Pour
aujourd’hui : Platon ! (3)
Séminaire
d’Alain Badiou (2009-2010)
[notes
de Daniel Fischer]
Table des matières :
Argument 2
28 octobre 2009 2
Publicité 2
18 novembre 2009 5
Mallarmé 7
13 janvier 2010 8
Hommage à Daniel Bensaïd 8
La République (III, 414-415) 8
27 janvier 2010 12
Haïti 12
L’argumentation en philosophie 13
17 février 2010 17
Récapitulation 17
1. La thèse de Platon est que, si on se
représente que dans un domaine déterminé il y a des vérités, alors le débat
d'opinions doit être évité..................................................................................................... 18
2. Le sujet de la vérité n'est pas le même que
le sujet de l'opinion........................................ 18
3. La dissymétrie................................................................................................................. 18
4. Quand on a atteint le point d'aporie, la
dissymétrie des sujets se manifeste en ceci que seul le sujet de vérité peut
continuer, alors que l'individu démocratique, lui, ne peut que se taire................................. 19
Une ontologie de l’opinion 19
La République (477d-479a)................................................................................................ 20
10 mars 2010 21
Préambule 21
Récapitulation 22
Pourquoi Platon aujourd'hui ?............................................................................................. 22
Pourquoi le texte de Platon ?............................................................................................... 23
Pourquoi La République ?................................................................................................... 23
Pourquoi une traduction ?................................................................................................... 24
Quatre opérations 24
Restructuration formelle...................................................................................................... 24
14 avril 2010 25
19 mai 2010 29
Trois types d’opérations 29
a) La variation..................................................................................................................... 29
b) Le remplacement............................................................................................................ 30
c) La suppression................................................................................................................ 30
Les déplacements conceptuels 30
1. Le terme ousia................................................................................................................ 30
2. L'idée du Bien................................................................................................................. 31
Contemporanéité 31
9 juin 2010 31
16 juin 2010 34
Fragment 1 de L'incident d'Antioche (pièce
d'Alain Badiou, 1984-89) 37
Fragment 2 de L'incident d'Antioche (pièce
d'Alain Badiou, 1984-89) 38
Il est impossible de penser une césure
quelconque dans les
représentations dominantes sans s’en prendre à leur noyau, qui est ce que j’ai
appelé le « matérialisme démocratique », et dont tout le ressort est qu’il n’y a rien
d’absolu ni de vrai, mais seulement l’égalité des convictions personnelles et
la finitude animale des identités.
Pourquoi notre guide, au
regard de cette situation, est-il, depuis deux ans, Platon ? C’est que Platon a
tenté la première justification rationnelle du point que voici : une vie digne
de ce nom, la « vraie vie », pour parler comme Rimbaud, ne peut être
qu’une vie où opère une Idée. Vivre, ce qui s’appelle vivre, suppose donc que quelque accès aux vérités
absolues nous soit ouvert.
Pour parler selon les
images du Maître, on dira que toute vraie vie opère une sortie de la Caverne.
Que cette sortie ne
puisse se faire qu’en force, c’est bien ce que Platon affirme sans ambages. Il
pressent aussi que le plus difficile est de se garder des fausses sorties,
celles qui, doucement, pacifiquement, nous persuadent qu’on peut sortir sans
sortir, qu’il suffit pour cela de se rapprocher d’une porte factice,
trompe-l’oeil majeur de ce qui, en fait d’images, se dispose dans notre Caverne
« occidentale ».
L’année dernière, nous
avons démontré que ce trompe-l’oeil est aussi bien une Idée, à savoir l’Idée
qu’on peut sortir sans Idée. J’ai proposé d’appeler cette Idée : la Gauche,
laquelle inclut sans aucun doute sa propre gauche, la gauche de la gauche,
petite fausse porte à gauche de la grande.
D’où que le sens
authentique du platonisme est celui d’une double rupture : entre les opinions
et les vérités, ce qui exige qu’on soit fidèle à quelque événement ; entre l’événement et son semblant, ce
qui exige qu’on rompe avec ce qui nous vend l’oxymore d’une émancipation
installée.
Nous allons conclure
cette année, par une récapitulation monumentale de ce platonisme revisité. Nous
parlerons de l’Idéation requise, des vérités éternelles, du Communisme sans
Etat, de la crise de la négation, de la violence immanente. Nous parlerons, en
somme, des toutes les conditions contemporaines de la vraie vie.
Sortie en librairie de mon Éloge de l’amour. C’est un texte largement improvisé provenant d’un entretien avec
Nicolas Truong. D’où son allure manifestement exotérique, mais qui présuppose,
comme son socle, la présence des textes antérieurs que j’avais consacrés à
l’amour : « La scène du Deux » paru dans l’ouvrage collectif De
l’amour, aux éditions Flammarion, coll. Champs (le
plus systématique de ces textes), « Qu’est-ce que l’amour ? »
qui figure dans Conditions, le bref mais
significatif passage consacré à l’amour dans mon livre sur Beckett, et enfin,
dans Logiques des mondes, la confrontation du roman
de Rousseau La Nouvelle Héloïse avec la Commune de
Paris.
*
Le thème de ce troisième et dernier séminaire
placé sous les auspices de Platon sera éminemment platonicien, puisqu’il va y
être question de la vraie vie (thème platonicien,
mais plus généralement thème omniprésent dans la philosophie antique, comme l’a
montré Michel Foucault) : qu’est-ce que vivre ? Ou plutôt :
qu’est-ce qu’une vie digne d’être vécue ? Qu’est-ce que la vie telle qu’on
peut rendre raison de son sens ?
Il me semble que sur cette question de la
vraie vie, il y a trois orientations principales dans l’histoire de la
philosophie.
Selon la première orientation le secret du
sens de la vie réside dans la vie elle-même. C’est la vie qui est la ressource
de sens pour la vie elle-même. Thèse radicalement immanente. Elle n’ignore pas
qu’il y a des puissances réactives qui, de l’intérieur de la vie, peuvent
travailler contre elle. L’enjeu est par conséquent de délivrer la puissance créative de la vie des forces qui l’entravent de façon
immanente. On aura reconnu l’orientation vitaliste
et ses maîtres (Nietzsche, Bergson, Deleuze). Pour Nietzsche, la vie est
explicitement la puissance d’évaluation de la vie ; d’où que la valeur de
la vie ne peut pas être évaluée. Il n’y a pas d’évaluation de l’évaluation
(énoncé homothétique aux énoncés lacaniens : « Il n’y a pas d’autre
de l’Autre », « il n’y a pas de métalangage»). La capacité à
« un dire oui dionysiaque au monde » n’est pas une évaluation ;
il est dit oui à l’inévaluable, oui au « il y a » en tant que tel (le
« il y a » échappe à l’évaluation). Par contre, de l’intérieur de la
puissance de la vie, il est possible de trans-valuer les valeurs réactives,
soit ce qui se présente comme le Mal : le mécanique, le systémique et le
transcendant. La vraie vie est la vie désentravée, essentiellement innocente
(mais il est d’autres noms pour l’innocence :
anonymat, virtuel pur, …).
La seconde orientation pose que la vie comme
puissance biologique (« ce que peut un corps », comme dit Spinoza)
est au contraire ce qui fait obstacle à la vraie
vie. La corporéité finie doit être interrogée, mais elle doit l’être au regard
de ce qu’elle rend impossible. Cette orientation
peut être dite spiritualiste. Elle est souvent
intriquée au religieux, mais pas nécessairement : le terme
« esprit » peut venir désigner le bord de contact extrême où la vie
dans son sens biologique s’exténue. La vraie vie ici consiste à ne pas être
captif de la persévérance vitale (de la vie comme effort pour persévérer dans
son être).
La troisième orientation cherche à échapper à
l’opposition entre vie et esprit. Je pense (et je tâcherai de justifier cette
position) qu’on peut la rattacher à Platon, qui est pourtant communément
présenté comme un spiritualiste. Or, pour Platon, la vraie vie n’est pas une
autre vie, ou une vie à la limite de la vie, mais c’est une vie orientée, à l’intérieur de sa propre ressource, par l’Idée. La question de la vraie vie est une question d’orientation, et je dirai
même d’aimantation (en insistant sur le fait que la limaille de fer est ici
attirée vers (par) quelque chose qui n’est ni intérieur ni extérieur). Dans mes
termes, cela se dit : la vraie vie pour un individu c’est accepter son
incorporation au devenir d’une vérité. Une vie est pourvue de sens quand elle
est, dans le réel, polarisée de façon immanente par l’Idée.
Quand on dit cela, quels sont les axiomes
cachés sur lesquels on s’appuie ?
A. Le premier c’est que toute vérité a un corps. Qu’est-ce que le corps d’une vérité ? « Corps d’une vérité »
désigne ceci qu’une vérité n’est pas une idéalité transcendante, mais qu’elle apparaît
dans un monde. Et j’appelle « sujet » ce qui
se constitue comme incorporation au devenir d’une vérité. Le corps d’une vérité
est par conséquent un corps subjectivable [sur ces
concepts : voir Logiques des mondes]. Prenons
l’exemple d’une procédure de vérité, et en l’occurrence l’exemple canonique de
l’amour. Un amour est une procédure de vérité qui porte sur la différence comme
telle : il s’agit, pour un amour, de connaître à travers une expérience
effective ce qu’est le Deux. Qu’est-ce que le corps de vérité de cette
procédure ? Eh bien, ce qui fait corps du Deux, c’est le couple. Mais le
couple, ce n’est pas un (individu) + un (individu). Ce corps n’existait pas
avant la rencontre des deux uns. Il a désormais son existence propre, ce qui
inclut une multitude d’aspects variés : ce corps amoureux a ainsi notamment
son espace à lui qui est l’espace du Deux (d’où l’importance pour les deux uns
qui le constituent de la question de la cohabitation), il a aussi une sexualité
(question majeure, plan d’épreuve inévitable, mais en quelque sorte question
dérivée posée au corps amoureux constitué : rendre appropriable l’un à
l’autre les corps des deux uns). Quand le couple « ne marche pas
bien », c’est que le corps amoureux a buté sur la question de
l’aimantation : c’est un problème de (dés)orientation qui implique pour ce
corps le risque de dépérir. La fin d’un amour, c’est la fin d’un
sujet ; le sujet amoureux (le corps de vérité constitué des deux uns)
s’est trouvé désorienté[1].
B. Le deuxième axiome consiste à admettre que des individus vivants
peuvent se disposer eux-mêmes dans un corps de vérité ; ou encore :
il faut supposer que des individus peuvent entrer de leur plein gré dans la
composition d’un corps subjectivable (dans le lexique platonicien : ils peuvent
participer du sujet). C’est très précisément ce
dont le sceptique nie la possibilité. Le vrai scepticisme, le scepticisme
profond, n’est pas tant concerné par la question de l’(in)existence de la
vérité, que par celle de l’impossibilité de l’incorporation à un corps de
vérité. Autrement dit, pour le sceptique, il n’y a pas de vraie vie. Ce qui est
aujourd’hui l’opinion dominante.
C.Troisième axiome : la vraie vie
est indiscernable de la vie du vrai. Ce qui signifie que l’individu, en
s’incorporant au corps subjectivable, fait vivre le vrai. Le vrai ne serait pas vivant s’il n’y avait une telle incorporation.
On peut dire simultanément, en prenant les choses du point de l’individu, que
l’individu fait vivre quelque chose dont il n’est pas la mesure (quelque chose
qui lui est supérieur de façon incommensurable). Pour reprendre l’exemple de
l’amour, on voit bien que les disputes dans le couple (les vraies disputes, pas
celles qui portent sur la couleur des rideaux) concernent la vie du processus
amoureux lui-même : elles éclatent quand l’un des deux, ou chacun des
deux, est persuadé que ce qui donne la mesure des choses, c’est sa vie à lui, individu,
et non la vie du corps amoureux. C’est-à-dire quand ce qui pointe, c’est la
tentative (la tentation) de ré-enfermer la vie du vrai dans la vraie vie –
vraie vie qui, j’insiste sur ce point, est une catégorie qui relève de
l’individu. C’est en arguant de la vraie vie que l’individu incorporé dans un
processus de vérité est en situation de mettre ce processus en danger.
Reprenons tout ceci à l’aide de catégories
lacaniennes quelque peu tordues pour l’occasion.
Toute vérité a un corps, avons-nous dit, et
elle apparaît dans un monde. Ontologiquement, une vérité, comme tout ce qui
est, est un multiple. J’appelle ce multiple particulier qu’est une vérité un
multiple générique. Un tel multiple échappe à toute
possibilité de classement par des prédicats langagiers (il y a en lui une
dimension d’anonymat qui est le substrat de son universalité), il n’est pas
réductible à une identité fermée. C’est un multiple infini, toujours à venir et
faisant trou dans le savoir. J’appelle réel d’une vérité l’ensemble formé par son être et son apparaître.
Un multiple générique n’est pas réductible à
son être corporel immédiat, il est en exception par rapport aux autres corps du
monde, d’être un corps subjectivable. Ce trait, qui est de l’ordre de la
différence à soi-même, relève du symbolique.
Un individu incorporé dans un processus de
vérité peut se représenter son incorporation comme une dilatation de sa vie à
l’échelle du corps subjectivable (qui, rappelons-le, est un multiple infini).
L’incorporation lui apparaît comme excédant de toute part sa vie individuelle,
comme une infinitisation de celle-ci. Alors que, essentiellement fini,
l’individu n’est jamais qu’un composant du sujet de la procédure. Il y va ici
d’une puissante relation imaginaire qui, pour
autant, n’est pas une illusion. Elle explique que vous pouvez aller dans une
réunion de trois personnes en pensant que vous montez sur la scène de
l’Histoire. En quoi vous n’avez pas tort, ni raison d’ailleurs. La relation
imaginaire va articuler votre détermination individuelle à la procédure de
vérité en tant que celle-ci est la projection possible d’un réel dans un ordre
symbolique. Nous appellerons Idée l’intégration de
ces trois dimensions – réel, symbolique, imaginaire – au niveau de l’individu.
Je vous avais donné l’exemple de
l’Idée du communisme qui était la projection du réel de séquences de la
politique révolutionnaire dans le registre symbolique de l’Histoire; comme le
réel politique n’est pas symbolisable comme tel, c’est dans une médiation
imaginaire que l’individu peut entrer dans la disposition d’une vérité, en se
représentant lui-même comme un
agent historique, et non pas simplement un individu incorporé à une
procédure. Une Idée existe pour un individu ;
en tant qu’opérateur d’incorporation, elle est une matérialité et non une idéalité.
Je donnerai la définition suivante de
l’Idée : une Idée est ce par quoi l’individu incorporé à une procédure de
vérité peut évaluer un moment réel [un fragment réel] de la procédure à partir
de ce que ce moment aura été dans l’exception
globale que la vérité constitue. Comme vous le voyez, l’Idée travaille toujours
au futur antérieur. L’évaluation d’un fragment réel [p. ex. une séquence de la
politique révolutionnaire] se fait à partir du déploiement total de la
procédure, représenté au futur antérieur, i.e. une fois qu’elle aura été
entièrement établie. On peut dire que d’une certaine façon la polémique
contemporaine contre l’Idée (la « critique des idéologies ») est une
polémique contre le futur antérieur. C’est ainsi qu’on va accabler le militant
qui distribue des tracts au petit matin devant une usine, en lui représentant
la vanité inhérente à un labeur ayant pour horizon « l’avenir
radieux » de l’humanité. Et de cet avenir, on demandera, pour commencer,
de quelles preuves il dispose. Mais il n’y a pas de preuves !! Tout
simplement parce que le militant qui distribue ses tracts au petit matin ne
travaille pour l’avenir, mais pour un présent qu’il
fait exister en se représentant (de façon certes imaginaire, mais il n’y a là
rien de négatif) la procédure à laquelle il est incorporé comme complètement
déployée (i.e. au futur antérieur). Il peut répondre à ses critiques que, pour
lui, la vraie vie c’est la vie selon l’Idée.
Autre exemple : l’Idée du beau dans
l’esthétique classique. La contemplation d’une œuvre d’art est déjà une figure
d’incorporation. [Comme l’a montré Kant, le « jugement de goût »
n’apprend rien sur l’objet sur lequel il porte, non plus que sur le sujet qui
l’émet, sinon que celui-ci est capable, sur la seule base de la satisfaction
qu’il éprouve, de déclarer « beau » cet objet. Et comme chacun
considère que la satisfaction qu’il éprouve est fondée sur quelque chose qu’il
peut supposer en tout autre (Critique de la faculté de juger § 9)], ce à quoi cet individu est en train de s’incorporer c’est l’Art
lui-même en tant qu’exception symbolique au sensible ordinaire.
Pour nommer l’action de l’Idée lorsque l’on considère l’entrée d’un individu dans la composition d’un
corps subjectivable, je parlerai volontiers d’idéation (un mot assez laid, mais
la philosophie est accoutumée à utiliser ce genre de termes). L’idéation
désigne l’opération par laquelle un fragment de réel en exception sera
représenté au futur antérieur; ce réel est ainsi relevé jusqu’au principe
[jusqu’à l’excellence de ce qui est][2].
Le destin des individus, quand ils aspirent à
expérimenter une vraie vie, est suspendu à l’Idée
en tant qu’il peut y avoir idéation. A l’inverse, priver l’humanité de toute
Idée (soit le mot d’ordre contemporain « Vis sans Idée »), autrement
dit la « désidéer » (un terme qui n’est
pas plus beau que « idéation ») c’est lui infliger le pire malheur
qui soit; car l’injonction « Vis sans Idée » ne signifie rien d’autre
que « Vis pour toi-même », toute incorporation est alors réputée
impossible, ce qui enferme l’individu dans sa finitude et plus exactement dans
la représentation qu’il se fait du destin d’un animal quelconque.
La vraie vie s’oppose en première
approximation à une vie gouvernée par les intérêts de l’individu. Mais en y
regardant de plus près, on voit bien que ce à quoi l’humanité est le plus intéressée, c’est à la vraie vie elle-même. Chacun le sait d’ailleurs : les
affects les plus intenses, quel que soit le nom qu’on leur donne –
enthousiasme, joie, bonheur – sont toujours désintéressés, sont toujours une
grâce. Dans de nombreux passages de son œuvre, Platon revient sur un thème dont
l’insistance est en elle-même assez énigmatique (il y consacre une bonne partie
du livre IX de La République), outre qu’il
contredit toute évidence empirique, à savoir que c’est le juste qui est
véritablement heureux. Platon ne dit pas : être juste, c’est mieux qu’être une
canaille, parce que cela, c’est évident, tout le monde le sait. L’idée à
laquelle il tient, c’est que le juste, même maltraité au fond d’une cave par
une canaille, est plus heureux que la canaille en
question. La conviction platonicienne c’est qu’il existe une expérience
effective de la vraie vive qui ne se laisse pas normer par ce qui est extérieur
à elle. La vraie vive sait, de l’intérieur, qu’elle est supérieure à la vie de
la canaille. On comprend alors pourquoi Platon estime que ce sont les
philosophes qui sont les mieux placés pour assurer le gouvernement de la cité.
Ce sont eux qui connaissent le mieux la vanité de cette fonction, son peu
d’intérêt par rapport à la vraie vie; la faible séduction qu’elle exerce sur
eux les empêchera de se battre entre eux pour occuper la place de leader. Ils
accepteront ce poste par devoir envers la communauté mais ils ne se feront pas
prier quand il s’agira de le céder au suivant.
Les individus ne communiquent entre eux que
s’ils ont une Idée en partage. Lacan a raison quand il dit qu’il n’y a pas de
rapport sexuel. Il entend ainsi faire comprendre que la sexualité ne permet pas
la communication entre les individus. Mais il faut compléter Lacan en soutenant
que les individus communiquent par l’amour. Pourquoi cette prééminence de
l’amour sur la sexualité ? Ce n’est pas parce que le sentiment est plus grand,
plus beau (plus sympathique ?) que le désir. C’est parce que, contrairement à
la sexualité, l’amour n’existe que dans l’élément de l’Idée.
La dernière fois, j’avais tenté de définir la
vraie vie en disant qu’il s’agissait pour un individu d’accepter son
incorporation au devenir d’une vérité. La vraie vie, avions-nous dit, c’est la
vie selon l’Idée (une vie orientée par l’Idée). Le réel d’une vérité c’est, pour le multiple infini qu’est une
vérité, d’avoir un corps, d’apparaître dans un
monde, cela désigne sa matérialité (une vérité n’est pas une idéalité
transcendante). Mais, par ailleurs, ce réel est en exception de la réalité
mondaine, il est en interruption des lois du monde, selon la nature
événementielle de la vérité. Pour la vérité, le monde comme tel en effet ne
suffit pas : elle s’initie, de façon locale, d’un point de défaut du
monde (thèse qui s’oppose à la conception vitaliste
selon laquelle elle apparaît au contraire comme un point de concentration de la
plénitude du monde). Le fait, pour la vérité,
d’être marquée par le manque, de comporter un élément de soustraction, pointe
(si l’on peut dire) sa dimension symbolique. Enfin,
l’individu pour lequel il y a une vérité doit se représenter ce rapport entre
réel et symbolique, le rapport entre la promesse d’infinité dans le monde et le
point local d’exception ; cette question a été thématisée dans le passé
sous des aspects très divers, par exemple sous la forme du passage de la
« classe en soi » (prise dans les conditions objectives de
l’économie) à la « classe pour soi » (dotée d’une capacité politique,
pouvant s’ouvrir à une perspective historique). Mais cela ne se passe pas comme
ça : l’incorporation d’un individu dans un processus de vérité suppose une
relation imaginaire par laquelle il peut se
représenter que l’infini est en jeu et que quelque chose s’est ouvert qui
outrepasse son intérêt individuel.
Les individus ne communiquent que pour autant
qu’ils ont une Idée en partage, avions-nous également dit – ce qui est tout à
fait l’inverse de l’idéologie contemporaine, pour laquelle ce qui a de la
valeur c’est ce qui s’engendre à partir de la communication sans rivage, du chat, comme une flamme quand on frotte un silex ; or, s’il n’y a pas
au départ une Idée en partage, ce que les individus vont communiquer c’est inéluctablement
des opinions et des intérêts. Ce qui va en sortir, en réalité, ce n’est rien
d’autre que le milieu neutralisé constitué par la communication elle-même. Ce
qui, il faut y insister, expose le collectif à la manipulation. Seul le
registre de l’Idée est susceptible d’empêcher que soit façonné un collectif
exposé à la propagande. De ce point de vue, les propagandes « totalitaires »,
si violemment dénoncées aujourd’hui, avaient quelque chose de foncièrement
laborieux (elles ne fonctionnaient qu’adossées à un formidable appareil
policier, ce qui n’est pas le cas de la propagande des démocraties
parlementaires, tellement efficace qu’elle fonctionne toute seule).
Le thème de la communication est ajointé à
celui de la liberté des opinions. En réalité, ce qui importe, pour les
opinions, c’est de pouvoir circuler, et de cela elles ne se privent pas (à
l’instar des marchandises, des capitaux … il n’y a que les hommes qui circulent
mal aujourd’hui). Il faut reconnaître que, emballées comme elles sont, la
liberté de ces opinions circulantes est toute relative.
L’Idée doit être universelle ; elle ne
doit comporter aucun élément interne qui lui interdise d’être partagée par
tous. Faute de quoi, la vraie vie supposerait des conditions particulières, des
contenus particuliers, qui agiraient comme des déterminations extrinsèques. Si
la vraie vie n’est pas universalisable, son ressort intime ne saurait être que
l’intérêt de l’individu ; dans ces conditions la vraie vie, en tant que
catégorie de l’individu, est en situation de mettre en danger le processus de
vérité parce que l’intérêt de l’individu se présente alors comme ce qui donne
la mesure des choses.
« La vraie vie est absente », disait
Rimbaud. Pour échapper à ce verdict, il est indispensable que la vraie vie
concerne l’humanité tout entière. L’Idée du communisme c’est (c’était) que, selon la formule classique, « l’émancipation
du prolétariat sera l’émancipation de l’humanité tout entière ». Qu’est-ce
que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il y a une classe dont la particularité
réside en ceci que son émancipation fonctionnerait comme une Idée commune. Le communisme désigne ce moment où le contenu de l’Idée en partage
universel est justement l’en-commun. Autrement dit, c’est le moment où
l’humanité s’occupe d’elle-même, c’est le moment de l’auto-affirmation de
l’humanité. L’humanité serait « réconciliée avec elle-même » (Marx).
Le communisme serait-il alors l’Idée de l’Idée, pas très éloignée de l’Idée
absolue hégélienne ? C’est pour éviter ce rapprochement que Marx insiste sur le
rôle du prolétariat. Le prolétariat occupe
(occupait) un lieu, le lieu de l’idéation. Le lieu de l’idéation désigne le point
où la singularité et l’universel se croisent. Si l’on voulait être au lieu de
l’idéation, il fallait rejoindre le prolétariat. C’est une extraordinaire invention de Marx. Déjà Platon le
cherchait, le lieu de l’idéation (et cette recherche est en réalité depuis
toujours le problème politique lui-même). Il a pensé le trouver chez le tyran
de Syracuse et, comme vous le savez, son voyage pour la Sicile lui a attiré les
pires ennuis. L’idée était de toute façon saugrenue, allez-vous dire, mais en
réalité elle ne l’est pas plus que celle de Diderot allant chercher le lieu de
l’idéation en Russie chez Catherine II, pour ne rien dire de Voltaire chez
Frédéric II de Prusse. Hannah Arendt, qui dit n’avoir jamais retiré son estime
à Heidegger, a pointé dans un article célèbre écrit au lendemain de la Deuxième
Guerre Mondiale, la propension des philosophes à aller chercher leur salut
politique chez les tyrans. Moi-même, j’ai du essuyer cet argument en ce qui
concerne ma relation avec Mao. Mais le lieu de l’idéation, je peux vous le
dire, ce n’est pas une lubie. C’est quelque chose que vous pouvez éprouver quand vous êtes au contact d’une altérité réelle, par exemple en
rencontrant des Maliens dans un foyer d’ouvriers étrangers, des Maliens que
vous êtes allés voir parce que vous avez une Idée en partage avec eux, au
moment où vous réalisez qu’une communication s’est établie entre vous parce
que la rencontre a eu lieu sous le signe de l’Idée. C’est
de cela dont parle Platon dans La République (l’Idée
d’une Cité véritable). L’humanité réalise son essence quand elle habite le lieu
de l’idéation.-
*
Je reviens sur l’énoncé par lequel j’ai
commencé tout à l’heure. « La vraie vie, c’est la vie selon l’Idée ».
Il y a, à mon sens, deux erreurs à ne pas commettre dans l’interprétation de
cette maxime. La première consiste à se référer à l’Idée comme à une
transcendance, comme à un terme qui serait transcendant à ceux qui partagent
l’Idée. Or, si un tel et un tel ont l’Idée en partage, c’est précisément parce
l’un comme l’autre sont incorporés à une vérité en devenir. L’idéation est un
processus immanent. La deuxième erreur c’est de tenir l’Idée pour un paradigme,
un modèle, voire un programme ; comme si l’Idée proposait une norme à
laquelle il fallait se conformer. Mais il n’y a pas de norme. Ce qu’il y a
c’est le triplet réel / symbolique / imaginaire. Un fragment réel [p. ex. une
séquence de la politique révolutionnaire] est imaginairement évalué [figure du
militant] à partir de ce que ce fragment aura été une fois la procédure de
vérité entièrement déployée, et ce dans l’exception globale que la vérité
constitue dans la narration symbolique [Histoire]. Ou, pour le dire de façon
plus cursive, la politique communiste est l’effectuation de la politique
elle-même.
Or, qu’est-ce qui est nous proposé
aujourd’hui, notamment sous le nom de politique ? C’est le libre choix. L’individu contemporain c’est celui qui choisit librement parmi les
objets exposés, celui qui fait son marché. C’est un choix qui combine la
thématique du choix personnel (ouvert, non contraint) et un élément
d’extériorité (on n’est pas tenu, concernant les objets proposés, d’être
immanent à leur production, d’avoir participé à leur constitution). Le point
central réside dans l’articulation entre la liberté et l’extériorité. Ce que je
soutiens c’est qu’en l’occurrence la doctrine de la liberté qui est ici
mobilisée suppose l’extériorité. Autrement dit,
dans la liberté du choix d’objet qui caractérise les démocraties
contemporaines, c’est l’extériorité qui est l’essence de la liberté et non l’inverse. C’est à l’extériorité de l’Etat qu’en avait Marx,
quand il la décrivait comme une instance séparée ayant
le monopole de la force armée. Et l’extériorité est déjà ce que critiquait
Platon dans la démocratie athénienne (indépendamment de sa position
conservatrice personnelle d’aristocrate, mais qui ne nous intéresse plus guère)
quand il décrivait l’homme de son temps dans le livre VIII de La République comme quelqu’un qui « aujourd’hui s’enivre au son de la flûte, demain
boira de l’eau claire et jeûnera, [qui] tantôt s’exerce au gymnase, tantôt
est oisif et n’a souci de rien et tantôt semble plongé dans la
philosophie ». Ce que Platon voulait sauver dans l’Athènes de son temps,
l’Athènes finissante de l’époque de la Guerre du Péloponnèse – mais sachez que
nous aussi nous vivons une époque terminale, nous aussi nous connaissons un
crépuscule – c’est l’Idée, la pensée. Et, comme nous, il ignorait l’emplacement
du lieu de l’idéation. C’est ainsi qu’on peut rendre compte de son engouement
pour la mathématique. « La
mathématique en général et la théorie des nombres en particulier sont
co-extensives à un Sujet qui entre dans la pensée dialectique parce qu’il se
trouve contraint de penser les nombres dans leur être réel, et non comme de
simples signes qui renverraient à des multiplicités empiriques (...). Pour
toutes ces raisons, il y a un sérieux risque que cette science terriblement
difficile nous soit nécessaire, je dirais même politiquement nécessaire. Car, à l’évidence, elle dispose l’individu dans un
environnement subjectif de type dialectique, où pour rester fidèle à l’Idée
selon laquelle il a réglé sa venue dans cet environnement, il ne peut se servir
que de la seule pensée pour atteindre au réel d’une vérité » (Rep. 525b trad. A. Badiou). Voilà donc un lieu dans lequel, pour être fidèle
à la raison pour laquelle on y est venu, on est obligé de se servir de la seule
pensée pour atteindre au réel, soit de ce que j’ai en commun avec les autres,
une Idée en partage. Avec comme résultat, l’advenue d’un collectif en immanence.
Le lieu de la vraie vie c’est là où s’exerce
la contrainte de l’universel.
*
Salut
Rien, cette
écume, vierge vers
A ne désigner
que la coupe;
Telle loin se
noie une troupe
De sirènes
maintes à l’envers.
Nous naviguons,
ô mes divers
Amis, moi déjà
sur la poupe
Vous l’avant
fastueux qui coupe
Le flot de
foudres et d’hivers;
Une ivresse
belle m’engage
Sans craindre même
son tangage
De porter debout
ce salut
Solitude, récif,
étoile
A n’importe ce
qui valut
Le blanc souci
de notre toile
Quel est le lieu ? C’est la salle d’un banquet
de poètes présidé par Mallarmé qui lut ce poème « en levant le
verre ». Cette salle devient métaphoriquement une navigation où sont
embarqués Mallarmé et ses jeunes confrères. Il n’y a au départ que le rien de l’être et l’écume de l’apparaître, à
quoi il faut ajouter la multiplicité des sirènes
qui chantent leur petite mélodie avant de plonger dans la mer. Nous avons là la
tentation du vide, du rien.
Nous naviguons,
Mallarmé à la poupe (il venait pourtant à peine de
passer la cinquantaine quand il a écrit ce poème) et les jeunes poètes,
récemment incorporés au processus poétique, à l’avant.
Il porte debout un
salut, un toast, à la jeunesse.
C’est une description de l’idéation. Ce
qu’implique solitude c’est qu’il faut se séparer
des lois du monde et que c’est de l’intérieur de cette solitude que pourra être
imaginairement représentée l’incorporation au
Poème. Récif est le lieu où, pour ce faire, on peut
s’accrocher, c’est le corps réel du processus.
Enfin l’étoile de la vérité, à l’instar de la
constellation du « Coup de dés », désigne le symbolique.
Le lieu, désormais, est dédié à ce qui valut, à ce qui a valeur, c’est-à-dire à l’Idée.
Aujourd’hui, ce que je vais vous dire va
découler entièrement d’une analyse textuelle, celle d’un passage du livre III
de La République (414-415). Je rappelle que la
traduction, parfois un peu libre, est de mon cru.
Le contexte : Socrate dessine un premier
profil de la Cité juste et passe en revue les conditions auxquelles doivent se
soumettre les gardiens. Dans le passage de La République que nous allons lire, le motif général est celui de la notion d’utopie et plus exactement de sa fonction dans la détermination politique.
Dans les termes d’aujourd’hui, cette notion, vous le savez, est totalement
négative et s’inscrit dans la polémique contre les révolutionnaires : l’utopie
est porteuse du crime dans la mesure où elle violente nécessairement le réel et
qu’elle ne peut le faire que sous la forme de vies humaines. Qu’en est-il chez Platon ?
N’y a-t-il pas dans toute représentation
politique, dit Socrate, soudain plein de gravité, quelque chose comme un
mensonge utile, un mensonge nécessaire, un mensonge vrai ?
La défense habituelle contre les accusations
d’utopie consiste à nier précisément le caractère utopique des propositions
incriminées. Platon, au contraire, assume l’irréalité de ce qu’il appelle un
« mensonge »; il soutient la nécessité qu’il y ait quelque chose qui
n’a pas à soutenir l’épreuve du réel. Mais se pose aussitôt la question : quel
rapport cet élément mensonger (ou faux, ou imaginaire – termes que nous
poserons en première approximation comme équivalents) entretient-il avec l’Idée
en tant que celle-ci s’enracine dans le vrai ? Platon répond que l’utopie est
la part imaginaire de l’Idée; ou, plus précisément, que l’utopie est la forme
imaginaire de ce dont l’Idée est la forme symbolique et dont l’action politique
est la forme réelle. Comme vous le voyez, je « lacanise » Platon –
mais, en l’occurrence, je pense plutôt que c’est Lacan qui est platonicien ...
Il en résulte que le « mensonge vrai » fait partie de l’incorporation
au devenir du vrai. Ce mensonge vrai fait son apparition dans le texte sous la
forme du mythe raconté par le marin phénicien[3].
Je pense à une histoire que m’a racontée, il y
a longtemps, un marin phénicien. Dans beaucoup de pays, disait-il, la société
est sévèrement répartie en trois classes sociales qui ne se fréquentent guère.
Il y a d’abord les financiers, les grands propriétaires, les hauts magistrats,
les chefs militaires, les présidents de conseils d’administration, les
politiciens et les maîtres de la communication, presse, radio et télévision. Il
y a ensuite la foule des métiers intermédiaires : employés de bureau,
infirmières, petits cadres, professeurs, animateurs culturels, intellectuels incertains,
représentants de commerce, psychologues, plumitifs, vendeurs qualifiés,
ingénieurs de petites entreprises, syndicalistes provinciaux, fleuristes,
assureurs indépendants, instituteurs, garagistes de banlieue, j’en passe, et
des meilleurs. Il y a enfin les producteurs directs : paysans, ouvriers,
et singulièrement ces prolétaires nouveaux venus qui arrivent aujourd’hui en
foule du continent noir. Notre mythologie, à nous autres Phéniciens, consiste à
dire que cette répartition est naturelle et inévitable. C’est comme si un dieu
avait façonné les habitants de notre pays à partir d’un mélange de terre et de
métal. D’un côté, comme ils sont tous faits de la même terre, ils sont tous du
même pays, tous phéniciens, tous obligatoirement patriotes. Mais d’un autre
côté, l’apport métallique les différencie. Ceux qui ont de l’or dans le corps
sont faits pour dominer, ceux qui ont de l’argent, pour être de la classe
moyenne. Quant à ceux d’en-bas, le dieu les a grossièrement mélangés de ferraille.
Il s’agit d’un examen matérialiste de la
société, i.e. d’une analyse de classes. On remarquera que le schéma trinitaire
présenté par Platon perdure jusqu’à aujourd’hui
puisque l’analyse contemporaine de la société distingue
- aux extrémités, une oligarchie, volontiers
vilipendée, et un prolétariat indistinct composé dans une large mesure
d’étrangers,
- et, au milieu, la classe moyenne i.e. ceux
qu’on pourrait qualifier comme
« gens normaux », soit les gens qui ont la vertu fondamentale
d’être les porteurs de la démocratie (vieille idée qui vient d’Aristote) ;
de fait, ils sont tout spécialement intéressés au maintien de cette figure
politique dans la mesure où elle protège leurs privilèges et leur bien-être
moyennant leur soumission sur un point crucial : laisser à l’oligarchie la
possibilité de décider sur les questions essentielles.
Toute la difficulté, selon Platon, consiste à
faire croire que cette tripartition est naturelle
et inévitable, autrement dit de l’articuler dans un
discours mythologique (nous dirions aujourd’hui : idéologique). Que dit le
mythe ? Tous les habitants du pays ont un élément
commun (la terre) et c’est avec lui que le dieu, en le mélangeant avec de l’or,
de l’argent ou de la ferraille, crée sa différentiation trinitaire; de la sorte,
ils ne contreviennent pas à l’idée d’une humanité unique (voire, pourquoi pas,
à une logique des droits de l’homme). Le mythe a par conséquent l’immense
mérite de faire croire à la naturalité de l’organisation hiérarchisée de la
société et simultanément de ne pas contredire l’idée générale selon laquelle
nous sommes tous des êtres humains. La mythologie contemporaine ne procède pas
autrement, elle fait simplement l’économie des dieux. Dans un entretien diffusé
sur France-Culture qui m’opposait à J.P. Enthoven, celui-ci me faisait
remarquer avec finesse (du moins le croyait-il) que le capitalisme était en fin
de compte conforme au mouvement naturel des choses puisque personne ne l’a
inventé. On est là dans le droit fil de la mythologie phénicienne. J’avais
répondu à Enthoven que cette pseudo-naturalité, dans la mesure où elle supporte
une organisation sociale détestable, ne saurait constituer un argument en sa
faveur et que d’ailleurs l’homme est un être foncièrement anti-naturel.
Seulement le mythe, d’après certains, ne
s’arrête pas là. Un jour, disent ces prédicateurs subversifs, viendra une sorte
de contre-dieu, dont la forme nous est à ce jour inconnue. Un seul homme ? Une
femme d’une radieuse beauté ? Une équipe ? Une idée, étincelle qui met le feu à
toute la plaine ? Impossible de le savoir. Toujours est-il que ce contre-dieu
fera fondre tous les Phéniciens, peut-être même l’humanité tout entière, et
qu’il les refaçonnera de telle sorte que tous sans exception seront composés
désormais d’un mélange indistinct de terre, de fer, d’or et d’argent; ils auront
alors à vivre indivisés, relevant tous d’une identique appartenance à l’égalité
du destin.
- Voilà en effet un beau mensonge ! s’exclame
Glauque.
- Mais la formation de notre cinquième
politique, l’éducation qui l’accompagne, ne sont-elles pas comme le contre-dieu
du Phénicien ? répond Socrate.
Effectivement, la cinquième politique
nécessite un autre mythe. C’est mythe contre mythe, mais avec la réserve, pour
échapper au parallélisme, qu’une prétention à la naturalité est opposée à
l’édification d’un artifice nouveau.
La structure du mythe, nous l’avons vu,
articule un élément commun (la terre), qui permet de fonder l’appartenance de
chacun à l’humanité, avec trois métaux (fer, or et argent) qui sont quant à eux
hiérarchisés. Elle fait apparaître en fin de compte un écart maximal entre ceux
qui sont faits de terre avec peut-être un peu de ferraille (appelons ces
barbares les damnés de la terre) et ceux qui sont presque exclusivement
composés d’or et d’un minimum de terre (les civilisés). Un mythe de la
triplicité vient donc recouvrir un mythe de la dualité. La structure du
contre-mythe a précisément pour objectif d’interdire l’inscription de cet
écart. Comment ? La terre ne signifie plus, de l’extérieur, l’appartenance à
une humanité commune; elle est mêlée aux trois métaux selon un dosage indistinct, ce qui va avoir pour effet de dénaturaliser le mythe. L’organisation
sociale hiérarchisée perd son fondement naturel, au profit d’une injection
d’égalitarisme. Ou encore :
il n’y a qu’un seul monde.
Récapitulons : le contre-mythe comporte
un élément de destruction (des classes), un élément
de fusion collective (au sens du groupe en fusion
de Sartre : soit un moment d’indistinction de chacun et de tous) et un
élément d’égalité stricte. C’est littéralement
qu’on peut entendre l’exclamation de Glauque : voilà un beau
mensonge !
Laissons donc cette fiction faire son chemin
comme il plaît au devenir de la vie anonyme. Quant à nous, demandons-nous
d’emblée ce que devient la société, si on suppose qu’il n’y a plus ni or, ni
argent, ni ferraille, ni haut, ni bas, mais seulement des égaux pour lesquels
il n’existe pas de tâches qu’il faille réserver à tel ou tel groupe inférieur,
mais seulement ce que tous doivent faire au profit de tous.
Selon Socrate, l’imaginaire du contre-mythe
(l’élément utopique), il faut lui laisser faire son chemin, suivre ses voies
propres dans la subjectivité anonyme. Il n’en est pas de même pour l’Idée, qui,
elle, ne relève pas du mensonge et requiert l’intervention de l’éducation. Il faut se demander ce que serait une société conforme au
contre-mythe, i.e. une existence collective débarrassée de la naturalité du
mythe. Analysant cette société, Platon trouve des accents qui anticipent Marx :
polyvalence de chacun, libre association, abolition de la distinction entre
travail intellectuel et manuel etc. Mais tout ceci ne satisfait pas les jeunes
interlocuteurs de Socrate.
Amantha n’est pas convaincue :
- Mais ceux qui, momentanément, occupent des
postes de responsabilité, comment allons-nous organiser leur
surveillance ? Il serait tout de même honteux de faire comme ces mauvais
bergers qui, pour protéger leurs troupeaux, dressent en férocité des chiens,
lesquels, finalement, affamés et d’un caractère vicieux, s’en prennent aux
moutons et, de chiens de garde qu’ils étaient, deviennent cela même dont ils
devaient nous défendre : des loups !
Glauque renchérit :
- Bien parlé, chère sœur ! Il faut, par
tous les moyens, empêcher ceux dont le tour est venu d’occuper des fonctions
militaires, de nous faire des coups de ce genre. Car ils pourraient fort bien,
sous prétexte qu’ils disposent de la force, substituer à leur fonction supposée
de bienveillants protecteurs de tous les habitants du pays, celle, bien plus
séduisante, de despotes avides et cruels.
Ces jeunes gens sont avant tout préoccupés par
la question de l’État dans le contre-mythe.
Contrairement à Marx, qui prévoyait un dépérissement de l’État après la
révolution prolétarienne, ils maintiennent la figure de l’État mais sous
l’hypothèse d’une substituabilité générale, où tout le monde est remplaçable
par tout le monde dans le cadre d’une polyvalence étendue. Les fonctions
étatiques, n’étant pas hiérarchisées, valent comme toute autre fonction et
l’individu chargé de diriger l’État, passerait par exemple, à l’expiration de
son mandat, au balayage de la cour de l’hôpital. La difficulté, en effet, c’est
que l’occupation du lieu de l’État donne l’opportunité pour recréer des
inégalités sur le modèle de la société du mythe phénicien. C’est ce qu’a montré
l’histoire de la fin des États socialistes avec le triomphe d’une
« nouvelle bourgeoisie », comme disaient les Chinois, i.e. d’une
bourgeoisie d’État.
Le meilleur moyen, remarque Socrate, la précaution
suprême, c’est de donner à tout le monde l’éducation adéquate. L’idée
communiste doit commander aux fusils.
Ce qui revient à dire que le réel du
contre-mythe ne peut s’assurer que du symbolique ; il faut que
l’imaginaire utopique soit élevé à l’Idée. Comme le disait Lacan, à propos de
la cure analytique, il s’agit « d’élever l’impuissance (celle qui rend
raison du fantasme) à l’impossibilité logique (celle qui incarne le
réel) ». L’éducation est le moment d’une symbolisation de ce qui, auparavant,
était donné dans l’imaginaire. Elle est la seule garantie que tout le monde est
passé de l’utopie à l’Idée. Car l’imaginaire, de par sa fragilité, ne suffit
pas à exclure la renégation, la recréation de nouvelles inégalités que permet
l’occupation du lieu de l’État Seule l’Idée peut en protéger.
- Ne l’ont-ils pas reçue, dans notre plan,
cette éducation ? s’étonne Glauque.
- Nous n’en savons encore rien, mon ami. Nous
pouvons seulement dire que, pour que ces dirigeants militaires provisoires
manifestent, dans les rangs de l’armée comme à l’égard de ceux que ladite armée
protège, le plus complet désintéressement et la plus subtile douceur, il faut
qu’ils aient eu la chance de recevoir une authentique éducation, quel qu’en
soit le concept.
Dans les États socialistes, les enfants
devaient suivre des cours de marxisme-léninisme ; on ne peut pas dire que
ce moyen ait eu un grand succès. On sent chez Socrate lui-même une certaine
hésitation. Le point de butée c’est incontestablement l’État, c’est ceci que le
lieu étatique est hétérogène à la politique. Il est indubitable que ceux qui se
sont retrouvés à la tête des États socialistes n’étaient pas préparés à diriger
un État par les raisons qui les avaient placés là (la politique); et de
même, il est indubitable que certains ont été corrompus par cette fonction.
Comme le dit Glauque, il paraît difficile, voire impensable, de ne pas
succomber à la séduction d’être un despote avide et cruel. Renoncer délibérément au pouvoir suprême et rentrer dans les rangs
paraît - et a toujours paru – tellement aberrant que les quelques
contre-exemples historiques que l’on peut citer sont immédiatement mis au
crédit de quelque exceptionnelle sainteté de la part de ceux qui l’ont fait[4].
Mais, insiste Glauque, ne faut-il pas aussi contrôler
leur richesse, qu’ils ne possèdent pas des palais, des troupeaux, des voitures
de luxe, des vases antiques, des femmes ravissantes, des parfums ou des
bijoux ? S’ils ont tout cela, ils en seront si entichés et si soucieux que
le pouvoir les rendra aussi méfiants qu’arrogants.
C’est à une échelle bien plus vaste que se
situe le problème, et la décision politique ne peut ici qu’être absolument
radicale. Il faut abolir la propriété privée.
Socrate répond à une objection concernant la
précarité de la solution éducative (si l’on définit l’éducation comme la
capacité à passer de la représentation à l’Idée). Il voit bien que si les
dirigeants corrompus ont des richesses, cela les amènera inéluctablement à
gouverner en faveur des riches. C’est pourquoi l’abolition de la propriété
privée est un point crucial : elle n’est pas
exactement le point le plus important ou le plus exaltant dans l’hypothèse
communiste, elle en est le réel. Dans le Manifeste, Marx disait que « les communistes peuvent résumer leur théorie
dans cette formule unique : abolition de la propriété privée ». Cette formule négative, soustractive (puisque c’est du réel
qu’il s’agit), est le pendant de ce qui, en plénitude (imaginaire), est donné
dans la figure utopique.
En résumé : une utopie politique vraie – un
mensonge vrai – est la dimension imaginaire d’une Idée. Sa valeur critique est
de représenter la possibilité d’une autre organisation collective contre l’idée
que cette organisation est naturelle[5]. L’utopie a rapport au réel à trois niveaux : celui de la société
(imaginaire constructif), celui de l’action politique (imaginaire régulateur),
celui de l’État (imaginaire abolitionniste : l’État doit être aboli). L’État
est sa butée principale. L’exigence ultime est de passer de l’utopie à l’Idée
complète (thème platonicien de l’éducation), ou de l’impuissance de
l’imaginaire au possible politique mais aussi à l’impossible symbolique. Cette
dernière tâche est proprement infinie et il est
essentiel d’accepter ce caractère infini. Le communisme n’est pas la fin de
l’histoire, il est le début d’une autre histoire et donc d’une relance
symbolique de la représentation. L’ennemi objectif de ce que Platon nomme
éducation c’est la propriété privée. Le communisme est l’auto-éducation de
l’humanité. Le caractère maléfique de la propriété privée ne tient pas
principiellement aux inégalités dont elle est le support, mais au fond
d’animalité de l’espèce humaine qu’elle résume (l’axiome « Vis sans
Idée ! »).
Je voudrai dire quelques mots sur Haïti,
non pas en partant du désastre effroyable qui vient de frapper ce pays, mais en
le situant comme lieu singulier (sachant que si j’utilise le terme de lieu,
c’est expressément avec, comme arrière-plan, ma théorie du lieu, du site
événementiel etc.).
Haîti a d’abord été un lieu, parmi
d'autres, de l’énorme forfait qu’a été l’importation vers le « Nouveau
Monde » d’esclaves venus d’Afrique. Cette île des Caraïbes, dont la partie
sous domination française s'est appelée Saint-Domingue, a été, depuis le 17ème
siècle, un lieu d’accumulation capitaliste extraordinairement prospère et, il
faut y insister, une pièce constitutive fondamentale de la richesse produite
par les colonies de la France[6]. Puis les choses se sont inversées, car Haïti a été le lieu d'un
événement extraordinaire, sans précédent, contemporain de la Révolution
Française (mais qui, pour nous, aujourd'hui, est sans doute plus actuel que
celle-ci, nous verrons tout à l'heure pourquoi) : la révolte victorieuse des esclaves qui a abouti à l'abolition sur l'île de l'esclavage (avant
même, notons-le, la publication du décret de la Convention qui, sur ce point
précis, s'est soustraite à un débat qu'elle jugeait superflu : sur la question
de l'esclavage, a-t-elle proclamé, on ne débat pas; l'évidence de l'abolition
s'impose). Cette révolte des esclaves n'a pas manqué de faire penser au
précédent constitué par la révolte menée quelques siècles auparavant par
Spartacus – à ceci près qu'en l'occurrence son dirigeant, Toussaint Louverture,
un homme exceptionnel que je tiens pour un des plus grands politiques de tous
les temps, a été à l'origine d'une victoire qui a permis d'installer un
gouvernement durant deux ans. L'histoire détaillée de cette période reste
encore à écrire, mais je peux vous recommander la lecture du livre de C.L.R.
James Les Jacobins Noirs, qui avait paru en 1949
chez Gallimard dans une traduction de Pierre Naville, livre qui était épuisé,
et qui vient d'être réimprimé, dans une traduction révisée, par les éditions
Amsterdam. Les anglophones pourront également lire le livre récent de Peter
Hallward Damming the Flood..
Par la suite, l’histoire de Haïti a été celle de la longue revanche de
ceux qui avaient été vaincus par l’insurrection. Rappelons le rôle de Napoléon
dont les troupes ont été tenues en échec par les hommes de Toussaint Louverture
et qui, non content d’avoir rétabli l’esclavage, s’est acharné sur la personne
de Toussaint qu’il a fait mourir dans une geôle au fin fond de la province
française. Rappelons aussi la dette colossale imposée à Haïti au 19ème
siècle par la France … au motif de la perte des richesses que la France aurait
engrangées s’il n’y avait pas eu l’abolition de l’esclavage et l’indépendance
de l’île !! Et, à l’époque contemporaine, Duvalier et ses tontons
macoutes, le rôle des USA qui ont toujours considéré que l’île était une sorte
de protectorat, enfin les campagnes répétées contre Jean-Bertrand Aristide, le
seul homme politique ayant l’appui du peuple et qui été « débarqué »
et contraint à l’exil par une expédition conjointe des USA, du Canada et de la
France (peu de temps après que Aristide ait déclaré que la France devait
rembourser les sommes colossales qu’elle a extorqué à Haïti au titre de la
« dette »). On ne manque pas de nous ressasser complaisamment que
Haïti est un des pays les plus pauvres de la planète mais il faut sans aucun
doute relier cette donnée brute au fait que le peuple haïtien a été le premier
à s’être libéré de l’impérialisme occidental.
Je vous recommande la lecture de l’entretien en ligne de J.B. Aristide
avec P. Hallward, disponible sur le site de la London Review of Books
(entrée : Aristide). Concernant le tam-tam médiatique autour de
« l’aide » à Haïti, une fois de plus entourée d’une atmosphère
doucereuse de protectorat, il faut bien insister sur le fait que cette
« aide » est avant tout conçue comme une opération militaire de
« sécurisation ».
Je voudrais à ce propos vous faire lecture de la lettre envoyée au Guardian
par des intellectuels anglais ou américains (dont Noam
Chomsky et Peter Hallward) :
Nous sommes
indignés par les retards scandaleux pour obtenir l'aide essentielle aux
victimes du tremblement de terre en Haïti. À la suite de la décision américaine
d'accorder la priorité à l'envoi de soldats étrangers sur la distribution des
fournitures d'urgence, un nombre incalculable de gens sont morts inutilement.
Nous exigeons que le commandement américain rétablisse immédiatement le
contrôle des secours aux dirigeants d'Haïti, et aide les fonctionnaires locaux
qu'il prétend soutenir plutôt que de les remplacer.
Le souci
obsessionnel des intérêts étrangers quant à la «sécurité» et la «violence» est
réfuté par le niveau réel de la patience et de la solidarité dans les rues de
Port-au-Prince. Conformément à une tendance de longue date, des responsables
américains et des Nations Unies continuent de traiter le peuple haïtien et
leurs représentants avec une crainte et une suspicion totalement infondées.
Nous appelons les dirigeants de facto d'Haïti de faire tout leur possible pour
renforcer la capacité du peuple haïtien à répondre à cette crise. Nous
demandons, par conséquent, qu'elles permettent au plus populaire et au plus
inspiré des leaders politiques d'Haïti, Jean-Bertrand Aristide (dont le parti a
remporté 90% des sièges parlementaires lors des dernières élections
démocratiques dans le pays), de revenir immédiatement de l'exil
inconstitutionnel auquel il a été contraint depuis que les États-Unis, le
Canada et la France ont aidé à le déposer en 2004.
Si le
processus de reconstruction s'effectue sous le contrôle des troupes étrangères
et des agences de développement internationales, il ne servira pas les intérêts
de la grande majorité des Haïtiens. Nous appelons les dirigeants de la
communauté internationale à respecter la souveraineté d'Haïti et à entamer une
réorientation immédiate de l'aide internationale, à l'écart des ajustements
néolibéraux, de l'exploitation des ateliers clandestins et de la charité des
ONG, et vers des investissements systématiques en direction du gouvernement
d'Haïti et de ses institutions publiques. Nous exigeons que la France verse la
colossale somme d'argent qu'elle doit à Haïti en totalité et sans délai.
Par-dessus
tout, nous exigeons que la reconstruction d'Haïti se poursuive avec comme
objectif primordial l'autonomie politique et économique du peuple haïtien.
Roger
Annis Canada Haïti Action Network, Noam Chomsky MIT, Brian Concannon Jr Institut pour la
justice et la démocratie en Haïti, Berthony
Dupont Rédacteur en chef, Haïti Liberté, Yves Engler Haïti Action Montréal, Peter Hallward Middlesex University, Pierre Labossière Haïti Action
Committee, USA, Kevin Pina Journaliste / cinéaste, Jean Saint
Vil Canada Haïti Action Network
Je conclurai en disant que l'insurrection de « Saint-Domingue »
reste notre contemporaine, peut-être plus encore que la révolution jacobine. Il
s'agissait de la première véritable altérité à l’impérialisme occidental et les
peuples opprimés qui sont à nos portes sont potentiellement à l'école des Haïtiens.
Leur révolte est devant nous.
Nous avons vu lors des séances précédentes l’importance du rôle que
Platon fait jouer à l’éducation. On peut, à partir de là, se demander quelle
est la place de la discursivité philosophique elle-même. Ce que je fais, là,
devant vous, qu’est-ce que c’est ? Quelle est la fonction de
l’argumentation (propositions, réfutations …) dans le discours
philosophique ?
C’est une question mystérieuse. Dans l’histoire du texte philosophique,
il y a nombre d’arguments, voire
même de preuves (preuves de l’existence de Dieu …);
on peut dire aussi que ces preuves n’ont pas convaincu grand monde.
Si on considère le discours philosophique dans sa généralité, on dira
qu’il se définit de contribuer à l’installation d’une vie libre ou émancipée,
ce qui le fait croiser la question des vérités (j’ai proposé de dire, vous vous
en rappelez, que la vraie vie pour un individu
c’est accepter son incorporation au devenir d’une vérité). Pour cela, la
philosophie inclut une fonction d’identification (identification de ce qui est
important, ou « intéressant », comme disait Deleuze – dans mon cas,
il s’agit de repérer ce que j’ai appelé les conditions d’une vérité : art,
amour, science, politique) ; la philosophie doit aussi trouver les
instruments de cohésion de ce repérage, fonction que Deleuze nommait
« création de concepts », où il s’agit de trouver ce que les
différents objets repérés ont de commun. Et l’argumentation ?
Faisons entrer en scène la distinction pascalienne entre convaincre et
convertir. Je dirais volontiers que la philosophie se situe entre les deux.
Elle ne saurait viser à produire une conviction, n’étant pas une science. Mais
pas plus à obtenir une conversion, car elle n’est pas une religion. En réalité,
ces deux dimensions sont enveloppées dans le discours philosophique et elles
n’y fonctionnent pas de la même façon. D’où l’impureté consubstantielle à ce
discours.
« Notre religion est sage et folle : sage parce qu'elle est la
plus savante, et la plus fondée en miracles, prophéties etc.; folle, parce que
ce n'est point tout cela qui fait qu'on en est. Cela fait bien condamner ceux
qui n'en sont pas, , mais non pas croire ceux qui en sont : ce qui les fait
croire, c'est la croix, ne evacuata sit crux [I Cor.
1,17][7]. Et ainsi Saint Paul, qui est venu en sagesse et signes, dit qu'il
n'est venu ni en sagesse ni en signes : car il venait pour convertir. Mais ceux
qui ne viennent que pour convaincre peuvent dire qu'ils viennent en sagesse et
en signes ». (Pensée 588
édit Brunschvicg).
La thèse de Pascal c’est qu’il n’y a que le réel qui puisse convertir.
La sagesse, les signes, peuvent convaincre mais non être à l’origine de ce bouleversement du
sujet que désigne la conversion. Comment le réel se signale-t-il ? Par un
élément de folie – en l’occurrence : que Dieu est mort sur la croix dans
les conditions d’abjection réservées aux esclaves. Il n’y a qu’un tel scandale,
totalement inacceptable
par les lois du monde, qui puisse entraîner une conversion.
Qu’est-ce qui fait donc la faiblesse de l’argumentation ? C’est
que si l’on doit argumenter (par exemple contre les libertins), on reste
inévitablement dans l’élément des opinions opposées ; on peut marquer des
points dans le tissu argumentatif, voire emporter une conviction, mais celle-ci
ne peut au plus qu’être le vestibule du ralliement. Car qu’est-ce qui va
attester que votre argument est essentiellement différent d’une opinion ? Rien,
puisqu'il est dans la nature du débat d’opinions que la dissymétrie ne peut s’y
inscrire. Vous pourrez même parfois vous demander, dans le pire des cas, si
votre argument, à l’issue d’un débat d’opinions, n’est pas devenu lui-même une
opinion. Il n’y a que le réel qui dissymétrise.
« Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire :
on aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu;
que voulait-on voir, sinon la fin de la victoire ? Et dès qu'elle arrive, on en
est saoul. Ainsi dans le jeu, ainsi dans la recherche de la vérité. On aime à
voir, dans les disputes, le combat des opinions; mais, de contempler la vérité
trouvée, point du tout : pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire
voir naître de la dispute. De même, dans les passions, il y a du plaisir à voir
deux contraires se heurter; mais, quand l'une est maîtresse, ce n'est plus que
brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des
choses ». (Pensée
135 édit Brunschvicg).
Pascal nous dit que « rien ne nous plaît que le combat, mais
non pas la victoire », point que les Chinois
avaient également parfaitement vu, en témoigne le mot d'ordre : « Oser
lutter, oser vaincre ». Oser vaincre, voilà qui
est difficile. Le piège de l'argumentation c'est
donner le plaisir de la recherche des choses, mais
sans les choses elles-même. La brutalité du réel
est beaucoup moins agréable.
« La raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant
de principes, lesquels il faut qu'ils soient toujours présents, qu'à toute
heure elle s'assoupit ou s'égare, manque d'avoir tous ses principes présents.
Le sentiment n'agit pas ainsi : il agit en un instant, et toujours est prêt à
agir. Il faut donc mettre notre foi dans le sentiment; autrement elle sera
toujours vacillante » (Pensée 252 édit. Brunschvicg). Il faut qu'il y ait un affect du réel
(un sentiment) pour que nous puissions sortir de la
symétrie des arguments.
Platon, lui aussi, conclut en général que l'ennemi de la conviction
véritable, c'est le conflit des
opinions. Le spécialiste des opinions étant le sophiste, la maxime générale
sera une défiance vis-à-vis de la sophistique et au-delà vis-à-vis de la
démocratie, comme endroit où l'on tranche à l'aide de la sophistique entre des
opinions globalement voisines.
La dissymétrie entre les opinions et la vérité doit se repérer dans des
effets de langue hétérogènes (recours aux mathématiques, aux mythes) alors que
la sophistique suppose une langue ayant une norme commune aux parties adverses.
Tout le risque lors du retour dans la Caverne (moment qui informe la totalité
du texte platonicien) c'est de se symétriser avec les habitants demeurés dans
la Caverne. Ce que Platon recherche sous le nom d'éducation, c'est une
propagande réelle, pour et à partir du réel.
A quoi sert l'argumentation
dans ces conditions ? L'argumentation sert à montrer l'apparition de la
dissymétrie dans l'élément de la symétrie. Elle sert à montrer que la vérité,
travestie en opinion, est susceptible de se montrer, comme lors de ces apartés
que les acteurs adressent au public dans un coin de la scène, inaperçus des
autres personnages du théâtre (et lors desquels on vérifie, par exemple, que
l'homme déguisé en femme, est bien en réalité un homme). Et l'on espère qu'à la
fin de la pièce philosophique, Socrate enlèvera son déguisement, faisant
apparaître la vérité dévoilée. Comme le dit Pascal, pour faire remarquer la
vérité avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute, i.e. dans le déguisement de la vérité en opinion, lorsque la
dissymétrie pointe à travers la symétrie. Ce qui intéresse Platon, c'est la
naissance antagonique du vrai. Et c'est ce qui explique le tour aporétique de
nombre de ses dialogues ; le moment aporétique, c'est le seuil de la
possibilité d'apparition du vrai dans l'élément même du déguisement.
La mauvaise foi évidente de Socrate dans un grand nombre
d'argumentations est une mauvaise foi pleinement assumée; elle sert à montrer
qu'une victoire dans un débat est possible, sans qu'il s'agisse pour autant de
la voie de production du Vrai. La fonction de l'argumentation est en fait de
montrer qu'on peut empêcher, de l'intérieur du débat d'opinions, sa
prolongation à l'infini; elle permet un dérèglement qui met en panne le débat
d'opinions dont on sait par ailleurs que l'absence de conclusion lui est
consubstantielle (il suffit de voir les débats télévisés). C'est tout l'enjeu
du livre I de La République dans lequel Socrate et
Thrasymaque s'affrontent à propos de la définition de la justice. A la fin de
ce livre, on n'a pas avancé d'un pouce sur la question; par contre, il est
établi, de l'intérieur même du protocole du débat d'opinions, qu'on est parvenu
à une impasse; quelque chose de réel peut advenir.
Les arguments sont par conséquent sans valeur probante, ceux de Socrate
pas plus que ceux des autres. Thrasymaque n'est aucunement réfuté, il est
réduit au silence; et il l'est non parce qu'il lui a été ordonné de se
taire, mais au contraire parce
qu'on l'a laissé parler. Au fond, les arguments philosophiques et sophistiques
sont formellement indiscernables, ils ne diffèrent que par la stratégie dont
ils sont les supports, i.e. en définitive par les orientations et les
subjectivités mises en jeu.
Les premiers dialogues de Platon sont entièrement occupés par un
protocole que je qualifierai de propédeutique didactique, qui consiste à
restreindre le champ de manœuvres de la partie adverse (et, idéalement, à la
faire taire)[8]. On retrouve ce même protocole dans les dialogues de la maturité, mais
on y trouve aussi des traces de dissymétrie (déguisées en opinions à
l'intérieur même du débat)
suffisamment insistantes pour que l'on puisse prendre appui sur elles
(alors que, dans les premiers dialogues, la vérité reste déguisée jusqu'au
bout).
*
Je vais vous lire un passage du livre I de La République (345 sq.), toujours dans une traduction dont je suis seul responsable,
et où l'on voit Thrasymaque, opposé à Socrate, commencer à être aux abois.
- Et, poursuit Socrate, chaque technique nous rend un service tout à
fait particulier. Pour la médecine, c'est la santé, pour le pilotage d'un
avion, c'est la rapidité et la sécurité d'un voyage, et tout le reste à
l'avenant. Oui ou non ?
- Oui ! s'impatiente Thrasymaque, je te le corne aux oreilles : Oui
!
- Et la technique ... Oh ! J'ai décidément horreur de cette
traduction de teknh. J'en trouverai une autre pendant la nuit. Bref, la
technique particulière dont le nom ancien était « mercenariat », et
qui aujourd'hui, omniprésente, s'appelle « salariat », n'a pas d'autre
fonction propre que de rapporter un salaire. Naturellement, tu ne confonds
jamais un médecin avec un pilote de ligne. Si – c'est la règle que tu nous
imposes, toi, le fanatique du beau langage – nous devons définir tous les mots
avec la plus extrême rigueur, nous n'appellerons jamais « médecin »
le capitaine d'un navire, sous prétexte que les passagers, dopés par l'air
marin, pètent la forme. Pouvons-nous alors, je te le demande, appeler
« médecin » n'importe quel salariat, dès lors que le salarié se porte
mieux parce qu'il a touché son salaire ?
- Où veux-tu en venir avec ces calembredaines ? maugrée Thrasymaque.
- J'en viens au moment fatal de mon argumentation, quand tous les
fils se rejoignent et que tout s'éclaircit. Ecoute bien ma question : vas-tu
confondre la médecine avec le salariat, en arguant de ce que, quand il guérit
les gens, le médecin touche un salaire ?
- Ce serait grotesque.
- Tu as reconnu que chaque technique prise en elle-même nous rend un
service, et que ce service est particulier, distinct de celui que nous rend une
autre technique. Si donc plusieurs techniques différentes nous rendent le même
service, il est clair que ce service résulte d'un élément commun qui s'ajoute à
la fonction propre de chacune des techniques considérées. L'application de ce
principe est simple, dans le cas qui nous occupe : quand un technicien touche
un salaire, c'est qu'il a ajouté à la technique dont il est le spécialiste
cette autre technique, plus générale, que nous avons nommée le salariat. Et s'il
ne touche aucun salaire, sa performance technique n'en est pas pour autant
annulée. Elle reste ce qu'elle est, et demeure, dans son être, tout à fait
extérieure au salaire.
Thrasymaque sent que les mâchoires de l'argument menacent de
l'écraser. Il prend les choses en grand seigneur et, d'un ton ironique :
- Si tu le dis, Socrate, nous le dirons aussi.
- Tu devras alors avaler les conséquences. Il est en effet désormais
établi qu'aucune technique, aucune position dominante n'ont pour but ou
fonction leur propre intérêt. Comme nous l'avons déjà dit, elles n'ont en vue
et ne prescrivent, s'il s'agit d'une technique, que ce qui concerne l'intérêt
de ce qui en est l'objet et l'enjeu. Et s'il s'agit d'une position dominante,
elle ne vise que l'intérêt des gens dominés. Voilà pourquoi je disais tout à
l'heure, mon cher Thrasymaque, que
personne ne désirait, de son propre chef, diriger quoi que ce soit, et
encore moins s'engager gratuitement à soigner et guérir les maux d'autrui. Car,
dans ce genre de situation, on doit considérer l'intérêt du plus faible et non
celui du plus fort. Le résultat est que tout le monde réclame un salaire.
Evidemment ! Celui qui, au service d'un client, met en œuvre une technique de
façon efficace et bien ajustée, n'a jamais en vue ni ne prescrit son propre
bien. Il ne s'occupe que des biens de celui pour lequel il travaille, auquel il
est cependant supérieur, puisqu'il maîtrise une technique que l'autre ignore.
C'est pour redresser ce paradoxe apparent – le supérieur au service de l'inférieur
– qu'il faut presque toujours garantir un très bon salaire à celui qui accepte
un poste hiérarchiquement élevé, salaire versé sous forme d'argent et
d'honneurs variés. Quant à celui qui refuse obstinément, c'est sous forme de
punition qu'il touchera son salaire.
Glauque, observant que Thrasymaque, dégoûté, prépare une retraite
stratégique, croit qu'il a le devoir d'alimenter la discussion :
- Socrate ! Que nous racontez-vous, exactement ? Je comprends bien
qu'au salariat correspond un salaire différent de celui qui est approprié aux
techniques comme la médecine ou la direction d'un grand corps de l'Etat. Mais
qu'une punition - et laquelle ? - puisse faire office de salaire pour quelqu'un
qui refuse un poste, et qui donc, ne rendant aucun service, ne mérite aucun
salaire, ça me dépasse.
- Demande-toi quel peut bien être le salaire d'un de nos meilleurs
partisans, un très bon philosophe par exemple. Ne sais-tu pas pour quelle
raison il va parfois se résigner à accepter une fonction importante dans l'Etat
? Ne sais-tu pas que, pour lui, carriérisme et âpreté au gain sont des vices ?
- Ils le sont réellement, à vrai dire. Et alors ?
- Vous-même, enchaîne Amantha, si ma mémoire est bonne, vous avez
accepté d'être président du Conseil à Athènes. C'était à peu près au moment où
votre cher Alcibiade prenait une raclée à la bataille de Notion[9]. Quel a été votre salaire ?
- Ma fille, tu ranimes là un souvenir extrêmement pénible. En tout
cas, tu t'en doutes, il ne s'agissait ni du goût du pouvoir, ni de ce qu'il rapporte.
Au plus fort de la Révolution culturelle, Mao Zedong a lancé la directive :
« Mêlez-vous des affaires de l'Etat. » Quand nous obéissons à cette
directive, nous n'avons pas l'idée d'être traités comme des salariés qui
exigent le salaire de leur engagement, ni comme des voleurs qui tirent de cet
engagement des profits secrets. Il ne s'agit pas non plus de courir après les
honneurs, car ce n'est pas l'ambition qui nous anime. En fait, nous pensons
tous - nous, communistes de la nouvelle génération - que participer
volontairement au pouvoir d'Etat tel qu'il existe, sans y être contraint par
des circonstances exceptionnelles, est totalement étranger à nos principes politiques.
Il est donc inévitable que nous y contraigne uniquement la perspective d'un châtiment
intérieur plus grave encore que la honte que nous éprouverions à courir après
les postes et les crédits. Or, qu'est-ce qui peut bien être, dans ce genre de
situation, la plus insupportable des choses ? C'est d'être gouverné par des
crapules, uniquement parce qu'on a refusé le pouvoir. La crainte de ce
châtiment est la seule raison pour laquelle, de temps à autre, des gens
honorables se mêlent au plus haut niveau des affaires de l'Etat. Et on voit
bien qu'ils ne le font ni par intérêt personnel, ni pour leur plaisir, mais
parce qu'ils croient que c'est nécessaire, vu l'impossibilité, dans les
épreuves que traverse l'Etat, de trouver pour les postes qu'ils vont occuper
des candidats meilleurs, ou au moins aussi bons.
- Attendez, attendez ! interrompt Amantha. Vous nous parlez là de
l'engagement paradoxal de gens honnêtes dans un Etat passablement pourri, où
dominent ordinairement les carriéristes, les profiteurs et les démagogues. Ce
dévouement n'a du reste jamais servi à grand chose. Je me demande ce qui se
passerait dans un Etat idéal, soumis à de justes principes.
- Si un tel Etat venait à exister, on y organiserait des
compétitions pour ne pas être au pouvoir, tout comme aujourd'hui pour y être.
- Des élections négatives ! Incroyable ! ricane Glauque.
- On se vanterait d'avoir enfin été élu pour n'occuper aucun poste.
Parce que, composé de femmes et d'hommes libres, et dominé par la maxime
égalitaire, le pays unanime considérerait que le dirigeant véritable n'a pas en
vue son propre intérêt, mais uniquement celui du peuple entier. Et la masse des
habitants trouverait plus tranquille et plus agréable de confier son destin
personnel à des gens de confiance, plutôt que de se voir confier, à eux
personnellement, le destin d'immenses foules. Je n'accorde donc absolument rien
à Thrasymaque : ce qui est juste n'est pas et ne peut pas être l'intérêt du
plus fort.
En effet, Thrasymaque était intervenu
auparavant pour définir la justice comme l'intérêt du plus fort. C'est un
argument de nature étatique : il est habituel que le pouvoir déclare
l'équivalence de ce qui est juste et de ce qui est dans son intérêt propre. La
réponse toute prête à ce type d'argument consiste à faire remarquer que quand
Thrasymaque parle de « justice », il s'agit d'un simple usage nominaliste
du mot, auquel ne correspond aucun réel. Ce n'est pourtant pas la voie suivie
par Socrate, qui emprunte une ligne de raisonnement beaucoup plus tortueuse.
Pourquoi ? S'il répondait à Thrasymaque par une critique de son usage
nominaliste du mot « justice », il serait forcé d'emprunter une voie
substantialiste et de poser qu'à ce mot correspond une réalité. Thrasymaque ne
se ferait pas faute de poser la question : « C'est quoi, alors, cette
réalité ? ». La porte serait ouverte à un débat d'opinions autour de la
justice. Ce que Socrate préfère montrer c'est que le débat d'opinions ne peut
pas trancher cette question.
Socrate commence par identifier le
pouvoir à une technique - un savoir-faire -, point qui n'a rien d'évident mais
que Thrasymaque accepte. Puis la technique est identifiée par le service
qu'elle rend à celui qui en est l'objet ou l'enjeu. Il en déduit que, puisque
l'intérêt de la technique est de résoudre le problème de quelqu'un d'inférieur
(inférieur en ce sens qu'il ignore tout de la technique que le
« technicien » maîtrise), il ne saurait être l'intérêt du plus fort.
La chicane socratique consiste à assimiler le rapport que le tyran a avec le
peuple au rapport que le médecin entretient avec le malade. Ce qui, entre nous,
est une pure imposture de raisonnement. Et pourtant Thrasymaque accepte de se
placer sur ce terrain. Pourquoi ? S'il ne le faisait pas, il devrait se
démasquer comme le soutien d'une politique entièrement oppressive, pour laquelle
il est bel et bon que le tyran ne s'occupe aucunement des intérêts du peuple,
mais seulement des siens. C'est là que l'on peut toucher du doigt la stratégie
générale de Socrate : contraindre l'adversaire à admettre des énoncés aberrants
qui, s'il ne les accepte pas, le feront apparaître comme un type infréquentable.
Les jeunes (Glauque, Amantha) objectent
à Socrate qu'un « technicien », un médecin par exemple, quand il
exerce sa technique vis-à-vis d'un malade, le fait pour un salaire; par
conséquent il est en définitive au service de ses propres intérêts. A quoi
Socrate répond : dans le moment où le médecin est médecin, i.e. lorsqu'il
soigne son patient pour le guérir,
le salaire est inessentiel. Le salaire joue le rôle d'un équivalent général,
« d'un élément commun qui s'ajoute à la fonction propre de chacune des
techniques considérées », il ne peut servir à
identifier chaque technique; sinon, la technique du plombier ou du pilote
d'avion serait indistinguable de celle du médecin. En réalité, on rencontre
deux types de subjectivité dans le salariat : l'une qui est dans un rapport
d'instrumentalisation de la technique et une autre qui assume entièrement sa
destination vers l'autre. Le point de butée, c'est qu'il existe des
subjectivités hétérogènes, et que l'on peut montrer qu'il existe des gens absolument
désintéressés. C'est l'exhibition en vérité de ce point qui accule Thrasymaque.
Pour montrer dans un débat qu'une
société peut être régie par autre chose que l'intérêt – i.e. qu'une société
communiste est possible – il faut que cette hypothèse y soit présente comme une
coloration extérieure, comme une trace de ce qui est en jeu. L'argumentation
philosophique se distingue stratégiquement de la simple obtention d'une
conviction, lorsqu'elle fait apparaître une dissymétrie qui est toujours une
figure subjective hétérogène au débat d'opinions.
Commençons par une récapitulation de ce qui a
été dit précédemment.
Thèse qui sera également soutenue par Saint
Paul.
Je pense que dans l'espace
"démocratique" où nous sommes actuellement, il y a une corrélation
profonde entre le principe de la liberté des opinions qui est au fondement de
cet espace et le critère du nombre comme ayant par lui-même valeur. La fonction
de ce critère du nombre, on peut l'observer aussi bien au niveau du vote (le
nombre a valeur de décision, puisque c'est la décision majoritaire qui l'emporte) qu'au niveau de l'argument de vente ("allez voir
ce film que 100.000 personnes ont déjà vu" – argument qui, à la réflexion,
est quand même assez étrange). Quelle est la nature du lien entre la liberté
des opinions et la loi du nombre ? Les opinions sont régies par un principe
d'équivalence - une opinion en vaut une autre - elles circulent à l'égal de la
monnaie (qui en est le véritable paradigme) dans un espace de substituabilité
générale où ce qui s'affirme en réalité, c'est la souveraineté de la
marchandise. Ce qui assure le triomphe d'une opinion donnée, c'est son nombre, c'est qu'elle fasse nombre.
L'opinion articule un mixte d'intérêts (les intérêts que, de notoriété publique, elle sert mais qui ne sont
pas nécessairement nommés de façon claire) et une rhétorique (l'organisation rhétorique de sa présentation). La rhétorique mise en
jeu touche aux intérêts des puissants, mais c'est un toucher subtil, elle y
touche en masquant qu'elle le fait. C'est un mélange de douceur et de férocité.
Ce mixte Platon le désigne sous le nom de sophistique. La sophistique est un dispositif qui créé une dissymétrie de puissance
dans l'élément de l'équivalence générale des opinions.
A l'inverse, une vérité articule un élément de
formalisation (rappelons que eidox, la forme, désigne en même temps l'idée), un
principe d'évidence (qui n'est donc pas rhétorique) et un essentiel désintéressement
(une vérité se constitue dans le désintéressement vis-à-vis de son objet).
C'est la raison pour laquelle on ne peut engager la figure de la vérité dans un
débat d'opinions. C'est d'ailleurs ce qui, de tout temps, a été reproché aux
révolutionnaires : ils ne respectent pas le débat d'opinions, ils sont
despotiques et minoritaires. K. Popper a ainsi pu dire que Platon était le
premier des maîtres-penseurs [nous y reviendrons tout à l'heure à propos de la
dissymétrie].
Thèse à bien distinguer de celle pour laquelle
c'est un même sujet qui se trouve traversé à la fois par une vérité et par
l'opinion. Pour Platon, il ne s'agit pas du même sujet (même si un individu
donné peut participer aux deux subjectivités
simultanément). Le sujet de l'opinion c'est l'individu démocratique, lui-même
substituable (un citoyen en vaut un autre), individu qui valorise l'opinion en
tant qu'elle est la sienne ("voilà ce que je
pense" est un énoncé qui est en lui-même un argument, sur le fond de cet
autre : "à chacun son opinion"). C'est ainsi que, dans l'isoloir, se
produit la décision de voter : chacun est juge de son propre intérêt en même
temps qu'il est adepte d'une certaine rhétorique. Le sujet d'une vérité, quant
à lui, ne peut être défini, du moins dans mon lexique, que comme celui qui
oriente le protocole de construction d'une vérité à partir d'un événement
premier dont il tire les conséquences. Il s'agit bien de deux registrations
subjectives différentes. Le sujet de l'opinion, qu'il faut bien considérer
comme une construction de la démocratie elle-même (le triomphe de
l'individualisme que l'on nous présente comme la caractéristique des temps
modernes est très exactement superposable à celui que Platon, dans La
République, décrivait déjà comme corrélé à la société
démocratique athénienne dont il était contemporain) est opposé à la figure du
sujet d'une vérité. Celui-ci n'est pas pour autant dans l'exception d'une
transcendance : la vérité dont il est le militant est une expérience ouverte
à tous (il est ainsi loisible à chacun de refaire pour
son propre compte une démonstration mathématique, de même que de regarder un
tableau, participer à une manifestation politique ou assumer le péril d'un
amour). C'est ce que j'ai proposé de nommer l'idéation : l'individu comme tel s'incorpore au processus d'une vérité
(processus par lequel il n'est plus identifiable comme "individu
démocratique").
Contrairement à ce que l'on attendrait de sa part, Platon convoque les
interlocuteurs de ses dialogues ... à des débats d'opinions. Essayons de le
comprendre par une comparaison avec Pascal. Nous avions commenté la dernière
fois la pensée 135 : On aime à voir, dans les disputes, le combat des
opinions; mais, de contempler la vérité trouvée, point du tout : pour la faire
remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute. Il s'agit, pour Pascal, de voir naître la
vérité à partir du conflit des opinions : la vérité à l'état naissant, la
dissymétrie qui pointe, voilà qui fait plaisir (et
on sait que, pour convaincre, Pascal ne répugne jamais à plaire). Par contre,
ce que l'on n'aime pas, c'est, cette vérité, de la voir grandir et se déployer
entièrement. Ce n'est pas du tout
ainsi que Platon voit les choses. Ce n'est pas l'élément de plaisir mis en jeu
par Pascal qui le gênerait. Mais ce qui "l'intéresse", comme dirait
Deleuze, dans le débat d'opinions, ce n'est pas la naissance du vrai. Ce qui
l'intéresse c'est l'aporie, la suspension de la
signification, le désert provisoire où conduit la dispute. C'est qu'en réalité,
avant même que la construction théâtrale du dialogue soit mise en place,
quelque chose comme une vérité est déjà née. Nous
l'avions fait remarquer à propos de la Caverne : quelqu'un est toujours déjà
sorti de la Caverne et, après avoir contemplé le Soleil de la vérité, est
revenu dans la Caverne pour en entretenir les habitants. Dans les dialogues de
Platon, un sujet de vérité est déjà présent, c'est Socrate. Celui-ci a beau
répéter, à propos de chacun des thèmes abordés, qu'il ne sait rien (ce qui,
d'une certaine façon, est juste, puisque cela signifie : "je n'ai pas
d'opinion"), c'est bien armé d'une vérité qu'il se lance dans le débat
d'opinions. Mais son objectif, c'est, tout en faisant semblant d'y participer,
de faire cesser ce débat pour introduire une norme qui n'est pas celle du débat
d'opinions. Contrairement à Pascal qui cherche à séduire, ce que recherche
Platon c'est de faire cesser le débat. Et une fois que le débat est parvenu à
son point d'aporie, Socrate ne donne pas son opinion (puisqu'il n'en a pas) [il
en est de même dans la critique esthétique : une fois que les opinions du type
"j'aime ce tableau" ou "je n'aime pas tellement ce tableau"
sont renvoyées à leur inconsistance respective, une subjectivation différente
de l'œuvre d'art peut prendre place].
Nous sommes ici aux parages de la question de
la terreur. Abordons-là frontalement. L'idéologie contemporaine affirme que si
la norme n'est pas la liberté des opinions articulée à la loi du nombre, alors
c'est le règne de la terreur. Et, de fait, il n'est pas inexact de dire que les
vérités terrorisent les opinions. Platon a été considéré en ce sens comme
terroriste (cf. les appréciations de K. Popper). Il est sans doute plus proche
de cette figure que de la figure bonasse qui l'enrôle du côté de la raison
argumentative opposée à la violence. Je me souviens d'avoir été interrogé sur
Platon, au cours de mon cursus académique (c'était il y a bien longtemps) par
Vladimir Jankelewitch. Je soutenais entre autres qu'il y avait un élément de violence
chez Socrate qui ne le cédait en rien là-dessus à Thrasymaque et que si on
pouvait le créditer d'une fonction argumentative, on le pouvait tout autant de
ses interlocuteurs (comme quoi il y a des thèmes qui parcourent toute une vie
intellectuelle). Cela n'avait pas du tout plu à Jankelewitch ... Je continue à
soutenir qu'en définitive l'individu démocratique est nécessairement sceptique
(relativisme culturel etc.) tandis que, s'il y a des vérités, la création du sujet
nécessaire à leur déploiement n'est pas homogène au débat d'opinions. Celui-ci
est en son principe infini (un point pour la
droite, puis un point pour la gauche, à nouveau un point pour la droite et
ainsi de suite, jusqu'à épuisement). La maxime générale du matérialisme
démocratique "Vis sans idée" peut se dire aussi : "Ne te laisse
pas interrompre dans le débat d'opinions". C'est que le débat d'opinions
ne connaît pas de point d'interruption, ce qui
revient à dire qu'il ignore ce qu'est le moment de l'idéation. La question
décisive ici est la suivante : existe-t-il une procédure non terroriste par
laquelle une vérité puisse être enclenchée ? Je dois dire, franchement, que
là-dessus je suis plutôt sceptique. Autant je pense qu'il faut sans ambiguïté
se démarquer des États terroristes que nous avons connus, et qui sont des
impasses sanglantes, autant je reste persuadé qu'il y a quelque chose d'intrinsèquement
violent dans la rationalité elle-même.
Pourquoi se tait-il nécessairement ? C'est
parce qu'il ne voit plus d'intérêt à poursuivre – rappelons qu'il est essentiellement
mu par une rhétorique de l'intérêt. Le faire continuer, ce serait donc le
forcer à quitter la rhétorique de l'intérêt, c'est le désintéresser de force.
Violence présente dans l'énoncé de Rousseau : "On les forcera à être
libres".
*
Mais qu'est-ce au juste qu'une opinion ? Nous
ne le savons pas bien. D'où le besoin que nous avons d'une ontologie de
l'opinion.
Il y a deux aspects à considérer. D'une part,
quel est le statut du référent objectif de l'opinion (quelle est la nature de
la relation qui unit une opinion à ce à propos de quoi elle est une opinion) ?
D'autre part, quel est le statut de l'acte par lequel une opinion est exprimée
? Cette distinction rappelle la différence d'ordre linguistique dont Lacan
aimait à se servir, celle entre le dit et le dire.
Nous allons lire un passage du livre V de La
République (477d-479a) qui est à première vue facile
mais qui, vous le verrez, est plus difficile à comprendre qu'il n'en a l'air.
Les interlocuteurs du dialogue sont plongés
dans la discussion d'une théorie des facultés; ils s'interrogent, sous le nom
de faculté, à ce par quoi l'on se rapporte à un objet. C'est ainsi qu'est
introduite la distinction entre le savoir, qui est la faculté qui nous rapporte
à l'être et l'ignorance, la faculté qui nous rapporte au non-être. Distinction
logique puisqu'elle a recours à la négation.
- Alors, très cher, reprend Socrate, revenons à
nos moutons. La science, tu dis que c'est une faculté, la science ? Ou tu la
classes autrement ? Et l'opinion, où la mets-tu ?
- Je reconnais, dit Glauque reprenant courage,
dans la science, dont le nom le plus général est "savoir", non
seulement une faculté, mais la plus importante de toutes. Quant à l'opinion,
c'est à coup sûr une faculté : avoir la capacité d'opiner, c'est justement en
quoi consiste l'opinion.
- Tu as en outre confirmé à l'instant qu'à tes
yeux la science, ou, si tu préfères, le savoir, n'est pas la même chose que
l'opinion.
Glauque est tout à fait remonté :
- Un être pensant ne peut soutenir que sont
identiques l'infaillibilité et l'errance. le savoir absolu diffère
nécessairement de l'opinion versatile.
- Ces deux facultés diffèrent en effet par leur
processus et doivent donc aussi différer par ce à quoi elles se rapportent. Le
savoir, c'est clair, se rapporte à l'existant et le connaît dans son être. L'opinion,
nous savons seulement qu'elle organise l'opiner. Mais quel est son objet propre
? Le même que celui du savoir ? Est-il possible que ce qui est su soit
identique à ce à propos de quoi on ne fait qu'opiner ?
- C'est impossible ! s'exclame Glauque, d'après
cela même sur quoi nous nous sommes mis d'accord. Si chaque faculté singulière
se rapporte naturellement à un objet différent de celui de toute autre faculté,
et si opinion et savoir sont des facultés différentes, il s'ensuit que le su et
l'opiné ne peuvent être identiques.
- Alors, si n'est su que l'existant, ce à
propos de quoi on opine est autre que l'existant.
- Reçu cinq sur cinq
- Dans ces conditions, poursuit Socrate, en se
grattant le menton, signe chez lui d'une grande perplexité – réelle ou feinte
-, il faut conclure que l'objet de l'opinion, étant la part d'être de ce qui se
soustrait à l'existence, n'est autre que le non-être.
Et Glauque, catégorique et impérial :
- Absolument impossible. On ne saurait opiner
le non-être, Socrate ! Réfléchissez !
- Celui qui opine rapporte son opinion à
quelque chose. Il ne saurait opiner tout en n'opinant rien. L'opineur opine sur
une chose clairement comptée comme une. Or, le non-être n'est pas une
chose, mais auc-une.
- C'est exact. Du reste, c'est à l'ignorance et
non à l'opinion que nous avons assigné comme objet le non-être, après avoir
assigné l'être à la pensée. Et nous avons pu le faire uniquement parce que
l'ignorance est une faculté purement négative, alors que l'opinion affirme son
objet.
- C'est pourtant bizarre, à la fin, s'interroge
Glauque. Nous avons démontré que l'opinion, ne se rapportant ni à l'être ni au
non-être, n'est ni un savoir ni une ignorance.
- Et voilà ! dit Socrate ravi. Dirons-nous
alors qu'elle transcende l'opposition pensée pure/ignorance sur l'un de ses
bords ? Qu'elle est plus claire que la pensée, ou plus obscure que l'ignorance
?
- Bien sûr. Elle est, nous l'avons déjà dit,
entre les deux. Au milieu[10].
- Et nous avons ajouté que, si nous trouvions
une chose dont l'apparaître soit d'être tout en n'étant pas, cette chose,
occupant une position médiane entre l'être pur et l'absolu néant ne relèverait
ni du savoir, ni de l'ignorance, mais de ce qui se tient entre les deux. Eh
bien, nous savons maintenant que cet entre-deux est ce que nous appelons
"opinion".
- Voilà une question réglée, dit Glauque, plein
d'enthousiasme.
Sauf, grince Amantha, que vous ne l'avez pas encore
trouvée, cette "chose" qui serait l'objet de l'opinion. Je veux la
voir, cette "chose", entre l'être et le non-être, qui ne se laisse
ramener, en toute rigueur, à aucun des deux. Montrez-la moi.
L'opinion se situe donc dans l'intervalle
entre l'être et le non-être, avec la réserve (exprimée par Amantha) que l'on ne
sait pas si quoi que ce soit de ce genre existe. Si la logique classique
(fondée sur la négation et le principe du tiers exclu) permet la distinction du
savoir et de l'ignorance, elle n'est en effet pas capable de penser ce qu'est
l'opinion. L'opinion avère qu'il peut exister une altérité non réductible à une
négation simple. La question se complique de ce que, dans Le Sophiste, Platon met en jeu dans la pensée l'affirmation de l'Autre comme Idée
et finalement l'existence du non-être[11].
C'est qu'il y a plusieurs espèces de négation,
en tout cas au moins deux : la négation simple qui, par rapport à un terme,
identifie un terme opposé (l'ignorance comme négation du savoir) et la
négation non simple qui définit un (mi)lieu, ou une position entre deux termes
(l'opinion comme située quelque part entre le savoir et l'ignorance, plus ou
moins proche de l'un ou de l'autre). La négation non simple falsifie le
principe du tiers exclu (on ne peut pas dire d'une opinion qu'elle est vraie ou
fausse), elle valide par contre ce qui, bien plus tard, sera appelé la logique
intuitionniste. L'opinion touche à l'infini : il peut y avoir une infinité
d'opinions entre le savoir et l'ignorance. Parmi elles, la plus proche possible
du savoir est nommée par Platon l'opinion droite (orthodoxia). On ne peut discerner le dit de l'opinion
droite du dit d'un savoir. C'est ainsi que "2+2 = 4" peut être
proféré par quelqu'un qui ne connait pas les bases du calcul; pour cet individu,
il s'agit d'une opinion et il se trouve, par surcroît, qu'elle est vraie. C'est
une opinion qui ne connait pas le principe de sa vérité. Ce qui la différencie
du savoir, ce n'est donc pas son dit qui est objectivement identique à celui du
savoir, mais son dire. Ce sont deux subjectivités
différentes qui sont mises en jeu.
La difficulté consiste donc à ne pas prendre
une opinion vraie pour une vérité. Il faut savoir entendre le dire dans le dit.
La vérité du dire est suspendue à l'idéation.
Hors de l'incorporation au processus d'une vérité, vous êtes dans l'espace de
la communication, où il n'y a que du dit et où le dire est absenté,
insaisissable. Si vous allez sur Internet, par exemple, vous êtes face à une masse
indifférenciée de dits.
Se contenter de l'opinion droite est une
tentation pour les grands appareils collectifs (églises, partis, ...). Un des
problèmes majeurs du marxisme-léninisme (une de ses grandes erreurs) a été de
croire qu'on pouvait requérir les intérêts de classe pour faire produire aux
membres des classes populaires des opinions droites. Pourquoi
demander davantage ? L'accès à l'Idée était réservé à une aristocratie,
une minorité qui réglait le dire et faisait circuler le dit de ce dire. C'est
là qu'il faut chercher l'origine de la sacralisation du noyau dirigeant, de son
formalisme et de son bureaucratisme. "La perte du croyant est de
rencontrer son église, pour notre dommage, car il ne sera plus fraternel par le
fond" (R. Char A une sérénité crispée).
"Il ne sera plus fraternel par le fond", c'est ainsi que dit R. Char
pour signifier qu'il ne sera plus fraternel par le dire.
C'est là que nous devons rectifier Platon. Il
nous faut étendre l'aristocratisme à tout le monde. Un aristocratisme pour
tous.
Lecture
de la 26ème pièce de Ahmed philosophe ("La
terreur")[12]
Puis :
Comme
beaucoup d'entre vous le savent, j'ai été récemment attaqué personnellement
dans un article paru dans l'hebdomadaire Marianne sous
la signature de Eric Conan. En vérité, il n'y a pas grand chose à en dire en
dehors du fait que de telles lectures ne sont pas agréables. Je me contenterai
de dire ceci. Il semble que, pour certains, il soit devenu important de
m'abattre, i.e. en pratique de me rendre infréquentable par les médias pour que
je rentre dans l'ombre dont je n'aurais pas dû sortir. Nous sommes là dans la
solide tradition illustrée dans l'entre-deux-guerres par le journal Le
Crapouillot qui avait pour habitude de s'attaquer
périodiquement à diverses personnalités progressistes. Je pense qu'il faut
distinguer deux vagues dans les attaques dirigées contre moi. Dans la première,
l'imputation infamante a été celle d'antisémitisme;
elle a fait long feu pour la raison simple qu'elle était peu crédible. La
deuxième vague, à laquelle nous assistons, est plus proche du noyau de la
philosophie, puisque sa cible, à travers moi, est dirigée contre le fait que
soit pensable la possibilité d'une politique radicalement différente. Ce qui
indique qu'une période d'affrontement politique succède à une période qui
était, disons, plus idéologisante. Cet aiguisement encore confus des
contradictions est par conséquent un stigmate de la crise que nous connaissons.
Le fond de
l'affaire est la question de savoir où se trouve la lisière entre philosophie
et politique. C'est une question qui est depuis longtemps une question
sensible, notamment en France, au point d'en être presque une particularité
nationale; c'est une question qui est apparue au 18ème siècle, avec
ceux que l'on a justement appelé "les philosophes" (Voltaire,
Rousseau, Diderot) et qui s'est continuée jusqu'à nos jours avec la figure de
Sartre et maintenant, d'une certaine façon, avec la mienne en tant que j'en
suis, de cette question, à la fois acteur et témoin. On peut ici selon moi
repérer trois angles d'attaque possibles :
-on soutient qu'en
cette zone de contact entre philosophie et politique, aucune politique réelle
(au sens de politique praticable) n'est en réalité en jeu : c'est l'imputation
d'idéalisme.
-on réduit l'élément
philosophique à l'élément politique; la philosophie se trouve alors au service
d'une position politique – situation que j'ai autrefois proposé de caractériser
comme "suture" de la philosophie à la politique.
-enfin, et c'est la
solution adoptée par l'article de Marianne, on
absente entièrement la philosophie, au point que l'on peut se demander pour
quelle raison je suis la cible d'attaques qui se réduisent en définitive à un anecdotisme
inconsistant.
Voilà. J'ajouterai
que, lors de l'entretien que j'ai eu avec l'auteur avant la parution de son
article, comme c'est l'usage à chaque fois qu'un texte est écrit "à
charge", vous avez été vous aussi pris à parti, E. Conan m'ayant déclaré
que les gens qui se pressaient à mes séminaires – c'est-à-dire vous – n'y comprenaient
de toute façon pas grand chose; en somme il a estimé que vous étiez tous un tas
de snobs abrutis. Tout ceci est bien pénible, et principalement parce que l'on
peut être assuré qu'il y aura à l'avenir d'autres attaques similaires. Il faut
le savoir, se blinder contre, avoir la peau dure, et continuer.
Nouvelle ponctuation récapitulative. Nous nous posons cette fois-ci la
question de l'intérêt d'une nouvelle traduction de La République.
4 points :
-Pourquoi Platon aujourd'hui ?
-Pourquoi le texte de Platon ?
-Pourquoi La République ?
-Pourquoi une traduction ?
Et d'abord : pourquoi Platon aujourd'hui ? J'ai déjà abordé
plusieurs fois ce point, mais j'aimerais ce soir l'éclairer un peu
différemment. L'appui que nous donne Platon est crucial parce qu'il est
essentiel, tout particulièrement aujourd'hui, d'affirmer qu'il y a des
vérités. C'est à cause de la souveraineté actuelle des
opinions – et de tout ce qui accompagne cette souveraineté : loi du nombre,
substituabilité générale, principe d'équivalence de tout avec tout, i.e. en fin
de compte de tout ce qui permet au relativisme et au scepticisme d'être les
philosophies spontanées du monde contemporain – que le vieux couple platonicien
vérité / opinion doit être mobilisé. Mais il est
aussi essentiel d'affirmer qu'il y a des vérités absolues. Là, ce à quoi l'on s'oppose, c'est ce qui a commencé en philosophie
avec la "révolution copernicienne" introduite par Kant. Selon Kant en
effet, tout est relatif à la souveraineté subjective de l'acte cognitif; par
conséquent la connaissance de l'être en soi est interdite. Comme le dit le jeune philosophe
Quentin Meillassoux, cette révolution copernicienne signifie "que nous ne
pouvons rien connaître qui soit au-delà de notre relation au monde"; de ce
fait, il sera considéré comme naïf "de croire que nous pourrions penser quelque
chose – fût-ce une détermination mathématique de
l'objet – tout en faisant abstraction du fait que c'est toujours nous qui pensons quelque chose". Soutenir le caractère indépassable de
cette limitation, c'est ce qu'il appelle le "corrélationnisme"[13].
Il s'agit de deux thèses anti-sophistiques. N'est-ce pas Protagoras
qui, d'une part, affirmait la souveraineté de l'opinion en faisant admirer
qu'on puisse soutenir une opinion et son contraire et d'autre part professait
que "l'homme est la mesure de toute chose, comme il est la mesure de
l'être et du non-être".
L'humanité, dans la construction historique d'elle-même, est
aujourd'hui livrée à l'opinion. Une des questions majeures qui se posent dans
le monde contemporain est : où l'humanité peut-elle se saisir d'un point
d'exception en tant que vrai – un point qui disqualifie les opinions, un point
où elle puisse se cranter ? J'insiste sur le fait qu'il n'y a rien d'absolu
dans cette affirmation, qui est relative au moment historique que nous
connaissons : il y a eu des époques où c'était au contraire la critique du
dogmatisme qui était cruciale. Quoi qu'il en soit, si l'objectif philosophique
de notre temps est la déconstruction du kantisme, si l'horizon épocal dont nous
devons sortir est la combinaison du règne de l'opinion et du corrélationnisme,
alors Platon nous est nécessaire parce qu'il est une formidable machine de
guerre anti-kantienne. Ce qui montre, une fois de plus, que pour rendre
possible un pas en avant, il faut souvent un pas en arrière. C'est d'ailleurs
facile à comprendre : Kant, pour se construire, avait dû procéder à une
critique de la vérité; pour déconstruire Kant, il nous faut revenir au
théoricien princeps de la vérité, soit Platon.
A condition d'insister sur ceci que Platon nous offre une vision
entièrement subjective de la philosophie. Pour
Platon, la philosophie n'est pas une recherche de
type scientifique des vérités. Elle n'a d'ailleurs, à proprement parler, aucun
objet propre (les Idées, les Formes, ne sont en définitive que les ponctuations
de n'importe quelle forme de connaissance), ce qu'elle a c'est un sujet. Ce qui
intéresse Platon, c'est le naturel philosophique, la subjectivité philosophique
(d'où son insistance sur les problèmes d'éducation). Celui qui aligne la
philosophie sur les savoirs, ce n'est pas Platon, c'est Aristote. C'est
Aristote qui est l'inventeur de la philosophie académique (même si c'est Platon
qui fut le fondateur de l'école appelée
Académie). La philosophie, pour Platon, est une disposition subjective
caractérisée par un goût particulier pour les vérités. Le philosophe est
quelqu'un qui est amoureux des vérités. Ce goût est favorisé par un certain
nombre de disciplines (celles que, pour ma part, j'ai appelé les conditions de la philosophie) : les mathématiques ("vestibule" de la
philosophie), la politique qui est omniprésente dans tout l'œuvre platonicien
sous la forme de la généralisation de la vie collective sous le règne de l'Idée
[contrairement à ce qui est souvent dit, Platon ne fait pas la promotion de la
figure du philosophe-roi; pour lui, c'est tout le monde qui devrait être philosophe]
, l'amour (la question n'est pas : que sait le philosophe, mais qu'aime-t-il ?)
et même la poésie dont on dit communément que Platon la bannit de la Cité
idéale, mais qui en réalité occupe l'enviable position de rivale de la
philosophie.
Pourquoi le texte de Platon ? Autrement dit : pourquoi ne pas me
contenter de simplement proposer mon interprétation de Platon ? La réponse est
que, durant les 2400 ans qui nous séparent de lui, des sédiments interprétatifs
innombrables se sont succédés : l'interprétation théologique qui est largement
le fait des penseurs chrétiens et arabes, la lecture kantienne qui a fait de
Platon l'archétype du dogmatisme, jusqu'à aujourd'hui où, comme je vous l'ai
fait souvent remarquer, les grands courants philosophiques – pensée analytique
anglo-saxonne, vitalisme d'inspiration nietzschéenne, marxisme,
existentialisme, courant heideggérien – sont tous anti-platoniciens. Ajouter
une interprétation supplémentaire dans un tel contexte ne suffit pas. Il est
fondamental, si l'on assume avec rigueur le pas en arrière dont je parlai tout
à l'heure, d'être au plus près du texte. Nous avons besoin de la lettre contre
le(s) sens car le(s) sens est (sont) capturés par les polémiques. Le texte
platonicien ne se présente pas comme un traité, il faut l'écouter comme un dire
(y compris dans sa dimension théâtrale).
On pourrait dire : parce que c'est la somme
de l'œuvre de Platon. En réalité, il s'agit de raisons plus spécifiques. C'est
dans La République en effet qu'on trouve à la fois toutes les conditions de la philosophie et la présentation de cette dernière
comme un processus subjectif singulier; il y est proposé un portrait du philosophe
(et non une définition) dont on rapporte les aventures (cf. l'allégorie de la
Caverne). C'est une construction sans équivalent dans la littérature
philosophique ultérieure – avec peut-être l'exception de La Phénoménologie
de l'Esprit de Hegel. Par ailleurs La République nous offre la gamme complète des écarts de la langue philosophique. On
y croise des mathématiques, de la prose narrative, des formules théâtrales, des
petites historiettes et même de la poésie en prose (le mythe d'Er qui clôt
l'ouvrage). La langue philosophique y apparaît donc impure dans son essence (ce qui l'apparente de façon inattendue au cinéma).
La philosophie doit assumer l'intégralité de sa propre impureté : ainsi il est
vain d'opposer l'une à l'autre la langue poétique de Nietzsche et le régime de
discours logico-mathématique de la philosophie analytique; une telle opposition
ne fait qu'affaiblir la philosophie.
Ces deux points se conjoignent : car c'est le processus même de la
subjectivité philosophique qui commande les passages d'un registre de langue à
l'autre.
Le texte de La République qui nous est
parvenu dans un état presque intact a été académisé de façon irrémédiable parce
que la traduction en a été confiée aux hellénistes. Je ne dis pas ça pour
critiquer les hellénistes, qui se sont institués gardiens d'une langue grecque
aujourd'hui effectivement menacée (on peut légitimement craindre pour la
transmission du grec au moment où
le chef de l'Etat s'interroge sur l'intérêt qu'il y a à lire La Princesse de
Clèves). Le résultat est néanmoins que le texte dont
nous disposons est un texte daté – pas d'une date
située précisément dans le passé, plutôt d'une date intemporelle, l'effet
produit à la lecture étant que l'on voit tout de suite qu'il s'agit de la
traduction d'une langue ancienne. C'est à cela que j'ai tenté – non sans des
difficultés de tous ordres, vous pouvez m'en croire – de m'arracher. Je ne suis
d'ailleurs pas le premier à m'engager dans une telle voie concernant des textes
anciens[14]. Ce dont il s'agit en réalité c'est d'une tentative pour échapper à ce
que Lacan nommait, dans sa doctrine des quatre discours, "le discours de
l'Université".
Je dispose, pour cette traduction, de certaines opérations que je vais vous présenter. Elles sont au nombre de quatre :
- restructuration formelle
- universalisation
- déplacements conceptuels
- contemporanéité
Le texte de La République nous est parvenu
sous la forme d'un découpage en dix livres, eux-mêmes découpés en unités dont
la numérotation se poursuit d'un livre à l'autre (444c, 525b etc.). Ce
découpage et ces ponctuations sont le fait des grammairiens alexandrins et
s'expliquent par des contraintes liées à l'époque grecque tardive. Si le carcan
accidentel qu'elles constituent a été béni par le discours de l'université, il
faut bien voir qu'elles ne reflètent aucunement la pensée de Platon. Pourquoi
les entériner alors ? J'ai donc procédé à une restructuration, en ne tenant pas
compte de l'argument, pourtant valable, qui est habituellement opposé par ceux
qui veulent garder le découpage traditionnel – à savoir que Rep. VI, 508a constitue une référence commune qui permet au Chinois et au
Brésilien qui lisent Platon de se comprendre.
Ma restructuration se présente ainsi :
Un premier groupe de textes comprend le prologue (Conversation dans
la villa du port), la dispute entre Socrate et
Thrasymaque (où il s'agit de réduire le sophiste au silence : critique de la souveraineté du langage, qui autorise que des noms
servent à légitimer des rapports de force, avec pour objectif de rendre
intenable l'exercice rhétorique), dispute elle-même suivie par l'intervention
des jeunes gens et des jeunes filles qui assistent
à la dispute et qui posent des questions pressantes à Socrate (où il apparaît que la jeunesse, qui est en général largement
sous l'influence des idées dominantes, est la "plaque sensible" de la
situation).
Ensuite, je place un interlude à la manière de Rousseau sur la genèse
de la société et de l'Etat.
Cet interlude précède un long développement (il s'agira de mes
chapitres 4 à 8, dont certains sont achevés, d'autres que j'ai seulement
commencé d'écrire, d'autres où il n'y a rien de fait encore). Le thème : que
pourrait bien être la justice dans la collectivité dont il est traité dans
l'interlude ? Il commence par un passage fameux que je vous ai déjà commenté (République,
368 d) et dans lequel
Socrate propose, pour y voir plus clair sur la question de la justice, de la
traiter à l'échelle de la collectivité, parce qu'en raison d'une
"isomorphie" supposée entre le grand et le petit, les conclusions
tirées de cette étude renseigneraient sur la justice à l'échelle des individus.
Mais aussitôt Socrate se réfute lui-même : il reconnaît que s'il a vu
que le texte écrit en grosses lettres était le même que celui écrit en petites
lettres, c'est qu'il a pu les lire, les petites lettres. Peu importe ! Après s’être lui-même réfuté, il passe outre à
l’objection, parce que, de toute façon, ce qui l’intéresse c’est de parler de
la justice au niveau de la collectivité ; il le fait donc dans la suite du
texte.
La traduction est ici particulièrement difficile car c'est un passage
anthropologique nourri de réflexions sur la société grecque du temps de Platon
(il y est par exemple question de la discipline du corps : diététique, médecine
et sport, mais aussi des femmes, des enfants et de la guerre). Il précède une
séquence principielle qui elle-même laisse ouverte la rétroaction sur le
matériau anthropologique des principes développés. C’est une option :
présenter dans un premier temps le matériau anthropologique, ou, si vous voulez,
la situation concrète ; puis présenter les principes sans conclure par la
rétroaction de ces principes sur la situation, i.e. en laissant à chaque
lecteur le soin de conclure pour son propre compte. Cette option est anti-dogmatique. En effet, le dogmatisme ce
n’est pas d’avoir des principes, mais c’est de considérer que la rétroaction
elle-même est principielle.
Ensuite vient un passage de critique des politiques existantes
(timocratie, oligarchie, démocratie et tyrannie). C’est un passage très
célèbre, sans doute le premier grand manuel de philosophie politique. Ce qui
intéresse le plus Platon ici, ce n’est cependant pas tant le protocole de
construction de chacune des figures politiques qu’il dégage, que le type
subjectif dominant qui leur correspond. De la
démocratie, il nous dresse ainsi à nouveau un portrait, où le sujet démocratique apparaît comme un mixte combinant liberté
des désirs et liberté formelle.
Sous l'intitulé "justice et bonheur",
je soutiendrai que l'engagement dans les vérités est un bonheur. Par conséquent
l'homme de l'exception (l'individu engagé dans un processus de vérité) est plus
heureux que l'homme de la prédation (le tyran).
Après un chapitre (ce sera mon 16ème) sur "poésie et
pensée", ma traduction s'achève sur un épilogue :
"Eternité mobile des sujets".
Si on plaçait en surimpression les grandes articulations de pensée et
le découpage formel, on s'apercevrait que l'élément de base est de nature
théâtrale : chaque motif est joué comme une scène.
Mémorial : il y a vingt ans, le 29 avril 1990,
mourrait Antoine Vitez.
*
Reprenons le fil des questions posées par ma nouvelle
traduction de la République. Pour commencer, trois
brefs addenda à ce que je vous ai dit la dernière fois :
1.
Ce que nomme Platon, c’est aussi un écart
par rapport à l’idée selon laquelle la philosophie traite de la vie ordinaire
(c'est notamment le cas de la philosophie analytique anglo-saxonne qui scrute
les jeux de langage quotidiens). Chez Platon, il s’agit au contraire, j’y
reviendrai tout à l’heure, de la reconnaissance de la capacité universelle à
l’exception.
2.
La République nous offre le portrait du philosophe, et non sa définition. C’est un
portrait en intériorité : avant d’être déchiffré sous l’angle du concept,
le philosophe est interrogé sur la question de son désir, ce qui, comme l’a
fait remarquer Monique Dixsaut, rapproche étrangement Platon de Nietzsche. Le
style de vie du philosophe devient un élément capital et il en est de même pour
son style tout court ainsi que pour les effets produits par le philosophe,
présentés par Platon comme ayant un ressort manifestement théâtral :
ainsi, dans le prologue, Socrate apparaît comme une espèce d’histrion, un
blagueur qui raconte des histoires comiques (à l’instar de celle qu’il rapporte
dans le Théétète qui voit le philosophe Thalès
tomber par distraction dans un puits, provoquant les moqueries de sa
servante) ; et, à l’autre extrémité de la République, le récit du mythe d’Er emprunte plutôt au registre sacramentel qui sera
celui des autos sacramentales de Calderon.
3.
Ma traduction essaye, je vous l’ai dit,
d’arracher le texte de Platon au « discours de l’Université", dans
lequel il apparaît comme lié à jamais à une langue ancienne et voué à une sorte
d’intemporalité. J’ai voulu le re-temporaliser, ce qui revient à le restituer à
son éternité véritable, qui est d’être disponible pour le présent.
*
Parmi les opérations mises en jeu dans ce travail de
traduction, nous avons considéré la dernière fois la restructuration formelle
du texte. J’en viens aujourd’hui à l’universalisation. Je traduis le texte de telle façon que ce que Platon déclare être le
propre d’une minorité dirigeante est redistribué par moi comme propriété de
chacun (on retrouve la célèbre formule d’Antoine Vitez : « le théâtre
doit être élitaire pour tous »). Platon, c'est le seul vice que je lui
connais, est persuadé que la disposition à l'exception est elle-même exceptionnelle.
Il confond le caractère exceptionnel des vérités avec le mode selon lequel on
s'y engage, qu'il pense être réservé à une petite minorité. Autant je suis
d'accord avec la première partie de cette thèse, autant je trouve que la
seconde partie n'a rien d'évident.
On "l'explique" en général par son
aristocratisme, c'est-à-dire par les contraintes exercées sur sa pensée par
l'époque où il a vécu, le milieu auquel il a appartenu etc.[15] Il n'en demeure pas moins que la conviction selon laquelle la philosophie
ne peut pas être disponible à grande échelle pour tout esprit quel qu'il soit,
et par conséquent qu'elle ne saurait être universelle, est un noyau dur de sa
pensée. Mais ce noyau doit être divisé. D'un côté, la thèse selon laquelle
l'esprit de tout un chacun n'est pas apte à la réflexion philosophique est une
thèse inégalitaire, qu'il faut certes référer aux conditions anthropologiques
de l'existence de Platon (époque, classe sociale ...) et qui, comme beaucoup de
thèses, est strictement indémontrable. Je soutiens qu'elle est extrinsèque à la
pensée de Platon, qu'elle est inessentielle, et par conséquent je la supprime.
Tout simplement. Mais il y a un autre énoncé qui, lui, est interne à la
philosophie. Cet énoncé dit : à supposer qu'il y ait une aptitude universelle à
la philosophie et à l’accueil de l’exception, le contexte politique dominant
(la société inégalitaire que nous connaissons et qui existe depuis toujours)
est inapproprié à l'expression de cette aptitude. Pourquoi ? Parce que le
contexte politique dominant va travailler à la dénaturation des qualités
requises pour la philosophie ; plus précisément, ces qualités, tout en
étant maintenues, vont être immédiatement réorientées et incorporées à leur
contraire par leur transformation en opportunités sociales. D’où leur corruption.
Lisons le
passage qui commence à 491b.
Nous n'avons pas besoin, intervient
Socrate, de décrire une fois de plus le système des qualités propres au naturel
philosophique. Vous vous souvenez l'un et l'autre que nous avons cité le
courage, la grandeur d'âme, l'acceptation des disciplines du savoir, le travail
de la mémoire ... J'en étais là quand Glauque a objecté que j'avais raison, mais que si on
passait du discours au réel, on voyait bien que la plupart de ceux qui se déclarent
philosophes sont des corrompus notoires. Nous devons donc faire face à cette
accusation, et c'est pourquoi nous ressassons ce portrait du vrai philosophe :
il s'agit de le distinguer des imposteurs nuisibles.
- J'ai bien compris, dit Glauque. Mais
comme je l'ai expliqué, il y a deux cas différents. Il y a ceux dont le naturel
philosophe a été corrompu, et qui de ce fait même sont devenus entièrement
inutiles, notamment en ce qui concerne la politique. Mais il y a aussi ceux qui
imitent délibérément le naturel philosophe pour en usurper les pouvoirs. Quel
est le type subjectif de ces gens qui, singeant une manière d'être et de penser
dont ils sont indignes et qui est hors de leur portée, se comportent en toute
circonstance de telle sorte qu'ils produisent dans l'opinion ce discrédit quasi
universel qui s'attache à la philosophie proprement dite ?
- Ah, cher ami ! Il faut commencer par
un paradoxe redoutable. Le naturel philosophe existe au départ chez tout le
monde[16]. Or, il est chez presque tous corrompu. Pourquoi ? Parce que les
qualités mêmes qu'il exige, si elles se développent sans lien entre elles,
interdisent que le naturel philosophe parvienne à maturité. Oui, mes chers. Le
courage, la tempérance, l'acceptation des disciplines du savoir, tout cela
conspire à la corruption de la philosophie, qui, cependant, requiert et
organise ces qualités.
- Alors là, franchement, grogne
Amantha, on est dans le pot au noir !
- Et je vais aggraver mon cas :
tout ce qu’on considère communément comme des biens, la beauté, l’aisance, la
santé, une société politiquement bien organisée, tout cela contribue à brimer
et affaiblir le naturel philosophe. La nature elle-même éclaire ce paradoxe.
Regardez les semences des plantes ou les petits des animaux : s’ils ne
trouvent ni la nourriture, ni le lieu, ni la saison qui leur conviennent, ils
souffrent d’autant plus de ces privations qu’ils étaient au départ plus
naturellement vigoureux. C’est une évidence dialectique : le mal est plus
contraire au bien qu’au moins bien. Une excellence originaire mal traitée
devient pire qu’une médiocrité soumise aux mêmes conditions.
- Je vois où vous voulez en venir, dit
Amantha, les yeux mi-clos, à votre dada, l’éducation.
- Tu lis en moi comme dans un livre.
Bien sûr ! Admettons que tous les individus sans exception aient au
départ, virtuellement, comme dirait notre collègue Gilles Deleuze, la même
excellente capacité philosophique, à quelques nuances près. Si le milieu
idéologique et éducatif que leur propose l’Etat est détestable, cette
excellence va se changer en son contraire, et les meilleurs seront les
pires : la nuance de supériorité intellectuelle deviendra une exagération
quasi illimitée de la turpitude. Après tout, on sait bien qu’un tempérament
modéré, s’il ne fait certes pas d’étincelles du côté du bien, reste au moins
incapable de grandes vilénies. Tout ça pour dire que si le naturel philosophe,
tel que nous l’avons défini, rencontre un environnement éducatif adéquat, c’est
sûr qu’il s’orientera dans l’existence de façon affirmative. Dans le cas
contraire, semé sur une terre ingrate et cultivé en dépit du bon sens, il sera
voué à tous les défauts qu’entraîne une désorientation profonde.
- A moins, sourit Amantha, qu’il ne
rencontre, au hasard des chemins, un maître tel que vous.
- Ça ne suffira pas ! Il faut
encore qu’un événement le saisisse, passion amoureuse, insurrection politique,
bouleversement artistique, que sais-je ? Car le mal est global, il a sa
source dans l’ensemble de la situation. Il ne faut pas croire que les jeunes
gens sont corrompus parce qu’ils sont malencontreusement tombés sur de mauvais
maîtres, sur des sophistes endurcis, lesquels ne sont après tout que de simples
marchands de rhétorique. Non, non ! Les moralistes patentés qui déplorent
à la télévision ces mauvaises rencontres, les politiciens qui dénoncent dans
leurs meetings l’action de ces soi-disant philosophes, sont eux-mêmes, en
dernier ressort, les plus grands des sophistes, ceux qui organisent en
permanence le tapage propagandiste chargé de désorienter la jeunesse et de la
vouer à la misère du nihilisme.
- Mais où ? Quand ?
Comment ? demande Glauque, prêt à en découdre séance tenante avec l’armée
des corrupteurs.
- Tout simplement par cette rumeur
constante, quotidienne, partout répandue, terrorisante avec douceur,
amicalement contraignante, conviviale ment implacable, qu’on appelle
« liberté d’opinion ». A la télévision, dans les théâtres, les
journaux, les réunions électorales, quand les intellectuels officiels pérorent,
et même quand on se réunit avec des copains et des copines pour boire un coup
et bavarder, que voit-on ? Qu’entend-on ? Tout le monde blâme ou
applaudit des déclarations, des idées, des actions, des guerres, des films,
tout ça dans un désordre privé de tout principe rationnel à valeur universelle.
Il y a une joyeuse et sinistre exagération vaguement coléreuse aussi bien des
huées que des applaudissements. On dirait que les grandes surfaces vitrées des
immeubles répercutent partout dans la ville la même rumeur, conflictuelle en
apparence, consensuelle en réalité, faite de toutes ces opinions si âprement
contrastantes qu’aucune ne l’emporte, sinon celle qui prescrit : « Je
suis en tout cas libre de dire n’importe quoi ». Et c’est ce
« n’importe quoi » qui vient à bout du naturel philosophe. Que peut
devenir en effet la pensée d’un jeune homme ou d’une jeune fille face à la
puissance de la rumeur disparate qui emporte au loin et désagrège toute idée de
vérité ? Que peut là-contre un enseignement secondaire lui-même disparate
et d’avance acquis au libre tourbillon des jugements anonymes ? Les jeunes
n’en viendront-ils pas à juger comme le fait la rumeur dominante, s’agissant de
ce qui est beau ou laid, moral ou immoral, à la mode ou ringard ? Ne
finiront-ils pas par verser leur seau d’eau dans le flot bourbeux, dont
Internet est le symbole, des informations incontrôlables et des appréciations
sans fondement ?
- Vous ne croyez guère en nos capacités
de résistance, grince Amantha.
La conclusion de Platon c’est que ceux qui disposent des
« qualités propres au naturel philosophe » et qui ont réussi à survivre au détournement corrupteur de ces mêmes
qualités sont les seuls aptes à gouverner. Mais, comme je vous l’ai dit tout à
l’heure, rien n’interdit aux partisans de l’émancipation de supposer,
concernant les dites qualités, qu’il s’agit d’une disposition universelle, et
ce contre la lettre même de Platon. Ce dernier est d'ailleurs plutôt embêté
concernant l’identité de ses survivants non corrompus. Être en exil semble une
bonne condition pour en faire partie ; dans un autre passage, il risque
l’hypothèse que ceux qui n’ont pas une bonne santé sont également avantagés de
ce côté. En réalité, ces contorsions montrent qu’il se débat entre le souhait
que le contexte social change pour que la philosophie puisse prendre son envol
et la constatation que le naturel philosophique est nécessaire pour que
justement le contexte puisse changer. Prendre la condition pour le résultat,
cela s’appelle un cercle. Platon est donc dans une impasse, dont je vous ai dit
tout à l’heure la raison principale : il ne distingue pas suffisamment les
conditions de la philosophie, qui sont effectivement exceptionnelles, de la
philosophie elle-même qui n’est que l’accueil de ces conditions. « Le
maître ne suffit pas », reconnaît-il cependant, en réponse à Amantha,
suggérant que la philosophie ne serait quand même qu'une disposition à
accueillir l’exception (passion amoureuse, insurrection politique,
bouleversement artistique, que sais-je ?). Platon
est aux lisières d'une interprétation événementielle (pour reprendre mes
termes), interprétation qui soutient que, dans un univers livré à la
corruption, il est requis qu'un événement de vérité active la disposition
philosophique à le reconnaître comme tel et à s'incorporer à ses conséquences.
Pour le naturel philosophique, cet événement d'exception est son réel. Le travail de la philosophie, dans ces conditions, c'est de maintenir
cette disposition à l'accueil de l'exception qu'elle peut croiser sur son
chemin, mais sans être elle-même l'exception. Socrate a été accusé de corrompre
la jeunesse. En réalité, c'est la corruption qu'il cherchait à corrompre, la
corruption sous la forme de l'installation, du renoncement à accueillir
l'exception. Ce qu'on ne lui a pas pardonné, c'était de mettre "les
qualités propres au naturel philosophe" en suspens de l'installation. Son
objectif était de dés-installer.
*
Quel est le rapport de Platon à l'ensemble des conditions
de la philosophie ?
Il pratique une opération, que j'ai proposé d'appeler une
"suture", et qui consiste à identifier la philosophie à l'une de ses
conditions – en l'occurrence : la politique. Ce qu'il ne peut voir, c'est qu'il
y a quelque chose dans le réel de la politique qui n'est pas réductible au
philosophe-roi. C'est la raison pour laquelle il reste pris dans la
circularité, ce que ses détracteurs ont par la suite caractérisé comme son
aspect "utopique" – et il est vrai que l'utopie revient à identifier
l'effet d'une politique avec sa condition. Platon certes suture la philosophie
à la politique, mais, en même temps, il est travaillé par l'obscure conscience
qu'il pourrait en être autrement : ce que j'appelais tout à l'heure
l'interprétation événementielle de la rencontre de la philosophie et de la
politique hante son texte à la manière d'un spectre. Le choix de la théâtralité
en est un symptôme : en effet, au théâtre, il est possible d'avoir deux
possibilités contraires, représentées par deux personnages différents, sans avoir
à choisir entre elles[17].
Et les autres conditions ?
·
Les mathématiques, contrairement à la
politique, sont présentées comme une condition au sens strict. Pour faire
valablement de la philosophie, Platon précise qu'il faut au préalable avoir
fait "dix ans de mathématiques". Les mathématiques jouent ici leur
rôle d'exercice de l'esprit. Mais elles sont aussi un "préambule" à
la philosophie, quitte à ce que, comme nous l'avons vu[18], la philosophie [la dialectique] soit seule apte à prononcer
rétroactivement la vérité des mathématiques (ainsi placées en position d'infériorité
par rapport à la philosophie)
·
Les arts sont les véritables rivaux de la
philosophie. L'enjeu pour elle, c'est de capter la puissance de ces rivaux et
de s'en servir. Un exemple d'une telle instrumentalisation, c'est
l'incorporation au texte philosophique de ces morceaux de prose poétique que
sont les mythes.
·
L'amour est incontestablement une
condition de la philosophie. Comme l'a montré Lacan (notamment dans le
Séminaire VIII), la transmission de la philosophie, de sa capacité
dés-installatrice, requiert la possibilité de s'abandonner au transfert
amoureux vis-à-vis du Maître. Comme le transfert sur le Maître est le médiateur
du transfert sur les vérités, c'est en dernière instance la philosophie qui
désigne le bon objet de l'amour (soit les vérités); il y a donc là quand même
une demi-suture.
Dans tous ces cas, le rapport de la philosophie à ses
conditions a quelque chose, chez Platon, de sinueux et d'ambivalent, qui
provient du fait que le portrait du philosophe n'est pas assez serré dans sa
fonction de service vis-à-vis d'autre chose que lui. La tendance principale de
la philosophie reste chez Platon une tendance à la maîtrise et à
l'auto-suffisance. C'est la théâtralité de son texte, le choix tout à fait
singulier de donner une forme dialogique à son propos, qui, comme je vous l'ai
dit tout à l'heure, lui permet de donner voix à des désirs contrariés. Une de
mes tâches de traducteur a consisté à être fidèle à cette décision de Platon, en
renforçant l'élément théâtral aux dépens de l'élément strictement discursif;
c'est ainsi que j'ai conflictualisé le texte en enlevant à Socrate le monopole
de l'exposé des idées, surtout dans la deuxième moitié où le rôle des
protagonistes de Socrate se réduit à une série de "Oui",
"Effectivement", "Tu as raison", "C'est bien dit"
etc. Je leur ai confié une plus grande part du dialogue, en plaçant dans leurs
bouches des passages traditionnellement proférés par Socrate et ce, à mon avis,
sans dommage pour la signification de l'ensemble. J'y ai par contre gagné dans
le sens de l'universalité. Autrement dit, j'ai pris plus au sérieux que Platon
lui-même le lien entre universalité et théâtre. En quoi je pense lui être
véritablement fidèle : car la fidélité à Platon consiste à libérer ce qui a été
freiné chez lui par une profération unilatérale. A la fin de La Walkyrie de Richard Wagner, Brünnhilde, la fille désobéissante, se défend en
assurant qu'elle n'avait pour but que de réaliser les desseins initiaux de Wotan
et elle finit par être pardonnée par son père. De même, j'espère être pardonné
par Platon.
Où en sommes-nous dans l’examen des questions relatives à ma traduction de La République ?
Rappel du plan :
-Pourquoi Platon aujourd'hui ?
-Pourquoi le texte de Platon ?[19]
-Pourquoi La République ?
-Pourquoi une traduction ?
Quant à cette traduction, quatre opérations sont en jeu :
- restructuration formelle
- universalisation[20]
- déplacements conceptuels
- contemporanéité
La philosophie – et il en est de même pour toute procédure qui touche aux vérités – comporte un collage de particularités ou de données « anthropologiques » (qui nous sont devenues en grande partie opaques parce que liées à la particularité de l’époque qui les a vu apparaître) et d’éléments universels qui y résistent.
Dans le cours de ma traduction, j'ai eu recours à trois types d'opérations lorsque cette question posait problème.
A propos de l'éducation des jeunes gens, Platon, comme l'ensemble de son époque, recommande la pratique des exercices athlétiques à la palestre. Or ces exercices se pratiquent sans aucun vêtement. Des garçons nus faisant de la gymnastique, rien que de très habituel; mais supporteront-ils d'en faire au voisinage de filles elles aussi nues ? Il n'y a là aucune difficulté pour Platon dont le féminisme est, lui, exceptionnel pour son temps, et qui ne conçoit pas que la différence des sexes puisse interférer avec l'éducation des "gardiens". Comment traduire un passage où est traitée une question devenue pour nous si exotique ? J'ai choisi d'élargir cette question en parlant des problèmes de mixité dans l'école d'aujourd'hui (il faut rappeler qu'il n'y a pas si longtemps, il existait des écoles pour garçons et des écoles pour filles et qu'aujourd'hui même, la mixité dans l'enseignement public étant réalisée, un des arguments avancés par les écoles privées pour attirer les parents d'élèves est que dans ces établissements les garçons et les filles auront le droit d'être à nouveau séparés !). C'est une façon de faire comprendre que la question traitée par Platon court encore jusqu'à nos jours. Évidemment, il faut pour cela ne pas hésiter à avoir recours à certains anachronismes; mais ce ne sont pas des anachronismes décoratifs, ils servent à montrer que ce qui nous intéresse chez Platon est décollé de la particularité anthropologique.
Il s'agit ici de valider une proposition platonicienne, mais celle-ci étant devenue opaque pour nous, on la remplace par une autre proposition, plus accessible. Les jeunes interlocuteurs de Socrate lui demandent si la Cité dont ils dressent le plan a vocation à être éternelle ou bien si, pour paraphraser Hegel, "elle mérite de mourir". La réponse de Socrate est que leur "Cité idéale" (traduction erronée, car cette Cité n'est en rien "idéale") est effectivement destinée à mourir, ouvrant à la possibilité d'une timocratie, qui elle-même donnera lieu à une démocratie etc. (passage fameux). C'est en somme comme si le communisme avait été à l'origine, et que sa transformation ouvrait le cycle de la politique ordinaire. Platon donne la rationalité de ce mouvement en se référant à une obscure et complexe mathématique des populations, incluant un nombre clé qui finit par être oublié. Les notes de bas de page sont ici hypertrophiées pour que le lecteur moderne puisse comprendre quelque chose; ce qui n'empêche que cette mathématique a pour nous complètement disparu. Comment traduire de tels passages dont l'archaïsme semble irréductible et qui ont contribué par là-même à déconsidérer Platon ? D'autant que ce que soutient Platon, à l'aide d'une mathématique sémantiquement archaïque, est en réalité une idée profonde : à savoir que la répétition est nécessairement une usure, qu'elle est toujours payée par une perte (anticipant Kierkegaard), en particulier quand elle concerne des processus qui prétendent être arrivés à une forme de pérennité. Ma solution a consisté à garder le caractère de fable de l'énoncé, mais en remplaçant la mathématique obsolète sur laquelle il prend appui par la mathématique d'aujourd'hui.
Autre exemple : dans un passage sur l'éducation des enfants, Socrate déclare qu'il faut les habituer très tôt à la vue du sang; un bon moyen pour cela est de les emmener sur les champs de bataille dès l'âge de 4 ans (la vertu pédagogique de ce que l'on y voit est tout à fait pertinente quand on connaît le caractère effroyable des luttes à l'arme blanche qui s'y déroulent). Quelle traduction peut-on donner aujourd'hui d'un tel passage ? J'ai envisagé de le remplacer par une question portant sur la possibilité d'une didactique du courage. Et, à supposer qu'une telle didactique puisse exister, il faut se demander si le courage peut s'apprendre. Et s'il le peut, est-ce par l'habitude (comme le pense Platon, mais je suis en désaccord sur ce point). Je n'ai pas encore traduit ce passage. Peut-être est-ce que je choisirai en fin de compte une opération de variation ...
C'est ce que j'ai fait avec le passage sur l'eugénisme. Platon, comme tout le monde à son époque, est persuadé qu'il est très convenable d'éliminer sans hésitation les êtres débilités, et que le plus tôt est le mieux. C'est un passage que j'ai complètement supprimé. Il est insauvable par l'une des opérations précédentes. Le point est que Platon ne voit même pas qu'il y là un problème, alors que pour nous, quelques décennies seulement après la politique eugéniste nazie, il y en a un, et de taille.
De telles coupes ne concernent en fin de compte que 3 ou 4 phrases du texte de Platon. Je m'en expliquerai de toute façon dans des notes. Ce sera ma contribution au discours de l'université.
La multiplicité des couches interprétatives a fini selon moi par rendre opaques un certain nombre de concepts platoniciens, y compris certains concepts-clé. La traduction traditionnelle pratiquée par le discours de l'université a abouti à les acclimater dans un sens que je dirai aristotélisant. Je vais vous donner deux exemples, et non des moindres, de cette aristotélisation rétroactive.
On le traduit couramment par essence. Mais cette traduction est captive du dispositif opposant essence et existence, opposition qui, selon moi, n'est pas pertinente dans le contexte platonicien (de même que d'autres oppositions qui sont faussement attribuées à la pensée de Platon, comme celle qui oppose le monde sensible et le monde intelligible). Ces oppositions, c'est plutôt du côté d'Aristote qu'il faut les chercher. Que veut dire alors Platon avec le terme ousia ? Ce qu'il traite, c'est le rapport entre l'être et la pensée, Platon assumant ici l'énoncé parménidien : "Le même, lui, est à la fois pensée et être". Ousia désigne ce qu'il en est de l'être pour qu'il puisse être identique à la pensée. "On est donc au point où sont indiscernables l’être de l’objet et ce qui, de cet être, est pensé. Ce point d’indiscernabilité entre particularité de l’objet et universalité de la pensée de l’objet est exactement ce que Platon nomme l’Idée"[21]. Il n'y a pas de plus grande erreur commise à propos de Platon que de soutenir que sa pensée est dualiste. L'opposition du monde sensible et du monde intelligible est fallacieuse : pour Platon, il n'y a qu'un seul monde, le sensible "participe" par degrés à l'intelligible dans un processus dialectique. La dialectique désigne justement la possibilité d'un mouvement de pensée par lequel l'objet de pensée est indiscernable de la pensée de l'objet. Comme je vous l'ai déjà dit, la dialectique est un mouvement qui est à lui-même son propre résultat[22]. C'est pourquoi je propose de ousia la traduction suivante : ce qui de l'être s'expose à la pensée. En somme, je traduis le terme par sa signification dépliée. Mais le mot qui traduit véritablement ousia n'a pas encore été inventé.
Il faut ici se débarrasser d'une interprétation néo-platonicienne, i.e. en définitive théologique, de ce concept. Il a été saturé pendant des siècles par une interprétation en termes de transcendance aussi bien que par une détermination moralisatrice. Or, L'idée du Bien n'a aucune connotation morale. Ce dont traite l'idée du Bien, c'est de la possibilité pour la pensée d'avoir une orientation – d'avoir un principe. L'idée du Bien est le vecteur de ceci que le mouvement dialectique est toujours orienté, et qu'il est orienté vers l'ousia. C'est là le Bien dont cette idée est détentrice, c'est un bien propre à la pensée : l'idée du Bien désigne ceci que la pensée est orientée vers l'ousia, elle est la garantie ultime de ce que les idées que nous avons peuvent être des idées vraies. C'est en définitive la profession de foi rationaliste de Platon (la pensée ne dérive pas d'une simple expérience). Dans ma traduction, j'ai gardé "idée du" et j'ai remplacé Bien par un terme neutre, sans connotation moralisante, ce qui a donné idée du vrai. Cela permet d'échapper à l'opposition qui domine aujourd'hui l'opinion, celle entre le Bien et le Mal. Or, celle-ci ne fait au fond que traduire l'exaspération impériale réactive ressentie par les occidentaux face à ce qu'ils considèrent comme les nouveaux barbares. Cette opposition a pour vocation de légitimer les expéditions que les occidentaux, et en l'occurrence le réel de ce que l'on appelle "les occidentaux", à savoir l'armée américaine, mettent sur pied dans des pays lointains pour sauver les Bons et les victimes du Mal. Elle alimente ainsi la pitié misérable qui sert de "supplément d'âme" ou de complément au contentement consumériste des populations nanties. C'est de tout cela qu'il importe de dégager Platon.
Je serai bref sur cette dernière opération. Il s'agit de faire résonner dans notre contexte à nous des passages où Platon emprunte au sien. Je ne donnerai qu'un exemple : le passage dans lequel Platon traite de la transformation de la démocratie en tyrannie. Un tel passage nous parle naturellement de l'arrivée au pouvoir des fascismes (Mussolini, Salazar, Hitler) et de la façon dont ils ont émergé du sein des régimes démocratiques qui les ont précédés. Il s'agit de rendre lisible dans la traduction la parenté des mécanismes dans les deux cas : le recours par des tribuns plébéiens à des arguments démagogiques identitaires.
*
Nous commencerons la prochaine fois par des considérations sur la nature événementielle de l'accès à une vérité et sur l'importance de la discipline pour l'engagement dans une vérité à l'aide de fragments de ma pièce L'incident d'Antioche (1984-89).
Le séminaire a aujourd'hui un invité, Ivan Segré, que Alain Badiou présente comme « un Juif de l’étude ». Ivan Segré a publié deux livres l’année dernière : « Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? » et « La réaction philosémite », tous deux aux éditions Lignes, avec une préface de A. Badiou pour le premier d’entre eux. Il vit actuellement à Tel-Aviv.
*
Récapitulons l’actualité pour nous de Platon selon quatre thèmes.
1. Dans le contexte de la souveraineté actuelle des opinions, on peut, en s’appuyant sur Platon, risquer l’affirmation « il y a des vérités ».
2. Platon permet de penser le rapport de la philosophie à ce que j’appelle ses « conditions ».
a) les mathématiques sont, comme dit Platon, un « préambule » à la philosophie et il en recommande l’étude aux apprentis philosophes pendant au moins dix ans, y compris l’étude de ses secteurs les plus avancés, représentés à l’époque par la géométrie en ses débuts.
b) en ce qui concerne le poème, la présentation de la position platonicienne comme étant une diatribe antipoétique (Platon étant censé "bannir les poètes de la cité"), est tout à fait fallacieuse. Platon connaît parfaitement la poésie de son temps, il est lui-même un producteur foisonnant de mythes, de métaphores, de types stylistiques, et avant tout la forme dialogique elle-même qu’il donne à son texte. Ce après quoi il en a c’est, par le biais de la critique de l’imitation, à la prétention du poème. Il faudra attendre Heidegger pour que celle-ci soit explicitée : c’est la prétention du poème à être le gardien de l’être.
c) avec l’amour, Platon met en place la figure du transfert. Comme l'a montré Lacan (notamment dans le Séminaire VIII), la transmission de la philosophie requiert la possibilité de s'abandonner au transfert amoureux vis-à-vis du Maître. On a parlé du corps du roi, voici qu’apparaît un nouveau corps, le corps du philosophe.
d) enfin, les énoncés politiques de Platon reviennent, je vous l’ai montré, à la proposition d’un communisme élitaire. Il l’entend comme un communisme pour l’élite. Quant à moi, je préfère entendre dans cette formule que le communisme est adressé à l’humanité tout entière comme étant l’élite d’elle-même (c’est l’idée selon laquelle le meilleur est adressé à tous). Je tiens pour équivalentes les expressions « communisme élitaire » et « aristocratisme prolétarien ».
3. Avec Platon nous pouvons affirmer : « Il y a des vérités absolues », polémiquant ainsi avec la thèse kantienne selon laquelle la connaissance de l'être en soi nous est interdite. Mais si l’absolu nous est accessible, c’est, en dépit des pressions exercées par les néo-platoniciens (et à leur suite, par les penseurs chrétiens et juifs), sans le réquisit théologique. Selon les néo-platoniciens, l’idée du Bien introduite par La République coïncide avec l’Un dont traite le Parménide, un Un dont il est impossible de dire quoi que ce soit de consistant, et qui n’est accessible que du seul biais d’une expérience ineffable de nature mystique. Pour nous, quand Platon parle du divin, de la divinité, ce ne sont que de simples métaphores. Platon n’est en rien onto-théologique.
4. Platon nous montre par l’exemple que la stylistique philosophique est compatible avec des opérations littéraires. Si l’interprétation, à mon sens fallacieuse, donnée habituellement de la condition poétique (« Platon veut bannir les poètes de la cité ») était vraie, Platon aurait du, faisant fond sur la condition mathématique, écrire son texte à la façon de Spinoza, more geometrico. Il ne l’a pas fait, et il a eu raison.
*
On peut dire qu'Ivan Segré se situe de façon explicite dans un rapport distancié par rapport au platonisme contemporain dont nous venons de brosser les grands traits. La source de sa pensée n'est en effet pas la philosophie, mais l'étude juive. Et pourtant l'universalité y est en jeu. Comment l'universel peut-il être engagé dans une pensée qui se définit elle-même comme juive, et donc localisée ? [23] Ivan Segré n'est pas pour autant un antiphilosophe : il rend possible la pratique d'une distance amicale avec la philosophie. En même temps, il est soupçonneux quant aux usages contemporains du mot "juif" dans notre contexte idéologico-médiatique; en témoignent les deux livres qu'il a publiés l'année dernière[24] et dont on peut dire que la réception critique a été quasi-nulle. Il y mettait en scène trois "personnages conceptuels" : le Juif de l'étude, le philosophe et le rhéteur et il suggérait la possibilité, dirigée contre le dernier d'entre eux, d'une alliance entre les deux premiers.
Je laisse la parole à Ivan Segré[25].
*
Mon point de départ se situe dans l'antiphilosophie du nom juif, représentée par Benny Lévy (BL) et Jean-Claude Milner (JCM). Cette antiphilosophie se reconnaît (paradoxalement) comme platonicienne, car elle admet volontiers la formule du platonisme contemporain, représentée quant à elle par Alain Badiou, et sa maxime : "Il n'y a que des corps et des langages, si ce n'est qu'il y a des vérités". Où situer alors le différend ? En ceci qu'il s'agit de contredire le paulinisme de Badiou tout en se reconnaissant platonicien.
Dans un article publié dans le numéro de mars 2007 des Cahiers d'études lévinassiennes, JCM soutenait que l'universel moderne, incarné par l'énoncé de Paul de Tarse "ni Juif ni Grec" se définissait par délimitation d'avec l'universel antique dont la formule était "ou Juif ou Grec". L'énoncé paulinien est adressé au plus grand nombre, c'est un universel extensif, il étend l'universalité à la pluralité indéfinie des hommes. Pour JCM, la rupture paulinienne avec le monde antique avait en réalité été précédée par ce qu'il appelle "la décision d'Alexandre (le Grand)" – et ceci à l'insu de Paul : le livre à écrire, ce serait "Alexandre ou la fondation de l'universalisme". C'est avec la décision d'Alexandre qu'il faut avoir rompu pour que Platon soit lisible dans sa lecture grecque, celle qui se trouve en amont du "coup de force alexandro-paulinien". L'universel n'y est pas "pour tous" car il est circonscrit à la cité grecque, qui est une "cité nombreuse, mais jamais, au grand jamais, innombrable" (JCM).
Qu'est-ce qui, aujourd'hui, s'excepte, et lui seul, de l'universel alexandro-paulinien ? C'est le nom juif.
Or, il existe une pensée qui se présente comme l'ultime déclinaison de l'universel alexandro-paulinien, c'est la pensée d'Alain Badiou. Il faut faire la supposition que JCM a lu les livres de Badiou, ou qu'il en a entendu parler. Chez Badiou, seules importent les vérités singulières; le sujet n'est pas une donnée naturelle mais quelque chose qui résulte d'une incorporation à une procédure de vérité; son universel est un universel intensif, l'intensité étant donnée par le nom "ouvrier".
La vérité à laquelle s'incorpore le sujet chez Badiou est une vérité égale pour tous, mais à distance des lois du monde. Comment traiter l'exception dans l'élément de l'universel ? Ce qui amène à se demander ce qu'est une élection. La réponse de Badiou est : aristocratisme prolétarien; "ceux qui sont ici sont d'ici" ; l'universel se déclare en situation. Celle de JCM : l'universel n'est pas pour tous (énoncé qu'il entend partager avec le Platon "antique", celui pour qui le régime de la cité trace le pourtour qui départage l'universel de ce qui ne l'est pas, apanage du métèque), l'universel sépare, il est constitutif de sa propre délimitation.
Le Platon de Badiou est tout autre. Le sujet de vérité est chez lui un universel singulier. Comment devient-on sujet d’une vérité chez Badiou ? En étant, selon son expression, « transi par une vérité », et non pas en obéissant à une loi, ou en raison d’une appartenance ethnique. C’est ce que signifie sa reprise de l’énoncé paulinien « ni Juif, ni Grec »[26]. Dans L’être et l’événement, Badiou, avec son concept de « multiplicité générique », s’était appuyé sur l’entreprise du mathématicien Paul Cohen visant à disposer d’un mathème de l’indiscernable « par lequel devient pensable qu’existe ce qui, pourtant, ne peut être discerné par une langue bien faite, aussi savante soit-elle ». La conception de la vérité dans le Talmud (terme qui, en hébreu, signifie « étude ») n’en est pas si éloignée, contrairement à la présentation qui en a été maintes fois donnée : en effet, il ne s’agit pas d’un code de loi, mais plutôt d’un ensemble de dispositifs qui, par le biais de codifications diverses, visait avant tout à former une subjectivité hors du commun pour les populations juives qui ont eu à traverser l’Histoire. Il y a un universel intensif chez Badiou qui est porté par le nom ouvrier. L’affirmation talmudique du nom juif entre donc en résonance avec l’affirmation communiste du nom ouvrier. Sur le nom ouvrier, il n’est pas pensable que la subjectivité communiste cède; sur le nom juif, on peut dire que la politique de l’Etat d’Israël a cédé. C’est pourquoi Badiou (dans un texte écrit en 1982 au plus fort de la guerre au Liban) a pu dire : « Si trop et trop d’Israéliens sont organisés [par l’Etat d’Israël], il faut en conclure qu’Israël est un pays où il y a de moins en moins de juifs, un pays en voie de dé-judaïsation, un pays antisémite – au sens où nous disons volontiers que le PCF est un parti anticommuniste. »[27] Badiou, lui, n’a pas cédé, et, son « aveu du philosophe » nous l’apprend, c’est en réalité sur le désir de sa mère qu’il n’a pas cédé[28] (comme quoi la fonction de la mère dans la constitution de l’identité ne concerne pas seulement les Juifs). On peut déduire de tout ceci que le nom juif, tout comme le nom ouvrier, sont adressés à tout un chacun.
Passons aux preuves de l’existence de Dieu.
On posera la dissemblance de l’Un placé sous le signe du pas-tous chez JCM d’avec l’Un ébréché par le pas-tout chez Jacques Lacan (il est fallacieux de faire vibrer le cigare de Lacan avec les harmoniques de l’imaginaire phallique grec / idolâtre, car le cigare de Lacan était toujours cassé ; et il y aurait beaucoup à dire sur les avatars du cigare, de Monica Levinski à Fidel Castrat).
Le Paul de Badiou relève de la loi abrahamique. Badiou récuserait évidemment sa filiation avec la figure légaliste de Moïse. Mais en réalité, nous ne pouvons avoir accès à Abraham qu'en passant par Moïse.
Pour le Talmud, il n'y a de vérité qu'intersubjective. Le silence assourdissant du Talmud concernant les mathématiques s'explique par leur absence totale d'intersubjectivité, leur anonymat.
*
4 ponctuations de Badiou, en réponse à l'exposé d'Ivan Segré.
a) Sur le rapprochement du nom juif et du nom ouvrier. Leur corrélation est en fait foncièrement dissymétrique. Car le nom ouvrier est apparu à un certain moment de l'histoire et n'est pas destiné à perdurer; contrairement au nom juif qui ambitionne d'être le nom de la pérennité du nom, le nom ouvrier n'est nullement tendu par un tel désir. Le désir ouvrier est au contraire celui d'un monde où le nom ouvrier serait en obsolescence. Si un terme universel vous importe, ce n'est pas du côté du nom ouvrier qu'il faut le chercher mais dans "communisme" (cf. les invariants communistes présents dès la révolte des esclaves menée par Spartacus).
b) La lutte contre l'imaginaire idolâtre de l'Un nous est commune. Mais je demande (s'adressant à I. Segré) : "Quelle fonction le nom "Dieu" remplit-il chez toi ?" Et aussi : "Penses-tu avec Dieu ?"
c) Il y a un complet désaccord avec Segré concernant l'absence d'intersubjectivité qui serait la marque des mathématiques. C'est tout le contraire qui est vrai. Les mathématiques sont bourrées d'affects, de passions, d'enthousiasme, tout un chacun devrait s'y intéresser et discuter ardemment avec son semblable quand des avancées décisives y voient le jour. Si tel n'est le cas, c'est que de longue date les mathématiques ont été aristocratisées à outrance, présentées comme un monde clos, inaccessible. C'est l'enseignement des mathématiques qui les maintient délibérément dans une incompréhension opaque. Ce faisant, l'humanité se trouve privée d'une des plus grandes joies auxquelles elle pourrait avoir accès.
d) Rappel par Badiou, à propos de l'amour, de la radicalité de son
hypothèse disjonctive concernant les positions masculine et féminine[29]
Publicité : Je signale la parution du
dernier numéro de la revue L'art du cinéma, qui est
entièrement consacré à Clint Eastwood en tant que réalisateur. Chacun de ses
films a droit à un article rédigé par un des rédacteurs de la revue ou par des
invités occasionnels. J'ai moi-même participé à ce numéro par un texte consacré
à Un Monde Parfait. Je vous invite à lire cet
ensemble très riche portant sur un cinéaste important d'aujourd'hui.
*
Dernière séance du séminaire étalé sur trois ans et consacré à Platon. La prochaine séance aura lieu en octobre, sur un thème pour l’instant non défini. Je suis peu à peu en train de marcher sur les traces de Lacan qui a fait des séminaires jusqu’à sa mort. On peut même dire qu’il est quasiment mort en faisant un séminaire, comme Molière est mort en scène. Bon, on verra.
Ce qui m’intéresse, à l’étape où j’en suis du développement de ma pensée (dont vous êtes aussi bien les co-auteurs, je vous l’ai souvent dit, puisque c’est ici que j’expérimente l’adresse de ce que j’ai à dire), c’est de reprendre la question de la subjectivation. Ce que je voudrais examiner ce n’est plus tant la question de la constitution subjective à partir de l’être (l’incorporation du sujet à un processus de vérité) que la façon dont l’être se dispose quand il est envisagé du point du sujet. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire pour quelqu’un que son monde change ? Et d’abord : qui mesure ce changement ? Si le monde change, l’habitant de ce monde change avec lui et par conséquent, pour celui-ci, il n’y a pas de sens à parler de changement. Pour pouvoir parler de changement, il faut un élément fixe qui serve de référentiel, c'est ce que la théorie de la relativité nous a appris. Que peut être ce point d’invariance ?
Le monde contemporain, qui est censé changer incessamment, ne connaît pour cette raison que des paroxysmes de changement immobile. Car les sujets qui l’habitent sont invités, à grands coups de bâton d’ailleurs, à changer de façon telle qu’ils soient appropriés aux nouvelles conditions. Le monde et ses habitants sont ainsi en translation uniforme. Il y avait, de même, une grande équivoque dans la théorie soviétique de l’homme nouveau. Avec le socialisme, un monde nouveau était en construction ; mais si l’homme était lui-même nouveau, on ne pouvait pas disposer d’un témoin qui atteste de la réalité du changement. Si on en trouvait, de ces témoins, ils étaient éliminés (reportez-vous au Siècle où j’avais examiné la corrélation entre la « passion du réel » comme nouveauté incessante et les phénomènes d’épuration).
Il faut donc un point suffisamment invariant pour que l’on puisse déclarer d’un supposé changement qu’il en est vraiment un. Ce qui pose la question du rapport intra-subjectif entre changement et invariance. Une expérience subjective de la nouveauté (une expérience qui affirme la nouveauté d’un point de vue interne à la nouveauté) implique qu’il y ait une mesure intrinsèque de la nouveauté pour un sujet de vérité qui en est le support.
Dans le régime contemporain du changement, le nouveau qui nous est présenté est un nouveau truqué, un semblant de nouveau, un nouveau en réalité interne à la perpétuation de ce qu’il y a. C’est un thème idéologiquement important et qui selon moi joue un rôle oppresseur majeur. « Voyez donc l’incessante nouveauté des choses (et admirez) ! ». Il faut en réalité opposer deux visions du nouveau : le nouveau qui est sous la loi de la perpétuation de l’ancien et le nouveau qui est sous la loi d’un processus de vérité. Quand il y a une mesure intrinsèque de la nouveauté, celle-ci s’affirme dans le système de sa corrélation à l’Idée – ou, pour rester dans le lexique platonicien, dans une nouvelle figure de la participation à l’Idée.
*
Considérations conclusives sur Platon, quant à ce qu'il nous enseigne, à nous, aujourd'hui.
1. L'accès de quelqu'un aux vérités est toujours de caractère événementiel
quel que soit le cas de figure. L'individu ne constitue pas cet accès; les
vérités, il en est essentiellement frappé :
rencontre, compréhension subite de quelque chose que l'on ne comprenait pas
etc. Il y a nécessairement dans un tel moment un élément de violence, ce que
Platon nomme "éveil" ou bien "conversion". Tout ceci va à
l'encontre de la propagande contemporaine pour laquelle l'accès à la vérité
manifeste au contraire l'expression réussie de soi; de sorte que les slogans du
type "Exprimez-vous, soyez vous-mêmes" etc. sont toujours des mots
d'ordre anti-vérité[30]. Retenons ceci : l'accès à une vérité est quelque chose qui (nous) arrive. Encore faut-il avoir la capacité d'accueillir ce quelque chose. Or,
d'ordinaire, ce sont les sujets eux-mêmes qui s'interdisent ce dont ils sont
capables - point que Freud a démontré. C'est évidemment
une image déplaisante par rapport à celles de l'animal libéral conçu comme sujet
librement déployé au milieu de ses choix et qui calcule rationnellement sa réussite
et ses intérêts. Non, nous dit Freud, le sujet ne connait pas ses intérêts. S'il est susceptible d'être occasionnellement un
créateur, ce n'est pas parce qu'il est approprié au monde dans lequel il vit,
mais au contraire parce qu'il ne l'est pas et qu'il a été amené à emprunter les
voies de la sublimation. Pourquoi tant de pulsions
négatives, auto-destructrices, pourquoi y a-t-il dans le sujet quelque chose
comme un "instinct de mort" ? Freud, en effet, nous "désigne ce
qui, dans la vie, peut préférer la mort" (Lacan Séminaire "L'éthique
de la psychanalyse p. 124); j'en suis venu à penser
que c'est précisément pour cette raison qu'il suscite, et a depuis longtemps
suscité (bien avant Onfray), tant de haine. Que la jouissance puisse consister en ce qu'il y ait quelque chose d'immanent au sujet
qui résiste au fonctionnement guidé par le seul "principe de
plaisir", voilà effectivement une proposition scandaleuse[31]. On pourrait, cependant, concevoir l'émancipation (de l'humanité)
comme un monde dans lequel il serait plus facile au sujet de s'apprécier
lui-même, au lieu de n'être, y compris à ses propres yeux, qu'un rouage approprié
au fonctionnement du système capitaliste. La logique de l'acte, de la décision
comme coupure aveugle d'un nœud, que nous avons
repérée dans l'allégorie de la Caverne[32], on la retrouve aussi chez Freud, en quoi il est platonicien[33].
2. Ce que crée, pour l'individu qui en est affecté, la
frappe d'une vérité c'est la possibilité d'un engagement dans une discipline hétérogène
à celle du monde. C'est ce que j'appelle, dans mon lexique, l'incorporation à
un processus de vérité. Cette discipline est à la fois négative et affirmative.
La négation s'exerce localement, c'est la destruction par l'individu des formes
d'appartenance au vieux monde qui existent en lui sous forme de scories
diverses, d'adhérences à l'ancien. C'est un processus de dé-particularisation. Les particularités enfoncent l'individu dans les déterminations mondaines,
or ce dont il s'agit dans cette négation locale c'est de ne pas rester englué
dans les particularités qui vous enlisent dans le monde. L'affirmation, quant à
elle, est affirmation d'une valeur trans-individu, trans-particularité. L'affirmation
est universalisante. Ces deux versants se retrouvent
dans les dialogues de Platon. Dans ses premiers dialogues, dits "aporétiques",
l'enjeu pour l'individu, est d'abandonner (avec l'aide de Socrate) le réseau
des opinions dont il croyait jusque là que c'était sa pensée. Mais les
dialogues de la maturité sont centrés sur l'accès à l'Idée et promeuvent une
universalisation intrinsèque.
3. Si une vérité est quelque chose dont est frappé, à
l'occasion d'une rencontre extérieure, à quoi peut bien servir l'éducation, sur
laquelle Platon insiste tant (trait qu'il partage avec Rousseau) ? La réponse
est que la didactique platonicienne est une didactique de l'accueil : elle prépare
à l'accueil de la frappe de la vérité et à l'acceptation de la discipline dialectique.
Mais, en tant que telle, elle est incapable de provoquer la moindre
transformation. De même, une éducation platonicienne ne dit pas le vrai, mais
rend les gens capables de le dire. Quand une doctrine met l'accent sur ce dont
l'individu est capable, plutôt que sur ce qu'il sait, il est convenu de la qualifier d'existentielle. Pour une telle doctrine, l'éducation vraie est une éducation à la
surprise et aux conséquences qui peuvent découler de celle-ci. C'est tout le
contraire de la conception de l'éducation qui a cours aujourd'hui, pour
laquelle l'éducation doit être une formation professionnelle (la norme pour
l'individu est qu'il sache faire ce qu'on lui demande de faire). Quand Platon
exige des postulants à l'entrée à l'Académie qu'ils aient étudié la géométrie
dans l'espace pendant 15 ans, ce n'est pas à cause du savoir positif qu'elle
représente, mais pour la disponibilité générale qu'elle forge. Il en appelle à
la capacité dont l'humanité est capable. Et l'humanité
est en capacité de faire des mathématiques. L'idée contraire s'est développée
suite à l'aristocratisme à outrance dont je vous ai déjà parlé et par lequel
elles ont été présentées comme un monde inaccessible à la grande masse des
gens. Priver les gens des joies inhérentes à la pratique des mathématiques –
qui sont parmi les plus grandes joies dont l'humanité est capable – constitue
une mutilation inacceptable.
*
Vous avez sous les yeux (v. plus bas) deux extraits de la pièce que j'ai écrite entre 1984 et 1989 : L'incident d'Antioche. Je vais vous les lire pour conclure, en faisant quelques ponctuations.
Situons d'abord le contexte. "L'incident d'Antioche" est l'expression canoniquement utilisée pour parler d'une vive dispute qui a opposé Paul à Pierre dans les toutes premières années du christianisme naissant, précisément dans la ville d'Antioche.
Rappel historique (en s'appuyant sur M.F. Baslez Saint Paul Fayard 1991, p. 182 sq.) Une lettre circulaire provenant de Jérusalem [voir Actes des Apôtres 15,6-30] envoyée à toutes les Églises de la zone missionnaire confiée à Barnabé et à Paul (...) [imposait] aux convertis païens un code d'observation minimal, en application directe du Lévitique : interdiction de consommer les victimes offertes aux dieux païens etc. (...); [il s'agissait] simplement de la reprise des règles qui étaient apparues dans certaines synagogues de la Diaspora, pour intégrer les prosélytes en les séparant des "nations". Ce que Paul reprochait à ces règles était qu'elles assimilaient les Chrétiens issus du paganisme à des fidèles de seconde zone, marginalisés dans la communauté. Mais plus fondamentalement, Paul était opposé au parti des "circoncis" [comprendre : le parti des convertis d'origine pharisienne, comme lui-même, mais qui exigeaient de tout nouveau chrétien la pleine observance de la loi mosaïque, y compris la circoncision]. A Antioche, jusqu'à l'arrivée d'émissaires venus de Jérusalem, Juifs et païens convertis participaient ensemble au repas eucharistique, et Pierre avec eux. Le nouveau cheval de bataille des envoyés de Jérusalem était la nourriture casher et la séparation à table et c'est sur ce terrain que Pierre céda à leur pression, provoquant l'ire de Paul. "Ce n'est pas le prosélytisme en direction des non-juifs qui est en cause. Le point est que Paul ne peut consentir à distinguer deux cercles dans ceux qu'il rallie, les sympathisants doctrinaux [les "craignant Dieu"] et les "vrais" convertis, ritualisés et circoncis. Pour lui (et nous lui accorderons ce point), le processus d'une vérité est tel qu'il ne comporte pas de degrés. Ou bien on en participe, on déclare l'événement fondateur, et on en tire les conséquences, ou bien on lui demeure étranger" (A. Badiou Saint Paul. La fondation de l'universalisme PUF, 1997, p. 22 – et v. plus loin [p. 25-28] le commentaire du discours de Paul inséré dans L'épitre aux Galates 2). Paul s'en prend ici aux particularités, nommément juives ("la circoncision n'est rien, et l'in-circoncision n'est rien non plus"), pour poser la question générale : "qu'est-ce qui doit être détruit pour que le nouveau advienne ?"
Dans la pièce, il y a : un processus révolutionnaire dirigé par Céphas; une forme de gouvernement démocratique branlante et corrompue; une figure nihiliste et aventurière en même temps qu'autoritaire (Villandrey); Paule, la sœur de Villandrey [c'est Paul, mais dont j'ai fait une figure féminine]; le chœur populaire.
Paule se rallie au processus révolutionnaire, puis entre en conflit avec Céphas. L'enjeu du conflit : la discipline, l'utilisation d'une violence que la situation ne justifie pas. Le problème : la juste résolution des contradictions au sein du peuple. La position de Céphas : il s'agit prioritairement de détruire Villandrey. Sur cette question, Paule (qui est la sœur de Villandrey) va être en minorité (d'une voix) et s'en aller. Après la victoire du processus révolutionnaire, s'installe une situation à la cambodgienne, la terreur règne partout. Céphas aussi s'en va, en disant qu'il a été l'homme de la victoire, mais aussi de la destruction, et reconnaissant que la reconstruction, il ne connaît pas bien. L'autorité est transitoirement assurée par David, le fils de Paule et de Mokhtar. Paule revient et dit à David : "Tu dois abandonner le pouvoir, laisser la situation à sa déshérence, et repartir à zéro". La pièce se termine de façon indécise : David est-il ou non convaincu par le discours de Paule ?
La frappe événementielle de l'Idée
Paule (tombe à terre les bras en croix)
i.e. dans la position de Paul, dans le célèbre tableau du
Caravage
Hasard, fiction du sens, d'où je sais ce qu'il sait !
Les cailloux de ma bouche se changent en mots clairs.
O j'avançais, périlleuse, et sous l'acte
D'un embrasement où
s'effondre l'obstacle et la rétraction du désir, me voici dans la minceur du
matin. Quelque chose
commence à apparaître comme le sujet qu'elle pourrait être.
Voyez, toute l'extension d'un corps, tel un lac en la surprise
Des sapins du ciel, la transparence infime où je me résous !
Où donc l'abri, vertu du soir, accueil de la pénombre ?
la lumière écarquille sa gloire ! Les poissons d'or giclent sur le cil des eaux !
O route obsolète, droiture soudain sciée ! J'ai mis ma propre chute au plateau des justices.
J'avais, illuminée, le sensible et l'épars.
Qui donc me plie ? Qui m'instruit du stratège ?
Forme du casque et de la chouette, renaissante à rien qu'à la déesse impalpable ! [c'est bien sûr d'Athéna qu'il s'agit, allégorie de la pensée indissociable du combat] Je me courbe, et la lumière fait bouclier de mes genoux.
Mot d'un acte par trop durable.
Je définis, inémotive, la pensée qui vous fonde.
C'est moi !
(Paule se lève,
diction légèrement changée)
(Naissance du sujet qu'il peut être)
Seigneuries de la politique, relevez-moi ! Le coup qu'il me faut porter ! La consistance qu'il faut avoir !
De peur que je vacille, de peur que je cède à l'oubli de ce qu'il faut oublier, tenez-moi debout, femme cassée en deux, fendue par l'éclat !
Dictature ! Capacité pensable de l'inexistant !
Pourquoi n'ai-je plus ni frère, ni sœurs, ni amants, sinon pour que je sois votre emblème ? Afin que je vous appartienne.
O jeunesse en ferrailles, en fumées ! Je rencontrais, j'avais rencontre, oui, pour tenir droite, et m'accable
Qu'il faille la langue et la nomination perfectible.
Au nom des fleurs ! Au nom du brasier !
Parlez-moi, je vous répondrai.
J'existe ! J'existe
dans la scission de la loi. Dans tout ce passage, le sujet est sous la dictée d'un réel antérieurement
inconnu
La procédure d'incorporation
Mokhtar : «L'écart entre le "je suis" de la personne et la prégnance en lui d'une contrainte n'apparaît qu'avec notre entendement collectif.
René (un paysan) La haine des individus mis en rivalité productive nomme enfin la contingence de ce qui les fait exister. Nous sommes plus libres sous la domination du capital, parce que nos conditions d'existence nous sont à nous-mêmes contingentes.
Mme Pintre (une femme du peuple) Mais nous sommes naturellement moins libres, puisque régis entièrement par une puissance objective.
Camille (une louloute de banlieue) La contradiction entre notre être subjectif intime et ce qui nous est imposé dans le travail, sur le fond d'un sacrifice fait dès l'origine, entre au jour de la conscience.
Mokhtar : Pour advenir comme sujets, nous devons par conséquent abolir jusqu'aux ultimes conditions de notre propre existence.
Mme Pintre : Et donc ce sur quoi repose toute société jusqu'à nos jours.
Camille : De là que nous sommes en opposition directe avec la forme que les sujets virtuels du social ont jusqu'à présent choisie pour expression d'ensemble.
René : C'est-à-dire l'État. Il nous est dévolu pour réaliser le sujet que
nous sommes de faire cesser l'État. Exister, dès aujourd'hui, revient à
l'exercice encore minime de cette cessation.» [Le texte entre guillemets est la
transcription, répartie sur plusieurs voix, d'un passage de L'idéologie
allemande]
Camille (tournée vers Paule) : Nous te désignons l'indistincte.
Paule : Voici que je vous suis absente et majeure.
Mme Pintre : Donne l'écharpe.
(Les quatre et
Paule se passent l'écharpe rouge comme un fil d'Ariane.)
Incorporation de l'une aux préambules du texte.
Paule : Mokhtar et Mme Pintre bonjour. Egalement Camille et René, bonjour.
Mokhtar : Toile de tente au désert, quand le renard suit vers le creux le dix-septième nom de l'eau. Au-dessus de chacun son dix-septième nom entre au lexique de sa langue fanée.
Mme Pintre : A la femme éternelle succède celle de l'instant, qui prodigue, outre l'idée, la persuasion et le commandement.
Paule : Louise Michel, Hypatie, Elizabeth Dmitrieff, Jeanne d'Arc, Virginia et Catherine.
Sapho, Marie Curie, Camille Claudel et Sophie Germain.
Emilie Noether, Vera Zassoulitch, Louise Labbé; Emily Dickinson et les sœurs Brontë, Bettina von Arnim, Djuna Barnes.
De La Fayette et du Châtelet, Victoria, Elizabeth et Catherine la deuxième aussi bien.
Sainte Thérèse d'Avila, Olympe de Gouges et Zénobie, Alexandra Kollontaï, et Théodora de Byzance;
Vieira da Silva et Joan Mitchell avec Berthe Morisot.
Jane Austen, Anna Seghers, Gertrude Stein et Cyvia Lubetkin. Dame Murasaki.
Chiang Ching avec Hannah Arendt, avec Rosa Luxembourg.
Ici la fin de tout harassement à vous mettre en lumière. Procédure de la fin d'exception. Que l'écrit soit livré avec ma signature dans l'orthodoxie successive.
Car je suis dans la main du temps.
Mme Pintre : Rien n'est dit quand la parole, telle au matin l'enlèvement de l'air dans le coulis des brumes, n'a pas encore l'émission ni le timbre.
Femme ! A refaire, le trajet d'Athéna, la loi qu'insupporte ton abdication. O glaciation des ailes d'un aigle bref ! L'amère idole ici est consommée. Ici l'inconnaissable vient à la ferme forme de sa dissolution d'Etat.
*****
[1] [DF] La notion
même de corps amoureux et les différentes étapes de sa vie sont magnifiquement
présentes dans le récit de Faulkner Les palmiers sauvages également appelé Si je t’oublie, Jérusalem (dans celui des deux brins du texte précisément
intitulé « Les Palmiers sauvages »).
[2] L’accent que
je mets sur l’action de l’Idée consonne avec les
remarques faites par Monique Dixsaut : « La « dialectique »
[selon Platon] n’est pas une manière particulière de connaître ou de penser
(...) elle est l’activité même de la connaissance. Lorsque c’est cela qu’il
veut nommer, Platon emploie le verbe (dialeghestai)
(Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, édit Vrin, p. 70). Le dialectiser (dialegesthai) de Platon et l’idéation sont selon moi très proches.
Écoutez
Platon : « Lorsqu’un homme essaie, par la dialectique, sans l’aide d’aucun
sens, mais au moyen de la raison, d’atteindre à l’essence de chaque chose, et
qu’il ne s’arrête pas avant d’avoir saisi par la seule intelligence l’essence
du bien, il parvient au terme de l’intelligible » (Rep VII, 532a trad. R. Baccou).
[3] Chez Platon,
un mythe se signale d’être raconté par un étranger : un Egyptien, un
Phénicien voire, comme dans Le Sophiste, un
Etranger d’Elée. Comme c’est un étranger qui parle, ça n’engage à rien, et en
tout cas ça n’engage pas Socrate ; Platon s’en sert comme d’un joker, qui
lui permet de raconter une histoire douteuse, et dont le narrateur, marin ou
pas, est manifestement un personnage fictif.
[4] [DF] Le beau
livre récent de Jacques Le Brun Le pouvoir d’abdiquer ; essai sur la
déchéance volontaire coll. « L’esprit de la
cité » Gallimard 2009 aborde cette question par l’examen de quelques
exemples (Dioclétien, Charles Quint, Richard II de Shakespeare, Jacques II
Stuart, …)
[5] De façon
générale, conserver la nature comme elle est, ce n’est pas un objectif qu’il
est bon de prôner; vous commencez par vouloir conserver la nature en l’état et
vous vous retrouvez à défendre le capitalisme (puisqu’il faut être dans la
préservation des choses).
[6] On estime qu'en 1789 les deux tiers du commerce
extérieur de la France se faisait avec Saint-Domingue dont les planteurs
étaient regroupés au sein d'un « lobby colonial »; celui-ci s'est signalé par toute une série de menées
réactionnaires pendant la Révolution française et nombre de thermidoriens ont
été recrutés dans ses rangs.
[7] « Afin
que la croix du Christ ne soit pas rendu vaine »
[8] Ces dialogues
se concluent en général par des apories, d'où le nom de « dialogues
aporétiques » qui leur a été donné.
[9] Historiquement
exact
[10] Platon va vite sur
ces deux hypothèses "ultra", dont il esquive l'analyse. Et pourtant,
elles ont chacune leur cohérence et une descendance parfois prestigieuse. Que
l'opinion soit "plus obscure que l'ignorance" est une façon de
caractériser l'opinion fausse et, partant, d'affirmer le négatif. A l'inverse,
qu'elle soit "plus claire que la pensée", plus essentielle, et donc
préférable à un savoir, c'est ce que soutiendrait Pascal (la croyance au Christ
est une opinion infiniment supérieure aux pensées claires et distinctes de la
méthode cartésienne).
[11] Cf. Logiques des
mondes p. 131-132
[12] Réédité aux éditions Actes Sud ,
collection Babel, au sein de la Tétralogie d’Ahmed qui
comprend : Ahmed le subtil, Ahmed philosophe, Ahmed se fâche et Les Citrouilles.
[13] Q. Meillassoux Après
la finitude, Editions du Seuil, collection
"L'ordre philosophique", 2006, p. 17-18
[14] On peut ainsi
signaler la nouvelle traduction des Confessions de
Saint Augustin par Frédéric Boyer, sous le titre Les Aveux, parue aux éditions P.O.L.
[15] Rappelons la
"définition" que donnait le "Dictionnaire philosophique de
l'URSS" : "Platon : idéologue des propriétaires d'esclaves" (!!)
[16] Platon, bien
entendu, dit l'exact contraire. Je me suis juste permis de barrer le "ne
...pas", pour des raisons sur lesquelles je viens de m'expliquer.
[17] Dans ma traduction,
l'élément spectral, le sous-texte, est volontiers porté par Amantha. Qu'il
s'agisse d'un personnage féminin donne une fois de plus raison à Hegel qui
voyait dans les femmes "l'ironie de la communauté".
[18] Cf. Séminaire
18.12.2008
[19] Le texte remplit,
vis-à-vis des sédiments interprétatifs innombrables qui se sont succédé depuis
plus de deux mille ans, la fonction d’un réel. Revenir
au texte m’a paru indispensable si je voulais échapper au « discours de
l’université » dont l’office est précisément de substituer au réel une
série de couches interprétatives. C’est, entre parenthèses, ce qui rapproche le
discours de l’université du parlementarisme : celui-ci se sert d’une sorte
de « nappage » discursif pour oblitérer tout accès au réel. C’est ce
qui rend tout attroupement potentiellement subversif : non pas à cause de
la menace d’insurrection que cet attroupement pourrait constituer (ce n’est le
cas, il faut le reconnaître, qu’exceptionnellement), mais parce que le réel a
alors l’occasion de pointer son nez. Considérez simplement la question des
retraites : tel discours s’oppose à tel autre, la droite dit telle chose,
la gauche en dit une autre, et ce faisant, le réel est empêché de se manifester
– par exemple qu’un protocole soit mis en place pour que les gens puissent dire
ce qu’ils en pensent.
[20] Le discours de
l’université revient à momifier ce dont il traite, ce qui, dans le cas de
Platon, consiste à l’enfoncer dans la singularité du contexte de l’Athènes du 5ème
siècle, moyennant force notes de bas de page, jusqu’à ce qu’il en soit
asphyxié. C’est la raison pour laquelle je suis parti de ce que le texte
contient d’universel, sans trop m’attacher aux particularités
« anthropologiques » liées à l’époque. J’ai voulu retrouver la
carrure du texte platonicien, qui est essentiellement impur, profondément
inclassable (il ne se laisse classer dans aucun des quatre discours repérés par
Lacan, à moins qu’il n’emprunte à chacun d’eux), fait de bric et de broc,
fabriqué comme un collage général. Contrairement à l’image donnée
habituellement de Platon où il apparaît comme celui qui a mis en place le
discours philosophique, je soutiens qu’il est en réalité sans descendance.
C’est Aristote qui est le fondateur du discours de l’université, c’est lui qui
est responsable de ce que les textes philosophiques aient pris pendant des
siècles l’allure de traités.
[21] Second manifeste
pour la philosophie 2009, édit. Fayard collection
"Ouvertures" p. 121
[22] Séance du 17
décembre 2008
[23] Cette question du rapport de l'universel avec la localisation est pour moi actuellement tout à fait fondamentale; elle sera l'axe de ce qui sera le troisième volet de L'être et l'événement, et je la présenterai dans quelques jours sous la forme d'une conférence : "Localisation et vérité", le mardi 15 juin à 19h à l'Université américaine de Paris (31 avenue Bosquet 75007 Paris).
[24] J'ai été particulièrement sensible, dans le livre Qu'appelle-t-on Auschwitz ?, au passage consacré à un ami qui m'était très cher et qui est mort : Philippe Lacoue-Labarthe.
[25] [DF] Les notes qui suivent sont très approximatives, notamment à la fin, principalement en raison de la prééminence accordée à la lettre (enchaînement de phrases se déduisant les unes des autres, nombreux recours aux citations, ...) ce qui n'étonne pas s'agissant d'un "Juif de l'étude". Le minimum exigible ici est le mot à mot et la technologie appropriée en l'espèce serait le magnétophone, dont je n'ai pas l'usage. I. Segré renvoie d'ailleurs, comme complément utile, à l'article qu'il a publié dans la revue Lignes (n° 30, octobre 2009).
[26] Je signale la parution prochaine aux éditions Verdier d’un livre de mon ami René Lévy consacré à Saint Paul, livre qui se situe dans une optique totalement différente de celle de Badiou.
[27] Cité par I. Segré Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? p. 183
[28] A. Badiou L’aveu du philosophe http://www.ciepfc.fr/spip.php?article70
[29] [DF] Je n'ai pas bien saisi le passage de l'exposé d'Ivan Segré auquel Badiou se réfère ici.
[30] Rappelons ce que nous avons analysé comme étant des moments de violence dans l'allégorie de la Caverne (les spectateurs que l'on force à se lever et que l'on pousse sans ménagement vers le dehors de la Caverne métaphorisent ceci que ce n'est pas de son plein gré que l'on en sort ; du pont de vue des ex-évadés de la Caverne qui y sont redescendus, c'est la violence "militante" qui les amène à forcer leurs semblables à se détacher) qui pointent, à l'encontre des mots d'ordre de la propagande contemporaine, vers une dose d'altérité irréductible dans l'accès aux vérités.
[31] [DF] Voir aussi : S.
Zizek Jacques Lacan à Hollywood, et ailleurs, édit.
Jacqueline Chambon, 2010, p. 89 sq.
[32] "Le spectateur, après
avoir été arraché de son fauteuil, est trainé à travers un tunnel crasseux,
avant de déboucher à la lumière sur le flanc de la montagne. C'est que toute
émancipation suppose la traversée d'un aveuglement" (séance du 04.03.2009)
[33] [DF] et deleuzien ? "Comme dit Kierkegaard, "les mouvements profonds de l'âme désarment la psychologie", justement parce qu'ils ne viennent pas du dedans" (G. Deleuze L'image-temps Minuit, 1985, p. 227-8).