dirait n'importe quel
propagandiste d'ici c'est-ˆ-dire : 1. je veux entrer dans la merveilleuse
Europe et 2. Poutine est un obscur despote. Mais disant a, ils ne disent pas
grand chose, ils ne disent pas quelque chose qui historiquement aurait rapport
avec l'Ukraine, la vie rŽelle des gens, la pensŽe qu'ils ont etc. Ils ne font
que dire ce qu'on veut qu'ils disent, ils ne font que jouer leur r™le dans les
rapports conflictuels et difficiles entre l'Europe, qui n'est rien d'autre que
la mŽdiation institutionnelle locale du capitalisme mondialisŽ, et Poutine,
dont ils disent que ce n'est pas trs dŽmocratique (ce que Poutine ne cherche
mme pas vraiment ˆ tre, ce n'est pas son problme). Il s'agit donc d'une
pice prŽ-constituŽe.
Ce que nous pouvons dire c'est ceci : l'instance
contemporaine de la dŽclaration, c'est le rassemblement sur une place. Ce n'est
pas toujours le cas. Il y a eu des cas o la dŽclaration c'Žtait la prise
d'assaut d'un b‰timent public, un grand dŽfilŽ etc. Mais cela fait un bout de
temps que l'historicitŽ populaire collective prend la forme de l'occupation
prolongŽe d'une place (place Tahrir, place Taksim, place Ma•dan
É). C'est une occupation telle qu'elle constitue un temps
particulier ; temps et espace sont profondŽment unifiŽs, comme dans Parsifal :
Ç ici le temps devient espace È. C'est un temps qui permet que
l'occupation n'ait pas ˆ proprement parler de fin. Une manifestation, elle
commence et elle finit, une insurrection elle rŽussit ou elle Žchoue, et ainsi
de suite. Quand vous occupez une place, on ne sait pas trs bien, a peut
durer, et parfois a dure trs longtemps. Tout se passe comme si Žtait en train
de na”tre une figure nouvelle de la dŽclaration, ou en tout cas de la
possibilitŽ d'une dŽclaration, qui consisterait ˆ s'emparer d'un lieu ouvert de
la ville. Je pense que c'est tout ˆ fait corrŽlŽ au fait que nous sommes
maintenant dans l'Žpoque absolue de la souverainetŽ des villes. Ce ne sont pas
des jacqueries campagnardes, des longues marches etc. La ville est le mode
d'tre collectif prŽvalent, y compris, sous la forme de mŽgapoles monstrueuses,
dans des pays trs pauvres. L'occupation de la ville, dans la figure restreinte
de l'occupation de la grande place de la ville, de son cÏur urbain, c'est de
plus en plus - et c'est une invention de personne, c'est une crŽation
historique - la figure concentrŽe de la possibilitŽ de la dŽclaration. Par
contre, et j'y insiste, ce n'est que la condition formelle, t‰tonnante et
obscure, de la dŽclaration. Ce qui se passe sur la place, c'est une dŽclaration
nŽgative. Les gens qui se rassemblent sur la place, quand ils ont quelque chose
ˆ dire en commun, vont dire Ç Moubarak dŽgage ! È ou Ç Ben
Ali fous le camp ! È ou, en Ukraine, Ç ce gouvernement, nous
n'en voulons plus !È.
On a donc une positivitŽ collective donnŽe dans un lieu de
type nouveau, l'occupation de la grande place des grandes villes, avec une
organisation prolongŽe des choses qui est en rŽalitŽ le substrat le plus
significatif parce que c'est lˆ que se fait l'unitŽ des gens (pour survivre de
faon prolongŽe sur une place, il faut organiser les choses : il faut
manger, il faut avoir des toilettes et ainsi de suite). Simplement la
dŽclaration n'arrive pas ˆ outrepasser sa figure nŽgative ˆ cause du fait que
l'assemblŽe qui occupe la place est divisŽe sur l'axe modernitŽ-tradition[4].
L'ƒgypte est le cas canonique. Comme vous le savez, entre la
fraction qui ne voulait plus Moubarak parce qu'elle Žtait son ennemi ancien
historiquement organisŽ, ˆ savoir les Frres musulmans, et la fraction qui ne
voulait plus Moubarak parce qu'en rŽalitŽ elle Žtait habitŽe par un certain
dŽsir d'Occident, elle aussi - elle ne voulait pas d'oppression religieuse,
elle ne voulait pas d'oppression militaire et elle aspirait ˆ un certain nombre
de libertŽs qu'on fŽtichise comme Ç les libertŽs europŽennes È -
entre ces deux fractions, il n'y avait pas d'unitŽ affirmative vŽritable.
Qu'est-ce qui se passe dans ces cas-lˆ ? L'issue de la dŽclaration est
entirement prŽcaire parce qu'on n'a qu'une demi-dŽclaration. Une dŽclaration
strictement nŽgative prŽsuppose, en effet, pour tre victorieuse, l'unitŽ
absolue de ceux qui dŽclarent. ‚a a ŽtŽ,
il faut bien le dire, la grande idŽe de LŽnine. Il a dit : sans discipline
de fer, on n'y arrivera pas ; parce que si nous n'avons pas une unitŽ
affirmative et organisŽe, l'unitŽ nŽgative va aussit™t s'Žmietter, se
disperser, se diviser. Nous ne sommes pas dans le lŽninisme, mais on voit bien
que, que ce soit sur la place Ma•dan ou sur l'une des autres places dont nous
avons parlŽ, au-delˆ de la simple affirmation dŽclaratoire Ç nous ne
voulons plus de ... È, on tombe dans une division irrŽmŽdiable. C'est
exactement ce qui est en train de se passer en Ukraine. Vous avez en effet d'un
c™tŽ des gens, des dŽmocrates, des libŽraux, qui sont mus par un certain dŽsir
d'Occident (ce sont ceux que la presse ici appelle Ç les Ukrainiens È)
et d'un autre c™tŽ vous avez des gens trs diffŽrents, organisŽs en groupes de
choc armŽs dans la tradition historique du sŽparatisme ukrainien, et dont la
vision du monde est plus ou moins ouvertement, mais indubitablement,
fascisto•de. Ils veulent bien faire semblant d'tre pour l'Europe, ˆ condition
que a les dŽbarrasse des Russes ; c'est une composante absolument
identitaire, des nationalistes ukrainiens ˆ la vieille mode, qui ne voient pas
du tout leur avenir dans Ç les libertŽs europŽennes È. Le problme, c'est
que du point de vue de l'activisme sur la place, ils sont la puissance
dominante, et les autres sont en rŽalitŽ de braves gens largement inorganisŽs
(quand ils sont organisŽs, c'est aux fins de tenir des ŽchŽances Žlectorales).
Finalement on pourrait dire
ceci : dans toutes ces situations contemporaines de rassemblement
dŽclaratoire sur une place, nous avons un jeu ˆ trois, et non ˆ deux. Vous avez
d'une part des gouvernements, des autoritŽs institutionnelles, des partis, des
fractions de l'armŽe, de la police etc. qui sont la puissance Žtatique
installŽe et qui ont gŽnŽralement un parrain Žtranger : le parrain
Žtranger de Moubarak, c'Žtait, depuis des dŽcennies, les ƒtats-Unis
principalement et ˆ vrai dire l'ensemble des Occidentaux. Puis, vous avez, en
dŽclaration nŽgativement unifiŽe sur la place, deux composantes et non pas une
seule : une composante identitaire (les Frres musulmans, les
nationalistes ukrainiens) et puis des Ç dŽmocrates È, c'est-ˆ-dire
ceux qu'anime le dŽsir de modernitŽ occidentale, soit la polaritŽ
tradition-modernitŽ, en sachant qu'aujourd'hui la modernitŽ c'est la modernitŽ
sous la coupe du capitalisme mondialisŽ ; on ne se reprŽsente pas de
modernitŽ autre que celle-lˆ, surtout quand on n'en profite pas. Cette partie
qui se joue ˆ trois ne se laisse pas rŽduire, sans qu'il s'agisse d'une mise en
finitude, ˆ une partie ˆ deux.
Il faut que nous rŽflŽchissions
tous ˆ l'histoire Žgyptienne, qui est une histoire fascinante. En ƒgypte aussi
il y avait une partie ˆ trois : il y avait Moubarak, l'appareil militaire
Žgyptien et ses rŽseaux affidŽs et clients et, sur la place Tahrir, les deux
composantes : la composante tirŽe vers la modernitŽ occidentale
capitaliste d'une part, et d'autre part la composante Frres musulmans, largement
majoritaire dans le peuple il faut bien le dire, qui reprŽsentait un ŽlŽment de
tradition singulier. L'unitŽ s'est faite nŽgativement (Ç Moubarak
dŽgage ! È) et ensuite, une fois qu'en face
les choses ont commencŽ ˆ se dŽglinguer, il a fallu proposer quelque chose. ‚a
a ŽtŽ les Žlections, Žlections qui vont en rŽalitŽ tre la fausse scne o
s'arbitre le rapport entre les deux composantes dont l'unitŽ est purement
nŽgative. Que s'est-il passŽ ? Eh bien les Frres musulmans ont gagnŽ les
Žlections haut la main, et la composante occidentale, dŽmocratique, ŽduquŽe,
l'a eu dans le baba. La petite bourgeoisie Žgyptienne a dŽcouvert que son lien
avec le peuple Žgyptien fondamental Žtait maigre. EnragŽe, lŽgitimement, comme
si elle s'Žtait soulevŽe pour rien, cette partie moderniste de la sociŽtŽ
Žgyptienne a remis le couvert : ce sont les manifestations de juin dernier
o elle s'est ˆ nouveau soulevŽe, mais cette fois-ci seule. Et seule elle
pesait pas lourd. Elle a donc accueilli favorablement l'intervention de É qui ?
Eh bien des militaires. L'irresponsabilitŽ petite-bourgeoise, pardonnez-moi ce
vocabulaire grossier, a produit ce phŽnomne extraordinaire : les mmes
qui quelques mois auparavant criaient Ç Moubarak dŽgage ! È ont
criŽ : Ç Moubarak reviens ! È. Il s'appelait Al Sissi, il
avait changŽ de nom, mais c'est exactement la mme chose : a a ŽtŽ le
rŽgime Moubarak bis. Il a commencŽ par se livrer ˆ des opŽrations assez
frappantes, c'est le cas de le dire, c'est-ˆ-dire ˆ mettre en prison la
totalitŽ d'un gouvernement Žlu ˆ une large majoritŽ (pendant ce temps, ici, la
presse hŽsitait ˆ parler de coup d'ƒtat, parce que, comprenez-vous, si on met
en prison les Frres musulmans, a n'est pas vraiment un coup d'ƒtat É) et quand ses partisans ont protestŽ on leur a tirŽ
dessus. L'armŽe a tirŽ dans le tas sans restriction, sur le modle de la
Commune de Paris, et il faut savoir qu'en une seule journŽe, de l'avis des
observateurs occidentaux, on a tuŽ 1200 personnes. La stŽrilisation par la
finitude est extraordinaire dans la situation Žgyptienne, parce qu'en fin de
compte on a une circularitŽ : le jeu ˆ trois a ŽtŽ un jeu circulaire. La
contradiction entre la petite bourgeoisie contestataire ŽduquŽe et les Frres
musulmans et leur clientle populaire a ŽtŽ telle que c'est le troisime terme
qui est ressorti.
Vous voyez bien que ce qui est en
jeu lˆ-dedans c'est : y a-t-il un avenir rŽel, dŽclaratoire, dans la forme
que l'on conna”t depuis plusieurs annŽes maintenant, c'est-ˆ-dire ces
rassemblements composites, voire contradictoires, ˆ unitŽ nŽgative au regard
d'un gouvernement despotique existant ? Encore faut-il, pour se poser
simplement cette question, ne pas commencer ˆ tout rŽduire ˆ une finitude
prŽ-constituŽe qui ferait que tout a, en fin de compte, ce serait la lutte
historique entre les dŽmocrates et les dictateurs. Surtout quand on s'est donnŽ
le plaisir, si je puis dire, dans le cas de l'ƒgypte, de ne pas trop
s'inquiŽter du retour des dictateurs.
Pour que puisse se produire une
invention historique, une crŽation, c'est-ˆ-dire quelque chose qui est dotŽ
d'une infinitŽ vŽritable, il faut une nouvelle forme dŽclaratoire qui soit
celle d'une alliance entre les intellectuels et une large fraction populaire.
Or cette nouvelle alliance n'Žtait pas lˆ sur la place. Tout le problme, ce
qu'indique le schŽma[5], c'est
l'invention par une politique nouvelle d'une modernitŽ autre que la modernitŽ
du capitalisme mondialisŽ. Tant que nous n'aurons pas les premiers rudiments de
cette modernitŽ diffŽrente, nous aurons ce que nous voyons, c'est-ˆ-dire des
unitŽs nŽgatives se terminant par des circularitŽs. Et du c™tŽ de la
propagande, la rŽpŽtition du fait qu'il s'agit des bons contre les mŽchants
dans des conditions qui sont caricaturales par rapport ˆ la situation rŽelle.
Cette partie ˆ trois termes est
faussŽe parce que le terme Ç modernitŽ È est un terme captif. Il
dŽsigne l'Ç aspiration È ˆ la consommation, au rŽgime dŽmocratique
occidental, c'est-ˆ-dire l'aspiration ˆ s'intŽgrer ˆ la domination telle qu'elle
est. Parce qu'aprs tout Ç l'Occident È c'est le nom poli de
l'hŽgŽmonie du capitalisme mondialisŽ. Si vous voulez vous intŽgrer ˆ a, libre
ˆ vous, mais il faudra accepter qu'il ne s'agit pas
d'une invention, d'une nouvelle libertŽ etc. Si vous voulez autre chose, il
faut non seulement tre anticapitaliste, ce qui est en partie abstrait, mais
aussi inventer et proposer une figure de la modernitŽ vivante qui ne soit pas
sous la coupe du capitalisme mondialisŽ. C'est une t‰che d'une envergure
extraordinaire, qui ne fait ˆ peine que commencer. En effet le marxisme
classique a cru qu'il allait tre l'hŽritier historiquement lŽgitime de la
modernitŽ capitaliste. Il avait bien vu que cette modernitŽ capitaliste
conduisait ou Žtait une barbarie, mais il pensait que
le mouvement gŽnŽral interne ˆ cette barbarie allait produire un hŽritage de
civilisation dont les rŽvolutionnaires seraient les hŽritiers. Le problme
n'est pas tout ˆ fait comme a. On peut parfaitement imaginer que la modernitŽ
capitaliste est une modernitŽ sans hŽritier autre que la destruction. Ë quoi
elle va, a c'est mon point de vue. Ce ˆ quoi aspirent, sans le savoir, les
populations rassemblŽes sous ce drapeau-lˆ, c'est en rŽalitŽ ˆ un nihilisme
constituŽ. Le Ç malaise dans la civilisation È dont parlait Freud est
beaucoup plus profond que le marxisme ne l'a pensŽ. Freud a ŽtŽ plus profond
que Marx sur ce point parce qu'il a bien vu que le malaise dans la civilisation
affectait quelque chose dans le symbolique lui-mme. Ce n'Žtait pas seulement
une question de rŽpartition, de partage ou d'accs aux bienfaits prodiguŽs par
la civilisation ; et ce n'Žtait pas non plus une question d'Žducation (la
grande idŽe de gens comme Tolsto• ou Victor Hugo Žtait que si on rŽpandait
l'Žducation de faon universelle, on donnerait la civilisation ˆ tout le monde
et elle serait rŽinventŽe par ceux qui l'auraient reue) - idŽes encore tenaces
ˆ la fin du sicle dernier. Il semble que l'entreprise requiert une invention
propre qui touche au symbolique : il s'agit d'inventer de nouveaux
paramtres de la civilisation. C'est ce que je voyais dans ces places o les
foules se rassemblent. Un prŽsent fait dŽfaut – faute que se dŽclare
la foule. Peut-tre sommes-nous dans l'Žtape o la foule voudrait se
dŽclarer, ce que, de faon optimiste, j'ai appelŽ Ç le rŽveil de
l'histoire È. Mais, cette dŽclaration, elle n'en a pas les ressorts
de symbolisation. Politiquement, c'est assez clair : la modernitŽ
capitaliste suppose d'une certaine manire que toutes sortes de moyens soient
mis en Ïuvre pour que la fraction ŽduquŽe de la population (la petite
bourgeoisie urbaine, les classes moyennes etc.) restent profondŽment disjointes
des masses populaires fondamentales. On pourrait relever les opŽrateurs de
propagande qui vont dans ce sens-lˆ et je dois dire que malheureusement
Ç la•citŽ È en fait partie. La politique consiste ˆ vaincre ces
opŽrations, ˆ aller au-delˆ. C'est ce qui s'appelle la liaison de masse des
intellectuels, dans le vieux langage, c'est-ˆ-dire la capacitŽ des
intellectuels ˆ revendiquer pas simplement pour eux-mmes mais pour les autres
au nom d'une modernitŽ transformŽe – leur capacitŽ ˆ dire que ce pourquoi
ils protestent lˆ, se rassemblent sur une place, ils n'en gardent pas le
monopole, laissant du coup l'autre composante, soit Žlectoralement, soit par la
violence, l'emporter en dŽfinitive y compris au sein de l'activitŽ nŽgative qui
les rŽunissait. L'ƒgypte c'est a, c'est une leon universelle, l'Ukraine a
sera la mme chose dans des variantes que je ne connais pas.
On appellera Ç finitude È
les opŽrations propagandistes de rŽduction des situations historiques
effectives et on appellera Ç infinitisation È, dŽ-couvrement de la
finitude, le moment o les paramtres de la dŽclaration sont effectivement
rŽunis, le moment o on peut dŽclarer certainement Ç Moubarak
dŽgage ! È, mais aussi quelque chose d'autre. Alors quoi ? ‚a É
en tout cas, ce n'est pas le dŽsir d'Occident, ce n'est pas lui qui peut
boucher le trou. On est dans une balance historique essentielle, moment qui a
dŽjˆ existŽ au XIXe sicle, lorsqu'on Žtait clair sur la nŽgation mais pas sur
son corrŽlat affirmatif. Et dans cette brche, le vieux monde rŽapparaissait
parce qu'il avait pour lui la vertu d'tre lˆ.
INFORMATION : confŽrence de Alain
Badiou le 28 mai ˆ 19 heures, ˆ l'UniversitŽ amŽricaine de Paris,
intitulŽe Ç Le portail topologique des trs grands infinis È (le
but en sera de clarifier les liens entre infinitŽ et localisation)
LECTURE RECOMMANDƒE :
Ç ThŽorie du drone È de GrŽgoire Chamayou (Ždit. La Fabrique)
*
Discours ˆ la nation :
Ç Mesdames, messieurs,
Ce n'est certainement pas vous,
mes chers auditeurs, et bien entendu sans nŽgliger mes chres auditrices, qui
me contredirez si je vous dis que la volontŽ farouche de sortir notre pays de
la crise oblige ˆ la prise en compte encore plus impŽrieuse, encore plus
effective, d'une obligation : l'obligation, pour notre pays, de tenir ses
engagements financiers et pour cela d'associer toutes les forces vives de la
France, depuis l'entrepreneur innovant et compŽtitif jusqu'au
laissŽ-pour-compte qui hante nos trottoirs, en passant par notre vaste et
dŽvouŽe classe moyenne. Ë l'aide
d'un authentique pacte de responsabilitŽ, nous rembourserons non seulement
notre dette actuelle mais ce qui tra”ne encore des dettes passŽes ainsi,
mettant le comble ˆ notre courage patriotique, que toutes nos dettes ˆ venir.
C'est ce que fit noblement un hŽros de Balzac un peu oubliŽ, CŽsar Birotteau,
dont nous devrions honorer la mŽmoire. Ce loyal et prospre commerant a vu peu
ˆ peu son magasin vivre, comme la France depuis des annŽes, au-dessus de ses
moyens. EndettŽ, CŽsar Birotteau met tout son honneur ˆ rembourser jusqu'au
dernier sou. Totalement ŽpuisŽ par cet effort, il meurt. Mais il meurt dans l'absolue
dignitŽ financire. Qu'il nous soit un exemple, mes chers concitoyens. Si notre
pays doit mourir, qu'il le fasse sans devoir un sou ˆ quelque banque que ce
soit. Mourir dŽsendettŽ est le sort le plus beau. Vive CŽsar Birotteau, vive la
France ! È (applaudissements)
**
Nous en Žtions au moment, dans la
stratŽgie qui est la n™tre de critique de la finitude comme noyau idŽologique
du monde contemporain, o tout repose en fait sur la multiplicitŽ des infinis.
Je rappelle que nous avons
distinguŽ quatre types fondamentaux d'infinitŽ :
a) l'infini inaccessible (on
pourrait dire aussi opŽratoire), o l'infini ne se laisse pas identifier ou
construire par les opŽrations disponibles dans la situation au regard de
laquelle il est inaccessible (c'est l'infini transcendant, au sens le plus
ŽlŽmentaire du terme)
b) l'infini comme capacitŽ de
rŽsistance ˆ toute opŽration de division
c) l'infini pensŽ au moyen de
dŽterminations strictement immanentes, qui est un lieu o peuvent coexister,
s'entremler, des parties extrmement grandes sans occulter l'ensemble de
l'espace considŽrŽ (perspective topologique)
d) enfin l'infinitŽ par proximitŽ
ˆ l'absolu, qui dŽtient comme une miniature du rŽfŽrent absolu. Techniquement
cette infinitŽ va fonctionner comme un modle de la thŽorie gŽnŽrale. Si vous
voulez une analogie philosophique, c'est ce que Spinoza appelle un attribut de
la Substance. En effet, pour Spinoza, la structure de la Substance se rŽpte
dans chacun de ses attributs : Ç L'ordre et la connexion des choses est
la mme chose que l'ordre et la connexion des idŽes È. L'infinitŽ est
ici une approximation intrinsque, immanente, de l'absoluitŽ de toute vŽritŽ.
J'insiste sur le fait que dans
les deux premiers types, l'infini reste dŽfini par une opŽration extŽrieure,
alors que les deux autres ont une dŽtermination intrinsque.
Or il va s'avŽrer que le fini,
dans l'examen duquel nous allons entrer maintenant, est dŽterminŽ de faon
extrmement diffŽrente selon qu'il est corrŽlŽ aux deux premiers types d'infini
ou aux deux derniers. La critique de la finitude ne va donc pas tre une
critique simple.
Il faut d'abord distinguer un
type de fini qui est le rŽsultat d'une dŽtermination passive, type de finitude
que j'ai proposŽ d'appeler dŽchet. Par Ç dŽtermination
passive È, j'entends que le fini est le corrŽlat nŽgatif d'un certain type
d'infini : le fini est ce qui est non infini en un sens spŽcifiŽ par le
type d'infini dont on parle. On aura donc quatre types de fini comme on a
quatre types d'infini : le fini accessible, le fini divisible, le fini
bornŽ et enfin le fini sŽparŽ de toute absoluitŽ.
Qu'est-ce que le fini
accessible ? Comme l'infini inaccessible est l'infini qui ne se laisse pas
identifier par les opŽrations disponibles dans la situation, le fini accessible
est l'ensemble de ce qui est constituŽ ˆ tout instant par les opŽrations qui y
sont disponibles . L'exemple contemporain le plus
clair, c'est le marchŽ. Si on considre que les opŽrations disponibles sont les opŽration d'acquisition, c'est-ˆ-dire les opŽrations qui
consistent ˆ rendre les choses disponibles sur le marchŽ, alors les opŽrations
constituantes sont achat et vente. On voit immŽdiatement que toute chose
Žquivaut ˆ toute autre en tant qu'elle est comme toute autre accessible. Le
rŽfŽrent de cette finitude c'est donc l'argent, en tant qu'il est la sanction
de l'accessibilitŽ. C'est accessible pour autant que la chose a un prix et pour autant que la chose a un prix, ce prix
dŽsigne sa finitude en tant qu'accessibilitŽ virtuelle. C'est une finitude par circulation
de l'Žquivalent gŽnŽral. L'inaccessible dans cette affaire, c'est le Capital en
tant que tel, c'est-ˆ-dire le Capital en tant que rŽgent gŽnŽral de ce type de
constitution ; lui n'est pas achetable, il n'est pas exposŽ sur le marchŽ
(c'est pourquoi on dit couramment de lui qu'on ne peut pas nous le montrer,
qu'il est anonyme etc.). Comme Marx l'avait vu, le Capital est en position de
transcendance par rapport au capitalisme lui-mme (d'o le choix du titre de
son livre). La subjectivitŽ qui va avec cette finitude, c'est la subjectivitŽ
de consommation et l'idŽologie gŽnŽrale de cette finitude par accessibilitŽ, on
peut l'appeler l'Žconomisme. L'Žconomisme est en effet l'impŽratif qui nous
enjoint ˆ la finitude de l'accessibilitŽ au nom d'une inaccessibilitŽ par
transcendance que personne ne peut convoquer. C'est une finitude passive qui
n'est mme pas en Žtat de se reprŽsenter ce dont elle est le dŽchet. La moindre
opŽration monŽtaire est le dŽchet du Capital, une exŽcution passive de sa
circulation transcendante.
Quel est maintenant le dŽchet de
l'infini par indivisibilitŽ ? C'est la finitude incapable de soutenir sa
propre unitŽ, ˆ lui rester fidle, c'est la finitude du type Ç je
cde È. C'est le type de finitude ˆ laquelle est exemplairement exposŽ le
mouvement de masse, la levŽe populaire. Son problme est en effet que le
mouvement de masse est toujours entre la possibilitŽ de faire surgir un type
d'infinitŽ inconnu et, ˆ l'autre p™le, l'incapacitŽ ˆ maintenir durablement
l'unitŽ qui le constitue - devenant ainsi le dŽchet de la situation dont
primordialement il Žtait l'acteur. La subjectivitŽ ˆ lÕÏuvre dans cette
affaire, c'est le renoncement, mais c'est aussi l'espace de la trahison. Il est
trs difficile de renoncer sans trahir. Quand on finit par dire qu'on a eu
raison de renoncer, on finit par dire que ce qu'on a fait on n'aurait pas dž le
faire et, pour finir, que c'est les autres qui avaient raison, ce qui achve la
trajectoire qui va du renoncement ˆ la trahison. L'idŽologie dans ce cas-lˆ,
c'est le rŽalisme. IdŽologie trs puissante, qui consiste ˆ dire qu'il n'existe
que la rŽalitŽ. Si vous voulez vous lever contre, on vous laisse le temps de
vous fatiguer, aprs on verra. Et il est vrai que ne peut se dresser contre la
rŽalitŽ de faon durable que quelque chose qui invente, qui fait une Ïuvre, et
pas simplement la nŽgation passive de ce qu'il y a. Quand vous dites
Ç Moubarak dŽgage ! È, a ne suffit pas, vous tes encore dans
la protestation d'tre un dŽchet, vous ne construisez pas une Ïuvre. Le
rŽalisme, c'est l'ordre existant qui prescrit ce qui est possible :
tenez-vous-en ˆ ce qu'il y a (le grand dŽfaut de ce qu'il n'y a pas, c'est que
a n'est pas). Le rŽalisme, lorsqu'il ronge du dedans les insurrections de
l'existence, c'est la porte ouverte au renoncement et ˆ la trahison. En
dŽfinitive, quand on regarde de prs, presque tout le monde trahit par
rŽalisme. Le tra”tre est un rŽaliste. Mme les gens qui trahissaient
horriblement pendant la dernire guerre mondiale pensaient que les Allemands
Žtaient installŽs lˆ, que PŽtain avait limitŽ les dŽg‰ts, ce qui Žtait bien
vrai, et que c'Žtait a la rŽalitŽ. La poignŽe de rŽsistants dans les annŽes
40-41, qui a fini par devenir l'identitŽ nationale, il faut bien reconna”tre
que c'Žtait trois fois rien. La masse, quant ˆ elle, Žtait rŽaliste et la
trahison a ŽtŽ le fait de son avant-garde. Le tra”tre, c'est un rŽaliste
d'avant-garde.
La finitude de type bornŽ, qui
correspond ˆ l'infini par immanence, c'est-ˆ-dire ˆ celui qui est prodigue en vastes
parties, ce sera le dŽchet de toute grandeur. La norme est l'Žtroitesse des
sous-ensembles : c'est prŽfŽrer les identitŽs closes aux ensembles
ouverts, le petit au grand (small is beautiful), l'immobile ˆ ce qui est
expansion etc., en somme les caractŽristiques de la pensŽe rŽactive ou
traditionaliste. Comme exemples, on va bien entendu trouver les nationalismes,
les racialismes, les minoritarismes exacerbŽs, le culte des terroirs, et, ˆ la
fin des fins, le repli familial dans le dŽsintŽrt gŽnŽral de tout ce qui est
(suspect d'tre) grand. On peut dŽfinir ce type de finitude de manire trs
gŽnŽrale comme la rŽfŽrence privilŽgiŽe des identitŽs fermŽes dans un espace
qui lui, au contraire, se prte, en tant qu'infinitŽ latente, ˆ l'expansion de
vastes sous-ensembles. La tentation ici c'est celle du repli : on va se
mettre ˆ l'abri de l'expansion du monde par la sŽcuritŽ d'une fermeture locale.
La subjectivitŽ ˆ lÕÏuvre est fondamentalement identitaire mais Žgalement
exclusive : c'est en effet la nŽgation de ce qui n'est pas l'identitŽ qui
lui donne son rŽel, plus que l'identitŽ elle-mme, toujours fuyante et
insaisissable. Le dehors est finalement plus important que le dedans. Le
nazisme va de cette faon se dŽfinir par l'extermination des juifs, faute que
l'aryen soit quelque chose. De mme que le renoncement conduit ˆ la trahison,
on peut dire, en gros, que l'identitŽ conduit au massacre. L'idŽologie en ce
cas c'est celle qui est capable de soutenir les identitŽs : le biologisme
en premier lieu, avec les racialismes divers et variŽs, mais aussi
l'historicisme (histoires nationales, singularitŽs culturelles, Ç nos
racines chrŽtiennes È etc.), tous deux se prŽsentant volontiers, et de
faon complŽmentaires, comme des garanties scientifiques ou objectives.
Quant au dŽchet de l'infinitŽ par
proximitŽ ˆ l'absolu, l'idŽologie en est le relativisme sous toutes ses formes.
Il y en a deux expŽriences caractŽristiques. D'une part la dŽmocratie d'opinion
qui se fonde sur l'idŽe qu'en politique il n'y a pas de vŽritŽ, c'est-ˆ-dire
pas d'absolu, il n'y a que des opinions et toutes les opinions se valent.
Comment arbitrer entre des opinions ? Eh bien celle qui compte, c'est la
plus nombreuse, c'est logique, et c'est un nombre fini. La seule idŽe vŽritable
c'est que l'absoluitŽ en la matire c'est le relativisme lui-mme. Ç Il
existe une seule chose absolue, c'est que tout est relatif È, disait
Auguste Comte. Il y a Žgalement quelque chose du mme ordre dans les thŽories
de la crŽation artistique qui sont du type expressivitŽ. De mme qu'en
politique il n'y a que des opinions, il n'y a dans l'ordre de l'art que des
mois. Finalement l'art c'est l'expressivitŽ des profondeurs du moi, la
subjectivitŽ esthŽtisŽe comme telle, ˆ la limite c'est l'exhibition des
capacitŽs de mon corps. La pratique qui consiste ˆ se photographier soi-mme ˆ
l'aide d'un tŽlŽphone portable est une bonne allŽgorie de ce type de
finitude : Ç finalement, ce qu'il y a de bien, c'est ma gueule, j'ai
un instrument pour la prendre avec ma main, sans l'aide de personne d'autre, et
aprs le clic a peut circuler partout et je l'envoie ˆ tous mes amis È.
En rŽfŽrence ˆ la formule de Pascal Ç le moi est ha•ssable È, il
faudrait Žcrire aujourd'hui : Ç le moi est adorable È. Au fond,
le fait qu'il n'y ait que des opinions dans le champ politique et qu'il n'y ait
que le moi dans le champ subjectif, ce sont deux nŽgations de toute
rŽfŽrentialitŽ absolue.
**
On ne va pas dire :
Ç au regard de a, il faut l'infini È, ce qui ne veut pas dire grand
chose. Il faut bien admettre que la capacitŽ Ïuvrante admet un certain registre
de finitude. Le problme c'est de concevoir une finitude active qui ne serait
pas le dŽchet nŽgatif d'un infini. Je propose de faire l'hypothse que pour
qu'il y ait activitŽ et que le fini se prŽsente comme Ïuvre et non pas
comme dŽchet, il faut nŽcessairement que soient mis en cause plusieurs infinis.
On ne peut penser le fini comme Ïuvre que parce que l'infini est multiforme.
Supposez maintenant que vous avez
une situation infinie et supposez que surgisse, ˆ l'intŽrieur de cette
situation infinie, un infini de type supŽrieur. Il aura au regard du premier un
effet de finitisation (l'infini antŽrieurement prŽŽminent est en quelque sorte
dŽchu puisqu'il est dŽsormais mesurŽ au regard du surgir d'une infinitŽ
distincte de type supŽrieur).
Dans l'exemple prŽcŽdent du
marchŽ mondial comme infini inaccessible (le Capital dans sa dimension
systŽmique), infini de type 1, dont le dŽchet est la pratique universellement
rŽpandue du compte monŽtaire, supposons que surgisse un infini de type 2,
c'est-ˆ-dire une force politique mondiale capable de rŽsister ˆ la division, ce
dont, entre parenthses, nous sommes trs ŽloignŽs É L'opŽration du Capital est
alors finitisŽe, elle entre elle-mme dans le statut d'un dŽchet. La force
nouvelle va tenter de crŽer une organisation sociale qui soit sur le type de
l'accessibilitŽ, c'est-ˆ-dire qui ne soit pas rŽgie par le terme inaccessible
nommŽ Capital. Elle finitise la prŽtendue transcendance du Capital, au regard
de quoi ce qui sera en position d'infini sera l'organisation collective dans
son principe ou dans son idŽe. Vous aurez une accessibilitŽ qui sera une Ïuvre
et non pas un dŽchet, non pas un destin liŽ ˆ l'inaccessible sous la forme de
la monstrueuse autoritŽ insaisissable des Ç lois de l'Žconomie È.
Parce que les activitŽs Žconomiques elles-mmes pourront tre conues comme le
rŽsultat dont la source effective, par contraste avec l'infini anonyme du
Capital, aura ŽtŽ le surgissement
de l'entitŽ qu'il faut bien appeler Ç communisme È. Vous aurez
une reconfiguration volontaire et collective de ce qui se prŽsentait
antŽrieurement comme une systŽmique transcendante. C'est exactement une
reformulation du vÏu marxiste.
Dans cette affaire, quelque chose
dispara”t progressivement, qui est la figure primordiale du dŽchet de
l'inaccessible. C'est ce qui a ŽtŽ longtemps envisagŽ, sans qu'on sache
exactement ce que cela voulait dire, sous la forme de la disparition de la
monnaie. Ce qui ˆ nos yeux est fantasmagorique est nŽanmoins de faon
inŽluctable la disparition des formes premires de la finitude comme dŽchet du
systme transcendant du Capital. Ce qui va venir ˆ la place du dŽchet, c'est
une Ïuvre sous la forme d'un nouveau mode de circulation des produits. Mais
c'est de faon gŽnŽrale que toute Ïuvre procde en un certain sens par
l'Žvacuation d'un dŽchet antŽrieur. Cela suppose que le type d'infinitŽ nouveau
- la force politique mondiale capable de rŽsister ˆ la division (capacitŽ qui
est la dŽfinition mme de la politique : Ç prolŽtaires de tous les
pays, unissez-vous !È) - soit dans une potentialitŽ de puissance qui
l'emporte sur la systŽmique du Capital. C'est un problme encore ouvert, parce
qu'en rŽalitŽ, jusqu'ˆ prŽsent, la division l'a emportŽ sur l'unitŽ. C'est le
drame du Ç socialisme dans un seul pays È : il y avait bien la
tentative de faire Žmerger ce type d'infinitŽ, mais il n'a pas ŽtŽ en Žtat de
montrer que l'unitŽ qu'il constituait Žtait un infini de type supŽrieur ˆ celui
de l'inaccessibilitŽ systŽmique. Ce n'est que partie
remise É
Je voudrai donner un autre
exemple dans l'ordre de l'art, o il a toujours ŽtŽ question d'oeuvre, et
o la question de savoir ce qu'est une Ïuvre d'art est une question
primordiale. Au fond, la figure du dŽchet dans l'art c'est l'acadŽmisme.
L'acadŽmisme c'est la forme finie de ce qui, ˆ un moment donnŽ, s'est prŽsentŽ
comme norme crŽatrice, c'est un desschement rŽpŽtitif de ce qui a eu figure
d'Ïuvre mais qui a perdu cette figure. Ainsi la peinture pompier
du XIXe sicle se sent l'hŽritire de la grande peinture, ses modles sont la
Renaissance italienne etc. ; elle est, il faut bien le dire, d'une
technicitŽ remarquable, mais simplement c'est devenu le dŽchet d'une invention
qui a perdu sa puissance. En rŽalitŽ, on peut dire que c'est le moment o le
sentiment subjectif que les formes crŽŽes avaient une relation ˆ l'absolu, a
ŽtŽ remplacŽ par un artisanat remarquable, mais dŽnuŽ de toute valeur
universelle authentique. C'est aussi le cas d'une grande partie du cinŽma
aujourd'hui. Une certaine combinaison de monstruositŽ et de virtuositŽ (les
guerriers grecs, les blockbusters amŽricains de science-fiction, la musique
effrayante, Žcrasante É) rappelle beaucoup le destin
de la peinture pompier au XIXe sicle - on croirait mme quelquefois que cela
s'en inspire, tellement a y ressemble. Ç Alexandre Newski È de
Eisenstein, pour prendre un exemple, a n'y ressemble pas, de mme que les
grandes peintures historico-allŽgoriques des grands peintres italiens du XVIe
sicle ce n'est pas comme la peinture pompier É Il est vrai qu'ˆ c™te de la
virtuositŽ contemporaine, elles paraissent maladroites ; certes, mais il y
a une absoluitŽ en eux, quelque chose qui les Žternise, alors que le destin des
pompiers, comme celui de tout dŽchet, ce sera t™t ou tard la poubelle.
L'acadŽmisme dŽfinit non pas un
type de finitude qui serait le nŽgatif d'un infini particulier, mais quelque
chose qui a ŽtŽ un infini en capacitŽ d'Ïuvre mais qui ne l'est plus. Si dans
ce contexte-lˆ surgit une crŽation artistique radicale, comme l'a ŽtŽ de toute
Žvidence ˆ la fin du XIXe sicle l'impressionnisme par rapport ˆ la peinture
pompier, a finitise tout ce qui prŽcde et a met en Žvidence son Žtat de
dŽchet. Le relativisme a toujours ŽtŽ impuissant ˆ expliquer pourquoi un tel
surgissement va se dŽployer dans des Ïuvres qui vont conquŽrir de faon
dŽfinitive leur possibilitŽ ˆ l'infini et il est obligŽ de rŽhabiliter toute
une sŽrie de navets en disant, par exemple, que la peinture hollandaise
s'explique par la Hollande de l'Žpoque, que c'est un dispositif culturel
etc. ; aprs on vous affiche toute une sŽrie de plats d'aubergines peints
par des Hollandais de 13e ordre et on dŽgage un ou deux beaux tableaux dont
tout le monde dit qu'ils ne sont pas comme les autres. Dire cela, ce n'est pas
de l'aristocratisme, c'est simplement que la relation entre le fini comme Ïuvre
et le fini comme dŽchet, a se voit. Le relativisme se manifeste toujours par
des tentatives de rŽhabilitation de tout parce qu'il a besoin de penser que ce
n'est pas vrai qu'il y ait des choses qui soient mieux que d'autres, que d'une
certaine faon il n'y a que des dŽchets plus ou moins glorieux et qu'en
dŽfinitive tout vaut. La dŽmocratie d'opinion c'est aussi une dŽmocratie
esthŽtique. Mais ce n'est pas vrai et mme le public le moins averti le sent.
Il y a des crožtes, il y a des navets, il y en a toujours eu et ils sont
majoritaires. C'est embtant ˆ cause du culte de la majoritŽ, mais l'art est un
lieu aristocratique, au sens o a met en Žvidence la visibilitŽ des
hiŽrarchies infinies, c'est-ˆ-dire le fait que la dialectique des infinis et du
fini fait qu'il est tout ˆ fait normal que dans une Žpoque donnŽe de l'histoire
de l'art, il y ait des choses qui ont le statut d'un dŽchet, d'un infini dont
la puissance a ŽtŽ finitisŽe par le surgissement d'autre chose. C'est une
dialectique implacable parce qu'elle est ontologique.
On pourrait faire le mme
exercice sur les politiques identitaires. Elles ne subsistent que parce qu'un
nouveau type d'infinitŽ universalisante qui devrait surgir ne surgit pas et
qu'elles profitent de la faiblesse du dŽchet de l'infini inaccessible,
c'est-ˆ-dire l'accessibilitŽ marchande. Vous voyez alors appara”tre, et c'est
logique, des identitŽs de toutes espces, nationalismes, racialismes culturels,
xŽnophobies etc. Le seul remde ˆ a, c'est d'assumer, de dŽsirer, le
surgissement d'une nouvelle figure de l'universalitŽ humaine ; et cela ne
peut tre qu'un infini plus puissant que l'infini inaccessible et probablement
plus puissant qu'un infini de rŽsistance (bien que le mot de rŽsistance circule
actuellement beaucoup), c'est plut™t, ˆ mon avis, les infinitŽs de type 3 ou 4
qui doivent tre convoquŽes en la circonstance.
Je voudrai vous donner encore un
exemple scientifique, qui est bien connu puisqu'il s'agit de la rŽvolution
scientifique des XVI-XVIIe sicles, celle dont parle le grand ouvrage
ŽpistŽmologique de KoyrŽ qui s'appelle Ç Du monde clos ˆ l'univers
infini È. C'est bien du surgissement d'un infini qu'il s'agit.
AntŽrieurement, on se reprŽsentait le monde comme fini parce qu'on Žtait dans
la pensŽe de l'inaccessibilitŽ de l'infini. La conception homogne et unique de
l'infinitŽ c'Žtait la transcendance. Et au regard de la transcendance, le monde
crŽŽ, fini, ne pouvait tre reprŽsentŽ que comme le dŽchet de cette
transcendance. La perfection finie du monde, conue en un certain sens comme
l'Ïuvre de dieux, restait nŽanmoins dŽpourvue de toute infinitŽ propre. Ce qui
se passe au XVI-XVIIe sicles, c'est qu'on invente la possibilitŽ d'une
infinitisation du monde fini et ce par le double effort d'utiliser
systŽmatiquement comme cadre gŽnŽral la gŽomŽtrie euclidienne (un espace
euclidien/newtonien infini dans toutes les directions) et d'autre part parce
qu'on invente une mathŽmatique de l'inifinitŽsimal qui permet, si je puis dire,
d'infinitiser le mouvement, c'est-ˆ-dire de penser le mouvement comme une
donnŽe mathŽmatisable qui ne suppose pas d'intervention divine ni de finalitŽ.
Cela permet l'irruption d'un infini de type nouveau dans la reprŽsentation du
monde fini et du coup la figure du monde devient accessible ˆ l'Ïuvre
scientifique comme telle qui s'en saisit par fragments – et a continue
aujourd'hui. Il a fallu que surgisse des infinis de
type diffŽrent pour que le monde, qui Žtait livrŽ ˆ la foi, soit livrŽ ˆ la
science.
Pour conclure, je dirai que cette
contradiction au sein du fini du dŽchet et de l'Ïuvre est en relation avec deux
conceptions tout ˆ fait diffŽrentes des t‰ches de la pensŽe et de l'action. On
peut soutenir, et on soutient je pense majoritairement aujourd'hui, que la
pensŽe et l'activitŽ humaines se meuvent dans des paramtres qui sont ceux de
l'accessible, du divisible, du bornŽ et du relatif, c'est-ˆ-dire dans le
systme qui constitue les quatre figures du dŽchet. Je pense que c'est
l'idŽologie dominante. Tout ce qui existe est accessible, toute unitŽ est vouŽe
ˆ la division, il vaut mieux tre bornŽ qu'ambitieux et utopique ; quant ˆ
l'absolu, on n'en a rien ˆ cirer. On va vivre alors sous le rgne de
l'Žconomisme, du biologisme, de l'historicisme, du relativisme. L'humanitŽ
c'est ce qui a ŽtŽ chargŽ de la gestion convenable des dŽchets (quant ˆ la
question de savoir s'il y a une gestion des dŽchets supŽrieure ˆ une autre
c'est une question interne ˆ une conception gŽnŽrale de la finitude
contemporaine). Au fond l'humanitŽ est elle-mme le dŽchet de cette gestion.
Pourquoi pas ? C'est une option, c'est une manire d'tre. La rŽfuter n'a aucun sens, on ne peut que la dŽcrire. Dans ce cas,
toute autre chose supposant l'irruption d'une infinitŽ de type inconnu, d'une
infinitŽ dont nous ignorerions le type d'emprise, est extrmement pŽrilleuse.
Mais on peut penser que l'Ïuvre
propre de l'humanitŽ est de susciter des infinitŽs de type supŽrieur qui les
dŽlivreraient de l'encha”nement passif (la transcendance du Capital, les
inŽgalitŽs monstrueuses mais inŽvitables, les dŽchets innombrables mais
Žvacuables etc.). Dans ce cas-lˆ, on pense que ce que l'humanitŽ porte en elle
de significatif, ce qui fait qu'elle n'est pas absolument identique aux fourmis
ou aux termites, c'est sa capacitŽ de finitisation crŽatrice, c'est-ˆ-dire sa
capacitŽ de finitiser les transcendances supposŽes par le surgir ŽvŽnementiel
d'infinitŽs supŽrieures. Le rŽsultat serait fini, mais ce serait une finitude
Ïuvrante, une finitude qui n'est pas dans la passivitŽ de la nuit de
l'existence, ce que j'appellerai une finitude illuminŽe. C'est sur cette
promesse que je vous laisserai.
LECTURES CONSEILLEES
- Ivan SegrŽ : Le manteau de Spinoza (Ždit. La Fabrique)
- Revue Failles n¡ 3 : Existence Inexistence (sous la dir. de A. et D. Costanzo) avec des textes de Agamben, Rancire, SchŽrer, Badiou, Meillassoux etc. (Ždit. Nous)
- Revue Exemples n¡ 1 : Reprise de la politique (Ždit. Nous)
*
Mesdames, Messieurs,
Comment ignorer que, dans la
conjoncture actuelle, et compte tenu de l'effort prioritaire en faveur du recul
du ch™mage, la France doit s'intŽgrer ˆ la finalisation globale de son destin
historique, qui l'oblige ˆ une prise en compte encore plus effective des
mŽrites et, j'ose le dire, de la souffrance de ses institutions bancaires. Si
bien que le processus allant vers plus d'ŽgalitŽ, que, comme tous les Franais,
je dŽsire de toute ma force relancŽe, devra attendre que nous puissions
rŽpondre ˆ l'urgente nŽcessitŽ, avant de devenir enfin ce que nous mŽritons
d'tre, de stationner encore un moment dans ce que la politique de nos
prŽdŽcesseurs nous a contraint de ne pas tre. Ce n'est qu'au prix de cette
longue patience que nous pourrons donner enfin tout son sens ˆ ce bon vieux
proverbe venu des profondeurs populaires de notre pays : Ç Demain, on
rase gratis È (applaudissements).
*
Je voudrai commencer par rappeler
brivement la stratŽgie et les rŽsultats principaux que nous avons obtenus.
Il s'agit d'Žtablir, et de vous
convaincre, que la question de la finitude est centrale dans ce qui caractŽrise
aujourd'hui la dialectique entre oppression et Žmancipation. L'oppression
contemporaine a toujours pour tŽmoin de son acte, de sa possibilitŽ et de son
effectivitŽ, de contraindre le fini ˆ exister ds le dŽbut en tant que dŽchet.
L'oppression va convoquer les formes les plus Ç basses È de l'infini
pour imposer que l'ensemble de ce qui existe comme rŽalitŽ puisse tre
considŽrŽ toujours comme le dŽchet fini de ces infinitŽs Ç basses È -
grosso modo comme le dŽchet du Capital et de sa circulation.
Dans cette vision du monde,
l'Žcrasante majoritŽ de l'humanitŽ n'est en rŽalitŽ, dans son tre constitutif,
que dŽchet accrochŽ ˆ la circulation de dŽchets. Ce qu'on appelle
Ç monde È, en rŽalitŽ, n'est en dernier ressort que les effets
humains de l'infinitŽ circulante du Capital. Si bien que la constitution de
tout cela c'est qu'on a, comme figure gŽnŽrale de l'existence collective et
humaine, une gigantesque circulation de dŽchets variŽs, avec des niveaux de
dŽchetterie, si on peut dire, qui sont hiŽrarchisables mais qui en fin de
compte vouent toutes choses ˆ ce statut. Objets et individus sont sur ce point
sur le mme plan. On accepte volontiers de dire qu'il y a obsolescence des
individus comme il y a obsolescence des produits, a se dit tous les jours sous
une forme ou sous une autre. Par exemple : Ç les Franais ont pris
l'habitude de ne rien faire È - donc ils sont les dŽchets de la
productivitŽ, les Allemands Žtant des dŽchets d'un niveau supŽrieur. Entre
parenthses, une partie de l'Žcologie ce sont des gens qui se proposent une
hygine des dŽchets un peu meilleure que ce qu'il y a, c'est-ˆ-dire une circulation
des dŽchets avec des dŽchetteries convenables. C'est certes un aspect de la
question, mais ce n'est pas le fond de la question.
Du c™tŽ de la figure contemporaine de l'oppression, on
voit donc bien qu'il y a une dialectique qui, en gros, est celle de l'infini
inaccessible et de son rŽsidu fini comme dŽchet. L'Žmancipation a par contre
pour tŽmoin de son acte nŽcessairement les formes les plus Ç hautes È
de l'infini. Leur surgissement combinŽ, leur ŽvŽnement, va produire le fini
comme Ïuvre. Dans ce cas, on appelle Ç monde È non pas la
facultŽ de circulation des choses et des individus dans une figure rŽglementŽe
par l'obsolescence des produits, mais un monde o l'Žcrasante majoritŽ de ce
que fait l'humanitŽ, de ce que produit l'humanitŽ, quelle que sa soit sa
localisation ou sa diffŽrenciation, a la valeur d'une Ïuvre. En dŽfinitive, on appellera
Ç monde È et Ç humanitŽ È, le fait d'une humanitŽ capable
de rŽaliser comme Ïuvre tout ce dont elle est capable. Je propose d'appeler a
Ç le monde communiste È. Ç Communiste È, parce que ce qui
est ˆ son poste de commandement c'est le commun de ce dont l'humanitŽ est
capable. De ce point de vue,
Ç communisme È c'est l'affaire non pas de telle ou telle forme d'ƒtat
ou systme d'organisation, mais c'est un statut de l'humanitŽ. Ce qui Žtait
dŽjˆ une conviction de Marx avec l'appellation Ç humanitŽ
gŽnŽrique È.
Dans le monde contemporain, notez
bien que, de plus en plus, des masses gigantesques de vivants humains sont en
rŽalitŽ considŽrŽes comme inutiles. Et a ne va pas
s'arranger de sit™t. Ce n'est pas une consŽquence pathologique d'une situation
de crise, mme si la crise la rŽvle, l'accŽlre etc., c'est constitutif du
fait que l'infinitŽ basse qui rŽgit tout cela, l'infinitŽ de circulation
anonyme que Marx a appelŽe le Capital, qui est la loi du monde, produit en
effet, entre autres dŽchets, qu'une grande partie de l'humanitŽ est traitŽe
comme un dŽchet. Nombre de gens commencent ˆ le considŽrer comme tel dans les
hautes sphres de la pensŽe. J'ai ŽtŽ frappŽ par une dŽclaration de GuŽant qui
disait que si les Franais n'Žtaient pas comme les Allemands, c'est parce
qu'ils faisaient trop d'enfants. C'est tout ˆ fait cela : du point de vue
de la rationalitŽ allemande (les Allemands ne font plus d'enfants du tout et
sont obligŽs d'importer des Turcs), toute une partie des petits bŽbŽs franais
sont des dŽchets.
Comment se fait l'accs ˆ une
vision du monde qui ne s'intgre pas ˆ cette figure dŽsastreuse du
dŽchet ? O commence l'inacceptation ? Dans le sŽminaire de l'annŽe
2002-2003[6], j'avais
proposŽ de dire qu'il y avait des formes de subjectivation hŽtŽrognes ˆ la
circulation, des formes d'interruption de la circulation, et du reste aussi de
la communication, qui permettaient d'avoir accs ˆ la subjectivation de type
Ïuvre, c'est-ˆ-dire d'intŽgrer de faon anticipŽe le monde communiste
inexistant. Je les avais appelŽes : la dŽmonstration, l'action, la passion
et la contemplation. Je voudrais insister ici sur le fait que ce ne sont pas
seulement des subjectivations d'interruption, mais aussi des subjectivations d'indiffŽrence.
Je crois que c'est une grande et difficile vertu que l'indiffŽrence. Par
exemple l'indiffŽrence aux rŽsultats des Žlections europŽennes É Ce n'est pas
la mme chose que de les boycotter, parce que si vous les boycottez, c'est que
vous ne les trouvez pas du tout indiffŽrentes. Il y a un moment o il faut
savoir tre indiffŽrent, ce qui est tout ˆ fait indŽpendant du fait que, bien
qu'on soit indiffŽrent, on va voter quand mme ; on fait bien toute la
journŽe des choses auxquelles on est indiffŽrent. Ce n'est pas la question du
faire ou ne pas faire, mais la question subjective du rapport ˆ tout a. Voyez
le temps qu'on perd ˆ faire des ‰neries, ˆ regarder des choses stupides, ˆ lire
des journaux illisibles, ˆ manger des choses Žpouvantables etc. Nous passons
notre temps ˆ ramasser et consommer des ordures, c'est la loi du monde. On est
obligŽs de le faire, sinon ce ne serait pas la loi du monde, sinon il faudrait
tre un ermite perdu sur une colonne dans le dŽsert qui ne mange rien du tout É
mais a ne dure pas longtemps. Ce n'est pas la mme chose de faire quelque
chose avec conviction ou de le faire avec une touche
au moins, ou une bonne dose, d'indiffŽrence.
J'ai remarquŽ que dŽclaration, action , passion, contemplation, quand vous les
Žprouvez avec force, il est vrai que vous devenez indiffŽrent ˆ tout le reste.
Quand vous tes plongŽ en profondeur dans la rŽsolution d'un problme
mathŽmatique, vous ne pensez plus ˆ rien d'autre, c'est une Žcole
d'indiffŽrence ; quand vous tes capturŽ par une Ïuvre d'art essentielle,
quand vous Žcoutez un morceau de musique dans une interprŽtation inŽgalable
etc., vous devenez indiffŽrent au reste ; et de mme quand vous tes clos
dans une passion amoureuse : les amoureux sont seuls au monde, c'est bien
vrai ; quand vous tes dans une grande insurrection populaire, que vous
tes en train de prendre d'assaut le Palais d'Hiver, tout le reste vous vous en
foutez. On met en avant l'Žlan etc. mais l'ŽlŽment d'indiffŽrence est rarement
mis en avant. Dans l'Žthique qui doit tre la n™tre au regard du monde
contemporain, je pense que le dŽfaut c'est l'insuffisance d'indiffŽrence.
Finalement, on nous tra”ne quand mme ˆ nous intŽresser ˆ la circulation et
tout le systme politique est largement construit pour cela, pour organiser de
faux suspenses autour de choses auxquelles on cro”t qu'on ne peut pas tre
indiffŽrent. On nous impose comme des choses passionnantes des choses qui n'ont
aucun intŽrt, y compris au point de vue de ce ˆ propos de quoi elles
prŽtendent avoir de l'intŽrt. Si je crŽais un journal, je l'appellerais
Ç L'IndiffŽrent È É
**
Je rappelle que nous avons
jusqu'ˆ prŽsent procŽdŽ ˆ une analytique de l'infini en distinguant quatre types
d'infini. Ces types d'infini ne diffrent pas pour l'instant par leur
puissance, mais par leur mode d'existence, leur dŽfinition. Nous avons
donc : l'inaccessibilitŽ, la rŽsistance aux divisions, la disposition de
trs grandes parties (infinitŽ de type immanent), et enfin l'infinitŽ de
proximitŽ au rŽfŽrent absolu qu'on peut appeler Ç quasi-absolu È -
car nous savons que l'absolu n'existe pas, est inconsistant. Il va se trouver
que ceci va constituer aussi une hiŽrarchie de puissance. Mais comment comparer
un infini avec un autre ? On y reviendra tout ˆ l'heure.
Par ailleurs, nous avons dŽfini
quatre types de fini : l'accessibilitŽ - notamment par le compte, c'est
pourquoi on peut caractŽriser ce type de finitude comme une finitude
Žconomique ; la divisibilitŽ – qui est la finitude de faible
rŽsistance aux divisions, dont on peut dire que c'est une finitude
politique ; la finitude de ce qui est bornŽ – c'est le rgne des
passions collectives identitaires qui est constamment alimentŽ par l'imaginaire
(en gŽnŽral un imaginaire fallacieux de l'autre, un fantasme) ; et enfin
une finitude du sŽparŽ, au sens de sŽparŽ de toute reprŽsentation de l'absolu,
finitude qui prend en gŽnŽral la forme de la nŽgation de toute absoluitŽ,
finitude par consŽquent de type relativiste ou sceptique, finitude de la
dictature de la variabilitŽ des opinions, que nous appellerons donc finitude
dŽmocratique.
Comme vous le voyez, la finitude
en tant qu'idŽologie ce n'est pas l'existence du fini mais l'imposition au nom
du principe de rŽalitŽ du fini comme figure gŽnŽrale de ce qu'est le monde et
les sujets qui y habitent. Il ne s'agit pas en effet de s'engager dans la voie
consistant ˆ dire : Ç l'infini, c'est bien, le fini c'est mauvais È,
voie qui conduit inŽluctablement ˆ restaurer la transcendance de l'infini, voie
empruntŽe par la plupart des Žthiques religieuses. Ce qui va constituer pour
nous une opposition ˆ la finitude en tant qu'idŽologie c'est de dire que cette
imposition du fini va de pair avec l'imposition du fini comme dŽchet. Elle
ne peut pas fonctionner autrement. La contradiction ultime va devenir celle
entre la finitude passive, imposŽe, qui a comme rŽalitŽ la figure du dŽchet et
la finitude active qui a l'Ïuvre pour destin. L'objectif, c'est le clivage
du fini, ce qui nŽcessite de passer par l'infini. Pourquoi ? Parce que
le Ç bon fini È, ˆ savoir l'Ïuvre, c'est un autre type de rapport
entre l'infini et le fini que le fini comme dŽchet. Ce ne sont mme pas les
mmes types d'infini qui sont mobilisŽs dans les deux cas. Les quatre types
d'infini deviennent en effet une hiŽrarchie de puissances et on va pouvoir
montrer que la dialectique du dŽchet et de l'Ïuvre, dans son intensitŽ
d'existence, dŽpend ˆ la fin des fins des rapports de puissance entre figures
de l'infinitŽ, l'oppression convoquant, comme je vous l'ai dit, les formes les
plus Ç basses È de l'infini. Mais comment comparer deux types
d'infini ?
Il y a une technique qui consiste
ˆ tenter de montrer que tout infini d'un certain type possde en rŽalitŽ les
propriŽtŽs de l'infini d'un autre type. Si vous tes en Žtat de montrer qu'un
infini capable de rŽsister aux divisions est Žgalement inaccessible et si vous
montrez qu'en revanche il n'est pas vrai que tous les infinis inaccessibles
rŽsistent aux divisions, vous crŽez un rapport dissymŽtrique, ou hiŽrarchique,
entre les deux infinis : l'infini inaccessible est en quelque manire
absorbŽ par l'infini par indivisibilitŽ qui gagne ainsi un surcro”t de
puissance. Or des mathŽmatiques (pas trs anciennes) ont effectivement dŽmontrŽ
que l'infini de type 2 (par indivisibilitŽ) est plus puissant que l'infini de
type 1 (par inaccessibilitŽ)[7]. RŽsister
aux divisions c'est un acte, ou une situation, d'une intensitŽ supŽrieure au
simple fait d'tre inaccessible selon les procŽdures ordinaires. Quand on voit
ce genre de dŽmonstration, on est fascinŽ, parce qu'on voit que a a des tas de
rŽpondants dans l'expŽrience. En effet, quand vous tes inaccessible, c'est une
situation statique, un Žtat de fait, mais quand vous tes capable de rŽsister
non seulement au regard des procŽdures ordinaires de la situation mais au
regard de la tentative de vous diviser, qui, elle, provient de l'extŽrieur, il
s'agit d'une situation dynamique dont la puissance est supŽrieure. Par exemple,
en politique, on a depuis toujours vu que la question de l'unitŽ est
fondamentale et que la division Žtait fatale, et l'Žmiettement encore plus.
ætre uni face ˆ une tentative de vous diviser, c'est plus puissant que de
rester tranquille, hors de portŽe. Si on prend un Žtat amoureux, ce n'est pas
la mme chose de traverser une Žpreuve o la question de la division serait ˆ l'ordre du jour (par
exemple un dŽsaccord grave) et d'en triompher, ou bien de rester tranquille dans
votre coin ; l'infinitŽ latente convoquŽe dans le premier cas est plus
puissante que l'infinitŽ latente convoquŽe dans le second. Les mathŽmaticiens
– et c'est pourquoi je continue plus que jamais ˆ soutenir que la
mathŽmatique c'est l'ontologie – nous donnent l'tre de la chose, son
tre gŽnŽrique, son tre formel.
On a Žgalement dŽmontrŽ que tout
infini de type 3 est aussi de type 2 : la propriŽtŽ d'indivisibilitŽ (et
par consŽquent aussi d'inaccessibilitŽ) est possŽdŽe par les infinis immanents.
Les infinis de type 3 sont donc supŽrieurs en puissance aux deux autres. La
dŽmonstration en est complexe, parce que c'est moins intuitif. Cela veut
nŽanmoins dire ceci : si vous avez une puissance composŽe de votre propre
puissance immanente, si vous avez en vous-mme des dŽterminations de puissance
multiformes - par exemple, en politique, votre dŽtermination ou votre
conviction subjective, le caractre appropriŽ de vos mots d'ordre, le caractre
ramifiŽ de votre organisation etc. - alors cette puissance est supŽrieure ˆ une
puissance dŽfinie par sa relation ˆ l'extŽrieur (comme l'est l'infini de type
2). Ce n'est pas seulement l'unitŽ en tant que telle qui va jouer, mais
l'intensitŽ de cette unitŽ. Dans la science, on voit bien que ce qui constitue
la force et l'intensitŽ d'une nouvelle thŽorie, c'est le nombre de phŽnomnes
dont elle remanie l'intelligibilitŽ. Si on compare la relativitŽ restreinte
d'Einstein au systme de Newton, on voit que l'horizon d'infinitŽ convoquŽe par
la premire est supŽrieur ˆ celui qui est convoquŽ par le second : ˆ un
certain niveau d'approximation, la physique de Newton est interne ˆ la
relativitŽ, elle convient trs bien pour des segments restreints de l'univers,
mais elle n'est plus adŽquate au niveau d'une cosmologie galactique Žtendue.
Bien entendu, cela suppose que la mathŽmatique, la disposition formelle, le
systme des expŽriences de cette rŽvolution physique qu'est la relativitŽ
restreinte lui confre de l'intŽrieur son intensitŽ spŽcifique par rapport au
modle antŽrieur.
Venons-en aux infinis dŽfinis par
leur quasi-absoluitŽ (infinis de type 4). Ce sont, je le rappelle, des infinis
aussi proches que possible de l'absolu, mais l'absolu Žtant le moment o les
multiplicitŽs se dispersent compltement, leur consistance est aussi proche que
possible de l'inconsistance ; ils sont tellement grands qu'ils sont au
bord de s'Žvaporer, au bord de ce moment o vous ne pouvez plus les
Ç ensembliser È, les mettre ensemble. Le lieu o on supposerait qu'il y a la
totalitŽ de l'tre est une sorte de rŽfŽrent ˆ l'horizon, mais pour autant on
ne peut pas dire que ce rŽfŽrent existe ˆ proprement parler, parce que exister
veut dire Ç tre une multiplicitŽ È et que a ne peut pas tre une
multiplicitŽ.
Vous avez des phŽnomnes de cet
ordre dans les trs grands mouvements de masse : mme quand vous avez en
ƒgypte deux millions de personnes, ce n'est encore pas beaucoup en dŽfinitive
par rapport ˆ la population Žgyptienne ; la norme interne de ce trs grand
nombre ne peut pas tre la totalitŽ – de ce point de vue toute action
politique est minoritaire. De mme, dans l'ordre de l'art, la hantise
romantique de l'Ïuvre d'art absolue, le dessein de rŽcapituler la totalitŽ de
la puissance artistique. Chez Wagner, c'est l'idŽe de mettre ensemble la
musique, le dŽcor, la poŽsie etc. Si on est trop dans ce paradigme-lˆ, on va
faire en rŽalitŽ quelque chose qui sera de bric et de broc, c'est-ˆ-dire
quelque chose qui sera au pŽril d'une complte dissipation, d'une pulvŽrisation
nŽantisante (un multimŽdia É) - ce qui n'empche pas
que cela puisse donner des formes d'intensitŽ exceptionnelles, il faut tenir
les deux.
Eh bien on dŽmontre que
les infinis de type 4 (infinis quasi-absolus) ont une puissance supŽrieure aux
trois autres : ils ont en effet toutes les propriŽtŽs d'un infini immanent
(et donc d'un infini divisible, et donc d'un infini inaccessible).
On a donc une vŽritable
hiŽrarchie en termes de puissance. Cette hiŽrarchie est en mme temps une
hiŽrarchie de l'intensitŽ potentielle des Ïuvres, et ce dans tous les domaines.
L'intensitŽ d'une Ïuvre – qu'elle soit scientifique, artistique,
politique, ou existentielle (amoureuse) – est traversŽe par cette
hiŽrarchie des infinis.
Cette question hante la pensŽe de
l'art depuis le dŽbut. Qu'est-ce qui fait que telle Ïuvre d'art est un
chef-d'Ïuvre Žternel et qu'une autre, qui pendant un
temps Žtait considŽrŽe comme valable, est tombŽe dans les oubliettes ?
C'est une question irrŽsolue, personne ne trouve un critre absolu pour a. Il
y a bien des rŽsurrections de temps en temps, mais, empiriquement, on constate
qu'il y en a peu qui sont durables. Un exemple parfait ce sont les grandes
tragŽdies franaises du XVIIe sicle. PŽriodiquement, on entend dire que ce
n'est pas vrai qu'il n'y a que Corneille et Racine, et on vous en montre un
autre. Mais l'autre ne reste pas, il n'y a rien ˆ faire ; aprs avoir
occupŽ la scne pendant quelques annŽes, il retourne au nŽant et Racine et
Corneille sont toujours lˆ. Je ne dis pas qu'il n'y a pas des Ïuvres qui ont pu
tre Ç sauvŽes È. Certaines ont mis beaucoup de temps ˆ tre
reconnues et, une fois reconnues, elles sont restŽes ou mme ont grandi ;
Rimbaud en est un excellent exemple, mais il n'y en a pas beaucoup et a
n'entre pas en contradiction avec le jugement Žtabli sur beaucoup
d'autres : la rŽsurrection de Rimbaud n'a fait dispara”tre ni Victor Hugo
ni MallarmŽ, Rimbaud s'est simplement ajoutŽ.
C'est un problme qui ne concerne
pas seulement les procŽdures artistiques : par exemple, quel est le
critre de jugement sur l'importance d'un thŽorme en mathŽmatique ? Je
soutiens que la diffŽrence qualitative en jeu relve en dernier ressort de ce
que le type d'infini convoquŽ par l'intensitŽ propre de l'Ïuvre considŽrŽe
n'est pas le mme.
Comme nous le reverrons, une
Ïuvre rŽsulte en rŽalitŽ du croisement, du frottement, de l'action rŽciproque
complexe, de deux types d'infinitŽ (au moins) et non d'un seul. Et ce
prŽcisŽment parce qu'une Ïuvre, en tant que rŽsultat actif, n'est pas le dŽchet
d'un infini simple, ne peut pas tre le complŽmentaire d'un infini donnŽ. Une
Ïuvre est donc nŽcessairement sous l'interaction d'un infini infŽrieur et d'un
infini qui lui est supŽrieur. Ce qui complique ici la chose, c'est le fait qu'ˆ
l'intŽrieur de chacun des quatre types d'infinis, il y a des variations, des
nuances. Il y a des Ïuvres qui rŽsultent du frottement de deux infinis qui
appartiennent ˆ la mme catŽgorie mais qui sont quand mme diffŽrents.
Si on examine par exemple le type
d'infinitŽ convoquŽ par la figure rŽvolutionnaire moderne en politique
(c'est-ˆ-dire de la RŽvolution franaise ˆ aujourd'hui ou du moins ˆ la
RŽvolution culturelle prolŽtarienne en Chine), comment rŽpondre ˆ la
question : qu'est-ce que l'intensitŽ d'une rŽvolution ? La rŽvolution
de 1917 en Russie est-elle plus ou moins intense que la Commune de Paris ?
C'est le problme d'une dissertation difficile É On pourrait dire : la
rŽvolution de 1917 a ŽtŽ, du moins un temps, victorieuse alors que l'autre a
ŽtŽ ŽcrasŽe dans le sang au bout de deux mois – mais ˆ quel type
d'intensitŽ se rapporte la notion de victoire ? On voit que l'analytique
de la hiŽrarchie des choses c'est bien une affaire de jugement, y compris de
jugement historique et finalement de conviction. ƒnormŽment de gens se sont
ralliŽs en conviction ˆ la rŽvolution de 17 parce que c'Žtait justement la
premire rŽvolution victorieuse, elle relevait d'un type d'intensitŽ que
n'avait pas atteint la Commune de Paris.
Autre exemple : entre les
infinis indivisibles et les infinis immanents, vous avez quatre autres
espces : les infinis indescriptibles, l'infini zŽro dise, les infinis de
Johnson et les infinis de Rowbottom. Ces infinis ne dŽfinissent pas un type ˆ
proprement parler, mais des variantes du type : la propriŽtŽ qui les
dŽfinit de manire fondamentale reste la mme, c'est-ˆ-dire la rŽsistance ˆ la
division, nŽanmoins ce sont des Ç amŽliorations È progressives de
cette rŽsistance. L'unitŽ est bien une notion gŽnŽrale, ce qui ne l'empche pas
d'tre l'objet de discussions acharnŽes dans les mouvements politiques :
selon que l'on considre l'unitŽ telle que la conoivent les anarchistes et
l'unitŽ telle que la conoivent les bolcheviks, le type d'infini convoquŽ est
diffŽrent : Bakounine et Marx ont fondŽ ensemble la 1ere Internationale, mais se sont
opposŽs ensuite, peut-tre parce que l'un se rŽfŽrait ˆ un infini de Johnson et
l'autre ˆ un infini de Rawbottom É
Dans la quasi-absoluitŽ, c'est
encore plus compliquŽ et on comprend pourquoi : au bout, il n'y a rien, il
n'y a pas de dernier infini, pas d'infini ultime, c'est comme une progression ˆ
la limite mais sans limite, on peut donc toujours avancer. Ë l'Žtat actuel de
l'investigation, on trouve quatorze espces É je rverais de faire cours
uniquement lˆ-dessus, j'essaierai d'en toucher quelques mots de faon
didactique dans L'immanence des vŽritŽs. On ne peut manquer d'tre
fascinŽ par cette zoologie Žtrange – infinis
Ç indescriptibles È, Ç presque Žnormes È, Ç ultime
2 È, ... (comme toujours les noms chez les mathŽmaticiens sont
significatifs de nuances, dans cette zone trouble et complexe o les infinis,
aux abords de l'inconsistance, grouillent comme des insectes).
J'arrte lˆ pour aujourd'hui. La
prochaine fois nous parlerons de Paul Celan et plus particulirement de trois
pomes qui sont en rapport avec ce qui a ŽtŽ dit ici. Leur signification
gŽnŽrale est que si vous voulez vous situer au-delˆ du dŽchet, vous devez avoir
une exposition subjective qui n'est pas pliŽe au dŽchet et ˆ sa circulation,
vous devez en quelque faon tre hors de vous-mme.
[ SŽance spŽciale dÕŽchanges avec Philippe Beck ]
[1] Car la droite, elle, ne promet rien, elle promet simplement la perpŽtuation de ce qu'il y a, aggravŽ si possible : plus d'ordre, plus de travail, ˆ bas les 35 heures, bossez plus, si vous n'avez pas de travail, c'est que vous tes un ringard etc. - et ceci parce qu'on est Ç en retard È ... J'ai lu un entretien avec le Ç sauveur È de Goodyear : ˆ la remarque de quelqu'un qui lui disait qu'il avait traitŽ les ouvriers franais de fainŽants, il a rŽpondu : Ç ƒvidemment ! En Chine ils travaillent 12 heures !È. Quand on sait ce que c'est qu'une usine en Chine, ce n'est pas une promesse rigolote.
[2] La Ç matrice È en
est disponible sur internet, par exemple : http://www.huyghe.fr/dyndoc_actu/44b4a838af4d3.pdf
[3] [DF] : voir le
sŽminaire du 12 juin 2013 (Ç la Substance est constituŽe d'une infinitŽ d'attributs È)
[4] Il permet de dessiner un carrŽ avec l'axe capitalisme-communisme, qui le coupe en son milieu et ˆ angle droit, sur le schŽma reproduit ˆ la sŽance du 6 novembre 2013.
[5] Voir note prŽcŽdente
[6] Paru rŽcemment aux Žditions Fayard sous le titre Ç Images du temps prŽsent È, dans un volume qui regroupe les sŽminaires des annŽes 2001 ˆ 2004. Voir en particulier les sŽances du 9 octobre et du 20 novembre 2002.
[7] Les dŽmonstrations ne sont pas d'une grande simplicitŽ, vous en trouverez quelques-unes quand j'aurais Žcrit L'immanence des vŽritŽs.