Pour
aujourd’hui : Platon ! (3)
Séminaire d’Alain
Badiou (2009-2010)
[transcription par
Philippe Gossart]
28 octobre 2009 1
18 novembre 2009 16
13 janvier 2010 32
28 janvier 2010 48
17 février 2010 66
10 mars 2010 83
14 avril 2010 98
19 mai 2010 114
9 juin 2010 129
16 juin 2010 147
Eh bien bonsoir. Il faudrait
agrandir un peu les locaux [au vu de la salle, bondée ; Badiou en sourit].
Il semble qu’on prévoit plutôt, à partir du mois de janvier, leur
rétrécissement [tout le monde se marre]… Je vous préviens… parce que cette
salle ne sera plus disponible probablement à partir de janvier… Alors, où
est-ce que nous irons ? ¾ nous verrons à ce moment-là.
Alors, je commence par vous
rappeler, pour ceux qui l’ont eu, et à dire pour ceux qui ne l’ont pas eu, le
calendrier de ce séminaire cette année […]… Voilà. Alors pour ceux qui ont
des raisons importantes de me voir personnellement… Je vous supplie, sauf si
vraiment c’est totalement impossible de faire autrement, de ne pas venir me
voir à la fin du cours, du séminaire, parce que c’est épuisant malgré tout. Il
y aura une permanence le mardi de la semaine prochaine […]. Voilà. Encore
une fois, si vous avez un problème à régler, un contact à prendre, une date à
fixer etc., je vous conseille de le faire dans ce cadre-là plutôt que de faire
la queue à dix heures du soir.
Alors maintenant quelque
annonces publicitaires variées et diverses. D’abord vient de sortir ce livre
[Badiou exhibe un petit livre à couverture blanche] qui s’appelle Éloge de
l’amour. Voilà. Ça nous change, au moins en
apparence, du communisme, de Sarkozy, etc. [sourires]… Un peu de variation… En
apparence bien sûr, parce que finalement tout se tient. Tout se tient, et même
dans le Sarkozy j’avais dit que
la question de l’amour était un point de résistance possible ¾ il y
a quand même aussi une continuité. Mais enfin c’est tout de même d’une tonalité
un peu différente.
Alors ce livre est en réalité la
transcription un peu modifiée d’une intervention orale qui a eu lieu à Avignon
l’année dernière, en 2008, et qui est un dialogue avec Nicolas Truong. Et donc
c’est une improvisation d’une certaine manière. Ce n’est pas un livre
ramassé-formalisé, c’est vraiment une improvisation, il faut le prendre comme
tel. Et je voudrais donc vous indiquer quand même, à vous qui êtes des gens
extraordinairement sérieux, les quelques textes que j’ai écrit sur l’amour qui
sont des textes un petit peu plus denses, un tout petit peu plus ramassés… Je
les rappelle, pour ceux qui les connaîtraient déjà.
Alors (si vous voulez) on peut
dire que ce livre est un livre exotérique, c’est-à-dire c’est un livre pour
tout le monde comme ça, à partir d’une improvisation libre sur le sujet
concerné… Je ne dis pas ça pour en dire du mal n’est-ce pas (je ne dis jamais
de mal de ce que je fais [Badiou se marre]), mais pour simplement le situer. Et
alors il y a des textes sur l’amour plus resserrés, plus conceptuels, qui sont
à l’arrière-plan en réalité de cette improvisation, qui sont comme le socle
invisible de cette improvisation. Je vous les rappelle :
¾ il y a, dans le volume qui s’appelle Conditions, il y a le texte qui s’appelle tout simplement Qu’est-ce
que l’amour ?. Nous sommes là donc au
début des années 90. On peut dire que ce thème est constant. Il y a une
vingtaine de pages tout de même, les pages 263-273 de Conditions, Qu’est-ce que l’amour ?.
¾ Dans le petit livre sur Beckett, Beckett
l’increvable désir, il y a le chapitre sur
l’amour, qui est donc le chapitre sur la conception que Beckett se fait de
l’amour. C’est un court chapitre sur l’amour, mais que je crois assez significatif
dans la manière dont il construit cette connexion entre l’amour comme condition
de la philosophie finalement et sa vision par Beckett.
¾ Alors le texte peut-être le plus ramassé, le plus
formel aussi, mais probablement le plus radical, le plus philosophiquement
construit, est un texte qui se trouve dans un volume collectif sur l’amour,
sorti aux éditions Flammarion, édité en fait par La Cause Freudienne. Et c’est
un texte qui s’appelle La scène du 2.
Donc un volume chez Flammarion, un volume collectif sur l’amour, de provenance
institutionnelle psychanalytique.
¾ Et puis enfin il y a la Section I du Livre 5 de Logiques
des mondes, le livre sur la théorie du
changement en fait, où l’amour est pris comme type, comme exemple, en même
temps que l’insurrection, en parallèle avec la Commune de Paris, à partir d’une
interprétation de La nouvelle Héloïse de Rousseau. Et donc là ce n’est pas Beckett c’est Rousseau ;
c’est un chapitre sur l’événement, mais sur l’événement amoureux, le système de
ses conséquences etc. Voilà.
Je
dirai un mot quand même sur ce que j’entends ici par différence entre ²exotérique² et ²ésotérique². Là
on peut l’assigner très précisément : les propos tenus sur l’amour dans le
livre qui vient de sortir sont, au fond, des propos généraux, au sens très
particulier ou très précis qu’ils n’engagent pas dans cette affaire la question
de la différence des sexes… voilà. Et au fond c’est un propos sur l’amour qui
laisse entièrement de côté cette question, soit qu’on la traite comme centrale soit
qu’on la congédie, soit qu’on dise que finalement il y a des positions sexuées
et non pas des différences de genres… Et toute la question des genres, si
centrale dans la pensée contemporaine de la sexualité, est absentée. De sorte
que ça parle de l’amour en vérité sans tenir compte de la position sexuée,
quelle qu’elle soit, tandis que dans les autres textes, et spécialement dans La
scène du 2 et dans Qu’est-ce que
l’amour ?, cette question est
convoquée. Elle est convoquée aussi dans sa difficulté, c’est-à-dire qu’elle
est convoquée avec une formalisation assez complexe de ce qu’il faut entendre
par ²différence
des sexes²,
ou par ²position
sexuée²,
quand on parle de l’amour précisément ; et on s’aperçoit à ce moment-là
que c’est tout de même un assez considérable labyrinthe. Bon c’est en
discussion avec les thèses assez fondamentales de la psychanalyse, de Lacan,
etc., sur ce point, mais c’est une construction assez largement originale.
Voilà.
Donc je voulais vous dire ça au
moment de vous présenter la sortie de ce livre, et avant de passer au point le
plus important qui est la chronique médiatique [Badiou rigole]. Alors la
chronique médiatique : vous me verrez deux fois à la télévision la semaine
prochaine n’est-ce pas ¾ l’amour attirant immédiatement [Badiou plaisante, la
salle sourit]… la présentation. Donc le lundi 2 sur France 3, à Ce soir ou jamais avec Frédéric Taddei pour la troisième fois ¾ il
ne peut plus se passer de moi [sourires]. Donc à 23 heures à peu près. Et puis
le vendredi 6, chez Franz-Olivier Giesbert, sur France 2. France 1
je n’y suis pas encore… [sourires] mais au train où vont les choses ça pourrait
arriver. Et il y a tout de même une ornementation supplémentaire à présenter,
qui certainement va vous passionner, en ce qui concerne l’émission à France
3, chez Frédéric Taddei, c’est qu’il y aura
une rencontre, probablement brève, mais une rencontre tout de même, entre moi
et Laetitia Casta [Badiou rigole ; rires étonnés]… voilà, sur le plateau
n’est-ce pas… Voilà : la Belle et la Bête [esclaffements], ou l’Homme au
couteau entre les dents et [Badiou se marre]… la féminité contemporaine… Voilà.
Elle sera là pour incarner la beauté, parce que le dialogue qui vient ensuite…
Parce que, je vous l’ai déjà dit, j’ai une règle pour la télévision c’est que
je ne participe à aucun débat. Parce que participer à un débat vous savez ce
que ça veut dire : ça veut dire qu’on est constamment coupé, interrompu,
et puis finalement personne ne sait qui a dit quoi etc., et donc j’exige d’être
seul avec le journaliste, et pendant un délai d’au moins vingt minutes (ce sont
des conditions assez draconniennes). Et alors… Mais… Et là il y aura ça, et
après il y aura un débat, un débat sur ²amour et beauté²,
voilà. Et Frédéric Taddei m’a demandé quand même de laisser, de concéder un
petit moment de beauté [dit Badiou en souriant]… voilà. Et donc nous l’aurons.
Bien. Donc là vous savez tout ce qui va se passer.
Alors nous en venons maintenant
au thème et au développement, au déploiement du séminaire de cette année qui va
être le troisième donc, et le dernier, dont la référence, le nom propre qui
nous sert de garant et de témoin, est Platon. Et alors je pense que le thème de
ce séminaire va être particulièrement platonicien, ce qui est normal parce
qu’il va falloir conclure en définitive sur la signification à accorder à cette
idée d’un platonisme contemporain, parce qu’il va s’agir ultimement de la
question de la vraie vie. De ²qu’est-ce
que vivre ?² de telle sorte qu’on puisse dire (de l’intérieur de la
philosophie) qu’il s’agit de la vie valant la peine d’être vécue, de la vraie
vie, de la vie telle qu’elle est une vie digne d’être appelée une vie, et de
tous ces motifs ; ces motifs qui sont assez spécifiquement des motifs de
la philosophie antique, c’est-à-dire qui ont une visibilité tout à fait
particulière dans la philosophie antique ¾ Foucault s’est aussi
beaucoup intéressé à ça finalement hein : à la question de savoir qu’elle
était la doctrine antique de la vie tout simplement, ²qu’est-ce
que c’était qu’une vie ?², ²qu’est-ce que c’était que
le soi dans une vie ?², ²qu’est-ce que c’était que vivre en sujet ?²,
etc. Et c’est bien de ça dont nous allons progressivement nous occuper, de la
vraie vie.
Et je voudrais introduire cette
réflexion en disant qu’il me semble que sur cette question de la vie, en tant
que sol ou proposition primordiale concernant la signification du sens
finalement (²la
vraie vie²
pouvant être aussi dite ²la vie telle qu’on peut rendre raison de son sens²), il
me semble qu’avant d’en venir à Platon il y a quand même trois orientations
principales, entrelacées, entremêlées, dans toute l’histoire de la philosophie,
à chaque fois que ce thème revient. Vous savez qu’il a fait vigoureusement
retour dans la contemporanéité, par exemple entre Nietzsche et Deleuze. Entre
Nietzsche et Deleuze on a un véritable retour, Bergson inclus naturellement, de
ce motif de la ²vie²
comme ce à partir de quoi se constitue le sol du sens ou le sol de la valeur.
Alors je pense qu’il y a trois
orientations :
[1] la première serait justement celle-là, c’est-à-dire
l’orientation qui consiste à dire qu’en vérité le secret du sens de la vie est
dans la vie elle-même ; c’est-à-dire que la vie est en réalité l’instance
de puissance ou de création, telle que c’est elle, la vie, qui est la ressource
du sens pour la vie elle-même. Et c’est au fond le sens véritable de la thèse
d’immanence, au niveau où nous en sommes. La thèse d’immanence est une thèse
qui dit qu’il n’y a pas de secret de la vraie vie qui puisse se trouver, ou se
construire, ailleurs que selon (ou dans) la vie elle-même, et que par
conséquent la vie est le secret de la vie. Sauf que des puissances internes à
la vie peuvent travailler contre ce secret même ; c’est évidemment ce que
Deleuze va appeler ²les forces réactives², après Nietzsche.
C’est-à-dire que la vie peut être enchaînée de telle sorte que la puissance de
sens qu’elle délivre de manière immanente ne soit pas apparente, ou soit
entravée.
Et dans cette vision des choses, au fond, la tâche, y
compris philosophique, est (si l’on peut dire) de délivrer la vie. De délivrer
la vie de l’intérieur de la vie même. Ce motif de la délivrance de la puissance
créatrice de la vie, contre ce qui l’entrave en tant qu’inertie également
immanente, fait que j’appellerai cette orientation ²vitaliste², non
pas au sens ontologique (bien qu’on pourrait aussi le faire), non pas au sens
de ce que l’être de la vie serait la vie, au sens ou finalement la question
ontologique serait la question même de la vie, mais au sens précisément où la
vraie vie est la vie délivrée de son inertie latente. Et au fond on peut dire
que le propos philosophique est toujours d’inviter à l’activation de la vie, et
non pas d’en appeler à quelque chose qui la normerait, ou lui configurerait un
sens, ou lui donnerait une forme à partir de quelque chose qui lui serait
extérieur.
Il y a une phrase très profonde de Nietzsche… Vous savez que
Nietzsche soutient au fond que la valeur, et par conséquent éventuellement la
valeur de la vie a précisément sa source dans la vie elle-même, c’est-à-dire
que la vie est la puissance
d’évaluation ; c’est-à-dire ce qui autorise l’évaluation de quoi que ce
soit qui s’affirme dans la vie, eh bien c’est la vie elle-même. Mais il voit
très bien que le prix de cela c’est que la valeur de la vie, elle, ne peut pas
être évaluée ¾ il le dit expressément : ²la
valeur de la vie ne peut pas être évaluée².
Pourquoi n’y a-t-il pas d’évaluation de la vie même ?
Tout simplement parce que c’est la vie qui est la puissance d’évaluation. Donc
il n’y a pas d’évaluation de l’évaluation hein ¾ on peut le dire comme cela ;
ce qui consonne d’ailleurs, dans un registre tout à fait différent, avec la
thèse qu’il n’y a pas de métadiscours. Il n’y a pas de métavie (si vous
voulez). Il n’y a pas d’évaluation de l’évaluation. La vie ne peut comparaître
devant aucune instance puisqu’elle est elle-même la puissance d’évaluation ou
de valorisation.
Et alors ça veut dire qu’il y a, en définitive, la puissance
créatrice de la vie comme anonymat de l’évaluation et puis, de l’intérieur de
cette puissance, il y a la possibilité de créer des valeurs, et en particulier
de transvaluer les valeurs réactives, c’est-à-dire de transvaluer les valeurs
d’inertie qui se sont installées, comme une espèce de paralysie locale, dans
l’énergie vitale elle-même.
Alors on retiendra aussi de ça que la vraie vie c’est, comme
toujours, comme toujours, comme dans les trois orientations, la vraie vie c’est
aussi la lutte contre le mal. Mais le mal c’est quoi ? Eh bien le mal… ²Par-delà
le bien et le mal²… Nous sommes là… On emploie ²le
mal²
de façon tout à fait métaphorique : eh bien c’est ce qui contrecarre
l’immanence vitale. C’est-à-dire ce qui, de l’intérieur de la vie, contrecarre
sa puissance créatrice propre. Ce qui m’amènerait à dire que ce qu’on pourrait
appeler ²le
mal²
c’est tout ce qui est mécanique, systémique ou transcendant.
¾ Tout ce qui se présente comme mécanique, parce que le
mécanisme est précisément ce qui entrave, ou rigidifie, la puissance de la vie
elle-même (une position que Bergson a beaucoup travaillé, la position entre
dynamique et mécanique etc.) ¾ ça c’est du côté de la théorie
de l’inertie.
¾ Et puis ²systémique²
parce que tout ce qui est systémique est retombée de la puissance vitale… Probablement
que la vie ne cesse de créer des systèmes ; les systèmes les plus
flagrants qu’elle crée ce sont les organismes, les espèces, les genres, etc.
Elle est une infinie ressource de création de systèmes mais dès que le système
est pensé dans un espace systémique, alors il entrave sa propre puissance de
création, ou ce qu’il a déposé finalement comme une inertie immanente dans le
pouvoir de création de la vie… C’est toute la question (on ne va pas s’attarder
là-dessus) du rapport du virtuel à l’actuel. Bien. Le virtuel se réalise comme
actualisation, mais dès que quelque chose est actualisé, en un certain sens il
est aussi systémique.
¾ Et puis ²transcendant² :
ça veut dire ce qui se présenterait comme une fiction d’extériorité à la vie,
faisant retour sur elle pour la normer. En réalité il n’y a pas de
transcendance dans le vitalisme véritable. Dans le vitalisme authentique il n’y
a pas de transcendance puisque la valorisation de la transcendance est
elle-même constituée de manière immanente par la puissance vitale. La
transcendance est une fiction de la vie,
ce n’est jamais autre chose. Et c’est une fiction réactive parce que c’est une
fiction qui fait comme si l’évaluation
normative, ou le sens, venait de l’extérieur de la puissance vitale elle-même.
Dans ce cas-là on peut dire : la formule de la vraie
vie c’est la vie désentravée, c’est la vie à laquelle on peut se confier comme
à une puissance de création essentiellement innocente. Au fond la vraie vie
c’est l’innocence de la vie. Et ce thème de l’innocence est absolument
constant, de Nietzsche à Deleuze, quels qu’en soient les noms : c’est ²l’innocence²,
c’est ²l’anonymat²,
c’est ²la
virtualité pure²,
etc., etc.
Ça c’est une première orientation.
[2] Il y a une deuxième orientation sur cette question de la
vie qui, en fait, considère à l’inverse que la vie, comme puissance biologique,
comme ²ce
que peut un corps² (pour parler comme Spinoza), la vie comme étant ce que
peut un corps est au contraire l’obstacle principal à la vraie vie.
C’est-à-dire la vie, loin d’être la puissance créatrice qui crée les valeurs
affirmatives, la vie est l’entrave elle-même, la vie est la corporéité finie
qui en réalité nous sépare de la possibilité d’une vraie vie. Et au fond la vie
en tant que corps ne doit pas être interrogée quant à ce qu’elle peut, mais
bien plutôt quant à ce qu’elle rend impossible, ou ce qu’elle tente de rendre
impossible.
Évidemment on pourra dire : cette option est
spiritualiste. Spiritualiste en tant que ça fait couple avec le vitalisme dans
la conviction que la vraie vie est séparée d’elle-même par ce qui, de la vie,
n’est que vivant. C’est-à-dire qu’il y a une espèce d’animalité généralisée
constitutive qui, loin d’être la ressource propre qui ferait de la vie une vie
véritable, est au contraire ce qui à tout moment entrave la délivrance de la
vraie vie.
Et évidemment la conséquence de tout spiritualisme est une
conséquence ascétique. On peut prendre ²ascétisme² ici
en un sens fort et (si je puis dire) honorable : ce n’est pas simplement
manger dans des écuelles et marcher à quatre pattes n’est-ce pas ¾ ²ascétique² ça
veut dire en réalité contenir autant que faire se peut ce qui, de la vie
organique, travaille contre la vie délivrée, parce que la vie délivrée est une
vie qui est au-delà de la vie. D’ailleurs c’est pour ça que très souvent le
spiritualisme se complète par un dispositif religieux qui assure qu’il existe
un au-delà de la vie.
Mais ce n’est pas entièrement nécessaire : on peut
penser qu’il est possible de se débarrasser des entraves, ou de certaines
entraves, de la corporéité vivante, de l’intérieur d’une ressource qui n’est
pas contenue dans cette corporéité vivante, qui la borde, qui lui est interne-externe,
et qui peut recevoir en effet le mot d’²esprit².
L’esprit n’est pas forcément et absolument dans une figuration de séparation
dualiste. Il peut être le bord, la limite, la zone de contact extrême, le point
où la vie s’exténue elle-même dans son propre effort pour persévérer.
Dans cette orientation le point principal c’est de ne pas
être captif de la persévérance vitale. De ne pas être captif de la persévérance
vitale.
[3] La troisième orientation, elle, tente en réalité
d’échapper à l’opposition du vitalisme et du spiritualisme. Et c’est moi ce que
je lis dans Platon, lequel fonctionne par ailleurs comme un paradigme régulier
du spiritualisme hein (je n’ignore pas ce point). C’est une lecture singulière
de Platon qui fait que Platon peut être le nom ou la désignation d’une
conception de la vraie vie qui n’est ni la vraie vie comme ramenée à l’exercice
de la puissance vitale, ni la vraie vie ramenée à la limitation, autant que
faire se peut, de la puissance vitale au profit d’une délivrance de type
spirituel. Alors voilà comment on va partir de l’aspect le plus général de la
question. Comment voir ce point ?
Au fond ce que dit Platon, tel que je le lis, c’est que la
vraie vie n’est pas du tout une autre vie, ou une vie extérieure, ou même une
limitation de la vie en tant que puissance vitale, mais que la vraie vie est
une vie orientée de façon immanente, et orientée de l’intérieur de sa propre
ressource, par quelque chose que Platon va appeler en fin de comte ²l’Idée².
Alors l’Idée on en a déjà pas mal parlé, et on va en reparler encore davantage.
Comme vous savez Platon va dire ²en définitive par l’Idée du Bien² ;
moi je dis ²par
l’idée du vrai²
ou ²par
la vérité²,
mais à vrai dire au point où nous en sommes peu importe pour l’instant. Ça veut
dire que la question de la vraie vie est une question d’orientation, c’est une
question d’aimantation je dirais même.
L’image la plus immédiate serait celle du fait que quelque chose d’informe,
comme une limaille de fer, se trouve polarisée ou orientée selon un dessein,
selon une forme singulière, par quelque chose qui en réalité ne lui est pas
véritablement extérieur puisqu’elle peut se l’approprier, elle peut lui être
co-présente, mais partant ne lui est pas vraiment intérieure au sens où elle
serait prise dans l’informe lui-même.
Alors dans mon langage à moi je dirai : la vraie vie
c’est une vie qui accepte son incorporation au devenir d’une vérité ¾ ça
parce que le devenir d’une vérité pour moi est précisément la puissance d’orientation
(on y reviendra peu à peu, de façon plus détaillée). Notez que là je parle de
la vie au sens courant finalement, de la vraie vie pour un individu vivant, pas
une autre vie. La vie possiblement pourvue de sens d’un individu vivant est une
vie qui est incorporée au devenir d’une vérité, et c’est en ce sens qu’on
rejoindra Platon en disant qu’en définitive elle est polarisée de manière
immanente par l’idée. Je rappelle que par ²idée² ici,
on y reviendra, c’est compliqué, mais ²idée² ne
doit évidemment pas être pris en un sens intellectuel, au sens de ²j’ai
une idée².
L’idée c’est une puissance de polarisation précisément de la vie, qui peut
avoir des noms très différents, et nous verrons qu’il y a une polarisation de
cet ordre par exemple dans l’amour hein, qu’il y a une polarisation de cet
ordre dans certaines dispositions, ou certaines séquences historiques de la
politique, etc.
Donc cette polarisation est une polarisation réelle ¾ je vais revenir sur l’importance
de ce terme. C’est une polarisation réelle, ce n’est pas une polarisation ²idéale²
justement ; c’est-à-dire que rien n’est plus réel que la polarisation par
l’idée. C’est pour ça que le résultat c’est une vraie vie. Ce n’est pas une
connaissance, ce n’est pas un savoir. C’est véritablement la manière dont une
vie est infuse dans le devenir d’une vérité.
Alors si on dit cela, il faut voir ce que l’on suppose.
Quelles hypothèses en réalité fait-on rien qu’en disant cela ? Rien qu’en
disant cela, quels sont les axiomes plus ou moins cachés sur lesquels on
s’appuie ?
Premièrement si on dit que l’individu n’entre dans une vraie
vie que pour autant qu’il accepte que cette vie soit incorporée, et donc qu’en
un certain sens son corps soit incorporé dans le devenir d’une vérité, cela suppose
que l’on admet que la vérité a un corps. L’incorporation dans le devenir d’une
vérité suppose que d’une certaine manière on puisse parler du ²corps²
d’une vérité. Alors ça veut dire quoi ²le corps d’une vérité² ?
Eh bien ça veut précisément dire qu’une vérité apparaît dans un monde,
c’est-à-dire qu’elle est un devenir effectif dans un monde et pas précisément
une transcendance séparée ou une idéalité au sens classique du terme. Si la
vraie vie suppose l’incorporation au devenir d’une vérité c’est que ce devenir
d’une vérité est réel dans un monde,
c’est-à-dire que la vérité est quelque chose qui se construit comme apparition,
comme apparaître, et pas comme séparation ou comme intuition externe. Ça c’est
le premier point.
Donc nous supposons là (supposition un peu étrange à vrai
dire si on la considère comme ça, métaphoriquement) que toute vérité a un
corps. Et il va falloir admettre ce point difficile d’ailleurs de toute cette
affaire qui est de concevoir ce que peut bien être le corps d’une vérité, c’est-à-dire son réel malgré tout. Son
réel. Le fait qu’elle n’est pas réductible précisément à une idéalité. Ce corps
est précisément ce qui va supporter une orientation ; c’est-à-dire qu’on
peut dire que ce qui caractérise le corps d’une vérité c’est que c’est un corps
orienté. Et, pour des raisons techniques, mais que je pourrais justifier dans
une langue tout à fait platonicienne aussi, cette orientation du corps de
vérité je l’appelle ²un sujet²… Là encore je développe la chose
un peu dans son cadre général avant de le détailler, mais prononcer ²sujet² ce
n’est pas prononcer une subjectivité au sens psychologique, ce n’est pas non
plus nommer ou renommer l’individu. Ce qui se constitue comme ²sujet²
désigne le caractère orienté du devenir d’une vérité, et l’incorporation de
l’individu à ce devenir c’est précisément ce qui va faire qu’à son tour il est
pris dans une orientation. Et c’est d’être pris dans cette orientation qui va
pouvoir être nommé ²sa vraie vie² hein. Mais la vraie vie est
toujours dans la médiation du corps de vérité, en tant que ²corps
subjectivable²
(qui est un autre nom), c’est-à-dire en tant que corps qui peut recevoir une
orientation. Ça c’est le premier système de suppositions.
Donc on va avoir déjà des problèmes assez compliqués
sur :
¾ premièrement qu’est-ce que c’est qu’un corps de vérité,
un corps subjectivable ? En quoi ça se distingue d’un corps quelconque
hein ? Qu’entend-on par ²orientation² ?
Qu’entend-on par ²sujet² ? Mais si je vous prends tout de suite un exemple
simple, l’amour par exemple n’est-ce pas, eh bien on posera qu’un amour c’est
en réalité une procédure de vérité concernant la différence (c’est ça sa
définition véritable). C’est même l’unique
procédure de vérité dont l’enjeu exclusif est de connaître ce que c’est que la
différence. Mais de le connaître pas comme dans la spéculation n’est-ce pas, de
le connaître dans l’expérience effective. C’est-à-dire connaître ce que c’est
que la différence c’est forcément expérimenter le monde du point de la
différence elle-même ; c’est construire un monde, qu’on peut appeler le
monde de l’amour, qui est un monde qui, au lieu d’être le monde de l’un, est le
monde du 2… Voilà !
Cette expérimentation singulière, qui est l’amour (alors
avec toute une série de problèmes subordonnés), on peut dire que c’est le
devenir d’une vérité. Devenir comme vous le savez très difficile, tumultueux,
conflictuel, souvent raté, etc., etc., comme toute procédure de vérité
authentique… Ça ne marche pas souvent. Mais quand ça marche c’est bien [sourires].
C’est une vraie vie. Quand ça marche c’est une vraie vie.
Et alors… Et vous voyez bien… C’était juste pour préciser ²corps² et ²sujet².
Qu’est-ce que c’est dans ce cas-là que le corps de vérité ? Eh bien le
corps de vérité c’est véritablement le corps de ce qui fait corps du 2
lui-même. Donc on peut l’appeler, de façon tout à fait abstraite, ²le
couple².
Le corps de vérité ce n’est pas l’un et l’autre, ou ce n’est pas les deux vus
du point de l’un, ce n’est pas le corps individué ; c’est un corps qui n’existait
pas avant. Il n’existait pas avant la rencontre, il n’existait pas avant la
procédure amoureuse. C’est un corps constitué, et c’est ça qui a à être orienté naturellement hein. Ce n’est pas par
une discussion contractuelle portant sur les avantages des uns et des autres
qu’on va orienter ce type de corps. Ce type de corps s’oriente dans
l’expérimentation elle-même de l’amour. Et alors là c’est très concret n’est-ce
pas. C’est pour ça qu’il y a des plans d’épreuves, il y a des points
particuliers. Par exemple ce sujet, en tant que sujet, va cohabiter (si je puis
dire) ¾
ça commence souvent par là… Les difficultés aussi ! [sourires] Mais qui
est-ce qui habite là où il y a le couple
qui a décidé de cohabiter ? Eh bien c’est le corps subjectivable qui habite
là !... Vous ne pouvez pas dire « c’est l’un et c’est l’autre »,
parce que ça c’est une cohabitation non amoureuse évidemment ; c’est très
possible aussi. Vous voyez bien la différence entre la décision d’un couple de
cohabiter, d’être dans le même espace etc., etc., ce n’est pas du tout un
arrangement, c’est une décision intra-amoureuse (tout le monde le sait). Et
cette décision intra-amoureuse vous voyez bien qu’elle consiste à faire que
l’espace lui-même va être l’espace du 2. Ce qui suppose parfois d’âpres
négociations, rien que pour savoir la couleur des rideaux. Et il faut bien
décider ! Il faut bien décider quelque chose.
Et en vérité la procédure amoureuse dans son détail…
Sexualité comprise n’est-ce pas, sexualité comprise, qui est inévitable pour
toutes sortes de raisons majeures : le corps des individus doit s’accorder
pour faire preuve qu’ils sont incorporés à la procédure ; c’est pour ça
que le jeu des corps est une preuve d’amour, inéluctable ; c’est
l’incorporation de l’incorporation…
Là on comprend ce que c’est que le corps de vérité, et en
tant que corps subjectivable il faut qu’il soit orienté par une série de
décisions successives de ceux qui le composent, et qui font qu’il va y avoir
une trajectoire amoureuse du corps lui-même, en tant que corps de couple. Il va
construire son espace, son expérience, sa temporalité, les décisions qu’il va
prendre, etc., une masse pratiquement infinie de décisions successives, à
l’intérieur de laquelle il s’oriente de telle sorte que ou bien il va progresser et s’installer dans la pertinence
expérimentale d’un monde vu du point du 2, ou bien non et dans ce cas-là ça va progressivement se
défaire. Et ce qui va se défaire (vous le voyez bien) c’est, dans un premier
temps, l’orientation ; c’est-à-dire ça va buter sur l’orientation ; on ne va pas arriver à
orienter le corps dans telle ou telle circonstance, de telle sorte qu’on puisse
l’animer, c’est-à-dire le faire exister comme expérience du monde du point du
2. Et à ce moment-là le sujet va dépérir, parce qu’il n’est que cette puissance
d’orientation. Et la fin d’un amour c’est la mort d’un sujet. Ce n’est pas… Les
péripéties psychologiques des uns et des autres ne sont que des retombées
inéluctables de ce terrible cadavre. Et tout le monde sait qu’en effet c’est
l’amour lui-même qui meurt, en tant que c’est la mort d’un sujet parce que, à
un moment donné, ce sujet s’est trouvé dés-orienté. Et il n’y a pas d’autre fin d’amour qu’une désorientation essentielle.
Vous pourrez, à votre tour, faire des exercices comparables sur la politique,
l’art, je vous les laisse pour l’instant, mais nous y reviendrons.
Mais vous voyez un peu ce qu’il faut entendre par ²constitution
d’un corps²,
²orientation
du corps²,
²sujet
comme principe de cette orientation² et ²incorporation
des individus²
à toute cette affaire. Ils vont engager en effet leur propre corps, leurs
pensées, leurs idées, ce qu’ils sont, etc., mais il vont les engager dans
quelque chose qui tout de même requiert une discipline ¾
j’insiste sur ce point : il y a une discipline de l’amour. L’amour ce
n’est pas… L’extase c’est bien joli, mais ça n’oriente pas indéfiniment ;
c’est même un facteur possible de désorientation. Donc il faut travailler dur,
il faut travailler dur dans la procédure amoureuse. Et si on est dans l’idée
que ça va marcher comme sur des roulettes, la désorientation est à nos portes
n’est-ce pas [Badiou sourit]. Voilà.
Donc ça ça rend visible, ou significatif (si vous voulez),
ce que c’est que le corps, l’orientation, le sujet, dans des termes très
simples pour l’instant. C’est notre première supposition ; ce n’est pas la
seule. Il faut admettre comment, comprendre comment des individus vivants
peuvent se disposer eux-mêmes comme composantes du corps de vérité.
C’est-à-dire il faut avoir une interprétation non seulement du corps, une
définition formelle du corps de vérité, mais il faut avoir une interprétation,
une pensée de ²qu’est-ce
que c’est que l’incorporation proprement dite ?², c’est-à-dire :
comment un individu vivant peut-il se disposer comme participant à la
composition interne d’un corps subjectivable ? Et donc nous supposons que
c’est possible (c’est ça que je veux dire). Parce qu’on pourrait après tout
faire une théorie purement formelle des sujets de vérité, avec leur corps etc.,
et puis se rendre compte que l’incorporation d’un individu vivant dans cette
affaire est pratiquement impossible, ou en tout cas extraordinairement
difficile ¾
c’est le vrai scepticisme ça. C’est le vrai scepticisme. Le scepticisme plat
c’est croire qu’on ne connaît pas la vérité etc. etc. Le scepticisme profond
est en réalité la conviction que la procédure de vérité peut être définie après tout, elle peut être formalisée,
elle peut être pensée, mais ce qui est impossible c’est l’incorporation des
individus. Le scepticisme affirme au fond que l’individu n’est jamais à la
mesure de la vérité ; c’est-à-dire que la vérité ce n’est pas qu’elle
n’existe pas, on peut se représenter ce que serait qu’elle existe, mais on ne
peut pas s’y incorporer. Par conséquent pour le sceptique, en définitive, la
vraie vie ne peut pas être de ce type-là, elle ne peut pas être réglée par
l’incorporation ; ou si elle doit être réglée par l’incorporation, comme
l’incorporation est impossible, ça veut dire qu’il n’y a pas de vraie vie.
Donc la deuxième supposition c’est que l’incorporation est
possible, ce qui revient à dire : il y a effectivement possibilité, pour
des individus, de s’identifier, de se disposer dans la composition d’un corps
de vérité, et par conséquent de participer
du sujet. Alors ça se dit très simplement : il est possible aux individus
d’être subjectivés ¾ ce qui est un énoncé assez fort hein, et très souvent
contrebattu ; et je dirais même qu’une des caractéristiques du monde
contemporain est de nier ce point farouchement, c’est-à-dire de dire que
« l’individu c’est l’individu » et « qu’il n’y a pas de
ressource de subjectivation véritable dans la limite de l’individualité comme
telle » ; autrement dit que l’individu ne peut pas être partie
composante d’un sujet au sens où on vient de le définir, c’est-à-dire au sens
de ²être
le nom de l’orientation d’un corps².
Alors ça ce sont les deux présuppositions fondamentales,
après quoi évidemment on retourne, on revient à la question de savoir pourquoi
tout cela constitue en définitive une vraie vie, une vraie vie pour l’individu
qui se trouve ainsi disposé dans la composition d’un corps de vérité.
Alors vous remarquerez que si on assume cette conception de
la vraie vie c’est la même chose que la vie du vrai. La vraie vie c’est ce qui
fait qu’il y a une vie du vrai, c’est-à-dire ce qui fait que l’individu
lui-même fait vivre le vrai en s’incorporant au corps de vérité. Et donc on
pourrait dire : la formule c’est que la vie, la vraie vie, celle qui a du
sens, celle qui peut rendre raison de son sens finalement, eh bien c’est quand
la vie se dispose aussi comme vie du
vrai. Et donc entre la vraie vie et la vie du vrai il y a une sorte
d’indiscernabilité. C’est-à-dire que l’individu lui-même devient un point
d’indiscernabilité entre vraie vie et vie du vrai : il participe de la vie
du vrai et, ce faisant, il a une vraie vie. Ce qui veut dire qu’une vraie vie
fait toujours vivre plus que ce qu’elle vit ¾
puisque évidemment la vie du vrai ce n’est pas la même chose que la vie de
l’individu ; si la vie du vrai et la vraie vie sont indiscernables, c’est
que l’individu fait vivre quelque chose dont cependant il n’est pas la mesure.
On peut reprendre l’exemple de l’amour là-dessus (c’est très
important et très significatif) : il y a toujours un moment où l’on voit
bien que la vie de l’un ou la vie de l’autre, dans un couple, n’est pas ce qui
donne entièrement mesure de la vie amoureuse comme telle. C’est un sujet de
disputes infinies ça, parce que les vraies disputes amoureuses, c’est quand la
dispute éclate à propos de l’amour lui-même. Oh bien sur il y a des disputes
sur la question de savoir s’il faut mettre le piano à droite ou à gauche !
¾
mais ça ce n’est pas dramatique. La vraie querelle, la querelle profonde, et
celle dont on peut sortir victorieux aussi, c’est-à-dire celle qui au contraire
va relancer l’amour de façon puissante, c’est quand chacun est un peu enfermé
dans l’idée que sa vraie vie est mesure de la vie du vrai ; quand sa vraie vie est mesure de la vie du vrai. Alors
qu’évidemment, dans la construction subjective amoureuse, c’est toujours un peu
l’inverse qui est la norme : c’est-à-dire que c’est la vie du vrai qui
constitue l’élément dans lequel il peut y avoir une vraie vie. Donc ce n’est
pas la vraie vie qui peut servir de mesure à la vie du vrai, c’est la vie du
vrai qui constitue l’élément dans lequel se déploie la vraie vie. Et quand
chacun tente d’une certaine manière de ré-enfermer la vie du vrai dans la stricte
enceinte de la vraie vie (qui est une catégorie individuelle, j’y
insiste ! La vraie vie c’est une catégorie de la vie de l’individu, c’est
la vie au sens ordinaire du terme), alors à ce moment-là il y a quelque chose
comme un scission du sujet. C’est-à-dire le sujet, au lieu d’être dans l’unité
de la vie du vrai, est tiraillé comme ça dans une discorde, qui n’est pas une
discorde nécessairement empirique (bien qu’il y ait toujours des causes etc.),
mais qui est une discorde sur la question de savoir qu’est-ce qui finalement
norme la vie du vrai ? Et en réalité la vie du vrai c’est elle qui est
norme, donc si on se dispute sur ce qui la norme on est déjà à l’extérieur de
la consistance du sujet, et donc on la met en péril. Et au fond on peut dire que
la vie dramatique des procédures de vérité (quelles qu’elles soient) c’est
toujours que l’individu incorporé
est en état de mettre en péril la vie du vrai, au nom de la vraie vie prise en
un sens qui retourne aux réalités de la normativité véritable ¾ et
ça c’est le point, la tension la plus importante de toute existence en réalité,
qui est la tension entre individu et sujet, ²sujet² pris
comme je viens de le prendre, ²sujet² en
tant qu’orientation du corps subjectivable… Et dans l’amour on soutiendra que
toute querelle grave est une querelle qui s’institue entre deux conceptions de
la vraie vie qui mettent en péril la vie du vrai. Voilà.
Alors
on peut (ce que je vais dire maintenant est un peu un mode de présentation plus
qu’autre chose), on peut tenter, avant d’en venir à l’idée, au bord de laquelle
nous sommes, on peut tenter de transcrire tout ça dans une sorte de langage
lacanien un peu tordu quoi !... C’est pour refaire un parcours sur la même
chose de façon différente.
Partons
d’abord du fait que dans cette vision des choses une vérité est corporelle, une
vérité a un corps ; c’est-à-dire que à la fois elle est dans un monde et elle y apparaît. Alors ²elle est² ça
veut dire qu’un certain type de multiplicités mérite le nom de ²vérités² hein
¾
ça, techniquement, dans mon langage à moi, ça veut dire qu’il y a une
multiplicité générique. Alors ²générique² ça
veut dire quoi ?... On ne va pas entrer dans les détails mais c’est une
manière de dire que toute vérité doit bien avoir quelque chose d’universel
quand même. Et alors si une vérité a quelque chose d’universel ça veut dire que
la multiplicité qui la représente (puisque c’est un corps, c’est aussi une
multiplicité quelconque), que cette multiplicité n’est pas limitée à sa
particularité ; c’est-à-dire qu’elle n’est pas simplement la multiplicité
à laquelle on assigne une identité repérable et fixe. Pour qu’elle puisse
supporter un élément d’universalité quelconque il faut que cette multiplicité,
qui est là, qui réclame le nom de ²vérité², ait
une dimension partielle d’anonymat : elle n’est pas réductible à une
identité fermée, elle n’est pas susceptible de se voir attribuer un prédicat
fixe, etc… Alors si on est deleuzien on dira qu’elle est ²nomadique² ;
dans mon langage on dira qu’elle est ²générique². Mais
on trouvera toujours le moyen de nommer le fait que c’est une multiplicité qui,
d’une certaine façon, comporte en elle-même
un élément d’anonymat universel, c’est-à-dire quelque chose qui fait qu’on ne
peut pas la plomber comme une singularité fermée.
Donc
il y a ça d’un côté, et puis de l’autre côté, si ça apparaît comme un corps,
alors il faut que ce soit un corps. Donc ontologiquement il faut que ce soit
une multiplicité générique, et phénoménologiquement (du point de vue de
l’apparaître) il faut que ça se donne réellement, dans le monde, comme un
corps. Bon… Alors l’ensemble des ces dispositions je propose qu’on l’appelle ²le
réel²,
le réel de tout ce dont nous parlons, là : ²le réel d’une vérité²… Le
réel d’une vérité c’est quoi ? Eh bien ontologiquement c’est une
multiplicité générique et, du point de vue de son apparaître, c’est un corps.
Voilà ! Ce n’est pas une idée, un autre monde, ça n’a rien à voir avec les
capacités cognitives du cerveau, etc., etc. C’est repérable et identifiable
comme un corps créé et constitué dans un monde singulier, et c’est
ontologiquement identifiable comme une multiplicité générique en voie de
construction, en voie de devenir. Alors ça on l’appellera ²le
réel².
Par
ailleurs, évidemment, il faut que ce réel soit identifiable comme exceptionnel,
parce que sinon on dirait simplement que c’est quelque chose qui existe dans le
monde. Mais on voit bien que le devenir d’une vérité doit tracer dans le monde une construction exceptionnelle, une
construction en exception des opinions par exemple, en exception du devenir
courant du monde, en exception de la légalité monotone et répétitive du monde.
Une vérité ça apparaît comme corps. Et si ça apparaît comme corps, eh bien ça
n’est pas une pure et simple conséquence, production, engendrement de ce qui
est consubstantiel à ce monde. Donc (ça c’est la deuxième propriété), certes
une vérité est un corps, mais parce que c’est un corps orienté, parce que c’est
une multiplicité générique (et puis il y a d’autre traits que nous verrons plus
tard) c’est un corps exceptionnel. Ce n’est pas un corps réductible, quant à ce
qu’il est et quant à la manière de le penser, à l’ensemble des corps qui
constituent la réalité du monde.
Alors
finalement il faut dire que ce réel est en exception des lois du monde, ce que
Lacan dit lorsqu’il distingue ²le réel² de ²la
réalité²
hein. Le réel ce n’est pas la réalité, ce qui est réel c’est une trouée en fait
dans la réalité. On peut dire aussi que ce corps, en tant que corps orienté et
subjectivable, n’est pas réductible à son être de corps ; c’est-à-dire que
c’est un corps, c’est absolument un corps, mais qui d’une certaine façon fait
exception à ce qu’est un corps par une
série de traits dont le principal est qu’il est subjectivable. C’est-à-dire en
tant que corps-sujet il fait exception à ce qui est la loi du monde, à savoir
des corps-objets précisément. Et alors le fait que le corps subjectivable soit
en exception de la réalité finalement, on peut appeler ça ²sa
valeur symbolique². On l’appellera ²le symbolique² en
tant précisément qu’il n’est pas réductible à son être corporel immédiat,
c’est-à-dire qu’il est en exception du corps. Et c’est cette non-identité à
soi, cet élément infime de non-identité à soi qui fait qu’on dira que ce réel
subjectivable, ce corps subjectivable, appartient aussi et en même temps à un
ordre symbolique qui est précisément l’ordre de la différence à soi-même.
Et
puis, le troisième élément nous pouvons le situer au niveau de
l’incorporation : l’individu s’incorpore à ce devenir du corps
subjectivable qui est à la fois réel et symbolique. L’individu qui s’incorpore
peut se représenter son incorporation comme dilatation de sa finitude, aux
dimensions infinies du symbolique même hein ¾ ça c’est un point très
important sur lequel nous reviendrons descriptivement. Je le prends au ras de
l’exemple canonique de l’amour : qu’est-ce que c’est qu’un individu incorporé
à une procédure amoureuse ? Eh bien c’est quelqu’un qui est un des deux
corps individuels qui compose le sujet, qui compose le couple. Mais on voit
bien que lorsqu’il est dans l’élément de l’amour, il peut se représenter
lui-même, en tant qu’acteur incorporé à la procédure amoureuse, comme étant à
la dimension de l’amour lui-même ;
c’est-à-dire il peut accepter justement que sa vraie vie soit normée par la vie
du vrai ¾
c’est même la discipline inéluctable de la persistance amoureuse… Je l’ai dit
tout à l’heure : si on renverse les choses, si on fait de la vraie vie la
norme de la vie du vrai, alors on va nécessairement à la querelle et à la
dissolution du sujet. Donc il faut accepter que, d’une certaine façon, ma vraie
vie soit mesurée, ou mesurable, par la vie du vrai. Mais l’avantage de cela
c’est que je peux me représenter ma vie individuelle comme dilatée à l’échelle
de l’infinité des choix et des orientations qui constituent le corps
subjectivable… Parce que le corps subjectivable, lui, d’une certaine façon, il
accepte n’importe quelle expérience du monde. Donc on peut le dire de ce point
de vue-là ²une
construction infinie² …
Et
donc toute incorporation est aussi une représentation possible d’une
infinitisation de l’individu. C’est-à-dire c’est la finitude individuelle qui
est en quelque manière ouverte et redéployée dans l’immanence à la vie du vrai,
laquelle est une conception de possibilités infinies. Et alors, finalement, il
y a une représentation, il y a la possibilité de cette représentation, mais
bien évidemment cette représentation est imaginaire. Elle est imaginaire parce
que, par ailleurs, il est vrai que la vie individuelle n’est pas réellement la
vie du vrai ; c’est-à-dire qu’il y a une indiscernabilité mais il n’y a
pas une identité.
Donc
cette représentation extrêmement puissante que je suis moi-même pris dans
quelque chose qui m’excède de toutes parts, et qu’en un certain sens je peux m’identifier
à cet excès, eh bien elle est la puissance
de cet imaginaire lui-même tel qu’il se déploie à l’intérieur de
l’incorporation. Et là quand je dis ²imaginaire²,
retenons-nous immédiatement tous d’une interprétation négative : il s’agit
là de l’imaginaire comme puissance, et pas du tout de l’imaginaire comme
fausseté, erreur, illusion, etc. C’est le moment où, pour des raisons qui,
elles, sont réelles (ce sont des raisons du réel), l’individu peut subjectiver
son incorporation à la mesure de la vie du vrai comme s’il était coextensif à
la vie du vrai, alors qu’il n’en est qu’une composante.
Et
donc on peut dire, pour récapituler cette description on peut dire ceci, dans
toute procédure de cet ordre :
1 ¾ vous avez premièrement un élément réel, qui est en
réalité le devenir d’une vérité, son corps orienté, sa construction
progressive ;
2 ¾ vous avez un élément symbolique qui est qu’il y a une
différence de soi à soi dans cette procédure ; c’est-à-dire qu’une vérité
est en exception des lois générales de la réalité par le fait que, précisément,
elle n’est pas objective ; elle
n’est pas ²objective² au sens où il n’y a pas de
procédure de vérité sans que le corps soit subjectivable. Et donc toute
procédure de vérité produit son sujet. Encore une fois pensez, de ce point de
vue-là, à l’impossibilité absolue de
ramener l’existence d’un amour, de façon analytique, à la somme de deux
individus. C’est pour ça que cet exemple est tout à fait pertinent : c’est
évident que dès qu’on procède à l’analyse d’un amour en fonction de (qu’on le
dissout si je puis dire dans) l’addition de deux individus, on ne comprend plus
ce qu’il est. On ne comprend plus ce qu’il est. On comprend des choses, mais on
ne comprend plus ce qu’il est, en tant précisément qu’il n’était que la possibilité que le monde soit vu du
point du 2. Mais ²2² ça n’est pas ²1 et 1²
hein ; ²2²
c’est quelque chose qui est irréductible précisément à la sommation de ses
composantes. C’est ça qui constitue précisément la nouveauté créatrice et
bouleversante de l’amour : c’est quand le monde change d’angle de vue,
qu’on n’est plus dans la combinaison négociée de deux individualités
particulières. Voilà.
Et là nous avons cet élément réel qui est, encore une fois,
en exception subjective de l’énoncé général qui est somme toute qu’²il
n’y a que des corps et des langages²… Parce que la vérité a un corps,
certes, sauf que c’est un corps-sujet. Et en tant que corps-sujet elle est en
décalage d’avec soi, c’est-à-dire qu’elle a un corps qui n’est pas réductible
au fait qu’il est un corps. Dire qu’un corps n’est par réductible au fait qu’il
est un corps c’est dire qu’il ne peut pas être appréhendé et pensé de part en
part comme un objet.
Et ça, cet élément de différence de soi à soi, on le sait
bien, c’est la racine absolue de l’ordre symbolique.
3 ¾ Et enfin il y a une représentation imaginaire qui
dilate le sujet à la dimension infinie de la procédure à laquelle il
s’incorpore, et qui fait tout simplement que quand le sujet fait quelque chose,
eh bien il peut le faire imaginairement aux dimensions de la procédure
elle-même. Voilà.
C’est pour ça que vous pouvez participer à une petite
manifestation dans un coin et vous considérer comme un agent historique
[sourires]. Oui… (s’il n’y avait pas ça, eh bien il n’y aurait pas beaucoup de
monde pour faire des petites manifestations dans un coin)… et en plus vous avez
raison : en un certain sens c’est évidemment imaginaire, parce que vous n’êtes
pas à l’échelle de l’histoire mondiale, vous êtes simplement une localisation
incorporée à quelque chose qui peut être imaginé, ou représenté, comme allant à
l’infini ¾
même si c’est une réunion de quatre personnes. Et ça, ce n’est pas une
illusion, j’y insiste, c’est simplement l’attestation imaginaire de
l’incorporation. Mais l’attestation imaginaire de l’incorporation ne doit pas
être aussitôt tirée du côté du faux, de l’illusoire, etc., puisque en réalité
au bout du compte la procédure elle-même est faite de ça, et de rien d’autre ! Simplement elle n’est pas
faite que de ça : elle est faite de ça, et d’un autre ça, et d’un autre
ça, etc., elle est le tramé général de tout ça.
Et donc il y a une vérité de cet imaginaire, qui est
précisément que c’est un imaginaire de la vérité elle-même, que c’est une
représentation totalisante de la vérité ; et ça ça constitue cette vérité
de l’imaginaire.
Et
alors on appellera ²Idée², et je crois que véritablement (on essaiera de le
montrer sur des textes) c’est comme ça qu’il faut l’entendre, même chez Platon,
on appellera ²Idée² ce
qui dispose, en puissance individuelle, une intégration de ces trois
dimensions. Il y a la dimension réelle de la procédure de vérité, la dimension
symbolique qui fait son caractère d’exception, et la dimension imaginaire qui
représente l’incorporation comme incorporation à une totalité virtuellement
infinie. Donc il y a une représentation imaginaire, une exception symbolique,
un réel, et l’intégration des trois eh bien c’est ça qui constitue une Idée.
Et
alors une Idée, en ce sens, c’est quelque chose qui existe pour un individu ; c’est-à-dire que c’est du point
de l’individu qu’il y a Idée. C’est en ce sens que nous n’avons pas besoin
d’une conception idéaliste de la procédure de vérité. La procédure de vérité
elle-même, comme la vérité, sont des matérialités, ce ne sont pas des idéalités
suspendues dans un autre monde. L’Idée c’est toujours l’Idée telle qu’elle a
puissance, ou telle qu’elle s’empare d’un individu, et donc c’est un opérateur
d’incorporation. Au fond, une définition purement fonctionnelle serait de
dire : l’Idée c’est ce qui rend possible l’incorporation, étant entendu
que l’incorporation fonctionne toujours avec ses trois niveaux (le niveau réel,
le niveau symbolique de l’exception et le niveau imaginaire de la
représentation globale).
Alors
on dira (je propose là une première définition un peu détaillée de l’idée), on
dira que l’Idée c’est ce par quoi l’individu, l’individu vivant incorporé à une
procédure de vérité, ou incorporé (si vous voulez avec moins de jargon) au
devenir d’une vérité, ou à la construction d’une vérité, peut évaluer un moment
réel de la procédure, ou du devenir, ou de la construction, à partir de ce que
ce moment (donc un moment, un fragment, peut-être tout petit) aura été, dans
l’exception globale que la vérité constitue. Je redis la définition :
l’Idée c’est ce par quoi l’individu incorporé à une procédure de vérité [un
téléphone sonne dans la salle] peut… [silence] ¾ c’est l’Idée !...
[sourires] dont on parle. Alors je redis : l’Idée c’est ce par quoi
l’individu incorporé à une procédure de vérité peut évaluer un moment ou un
fragment réel du devenir, ou de la procédure de vérité, du point (ou à partir)
de ce que ce moment aura été dans l’exception globale que la vérité constitue.
Alors
vous voyez que vous retrouvez : ²procédure de vérité²
c’est le réel ; ²l’évaluation à partir de ce que le moment aura été²
c’est l’imaginaire ; ²l’exception globale² c’est le symbolique… Mais
(vous voyez) l’Idée au fond ça travaille toujours au futur antérieur. La
temporalité de l’Idée c’est le futur antérieur, c’est-à-dire que vous vous
représentez ce que vous êtes en train de faire, individuellement, vous vous le
représentez comme un fragment de ce que la vérité aura été quand elle sera
établie globalement hein. D’ailleurs vous vous représentez le fragment, ce que
vous êtes en train de faire, comme un fragment équivalent finalement, ou
représentatif, de la supposition d’une représentation totale de la vérité construite,
établie, etc. Et donc cette temporalité naturellement immédiate de l’Idée, est
au futur antérieur ; c’est-à-dire ça, ce que je fais là, je me le
représente du point de ce que ça aura été lorsque tout aura été fait ;
lorsque tout aura été fait de ce qui devait être fait du même ordre.
Et la polémique contre l’Idée,
et la polémique par conséquent contre l’idéo-logie (parce que l’idéologie ce
n’est jamais que le discours sur l’Idée hein), la polémique contemporaine
contre l’Idée ou contre l’idéologie est en réalité une polémique contre le
futur antérieur ; c’est-à-dire une polémique contre le fait qu’on peut
normer ce qu’on fait, au regard de ce que ça aura été quand ce à quoi ça
participe se sera déployé. Et ça c’est ce qui est appelé proprement ²l’illusion
idéologique²,
et ²l’errance
idéologique²
¾
c’est l’Idée elle-même ! C’est l’Idée elle-même, en tant que capacité
d’intégration, en effet partiellement
imaginaire, du réel et du symbolique. Du réel : le fragment de vérité en
train de procéder. Le symbolique : le fait que c’est une exception
globale. Eh bien l’ajustement des deux ça se fait imaginairement par la
représentation du mode sur lequel ce qui est tout à fait particulier et
singulier est incorporé à ce qui est l’exception globale.
Prenons un exemple :
effectivement vous êtes en train de diffuser un tract quelque part au petit
matin. En vérité l’Idée est là. L’Idée est que cette diffusion du tract quelque
part au petit matin eh bien elle est, en un certain sens, pas du tout réductible au fait qu’elle est la diffusion d’un tract au petit matin,
mais elle est incorporable à quelque chose de plus vaste, dont on ne pourra
dire ce que c’est que quand ça aura été ¾ ça c’est bien vrai.
Comment faire autrement ? Alors les gens vont vous demander des preuves
que ça va être comme ça… Mais il n’y en a pas ! Il n’y en a pas, puisque
ça ne peut être comme ça que parce que vous êtes en train de faire ce que vous
faites !... Et que d’autres le font ailleurs autrement, etc., etc. Mais il
n’y en a pas. Et ce n’est pas parce que vous avez (j’insiste sur ce point), ce
n’est pas parce que vous vous faites une représentation fallacieuse de
l’avenir !... Qui est-ce qui travaille pour l’avenir ? Personne.
C’est une critique classique que l’idéologie a remis à plus tard, aux jours
radieux, à l’avenir… Mais ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe. Ce
n’est pas l’avenir, c’est le futur antérieur ; c’est-à-dire c’est au
présent que vous vous représentez ce que
vous êtes en train de faire, comme étant une partie composante de quelque chose
dont vous n’aurez la complète mesure que quand ça aura été. Et on ne peut pas
vous objecter que ça c’est le fait que vous êtes en train d’agir pour un futur
improbable etc. ¾ ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe. Vous
êtes en train de faire exister au présent quelque chose que vous pouvez vous
représenter comme ce que ça aura été lorsque ce sera complètement
déployé ; mais le réel de cet ²aura été² il
est, entre autres choses, exactement dans ce que vous faites. Donc c’est bien
une intégration systémique de l’imaginaire, du réel et du symbolique dont il
est question dans cette affaire. Et qu’est-ce que c’est que ça ? Eh bien
ça c’est précisément le moment où l’individu peut se considérer comme sujet,
incorporé. C’est-à-dire peut estimer que, en lui-même, existe le sujet.
Et si vous prenez... Là je
prenais l’exemple de la distribution de tracts, mais si vous prenez, si on
revient sur l’exemple canonique amoureux, c’est typiquement des situations que
n’importe qui connaît ; c’est-à-dire des moments où ce que vous êtes en
train de faire, ou de décider, et qui peut être une toute petite chose, n’en
est pas moins légitimable imaginairement comme une composante essentielle de
l’existence même de votre couple comme sujet amoureux. Voilà. Et là aussi on
pourrait dire, d’ailleurs les moralistes le disent : l’amour aussi c’est
imaginaire finalement, c’est une représentation fallacieuse hein ¾ ils
le disent aussi, exactement pour les mêmes raisons, à savoir que,
effectivement, il y a toujours un moment où les choses sont au futur
antérieur ; c’est-à-dire où elles auront été ce que je me représente
qu’elles sont, où je ne pourrai dire qu’elles sont ce que je pense qu’elles
sont que parce qu’elles l’auront été finalement ; tout simplement parce
que la dilatation totalisante est toujours imaginaire, quel qu’en soit le
ressort. Et bien qu’imaginaire et fondé sur précisément ce que vous êtes en
train de faire ou de décider, ce n’en est pas moins réel. Et comme tout ça
finalement est au régime de l’exception, ça n’en est pas moins symbolique
aussi. Et c’est quand on est dans cet élément-là, c’est-à-dire dans cette
intégration par l’Idée que l’on se fait de ce qu’on est en train de faire
(parce que c’est ça finalement : c’est l’idée qu’on se fait de ce qu’on
est en train de faire, qui intègre les paramètres réels, symboliques et
imaginaires de ce qu’on fait), c’est quand on est dans cette Idée-là qu’il y a
la vraie vie. Voilà. Il y a la vraie vie comme composante de la vie du vrai. La
vraie vie pour l’individu. Et par conséquent la vraie vie c’est la vie selon
l’Idée. C’est-à-dire c’est la vie qui est
capable de faire ce qu’elle fait, dans son activité déployée, sous le signe de
l’Idée.
Alors pour récapituler tout ça
très rapidement je voudrais prendre deux exemples. Dans la procédure artistique
classique… L’art, dans sa période classique (comme vous le savez), charrie une
idée générique qui est l’Idée du beau, l’Idée de la beauté. Alors comment ça
fonctionne ça, l’Idée de la beauté ? Comment la contemplation d’une œuvre
par quelqu’un, qui est l’atome le plus élémentaire de l’expérience artistique,
peut-elle être une figure de l’incorporation ? ¾
j’insiste sur ce point : c’est-à-dire qu’écouter une œuvre musicale,
regarder un tableau, c’est une figure d’incorporation. Et c’est la forme
minimale de l’incorporation artistique. Il y a d’autres formes de
l’incorporation artistique, plus denses, plus créatrices, etc., mais néanmoins
la base millimétrique de l’incorporation artistique c’est d’être en train de
lire, d’apprendre un poème, d’écouter de la musique, etc.
Et alors au fond, l’idée du
beau, dans une esthétique classique, elle nomme le fait que cette expérience
tout à fait localisée et particulière d’un individu en train de contempler ou
de se saisir, ou de rencontrer une œuvre d’art, en tant qu’il sait que c’est
beau, c’est-à-dire en tant qu’il est investi par l’Idée que c’est beau, ça vaut
comme équivalence en réalité entre cette localisation extrême de l’expérience
et l’univers entier et infini de l’art. Au fond ²c’est beau² veut
dire que ²ce
à quoi je suis en train de m’incorporer c’est l’art lui-même²,
voilà. C’est beau là, mais c’est beau bien ailleurs, et de toute façon, en fin
de compte, ce qui représente l’art, à ce moment-là, c’est effectivement
l’expérience localisée qui est la mienne. C’est-à-dire que vous êtes
imaginairement, par la saisie de cette œuvre réelle qui est en face de vous,
dans ce que l’art désigne comme exception symbolique au visible ordinaire. Vous
êtes en train de voir quelque chose et il se produit que, lorsque vous pensez
et que vous expérimentez que ²c’est beau²,
quand vous êtes sous le signe de l’Idée que c’est beau, vous vous le
représentez précisément à échelle de ce qui fait exception au sensible
ordinaire ¾
au sensible dont vous ne diriez pas que ²c’est beau²,
auquel vous n’attribueriez aucune valeur esthétique, etc.
Et donc c’est ça que nomme le
beau. En définitive le beau nomme bien une intégration (pour l’individu qui va
dire « comme c’est beau ! », et qui va expérimenter ça, qui va
penser que c’est beau), une intégration du réel de l’œuvre qui est là hein (et
ça c’est une condition sine qua non), du
fait qu’elle fait exception au sensible ordinaire, que c’est bien pour ça
qu’elle est œuvre, etc. Et troisièmement que, imaginairement, par conséquent,
l’individu peut considérer qu’il est à échelle de cette exception ;
c’est-à-dire qu’il est un sujet, qu’il participe d’un sujet artistique. Donc
c’est bien vrai que l’Idée du beau fonctionne comme intégration des trois
paramètres, et par conséquent fonctionne en réalité comme la figure même de
l’incorporation.
C’est-à-dire que finalement
l’incorporation d’un individu dans une procédure de vérité elle est sous le
signe de l’Idée, parce que l’Idée c’est ce qui va représenter, synthétiser,
l’ensemble des dimensions de l’incorporation, et en particulier ce qui va
traiter le problème constitutif (alors ça nous y reviendrons, c’est très
important) du rapport entre le local et le global. On peut même dire que, très
largement, on peut soit dire que l’Idée c’est une incorporation systémique du
symbolique, du réel et de l’imaginaire dans l’expérience d’une vérité ; on
peut aussi dire que c’est ce qui permet de traiter le rapport du local au
global. Alors là vous retrouvez évidemment la définition la plus traditionnelle
de l’Idée au sens de Platon, parce que l’Idée au sens de Platon, après tout,
c’est ce qui relie une singularité à une généralité hein ; même si on
prend les exemples les plus triviaux. Si je vois une table, et que je sais ce
que c’est qu’une table, eh bien c’est parce que la singularité de cette table
va (comme dit Platon dans son langage à lui), va participer de l’Idée de table
et que c’est au sens où il y a la participation de la table concrète à l’Idée
de table que je sais ou que j’expérimente, moi, en tant qu’individu
connaissant, que c’est une table.
Donc en vérité, depuis toujours,
l’Idée c’est évidemment un certain rapport entre le local et le global ;
entre la singularité située d’un objet dans le monde et sa désignation
générique. Dans le cas des procédures de vérité, de l’Idée en tant qu’idée de
l’incorporation, c’est le mode sur lequel je peux me représenter comment ma
propre activité, absolument locale et
localisée à l’échelle individuelle, cette activité qui est la mienne, comme par
exemple écouter une œuvre musicale, comment elle n’en est pas moins en définitive subjective, c’est-à-dire participant
d’un corps de vérité orienté. Et voilà pourquoi l’Idée, qui va varier selon les
contextes, peut être considérée comme un opérateur d’incorporation, au niveau
précisément du rapport entre le caractère local de mon activité et le caractère
d’exception global d’une vérité.
Alors là, parvenu à ce point, on
peut noter quand même quelque chose d’important, c’est que (comme vous le
voyez) l’Idée c’est une activité ; c’est-à-dire l’Idée n’existe que comme activité, puisqu’elle n’existe que comme
opérateur d’incorporation. C’est pour ça que j’ai proposé d’introduire le terme
d’²idéation² ¾ ce
n’est pas un mot très beau, mais enfin on fera avec !... la laideur des
mots, [Badiou en sourit] c’est un prix que paie souvent la philosophie… L’Idée
intègre le symbolique et l’imaginaire, mais aussi le réel. Il y a un réel de
l’Idée qui est son activité. Et donc toute Idée est ²idéation², du point de vue de son mode
d’existence effective.
Qu’appellera-t-on ²idéation² ?
Eh bien c’est l’action de l’Idée, dans l’incorporation précisément. Et il faut
une idéation pour que l’incorporation soit véritablement une possibilité de
vraie vie. C’est-à-dire si la vraie vie c’est l’incorporation à un devenir de
vérité, la vraie vie est possible parce que je peux me représenter ce que je
fais, là, comme participant en effet de ce que l’Idée va intégrer : l’Idée
du beau, ou l’Idée de la justice, ou l’Idée communiste, ou l’Idée de l’amour,
l’idée que je me fais de l’amour. Et dans tous ces cas, par conséquent, l’essence
réelle de l’Idée c’est l’idéation
(j’insiste sur ce point).
Donc l’idée doit être absolument
soustraite à une représentation selon laquelle ce qui serait important c’est de
connaître l’Idée ¾ ça
c’est une interprétation qu’on pourrait appeler ²le platonisme restreint²,
c’est-à-dire l’Idée comme entièrement rabattue sur le protocole de la
connaissance. Mais l’Idée n’est pas un opérateur de connaissance, c’est un
opérateur d’intégration, c’est un opérateur d’incorporation ; c’est
l’idéation qui est importante. C’est-à-dire je vais idéer (encore un mot encore plus affreux que le précédent
[sourires]), je vais ²idéer² ce que je fais. Je dis ²idéer²
parce que je ne veux pas dire ²idéaliser² ¾
comprenez bien ! si je dis ²je vais idéaliser ce que je fais²
alors on va retomber dans le procès traditionnel : finalement tout ça
c’est l’imaginaire etc. Non, je vais l’idéer, c’est-à-dire je vais le situer,
par un acte d’idéation, dans l’intégration de ses paramètres, et je vais en
effet me le représenter à l’échelle de l’exception globale que constitue une
vérité dans la réalité ordinaire.
Et alors, de ce point de vue-là,
toute incorporation étant gouvernée par une idéation, on peut dire que le
destin des individus, du point de vue de ce qui concerne la possibilité de la
vraie vie, le destin des individus est suspendu à l’Idée en tant qu’on peut
idéer, qu’il peut y avoir idéation. Et on peut considérer que l’oppression
principale concernant la vie elle-même, c’est la tentative de priver l’humanité
de toute Idée, de la dés-idéer complètement. Et c’est ce qui se passe. C’est
absolument ce qui se passe !… Ne nous y trompons pas, le thème de ²la
fin des idéologies², si actif dans la démocratie contemporaine, c’est en
réalité le thème de la fin des Idées. Voilà. C’est l’énoncé ²vis
sans Idée².
Alors ça veut dire quoi ²vis sans Idée² ? Eh bien ça veut dire ²vis
sans vérité aucune² ; c’est-à-dire ²vis pour toi-même²,
voilà, ou ²vis
selon la représentation qu’en réalité tu peux te faire d’un animal quelconque². Et
ça c’est très important parce que, pour bien comprendre ce qui est en jeu dans
cette affaire, il faut comprendre que l’Idée est une puissance active, ce n’est pas une représentation séparée. L’Idée
c’est l’idéation, l’Idée c’est la possibilité de l’incorporation, et donc en
définitive la possibilité du sujet. C’est-à-dire que la privation de l’Idée
c’est l’enfermement irréversible de l’individu dans sa finitude d’individu. Et
par conséquent c’est l’impossibilité de l’incorporation, et aussi
l’impossibilité de la vraie vie si la vraie vie est autre chose précisément que la finitude intéressée de
l’individu.
En particulier il y aurait une
discussion (on y reviendra parce qu’elle est très importante) sur le rapport
dans cette affaire entre ²intérêt², ²désintéressement² etc…
Parce que c’est une question assez complexe. On peut naturellement dans un
premier temps dire que la vraie vie s’oppose à une vie qui ne s’organiserait
qu’à partir de ses intérêts. À un premier niveau ça peut paraître
descriptivement vrai puisque, par exemple, si on s’engage dans les péripéties
véritables d’une vie amoureuse, l’intérêt est constamment menacé pour les
raisons que je vous dis, parce qu’on ne peut pas normer ce qui se passe dans
l’enceinte de la finitude individuelle. Et donc il y a des péripéties, on est exposé quand même à des difficultés considérables, on est
exposé à des souffrances, à des problèmes, etc., c’est évident. Et si on ne
veut pas y être exposé, il faut se désincorporer, il faut revenir à la limite
individuelle. Et alors je disais ça parce que c’est vrai, descriptivement, en
un premier sens, que toute incorporation est le choix de quelque chose qui peut
être dit ²désintéressé² en un sens essentiel,
c’est-à-dire non-réductible au jeu des intérêts. Mais, en un autre sens (et c’est très important chez Platon ça), on peut
aussi soutenir que ce à quoi l’humanité et finalement les individus sont le
plus intéressés, c’est la vraie vie
elle-même, c’est-à-dire précisément quelque chose qui va excéder l’implacable
finitude et misère des intérêts concurrentiels. Après tout les affects
signalent ça : au fond l’enthousiasme, la joie, le bonheur, c’est toujours
désintéressé. Ça n’a pas de rapport lisible avec l’intérêt. C’est toujours une
grâce. C’est toujours ce qui arrive dans un moment où, tout d’un coup, quelque
chose est orienté et subjectivé, de manière radieuse.
Et donc on peut aussi bien
soutenir l’inverse : c’est-à-dire qu’en réalité la norme de l’intérêt est
une norme pitoyable, et que l’intérêt supérieur est dans l’incorporation ¾
c’est d’ailleurs ce qui donne son importance extrême, chez Platon, à un point
tout à fait curieux quand on le regarde comme ça qui est la volonté acharnée de
Platon, que vous trouverez dans d’innombrables passages, pour démontrer finalement
que celui qu’il appelle ²le juste², ou quelquefois même ²le
philosophe²
purement et simplement, eh bien c’est lui qui est heureux. Alors ça c’est un
point auquel il est farouchement attaché. Alors on pourrait dire :
« mais pourquoi ? Il peut montrer par exemple que c’est mieux d’être
juste que d’être un salopard alors qu’il pourrait se contenter de montrer que
ce n’est pas bien d’être une canaille. Pourquoi voudrait-il montrer à tout prix
(entre nous apparemment contre toute évidence empirique) que le juste qui
s’incorpore à une procédure de vérité difficile, ou même qui y laisse sa peau,
etc., etc., torturé dans un coin par des canailles abjectes, est plus heureux
que le gros lard millionnaire ? » [sourires]… Il tient énormément à ce point. Et ça… Je n’ai jamais vu qu’on
s’interroge tellement sur le caractère étrange, en un certain sens, de cette
volonté hein. Parce que : que vient nommer ²heureux² ?,
qu’est-ce qui est nommé là-dedans par ²plus heureux²
hein ?
Eh bien je pense que ce qui est
nommé par le fait qu’il est ²plus heureux² c’est la conviction
platonicienne qu’il y a une expérience effective de la vraie vie qui ne se
laisse pas normer exclusivement de l’extérieur ¾ c’est ça !
C’est-à-dire si la vraie vie est supérieure, elle doit savoir elle-même, de
l’intérieur de son existence, qu’elle est supérieure. Et c’est pour ça qu’on va
dire d’elle qu’elle est ²plus heureuse². Elle est ²plus
heureuse²
parce que tout simplement elle se sait être la vraie vie. Et une fois ce qu’on
sait ce qu’est la vraie vie, toute vie qui n’est pas la vraie vie paraît
misérable ! C’est une expérience tout à fait commune ça : si vous
avez vécu des périodes d’amour radieux etc., la vie sans amour elle paraît
misérable, c’est clair et net, tout le monde le sait ça.
Or, chez
Platon, ça devient la nécessité de démontrer implacablement ¾
presque tout le Livre IX de La République
par exemple est consacré à cette démonstration ; il donne trois
démonstrations successives de ce point-là tellement il le juge important. Et il
le précise bien : ²notre question, dit-il, est très
difficile, parce qu’il ne s’agit pas de démontrer que le juste est mieux que
l’autre²
¾
ça ça va de soi : c’est mieux d’être un type bien qu’une canaille, on ne
va pas discuter cent sept ans là-dessus, finalement tout le monde le sait plus
ou moins. Non, notre question n’est pas là, notre question est de montrer qu’il
est plus heureux. Or vous voyez que cette question est une question
fondamentale parce que c’est une question d’immanence : c’est le fait que s’il
y a réellement une possibilité de vraie
vie, une possibilité d’incorporation effective à des procédures de vérité qui
font que nous ne sommes plus dans les limites de l’individu mais que nous
participons du sujet, alors ceci doit être su, expérimenté et éprouvé de
l’intérieur. Et c’est ça que Platon va appeler ²le
bonheur² :
l’expérimentation, de l’intérieur, qu’on est dans une vie supérieure à toute
autre. Ça prend quelquefois des formes tout à fait étonnantes. Une des plus
étonnantes chez Platon c’est quand il se demande qui il faut mettre au
pouvoir : il explique qu’il faut mettre au pouvoir les gens qui savent ce
que c’est que la vraie vie.
Et pourquoi il faut mettre au
pouvoir les gens qui savent ce que c’est que la vraie vie ? Parce qu’ils
auront l’idée que la vie de pouvoir ça ne vaut pas grand-chose [Badiou se
marre]… Et qu’au lieu de se battre comme des chiens parce qu’ils ont l’idée que
la bonne vie c’est la vie de pouvoir, ils vont y aller uniquement
(pourquoi ? eh bien) parce qu’ils pensent que ce serait vraiment dommage
de filer ces postes-là à des canailles hein. Ils vont y aller pour ça ! Et
les interlocuteurs de Platon lui disent : ²eh bien ils ne vont pas y
aller en vitesse ; ils ne vont pas être très enthousiastes². Et
Socrate répond : ²eh bien oui, ça va être très différent d’aujourd’hui.
Aujourd’hui ils se battent tous comme des chiens pour le pouvoir, comme si ça
avait quelque chose d’intéressant. Et ces gens qui se battent, si c’est ²la
guerre des prétendants² comme il dit, eh bien c’est la dévastation de la
société tout entière ; ça n’a aucun intérêt, et ces gens-là ne vont rien
faire qui vaille². Voilà. ²La seule garantie d’avoir un
bon dirigeant c’est qu’il sait qu’il y a
quelque chose de beaucoup plus heureux que d’être un dirigeant² ¾
c’est une condition sine qua non !
Il faut interroger le gars finalement sur ce qu’il considère comme la vraie
vie. Et s’il dit « surtout pas le pouvoir ! », alors il faut l’y
mettre ! [rires]… Parce que sinon… Alors il arrange ça en disant finalement
qu’on supportera le pouvoir un peu à tour de rôle quoi ! Parce qu’y mettre
quelqu’un pour toujours, [Badiou se marre] ce serait dur ! Il penserait
toujours à sa vraie vie perdue [Badiou et la salle en sourient]… Et a
contrario on voit bien que dans le monde
que nous connaissons ça se traduit par le fait que, en réalité, l’unique idée
d’un dirigeant politique, ce qui lui tient lieu d’idée, en tant qu’idée qui
n’est pas une Idée, c’est exclusivement celle de sa réélection n’est-ce pas.
C’est absolument moteur : être réélu passe avant tout. Et c’est exactement
ce sur quoi Platon met le doigt. Le type qui pense qu’être là est plus
important que ce qu’il y fait, eh bien celui-là il ne faut surtout pas le
mettre à cette place-là. Il faut mettre quelqu’un qui sait que la vraie vie est
ailleurs. Pas ²la vraie vie est absente² comme disait Rimbaud
hein, mais la vraie vie est ailleurs.
Mais pour revenir au point dont
nous parlions… Au fond l’idéation (revenons à l’Idée), l’idéation, l’Idée,
c’est l’opération par laquelle un fragment de réel qui est symbolisable,
c’est-à-dire qui est en exception, sera représenté au futur antérieur à échelle
d’une vérité ¾
c’est ça : un petit fragment de réel, qui est un réel de vérité, donc un
réel symbolisable, orienté (si vous voulez), sera représenté au futur antérieur
à échelle d’une vérité. Si on dit ça on comprend très bien que ce qu’on appelle
là ²idéation²,
c’est ce que Platon appelle ²la dialectique². Il est très intéressant
de remarquer que ce point à été développé très profondément par Monique
Dixsaut : Platon utilise en général non pas tant la dialectique que ²le
dialectiser²
(le verbe à l’infinitif), c’est important : dialegestai. Dialegestai qu’on traduit parfois par ²dialogue²,
mais c’est un peu faible ²dialogue² aujourd’hui hein. Tout le monde
dialogue, mais pas grand monde dialectise quand même. Et le ²dialectiser²
c’est ²l’idéation²,
c’est le mouvement par lequel le réel est relevé jusqu’au principe. Dans la
définition platonicienne stricte : le mouvement par lequel le réel,
questionné, interrogé, dialectisé, est relevé jusqu’au principe. Et lorsqu’on a
accédé à son principe, on connaît son excellence, on connaît ce qu’il a
d’excellent. Alors ça c’est ²l’idéation² en vérité, dans le langage que
j’ai proposé. Et l’idéation c’est ²le dialectiser²
platonicien sous une autre forme. Je vous lis un passage sur le dialectiser
(Livre VII de La République, 532a).
Alors Platon dit ceci n’est-ce pas… Enfin Platon revu par moi… Il écrit :
L’individu qui se lance dans le
dialectiser, par une rupture avec l’évidence empirique, et fait advenir un type
de pensée qui tend vers ce que chaque existant est en lui-même [ça c’est le nom
platonicien pour ²vérité²], mouvement qui ne peut
s’arrêter avant que la pensée pure ait saisi la vérité elle-même comme principe
de son trajet, se représentant ainsi l’exception du vrai comme totalité où ce
trajet aura eu lieu.
Là on voit très bien que le
dialectiser c’est l’Idée comme idéation.
Ce n’est pas du tout l’Idée comme séparation, comme autre monde, c’est au
contraire l’Idée comme idéation ; c’est-à-dire l’Idée comme rendant raison
du trajet propre par lequel on parvient précisément à l’excellence de ce qui
est, uniquement avec son secours ou son appui.
Alors tout ça pour vous dire
que, chez Platon déjà en fait, l’Idée doit être conçue comme le recours de la vraie vie ¾
c’est sa fonction essentielle : ce n’est pas une question cognitive au
sens étroit, ce n’est pas une question… L’Idée comme idéation, elle-même
appréhendée par le dialectiser philosophique, eh bien c’est le recours, et presque
on peut dire l’opérateur de la vraie vie, c’est-à-dire de la vie dans laquelle
l’individu accède à sa possibilité d’être sujet ; c’est-à-dire sujet d’un
corps de vérité réellement orienté.
Et alors, voilà, on va sans
doute en rester là, mais il y a un ultime point sur lequel on réouvrira la
prochaine fois et qui est d’une importance capitale. C’est une thèse que je
crois fondamentale chez Platon, et que j’assume comme thèse également de
première importance : c’est que non seulement l’Idée est l’appui du mode
selon lequel l’individu peut se représenter comme sujet, mais les individus, en
réalité, ne communiquent entre eux,
c’est-à-dire n’ont de relations entre eux, que s’ils ont une Idée en partage.
Toute autre forme de communication est en réalité une incommunication masquée.
Il n’existe qu’un type de communication entre individus, c’est d’avoir une Idée
en partage. C’est mon interprétation de la fameuse phrase de Lacan ²il
n’y a pas de rapport sexuel²… ²Il n’y a pas de rapport sexuel² ça
veut dire quoi ? Ça veut dire que la sexualité n’est pas une
communication, n’est pas un rapport. Voilà. C’est tout ce que ça veut dire. La
sexualité, en tant que telle, c’est sans ²rapport². Et
c’est pourquoi, ce par quoi les individus communiquent vraiment, ce n’est pas
la sexualité, c’est l’amour. Et pourquoi ? Non pas du tout parce que
l’amour s’oppose à la sexualité comme l’Idée à la matière (et des choses de cet
ordre), mais parce que l’amour n’existe que
dans l’élément de l’Idée, en tant précisément qu’il est construction du monde
du 2, de la scène du 2 comme Idée du monde ; une Idée du monde décalée
précisément de l’idée qui est dans la fermeture de l’individu.
Et donc, en réalité, lorsqu’il
dit qu’²il
n’y a pas de rapport sexuel², Lacan nous dit : la sexualité comme telle, c’est
sans Idée. Voilà. Évidemment !... La sexualité comme telle, en définitive,
la seule chose qui parle à travers elle c’est la grande voix de l’espèce. Et
tout ce qui, d’une certaine façon, vient instruire une communication, au sens
véritable, c’est-à-dire relevant de l’Idée (dans le champ qui nous occupe là,
celui du rapport entre deux individus), va nécessairement relever de l’amour et
de ses variantes ; non pas parce que c’est un sentiment à la place d’un
désir, mais parce que s’y joue l’occurrence d’une Idée. D’une des rares Idées
disponibles puisque, comme vous le savez, je pense qu’il n’y a guère que quatre
types d’Idées : les Idées scientifiques, les Idées artistiques, les Idées
amoureuses et les Idées politiques.
Et sur la politique, je
terminerai là-dessus… Ça c’est très remarquable n’est-ce pas parce que…
Qu’est-ce que c’est que la conception politique de Platon ? Évidemment ici
on le voit d’une façon parfaitement claire, la conception politique de Platon
consiste à mettre la politique sous le gouvernement de l’Idée (ce qui a fait
crier au totalitarisme etc.). Mais en réalité, ce que Platon veut nous dire,
c’est que si la politique est sans Idée,
elle n’organise aucune communication entre les gens. Voilà, c’est tout !
Et que par conséquent, s’il n’y a pas de communication véritable entre les
gens, qu’est-ce qu’il va y avoir ? Il va y avoir le jeu des intérêts ¾
c’est tout. Ça va venir à la place de la
communication ; c’est-à-dire chacun restant dans l’enceinte intéressée de
sa figure individuelle, on va avoir une forme plus ou moins organisée de la
lutte de tous contre tous, ou de la concurrence universelle, mais sans
réellement relation. Donc sans Idée il n’y
a pas non plus de relations politiques. Si vous voulez, l’image générale qu’on pourrait
donner c’est que la vision dés-idéologisée de toute politique, eh bien c’est
comme la sexualité… C’est la sexualité politique ! [sourires]… : il
n’y a pas de rapport [sourires]. Et donc si on veut construire un rapport,
inéluctablement il faut passer par l’Idée.
Merci pour aujourd’hui.
Bien. Je commence par rappeler
les dates des prochains séminaires. […] Par ailleurs, la prochaine
permanence […].
Alors deux autres indications,
de type très différent. Quelqu’un [Bruno Bosteels] qui a depuis longtemps suivi
et étudié ce que je fais vient de sortir un livre, à La Fabrique, qui s’appelle
Alain Badiou, une trajectoire polémique.
Voilà. Alors c’est un livre à mon avis très intéressant, et qui a une originalité…
[Badiou sourit :] Ce n’est pas par définition qu’il parle de moi qu’il est
intéressant [rires]… Il pourrait parler de moi et ne pas l’être du tout… Bon.
Mais il l’est pour un raison que je peux dire ici, c’est qu’il a une très
ancienne idée directrice, qui ne coïncide pas précisément (si je puis dire)
avec ma propre interprétation de moi-même ; il a une idée directrice qui
est que l’ensemble de ce que je fais, en définitive, gravite autour du problème
d’un renouvellement, ou d’une reformulation, de la pensée dialectique. Et de la
pensée dialectique prise finalement très près de sa tradition classique,
c’est-à-dire le mouvement qui va de Hegel à Marx. Autrement dit il me lit comme
une pensée qui est plus interne qu’elle ne le croit à ce type de tradition
dialectique, tout en la renouvelant de manière répétée.
Alors il se trouve qu’un des
effets de cette lecture c’est de considérer que mon meilleur livre est le
premier. Voilà. À savoir Théorie du sujet.
Et il pense que depuis Théorie du sujet des transformations importantes, significatives, ont eu lieu qui ont
peut-être sur certains points plutôt affaibli que renforcé ce qui lui paraît
importer dans ce livre, qui concerne explicitement la question qui me paraît
centrale de la pensée dialectique, dans une discussion avec Hegel, avec le marxisme
etc.
Et alors on voit bien aussi
pourquoi cette question de la pensée dialectique… Théorie du sujet c’est 1982, donc c’est vraiment à la lisière entre
deux séquences historiques là, pas seulement deux séquences personnelles, mais
deux séquences historiques. À savoir la séquence au fond définie dans son élan
par Mai 68 et ses conséquences, et qui couvre une grande partie des années 70 ¾ pas
toutes, mais une grande partie des années 70. Et puis ce qui commence avec les
années 80, et en vérité ici même avec l’élection de Mitterrand en 81, et qui
est au fond la ré-installation d’une vision générale du champ politique qui, de
façon pratiquement dominante, en tout cas exclut l’idée révolutionnaire comme
telle. Et c’est absolument clair que le début des années 80 va marquer l’envoi
de l’expansion, finalement comme pensée politique dominante unique, du couple
formé par le capitalisme déployé et la démocratie représentative parlementaire.
Et ces thèmes vont être articulés philosophiquement dans la doctrine des droits
de l’homme. Et donc c’est vraiment une nouvelle période qui s’ouvre.
D’ailleurs en 82, quand Théorie
du sujet est paru, la nouvelle période
était suffisamment engagée pour que à vrai dire personne n’y fasse trop
attention. C’est donc aussi une singularité de Bruno Bosteels, si j’ose dire du
fin fond des États-Unis, d’avoir repéré cette chose-là comme une césure et une
particularité frappante. Et depuis il réinterprète un peu l’ensemble du
déploiement à partir de ce point d’origine. Point d’origine, j’y insiste, qui
est un point historico-subjectif, et pas simplement un point d’originalité ou
de passage.
Alors Bruno Bosteels sera à
Paris mardi prochain, et il présentera son livre à la librairie Le Comptoir
des Mots, qui est au 239 rue des Pyrénées
dans le XXe. Et donc c’est mardi 24 à 20h30 […] Et bon il y aura là
à la fois l’éditeur, Éric Hazan, l’auteur, Bruno Bosteels, et l’objet de
l’auteur, à savoir moi [sourires]... Voilà.
Pour
compléter la semaine en question, quelque chose d’extrêmement différent :
quelqu’un que je connais et que j’apprécie, qui est l’organiste Nariné Simonian
(d’origine arménienne), monte cette semaine-là une représentation concentrée et
adaptée de Iphigénie en Tauride de Gluck
les 25 et 26, à 19h45. C’est une espèce de miniature de cet opéra tout à fait
étonnant, mais c’est une miniature complète, c’est-à-dire il n’y a pas
d’orchestre mais il y a un orgue, il y a tous les chanteurs, etc. Et c’est dans
la cathédrale Sainte-Croix de Paris, 13 rue du Perche, dans le IIIe.
Alors si vous voulez des détails là-dessus vous pourrez prendre un carton ici,
je les laisse sur la table, vous prendrez ça à la fin de la séance.
Voilà.
Donc je vous ai donné de quoi occuper à peu près toute la semaine du 23 au 30
n’est-ce pas… [sourires] Et en plus cette semaine-là il n’y a pas de séminaire
donc… Voilà.
Alors
maintenant revenons à ce qu’était notre enjeu de cette année, qui est je le
rappelle le motif philosophique par excellence après tout : ²peut-on
penser, peut-on définir, peut-on pratiquer finalement ce qui serait une vraie
vie ?²
¾
une vie digne d’être vécue, une vie désirable en tant que vie. Y a-t-il une
forme de la vie elle-même qui soit telle que sa détermination philosophique
l’indique et la légitime comme une vie qui mériterait en quelque manière d’être
vécue ?
Un
point d’ailleurs de convergence paradoxale, de synthèse disjonctive sur ce
point entre Platon et Nietzsche, ce serait de se dire qu’au fond une vraie vie,
au sens nietzschéen du terme, c’est une vie qui mériterait le retour éternel
hein ; c’est-à-dire une vie qui serait à la hauteur de ce que Nietzsche
présente comme une illumination, à savoir le fait que tout ce qui est affirmatif revient, et qu’il y a donc le retour éternel de
l’identique ; mais le retour éternel de l’identique est en réalité la réaffirmation permanente par la vie de sa puissance créatrice. Et
une vraie vie, au fond, serait une vie d’une intensité telle qu’elle serait à
la hauteur de son retour éternel ; c’est-à-dire le fait qu’elle re-vienne
la validerait en quelque sorte comme la vie qui méritait de revenir. Autrement
dit une vie dont on peut dire à la fin que si on avait à re-vivre, on vivrait
la même vie parce que, précisément, elle serait prise dans le retour de sa
propre validation ou de sa propre valeur.
Et c’est intéressant au passage
de connecter ce thème avec le thème platonicien, que vous trouvez à la fin de La
République, du choix des vies. Dans le
choix des vies, contenu dans le mythe d’Er l’Arménien à la fin de La
République, on voit bien que celui qui
choisit sa vie la choisit à partir de ce qu’a été la vie à la fin de laquelle
il choisit sa nouvelle vie ¾ c’est très frappant ! Et
tous les exemples que donne Platon sont ceux de quelqu’un qui choisit sa
nouvelle vie par contraste ou par ressemblance avec ce qu’a été sa vie passée.
Les exemples sont du type : Ulysse, fatigué finalement de cette vie de
héros célèbre et errant, choisit une vie tout à fait anonyme dans un petit coin
bien traditionnel et bien immobile… Donc il ne choisit pas le retour éternel
là, il choisit au contraire une vie entièrement autre que celle qui fut la
sienne. Mais on voit bien au fond que Platon lui-même pense que si la vie avait
été une vie de sage, c’est-à-dire que si la vie était à la hauteur de l’Idée,
eh bien évidemment celui qui aurait à choisir sa vie choisirait la même. S’il
en choisit une autre c’est toujours parce que cette vie qu’il a eu a été une
vie faite de manques, d’insuffisances, elle n’a pas été à la hauteur de sa
propre exigence, elle a été une vie qui n’était pas dans la plénitude de la
vie, une vie qui manquait d’intensité et de sens ; c’est pour ça naturellement
qu’il en choisit une autre.
Donc
là on a une véritable coïncidence entre Nietzsche et Platon qui est que si
la vie qu’on a vécu avait été une vraie
vie, alors à l’évidence c’est elle qu’on choisirait. Donc on choisirait le
retour éternel de la vie parce que cette vie était elle-même à hauteur de
l’éternité, à hauteur de ce qu’une vie exige pour être reprise ou recommencée.
Et donc c’est autour de ce motif
de la vraie vie, un motif philosophique récurrent, de ce que c’est qu’une vie
qui est pensable comme une vie qui mériterait de revenir, que nous tentons
d’ouvrir un chemin. Alors la proposition initiale, la définition initiale, la
tentative c’est ici de dire qu’une vraie vie se définit comme incorporation au
devenir d’une vérité. C’est-à-dire qu’au fond une vraie vie c’est une vie sous
le signe des vérités ¾ quelque chose comme ça ; ou ²une
vie est vraie parce qu’elle est la vie du vrai², et que cela peut
s’articuler, se déployer, comme ²vie selon l’Idée² (je
reviendrai sur ce ²selon² qui est sans doute approximatif). Bon là nous
comprenons, nous sommes très près d’un thème platonicien tout à fait
traditionnel qui est que, en définitive, la vraie vie c’est la vie qui peut
être sous le signe de ce que Platon, lui, appelle ²l’Idée
du Bien².
Pour autant que la vie est polarisée et organisée à partir de ce qui peut
re-venir de l’Idée du Bien, alors elle sera définissable comme une vie
authentique ou comme une vraie vie.
Alors du coup nous explorons ce
que peut vouloir dire ²une Idée² dans ce cas-là hein (²Idée², ²idéation²). Et
alors j’ai proposé de dire que l’Idée, telle qu’on peut l’articuler dans sa
confrontation avec le motif de la vraie vie, que l’Idée est composée comme un
triplet, et même que l’Idée est une composition ¾ nous y reviendrons, parce
qu’elle a été trop souvent représentée comme la transcendance de l’Un.
L’interprétation traditionnelle, néo-platonicienne en fait, de Platon, c’est
que l’Idée c’est la transcendance de l’Un, ce qui a ouvert la voie finalement à
la théologie, et à l’idée que la vraie vie c’est la vie en Dieu, qui est un
thème courant historiquement essentiel.
Alors nous, nous allons affirmer
que l’interprétation de l’Idée, même dans son sens platonicien originaire, on
doit la penser non pas du tout comme la transcendance de l’Un ou de l’ineffable
mais comme une composition, comme une articulation. Et je proposais de dire
qu’elle était articulée en trois fonctions en quelque sorte :
1 ¾ d’abord le fait que si elle est rapport à la vérité, il
faut que la vérité soit immanente, et non pas transcendante. Donc il faut qu’il
y ait un corps de la vérité, que la
vérité soit corporelle, et non pas incorporelle. Et j’avais proposé de dire que
ça c’était le réel de l’Idée.
Le réel de l’Idée c’est qu’elle se réfère à une vérité qui
est un processus effectif dans un monde
déterminé. La vérité apparaît, elle n’est pas transcendante à l’apparaître,
elle n’est pas hors de l’apparaître, elle apparaît elle-même, comme processus,
comme création (politique, artistique, existentielle, scientifique), dans les
différents registres possibles de ce type de création. Mais elle apparaît dans
sa corporéité singulière qui fait qu’on devra toujours dire que la vérité est
un point de réel dans le monde tel qu’il est configuré.
2 ¾ Deuxièmement : cependant ce réel est en exception.
C’est-à-dire ce n’est pas un réel homogène à la donation simple du monde, ou de
l’apparaître. Il est en exception de la réalité mondaine, c’est bien pour ça
qu’il va être une création ; ou,
disons, il est en exception des lois du monde, ou il est en interruption des
lois du monde ¾ ça c’est la nature en définitive événementielle de
toute vérité : elle arrive, elle survient, et après elle se construit dans
le monde mais elle a d’abord surgi en un point qui déroge aux lois du
monde ; en ce sens elle est marquée par le manque ; c’est-à-dire
qu’une vérité est quelque chose qui manque au monde (en un certain sens), il y
a quelque chose qui atteste que le monde comme tel ne suffit pas à produire des vérités comme telles. Il faut que
quelque chose soit interrompu ¾ ça c’est un point évidemment
essentiel et… je ne le développe pas ici, je l’ai développé maintes fois et on
le reprendra sous d’autres formes, mais il faut bien comprendre qu’une vérité
s’initie d’un point de défaut du monde et pas d’un point de plénitude ;
c’est-à-dire quelque chose exige l’exception parce que, précisément, la
plénitude elle-même n’est pas la fécondité ou la création.
Ça c’est un point de discordance avec une théorie de la
vérité complètement différente qui aurait tendance à dire que c’est, au
contraire, la plénitude absolue qui est créatrice de vérités dans le monde, et
que c’est le défaut de plénitude qui l’entrave. Conception vitaliste au sens
large, c’est-à-dire nietzschéenne : la vérité serait un point de
concentration de la plénitude vitale. Là ce qui est soutenu c’est que c’est
plutôt au point de défaillance de la plénitude que la vérité s’initie, parce
que la plénitude du monde c’est simplement le plein effet de ses lois, hein.
Voilà. Il n’y a pas d’autre moyen de définir la plénitude que comme le plein
effet des lois du monde, et par conséquent la plénitude est toujours aussi une
domination. Or je soutiendrai que toute vérité s’initie d’une défaillance de la
domination. C’est toujours en un point où la domination vient à défaillir, localement
(comme ça), que la vérité nouvelle, la
création, a sa chance.
Et alors, pour employer ici le vocabulaire de Lacan, je
dirai que c’est la raison pour laquelle une vérité c’est aussi un point de
symbolique. C’est un point de symbolique parce que c’est un point marqué par le
manque, ça n’est pas simplement l’expression (ou la plénitude) de la réalité,
c’est quelque chose qui compose un élément de soustraction ; soustraction précisément aux lois ou à la plénitude
du monde. Et cet élément soustractif nous le dirons ²symbolique².
Le réel du vrai, c’est que le vrai est un processus matériel
finalement, un corps dans le monde. Et le symbolique du vrai c’est que ce réel
est en exception ; c’est-à-dire que ce réel, qui procède en effet dans le
monde, n’en est pas moins initié par un point de défaillance de la plénitude ou
de l’efficace des lois du monde.
3 ¾ Et enfin le troisième point c’est que l’individu,
l’individu pour qui il y a vérité, l’individu qui va s’incorporer au processus
du vrai, doit se représenter d’une manière ou d’une autre le rapport entre ce
réel et ce symbolique. Il doit se représenter la défaillance exceptionnelle
comme étant, en même temps, une promesse d’infinité dans le monde, une promesse
d’infinité réelle.
Cette articulation entre la promesse d’infinité réelle dans
le monde et le point local de l’exception est constitutive de la possibilité,
pour l’individu, de s’incorporer au vrai. Vous voyez, on s’incorpore aux
vérités toujours parce qu’on considère qu’au point de l’incorporation quelque
chose de la finitude est outrepassé ; c’est la raison pour laquelle ça
ne peut pas être gouverné par le principe
d’intérêt.
L’incorporation à une vérité ne peut pas être gouvernée par
le principe d’intérêt, et ça c’est une chose qui peut-être a embarrassé
durablement un certain marxisme classique qui a consisté à tenter de dire que, du
point même de l’intérêt, pouvait s’ouvrir
la possibilité des vérités politiques novatrices ; c’est-à-dire qu’en fin
de compte, du point de vue des intérêts sociaux, des intérêts de la classe,
etc., on pouvait passer, par une transition à la fois continue et discontinue,
à la représentation générale d’une politique neuve. Alors ça c’étaient les
traditionnels débats très compliqués entre l’économie et la politique, ou entre
le social et la politique ¾ débats qui continuent encore
évidemment, qui embarrassent constamment la pensée ; parce que si, bien
entendu, le contexte social, la détermination économique, existent en tant que
le monde lui-même, eh bien ils ne peuvent pas par eux-mêmes produire
l’exception à ce monde (ça c’est évident). Et c’est un point très difficile
parce que il est bien vrai que tout cela
est dans le monde et que la vérité va procéder comme un corps dans le monde,
donc il ne s’agit pas de dire que c’est dans un autre monde que ça se passe (c’est une promesse immanente), mais
en même temps ça ne veut pas dire que c’est transitif au monde. Il y a une
tension extrême, dans le marxisme traditionnel, qui est quand même de tenter de
faire comme si c’était comme
ça ; c’est-à-dire comme s’il était possible que, sous une forme de plus en
plus concentrée, ou hyperbolique (si je puis dire), les conditions objectives
produisent la subjectivité qui accompagne nécessairement l’incorporation au
vrai.
Alors ceci est donné dans le thème banal selon lequel la
classe-en-soi (le prolétariat) se transformait en classe-pour-soi ¾
mais, en vérité, dit comme ça cela reste absolument un miracle. Et ça ne se
produit pas !... Comme tous les miracles [Badiou sourit]. Le défaut des miracles
c’est qu’ils ne se produisent pas, ça on le sait très bien. Ça ne se produit
pas et, à l’inverse, ce qui se produit ce sont des points d’exception
absolument singuliers qui sont connectés, non pas du tout aux structures de
l’oppression comme telles, mais à une circonstance. À une circonstance où,
d’une certaine façon, il y a tout d’un coup la visibilité du possible à travers
en réalité non pas l’exercice de la domination, mais à travers un point de
défaillance de la domination. Un point de défaillance qui peut être simplement
une résistance qui a réussi, une exception localisée qu’on a découvert dans un
coin (les situations sont absolument diverses). Et évidemment il faut à ce
moment-là que les individus qui s’incorporent au processus se représentent la
relation entre la localisation extraordinairement singulière et étroite de
cette initiation de l’exception et le fait que ceci ouvre à autre chose
précisément que leur finitude propre, à autre chose qu’au principe d’intérêt
qui peut être le leur, ou qu’à leur rapport aux structures pesantes et
oppressives du monde social, etc., etc.
Et cette représentation relève, au sens positif du terme, de
l’imaginaire. Elle relève de l’imaginaire, c’est-à-dire elle est une
représentation. Comme toute représentation elle est de l’ordre de l’imaginaire.
Et elle se représente quoi ? Eh bien elle se représente en réalité le
rapport entre le réel et le symbolique, le rapport entre la corporéité
effective de tout processus et le fait que néanmoins il peut véhiculer en lui le
symbolique, c’est-à-dire l’exception. Autrement dit la représentation,
imaginaire, c’est le moment où l’individu s’incorpore (c’est-à-dire au fond
s’engage, choisit, aime ¾ tout ce que vous voulez), où l’individu donc déroge à sa propre législation personnelle, sur un point,
parce qu’il se représente que quelque chose qui unit un point d’exception à une
totalité corporelle ouvre en réalité une perspective qui, à proprement parler,
est infinie.
Je pense que la question de l’infini est très importante
dans cette affaire (comme la philosophie l’a vu depuis longtemps). Et on dira
que là, l’imaginaire c’est simplement la représentation de la possibilité pour
le fini de porter l’infini hein ; ou encore la représentation, pour un
simple point d’exception local, d’ouvrir à une perspective historique.
Alors je prends l’exemple
toujours le plus plat : vous distribuez un tract et vous arrivez à discuter
de ce tract avec trois personnes hein ; et vous allez vous représenter
cela comme une composante effective d’un processus général. C’est-à-dire si
vous n’aviez que cela ¾ ceux
qui pensent qu’ils n’ont que cela, ils
vont naturellement dire : « ça n’a pas été terrible quoi ! J’ai
distribué quelques tracts et j’en ai discuté avec trois personnes, dont deux
imbéciles »… On sait bien que ça ne se passe pas comme ça. Ça ne se passe
pas comme ça parce ça n’est pas réductible
à cela, précisément. Ou en tout cas ça n’aura pas été réductible à ça, du point de vue de la législation
d’avenir de la chose. Et ça n’aura pas été réductible à ça parce qu’il aura
fallu que ce soit l’incise d’un point d’exception dans une représentation qui
finalement outrepasse évidemment
cette singularité.
Et alors on voit très bien
comment fonctionne le triple dont je parle. Le triple c’est : le réel, du
fait qu’on est engagé dans quelque chose qui est un processus ¾ eh
bien si vous distribuez un tract vous distribuez un tract, c’est
matériel : vous êtes là avec les gens, le tract, le papier, etc. Donc ça
c’est le réel de la chose, effectivement. D’autre part ce réel n’est pas
réductible aux lois générales du réel, et c’est la raison pour laquelle il
n’est pas, dans son essence, décourageant du fait qu’il est local et limité, ce
n’est pas ça qui le mesure ; bien sûr il sera peut-être un jour puissant
et épique, mais ce ne sont pas ses variations qui en font la mesure, et ça
c’est parce que c’est symbolique. Et troisièmement il faut se représenter
l’unité entre les deux de façon personnelle, individuelle, en tant que
légitimation de son engagement, et ça c’est un point imaginaire. Et on
appellera ²Idée²
l’articulation des trois. C’est-à-dire que l’Idée c’est ce qui est le support
général d’une représentation possible de l’unité entre la figure
corporelle-réelle, la figure symbolique d’exception et le système de
représentation qui va avec, étant entendu que l’Idée va supporter ce principe
de représentation en tant qu’elle unifie les trois. On peut le dire en des
termes différents : ça ça veut dire que vous allez avoir un processus
réel, vous allez avoir l’infinité historique possible de ce processus, et puis
les individus qui sont dedans. Et l’Idée c’est ce qui organise le système des
trois.
Alors
la conclusion de tout ça c’était que l’Idée ne se présente que comme idéation
(pour poser un mot un peu vilain) ; c’est-à-dire que l’Idée est un
processus, et non pas un être. Tout à fait contrairement aux représentations
traditionnelles qu’on se fait de l’Idée chez Platon (je reviendrai sur ce
point), l’Idée doit toujours être pensée comme idéation. Voilà. C’est ce que je
vous avais proposé la dernière fois : on peut dire que en tant que l’Idée
existe comme idéation, eh bien elle est l’idéation d’un fragment de réel (toujours),
tel qu’il est symbolisable à échelle d’une vérité. Et alors je vous proposais
de dire qu’en réalité l’idéation c’est exactement ce que Platon appelle ²la
dialectique².
Alors nous voilà revenus à la dialectique. La dialectique, au sens de Platon,
ça n’est rien autre chose qu’un examen méthodique des conditions de l’idéation.
Et je rappelais, de ce point de vue, que d’ailleurs Platon ne parle pas de ²la
dialectique²
mais toujours du ²dialectiser², qui est dit à l’infinitif, dialegestai,
to dialegestai, ²le
dialectiser².
Et, pour Platon (je le redis encore), le dialectiser c’est le mouvement par lequel
le réel est relevé jusqu’à son principe, et à partir duquel on voit son
excellence, c’est-à-dire son intelligibilité. Donc ²le
dialectiser²
c’est exactement l’idéation en tant qu’elle autorise l’individu à considérer
qu’il est légitime et intelligible de s’incorporer au processus d’une vérité.
Et
donc le dialectiser, pour Platon (mais ça on le sent quand on lit le texte), le
dialectiser est une question vitale ; ce n’est pas du tout une question
qui relèverait de la connaissance séparée. Le dialectiser c’est la possibilité
de la vraie vie hein. Et c’est donc une question vitale, au sens où elle est
détermination possible d’une vie affirmative. Alors ça c’étaient les thèmes que
je voulais rappeler. Donc disons : le dialectiser c’est l’Idée comme
idéation ¾
c’est ça la définition précise, et en fin de compte il n’y a pas d’autre
définition de la dialectique chez Platon que d’être donc l’Idée comme idéation, c’est-à-dire l’Idée, dans son
efficience propre, du point de vue de la question
de la vraie vie.
Alors
le deuxième point que je voulais rappeler qui est, lui, d’une grande
importance, c’est que, pour Platon, mais finalement pour quiconque partage un
peu cette vision de la vraie vie sous le signe de l’Idée, il faut affirmer que
les individus ne communiquent entre eux que pour autant qu’ils ont une Idée en
partage. Alors ça c’est un point tout à fait contraire à l’idéologie courante.
Parce que l’idéologie courante dirait volontiers l’inverse : c’est-à-dire
qu’il y a des idées pour autant que les individus communiquent entre eux ¾ ce
serait plutôt ça : « communiquez, communiquez, il en restera toujours
quelque chose » [sourires], c’est ça l’idéologie contemporaine. Il faut de
la communication : « chattez
et il en sortira bien des bribes de vérité » voilà. Et donc on voit bien
que l’idéologie contemporaine c’est une idéologie qui retourne ce point et qui,
au lieu d’affirmer qu’en réalité la communication entre individus n’est
possible que sur le fond d’une
Idée en partage, présente en fait la communication des individus comme le
réseau à partir duquel quelque chose comme une Idée peut s’engendrer ¾
alors c’est ça le débat, vraiment tout à fait actuel.
Mais si les individus n’ont pas
une Idée en partage, quel est le fondement de la communication ? Habermas
et d’autres ont rempli des livres avec cette question. En réalité il est
absolument évident que si les individus n’ont pas une Idée en partage, ce
qu’ils vont communiquer c’est leurs intérêts ¾ il n’y a pas
d’alternative. Et donc c’est l’idée que du frottement ou de la communication
des intérêts divers et des opinions variées (qui vont avec n’est-ce pas)
quelque chose va sortir, comme une flamme quand on frotte un silex. En réalité
il n’en sort rien. Il n’en sort rien que
le phénomène de communication lui-même, c’est-à-dire que le phénomène par
lequel la circulation des opinions et des intérêts est assurée. Or, évidemment,
cette circulation des intérêts et des opinions, en définitive, est un milieu
manipulable. C’est un milieu manipulable parce que c’est un milieu neutralisé.
La communication, la circulation des intérêts et des opinions constitue un
milieu d’équivalence générale qui est un milieu neutralisé hein, on le sait
bien. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’une Idée arrive en partage,
forcément ! C’est-à-dire que quelque chose l’a emporté de telle sorte que
désormais c’est l’Idée qui est en partage.
De quelque manière que ce soit,
on peut retourner le problème dans tous les sens, il est évident que la
doctrine qui fait de la communication, l’échange, etc., le terrain même de la
genèse de l’Idée, quelle qu’elle soit, est en réalité une idéologie qui expose le collectif à la manipulation. Autrement dit c’est
une théorie qui façonne un collectif exposé aux propagandes ; parce que la
seule chose qui résiste aux propagandes c’est l’Idée. Ce n’est pas vrai que ce
sont les intérêts. Aucun intérêt, dans le monde capitaliste contemporain
naturellement, aucun intérêt n’est en état de résister à la propagande, puisque
la propagande qu’on va lui adresser c’est la propagande qui s’adresse à son
intérêt justement. Entendons bien : la circulation des intérêts et des
opinions est la condition première de la propagande, qui est la propagande de
la marchandise en général, y compris de la marchandise politique qui circule
comme les autres… D’où le succès sans précédent des propagandes ¾
parce qu’entre nous les propagandes dites ²totalitaires²
n’étaient pas grand-chose à côté du succès des propagandes démocratiques
n’est-ce pas [sourires] ; c’étaient des propagandes extraordinairement
laborieuses et pénibles, qui n’étaient soutenues que par un appareil policier
considérable. Tandis que chez nous ça marche tout seul n’est-ce pas [rires]… Ça
marche tout seul dès qu’on partage la conviction que la source du vrai c’est la
liberté des opinions, c’est-à-dire en réalité leur libre circulation… Parce que
²liberté²
c’est un mot très vague en réalité hein ? Comment je sais que j’ai une
opinion librement ? Quel est le critère du fait que mon opinion est une opinion
libre ? Ça c’est très difficile si vous vous le demandez : elle vient
bien de quelque part.
Donc le thème de la liberté des
opinions n’indique pas du tout en quel sens les opinions sont libres. Parce que
quand on dit ²la
liberté d’opinion² ça veut simplement dire la liberté de circulation des
opinions ¾
c’est tout ! Mais le fait que les opinions circulent librement n’indique
pas du tout que les opinions sont de libres opinions. C’est comme si on
disait : « les marchandises circulent librement, donc il y a une
liberté des marchandises » ¾ ce n’est pas vrai, on le sait
très bien ; il y a des grands groupes qui ont le monopole de tout ça et
qui n’ont pas d’autre règle que de faire du profit avec. Donc la liberté de
circulation n’indique jamais que ce qui circule est libre (ça c’est un point
très important). Et malheureusement par ²liberté d’opinion² on
entend en général exclusivement la
liberté de leur circulation. Si on s’interroge sur la liberté de production des
opinions, alors là c’est une toute autre affaire ! C’est une toute autre
affaire, très compliquée, et qui va nécessairement amener, en fin de compte, si
on la creuse, justement, à la question du vrai et des Idées etc., ce que la
philosophie fait depuis le début. Si Platon fait démarrer la philosophie en opposant
précisément le but de la philosophie aux opinions, ce n’est pas pour rien.
C’est parce qu’il sait pertinemment que le milieu de la circulation des
opinions est un milieu homogène au milieu monétaire. La critique des sophistes
qui est qu’ils se font payer n’est pas du tout une critique secondaire :
c’est une critique allégorique. Que le sophiste se fasse payer veut dire qu’en
réalité, pour lui, la circulation de la virtuosité de parole, c’est-à-dire la
circulation des opinions, la vitesse de circulation des opinions est homogène
au commerce. Et ça c’est ce que nous voyons aujourd’hui à grande échelle. La
liberté de circulation des opinions c’est la liberté de circulation des
capitaux et des marchandises, la liberté de circulation de tout sauf des hommes
(notons bien ce fait). Dans le monde d’aujourd’hui, chose très frappante, la
chose qui n’a pas de liberté de circulation c’est les hommes. Tout le reste
circule on ne peut mieux n’est-ce pas, surtout les opinions. Les opinions bien
emballées [Badiou et la salle sourient]… Les opinions dans leurs emballages…
Et donc, pour revenir au point
clé de cette affaire, il est évident que la question de savoir ce qui
constitue, entre les individus, une communication véritable ne peut pas être le
fait que les opinions et les intérêts circulent librement entre eux. Et si ce
n’est pas ça, ça veut dire que la condition transcendantale pour une
communication entre les individus, c’est qu’ils aient une Idée en partage. Ça
peut être une grande Idée ou une petite idée, mais en tout cas il faut qu’il y
ait une idée en partage.
Et si par ailleurs on pense que
la vraie vie suppose qu’elle puisse être représentée par quiconque comme une
vie à laquelle tous peuvent prétendre (je vais revenir sur ce point), si on
considère qu’un attribut de la vraie vie est nécessairement qu’on doit soutenir
que tous peuvent y prétendre, alors en
effet la vraie vie va supposer l’Idée en partage. Et il va falloir reconnaître
que l’Idée en partage, pour autant qu’elle est l’Idée liée à la vraie vie, doit
être une Idée universelle, c’est-à-dire une Idée qui, virtuellement, est une
Idée partagée par tous. En tout cas une Idée telle qu’elle ne comporte aucun
élément interne qui lui interdirait d’être
partagée par tous.
Alors quel est le ressort de
cette démonstration ? Le ressort de cette démonstration c’est que si la
vraie vie est une vie qui en définitive ne peut pas prétendre être partagée par
tous, alors ça veut dire que la vraie vie suppose des conditions particulières.
Mais si la vraie vie suppose des conditions particulières elle ne peut pas être
considérée comme la vraie vie parce qu’elle est homogène à ses conditions. Et
donc elle est en réalité en situation de détermination extérieure, ou
extrinsèque, par des conditions qui n’ont rien à voir avec son caractère
intrinsèque et véritable de vraie vie. Et donc depuis toujours la question de
la possibilité de la vraie vie, qui a pu s’appeler la question de la sagesse,
ou la question de l’émancipation, ou la question de la vie sauvée, du salut
(elle a connu beaucoup de noms), cette question de la vraie vie a toujours été
confrontée à la question de l’universel. Elle a toujours été confrontée à la
question de l’universel, avec des difficultés et toute une histoire assez
tortueuse de ce problème, parce qu’on se rend bien compte que si elle n’est pas
ce qui peut être proposé à la chance de tous, alors naturellement la vraie vie
va être définie par des contenus particuliers. Et si elle est définie par des
contenus particuliers son ressort intime va être l’intérêt, parce que ça va
être la volonté de réunir, pour soi-même, les conditions de la vraie vie. Et si
c’est réunir pour soi-même les conditions de la vraie vie, eh bien ça va
définir, de façon close, de façon fermée, un système particulier d’intérêts.
Autrement dit l’universalité du
thème de la vraie vie suppose toujours que la norme de la vraie vie ne puisse
pas être l’intérêt (ce que je spécifiais tout à l’heure) ; ça n’est qu’une
variante de ça. C’est-à-dire si la vraie vie n’est pas universalisable, si elle
est complètement chevillée à des conditions particulières, le moteur par lequel
finalement on va tenter de s’incorporer à la vraie vie va être un moteur qui ne
va pas être détaché de l’intérêt. Il faut donc revenir à l’idée suivante :
si la vraie vie existe (vous savez que Rimbaud prétendait qu’elle était ²absente² ¾ ²la
vraie vie est absente²), si on désire qu’elle ne soit pas absente, alors on
doit la délier de toute figure de l’intérêt particulier. Et donc on doit penser
que la communauté qu’elle constitue, c’est-à-dire le fait d’avoir l’Idée en
partage, est une communauté sans fermeture aucune. Par conséquent qu’elle
concerne l’humanité tout entière. Voilà.
Et alors c’est là qu’on voit
l’importance extrême de ce thème de ²l’humanité tout entière², et
la question de savoir si ce thème a un sens ou n’en n’a pas. Je vous rappelle
cet énoncé courant du marxisme classique qui est que l’émancipation du
prolétariat sera aussi et en même temps l’émancipation de l’humanité toute
entière. C’est un thème fondamental. Alors ²l’émancipation du
prolétariat²
c’est un thème qui a animé d’une certaine façon la vision révolutionnaire
pendant des décennies. C’est-à-dire que l’émancipation du prolétariat comme
classe singulière en faisait en un certain sens une classe universelle,
puisqu’elle était aussi et en même temps l’émancipation de l’humanité toute
entière. Autrement dit le monde institué par cette émancipation était un monde
où une Idée était en partage universel. ²Émancipation de l’humanité
toute entière²
ça voulait dire que l’Idée au nom de laquelle le prolétariat organisait son
émancipation était aussi et en même temps l’émancipation de l’humanité toute
entière. Et c’était ce que voulait dire ²communisme²,
dans sa signification générique ; ²communisme² ça
désignait exactement ce processus-là, à savoir que l’émancipation de la classe
particulière qu’était le prolétariat fonctionnait immédiatement comme
émancipation du commun ¾ parce que communisme c’était ça : ça voulait dire
que l’en-commun devenait la souveraineté. Et que par conséquent ce qui était
souverain c’était le partage universel de l’Idée. C’est-à-dire que ²communisme² veut
dire que tout le monde est dans l’émancipation, telle que la représentation de
cette émancipation c’est la figure du commun dans la figure du communisme.
Mais vous voyez, finalement, le
ressort de cette idée de la vraie vie comme vie collective là, comme vie
générale, c’est l’idée du fait que l’humanité ne communique véritablement avec
elle-même que s’il y a une Idée en partage. Et que ce fait peut se réaliser dès
lors que cette Idée en partage c’est l’en-commun ; c’est-à-dire que ²communisme² ça
désignait ça, ça désignait le moment où l’Idée que tout le monde a en partage
est précisément l’Idée qu’il faut y avoir une Idée en partage pour être tous en
commun hein. Et donc l’émancipation de l’humanité toute entière c’était en un
certain sens l’effectuation de l’Idée de l’humanité elle-même. ²Communisme²
désigne la seule entreprise à l’intérieur de laquelle l’Idée politique c’est
l’Idée de l’humanité tout entière elle-même ; c’est-à-dire l’Idée que la
politique est le moment où l’humanité s’occupe d’elle-même, en tant que telle ¾ par
des médiations compliquées et considérables qui incluent précisément l’analyse
de classe, le prolétariat, le dépérissement de l’État (tout ce que vous
voulez). Philosophiquement c’est ça ! Philosophiquement c’est
l’auto-affirmation de l’humanité comme telle, dans la dimension qui est que
l’Idée qu’elle a en partage est précisément l’Idée de l’émancipation possible
de l’humanité toute entière.
Et alors, le point difficile, le
point difficile sur lequel nous reviendrons c’est : est-ce que tout ceci
ne signifie pas que ²communisme², en fait, c’était le nom de
l’Idée de l’Idée. C’est-à-dire est-ce que ce n’était pas le nom de l’Idée que,
pour qu’une humanité existe qui soit (pour employer le vocabulaire de Marx
lui-même) ²une
humanité réconciliée² ¾ réconciliée avec quoi ? Réconciliée avec
elle-même, c’est-à-dire sortie de son état de division en classes,
d’oppression, d’exploitation des uns par les autres, etc. Et pour qu’il y ait
une humanité réconciliée avec elle-même, il faut naturellement qu’elle soit
dans le partage d’une Idée, mais la difficulté c’est qu’il semble bien que
cette Idée soit justement l’Idée de cette réconciliation elle-même ;
auquel cas nous aurions le problème théorique bien connu et très difficile, de
savoir s’il y a une Idée de l’Idée. Et ²communisme²
aurait été la tentative de transformer en politique le motif de l’Idée de l’Idée,
c’est-à-dire quelque chose de très voisin (il faut bien le dire) de ce que
Hegel appelait ²l’Idée
absolue² ;
après tout, l’Idée absolue ça peut être en fin de compte l’Idée de l’Idée.
Et alors cette difficulté elle
se spécifie, elle se détaille, si on se demande quelle est l’assise particulière
au départ de l’Idée ? À savoir chez Marx il y a quand même un terme, qui
est un terme à la fois particulier et universel, qui est nommé précisément ²prolétariat²,
puisque l’émancipation du prolétariat c’est l’émancipation de l’humanité tout
entière. Vous voyez bien qu’au fond on évite un peu l’Idée de l’Idée hein, il
faut suivre un peu ce fil-là, on évite l’Idée de l’Idée là, parce que ce n’est
pas l’humanité qui est chargée directement d’être la puissance émancipatrice
d’elle-même… Évidemment si on disait « l’émancipation de l’humanité sera
l’émancipation de l’humanité » on ne dirait pas grand-chose. Donc ce n’est
pas l’humanité qui est l’acteur de l’émancipation de l’humanité, ce n’est pas
l’humanité qui produit l’Idée de l’en-commun, telle qu’elle sera l’Idée de la
réconciliation de l’humanité avec elle-même. Il y a une puissance particulière
qui est en état de le faire, et c’est le prolétariat.
Et alors c’est pour ça que la
formule ²l’émancipation
du prolétariat sera l’émancipation de
l’humanité tout entière² est décisive, parce que vous
avez un acteur particulier qui supporte l’universalité de l’Idée. Voilà. Et
c’est ce qu’on a dit, sous la forme extrêmement concentrée, lorsqu’on dit
« finalement le prolétariat c’est une classe universelle ». Elle est
à la fois particulière, puisqu’il y a d’autres classes : le prolétariat
s’oppose à la bourgeoisie, s’oppose aux paysans, il est particulier, et
cependant, dans sa particularité il supporte en quelque manière la puissance de
l’Idée. Alors qu’est-ce que ça veut dire qu’il supporte la puissance de
l’Idée ? Eh bien nous savons maintenant à peu près ce que ça veut
dire : ça veut dire qu’il est le lieu de l’idéation. Et c’était ça le prolétariat. Feu le prolétariat
n’est-ce pas. Feu le prolétariat parce que c’est un concept malade. C’est une
réalité existante mais un concept malade. Le prolétariat c’était le lieu de
l’idéation ; c’est-à-dire qu’il fallait le rejoindre pour être au lieu de
l’idéation, voilà. Il était la topologie de l’idéation, il était l’être-là de
l’idéation.
Par ailleurs il n’en était pas
le porteur exclusif puisque finalement l’idéation en question c’était
l’idéation de l’émancipation de l’humanité toute entière, mais il en était le
lieu. C’est, entre parenthèses, une invention extraordinaire, parce c’est ce
qui… À mon avis c’est tout ce qui différencie Marx de Platon à la fin des fins.
C’est-à-dire que l’invention extraordinaire de Marx c’est d’avoir dit ²il y
a un lieu de l’idéation², voilà. Il y a un lieu de l’idéation, et en plus c’est
un lieu de l’idéation qui n’existait pas avant. Avant il n’y avait pas de lieu
de l’idéation. Avant qu’il y ait la classe ouvrière, avant qu’il y ait le
prolétariat, il n’y avait pas de lieu de l’idéation ; on ne pouvait pas
s’en sortir. Il y a maintenant un lieu de l’idéation ¾ ça
c’est une invention extraordinaire. Et on voit très bien dans le texte de
Platon que lui il n’a pas de lieu de l’idéation à proposer. Ça c’est l’embarras
fondamental de tous les textes de Platon sur la politique, et d’ailleurs, comme
c’est quelqu’un de retors Platon, il se le fait dire par les autres. On lui
demande :
¾ oui mais votre affaire, qui est-ce qui va la mettre en
branle finalement votre affaire ? Les philosophes, d’accord. Mais les
philosophes, ils ne sont pas très nombreux hein, au moins au départ. Alors
c’est qui finalement ?
¾ ah ben euh…
Il s’est demandé si ce n’était pas un tyran par hasard. Il
est allé voir en Sicile s’il n’y avait pas un tyran qui ne pouvait pas être le
lieu de l’idéation. Ça ne lui a pas réussi hein [sourires]. En fait d’idéation
il a eu les pires ennuis. Ça n’a pas réussi mais… Notez que c’est revenu au
XVIIe siècle ça, alors dans le contexte non plus de la démocratie
athénienne mais dans le contexte de la naissance des idées républicaines. C’est
toujours très frappant de voir que Diderot va trouver Catherine de Russie à
Moscou hein ; ce n’est pas tellement mieux que d’aller voir les tyrans de
Sicile [sourires]… Ce n’est pas tellement mieux. Qu’est-ce qu’il pouvait bien
attendre de Catherine de Russie du point de vue de l’émancipation de l’humanité
toute entière ? Pas grand-chose il faut bien le dire quand même hein. Et
puis Voltaire il est allé voir Frédéric de Prusse. Alors Frédéric de Prusse
attention hein ! [rires]… Alors on donne ça comme des exemples du
fourvoiement des philosophes… Comme moi pour Mao [rires redoublés]… hein. Et ça
a été systématisé par Hannah Arendt ça, dans un texte fameux, où elle disait à
la fois son amour et son admiration illimitée pour Heidegger en 50. Son propos
est celui-ci : ²c’est curieux finalement les philosophes, il y a
toujours un moment, quand ils prétendent se mêler des affaires réelles où ils
vont voir du côté des tyrans, des dictateurs, etc.².
Mais il vont voir où est-ce qu’il pourrait y avoir le lieu de l’idéation ¾ ça
c’est vrai ! Ce n’est pas parce qu’ils ont une manie despotique hein… Pas
du tout ! Ils vont voir où quelque chose peut concentrer, nommer, désigner
un lieu possible de l’idéation. Et même quand Marx a eu trouvé que le lieu de
l’idéation c’était le prolétariat, eh bien ²prolétariat² ce
n’est encore pas suffisant, ce n’est pas assez précis, voilà ! Malgré tout
Lénine, ou même Staline, c’est plus précis, c’est plus nommé hein. Si vous
dites ²prolétariat², en
tant que force émancipatrice c’est quoi ?... Vous savez très bien comment
ça s’est passé : on a dit que c’était le prolétariat, et puis il a fallu
dire que c’était le Parti, et puis il a fallu dire que c’était le chef du Parti
finalement, parce qu’à la fin des fins il faut bien qu’un lieu soit nommé.
Sinon, qu’est-ce que c’est le lieu ? Le prolétariat : où
c’est ?... Les ouvriers… Mais les ouvriers ce n’est pas le prolétariat,
Marx lui-même le reconnaît. Et le problème est un problème aigu et fondamental
qui est : où est le lieu de l’idéation ?
Et alors on peut dire que LE
problème politique, à mon avis, c’est celui-là. Le problème politique depuis
toujours. Le problème de la politique au sens où la philosophie reconnaît une
dignité quelconque à la politique. Voilà. Si vous êtes dans une politique qui
reconnaît une dignité de vérité possible à la politique, eh bien vous êtes
amenés à une théorie qui, d’une manière ou d’une autre, est toujours une
théorie de l’idéation, parce que l’idéation c’est le biais où l’individu
singulier s’incorpore à la politique pour des raisons qui ne sont pas son intérêt, et ça c’est fondamental pour qu’on lui
reconnaisse une dignité quelconque. Eh bien vous avez l’idéation, et après
quand vous avez l’idéation, eh bien vous avez la question terrible du lieu de
l’idéation. Et, pour revenir à Marx, enfin Marx, le marxisme, parce qu’il n’a
pas tout inventé à lui tout seul ; là aussi je prends le nom propre parce
que c’est plus commode, eh bien Marx a dit : il y a un lieu de l’idéation
que j’appelle ²le prolétariat² et qui est le lieu de
l’idéation en tant qu’il est le point où la singularité et l’universel se
croisent ¾
ça c’est une condition structurelle d’un lieu de l’idéation quelconque, de
situer, de savoir où et comment quelque chose d’absolument singulier est
néanmoins en position de porter une ouverture universelle ; parce qu’à ce
moment-là c’est là qu’il faut être. C’est là qu’il faut être pour subir (si je
puis dire), porter soi-même cette intersection.
Et,
vous savez, dans la période, dans les actions militantes des années 60-70, mais
il en existe encore aujourd’hui, quand vous vous déplacez vraiment,
c’est-à-dire quand vous sortez de vous-mêmes, quand vous êtes en train de
parler simplement, ou de construire quelque chose avec des gens qui sont absolument
d’ailleurs, et que dans cette altérité vous sentez, vous éprouvez quand même à
un moment donné que c’est une altérité au nom d’une Idée naturellement, quand
vous êtes dans l’altérité au nom d’une Idée et que vous sentez quelque chose
comme ça, eh bien vous éprouvez, mentalement et physiquement, ce que c’est que
le lieu de l’idéation hein. Et un lieu de l’idéation, de ce point de vue-là, à
un niveau extraordinairement restreint naturellement, ça peut être un foyer
d’étrangers, ou ça peut être une porte d’usine, ou ça peut être des choses
comme ça. Parce que là, quand vous êtes là, en tant que philosophe, eh bien
vous êtes là en tant que vous
expérimentez quelque chose qui est de l’ordre de l’idéation. Parce que la
particularité, ou la singularité qui vous est donnée par l’altérité ¾
c’est toujours ça qui la donne, sinon vous ne sortez pas de vous-mêmes… Donc
vous n’avez que votre singularité, mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit :
il faut que quelque part la singularité et l’universalité se croisent.
C’est-à-dire si vous avez une idée politique, vous et quelqu’un d’absolument
autre, eh bien vous êtes dans la matrice expérimentale d’un lieu de l’idéation.
Simplement Marx c’était une espèce de généralisation de cela : il y avait lui
et la dialectique allemande, Hegel, la science économique et tout ça, (ça
c’était lui, le père Marx), et puis il y avait les insurrections ouvrières
françaises. Voilà ! Et puis, si on pouvait connecter les deux (c’était
l’idée de créer la Ière Internationale), alors on pouvait affirmer
qu’on avait là un lieu de l’idéation effectif.
Et alors un lieu de l’idéation
c’est là où les individus communiquent
sous le signe de l’Idée. Et au fond l’Idée de l’émancipation c’est l’idée que
la terre entière soit le lieu de l’idéation, que le lieu de l’idéation soit
devenu l’humanité tout entière, que l’humanité habite le lieu de l’idéation. Et
c’est ça La République de Platon,
si on laisse de côté quelques particularités anthropologiques telles que les
classes, les esclaves, etc. ¾ mais ça c’est parce qu’il vivait
au IVe siècle avant Jésus-Christ c’est tout. Ce n’est d’ailleurs pas
du tout à ça qu’il s’intéresse dans le livre. Dans le livre il s’intéresse
strictement à l’idéation naturellement. Et l’idée d’une ²Cité
véritable²
(dans son vocabulaire à lui), l’idée d’une cité authentique, la vraie vie
collective si vous voulez, eh bien c’est ça : c’est l’idée que tout est
dans le lieu de l’idéation. Et par conséquent l’humanité comme telle
s’auto-affirme dans le rapport à elle-même comme communication constante et
effective, dans le partage d’une Idée qui est précisément l’Idée de l’humanité.
L’Idée de l’humanité, mais comme souveraine, comme établie en l’ordre de son
lieu, telle qu’elle y est installée pour toujours. Voilà.
Et alors c’est pour ça que je
disais que cette idée, pour revenir au point de départ, que cette idée que la
vie humaine n’est le lieu d’une communication que quand elle est dans le
partage de l’Idée, est une idée capitale. C’est une idée capitale parce que
c’est elle qui commande la représentation qu’on se fait de ce que c’est que
l’humanité. Parce qu’on peut admettre que l’humanité existe à proprement
parler, qu’elle est effectivement réalisée quand elle est elle-même en train
d’habiter le lieu de l’idéation. Et donc on pourrait dire aujourd’hui par
exemple : l’humanité existe de manière fragmentaire, très localisée, elle
existe là où il y a idéation, idéation politique ou idéation culturelle. En ce
moment, comme vous le savez, je parle beaucoup de l’amour [dans les médias, cf.
Éloge de l’amour sorti récemment], eh
bien ça c’est une idéation aussi, évidemment : c’est-à-dire que le lieu de
la rencontre amoureuse, de son déploiement, de son effectuation, eh bien c’est
la création d’un lieu où les amants communiquent hein ¾ je
suis absolument opposé à la thèse sur laquelle l’amour c’est
l’incommunicabilité, la guerre des sexes, etc., c’est affreux ça ! C’est
le pessimisme réactionnaire, traditionnel, qui est que de toutes façons les
hommes sont des animaux mauvais… Non ! non !... Tout le monde le
sait, dans l’amour on parvient (non pas du tout à une fusion, à une identité,
mais au contraire) à une construction de la communication dans la différence
qui est sans exemple autre que celui-là justement.
Et alors quelle est l’Idée qui
est en partage ? Eh bien l’Idée qui est en partage c’est l’Idée de
l’amour, telle que Platon en parle tout de suite, comme exemple même de l’Idée
hein ; c’est-à-dire que c’est l’Idée de l’amour en tant qu’expérimentation
du fait qu’il peut y avoir une identité
dans la différence, c’est-à-dire qu’il peut y avoir une expérimentation de la
différence qui identifie la différence elle-même précisément. Et ça c’est
évidemment la communication la plus complète qui soit puisqu’elle construit le lieu
de l’idéation comme un lieu où chacun connaît l’autre dans son être même, où
chacun a rapport à l’être même de l’autre en tant que tel. Tout ça pour dire
que de l’idéation il y en a, des lieux de l’idéation il y en a. Simplement il y
a des idéations hétérogènes : idéations politiques, idéations amoureuses,
idéations artistiques, etc., à chaque fois il faut construire un lieu de
l’idéation.
Et alors, ça ça veut dire qu’il
n’y a communication particulière entre
des individus, entre des animaux humains quelconques, que sous le signe de
l’universalité de l’Idée, même si cette universalité de l’Idée est un
processus, c’est-à-dire une idéation. Voilà qui conduit à dire que la vraie vie
c’est une vie où la particularité est dans l’élément immédiat de l’universalité.
Et alors ça permet d’éclairer ce que je veux dire par ²vis
selon l’Idée²
hein, ²vis
selon l’Idée²
en tant qu’incorporation à la procédure du vrai etc. Parce qu’il y a deux
grandes erreurs dans l’interprétation de ce thème antique ²vis
selon l’Idée².
Et vous savez que je brandis ce thème ²vis selon l’Idée²
parce que ma conviction est que le thème dominant aujourd’hui c’est ²vis
sans Idée².
Et vous voyez bien que ²vis sans Idée² ça se rapporte à la conviction
que la communicabilité générale peut faire l’économie de l’Idée ; d’où
l’importance du thème de la mort des idéologies, qui veut dire la mort des
Idées, et dont je vous ai dit que c’est la mort de la politique, mais
finalement c’est la mort de la communication elle-même. Parce qu’on a essayé de
nous convaincre que c’étaient les Idées qui empêchaient la communication, ce
qui était vraiment une démonstration d’un paradoxe absolu n’est-ce pas :
effectivement, sans Idée en partage, la communication est réduite à la circulation.
Qu’est-ce qui distingue une communication d’une circulation ? C’est
évidemment le fait qu’il y a une Idée en partage. Donc la collectivité et la
communauté elle-même le supposent.
Mais il faut bien comprendre que
²vis
selon l’Idée²,
qui s’oppose à ²vis
sans Idée²,
c’est-à-dire à ²vis
selon tes intérêts² hein… Il y a deux erreurs à ne pas commettre :
1 ¾ d’abord quand on dit ²vis selon l’Idée² on
ne se réfère pas à l’Idée comme à une transcendance. Donc le fait que l’Idée
soit en partage ne signifie pas que l’Idée est un terme transcendant à ceux qui
la partagent. C’est une représentation très commune et très saturée de
platonisme vulgaire. L’Idée, en tant qu’idéation, n’est nullement transcendante
à ceux qui la partagent. Ils la partagent parce qu’ils sont, l’un comme
l’autre, incorporés au processus de l’idéation ; donc ce qu’ils partagent
c’est le processus de l’idéation, et pas du tout quelque chose qui serait comme
un terme transcendant situé dans le monde intelligible et qui, de l’extérieur,
assurerait la communauté. En réalité, naturellement, l’idéation est immanente
hein. Et donc le partage de l’Idée c’est le partage du processus de l’idéation
elle-même. Ça c’est un point très important.
Donc le fait que l’impératif soit de vivre selon l’Idée
n’introduit aucune transcendance ¾ j’insiste sur ce point :
aucun tiers terme n’est transcendant aux termes qui sont conjoints par l’Idée
2 ¾ Et deuxièmement, une autre interprétation du platonisme
vulgaire : l’Idée n’est pas un paradigme ou un modèle. Elle n’est pas ce à
quoi il faut conformer la vie pour qu’elle soit une vraie vie. Ça c’est la
deuxième erreur cruciale commise sur ce point, qui est aussi un platonisme
vulgaire, comme si l’Idée proposait une norme ou un modèle, ou une forme
singulière de vie à laquelle il faudrait se conformer pour avoir la vraie vie…
Mais non ! Là encore, l’Idée comme idéation n’a aucune fonction de modèle,
elle est une représentation qu’il faut partager pour être dans le processus
même de la vérité.
Et
donc la vie selon l’Idée n’est ni transcendance ni paradigme. L’Idée n’est
représentable ni comme transcendance ni comme paradigme. Et pour bien
comprendre ce point, c’est délicat mais essentiel, il faut revenir à sa
composition triple : l’Idée elle suppose, elle n’existe que parce qu’il y
a un point de réel, une exception symbolique et une totalisation imaginaire. Et
cette triplicité donnera par exemple en
politique : il y a une politique réelle, il y a un élargissement
historique, et il y a un individu militant qui en fait circule entre la
représentation historique et la politique réelle. Vous avez donc toujours trois
termes, et la composition de ces trois termes empêche naturellement que l’Idée
puisse être dite transcendante, ou puisse être dite un modèle, ou une forme
extérieure de l’existence. Voilà.
Et
au fond le point de l’impératif ²vis selon l’Idée²
c’est un point qui détermine la vraie vie comme immanence à sa propre norme
hein, et non pas comme référence à sa propre norme. Au fond quand on dit par
exemple qu’une politique est communiste (si je prends ²communiste²
comme le nom de l’idéation politique moderne), on sent bien que ça ne veut pas
dire que ²communisme²
puisse être, d’aucune manière, représenté comme une norme extérieure, parce que
ça n’a pas de sens en réalité. Ça veut dire au contraire que ce qu’on fait soit
immanent à cette norme, c’est-à-dire la déploie effectivement à partir de son
point de réel. Et donc ça n’est ni une norme ni une effectuation ou un
programme. C’est l’idéation de la pratique elle-même.
Et
alors ça aboutit à ceci que l’incorporation au vrai ne peut pas être le choix
de quelque chose qui serait extérieur. Alors je vais essayer de développer
cette idée parce qu’elle est aujourd’hui très importante. Au fond, qu’est-ce
qui nous est proposé dans le monde contemporain ? ¾ y
compris sous le nom de ²politique². Ce qu’on prétend nous proposer
c’est un libre choix individuel de quelque chose qui nous est extérieurement
exposé ou proposé. Voilà. Et l’on se vante beaucoup de cela, que dans nos pays
avancés, démocratiques, etc., en définitive chacun choisit hein. Chacun
choisit. Mais ²chacun
choisit²
ça veut dire quoi ? Ça veut dire que l’individu il ne s’incorpore pas à un
processus, il n’est pas dans l’immanence de sa norme, il n’est pas le militant
de son Idée, il est celui qui choisit, librement, quelque chose qui lui est
extérieurement exposé ou proposé, et dans lequel en quelque manière il fait son
marché hein. Or cette idée, vous le voyez, est une idée qu’il faut examiner de
près. En quoi elle consiste exactement ? Elle combine en réalité deux
choses :
[1] elle combine la thématique du choix personnel ¾ qui
renvoie à une métaphysique particulière du sujet en fait hein : libre
choix individuel, non contraint, ouvert, etc., mais libre choix de quelque
chose qu’on n’est pas tenu du tout d’avoir par ailleurs constitué ; ou
auquel on n’est pas du tout tenu de participer hein ; ou auquel on n’est
pas tenu d’être immanent, mais dont le mode propre est d’être une proposition
extérieure, dont d’autres s’occupent (ou vous éventuellement mais ce n’est pas
immanent à la chose).
[2] Et par conséquent il y a là un élément d’extériorité irréductible ; c’est-à-dire l’intériorité n’est
pas requise. L’intériorité n’est pas requise, pas plus qu’elle n’est requise
d’ailleurs quand on achète quelque chose ¾ et c’est le modèle… C’est
le modèle, absolument ! C’est-à-dire quand vous êtes devant un étal de
choses, vous avez aussi la liberté individuelle d’acheter ou de ne pas acheter,
mais vous n’êtes pas requis d’être intérieur à la chose en question : vous
la choisissez librement.
Et
donc c’est une combinaison de liberté formelle et d’extériorité, du point de
vue de l’essence de ce dont il s’agit. Et donc là, la proposition qui est faite
sur ce point, c’est que l’articulation entre la liberté et l’extériorité est le
point central. Or je soutiens qu’en réalité la doctrine de la liberté,
concentrée dans le libre choix individuel, est une doctrine qui suppose l’extériorité, parce que si vous étiez astreints à
l’intériorité, la liberté serait définie autrement que comme pure et simple liberté de choix. Si la
liberté devait être déterminée par l’incorporation à quelque chose qui est
effectivement déterminé dans son contenu, c’est-à-dire si la liberté c’était la
liberté d’agir, la liberté de décider quelque chose mais en tant qu’on assume
les conséquences complètes de ce qu’on décide etc., c’est-à-dire en tant
qu’intériorité à la norme, si la liberté était définie ainsi elle ne pourrait
pas supporter l’extériorité.
Donc
je soutiens que la représentation contemporaine de la liberté est une
représentation dont l’essence est l’extériorité de ce au regard de quoi on se
considère comme libre ; c’est-à-dire c’est une liberté du choix d’objet,
dans tous les cas. Et ²choix d’objet² veut dire que c’est une liberté au
regard de l’extériorité (vous comprenez).
Autrement dit c’est l’extériorité qui est l’essence de la liberté dans les
démocraties contemporaines, et non pas du tout le contraire. C’est-à-dire que
ce qui est exclu c’est que la liberté soit nécessairement définie en termes
d’intériorité aux processus qu’on déclare libres. C’est donc un choix qui est
un choix d’objet… Même si c’est le choix entre Ségolène Royal et Sarkozy
hein ; ce n’est pas très différent du choix entre une Citroën et une Aston
Martin quand même… Enfin je veux dire : la structure est la même. La
structure est la même [sourires]. [Badiou plaisante :] L’une peut au mieux
coûter moins cher c’est tout [sourires]…
Mais
philosophiquement (vous comprenez bien), il faut aller au fond de
l’affaire : ça veut dire que là le libre choix est sur le modèle de l’extériorité. C’est l’extériorité qui constitue
(si je puis dire) l’essence de la figure du choix. Et sur ce point il faut bien
comprendre que la critique de la démocratie par Platon dans La
République (texte incessamment critiqué du
point de vue moderne, en tant que extraordinairement réactionnaire etc.), cette
critique de la démocratie chez Platon elle a deux faces. Elle a, absolument,
une face conservatrice et aristocratique ¾ on ne peut pas le
nier ! C’est évident. Mais ça c’est sa face (que je dirais)
anthropologique. C’est au fond la position politique de Platon, au moment du
déclin de la Cité grecque ; il n’appartenait pas au camp des démocrates
voilà tout. Il était dans l’autre camp, ça c’est bien vrai. Mais au fond ça ne
nous intéresse pas énormément ça à vrai dire, la position politique de Platon…
Ce qui nous intéresse c’est : quel est l’élément philosophiquement
intéressant ou transmissible ? ¾ c’est-à-dire quelle est
l’Idée ?! Quelle est l’Idée hein ?!
Alors
je dirais que pour Platon elle est celle que je vous dis ; c’est-à-dire
que la critique de la démocratie chez Platon c’est la critique de l’extériorité
(il faut bien comprendre ça). C’est pour ça qu’il insiste énormément sur un
point qui pourtant n’a pas beaucoup d’allure politique, qui est en réalité le
point qu’aujourd’hui on dirait « le point de la consommation ». Au
fond il représente l’homme démocratique comme celui qui le matin joue de la
flûte, l’après-midi s’achète une bonne bouffe, le soir sort au spectacle, le
lendemain décide qu’il va devenir quelqu’un de bien, le soir se dit que
finalement c’est trop fatiguant etc. etc. [sourires]… Mais on pourrait se
demander : cette description de l’homme démocratique finalement, quel
rapport a-t-elle en définitive avec ce qui fait la substance de la démocratie,
à savoir le fait qu’on élit son gouvernement librement ? Eh bien le
rapport fondamental c’est l’extériorité, c’est-à-dire qu’en réalité l’homme démocratique
c’est l’homme suspendu à ce qui lui est proposé du dehors comme objet possible
de son libre choix ¾ ça il l’a très bien vu !... Il a très bien vu
ça ! Il a donc vu que l’univers de la consommation et l’univers de la
démocratie étaient homogènes . C’est aussi pour ça qu’il dit tout le
temps : ²il
vaut mieux être pauvre² [Badiou se marre], il vaut mieux qu’il n’y ait
rien ! ¾
ça c’est à discuter hein… C’est à discuter. Et on voit très bien pourquoi il
dit qu’il vaut mieux qu’il n’y ait rien, parce que s’il n’y a pas grand-chose,
si on ne mange que ce qu’il faut manger, etc., s’il n’y a pas des objets partout,
eh bien finalement on sera plus près… de quoi ? Eh bien de définir la
liberté non par un choix d’extériorité mais par un choix en immanence ;
c’est-à-dire que la liberté sera une liberté déterminée par le contenu de ce
qu’on fait, c’est-à-dire la figure d’engagement dans laquelle on se trouve,
l’incorporation individuelle à quelque chose qui outrepasse la finitude. Et
plus il y a d’objets extérieurs, plus on s’éloigne de ça, et plus la politique
aussi s’éloigne de ça puisque finalement on va choisir dans la figure générique
de l’extériorité.
Et
alors vous voyez bien (pour terminer sur ce point) que si l’extériorité est en
réalité la figure du libre choix, dans les constitutions démocratiques que nous
connaissons, comme Platon l’a déjà vu pour la démocratie athénienne, alors en
fin de compte la lutte politique contre cela est une lutte contre l’extériorité
hein. Alors évidemment on comprend aussi pourquoi elle a été si fortement
marquée au XIXe siècle par l’idée qu’il fallait en finir avec
l’État ; parce que l’État c’était au fond la figure massive de
l’extériorité ¾
c’est comme ça que le définit Marx : l’État c’est une instance séparée
hein ; monopole de la force armée, etc., dans une figure qui est une
figure essentielle de séparation. Cette séparation c’est l’extériorité de
l’État. L’État en réalité demeure irrémédiablement (dit la critique marxiste)
séparé… Il est séparé de la société civile, séparé de tout ce que vous voulez,
la séparation est son essence. Et au fond on pourrait dire que la visée
philosophico-politique c’est : en finir avec la séparation, c’est-à-dire
en finir avec l’extériorité. Pas en finir avec toute extériorité, mais en finir
avec l’extériorité en tant qu’on prétend
que l’extériorité est une condition de la liberté ¾
c’est ça ! Et au fond ²liberté², qui est la grande norme propagandiste
universelle de nos sociétés, qui est ce qu’on oppose aux dictatures, ce qu’on
oppose aux sociétés totalitaires, à tout ce que vous voulez, ²liberté² est
grevée, aux yeux de qui pense qu’en fin de compte vivre vraiment c’est vivre
selon l’Idée, est grevée non pas parce qu’elle est la liberté, mais parce
qu’elle est la liberté selon l’extériorité,
c’est-à-dire la liberté du choix d’objet.
Et vous voyez bien qu’entre la
liberté du choix d’objet et la liberté définie comme ce que l’on conquiert
lorsqu’on outrepasse précisément les limites du choix d’objet, c’est-à-dire les
limites de l’intérêt, il y a un divorce radical qui est originaire. Qui est
originaire puisque c’est au nom déjà de cela que Platon critiquait le devenir
concret de la politique démocratique dans l’Athènes finissante hein, c’est
l’Athènes de la guerre du Péloponnèse et d’après, on est à la fin hein. Mais
justement, nous aussi nous sommes à la fin. Il faut le savoir. Nous aussi nous
sommes à la fin. Le crépuscule est déjà là depuis pas mal de temps. Et donc il
faut se soucier aussi, comme Platon, de ce qu’on veut sauver. Qu’est-ce qu’on veut
sauver ?... Quand l’atmosphère de fin s’installe sourdement comme ça, la
question de savoir à quoi on tient et qu’est-ce qu’on veut sauver devient
importante. Et Platon il est obsédé par ça ; comme toujours il est en
train de se demander ²mais qu’est-ce que je veux sauver ?².
Et alors, la thèse de Platon sur
ce point c’est : ce que je veux sauver c’est l’Idée hein… [Badiou se
marre], c’est clair. Et ce que je veux sauver, c’est la pensée. Il ne sait pas
très bien comment, je vous l’ai déjà dit. Il ne sait pas très bien comment
parce qu’il n’a pas de représentation du lieu de l’idéation. Nous non plus nous
n’avons pas beaucoup de représentations du lieu de l’idéation, il faut le dire.
Au fond nous pouvons dire nous aussi, comme lui : il faudrait absolument
sauver l’Idée. Mais trouver pour ce faire le lieu de l’idéation c’est une autre
affaire. C’est très difficile, et il faut le construire malaisément, dans des
expériences localisées etc., on ne peut pas éviter ce labeur
On ne peut pas éviter ce labeur.
Labeur qui est analogiquement le même que Platon allant en Sicile voir… Voir
quoi ? Voir s’il y a un lieu de l’idéation ; ce n’était pas tellement
marrant probablement pour lui de discuter avec les tyrans de Sicile. On prétend
qu’en revenant il a été vendu comme esclave etc., ça a tourné très mal toute
cette affaire. Mais pourquoi ce labeur ? Pourquoi cette recherche ? ¾ au
lieu de rester tranquille comme moi ici [Badiou sourit], racontant à la
jeunesse de son temps qu’il faut sauver l’Idée [sourires]. Eh bien je reconnais
que c’est une situation tranquille, et je vous en remercie tous les jours
n’est-ce pas [rires]… Mais pourquoi moi je vais aller aussi dans des Foyers
d’ouvriers maliens, où c’est quand même autre chose de parler, de savoir ce
qu’on fait, d’organiser quelques gens, etc… Pourquoi ? Eh bien parce qu’il
y a la question du lieu de l’idéation. Et aujourd’hui on est dans les mêmes
problèmes : il faudrait sauver l’Idée. L’Idée elle est triple. On ne peut
pas la sauver uniquement en la ramenant à l’Un. On ne peut pas la sauver
uniquement par le mot lui-même. Il faut qu’elle soit prise dans sa triplicité
compliquée.
Et alors Platon, lui, il se
dit : peut-être qu’on peut s’en sortir par l’éducation. Ça !… C’est
une idée… Et beaucoup de gens pensent ça ici aujourd’hui : peut-être c’est
l’école la clé de tout ça ¾ ça c’est une idée typiquement platonicienne. Ce n’est
peut-être pas la meilleure idée platonicienne [Badiou pouffe] : ²on va
s’en tirer par l’éducation². Et c’est pour ça… Je vous lis un passage… Par exemple
il pense que peut-être on va pouvoir constituer un lieu de l’idéation si on
apprend à tout le monde beaucoup de mathématiques… Ça ! c’est un coup
tordu ça ! [sourires]… On n’en prend pas le chemin mais… Je vous lis un
passage, que je vous avais d’ailleurs donné l’année dernière [cf. séance du 10
juin 2009], et que nous revisitons là autrement. C’est dans République 525b et suivants. Et alors voilà ce qu’il dit Platon.
Il dit :
La mathématique en général et la
théorie des nombres en particulier sont co-extensives à un Sujet qui entre dans
la pensée dialectique [je vous rappelle que la pensée dialectique, le dialegestai, c’est l’idéation elle-même] parce qu’il se trouve
contraint de penser les nombres dans leur être réel, et non comme de simples signes
qui renverraient à des multiplicités empiriques […]. Pour toutes ces
raisons, il y a un sérieux risque que cette science terriblement difficile nous
soit nécessaire, je dirais même politiquement nécessaire. Car, à l’évidence [alors c’est là qu’il
faut entendre], elle dispose l’individu dans un environnement subjectif de type
dialectique, où, pour rester fidèle à l’Idée selon laquelle il a réglé sa venue
dans cet environnement, il ne peut se servir que de la seule pensée pour
atteindre au réel d’une vérité.
À l’évidence la mathématique, la
théorie des nombres, très difficile, dispose l’individu dans un environnement
subjectif de type dialectique, où, pour rester fidèle à l’Idée selon laquelle
il a réglé sa venue dans cet environnement, il ne peut se servir que de la
seule pensée pour atteindre au réel […]. Alors là c’est une description
tout à fait particulière de ce que c’est qu’un lieu d’idéation. Un lieu
d’idéation c’est un lieu tel que, pour rester fidèle au fait que vous y êtes
venus, vous ne pouvez vous servir que de la pensée. Voilà la définition que
Platon donne exactement de la raison pour laquelle il faut apprendre énormément
de mathématiques. Et si on apprend énormément de mathématiques on est dans un
lieu (là c’est un lieu d’apprentissage mais peu importe) tel que, en tout cas
si on veut rester fidèle au fait qu’on y est venu, qu’on a décidé d’y venir, eh
bien on ne pourra se servir que de la seule pensée pour atteindre au réel.
Alors ça c’est intéressant,
c’est très intéressant. C’est-à-dire qu’est-ce que c’est qu’un lieu tel que la
raison d’être pour laquelle on y est, et les conséquences de cette raison
d’être, mobilisent ce que Platon va appeler, lui, ²la
seule pensée² ?
¾
c’est-à-dire l’exercice de l’idéation hein, le dialegestai, la dialectique ; la pensée, la dialectique,
l’idéation, tout ça c’est pareil ici. Eh bien vous voyez, ce lieu-là c’est un
lieu où l’on est obligé d’avoir
une Idée en partage, c’est ça hein ; ²se servir […] de la
seule pensée²
ça veut dire que je ne peux rester dans le lieu (parler avec les autres,
apprendre ce que j’ai à apprendre, avancer dans ce que je cherche, etc.) que
par la seule pensée. Ça veut dire : mon être-là avec les autres requiert
en réalité que je sois dans l’élément de l’universel, c’est-à-dire dans
l’élément de la pensée. Alors vous voyez bien que ²la
pensée²
ici s’oppose à l’élément de l’intérêt, de la culture particulière, de
l’identité nationale, raciale ou tout ce que vous voulez ; tout ça pour
rester dans le lieu en tant que lieu de
l’idéation doit être mis de côté au profit de l’exercice de ce que
j’ai exactement en commun avec tous les autres.
Et ce que j’ai en commun exactement avec tous les autres, c’est ce que Platon
appelle ²la
pensée².
Donc un lieu de l’idéation c’est
un lieu où, quand j’y suis, je ne peux me servir que de ce que j’ai en commun
avec les autres qui y sont. Ça ne veut pas dire que je deviens comme eux. Ça ne veut pas dire que les différences sont
abolies ou supprimées, pas du tout ; ça veut dire que l’exercice de
l’être-ensemble dans cet endroit-là requiert que je ne me serve que de ce que
j’ai en commun avec les autres. Eh bien ça on connaît n’est-ce pas… On
connaît ! Si vous allez quelque part, dans un endroit tout à fait
étranger, exotique etc., et que vous vouliez être avec les autres, il va bien
falloir vous servir de ce que vous avez en commun avec eux n’est-ce pas… C’est
déjà le problème langagier : si vous ne parlez pas la même langue, il va
quand même falloir trouver quelque chose de commun aux deux langues différentes.
Soit que vous appreniez la langue de l’autre, soit que l’autre apprenne la
vôtre, soit que vous baragouiniez quelque chose entre les deux, soit que vous
parliez un anglais épouvantable… N’importe ! Mais finalement il va
falloir.
Alors de ce point de vue-là
l’idée platonicienne est extrêmement profonde… Et on comprend bien pourquoi il
prend les mathématiques. Il prend les mathématiques parce que ça c’est bien
vrai que si vous voulez parler de mathématiques avec quelqu’un il va falloir se
servir de la pensée, et il va falloir supposer que les mathématiques c’est
absolument pour tout le monde. Voilà. Et c’est pour ça qu’il contraint les
futurs dirigeants de l’État à faire quinze ans de géométrie dans l’espace.
[sourires ; Badiou plaisante :] Je ne sais pas si on pourrait
soumettre nos dirigeants [rires] à ce programme, si ça les transformerait
durablement. Peut-être quand même… Peut-être quinze ans enfermés à faire de la
topologie générale [sourires]… je ne sais pas s’ils seraient pareils en
sortant. On pourrait expérimenter ça… Voilà. Mais je reviens à la chose :
cette figure du lieu de l’idéation, qui est symbolisée au fond ici par les mathématiques,
est une figure qui, au fond, s’oppose absolument à la théorie du libre choix
d’une extériorité (c’est pour ça qu’il nous le dit). En réalité ce qui
fonctionne, là, c’est une contrainte : vous ne pouvez rester dans le lieu
avec les autres que en vous servant de
la pensée, c’est-à-dire qu’en vous servant de ce que vous avez de commun avec
les autres. Et donc il n’y a pas de libre choix d’extériorité, ça n’a aucun
sens. Ce qui est primordial c’est, une fois la décision que vous avez prise, le
système des contraintes qu’elle entraîne, et pas du tout le système des libres
choix.
Alors vous voyez que ce sont
deux logiques complètement différentes. Il y a une première logique qui définit
comme pièce fondamentale la liberté comme liberté du choix dans l’extériorité.
Et puis vous avez une deuxième disposition qui définit en réalité la liberté
comme la liberté d’accepter la contrainte
de ne se servir que de ce que
vous avez en commun avec les autres. Et cet ²en-commun², naturellement,
est absolument immanent. Nulle part il n’y a une représentation d’un objet
extérieur qui serait l’enjeu du choix : c’est ce que vous allez faire avec
les autres qui est le seul réquisit. Et ce que vous allez faire avec les autres
ça va donner un collectif en immanence, dans lequel naturellement c’est ce
qu’il y a de commun qui va l’emporter. Alors si on suppose que ce qu’il y a de
commun est toujours un germe d’universel, on peut aussi dire ceci : le
lieu de l’idéation, c’est-à-dire le lieu de la vraie vie, c’est là où s’exerce
la contrainte de l’universel, ce n’est pas du tout là où s’exerce la liberté de
l’extériorité. Voilà.
Et quand vous construisez un
petit lieu de l’idéation, c’est déjà comme ça. Même dans l’amour c’est déjà
comme ça : c’est-à-dire qu’en fin de compte il faut bien, aussi, accepter
qu’il y ait une contrainte de l’universel, y compris dans l’amour, parce qu’il
faut qu’il y ait une contrainte de ce qui ne se laisse pas réduire à
l’unilatéralité sexuelle, à l’unilatéralité personnelle, etc., etc. Il faut
donc quelque chose qui soit enveloppant de la différence elle-même, sans la
réduire, mais en la plaçant sous la loi générale de la continuation de
l’en-commun.
Et donc, au fond, là il y a deux
définitions de la liberté, incompatibles. Dans l’une la liberté est définie
comme la liberté de la sélection des choses dans l’extériorité, y compris des
opinions (liberté des opinions c’est la même chose que la liberté de l’achat,
ce n’est pas différent). Et puis l’autre définition de la liberté c’est la
liberté comme acceptation de la contrainte productive de l’en-commun.
Je voulais terminer en circulant
des mathématiques à la poésie, et en vous invitant à relire quelque passage de
Mallarmé à la lumière de tout cela. Mallarmé c’est une discipline poétique du
second type, contrairement pourrait-on dire à la grande tradition de la poésie
lyrique qui est souvent la plainte de l’extériorité n’est-ce pas. La poésie
lyrique c’est la plainte de l’extériorité, c’est-à-dire : ²j’ai
perdu ce que j’avais² ¾ quelque chose comme ça hein ; une irrépressible
tonalité mélancolique qui, artistiquement, peut bien être grandiose d’ailleurs…
Mais Mallarmé c’est tout à fait autre chose. Mallarmé c’est une proposition sur
le fait que entrer dans le poème, écouter le poème, c’est exactement comme
entrer dans un lieu de l’idéation, c’est la même chose ; c’est-à-dire
c’est accepter un certain type de contrainte, poétiquement organisée, mais sous
le signe de l’Idée. Je vous signale (je le reprendrai sans doute la prochaine
fois) que le poème de Mallarmé le plus significatif de ce point de vue-là c’est
celui qui s’appelle Prose pour des Essaintes. Celui-là est expressément sur le thème de l’Idée. C’est certainement,
à mon sens, le plus grand poème platonicien véritable qui existe, parce que
c’est absolument un poème sur la dramaturgie de l’Idée. Il explique d’ailleurs
au passage que le minimum pour l’idéation c’est d’être deux. Eh oui, on le
comprend bien ; parce que si l’idéation est l’expérimentation de
l’universalité en partage, le minimum c’est d’être deux. Et il y a un vers très
particulier qui est : ²Nous étions deux, je le maintiens². Ensuite
cet autre personnage devient une sœur n’est-ce pas… C’est un magnifique poème
sur l’Idée ; je pense que je le reprendrai la prochaine fois.
Mais je voudrais montrer comment
ça se présente, comment est transformée en lieu de l’idéation la figure que
vous avez dans le poème Salut, qui est
la figure d’un navire qui vogue sur la mer. Comment ce lieu particulier, un
bateau sur l’eau, devient le lieu de l’idéation. Je vous signale, parce que ce
n’est pas indifférent que la circonstance dans laquelle Mallarmé a lu ce poème
était un banquet de poètes, donné dans Paris. C’était un banquet en l’honneur
de la principauté des poètes. Et donc Mallarmé était là, et il s’adressait à
des jeunes poètes, en réalité, qui filtrent évidemment dans le texte ;
quand il dit ²moi², ²Vous², c’est lui Mallarmé s’adressant à toute une génération
de jeunes poètes, pour leur indiquer au fond ce que c’est que le devoir
poétique, ce que c’est que le véritable devoir d’être dans le lieu de
l’idéation.
Alors je vous lis le poème [Salut], et puis je le ponctue un petit peu :
Rien, cette écume, vierge vers
À ne désigner que la
coupe ;
Telle loin se noie une troupe
De sirènes maintes à l’envers.
Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe
Vous l’avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et
d’hivers ;
Une ivresse belle m’engage
Sans craindre même son tangage
De porter debout ce salut
Solitude, récif, étoile
À n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile.
Alors voilà… Le lieu du poème et
ce qui va être métamorphosé par le poème lui-même c’est la figure allégorique
d’un navire dans lequel sont embarqués à la fois les jeunes poètes et Mallarmé
lui-même. Imaginez que nous soyons un bateau ici hein [Badiou sourit]… Un
bateau qui navigue dans les flots. Et au départ, autour de cette avancée du
bateau, il n’y a que le vide de l’être et que l’écume de l’apparaître : ²Rien,
[sinon] cette écume, vierge vers / À ne désigner que la coupe ; / Telle
loin se noie une troupe / De sirènes maintes à l’envers.² Donc
il n’y a que le vide de l’être, il n’y a que l’écume de l’apparaître, et puis
il y a la tentation de la multiplicité (les sirènes n’est-ce pas) ; la
tentation, dans ce vide, des sirènes, c’est-à-dire la multiplicité en tant que
disparition.
Donc ça c’est l’imagination d’un
monde désert, comme notre monde après tout hein, un monde désert : un peu
d’écume, et puis des sirènes qui nous chantent une mélodie complaisante mais
tout en plongeant dans les flots. Donc la tentation du rien. Le rien et la
tentation du rien. Voilà ce qu’il y a.
Et alors là nous naviguons ²ô mes
divers / Amis, moi déjà sur la poupe / Vous l’avant fastueux qui coupe / Le
flot de foudres et d’hivers²… Alors ce qui avance, là, par contre, comme un lieu
possible d’idéation, dans ce spectacle désolant et magnifique en même temps,
mais faussement magnifique de la mer, de l’écume et des sirènes, c’est le
bateau où sont plusieurs générations de poètes. Alors lui, le vieux Mallarmé,
embarqué depuis longtemps n’est-ce pas, petit à petit de plus en plus à
l’arrière du navire, pendant que les jeunes, eux, les embarqués récents, sont à
l’avant. Les ²divers
amis²
embarqués ce sont les incorporés récents n’est-ce pas ; ce sont ceux qui
sont venus il y a peu dans le lieu possible de l’idéation poétique. Et lui, le
vieux maître, qui est à l’arrière mais qui, quand même, va porter un toast.
Et alors, en dépit de ça, en
dépit du fait qu’il est le vieux poète, incorporé depuis longtemps sur ce
vaisseau improbable dans lequel il y a les nouveaux venus, eh bien c’est lui
quand même qui, dans l’ivresse de l’idéation, sans craindre même la tempête
qu’elle va provoquer et qui pourrait bouleverser tout ça, va porter un salut.
Alors là c’est très platonicien à sa manière, c’est l’idée que le vieux
philosophe (là c’est le vieux poète, mais c’est pareil) est celui qui s’adresse
à la jeunesse, exactement comme Socrate le fait, de façon à ce qu’il puisse au
moins lui communiquer la puissance de porter le salut, de se dédier à la
situation ¾
²porter
le salut²
ça veut dire : voilà, je vais saluer notre situation. Je vais saluer notre
situation ; embarqués sur un vaisseau improbable, vous et moi, vous les
jeunes qui êtes là, moi qui y suis depuis longtemps, au milieu du monde désert
de la mer, de l’écume de la marchandise et de la tentation du rien. Il va le porter
debout bien sûr. Le ²debout² est très important. Il a beau
être le vieux poète, il n’est pas cacochyme ; il est encore là pour se
dresser face aux jeunes et porter debout le salut.
Et alors, évidemment, comme
toujours chez Mallarmé, les trois derniers vers vont synthétiser, d’une façon
presque violente ce dont il s’agit. Alors : ²Solitude, récif, étoile². En
trois mots on a l’idéation n’est-ce pas. On a l’idéation, pas dans l’ordre
habituel. On a ²Solitude² :
ça c’est le fait que l’idéation implique que vous vous sépariez personnellement
et individuellement de la loi du monde existant, et que la décision de vous
incorporer à la procédure exceptionnelle, évidemment, traverse un moment de
solitude pure ¾
ça c’est très important n’est-ce pas, c’est une chose qui a toujours été
sous-estimée par réduction de cela à des masses, des configurations sociales,
etc. Qui a l’expérience des choses c’est que, dans tout engagement (artistique,
amoureux), il y a un moment de solitude pure, qui est le moment où
véritablement c’est l’animal humain avec son corps, tel qu’il est, qui va
s’engager absolument dans ce dont il s’agit. Et il n’y a jamais de parade
véritable à cela, il y a toujours un moment où c’est la solitude pure qui va se
représenter la possibilité de l’incorporation. Ensuite ²récif²
c’est le réel ; c’est toujours d’ailleurs la figure du réel. Le rocher, le
récif, chez Mallarmé, c’est la figure du point, de la chose à laquelle on peut
s’accrocher, à laquelle on peut tenir. Et puis ²étoile² ;
eh bien ²étoile²,
évidemment, c’est la vérité elle-même.
Donc ²Solitude,
récif, étoile²
c’est... ²Solitude² :
l’individu qui, imaginairement, doit décider, au nom de sa représentation, de
s’incorporer. ²Réel²
c’est le fait qu’il y a un corps, il y a un réel de la chose. Et ²étoile²
c’est le symbolique. Donc nous les avons tous les trois, là, sous leur nom
poétique, dans l’ordre propre à Mallarmé. Parce que Mallarmé conclut toujours
sur l’étoile. Mallarmé est quelqu’un pour qui l’idéation, l’œuvre de
l’idéation, c’est le symbolique lui-même. Et donc on va toujours partir de
l’imaginaire, franchir le réel, et faire advenir le symbolique… Lisez Le
coup de dés… Relisez Le coup de
dés à la lumière de cela, vous
verrez : on commence par le maître qui ne sait pas quoi faire avec ses
dés, et puis après, à un moment donné, il y a le rocher aussi, et puis à la fin
il y a la constellation qui surgit dans le ciel. Ce triple mouvement chez
Mallarmé n’est rien d’autre que le mouvement de l’idéation.
Et alors, évidemment : ²À
n’importe ce qui valut / Le blanc souci de notre toile.². Là
finalement on va évoquer la voile du navire, le matériau va être le blanc souci
de la toile du navire, de la voile du navire. Et évidemment l’idéation va
valoir pour tout ce qui est dans son lieu. ²À n’importe ce qui valut /
Le blanc souci de notre toile² ça veut dire que quand on est
dans le souci de l’idéation, eh bien l’Idée investit le lieu tout entier, et
tout ce qui a valeur dans le lieu va relever de l’Idée.
Donc je porte le Salut à l’Idée
(²Solitude,
récif, étoile²),
dans la forme de l’idéation, et ce salut indique que tout ce qui est du
navire, toute la surface ouverte du navire, est désormais dédié à l’Idée ¾ ce
qui veut dire que, au fond, entre la voile blanche du navire et l’étoile qu’a
constitué le salut, il n’y a maintenant plus de différence. Et c’est pour ça
que ²À
n’importe ce qui valut / Le blanc souci de notre toile² est
désormais analogue en altitude à l’étoile de l’Idée.
Merci.
Distribution
d’un extrait de La République (L III,
414-415), titré :
Platon
12. Du communisme comme contre-mythe
¾ N’y a-t-il pas dans toute représentation politique,
dit Socrate, soudain plein de gravité, quelque chose comme un mensonge utile,
un mensonge nécessaire, un mensonge vrai ? Je pense à une histoire que m’a
racontée, il y a longtemps, un marin phénicien. Dans beaucoup de pays,
disait-il, la société est sévèrement répartie en trois classes sociales qui ne
se fréquentent guère. Il y a d’abord les financiers, les grands propriétaires,
les hauts magistrats, les chefs militaires, les présidents de conseils
d’administration, les politiciens et les maîtres de la communication, presse,
radio et télévision. Il y a ensuite la foule des métiers intermédiaires :
employés de bureau, infirmières, petits cadres, professeurs, animateurs
culturels, intellectuels incertains, représentants de commerce, psychologues,
plumitifs, vendeurs qualifiés, ingénieurs de petites entreprises, syndicalistes
provinciaux, fleuristes, assureurs indépendants, instituteurs, garagistes de
banlieue, j’en passe, et des meilleurs. Il y a enfin les producteurs
directs : paysans, ouvriers, et singulièrement ces prolétaires nouveaux
venus qui arrivent aujourd’hui en foule du continent noir. Notre mythologie, à
nous autres Phéniciens, consiste à dire que cette répartition est naturelle et
inévitable. C’est comme si un dieu avait façonné les habitants de notre pays à
partir d’un mélange de terre et de métal. D’un côté, comme ils sont tous faits
de la même terre, ils sont tous du même pays, tous phéniciens, tous
obligatoirement patriotes. Mais d’un autre côté, l’apport métallique les
différencie. Ceux qui ont de l’or dans le corps sont faits pour dominer, ceux
qui ont de l’argent, pour être de la classe moyenne. Quant à ceux d’en-bas, le
dieu les a grossièrement mélangés à de la ferraille. Seulement, le mythe,
d’après certains, ne s’arrête pas là. Un jour, disent ces prédicateurs
subversifs, viendra une sorte de contre-dieu, dont la forme nous est à ce jour
inconnue. Un seul homme ? Une femme d’une radieuse beauté ? Une
équipe ? Une idée, étincelle qui met le feu à toute la plaine ?
Impossible de le savoir. Toujours est-il que ce contre-dieu fera fondre tous
les Phéniciens, peut-être même l’humanité toute entière, et qu’il les
refaçonnera de telle sorte que tous sans exception seront composés désormais
d’un mélange indistinct de terre, de fer, d’or et d’argent ; ils auront
alors à vivre indivisés, relevant tous d’une identique appartenance à l’égalité
du destin.
¾ Voilà en effet un beau mensonge ! s’exclame
Glauque.
¾ Mais la formation de notre cinquième politique,
l’éducation qui l’accompagne, ne sont-elles pas comme le contre-dieu du
Phénicien ? Laissons donc cette fiction faire son chemin comme il plaît au
devenir de la vie anonyme. Quant à nous, demandons-nous d’emblée ce que devient
la société, si on suppose qu’il n’y a plus ni or, ni argent, ni ferraille, ni
haut, ni bas, mais seulement des égaux pour lesquels il n’existe pas de tâches
qu’il faille réserver à tel ou tel groupe inférieur, mais seulement ce que tous
doivent faire au profit de tous.
Amantha n’est pas convaincue :
¾ Mais ceux qui, momentanément, occupent des postes de
responsabilité, comment allons-nous organiser leur surveillance ? Il
serait tout de même honteux de faire comme ces mauvais bergers qui, pour
protéger leurs troupeaux, dressent en férocité des chiens, lesquels,
finalement, affamés et d’un caractère vicieux, s’en prennent aux moutons et, de
chiens de garde qu’ils étaient, deviennent cela même dont ils devaient nous
défendre : des loups !
Glauque renchérit :
¾ Bien parlé, cher sœur ! Il faut, par tous les
moyens, empêcher ceux dont le tour est venu d’occuper des fonctions militaires,
de nous faire des coups de ce genre. Car ils pourraient fort bien, sous
prétexte qu’ils disposent de la force, substituer à leur fonction supposée de
bienveillants protecteurs de tous les habitants du pays, celle, bien plus
séduisante, de despotes avides et cruels.
¾ Le meilleur moyen, remarque Socrate, la précaution
suprême, c’est de donner à tout le monde l’éducation adéquate. L’idée
communiste doit commander aux fusils.
¾ Ne l’ont-ils pas reçue, dans notre plan, cette
éducation ? s’étonne Glauque.
¾ Nous n’en savons encore rien, mon ami. Nous pouvons
seulement dire que, pour que ces dirigeants militaires provisoires manifestent,
dans les rangs de l’armée comme à l’égard de ceux que ladite armée protège, le
plus complet désintéressement et la plus subtile douceur, il faut qu’ils aient
eu la chance de recevoir une authentique éducation, quel qu’en soit le concept.
¾ Mais, insiste Glauque, ne faut-il pas aussi contrôler
leur richesse, qu’ils ne possèdent pas des palais, des troupeaux, des voitures
de luxe, des vases antiques, des femmes ravissantes, des parfums ou des
bijoux ? S’ils ont tout cela, ils en seront si entichés et si soucieux que
le pouvoir les rendra aussi méfiants qu’arrogants.
¾ C’est à une échelle bien plus vaste que se situe le
problème, et la décision politique ne peut ici qu’être absolument radicale. Il
faut abolir la propriété privée.
Alors je voudrais comme
d’habitude commencer par le rappel des prochaines séances […] Je voudrais
m’excuser auprès d’un certain nombre d’entre vous au sujet des défaillances du
mois de décembre dernier, qui ont affecté aussi bien le séminaire, les
permanences, etc. Ce sont des phénomènes de désorientation, pour reprendre une
notion que nous avons expliqué ici ; c’est-à-dire il y a un moment où en
fait la multiplicité des choses hétérogènes qu’on fait, et qu’on est astreint à
faire, se présente finalement comme un ensemble non dominé, ou non rassemblé,
ou disons dans le vocabulaire de maintenant : non soumis à une ou à des
idées. Et alors ce qui se passe quand c’est comme ça n’est-ce pas, ce qui se
passe c’est qu’on est dans le sentiment que ce qui vous gouverne est le train
du monde hein ; c’est-à-dire que c’est réellement la dynamique immanente
et quasiment automatique du train du monde qui vous gouverne. Et donc on n’est
plus dans le sentiment nécessaire, si on
veut être dans le gouvernement de sa propre vie, nécessaire que l’idée nous
tient dans quelque chose qui outrepasse ce train du monde ¾ ça
c’est un point d’éthique contemporaine : être toujours au point où quelque
chose en vous outrepasse le train du monde, ou n’y est pas soumis. Et à ce
moment-là on est livré à l’agitation propre du monde tel qu’il est, et dont
j’ai souvent soutenu ici-même que cette agitation (à propos de laquelle le
monde fait propagande n’est-ce pas : ²le monde change tout le
temps²,
²nouvelles
situations !², etc., etc.) est en réalité une agitation
immobile ; c’est-à-dire c’est un mouvement à la fois frénétique et
stagnant.
Et alors quand on tombe dans
cette stagnation, eh bien on en est atteint et victime, et il faut reconstruire
quelque chose à ce moment-là, il faut reconstruire un point tel que
véritablement on puisse réunifier minimalement l’existence. Et alors…
Voilà ! J’avoue que lorsque je suis gagné par le sentiment que le train du
monde a pris le pouvoir sur moi, je suis pris d’une fatigue extrême n’est-ce
pas… [sourires] Je suis pris d’une fatigue extrême. Et on le sait, la fatigue
contient ou induit la paresse, et la paresse… Mon maître en théâtre, Antoine
Vitez, soutenait que la paresse était le seul vice véritable. Que, en réalité,
même les plus grands crimes étaient commis par paresse finalement, qu’en
définitive le bourreau est quelqu’un qui veut résoudre un problème de façon
paresseuse [sourires]… c’est-à-dire effectivement si on ne torture pas, ça va
être très long, on va moins savoir, etc., « coupons au plus court »
dit le paresseux qui se transforme par là-même en criminel.
Alors j’espère n’avoir pas été
trop criminel !... Mais enfin il y a quand même eu des permanences qui
n’avaient pas lieu, des gens qui venaient et qui ne me trouvaient pas, etc. ¾
petits crimes [sourires] mais, tout de même, je vous présente ici mon
autocritique [Badiou se marre] et ça m’est l’occasion de dire cette menace chronique,
qui est une menace subjective du monde contemporain, et qui est cette manière
de vous requérir dans son agitation propre, et par conséquent de vous inculquer
ou de vous organiser dans sa désorientation propre ¾ la thèse que le monde est
aujourd’hui un monde de la désorientation est une thèse que nous avons souvent
eu l’occasion d’expliquer ici et après tout tout individu est susceptible de
s’y trouver exposé. Par conséquent la prochaine permanence [Badiou sourit] aura
lieu le […]… Et elle aura lieu, voilà.
Ce que je voudrais absolument
dire ensuite est évidemment d’un autre ordre. C’est parler de la mort de Daniel
Bensaïd. C’est une chose qui me frappe vivement. C’est une grande perte pour
moi. Et c’est une grande perte qu’on peut dire en un certain sens paradoxale
parce que (pour des raisons que je vais expliquer) Daniel Bensaïd n’était pas
ce qu’on peut appeler communément un proche compagnon hein. Il est vrai que les
proches compagnons, vous savez… Un des grands titres de gloire de Lin Piao en Chine,
pendant la Révolution culturelle était d’être ²le plus proche compagnon
d’armes de Mao Tsé Toung² ; ça l’a conduit à la mort en peu d’années, ce
titre. Donc on peut se méfier aussi des ²proches compagnons d’armes², ou
du titre.
Et alors je voudrais expliquer
pourquoi ce n’était pas un proche compagnon d’armes, et c’était un compagnon
cependant ; je le vivais absolument comme un compagnon. Et je voudrais
introduire ici l’idée du compagnon lointain, voilà ce qu’il était Daniel pour
moi, un compagnon lointain. Alors je voudrai expliquer les deux mots :
pourquoi il était un ²compagnon² et pourquoi il était un ²compagnon
lointain².
Il était un compagnon je pense pour trois raisons essentielles dont l’ensemble,
produisait une sorte de rareté.
D’abord il l’était au niveau des
choix fondamentaux. Et je dirai même d’un choix
fondamental. Choix fondamental fait par quelqu’un qui, par ailleurs, était à
l’évidence un grand intellectuel, un penseur, un philosophe, à savoir le choix
de ne pas renier, le choix de ne pas s’engager, au nom des circonstances
apparentes, dans la logique de la renégation ou du reniement. c’est-à-dire de
maintenir un élément inflexible dans la subjectivité politique ¾ mais
c’est beaucoup plus général : quand vous refusez le retournement, la renégation,
quand vous refusez de voguer sur les circonstances successives comme un chien
crevé n’est-ce pas, évidemment ça engage autre chose que simplement les
déterminations politiques particulières, singulières. Cette volonté, cet
impératif éthique que dans L’éthique
j’ai dit être le seul impératif éthique véritable dans les circonstances
difficiles, et qui se dit ²continuer²,
voilà. Continuer. Il était un homme qui, tranquillement d’ailleurs hein,
tranquillement, était dans la conviction que les circonstances pouvaient
varier, les forces contre-révolutionnaires devenir beaucoup plus vigoureuses,
etc., mais que tout cela n’était nullement une raison pour ne pas continuer. Ça
c’était le premier point.
Le deuxième point c’était que le
lieu d’exercice privilégie de ce choix c’était tout de même, pour lui comme
pour moi, la lisière entre philosophie et politique, l’articulation des
deux : la philosophie comme discipline de pensée, dans laquelle nous
étions engagés de longue date, et la politique en tant que figure pratique,
organisée et militante. L’accord des deux choses ne va pas de soi, on le sait
bien, c’est un débat… nous en parlons à propos de Platon, on peut en parler à
propos de l’histoire de la philosophie tout entière. Quel est le rapport exact
de la philosophie et de la politique ? ¾ c’est une question qui
est à la fois absolument interne à philosophie, mais aussi interne à la
politique, donc qui travaille sur les deux bords. Et là c’était ce choix, ce
choix continué, de travailler effectivement sur les deux bords, c’est-à-dire il
fallait trouver aussi les opérateurs philosophiques qui légitimaient, et
poussaient en avant en même temps, la figure de la continuation.
Et puis le troisième point
c’était la subjectivité. La subjectivité apparente même, la subjectivité telle
qu’on la voyait hein. C’est-à-dire je pense la composante de trois
choses :
1 ¾ l’extrême fermeté, qui était liée naturellement aux
deux autres points… Continuer… On savait très bien quand on le rencontrait,
quand on parlait avec lui, quand on le lisait, que ça ne serait pas facile de
le déplacer de sa position n’est-ce pas. Daniel Bensaïd avait une grande
fermeté.
2 ¾ Le deuxième point c’était le calme, c’est-à-dire
quelque chose aux antipodes d’un certain mode gauchiste de l’hystérie politique
qui est tout de même… qui rend service mais qui a aussi ses points d’irritation
(comme ça). Il était extrêmement calme, dans la fermeté elle-même.
3 ¾ Et puis un grand humour aussi.
Donc
ça, cette fermeté, ce calme, cet humour, c’est quelque chose que je
reconnaissais vraiment, c’est quelque chose auquel je me sentais
fraternellement rapporté. Et tout ça composait donc le compagnon, vraiment. Et
pourquoi ²lointain² ?
Oh ! vous savez, anecdotiquement on pourrait dire il y avait les maoïstes
et les trotskystes, et puis finalement ça continue quoi ! Ça continue dans
une vieille histoire, une vieille histoire soixante-huitarde. Si on la décode
un peu cette histoire, je dirai que le litige, le différend, la contradiction
entre nous, qui existaient évidemment, et qui ont été écrits, nommés, etc., je
pense qu’ils portaient sur deux choses. La première c’était : puisque nous
étions d’accord pour ne rien renier, c’est-à-dire d’accord pour continuer, eh
bien la question était de savoir ce que ça voulait dire ²continuer². Et
au fond il y avait un désaccord sur ²continuer quoi exactement².
Donc ça portait aussi sur l’analyse du passé politique, à propos duquel
naturellement se posait la question de la continuation, et le tri qu’on faisait
là-dedans : qu’est-ce qu’il fallait garder ? Qu’est-ce qu’on ne
pouvait pas garder ? Qu’est-ce qui, véritablement, soutenait la
continuation, mais qu’est-ce qui devait cependant changer ? Autrement dit
le rapport entre continuité et discontinuité à l’intérieur de la continuation ; c’est-à-dire on est
d’accord pour continuer mais s’ouvre aussitôt, dans le continuer lui-même, un
point qui est au fond à l’arrière-plan de presque tous les débats dans l’espace
de la politique révolutionnaire aujourd’hui, et qui est : la continuation
d’accord, on ne va pas céder, on ne va pas se rallier au consensus, etc., mais
cette continuation est elle-même travaillée par une dialectique immanente de la
continuation et de la discontinuation, ou de la continuité et de la
discontinuité. Et je pense que ça c’était le premier point de divergence ¾ je
ne vais pas entrer dans les détails ici mais nous n’avions pas la même
dialectique de la continuité et de la discontinuité à l’intérieur de la
continuité, voilà ! On pourrait le dire comme ça, abstraitement. Ça
c’était le premier point, qui est très complexe d’ailleurs, qui est aussi, si
on regarde de près, plein de surprises ou de paradoxes.
Et
puis le deuxième point, qui est philosophique, tandis que le premier était
historique et politique, je le dirai au fond assez simplement : c’étaient
des divergences sur en quoi consiste aujourd’hui le matérialisme. C’est-à-dire
qu’est-ce que c’est qu’être matérialiste en philosophie ? ¾
étant entendu qu’on sait bien (ça fait partie de la continuation) qu’un
révolutionnaire aujourd’hui est matérialiste, mais qu’est-ce que ça veut
dire ? Et nous n’avions pas, je pense, la même conception du matérialisme.
D’ailleurs il m’a plusieurs fois accusé d’être un religieux camouflé, voilà. Ce
qui voulait dire que je n’étais quand même pas très matérialiste à ses yeux
finalement. Et au fond moi je l’aurais accusé éventuellement d’être un
déterministe archaïque, voilà ! Alors entre le déterministe presque
mécaniste, et puis le religieux de l’autre côté, bon il y avait une tension
allégorique, comme ça, assez importante, dont le centre de gravité était au
fond : qu’est-ce que c’est que le matérialisme contemporain ?
Et conformément d’une certaine
manière à une intuition d’Althusser, ça portait finalement sur la place de
l’aléatoire, c’est-à-dire sur la fonction du hasard, sous le nom d’²événement² chez
moi (mais peu importe le nom), la fonction du hasard à l’intérieur de la reconnaissance
du caractère matérialiste du champ, de l’action ou de l’existence. Et en
réalité il reconnaissait la nécessité de faire sa place à l’aléatoire, il y a
des textes explicites de Daniel là-dessus, mais il trouvait que je lui en
donnais un peu trop. Un peu trop, c’est-à-dire que je ne m’adossais pas assez à
l’analyse détaillée, matérialiste, de la situation ou de la conjoncture. Et
voilà pourquoi au résultat de tout ça il était un compagnon lointain.
Et alors je voudrais dire que
lorsque se manifeste l’appui amical d’un compagnon lointain, c’est une chose
très forte, très émouvante. Au fond l’appui du compagnon très proche, je ne
dirais pas qu’il va de soi, parce qu’il y a aussi quelques aventures là-dessus,
mais enfin il est dans la nature même de la proximité. L’appui d’un compagnon
lointain, l’appui amical, sans arrière-pensée d’un compagnon lointain, c’est
une chose très émouvante, très touchante, et somme toute assez rare. Et je me
souviendrai toujours (c’est un exemple) que lorsque a commencé la campagne
contre moi sur le thème que j’étais antisémite, campagne tout de même
subjectivement déplaisante, vraiment. On comprend que l’ennemi utilise les
armes qu’il veut hein, on ne va pas pleurnicher hein… On ne va pas dire :
« ah ! les obus qu’on m’envoie sont crasseux ! »
[sourires]… Ça ce ne serait pas très malin [sourires]… On ne va pas demander
des obus propres n’est-ce pas [sourires]. Donc… Mais enfin le fait est qu’ils
sont sales ! [Badiou sourit, la salle aussi]… On est bien obligé de le
savoir et de l’expérimenter. Eh bien je me souviendrai toujours qu’il a été
vraiment un des tout premiers à entrer en lice publiquement, de façon
extrêmement argumentée, avec son talent à lui à la fois documenté et absolument
ferme, calme et plein d’humour vengeur aussi. Et ça c’était vraiment le
compagnon lointain se manifestant de la manière la plus immédiate et la plus
amicale qui soit. Et l’envers de cette émotion qu’on a quand le compagnon
lointain intervient près de vous, c’est que sa disparition est terrible, aussi
[Badiou paraît particulièrement affecté]. Alors je ne vais pas dire (ce qui
serait absurde) que la disparition du compagnon lointain est plus dure à porter
que celle du compagnon proche, mais il y a quelque chose qui frappe en
particulier parce que comme il est un compagnon lointain vous n’avez pas suivi
toutes les… vous n’avez pas accompagné, de façon subjective, proche et
quotidienne, la longue séquence de sa disparition. Elle arrive comme ça. Elle
arrive. Et la disparition du compagnon lointain (je peux vous dire, je
l’éprouve ce soir, y compris devant vous) est une épreuve.
Et alors, je crois qu’une des
raisons pour cela, c’est que somme toute le lointain est une mesure de notre
propre lieu, une mesure particulière. En un certain sens le proche est le lieu
lui-même hein. Le proche compagnon c’est celui qui vous accompagne et qui
occupe le lieu même où vous pensez et où vous agissez. Et le compagnon
lointain, il n’est pas dans le lieu même, mais comme il est un compagnon hors
lieu, il est mesure aussi du lieu. Et tout lieu en un certain sens a besoin de
son lointain propre pour se consolider, pour exister. C’est, en politique, la
question très compliquée des alliances avec des gens qui sont loins hein, et
c’est très important, c’est capital. Et l’alliance indubitable qui existait sur
toutes sortes de points avec Daniel fait que sa disparition c’est aussi quelque
chose qui affecte le lieu dans sa mesure propre, dans la mesure qui lui est
donnée par son lointain.
Et… Nous avons parlé du lieu la
dernière fois et je voudrais en redire un mot à cette occasion : le lieu
comme mesure par son lointain. Vous savez qu’on peut appeler ²lieu² la
matérialité précisément, la matérialité localisée d’une procédure politique. Et
cette matérialité localisée de la procédure politique, elle a une consistance
telle qu’elle fait objection (je voudrais le dire en passant) à l’idée assez
répandue qu’on peut substituer à la réunion des corps la connexion
immatérielle, par Internet hein. Cette substitution est tout à fait… Je ne dis
pas du tout que cette opération nouvelle soit inutile ¾ pas
du tout ! Mais elle n’est pas substituable à la construction collective du
lieu comme présence conjointe des corps. Rien ne remplacera, soyez-en sûrs,
spécialement dans la procédure politique, cet effet collectif de la coexistence
des corps. Et, dès que les corps s’absentent, que l’immatérialité s’installe,
la communication ou la connexion peut être rapide et indubitable mais la
décision est précaire.
Je voulais citer un exemple que
connaissent bien certains de ceux qui sont là n’est-ce pas : des
délégations internationales, pendant les derniers congés, avaient décidé de se
retrouver à Gaza, symboliquement, pour témoigner d’un soutien international au
peuple gazaoui, victime (il faut bien le dire) d’une sorte d’encerclement, qui
est un politique à terme qui est et se veut une politique d’anéantissement
malgré tout. Et une différence fondamentale entre les délégations étrangères et
la délégation française c’est que la délégation française avait pratiqué la
réunion, physique, avant ; alors que par exemple les Américains s’étaient
connectés par Internet et s’étaient donné rendez-vous en Égypte, au Caire. Donc
ils sont arrivés dispersés au Caire. Et au Caire ils ont appris qu’il n’était
pas question qu’ils aillent à Gaza ; et ils se sont trouvés atomisés.
Tandis que les Français avaient décidé d’aller à Gaza, s’étaient réuni, et
avaient décidé, avaient pris la décision que seule en un certain sens la
réunion permettait, de en tout cas, quoiqu’il arrive au Caire, de rester
ensemble jusqu’au délai prévu de cette expédition. Ce qui a eu comme
conséquence qu’ils ont construit un lieu, eux. Ils sont arrivés groupés au
Caire, et ils ont occupés un grand boulevard du Caire. Évidemment la police
égyptienne a commencé à montrer les dents, il y a eu des négociations ¾ je
vous épargne les péripéties, mais finalement ils ont occupés, pendant cinq
jours un trottoir du Caire, avec banderole(s), etc., etc., grand soutien de la
population et tout et tout.
Et alors je disais tout cela
pour dire qu’il reste absolument vrai que la réunion, la réunion, est le noyau
actif de la politique, parce qu’elle est l’instance de son lieu. Voilà. Et ça
c’est véritablement quelque chose qui touche à ce qu’on pourrait appeler la
démocratie réelle. Et on peut appeler ²démocratie réelle²
l’ensemble des procédures par lesquelles est rendue possible la construction
d’un lieu politique nouveau. Je pense que c’est la définition la plus précise
actuellement qu’on pourrait en donner. Et là on voyait très bien que,
contrairement à ce qui se dit, la réunion des corps demeure une condition sine
qua non de la décision politique et que, de
ce point de vue-là, il n’est pas vrai qu’Internet puisse accéder comme telle à
la démocratie réelle. Il peut en être un opérateur mais il n’en est pas
constitutif, voilà.
Et alors, je retourne à Daniel,
nous avions encore jusqu’à… jusqu’à hier, avant-hier, nous avions la présence
de Daniel Bensaïd aussi. La présence de son corps émacié, de longue date, son
corps aigu (comme ça). De ce corps aigu dont sortait la voix méridionale,
l’accent toulousain ¾ ce qui était une fraternité avec lui, parce que nous
venions de la même ville. Et en ce sens (c’est là-dessus que je concluerai) ce
corps de Bensaïd, avec son accent toulousain, ça faisait lieu à soi tout seul.
Ça faisait lieu. Ça faisait petit lieu, lieu où philosophie et politique
étaient connectées dans un corps et dans une voix. Et là vraiment, quand je le
voyais, avec ce corps singulier et cette acuité qui portait son humour et sa
voix, eh bien proximité et lointain étaient confondus en lui. Et c’est pour ça
que je voudrais vous dire à tous [Badiou est très ému] que c’est une grande
perte, pour tout le monde, que la disparition de Daniel Bensaïd, qui avait 63
ans. Et c’est donc une disparition, dans les conditions d’aujourd’hui, prématurée, vraiment ! Il va nous manquer vingt ans au
moins de Daniel Bensaïd ; c’est comme ça ! Mais en tout cas c’est
certainement une raison supplémentaire de soutenir ce pourquoi il était un
compagnon. C’est après tout la seule chose qu’il pouvait nous demander, et
qu’il nous a demandé. Voilà.
Alors… Reprenons quand même nos
affaires. Il nous aurait dit lui-même : « continuez ». Alors je
voudrai aujourd’hui procéder réellement par induction textuelle, c’est-à-dire
je voudrai tout tirer ce que je voudrai vous dire aujourd’hui du texte
[distribué en début de séance] que vous avez.
Alors ce texte que je propose
sous le titre Du communisme comme contre-mythe, et qui dans la version canonique est tiré du IIIe Livre de
La République [414-415],
contextuellement au moment où Socrate dessine le premier profil de la nouvelle
société, de la nouvelle politique.
Alors je vais procéder
ainsi : je ne vais pas le lire en entier, sauf peut-être de façon récapitulative.
Je vais le lire par sections successives et commenter chaque section. Je
voudrai simplement dire introductivement que le motif général de ce texte
concerne en réalité la notion controversée d’utopie ¾ même
si ce n’est pas le mot de Platon. Ou, si vous voulez, la fonction de l’utopie
dans la détermination politique. Vous savez que dans la polémique qui
maintenant existe depuis une trentaine d’années contre les orientations
radicales, communistes, révolutionnaires, le motif de l’utopie est devenu progressivement
un motif négatif n’est-ce pas ; c’est-à-dire le caractère utopique, c’est-à-dire essentiellement en fin de compte irréel de cette orientation, a été y compris inclus dans la
détermination selon laquelle cette orientation était criminelle, ou portait le
crime ; précisément parce que en tant qu’utopique elle violentait le réel,
elle ne pouvait que violenter le
réel. Et en fin de compte elle ne pouvait violenter que le réel sous la forme
des vies humaines elles-mêmes.
Et il est très intéressant de
voir Platon défendre de façon (si je puis dire) anticipée l’utopie (sans
prononcer le mot), allant jusqu’à soutenir qu’on a besoin de ce qu’il va
appeler un ²mensonge².
Autrement dit on a une position au regard de l’utopie qui est quasiment
extrémiste là, puisque c’est une position qui assume l’irréalité potentielle de
l’utopie comme figure effectivement mensongère. C’est très particulier parce
que d’habitude quand le procès est fait à l’utopie d’être en réalité une
promesse mensongère (parce que finalement c’est ça ! c’est-à-dire que
l’utopie va violenter le réel ; elle promet quelque chose qu’elle ne peut
pas tenir, elle va donc effectivement forcément s’achever dans un désastre
hein), la réponse classique est que ²non !² ;
que l’utopie a des arguments matérialistes en sa faveur, qu’en réalité elle
correspond à un processus réel, qu’elle est adéquate à l’histoire, etc. Chez
Platon, de toute façon chez Platon il n’y a pas de catégorie ou de concept de
l’histoire, et par conséquent on a quelque chose qui est à nu, à savoir qu’il y
a dans la subjectivité politique nécessité de quelque chose qu’il va appeler un
²mensonge² mais
nous allons voir que ça veut dire quelque chose qui en vérité est d’ordre
imaginaire en effet ; c’est-à-dire n’a pas (si je puis dire) à soutenir en
tant que tel l’épreuve du réel.
Alors… C’est à quoi le texte que
j’ai sélectionné commence ainsi n’est-ce pas :
N’y
a-t-il pas dans toute représentation politique, dit Socrate, soudain plein de
gravité Je ne peux pas savoir si c’est vraiment dans le texte grec ²soudain
plein de gravité² ou si c’est moi qui l’ai mis hein [Badiou plaisant], je
n’ai pas vérifié ce soir [sourires]. Mais enfin ²soudain plein de gravité² ça
veut dire que la question n’est pas facile hein [Badiou se marre]. Alors… soudain plein de gravité, quelque chose comme un
mensonge utile, un mensonge nécessaire, un mensonge vrai ? Je
m’arrête là pour le moment.
Alors il est clair que le motif
général va être celui de l’utopie. Nous sommes astreints à raconter quelque
chose qui, quoique au service de l’Idée, au service de l’action, peut être
considéré comme faux, imaginaire ou mensonger (les trois termes ne sont pas
absolument équivalents mais pour l’instant on va les prendre comme cela). Et
tout le texte, non seulement celui que vous avez mais la suite aussi, va être
traversé par la question : cet élément-là, cet élément mensonger, quel
rapport a-t-il avec l’Idée ? Après tout l’Idée, y compris l’Idée de la
nouvelle politique, l’Idée platonicienne sur ce qu’est la bonne politique,
cette Idée semble-t-il ne peut pas en elle-même être un mensonge. Au contraire,
elle va être, vous le savez bien, entièrement adossée à une théorie de la
vérité chez Platon. Donc quel est le rapport entre ce mensonge, dont Socrate
introduit interrogativement la nécessité, et le motif central de l’Idée, et
précisément l’Idée politique, qui doit s’articuler ou s’enraciner avec le Vrai,
avec l’être ?
Autrement dit quel est l’écart,
ou quels sont les rapports exacts entre utopie et Idée ? Ça c’est une
question tout à fait contemporaine, c’est-à-dire : est-ce que l’Idée
communiste c’est ça l’utopie ? Est-ce que c’est elle qui est utopique, et
de quoi parle-t-on quand on parle de l’utopie si éventuellement ça n’est pas purement
et simplement l’Idée elle-même hein ?
Alors l’interprétation finale
que je vais donner de cela, que j’avais déjà amorcée la dernière fois, et qui
je crois est conforme à ce que dit Platon ici, est la suivante :
c’est-à-dire que l’utopie c’est la part imaginaire de l’Idée, c’est vrai, ou
plus exactement c’est la forme imaginaire
dont l’Idée, elle, est la forme symbolique, et dont l’action politique
proprement dite est le réel. Donc je lacanise Platon là, un peu mais, comme
nous allons le voir dans le texte, ce n’est pas un forçage. Ce n’est vraiment
pas un forçage, et sur ce point c’est peut-être plus Lacan qui est platonicien
que le contraire.
Alors on dirait ça. On
dirait : bon, on appellera utopie (pour entrer dans la polémique sur la
question de l’utopie) cette forme imaginaire dont l’Idée est la forme
symbolique en effet, et dont l’action politique proprement dite est le réel. Et
je rappelle que l’Idée est toujours au point d’articulation entre l’individu et
le processus. Le processus collectif en tant que réel, l’individu y entre sous
le signe de l’Idée, et c’est bien la raison pour laquelle l’Idée a une part
imaginaire, une part symbolique et finalement une part réelle, c’est qu’elle
concerne le mode sur lequel un individu singulier, un sujet particulier, s’incorpore
à une procédure politique.
Alors c’est parce que ²utopie²
désigne cette part imaginaire requise pour que le sujet entre dans le
symbolique et se rapporte au réel de l’action qu’il est toujours possible, et
Platon le fait en son propre nom, ce qui est courageux n’est-ce pas, de
l’appeler ²un
mensonge².
De l’appeler ²un
mensonge²
parce qu’elle est distincte, précisément, de l’Idée en tant qu’adéquation
symbolique, et du réel en tant que réel de l’action elle-même. Voilà. Alors ça
c’est le premier point qui explique ²mensonge²… Et
alors pourquoi ²mensonge
vrai² ?
Pourquoi cet oxymore violent ? Eh bien ²mensonge vrai² veut
dire que ce mensonge, ultimement, est au service du vrai. C’est-à-dire qu’il
est vrai en tant qu’il participe de l’incorporation subjective au vrai ¾ en
tant que part imaginaire de cette incorporation.
On va donc distinguer n’est-ce
pas, et non pas du tout fusionner ²utopie², ²Idée² et ²politique². On
va au contraire distribuer ²utopie² du côté de la part imaginaire, ²Idée² du
côté de la formation symbolique, et réel du côté de l’action politique
proprement dite. Donc on va écarter ces trois termes et, en vérité, le texte de
Platon est destiné, quoique de façon non complètement explicite, mais il est
destiné au premier écart, c’est-à-dire à montrer (ce qui est évidemment
nécessaire) que l’utopie, en tant que mythe politique finalement, que le mythe
politique peut être vrai au sens de la formation d’une opinion vraie, tout en
étant faux du point de l’Idée elle-même, c’est-à-dire tout en étant mensonger
du point de l’Idée, tout en racontant quelque chose qui ne sera pas en vérité
validé ni par l’action réelle ni même par l’Idée. D’où le mensonge vrai. Voilà
le motif général qui est ici introduit.
Je lis maintenant ce qui vient
tout de suite après :
Je
pense à une histoire que m’a racontée, il y a longtemps, un marin phénicien [Alors
quand entrent en scène les Phéniciens ou les Égyptiens n’est-ce pas, dans
Platon, c’est qu’on va nous raconter une histoire ¾ ça
ils en sont chargés hein] Dans beaucoup de pays,
disait un marin phénicien [alors… petit commentaire : c’est comme
un petit peu l’Étranger d’Élée dans Le Sophiste n’est-ce pas ; quand on fait venir quelqu’un, là un marin
phénicien ou un sage égyptien, ou même quelqu’un qui vient d’Élée, on n’est pas
responsable hein ! C’est quand même une manière aussi de se dédouaner.
Cette histoire, racontée par un marin phénicien, finalement quelle est sa
signification ?... On va voir ! Mais enfin, en un certain sens, c’est
déjà un mensonge cette histoire évidemment. Parce qu’il est probable qu’il n’y
a pas de marin phénicien qui ait raconté cette histoire. En tout cas est-ce que
réellement un marin phénicien a raconté une histoire à Socrate ?... Franchement
c’est extrêmement douteux. C’est Platon qui dit qu’un marin phénicien a raconté
une histoire à Socrate… Donc le mensonge vrai va être porté par une histoire
douteuse, racontée par un marin lui-même inexistant. Alors…] Dans beaucoup de pays, disait-il, la société est
sévèrement répartie en trois classes sociales qui ne se fréquentent guère. Il y
a d’abord les financiers, les grands propriétaires, les hauts magistrats, les
chefs militaires [bon après j’en rajoute un peu, parce qu’il faut
parcourir l’histoire quand [sourires]], les
présidents de conseils d’administration, les politiciens et les maîtres de la
communication, presse, radio et télévision. Il y a ensuite la foule des métiers
intermédiaires : employés de bureau, infirmières, petits cadres, professeurs,
animateurs culturels, intellectuels incertains, représentants de commerce,
psychologues, plumitifs, vendeurs qualifiés, ingénieurs de petites entreprises,
syndicalistes provinciaux, fleuristes, assureurs indépendants, instituteurs,
garagistes de banlieue, j’en passe, et des meilleurs [sourires]. Il y a enfin les producteurs directs : paysans,
ouvriers, et singulièrement ces prolétaires nouveaux venus qui arrivent
aujourd’hui en foule du continent noir.
Alors
là, qu’est-ce Platon va proposer ? (parce que je suis sa démonstration… Je
l’orne, mais je la suis). Il va dire, il va s’installer dans l’examen
matérialiste du phénomène de l’utopie elle-même. C’est-à-dire que puisqu’on va
dire ²c’est
un mensonge²,
puisqu’on va dire ²c’est imaginaire², on va assumer ça. Eh
bien on va commencer par parler de l’organisation des sociétés en termes
d’analyse matérialiste traditionnelle, c’est-à-dire (il faut bien le dire)
d’analyse de classes. Parce que c’est ce que Platon introduit ici, c’est l’idée
que dans la plupart des sociétés il y a trois classes. C’est l’analyse de
classes. Et alors… Évidemment, puisque l’examen matérialiste classique des
utopies consiste à traverser l’analyse de classes des sociétés pour montrer que
l’utopie n’est pas validable à partir de cette analyse. Et l’astuce de Platon
c’est de valider la chose (on va voir comment) en traversant, comme tout le
monde, l’analyse de classes. Et le tour de joker, tout à fait incroyable, c’est
de la présenter elle-même comme une histoire n’est-ce pas ; c’est-à-dire
cette analyse de classes des sociétés est elle-même ce que raconte un marin
phénicien en disant « vous savez, dans toutes les sociétés, il y a trois
classes : il y a les richards, il y a la classe moyenne, et puis il y a
les types qui bossent, voilà ! ». Et c’est tout à fait intéressant de
voir que Platon va articuler, comme le fait l’analyse critique classique, le
thème de l’utopie sur le thème de l’analyse de classes.
Alors
il y a une chose que je voudrais remarquer : cette analyse de classes, ce
schéma trinitaire, il va les transformer en mythe, avec de l’or, de l’argent et
de la ferraille. Cette analyse de classes est au fond celle qui prédomine
aujourd’hui, ça c’est très frappant, c’est-à-dire : au fond il y a une petite
oligarchie qu’on vilipende volontiers (de façon d’ailleurs tout à fait formelle
et abstraite n’est-ce pas : les banquiers, les magnats de la
communication, le personnel politique en partie corrompu, etc.) ; de
l’autre côté il y a un prolétariat un peu indistinct, dont on ne cesse de dire
d’ailleurs qu’il a disparu, ou qu’il va disparaître, et il est toujours là mais
on ne sait pas très bien… il est composé de beaucoup d’étrangers, etc. ;
et puis au milieu il y a, au fond, ce qui est représenté comme le paradigme des
gens bien et normaux, à savoir la classe moyenne. Et ça c’est un thème très
important. C’est l’idée qu’en réalité le pilier des sociétés modernes c’est la
classe moyenne. La classe moyenne elle a les vertus fondamentales. Tout le
monde scrute le développement de la classe moyenne partout. Lisez les articles
sur la Chine etc., on a les yeux braqués sur le développement d’une importante
classe moyenne. Ce qui promet beaucoup, parce que la classe moyenne, de l’avis
général, c’est la classe démocratique hein. Et ça c’est une vieille idée parce
que c’était l’idée d’Aristote hein ¾ elle a la peau dure
celle-là : il faut une grande classe moyenne, parce que c’est elle qui a
intérêt à la démocratie. Elle a intérêt à la démocratie parce que la démocratie
c’est la structure à l’intérieur de laquelle elle va pouvoir accepter en réalité l’existence de l’oligarchie ¾
c’est en cela que ça consiste la démocratie. Ça consiste à être sous la férule
en réalité de l’oligarchie financière etc., qui prend toutes les décisions
importantes, mais comme on vous laisse faire à peu près tout ce que vous
voulez, sauf contester ce point [Badiou se marre], eh bien vous pouvez vous
stabiliser comme grande classe moyenne qui est le pilier de la démocratie parce
qu’elle est réellement le groupe intéressé à la démocratie, dans une tractation
qui au fond lui accorde un certain nombre de privilèges, de bien-être, de
libertés personnelles, etc., etc., contre quoi ? Contre une soumission
fondamentale ! c’est-à-dire contre le fait qu’en définitive la petite
oligarchie dirigeante ne sera pas inquiétée de manière essentielle et, d’autre
part, que bien évidemment elle ne va pas non plus cette classe moyenne s’allier
avec les très pauvres parce que précisément son être est de ne pas être avec
eux, ça c’est fondamental. Son identité de classe moyenne ¾ qui
est un nom d’ailleurs dont elle ne devrait pas être si fier que ça ; car
quand on commence à vous dire que vous êtes « le moyen » [sourires],
il vaudrait mieux s’inquiéter de cette appellation… Mais enfin apparemment elle
en est très satisfaite puisqu’on lit dant toute la presse que véritablement le
développement de la classe moyenne c’est alpha et l’oméga de la société
contemporaine. L’idéal ce serait qu’il n’y ait qu’une classe moyenne, et rien d’autre ! Mais là elle ne pourrait
plus être moyenne [sourires], c’est ça le problème ; c’est-à-dire qu’elle
n’a pas compétence à être classe universelle en tant que classe moyenne. Ça c’est évidemment une contradiction
dans les termes. Et alors, tout ceci pour dire que le schéma trinitaire qui va
être exhaussé à la puissance du mythe par Platon est en réalité absolument le
schéma contemporain.
Et alors, le point que Platon
introduit ensuite, je vais le lire, qui est tout à fait fondamental, c’est que
toute la question est de faire croire que cette tripartition est naturelle
hein, voilà. Je vous lis le passage remarquable :
Notre mythologie, à nous
autres Phéniciens, consiste à dire que cette répartition est naturelle et
inévitable. C’est comme si un dieu […alors là ²c’est
comme si²
et on va passer à l’expression mythologique proprement dite de la tripartition
des classes. Nous avons là un passage tout à fait remarquable où l’analyse de
classes est en même temps pointée et révélée dans un discours mythologique
hein] C’est comme si un dieu avait façonné les
habitants de notre pays à partir d’un mélange de terre et de métal. D’un côté,
comme ils sont tous faits de la même terre, ils sont tous du même pays, tous
phéniciens, tous obligatoirement patriotes [français, par exemple]. Mais d’un autre côté, l’apport métallique les
différencie. Ceux qui ont de l’or dans le corps sont faits pour dominer, ceux
qui ont de l’argent, pour être de la classe moyenne. Quant à ceux d’en-bas, le
dieu les a grossièrement mélangés à de la ferraille.
Voilà.
Alors ce mythe est très astucieux n’est-ce pas, parce qu’il ne dit pas
simplement, ce qui aurait été vulgaire, ²on a créé trois espèces,
les gens qui ont de l’or faits en or, les gens faits en argent et les gens
faits en ferraille² non ! C’est un mélange avec de la terre, donc il y
a un élément commun n’est-ce pas. C’est-à-dire ce sont tous des gens du pays,
ou même ont peu dire tous des hommes finalement, au sens de l’humanité,
puisqu’ils sont tous faits avec de la terre. Simplement il y en a qui ont la
chance d’être avec de l’or, d’autres avec de l’argent et d’autres avec de la
ferraille, ce qui fait qu’il y a une tripartition des classes, et elle est
naturelle parce que le mythe nous explique que c’est comme ça que le dieu a
fait les gens. Tous les gens ont été faits de cette manière-là, les uns avec de
l’or, les autres avec de l’argent, les autres avec de la ferraille, et c’est
comme ça, ça ne peut pas être autrement.
Donc
il s’agit d’une mythologie qui, dans les termes de l’époque déclare que
l’existence des classes est un phénomène naturel, qui ne contrevient pas
cependant à une logique générale des droits de l’homme ; parce que tout le
monde a de la terre n’est-ce pas. Et donc tout le monde appartient à l’humanité,
ou tout le monde est français ¾ ça dépend de l’échelle à
laquelle on travaille n’est-ce pas. Mais le mythe de Platon explique la
compatibilité particulière entre le fait qu’on reconnaît que des différences ou
des inégalités abominables existent entre les gens hein, premièrement, et
deuxièmement que cependant ils appartiennent tous à l’humanité, qu’il y a les
droits de l’homme, qu’il faut être humaniste etc., etc. Donc en un certain sens
tout le monde est pareil bien que, en réalité, les gens soient immensément
différents hein.
Et ça Platon le dit de façon
excellente, avec ce mythe particulier : « oui les gens sont tous
faits avec de la terre, on est tous pareils ; mais évidemment il y en a
qui ont un peu d’or, les autres un peu d’argent, et les autres un peu de
ferraille », ce qui fait qu’entre ceux qui ont de la ferraille et entre
ceux qui ont de l’or il y a un écart gigantesque ¾ et ça ça ne contrevient
pas à l’idée d’une humanité unique et ça naturalise l’existence des classes.
Alors ça c’est un point, un point
que Platon enregistre comme mythologique ¾ entendons, après tout,
avec notre oreille moderne, un point idéologique hein. Un point idéologique qui
est de faire croire à la naturalité de
l’organisation capitaliste de l’économie et des sociétés, et de faire
croire aussi que cette naturalité des
inégalités constitutives, monstrueuses malgré tout, qui existent au régime des
classes dans la société, ne contredit pas l’idée générale qu’on est tous des
êtres humains. Et donc vous avez une validation conjointe de l’inégalité totale
et de l’humanisme juridique hein. Voilà. C’est exactement ce que Platon nous
raconte comme le mythe raconté par un marin phénicien. Et il faut donc dire que
ce marin phénicien voyait assez loin… Il avait la vue longue, historiquement ¾
parce que véritablement cette affaire-là, ce dieu qui a mélangé de la terre et
des métaux, ça convient parfaitement.
Alors, comme nous le savons,
naturellement la mythologie contemporaine est absolument du même ordre :
elle va nous faire faire l’économie qu’un dieu nous a faits etc. ¾ ça
ce sont les circonstances historiques, voilà, mais enfin la juxtaposition du
caractère naturel de l’inégalité
forcenée quand même, induite par la concentration du capital d’un côté, et d’un
humanisme de sous-préfecture de l’autre, cette coexistence est pointée
véritablement dans le mythe en question.
Je me souviens, dans un débat
avec Enthoven sur France-Culture, il m’avait… Un débat assez tendu à vrai dire…
Vous savez que je fais quelquefois des débats un peu tendus comme ça…
[sourires] Et alors celui-là était particulier parce que tout d’un coup
Enthoven avait argumenté que la supériorité évidente du capitalisme c’est qu’il
était naturel, et la preuve c’est que personne ne l’avait inventé [sourires
perplexes]. Contrairement au communisme où l’on va avoir des inventeurs là,
Marx, Babeuf, Lénine, etc., ça avait été inventé, ça prouvait que c’était
artificiel quand même [Badiou et la salle se marrent]… Tandis que le
capitalisme il s’était installé tout seul, ça prouvait qu’il était conforme au
mouvement naturel des choses. Et alors je lui avais soutenu que ça n’était pas
forcément une vertu, voilà ! Qu’il y avait beaucoup de choses qui étaient
naturelles et qui ne valaient rien. Et que l’homme c’était en partie un être
anti-naturel par beaucoup de côtés. Qu’il avait créé un monde qui, au départ,
n’avait rien d’évidemment naturel… Que l’homme avait pu ne pas écrire pendant
des millénaires, et puis il avait écrit, etc., etc., et donc il y avait des
inventeurs de beaucoup de choses quand même ¾ même si on ne les
connaissait pas… Alors c’était un débat très intéressant parce que vous voyez,
là, c’était le débat sur cette mythologie du caractère fondamentalement naturel
du capitalisme. Voilà !
Donc ça c’est… Je récapitule en
passant :
[1] le premier temps c’est la déclaration qu’on va assumer
qu’il existe quelque chose comme un mensonge vrai ;
[2] le deuxième temps va être qu’on va passer par l’analyse
de classes ;
[3] le troisième temps va être le caractère idéologique,
mythologique, de la légitimation de la distinction des classes comme phénomène
naturel ;
[4] le quatrième temps va disposer la critique de tout cela.
Seulement, le mythe, d’après certains, ne s’arrête pas là, et là nous allons
entrer dans ce que j’avais appelé, moi, le contre-mythe hein.
Seulement, le mythe, d’après
certains, ne s’arrête pas là. Un jour, disent ces prédicateurs subversifs,
viendra une sorte de contre-dieu, dont la forme nous est à ce jour inconnue. Un
seul homme ? Une femme d’une radieuse beauté ? Une équipe ? Une
idée, étincelle qui met le feu à toute la plaine ? Impossible de le
savoir. Toujours est-il que ce contre-dieu fera fondre tous les Phéniciens,
peut-être même l’humanité toute entière, et qu’il les refaçonnera de telle
sorte que tous sans exception seront composés désormais d’un mélange indistinct
de terre, de fer, d’or et d’argent ; ils auront alors à vivre indivisés,
relevant tous d’une identique appartenance à l’égalité du destin.
¾ Voilà en effet un beau mensonge ! s’exclame
Glauque.
Alors… Voilà. Qu’est-ce qui nous est
dit là ? Il nous est dit que le mythe va être suivi d’un contre-mythe.
Évidemment l’horizon dans lequel Platon inscrit tout cela c’est que les
politiques mauvaises (à ses yeux), en
réalité les quatre politiques défaillantes que sont la timocratie,
l’oligarchie, la démocratie et la tyrannie, les quatre politiques existantes
qu’il faut dépasser pour faire advenir la cinquième politique (la politique
qu’il préconise, qu’il propose), eh bien ces quatre politiques nourrissent le
mythe phénicien. Dans toutes les quatre, en fin de compte, ce sont les rapports
de richesse et de pouvoir qui commandent. Donc c’est la distribution des
classes, les inégalités, et le fait que rien ne se fait en fin de compte sous le signe de l’Idée,
qui condamnent ces politiques. Et donc il va falloir proposer autre chose,
c’est-à-dire aussi un autre
mythe. Et de ce point de vue-là Platon a conscience qu’on est forcément, à un
moment donné, mythe contre mythe, c’est-à-dire utopie contre prétention à la
naturalité ¾ voilà, parce que c’est ça : prétention que c’est
naturel. Contre ce qui est prétendument naturel il va falloir élever un
artifice, effectivement, un artifice qui va comporter comme part imaginaire une
dimension d’utopie, et que c’est ça qui va articuler, pour part, les
subjectivités en jeu, d’une part dans les politiques antécédentes, d’autre part
dans la nouvelle politique.
Et
alors, finalement, quelle est la structure de ce contre-mythe ? (tel que
le marin phénicien le raconte). Eh bien, finalement la structure du mythe
proprement dite, on pourrait la représenter comme la constitution d’un écart,
c’est-à-dire : il y a un point commun qui est la terre, et puis il y a les
métaux. On commence par la terre et les métaux, dans la structure du mythe, un
peu à la Lévi-Strauss, l’analyse structurale du mythe du marin phénicien. Bon
il y a la terre et il y a les métaux. Et la terre est indivisée ;
c’est-à-dire il n’y a pas une bonne terre et une mauvaise terre, la terre c’est
l’élément de l’indivision, c’est ce qui va faire que tout le monde est pareil.
Et puis les métaux, eux, sont hiérarchisés.
Donc il y a un principe
d’indivision (la terre), un principe hiérarchique (ferraille, argent, or), et
le mythe consiste à articuler ce principe d’indivision et ce principe
hiérarchique. Évidemment (alors ça c’est assez clair n’est-ce pas) le dieu va
mélanger tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, tantôt avec le troisième. Donc
il va créer trois classes, et ces trois classes vont être disposées de telle
sorte que évidemment ceux qui ont de l’or seront préférables à ceux qui ont de
l’argent, lesquels seront préférables à ceux qui ont de la ferraille. Mais en
réalité, finalement le mythe, qui raccorde au début l’indivision à la
hiérarchie, va créer un écart maximal. L’écart maximal ce serait à la limite
entre les gens qui ne seraient que de la terre (éventuellement avec un tout
petit peu de ferraille hein, mais rien de plus), et à l’autre extrémité les
gens qui ne seraient que de l’or (avec très peu de terre) ¾ ce qui
est une intuition, parce que comme il dit ²il sont tous patriotes², que
en fin de compte à une extrémité on a des gens qui viennent du dehors
peut-être, ils ne sont peut-être même pas vraiment du même endroit hein, et
puis à l’autre extrémité on a des gens qui ne sont peut-être même pas non plus
du même endroit, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de terre, parce qu’ils sont
amalgamés au capitalisme mondial hein (traduisons).
Donc on aurait d’un côté
l’oligarchie planétaire du capitalisme mondial, or pur, et de l’autre côté le
prolétaire venu d’Afrique, terre pure, et puis au milieu la classe moyenne. Au
milieu la grande classe moyenne. Donc c’est bien vrai que, tiré dans sa
structure latente, le mythe phénicien montre d’une part la division en classes
de la société, les trois classes et leur unité humaine, mais fait apparaître
par en dessous une dualité potentielle fondamentale entre deux espèces de gens
qui n’appartiennent pas exactement à la division de classes stabilisée :
ceux qui arrivent alors qu’ils ne sont que de la terre. Ils sont alors,
vraiment eux, les damnés de la terre hein ; ceux qui arrivent comme ça,
les damnés de la terre, et puis à l’autre extrémité ceux qui ont tellement d’or
qu’au fond ils sont comme tous ceux qui ont de l’or partout hein. Et donc une
oligarchie planétaire de la concentration progressive du capital, et à l’autre
côté évidemment un prolétariat africain, du tiers-monde, qui vient d’ailleurs.
Ce qui, entre parenthèses fait que la contradiction idéologique dont ce mythe
est porteur, va exhiber, comme contradiction principale, non pas la contradiction
de classes, mais la contradiction entre les civilisés et les barbares. Les
barbares c’est la terre pure qui vient d’ailleurs, et les civilisés quand même
ce sont ceux qui sont du côté de l’or ; c’est-à-dire aujourd’hui, il faut
bien le dire, l’Occident démocratique, d’un côté, riche, et puis de l’autre
côté les pouilleux absolus hein. Et ça c’est contenu dans le mythe platonicien.
Il est à la fois un mythe de la triplicité, mais ce mythe de la triplicité
recouvre une potentialité de la dualité. La dualité qui finalement est immanente
au fait que l’indivision se mêle à la hiérarchie, et finalement tout ça se tend
vers l’idée de l’indivisé pur (du côté de la terre) et la hiérarchie pure (du
côté de l’or).
Alors contre cela… Voilà ça
c’est l’analyse structurale du mythe, contre cela naturellement, que peut être
le contre-mythe ? Eh bien le contre-mythe est principalement destiné à
interdire l’inscription de cet écart. Bien sûr il va passer par la destruction
des classes, il ne va plus y avoir la triplicité. Mais parce qu’il ne va plus y
avoir la triplicité, fondamentalement il ne va plus y avoir l’opposition des
civilisés et des barbares, il ne va plus y avoir l’opposition de la classe moyenne
démocratique raffinée d’Occident et puis des pouilleux qui sont si bêtes qu’ils
se rallient même à l’islam n’est-ce pas ¾ ça ne va pas être comme
ça. Ça ne va pas être comme ça pourquoi ? Parce que, tout simplement, tout
le monde va être dans un dosage identique des ingrédients mythiques ;
c’est-à-dire tout le monde va être dans le même dosage de terre, de ferraille,
d’argent et d’or. Et il va y avoir une seule formule (si je puis dire). Et du moment qu’il y a une seule
formule vous ne pouvez plus évidemment constituer nulle part un écart radical,
comme la triplicité organique du mythe phénicien nous y autorisait.
Et ça, ça va dénaturaliser
naturellement le mythe. c’est-à-dire le contre-mythe n’est pas un mythe naturel
(c’est pour ça qu’il est présenté d’ailleurs comme un ²contre-dieu²), il
est l’idée toute simple que puisqu’on affirme que tout le monde est pareil, à
savoir que tout le monde est de la terre, eh bien il n’y a qu’à faire que tout
le monde est effectivement pareil. C’est-à-dire il n’y a pas de raison logique
d’articuler l’indivision sur une hiérarchie. Donc le contre-mythe va simplement
réduire la dualité potentielle, en réduisant la triplicité, c’est-à-dire en
injectant la triplicité égalitairement : les trois métaux seront répartis
égalitairement et mêlés à la terre égalitairement.
Et donc, c’est le point
fondamental, la terre ne va plus en réalité signifier de l’extérieur
l’appartenance à une humanité commune. De l’extérieur d’une organisation
hiérarchique. La thèse, au fond, inéluctablement conséquence du contre-mythe
c’est qu’il y a un seul monde. Parce que si le dosage est le même partout vous
ne pouvez plus distinguer entre un lieu et un autre, l’humanité est cette composition égalitaire des différentes
composantes. Donc en réalité, ce qui dépasse de beaucoup les intentions de
Platon probablement, la logique générale de ce contre-mythe est évidemment
universaliste. Elle ne permet plus de repérer une identité autre que la mesure
égale de toutes choses en chacun. Tout le monde est composé identiquement. Et
donc tout le monde est en effet exposé de la même manière à la formule de
l’égalité du destin. Voilà.
Alors ça c’est… Le récit même du
contre-mythe est intéressant parce qu’on a en réalité une destruction,
c’est-à-dire les classes vont être détruites ; il y a un élément de
destruction. Il y a un élément de fusion, c’est-à-dire que l’élément de la
destruction suppose un élément de fusion collective : le contre-dieu va
faire fondre tous les Phéniciens, il va faire fondre tout le monde en réalité,
et ça c’est une métaphore de fusion qui indique que la puissance collective de déracinement
des classes est toujours fusionnelle hein.
c’est-à-dire que là il faut qu’il y ait la ressource de l’événement, il faut
qu’il y ait le collectif comme tel ; il faut après tout, en effet, à
échelle générale, ce que Sartre appelait ²le groupe en fusion². Ce
que Sartre appelait ²le groupe en fusion² c’est précisément le
moment de l’indistinction de chacun et de tous, comme dans l’action collective
immédiate. Eh bien cet élément-là est dans le mythe, sous la forme du fait que
le contre-dieu vient et qu’il fait fondre tout le monde. Il faut que tout le
monde fond hein. Et puis il y a un élément d’égalité strict ; c’est-à-dire
la recomposition générale se fait sur le terrain de l’égalité. Donc
destruction, fusion et égalité sont les trois termes inhérents au contre-mythe.
Et alors… Alors voilà en effet
un beau mensonge, et que répond Socrate ? Je lis le paragraphe qui
suit :
¾ Mais la formation de notre cinquième politique,
l’éducation qui l’accompagne, ne sont-elles pas comme le contre-dieu du
Phénicien ? Laissons donc cette fiction faire son chemin comme il plaît au
devenir de la vie anonyme. Quant à nous, demandons-nous d’emblée ce que devient
la société, si on suppose qu’il n’y a plus ni or, ni argent, ni ferraille, ni
haut, ni bas, mais seulement des égaux pour lesquels il n’existe pas de tâches
qu’il faille réserver à tel ou tel groupe inférieur, mais seulement ce que tous
doivent faire au profit de tous.
Alors
là, cette intervention de Socrate, complexe en réalité, répond au fait que
Glauque a dit ²c’est
vraiment un gros mensonge, en effet !², et ce mythe, et surtout
ce contre-mythe. Mais c’est surtout du contre-mythe qu’il s’agit, sous le nom
de ²mensonge² ;
puisque le mythe lui-même n’est jamais que la prétention à la naturalité de la
structure du réel hein ¾ il y a une différence : le mythe, lui, part de
l’analyse du réel, et la mythifie en déclarant que ce réel est naturel. Tandis
que le contre-mythe annonce, lui, une histoire complètement différente, qui ne
s’appuie pour l’instant sur aucun réel particulier. Autrement dit on pourrait
dire que le dieu réactionnaire c’est le dieu du réel, tandis que le
contre-dieu, subversir, eh bien pour l’instant il n’est le dieu d’aucun réel, à
ce stade-là de la narration. Et d’ailleurs le Phénicien dit : ²un
jour²
il y aura ce ²contre-dieu² qui
va venir et on aura la fusion, la destruction et l’égalité.
Alors
la position de Socrate va être tout à fait remarquable. Il va dire : pour
ce qui est de l’imaginaire du contre-mythe hein, ce qu’il faut c’est le laisser
²faire
son chemin².
Autrement dit la fonction de l’imaginaire n’est pas une fonction qui doit être
traitée, corsetée, reformulée. L’utopie, au fond, c’est un élément qui peut
suivre son cours dans la subjectivité anonyme ¾ ça c’est très intéressant
n’est-ce pas : c’est-à-dire que c’est là, évidemment, que Platon dissocie
l’utopie et l’Idée. L’Idée, elle, est l’objet d’un protocole d’éducation.
L’utopie, à proprement parler, elle ne relève pas de l’éducation, elle relève
de ce qui peut circuler spontanément
chez tout le monde, comme un élément subjectif imaginaire mobilisant, mais qui
n’a pas à être entretenu, développé, transmis ou être l’objet d’un protocole
éducatif particulier. Et là nous entrons (ce qui va occuper toute la suite)
dans évidemment la question épineuse du rapport entre cet imaginaire et le
réel ; c’est-à-dire le rapport entre ce contre-mythe, ce contre-mythe
qu’on peut appeler le communisme en tant que part imaginaire de l’utopie, entre
ce contre-mythe et les protocoles du réel avec, au cœur de la question, pour
Platon, le rapport entre cet imaginaire et l’Idée ¾
l’Idée en tant qu’elle n’est pas et ne peut pas être de l’ordre du mensonge.
Alors
il va commencer par examiner le rapport de l’imaginaire au réel de la
société : c’est-à-dire laissons le contre-mythe, laissons la part
imaginaire, laissons l’utopie suivre son chemin, et demandons-nous, nous
plutôt, de façon d’abord analytique ce que pourrait bien être une société
conforme au contre-mythe, c’est-à-dire : qu’est-ce que pourrait bien être
une société de l’égalité ? Et là, c’est donc le premier niveau du rapport
d’analyse du mythe au réel ; c’est le niveau de l’existence collective.
Qu’est-ce que c’est qu’une existence collective qui ne serait pas dans l’ordre
du mythe de la naturalité des classes mais dans l’ordre du contre-mythe de
l’égalité ? ¾ et ça c’est, on peut dire, la part analytique des
choses. Elle est analytique de façon projective, de façon elle-même encore
utopique, mais elle est analytique. Qu’est-ce que ça peut bien être qu’une
société qui serait gouvernée ainsi hein ?
Alors
là on voit très bien à quoi ça renvoie : ça renvoie aux propositions, si
on remonte au communisme originaire chez Marx, ça renvoie à des propositions
comme ²il
faudrait que tout le monde soit polyvalent² hein ; c’est-à-dire
il faudrait une polyvalence générale, il faudrait en finir avec la distinction
du travail manuel et du travail intellectuel. Il faudrait que tout soit produit
au régime de la libre association, etc. Donc tous ces thèmes là, la libre
association, la polyvalence, le fait de la réduction absolue de l’écart entre
travail intellectuel et travail manuel, la résolution de la contradiction entre
les villes et les campagnes, tous ces grands thèmes-là sont les thèmes à
travers lesquels analyser, en réel, même
de façon projective, une société qui pourrait se réclamer du contre-mythe.
Et
puis alors après, ça ne satisfait pas les deux jeunes interlocuteurs de Socrate
parce que eux ils sont, comme beaucoup, obsédés par la question de l’État et du
pouvoir. Donc ils vont dire ²oui ça c’est très joli, l’association, la polyvalence,
etc., mais enfin il y aura quand même toujours des gens qui vont commander, et qu’est-ce
qu’on va faire avec ceux-là ?². Alors je lis leurs deux
interventions :
Amantha n’est pas convaincue :
¾ Mais ceux qui, momentanément, occupent des postes de
responsabilité, comment allons-nous organiser leur surveillance ? Il
serait tout de même honteux de faire comme ces mauvais bergers qui, pour
protéger leurs troupeaux, dressent en férocité des chiens, lesquels,
finalement, affamés et d’un caractère vicieux, s’en prennent aux moutons et, de
chiens de garde qu’ils étaient, deviennent cela même dont ils devaient nous
défendre : des loups !
Voilà la première objection
d’Amantha : tout ça c’est bien joli mais comment on va faire, même si
c’est de façon rotative, en tirant au sort etc., il y aura quand même des gens
qui auront des responsabilités particulières, même si c’est momentané, même si
chacun le fait à son tour. Et comment on va faire pour qu’ils ne transforment
pas ce poste de responsabilités en une division qui va restituer finalement le
problème de l’or, de l’argent et de la ferraille ? ¾
c’est-à-dire ceux qui auront des responsabilité importantes l’or, ceux qui
auront des responsabilités intermédiaires l’argent, ceux qui n’ont pas de
responsabilités du tout la ferraille, et on va retomber là-dedans, non pas à
partir du principe de richesse en réalité qui est dans le mythe, mais à partir
du fait que le contre-mythe lui-même n’indique pas précisément ce qu’on fait
avec les gens qui ont des postes de responsabilités.
Et
alors…
Glauque renchérit :
¾ Bien parlé, cher sœur ! [ce n’est pas
souvent qu’ils sont d’accord tous les deux, mais là ils le sont] Il faut, par tous les moyens, empêcher ceux dont le
tour est venu d’occuper des fonctions militaires [comme tous les garçons
il s’intéresse surtout à l’armée hein], de nous
faire des coups de ce genre. Car ils pourraient fort bien, sous prétexte qu’ils
disposent de la force, substituer à leur fonction supposée de bienveillants
protecteurs de tous les habitants du pays, celle, bien plus séduisante, de
despotes avides et cruels.
¾ Le meilleur moyen, remarque Socrate, la précaution
suprême, c’est de donner à tout le monde l’éducation adéquate. L’idée
communiste doit commander aux fusils.
Alors dans cette partie-là nous
sommes au niveau du développement de la question du contre-mythe, au niveau de
l’État ¾
c’est ça le changement de registre. Socrate a répondu au niveau de la société,
et les jeunes lui disent : oui, mais au niveau de l’État, qu’est-ce qui se
passe hein ? Alors il est caractéristique que la formule de Socrate n’est
pas sur ce point la formule du ²dépérissement de l’État² de
Marx. Il ne répond pas en disant : non, non, mais des postes de
responsabilités il n’y en aura plus ¾ il n’est pas dans cette
utopie-là hein… La société, oui, la société elle peut être égalitaire
(association, polyvalence, éducation générale, etc.) mais il maintient l’idée
qu’il y a quand même des responsable ; il faut qu’il y ait des
responsables.
Et
alors la réponse au niveau de l’État va se faire en deux temps ¾ il y
a deux problèmes en réalité :
[1] le premier problème c’est que l’idée, c’est qu’il y a
une hypothèse de substituabilité générale ; c’est-à-dire tout le monde est
remplaçable. Donc, de façon sous-jacente, l’idée que les postes de
responsabilités se feront tour à tour hein, c’est-à-dire que tout le monde,
dans sa vie, exercera des postes de responsabilités, y compris importantes,
parce que ça fera partie de la polyvalence générale. Ce qui suppose naturellement
que tout le monde est égalitairement substituable pour des responsabilités
générales. C’est-à-dire qu’il n’y aura pas la distinction entre hommes du
pouvoir et hommes de la société productive. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y
aura pas des hommes de pouvoir ; la position de Platon sur ce point est
une position nuancée ; il pense évidemment qu’il faut maintenir absolument
une figure étatique, mais elle est substituable, et c’est pour ça que tout
résulte de la possibilité de généraliser l’éducation pertinente hein. Donc ça
c’est le premier point.
Alors le premier point n’est-ce pas qui n’est pas une
hypothèse de disparition de l’État, dans le contre-mythe, mais qui est une
hypothèse de substituabilité générale, de flexibilité de l’État, avec l’idée
qu’au fond on peut très bien imaginer que les fonctions étatiques soient comme
les autres, qu’elles ne créent pas de hiérarchie par elles-mêmes parce qu’elles
ne sont qu’une fonction qu’on peut horizontalement disposer au même titre que
les autres. c’est-à-dire que finalement balayer la rue et diriger l’État c’est
sur le même plan, c’est ça l’idée ; ce n’est pas que l’un fait disparaître
l’autre n’est-ce pas, c’est l’idée que ça peut être sur le même plan. Il n’y a
pas de raison que ça ne soit pas sur le même plan. Ça c’est l’idée
principielle.
[2] Mais il y a une question qui est que néanmoins
l’occupation du lieu de l’État, même circonstancielle, même momentanée, donne
des opportunités à la reconstitution d’une classe. On peut après tout saisir
les moyens dont on dispose pour garder le pouvoir, pour empêcher les autres d’y
venir et recréer une société hiérarchisée à partir du lieu du pouvoir lui-même.
Et donc utiliser l’état auquel on est parvenu de façon circonstancielle à titre
de structure où se recrée finalement non pas le contre-mythe mais le mythe ¾
c’est-à-dire il va y avoir de nouveau des gens qui ont de l’or et des gens qui
ont de la ferraille.
Or ce thème-là est une anticipation remarquable parce que,
au fond, on peut dire que c’est un peu l’histoire des États socialistes. Parce
que les gens qui sont arrivés au pouvoir dans les États socialistes c’est vrai
qu’ils y arrivaient (si je puis dire) en enlevant les autres et en se mettant à
leur place hein. Et ils n’étaient pas faits pour cela, ils n’étaient pas prévus
pour cela : les gens des Partis communistes qui ont pris le pouvoir en
Union Soviétique ils n’avaient pas été façonnés, préparés, par la société afin
de participer à l’élite du pouvoir, ils venaient de n’importe où n’est-ce pas,
des intellectuels, des ouvriers, des gens comme ça.
Donc il y avait bien dans la révolution elle-même quelque chose
comme l’idée qu’arrivent au pouvoir des gens qui ne sont pas préparés pour ça.
Et donc on pouvait dire que inauguralement les gens qui étaient au pouvoir
étaient en effet sur le même plan que les autres. Et d’ailleurs c’est ce qu’ils
disaient puisqu’ils disaient : « c’est le pouvoir des
ouvriers », « c’est le pouvoir des soviets hein » ¾ les
soviets c’étaient tout le monde.
Donc le pouvoir a été saisi comme ça et puis les conditions
dans lesquelles il a été gardé, dans lesquelles il s’est ossifié, dans lesquelles
il s’est maintenu, on en fait petit à petit recréé la distinction fondamentale
entre les gens qui participaient au pouvoir et les gens qui n’y participaient
pas. Et ça c’est un thème par conséquent fondamental de toute la fin des États
socialistes, qui est absolument manifeste dans plusieurs analyses faites à
l’époque, dans les années 60 et 70 du siècle dernier. D’une part l’analyse
selon laquelle, dans les pays capitalistes eux-mêmes, il y avait un capitalisme
monopoliste d’État ; donc l’État était une pièce constitutive du point de
vue de la reproduction des ségrégations sociales hein. Et encore bien plus à
partir du moment où il y a eu le thème de la bourgeoisie d’État dans les pays
socialistes eux-mêmes. Vous savez que, notamment au moment de la grande
turbulence révolutionnaire en Chine, on a développé le thème des deux
bourgeoisies : c’est-à-dire la bourgeoisie classique, la bourgeoisie
financière, propriétaire et industrielle qui existait dans les pays
capitalistes, et puis ²la nouvelle bourgeoisie² (les Chinois l’appelaient
comme ça) qui était la bourgeoisie interne au Parti communiste dans les pays
socialistes. Cette idée de la nouvelle bourgeoisie, de deux bourgeoisies, et du
fait que la lutte devait être menée contre les deux hein, est au fond une
résonance de ce qu’on est en train de voir ici, et de la question que se posent
les jeunes et à laquelle Socrate sur le moment (nous allons le voir) ne va
guère répondre, qui est : en fin de compte notre contre-mythe communiste a
un point de butée sur l’État ; parce que si on maintient des zones de
pouvoir, même la substituabilité n’est pas une garantie absolue, elle va
entièrement de la subjectivité des gens qu’on va à un moment donné mettre au
pouvoir. Exactement comme le destin finalement des États socialistes dépendait,
il faut bien le dire, de la subjectivité des gens qui étaient venus au pouvoir,
de la ligne qu’ils suivaient. De la question de savoir s’ils s’orientaient
vraiment vers une société égalitaire et communiste ou si, finalement, ils
s’installaient un petit peu pesamment dans la nouvelle forme de l’État. C’est
bien une difficulté qui est ici anticipée.
Et
alors, comment va répondre Socrate ? Je le lis :
¾ Le meilleur moyen, remarque Socrate, la précaution
suprême, c’est de donner à tout le monde l’éducation adéquate. L’idée
communiste doit commander aux fusils.
¾ Ne l’ont-ils pas reçue, dans notre plan, cette
éducation ? s’étonne Glauque.
¾ Nous n’en savons encore rien, mon ami. Nous pouvons
seulement dire que, pour que ces dirigeants militaires provisoires manifestent,
dans les rangs de l’armée comme à l’égard de ceux que ladite armée protège, le
plus complet désintéressement et la plus subtile douceur, il faut qu’ils aient
eu la chance de recevoir une authentique éducation, quel qu’en soit le concept.
La réponse de Socrate est donc
entièrement du côté de la subjectivité ¾ c’est ça qui est
intéressant : elle bascule du côté de la subjectivité. C’est-à-dire là le
réel du contre-mythe, le réel dont le contre-mythe est l’imaginaire ne peut
s’assurer que du symbolique (c’est ça qui est important). Parce que l’éducation
c’est toujours symbolique. Je dirais même l’éducation c’est le passage de
l’imaginaire au symbolique, c’est ça !... C’est-à-dire c’est apprendre que
la vérité de l’utopie c’est l’Idée, c’est l’élévation de l’utopie à l’Idée, si
on admet que l’utopie c’est la part imaginaire et un peu spontanée qui compose
le processus. On peut penser ici à la formule étrange et que j’aime citer de Lacan,
quand il dit que la cure analytique ça consiste à élever l’impuissance à
l’impossible. Eh bien c’est un peu de ça qu’il s’agit là dans l’éducation, au
sens de Socrate. L’imaginaire est nécessaire, mais il est aussi une forme
d’impuissance évidemment. L’utopie ne doit pas être rejetée, le contre-mythe
est nécessaire, mais il n’est pas non plus, par lui-même, apte à engendrer le
réel du processus.
Et par conséquent il va falloir
que, partant de cette donnée imaginaire, on la travaille de telle sorte que sa
symbolisation lui ouvre un accès au réel. Et l’éducation c’est ça ! Et je
dirai toute éducation est toujours le moment d’une symbolisation de ce qui
n’était donnée que comme représentation, c’est-à-dire comme imaginaire. Tout ça
pour dire que le passage de la représentation à la symbolisation c’est l’enjeu
de toute éducation. Si on n’était que dans les représentations on n’aurait pas
besoin d’éducation. Mais la symbolisation elle requiert cette éducation.
Et alors en fin de compte, ce
que Socrate répond c’est : notre seule garantie c’est qu’on ait fait en
sorte que tout le monde, finalement, est passé de l’imaginaire au symbolique,
c’est-à-dire que tout le monde est passé de l’utopie à l’Idée. Parce que l’Idée
ça va être la garantie, en vérité, de la nouvelle figure.
Et au fond là ce qui est dit
c’est : il y a une fragilité intrinsèque de l’imaginaire. L’imaginaire au
fond n’exclut pas en fin de compte, à soi seul, la renégation, la trahison et
l’installation. Il peut être tout à fait dynamique, il peut jouer une place
considérable dans la subjectivité révolutionnaire ou révoltée, mais sa
fragilité spécifique c’est qu’il n’exclut pas du tout que, parvenu à un poste
de pouvoir (et n’étant plus justement dans la situation revendicative, révoltée
dans laquelle l’utopie animait les actions), vous saisissiez votre chance, vous
saisissiez l’opportunité hein… Et ça, à ce moment-là, il faut que ce soit
l’Idée qui vous protège, qui vous garantisse. L’Idée comme un élément dans
lequel la vérité est en jeu, votre propre vérité, votre propre incorporation au
vrai, et pas simplement le soulèvement de la part imaginaire de la constitution
subjective du processus.
Alors vous voyez l’éducation
c’est ici très important, et on est frappé de voir que en effet dans les
régimes révolutionnaires, socialistes, etc., l’éducation est devenue une
affaire fondamentale n’est-ce pas. Tous les petits gamins devaient se taper des
cours de marxisme-léninisme ¾ ça n’a pas été un succès triomphal. Ça n’a pas été un
succès triomphal, probablement parce que cette question de l’éducation elle est
très compliquée n’est-ce pas. Et on sent là, on sent chez Socrate lui-même, une
interrogation. Confronté à la puissance extrême de l’État, c’est-à-dire
confronté au fait que l’État est un lieu hein… C’est un lieu l’État, c’est un
lieu si je puis dire antipolitique enfin, c’est le lieu d’où la politique est
surveillée, contrôlée et interdite… Mais c’est un lieu ! Et ce n’est
jamais impunément que quelqu’un vient dans ce lieu. C’est aussi pour ça que je
ne peux pas me rallier à la politique parlementaire parce que je vois trop que
son lieu est l’État, organiquement.
C’est-à-dire qu’elle est le lieu étatique. Et le lieu étatique est hétérogène à
tout lieu politique véritable… L’État ne pourra jamais être la même chose que
les soviets, et quand les soviets deviennent l’État ce sont les soviets qui
disparaissent (on le sait bien).
Donc la réunion, en tant que
composition d’une politique nouvelle, d’une nouvelle manière de décider, etc.,
c’est de la politique, mais l’installation dans l’État c’est autre chose. C’est
autre chose parce que c’est un lieu hétérogène. Et lorsque les jeunes
disent : oui, mais d’accord, mais les gens qui vont venir dans ce lieu-là,
le lieu de l’État, qu’est-ce qui dans notre contre-mythe là nous garantit
qu’ils vont bien se comporter ? Que par exemple, s’ils ont un mandat de
quatre mois pour être généraux d’une grande armée, au bout de quatre mois ils
vont retourner balayer la cour de l’hôpital hein ? ¾ ça
ce n’est pas sûr ! Ce n’est pas sûr. Et comme dit Glauque : c’est
quand même bien plus séduisant d’être un despote cruel que d’être le balayeur
du coin.
Maintenant finalement il faut
quand même imaginer que, en effet, un gars doit pouvoir pendant quatre mois
être général et retourner après balayer la cour ¾ c’est comme ça !
Franchement si ça c’est impossible, l’humanité a un pauvre destin. Elle a un
destin d’animalité c’est tout. Tant que ce sera comme ça… Et d’ailleurs on sait
très bien que quand ça arrive une fois par hasard, que quelqu’un avait un grand
pouvoir et qu’il l’abandonne et qu’il redevient balayeur, tout le monde en fait
un saint pour le reste des temps ¾ c’est tellement
exceptionnel ! Mais normalement ça devrait être, selon l’Idée communiste,
ça devrait être le destin général, le destin commun.
Et on a raison de s’inquiéter.
Et la défense de Socrate sur ce point est strictement subjective, au sens où
elle dit : il faut que tout le monde ait au fond liquidé sa part
imaginaire d’adhésion, dans l’élément véritable de l’Idée ; c’est-à-dire
qu’il ait une conviction qui n’est plus de l’ordre de la représentation, ou du
moins qu’il ait une conviction dans laquelle la représentation est une part
dominée. Et donc il va suivre l’Idée elle-même, mais cette fois en vérité, pas
simplement parce qu’il est dans la médiation d’une représentation, ou d’une
délégation imaginaire de l’Idée, absolument vulnérable à toute tentation d’un
lieu réel, qui est l’État. Et donc ici on sent la fragilité du dispositif
général, et il est très intéressant de voir que ça se passe au niveau de la
connexion à l’État.
Et alors, à ce moment-là (et ça
va être notre développement final), l’autre jeune va insister :
¾ Mais, insiste Glauque, ne faut-il pas aussi contrôler
leur richesse [à ces gars-là, qu’on met dans le lieu du pouvoir], qu’ils ne possèdent pas des palais, des troupeaux,
des voitures de luxe, des vases antiques, des femmes ravissantes, des parfums
ou des bijoux ? S’ils ont tout cela, ils en seront si entichés et si
soucieux que le pouvoir les rendra aussi méfiants qu’arrogants.
[Et Socrate répond :]
¾ C’est à une échelle bien plus vaste que se situe le
problème, et la décision politique ne peut ici qu’être absolument radicale. Il
faut abolir la propriété privée.
Alors
vous voyez, ce que dit… [applaudissements] Oui, applaudissez Platon [Badiou et
la salle se marrent]… Il le mérite. Ce qui est très intéressant c’est comment
arrive ici ce motif de l’abolition de la propriété privée. Il arrive en réponse
à une objection faite concernant en réalité le dispositif purement éducatif ¾
c’est ça qui est intéressant : c’est-à-dire l’idée qu’on va sauver la
situation égalitaire dans l’élément d’une éducation telle que chacun aura
compris que ce qui est en jeu, en fin de compte, dans l’utopie, est de l’ordre
de l’Idée, et non pas de l’ordre de l’image hein. La précarité de cela c’est
qu’on ne tient pas compte de la puissance du lieu, de la puissance matérielle
du lieu.
Il
y aura des responsables, ces responsables ils seront dans un lieu. Dans ce lieu
il y aura des tentations, il y aura la protection, il y aura des riches qui
seront embusqués, on va leur proposer ceci, on va leur proposer cela ; si
on continue à avoir des richesses, ils vont finalement (et ça c’est une maxime
extraordinaire parce que Platon le voit très bien) ils vont finalement
gouverner pour les riches. S’il y a encore des riches, ils vont gouverner pour
les riches ¾
c’est inéluctable. On va leur proposer tant de trucs qu’ils vont…
Et acculé là quand même, à voir
qu’en effet le dispositif c’est bien joli mais la matérialité ne peut pas être
oubliée, c’est-à-dire que là il va falloir un point réel, Socrate va dire ²ben
oui il faut finalement abolir la propriété privée² (le texte qui vient après
est un texte que nous avons expliqué l’année dernière, ou il y a deux ans
même). Et vous voyez comment ça s’articule : éducation ça veut dire ¾ bon ²l’éducation
socialiste²
comme on disait autrefois, l’éducation ça veut dire capacité de passer de la
représentation à l’Idée, capacité de passer de l’imaginaire au symbolique,
capacité de passer des images de l’émancipation à la conviction rationnelle de
sa possibilité et de sa nécessité.
Mais le point réel qui rend possible, en définitive, l’universalisation
de ce passage c’est l’abolition de la propriété privée. Tant que demeure la
propriété privée (et c’est ça l’argument ici), tant que demeure la propriété
privée, il n’est pas vrai que l’on puisse réellement assurer par la seule
éducation l’universalité de l’émancipation. Le passage de l’imaginaire au
symbolique, le passage (si vous voulez) de l’utopie communiste à l’Idée
communiste suppose que, dans le réel, il y ait une soustraction de la propriété privée. C’est-à-dire que l’élément
réel comme soustraction c’est en fin de compte l’abolition de la propriété
privée.
Et donc la trajectoire générale
aboutit à ce mot d’ordre ¾ elle n’en part pas hein, ça c’est très intéressant.
C’est-à-dire que la logique générale part réellement de l’imaginaire, elle est
une défensive du contre-mythe, elle légitime qu’il y ait un contre-mythe
finalement, elle légitime l’utopie, mais elle légitime l’utopie dans des
conditions telles que finalement, à la fin des fins, la garantie réelle
soustractive de la possibilité de l’utopie c’est qu’il ait été possible
d’abolir la propriété privée. Et là le nœud de l’imaginaire, du symbolique et
du réel se fait de façon extraordinairement complexe entre représentation d’une
humanité égalitaire, contre-mythe (par rapport au mythe phénicien des classes
finalement, et de leur caractère naturel), donc contre-mythe artificiel de
l’égalité générale, élévation éducative au symbolique sous le signe de l’Idée,
et réel dans la modalité d’une soustraction massive tout de même qui est
l’abolition de la propriété privée ¾ tout le point étant de savoir
comment les trois termes s’articulent dans un processus réel quelconque.
Je rappellerai quand même que
Marx, dans le Manifeste, dit, je le
cite : ²Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette
formule unique : abolition de la propriété privée.²
L’expression qui m’attire c’est ²formule unique²
n’est-ce pas… C’est-à-dire que l’abolition de la propriété privée c’est la
formule unique en quel sens ? Eh bien si on en croit le développement que
je vous ai proposé, au sens où c’est la formule unique du réel de tout ça. Ça
ne veut pas dire que c’est le plus important, ça ne veut pas dire que le
communisme se résume là ¾ d’ailleurs il parle ici de la ²théorie², il
ne parle pas du communisme en tant que tel, mais la théorie du communisme a une
seule formule, une seule formule réelle : abolition de la propriété
privée.
Et vous voyez que c’est une
formule négative, soustractive. Donc ça n’est pas ça la vertu affirmative du
communisme. Vous voyez très bien que la vertu affirmative d’un nouveau régime
d’existence collective ne peut pas être simplement l’abolition de quelque chose
¾
ce serait évidemment… Précisément, le positif lui n’est donné que dans la figure utopique (l’association libre, la
polyvalence), et après dans l’éducation militante. Mais le réel comme condition
de tout le reste est dans une figure soustractive, et il est la formule unique,
à ce titre ; sans être du tout la valeur, la qualité, la force
affirmative… Néanmmois, soustractivement, l’abolition de la propriété privée
est une condition sine qua non.
Alors voilà… Et je vous propose,
pour finir, une sorte de récapitulation de cette traversée, de cette induction
textuelle à partir de Platon. Alors on pourrait dire les choses ainsi :
une utopie politique vraie, le ²mensonge vrai² de
Platon, c’est la dimension imaginaire d’une Idée. Sa valeur critique est de
représenter la possibilité d’une autre organisation collective ¾ sa
valeur critique est là : elle représente la possibilité d’une autre
organisation collective contre l’idée que
celle qui existe est naturelle. C’est à mon avis un point très important :
aujourd’hui presque tout le monde est en réalité convaincu que le capitalisme
c’est naturel (si on creuse on voit ça). C’est pour ça que même ceux qui ne
l’aiment pas pensent qu’on ne peut rien contre lui. Sans compter que nous
sommes dans un monde où tout le monde se soucie de conserver la nature telle
qu’elle est [sourires]… Ce n’est pas une bonne idée, croyez-moi. Ce n’ets pas
une bonne idée de vouloir conserve la nature comme elle est. D’abord elle n’est
pas forcément si bien que ça. Et ensuite… Croyez bien que à l’intérieur de
l’idée de conserver la nature comme elle est, on va vous fourguer l’idée de
conserver tout ce qui est naturel comme il est. Et que comme le capitalisme est
naturel, il va falloir aussi le
garder comme il est. Et on demandera simplement qu’il devienne un peu vert. Ce
qu’il est en train de faire avec talent. Voilà.
En tout cas la valeur critique
de l’utopie, ça c’est sûr, elle est de
représenter la possibilité d’une autre organisation collective contre
l’idée que celle qui existe est naturel.
L’utopie a rapport au réel à trois niveaux : la société, l’action
politique et l’État. On peut dire aussi cela : il y a un imaginaire
constructif (au niveau de la société ; la représentation de la
construction d’une société), il y a un imaginaire régulateur (c’est-à-dire
l’action politique se fait dans l’élément aussi de la représentation), et un
élément abolitionniste. C’est-à-dire que l’utopie elle dit que la société doit
être reconstruite, que l’action politique doit être régulée, et que l’État doit
être aboli. L’État est en fait sa butée principale ¾ ça
je crois que c’est la grande leçon du siècle dernier : l’État a été le
point de butée principal de la représentation politique. Par rapport à ce point
de butée, l’exigence ultime c’est de passer de l’utopie à l’Idée complète (ça
je vous rappelle que c’est le thème éducatif chez Platon), et donc de
l’impuissance de l’imaginaire au possible politique, mais aussi à l’impossible
symbolique.
Alors là je vais faire un mot de
commentaire : l’impuissance de l’imaginaire au possible politique, ça nous
avons dit, finalement on connaît très bien ça en réalité, ça veut dire :
l’imaginaire ça veut dire ²il faudrait que tout soit autrement²
hein, mais on ne sait pas très bien comment. Il y a quand même un moment où il
faut passer de cet imaginaire inéluctable mais impuissant à une possibilité
politique qui lui soit homogène naturellement ¾ qui n’en soit pas le
reniement, la destruction, mais qui lui soit homogène. Et alors, à l’impossible
symbolique (l’impossible symbolique là c’est l’ordre de l’Idée) qui est quand
même toujours accompagné du caractère infini de la tâche (c’est ça l’impossible
symbolique). Parce que l’idée communiste est une Idée dont on sait très bien
que, en définitive, sa réalisation est effective (ou sera effective) est
infinie. C’est en ce sens qu’elle ne se résout pas uniquement dans le possible
politique, il y a toujours un reste réel du possible politique qui la relance
hein. Parce qu’évidemment, de ce point de vue-là, le communisme ce n’est pas la
fin de l’histoire, c’est le début d’une autre histoire. Et en tant que c’est le
début d’une autre histoire, eh bien c’est le début d’une relance symbolique de
la représentation.
Donc passer de l’utopie à l’Idée
complète c’est deux choses n’est-ce pas : c’est évidemment passer de
l’impuissance imaginaire au réel de l’action politique, mais c’est aussi
assumer, dans l’ordre de l’Idée, le reste réel de ce caractère à tout moment
impossible, qui fixe en fait que la tâche est infinie. Ça accepter que la tâche
est infinie c’est tout à fait essentiel. Parce que ce n’est pas le grand soir
et la fin de l’histoire. C’est une tâche infinie, et l’infinité de la tâche fait
partie de son organisation symbolique.
Et alors ce sont ces passages,
les passages de l’impuissance de l’imaginaire aux possibles politiques, et de
l’impuissance de l’imaginaire à l’impossible symbolique, c’est-à-dire à une
tâche infinie ou, comme disait Mao, à une ²guerre prolongée²
hein, c’est ça qu’on nomme l’éducation ; c’est ça que Platon en tout cas
nomme ²éducation² ¾ et
pourquoi pas ? Une éducation véritable, quel qu’en soit le contenu
finalement, reviendrait à passer en effet de l’imaginaire au symbolique, et de
l’imaginaire au réel ¾ c’est ça une éducation véritable.
Et, le dernier énoncé, l’ennemi
objectif de l’éducation, c’est la propriété privée. Et la propriété privée, son
règne maléfique n’a pas rapport principalement aux inégalités, mais au fait
qu’elle astreint à l’impossibilité de l’éducation ; c’est-à-dire elle est
dans la maxime (je l’ai bien souvent dit) « vivre sans Idée ». Et que
le règne de la propriété privée c’est le règne animal de l’acquisition, voilà.
Et donc c’est l’ennemi de l’éducation aussi, si ²éducation² est
pris en un sens un peu dense, dans le sens que Platon lui a donné à savoir, en
définitive, passer de l’utopie à l’Idée. Et c’est ça, c’est ce passage de
l’utopie à l’Idée qui est bloqué par la propriété privée, comme Platon le
démontre, et ce n’est pas un hasard si la propagande consiste toujours :
1) à renvoyer l’entreprise de l’émancipation au régime de l’utopie, et 2) à se
dire que de cette utopie on ne passe jamais à l’Idée ¾
parce que c’est ça ! Parce que de l’utopie on ne passe qu’au crime. Le
réel de l’utopie c’est le crime, alors que la thèse de Platon c’est que le réel
de l’utopie c’est l’Idée.
Vous voyez la cohésion de tout
ça. Et la raison pour laquelle, finalement, la seule formule du programme des
communistes, nous dit Marx, c’est ²abolition de la propriété privée²,
c’est que le communisme, c’est vrai, en un certain sens, c’est l’auto-éducation
de l’humanité. C’est l’auto-éducation de l’humanité. Et si l’ennemi de cette
auto-éducation c’est la propriété privée, eh bien finalement le réel de cette
éducation exige l’abolition de la propriété privée.
Merci.
Distribution
d’un extrait de La République (L I,
345sq.), titré :
Platon
13. Qu’est-ce qu’une argumentation philosophique ?
¾ Et, poursuit Socrate, chaque technique nous rend un
service tout à fait particulier. Pour la médecine, c’est la santé, pour le
pilotage d’un avion, c’est la rapidité et la sécurité d’un voyage, et tout le
reste à l’avenant. Oui ou non ?
¾ Oui ! s’impatiente Thrasymaque, je te le corne
aux oreilles : Oui !
¾ Et la technique… Oh ! j’ai décidément horreur de
cette traduction de teknh. J’en trouverai une
autre pendant la nuit. Bref, la technique particulière dont le nom ancien était
« mercenariat », et qui aujourd’hui, omniprésente, s’appelle
« salariat », n’a pas d’autre fonction propre que de rapporter un
salaire. Naturellement, tu ne confonds jamais un médecin avec un pilote de
ligne. Si ¾
c’est la règle que tu nous imposes, toi, le fanatique du beau langage ¾ nous devons définir tous les mots avec la plus
extrême rigueur, nous n’appellerons jamais « médecin » le capitaine
d’un navire, sous prétexte que les passagers, dopés par l’air marin, pètent la
forme. Pouvons-nous alors, je te le demande, appeler « médecin »
n’importe quel salariat, dès lors que le salarié se porte mieux parce qu’il a
touché son salaire ?
¾ Où veux-tu en venir avec ces calembredaines ?
maugrée Thrasymaque.
¾ J’en viens au moment fatal de mon argumentation, quand
tous les fils se rejoignent et que tout s’éclaircit. Écoute bien ma
question : vas-tu confondre la médecine avec le salariat, en arguant de ce
que, quand il guérit les gens, le médecin touche un salaire ?
¾ Ce serait grotesque.
¾ Tu as reconnu que chaque technique prise en elle-même
nous rend un service, et que ce service est particulier, distinct de celui que
nous rend une autre technique. Si donc plusieurs techniques différentes nous
rendent le même service, il est clair que ce service résulte d’un élément
commun qui s’ajoute à la fonction propre de chacune des techniques considérées.
L’application de ce principe est simple, dans le cas qui nous occupe :
quand un technicien touche un salaire, c’est qu’il a ajouté à la technique dont
il est le spécialiste cette autre technique, plus générale, que nous avons
nommée le salariat. Et s’il ne touche aucun salaire, sa performance technique
n’en est pas moins pour autant annulée. Elle reste ce qu’elle est, et demeure,
dans son être, tout à fait extérieure au salaire.
Thrasymaque
sent que les mâchoires de l’argument menacent de l’écraser. Il prend les choses
en grand seigneur et, d’un ton ironique :
¾ Si tu le dis, Socrate, nous le dirons aussi.
¾ Tu devras alors avaler les conséquences. Il est en
effet désormais établi qu’aucune technique, aucune position dominante n’ont
pour but ou fonction leur propre intérêt. Comme nous l’avons déjà dit, elles
n’ont en vue et ne prescrivent, s’il s’agit d’une technique, que ce qui
concerne l’intérêt de ce qui en est l’objet et l’enjeu. Et s’il s’agit d’une
position dominante, elle ne vise que l’intérêt des gens dominés. Voilà pourquoi
je disais tout à l’heure, mon cher Thrasymaque, que personne ne désirait, de
son propre chef, diriger quoi que ce soit, et encore moins s’engager gratuitement
à soigner et guérir les maux d’autrui. Car, dans ce genre de situation, on doit
considérer l’intérêt du plus faible et non celui du plus fort. Le résultat est
que tout le monde réclame un salaire. Évidemment ! Celui qui, au service
d’un client, met en œuvre une technique de façon efficace et bien ajustée, n’a
jamais en vue ni ne prescrit son propre bien. Il ne s’occupe que des biens de
celui pour lequel il travaille, auquel il est cependant supérieur, puisqu’il
maîtrise une technique que l’autre ignore. C’est pour redresser ce paradoxe
apparent ¾
le supérieur au service de l’inférieur ¾ qu’il faut presque toujours garantir un très bon
salaire à celui qui accepte un poste hiérarchiquement élevé, salaire versé sous
forme d’argent et d’honneurs variés. Quant à celui qui refuse obstinément,
c’est sous forme de punition qu’il touchera son salaire.
Glauque,
observant que Thrasymaque, dégoûté, prépare une retraite stratégique, croit
qu’il a le devoir d’alimenter la discussion :
¾ Socrate ! Que nous racontez-vous,
exactement ? Je comprends bien qu’au salariat correspond un salaire
différent de celui qui est approprié aux techniques comme la médecine ou la
direction d’un grand corps de l’État. Mais qu’une punition ¾ et laquelle ? ¾ puisse faire office de salaire pour quelqu’un qui
refuse un poste, et qui donc, ne rendant aucun service, ne mérite aucun
salaire, ça me dépasse.
¾ Demande-toi quel peut bien être le salaire d’un de
nos meilleurs partisans, un très bon philosophe par exemple. Ne sais-tu pas
pour quelle raison il va parfois se résigner à accepter une fonction importante
dans l’État ? Ne sais-tu pas que, pour lui, carriérisme et âpreté au gain
sont des vices ?
¾ Ils le sont réellement, à vrai dire. Et alors ?
¾ Vous-même, enchaîne Amantha, si ma mémoire est bonne,
vous avez accepté d’être président du Conseil à Athènes. C’était à peu près au
moment où votre cher Alcibiade prenait une raclée à la bataille de Notion. Quel
a été votre salaire ?
¾ Ma fille, tu ranimes là un souvenir extrêmement
pénible. En tout cas, tu t’en doutes, il ne s’agissait ni du goût du pouvoir,
ni de ce qu’il rapporte. Au plus fort de la Révolution culturelle, Mao Zedong a
lancé la directive : « Mêlez-vous des affaires de l’État ».
Quand nous obéissons à cette directive, nous n’avons pas l’idée d’être traités
comme des salariés qui exigent le salaire de leur engagement, ni comme des
voleurs qui tirent de cet engagement des profits secrets. Il ne s’agit pas non
plus de courir après les honneurs, car ce n’est pas l’ambition qui nous anime.
En fait, nous pensons tous ¾ nous, communistes de la nouvelle génération ¾ que participer volontairement au pouvoir d’État tel
qu’il existe, sans y être contraint par des circonstances exceptionnelles, est
totalement étranger à nos principes politiques. Il est donc inévitable que nous
y contraigne uniquement la perspective d’un châtiment intérieur plus grave
encore que la honte que nous éprouverions à courir après les postes et les
crédits. Or, qu’est-ce qui peut bien être, dans ce genre de situation, la plus
insupportable des choses ? C’est d’être gouverné par des crapules,
uniquement parce qu’on a refusé le pouvoir. La crainte de ce châtiment est la
seule raison pour laquelle, de temps à autre, des gens honorables se mêlent au
plus haut niveau des affaires de l’État. Et on voit bien qu’ils ne le font ni
par intérêt personnel, ni pour leur plaisir, mais parce qu’ils croient que
c’est nécessaire, vu l’impossibilité, dans les épreuves que traverse l’État, de
trouver pour les postes qu’ils vont occuper des candidats meilleurs, ou au
moins aussi bons.
¾ Attendez, attendez ! interrompt Amantha. Vous
nous parlez là de l’engagement paradoxal de gens honnêtes dans un État
passablement pourri, où dominent ordinairement les carriéristes, les profiteurs
et les démagogues. Ce dévouement n’a du reste jamais servi à grand-chose. Je me
demande ce qui se passerait dans un État idéal, soumis à de justes principes.
¾ Si un tel État venait à exister, on y organiserait
des compétitions pour ne pas être au pouvoir, tout comme aujourd’hui pour y
être.
¾ Des élections négatives ! Incroyable !
ricane Glauque.
¾ On se vanterait d’avoir enfin été élu pour n’occuper
aucun poste. Parce que, composé de femmes et d’hommes libres, et dominé par la
maxime égalitaire, le pays unanime considérerait que le dirigeant véritable n’a
pas en vue son propre intérêt, mais uniquement celui du peuple entier. Et la
masse des habitants trouverait plus tranquille et plus agréable de confier son
destin personnel à des gens de confiance, plutôt que de se voir confier, à eux
personnellement, le destin d’immenses foules. Je n’accorde donc absolument rien
à Thrasymaque : ce qui est juste n’est pas et ne peut pas être l’intérêt
du plus fort.
Je voudrais commencer par dire
quelques mots à propos de Haïti. Parce que, comme vous savez, nous avons
plusieurs fois parlé de la question des lieux, c’est-à-dire des lieux en tant
que des lieux de situations. À l’arrière-plan d’ailleurs il y a toute une
doctrine systématique, que j’ai en partie proposée, qui est la doctrine du
site, ou du site événementiel. Donc je vais dire quelques mots sur Haïti pour
des raisons que je vais tenter de vous expliquer… Haïti est un lieu, Haïti
c’est autre chose qu’un pays particulier dans lequel s’est produit une grande
catastrophe [cf. le violent tremblement de terre du 12 janvier dernier]. Donc
quelques points sur Haïti pensés en ce sens, c’est-à-dire non pas pensés à
partir du désastre, mais pensés d’abord dans la situation singulière que ce pays
constitue.
D’abord,
évidemment, il faut se souvenir que Haïti, du point de vue de son inclusion
dans notre histoire, c’est-à-dire dans l’histoire occidentale, que Haïti a
d’abord été le lieu privilégié d’un forfait tout de même extraordinaire
n’est-ce pas… Il faut se rappeler que Saint-Domingue, l’île tout entière, a été
un espace fondamental de l’importation d’esclaves venus d’Afrique et que, à la
fin du XVIIIe siècle, Saint-Domingue est un lieu d’accumulation
capitaliste et de prospérité tout à fait extraordinaire ; c’est même
devenu une partie constitutive essentielle de l’économie de la France. C’est
vraiment une colonie, au sens plein du terme, extrêmement productive,
extrêmement prospère, et entièrement fondée évidemment sur l’exploitation de la
main d’œuvre esclave. Donc c’est au départ le lieu d’un des innombrables crimes
de ce type d’accumulation, un lieu exemplaire de ce type de forfait. Et alors
ceci s’inverse en quelque manière, dans la mesure où ça devient le lieu d’un
événement extraordinaire. Voilà.
C’était le lieu structurel d’un
des innombrables crimes de l’occident colonial, ça devient le lieu d’un
événement tout à fait extraordinaire, qui se situe naturellement dans l’espace
général de la Révolution française, mais qui, en un certain sens, va au-delà
pour des raisons que je vais tenter d’expliquer.
C’est
évidemment la révolte, et surtout la révolte victorieuse des esclaves noirs
d’Haïti. Rappelons ¾ on ne va pas faire de l’histoire détaillée mais
rappelons que l’esclavage a été aboli sur place avant que la Convention nationale décide, dans une séance
solennelle, de son abolition. Donc l’esclavage a été aboli dans le mouvement
même de la révolte et de la construction d’un nouveau pouvoir par les Haïtiens,
c’est-à-dire en définitive par ceux qui avaient été amenés là dans les
conditions que vous savez comme esclaves. Malgré tout on est obligé de penser à
Spartacus et à l’histoire des révoltes d’esclaves, on y est obligé parce que
c’est véritablement le premier soulèvement victorieux des esclaves dans
l’histoire.
Et, en outre, cette révolte
victorieuse s’accompagne de l’apparition d’un personnage extraordinaire,
évidemment comme toujours dans les grandes révolutions, qui est Toussaint
Louverture, peut-être un des plus grands politiques de tous les temps ; un
personnage dont on n’a pas encore complètement épuisé la signification. Toute
une partie des écrits et des lettres de Toussaint Louverture attendent d’être
réellement éditées, mises à la disposition des gens ; un chantier extraordinaire
pour les historiens.
Et donc voilà ce lieu. Il faut
tout de même le penser dans cette double détermination d’un forfait
exceptionnel et d’un événement littéralement sans précédent. Alors sur cet
aspect des choses il y a un livre fondamental, que je vous signale, qui est le
livre de Cyril Lionel Robert James ; quelqu’un qui est né dans les
Antilles anglaises, à Trinidad et Tobago. Et ce livre existe en traduction
française, il a été écrit d’abord en anglais, sous le titre Les Jacobins
Noirs, Toussaint Louverture et la
révolution de Saint-Domingue. Il a été
réédité aux éditions Amsterdam en 2008. La première traduction en français de
cet ouvrage a été faite par Pierre Naville, donc par une des personnalités
intellectuelles du progressisme et de l’anarchie française, ce qui indique
aussi toute une série de corrélations.
Une bonne partie de l’histoire
de Haïti, à mon sens, doit être éclairée comme une sorte de longue et
interminable tentative de revanche, prise par ceux qui avaient été séquentiellement
vaincus. Il y a eu des conséquences réactives, réactionnaires, considérables de
cette victoire de l’insurrection et de la mise en place, pendant deux ans au
moins, d’un gouvernement sans précédent n’est-ce pas, le gouvernement de
Toussaint Louverture. Entrer dans les détails serait trop long mais c’est une
histoire en elle-même extraordinaire n’est-ce pas ; en particulier la
tentative de Toussaint Louverture de ne pas solder la chose par l’enfoncement
du pays dans la misère, la pauvreté, le démantèlement de sa capacité
productive, etc. Il a d’ailleurs été critiqué de ce point de vue-là parce qu’il
a cherché au fond des accords, des compromis, des stabilisations de la
population ¾
en quoi il est évidemment la figure tutélaire de Mandela ; il est le
premier Mandela, véritablement, dans l’expérience historique de Haïti.
Il faut savoir aussi que les
forces armées organisées par les révoltés haïtiens ont, dans la période de la
Convention, trouvé l’appui d’un certain nombre de conventionnels, de personnages
extraordinaires n’est-ce pas, comme le représentant en mission Santonax ;
des gens comme ça on n’en fait plus [Badiou sourit]. Il faut savoir aussi que
malgré tout en France l’écho a été tout à fait fondamental : il y a eu un
grand meeting à Brest où l’on a présenté les délégués africains venus de Haïti,
au milieu de l’enthousiasme populaire. Il y a eu aussi… Vous savez que la
Convention a décidé, au moment de la séance pour l’abolition de l’esclavage,
qu’il n’y aurait aucun débat car même simplement débattre de cette question
allait contre les principes, tant évidemment abolir l’esclavage était comme une
nécessité naturelle et évidente. Il y a donc eu une déclaration officielle de
la Convention annonçant que l’abolition de l’esclavage se ferait sans débat.
[Badiou se marre doucement] Ceux qui voulaient débattre se sont tenus
tranquille n’est-ce pas ¾ à l’époque il valait mieux. Ce qui n’a pas empêché (et
ça, ça été étudié de très près) le lobby colonial de jouer un rôle
réactionnaire fondamental pendant toute la durée de la Révolution française, et
d’être extraordinairement actif au moment de Thermidor. Une bonne partie de la
contre-révolution thermidorienne a été financée et organisée par le lobby
colonial qui n’admettait pas, qui ne pouvait pas tolérer ce qui s’était passé
là-bas. Et ayez toujours présent à l’esprit que c’était une source de richesses
absolument colossale ; ce n’était pas une annexe, un endroit perdu,
c’était une pièce constitutive de
l’accumulation bourgeoise à cette époque.
Rappelons-nous aussi que y
compris Napoléon a été défait à Haïti. Il y a envoyé des troupes considérables.
Certains historiens considèrent même que les troupes consignées (si je puis
dire), fixées à Haïti, et qui par conséquent n’ont pas pu être sur les fronts européens,
ont contribué aux difficultés militaires finales de Napoléon. Les types ont
pris quelques raclées, ils ont été malades etc., en réalité ce fut une
véritable débandade… Ce qui n’a pas empêché Napoléon, premièrement de rétablir
l’esclavage ¾
c’est un personnage dont il faut tout de même rappeler les caractéristiques de
temps en temps n’est-ce pas, au regard du culte qui périodiquement ressuscite.
Il a premièrement rétabli l’esclavage, et deuxièmement il a fait mourir
Toussaint Louverture dans une détention abjecte dans la province française… Napoléon
a commis beaucoup de crimes mais celui-là, la mort de Toussaint Louverture,
c’est celui qui est proprement et totalement impardonnable,
véritablement ; on ne peut pas passer outre à une chose de ce genre.
Alors les conséquences réactives
en France ont été très longues, très considérables, et elles s’étendent, à mon
avis, de l’époque jusqu’à aujourd’hui. Il y a une continuité réactive
anti-haïtienne absolument continue. Ça a commencé par le fait qu’une fois
installée l’indépendance (d’ailleurs finalement extraordinairement surveillée,
précaire et en un certain sens inexistante, de Haïti, en dépit du soulèvement
prodigieux initial), on a considéré que c’était un pays qui avait une grande
dette à l’égard des Français, parce qu’il les avait privés des esclaves et des
bénéfices coloniaux. Et donc on a fait payer au gouvernement de Haïti une dette
colossale pendant des décennies et des décennies, comme prix n’est-ce pas de
l’abolition de l’esclavage ¾ ça c’est tout de même extraordinaire !
C’est-à-dire que le coupable, celui qui devait payer, c’était le gouvernement
haïtien, qui a été lourdement handicapé
et grevé dans ses possibilités d’investissement et de construction du pays par
cette dette fabuleuse. Donc ça c’est au début, et puis à la fin on a eu quand
même les campagnes constantes contre les gouvernements successifs d’Aristide à
Haïti ; campagnes absolument alimentées et financées par les adversaires
de la politique relative
d’indépendance nationale qui était la sienne. Le parti Lavalas, le parti
d’Aristide, est la seule organisation populaire à Haïti, tout le monde le sait
n’est-ce pas, il représentait un potentiel (comme on l’a vu aux dernières
élections) de quasiment 90% de la population de Haïti ; ça n’a pas
empêché, au termes de campagnes répétées, à laquelle y compris de nombreux
organes de la gauche officielle ont participé activement, d’organiser un
débarquement militaire américano-français hein (là il n’y avait pas de
désaccord, il n’y avait pas de discordance) pour prier Aristide de s’en aller,
et le condamner à l’exil. Aristide vit actuellement en Afrique du Sud.
Donc de façon absolument
continue, l’hostilité militaire ou économique contre toute figure qui
rappellerait de près ou de loin l’indépendance de Haïti a été constante, de
sorte que quand on dit, comme si on se plaignait d’un phénomène naturel, que
Haïti est le pays le plus pauvre du monde, il faudrait ajouter que c’est
largement le prix que ce pays paie, au
long des siècles, pour avoir été un des premiers à se dresser contre
l’impérialisme occidental ¾ ça c’est un fait et c’est à mon
avis indubitable. Et nous devons être donc dans une solidarité avec le peuple
haïtien qui va beaucoup plus loin (si vous voulez) que la pitié pour les
catastrophes qu’il endure.
Pour l’histoire, notamment
contemporaine, de Haïti, il y a un excellent livre en anglais, Damming the
flood (Endiguer le torrent), qui est le livre de Peter Hallward. Le sous-titre,
je le traduis, c’est : Haïti, Aristide et la politique de
refoulement ; c’est un livre de 2007.
Je vous le recommande vivement, j’espère d’ailleurs qu’une traduction française
de ce livre sera disponible dans les plus brefs délais et je compte m’y
employer. Par ailleurs il y a un texte que je crois qu’il faut absolument lire
(parce qu’il y a eu de telles calomnies et déformations sur la figure politique
d’Aristide, comme antérieurement sur celle de Toussaint Louverture n’est-ce
pas), qui est un entretien de Jean-Bertrand Aristide avec Peter Hallward, un
entretien qui date de février 2007, et que vous pouvez trouver en ligne sur le
site de la London Review of Books
(à l’entrée ²Jean-Bertrand Aristide², entretien avec Peter
Hallward). C’est un texte remarquable et qui je crois peut convaincre n’importe
qui de bonne foi concernant la nature exacte de la personnalité politique de
Jean-Bertrand Aristide.
Ça c’est pour les conséquences
planétaires, mondiales et françaises, de cette affaire. Je signale que Aristide
a été renversé très peu de temps après avoir déclaré qu’une bonne chose serait
que les Français remboursent leur dette [sourires]… La fameuse dette n’est-ce
pas : les millions que les Français ont perçu pendant tout le XIXe
siècle. Il a dit qu’après tout c’était quand même un scandale d’avoir dû payer
parce qu’on avait aboli l’esclavage, et que peut-être les Français pourraient
rembourser immédiatement cette dette. Et en fait de remboursement eh bien
Aristide a été renversé par un débarquement militaire, voilà. Alors une des
chose qu’on peut soutenir (je dirai tout à l’heure aussi comment), à savoir que
évidemment cette prétendue dette doit être absolument restituée au gouvernement
haïtien.
Et ça c’est évidemment aussi
pour vous dire que les conséquences locales de cette longue histoire de Haïti
ont été évidemment désastreuses puisque premièrement on a privé Haïti de tout
ce qui pouvait être les ressources endogènes d’investissement et de
développement, et deuxièmement on a veillé tout du long à ce que les
gouvernements de Haïti soient de sordides gouvernements réactionnaires :
il faut se souvenir de ce qu’était le gouvernement Duvalier, les Tontons
macoutes, etc., pendant des décennies et des décennies. Et chaque fois qu’il se passait quelque chose d’autre on avait un
débarquement, notamment américain. Parce qu’en réalité les Américains
continuent à considérer que Saint-Domingue est une sorte de protectorat, dans
ses deux moitiés : Saint-Domingue proprement dit et Haïti aussi.
Et alors ça m’amène au dernier
point qui est qu’il est tout de même renversant de voir que toute la logique et
le tam-tam qu’on fait autour de l’aide à Haïti, dans le contexte du terrible,
effroyable et sinistre tremblement de terre qui vient de se produire, est
encore dominée par cette attitude tutélaire, protectrice, et en réalité
sordidement coloniale des occidentaux à l’égard de ce pays hein. Parce qu’on a
pris grand soin d’envoyer surtout beaucoup de soldats, beaucoup de militaires
(10000, 20000), et on a en fait mis le pays en état d’occupation avant même que quoi que ce soit ait pu se passer de manière
interne, du point de vue des autorités et du gouvernement haïtien. À ce propos
vous trouverez aussi en ligne une lettre de Peter Hallward et de quelques
autres au journal The Guardian,
concernant précisément cette figure générale de l’aide à Haïti ; elle a
été d’ailleurs immédiatement signée par Chomsky et d’autres grandes figures du
progressisme américain. Et je vous en lis une traduction en français, parce que
ça donne un point de vue un tout petit peu recentré (si je puis dire) sur ce
qui se passe aujourd’hui à Haïti. Il faut bien voir qu’on a quand même affaire
à une débauche lacrymale et humanitaire accompagnée de dix mille G.I’s n’est-ce
pas. C’est une situation qu’on connaît hein : le parachutiste humanitaire
ça c’est une figure qui depuis vingt ans obsède la planète… Et on sait qu’il
faut aller y regarder d’un peu plus près, et écouter d’autres voix. Alors je
vais vous faire entendre, là, la voix des progressistes du monde anglo-saxon,
qui se soucient beaucoup plus que nous en vérité, depuis longtemps, de la
nouvelle situation en Haïti, alors que nous avons ici d’excellents militants
haïtiens (qui sont des ouvriers, des artisans, etc.) avec qui il suffit de
discuter pour savoir un petit peu ce qu’est réellement la situation politique à
Haïti. Alors…
Nous,
signataires de ce texte, sommes indignés des retards scandaleux apportés à la
distribution de l’aide de première nécessité aux victimes du tremblement de
terre en Haïti. Depuis que l’US Air Force a pris unilatéralement le contrôle de
l’aéroport de Port-au-Prince, elle a donné la priorité aux vols militaires sur
les vols civils de l’aide humanitaire. Résultat de cette décision américaine de
favoriser le déploiement de soldats étrangers au détriment de la distribution
des secours d’urgence, des masses de gens sont mortes inutilement dans les
décombres de Port-au-Prince, de Leogan et d’autres villes non secourues. Nous
exigeons que le commandement américain remette immédiatement le contrôle
exécutif sur les secours entre les mains de dirigeants haïtiens et qu’il aide
réellement, au lieu de prendre sa place, l’administration locale qu’il prétend
vouloir épauler. Nous soulignons que les préoccupations et l’obsession
étrangère en matière de sécurité et de pillage sont amplement démenties par le
degré effectif de patience et de solidarité qui règne dans les rues de
Port-au-Prince.
Fidèles
à leur vision de longue date, l’administration américaine et celle des Nations
Unies persistent à montrer à l’égard du peuple haïtien une crainte et une
suspicion totalement déplacées. Nous en appelons aux gouvernants de fait
d’Haïti, qui sont les puissances étrangères, pour qu’ils fassent tout leur
possible afin de renforcer la capacité propre du peuple haïtien à surmonter
cette crise.
Nous
exigeons en conséquence qu’ils autorisent le dirigeant politique haïtien le
plus populaire et digne de confiance, Jean-Bertrand Aristide, dont le parti a
obtenu 90% des sièges au Parlement lors du dernier tour d’élections
démocratiques dans le pays, à rentrer immédiatement de l’exil inconstitutionnel
auquel il est contraint depuis que les États-unis, le Canada et la France ont
contribué à sa déposition en 2004.
Si
la reconstruction s’effectue sous la supervision de troupes étrangères et
d’organismes internationaux de développement, elle ne se fera pas au service
des intérêts de la grande majorité de la population haïtienne. Nous requérons
donc des dirigeants de la communauté internationale qu’ils respectent la
souveraineté haïtienne, qu’ils s’engagent dès maintenant dans une réorientation
de l’aide internationale, qu’ils renoncent à tout ajustement néo-libéral, à
tout esprit d’exploitation, comme à toute charité non gouvernementale, pour
privilégier un investissement systématiquement au service du peuple haïtien
lui-même et de son gouvernement.
Nous
exigeons que toute aide à la reconstruction prenne ainsi la forme de
subventions, et non de prêts, que le solde de la dette extérieure d’Haïti soit
immédiatement annulé, et que l’argent que les gouvernements étrangers doivent
encore à Haïti, notamment les énormes sommes extorquées par le gouvernement
français au titre de compensation pour la perte des esclaves et des possessions
coloniales, soient reversées à ce pays en totalité et tout de suite.
Notre
exigence fondamentale est que la reconstruction d’Haïti s’effectue avec, pour
clef de voûte, un seul et unique objectif : renforcer la capacité
politique et économique du peuple haïtien.
Alors je vous disais tout cela,
et je conclus rapidement, parce que je pense que nous avons tous, le monde
entier a une vraie dette à l’égard d’Haïti. À savoir celle précisément que je
vous disais : celle d’avoir été, à la fois réellement et symboliquement,
la première tentative pour que l’histoire impériale de l’occident voit en face
d’elle se lever une altérité véritable. Ça c’est quelque chose qui commence une
autre histoire, et c’est pour ça que je disais que c’est évidemment
contemporain, et en un certain sens interne à la Révolution française. Mais si
un certain nombre des problèmes posés par la Révolution française ont été en
quelque manière déployés, argumentés, résolus et même poussés en avant
d’eux-mêmes par les révolutions qui ont suivi au XIXe siècle, le
soulèvement victorieux, momentanément, des esclaves d’Haïti (qui, d’une
certaine façon rappelait à l’histoire mondiale à la fois la traite négrière,
l’histoire de l’Afrique, et donc ouvrait le monde à son unité générale, et non
pas simplement à son centre civilisé) pose un problème qui en réalité est encore
devant nous. Voilà.
Donc nous sommes, en un certain
sens, plus contemporains de la révolte des esclaves à Haïti que nous ne le
sommes encore des jacobins républicains. Le problème posé par l’inégalité
monstrueuse contre laquelle se levaient les esclaves d’Haïti, et que pensait
être une force extraordinaire Toussaint Louverture, ce problème-là, on le sait
bien, est encore à nos portes. Voilà pourquoi nous pouvons considérer que ce
qui se passe à Haïti nous concerne au premier chef, et ne pas entrer dans la logique
dominante à l’heure actuelle, qui est de saisir encore ce prétexte pour un comportement dominateur et
paternaliste à l’égard de ce peuple dont l’histoire véritablement est une
histoire admirable. C’était la raison pour laquelle je voulais vraiment vous
parler du lieu haïtien dans sa
figure historique contemporaine. Voilà.
Alors ceci étant, nous allons
aujourd’hui nous occuper d’une question tout à fait différente, tout à fait
particulière, qui est la suivante : nous avons beaucoup insisté jusqu’à présent,
suivant sur ce point la trace de Platon, sur la question de l’éducation, dont
j’ai proposé de dire la dernière fois qu’évidemment il fallait l’entendre bien
autrement que comme une doctrine de l’école. La doctrine de l’éducation chez Platon
c’est en réalité la question de savoir comment on peut parvenir à faire en
sorte que les gens sortent de la caverne ; c’est-à-dire comment on peut
favoriser, en supposant qu’on y soit revenu, qu’on y soit rentré, comment on
peut favoriser l’émancipation générale de ceux qui sont dans un lieu de
domination, d’obscurité et d’ignorance. Et on a vu que, élargissant petit à
petit la question, Platon va parvenir à la conviction que les conditions
générales de l’éducation sont des conditions drastiques. C’est-à-dire que les
obstacles ne sont pas de nature pédagogique etc., les obstacles sont en vérité
des obstacles concernant l’organisation générale des choses (la propriété
privée, le jeu des opinions, etc.).
Mais en définitive ceci laisse à
découvert une question qui est de savoir quel est exactement le rôle du
discours dans toute cette affaire, quelle est la place de la discursivité
philosophique proprement dite. C’est une question qui m’intéresse parce que ça
peut être la question de savoir par exemple ce que je fais exactement là, en ce
moment. Qu’est-ce que je suis en train de faire ?… Bon je fais un cours de
philosophie mais vous voyez bien, qu’est-ce que je suis en train de
faire ? ¾
c’est-à-dire de quoi s’agit-il, dans une problématique qui accepterait de dire
que la philosophie n’est pas réductible à une discipline du savoir, mais que
précisément c’est la partie, une partie (peut-être pas la plus importante, mais
une partie quand même) d’un processus que nous concevrons comme un processus
d’émancipation. Donc comme un processus d’accès, ou d’éclaircie, de ce que
c’est que la vraie vie (pour reprendre les termes que nous avons ici utilisés).
Mais dans cette affaire, quelle
est la fonction de la discursivité ? Et si on resserre encore la question,
c’est celle que je voudrais aborder aujourd’hui : quelle est la fonction
de l’argumentation ? C’est-à-dire malgré tout le discours philosophique
tente de se soutenir d’une cohérence minimale, il met en avance des arguments,
il réfute des positions adverses, ou en tout cas il les combat ; mais
quelle est exactement la fonction et la signification de tout ça si la philosophie est une partie du processus dont nous
parlons ? ¾ c’est-à-dire un processus qui finalement est un
processus universel d’émancipation.
Et alors, au fond, c’est une
question assez compliquée, assez mystérieuse. Au fond nous sommes complètement
habitués à trouver, dans la philosophie, dans le discours philosophique,
quantités d’arguments ¾ il y a même eu toute une époque où l’on pensait qu’il y
avait des preuves hein, sur le modèle mathématique ou scientifique : des
preuves de l’existence de dieu… Mais enfin, il n’y a plus beaucoup de gens qui
proposent des preuves aujourd’hui, sauf sur des points vraiment si limités que
la preuve n’a plus aucun intérêt. Pourtant on continue à argumenter, on
continue quand même à proposer une discursivité qui est soit dans l’ordre de sa
rhétorique, soit dans l’ordre de son intensité, soit dans l’ordre de son
agencement, qui vise réellement… à quoi exactement ? Qui vise à convaincre ?
Qui vise à déplacer ? Qui vise à transformer ? C’est cette
question-là que je voudrais retourner, dans le cadre général de la question
éducative, sur la discursivité philosophique elle-même.
Alors supposons qu’on adopte une
définition provisoire simple de la philosophie en général. Supposons qu’on dise
(dans mon langage à moi) : supposons que la philosophie soit une
contribution ou une aide à l’installation d’une vie libre, d’une vraie vie,
d’une vie émancipée. Supposons que, parce qu’il s’agit de la vraie vie, il
s’agisse finalement des vérités. Alors on verra tout de suite que
l’argumentation philosophique elle a une partie qu’on retrouve toujours, dans
toutes les philosophies, elle a une partie affectée à des fonctions de
repérage, d’identification, de tri ; c’est-à-dire elle va repérer ce qui
est important, sous des noms différents hein ¾ un peu comme disait
Deleuze : « finalement, la philosophie, ce qui compte pour elle c’est
ce qui est intéressant ». Lui il le disait comme ça (« c’est ce qui
est intéressant »), mais on pourrait tout aussi bien dire : ce qui
est important, ce qui est vrai, ce qui compte, ce qui a valeur ¾ il y
a quantités de descriptions.
Il y a une partie de la
discursivité philosophique qui cherche à identifier ce dont il s’agit là. Par
exemple, moi je dirais que ce sont les conditions de la philosophie, donc ce
qui a vraiment une intensité dans l’expérience humaine, qui sont des choses
comme la politique, comme les sciences, comme l’activité artistique, comme
l’amour ¾
ça ça désignera précisément cette espèce de processus de repérage et
d’identification.
Ensuite il va y avoir une partie
de la discursivité philosophique, une fois donnés ces repérages, qui va
chercher des instruments de cohésion du repérage, c’est-à-dire : s’il y a
des chose qui ont valeur, qui sont importantes, qu’est-ce qu’elles ont en
commun qui fait qu’on peut les désigner comme telles ? Ça c’est le travail
conceptuel proprement dit, c’est sans doute ce que Deleuze, à sa manière,
appelait ²création
de concepts².
Un concept c’est quelque chose qui permet d’entretenir un rapport, construit et
rationnel, à ce qui est important, ou intéressant, ou qui a de la valeur ;
c’est-à-dire à ce qui, finalement, va servir d’étoile polaire pour la vraie
vie, à ce qui va servir quand même d’orientation, voilà.
Donc il y a une fonction de
repérage, il y a une fonction d’articulation du repérage sous des concepts,
tout ça donne lieu à des fonctions qui sont des fonctions d’orientation ¾ on
voit tout ça assez bien. Mais alors, quelle est la place exactement là-dedans
de l’argumentation ? C’est-à-dire quand on argumente pour établir ou
réfuter une thèse, comment ça se dispose dans ces grandes fonctions, au fond
assez naturellement repérées, de la philosophie ? Et alors là je crois que
véritablement entre en scène nécessairement la distinction, que je prendrai
chez Pascal (mais elle a d’autres référents), qui est la distinction entre
convaincre et convertir. Et je pense que la philosophie est toujours quelque
chose qui, malgré tout, est à mi-chemin des deux. Elle n’est pas du côté de la
conviction pure parce qu’elle n’est pas une science (on reviendra sur ce
point), donc elle ne peut pas entraîner la conviction par des moyens qui au
fond seraient ceux de la discursivité scientifique proprement dite. Et elle
n’est pas non plus entièrement du côté de la conversion parce qu’elle n’est pas
une religion. Mais cependant elle enveloppe les deux dimensions. C’est-à-dire
son objectif est bien de convaincre en un sens, d’entraîner une conviction, de
créer même peut-être des éléments de quasi nécessité d’une conviction. Et puis,
d’un autre côté elle a des ambitions subjectives, c’est-à-dire elle vise bien
la transformation des sujets ; et en ce sens elle est quand même aux
lisières de ce qu’il faut entendre par ²convertir².
Et donc si la philosophie n’est
ni absolument une machine à convaincre ni absolument un appareil à convertir,
elle est aimantée par ces deux dimensions, et évidemment le problème c’est que
ces deux dimensions ne fonctionnent pas de la même manière. Et donc la place de
la discursivité philosophique va être complexe, impure (comme elle est
toujours) et tiraillée par ces deux dimensions divergentes.
Alors il y a un passage très
fameux de Pascal (édition Brunschvicg, le fragment 588 [Sellier 427 ;
Lafuma 842]) que je vais vous lire, qui porte là-dessus de manière
particulièrement précise bien que l’exemple soit à propos de la religion. Alors
c’est le passage fameux :
Notre
religion est sage et folle. Sage, parce qu’elle est plus savante et la plus
fondée en miracles, prophéties, etc. Folle parce que ce n’est point tout cela
qui fait qu’on en est. Cela fait bien condamner ceux qui n’en sont pas, mais
non pas croire ceux qui en sont. Ce qui les fait croire, c’est la croix. Ne
evecuata sit crux [Corinthiens, I.
17, où Paul refuse de prêcher selon la sagesse humaine, « pour ne pas
anéantir la vertu de la croix »].
Et
ainsi saint Paul [un personnage qui m’intéresse, comme vous savez], qui est venu en sagesse et signes, dit qu’il n’est
pas venu ni en sagesse ni en signes : car il venait pour convertir. Mais
ceux qui ne viennent que pour convaincre peuvent dire qu’ils viennent en
sagesse et en signes.
Alors c’est un texte vraiment
très dense et très admirable. Au fond quelle en est la thèse majeure ? La
thèse c’est qu’il n’y a que le réel qui convertit. La sagesse, les signes
(c’est-à-dire l’argumentation philosophique ou spéculative), cela peut
convaincre mais ça ne peut pas convertir. Pourquoi ? Parce que convaincre
c’est une disposition, tandis que convertir vise un être, un changement effectif
du sujet. Donc seul le réel convertit à proprement parler, c’est-à-dire seule
une expérience réelle, une expérience où on touche un réel. Par exemple le réel absolu de la mort de
Dieu sur la croix, l’événementialité pure, ce n’est que quand on touche cela
qu’on en est, de la religion ; mais en vérité, plus généralement, qu’on en
est de quelque chose qui se présente comme voulant nous rallier, ou nous
convaincre.
Et ce qui signale le réel c’est
que c’est un scandale. C’est pour ça qu’on va dire que la religion est folle.
Le réel se manifeste absolument comme scandale, et donc en un certain sens il
n’y a que le scandale qui convertit. Alors ²scandale² ça
veut dire quoi ? Ça veut dire quelque chose d’absolument irréductible aux
lois du monde, quelque chose d’inacceptable pour les lois du monde ; par
exemple que l’infini de la divinité soit mort dans le supplice réservé aux
esclaves, c’est évidemment un scandale absolu. Et c’est précisément ce
scandale-là qui est la forme du réel.
Alors du coup on voit bien que
la place de l’argumentation, quelle qu’elle soit, y compris l’argumentation de
Pascal lui-même (l’argumentation destinée à convaincre le libertin en montrant
qu’il y a des prophéties vérifiées, en montrant qu’il y a effectivement des
miracles, en montrant qu’il y a effectivement des bonnes vies exemplaires,
etc.), cette argumentation peut convaincre, elle ne peut pas convertir, par
défaut de réel. Alors ça ça nous interroge. En un certain sens où se situe, de
ce point de vue-là, la philosophie hein ? C’est-à-dire quelle est
exactement la fonction de son argument ?
Dans le cas de Pascal, comme
c’est le schéma chrétien, la distribution est relativement claire, c’est son
avantage : c’est-à-dire que le réel c’est le scandale du Christ. En fin de
compte s’il n’y a pas ce scandale absolu et réel de l’événement-Christ, alors
en fin de compte il n’y a rien, il n’y a pas l’être religieux comme tel. Et
l’argumentation va se faire, de façon extrêmement sophistiquée et ramifiée,
autour de cette partie moins connue, mais très passionnante de Pascal, qui est
l’argumentation autour des miracles et des prophéties. Il va montrer que réellement
le Nouveau Testament est annoncé dans
l’Ancien Testament, que ça c’est indubitable, qu’il y a donc des signes
incontestables orientant la conviction vers la vérité de la religion
chrétienne. Donc la distribution pascalienne entre convaincre et convertir,
comme toujours lorsque le dispositif est religieux, a une certaine simplicité
parce qu’elle distingue bien les choses à l’intérieur même de la doctrine.
Alors, qu’est-ce qui fait, dans
ce dispositif, aux yeux de Pascal lui-même, qu’est-ce qui fait la faiblesse de
l’argumentation ? Qu’est-ce qui fait que, au fond, venir par sagesse et
signes c’est très bien mais ça ne doit pas être si bien que ça puisque Paul a
éprouvé le besoin de dire que ça n’était pas comme ça qu’il fonctionnait ¾ la
phrase de Pascal est très étrange : Paul qui venait ²en
sagesse et signes² a néanmoins dit
qu’il ne venait pas en sagesse et signes, puisque son but était de convertir.
Imaginez un militant qui connaît parfaitement la science marxiste etc., mais
qui dirait : « non, non, tout ça je ne vais pas du tout vous en
parler !... Ce n’est pas du tout mon affaire parce que je veux vous
convertir. Et donc je vais vous plonger immédiatement dans les luttes, dans les
conflits, dans les combats, de manière à ce que vous ayez une expérience du
réel qui seule en fin de compte
peut vous rallier ». Un peu comme à une époque on disait : en
définitive, pour toucher au réel de la politique il faut être lié à des gens
différents de soi-même ; c’est-à-dire il faut vraiment être lié aux
pauvres, aux ouvriers, etc., etc. ¾ là il y a un réel
irrécusable, il n’y a que ça qui peut réellement vous transformer
subjectivement, et puis l’argumentation elle vient, mais elle vient après.
Et Pascal pointe très bien, à
mon sens, la difficulté véritable du problème. La difficulté véritable du
problème c’est que si on doit argumenter, c’est qu’on est encore dans le tissu
de l’existence d’opinions opposées. C’est-à-dire on doit assumer le fait que,
par exemple, il y a des gens qui ne croient pas qu’il y a des libertins, ou
qu’il y a des gens qui ont une autre orientation politique que la vôtre. Et
l’argumentation c’est l’idée qu’on peut créer chez ces gens-là une conviction
(les convaincre), mais une conviction dont on n’est pas sûr que ce soit un réel
déplacement subjectif ; c’est-à-dire une conviction mais dont l’élément de
conversion va peut-être être très faible ¾ c’est ça que Pascal dit
n’est-ce pas : on peu convaincre quelqu’un, ça ne veut pas dire qu’on l’a
réellement rallié ; la conviction n’est que le vestibule du ralliement. Et
si on doit argumenter, c’est qu’il existe deux positions opposées. Mais s’il
existe deux positions opposées, il se pourrait bien que l’ensemble de l’affaire
se passe dans le registre de l’opinion. Parce que si vous êtes dans
l’argumentation, qu’est-ce qui va attester
que cette argumentation est réellement une argumentation de la vérité contre
une opinion erronée ? Qu’est-ce qui va l’extraire, de façon visible et assumée,
tout simplement de la discussion d’opinions ?
Et c’est ça qui entache
originairement l’argumentation, c’est que son présupposé fondamental c’est que ²je
discute avec quelqu’un² et que donc, en un certain sens, je suis forcément sur
le terrain de ce quelqu’un puisque c’est lui que je veux convaincre hein ¾ je
ne suis pas comme le réel moi, je veux le convaincre, lui, en parlant, en
discutant, je ne peux pas jouer le rôle du réel ; et donc il y a de bonnes
chances que je ne le convertisse pas. Et donc, ce faisant, je vais en réalité
transformer ma propre position en opinion, parce que je vais argumenter contre
une opinion, sur le terrain même de l’opinion. Et comme la dissymétrie n’est
pas marquée, eh bien on ne sait pas finalement si ce n’est pas moi qui suis en
train d’être rallié à l’autre, au sens où j’ai accepté de considérer que mon
opinion n’était qu’une opinion, comme la sienne. Quiconque a discuté un peu sérieusement
connaît ce problème ! C’est qu’à un moment donné… Ça c’est la poisse de la
liberté des opinions ça n’est-ce pas [sourires], la grande poisse de la liberté
des opinions. La liberté des opinions c’est très bien, ça veut dire que si je
discute dans le cadre de la liberté des opinions c’est que mon opinion est
libre comme celle de l’autre, et puis c’est tout.
Et la thèse très profonde de
Pascal est très vraie, c’est que il n’y a que le réel qui dissymétrise. Il n’y a que le réel qui fait
dissymétrie ; c’est-à-dire le réel est quelque chose qui n’est
pas de l’ordre de l’argumentation, et qui
vient trancher entre l’opinion et ce qui n’est pas l’opinion.
Alors là, sur ce point, je vais
lire l’extraordinaire fragment 135 [Sellier 637 ; Lafuma 773] des Pensées. C’est vraiment un texte… comme tant de textes de
Pascal qui sont des textes vraiment extraordinaires :
Rien
ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire [ça c’est
magnifique ; c’est tellement vrai ! c’est tellement vrai [sourires],
on a tellement horreur de la victoire ; et on en a tellement peur. Alors
vous savez quand les révolutionnaires chinois disaient « osez lutter, osez
vaincre », c’était la deuxième partie la partie difficile ¾ mais
ça c’était du Pascal n’est-ce pas, purement et simplement].
Rien
ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire.
On
aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu.
Que voulait-on voir, sinon la fin de la victoire ? Et dès qu’elle arrive,
on en est saoul. Ainsi dans le jeu, ainsi dans la recherche de la vérité :
on aime à voir dans les disputes le combat des opinions, mais de contempler la
vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la
faire voir naître de la dispute. De même dans les passions il y a du plaisir à
voir deux contraires se heurter, mais quand l’une est maîtresse, ce n’est plus
que brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des
choses.
Alors vous voyez… En définitive
ce texte magnifique nous dit : le piège de l’argumentation, c’est qu’elle
nous donne le plaisir de cette recherche des choses sans les choses. Qu’en vérité dès que la chose risquerait
d’être là, dès que le réel risquerait de trancher, alors ce n’est plus aussi
agréable n’est-ce pas. Et Pascal ne manque pas de souligner au passage qu’il y
a une ²brutalité² du
réel. C’est le réel qui est brutal. Et cette brutalité, en quoi
consiste-t-elle ? Eh bien elle consiste précisément en ceci qu’elle est
incompatible avec la liberté des opinions. S’il y a du réel, il y a du réel
n’est-ce pas ; on ne peut pas continuer à évoluer dans le théâtre du
combat des opinions. Cette théâtralité (d’ailleurs la comparaison est faite
aussi par Pascal), cette théâtralité est le piège dans lequel l’argumentation
s’engage lorsqu’elle accepte finalement la règle de symétrie qui fait
fonctionner opinion contre opinion. Et la conclusion de Pascal sera qu’en
réalité (comme vous le savez) rien de vraiment sérieux dans la conviction
subjective ne naît de l’argumentation, mais que c’est en définitive le
sentiment qui compte, ce que lui va appeler ²le sentiment² ;
²le
sentiment²
ça veut dire qu’il faut qu’il y ait un affect du réel pour que nous sortions en
réalité de la mimétique des opinions, c’est-à-dire de leur éternelle symétrie.
Fragment 252 [Sellier 661 ;
Lafuma 821], pour terminer avec Pascal :
La
raison [alors là c’est sur la raison et le sentiment] agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de
principes, lesquels il faut qu’ils soient toujours présents, qu’à toute heure
elle s’assoupit ou s’égare, manque d’avoir tous ses principes présents. Le
sentiment n’agit pas ainsi : il agit en un instant, et toujours est prêt à
agir. Il faut donc mettre notre foi dans le sentiment, autrement elle sera
toujours vacillante.
Voilà. La conclusion pascalienne
est très claire. L’argumentation est utile mais en fin de compte elle ne
tranche pas la question. Ce qui vient trancher c’est une irruption du réel. Et
ne s’accorde à cette irruption du réel que l’immédiateté de l’affect. Et donc
il faut mettre notre foi dans le sentiment, même si notre conviction peut venir
étayer notre foi au terme d’argumentations sophistiquées. Voilà !
Alors à partir de là si on tente
de revenir à la philosophie de Platon, et à sa conviction philosophique aussi
déterminée en ce qui concerne la puissance des vérités, on conclura en effet
que l’ennemi de la conviction véritable c’est le combat des opinions. Le combat
des opinions que, de manière générale, Platon détermine comme l’adversaire
principal ; le combat des opinions avec son spécialiste qu’il appelle ²le
sophiste².
Donc nous voyons bien que la
question de l’argumentation philosophique est immédiatement confrontée à ceci
que le maître de l’argumentation c’est le sophiste, pour autant que le sophiste
pose qu’on va économiser tout effet de
réel, et qu’on va accepter la symétrie ; et que c’est de l’intérieur de
cette symétrie qu’on va vaincre ou être défait. Vous connaissez les exercices
rhétoriques fondamentaux des sophistes qui étaient de défendre une thèse, puis
de défendre la thèse opposée, et de le faire avec autant de brio, de sorte
qu’évidemment on était dans l’incertitude. Et le personnage préféré pour cet
exercice c’était Hélène : il s’agissait de faire l’éloge d’Hélène et puis
ensuite de faire le procès d’Hélène. Alors Hélène, figure terrible qui a
provoqué la guerre de Troie, la ruine de tout le monde etc., ou Hélène beauté
splendide, moteur de l’histoire… Et Gorgias lui-même, évidemment, s’est
consacré à cela. On a des morceaux de cet exercice fondamental, dont ce n’est
pas un hasard que l’enjeu spéculatif a été une femme n’est-ce pas ¾
parce qu’en effet la rivalité à l’égard d’une femme, c’est un exercice rhétorique
compliqué.
Donc on peut dire : Platon
a bien identifié le combat des opinions comme l’adversaire de l’argumentation
philosophique qui, en tant que telle, a pour maxime générale de ne pas être
sophistique, de ne pas se livrer au combat des opinions. Entre parenthèses il y
a un lien très profond, qu’il ne faut jamais sous-estimer ou passer sous la
table, entre la critique platonicienne de la démocratie et la critique de la
sophistique ; parce que largement, pour Platon, qu’est-ce que c’est que la
démocratie ? Eh bien la démocratie c’est l’endroit où les opinions sont
libres, c’est-à-dire où elles valent toutes pareilles et où on tranche
arbitrairement entre elles par des combats rhétoriques qui finalement ne
produisent aucun effet de réel véritable. Donc le procès que l’essence du discours politique démocratique soit sophistique
est une évidence pour Platon et, somme toute, c’est difficile de lui donner
tort, sur ce point formel en tout cas.
Parvenus à ce point on se
dit : mais alors à quoi sert l’argumentation ? Pourquoi y a-t-il de
l’argumentation ? ¾ y compris chez Platon, et même de très longs, très
subtils et très sophistiqués raisonnements et argumentations si, à l’évidence,
le maître de l’argumentation c’est le sophiste, parce qu’il accepte la symétrie
des positions subjectives. Normalement la dissymétrie entre vérité et opinion
devrait se manifester par des effets de réel dont la langue ne pourrait pas
être la langue de l’argumentation qui accepte la symétrie des opinions. On sait
que ce rôle est en particulier joué chez Platon sur deux bords. D’abord par le
recours aux mathématiques (j’y reviendrai) : les mathématiques sont un
paradigme de ce qui n’est pas une affaire de symétrie d’opinions. Et puis par
le recours à la poésie, c’est-à-dire au mythe. Ce sont les deux bords de la
langue : la langue déductive et axiomatique et puis la langue poétique et
profonde qui enserrent l’argumentation et en font sortir. Évidemment lorsque
vous êtes dans une démonstration, ou lorsque vous êtes dans le récit d’un mythe,
vous n’êtes pas dans un argumentaire symétrique qui suppose une norme commune
entre deux opinions différentes. Mais reste que Platon a maintenu le régime
argumentaire… Platon ce n’est pas une juxtaposition de démonstrations et de
poèmes, loin de là ! Il y a des dialogues entiers qui ne sont que des
argumentations, dont il faut bien dire qu’elles ressemblent bigrement aux
argumentations sophistiques ; en tout cas, si on prend le détail, on ne
voit pas clairement la différence. Et encore une fois le fait qu’on ne la voit
pas n’est pas étonnant puisque l’axiomatique sous-jacente de l’argumentation
(prise en ce sens-là), eh bien c’est effectivement que je dois accepter un certain
type d’égalité avec celui que je veux convaincre. Je dois accepter de redescendre
de ma position de vérité pour m’immerger quand même dans le dialogue.
Vous voyez bien que tout ça
c’est aussi cette affaire du retour dans la caverne. Parce que la décisive
question du retour dans la caverne est aussi très compliquée car : quelle
langue parle-t-on dans la caverne ? La langue de la caverne quand même. Et
alors celui qui est sorti, qui est allé dehors, qui a vu autre chose, il
revient, mais ce n’est pas facile d’expliquer qu’il a vu quelque chose qui n’a
aucune existence là où il revient. Quelle langue va-t-il parler ? Il va
argumenter et risque fort à ce moment-là de se re-symétriser avec les gens à
qui il va parler… Voilà ! Qu’est-ce que c’est qu’une propagande qui ne
serait pas complètement démocratique ? Et qui ne serait pas non plus,
évidemment, totalement abstraite, c’est-à-dire qui ne dirait rien à personne.
Ça a toujours un peu oscillé entre ces deux termes la propagande : ou bien
la propagande, au fond, est marquée par une démagogie symétrique (c’est-à-dire
en gros « vous voulez ça, eh bien je vous dis que je vous le donne,
voilà »), ou alors la propagande est injective, c’est-à-dire elle vient du
dehors là, ouvertement, et tout le monde considère que c’est un jargon
abstrait.
Donc ce que Platon cherche, sous
le nom d’²éducation²,
c’est une propagande réelle, une propagande en réel (ou on pourrait dire aussi
une propagande pour et à partir du réel) comme étant la seule qui peut changer
la subjectivité, et qui ni n’est réductible au discours de la démagogie, ni
n’est réductible à l’imposition autoritaire d’un dogme extérieur. Il est à la
recherche de ça. Il pense que la philosophie ça doit aider à trouver quelque
chose comme ça. Et alors, néanmoins, il y a beaucoup d’argumentations. Donc on
peut resserrer la question : quelle est finalement la fonction de cette
argumentation dans le dispositif platonicien ?
Alors je crois que
l’argumentation sert à montrer l’apparition de la dissymétrie dans la symétrie,
c’est-à-dire que l’argumentation accepte la symétrie pour montrer qu’on peut
vaincre dans la symétrie elle-même. Autrement dit que la vérité peut l’emporter
dans le débat d’opinions et faire voir qu’en réalité elle est déguisée en opinion, que ce n’est pas son être propre. Et ça
c’est quelque chose qu’on peut suivre à la trace chez Platon et qui est
absolument passionnant : il va en effet accepter le débat comme débat
d’opinions, mais il va montrer à un moment donné qu’en réalité cette
acceptation est en partie en déguisement, c’est-à-dire qu’il y a une
dissymétrie et que cette dissymétrie est masquée. C’est pour ça que c’est si
proche du théâtre hein, et que là Platon a eu un coup de génie en théâtralisant
parce qu’il y a une affaire de leurre là-dedans, il y a une affaire de
déguisement, il y a littéralement un travesti. Au fond Socrate c’est celui qui
travestit la vérité en opinion, et on espère qu’au dénouement il enlèvera son
déguisement. C’est comme ça au théâtre n’est-ce pas : quelqu’un est
déguisé en femme, mais en réalité c’est un homme ; à la fin de la pièce on
saura quand même que c’est un homme hein. Eh bien là c’est pareil : à la
fin de la pièce philosophique on espère que le travestissement de la vérité en
opinion tombera, qu’il est absolument inéluctable, parce que sinon on en est
réduit au coup de force, au pur pari poétique ou démonstratif. Pour ne pas en
être réduit au coup de force on peut déguiser ou travestir la vérité en
opinion. Donc travestir la dissymétrie en symétrie, comme l’homme qui est
déguisé en femme, qui peut discuter avec les femmes comme s’il était une femme ;
il n’est pas le loup dans la bergerie, il est avec les femmes voilà. Et puis,
le happy end c’est quand tout le
monde reconnaît comment est tout le monde ; c’est-à-dire on va faire
apparaître la vérité, hors déguisement.
Et alors là Pascal a dit la chose
de façon géniale, quand il dit à propos de la vérité ¾
c’est de ça qu’il parle :
Pour
la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître dans la dispute.
C’est une phrase
extraordinaire ! C’est-à-dire pour que effectivement on puisse faire remarquer
la vérité, avec plaisir, chez quelqu’un qui ne la connaissait pas, et qui ne
connaissait donc pas ce plaisir, qui ne connaissait que le plaisir des
opinions, pour lui faire quand même plaisir avec la vérité, ce qui est
indispensable (parce que sinon on ne le ralliera pas vraiment en profondeur),
alors il faut la faire naître de la dispute. Mais la faire naître de la dispute
c’est la faire naître dans le déguisement de la vérité en opinion. Voilà.
Et au fond, ce que
l’argumentation platonicienne tente de nous faire voir c’est cette naissance de
la vérité dans la dispute. Évidemment ce n’est pas sûr qu’elle y réussisse
toujours ; c’est un exercice vraiment délicat parce qu’à un moment donné
il faut enlever le déguisement quand même, pour qu’on voit que c’est elle qui
est née dans la dispute. Et ça ça ne peut plus être dans la symétrie, ni même
dans l’argumentation elle-même. Platon tente de nous faire assister, au fond, à
ce qu’on pourrait appeler la naissance antagonique du vrai, dans une dispute, dans
une confrontation, dans une opposition. Et cette confrontation, cette
opposition, va se manifester à la fin comme antagonique, dès lors qu’on va démasquer
l’opinion au nom de la vérité.
Et la dramaturgie platonicienne
c’est ça ! C’est l’apparition antagonique du vrai comme naissance, dans
l’élément de l’opinion elle-même,
c’est-à-dire dans l’élément de l’argumentation sophistique.
Voilà donc l’enjeu fondamental
de la plupart des argumentations dans les textes de Platon. Et c’est ça qui
explique le tour négatif, ou aporétique, qui a été si souvent remarqué.
Pourquoi toutes ces argumentations, très souvent, dans les dialogues de
jeunesse mais aussi (nous le verrons) dans beaucoup de dialogues plus tardifs,
pourquoi la plupart de ces argumentations ont une conclusion négative ou aporétique ?
Cette conclusion négative ou aporétique est juste le seuil de l’apparition de
la possibilité du vrai. Platon exhibe la vanité des déguisements. Il montre
qu’en réalité, à l’intérieur du combat d’opinions comme tel, on ne peut rien
produire ; on ne produit que la symétrie elle-même. C’est un constant
effet de miroir. Et je soutiendrais volontiers que la mauvaise foi évidente de
toute une série des argumentations de Socrate dans les dialogues est assumée,
en tant que véritable conclusion négative, parce que la symétrie des opinions
se révèle improductive, stérile. Et c’est cette stérilité qui simplement va
être avancée. Et ce qu’on va exhiber c’est qu’en discutant ainsi, en
argumentant ainsi, on peut remporter cette victoire qui est de montrer que ce
n’est pas la voie d’une vérité quelconque, ni même celle d’une production
quelconque, que c’est une stagnation stérile, et qu’il va falloir donc partir
tout autrement, c’est-à-dire partir (nous le verrons) au régime de la décision,
au régime d’une décision de pensée, irréductible en réalité à la confrontation
des opinions.
On peut dire aussi ainsi :
l’argumentation, la plupart du temps chez Platon, consiste à montrer comment on
peut empêcher que le débat d’opinions se poursuive à l’infini. C’est-à-dire on
ne va pas sortir, ou extraire, une vérité du débat d’opinions lui-même, mais on
va montrer, de l’intérieur du débat d’opinions, qu’il est possible d’en
empêcher la continuation. Et quand on en empêche la continuation on est dans la
possibilité d’un effet de réel, on est dans la possibilité d’accueillir un
effet de réel au lieu de continuer tout simplement indéfiniment à parler. Une
des définitions de la sophistique c’est que toute argumentation est infinie.
Toute argumentation est infinie tout simplement parce que vous pouvez argumenter
de façon aussi valable pour une des positions que pour l’autre. Donc quand vous
avez fini d’argumenter pour l’une vous pouvez argumenter pour l’autre, mais
évidemment l’argumentation de l’autre ne sera pas non plus victorieuse, il va y
être répondu etc., donc il n’y a pas de victoire autre que strictement
tactique. À un moment donné vous remportez une victoire mais en réalité c’est
simplement parce que l’autre n’était pas le bon rhétoricien qu’il aurait dû
être. Donc la thèse sous-jacente de la sophistique, c’est que dès qu’on est
dans l’élément du débat d’opinions la discussion est par principe infinie, elle
n’a pas de protocole d’interruption. Ça ça se voit parfaitement à la
télévision ! [sourires] On voit bien qu’à la fin des fins on n’a aucune
raison de conclure sur quoi que ce soit ¾ « on verra la
prochaine fois » ; chacun a tenu son rôle, chacun a répondu.
Et alors (c’est une pièce de
théâtre aussi) ce que Platon va tenter de dérégler lorsqu’il est présent à
l’intérieur de ça, c’est précisément cette non-clôture. Ça ne veut pas dire
qu’on va avoir forcément (et même généralement on n’aura pas), par ces
moyens-là, une conclusion positive, mais on aura un dérèglement progressif de
la chose qui va tout d’un coup la mettre en panne, et les participants vont
voir qu’on ne peut pas continuer, on ne peut plus continuer. Or, comme l’aurait
dit Beckett, « si on ne peut plus continuer c’est que c’est
faux ! » [sourires]… hein, voilà ; parce qu’il n’y a que le vrai
qui continue, vraiment. Tandis que le faux, lui, il continue fictivement, il
continue dans l’élément de la répétition stérile, qui ne produit rien. La
continuation productive, ça c’est un effet de réel obligé.
Dans la construction générale de
La République de Platon, tout le Livre I
a cette fonction ; tout le Livre I qui est (comme vous le savez)
principalement armaturé par une grande discussion entre Socrate et le sophiste
Thrasymaque. Tout ce livre a pour fonction de montrer comment on peut ne pas laisser
se poursuivre à l’infini le débat d’opinions sur la justice. Le sujet
fondamental de La République
c’est la justice, et on commence par un typique débat d’opinions là-dessus.
Tout le monde va venir dire « qu’est-ce que c’est que la justice ?
Voilà je pense ça, je pense ça, etc » ¾
c’est absolument un débat télévisuel. Alors au début on interroge le vieux
traditionnaliste du coin, après il y a un petit jeune qui intervient, après ça
va être Thrasymaque etc., et le mécanisme général de la chose n’est pas du tout
de conclure au terme de ça sur le fait qu’on sait ce que sait que la
justice ; on va absolument conclure qu’on ne sait rien du tout, qu’on n’a
pas avancé d’un poil, mais on aura établi qu’on ne peut pas continuer comme ça, et on l’aura établi de l’intérieur
de la procédure elle-même du débat d’opinions.
Autrement dit la démonstration
c’est : il n’y a rien à tirer de la liberté d’opinions. C’est ça : il
n’y a rien à en tirer. C’est entièrement stérile. Simplement, pour le montrer
réellement, il faut lui donner son cours, voilà. Donc ça n’est pas contre la liberté que ça se déploie, pas du tout, ça donne
la parole à tout le monde et ça montre, de l’intérieur de ce protocole de
monstration, qu’on est dans la stérilité productive. On va ainsi ouvrir la voie
à un régime affirmatif différent. Il est très intéressant de voir que Platon
veut absolument montrer, de l’intérieur de ce protocole du débat d’opinions,
que si on continue ainsi on ne saura jamais rien. Donc il faut montrer que ce
n’est que lorsqu’on a un protocole d’arrêt de ce débat que quelque chose du
réel peut advenir et que le régime affirmatif de la prospective, de la
discussion, va se déployer.
Par conséquent l’argumentation est
sans valeur probante n’est-ce pas. En vérité les arguments successifs de
Socrate ne valent pas mieux que les autres ¾ ça c’est important à
voir. Si on y cherche une position de vérité on ne va rien trouver du tout.
Elle n’a pas de valeur probante. C’est le mécanisme général de la confrontation
d’opinions, tel qu’il est conduit par Socrate, qui produit un dérèglement
progressif, de sorte qu’à la fin même le sophiste le plus madré ne sait plus
quoi dire. Voilà. Et donc on ne l’a pas réfuté à proprement parler, ça c’est un
point que je crois important. On ne l’a pas réfuté, on l’a réduit au silence.
Et on ne l’a pas réduit au silence en lui ordonnant de se taire, au contraire
on l’a réduit au silence en lui donnant la parole [Badiou en sourit] hein. Il a
parlé tant qu’il a voulu, et puis on a posé des questions, etc., etc., et petit
à petit il ne peut plus continuer. Et ça c’est un point décisif je pense de
l’argumentation philosophique, c’est qu’en règle générale elle n’est pas
probante au premier niveau ; c’est-à-dire elle n’est pas probante comme
une preuve, comme une démonstration, comme quelque chose devant laquelle
l’autre devrait s’incliner comme devant une nécessité, mais elle rend de plus
en plus difficile le discours de l’autre. Idéalement elle le rend impossible,
elle l’arrête hein. Ce qui ne veut pas dire qu’on a tranché sur la question de
savoir qui avait raison ou qui avait tort, on a simplement tranché sur la
question du fait qu’on ne pouvait pas continuer dans ce type de termes.
Alors on pourrait donc conclure
que, formellement, l’argumentation philosophique, dans son paradigme
platonicien, est sophistique. En fin de compte la divergence est stratégique et
non pas formelle. C’est-à-dire c’est la stratégie de conduite de la symétrie du
débat d’opinions qui diffère, mais ce n’est pas la forme des arguments dont les
uns seraient probants ou convaincants, et les autres faibles ou débiles ¾ ce
n’est pas ça : ce n’est pas la confrontation entre des arguments qui ont
une grande valeur de nécessité et d’autres qui sont faibles. En réalité, comme
toujours, c’est la subjectivité qui fait la différence ; c’est-à-dire
c’est la même chose sauf que c’est stratégiquement conduit de manière
différente. C’est donc une question d’orientation et non pas une question de
forme.
Tout le point, toute la
difficulté va être à ce moment-là de savoir s’il y a des traces de cette stratégie.
C’est-à-dire : est-ce que l’argumentation philosophique est intérieurement
marquée par le fait que, bien que ses arguments au fond ne diffèrent pas
formellement des arguments de la sophistique, ils sont disposés ou placés dans
une stratégie différente ? C’est assez important parce que si le public,
ou ceux qui sont engagés dans la situation, ne repèrent aucune trace ou aucun
symptôme de cette dissymétrie, ce sera ensuite très difficile de la faire
advenir positivement. On aura simplement comme résultat qu’on ne peut pas
continuer comme ça. À mon avis c’est toute la différence entre les premiers
dialogues de Platon et les dialogues de la maturité. Dans les premiers
dialogues de Platon, en réalité, il n’y a que la première phase du travail, à
savoir au fond le protocole qui consiste à faire taire les opinions. Mais la
conclusion est ouvertement aporétique ou négative ; c’est-à-dire on ne
peut pas continuer comme ça mais en fait, du coup, ça s’arrête, on ne continue
pas du tout, ça ne continue pas. Dans les dialogues de la maturité ce qui va se
passer c’est qu’il va y avoir en effet la même chose (là c’est très typique au
début de La République) : on va
aussi faire taire les opinions, on va les faire taire par leur propre
frottement (si je puis dire), mais il y aura eu suffisamment de traces ou de
symptômes de dissymétrie internes
à cette phase pour qu’on puisse ensuite s’appuyer sur eux pour redémarrer
affirmativement.
Je dirais donc qu’il y a au fond
deux types d’argumentations philosophiques ¾ et ça c’est général, ça
ne concerne pas simplement Platon. Il y a deux types d’arguments philosophiques
un petit peu différents, étant entendu qu’aucun ne l’emporte jamais par sa
valeur probatoire. Même les plus grands génies qui ont produit des preuves de
l’existence de Dieu, on est bien obligé de voir que, malgré tout, on peut très
bien considérer que ce ne sont pas des preuves de l’existence de Dieu ; l’existence
de Dieu n’est pas prouvée, c’est un fait, il faut quand même s’incliner là
devant. Donc c’est une argumentation. Ce n’est pas une preuve, c’est toujours
une argumentation.
Alors je pense qu’il y a deux
types d’argumentations. Il y a des argumentations que j’appellerais des
argumentations propédeutiques, ou didactiques peut-être ; c’est-à-dire des
argumentations qui visent à restreindre le champ de manœuvres de la position
adverse, ou idéalement à l’empêcher de continuer, sans que pour autant on dispose
des points d’appui nécessaires pour une alternative constructive ou affirmative.
Il y a des séquences du discours philosophique qui sont comme ça, dont le but
est de détruire la position adverse. La détruire au sens où l’on exhibe
l’impossibilité où elle se trouve de continuer à tenir la situation discursive.
Et ça c’est un premier type d’argumentation. Et puis il y a un deuxième type
d’argumentation, qui contient sans doute aussi cette tâche négative, mais qui
dispose, à l’intérieur même du protocole argumentatif, toute une série de
signes, de traces et de symptômes assurant comme un coloris dissymétrique ¾ tout
en acceptant naturellement le jeu de la symétrie, parce que sinon ça ne serait
pas une argumentation ; c’est-à-dire tout en restant déguisés en opinions.
Si vous voulez une métaphore
théâtrale, dans le premier type d’argumentation, en réalité la vérité déguisée
conserve son déguisement jusqu’au bout. Elle va simplement enrayer le protocole
du jeu. Tandis que dans le deuxième type d’argumentation c’est comme si, dans
un coin de la scène, de temps en temps, on faisait voir, on enlevait son
chapeau en disant : « attention je ne suis pas tout à fait celui que
vous croyez que je suis » ¾ c’est un effet de théâtre bien
connu ça ; c’est-à-dire qu’à un moment donné, dans un petit coin, l’homme
qui est déguisé en femme va faire savoir au public qu’il n’est peut-être pas
une femme en réalité. Et ça ça va fonctionner comme symptôme pour un dénouement
x dans lequel chacun va être rendu à sa
vérité. Voilà.
Et alors ça ça renseigne sur la
philosophie parce que vous savez c’est Kant qui a dit le premier ²la
philosophie c’est un champ de bataille² etc., mais en réalité il
y a deux batailles différentes entremêlées, voilà. Il y a une bataille qui se
présente comme si elle était (et classiquement c’est ce qu’on croit que c’est)
un combat d’opinions : « mon opinion c’est que Dieu existe, le
libertin il pense que Dieu n’existe pas, on va discuter, on va
argumenter » etc. Et ça c’est vrai, sauf qu’il faut ajouter qu’il y a
philosophie si l’acceptation de la symétrie des opinions est considérée comme
visant en réalité à sa cessation, comme si la symétrie n’avait pas d’autre
enjeu véritable, philosophiquement, que de promettre la dissymétrie, ou de
faire tomber en panne la symétrie, voilà. Et puis il y a un autre type
d’argumentaire philosophique qui en réalité est déjà polarisé par la
dissymétrie, c’est-à-dire qui est déjà dans un registre ou entre vérité et opinion
il n’y a pas d’homologie.
Alors c’est à la lumière de tout
cela que je vais prendre un exemple et éclairer ce qui se passe dans le Livre I
de La République. Je vous en ai déjà dit
assez pour pouvoir dès maintenant vous lire le texte en entier, après quoi je
vais le ponctuer. Donc faites attention en passant au système des arguments
socratiques, parce que je vous ai pris un passage où évidemment Thrasymaque est
en train de perdre le moral. Il commence à perdre le moral et à la fin, c’est
extraordinaire, il va se taire complètement (et ça c’est une chose de théâtre
aussi)… Il faut imaginer que Thrasymaque se tait complètement mais personne ne
dit qu’il sort. Donc il est sensé se taper les neuf autres Livres de La
République [Badiou se marre ; rires],
sans dire un mot… Bon, dans ma traduction j’ai quand même traité ce
point : c’est-à-dire de temps en temps je signale que Thrasymaque est en
train de dormir [sourires], je lui ai donné cet échappatoire : Thrasymaque
est dans un coin, il dort. Et puis alors pendant tout le début j’ai fait que
Thrasymaque reste assis dans son fauteuil et en fait il ne dort pas du tout, il
écoute très soigneusement tout ce qui se dit, mais il ne bouge pas un cil hein,
il est là comme ça, un peu comme la statue du commandeur sophistique qui
dit : « oui, oui, cause toujours, mais moi je suis encore là ».
Parce qu’il a été réduit au silence, mais demain ou après-demain il reparlera.
Voilà. Alors je vous lis le
passage :
¾ Et, poursuit Socrate, chaque technique nous rend un
service tout à fait particulier. Pour la médecine, c’est la santé, pour le
pilotage d’un avion, c’est la rapidité et la sécurité d’un voyage, et tout le
reste à l’avenant. Oui ou non ?
¾ Oui ! s’impatiente Thrasymaque, je te le corne
aux oreilles : Oui !
¾ Et la technique… Oh ! j’ai décidément horreur de
cette traduction de teknh [ça c’est évidemment Socrate qui s’inquiète beaucoup de
la traduction en français de teknh !
¾
esclaffements dans la salle]. J’en trouverai une
autre pendant la nuit. [oui, plus loin je proposerai plusieurs
traductions de teknh.
Vous savez que c’est un mot terrible parce que ça veut dire ²art², ça
veut dire ²technique² ;
et l’habitude contemporaine de traduire ça par ²technique² est
une torsion très violente, parce qu’évidemment on est dans le monde où ²la
question de la technique etc. etc.², alors que là pas du tout. Je
pense que la meilleure traduction de teknh est ²savoir-faire². Et
c’est comme ça : ça peut être un savoir-faire artistique, ça peut être un
savoir-faire artisanal, c’est tout ce qui fait qu’on sait faire quelque chose,
voilà. Et un peu plus loin Socrate dit : « ah j’ai trouvé : savoir
faire »] Bref, la technique particulière
dont le nom ancien était « mercenariat », et qui aujourd’hui,
omniprésente, s’appelle « salariat », n’a pas d’autre fonction propre
que de rapporter un salaire. Naturellement, tu ne confonds jamais un médecin
avec un pilote de ligne. Si ¾ c’est la règle que tu nous imposes, toi, le fanatique
du beau langage ¾ nous devons définir tous les mots avec la plus extrême rigueur, nous
n’appellerons jamais « médecin » le capitaine d’un navire, sous
prétexte que les passagers, dopés par l’air marin, pètent la forme [quelques
uns s’étouffent de rire dans la salle].
Pouvons-nous alors, je te le demande, appeler « médecin » n’importe
quel salariat, dès lors que le salarié se porte mieux parce qu’il a touché son
salaire ? [esclaffements redoublés]
¾ Où veux-tu en venir avec ces calembredaines ?
maugrée Thrasymaque.
¾ J’en viens au moment fatal de mon argumentation,
quand tous les fils se rejoignent et que tout s’éclaircit. Écoute bien ma
question : vas-tu confondre la médecine avec le salariat, en arguant de ce
que, quand il guérit les gens, le médecin touche un salaire ?
¾ Ce serait grotesque.
¾ Tu as reconnu que chaque technique prise en elle-même
nous rend un service, et que ce service est particulier, distinct de celui que
nous rend une autre technique. Si donc plusieurs techniques différentes nous
rendent le même service, il est clair que ce service résulte d’un élément
commun qui s’ajoute à la fonction propre de chacune des techniques considérées
[là on a une esquisse d’une théorie de l’équivalent général n’est-ce pas ;
évidemment c’est le salaire qui va être cette fonction qui s’ajoute à toutes
les techniques différentes hein]. L’application
de ce principe est simple, dans le cas qui nous occupe : quand un
technicien touche un salaire, c’est qu’il a ajouté à la technique dont il est
le spécialiste cette autre technique, plus générale, que nous avons nommée le
salariat. Et s’il ne touche aucun salaire [alors là c’est la valeur
d’usage n’est-ce pas], sa performance technique
n’en est pas moins pour autant annulée. Elle reste ce qu’elle est, et demeure,
dans son être, tout à fait extérieure au salaire.
Thrasymaque
sent que les mâchoires de l’argument menacent de l’écraser. Il prend les choses
en grand seigneur et, d’un ton ironique :
¾ Si tu le dis, Socrate, nous le dirons aussi [ça
c’est la symétrie, retournée évidemment].
¾ Tu devras alors avaler les conséquences. Il est en
effet désormais établi qu’aucune technique, aucune position dominante n’ont
pour but ou fonction leur propre intérêt. Comme nous l’avons déjà dit, elles
n’ont en vue et ne prescrivent, s’il s’agit d’une technique, que ce qui
concerne l’intérêt de ce qui en est l’objet et l’enjeu. Et s’il s’agit d’une
position dominante, elle ne vise que l’intérêt des gens dominés. Voilà pourquoi
je disais tout à l’heure, mon cher Thrasymaque, que personne ne désirait, de
son propre chef, diriger quoi que ce soit, et encore moins s’engager
gratuitement à soigner et guérir les maux d’autrui. Car, dans ce genre de
situation, on doit considérer l’intérêt du plus faible et non celui du plus
fort. Le résultat est que tout le monde réclame un salaire. Évidemment !
Celui qui, au service d’un client, met en œuvre une technique de façon efficace
et bien ajustée, n’a jamais en vue ni ne prescrit son propre bien. Il ne
s’occupe que des biens de celui pour lequel il travaille, auquel il est
cependant supérieur, puisqu’il maîtrise une technique que l’autre ignore [vous
remarquerez que cette supériorité s’applique aussi bien au plombier qu’au
magistrat ou au professeur hein]. C’est pour
redresser ce paradoxe apparent ¾ le supérieur au service de l’inférieur ¾ qu’il faut presque toujours garantir un très bon
salaire à celui qui accepte un poste hiérarchiquement élevé, salaire versé sous
forme d’argent et d’honneurs variés. Quant à celui qui refuse obstinément,
c’est sous forme de punition qu’il touchera son salaire.
Glauque,
observant que Thrasymaque, dégoûté, prépare une retraite stratégique, croit
qu’il a le devoir d’alimenter la discussion :
¾ Socrate ! Que nous racontez-vous,
exactement ? Je comprends bien qu’au salariat correspond un salaire
différent de celui qui est approprié aux techniques comme la médecine ou la
direction d’un grand corps de l’État. Mais qu’une punition ¾ et laquelle ? ¾ puisse faire office de salaire pour quelqu’un qui
refuse un poste, et qui donc, ne rendant aucun service, ne mérite aucun
salaire, ça me dépasse.
¾ Demande-toi quel peut bien être le salaire d’un de
nos meilleurs partisans, un très bon philosophe par exemple. Ne sais-tu pas
pour quelle raison il va parfois se résigner à accepter une fonction importante
dans l’État ? Ne sais-tu pas que, pour lui, carriérisme et âpreté au gain
sont des vices ?
¾ Ils le sont réellement, à vrai dire. Et alors ?
¾ Vous-même, enchaîne Amantha, si ma mémoire est bonne,
vous avez accepté d’être président du Conseil à Athènes. C’était à peu près au
moment où votre cher Alcibiade prenait une raclée à la bataille de Notion. Quel
a été votre salaire ? [c’est historiquement vrai ça : Socrate
a présidé le Conseil au moment où, dans la guerre du Péloponnèse, Alcibiade se
prenait une raclée à la bataille de Notion ¾ ce n’est pas une invention
de moi]
¾ Ma fille, tu ranimes là un souvenir extrêmement
pénible. En tout cas, tu t’en doutes, il ne s’agissait ni du goût du pouvoir,
ni de ce qu’il rapporte. Au plus fort de la Révolution culturelle [rires], Mao Zedong a lancé la directive :
« Mêlez-vous des affaires de l’État » [ça ce n’est pas tout à
fait dans le texte ¾ rires]. Quand nous
obéissons à cette directive, nous n’avons pas l’idée d’être traités comme des
salariés qui exigent le salaire de leur engagement, ni comme des voleurs qui
tirent de cet engagement des profits secrets. Il ne s’agit pas non plus de courir
après les honneurs, car ce n’est pas l’ambition qui nous anime. En fait, nous
pensons tous ¾ nous, communistes de la nouvelle génération ¾ que participer volontairement au pouvoir d’État tel
qu’il existe, sans y être contraint par des circonstances exceptionnelles, est
totalement étranger à nos principes politiques. Il est donc inévitable que nous
y contraigne uniquement la perspective d’un châtiment intérieur plus grave
encore que la honte que nous éprouverions à courir après les postes et les
crédits. Or, qu’est-ce qui peut bien être, dans ce genre de situation, la plus
insupportable des choses ? C’est d’être gouverné par des crapules,
uniquement parce qu’on a refusé le pouvoir. La crainte de ce châtiment est la
seule raison pour laquelle, de temps à autre, des gens honorables se mêlent au
plus haut niveau des affaires de l’État. Et on voit bien qu’ils ne le font ni
par intérêt personnel, ni pour leur plaisir, mais parce qu’ils croient que c’est
nécessaire, vu l’impossibilité, dans les épreuves que traverse l’État, de
trouver pour les postes qu’ils vont occuper des candidats meilleurs, ou au
moins aussi bons.
¾ Attendez, attendez ! interrompt Amantha. Vous
nous parlez là de l’engagement paradoxal de gens honnêtes dans un État
passablement pourri, où dominent ordinairement les carriéristes, les profiteurs
et les démagogues. Ce dévouement n’a du reste jamais servi à grand-chose. Je me
demande ce qui se passerait dans un État idéal, soumis à de justes principes.
¾ Si un tel État venait à exister, on y organiserait
des compétitions pour ne pas être au pouvoir [sourires], tout comme aujourd’hui pour y être.
¾ Des élections négatives ! Incroyable !
ricane Glauque.
¾ On se vanterait d’avoir enfin été élu pour n’occuper
aucun poste. Parce que, composé de femmes et d’hommes libres, et dominé par la
maxime égalitaire, le pays unanime considérerait que le dirigeant véritable n’a
pas en vue son propre intérêt, mais uniquement celui du peuple entier. Et la
masse des habitants trouverait plus tranquille et plus agréable de confier son
destin personnel à des gens de confiance, plutôt que de se voir confier, à eux
personnellement, le destin d’immenses foules. Je n’accorde donc absolument rien
à Thrasymaque : ce qui est juste n’est pas et ne peut pas être l’intérêt
du plus fort.
Voilà. Alors c’est, d’un bout à
l’autre, une procédure argumentative typique, et vous voyez bien évidemment que
l’objectif, mis en scène théâtralement par Platon, c’est d’obtenir petit à
petit que Thrasymaque ne puisse plus continuer d’assumer les conséquences de sa
thèse, à savoir que la justice c’est l’intérêt du plus fort.
Alors je voudrais encadrer un
peu le texte avant de le ponctuer, c’est-à-dire rendre présente à votre esprit
la stratégie générale. Thrasymaque est donc intervenu, avec autorité et
virulence, pour déclarer que ce qui est juste c’est l’intérêt du plus
fort ; que la justice, ce qu’on appelle ²justice²,
c’est l’intérêt du plus fort. Pour comprendre la fin du texte il faut rappeler
que l’argumentation de Thrasymaque est essentiellement politique, ou plutôt
étatique. C’est une argumentation qui tourne autour du pouvoir. Et sa thèse au
fond c’est que le pouvoir établit comme juste ce qui est son intérêt. Donc la
justice n’a pas d’autre définition possible que de nommer l’intérêt du plus
fort. Dans toutes les situations concrètes, nous dit Thrasymaque, c’est comme
ça que ça se passe : le type qui commande a ses propres intérêts, et il déclare
qu’est juste ce qui sert ses propres intérêts, donc la justice c’est l’intérêt
du plus fort.
Comment Socrate va négocier
cette affaire ? Ce qui est très intéressant c’est qu’il y aurait une voie
courte, qui semble s’imposer quand on lit le dialogue, et dont on se demande
pourquoi ce n’est pas elle qui domine. Socrate pourrait dire :
« attends, attends, ce dont tu me parles là, ce n’est pas de la justice,
c’est du mot ²justice² ;
parce que ce que tu me dis c’est que celui qui est au pouvoir donne le nom de ²justice² à
son intérêt. La meilleure preuve c’est que si cet intérêt change, le nom va
rester, et que donc le nom n’est pas lié
à un réel quelconque ». Autrement dit on s’attendrait à ce qu’il y ait une
réfutation d’une conception strictement nominaliste de la justice, dans
laquelle ²justice² est un mot que les puissants
font varier au gré de leurs intérêts, qu’ils appliquent à telle chose ou à
telle autre hein. Et ce qui est très curieux c’est que ce n’est pas du tout la
ligne de réfutation que Platon adopte, bien qu’il finisse par toucher à ce
point.
Il va adopter une ligne
extraordinairement tortueuse, parce que s’il adoptait cette ligne courte,
c’est-à-dire la réfutation d’une conception strictement langagière des choses
(la position de Thrasymaque étant que ²justice²
n’est qu’un mot qui est collé sur les intérêts des plus forts de façon à
convaincre les gogos que les intérêts des plus forts peuvent être les leurs
quoi ; voilà, c’est tout)… S’il ne prend pas cette voie c’est parce que
cette voie serait immédiatement substantialiste, parce qu’évidemment
Thrasymaque lui dirait à ce moment-là : « oui, donc ²justice² ce
n’est pas un mot, c’est une réalité ; alors c’est quoi cette
réalité ? ». Et Socrate serait sommé de répondre à Thrasymaque la
totalité de La République. Or ce n’est
pas du tout ce qu’il veut faire. Il veut faire une propédeutique réduisant au
silence la question des opinions. Donc il veut dire : « on ne va pas
pouvoir régler cette question de la justice dans le jeu de la confrontation des
opinions ». Vous comprenez bien que si Thrasymaque argumentait comme il
devrait le faire, de façon nominaliste, c’est Socrate qui aurait la charge de
prouver que non, que la justice c’est vraiment un réel et pas un mot ; et
donc de développer sa conception de la justice… Or ce n’est pas du tout ça
qu’il veut faire, parce que s’il faisait ça, eh bien au fond il donnerait
raison au fait que c’est bien dans le débat d’opinions qu’on va trancher la
question hein.
Et donc, vous voyez bien, c’est
un exemple typique de la méthodologie socratique, qui est non pas de traiter la
question dans le débat d’opinions, mais de montrer que le débat d’opinions ne
peut pas la traiter. Et là on prend Platon la main dans le sac, parce qu’il a
fait tenir à Thrasymaque un propos qui lui permet (par des voies tortueuses
qu’on va expliciter) d’aboutir au silence de Thrasymaque. Alors que s’il avait
donné à Thrasymaque un discours un tout petit peu plus consistant et offensif,
c’est-à-dire un discours nominaliste strict (²justice² ça
n’existe pas, c’est l’intérêt du plus fort parce que c’est un nom, etc.),
Socrate aurait été obligé de vider son sac, tout de suite. Mais du coup on
aurait eu l’impression que, en effet, la confrontation des opinions finit par
déployer la totalité de la chose, or il ne le croit pas, il ne le pense pas. Il
ne pense pas qu’on peut faire comme ça.
Alors il va adopter un chemin
typiquement argumentatif, au sens tordu des choses. Il va commencer par
identifier l’exercice du pouvoir à une technique ou un savoir-faire ¾
c’est pour ça qu’on va avoir une discussion sur les techniques… Le plus fort,
finalement, c’est celui qui a la technique d’être le plus fort… C’est assez
douteux en vérité, cette idée que le pouvoir, le plus fort, peut être identifié
à une technique, que c’est un pur savoir-faire ; ça peut être le résultat
de beaucoup d’autres choses. Donc c’est là qu’on a l’entrée dans un protocole
argumentatif à mon avis formellement sophistique. On va rouler Thrasymaque dans
la farine, parce qu’il va accepter ce point-là. Et tout repose sur
l’acceptation par Thrasymaque du point selon lequel le pouvoir finalement est
une technique.
Ayant identifié l’exercice du
pouvoir à une technique, il va identifier une technique par le service qu’elle
rend à ce qui en est l’objet ou l’enjeu. Alors vous avez ça dans le texte
n’est-ce pas : ²chaque technique […] nous rend un service […]
particulier² ;
pour la médecine c’est la santé, etc. Donc, premièrement, l’exercice du
pouvoir, c’est-à-dire la question du plus fort, relève de l’examen des
techniques. Deuxièmement une technique se caractérise par le service qu’elle
rend à celui qui en est l’objet ou l’enjeu. Et une fois qu’on a assumé ces
principes, on va évidemment démontrer (c’est ça toute la visée) que puisque le
plus fort est un technicien, et que toute technique se soucie de ce qui en est
l’objet ou l’enjeu, en définitive il n’est pas vrai que ce soit l’intérêt du
plus fort qui l’emporte puisque l’intérêt d’une technique c’est de résoudre le
problème qui est le sien. Et donc finalement l’essence d’une technique c’est de
s’occuper de l’autre, et pas de soi hein. Voilà.
Alors, au fond, le but de toute
cette affaire c’est en fin de compte de considérer paradoxalement par exemple
le tyran (qui est le personnage favori de Thrasymaque qui ne va pas manquer de
dire : « c’est le tyran qui est formidable, c’est lui qui dit ce qui
est juste et ce qui n’est pas juste ; et en plus c’est lui qui est
heureux, etc., etc. »)… Et Socrate va traiter le rapport du tyran à son
peuple comme si c’était la même chose que le rapport du médecin à son malade.
Ça va être ça finalement toute la chicane de la démonstration : le rapport
du tyran à son peuple, puisque c’est une technique, en définitive c’est quand
même la même chose que le rapport du médecin au malade.
Alors on peut se demander, sur
ce point, pourquoi l’adversaire accepte ce genre… d’imposture (entre nous
hein). C’est un genre d’imposture. Vous voyez bien ici que la construction
introduit ce faisant des identifications qui finalement vont en effet réduire
Thrasymaque au silence, et en passant par quelque chose d’expressément
sophistique dans l’argumentation. En réalité si Thrasymaque n’acceptait pas
cette identification, c’est-à-dire si Thrasymaque refusait catégoriquement de
dire que le tyran est en définitive au service, d’une manière ou d’une autre,
de son peuple, en même temps qu’il est au service de ses intérêts, il devrait,
dans la discussion d’opinions elle-même, se démasquer comme le soutien d’une
politique entièrement oppressive, entièrement négative. Il devrait dire :
« mon personnage, le tyran, ne s’occupe que de ses intérêts, il ne s’occupe en rien des intérêts des autres, et
par conséquent, effectivement, du point de vue de l’opinion elle-même, il ne
peut pas être soutenu comme un bon politique ». C’est là que Socrate le
coince. Et en réalité ça c’est une stratégie fondamentale qui accule
l’adversaire à accepter une de vos hypothèses ; parce que s’il ne
l’accepte pas il va réellement, aux yeux du public, apparaître comme celui qui
est quand même dans la position bestiale (voilà), comme celui qui est vraiment
le cochon de la scène. Et ça, le Socrate de Platon est un maître de cette
manière de faire. Regardez les dialogues de Platon, c’est vraiment le truc
fondamental : c’est-à-dire on va faire avaler, on va contraindre l’autre
d’admettre des énoncés (ici finalement l’énoncé que c’est tout à fait bien
d’identifier le tyran, dans son rapport à son peuple, au médecin par rapport à
son malade) qui sont des énoncés aberrants en réalité, on va traverser des
énoncés absolument indéfendables. Et l’autre va être obligé de les accepter
parce que s’il ne les accepte pas, dans la stratégie du dialogue, il va
réellement se montrer ou apparaître comme un type infréquentable. Thrasymaque
veut bien dire que la justice c’est l’intérêt du plus fort, mais il ne veut pas
aller jusqu’à dire : « je trouve formidable un type qui pille
entièrement le peuple, tue tout le monde… et puis voilà ! » Donc il
navigue au plus près entre les deux, et ça vous savez que dans la logique des
opinions c’est absolument essentiel de ne pas se laisser acculer à une position
strictement négative.
Et voilà pourquoi on va lui
faire avaler le fait que premièrement c’est une technique ; deuxièmement
c’est une technique au service des intérêts de ceux qui en sont l’objet ;
et troisièmement, finalement, par conséquent, on n’est pas vraiment au service
de son intérêt mais au service de l’intérêt des autres.
Alors l’objection que
Thrasymaque et les jeunes vont mettre en avant, elle est très intéressante, ça
va être : « non, attention, le médecin lui-même, s’il s’occupe des
gens, c’est pour un salaire ». Donc on retombe sur la logique de
l’intérêt : le médecin ne s’occupe pas réellement de soigner les gens, il
s’occupe de gagner sa croûte hein. Et donc il est bien au service de ses
intérêts. D’où la discussion extrêmement intéressante sur la question du
salariat. Au fond la thèse de Platon, la thèse de Socrate, c’est qu’on ne peut
pas dire ça parce que dans le moment où
le médecin est médecin ça ne peut pas être parce qu’il veut gagner son salaire.
Le salariat ça n’identifie pas la médecine comme médecine, puisque c’est aussi
bien vrai du gars qui est trésorier, employé de banque, général, etc., ou même
chef d’État ; ils touchent tous un salaire. Donc il va argumenter dans le
texte que cette part (au fond l’équivalent général, la part monétaire des
choses) transite à travers toutes les techniques, dans leur effectivité, et
donc elle ne peut pas servir à les identifier. Et donc ce n’est pas vrai que le
médecin, en tant que médecin,
soigne les gens pour avoir un salaire ; le médecin en tant que médecin
soigne les gens pour les guérir. Et s’il ne soigne les gens que pour le
salaire, il n’est pas un médecin, il est comparable finalement au capitaine de
navire qui serait pris pour un médecin parce que tous les gens se sentent très
bien dans l’air marin ¾ ça serait pareil.
Alors ça c’est assez fort et
intéressant parce que ça touche à la relation entre l’intérêt pour l’équivalent
général et l’intérêt pour la valeur d’usage d’une technique. Effectivement,
c’est une question qui se pose toujours : pourquoi le médecin soigne-t-il
les gens ? Et si réellement il ne les soignait que pour gagner sa vie, en
quel sens serait-il un médecin ? C’est une question que pose Socrate, et
qui est une très juste question. S’il les soigne uniquement pour gagner sa vie,
Socrate va dire « il est un salarié », c’est-à-dire il est dans la
technique du salaire, mais il n’est pas un médecin en tant que médecin. Et en particulier
on ne pourra pas distinguer ce qu’il fait là de ce que fait un plombier ou un
pilote de ligne.
Alors finalement, au fond, ce
dont l’argumentation va accoucher, à travers notamment sa péroraison, et ce qui
va faire trace en elle de ce qu’il y a dissymétrie
entre la vérité et les opinions, c’est l’existence, dans le salariat lui-même,
de deux types subjectifs. Et c’est ça qui va pointer, à l’intérieur de la
réduction au silence de Thrasymaque qui va se faire par les moyens en
définitive rhétoriques et sophistiques que je vous ai indiqués. La trace qui va
petit à petit émerger, et qui émerge notamment dans la dernière partie à propos
des gens qui refusent les postes, les honneurs, les figures de pouvoir, c’est
que toute cette affaire est traversée par l’existence de deux subjectivités
différentes : une subjectivité qui en fin de compte est dans un rapport
d’instrumentation de la technique, ou de ce qu’elle sait faire, et une
subjectivité qui en assume entièrement la destination pour l’autre.
Dans tous les cas, la technique,
comme telle, est en effet destinée au service de l’autre. Mais la question de
savoir si le technicien assume l’essence de la technique est une autre
question, une question différente. Autrement dit on ne peut pas exclure qu’il y
ait des médecins qui en fin de compte soignent les gens pour l’argent ; ça
peut exister, comme type subjectif. Ce que Socrate dira c’est que dans le
moment même où ils soignent les gens pour
l’argent ils ne sont pas médecins. Voilà. Ils sont donc médecins formellement
mais pas réellement. Et puis il y a des gens qui sont médecins réellement, pas
seulement formellement.
Et donc la rhétorique
argumentative se conclut par une sorte d’investissement subjectif qui en fin de
compte touche à la stratégie de l’argument et non pas à sa forme. Formellement
l’argument se réduit à ce que je vous ai dit : c’est-à-dire le plus fort
c’est une technique, une technique c’est défini par son objet, et son objet par
conséquent ne peut pas être son intérêt, même si c’est un salaire. Donc
finalement la justice ne peut pas être l’intérêt du plus fort parce que
l’intérêt du plus fort en fin de compte, tel que Thrasymaque l’a défini, c’est
justement de se soucier des autres, c’est-à-dire de se soucier des plus faibles.
Et donc en définitive la justice concerne les plus faibles, et pas les plus
forts ¾
ça c’est l’argument mais ce qui investit l’argument comme trace de la
dissymétrie entre vérité et opinion c’est que tout ça renvoie à des
subjectivités hétérogènes : il y a à l’intérieur de ce problème lui-même
des subjectivités hétérogènes (et c’est pour ça que va apparaître un ²nous² dans
le texte) :
Quand nous obéissons à cette
directive, nous n’avons pas l’idée d’être traités comme des salariés qui
exigent le salaire de leur engagement, ni comme des voleurs qui tirent de cet
engagement des profits secrets.
Ultimement le débat va
être : la justice ne peut pas être l’intérêt du plus fort, pour la raison
fondamentale qu’il existe des gens absolument désintéressés. Voilà. Et le fait
qu’il existe des gens absolument désintéressés est en fait le contenu de vérité
de l’objection faite à Thrasymaque quant à sa thèse que la justice est
l’intérêt du plus fort. Parce que la logique de l’intérêt n’est pas
universelle, alors que la justice doit forcément l’être. Et puisque la justice
doit être universelle alors que le principe d’intérêt ne l’est pas
nécessairement, alors Thrasymaque n’a pas raison.
Alors vous me direz : mais
pourquoi ce n’est pas ça que dit Platon ? Eh bien parce que pour montrer
qu’il peut exister une organisation juste du désintéressement, pour montrer par
conséquent qu’une société peut être régie et fonctionner en dehors du principe d’intérêt (c’est-à-dire que le communisme
est possible ¾ voilà !), pour montrer cela il faut autre chose
que le débat d’opinions. Il faut prendre des décisions de pensée qu’aucun débat
d’opinions ne permet de circonscrire.
Donc dans le débat d’opinions on
va montrer, de façon relativement sophistique, que l’argumentaire de
Thrasymaque peut être étouffé, c’est-à-dire qu’à un moment donné il ne peut pas
continuer. Et on va, à l’intérieur de cela, faire apparaître, mais comme un
signe, comme un symptôme, comme une coloration extérieure, on va faire
apparaître les figures qui sont en jeu dans cette affaire. D’un côté en effet,
la grande figure de l’intérêt soutenue par Thrasymaque, dans un discours qu’on
réussit à restreindre puis à arrêter. Et puis, de l’autre, la figure qui va
émerger et être construite et déployée par des ressources qui ne seront plus
celles de l’argumentation ni du débat d’opinions en ce sens : c’est-à-dire
la figure de la possibilité d’un désintéressement radical non seulement
individuel mais également collectif.
Voilà pourquoi en conclusion on
peut dire ceci : l’argumentation philosophique, lorsqu’elle s’en tient
seulement à la conviction, au convaincre (pour parler comme Pascal), est
formellement très voisine de l’argumentation sophistique, voire identique à
elle. Elle s’en distingue stratégiquement quand
elle fait apparaître la dissymétrie. Et l’apparition de la dissymétrie c’est
toujours l’apparition d’une figure subjective, d’une figure subjective hétérogène à celle qui est engagée dans le conflit des
opinions.
Merci.
Distribution
d’un extrait de La République (L V,
474d-479a), titré :
Platon
14. Pour une ontologie de l’opinion
¾ Alors, très cher, reprend Socrate, revenons à nos
moutons. La science, tu dis que c’est une faculté, la science ? Ou tu la
classes autrement ? Et l’opinion, où la mets-tu ?
¾ Je reconnais, dit Glauque reprenant courage, dans la
science, dont le nom le plus général est « savoir », non seulement
une faculté, mais la plus importante de toutes. Quant à l’opinion, c’est à coup
sûr une faculté : avoir la capacité d’opiner, c’est justement en quoi
consiste l’opinion.
¾ Tu as en outre confirmé à l’instant qu’à tes yeux la
science, ou, si tu préfères, le savoir, n’est pas la même chose que
l’opinion ?
Glauque
est tout à fait remonté :
¾ Un être pensant ne peut soutenir que sont identiques
l’infaillibilité et l’errance. Le savoir absolu diffère nécessairement de
l’opinion versatile.
¾ Ces deux facultés diffèrent en effet par leur
processus et doivent donc aussi différer par ce à quoi elles se rapportent. Le
savoir, c’est clair, se rapporte à l’existant et le connaît dans son être.
L’opinion, nous savons seulement qu’elle organise l’opiner. Mais quel est son
objet propre ? Le même que celui du savoir ? Est-il possible que ce
qui est su soit identique à ce à propos de quoi on ne fait qu’opiner ?
¾ C’est impossible ! s’exclame Glauque, d’après
cela même sur quoi nous nous sommes mis d’accord. Si chaque faculté singulière
se rapporte naturellement à un objet différent de celui de toute autre faculté,
et si opinion et savoir sont des facultés différentes, il s’ensuit que le su et
l’opiné ne peuvent être identiques.
¾ Alors, si n’est su que l’existant, ce à propos de
quoi on opine est autre que l’existant.
¾ Reçu cinq sur cinq.
¾ Dans ces conditions, poursuit Socrate, en se grattant
le menton, signe chez lui d’une grande perplexité ¾ réelle ou feinte ¾, il faut conclure que l’objet de l’opinion, étant la
part d’être de ce qui se soustrait à l’existence, n’est autre que le non-être.
Et
Glauque, catégorique et impérial :
¾ Absolument impossible. On ne saurait opiner le
non-être, Socrate ! Réfléchissez ! Celui qui opine rapporte son
opinion à quelque chose. Il ne saurait opiner tout en n’opinant rien. L’opineur
opine sur une chose clairement comptée comme une. Or, le non-être n’est pas une
chose, mais auc-une.
¾ C’est exact. Du reste, c’est à l’ignorance et non à
l’opinion que nous avons assigné comme objet le non-être, après avoir assigné
l’être à la pensée. Et nous avons pu le faire uniquement parce que l’ignorance
est une faculté purement négative, alors que l’opinion affirme son objet.
¾ C’est pourtant bizarre, à la fin, s’interroge
Glauque. Nous avons démontré que l’opinion, ne se rapportant ni à l’être ni au
non-être, n’est ni un savoir ni une ignorance.
¾ Et voilà ! dit Socrate ravi. Dirons-nous alors
qu’elle transcende l’opposition pensée pure/ignorance sur l’un de ses
bords ? Qu’elle est plus claire que la pensée, ou plus obscure que
l’ignorance ?
¾ Allons donc ! dit Glauque, en haussant les
épaules.
¾ Si je comprends bien ton geste, tu considères comme
évident que l’opinion est plus obscure que la pensée, et plus claire que
l’ignorance.
¾ Bien sûr. Elle est, nous l’avons déjà dit, entre les
deux. Au milieu.
¾ Et nous avons ajouté que, si nous trouvions une chose
dont l’apparaître soit d’être tout en n’étant pas, cette chose, occupant une
position médiane entre l’être pur et l’absolu néant ne relèverait ni du savoir,
ni de l’ignorance, mais de ce qui se tient entre les deux. Eh bien, nous savons
maintenant que cet entre-deux est ce que nous appelons « opinion ».
¾ Voilà une question réglée, dit Glauque, plein
d’enthousiasme.
¾ Sauf, grince Amantha, que vous ne l’avez pas encore
trouvée, cette « chose » qui serait l’objet de l’opinion. Je veux la
voir, cette « chose », entre l’être et le non-être, qui ne se laisse
ramener, en toute rigueur, à aucun des deux. Montrez-la moi.
Bien. Je commence comme toujours
par la question des dates. Il y a un changement pour le prochain séminaire.
Donc ça il faut que vous le notiez : il ne sera pas le 17 mars mais le 10
mars. Et il ne sera pas comme il était prévu dans une autre salle, il aura lieu
ici. Finalement nous avons bénéficié de l’inertie bureaucratique [Badiou se
marre ; sourires] ; les travaux n’auront pas lieu cette année
[sourires] et nous allons donc rester ici jusqu’à la fin. N’excluons pas
l’année prochaine, si nous fonctionnons encore. Voilà. Donc 10 mars pour le
prochain et ensuite […]
Alors… Bon. Je voudrais
récapituler des points (je crois) importants de ce qui a été dit la dernière fois.
La thèse soutenue par Platon c’est que si l’on se représente, dans un domaine
donné quelconque, qu’il y a, dans ce domaine ou relativement à ce domaine, des
vérités, alors la discussion des opinions concernant ce domaine doit
normalement être évitée. C’est la thèse. C’est une thèse hypothétique. On
n’assume pas ici, on laisse de côté (Platon en parle ailleurs) la question de
l’existence effective des vérités. Mais en tout cas si l’on est en droit de
supposer que dans un domaine déterminé il y en a, alors il ne faut normalement
pas s’engager dans la discussion des opinions. Pour vous dire, en
passant : c’est une thèse qui a été maintes fois reprise et qui est par
exemple reprise par saint Paul ; si on suppose qu’au regard de l’existence
humaine il y a une vérité (alors là lui son domaine est vaste n’est-ce
pas : c’est l’existence humaine dans sa totalité, et la vérité c’est le
Christ), si on est dans cette supposition-là, alors (comme il le dit
expressément) il ne faut pas discuter des opinions ; les opinions on va
les laisser être, parce que le registre
dans lequel opère l’affirmation des vérités n’est précisément pas celui du
déploiement ou de l’existence des opinions.
Et alors l’argument c’est que ce
qui caractérise les opinions c’est leur substituabilité, c’est-à-dire leur
principe d’équivalence. Une opinion en tant qu’opinion est confrontée à une
autre opinion, et évidemment si l’on suppose qu’il y a une vérité, la
dissymétrie entre opinion et vérité est immédiate, et la discussions
inter-opinions, ou la discussion des opinions, n’a pas lieu d’être le chemin
pertinent.
Alors, en passant, dès lors
qu’on est dans l’espace démocratique, où nous sommes (où après tout il convient
d’être… ce n’est pas le problème), nous apercevons une corrélation essentielle,
philosophiquement pressentie et même établie par Platon, entre le principe, la
maxime de la liberté des opinions, c’est-à-dire en réalité la liberté de leur
expression et de leur discussion d’un côté et, de l’autre, le critère du nombre
comme valeur de décision. Parce que la démocratie, en son sens absolument
ordinaire, c’est ça hein, c’est : d’un côté ²il y a liberté des
opinions²
et de l’autre ²vous
votez²,
voilà. Et on peut se demander quelle est la corrélation entre les deux
finalement ? Pourquoi y a-t-il un lien, en fin de compte profond et
organique, entre la maxime fondamentale de la liberté des opinions qui oppose
la démocratie aux dictatures, au totalitarisme etc., et le mécanisme singulier
de décision que représente la décision majoritaire, c’est-à-dire le critère du
nombre comme tel.
Vous savez que dans les sociétés
contemporaines le critère du nombre déborde de beaucoup la simple décision
politique. Il est organisé étatiquement pour la décision politique mais, plus
généralement, tout produit fait propagande du fait qu’il est numériquement
assignable ; c’est-à-dire pour un tel spectacle on vous dira « cent
mille personnes l’ont déjà vu »… Et alors là aussi, pourquoi le fait que
cent mille personnes l’aient déjà vu est-il une valeur ? C’est une question…
C’est homogène tout ça ! C’est homogène, c’est-à-dire qu’en définitive il
y a une corrélation entre la liberté des opinions, l’expression des opinions,
et le critère du nombre, centralement et visiblement dans la politique
représentative ou électorale ; mais plus généralement c’est une tendance à
considérer que ce qui a déjà (en quelque sorte) conquis une majorité
d’opinions, ou un grand nombre d’opinions, a par là-même valeur. De sorte
qu’est valorisable, effectivement, le nombre comme tel. Si trois millions de
personnes on vu un film, eh bien finalement si vous n’allez pas le voir vous
allez être minoritaire ; mais, dans le même temps, la supposition est
qu’en l’occurrence il n’y a pas de vérité. La supposition c’est qu’il n’y a pas
de détermination intrinsèque de la chose, sinon on vous la donnerait, il n’y en
a qu’une détermination quantitative.
Et ça je pense que c’est une
corrélation essentielle entre le principe général selon lequel l’espace de la
liberté c’est l’espace de la confrontation des opinions (et que donc la maxime
essentielle de la liberté c’est la liberté d’opinion), et le fait que quand il
s’agit d’une décision à prendre, aussi bien « votez pour un tel » ou
« allez voir tel film », finalement il y a le critère du nombre.
Et alors la raison est que les
opinions étant prises dans un espace de symétrie finalement, elles circulent
(en vérité comme la monnaie, comme la marchandise, ce qui est le paradigme
sous-jacent), elles circulent dans la conviction d’une substituabilité générale ;
c’est-à-dire une opinion, en définitive, tendanciellement, équivaut à toute
autre ; c’est ça qui fait qu’il n’y a pas de raison d’introduire une
dissymétrie, et encore moins une interdiction hein, puisque l’espace des
opinions est un espace de substituabilité ¾ à mon avis, en
profondeur, très lié à la souveraineté de la marchandise. C’est-à-dire qu’en
réalité, tendanciellement, se constitue un marché des opinions dans lequel le
vainqueur eh bien c’est celui qui en a vendu le plus. C’est bien naturel.
Et alors, à l’arrière-plan de
cela, on peut se demander ce que c’est que le triomphe d’une opinion,
c’est-à-dire : qu’est-ce qui est sanctionné finalement par le
nombre ? Quel est le principe réel qui est sous-jacent à cette juridiction
du nombre, elle-même fondée sur la substituabilité des opinions et leur circulation ?
Je pense qu’en réalité ce qui assure une
opinion, ce qui en fait un nombre, etc., c’est un mixte de rhétorique et
d’intérêt. On peut trouver ça dans d’autres passages de Platon : il y a
une connexion étroite entre l’opinion et la rhétorique, du point de vue de la
force de l’opinion, et évidemment par ailleurs entre l’opinion et l’intérêt, du
point de vue du toucher réel qui est le sien. C’est-à-dire qu’une opinion
fonctionne, s’impose, fait nombre, lorsqu’elle arrive à conjoindre les intérêts
qu’elle touche (les intérêts qu’à la fois elle exprime et qu’elle révèle) et
l’organisation rhétorique de la présentation de ces intérêts. Et ça c’est
exactement ce qui, évidemment, est désigné par Platon sous le nom de ²sophistique². La
sophistique c’est un mixte d’intérêts et de rhétorique, c’est-à-dire c’est la
possibilité et l’aptitude à ce que la rhétorique se mette au service de ce
point réel que sont les intérêts, de telle sorte qu’elle fasse triompher une opinion.
Donc le triomphe d’une opinion
c’est toujours, et c’est au fond évidemment l’essence de la politique au sens
courant n’est-ce pas, un mixte de rhétorique et d’intérêts. Intétêts qui sont
le réel plus ou moins nommé d’ailleurs
dans la rhétorique ; quelquefois ce réel, cet intérêt, n’est pas même
nommé, mais sa puissance est toujours là. L’intérêt n’est pas nommé et la
rhétorique peut organiser justement cette non-nomination comme effet de
puissance parce que ça sera quand même entendu même si ce n’est pas nommé, si
la rhétorique est habile.
C’est pour ça que chez Platon,
effectivement, l’importance malgré tout considérable de la sophistique, de la
présence des sophistes (nous allons y revenir), de la discussion avec eux,
c’est que c’est tout un dispositif de puissance. C’est un dispositif de
puissance qui, précisément, agençant, articulant la rhétorique et l’intérêt,
crée en vérité une dissymétrie de puissance dans l’équivalence générale des opinions. C’est-à-dire intrinsèquement les
opinions sont équivalentes, elles peuvent circuler, on peut substituer une
opinion à une autre, etc., mais ça n’empêche pas que la question du succès
d’une opinion, du triomphe d’une opinion, est une question en soi, et elle se
résout en effet par une discipline du langage finalement (quel que soit ce
langage), de façon à ce qu’il touche un intérêt. Et je signale que, très profondément,
un des artifices de cette rhétorique c’est de toucher l’intérêt en masquant
qu’on le touche ; c’est-à-dire de toucher l’intérêt comme si ce qu’on
disait était désintéressé. Donc un toucher subtil. Et c’est là évidemment qu’il
faut un art rhétorique particulier pour en partie absenter, ou voiler, le réel
essentiellement intéressé, et par conséquent féroce n’est-ce pas, qui se trouve
derrière les apparentes douceurs dont la rhétorique le pare.
Et c’est ce qui explique que les
rhétoriques politiques peuvent être au fond aussi œcuméniques, alors que tout
le monde sait qu’elles assurent, de façon uniforme, le triomphe des puissants.
Et donc une opinion, le triomphe d’une opinion, c’est l’agencement d’un système
singulier de douceur et de férocité. C’est la férocité masquée ¾ et
ça c’est évidemment une tâche essentiellement rhétorique.
Et alors ce que Platon dit,
inauguralement, face à ce personnage dont il reconnaît l’importance et la
puissance, c’est qu’une vérité c’est un agencement différent. Pour lui ce n’est
pas quelque chose qui agence une rhétorique et un intérêt, c’est quelque chose
qui (je dirais) agence une formalisation, une évidence, et un désintéressement.
Une formalisation : là Platon le dira parce qu’en fin de compte une vérité
c’est toujours une question de forme, au sens de l’Idée. N’oublions pas que le
mot grec eidos dit ²idée² et ²forme² en
même temps hein, il n’y a pas de séparation entre idée et forme. Donc on peut
considérer que l’ensemble de la fameuse théorie des Idées chez Platon, qui est
en réalité une théorie des formes, est bien dans le registre de la
formalisation. Le procès de la connaissance c’est l’accès à la forme, donc tant
que vous n’avez pas accédé à la forme vous ne pensez pas vraiment la racine des
choses. Toute pensée est une formalisation ¾ ça c’est le premier
point.
Cette formalisation requiert un
principe d’évidence qui n’est pas réductible à une rhétorique justement.
C’est-à-dire la formalisation n’est pas la rhétorique de la forme, la
formalisation est la possibilité de l’évidence ; elle est la possibilité
de faire apparaître une vérité dans les conditions de sa puissance effective ¾ mais
ça veut dire son évidence, ça ne veut pas dire sa rhétorique.
Et puis le désintéressement est
crucial parce que l’idée c’est que la pensée est désintéressée en un sens
particulier qui est qu’elle se constitue dans le désintéressement au regard de
son objet ; c’est-à-dire elle ne peut pas accéder à son objet dans une
rhétorique de l’intérêt. La rhétorique de l’intérêt coupe de tout accès
véritable à la formalisation comme telle. Ça a été d’ailleurs un point… Je vous
le signale, c’est une remarque assez triviale, assez évidente mais ça a été un
point de difficulté du marxisme classique ça. C’est-à-dire que le marxisme
classique a cru qu’on pouvait requérir l’intérêt, l’intérêt de classe, au
service de la vérité politique. Et ça a engagé de nombreuses et complexes
ambiguïtés. J’aurai l’occasion d’y revenir parce que c’est en réalité la base
explicative du fait que l’entreprise révolutionnaire au XXe siècle a
pris une tournure aristocratique. Voilà. C’est-à-dire a pris la tournure de
l’émergence d’un noyau dirigeant, sacralisé d’une certaine manière, enfin
séparé. Et sacralisé pourquoi ? Parce que lui seul comme tel était
détenteur de l’accès à l’Idée, c’est-à-dire lui seul comme tel était en
capacité d’articuler l’intérêt au désintéressement tandis que, par contre, dans
l’élément massif, dans l’élément collectif ordinaire, la maxime de l’intérêt
restait dominante. Et il est donc impossible de savoir dans quelle mesure cette
aristocratie était sophistique ou pas ¾ parce que peut-être
qu’elle était une adaptation rhétorique du désintéressement à l’intérêt (ça… il
faut suivre les choses pas à pas), c’est une piste que je vous indique… On y
reviendra parce qu’elle est très importante : c’est la corrélation entre
le problème apparemment très spéculatif que nous posons ici (c’est-à-dire le problème
de l’articulation ou de la scission entre opinion et vérité) et cette histoire
politique singulière du marxisme révolutionnaire qui a postulé malgré tout une
transitivité possible entre certaines formes d’intérêts (et donc de rhétorique
de l’intérêt) et finalement l’émancipation qui, en tant que telle, n’est
praticable que dans une figure collective du désintéressement naturellement.
Après tout la fin des classes, l’objectif suprême, était la fin de la dictature
organique de l’intérêt et de ses conflits sur l’organisation sociale tout
entière et sur sa représentation étatique. Alors c’est pour vous dire qu’on est
là au cœur du problème.
Vous savez, cette question qui
articule rhétorique et intérêt d’un côté, et puis formalisation de l’évidence
et désintéressement de l’autre, cette question pourrait être l’occasion là
encore d’un nouveau salut à Deleuze. Deleuze disait que la notion de vérité il
n’en avait pas besoin (il m’a écrit ça dans une lettre : ²je
n’en ai pas besoin²). Moi j’ai essayé de dire que ce n’était pas vrai,
qu’il en avait tout à fait besoin et qu’il ne cessait de lui donner d’autres
noms ; il n’avait pas besoin de ce nom-là disons. Mais il disait : ²le
critère c’est que les choses soient intéressantes finalement². Il
faut que ce soit intéressant, c’est ça qui requiert vraiment la pensée, ce qui
est intéressant. Alors on pourrait dire qu’une vérité c’est intéressant parce
que ce n’est pas intéressé ¾ voilà… Et c’est vrai ça ; c’est-à-dire qu’il y a
quelque chose dans l’intéressant qui dés-intéresse. Voilà.
Alors ça c’était le premier
groupe de remarques que je voulais refaire par rapport à ce qu’on avait dit la
dernière fois… La conclusion évidemment c’est que vous ne pouvez pas engager un
protocole de vérité dans un débat d’opinions parce que ce qui norme le débat
d’opinions c’est l’articulation de la rhétorique et de l’intérêt, alors que ce
qui norme une discussion où la vérité est engagée c’est formalisation, évidence
et désintéressement. Donc avec des normes aussi disjointes vous ne pouvez pas
engager la figure de la vérité dans le débat d’opinions. Et donc, conséquence
importante, vous êtes sous la supposition qu’il y a des vérités n’est-ce pas
(supposition qui est largement déniée, par beaucoup). Enfin sous cette supposition-là
vous n’êtes pas dans le protocole normatif de la liberté des opinions dans son
articulation au critère du nombre. Vous êtes donc despotique [Badiou en rigole]
et minoritaire [et continue un peu] en même temps ¾ ce
qui est exactement ce qu’on a toujours reproché aux révolutionnaires, d’imposer
finalement la volonté d’un petit nombre résolu, organisé et déterminé, à
l’écrasante majorité ; c’est-à-dire d’être minoritaires d’un côté, et d’un
autre côté évidemment, étant minoritaires, de ne pouvoir avoir puissance que
dans un élément qui ne respecte pas la perméabilité et la substituabilité des
opinions.
Donc on voit bien : là on
est en effet à la racine de ce qui fait que Popper considère Platon comme le
premier des maîtres-penseurs, le premier de ceux qui ont glorifié la société
fermée contre la société ouverte etc. etc. Effectivement le noyau conceptuel de
la question donne un peu une allure de ce genre au débat.
Le deuxième point qui me paraît
très important c’est que le sujet de l’opinion, c’est-à-dire celui qui porte
l’opinion, n’est pas le même que le sujet des vérités. Alors ça c’est beaucoup
plus complexe, beaucoup plus important. On pourrait imaginer que le débat entre
vérité et opinion, à supposer qu’il existe, soit un débat qui traverse et divise
un sujet qui est le même ; c’est-à-dire que dans toute subjectivité
pensante il y aurait au fond un débat interne, ou intime, entre finalement la
possibilité d’existence des vérités, la discussion de leur existence, et puis
de l’autre côté eh bien la présence inévitable dans le monde des opinions. La
thèse qui est soutenue par Platon, et qui à mon avis est une thèse inéluctable,
c’est que le problème c’est que ce n’est pas le même sujet. C’est-à-dire que
l’individu, en tant qu’entité corporelle singulière, peut participer de l’un ou
de l’autre. Ça peut être le même individu qui participe à une subjectivité de
type ²opinion² et à
une subjectivité de type ²vérité² mais en tant que sujet il n’est pas le même ; c’est-à-dire que ce
n’est pas dans l’arène du même sujet que le conflit se passe. Il y a deux
instanciations subjectives foncièrement différentes.
Alors qui est le sujet de
l’opinion ? Eh bien le sujet de l’opinion c’est l’individu démocratique.
C’est lui qui est le sujet de l’opinion. Il est à la fois support et résultat de l’espace démocratique. Platon, qui est
contemporain au fond de la première tentative historique de la démocratie,
c’est-à-dire de la démocratie grecque, le voit très bien : la démocratie a
créé un sujet, elle a créé son sujet. Elle n’est pas simplement un régime
extérieur articulé sur une subjectivité invariable, il y a réellement un sujet
qui est l’individu démocratique, lui-même en un certain sens substituable
lorsqu’il est référé à l’égalité démocratique et formelle : un citoyen en
vaut un autre, un citoyen est substituable à un autre. Et, au fond, la valorisation
de l’opinion pour ce sujet provient exclusivement de ce qu’elle est la
sienne ; l’individu est en position de valoriser l’opinion en
tant qu’elle est la sienne, c’est-à-dire en
tant qu’elle est en effet l’opinion de ce sujet singulier exigé par l’espace
démocratique qui est l’individu.
Alors là nous voyons une
corrélation essentielle évidemment entre l’espace dit de la liberté des
opinions et au fond la conviction que le sujet absolument irréductible est
l’individu comme tel, parce qu’il est précisément le sujet de l’opinion. Et
alors cet individu démocratique comme sujet de l’opinion, valorisant l’opinion
en tant qu’elle est la sienne, ce sujet a ses arguments : « à chacun
son opinion », « c’est mon opinion, toi tu as la tienne »,
voilà. Tout le monde sait que quand on présente son opinion c’est un argument
que ce soit la sienne… En réalité, en général, il n’y en a pas beaucoup
d’autres : « c’est ça que je pense ! » ¾ ça c’est
un argument très puissant, ce n’est pas rien, du tout.
Et alors comment définir
l’individu démocratique ? Eh bien on peut le définir en fonction de ce que
nous avons dit. Premièrement justement en tant qu’il est le juge en dernière instance de son intérêt, et qu’il est
aussi l’adepte d’une certaine rhétorique. L’individu démocratique c’est
ça ! C’est quelqu’un qui est juge de son intérêt et adepte d’une
rhétorique. Il est donc lui-même l’articulation des deux. Et c’est pourquoi
naturellement il est le sujet de l’opinion hein. Alors on dira : il est,
quant à son point réel, la configuration, le juge ou le tribunal de son intérêt
et il est, sur le versant du langage, inscrit dans une certaine rhétorique.
C’est exactement dans ce contexte d’ailleurs que se produit la décision
électorale, qui est évidemment la décision de l’individu démocratique par
excellence, dans l’isoloir. L’isoloir qui est la figure qui circonscrit et
sépare l’individu démocratique, dans la délibération qu’il est en train de
faire avec lui-même ; délibération qui évidemment croise la représentation
qu’il se fait de ses intérêts et la rhétorique dans laquelle il est
inscrit ; il vote à gauche, il vote à droite, et ça c’est corrélé à une
représentation de son intérêt dont tout le monde conviendra qu’il est le seul
juge. Telle est la construction de l’individu démocratique comme sujet de
l’opinion.
Et alors, évidemment, le sujet
d’une vérité est d’une organisation complètement différente, pour autant qu’il
existe. Parce que le sujet de vérité, on ne peut le définir que comme ce qui
oriente le processus de construction d’une vérité. Nous reviendrons sur ce
point : la vérité est inséparable de son processus de construction. Bon je
ne vais pas revenir sur l’ensemble de mes axiomes ou de mes hypothèses mais le
sujet de vérité c’est ce qui oriente le protocole de construction d’une vérité à
partir d’un événement premier, c’est-à-dire
à partir d’une apparition, d’un surgir inaugural, dont il traite et oriente les
conséquences.
Donc vraiment l’individu
démocratique est structural alors que le sujet de vérité est événementiel.
Deuxièmement l’individu démocratique comme sujet de l’opinion est au croisement
d’une rhétorique et d’un jugement d’intérêt, tandis que l’autre est dans un
protocole de construction, qui est d’ailleurs aussi un protocole de
formalisation à partir d’un point originaire qui est lui-même un point de
surgissement. Voilà.
Donc ce sont deux registrations
subjectives absolument différentes. On dira simplement que, évidemment,
l’individu comme tel convoqué comme sujet de l’opinion c’est vraiment
l’individu démocratique. C’est pour ça que vous avez tous les discours
contemporains sur l’extension indéfinie de l’individualisme, la souveraineté de
l’individu, etc., etc. ¾ discours qui, je le signale, sont exactement la
description de l’individu démocratique par Platon dans La République : « on fait ce qu’on veut, on est
content », « chacun a ses propres désirs et chacun ne pense qu’à
ça », etc. Donc cet individualisme qui se répand aujourd’hui n’est pas une
création de la contemporanéité (semble-t-il), pas du tout ! Il a déjà été
absolument observé il y a un peu plus de quelques millénaires, et par
conséquent il y a lieu de penser qu’il est une construction de la démocratie
elle-même. C’est infiniment probable. C’est-à-dire qu’il est bien le sujet que
requiert la figure démocratique en tant que telle, et dont Platon ne manquera
pas de reconnaître que c’est un sujet tout de même assez agréable (c’est le
critère qu’il introduit). Pour l’individu ce n’est pas mal finalement, quand
même… Ça a du charme. Et on sait que c’est sur ce charme que repose en réalité
l’adhésion, ou l’incarnation de cette figure.
Ceci dit l’individu peut aussi,
il a la possibilité, la capacité de s’incorporer à une procédure de vérité, et
de devenir partie composante d’un sujet de vérité ¾ ça
lui est ouvert. Et là il le sera au titre (de ce que j’ai proposé d’appeler,
mais c’est une métaphore) de militant d’une vérité. Alors, voyons bien, ²militant
d’une vérité²
ça veut dire quoi ? Ça ne veut pas dire un dévouement sacrificiel à
quelque chose de transcendant. Pour prendre un exemple, ça veut dire par
exemple être capable de refaire pour son propre compte une démonstration
mathématique (en la comprenant, en la faisant). Enfin il n’y a pas besoin
d’être un grand savant hein. Les grands savants ils sont dans les orientations
majeures de certaines séquences de construction des vérités. Mais quand des
vérités existent, vous pouvez vous y incorporer, vous pouvez accéder à la
subjectivité qu’elles requièrent, qu’elles demandent, de façon élémentaire.
Même quand vous êtes devant un tableau que vous trouvez très beau, eh bien vous
êtes dans un élément du même ordre. Et puis c’est la même chose lorsque
finalement vous êtes activement, et de façon pensée, dans une manifestation
politique, c’est la même chose aussi.
Donc il ne faut pas dire que la
participation individuelle à un sujet de vérité est une exception
transcendante, c’est une expérience ouverte, en vérité plus ou moins à tout
moment à tout le monde, et simplement dans laquelle on figure, en tant
qu’individu, dans une incorporation désintéressée qui finalement renvoie à ²formalisation² et ²évidence² dans
tous les cas. Alors voilà… Quand vous assumez le péril d’un amour… Tout ça,
tous ces moments, toutes ces figures sont les figures ouvertes à l’individu, si
démocratique qu’il puisse être par ailleurs, pour qu’il puisse participer à une
construction subjective qui évidemment est d’un tout autre ordre que la
stabilité structurale de l’individualité démocratique, au carrefour de la
rhétorique et de l’intérêt.
Alors on dira aussi, pour être
plus proche de Platon, que dans ce cas l’incorporation subjective se fait sous
le signe de l’Idée ; ²sous le signe de l’Idée² ça veut simplement dire
qu’elle se fait sous le signe de la reconnaissance de la puissance d’une forme
en tant que telle, indépendamment de l’agencement de la rhétorique et de
l’intérêt. Et c’est pour ça que j’ai proposé d’appeler ce protocole ²un
protocole d’idéation² ¾ Platon n’emploie pas ce mot, mais je le propose.
L’idéation c’est le moment où l’individu comme tel s’incorpore au processus
d’une vérité, et encore une fois ce sont des expériences tout à fait simples,
que tout le monde fait à un moment où à un autre, et à l’intérieur desquelles
l’individu n’est plus identifiable comme individu démocratique. Il est
identifiable autrement. Il est identifiable dans une figure subjective qui est
convoquée, articulée et déployée autour de ²formalisation, évidence et
désintéressement², et pas autour de ²intérêt et rhétorique².
Voilà. Ça c’était la deuxième grande réarticulation de ce que nous avons dit la
dernière fois.
La troisième c’est : tout
cela au fond semble établir une disjonction entre l’individu démocratique et la
subjectivité de vérité, tout ça semble valider la thèse que ça n’a pas
grand-chose à voir, et donc valider la thèse qu’il n’y a pas lieu d’organiser
un débat entre ces figures subjectives. Donc on revient à la thèse
initiale : en définitive ne discutez pas des opinions, parce que quand
vous discutez des opinions vous êtes un sujet d’opinion, voilà. Si vous voulez
être autre chose qu’un sujet d’opinion, ce n’est pas la peine de discuter les
opinions. Et donc la thèse serait que pour autant qu’on entérine l’existence
d’un sujet de vérités (on est dans le pluriel là, le pluriel des vérités), on
n’a pas besoin de la liberté d’opinions ; puisque la liberté d’opinions
c’est la liberté de débattre des opinions. Or la question qui était notre point
de départ la dernière fois, c’est que tout cela semble homogène à Platon et que
cependant ce n’est pas comme ça qu’il fait hein. La question c’est que la
partie aporétique des dialogues de Platon se présente, expressément
semble-t-il, comme un débat d’opinions : on convoque des gens pour leur
demander leur opinion et la discuter.
Alors comment se fait-il, et là
le problème est vraiment dialectique, comment se fait-il que le philosophe qui
est (disons) le tenant par excellence de la souveraineté des vérités, est celui
qui, de la façon la plus régulière et la plus insistante, présente son œuvre
dans la figure du débat d’opinions ? ¾ au point de l’écrire
théâtralement, sous forme de dialogues, de créer des personnages, etc., etc.
Alors là-dessus, je voudrais la
rappeler, il y a une explication proposée par Pascal, autre grand tenant des
vérités contre les opinions. La thèse de Pascal, je vous la rappelle ; je
vais vous relire le passage qui est très court, parce qu’il est vraiment
crucial dans cette discussion… La thèse de Pascal c’est qu’on aime voir naître
une vérité du conflit des opinions. Je vous relis ce passage subtil [Pensées, fragment 135 ; Sellier 637 ; Lafuma 773].
Il commence :
Rien
ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire.
[j’enchaîne :] […] on aime à voir dans les disputes le combat des
opinions, mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire
remarquer avec plaisir, il faut la […] voir naître de la dispute [alors
c’est cette phrase qui contient la proposition de Pascal]. Pour la faire
remarquer avec plaisir [²la²
c’est la vérité ; donc], il faut la faire
voir naître de la dispute.
Autrement dit la thèse de Pascal
c’est qu’on peut s’engager dans la dispute des opinions (vocabulaire qui est le
sien), de telle sorte qu’on y voit naître la dissymétrie de la vérité ;
c’est-à-dire on va voir naître, dans et à partir du combat des opinions, la vérité en tant qu’elle naît. Autrement dit
(ce serait une explication possible du protocole de Platon) Platon présenterait
un débat d’opinions afin de montrer quoi ? Eh bien la vérité à l’état
naissant : il engagerait les esprits dans la naissance d’une vérité en espérant,
et c’est bien ce que pense Pascal, que là il y a du plaisir, et qu’on va
bénéficier de ce plaisir. Finalement voir la vérité naître dans le combat des
opinions ça lui donne une touche plaisante, et Pascal est convaincu qu’il faut
plaire ; il y a un moment où, pour convaincre, il faut plaire. Donc
finalement le combat des opinions ça serait le moment de la séduction hein. Et
c’est souvent une interprétation courante du dialogique platonicien,
c’est-à-dire qu’il agence théâtralement la séduction du vrai. Mais ce que
Pascal ajoute, parce qu’il est quand même rigoureux, c’est que ce plaisir de la
naissance du vrai s’arrête à la naissance. Puisque par contre en contempler
vraiment le développement, ça ça ne génère aucun plaisir dit-il, on n’aime pas
ça du tout. Donc on aime la voir naître mais on n’aime pas la voir grandir ¾
c’est ça la thèse de Pascal, et c’est un peu sa difficulté, à lui,
Pascal : c’est-à-dire comment créer ce plaisir de la naissance du
vrai ?... et puis après quand même comment va-t-on traiter le déplaisir de
son développement intégral ?
Alors personnellement je ne
crois pas que ce soit une explication recevable pour Platon. Platon est un
redoutable malin hein ; je ne pense pas du tout qu’il mépriserait l’idée
de créer un plaisir comme ça, au passage, pour séduire les interlocuteurs, et
notamment les jeunes gens, en faisant naître sous leurs yeux la vérité à
travers le combat des opinions. C’est une manière aussi de tromper en chacun
l’individu démocrate n’est-ce pas. L’individu démocrate il aime le combat
d’opinions, donc on va lui faire un combat d’opinions, et puis on va finalement
le tromper puisqu’à un moment donné il va avoir le plaisir, il croira que c’est
le plaisir du combat d’opinions mais non ce sera justement le plaisir de la
naissance d’une vérité. Donc on va le dé-subjectiver comme individu démocratique pour le resubjectiver
autrement. Mais il ne semble pas que ce soit ça parce que… Encore une fois
Platon n’y répugnerait sûrement pas, il a aussi certainement utilisé cette
formule, mais ce n’est pas le fond du problème.
Ce n’est pas le fond du problème
parce que ce qui est clair c’est que pour Platon il n’y a pas à proprement parler de naissance de la vérité dans
l’élément du débat d’opinions. Ce que constitue le débat d’opinions c’est une
aporie, c’est-à-dire une suspension de la signification, exclusivement. Donc
c’est un état négatif. Or rien n’est plus contraire à la négation que la
naissance. S’il y avait naissance du vrai on serait au contraire dans
l’affirmation aurorale, dans le début, dans le commencement, dans le prestige
qui s’attache aux origines, et on ne serait pas dans cette espèce de désert
provisoire qu’est l’aporie, où l’on ne sait plus rien. On a détruit les
opinions symétriques, ou substituables, et on est (si je puis dire) nulle part.
C’est quand même comme ça que ça se passe chez Platon. Et donc je ne pense pas
que ce soit simplement, ni même principalement, le plaisir possible de la
naissance du vrai parce qu’on peut soutenir que chez Platon le vrai
ne naît pas, justement. Il ne naît pas, en
tout cas certainement pas du conflit ou du débat des opinions.
Alors à quoi se livre-t-
il ? Quel est son exercice ? En réalité on ne peut le comprendre que
si, contrairement à ce que Socrate lui-même affirme, quelque chose comme une
vérité est déjà là. Elle est déjà là. Elle est déjà née. Elle est née avant
cette mise en scène théâtrale des opinions. Souvenons-nous de ce point de
vue-là de l’allégorie de la caverne : on ne peut comprendre le fait que
des gens quittent la caverne que sous la condition que d’autres l’ont déjà
quittée et sont revenus. Autrement dit il y a toujours, dans la caverne,
quelqu’un qui est sorti déjà hein. Et donc ce n’est pas la naissance du vrai à
laquelle on va assister, c’est au traitement de l’opinion… Parce que les gens
qui sont dans la caverne sont des gens qui sont dans l’opinion, tous des
individus démocrates : ils sont en train de regarder ce qui se passe, les
coloris, les choses, la marchandise, etc. Et puis il y en a quelques uns qui
sont déjà là. Ils sont déjà là, ils n’ont rien de spécial. La seule chose
qu’ils ont de spéciale c’est qu’ils sont déjà sortis, eux, avant. Ils sont déjà
sortis et puis ils sont revenus.
Vous savez que le problème de
savoir pourquoi ils sont revenus était le problème le plus difficile pour
Platon. Parce que pourquoi franchement revenir dans un pareil bourbier
hein ? ¾
alors qu’on a contemplé l’Idée absolue, le soleil, etc. ; on a eu une joie
ineffable et puis il faut revenir, ce n’est pas drôle… Et cependant c’est ça la
pré-condition. Et en vérité, dans cette affaire du débat d’opinions, il faut
partir de l’hypothèse qu’une vérité est déjà là. Donc un sujet de vérité
comme tel est présent. Il a un nom dans les
dialogues : il s’appelle Socrate. Socrate c’est quelqu’un qui est déjà
sorti. Et alors il revient en disant : « je ne sais rien ». Mais
interprétons-le ce fameux « je ne sais rien » de Socrate, c’est en
fait : « je n’ai pas d’opinion » ; « sur la question
dont on est en train de discuter, je n’ai pas d’opinion, moi ». Ce n’est
pas « je ne sais rien » au sens de l’authentique savoir. On va bien
voir dans la suite qu’il sait tout à fait hein, beaucoup de choses, presque
tout. Mais il ne les sait pas dans la modalité où les autres croient les
savoir, c’est-à-dire dans la figure de l’opinion.
Il n’a pas d’opinion. Il s’agit
donc que quelqu’un, armé secrètement (c’est-à-dire existentiellement) d’une
vérité, entreprenne de faire cesser le débat d’opinions ¾ ça
c’était ce que nous avons principalement développé la dernière fois : il
va participer en apparence au débat d’opinions pour établir une nouvelle norme
qui ne sera pas précisément la norme de la liberté des opinions. Au fond la
participation socratique au débat d’opinions, en tant qu’on le suppose revenu
dans la caverne après en être effectivement sorti, c’est de se servir de cette
sortie et de ce retour pour, participant en apparence au débat d’opinions parce
que les gens qui sont là ne connaissent rien d’autre, parce que les gens ne
savent pas faire autrement que par le débat d’opinions, entreprendre de le
faire cesser. Voilà.
Et donc je dirais : ce
n’est pas la thèse fondamentale de la séduction par la naissance du vrai (qui
est la thèse de Pascal), c’est une thèse de cessation. La dissymétrie va
opérer, à l’intérieur de la discussion des opinions, comme figure de la
cessation. Et vous voyez qu’il est nécessaire, pour que le sujet de vérité
fasse cesser la discussion des opinions, qu’il se présente comme celui qui n’en
a pas hein ¾
ce qui est aberrant parce qu’en réalité tout le monde a des opinions… C’est
bien ça : l’individu démocratique est universel, tout le monde a des opinions.
Mais il va se présenter comme celui qui n’a pas d’opinion, c’est-à-dire comme
celui qui, comme il le dit, « ne sait rien » sur la question
considérée. Voilà : « le courage, eh bien qu’est-ce que
c’est ?... Je ne sais pas moi, je n’ai pas d’opinion. Donnez-moi la
vôtre ». Alors les autres vont parler, et leurs opinions vont être
déconstruites et anéanties jusqu’au moment où plus personne ne pourra parler,
sauf Socrate. Mais comme Socrate n’a pas d’opinion, il ne va pas donner la
sienne hein, ça c’est très important. Socrate ne donne pas son opinion, et pour
cause puisqu’il n’en a pas. Mais par contre il convoque celle des autres, et en
fin de compte il fait cesser le débat d’opinions de façon à ce que quelque
chose d’autre commence.
Et cette position-là, dans notre
expérience, nous savons bien qu’elle existe, par exemple dans la critique
esthétique véritable. La critique esthétique véritable, la critique d’art, si
elle est authentique, ne va pas procéder à l’intérieur des opinions, sauf pour
les faire cesser et établir un type de rapport à l’œuvre d’art qui va être d’un
autre ordre que celui d’une simple opinion (« j’aime ça »,
« j’aime pas ça », « moi je trouve ça bien mais l’autre il ne
trouve ça pas bien… », voilà, « mettons-nous d’accord sur le fait qu’on
peut penser à la fois que c’est bien et que ce n’est pas bien »). Un
véritable critique d’art ne va pas faire comme ça ! Il va, comme Socrate,
tenter de déconstruire ou de faire cesser cette manière de voir les choses, et
va en réalité imposer ensuite une subjectivation de l’œuvre de type différent.
Et il en va de même pour tout le reste : par exemple la démonstration
scientifique c’est aussi quelque chose qui évidemment fait cesser le débat
d’opinions sur le problème posé. Et puis la vraie discussion politique, c’est-à-dire la réunion politique normée, ce
n’est pas un débat d’opinions hein, évidemment ; c’est autre chose. Alors
cette autre chose, c’est compliqué, on y viendra, mais ça consiste à faire
cesser précisément le débat d’opinions pour construire collectivement quelque
chose dont la norme et la valeur échappent précisément à l’équivalence
généralisée des opinions. Il en va de même aussi de la déclaration d’amour.
Déclaration d’amour, réunion
politique, démonstration scientifique, critique esthétique, tout ça ce sont des
épisodes, des séquences de l’existence collective, individuelle, normées, de
type socratique ; c’est-à-dire qui en définitive opèrent, apparemment dans
l’élément de la discussion, mais pour la faire cesser et établir une norme distincte.
Alors vous savez, c’est là que
nous sommes quand même dans le problème de la terreur. Prenons-le
frontalement : l’idéologie contemporaine est une idéologie qui consiste à
dire que si la norme n’est pas la liberté des opinions articulée à la loi du nombre
(c’est une définition minimale mais à mon avis très solide de la démocratie),
alors ça ne peut être que la terreur. C’est un opérateur d’une puissance
extrême. Parce que c’est rare qu’on ait envie de la terreur. Elle n’est pas
séduisante par elle-même. Or l’opération socratique, à certains égards, est une
opération terroriste. Elle a toujours été présentée comme bonace n’est-ce
pas : il rencontre les gens, il discutaille avec eux etc., mais ce n’est
pas du tout ça. Ce n’est pas du tout ça. Quand on le subjective vraiment, quand
on le lit, il décompose les adversaires, il les réduit entièrement au silence,
et après il est seul à prendre la parole.
Parce qu’une fois que tout ça
est fini, dans les grands dialogues… Dans les petits on s’arrête là, on ne voit
pas trop hein : on voit simplement que c’est très négatif comme travail
déjà. Mais dans les grands dialogues on voit que quand ce travail-là est fini,
alors on est dans une autre norme. Et dans cette autre norme, il faut bien le
dire, il n’y a plus que l’interlocuteur principal qui parle ; les autres
ils disent « oui », « d’accord », « c’est vrai »,
« ouais »… Quand quelqu’un pose un problème, il est d’abord discuté
en termes d’opinions et puis quelqu’un dit : « mais en réalité sur ce
problème-là il y a une démonstration » hein, « je peux démontrer la
solution du problème » ; évidemment tout le monde va écouter la démonstration.
Le rythme général du dialogue socratique est comme ça : à partir d’un
certain moment on écoute le gars parce qu’il a une norme différente de celle
qui réglait la discussion préalablement. Et ça, ça c’est un effet de terreur,
malgré tout. Et d’ailleurs c’est bien comme ça que le vivent les malheureux sophistes
confrontés à Socrate : ils se taisent, ils vont bouder dans leur coin. On
ne les exécute pas mais… [sourires]. Dans Les Lois, où Platon est devenu un peu âgé et un peu
sécuritaire [Badiou se marre], il ne fait pas bon quand même d’être sophiste.
Pas du tout. Par exemple il ne fait pas bon ne pas participer à la religion
civique. Les gens qui se proclament athées sont expressément susceptibles de la
peine de mort (ça c’est pour ne pas faire de Platon une idole unilatérale), et
en vérité il y a un élément terroriste.
Et je me souviens… Là je vous
raconte une anecdote : quand je passais, il y a longtemps, mon certificat
d’histoire de la philosophie, j’ai été interrogé par Jankélévitch, sur un texte
de Platon. Et j’ai développé la thèse (comme quoi on ne fait jamais que répéter
la même idée toute sa vie, ce que Bergson a bien dit), j’ai développé la thèse
qu’il y avait, dans la méthodologie socratique, un élément irrécusable de
violence. C’est-à-dire que c’était quand même bien vrai qu’on le voyait
utiliser n’importe quels arguments qui, quand on les regarde de près, ne sont
pas mieux que ceux de ses adversaires. Il fait feu de tout bois hein, pourvu
qu’à la fin des fins les autres soient obligés de se taire. Et j’avais
dit : « c’est une violence ». Il y a une violence
socratique ; ce n’est pas vrai que l’antinomie c’est violence contre
raison, avec le raisonnable Socrate contre la violence de Calliclès. En réalité
Socrate est tout à fait violent. Pourquoi ? Parce que pour qu’il
enclenche, dans l’élément du débat d’opinions, sa propre procédure, il faut
faire taire les autres ; parce qu’il faut que le débat s’arrête, que le
débat cesse d’être un débat d’opinions. Et alors Jankélévitch était très
mécontent, ça je peux vous le dire, il était très mécontent. Il me
disait : « mais non ! là, en réalité, vous remettez en selle la
violence ! »… Il était déjà totalitaire [sourires], et il n’était pas
content. Et je comprenais qu’il n’était pas content mais je n’ai pas cédé sur
ma position. Il m’a dit : « mais quand même, Socrate
argumente ! ». Je lui ai répondu : « oui, évidemment il
argumente, mais les autres aussi ils argumentent ; ça ce n’est pas une
discrimination ». Et même les procureurs des procès de Moscou ils
argumentent. Tout le monde argumente. L’argumentation, en soi c’est une forme,
c’est tout !
Donc on ne peut pas décider de
la subjectivité qui est en cause à partir simplement de la forme argumentative.
C’est évident que là il y a une mise en scène des protocoles utiles au militant d’une vérité pour se débarrasser de
ceux qui la collent comme un chewing-gum à l’opinion ¾
c’est ça. Il s’agit de dé-coller la procédure possible d’accès au vrai de son
empâtement dans les opinions, alors qu’on est obligé de partir de là. Et ça
c’est quand même l’allégorie de la caverne. On est revenu dans la caverne, ça
se passe là hein. Ça ne se passe pas dehors, dans le soleil de l’Idée. Les gars
qui sont dans le soleil de l’Idée (j’y reviendrai d’ailleurs), ils sont dans
une unité essentielle, ils n’ont pas besoin de se tracasser sur des débats
d’opinions bourbeux. Mais il faut retourner là. Et pour ça il faut un protocole
de cessation de la liberté d’opinions, c’est-à-dire de sa pratique en forme de
débat. Voilà.
Alors si on le dit, non plus
dans la figure immédiatement politique, on peut dire que les vérités
terrorisent les opinions ; c’est quand même bien vrai ça. C’est pour ça
que les tenants de l’absoluité de l’individu démocratique, c’est-à-dire les
tenants du fait que le seul sujet véritable est l’individu démocratique tel que
la démocratie le constitue, ont absolument besoin d’être sceptiques ; ils
ont besoin d’affirmer qu’il n’y a pas de vérités. Il n’y a pas de vérités du
fait que c’est une catégorie totalitaire par elle-même. Et ils n’ont pas
complètement tort parce que s’il y a des vérités, leur transmission, leur
agencement effectif, la création du sujet adéquat à leur déploiement n’est pas
homogène au débat d’opinions.
Et donc il y a une obligation
démocratique à dire qu’à proprement parler il n’y a pas de vérités. Donc il y a
un relativisme culturel moyen, voilà. Et l’impératif c’est donc ²il n’y
a pas d’idéation², au sens où je l’entends. Il n’y a pas d’idéation
c’est-à-dire il n’y a pas d’ouverture possible à l’individu pour qu’il
s’incorpore à quelque chose qui aurait la signification d’une Idée. Il faut que
l’individu reste là où est sa construction propre, c’est-à-dire dans le
croisement de l’intérêt et de la rhétorique ¾ rhétorique qui est
souvent appelée sa ²culture², on ne sait pas trop
pourquoi ; la rhétorique d’un individu c’est sa figure culturelle.
Et alors quand j’ai dit (je le
rappelle souvent) que l’impératif majeur de notre temps c’est ²vis
sans Idée²,
vous voyez à quel point c’est connexe à tout ça ; ²vis
sans Idée²
ça veut dire ²avec
des opinions bien sûr², mais plus fondamentalement ça veut dire ²ne te
laisse pas interrompre dans le débat d’opinions², ²continue-le
indéfiniment²
¾
ça il y en a un besoin vital n’est-ce pas ! Il faut quand même que les
gens puissent être indéfiniment dans le débat d’opinions de manière à ce qu’à
une élection ils votent à droite, à l’autre à gauche, à l’autre à droite, à
l’autre à gauche, et ceci jusqu’à épuisement [sourires]. Parce que c’est ça
l’infinité du débat d’opinions. Il doit être évidemment, en un certain sens,
sans conséquence. S’il y a des vérités, ça ne peut pas se passer comme
ça ! C’est-à-dire qu’il faut un individu formaté à l’idée que le débat
d’opinions est par nécessité infini, qu’il n’a pas de clause d’interruption (ce
qu’une vérité naturellement signifie), pour que ce système fonctionne de telle
sorte qu’il soit homogène aussi à la mode vestimentaire, au changement de
voiture et à l’achat d’un nouveau téléphone portable. Il faut que tout ça
marche ensemble dans une homogénéité générale qui a sa matrice véritablement
dans l’infinité du débat d’opinions (y compris le débat d’opinions avec
soi-même : « j’en ai marre de ce téléphone, je vais en prendre un
autre »). Je fais ça comme tout le monde ; je ne suis pas en train de
dire que c’est le mal, mais ça peut devenir un impératif, ce qui est différent,
c’est-à-dire un impératif général, à savoir : il n’y a rien d’autre que
cet espace de substituabilité des produits, des opinions, des informations, des
communications, dans une espèce de ronde incessante dont le point fondamental
est qu’elle n’ait pas de point d’interruption. Et donc pas d’idéation. Parce
qu’au fond on peut appeler ²idéation² le moment où l’individu
s’incorpore à autre chose qu’à sa prescription démocratique. Il cesse d’être
l’individu démocratique qui comparaît à la fois devant le marché, et devant les
produits, et évidemment devant les opinions.
C’est en ce sens qu’on est là
quelque part dans ce qui est en jeu, au-delà simplement des problèmes de
cruauté, d’horreurs, de massacres, etc., qui sont évidemment des vrais
problèmes, mais l’horizon transcendantal de tout ça (si je puis dire) c’est que
c’est une excroissance monstrueuse sur une question tout à fait réelle. Tout à
fait réelle, qui est : existe-t-il une possibilité non-terroriste
d’enclencher les procédures de vérités dans l’élément, spontané ou immédiat, du
débat d’opinions ? Alors moi je suis un peu sceptique là-dessus (je dois
vous le dire). Je suis un peu sceptique. Disons que je serai un peu dans la
lignée socratique, en tout cas la lignée socratique modérée, pas Les Lois hein, qui est disons un terrorisme soft [sourires],
c’est-à-dire un terrorisme rationnel. Je suis convaincu que le terrorisme
proprement dit, c’est-à-dire l’État terroriste (tuer les gens parce qu’ils
continuent à être dans leurs opinions tout simplement n’est-ce pas) et son idée
que la vérité peut se dégager une fois pour toutes comme totalité du système des opinions, tout cela
est une impasse sanglante. L’histoire l’a montré, je le pense absolument.
Mais qu’il n’y ait pas quelque
chose comme une violence dans la rationalité elle-même effectivement,
c’est-à-dire dans le moment où la figure du débat d’opinions doit être
dessaisie de son infinité, c’est-à-dire de sa perpétuation, le moment où elle
doit être interrompue, fût-ce pour une séquence, fût-ce pour un moment, fût-ce
sur une question particulière, ne voir aucune violence là-dedans me paraît une
rêverie… C’est la raison pour laquelle je pense toujours qu’une polémique
absolutiste concernant la violence en général n’est qu’une propagande pour la
perpétuation de l’individu démocratique. Et qu’elle va avec ²vis
sans Idée²,
²il
n’y a pas de vérités², et en définitive avec la conviction que l’existence
humaine c’est la consommation, y compris la consommation des opinions, y
compris la consommation du débat d’opinions, dans son infinité circulante.
Voilà.
Alors ça c’était le troisième
point, c’est-à-dire l’interprétation de la fonction de l’aporie dans les
dialogues de Platon. Et vous voyez que je pense que cette fonction est
réellement une fonction articulée autour d’un point de violence (je l’appelle
comme ça) qui est qu’il faut bien voir que ce qui est visé c’est une cessation,
ce n’est pas simplement une participation rationnelle à la discussion.
Et le quatrième point
c’est : qu’est-ce qui surgit dans cette aporie ? C’est en réalité que
seul le sujet de vérité peut poursuivre. La figure du sujet d’opposition est
interrompue, et par conséquent seul le sujet de vérité peut poursuivre. Et donc
l’individu démocratique est destitué, en réalité parce qu’à un moment donné il
n’est plus en état de voir l’intérêt qu’il aurait, lui, à poursuivre. C’est
pour ça qu’il se tait. Et c’est pour l’amener à ce point que Socrate discute,
pour qu’il s’enfonce encore plus, jusqu’au moment où l’interlocuteur ne puisse
plus voir l’intérêt qu’il a à poursuivre. Donc il va se taire parce que c’est
un individu qui a besoin de se représenter son intérêt pour continuer, parce
qu’il est dans la rhétorique de l’intérêt. Et s’il ne voit plus à un moment
donné quel est l’intérêt qu’il a à continuer, il ne continuera pas. Et donc
pour faire cesser la discussion démocratique il faut amener l’individu
démocratique au point où il ne voit plus, dans le débat lui-même, quel est son
intérêt. Et donc on le désintéresse de force ¾ c’est ce que disait
Rousseau ça : ²on les forcera à être libres² ;
c’est une formule remarquable ; comme formule de la terreur ça !… Eh
bien c’est un peu ça : on les forcera à ne plus être, possiblement, dans
l’articulation de la rhétorique et de l’intérêt. C’est-à-dire « pourquoi
continuer la rhétorique, se dit le sophiste, si je ne vois plus mon
intérêt ? », « même pas mon intérêt d’être victorieux dans la
discussion en cours, parce que je suis en train de perdre » ;
« je ne vois plus du tout mon intérêt et donc je vais arrêter la
rhétorique » (c’est ça le protocole de construction de cette affaire). Et
par conséquent le débat, en fin de compte, produit à la fin une dissymétrie des
sujets. C’est-à-dire un des sujets est désarticulé, parce qu’il ne voit plus la
corrélation entre rhétorique et intérêt, et surgit un intérêt différent, un
sujet différent qui est le sujet de vérité tel que Socrate ou Platon va le
concevoir.
Bien. Alors ça c’était la
réarticulation de l’ensemble de ce qu’on avait déjà esquissé la dernière fois.
Reste que tout cela ne nous dit pas vraiment ce que c’est qu’une opinion hein.
On a fait comme si on le savait, mais on ne l’a pas vraiment examiné. C’est le
deuxième pan que nous entamons aujourd’hui. Au fond on ne sait pas quelle est
exactement la relation de l’opinion à ce à propos de quoi elle est une opinion.
On sait vaguement, comme ça, que ce n’est pas la même chose qu’une vérité, mais
qu’est-ce que c’est une opinion finalement ? Il y a débat
d’opinions ; qu’est-ce que c’est que deux opinions sur quelque
chose ? Quelle est la relation entre ce qu’on appelle une opinion et ce à
propos de quoi elle est une opinion ?
Les deux éléments que nous avons
distingués, la rhétorique et l’intérêt, ne résolvent pas cette question. La
rhétorique c’est une forme (forme langagière par excellence), et l’intérêt
c’est une motivation. Et j’ai moi-même dit que l’intérêt pouvait ne pas être
mentionné dans la rhétorique, il pouvait être caché par la rhétorique. Donc
l’intérêt est un point réel, mais qui peut être caché ; et la rhétorique
est une forme ; et l’articulation des deux nous dit ce qu’est la structure
d’une opinion mais pas le rapport effectif de l’opinion à ce à propos de quoi
elle prétend trancher ou dire quelque chose. Et alors c’est pour ça qu’il faut
s’engager dans ce que je propose d’appeler une ontologie de l’opinion.
C’est-à-dire qu’est-ce que c’est vraiment que l’opinion ? ¾ pas
simplement dans ses artifices, ses fonctions ou ses formes.
Comme vous le savez c’est une
question majeure chez Platon : toute une partie de la théorie très
difficile de ce que c’est qu’une vérité passe par la théorie préliminaire de ce
que c’est qu’une opinion ; puisque précisément il y a une large
construction négative de ce que c’est que la vérité à partir de l’opinion. Donc
il faut une ontologie de la doxa, qui
est le mot grec pour ²opinion². Et alors cette question (²qu’est-ce
que c’est qu’une opinion ?²) devrait vraiment nous
passionner puisque précisément notre maxime fondamentale est la liberté des
opinions, donc autant savoir ce que c’est qu’une opinion quand même… Et ce
n’est pas du tout clair aujourd’hui.
Cette question de l’ontologie de
l’opinion, de ce que l’opinion est véritablement, elle a deux aspects.
Premièrement il y a le statut du référent objectif de l’opinion :
l’opinion est opinion sur quelque chose,
et donc quelle est la nature de ce quelque chose pour que l’opinion soit une
opinion ? C’est-à-dire : si l’opinion est opinion sur quelque chose,
quel est ce quelque chose, quelle est la nature, quelle est la manière d’être
de ce quelque chose pour qu’il soit le quelque chose d’une opinion ? Ça
c’est la première question. Et puis la deuxième question : quel est le
statut de l’acte par lequel
l’opinion est exprimée. Vous le voyez il y a une question du référent de
l’opinion, et puis une question de l’acte subjectif qui est d’affirmer ou
d’exprimer l’opinion.
Alors pour employer une
distinction de linguiste que Lacan a beaucoup utilisée : il y a un statut
de ce qui est dit, et puis il y a une
question du statut du dire hein.
Donc on va distinguer le dit et le dire. Donc il y a la question :
qu’est-ce qui est dit dans une opinion ? Et puis il y a la question :
qu’est-ce que dire une opinion ?
Alors le premier point (le dit,
qu’est-ce qui est dit dans une opinion ?) est celui qui est principalement
abordé dans La République. C’est même un
point si essentiel dans La République qu’on le retrouve à beaucoup de niveaux. Qu’est-ce qui est dit dans
une opinion ?, c’est-à-dire quel est le référent, ou l’objectivité, sur
quoi s’appuie une opinion ? Quant à la question du dire elle est en vérité
principalement traité dans Le Sophiste, de Platon ; au régime d’ailleurs principalement de l’analyse du
statut d’une opinion fausse. Oui parce qu’alors là on va y venir :
malheureusement il y a des opinions vraies [sourires] ¾ ça
c’est ce qui complique beaucoup la question ; nous allons voir que c’est
un problème capital de la politique du XXe siècle, cette question
des opinions vraies [Badiou sourit], que Platon appelle des ²opinions
droites².
Alors dans La République, et c’est à cela que nous venons, le point principal
traité c’est la question du dit dans l’opinion. L’opinion dit quelque chose de
quelque chose ; qu’est-ce que c’est que ce contenu de ce qui est
dit ? Et puis après il y a le dire, qui est la question de savoir quel est
le statut de l’énonciation fausse, de l’énonciation en termes imaginaires, ou
de l’énonciation idéologique.
Alors on vient au texte maintenant
mais, pour sa lisibilité complète, il faut comme toujours voir d’où il sort,
enfin comment il s’articule. Platon introduit le problème à partir d’une
théorie des facultés. Et c’est normal puisqu’on va chercher à savoir à quoi une
opinion se réfère. Or, une faculté, comme la définit Platon, c’est ce par quoi
on se rapporte à un objet. C’est une définition très générale : quand on
se rapporte à un objet c’est par le médium d’une faculté, et les exemples les
plus classiques qu’il prend ce sont les facultés sensibles : la vue nous
rapporte aux couleurs, aux objets, aux contours, etc., et l’ouïe nous rapporte
aux phénomènes sonores, etc. Donc comme très souvent Platon puise ses exemples
dans le registre du sensible… Une remarque que je fais en passant : Platon
est quelqu’un qui passe son temps à prendre les exemples décisifs de sa
philosophie dans les domaines dont on prétend qu’il les destitue par ailleurs.
C’est-à-dire que finalement pour les exemples de ²qu’est-ce que c’est qu’une
faculté ?²,
on va tout de suite prendre les facultés sensibles. Et de même si on prend des
exemples de pratiques, ça va être le cordonnier, le médecin, le capitaine de
navire, des gens comme ça… Il parle tout le temps de ces choses-là lui. Il y a
énormément de textes de Platon qui sont entièrement consacrés soit à la vue,
soit à l’odorat, soit à l’ouïe, et puis en fait aux pratiques artisanales du
petit monde populaire. C’est tout à fait intéressant. C’est quand même le bas
qui est paradigme du haut. Ce sont les pratiques élémentaires, à travers
lesquelles on peut comprendre et interpréter, qui fournissent comme
l’infrastructure en vérité des choses les plus complexes.
Donc une faculté c’est ce qui
nous rapporte à un objet et, avant même le texte que vous avez, on a appliqué
ça à la distinction entre savoir et ignorance. Le savoir c’est la faculté qui
nous rapporte à l’être : c’est-à-dire on sait ce qui est, toujours ;
ce qu’on sait c’est toujours de l’ordre de ce qui est, de ce qui existe. Et
l’ignorance est expressément définie, à ce stade-là, comme ce qui nous rapporte
au non-être ; ignorer c’est précisément ne pas être en relation avec ce
qui est vraiment hein, c’est être en relation avec rien. Donc l’ignorance, en
réalité, c’est une faculté parce que c’est la faculté du néant, c’est celle qui
nous met en relation avec ce qui n’est pas. Tandis que le savoir, de manière
générale, c’est ce qui nous met en relation avec ce qui est.
La distinction entre le savoir
et l’ignorance est donc, je le dirais volontiers, une distinction logique, via
l’opérateur de négation ; tout de même que ce qui distingue l’ouïe, la
vue, etc., est du registre, là, qualitatif. Mais dès qu’on est dans savoir ou
ignorance c’est logique, c’est-à-dire que être ou non-être, de façon binaire,
articulés si l’on peut dire en logique classique, est ce qui nous permet de
distinguer le savoir et l’ignorance. Donc tout ça a été dit au moment où nous
arrivons dans le texte que je vais vous lire, non pas en entier, mais partie
par partie, en montrant ce que je crois être le sens de ce texte.
Je vais être assez rapide et
simple ce soir mais… certainement nous reprendrons, à partir de ce texte en
tout cas la prochaine fois, et je vous recommande vivement de le lire au-delà
même de ce que je vais en dire parce que ce n’est pas un texte facile. Ce n’est
pas un texte facile. Il en a l’air comme ça mais il est extrêmement retors.
Alors je lis le début :
¾ Alors, très cher, reprend Socrate, revenons à nos
moutons. La science, tu dis que c’est une faculté, la science ? Ou tu la
classes autrement ? Et l’opinion, où la mets-tu ?
¾ Je reconnais, dit Glauque reprenant courage [parce
qu’il était complètement… il en avait par-dessus la tête, il ne comprenait plus
rien], dans la science, dont le nom le plus
général est « savoir », non seulement une faculté, mais la plus
importante de toutes. Quant à l’opinion, c’est à coup sûr une faculté :
avoir la capacité d’opiner, c’est justement en quoi consiste l’opinion.
¾ Tu as en outre confirmé à l’instant [dit
Socrate] qu’à tes yeux la science, ou, si tu
préfères, le savoir, n’est pas la même chose que l’opinion ?
Glauque
est tout à fait remonté :
¾ Un être pensant ne peut soutenir que sont identiques
l’infaillibilité et l’errance. Le savoir absolu diffère nécessairement de
l’opinion versatile.
¾ Ces deux facultés diffèrent en effet [dit
Socrate] par leur processus et doivent donc
aussi différer par ce à quoi elles se rapportent. Le savoir, c’est clair, se
rapporte à l’existant et le connaît dans son être. L’opinion, nous savons
seulement qu’elle organise l’opiner. Mais quel est son objet propre ? Le
même que celui du savoir ? Est-il possible que ce qui est su soit
identique à ce à propos de quoi on ne fait qu’opiner ?
¾ C’est impossible ! s’exclame Glauque, d’après
cela même sur quoi nous nous sommes mis d’accord. Si chaque faculté singulière
se rapporte naturellement à un objet différent de celui de toute autre faculté,
et si opinion et savoir sont des facultés différentes, il s’ensuit que le su et
l’opiné ne peuvent être identiques.
Voilà. Alors cette première
partie est une conséquence des prémisses que je vous ai rappelées tout à
l’heure, à propos de la question de la distinction entre savoir et opinion,
c’est-à-dire ultimement de ce dont nous parlions précédemment, à savoir de la
distinction entre les vérités et les opinions. Donc les conséquences
s’organisent de façon très simple : c’est évident que opinion et savoir
sont des facultés. Les facultés sont le rapport à un objet. Si deux facultés
sont distinctes, elles se distinguent en tant que rapport à ces objets. Et donc
il faut pouvoir assigner l’objet auquel
une faculté se réfère pour identifier cette faculté.
Par conséquent si on veut
distinguer savoir et opinion il faut en venir à trouver quel est l’objet de
l’une et de l’autre. Et là Socrate rappelle : ça a été débattu
précédemment que, en ce qui concerne le savoir ça porte sur l’existence, sur
l’être. L’ignorance on sait que ça porte sur le non-être. Et l’opinion ?…
eh bien voilà la question. On rappelle ici les distinctions. Alors ça c’est tout à fait important : les
constructions platoniciennes commencent toujours par des distinctions qui, là,
sont des distinctions entre la faculté et son objet, et la distinction entre
facultés à partir de la distinction entre objets.
Nous allons maintenant entrer
dans la deuxième section qui va tenter de résoudre le problème ainsi formulé en
termes de distinctions :
¾ Alors, si n’est su que l’existant, ce à propos de
quoi on opine est autre que l’existant.
¾ Reçu cinq sur cinq.
¾ Dans ces conditions, poursuit Socrate, en se grattant
le menton, signe chez lui d’une grande perplexité ¾ réelle ou feinte ¾, il faut conclure que l’objet de l’opinion, étant la
part d’être de ce qui se soustrait à l’existence, n’est autre que le non-être.
Et
Glauque, catégorique et impérial :
¾ Absolument impossible. On ne saurait opiner le
non-être, Socrate ! Réfléchissez ! Celui qui opine rapporte son
opinion à quelque chose. Il ne saurait opiner tout en n’opinant rien. L’opineur
opine sur une chose clairement comptée comme une. Or, le non-être n’est pas une
chose, mais auc-une.
¾ C’est exact. Du reste, c’est à l’ignorance et non à
l’opinion que nous avons assigné comme objet le non-être, après avoir assigné
l’être à la pensée. Et nous avons pu le faire uniquement parce que l’ignorance
est une faculté purement négative, alors que l’opinion affirme son objet.
¾ C’est pourtant bizarre, à la fin, s’interroge
Glauque. Nous avons démontré que l’opinion, ne se rapportant ni à l’être ni au
non-être, n’est ni un savoir ni une ignorance.
Là le texte est simple dans son
apparence : nous avons une inférence, une démonstration. Il est clair que
l’opinion étant différente du savoir ¾ c’est même ce qui la
constitue dans sa description empirique : une opinion ça existe, et c’est
autre chose qu’un savoir. Précisément une opinion n’est pas un savoir, c’est ce qui la caractérise comme
opinion. Alors ils n’ont pas le même objet. Puisque l’objet du savoir c’est
l’être, l’objet de l’opinion ça ne peut pas être l’être, mais (si je puis dire)
on est bloqué parce que la faculté du non-être c’est l’ignorance. Or l’opinion
ne se présente nullement comme ignorance puisqu’elle se présente au contraire
non pas comme ²j’ignore ça², mais ²j’affirme
quelque chose sur l’objet dont je parle². Donc l’opinion n’est pas
une ignorance, et en même temps elle est distincte, voire opposée au savoir.
Donc du côté en quelque sorte
subjectif l’opinion doit être distinguée et
du savoir, et de l’ignorance. Et
du point de vue (si je puis dire) objectif, elle doit être distinguée et
de l’être, et du non-être, puisque le non-être c’est l’objet
singulier, ²l’objet² entre guillemets puisque c’est
l’objet inobjectif, singulier, auquel nous avons rapport par cette faculté tout
à fait particulière et paradoxale qui est l’ignorance. Et l’être c’est du côté
du savoir. Et alors on démontre donc, et c’est ce que Glauque constate (et son
moral faiblit de nouveau n’est-ce pas ; après qu’il ait repris du poil de
la bête au début, le voilà de nouveau un peu abattu), qu’on est en situation
paradoxale de ne pouvoir rapporter l’opinion ni au savoir ni à l’ignorance, ni
à l’être ni au non-être. Et donc voilà l’opinion qui flotte on ne sait où.
¾ Et voilà ! dit Socrate ravi [troisième
temps]. Dirons-nous alors qu’elle transcende
l’opposition pensée pure/ignorance sur l’un de ses bords ? Qu’elle est
plus claire que la pensée, ou plus obscure que l’ignorance ? [puisque
si elle n’est ni l’une ni l’autre, eh bien elle peut être en excès sur l’une,
et en défaut sur l’autre]
¾ Allons donc ! dit Glauque, en haussant les
épaules.
¾ Si je comprends bien ton geste, tu considères comme
évident que l’opinion est plus obscure que la pensée, et plus claire que
l’ignorance.
¾ Bien sûr. Elle est, nous l’avons déjà dit, entre les
deux. Au milieu.
Bien. Alors là on va tomber sur
cette question du milieu : le milieu entre l’être et le non-être, le
milieu entre le savoir et l’ignorance. Elle est au milieu. Vous savez que
Deleuze, pour le citer encore une fois, disait qu’il fallait toujours attraper
les choses par le milieu. Et là Platon dit presque la même chose : sur la
question de l’opinion, si on veut attraper l’opinion, il faut vraiment
l’attraper par le milieu, elle est au milieu. Et cette troisième partie
consiste à éliminer une hypothèse ultra. J’appelle ²hypothèse
ultra²
celle qui dirait que l’opinion est au-delà de la pensée, ou en deçà encore de
l’ignorance. Autrement dit que l’opinion est une connaissance par excellence
(elle est au-delà du connaître), ou elle est en deçà de l’ignorance.
Alors évidemment Glauque trouve
ces deux hypothèses absolument stupides, mais elles ne le sont pas. Elles ne le
sont pas. En réalité, Socrate ici esquive un examen. Il esquive un examen parce
qu’on pourrait penser qu’une opinion fausse c’est en effet pire qu’une
ignorance. Parce que l’ignorance, avouée comme ignorance, est simplement la
faculté du non-être (« sur le problème que vous me posez, je ne sais pas,
donc je ne me rapporte à rien »), tandis que si vous dites une opinion
fausse, vous affirmez le négatif ; ce n’est pas simplement une faculté du
négatif, c’est une faculté d’affirmation du négatif. (on va y revenir parce que
c’est tout le fond du problème). Vous affirmez comme existant quelque chose qui n’existe pas. Donc on pourrait, là,
après tout, dire qu’une opinion fausse est en effet plus obscure encore qu’une
ignorance. Après tout l’ignorance elle a (si je puis dire) la clarté du
non-être. Tandis que l’opinion fausse est un mixte d’être et de non-être d’une
obscurité en un certain sens plus grande que celle de l’ignorance.
Et on pourrait soutenir qu’une
opinion vraie est plus essentielle qu’un savoir ¾ ça c’est bien ce que
soutient Pascal dans les textes que je vous ai lus la dernière fois. Il
soutient que si on attend le savoir on peut attendre longtemps. Bien plus
utile, bien plus fondamentale, bien plus réelle en fin de compte est une
opinion vraie. Vous ne sauriez pas la démontrer, on ne lui demanderait pas les
critères de la méthode cartésienne (que Pascal déteste n’est-ce pas) ; on
ne lui demanderait pas d’être claire, distincte, ou des choses comme ça ;
l’important c’est qu’elle soit vraie. Et en matière de religion c’est
essentiel : croire d’abord. Et croire c’est quoi ? Eh bien croire
c’est avoir l’opinion que c’est comme ça ! Qu’il y a Dieu, qu’il y a le
Christ, etc. Et puis si on vous demande : « ah ben oui, démontrez-le
moi, faites-en une vérité », « est-ce que c’est un
savoir ? » etc…
Donc il est évident qu’on
pourrait soutenir les deux thèses ultras. On peut soutenir la thèse qu’une
opinion fausse c’est pire qu’une
ignorance, et qu’une opinion vraie c’est préférable à un savoir ¾ je
vous le signale au passage, mais nous y reviendrons je l’espère tout à l’heure,
parce que ça existe comme position. Ça a existé et ça existe absolument, notamment
la seconde qui est la plus paradoxale et qui consiste à affirmer que finalement
une opinion vraie c’est ça qui est le vrai moteur d’une subjectivité, et qu’il
n’y a pas à courir indéfiniment après sa légitimation en forme de savoir ;
que ce qui est concret, pratique, agissant, déterminant dans la vie humaine,
c’est d’avoir une conviction (qui se trouve être heureusement une conviction
fondée, une conviction vraie), mais sans avoir besoin de l’articuler dans la figure
académisée finalement du savoir. Donc les deux thèses ultras sont soutenables.
Elles ont été et sont importantes mais là, dans la construction de ce passage,
Socrate se contente de la superficialité de Glauque.
Et nous en venons donc à la
conclusion :
¾ Et nous avons ajouté que, si nous trouvions une chose
dont l’apparaître soit d’être tout en n’étant pas, cette chose, occupant une
position médiane entre l’être pur et l’absolu néant ne relèverait ni du savoir,
ni de l’ignorance, mais de ce qui se tient entre les deux. Eh bien, nous savons
maintenant que cet entre-deux est ce que nous appelons « opinion ».
¾ Voilà une question réglée, dit Glauque, plein
d’enthousiasme [son moral est reparti ; la question, ça y est, est
réglée, on sait ce que c’est].
¾ Sauf, grince Amantha [dont le rôle est toujours
de mettre des peaux de bananes sous les pas de Socrate], que vous ne l’avez pas encore trouvée, cette « chose » qui
serait l’objet de l’opinion. Je veux la voir, cette « chose », entre
l’être et le non-être, qui ne se laisse ramener, en toute rigueur, à aucun des
deux. Montrez-la moi. [et nous nous arrêterons ici pour l’instant].
Donc cette quatrième partie,
cette conclusion, est à la fois aporétique et affirmative. Elle affirme que
l’opinion, si on veut la penser, relève d’un être intervallaire entre l’être et
le non-être ¾
ça c’est la conclusion logique. Et puis il y a l’objection finale qui pose
qu’on ne sait pas si quoi que ce soit de ce genre existe, tout simplement. Rien
dans la démonstration n’indique qu’un milieu entre l’être et le non-être puisse
exister. Et pourquoi ? Parce que ceci ne paraît pas congruent à une
logique. Je vous rappelle que l’opposition entre le savoir et l’ignorance est
une opposition logique, c’est l’opposition fondée sur être et non-être,
c’est-à-dire sur l’opérateur logique de négation. C’est une opposition binaire
classique, et en fin de compte cette opposition binaire classique régit la
relation de l’être et du non-être. Le fil conducteur de ce passage va donc être
que la logique classique ne permet pas d’expliquer ce qu’est l’opinion. Et ça
va entièrement graviter autour de la question de la négation.
Le fil conducteur c’est que
l’objet de l’opinion ne peut pas être le
même que celui de l’ignorance (c’est le point de départ). Autrement dit la
négation du savoir n’est pas ce qui définit
l’opinion. Donc l’opinion n’est pas définissable dans le champ logique de la
négation du savoir. Et c’est un problème ontologiquement décisif : il peut
exister une altérité non réductible à
la négation simple. C’est-à-dire l’opinion n’est pas le savoir, évidemment,
mais ça n’est pas parce qu’elle n’est pas le savoir qu’elle est la négation du
savoir, puisque la négation du savoir c’est l’ignorance.
Donc nous voilà dans un cas
exemplaire et majeur qui pose la nécessité de repenser la catégorie de négation
de telle sorte qu’il y ait place pour une altérité, éventuellement radicale,
qui cependant ne se laisse pas capturer par la négation en son sens classique.
Le non-être est l’objet de l’ignorance, il n’est pas l’objet de l’opinion, et
il y a donc altérité pourtant entre l’opinion et le savoir. Quelle est la
nature de cette altérité ? ¾ c’est ça l’ontologie de
l’opinion. L’ontologie de l’opinion c’est ce qui permet de penser qu’une
altérité fondamentale ne se laisse pas capturer par la négation classique.
Pourtant l’altérité est bien une forme de négation. On est bien obligé de dire
que l’objet de l’opinion n’est pas
l’objet du savoir. Donc qu’est-ce que c’est que cette négation qui ne se laisse
pas capturer par la négation ? Problème d’autant plus difficile qu’on sait
que dans Le Sophiste, et aussi
plus tard, Platon va soutenir que l’essence de la négation c’est l’altérité. Il
va, dans un passage fameux, dire que contre Parménide (contre notre père
Parménide) il faut affirmer qu’il y a un être du non-être. Et cela il va le
faire en introduisant la catégorie de l’²autre² :
ce qui est ²autre² que
l’être va pouvoir être dit ²non-être². Et vous voyez qu’il y a, par
conséquent, une relation essentielle entre altérité et négation. Et là nous
avons un exemple où il y a altérité non réductible à la négation, et donc on
semble être dans une sorte d’impasse logique puisqu’on doit, en quelque
manière, penser une négation sans pouvoir réduire cette négation à la négation.
Eh bien on ne peut résoudre ce
problème qu’en disant qu’il y a plusieurs espèces de négations hein. Et c’est
au fond le problème sous-jacent à tout ce texte. L’opinion, l’objet de
l’opinion et l’opinion elle-même, est négation du savoir, mais négation du
savoir en un sens non réductible à celui qui est en jeu quand on dit que
l’ignorance est la négation du savoir.
Donc il y a au moins deux
espèces de négations, essentiellement différentes. Il y a la négation simple
qui définit un terme opposé, qui identifie comme un terme opposé. Cette négation simple est à l’œuvre
quand on dit que l’ignorance est la négation du savoir. C’est une définition
là, c’est pour ça que c’est une négation simple. Si vous dites « négation
du savoir », en utilisant cette négation simple, vous définissez un
terme, en l’occurrence une autre faculté.
Le savoir est une faculté, la négation de l’objet de cette faculté crée une
autre faculté, identifie une autre faculté, qui est une. Donc la caractéristique de la négation simple c’est
que quand vous niez un terme, vous obtenez un autre terme, identifié et unique.
La négation non-simple (qui est
introduite de manière latente, non complètement explicite par Platon) ne va pas
définir un autre terme. Elle va, précisément, définir un milieu, un espace.
L’opinion est bien une négation du savoir mais elle est quelque part entre le
savoir et l’ignorance. Donc dire qu’elle est négation du savoir ne
l’identifie pas comme terme unique, mais
définit sa position entre deux termes.
Et alors ça c’est un point
essentiel : vous avez un type de négation qui définit un terme, et vous
avez un type de négation qui définit un lieu. Ce que j’appelle ici la négation
simple définit un terme. Ce que j’appelle la négation non-simple définit un
lieu. Et en vérité l’opinion n’est définissable qu’en relation à un milieu, à
savoir ce qui existe entre l’être et le non-être ; et entre l’être et le non-être il n’y a pas un
terme, il y a tout un espace de termes
possibles. Et vous voyez bien évidemment que l’opinion, dans ce cas, peut être
plus ou moins proche des bornes de ce lieu. Donc vous allez avoir des opinions
plus proches de l’être, et des opinions plus proches du non-être. Donc la
vérité va être aussi une norme
pour l’opinion ¾ c’est ça qui embrouille le problème. Pourquoi ?
Parce que si une opinion est très proche de la vérité, vous serez fondés à
l’appeler une ²opinion
vraie²,
grosso modo hein ; ça veut dire proche du vrai ; Platon va l’appeler
une ²opinion
droite².
Si elle est tout à fait de l’autre côté, eh bien elle sera une opinion fausse,
très proche de l’ignorance, de l’ignorance assumée, affirmée.
Et donc ce que cette négation a
de particulier c’est qu’elle va falsifier le principe du tiers exclu. Comme
elle est immanente à un milieu, vous ne pourrez pas dire d’une opinion qu’elle
est vraie ou fausse. Ou vous ne pourrez pas dire que l’on a ou savoir, ou
non-savoir, puisque précisément l’opinion
est dans le milieu entre savoir et ignorance. Et donc vous n’aurez pas p ou non-p,
²je
sais²
ou ²je
ne sais pas² ;
je peux aussi opiner. Et quand j’opine eh bien c’est quelque part entre le
savoir et le non-savoir.
Et donc la conclusion en termes
logiques sophistiqués c’est que ce qui est en jeu dans cette définition de
l’opinion, c’est à l’évidence ce que beaucoup plus tard on va identifier comme
logique classique et logique intuitionniste ; à savoir une logique
classique qui valide le tiers exclu, et qui est applicable à la relation entre
savoir et ignorance, être et non-être, et puis une logique intuitionniste qui
ne valide pas le tiers exclu, parce qu’elle définit un lieu, la négation
définit un lieu flexible et habité de façon mobile, et qui par conséquent va
permettre d’identifier l’opinion comme un espace disposé entre être et non-être
ou entre savoir et ignorance. On peut dire aussi que, de ce point de vue-là,
l’opinion peut toucher à l’infini ; rien n’exclut qu’il y ait une infinité
de positions différentes des opinions entre savoir et ignorance. Il se peut
qu’il y en ait une infinité ; il y a une flexibilité totale, ce qui montre
cette relation quand même singulière entre la logique intuitionniste et la
topologie, c’est-à-dire la logique intuitionniste et le réseau compliqué des
ensembles éventuellement infini.
Et alors dans ce milieu-là qui
fait que l’opinion est presque en perspective de fuite dans sa propre infinité
possible, dans ce milieu-là Platon va identifier un terme particulier qu’il va
appeler ²l’opinion
droite².
Alors l’opinion droite c’est l’opinion qui va être la plus proche possible du
savoir ¾
c’est normal puisqu’on est entre les deux, on peut être sur un bord ou sur
l’autre bord. Elle va être l’opinion la plus proche du savoir, c’est une
opinion vraie. On peut l’appeler opinion
vraie au sens suivant : ce qui est dit est identique à ce qui serait
dit par un savoir véritable. Du côté du dit
il n’y a pas de discernabilité entre l’opinion vraie et le dit d’un savoir. Je
prends un exemple très simple : quelqu’un dit « 2 + 2 = 4 »,
mais c’est quelqu’un qui ne sait pas compter, c’est quelqu’un qui ignore
absolument et complètement la racine arithmétique ou mathématique de son
assertion ; mais il tient ferme sur le fait que ²2 + 2
= 4²,
c’est son opinion. Alors qu’est-ce que c’est que cette opinion ? Eh bien
c’est une simple opinion puisque ce qu’il dit n’est pas lié à un protocole de
vérité d’aucune sorte. C’est une opinion, et elle est vraie. Elle est vraie
mais sans disposer en elle-même d’une reconnaissance de ce qu’est le principe
de sa vérité. Elle ne connaît pas le principe de sa vérité, qui est ici le
principe du calcul arithmétique. Et par conséquent elle est formellement
identique (cette opinion « 2 + 2 + 4 ») à un savoir, mais elle est
subjectivement différente, puisque dans le dit il n’y a pas de
différence : 2 + 2 = 4. Mais le dire n’est pas le même. Le dire n’est pas
le même parce que entre l’arithméticien qui dit « 2 + 2 = 4 » (il le
dit dans l’élément des principes du calcul arithmétique) et le naïf qui dit
« 2 + 2 = 4 » (parce qu’il répète ce que quelqu’un a dit, parce qu’il
a rêvé que c’était comme ça, ou n’importe quoi n’est-ce pas), du point de vue
de leur dit c’est la même chose, mais du point de vue de leur dire il n’y a
aucune espèce de référence au principe de la chose, et par conséquent nous
retombons sur la dissymétrie des sujets. La dissymétrie des sujets qui est
dissymétrie dans le dire, mais au point où le dit est le même. Parce que c’est
vrai que 2 + 2 = 4, il n’y a rien à faire. Et c’est vrai du point de vue du
dit, bien que le dire, lui, soit absolument hétérogène… Celui qui dit ça en
termes d’opinion ou celui qui dit ça en termes de savoir arithmétique ont un
protocole subjectif de leur dire totalement dissymétrique, alors que le dit est
le même.
Bon ça c’est l’opinion vraie. Et
alors le point le plus difficile, dans l’expérience du monde, c’est de ne pas
prendre une opinion vraie pour une vérité, parce que malheureusement c’est
pareil en un certain sens. Donc celui qui dit « 2 + 2 = 4 » au régime
de l’opinion, il est très important de bien comprendre que son ²2 + 2
= 4²
n’est pas une vérité. Et donc, dans le dit, il faut entendre le dire ¾
c’est ça la règle : il faut savoir entendre le dire dans le dit.
C’est-à-dire il faut entendre que quand il dit « 2 + 2 = 4 », il ne
le dit pas selon un dire identique au dire de vérité, c’est-à-dire un dire qui
pour Platon connaît le principe de ce qui est dit.
Et la vérité du dire, elle est
suspendue à l’Idée, à l’idéation. Le dire du ²2 + 2 = 4² il
est suspendu, en tant que vérité, à l’idéation arithmétique (appelons-là comme
ça). Tandis que le ²2 + 2 = 4² de l’opinion, vraie en la
circonstance, n’est pas suspendu à l’Idée ; ce n’est pas une idéation,
c’est dans l’élément de l’opinion.
Et alors si vous n’êtes que dans
la forme, c’est-à-dire si vous prenez l’opinion vraie pour une vérité,
c’est-à-dire si vous n’entendez pas le dire dans le dit, vous êtes dans une
communication fausse ¾ et ça c’est un point décisif du monde
contemporain : c’est qu’il n’y a que du dit, le dire est insaisissable
presque toujours. Et donc la communication, en tant qu’elle est la
prolifération de ce qui est dit et inscrit, par exemple sur la surface de la
toile internet n’est-ce pas, où là les choses sont non seulement dites mais
inscrites, est un absentement radical du dire, ou une grande difficulté à ressaisir le dire. Quand quelqu’un est devant vous
en train de parler, vous avez plus de chances d’entendre le dire que quand vous
avez une masse indifférenciée de dits, d’inscrits hein. Ce qui revient à un
axiome que je vous ai déjà proposé qui est que : une communication non
trompeuse entre sujets requiert un partage de l’Idée. Ce qui veut simplement
dire qu’une communication non trompeuse exige qu’on entende le dire dans le
dit ; et pour entendre le dire dans le dit il faut en réalité qu’on soit
l’un et l’autre dans l’idéation, c’est-à-dire qu’on soit sous le signe de
l’Idée. Il n’y a de communication
non-trompeuse que dans l’élément de la vérité (ça c’est clair), et donc sous le
signe de l’Idée.
Et alors c’est un problème
politique majeur (et je voudrais conclure là-dessus) : peut-on se
contenter de l’opinion droite ? C’est une tentation très forte. C’est une
grande tentation. Et c’est une grande tentation pour les grands appareils
collectifs : les églises, ou les partis. Au fond, pourvu que ceux qui sont
là disent ce qu’ils doivent dire, et font ce qu’ils doivent faire, pourquoi
aller chercher du côté de leur dire et réel ? Pourquoi leur demander
davantage ? C’est une tentation très forte, et… même Platon y
succombe ; parce qu’il finira par dire que finalement on peut gouverner la
cité avec de l’opinion droite, pourvu que les gens croient ce qu’ils doivent
croire, ça sera déjà pas mal. Notez que c’est une position inévitablement aristocratique
ça, parce que ça veut dire qu’une minorité aristocratique va régler le dire, et
faire circuler le dit de ce dire… Parce que la masse des gens ordinaires, ce
qu’on leur demandera c’est le dit, c’est-à-dire de dire ce qu’il faut dire,
mais on ne va pas aller scruter l’élément du dire en tant que tel. Donc on ne
va pas vérifier qu’ils sont réellement
dans l’idéation. Et donc le formalisme, le bureaucratisme, l’indifférence
étatique ont là leur origine, quand on se contente, pour la communication
uniforme, de l’homogénéité du dit, sans ressaisir que les subjectivités
différentes se testent au niveau du dire, et pas au niveau de ce qui est dit.
Par conséquent se contenter de
l’opinion droite mène inévitablement au formalisme. Et je pense… À une sérénité
crispée [1952 ; in Recherche
de la base et du sommet, IV], de René Char. C’est un beau titre sur ce dont on
parle : ²à une sérénité², mais ²crispée². Et
il dit ceci :
La
perte du croyant, c’est de rencontrer son église. Pour notre dommage, car il ne
sera plus fraternel par le fond.
Et ²le
fond², là, c’est la vérité dont l’opinion droite fait sa
différence avec les autres. Car après tout ce qui différencie l’opinion droite
des autres opinions c’est bien la norme de la vérité. C’est donc que le dit, là,
devrait être sous la loi du dire, sous la loi de l’effective subjectivité de
vérité. Et ²le
fond²,
²fraternel
par le fond², ²le
fond² c’est le moment où la négation classique relève à
nouveau la négation intuitionniste ; c’est-à-dire c’est le moment où l’on
revient à l’élément de la vérité comme étant disjoint, d’une certaine manière,
de l’espace de coexistence des opinions. Et alors être ²fraternel
par le fond², ce que propose Char,
c’est partager non pas l’opinion droite seulement (c’est-à-dire non pas une
querelle d’opinions, entre opinion droite et les autres opinions), mais c’est
partager l’affirmation effective d’une existence ¾ si tout savoir et toute
vérité est un toucher de l’existence.
Et là c’est vrai que ce problème
a hanté le siècle, et ses grandes organisations. Et c’est pour ça qu’elles
avaient aussi le culte de la personnalité. La personnalité c’était du côté du
dire, c’était le droit du dire. Et puis le reste c’était l’obéissance de
l’opinion droite, il n’y avait pas de fraternité ²par le fond². Quand c’est comme ça il n’y a pas de fraternité ²par le
fond², Char a raison. Et je pense que, là, il faut rectifier
Platon. Il faut rectifier Platon, c’est-à-dire en réalité bien comprendre qu’il
faut étendre l’aristocratisme… à tout le monde. C’est-à-dire :
aristocratique pour tous. Voilà.
Distribution
de la nouvelle table des matières résultant du travail de traduction en cours
de La République par Badiou :
Table des matières
L’état d’achèvement du travail d’hypertraduction est indiqué
pour chaque chapitre par les codes suivants : A signifie
« achevé », C signifie « commencé », et R signifie
« rien de fait encore ». Cet état du travail vaut à la date du 10
Février 2010.
Prologue (A). Conversation
dans la villa du port
1 (A). Réduire le sophiste
au silence
2 (A). Questions
pressantes des jeunes gens et jeunes filles
3 (A). Genèse de la
société et de l’État
4 (C). Discipline de
l’esprit : littérature et musique
5 (A). Discipline du
corps : diététique, médecine et sport
6 (C). La justice
objective
7 (R). La justice
subjective
8 (R). Les femmes, les
enfants et la guerre
9 (A). Qu’est-ce qu’un
philosophe ?
10 (C). Politique et
philosophie
11 (A). Qu’est-ce qu’une
Idée ?
12 (C). Des mathématiques
à la dialectique
13 (A). Critique des
quatre politiques pré-communistes, 1. Timocratie et oligarchie
14 (C). Critique des
quatre politiques pré-communistes, 2. Démocratie et tyrannie
15 (A). Justice et bonheur
16 (A). Poésie et pensée
Épilogue (A). Éternité
mobile des Sujets
Bon
eh bien, bonsoir. Comme d’habitude je rappelle les prochaines séances […]
Donc il nous reste encore trois étapes avant d’en finir définitivement avec
Platon, ce qui aura quand même pris trois ans et aura laissé probablement pas
mal de restes [Badiou se marre]… pour plus tard. Voilà.
Je
voudrais vous indiquer diverses échéances. D’abord le samedi 13 ; donc
samedi prochain, à 14h 30, il y aura une sorte de dialogue public, à partir et
sur l’ensemble de mon travail, à l’auditorium du Musée du quai Branly. Vous
serez donc incorporés aux ²arts premiers² [Badiou se marre, la salle
aussi]… si tant est que ²arts premiers² veuille dire quelque chose
[sourires]… Question dont nous laissons l’élucidation, comme chacun le sait, à
Jacques Chirac.
Le
même samedi 13, à 20 heures, à la Maison de la poésie (passage Molière, 157 rue
Saint Martin, au Métro Rambuteau), il y aura une représentation d’un texte qui
s’appelle La tête de l’homme, et qui est
de la poétesse Florence Pazzottu, qui est à la fois une poétesse que j’aime et
que j’admire et une amie. C’est une adaptation de ce texte pour la scène, et il
y aura un débat qui suivra, auquel je participerai avec d’autres personnes… Et
voilà ! Je comptais vous informer de cela, parce que c’est un texte
vraiment singulier qui raconte en réalité la scène réelle d’une agression. Elle
a été agressée, à Marseille, où elle habite, et cette agression a entraîné une
espèce d’onde, subjective comme ça, qui est racontée et mise en forme dans ce
texte.
Le
samedi 10 avril, à l’École Normale Supérieure, salle Cavaillès probablement,
entre 10 et 18 heures, il y aura une journée sur Dialectique et théâtre
contemporain. C’est sous le bonnet du Centre International d’Études de la
Philosophie Française Contemporaine [CIEPFC]. C’est à la lisière donc de la
philosophie et du théâtre et, bon, la sortie de mon cycle complet d’Ahmed, aux éditions Babel, est un prétexte à cette
journée, un des prétextes de cette journée. Voilà pour les références
immédiates.
Et
d’ailleurs, pour servir de transition à une autre question dont je vous
parlerai de façon un peu préliminaire, je voudrais vous lire un extrait d’Ahmed
Philosophe (la 26e pièce, dont
le titre est La Terreur). Ahmed
Philosophe est une série de courtes pièces
dont chacune a pour titre un concept fondamental de la philosophie. Donc il y a
le hasard, la poésie, la nécessité, la vérité, le sujet, tout ça à chaque fois
en une pièce dans laquelle Ahmed joue en interlocution avec d’autres
personnages. Il y a aussi la catégorie de terreur, et là il y a Ahmed et un
autre personnage qui s’appelle le démon des villes. Et je vais vous lire cette
petite pièce :
[Badiou en donne lecture]
Alors
je voulais vous lire cela en transition, pour dire quelques mots d’un article
paru dans Marianne, à mon sujet […]
Je voudrais simplement… Je ne vais pas m’attarder là-dessus, parce que c’est
quand même une chose qu’on a du mal même à toucher hein. Il faut vous rendre
compte de ce que c’est que lire quelque part quelque chose de ce genre, sur
vous. Ce n’est pas agréable. Ce n’est pas agréable même si, comme je viens de
vous le dire, ce n’est pas non plus d’une importance extraordinaire, mais ça
n’est pas agréable. Je veux vous signaler d’ailleurs que dans l’entretien que
j’ai eu avec lui ¾ puisque, averti du fait qu’il allait faire un article ²à
charge²
(comme disent les journalistes), il m’avait demandé de le voir ; donc je
l’ai vu pour voir de quoi il retournait, quel était le bonhomme ; j’ai
tout de suite compris que ce n’était même pas la peine. Mais dans l’entretien
que j’ai eu avec lui il m’a dit : « mais vous ne croyez pas qu’à
votre séminaire la plupart des gens ils viennent pour vous voir parce que vous
êtes connu et puis qu’en fait ils ne comprennent rien ? » [sourires
incrédules]… c’est une citation [Badiou fait une mine ; esclaffements]. Et
donc il vous considère comme un tas d’abrutis snobs [rires]… Ce qui n’est pas
étonnant, puisque pourquoi viendriez-vous écouter le personnage qu’il décrit
n’est-ce pas ? [Badiou se marre] ¾ ça c’est vrai que ça
serait une drôle d’idée ! Ça serait une drôle d’idée de votre part.
Je
voudrais simplement faire trois remarques sur ce point. La première, elle est
toute simple, c’est qu’il semble que des gens, je ne sais pas exactement
comment les identifier, mais que des gens considèrent qu’il est indispensable
de m’abattre (enfin disons-le comme ça, métaphoriquement bien sûr, métaphoriquement).
Je pense que leur but véritable c’est de tenter de me rendre infréquentable par
les médias, de me renvoyer dans l’ombre dont à leurs yeux je n’aurais pas dû
sortir et que, dans cette besogne, tous les moyens sont bons, voilà. Vraiment
tous les moyens sont bons, selon une tradition journalistique française, qui
remonte à l’entre-deux guerres, et qui s’est poursuivie après la guerre, notamment
dans les colonnes d’un journal qui s’appelait Le Crapouillot, et qui était spécialisé dans ce genre d’exécutions,
notamment de tous les progressistes, sympathisants du parti communiste, etc.
Donc on a aussi une reviviscence de ce type de procédés, de procédures. C’est
le premier point.
Le
deuxième point c’est que cette tentative s’est faite en deux vagues, et ça
c’est intéressant d’un point de vue conjoncturel, même si je ne me prends pas
pour un symptôme d’une importance extrême. Comme vous le savez il y a eu une
première vague où l’imputation infâmante était l’imputation d’antisémitisme,
liée à la parution de Circonstances 3.
Et cette offensive en réalité à fait long feu parce qu’elle était quand même
peu crédible. Elle était peu crédible et aussi elle était latérale d’une
certaine manière, en réalité elle n’était pas vraiment sur le cœur de la
question. Et donc il y a une deuxième vague, qui laisse de côté complètement
l’imputation d’antisémitisme (elle n’est pas présente), et qui est plus proche
à mon avis du noyau de la question ; c’est-à-dire que bien qu’elle ne
parle de rien de vrai, de rien d’authentique, qu’elle n’est qu’un tissu
d’anecdotes incohérentes, elle demeure quand même plus proche du noyau de la
question, à savoir en définitive la possibilité d’une politique radicalement
différente. La possibilité qu’existe, ou que soit pensable même simplement, un
élément politique radicalement hétérogène au consensus.
Et donc des deux vagues
indiquent aussi nécessairement une sorte de sourde évolution de la conjoncture
générale, que je ne saurais pas trop déchiffrer immédiatement mais qui montre
qu’à mon sens la période de l’affrontement politique succède à une période qui
était plus idéologisante. Au fond l’accusation d’antisémitisme était liée à la
problématique de la Shoah, de la dernière guerre mondiale, des droits de
l’homme, du totalitarisme, etc., quelque chose qui s’était créé dès la fin des
années 70, qui a une longue durée. Je sens là que ça se recentre, que ça
revient sur quelque chose de plus classique, de mois latéral, à savoir de
criminaliser en réalité toute tentative de faire exister, même virtuellement,
une politique ou une orientation qui serait effectivement et réellement
hétérogène à l’ordre existant. Et j’y vois quand même aussi un des stigmates,
dans l’ordre de l’affrontement des doctrines (si je puis dire), un des
stigmates de la crise qui assombrit et durcit la situation, et rend tout de
même de plus en plus difficile d’être purement et simplement un thuriféraire du
capitalisme tel qu’il est. Donc il y a un aiguisement, encore incertain et
confus, mais aiguisement tout de même des contradictions dont ceci est encore
une fois un symptôme marginal ou secondaire.
Et la troisième remarque que je
veux faire, qui est plus intéressante pour nous ici c’est que, au fond, une
partie de ce qui est en jeu dans cette affaire c’est : où est, et en quoi
consiste, la lisière entre philosophie et politique ? Quelle est la nature
exacte de la relation entre philosophie et politique ? Ce point a toujours
été un point extraordinairement sensible. Et il a toujours été
extraordinairement sensible en particulier en France (j’y insiste). La France a
quelques traditions singulières, et elle a celle-là depuis quand ? Eh bien
depuis le XVIIIe siècle une fois de plus, c’est-à-dire depuis
l’époque où l’on a appelé ²philosophes² des gens comme Rousseau,
Voltaire, Diderot, qui étaient aussi perçus comme des combattants politiques.
Et donc cette circulation entre philosophie et politique, cette lisière entre
philosophie et politique remonte à cette époque-là et s’est poursuivie en
réalité, sans discontinuer, jusqu’aux grands philosophes français des années
60, en passant par Sartre, etc. Et je suis à la fois un témoin et un acteur de
cette vision des choses ; c’est-à-dire d’une vision qui, en un certain
sens, tente d’élucider, d’éclairer, ou aussi de déplacer la relation exacte
entre philosophie et politique. Or, en fait, quand on se rapporte à moi sous
cet angle-là, c’est-à-dire sous l’angle de la question entre philosophie et
politique… Je pense qu’il y a trois positions d’attaque de cette figure, trois
méthodes :
[1] la première c’est en fin de compte d’absenter la
politique, c’est-à-dire de dire : « cette lisière qui est proposée
entre philosophie et politique n’inclut ou ne subsume aucune politique
réelle ». En réalité cette imputation n’est pas la plus agressive, c’est
une imputation d’idéalisme en réalité. C’est une imputation qui dit :
« le type de corrélation entre philosophie et politique qui est ici
proposé ne renvoie en réalité à aucune politique praticable ou réelle, et donc
c’est une vision absolument idéaliste de la relation entre philosophie et
politique ». Il y a beaucoup de choses qui ont été dites dans cette
direction-là.
[2] La deuxième possibilité c’est en réalité de réduire
l’élément philosophique à l’élément politique. Ça veut dire que l’essence de la
construction philosophique n’est pas intéressante en elle-même, qu’en fin de
compte elle est entièrement déportée au service, ou fusionnée, avec la position
politique. Ça c’est une position que j’ai appelé, de longue date, une
suture ; c’est-à-dire une suture entre la philosophie et la politique, qui
fait que la politique devient le tribunal exclusif du jugement ¾
c’est la deuxième possibilité.
[3] Et la troisième possibilité, qui manifestement est
entièrement présente dans l’article dont nous parlions, c’est d’absenter
purement et simplement le premier terme, c’est-à-dire cette fois d’absenter la
philosophie. De l’absenter entièrement, ce qui est véritablement frappant et
stupéfiant d’une certaine manière. Du coup on se demande : pourquoi tout
ça hein ? Pourquoi tout ça s’il n’est question nulle part de la
construction philosophique qui est la mienne, ou que je propose, ou que je
discute. Et ceci aboutit nécessairement (ça c’est ce qui m’a frappé) à une
vision proprement fantasmatique de la politique elle-même. C’est-à-dire si vous
enlevez complètement, si vous la dessoudez, si vous annulez la construction philosophique,
vous allez aborder la politique à partir d’un anecdotisme totalement
inconsistant. Et dans ce cas-là ça va être symétrique de la première position,
mais dans une modalité cette fois ouvertement agressive.
La première position dit : la philosophie rend
impossible une politique réelle. La dernière position dit : la politique
rend impossible la philosophie, enfin absente la philosophie, se substitue à la
philosophie, étant entendu que cette politique, cette fois, est absolument
fantasmatique. Voilà.
Donc
c’était ça… comme ça… mes commentaires sur ce crachat. Et mon autre
commentaire, qui est pénible pour moi et je l’espère pour quelques autres,
c’est que quand il y a ce genre de choses il faut tout de suite se dire :
« ça ne fait que commencer. Il y en aura d’autres ». Et donc il faut
se blinder, mettre son imperméable [Badiou sourit]… Voilà.
Bon
maintenant nous revenons à la philosophie et aussi, par voie de conséquence, à
la lisière entre philosophie et politique.
Alors
je voudrais vous proposer aujourd’hui une sorte de ponctuation récapitulative,
de vision d’ensemble, de cette entreprise qui quand même s’oriente un petit peu
vers son achèvement en ce qui concerne le séminaire ; et en particulier je
voudrais vous expliquer (puisque ça a été quand même l’accompagnement permanent
de ce séminaire) pourquoi, dans quelles conditions, et quel est le sens finalement
de la proposition qui est la mienne d’une nouvelle présentation, ou d’une
nouvelle traduction, d’un nouveau texte de La République de Platon. Je voudrais éclairer cette question et, à
travers évidemment l’éclairage que je donne à cette question, prendre des
positions sur le fond de cette entreprise.
Alors
je ferai ça… Là je vous donne un plan assez strict, parce que ce sont des
notations successives ordonnées. Dans un premier temps je parlerai du projet
lui-même. Du projet de retraduire entièrement ce texte matriciel de l’histoire
de la philosophie, enfin ce grand livre, ²grand²
compris au sens de sa dimension, ce grand livre qui est à certains égards
originaire dans l’histoire de la philosophie, et qui est peut-être le livre le
plus réédité, le plus retraduit, le plus commenté, de toute l’histoire de la
philosophie.
Donc
sur le projet, premier temps, je traiterai quatre points, qui me paraissent
intéressants dans le fil même de ce séminaire.
[A] D’abord pourquoi Platon ? ²Platon
aujourd’hui²
évidemment, pas Platon en général. Pourquoi Platon aujourd’hui ?
[B] Pourquoi le texte ?, c’est-à-dire pourquoi revenir
au texte, pas seulement à Platon, mais au texte de Platon. Deuxième point.
[C] Troisième point : pourquoi La République, dans l’œuvre immense et variée de Platon ?
Pourquoi ce texte-là ?
[D] Et enfin, en quatrième point : pourquoi une
traduction ? Pourquoi pas seulement une lecture, une interprétation ?
Pourquoi aussi une traduction ?
Ça ça sera sur le projet.
Pourquoi Platon ? Pourquoi le texte de Platon ? Pourquoi La République ? Et pourquoi une traduction ? Dans un deuxième
temps j’examinerai ce que j’appelle les opérations, c’est-à-dire les opérations
en quoi consiste finalement la réalisation de ce projet.
[1] Alors là je parlerai d’abord de la restructuration
formelle. C’est à ce propos d’ailleurs que je traiterai du document que vous
avez [la Table des matières reproduite en première page de cette séance],
c’est-à-dire la reconstruction complète du plan de La République, la renomination de ce plan. Donc la restructuration
formelle.
[2] Deuxièmement ce que j’appellerai l’universalisation ¾ ça
ce sont les opérations auxquelles je soumets si vous voulez l’opération de
traduction du texte de Platon : la restructuration formelle,
l’universalisation.
[3] Ensuite les déplacements conceptuels majeurs ; les
déplacements conceptuels les plus importants.
[4] Et enfin ce que j’appellerai la contemporanéité ;
c’est-à-dire comment faire résonner ce texte dans le contemporain ?
Et
puis la troisième partie sera la pragmatique, la réalisation du projet et de
ses opérations. Et là je dirai quelques mots du processus de traduction
lui-même, et puis de ce que j’appellerai ²multilinguisme et décalage²
donc, qui sera une proposition élargissante en un certain sens de la notion
même de traduction. Voilà.
Alors
je traite ces différentes rubriques brièvement l’une après l’autre.
[A] Premièrement pourquoi Platon ? Évidemment on en a
souvent parlé ici, et je ne vais y revenir que de manière un peu synthétique et
aussi peut-être un peu de biais. Fondamentalement, et si on veut être d’une
clarté et d’une simplicité extrêmes, on dira : Platon parce qu’il est
essentiel de réaffirmer aujourd’hui qu’il y a des vérités ¾
voilà. On ne saurait être plus simple. C’est en fin de compte le motif majeur.
Il faut réaffirmer qu’il y a des vérités contre la souveraineté des opinions. C’est donc bien le couple
vérités-opinions qui est crucial dans cette affaire, en tant que couple
platonicien canonique, majeur. Tout le monde, même quand on étudie un peu de
Platon en classe terminale, sait que Platon c’est contre les opinions. Et en
vérité Platon c’est celui qui instruit la possibilité même de la philosophie à
partir du rapport entre vérités et opinions dont nous avons parlé ici-même il
n’y a pas si longtemps. Donc premièrement il y a des vérités ; ça c’est
contre la souveraineté des opinions hein, et par conséquent contre tout ce qui
va avec et dont j’ai parlé : la figure du sujet comme individu, la figure
de la substituabilité, la figure électorale, la substituabilité des majorités
et des minorités ¾ tout ce qui est drainé, tout ce qui est organisé sous
le motif de la souveraineté des opinions.
Et alors le deuxième point c’est : il y a des vérités
absolues. Alors au fond le ²il y a des vérités² c’est contre la
souveraineté des opinions, c’est-à-dire contre une modalité sceptique
concernant le jugement. Le scepticisme est l’idéologie spontanée de la
démocratie, c’est clair. On ne peut jouer ce jeu-là que si on accepte un
certain degré de substituabilité des opinions, qui est lui-même acceptable que
si on ne pense pas vraiment qu’il y a des vérités (quel que soit le domaine
considéré là, ce n’est pas simplement en politique mais d’une manière
générale). Dans les régions de la pensée où soutenir qu’il n’y a pas de vérités
devient de plus en plus difficile, la démocratie aussi. Les mathématiques ce
n’est pas démocratique, c’est clair. Ça ne l’est pas du tout : vous devez
vous incliner axiomatiquement devant. Et plus vous vous éloignez de ça dans un
certain sens, plus la notion de vérité s’affaiblit, devient floue, plus on
entre effectivement dans une souveraineté possible des jugements et des
opinions ; c’est-à-dire dans un relativisme essentiel (finalement une
opinion est bonne parce que c’est la mienne ¾ à la limite extrême).
Donc ²il y a des vérités². Et ²il y
a des vérités absolues², ça c’est contre autre chose : ce n’est pas contre
le scepticisme pur et simple, ce n’est pas contre la souveraineté de l’opinion.
Le fait que les vérités soient absolues est au fond contre ce qui a commencé en
philosophie avec Kant. C’est-à-dire l’idée que nous ne pouvons pas parvenir à la thématique d’une vérité absolue parce
que tout est relatif à la
structuration subjective de l’acte cognitif hein. Donc c’est le ²renversement
copernicien²
comme disait Kant lui-même, qui fait que la souveraineté subjective de l’acte
cognitif ²interdit²
(pour employer son jargon) de parvenir à la connaissance de la chose en soi. Si
vous ne connaissez pas la chose en soi, vous ne connaissez pas l’être en soi,
alors vous n’êtes pas en état de dire que les vérités, telles que vous en
disposez, sont absolues.
Cette structure, qui suspend au fond la notion de vérité à
la conscience de la vérité hein, c’est-à-dire qui suspend l’accès à quelque
chose d’absolu et le rend impossible, c’est-à-dire qui le suspend à la constitution
subjective de l’expérience, le jeune et remarquable philosophe Quentin
Meillassoux a proposé de l’appeler ²le corrélationisme² (et
je pense que c’est un bon terme). Ça veut dire : il n’y a de connaissance
que corrélée à un sujet connaissant. Et en fin de compte la connaissance, en
elle-même, est marquée de façon
irrémédiable par cette corrélation. Et par conséquent la théorie de la
connaissance est une théorie de la conscience connaissante. Remarquez que cette
théorie de la conscience connaissante peut être par ailleurs assez
variée : elle peut être phénoménologique, elle peut être plus strictement
kantienne, elle peut être transcendantale mais, dans tous les cas, la
subjectivité connaissante est impliquée en tant que telle dans l’acte cognitif,
et par conséquent il n’y a pas de sens à parler de vérité absolue, parce que
toute vérité est corrélée précisément au sujet connaissant en tant que tel.
Donc si l’on soutient qu’il y a des vérités c’est contre la
souveraineté de l’opinion ; si l’on soutient qu’il y a des vérités
absolues c’est contre le corrélationisme kantien, ou post-kantien. Et ces deux
points, il y a des vérités (contre le scepticisme), et il y a des vérités
absolues (contre le corrélationisme), sont platoniciens dans leur essence parce
que l’un comme l’autre sont antisophistiques (pour revenir au langage de Platon
lui-même). En effet c’est Protagoras le premier qui affirme d’un côté, et avec
Gorgias, qu’il y a souveraineté de l’opinion puisqu’en fin de compte on peut rhétoriquement
soutenir, avec la même validité, une opinion et son contraire. Donc elles sont
équivalentes et substituables. On peut plaider sur le fait que Hélène est une
femme vertueuse et magnifique, et on peut plaider aussi sur le fait que c’est
une garce finalement ¾ c’est un exercice auquel les sophistes accordaient
beaucoup d’importance. Entre parenthèses ce n’est pas innocent que ce soit à
propos du jugement sur les femmes que la sophistique ait déployé ses exercices
n’est-ce pas : finalement il y a toujours eu quelque chose dans la
philosophie classique qui se rapporte aux femmes comme un point de fuite tout
de même. Quelque chose qui… Hegel (vous le savez) les appelait ²l’ironie
de la communauté², les femmes ¾ magnifique formule ²l’ironie
de la communauté² : c’est tellement vrai en plus… Mais enfin ça
l’embêtait aussi. Il aurait aimé, on sent bien qu’il aurait aimé que la
communauté soit sans ironie, si possible, mais… En tout cas, du côté de la
sophistique, le recours à l’ambivalence féminine, aux yeux du sophiste,
nourrissait la conviction que les opinions sont substituables. En fin de compte
c’est une question dont l’essence est rhétorique ; c’est-à-dire ce qui
décide en faveur d’une opinion n’est pas sa relation à une vérité mais la capacité
rhétorique de l’inscrire dans le discours. C’est donc la discursivité qui
tranche, et pas l’être.
Mais lorsque Protagoras dit « l’homme est la mesure de
toute chose ; de celles qui sont, qu’elles sont, de celles qui ne sont
pas, qu’elles ne sont pas », il produit, évidemment, le premier grand
énoncé corrélationiste. « L’homme est la mesure de toute chose »… Et
il va jusqu’à dire « de celles qui sont, qu’elles sont, de celles qui ne
sont pas, qu’elles ne sont pas ». Donc il est la mesure de l’être et du non-être.
Et comme il est la mesure de l’être et du non-être, cette question même de
l’être et du non-être est corrélée à
l’homme, c’est-à-dire à une subjectivité agissante.
Donc soutenir qu’il y a des vérités absolues c’est contre la
souveraineté de l’opinion et contre le corrélationisme, et ça renvoie par
conséquent, métaphoriquement, à Platon, en tant que Platon c’est la discursivité
antisophistique originaire, qui va soutenir contre la souveraineté de l’opinion qu’il y a des vérités,
et contre le corrélationisme
qu’il y a des vérités absolues ; il y a des vérités qui ne dépendent pas
de la corrélation entre elles-mêmes et le sujet connaissant. Ça c’est le
premier point.
Le deuxième point concerne… On se réfèrera à Platon,
pourquoi ? Parce que ces questions sont aujourd’hui décisives. C’est tout.
Elles sont décisives dans tous les champs, et elles concernent en réalité la
question de savoir si l’humanité, dans la construction historique d’elle-même,
est livrée à la domination des opinions, et à leurs supports matériels, ou si
elle peut se régler sur la dimension exceptionnelle des vérités. C’est-à-dire
est-ce que le destin historique de l’humanité est commandé par le régime moyen
de la domination des opinions sur d’autres opinions ? Ou est-ce que, en réalité,
il peut se cranter, se saisir d’un point exceptionnel, en tant que vrai, qui
disqualifie la souveraineté de l’opinion ? ¾ ce point ne pouvant être
universel que s’il est absolu par ailleurs, c’est-à-dire s’il ne dépend pas
d’une corrélation quelconque.
Or ce point est à mon avis décisif aujourd’hui. Il y a
d’autres époques où il faut au contraire lutter contre le dogmatisme des
vérités absolues (j’y insiste n’est-ce pas : nous ne sommes pas là dans
une juridiction intemporelle). En vérité vous voyez bien que le pas vers Platon
est un pas en arrière pour remonter avant
la critique kantienne ; la critique kantienne qui commande une modernité
essentielle (c’est pour ça que tous ceux qui sont dans cette modernité s’y
réfèrent) qui est la modernité précisément de la souveraineté démocratique des
opinions d’un côté, et de la non-absoluité et du caractère corrélé
subjectivement de tout ce qui s’énonce hein, de toutes les discursivités.
Et donc on pourrait dire ça, on pourrait dire : Platon
c’est le nom de ce qui rend aujourd’hui nécessaire de déconstruire Kant. Kant
était le grand déconstructeur, eh bien il faut déconstruire cette
déconstruction-là. Voilà. Et Platon va servir de machine de guerre
anti-kantienne en réalité, comme il l’a toujours fait d’ailleurs. De même que
Kant sert de machine de guerre antiplatonicienne, parce qu’il est le penseur de
la corrélation. Et ça c’est une méthodologie très courante en philosophie, dans
l’arche temporelle particulièrement vaste qui est celle de la philosophie, qui
est qu’un pas en avant suppose un pas en arrière ; c’est-à-dire qu’un
élément novateur en philosophie va s’étayer sur une généalogie, ou une
archéologie presque, qui permet le pas en avant parce qu’elle revient avant
quelque chose qui fonctionnait de façon transcendantale, c’est-à-dire comme un
horizon d’époque. Et je pense que à la fois le corrélationisme et la souveraineté
des opinions sont un horizon épocal. Si on veut sortir de cet horizon les
points d’appui sont en amont. Et donc c’est le pas en arrière qui autorise le
pas en avant. Simplement il y a plusieurs espèces de pas en arrière : il y
a le pas en arrière vers l’origine supposée (le pas en arrière heideggerien),
et puis il y a le pas en arrière platonicien, qui sont tout à fait
contradictoires. Mais dans les deux cas il y a ce geste philosophique très typé
qui est de rendre possible un pas en avant par un pas en arrière. Et Platon,
là, est le nom de cela.
C’est un versant des choses, et pour moi Platon est par
ailleurs le nom d’une vision de la philosophie qui est très importante et à
laquelle je suis très attaché parce que cette vision de la philosophie est en
réalité de part en part subjective (ça c’est un point très important).
C’est-à-dire qu’est-ce que c’est que la philosophie pour Platon ? On
aurait bien tort de croire que c’est la détermination d’un certain nombre de
contenus… La philosophie ne se laisse pas présenter dans l’horizon de
l’objectivité. Elle n’a pas d’objet propre. Althusser l’a remarqué aussi ça, à
sa manière à lui : la philosophie n’a pas d’objet à proprement parler. Et
même dans le cas de Platon il serait tout à fait inexact de dire que par
exemple les Idées, les formes, sont les objets de la philosophie. En réalité
non ! Ce sont des ponctuations de n’importe quels processus de connaissance.
Même si je reconnais que cette table est une table, eh bien ça engage
l’Idée ; or ça n’a rien de philosophique, vous comprenez. Donc il n’y a
pas d’objet singulier de la philosophie pour Platon. Et donc c’est quoi la
philosophie ? Ça n’est pas en réalité la découverte des vérités. Ça n’est
pas la découverte des vérités parce que sinon ça serait les vérités qui
seraient en effet les objets singuliers ou spécifiques qui permettent de
définir la philosophie. Mais vous avez beau lire Platon vous ne trouverez pas
la possibilité de définir la philosophie par ses objets. Vous y trouvez par
contre abondance d’indications qui définissent la philosophie par son sujet, ce
que Platon appelle ²le naturel philosophe² ou ²la
nature philosophique². C’est pour ça que la philosophie c’est de part en part
une question d’éducation, c’est le façonnage d’une subjectivité ¾
c’est ça de bout en bout. Et ce façonnage de la subjectivité vous ne pouvez pas
lui substituer un apprentissage objectif.
Celui qui est le tenant de la philosophie comme
apprentissage objectif c’est Aristote, c’est évident. Aristote va aligner la
philosophie sur les savoirs. La philosophie sera quand même un ensemble de
savoirs ordonnés, hiérarchisés (une physique, une métaphysique, etc.), ce qui
fait qu’il est l’inventeur, génial, de la philosophie académique. Et Platon
c’est pré-académique, bien qu’il ait fondé l’Académie [Badiou sourit]. Il a
fondé l’Académie mais pas l’académisme, tandis qu’Aristote a fondé
l’académisme : il a appelé ça ²le Lycée²
d’ailleurs hein. Les deux ont une longue histoire, le Lycée, l’Académie, et
leurs relations. Et en tout cas chez Platon il n’y a rien de tel.
Donc chez Platon il y a une définition de la philosophie qui
est en relation avec les vérités (ça c’est sûr !), mais pas dans le mode
selon lequel les vérités seraient son contenu. Donc à proprement parler la
philosophie ce n’est pas un savoir. C’est une disposition subjective, qu’en
définitive on peut ramener à cela que le philosophe c’est celui qui a du goût
pour les vérités. Ça ne veut pas dire qu’il les crée, qu’il les invente, ou qui
les trouve, mais il aime ça. D’ailleurs c’est pour ça que le philosophe est
constamment comparé à l’amoureux par Platon ; il est amoureux des vérités,
il aime ça, il a du goût pour ça. C’est ça la philosophie, c’est avoir du goût
pour les vérités.
Par ailleurs vous avez des disciplines qui favorisent ce
goût : les mathématiques, etc. Mais la philosophie comme telle elle est
constituée lorsqu’on a enraciné subjectivement le goût pour les vérités. Et ce
goût est aussi un bonheur hein. Je vous l’ai déjà dit, ça : c’est très
important pour Platon de montrer que le philosophe est heureux. Il est heureux
pourquoi ? Eh bien parce qu’il a du goût pour quelque chose. Et ce goût
est un goût heureux. C’est agréable le goût pour les vérités. C’est plus
agréable que quoi que ce soit d’autre (dixit Platon).
Et alors, du coup, ça met en jeu ce que moi j’appelle les
conditions de la philosophie, ce que lui va appeler ²les
disciplines latérales², ²les préliminaires², ²le
vestibule²
quelquefois dit-il, de la philosophie, qui sont les régions de la pensée
humaine où précisément on peut trouver, on doit trouver ces exceptions réjouissantes
que sont les vérités. Et on appellera ²philosophe²
celui qui en a le goût, qui aime cela.
Et donc quand on dit ²la philosophie c’est
l’amour des vérités², il faut prendre ça un peu au sérieux et ne pas le
confondre avec le fait que la philosophie serait la recherche de la vérité ; c’est une distinction essentielle.
La philosophie n’est pas la recherche de la vérité parce qu’à ce moment-là vous
basculez du côté du contenu : la philosophie serait ce qui recherche la
vérité comme son objet propre. On dira que Platon c’est autre chose, que la
vérité elle existe (c’est une chose ça), mais la philosophie c’est une chose
qui a du goût pour cela, et qui ayant du goût pour cela, n’étant proprement heureuse que quand elle
est dans cet élément-là, va évidemment faire du prosélytisme pour les vérités,
organiser l’éducation en leur faveur, etc., etc. ; mais ça n’est pas la
recherche de la vérité au sens de la recherche scientifique ¾ ça
c’est une autre vision, une vision complètement différente.
Et évidemment ça va entraîner que la philosophie va être le
débat entre le goût pour les vérités et des lieux possibles de vérité, puisque
ce n’est pas elle ce lieu à proprement parler. D’où évidemment le fait qu’on va
discuter abondamment… De quoi chez Platon ? Eh bien à s’en tenir à La
République on va discuter du politique (ça
c’est sûr ), on va discuter de mathématiques, on va discuter de poésie, et
on va discuter de l’amour. L’amour parce que c’est la grande subjectivité
philosophique. La poésie parce que c’est la séduction rivale, obscure et
compliquée, de la philosophie elle-même. Les mathématiques parce qu’elles
constituent le vestibule de l’exception que sont les vérités. Et la politique
parce qu’elle est sous l’idée de généraliser la vie collective à partir du goût
pour les vérités.
Vous savez on dit : « voyez Platon, c’est une
sorte de préfachiste parce qu’il veut la dictature dogmatique du philosophe, du
roi-philosophe, etc. »… Quand on lit vraiment ce n’est pas ça que ça
raconte ! Ce que ça raconte c’est qu’une société idéale serait une société
où toute chose existerait de telle sorte qu’elle soit tributaire, petitement ou
grandement, du goût pour les vérités ; c’est-à-dire ce serait la vie
collective et personnelle, tel que ce bonheur singulier qu’est le goût pour les
vérités y soit universellement répandu ¾ c’est ça. C’est pour ça
qu’en définitive, j’y reviendrai tout à l’heure si on a le temps, idéalement ça
n’est pas la question du roi-philosophe, idéalement évidemment ça serait que
tout le monde soit philosophe… Alors Platon, Platon n’est pas sûr que ce soit
possible [Badiou sourit]. Mais ça ce sont les limites de son époque. Ce sont
les limites aristocratiques de sa vision du monde. Le mouvement irrépressible,
interne au platonisme véritable, à Platon lui-même tel qu’il écrit, c’est
évidemment que si c’est ça, eh bien tout le monde doit être comme ça ; on
doit éduquer tout le monde de telle sorte que ce goût, cette façon d’entrer
dans l’expérience à partir de l’amour des vérités, soit la norme générale.
Mais ça va faire de la philosophie une espèce de discussion
complexe… Le texte philosophique va être une discussion complexe, avec ses
disciplines possibles des vérités, de telle sorte que l’amour pour elles
s’aiguise, s’éduque, se civilise, et se collectivise. Et la philosophie n’a pas
d’autre enjeu que celui-là, parce qu’elle n’est pas une discipline scientifique
qui se présenterait dans l’ordre de ses contenus.
Donc voilà pour le premier point : Platon ce serait le
nom de tout cela. c’est-à-dire d’une part des concepts à inventer, à former, à
produire, pour réorganiser aujourd’hui la catégorie de vérité de telle sorte
qu’elle puisse tenir le choc contre la doctrine de la souveraineté des
opinions. Et d’autre part une définition de la philosophie qui la ramènerait
véritablement à l’idéal d’une formation subjective, et qui donc l’extirperait
véritablement de l’arène académique, qui l’extirperait de toute idée selon
laquelle elle s’organise comme la transmission d’un savoir, ou comme la
transmission d’un doute. Parce que ²transmission d’un savoir² ou ²transmission
d’un doute²
c’est à mon avis absolument la même chose. Quand on dit « ça nous apprend
à douter », on est bien avancé [sourires]… On est bien avancé. Les
occasions de doute aujourd’hui sont souveraines (si je puis dire). Il suffit de
vivre comme on nous le demande pour être dans l’élément du doute le plus
complet. Ce n’est pas du doute que nous avons besoin. Et en réalité la figure ²la
philosophie qui nous apprend à douter² n’est autre que l’envers,
mais identique, de la doctrine ²la philosophie est un savoir².
C’est la même chose, sous la forme inversée.
La philosophie ce n’est pas ça. La philosophie c’est essayer
de discerner dans l’expérience ce qui y fait exception par son universalité
même, par son absoluité intrinsèque ¾ ça existe, ça existe. La
philosophie va affirmer que ça existe, et elle va en donner des exemples, elle
va le montrer et tenter de façonner chez tout le monde le goût de cela comme
moteur de l’activité et de l’existence. Et on va chercher du côté de l’art, on
va chercher du côté des sciences, on va chercher du côté des formes politiques
vraiment émancipatrices, on va chercher du côté des expériences personnelles
les plus intenses ; on va chercher dans toutes les directions, comme le
fait Platon, il cherche absolument dans toutes les directions. Et ayant cherché
dans toutes les directions, on va ramener cela à son noyau subjectif qui est de
s’incorporer aux vérités, qui est de devenir le sujet des vérités. Donc voilà ²pourquoi
Platon ?².
[B] Alors maintenant pourquoi le texte ?. Pourquoi le
texte ? ¾
oui parce qu’on pourrait dire : « eh bien y qu’à raconter tout ça sur
Platon et puis voilà ; ce n’est pas la peine de se taper le texte »,
vieux texte grec épuisé par les commentaires… Eh bien justement… Justement. En
réalité l’interprétation platonicienne est extraordinairement saturée. Il est
très difficile de se dégager des grands opérateurs antiplatoniciens de la
modernité.
Platon a été pris comme archétype du dogmatisme par la
critique kantienne. Il a été pris typiquement comme le maître-penseur
totalitaire par l’anticommunisme contemporain. Il a été pris par les
matérialistes comme l’exemple même de l’idéalisme, avec ce qu’on lui imputait,
c’est-à-dire une distinction tranchée entre le monde sensible et le monde
intelligible ; il a été pris comme l’exemple du dualisme. Il a été pris
comme l’exemple de la philosophie au service de la religion, à raison de
l’usage en effet extraordinaire que le christianisme a pu faire de Platon, ou
la religion musulmane également, etc. Tout cela a déposé sur ce très vieux
texte tout de même (malgré tout 2400 ans ; c’est considérable !) des
sédiments innombrables. Et, au fond, ajouter une interprétation supplémentaire,
ce que évidemment je fais aussi hein, en réalité ne suffit pas ; il faut
absolument tenter d’être tout à fait près de ce que dit Platon, et pas de ce qu’on dit qu’il dit, ou des
grands schémas interprétatifs qui, depuis deux millénaires, véhiculent Platon,
le platonisme, etc., dans les consciences.
Et ce d’autant plus que, comme je l’ai dit, c’est un pas en
arrière. C’est-à-dire le platonisme n’est pas quelque chose d’interne à la
situation contemporaine, c’est au contraire quelque chose qui lui est rebelle,
ou qui le constitue en adversaire… C’est toujours ce que j’ai souvent remarqué,
et que je vous ai souvent dit : il est très frappant de voir qu’au XXe
siècle tout le monde est antiplatonicien. La philosophie analytique était
antiplatonicienne par définition. Le marxisme était antiplatonicien. Même Marx
préférait Aristote ; c’est un de ses graves péchés à mes yeux hein
[sourires]. Et les vitalistes post-nietzschéens considéraient qu’il fallait
renverser le platonisme, comme disait Nietzsche, etc., etc. Donc l’époque a été
constituée au feu de l’antiplatonisme.
Donc c’est un pas en arrière. Et ce pas en arrière vous
pouvez difficilement le faire uniquement par l’addition des interprétations.
Donc il faut revenir à ce qui est notre chance extraordinaire, c’est que le
texte de Platon est un des textes de l’Antiquité qui nous a été le plus
massivement et le plus complètement transmis ¾ ça c’est une veine. Et
donc il faut être proche de ce qu’il dit. Donc je dirais : nous avons besoin
de la littéralité. Nous avons besoin de la lettre contre le sens. Parce que le
sens est figé ou capturé par la polémique antidogmatique dont Platon est
l’objet et le support depuis des siècles à vrai dire.
Alors ça c’est le premier point : il faut être proche
de ce que Platon dit. Donc il faut l’écouter comme un dire. Et il faut d’autant
plus faire cela qu’il y a aussi cet étrange phénomène de la théâtralité de
Platon. Littéralité et théâtralité ; ce sont tout de même les deux
caractéristiques dont il faut se tenir très proche. Platon ça ne ressemble
quand même pas à un traité. C’est peut-être un dogmatique comme on dit mais en
tout cas son texte ne l’est pas du tout. Son texte est dans une forme
théâtrale, dialogique, on ne sait jamais très bien qui parle. La position de
Platon là-dedans, est-ce que c’est toujours la position de Socrate ? Est-ce
que c’est celle d’un autre personnage ? Qui est l’Étranger d’Élée ?
Le vieil athénien des Lois ? etc.
Il y a un jeu romanesque ou théâtral de la présentation qui est d’une
singularité absolue. Et je pense que cela aussi nous est nécessaire :
c’est-à-dire recapturer ce point, être près de ce point de la théâtralité
parfois équivoque de Platon est indispensable. C’est la raison pour laquelle ²retour
à Platon²,
ou ²Platon²,
comme désignation d’un pas en arrière nécessaire pour le pas en avant c’est, à
mon avis, nécessairement aussi la littéralité du texte platonicien, et ça ne
peut pas se contenter de l’addition des interprétations.
[C] Troisièmement pourquoi La République ? On pourrait dire : parce que c’est le gros
livre de Platon, c’est la somme. En réalité, moi, c’est simplement le livre de
philosophie que j’ai le plus pratiqué en fin de compte, dans mon existence,
mais ça c’est une raison vraiment un peu trop subjective. Plus sérieusement je
pense qu’il y a trois raisons. Moi je vois trois raisons en tout cas.
La première c’est que là on trouve vraiment toutes les
conditions de la philosophie, au sens que je donne à ce mot. C’est-à-dire La
République est quand même le texte où il y
a un débat constitutif extraordinairement compliqué avec la poésie, qui est massivement
convoquée. On retient le fait que Platon s’en méfie et qu’il veut bannir les
poètes de la cité ; ce n’est pas tout à fait ça. Il commence par définir
quelle est la bonne poésie et quelle est la mauvaise, et ensuite il bannit la
mauvaise. Toujours est-il que ce motif de la poésie est si capital pour lui
qu’au début de ce qui est dans la version traditionnelle le Xe
Livre, il affirme que c’est le point le plus important de toute La
République. Il déclare (j’ai déjà cité
souvent ce texte) que tout ce qu’on a raconté dans cet énorme diplodocus
philosophique est absolument formidable, mais que le mieux c’est ce qu’on a dit
sur la poésie ; et ayant dit ça il recommence à le redire encore hein.
Comme on sait il y a une énorme critique de la poésie aux Livres III et IV, et
puis il y a une énorme critique de la poésie au Livre X de nouveau.
Donc il y a une présence massive de la discussion
philosophie-poésie. Mais il y a aussi évidemment les textes les plus connus et
les plus importants de Platon sur les mathématiques hein. La politique n’en parlons
pas, elle traverse tout ça comme un objectif fondamental, à travers la
catégorie de justice. Et la figure amoureuse est absolument présente, puisque
dans la définition du philosophe (comme je le rappelais tout à l’heure) le
point-clé est de savoir qu’est-ce qu’on aime ?, et non pas qu’est-ce qu’on
sait ? ¾
ça c’est tout de même décisif. Donc ça c’est la première raison.
La deuxième raison c’est que la philosophie y est très
clairement définie comme un processus singulier, et non pas comme une figure du
savoir. Il faut bien voir que la question de la description du philosophe, qui
occupe stratégiquement une partie très importante de La République, est celle qui est le plus clairement un portrait
subjectif. Ça c’est très intéressant : qu’est-ce qu’on peut faire quand on
parle du philosophe ? Et la réponse de Platon c’est : on en fait un
portrait. Ce n’est pas vraiment une définition, c’est un portrait. Et pour les
raisons que je vous disais : c’est que c’est une subjectivité. C’est une
subjectivité et donc, c’est finalement un personnage ¾
peut-être ce que Deleuze aurait appelé ²un personnage conceptuel², le
philosophe.
Vous savez que la légende, ou l’histoire, veut que Platon
ait prévu d’écrire un dialogue qui devait s’appeler Le Philosophe. Il devait y avoir Le Sophiste (ça on l’a eu), Le Politique (on l’a eu aussi), et puis il devait y en avoir un
troisième qui s’appelait Le Philosophe (celui-là on ne l’a pas eu ; il ne l’a pas écrit). Mais en
réalité il y a toute une partie de La République qui est exactement cela, qui est le philosophe ;
et c’est un portrait. C’est un portrait très nuancé, très compliqué, qui
comporte des éléments de savoir, mais irréductible à toute figure du savoir.
Et d’autre part ce portrait est agissant, dans la
description d’un processus vital dont l’allégorie de la caverne est le centre
(mais ça on en a abondamment parlé ici, je ne vais pas y revenir), et qui
montre bien que du philosophe on ne peut faire qu’un portrait, et quand ce
n’est pas un portrait c’est une aventure, c’est un roman. Portrait-roman, c’est
ça le philosophe. C’est l’histoire de celui qui sort de la caverne, qui monte,
et qui revient voir comment ça se passe. Et c’est donc probablement la plus nette
caractérisation du philosophe comme processus, comme aventure et comme
subjectivité ¾
on trouve ça dans La République de façon
entièrement déployée. C’est sans autre équivalent à mon avis dans l’histoire de
la philosophie, sinon peut-être La phénoménologie de l’esprit de Hegel. Ce côté aventureux et difficile à capter,
à saisir et à décrire, du processus même de l’expérience finalement, est donné
de manière admirable dans La République. Et c’est aussi une raison et une chose qui nous est tout à fait nécessaire
aujourd’hui. Parce qu’aujourd’hui (qu’est-ce que vous voulez) il y a quand même
un règne extraordinaire de l’imposture concernant les philosophes. S’appeler ²philosophe²
c’est devenu un peu n’importe quoi ; il est quand même temps de mettre un
peu d’ordre là-dedans et de refaire le portrait du philosophe de telle sorte
que les imposteurs soient démasqués [Badiou se marre]. Et pour démasquer un
imposteur la question du portrait est évidemment décisive. Si quelqu’un est
masqué, eh bien vous lui enlevez le masque pour voir ce qu’il y a
derrière ; et si vous n’avez pas de norme, de portrait, vous ne pouvez
savoir si vous avez affaire à un philosophe ou pas. Voilà. Ça c’est la deuxième
raison.
Et la troisième raison, qui rend passionnante La
République, c’est qu’elle contient la gamme
complète des écarts stylistiques de la philosophie. Je veux dire par là que…
J’ai souvent souligné le caractère constitutif de l’impureté de la langue
philosophique. La langue philosophique est une langue impure, c’est-à-dire elle
n’a pas de paradigme fixe. Elle va, je l’ai toujours dit, du poème aux
mathématiques, par tous les degrés intermédiaires. Tous les degrés
intermédiaires ça veut dire la langue démonstrative, la langue rhétorique,
l’adresse affective, la narration, la petite historiette, tout ! Donc
c’est une langue absolument impure, ce qui permet, soit dit entre parenthèses,
du point de vue artistique, de la comparer au cinéma. C’est la comparaison la
plus pertinente : le cinéma aussi c’est un bazar, une impureté totale. Et
je dirais volontiers de ce point de vue-là que la philosophie c’est le cinéma
de la pensée.
Et les meilleurs blockbusters [Badiou se marre] de
l’histoire philosophique, c’est quand même Platon qui nous les a donnés. La
République c’est un formidable best-seller, enfin c’est un formidable péplum philosophique,
c’est un film philosophique d’une impureté totale parce que, véritablement, on
y trouve une dialogique théâtrale comique absolument étonnante, quasiment
farcesque, dans l’affrontement entre Socrate et Thrasymaque au Livre I. On y
trouve des resserrements démonstratifs extrêmement rigoureux, et une doctrine
extrêmement précise et complexe des mathématiques. On y trouve des tas de
proses narratives. On y trouve des répliques théâtrales ou des formules
psychologiques. Et on y trouve la plus admirable poésie en prose, en
particulier dans les deux ou trois mythes qui sont présentés dans La
République ¾ en
particulier le splendide mythe d’Er sur lequel le livre s’achève.
Donc on a la gamme complète des moyens expressifs possibles
de la philosophie, et ça c’est quand même très précieux aussi aujourd’hui où
nous devons assumer absolument l’impureté de la langue philosophique. Comme
vous le savez, il y a des tendances qui se présentent comme opposées. La
philosophie analytique anglo-saxonne prétend avoir, comme paradigme absolu, la
rigueur logico-mathématique du formalisme. Et puis par contre, à l’autre
extrémité, les courants les plus vitalistes pensent s’inspirer plutôt de la
scintillation de la prose littéraire, allant jusqu’au poème, dans la tradition
nietzschéenne. Nietzsche a écrit de splendides poèmes. Ma position sur ce point
est que ce combat affaiblit la philosophie. Parce que la philosophie véritable
doit assumer la totalité de sa propre impureté. Elle doit être capable de circuler dans sa propre impureté. Et il n’y a aucune raison
de formuler des oukases contre tel ou tel type de discursivité en philosophie,
parce que ça n’a aucun sens. Qu’est-ce qu’on a dit lorsqu’on reproche à
Nietzsche d’être dans une langue poétique ou métaphorique ? Qu’est-ce
qu’on a dit si on reproche à Spinoza de pratiquer les théorèmes, les axiomes,
etc. ? On n’a rien dit du tout. En réalité dans les deux cas il s’agit
d’une appropriation de la langue à ce qui est le façonnage de la subjectivité
philosophique ¾ on en revient toujours à ce point. Et c’est pour ça que
les moyens sont ordonnés de telle ou telle façon. Ce qui est extraordinaire
chez Platon, c’est la capacité à les déployer tous, avec une sorte d’innocence
première. Et la manière dont on passe d’un registre à un autre dans La
République est tout à fait extraordinaire,
parce que ce n’est pas commandé par autre chose que le processus de la
subjectivité elle-même, le processus de construction de la subjectivité philosophique.
Pour ces trois raisons je pense que c’est La République qui est quand même le texte de référence, pour
aujourd’hui où il faut défendre à la fois la diversité des conditions de la
philosophie, la philosophie comme processus subjectif singulier et l’impureté
de la langue.
[D] Alors en tout cas pourquoi une traduction ? Ça
c’est une question que je me suis souvent posée parce que je peux vous dire que
c’est quand même un travail de chien hein. Et quelquefois je me dis :
enfin, est-ce que je n’aurais pas pu économiser ça ? Et alors je pense
qu’il y a deux raisons majeures pour lesquelles il faut, malheureusement,
reprendre en effet cette question de la textualité et de la traduction.
La première c’est que le fait que les traductions aient été
confiées aux hellénistes a académisé le texte de façon irrémédiable. Et je ne
le dis pas contre eux. Qu’on m’entende bien, je ne suis pas en train de
dire : « les hellénistes ont fait des cochonn… »… Pas du
tout ! Les hellénistes sont des gens qui sont les gardiens de la
connaissance de la langue grecque, et ils ont déjà beaucoup à faire pour la
garder. D’abord surtout aujourd’hui, où quand même elle est menacée de toutes
parts, où tout le monde dit : « le grec…oui, bon ! »… Quand
on pense que Sarkozy ne veut même pas entendre parler de La princesse de
Clèves, vous imaginez les tragédies
grecques dans le texte original [rires]. Donc les hellénistes, particulièrement
dans les temps modernes, ont une sorte d’angoisse du gardiennage de cette
langue, et c’est leur devoir après tout ; c’est pour ça que je ne le dis
pas contre eux. Mais en même temps, le fait qu’un texte philosophique, dans
l’impureté de sa langue, dans la complication de ses intentions, dans sa
contemporanéité permanente, dans le fait que, malgré tout, il est installé dans
l’éternel… Qu’on le veuille ou non il se situe dans une tension entre son
installation dans l’éternel en même temps que dans la singularité absolue de la
langue. Et le résultat en est que, confié aux spécialistes d’une langue, il donne
un produit qui est daté, voilà. Qui est daté.
Il n’est pas tellement daté de l’Antiquité [Badiou se fait
sourire], il est daté d’une sorte de date elle-même un peu intemporelle, qui
est qu’on reconnaît tout de suite que c’est une traduction d’une langue ancienne.
Alors aujourd’hui il y a différents efforts (comme toujours,
on n’est jamais solitaire), il y a différents efforts pour changer le régime de
la traduction des textes de l’Antiquité. En particulier parce que les traductions
des langues vivantes ne sont pas soumises à la même menace, au même péril. Il y
a eu plusieurs tentatives : il y a eu des traductions absolument
renouvelées des Confessions de Saint
Augustin, sous le titre Les Aveux
(déjà le titre était changé) ; il y a eu des traductions de poésies
latines entièrement nouvelles, etc. Donc il y a un courant général qui vise à
desserrer, petit à petit, l’étreinte de l’académisme sur le gardiennage des
textes antiques, gardiennage qui est en même temps une nécessité.
Et donc, si vous voulez, il s’agit de faire échapper la
traduction de la philosophie grecque, et de Platon en particulier, à
quoi ? Eh bien exactement à ce que Plat… Lacan ¾ ça
c’est un drôle de lapsus, dire ²Platon² pour
²Lacan²
[Badiou s’interroge, la salle se marre]… À ce que Lacan appelle ²le
discours de l’université². N’oublions jamais, quand Lacan parle du discours de
l’université, c’est une structure hein ; c’est un des quatre discours (le
discours de l’hystérique, le discours de l’analyste, le discours du maître et
le discours de l’université). Ce n’est donc pas une injure n’est-ce pas, que
quelque chose relève du discours de l’université. Et d’ailleurs Lacan n’a cessé
de rêver de s’y inscrire, dans le discours de l’université. Il enviait le discours de l’université, il voulait être
reconnu, y compris dans l’espace du discours
de l’université, comme quelqu’un qui était aussi un maître du savoir, etc.
Donc quand je dis ça, encore une fois, ce n’est pas du tout
une polémique, c’est dire que c’est une situation où les textes antiques sont
confiés au gardiennage interne au discours de l’université, et les traductions
des textes antiques sentent le discours de l’université, voilà, c’est comme ça.
Alors toutes ces tentatives contemporaines consistent à dire : si nous
voulons faire encore entendre aujourd’hui ces textes nous sommes obligés de les
arracher au discours de l’université sinon ils vont, petit à petit, s’y
enfoncer irrémédiablement. Ce qui sera, quand même, une seconde mort. Seconde
mort de la langue morte. Et donc, voilà : la nécessité d’en passer par une
traduction, c’est la nécessité de cette extirpation, forcée et ingrate d’une
certaine manière, du texte grec au discours de l’université. Voilà.
Alors
ça c’était sur le projet dans son ensemble, ses motivations et sa nature. Alors
maintenant, concernant les opérations… Alors évidemment, le fait que ça ne se
fasse pas selon les canons du discours de l’université entraîne qu’il y a des
opérations inédites qui vont être mises en œuvre pour cette traduction ;
opérations commandées, en fin de compte, par des raisons philosophiques
contemporaines. Alors je vous ai dit : [1] ²restructuration formelle², [2]
²universalisation², [3]
²déplacements
conceptuels²,
[4] ²contemporanéité².
Je
voudrais dire un mot de tout cela en étant au plus près que possible du contenu
intéressant des choses.
[1] D’abord la restructuration formelle : le texte de La
République nous est parvenu coupé en dix
Livres, auxquels tout le monde se réfère, et ponctués par des notations
chiffrées (444b, 444c, etc., etc.) qui jalonnent le texte. Tout le monde sait
que et ce découpage et ces ponctuations relèvent de commodités éditoriales
matérielles de l’époque grecque tardive, et n’ont aucun rapport en réalité ni
avec un projet quelconque de Platon, ni même avec les nécessités internes de
l’ouvrage. Alors ça c’est un exemple typique n’est-ce pas : au fond
pourquoi garder ça ? Pourquoi garder ça ?... qui, en certains points
du texte, n’a visiblement aucun sens, c’est-à-dire vous passez d’un Livre à un
autre en plein milieu d’une discussion, ou d’autres fois vous passez d’un Livre
à un autre et c’est réellement différent ¾ il n’y a pas de critère.
Ça c’est le caractère majestueux du discours de l’université. C’est parce que
les grammairiens alexandrins faisaient déjà comme ça finalement. Et au fond on
reconnaît ces grands ancêtres, les grammairiens alexandrins, comme étant
[Badiou pouffe de rire] en quelque manière les fondateurs de toute université
possible. Et on a raison. Enfin c’est une dignité particulière de continuer à
faire ce que les premiers universitaires ont fait finalement, voilà. Ils ont
découpé ça en dix Livres, on découpe en dix Livres, et comme ça… Alors ça c’est
le premier argument, et le deuxième argument c’est que ça a une certaine
universalité ; parce que, aujourd’hui, un Chinois parle lui aussi du Livre
IX de La République, voilà ; parce
que c’est établi depuis tant de siècles que c’est devenu universel. Mais en
même temps ça fait partie de la prison, ça fait partie de l’enfermement ou de
l’immobilisation de ce texte, dans une sorte de carcan accidentel auquel
l’université a donné sa bénédiction. D’ailleurs le discours de l’université
consiste très souvent à bénir des choses accidentelles [sourires], c’est une de
ses caractéristiques. C’est-à-dire quelqu’un, un jour, a dit que c’était comme
ça, et après c’est répété, et la répétition elle-même sanctifie la chose pour
toujours. On ne peut plus s’en sortir après. Il faut un geste violent pour s’en
sortir. Alors moi je fais ce geste violent. Je ne suis pas le premier hein. Je
ne suis pas le premier à avoir remanié le plan. Toutes les tentatives jusqu’à
présent ont échoué, la mienne échouera sans doute aussi, mais enfin ce n’est
pas une raison pour ne pas l’entreprendre. Je ne pense pas arriver à soulever
vingt siècles de découpage de La République en dix Livres d’un-seul-coup-d’un-seul, mais enfin
bon ! Je ne peux pas, moi, entériner cette affaire-là.
Alors… Vous pouvez regarder le plan que je propose sur le
papier qui vous a été donné [cf. début de la séance]… Si on parle de cette
affaire on peut distinguer ce qui est, au point de départ, le plan absolument
formel ; ce qu’est (d’une certaine façon) le plan réel, c’est-à-dire le
découpage interne du texte par le mouvement de la pensée de Platon ; et
puis ce que je vais proposer, moi, comme plan final.
Alors le plan formel, je le rappelle, c’est un découpage en
dix Livres qui, de temps en temps, correspond un petit peu à ce qu’il y
a : c’est le cas par exemple du Livre I. Le Livre I dans le découpage
formel comporte ce qui correspond au Prologue et au chapitre 1 dans le plan que
je vous ai donné ; ça c’est le Livre I dans La République. Ce n’est pas entièrement aberrant parce que ça a
nettement une fonction introductive. Ça l’est cependant parce que en réalité
mon chapitre 2 (qui est le Livre II) correspond aussi à une introduction. Donc
c’est introductif, mais c’est une introduction incomplète. Voilà, c’est pour
vous donner un exemple. Donc ce plan formel en dix Livres, encore une fois, est
le plan de la transmission ¾ voilà, on pourrait dire ça.
C’est intéressant. C’est intéressant sur l’idée de tradition, sur la force de
l’idée de tradition. On en a un petit exemple. Au fond des centaines de
milliers, probablement même des millions de gens, auront, pendant deux
millénaires et demi, parlé du Livre IV de La République alors que ça n’a aucun sens. Ça c’est la force
admirable de la tradition ; c’est quelque chose d’émouvant. Évidemment on
est porté à dire « oh pfff, moi aussi je vais parler du livre IV »,
mais vous voyez que c’est comme ça qu’on s’incline devant les traditions ;
on n’est pas dans l’idée qu’on puisse vraiment y faire quoi que ce soit. Donc
ça c’est le plan formel : il est dans l’arbitraire, dans le conventionnel
d’une tradition.
Si on prend le plan réel, c’est-à-dire si on prend le plan
tel qu’il se dessine par grandes masses (comme ça), dans ce côté quand même
toujours très sinueux de la discussion platonicienne, je pense qu’on peut dire
ceci, par rapport à ce que vous avez sous les yeux.
Il y a une grande introduction qui correspond à mon Prologue
et aux chapitres 1 et 2. Ça on peut l’appeler une première partie, mais en
réalité c’est une introduction plutôt qu’une première partie. Cette introduction
comporte deux gestes entremêlés, tout à fait significatifs (là aussi c’est d’un
intérêt général) :
[a] l’un que j’ai, ici même, longuement analysé, qui est ce
que j’ai appelé le protocole de réduction au silence du sophiste ;
c’est-à-dire de réduction au silence de la thèse de la souveraineté des
opinions, et de la souveraineté du langage. Parce qu’au fond, quelle est la
position de Thrasymaque ?... sur la justice, puisqu’on va parler de la
justice. La position de Thrasymaque elle est tout à fait moderne, elle consiste
à dire : en réalité il y a, dans une société, des rapports de forces, et
les noms servent à légitimer ces rapports de forces (c’est ça qu’il dit
Thrasymaque). Et donc quand il dit « la justice c’est le droit du plus
fort », qu’est-ce qu’il veut dire en réalité ? Il veut dire que le
plus fort a appelé ²justice² son intérêt, ce qui en fin de
compte est du matérialisme élémentaire. C’est une théorie de l’idéologie. C’est
une théorie de l’idéologie dominante hein, et pas autre chose. Et donc il y a
souveraineté des opinions, en tant qu’en fin de compte il y a souveraineté des
opinions dominantes. C’est-à-dire toute
souveraineté des opinions finit par être la souveraineté d’une
opinion dominante, et c’est cette
opinion-là que le plus fort va appeler ²juste², et
il va imposer à tous les autres que c’est ça qui est juste. C’est très fort
n’est-ce pas ! Néanmoins, si on en reste là, eh bien on ne va jamais
savoir si on peut donner un sens vrai à ²justice², on
va être simplement dans la doctrine qu’on peut renverser éventuellement les
rapports de forces qui commandent la souveraineté des nominations. Et donc son
premier geste c’est de liquider cette position. Et je vous rappelle que, là,
tous les moyens sont bons, c’est vrai. Socrate n’est pas très regardant, puisqu’il
s’agit que le gars se taise. Finalement il l’embobine pas mal. Subtilement. Ce
n’est pas grossier. Ce n’est pas comme le type de Marianne, mais ce n’est quand même pas entièrement honnête.
[Badiou sourit] Mais on voit bien pourquoi : parce que le problème n’est
pas ici, immédiatement, d’opposer le vrai à l’opinion, puisque le vrai il va
falloir tout le reste de La République pour savoir à peu près ce que c’est. Donc on ne va pas, au tout début,
dire : « eh bien voilà, la justice, en tant que vérité, c’est
ça ; et vous, fermez-là » ¾ ça ne peut pas marcher
comme ça. Donc on va, de manière interne
à l’opinion, rendre intenable la position de la souveraineté des opinions.
C’est donc un exercice en partie rhétorique. C’est pour ça que c’est une introduction.
Ça c’est le premier geste.
[b] Et le deuxième geste c’est de montrer que la jeunesse
est largement sous la loi des opinions dominantes. Alors ça c’est la théorie de
la jeunesse comme plaque sensible, ce qui est une vieille théorie des révolutionnaires.
C’est une théorie de Lénine. Lénine disait : « la jeunesse,
finalement, ce qui la caractérise c’est qu’elle est une plaque sensible ;
elle exprime, avec une intensité renforcée, les courants de la
contemporanéité ». Elle reflète avec une intensité spéciale la
contemporanéité. C’est exactement ce que dit Platon. C’est pour ça que dans le
Livre II de La République, tout d’un
coup, les jeunes gens qui généralement ne disent pas un mot tiennent des
discours gigantesques [Badiou se marre]… que j’ai appelé, moi, ²Questions
pressantes des jeunes gens et jeunes filles² (alors ²jeunes
filles²,
j’y reviendrai n’est-ce pas [Badiou se racle la gorge] : ce n’est pas
Platon qui en a mis beaucoup dans le texte [sourires]). Ce sont les deux
jeunes, Adimante et Glaucon, qui vont là vraiment développer avec ardeur des
questions très pressantes contre la position de Socrate.
Alors vous voyez les deux gestes… C’est très intéressant.
C’est-à-dire d’abord [a] le professionnel des opinions souveraines, on va le
réduire au silence. Et puis [b] les jeunes gens, manipulés par les opinions
souveraines, on va au contraire les laisser parler abondamment et s’inscrire à
l’intérieur de leur parole pour tenter d’engager un processus immense hein.
Sur le processus immense d’ailleurs, comme moi j’essaie de
jalonner un peu les choses en termes de durée, on peut penser que le dialogue
commence un soir. Mais, à supposer qu’on le tienne vraiment, [Badiou rigole]
quand est-ce qu’il finit ? Moi j’ai calculé que ça durait à peu près 48
heures, ininterrompues n’est-ce pas. Donc il y a deux nuits. Et donc je fais
des petits passages, essayant de poser que là on est le matin, tout le monde
est crevé, etc., etc. ¾ ce n’est pas facile hein. Ce n’est pas facile. La
retemporalisation de tout ça n’est pas facile.
Donc il y a cette introduction et ensuite une grande
première partie (qui correspond à mes chapitres 4, 5, 6, 7 et 8) avec, entre
les deux, un passage assez court, qui est une théorie génétique de
l’État ; une théorie un peu rousseauiste (comme ça) de la construction
objective des sociétés, un peu comme le début de De l’origine de l’inégalité
parmi les hommes (quelque chose comme ça),
une espèce d’histoire-fiction qui raconte, de façon à la fois abstraite et
rationnelle, comment une société se constitue. Ça c’est une espèce d’interlude.
Et puis après vous avez une massive première partie (une fois qu’on sait ce que
c’est qu’une société, comment elle s’est constituée) qui va décrire ce
qu’il serait bien de faire dans une
société. C’est un gigantesque développement, largement empirique ;
c’est-à-dire ce n’est pas soumis à des principes. C’est plutôt un ensemble de
règles sur lesquelles on va se mettre d’accord, par discussions et interlocutions,
concernant ce que pourrait bien être la justice au niveau de la collectivité.
Entre temps, je vous le rappelle c’est très fameux, dès le
début de ce développement, Socrate introduit l’idée d’un parallélisme entre la
justice pour un sujet et la justice pour un État (passage très fameux) ;
avec l’idée que si on voit grand, on voit mieux que si on voit petit. On a
expliqué je crois un des textes de cette analogie ici-même, et je vous avais
fait remarquer que Platon lui-même, Socrate lui-même, dit qu’elle ne peut pas
marcher ; c’est un des trucs platoniciens les plus étonnants, parce qu’il
dit : « oui, mais si on sait que le grand est isomorphe au petit,
c’est qu’on connaît le petit [Badiou se bidonne], sinon comment on saurait
qu’il est isomorphe au grand ? » Donc éclairer le petit par le grand
ça ne marche pas parce que l’affirmation que c’est isomorphe suppose qu’on ait
en fait déjà établi la structure du petit. Alors ça c’est un truc platonicien
typique : faire une objection décisive et passer outre [sourires], comme
si elle n’avait pas eu lieu… Ça ça indique bien là que tout l’enjeu, en la
matière, est de formation subjective. C’est-à-dire on va dire au passage :
« ah ben cet argument-là, on pourrait très bien le réfuter. Ceci dit, en
réalité, comme ce qui m’intéresse c’est maintenant de parler de la justice dans
l’État, on va en parler. On va en parler, et puis on reviendra au sujet
après ». Mais c’est une transition purement subjective là, c’est-à-dire
qui permet d’enjamber y compris des objections décisives qu’on laisse sur le
chemin, comme ça, « servez-vous en si vous voulez après » hein, c’est
ça la règle platonicienne.
Alors cette grande partie, là, c’est la partie la plus
difficile pour la traduction. Pas pour des raison de langue, mais pour des
raisons qu’elle est anthropologique, assez largement ; c’est-à-dire elle
est quand même très nourrie de considérations sur la société grecque, sur la
société du temps de Platon. Et alors là (je reviendrai sur les opérations que
ça impose mais) vous voyez bien que dès que la philosophie est anthropologique
de façon trop précise, la question de son appropriation contemporaine se
complique. En quoi ça nous intéresse ? En quoi on peut le
transposer ? Est-ce qu’il y a quelque chose d’analogue dans notre expérience
à ces histoires qui sont des histoires de la société grecque ? ¾ vous
voyez les problèmes considérables que ça pose. Et alors évidemment, sur les
rubriques des disciplines du corps, la diététique, la médecine, les femmes, les
enfants, la guerre, même sur la littérature, la musique (personne ne sait très
bien encore aujourd’hui ce que c’était que la musique grecque… alors tel mode
plutôt que tel autre)… Alors tout ça c’est plein de choses intéressantes, mais
c’est une espèce d’anthropologie de la justice dans la cité, qui va n’être que
rétroactivement mobilisable lorsqu’on en
viendra à des généralités de plus haut niveau. Voilà. Et c’est pour ça que je
l’ai beaucoup découpé, pour que les thèmes apparaissent, que ça ne soit pas
comme un pataraffe (comme ça), coagulé, de descriptions anthropologiques.
Ensuite, après cette séquence anthropologique, vous avez une
séquence qui est typiquement alors au contraire une séquence principielle.
Alors ça c’est aussi un protocole intéressant : c’est-à-dire est-ce que la
philosophie (c’est une discussion qui est toujours donnée en son sein), est-ce
que la philosophie a intérêt à donner les matériaux anthropologiques avant les principes, ou après ? C’est-à-dire est-ce
que ce qui est intéressant c’est de donner d’abord les principes puis leur
investissement dans la matérialité anthropologique ? Ou est-ce qu’en
réalité on va faire un premier parcours de la matérialité anthropologique (au
fond partager avec le public, parce que pas trop principiel), et puis on va
ensuite faire sortir les principes, quitte à laisser ouverte finalement la
rétroaction des principes sur la discussion anthropologique. Et c’est très
intéressant que Platon choisit la deuxième voie, c’est-à-dire : un
matériau anthropologique qui donne lieu à une première discussion assez
empirique en vérité, par beaucoup de
traits ; et puis après alors, au contraire, un élément principiel
extrêmement serré, dense (et très connu d’ailleurs, c’est une séquence
philosophique parmi les plus connues de l’histoire de la philosophie), en
laissant largement ouverte la rétroaction, c’est-à-dire la ressaisie du
matériau anthropologique à partir des principes ¾ pas
complètement ouverte, mais largement
ouverte. On retombe sur ce que je vous disais : s’il s’agit de former des
subjectivités, on ne peut pas dogmatiser ; donc en particulier sur ce point
extrêmement sensible qui est le rapport des principes à la situation finalement
(le rapport des principes à la ²situation concrète²
comme diraient les révolutionnaires), eh bien ça on peut donner quelque
exemples, mais on ne peut pas le dogmatiser, on ne peut pas faire comme si le
rapport des principes à la situation était au même niveau que les principes
eux-mêmes ¾
ça ce n’est pas possible. Et ce serait même probablement la meilleure
définition qu’on pourrait donner du ²dogmatisme² :
le dogmatisme ce n’est pas d’avoir des principes, ce n’est pas qu’il y ait des
vérités hein, ce n’est pas qu’il y ait autre chose que des opinions dominantes,
le dogmatisme c’est quand on pense que le rapport des principes à la situation
est lui-même un principe, c’est-à-dire quand on aligne le rapport des principes
à la situation sur les principes.
On doit postuler qu’il y a des principes, et qu’il y a un
rapport des principes à la situation, mais on ne peut pas dogmatiser ce rapport
lui-même. Et ça Platon en est parfaitement conscient. Et c’est très
intéressant, dans le mouvement général de La République, de voir que la grande élévation principielle, qui
va occuper ici finalement dans mon découpage les chapitres 9, 10, 11 et 12 (9. Qu’est-ce
qu’un philosophe ? 10.Politique
et philosophie. 11.Qu’est-ce
qu’une Idée ? 12.Des
mathématiques à la dialectique), cette
élévation principielle vient après la description anthropologique et les
discussions qui y sont attachées, et laisse en partie ouverte la rétroaction de
l’une sur les autres.
Ensuite vous avez une troisième partie qui est une partie de
critique des opinions dominantes, c’est-à-dire de critique des politiques
existantes. Alors on va les critiquer (là c’est la partie la plus systématisée
du livre), on les examine, il y en a quatre. On les examine les unes après les
autres. On examine la transition de l’une à l’autre etc. C’est
extraordinairement ordonné ça. Donc timocratie, oligarchie, démocratie, tyrannie.
À chaque fois on définit ce que c’est, on décrit le type subjectif qui y
correspond, on décrit la transition de l’un à l’autre. Ça c’est une partie,
fameuse, d’ailleurs très connue, et c’est peut-être le premier grand manuel de
philosophie politique ; de philosophie décrivant les constitutions, les
subjectivités.
Alors ce qui est magnifique là-dedans, c’est que ce qui
intéresse une fois de plus Platon, ça n’est pas tant le protocole objectif de
description des politiques en question (il le fait hein) que le type subjectif
qui y correspond. Évidemment il va dire que l’oligarchie c’est le régime
étatique dans lequel les riches ont le pouvoir ; il va décrire ce que ça
veut dire ; il va décrire ce que c’est que l’accumulation des richesses,
etc., mais ce n’est pas ultimement ce qui l’intéresse. Ce qui l’intéresse
c’est : qu’est-ce que c’est que l’homme oligarchique ? Comment sont
les sujets sous ce type de
politique ? ¾ et ça c’est extraordinairement moderne d’une certaine
façon. C’est extraordinairement moderne, c’est-à-dire c’est une entrée dans les
figures politiques qui, au lieu de se faire par le détail de l’analyse
constitutionnelle, ou même le détail des rapports de classes (pour prendre deux
approches très différentes mais toutes les deux objectivistes hein), se fait en
définitive par la description du type humain dominant, du type de subjectivité
dominante lorsqu’on intériorise ce type de politique.
Et donc on va avoir des portraits là aussi. Qu’est-ce que
c’est que l’homme oligarchique ? Qu’est-ce que c’est que l’homme
tyrannique ? Qu’est-ce que c’est que l’homme démocratique ? Et entre
parenthèses la description de l’homme démocratique est saisissante. Elle est
saisissante de vérité [Badiou se racle la gorge et sourit]. Même si elle est
animée par une subjectivité quelque peu exagérément aristocratique, il n’en
reste pas moins que sa contemporanéité est tout à fait frappante. Et on voit en
particulier le lien que Platon cherche à établir entre le motif de la liberté,
comme central dans le régime démocratique, et le problème de la jouissance, le
problème des désirs, de la liberté des désirs et de la disponibilité des satisfactions.
Il est là dans un fil extrêmement serré, et habile, dans lequel il montre
comment ce qui investit la liberté formelle du régime démocratique est
immédiatement, en réalité, de nature secrètement oligarchique, parce que c’est
dominé par la disponibilité de la jouissance des objets. Il est tout à fait
remarquable qu’il ait vu cela à ce moment-là, où au fond la philosophie
politique élémentaire de l’époque était constitutionnelle. On ne va pas
reprendre Aristote mais à cette époque les régimes étaient définis par le
système, l’appareillage juridique et constitutionnel. Chez Platon non !
Donc on a en réalité, sur la politique, la même singularité
que sur la philosophie. C’est-à-dire le philosophe c’est un portrait ;
mais en fin de compte un régime politique aussi c’est un portrait hein ¾ ce
qui compte c’est de savoir comment sont les gens. Quels sont leurs affects
dominants ? Comment organisent-ils leur existence ? Qu’est-ce qui est
pour eux la réussite ou l’échec ? (c’est ça qui est important). Et il
montre que ce n’est pas la même chose, quand on est dans une société que lui il
appelle ²timocratique² (qui
pour nous est une société féodale en réalité, c’est-à-dire une société où c’est
l’honneur qui compte, où c’est être le plus fort, où c’est la gloire, etc.),
que ce n’est pas la même chose que quand on est dans une société démocratique
où ce qui compte c’est de bien se débrouiller dans l’assemblée, d’être un beau
parleur, de jouir des libertés que l’on a, etc. Il montre bien que ce sont des
types subjectifs absolument différents.
Ensuite on a une quatrième partie qui récapitule les deux
précédentes, mais sous la question du bonheur. Ça je vous ai dit à quel point
c’était important. À quel point la détermination des choses doit culminer
lorsqu’on est en état de soutenir qu’avoir du goût pour les vérités c’est une
forme de bonheur. C’est une chose qui a longtemps été, y compris par moi, un
peu négligée dans la propagande platonicienne, ce motif du bonheur ;
peut-être que trop de siècles d’apologie chrétienne du sacrifice nous en
séparent. Et il faut là aussi faire le pas en arrière. Il a raison ! Il a
raison. On doit pouvoir soutenir, on doit soutenir que l’engagement de la
subjectivité dans l’exception des vérités est un bonheur. D’abord parce que c’est
vrai. C’est vrai expérimentalement… C’est
vrai dans l’expérience, c’est-à-dire que malgré tout l’enthousiasme pour une
séquence politique, le ravissement pour une œuvre d’art, la passion amoureuse,
ce sont quand même ça les intensités de l’existence ; c’est ça son bonheur
non ordinaire hein, il a raison sur ce point. Et en outre, si la philosophie
elle-même n’est rien d’autre que l’éducation à ce type de subjectivité, il est
important quand même qu’elle puisse affirmer qu’elle n’est pas sinistre ¾
c’est important. C’est important.
Donc ²Justice et bonheur². Lorsque Platon
entreprend de démontrer que l’homme juste, c’est-à-dire en réalité celui qui aime
les vérités, est plus heureux que le tyran (le tyran représentant l’homme des
appétits, le prédateur, le grand prédateur), et finalement que l’homme de
l’exception est plus heureux que l’homme de la prédation, eh bien c’est une
démonstration importante. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il en donne
rien moins, successivement, que trois démonstrations. Trois démonstrations de
la supériorité du juste en matière de bonheur, qui sont enchaînées les unes aux
autres.
Il y a une cinquième partie où il retourne sur le débat
entre poésie et pensée.
Et puis à la fin, il y a ce que j’ai appelé ²Éternité
mobile des Sujets², c’est le mythe d’Er. Il y a un grand mythe poétique
terminal à la fin de toute cette construction. Voilà.
Alors on va évidemment en rester
là. Je voulais simplement ajouter un tout petit mot. Ce remaniement de la
construction que je propose, et que vous avez sous les yeux, comme vous le
voyez, ne vise pas à calquer ce que je viens de décrire comme étant le
mouvement réel… J’ai dit : ²il y a le formel² (les
dix Livres arbitraires du discours de l’université), il y a le réel qui est la
pensée de Platon telle qu’on la reconstitue par grandes masses. Et puis il y a
la solution que j’ai adoptée qui n’est ni l’un ni l’autre. Alors vous me direz
mais pourquoi ? Eh bien parce que si on ordonnait ça sur ce que je viens
de vous dire, c’est-à-dire le mouvement réel, on en ferait, qu’on le veuille ou
non, un traité. On dogmatiserait Platon en faisant coller (complètement alors)
le dispositif de découpage formel avec les grandes parties et les grandes
articulations ; c’est-à-dire on en ferait une dissertation, qu’on le
veuille ou non. Or mon mouvement est absolument opposé, mon mouvement est de le
théâtraliser le plus possible, pour que cette théâtralisation fasse sourdre son
ordre, mais sans que la découpe soit celle de cet ordre.
Voilà pourquoi vous pouvez
prendre en réalité ce que j’appelle des chapitres (il y en a 16 + un prologue
et un épilogue) comme équivalents aux ²scènes² dans
le théâtre. Voilà. Alors on pourrait dire : « bon ben finalement il y
a cinq actes, ou il y a quatre actes », ça ne serait pas très intéressant.
Ce qui est intéressant c’est qu’il y a des scènes. Chaque motif est joué comme
scène et (on y reviendra la prochaine fois) ces scènes sont théâtralement
d’autant plus animées que j’ai redistribué tout de même en partie les
répliques. D’abord parce que j’ai donné aux jeunes une partie des texte de
Socrate quand même, chaque fois que c’était possible, c’est-à-dire chaque fois
qu’au fond les autres pourraient parfaitement dire ce que Socrate est en train
d’articuler… Je ne vois pas pourquoi on mettrait dans la bouche du maître tout,
si bien que les autres sont toujours en train de dire « ben oui »,
« ben oui, c’est vrai » [rires]… Ce n’est pas intéressant. Et il y a
de très nombreux passages où il est flagrant que ce qu’est en train de dire
Socrate est soit une conséquence relativement évidente de ce qui a été dit
avant, soit un élément, un exemple, etc., que les autres peuvent absolument développer
aussi.
C’était la première
transformation et la deuxième transformation… Vous savez j’ai introduit une
femme. Et j’essaie de faire, comme au théâtre après tout, que cette différence
soit marquée, c’est-à-dire que son rapport au maître Socrate ne soit pas
exactement le même que celui du jeune homme. Raison de plus pour dire que le
découpage va se faire comme des scènes. Et comme en plus il y a une temporalisation,
au début de chaque scène, pour un certain nombre de scènes on essaie aussi de
situer le décor. Est-ce que c’est le matin ? Est-ce que c’est le cœur de
la nuit ? Ou des questions comme : qu’est devenu Thrasymaque ?
Parce que quand vous lisez La République
Thrasymaque effectivement, il est non seulement réduit au silence, mais on n’en
entend plus jamais parler. Donc où est-il passé ? [sourires] Ça ce sont
des problèmes que ma traduction essaie aussi de résoudre.
Merci.
Distribution
d’un extrait de La République (491,
sq.), titré :
Platon 15. Dépasser la thèse selon laquelle le naturel
philosophe est exceptionnel
¾ Nous n’avons pas besoin, intervient Socrate, de
décrire une fois de plus le système des qualités propres au naturel philosophe.
Vous vous souvenez l’un et l’autre que nous avons cité le courage, la grandeur
d’âme, l’acceptation des disciplines du savoir, le travail de la mémoire… J’en
étais là quand Glauque a objecté que j’avais raison, mais que si on passait du
discours au réel, on voyait bien que la plupart de ceux qui se déclarent
philosophes sont des corrompus notoires. Nous devons donc faire face à cette
accusation, et c’est pourquoi nous ressassons ce portrait du vrai
philosophe : il s’agit de le distinguer des imposteurs nuisibles.
¾ J’ai bien compris, dit Glauque. Mais comme je l’ai
expliqué, il y a deux cas différents. Il y a ceux dont le naturel philosophe a
été corrompu, et qui de ce fait même sont devenus entièrement inutiles,
notamment en ce qui concerne la politique. Mais il y a aussi ceux qui imitent
délibérément le naturel philosophe pour en usurper les pouvoirs. Quel est le
type subjectif de ces gens qui, singeant une manière d’être et de penser dont
ils sont indignes et qui est hors de leur portée, se comportent en toutes
circonstances de telle sorte qu’ils produisent dans l’opinion ce discrédit
quasi universel qui s’attache à la philosophie proprement dite ?
¾ Ah, cher ami ! Il faut commencer par un
paradoxe redoutable. Le naturel philosophe existe au départ chez tout le monde.
Or, il est chez presque tous corrompu. Pourquoi ? Parce que les qualités
mêmes qu’il exige, si elles se développent sans lien entre elles, interdisent
que le naturel philosophe parvienne à maturité. Oui, mes chers. Le courage, la
tempérance, l’acceptation des disciplines du savoir, tout cela conspire à la
corruption de la philosophie, qui, cependant, requiert et organise ces
qualités.
¾ Alors là, franchement, grogne Amantha, on est dans
le pot au noir !
¾ Et je vais aggraver mon cas : tout ce qu’on
considère communément comme des biens, la beauté, l’aisance, la santé, une
société politiquement bien organisée, tout cela contribue à brimer et affaiblir
le naturel philosophe. La nature elle-même éclaire ce paradoxe. Regardez les
semences des plantes ou les petits des animaux : s’ils ne trouvent ni la
nourriture, ni le lieu, ni la saison qui leur conviennent, ils souffrent
d’autant plus de ces privations qu’ils étaient au départ plus naturellement
vigoureux. C’est une évidence dialectique : le mal est plus contraire au
bien qu’au moins bien. Une excellence originaire mal traitée devient pire
qu’une médiocrité soumise aux mêmes conditions.
¾ Je vois où vous voulez en venir, dit Amantha, les
yeux mi-clos, à votre dada, l’éducation.
¾ Tu lis en moi comme dans un livre. Bien sûr !
admettons que tous les individus sans exception aient au départ, virtuellement,
comme dirait notre collègue, Gilles Deleuze, la même excellente capacité
philosophique, à quelques nuances près. Si le milieu idéologique et éducatif
que leur propose l’État est détestable, cette excellence va se changer en son
contraire, et les meilleurs seront les pires : la nuance de supériorité
intellectuelle deviendra une exagération quasi illimitée de la turpitude. Après
tout, on sait bien qu’un tempérament modéré, s’il ne fait certes pas
d’étincelles du côté du bien, reste au moins incapable de grandes vilenies.
Tout ça pour dire que si le naturel philosophe, tel que nous l’avons défini,
rencontre un environnement éducatif adéquat, c’est sûr qu’il s’orientera dans
l’existence de façon affirmative. Dans le cas contraire, semé sur une terre
ingrate et cultivé en dépit du bon sens, il sera voué à tous les défauts
qu’entraîne une désorientation profonde.
¾ À moins, sourit Amantha, qu’il ne rencontre, au
hasard des chemins, un maître tel que vous.
¾ Ça ne suffira pas ! Il faut encore qu’un
événement le saisisse, passion amoureuse, insurrection politique,
bouleversement artistique, que sais-je ? Car le mal est global, il a sa
source dans l’ensemble de la situation. Il ne faut pas croire que les jeunes
gens sont corrompus parce qu’ils sont malencontreusement tombés sur de mauvais
maîtres, sur des sophistes endurcis, lesquels ne sont après tout que de simples
marchands de rhétorique. Non, non ! Les moraliste patentés qui déplorent à
la télévision ces mauvaises rencontres, les politiciens qui dénoncent dans
leurs meetings l’action de ces soi-disant philosophes, sont eux-mêmes, en
dernier ressort, les plus grands des sophistes, ceux qui organisent en
permanence le tapage propagandiste chargé de désorienter la jeunesse et de la
vouer à la misère du nihilisme.
¾ Mais où ? quand ? comment ? demande
Glauque, prêt à en découdre séance tenante avec l’armée des corrupteurs.
¾ Tout simplement par cette rumeur constante,
quotidienne, partout répandue, terrorisante avec douceur, amicalement
contraignante, convivialement implacable, qu’on appelle « liberté
d’opinion ». À la télévision, dans les théâtres, les journaux, les
réunions électorales, quand les intellectuels officiels pérorent, et même quand
on se réunit avec des copains et des copines pour boire un coup et bavarder,
que voit-on ? Qu’entend-on ? Tout le monde blâme ou applaudit des
déclarations, des idées, des actions, des guerres, des films, tout ça dans un
désordre privé de tout principe rationnel à valeur universelle. Il y a une
joyeuse et sinistre exagération vaguement coléreuse aussi bien des huées que
des applaudissements. On dirait que les grandes surfaces vitrées des immeubles
répercutent partout dans la ville la même rumeur, conflictuelle en apparence,
consensuelle en réalité, faite de toutes ces opinions si âprement contrastantes
qu’aucune ne l’emporte, sinon celle qui prescrit : « Je suis en tout
cas libre de dire n’importe quoi. » Et c’est ce « n’importe
quoi » qui vient à bout du naturel philosophe. Que peut devenir en effet
la pensée d’un jeune homme ou d’une jeune fille face à la puissance de la
rumeur disparate qui emporte au loin et désagrège toute idée de vérité ?
Que peut là-contre un enseignement scolaire lui-même disparate et d’avance
acquis au libre tourbillon des jugements anonymes ? Les jeunes n’en
viendront-ils pas à juger comme le fait la rumeur dominante, s’agissant de ce
qui est beau ou laid, moral ou immoral, à la mode ou ringard ? Ne
finiront-ils pas par verser leur seau d’eau dans le flot bourbeux, dont Internet
est le symbole, des informations incontrôlables et des appréciations sans
fondement ?
¾ Vous ne croyez guère en nos capacités de
résistance, grince Amantha.
Eh bien bonsoir. Je vous rappelle qu’il nous reste deux séances, le 19 mai et le 9 juin.
Je voudrais commencer par quelque chose qui ressemble un peu à un mémorial et qui est que : il y a à peu près exactement vingt ans, le 29 avril 1990, mourait Antoine Vitez. Antoine Vitez, c’est difficile pour moi de penser que c’est il y a vingt ans ; ça me paraît à la fois très loin et pas loin, enfin c’est une distance difficile à mesurer. Antoine Vitez, beaucoup d’entre vous le savent, était metteur en scène de théâtre, et acteur principalement, mais il était aussi un très grand, un immense traducteur ; en particulier sa traduction du Don paisible de Cholokhov est un véritable chef-d’œuvre. Il était poète aussi. Il était surtout une sorte de conscience du temps. Et le théâtre d’ailleurs était cela pour lui : prendre la mesure du temps. Et aussi, comme il le disait, ²éclairer l’inextricable vie², l’inextricable histoire des hommes et l’inextricable vie aussi. Il y a pas mal de commémorations actuellement ; je voudrais vous en signaler une, qui est toute proche, qui aura lieu à la Maison de la Poésie (passage Molière, donc 155 rue Saint Martin, dans le IIIe), qui se déroulera en trois temps :
[1] à 15 heures il y aura une espèce de mise en scène d’un certain nombre de textes d’Antoine Vitez ¾ Antoine Vitez a beaucoup écrit : il y a vraiment des écrits et des dits d’Antoine Vitez qui sont tous d’ailleurs d’un intérêt et d’une densité, d’une puissance d’éclaircie y compris tout à fait contemporaine, tout à fait remarquable. Donc il y aura quelque chose qui s’appelle ²Paroles Vitez². Ce sera des textes de Vitez mis en scène par Damien Houssier.
[2] À 17 heures, il y aura une rencontre, sous le titre ²Essai de poétique², qui traitera la question de savoir s’il y a une poétique commune dans l’œuvre de Vitez, c’est-à-dire si Vitez, en tant qu’homme de théâtre, en tant que traducteur, en tant qu’écrivain et poète, en tant qu’homme engagé aussi (il a été longtemps un pilier intellectuel du Parti communiste quand même), si dans tout cela se dégage, de cette personnalité extrêmement complexe, une sorte de poétique commune. Et dans cette rencontre il y aura Natacha Michel, Florence Pazzottu, Éloi Recoing (qui a beaucoup travaillé avec Vitez) et moi-même.
[3] Et puis à 20h30 il y aura une projection d’une des grandes mises en scène d’Antoine Vitez, typique de son style, qui est la pièce Les bains de Maïakovski, qu’il avait monté en 1967 ¾ toutes ces dates comptent.
Voilà. Donc je voulais vous dire tout ça. Et puis je voudrais vous lire un tout petit peu, un tout petit fragment d’Antoine ¾ c’est un homme que j’ai aimé, vraiment. C’est un homme que j’ai aimé. Et je vous lis le début du texte qui a donné son titre à ce magnifique recueil qui s’appelle Le théâtre des idées, que vous pouvez vous procurer. Antoine écrivait ceci…
[une voix dans la salle] ¾ c’est quel jour ?
[Badiou] ¾ humm ?
[une autre] : la date…
[Badiou] : c’est 90, la date de la mort, le volume…
[une autre voix] : la date de la journée…
[Badiou] : ah oui ! Bonne question, bonne question [Badiou et la salle se marrent]… C’est samedi prochain, le 17. Très bonne question. Vous voyez, quelquefois, l’espace fait oublier le temps.
En classe de seconde,
au Lycée, j’étudiais Électre. Je me souviens du livre. J’aimais l’écriture grecque,
l’élégance des caractères qui semblent toujours tracés à la main. Et
aujourd’hui encore, certaines personnes, en Grèce, écrivent comme cela leurs
lettres, leurs rendez-vous d’affaires ou d’amour. Le temps ne passe pas. Le
fragment d’Électre que nous nous exercions à traduire reproduisait la seconde
scène entre Électre et Chrysothémis. Là les deux sœurs s’affrontent par ces
courtes phrases caractéristiques du poème ancien, qui balancent l’attention
d’un personnage à l’autre selon un mouvement régulier. C’est le combat de deux
allégories. On pourrait dire Dame Justice contre Dame Soumission. Je découvrais
le théâtre des idées. L’auteur ne dit point son avis, tout au contraire du
théâtre à thèse. Non, il fait parler les idées, comme des êtres humains, comme
si elles avaient un corps. Et justement elles ont un corps. Ce sont deux femmes
de chair et d’os qu’opposent de vieilles rancunes familiales, peut-être. La
beauté de cette tragédie est toute contenue là-dedans : tantôt le public
verra et entendra la bataille pure des convictions morales, et tantôt celle,
impure, des caractères adverses. Cela dicte au régisseur et aux acteurs leur
devoir. Il y a deux pièces à jouer en une. Certes on peut choisir de ne donner
que l’une, ou que l’autre. Une profération froide et immobile rendra bien la
première, tandis que la seconde s’accommodera d’un jeu rapproché, naturel et
chaud. On peut vouloir aussi jouer les deux à la fois, c’est ma recherche
aujourd’hui, croiser la chaîne à la trame, et que chaque parole, chaque geste
des acteurs, puisse être pris et compris selon les deux catégories, comme une
déclaration publique, chargée de sens pour tout le monde, ou comme une action
privée, singulière, ne répondant qu’à la situation des personnages supposés.
C’est la marque du grand théâtre. Il oscille entre l’universel et le
particulier. La petite vie des gens contient toute la mythologie et toute
l’histoire, et réciproquement les grands destins des peuples et de leurs chefs
sont réductibles à des affaires de table ou de lit. D’Eschyle à Tchékhov, la
matière traitée est la même et, si l’on y regarde bien, mêmement.
Dans le même ordre de choses il avait écrit ceci qui est pour moi comme une inspiration philosophique centrale après tout :
C’est toujours cela que
j’ai voulu donner sur scène : faire voir la force violente des idées,
comment elles ploient et tourmentent les corps.
Voilà… Cette force violente des idées, comment elles ploient et tourmentent les corps, et comment, il le dit dans le texte que je vous ai lu, et comment les idées elles-mêmes ont un corps en réalité. Comment les idées elles-mêmes se déploient et se construisent selon une sorte de matérialité essentielle, voilà ce qu’Antoine Vitez voulait montrer au théâtre. Évidemment le théâtre est le lieu où cette question du croisement, du nouage entre le corps et l’idée, est évidemment le propos même de ce qui se montre. Et il avait conscience que le théâtre était à la fois quelque chose de très insuffisant, de très limité et de très précaire (il le dit et il le répète), quelque chose dont on doit assumer la fragilité et l’inconsistance quelquefois. Mais aussi quelque chose d’essentiel, ²un art supérieur² comme disait Mallarmé, précisément parce qu’il est l’art de cela, exemplairement : l’art montré, par des corps, de ce que l’idée a un corps, et de ce que l’idée ploie et tourmente les corps. Et de ce point de vue-là, évidemment, il montrait aussi comment l’universalité de l’idée et la particularité du corps sont absolument liées ; et qu’il y a un rapport indécidable entre les deux que le théâtre montre. Et voilà ce qu’il explique lorsqu’il dit qu’il y a toujours, dans les grandes pièces, deux pièces à jouer en même temps : celle de la singularité des corps et celle de l’universalité des idées. Et que tout le théâtre c’est de savoir comment on va les jouer en même temps. C’est ce ²en même temps² évidemment qui est toute la question du metteur en scène et de l’artiste de théâtre. Voilà.
Alors nous allons maintenant reprendre le programme qui était le nôtre la dernière fois… Je vous rappelle que je suis engagé, depuis la dernière fois, dans une tentative de récapitulation de ce rapport général à Platon que je tente d’établir, et que je le faisais à travers un certain nombre de questions que je vous rappelle : pourquoi Platon ? Pourquoi un texte ? Pourquoi La République ? Pourquoi une traduction ? Et puis ensuite viennent les opérations répondant à ces questions : restructuration formelle, universalisation, déplacements conceptuels, contemporanéité. Et puis le processus de traduction lui-même, et le multilinguisme et le décalage.
Au fond tout ça est un plaidoyer parce qu’après tout, pourquoi faire aujourd’hui une traduction un peu bizarre de La République de Platon ? (vieux texte de deux millénaires). Qu’est-ce que ça peut vouloir dire aujourd’hui ? En plus ce grand représentant du discours académique, ce grand fondateur obscur de la philosophie tout entière, ce fournisseur indéfini de versions grecques à des générations entières, personnage qui peut paraître digne de l’embaumement. En plus ce personnage qui a donné ²platonicien², ²platonisme², ²platonique², toutes sortes de vocables dont tout le XXe siècle s’est bâti en les discréditant. J’ai souvent insisté sur le fait que le XXe siècle, toutes tendances confondues, pouvait être défini par l’antiplatonisme, assurant ainsi, ou assumant, une annonce nietzschéenne. Le siècle, disait Nietzsche, doit guérir de ²la maladie-Platon². Pourquoi donc retraduire un texte qui est traité, par ce grand penseur qu’était Nietzsche, comme le symptôme d’une maladie grave de la pensée occidentale tout entière ? Et donc je plaidais pour cela. Et puis, comme vous verrez à la fin, je tiens que c’est un geste important, peut-être inéluctable, dont je ne serai en un certain sens que l’artisan.
Alors j’avais déjà examiné les cinq premiers points mais je les redonne de façon absolument synthétique.
[1] Pourquoi Platon ? Eh bien ma réponse était que Platon est celui qui énonce que ²il n’y a pas que ce qu’il y a, parce qu’il y a des vérités² (disons-le comme ça, de façon absolument synthétique) ; c’est le ²il y a des vérités², en tant que la vérité est toujours une exception, qui est le point de départ de la conviction platonicienne. Et c’est cela qu’il s’agit de faire revenir, contre la conviction qu’il n’y a que des opinions. Conviction dont il est très intéressant de voir que c’est précisément elle que Platon avait décidé de combattre. C’est-à-dire ce n’est pas seulement d’aujourd’hui qu’il y a des gens qui, de façon dominante, soutiennent qu’il n’y a que des opinions, c’est exactement ce qu’on pensait à Athènes du temps de Platon. C’est contre cette conviction dominante et générale qu’il n’y a que des opinions, et que c’est le combat des opinions qui définit l’espace public, que Platon a tenté de dire qu’il y avait des vérités ¾ tout le problème étant de savoir ce que ça voulait dire, ce qui n’est pas parfaitement simple.
On peut aussi (j’ajoute un petit commentaire, mais dans la foulée de ce que j’ai dis la dernière fois), on peut aussi dire : finalement il y a une conception de la vie démocratique, conception tout à fait légitime en un certain sens, qui soutient que la philosophie, pour être démocratique, doit être une philosophie de la vie ordinaire ¾ au sens où Vitez dit après tout que la vie des gens ordinaires contient toute l’histoire et toute la mythologie. Donc la philosophie devrait être philosophie de la vie ordinaire. Et il y a toute une branche de la philosophie d’origine anglo-saxonne qui se présente en particulier comme philosophie du langage ordinaire, contre l’idée que la philosophie du langage devrait être celle des langages formels, des langages rassemblés et synthétisés par la science. Donc une promotion du langage de la vie ordinaire.
Et ce qu’on peut nommer ²Platon² c’est l’idée qu’en définitive la vraie philosophie démocratique n’est pas une philosophie de la vie ordinaire, qui entérine en réalité toujours en fin de compte l’égalité des opinions, la substituabilité des opinions, mais qu’elle est la reconnaissance de la capacité universelle à l’exception. Et ça je pense que c’est un débat tout à fait majeur, qu’en effet il y a là deux conceptions antinomiques de la démocratie elle-même. C’est-à-dire ce n’est pas ²démocratie² contre autre chose, ce sont deux conceptions partagées, divisées, de la démocratie. L’une qui en réalité promeut au fond l’indifférenciation de l’existence et des opinions dans la substituabilité générale, qui est en effet une conception formelle de l’équivalence ¾ enfin c’est l’égalité comme équivalence. Et l’autre qui dit que en réalité la philosophie de la démocratie doit maintenir le principe de l’exception, c’est-à-dire continuer à considérer que ce qu’il y a d’essentiel dans l’existence (et ce qui lui donne sens et force) est toujours exceptionnel et ne peut pas être réduit ou ramené à la persistance de l’ordinaire ; ou (si vous voulez) que le sens de la vie a toujours une composante extra-ordinaire mais que, en effet, ceci doit s’accompagner d’un axiome égalitaire, essentiel, qui ne peut être que la disponibilité de l’extraordinaire pour tous.
Alors ça croise tout à fait un grand mot d’ordre d’Antoine Vitez, qui est très connu, qui avait dit que le théâtre devait être ²élitaire pour tous². Donc il tentait de conjoindre l’élitisme (une thèse tout à fait chère à Platon, qui est la thèse d’une existence d’une élite philosophique, d’une aristocratie de la pensée) avec l’universalité du ²pour tous².
Et alors je pense que déchiffrer Platon, dans les conditions contemporaines, c’est déchiffrer ce conflit entre la conception de la démocratie comme équivalence et la conception de la démocratie comme universalité possible de l’exception elle-même. Et donc effectivement, d’un côté on aura le problème de savoir comment assurer l’équivalence des opinions (c’est le thème général de la liberté des opinions), et de l’autre on aura à se soucier de savoir comment l’adresse effective des vérités est universelle.
D’où deux conceptions (je le signale au passage parce que c’est une question intéressante), deux conceptions tout à fait différentes de l’éducation, de l’enseignement, de la transmission. Ce sont des conceptions antinomiques de la transmission. Ce n’est pas la même chose qui est transmise selon que l’axe de la transmission c’est de vous rendre apte à l’équivalence universelle et à la substituabilité, ou si ce qui est transmis c’est la capacité d’accueil de l’exception, c’est-à-dire la capacité d’accueil finalement des vérités hein, et éventuellement d’incorporation ou de participation à ces vérités.
Donc ²pourquoi Platon ?² c’était ça n’est-ce pas. ²Pourquoi Platon ?² c’était intervenir, sous ce grand nom canonique, dans un débat qui a été le sien, qui a été véritablement le sien.
[2] Alors, deuxième chose : pourquoi prendre un texte, au lieu d’aller couper droit vers une interprétation ? Pourquoi se mettre au ras du texte ? ¾ ce que toute traduction implique ou impose. Eh bien (là je le dis aussi très rapidement) parce que Platon est dissimulé, depuis de nombreux siècles, par ²platonisme². C’est-à-dire le platonisme est en réalité une figure établie, d’une très grande importance (on se dit encore aujourd’hui couramment, en philosophie des mathématiques par exemple, ²platonicien² ou ²antiplatonicien²), et je soutiens que ce platonisme est en réalité une dissimulation des enjeux les plus contemporains de Platon lui-même.
Donc il faut dégager Platon du platonisme. Et dégager Platon du platonisme ça suppose, comme je vous l’ai dit, de faire un pas en arrière, c’est-à-dire d’aller avant le platonisme. Mais comment aller avant le platonisme, puisque c’est quelque chose qui nous est exposé, ou explicité, depuis des siècles ? Tout le monde même sait ce que c’est qu’un amour platonique [Badiou en sourit]. C’est un pont aux ânes Platon, c’est ça qu’il est devenu. Tout le monde sait que ça veut dire qu’il y a un monde sensible et un monde intelligible, etc., que c’est la théorie des Idées ¾ bon on ne sait pas trop ce que ça veut dire, mais enfin on sait tout ça. Mais tout ça c’est ce qui nous dérobe Platon, absolument, aujourd’hui. Aujourd’hui Platon nous est dérobé par sa sédimentation historique elle-même. Et il n’y a pas d’autre remède à cela évidemment que de faire un pas en arrière vers le texte proprement dit, dans sa nudité supposée. Et de le rendre lisible autrement. Voilà. C’est pourquoi j’entreprends moi-même de revenir au texte, dans ce geste platonicien généralisé.
[3] Alors pourquoi La République ? ¾ troisième question, dans le corpus immense des dialogues de Platon. Alors ça (je vous l’ai dit aussi la dernière fois) c’est fondamentalement parce que La République, outre qu’elle contient des développements extraordinairement sinueux sur toutes choses et en particulier sur l’ensemble complet des conditions de la philosophie, tente de proposer un portrait du philosophe. Un premier portrait du philosophe. Vous savez, je vous l’ai rappelé, on sait que Platon voulait écrire un dialogue sous le titre Le Philosophe. Après avoir écrit Le Sophiste il voulait écrire Le Philosophe. Il ne l’a jamais écrit. Mais il y a déjà un portrait du philosophe ; une bonne partie de La République peut s’appeler Le Philosophe. Qu’est-ce que c’est qu’un philosophe ? Eh bien ça occupe des développements considérables dans ce texte.
Et alors ce qui m’intéresse dans ce portrait… D’abord c’est que c’est un portrait, ce n’est pas réellement une définition, c’est très frappant. Ce sont les traits descriptifs possibles de ce que c’est qu’un philosophe qui sont donnés, et non pas une définition conceptuelle précise. Et il me semble que ce portrait a trois intérêts principaux, pour résumer ce que j’ai dit un peu autrement :
a) d’abord c’est un portrait que je dirais en intériorité ; c’est-à-dire il s’agit de se demander en définitive quel est le désir du philosophe, qu’est-ce qui l’anime ? Et de ce point de vue-là, chose étrange, mais que Monique Dixsaut a parfaitement perçu et analysé, il y a une étrange proximité entre Platon et Nietzsche. Nietzsche aussi est hanté par l’idée que le philosophe doit être perçu ou déchiffré du point de vue de son désir ou de sa volonté, avant d’être perçu ou déchiffré du point de vue du concept, du système, de l’œuvre, etc. Que veut le philosophe ? Voilà, ça c’est la question décisive. Que veut le philosophe à la fin des fins ? Un peu comme Freud avait buté sur la question : que veut une femme ? Alors que veut un philosophe ? ¾ peut-être la même chose, on ne sait pas. Et cette question est absolument celle de Platon. C’est ça que j’appelle un portrait en intériorité, lorsqu’on se pose la question du désir singulier du portraituré. Donc ça c’est le premier intérêt de ce portrait.
b) Le deuxième c’est qu’il accorde beaucoup d’importance, en définitive, à la question du style, du style du philosophe, prise de manière générale ; style de vie, et style tout court hein. C’est-à-dire c’est une description, c’est un portrait en intériorité, mais dont la projection langagière reste essentielle aussi ; et là, pour le philosophe, c’est aussi la question de savoir comment il parle, comment il écrit, comment il se manifeste, comment il manifeste justement ce qu’il veut et ce qu’il désire.
c) Et troisièmement il s’intéresse à la question des effets que ça produit, c’est-à-dire de l’effectivité agissante de l’intervention du philosophe. Donc son désir, son style et les effets qu’il produit, tout ça compose un portrait qui est très éloigné au fond de la définition du philosophe en termes d’agent général de l’esprit. Et dans la question des effets il y a un élément théâtral tout à fait frappant qui détermine les deux extrémités de La République. Cet élément théâtral est le suivant : le philosophe produit des effets comiques. La présentation du dialogue dans sa première partie est véritablement une scène de théâtre comique, et qui peut être absolument jouée comme telle. Et d’ailleurs, que le philosophe soit un personnage comique est quelque chose qui est raconté dans l’histoire de Thalès qui tombe dans le puits parce qu’il regarde le ciel, et dont la servante se moque. Tout ça est assumé par Platon, absolument, à travers le personnage de Socrate, qui par certains côtés est un personnage qui se confronte ou qui affronte le comique. Pas seulement naturellement la grande tragédie du procès, de la mise à mort, etc., mais c’est un personnage qui est également un blagueur, c’est une espèce d’histrion aussi. Ça a été bien vu dans de nombreux portraits de l’histoire consacrés à Socrate, il y a un élément comique. Et il y a un autre élément, alors complètement opposé, qui théâtralement aurait comme modèle plutôt les actions sacramentelles de Calderon hein, c’est-à-dire le théâtre sacré. Le théâtre sacré, déjà manifeste dans la tension ultime de l’Apologie de Socrate, mais absolument manifeste dans toute la fin de La République qui est un mythe sacramentel, qui est véritablement une description du monde des morts et de comment, dans ce monde des morts, une figure du salut est possible. Et si vous prenez La République, elle enserre le portrait du philosophe entre le comique du début et l’action sacramentelle de la fin, de sorte que cette dimension du portrait est prise, captée et organisée entre la ressource la plus populaire du théâtre, qui est le comique et la satire, et sa ressource la plus tragique et la plus sacrée, qui est l’action sacramentelle. Voilà.
[4] Alors pourquoi une traduction ? ¾ quatrième question… Alors là je n’insisterai pas, j’en reparlerai sans doute. Je pense qu’il est nécessaire de le traduire pour le retemporaliser, voilà. Alors ça ça amènerait à une distinction entre intemporel et éternel. Le retemporaliser c’est aussi, à mon sens, le restituer à son éternité ; parce qu’au fond quand vous lisez une traduction ordinaire et pertinente de La République, vous avez un sentiment sourd d’intemporalité, c’est-à-dire d’une langue qui serait un peu de nulle part. Ce n’est plus le grec ancien, ce n’est pas exactement une langue d’aujourd’hui, c’est une espèce d’entre-deux qui définit en réalité une traduction correcte quoi. Et une traduction correcte ça intemporalise le texte : à la fois ça le renvoie à son horizon anthropologique et historique, mais d’une façon en quelque manière suspendue. Si bien que ces traductions, la quasi-totalité des traductions des textes anciens se ressemblent. Elles se ressemblent, elles sonnent pareil. Et alors ce ²pareil² c’est quoi ? Eh bien c’est intemporel d’une certaine manière, c’est une création sui generis. Et alors ça, ce type d’intemporalisation des textes par leurs traductions correctes, ou peut-on dire (mais encore une fois sans rien de péjoratif) par leur appropriation par le discours de l’université, les soustrait à leur éternité véritable. Parce que qu’est-ce que c’est que l’éternité, à la différence de l’intemporalité ? L’éternité c’est de pouvoir être actif au présent. C’est d’être disponible pour le présent, d’être éternellement disponible pour le présent ¾ c’est ça l’éternité active, l’éternité véritable. Tandis que l’intemporalité c’est une espèce de suspens dans une histoire indécise hein, c’est tout à fait le contraire. Et donc traduire le texte a pour objectif, mon objectif à moi en retraduisant le texte c’est de le retemporaliser et par conséquent de le restituer à son éternité latente, en tant que disponibilité au présent. Voilà.
J’avais ensuite parlé de la restructuration formelle, c’était le cinquième point, la première des grandes opérations auxquelles je me livre, à la fois dans la traduction et puis quand je vous en parle aussi ¾ tout ça est homogène évidemment. Sans compter le film sur la vie de Platon, avec Brad Pitt [Badiou se marre ; sourires] dans le rôle-titre, mais ça n’a pas beaucoup avancé [rires]. En tout cas l’acquiescement de Brad Pitt n’est pas encore acquis [Badiou et la salle se marrent de nouveau], et comme c’est très important…
Voilà, alors la restructuration formelle… Je rappelle aussi brièvement : j’avais distribué la table des matières actuelles. En réalité il s’agit (je le redis là de manière un peu plus formelle), il s’agit d’un découpage général réarticulé en scènes. Donc le modèle latent est théâtral. Le modèle de cette restructuration formelle est théâtral ; c’est-à-dire c’est comme si La République c’était quelque chose qui fondamentalement a cinq actes, mais ces actes sont eux-mêmes présentés ou découpés en scènes. C’est un plan entièrement nouveau de présentation de La République… Comme vous le savez le plan que nous connaissons est un plan entièrement artificiel, décidé pour des raisons d’édition par les grammairiens alexandrins.
Donc le plan que je propose encadre cinq actes entre un prologue et un épilogue. Alors comme je vous l’ai dit on a un prologue comique et un épilogue sacré. Et entre les deux on a la matière spéculative proprement dite qui, en réalité, représente une partie anthropologique, une grande partie anthropologique concernant des questions comme les enfants, les femmes, la guerre, les disciplines du corps, la médecine, etc., c’est-à-dire tout un traité d’anthropologie (appelons-le comme ça). Ça c’est le premier acte. Le deuxième acte concerne précisément le portrait du philosophe, et puis tous les développements naturellement métaphysiques (dira-t-on) qui constituent la matière, le contenu de ce portrait. Ensuite le troisième acte concerne la critique des politiques existantes : la critique de la timocratie, de l’oligarchie, de la démocratie et de la tyrannie. Ensuite le quatrième acte concerne la question-clé du bonheur. On peut l’appeler l’acte qui concerne l’affect : c’est-à-dire quel est l’affect philosophique ? Et la réponse risquée de Platon c’est que l’affect philosophique c’est le bonheur. C’est à quoi on la reconnaît, la philosophie. C’est une bonne propagande, mais il faut le prouver. Et puis il y a un cinquième acte, qui est presque excédentaire, qui a toujours paru bizarrement placé, qui est un règlement de comptes avec la poésie ; comme si, une fois assuré que le philosophe est heureux, il fallait quand même qu’on revienne sur la question de savoir si par hasard ça ne serait quand même pas le poète, voilà. Et Platon accorde en réalité à cette question de la rivalité entre poésie et philosophie, en définitive à la question de ce qui dispense le plus grand bonheur, une importance considérable. Et puis après quoi on a l’épilogue sur l’éternité des sujets.
Donc vous voyez on peut dire : anthropologie, philosophie, politique, affect, esthétique (puisque le débat avec la poésie c’est quand même ça) sont comme cinq actes, encadrés par un prologue comique et un épilogue sacramentel. Et ce découpage-là est articulé en scènes ; c’est-à-dire que ce qui est considéré comme les anciens Livres sont en fait des scènes qui articulent théâtralement les différentes péripéties de chacun des grands actes. Voilà.
Alors ça c’était en récapitulation, et maintenant je continue par le sixième point. Un sixième point qui dit une opération alors tout à fait fondamentale de cette traduction, que j’appelle ²l’universalisation². Alors l’universalisation, en gros, de façon tout à fait empirique, ça veut dire que je traduis ce texte de telle sorte que ce que Platon déclare être le propre d’une minorité aristocratique étroite devient le propre de tout le monde, voilà ¾ c’est un petit déplacement [Badiou ironise]… Donc ce qui est présenté par Platon comme le programme éducatif d’une minorité dirigeante va être traduit de telle sorte que ça fonctionne comme programme éducatif universel, c’est-à-dire ce qui, précisément, va donner la capacité de tous à accueillir l’exception. Parce qu’en réalité la thèse de Platon qui limite à mon sens (dans les conditions de son temps, dans les conditions de son époque) la portée de ce qu’il avait à dire, c’est qu’il considère que la disponibilité à l’exception est elle-même exceptionnelle, voilà. C’est ça le vice de Platon. Il n’en a qu’un seul mais c’est celui-là : c’est d’avoir considéré que la capacité à l’exception, qui définit en dernier ressort la pensée comme telle, que cette capacité à l’exception est elle-même une exception. Or, ce propos (j’y reviendrai parce que ça engage la définition de la philosophie et la relation de la philosophie à l’exception), cette proposition n’a évidemment rien d’évident. Le fait qu’il faille une disponibilité pour reconnaître l’exception comme telle n’implique pas du tout que cette disponibilité soit elle-même exceptionnelle. Autrement dit le fait, assumé par Platon au terme de discussions extrêmement compliquées, le fait que les philosophes ne soient qu’une petite minorité (ça va se donner comme ça), cette thèse-là confond l’exceptionnalité des vérités avec l’exceptionnalité de la disponibilité à reconnaître les vérités. Ou encore confond le caractère exceptionnel des vérités, (c’est-à-dire le caractère exceptionnel de la politique d’émancipation, d’un amour passionné, d’une œuvre d’art géniale, d’un théorème de mathématiques d’une profondeur inouïe), vérités qui sont en effet exceptionnelles, c’est-à-dire qui ne se donnent pas comme ordinaires, et la question de savoir comment on s’engage là-dedans qui, elle, n’a pas de raison intrinsèque d’être exceptionnelle. En tout cas il faut le démontrer. Il faut le démontrer par d’autres moyens, par d’autres méthodes.
Et alors ça c’est ce qu’on peut appeler, évidemment, l’aristocratisme de Platon, au mauvais sens du terme, au terme qui lui a été attaché d’ailleurs durablement. Et la racine de cet aristocratisme… Bien sûr elle est empiriquement politique finalement : Platon était plutôt du parti des patriciens dans la cité grecque etc. Il a été défini assez brutalement par le dictionnaire de philosophie de l’Union soviétique comme ²le philosophe des propriétaires d’esclaves² [sourires] ¾ ah ! on n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Tout ceci en un certain sens peut avoir sa vérité anthropologique, mais philosophiquement ne nous intéresse pas énormément ; parce que la raison profonde, philosophique elle, c’est-à-dire qui nous concerne nous, de l’aristocratisme de Platon, elle tient à ce que la philosophie, à ses yeux, ne peut pas être disponible à grande échelle. Voilà. Et ça, cette impossibilité du philosophique comme tel à être universel finalement, c’est-à-dire à être disponible virtuellement pour tout esprit quel qu’il soit, cette impossibilité ne tient à pas à des raisons de stratification sociale, elle ne tient pas à un aristocratisme au sens immédiatement politique du terme. Elle tient à des raisons très compliquées (que Platon explique dans ce qui sera mon chapitre 10, à l’intérieur des différentes articulations du portrait du philosophe), et qui composent en réalité une dialectique extraordinairement tortueuse de l’intérieur et de l’extérieur ¾ qui nous intéresse aujourd’hui parce que c’est la question de savoir quel est le rapport contextuel entre la pensée et sa situation.
Alors pour bien comprendre ça il faut bien distinguer deux choses dans le refus de Platon d’admettre l’universalité de la philosophie. Il est vrai que (ça c’est le point de butée, sans doute réel, le plus contestable, celui dont je fais l’économie dans la traduction) Platon n’admet pas, pas même ce que j’appellerais l’universalité virtuelle ; c’est-à-dire il n’admet pas que tout esprit, l’esprit de n’importe qui, puisse être disponible pour la pensée philosophique. Mais ce point, je soutiens qu’il reste totalement extérieur à la démarche philosophique de Platon. C’est une considération sans justification d’aucune sorte. Et d’ailleurs comment pourrait-on le justifier ? Comment pourrait-on justifier, virtuellement, l’incapacité de l’esprit de l’enfant à la philosophie ? C’est une thèse inégalitaire extérieure, extrinsèque. D’ailleurs ça se voit parce que si vous la supprimez la traduction continue comme si de rien n’était n’est-ce pas ¾ alors ça c’est un plan d’épreuve : vous pouvez traduire le texte en supprimant cette thèse, et il ne se passe rien, l’ensemble du reste de la construction reste intact. Donc vous vous doutez bien que naturellement je la supprime [sourires], parce qu’en tant que tel ça reste extérieur à ce qui peut intéresser nos contemporains à Platon. Disons que c’est un point anthropologique, c’est-à-dire quelque chose de l’anthropologie de Platon qui, sous l’influence naturellement de son époque, du contexte, de tout ce que vous voulez, dit : « voilà, il n’y a pas d’égalité virtuelle des esprits concernant la possibilité philosophique ». Il n’en fait absolument aucun usage ensuite, il s’est prononcé mais rien dans les conséquences et dans le développement du texte ne fait le moindre usage de cet axiome.
Et c’est la raison pour laquelle ce qui est important c’est le second argument. Le second argument qui est la vraie dimension interne à la philosophie c’est que, à supposer même qu’il y ait universalité virtuelle, c’est-à-dire à supposer même qu’on assume que tout esprit est disponible pour l’exception telle que la philosophie la reconnaît, le contexte politique existant est intrinsèquement inapproprié pour que cette virtualité se développe. Donc la vraie thèse ce n’est pas que les esprits sont déficients, la vraie thèse c’est que, à supposer même qu’ils soient tous efficients, le résultat serait exactement le même : il y aurait de toute façon extrêmement peu de philosophes, et peut-être même aucun. Ce qui prouve bien que ce n’est pas la thèse d’interdiction structurelle qui compte mais c’est cette deuxième thèse (sinon on ne voit pas pourquoi elle serait nécessaire), et elle elle a des conséquences ; et elle est longuement développée, argumentée, contrairement à la première qui est une banalité anthropologique sans intérêt.
Et alors le problème est le suivant : c’est que le contexte politique dominant (dominant depuis toujours aux yeux de Platon, c’est-à-dire quelque soit la figure particulière de la politique concernée), le contexte politique dominant est inapproprié au développement de la philosophie, indépendamment de la question de savoir si les esprits sont disposés à cela ou pas, parce qu’il transforme les qualités requises du philosophe en en faisant des opportunités sociales. Voilà. Alors éclairons un peu… C’est une thèse très forte et très simple. C’est-à-dire que c’est un passage tout à fait tortueux et difficile de La République où Platon explique que dans les conditions politiques existantes, les qualités mêmes exigées du philosophe, et à supposer même que tout le monde les possède, sont telles qu’elles vont travailler à la dénaturation de sa disposition originaire. C’est la thèse que les jeunes gens écoutent au début et commentent en disant « eh bien on n’y comprend plus rien », c’est la thèse selon laquelle ce sont les caractéristiques intrinsèques de la philosophie elle-même, comme aptitude de l’esprit qui, dans un contexte corrupteur, vont produire en réalité l’impossibilité réelle d’être philosophe dans un tel contexte. Voilà.
Alors je vais vous lire le texte que vous avez aujourd’hui de façon à ce que vous entendiez cet argument sur lequel je vais faire des commentaires plus généraux. Alors…
¾ Nous n’avons pas besoin, intervient Socrate, de
décrire une fois de plus le système des qualités propres au naturel philosophe.
Vous vous souvenez l’un et l’autre que nous avons cité le courage, la grandeur
d’âme, l’acceptation des disciplines du savoir, le travail de la mémoire [ça
ce sont des éléments du portrait]… J’en étais là
quand Glauque a objecté que j’avais raison, mais que si on passait du discours
au réel, on voyait bien que la plupart de ceux qui se déclarent philosophes
sont des corrompus notoires [on croirait qu’il parle pour aujourd’hui
(sourires)]. Nous devons donc faire face à cette
accusation, et c’est pourquoi nous ressassons ce portrait du vrai philosophe :
il s’agit de le distinguer des imposteurs nuisibles.
¾ J’ai bien compris, dit Glauque. Mais comme je l’ai
expliqué, il y a deux cas différents. Il y a ceux dont le naturel philosophe a
été corrompu, et qui de ce fait même sont devenus entièrement inutiles,
notamment en ce qui concerne la politique [évidemment la vraie
politique, la politique de l’exception]. Mais il
y a aussi ceux qui imitent délibérément le naturel philosophe pour en usurper
les pouvoirs. Quel est le type subjectif de ces gens qui, singeant une manière
d’être et de penser dont ils sont indignes et qui est hors de leur portée, se
comportent en toutes circonstances de telle sorte qu’ils produisent dans
l’opinion ce discrédit quasi universel qui s’attache à la philosophie
proprement dite ? [Donc voilà remis en selle le thème de
l’imitation, qui donc n’a plus rien à voir avec le thème d’une incapacité
naturelle primordiale n’est-ce pas ; c’est complètement autre chose]
¾ Ah, cher ami ! Il faut commencer par un paradoxe
redoutable. Le naturel philosophe existe au départ chez tout le monde [ça
c’est moi qui l’ai écrit (rires)… parce que j’ai simplement enlevé la négation
de la phrase (rires redoublés) ; c’est-à-dire Platon a écrit ²Le
naturel philosophe n’existe pas au départ chez tout le monde²,
j’ai simplement barré ²pas² (rires) et ça se suit tranquillement]. Or, il est chez presque tous corrompu [c’est
exactement… Il enchaîne comme ça, c’est-à-dire dans le texte vous trouvez ²Le
naturel philosophe certes n’existe pas au départ chez tout le monde mais, au
final, c’est chez presque tout le monde qu’il est complètement corrompu²]. Pourquoi ? Parce que les qualités mêmes qu’il
exige, si elles se développent sans lien entre elles, interdisent que le
naturel philosophe parvienne à maturité. Oui, mes chers. Le courage, la tempérance,
l’acceptation des disciplines du savoir, tout cela conspire à la corruption de
la philosophie, qui, cependant, requiert et organise ces qualités.
¾ Alors là, franchement, grogne Amantha, on est dans le
pot au noir !
¾ Et je vais aggraver mon cas : tout ce qu’on
considère communément comme des biens, la beauté, l’aisance, la santé, une
société politiquement bien organisée, tout cela contribue à brimer et affaiblir
le naturel philosophe. La nature elle-même éclaire ce paradoxe [pour
nous elle ne l’éclaire pas tellement, mais j’ai laissé cela quand même parce
que c’est le registre de l’embarras de Platon, sur la question qu’il est en
train de traiter. Quand il utilise une comparaison c’est en général que ça ne
vas pas fort hein (sourires), ça
il faut le savoir]. Regardez les semences des
plantes ou les petits des animaux [alors nous voilà bien hein, pour
savoir les déboires du philosophe, avec les petits des animaux] : s’ils ne trouvent ni la nourriture, ni le
lieu, ni la saison qui leur conviennent, ils souffrent d’autant plus de ces
privations qu’ils étaient au départ plus naturellement vigoureux. C’est une
évidence dialectique : le mal est plus contraire au bien qu’au moins bien [ça
c’est vrai ça (sourires)]. Une excellence
originaire mal traitée devient pire qu’une médiocrité soumise aux mêmes
conditions [donc le meilleur va devenir le pire si les conditions ne
sont pas bonnes].
¾ Je vois où vous voulez en venir, dit Amantha, les
yeux mi-clos, à votre dada, l’éducation [Badiou se marre].
¾ Tu lis en moi comme dans un livre [ça je l’ai
mis, ce n’est pas…]. Bien sûr ! admettons
que tous les individus sans exception aient au départ, virtuellement, comme
dirait notre collègue, Gilles Deleuze [(rires) ça c’est de Platon hein
(rires redoublés)], la même excellente capacité
philosophique, à quelques nuances près. Si le milieu idéologique et éducatif
que leur propose l’État est détestable, cette excellence va se changer en son
contraire, et les meilleurs seront les pires : la nuance de supériorité
intellectuelle deviendra une exagération quasi illimitée de la turpitude. Après
tout, on sait bien qu’un tempérament modéré, s’il ne fait certes pas
d’étincelles du côté du bien, reste au moins incapable de grandes vilenies.
Tout ça pour dire que si le naturel philosophe, tel que nous l’avons défini,
rencontre un environnement éducatif adéquat, c’est sûr qu’il s’orientera dans
l’existence de façon affirmative. Dans le cas contraire, semé sur une terre
ingrate et cultivé en dépit du bon sens, il sera voué à tous les défauts
qu’entraîne une désorientation profonde.
¾ À moins, sourit Amantha, qu’il ne rencontre, au
hasard des chemins, un maître tel que vous.
¾ Ça ne suffira pas ! [ça Platon le dit : ²ça ne suffira pas². Il le dit expressément, je le note au passage, parce que ce n’est pas une théorie univoque du maître. La rencontre d’un maître ne suffit pas. Il le dit absolument] Il faut encore qu’un événement le saisisse, passion amoureuse, insurrection politique, bouleversement artistique, que sais-je ? Car le mal est global, il a sa source dans l’ensemble de la situation. Il ne faut pas croire que les jeunes gens sont corrompus parce qu’ils sont malencontreusement tombés sur de mauvais maîtres, sur des sophistes endurcis, lesquels ne sont après tout que de simples marchands de rhétorique. Non, non ! Les moraliste patentés qui déplorent à la télévision ces mauvaises rencontres, les politiciens qui dénoncent dans leurs meetings l’action de ces soi-disant philosophes, sont eux-mêmes, en dernier ressort, les plus grands des sophistes, ceux qui organisent en permanence le tapage propagandiste chargé de désorienter la jeunesse et de la vouer à la misère du nihilisme. [notez au passage cette thèse, qui mérite d’être notée par rapport aux interprétations traditionnelles de Platon, qui est que les sophistes, somme toute, ne sont que des agents hein ; ils ne sont que des agents. Autrement dit il y a là un portrait de l’intellectuel propagandiste comme n’étant pas la source ultime des effets et des puissances de la propagande. Et finalement c’est le régime politique et social tout entier qui trouve en eux des porte-voix, mais ce ne sont pas eux qui sont la cause de la situation éventuellement dévastée de la jeunesse quant à l’orientation de l’existence]
¾ Mais où ? quand ? comment ? demande
Glauque, prêt à en découdre séance tenante avec l’armée des corrupteurs.
¾ Tout simplement par cette rumeur constante,
quotidienne, partout répandue, terrorisante avec douceur, amicalement
contraignante, convivialement implacable, qu’on appelle « liberté
d’opinion ». À la télévision, dans les théâtres, les journaux, les
réunions électorales, quand les intellectuels officiels pérorent, et même quand
on se réunit avec des copains et des copines pour boire un coup et bavarder,
que voit-on ? Qu’entend-on ? Tout le monde blâme ou applaudit des
déclarations, des idées, des actions, des guerres, des films, tout ça dans un
désordre privé de tout principe rationnel à valeur universelle. Il y a une
joyeuse et sinistre exagération vaguement coléreuse aussi bien des huées que
des applaudissements. On dirait que les grandes surfaces vitrées des immeubles […
ça ce n’est pas exactement comme ça dans le texte (sourires), c’est analogue…
mais ce n’est pas exactement comme ça] On dirait
que les grandes surfaces vitrées des immeubles répercutent partout dans la
ville la même rumeur, conflictuelle en apparence, consensuelle en réalité,
faite de toutes ces opinions si âprement contrastantes qu’aucune ne l’emporte,
sinon celle qui prescrit : « Je suis en tout cas libre de dire
n’importe quoi. » Et c’est ce « n’importe quoi » qui vient à
bout du naturel philosophe [évidemment ça c’est le point-clé]. Que peut devenir en effet la pensée d’un jeune homme
ou d’une jeune fille face à la puissance de la rumeur disparate qui emporte au
loin et désagrège toute idée de vérité ? Que peut là-contre un
enseignement scolaire lui-même disparate et d’avance acquis au libre tourbillon
des jugements anonymes ? Les jeunes n’en viendront-ils pas à juger comme
le fait la rumeur dominante, s’agissant de ce qui est beau ou laid, moral ou
immoral, à la mode ou ringard ? Ne finiront-ils pas par verser leur seau
d’eau dans le flot bourbeux, dont Internet est le symbole, des informations
incontrôlables et des appréciations sans fondement ?
¾ Vous ne croyez guère en nos capacités de résistance,
grince Amantha [l’explication entre Amantha et Socrate suit].
Alors ce que je voulais ponctuer dans ce texte est ceci : au fond la thèse de Platon c’est qu’il y a évidemment des qualités qui définissent le portrait potentiel du philosophe, et j’ajoute : on peut absolument admettre que ces capacités sont virtuellement présentes chez tout le monde. Ça ne fera pas objection à la tenue générale du propos, bien au contraire. Ce qui se passe c’est qu’un certain nombre de contextes transforment ces qualités en les mettant au service de l’opportunité que la situation propose à chacun. C’est-à-dire ces qualités qui pourraient être les qualités du philosophe (c’est-à-dire en réalité les qualités de l’accueil de l’exception) se transforment, vont se mettre à jouer dans un tout autre but, dans un tout autre contexte, qui est celui de la réussite sociale. Et la conséquence qu’en tire Platon c’est que ce retournement en leur contraire des qualités qui définissent virtuellement la possibilité de l’accueil philosophique des vérités, ce changement en leur contraire rend pratiquement impossible la philosophie véritable et met en scène la domination de sa forme corrompue.
Le point-clé c’est le point de la corruption là-dedans, c’est-à-dire pourquoi les qualités restent inactives, ou non rassemblées ? C’est parce qu’elles sont retournées et expressément corrompues, désagrégées, par le contexte qui les fait briller comme des opportunités. C’est ça le point, c’est-à-dire que ces qualités demeurent en un certain sens des qualités, sauf qu’elles sont réorientées, ou redisposées, autrement. Et ce n’est pas précisément dans ce texte là, mais Platon explique ailleurs très clairement que c’est l’environnement familial qui dit « celui-là il est bon, il faut qu’il fasse carrière », c’est la pression sociale, c’est la question des métiers, etc., etc., il décrit parfaitement la routine politique et sociale qui fait que dès qu’on manifeste des qualités de ce genre, elles sont immédiatement contrôlées, asservies et mises au service de la machine générale. Et au fond le paradigme pourrait être la façon dont la science elle-même est asservie aux besoins du capital. Si c’était dans le contexte contemporain ça serait ça : c’est-à-dire la pensée la plus raffinée, la plus subtile, la plus haute, peut parfaitement être en fin de compte complètement dénaturée et incorporée à son contraire. C’est ce mécanisme que Platon a en vue et il en conclut que, en définitive, la philosophie est à proprement parler une exception intenable, une exception pratiquement intenable.
Et alors je pense que cette appréciation de Platon, si intéressante qu’elle soit aujourd’hui… Parce qu’après tout la question de la corruption est fondamentale aujourd’hui ; je dirais même qu’elle est beaucoup plus importante que la question de l’oppression (au sens strict du terme)… On appellera ²corruption² tout ce qui réordonne les potentialités actives possibles au destin de la machinerie générale hein, c’est ça ! Et ça ça suppose une médiation corruptrice de la pensée ou de l’esprit lui-même évidemment, une adhérence minimale à ce détournement essentiel des qualités virtuelles de l’individu. Autrement dit on peut avoir une théorie rousseauiste de la nature humaine, et je pense que en un certain sens tous ceux qui sont engagés, ou qui s’engagent dans la politique d’émancipation partagent peu ou prou la conviction qu’il y a quelque chose de bon dans l’humanité. Si vous pensez que ce sont tous des animaux cyniques vous n’avez pas de raison d’imaginer qu’ils vont s’émanciper dans l’histoire hein ; ils n’ont que ce qu’ils méritent après tout.
Donc lorsque quelqu’un vous objecte que vous avez une vision idéaliste et optimiste de la nature humaine, il faut le réfuter absolument et lui dire que « oui, ça en effet, la vision négative et cynique, on sait au service de qui elle est ». Si nous n’avons que des animaux pleins d’appétits livrés à la concurrence la plus effrénée pour savoir lequel est le plus fort et le plus riche, il n’y a pas grand-chose à espérer. Donc il est bien vrai qu’il faut assumer une disposition générale universelle de l’humanité qui, virtuellement, est capable de se soustraire au détournement de ses qualités propres, à la séparation de son être propre (peut-on dire), au service de l’ordre dominant qui veut que tout lui soit soumis.
Le problème n’est donc pas là. La description de Platon a quelque chose de juste lorsqu’elle décrit cet asservissement en opportunité de ce qui, primordialement, serait une qualité. Ce qui revient à dire qu’une partie de l’émancipation, et donc de ce que Platon entend par ²philosophie² (parce que quand Platon dit ²la philosophie c’est une conversion² hein, il veut dire qu’en réalité la philosophie c’est ce qui vous libère), donc la question de l’émancipation c’est toujours la question de retrouver une affirmation perdue. Ce n’est donc pas tellement une question de négation n’est-ce pas, j’insiste sur ce point : il y a une affirmation perdue, c’est ça le point. C’est-à-dire que cette virtualité, ce que Platon appelle ²des qualités², ces qualités affirmatives et créatrices ont été perdues, non pas par pure et simple destruction ou oppression, mais par détournement et corruption. Elles ont été réaiguillées autrement. Et ça c’est un point très important. Donc il ne s’agit pas simplement, comme disait Marx, de briser la machine répressive, il faut aussi, et beaucoup plus essentiellement, mettre fin au détournement corrupteur de l’affirmation originaire qui constitue en définitive la dignité des sujets humains en général.
Alors on sera d’accord sur ce point, mais on ne sera pas forcément d’accord avec la conclusion platonicienne qui est aristocratique dans son essence, à savoir que finalement les rares survivants de la corruption sont les seuls habilités à exercer le pouvoir, le pouvoir libérateur, le pouvoir de l’émancipation. Il n’en est d’ailleurs lui-même pas très convaincu parce qu’il a quasiment la thèse qu’il n’y a pas de survivant du tout. Dans le passage, évidemment, les jeunes lui disent : ²enfin si tout le monde est corrompu, qu’est-ce qu’on fait ?² C’est pour ça qu’Amantha elle dit : ²quand même, vous ne nous prêtez pas beaucoup de capacités de résistance, parce que ce que vous êtes en train de décrire c’est qu’on est tous des corrompus, et que finalement on va tous faire tourner la machine². Et alors Platon répond : ²finalement il y a peut-être des gens qui ne sont pas corrompus, par exemple, dit-il, ceux qui sont en exil [(sourires)… Il est un peu embêté, il faut bien le dire (sourires)]… Ceux qui ont été chassés de chez eux, ceux qui sont en exil, alors comme ils sont vraiment très loin des affaires, peut-être qu’ils ne sont pas corrompus². Ou alors aussi, il dit : ²ceux qui ont une mauvaise santé [sourires] ; ils ont une mauvaise santé, alors ils n’ont pas pu s’engager, enfin la corruption n’a pas eu d’effet sur eux parce qu’ils étaient trop minables finalement pour être corrompus² [sourires].
Donc avec un ramassis de malades et d’exilés [rires], on va peut-être sauver la philosophie… Je vous assure, tout ce passage est absolument singulier, et il est d’autant plus singulier que Platon veut cependant que tout le monde reconnaisse que la voie qu’il propose est la bonne ; c’est-à-dire qu’il faut absolument dégager la philosophie de sa corruption en faisant ce qu’il appelle ²donner le pouvoir aux philosophes² ¾ c’est une métaphore ; c’est une métaphore qui veut dire, d’une manière générale, libérer l’esprit d’émancipation. Et il commence par dire que les qualités mêmes qui font l’esprit d’émancipation sont celles qui, en fin de compte, travaillent à la corruption dans la société telle qu’elle est. Vous voyez bien qu’on est engagé dans une circularité : c’est-à-dire que pour que le naturel philosophe puisse déployer complètement ses qualités il faudrait que la société soit différente. Mais pour que la société soit différente il faudrait que, précisément, le noyau philosophique et les qualités qui vont avec soient émancipés. Et ça c’est évidemment ce qu’on peut appeler le cercle platonicien hein, on n’en est jamais complètement sorti. Ce qui est la condition de l’émancipation est en réalité aussi son résultat.
Alors le problème de l’exception, du coup, est extraordinairement embrouillé. Parce que quand on dit que les qualités affirmatives de l’humanité sont corrompues de telle sorte que leur expression devient impossible, on est en train de dire, quand même, que l’ordre existant est tel que l’exception est asphyxiée totalement par la vie ordinaire. On est en train, quand même, de soutenir le contraire de ce qu’apparemment toute la philosophie de Platon soutient, à savoir qu’on ne peut s’émanciper, on ne peut libérer la pensée que lorsqu’on se laisse aller à l’exception. Et précisément ce qu’il explique là c’est qu’au lieu de se laisser aller à l’exception, la plupart des gens qui auraient les qualités pour le faire, finalement, se mettent au service de la machine parce que la corruption domine. On est donc dans une impasse.
Et alors cette impasse, je crois, tient à ce que là, Platon, malgré tout, ne distingue pas suffisamment le protocole d’existence des vérités du protocole de reconnaissance de ces vérités. Autrement dit il ne distingue pas suffisamment les conditions de la philosophie de la philosophie elle-même. Il ne distingue pas suffisamment le fait que ce qui est organiquement en position d’exception, ce n’est pas la philosophie à proprement parler, c’est la production effective, la création des vérités. Et par conséquent ce qui est exceptionnel c’est la grande Science, c’est l’Art, c’est l’Amour, c’est la Politique d’émancipation elle-même, et la philosophie n’est jamais que la discipline d’accueil ou de reconnaissance de ce type d’événementialités exceptionnelles. Alors Platon va le dire, en un certain sens, dans le passage du texte où il dit que précisément le maître en philosophie ne suffit pas ; c’est là qu’il tente quand même une percée, une sortie. Il faut autre chose que le maître en philosophie. Si finalement l’exception c’était l’exception philosophique on ne verrait pas comment on pourrait s’en sortir par cette sorte de percée qu’ouvre l’événementialité d’autre chose. Pas même d’ailleurs l’exil hein. Finalement la subjectivité de l’exilé, pourquoi est-elle appropriée à l’exception ? C’est parce qu’il lui est arrivé quelque chose, à l’exilé. Il lui est arrivé quelque chose d’atypique ; ce n’est pas parce qu’il est spécialement philosophe, c’est parce qu’il lui est arrivé quelque chose.
Donc on voit bien qu’il y a un moment où le naturel philosophe peut se maintenir contre la corruption, non pas par ses propres forces, mais parce qu’en définitive il est une disposition à accueillir l’exception. Et que quand l’exception se produit il pourra la reconnaître sans que, d’une certaine façon, cette reconnaissance ait à être confondue avec l’exception elle-même. Et ça c’est évidemment ce qui me donnerait, qui ouvre, la possibilité d’une interprétation événementielle du platonisme. J’appelle ²interprétation événementielle du platonisme² précisément celle qui prend appui sur l’énoncé essentiel, quoique négatif, qui est que la rencontre d’un maître (et le discours du maître) ne suffit pas. C’est un point qui a été très insuffisamment souligné, parce que finalement on a toujours l’idée que Platon c’est : d’un côté il y a des maîtres de philosophie et leurs bons élèves, et puis de l’autre le roi-philosophe ¾ mais ça c’est inconsistant, en plus ce n’est pas ce que dit Platon.
Ce que dit Platon c’est que le principe de libération de la pensée se fait au croisement de deux choses. Il se fait au croisement d’une disposition que lui appelle ²la philosophie², et que j’accepte qu’on appelle comme cela, tout à fait, qui est une disposition à accueillir l’exception. Cette disposition à accueillir l’exception on posera qu’elle est absolument universelle, et on a des arguments en ce sens-là. On a vraiment des arguments en ce sens-là, des arguments empiriques, anthropologiques. On peut montrer qu’en définitive quand quelqu’un évalue ce qu’a été sa propre vie, c’est toujours aux exceptions qu’il va pour définir ce sens. Même quand, parmi ces exceptions, il y en a de terribles. Même quand il s’agit de la participation à une guerre, à l’existence d’une passion terrible et malheureuse, etc. C’est toujours de ce côté-là que ça va. Et pourquoi ? Eh bien parce qu’en effet c’est au croisement de l’accueil de l’exception et de l’exception elle-même que se situe le point d’universalité. Voilà.
Et alors, vous voyez, Platon reste au bord de cela. Il a la conscience négative que malgré tout ce n’est pas vrai que le discours du maître est ce qui peut sauver les sujets. Ça il ne le pense pas. Il ne le pense pas et il dit expressément que non, que ça ne suffit pas. La phrase développée c’est : ²ce n’est pas en faisant des discours sur le bien et le mal qu’on n’a jamais empêché la corruption des esprits², voilà ¾ ça on est payé pour le savoir aujourd’hui : les discours sur le bien et le mal contribuent activement à faire tourner la machine, tout le monde le sait. Platon a déjà vu ce point-là. Il ne veut pas, lui, être identifié à ça, à quelqu’un qui ne fait que des discours sur le bien et le mal. Il veut appréhender le processus de pensée lui-même tel qu’il s’enracine dans autre chose que cela.
Et alors, finalement, on pourrait dire ceci : ce qui est requis, dans un univers livré à la corruption (au sens où on en parle ici, c’est-à-dire de la corruption qui adultère les qualités primordiales affirmatives de l’individu singulier, de manière à les plier à l’ordre existant ¾ c’est ça la corruption), eh bien ce qui est requis dans un tel univers c’est qu’un événement de vérité, quel qu’il soit, dans quelque ordre qu’il soit, active la disposition philosophique à le reconnaître comme tel et à s’incorporer à ses conséquences ; dans mon langage métaphorique je dirais : à devenir le militant de cet événement. En ce sens on peut tout à fait maintenir que la disposition philosophique est effectivement universelle, quoique corruptible, quoique détournée, etc. Elle est universelle, mais elle n’est convoquée à son activation que par autre chose qu’elle-même. On appellera ça son ²réel². C’est-à-dire c’est le réel qui convoque toujours, en définitive, l’activation de la disposition philosophique ; si on entend par ²disposition philosophique² la disposition à reconnaître l’exception dans sa valeur propre.
Et évidemment, la position là-dedans du discours du maître, au sens de Socrate, c’est tout simplement de maintenir la possibilité de cette activation ; c’est-à-dire de maintenir la disposition en tant que telle. De ce point de vue-là c’est une discipline du virtuel. C’est une discipline du virtuel. Et d’ailleurs quand on relit Platon attentivement, on voit à quel point c’est comme ça que ça marche : c’est toujours la maintenance d’une possibilité, c’est faire découvrir en chacun que il y a cette possibilité à découvrir l’exception, accompagnée naturellement de longs développements sur le fait que l’ordinaire ne vaut pas grand-chose ¾ ça c’est vrai ; mais ça ce n’est pas le plus difficile de montrer que l’ordinaire ça ne vaut pas tripette ; au fond, en un certain sens, tout le monde le sait, même si tout le monde est établi là-dedans.
Donc le point difficile c’est de maintenir que bien que l’ordinaire (qui est notre ordinaire, qui est l’ordinaire de tout le monde hein), bien que cet ordinaire ne vaille pas grand-chose, et ne confère pas de sens à l’existence en vérité, il y a la disponibilité à l’exception ; elle peut être travaillée, elle peut être maintenue, elle peut être virtualisée de façon plus intense ¾ ça c’est le travail de la philosophie ; la philosophie elle est là. Donc on dira : la philosophie c’est la maintenance de la vigilance au regard de l’exception, mais ce n’est pas l’exception elle-même. Et c’est la raison pour laquelle il n’y a aucune valeur dans le dispositif qui prétendrait constituer une aristocratie de philosophes n’est-ce pas ; encore moins une aristocratie de philosophes qui seraient voués à organiser l’État… ça c’est une conséquence que Platon tire du moment très tortueux et très confus que tous ses textes reflètent, où il oscille en vérité entre deux positions :
[1] la position selon laquelle la virtualité en question n’est pas universelle, ce qui expliquerait qu’il faut une petite élite (qui est la position que j’appelle ²anthropologique²), et
[2] une position plus compliquée, mais à mon avis fallacieuse aussi, selon laquelle la disponibilité en question existe mais est vouée nécessairement à la corruption.
Alors de ce point de vue-là, la philosophie, c’est vrai qu’on peut la définir comme une lutte contre la corruption. Non pas au sens où elle pourrait à elle seule annuler la corruption, mais au sens où elle essaie de maintenir en vie la possibilité d’activation de la disposition d’accueil à l’exception.
Et c’est pour ça qu’on a condamné Socrate pour corruption de la jeunesse ; c’est-à-dire qu’on l’a accusé de corrompre la corruption ¾ c’est ça le point. Et c’est en effet ça. Et si on regarde de près, cette ²corruption de la jeunesse² ça voulait dire la maintenir aux aguets, au lieu de faire du destin de la jeunesse l’installation. Parce que la figure de la corruption, s’agissant des jeunes, la vraie figure de la corruption, la corruption vraie, c’est la figure de l’installation ; c’est que la jeunesse est une période dans laquelle on va vers l’installation n’est-ce pas. Et une fois qu’on est installé, eh bien on est installé selon les qualités en effet qu’on a (on est d’accord ! pourvu qu’elles soient au service de l’installation, les qualités, elles sont très bonnes). Et au fond l’artifice de Socrate c’est d’essayer de mettre les qualités en suspens de l’installation, c’est-à-dire de les dés-approprier de l’installation. On peut dire que de ce point de vue-là, la fonction socratique, le geste socratique, c’est de désinstaller.
Et cette désinstallation, comme corruption de la corruption, ou comme maintenance en vie de la disponibilité à l’exception, est vraiment le ressort possible de toute universalité. Et c’est pour ça que l’opération fondamentale à laquelle je me livre, y compris dans cette traduction de La République, c’est de plier le texte, tout en partant de son existence la plus matérielle hein, de plier le texte à respecter cette vision de l’universalité qui admet que la disposition à l’accueil de l’exception, non seulement est chez tout le monde, mais que il n’est pas vrai que la corruption la supprime. La corruption l’oriente vers l’installation. Et en tant qu’elle l’oriente vers l’installation, il n’est pas dit pour autant que son autre destin, à savoir son destin émancipateur et créateur, soit annulé hein. On peut désinstaller ce qui est installé. Et ça, ça c’est une des tâches de la philosophie, qui évidemment par ailleurs devra se combiner (ou s’articuler) à la puissance ou à la force de frappe de l’événement proprement dit.
Un
point que tout cela permet de préciser, qui est plus proche de l’exégèse
platonicienne, c’est le rapport particulier que Platon entretient à l’ensemble
des conditions de la philosophie. Parce que, en vérité, en disant que c’est la
philosophie qui est l’exception du point de vue de l’émancipation, il est vrai
qu’il accomplit ce que j’ai appelé toujours, moi, un ²acte
de suture².
J’appelle ²suture² le
moment où l’on identifie la philosophie à l’une de ses conditions, c’est-à-dire
le moment où on dit : « en définitive l’essence de la politique c’est
la philosophie » (quelque chose comme ça). Ou encore le moment où l’on
dit : « la vérité de la science est dite dans la philosophie ».
Je crois qu’il y a une suture platonicienne de la philosophie et de la
politique, en définitive, mais elle n’est pas là où on le croit, à savoir sur
cette question des rois-philosophes ¾ d’ailleurs on parle toujours du roi-philosophe, je voudrais rappeler que dans le
texte de La République, non seulement
il n’est pas dit qu’il n’y en a qu’un, mais il est dit (ce qui est beaucoup
plus subversif) que ça peut être des femmes. À l’époque… D’ailleurs il lui faut
des dizaines de pages pour oser le dire… Mais c’est comme ça ! Et vous
voyez bien que ²femmes² ça veut dire hétéros, ça veut dire ²l’autre²,
donc ça veut dire que c’est tout le contraire du roi-philosophe tel qu’il est
d’habitude interprété n’est-ce pas. Les gens qui ont réussi à survivre à la
corruption composent en réalité une multiplicité hétérogène hein. C’est une
multiplicité hétérogène.
Mais
néanmoins c’est une suture pour la raison suivante qui est que Platon ne voit
pas, ne veut pas voir, là, qu’il y a quelque chose dans le réel de la
politique qui n’est pas réductible au
discours du maître philosophe. C’est-à-dire que le discours du
maître-philosophe ne constitue pas, par lui-même, ce qu’il en est du réel
intervenant de la politique. Et ça il en a l’intuition, il tourne autour mais
il ne le dit pas. Et c’est la raison de l’installation progressive chez lui
d’un complet pessimisme politique, parce que quand vous avez cette vision-là,
vous êtes dans la circularité (c’est ce que je vous disais tout à l’heure).
C’est-à-dire il faut les conditions philosophiques pour la politique, mais finalement
il faut des conditions sociales et politiques pour la philosophie, et donc on
ne s’en sort pas. Et quand vous êtes dans la circularité vous êtes évidemment
finalement dans le pessimisme, dans l’idée que ça n’arrivera pas, que ce n’est
pas possible, dans l’idée de ce qu’on a appelé plus tard ²une
utopie².
Une utopie c’est toujours une circularité. La vraie définition d’²utopie²
c’est que c’est toujours une circularité. Ce n’est pas que c’est imaginaire,
invraisemblable, etc., ça c’est une définition faible. L’utopie, en politique,
c’est toujours le fait que ce qui est en réalité l’effet de la politique
proposée, est aussi sa condition. Et donc vous avez un cercle, qui est le
cercle proprement dit de l’utopie.
Et
alors je crois, pour terminer sur ce point complexe, je pense donc que le
rapport de Platon à la politique est en définitive un rapport de suture en ce
sens-là, mais travaillé évidemment par une inversion. C’est-à-dire c’est un
rapport de suture au sens où il finit par dire quand même que pour qu’il y ait
de la politique véritable, eh bien il faut qu’il y ait le pouvoir des
philosophes. C’est vrai que ça c’est une suture. Mais c’est travaillé par une
obscure conscience que ça pourrait bien être le contraire, c’est-à-dire qu’il
faudrait un événement politique singulier pour que soit activée la disposition
philosophique ; ce qui, je crois, est la vraie vision des choses, mais
cette vraie vision elle hante le texte de Platon plutôt qu’elle ne l’habite. La
République doit être lue aussi comme
ça : il y a un sous-texte, un peu une hantise ou quelque chose de spectral
(comme ça), une autre orientation possible qui est présente, qui est rendue
possible par le dialogue. Parce que le dialogue, chez Platon, c’est toujours la
possibilité d’esquiver l’idée qu’on affirme, puisque quelqu’un d’autre va dire
autre chose. Alors la théâtralité elle est là aussi pour ça : pour qu’il y
ait, par moments, deux possibilités entre lesquelles on ne va pas réellement
choisir ¾
ce que Vitez disait du théâtre : l’auteur ne va pas choisir. Parce que qui
est Platon ? En fin de compte, dans la traduction que je vais proposer,
dans une large mesure Platon c’est Amantha plutôt que Socrate ; ou en tout
cas le sous-texte est là, la possibilité du texte qui hante le vrai texte est
là.
Il
y a une suture avec la politique, et alors ça amène à se demander quel est le
rapport exact de Platon aux autres conditions de la philosophie, c’est-à-dire
aux mathématiques, à l’art, à l’amour. Alors je crois qu’on peut rapidement
dire ceci : les mathématiques, contrairement à la politique, sont
présentées effectivement par Platon comme une condition de la philosophie, au
sens strict. Au point même qu’on ne peut accéder à la disposition philosophique que si on a traversé longuement
l’élément mathématique ; ²pendant dix ans² même
il dit (il aime bien les chiffres Platon) ; il faut faire dix ans de
mathématiques. C’est pour ça que les rois-philosophes ils ont au moins
cinquante ans hein, sinon plus. Il faut faire des mathématiques, et donc la
mathématique comme exercice de l’esprit est réellement une condition de la
philosophie ¾
ça c’est particulièrement net. Mais il y a une tension autre qui est qu’il dira
que c’est un ²préambule² à la
philosophie, ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’une ²condition². Il
faut en faire beaucoup avant la philosophie mais… Et alors pourquoi c’est un
préambule ? Parce qu’en réalité la vérité des mathématiques ne sera
réellement prononcée que par la philosophie, de façon rétroactive ; parce
que comme vous le savez (je ne vais pas vous le répéter…) les mathématiciens
procèdent par hypothèses et non pas par principes. Donc il y a quelque chose de
toujours insuffisant dans le développement mathématique qui est de ne pas
pouvoir donner de légitimité absolue aux axiomes, aux hypothèses qui sont introduites.
La dialectique au contraire (dialegestaï,
nom de la philosophie) va remonter jusqu’aux principes, et par là même elle va
aussi, rétroactivement, disposer les mathématiques comme préambule. Donc on a
un rapport ambivalent là aussi, comme avec la politique, un rapport de
condition, très clair, mais aussi un rapport de subordination, ultime.
Et alors, en ce qui concerne les
arts, c’est encore plus étrange. Parce que les arts, pour Platon, ce sont des
rivaux de la philosophie ¾ ça c’est clair. Donc les mathématiques sont une
condition, un préambule, la politique en fin de compte c’est la même chose,
donc c’est une suture, et les arts ce sont des rivaux. Au départ ce sont des
rivaux et c’est pour ça que cette délibération avec la poésie est tellement importante
pour lui. Elle est d’une importance capitale parce qu’elle est le rival
véritable. Ce ne sont pas les sophistes le rival véritable. Le rival véritable
ce sont les poètes. Et d’ailleurs dans le Protagoras il explique bien que la vérité de Protagoras elle
est dans Simonide, c’est le poète qui dit la vérité sur le sophiste en fin de
compte.
Donc ça c’est un premier
rapport : il y a un rapport de rivalité institué, il va falloir montrer la
supériorité intrinsèque de la philosophie, et ça va se jouer ultimement sur
cette équivoque question du bonheur. Est-ce qu’on est plus heureux comme
philosophe que comme poète ? ¾ la question est effectivement
assez compliquée. Mais comme toujours il y a un autre versant qui est que comme
on reconnaît la puissance de la poésie (c’est même par là qu’on commence,
c’est-à-dire que la poésie a une puissance corruptrice extrême, c’est un rival
très puissant, ce n’est pas un rival de second ordre), alors le mieux est quand
même de procéder à une captation de cette puissance.
Donc il va y avoir une rivalité,
mais il va y avoir en réalité aussi un usage, une instrumentation. Parce que
tout le monde évidemment a remarqué que : la poésie d’accord mais
finalement les mythes de Platon, enfin il y a des tas de passages de Platon où
tout d’un coup la prose s’envole comme ça dans une forme évidemment entièrement
poétique. C’est ce que je vous disais : il y a le comique de la critique
de la poésie, mais il y a aussi le sacré de la captation de sa puissance, et on
va de l’un à l’autre. Et donc là encore nous avons un rapport qui est un
rapport de condition (au sens général) en tant que rival, c’est-à-dire
s’expliquer avec ce rival, l’emporter sur ce rival, mais il y a en vérité un
rapport d’utilisation ou d’instrumentation, il y une poétique du philosophique, il y a une poétique latente du
philosophique.
Donc vous le voyez, dans le cas
des mathématiques c’est une rétroaction fondatrice, et dans le cas du poème
c’est une rivalité utilisée. Et puis reste l’amour. Alors l’amour c’est
absolument une condition de la philosophie aussi, très clairement chez Platon,
au point même qu’il dit, dans La République
d’ailleurs, que celui qui ne comprend pas l’amour ne comprendra jamais la
philosophie. C’est donc une condition au sens strict. Celui qui n’a pas été
amoureux n’a aucune chance d’être philosophe. Ce qui d’ailleurs jette le
soupçon sur pas mal de philosophes de l’histoire de la philosophie [rires],
dont on peut douter qu’ils aient été amoureux [Badiou se marre intérieurement]…
Kant par exemple [sourires], même Spinoza… En tout cas on n’en sait rien.
Platon, lui, n’a pas de problème de ce point de vue-là… Et alors
pourquoi ? ¾ ça c’est important !... Eh bien parce que là la
philosophie n’est pas la maîtresse de l’émancipation ou de la liberté ou du
devenir-sujet des individus puisqu’il y faut autre chose, néanmoins elle
requiert le discours du maître. Là nous passons de l’autre côté :
c’est-à-dire le discours du maître n’est pas suffisant mais il est nécessaire
évidemment, la philosophie doit se transmettre. Et dans cette transmission il y
a transfert, il y a transfert amoureux. Et Lacan a admirablement montré, après
Freud, comment finalement un dialogue comme Le Banquet met au fond déjà en jeu la position de l’analyste, le
transfert et tout ça… C’est absolument vrai. Et donc effectivement (ça c’est
très intéressant n’est-ce pas) la possibilité de préserver la disposition
d’accueil à l’événement requiert, entre autres choses, la possibilité de
s’abandonner au transfert amoureux, y compris sur le maître. Alors ça c’est un
versant de la chose…
Mais comme toujours il y a un
autre versant qui consiste à affirmer qu’on va substituer aux objets ordinaires
de l’amour, un autre objet ; à savoir qu’en définitive on va construire un
amour des vérités. C’est-à-dire que finalement le transfert sur le maître sera
le médiateur du transfert véritable qui est le transfert sur les vérités,
c’est-à-dire le transfert qui va permettre d’accueillir véritablement
l’exception. Et donc on pourrait soutenir que c’est quand même là aussi la
philosophie qui désigne le véritable objet de l’amour. Alors ça c’est très
connu… Quand Platon dit : ²voilà, on commence par aimer les
beaux corps et puis finalement on aime le beau en soi²,
dont l’amour (en son sens habituel) est une étape finalement pour l’amour des
vérités, l’amour de l’Idée, l’amour de la pensée (tout ce que vous voulez). Et
le maître intervient comme articulation des deux par le transfert. Et c’est un
rapport ambigu ; c’est-à-dire l’amour en effet est une condition absolue
de la philosophie, en ce sens-là, parce que si vous n’aimez pas, si vous êtes
incapable d’aimer, vous serez incapable d’accueillir l’événement de vérité,
parce que vous serez narcissiquement replié sur vous-même (c’est tout), vous ne
serez pas ouvert à l’altérité hein. C’est l’amour qui enseigne l’ouverture à
l’autre : chez Platon c’est très net, et c’est indispensable. Simplement
c’est la philosophie qui définit le bon objet. Et le bon objet c’est quand même
les vérités. Or le rapport aux vérités est-il réellement un rapport
d’amour ? ¾
ça c’est une question. C’est une question. C’est-à-dire on peut admettre la
théorie platonicienne du transfert sur le maître sans admettre que le rapport
d’incorporation aux vérités est un rapport d’amour, sinon en un sens très
analogique, très peu convaincant. Donc là on aurait une demie suture quand même
hein. On aurait une demie suture parce que la philosophie serait quand même ce
qui désigne le bon objet de l’amour. En politique elle est ce qui désigne
l’exception. Et là elle serait ce qui désigne (comme ça) le bon objet de
l’amour.
Donc pour récapituler cette
question très importante du rapport d’une philosophie à ses conditions, qui
identifie largement cette philosophie, on pourrait dire que dans tous les cas
(la science, l’art, l’amour et la politique) il y a chez Platon quelque chose
de sinueux et d’ambivalent. C’est-à-dire dans tous les cas, sous la forme de la suture, de la rivalité, de
l’instrumentation, du paradigme transférentiel, à chaque fois il invente,
vraiment de façon extraordinaire, des rapports nouveaux entre la philosophie et
ses conditions, mais à chaque fois il y a aussi l’institution, l’instauration,
d’une sorte d’ambiguïté. Une sorte d’ambiguïté qui, en définitive, provient chez
Platon de l’ambiguïté de la philosophie elle-même, ou du propos sur la
philosophie, du portrait du philosophe. C’est-à-dire que le philosophe n’est
pas suffisamment serré du côté de sa fonction de service. Fonction de service
qui est d’être en définitive quand même au service d’autre chose que de la
philosophie elle-même ; à savoir de la disposition individuelle à être un
sujet, puisque l’incorporation à une vérité c’est le devenir-sujet de
l’individu. Donc on peut dire : la philosophie, sa définition la plus
générale, c’est préserver autant que faire se peut la disposition chez tout individu
à être à la hauteur du sujet qu’il peut devenir. La philosophie est la
gardienne de cela. Elle est la gardienne de cela mais elle n’en est pas la
cause, elle n’en est pas le moteur, elle n’en crée pas le réel.
Platon ne se résigne pas tout à
fait à ce rôle de service de la philosophie… C’est vrai qu’il y a chez lui une
disposition autre, qui serait que la maîtrise philosophique est peut-être
auto-suffisante. Je ne dis pas que c’est ce qu’il dit. C’est ce qu’on lui fait
dire, mais c’est une tendance qui existe chez lui, et je définirais volontiers
Platon comme quelqu’un chez qui le désir de maîtrise est travaillé du dedans
par un désir contraire, c’est-à-dire un désir d’abandon de la maîtrise.
D’abandon justement à l’événement, aux mathématiques, à la rencontre amoureuse,
au poème même hein. S’abandonner à ça. Il s’y abandonne très souvent dans le
texte, mais c’est un abandon, c’est-à-dire il y a aussi le désir de maîtrise
qui travaille à contre-pente de cet abandon. Et ça c’est ce qui à mon avis
explique la forme, tout à fait singulière tout de même, de ce monument
philosophique, à savoir la forme théâtrale.
En fin de compte la forme
théâtrale lui permet de donner forme à des désirs contrariés, et à définir la
philosophie comme le lieu de cette
contrariété ¾ ce qu’elle est après tout, car qui se résigne à n’être
qu’au service d’autre chose ?... C’est très difficile n’est-ce pas… C’est
très difficile. Et donc, chez tous les philosophes, le désir de trancher la
question existe, nécessairement ; il est stimulé par la fonction de
service elle-même. Et donc cette figure de la maîtrise, comme figure intérieurement contredite par une figure d’abandon (c’est ça que je
suis en train de dire), elle se tient chez Platon par la théâtralité, par la
forme tout à fait inouïe et sans descendance véritable de la théâtralité, qui
lui permet d’esquiver en fin de compte toute responsabilité [Badiou sourit]…
Toute responsabilité entre les désirs qui finalement sont des désirs
contrariés. Voilà.
Alors je reviens à ce point qui
est un point vraiment essentiel : l’entreprise d’universalisation va donc
consister à lutter contre la suture de la philosophie et de la politique,
contre l’aristocratisme philosophique, contre l’idée que la philosophie est une
exception, contre tous ces obstacles présents dans La République, à l’aide d’une thèse que je crois absolument
fondamentale qui est la disponibilité de tout individu à l’accueil de
l’événement. Cette opération, vous le voyez, va consister nécessairement à renforcer la théâtralité du dialogue. C’est le point sur
lequel je voulais insister. C’est-à-dire non pas du tout à se rapprocher de la
figure du discours, mais au contraire à s’en éloigner plus encore de manière à
ce qu’on crée un espace encore plus ouvert pour que la vraie disposition
universelle de Platon ressorte clairement, soit clairement affichée, et ne soit
pas monopolisée ou écrasée par l’autre tendance, qui existe aussi. Et donc il
va falloir conflictualiser le texte plus qu’il ne l’est encore. Ce qui veut
dire il va falloir distribuer une partie de Platon à ses interlocuteurs,
c’est-à-dire il va falloir démonopoliser Socrate dans le dialogue, il va
falloir faire parler les autres hein. Parce que dans le texte tel qu’il est,
c’est très curieux, ils parlent beaucoup au Livre II, il n’y a même qu’eux qui
parlent, et puis après ils ne parlent plus ; après ils disent
« oui », « oui », ou presque.
Et donc, très curieusement,
l’opération d’universalisation du dialogue consiste à en confier une part
beaucoup plus importante aux protagonistes. Et je dis que c’est paradoxal parce
qu’on pourrait imaginer que l’universalisation ça va aller au contraire dans le
sens du discours univoque, unilatéralement proféré par Socrate, et c’est la
voie qui a été souvent adoptée. Il y a par exemple un traducteur anglais qui a
pratiquement supprimé les dialogues. Il avait remarqué, à très juste titre,
qu’à partir d’un certain moment les dialogues étaient assommants parce qu’ils
n’y avait que des bénis-oui-oui. Et c’est vrai, il y a des pages entières où,
je vous l’ai maintes fois dit, l’on se dit : autant qu’ils se
taisent ! Si c’est pour dire « oui tu as raison », « comme
je suis d’accord », « comme tu as bien parlé », etc. Et ça c’est
quand Platon se laisse aller à dire, y compris des choses éventuellement
contradictoires, mais à les dire dans le registre quand même purement
transférentiel du maître.
Et donc sauver l’universalité ce
n’est pas du tout aller dans cette direction de la discursivité univoque, c’est
au contraire rétablir la théâtralité générale de la chose, telle qu’elle
fonctionne en particulier dans les deux ou trois premiers Livres. Et il faut
continuer comme ça jusqu’au bout, ce qui est tout à fait possible. Parce que
vous vous rendez très bien compte, quand vous lisez le texte, qu’il y a des
choses que Socrate dit qui peuvent parfaitement être dites par les
autres ; il n’y a aucune raison que ce soit lui qui les dise. Et au
contraire c’est beaucoup plus intéressant de les faire dire par les autres dans
leur style propre, sous forme de questions, etc. Et vous redisposez comme ça un
champ de forces, subjectives, dans lequel finalement l’universalité
platonicienne ressort beaucoup plus.
Et alors là ça m’amènerait à ma
conclusion, pour aujourd’hui, qui rejoint mon introduction sur Antoine
Vitez : quel est ce lien entre universalité et théâtre finalement ?
Quel est ce lien auquel j’ai été conduit expérimentalement dans ce protocole de
traduction ? Je n’avais pas particulièrement cette idée, mais en lisant La
République, petit à petit il m’a paru
absolument évident que pour que l’éternité de Platon soit sauve (c’est-à-dire
sa vie contemporaine, parce que c’est ça son éternité, c’est sa vie contemporaine)
il fallait le théâtraliser plus qu’il ne l’était. Bien. Et que par conséquent
il fallait prendre bien plus au sérieux que Platon lui-même la décision de
Platon d’écrire sous la forme du théâtre ¾ parce que c’est quand
même lui qui a pris cette décision hein : c’est écrit en dialogues,
entièrement. Il faut prendre plus au sérieux qu’il ne l’a fait le lien entre
théâtralité et universalité. C’est un exemple typique de fidélité. Parce que la
fidélité ça consiste toujours à faire parler les désirs véritables de l’auteur,
auxquels il n’a pas su donner leur forme complète.
Au fond l’adoption de la
théâtralité par Platon c’était en réalité au service d’un désir d’universalité
dialectique effective hein. C’était la dialectique… La dialectique en tant que
théâtre. Mais après tout, la dialectique, c’est toujours en un certain sens du
théâtre. Mais le dialogue se trouve freiné, si bien que passé un certain temps
le théâtre s’asphyxie et on est tout proche de la profération unilatérale. Et
lui redonner le champ du théâtre c’est être fidèle à Platon, c’est être le vrai
platonicien, exactement comme dans la scène finale de la Walkyrie de Wagner, ou
Brunehilde, la fille, explique au dieu Wotan quel est son vrai désir. Son vrai
désir c’est que sa fille lui désobéisse. C’est une scène terrible hein, parce
qu’il est obligé de la punir puisqu’elle désobéit. Et il la punit
pourquoi ? Parce qu’elle a simplement désigné et nommé son vrai désir.
Alors j’espère simplement que Platon ne me punira pas.
Merci.
[Distribution de deux fragments
de L’incident d’Antioche, pièce de
théâtre écrite par Alain Badiou (1984-89). Ils sont reproduits à la fin de la
séance du 16 juin 2010 au cours de laquelle il en donne lecture]
Bien… Alors… Premier point en ce
qui concerne les dates : comme vous le savez, le prochain séminaire, qui
était censé être le dernier, est le 9 ; je pense en rajouter un le 16.
Voilà. Donc euh… Mais là encore je n’ai pas la certitude absolue parce que
donc… On vous redira par mail la confirmation… Et de toute façon je vous
confirmerai le 9. Mais je pense loger une sorte de conclusion du cycle Platon
le 16. Voilà. Ça c’était la première chose.
En ce qui concerne les
publications : sort celui-ci [Badiou exhibe le livre en question] qui
s’appelle L’explication, et qui est une
version déployée, si je puis dire complète, de la discussion avec Finkielkraut,
voilà. Et c’est donc une explication. C’est un dialogue élargi parce que si,
lors du dialogue qui a été fait sous l’égide du Nouvel Observateur, il était quand même principalement question à cette
époque de la question de l’identité nationale puisqu’on était aussi dans le
contexte du projet Besson portant là-dessus, là c’est élargi en tout cas à au
moins trois autres questions, à savoir : c’est beaucoup plus développé sur
la question palestinienne, israélienne, et la fonction dans tout ça du
signifiant ²juif² ; il y a un développement spécifique sur Mai 68 et
ses conséquences, et il y a un développement final sur l’idée du communisme.
Donc on balaie quand même quatre questions en un certain sens décisives de la période :
la question effectivement de l’identité nationale (mais en réalité ça veut dire
la question du rapport aux ouvriers de provenance étrangère, la question des
législations concernant les étrangers, la question des expulsions, etc.) et
puis les trois autres questions dont je viens de parler. Voilà.
Je signale ça à la rubrique
médiatique, que Finkielkraut et moi serons chez Taddei demain. Voilà. Donc si
vous voulez me revoir demain [Badiou se marre], eh bien ce sera sur France 3
demain à partir de 23 heures.
Je signale aussi que à la
Librairie Tropiques, qui est 63 rue Raymond Losserand, dans le XIVe,
au métro Pernety, il y aura vendredi prochain une présentation des deux petits
livres faits avec Barbara Cassin ; c’est-à-dire le livre sur Heidegger,
le nazisme, les femmes et la philosophie,
et le livre sur Il n’y a pas de rapport sexuel, deux leçons sur « L’étourdit »
de Lacan. Ce sera à 19 heures. On a fait
une présentation de cet ordre pas plus tard que hier à la Librairie Compagnie,
et on va récidiver ce duo, voilà. Donc vendredi… Cette semaine c’est un
spectacle permanent [sourires] pour ceux qui suivent les choses [Badiou se
marre] : mardi il y avait la librairie Compagnie sur les deux petits
livres, mercredi c’est ici, et puis demain c’est chez Taddei, vendredi c’est à
la Librairie Tropiques, et de toute façon samedi aussi je fais, à Montreuil,
une conférence, mais elle est pour les enfants, elle n’est pas pour vous… C’est
sur le fini et l’infini, mais c’est dans le cycle des conférences pour les
enfants, voilà. Et il est recommandé de ne pas trop inviter d’adultes parce que
après il n’y a plus d’enfants qui peuvent entrer. Et en fait tout ça pour vous
dire que juste après je m’en vais. Je m’en vais à Los Angeles. Voilà.
Alors… Je voudrais reprendre
pour ce cours… Il va y avoir un peu deux parties, pas tout à fait homogènes,
mais deux parties. Une première où je vais quand même achever ce dont nous nous
occupons depuis trois séances, à savoir la légitimité et la structure interne
du projet platonicien, finalement du projet de traduction de La République (pourquoi cette traduction, pourquoi finalement ce
séminaire, etc.), et une deuxième partie qui portera sur le texte que vous avez
eu, c’est-à-dire sur une approche de ce qu’on peut entendre par ²platonisme
contemporain²
dans la figure du théâtre.
Alors un rappel
simplement : on avait pour l’instant abordé dans l’ordre les questions
suivantes : d’abord pourquoi Platon ? C’était une première
introduction ou conclusion générale sur la pertinence finalement d’un Platon
contemporain. Ensuite on s’était demandé mais pourquoi dans ce cas se référer
au texte plutôt qu’à discuter les interprétations traditionnelles ou contemporaines
de Platon ¾
ça c’est un point assez important n’est-ce pas : vous savez qu’on pourrait
définir une certaine forme d’académisme en philosophie, ou disons une certaine
forme du discours de l’université pour employer le lexique de Lacan, par le
fait que les interprétations historiquement sédimentées sont
privilégiées ; bien sûr on dit toujours « il faut lire le texte
etc. », mais en réalité le texte est lui-même perdu dans une sorte
d’horizon dont le protègent, ou dont l’abritent, les interprétations sédimentaires
au cours des siècles successifs. Et la discussion n’est donc pas en vérité un
discussion tant avec Platon que entre le système des interprétations de Platon.
Donc quand on dit ²pourquoi le texte ?² c’est aussi non pas dans
l’esprit d’un retour à l’authenticité du texte, mais c’est un geste qui en
lui-même a une signification métaphoriquement politique, à savoir que ce qui
compte n’est pas le système des opinions sur quelque chose hein ; parce
qu’après tout une interprétation d’un grand auteur, même une excellente
interprétation, c’est une opinion sur l’auteur. Tandis que là si on travaille
le texte lui-même, y compris en le déformant, y compris en le triturant, on est
après tout dans le seul stigmate réel que nous ayons de ce qu’il faut entendre
par ²Platon²
hein ; tout le reste, d’une certaine manière, est interprétatif. Et alors
quand je disais ²pourquoi le texte ?² c’est au fond l’idée
d’aborder cette question de Platon du point du réel et non pas du point du
système constitué et multiforme des interprétations. Bien sûr vous me direz
« à la fin des fins ça propose une interprétation quand même, et ça en
ajoute une » ¾ évidemment ! mais cette interprétation n’est pas
construite à partir des interprétations, elle est construite autrement ;
elle n’est pas en particulier, de façon primordiale, une réfutation des
interprétations déjà existantes, ce qui est quand même l’exercice fondamental
du discours de l’université, qui a son autonomie et son intérêt hein, mais qui
est en même temps une forme spécifique de discours qui est de positionner le
rapport au grand auteur dans le système de réfutations-approbations des
interprétations successives qui ont été dispensées à son propos.
Et de ce point de vue-là il y a
une accointance (je le signale au passage) entre le discours de l’université et
le régime politique parlementaire. C’est du même ordre ; c’est-à-dire que
dans les deux cas en réalité les opinions sur ce qu’il y a tiennent lieu pour part de ce qu’il y a ; c’est-à-dire
qu’il y a une procédure d’élaboration du rapport au réel qui, pris dans la
figure de la représentation et dans la figure de l’interprétation idéologique,
fait que ce dont il est question vraiment échappe pour une bonne part. Et on sait très bien qu’une émeute, une
insurrection, un mouvement… C’est quoi ? Eh bien c’est toujours un moment
où le réel se montre. C’est bien pour ça que c’est redouté. Ce n’est pas
redouté seulement du point de vue de la force de renversement ou de destruction
dont c’est porteur, qui en général est au fond assez limitée la plupart du
temps, c’est redouté en tant que tel. C’est redouté parce que c’est un moment
où le système de mise à distance du
réel, qui est en fait constitutif de l’opération, se trouve menacé. Il faut
donc comprendre pourquoi n’importe quel attroupement est périlleux. Il est
périlleux non pas parce qu’il est nécessairement capable de renverser le régime
(ça n’arrive pas tous les jours ça), mais il est périlleux parce qu’il est une
instance de rapport au réel qui ne passe pas par le filtre de ses interprétations.
Et si vous lisez attentivement la presse il y a un élément qui est très
frappant c’est que tout le monde sait, à l’intérieur même de la présentation
journalistique des choses, qu’entre le réel de la chose et ce qu’on est en
train d’en dire il y a un écart en réalité, il y a un écart assumé ; c’est
pour ça que vous avez quelquefois dans le même journal des enquêtes qui, le
journaliste ayant par hasard rencontré un morceau de réel, des enquêtes qui
disent absolument le contraire de ce que le journal soutient avec obstination
depuis des semaines, des années ou des mois, sur le même point. Et ça c’est un
peu comme une insurrection journalistique incontrôlée : c’est-à-dire qu’en
un point quelqu’un a vu quelque chose hein ¾
quelquefois ça arrive dans un journal… Et ça côtoie quelque chose de tout à
fait différent, et qui ressemble beaucoup au discours de l’université, à savoir
un système d’interprétation des interprétations, ou d’interprétations des
opinions divergentes. C’est comme si on considérait que le réel de la question
des retraites (pour prendre un exemple tout à fait contemporain) c’est le point
de vue de la gauche et le point de vue de la droite sur les retraites. Et le
point de vue de la gauche et le point de vue de la droite sur les retraites,
tout le monde sait que c’est un théâtre d’ombres en réalité. C’est un théâtre
d’ombres où chacun cherche à esquiver… [Badiou est interrompu par un
dysfonctionnement du micro qui dure quelques minutes]
Oui alors j’étais en train de
dire que cette parenté entre le discours de l’université et ce dont on parle
ici, c’est-à-dire la question de l’interprétation parlementaire du réel,
explique qu’il y ait une sorte de relation dialectique entre les deux. C’est-à-dire
que la question de l’université est toujours une question emblématique pour
l’État hein, c’est une question qui le soucie toujours beaucoup, et il est
toujours dans la crainte que le régime de cette complicité sous-jacente soit contesté. Et pour autant qu’il
peut y avoir des révoltes étudiantes, elles portent sur ce point
naturellement ; elles proposent un toucher du réel qui écarterait, ne
serait-ce que pendant un moment, cette paix universitaire essentielle qui
consiste en réalité à apprendre à un vaste public comment on substitue au réel
son interprétation. Évidemment, en réalité, il y a là-dessus, comme sur tout le
reste, la maxime de la liberté des opinions, c’est-à-dire du jeu des
opinions ; mais en définitive vous comprenez bien que s’il y avait un
rapport véritable au réel il ne pourrait pas y avoir une liberté des opinions
sur le réel, le réel devrait être la dictée, le Dikt
(pour parler heideggérien) de quelque chose qui est en partage hein. Et il n’y
a donc cette labilité du partage que si quelque chose du réel est esquivé dans
le système ajointé des interprétations.
Et pour prendre l’exemple des
retraites c’est tout à fait typique : en définitive il ne sera pas tenu
compte du réel du problème. Le point de vue qui seul permettrait d’y accéder
serait d’ouvrir au fait que les gens
disent ce qu’ils en pensent ; mais il faudrait un protocole politique ¾
c’est ça un protocole politique : un protocole politique c’est travailler
de telle sorte que ce qui est pensé par les gens sur cette affaire soit
prononcé, et d’en tirer quelque chose qui ne sera pas présenté comme une
opinion hein, ou comme une interprétation parmi d’autres, de droite ou de
gauche peu importe… Vous voyez bien : c’est un problème tout à fait majeur
et je voulais le rappeler sur ²pourquoi le texte ?²
Pourquoi le texte ? Eh bien parce que c’est un geste qui aboutit, ou qui
n’aboutit pas, mais c’est un geste pour éviter cette complicité.
Ensuite nous nous sommes
demandés pourquoi La République ?
Bon ça je n’y reviens pas. C’est la fonction en quelque manière paradigmatique
de ce grand livre grec dans toute l’histoire de la philosophie, et aussi parce
que Platon y manifeste sa capacité à traiter de l’ensemble des conditions de la
philosophie : règlement de comptes avec la poésie, caractère
paradigmatique des mathématiques, politique (n’en parlons pas), mais aussi
valeurs fondamentales de l’amour et du transfert dans la didactique
philosophique.
Et enfin pourquoi une
traduction ? Eh bien ²pourquoi une traduction ?²
c’est un peu comme ²pourquoi un texte ?² hein ; la traduction
là c’est après tout une espèce de corps à corps avec le texte, le plus intime
qu’on puisse imaginer. On ne peut pas imaginer mieux que de se proposer de
traduire le texte, dans une langue ou dans plusieurs puisque mon propos est de
faire une traduction mondialisable, c’est-à-dire où les versions anglaises,
allemandes, espagnoles, chinoises, sortiraient presque en même temps ; on
aurait tout d’un coup un Platon plurilingue et mondialisé ¾ ça
ce sont des chimères, mais enfin j’y travaille… [Badiou sourit] Voilà.
Et ça c’étaient les quatre
points qui étaient en forme de ²pourquoi ?², c’est-à-dire
c’étaient ce qu’on peut appeler les quatre points de légitimation :
Platon, le texte, La République, une
traduction.
Et puis après il y avait la
question des opérations, des opérations qui constituent après tout la figure
matérielle de ce que je vous dis ici. Alors on avait parlé d’abord de la
restructuration globale, c’est-à-dire de ²pourquoi une nouvelle
découpe du texte ?². Et je vous avais d’ailleurs distribué la nouvelle table
des matières de cette République. Et là
on entrait dans des questions qui sont des également des questions générales,
puisque le problème de savoir qu’est-ce que c’est exactement la construction de
ce texte est un problème compliqué et qui touche à certains paramètres
essentiels de la philosophie platonicienne, pour la raison que cette
philosophie a choisi de ne pas s’exposer,
précisément, dans la figure du discours de l’université. En réalité le texte de
Platon embête tout le monde, depuis toujours, parce que c’est un texte
insaisissable. C’est un texte doté d’une théâtralité qui fait qu’on ne sait
jamais exactement qui parle, on ne sait pas exactement la position de celui qui
s’appelle Platon dans cette affaire, puisque celui qui parle c’est quelqu’un d’autre
qui s’appelle Socrate ; il n’y a pas de Platon dans le texte. Donc
qu’est-ce que c’est que ce texte fuyant et labyrinthique ? Qu’est-ce que
c’est que ce mode d’expression qui esquive la forme canonique que va prendre
petit à petit la philosophie, qui est la forme du traité. De ce point de
vue-là, je vous le rappelle, l’inventeur du discours de l’université c’est
Aristote, ça ne fait pas l’ombre d’un doute… Invention géniale qui a donné
ensuite, pendant des siècles et des siècles, la figure textuelle de la
philosophie, et de ce point de vue-là c’est tout à fait une erreur de
considérer que Platon a fixé, lui, le régime de la philosophie. Il a fixé
beaucoup de choses, un certain nombre d’ordonnancements conceptuels etc., mais
il n’a pas du tout fixé le régime discursif de la philosophie. En réalité ça
n’a eu presque aucune descendance ¾ c’est très frappant. Il y
a des gens qui, de temps en temps, font des dialogues mais ce sont toujours des
pastiches, et ce sont toujours des moments secondaires de l’expression de leur philosophie. Donc Platon
dont on dit qu’il est à l’origine, à l’originaire, fondateur finalement de la
perdition métaphysique de la pensée, est en réalité plutôt une personnalité
absolument singulière et originale, et sans descendance visible quant à son
régime d’expression, sans descendance perceptible. Ça c’est très intéressant.
Et donc je le disais parce que
du coup la question de savoir ²qu’est-ce que c’est que le plan
de son texte ?² est une question intéressante. Et je vous proposais de
dire qu’il faut plutôt avoir à l’esprit ce que sont les actes d’une pièce de
théâtre que les chapitres d’un traité. Voilà. Parce que c’est plutôt à cela que
ça ressemble. C’est-à-dire c’est une exposition dont la dramaturgie est le véritable modèle, et pas du tout les
enchaînements. Bien sûr il y a des enchaînements, il y a des raisonnements,
mais ils sont toujours assignés à un personnage, et ce personnage va être
vainqueur ou vaincu dans l’affrontement théâtral, et c’est ça qui va solder
finalement, et rythmer le texte. Et je pourrais commenter longuement (je ne le
ferai pas ici, je l’ai déjà fait la dernière fois) le sens de cette
théâtralisation, chez un auteur qui produit une critique explicite du théâtre
(comme représentation, fiction, imitation, etc.) tout en s’empressant pourtant
d’employer ses méthodes ; et qui est resté solitaire dans l’histoire de la
philosophie, en dehors de quelques tentatives limitées d’expressions théâtrales
ou dialoguées qui donnent toujours l’impression d’être des pastiches de Platon.
Voilà pourquoi la restructuration globale est liée absolument à cette
singularité platonicienne sans descendance ¾ et ça c’est une piste quand même, par rapport à la
thèse selon laquelle Platon a fixé pour des siècles le régime majeur de la philosophie.
En réalité il est très étrange, s’il l’a fixé, qu’il l’ait fait dans une forme
qui, elle, n’a eu aucune descendance vivante, jusqu’à nos jours. Et de ce point
de vue-là je crois qu’il est beaucoup plus légitime de dire que c’est Aristote
qui a fixé le régime courant fondamental de l’histoire de la philosophie.
Or on peut prouver, c’est un des
buts de ma traduction de ce texte, qu’entre l’origine platonicienne et
l’origine aristotélicienne il y a une divergence essentielle, et que ça définit
pratiquement deux lignées possibles, entrelacées naturellement, enchevêtrées
mais distinguables. Deux lignées possibles dans la totalité de l’histoire de la
philosophie, et qui nous intéressent d’autant plus aujourd’hui que c’est aujourd’hui que nous avons le triomphe universel
d’Aristote ; derrière tout ce que vous voulez, derrière la philosophie
grammairienne, derrière le tournant linguistique, derrière certaines formes de
l’empirisme, derrière le mode de rapport aux sciences, etc., derrière la thèse
de la souveraineté naturelle de la classe moyenne, pour les régimes politiques
acceptables, qui est une thèse explicite d’Aristote, derrière tout ça on trouve
Aristote. On trouve Aristote et Aristote est véritablement la matrice des
régimes de nos sociétés, alors que Platon en en été explicitement exclu
puisque, comme je le souligne souvent, la totalité des philosophies du XXe
siècle ont été antiplatoniciennes, de Nietzsche à nos jours hein.
Et cette exclusion, c’est
peut-être seulement maintenant, à l’occasion du fait que je vous parle, que je
comprends son sens profond. C’est-à-dire que cette exclusion s’est donnée avec
son propre régime d’interprétation, que vous connaissez tous
parfaitement : on a désigné, singulièrement depuis Kant, la philosophie
platonicienne comme le paradigme de la philosophie dogmatique, et on l’a
exclue, comme philosophie dogmatique d’abord puis ensuite comme philosophie
idéaliste ¾
c’étaient les deux griefs. La philosophie dogmatique c’était plutôt un grief de
la droite libérale (si je puis dire), et le caractère idéaliste c’était plutôt
un grief de la gauche matérialiste. Mais tout ça a convergé, vers l’idée qui
désignait le platonisme comme devant être exclu pour qu’un régime nouveau de la
philosophie puisse être inauguré. Régime nouveau qui se présentait soit sous la
forme de la critique, soit sous la forme du matérialisme révolutionnaire, mais
qui dans tous les cas avait besoin d’un geste antiplatonicien pour ouvrir sa
propre carrière.
Et en réalité ce que tout cela a
en définitive préparé, eh bien c’est le triomphe d’Aristote. C’est-à-dire, il
faut le dire, le triomphe de la philosophie universitaire, au sens où l’on
définit ici l’université non pas comme une institution, mais comme un type de
discours, un type d’approche des choses où la classification, la mise en ordre,
un certain mélange raisonnable de conceptualité et d’empirisme, une volonté de
se tenir dans la moyenne des choses, une reconnaissance (sur n’importe quelles
questions) du jeu des opinions, etc., etc., sont à l’ordre du jour.
Tout ça pour dire que si on veut
se sortir de là un geste platonicien est inévitable ¾
quels qu’en soient la forme, les référents ; qu’on parle de Platon ou
qu’on n’en parle pas, un geste platonicien est inévitable parce qu’il faut
remonter au point où cette prescription sur la philosophie, issue et
co-naturelle au discours de l’université, a été mise en place. Et on revient à
Platon qui tient, lui, de façon explicite, un discours qui dans la
classification de Lacan serait en partie insituable. Bien sûr il y a des
éléments de discours du maître chez Platon, mais il y a de toute évidence,
Lacan n’a cessé de le reconnaître, des éléments du discours de l’analyste et
des éléments du discours de l’hystérique, et même de temps en temps, il s’en
donne aussi le luxe, des éléments du discours de l’université (quand il veut
montrer qu’il saurait le faire aussi, quand il dit ²je
saurais aussi faire un raisonnement en forme², voilà). Mais le point
d’origine de son dire, à mon avis, n’est pas exactement situable en un point
des discours, comme l’est de toute évidence celui d’Aristote.
Et moi je soutiendrai la thèse
suivante : c’est que la philosophie est un discours, je vous l’ai déjà
dit, c’est un discours essentiellement
impur. C’est-à-dire c’est un discours qui ne se laisse pas domestiquer (si je
puis dire), même dans la théorie lacanienne des quatre discours. D’ailleurs
Lacan lui-même oscille : de temps en temps il dit « la philosophie
c’est le discours du maître » (ce qu’on peut dire), et il dit de temps en
temps « la philosophie c’est le discours de l’université », etc. Il
oscille là-dessus. Et il a raison parce que, d’une certaine façon, la
philosophie, et ça c’est ce que Platon enregistre dans la figure théâtrale de
son écriture, la philosophie c’est un discours non-classé. Non-classé, et en
définitive inclassable. Ce qui veut aussi dire qu’il est totalement
bâtard ; il est fait de bric et de broc hein. Au fond, si on lit du
Platon, pour employer une métaphore contemporaine, c’est une
installation : il y a un peu de tout. Le texte de Platon c’est une
installation : il y a un bonhomme, il y a un portrait d’un tel qui est
Thrasymaque, il y a des gens, il y a des citations de poèmes, il y a des
démonstrations de mathématiques, il y a des moments où c’est très drôle, il y a
des moments où c’est assez assommant, il y a des gens qui disent « oui,
oui »… Il y a tout ce qu’on veut là-dedans. C’est fabriqué comme une
espèce de collage général, avec les ressources du temps. Et de ce point de
vue-là il faut se méfier beaucoup, quand on veut reconstruire ça dans un ordre,
eh bien on risque fort de manquer, justement, cet aspect multiforme de la prose
spéculative de Platon. Voilà.
Ensuite l’opération à laquelle
nous nous étions consacrés la dernière fois c’était l’universalisation. Alors
l’universalisation c’est l’opération qui consiste à délivrer Platon de
l’hellénisme, de le délivrer des études grecques. Alors là aussi c’est la même
chose, je l’ai dit déjà la dernière fois, l’hellénisme est indispensable, il
faut que le texte soit conservé, traduit, amélioré, que quand on découvre des
nouvelles interprétations ou même des nouveaux fragments de texte tout ça soit
incorporé, il y a un travail considérable qui est tout à fait nécessaire, un
travail archéologique, généalogique, d’établissement. Et la traduction
rigoureuse, c’est-à-dire la traduction qui peut se réclamer à tout moment, avec
des paramètres et des garanties syntaxiques et sémantiques du texte, est aussi
un exercice indispensable qui doit de surcroît être refait périodiquement. Mais
ceci, d’une certaine manière, nous donne le texte mais non pas le corps à corps
de la contemporanéité avec le texte ; ceci tente au contraire de nous
donner le texte dans la perfection d’une momie ; c’est-à-dire momifié au
plus près de ce qu’était sa supposée vie à l’époque où il a surgi, à l’époque
où il a été écrit, où il a été fait. Et donc l’universalisation va supposer que
l’on défasse quelque chose de cette adhérence textuelle aux conditions
particulières de l’époque ¾ c’est pour ça que ça s’appelle
l’universalisation : il va falloir restituer le texte, à partit non pas de
ce qu’il a de plus particulier, mais à partir de ce qu’il a de moins particulier. Il va falloir le restituer à son universalité
latente, et non pas mener le travail de traduction ou de production d’un texte
à partir de lui-même, en resserrant la particularité (ce qui est un travail
généalogique important), mais au contraire conduire la traduction à partir des
points qui ont assuré la survie de ce texte, à savoir les points qui
précisément n’exigent pas pour être compris qu’on soit un citoyen grec du Ve
siècle. Parce que si vous voulez lire le texte comme un citoyen grec du Ve
siècle il faut faire beaucoup de notes, il faut faire énormément de notes. C’est-à-dire
que vous pouvez toujours, pour n’importe quelle phrase pratiquement, faire des
notes considérables pour expliquer l’allusion qui est là à ce qui s’est passé,
etc., c’est un travail qui est intéressant mais vous voyez bien que c’est une
momification du texte parce que c’est quelque chose qui renvoie le texte, qui
le repousse petit à petit vers son origine particulière. Alors moi je propose
de dire que quand on est dans un travail de cet ordre avec un texte il faut
l’universaliser, c’est-à-dire il faut au contraire partir de ce qu’il a
d’universel et pas le repousser constamment, ou l’enfoncer le malheureux, dans
sa particularité jusqu’à ce qu’il soit complètement asphyxié.
Alors je proposais de ce point
de vue-là (je récapitule très vite), je proposais trois grandes opérations de
cette universalisation que je rappelle rapidement :
1)
bon, la première consistait à montrer que la théorie
platonicienne prévoit pour l’élite dirigeante une éducation sélective spéciale
qui comporte un cursus considérable, dont le livre retrace toutes les étapes en
matière de musique et littérature, en matière de gymnastique et sport, puis en
matière d’arithmétique élémentaire, puis en matière d’arithmétique supérieure,
puis en matière de géométrie, puis en matière de géométrie dans l’espace, puis
en matière de dialectique ; un cursus qu’on devrait d’ailleurs mettre en
place dans toutes les écoles [Badiou se marre], à partir de la maternelle, mais
qui est manié par Platon comme s’il ne pouvait exister que dans la vision de la formation d’une élite restreinte.
Ici le geste d’universalisation est de faire travailler le texte dans la
direction du fait que cette éducation peut parfaitement être universalisée. C’est-à-dire
que ce qui est dit dans La République concernant la formation des gardiens doit être pris, au pied de sa
lettre, comme concernant la formation de tout le monde.
Cette opération, à ma propre
surprise, est assez légère finalement. Elle peut apparaître comme un retournement
de Platon en sens inverse de ce qu’on dit toujours de lui, mais en réalité
quand vous travaillez vous travaillez sur le texte même (c’est l’avantage là),
il n’y a pas grand-chose à faire pour le tirer en ce sens. Et pour une raison
très simple : c’est que après avoir dit qu’on va s’occuper de l’éducation
des gardiens et qu’il n’y en aura pas beaucoup, le livre ne s’occupe que de l’éducation des gardiens. Ce qui arrive aux autres
gens finalement… : bon, on dit simplement qu’un cordonnier fait des
souliers ¾ voilà c’est à peu près tout ce qu’on en dit, on ne s’y
intéresse pas du tout. Alors évidemment on peut dire : « c’est
l’aristocratisme platonicien dans toute son horreur, il ne s’intéresse pas du
tout à ces gens-là ». Oui mais l’avantage c’est que finalement le fait de
dire que ce qui vaut pour les gardiens vaut pour tout le monde est une
opération à laquelle le texte se prête, absolument.
Et en réalité ce n’est qu’un
pessimisme anthropologique de Platon qui lui fait dire que ça ne peut être
qu’une petite élite. Effectivement on peut imaginer que dans une société où il
y avait probablement 95% d’illettrés, des esclaves, des femmes qui ne
participaient à rien du tout, etc., il n’allait pas facilement avoir l’idée
qu’on pouvait proposer ce régime éducatif à tout le monde. Mais nous, nous pouvons.
Nous, nous pouvons prendre le protocole éducatif de Platon et dire
« excellent pour tout le monde », voilà. Et ça c’est une opération
d’universalisation essentielle, et qu’on peut pratiquer dans le texte. C’est-à-dire
évidemment La République que vous lirez
lorsque je l’aurai finie, c’est une République qui dira ça, qui sera très très près du texte de
Platon, mais qui dira cependant : ce programme éducatif est un programme
éducatif pour tout le monde. Et les changements, je le répète, seront des
changements légers.
Ça c’est le premier point. Il est
évidemment massif et essentiel. Et c’est aussi, j’y insiste, comme une
expérimentation scientifique : c’est-à-dire le texte va-t-il supporter que
vous fassiez ça ? Est-ce qu’il va falloir en couper des morceaux énormes
pour faire ça ? Est-ce qu’il va falloir le dénaturer de façon
explicite ? ¾ c’est une expérimentation ça ! S’il fallait couper
la moitié du texte, s’il fallait changer des choses extrêmement importantes,
s’il fallait le remodeler entièrement, on pourrait dire « c’est une opération
forcée ».
Mais je témoigne de mon
expérience : c’est une opération légère, ce n’est pas une opération
forcée. Et en réalité je pense que là on exprime ce qu’était la vérité du
communisme de Platon, qui était que ce qu’il considérait comme ²bien²
c’était l’éducation des gardiens hein, et ce qu’il considérait comme impossible
c’était l’universalisation de ce bien. Mais la première opération était en un
certain sens, pour lui, beaucoup plus importante que la seconde : c’est-à-dire
démontrer que le programme politique qui est le sien est adéquat à une vie
politique entièrement renouvelée, à une vie collective entièrement renouvelée,
de signification ou de portée communiste (comme tout le monde l’a vu au XIXe
siècle), ça c’était l’opération majeure. Après, eh bien le fait que ça ne soit
pas pour tout le monde, ça c’est une opération qu’au fond j’appellerais ²anthropologique² ;
c’est-à-dire c’est l’anthropologie de la Grèce du Ve siècle, et en
fait, en un certain sens, ça ne nous intéresse pas. Ça ne nous intéresse pas
parce que nous ne sommes pas dans la même situation, nous ne sommes pas des
Grecs du Ve siècle. Et si on nous dit en notes que ça vient du fait
de l’anthropologie du Ve siècle, nous sommes bien d’accord, mais si
le texte peut fonctionner autrement tant mieux. Tant mieux ; on aura moins
de notes en bas de pages pour nous rappeler que les Grecs c’était comme ça. En
plus comme vous le savez, aujourd’hui, les Grecs c’est autre chose [sourires]…
Voilà.
2)
La deuxième opération, je le rappelle, portait sur le rapport
aux vérités, c’est-à-dire le rapport aux procédures de vérités qui sont
extérieures à la philosophie, qui lui préexistent, qui sont indépendantes, et
qui, je vous le rappelle, dans le corpus platonicien, mais je crois que c’est
généralisable, sont principalement représentées par les mathématiques,
l’activité artistique, la politique bien sûr, et le transfert amoureux. Ces
quatre régimes, à la fois de production et d’acquisition des vérités, sont
manifestement disposés dans le texte platonicien. Et là je proposais des
petites opérations universalisantes, très localisées et très précises, que je
ne rappellerai pas ici. J’en donne simplement un exemple : si on prend le
rapport de Platon aux arts, à la fois dans sa critique de la poésie et dans le
programme qu’il propose pour la formation littéraire et musicale des jeunes
gens, programme très détaillé, eh bien ce qu’on voit c’est qu’il y a une
critique de l’art en tant qu’art imitatif, c’est-à-dire une critique de l’art
en tant que représentation, en tant que répétition ou tentative de répétition
de la nature, il y a une critique de cela en même temps qu’il y a un usage
généralisé de la polyphonie théâtrale (comme je le disais tout à l’heure).
Alors on voit bien qu’il y a une
ambiguïté sur ce point, et en même temps, ce qu’on voit, ce qu’on sait, nous, c’est que l’histoire de l’art lui-même, et
notamment des arts auxquels Platon est le plus hostile, c’est-à-dire en réalité
la peinture et la poésie descriptive hein, eh bien on voit que la critique de
la représentation, la critique des limites imitatives de ces arts, est
interne à l’histoire de ces arts
eux-mêmes ; c’est-à-dire que, on le sait très bien, les arts ont
historiquement, petit à petit, dès le début, déposé les figures imitatives, ou
la surprise de l’imitation ; ils l’ont considérée en réalité, très rapidement
et progressivement, comme une donnée secondaire de la puissance artistique, par
rapport à la symbolisation, par rapport aux métaphores, par rapport à la leçon
et à l’organisation formelle. Et par conséquent ce qui était critique externe
chez Platon s’est manifesté historiquement comme critique interne. C’est-à-dire
ce qui était un philosophème qui jugeait le caractère stérile de l’imitation artistique
a été historiquement le processus immanent de devenir de tous les arts,
jusqu’aux points contemporains que nous connaissons où la critique de la
représentation est un motif explicite de gouvernement du destin des arts.
Et par conséquent nous pouvons
tout à fait rectifier le jugement de Platon en tenant compte de cette
immanence. Que le processus critique dans lequel Platon est engagé est en
réalité un processus qui n’est pas un processus de l’extériorité de la
philosophie par rapport aux arts mais un processus de l’intériorité de la
pratique artistique elle-même. Et de petits déplacements dans le texte nous
rendent cette opération possible aussi. Voilà. Et ça c’est une universalisation
qui va obliger simplement (ça j’y viendrai tout de suite après) à quelques
anachronismes hein, pour faire résonner, dans le texte de Platon, eh bien ce
qu’il en est de l’histoire de l’art, et ne pas coller entièrement le texte aux
pratiques artistiques de son temps, telles qu’il les voyait lui-même, c’est-à-dire
de façon déjà un tout petit peu archaïsante hein. Voilà, ça c’était le deuxième
type d’opération.
3)
Et puis le troisième type d’opération c’était ce que l’on peut
appeler le traitement des résistances à l’universalisation. Parce que là j’ai
signalé des opérations dont je vous ai dit qu’elles étaient faisables, mais il
y a des résistances, il y a des points où c’est plus difficile.
Alors les points de résistance en
fait dans le texte (qui sont souvent brandis pour expliquer que c’est terrible
quoi, que c’est effrayant Platon, que c’est totalitaire ¾
enfin quelque chose comme ça), les points de résistances sont des points où le
discours philosophique est collé à la particularité anthropologique dans
laquelle il se situe. C’est un collage. Bon, la philosophie nous intéresse…
Nous savons bien que toute philosophie a une origine particulière dans l’espace
et dans le temps hein (ça bien sûr) mais ce n’est pas cette origine
particulière en tant que telle qui nous
mobilise nous, sinon la philosophie ne serait qu’un document historique. Si
elle est autre chose qu’un document historique, eh bien c’est qu’elle est
largement décollée de la stricte particularité historique dans laquelle elle se
déploie, et qui existe toujours.
Donc la philosophie, comme tout
ce qui touche aux vérités, est une synthèse difficile entre des éléments, des
matériaux absolument particuliers qui sont ceux de son origine
spatio-temporelle et historique d’un côté, et de l’autre quelque chose, dans la
procédure qui est la sienne, qui interdit de réduire cette particularité. Alors
je propose d’appeler cette particularité en général ²des
données anthropologiques². D’ailleurs on peut les étudier par une anthropologie
historique finalement. On peut proposer une anthropologie historique de
Platon : c’est-à-dire on repèrera tout ce que le texte de Platon emprunte directement
aux coutumes, aux usages, aux traditions, aux préjugés, aux aberrations, aux erreurs,
à la religion (à tout ce que vous voulez) de son temps ¾
c’est tout à fait possible. Et on va trouver beaucoup de choses évidemment. On
va trouver beaucoup de choses parce que le matériau impur dans lequel la prose
philosophique se déploie absorbe toute une partie de ces matériaux anthropologiques,
dont une bonne part est, pour nous, opaque. Ce n’est pas seulement que c’est
bon ou mauvais, c’est tout simplement opaque : il y a des choses qui sont
difficiles à comprendre parce que c’est un matériau anthropologique tellement
collé à la particularité de l’époque que l’accès qu’on peut s’y ouvrir est
difficile.
Alors il faut, quand on rencontre
dans le texte de La République, enfin
dans les textes de Platon en général, des données de cet ordre… Que
faire ? Que faire ? Alors là je propose trois opérations, dans un
ordre de radicalité croissante, et je vous donnerai à chaque fois un exemple.
On peut les varier ces données anthropologiques. Alors je m’explique :
vous avez une proposition philosophique qui est liée ou exemplifiée par une
particularité frappante de l’époque dans laquelle Platon écrit. Je prends une
question par exemple : dans l’éducation des jeunes gens le fait d’aller au
gymnase est important, s’inscrit dans tout un protocole de l’éducation
physique, et la conception que se fait la société grecque de la gymnastique
c’est qu’on y est entièrement nu ¾ voilà, c’est comme ça.
Aujourd’hui on est moins nu, même dans les salles de gym hein, mais à l’époque
de Platon on est nu. Et alors comme Platon estime que les femmes ont absolument
droit à la même éducation que les hommes ¾ je le signale au passage,
il se pose comme un des plus grand féministes de l’Antiquité, parce que
simplement dire ça c’était un élément extraordinairement révolutionnaire. Et
l’objection que lui font immédiatement les jeunes gens c’est : « mais
elles vont être nues aussi ? ». Alors ça on peut dire que c’est un
élément anthropologique.
Alors cet élément anthropologique
comment le traiter ? Platon lui il ne s’embarrasse pas, il répond :
« oui, elles seront nues ». Mais si vous voulez donner à voir le type
de raisonnement qui se glisse dans cette affaire, vous ne devez absolument pas
supprimer cet exemple, puisqu’il est pertinent et intelligible quoique tout à
fait anthropologique, mais vous pouvez l’élargir. L’élargir comment ? Eh
bien en montrant qu’il y a toujours, dans l’éducation, un problème de mixité.
Il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas si longtemps, chez nous, que les écoles
de filles et les écoles de garçons étaient séparées. Donc ce vieux problème
platonicien, qui se pose sous la forme de « est-ce que les filles vont
quand même aller à poil dans le gymnase ? »… qui effarouche beaucoup les
jeunes gens d’ailleurs, ils sont très effrayés de la position platonicienne,
ils ne s’y voient pas hein, avec les filles nues dans le gymnase. Et Platon
là-dessus leur dit : « eh bien si vous êtes philosophes il faut y
aller » [sourires]… Si on veut le faire résonner, non seulement dans sa
particularité qui est amusante et frappante, mais de façon un petit peu plus
ample, on peut par exemple glisser, en une phrase, que cette question de la
mixité on sait qu’elle court dans les questions éducatives jusqu’à
aujourd’hui ; jusqu’à aujourd’hui où, comme vous le savez, le débat est
réouvert pour savoir si finalement la mixité ce n’est pas une contre-finalité,
et où on a des établissements privés qui font leur pub sur le fait qu’ils sont
de nouveau pas mixtes, voilà, et qu’il faut payer très cher pour une école
[Badiou se marre] pas mixte maintenant. Alors ça on sent que c’est très proche
de ce que raconte Platon.
Donc vous pouvez varier la chose.
Là vous la faites varier dans le temps et dans l’espace, sans la transformer. Ça
c’est le premier exemple des opérations de variations. Ce qui va ouvrir la voie
à un certain nombre d’anachronismes délibérés, qui seront introduits dans le
texte, de façon à montrer que ce qui nous intéresse dans ce texte est décollé
de la particularité anthropologique de telle sorte qu’il peut être exemplifié
par des points de l’espace ou du temps tout à fait éloignés de cette
particularité. Donc l’anachronisme est un anachronisme méthodique, il n’est pas
ornemental, il consiste après tout à mettre en scène, dans le texte,
l’universalité de ce texte, même là où il était appuyé sur des particularités
extrêmement fortes. Ça c’est la méthode de la variation et je l’utilise tout à
fait souvent, y compris souvent à un simple détour de phrase. Par exemple si
quelque chose chez Platon traite de la virtualité ou de la possibilité, je ne
m’interdirai pas de faire dire à Socrate : « comme le dit notre collègue
Deleuze, la virtualité… », voilà ! Et là c’est une simple variation,
qui a pour but de montrer que ce qui est dit là, effectivement, on peut le
référer à notre collègue Deleuze, comme lui va le référer (mettons) peut-être à
Héraclite hein ; mais c’est donner comme ça la ligne de parcours du
concept, de la pensée et de l’Idée, dans sa capacité à traverser des
particularités anthropologiques entièrement différentes, c’est ne pas rester
collé sur ces particularités. Alors quand ça c’est possible… C’est la méthode
de variation.
La deuxième méthode c’est une
méthode de remplacement. La méthode de remplacement consiste à valider
évidemment l’exemplification ou la proposition platonicienne mais, tenant
compte du fait qu’elle est ou devenue très étrange ou même parfois entièrement
opaque. Elle autorise que, tout en conservant l’élément structural de la démonstration,
on lui substitue un équivalent qui, lui, va être immédiatement beaucoup plus
accessible ou beaucoup plus compréhensible.
Alors je donne deux exemples tout
à fait différents. Le premier est un exemple scientifique : Platon à un
moment donné explique que la cité idéale qu’il propose (j’emploie ce mot parce
qu’il est courant ; ce n’est pas du tout une cité idéale en réalité mais
enfin bon…), qu’à propos de la proposition politique qui est la sienne les
jeunes gens lui demandent : « mais comment ça se fait que ça finit,
ça ? », « est-ce que c’est éternel ou est-ce que ça
finit ? ». C’est une question évidemment tout à fait intéressante.
Est-ce que cet ordre politique, fondé sur des tas de choses complexes, est-ce
qu’il vérifie la formule de Hegel selon laquelle tout ce qui naît mérite de
périr ? Ou bien est-ce qu’au contraire c’est une fondation si stable que
lui est garanti un avenir d’immortalité ? Et alors, de façon surprenante
pour les jeunes gens, Platon répond, enfin Socrate répond : « non, ça
va mourir aussi ». Ça va mourir aussi. Et ça va mourir dans des conditions
telles que ça va engager le cycle, après, des sociétés successives
(timocratiques, oligarchiques, démocratiques et tyranniques) qui vont se
succéder, s’emboîter les unes dans les autres, et donc quelque chose de la
politique ordinaire est ouvert par la fin de la politique idéale. C’est
intéressant parce que ce n’est pas le communisme comme fin de l’Histoire, c’est
plutôt le communisme comme début perdu de l’Histoire, par une corruption
interne.
Et alors les jeunes gens lui
demandent : « mais comment ça finit, puisque tout est très bien
là-dedans ? ¾ tout le monde est philosophe, l’éducation est
générale… ». Et alors là, évidemment, il y a un élément fabuleux qui est
introduit. Et l’élément fabuleux c’est que la réglementation des choses exige
une espèce d’arithmétique des populations, et cette arithmétique des
populations (dont je ne vous donne pas le détail parce qu’il est très compliqué
chez Platon) suppose un nombre-clé qui la règle, et que ce nombre-clé,
inéluctablement, on finit par l’oublier. C’est très étrange comme histoire
n’est-ce pas… Très étrange. C’est-à-dire qu’il y a une usure de la répétition,
c’est ça que ça veut dire. C’est-à-dire que si la chose se perpétue c’est qu’elle
se répète, génération après génération. Mais Platon sent bien que la répétition
ne peut pas être, par elle-même, un principe de conservation. La répétition est
aussi, et nécessairement, une usure.
Et comment ça va se manifester
cette usure ? ¾ c’est un symbole qu’il nous donne là. Cette usure va se
manifester par le fait qu’à un moment donné quelque chose va être perdu ;
c’est ça une usure. Une usure c’est toujours qu’à un moment donné quelque chose
est perdu. Et donc il y a une perte inéluctable dans tout processus, et y
compris et surtout dans un processus qui prétend être parvenu à sa pérennité.
Parce que s’il prétend être parvenu à sa pérennité c’est qu’il est mangé du
dedans par la répétition hein, c’est ça le péril des représentations idéales
n’est-ce pas : si vous pensez qu’une chose est parfaite, alors vous pensez
qu’elle n’a plus qu’à se répéter. Or Platon sait très bien que ce qui se répète
finit par oublier sa propre nature, et que donc il anticipe sur ce point des
considérations de Kierkegaard qui pointent que la répétition est toujours payée
par une perte. La répétition, apparemment, c’est ce qui se répète sans perte,
mais en réalité l’essence de la répétition est d’oublier ce qu’elle répète.
Et alors là c’est un nombre. Un
nombre social, essentiel, qui va être oublié. Et quand il va être oublié, après
ça va se corrompre, voilà. La société idéale va se corrompre, va se transformer
en autre chose qu’elle-même, et en particulier les gens vont se mettre à
rivaliser ¾
c’est ça la corruption. Ça il l’a très bien vu. C’est l’émergence de la
concurrence. L’émergence de la concurrence est l’élément corrupteur principal.
Et ils vont devenir glorieux, ça va être la société de l’honneur militaire qui
va surgir, c’est-à-dire la société où l’on se bat en duel, où les plus forts
plastronnent, etc. Et ça c’est parce qu’on a oublié le nombre, le nombre-clé de
la société idéale.
Alors, voilà… Alors… Comment
traduire cette chose-là ? Je pense qu’il faut lui garder son caractère de
fable métaphorique évidemment, on ne va pas substituer à ça une théorie de la
répétition… Ah non ! on ne va pas… Ça ce serait une interprétation :
celle que je vous donne. Alors on va lui laisser son caractère de fable. Mais
l’arithmétique que Platon engage dans cette affaire est une arithmétique qui
nous est incompréhensible. Elle nous est incompréhensible dans sa langue et
parce qu’elle se réfère aux classifications et à une théorie des nombres qui
ont entièrement disparu. On ne sait plus ce que les mots employés par Platon veulent réellement dire. Il faut
des pages et des pages entières de notes, écrites par des savants extrêmement
érudits qui ont reconstitué très péniblement ce que tous ces mots voulaient
dire. C’est une arithmétique tout à fait rigoureuse mais sémantiquement
entièrement archaïque. Donc qu’est-ce qu’on va faire ? On va laisser la
fable numérique, mais on va la faire dans une arithmétique accessible
hein ; c’est-à-dire une arithmétique assez dense quand même, pour ne pas
enlever le caractère de fable mathématique véritable, mais dans les termes de
la mathématique d’aujourd’hui, dans l’arithmétique d’aujourd’hui. C’est ce que
j’appelle l’opération de remplacement hein.
Et c’est une opération très
importante, parce que ces passages-là de Platon, tout à fait intéressants, ont énormément
soufferts de leur archaïsme indémêlable. Et donc il faut clarifier sans
changer. Et là on va simplement substituer
à une arithmétique archaïque une arithmétique qui est celle qu’on apprend dans
les écoles aujourd’hui. Voilà. Et on montrera ainsi que le fait de présenter
tout ça sous la figure d’une fable mathématique a du sens ; on gardera ce
point, voilà.
Et maintenant je vous donne un
autre exemple, tout à fait différent. Il y a un passage absolument terrible de La
République, il y en a plusieurs de
terribles, il y a un passage où à propos de l’éducation des enfants Socrate
explique qu’il faut les habituer très tôt à la vue du sang, à des étripages, à
des choses comme ça ; et il propose qu’on les emmène sur des champs de
bataille à l’âge de quatre ans. C’est assez sévère ça. C’est assez sévère. Et
pourquoi ? La raison est très simple c’est que, contrairement à ce qu’on
croit n’est-ce pas, même dans ces sociétés extrêmement rudes la guerre était
une chose terrible, absolument terrible. On a des témoignages littéraires
là-dessus : par exemple le moment où la phalange chargeait l’adversaire
était un moment terrifiant pour les Grecs eux-mêmes ; ce n’est pas seulement terrifiant pour nous
quand on le voit au cinéma. C’était un moment absolument terrifiant. Au point
que d’une part ils étaient tous à moitié drogués (ils buvaient un bon coup et
tout ça), et d’autre part on était obligé de les rassembler pratiquement par
communautés villageoises, et on mettait ensemble les copains, les amis, de
manière à ce qu’au moins ils se soutiennent, qu’au moins ils soient trois ou
quatre qui se connaissaient et… Enfin c’était très dur d’y aller ¾
vraiment ! C’était presque impossible.
Alors ce que Platon dit, et qui
était d’ailleurs pratiqué, pas dans cette radicalité mais qui était pratiqué,
c’était : à ce genre de choses il faut s’y habituer très tôt. Il faut
s’habituer très tôt à voir quelqu’un éventré par une lance hein, qui est un
spectacle absolument effroyable. La lutte à l’arme blanche, il faut voir ce que
c’était. C’est pour ça qu’on éduquait les jeunes gens à ce type de combat très
tôt, et qu’on leur apprenait... Alors là il y a toutes les histoires sur les
Spartiates auxquels on apprenait ces choses-là très tôt, et c’est pour ça
qu’ils étaient reconnus comme des soldats de grande valeur. Alors Platon
radicalise ce point en disant : ²finalement il faut créer
là-dessus une espèce d’habitude, d’accoutumance, et je pense que c’est le
mieux, dit-il ; plus tôt on pourra les y mettre mieux ça sera².
Donc il propose vers 4-5 ans… On se demande pourquoi pas vers 3 ou 2
d’ailleurs ? [sourires]… On peut toujours trouver plus radical que soi. Et
même on peut y envoyer les femmes enceintes aussi [rires]. La question… Je fais
une parenthèse : bien sûr Platon qui parle de tout parle de l’usage des
femmes dans les batailles. Et il y a une chose qui m’a toujours frappé, c’est
qu’il dit ceci, il dit… Bien sûr là aussi l’égalitarisme de Platon va jusqu’au
fait qu’on peut tout à fait engager les femmes dans la guerre, dans les batailles.
Il ne leur réserve pas seulement les bons postes de commandement, mais aussi
les risques associés. Et le jeune Glaucon dit : « oh là là, oui c’est
vrai, on pourrait même les mettre en première ligne » parce que Socrate
commence à dire de façon modérée « on va les mettre en réserve », ou
bien « on va les mettre derrière leurs hommes », expliquant que les
hommes se battront mieux s’ils ont leur femme derrière, ne serait-ce que par
vanité, pour ne pas apparaître comme des minables par rapport aux voisins. Et
Glaucon dit « mais non ! on peut les mettre au premier rang »,
et il ajoute : « là vraiment, si elles sont au premier rang l’ennemi
va avoir une peur terrible et il va foutre le camp » [Badiou pouffe de
rire]… Cette image effectivement des femmes en première ligne comme ça est
visiblement pour Glaucon une image absolument terrifiante, qui va créer la
panique dans les rangs adverses.
Donc voilà. Donc il faut éduquer
tout ça comme il faut, femmes et enfants. Et comment alors traduire ça ?
On ne va pas adultérer nécessairement le texte, mais on va voir qu’en réalité
la question sous-jacente c’est une question en effet très importante qui
est : qu’est-ce que c’est qu’une didactique du courage ? C’est-à-dire
finalement : est-ce que le courage ça s’apprend ? ¾
parce que là c’est ce qu’il propose de dire. Il propose de dire : ²en la
matière le courage obligé de la guerre va s’apprendre, au régime d’une
habitude ; on ne peut pas l’apprendre autrement²,
etc. Et donc la vraie question c’est : est-ce que la didactique du courage
est nécessairement une didactique de l’habitude ? Et donc on va (peut-être
parce que je n’ai pas encore décidé la chose, parce que je n’ai pas vraiment
traduit ce passage, que j’ai lu en grec mais…)… On peut hésiter là : on
peut être soit dans une variation, soit dans un remplacement qui chercherait un
équivalent contemporain, dans nos sociétés, de ce problème qui, lui, à mon
avis, est un problème tout à fait essentiel, qui est de savoir s’il existe
ou non une didactique du courage. Et c’est un
point… Vous savez que je considère que le courage est aujourd’hui une vertu
cruciale, précisément parce que l’ordre du monde est si installé que le moindre
écart en fait par rapport à cet ordre requiert quand même un engagement d’une
grande fermeté. Mais y a-t-il un protocole de transmission du courage ? ¾
c’est une question que Platon pose et qu’il résout en disant : ²la didactique
du courage, en tout cas pour ce qui concerne ce courage physique relatif à la
guerre, eh bien c’est une didactique de l’habitude. S’il a vu couler le sang,
s’il a vu des types étripés, décapités, égorgés, depuis l’âge de cinq ans, ça
ne lui fera plus grand-chose². Et moi ce que je pense c’est qu’il faut mettre en
discussion ce point. C’est-à-dire que ce serait une varitation-remplacement :
il se peut qu’il existe des figures de didactique du courage qui ne relèvent
pas strictement de l’habitude, et que le courage puisse être une vertu de la
pensée et pas simplement en quelque sorte une vertu de l’ethos ou du corps. C’est une discussion importante que ce
passage met à l’ordre du jour.
Et enfin les données
anthropologiques les plus résistantes sont celles qui concernent en réalité la
vision extraordinairement biologique que Platon et ses contemporains peuvent
conserver sur la question de l’eugénisme, de l’eugénisme sélectif. Ça c’est
absolument présent et courant dans l’Antiquité, à savoir que si on peu éliminer
le plus tôt possible les types qui seront des minables, il n’y a qu’à le faire.
Il assume ça sans la moindre question, ça c’est très frappant. Alors là on peut
signaler le point, mais moi je le supprime tout simplement. Je le supprime.
Oui, je le supprime. J’indiquerai quelque part que ça y est, mais dans la
lecture continue je vais le supprimer. D’abord parce qu’il n’a aucune cohésion
nécessaire avec le reste. Et ensuite, là, je pense qu’on est collé à une figure
anthropologique et particulière de la sensibilité historique, qui est que il
ne voit pas que ça fait problème.
Aujourd’hui, universellement, on
voit que ça en fait, parce que des expériences historiques récentes ont
réactivé cette question hein. Il ne faut pas oublier qu’il y avait un eugénisme
nazi, absolument constitué, qui a conduit en ses débuts à l’extermination des
malades mentaux hein. La question a changé de statut depuis Platon, absolument
et complètement. On ne peut pas écrire un texte philosophique aujourd’hui en
faisant comme si l’eugénisme ne posait pas de questions. On ne peut pas non
plus traduire strictement le texte de Platon sur ce point sans introduire le
fait que ça fait question.
Et donc si le texte est
absolument nécessaire à l’ensemble de la démonstration on va le garder, s’il ne
l’est pas on va l’enlever. Il y aura donc, de ce point de vue-là, quelques
coupes. Quelques coupes quand le dispositif philosophique est si collé à la singularité anthropologique qu’on ne peut pas le
sauver, voilà. Il n’est pas sauvable. Et donc on renverra ça, selon les
méthodes du discours universitaire, on le renverra en note, parce que partout
où il y aura une coupe on fera une note de la coupe, on fera une note sur la
coupe. Mais du point de vue de l’universalisation du texte dans son ensemble on
ne le gardera pas.
Donc on va aller de variation à
remplacement, et de remplacement à coupe éventuelle. Je peux d’ailleurs vous
dire que les coupes de ce genre (parce qu’il y en a d’autres qui sont des
coupes de contraction, mais celles-là je les légitimerai d’un point de vue
stylistique) seront extrêmement peu nombreuses.
Alors voilà pour les opérations
constitutives du texte platonicien.
Alors
la 7e rubrique nous amène au cœur de problèmes philosophiques d’une
importance considérable. C’est ce que j’ai appelé les déplacements conceptuels.
Alors les déplacements conceptuels vont en réalité consister à traduire
certains mots-clés du lexique philosophique de Platon autrement qu’ils ne sont
communément traduits, et autrement que de la manière dont la tradition, très
sédimentée, a acclimatée leur traduction, en français ou dans d’autres langues.
Et
alors pourquoi ? Je pense que quelques concepts-clés de Platon ont été
saturés, du point de vue de leur traduction, par ce qu’on peut appeler
l’amplitude de leur usage. C’est-à-dire la sédimentation historique a alourdi
cette traduction de telle sorte que, à mon avis, elle ne restitue plus, elle
est devenue opaque du point de vue de ce qu’on peut considérer comme le
mouvement universel de la pensée de Platon. Et alors je dirais que dans les
deux cas que je vais vous citer, qui sont évidemment les cas majeurs, les cas
les plus importants, on peut parler, je crois, d’une aristotélisation
rétroactive du lexique de Platon.
Je
commence par le mot ousia. Mot dont on a
bien vu très tôt qu’il posait des problèmes considérables. La traduction la
plus courante est de traduire ousia
par ²essence² :
l’ousia du chien c’est l’essence du
chien. Et donc c’est entièrement captif du dispositif qui va opposer essence et
existence, selon une distinction philosophique canonique qui traverse toute
l’histoire de la philosophie, et que vous retrouvez dans le plus extrême
contemporain : toute une partie du dispositif par exemple de la
philosophie de Sartre consiste à dire que l’existence précède l’essence, et non
pas inversement. Mais je pense que, à regarder de près l’ensemble du texte
platonicien, cette distinction entre essence et existence n’est pas pertinente,
le mot ousia ne dit rien de ce
genre.
Alors
c’est là qu’on est… Plier le mot ousia à
s’insérer dans la distinction concernant ce qui existe, entre la modalité
essentielle de ce qui existe et sa simple existence, c’est une opération qui
est évidemment légitime dans certains contextes mais qui n’est pas ce que Platon a en tête ¾ ça
je ne vous en donne pas la démonstration textuelle, mais c’est absolument mon
sentiment ; ce n’est pas ce qu’il a en tête. Ça c’est un problème
d’Aristote ça. Et d’ailleurs la catégorie d’essence est vraiment élaborée,
déployée, dans la relation entre forme et matière, acte et puissance ;
toutes ces grandes dualités aristotéliciennes permettent de cerner et
d’élucider la signification de ousia
comme essence. Aristote lui-même introduisant d’ailleurs sur ce point beaucoup
d’autres vocables… Enfin n’entrons pas dans la technique linguistique de la
philosophie grecque.
Ce
que Platon veut dire par ousia est par
ailleurs clair. Ça n’a rien à voir avec le rapport entre essence et existence,
ça a à voir avec le rapport entre être et pensée. Et ²être
et pensée²
au point où Platon assume, largement, l’axiome de Parménide selon lequel ²l’être
et la pensée c’est la même chose², ²sont le même².
Donc au moment où vous pensez, ce que vous pensez et la pensée de ce que vous
pensez ne sont pas discernables à proprement parler. C’est bien ça que signifie
le motif de l’²Idée² en
son fond. C’est-à-dire que quand vous pensez quelque chose vous pensez, en même
temps que vous pensez le quelque chose, et la seule manière de penser le
quelque chose c’est de penser l’Idée dont ce quelque chose relève ¾ ça
ce sont des opérations… Mais vous voyez bien que, au point de l’exercice
effectif de la pensée, la pensée et ce que pense la pensée ne peuvent pas être
disjoints, car toute pensée est la pensée ²de² ce
qu’elle pense (mais le ²de² lui-même peut être éludé : la pensée est ²pensée
ce qu’elle pense²).
Et
ce que ousia désigne c’est ce
qu’il en est de l’être POUR qu’il puisse, en ce point, être identique à sa
pensée. Et alors évidemment vous pouvez
dire : « alors ça c’est l’essence ». Mais quand vous dites que
c’est l’essence vous allez l’opposer à l’existence et vous allez ouvrir la voie
à l’interprétation dualiste. Or ce que je soutiens moi sur ce point c’est qu’en
traduisant ousia par ²essence²,
rétroactivement vous assignez une interprétation aristotélicienne à Platon, qui
est aussi une interprétation polémique, parce vous allez dire « qu’en
réalité Platon pensait qu’il fallait distinguer l’essence et l’existence et que
son erreur ça a été de mettre les essences dans un monde idéal, intelligible,
distinct, du monde réel où la chose existe ».
Donc
vous voyez bien que si ousia est pris
dans la tenaille de l’opposition entre essence et existence, comme par ailleurs
en effet il y a des métaphores concernant le monde des Idées, le monde de l’ousia, etc., on va s’engager, comme sur un boulevard, vers
l’interprétation classiquement dualiste de Platon : à savoir il y a deux
mondes, le monde sensible et le monde intelligible. Cette interprétation est
fausse. Ce n’est pas parce qu’il y a des métaphores, des expressions
métaphoriques qui désignent le fait qu’il y a le monde intelligible et le monde
sensible qu’il y a deux mondes.
Non, non ! Il y a évidemment pour Platon un seul monde. Il y a un seul
monde dans des déclinaisons
sensibles et intelligibles qui, d’ailleurs, sont profondément unifiées ;
puisque en définitive c’est ce que désigne le motif très singulier de ce qu’on
traduit par ²participation², méthexis ; méthexis
ça veut dire que le sensible c’est un degré de quelque chose qui,
dialectiquement finalement, se laisse appréhender ou penser selon
l’intelligible, dans un processus qui est un processus dialectique, comme le
dit Platon lui-même.
Alors
du coup vous ne pouvez pas traduire ousia
par ²essence².
C’est une catastrophe spéculative cette traduction. Elle porte pratiquement, au
cœur même du platonisme, l’interprétation traditionnelle selon laquelle Platon
c’est l’idéalisme dogmatique qui a séparé le monde intelligible et le monde
sensible ; et puis après qui a déclaré la hiérarchie de l’un sur l’autre,
etc. C’est ne pas comprendre ce que Platon appelle ²dialectique²,
puisque ²dialectique²
c’est précisément la possibilité d’un mouvement de pensée qui, en un point,
parvient à ce que l’objet qui est pensé et la pensée de cet objet soient
fondamentalement la même chose. Ce qui veut dire que cette pensée a pu
traverser l’expérience du sensible et, du point même de cette traversée,
parvient à se mouvoir dans l’intelligible. Mais c’est l’unité d’un processus de
pensée, ce que matérialisent parfaitement et l’allégorie de la caverne (dont nous avons maintes fois parlé) et
la disposition dite ²de la
ligne²
où l’on voit les formes successives de la pensée et de ses modalités ontologiques.
Par
conséquent je traduirai, moi, ousia, par
²ce
qui, de l’être, s’expose à la pensée². C’est une traduction littérale
[Badiou se marre] au sens où elle dit ce que ousia veut dire ¾ après tout ousia c’est un mot technique, c’est un mot forgé, ce n’est
pas un mot du lexique ordinaire hein ; ça n’est pas to on, ²l’être²…
C’est une donnée spéciale, et cette donnée spéciale récapitule le fait qu’il
peut arriver que l’être soit exposé à la pensée, et que cette exposition de l’être à la pensée constitue la pensée elle-même ; la pensée n’est pas
séparable de ce qui de l’être s’expose à la pensée. Donc ousia va être un mot indiscernable entre ²pensée² et ²ce
qui est en tant qu’il est², et non pas du tout une composante séparable de l’être
qui en serait l’essence. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de dualisme dans
cette affaire. Il y a simplement que l’être est tel qu’il s’expose à la pensée
en un point où la pensée de l’être et l’être de la pensée sont la même chose.
Voilà.
Alors
ça ce sont des décisions de déplacements conceptuels, parce que vous arrachez
tout le contexte platonicien en réalité à son interprétation dualiste,
simplement en donnant à ousia quelque
chose qui est comme son sen. Et de ce point de vue-là on ne peut plus traduire
au sens où l’on ferait correspondre un mot à un mot. C’est là que le
déplacement conceptuel opère. Il déplace au sens où vous ne pouvez pas
substituer un mot à un mot. Il n’y a pas de mot dans la langue philosophique héritée,
disponible pour traduire ousia.
Peut-être qu’on en fabriquera un, un jour, mais là ²ce
qui, de l’être s’expose à la pensée², c’est parce qu’il n’est pas
possible qu’un mot vienne à la place d’un mot. Et la grande tradition qui a
consisté à dire « eh bien il n’y a qu’à dire ²essence² »
était une aristotélisation de Platon. Et si on peut mettre fin à cette
aristotélisation… Eh bien pour l’instant on traduira ce qu’on comprend, ce
qu’on comprend des usages de ousia dans
son contexte effectif, et pour autant que Platon emploie ce mot. Alors ça c’est
le premier exemple. J’appellerai cette opération un dépliement, c’est-à-dire on
prend ousia et on le déplie. Et
ce dépliement va faire office de traduction parce qu’on ne peut pas épingler,
on ne peut que déplier.
Le
deuxième exemple peut apparaître comme une substitution brutale, mais un
certain nombre d’entre vous la connaissent déjà. C’est à propos de l’Idée du
Bien. Alors l’Idée du Bien dans La République c’est le shibboleth,
c’est le sommet de tout. Et là, le problème est de se débarrasser d’une
interprétation rétroactive néoplatonicienne ; pas tellement
aristotélicienne mais néoplatonicienne, c’est-à-dire en réalité d’une interprétation théologique.
D’ailleurs dans le contexte néoplatonicien, puis du christianisme néoplatonicien,
évidemment l’Idée du Bien c’était le Dieu de Platon, c’était le monothéisme de
Platon. Or évidemment il n’y a pas de monothéisme de Platon. Ça c’est vraiment
une interprétation qui ne rend pas raison du texte. Parce que dans le texte
c’est quoi l’Idée du Bien, ce qui est appelé ²l’Idée
du Bien² ?
C’est vrai que formellement,
lexicalement c’est agathou idea, c’est ²l’Idée
du Bien² ;
si on traduit littéralement c’est ça. Mais l’Idée du Bien c’est la possibilité,
pour la pensée, d’avoir une orientation (c’est ça que ça veut dire) ;
d’ailleurs ça s’appelle aussi ²le principe².
Alors ²principe² ça
veut dire quoi ? Ça veut dire que le mouvement dont je vous parlais tout à
l’heure, c’est-à-dire le mouvement dialectique n’est pas livré à une errance
pure et simple hein, il est toujours localement orienté. Il est orienté vers précisément
le point de l’ousia, c’est-à-dire le
point où la pensée de l’être et l’être de la pensée ne sont plus discernables.
Et l’Idée du Bien c’est simplement le vecteur général de cette orientation, c’est-à-dire
c’est le nom donné au fait qu’il y a cette orientation. Et parvenir à l’Idée du Bien, comme le dit
métaphoriquement Platon, c’est simplement parvenir philosophiquement à la
conscience de ceci que toute pensée véritable est une pensée orientée, et
qu’elle n’est pas livrée à un empirisme anarchique.
Donc ²Idée
du Bien²
ça désigne en profondeur le caractère ordonné de toute pensée. C’est-à-dire
qu’il y a un ordre de la pensée, et de ce point de vue-là justement c’est ce
qui distingue la pensée de la pure et simple expérience, c’est ce qui la détache de la pure et simple expérience. On peut donc dire
aussi que l’Idée du Bien c’est ce par quoi Platon désigne son rationalisme, c’est-à-dire
ce par quoi il désigne le fait que la pensée ne dérive pas de l’expérience,
qu’elle est un processus autonome, indépendant, qui oriente sa propre
construction.
Alors la traduction par ²Idée
du Bien²
aujourd’hui est complètement saturée par des siècles et des siècles
d’interprétation théologique, c’est-à-dire qui signifie que l’Idée du Bien est
en réalité une transcendance extérieure, organisatrice de l’ensemble du
processus de connaissance, comme si elle était un être spécifique. Alors que
Platon prend bien soin de dire, pour indiquer qu’elle ne se laisse pas représenter
comme polarité fixe, il prend bien soin de dire ²ce n’est même pas une Idée², ²c’est
au-delà de l’Idée² ¾ des phrases qui veulent dire que c’est ce qui de
l’Idée a puissance d’orientation… Voilà,
c’est ça : l’Idée du Bien c’est infus dans n’importe quelle Idée ; en
tant qu’Idée c’est ce qui toujours oriente la pensée. Et l’Idée du Bien c’est
l’Idée du caractère orienté de toute Idée.
Et alors ²Bien²
là-dedans ? ²Bien² n’a aucune connotation morale. C’est-à-dire ²Bien²
désigne spécifiquement le fait que le propre de l’Idée c’est d’être orientée précisément. Donc ça désigne
le propre de l’Idée en tant qu’Idée. Et désignant le propre de l’Idée en tant
qu’Idée ça a effectivement une valeur parce que ça prescrit la valeur de la
pensée comme telle, de son ordre propre hein, mais ça ne veut pas dire que
l’Idée du Bien c’est le bien au sens où le bien serait un des trois
transcendantaux (le Bien, le Beau et le Vrai) ; dans ce cas-là on ne voit
pas pourquoi il aurait choisi le Bien en ce point-là. ²Bien² veut
dire ²c’est
bien pour la pensée² hein, c’est tout ce que ça veut dire ; c’est-à-dire
qu’il est bien pour la pensée d’être orientée ; et réciproquement
l’orientation idéale de la pensée est son bien propre, c’est-à-dire sa qualité
propre telle qu’elle peut déployer son être. Et, pour la pensée, déployer son
être c’est exactement être au point où l’être s’expose à la pensée, c’est-à-dire
au point de l’ousia.
Donc on peut dire que l’Idée du
Bien c’est ce qui nomme que la destination de la pensée c’est l’ousia. Donc les deux points sont liés n’est-ce pas. Les
deux points sont liés. Si on commence à traduire ousia par ²essence² on
va dire que le destin de la pensée c’est l’essence et on va retomber dans
l’idée séparatrice de l’essence et de l’existence, et finalement dans le
dualisme.
Donc j’impute à ²Idée
du Bien²
de n’être plus lisible autrement que par l’appariement de deux
déterminations : une détermination de transcendance et une détermination
moralisante. Et c’est bien ça que résume l’interprétation théologique.
L’interprétation théologique installe Dieu à la place de l’Idée du Bien en
position de transcendance, et on sait très bien que les déterminations
fondamentalement religieuses de Dieu sont les déterminations morales ; que
ce qui intéresse l’humanité dans Dieu c’est la détermination morale, c’est-à-dire
le fait de savoir si on va être puni ou récompensé en fin de compte, et comment
il nous juge (le juge n’est-ce pas). Mais l’Idée du Bien ne juge rien, l’Idée
du Bien ne fait qu’indiquer que la pensée doit être orientée vers l’ousia, c’est tout, que ça c’est son bien propre, d’accord,
c’est tout.
Et donc l’Idée du Bien, si on le
prend dans cette saturation théologique et morale, c’est un contresens. Un
contresens imputable à une rétroaction du néoplatonisme sur le platonisme, c’est-à-dire
du travail séculaire de théologisation de Platon. Platon a été victime de deux
choses n’est-ce pas : il a été victime de son aristotélisation et,
ensuite, de sa théologisation. Au fond il a été victime de la lecture qu’en
fait Pascal : ²Platon, pour préparer au christianisme².
Mais Platon ne préparait pas au christianisme, pas du tout, pas du tout. Il ne
préparait pas au christianisme, et il ne préparait pas non plus à
l’aristotélisme. Donc il n’était ni médiéval, ni démocrate hein ¾ il
n’était ni l’un ni l’autre ; il était autre chose. Et c’est vrai que le
Platon le plus naïf a été celui des communistes utopiques du XIXe
siècle, qui sont allés chercher chez Platon tout à fait autre chose alors, et
dans l’Idée du Bien aussi tout à fait autre chose. Ils sont allés chercher chez
Platon la première anticipation possible d’une société qui ne serait plus
fondée sur la férocité concurrentielle, d’une société (comme ils disaient) ²de
l’association².
Et c’est vrai, si vous lisez Platon comme je le lis, c’est-à-dire en disant
« les gardiens c’est tout le monde », c’est vrai que c’est une
société de l’association. C’est aussi une société de la sobriété (même les
écologistes y trouveraient leur compte hein), parce qu’il dit bien, Platon,
qu’il ne faut pas… Enfin c’est un anti-consumériste, absolument n’est-ce pas.
Il a une vision sobre : c’est-à-dire que ce à quoi l’homme est destiné ce
n’est pas à s’empiffrer, ce n’est pas à faire des bêtises, ce n’est pas à
consommer des objets inutiles, etc. ¾ c’est sa vision fondamentale. Ce
n’est pas comme Aristote : Aristote considère que bon il faut vivre comme
vit la classe moyenne supérieure.
Et donc cette question de la
traduction de l’Idée du Bien est donc une question nodale et c’est la raison
pour laquelle en même temps on ne peut pas non plus enlever ²Idée
du quelque chose² parce que le concept qui est associé à ²Idée² dit
plus que ²Idée².
C’est quand même l’Idée du Bien, c’est-à-dire
l’Idée de quelque chose qui est un attribut spécifique de l’Idée, tel que, là,
il s’agit de son orientation vers l’ousia. Alors c’est pour ça que j’ai décidé de le traduire par ²Idée
du Vrai².
Parce qu’au fond ²Idée du Vrai² introduit dans cette affaire une
neutralité. C’est une neutralité, parce que le Vrai n’est ni moralisant ni
prescriptif. Ce n’est pas une catégorie du juge, du grand Juge qui nous dit ce
qui est bien et ce qui est mal. Et en ce sens c’est plus exact, parce que le
mot ²Bien², tel
que Platon l’emploie, est un mot neutre ; ce n’est pas un mot lié au moralisme dont on l’a ensuite saturé dans
la rétroaction.
Donc ²Idée
du Vrai²
est plus neutre, plus scientifique disons, voilà. Mais pour Platon ²Idée
du Bien²
est scientifique, est connecté, absolument, au fait qu’il faut faire dix ans de
mathématiques etc. Ce n’est pas connecté au préchi-précha moral hein, pas du
tout ! Donc il y a cette neutralité.
Et puis il y a un point, alors
plus contemporain : c’est que je pense que, dans la situation qui est la
nôtre, la question de la disjonction entre vérité et opinion est fondamentale.
Elle est fondamentale, beaucoup plus que
ne l’est l’opposition entre le bien et le mal. Parce que l’opposition entre le
bien et le mal c’est l’instrumentation majeure d’accompagnement du dispositif
oppressif contemporain. C’est-à-dire que d’un côté le dispositif oppressif se
présente comme un dispositif de libération, et d’autre part il désigne, à
l’extérieur de lui-même, le bien et le mal, justifiant de la sorte ses
interventions militaires ¾ c’est comme ça que ça marche le
monde aujourd’hui. Dans la promotion de la figure victimaire on a une exaspération
de l’opposition entre bien et mal, qui est une exaspération impériale en
réalité. C’est toujours à l’extérieur, comme s’il s’agissait en réalité de
renouveler l’opposition des civilisés et des barbares. Et c’est dans le cadre
planétaire de cette opposition des civilisés et des barbares que bien et mal
fonctionnent, comme des catégories principalement destinées à désigner d’une
part les suppôts du mal, et d’autre part les bons, c’est-à-dire universellement
les occidentaux et en définitive l’armée américaine qui est son bras actif. Le
bras actif du bien. Seuls les Américains aujourd’hui ont encore la certitude
d’être les agents du bien ; eux l’²Idée du Bien² ils
ne connaissent que ça ¾ c’est aussi pour ça que je n’avais pas envie de la
mettre dans Platon [Badiou se marre ; rires]. Voilà.
Et je voudrais aussi insister
sur le fait que l’opposition du bien et du mal, telle qu’elle fonctionne
aujourd’hui, constitue, comme affect complémentaire de la liberté d’opinion, un
affect qu’on pourrait appeler une pitié misérable. Une pitié misérable.
D’ailleurs aujourd’hui la balance idéologique complète, ou supplémente, le
contentement moyen du consommateur par une pitié misérable télévisuelle. Et ça
c’est une horreur n’est-ce pas… C’est une horreur… Je ne dis pas… Bien sûr il
faut porter secours aux malheureux etc. ¾ entendez-moi bien. Mais
idéologiquement on est aux antipodes là de ce que la pensée peut nous proposer.
Au lieu d’aller à la racine du mal, on s’apitoie sur les victimes. Et on voit
bien que cet apitoiement sur les victimes a toujours existé comme le
complément, ou supplément d’âme comme disaient les bergsoniens, à la
perpétuation du monde établi. Il y a toujours eu des dispositions caritatives,
des charités bénévolantes, et puis des théléthons pour tout ce que vous voulez ¾ il y
a toujours eu ça.
Donc centrer la figure des
choses sur l’opposition du bien et du mal aujourd’hui, ce qui veut dire en
réalité faire de l’éthique de tout ce qu’on veut, on voit très bien que c’est
dans un régime de complicité organique avec la structure essentielle qui régit
le monde. C’est pour ça que je ne peux que me méfier, provisoirement, de tous
les usages du mot ²bien². Et j’ai choisi de le neutraliser, au cœur même du
dispositif de Platon, pour rendre service à Platon, pour le dégager de cette
pitié néfaste, pour le rendre à sa neutralité souveraine en la matière, en
traduisant ²Idée
du Vrai²
¾
ce qui en plus a le mérite de créer l’espace de discussion véritable dans
lequel nous devons nous situer quand même, qui est qu’il n’est pas vrai que
toutes les opinions sont substituables.
Or vous avez deux manières de
dire que les opinions ne sont pas substituables ou équivalentes. Vous avez la
manière moralisante qui consiste à dire qu’il y a des opinions bonnes et des
opinions mauvaises ; et elle est constamment utilisée. Et puis vous avez
la manière platonicienne qui, avant de se prononcer sur la question des opinions bonnes et des opinions
mauvaises, consiste à dire que il n’y a pas que des opinions. Et ça ce sont deux manières
absolument distinctes… Ça aussi ça montre que le recours à ²vérité² ou
le recours au ²bien²
n’ont pas du tout aujourd’hui la même place et la même fonction. Le recours au ²bien²
consiste à pouvoir aller immédiatement, en mobilisant la pitié misérable, vers
la désignation de ce qui est mal. C’est la chose qui intéresse, parce qu’une
fois qu’on a désigné ce qui est mal, d’abord on se constitue soi-même comme
bien, et ensuite on peut envisager des dispositifs de réduction du mal, y
compris en intervenant de la façon la plus sévère contre n’importe quoi… y
compris, comme vous le savez, sur la question fondamentale des vêtements :
il y a des vêtements mauvais [sourires]… Mais ça c’est quand même se disposer
dans une hiérarchisation des opinions qui masque leur substituabilité par des
recours à l’affect en réalité, qui lui-même renvoie aux catégories de civilisés
et de barbares. Contre ça je crois qu’il faut dire : « oui, eh bien
il n’y a pas que des opinions différentes, il y a des choses qui diffèrent de
l’opinion, qui n’ont pas le statut de l’opinion »… On ne peut pas s’en
tirer sans ça. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas s’en tirer sans une
catégorie de la vérité, quel que nom qu’on lui donne. Mais ce n’est pas le bon
moment pour lui donner le nom de ²bien² ;
je pense que ça ouvre à une confusion considérable.
Bon voilà pour les déplacements
conceptuels. Il reste très peu de temps. Je voudrais simplement donner très
rapidement, en 8e rubrique, les opérations que j’appelais ²de
contemporanéité².
Je donnerai simplement un exemple sur ces opérations qui consistent à rendre
contemporain, plus lisiblement contemporain, ce qui chez Platon est encore un
peu historiquement enfermé dans son époque. L’exemple le plus typique c’est le
passage extrêmement détaillé et d’une importance considérable où Platon analyse
le passage de la démocratie à la tyrannie hein. C’est un passage très fameux,
et en réalité, dans le détail, assez complexe. Et il est évident que ce qui est
actif historiquement, ce qui permet de faire vivre ça, ce sont les conditions
dans lesquelles le fachisme a pu s’implanter dans des pays où était installé la
démocratie parlementaire ¾ c’est de ça qu’il parle. Donc ce sont les conditions de
l’arrivée au pouvoir de Mussolini, de Salazar, ou d’Hitler… C’est ça !
C’est clair que ça nous parle de ça. Et y compris quand on regarde le texte, ça
nous en parle vraiment. Ça nous en parle vraiment avec quelques millénaires
d’avance ; c’est-à-dire que, en particulier, ce qui est appelé ²tyrannie² est
la tyrannie, clairement, de démagogues fachisants. C’est bien comme ça que
Platon les voit. Et ils surgissent dans l’élément de décomposition de la
démocratie parlementaire précisément en tant qu’ils ne sont pas des patriciens
ou des aristocrates, mais bien des plébéiens qui surgissent comme ça dans la
démagogie identitaire ; c’est-à-dire ils désignent quelque chose de
l’essence, de l’ethos, du peuple, etc.,
pour légitimer leur propos. Platon les voit absolument comme ça, et donc là
c’est une opération aussi qui veille à ce que le texte soit absolument lisible
comme ça, de telle sorte que cette histoire du passage de la démocratie à la
tyrannie ne soit pas enfermée dans l’histoire grecque archaïque, mais qu’elle
nous parle immédiatement. Voilà.
Alors je voulais simplement
terminer, à propos… On reprendra sur le texte que vous avez. Il illustre ou il
présente, à sa manière, dans la théâtralité, deux points décisifs (je crois) de
l’enseignement de Platon.
Le fragment 1 porte sur le point
suivant : c’est que l’accès à une vérité est toujours de caractère
événementiel. Ça c’est ce que Platon appelle la dimension ²d’éveil², ou
de ²conversion².
Mais ²conversion², là
aussi, a été très saturé religieusement. Mais enfin il dit ²éveil²,
c’est peut-être plus vif ²éveil². Et ça signifie qu’il y a pour le sujet un moment du
vrai. Il y a un moment inaugural du vrai. Le vrai n’est pas réductible à ce
moment, mais il y a un moment du vrai. Ça c’est une thèse platonicienne majeure
qui est que l’accès à une vérité, quelle qu’elle soit, n’est pas dans la
continuité de l’existence ordinaire. Il y a une clause de rupture. Il y a une
frappe. Et on peut appeler ça (c’est le sous-titre que j’ai mis) ²la
frappe événementielle de l’Idée². Ça c’est le premier point.
Et le deuxième fragment porte, à
l’autre extrémité, sur le fait que l’engagement dans une vérité, une fois
réalisée cette frappe, est fondamentalement un problème d’acquiescement à une
discipline ¾
toujours… que cette discipline soit l’acharnement artistique, la nuit passée à
résoudre un problème scientifique, la construction amoureuse, la discipline
politique, de toute façon…
Et donc (vous voyez) ça porte
sur les deux versants, que Platon a parfaitement vus l’un et l’autre : il
y a un élément de frappe événementielle de l’Idée, il y a une conversion, il y
a un éveil, mais ceci ouvre, quant à ses conséquences, si on accepte les
conséquences de cet éveil, ceci ouvre à la pratique et à l’invention d’une
discipline nouvelle que, dans mon langage, j’appelle ²l’incorporation² ;
c’est-à-dire la manière dont l’individu est incorporé au processus de vérité.
Voilà.
Alors la prochaine fois nous
reprendrons sur cette base-là. Merci à vous.
Bien
alors, comme toujours quelques ultimes indications de dates. Il y aura
finalement un séminaire supplémentaire, de clôture, de bilan de l’ensemble de
l’année et d’annonce de l’année prochaine, mercredi prochain, le mercredi 16,
exactement dans les mêmes conditions. Faites-le savoir parce qu’il n’y aura pas
de convocation nouvelle. J’indique que ce sera aussi vraiment, pour ceux
d’entre vous qui sont inscrits aussi au titre du master de Paris VIII, la date
limite de remise d’un travail, dont je rappelle qu’il doit comporter une
dizaine de pages et qu’il doit porter sur ce qui est, à vos propres yeux, votre
sujet de recherche ; le sujet est ouvert mais c’est vraiment la date
limite ultime que ce 16 juin.
Alors
je voudrais vous signaler aussi que je fais la veille, le mardi 15 juin, à 19
heures, une conférence à l’Université Américaine de Paris, dans le Grand Salon
de l’Université Américaine de Paris, qui est 31 avenue Bosquet. Je vous la
signale parce que c’est une conférence dont le titre est Localisation et
vérité. Et c’est donc une sorte de
conférence de transition entre les thèses fondamentales de Logique
des mondes et le projet que je nourris d’un
troisième volume final de ma construction qui s’appellerait L’immanence
des vérités. Donc c’est entre L’être
et l’événement, Logiques des
mondes, et puis l’éventualité de L’immanence
des vérités. Ça en dépliera en tout cas le
problème, qui est inscrit dans le titre, c’est-à-dire le problème qui est en
vérité peut-être le problème philosophique auquel je suis le plus attaché,
c’est : comment est-il possible que l’existence de vérités universelles
soit néanmoins originée et attestée dans des localisations ? Comment se
fait-il que l’universalité soit en même temps sous la réquisition d’un
lieu ? ¾ ça paraît être antinomique… Vous savez que dans le
platonisme vulgaire on résout cette question en supposant qu’il existe un lieu
des vérités : le lieu intelligible. C’est précisément une solution
entièrement abstraite qui consiste non pas à nier que les vérités soient
localisées, mais à supposer que la localisation leur est immanente dans un
univers séparé en quelque manière de l’univers effectif. En réalité je crois
qu’on peut montrer que, même chez Platon, cette solution est fictive, c’est-à-dire
qu’elle est une métaphore d’indication du problème ; c’est-à-dire que
effectivement les Idées, en tant que dépositaires de l’universalité, sont
astreintes, comme toutes choses, à une localisation. Donc Platon va parler de topos
noétos (effectivement ça lui arrive), ²lieu
intelligible² ;
mais ²lieu
intelligible²
porte en réalité essentiellement l’idée de lieu. Et cela a été beaucoup
critiqué alors que cela est une intuition fondamentale. Et en dernier ressort
il est bien vrai qu’il faut rendre raison de ce que l’universalité est
localisée. Voilà.
Je
pense que l’invité du jour, qui est, que je vous présente, qui s’appelle Ivan
Segré, et dont je vous ai déjà parlé une ou deux fois, que je présenterai tout
à l’heure un peu plus longuement, interviendra en autres choses sur ce point
entre localisation et universalité, dans son propre corps de doctrine. Voilà.
Et donc cette conférence (pour en terminer avec elle) revient sur ce problème
de localisation et vérité ; évidemment on n’est pas là dans le protocole platonicien
vulgaire de déclarer que le lieu des vérités est un lieu transcendant,
extérieur à la réalité sensible, donc on est dans une thèse d’immanence des
vérités, d’où le titre. On est dans une thèse d’immanence des vérités, ce qui
ne veut pas dire que cette immanence est délocalisée ; c’est-à-dire ce
n’est pas une immanence qui serait flottante en quelque sorte, et qui se
confondrait avec la généralité. Le lieu des vérités n’est pas un lieu conçu
comme le total des lieux, c’est-à-dire comme ce qui serait universellement
prédicable de la totalité de ce qui existe. Autrement dit ce n’est pas
l’universalité au sens immédiat du quantificateur universel en logique,
c’est-à-dire ce n’est pas le pour tous formel.
Bien
entendu on soutiendra aussi que toute vérité est adressée. Mais la question de
l’universalité de l’adresse est autre chose que la question de l’universalité
prédicative. Dire ²tous les hommes sont mortels²
(pour reprendre le pont aux ânes de la logique syllogistique) est autre chose
que de dire que « a été produit, en un lieu, et avec les matérialités de ce lieu, quelque chose qui cependant est
adressé à tous, ou adressable à tous ». Et c’est bien évidemment cette
seconde définition qui est pertinente, mais elle requiert d’élucider
entièrement la relation entre lieu et vérité. Et ce n’est pas du tout une
question simple. En réalité Logiques des mondes est consacré à ça, mais ce qui manque encore c’est
d’examiner la question de la localisation, non pas du point de vue de la
particularité locale (comment l’universalité se construit là ?) mais du
point de vue de l’universalité elle-même ; c’est-à-dire qu’est-ce qui
porte trace, de l’intérieur même des vérités, et du point de vue de
l’universel, de la particularité ou de la singularité dans laquelle la vérité a
surgi. Autrement dit, si vous voulez, vous pouvez toujours dire que dans telle
langue particulière a été écrit un poème qui, de toute évidence, peut être, à
un moment ou à un autre, mais peut être à un moment ou à un autre significatif
pour tous, y compris des gens qui dans d’autres langues, dans d’autres époques,
dans d’autres lieux (c’est quand même quelque chose qui arrive tous les jours,
ce genre de phénomènes très étranges)… On peut dire cela, mais cela indique
simplement la multilocalité possible de l’universalité, mais ça n’indique pas
ce qui, du point de vue de l’universalité elle-même, est intriqué dans le
caractère universel de l’adresse. Autrement dit dans Logiques des
mondes, et puis dans d’autres choses qu’on
a discutées ici-même d’ailleurs, la tendance est d’aller (selon un mouvement
platonicien réel), d’aller plutôt de la particularité à l’universalité,
c’est-à-dire d’expliquer comment se construit l’universalité à partir de la
particularité, ce qui chez Platon est décrit comme le mouvement ascendant ¾
c’est pour ça qu’il est quelquefois présenté comme un changement de lieu :
on monte du lieu sensible au lieu intelligible… Comme nous le savons Platon
indique tout de suite que le mouvement en réalité le plus problématique et le
plus important c’est le mouvement en sens inverse c’est-à-dire : comment
on descend dans la caverne, enfin comment on re-descend ? Et cette
métaphore de la descente, évidemment… Elle est une métaphore, elle n’est rien
d’autre.
Alors
quel est le mouvement par lequel, de son point de vue, l’universalité elle-même
(son adresse générale et sa destination, et son implantation ou sa résurrection
dans des conditions particulières) opère ? ¾ c’est précisément ce qui
serait en jeu dans la future Immanence des vérités. Et j’essaierai d’ouvrir un peu à cette question
dans cette conférence que je me permets donc de vous recommander [Badiou se
marre]. Bien.
Alors
maintenant je voudrais donc… Nous avons la chance d’avoir, pour quelques jours
à Paris, Ivan Segré, qui habite normalement Tel-Aviv. Et j’avais déjà eu
l’occasion, j’y reviendrai tout à l’heure, de dire que Ivan Segré a écrit deux
ouvrages que je considère comme tout à fait importants ; à la fois intellectuellement,
politiquement et idéologiquement, et qui sont Qu’appelle-t-on « penser
Auschwitz ? d’une part, et d’autre
part La réaction philosémite,
sous-titrée La trahison des clercs.
J’ai déjà eu l’occasion de présenter ces livres comme ça, mais nous aurons
aujourd’hui quelque chose de plus essentiel.
Mais
pour présenter Ivan Segré je voudrais quand même partir de Platon, comme
toujours, puisque je l’inclus là dans un dispositif platonicien dont vous
verrez qu’il va aussitôt se distancer à sa manière ; mais c’est quand même
dans le dispositif platonicien, et dans le travail du philosophe platonicien,
qu’il est convoqué à témoigner.
Alors
je voudrais rappeler que j’avais déterminé ce que je considérais être
l’actualité de Platon… On pouvait résumer ça en quatre points, très rapides,
très cursifs :
[1] premièrement cette actualité venait de la nécessité
rigoureuse aujourd’hui de reprendre le problème des vérités dans le contexte de
la souveraineté des opinions, c’est-à-dire : qu’est-ce que la supposition
qu’il existe des vérités peut bien venir faire dans le protocole dominant de la
thèse de la liberté des opinions ? ¾ ça c’est le premier
point : Platon comme organisateur de la contradiction (disons-le comme ça) entre vérité et opinion.
[2] Deuxièmement : une chose très importante à mes
yeux, c’était le rapport que Platon entretenait à ce que je considère comme les
conditions de la philosophie (c’est-à-dire science, art, politique et amour),
que je rappelle brièvement parce que ce sont des points décisifs à mon avis de
la compréhension contemporaine. Alors par exemple, en ce qui concerne les
sciences, Platon est celui qui a affirmé, ou réaffirmé, qu’il y avait une
référence cruciale aux mathématiques, que la philosophie ne pouvait se
concevoir, et même à ses yeux ne pouvait exister sans une référence interne à
ce fait, tout à fait extraordinaire, que les mathématiques existent (tout
simplement) ; et qui est une chose dont on ne s’étonnera jamais assez,
l’existence des mathématique. C’est probablement, de tout ce que les hommes ont
inventé, la chose la plus stupéfiante (on peut dire ça, esthétiquement, si je
puis dire). Donc ça c’est absolument le point de vue de Platon… Le point de vue
de Platon et puis après, comme vous le savez, ça a été le point de vue réitéré
de Spinoza, de Kant, de Husserl, et puis c’est le mien aussi, mais le mien
n’est là que dans une tradition originée dans Platon. Donc il y avait ce point.
Il y avait, en ce qui concerne l’art, il y a un rapport
extrêmement complexe à ce qu’on pourrait appeler la prétention du poème.
J’appelle ²prétention
du poème²
sa propension à déclarer qu’il relève d’une intuition ontologique plus
fondamentale que la proposition mathématique. Ce n’est pas un jugement sur
l’existence de la poésie, c’est idéologique ça… Au fond c’est un énoncé
philosophique de prétendre que ²le poème est le gardien de l’être² ;
parce qu’on sait bien que ça a été réactivé vigoureusement à notre époque par
Heidegger, cette prétention du poème à être le gardien de l’être. Et cette
prétention évidemment est toujours dans une espèce de rivalité intrinsèque avec
la prétention des mathématiques ¾ sauf que les mathématiques n’ont
pas de prétention ; les mathématiques sont dans une arrogance supérieure
n’est-ce pas [Badiou sourit], elles se suffisent à elles-mêmes ; elles
n’ont même pas besoin de raconter qu’elles sont le gardien de l’être ;
d’ailleurs aucun mathématicien ne pense qu’il est le gardien de l’être
[sourires], ça lui suffit beaucoup d’être le gardien des théorèmes.
Mais le poème, lui, le poème en a un peu besoin de cette
prétention, et il a trouvé, en effet, des serviteurs philosophiques pour la
soutenir. Et Platon entre originairement dans une discussion serrée avec ce
point. La résumer en disant que Platon est hostile au poème est évidemment une
falsification parce qu’on sait très bien que Platon ne cesse de citer des
poèmes, qu’il les connaît tous par cœur, qu’il écrit des dialogues, des mythes,
etc. Si quelqu’un a proposé que la philosophie s’écrive littérairement c’est
bien lui. Mais il en a à la prétention du poème. Alors chez lui ça prend la forme
d’une dénonciation de la prétention du poème à imiter la nature ; le poème
prétend être plus fort que la nature par la souveraineté imitative qui est la
sienne etc. ¾
ça c’est la polémique particulière. La polémique sous-jacente, qui fait qu’il
dit que cette question est très importante (il le réaffirme à la fin de La
République), porte sur cette arrogance
immanente de la prétention philosophique du poème.
En ce qui concerne l’amour, évidemment, il a mis en place ce
qui, jusqu’à nos jours, transite comme l’importance de la fonction du transfert
en philosophie, c’est-à-dire la nécessité d’une présence effective et directe
de ce qu’on peut appeler le corps du philosophe (il y a le corps du roi et puis
il y a le corps du philosophe, ça fait partie des grands corps).
Et puis, en politique enfin, il a lancé une proposition qui
a cheminé jusqu’à nos jours, et qui est une proposition que j’appellerais celle
d’un communisme élitaire. Alors ²communisme élitaire²
évidemment se prendra en deux sens, c’est un des enjeux fondamentaux de ma
traduction de La République : on
peut le prendre comme ²communisme réservé à une élite², ou
comme ²communisme
qui considère l’humanité tout entière comme l’élite d’elle-même²,
comme l’élite immanente d’elle-même ¾ c’est évidemment cette
version-là que je soutiendrai. Et c’est pour ça que je traduis quelquefois ²communisme
élitaire²
par ²aristocratisme
prolétarien²,
mais les deux expressions sont synonymes pour moi. Et elles consistent tout
simplement à prendre Platon au pied de la lettre, à dire c’est ça qui est le
meilleur et, contrairement à ce qu’il s’imagine dans les conditions de son
époque, ce meilleur est adressé à tous. En tant qu’il est le meilleur, il
est nécessairement adressé à tous ¾
alors ça c’est un point qui en réalité est absolument présent chez
Platon : que c’est le meilleur qui est adressé à tous. Mais il ne croit
pas à cette adresse ouverte, parce qu’il est enfermé dans une problématique de
l’État, et du coup il déroge à son propre principe lorsqu’il ne voit pas que ce
communisme, qui est le meilleur, eh bien il s’ensuit, par là même, qu’il est
adressé et adressable à tous.
Pour toutes ces raisons, je pense que le rapport de Platon à
ces conditions de la philosophie (donc aux mathématiques, au poème, à l’amour
et à la politique) est fondamental. Il est fondamental aujourd’hui dans les
discussions les plus contemporaines.
[3] Le troisième point ça serait que l’absolu nous est
accessible hein ; c’est-à-dire que c’est une version idéologisée, mais une
version différente de la première thèse concernant vérité et opinion. Il n’est
de vérité qu’absolue en un certain sens ; c’est-à-dire que ce qui
s’adresse à tous est d’essence non
relative, s’extirpe de la relativité. Mais, ce que Platon soutient, c’est que
l’absolu nous est accessible sans
le réquisit théologique. Parce que contrairement aux pressions et
interprétations exercées par le néo-platonisme, il n’y a pas de réquisit théologique de l’absolu chez Platon.
Quand il parle du divin, ou des dieux, c’est métaphorique, absolument, ce sont
des noms particuliers de l’absolu, et pas autre chose. Donc il n’y a pas de
réquisit théologique, ça c’est une invention rétroactive, lancée par le
néoplatonisme, et finalement qui s’est enracinée principalement à vrai dire
dans le milieu chrétien, et aussi chez certains penseurs juifs hein. Et donc
c’est une rétroaction, mais si on est dans la source platonicienne elle-même,
on ne voit pas que le réquisit théologique soit constitué. Autrement dit, pour
employer le jargon heideggerien, Platon n’est en rien onto-théologique. Il n’y
a pas d’onto-théologie platonicienne. Il y a une ontologie platonicienne mais
il n’y a pas d’onto-théologie platonicienne. Et en particulier l’interprétation
de l’Idée du Bien fusionnée avec l’Un du Parménide dans la figure théologique
est une construction, qui évidemment a des arguments en sa faveur, comme toute
construction, mais c’est une construction dont rien n’indique la pertinence à
l’intérieur du texte platonicien disponible. Vous voyez bien, l’opération a été
celle-là : on a pris l’Un ineffable du Parménide (ineffable parce qu’aucune propriété ne lui convient
finalement, et qu’on termine aporétiquement sur le caractère ineffable de l’Un
comme tel) et puis on a dit « l’Idée du Bien de La République c’est la même chose que l’Un ineffable du Parménide »… Absolument rien dans le texte de Platon
n’indique que soit traçable cette identification. Et on pourrait même montrer
que soutenir que l’Idée du Bien est (comme ça) le fantôme de l’Un est
contradictoire avec ce qu’on pourrait appeler son ubiquité en descente,
c’est-à-dire le fait qu’elle fonctionne comme principe à des niveaux
hétérogènes les uns des autres.
Mais, ce qu’on retiendra, c’est que néanmoins la thèse est
que l’absolu nous est accessible. C’est une thèse anti-kantienne (si vous
voulez) radicale. C’est une thèse anti-critique : nous pouvons
parfaitement avoir accès à l’en-soi, et à l’absoluité de l’en-soi.
[4] Et enfin, le dernier point (je pense) concerne la
stylistique de la philosophie, qui est de ne pas avoir à se couler
nécessairement dans le discours de l’université ¾ pour parler Lacan cette
fois hein. Donc une stylistique largement ouverte à l’idée que la philosophie
est compatible avec des opérations littéraires.
Ça c’est très intéressant parce que c’est le même penseur
qui dit que les mathématiques sont un réquisit fondamental pour la philosophie,
et qui par ailleurs soutient et montre que la philosophie peut parfaitement se
déployer selon une langue impure et des réquisits littéraires. Il n’en a pas du
tout tiré la conclusion spinoziste qu’il fallait écrire la philosophie en forme
axiomes-théorèmes etc. ¾ pas du tout hein. Et c’est à mon avis lui qui a raison,
même si on peut s’amuser à faire des théorèmes de philosophie, qui ne sont des
théorèmes que de façon elle-même métaphorique, de toute évidence. Si quoi que
ce soit en philosophie était démontrable, ça se saurait [sourires] ; c’est
pour ça que la philosophie repose essentiellement sur des axiomes. Bon après on
peut tirer des conséquences… Voilà.
Alors
tout ça, au fond, caractérise un peu la philosophie. Je rappelais tout ça pour
dire ce qu’on pouvait entendre par ²platonisme contemporain² (je
ne parle pas beaucoup de ²platonisme² parce qu’il y a un tel poids du
platonisme vulgaire que ²platonisme² est devenu un peu périlleux)…
Parce que toutes ces questions sont évidemment des questions fondamentales dans
les discussions d’aujourd’hui, les discussions les plus articulées en
philosophie.
Or
par rapport à ce point je voudrais situer Ivan Segré comme étant explicitement
dans un rapport distancé (il va lui-même expliquer n’est-ce pas, je ne vais pas
le faire à sa place), dans un rapport distancé à la figure du platonisme
contemporain comme incarnant réellement la philosophie, comme étant la philosophie
¾
si on veut parler de la philosophie sérieusement, non seulement aujourd’hui
mais dans une tradition qui a ses propres opérations de transmission. Et
évidemment, comme vous le verrez, la question et de la tradition et de la
transmission est pour lui une question tout à fait importante.
Alors
je voudrais dire simplement de Ivan Segré qu’il a, à mes yeux, trois
propriétés, au moins (il doit en avoir d’autres même) [sourires]… Il a au moins
trois propriétés. La première propriété c’est que la source constitutive de sa
pensée n’est pas la philosophie, mais ce qu’il nomme, et ce qui est nommé de
façon générale, ²l’étude juive². Donc vous voyez que nous sommes
d’emblée dans le problème, et c’est ce qui constitue la force et la singularité
de notre discussion ¾ vous voyez bien qu’on est tout de suite dans le
problème de universalité et localisation : ²l’étude juive². ²L’étude², en
tant qu’étude, ne peut être à certains égards que l’étude des médiations
d’universalité ; mais si elle est ²juive²
c’est qu’elle est intrinsèquement localisée. Quel est, dans ce cas, le jeu de
cette affaire ? En tout cas tel est l’attribut fondamental pour Ivan
Segré.
Deuxièmement :
bien que son lieu d’existence et de profération intellectuelle soit l’étude
juive, qui est aussi une forme d’organisation de la vie à vrai dire, et pas
seulement une forme d’organisation de l’étude, il pratique et il revendique la
possibilité d’une distance amicale à la philosophie. Donc il ne va pas se
constituer directement, et au sens universel du terme, comme antiphilosophe. Il
a (je crois qu’on peut le dire) une amitié pour la philosophie. Et philosophie,
dans ce contexte, c’est platonisme, y compris platonisme contemporain. Donc ça
évidemment ça m’intéresse grandement, parce que c’est la philosophie vue d’un
point qui est extérieur à la philosophie, et qui cependant ne prétend pas en
être la critique, la destruction, etc., mais affirme être en position d’amitié
pour la philosophie.
Et
enfin, alors que son lieu constitutif c’est l’étude juive, il est
extraordinairement soupçonneux quant aux usages contemporains du mot ²juif²,
dans l’univers de la discussion idéologique, politique, sociale, etc. Et c’est
dans ce contexte qu’il a écrit les deux livres que je rappelle : Qu’appelle-t-on
penser Auschwitz ? et La
réaction philosémite, tous les deux aux
éditions Lignes. Et je ne vais pas ici refaire la présentation de ces livres,
mais disons en gros que Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? est exactement une tentative de réponse à la
question qui est son titre, puisque ²Auschwitz² est
devenu un signifiant majeur de la détermination subjective, politique et
idéologique contemporaine. Et donc ²penser Auschwitz ² est
une sorte d’impératif particulier. Peut-être d’ailleurs la plupart des usages
du mot ²Auschwitz² ne
sont pas pensés, justement, ou convoquent, ou imposent de l’impensé, voire même
chez certains doctrinaires de l’impensable (c’est-à-dire ²Auschwitz² ne
peut pas être pensé parce qu’il est impensable). Donc la question ²comment
penser Auschwitz ?², ²qu’appelle-t-on penser Auschwitz ?², est
une question tout à fait pertinente. Et dans Qu’appelle-t-on penser
Auschwitz ? il traverse les grandes
propositions qui ont été faites à ce sujet. En particulier je suis très
sensible à la manière extrêmement subtile et convaincante dont il parle de la
position, sur ce point, d’un homme que j’aimais beaucoup et qui est mort, et
qui est Philippe Lacoue-Labarthe, à l’analyse (amicale vraiment là) que Ivan
Segré fait des positions très compliquées, et très douloureuses en un certain
sens, que Philippe Lacoue-Labarthe prenait sur ce problème d’Auschwitz.
Dans
La réaction philosémite, eh bien il
décrit la réaction philosémite, voilà. C’est aussi un protocole descriptif où ²réaction
philosémite²
est définie comme l’ensemble des dispositions, intellectuelles et médiatiques,
dans lesquelles le mot ²juif² vient, pour son malheur, fonctionner dans un dispositif
polémique qui, en définitive, sert la réaction.
Je
voudrais dire que ces livres sont parus il y a à peu près un an, et une des
raisons pour lesquelles je suis très heureux que Ivan Segré vienne vous parler
et tout ça, c’est que ces livres ont été, non pas tant critiqués que ça, que
boycottés. C’est-à-dire ils n’ont pas été traités. Ils n’ont pas été reçus, ils
n’ont pas été considérés. Et je pense qu’il y a à ça des raisons fondamentales
qui font que le système d’argumentation et de description qu’il y a dans ces
livres était, en un certain sens on peut le dire, irréfutable. Irréfutable
parce que justement ils étaient à l’intérieur d’une position qui n’était pas du
tout la position habituelle des camps disposés sur cette affaire. Ce n’était
pas un supposé camp progressiste contre un supposé camp réactionnaire, ou un
camp pro-palestinien contre un camp pro-israélien ¾ ce
n’est pas comme ça que ça se présentait. Il prenait un corpus de textes et il
montrait ce qui était dit là-dedans, voilà. C’est une opération assez rare
finalement. Au lieu de tout de suite tonner contre, ou tonner pour, il montrait
ce qui était dit. Et je pense que beaucoup de gens ont laissé ça de côté parce
qu’ils n’avaient pas envie de savoir ce qu’ils avaient dit eux-mêmes [sourires]
¾
ça je le crois vraiment. Voilà.
Alors
je terminerai simplement avant de lui donner la parole… Il va, je crois, vous
parler, après tout, justement, de l’universalité. Il va parler, il va démarrer
sur la question de l’universalité, et puis il va parler de sa position sur la
philosophie. Je rappellerai simplement pour fixer les repères, mais il y
reviendra je pense, que ce qui caractérise l’opération analytique d’Ivan Segré
c’est de proposer trois termes ; ce ne sont pas des vis-à-vis, il propose
trois termes, c’est-à-dire trois personnages peut-on dire, trois personnages
conceptuels (soyons résolument deleuziens) :
[1] le juif de l’étude en effet ; il y a le personnage
du juif de l’étude ¾ ça, tout le monde sait qu’on a utilisé déjà beaucoup
cette catégorie, ²le juif de l’étude² par opposition au juif
qui n’est pas le juif de l’étude, ²le juif charnel contre le Juif
spirituel²,
etc., etc., toutes ces déclinaisons de la judéité. Donc il y a le personnage du
juif de l’étude, il y a
[2] le personnage du philosophe, et puis il y a
[3] le personnage du rhéteur, qu’on peut aussi peut-être
dire ²le
sophiste²,
mais c’est un bon nom ²le rhéteur².
Le
juif de l’étude, le philosophe et le rhéteur… Et en fin de compte c’est presque
comme une théorie des discours ; c’est comme une théorie des discours,
c’est-à-dire ces trois opérateurs permettent de voir comment se disposent
qualitativement les différentes formes de discours dans le contexte
contemporain. Et une des raisons, somme toute, de l’amitié du juif de l’étude
et du philosophe platonicien, c’est qu’ils n’aiment pas le rhéteur… tout en
s’accusant quelquefois l’un l’autre d’en être un : Ivan Segré m’a accusé
une ou deux fois de verser, d’être un peu rhéteur parce que (il dira pourquoi)
il n’aimait pas beaucoup ce que je disais de Saint Paul [Badiou sourit]. Voilà,
je lui donne la parole.
Ivan Segré : Donc je vais vous parler du platonisme contemporain
et de l’antiphilosophie du nom juif elle-même. Alain Badiou a évoqué mon amitié
pour la philosophie, c’est un peu les conclusions sans les prémisses. Mais je
vais revenir au point de départ qui est une position que je vais appeler
antiphilosophique. Je fais de l’antiphilosophie du nom ²juif².
Commençons :
Le platonisme contemporain et l’antiphilosophie du nom
juif
Le platonisme contemporain enseigne ¾ je
cite Logiques des Mondes d’Alain
Badiou : ²il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a
des vérités².
Quel est l’enseignement de l’antiphilosophie du nom ²juif² ?
Posons au préalable que par antiphilosophie du nom ²juif² on
doit entendre d’abord les textes de Benny Lévy et ceux de Jean-Claude Milner,
puisqu’ils ont chacun, dans un registre singulier, articulé le retour du nom ²juif², ou
le retour au nom ²juif², à une antiphilosophie. Une ²antiphilosophie² en
ce sens que la philosophie, et il n’y en a pas d’autre que platonicienne,
ferait barrage au nom ²juif², ferait barrage à une autre pensée de
l’universel ; d’où une nécessaire distanciation à l’égard de la
philosophie, une ²anti-philosophie² précisément, mais qui se
reconnaît platonicienne au moins en ceci que la rupture avec le matérialisme
démocratique est la condition de toute pensée. Citons Benny Lévy qui affirmait
dans une émission radiophonique, retranscrite à titre posthume dans La
confusion des temps : ²la
seule chose qui ait une certaine importance en Occident, c’est d’être
platonicien. Vous me direz : on peut se passer de l’Occident (c’est mon
cas), mais lorsqu’on est occidental, qu’au moins on soit platonicien, qu’on ait
un rapport à une vérité éternelle². Être platonicien, voilà ce qui
importe lorsqu’on n’est pas un antiphilosophe du nom ²juif². Dès
lors, où situer le différend ? La réponse est que le platonisme d’Alain
Badiou identifie en Paul de Tarse un sujet de l’universel ; Paul, ou ²le
juif Paul²,
comme l’appelle Alain Badiou, serait un théoricien des vérités platoniciennes
en ce sens que le sujet d’une vérité n’est ²ni juif ni grec, ni maître
ni esclave, ni homme ni femme². Paul de Tarse, lu par Alain Badiou,
est celui qui aura tiré les conséquences formelles du platonisme ; il aura
actualisé, dans le site juif, la forme subjective des vérités platoniciennes.
La question qui s’est posée à l’antiphilosophie du nom ²juif² est
donc celle-ci : comment contredire le paulinisme d’Alain Badiou tout en
lui concédant qu’il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des
vérités ?
J’exposerai et discuterai dans un premier temps la réponse
de Jean-Claude Milner à cette question, ce que j’ai nommé l’opération
discursive de Jean-Claude Milner. Puis, dans un second temps, j’exposerai ma
propre réponse sous le titre : une explication avec le platonisme d’Alain
Badiou.
1ère partie : l’opération discursive de
Jean-Claude Milner
La réponse de Jean-Claude Milner à notre question est parue dans un numéro des Cahiers d’Études Lévinassiennes daté de mars 2007, sous le titre Conversation sur l’universel. Milner y distingue deux conceptions de l’universel : il y aurait d’une part un universel moderne, d’autre part un universel antique ; l’universel moderne est ²ni juif ni grec², l’universel antique est lui ²ou juif, ou grec², ce qui signifie dans un premier temps qu’il est rigoureusement hétérogène à ce que Benny Lévy a appelé le ²coup de Paul de Tarse². Qu’est-ce que ²le coup de Paul de Tarse² ? Eh bien cela consiste à se saisir d’un universel singulier, d’une affirmation en première personne, pour l’adresser à tous, c’est-à-dire au plus grand nombre, la vidant par là même de son intensité affirmative, de son intensité élective. L’universel moderne serait un universel de la pluralité, un universel extensif, en ce sens donc qu’il étend une proposition universelle singulière à tous les hommes, c’est-à-dire à la pluralité indéfinie des hommes. ²Ni juif, ni grec² serait la formule d’une rupture avec l’universel antique, à ceci près que Paul n’est que la conséquence d’une rupture antérieure. Milner apporte en effet un éclairage historico-critique qui se veut décisif. Il montre que la rupture avec l’universel antique c’est Alexandre le Grand qui l’opère. Je cite le texte de Milner :
[…]
la continuité de l’Église est récente au regard des Grecs. Elle commence avec
Paul de Tarse, inventeur de la formule quasi-mathématique de l’universel
pluriel : ²nous sommes tous un². Mais Paul de Tarse lui-même n’est pas un
commencement absolu ; pour génial qu’elle ait été, son opération
discursive n’aurait sans doute pas réussi, si elle n’avait été précédée d’un
coup de force, à la fois matériel et moral. L’ancrage de l’universel dans le
très nombreux, on le doit à Alexandre. Le ²ni grecs ni juifs² de Paul de Tarse fait écho, le sachant ou pas, à la décision
d’Alexandre, voulant forcer l’équivalence, dans son empire, entre Grecs,
Macédoniens et Perses.
L’universel moderne ne serait rien d’autre qu’une traduction en langue philosophique du fait impérial, bref une idéologie de l’universel, tout entière redevable du ²coup de force à la fois matériel et moral² d’Alexandre. Alexandre le grand ou la fondation de l’universalisme, tel serait l’insu, la vérité mi-dite, qui parcourt et détermine l’ouvrage d’Alain Badiou Saint Paul. La fondation de l’universalisme. Mais cela Milner ne le dit pas explicitement, il laisse au lecteur le soin de le conclure. En revanche il conclut explicitement que l’universel moderne est une pensée nécessairement oublieuse de Platon, car Platon n’est lisible qu’à l’intérieur du dispositif grec antique ; il est illisible après qu’Alexandre ait défait le dispositif de l’universel singulier. Je cite de nouveau Milner :
La
représentation aujourd'hui répandue a rompu avec ce dispositif [il s’agit du
dispositif antique]. Qui parle d’universel s’éloigne de Platon et d’Aristote ;
bien plus, il annonce, sans le savoir, qu’il a définitivement cessé de parler
comme eux, qu’il a cessé de les comprendre, qu’il a cessé de comprendre qu’il
ne les comprenait plus. S’il devait se référer à une continuité, l’universaliste
contemporain devrait bien plutôt se tourner vers l’Église. C’est elle qui a
confirmé dans les esprits, grâce à Paul de Tarse, un nouveau mode d’unification
entre le versant du singulier et le versant du pluriel.
Revenir à une lecture grecque de Platon impliquerait donc de
renouer avec l’universel d’avant le coup de force d’Alexandre, soit un universel
qui, très précisément, n’est pas ²pour tous²,
n’est pas ²ni
juif ni grec².
Mais s’il n'est pas ²pour tous², pour qui est-il, cet universel antique, singulier, électif ? Être ou ne pas être un sujet de l’universel, comment se détermine la ligne de partage ? Telle est la question que Milner doit affronter, à un moment ou un autre de sa démonstration. Sa réponse est la suivante : l’universel de Platon n’est pas pour tous, dans la mesure où il est rigoureusement circonscrit dans les limites de la cité grecque. Pour vous le faire entendre, je reprends maintenant, plus en amont, la lecture du texte de Milner :
La
cité traite le nombreux ; elle le traite dans la mesure exacte où elle
fait obstacle au très nombreux, a fortiori à l’innombrable ¾ et plus encore au quelconque. Là seulement la philosophie peut faire
se croiser deux voies qui ne sont pas faites pour se rejoindre, la voie du
nombreux, lieu privilégié du politique, et la voie du singulier, seul accès à
l’universel. Aristote et Platon s’y sont employés. C’est l’enjeu de ceux de
leurs textes qu’on dit politiques et qui sont un éloge perpétuel de la cité telle
qu’elle pourrait être. Un tissage, indéfiniment refait et défait, du pluriel et
du singulier. Diogène semble l’avoir compris, lui qui raillait Platon d’avoir
écrit Les Lois (au pluriel) après La
République (au singulier) ; La
Politique d’Aristote se dit en grec politika, neutre pluriel, mais la première règle qu’apprend le
débutant, c’est que le sujet neutre pluriel grec régit un verbe au singulier.
Si les doctrines ne s’accordent pas entre elles, elles partagent du moins une
problématique ; entre le tous pluriel qui n’a rien à faire avec
l’universel et l’universel qui n’a rien à faire du pluriel, la jonction est
risquée ; si d’aventure elle
est possible, ce sera au régime de la cité, qui doit être nombreuse, mais jamais, au grand jamais, très nombreuse
et encore moins innombrable. La représentation aujourd’hui répandue a rompu avec
ce dispositif. Qui parle d’universel s’éloigne de Platon et d’Aristote, bien
plus, il annonce, sans le savoir, qu’il a définitivement cessé de parler comme
eux [etc.]
La jonction, ²risquée², de
l’universel et du politique a donc pour condition de possibilité la cité
grecque ; si d’aventure elle est possible, ce sera au régime de la
cité, tel serait l’enseignement, la loi du
dispositif antique. En revanche, dès que l’universel prétend outrepasser les limites
de la cité, prétend être ²pour tous², c’est-à-dire
y compris pour les barbares, les non-grecs, les non-athéniens, dès lors il se
condamne à devenir l’universel du quelconque, du plus petit dénominateur
commun, l’universel de l’animalité humaine. Une religion de l’universel.
Le nom ²grec², en tant qu’il fut le nom d’un universel singulier,
intensif, difficile, a disparu avec l’Antiquité, avec la cité grecque. De l’universel
antique, tel que pensé avant le ²coup de force² d’Alexandre,
seul demeure le nom ²juif² ; seul le nom ²juif²,
conclut Milner, résiste aujourd’hui à la religion de l’universel et témoigne,
contre l’oubli, qu’il est une antique affirmation de l’universel qui s’excepte
du régime des grands nombres, de l’innombrable, du ²pour
tous²,
qui s’excepte du ²nous sommes tous un² de l’universel
alexandro-paulinien. Mais la religion moderne de l’universel ne supportant pas
les régimes d’exception, elle ne supporte pas le nom ²juif² ;
c’est pourquoi elle le nie. Or cette négation, nous dit Milner, a pour envers l’oubli
du nom ²grec², l’oubli
de Platon, voire l’oubli de son oubli même.
La question que se pose tout lecteur des Cahiers d’Études
Lévinassiennes (et non pas tous les
lecteurs, retenons la leçon de Milner et intéressons-nous au singulier lecteur
de sa Conversation sur l’Universel),
la question que se pose le lecteur
donc, ou tout au moins la question que je me pose est la suivante : le platonisme de Badiou est-il l’ultime
déclinaison de l’universel alexandro-paulinien ? Dans cette hypothèse, le ²ni
juif ni grec²
du philosophe ferait bien entendu symptôme, puisqu’il attesterait que sa
lecture de Platon est une lecture moderne, une lecture qui suppose qu’Alexandre
le grand, avant Paul de Tarse, soit passé par là. Le problème est que Badiou n’est
évidemment pas le représentant d’un universel extensif ou facile. Aussi de deux
choses l’une : ou bien Milner sait que Badiou n’est pas un rejeton de l’universel
alexandro-paulinien tel qu’il en retrace la généalogie, et en ce cas il biaise,
car le ²coup
de force²
de sa propre opération discursive, c’est de se donner pour objet d’étude une
rhétorique universaliste, et non le platonisme contemporain ; ou bien
Milner ne sait pas que Badiou existe [sourires], et en ce cas, il faut l’en
informer [rires].
Je partirai ici du présupposé suivant : Badiou existe [sourires]…
Alain Badiou : Merci ! [rires]
Ivan Segré : je ne peux pas faire autrement [Badiou et
la salle se marrent]… mais quiconque s’intéresse à sa pensée, fut-ce distraitement,
sait au moins trois choses :
[1] La première est que seules importent au philosophe
platonicien les vérités singulières, scientifiques, amoureuses, politiques,
artistiques, la philosophie de Badiou étant, vous le savez, sous condition des
vérités. Or selon lui les vérités participent d’un régime d’exception :
elles sont en exception des lois du monde, en exception des lois qui régissent
les réalités mondaines, les réalités du grand nombre, précisément.
[2] La seconde est que le sujet n’est pas une donnée
naturelle, un fait, car seule l’animalité humaine est factuelle ; le
sujet, lui, résulte d’une opération subjective qui consiste à s’éprouver comme
assujetti au devenir singulier d’une vérité. Or cette opération est notoirement
difficile, ce pourquoi le sujet est une exception ; il est ²rare²,
conclut Badiou au terme de son maître ouvrage, L’Être et l’événement.
[3] La troisième est que l’apparaître du générique,
autrement dit de l’universel, par différence avec le fait de structure, se
reconnaît en ceci que l’inexistant d’une situation est porté à un degré d’intensité
existentiel maximal, autrement dit l’universel selon Badiou est précisément un
universel intensif, et je renvoie cette fois à Logiques des mondes. Du reste, Milner signale dans son texte que l’²affaiblissement
programmé de tous les noms² est notamment lisible dans ²la
philosophie analytique², qu’il qualifie de ²doctrine des intensités
faibles².
Or Badiou est précisément un philosophe qui prétend réfuter la doctrine des
intensités faibles, de même qu’il prétend réfuter l’affaiblissement programmé
du nom ²ouvrier². Il
est du reste fortement significatif qu’avec quelques autres il soit un des
rares à n’avoir pas cédé sur le nom ²ouvrier², sur
l’intensité universelle de ce nom, alors même qu’il n’est plus rien, voire
moins que rien en terme de représentation politique.
D’où l’extraordinaire paradoxe que voici : il y a une
très forte consonance entre le sujet de l’universel antique, tel que Milner le
conçoit, et le sujet d’une vérité (scientifique, amoureuse, politique ou
artistique) tel que Badiou le théorise. Le philosophe contemporain réactualiserait
donc ici et maintenant une antique conception de l’universel, bref un
platonisme contemporain.
Une forte consonance d’une part, mais également une forte fracture d’autre part, puisque selon Badiou, le sujet d’une vérité n’est précisément ²ni juif ni grec², et ce dans la mesure même où les vérités sont ²pour tous², sont égales ²pour tous². Est-ce donc qu’étant pour tous, elles sont nécessairement extensives et faciles ? Est-ce à dire qu’avec Badiou le niveau baisse ? L’argument serait indigent. Une vérité est égale ²pour tous², cela signifie pour quiconque fait l’épreuve de sa capacité à vivre en exception des lois du monde, et dans l’épreuve, nous sommes tous égaux, ²nous sommes tous un², en ce sens là. Je laisserai en effet de côté la question de savoir ce que Paul de Tarse entend par cette formule quasi-mathématique, ²nous sommes tous un², je suis ici en tant que lecteur de Badiou, et incidemment de Milner, pas en tant que lecteur de Paul dont j’ignore quasiment tout. M’intéresse la signification de cette formule dans le dispositif platonicien de Badiou et, sur ce point, Milner fait comme si Badiou n’existait pas, car selon Badiou ²nous sommes tous un² serait la formule quasi-mathématique de l’universel d’exception. Au regard des réalités mondaines, le Même qui nous enjoint est en effet un régime d’exception. Citons Badiou dans L’explication qu’il a eu récemment avec Alain Finkielkraut :
Vous
savez, concernant cette question du Même et de l’Autre, ce que je pense, c’est
que l’altérité est de toute manière invincible. Elle a pour elle la tradition,
l’héritage, la disposition différentielle des corps, la disposition des sexes,
etc. Déjà un individu est en soi un paquet infini de différences. C’est le Même
qui est fragile, c’est lui qui est une création de l’humanité, c’est lui qui
est inexistant
Or, en ce sens là, le Même, c’est l’Un. D’où conclure que nous
sommes tous égaux sous la condition de l’inexistence injonctive de l’Un.
L’universel ²ou juif, ou grec² de
Milner d’une part, l’universel ²ni juif ni grec² de
Badiou d’autre part, s’accordent donc sur l’exceptionnalité de l’universel. Et
la religion de l’universel ne supportant pas les exceptions, elle ne supporte
pas Badiou : elle le nie ¾ je ne fais rien d’autre que
tirer leçon de la démonstration de Jean-Claude Milner. Le différend, la
fracture entre Milner, l’antiphilosophe du nom ²juif², et
Badiou, le philosophe paulino-platonicien, porte finalement sur la
question : qu’est-ce qu’une élection ? Vous ne l’ignorez pas, c’est
une question piège. Aussi tâchons de ne pas nous faire piéger. L’aristocratisme
de Platon, il faut en faire un ²aristocratisme pour
tous², un ²aristocratisme prolétarien², tel est l’enseignement d’Alain
Badiou. L’aristocratisme de Platon, il ne faut précisément pas en faire un
platonisme ²pour tous², telle
est l’objection de Milner. Mais dès lors que le ²pour tous² d’Alain
Badiou ne signifie pas qu’on cède aux séductions de la rhétorique, la question
devient celle des modalités discursives de l’élection. Autrement dit, qu’est-ce
que le régime de la cité juste ?
À cette question Badiou répond, avec l’Organisation Politique,
par un axiome égalitaire : ²tous ceux qui sont ici sont d’ici². L’affirmation
du ²pour
tous²
n’est pas une universalité abstraite, c’est un universel qui se déclare,
certes, mais en situation ; ce à quoi Milner objecte que si d’aventure
l’articulation de l’universel et du pluriel est possible, ce sera au régime de
la cité. À l’axiomatique du ²pour
tous²
d’Alain Badiou, Milner oppose en effet une autre axiomatique : le régime
de la cité antique, le seul régime qui autorise la jonction, ²risquée², de
l’universel et du politique, serait selon Milner un régime du ²pas
tous².
Telle est la fracture, et elle touche au cœur de la pensée de l’universel. Je
vous en propose l’explicitation suivante : selon Milner l’intensité
élective d’une vérité suppose une délimitation qui fasse obstacle au très
nombreux, a fortiori à l’innombrable du ²pour
tous²,
et le régime de la cité antique est une telle délimitation. C’est le régime de
la cité qui trace la ligne de partage politique entre qui est appelé à être un
sujet de l’universel, à savoir le citoyen athénien, et qui n’est pas appelé à
être un sujet de l’universel, à savoir le métèque. Le régime du ²pas
tous²
ne relève donc pas lui-même de la jonction de l’universel et du politique, il
en est la condition extrinsèque, à savoir ce qui fait obstacle à la pluralité
indéfinie du ²pour
tous².
Le point, la fracture est donc la suivante : vous savez, nous savons qu’une
vérité, qu’un universel est constitutif de sa propre délimitation. La création
artistique est constitutive de sa séparation d’avec l’académisme ; la
démonstration mathématique est constitutive de sa rupture avec le règne de l’opinion ;
la rencontre amoureuse est constitutive de son intensité élective ; et il
en va rigoureusement de même en politique, du moins s’il doit être question de
vérité. Une vérité est égale ²pour tous², et
c’est précisément parce qu’elle est égale pour tous qu’elle sépare
véritablement. Si en revanche une vérité, une universalité singulière, n’est
pas constitutive de sa propre délimitation, de sa propre séparation d’avec le
tout (l’académisme, le règne de l’opinion ou la libre jouissance des corps et
des langages), elle atteste par là même qu’elle n’est pas une vérité, une
universalité singulière, mais un simulacre. C’est pourquoi le régime du ²pas
tous²
tel que le théorise Milner est l’aveu de l’inconsistance de sa pensée de l’universel.
Cela ne signifie cependant pas que son propos n’a pas de
consistance ; le simulacre a une consistance, et il a en l’occurrence une
consistance politique avérée puisque ce dispositif antique, loin d’avoir
disparu, a pour lui le sens commun des démocraties parlementaires. Sa
traduction dans la langue démocratique, c’est du reste Alain Finkielkraut qui
nous la livre. Dans son ouvrage Une voix qui vient de l’autre rive, écrit en 2000, soit bien avant que Milner ne
théorise tout cela d’un antique biais, Finkielkraut justifie le dispositif
policier des politiques d’immigration et objecte à ceux qu’il appelle les ²militants
de l’égalité²
qu’ils se refusent, je cite, ²à considérer la langue, le
territoire ou la mémoire comme des contraintes de l’organisation politique². Et
il conclut que le paulinisme d’Alain Badiou prétend nous mettre devant l’alternative
suivante : ²ou bien vous choisissez, dans le sillage de Saint Paul,
la logique révolutionnaire de l’égalité, ou bien vous en restez, avec les
pharisiens, à la logique policière de l’appartenance², fin
de citation. La ²logique révolutionnaire de l’égalité²
étant ce qui effraie par-dessus tout le bourgeois, il sera satisfait d’apprendre
que le régime du ²pas tous² doit contraindre l’organisation
politique, ou du moins que c’est là l’enseignement du dispositif antique, celui
des pharisiens comme celui de Platon et d’Aristote. J’en conclus pour ma part
que la réponse de Jean-Claude Milner à notre question est, en dernière
instance, une opération discursive policière et xénophobe, ni plus ni moins. J’en
ai mis à jour la face obscure, sinon l’obscénité, dans Qu’appelle-t-on
penser Auschwitz ; et je vous y
renvoie.
L’opération discursive de Jean Claude Milner est-elle
grecque ? Sans doute. Est-elle platonicienne ? Là, c’est une autre
affaire. Le régime de la cité grecque n’est pas, en effet, l’horizon de pensée
de Platon, ou du moins Athènes ne fut pas le dernier mot du philosophe, car ce
n’est nullement par hasard si dans son ultime dialogue, Le Sophiste, portant sur la dialectique du Même et de l’Autre,
Platon introduit un autre personnage en lieu et place de Socrate, personnage qu’il
nomme ²l’Étranger² très
précisément. C’est l’Étranger qui prononce ultimement l’exigence de penser le
Même. L’Étranger, l’Autre de la cité grecque est le philosophe platonicien. Le
citoyen athénien, lui, en tant qu’il affirme que l’articulation, la jonction
de l’universel et du pluriel n’est possible qu’au régime de la cité, est le Sophiste. Milner est l’auteur d’une
sophistique du nom ²juif², pas d’une antiphilosophie ; ceci expliquant cela,
puisqu’une sophistique du nom ²juif² n’a
d’autre destin historial que le matérialisme démocratique.
Parvenu au terme de ma première partie, je voudrais rendre hommage à Daniel Bensaïd qui fut un rouage essentiel d’une autre opération discursive, d’une alternative à la sophistique du nom ²juif². Daniel Bensaïd fut en effet le médiateur de ma rencontre avec Alain Badiou. Ce n’est du reste pas étonnant puisque Daniel reprochait à Alain de ne pas articuler sa réflexion à la question des médiations (historiques, sociales ou politiques) et de s’en remettre à une pensée de l’événement qui lui paraissait un peu mystique ¾ mystique raisonnable certes, mais mystique quand même. Daniel n’avait du reste pas tort puisque dans notre langage l’événement est l’un des noms de Dieu, bien évidemment. Alain Badiou et moi nous sommes rencontrés en un point d’inexistence radicale mais qui n’avait rien de mystique donc, puisque Daniel en était l’artisan, à moins qu’il n’ait été, dans cette affaire, un ange. En hommage à Daniel Bensaïd, lui dont l’inexistence aujourd’hui plus que jamais nous oblige, et nous oblige mystiquement cette fois, je conclus sur quelques vers extraits d’une chanson populaire française du XIXe siècle, qui fut le chant de ralliement des citoyens d’un autre régime de la cité ;
C’est
l’homme à la face terreuse,
Au
corps maigre, à l’oeil de hibou,
Au
bras de fer, à main nerveuse,
Qui
sort d’on ne sait où,
Toujours
avec esprit vous raille
Se
riant de votre mépris.
C’est
la canaille, eh bien j’en suis."
Avant d’engager la seconde partie de mon intervention, je
vous laisse quelques instants dans la résonance du chant, en hommage à Daniel
Bensaïd, lui qui fut un sujet intempestif, généreux et intraitable de l’internationalisme
communard. [20 secondes de silence]
2e partie : une explication avec le
platonisme d’Alain Badiou.
Je me propose à présent d’élucider, ou tout au moins de
clarifier les points de divergences notables, voire notoires, entre le
platonisme d’Alain Badiou et la pensée talmudique telle que je la pratique et
la comprends.
Partons de ceci : le sujet d’une vérité est une
exception, une singularité universelle. Mais comment devient-on une singularité
universelle ? La réponse du platonisme contemporain est la suivante :
on ne devient pas le sujet d’une vérité parce qu’on obéit à une loi, qu’elle
soit étatique, morale ou religieuse, moins encore parce qu’on est de telle ou
telle cité, de telle ou telle communauté, ou de telle ou telle origine ;
on devient le sujet d’une vérité parce qu’on est transi par une vérité, et
parce qu’en chaque point de ce que Badiou appelle ²la
procédure générique d’une vérité² le sujet réactualise,
renouvelle, réinvente le tracé existentiel de sa fidélité. ²La
loi d’une fidélité n’est pas fidèlement discernable²,
conclut Badiou dans L’être et l’événement.
Et à l’épreuve des vérités l’inégalité factuelle, comme la mort, n’est rien
pour nous. L’égalitarisme est sous condition de l’infini, ce qui signifie aussi
bien que l’égalitarisme est la marque de l’infini. C’est pourquoi la
subjectivité platonicienne va se reconnaître d’une part dans l’opération
discursive de Paul, d’autre part dans l’hypothèse communiste.
Qu’est-ce que l’opération discursive de Paul telle que Badiou la reformule ? Et encore une fois, je ne m’intéresse qu’à cela : la reformulation contemporaine qu’en propose Badiou, abstraction faite du texte de Paul de Tarse. (Par ailleurs, je vous invite à prendre connaissance de la lecture que propose René Lévy du texte de Paul de Tarse, à paraître bientôt aux Éditions Verdier. C’est un contrepoint essentiel à la lecture de Badiou, mais qui est extérieur à ma problématique puisque René Lévy, lui, est un lecteur de Paul et non de Badiou). Qu’est-ce que l’opération discursive de Paul, en tant qu’elle est rigoureusement platonicienne ? C’est, comme je l’ai rappelé en introduction, de tirer les conséquences du platonisme, à savoir que le sujet d’une vérité, qu’il soit antique, ou moderne, n’est ni grec (c’est-à-dire qu’il n’est pas subjectivement constitué par la cité grecque) ni juif (c’est-à-dire qu’il n’est pas non plus constitué subjectivement par l’identité juive telle que la Jérusalem pharisienne la conçoit). L’identité juive n’est pas la forme subjective de la vérité, cela signifie donc deux choses :
1. On n’est pas le sujet d’une vérité parce qu’on est natif de la cité juive, ou né d’une mère juive, ou circoncis ;
2. on n’est pas le sujet d’une vérité parce qu’on obéit à une loi religieuse.
De même qu’on n’est pas le sujet d’un universel antique
parce qu’on est athénien, ou parce qu’on obéit aux lois de la cité grecque.
Socrate buvant la ciguë n’est pas la forme subjective du vrai. La subjectivité
du vrai est une dialectique existentielle et générique, une dialectique du
multiple ; elle est une victoire sur la mort, elle n’est pas une
obéissance à la loi identitaire, étatique, morale ou religieuse. C’est là le
nerf vivant de l’enseignement d’Alain Badiou, ce sur quoi il n’a jamais cédé,
ce sur quoi il ne cède pas, ce sur quoi il ne cèdera pas.
Sur quoi porte le différend ? Et sur quoi ne porte-t-il
pas ?
Le mot Torah signifie
²enseignement², le
mot Talmud signifie ²étude². La Torah est l’enseignement écrit de Moïse, le Talmud est la reprise orale, multiple et dialectique de cet
enseignement. Il n’est donc pas question de loi ; il est question de ceci
qu’une pensée n’est telle qu’à la condition de contraindre l’existence. Les
rédacteurs de l’antique Talmud
ont en effet délibérément refusé d’exposer l’enseignement oral des Maîtres d’Israël
sous la forme d’un code de lois positives et praticables. L’obéissance à la loi
est donc hétérogène au Talmud
dans la mesure où une telle obéissance ne prendrait pas la forme d’une fidélité
en pensée, précisément au sens où Badiou enseigne que ²la
loi d’une fidélité n’est pas fidèlement discernable².
Pour les maîtres du Talmud, une
subjectivité qui ferait l’économie de la dialectique du Deux ne serait pas une
subjectivité juive, mais sa pétrification, l’affaiblissement programmé de l’intensité
affirmative du nom ²juif². Ce qui est sacré, le Saint des Saints, c’est la scène
du Deux, et non la loi religieuse telle qu’elle a pu être codifiée au Moyen-Âge
puis à la Renaissance, dans un dessein qui ne visait du reste pas à se
substituer à la dialectique talmudique, non plus qu’à circonscrire l’étude dans
les limites d’une orthodoxie, mais plus modestement à faciliter la vie des
communautés juives. La subjectivité orthodoxe juive est donc homogène au règne
de l’opinion, fut-il, au mieux, le règne de l’opinion droite, dans la mesure où
elle est historiquement le produit d’une codification. Reste qu’elle a résisté,
depuis l’Antiquité jusqu’à ce jour, aux empires successifs, ce qui témoigne d’une
subjectivité à toute épreuve, d’une subjectivité hors du commun. Il n’empêche,
la subjectivité talmudique, elle, n’est ni orthodoxe, ni libérale, elle est
dialectique, elle est platonicienne, au moins en ce sens qu’elle est un
aristocratisme pour tous.
²Pour tous² ai-je dit. Mais précisément, n’est-ce
pas là que réside le différend ? ²Pour tous²
enseigne Alain Badiou, après Paul de Tarse, c’est-à-dire pour chacun, juifs,
grecs ou barbares, et non pour les juifs exclusivement. Je répondrai dans un
langage non immédiatement platonicien, mais en me servant d’une analogie, soit
une opération discursive éminemment platonicienne : posons que l’affirmation
talmudique du nom ²juif² est analogue à l’affirmation communiste du nom ²ouvrier².
Ceci étant posé j’affirme que la pensée communiste est la pensée de la
subjectivité ouvrière. Et pourquoi ne serait-elle pas également la pensée de la
subjectivité bourgeoise me demanderez-vous aussitôt, arguant, avec Paul, que la
pensée est possible pour tous, et qu’il n’y a plus ni ouvriers ni bourgeois,
dès lors que nous sommes tous un en le Christ Jésus, voire en le Christ Platon,
ou encore, pourquoi pas, en le Christ Alain Badiou ? [esclaffements] Après
tout, il est des intellectuels dans ce pays qui ne se seraient pas fait priés
longtemps pour le crucifier [sourires]. J’ai du reste montré, dans mes deux
ouvrages, qu’une fois de plus l’on voulait attribuer aux juifs la
responsabilité d’une opération en réalité strictement policière. L’analogie est
donc plus sérieuse qu’il n’y paraît. La manoeuvre a certes échoué, la
crucifixion n’étant plus une modalité de mise à mort très convenable, outre qu’Alain
Badiou n’est pas exactement du genre à tendre l’autre joue. Cela dit,
rassurez-vous, nul doute qu’ils ne modernisent leur dispositif, électrisant
quelque trône où le faire asseoir ; et s’ils peuvent me glisser sur l’un
de ses deux genoux pour la circonstance, ils ne s’en priveront pas. Voilà, cher
Alain, qui conclurait notre rencontre sur un portrait de la Vierge à l’enfant
éminemment freudien [esclaffements]. Mais je laisse là les pulsions de mort de
la petite bourgeoisie intellectuelle de notre temps, et je reviens à la
subjectivité ouvrière.
Pourquoi la pensée communiste ne serait-elle pas également
la pensée de la subjectivité bourgeoise, dès lors que le communisme vise
précisément l’abolition des classes, autrement dit ni ouvrier ni bourgeois, ni
maître ni esclave, ni homme ni femme ? Ce à quoi je vous répondrai que l’ouvrier
est immédiatement le sujet d’un désir d’émancipation, tandis que le bourgeois
doit rompre avec son désir de classe, doit rompre avec son désir pervers, pour
désirer le juste, pour désirer le vrai, pour désirer l’émancipation de la
classe ouvrière ; de même que Marx a dû rompre avec le désir d’assimilation
bourgeoise de sa communauté d’origine pour devenir le théoricien du mouvement
ouvrier. En revanche, on ne peut pas être ouvrier, ou même fils d’ouvrier, sans
désirer l’émancipation de la classe ouvrière : l’ouvrier est immédiatement
désir d’émancipation. C’est pourquoi l’intellectuel communiste sait que son
destin est lié à celui de la classe ouvrière, qu’il ne peut être communiste
sans embrasser le destin de la classe ouvrière. Bien entendu, historiquement,
les ouvriers auront été bien souvent étrangers à leur propre désir, qu’ils
aient été réactionnaires, xénophobes, voire même fachistes ; ou qu’ils se
soient identifiés à un communisme d’État ; ou qu’ils n’aient eu d’autre
désir que celui de devenir une classe moyenne assimilée aux idéaux de la
bourgeoisie. Il n’empêche, l’intellectuel communiste sait que le nom ²ouvrier² est
le nom d’une subjectivité générique, et qu’il ne peut pas plus céder sur le nom
²ouvrier² qu’il
ne peut céder sur son désir : le nom ²ouvrier² est
le nom de son désir. De même, le talmudiste soutient que quiconque est transi
par une vérité sait que le nom ²juif² est
le nom de son désir. Ce pourquoi je fais mienne la formule d’Alain Badiou, à
savoir que l’État d’Israël est un État antisémite au sens où le Parti Communiste Français était un parti
anti-communiste, au sens où l’étatisation
du nom ²communiste² est
la doctrine de l’affaiblissement programmé du nom ²ouvrier² ;
de même que l’étatisation du nom ²Israël² est
la doctrine de l’affaiblissement programmé du nom ²juif². Les
communistes, c’est un fait, se sont identifiés massivement au PCF ; ils
ont accepté massivement d’être organisé par le PCF, métonymie de l’État communiste
dans sa version soviétique ; de même les Juifs aujourd’hui s’identifient
massivement à l’État d’Israël. Ne nous méprenons donc pas sur ce que signifie l’antisionisme
d’aujourd’hui : comme pour l’anticommunisme d’hier, on doit toujours se
demander s’il dénonce une terreur policière organisée, ou s’il vise la
subjectivité ouvrière en tant que telle.
Ni juif ni grec, ni bourgeois ni ouvrier, sont donc des formules
également inacceptables dans l’exacte mesure où quiconque est fils d’ouvrier,
comme quiconque est fils de juif, est immédiatement le sujet d’un désir non
bourgeois, d’un désir non idolâtre, fut-il étranger à son propre désir. L’ouvrier
est le sujet d’une émancipation générique. Le juif est le sujet de ce que mon
compagnon d’étude, Jérôme Benarroch, conceptualise sous l’appellation de désir
juste ; sa Métaphysique
juive de l’amour est une métaphysique du
désir juste.
À ceci près, me direz-vous, que sans même discuter le
contenu des termes de l’analogie, elle paraît bancale, sinon boiteuse, car l’ouvrier
est tel par sa condition, non par sa mère. Eh bien si, précisément, on est
ouvrier par la mère, et sans entrer maintenant dans les chicanes de la
facticité du désir communiste, je vous invite à relire Brecht : la Mère
courage est la matrice du désir ouvrier. En
outre, s’il est un point de rencontre absolument improbable, et pourtant avéré,
entre la subjectivité ouvrière, le platonisme contemporain et l’antiphilosophie
du nom ²juif², c’est
bien celui-ci : ne cède pas sur le désir de ta mère est un axiome de l’inconscient philosophique
contemporain. Car vous le savez, et si vous ne le savez pas eh bien je vous l’apprends,
nous devons l’existence de Théorie du sujet, de L’être et l’événement, ou de Logiques des mondes, les maîtres ouvrages de la conscience philosophique
contemporaine, au fait qu’Alain a su ne pas céder sur le désir de sa mère. Ce n’est
pas moi qui le dis, c’est lui, vous n’avez qu’à consulter son autoportrait, disponible
sur le net. Sans cela on en serait vraisemblablement resté à sa trilogie de
potache, Ahmed le subtil, Ahmed philosophe, Ahmed à la plage, voire, qui sait, à quelques fébriles vers inspirés
de Saint John Perse, peut-être une Ode aux oiseaux bariolés des îles. La philosophie y a donc beaucoup gagné, la poésie
aussi [sourires].
Reprenons : le différend ne porte pas sur la question
de la loi ; il ne porte pas non plus sur la possibilité pour tous d’être
le sujet d’un désir juste, ou d’être le sujet d’une vérité, non plus que sur le
caractère immédiatement, bien qu’inconsciemment déterminant du désir de la mère
pour ce qui est de distinguer entre qui devra se convertir au communisme, et
qui est immédiatement communiste, étant immédiatement sujet du désir ouvrier.
Pour que l’analogie soit formellement exacte, il me faut donc soutenir que le
nom ²juif²,
comme le nom ²ouvrier², s’adresse
à tous ; et en effet, le nom ²juif² s’adresse
à tous, mais de manière singulière, à chaque un, et non à tous de manière
collective. Le nom ²juif² est égal pour tous mais il distingue, comme le platonisme,
entre qui est le sujet d’une vérité et qui ne l’est pas, ou entre qui est le
sujet d’un désir juste et qui ne l’est pas ; et comme dans le platonisme,
et comme dans la psychanalyse, il n’y a pas de conversion collective ; et
j’ajoute : comme dans le communisme, car il n’y a pas de révolution sans
sujet. Et il me semble qu’en ce sens on devrait, on pourrait définir la pensée
politique de Badiou comme un maoïsme du sujet ; son bilan récapitulatif de la subjectivité maoïste
s’intitulant Théorie du sujet. L’allusion
à Descartes me servira de transition : j’en viens maintenant aux preuves
de l’existence de Dieu [sourires].
*
²Dieu est mort² affirme Alain Badiou, après
Nietzsche ; voilà qui, d’évidence, devrait susciter la controverse. Et
pourtant non, le différend ne porte pas non plus sur la question de l’Un, ou du
Dieu. ²Dieu
est mort²,
voilà ce sur quoi nous ne divergeons pas, du moins dans la mesure où nous
affirmons, nous aussi, que l’être, ou le créé, est un multiple, et qu’il n’y a
de pensée de l’Un que sous condition de la scène du Deux. Une pensée de l’Un
qui ne serait pas sous le régime du Deux serait une substantialisation morbide
de l’Un, une pensée précisément idolâtre, une adoration passablement policière
et xénophobe du régime de la cité, c’est-à-dire de ses dieux. Or le Temple de
Jérusalem n’est pas celui d’Athènes. Le Cohen, le serviteur du Nom, le serviteur de la Maison où réside le Nom, n’a
d’autre savoir, d’autre conviction intime que celle-là : une pensée de l’Un
qui récuserait le pas-tout qu’est la femme serait une honte au logis, serait
une pensée assujettie à l’imaginaire phallique grec. Il est en effet essentiel
de distinguer entre le ²pas tous² de
Milner et le ²pas-tout² de
Lacan. Cette distinction étant à présent claire et distincte pour tous, j’affirme
que la psychanalyse freudienne est la scène d’une extraordinaire convergence
entre pensée talmudique et platonisme contemporain. Et j’insiste sur ²contemporain² car
vous le savez, la traduction de La République par Badiou n’est pas toujours fidèle à la lettre du texte ; elle
s’autorise quelques retouches, visant notamment à ce que l’enseignement du
maître passe par la bouche du disciple. Autrement dit la forme dialogique est
essentielle à la destruction égalitaire de l’imaginaire phallique grec. Nous ne
sommes pas encore au cœur de la dialectique talmudique dans laquelle l’enseignement
de l’Un prend une forme résolument contradictoire, puisque deux maîtres s’y
affrontent d’égal à égal, qu’il s’agisse de deux maîtres, ou d’un maître et du
devenir-maître de son disciple ; mais dans la mesure même où Badiou est
fidèle à la scène du Deux, il reconstruit le texte platonicien dans le sens du Talmud, cette reconstruction fut-elle rhétorique plus que
dialectique. Reste que le point de divergence entre Platon, citoyen athénien,
et Badiou, internationaliste du désir ouvrier, porte précisément sur la
question du Deux : Alain Badiou est le sujet d’un platonisme du multiple,
un platonisme de la scène du Deux ; c’est pourquoi sa fidélité à Platon peut
consister en une infidélité dans la mesure où il s’agit pour lui d’extraire le
réel platonicien, égalitaire et féminin, de l’imaginaire phallique grec, homosexuel
et esclavagiste (²homosexuel² en ceci qu’il nie la position
femme, ²esclavagiste² en
ceci qu’il n’est pas un aristocratisme pour tous).
Le point de convergence entre platonisme contemporain et Talmud réside donc dans leur visée propre qui est d’opérer
la rupture avec l’imaginaire idolâtre, ce que j’ai également appelé ²l’imaginaire
phallique grec² ;
la psychanalyse freudienne étant la scène conceptuelle d’une telle convergence.
Le platonisme de Badiou est une philosophie, mais il n’est pas un discours du
maître.
Ouvrons ici une parenthèse : Éric Marty a voulu
démontrer (dans un article paru dans Les Temps Modernes, L’avenir d’une
négation, à propos de Circonstance
3, Portées du mot ²juif ²) que le discours de Badiou
était précisément un discours du maître, et que la visée ultime de son
platonisme n’était nullement platonique puisqu’elle était bien au contraire d’assujettir
l’autre à sa propre jouissance, et notamment d’assujettir le nom ²juif².
Badiou serait le maître contemporain de l’imaginaire phallique grec. La thèse
est audacieuse. Il est exact, en effet, que l’enseignement de Lacan réside tout
entier dans son cigare, puisque Lacan fumait le cigare, mais un cigare
segmenté, un cigare signifiant, un cigare non phallique, un cigare a-phallique.
Mettre à nu la dimension phallique d’une doctrine philosophique, voilà ce que s’est
proposé de faire Éric Marty, sa démonstration étant la suivante : il
remarque qu’un texte de Cécile Winter, intitulé Le signifiant-maître des
nouveaux aryens, est placé en appendice du
livre de Badiou Portées du mot ²juif², mais que le nom de Cécile Winter ne figure pas sur la
couverture du livre : elle est donc réduite à l’état d’objet, elle est l’otage
de la volonté de jouir du maître. Cécile Winter étant juive, le subterfuge
antisémite est mis à nu. Peu importe que Les Temps Modernes aient pour leur part refusé de reproduire et le nom
et le texte de Cécile Winter, peu importe que le texte de Cécile Winter ait
précisément pour argument qu’un certain discours réactionnaire prétend faire
aujourd’hui du signifiant ²juif² un
signifiant phallique, un signifiant-maître ; l’essentiel, aux yeux d’Éric
Marty, est que le nom de Cécile Winter ne figure pas sur la couverture de l’ouvrage ;
il en conclut aussitôt que Badiou est un pervers polymorphe possiblement dangereux,
en tout cas le sujet d’un désir antisémite dont Cécile Winter aura été la
victime.
Cette démonstration, si l’on veut bien laisser de côté son
caractère inspiré, extra-lucide et, somme toute, purement comique, m’a, je dois
le dire, marqué, à tel point que j’ai tout récemment rédigé un article d’une
trentaine de pages que j’ai bien entendu soumis au comité de lecture des Temps
Modernes. Je me suis pour ma part penché
sur le cas de Bill Clinton et de son otage de la Maison Blanche, Monica Lewinsky
[sourires]. Bill et Monica à la Maison Blanche, voilà qui évoquerait a priori l’argument
de quelque conte pour enfant, voire d’un roman d’Alain Badiou, sauf que le
conte de fées va vite tourner au cauchemar ; c’est du moins ce que révèle
mon analyse, puisque je fais apparaître l’antisémitisme structurel du cigare de
Bill Clinton dans cette affaire [sourires]. J’ai intitulé cette étude, en
hommage à Éric Marty : L’avenir d’une pénégation. À propos du
cigare de Bill Clinton [sourires]. Ne vous
précipitez pas sur votre dictionnaire, le terme ²pénégation² est
un néologisme de mon cru. En outre je me suis d’ores et déjà lancé dans la
rédaction d’un second volet qui sera également consacré à l’un des plus
célèbres fumeurs de cigares de la scène politique internationale. Je ne peux
vous en dire plus pour l’instant, le texte est à l’état d’ébauche ;
retenez toutefois le titre : Fidèle Castra ou l’art du signifiant [rires]. À propos des trahisons du
communisme cubiste. Je ne vous cacherai pas
que j’ai en tête d’aboutir à une trilogie. Il y a eu la trilogie des fourberies
de Ahmed, il y aura la trilogie des fourberies du cigare. Le troisième volet
sera un essai de politique fiction, l’argument en étant le suivant : que
serait-il arrivé au pauvre Bill s’il était tombé sur Margaret Thatcher ? [rires] Il s’agira, vous l’aurez compris, d’une
réfutation travestie du Saint Paul
de Badiou ; car si l’on peut accorder à Badiou que lorsqu’une femme
investit la position homme, il n’y a plus ni homme ni femme, en revanche, il me
paraît exagérément optimiste de conclure qu’il n’y a plus ni maître ni esclave.
Si je partage donc avec Éric Marty et Jean-Claude Milner un
même intérêt pour la dialectique du signifiant, reste que nos références en
matière de maître pervers sont sensiblement différentes. Le platonisme du
multiple d’Alain Badiou est sous le signe du Deux, sous la numéricité du
féminin. Ce n’est donc pas Alexandre le grand qui est passé par là,
contrairement à ce que laisse entendre Milner, c’est Freud et Lacan : ce
sont eux qui rendent possible le platonisme contemporain d’Alain Badiou, que je
qualifierai conséquemment de freudo-lacanien, et non d’alexandro-paulinien. D’où
je conclus que sur ce point Milner a raison : le platonisme d’Alain Badiou
n’est pas un platonisme grec antique, c’est plutôt, en ce sens là, un
platonisme juif, un platonisme abrahamique.
J’ai nommé Abraham : voilà un nom qui n’apparaît nulle
part sous la plume de Badiou, si ce n’est dans son Saint Paul précisément. Étrange surdité à ce nom que celle de
la sophistique du nom ²juif² ;
d’autant que l’innombrable, qui effraie tant Milner, est une métaphore
biblique : ²Par toi, Abraham, seront bénies toutes les familles de
la terre².
J’ai soutenu ailleurs, il est vrai, que le différend entre le platonisme du
multiple et l’antiphilosophie du nom ²juif²
portait effectivement sur le Saint Paul
d’Alain Badiou. C’est l’argument de mon article Controverse sur la
Question de l’Universel. Alain
Badiou et Benny Lévy, paru dans la revue Lignes, que dirige mon ami Michel Surya. Dans cet article,
à l’origine conçu pour le numéro des Cahiers d’Études Lévinassiennes où a paru le texte de Milner Conversation
sur l’Universel, j’y soutenais qu’il faut
distinguer chez Badiou un universel strictement platonicien, étant sous
condition des vérités, et un universel paulinien, rhétorique, en ce sens qu’il
n’est lui sous condition d’aucune vérité singulière, artistique, amoureuse,
scientifique ou politique. Et je concluais : ²les
lois de l’universalité sans vérité, c’est l’empire². Le
propos était donc consonnant avec celui de Milner, à ceci près que je distinguais
deux conceptions de l’universel, sinon contradictoires du moins paradoxales, à
l’intérieur même de l’œuvre philosophique d’Alain Badiou. Mais c’était déjà
trop pour les Cahiers d’Études Lévinassiennes qui préférèrent s’en tenir au monologue de Milner sur l’universel. Je
vous renvoie à l’épilogue de Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? où j’aborde la question de mon exclusion de la cité
antique. Reste que la subjectivité du vrai étant une dialectique du Deux, il
importe d’exposer également ce en quoi la lecture de Paul par Badiou est
essentielle et vraie, loin d’être seulement rhétorique, d’autant que le paulinisme
radical du philosophe est devenu un pont aux ânes.
Je soutiendrai donc ce soir, en contrepoint de ma propre
thèse, que sous le nom de Paul de Tarse, ce que ressaisit Alain Badiou, c’est l’inspiration
abrahamique : le Paul d’Alain Badiou est au croisement d’Abraham et de
Platon, juif et grec en ce sens là, mais aussi bien ²ni
juif²
(au sens où l’universalité d’Abraham n’est pas la loi identitaire juive, la loi
pharisienne) ²ni
grec²
(au sens où l’universalité platonicienne n’est pas sous le régime de la cité).
L’abrahamo-platonisme de Badiou, c’est donc une entreprise conceptuelle de
destruction des idoles de la cité. J’ai dit en quoi nous étions d’accord,
pleinement d’accord. Nous nous séparons en revanche sur un point : Alain
prétend distinguer entre Abraham et Moïse, Abraham étant le proto-sujet d’une
vérité égale pour tous, Moïse étant le maître de l’obéissance à loi
pharisienne, littérale, identitaire et mortifère. Cette distinction n’est
pourtant pas plus tenable que la distinction que voulut faire Lacan entre
Socrate et Platon, ce à quoi Badiou répondit à l’occasion d’un colloque, Lacan
avec les philosophes, que Socrate est un
personnage de Platon, et que nul accès à Socrate autre que le texte platonicien
ne nous est donné. C’est juste, et il en va précisément de même avec Abraham :
nul autre accès à Abraham ne nous est donné que ce qu’en dit Moïse. Et par ²Moïse² vous
pouvez entendre Moïse ou bien les rédacteurs du texte biblique, peu m’importe,
c’est la même chose. L’enseignement de Moïse est le déploiement en pensée de la
subjectivité abrahamique, de même que l’enseignement de Platon est le
déploiement en pensée de la subjectivité socratique. Et l’un et l’autre,
Abraham comme Socrate, sont les noms d’une rupture subjective radicale et
inouïe avec l’imaginaire idolâtre, et le seul accès à quelque réel qui nous
soit donné en héritage depuis l’antique.
Parvenu au terme de mon propos, reste en suspens la
question : sur quoi porte le différend ? Où tranche-t-il deux
positions irréductiblement séparées, inconciliables ? La réponse se situe
selon moi dans La Métaphysique juive de l’amour de Jérôme Benarroch, le point étant le suivant : selon Benarroch,
la position femme constitutive de la scène du Deux n’est pas une position
sexuée idéelle ; autrement dit la différenciation sexuelle empirique n’est
pas contingente, en ce sens, par exemple, que le mot ²femme²,
dans le poème, ne nommerait pas la ²position femme², mais
la femme empirique réelle (si je puis dire). L’Ève biblique est une existence
sexuée séparée ; homme et femme étant les noms d’une séparation réelle,
signifiante, et non pas rigoureusement subjective. En ce sens le platonisme d’Alain
Badiou est suspecté, de notre point de vue, d’être une reconstitution idéaliste
d’un réel que le sujet, en dernière instance, ne pourra que manquer, qu’il se
voue à manquer. Le sujet d’une vérité ne serait donc pas nécessairement le
sujet d’un désir juste ; tel est le point. ²Ni juif ni grec, ni homme
ni femme²
enseigne Paul, tirant les conséquences du platonisme ; c’est là que nous
sommes décidément reconduits. En effet, ²ni juif ni grec²,
pour nous, cela s’entend : ni ouvrier, ni bourgeois. De même ²ni
homme ni femme²,
pour nous cela s’entend : la suture de la révélation aux mathématiques, la
reconstitution idéaliste de la subjectivité vraie.
Il se pourrait donc que notre discussion, à terme, fasse
apparaître que la question du statut des dites vérités mathématiques est le
point de divergence essentiel. En effet il n’est de vérité (au sens talmudique
du terme) qu’intersubjective, ce pourquoi les mathématiques, n’étant pas le nom
d’une intersubjectivité, ne sont pas le nom d’un devenir-sujet. L’esclave du Menon demeure identique à lui-même après avoir été le
sujet d’une démonstration mathématique ; ce à quoi Badiou objectera que
Cantor n’est pas demeuré identique à lui-même après avoir été le sujet inventif
de la théorie des ensembles ; soit. L’opération discursive mathématique
serait le témoignage d’une révélation autre que juive de l’existence du
vrai ; une révélation non idolâtre, certes, mais une révélation sans
sujet, une révélation hors-sujet. Et ce serait peut-être la raison pour
laquelle le sophiste reconnaît bien volontiers qu’il y a des vérités en
mathématiques, qu’il n’y en a qu’en mathématiques, précisément. Et ce serait
peut-être la raison pour laquelle Platon, en tant qu’il est l’Étranger, ne
confère pas aux mathématiques le nom de ²Bien² :
elles ne se sont qu’une introduction méthodique à la dialectique du Bien.
Toujours est-il qu’Alain Badiou témoigne aujourd’hui qu’il
est des vérités éternelles en art, en amour, en politique, c’est-à-dire une
trace du divin ré-actualisable pour tous ; ce en quoi nous, juifs de la
subjectivité talmudique, lui sommes gré de platoniser la jeunesse : il
ouvre ainsi la voie aux dialecticiens du signifiant à venir.
Je vous remercie de votre attention.
Alain Badiou : grand merci Ivan, pour cette explication à la fois profonde et claire, de quelque chose dont à la fin, tout à la fin, on ne sait pas comment peser exactement, tant elles sont intriquées, les figures du voisinage et les figures de la distance ; ce qui fait que tout ça relève au fond d’une topologie particulièrement non grossière, où la définition du voisinage est très subtile.
Je voudrais souligner, pour l’auditoire, que… [s’adressant à l’auditoire :] Vous êtes spectateurs, là, d’une situation exceptionnelle. Il faut vous en rendre compte ¾ ce n’est pas pour la vanter que je dis ça ; mais c’est une situation exceptionnelle, parce que s’il y a quelque chose qui est dénié, dans le monde contemporain, c’est précisément que cette figure puisse exister. Donc euh… Nous faisons en tout cas exister l’exception, ce qui est précisément ce qui nous est commun en même temps que ce qui nous fait différer parce que je pense que c’est autour de ce que signifie ²exception² dans cette affaire que nous ne sommes pas exactement accordés.
Bon… Je pense que ce que tu as dit se suffit mais… Je vais quand même poser trois questions, ou faire trois ¾ pas objections mais… :
[1] d’abord sur l’argument anti-paulinien, selon lequel cet argument pourrait s’étendre au duo ouvrier-bourgeois, et que si on disait finalement que la vérité politique c’est dans l’élément ni ouvrier ni bourgeois on me mettrait le nez devant quelque chose que je ne peux pas supporter… Voilà. Alors… L’argument est retors un peu. Et il est retors un peu parce qu’il faut bien voir que l’étape historique dans laquelle la contradiction ouvrier-bourgeois est considérée comme motrice n’est précisément qu’une étape, et par conséquent le désir ouvrier (pour reprendre ton expression) est aussi non pas le désir de la pérennité du nom, mais le désir de construire un univers dans lequel ce nom est inutile, ou entre en obsolescence hein. C’est exactement ce que Marx dit, dans des termes sommaires, lorsqu’il dit que la finalité de la politique révolutionnaire est la disparition de la politique ; c’est-à-dire que la politique elle-même est séquentielle aux yeux de Marx. Et donc il y a chez toi, c’est ma première question, comme si on pouvait rabattre ²communisme² sur ²ouvrier². Or non, ce n’est pas exactement ça. C’est-à-dire séquentiellement, ou historiquement, ²ouvrier² est un nom (ça en effet, évidemment… c’est pour ça que ta comparaison est pertinente), ²ouvrier² est un nom, absolument, mais ce nom n’est pas le nom de la pérennité du nom ; ce nom est explicitement le nom du caractère provisoire et lacunaire de ce qui, à un moment donné, est le lieu de l’universalité communiste. Mais, au fond, l’universalité communiste est en un certain sens déjà localisable dans le nom ²esclave², si on considère l’épisode de la révolte de Spartacus. Et il sera localisable dans ²ouvrier² de façon particulièrement argumentée et systémique (si je puis dire) avec le marxisme, mais ce n’est tout de même pas la pérennité de ce nom qui est constitutive de l’hypothèse communiste et je voudrais…
Bon ma première question est de savoir jusqu’où et comment fonctionne, de ce point de vue-là, malgré tout, la différence (en historicité, et en tradition, et en transmission) entre le nom ²ouvrier² et le nom ²juif² ¾ étant entendu que je suis tout à fait d’accord pour les comparer en tant que noms ; et aussi d’accord sur le fait que si on prend des courtes séquences on peut, aussi, dire qu’après tout ²ouvrier² est aussi lié à la maternité, comme ²philosophe²… Tu as bien lu un des rares aveux que j’ai fait en public, sur le désir de ma mère [Badiou sourit]… Et il est tout à fait normal que tu me le retournes.
Bien… Alors ça c’est… Je donne les trois questions, tu répondras comme tu veux.
[2] La deuxième question c’est… elle est plus… c’est à propos de la lutte, qui nous est commune selon toi, contre l’imaginaire idolâtre de l’Un ¾ ça je crois que c’est un point majeur. Aussi bien dans la figure immédiate de l’Un : un énoncé primordial vraiment de L’être et l’événement c’est que l’Un n’est pas. Donc que toute idolâtrie de l’Un qui le fétichise dans la figure de l’Être doit être récusée. Et dans Logiques des mondes le premier énoncé constitutif c’est que le Tout n’est pas ; mais naturellement le Tout c’est comme l’Un-Tout, c’est-à-dire que c’est aussi la forme appropriée à la mondanité, dont traite Logiques des mondes, de l’inexistence de l’Un. Donc là il n’y a pas… Mais ma question serait : au fond qu’est-ce qu’ajoute, enfin quel est le point d’adjonction introduit à propos de la lutte contre l’Un idolâtre, et à propos de l’ouverture immédiate de la pensée par le Deux, quelle est la fonction singulière du nom ²Dieu² ? C’est-à-dire qu’est-ce que le nom ²Dieu² ? ¾ en tant que tu en entérines la mort dès lors qu’il est dans la figure de l’Un idolâtre et fétichisé, mais s’il n’y est pas, s’il n’y est pas, quelle est la fonction de ce nom dans le rapport à la multiplicité ? C’est-à-dire quel est le rapport…
Et ma question n’est pas de te demander une preuve d’existence ou quoi que ce soit de ce genre, c’est véritablement en restant dans… Alors je sais bien que c’est un nom qui en un certain sens n’est pas un nom lui ¾ c’est très compliqué mais tu es… voilà ! Ma question est finalement : que penses-tu de Dieu ? [Badiou se marre, la salle aussi] Qu’est-ce que tu penses avec Dieu précisément ?
[3] Et puis, ma dernière question… Non mais je vais t’en poser quatre finalement ! [rires] Ma troisième question est sur le statut des idéalités. Alors là je suis vraiment en désaccord avec ce que tu as dis : c’est une idée absolument commune que les mathématiques n’ont rien à voir avec la subjectivité, qu’elles sont anonymes, a-subjectives, etc… C’est entièrement faux. En réalité… Tu dis : ce n’est pas une affaire intersubjective. Mais c’est uniquement parce que, pour des raisons qui à mon avis sont absolument politiques, la mathématique est close alors là, est effectivement close de manière élitaire. C’est-à-dire elle n’est absolument pas distribuée comme elle devrait l’être : tout le monde devrait pouvoir parler mathématiques, et même des dernières découvertes mathématiques avec la plus grande acuité, et la plus grande passion ¾ croyez-moi… Il n’y a qu’à voir les mathématiciens, eux ils sont au courant de cette affaire : et l’idée qu’ils ne subjectivent pas ce qui se passe là, ça c’est une idée absolument fausse. L’effet de glaciation (si je puis dire) que produisent les mathématiques est uniquement dû au fait que, pour des raisons qui sont tout à fait intéressantes à analyser, elles sont, elles, aristocratisées à outrance ; même s’il y a un enseignement mathématique, tout le monde sait qu’il maintient comme tel le fantasme de leur opacité constitutive, et de ceux qui ont la bosse des maths et de ceux qui ne l’ont pas, etc.
Donc là je crois que c’est vraiment un argument d’une empiricité exagérée. En réalité, tout comme les figures de l’art, de l’amour et de la politique, les figures de la science sont des constitutions subjectives, simplement le dispositif collectif de cette constitution subjective est dans un protocole absolument transitoire de limitation. Et ça je dirais que là c’est typiquement un enseignement platonicien, parce que Platon dit que les futurs dirigeants de la cité doivent faire quinze ans de mathématiques avant d’accéder à la dialectique… Quinze ans hein, et incluant un programme extrêmement compliqué de géométrie dans l’espace, qui est une discipline à peine commençante… Ce passage très singulier où il dit ²il faut s’occuper de la géométrie dans l’espace², ça veut simplement dire : ce programme de mathématiques ça ne doit pas être un programme pour les enfants, ça doit être un programme qui met les dirigeants de la cité absolument au ras bord des inventions les plus contemporaines. Si c’était comme ça, et si bien entendu de surcroît on ouvrait l’espace platonicien dans une universalité potentielle, on verrait que les mathématiques sont un lieu d’imaginaire, de passion et d’intersubjectivité absolument constitutifs.
Et c’est un point, ça je crois vraiment que c’est un point dont l’humanité est privé. Il y a une organisation systématique d’une privation de l’humanité de la jouissance mathématique. De toutes les jouissances possibles c’est la plus refusée à l’humanité ordinaire, c’est ça la vérité. Mais pour qui en a fait vraiment, ce n’est que passion, joie et tourment, les mathématiques. Mais ça n’est pas que tourment. Alors ça c’était ma troisième question, mais elle est localisable…
[4] Et puis, la dernière, c’est : après tout sur homme-femme, sur la scène du 2, mon hypothèse inaugurale est une hypothèse disjonctive radicale (je voudrais le rappeler). Alors on peut arguer que c’est une disjonction de position et que finalement alors, la vision juive telle que tu la décris suturerait cette position à quelque chose qui est trans-positionnel (si je puis dire), qui est de l’ordre de l’affirmatif ¾ ne disons pas ²naturel² parce que ça introduirait aussitôt des équivoques, mais de l’affirmatif existentiel.
Or moi je pars d’une hypothèse de disjonction radicale tout de même, je voudrais le rappeler : c’est-à-dire je ne suis pas du tout sur la thèse, ni bien entendu du degré infini des genres disposés dans la polarité du 2, qui est la thèse post-moderne n’est-ce pas, c’est-à-dire finalement de l’infini des sexes. Non je soutiens une thèse d’un 2 constitutif, et c’est une thèse disjonctive ¾ je veux y insister. Bon ben voilà… [Badiou sourit]
Ivan Segré : alors sur le nom ²ouvrier²… Évidemment mon langage est volontairement suranné hein, il est tout à fait daté XIXe siècle. Tu as tout à fait raison : simplement ce que tu dis sur la séquence politique avec son historicité… J’ai présenté une analogie, je ne prétends pas qu’elle soit démonstrative. J’ai voulu faire entendre ce que, de notre point de vue, pouvait être la distinction entre juifs et grecs, et en quoi si on entend une signification existentielle au nom ²juif² autre, alors ²ni juifs ni grecs² de Paul a pour nous cette signification. Je ne prétends pas du tout en avoir fait, bien entendu, une quelconque démonstration. Et c’est du reste un des points évidemment les plus difficiles à conceptualiser, d’évidence. J’ai simplement voulu être didactique pour faire entendre ce que d’un point de vue purement subjectif, purement intuitif au fond, ça pouvait signifier.
Alain Badiou : juste un mot en passant : je comprends très bien la limitation que tu introduis dans l’usage de cette paire, mais je voudrais simplement, descriptivement, rappeler que lorsque je parle de cette thèse à propos de Paul j’indique immédiatement qu’elle doit être corrélative de la reconnaissance immédiate par Paul que il y a, justement, des juifs, des grecs. Et même qu’en un certain sens il n’y a que ça. Il ne faut pas oublier quand même le personnage de Paul disant : ²il y a tellement ces différences effectives, traditionnelles, réelles, constituées, que si vous allez prêcher quelque part, faites-vous comme les gens à qui vous parlez² ¾ c’est quand même l’autre versant... ça, on ne peut pas séparer les deux. Parce que Paul est aussi celui qui a dit : ²soyez juifs avec les Juifs, soyez grecs avec les Grecs, soyez…² etc.. Il n’a pas simplement dit : ²il n’y a ni juifs ni grecs².
Sa position (tu l’as dis d’ailleurs un petit peu) est très proche de celle qui, à l’intérieur de l’étude juive, fait jouer finalement un ²pour tous² dont ²juif² fonctionne comme la condition en un certain sens, dont l’étude juive fonctionne comme la condition, mais qui est intrinsèquement universel sinon que sa localisation est sous un nom. Je voulais simplement rappeler ça à propos de cette discussion d’ensemble qui est que Paul le sait si bien qu’il pousse la proposition jusqu’à la nécessité absolue d’être intérieur à la particularité si on veut dire quelque chose d’universel.
Ivan Segré : non bien entendu, quand je disais que la manière dont nous pouvons entendre le ²ni juifs ni grecs² de Paul, dont nous, à l’intérieur de l’espace de dialogue amical qui est le nôtre…
Alain Badiou : oui, oui…
Ivan Segré : … parce qu’il est évident que par ailleurs la manière dont on a voulu faire… je l’ai dis c’était un pont aux ânes la question du paulinisme radical de Badiou… Je dis un mot de La réaction philosémite : la manière dont on a voulu faire du paulinisme de Badiou un universalisme intolérant à l’égard de l’identité juive, ou du particularisme religieux juif, de l’universalité singulière juive, bon il faut être très clair que c’était absolument aberrant et scandaleux puisque Alain Badiou était l’un des rares à avoir pris position contre une loi interdisant les signes religieux, citant explicitement la kippa juive et le voile islamique, alors que ceux même qui s’en prenaient à son paulinisme étaient eux des militants acharnés d’une interdiction des signes religieux. Donc c’est évident que… Ça on est tout à fait d’accord… Enfin la situation est telle que c’est bien de toujours de le rappeler.
Alors ta question sur la question des noms de Dieu et la question des mathématiques sont très proches en réalité. Alors ce que j’aurais répondu, avant ta précision sur la question des mathématiques, du moins je… Il est évident qu’on peut partir d’un fait massif pour nous : c’est que l’enseignement des maîtres du Talmud n’aborde absolument pas les mathématiques ¾ ça c’est un fait massif pour nous, qui est donc signifiant. Qui est signifiant… Selon moi on pourrait dire que la révélation mathématique est une révélation sans sujet. Voilà. Ça c’est l’enseignement fondamental des maîtres du Talmud ; il s’agirait de le conceptualiser. Maintenant tu m’opposes une objection très sérieuse, et je réfléchis en t’écoutant, c’est qu’après tout c’est vrai que mon présupposé était que l’art, oui, serait le lieu d’une intersubjectivité, par différence avec les mathématiques. Que l’amour ça soit une intersubjectivité, ça c’est acquis, c’est évident. Par contre c’est vrai, si je maintiens ma thèse, il faudrait que je dise qu’il n’y a une vérité qu’en amour. Et si je renonce à dire qu’il y a des vérités en mathématiques alors il va falloir que je renonce aussi à dire qu’il y a des vérités en art. Ça serait peut-être…
Alain Badiou : je le crains oui.
Ivan Segré : voilà… [Badiou se marre] Non mais cela dit ça rejoint une autre question qui est effectivement la question des méfiances qu’il y a eu à l’intérieur de la philosophie, comme celles de Lévinas, sur la question de l’art. C’est une véritable question… Donc à ce moment-là il faudrait… À moi de dire ce en quoi je reconnais qu’il y a une vérité en art, et il y en aurait également en mathématiques, et ce en quoi je dirais qu’il y a une insuffisance de vérité en mathématique, et il y aurait une insuffisance de vérité en art.
Alors, juste, évidemment, un point d’accord fondamental : c’est que les mathématiques sont évidemment le processus de distanciation radicale avec le règne de l’opinion et avec l’idolâtrie. Évidemment que cette modalité-là des mathématiques, comme la modalité de l’art, elle est reconnue comme telle. Mais c’est vrai finalement qu’il faudrait que j’élabore les mathématiques avec l’art, pour ne pas être retors.
Alain Badiou [souriant] : oui.
Ivan Segré : sur la disjonction positionnelle, ça je pense avoir insisté clairement : c’est un platonisme de la scène du 2, donc cette disjonction positionnelle elle est claire. La question est de savoir finalement où la position homme et femme, selon notre point de vue, laisserait de côté ou ne penserait pas la question de la littéralité du signifiant homme et du signifiant femme. Et c’est vrai qu’avant de discuter ce point-là en amont finalement, on y revient toujours ne serait-ce que dans la question ²est-ce que le monde est créé ou pas ?². C’est une vieille question sur laquelle, finalement, on revient également. Voilà ce que je peux dire d’après ce que j’ai compris.
Alain Badiou : eh bien merci à tout le monde.
[…]
Bon eh bien on va fonctionner sans hein [le micro ne fonctionne pas]. Comment
faire autrement ? […] Bon on va commencer quand même. On
s’interrompra au moment de l’arrivée du technicien.
Bien alors… Premier point :
eh bien je ne vais pas vous donner la prochaine séance de cette année vu que,
comme vous le savez, c’est la dernière… Et donc la prochaine sera en octobre.
Donc je vais encore faire le séminaire l’année prochaine… Voilà. [quelques ²ah !²
sonores dans l’assistance puis applaudissements]… Oui, oh !... Je suis
engagé dans la fâcheuse pente qui a amené Lacan à le faire jusqu’à sa mort
[rires]… où il est presque mort en séminaire, comme Molière sur la scène.
Voilà.
Mais je n’ai pas de titre pour
l’instant. Je n’ai pas de titre. Donc peut-être vous en serez informé quand
même par les moyens électroniques ordinaires. Mais pour l’instant je n’ai pas
vraiment de titre. J’achève le cycle ²Platon², je
ne vais pas le continuer une quatrième année.
Je peux vous dire mon idée… Enfin
le point qui fait que, comme toujours, ce séminaire fait partie de mon travail
propre ; ce n’est pas une didactique extérieure, c’est intégré à mon
propre processus de pensée (vous le savez) ; c’est pour ça que, comme je
vous l’ai quelquefois dit « vous êtes en un certain sens co-auteurs ;
vous êtes massivement co-auteurs de tout puisque j’expérimente son adresse avec
vous, etc. ». Donc forcément c’est la question d’une étape, d’un point
d’étape, et en réalité ce que je voudrais reprendre, ce que je voudrais
réexaminer c’est ce qu’on pourrait appeler ²les lois de
l’incorporation² ;
c’est-à-dire reprendre la question de la subjectivation en fait. Reprendre la
question de la subjectivation dans le panorama général qu’on a déplié
concernant à la fois l’Idée, l’idéation, ce que peut signifier aujourd’hui
l’universalité, l’absolu, etc., etc. Mais dans ce panorama-là, avec comme clé
(dans un certain sens) la notion de vérité, je voudrais revenir, revenir en
fait à la question du sujet. Du sujet non pas en tant qu’il se constitue dans
l’élément d’une vérité, mais plutôt des vérités examinées du point du sujet
lui-même ; c’est-à-dire par une espèce de renversement de perspective qui
ferait que au lieu d’aller de la logique de l’être à la construction
subjective, on examinerait inversement comment au fond l’être se dispose,
comment la situation change lorsqu’elle est examinée du point du sujet de
vérité.
Et en réalité c’est la question
de savoir ce que peut vouloir dire que, pour quelqu’un, pour l’individu capable d’être sujet… Qu’est-ce que
ça peut vouloir dire que son monde change ? Voilà. C’est-à-dire je
voudrais en fait tourner autour de l’idée de qu’est-ce que c’est que changer le
monde ? ¾ vieux projet… Vieux projet un peu tombé en déshérence.
Pour l’instant les gens essaient plutôt de survivre au monde que de changer le
monde hein [sourires]… Mais bon nous sommes dans une époque de réhabilitation
des vieilles choses, c’est le côté réparateur de vieux meubles du philosophe,
et je voudrais réexaminer cette question de changer le monde qui est devenue un
tout petit peu obsolète, ou aberrante, au regard de l’idée de l’améliorer
localement, etc., mais de l’examiner évidemment du point de vue de la
difficulté même de la question.
Alors ce qui est compliqué dans
la question de changer le monde, c’est la question de savoir qui mesure ce changement. Parce que vous voyez bien que
si en réalité le changement du monde est aussi le changement du sujet tel qu’il
habite ou se déplie dans ce monde, le sujet va changer en même temps que le
monde, donc il n’y aura pas de sens à dire que pour le sujet le monde a changé. C’est-à-dire que le monde aura
changé, et le sujet tel qu’il est sujet dans ce monde aura changé avec le
monde, mais en réalité il n’y aura pas de mesure du changement à proprement
parler. Ça c’est un vieux principe de la relativité : si vous voulez avoir
du mouvement il faut quelque chose de fixe ; parce que si tout est en
translation, c’est comme si c’était immobile ¾ ça
c’est vraiment le principe d’inertie tel quel hein !
Donc si on veut donner sens à
l’expression ²changer
le monde²,
paradoxalement il faut s’interroger sur le point d’invariance au regard duquel
ce changement peut être prononcé ; sinon on peut parfaitement avoir des
constants changements du monde, par ailleurs imperceptibles, puisque tous les
sujets, toutes les représentations sont accommodés à ces changements. C’est un
peu ce qui se passe en ce moment ; c’est pour ça que j’ai souvent parlé, à
propos du monde d’aujourd’hui, d’un paroxysme du changement immobile. C’est-à-dire
qu’on nous annonce tout le temps des changements extraordinaires mais comme en
réalité ces changements sont internes au
mouvement général par lequel les sujets sont contraints de s’approprier à ce
monde en train de changer (c’est-à-dire ce qu’on leur demande à grands coups de
bâtons n’est-ce pas : « suivez le train du monde »,
« recyclez-vous », etc.), eh bien c’est pour que l’ensemble (le
sujet, le monde et tout ce qu’on veut) soit une figure d’immobilité prise dans
une translation uniforme finalement.
Voilà pourquoi la question que
je poserai, à laquelle je donnerai un intitulé plus précis peut-être,
c’est : que signifie la possibilité du changement du monde du point de vue
de quelque chose qui serait subjectivement invariant, de telle sorte que ça
donnerait mesure du changement du monde ? C’est-à-dire quelque chose qui
serait effectivement interne à ce changement, mais suffisamment un invariant de
cette intériorité pour que ce changement lui soit perceptible en tant que
changement pour lui hein. De ce point de vue il y a toujours eu une grande
équivoque dans la théorie (si je puis dire) soviétique de l’homme nouveau.
Parce que l’homme nouveau était une création du monde nouveau, et finalement il
était l’homme du monde nouveau ; mais si l’homme du monde nouveau est
lui-même un homme nouveau, eh bien tout a changé, et la conséquence est que
vous n’avez pas de témoin véritable de ce changement, sinon ceux du vieux
monde, qu’on liquide. Donc pas de témoin. Pas de témoin du changement glorieux
puisque l’homme nouveau c’est l’homme qui est approprié et façonné par le monde
nouveau. Et ça ce n’est pas entièrement satisfaisant à vrai dire, parce que la
saisie subjective du changement du monde est un point de l’intériorisation de
ce changement lui-même. Donc il faut que le sujet puisse être témoin du
changement dont il est le sujet. Et ce n’est pas simplement une réflexion,
c’est qu’il faut qu’il y ait un suffisant point d’invariance dans le sujet du
changement pour que, du point de cette invariance, le sujet puisse prendre
mesure que le changement est vraiment un changement.
C’est un problème tout à fait
compliqué et essentiel. Et c’est celui-là qui m’intéresse en ce moment,
précisément par opposition à la figure actuelle proposée du changement (que
j’ai appelé ²le
changement immobile², ²le changement sur place²) qui est en réalité une
accommodation permanente des individus aux supposés changements du monde, qui
est un changement interne à une structure générale dont les individus sont
effectivement les habitants et les acteurs en même temps.
Et donc on va être dans la
question du rapport possible, intra-subjectif, entre transformation et
invariance. Transformation et invariance du point de vue du rapport entre sujet
et monde, en supposant un sujet de vérité. C’est-à-dire à supposer même qu’il y
ait, en travail, une vérité politique par exemple, c’est-à-dire qu’il y ait en
travail un processus de construction effective d’une différence réelle dans le
monde, comment le sujet de cette transformation est-il aussi et en même temps
son témoin ? Comment peut-il en témoigner ? ¾ et
non pas simplement en être l’acteur qui se transforme en même temps qu’il
transforme. Alors finalement c’est la question du changement du monde vue sous
l’angle de la question qui peut paraître singulière, mais qui n’en est pas
moins à mon avis absolument centrale, et qui est la question de savoir qui
témoigne pour le changement du monde ?
Qui témoigne autrement qu’en étant ce que ce monde accommode comme figure
subjective qui lui est interne ? Si nouveau que soit l’homme nouveau, il
faut qu’il soit suffisamment ancien pour prendre mesure de sa nouveauté. Voilà.
Et ça c’est un point qui n’a pas
été entièrement travaillé dans ce qu’on peut appeler le prométhéisme de la
figure antérieure, où finalement la thématique du nouveau était une thématique
enveloppante, en réalité une thématique totalisante. Il y avait le nouveau
monde, il y avait l’homme nouveau, il y avait la construction nouvelle, etc.,
dans une sorte d’emportement du nouveau dont j’ai montré dans Le Siècle qu’elle était aussi liée à la notion de purification
permanente, à la notion d’épuration en réalité. Et cette passion du nouveau,
cette passion du réel comme nouveauté incessante, négligeait en réalité les
conditions subjectives de l’appropriation du nouveau en tant que nouveau.
Et, pour terminer sur cette
anticipation, le témoignage sur le nouveau ne peut pas être seulement fondé sur
sa différence d’avec l’ancien. Ça c’est un point aussi très compliqué. C’est-à-dire
il faut qu’il y ait une mesure intrinsèque
de la nouveauté. Alors qu’est-ce que ça veut dire ça ? J’essaierai de
débrouiller cette question avec vous. Mais vous voyez qu’il y a manifestement
deux conceptions possibles, subjectives, en subjectivité, de ce qui est
nouveau. Vous pouvez dire « c’est nouveau » parce que ce n’est pas
ancien, parce que ce n’est pas ce qu’il y avait avant (ça c’est une définition
très simple). Mais ce n’est pas exactement ça qui m’importe là. Ce qui
m’importe c’est : quelle est l’expérience subjective de la nouveauté en
tant qu’elle s’affirme d’un point de vue qui est interne au nouveau
lui-même ? ¾ et qui n’est pas quelque chose qui se fait simplement
par différence d’avec l’ancien. Alors ça c’est ce qu’on pourrait appeler
l’ensemble des protocoles de subjectivation du nouveau en tant que nouveau. Et
ça c’est lié, évidemment, au problème général de ²qu’est-ce que c’est que le
changement du monde ?².
Et enfin, dernier point :
pourquoi est-ce aussi idéologiquement important cette affaire ? C’est
idéologiquement important parce que le régime contemporain est, à mon sens,
largement fondé sur une subjectivation truquée du nouveau, c’est-à-dire sur
faire marcher les individus dans la figure du semblant du nouveau ; c’est-à-dire
du nouveau qui en réalité est absolument interne à la perpétuation de ce qu’il
y a. Et ce nouveau-là, ce nouveau interne à la perpétuation de ce qu’il y a,
joue un rôle subjectivement tout à fait fondamental dans l’oppression
elle-même. Il consiste à dire : « voyez l’étonnante nouveauté permanente
des choses », sans donner aucun critère normatif concernant cette
nouveauté finalement. Et alors on va se dire : « oh ! eh bien
peut-être que le nouveau modèle de voiture a une électronique un peu supérieure… »
¾
autant de choses de ce genre, prises dans le détail d’une nouveauté stagnante,
d’une nouveauté qui est le différentiel (comme ça) par rapport à l’ancien, une
cumulation de petites différences par rapport à l’ancien. Et je pense que cet
élément de nouveauté joue en soi-même un rôle idéologique très important.
Autrement dit je pense que le
combat idéologique doit nécessairement opposer deux visions différentes du
nouveau, et non pas simplement les questions de la possibilité ou de
l’impossibilité de ceci ou de cela. En réalité, intrinsèquement, ce qui est
reçu comme nouveauté ne peut pas être le même dans le cas où on est sous la loi
d’une procédure de vérité quelconque et si on est sous la loi de la
perpétuation du monde ¾ ça n’est pas de la même nouveauté qu’il s’agit. Il faut
donc éclaircir ce point. Et il faut éclaircir ce point en constatant que
quelque chose s’affirme dans le nouveau qui n’est jamais réductible à strictement
sa différence avec l’ancien (ça c’est un point certainement capital).
En réalité on verra que le
nouveau s’affirme bien plutôt dans le système de sa corrélation à l’Idée
(quelque chose comme ça), pour revenir à Platon. C’est-à-dire le nouveau c’est
une nouvelle figure de la ²participation², pour parler alors complètement
le langage de Platon, soit une nouvelle figure de l’intelligibilité, de ce qui
devient intelligible par participation à l’Idée ¾ ça c’est une figure du
nouveau : c’est quelque chose qui apparaît comme ça, et qui apparaît en
tant qu’il est dans la lumière de l’Idée précisément ; et qui donc est, à
ce titre, intrinsèquement nouveau, et non pas simplement quelque chose qui
apparaît dans sa différence avec l’ancien.
Bon ça c’était… [Badiou se
marre] c’était l’année prochaine, en raccourci… Voilà.
En ce qui concerne alors
maintenant des détails plus administratifs, j’avais annoncé que je ferai une
permanence vendredi […]
Alors un élément de
publicité : la revue L’art du cinéma
vient de sortir un numéro spécial sur Clint Eastwood (que je vous montre, là),
et je suis très heureux de cela parce que je pense que c’est important de
prendre la mesure de ce cinéaste de façon synthétique aujourd’hui. À ma
connaissance, je n’ai pas procédé à des vérifications mais il y a des articles
sur tous les films de Clint
Eastwood, c’est-à-dire ils sont tous examinés un par un. Et donc je vous
recommande vivement de regarder cette revue, de l’acheter… Et puis en plus il y
a aussi un article de moi dans le tas [Badiou rigole, la salle suit]… Enfin
c’est vraiment dans le tas parce qu’il y en a beaucoup. Le mien est sur Un
monde parfait. Un monde parfait, c’est presque le sujet de l’année prochaine. Voilà.
Alors ça c’était pour les
préliminaires et nous allons maintenant revenir à quelques considérations
conclusives sur Platon, liées à des nouveaux textes.
Alors pour introduire, nous
allons nous servir aujourd’hui du texte resté en rade, extrait de l’incident
d’Antioche, qui vous avait été diffusé dans une séance précédente [celle du 19
mai dernier]. Et nous allons le faire simplement entendre et jouer comme un texte
valant support (support métaphorique en partie) d’une sorte de conclusion
provisoire sur l’enseignement de Platon.
En fait je crois qu’on peut
proposer, en introduction, l’idée que l’enseignement de Platon, tel que je
l’entends et que je le fais entendre, comporte deux points tout à fait
fondamentaux pour notre actualité.
Le premier point c’est que
l’accès à une vérité, l’accès personnel, individuel (on peut dire cela),
l’accès de quelqu’un à une vérité est, en un certain sens, toujours de
caractère événementiel ; et cela quelque soit le cas de figure. Alors ça
veut dire quoi que c’est toujours événementiel ? Ça veut dire que
l’individu ne constitue pas cet accès, il en est toujours primordialement
frappé. C’est-à-dire l’instance de manifestation du vrai, pour un individu
quelconque, c’est d’abord une frappe [un téléphone sonne dans l’assistance], ou
une saisie… mais pas une sonnerie [Badiou se marre ; sourires]… Enfin ça
n’avertit pas. Ça n’avertit pas ¾ justement.
Et donc, réfléchissons à ceci
qu’il y a, en un sens qui évidemment n’est pas à prendre au pied de la lettre,
qu’il y a toujours, dans ce qui se passe là, un élément de violence. Alors ²violence²
signifie simplement ²ce qui arrive au sujet sous la forme d’une frappe, ou
d’une saisie, et non pas sous la forme d’une extériorisation ou d’une
expression².
Autrement dit l’accès à la vérité n’est jamais dans la figure de l’expression
de soi. Et c’est pourquoi on peut considérer comme une propagande anti-vérités
la propagande pour l’expression de soi (« exprimez-vous »,
« soyez vous-mêmes », etc.). C’est une connotation idéologique qui,
spécifiquement, tente de contourner, ou d’éviter cette violence élémentaire qui
est que ce qui fait exception, et c’est toujours le cas d’une vérité quelle
qu’elle soit, ce qui fait exception ne se manifeste que dans la figure d’une
frappe existentielle. Que ce soit une rencontre, que ce soit l’effet soudain
que fait une œuvre d’art, que ça soit la compréhension subite de quelque chose
qu’on ne comprenait pas ; même des expériences élémentaires d’accès au
vrai sont dans la forme de la saisie.
Et c’est ce que Platon nomme
quelquefois ²la
structure d’éveil². C’est un éveil. Il dit ²éveil² et
il dit ²conversion²
aussi d’ailleurs. Et c’est aussi ce qui légitime les points de force ou de
violence expressément présentés dans l’allégorie de la caverne (que nous avons
commentée ici), et qui est que en définitive ce n’est pas de plein gré qu’on
sort de la caverne. Ça n’est jamais absolument de plein gré. C’est-à-dire ce
n’est pas une manière de s’exprimer que de sortir de la caverne pour Platon. En
réalité c’est une frappe… Alors métaphoriquement il va dire qu’on y est forcé
et que ce sont ceux qui reviennent du dehors qui, plus ou moins, vous y forcent
¾
peu importent les images mais le cœur de la question c’est que ça n’est pas un
développement spontané de l’expression de soi qui amène à la libération. Au
fond la libération, en son sens là maximal, c’est-à-dire la sortie de la
caverne et l’accès à quelque chose qui surpasse ce que l’on croyait être la
simple capacité d’emprise des images, cela n’est pas le développement spontané
de l’individu mais requiert une frappe. Et par conséquent une frappe en un
certain sens extérieure ; ²extérieure² c’est-à-dire
qui comporte une dose intrinsèque d’altérité irréductible.
Et donc tout ceci signifie, ou
se concentre dans la conviction que l’accès à une vérité est quelque chose qui
arrive, et non pas quelque chose qui se
développe, ou se déploie, à partir des ressources immanentes de l’individu ou de
la personne. Il faut que quelque chose arrive, il faut que quelque chose vous
frappe, il faut que quelque chose manifeste la puissance de cette exception
pour que, véritablement, cette événementialité vous enjoigne (d’une certaine
manière) de… Eh bien de quoi ?... En fait de faire ce dont vous êtes
capables par ailleurs ¾ tout simplement. Et en ce sens
l’intériorité est bien une capacité, mais cette capacité n’a pas la capacité de
se déployer comme capacité. C’est une capacité limitée. Et là, à vrai dire…
C’est certainement là que Freud voit clair. Pauvre Freud qu’on malmène beaucoup
en ce moment [Badiou sourit et plaisante]… sous prétexte qu’il aurait trop aimé
sa mère [sourires] ; c’est un comble ça… C’est vrai… C’est ce qu’on lui
impute. Le procès principal : il a tellement aimé sa maman qu’il en a fait
une théorie générale [sourires]. C’était génial remarquez. Mais s’il y a une
chose que Freud a vu avec la plus grande clarté, et qui est la raison pour
laquelle en vérité on lui en veut aujourd’hui, c’est qu’il a parfaitement vu
que la plupart du temps les hommes, les vivants, les sujets, s’interdisent
eux-mêmes de faire ce dont ils sont capables ¾ c’est ça le point !
C’est ça qu’il a démontré ! Bon ça avait été déjà vu avant, mais là il l’a
démontré et il en a fait le cœur de son investigation. En réalité il a même
montré qu’il existe dans l’animal humain une certaine horreur de faire ce dont il est capable ; qu’il recule
avec effroi devant sa propre réussite. Alors évidemment par rapport à l’animal
libéral qui est sensé tout calculer en fonction de ses intérêts, c’est une
image déplaisante hein : le producteur-consommateur qui se déploie
librement et qui exprime le système de ses capacités de façon rationnelle,
qu’on suppose être le sujet, enfin l’homo economicus du libéralisme, il est malmené par Freud (ça c’est
sûr). Parce que Freud montre justement que la construction du sujet est en
pliures, elle n’est pas du tout expressive. Et que les effets de culpabilité,
de censure, de ressentiment, etc., jouent un rôle fondamental, et que arriver
à faire ce dont on est capable, c’est toute
une histoire. Et qu’il faut être copieusement aidé par les circonstances,
l’extérieur, les gens qui sont là ¾ je ne parle même pas de
l’analyste qui vient à la fin des fins [Badiou sourit ; sourires]… Mais
c’est ça !
Et ceci éclaire beaucoup la
vigoureuse hostilité qui se déploie envers Freud et dont l’origine est
américaine… Parce que Onfray ne vient qu’en retard. Une manie des Français
c’est d’être des combattants réactionnaires attardés [rires]. C’est vrai !
En général les trucs réactionnaires ont été inventés bien avant eux, et
ailleurs ; mais la polémique contre Freud qui va fouiller dans les
poubelles pour savoir s’il a réellement ou pas couché avec sa belle-sœur… point
considéré maintenant comme capital [sourires]. Bon. On n’est pas obligé de
considérer que ce point est décisif pour l’évaluation de l’œuvre de Freud après
tout, de savoir s’il a couché avec sa belle-sœur ou pas. Peut-être… Moi je n’ai
pas de point de vue arrêté [Badiou en pouffe de rire ; rires]. Par contre,
ce que je comprends très bien, et que je n’avais pas entièrement saisi au
début, ce que je comprends très bien c’est qu’en effet il y a des raisons tout
à fait importantes à ce qu’on veuille abattre Freud. Et en vérité ce qui
s’exprime dans la haine de Freud est particulièrement réactionnaire ; je dirais même, je soutiendrais
que c’est encore plus réactionnaire que la haine de Marx. Parce qu’au fond la
haine de Marx c’est normal [Badiou se marre]. Marx il l’a cherché [sourires].
Il l’a cherché ! Il a annoncé qu’il voulait renverser le capitalisme,
éliminer les bourgeois, édifier le communisme, etc., il ne pouvait pas
s’attendre à être accueilli avec des fleurs [rires]. Donc lui il a eu… Non mais
je veux dire que c’était un combattant… Voilà… Alors Freud est aussi un
combattant à sa manière aussi, on sait très bien qu’il a eu affaire aussi à
beaucoup de préjugés, etc., est-ce qu’il y a vraiment une sexualité des enfants
et tout ça… Mais enfin ! il ne se présentait pas comme quelqu’un qui
voulait bouleverser l’ordre établi ; il se présentait dans la figure du
chercheur scientifique, vraiment ! Il était sous l’idéal de la science
Freud. Mais en vérité, précisément parce qu’il ne l’a pas cherché, qu’il s’est
présenté sous l’idéal de la science, les attaques venimeuses contre lui sont
encore plus réactionnaires, parce que la seule chose qui les soutient c’est
l’idée de défendre à tout prix la
figure du sujet tel que l’ordre dominant la prescrit. Et cette figure du sujet
c’est une figure rabougrie et misérable, parce que c’est une figure qui suppose
que le sujet est de part en part déterminé par le calcul que la société lui
impose ¾
c’est ça !... c’est-à-dire c’est un sujet qui calcule son intérêt, qui
calcule sa réussite, par des moyens rationnels. Mais qu’est-ce que c’est que
ça ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
Freud a démontré en effet, par
la recherche scientifique telle qu’il la concevait, que ce n’est pas du tout
comme ça que sont les sujets ; et que s’ils sont en capacité de devenir
créateurs, c’est précisément parce qu’ils ne sont pas comme ça. Parce s’ils étaient les moutons de l’économie, ils
ne créeraient rien du tout ¾ Freud le montre
parfaitement : c’est dans les ressources de sa pliure, ou de son malheur
interne, que l’homme trouve les ressources de sublimation particulières qui
peuvent le transformer en un animal créateur. Ce n’est pas parce que sa vie est
appropriée à ce qu’il y a que l’homme est créateur, c’est parce qu’elle ne
l’est pas appropriée (ça c’est évident). Et
Freud ne partait pas d’une vision révolutionnaire des choses, il suivait la
piste du symptôme ; c’est-à-dire il suivait le fait qu’il est apparu
absolument évident que les gens, en général, sont extraordinairement encombrés
par eux-mêmes, et non pas du tout à l’aise dans eux-mêmes n’est-ce pas
[sourires]… Et alors Freud il a cherché les lois de cet encombrement. Il s’est
dit : pourquoi tant de gens sont encombrés par eux-mêmes ? Pourquoi
tant de gens, en réalité, s’obstinent dans une voie qui leur est absolument
hostile en réalité ? Pourquoi se lancent-ils dans des aventures
absurdes ? Pourquoi aiment-ils des gens impossibles ? Pourquoi ce
nouage très singulier sur lequel, soit dit en passant, les romanciers
travaillaient depuis longtemps en réalité (c’était l’arrière-plan de
l’investigation romanesque). Pourquoi cette complexité ? Et pourquoi, en
particulier, y a-t-il tant de pulsions négatives, de pulsions
autodestructrices ? ¾ il n’y a pas besoin d’aller
chercher les suicidaires, qui sont des cas-limites de cela…
Mais précisément, alors pour
revenir au point de départ : les gens qui ne font pas ce dont ils sont
capables, qui s’empêchent eux-mêmes de
ne pas faire ce dont ils sont capables, sont légions. Et Freud a montré que ça
c’étaient des structures névrotiques fondamentales de l’espèce humaine. Et on
lui en veut mortellement de ça… Alors ça ça touche aussi à l’année prochaine,
ça touche à la question ²qu’est-ce que c’est que le
changement ?², ²qu’est-ce que c’est que le sujet du changement ?², ²qu’est-ce
que c’est que faire ce dont on est capable ?², ²qu’est-ce
que c’est qu’être, par contre, plié et approprié à un monde défini ?². Et
de ce point de vue-là Freud est un des plus grands penseurs progressistes du XXe
siècle… Et ça on peut penser ce qu’on veut du détail des choses, de la
psychanalyse, de la cure, de ceci et de cela, ça ça reste fondamentalement. Il
est le premier à avoir jeté une vive lumière, une lumière rationnelle et libératrice,
sur ce qu’il en est de l’individu humain en proie à l’ordre symbolique. Et
comment cette manière de se constituer comme en proie à l’ordre symbolique
l’introduit dans un labyrinthe subjectif absolument irréductible à l’idée,
finalement basse et fausse en même temps, que l’homme est un animal qui ne connaît
que ses intérêts… Non, non, il ne connaît pas que ses intérêts. La plupart du
temps il les connaît même fort mal, ou quand il les connaît il s’en détourne
amèrement et violemment. Il connaît bien d’autres choses que ses intérêts. Et
bien d’autres choses en définitive plus intéressantes à vrai dire, même si
elles sont quelquefois assez sensiblement ténébreuses. Et la ressource humaine
elle est aussi dans ces ténèbres, sur lesquelles Freud introduisait une
lumière. Voilà.
Donc tout ça pour dire que, pour
revenir au point de départ, pour dire qu’en réalité Freud aussi va dans le sens
que ce sont des événements de la vie, des occurrences réelles qui, seules,
peuvent constituer, sur un point ou sur un autre, une sorte de libération de ce
dont le sujet est capable. Et c’est une logique de l’acte. C’est une logique de
la coupure. Ce n’est pas une logique de la continuité rationnelle des intérêts
supposés. Et c’est pour ça que, de ce point de vue-là il est platonicien. Il
est platonicien : il pense qu’en effet ce n’est pas du tout vrai que
l’homme, lorsqu’il est dans la caverne, prend spontanément le chemin de la
sortie ; ce n’est pas du tout ce qui lui vient à l’esprit. Il adore son
enfermement, ou alors il en souffre mais il aime sa souffrance, etc. Il y a
d’innombrables variantes de ce point-là qui le font stagner ou demeurer dans un
endroit où il reste incapable de faire ce dont cependant il est capable, et qui
en effet le constituerait à ses propres yeux comme un sujet capable de s’apprécier lui-même.
Et la question de savoir si le
sujet est en état de s’apprécier lui-même est une question fondamentale. Après
tout un monde un peu transformé serait d’abord un monde où les gens sont dans
des dispositions ou dans des positions telles qu’ils peuvent être fiers de ce
qu’ils font, au moins ; c’est le minimum. Mais ce n’est pas du tout le
cas. Ce n’est pas du tout le cas. Quelquefois ils font les malins mais pour ce
qui est d’être, sur le fond, réellement fiers de ce qu’ils font ¾
c’est au fond assez rare, c’est normalement assez rare. On pourrait appeler ²émancipation² le
fait d’un monde dans lequel il serait quand même plus facile d’être fier de ce
qu’on fait ou de ce qu’on est, que de stagner dans le monde que nous
connaissons aujourd’hui. Et ça c’est bien ce que Platon propose, et aussi, à sa
manière, c’est le chemin que suit Freud : comment libérer le sujet de
cette astreinte symptomale qui le sépare en réalité de ses propres
possibilités ? L’instinct de mort finalement. L’instinct de mort.
Et je reviens donc à ce premier
énoncé fondamental dont l’origine est platonicienne, mais dont je montrais la
déclinaison freudienne aussi bien, pour en montrer la contemporanéité : en
réalité l’accès à une vérité, c’est-à-dire l’incorporation à une capacité
supérieure (être capable de ce dont on ne se croyait pas capable et dont on
découvre, avec une admiration pour soi-même, qu’on en est capable hein), eh
bien cela ça suppose des événements ; ça n’est pas du tout le
développement spontané d’un animal rationnel, lequel n’existe pas, lequel est
une fiction idéologique appropriée en définitive aux calculs de rentabilité de
l’économie capitaliste, modelé là-dessus. Modelé sur la folie d’un trader, qui
devrait plutôt aller chez le psychanalyste d’ailleurs, le trader [sourires],
soigner son inconscient financier ; ça serait plus intéressant que de
finalement aller en prison parce qu’on a eu l’imagination trop
débordante : là on a tenu des positions sur des milliards alors qu’on n’en
était pas capable. Voilà. Et donc ça c’était le premier point. Le premier point
que j’estimais être un enseignement vraiment essentiel : l’accès à une
vérité est toujours de caractère événementiel et, en définitive, elle se
manifeste par une frappe dont ensuite le destin n’est pas fixé. La frappe c’est
une chose, c’est l’ouverture ou la création d’une possibilité, mais la création
de cette possibilité ne peut pas se déployer sur une simple ligne
d’autoconstitution, une simple ligne d’expression de soi. Ça c’était donc le
premier point.
Et alors le deuxième point,
c’est celui qui est en aval de cela, mais qui est aussi très fondamental, c’est
que ce que crée la frappe d’une vérité c’est la possibilité de l’engagement
dans une discipline ; c’est-à-dire c’est la reconnaissance d’une
discipline hétérogène à celle du monde. Et ça je propose de l’appeler ²l’incorporation
à une vérité² ;
²incorporation² c’est-à-dire
suivi de la réalité matérielle du processus de vérité dans la construction d’un
corps de vérité. Et donc il y a toujours un engagement dans une discipline qui
est une discipline hétérogène à celle que prescrit la situation.
Et alors je pense que cette
discipline, qui est évidemment absolument variable dans ses contenus
empiriques, selon le type de vérité dont il s’agit, cette discipline est à la
fois une négation et une affirmation. Ce point aussi Platon l’a très bien vu. C’est-à-dire
ça exige, cette discipline, une négation locale, c’est-à-dire une négation en
soi-même, une négation par l’individu en lui-même, des formes d’appartenance au
monde tel qu’il est et tel que, précisément, la frappe énonce qu’il peut ne pas
être. Donc il y a une part de cette discipline qui est négative en effet, qui
est qu’il faut dégager l’exception de vérité de toute une série de scories,
d’inclusions, d’adhérences au vieil état des choses qui tire en arrière. Et
c’est ça précisément que Freud a bien vu, cet engluement de toute figure de
libération dans des scories, des empâtements et des retardements créés
précisément par la complexité névrotique de l’individu.
On peut appeler cette négation ²une
départicularisation². C’est-à-dire il faut départiculariser, il faut se
départiculariser, au moins partiellement, parce que la particularité, elle, est
toujours complètement enfoncée dans les déterminations mondaines. C’est-à-dire
pour accéder à ce dont on est capable il ne faut précisément pas rester dans
l’in-capacité qui nous singularise hein. Et donc il faut une
départicularisation intérieure, une départicularisation de l’individu lui-même,
pour s’abandonner à la nouvelle discipline… Parce que c’est ça… Vous savez
Hegel, dans un passage fameux de la Phénoménologie de l’esprit, parle de ²l’abandon à la vie de
l’objet².
Et il dit : ²la conscience doit s’abandonner à la vie de l’objet².
C’est une très belle image, mais cette image de l’abandon est ici fondamentale
dans la part négative de l’incorporation. C’est-à-dire il faut que l’individu
s’abandonne en effet à une figure qui est partiellement extérieure à sa
particularité, qui n’est pas constituée par sa particularité ¾
c’est pour ça que je l’appelle ²départicularisation².
Et par ailleurs il faut que
cette départicularisation soutienne une affirmation, elle, qui est
l’affirmation d’une valeur trans-individuelle, et finalement
trans-particulière. Et ça on peut l’appeler ²une universalisation².
Donc il faut que la discipline
d’une vérité dialectise une départicularisation et une universalisation
trans-individuelle, de façon à libérer précisément la capacité
trans-individuelle de l’individu lui-même. Et ça c’est très présent chez Platon
dans la figure du dialogue lui-même ; c’est-à-dire le dialogue est
toujours une figure à l’intérieur de laquelle… Quel en est l’enjeu ? Eh
bien on voit très bien que l’enjeu est partiellement négatif : tous les
premiers petits dialogues ont d’ailleurs (ça a été remarqué cent mille fois)
des conclusions négatives, ils sont aporétiques, et il s’agit de mettre
l’individu dans la figure de sa départicularisation justement, c’est-à-dire
dans la figure où il va devoir abandonner le réseau d’opinions dont il croit
que ça constitue sa pensée. Et il va donc falloir qu’il se débarrasse de ce
type de symptômes, qui sont les opinions constitutives à ses propres yeux de sa
pensée. Et puis quand les dialogues sont plus déployés, au-delà de ça, eh bien
il faut évidemment qu’il y ait un accès à l’Idée. Mais finalement ²l’Idée² ça
nomme précisément l’élément d’universalisation intrinsèque, l’élément
d’universalisation dont, à propos de telle ou telle question, le sujet s’avère
capable. Bien.
Donc pour le dire en bref je
dirais : chez Platon on trouve une pensée du commencement, de
l’inauguration, comme événement et comme frappe, et on trouve une pensée de la
continuation comme discipline dialectique (d’ailleurs il appelle ça ²la
dialectique²),
combinant une départicularisation active et une universalisation affirmative.
Je pense que ce panorama est
absolument d’une grande actualité, et il explique aussi la très grande
singularité de la didactique platonicienne. Parce qu’on pourrait trouver ça
paradoxal, on pourrait dire : mais si, en réalité, l’origine d’un vrai
destin personnel et subjectif est événementiel, à quoi peut bien servir
l’éducation ? C’est une objection finalement qui paraît très forte. C’est
une objection qui paraît très forte et en réalité la didactique platonicienne,
si on regarde de près, est toujours une didactique d’accueil ; c’est-à-dire
c’est une didactique qui prépare simplement à l’accueil de la frappe, et qui
prépare aussi à l’acceptation de la discipline. On peut dire ²accueil² et ²acceptation² :
accueil de la frappe événementielle, acceptation de la discipline dialectique,
c’est ça l’enjeu de la didactique. Mais la didactique n’est pas en état de
produire, en tant que telle, la transformation subjective n’est-ce pas. Elle
dispose l’individu à sa possibilité, et c’est le maximum qu’on peut en
attendre. Elle est donc à la fois très importante, puisque c’est tout ce qu’on
peut faire pour l’autre, l’aider à accueillir la frappe événementielle quand
elle se présente, et l’aider aussi à se préparer à accepter, ou à consentir,
aux nouvelles disciplines de la dialectique. C’est tout ce que peut faire une
didactique mais… En vérité la didactique platonicienne est bien comme celle-là.
Par conséquent on dira, on peut
dire si vous voulez, qu’une éducation platonicienne est, non pas enseignante à
proprement parler, c’est-à-dire ²dire le vrai²,
elle ne va pas dire le vrai, mais elle rend capable du vrai, elle essaie de
rendre les gens capables de cela. Et donc c’est une éducation dont il faut bien
voir qu’elle est existentielle en réalité, c’est-à-dire quelle concerne ce dont
l’individu est capable, elle ne concerne pas ce que l’individu sait. Ou si elle
concerne ce que l’individu sait c’est pour autant que ce savoir est utile aux
deux objectifs fondamentaux qui sont la conversion et la discipline ¾
alors la conversion (accepter, accueillir la frappe événementielle), et la
discipline (accepter les conséquences de cette frappe, c’est-à-dire les lois de
l’incorporation).
Si bien que évidemment
l’éducation en son sens platonicien est une éducation en réalité paradoxale.
C’est à la fois le philosophe chez qui le principe éducatif est peut-être le
plus développé, avec Rousseau sans doute ; c’est-à-dire ce sont les deux
sans doute qui proposent le plus complètement d’aligner la philosophie aussi
sur des principes éducatifs. Et d’un autre côté, chez l’un comme chez l’autre,
l’éducation en définitive ne parvient pas à toucher absolument le réel ;
elle est préliminaire, elle est propédeutique… Ce n’est pas une formation
professionnelle [sourires], c’est-à-dire ça ne prépare pas aux métiers. Ça ne
prépare à aucun métier. Alors on dira quand même que La République prépare à être dirigeant de la cité. Oui mais ²dirigeant
de la cité²
nous, aujourd’hui, nous devons le lire comme : ça veut dire que ça prépare
à être n’importe qui ; c’est-à-dire à être n’importe qui en tant que ce
n’importe qui est digne d’être n’importe qui (si je puis dire). C’est la
dignité éminente d’être n’importe qui au sens où n’importe qui est capable,
précisément, de grandes choses.
Et donc même quand il dit ²il
faut faire quinze ans de géométrie dans l’espace², ce n’est pas pour la
géométrie dans l’espace. Alors c’est pour quoi ? Eh bien parce que lui il
pense que quelqu’un qui a fait quinze ans de géométrie dans l’espace il est
plus préparé que d’autres à accueillir la frappe événementielle de l’Idée.
Est-ce que c’est vrai ? est-ce que c’est faux ? ¾ ça
c’est autre chose n’est-ce pas ; mais c’est comme ça qu’il faut le voir
hein ; il n’y a pas, chez Platon, un caractère indispensable de tel ou tel
enseignement pour exercer tel ou tel métier, ce n’est pas du tout comme
ça ! C’est une disponibilité générale qu’il s’agit de façonner, par les
moyens du bord. Et alors les moyens du bord ça comporte à ses yeux telle et
telle et telle discipline, mais ces disciplines n’ont aucune destination
pragmatique autre que d’aider, de contribuer à rendre les sujets enfin capables
de ce dont ils sont capables, voilà, c’est ça.
Et alors je voudrais souligner
que c’est intéressant parce que c’est absolument le contraire de ce qu’on
raconte aujourd’hui sur les destinations de l’enseignement, sa réforme, etc. Et
d’ailleurs, pour l’instant, la vision de l’éducation c’est qu’elle doit être
appropriée aux besoins sociaux, c’est la norme qui est mise en avant. Et c’est
intéressant de voir que cette norme va de pair avec une conception du sujet
nécessairement, comme chez Platon. Chez Platon on le voit, cette sorte
d’éducation, en réalité non pas du tout désintéressée mais ordonnée à un
intérêt supérieur qui est précisément l’intérêt de l’humanité tout entière,
consiste en ce que chacun soit réellement en position de faire ce dont il est
capable. Parce que que chacun puisse faire ce dont il est capable, c’est dans
l’intérêt de l’humanité tout entière naturellement hein, parce que ça va
augmenter de façon prodigieuse ce dont finalement l’humanité est capable, et
dont on peut dire que nous ne connaissons aujourd’hui qu’un régime
extraordinairement restreint. L’humanité confine en réalité ce dont elle est virtuellement
capable dans des espaces très étroits, si on regarde la situation. L’écrasante
majorité des vies humaines, c’est-à-dire des capacités humaines, est sacrifiée,
encore aujourd’hui ¾ ça il faut en avoir la certitude ! C’est-à-dire
que le potentiel… Si on imagine que tous les sujets, idéalement, parvenaient à
faire au moins sur un point ce dont ils sont capables, ça voudrait dire que la
créativité de l’humanité tout entière serait augmentée de manière
exponentielle. Il faut non pas du tout considérer qu’elle est formidable
aujourd’hui, mais qu’elle est misérable ; c’est-à-dire que les miracles
dont l’humanité est potentiellement capable sont infiniment… Nous n’en avons
même pas la moindre idée. Nous sommes dans une situation archaïque et bridée…
Bridée par quoi ? Eh bien entre autres choses par une conception éducative
appropriée à une certaine figure du sujet, à savoir la figure du sujet dont
nous parlions, où il ne s’agit pas du tout que le sujet fasse réellement ce
dont il est capable, mais qu’il fasse ce qu’on lui demande de faire. Or qu’il
fasse ce qu’il lui est demandé de faire fait partie des raisons pour lesquelles
il ne peut pas faire ce dont il est capable hein ¾ ça c’est un point très
bien perçu par Platon. Et il faut absolument renverser les choses : si
l’on veut que l’éducation soit destinée à rendre l’humanité capable de ce dont
elle est capable, alors il faut concevoir l’éducation dans cette direction-là.
Et donc finalement l’éducation
n’a que deux objectifs fondamentaux : premièrement préparer les sujets à
l’accueil de la frappe événementielle des vérités ; deuxièmement préparer
les sujets à être aptes à suivre les conséquences de cela, c’est-à-dire à
entrer dans la discipline de l’incorporation. Il est vrai que de ce point de
vue-là l’éducation est toujours une éducation à la surprise, et une éducation
aux conséquences. C’est-à-dire elle est éducation à la surprise et éducation à la discipline. Et une vraie éducation
c’est quand on trouve la dialectique, quand on prépare vraiment, simultanément
et dialectiquement, aux deux. En réalité à l’heure actuelle, pour l’essentiel,
on ne prépare ni à l’une ni à l’autre, parce qu’on prépare à des débris de
savoir plus ou moins appropriés aux besoins du marché du travail, et le reste
flotte un peu n’importe comment. Et en général ça flotte suffisamment n’importe
comment pour qu’on envisage de le supprimer par commodité budgétaire ¾
c’est ça hein.
Donc aux yeux de Platon, mais
d’ailleurs aussi aux yeux de Rousseau, l’enseignement tel qu’il existe actuellement
ne serait même pas considéré comme un enseignement, il serait considéré comme
une garderie vaguement remplie de n’importe quoi ; voilà. Et bien entendu,
bien entendu, il y a de constantes luttes sur ce sujet ; évidemment
l’enseignement dans son histoire et dans son actualité est traversé par
quantité de conflits ayant comme enjeu sa nature propre. Et la politique
étatique actuelle le concernant est parfaitement claire : elle est
anti-éducative. Elle est de faire de cela une machinerie appropriée en définitive
à un destin définitivement misérable de l’humanité tout entière, dans lequel ne
sera utilisé, en matière de capacités subjectives, qu’une toute petite partie
de ce qui est potentiellement disponible, la partie appropriée à la situation
et à la maintenance de ce qui existe. Voilà.
Alors le texte que je vais
maintenant vous lire, c’est un texte qui est un fragment d’une pièce de théâtre
que j’ai écrite il y a longtemps, et elle porte précisément sur ces deux
points. Elle donne un exemple subjectif et théâtral de frappe événementielle, c’est-à-dire
un exemple de conversion, et puis elle donne par ailleurs un exemple
d’acceptation de la discipline, c’est-à-dire des procédures d’incorporation. On
a en réalité les deux volets, le recto et le verso dans ce que vous avez :
le premier porte sur l’élément de surprise hein, l’élément de hasard, l’élément
de foudroiement par la frappe événementielle ; et l’autre porte sur
l’acceptation, c’est-à-dire l’acceptation de l’incorporation à une discipline
nouvelle, voilà.
Alors je veux simplement, pour
conclure, situer le passage, donner quelques indications didactiques, parce que
c’est un passage métaphorique, donc un peu complexe. Et puis le lire. Et puis
on s’arrêtera là, étant entendu que tout ce que je viens de dire précédemment
éclaire déjà, abstraitement, la figure du texte, en retenant que la première
séquence est sur l’acceptation de la frappe et de la surprise, et la deuxième
sur l’acceptation de la discipline, c’est-à-dire sur les deux enjeux
platoniciens majeurs de ce que c’est finalement qu’avoir accès à une vérité, de
ce que c’est qu’entrer dans la pensée, et par conséquent d’entrer dans la
capacité maximale de sa propre humanité.
Alors je situe les fragments en
question dans l’histoire générale qui est racontée par la pièce. L’origine de
cela, qui est le titre de la pièce, c’est un épisode particulier de la vie de
Saint Paul qui s’appelle canoniquement L’incident d’Antioche, et dont la porté fondamentale est qu’il oppose
l’affirmation universaliste de Paul à une sorte de rétraction particulariste de
Pierre. Donc un conflit entre Paul et Pierre ; Pierre en position en
réalité d’autorité reconnue, étant l’apôtre fondamental, et Paul qui est un peu
le nouveau venu, un peu la figure montante dans ce qui n’est pas encore
l’appareil.
Et alors ce conflit porte de
façon très précise sur la relation entre la prédication liée à l’événement
supposé qui est la résurrection du Christ et l’ancien monde de la Loi et du
rituel juifs. J’insiste sur le point que Paul ne se voit pas du tout comme un
fondateur de religion ¾ ça c’est entièrement rétrospectif : quand on dit ²Paul
fondateur du christianisme², lui il ne se voit pas comme fondateur de quoi que ce
soit ; il se voit comme quelqu’un qui, de l’intérieur du monde juif dont il
se réclame avec force, introduit une déclinaison (comme ça) à partir de quelque
chose qui s’est passé et qui est entièrement interne à cet univers.
Donc Pierre et Paul sont en un
certain sens au même point. Il ne faut pas les disjoindre comme dans une sorte
de conflit latent judéo-chrétien, parce cela se passe plusieurs siècles après,
ce n’est pas du tout de circonstance… Donc c’est un débat interne, et assumé
absolument comme interne. C’est un débat interne, et c’est un débat qui porte
sur, précisément, la figure possible d’universalité que peut prendre la
prédication, ou au contraire le fait qu’elle doit rester et intégrer les
figures anciennes du rituel. Et là ça prend la forme de savoir si on peut
prendre le repas rituel avec des non-juifs, des non-circoncis, voilà… La
querelle elle est là. Et elle est tout à fait sévère et violente : grosso
modo Pierre trouve que Paul est gauchiste [sourires], c’est-à-dire il trouve
qu’il faut quand même garder la mesure des anciens rites, des anciennes
figures, etc. Et Paul trouve que Pierre est un conservateur, un droitier, qui
ne voit pas qu’en réalité, encore une fois de l’intérieur de la destination de
la prédication juive, il s’est passé quelque chose qui fait qu’on peut élargir
le spectre d’adresse pratiquement sans limites. Ça va donner les énoncés fameux :
finalement ²il
n’y a ni grecs ni juifs², ²il n’y a ni hommes ni femmes², ²il
n’y a ni esclaves ni hommes libres², ²il y a l’humanité tout
entière et on s’adresse à tout le monde². Et pour cela on va considérer
que les rituels ont eu leur sens, sont intéressants, mais ne sont pas
pertinents pour ce qu’il s’agit de faire. C’est pour ça que Paul dira : ²l’incirconcision
n’est rien, et la circoncision n’est rien non plus².
Après quoi il dira : ²si vous travaillez chez les juifs faites-vous plutôt
circoncire²
n’est-ce pas. Et ²si vous travaillez avec les non-juifs ce n’est pas la
peine².
Donc vous le voyez c’est la mise en non-pertinence d’un certain nombre
d’éléments qui est en cause, et pas du tout une opposition à cela.
Alors cet incident d’Antioche
est très intéressant parce qu’il est une figure théâtrale de ce dont on parlait
tout à l’heure, à savoir le rapport entre la départicularisation et
l’universalisation dans la discipline nouvelle, la discipline d’une vérité. En
vérité c’est sur le rapport entre universalisation et départicularisation que
Pierre et Paul ne sont pas d’accord ¾ c’est précisément sur ce
point : c’est-à-dire Paul pense que l’universalisation doit s’accompagner
d’une forte départicularisation, c’est-à-dire que l’élément négatif doit être
vraiment assumé : on peut prendre son repas même avec des non-juifs, et on
ne doit pas accorder une importance fondamentale à la circoncision. Tandis que
Pierre, qui est d’accord sur l’universalisation, pense que cette
universalisation doit en même temps fonctionner comme une limite à la
départicularisation : il faut trouver quelque chose de plus serré entre le
particulier et l’universel. Voilà.
Donc cet épisode est
fondamental, et on peut dire aussi qu’il va porter sur le rapport entre construction
et destruction ; c’est-à-dire qu’est-ce qui doit être détruit pour que le
nouveau advienne ? Ou bien qu’est-ce qui doit être mis en déshérence,
qu’est-ce qui doit être considéré comme non-pertinent pour que le nouveau
advienne ? Alors vous le voyez : départicularisation et
universalisation… Bon alors je suis parti de cet élément théâtral, à portée
générale à mon avis, et je l’ai transposé dans le contexte d’une fictive et
supposée politique contemporaine. C’est-à-dire disons aux conditions d’accès à
un processus politique sous le signe de l’émancipation. C’est-à-dire que ce qui
est là, dans L’incident d’Antioche, ce
qui est en cause c’est une déclinaison religieuse qui, en un certain sens, va
s’établir dans une particularité marquée sous le nom ²juif² et
qui, de l’intérieur de cette particularité, va décliner une forme
d’universalité, au prix d’ailleurs de grands conflits, dont l’incident
d’Antioche. Et je transpose ça dans : on suppose qu’il y a une politique
d’émancipation nouvelle. Et que veut dire de s’y incorporer ? Que veut
dire de s’y rallier ? Quelles sont les conditions de ce ralliement dans la
double figure de la frappe et de l’incorporation ?
Là aussi il y a des fables
annexes, parce que vous savez que Paul… Alors lui il y a des illustrations
frappantes du fait que l’événement de vérité est un événement, puisqu’il était
tranquillement en train de se rendre à une persécution de chrétiens, et que
tout d’un coup il a été foudroyé, il est tombé de cheval ¾
enfin si on en croit les peintres en tout cas, parce que dans le détail on ne
sait pas s’il était à cheval, à pied ou en voiture évidemment. Il est tombé de
cheval et Dieu lui a parlé, voilà. Donc ça c’est vraiment la frappe au sens
strict hein. C’est purement événementiel. Et c’est raconté par lui-même dans
ces termes-là : il ne savait pas ce qu’il lui arrivait. Et après il va
dire que c’est la vérité qui lui est arrivée. Donc sa fable à lui c’est
vraiment une fable du caractère nécessairement événementiel de l’irruption du
vrai, pour un individu qui par ailleurs suivait les lois du monde, en
l’occurrence les lois du monde juif qui était le sien ; les lois du monde
juif dans l’Empire romain. Et ça ça s’appelle le chemin de Damas, c’est là que
ça se passait ; d’ailleurs le premier acte de la pièce s’appelle aussi Le
chemin de Damas, et le second acte
s’appelle L’incident d’Antioche.
Donc le contexte est le
suivant : il y a l’apparition d’une force révolutionnaire, dans un pays où
la forme démocratique parlementaire est corrompue et branlante. La métaphore
c’est que la droite et la gauche sont représentées par deux frères, qui sont
les frères Maury ; il y a le Maury de droite et le Maury de gauche
[sourires]… Voilà ! Et puis les personnages, pour vous donner un peu le folklore
général de tout ça. Donc il y a les représentants de l’ordre politique corrompu
et branlant représenté par les frères Maury. Il y a un possible aventurier qui
représenterait une figure autoritaire de salut public, mais qui n’est pas du
tout liée à l’idée d’émancipation, qui s’appelle Villembrais, qui est en
réalité une figure nihiliste et aventurière, quelqu’un qui rêverait d’un grand
destin national, mais qui sait que l’époque en est un peu passé… Bon tout ça ça
décrit un peu notre pays hein [Badiou se marre]… Bon notre pays il y a vingt
ans mais ça n’a pas changé de façon majeure sur ces plans-là. Et puis il y a
Paule, avec un ²e²
parce que c’est une femme. Donc j’ai féminisé ce sujet de vérité : Paule
avec un ²e². Et
elle est la sœur de Villembrais. Donc là on a les deux figures possibles d’un
destin d’arrachement à cette corruption décadente du régime parlementaire
dominant, qui va être la figure du ralliement à la force révolutionnaire
d’émancipation, et puis la tentation de la figure nihiliste du pouvoir
autoritaire se réclamant finalement de l’aventure politique et guerrière comme
telle. Voilà.
Alors le processus
révolutionnaire est dirigé par Céphas, qui était le nom de Pierre en réalité,
qui est le nom de Pierre dans les écritures. Et donc… voilà, on a la gamme des
virtualités à peu près : on a le régime existant, on a le chef historique
et reconnu de la politique en voie de constitution, on a l’alternative possible
que représenterait un aventurier politique [Badiou sourit] (un Berlusconi aux grands
pieds quoi, quelque chose comme ça), et puis on a Paule dont on va suivre le
destin subjectif dans ce contexte.
Et puis on a toute une série
d’autres personnages qui en réalité composent une sorte de chœur, que vous avez
dans le deuxième fragment, ce qu’on peut appeler le chœur populaire, qui va
représenter le milieu de l’incorporation, c’est-à-dire qui va représenter la
force politique en tant qu’immanente au peuple lui-même, celle à laquelle
évidemment on s’incorpore effectivement, pour autant qu’on choisit le destin
politique en question. Voilà.
Et alors, avant de finir par la
lecture des textes, je les situe dans l’histoire. Ce qui va se passer c’est la
chose suivante : Paule va effectivement se rallier au processus
révolutionnaire dans la scène de conversion dont vous avez deux temps dans le
texte que vous avez (ça c’est à la fois la frappe événementielle et
l’acceptation de la discipline qui sont mis bord à bord dans cette scène de
conversion ou de mutation). Elle va s’y rallier mais elle va très vite entrer
en conflit avec Céphas ¾ alors ça c’est l’incident d’Antioche ; elle va
entrer en conflit avec Céphas dont elle estime les méthodes, en réalité,
non-universelles parce que d’une violence que la situation ne justifie pas. En
réalité il va y avoir un conflit sur la façon de manier les contradictions. Et
alors là il va y avoir au fond un conflit sur la discipline elle-même. C’est-à-dire
la discipline est-elle une discipline de la négation violente ? Est-ce que
c’est la négation qui constitue l’essence de la discipline ? Ou est-ce
que, au contraire, c’est l’affirmation ? Le débat va être là. C’est un
débat fondamental hein. C’est un débat qui concerne le bilan de toute
l’entreprise historique du XXe siècle : comment, qu’est-ce que
c’est que la juste résolution des contradictions ? (il faut jargonner
comme Mao). Est-ce que finalement on est acculé à traiter les contradictions
par la terreur ? Que signifient exactement la différence entre les
contradictions avec les amis et les contradictions avec les ennemis ?...
Enfin tout ce maquis de choses qui va largement prescrire ce qui va en être de
l’État, du pouvoir lui-même hein. Est-ce que le pouvoir va être apte à créer un
espace politique autre que celui de la perpétuation de son omnipotence ?
Or Paule va percevoir d’emblée
chez Céphas une tendance de cet ordre, et elle va entrer en conflit avec lui.
En particulier elle va entrer en conflit avec lui à propos du fait que Céphas
considère que c’est très important, pour faire comprendre à tout le monde que les
temps ont changé, de liquider Villembrais. Villembrais c’est l’autre
virtualité, la virtualité du chef nihiliste, national, ambitieux, etc. Donc ça
va être un des premiers actes de la révolution naissante que de tuer ce
personnage, qui est par ailleurs le frère de Paule, acte qui va symboliser le
caractère emblématiquement violent du processus révolutionnaire. Elle va entrer
en conflit avec lui, et il va y avoir un affrontement interne à l’organisation.
Et dans cet affrontement interne à l’organisation Paule va être minoritaire,
d’une voix d’ailleurs ; dans la réunion sur la scène du théâtre elle perd
avec une voix de majorité. Et donc le processus va se poursuivre dans la ligne
prescrite par Céphas.
Et puis alors Paule s’en va,
elle disparaît, elle ne veut pas cautionner cette orientation, et ça ça
constitue la deuxième partie de la pièce. Et puis la troisième partie de la
pièce : les révolutionnaires ont été victorieux et la situation est
terrible, elle est quasi-cambodgienne ; c’est-à-dire en effet la terreur
règne partout, la destruction a été extrêmement étendue, et finalement on voit
énormément de souffrances et d’obscurité. Et évidemment les gens commencent à
discuter de comment on va quand même construire quelque chose. Tout est
détruit, tout est comme dévasté, quand est-ce que va commencer la
construction ? Comment va-t-elle commencer ? etc.
Et à ce moment-là Céphas s’en
va. Il s’en va en déclarant que lui il a été l’homme de la destruction, mais
que finalement il n’est pas apte à la construction. Il reconnaît lui-même qu’il
a été l’homme de l’intensité destructive (l’homme de la victoire en un certain
sens, après tout il a remporté la victoire), mais que si maintenant c’est le
moment de l’édification, de la reconstruction, de la réparation des blessures,
etc., ce n’est pas son affaire, et il s’en va. Donc l’organisation est dans un
état où les deux voies qui s’y affrontaient à un moment donné sont représentées
par des personnages qui sont l’un et l’autre partis. Paule est partie et Céphas
s’en va aussi. Et celui qui exerce à ce moment-là l’autorité transitoire sur le
processus, c’est un fils que Paule a eu d’un ouvrier arabe d’ailleurs, qui
s’appelle Mokhtar. Et c’est ce fils, prénommé David, qui gère la situation sans
trop savoir quand même quoi faire.
Et à ce moment-là Paule revient,
c’est la deuxième grande scène idéologique de la pièce, et elle dit, dans une
scène très tendue avec son fils, elle lui dit qu’il faut qu’ils abandonnent le
pouvoir ; qu’en réalité ils ont vaincu, mais que leur victoire est aussi
une fondamentale défaite puisqu’ils ont à la fois tout détruit et sont
incapables de concevoir ce qu’ils veulent réellement construire. Et que donc il
faut laisser la situation à sa déshérence et à son mouvement propre, qu’il faut
se réorganiser en reprenant les choses à zéro et dans une tout autre
perspective, dans une tout autre logique que celle qui a prévalu.
Alors évidemment elle est au
début très mal accueillie par son fils, c’est une scène mère-fils extrêmement
violente. Et la pièce s’achève dans une sorte d’indécision relative : il
semble que David ait été convaincu, en partie au moins, qu’il fallait
abandonner ce pouvoir conquis avec tant de destructions et tant tempêtes, et
qui finalement reste sous la loi de la mort sans qu’on sache comment s’en
sortir.
Voilà, je vous ai raconté toute
la pièce, et vous voyez bien sa connexion fondamentale avec tout ce que nous
avons raconté ici à partir de Platon. C’est-à-dire on retrouve la question de
l’éveil, la question de la conversion, la question de la discipline. Mais
au-delà aussi la question de : qu’est-ce que c’est que le pouvoir de
l’Idée ? C’est-à-dire : le pouvoir de l’Idée est-il avéré réellement
par la destruction du vieux monde ? Ou bien la construction est-elle
l’élément primordial, l’affirmation est-elle l’élément primordial ?
Qu’est-ce que c’est que le traitement des contradictions ? etc. Et tout
cela finalement c’est le problème de la dialectique entre le particulier et
l’universel. Autrement dit l’Idée prescrit toujours l’ouverture vers l’universalité,
mais elle est en même temps incarnée et locale ; et cette incarnation,
cette localisation, peuvent-elles être malmenées au-delà de toutes limites par
la prétention ou la vocation de l’universel ?
Alors on est là dans un problème
absolument central, dont la forme platonicienne intrinsèque est évidemment ce
qui a été appelé (mais qui n’est pas appelé comme ça par Platon), ce qui a été
appelé ²le
rapport du sensible et de l’intelligible². C’est-à-dire que le cœur
de la question platonicienne ce n’est pas qu’il y ait l’Idée et le sensible,
c’est de savoir comment le déploiement du sensible peut attester ou faire
exister l’Idée, sans que tout s’abîme en fin de compte dans la destruction
sensible elle-même. C’est la raison pour laquelle Platon, comme vous savez, ne
prend pas position sur une question que tout le monde lui pose, qui est la
possibilité de son programme. Il se contente d’indications très vagues, comme
quoi en tout cas on a peu de chances de le réaliser dans son pays. Peut-être
que ça se réalisera ailleurs. Et puis il finit par conclure qu’en fin de compte
là n’est pas le problème [Badiou se marre]. Voilà. Qu’en fin de compte le
problème c’est justement de mesurer, situation par situation, quel est la
corrélation, ou l’inscription, ou le processus possible par quoi l’Idée peut
être avérée dans le réel.
La pièce L’incident
d’Antioche parlait de ça, et je vous donne
maintenant, sur les deux fragments, quelques indications rapides avant de
terminer par la lecture. Alors quatre ou cinq repères sur le premier
fragment :
1)
bon évidemment ça s’ouvre par ²Hasard², qui
est le nom de ce qui arrive, de ce qui arrive à Paule, de ce qui lui arrive,
dans une figure qui n’est pas du tout celle de la nécessité ; qui n’est
pas non plus du tout celle de son développement propre, mais qui lui arrive du
dehors. Elle ²tombe
à terre les bras en croix² ¾ bon ça c’est comme Paul dans le fameux tableau du
Caravage hein.
2)
Deuxièmement : ²j’avançais, périlleuse, et
sous l’acte / D’un embrasement où s’effondre l’obstacle etc. […], me voici
dans la minceur du matin² ; là c’est le mode sur lequel quelque chose de
subjectif se fait jour dans la frappe hasardeuse. Dans l’individu, quelque
chose comme un sujet commence à apparaître. Là on est dans le moment où
l’individu se ressent, précisément, dans la naissance de ses capacités neuves,
comme le sujet qu’il pourrait être. Voilà.
3)
Un peu plus loin : ²Forme du casque et de la
chouette etc. […]² ; tout ça c’est prendre Athéna, la déesse Athéna,
comme une figure algorique de l’équivalence de la pensée et du combat. Comme
vous le savez elle est assez paradoxalement à la fois une déesse guerrière,
toujours représentée avec sa lance et le bouclier, et en même temps elle est la
déesse de la philosophie et de la pensée, son emblème est la chouette, la
chouette de la pensée, la chouette dont parle Hegel (quand il dit que ²l’oiseau
de Minerve ne s’envole qu’à la tombée de la nuit² c’est de la philosophie
qu’il parle). Donc Athéna est ici, dans tout ce texte, une figure allégorique
de cela, c’est-à-dire le moment où il y a quelque chose d’indiscernable entre
la pensée et le combat, entre la pensée et la violence, alors que pourtant,
traditionnellement, elles sont opposées.
4)
Plus loin, à partir de ²Paule se lève etc. […]² on a réellement la naissance
du sujet qui est pressenti un peu plus haut, c’est-à-dire la naissance, interne
à l’individu, du sujet qu’il peut être.
5)
Et puis la fin est quelque chose qui porte sur la dictée du
réel. Appelons ²dictée
du réel²
le fait de ce qui va se révéler dans la frappe événementielle comme relevant,
précisément, d’un réel antérieurement inconnu. Il faut bien voir que la frappe
événementielle, en tant qu’avènement de la vérité, c’est aussi la découverte et
la saisie par un réel dont on ne soupçonnait pas l’existence ¾
évidemment les deux choses vont de pair. Voilà je voulais vous dire ça sur le
fragment 1.
Sur le fragment 2… Alors le
fragment 2 va représenter l’incorporation à la discipline nouvelle par la
figure d’un accueil de Paule par le chœur qui représente l’initiative politique
populaire : Mokhtar qui est l’ouvrier, René qui est le paysan, Mme Pintre
qui est une femme du peuple et Camille qui est une jeune des banlieues
(appelons-là comme ça), une louloute, voilà. Donc ça c’est simplement une typification
interne et chorale… Ce chœur vous le retrouverez dans la discussion au moment
de l’incident d’Antioche, comme composant la réunion qui va décider. Et c’est
cette réunion-là qui va être divisée entre la position de Paule et la position
de Céphas. Voilà.
Et je vous signale, mais ça
c’est un exercice que je vous propose, je vous signale que la partie entre
guillemets qui va de ²Mokhtar (« L’écart entre le ²je
suis²
de la personne²)
à la fin (²l’exercice
encore minime de cette cessation. »²), cette partie est une
transcription par moi d’un passage de L’idéologie allemande… Et l’exercice que je vous propose c’est de
retrouver le passage de L’idéologie allemande dont c’est la transcription. Vous devez le trouver.
Vous allez le trouver. Et c’est intéressant parce que c’est réellement guidé
par le texte de L’idéologie allemande. Et donc on peut dire que, de ce point de vue-là, le texte de L’idéologie
allemande prononçait déjà, à sa manière, ce
que c’est que l’incorporation à la vérité révolutionnaire.
Et donc, maintenant, faisons
entendre les deux fragments :
[Fragment 1 de L’incident d’Antioche (pièce d’Alain Badiou, 1984-89)
La frappe événementielle de l’Idée]
Paule (tombe à terre les bras en croix)]
Hasard, fiction du sens, d’où
je sais ce qu’il sait !
Les cailloux de ma bouche se changent en
mots clairs.
O j’avançais, périlleuse et sous l’acte
D’un embrasement où s’effondre l’obstacle et
la rétraction du désir, me voici dans la minceur du matin.
Voyez, toute l’extension d’un corps, tel un
lac en la surprise
Des sapins du ciel, la transparence infime
où je me résous !
Où donc l’abri, vertu du soir, accueil de la
pénombre ?
La lumière écarquille sa gloire ! Les
poissons d’or giclent sur le cil des eaux !
O route obsolète, droiture soudain
sciée ! J’ai mis ma propre chute au plateau des justices.
J’avais, illuminée, le sensible et l’épars.
Qui donc me plie ? Qui m’instruit du
stratège ?
Forme du casque et de la chouette,
renaissante à rien qu’à la déesse impalpable ! Je me courbe, et la lumière
fait bouclier de mes genoux.
Mot d’un acte par trop durable.
Je définis, inémotive, la pensée qui vous
fonde.
C’est moi !
(Paule se lève, diction légèrement changée)
Seigneuries de la politique,
relevez-moi ! Le coup qu’il faut porter ! La consistance qu’il faut avoir !
De peur que je vacille, de peur que je cède
à l’oubli de ce qu’il faut oublier, tenez-moi debout, femme cassée en deux,
fendue par l’éclat !
Dictature ! Capacité pensable de
l’inexistant !
Pourquoi n’ai-je plus ni frère, ni sœurs, ni
amants, sinon pour que je sois votre emblème ? Afin que je vous appartienne.
O jeunesse en ferrailles, en fumées !
Je rencontrais, j’avais rencontre, oui, pour tenir droite, et m’accable
Qu’il faille la langue et la nomination
perfectible.
Au nom des fleurs ! Au nom du
brasier !
Parlez-moi, je vous répondrai.
J’existe !
J’existe dans la scission de la loi.
[Fragment
2 de L’incident d’Antioche
(pièce en trois actes d’Alain Badiou, 1984)
La procédure d’incorporation]
Mokhtar : « L’écart entre le ²je suis² de la personne et la prégnance en lui d’une
contrainte n’apparaît qu’avec notre engendrement collectif.
René : La haine des individus mis en rivalité productive
nomme enfin la contingence de ce qui les fait exister. Nous sommes plus libres
sous la domination du capital, parce que nos conditions d’existence nous sont à
nous-mêmes contingentes.
Mme Pintre : Mais nous sommes naturellement moins libres, puisque
régis entièrement par une puissance objective.
Camille : La contradiction entre notre être subjectif intime
et ce qui nous est imposé dans le travail, sur le fond d’un sacrifice fait dès
l’origine, entre au jour de la conscience.
Mokhtar : Pour advenir comme sujets, nous devons par
conséquent abolir jusqu’aux ultimes conditions de notre propre existence.
Mme Pintre : Et donc ce sur quoi repose toute société jusqu’à nos
jours.
Camille : De là que nous sommes en opposition directe avec la
forme que les sujets virtuels du social ont jusqu’à présent choisie pour
expression d’ensemble.
René : C’est-à-dire l’État. Il nous est dévolu pour
réaliser le sujet que nous sommes de faire cesser l’État. Exister, dès
aujourd’hui, revient à l’exercice encore minime de cette cessation. »
Camille (tournée vers
Paule) : Nous te désignons l’indistincte.
Paule : Voici que je vous suis absente et majeure.
Mme Pintre : Donne l’écharpe.
(Les quatre et Paule se passent l’écharpe rouge
comme un fil d’Ariane)
Incorporation de l’une aux
préambules du texte.
Paule : Mokhtar et Mme Pintre bonjour. Également Camille et
René, bonjour.
Mokhtar : Toile de tente au désert, quand le renard suit vers
le creux le dix-septième nom de l’eau. Au-dessus de chacun son dix-septième nom
entre au lexique de sa langue fanée.
Mme Pintre : À la femme éternelle succède celle de l’instant, qui
prodigue, outre l’idée, la persuasion et le commandement.
Paule : Louise Michel, Hypatie, Élisabeth Dmitrieff, Jeanne
d’Arc, Virginia et Catherine.
Sapho, Marie Curie, Camille
Claudel et Sophie Germain.
Émilie Noether, Vera
Zassoulitch, Louise Labbé ; Emily Dickinson et les sœurs Brontë, Bettina
von Arnim, Djuna Barnes.
De La Fayette et du Châtelet,
Victoria, Élizabeth et Catherine la deuxième aussi bien.
Sainte Thérèse d’Avila,
Olympe de Gouges et Zénobie, Alexandra Kollontaï et Théodora de Byzance.
Vieira da Silva et Joan Mitchell
avec Berthe Morisot.
Jane Austen, Anna Seghers,
Gertrud Stein et Cyvia Lubetkin. Dame Murasaki.
Chiang Ching avec Hannah
Arendt, avec Rosa Luxembourg.
Ici la fin de tout
harassement à vous mettre en lumière. Procédure de la fin d’exception. Que
l’écrit soit livré avec ma signature dans l’orthodoxie successive.
Car je suis dans la main du
temps.
Mme Pintre : Rien n’est dit quand la parole, telle au matin
l’enlèvement de l’air dans le coulis des brumes, n’a pas encore l’émission ni
le timbre.
Femme ! À refaire, le
trajet d’Athéna, la loi qu’insupporte ton abdication. O glaciation des ailes
d’un aigle bref ! L’amère idole ici est consommée. Ici l’inconnaissable
vient à la ferme forme de sa dissolution d’État.
Merci pour toute cette année.