Que signifie
« changer le monde » ?
Séminaire d’Alain
Badiou (2010-2011)
enregistrement audio : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=cycles&idcycle=509
[notes de Daniel
Fischer]
Table des matières :
Argument 1
7 octobre 2010 2
Annonces 2
24 novembre 2010 5
8 décembre 2010 9
Pour le Malien 9
19 janvier 2011 13
Les émeutes en Tunisie 13
16 mars 2011 16
6 avril 2011 20
25 mai 2011 24
Il y a en ce mois d'octobre un flot d'événements me
concernant dont, je vous l'assure, le rassemblement est dû à un simple concours
de circonstances.
Livres
A. Badiou : Cinq leçons sur
le "cas" Wagner édit. Nous
A. Badiou : Le fini et
l'infini édit. Bayard coll. "Les
petites conférences"
A. Badiou : Cinéma édit. Nova
Journées Alain Badiou 22,23,24 octobre – Ecole Normale Supérieure 45 rue
d'Ulm; Campus des Cordeliers 21 rue de l'Ecole de Médecine
Théâtre
A. Badiou : Ahmed philosophe mise en scène Grégoire Ingold – Théâtre de l'Epée de
Bois Cartoucherie – 26,27,28,29,30,31 octobre
*
Je vais commencer le séminaire
de cette année en enchaînant avec les séminaires que j'ai consacré les années
précédentes au platonisme.
Que pourrait être la maxime
fondamentale tirée de Platon et aujourd'hui actuelle ? Je propose de dire que,
pour Platon, l'invariance de l'Idée (ou,
si vous préférez, l’éternité de l’Idée) est la mesure de l'action.
Il faut se défaire de la
conception selon laquelle le rapport de l'Idée à l'action est celui d'une réalisation.
On rabat ainsi la dimension fondamentale de l'Idée sur celle de programme. Or, il faut le dire fortement, l'Idée n'est pas le
programme de l'action. Cette conception a alimenté la figure d'un Platon
"utopiste", concevant des programmes dont la réalisation violentait
le réel, la vie des hommes etc. C'est toute la tradition révolutionnaire qui
est ici mise en cause, l'argument-clé étant que les programmes ainsi conçus ne
sont tout simplement pas adéquats à la vie des hommes.
Mais il faut tout autant faire
un sort à la conception, inspirée par la pensée de Hannah Arendt, faisant de
l’Idée une norme morale pour juger l’action. Pour ceux qui considèrent que le
rapport de l’Idée à l’action est celui d’un principe de jugement, l’essence de
la politique est invinciblement attirée du côté du droit.
Il convient donc de penser ce
rapport autrement. J’ai insisté dans les précédents séminaires sur l’importance
du principe de localisation, au rebours
des tentatives visant au contraire à révolutionnariser le Tout. Il va s’agir ici de la possibilité de créer un lieu où puissent s’expérimenter les conséquences de
l’Idée. L’Idée va s’éprouver de façon immanente dans le lieu et, en même temps,
s’éprouvera dans ce lieu ce qui se joue en dehors de lui (car il y a toujours
un dehors au lieu). Il faudra d’ailleurs bien veiller à ce que l’épreuve du
dehors ne l’emporte pas sur ce qui est interne. C’est ici que se situe la
construction de la catégorie d’ennemi, qui n’est pas seulement une figure du dehors mais aussi une figure de
l’intérieur.
Prenons un exemple : l’URSS
comme lieu où s'expérimente l’Idée communiste. On peut affirmer aujourd'hui
qu'avec des notions comme “socialisme dans un seul pays” ou “patrie du
socialisme”, c’est la détermination extérieure qui a été prédominante. On se
demande d’ailleurs comment on pouvait concilier ces notions avec la thèse
fondamentale du marxisme selon laquelle “les prolétaires n’ont pas de patrie”.
Et, de fait, avec “patrie” comme lieu et “socialisme” comme Idée, “patrie du
socialisme” ne tient pas le fil de la localisation. On aboutit aux deux
conceptions antagoniques au principe de localisation comme tel, à savoir une
figure autoritaire normative combinée à une Idée du socialisme comme programme,
soit en réalité un mixte de nature terroriste.
De façon générale – on pourrait même
en faire une loi – le principe de localisation se trouve reversé en ses deux
antagonistes (le programmatique et le normatif) lorsque la détermination
externe l’emporte sur la détermination immanente. On peut alors parler de victoire
de la corruption. Ce n’est pas
nécessairement que le dehors est arrivé à submerger le lieu; cela peut certes
arriver, mais ce qui est le plus redoutable, parce que de l’ordre de la
subjectivité, c’est lorsque la relation au dehors est transformée en quelque
chose d’interne, i.e. lorsque l’antagoniste extérieur en vient à être
intériorisé dans le lieu même. C’est typiquement ce qui se produit quand un
amour est dévoré par la jalousie. On aspire alors à être comme le rival, à
faire comme lui, à devenir comme lui. L’archétype de cette figure, c’est Gorbatchev,
l’homme qui, à force de fréquenter ses collègues occidentaux dans les
conférences internationales, a fini par considérer comme Bien suprême d’être
assimilé à eux et à rêver, “dans quelques années”, de pouvoir les “rattraper”.
*
La dialectique platonicienne
tourne autour de ce point. Elle cherche - c’est là le sens de la théorie de la participation
- ce qui atteste que l’intérieur n’est pas
corrompu, qu’il est saisi dans son propre mouvement, dans le devenir effectif
des conséquences de l’Idée. Mais il y a un paradoxe de Platon, qui nous impose
d’aller plus loin. Quel est-il ?
Platon propose un changement
politique radical et, en même temps, il critique sévèrement tout ce qui évoque
le changement (à travers sa critique du mobilisme, et notamment d’Héraclite).
S'il le fait, c'est parce qu’il est convaincu que le changement n’expose pas
son propre principe; et qu’il s’achève sans avoir pu l’expliciter. En ceci,
Platon apparaît comme un anti-gauchiste : le mouvement en lui-même ne lui
apparaît pas comme suffisant pour s’orienter dans l’action.
Je vais revenir sur ce passage
de La République que je vous ai souvent commenté[1]
et qui se trouve à la toute fin du livre IX. Dans la restructuration formelle à
laquelle j'ai procédé dans mon travail de traduction, ce passage se situe dans
la section "justice et bonheur". Je soutiens, fidèle en cela à Platon
qui y insiste beaucoup, que l'individu engagé dans un processus en exception
aux lois du monde est plus heureux que
l'homme de la prédation (le tyran). Plus précisément, le bonheur est la figure subjective qui atteste que l'individu
fait l'expérience d'un changement qu'on peut décrire comme étant orienté par
une justice. Et si tel est le
cas, c'est parce que l'action dans laquelle l'individu est engagé est réellement
la localisation d'une Idée. Or c'est là que se situe un embarras dans lequel se
trouve Platon et que je diagnostique comme une insuffisance de sa théorie de la
localisation. Il y a chez Platon un point faible réel qui est que manque un plan d'épreuve du changement[2].
Relisons Rep IX, 592b. Glaucon, résumant la leçon qu'il tire de ce
qui a été élaboré auparavant avec Socrate sous le nom de politeia, déclare qu’il ne faut certainement pas se mêler de
politique. Socrate lui rétorque vertement « : Si ! par le Chien,
il faut s’en mêler ! »; mais
l'homme sensé va s’en occuper « ailleurs que dans sa patrie, à
moins que quelque divin hasard lui en créé la possibilité ». Glaucon : « Tu parles de la
Cité que, en en faisant le plan, nous avons explicitée, celle qui existe dans
les discours, car je crois qu’elle n’est nulle part sur terre. [A quoi Socrate répond :] Mais il y
en a peut-être un paradigme dans le ciel pour celui qui veut le contempler et
se gouverner sur sa vue. Il ne fait nulle différence que ce paradigme soit
réalisé quelque part ou qu’il le soit un jour [car] il pratiquera exclusivement
ce qui relève de ce paradigme et de nul autre ».
La rhétorique de Socrate est un
peu fallacieuse. On voit bien que le philosophe, quand il veut convaincre,
n'hésite pas, comme je l'ai souvent dit, à avoir recours aux techniques des
sophistes. Il se peut que "quelque part", ou bien qu'"un jour", il y ait des expériences orientées par une justice; mais c'est
une probabilité aveugle qui de toute façon ne nous renseigne pas sur son
effectivité (trivialement : Socrate ne nous dit pas grand chose sur ce que nous
devons faire). En outre le paradigme dans le ciel (paradigma est parfois traduit par "modèle") ne nous
prémunit aucunement contre les interprétations programmatiques et normatives.
Enfin, à supposer que la Cité n'existe "nulle part sur
terre", on peut toujours se rabattre
sur une intériorité fidèle - "pratiquer exclusivement ce qui
relève de ce paradigme" - mais on en
revient alors à une morale normative qui va tenir lieu d'expérience réelle. On
aboutit à une figure de sainteté personnelle qui a effectivement été le
substrat d'un certain mysticisme de l'Idée inspiré de Platon.
Je vous ai déjà dit que les polémiques contemporaines contre
Platon se sont faites en gros au nom d'un vitalisme général ; et ce, que le
concept central ait été comme chez Nietzsche la vie (opposée à la raison), ou
comme chez Deleuze la différence (opposée à l'Un) ou encore comme chez Popper
l'ouvert (opposé au clos). Chacune de ces polémiques pointait à sa façon une
faiblesse de Platon qui est réelle et qui, selon moi, consiste à revendiquer un
changement total sans proposer de norme à ce changement. Je voudrais montrer
que cette insuffisance de sa théorie du changement est pour Platon liée à
l'insuffisance de sa théorie du monde, i.e. d'une théorie du lieu où tout changement se déploie. Quand j'aurais proposé ma théorie personnelle du
monde, cela autorisera ceci que l'invariance de l'Idée coexistera dans le sujet
avec une participation au changement réel sans que cette coexistence soit de
nature programmatique ou normative.
*
Sa théorie du monde, Platon l'expose dans le Timée.
On peut en dégager quelques
caractéristiques.
1) Le monde est intelligible à raison de sa
mathématicité sous-jacente. Ou : ce que l'on peut penser du il y a, c'est la
part d'être qui s'expose à la pensée en termes mathématiques.
2) Le monde est intrinsèquement dialectique puisque le
premier acte du Démiurge a été de mélanger – "de force", précise
Platon – le Même et l'Autre. Le monde est donc le résultat d'une contradiction
violente.
Ces passages du Timée sont magnifiques. Et en outre ils sont parfaitement exacts. Néanmoins,
la suite de la construction est beaucoup moins maniable.
3) Ce monde est marqué par l'unicité : il n'y a qu'un
monde.
4) Et il est parfait, il est aussi bien qu'il peut
être.
Platon introduit ici une sorte d'immobilité cosmique
(Koyre parlait de "cosmos fermé"), qu'il expose avec une exaltation
qui est suffisamment rare chez lui pour être signalée. Nous pouvons dire ici
que notre discours sur l'univers est enfin arrivé à son terme. Car il a reçu en
lui des êtres vivants mortels et immortels et il en a été rempli, et c'est
ainsi qu'étant lui-même un animal visible qui embrasse tous les animaux
visibles, dieu sensible fait à l'image de l'intelligible, il est devenu très
grand, très bon, très beau et très parfait, ce ciel engendré seul de son espèce
(extrême fin du Timée – trad.
E. Chambry). Cette exaltation de Platon me paraît suspecte : c'est l'exaltation
(rhétorique) de celui qui cherche à faire passer en force les points faibles de
son argumentation.
*
A titre de support pour les prochaines séances qui seront
consacrées à proposer une autre théorie du monde, je vous conseille la lecture
de certains passages du Second manifeste pour la philosophie : p. 53-75 et p. 87-96 de l'édition Fayard (p. 30-62 et
p. 71-78 de l'édition de poche Flammarion).
Je voudrais revenir sur ce que j'ai appelé la dernière
fois le paradoxe de Platon – soit son hostilité à toute ontologie du devenir,
et notamment de façon explicite à Héraclite (c’est sa filiation parménidienne),
alors que, par ailleurs, il est connu pour avoir proposé avec La République une mutation radicale de l'ordre politique.
Ce paradoxe est à l’origine d’une force, mais aussi
d’une faiblesse, de sa pensée.
La force, c'est d'avoir proposé, sous le nom d'Idée,
un système suffisamment invariant pour qu'un changement quelconque puisse être
pensé (puisque, disons-le en termes galiléens, tout changement véritable
présuppose la fixité d'un repère). Et de fait, dans La République, il y a une pensée des transformations politiques (à
travers les quatre types que sont : l'aristocratie, l'oligarchie, la démocratie
et la tyrannie, sans compter la "cinquième politique", soit la Cité
dont, "en en faisant le plan, [Socrate et ses interlocuteurs] ont
explicitée" et des subjectivités qui vont avec).
La faiblesse, je l'ai dit la dernière fois, tient
selon moi à l'absence chez Platon d'une théorie de la localisation de l'Idée.
La marque de cette faiblesse est que, du moins dans le platonisme vulgaire, il
n'y a que deux lieux : l'intelligible et le sensible. Certes, dans le Timée,
il y a la pensée géniale d'un monde suspendu
au paradoxe d'une contradiction violente, puisque le premier acte du Démiurge
est de mélanger "de force" le Même et l'Autre. Mais ce monde, ajoute
Platon, est unique et il est parfait. "Changer le monde" est
impensable, le monde est nécessairement voué à la répétition de lui-même. D’une
part, parce que passer d’un monde à un autre monde implique que le monde ne
soit pas unique. Et d’autre part parce que sa perfection même contrevient au
changement, ce qui, soit dit en passant, concerne toutes les pensées qui
représentent le monde comme un vivant. Je suis tout à fait d’accord avec
Monique Dixsaut quand elle rapproche, de façon apparemment paradoxale, Platon
de Nietzsche. Le monde de Platon est très parfait parce qu’il est lui-même un animal visible
qui embrasse tous les animaux visibles, il
est lui-même un vivant. Rappelons-nous que, pour Nietzsche, la valeur de la vie
ne peut être évaluée; la vie est soustraite à l’évaluation parce qu’elle porte
le sens de son mouvement propre. Le monde, même s’il est devenir, ne
cesse d’être lui-même.
Il n’y a pas de lieu, dans une telle conception du
monde, pour une exception immanente dans le monde.
*
Nous nous engageons dans la tâche qui consiste à lever
le paradoxe platonicien. Ce qui revient à proposer une autre conception du
monde. Pour que “changer de monde” ait un
sens, il sera nécessaire qu’il y ait quelque part dans le monde en question un
point d’invariance inerte (on retomberait sinon dans les apories du monde
contemporain qui est censé changer incessamment, mais qui ne connaît en réalité
que des paroxysmes de changement immobile). C’est un requisit résolument
étranger au modèle vitaliste.
A quelles conditions un monde doit-il se soumettre
pour pouvoir admettre un point d’invariance ? J’en vois six :
1) Ce monde doit être compatible avec une ontologie de
l’invariance. Il requiert en quelque sorte une immobilité de l’être. En effet,
si l’être du monde était identifié au mouvement, il n’y aurait aucun sens à
dire que “le monde change”, puisqu’il serait de l’être du monde de changer. Il
est donc impératif, si l’on veut que l’expression “le monde change” ait un
sens, qu’il existe un registre de l’être qui ne soit pas absorbé par
l’hypothèse du mouvement. Nous sommes donc du côté de Platon quand il prononce
l’incompatibilité de sa propre ontologie avec une ontologie du devenir (i.e.
une ontologie héraclitéenne).
On peut trouver ici des correspondances dans la pensée
révolutionnaire. Le désir de changer de monde (le monde doit changer
de base) a pu être soutenu par l’idée que
l’essence du monde, le coeur même du processus, résidait dans le changement (le
monde va changer de base). En termes
triviaux, cela revenait à prétendre que “l’histoire, heureusement, travaille
pour nous”. Il s’agissait en somme de vouloir ce qui devient. Il y a ainsi eu
une tentation du mobilisme historique, en particulier dans le marxisme vulgaire.
A mon sens, il est préférable de postuler que l'histoire est neutre et qu'elle
ne veut pas que le monde change de base (mais qu'elle ne veut pas non plus le
contraire). Et ce précisément au moment où l'on s'aperçoit que l'histoire en
réalité ne travaille pas pour nous, car certains sont alors tentés de dire que
l'histoire travaille toujours pour l'ennemi (pensée particulièrement
décourageante).
2) Le monde doit être intrinsèquement pluriel. S'il
n'y avait pas plusieurs mondes, il n'y aurait aucun sens à dire qu'un monde
change. Point crucial : ces mondes multiples sont intotalisables. Autrement dit
: il n'y a pas de monde des mondes. Il est nécessaire que la catégorie de monde
soit distinguée de la catégorie d'univers, pour autant que celle-ci désigne la
totalité de tout ce qu'il y a.
Il est bien entendu indispensable que notre ontologie de
l'invariance (première condition) soit compatible avec la pluralité des mondes
(deuxième condition). Nous y reviendrons.
3) Il faut que le monde soit en état de définir des
protocoles de localisation de l'être. Un monde n'est jamais que l'être-là (Da-sein) de l'être. Nous nous opposons ici au dualisme
immobilisé du sensible et de l'intelligible à quoi on réduit parfois le
platonisme.
4) Le monde doit demeurer étranger à l'idée de
perfection. S'il était parfait (attribut classique de Dieu), il n'y aurait pas
besoin de changer de monde. L'être est neutre et il maintient cette neutralité
dans le changement lui-même.
5) Le monde doit bien entendu intégrer une théorie du
changement, mais une théorie qui soit compatible avec une certaine invariance
de l'être.
6) Enfin, il faut que le monde admette une exception
immanente, en sorte que le changement, dans ses conséquences, soit lui-même à
l'intérieur du monde.
Reprenons ces différents points.
1. Notre ontologie du multiple doit se combiner avec
l'idée d'une invariance de l'être. Notre thèse est que, "réduit à son seul
être, i.e. dépouillé de tous les prédicats qualitatifs qui en font une chose
singulière, le "il y a" se laisse penser comme multiplicité
pure". Chaque multiplicité est composée d'autres multiplicités. Aucune
unité primordiale, ou atomique, aucune forme de l'Un, ne vient interrompre
cette composition. L'invariance de l'être n'est autre que cette "multiplicité
inconsistante". "L'être en tant qu'être est absolument homogène :
multiplicité pure mathématiquement pensable" (Second manifeste pour la
philosophie [SMP] Fayard, 2009, p. 37-40).
Cette conception est à l'extrême opposé de toute
doctrine de l'Un, soit de ce que Heidegger, voulant fustiger l'oubli de l'être au
profit de l'étant suprême, appelait "l'onto-théologie". C'est ainsi
que Spinoza, pour qui la Substance est exprimée par une infinité d'attributs,
assume l'Un sans équivoque. De même, ses continuateurs contemporains, au premier
chef Deleuze, pour qui la capacité productive de l'Un-virtuel rend compte de ce
que les mondes ne sont en définitive que des inflexions de l'Un. Pour les
philosophies vitalistes, un monde c'est ce dont l'Un est capable; changer de
monde n'a alors aucun sens. Ce ne peut être de ce côté que nous aurons une
compatibilité entre des mondes multiples et une invariance de l'être.
Par contre, le résultat auquel nous aboutissons est
paradoxal et inattendu : pour que la pensée d'un monde qui change ait un sens,
il faut que l'être soit neutre, invariant et qu'il puisse être pensé dans une
figure formalisable par la mathématique (que les mathématiques, et elles
seules, constituent le discours de l'être en tant qu'être est une thèse majeure
de L'être et l'événement).
2. "Il n'y a pas non plus l'Univers comme lieu
absolu de tout ce qui est. On démontre en effet, mathématiquement, que le motif
d'une multiplicité totale, ou
Multiplicité de toutes les multiplicités, est incohérent" (SMP p. 40). On
pourrait montrer que dans la théorie du monde telle que Kant l'expose dans la Critique
de la raison pure ("Paralogismes de la
pensée du monde"), le monde fonctionne précisément comme s'il était conçu
comme totalité. Notre solution est également différente de la solution
hégélienne : chez Hegel, en effet, le devenir, pensé comme puissance de la
négativité, engendre une figure de la totalité (l'Idée absolue) et les diverses
localisations sont la production immanente de l'Idée elle-même. Mais on en
revient à la pensée de la localisation comme réalisation de l'Idée, comme seule
existence possible pour l'Idée. Hegel montre comment l'absolu accomplit son programme. Rompre, comme nous le faisons, avec l'idée de totalité,
c'est assumer que la multiplicité pure, neutre, ne se réalise pas.
3. Un monde, c'est ce qui est en état de localiser
l'être, c'est l'être-là (le Da-sein)
des multiplicités pures. Il se définit par
le type de relation entre les
multiplicités pures : une multiplicité est-elle même ou autre qu'une autre
multiplicité ? [on retrouve là l'extraordinaire idée du Timée de Platon, dont le Démiurge façonnait le monde en
mélangeant "de force" le même et l'autre]. "Le monde est ainsi,
pour chaque multiplicité qui y figure, le système général des différences et
des identités qui la relient à toutes les autres" (SMP p. 40-41). On
dira d'un multiple qu'il est localisé (ou :
qu'il devient un objet d'un monde) pour autant qu'il y a sens à dire
de lui qu'il est même ou autre qu'un autre multiple – définition valide sans que l'on ait à modifier
l'invariance du multiple lui-même.
La mathématique de l'être est extensionnelle (une
multiplicité est composée d'autres multiplicités); la logique de l'apparaître
(nous reprenons le lexique platonicien) est intensive (elle traite les
assignations d'identités et de différences d'un monde vis-à-vis des
multiplicités qui y figurent). "Dans l'ontologie classique, il n'y a que
deux possibilités : ou bien x est le même que y, ou bien il n'est pas du tout
identique à y. A l'inverse, dans un monde concret, en tant que lieu de
l'être-là de multiplicités, nous avons une grande variété de possibilités. Une
chose peut être très semblable à une autre, ou semblable sur certains points et
différente par d'autres, ou un peu identique ou très identique mais pas tout à
fait la même, etc" (SMP p. 62).
Données formelles concernant la définition de ce
que c'est qu'un monde
Dans le cadre de la théorie mathématique des
ensembles, on notera X, Y, Z ... ces objets d'un monde, ces singularités d'être localisées dans un monde,
ou encore ces êtres qui apparaissent dans un monde. On ne perdra
pas de vue que les éléments d'un multiple X sont eux-mêmes des multiples, car
"être" signifie "être un multiple". On notera a Î X le fait que le multiple a entre dans la composition
du multiple X. On dit que a est un élément de X.
La localisation (l'être-là) d'un multiple pur consiste en ceci que tous les
éléments de X sont reliés entre eux par une relation qui peut se lire "tel
élément est identique à tel autre au degré k". Ce qu'on écrit : Id(a,b)
= k. Le degré k
"mesure" l'identité des éléments a et b. Un monde a pour structure fondamentale l'ensemble de ces degrés. Un
monde est un appareil à produire des degrés d'identité entre multiples, et donc
aussi bien des degrés de différence. Ou, pour le dire dans un lexique emprunté
au lexique platonicien : un monde c'est un lieu d'apparaître tel qu'il distribue un régime particulier
d'identités et de différences.
Pour que ceci ait un sens, il faut que les degrés
soient comparables. Autrement dit, si Id(a,b) = k, et si Id(a,c) = j, on doit
pouvoir savoir si a est plus ou moins identique à b qu'il ne l'est à c. Ce qui
impose l'existence d'une relation d'ordre entre k et j. La structure
fondamentale d'un monde est donc finalement donnée par un ensemble de degrés
doté d'une structure d'ordre, permettant
d'écrire des choses comme k > j [qu'un multiple soit plus ou moins identique
à un autre n'est prescrit par
rien dans le multiple lui-même mais par sa localisation dans un monde]. On
appelle cette structure d'ordre le transcendantal du monde.
La structure d'ordre (le transcendantal) d'un monde
comporte un élément maximal, noté M, et un élément minimal, noté µ. Si Id(a,b) = M, on dira que a est entièrement identique à b, si en
revanche Id(a,b) = µ, on dira que a est entièrement différent de b. Il peut y
avoir (cela dépend du transcendantal particulier d'un monde) des degrés intermédiaires.
L'existence
d'un multiple dans un monde donné est le degré de son identité à lui-même dans
ce monde. On noté E(a) l'existence de a dans un monde déterminé, et
par définition on a E(a) = Id(a,a). L'existence
est un concept relatif à un monde, et elle est une intensité. Si E(a) = M, on
dira que a existe "absolument" dans le monde considéré. Si E(a) = µ,
on dira que a "inexiste" dans le monde. Attention : cela signifie que
a "est" dans le monde, au titre d'inexistant du monde. Ou encore : le
multiple a "apparaît" dans le monde avec une intensité nulle (ou
minimale), ce qui n'est pas la même chose que ne pas apparaître du tout dans ce
monde[3].
4. L’intensité d’existence n’est pas prescrite par
l’être comme tel; elle provient de l’indexation sur les degrés d’existence
prescrits par un monde. L’être comme tel reste neutre quant à l’intensité
d’existence. Du fait de la neutralité de l’être, un multiple peut exister dans
plusieurs mondes; par ailleurs, sur la même base d’être, l’intensité
d’existence d’un multiple peut changer par
changement du monde. L’être demeurera comme le témoin immanent de son changement
existentiel (énoncé résolument anti-existentialiste). C’est la raison pour
laquelle il peut désirer changer de monde. On pourrait définir l’homme comme la
figure du multiple ayant la capacité à transiter dans le plus de mondes
possibles – en réalité dans une virtualité infinie de mondes. L’homme est ainsi
un multiple qui, par rapport à l’huitre par exemple, peut connaître une
possibilité infiniment plus grande de variations d’intensités d’existence.
C’est ce que Sophocle avait déjà vu et qu’il a exprimé dans le célèbre choeur
d’Antigone (v. 334-366) :
Parmi tant de splendeurs que la terre a créées,
Il y a l’homme, lui, la merveille du monde !
Il aime à naviguer sur la mer ondoyante;
Quand, du Sud, une rude tempête se lève,
Il sait se faufiler hors des houles beuglantes;
Chaque année, il travaille, il retourne la
terre,
L’élément souverain, la matrice des dieux;
Avec son attelage, il creuse les sillons,
Il capture l’oiseau et les fauves des bois;
Grâce au mouvant filet, il pêche les poissons,
Ô génial inventeur ! Il attire ses proies
Dans ses pièges; il soumet aussi bien le cou
Du cheval que celui du taureau vigoureux
En usant du collier; il possède le verbe,
Une répartie vive; il s’est inventé des lois,
Des coutumes, sans qu’un maître ne les inspire
Il sait se protéger et des pluies et du froid.
Génie de l’univers, il ne redoute rien,
Hormis la mort, Hadès, qu’il ne peut éluder,
Bien qu’il sache soigner des blessures profondes;
Il est intelligent; sa pensée est féconde;
Il penche vers le bien autant que vers le mal.
[A.B. a lu ce
chœur dans la traduction de Jean Grosjean]
A.B. lit une “Lettre ouverte au Président de la
République” qui réclame l’annulation d’une extradition dont sont menacés deux
Allemands, Sonja Suder (76 ans) et Christian Gauger (69 ans) en raison de
présumés “faits de terrorisme” remontant à une trentaine d’années, à l’époque
dite des “années de plomb”.
Il lit ensuite un texte intitulé “Pour le Malien”
qui circule actuellement sur Internet et dont voici le texte intégral :
Une
vie = une vie
par Pierre Tevanian, 3
décembre
Il n’a pour nous ni nom, ni visage,
ni femme ni enfants, ni frères ni sœurs, ni père ni mère, ni ami-e-s en deuil.
Les premières dépêches l’ont appelé « un Malien », les suivantes
l’ont appelé « le Malien ». Certains journalistes l’ont ensuite
appelé, encore plus salement, « le forcené », parce que son
« gabarit » – seule information à laquelle nous avons eu droit –
était « impressionnant », dixit la sacro-sainte « source
policière », et parce qu’avec un marteau il avait « blessé
légèrement » quatre policiers qui tentaient, à coups de gaz et de
décharges électriques, de le « neutraliser » – c’est comme ça qu’on
parle dans la France de 2010.
Le Malien comme nous devons l’appeler, comme il
a été décidé que nous devions l’appeler, est mort le mardi 30 novembre 2010 à
l’âge de 38 ans, « à la suite d’une interpellation policière ». Plus
précisément, on nous dit que la police cherchait à l’interpeller, au départ,
pour une altercation avec un voisin, puis qu’il s’est avéré, circonstance
aggravante, être un sans-papiers sous le coup d’un « arrêté de reconduite
à la frontière ».
Le « forcené » risquait donc, tout
bonnement, l’expulsion forcée – et par conséquent, en voulant à tout prix
échapper à la police, et en n’hésitant pas pour cela à blesser légèrement
quatre policiers, il n’a eu qu’une réaction parfaitement humaine et
compréhensible, que chacun-e d’entre nous aurions pu avoir à sa place.
Cela, personne ne l’a souligné, ni dans les
brèves dépêches qui ont « couvert l’événement », ni dans les quelques
« réactions politiques » que ledit événement a suscitées. Trois jours
ont passé et le débat est clos. Le Malien est aux oubliettes. Tout au plus une
partie de la gauche – grosso modo
celle qui est à la gauche du Parti socialiste – demande une enquête, voire un
moratoire, sur les effets du « taser », dont les décharges de 50000 volts sont peut-être bien pour quelque
chose dans la mort brutale d’un homme qu’on nous décrit par ailleurs comme
robuste. Fidèles à une longue tradition, les syndicats policiers plaident sans
le moindre fondement la « légitime défense » tandis que les plus
hautes autorités de l’État – en la personne du ministre Brice Hortefeux –
couvrent l’homicide en nous expliquant qu’il n’y avait pas d’alternative, sinon
« les armes à feu ».
Quant à la Justice, par la voix du procureur
chargé de l’enquête, elle nous dit prudemment qu’aucune « conclusion définitive »
ne peut être tirée quant à l’origine du décès, même si l’autopsie tend à privilégier
l’hypothèse d’une mort par « asphyxie », liée à l’absorption massive
de gaz lacrymogènes et attestée par des traces de sang dans les poumons du
défunt.
L’événement ne pose en somme pas d’autre
question que celle, purement technique, des modalités les plus adéquates d’une
mise à mort : vaut-il mieux gazer, électrocuter ou simplement abattre, à
l’ancienne, ces « Maliens forcenés » qui vont jusqu’à « blesser
légèrement » des policiers pour échapper à une expulsion ?
La question qui n’est pas posée, même par
celles et ceux qui ont raison d’appeler à l’arrêt de l’usage des « Tasers », est celle beaucoup plus vaste, profonde et
ancienne, de la
violence policière, plus précisément du permis de tuer hors légitime
défense dont bénéficient de facto les policiers, du permis de tuer une certaine
population en tout cas , et des politiques
étatiques qui rendent ces homicides non seulement possibles, mais plus que
cela : nécessaires. Il est évident en effet que le taser est une invention abjecte, et il est peu douteux,
même s’il s’avérait que c’est l’asphyxie qui au final « a entraîné la mort », que l’usage dudit Taser n’a rien arrangé, mais ce n’est pas la première fois
que la police, avec ou sans armes, tue un sans-papiers, un immigré ou un
« jeune de cité », en essayant de le « neutraliser ». Et si
ces mises à mort engagent la responsabilité individuelle de chaque agent qui
accepte d’honorer à ce prix les
missions qu’on lui confie, elles engagent aussi, et il serait bon d’en parler, les ministres qui
conçoivent lesdites missions et font, du « chiffre » en général et en
particulier de l’« objectif chiffré » de « 25000 reconduites à
la frontières par an », un impératif catégorique au regard duquel la vie
humaine – ou en tout cas malienne – ne vaut pas grand chose.
Si tel n’était pas le cas, si une vie
malienne valait une vie bien française et bien blanche, il serait évident pour
tout le monde que, face à un sans-papiers fuyant une expulsion – autrement dit :
un homme désarmé ne mettant en danger la vie de personne – l’alternative aux
décharges électriques de 50000 volts n’est ni l’arme à feu, ni l’asphyxie par
le gaz, ni (comme ce fut le cas pour d’autres « bavures ») l’étranglement. Il
serait évident qu’en ces circonstances, des « gardiens de la paix »
dignes de ce nom, dans une « démocratie » digne de ce nom, n’ont rien
de mieux à faire que de le laisser s’enfuir. Si cet « abandon », cette « abdication »,
ce « laxisme » vous choque, s’il vous indispose plus que la
possibilité – maintes fois actualisée – d’une mort d’homme, c’est bel et bien
que la chasse aux sans-papiers est devenue un impératif catégorique, une fin
qui justifie tous les moyens, et que cette mort d’homme ne vaut pas d’autres
morts d’homme – ou, pour le dire autrement, que cet homme ne vaut pas d’autres
hommes, ne vaut pas non plus le chien ou le chat dont la mort nous désole, ne
vaut en fait à peu près rien.
Ces mots offensent, je le sais d’expérience.
Comme je sais d’expérience, même si j’ai beaucoup de mal à le comprendre, que
même à gauche j’offense beaucoup de monde si je conclus qu’il y a un racisme
d’État et que ce racisme est meurtrier, et si je précise que la police exécute,
que l’État commandite et qu’il y a trois jours, un homme a été tué soit par
gazage soit par électrocution, soit les deux. Ces mots tellement
« excessifs » et « inacceptables » vont indigner, scandaliser,
révolter des gens que n’a pas vraiment indignés, scandalisés, révoltés la mort
« du Malien », et qui n’ont pas jugé « inacceptables » les mots
« neutraliser », « forcené » ou « légitime
défense », et cette hiérarchie des indignations résume à elle seule la
barbarie dans laquelle s’enfoncent nos pays « civilisés ».
De cette mise à mort barbare tout juste
déplorée le mardi 30 novembre à 20H20 et oubliée dès le lendemain, il importe
donc de se souvenir. Il importe de rappeler que ce n’est pas d’un
« forcené malien » qu’il s’agit mais d’un homme, qui n’était pas que malien et qui n’était pas du tout « un forcené ». Qu’il n’a pas été
« neutralisé » mais tué. Qu’il n’est pas « mort
d’asphyxie » mais a été gazé et électrocuté. Que le coupable ne se nomme
ni « Pas de chance » ni « Taser » mais Police nationale, Hortefeux, Sarkozy, et
surtout « Maîtrise des flux migratoires ». Que sont en cause non
seulement « 50000 volts » mais aussi « 25000 reconduites à la
frontière ». Que ce n’est donc pas un « fait divers » mais une affaire
d’État.
Il faudra du temps et des luttes pour imposer
ces mots, rétablir cette vérité, rendre justice. Dans l’immédiat, que repose en
paix le Malien sans nom et sans visage, et à ses parents et ami-e-s sans existence
médiatique, toutes nos condoléances.
*
Ces deux textes vont servir d’introduction à une
tentative de description des orientations nouvelles que l’on peut discerner
dans la sphère juridico-policière. Vous allez voir que cette description
s’intègre parfaitement au propos que nous avons tenu la dernière fois et qui
concerne la notion de monde.
Je vois deux traits principaux caractérisant ces
nouvelles orientations : une certaine théorie du temps, marquée par l’intemporalité, et un principe, communément désigné comme principe
de précaution.
1. L’intemporalité
On peut la repérer à divers symptômes :
- une tendance consistant à réduire les cas de
prescription. Le droit est descellé de la notion de temps, en sorte que la
peine tend à devenir infinie.
- des mesures ayant pour effet de souder un passé même
lointain à un futur tout aussi lointain; il s’agit d’évaluer[4]
préventivement la possibilité même des délits. Comme vous le savez, un récent
rapport de l’INSERM nous a appris que la disposition à la délinquance pouvait
être dépistée dès l’âge de trois ans ...
- l’aggravation disproportionnée des peines en cas de
récidive, qui peut mener en prison pour plusieurs années un gamin qui avait
jadis consommé un peu de shit.
- la possibilité de prolonger indéfiniment la peine,
en particulier pour les délinquants sexuels; ce qui est remarquable dans ce
cas, c’est que les experts entendent
évaluer non des faits caractérisés, mais l’être même de la personne[5].
La maxime qui est ici à l’oeuvre, et qui construit un présent perpétuel de la
criminalité, c’est : “Qui a nui, nuira”.
Il est clair, la remarque en a déjà été faite maintes
fois, que ce dispositif a partie liée avec la promotion de la figure de la
victime. C’est parce que la plainte de la victime a été mise au centre qu’une
logique de la vengeance peut se déployer. C’est comme si l’on revenait sur le
geste accompli dans l’Orestie d’Eschyle
où s’effectuait précisément la rupture avec la logique de la vengeance au
profit de l’être proprement politique de la sentence. Désormais la vengeance
peut même s’exercer sur des délinquants présumés voire virtuels.
La “lettre ouverte” résume tout cela parfaitement :
“une justice se voulant infinie reviendrait à une théologie de la vengeance”.
2. La précaution
Plusieurs symptômes, là aussi.
- le premier est une variante de ce que nous venons
d'appeler la soudure du passé au futur; il s'agit de se prémunir de tout
événement indésirable, ce qui débouche sur la promotion actuelle du
"principe de précaution"
- le second est la collectivisation des culpabilités;
on s'en prend au groupe d'où pourraient provenir les actes délictueux.
L'exemple le plus récent, ce sont les actions menées contre les Roms. Indépendamment
de l'aspect indéfendable de ces actions sur le plan moral, elles sont, si l'on
y réfléchit un instant, parfaitement illogiques. Car elles reposent sur
"l'idée" que si un membre du groupe a commis tel acte, c'est au
groupe qu'en incombe la faute : c'est parce qu'il appartient à un groupe donné qu'il a commis l'acte[6].
La singularité d'un individu, l'aventure personnelle qui l'a amené à telle
situation concrète, sont simplement effacées au seul profit de son appartenance
à un groupe.
- la surveillance universelle de tout est un aspect
très connu sur lequel je n'insisterai pas; tout au long de la journée, nous
sommes photographiés, écoutés, chaque fragment de notre emploi du temps est
susceptible d'être scruté, archivé etc. C'est l'aspect panoptique, au sens de
Bentham, de la surveillance, aspect qui constitue une tendance irrépressible de
nos sociétés, avec la possibilité que cette surveillance débouche
éventuellement sur un contrôle violent : le fait même du contrôle acquiert une
telle importance qu'il en vient à constituer une légitimation de la violence
policière.
*
Revenons au beau texte "Pour le Malien" que
je vous ai lu en introduction. Je vais tenter de vous décrire ce qu'est un monde
dans lequel une personne peut être tuée de
la façon dont il le rapporte. Ce monde est un monde concret, c'est le monde
répressif contemporain, un monde constitué d'objets (comme tout monde) et qui est obtenu par une découpe
d'ordre juridico-policier, voire administratif. Dans ce monde, un ouvrier noir,
musulman, venant du Mali est très non-identique au blanc ordinaire (nous
verrons tout à l'heure la raison pour laquelle il est légitime d'appeler
celui-ci un "français moyen"). Cette différence s'avère par la
différence du mode de présence de ces deux objets dans le monde considéré.
Je vais tout de suite vous donner un exemple, emprunté
à la "lettre ouverte" également lue tout à l'heure. Si vous êtes un
terroriste présumé, auquel est imputée une participation à des actions
illégales dans l'Allemagne des années 70 (i.e. des faits remontant à plus de 30
ans), votre mode de présence dans le monde répressif contemporain est très différent
de celui de Polanski, qui a le même âge que le terroriste présumé (76 ans) et
qui est poursuivi pour des délits remontant à la même époque. Cette
appréciation est rendue publique par la bouche du Président de la République
(Sarkozy), qui estime qu'il serait "de bonne justice" de cesser les
poursuites vis-à-vis du second, alors qu'il se prépare à extrader le premier.
Je vous dit tout de suite que j'en suis très content pour Polanski; ce qui
m'intéresse dans cet exemple, c'est la différence de traitements vis-à-vis de
deux objets du monde apparemment analogues : il montre bien que c'est le transcendantal
qui fixe les différences et les identités et partant des traitements
radicalement différenciés. La sentence émise publiquement par le Président de
la République, garant du transcendantal répressif, s'applique à Polanski mais
n'est plus validable dans le cas du terroriste allemand présumé.
Quel est donc le mécanisme de cette différenciation ?
On peut repérer trois thématiques dans le jeu des différences et identités : il y a la classe sociale (ouvrier, ou
petit employé précaire, ou chomeur - phénomène connu de longue date : Selon
que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc
ou noir [La Fontaine : Les
animaux malades de la peste], je n'insiste
pas plus), la provenance (c'est ce qui permet de désigner quelqu'un comme
"le Malien"; en réalité, il s'agit de savoir si la personne en
question rentre ou non dans un réseau convenable d'identités, autrement dit si
elle a une allure "occidentale" ou non) et enfin la conviction
(conviction essentiellement non "démocratique"; dans notre exemple,
c'est l'appellation "terroriste" qui en est le désignateur; or, il
est bien plus grave de commettre un acte délictueux par conviction, i.e. sous
le coup d'une passion exagérée, que de le commettre par intérêt, pour l'argent,
ce qui est une passion ordinaire). Si un individu donné réunit les trois
critères, on peut estimer qu'il est très mal parti.
Le mécanisme général de la différenciation fait
intervenir une notion qui est aussi floue qu'omniprésente : celle de moyenne
générale - synonymes : "majorité silencieuse", "pays
profond", ou, variante plus noble mais qui a sensiblement la même
signification : "notre système de valeurs". C'est cette même notion
qui est au centre des sondages et des statistiques. Il faut bien reconnaître
que le cadre général en est fourni par l'activité sociologique ordinaire - je
le dis sans animosité particulière pour la discipline sociologique - celle qui
produit des "analyses" où l'on découvre avec étonnement que "Les
Français pensent" ceci ou cela de telle ou telle question[7].
Jusqu'à présent seul un sujet était réputé penser, on s'aperçoit désormais
qu'une moyenne constituée par "les Français" (d'où l'expression
"français moyen") le peut aussi.
Présentation formelle
Dans certains mondes (notamment les mondes réglés par
un État), on affirme l'existence d'un objet imaginaire X (mettons "français moyen") tel que pour un
élément y de ce monde, ce qui est "normal" est d'être très identique
à l'objet X. On pourra écrire que pour tout y "normal", on
a Id (y,X) M (l'identité de y à X est très
proche du maximum). Tout ce qui ne répond pas, au regard du transcendantal de
ce monde, à cette identité quasi maximale à X n'est pas "normal", il
est suspect[8].
Il existe des noms qui servent à collectiviser les
suspects. Aujourd'hui les plus connus sont
"terroriste", "islamiste", mais aussi par extension
"malien", "musulman", "jeune des banlieues" etc.
Ce sont des noms séparateurs[9].
Dans le monde répressif (français) contemporain
(police, administration, justice), tout usage d'un mot séparateur est
normatif : le nom séparateur est un guide
pour l'appareil répressif, il indique qui on peut maltraiter; son usage engage
aussitôt un élargissement considérable des modalités et des possibilités de la
répression, de l'interpellation à la fouille, de la garde à vue aux coups, de
la prison ferme pour presque rien à la mort par "bavure", de la rafle
à l'expulsion[10].
Par "justice", il faut aussi entendre l'éradication des
mots séparateurs, ce qui veut dire, par assomption
du caractère générique des vérités quelles qu'elles soient, l'éradication,
par effet du réel d'une vérité, du terme imaginaire X et de toute "valeur
moyenne".
Quelques publications récentes
G. Châtelet : L'enchantement du virtuel;
mathématique, physique, philosophie – édit.
rue d'Ulm
Aglaïa – Mélanges offerts à Monique Dixsaut – édit. Vrin [je suis présent dans ce volume, parmi
d’autres membres d’une Académie platonicienne contemporaine, par un extrait de
ma “traduction” de La République]
A. Badiou : La relation énigmatique entre
philosophie et politique – édit. Germina
[on y trouve le texte de la communication que j’ai prononcée aux “Journées Badiou”
du mois d’octobre dernier ainsi que deux inédits]
Je vais vous parler aujourd’hui des émeutes en
Tunisie. Nous ne sortons pas du sujet du séminaire de cette année - que
signifie “changer le monde” ? – expression dont je vous ai déjà signalé le
caractère équivoque [cf. l’argument introductif du séminaire].
Si on entend par “émeutes” l’action dans la rue de
gens qui veulent obtenir le renversement du gouvernement au moyen d’une violence
de degré variable, il faut insister d’emblée sur ce qui fait la rareté de ces
émeutes tunisiennes : elles ont été victorieuses. Il y avait là un régime qui, depuis 23 ans,
paraissait bien en place et le voici renversé par une action populaire qui, de
ce fait même, établit rétroactivement sa nature de "maillon le plus
faible". Pourquoi nous faut-il analyser ce phénomène, alors que nous
pourrions nous contenter de nous en réjouir ? C’est que poind une vague inquiétude,
liée au caractère obligatoire de la satisfaction qu’il convient d’afficher, de
son caractère, disons-le, consensuel, en dépit de l’illégalité foncière des
événements concernés. Il n’est pas facile aujourd’hui de déclarer “J’adore Ben
Ali, je suis vraiment navré qu’il ait du quitter le pouvoir”. Quand on le dit,
on se trouve placé dans une bien mauvaise position. Raison pour laquelle il
faut rendre hommage à la ministre Alliot-Marie qui a regretté publiquement
d’avoir tardé à mettre le “savoir-faire” des forces de police françaises au service
de Ben Ali, en quoi elle exprimait tout haut ce que ses collègues politiques
pensaient tout bas. A côté d’elle, Sarkozy est un hypocrite et un poltron. De
même que tous ceux, à droite comme à gauche, qui, il y a quelques semaines
seulement, se félicitaient d’avoir en Ben Ali un rempart solide contre
l’islamisme et un excellent élève de l’Occident, et qui aujourd’hui sont
obligés, à cause d’un consensus d’opinion, de feindre de se réjouir de son
départ la queue entre les jambes.
Insistons-y à nouveau : un gouvernement renversé par
la violence populaire (et en particulier par la jeunesse, qui en a été le fer
de lance), c’est un phénomène rare pour lequel il faut, si on veut trouver un
précédent comparable, remonter trente ans en arrière, à savoir à la révolution
iranienne (1979)[11].
Trente ans pendant lesquels la conviction dominante a été que de tels
phénomènes n'étaient précisément plus possibles. C'est en particulier ce que
déclarait la thèse dite de "la fin de l'histoire". Cette thèse ne
signifiait évidemment pas que plus rien n'allait se passer : "fin de
l'histoire" voulait dire "fin de l'événementialité historique",
fin de ceci que l'organisation du pouvoir pouvait être remise en jeu à la
faveur d'un moment où, comme disait Trotski, "les masses entrent sur la
scène de l'Histoire". Le cours normal des choses, c'était l'alliance de
l'économie de marché et de la démocratie parlementaire, alliance qui était la
seule norme tenable de la subjectivité générale. Telle est la signification du
terme "mondialisation" : cette subjectivité devenue subjectivité
mondiale. Ce qui n'était pas par ailleurs incompatible avec des guerres punitives
(Irak, Afghanistan), des guerres civiles (dans des États africains délabrés),
la répression de l'Intifada palestinienne etc. Ainsi, ce qui avant tout a
fasciné dans les événements de Tunisie, c'est leur historicité, la mise en évidence d'une capacité intacte de
création de nouvelles formes d'organisation collective.
L'ensemble formé par l'économie de marché et la démocratie
parlementaire, ensemble donné comme une norme indépassable, je propose de le
nommer : "Occident". C'est d'ailleurs comme cela qu'il s'appelle
lui-même. Parmi d'autres noms en circulation, signalons "communauté
internationale", "civilisation" (où il est opposé, comme il se
doit, à diverses formes de barbarie, cf. l'expression "choc des civilisations"),
"puissances occidentales" ... Je rappelle qu'il y a trente ans et
plus, le seul groupe qui revendiquait ce nom – "Occident" - comme
norme était un petit groupe fasciste à barres de fer (avec lequel j'ai eu à
faire dans ma jeunesse). Qu'un nom puisse changer de référent de façon aussi
spectaculaire ne peut que signifier que le monde lui-même a changé. Le monde
n'a plus le même transcendantal.
Sommes-nous dans un temps des émeutes ?
On pourrait le penser en voyant les événements récents
en Grèce, en Islande, en Angleterre, en Thaïlande (les chemises colorées), les
émeutes de la faim en Afrique, les considérables émeutes ouvrières en Chine. En
France même, il y a comme une tension pré-émeutière; à travers des phénomènes
comme les occupations d'usines, les gens sont tendanciellement au bord
d'accepter l'émeute.
Pour l'expliquer, il y a bien entendu la crise
systémique du capitalisme apparue il y a 2-3 ans (et qui est loin d'être finie)
avec son cortège d'impasses sociales, de misère, et le sentiment grandissant
que le système n'est pas si viable ni si magnifique qu'on le disait auparavant;
la vacuité des régimes politiques est devenue manifeste, avec comme unique substance
le fait d'être au service du système économique (l'épisode "sauvez les
banques" a été particulièrement démonstratif), ce qui a grandement
contribué à les décridibiliser. Dans la même période, et justement parce qu'ils
sont des opérateurs de survie systémique, les États ont pris des mesures
dramatiquement réactionnaires dans plusieurs domaines (chemins de fer, poste,
écoles, hôpitaux ...).
Je voudrais tenter de situer ces phénomènes dans le
cadre d'une périodisation historique. Selon moi, les dispositions émeutières
surgissent au cours des périodes intervallaires. Qu'est-ce qu'une période intervallaire ? A une séquence pendant laquelle la logique révolutionnaire
est clarifiée et où elle se présente explicitement comme une alternative, succède
une période intervallaire où l'idée révolutionnaire entre en déshérence, et
pendant laquelle elle n'est pas encore relayée, une nouvelle disposition
alternative n'étant pas encore construite. C'est au cours de telles périodes
que les réactionnaires peuvent dire, justement parce que l'alternative est
affaiblie, que les choses ont
repris leur cours naturel. C'est
typiquement ce qui s'est passé en 1815 avec les restaurateurs de la
Sainte-Alliance. Dans les périodes intervallaires, les mécontentements existent
mais ne sont pas structurés, car ils ne peuvent tirer leur force du
partage d'une idée. Leur force est
essentiellement négative ("qu'ils s'en aillent"). C'est pour cette
raison que la forme de l'action de masse collective pendant une période
intervallaire est l'émeute. Prenez la période 1820-1850 : elle a été une grande
période d'émeutes (1830,1848, la révolte des Canuts lyonnais ...); mais ce
n'est pas pour autant qu'elle a été stérile; au contraire, elle a été d'une
grande fécondité même si de façon aveugle. C'est de cette période que sont
sorties les grandes orientations politiques globales qui ont vertébré le siècle
suivant. Marx l'a bien dit : le mouvement ouvrier français a été une des
sources de sa pensée (à côté de la philosophie allemande et de l'économie
politique anglaise).
Quel est le critère d'évaluation des émeutes ?
Le problème propre à l'émeute, en tant qu'elle met en
cause le pouvoir d'État, c'est qu'elle expose l'État à une variation politique
(la possibilité de son effondrement), mais qu'elle ne constitue pas cette variation
: ce qui va se passer dans l'État n'est pas préformé par l'émeute. C'est la
différence majeure avec une révolution qui propose en elle-même une
alternative. C'est la raison pour laquelle, de tout temps, les émeutiers se
sont plaint de ce que le nouveau régime soit identique au précédent (le
prototype en est, après la chute de Napoléon III, la constitution au
4-septembre d'un régime constitué du personnel politique du précédent). Je vous
signale que le Parti, tel que le concept en a été créé par le POSDR puis par
les bolcheviks, est une structure qui est explicitement apte à se constituer
comme une alternative au pouvoir en place. Quand la figure émeutière devient
une figure politique, i.e. quand elle dispose en elle-même du personnel politique
dont elle a besoin et que le recours aux vieux chevaux de la politique devient
inutile, on peut prononcer à ce moment-là la fin de la période intervallaire.
Pour en revenir à l'émeute tunisienne, il est très
probable qu'elle va se poursuivre - en se divisant – en proclamant que la
figure de pouvoir qui va se mettre en place est tellement décrochée par rapport
au mouvement populaire qu'elle n'en veut pas non plus. Sur quels critères
peut-on donc évaluer l'émeute ? Il faut en premier lieu qu'il y ait une
certaine empathie vis-à-vis d’elle, condition tout à fait nécessaire. Il y a la
reconnaissance de sa puissance négative, le pouvoir honni s'effondre au moins
dans ses symboles. Mais qu'est-ce qui est affirmé ? La presse occidentale a déjà répondu en disant que
ce qui s’est exprimé là était un désir d’Occident. Ce qu’on peut assurer, c’est
qu’il s’agissait d’un désir de liberté et qu’un tel désir est sans discussion
un désir légitime au regard d’un régime aussi despotique et corrompu que
l’était celui de Ben Ali. Que ce désir comme tel soit un désir d’Occident est
plus problématique.
Il faut rappeler que l’Occident comme puissance n’a
jusqu’à présent donné aucune preuve qu’il se souciait de quelque façon que ce
soit d’organiser la liberté dans les endroits où il intervient. Ce qui compte
pour l’Occident c'est : “marchez-vous ou non avec moi ?”, en donnant à
l’expression “marcher avec moi” la signification d’une intériorité à l’économie
de marché, si besoin en collaboration avec une police contre-révolutionnaire.
Des “pays amis” comme l’Egypte ou le Pakistan sont tout aussi despotiques et
corrompus que l’était la Tunisie de Ben Ali, mais on n’entend guère s’exprimer
à ce sujet ceux qui sont apparus, à l’occasion des événements de Tunisie, comme
des ardents défenseurs de la liberté.
Comment définir un mouvement populaire réductible à un
"désir d'Occident" ? On pourrait dire, et cette définition
s'appliquerait à un pays quelconque, qu'il s'agit d'un mouvement se réalisant
dans la figure d'une émeute anti-despotique dont la puissance négative et
populaire prend la forme de la foule et dont la puissance affirmative n'a pas
d'autre norme que celles dont l'Occident se prévaut. Un mouvement populaire
répondant à cette définition a toute chance de se terminer par des élections et
il n'y a aucune raison pour qu'une autre perspective politique en provienne. Je
propose de dire qu'au terme d'un tel processus, on aura assisté à un phénomène
d'inclusion occidentale. Ce que nous dit
la presse occidentale, c'est que ce phénomène est l'issue inéluctable du
processus émeutier, tunisien en l'occurrence.
S'il est vrai que, ainsi que Marx l'avait prévu,
l'espace de réalisation des idées émancipatrices est l'espace mondial (ce qui,
soit dit entre parenthèses, n'a pas été le cas des révolutions du 20ème siècle),
alors un phénomène d'inclusion occidentale ne peut pas être tenu pour un
changement véritable. Ce qui serait un véritable changement, ce serait une sortie
de l'Occident, une
"désoccidentalisation", et elle prendrait la forme d'une exclusion.
Rêverie, me direz-vous; mais c'est justement
une rêverie typique d'une période intervallaire comme celle que nous
connaissons.
S'il y avait une évolution différente de l'évolution
vers l'inclusion occidentale, qu'est-ce qui pourrait en attester ? Aucune
réponse formelle ne peut ici être donnée. On peut simplement dire qu'il n'y a
rien à attendre de l'analyse du processus étatique lui-même qui, nécessairement
long et tortueux, finira par déboucher sur des élections. Ce qui est requis
c'est une enquête patiente et minutieuse auprès des gens, à la recherche de ce
qui, au terme d'un processus de division inévitable (car c'est toujours le Deux
qui est porteur de vérité, et non l'Un) sera porté par une fraction du
mouvement, à savoir : des énoncés. Des
choses dites, qui ne soient pas solubles dans l'inclusion occidentale. S'il y
en a, de ces énoncés, ils se reconnaissent facilement. C'est sous condition de
ces énoncés nouveaux que peut se concevoir un processus d'organisation
des figures de l'action collective.
Revenons, pour conclure, à l'empathie. La leçon à
tirer des événements tunisiens, la leçon minimale, c'est que ce qui apparaît
d'une stabilité à toute épreuve peut finir par s'effondrer. Et ça, ça fait
plaisir, et même très plaisir.
A.B. termine par la lecture d'un poème de B. Brecht
"Eloge de la dialectique", ce poème dont le dernier vers est : Et
jamais devient aujourd'hui.
Je voudrais
désormais commencer le séminaire par quelques éléments de bibliographie thématique.
Aujourd'hui je vais vous parler de deux livres concernant Staline.
Je voudrais
partir d'un point qui doit commenter le rapport entre intellectualité et
politique. En général, la politique est exclusivement envisagée du point de vue
des situations, délaissant ainsi la question de l'état des problèmes : il y a
en effet, en politique, comme en science, une histoire des problèmes; il y a
des problèmes qui ont été traités et résolus, et il y a des problèmes discutés
avec acharnement de longue date et pas encore résolus. Il ne faut pas confondre
histoire des États et histoire de la politique comme pensée, projet et
résolution de problèmes. L'histoire des politiques vue du point de l'histoire
des problèmes politiques est un fil directeur qu'il me paraît intéressant de suivre[12].
Staline c'est
le nom d'une question cruciale de notre histoire politique, et elle est
considérée en général comme une question réglée, à savoir : Staline était un
tyran totalitaire et un grand
criminel. Mais quand on a dit que l’État stalinien a été un État de terreur –
ce qui est indubitable – vous voyez qu'on n'a pas véritablement constitué la
question du rapport entre Staline et l'histoire des problèmes politiques. C'est
pour cette raison qu'à mon sens Staline ne peut pas être considéré comme le nom
d'une question réglée.
Dans les
périodes de succès de la contre-révolution, un opérateur fondamental ne
consiste pas seulement à décrier la période révolutionnaire antérieure (ce qui
est normal), mais en plus, ce qui est encore plus néfaste, à la rendre inintelligible.
Cela a été en particulier le cas de la Révolution française; il ne faut pas
oublier que pendant un siècle, jusqu'à l'apparition au 20ème siècle
de l'école historique de Mathiez et de ses successeurs, Robespierre a été
considéré comme l'est aujourd'hui Staline. Dans les deux cas, nous avons des
opérateurs subjectifs de la révolution rendus inintelligibles sous la forme
d'une pathologie de l'Histoire, qui les décolle complètement de toute figure de
la rationalité politique.
On peut dire
que l'ensemble du processus appelé en Chine "Révolution culturelle",
mais aussi mai 68, sont aujourd'hui, dans la propagande dominante, l'objet
d'opérations d'incompréhensibilité historique du même type ; j'ai proposé de les qualifier comme
opérations thermidoriennes, car cela a commencé avec la chute de Robespierre en
Thermidor. Quant à Staline, il doit donc être éclairé à la lumière de la
question, bien réelle, de la place de la terreur dans la politique
révolutionnaire en général, à partir aussi de la singularité de la terreur
bolchévique dans le cadre des problèmes immanents internes à la révolution
russe et enfin de la traversée des épisodes historiques considérables qui se
sont produits pendant les quarante années qui ont suivi la 1ère Guerre
Mondiale. On ne va pas du tout en conclure qu'il a été un type formidable etc.
Cette question est indépendante, j'y insiste, de la question du jugement final
à porter, mais encore faut-il que le dossier soit constitué, i.e. que
l'intelligibilité minimale de la chose existe.
Les deux
livres que je voulais vous signaler sont :
Domenico
Losurdo : Staline : histoire et critique d'une légende noire – même si on peut lui reprocher de ne pas
traiter de façon concentrée et centrale la période la plus frappante et la plus
terrible, celle de la grande terreur de 1937-38.
Getty et
Naumov : The Road to Terror – c'est le résultat des travaux d'une commission réunissant des
universitaires américains et russes pour étudier l'histoire de l'Union soviétique,
notamment dans le contexte de l'ouverture des archives. Il complète le
précédent car lui est entièrement consacré à la période de la grande terreur.
*
Revenons au
sujet de ce séminaire : " Qu'appelle-t-on changer le monde ?". Entre
parenthèses, on dirait que le monde s'est mis en tête d'illustrer jour après
jour, sous des formes diverses, et pour certaines absolument tragiques, la
tenue de ce séminaire. C'est assez étrange, à vrai dire, ou pas tant que ça
finalement; la question de changer le monde cheminait peut-être de façon
volatile, si je puis dire, avant d'être capturée événementiellement.
Rappel
synthétique des catégories que nous utilisons.
Nous avons
proposé une définition de ce que c'est qu'un monde, à savoir un ensemble de multiplicités
localisées. Un monde c'est une combinaison de choses qui sont (figure de l'être) et qui sont quelque
part; définition qui ramène
la vieille catégorie de l'apparaître à la localisation. Il s'agit d'une conception topologique de
l'apparaître : l'apparaître c'est l'être en tant qu'être-là. Le monde va
prendre la forme d'un réseau (infini) d'identités et de différences
contextuelles, rapportées à l'ensemble des figures d'être qui sont dans le même
monde. Vous voyez que je suppose que la multiplicité qui est là peut aussi être pensée en soi; il y a une ontologie réelle, une
multiplicité qui est là n'est pas réductible à son être-là. En particulier, on
admettra qu'une multiplicité pourra appartenir à plusieurs mondes. Vous savez
que je dis souvent que cette multiplicité qu'est l'animal humain a la
possibilité d'être dans un nombre élevé de mondes, qu'il y a une ubiquité de
l'animal humain. Cet écart entre être et être-là suppose que vous disposez
d'une ontologie des multiplicités (qui est une théorie mathématique) non
réductible à une théorie des mondes.
La différence
(ou l'identité) entre x et y, deux multiplicités du monde, est fixée par un
degré; si le degré d'identité entre x et y est maximal, on dira que x et y sont
les mêmes; s'il est minimal, on dira que x et y sont complètement différents;
et dans un monde déterminé, vous aurez des nuances intermédiaires. Si l'on
admet qu'il y a des nuances, on suppose qu'il y a des degrés de mesure des
identités en grand nombre. On peut aussi imaginer un monde où il n'y a que deux
degrés, le minimum et le maximum; les objets du monde ne peuvent alors qu'être
complètement identiques ou complètement différents et l'on dira que la
dialectique de l'identité et de la différence y est rigide. C'est quelque chose que l'on a quand on
est dans une situation de choix pur (choix de faire ceci ou cela). C'est aussi le cas de la théorie mathématique des multiplicités : en
théorie des ensembles, deux multiplicités ou bien sont la même ou bien ne sont
pas la même et il suffit, pour qu'elles ne soient pas la même qu'un élément de
l'une ne soit pas un élément de l'autre. Le monde de l'être est un monde
dont la dialectique est rigide. Vous voyez qu'il est nécessaire, pour pouvoir dire qu'un multiple
appartient à plusieurs mondes, que vous disposiez d'une ontologie dans laquelle
il y a sens à pouvoir dire que ce multiple demeure le même, ou ne demeure pas
le même. Apparaître dans un monde, pour une multiplicité, i.e. être localisée,
c'est en général un assouplissement de la rigidité dialectique : dans la grande
majorité des mondes, il y a en effet des nuances intermédiaires avec des
situations où l'on ne peut plus dire de cette multiplicité qu'elle est la même
qu'elle-même et différente de toute autre.
C'est la clé
du vieux problème qui existe entre les mathématiques et la poésie : la
mathématique est adossée de façon essentielle à la rigidité ontologique car
elle a besoin de trancher sans équivoque sur la nature d'un objet et sur sa différence
avec un autre (c'est exactement de cela qu'il est question quand on dit que la
mathématique est "abstraite" : elle n'est pas dans l'univers de la
nuance qualitative). La poésie, et en réalité l'activité artistique en général,
sont, quant à elles, adossées à l'infinie subtilité des nuances mondaines. Le
génie de l'art c'est de révéler aux habitants du monde les nuances singulières
de ce monde même, de les re-produire de façon telle qu'elles accèdent à une
visibilité nouvelle. C'est son enjeu même : être une didactique de l'apparaître
– pas seulement sous la forme de la représentation, ou de la copie; on peut
même dire : surtout quand il ne s'agit pas d'une copie. Tandis que la
mathématique, discipline ontologique, est l'organisation de la visibilité de ce
qu'il y a de rigidité d'être dans l'apparaître lui-même. Il en résulte qu'on
peut dire de l'art qu'il est toujours une opération de localisation, et même d'hyper-localisation
: il localise la
localisation (il rend visible sous une forme nouvelle la localisation des
objets du monde), alors qu'à l'inverse, la mathématique cherche à rendre
visible la part d'être rigide qui est localisée, c'est une dé-localisation.
Pourquoi ne
pas faire les deux ? En réalité, ce qui est frappant c'est que l'art certes
rend visible la localisation, mais qu'il le fait dans l'espoir que cette
visibilité nouvelle va créer en fin de compte une sorte de transparence à
l'être, i.e. va dire quelque chose de la stabilité cachée sous les nuances. A
ce titre, l'art n'est pas seulement un protocole d'exhibition des nuances, il
en est aussi la simplification. L'art est aimanté par la figure d'être de
l'apparaître, il va vers une dé-localisation du point d'une localisation
supérieure. Et symétriquement, la mathématique, dans sa complexification historique,
produit de la localisation. Elle passe en effet son temps à produire un monde
de figures, d'objets etc. qui finalement constitue une mondanité localisante à
lui tout seul.
Il y aurait
ainsi deux processus créateurs, et bien au-delà de l'opposition canonique entre
mathématique et poésie. Le premier consisterait à s'enraciner dans la pureté de
l'être et de se diriger vers la localisation, vers la nuance mondaine; et
l'autre consisterait à s'enraciner dans la visibilité de la localisation et de
s'orienter vers une transparence d'être. L'histoire d'une pensée, quelle
qu'elle soit, ce serait toujours l'histoire d'un déplacement de monde, i.e.
d'un changement de transcendantal : tout processus créateur serait quelque
chose qui modifie les repères généraux dans lesquels être pur et localisation s'articulent.
Prenons le
cas de la politique et demandons-nous quel est son trajet ? Je pense que la
politique, c'est là sa complication, a une fibre mathématique et une fibre
poétique, les deux sont entrelacées. C'est pourquoi elle hésite toujours entre
une politique enracinée dans une doctrine de la société et une politique
enracinée dans une doctrine des principes. Le point de départ de la politique
est-il principiel ou au contraire est-il dans l'architecture interne des
situations ? La politique est-elle à la recherche de sa complexité immanente ou
bien est-elle un grand geste de simplification ? Les groupes politiques
débattent avec acharnement de ces points et comme, en définitive, la politique
c'est la dialectique de l'idée et de la situation concrète, ces discussions
n'ont pas de fin. Il y a ainsi, dans les politiques révolutionnaires concrètes,
un jeu d'oscillation avec des phases plus empiriques succédant à des phases
plus principielles. La raison en est que, contrairement à la mathématique ou à
la poésie, l'orientation primordiale de la politique n'est pas définie, c'est
la juxtaposition instable d'une détermination principielle ou mathématique et
d'une orientation situationnelle ou poétique. Il est probable que les
épurations, les exclusions, et finalement la terreur dont elles font le
lit, sont une option mathématique,
simplificatrice, qui fait prévaloir l'être principiel sur la situation. C'est
pour cela que c'est une hypothèse qui est toujours là. Le principe de violence
est en effet conçu, à certains moments, comme le seul qui puisse forcer la
situation à être homogène aux principes. Comment l'articulation d'une
mathématique du principe et de la situation concrète peut-elle contourner la
simplification terroriste, eh bien voilà un exemple de problème. La terreur est une chose terrible, atroce,
mais le fait est que c'est un problème immanent à l'histoire des politiques. Et
ce pas seulement parce qu'il y a des ennemis; mais surtout parce qu'il y a la
tentation de mathématiser la situation par des simplifications axiomatiques
radicales. Si les gens ne veulent pas le faire, on les élimine et puis voilà;
et puis on reste avec ceux qui veulent le faire.
La politique
est une multiplicité hétérogène, elle comporte des éléments qui ne sont pas
raccordables de façon spontanée, elle ne peut qu'être discutée point par point.
Et il n'y a pas de maxime unifiante des processus immanents de l'action
politique.
*
A partir de
là, nous nous sommes demandés quelle pouvait être la signification de
l'expression "changer le monde". Le concept clé ici va être le
concept d'existence.
Celle-ci est définie comme le degré d'identité à lui-même d'un multiple dans un monde donné. Un objet du monde sera
par conséquent plus ou moins identique à lui-même et il aura dans ce monde un
certain degré d'existence. Dans tout monde il y a la possibilité que des termes
inexistent au monde.
Nous allons
dire qu'un changement de monde est réel quand un inexistant du monde commence à exister dans ce même
monde avec une intensité maximale. C'est exactement ce que disent les gens dans
les rassemblements populaires en Égypte : on n'existait pas, et maintenant on
existe, on peut décider de l'histoire du pays. C'est quelque chose qui est doté
d'une puissance extraordinaire. L'inexistant est relevé. C'est pourquoi on parle de soulèvement : on était couché, plié, on se lève, on se
relève, on se soulève. Cette levée est la levée de l'existence elle-même : les
pauvres ne sont pas devenus riches, les gens désarmés ne sont pas armés, etc.
au fond rien n'a changé. Ce qui s'est passé c'est la relève de l'existence de
l'inexistant, sous condition de ce que j'appelle un événement. En sachant que, contrairement à la relève de
l'inexistant, l'événement
lui-même est presque toujours insaisissable.
La
définition de l'événement comme ce qui rend possible la relève de l'inexistant est une définition abstraite mais
incontestable, tout simplement parce que la relève est déclarée, c'est immédiatement ce que les gens disent.
Qu'observe-t-on objectivement ? La détermination d'un lieu joue un rôle décisif
(une place du Caire acquiert une célébrité planétaire en quelques jours). C'est
très intéressant de constater que dans un changement réel, il y a la production
d'un lieu interne à la localisation générale qu'est un monde. Ainsi en Égypte,
les gens rassemblés sur la place considéraient que l’Égypte c'était eux,
l’Égypte c'étaient les gens qui étaient là pour déclarer que si sous Moubarak
l’Égypte n'existait pas, désormais elle existe et eux avec elle. Et d'une
certaine manière, ce qui est tout à fait extraordinaire, tout le monde
s'incline, dans le monde entier on admet que les gens qui sont là sont l’Égypte
elle-même. C'est pourtant très éloigné du dogme démocratique du suffrage
universel ! Rassurez-vous : ses tenants finiront pas dire qu'il faut quand
même revenir au suffrage. Mais cette métonymie de l’Égypte que sont les gens
rassemblés sur la place, même s'ils sont un million, ce n'est pas encore
beaucoup sur les 80 millions d’Égyptiens, et si un vote avait lieu, ils seraient
dans la semoule. Alors que ce même million présent dans le lieu, c'est énorme.
On a eu la situation inversée à la fin de mai 68 : des millions de
manifestants, de grévistes et là-dessus De Gaulle arrive à organiser des
élections qui aboutissent à une chambre introuvable de réactionnaires. Je me souviens
de la stupéfaction d'un certain nombre de mes amis qui disaient : "Mais on
était tous dans la rue !" Et je leur répondais : "Non, nous n'étions
pas tous dans la rue
!" Car si grande que soit une manifestation, elle est toujours
archi-minoritaire.
Un élément de
changement réel est toujours symbolisé par une minorité qui localise la
localisation : elle fait exister, en un lieu interne à la localisation générale
qu'est le monde, le monde lui-même, elle est comme une compactification en un
point et, j'y ré-insiste, personne ne peut nier qu'il en va ainsi. Cela prouve
qu'il y a dans ces cas de figures un élément d'universalité prescriptive. On
peut alors parler de dictature car une dictature désigne une autorité qui ne se légitime que
d'elle-même : personne n'est le délégué de personne (comme dans une autorité
représentative), il n'y a que les gens qui sont là; et ceux qui sont là, qui
sont à l'évidence une minorité, disposent de l'autorité acquise pour déclarer que
le destin historique du pays (y compris de l'écrasante majorité des gens qui
n'est pas là), c'est eux.
Pour moi, ce
qui se passe là, c'est l'émergence d'une vérité. Cette vérité porte sur l'être
même du peuple et fait intervenir une hyper-localisation. Elle émerge sous la
forme d'une modalité autoritaire, l'autorité de la vérité, l'autorité de la
raison, autoritaire au sens strict car cette autorité personne ne peut la méconnaître.
Cet élément de dictature, c'est cela qui a enthousiasmé tout le monde, même si
cela commence à se troubler quelque peu.
Ce
rassemblement localisé sur une place, des avenues, cette contraction, ou compactification, quantitative fait office
de réel parce qu'elle est animée par une sur-existence intensive de la vérité
politique - soit de la relève d'un inexistant. Ça émerge de rien, ça a la
puissance d'une création ex nihilo. Quand il y a des traces de l'événement avant l'événement, des indices
pré-événementiels (ceci dit pour tempérer le caractère essentiellement
imprévisible de l'événement, sa dimension de miracle qu'on m'a parfois reprochée),
eh bien ils reproduisent l'articulation d'une contraction quantitative et d'une
sur-existence intensive. Il y en a eu en Égypte, comme il y en eu avant mai 68
et qu'on connaît mieux maintenant : les grèves d'usine de 67, très
particulières car décidées indépendamment des syndicats représentatifs par des
groupes de jeunes ouvriers (c'est l'aspect compactification) avec très tôt, et
de façon brusquée, avant même qu'on puisse parler de grève, occupation de
l'usine (intensité activiste liée à l'occupation du lieu).
On a donc
trois signes forts qu'il va se passer quelque chose : intensification,
contraction et localisation. Et par ailleurs, une organisation politique, mais
aussi une école ou un mouvement artistique, mais aussi une nouvelle orientation
scientifique, tout ce qui prétend être une organisation du changement dans
l'élément des vérités, doivent garder des traces de contraction,
d'intensification, et de localisation. Contraction : elle va être gardée par
des règles strictes d'appartenance, on va créer une délimitation entre ceux qui
en sont et ceux qui n'en sont pas. Intensification : elle suppose un activisme
obligé, tout en étant consenti, elle est portée par la figure du militant. Localisation
: elle va être gardée par un protocole de conquête des lieux dans lesquels on
est présent (telle usine, tel quartier, ...). Et sur ce point, l'organisation a
raison car ces trois caractéristiques montrent bien que les organisations sont
à l'école des processus historiques, qu'elles formalisent les traits
constitutifs de l'événement. On pourrait dire qu'avec cette formalisation, l'on
passe, en quelque sorte, du réel au symbolique, ou du désir à la loi. Lacan dit
que le désir c'est la même chose que la loi; moi aussi je le dis, sauf que ce
n'est pas tout à fait pareil : c'est la même chose transmigrant dans des
figures actives et pensantes différenciées.
La
formalisation des traits constitutifs de l'événement va permettre de garder l'autorité de l'événement
car elle ne va pas être capable de se reproduire elle-même. Ces traits formels
de la chose, on va les organiser et on va élever la chose au rang de la
symbolisation ou de la loi. Une organisation, c'est une discipline de
l'événement, un ordre mis au service du désordre, le gardiennage d'une
exception. Elle est une médiation entre le monde et le changement du monde,
c'est en quelque sorte l'élément mondain du changement du monde car cela traite
la question : "Comment être fidèle au changement du monde, dans le monde
lui-même ?"
D'où la
précarité de ce phénomène. Après tout, participer à l'événement puis rentrer
chez soi, ce que font beaucoup (car tout le monde ne devient pas militant),
pourrait être une option intéressante. Cela fait un bon souvenir dans la vie.
Lecture :
"Dans l'attente des grandes tempêtes" (B. Brecht)
"Je lis dans un vieux livre sur les pécheurs de l'île de Lokoten, que quand on attend les grandes tempêtes, il arrive régulièrement que certains pécheurs amarrent leurs chaloupes au rivage et se rendent à terre, tandis que d'autres se hâtent de prendre le large. Les chaloupes, pourvu qu'elles soient en bon état, sont plus à l'abri en haute mer que sur le rivage. Même par très grande tempête, l'art du marin peut les sauver en haute mer. Sur le rivage, même lors de moins fortes tempêtes, elles sont fracassées par les vagues. Pour leurs propriétaires, commence alors une vie de misère".
A.B. commence
en donnant la parole à trois personnes venues faire le point sur le mouvement
de grève qui se déroule à l'ENS depuis plusieurs mois.
En
substance :
Les choses
ont commencé dans le cadre du mouvement national sur les retraites, qui avait
suscité un certain enthousiasme parmi les élèves. La cantine de l'établissement
a été bloquée de façon à ce que les employés n'aient pas à se déclarer
grévistes (la majorité d'entre eux se composant de précaires). A la première
AG, les grévistes ont pu parler de leurs revendications qui débordaient
largement le cadre des retraites : revalorisation de l'emploi,
titularisations, remise en cause d'une hiérarchie sur le lieu de travail que
les syndicats couvraient depuis plusieurs années. Une grève a été votée qui a
conduit à la fermeture du restaurant en début d'année, grève reconduite tous
les 2-3 jours en AG. Entre-temps, les syndicats (notamment la CGT) ont commencé
à s'intéresser à l'affaire, car elle s'intégrait à un mouvement à échelle nationale
visant à transformer certains emplois précaires en CDI. Ce qui a été appelé
protocole Tron était la promesse informelle faite par un secrétaire d’État
d'une titularisation des grévistes de l'ENS. Par ailleurs la ministre de
l'Enseignement supérieur et de la Recherche (Valérie Pecresse) suggérait un
protocole d'accord dans lequel la transformation en CDI se faisait au prix d'un
changement d'employeur (le CROUS se substituant à l'ENS), protocole qui a été
refusé par les grévistes car il dispersait le collectif qui s'était formé d'AG
en AG.
Depuis une
quinzaine de jours des étudiants et des grévistes campent devant les locaux de la direction pour
appuyer la demande de titularisation et la mise à jour du protocole Tron. Le
tout dans le contexte d'une lutte de factions au sein de la majorité
parlementaire (le secrétaire d’État et la ministre appartiennent à des factions
opposées) et d'une crise interne à l'ENS : Monique Canto-Sperber, essayant
de rallier la communauté enseignante, a envoyé un certain nombre de communiqués
signés notamment par les directeurs de départements (dont certains n'avaient
pas même connaissance des textes), ce qui a conduit à la formation d'un comité
formé par des professeurs qui soutiennent les grévistes.
Après ce
rappel des faits, intervention d'un gréviste qui décrit les conditions
lamentables de son travail à la cuisine de l'ENS, ce qui, ainsi que le signale
A.B. en conclusion, fait partie du réel de cet établissement.
*
1. Je
rappelle qu'un monde définit des intensités d'existence pour les multiples qui
sont dans ce monde. Du point de vue de leur être, les gens à qui l'on accorde une faible,
voire négligeable, quantité d'existence (comme l'ami de la cantine dont nous venons d'entendre ce que les
Chinois auraient appelé son "exposé d'amertume") sont en situation
d'égalité vis-à-vis des autres. Les prolétaires qui disent "Nous ne sommes
rien, soyons tout !" sont absolument dans
la situation, et s'ils disent qu'ils ne sont rien, c'est au regard de
l'intensité d'existence qui
leur est reconnue dans l'organisation de ce monde et qui fait qu'ils sont
quasiment comme des inexistants de cette situation. On peut dire aussi que le concept d'être est
extensif (tout le monde se présente dans l'égalité d'être un vivant humain),
alors que la catégorie d'existence est un prédicat intensif (l'existence est
hiérarchisée). Le témoignage que nous avons entendu tout à l'heure correspond à
ce moment où une montée de l'être, qui est toujours de l'ordre de l'événement,
rend possible qu'on juge le jugement porté sur votre intensité d'existence.
2. Il y a
dans tout monde des multiples inexistants auxquels le monde confère une
intensité d'existence minimale. Or, toute affirmation créatrice s'enracine dans
le repérage des inexistants du monde. Au fond, ce qui compte dans toute
création véritable, quel qu'en soit le domaine, ce n'est pas tant ce qui existe
que ce qui inexiste. Il faut être à l'école de l'inexistant. Par exemple le
ressort fondamental de la création artistique est de repérer, dans le champ
existant de cette création, des zones d'inexistence et de voir quel dispositif
formel va pouvoir capturer ces inexistants et les porter à une intensité
d'existence neuve et inconnue (par exemple des accords musicaux que l'on
ne pouvait pas faire entendre jusque là etc.).
3. Un
événement se signale par le fait qu'un inexistant va, relativement à un monde,
parvenir à une existence véritable, une existence intense.
4. Si on
considère l'action politique, les formes premières du changement de monde
(celles qui sont visibles dans l'événement, mais dont l'avenir n'est pas encore
prescrit) sont l'intensification - puisque le ressort général des choses c'est la distribution
d'intensités différentes d'existence - la contraction - la situation se contracte dans une sorte
de représentation d'elle-même, de métonymie de la situation d'ensemble - et la
localisation - la nécessité
de construire des lieux symboliquement significatifs où soit visible la
capacité des gens à prescrire les choses. Il faut noter que la visibilité comme
telle n'est pas réductible à la visibilité dans les média, soit à ce que l'on
nomme la communication. La visibilité a une importance intrinsèque, c'est une
opération immanente, il faut se rendre visible : la visibilité est une adresse universelle y
compris à soi-même. Pourquoi est-ce si important ? C'est qu'il faut que
l'être apparaisse, il
faut que l'être de l'inexistant apparaisse comme existant – ce qui amorce la
transformation des règles elles-mêmes de la visibilité (i.e. des règles du
transcendantal). La localisation, c'est l'idée d'affirmer dans le monde la
visibilité de l'universel, c'est, plutôt que montrer ses muscles ou le nombre
que l'on est, c'est montrer qu'on est devenu le maître symbolique du lieu.
D'ailleurs tous les grands événements politiques ont eu des lieux (le
Champ de Mars, la Convention, le Palais d'Hiver etc.).
Un événement, ce pourrait en être une définition
abstraite, se produit lorsqu'une sur-existence intensive, articulée à une
contraction extensive, définit un lieu où se réfracte la situation tout entière
dans une visibilité universellement adressée. Identifier une situation
événementielle, cela se fait en un coup d'oeil, car puisqu'elle est
universellement adressée, vous êtes atteint, comme tout le monde, par cette universalité
de sa visibilité.
5. Ce que
j'appelle la question de l'organisation ou de la discipline de l'événement, c'est la possibilité d'actions, de
déclarations, d'inventions, qui témoignent d'une fidélité à l'événement. Une organisation, c'est en somme ce qui se
déclare collectivement adéquat à l'événement dans une durée qui n'est plus événementielle
comme telle. Quand la situation événementielle se retire, ce qui est
inévitable, et qu'il s'agit d'organiser la fidélité à l'événement dans la
durée, c'est là qu'est le moment difficile requérant une attention collective
particulière, moment des divisions en même temps que moment où l'ennemi cherche
à reprendre le dessus. D'un autre côté, on pourrait défendre l'idée selon
laquelle la vie est constituée de fêtes événementielles (par exemple
d'extase(s) amoureuse(s) qui ne dure(nt) que quelques jours), de commencements,
de surgissements qui ne continuent jamais. Je pense, quant à moi, que ces
avortements événementiels, si enthousiasmants qu'ils puissent être sur le
moment, ne produisent pas de vérité neuve ; le monde va en garder la
trace, mais rien d'autre et il n'aura pas changé à proprement parler.
Je vous ai
déjà dit qu'on peut considérer le processus que j'appelle
"organisation" comme une tentative pour garder les caractéristiques
de l'événement (intensification, contraction, localisation), alors même que
l'événement en tant que tel n'a plus sa puissance de commencement.
L'organisation, en ce sens, c'est la transformation de la puissance événementielle
en temporalité, c'est l'invention d'un temps dont les caractéristiques particulières sont
empruntées à l'événement, un temps qui en quelque sorte déplierait son
commencement. Ce temps peut alors être considéré comme hors temps, au sens où cela ne se laisse pas inscrire
dans l'ordre du temps tel qu'il était ordonné et prescrit par le monde
antérieur.
6. Il faut ici
insister sur le fait que l’État est une extraordinaire machine à fabriquer de
l'inexistant. Par la mort (l'histoire des États est fondamentalement une
histoire de massacres) mais pas seulement. Nous avons vu, lors d'un précédent
séminaire, que l’État est susceptible de fabriquer de l'inexistant au moyen de
la figure de la normalité identitaire[13]. J'en rappelle les termes[14]
Dans certains
mondes (notamment les mondes réglés par un État), on affirme l'existence d'un
objet imaginaire X (mettons
"français moyen") tel que pour un élément y de ce monde, ce qui est
"normal" est d'être très identique à l'objet X. On pourra écrire que
pour tout y "normal", on a Id (y,X) = M (l'identité de y à X est très proche du
maximum). Tout ce qui ne répond pas, au regard du transcendantal de ce monde, à
cette identité quasi maximale à X n'est pas "normal", il est suspect[15].
Le X
imaginaire est toujours identitaire. C'est le produit le plus primitif et le plus
fondamental de l'oppression étatique. Quand ce point se radicalise, i.e.
lorsqu'on en vient à exiger l'unité absolue de tout le monde avec cet objet
imaginaire, on est en général dans un État de type fasciste.
Il existe des
noms qui servent à collectiviser les suspects. Aujourd'hui les plus connus sont
"musulman", "islamiste", mais aussi par extension
"jeune des banlieues" etc. Ce sont des noms séparateurs[16].
Par
"justice", il faut aussi entendre l'éradication des mots séparateurs,
ce qui veut dire, par assomption du caractère générique des vérités quelles
qu'elles soient, l'éradication, par effet du réel d'une vérité, du terme
imaginaire X et de toute "valeur moyenne".
7. Quand il y
a un événement émancipateur, comment va se faire la disparition, ou au moins
l'affaiblissement, des noms séparateurs ? Il y a l'exemple très connu des
assemblées de la Révolution française qui ont décidé que les juifs ou les
protestants sont des citoyens comme les autres. Il y a aussi ce passage de la
Constitution de 1793, que j'aime citer, selon lequel "tout étranger qui
adopte un enfant, ou nourrit un vieillard, tout étranger enfin qui sera jugé
par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité, est admis à l'exercice
des Droits du citoyen français". La norme, au lieu d'être identitaire, est
devenue générique; quiconque appartient au genre humain, doit être traité
égalitairement. Cela suppose un renversement de l'un vers le multiple. Les
grands rassemblements récents en Égypte se sont déroulés dans l'économie d'une
sélection identitaire; on y a vu côte à côte musulmans et coptes, hommes et
femmes, voilées ou pas etc. Toutes les identités étaient en quelque sorte
interceptées, mais le rassemblement lui-même n'était réductible à aucune.
Je dirai qu'il y a organisation quand est conservée la
puissance du générique, i.e. quand une
organisation fidèle à un événement fait quelque chose qui réussit, au nom du
générique, à entamer le pouvoir de la fiction identitaire. C'est donc,
paradoxalement, une organisation du générique. Paradoxalement, car il y aura
toujours des gens pour dire que le générique, précisément parce qu'il n'est pas
une identité, n'a pas besoin d'être organisé, qu'il doit se déployer librement
etc. - mais l'expérience montre qu'alors le générique a du mal à se conserver,
car il est menacé par un retour étatique des fictions imaginaires identitaires.
Il faut donc un gardiennage de la généricité. Prenons le mot
"prolétariat". Ce n'est pas a priori un terme identitaire, mais en un
certain sens il l'est aussi. Il a été le nom de la puissance du générique mais,
désignant aussi la composante directrice du mouvement révolutionnaire, il a été
dans la possibilité d'une instrumentation identitaire. Les grands
révolutionnaires se sont toujours souciés de désamorcer la capacité identitaire
de ce mot; ainsi Mao, en disant que le
terme "prolétariat" désigne "les amis de la
Révolution", soit un ensemble particulièrement multiforme et
intotalisable, met l'accent sur l'aspect
générique du terme. "Communisme" aura désigné quelque chose où
le prolétariat aurait du être désidentifié et "socialisme", au
contraire, où il était identifié – voilà un résumé possible du XXème siècle.
On peut se
demander qu'est-ce que c'est qu'un processus organisé qui s'alimente avec une
sorte de rectitude et de fidélité véritable à la lutte du générique contre
l'identité ? Voici le problème qui nous est légué et dont on peut dire qu'il
est aussi difficile à résoudre qu'un problème de mathématique transcendante.
Nous avons là-dessus derrière nous deux siècles d'expériences passionnantes,
dont certaines positives, mais globalement le problème n'a pas été résolu, il
reste en suspens.
Je vous
propose la définition suivante de ce qu'est une vérité politique. Une vérité politique c'est le produit organisé
d'un événement qui conserve intensification, contraction et localisation,
jusqu'au point de pouvoir substituer à un objet identitaire et aux noms
séparateurs une présentation réelle de la puissance générique initiale.
Étant entendu
que le générique radicalisé est incompatible avec l’État, toute vérité
politique se donne comme une restriction de la puissance de l’État[17]
Réfléchissons
au motif du monument au soldat inconnu. Il y a là indiscutablement une reconnaissance
de la puissance de l'anonyme, de la puissance du générique, mais il y a en même
temps une appropriation de ce motif qui en inverse le sens. Car ce soldat
inconnu est enveloppé dans le drapeau tricolore, i.e. dans le culte de la
Nation au nom de laquelle on a conduit le soldat en question à se faire tuer,
et ce non pas dans un principe d'affirmation du générique, mais dans le but de
solder dans des batailles sanglantes les ténébreuses contradictions
inter-impérialistes entre Français, Anglais et Allemands, batailles au cours
desquelles cette piétaille a été littéralement sacrifiée de façon ignoble. Si
une grande partie de la jeune paysannerie française a pu être envoyée au
massacre pour défendre des intérêts qui n'étaient aucunement les siens, c'est
qu'on l'a fait marcher à l'identité ("A bas les Boches !").
C'est une
appropriation du même type qui fonctionne dans nos pays avec la propagande pour la démocratie. Car
"démocratie" désigne en principe le pouvoir de l'anonyme, du
quelconque (on pourrait imaginer un monument à la gloire de l'électeur inconnu
...).
Lecture par
A.B. du poème de Brecht "Conseil à ceux d'en haut"
"Le
jour où le soldat inconnu fut enterré au bruit des salves de canon, de Londres
à Singapour tout travail s'arrêta à la même heure, de midi deux à midi quatre,
pendant deux minutes entières, uniquement pour rendre hommage au soldat
inconnu. Mais malgré tout, peut-être devrait-on ordonner qu'à l'ouvrier
inconnu, l'ouvrier des grandes villes qui peuple les continents, on rende enfin
hommage. Un homme quelconque, extrait des mailles du trafic, dont on n'a pas vu
le visage, pas aperçu l'être secret, pas entendu distinctement le nom, à un tel
homme rendons un hommage d'une particulière ampleur, avec une émission spéciale
"à l'ouvrier inconnu", et un arrêt de travail de toute l'humanité sur
l'ensemble de la planète".
La
bibliographie thématique que je vous propose aujourd'hui comprend un ensemble
de textes concernant la poésie. Je pense en effet que, pour la philosophie, la
fréquentation de la poésie est essentielle.
On peut en
donner trois raisons principales.
1. L'équilibre
dialectique entre le formalisme mathématique et la poésie
Il y a inévitablement
une pression exercée sur la philosophie par ce que l'on pourrait appeler la
langue scientifique - dont le concentré est le formalisme mathématique - et, de
façon générale, par une langue aussi peu particulière que possible. Cela permet
à la philosophie d'effacer, ou d'éluder, l'élément particulier (ou maternel,
puisqu'on parle de "langue maternelle") dans lequel est enfoncée
chaque langue naturelle. Il y aurait donc une tentation de la philosophie d'être
entièrement paternelle, c'est-à-dire entièrement dévouée au symbolique, ayant
effacé en elle toute trace de la particularité sensible. Vous savez qu'il y a
des philosophes, et parmi les plus grands, je pense à Spinoza et à Leibniz, qui
ont tenté de formaliser la philosophie elle-même. Cette tentation est une
tentation à laquelle la philosophie doit résister, et ce parce qu'elle est dans
la dialectique de l'universalité et de la particularité d'une façon singulière.
La poésie
est, dans la langue, qui est l'élément naturel de la philosophie, ce qui équilibre
dialectiquement la pression de la formalisation. L'ambition du poème, c'est
certes d'aller au-delà de la particularité, contrairement à ce qui est quelque
fois dit (car le poème est une procédure universelle), mais il le fait par une
sorte d'enfoncement aussi radical que possible dans la particularité elle-même.
Le poème s'enfonce dans un langage particulier (le français, l'anglais, l'allemand,
...) de façon à contraindre la particularité de cette langue à énoncer ce que,
en tant que langue particulière, elle se refuse à énoncer. C'est-à-dire que le
poème s'essaye à contraindre la langue à dire par elle-même et en elle-même une
universalité inouïe qui outrepasse sa particularité par
accentuation de
celle-ci. C'est pourquoi tout poète (ré-)invente sa langue natale en lui
faisant dire ce qu'elle n'a jamais dit et ce que, en un certain sens, elle
n'est pas en état de dire avant que le poème la triture, la travaille, ou la
distende dans sa particularité elle-même.
Il y a ainsi
une dialectique générale des bords de la langue : le bord le plus
radicalement universel est la formalisation mathématique et le bord le plus
radicalement particulier, c'est l'enfoncement dans la particularité langagière
qu'effectue le poème.
2. Les
nominations événementielles
C'est
toujours par un recours aux ressources poétiques de la langue qu'adviennent les
nominations d'événement. L'événement, en tant qu'il fait rupture dans les lois
transcendantales d'un monde particulier, n'y est pas immédiatement nommable.
S'il recevait un nom préformé de son existence, c'est qu'il serait calculable
et constructible de l'intérieur de la situation, alors qu'il est précisément
une rupture imprévisible. L'événement finit donc toujours par emprunter sa nomination
à un registre de la langue qui, quoique particulier, est tendu poétiquement, au
sens où il cherche à faire dire à la particularité autre chose que ce qu'elle
peut dire. Il y a des formes basses de cela, qui sont révélatrices, telle la
manie journalistique de nommer depuis quelque temps les révolutions par des
noms de tissus (révolution de velours) ou de fleurs (de la révolution des œillets
dans les années 70 au Portugal jusqu'à la révolution de jasmin aujourd'hui, l'expression
"printemps arabe" participant à l'évidence de cette métaphore
florale), ce qui est, quand même, une manière de beaucoup apprivoiser les révolutions
... Mais, comme beaucoup de caricatures, cela indique une tendance vraie :
l'événement cherche un nom du côté des métaphores, de l'imagerie disponible.
Par ailleurs beaucoup de mots d'ordre de mai 68 sont restés comme mots d'ordre
dans la langue : "sous les pavés la plage", "demandez
l'impossible" etc.
3. Le
statut d'une vérité quelconque
S'il y a une
approche formalisée et mathématique du schème général de ce qu'est une vérité,
il ne faut pas méconnaître qu'il y en a aussi une strate poétique (quand les
choses sont considérées du point de vue de la particularité ; or, la
particularité ne se laisse jamais oublier dans un événement quelconque). C'est
un impératif pour la philosophie d'être aussi proche que possible des différentes
figures contemporaines de la création de vérité (scientifiques, politiques,
artistiques et donc poétiques). C'est pourquoi je plaide pour la poésie
contemporaine qui, aujourd'hui, pour toutes sortes de raisons, est un milieu
encerclé, qui fonctionne pour lui-même (c'est le cas aussi, pour d'autres
raisons, de la musique contemporaine).
Parmi les
publications récentes, j'ai choisi
Philippe Beck :
Poésies premières : 1997-2000 (Flammarion) – c'est une réédition des trois premiers recueils de Ph.
Beck (Chambre à roman fusible, Rude merveilleux et Inciseiv)
Esther
Tellermann : Terre exacte (Flammarion)
Adam Staley
Groves : Poetry vocare (Publishing House) qui est un recueil en anglais[18]
Je vous
signale que Publishing House n'existe que sur internet : www.uitgeverij.cc Quand vous commandez un livre chez Publishing House, le livre est réalisé
pour vous, matériellement il n'existe pas antérieurement à votre commande –
tout ceci en conformité avec les principes de cette maison, que je vais vous
lire : 1. Toutes les langues sont égales (cette maison édite les textes
dans la langue où ils se présentent) 2. Toute édition est sans fin (comme le
livre n'est pas un produit - il n'y en a pas de stocks, pas plus que de mise au
pilon – et qu'il est pris dans une existence virtuelle, il est par conséquent éternel
- bien entendu tant que Publishing House existera, mais Publishing House est
destiné à durer toujours) ; 3. Copyright is no right (l'objectif n'est pas de réaliser un
profit). 4. Seule l'expérimentation peut présenter le présent (P.H. prend soin
de ce qui est nouveau, qu'il soit présent, passé ou futur). 5. Toutes les
publications sont les mêmes (P.H. opte pour une sobriété dans la présentation égale
pour toutes les publications dont il est responsable).
Ces trois poètes
ont quelque chose de commun : une poésie qui se construit dans un développement
assez ample, mais à partir de matrices serrées et même déchiquetées, ce qui,
dans les trois cas, renvoie à Emily Dickinson comme à leur ancêtre véritable.
Un quatrième
livre, qui est quant à lui, un livre de critique : Judith Balso : Affirmation
de la poésie (Nous). Je
vous en lit la table : Stevens, Caeiro, Mandelstam, Pasolini, "les poètes
clair-obscur" (c'est un groupe de poètes chinois tous postérieurs à l'expérience,
fondamentale pour eux, de la Révolution culturelle), Aïgui, Leopardi.
*
Je voudrais
partir de la définition de ce qu'est une vérité politique que je vous ai donnée
la dernière fois. Je vous la redonne. Une vérité politique est le produit
organisé d'un événement populaire massif où intensification, contraction et localisation
substituent à un objet identitaire, et aux noms séparateurs qui vont avec, une
présentation réelle de la puissance générique du multiple.
Je vais
re-ponctuer chaque élément de cette définition récapitulative.
Une vérité
politique est (un) produit.
Un courant
important de la philosophie politique soutient qu'une caractéristique de la politique
est d'être étrangère à la notion de vérité et que dès que l'on connecte la
politique à une notion quelconque de vérité, on bascule dans la présomption totalitaire.
Il s'en déduit qu'il n'y a que des opinions. Vous remarquerez que ceux qui
soutiennent cela ne soutiendraient à aucun moment qu'en science ou en art il
n'y a que des opinions. C'est une thèse spécifique à la politique, dont
l'argumentaire, qui remonte à Hannah Arendt, est que la politique ayant pour
enjeu l'être-ensemble, il doit y avoir un espace pacifique où peuvent se déployer
les opinions disparates et que s'il y a une vérité, elle nécessairement exercer
une oppression élitiste sur le régime obscur et confus des opinions. Cette thèse
est largement implantée depuis une trentaine d'années, i.e. depuis
l'instauration de la période de réaction
dont je fais remonter le début à la fin des années 70[19].
Ce qui caractérise
la pensée politique révolutionnaire, c'est justement de concevoir qu'il y ait
une vérité en politique et que l'action politique est en soi-même une lutte du
vrai contre le faux. Quand je parle de vérité politique, il ne s'agit pas d'un
jugement mais d'un processus : une vérité politique ce n'est pas "je
dis que j'ai raison et l'autre a tort", mais c'est quelque chose qui
existe dans son processus actif et qui se manifeste, en tant que vérité, dans différentes circonstances.
Les vérités ne sont pas des jugements antérieurs aux processus politiques et
qu'il faudrait vérifier ou appliquer etc. Les vérités sont la réalité même en
tant que processus de production des événements politiques, des séquences politiques
etc. Vérités – mais de quoi ? Vérités de ce qu'est effectivement la présentation
collective de l'humanité comme telle. Avec la thèse qu'une bonne partie de
l'oppression politique consiste en leur dissimulation. Quand on se résout à
dire qu'il n'y a que des opinions, c'est l'opinion dominante, i.e. l'opinion
qui a les moyens de la domination, qui va s'imposer comme consensuelle ou comme
cadre général dans lequel existent les autres opinions.
Un événement
populaire massif
La vérité
politique s'enracine dans des événements populaires massifs. Je ne dis pas
qu'elle y est réductible : il n'est pas vrai qu'une vérité politique ne
soit finalement qu'une sorte de moment de soulèvement où, comme disait Trotsky,
"les masses montent sur la scène de l'histoire". Ce qui par ailleurs
n'arrive pas tous les jours. Comme le dit mon ami Sylvain Lazarus, la politique
est rare. La politique en tant que production, bien entendu, en tant que procédure
de vérité, car l’État, lui, existe tout le temps.
Intensification,
contraction, localisation,
Intensification désigne ceci que lors d'un soulèvement populaire
massif, il y a une intensification subjective générale, que Kant avait déjà repérée
au moment de la Révolution française sous le nom d'enthousiasme. Cette
intensification est générale car c'est une intensification et une
radicalisation des énoncés, des prises de parti, des formes d'action aussi bien
que la création d'un temps intense (on est sur la brèche du matin au soir, la
nuit n'existe plus, l'organisation temporelle est bouleversée, on ne sent plus
la fatigue alors qu'on est éreinté etc.) ce qui explique l'usure rapide de ce
type de moment. Un tel état ne peut devenir chronique ; il crée l'éternité
mais il n'est pas lui-même éternel. Néanmoins cette intensité va se déployer
encore longtemps après que l'événement qui lui a donné naissance ait lui-même
disparu. Une fois que les gens sont rentrés chez eux, ils laissent derrière eux
une énergie qui va être
ultérieurement ressaisie et organisée.
Contraction
La situation
se contracte dans une sorte de représentation d'elle-même, de métonymie de la
situation d'ensemble. Pendant un temps, cette contraction est universellement
reconnue : n'importe qui dans le monde sait que les gens rassemblés sur la
place Tahrir prononcent quelque chose qui concerne tout le monde. C'est un
trait général que, durant les levées populaires massives, le "pays
profond" disparaît et toute la lumière est dirigée sur la minorité qui,
pour nombreuse qu'elle soit, reste une minorité – une minorité massive.
Localisation
Une modalité fondamentale d'existence de tout cela c'est la création de
lieux politiques. Un lieu politique est un lieu où a lieu l'événement politique
massif qu'il fait exister dans une adresse universelle. Un événement politique
qui a lieu partout, ça n'existe pas ; un événement politique a lieu dans
un lieu. Ces lieux peuvent varier : les lieux politiques de mai 68 ont été
des bâtiments (l'occupation de la Sorbonne, celle de l'Odéon, celle des usines) ;
ce n'est pas la même chose que des places. Les significations, les modes de présence
ne sont pas les mêmes.
Objet identitaire
Il y a création
par l’État d'une norme quant à ce qui relève de cet État et des droits qu'il
confère. L'objet identitaire est cet objet auquel il faut être le plus possible
semblable pour mériter une certaine attention de l’État. Si on est trop
dissemblable à l'objet identitaire, on aura également l'attention de l’État,
mais dans un sens négatif (suspicion, contrôle, voire expulsion). Dans le cas
de l'objet identitaire "Français" (dont personne ne sait exactement
ce que c'est, d'ailleurs ça n'existe pas), l’État peut procéder à des révisions
drastiques, déclarant un beau jour que certaines populations que l'on pensait être
"françaises" ne remplissent pas les conditions de similitude à
l'objet identitaire.
Noms séparateurs
Ce terme désigne
les différentes manières d'être dissemblable à l'objet identitaire fictif ;
il permet à l’État de séparer de la collectivité un certain nombre de groupes,
appelant ainsi à des mesures répressives particulières. Cela peut aller de
"immigré", "islamiste", "musulman", rom" à
"jeune des banlieues" et, en train de se constituer sous nos yeux,
"pauvre". Je soutiens que ce qui est appelé "politique" par
l’État en France aujourd'hui, ne remue que quelques considérations sur l'objet
identitaire et les noms séparateurs. Quand il y a un événement populaire
massif, il tend, par sa nature propre, à ruiner l'objet identitaire et les noms
séparateurs qui vont avec. Ce qui vient à la place, c'est une présentation réelle,
c'est l'affirmation que ce qui existe ce sont les gens qui sont là. Finalement,
il sera dit qu'ils représentent l'humanité tout entière, car ce qui les meut
dans leur rassemblement localisé intense a une signification universelle. Et
ceci tout le monde le perçoit. Pourquoi ? Parce qu'il s'agit d'un lieu où,
comme l'objet identitaire fictif est pour l'essentiel inopérant ou aboli, ce
n'est plus l'identité qui joue mais les noms génériques, i.e. ce qui intéresse
l'humanité en général.
*
Je voudrais
maintenant préciser le rapport de la localisation à l'extension. Tout le monde a en effet été frappé par le
fait qu'il y a eu d'un côté, dans les mouvements récents du monde arabe, une
intensité extrêmement localisée et que dans le même temps il y a eu une
extension importante encore aujourd'hui in-décidée quant à ses limites. Quelles
sont les procédures de cette extension[20] ? J'en vois à trois niveaux différents.
-
La première
forme d'extension (à mon avis, la plus fondamentale) est liée au sentiment
d'une brutale modification du rapport entre possible et impossible. L'événement
populaire massif crée une dés-étatisation de la question du possible. Car c'est
l’État qui déclare, dans l'ordre de la politique, ce qui est de l'ordre du
possible et ce qui ne l'est pas (y compris par des mécanismes comme l'objet
identitaire). Cette fonction, l’État en est dés-saisi par l'événement populaire
massif ; ce sont les gens rassemblés qui prescrivent une nouvelle
possibilité, ils s'engagent dans l'idée qu'ils ont, eux, le droit de définir un
possible. C'est cela qui crée les conditions d'une extension. Autrement dit,
lorsque tout le monde comprend que l'on n'est plus dans le même régime de délimitation
du possible et de l'impossible.
-
Par ailleurs,
il y a ce qu'on pourrait appeler une délocalisation subjective du lieu, qui
fait que même sur place c'est déjà une extension. Ce qui se dit dans le lieu
politique ne prétend pas ne valoir que pour le lieu, bien au contraire. Des
Espagnols ont dit la chose très bien : "Nous sommes ici, mais de
toute façon c'est mondial, alors on est partout". Les gens se rassemblent
dans le lieu pour valoir partout. Et cette extension initiale va être saisie du
dehors par des gens qui vont dire : "Puisque je suis dans partout, je
vais essayer de faire pareil". Il y a là un va-et-viens. C'est parce que
la subjectivité de ceux qui ont lancé l'affaire est déjà une subjectivité
d'extension universelle, que inversement l'identification à eux va se faire.
-
Le troisième
point est lié à l'imitation de la forme. La forme des choses, i.e. le principe
de localisation, tout le monde va tenter de l'imiter. Aujourd'hui rien ne peut
se faire si on n'occupe pas une place. Ce point est beaucoup plus faible que
les deux précédents. Soyons platoniciens : l'imitation, ce n'est pas ce
qu'il y a de plus fort. On commence toujours par l'imitation de la forme –
Platon dit que l'imitation commence par la surface – alors qu'il faut au
contraire commencer par l'intériorité, par la subjectivité.
*
Je voudrais également
voir avec vous le rapport de la présentation à la représentation. Il y a dans
ma définition de ce qu'est une vérité politique l'expression : présentation
réelle de la puissance générique du multiple. Les tentatives politiques dont je viens de
parler sont des tentatives pour se soustraire à la représentation. Dans
l'affaire espagnole récente, il y a eu la simultanéité frappante entre la
survenue d'une présentation réelle (le rassemblement
de la jeunesse sur une place madrilène) et d'un phénomène représentatif (une victoire électorale écrasante de la
droite espagnole). Le mouvement a dû déclarer la vacuité totale du phénomène électoral
("ces gens-là ne nous représentent pas") au nom de la présentation[21]. C'est une leçon : la possibilité
d'une vérité politique d'un côté et la perpétuation du régime représentatif de
l'autre sont produites dans une sorte de théâtralité (déjà présente d'ailleurs
en 1848 : cf. note 3) d'une façon à la fois simultanée et disjointe. C'est
une synthèse disjonctive de deux scènes théâtrales. Disjonctive, parce qu'à
travers un événement populaire massif, ce qui se produit c'est un détachement
de la représentation ; il y est soutenu qu'il ne faut pas tenir pour réellement
donné ce qui est simplement visible, il faut savoir être aveugle à la représentation.
Comme le dit René Char : "Si l'homme parfois ne fermait pas souverainement[22] les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d'être regardé"
(Feuillets d'Hypnos fragment
59). Et il dit de façon complémentaire : "Ne t'attarde pas à l'ornière
des résultats" (Feuillets d'Hypnos fragment 2). La représentation, c'est le régime du résultat. Ne pas s'y
attarder signifie que le processus, notamment en ce qui concerne une vérité
politique, compte plus que le résultat.
Si le
mouvement s'étendait en Europe, ce qui n'est nullement acquis, il amènerait inévitablement
à une fracture du terme "démocratie" : deux définitions
antagoniques, ou du moins sans véritable raccord, de ce terme s'affronteraient
inévitablement. La fracture de la seule idée consensuelle entre les forces
politiques organisées est une éventualité que celles-ci peuvent dans leur
ensemble légitimement redouter.
Car cette fracture ferait poser à tout le monde la question :
"mais de quelle démocratie parlez-vous ?". Vous imaginez bien
que cette éventualité, j'y mets tous mes vœux ...
Là-dessus, je
vais vous parler de Strauss-Kahn. Je ne veux pas décevoir toutes les attentes
...
Moi, ce qui
m'intéresse dans cette affaire, c'est, précisément, son essence théâtrale. Le
grand écrivain de cela aurait été Jean Genêt. Nous avons là, comme dans Le
Balcon ou Les Nègres, des allégories. On est dans la représentation,
et même dans la représentation de la représentation, la représentation des mécanismes
de la représentation (qu'est-ce qu'un président, qu'est-ce qu'un chef de la
police?). Nous avons en effet là l'Homme Puissant à la tête de l'institution la
plus fondamentale du monde occidental, favori de tous les sondages etc., qui
joue le rôle que tenait, dans Le Balcon, le Chef de la Police – dont Genêt précise qu'au troisième acte il doit
arriver sous la forme d'une grosse bite (vous voyez que tout cela était déjà prévu
...). De l'autre côté, il y a le symbole même de la faiblesse : la Femme
Noire Immigrée, qui vient d'Afrique, qui a un boulot infect etc. La rencontre
de ces deux figures ne peut être que sexuelle, car ils n'ont aucun rapport
entre eux : elle inexiste totalement pour lui, et réciproquement. Le sexe
est cet élément qui provoque des collisions invraisemblables du point de vue
des icônes générales du monde. Il y a aussi le rôle, magnifique, de la Sublime Épouse
qui annonce l'imprescriptibilité du couple ; je lui rends hommage, sérieusement,
car si elle l'aime plus que jamais, c'est qu'il aura montré à tout le monde
quelque chose de la faiblesse humaine.
Mon hypothèse
théâtrale – car les implications "politiques" de cette affaire ne me
font ni chaud ni froid, pour tout vous dire, je n'étais ni dans les électeurs
de Strauss-Kahn, ni dans ses non-électeurs – est qu'il ne voulait pas y aller.
C'est son entourage qui avait créé chez lui ce désir morbide d'être président
de la république : sa femme espérait peut-être qu'il allait s'assagir dans
les nécessités de la représentation, le PS en a fait son candidat et ce au seul
vu des sondages (alors que personne n'ignorait qu'il ne pouvait s'empêcher de
sauter sur une femme dès qu'il se trouvait seul avec elle dans une pièce fermée),
ce qui est quand même extravagant : ça montre à quel point la dégénérescence
idéologique de cet organisme est totale ("gagnons les voix, et après on
verra"). Bref, tout le monde voulait Strauss-Kahn, sauf une personne :
Strauss-Kahn. Comme il n'est pas très courageux, il ne voulait pas y aller,
mais il ne voulait pas non plus dire qu'il ne voulait pas y aller, il ne
voulait pas dire publiquement "ça m'embête" (en pensant, en outre :
"et puis, je sais qu'il va m'arriver des histoires"). Son inconscient
a trouvé la solution de ce dilemme. Il n'ira pas et, pour cela, il n'a qu'a eu
dire oui à sa pulsion, ce qui est très économique. Ce qui fait qu'il est
content, parce qu'il ne va pas faire ce qu'il ne voulait pas faire et aussi
parce qu'il a dit à la terre entière qui il était vraiment ; si j'étais
lui, j'éprouverais une joie ironique, parce que je me dirais : "Bande
d'ânes ! Voilà celui pour lequel vous vouliez tous voter !" Et ça,
c'est une position merveilleuse. L'épouse aussi est contente, car elle est dans
un rôle sublime, elle va montrer aux gens ce que c'est que l'amour. Moi, je
suis content aussi, parce que Strauss-Kahn, je n'en voulais pas. Il faut
vraiment chercher dans les entrailles du PS pour trouver des gens mécontents.
Ce collapsus
symbolique entre la puissance absolue et l'impuissance absolue, je pense que
c'est cela qui intéresse tout le monde et qui explique la fascination exercée
par cette affaire. La décision de Strauss-Kahn fait apparaître un élément
d'humanité secret dans l'icône il faut le dire bestiale du président du FMI.
Un seul
appendice. On voit entrer en scène Mme Lagarde. Imaginons l'histoire suivante :
Mme Lagarde est dans l'hôtel, elle sort de sa douche, et un groom philippin lui
saute dessus. C'est ce que Husserl appelle une variation eidétique. Le type est
pris, il est menotté et photographié menotté. Que dit la presse ?
Stigmatise-t-elle ces mœurs américaines épouvantables qui consistent à présenter
les gens avec des menottes ? Je vous garantis que non. La presse dit :
"Justice est faite, ce salaud a ce qu'il méritait". C'est quand même
la preuve que cette histoire est en profondeur une histoire de classes. Si on
fait la variation eidétique dans l'autre sens, on voit bien que la construction
de Strauss-Kahn en victime ne s'explique que par le croisement, imprévisible,
entre la détermination sexuelle et la détermination de classe.
[1] [DF] notamment 23 janvier
2008 et 19 novembre 2008
[2] Le point faible de Platon
n'est pas, comme on le dit parfois, la distinction entre sensible et
intelligible, qui est plutôt une caractéristique du platonisme vulgaire. La
distinction essentielle pour Platon est en effet entre l'être et l'existence.
Cette distinction est interne à l'existence, au il y a, car penser c'est saisir
dans l'existence la part d'être qui s'expose à la pensée - cf. la discussion du
terme ousia tout au long de l'année 2008
et sa récapitulation en mai 2010.
[3] Quand, pour un multiple
donné, son degré d'identité à soi est faible, c'est que, au regard du monde
considéré, sa présence y est faible. "Ceux qui proclament "Nous ne sommes
rien, soyons tout !", (...) affirment qu'ils ne sont rien dans le monde
tel qu'il est, quand il s'agit d'apparaître politiquement". C'est un mot
d'ordre pour renforcer la présence d'un multiple qui existe peu dans ce monde.
"Et le devenir "tout" suppose le changement de monde,
c'est-à-dire le changement de transcendantal" (SMP p. 73). Un multiple ayant un faible degré
d'identité à soi est un multiple que le monde maintient à distance de lui-même,
à distance de ce dont il est capable (notamment à ses propres yeux : c'est
aussi un multiple déprimé). Quand la valeur de la fonction d'identité appliquée
dans un monde à un multiple est égale à µ, ce multiple est un inexistant dans ce monde. A l'inverse, quand
cette valeur est égale à M, on parlera d'existence pleine. En général, référez-vous à votre
expérience personnelle, nous ne cessons de circuler entre des mondes dans
lesquels notre E(i) est tantôt plus ou moins proche de µ, et tantôt de M.
[4] L’évaluation, dont les agents
sont forcément des experts, est une
catégorie extra-judiciaire présente un peu partout dans le dispositif dont il
est ici question
[5] Comme si l’être prenait sa
revanche sur l’acte, ce qui, ainsi que Sartre l’a établi, revient à promouvoir
l’avoir.
[6] Rappelons que dans le cas
particulier des Roms, si on veut remonter jusqu'à la nature de l'acte qui a été
à l'origine des opérations menées contre eux, on découvre qu'il se résume à
celui d'avoir été abattu par un policier lors d'un "contrôle".
[7] La visée de l'activité
sociologique ordinaire est l'existence sociale, mais aussi, et simultanément,
la représentation que l'État en donne aux intéressés eux-mêmes.
[8] C'est cet individu dont le
degré d'identité à X n'est pas suffisant, celui dont l'être-là dans le monde
n'est pas "normal", dont on entend dire qu'il "ne partage pas
nos valeurs".
[9] Appellation donnée en hommage
à l'axiome de séparation de la théorie des ensembles.
[10] Dans le cas du "Malien"
du texte que je vous ai lu au début, c'est au moment où le nom séparateur est
devenu normatif, qu'il est aussi devenu tragiquement approprié : car c'est bien
parce qu'il était malien, qu'il a été assassiné.
[11] Car la chute des régimes
communistes de l’Europe de l’Est il y a une vingtaine d’années n’a rien de comparable.
Elle s’est faite avec le consentement de l’URSS, ce que symbolise la rencontre
entre le dirigeant est-allemand Honecker avec ses tuteurs russes : lorsqu’il
leur a demandé l’autorisation de tirer sur la foule (étape obligée pour lui),
il s’est vu refuser cette autorisation. Le changement dans la structure du
pouvoir communiste s’est effectué avec les mêmes apparatchiks qui se sont installés aux commandes sur les ruines
du système qu’ils avaient fait auparavant imploser.
[12]
A titre d'exemple, si on se demande quelle est la signification et la portée
des mouvements révolutionnaires dans une grande étendue du monde arabe
aujourd'hui, il ne suffit pas d'être en empathie avec la situation, mais il
faut se demander quelle est la nature des problèmes qui, dans cette situation,
sont à l’œuvre en tant que problèmes de l'histoire des politiques; je renvoie
ici à ce que je vous en ai dit lors du dernier séminaire (19.01.11).
[13]
Rappelez-vous la déclaration récente de l'un de nos ministres disant qu'il y a en
France trop de
musulmans ; "trop" ici ne peut vouloir dire qu'une seule
chose : certains d'entre eux sont de trop ; il est ainsi dit clairement que l'être
propre, ici, de ces gens en trop doit être l'inexistence. C'est un énoncé ontologique et non simplement
une bourde réactionnaire. Il y a pour l’État une gamme de solutions considérable
pour traiter cette question d'inexistence, depuis l'expulsion par charters
jusqu'aux chambres à gaz, toutes se présentant comme la "solution
finale" du problème.
[14] cf. 08.12.2010
[15] C'est
cet individu dont le degré d'identité à X n'est pas suffisant, dont l'être-là
dans le monde n'est pas "normal", dont on entend dire qu'il "ne
partage pas nos valeurs" et qu'il ferait bien, éventuellement par le biais
de cours, de "s'intégrer".
[16] Appellation donnée en hommage à l'axiome de séparation de la théorie des ensembles.
[17] En
intégrant au concept d’État l'ensemble des ramifications constituant l'économie
capitaliste (c'est un acquis fondamental du marxisme), ce qui différencie ce
que nous entendons par "restriction de la puissance de l’État", de ce
que le libéralisme y entend.
[18] Ce qui ne devrait nullement être un obstacle à sa lecture. La poésie c'est la présentation des langues. Si nous étions capable de pousser le devoir d'exister aussi loin qu'il doit l'être, nous devrions connaître beaucoup de langues (au moins une vingtaine ... ) et si nous le faisons pas, c'est que nous sommes paresseux. En France, on sait très bien que si on en connait deux, c'est déjà un exploit, trois on est un polyglotte.
[19] Et dont nous entrevoyons peut-être aujourd'hui la fin ...
[20] On peut déjà signaler que la comparaison avec les révolutions européennes de 1848 est proprement fascinante : les rassemblements marqués par une générosité ample et naïve, l'extension dans une aire culturelle (l'Europe dans un cas, le monde arabe dans l'autre), le sentiment d'une ouverture, en dépit des faiblesses ou des reprises en mains ici ou là – ouverture en partie vide, i.e. qui n'a pas encore la plénitude de sa proposition politique, mais qui, en tant qu'ouverture, est précisément saisissante par ce mélange de contraction et d'extension.
[21] Le terme qui est ici mis hors course, c'est la gauche, il faut bien le
dire : elle disparaît de la scène représentative au moment même où il se
passe quelque chose de significatif concernant le peuple espagnol.
[22] "Souverainement", i.e. comme un acte de puissance et non comme une infirmité