Que
signifie « changer le monde » ? (2)
Séminaire
d’Alain Badiou (2011-2012)
[notes
de Daniel Fischer]
Table des matières :
Argument
9 novembre 2011
Monde
Existence
7 décembre 2011
18 janvier 2012
14 mars 2012
18 avril 2012
30 mai 2012
20 juin 2012
L’expression « changer le monde » a déjà
une assez longue histoire. Le XIXe siècle, où domine la philosophie de
l'Histoire, a annoncé que ce changement se ferait dans la continuité d’un
progrès. Le XXe, où dominent des projets politiques prométhéens, s’est tourné
vers la rupture, l’innovation radicale, les avant-gardes, la construction
d’Etats chargés d’incarner au plus vite l’Idée dont se soutenait qu’un nouveau
monde soit à la fois possible et nécessaire.
Aujourd'hui, nous voyons bien qu'il faut reprendre
entièrement la question du changement réel, au-delà de l’antinomie
suivante : ou rupture totale, engendrant « l’homme nouveau » qui
lui correspond, ; ou continuité installée (capitalo-parlementarisme) d’une
incessante innovation, qui n’a d’autre preuve que l’obsolescence précipitée de
ce qui y fut antérieurement produit.
Il doit exister pour tout acteur du changement
un possible témoin de son action, une invariance qui autorise à dire que le
changement est réel pour un Sujet. Ce qui exige que
ce Sujet soit la fois principe du mouvement, et suffisamment immobile pour
pouvoir en affirmer le réel et la destination.
Nous avons vu l'année dernière que le problème
est celui du lieu subjectif, d’où l’on peut
concevoir, dans une subtile dialectique de l’immanence et du retrait, ce que
c’est qu’un changement orienté. Nous avons eu la
chance de pouvoir nous mettre à l'école des « révolutions arabes »,
dont le processus est encore loin d'être achevé. Nous avons d'abord introduit
les concepts nécessaires pour penser ce que c'est qu'un « monde », et
les opérateurs de son changement. Nous avons discerné les obstacles, notamment
les obstacles identitaires (fiction étatique de l'identité, noms
séparateurs...). Tout ce travail nous a permis d'aboutir à une définition
provisoire de ce que c'est qu'un vérité politique, c'est-à-dire le principe
d'orientation d'un changement réel dans l'Histoire des collectifs humains : Une
vérité politique est le produit organisé d'un événement populaire massif où
intensification, contraction et localisation substituent à un objet identitaire
fictionné par l'Etat, et aux noms séparateurs qui vont avec, une présentation
réelle de la puissance générique du multiple. Cette
définition, dont nous rappellerons le sens, nous servira de point-de-départ
cette année pour élargir notre enquête et répondre de façon formelle à la
question initiale : peut-on identifier un changement de monde, et travailler à
son advenue ?
Livres de Alain
Badiou parus récemment ou à paraître :
- Le réveil de
l'Histoire (Circonstances 6) Editions Lignes
- Entretiens 1
(1981-1996) Editions Nous
- La République
de Platon Editions Fayard, publication prévue le
4.01.2012
Autour d'Alain
Badiou actes des "Journées Badiou" d'octobre
2011 - Éditions Germina
*
Que signifie l’expression «changer le monde » ? (2)
Cette question -
que signifie l’expression «changer le monde » ? -
fait bilan de la longue période pendant laquelle l'idée de changer le monde a
été considérée comme une utopie facilement criminelle. Cette idée ne tiendrait
pas compte des réalités du monde, de son inertie, des résistances au changement
de la nature humaine invariablement accordée à ses intérêts etc.
C'est une question
polémique car elle tente d'appréhender autrement la question qui est au fond la
question de la résignation : sommes-nous résignés à ce que les formes
principales du monde contemporain, la victoire écrasante du capitalisme
mondialisé, signifient en quelque sorte un interdit opposé par le réel aux
idées du 19ème et du 20ème siècle, celles d'une
transformation du monde conforme éventuellement à certains principes. L'idée
conservatrice, c'est l'idée que le monde ne se laisse pas plier à des
principes, que le monde a une espèce de résistance intrinsèque dont il faut
partir, qu'on peut l'infléchir, mais que sa loi ne peut pas être interrompue ou
modifiée radicalement.
La réponse naïve et
naturelle aujourd'hui est qu'on en a fini avec les idéologies du changement du
monde. On en a fini avec les idées qui prétendent plier le monde. Un critique
anglais rendant compte de mon entreprise disait qu'on y reconnaissait "le
spectre funeste de l'idéocratie". Pas de l'idéologie, de l'idéocratie, du commandement de l'idée. Il avait d'ailleurs parfaitement raison, cet
Anglais. Les Anglais ont toujours particulièrement répugné à l'idéocratie, il
faut bien le dire. Ce sont eux qui ont inventé l'empirisme, qui reste en un
sens leur philosophie naturelle. Même chez beaucoup de mes amis anglais, je
trouve toujours des traces d'empirisme, traces qui sont aussi par ailleurs des
garde-fous, des rappels quant à l'existence de la réalité. L'empirisme c'est
cette conviction que le monde est ce qu'il est et que l'expérience est l'unique
point de départ possible pour toute transformation, les principes étant toujours
dans une position d'extériorité ou d'impuissance.
C'est la
contradiction entre Descartes et Locke[1]. Descartes c'est l'homme qui pense qu'on peut douter de tout,
i.e. qu'en définitive aucune expérience ne nous enseigne le point de départ
puisque justement elle est douteuse ; on va partir d'un point de résistance à
cela et on va l'envelopper dans des principes, qui sont des principes
rationnels. A l'inverse, Locke est celui pour qui l'expérience est l'alpha et
l'oméga de la connaissance elle-même. Sur la question "comment sortir
d'une forêt", Descartes dit qu'il n'y a qu'à marcher tout droit, et qu'on
finira bien par trouver une sortie car aucune forêt n'est infinie. Alors que
l'empiriste répondrait : oui, mais on pourrait quand même regarder où est
le soleil, voir que de ce côté il y a des champignons (ce qui permettra de se
nourrir) etc. C'est la dispute éternelle entre, non pas des philosophies, mais
des orientations fondamentales de la pensée qui sont bien antérieures à leur
formulation philosophique. Je suis persuadé qu'il y avait chez les chasseurs du
néolithique une opposition entre ceux qui pensaient que pour tuer le mammouth,
il faut avoir une théorie du mammouth et ceux qui pensaient qu'il suffisait de
partir à sa recherche et de le tuer[2]. Et ça se retrouve jusqu'à aujourd'hui. Prenez les disputes
conjugales : il y en a toujours un qui dit : "pourquoi tu as
fait ça ?" et l'autre qui répond : "cela n'a aucune
importance par rapport à ce qui compte, par rapport au principe de notre amour
etc."[3]
Et puis, il y a les
chercheurs de la voie moyenne, il y a le brave Kant : ni dogmatisme pur,
ni empirisme échevelé, et on va tout droit ... dans la Critique, i.e. selon moi
dans le mur. Le mur de la Critique.
Aujourd'hui, nous
avons un triomphe de l'empirisme. Descartes est à terre, Locke règne. La
victoire de l'empirisme, c'est évidemment le fait que toute argumentation qui
se veut convaincante est une argumentation qui porte sur les contraintes. C'est
d'elles qu'il faut partir. Ce qui n'est pas le cas dans l'activité
principielle ; cela ne veut pas dire qu'on ignore les contraintes, mais le
point de départ est la loi qu'on se donne quant à
ce qu'on veut, à ce qu'on désire etc. En ce sens, nos gouvernants ne cessent de
manier la chiourme de la contrainte : la seule chose possible est de filer
doux sous la contrainte. Sinon, qu'est-ce qu'on deviendrait ? Des Grecs.
Eux, ils ont renâclé sous la contrainte, depuis le 4ème siècle avant
J.C. ce sont des fainéants, ils ne paient pas d'impôts, ils se la coulent douce
et ils vivent sur les débris de leurs temples assis par terre avec leurs
chèvres ... c'est comme ça qu'ils sont vus, surtout depuis Königsberg. La forme
contemporaine de la contrainte c'est : "vous n'allez quand même pas
accepter d'être des Grecs !" ; c'est une façon de dire qu'il
faut s'incliner devant les réalités ...
Vous remarquerez
que cette contrainte de la réalité ne se laisse pas vaincre par une description
de cette réalité. C'est une leçon très importante. Presque tout le monde, sauf
bien entendu une poignée de financiers et de politiciens, pense que cette
histoire de capital financier qui dérègle par des caprices de profits la vie
quotidienne d'une quantité considérable de gens, eh bien presque tout le monde
pense que ce n'est pas bien fameux. Ce n'est pas exagérément rationnel que
quelqu'un qui travaillait se trouve à la porte, sans rien, parce que, quelque
part, un loufiat a vendu des produits fantomatiques à des gens qui n'avaient
pas d'argent. Parce que c'est ça l'origine de tout, il faut quand même en
revenir au point de départ. Réalité pour réalité, c'est quand même ça la
réalité. Et cette situation est décrite par quantité d'économistes honnêtes et
par des journalistes qui parviennent à ne pas être des cireurs de pompes du
pouvoir en place (il y en a quelques-uns), elle est donc connue. Mais le fait
que la contrainte soit décrite et connue ne constitue pas un frein véritable au
devenir implacable de la contrainte elle-même. Elle est connue comme
dégoûtante, mais pour que ça aille mieux, il faut se soumettre à elle. La
description de la contrainte devient même un argument pour s'y soumettre. C'est
comme s'il fallait en rajouter : il faut que nous devenions les
participants à cette infamie générale, que nous comprenions intimement les
émois des financiers et les mécanismes funèbres des marchés, que nous soyons
intérieurs à tout ça ; c'est alors que nous allons comprendre qu'il est
tout à fait vital de travailler beaucoup plus pour gagner beaucoup moins,
d'être mis à la porte de ceci ou de cela, de vendre le pays à des forbans etc.
On va y aller, la fleur au fusil, comme les gens qui partaient pour la guerre
de 14.
La comparaison
n'est pas absurde. D'abord, parce que la guerre peut menacer, c'est après tout
à ça qu'ont abouti dans le passé les dérèglements de cette ampleur ;
ensuite, parce que les raisons pour lesquelles les gens partaient à la guerre
de 14 la fleur au fusil, c'est qu'ils étaient partie prenante de la contrainte
impériale et nationale. On leur avait fait le coup en leur disant que la survie
et la gloire de la France et de son empire exigeaient qu'ils aillent se faire
tuer. Certes il est plus difficile aujourd'hui de dire qu'il faut aller se
faire tuer pour les finances publiques, mais le ressort est le même.
On ne s'oppose pas à
une orientation de pensée en partageant ses axiomes. Pour s'orienter autrement,
on ne peut que mettre en avant les principes au nom desquels on juge ce monde
néfaste. C'est celui qui a la loi pour lui qui prend le monde comme il est,
c'est le fait qu'il argue du monde de façon positive qui lui donne sa force.
C'est ce qui lui permet de créer des consensus – autour de la guerre
impérialiste en 14, autour du sauvetage du système financier aujourd'hui. Celui
qui argue de ce monde de façon négative est faible ; on ne peut être fort
que si on part d'un point de vue différent de celui de la pure et simple perpétuation
du monde. La question de "changer le monde" n'est donc pas
essentiellement une question d'analyse du monde et de l'appréciation contrariée
que l'on peut en avoir. C'est une question qui revient en définitive à
l'opposition entre une pensée qui a son point de départ dans les principes et
une pensée qui a son point de départ dans la réalité.
Dénigrer le monde
tel qu'il est, pleurer sur son existence infâme, il faut bien comprendre que
c'est inévitable mais en même temps extrêmement faible du moment que cette
position n'est pas raccordée à une volonté principielle ferme. Et en arrière
même de ces principes, on va assumer une position opposée à l'empirisme comme
tel. C'est la raison pour laquelle le philosophe peut se mêler de cette
affaire. Car ce n'est pas lui qui va proposer les chemins politiques ultimes,
philosophie et politique ne coïncidant jamais ; par contre le philosophe
peut éclairer la dimension subjective présente à l'intérieur des choix et
opposant des orientations de pensée réellement différentes. Tout conflit
politique draine en effet derrière lui un conflit philosophique fondamental en
même temps qu'invisible, conflit que la philosophie a pour tâche de mettre au
jour, de formaliser et de déployer.
Ce conflit existe
notamment dans les situations qui entourent les procédures de vérité car il
s'agit en somme toujours de savoir si des pratiques véritables dans tel ou tel
champ sont ou non possibles. L'empirisme fonctionne dans la déclaration d'une
maîtrise par lui de ce qui est possible et impossible et c'est précisément ce
dont on n'a pas la même vision lorsqu'on part des principes. Le point
important, sur lequel nous aurons à revenir, est que nous n'avons pas la même
idée du possible que les adversaires. Or cela n'est pas du tout intégré dans la
scène politique officielle. Celle-ci part du fait qu'on peut discuter avec quiconque
de ce qui est possible ou impossible ; on le voit bien au cours des
campagnes électorales : "untel vous dit que c'est possible, mais moi
je vous dit que c'est impossible" (ou l'inverse). L'empirisme se caractérise
par une connexion essentielle du possible avec la loi du monde : c'est le
monde qui désigne ce qui est possible. Dans une conception émancipatrice, il y
a par contre toujours un moment où vous êtes obligé de dire que le possible
résulte d'une confrontation active entre l'état du monde et des principes, un moment
où vous allez déclarer possible quelque chose que la pesanteur du monde déclare
impossible. "Changer le monde", si l'expression a un sens, veut dire
qu'un changement réel réside dans un point d'impossible, mais qui s'avère possible dans des circonstances qui toujours sont
des circonstance d'exception.
Un point sur lequel
nous aurons à revenir de manière centrale c'est que si vous essayez de forcer
le réel à s'approprier à votre idée au lieu de le manœuvrer pour en suivre les
tendances principales, vous avez, pour nos contemporains, à payer une rançon pour
ce déni du réel, et cette rançon c'est la terreur. Cette question de la terreur
est à vrai dire, et pour de très bonnes raisons, l'argument principal
aujourd'hui contre les idées d'émancipation, contre la forme qu'elles ont
revêtue, dans l'expérience du pouvoir, dans le dernier siècle. Il leur est
objecté qu'en définitive elles n'ont pu se maintenir que par la terreur et donc
que leur maintien était en lui-même artificiel, qu'il était la preuve que
quelque chose du réel avait été violenté, ou forcé, au nom d'idées finalement
déraisonnables et dont le réel s'est avéré terroriste.
*
Je voudrais
rappeler aujourd'hui quelques points de vocabulaire conceptuel qui ont déjà été
présentés l'année dernière.
Nous ne comprenons pas
sous ce terme une totalité cosmique naturelle, un cosmos ; c'est quelque chose qui ne relève ni de l'Un (au sens où un monde
serait une création, une émanation, de l'Un) ni du Tout (la "belle
totalité" du Timée de Platon); le monde est
toujours une existence dé-totalisée. Retenons que nous avons du monde une
vision a-cosmique.
Ce n'est pas non
plus des coupes faites dans un chaos primordial, ce qui est une des possibles visions
deleuziennes de ce qu'est un monde. Deleuze accepterait de dire qu'il n'y a pas
de totalité à proprement parler, mais qu'il y a une unité informe, chaotique,
une espèce d'énergie primordiale, et un monde tel que le dispose une
expérience, un savoir, est une coupe dans ce chaos. C'est une conception
vitaliste au sens large, c'est-à-dire qu'il y a une unité univoque primordiale
de l'énergie, une "énergie créatrice", selon l'expression de Bergson.
Un monde n'est pas cette énergie elle-même, mais une coupe, une retombée localisable,
de ce que produit cette énergie. C'est tout le sens de la distinction
fondamentale chez Deleuze et chez Bergson entre le virtuel et l'actuel.
L'actualisation fait monde dans une énergie virtuelle chaotique qui par
elle-même n'est pas un monde.
Enfin un monde
n'est pas un ensemble identitaire fermé, au sens du culturalisme, i.e. au sens
où on dirait que chaque culture, chaque langue, constituent un monde par
elles-mêmes.
A-cosmisme,
"a-chaosmisme", pas d'ensemble identitaire, seraient les entours
négatifs de la définition du monde que nous allons proposer.
Nous avons donc un
complexe dé-totalisé de multiplicités qui, au niveau ontologique abstrait, au
niveau de l'être, ont entre elles une différence extensionnelle (ou
quantitative, mais "extensionnelle" est plus rigoureux) : cela
signifie simplement que ces multiplicités sont différentes si elles n'ont pas
les mêmes éléments - et elles sont différentes même si un seul de leurs
éléments est différent – ce qui se dit aussi : la différence est
localisable. Mais pour qu'il y ait monde, il faut autre chose que l'être en
tant qu'être, et ce quelque chose d'autre, je propose de dire que c'est un
système d'évaluation des identités et des différences (plus précisément de
leurs degrés), que j'appelle le transcendantal du monde. On peut dire que le
transcendantal est la dimension qualitative du monde[4].
Le monde est bien
une dialectique du quantitatif et du qualitatif, selon une vieille intuition
hégélienne, et même bien avant. C'est une dialectique de l'extensionnel et du
différentiel. Mais c'est une dialectique disjointe, ce n'est pas une
dialectique de la transformation du quantitatif en qualitatif : le qualitatif
advient à la quantité, mais pas, comme chez Hegel, comme résultat ou
transformation du quantitatif.
Nous reviendrons
sur ces points qui pour l'instant sont abstraits, mais qui sont d'une grande
importance dans le domaine de l'action.
L'être
C'est la
multiplicité pure, ou, en reprenant les métaphores de Sartre, c'est la bêtise
du nombre (Sartre parlait de la stupidité de l'être en soi), sauf que les
multiplicités extensionnelles ne sont ni bêtes ni intelligentes, elles sont ce
qu'il y a. "Ce qu'il y a" se contente d'être
ce qu'il y a, et ce qu'il y a ne fait pas monde, ce qu'il y a inconsiste. De
l'être ainsi conçu (assez intuitivement après tout), vous voyez qu'il n'y a pas
grand chose à attendre. En tout cas, ce n'est pas l'être de Heidegger, l'être
comme destin historial, qui fait que nous sommes en co-présence de son
éclaircie etc. L'ontologie heideggérienne essaie d'être immédiatement
qualitative, immédiatement dans le registre d'une intensité pensante qui lui
co-appartient ; s'il y a de l'extensionnel (l'étant), c'est, aux yeux de
Heidegger, parce que cette co-appartenance a été raturée, parce que l'être a
été oublié. D'où le caractère nostalgique de son ontologie.
Je propose, quant à
moi, de dire que l'être est une neutralité indifférente, c'est le il y a de la
multiplicité pure. Contrairement à Sartre pour qui l'être est une massivité
indistincte, je pense que l'être est constitué par une série de réseaux de
multiplicités extensionnelles d'une extraordinaire sophistication dont la
pensée se trouve dans les mathématiques dont elles sont l'objet.
On appellera ainsi
le mode selon lequel, dans un monde déterminé, la multiplicité pure se rapporte
à elle-même, i.e. son degré d'identité à elle-même dans ce monde, le degré
selon lequel elle est vraiment dans ce monde. Ou
bien l'identité à elle-même de cette multiplicité y est forte, consistante et
massive, ou bien elle y est évanouissante. Ce qui correspond à des intuitions
existentielles qui sont le lot de chacun de nous : quand vous êtes dans un
endroit où vous vous embêtez fort, un salon ou une réunion familiale sinistre
par exemple, et qu'on vous dit "tu as l'air absent", c'est qu'en fait
vous pensez à autre chose, c'est-à-dire que vous affaiblissez votre existence
dans la situation en question, vous y êtes assez peu identique à vous-même. On
vous dira d'ailleurs : "tu as l'air d'être ailleurs" ; de
fait, vous n'êtes pas vraiment ici, c'est-à-dire que le lambeau de vous-même
qui est ici ne représente pas la complète identité à vous-même. Le même être
peut ainsi avoir des degrés d'identité à lui-même complètement différents selon
les contextes mondains dans lesquels il se trouve ; quand on se promène dans
différents mondes, ce que nous faisons pratiquement tout le temps, on change de
degré d'existence : intense quelque part, faible ailleurs. Ce qui se
promène ce n'est pas la même existence, c'est le même être.
En définitive,
toute situation réelle peut être examinée soit du point de vue de l'être,
c'est-à-dire du point de vue de sa généralité ontologique – elle est alors
tendanciellement mathématisable – soit du point de vue des lois du monde,
c'est-à-dire de l'existence.
Ce qu'on appelle l'existentialisme a toujours
d'une certaine façon instruit le procès de l'ontologie. De ce point de vue,
même Lacan, et en définitive tous les psychanalystes, sont des
existentialistes. C'est ainsi que, pour la psychanalyse, le rêve est une
variation mondaine ; votre être endormi, votre multiplicité dormante, si
je puis dire, se trouve parachutée dans des mondes qui intéressent beaucoup le
psychanalyste, car il va peut-être pouvoir y voir quelles sont vos capacités
existentielles selon les différents mondes où vous vous trouvez ; puis, de
là, il va essayer de remonter finalement à l'origine mondaine de votre existence.
La difficulté en psychanalyse c'est comment cette théorie de l'existence se
soutient d'une ontologie minimale ; c'est-à-dire quel est en fin de compte
le type de multiplicité en jeu. On sait que Freud l'a cherché du côté des
sciences de son temps (biologie, thermodynamique ...), alors que Lacan l'a
cherché du côté des structures langagières (l'horizon ontologique dernier pour
lui c'est le signifiant).
Et puis il y a ceux
qui entendent d'abord stabiliser l'ontologie et progresser ensuite à partir du
socle ontologique ainsi constitué vers les figures de l'existence. Mais ils
rencontrent invariablement, sur leur flanc gauche si l'on veut,
l'existentialiste du coin pour qui d'abord il faut partir de l'existence. C'est
Diogène s'adressant à Platon et déclarant : "je connais le cheval
mais pas la caballéité" ; c'est Pascal disant de Descartes qu'il est
"inutile et incertain" parce que Descartes ne parle que de l'être ;
mais pour Pascal l'être ce n'est pas intéressant, c'est l'existence qui importe
et son salut (le salut, l'être n'en a cure, il poursuit simplement son bonhomme
de chemin) ; l'être, Pascal s'en occupe quand il fait des mathématiques et
sur ce point, dit-il, je suis meilleur que Descartes. Et puis, évidemment,
c'est Kierkegaard et Hegel. C'est dans tous ces cas la même dispute.
Entre parenthèses,
il semble que tous ceux qui sont du côté de l'existence, comme Pascal, Kierkegaard,
Nietzsche ou Wittgenstein, ont une terreur bleue des femmes. Faut-il admettre
qu'il y a une différence des sexes en philosophie ? Anthropologiquement,
les femmes, bien sûr, doivent avoir les mêmes droits, être libres etc. Mais il
y a de fait en philosophie deux conceptions antagoniques du féminin[5].
Dans l'une, la
femme incarne l'existence dans sa singularité absolue, avant même la généralité
de l'être, raison pour laquelle elle ne peut jamais s'intégrer dans un
dispositif dont la garantie serait ontologique. Comme le disait Hegel :
les femmes, c'est "l'ironie de la communauté", leur existence vient
toujours dire aux hommes solidement rassemblés dans un regroupement quelconque
... eh bien leur dire qu'elles n'en sont pas. Et donc que le regroupement en
question, ce n'est pas grand chose à la fin des fins. Le féminin comme tel, en
tant qu'objection que l'existence oppose à l'être, est une exception. En ce
sens, et dans cette conception, il y a indiscutablement quelque chose de
féminin dans la bande des existentialistes dont je vous parlais. Dans l'autre
conception, la femme représente le sérieux de l'être, et c'est l'homme,
distrait de façon enfantine par les disputes existentielles, qui est rappelé
par le féminin au fondamental, à la destinée de l'humanité comme telle. La
femme aurait en ce sens un rapport au divin, au sacré, plus essentiel que
l'homme. C'est la formule de Goethe : "l'éternel féminin nous emmène
en haut"[6].
*
La question est de
savoir comment l'être est révélé, ou dissimulé , par les formules de l'existence.
Car la neutralité du multiple apparaît dans un
monde déterminé.
Le problème du
changement c'est à la fois celui d'une montée de l'être à la surface de
l'apparaître (soit celui du moment où le jeu de l'existence ne peut plus en un
point dissimuler la neutralité égalitaire de l'être) et aussi celui, à partir
de ce point, d'une recomposition de l'existence dans des distributions d'intensités
complètement différentes.
Prenons l'exemple
bateau de la rencontre amoureuse considérée comme un événement existentiel –
quand l'amour transperce l'existence.
Vous avez d'un côté
une réquisition de l'être tout entier ; car aimer quelqu'un c'est accepter
que son être tout entier, son être inexploré en un certain sens, entre dans
votre vie. On peut donc dire : il s'agit d'une montée de l'être dans
l'existence dans la figure de la reconnaissance et de l'adoption à l'intérieur
de votre propre vie de l'être de l'autre. Si vous n'acceptez pas l'être de
l'autre mais seulement ses prédicats existentiels, ce n'est pas l'amour, c'est
trop négocié ; il y a dans l'amour une part majeure de neutralité
inconnue qui est incorporée, et que vous découvrirez petit à petit – à grand
peine ...
Mais d'un autre
côté vous pouvez aussi décrire l'amour dans ses conséquences, ses développements,
comme une mutation de l'existence : vous allez vous déployer dans le monde
dans une figure qui n'est plus la même qu'avant, en tenant compte de quelqu'un
d'autre dont vous assumez l'être.
Le problème du changement
réel est qu'il doit accorder d'un côté une "montée ontologique", quelque
chose comme une révélation de l'être dans quelque chose qui est un découvert de
l'existence, mais aussi, et à partir de ce point, une intensification de
l'existence elle-même dans des modalités neuves.
Il est donc vrai
que tout changement véritable est à la fois extensionnel et différentiel,
quantitatif et qualitatif. Et ce sans que la qualité émerge de la
quantité ; les deux restent juxtaposées. La difficulté du changement tient
d'un côté à l'extension du quantitatif et à la montée en surface de l'être
lui-même comme multiple, et de l'autre à une redistribution des intensités
existentielles. Nous avons une juxtaposition, avec des frottements, parce que
nous ne sommes pas dans la dialectique où l'un entraîne l'autre.
Dans les événements
politiques, le nombre est à l'évidence un paramètre majeur : un million de
personnes rassemblées sur une place, ce n'est pas la même chose que s'il y en a
quatre ; d'ailleurs on ne va pas se contenter de l'existence et dire simplement qu'un certain nombre de gens sont rassemblés
là ; tout le monde va conclure que quelque chose de l'être populaire est présent ; on va dire : le peuple égyptien est
là, ce qui veut dire : il est là, présent dans son être. C'est comme si l'être égyptien, ou l'être humain, on ne sait pas très
bien, quelque chose de l'être collectif en tout cas, avait transpercé
l'existence ordinaire. Et les gens le vivent comme ça, comme si l'existence
ordinaire avait été déposée. C'est donc comme si l'être disqualifiait les
anciens modes d'existence et comme si la multiplicité pure prenait sa revanche
sur le transcendantal. Du point de vue du transcendantal, ces gens rassemblés,
ce n'est rien, du pur multiple ; c'est pourquoi on les appelle des masses.
Mais les masses, c'est l'être du collectif.
Simplement, ce n'est pas l'être en tant qu'inertie collective, mais l'être qui
manifeste que l'existence ancienne est révolue, c'est l'être portant
juridiction sur l'existence.
L'autre aspect des
choses est de savoir quelles figures qualitatives nouvelles vont surgir de
cette monstration de l'être. Et là, ça va être ce qu'on dit, ce qu'on
prononce : les banderoles, les mots d'ordre, les réunions etc. Soit les
nouvelles formes d'apparition de l'existence, ce qui va faire en sorte que la
poussée de l'être soit aussi une mutation de l'existence. Le contentement de
voir de tels événements, le contentement de voir l'être (car ce n'est pas si fréquent) - visibilité que personne, j'y insiste,
ne nie – n'a de sens que s'il est porteur d'une recomposition de l'existence.
Parce qu'à un certain moment, l'être qui s'est montré ne va plus se montrer,
petit à petit on va rentrer chez soi. Mais un événement populaire de ce genre
peut-il se contenter d'être ce que j'appellerai une fête ontologique ? Il va falloir dire qu'une transformation existentielle est aussi en
jeu, c'est-à-dire un changement du monde. Là où il y avait l'extensionnel comme
fête de l'être, doit aussi venir le différentiel comme remaniement de
l'existence. C'est dans cette connexion que va se jouer l'avenir de la
monstration ontologique ; et ça, c'est la politique. Il va falloir
s'occuper du monde entier et pas seulement de ceux qui sont (étaient) là – une
petite minorité, en fin de compte, même s'ils étaient un million. Du monde
entier : des amis, des ennemis, des neutres, des indifférents ...
Il y a une sentence
d'Héraclite que j'ai toujours trouvée magnifique : "il faut aussi se
souvenir de celui qui oublie où mène le chemin". Il faut (c'est un devoir) se souvenir (porter dans
le temps ce qui a eu lieu) de celui qui oublie où mène le chemin (car, après la fête, il y a aussi un chemin, un chemin qui doit être
homogène à la fête, un chemin fidèle, que vous ne trouverez que si vous vous
souvenez de celui qui ne sait pas qu'il y en aura un).
Je voudrais
commencer par l'éclaircissement d'un point de conjoncture, qui est en même
temps un point idéologique : les soulèvements populaires qui ont eu lieu cette
année dans le monde arabe et même au-delà (Espagne, Wall Street ...).
Le point que je
voudrais remarquer c'est que tout le monde se déclare favorable à ces
mouvements, on est frappé par la jeunesse de ces indignés de partout, on
insiste sur le potentiel d'émancipation dont ils sont porteurs (c'est ma
position, vous le savez, et je la maintiens), et puis progressivement il y a
des élections et celles-ci fonctionnent comme une sorte de démenti flagrant à
ce que semblaient indiquer ces mouvements, ou du moins leur interprétation dominante.
Les résultats de ces élections racontent littéralement une autre
histoire : victoire, souvent écrasante, soit de partis religieux
conservateurs (Ennahdha en Tunisie, les Frères Musulmans en Égypte) soit de
partis ultra-libéraux et archi-réactionnaires (PPD espagnol dont il faut
rappeler qu'il est un ramassis de débris du franquisme), voire d'une
extrême-droite religieuse (les salafistes en Égypte). Ces deux récits
collectifs différents, voire contradictoires, et ressentis comme tels par les
participants aux mouvements qui voient bien que ce qui s'est passé là ne leur
est pas homogène, sont entremêlés à deux aspects possibles de ce qu'est la
démocratie. Tout le monde admire le côté populaire, rassemblé, novateur, du
mouvement, la plupart des gens disent que cela doit aboutir à la démocratie
dans son sens institutionnel, étatique, c'est-à-dire des élections ; et
voici que ces élections racontent une autre histoire, une histoire qui comporte
même un élément de suspicion, de méfiance, vis-à-vis de ce qui s'est passé (une
histoire, par conséquent, pas seulement différente, mais sourdement opposée).
On peut faire à ce
propos deux remarques.
1. D'abord, ça nous
rappelle que, disons les choses comme elles sont, l'organisation d'élections
est universellement une procédure contre-révolutionnaire. C'est un fait
historique acquis. Je ne parle pas du régime électoral en général, qui est un
fonctionnement de l’État comme un autre, mais de la possibilité d'organiser des
élections alors que le mouvement est incertain, non terminé, cherchant son
nouveau souffle. Je rappelle que faire voter tout le monde est une obsession
des patrons en temps de grève. Pour m'en tenir à ma propre expérience : la
capacité qu'a eue De Gaulle à organiser des élections en juin 1968 a été l'opération
principale pour briser le mouvement ; on avait une France hérissée de
drapeaux rouges et on a eu une Chambre bleu horizon. C'est très voisin de ce
qui vient de se passer en Égypte. En réalité, ces deux histoires racontent deux
pays différents internes à la même configuration – ce qui nous rappelle que
l'unité d'un pays est en grande partie une fiction étatique.
Il y a un cas
extrême de cela : la France de 1871. Est-ce que c'est la Commune de Paris
ou bien la Chambre des ruraux réactionnaires et des Versaillais qui appellent
au massacre des autres et d'ailleurs l'exécutent ? La majorité réactive
était là écrasante. Cependant, du point de vue de l'Histoire universelle,
c'est-à-dire de ce qui laisse une trace universelle, la France sera assumée
comme étant celle de la Commune de Paris et non ps celle des Versaillais. La
France des Versaillais n'est intéressante pour personne, si ce n'est pour les
Versaillais d'aujourd'hui, qui fourmillent, nous le savons.
Le rapport
dialectique et tendu entre le mouvement et la capacité manœuvrière de prétendre
le traduire dans une mécanique électorale est un phénomène établi de longue
date et il n'y a pas lieu, à proprement parler, de s'en étonner. Que s'est-il
passé en Égypte, en Tunisie, en France en mai-juin 68 ? Eh bien, il s'est
passé que le mouvement n'était pas tel qu'il rende impossible la tenue d'élections. La vraie question, c'est que le mouvement puisse
s'établir dans une durée qui lui est propre et surtout qu'il puisse
s'étendre; il ne doit pas se laisser interrompre par une procédure qui, en
réalité, n'est pas interne à sa constitution, et qui prend la figure d'une
consultation électorale dans laquelle les forces d'inertie, les forces
conservatrices, sont inéluctablement majoritaires en période de mouvement.
Comme je l'ai déjà souligné, si nombreuses qu'aient été les personnes présentes
place Tahrir, elles ne représentaient en définitive qu'une petite minorité. Et
de même, dans une occupation d'usine, ceux qui l'occupent vraiment sont toujours
un noyau minoritaire. C'est pourquoi le recours à l'idée majoritaire comme
telle, si on lui laisse la possibilité d'intervenir, est évidemment en général
une procédure d'interruption de ce que donnait le mouvement.
L'organisation
d'élections, en tant que procédure étatique (en tant que procédure dont seul
l’État est capable), ne peut avoir lieu qu'à la condition que l’État, en
période de mouvement quasi insurrectionnel, ait conservé l'essentiel du pouvoir
qui est le sien. Autrement dit, la capacité à organiser des élections indique
simplement que l’État n'a pas été renversé. Il est toujours là, sous une forme
différente, voire méconnaissable. Ce n'est pas parce qu'on a enlevé Moubarak
que l'armée égyptienne n'est plus là ; elle est toujours là, elle est à la
manœuvre et elle organise les élections. Il faudra certes, en complicité avec
les forces conservatrices disponibles, qu'elle lâche du lest, mais finalement
le résultat sera que le pouvoir sera transmis dans des figures qui restent
contrôlées par l'ancien appareil d’État.
Il faut bien
comprendre, et ce quelles que soient les conclusions que l'on en tire, qu'une
procédure électorale n'est pas organisée par le peuple, elle est toujours
organisée par l’État.
Les
révolutionnaires ne devraient jamais laisser s'organiser des élections tant que
ce n'est pas eux qui les organisent. C'est ça la leçon. S'ils ont les moyens
effectifs de contrôler l'organisation d'élections, celles-ci apparaissent alors
de façon toute différente, c'est-à-dire comme une composante du mouvement lui-même.
Un geste qui a été bien entendu très controversé, et qui a été l'une des
premières décisions des révolutionnaires bolcheviks en octobre 17, ça a été de
dissoudre le gouvernement provisoire élu par la Douma instauré en février (non
seulement ils n'ont pas organisé d'élections, mais celles qui avaient eu lieu,
ils se sont assis dessus).
2. Ceux qui
interprétaient les mouvements comme exprimant ce que j'ai appelé un "désir
d'Occident" ont tous dit que leur débouché normal était les élections. Si vous
partagez cette vision, il faut en effet passer d'un État despotique à un État
de droit, et cela passe par l'organisation d'élections. Or je constate que ces
gens-là ne sont pas non plus contents du résultat des élections. Ils voulaient
des élections, mais des élections avec ce qui est à leurs yeux le bon résultat
(ce qui est quand même en un certain sens ne pas vouloir des élections). C'est
quand même vouloir à la fois le beurre et l'argent du beurre. Si on désire des
élections, ce qu'on désire c'est qu'il en sorte une majorité devant quoi on
s'incline ; mais eux, ils veulent une bonne
majorité. Du coup, on se demande même, à voir certaines réactions, si ne
commence pas à poindre, chez ceux qui admiraient tellement ce mouvement, une
sourde nostalgie des dictateurs antérieurs, qui au moins serraient la bride aux
islamistes. Voilà que les islamistes gagnent aux élections. Qu'est-ce que vous
voulez y faire ? Les élections, semble-t-il, ont été libres ; les
islamistes qui avaient été réprimés de façon absolument sanguinaire ces
dernières années, respirent un peu et les gens votent pour eux. Voilà. Moi,
j'ai le droit de considérer que c'est un résultat déplorable, puisque j'étais
contre ces élections, je savais, et je l'ai écrit, que si on faisait des
élections ce qu'on allait voir arriver ce sont des musulmans modérés. Je peux
donc me plaindre de qu'on ait organisé des élections, tout simplement. Mais
ceux qui voulaient absolument des élections, je leur dénie le droit de se
plaindre de ce que les gens votent pour un certain courant. On ne peut pas à la
fois vouloir les élections et vouloir que le résultat des élections soit prévu
d'avance.
Personne d'autre ne
voulait vraiment des élections que les forces conservatrices sourdement
contre-révolutionnaires. Les gens du mouvement n'en voulaient pas, parce qu'en
fin de compte elles ne servaient qu'à l'émietter, le diviser et le
réduire ; les "démocrates" occidentaux n'en voulaient pas
tellement non plus, parce que les gens qui faisaient vraiment leur politique,
c'était les gens d'avant, que d'ailleurs ils soutenaient à grands renforts de
crédits depuis des décennies. La seule, je l'ai déjà signalé, qui a eu le
courage de dire "Ben Ali, ce n'était pas si mal", c'est Mme
Alliot-Marie, rendons-lui une fois de plus cet hommage. Je rappelle, à ce
propos, qu'il y a eu un précédent terrible, c'est le ralliement de l'opinion
occidentale à l'annulation des élections en Algérie, annulation qui a donné dix
ans d'une guerre civile atroce, avec des dizaines de milliers de morts, l'Algérie
ne s'est d'ailleurs pas encore relevée de ce traumatisme ; c'était dû
uniquement à ce que l'Occident a massivement approuvé le coup d’État militaire
interdisant aux islamistes d'arriver au pouvoir alors qu'ils étaient
majoritaires dans un scrutin qui, de l'avis de tout le monde, avait été
régulier.
On peut résumer en
trois points la position d'opinion publique dominante dans les médias, les gouvernements
etc.
1. Il faut
absolument des élections
2. Il faut que les
gens votent comme il faut
3. Si les gens ne
votent pas comme il faut, il vaudrait mieux qu'il n'y ait pas d'élections
Le dernier point
dément le premier par la médiation du second.
Nous le savons
d'ailleurs ici-même. Quand on a fait le référendum sur le traité européen, la
totalité du monde médiatique, comme vous le savez, était pour le
"Oui" ; or les gens ont voté "Non" ; on a donc
fait comme si cela n'avait pas eu lieu. Nous étions déjà comme en Égypte, nous
avions mal voté ... Et quand on vote mal, on passe au point 3.
Le référendum en
Grèce a aussi été quelque chose de magnifique. On prend contre le peuple grec
des mesures d'une violence inouïe concernant les salaires, les retraites etc.,
ceci avec la menace d'une note CCC pour le pays; un malheureux, pour des
raisons tortueuses, qui lui sont propres, déclare qu'il va faire un référendum.
Que voit-on ? Les "démocrates" écument de rage ! Ils
considèrent que c'est une abomination ![7]
Il faut y réfléchir
sérieusement : la propagande pour la démocratie, la liberté, etc. est
extraordinairement limitée ; elle est limitée à la certitude que ce qui en
sortira ne sera pas contraire à des normes très précisées et très étroites.
Cela relève de ce qu'on pourrait appeler ironiquement "le totalitarisme
parlementaire", expression qui a l'avantage de subvertir l'opposition
reçue entre totalitarisme et démocratie. On voit bien que les élections, quand
elles sont en crise - mais c'est là qu'on voit la vérité des choses - ne sont
pas un pouvoir général donné à la masse des gens. Il est clair en effet qu'elles
ne sont admises, d'une part qu'en tant qu'instrument répressif comme nous
l'avons vu tout à l'heure, mais surtout sous condition que le vote soit en
quelque sorte préformé. Les élections sont une procédure d’État selon les
hypothèses d'un consensus restrictif quant au contenu (et pas seulement quant à
la forme) dont les paramètres sont extraordinairement précis. Par exemple, vous
ne pouvez pas voter aujourd'hui dans des conditions telles qu'il y ait une
expression populaire qui porterait atteinte à la logique des marchés. Et tout
le monde le sait.
*
D'un point de vue
philosophique, il faut revenir à la question : "qu'est-ce que la politique
?"
Je commence par
quelques remarques élémentaires.
1) La politique a
toujours trois composantes : 1. la masse des gens, avec ce qu'ils font et ce
qu'ils pensent, soit "le peuple"; 2. diverses formalisations
collectives plus ou moins organisées (organisations, associations, syndicats
... et partis); 3. enfin les organes du pouvoir d'Etat auxquels, à mon avis, il
faut ajouter les organes du pouvoir économique; c'est-à-dire l'ensemble de ce
qu'on appelle aujourd'hui, d'un terme qui me réjouit, les
"décideurs", dont un bon nombre, semble-t-il, n'ont pas été élus –
sinon éventuellement par leurs actionnaires.
Une politique
consiste toujours à poursuivre des objectifs en articulant ces trois éléments.
La conception "classique" de cette articulation
("classique", au sens où toutes les conceptions de la politique
depuis deux ou trois siècles s'y réfèrent) dit que, dans le "peuple",
il y a une multiplicité de tendances, plus ou moins liées au statut social (les
marxistes disent : à la classe), aux cultures, aux phénomènes de génération, de
provenance etc. Le "peuple" est donc une multiplicité plus ou moins
homogène, mais en tout cas traversée par des différences significatives. C'est
pourquoi les objectifs poursuivis par ces tendances peuvent être différents; et
de même les politiques, selon l'appréciation qu'elles portent sur l'homogénéité
ou l'hétérogénéité de cette multiplicité. C'est ainsi qu'une politique
nationaliste échevelée ou fascisante va majorer l'homogénéité du
"peuple" (les gens qui à leurs yeux ne sont "pas pareils"
sont éliminés etc.); au contraire, une politique de type marxiste va insister
sur le caractère tranché des différences de classe.
Les tendances
constitutives du "peuple" sont virtuellement ou réellement
représentées par des organisations; ce niveau existe toujours même lorsque les
organisations en question sont réprimées, interdites etc. Parmi elles, on
appellera "partis" les organisations qui se présentent comme aptes à
occuper le pouvoir d'Etat; ces partis ont donc des objectifs différenciés selon
les différences qui peuvent exister au niveau "populaire".
A l'intérieur de ce
formalisme, on a dans le monde moderne quatre orientations politiques majeures
appellées respectivement : révolutionnaire, fasciste, réformiste,
conservatrice.
Ce qu'il y a de
commun aux orientations révolutionnaire et fasciste, c'est qu'elles soutiennent
que le conflit des partis, quant à la question du pouvoir d'Etat, est
tendanciellement violent, c'est-à-dire qu'il ne se laisse pas normer par des
figures constitutionnelles. Même quand elles l'utilisent, elles sont
extérieures au consensus étatique en place; leur conception de l'Etat est une
conception dans laquelle elles représentent la totalité de l’État et non une
variante consensuelle possible de son occupation. Elles font directement servir
l'Etat à leurs objectifs propres, ce qui suppose un degré inéluctable de
violence; car cela signifie que vous n'intégrerez pas dans votre conception de
l'Etat des objectifs contradictoires aux vôtres, c'est-à-dire la politique des autres[8].
Les conceptions
réformatrice et conservatrice ont également en commun un point
fondamental : elles affirment que le conflit entre elles peut rester dans
des limites constitutionnelles qui leur sont communes.
2) Cependant, dans
l'histoire contemporaine, ces quatre conceptions sont d'accord sur un point, à savoir
que pour que l’État entre dans le jeu politique en fonction des objectifs que
chacune poursuit, il faut que les intérêts collectifs soient représentés. Et la représentation prend la forme fondamentale du parti. La compétence au pouvoir d’État qui caractérise le parti se présente
sous la forme organisée d'une supposée représentation des intérêts populaires..
Cette représentation peut être liée au vote, mais pas
nécessairement : le parti fasciste va ainsi prétendre qu'il est une
représentation organisée de la nation[9]. Même les communistes les plus enragés présentent
leur parti comme le parti de la classe ouvrière, ce qui signifie qu'il
représente la classe ouvrière au niveau de l’État, qu'il est la médiation entre
les intérêts de celle-ci et la figure étatique à laquelle il prétend.
Dans le cadre
électoral, la propagande consiste toujours pour un parti à prétendre que ce(ux)
qu'il représente est (sont) la figure des intérêts majoritaires. Alors même que
le parti est la représentation d'une clientèle singulière, il ne peut se
présenter qu'en tant que représentant des intérêts du plus grand nombre. Il
s'agit, dans un jeu en général serré, de dissimuler le premier point derrière
le second. Mais on peut toujours repérer des points symptomaux où le jeu de la
représentation se dialectise, c'est-à-dire le moment où il fait se surimposer
la particularité et la prétendue universalité.
3) Dans nos pays,
la forme moderne de l'idée de représentation est le parlementarisme, dont le nom idéologique est démocratie. Il est
absurde, en un certain sens, de dire que le système politique dans lequel nous
vivons est la démocratie ; "démocratie", cela signifie pouvoir
du peuple, c'est-à-dire un degré de participation maximale du peuple aux
décisions politiques. Or je soutiens que dans nos pays cette participation est
extraordinairement faible. En réalité, nous sommes à l'évidence dans une
oligarchie composée d'une mixture de "décideurs", les uns élus,
d'autres auto-proclamés, d'autres encore dans des lieux de puissance déterminants,
que ce soit à l'échelle militaire ou dans la finance, "décideurs" qui
tiennent le haut du pavé, ont acheté tous les journaux etc. On peut donc dire
que le régime est parlementaire et que son idéologie, son mode de présentation,
est de se déclarer démocrate. Étant entendu que "démocrate" peut
vouloir dire beaucoup d'autres choses.
L'idée générale du
parlementarisme est simple : c'est d'organiser la représentation à tous
les niveaux à travers le mécanisme électoral. Les tendances présentes dans le
peuple peuvent s'organiser librement en associations diverses ; il y a
cependant une condition implicite, c'est que si l'une de ces associations prétend
au pouvoir d’État, donc si elle est un parti, si elle entend être représentée
directement dans l’État, elle doit : a) déclarer de quel groupe elle est
la représentation b) elle doit être interne au consensus implicite prescrit par
l’État. Autrement dit, elle doit garantir que si elle parvient au pouvoir
d’État, elle ne fera pas grand chose de différent de ce qu'il y avait avant.
C'est un contrat. Elle est alors ce qu'on appelle un "parti de
gouvernement" (les autres sont des "groupuscules de pression",
qui peuvent être admis à se présenter aux élections dans le but d'affaiblir le
parti de gouvernement rival).
Ce qui se comprend
très bien : pourquoi une force qui occupe le pouvoir accepterait-elle de
le quitter pour une force qui ferait quelque chose d'absolument contraire à ses
intérêts ? L'objectif est que les successions politiques ne prennent pas
la forme d'une guerre civile. Ce qui est, après tout, l'argument le plus
raisonnable en faveur du parlementarisme, plutôt que de dire que c'est la
démocratie, ce qui est de la pure idéologie. On va alors organiser un consensus
qui va unifier réformistes et conservateurs et éliminer sur les bords fascistes
et révolutionnaires. Il faut pour cela qu'il y ait un tiers terme, une
puissante base contractuelle commune extérieure aux deux forces principales. Et
il est clair que, dans nos sociétés, cette base c'est le capitalisme lui-même,
l'organisation sociale en tant que telle.
On va avoir un jeu
très subtil sur la représentation. En un certain sens, les deux partis de
gouvernement, dans les sociétés contemporaines modernes, se présentent comme
ayant des mécanismes représentatifs différents : l'un va prétendre
représenter les intérêts des pauvres, des ouvriers, des libres intellectuels
... alors que pour l'autre ce sera le pays profond, les petits commerçants,
l'héritage, la famille etc. Vous pourrez néanmoins lire dans la presse, ces
derniers temps, que s'il y a une "crise de la politique", c'est que
ces représentations ne sont pas assez différenciées.
Les questions sur lesquelles ces deux partis (car ils sont en général au nombre
de deux) vont débattre ne sont pas nécessairement dérisoires (par
exemple : quelle doit être la part du nucléaire ?), mais elles doivent
être d'une nature telle qu'elles sont internes au consensus prescriptif et
qu'elles laissent intacte sa base matérielle, qui est le capitalisme.
Vous avez donc des
représentations différenciées sur un fond qui est une représentation unique en
réalité ; l’État représente, en tant que tel, les intérêts globaux de la
domination du Capital. Les partis sont par conséquent astreints à être
simultanément les représentants politiques de la même chose et à proposer
cependant l'idée qu'ils sont les représentants politiques de quelque chose de
différent. La représentation politique est écartelée entre identité et
différence. C'est ce qui rend la vie politique dans le parlementarisme
extrêmement obscure et labyrinthique. On pourra dire aussi bien que tel ou tel
parti est le représentant des intérêts de tel ou tel groupe différencié, ou
bien, comme Marx le disait dès les années 1840, que l’État est composé de
fondés de pouvoir du Capital. La formule peut paraître agressive, mais elle ne
l'est pas. Un fondé de pouvoir du Capital, c'est une profession comme une
autre.
C'est en définitive
dans le parlementarisme que, contrairement à sa prétention, la politique est
entièrement subordonnée à l’État Dans le cadre constitutionnel qui est le sien,
l’État représente le consensus lui-même par lequel la politique est déclarée
possible. Le parlementarisme est exemplairement une forme politique qui exclut
les ruptures, c'est une forme qui prescrit la continuité. Ce n'est pas vrai des
dictatures, qui, elles, ne prétendent pas être fondées sur un consensus avec un
adversaire supposé ; elles n'ont pas d'autre vision que leur perpétuation
étatique ; par nature elles sont exposées à la rupture et d'ailleurs elles
finissent toujours mal
Le parlementarisme
est fondamentalement une politique imaginaire, une fiction ; c'est une
politique qui propose une théâtralisation de la vie politique (plutôt
d'ailleurs du côté de la comédie que de la tragédie, quand on le regarde de
près) recouvrant en réalité un consensus fondamental. En l'occurrence, le théâtre
consiste à monter en épingle des différences secondaires. Évidemment, quand
cela se voit trop (quand la pièce n'est pas bonne, quand, comme il arrive au
théâtre, "ça ne marche pas"), le système se grippe un peu. Prenons la
figure de "l'état de grâce" qui est ce dont bénéficie celui qui vient
d'être élu. C'est un moment où on lui donne crédit d'être vraiment ce qu'il a
dit qu'il était ; autrement dit, c'est un moment où l'on participe à la
théâtralité, un moment d'empathie théâtrale (Brecht aurait dit : c'est du
théâtre non distancié). Mais ce moment a une fin. Et pourquoi ? Parce que
c'est imaginaire. Et l'on entre alors dans ce qu'on appelle "l'usure du
pouvoir", soit le moment, qui succède immédiatement à "l'état de
grâce", où l'on voit l'acteur déplorable, dont on repère les trucs, les
tics etc., et on va commencer à siffler la pièce. Ce qu'il faut voir, c'est que
tout cela ne porte pas fondamentalement atteinte au parlementarisme, qui est la
figure la plus souple et la plus résistante de la politique moderne. Et je ne
crois vraiment pas que ce soit grâce à ses vertus démocratiques ; les gens
savent d'ailleurs parfaitement que leur réelle participation aux décisions
importantes est quasiment nulle ...
Il faut se demander
pourquoi cette forme politique si singulière qu'est le parlementarisme est chez
nous hégémonique. Il faut comprendre que sa force réside dans sa capacité à
dissimuler la base continue de la chose, c'est-à-dire le principe
d'interdiction des ruptures, sous une fiction de différences successives.
L'identité est (re)présentée comme différence. C'est l'aspect dialectique du
parlementarisme. De ce point de vue, sa catégorie principale, ce n'est pas la
démocratie, mais, comme je l'ai déjà dit, c'est la catégorie de gauche. La
gauche, c'est ce qui promet une différence. Elle est un principe majeur du
régime parlementaire en tant que c'est par elle que transite la conviction que
l'identité est quand même présentée comme une différence, qu'il y a une chance
pour la différence dans l'identité elle-même. C'est une grande force. Mais
cette grande force vient surtout de ce qu'aucune politique de rupture ne s'est
imposée à ce jour, en tout cas dans nos régions. La raison profonde en est que
les politiques de rupture sont restées internes à la vision classique de la
politique. Elles sont restées largement internes à la notion de représentation
comme condition de participation ou d'accès au pouvoir d’État Là est le
problème. Est-ce qu'on peut proposer une articulation des trois termes – le
peuple, les organisations et l’État – qui ne soit pas gagée par le mécanisme de
la représentation ? Les soulèvements, dont nous étions partis tout à
l'heure, ne sont pas des représentations. Une
démonstration de masse, telle qu'un soulèvement, est ce qu'elle est et ne
légifère que sur elle-même. Même si elle s'identifie comme le peuple, l’Égypte,
etc., vous voyez bien que ce n'est pas un mécanisme de représentation, c'est un
mécanisme de prélèvement, c'est une métonymie pour employer un terme de
rhétorique, c'est une partie, détachée de la masse générale, qui, d'une
certaine façon, vaut pour cette masse générale. Tandis que la représentation
parlementaire est un terme qui en représente un autre, elle est métaphorique,
pour rester dans le vocabulaire de la rhétorique.
En même temps, on
voit bien qu'on ne peut pas imaginer une stabilisation d'une métonymie ;
le détachement populaire qui occupe ses lieux, les construit, les défend, est
destiné à réintégrer à un moment ou un autre la composition générale. Un
détachement ne peut pas rester détaché et ce contrairement à des
représentants : un député n'imagine pas d'autre avenir que de rester
député ; d'autant plus que chez nous être représentant du peuple c'est un
métier.
Je fais une
parenthèse à propos d'un point qui est souvent discuté. Beaucoup de gens
s'imaginent qu'on améliorerait la démocratie en disant : "un seul
mandat au terme duquel le mandataire est remplacé par un autre", "pas
de cumul", voire même "tirage au sort des représentants" etc. A
mon avis, c'est entièrement bidon. C'est ne pas tenir compte du fait que l'on
n'est pas en démocratie. Ce qui fait la puissance
d'un homme politique est largement lié à son expérience, à sa connaissance des
arcanes du pouvoir, au fait qu'il sait parfaitement, lui, qu'on discute dans un
cadre oligarchique et que donc il doit faire le poids en face de gens
extrêmement puissants, qui ne sont élus par personne et qui ne représentent que
leurs intérêts privés. Le maire d'une grande ville doit pouvoir discuter avec
les capitalistes du coin, les "décideurs", il doit pouvoir passer des
contrats, brasser des millions etc. Si tout le monde sait qu'il va disparaître
à la prochaine élection, vous pouvez être assuré d'avoir un pouvoir
oligarchique à l'état pur ; les grands barbares du Capital local vont
prendre les affaires en mains et il ne sera tout au plus qu'un figurant. Sans
compter qu'en plus, il va se laisser corrompre au premier tournant. Dans le régime
parlementaire, il faut au contraire que les politiciens soient des
professionnels aguerris ; les transformer en citoyens quelconques est une
ânerie. Si l'on est un partisan sérieux du régime parlementaire, il faut
réclamer que les représentants aient au moins autant de privilèges que le
premier membre du CAC 40 venu. Que les représentants soient ascétiques, je suis
parfaitement d'accord si l'on est en régime révolutionnaire; mais en régime
parlementaire, il faut qu'ils aient eux aussi un chauffeur et des grandes
voitures, sinon ils vont avoir l'air du pékin lamentable en face de gens trois
fois plus riches qu'eux ...
Dites-vous bien que
le régime est intrinsèquement corrompu. Ce n'est pas une question d’honnêteté
personnelle des gens. Car, indépendamment des corruptions scandaleuses de
certains individus, un fondé de pouvoir du Capital, quel qu'il soit, est un
corrompu notoire. Dans la mise en scène de la corruption à laquelle nous avons
périodiquement droit, on va saisir un cas de corruption exemplaire et on va
châtier le bonhomme ; puis on dira : c'est bien la preuve qu'il y a
la vertu. Mais c'est la preuve de rien du tout, le malheureux aura été sacrifié
à la différence pour que puisse continuer l'identité – soit le régime de corruption
chronique qui caractérise le Capital. C'est une corruption subjective, qui peut
être la corruption d'un type parfaitement honnête par ailleurs, mais comme il
est un serviteur de tout cela, il est intrinsèquement corrompu. On ne peut même
pas le lui reprocher. Après tout, qu'est-ce que nous faisons pour qu'il en
aille autrement ? Pas grand chose ...
En conclusion tout
ceci nous indique que la question de l'articulation entre les trois niveaux que
j'ai distingués doit être reprise à travers l'examen des crises de cette articulation.
Dans celle que nous connaissons en ce moment, nous avons au premier niveau,
celui de l'existence populaire massive, des soulèvements inédits (quel que soit
leur destin), au second niveau nous avons des crises de la différence (nous ne
sommes plus en état de penser au niveau des organisations une différence
effective), et au niveau de l’État, ce qui gage secrètement sa continuité,
c'est-à-dire son identité cette fois, est de plus en plus apparent. Ce qui
réintroduit progressivement dans le circuit des politiques la possibilité des
figures extrêmes. D'où le début d'une période trouble et difficile de
ré-introductions de différences réelles à l'intérieur du jeu politique. C'est
ce que redoute actuellement une partie de l'opinion moyenne lorsqu'elle pense
que la crise favorise les extrémismes ou crée un grand risque de
"populisme". Mot étrange. Étrange à cause de sa coloration
négative : un bon démocrate devrait être populiste, si l'on entend par
"démocratie" le pouvoir du peuple. Mais on voit bien ce que cela veut
dire : la façade démocratique du consensus est fragilisée, les gens
peuvent penser que ce système n'est que fallacieusement démocratique et qu'en
réalité il ne les représente pas.
S'ouvre alors la
question de savoir ce qu'est une politique qui ne soit pas une politique de la
représentation sans être pour autant une politique réactive (j'entends par
"réactive" une politique qui ne fait pas de représentation parce
qu'elle prône une différence identitaire). Y a-t-il possibilité de penser une
politique qui se réclamerait d'une différence non identitaire ?
Je voudrais
commencer ce soir en partant du mythe de Er le Pamphylien qui clôt la République
de Platon. Je rappelle que, revenu du pays des morts,
Er le Pamphylien raconte qu'il y a vu les âmes amenées à choisir la forme de
vie qui leur convient et sous laquelle elles renaîtront. C'est une façon pour
Platon de traiter la question : "Qu'est-ce que changer de vie ?", qui
est celle de l'accès à ce qu'il appelle "la vraie vie".
Il s'agit de
"l'instant décisif", dit Socrate, et c'est pourquoi il vient à la fin
du livre : après l'exposé des principes de la vraie vie, vient le moment
terminal où l'on se demande quel est le champ d'exercice de ces principes. La
question de la "vraie vie" est construite, c'est une singularité de
la démarche de Platon, à partir des réponses à cette question que la
philosophie peut anticiper, raison essentielle pour laquelle elle vient à la
fin. Et pour laquelle elle revêt la forme du choix.
Dans les fables que
nous raconte Platon, les sujets, sous le poids pulsionnel de l'ancienne vie,
font des choix aberrants, parce qu'au lieu de prendre réellement une nouvelle
vie, ils prennent un décalque de la vie ancienne. Qu'ils le fassent
positivement ou négativement (i.e. par hostilité vis-à-vis d'elle), on voit
bien que cela peut avoir des conséquences désastreuses. En définitive, la
philosophie, en tant qu'elle a pour but d'éclairer les conditions d'un choix
radical, est cette mince distance entre un choix mal éclairé parce qu'il est
dans la pesanteur du passé et un choix bien éclairé parce que, tout en tenant
compte de cette pesanteur du passé, il ouvre à une sorte de déclinaison
possible, à un clinamen de la vie si vous voulez,
qui est ce que la philosophie est en mesure d'éclairer et de tenir.
Voici l'extrême fin
du récit de Er, extrait de la version récemment parue que j'ai donnée de la République.
"Nous
dormions au bord de l'eau impalpable quand, au milieu de la nuit, un coup de
tonnerre retentit, la terre trembla et tous les morts furent soulevés dans
toutes les directions : ils filaient comme des étoiles vers les lieux de leur
nouvelle naissance. Quant à moi, on m'avait interdit de boire l'eau du fleuve
Oubli. Évidemment ! Sinon, je ne serais pas là à vous raconter cette histoire.
Mais par où et comment j'ai récupéré mon enveloppe terrestre, je l'ignore. Je
me suis soudain vu couché sur le bûcher d'où à cet instant je vous parle et où,
ayant terminé mon récit, je me tais."
Il y eut un long
silence dans la nuit douce maintenant tombée sur leur fatigue et leur émotion.
Ils savaient que c'était la fin de cette aventure dans les mots, les pensées et
les songes. Quelque chose, ici, dans cette ville portuaire, avait eu lieu pour
les siècles des siècles. Et ils en avaient été les témoins plus encore que les
acteurs, si bien que cet "avoir eu lieu" les saisissait comme ferait
une longue déclaration d'amour inséparée d'une sorte de délaissement final. Car
ils avaient la charge de redire et redire encore, solitairement, l'arche
immense de leur dialogue.
Socrate, il le
sentait, devait encore prononcer cette fin qui était venue en même temps que la
nuit. Il le fit brièvement :
-
C'est sur ce mythe que nous pouvons
conclure. Il y a là de quoi assurer notre salut, si nous avons confiance en ce
qu'il nous transmet. Nous avons le pouvoir de traverser sans encombre le fleuve
de l'oubli et d'élever l'individu que nous sommes à la hauteur d'un Sujet.
Alors nous pourrons nous convaincre que, capables sans doute du Mal suprême, qui
est l'égoïsme, mais aussi du Bien suprême que sont les vérités, la voie nous
est ouverte qui mène en haut et qui, selon les règles de la justice et de la
pensée véritable, autorise que nous participions d'une certaine éternité. Nous
serons alors amis de nous-mêmes et de l'Autre, dans les circonstances du
présent monde comme dans les mondes dont nous ignorons la forme. Nous
trouverons en nous-mêmes les récompenses que les vainqueurs aux jeux Olympiques
reçoivent de leurs amis, de leurs familles et de leurs États. Et, dans le
travail dont résultent les vérités éternelles, nous apprendrons ce que c'est
que le bonheur[10].
Je voudrais
raccorder cela au sujet de ce séminaire, à savoir : que signifie l'expression
"changer le monde" ? Il faut sans doute abandonner l'idée que
"changer le monde" c'est suivre le mouvement de sa transformation
naturelle, avoir l'intelligence de sa destination, le savoir de ses lois
propres et constater, ou anticiper, ce qui va advenir. "Changer le
monde", c'est plutôt faire que de nouvelles
vérités travaillent dans l'apparaître de ce monde; en définitive, un changement
de monde c'est que puissent y apparaître de nouveaux sujets. Platon le dit
expressément : les animaux humains que nous sommes s'avèrent, dans telle ou
telle de leurs expériences, éclairés, capables de devenir, ou d'advenir, le
Sujet qu'ils sont. Et c'est là, nous dit-il, qu'est la figure du bonheur. Nous
apprendrons ce que c'est que le bonheur. Le
changement, selon Platon, mais en dernier ressort selon toute philosophie,
c'est avant tout le changement des sujets; le changement du monde, c'est le
changement de l'expérience du monde.
1. On ne doit pas
faire basculer le Bien, ou la vérité philosophique, du côté de l'ascétisme et
de la privation, avec des récompenses éventuellement à venir; il faut au
contraire que cela soit la puissance de la vie elle-même, et donc ce que
communément on appelle le bonheur. Mais avec cette donnée singulière que le
vrai bonheur, c'est le moment où l'on apprend ce que c'est que le bonheur.
Inversement, on ne peut savoir ce que c'est que le bonheur que parce que l'on
est heureux. Il ne faut pas imaginer le bonheur comme une finalité, comme
quelque chose dont on saurait ce que c'est et que l'on cherche dans la vie à acquérir.
Être heureux est toujours une surprise.
Nous sommes dans
une société hantée par l'idée du bonheur, une société hédoniste comme on dit
communément - ce qui n'empêche pas qu'à certains égards le bonheur reste rare.
Il nous faut éclairer pourquoi le culte du bonheur ne le créé pas et revenir à
la thèse de Platon selon laquelle c'est le juste qui est heureux – entendons
"juste" au sens large, soit celui qui fait l'expérience d'une vérité,
quel que soit l'ordre auquel appartient cette vérité : amoureuse, politique,
scientifique ou artistique. Ce n'est pas celui qui agit conformément à une idée
préétablie du bonheur, laquelle n'est pas autre chose qu'une fiction pulsionnelle,
donc toujours l'objet d'un ratage, d'une amertume déçue.
On dira donc
simplement qu'entre le bonheur et apprendre ce que c'est que le bonheur, il n'y
a pas de distinction véritable. Le bonheur, c'est apprendre qu'il existe. Et
c'est pourquoi tout bonheur est une singularité. Le bonheur est à la fois
générique, en tant qu'il peut être une joie de l'existence en tant que telle,
une dilatation de l'existence, l'expérience que nous sommes capables de ce dont
nous ne croyions pas que nous sommes capables – mais en même temps il est pris
dans la singularité du déploiement de l'existence.
Si l'on admet que
"changer le monde" c'est faire advenir de nouveaux sujets dans
l'apparaître mondain, alors on dira que c'est une seule et même chose que de
faire l'apprentissage de ce que c'est que le bonheur. Que donc, en tant que
c'est une nouvelle expérience, c'est la création d'un bonheur nouveau, d'une
figure de l'existence inédite et non la répétition d'une expérience
formalisable du bonheur universel.
La proposition de
Platon, en cette fin de la République, c'est qu'il
y a une instruction du bonheur intrinsèquement liée à l'expérimentation de la
justice et qu'il ne faut pas confondre cette expérience de l'apprentissage du
bonheur avec une expérience finalisée de la recherche du bonheur. Le point de
départ du bonheur ne peut pas être la représentation qu'on s'en fait. C'est la
raison pour laquelle le bonheur vient à la fin de la République.
Il y a un débat
contemporain sur la question "qui est heureux ?", des sondages ont
même été réalisés pour répondre à cette question. On a ainsi appris que les
gens les plus heureux du monde, ceux qui avaient répondu massivement qu'ils
étaient heureux, étaient les citoyens du Bangladesh et que les plus malheureux
étaient les Allemands (leur grand génie philosophique ne les avait donc pas sauvé
du malheur); les Français étaient quelque part au milieu, mais je crois qu'ils
confondent le bonheur avec le fait d'être contents d'eux-mêmes, ce qui n'est
pas la même chose.
Quand Platon
soutient que le bonheur ne se calcule pas, il est dans une démarcation
essentielle par rapport au sophiste. Celui-ci se définit moins par la
rhétorique (Socrate aussi s'y connait en rhétorique, et quand il s'agit de
rouler les gens dans la farine il est aussi bon que les autres) que par l'idée
qu'il y a des recettes du bonheur, qu'il vend d'ailleurs. C'est en réalité
l'idéologie dominante dans notre société : qu'est-ce qu'on peut faire
finalement dans la vie sinon avoir une stratégie calculée du bonheur maximal[11], ce qui revient, pour tout un chacun, à dessiner des trajets de
profiteur maximum du monde tel qu'il est. On peut soutenir que l'idéologie
dominante aujourd'hui est sophistique en ce sens là.
2. Si donc la
question du bonheur est liée à la subjectivation de ce qui a une valeur d'excès
sur la simple vie intéressée, alors la politique ne peut pas être une politique
de promesse du bonheur, c'est-à-dire une politique fondée sur un programme. Et
pour la même raison, elle ne peut pas être une politique de la représentation,
dont l'idée fondatrice est précisément que vous allez désigner des
représentants aptes à aider votre calcul propre concernant les figures du
bonheur. La politique de la représentation est une politique porteuse d'un
programme de bonheur; à ce titre, le jugement philosophique sur elle est
qu'elle est de nature sophistique.
C'est parce que le
bonheur ne peut pas se promettre, qu'il faut nous arracher à cette figure et
considérer que c'est le processus politique lui-même, dans son déploiement
propre, qui offre la possibilité de la surprise du bonheur.
Le problème est de
ne pas laisser basculer cette critique de la politique représentative dans ce
que j'appelle une politique réactive.
La politique
sophistique, qui maintient le bonheur calculable dans son élément capitaliste
courant, est en effet actuellement dans une grande épreuve, épreuve qui n'est
au fond que le crépuscule de la vieille Europe (et aussi, d'ailleurs, celui des
États-Unis). Comment conserver l'idée même de la promesse de bonheur dans des
conditions où la base matérielle même de cette promesse est sérieusement
atteinte ? C'est là qu'on voit surgir, ici ou là, des politiques qui prétendent
que le bonheur collectif réside spécifiquement dans la jouissance d'une fiction
identitaire. Le programme de bonheur qu'elles proposent c'est la jouissance
collective anonyme d'un objet identitaire fictif – fictif, car il est constitué
d'un ensemble de prédicats incohérents : "le Français", personne ne
sait ce que c'est, et de toute façon ça n'existe pas; et on peut en dire autant
de "les Occidentaux", "les civilisés" etc. Cet objet
identitaire fictif, comment lui donner un peu de réel ? Il n'y a, on le sait,
aucun autre moyen que de désigner ce qui est extérieur à cette identité fermée.
Les Juifs n'étaient rien d'autre que le lambeau de réel qu'il fallait sacrifier
pour que les Aryens existent. La xénophobie et le racisme montrent bien que le
solde réel des politiques fondées sur une fiction identitaire c'est la pulsion
de mort.
Il faut redouter
que l'identitaire puisse donner consistance au maintien fictif de la promesse
sophistique, car celle-ci, pour se maintenir, doit prendre un peu ou beaucoup
de la proposition identitaire. Nous voyons aujourd'hui des politiques qui, d'un
côté, se présentent comme des politiques de crise, de mobilisation générale pour
retrouver le calcul du bonheur perdu et qui, d'autre part, pour faire ce
passage, empruntent quantité de traits à la politique identitaire. Se constitue
ainsi petit à petit le spectre idéologique d'une convergence, même si elle est
conflictuelle, entre la sophistique dominante et des éléments de durcissement
réactif de cette politique empruntant aux catégories du communautarisme
identitaire (ce que, lors du dernier séminaire, j'avais qualifié d'orientation
fascisante). Cette situation rend extrêmement urgent le dessin d'une autre voie.
Comme toujours
lorsqu'il s'agit véritablement de politiques d'émancipation, cela oblige donc à
une lutte sur deux fronts. En l'occurrence, d'une part une lutte contre l'état
dominant des choses, c'est-à-dire le jeu alterné de la figure conservatrice et
de la figure réformiste sur le sol commun d'un programme de bonheur calculable
pour les différents groupes sociaux et d'autre part le combat contre la figure
du retour à la jouissance identitaire dans sa figure brutalement réactive.
3. Ce que l'on peut
dire d'une politique qui entend "changer le monde" peut se résumer
selon moi en quatre thèses.
A. L'indépendance
du processus politique par rapport à l’État
Ce qui ne veut pas dire qu'on ne se
soucie pas de l’État, au contraire. Mais la construction du processus politique
est indépendante de ce que prescrit l’État comme étant le champ de la politique
: la construction des collectifs politiques, du corps politique, ne doit pas être dépendante des règles à travers lesquelles
l’État définit ce que c'est que la politique. C'est la raison pour laquelle
elle ne peut s'originer que dans un événement, c'est-à-dire dans quelque chose
qui va suffisamment déplacer les lignes générales pour que puisse s'y initier
un processus qui ne trouve pas son origine dans l’État.
L'indépendance du
processus politique par rapport à l’État ne signifie pas que l'on va éviter le
conflit. Celui-ci est inévitable dès lors que la régulation générale de ce que
c'est que la politique est défiée d'une certaine manière par des rassemblements
populaires, des manifestations inattendues, par le surgissement de nouveaux
mots d'ordre etc.
B. L'abandon de
l'idée de représentation
Je n'y reviens pas.
Pour pasticher Lacan, on pourrait dire qu'une politique ne s'autorise que
d'elle-même.
C. La finalité
de la politique doit être libre quant à la question de la prise du pouvoir
d’État.
Être libre sur
cette question signifie qu'il est aussi faux de dire qu'il ne faut pas prendre
le pouvoir d’État que de dire qu'il faut le prendre. Ce qui amène à poser la
question : qu'est-ce qu'une victoire en politique ? S'il n'y avait pas d'autre
victoire que de s'emparer du pouvoir d’État, cela signifierait qu'on laisse
normer par l’État la question de ce qu'est une victoire. La question de la
prise du pouvoir d’État est en réalité une question liée aux circonstances et
non pas une question liée à la structure de la politique elle-même.
Et il faut aussi
dire que la subjectivation victorieuse n'est pas une subjectivation de pouvoir.
Le "bonheur politique" ne peut pas être le bonheur du pouvoir (ce
qu'il est de manière dominante, comme on le sait); il est nécessairement plus
dans le processus lui-même que dans les figures massives ou symboliques de son
résultat. La politique, comme tout bonheur, doit constituer une expérience de
la subjectivité agrandie; elle n'a pas besoin de la norme que constitue la
victoire en termes de pouvoir. Il faut revoir complètement la relation dialectique
entre politique et pouvoir, y compris du point de vue de la subjectivité que
cela détermine. C'est un point de rupture avec, disons, le léninisme
traditionnel.
Quelle est alors la
norme de l'action ? La question fondamentale est la création d'un lieu où
s'exerce une figure localisée et indépendante, lieu, quel qu'il soit, qui doit
toujours être apte à symboliser quelque chose qui a rapport avec le
dépérissement de l’État.
L'idée marxiste
d'un État qui organise son propre dépérissement ne fonctionne pas. L'obstacle, on le sait par l'expérience
des pays dits socialistes, c'est que la subjectivité militante, à un moment
donné, n'est plus discernable de la subjectivité de pouvoir. Le membre du parti
devient un apparatchik, quelqu'un qui a une parcelle de pouvoir particulier. Ce
n'est pas vraiment de sa faute d'ailleurs, car c'est la résultante du processus
complexe de fusion du parti et de l’État, qui, d'une certaine manière, est
inévitable si la question politique se pose en termes de pouvoir.
Le pouvoir doit
être transformé dans des conditions telles qu'il soit ré-orienté vers autre
chose que sa perpétuation. On peut parler de bonheur politique quand on
s'aperçoit quelque part, même dans une expérience limitée, locale,
particulière, qu'on n'a pas besoin de l’État. On peut également appeler cela liberté (liberté réelle, et non la marge de liberté qui vous est laissée par
l’État). Cela arrive quelque fois. L'écrivain Villiers de l'Isle Adam en parle
avec un grand brio à propos de la Commune de Paris en décrivant une ville dans
une large mesure complètement transformée, où il y avait une calme discipline interne et où les mesures
prises embrayaient immédiatement sur le mouvement et la réalité populaire. Il y
avait là, enbryonnairement, Marx l'a remarqué, l'expérience heureuse de figures
du dépérissement de l’État. La nécessité de durcir tout ça est bien entendu
venue de ce qu'il y avait des gens qui voulaient les détruire, mais même
l'appareil militaire qui a été mis en place était de type nouveau, c'est-à-dire
infiniment moins séparé que l'appareil militaire de l’État.
4. En matière de
récapitulation.
1) Le changement du
monde exige un événement précisément parce celui-ci n'est pas régi par les lois
du monde en tant que lois étatiques ou lois de pouvoir. Il faut bien qu'il y
ait quelque chose qui vienne interrompre, ouvrir une fissure, dans le régime de
la domination. Sinon, on ne change pas le monde, c'est le monde qui change.
Mais le changement
du monde ainsi conçu n'est pas réductible à un événement. L'événement n'est pas
une figure salvatrice, une grâce. Et le changement du monde c'est le traitement
prolongé des conséquences de la possibilité ouverte par un événement. C'est ce
qu'il faut entendre par "organiser".
Il y a toujours un
moment dans les grands mouvements populaires, où vous êtes sommés de renoncer à
la subjectivité nouvelle qui s'était constituée, ou, si vous voulez, au bonheur
qui a été entrevu; vous êtes sommés de retourner au bonheur calculable. Le
problème de l'organisation c'est tenir l'immanence subjective que l'événement
avait rendu possible et trouver les formes de son maintien. Cela ne veut pas
dire qu'on continue à faire la même chose, bien au contraire, il y a
nécessairement des péripéties, il faut changer de terrain, voir d'autres gens
etc. Ce dont il s'agit fondamentalement c'est de maintenir à tout prix une
norme particulière du bonheur, une autre façon d'être heureux. Il faut répudier
complètement la vision ascétique, instrumentale, militaire, sacrificielle, de
l'organisation.
Évidemment, c'est
autre chose que d'être dans la grâce ou la fête de l'événement. Et de ce fait,
cela va beaucoup contracter au début ceux qui se sentent requis de tenir
l'immanence. Ceux qui ont la gueule de bois après la fête, on ne les voit plus;
"ça n'a rien donné", disent ils – évidemment ! ce que ça a donné
c'est eux ! Alors si eux disent que ça n'a rien donné, c'est qu'ils décident
que ça ne donne rien.
2) La négation ne
suffit pas à traiter la question du maintien de la subjectivité. La négation, petit à petit, épuise la
subjectivité, c'est une des grandes leçons qu'on peut tirer des expériences
passées. La sur-tension critique ou destructrice épuise la subjectivité
politique, elle la tire hors de son bonheur – car la négation n'est jamais complètement
heureuse, elle est la figure obligée de la rupture subjective, mais ce n'est
pas elle qui soutient la subjectivité dans le
nouveau bonheur organisé. Une expérience affirmative est requise d'une nouvelle
capacité créatrice : puissance du générique, comme je l'ai dit, c'est-à-dire
puissance de ce qui n'est pas identitaire, de ce qui ne se laisse capturer par
aucune figure close de l'identité.
3) La pure action
localisée ne suffit pas non plus. L'universalité doit être présente dans la
particularité du lieu, il y a, nous le disons après Platon, nécessité d'une
Idée. Cette Idée va entrer dans la liaison des épisodes successifs de
l'organisation, elle va permettre qu'il y ait la continuité du processus. De
façon générale, ce que les subjectivités ont en partage, c'est toujours une
Idée, il n'y a de fraternité que dans l'élément de l'Idée. Qu'est-ce que je
partage, fraternellement, avec quelqu'un, si ce n'est un lieu selon une Idée ?
4) Le but, et en
même temps le critère de tout cela, c'est qu'il y ait en nombre croissant dans
la masse populaire, dans la masse unanime, dans la multiplicité générique, des
gens dont on pourrait dire qu'ils sont les amis de la vérité politique. Il est
nécessaire que le travail du déploiement articulé des choses dans la connexion
événementielle première soit attesté par le fait qu'on voit apparaître, sur ses
bords, des figures de sympathie ou d'amitié qui le portent dans la dimension
générique. C'est une expérience importante du bonheur politique que ces moments
où on vous fait signe, même de façon ténue, que la singularité subjective que
vous représentez est perçue comme telle – et ce même si ce signe émane de
quelqu'un qui n'est pas encore dans la décision d'être un agent du processus.
Autour du lieu que vous avez construit, il y a des gens pour qui il est un
signe d'existence, de bonheur possible. Parce que vous existez, des gens en
viennent à penser qu'eux-mêmes peuvent exister et ils vous font signe de cela.
Vous pouvez être alors dans la
conviction que ce que vous faites relève
l'inexistence générale.
Je vais vous lire
un poème de Brecht.
DURANT L'ETE 1917, AU PALAIS SMOLNY LES BOLCHEVIKS DECOUVRENT EN
QUEL ENDROIT LE PEUPLE ETAIT REPRESENTE : LA CANTINE
C'était après la
révolution de février; le mouvement des masses était au point mort
Mais la guerre
durait toujours. Sans terres les paysans opprimés,
Affamés, les
ouvriers dans les usines.
Élus par tous,
les Soviets ne représentaient pourtant que peu de gens.
Et comme tout demeurait
comme avant et que rien ne changeait
Les bolcheviks
allaient dans les Soviets avec des ruses de voleurs
Car ils
exigeaient sans relâche que l'on tournât les fusils vers les vrais ennemis du
prolétariat : les hommes au pouvoir.
On disait d'eux :
ce sont des traitres, des contre-révolutionnaires,
Parlant pour une
pègre avide de pillage. Leur chef, Lénine,
Qu'on traitait
d'espion payé par l'ennemi, se cachait dans une grange.
Leurs yeux ne
rencontraient
Que des regards
fuyants, on se taisait à leur approche
Les masses
défilaient sous les drapeaux des autres.
Généraux,
négociants, la bourgeoisie levait bien haut la tête
Et la cause des
bolcheviks semblait perdue.
Or donc, en ce
temps-là, ils faisaient leur travail comme à leur habitude
Insoucieux des
cris, ils remarquaient à peine la défection
De ceux pour qui
ils combattaient. Au contraire,
Ils
intervenaient sans relâche,
Revenant à la
charge
Et sans plaindre
leur peine pour les plus malheureux
Mais ils
portaient grande attention, ils le disent eux-mêmes, au petit fait suivant :
A la cantine du
palais Smolny,
Quand on
distribuait les vivres, le thé, la soupe aux choux,
Ils remarquèrent
que le cantinier du comité exécutif, un soldat, donnait aux bolcheviks
Du thé beaucoup
plus chaud et de meilleurs sandwichs
Qu'aux autres
et, en les leur tendant,
Il fuyait leurs
regards. Ils comprirent : cet homme
Sympathisait
avec eux mais le dissimulait
Devant ses
supérieurs. Et, comme lui,
Penchaient de
leur côté, gardiens, courriers et sentinelles
Le petit
personnel du palais Smolny.
En le
constatant, ils se dirent : "notre cause est à moitié gagnée".
Le moindre signe
de ces gens,
L'intonation
d'un mot, ou un simple regard, un silence peut-être, ou des yeux détournés
Leur semblaient importants.
Que ces hommes disent :
"Les
bolcheviks sont nos amis" était leur objectif unique.
Voilà, sur
l'organisation.
Dernières parutions
de Alain Badiou
- Sarkozy : pire
que prévu; les autres : prévoir le pire (Nouvelles Editions Lignes)
- Jacques Lacan :
passé, présent – entretiens avec Elizabeth Roudinesco (Le Seuil)
A signaler
- Q. Meillassoux :
Le Nombre et la sirène (Fayard, coll. "Ouvertures")
- Semaine des
arts, organisée fin mars par Paris VIII avec, le 28 mars, une journée consacrée
au rapport entre théâtre et philosophie; y sera discutée, entre autres, la
question de la théâtralité des dialogues platoniciens – A. Badiou y
interviendra entre 14h et 18h (amphi X) en compagnie de metteurs en scène, de
comédiens. L'Hippias mineur y sera donné en entier,
ainsi que le Second Alcibiade (qui est probablement
un dialogue apocryphe de Platon)
*
Je voudrais
commencer en rappelant à très grands traits le parcours qui a été le nôtre
jusqu'à présent sur la question : que signifie l'expression "changer le
monde" ?
Nous sommes partis
d'une proposition concernant le concept de monde. Nous avons ensuite été en
quelque sorte servis par la conjoncture historique qui a vu l'apparition des
mouvements dans le monde arabe et nous avons greffé nos conceptions sur cette
déclinaison historique. A travers l'analyse qui nous a permis de proposer des
catégories du changement, nous avons abouti à une sorte de définition de ce
qu'est la politique dans son rapport à l'histoire (notions de mouvement, d'évènement,
d'organisation).
Pour éviter de nous
engager dans ce que j'appelle une suture de la philosophie avec sa condition politique,
il nous faut donc maintenant faire un pas en arrière. En effet, si le seul
changement admissible du monde est le caractère historico-politique, les
grandes mutations scientifiques ou les novations artistiques et même les
évènements de la vie subjective
(ma conception de l'amour comme changement de monde) deviennent difficiles à
penser.
Je vous propose par
conséquent aujourd'hui un second parcours.
Je vais redémarrer
par le concept de monde en rappelant certaines
conceptions traditionnelles antérieures de ce concept et la critique qui peut
en être faite.
a) Pour commencer, celle
qui comprend le monde comme totalité et que j'appelle conception cosmique. Le cosmos est une totalité
représentable ou pensable dans son organisation immanente et éventuellement
dans sa clôture. On peut y disposer quelque chose dont on peut dire que c'est dans
le monde. Le monde ici est la totalité et la
disposition de ce qui vient à exister réellement. Nous avions pris l'exemple
canonique du Timée de Platon comme récit de la
constitution intime et de l'organisation totale du monde comme cosmos.
b) Il y a la
conception selon laquelle le monde est une sorte d'hypostase, éventuellement
parmi d'autres, de l'Être proprement dit. Je l'appellerai créatrice, car le
monde est ce que l'Être crée, ce qui suppose que l'Être à proprement parler est
distinct du monde; l'Être n'est pas, comme tel, intra-mondain, il ne se dissout
pas dans le monde mais en est l'instance créatrice. C'est la vision théologique
au sens large : le monde est en définitive façonné, créé, par Dieu, il n'en est
pas une émanation pure et simple, mais en dérive de façon discontinue. Le monde
est ici au régime d'une décision de l'Être, elle évite de dire qu'il n'y a pas
d'autre figure de l'être que ce qu'il y a dans le monde. Le point obscur est
bien entendu celui de cette décision. Que l'Être (l'Être suprême) soit en
puissance de créer quelque chose à partir du néant, on le lui accordera. Mais
pourquoi a-t-il cette envie ? Quand on expérimente ce quelque chose, on n'est
pas sûr que ce soit un chef-d’œuvre, ou alors c'est un chef-d’œuvre entaché de
pas mal de défauts ... Le point énigmatique c'est donc la question de la
théodicée. Je vous signale qu'à ma connaissance je n'ai connu que deux réponses
à mes yeux significatives à cette question - sachant qu'on n'est pas forcé d'y
répondre, on peut toujours dire que c'est un mystère ...
J'ai toujours
admiré Malebranche d'avoir expliqué que Dieu ne pouvait accomplir pleinement la
Gloire qui est la sienne que s'il en recevait un témoignage du dehors. Sinon,
il stagnerait dans le Même et Malebranche voit bien qu'il s'agit là d'une
imperfection. Encore faut-il qu'il y ait quelque part ce point pour lequel Il
est l'Autre, pour lequel Il est reconnu comme parfait. Dieu n'a donc créé le
monde que pour être reconnu comme Dieu par quelque être qui n'est pas Lui. Il a
créé son autre propre pour faire qu'Il soit en effet le grand Autre. Et
Malebranche va jusqu'au bout : Dieu n'a créé le monde que pour que soit établie
son Église. L’Église catholique est donc la finalité de la création du monde.
Elle est le concentré de ce point où a lieu la cérémonie du grand Autre. Comme
Dieu ne pouvait pas construire une cathédrale en plein air, si je puis dire,
i.e. dans le néant, une médiation s'est donc pratiquée qui est le monde dans
son ensemble, au centre duquel il va falloir que le règne du grand Autre
s'établisse. Malebranche conclut en disant que le grand Autre ne peut être le
grand Autre vrai que s'Il fait lui-même ce qu'est le sujet pour lequel Il est
le grand Autre. Comme il n'est pas en état d'expérimenter dans son infinité
divine sa propre altérité en tant que reconnu par l'Autre. Il faut donc qu'Il
devienne Lui-même autre pour que l’Église existe de façon telle qu'elle
accomplisse sa Gloire subjective. C'est pour ça qu'Il a fallu qu'Il sacrifie
son Fils, le Christ. Seul le Christ mort peut rendre sens à l’Église (c'est
d'ailleurs là qu'elle a été créée) en sorte que d'une part, en cette Église a
lieu la cérémonie en l'honneur de l'Autre et que d'autre part l'Autre entend
fort bien cette cérémonie puisqu'Il a été aussi de l'autre côté dans la
modalité de son Fils. Cette théorie de la Gloire, je vous signale que c'est
exactement la même que celle que vous trouvez dans les tragédies de Corneille.
La deuxième
solution a été proposée par un Japonais. Vu comme est le monde, il n'y a pas de
doute que Dieu existe parce que seul un universel sadique a pu créer un tel
monde. Le monde est une cochonnerie, on le voit tous les jours, rempli de
douleurs, de morts absurdes, d'expériences misérables, un cauchemar de choses
inutiles. Il n'y en a d'intelligibilité qu'à supposer un Dieu méchant qui en jouit[12].
Vous remarquerez
qu'aucune des deux explications ne prend en considération l'hypothèse que Dieu
a créé le monde par ce qu'Il était bon. Tout simplement parce qu'elle est très
difficile à tenir. Même le discours chrétien le plus orthodoxe est obligé de
dire que finalement Dieu a dû rattraper les choses in extremis en sacrifiant
son Fils. Certes on dit que l'humanité était libre, mais s'il l'a créée libre,
ce n'était pas un effet de Sa pure bonté; qu'est-ce qu'Il attendait de ce
spectacle et de ces gens libres livrés à des conditions d'existence sordides ?
Par contre, l'hypothèse d'un Dieu méchant rend mieux compte de toute cette
affaire.
c) Dans la conception
dialectique, le monde est en réalité une étape du devenir de l'Absolu. Le monde
ici n'est pas créé, il se déploie comme extériorisation de l'immanence de
l'Esprit. C'est la conception hégélienne, et ses variantes. Le monde n'est
intelligible que comme moment de l'histoire propre de l'Être lui-même. Il y a
un auto-développement de l'Être à l'intérieur de son absoluité dont une des
phases est la nécessité de l'extériorité. Comme chez Malebranche, il ne peut y
avoir un Dieu véritable s'Il n'a pas traversé l'épreuve de sa propre négation.
Un Dieu véritable ne peut ignorer ce que peut être son propre non-être. Il ne
peut se contenter de la pure et simple permanence, Hegel dirait
"orientale", de son absoluité inerte. Dieu, ou l'Absolu, ou l'Être,
ou l'Esprit, doit se différencier et le monde, singulièrement la nature, est le
temps de son extériorisation. Le monde, ici, dérive de l'Être, c'est une stase
de l'Être. Ce moment d'extériorité va ensuite rentrer en lui-même sous la forme
de la conscience de soi; l'Être va conquérir la conscience de ce qu'il est dans l'épreuve de son
extériorisation. On peut aussi dire qu'en ce cas, le monde est un moment de la
constitution de l'Être comme sujet. C'est la phrase fondamentale de Hegel
disant que toute chose en vient à « appréhender et exprimer le Vrai
non seulement comme substance mais précisément aussi comme sujet »
(Phénoménologie de l'esprit trad. J. Hyppolite p.
17). Le monde est un moment de la subjectivation de l'Absolu, i.e. le moment où
l'Absolu, au lieu d'être simplement une substance séparée, inerte, se
subjective après être sorti de lui-même et rentré en lui-même. Il n'est plus
seulement une substance extérieure et objective, il est aussi dans l'épreuve de
la subjectivité. Le monde est donc en quelque sorte le moment non-subjectif de
la subjectivité, le temps d'extériorité le plus objectivé qui soit, et qui est
nécessaire pour que l'Absolu se subjective.
Tout tourne, comme
vous le voyez, autour de la question du rapport entre monde et sujet. Dans la
première conception (cosmique), la subjectivité divine est pré-donnée et crée
le monde, un peu sur le modèle de l'artiste. Alors que dans les deux autres,
c'est au contraire à travers le monde que va être créé le sujet.
d) Dans la
conception que j'appellerai phénoménologique, le monde n'est concevable que
comme le milieu général de l'expérience humaine
(ou, comme on aime à le dire aujourd'hui, son environnement). C'est la
conception heideggérienne première : le monde, c'est là où le Dasein est jeté comme extériorité contingente (généralement interprétée dans
l'existentialisme classique comme absurdité), c'est cette opacité dans laquelle
la conscience est jetée et qui lui demeure à la fois essentielle et
indifférente. La conscience est exilée dans le monde, c'est à la fois son
environnement inéluctable mais en même temps elle lui demeure étrangère parce
que cette objectivité ne lui doit rien. C'est le personnage de L'étranger de Camus, c'est aussi la position subjective que l'on trouve dans les
romans de Dostoïevski ainsi que dans beaucoup d'autres romans. Le romanesque a
toujours été une manière d'appréhender la question de ce qu'est la liberté
humaine lorsque le sujet est jeté dans un monde qui, en tant que tel, ne lui
doit rien (un monde qui n'est pas prédisposé au sens que chaque expérience
entend lui donner). La construction du sens du monde va être dévolue à la
subjectivité ou à l'être humain en général.
Tel est donc
l'horizon de la question du monde (mais bien entendu je n'en fait pas une
histoire complète) qu'il était nécessaire de restituer pour comprendre pour
quelle raison je voudrais proposer, quant à moi, une conception du monde plus
décharnée, plus abstraite, mais aussi plus ouverte à la variation.
En ce qui concerne
le cosmos, l'objection qui est faite, depuis longtemps à vrai dire, concerne la
catégorie de la totalité. Cette objection a deux formes.
La première dit qu'
il n'y a pas de possibilité de considérer qu'il existe une totalité de ce qu'il
y a. Cette critique, vous la trouverez sous différentes formes[13].
Il n'y a pas de raison tenable d'affirmer que le il y a est sous un régime de
clôture. Il est d'ailleurs frappant que dans le Timée de Platon, on trouve en réalité une synthèse entre la théorie du cosmos
et la théorie de la création, puisque le récit du Timée est celui d'un artisan qui fabrique le monde. La totalité est la
totalité d'une œuvre. Ce qui est bien la preuve que la catégorie de totalité
n'est pas immanente au il y a du monde, la totalité lui vient en réalité du dehors.
Et c'est cette extériorité entre totalité et monde qui est l'objection
principale contre la conception cosmique.
La forme dérivée de
cette objection est celle qui s'en prend à la finitude du cosmique en disant
qu'en réalité l'univers est probablement infini. Ce sont en particulier les
analyses d'Alexandre Koyré portant sur la révolution scientifique du XVIIe
siècle (Du monde clos à l'univers infini)
dans lesquelles il montrait que le monde fini des Grecs était remplacé par un
univers infini. On sait depuis que ce n'est pas parce que l'univers est infini
qu'il est forcément ouvert. Il existe en effet des concepts de l'infini,
notamment depuis Cantor, compatibles avec un certain degré de fermeture. On
peut ainsi supposer qu'il existe un ensemble infini, qui, en tant que tel, est
une figure de la totalité. Avec son corrélat inévitable : il peut exister des
infinis différents (l'infini n'est pas corrélé à l'Un) avec des types de
multiplicités distincts. La physique elle-même est revenue progressivement sur
le caractère infini de l'univers. L'univers est peut-être riemannien, il est
peut-être courbe, il se peut que l'espace lui-même soit l'expansion d'une
explosion primordiale ponctuelle ... notre ignorance sur tous ces points est
énorme, mais on voit que tout ça ne travaille pas à la critique de la totalité
par l'infini.
Ce point très
important – que nous ne soyons plus aujourd'hui en position de faire se
recouvrir "fermé" et "fini" d'un côté et "ouvert"
et "infini" de l'autre – n'est pas à mon avis suffisamment inscrit
dans la modernité de la pensée. En particulier, la finitude, thème si prégnant
dans la pensée contemporaine, est confondue avec une clôture, elle n'est pas
pensée en elle-même, car c'est difficile, c'est une tâche encore ouverte[14].
Si on veut réellement penser la finitude de la condition humaine, il faut le
faire au moins avec un concept du fini qui soit à la mesure de ce défi. Et,
selon moi, si on pense ça de façon rigoureuse, il n'y a aucune raison de penser
que notre condition est finie – ni même que le fini existe ... (que tout soit
infini, que l'infini soit la banalité même, est en définitive l'hypothèse la
plus probable, le fini n'en étant qu'un résultat compliqué dont seule l’œuvre
d'art peut nous donner une idée). C'est lorsque nous arriverons à penser comme
cela que Dieu sera vraiment mort. Ce qu'Il mérite (au sens où Hegel disait :
"tout ce qui naît mérite de périr"). La mort de Dieu dont parle
Nietzsche est encore en suspens.
Voyons les
conceptions créatrice et dialectique, qui sont en réalité deux variantes.
Concernant la
première, sauf à adopter les positions absolument téléologiques de Malebranche
ou bien celle du Japonais, le ressort de la critique est que la création du
monde par Dieu, n'étant pas susceptible d'être inférée de quoi que ce soit dans
le monde, doit être prise comme un fait, elle doit être révélée dans la modalité d'un récit. Ce récit, l'humanité doit le tenir pour
authentique à la mesure du fait que le monde lui apparaît comme un agencement
merveilleux suscitant son admiration - d'autant plus qu'elle s'imagine en être
le centre et que cette machinerie lui est destinée. Si par contre on pense que
le monde n'est pas une merveille, créée par quelque artiste, mais qu'il est une
contingence et si nous ne croyons pas que les choses puissent être transmises dans
la modalité d'un récit[15]
(c'est-à-dire si nous ne croyons pas aux livres sacrés, aux livres où quelqu'un
d'Autre a parlé) alors on ne peut pas entrer dans la logique créationniste.
La dialectique de
la nature au sens de Hegel, ne prétend pas, quant à elle, se contenter d'un
récit. Elle doit par conséquent légitimer l'extériorisation de l'être comme
nature au régime d'une nécessité immanente minimale. On devrait pouvoir dire :
le monde est cette extériorité. Il s'agit d'une
tâche grandiose mais intenable et ceci pour la raison contraire de celle qui
objecte à la conception créationniste. Elle n'arrive pas en effet à coller à la
chose qu'elle entend justifier ce dont l'exemple caricatural est l'affirmation
par Hegel du nombre limité des planètes juste avant que l'on en ait découvert
une nouvelle. Et c'est encore plus vrai aujourd'hui où les physiciens
reconnaissent qu'on ne sait rien de la majeure partie de la matière.
La thèse
phénoménologique, qui considère que "monde" est une catégorie de
l'expérience humaine, une catégorie de l'environnement de l'animal humain a, à
mon sens, un défaut fondamental, celui que Q. Meillassoux appellerait son
corrélationnisme. L'idée qu'il
n'est possible de constituer un concept qu'à partir des limites de
l'expérience, idée qui se situe quand même dans la tradition kantienne, est une
idée restreinte mais, en un certain sens, elle ne délivre pas un concept réel
du monde parce qu'elle ne délivre pas un concept de ce qui, dans le monde,
pourrait être tout à fait extérieur à la notion de l'environnement de l'animal
humain. J'ai toujours vu dans ce courant (depuis Kant jusqu'aux
existentialistes contemporains) une très étrange reconstruction de l'idée que,
en définitive, l'expérience humaine est quand même le centre du monde. Non pas
dans la disposition théologique selon laquelle Dieu nous a créé à Son image
etc. mais dans l'orientation selon laquelle, en réalité, notre subjectivité
organise la phénoménalité du monde (le monde des phénomènes est intrinsèquement
relatif aux potentialités du sujet humain). Car on peut y objecter que rien ne
l'indique. Nous pouvons parfaitement parvenir à penser des choses qui sont
présentes indépendamment de toute intentionnalité subjective humaine[16].
En réalité, sous l'apparence critique qui est la sienne, la philosophie de Kant
rétablit une centration sur le sujet en un sens plus irrémédiable que la
centration aristotélicienne ou classique (puisque l'on ne connait chez lui que
ce que l'on constitue soi-même et que la chose en soi, on ne la connaîtra jamais).
*
A partir de là,
quel peut être le chemin ? Je crois qu'il faut partir d'une conception de
l'être la plus neutre possible, et aussi, disons-le, la plus abstraite, une
conception qui reste délibérément en surface, une conception sans profondeur. C'est-à-dire
d'une conception de l'être qui n'engage par elle-même précisément rien quant au
monde, de façon à ce que le concept de monde soit un concept construit non pas à partir de la finitude de notre expérience, non pas à partir
de l'hypothèse d'un Dieu créateur mais construit sur l'arrière-plan d'une pure
nudité de l'être comme tel sans que l'être ne soit ni Esprit ni Histoire, ni
Absolu, i.e. une figure déjà subjectivée de l'être
Ce qui suppose que l'être
lui-même ne soit pas sujet, ce qu'il est originairement chez Hegel (qui reconnaît que "l'Absolu est
auprès de nous dès le commencement") et chez Heidegger puisque chez lui
tout s'éclaire dès qu'on pense à partir de l'historialité de l'être.
C'est pourquoi j'ai
proposé de longue date de dire qu'on devait ne penser sous la figure de l'être
absolument rien d'autre que la multiplicité pure, la multiplicité sans qualités
aucunes, le seul fait d'être une multiplicité. L'homme est ici vraiment très
loin (ce n'est pas L'homme sans qualités de Musil,
c'est l'être, tel que mathématiquement disposé, qui est sans qualités). Il faut
être radicalement non humaniste. L'humanisme au départ ne vaut rien, car alors
on ne peut en sortir, tout tourne autour de l'homme, c'est comme une glu (et
l'humanisme lui-même devient gluant). Il faut toujours reprendre le procès du
moralisme, qui est la figure que prend la philosophie quand elle est exténuée,
ce moralisme qui revient toujours à l'axiome unique selon lequel il vaut mieux
être gentil plutôt que méchant. Quand on en est là, c'est qu'on est au fond du
trou. Personnellement, je pense qu'il vaut mieux être gentil que méchant, mais
cela doit venir à la fin, quand on sait ce que cela veut dire "être
gentil" et "être méchant". Comme Foucault le laissait entendre,
faire le geste philosophique inaugural de se débarrasser de l'homme, c'est cela
être réellement dans la mort de Dieu. Si vous ne faites pas ce geste, vous êtes
inéluctablement dans la religion, et la plus détestable qui soit, la religion
sans Dieu.
Je voudrais revenir
sur la question de l'identité, qui est une catégorie majeure du monde contemporain.
Elle est l'enjeu de multiples débats, y compris politiques, qui créent une
ambiance idéologique autour d'un thème qui n'est pas vraiment élucidé.
Il y a bien sûr
tout ce qui tourne autour des questions d'affirmation ou d'exclusion
identitaire. En outre, tout un courant s'est engagé dans une critique de
l'universalité, elle-même pensée comme une figure oppressive de l'identité,
c'est-à-dire imposant ses propres normes comme des normes supérieures et brimant
les identités différentes. D'où la problématique du respect des différences,
conçue comme progressiste voire même comme une figure de résistance.
Une complication
supplémentaire typique du monde contemporain est le rapport entre l'identitaire
et la diversité. Les identités sont ce dont on promeut la diversité, avec,
selon moi, un paradigme plus ou moins affiché qui est la diversité des espèces.
Il y a les identités nationales, supra-nationales (civilisations), sociales,
raciales (notion dont on connait le destin dévastateur), culturelles (ce sont
celles qui sont précisément mises en avant contre le régime de l'univetrsalité
abstraite), sexuelles, et, pour finir, l'identité personnelle.
On peut soutenir
que nous sommes dans une époque d'affirmations identitaires dont le lieu est
plus ramifié que si une seule prévalait (par exemple l'identité nationale) et
dont on affirme dans nos sociétés que le noyau est finalement l'identité
personnelle. Celle-ci se compose ou produit des intersections avec les autres
registres d'identité en un réseau complexe saturé de propositions normatives ou
semi-normatives : c'est le droit à l'identité qui se présente aussi comme droit
à la diversité.
Commençons par
aborder la question au niveau logique avec le principe d'identité ("A est A"), premier principe de la raison selon Aristote.
Ce principe suppose
bien entendu l'immuabilité de A, il fonctionne en réalité dans l'espace de l'Être
parménidien, l'Être comme immobilité constitutive. Car si A change, si A
devient A', il va devenir différent de lui-même (que A doive devenir différent de lui-même, qu'il doive passer
par la négation intérieure de lui-même, c'est précisément ce que soutiendra
Hegel). Autrement dit, on ne peut dire "A est A" que si on peut
saisir dans A quelque chose qui traversant toutes les modulations, déclinaisons
et transformations de A, demeure invariant, et à ce titre est un principe de
reconnaissance de A et de son identité à lui-même. Le principe d'identité
revient donc à admettre qu'il y a une essence de ce
qui existe, si l'on entend par "essence" ce qui demeure invariant
dans les transformations dont la chose est le sujet. Dans les doctrines
essentialistes, cet invariant structurel est précisément ce qui est identifié
avec l'identité de la chose dont on parle, en tant que c'est ce qui permet de
dire qu'elle est le même qu'elle-même, à savoir que "A est A".
Si on dit que A est
le même que A, cela suppose par ailleurs que la mêmeté soit elle-même invariante,
ou, si vous voulez, que le même reste le même. Car l'identité repose en fait
sur une identité de l'identité. Si le fait d'être le même changeait (car
pourquoi chaque chose commanderait-elle nécessairement un principe de mêmeté à
elle-même qui soit le même que celui d'une autre chose ?)[17], il n'y aurait bien entendu aucune signification invariante du
principe d'identité lui-même. Il faut donc admettre qu'il y a une législation
de la différence et donc de la mêmeté. Le même et l'autre sont réglés de telle
sorte qu'on peut identifier sans ambiguïté ce qui est même.
Prenons l'énoncé :
"Ces gens-là ne sont pas comme nous". Cela suppose qu'on sache ce que
veut dire "comme nous". C'est-à-dire que, d'une part, on sache ce que
veut dire "nous" et que, d'autre part, on sache ce que veut dire
"être le même" que ce nous-là. Et donc, en général, les gens qui
disent ça disent quelque chose dont il n'ont pas la moindre compréhension. Ils
peuvent éventuellement citer un trait comme "ils ne boivent que de la
bière" ou encore "ils sont sales" etc. Et cela se ramène
toujours à ça : on prend un trait et on fait de ce trait l'invariant de la
question du même.
Comme vous le
savez, je propose sur ce point de dire qu'en effet, dans un monde déterminé,
il y a toujours une législation de la différence.
C'est précisément cela un monde particulier, c'est un monde dans lequel la
question de la différence entre deux objets de ce monde est réglée par un
transcendantal particulier. Et comme la différence est réglée, l'identité l'est
aussi : c'est le minimum de différence, c'est lorsque la différence dans ce
monde est considérée comme zéro.
On voit donc qu'ici
l'identité vient à ce qui existe par une loi extérieure (le transcendantal),
l'identité est même par excellence ce qui vient du dehors. C'est parce qu'il y
a l'autre (le grand Autre, dirait Lacan), qu'on peut parler d'identité. Par
exemple le fait de naître là ou ailleurs, c'est de façon flagrante quelque
chose qui vient à l'individu de l'extérieur, il n'y est proprement pour rien.
Et on peut en dire autant du fait d'avoir tel ou tel nom et prénom (ils ont
même été décidés bien avant que vous existiez, faisait remarquer Lacan), telle
allure générale, de provenir de tel milieu etc. Ce qui n'empêchera pas ces
mêmes traits d'être repris par les Etats, les organisations symboliques, comme
des traits identitaires, ce sont même ceux qui sont les plus communément admis
comme identitaires. L'identité du sujet, dans une large mesure, est par conséquent
une puissante saisie par l'Autre, c'est en lui la voix de l'Autre (car c'est un impératif venant de l'Autre qui lui dit :
"Tu es ceci") de même que c'est aussi la voie de l'Autre (car l'Autre lui dit : "Tel est le chemin qui t'est
proposé"). Que de cette prescription, le sujet par la suite fasse ceci ou
cela, c'est ce qui fait qu'il y a en définitive des sujets. Mais, pour autant
que le sujet décide de ne pas être entièrement la proie de l'Autre, il va
falloir qu'à un moment il récuse quelques éléments de l'identité ainsi
prescrite. La liberté n'est pas identitaire, elle est au minimum une inflexion,
au maximum une rupture, dans la registration identitaire en tant qu'elle est
une prescription de l'Autre.
Je pense qu'on peut
exprimer l'identité par une double négation. Je propose la formule suivante : en
moi, l'élément proprement identitaire c'est ce dont je ne peux pas dire que je
ne le suis pas, bien que, pour l'essentiel, je n'y sois pour rien. Mon identité est composée de choses en quelque sorte indéniables qui
ont été décidées en dehors de moi (ça a décidé quelque part, pour parler
freudien).
C'est à cette
lumière que je voudrais donner une interprétation du fameux énoncé de Nietzsche
: "Deviens qui tu es" qui, selon moi, veut exactement dire :
"Abandonne ton identité" et non pas "Réalise ton identité".
Réaliser son identité, c'est faire de l'identité une modulation de l'altérité
immanente, c'est obéir plus encore à la voix de l'Autre; je l'appellerai
l'interprétation "de droite", l'interprétation identitaire, de
l'énoncé de Nietzsche. L'interprétation nazie de Nietzsche, c'est cela :
"Sois enfin à la hauteur de ce que l'Autre te demande", "Assume
comme si elle était la tienne la voix de l'Autre", "Fais comme si ton
identité, qui est largement prescrite, est ce que tu as désiré être",
c'est-à-dire, à la fin des fins, "Sois enfin un Allemand". Le
fétichisme de l'origine dans cette tradition fascisto-identitaire - car la
maxime "Deviens qui tu es" équivaut ici à : "Deviens ton
origine" - se ramène en définitive à ceci : l'origine c'est l'Autre (cet
Autre en moi qui fut logé en moi dès l'origine). Le "je n'y suis pour
rien" de la formule que je vous ai proposée est supprimé par le fascisme,
cette restriction intime dont le sens est que mon origine n'est pas moi.
Si bien qu'en
résumé, on peut dire qu'il y a deux interprétations de la maxime de Nietzsche.
Soit "Parle à la hauteur de l'Autre qui te prescrit", avec ce que
cela peut donner de fanatisme, voire d'héroïsme identitaire (car, en général,
pour être à la hauteur, il faut au moins mourir pour cela) soit
"Abandonne, autant que faire se peut, ton identité" - si l'on entend
par identité ce que je crois qu'elle est et qui est donné dans la formule de la
double négation. Le prix à payer, dans cette deuxième interprétation qu'on dira
"de gauche", va être qu'à un moment donné, on va être suspendu à
autre chose que la garantie identitaire, on va être dés-assuré de l'Autre. Il y
aura abandon, délaissement, de l'identité, il s'agira de se confier à une
aventure qui, toujours, présuppose un régime de la rencontre. Une rencontre,
c'est quelque chose qui est restreint en apparence, quelque chose qui se
produit de manière incalculable, imprévisible, comme un déroutement qui vous
délie du Chemin primordial, de la Voie telle que prescrite par la Voix de
l'Autre. Il y a une bifurcation par rapport à la
massivité, l'altérité toujours intimidante, de l'origine, de l'identité au sens
de l'Autre. Mais c'est la dés-origination qui est la véritable manière
d'exister librement. On dira encore, pour rester dans le vocabulaire lacanien,
que ce qui est rencontré, c'est le petit autre, a.
L'identitaire n'est
jamais présenté en réalité comme une possibilité, mais comme un ne pas
pouvoir ... quoi ? Ne pas pouvoir accepter autre
chose, l'identitaire est une essentielle inacceptation. Ne pas pouvoir aller de
côté, ne pas pouvoir sortir. Rester, demeurer, conserver. Se déprendre de
l'identitaire, c'est donc toujours découvrir un pouvoir, découvrir qu'on peut
quelque chose.
Cette invention
d'un pouvoir, elle ne peut pas émaner de la clôture d'un individu. Celui qui
dit "Je veux m'exprimer" ne fait rien d'autre que répéter, ressasser,
dans la modalité qui lui est propre, la voix de l'Autre. Le sujet ainsi conçu
est entièrement creux, puisqu'il n'est rien d'autre que l'écho de l'Autre.
Un pouvoir réel,
c'est quelque chose que l'on rencontre. On appellera événement ce qui est l'occasion de rencontrer un pouvoir, lorsqu'il est donné à
l'individu de rencontrer une capacité qu'il ne se connaissait pas. S'il ne se
la connaissait pas, c'est parce qu'il était sous le régime identitaire qui nous
gouverne je dirais à 99,9 %, car il est implacablement vrai que la voix de
l'Autre nous prescrit de façon essentielle. L'événement est une objection à
l'identité. Apparaît un je peux qui n'était pas là,
le je ne peux pas en un point est corrodé,
interrompu.
Si l'identitaire
dit toujours qu'il faut revenir à une répétition, une tradition, une origine,
c'est parce qu'elles sont la garantie que la voix de l'Autre ne cessera pas de
prescrire la production subjective de l'humanité. Elles garantissent contre ce
que l'identitaire redoute par-dessus tout : la petite bifurcation par une
altérité au départ minime, et négligeable peut-être, mais qui est porteuse d'un je peux, qui,
lui, est sans garantie (puisqu'il n'est pas la voix de l'Autre) mais dont le
développement va en définitive changer la vie, c'est-à-dire limiter le je ne
peux pas.
On peut redire tout
ça en l'approchant de façon plus politique. Le fascisme, par exemple, consiste
à faire de l'identité – c'est-à-dire en fait de l'Autre – une puissance active
: l'identité n'est pas un simple constat, elle doit être le moteur de l'action,
il s'agit de la souder à la puissance de l'Etat lui-même. Autrement dit, de
faire en sorte que l'Etat lui-même soit un Etat identitaire. Mais quand
l'origine devient un principe de l'Etat, celui-ci, au-delà même d'être
nationaliste, est nécessairement raciste. Car, la nation, c'est quand même un
appareil avec une administration, une armée etc., ce n'est pas suffisant comme
déclinaison de l'identité pure, ce n'est pas encore assez l'Autre. Même le
nommé Guéant doit en venir à dire qu'il y a une civilisation supérieure. Le
fondement ultime de l'identitaire ne peut en effet être qu'idéologique, il n'y
a que ça qui soit suffisamment stable pour lui donner une garantie.
Ce n'est pas le
mythe aryen que l'on trouve à la racine du nazisme, mais l'affirmation qu'il
n'y a qu'un seul Autre. Comme le disait parfaitement Hitler, il ne saurait y
avoir qu'un seul peuple élu - et l'Autre a dit que c'était moi. Évidemment,
aujourd'hui, nous sommes loin des formes du radicalisme allemand mais les
autres, les étrangers, quand on ne veut pas les laisser entrer, ou quand on
veut les expulser, cela veut quand même dire qu'on n'en veut pas. On veut
"garder notre identité", on veut avoir notre Autre à nous. Le
fascisme, c'est la pureté de l'Autre.
Quant à
l'orientation révolutionnaire, dans son authenticité véritable, elle se réclame
de la version "de gauche" de la maxime de Nietzsche, elle est
universaliste en son principe même. Quand on a demandé à Marx ce qui
différencie le communisme du mouvement ouvrier général, il a cité d'abord et
avant tout l'internationalisme. L'identité nationale doit être abandonnée. Il
faut bien voir que cette thèse, énoncée en pleine période de croissance des
nationalismes, était d'un radicalisme inouï. Thèse aujourd'hui largement
oubliée, ou inactive, alors qu'elle demeure essentielle. C'est la thèse selon
laquelle il n'y a pas de fragmentation de l'Autre en entités identitaires; pour
porter cette thèse, il faut des ruptures événementielles qui déroutent la
structure de son destin, ce qui pour Marx était donné dans le concept de
révolution. Seuls en effet des événements peuvent mettre à l'épreuve les
identités, nous l'avons à nouveau vu l'année dernière : quand se produit un
mouvement de masse d'amplitude historique, les identités (qu'elles soient
religieuses, langagières etc.) ne peuvent plus, momentanément, être la loi des
choses.
Les conservateurs
et les réformistes pratiquent une version défensive de l'identité. On assume
l'existence d'une oligarchie mondiale, dont on est bien content de faire
partie, et on pratique la défense raisonnée d'un petit pré carré identitaire
plutôt médiocre. Notons que les conservateurs ont toujours accusé les
réformistes d'être moins identitaires qu'eux, ce dont se sont toujours défendu
les réformistes; dispute assez misérable alors même que leur attitude défensive
représente un "je ne peux pas" flagrant.
La question de
l'identité a traversé le mouvement révolutionnaire lui-même et dans des
conditions très difficiles. La question était de savoir dans quelle mesure,
avec la notion de classe, il ne s'agissait pas de doter le mouvement révolutionnaire
lui-même d'une identité spécifique. Comme vous le savez, chez Marx, la classe
ouvrière était une classe politique en ce qu'elle était dans le registre de
l'inexistence ("nous ne sommes rien"), qu'elle n'avait pas
d'attributs particuliers, qu'elle n'était rien d'autre que la nudité de la
force de travail. Ce sont ces "propriétés" négatives que désignait au
fond le terme "prolétariat". On pouvait dire que la classe ouvrière, dans la
représentation marxienne, était une entité dialectique au sens où c'est au cœur
de son démuni fondamental que son universalité s'imposait. Or il y a eu par la
suite beaucoup d'usages lourdement identitaires de cette catégorie, par exemple
lorsque les Etats socialistes ont commencé à contrôler comme un facteur
déterminant l'origine de classe des gens; c'est ainsi que vous étiez frappé de
suspicion et écarté de certaines responsabilités parce que vos parents étaient
bourgeois. On retrouvait en fait le concept clé de l'identité, à savoir
l'origine.
Ceci indique un
problème important pour nous aujourd'hui. Nous poserons qu'aucune identité ne
saurait être normative et ce ni pour ceux qui se réclament d'elle (car cela
leur interdit un pouvoir soustrait à la loi de l'identité et ce serait
oppressif) ni pour ceux qui ne s'en réclament pas (parce que ce serait une
exclusion). C'est déjà bien suffisant que l'identité soit là pour ne pas en
plus la transformer en ordre, pas plus l'identité prolétarienne qu'une autre.
Est-ce que cela veut
dire qu'un combat qui vise à défendre une identité est toujours négatif ? Vous
n'avez pas besoin de considérer qu'une entité est normative pour considérer
que, dans un contexte déterminé, il est légitime de la défendre. La confusion
entre les deux est à l'origine de grands troubles. Vous pouvez parfaitement
défendre le droit à une identité nationale de tel peuple colonisé ou opprimé,
sans que cela signifie que vous transformez le fait d'être vietnamien ou
algérien en norme. La défense de cette identité est connectée à un élément
universel, à savoir les luttes de libération nationale comme parties
composantes du combat universel contre le capitalisme et l'impérialisme.
Il est donc tout à
fait normal que la défense d'une identité ne concerne pas de façon exclusive
ceux qui se réclament de cette identité. Les combats identitaires des dernières
décennies (mouvement pour l'égalité des femmes dans la société, mouvement
contre la persécution des homosexuels, mouvement pour le droit de telle ethnie
à se perpétuer etc.) sont légitimes et universels, sans que les identités en
question soient normatives. La maxime ici est très simple : pour défendre une
identité, il faut avoir une raison non identitaire de le faire. Il faut
toujours se demander quelle est la norme en jeu dans tel combat identitaire.
Est-ce que ce sont les intérêts propres de l'identité en question ? Ou bien y
a-t-il des raisons non identitaires pour la soutenir ?
Lorsque le sujet,
qui a été "dérouté" au sens nietzschéen de gauche que nous avons vu,
est engagé dans une procédure à valeur universelle, y compris la défense à
valeur universelle d'une identité, il ne va pas se réclamer d'une identité pour
le faire; et si cette identité pour laquelle il lutte est la sienne, c'est
mieux qu'il le fasse pour les raisons universelles en faveur de cette lutte.
C'est mieux. Même s'il y a des tentations pour dire : défendez-moi parce que
c'est formidable comme je suis (exemple typique : la grande séquence de la
négritude). Il y a une nécessaire dimension d'anonymat du sujet, au sens où l'action ne requiert pas qu'on mette en avant son
identité ou son nom. Anonymat, normatif quant à lui, de toute procédure
d'universalisation, lors même que ce qui est en jeu est une identité.
L'affirmation de
l'homosexualité chez Genet veut montrer que l'homosexuel appartient à
l'humanité (lui aussi va dire, de façon certes singulière, qu'il ne peut pas ne
pas) mais aussi qu'il est dans une logique d'émancipation de quelque
chose.
Ou encore, ce que
l'on trouve chez Beckett (je me limite, vous le voyez, aux œuvres grandioses),
à savoir le droit à l'identité d'être vieux, est également, à sa manière, dans
l'universalisation de la question identitaire. Quand Beckett va parler de la
sexualité des vieillards, ce qu'en général on n'aime pas du tout faire, il va
en affirmer la grandeur à l'intérieur même de l'abjection apparente.
Tous deux ne font
pas l'éloge d'une identité en tant qu'entité qui s'affirme comme clôture, mais
ils la produisent dans son être générique, c'est-à-dire dans son universalité
latente, et ce faisant ils en font briller l'humanité.
Nous voici conduits
à faire l'éloge de celui qui a été anonymement absorbé par sa tâche
universelle, y compris quand cette tâche universelle était la promotion d'une
identité opprimée.
Voici pour conclure
le magnifique poème de Brecht : Éloge du travail clandestin
Il est beau
De prendre la
parole dans la foule levée
De renvoyer ceux
qui dominent, d'élever les anonymes.
Cependant dures
et utiles sont les petites décisions ordinaires
Tout ce qui
tisse en secret, obstinément,
Les fils d'une
vérité neuve sous
L’œil requin des
puissants.
Parler, oui
Mais en cachant
l'orateur.
Vaincre, oui
Mais en cachant
le vainqueur.
Mourir, pourquoi
pas
Mais en
dissimulant la mort.
Pour la gloire
qui ne ferait de grandes choses ? Mais qui
Les fera pour
l'oubli ?
Que l'honneur le
plus grand aille aux oubliés
Aux vainqueurs
sans visage
Aux orateurs
sans voix.
Sortez de
l'ombre
Corps dispersés
et invisibles de la vérité multiforme
Merci à vous
Foule anonyme
qui nous libère de ce qu'il y a !
Information :
conférence de Alain Badiou le jeudi 21 juin, à 18h 30, à l'Université
américaine, av. Bosquet, Paris 7ème, intitulée "Fini et finitude"
(c'est un élément de ce qui sera la troisième partie de "L'être et
l'événement" : "L'immanence des vérités")
La question du
changement a toujours été pour la philosophie un véritable défi : il est en
effet plus facile de revendiquer l'universalité de quelque chose qui est
trans-temporel, ou éternel, par rapport à quelque chose qui est en
transformation ou en mouvement. Nombre d'entreprises philosophiques peuvent
être situées comme des élaborations de cette tension. C'est à l'évidence le cas
de celles qui opposent l'immobilité au mouvement, mais cela concerne aussi
celles qui confrontent le concept et l'expérience, l'éternité et le temps, le
sujet et la vérité; on n'en finirait pas de relever les couples conceptuels qui
en dernier ressort traitent le défi qu'adresse, à la prétention universelle du
discours philosophique, l'évidence du changement. Bien entendu, la dialectique
en tous ses sens, platonicien comme hégélien, est le nom d'une tentative de cet
ordre. "Le Vrai est le devenir de lui-même", on entend parfaitement
dans cet énoncé de Hegel la tentative pour résoudre la tension entre
l'universalité de la philosophie et le changement. On la trouve aussi chez ce
grand contemporain qu'est Deleuze pour qui la multiplicité des devenirs se
réalise comme actualisation de quelque chose en deçà, virtuel en son essence,
et qui est le régime déterminé des possibles.
Cette question
du changement rappelle la nature intrinsèquement paradoxale de la
rationalité philosophique, si, par "rationalité" on entend un
mouvement de pensée universellement intelligible ou transmissible.
C'est là que
nous pouvons croiser Rousseau, dont nous célébrons le tricentenaire de la
naissance, puisqu'il est né le 28 juin 1712. Rousseau a été éminemment un
discoureur paradoxal, lui qui a déclaré : "Je préfère être un homme à
paradoxes plutôt qu'un homme à préjugés". Qu'est-ce qu'un préjugé ? Un préjugé -
un pré-jugé - c'est un jugement qui n'a pas été lui-même jugé. En ce sens, le
combat contre le préjugé c'est l'affirmation que tout jugement doit être jugé.
Il doit comparaître ... devant quoi ? Devant le paradoxe justement. Tout
jugement qui n'a pas traversé le paradoxe de la rationalité dialectique est un
préjugé. Que la philosophie soit inquisitoriale est ce qu'on lui a toujours
reproché. On lui a toujours reproché de juger les jugements et de revenir sur
les pré-jugés. Ce qui a été reproché à Socrate lors de son procès, c'était de
"corrompre la jeunesse", ce qui voulait dire : ne pas admettre les
jugements établis aux yeux de la société tout entière. C'est ainsi qu'Aristophane,
conservateur endurci, présente Socrate dans Les Nuées : quelqu'un dont
la prétention rhétorique n'aboutit qu'à des paradoxes nébuleux, alors qu'il
n'est même pas capable de s'intégrer à la société telle qu'elle est.
Ce qui est aussi
visé par la philosophie c'est la notion d'un discours autorisé, c'est-à-dire
d'un discours qui n'aurait pas à légitimer les jugements qu'il prononce :
discours du prêtre, discours du roi et, en dernier ressort, discours de Dieu.
On peut remarquer ici qu'en philosophie il n'y a pas d'hérésies. Dès qu'une
hérésie apparaît, vous êtes dans une discursivité étatico-religieuse.
C'est parce
qu'il n'admet pas qu'un discours soit autorisé par sa position narrative -
puisqu'il ne s'autorise que de lui-même - que le discours philosophique se présente
comme un discours égalitaire. C'est là précisément sa ressource propre et la
raison pour laquelle le statut primordial de la philosophie chez Platon a été
celui de la conversation. Le dialogue est en effet la forme
appropriée au fait qu'on va juger les jugements devant des témoins. Cette
exposition du pré-jugé au jugement entraîne immédiatement, tout le monde l'a
remarqué, de nombreux paradoxes, qui, chez Platon, s'appellent des apories (chicanes de la
pensée, labyrinthes, voire incertitude totale).
Pour en revenir
à Rousseau, il faut bien réaliser l'aspect extraordinaire du personnage. Et
d'abord le culot théorique qu'il faut pour déclarer au début d'un traité de
philosophie politique : « Commençons par écarter tous les faits ». Le fait
est qu'il continue d'irriter beaucoup de monde. Vous remarquerez que, depuis le
18ème siècle jusqu'à aujourd'hui, ceux qui n'aiment pas Rousseau aiment bien
Voltaire. Querelle dont le fond est en définitive la question de la démocratie.
La définition par Voltaire de la démocratie est une définition mesurée,
raisonnable, mais aussi excluante. Celle de Rousseau, vous le savez, est
radicale : la démocratie, pour lui, c'est le pouvoir effectif du peuple
rassemblé et il est hostile à la démocratie représentative, invention funeste
des Anglais (avis que je partage).
Par ailleurs,
Rousseau est l'inventeur d'un principe d'examen de soi pour lequel il n'a comme
unique prédécesseur que Saint Augustin, raison pour laquelle il emploie pour le
décrire le terme de « confession ». « Je forme une entreprise
qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur ». Rousseau a
réalisé cette chose étonnante de découvrir que si on veut rendre compte avec
vérité de la subjectivité, il faut aller jusqu'à la trame sexuelle – au grand
scandale des lecteurs de l'époque.
Enfin, il a
révolutionné la langue française et ce pour mener à bien les deux entreprises
précédentes, celle de la création d'une intellectualité politique nouvelle
d'une part, et d'autre part l'exploration de soi jusqu'aux strates les plus
intimes.
Rousseau est
l'un des deux grands antiphilosophes classiques (l'autre étant Pascal). Je vous
ferai remarquer que les antiphilosophes sont toujours de grands écrivains.
C'est un théorème. Non seulement « ils écrivent bien », mais ils
imposent dans la langue dans laquelle ils écrivent de nouvelles manières, de
nouveaux tours, ce sont des inventeurs de langue. En effet, l'antiphilosophe
est toujours quelqu'un qui argue de sa singularité contre l'héritage de la
rationalité philosophique constituée, c'est quelqu'un qui dit : « le
philosophe manque la singularité, et c'est ce qui fait que, du fond de son
universalité prétendue, il ne trouve pas un véritable accès au réel, il en
reste à un niveau abstrait - car le réel c'est aussi, et peut-être avant tout,
la singularité, en particulier la singularité subjective». L'antiphilosophe a
besoin de témoigner de l'expérience effective qui l'oppose à la philosophie.
L'expérience qui est la sienne, dans sa singularité, vaut objection contre la
systématique philosophique en général. Et pour que ce témoignage ait une
vigueur et une force de conviction qui vaillent preuve, il faut que la langue
le porte, il faut que la langue soit capable de charrier avec elle la
singularité. La langue de la singularité, c'est en général le poème. Mais si
l'antiphilosophe écrivait des poèmes, il sait qu'il deviendrait très vite non
crédible dans son combat antiphilosophique, parce que non compétitif. C'est pourquoi
l'antiphilosophe a besoin d'inventer une langue poétique dans la prose. Et ça
vous le voyez aussi bien chez Rousseau que chez Pascal, Kierkegaard, Nietzsche
et Lacan.
Je voudrais
souligner le fait que Rousseau est un immense romancier et plaider, faire
propagande, pour ce livre stupéfiant qu'est La Nouvelle Héloïse. On en blâme
souvent la sentimentalité 18ème siècle que nous ne serions plus en état
d'assumer. Lui reprocher cela c'est comme reprocher à Sophocle d'être tragique.
L'œuvre est effectivement de son époque, Rousseau adhère à sa singularité, mais
d'une manière qui la transcende constamment. Je vais vous en lire un passage
dans lequel vous pourrez entendre l'inflexion de la langue dont je vous
parlais. C'est ici la façon dont la langue cherche à se fluidifier pour parler
d'un départ à l'ancienne mode puis à s'accélérer comme pour capter la puissance
du vent et de la mer. Nous avons là, au cœur même du siècle (nous sommes dans
les années 1750 et quelques), une anticipation des thèmes du départ, de la mer,
de l'aventure, qui seront si importants au siècle suivant …
Saint-Preux
écrit une lettre d'adieu aux deux cousines, Julie et Claire, à la veille de son
départ pour faire le tour du monde.
Il faut
finir, je le sens. Adieu, charmantes cousines. Adieu, beautés incomparables.
Adieu, pures et célestes âmes. Adieu, tendres et inséparables amies, femmes
uniques sur la terre. Chacune de vous est le seul objet digne du cœur de
l'autre. Faites mutuellement votre bonheur. Daignez vous rappeler quelquefois
la mémoire d'un infortuné qui n'existait que pour partager entre vous tous les
sentiments de son âme et qui cessa de vivre au moment qu'il s'éloigna de vous.
Si jamais … J'entends le signal et les cris des matelots ; je vois
fraîchir le vent et déployer les voiles. Il faut monter à bord, il faut partir.
Mer vaste, mer immense, qui dois peut-être m'engloutir dans ton sein, puissé-je
retrouver sur tes flots le calme qui fuit mon cœur agité[18].
Voici maintenant
un passage très célèbre, où Julie et Saint-Preux, en promenade sur le lac de Genève,
sont dans une barque, proches l'un de l'autre, en proie au désir et à la
tentation.
Insensiblement
la lune se leva, l'eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui
donnai la main pour entrer dans le bateau ; et, en m'asseyant à côté
d'elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence.
Le bruit égal et mesuré des rames m'excitait à rêver. Le chant assez gai des
bécassines, me retraçant les plaisirs d'un autre âge, au lieu de m'égayer,
m'attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j'étais accablé.
Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l'eau
brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence
même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses[19].
C'est
l'invention même du lied romantique, l'invention du chant de la langue, du
chant de la mélancolie naissante et vous voyez comment la cadence interne de la
phrase crée littéralement cet élément musical.
Dans la dernière
partie du livre, Julie reconnaît que son amour pour Saint-Preux est toujours
vivant, mais il ne remet pas en cause l'attachement profond qui la lie à M. de
Wolmar. Dans une lettre à Saint-Preux, elle va défendre une théorie subtile
selon laquelle ce qui maintient en vie l'amour et le rend indestructible, c'est
son caractère imaginaire. Par un renversement du moralisme classique qui y voit
sa faiblesse ou son illusion (l'amour n'étant qu'une fable pour couvrir le
désir), Rousseau, par l'intermédiaire de Julie, soutient au contraire que le
désir, y compris les images qui lui sont associées, est la source véritable de
la grandeur subjective et non pas son ennemi.
Malheur à qui
n'a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède.
On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère et l'on est heureux
qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme, avide et borné, fait pour tout
vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de
lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend
présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre
cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion (…)
Si cet effet
n'a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est
infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine
n'est pas un état d'homme ; vivre ainsi c'est être mort. Celui qui
pourrait tout sans être Dieu serait une misérable créature ; il serait
privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus
supportable.
Voilà ce que
j'éprouve en partie depuis mon mariage et depuis votre retour. Je ne vois
partout que sujets de contentement, et je ne suis pas contente ; une
langueur secrète s'insinue au fond de mon cœur ; je le sens vide et
gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre ; l'attachement que j'ai pour
tout ce qui m'est cher ne suffit pas pour l'occuper ; il lui reste une
force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j'en
conviens ; mais elle n'est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop
heureuse ; le bonheur m'ennuie[20].
*
L'entreprise
philosophique est paradoxale en son essence même. Il y a en elle une tension
première entre l'adresse universelle, l'élément égalitaire, la répudiation des
discours autorisés, et le fait que parole et/ou écriture (ses instruments
exclusifs) sont immergés dans la singularité d'une langue nationale (on parle
de « philosophie allemande » ou de « philosophie française »,
alors qu'en toute rigueur on devrait parler de philosophie d'expression
allemande, française etc.). C'est d'ailleurs l'implicite de cette tension que
l'antiphilosophe entend mettre en lumière …
Comment la
philosophie peut-elle traiter ce paradoxe ?
Le premier moyen,
très périlleux à vrai dire, c'est de sacraliser une langue, i.e. de tenter
d'établir qu'une langue singulière a une vocation spécifique précisément à
l'universalité philosophique. On dira ainsi que l'Être parle grec, ou allemand.
Dans un malheureux texte de Leibniz – je dis cela pour ne pas faire porter le
chapeau à Heidegger exclusivement – il est soutenu qu'il y a une appropriation
particulière de la langue allemande au discours réel de l'Être et de Dieu. Dieu
parlait allemand …
Une autre
tentative, plus rationaliste et classique, cherche à neutraliser au maximum la
singularité de la langue, i.e. de la faire tendre vers une langue formelle, une
langue qui ressemblerait aux mathématiques. C'est Spinoza, mais en fait
beaucoup d'autres, du moins localement, dont Leibniz à nouveau, qui a aussi
soutenu cette thèse-là (sa «Caractéristique universelle »).
Une troisième,
qui s'inspire directement de l'antiphilosophie, consiste à s'enfoncer si loin
dans la singularité d'une langue, dans son caractère poétique, que cette
singularité va être surmontée, qu'on va toucher une ressource universelle de
cette langue (sans du tout avoir à dire, j'y insiste, qu'elle est supérieure
aux autres comme le fait la première tentative). Il s'agit ici d'étayer,
virtuellement, la philosophie sur la poésie. Parménide, Lucrèce et Nietzsche
ont écrit des poèmes. Je vais vous lire un poème de Nietzsche :
Mais à quoi
bon parler quand personne n'a d'oreilles pour m'entendre. Il est encore trot
tôt pour moi.
Je suis parmi
ce peuple mon propre précurseur, le chant du coq qui annonce ma venue dans les
ruelles obscures.
Mais leur
heure sonnera. Et la mienne aussi. D'heure en heure ils deviennent plus
mesquins, plus misérables, plus inféconds – pauvre végétation, misérable
terroir.
Et bientôt je
les verrai pareils à l'herbe sèche de la steppe, et véritablement las d'eux-
mêmes, aspirant au feu plutôt qu'à l'eau.
Ils
annonceront un jour en langues de flamme : « Il vient, il
approche, le
grand Midi ! » [21]
Alliance de la
figuration poétique (Il vient, il approche, le grand Midi !) et
de la formule (Je suis … mon propre précurseur) : c'est là qu'on
entend la langue de l'antiphilosophe, i.e. la langue de l'antécédence à
soi-même : on se précède soi-même dans la langue, on fait marcher la
langue en avant de soi (c'est ce qui lui permet de résoudre le paradoxe
spéculatif, c'est elle qui va l'annoncer à votre place, comme le coq qui chante
avant même que vous soyez réveillé – le lecteur va entendre la langue avant
même de vous entendre).
Ces trois tentatives
- sacralisation, neutralisation, radicalisation - imposent comme un changement
de la langue.
Trois opérations possibles sur la langue avec au fond cette conviction que le
paradoxe philosophique ne peut démarrer et s'installer que dans une langue changée.
Par rapport à
ces trois tentatives, je pense qu'il y a une tradition (de langue) française,
qui ne pose pas qu'il faille changer la langue. Cette tradition affirme que la
langue, quelle qu'elle soit, n'est en vérité qu'un instrument pour une pensée
qui, en dernier ressort, est commune. La pensée est en soi universelle, et la
langue, quelle qu'elle soit, est capable d'en être une expression ; comme
tout instrument, elle peut être imparfaite quant aux fins visées, mais elle
peut être améliorée sans avoir recours à des procédures particulières[22]. Pour
Descartes, « ceux qui ont le raisonnement le plus fort, et qui digèrent
le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent
toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent
que bas-breton, et qu'ils n'eussent jamais appris de rhétorique »[23]. Il témoigne ici
d'une tradition française, mais pas d'une défense de la langue française :
s'il le faut, il écrira en bas-breton (de toute façon, ça dira la même chose).
C'est l'hypothèse d'une traductibilité sans limites particulières, quand bien
même elle s'avérerait difficile. Quand Boileau dit « ce qui se conçoit
bien, s'énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément», cette maxime
ne concerne pas uniquement la langue française. Boileau est convaincu, comme
Descartes, que si l'on conçoit bien quelque chose, alors on l'énoncera
clairement, même en bas-breton ou en islandais. Ce qu'il faut, c'est clarté et distinction.
Toute langue
peut exposer de façon claire la pensée commune et si la pensée est rationnelle,
elle doit pouvoir être exposée clairement dans n'importe quelle langue. C'est
même un critère : si quelque chose ne peut pas être exposé clairement,
c'est que probablement c'est inintéressant ou faux, et au minimum mal conçu. La
faute est du côté de la pensée, elle n'est jamais du côté de la langue. La
thèse est simple : en philosophie, ce n'est pas la langue qui parle. Par
ailleurs, dans toute langue, on peut distinguer, séparer, les choses : une
langue est toujours une disposition classificatoire. Si donc la clarté est le
symptôme linguistique d'une intuition vraie, la distinction est le symptôme langagier
de la différence clairement pensée.
Dans cette
conception, la philosophie n'a pas normalement de contentieux avec les langues
et plus généralement avec les cultures. Les trois autres orientations sont
convaincues que la philosophie a pour prix de forcer la langue à quelque chose,
alors que pour Descartes, quand on entreprend de parler philosophiquement, on
va parler comme tout le monde – même si, dans certains cas, la résolution des
problèmes va s'avérer difficile. On sera même parfois obligé, au passage,
d'inventer quelques mots, mais peu importe, on le fera en bas-breton ou en
islandais. La philosophie est philosophie du concept, elle n'est pas une
méditation sur les mots. Il n'y a pas de « tournant langagier » à
envisager. Un concept peut recevoir plusieurs noms, mais la traductibilité
entre ces noms, quand on passe d'une langue à une autre, est intégrale, on
reconnaîtra le même concept.
On peut donc
créer là un internationalisme philosophique effectif, sans qu'il ait besoin
d'être étayé sur des particularités de la langue française. Il y a eu là une
grande méprise, car les nationalistes de tous ordres ont interprété cet
internationalisme comme une qualité spécifique de la langue française. On a dit
que le français était une langue claire et distincte, ce qui est absolument
tourner le dos aux énoncés explicites de Descartes. Il en a résulté un
nationalisme langagier à vocation internationale, comme s'il existait une
valeur universelle spécifique de la langue française. Beaucoup de gens en
étaient convaincus au 18ème siècle, raison pour laquelle le français est devenu
la langue de la conversation des classes dirigeantes (on reconnaissait un noble
russe au fait qu'il parlait français et d'ailleurs, pour garantir la chose, on
envoyait en Russie des gouvernantes françaises qui sont devenues un personnage
caractéristique de la littérature russe). On peut dire que l'audience impériale
de la langue française à partir du 18ème siècle est une audience idéologique,
au sens où son origine est philosophique (de la philosophie détournée … ).
L'universalisme de la langue anglaise est, quant à lui, de nature commerciale,
il est fondé sur la pragmatique des échanges. Il n'y a pas de hiérarchie entre
les deux. De toute façon, l'universalité idéologique relève d'un contresens, on
peut simplement créditer l'universalité commerciale d'être plus franche. Les
Anglais ne prétendaient pas transformer le monde à partir de valeurs
universelles, ils méprisaient profondément les gens chez qui ils allaient et
l'essentiel était de leur vendre les tissus fabriqués en Angleterre ; ils
étaient moins contournés que les Français qui faisaient la même chose mais qui,
partout où ils allaient, construisaient une petite école où on parlait
français, où on hissait le drapeau tricolore, et où on enseignait aux enfants
que leurs ancêtres étaient les Gaulois …
En quoi consiste
le souci politique de la philosophie ? La politique, c'est par
excellence la zone de l'activité humaine où des principes universels (liberté,
égalité, fraternité, communisme, ce que vous voulez …) doivent faire leurs
preuves dans des situations particulières, sans jamais s'y réduire.
De ce point de
vue, les options philosophiques sur cette connexion sont tributaires de la
question langagière en général. En effet, si vous pensez qu'il y a des cultures
ou des langues privilégiées du point de vue de la philosophie - qui favorisent,
par conséquent, l'incarnation du principe - vous allez inévitablement
particulariser le principe lui-même. C'est évidemment le cas dans les nationalismes
fascisants, qui ont été d'ailleurs très marqués par les philosophies (cf.
Heidegger et Gentile). Une partie de la particularité va être transformée en
principe, qui acquiert de ce fait un site naturel. Inversement, si vous
êtes dans une philosophie de type spinoziste, vous allez au contraire
universaliser la situation particulière, c'est-à-dire vous représenter la
situation particulière comme porteuse effectivement de l'universalité
singulière au nom de quoi elle est validable, au nom de quoi l'opération
politique peut exister. La tradition philosophique française est divisée sur ce
point. Il y a la version, que j'appellerai impériale, qui dit « la langue
française, en tant que telle, entretient un rapport particulier avec
l'universalité » et il y a la position cartésienne qui affirme que tout
cela n'a aucun rapport avec la langue, vous permettant d'internationaliser
immédiatement les jugements – ce qui, selon moi, est l'option réellement progressiste. L'exemple le
plus flagrant de cela c'est la Constitution de 1793, dont un passage dit que
« tout étranger qui adopte un enfant, ou nourrit un vieillard, tout
étranger enfin qui sera jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de
l'humanité, est admis à l'exercice des Droits du citoyen français ». Si un
aborigène australien prend en charge un orphelin, il ne le sait pas, mais il
est français. C'est en quelque sorte un jugement sans pré-jugé.
On ne peut pas
arguer d'un progressisme véritable de la connexion de la philosophie à la
politique sans d'abord soutenir une indifférence aux langues.
INFORMATION
Parution du
livre de Alain Badiou Les années rouges (édit. Les Prairies
ordinaires) qui regroupe 3 textes écrits au milieu des années 70 : Théorie de la
contradiction (1975), De l'idéologie (1976), Le noyau
rationnel de la dialectique hégélienne (1978).
*
Je vais
commencer en vous donnant une idée de ce que sera le séminaire de l'année
prochaine qui sera intitulé « L'immanence des vérités ».
La catégorie de
vérité, vous le savez, est absolument centrale pour moi dans la mesure où elle
désigne la capacité de production par l'humanité de quelque chose qui a valeur
universelle. On échappe par là au relativisme contemporain, pour lequel toute
universalité est enracinée dans la particularité, mais tout en entendant
cependant sa leçon ; car ce que j'ai voulu montrer, c'est que la création
de ce qui a valeur universelle est toujours particulière et localisée. Dans L'être et l'événement,
il
s'est agi de montrer la possibilité d'un tel processus. J'y appelais situation le contexte
particulier d'où pouvait émerger une vérité singulière, la condition de
celle-ci étant événementielle. On montrait
alors que se construisait dans la situation un type de multiplicité qui
outrepassait les particularités de la situation d'origine, ce qu'à l'école des
mathématiciens j'appelais une multiplicité générique. L'être et
l'événement portait
donc sur la possibilité ontologique des vérités et montrait - objectif matérialiste
- qu'il n'y avait pas besoin pour cela d'introduire un autre type d'être que
celui qui constitue la situation.
Logiques des
mondes
portait non plus sur l'être des vérités mais sur la question de leur apparition
effective, corporelle, dans un monde déterminé. Un
monde déterminé est évidemment composé de multiplicités mais avec tout un système
de relations immanentes, elles-mêmes codées par un dispositif d'ordre qui
permet de savoir ce que veut dire pour une vérité exister dans ce monde – et peut-être ré-exister dans un autre monde,
puisqu'elle est universelle, c'est ce qu'on pourrait appeler l'éternité concrète
des vérités[24].
Mais qu'en
est-il du monde du point de vue des vérités ? Ce que j'appelle la question
de l'immanence
des vérités
consiste à s'interroger sur la nouveauté qui apparaît, comme de l'extérieur, à
l'intérieur d'un monde où procède telle vérité. Effet de vérité qui est autre
que la construction de la vérité elle-même (et que j'ai nommé « sujet »).
Car une fois relevé le caractère de vérité d'une action (politique, artistique,
…), une tentation consiste à dire que cela
se suffit à soi-même, indépendamment de sa réussite ou de son échec dans le
monde ambiant. Le cœur le plus difficile de la question est qu'une vérité est
toujours infinie, de même que la situation où elle procède. Il y a rapport d'un
type d'infinité avec un autre. L'obstacle fondamental que l'on rencontre sur le
chemin de cet examen, c'est la conviction enracinée que l'expérience humaine
est finie – à commencer par l'obsession en cette
affaire de la vie biologique et de la mort. La thèse de la finitude (la thèse
selon laquelle l'expérience est bornée, définie, que les progrès doivent être
faits à l'intérieur de cette conviction, et que dès qu'on se réclame d'un
infini on est dans une espèce de terrorisme idéologique etc.) est l'ontologie
sous-jacente du relativisme contemporain. C'est pour quoi la destruction de la
thèse de finitude fait partie du processus général de l'émancipation.
***
La question du
changement est une question centrale de l'expérience humaine en général. Bien
d'autres choses que la philosophie en témoignent, notamment la poésie, qui est
une donnée de toute culture sans exception. On peut dire que la poésie est littéralement
imbibée par cette question. D'innombrables poèmes se sont demandé s'il fallait
se laisser prendre dans le mouvement ou bien tenir quelque chose d'immuable.
Peut-on en particulier immobiliser le moment du bonheur, l'éterniser ?
La mélancolie, qui est une polarité
majeure de la poésie, traite de l'impossibilité de stabiliser le monde :
tout fuit, tout disparaît, tout s'en va - ce que les poèmes asiatiques nomment « l'impermanence
des choses ». Une autre version très puissante dans le poème est héroïque :
c'est l'épopée du monde, son devenir incessant comme furie créatrice. Ces deux
extrêmes de la subjectivité au regard du changement (la mélancolie, l'héroïsme)
se mélangent de façon inextricable. C'est ainsi que tout progressiste (moi, par
exemple) est presque irrésistiblement tenté de dire que « c'était mieux
avant ». Quand le progressiste déclare « la situation actuelle est pire
que jamais », c'est un jugement qui appelle à un héroïsme pour se dresser
contre le pire, mais ce jugement est quand même aussi chargé de l'idée que c'était
moins pire avant ... En politique, il est très difficile de ne pas s'étayer sur
un point passé qui peut objecter au point présent. «Les années rouges» par
exemple … je ne peux pas m'empêcher de penser que
c'était mieux. Cela ne veut évidemment pas dire qu'il s'agit de les répéter,
rien ne se répète, mais cela témoigne d'une mélancolie sourde de l'époque en
question en tant que disparue. Si par contre vous avez quelque chose de très
bien au présent (par exemple : « la patrie du socialisme » …), c'est parfait, mais on ne l'a pas toujours.
On peut alors s'installer dans l'idée qu'on n'a rien du tout, mais ce n'est pas
facile, car cela veut dire que tout est au futur, qu'il faut se confier au
changement comme à quelque chose d'absolu susceptible de faire surgir ce que
nous souhaitons, ce qui est bien etc. Et ce n'est pas facile, parce qu'une des
caractéristiques du futur, c'est qu'il n'existe pas …
C'est la raison
pour laquelle il y a une vulnérabilité particulière au conservatisme.
Fondamentalement, les êtres humains sont conservateurs. Ce que fait le
conservatisme, c'est maintenir une sorte d'équilibre immobile aussi loin de la
mélancolie (qui est improductive) que de l'héroïsme (qui est périlleux). Le
conservatisme dit : acceptons le présent, car on ne retournera pas au passé (même
si on a un rapport mélancolique à lui) ; quant à l'avenir, c'est probablement la perte de ce qu'on a.
Sur son bord mélancolique le conservatisme est en général très réactionnaire
(les fascistes, qui disent qu'il faut restaurer les identités perdues, sont des
organisateurs musclés de la mélancolie), au moment où le conservatisme des réformes
dit : il faut changer les choses – mais à
condition de ne pas les changer (et peut-être même que, provisoirement, ce sera
moins bien qu'avant …).
Il y a là-dessus
une distribution selon les âges, qui est importante parce que nous sommes dans
un vieux pays (c'est aussi un pays où il y a beaucoup de vieux, et vous savez
que si les gens de plus de 65 ans n'avaient pas voté, Sarkozy n'aurait jamais été
élu). Que signifie ici « être jeune » (quel que soit l'âge) ?
Contrairement à ce qu'on croit, la jeunesse n'est jamais à un moment du présent
(le culte du présent, c'est le conservatisme, c'est la position subjective de
quelqu'un qui veut que ça reste). La jeunesse, c'est la tentation de raidir la
bipolarité entre restauration et mélancolie d'une part, et héroïsme se
projetant dans le futur comme incertitude d'autre part. Il y a toujours eu des
secteurs particuliers pour les jeunes dans les organisations (les jeunesses
communistes, les jeunesses fascistes, …), où il
s'agissait de constituer la radicalité des jeunes comme force de frappe de
quelque chose qui en fait n'était pas gouverné par eux. Le bilan de tout ça est
tout à fait négatif à mon avis. Une politique générique (et l'organisation
elle-même) doit résorber la bipolarité mortifère qui distribue les sujets entre
mélancolie et héroïsme. Il faut donc constituer une mixité des âges, il faut en
finir avec les « faucons rouges », les « femmes communistes »,
les « vieux communistes » etc.
*
Si l'on considère
maintenant la racine spéculative des choses, on voit que la question a trois
dimensions : a) ontologique (l'être en tant qu'être est-il ou non soumis
au changement ?) b) phénoménologique (le point de départ étant l'évidence
du changement comme catégorie immédiate de l'expérience, quel est le sens et la
portée de cette expérience ?) c) dialectique, soit une articulation des
deux niveaux précédents. Or à mon avis un système complet d'hypothèses a été
proposé sur cette question dès les débuts de la philosophie (et peut-être même
avant, dans les grands dispositifs mythologiques ou religieux).
Au niveau
ontologique, nous avons trois réponses caractéristiques qui créent un espace
quasiment définitif d'examen de la question : 1. la réponse négative de
Parménide, à savoir que l'être n'est pas soumis au mouvement 2. la réponse
classiquement opposée d'Héraclite : l'être n'est que mouvement 3. la réponse
distributive d'Aristote, l'inventeur de la dissertation en trois points :
l'être est immobile comme le dit Parménide ; mais Héraclite, qui prétend
que tout est mouvement, n'a pas tout à fait tort ; ils n'ont cependant pas
vu la totalité de la question, à savoir que l'être est à la fois immobile et en
mouvement car son être dans le monde sublunaire, matériel, empirique, est
soumis à la génération, à la corruption et au mouvement alors qu'il est non
soumis au mouvement en tant que moteur immobile de toutes choses (autrement dit :
la cause du mouvement n'est pas elle-même soumise au mouvement). Aristote c'est
une pensée qui s'installe au milieu, elle veut éviter à la fois la mélancolie
et l'héroïsme.
On peut
constater que la thèse de l'immobilité de l'être en tant qu'être chemine sans
changement notable jusqu'à Heidegger chez qui, d'une certaine façon, l'être est
auto-production invariante du devenir lui-même. La thèse selon laquelle tout
est mouvement est évidemment ré-élaborée par Hegel selon qui « le Vrai est
le devenir de lui-même » (le devenir de l'être comme tel n'est rien d’autre que l'être de l’être). Quant à la thèse aristotélicienne, elle
est présente jusque chez des penseurs vitalistes comme Nietzsche ou Deleuze qui
vont affirmer simultanément que d'un côté tout est mouvement /actualisation,
mais que d'un autre côté tout est retour éternel : le retour éternel de
l'identique est la loi à travers laquelle s'expose la mobilité créatrice de la
vie (ce que Deleuze appelle « la grande vie inorganique » est le
point d'invariance de la mobilité elle-même) ; finalement les choses sont
distribuées de façon duelle car vous avez le grand lieu de la virtualité ou du
chaos primordial comme immobilité de l'inconsistance générale puis les
actualisations effectives qui sont la mobilité du monde expérimenté.
Au niveau phénoménologique,
on part de l'évidence empirique du changement. Pour Héraclite, cette expérience
est en réalité une expérience ontologique (puisque « tout est changement »),
notre expérience nous dit le vrai sur l'être. Pour Aristote, notre expérience
du changement indique la place où nous sommes (nous sommes des animaux du monde
sublunaire) ; et il existe par ailleurs une expérience intellectuelle pure
qui atteste que nous avons une communication avec l'autre monde. Aristote en
traite dans un paragraphe du Peri Psychè (Traité de l'âme), sans doute le
texte de l'histoire de la philosophie le plus universellement commenté, mais que personne n'a
jamais compris. C'est là que se dit l'énoncé brutal : « il y a un
Intellect Agent ». Autrement dit, il y a en nous une puissance
d'intellection purement active qui ne procède par elle-même à rien d'autre qu'à
sa propre immobilité et n'est par conséquent pas séparable de Dieu – en tout cas, c'est comme ça qu'on le comprend.
Quant à Parménide,
l'évidence empirique du changement est évidemment pour lui un problème très
difficile. Comme il n'a pas peur des objections, il va simplement dire que le
mouvement n'a pas d'être et qu'il n'y a donc pas à en tenir compte à proprement
parler. Mais il dira aussi, c'est l'aspect impératif de sa pensée : « écartez-vous
de cette voie » [la voie du mouvement], cette voie atteste d'une tentation
subjective du non-être qu'il faut radicalement répudier. Vous remarquerez que
la pensée ne peut plus ici être analytique mais qu'elle obligée d'être impérative,
elle indique que l'essence de la pensée est de commander le régime de son
existence et non pas de l'extraire de quoi que ce soit. Vous devez penser que l'être
est immobile et vous
ne pouvez que le penser ; c'est une apologie impérative de la pensée
comme telle. Les arguments de Zénon contre le mouvement (si l'on suppose le
mouvement, on aboutit à une contradiction) sont à rattacher historiquement à
cette position. Si j'analyse point par point la course entre la tortue et
Achille, je constate qu'Achille ne rattrapera pas la tortue ; or je vois
qu'Achille rattrape la tortue ; eh bien cela veut dire que ce que je vois
doit céder le pas à ce que je pense, ce que je vois doit être congédié du fait
de la démonstration elle-même. Évidemment les mathématiciens ont montré ensuite
que sa démonstration ne marchait pas, mais ce qui est philosophiquement intéressant
c'est la position de Zénon, et en fin de compte à mon avis, la position de Parménide,
qui est d'affirmer qu'au regard de l'expérience, la pensée est prioritaire.
Cette thèse est très forte. C'est quand même bien vrai qu'on voit le Soleil se
coucher, or il y a de fortes raisons actuellement pour penser que le Soleil ne
tourne pas autour de la Terre mais que c'est le contraire. Cette thèse a eu un
sous-produit particulièrement fécond qui est la position générale consistant à
entériner le fait qu'il se peut bien que certaines de nos expériences du
mouvement soient purement illusoires et puissent être réfutées par un
argumentaire rationnel. Héroïsme de la pensée, où elle accepte de prévaloir sur
quelque chose qui est une évidence partagée.
Vous remarquerez
que Kant a sur ce point une position tout à fait parménidienne. L'ensemble du
mouvement tel que nous le percevons n'est jamais pour lui que l'organisation
subjective de l'expérience. Les opérateurs du sujet transcendantal organisent
l'expérience sensible selon certaines lois, mais quant à savoir ce qu'il en est
de l'être en soi, nous n'en savons rien ; il se pourrait bien qu'il soit
immobile après tout. Pour Kant, le seul accès à l'être en soi, le moment où le
sujet transcendantal communique avec le suprasensible, c'est la morale, l'impératif
catégorique (on retrouve l'aspect impératif déjà noté chez Parménide), qui,
lui, est très peu dans le changement, puisqu'il est d'une certaine façon le
point d'immuabilité de notre être. Il communique d'ailleurs immédiatement avec
l'universel (« agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être
universelle »).
Le difficile
problème posé par le mouvement aux tenants d'une immobilité de l'être est, on
le voit, toujours résolu par une infériorité de l'expérience qui doit être
relativisée par rapport à autre chose. La vraie règle de la pensée n'est pas de
l'ordre du connaître, mais de l'ordre de l'impératif. L'essence de la pensée
est un commandement – et un des
contenus primordiaux de ce commandement est : « détourne-toi de l'expérience »
(comme le dira Rousseau : « laissons de côté tous les faits »).
Cela touche à un
point dont je me sens l'héritier - bien que je ne pense pas [exactement] que l'être
soit immobile - c'est que toute pensée véritable, c'est-à-dire créatrice
possible de vérités, est en dernier ressort axiomatique. Elle s'assure d'une
conviction primordiale qu'elle n'est pas en état de légitimer du point de l'expérience ;
ou : elle est organisée primitivement par un régime de décision. Quelque chose
est décidé. Chez Parménide, l'immobilité de l'être est décidée, c'est un axiome
qu'il propose et qu'il défend, sans avoir besoin de le prouver, au besoin
contre les évidences de l'expérience. Il en va de même en réalité de toute pensée,
qu'elle soit politique, artistique ou scientifique.
A l'inverse de
Parménide, pour qui l'être en tant qu'être c'est l'Un, je pose que l'être est
composé de multiplicités sans Un. Mais cela le soustrait en réalité aussi au
changement, il est d'une certaine façon immobile –
d’autant plus que la multiplicité est
extensionnelle, ce qui veut dire qu'un ensemble qui a un élément qui n'est pas
exactement le même que celui d'un autre ensemble est absolument différent de
cet ensemble : il n'y a pas de sens à dire qu'un ensemble devient un autre
ensemble. Je suis donc dans la difficulté parménidienne sur la question du
changement, à savoir : que devient dans ce cas l'évidence du changement ?
Les multiplicités
pures sont soustraites au changement mais elles peuvent entrer en relation avec
d'autres multiplicités d'une façon qui, elle, est différenciée. Le principe du
changement ne va pas être l'être, mais sa localisation. Cette localisation va être
effective, il ne va pas y avoir comme chez Kant un registre d'organisation
subjective des relations avec une interrogation sans réponse concernant l'être
lui-même. Selon le monde dont il s'agit, i.e. selon le principe de
localisation de la multiplicité, un multiple ne va pas soutenir à un autre
multiple la même relation d'identité et de différence. Nous appellerons existence l'identité à
soi-même d'un multiple selon le monde.
La maxime se
dira par conséquent : l'être est immobile, mais il existe dans le
changement (le mode selon lequel l'être est localisé dans le monde crée un
espace de différenciation contextuelle qui est exposé au changement). Il faut
bien noter que les figures du changement ne pourront être étudiées que parce
qu'on assume l'immuabilité des multiplicités. Autrement dit, le cadre référentiel
du changement va être soustrait au changement. On pourra dire qu'il y a une mathématique de l'être,
qu'il y a une logique du changement -
si on entend par logique une théorie des relations - et que l'ensemble des deux
est onto-logique. Il faut tout
cela pour pouvoir maintenir simultanément la particularité mondaine de tout ce
qui existe et l'universalité de son être qui est en fin de compte gagée par
l'immuabilité des multiplicités (fussent-elles génériques). Ce qu'on va nommer vérité c'est
l'articulation de l'immuabilité des multiplicités et de leur différenciation
relationnelle, i.e. la dialectique de l'être et de l'existence. L'être immuable
vient à exister dans le mouvement, mais cela ne le rend pas pour autant mobile
dans son être.
Je voudrais
conclure par un poème dont je parle souvent : Le cimetière marin de Valéry[25]. Dans ce poème,
la mer est décrite au début comme le symbole même de l'immuabilité parménidienne
de l'être et va devenir à la fin le symbole contraire, i.e. l'éveil au
mouvement, à la vie. C'est par conséquent le même terme, invariant, la mer, qui
est simultanément absolument immuable et porteur de la mobilité.
Le poème
commence par une sorte d'hypnose de l'immobile
Ce toit
tranquille, où marchent des colombes
Entre les
pins palpite, entre les tombes
Midi le juste
y compose de feux
La mer, la
mer, toujours recommencée.
O récompense
après une pensée
Qu'un long
regard sur le calme des dieux.
On va rencontrer
au cours du poème Zénon comme théoricien de l'immuabilité
Zénon !
Cruel Zénon ! Zénon d'Élée !
M'as tu percé
de cette flèche ailée
Qui vibre,
vole et qui ne vole pas !
Le son
m'enfante et la flèche me tue !
Ah le soleil … quelle ombre de tortue
Pour l'âme,
Achille immobile à grands pas !
On attend un
grand Oui à l'immobilité de l'être, et le poème se termine par un Non à tout
cela au nom de la mer elle-même commuée par une série d'opérations poétiques en
contraire de ce que Parménide et Zénon voulaient nous imposer
Non, non !
… Debout ! Dans
l'ère successive
Brisez, mon
corps, cette forme pensive !
Buvez, mon
sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur,
de la mer exhalée !
Me rend mon âme
… O puissance salée !
Courons à
l'onde en rejaillir vivant.
On va se baigner
dans cette mer « héraclitéisée » pour devenir un autre sujet
Le vent se lève
… Il faut tenter de
vivre !
L'air immense
ouvre et referme mon livre,
La vague en
poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous,
pages tout éblouies !
Rompez,
vagues ! Rompez d'eaux réjouies
Ce toit
tranquille où picoraient des focs !
C'est ce qu'il
faut essayer de penser : que l'être est simultanément, au même point de son être,
absolument immobile et absolument changeant.
***
[1] Et déjà en réalité entre Platon
et Aristote
[2] Et les discussions esthétiques
chez les chasseurs du néolithique ? Prenez les peintures de la grotte Chauvet
qui sont à l'évidence des oeuvres d'art admirables (même si, parce qu'on ne
connait pas grand chose de leurs auteurs, on a voulu y voir un culte
cavernicole, des rites etc.). J'aurais aimé assister à une discussion entre les
partisans des chevaux peints et les empiristes de l'époque, ceux qui n'aimaient
pas ça et qui préféraient l'époque antérieure où l'on dessinait des ronds et
des croix (l'époque de l'art moderne, quoi!) et où l'on se contentait de manger
les chevaux au lieu de les honorer ...
[3] Le
mouvement révolutionnaire, lui aussi, a été entièrement traversé par ce genre
de choses ; il y a des textes de Mao qui sont expressément contre
l'empirisme.
[4] [DF] Pour une présentation plus
développée de ces points, et notamment pour une présentation formelle dans le
cadre de la théorie mathématiques des ensembles : cf. séminaire de l'année
dernière (24.11.2010) et Second Manifeste pour la philosophie p. 37 sq. (éditions Fayard).
[5] Conceptions produites en général
par des hommes. Freud disait que la puissance des femmes vient de ce qu'on ne
saura jamais ce qu'elles sont parce qu'elles ne le diront jamais.
[6] Il est remarquable que, de
Shakespeare à Claudel, et en réalité tout au long de l'histoire de l'art, on
retrouve cette incertitude sur le féminin – soit : la question de savoir
quel type de vérité il représente.
[7] Imaginons qu'il y ait eu une
formulation du type : "Êtes-vous d'accord avec les mesures d'ascétisme
généralisé que l'on vous propose ?" Mais y aurait-on vraiment gagner à lui
substituer la question : "Êtes-vous d'accord pour que la Grèce sorte de l'Europe
?", au motif que, là, les Grecs sont censés y réfléchir à deux fois (ce
qui a priori ne serait pas le cas pour la première formulation) ? De toute
façon, les "démocrates" ont été vite rassurés; le projet de référendum
a été retiré au bout de 24 heures.
[8] Bien entendu, les objectifs
poursuivis par les politiques révolutionnaire et fasciste sont opposés, entre
autres choses parce que les fascistes proposent du consensus qui leur est
propre une vision substantialiste; le fascisme est une hypostasie étatique de
la fiction identitaire. Alors que la position révolutionnaire est entièrement
greffée sur la notion de contradiction antagonique (l'idée que la société est
réellement divisée).
[9] Même quand la représentation est
incarnée dans un seul homme, elle n'en demeure pas moins une représentation :
le dictateur, lui aussi, se présente comme le représentant des intérêts de la
nation, il ne peut pas faire autrement ...
[10] A. Badiou La République de
Platon édit. Fayard, 2012, p. 589-590
[11] C'est parce que la propagande
quotidienne prône une telle stratégie de calcul qu'elle peut manier l'économie
comme la donnée majeure; le revenu, l'argent, c'est calculable et on va faire
semblant que ce calcul-là est coextensif à un calcul de bonheur. "L'argent
ne fait pas le bonheur", dit-on; mais c'est tout aussi faux que de dire
l'inverse (l'argent fait le bonheur). Tout le point c'est que le bonheur ne se
fait pas dans un faire calculable et organisé.
[12] [DF] On pourrait également, comme
l'a fait Lacan dans le Séminaire VII (L'éthique de la psychanalyse), rapprocher l’Être-suprême-en-méchanceté de Sade avec le Dieu des
cathares ainsi qu'avec la Grimmigkeit [férocité] du
Dieu de Jakob Boehme (p. 254-5).
[13] Ainsi, au début de L'être et
l'évènement, où il est soutenu que l'être ne se laisse
penser, en tant qu'être, que comme multiplicité pure, multiplicité sans autre
attribut que son être-multiple. Ou encore : que l'Un n'est pas.
[14] Un livre célèbre des années 30
du logicien Tarski démontrait douze significations possibles du terme
"fini".
[15] Ce qui est le choix de la
philosophie : pour celle-ci, les choses sont des questions et non des réponses
relevant du récit.
[16] [DF] Q. Meillassoux en donne pour
exemple ce qu'il appelle des événements ancestraux,
i.e. tous les événements dont la datation est supposée être antérieure à toute
apparition de la vie sur Terre (ce qui est rendu possible depuis l'apparition
de techniques capables de déterminer la durée effective des objets fossiles
mesurés) : par exemple l’accrétion de la Terre qui désigne la période de
formation du globe terrestre il y a environ 4,5 milliards d’années.
[17] On pourrait en effet
immédiatement trouver des exemples du fait que deux personnes ou deux
phénomènes qui, dans une société ou une culture, seraient pour telle ou telle
raison considérés comme les mêmes, seraient dans une autre considérés comme
tout à fait différents.
[18] J.J. Rousseau Julie ou la
Nouvelle Héloïse Troisième partie, lettre XXVI à
Madame d'Orbe - Classiques Garnier, 1988, p. 377
[19] J.J. Rousseau ibid. Quatrième partie, lettre XVII à Milord Edouard p. 503
[20] J.J. Rousseau ibid. Sixième partie, lettre VIII p. 681-682
[21] F. Nietzsche Ainsi parlait
Zarathoustra Troisième partie "De la vertu
amoindrissante" (trad. G. Bianquis)
[22] On remarquera que personne n'a
jamais songé à dire que Dieu parlait français
[23] R. Descartes Discours de la
méthode, Première partie
[24] On peut remarquer à cet égard que la véritable source du relativisme contemporain est l'extrême difficulté à faire émerger dans notre monde des vérités nouvelles. Difficulté qu'on peut analyser comme le fait que toute chose produite a une destination marchande et non pas universelle.
[25] Voir en particulier Logiques des mondes p. 477 sq