Pour aujourd’hui : Platon ! (3)

Séminaire d’Alain Badiou (2009-2010)

 

[transcription par Philippe Gossart]

 

28 octobre 2009                                                                                                                           1

18 novembre 2009                                                                                                                     16

13 janvier 2010                                                                                                                          32

28 janvier 2010                                                                                                                          48

17 février 2010                                                                                                                          66

10 mars 2010                                                                                                                             83

14 avril 2010                                                                                                                              98

19 mai 2010                                                                                                                             114

9 juin 2010                                                                                                                               129

16 juin 2010                                                                                                                             147

 

     28 octobre 2009   

Eh bien bonsoir. Il faudrait agrandir un peu les locaux [au vu de la salle, bondée ; Badiou en sourit]. Il semble qu’on prévoit plutôt, à partir du mois de janvier, leur rétrécissement [tout le monde se marre]… Je vous préviens… parce que cette salle ne sera plus disponible probablement à partir de janvier… Alors, où est-ce que nous irons ? ¾ nous verrons à ce moment-là.

Alors, je commence par vous rappeler, pour ceux qui l’ont eu, et à dire pour ceux qui ne l’ont pas eu, le calendrier de ce séminaire cette année […]… Voilà. Alors pour ceux qui ont des raisons importantes de me voir personnellement… Je vous supplie, sauf si vraiment c’est totalement impossible de faire autrement, de ne pas venir me voir à la fin du cours, du séminaire, parce que c’est épuisant malgré tout. Il y aura une permanence le mardi de la semaine prochaine […]. Voilà. Encore une fois, si vous avez un problème à régler, un contact à prendre, une date à fixer etc., je vous conseille de le faire dans ce cadre-là plutôt que de faire la queue à dix heures du soir.

Alors maintenant quelque annonces publicitaires variées et diverses. D’abord vient de sortir ce livre [Badiou exhibe un petit livre à couverture blanche] qui s’appelle Éloge de l’amour. Voilà. Ça nous change, au moins en apparence, du communisme, de Sarkozy, etc. [sourires]… Un peu de variation… En apparence bien sûr, parce que finalement tout se tient. Tout se tient, et même dans le Sarkozy j’avais dit que la question de l’amour était un point de résistance possible ¾ il y a quand même aussi une continuité. Mais enfin c’est tout de même d’une tonalité un peu différente.

Alors ce livre est en réalité la transcription un peu modifiée d’une intervention orale qui a eu lieu à Avignon l’année dernière, en 2008, et qui est un dialogue avec Nicolas Truong. Et donc c’est une improvisation d’une certaine manière. Ce n’est pas un livre ramassé-formalisé, c’est vraiment une improvisation, il faut le prendre comme tel. Et je voudrais donc vous indiquer quand même, à vous qui êtes des gens extraordinairement sérieux, les quelques textes que j’ai écrit sur l’amour qui sont des textes un petit peu plus denses, un tout petit peu plus ramassés… Je les rappelle, pour ceux qui les connaîtraient déjà.

Alors (si vous voulez) on peut dire que ce livre est un livre exotérique, c’est-à-dire c’est un livre pour tout le monde comme ça, à partir d’une improvisation libre sur le sujet concerné… Je ne dis pas ça pour en dire du mal n’est-ce pas (je ne dis jamais de mal de ce que je fais [Badiou se marre]), mais pour simplement le situer. Et alors il y a des textes sur l’amour plus resserrés, plus conceptuels, qui sont à l’arrière-plan en réalité de cette improvisation, qui sont comme le socle invisible de cette improvisation. Je vous les rappelle :

¾ il y a, dans le volume qui s’appelle Conditions, il y a le texte qui s’appelle tout simplement Qu’est-ce que l’amour ?. Nous sommes là donc au début des années 90. On peut dire que ce thème est constant. Il y a une vingtaine de pages tout de même, les pages 263-273 de Conditions, Qu’est-ce que l’amour ?.

¾ Dans le petit livre sur Beckett, Beckett l’increvable désir, il y a le chapitre sur l’amour, qui est donc le chapitre sur la conception que Beckett se fait de l’amour. C’est un court chapitre sur l’amour, mais que je crois assez significatif dans la manière dont il construit cette connexion entre l’amour comme condition de la philosophie finalement et sa vision par Beckett.

¾ Alors le texte peut-être le plus ramassé, le plus formel aussi, mais probablement le plus radical, le plus philosophiquement construit, est un texte qui se trouve dans un volume collectif sur l’amour, sorti aux éditions Flammarion, édité en fait par La Cause Freudienne. Et c’est un texte qui s’appelle La scène du 2. Donc un volume chez Flammarion, un volume collectif sur l’amour, de provenance institutionnelle psychanalytique.

¾ Et puis enfin il y a la Section I du Livre 5 de Logiques des mondes, le livre sur la théorie du changement en fait, où l’amour est pris comme type, comme exemple, en même temps que l’insurrection, en parallèle avec la Commune de Paris, à partir d’une interprétation de La nouvelle Héloïse de Rousseau. Et donc là ce n’est pas Beckett c’est Rousseau ; c’est un chapitre sur l’événement, mais sur l’événement amoureux, le système de ses conséquences etc. Voilà.

     Je dirai un mot quand même sur ce que j’entends ici par différence entre ²exotérique² et ²ésotérique². Là on peut l’assigner très précisément : les propos tenus sur l’amour dans le livre qui vient de sortir sont, au fond, des propos généraux, au sens très particulier ou très précis qu’ils n’engagent pas dans cette affaire la question de la différence des sexes… voilà. Et au fond c’est un propos sur l’amour qui laisse entièrement de côté cette question, soit qu’on la traite comme centrale soit qu’on la congédie, soit qu’on dise que finalement il y a des positions sexuées et non pas des différences de genres… Et toute la question des genres, si centrale dans la pensée contemporaine de la sexualité, est absentée. De sorte que ça parle de l’amour en vérité sans tenir compte de la position sexuée, quelle qu’elle soit, tandis que dans les autres textes, et spécialement dans La scène du 2 et dans Qu’est-ce que l’amour ?, cette question est convoquée. Elle est convoquée aussi dans sa difficulté, c’est-à-dire qu’elle est convoquée avec une formalisation assez complexe de ce qu’il faut entendre par ²différence des sexes², ou par ²position sexuée², quand on parle de l’amour précisément ; et on s’aperçoit à ce moment-là que c’est tout de même un assez considérable labyrinthe. Bon c’est en discussion avec les thèses assez fondamentales de la psychanalyse, de Lacan, etc., sur ce point, mais c’est une construction assez largement originale. Voilà.

Donc je voulais vous dire ça au moment de vous présenter la sortie de ce livre, et avant de passer au point le plus important qui est la chronique médiatique [Badiou rigole]. Alors la chronique médiatique : vous me verrez deux fois à la télévision la semaine prochaine n’est-ce pas ¾ l’amour attirant immédiatement [Badiou plaisante, la salle sourit]… la présentation. Donc le lundi 2 sur France 3, à Ce soir ou jamais avec Frédéric Taddei pour la troisième fois ¾ il ne peut plus se passer de moi [sourires]. Donc à 23 heures à peu près. Et puis le vendredi 6, chez Franz-Olivier Giesbert, sur France 2. France 1 je n’y suis pas encore… [sourires] mais au train où vont les choses ça pourrait arriver. Et il y a tout de même une ornementation supplémentaire à présenter, qui certainement va vous passionner, en ce qui concerne l’émission à France 3, chez Frédéric Taddei, c’est qu’il y aura une rencontre, probablement brève, mais une rencontre tout de même, entre moi et Laetitia Casta [Badiou rigole ; rires étonnés]… voilà, sur le plateau n’est-ce pas… Voilà : la Belle et la Bête [esclaffements], ou l’Homme au couteau entre les dents et [Badiou se marre]… la féminité contemporaine… Voilà. Elle sera là pour incarner la beauté, parce que le dialogue qui vient ensuite… Parce que, je vous l’ai déjà dit, j’ai une règle pour la télévision c’est que je ne participe à aucun débat. Parce que participer à un débat vous savez ce que ça veut dire : ça veut dire qu’on est constamment coupé, interrompu, et puis finalement personne ne sait qui a dit quoi etc., et donc j’exige d’être seul avec le journaliste, et pendant un délai d’au moins vingt minutes (ce sont des conditions assez draconniennes). Et alors… Mais… Et là il y aura ça, et après il y aura un débat, un débat sur ²amour et beauté², voilà. Et Frédéric Taddei m’a demandé quand même de laisser, de concéder un petit moment de beauté [dit Badiou en souriant]… voilà. Et donc nous l’aurons. Bien. Donc là vous savez tout ce qui va se passer.

 

Alors nous en venons maintenant au thème et au développement, au déploiement du séminaire de cette année qui va être le troisième donc, et le dernier, dont la référence, le nom propre qui nous sert de garant et de témoin, est Platon. Et alors je pense que le thème de ce séminaire va être particulièrement platonicien, ce qui est normal parce qu’il va falloir conclure en définitive sur la signification à accorder à cette idée d’un platonisme contemporain, parce qu’il va s’agir ultimement de la question de la vraie vie. De ²qu’est-ce que vivre ?² de telle sorte qu’on puisse dire (de l’intérieur de la philosophie) qu’il s’agit de la vie valant la peine d’être vécue, de la vraie vie, de la vie telle qu’elle est une vie digne d’être appelée une vie, et de tous ces motifs ; ces motifs qui sont assez spécifiquement des motifs de la philosophie antique, c’est-à-dire qui ont une visibilité tout à fait particulière dans la philosophie antique ¾ Foucault s’est aussi beaucoup intéressé à ça finalement hein : à la question de savoir qu’elle était la doctrine antique de la vie tout simplement, ²qu’est-ce que c’était qu’une vie ?², ²qu’est-ce que c’était que le soi dans une vie ?², ²qu’est-ce que c’était que vivre en sujet ?², etc. Et c’est bien de ça dont nous allons progressivement nous occuper, de la vraie vie.

Et je voudrais introduire cette réflexion en disant qu’il me semble que sur cette question de la vie, en tant que sol ou proposition primordiale concernant la signification du sens finalement (²la vraie vie² pouvant être aussi dite ²la vie telle qu’on peut rendre raison de son sens²), il me semble qu’avant d’en venir à Platon il y a quand même trois orientations principales, entrelacées, entremêlées, dans toute l’histoire de la philosophie, à chaque fois que ce thème revient. Vous savez qu’il a fait vigoureusement retour dans la contemporanéité, par exemple entre Nietzsche et Deleuze. Entre Nietzsche et Deleuze on a un véritable retour, Bergson inclus naturellement, de ce motif de la ²vie² comme ce à partir de quoi se constitue le sol du sens ou le sol de la valeur.

Alors je pense qu’il y a trois orientations :

 

[1] la première serait justement celle-là, c’est-à-dire l’orientation qui consiste à dire qu’en vérité le secret du sens de la vie est dans la vie elle-même ; c’est-à-dire que la vie est en réalité l’instance de puissance ou de création, telle que c’est elle, la vie, qui est la ressource du sens pour la vie elle-même. Et c’est au fond le sens véritable de la thèse d’immanence, au niveau où nous en sommes. La thèse d’immanence est une thèse qui dit qu’il n’y a pas de secret de la vraie vie qui puisse se trouver, ou se construire, ailleurs que selon (ou dans) la vie elle-même, et que par conséquent la vie est le secret de la vie. Sauf que des puissances internes à la vie peuvent travailler contre ce secret même ; c’est évidemment ce que Deleuze va appeler ²les forces réactives², après Nietzsche. C’est-à-dire que la vie peut être enchaînée de telle sorte que la puissance de sens qu’elle délivre de manière immanente ne soit pas apparente, ou soit entravée.

Et dans cette vision des choses, au fond, la tâche, y compris philosophique, est (si l’on peut dire) de délivrer la vie. De délivrer la vie de l’intérieur de la vie même. Ce motif de la délivrance de la puissance créatrice de la vie, contre ce qui l’entrave en tant qu’inertie également immanente, fait que j’appellerai cette orientation ²vitaliste², non pas au sens ontologique (bien qu’on pourrait aussi le faire), non pas au sens de ce que l’être de la vie serait la vie, au sens ou finalement la question ontologique serait la question même de la vie, mais au sens précisément où la vraie vie est la vie délivrée de son inertie latente. Et au fond on peut dire que le propos philosophique est toujours d’inviter à l’activation de la vie, et non pas d’en appeler à quelque chose qui la normerait, ou lui configurerait un sens, ou lui donnerait une forme à partir de quelque chose qui lui serait extérieur.

Il y a une phrase très profonde de Nietzsche… Vous savez que Nietzsche soutient au fond que la valeur, et par conséquent éventuellement la valeur de la vie a précisément sa source dans la vie elle-même, c’est-à-dire que la vie est la puissance d’évaluation ; c’est-à-dire ce qui autorise l’évaluation de quoi que ce soit qui s’affirme dans la vie, eh bien c’est la vie elle-même. Mais il voit très bien que le prix de cela c’est que la valeur de la vie, elle, ne peut pas être évaluée ¾ il le dit expressément : ²la valeur de la vie ne peut pas être évaluée².

Pourquoi n’y a-t-il pas d’évaluation de la vie même ? Tout simplement parce que c’est la vie qui est la puissance d’évaluation. Donc il n’y a pas d’évaluation de l’évaluation hein ¾ on peut le dire comme cela ; ce qui consonne d’ailleurs, dans un registre tout à fait différent, avec la thèse qu’il n’y a pas de métadiscours. Il n’y a pas de métavie (si vous voulez). Il n’y a pas d’évaluation de l’évaluation. La vie ne peut comparaître devant aucune instance puisqu’elle est elle-même la puissance d’évaluation ou de valorisation.

Et alors ça veut dire qu’il y a, en définitive, la puissance créatrice de la vie comme anonymat de l’évaluation et puis, de l’intérieur de cette puissance, il y a la possibilité de créer des valeurs, et en particulier de transvaluer les valeurs réactives, c’est-à-dire de transvaluer les valeurs d’inertie qui se sont installées, comme une espèce de paralysie locale, dans l’énergie vitale elle-même.

 

Alors on retiendra aussi de ça que la vraie vie c’est, comme toujours, comme toujours, comme dans les trois orientations, la vraie vie c’est aussi la lutte contre le mal. Mais le mal c’est quoi ? Eh bien le mal… ²Par-delà le bien et le mal²… Nous sommes là… On emploie ²le mal² de façon tout à fait métaphorique : eh bien c’est ce qui contrecarre l’immanence vitale. C’est-à-dire ce qui, de l’intérieur de la vie, contrecarre sa puissance créatrice propre. Ce qui m’amènerait à dire que ce qu’on pourrait appeler ²le mal² c’est tout ce qui est mécanique, systémique ou transcendant.

¾ Tout ce qui se présente comme mécanique, parce que le mécanisme est précisément ce qui entrave, ou rigidifie, la puissance de la vie elle-même (une position que Bergson a beaucoup travaillé, la position entre dynamique et mécanique etc.) ¾ ça c’est du côté de la théorie de l’inertie.

¾ Et puis ²systémique² parce que tout ce qui est systémique est retombée de la puissance vitale… Probablement que la vie ne cesse de créer des systèmes ; les systèmes les plus flagrants qu’elle crée ce sont les organismes, les espèces, les genres, etc. Elle est une infinie ressource de création de systèmes mais dès que le système est pensé dans un espace systémique, alors il entrave sa propre puissance de création, ou ce qu’il a déposé finalement comme une inertie immanente dans le pouvoir de création de la vie… C’est toute la question (on ne va pas s’attarder là-dessus) du rapport du virtuel à l’actuel. Bien. Le virtuel se réalise comme actualisation, mais dès que quelque chose est actualisé, en un certain sens il est aussi systémique.

¾ Et puis ²transcendant² : ça veut dire ce qui se présenterait comme une fiction d’extériorité à la vie, faisant retour sur elle pour la normer. En réalité il n’y a pas de transcendance dans le vitalisme véritable. Dans le vitalisme authentique il n’y a pas de transcendance puisque la valorisation de la transcendance est elle-même constituée de manière immanente par la puissance vitale. La transcendance est une fiction de la vie, ce n’est jamais autre chose. Et c’est une fiction réactive parce que c’est une fiction qui fait comme si l’évaluation normative, ou le sens, venait de l’extérieur de la puissance vitale elle-même.

 

Dans ce cas-là on peut dire : la formule de la vraie vie c’est la vie désentravée, c’est la vie à laquelle on peut se confier comme à une puissance de création essentiellement innocente. Au fond la vraie vie c’est l’innocence de la vie. Et ce thème de l’innocence est absolument constant, de Nietzsche à Deleuze, quels qu’en soient les noms : c’est ²l’innocence², c’est ²l’anonymat², c’est ²la virtualité pure², etc., etc.

Ça c’est une première orientation.

 

[2] Il y a une deuxième orientation sur cette question de la vie qui, en fait, considère à l’inverse que la vie, comme puissance biologique, comme ²ce que peut un corps² (pour parler comme Spinoza), la vie comme étant ce que peut un corps est au contraire l’obstacle principal à la vraie vie. C’est-à-dire la vie, loin d’être la puissance créatrice qui crée les valeurs affirmatives, la vie est l’entrave elle-même, la vie est la corporéité finie qui en réalité nous sépare de la possibilité d’une vraie vie. Et au fond la vie en tant que corps ne doit pas être interrogée quant à ce qu’elle peut, mais bien plutôt quant à ce qu’elle rend impossible, ou ce qu’elle tente de rendre impossible.

Évidemment on pourra dire : cette option est spiritualiste. Spiritualiste en tant que ça fait couple avec le vitalisme dans la conviction que la vraie vie est séparée d’elle-même par ce qui, de la vie, n’est que vivant. C’est-à-dire qu’il y a une espèce d’animalité généralisée constitutive qui, loin d’être la ressource propre qui ferait de la vie une vie véritable, est au contraire ce qui à tout moment entrave la délivrance de la vraie vie.

Et évidemment la conséquence de tout spiritualisme est une conséquence ascétique. On peut prendre ²ascétisme² ici en un sens fort et (si je puis dire) honorable : ce n’est pas simplement manger dans des écuelles et marcher à quatre pattes n’est-ce pas ¾ ²ascétique² ça veut dire en réalité contenir autant que faire se peut ce qui, de la vie organique, travaille contre la vie délivrée, parce que la vie délivrée est une vie qui est au-delà de la vie. D’ailleurs c’est pour ça que très souvent le spiritualisme se complète par un dispositif religieux qui assure qu’il existe un au-delà de la vie.

Mais ce n’est pas entièrement nécessaire : on peut penser qu’il est possible de se débarrasser des entraves, ou de certaines entraves, de la corporéité vivante, de l’intérieur d’une ressource qui n’est pas contenue dans cette corporéité vivante, qui la borde, qui lui est interne-externe, et qui peut recevoir en effet le mot d’²esprit². L’esprit n’est pas forcément et absolument dans une figuration de séparation dualiste. Il peut être le bord, la limite, la zone de contact extrême, le point où la vie s’exténue elle-même dans son propre effort pour persévérer.

Dans cette orientation le point principal c’est de ne pas être captif de la persévérance vitale. De ne pas être captif de la persévérance vitale.

 

[3] La troisième orientation, elle, tente en réalité d’échapper à l’opposition du vitalisme et du spiritualisme. Et c’est moi ce que je lis dans Platon, lequel fonctionne par ailleurs comme un paradigme régulier du spiritualisme hein (je n’ignore pas ce point). C’est une lecture singulière de Platon qui fait que Platon peut être le nom ou la désignation d’une conception de la vraie vie qui n’est ni la vraie vie comme ramenée à l’exercice de la puissance vitale, ni la vraie vie ramenée à la limitation, autant que faire se peut, de la puissance vitale au profit d’une délivrance de type spirituel. Alors voilà comment on va partir de l’aspect le plus général de la question. Comment voir ce point ?

Au fond ce que dit Platon, tel que je le lis, c’est que la vraie vie n’est pas du tout une autre vie, ou une vie extérieure, ou même une limitation de la vie en tant que puissance vitale, mais que la vraie vie est une vie orientée de façon immanente, et orientée de l’intérieur de sa propre ressource, par quelque chose que Platon va appeler en fin de comte ²l’Idée². Alors l’Idée on en a déjà pas mal parlé, et on va en reparler encore davantage. Comme vous savez Platon va dire ²en définitive par l’Idée du Bien² ; moi je dis ²par l’idée du vrai² ou ²par la vérité², mais à vrai dire au point où nous en sommes peu importe pour l’instant. Ça veut dire que la question de la vraie vie est une question d’orientation, c’est une question d’aimantation je dirais même. L’image la plus immédiate serait celle du fait que quelque chose d’informe, comme une limaille de fer, se trouve polarisée ou orientée selon un dessein, selon une forme singulière, par quelque chose qui en réalité ne lui est pas véritablement extérieur puisqu’elle peut se l’approprier, elle peut lui être co-présente, mais partant ne lui est pas vraiment intérieure au sens où elle serait prise dans l’informe lui-même.

Alors dans mon langage à moi je dirai : la vraie vie c’est une vie qui accepte son incorporation au devenir d’une vérité ¾ ça parce que le devenir d’une vérité pour moi est précisément la puissance d’orientation (on y reviendra peu à peu, de façon plus détaillée). Notez que là je parle de la vie au sens courant finalement, de la vraie vie pour un individu vivant, pas une autre vie. La vie possiblement pourvue de sens d’un individu vivant est une vie qui est incorporée au devenir d’une vérité, et c’est en ce sens qu’on rejoindra Platon en disant qu’en définitive elle est polarisée de manière immanente par l’idée. Je rappelle que par ²idée² ici, on y reviendra, c’est compliqué, mais ²idée² ne doit évidemment pas être pris en un sens intellectuel, au sens de ²j’ai une idée². L’idée c’est une puissance de polarisation précisément de la vie, qui peut avoir des noms très différents, et nous verrons qu’il y a une polarisation de cet ordre par exemple dans l’amour hein, qu’il y a une polarisation de cet ordre dans certaines dispositions, ou certaines séquences historiques de la politique, etc.

Donc cette polarisation est une polarisation réelle ¾ je vais revenir sur l’importance de ce terme. C’est une polarisation réelle, ce n’est pas une polarisation ²idéale² justement ; c’est-à-dire que rien n’est plus réel que la polarisation par l’idée. C’est pour ça que le résultat c’est une vraie vie. Ce n’est pas une connaissance, ce n’est pas un savoir. C’est véritablement la manière dont une vie est infuse dans le devenir d’une vérité.

Alors si on dit cela, il faut voir ce que l’on suppose. Quelles hypothèses en réalité fait-on rien qu’en disant cela ? Rien qu’en disant cela, quels sont les axiomes plus ou moins cachés sur lesquels on s’appuie ?

Premièrement si on dit que l’individu n’entre dans une vraie vie que pour autant qu’il accepte que cette vie soit incorporée, et donc qu’en un certain sens son corps soit incorporé dans le devenir d’une vérité, cela suppose que l’on admet que la vérité a un corps. L’incorporation dans le devenir d’une vérité suppose que d’une certaine manière on puisse parler du ²corps² d’une vérité. Alors ça veut dire quoi ²le corps d’une vérité² ? Eh bien ça veut précisément dire qu’une vérité apparaît dans un monde, c’est-à-dire qu’elle est un devenir effectif dans un monde et pas précisément une transcendance séparée ou une idéalité au sens classique du terme. Si la vraie vie suppose l’incorporation au devenir d’une vérité c’est que ce devenir d’une vérité est réel dans un monde, c’est-à-dire que la vérité est quelque chose qui se construit comme apparition, comme apparaître, et pas comme séparation ou comme intuition externe. Ça c’est le premier point.

Donc nous supposons là (supposition un peu étrange à vrai dire si on la considère comme ça, métaphoriquement) que toute vérité a un corps. Et il va falloir admettre ce point difficile d’ailleurs de toute cette affaire qui est de concevoir ce que peut bien être le corps d’une vérité, c’est-à-dire son réel malgré tout. Son réel. Le fait qu’elle n’est pas réductible précisément à une idéalité. Ce corps est précisément ce qui va supporter une orientation ; c’est-à-dire qu’on peut dire que ce qui caractérise le corps d’une vérité c’est que c’est un corps orienté. Et, pour des raisons techniques, mais que je pourrais justifier dans une langue tout à fait platonicienne aussi, cette orientation du corps de vérité je l’appelle ²un sujet²… Là encore je développe la chose un peu dans son cadre général avant de le détailler, mais prononcer ²sujet² ce n’est pas prononcer une subjectivité au sens psychologique, ce n’est pas non plus nommer ou renommer l’individu. Ce qui se constitue comme ²sujet² désigne le caractère orienté du devenir d’une vérité, et l’incorporation de l’individu à ce devenir c’est précisément ce qui va faire qu’à son tour il est pris dans une orientation. Et c’est d’être pris dans cette orientation qui va pouvoir être nommé ²sa vraie vie² hein. Mais la vraie vie est toujours dans la médiation du corps de vérité, en tant que ²corps subjectivable² (qui est un autre nom), c’est-à-dire en tant que corps qui peut recevoir une orientation. Ça c’est le premier système de suppositions.

Donc on va avoir déjà des problèmes assez compliqués sur :

¾ premièrement qu’est-ce que c’est qu’un corps de vérité, un corps subjectivable ? En quoi ça se distingue d’un corps quelconque hein ? Qu’entend-on par ²orientation² ? Qu’entend-on par ²sujet² ? Mais si je vous prends tout de suite un exemple simple, l’amour par exemple n’est-ce pas, eh bien on posera qu’un amour c’est en réalité une procédure de vérité concernant la différence (c’est ça sa définition véritable). C’est même l’unique procédure de vérité dont l’enjeu exclusif est de connaître ce que c’est que la différence. Mais de le connaître pas comme dans la spéculation n’est-ce pas, de le connaître dans l’expérience effective. C’est-à-dire connaître ce que c’est que la différence c’est forcément expérimenter le monde du point de la différence elle-même ; c’est construire un monde, qu’on peut appeler le monde de l’amour, qui est un monde qui, au lieu d’être le monde de l’un, est le monde du 2… Voilà !

Cette expérimentation singulière, qui est l’amour (alors avec toute une série de problèmes subordonnés), on peut dire que c’est le devenir d’une vérité. Devenir comme vous le savez très difficile, tumultueux, conflictuel, souvent raté, etc., etc., comme toute procédure de vérité authentique… Ça ne marche pas souvent. Mais quand ça marche c’est bien [sourires]. C’est une vraie vie. Quand ça marche c’est une vraie vie.

Et alors… Et vous voyez bien… C’était juste pour préciser ²corps² et ²sujet². Qu’est-ce que c’est dans ce cas-là que le corps de vérité ? Eh bien le corps de vérité c’est véritablement le corps de ce qui fait corps du 2 lui-même. Donc on peut l’appeler, de façon tout à fait abstraite, ²le couple². Le corps de vérité ce n’est pas l’un et l’autre, ou ce n’est pas les deux vus du point de l’un, ce n’est pas le corps individué ; c’est un corps qui n’existait pas avant. Il n’existait pas avant la rencontre, il n’existait pas avant la procédure amoureuse. C’est un corps constitué, et c’est ça qui a à être orienté naturellement hein. Ce n’est pas par une discussion contractuelle portant sur les avantages des uns et des autres qu’on va orienter ce type de corps. Ce type de corps s’oriente dans l’expérimentation elle-même de l’amour. Et alors là c’est très concret n’est-ce pas. C’est pour ça qu’il y a des plans d’épreuves, il y a des points particuliers. Par exemple ce sujet, en tant que sujet, va cohabiter (si je puis dire) ¾ ça commence souvent par là… Les difficultés aussi ! [sourires] Mais qui est-ce qui habite là où il y a le couple qui a décidé de cohabiter ? Eh bien c’est le corps subjectivable qui habite là !... Vous ne pouvez pas dire « c’est l’un et c’est l’autre », parce que ça c’est une cohabitation non amoureuse évidemment ; c’est très possible aussi. Vous voyez bien la différence entre la décision d’un couple de cohabiter, d’être dans le même espace etc., etc., ce n’est pas du tout un arrangement, c’est une décision intra-amoureuse (tout le monde le sait). Et cette décision intra-amoureuse vous voyez bien qu’elle consiste à faire que l’espace lui-même va être l’espace du 2. Ce qui suppose parfois d’âpres négociations, rien que pour savoir la couleur des rideaux. Et il faut bien décider ! Il faut bien décider quelque chose.

Et en vérité la procédure amoureuse dans son détail… Sexualité comprise n’est-ce pas, sexualité comprise, qui est inévitable pour toutes sortes de raisons majeures : le corps des individus doit s’accorder pour faire preuve qu’ils sont incorporés à la procédure ; c’est pour ça que le jeu des corps est une preuve d’amour, inéluctable ; c’est l’incorporation de l’incorporation…

Là on comprend ce que c’est que le corps de vérité, et en tant que corps subjectivable il faut qu’il soit orienté par une série de décisions successives de ceux qui le composent, et qui font qu’il va y avoir une trajectoire amoureuse du corps lui-même, en tant que corps de couple. Il va construire son espace, son expérience, sa temporalité, les décisions qu’il va prendre, etc., une masse pratiquement infinie de décisions successives, à l’intérieur de laquelle il s’oriente de telle sorte que ou bien il va progresser et s’installer dans la pertinence expérimentale d’un monde vu du point du 2, ou bien non et dans ce cas-là ça va progressivement se défaire. Et ce qui va se défaire (vous le voyez bien) c’est, dans un premier temps, l’orientation ; c’est-à-dire ça va buter sur l’orientation ; on ne va pas arriver à orienter le corps dans telle ou telle circonstance, de telle sorte qu’on puisse l’animer, c’est-à-dire le faire exister comme expérience du monde du point du 2. Et à ce moment-là le sujet va dépérir, parce qu’il n’est que cette puissance d’orientation. Et la fin d’un amour c’est la mort d’un sujet. Ce n’est pas… Les péripéties psychologiques des uns et des autres ne sont que des retombées inéluctables de ce terrible cadavre. Et tout le monde sait qu’en effet c’est l’amour lui-même qui meurt, en tant que c’est la mort d’un sujet parce que, à un moment donné, ce sujet s’est trouvé dés-orienté. Et il n’y a pas d’autre fin d’amour qu’une désorientation essentielle. Vous pourrez, à votre tour, faire des exercices comparables sur la politique, l’art, je vous les laisse pour l’instant, mais nous y reviendrons.

Mais vous voyez un peu ce qu’il faut entendre par ²constitution d’un corps², ²orientation du corps², ²sujet comme principe de cette orientation² et ²incorporation des individus² à toute cette affaire. Ils vont engager en effet leur propre corps, leurs pensées, leurs idées, ce qu’ils sont, etc., mais il vont les engager dans quelque chose qui tout de même requiert une discipline ¾ j’insiste sur ce point : il y a une discipline de l’amour. L’amour ce n’est pas… L’extase c’est bien joli, mais ça n’oriente pas indéfiniment ; c’est même un facteur possible de désorientation. Donc il faut travailler dur, il faut travailler dur dans la procédure amoureuse. Et si on est dans l’idée que ça va marcher comme sur des roulettes, la désorientation est à nos portes n’est-ce pas [Badiou sourit]. Voilà.

Donc ça ça rend visible, ou significatif (si vous voulez), ce que c’est que le corps, l’orientation, le sujet, dans des termes très simples pour l’instant. C’est notre première supposition ; ce n’est pas la seule. Il faut admettre comment, comprendre comment des individus vivants peuvent se disposer eux-mêmes comme composantes du corps de vérité. C’est-à-dire il faut avoir une interprétation non seulement du corps, une définition formelle du corps de vérité, mais il faut avoir une interprétation, une pensée de ²qu’est-ce que c’est que l’incorporation proprement dite ?², c’est-à-dire : comment un individu vivant peut-il se disposer comme participant à la composition interne d’un corps subjectivable ? Et donc nous supposons que c’est possible (c’est ça que je veux dire). Parce qu’on pourrait après tout faire une théorie purement formelle des sujets de vérité, avec leur corps etc., et puis se rendre compte que l’incorporation d’un individu vivant dans cette affaire est pratiquement impossible, ou en tout cas extraordinairement difficile ¾ c’est le vrai scepticisme ça. C’est le vrai scepticisme. Le scepticisme plat c’est croire qu’on ne connaît pas la vérité etc. etc. Le scepticisme profond est en réalité la conviction que la procédure de vérité peut être définie après tout, elle peut être formalisée, elle peut être pensée, mais ce qui est impossible c’est l’incorporation des individus. Le scepticisme affirme au fond que l’individu n’est jamais à la mesure de la vérité ; c’est-à-dire que la vérité ce n’est pas qu’elle n’existe pas, on peut se représenter ce que serait qu’elle existe, mais on ne peut pas s’y incorporer. Par conséquent pour le sceptique, en définitive, la vraie vie ne peut pas être de ce type-là, elle ne peut pas être réglée par l’incorporation ; ou si elle doit être réglée par l’incorporation, comme l’incorporation est impossible, ça veut dire qu’il n’y a pas de vraie vie.

Donc la deuxième supposition c’est que l’incorporation est possible, ce qui revient à dire : il y a effectivement possibilité, pour des individus, de s’identifier, de se disposer dans la composition d’un corps de vérité, et par conséquent de participer du sujet. Alors ça se dit très simplement : il est possible aux individus d’être subjectivés ¾ ce qui est un énoncé assez fort hein, et très souvent contrebattu ; et je dirais même qu’une des caractéristiques du monde contemporain est de nier ce point farouchement, c’est-à-dire de dire que « l’individu c’est l’individu » et « qu’il n’y a pas de ressource de subjectivation véritable dans la limite de l’individualité comme telle » ; autrement dit que l’individu ne peut pas être partie composante d’un sujet au sens où on vient de le définir, c’est-à-dire au sens de ²être le nom de l’orientation d’un corps².

Alors ça ce sont les deux présuppositions fondamentales, après quoi évidemment on retourne, on revient à la question de savoir pourquoi tout cela constitue en définitive une vraie vie, une vraie vie pour l’individu qui se trouve ainsi disposé dans la composition d’un corps de vérité.

Alors vous remarquerez que si on assume cette conception de la vraie vie c’est la même chose que la vie du vrai. La vraie vie c’est ce qui fait qu’il y a une vie du vrai, c’est-à-dire ce qui fait que l’individu lui-même fait vivre le vrai en s’incorporant au corps de vérité. Et donc on pourrait dire : la formule c’est que la vie, la vraie vie, celle qui a du sens, celle qui peut rendre raison de son sens finalement, eh bien c’est quand la vie se dispose aussi comme vie du vrai. Et donc entre la vraie vie et la vie du vrai il y a une sorte d’indiscernabilité. C’est-à-dire que l’individu lui-même devient un point d’indiscernabilité entre vraie vie et vie du vrai : il participe de la vie du vrai et, ce faisant, il a une vraie vie. Ce qui veut dire qu’une vraie vie fait toujours vivre plus que ce qu’elle vit ¾ puisque évidemment la vie du vrai ce n’est pas la même chose que la vie de l’individu ; si la vie du vrai et la vraie vie sont indiscernables, c’est que l’individu fait vivre quelque chose dont cependant il n’est pas la mesure.

On peut reprendre l’exemple de l’amour là-dessus (c’est très important et très significatif) : il y a toujours un moment où l’on voit bien que la vie de l’un ou la vie de l’autre, dans un couple, n’est pas ce qui donne entièrement mesure de la vie amoureuse comme telle. C’est un sujet de disputes infinies ça, parce que les vraies disputes amoureuses, c’est quand la dispute éclate à propos de l’amour lui-même. Oh bien sur il y a des disputes sur la question de savoir s’il faut mettre le piano à droite ou à gauche ! ¾ mais ça ce n’est pas dramatique. La vraie querelle, la querelle profonde, et celle dont on peut sortir victorieux aussi, c’est-à-dire celle qui au contraire va relancer l’amour de façon puissante, c’est quand chacun est un peu enfermé dans l’idée que sa vraie vie est mesure de la vie du vrai ; quand sa vraie vie est mesure de la vie du vrai. Alors qu’évidemment, dans la construction subjective amoureuse, c’est toujours un peu l’inverse qui est la norme : c’est-à-dire que c’est la vie du vrai qui constitue l’élément dans lequel il peut y avoir une vraie vie. Donc ce n’est pas la vraie vie qui peut servir de mesure à la vie du vrai, c’est la vie du vrai qui constitue l’élément dans lequel se déploie la vraie vie. Et quand chacun tente d’une certaine manière de ré-enfermer la vie du vrai dans la stricte enceinte de la vraie vie (qui est une catégorie individuelle, j’y insiste ! La vraie vie c’est une catégorie de la vie de l’individu, c’est la vie au sens ordinaire du terme), alors à ce moment-là il y a quelque chose comme un scission du sujet. C’est-à-dire le sujet, au lieu d’être dans l’unité de la vie du vrai, est tiraillé comme ça dans une discorde, qui n’est pas une discorde nécessairement empirique (bien qu’il y ait toujours des causes etc.), mais qui est une discorde sur la question de savoir qu’est-ce qui finalement norme la vie du vrai ? Et en réalité la vie du vrai c’est elle qui est norme, donc si on se dispute sur ce qui la norme on est déjà à l’extérieur de la consistance du sujet, et donc on la met en péril. Et au fond on peut dire que la vie dramatique des procédures de vérité (quelles qu’elles soient) c’est toujours que l’individu incorporé est en état de mettre en péril la vie du vrai, au nom de la vraie vie prise en un sens qui retourne aux réalités de la normativité véritable ¾ et ça c’est le point, la tension la plus importante de toute existence en réalité, qui est la tension entre individu et sujet, ²sujet² pris comme je viens de le prendre, ²sujet² en tant qu’orientation du corps subjectivable… Et dans l’amour on soutiendra que toute querelle grave est une querelle qui s’institue entre deux conceptions de la vraie vie qui mettent en péril la vie du vrai. Voilà.

 

     Alors on peut (ce que je vais dire maintenant est un peu un mode de présentation plus qu’autre chose), on peut tenter, avant d’en venir à l’idée, au bord de laquelle nous sommes, on peut tenter de transcrire tout ça dans une sorte de langage lacanien un peu tordu quoi !... C’est pour refaire un parcours sur la même chose de façon différente.

     Partons d’abord du fait que dans cette vision des choses une vérité est corporelle, une vérité a un corps ; c’est-à-dire que à la fois elle est dans un monde et elle y apparaît. Alors ²elle est² ça veut dire qu’un certain type de multiplicités mérite le nom de ²vérités² hein ¾ ça, techniquement, dans mon langage à moi, ça veut dire qu’il y a une multiplicité générique. Alors ²générique² ça veut dire quoi ?... On ne va pas entrer dans les détails mais c’est une manière de dire que toute vérité doit bien avoir quelque chose d’universel quand même. Et alors si une vérité a quelque chose d’universel ça veut dire que la multiplicité qui la représente (puisque c’est un corps, c’est aussi une multiplicité quelconque), que cette multiplicité n’est pas limitée à sa particularité ; c’est-à-dire qu’elle n’est pas simplement la multiplicité à laquelle on assigne une identité repérable et fixe. Pour qu’elle puisse supporter un élément d’universalité quelconque il faut que cette multiplicité, qui est là, qui réclame le nom de ²vérité², ait une dimension partielle d’anonymat : elle n’est pas réductible à une identité fermée, elle n’est pas susceptible de se voir attribuer un prédicat fixe, etc… Alors si on est deleuzien on dira qu’elle est ²nomadique² ; dans mon langage on dira qu’elle est ²générique². Mais on trouvera toujours le moyen de nommer le fait que c’est une multiplicité qui, d’une certaine façon, comporte en elle-même un élément d’anonymat universel, c’est-à-dire quelque chose qui fait qu’on ne peut pas la plomber comme une singularité fermée.

     Donc il y a ça d’un côté, et puis de l’autre côté, si ça apparaît comme un corps, alors il faut que ce soit un corps. Donc ontologiquement il faut que ce soit une multiplicité générique, et phénoménologiquement (du point de vue de l’apparaître) il faut que ça se donne réellement, dans le monde, comme un corps. Bon… Alors l’ensemble des ces dispositions je propose qu’on l’appelle ²le réel², le réel de tout ce dont nous parlons, là : ²le réel d’une vérité²… Le réel d’une vérité c’est quoi ? Eh bien ontologiquement c’est une multiplicité générique et, du point de vue de son apparaître, c’est un corps. Voilà ! Ce n’est pas une idée, un autre monde, ça n’a rien à voir avec les capacités cognitives du cerveau, etc., etc. C’est repérable et identifiable comme un corps créé et constitué dans un monde singulier, et c’est ontologiquement identifiable comme une multiplicité générique en voie de construction, en voie de devenir. Alors ça on l’appellera ²le réel².

     Par ailleurs, évidemment, il faut que ce réel soit identifiable comme exceptionnel, parce que sinon on dirait simplement que c’est quelque chose qui existe dans le monde. Mais on voit bien que le devenir d’une vérité doit tracer dans le monde une construction exceptionnelle, une construction en exception des opinions par exemple, en exception du devenir courant du monde, en exception de la légalité monotone et répétitive du monde. Une vérité ça apparaît comme corps. Et si ça apparaît comme corps, eh bien ça n’est pas une pure et simple conséquence, production, engendrement de ce qui est consubstantiel à ce monde. Donc (ça c’est la deuxième propriété), certes une vérité est un corps, mais parce que c’est un corps orienté, parce que c’est une multiplicité générique (et puis il y a d’autre traits que nous verrons plus tard) c’est un corps exceptionnel. Ce n’est pas un corps réductible, quant à ce qu’il est et quant à la manière de le penser, à l’ensemble des corps qui constituent la réalité du monde.

     Alors finalement il faut dire que ce réel est en exception des lois du monde, ce que Lacan dit lorsqu’il distingue ²le réel² de ²la réalité² hein. Le réel ce n’est pas la réalité, ce qui est réel c’est une trouée en fait dans la réalité. On peut dire aussi que ce corps, en tant que corps orienté et subjectivable, n’est pas réductible à son être de corps ; c’est-à-dire que c’est un corps, c’est absolument un corps, mais qui d’une certaine façon fait exception à ce qu’est un corps par une série de traits dont le principal est qu’il est subjectivable. C’est-à-dire en tant que corps-sujet il fait exception à ce qui est la loi du monde, à savoir des corps-objets précisément. Et alors le fait que le corps subjectivable soit en exception de la réalité finalement, on peut appeler ça ²sa valeur symbolique². On l’appellera ²le symbolique² en tant précisément qu’il n’est pas réductible à son être corporel immédiat, c’est-à-dire qu’il est en exception du corps. Et c’est cette non-identité à soi, cet élément infime de non-identité à soi qui fait qu’on dira que ce réel subjectivable, ce corps subjectivable, appartient aussi et en même temps à un ordre symbolique qui est précisément l’ordre de la différence à soi-même.

     Et puis, le troisième élément nous pouvons le situer au niveau de l’incorporation : l’individu s’incorpore à ce devenir du corps subjectivable qui est à la fois réel et symbolique. L’individu qui s’incorpore peut se représenter son incorporation comme dilatation de sa finitude, aux dimensions infinies du symbolique même hein ¾ ça c’est un point très important sur lequel nous reviendrons descriptivement. Je le prends au ras de l’exemple canonique de l’amour : qu’est-ce que c’est qu’un individu incorporé à une procédure amoureuse ? Eh bien c’est quelqu’un qui est un des deux corps individuels qui compose le sujet, qui compose le couple. Mais on voit bien que lorsqu’il est dans l’élément de l’amour, il peut se représenter lui-même, en tant qu’acteur incorporé à la procédure amoureuse, comme étant à la dimension de l’amour lui-même ; c’est-à-dire il peut accepter justement que sa vraie vie soit normée par la vie du vrai ¾ c’est même la discipline inéluctable de la persistance amoureuse… Je l’ai dit tout à l’heure : si on renverse les choses, si on fait de la vraie vie la norme de la vie du vrai, alors on va nécessairement à la querelle et à la dissolution du sujet. Donc il faut accepter que, d’une certaine façon, ma vraie vie soit mesurée, ou mesurable, par la vie du vrai. Mais l’avantage de cela c’est que je peux me représenter ma vie individuelle comme dilatée à l’échelle de l’infinité des choix et des orientations qui constituent le corps subjectivable… Parce que le corps subjectivable, lui, d’une certaine façon, il accepte n’importe quelle expérience du monde. Donc on peut le dire de ce point de vue-là ²une construction infinie²

     Et donc toute incorporation est aussi une représentation possible d’une infinitisation de l’individu. C’est-à-dire c’est la finitude individuelle qui est en quelque manière ouverte et redéployée dans l’immanence à la vie du vrai, laquelle est une conception de possibilités infinies. Et alors, finalement, il y a une représentation, il y a la possibilité de cette représentation, mais bien évidemment cette représentation est imaginaire. Elle est imaginaire parce que, par ailleurs, il est vrai que la vie individuelle n’est pas réellement la vie du vrai ; c’est-à-dire qu’il y a une indiscernabilité mais il n’y a pas une identité.

     Donc cette représentation extrêmement puissante que je suis moi-même pris dans quelque chose qui m’excède de toutes parts, et qu’en un certain sens je peux m’identifier à cet excès, eh bien elle est la puissance de cet imaginaire lui-même tel qu’il se déploie à l’intérieur de l’incorporation. Et là quand je dis ²imaginaire², retenons-nous immédiatement tous d’une interprétation négative : il s’agit là de l’imaginaire comme puissance, et pas du tout de l’imaginaire comme fausseté, erreur, illusion, etc. C’est le moment où, pour des raisons qui, elles, sont réelles (ce sont des raisons du réel), l’individu peut subjectiver son incorporation à la mesure de la vie du vrai comme s’il était coextensif à la vie du vrai, alors qu’il n’en est qu’une composante.

     Et donc on peut dire, pour récapituler cette description on peut dire ceci, dans toute procédure de cet ordre :

1 ¾ vous avez premièrement un élément réel, qui est en réalité le devenir d’une vérité, son corps orienté, sa construction progressive ;

2 ¾ vous avez un élément symbolique qui est qu’il y a une différence de soi à soi dans cette procédure ; c’est-à-dire qu’une vérité est en exception des lois générales de la réalité par le fait que, précisément, elle n’est pas objective ; elle n’est pas ²objective² au sens où il n’y a pas de procédure de vérité sans que le corps soit subjectivable. Et donc toute procédure de vérité produit son sujet. Encore une fois pensez, de ce point de vue-là, à l’impossibilité absolue de ramener l’existence d’un amour, de façon analytique, à la somme de deux individus. C’est pour ça que cet exemple est tout à fait pertinent : c’est évident que dès qu’on procède à l’analyse d’un amour en fonction de (qu’on le dissout si je puis dire dans) l’addition de deux individus, on ne comprend plus ce qu’il est. On ne comprend plus ce qu’il est. On comprend des choses, mais on ne comprend plus ce qu’il est, en tant précisément qu’il n’était que la possibilité que le monde soit vu du point du 2. Mais ²2² ça n’est pas ²1 et 1² hein ; ²2² c’est quelque chose qui est irréductible précisément à la sommation de ses composantes. C’est ça qui constitue précisément la nouveauté créatrice et bouleversante de l’amour : c’est quand le monde change d’angle de vue, qu’on n’est plus dans la combinaison négociée de deux individualités particulières. Voilà.

Et là nous avons cet élément réel qui est, encore une fois, en exception subjective de l’énoncé général qui est somme toute qu’²il n’y a que des corps et des langages²… Parce que la vérité a un corps, certes, sauf que c’est un corps-sujet. Et en tant que corps-sujet elle est en décalage d’avec soi, c’est-à-dire qu’elle a un corps qui n’est pas réductible au fait qu’il est un corps. Dire qu’un corps n’est par réductible au fait qu’il est un corps c’est dire qu’il ne peut pas être appréhendé et pensé de part en part comme un objet.

Et ça, cet élément de différence de soi à soi, on le sait bien, c’est la racine absolue de l’ordre symbolique.

3 ¾ Et enfin il y a une représentation imaginaire qui dilate le sujet à la dimension infinie de la procédure à laquelle il s’incorpore, et qui fait tout simplement que quand le sujet fait quelque chose, eh bien il peut le faire imaginairement aux dimensions de la procédure elle-même. Voilà.

C’est pour ça que vous pouvez participer à une petite manifestation dans un coin et vous considérer comme un agent historique [sourires]. Oui… (s’il n’y avait pas ça, eh bien il n’y aurait pas beaucoup de monde pour faire des petites manifestations dans un coin)… et en plus vous avez raison : en un certain sens c’est évidemment imaginaire, parce que vous n’êtes pas à l’échelle de l’histoire mondiale, vous êtes simplement une localisation incorporée à quelque chose qui peut être imaginé, ou représenté, comme allant à l’infini ¾ même si c’est une réunion de quatre personnes. Et ça, ce n’est pas une illusion, j’y insiste, c’est simplement l’attestation imaginaire de l’incorporation. Mais l’attestation imaginaire de l’incorporation ne doit pas être aussitôt tirée du côté du faux, de l’illusoire, etc., puisque en réalité au bout du compte la procédure elle-même est faite de ça, et de rien d’autre ! Simplement elle n’est pas faite que de ça : elle est faite de ça, et d’un autre ça, et d’un autre ça, etc., elle est le tramé général de tout ça.

Et donc il y a une vérité de cet imaginaire, qui est précisément que c’est un imaginaire de la vérité elle-même, que c’est une représentation totalisante de la vérité ; et ça ça constitue cette vérité de l’imaginaire.

 

     Et alors on appellera ²Idée², et je crois que véritablement (on essaiera de le montrer sur des textes) c’est comme ça qu’il faut l’entendre, même chez Platon, on appellera ²Idée² ce qui dispose, en puissance individuelle, une intégration de ces trois dimensions. Il y a la dimension réelle de la procédure de vérité, la dimension symbolique qui fait son caractère d’exception, et la dimension imaginaire qui représente l’incorporation comme incorporation à une totalité virtuellement infinie. Donc il y a une représentation imaginaire, une exception symbolique, un réel, et l’intégration des trois eh bien c’est ça qui constitue une Idée.

     Et alors une Idée, en ce sens, c’est quelque chose qui existe pour un individu ; c’est-à-dire que c’est du point de l’individu qu’il y a Idée. C’est en ce sens que nous n’avons pas besoin d’une conception idéaliste de la procédure de vérité. La procédure de vérité elle-même, comme la vérité, sont des matérialités, ce ne sont pas des idéalités suspendues dans un autre monde. L’Idée c’est toujours l’Idée telle qu’elle a puissance, ou telle qu’elle s’empare d’un individu, et donc c’est un opérateur d’incorporation. Au fond, une définition purement fonctionnelle serait de dire : l’Idée c’est ce qui rend possible l’incorporation, étant entendu que l’incorporation fonctionne toujours avec ses trois niveaux (le niveau réel, le niveau symbolique de l’exception et le niveau imaginaire de la représentation globale).

     Alors on dira (je propose là une première définition un peu détaillée de l’idée), on dira que l’Idée c’est ce par quoi l’individu, l’individu vivant incorporé à une procédure de vérité, ou incorporé (si vous voulez avec moins de jargon) au devenir d’une vérité, ou à la construction d’une vérité, peut évaluer un moment réel de la procédure, ou du devenir, ou de la construction, à partir de ce que ce moment (donc un moment, un fragment, peut-être tout petit) aura été, dans l’exception globale que la vérité constitue. Je redis la définition : l’Idée c’est ce par quoi l’individu incorporé à une procédure de vérité [un téléphone sonne dans la salle] peut… [silence] ¾ c’est l’Idée !... [sourires] dont on parle. Alors je redis : l’Idée c’est ce par quoi l’individu incorporé à une procédure de vérité peut évaluer un moment ou un fragment réel du devenir, ou de la procédure de vérité, du point (ou à partir) de ce que ce moment aura été dans l’exception globale que la vérité constitue.

     Alors vous voyez que vous retrouvez : ²procédure de vérité² c’est le réel ; ²l’évaluation à partir de ce que le moment aura été² c’est l’imaginaire ; ²l’exception globale² c’est le symbolique… Mais (vous voyez) l’Idée au fond ça travaille toujours au futur antérieur. La temporalité de l’Idée c’est le futur antérieur, c’est-à-dire que vous vous représentez ce que vous êtes en train de faire, individuellement, vous vous le représentez comme un fragment de ce que la vérité aura été quand elle sera établie globalement hein. D’ailleurs vous vous représentez le fragment, ce que vous êtes en train de faire, comme un fragment équivalent finalement, ou représentatif, de la supposition d’une représentation totale de la vérité construite, établie, etc. Et donc cette temporalité naturellement immédiate de l’Idée, est au futur antérieur ; c’est-à-dire ça, ce que je fais là, je me le représente du point de ce que ça aura été lorsque tout aura été fait ; lorsque tout aura été fait de ce qui devait être fait du même ordre.

Et la polémique contre l’Idée, et la polémique par conséquent contre l’idéo-logie (parce que l’idéologie ce n’est jamais que le discours sur l’Idée hein), la polémique contemporaine contre l’Idée ou contre l’idéologie est en réalité une polémique contre le futur antérieur ; c’est-à-dire une polémique contre le fait qu’on peut normer ce qu’on fait, au regard de ce que ça aura été quand ce à quoi ça participe se sera déployé. Et ça c’est ce qui est appelé proprement ²l’illusion idéologique², et ²l’errance idéologique² ¾ c’est l’Idée elle-même ! C’est l’Idée elle-même, en tant que capacité d’intégration, en effet partiellement imaginaire, du réel et du symbolique. Du réel : le fragment de vérité en train de procéder. Le symbolique : le fait que c’est une exception globale. Eh bien l’ajustement des deux ça se fait imaginairement par la représentation du mode sur lequel ce qui est tout à fait particulier et singulier est incorporé à ce qui est l’exception globale.

Prenons un exemple : effectivement vous êtes en train de diffuser un tract quelque part au petit matin. En vérité l’Idée est là. L’Idée est que cette diffusion du tract quelque part au petit matin eh bien elle est, en un certain sens, pas du tout réductible au fait qu’elle est la diffusion d’un tract au petit matin, mais elle est incorporable à quelque chose de plus vaste, dont on ne pourra dire ce que c’est que quand ça aura été ¾ ça c’est bien vrai. Comment faire autrement ? Alors les gens vont vous demander des preuves que ça va être comme ça… Mais il n’y en a pas ! Il n’y en a pas, puisque ça ne peut être comme ça que parce que vous êtes en train de faire ce que vous faites !... Et que d’autres le font ailleurs autrement, etc., etc. Mais il n’y en a pas. Et ce n’est pas parce que vous avez (j’insiste sur ce point), ce n’est pas parce que vous vous faites une représentation fallacieuse de l’avenir !... Qui est-ce qui travaille pour l’avenir ? Personne. C’est une critique classique que l’idéologie a remis à plus tard, aux jours radieux, à l’avenir… Mais ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe. Ce n’est pas l’avenir, c’est le futur antérieur ; c’est-à-dire c’est au présent que vous vous représentez ce que vous êtes en train de faire, comme étant une partie composante de quelque chose dont vous n’aurez la complète mesure que quand ça aura été. Et on ne peut pas vous objecter que ça c’est le fait que vous êtes en train d’agir pour un futur improbable etc. ¾ ce n’est pas du tout comme ça que ça se passe. Vous êtes en train de faire exister au présent quelque chose que vous pouvez vous représenter comme ce que ça aura été lorsque ce sera complètement déployé ; mais le réel de cet ²aura été² il est, entre autres choses, exactement dans ce que vous faites. Donc c’est bien une intégration systémique de l’imaginaire, du réel et du symbolique dont il est question dans cette affaire. Et qu’est-ce que c’est que ça ? Eh bien ça c’est précisément le moment où l’individu peut se considérer comme sujet, incorporé. C’est-à-dire peut estimer que, en lui-même, existe le sujet.

Et si vous prenez... Là je prenais l’exemple de la distribution de tracts, mais si vous prenez, si on revient sur l’exemple canonique amoureux, c’est typiquement des situations que n’importe qui connaît ; c’est-à-dire des moments où ce que vous êtes en train de faire, ou de décider, et qui peut être une toute petite chose, n’en est pas moins légitimable imaginairement comme une composante essentielle de l’existence même de votre couple comme sujet amoureux. Voilà. Et là aussi on pourrait dire, d’ailleurs les moralistes le disent : l’amour aussi c’est imaginaire finalement, c’est une représentation fallacieuse hein ¾ ils le disent aussi, exactement pour les mêmes raisons, à savoir que, effectivement, il y a toujours un moment où les choses sont au futur antérieur ; c’est-à-dire où elles auront été ce que je me représente qu’elles sont, où je ne pourrai dire qu’elles sont ce que je pense qu’elles sont que parce qu’elles l’auront été finalement ; tout simplement parce que la dilatation totalisante est toujours imaginaire, quel qu’en soit le ressort. Et bien qu’imaginaire et fondé sur précisément ce que vous êtes en train de faire ou de décider, ce n’en est pas moins réel. Et comme tout ça finalement est au régime de l’exception, ça n’en est pas moins symbolique aussi. Et c’est quand on est dans cet élément-là, c’est-à-dire dans cette intégration par l’Idée que l’on se fait de ce qu’on est en train de faire (parce que c’est ça finalement : c’est l’idée qu’on se fait de ce qu’on est en train de faire, qui intègre les paramètres réels, symboliques et imaginaires de ce qu’on fait), c’est quand on est dans cette Idée-là qu’il y a la vraie vie. Voilà. Il y a la vraie vie comme composante de la vie du vrai. La vraie vie pour l’individu. Et par conséquent la vraie vie c’est la vie selon l’Idée. C’est-à-dire c’est la vie qui est capable de faire ce qu’elle fait, dans son activité déployée, sous le signe de l’Idée.

 

Alors pour récapituler tout ça très rapidement je voudrais prendre deux exemples. Dans la procédure artistique classique… L’art, dans sa période classique (comme vous le savez), charrie une idée générique qui est l’Idée du beau, l’Idée de la beauté. Alors comment ça fonctionne ça, l’Idée de la beauté ? Comment la contemplation d’une œuvre par quelqu’un, qui est l’atome le plus élémentaire de l’expérience artistique, peut-elle être une figure de l’incorporation ? ¾ j’insiste sur ce point : c’est-à-dire qu’écouter une œuvre musicale, regarder un tableau, c’est une figure d’incorporation. Et c’est la forme minimale de l’incorporation artistique. Il y a d’autres formes de l’incorporation artistique, plus denses, plus créatrices, etc., mais néanmoins la base millimétrique de l’incorporation artistique c’est d’être en train de lire, d’apprendre un poème, d’écouter de la musique, etc.

Et alors au fond, l’idée du beau, dans une esthétique classique, elle nomme le fait que cette expérience tout à fait localisée et particulière d’un individu en train de contempler ou de se saisir, ou de rencontrer une œuvre d’art, en tant qu’il sait que c’est beau, c’est-à-dire en tant qu’il est investi par l’Idée que c’est beau, ça vaut comme équivalence en réalité entre cette localisation extrême de l’expérience et l’univers entier et infini de l’art. Au fond ²c’est beau² veut dire que ²ce à quoi je suis en train de m’incorporer c’est l’art lui-même², voilà. C’est beau là, mais c’est beau bien ailleurs, et de toute façon, en fin de compte, ce qui représente l’art, à ce moment-là, c’est effectivement l’expérience localisée qui est la mienne. C’est-à-dire que vous êtes imaginairement, par la saisie de cette œuvre réelle qui est en face de vous, dans ce que l’art désigne comme exception symbolique au visible ordinaire. Vous êtes en train de voir quelque chose et il se produit que, lorsque vous pensez et que vous expérimentez que ²c’est beau², quand vous êtes sous le signe de l’Idée que c’est beau, vous vous le représentez précisément à échelle de ce qui fait exception au sensible ordinaire ¾ au sensible dont vous ne diriez pas que ²c’est beau², auquel vous n’attribueriez aucune valeur esthétique, etc.

Et donc c’est ça que nomme le beau. En définitive le beau nomme bien une intégration (pour l’individu qui va dire « comme c’est beau ! », et qui va expérimenter ça, qui va penser que c’est beau), une intégration du réel de l’œuvre qui est là hein (et ça c’est une condition sine qua non), du fait qu’elle fait exception au sensible ordinaire, que c’est bien pour ça qu’elle est œuvre, etc. Et troisièmement que, imaginairement, par conséquent, l’individu peut considérer qu’il est à échelle de cette exception ; c’est-à-dire qu’il est un sujet, qu’il participe d’un sujet artistique. Donc c’est bien vrai que l’Idée du beau fonctionne comme intégration des trois paramètres, et par conséquent fonctionne en réalité comme la figure même de l’incorporation.

C’est-à-dire que finalement l’incorporation d’un individu dans une procédure de vérité elle est sous le signe de l’Idée, parce que l’Idée c’est ce qui va représenter, synthétiser, l’ensemble des dimensions de l’incorporation, et en particulier ce qui va traiter le problème constitutif (alors ça nous y reviendrons, c’est très important) du rapport entre le local et le global. On peut même dire que, très largement, on peut soit dire que l’Idée c’est une incorporation systémique du symbolique, du réel et de l’imaginaire dans l’expérience d’une vérité ; on peut aussi dire que c’est ce qui permet de traiter le rapport du local au global. Alors là vous retrouvez évidemment la définition la plus traditionnelle de l’Idée au sens de Platon, parce que l’Idée au sens de Platon, après tout, c’est ce qui relie une singularité à une généralité hein ; même si on prend les exemples les plus triviaux. Si je vois une table, et que je sais ce que c’est qu’une table, eh bien c’est parce que la singularité de cette table va (comme dit Platon dans son langage à lui), va participer de l’Idée de table et que c’est au sens où il y a la participation de la table concrète à l’Idée de table que je sais ou que j’expérimente, moi, en tant qu’individu connaissant, que c’est une table.

Donc en vérité, depuis toujours, l’Idée c’est évidemment un certain rapport entre le local et le global ; entre la singularité située d’un objet dans le monde et sa désignation générique. Dans le cas des procédures de vérité, de l’Idée en tant qu’idée de l’incorporation, c’est le mode sur lequel je peux me représenter comment ma propre activité, absolument locale et localisée à l’échelle individuelle, cette activité qui est la mienne, comme par exemple écouter une œuvre musicale, comment elle n’en est pas moins en définitive subjective, c’est-à-dire participant d’un corps de vérité orienté. Et voilà pourquoi l’Idée, qui va varier selon les contextes, peut être considérée comme un opérateur d’incorporation, au niveau précisément du rapport entre le caractère local de mon activité et le caractère d’exception global d’une vérité.

Alors là, parvenu à ce point, on peut noter quand même quelque chose d’important, c’est que (comme vous le voyez) l’Idée c’est une activité ; c’est-à-dire l’Idée n’existe que comme activité, puisqu’elle n’existe que comme opérateur d’incorporation. C’est pour ça que j’ai proposé d’introduire le terme d’²idéation² ¾ ce n’est pas un mot très beau, mais enfin on fera avec !... la laideur des mots, [Badiou en sourit] c’est un prix que paie souvent la philosophie… L’Idée intègre le symbolique et l’imaginaire, mais aussi le réel. Il y a un réel de l’Idée qui est son activité. Et donc toute Idée est ²idéation², du point de vue de son mode d’existence effective.

Qu’appellera-t-on ²idéation² ? Eh bien c’est l’action de l’Idée, dans l’incorporation précisément. Et il faut une idéation pour que l’incorporation soit véritablement une possibilité de vraie vie. C’est-à-dire si la vraie vie c’est l’incorporation à un devenir de vérité, la vraie vie est possible parce que je peux me représenter ce que je fais, là, comme participant en effet de ce que l’Idée va intégrer : l’Idée du beau, ou l’Idée de la justice, ou l’Idée communiste, ou l’Idée de l’amour, l’idée que je me fais de l’amour. Et dans tous ces cas, par conséquent, l’essence réelle de l’Idée c’est l’idéation (j’insiste sur ce point).

Donc l’idée doit être absolument soustraite à une représentation selon laquelle ce qui serait important c’est de connaître l’Idée ¾ ça c’est une interprétation qu’on pourrait appeler ²le platonisme restreint², c’est-à-dire l’Idée comme entièrement rabattue sur le protocole de la connaissance. Mais l’Idée n’est pas un opérateur de connaissance, c’est un opérateur d’intégration, c’est un opérateur d’incorporation ; c’est l’idéation qui est importante. C’est-à-dire je vais idéer (encore un mot encore plus affreux que le précédent [sourires]), je vais ²idéer² ce que je fais. Je dis ²idéer² parce que je ne veux pas dire ²idéaliser² ¾ comprenez bien ! si je dis ²je vais idéaliser ce que je fais² alors on va retomber dans le procès traditionnel : finalement tout ça c’est l’imaginaire etc. Non, je vais l’idéer, c’est-à-dire je vais le situer, par un acte d’idéation, dans l’intégration de ses paramètres, et je vais en effet me le représenter à l’échelle de l’exception globale que constitue une vérité dans la réalité ordinaire.

Et alors, de ce point de vue-là, toute incorporation étant gouvernée par une idéation, on peut dire que le destin des individus, du point de vue de ce qui concerne la possibilité de la vraie vie, le destin des individus est suspendu à l’Idée en tant qu’on peut idéer, qu’il peut y avoir idéation. Et on peut considérer que l’oppression principale concernant la vie elle-même, c’est la tentative de priver l’humanité de toute Idée, de la dés-idéer complètement. Et c’est ce qui se passe. C’est absolument ce qui se passe !… Ne nous y trompons pas, le thème de ²la fin des idéologies², si actif dans la démocratie contemporaine, c’est en réalité le thème de la fin des Idées. Voilà. C’est l’énoncé ²vis sans Idée². Alors ça veut dire quoi ²vis sans Idée² ? Eh bien ça veut dire ²vis sans vérité aucune² ; c’est-à-dire ²vis pour toi-même², voilà, ou ²vis selon la représentation qu’en réalité tu peux te faire d’un animal quelconque². Et ça c’est très important parce que, pour bien comprendre ce qui est en jeu dans cette affaire, il faut comprendre que l’Idée est une puissance active, ce n’est pas une représentation séparée. L’Idée c’est l’idéation, l’Idée c’est la possibilité de l’incorporation, et donc en définitive la possibilité du sujet. C’est-à-dire que la privation de l’Idée c’est l’enfermement irréversible de l’individu dans sa finitude d’individu. Et par conséquent c’est l’impossibilité de l’incorporation, et aussi l’impossibilité de la vraie vie si la vraie vie est autre chose précisément que la finitude intéressée de l’individu.

En particulier il y aurait une discussion (on y reviendra parce qu’elle est très importante) sur le rapport dans cette affaire entre ²intérêt², ²désintéressement² etc… Parce que c’est une question assez complexe. On peut naturellement dans un premier temps dire que la vraie vie s’oppose à une vie qui ne s’organiserait qu’à partir de ses intérêts. À un premier niveau ça peut paraître descriptivement vrai puisque, par exemple, si on s’engage dans les péripéties véritables d’une vie amoureuse, l’intérêt est constamment menacé pour les raisons que je vous dis, parce qu’on ne peut pas normer ce qui se passe dans l’enceinte de la finitude individuelle. Et donc il y a des péripéties, on est exposé quand même à des difficultés considérables, on est exposé à des souffrances, à des problèmes, etc., c’est évident. Et si on ne veut pas y être exposé, il faut se désincorporer, il faut revenir à la limite individuelle. Et alors je disais ça parce que c’est vrai, descriptivement, en un premier sens, que toute incorporation est le choix de quelque chose qui peut être dit ²désintéressé² en un sens essentiel, c’est-à-dire non-réductible au jeu des intérêts. Mais, en un autre sens (et c’est très important chez Platon ça), on peut aussi soutenir que ce à quoi l’humanité et finalement les individus sont le plus intéressés, c’est la vraie vie elle-même, c’est-à-dire précisément quelque chose qui va excéder l’implacable finitude et misère des intérêts concurrentiels. Après tout les affects signalent ça : au fond l’enthousiasme, la joie, le bonheur, c’est toujours désintéressé. Ça n’a pas de rapport lisible avec l’intérêt. C’est toujours une grâce. C’est toujours ce qui arrive dans un moment où, tout d’un coup, quelque chose est orienté et subjectivé, de manière radieuse.

Et donc on peut aussi bien soutenir l’inverse : c’est-à-dire qu’en réalité la norme de l’intérêt est une norme pitoyable, et que l’intérêt supérieur est dans l’incorporation ¾ c’est d’ailleurs ce qui donne son importance extrême, chez Platon, à un point tout à fait curieux quand on le regarde comme ça qui est la volonté acharnée de Platon, que vous trouverez dans d’innombrables passages, pour démontrer finalement que celui qu’il appelle ²le juste², ou quelquefois même ²le philosophe² purement et simplement, eh bien c’est lui qui est heureux. Alors ça c’est un point auquel il est farouchement attaché. Alors on pourrait dire : « mais pourquoi ? Il peut montrer par exemple que c’est mieux d’être juste que d’être un salopard alors qu’il pourrait se contenter de montrer que ce n’est pas bien d’être une canaille. Pourquoi voudrait-il montrer à tout prix (entre nous apparemment contre toute évidence empirique) que le juste qui s’incorpore à une procédure de vérité difficile, ou même qui y laisse sa peau, etc., etc., torturé dans un coin par des canailles abjectes, est plus heureux que le gros lard millionnaire ? » [sourires]… Il tient énormément à ce point. Et ça… Je n’ai jamais vu qu’on s’interroge tellement sur le caractère étrange, en un certain sens, de cette volonté hein. Parce que : que vient nommer ²heureux² ?, qu’est-ce qui est nommé là-dedans par ²plus heureux² hein ?

Eh bien je pense que ce qui est nommé par le fait qu’il est ²plus heureux² c’est la conviction platonicienne qu’il y a une expérience effective de la vraie vie qui ne se laisse pas normer exclusivement de l’extérieur ¾ c’est ça ! C’est-à-dire si la vraie vie est supérieure, elle doit savoir elle-même, de l’intérieur de son existence, qu’elle est supérieure. Et c’est pour ça qu’on va dire d’elle qu’elle est ²plus heureuse². Elle est ²plus heureuse² parce que tout simplement elle se sait être la vraie vie. Et une fois ce qu’on sait ce qu’est la vraie vie, toute vie qui n’est pas la vraie vie paraît misérable ! C’est une expérience tout à fait commune ça : si vous avez vécu des périodes d’amour radieux etc., la vie sans amour elle paraît misérable, c’est clair et net, tout le monde le sait ça.

Or, chez Platon, ça devient la nécessité de démontrer implacablement ¾ presque tout le Livre IX de La République par exemple est consacré à cette démonstration ; il donne trois démonstrations successives de ce point-là tellement il le juge important. Et il le précise bien : ²notre question, dit-il, est très difficile, parce qu’il ne s’agit pas de démontrer que le juste est mieux que l’autre² ¾ ça ça va de soi : c’est mieux d’être un type bien qu’une canaille, on ne va pas discuter cent sept ans là-dessus, finalement tout le monde le sait plus ou moins. Non, notre question n’est pas là, notre question est de montrer qu’il est plus heureux. Or vous voyez que cette question est une question fondamentale parce que c’est une question d’immanence : c’est le fait que s’il y a réellement une possibilité de vraie vie, une possibilité d’incorporation effective à des procédures de vérité qui font que nous ne sommes plus dans les limites de l’individu mais que nous participons du sujet, alors ceci doit être su, expérimenté et éprouvé de l’intérieur. Et c’est ça que Platon va appeler ²le bonheur² : l’expérimentation, de l’intérieur, qu’on est dans une vie supérieure à toute autre. Ça prend quelquefois des formes tout à fait étonnantes. Une des plus étonnantes chez Platon c’est quand il se demande qui il faut mettre au pouvoir : il explique qu’il faut mettre au pouvoir les gens qui savent ce que c’est que la vraie vie.

Et pourquoi il faut mettre au pouvoir les gens qui savent ce que c’est que la vraie vie ? Parce qu’ils auront l’idée que la vie de pouvoir ça ne vaut pas grand-chose [Badiou se marre]… Et qu’au lieu de se battre comme des chiens parce qu’ils ont l’idée que la bonne vie c’est la vie de pouvoir, ils vont y aller uniquement (pourquoi ? eh bien) parce qu’ils pensent que ce serait vraiment dommage de filer ces postes-là à des canailles hein. Ils vont y aller pour ça ! Et les interlocuteurs de Platon lui disent : ²eh bien ils ne vont pas y aller en vitesse ; ils ne vont pas être très enthousiastes². Et Socrate répond : ²eh bien oui, ça va être très différent d’aujourd’hui. Aujourd’hui ils se battent tous comme des chiens pour le pouvoir, comme si ça avait quelque chose d’intéressant. Et ces gens qui se battent, si c’est ²la guerre des prétendants² comme il dit, eh bien c’est la dévastation de la société tout entière ; ça n’a aucun intérêt, et ces gens-là ne vont rien faire qui vaille². Voilà. ²La seule garantie d’avoir un bon dirigeant c’est qu’il sait qu’il y a quelque chose de beaucoup plus heureux que d’être un dirigeant² ¾ c’est une condition sine qua non ! Il faut interroger le gars finalement sur ce qu’il considère comme la vraie vie. Et s’il dit « surtout pas le pouvoir ! », alors il faut l’y mettre ! [rires]… Parce que sinon… Alors il arrange ça en disant finalement qu’on supportera le pouvoir un peu à tour de rôle quoi ! Parce qu’y mettre quelqu’un pour toujours, [Badiou se marre] ce serait dur ! Il penserait toujours à sa vraie vie perdue [Badiou et la salle en sourient]… Et a contrario on voit bien que dans le monde que nous connaissons ça se traduit par le fait que, en réalité, l’unique idée d’un dirigeant politique, ce qui lui tient lieu d’idée, en tant qu’idée qui n’est pas une Idée, c’est exclusivement celle de sa réélection n’est-ce pas. C’est absolument moteur : être réélu passe avant tout. Et c’est exactement ce sur quoi Platon met le doigt. Le type qui pense qu’être là est plus important que ce qu’il y fait, eh bien celui-là il ne faut surtout pas le mettre à cette place-là. Il faut mettre quelqu’un qui sait que la vraie vie est ailleurs. Pas ²la vraie vie est absente² comme disait Rimbaud hein, mais la vraie vie est ailleurs.

Mais pour revenir au point dont nous parlions… Au fond l’idéation (revenons à l’Idée), l’idéation, l’Idée, c’est l’opération par laquelle un fragment de réel qui est symbolisable, c’est-à-dire qui est en exception, sera représenté au futur antérieur à échelle d’une vérité ¾ c’est ça : un petit fragment de réel, qui est un réel de vérité, donc un réel symbolisable, orienté (si vous voulez), sera représenté au futur antérieur à échelle d’une vérité. Si on dit ça on comprend très bien que ce qu’on appelle là ²idéation², c’est ce que Platon appelle ²la dialectique². Il est très intéressant de remarquer que ce point à été développé très profondément par Monique Dixsaut : Platon utilise en général non pas tant la dialectique que ²le dialectiser² (le verbe à l’infinitif), c’est important : dialegestai. Dialegestai qu’on traduit parfois par ²dialogue², mais c’est un peu faible ²dialogue² aujourd’hui hein. Tout le monde dialogue, mais pas grand monde dialectise quand même. Et le ²dialectiser² c’est ²l’idéation², c’est le mouvement par lequel le réel est relevé jusqu’au principe. Dans la définition platonicienne stricte : le mouvement par lequel le réel, questionné, interrogé, dialectisé, est relevé jusqu’au principe. Et lorsqu’on a accédé à son principe, on connaît son excellence, on connaît ce qu’il a d’excellent. Alors ça c’est ²l’idéation² en vérité, dans le langage que j’ai proposé. Et l’idéation c’est ²le dialectiser² platonicien sous une autre forme. Je vous lis un passage sur le dialectiser (Livre VII de La République, 532a). Alors Platon dit ceci n’est-ce pas… Enfin Platon revu par moi… Il écrit :

 

L’individu qui se lance dans le dialectiser, par une rupture avec l’évidence empirique, et fait advenir un type de pensée qui tend vers ce que chaque existant est en lui-même [ça c’est le nom platonicien pour ²vérité²], mouvement qui ne peut s’arrêter avant que la pensée pure ait saisi la vérité elle-même comme principe de son trajet, se représentant ainsi l’exception du vrai comme totalité où ce trajet aura eu lieu.

 

Là on voit très bien que le dialectiser c’est l’Idée comme idéation. Ce n’est pas du tout l’Idée comme séparation, comme autre monde, c’est au contraire l’Idée comme idéation ; c’est-à-dire l’Idée comme rendant raison du trajet propre par lequel on parvient précisément à l’excellence de ce qui est, uniquement avec son secours ou son appui.

Alors tout ça pour vous dire que, chez Platon déjà en fait, l’Idée doit être conçue comme le recours de la vraie vie ¾ c’est sa fonction essentielle : ce n’est pas une question cognitive au sens étroit, ce n’est pas une question… L’Idée comme idéation, elle-même appréhendée par le dialectiser philosophique, eh bien c’est le recours, et presque on peut dire l’opérateur de la vraie vie, c’est-à-dire de la vie dans laquelle l’individu accède à sa possibilité d’être sujet ; c’est-à-dire sujet d’un corps de vérité réellement orienté.

 

Et alors, voilà, on va sans doute en rester là, mais il y a un ultime point sur lequel on réouvrira la prochaine fois et qui est d’une importance capitale. C’est une thèse que je crois fondamentale chez Platon, et que j’assume comme thèse également de première importance : c’est que non seulement l’Idée est l’appui du mode selon lequel l’individu peut se représenter comme sujet, mais les individus, en réalité, ne communiquent entre eux, c’est-à-dire n’ont de relations entre eux, que s’ils ont une Idée en partage. Toute autre forme de communication est en réalité une incommunication masquée. Il n’existe qu’un type de communication entre individus, c’est d’avoir une Idée en partage. C’est mon interprétation de la fameuse phrase de Lacan ²il n’y a pas de rapport sexuel²²Il n’y a pas de rapport sexuel² ça veut dire quoi ? Ça veut dire que la sexualité n’est pas une communication, n’est pas un rapport. Voilà. C’est tout ce que ça veut dire. La sexualité, en tant que telle, c’est sans ²rapport². Et c’est pourquoi, ce par quoi les individus communiquent vraiment, ce n’est pas la sexualité, c’est l’amour. Et pourquoi ? Non pas du tout parce que l’amour s’oppose à la sexualité comme l’Idée à la matière (et des choses de cet ordre), mais parce que l’amour n’existe que dans l’élément de l’Idée, en tant précisément qu’il est construction du monde du 2, de la scène du 2 comme Idée du monde ; une Idée du monde décalée précisément de l’idée qui est dans la fermeture de l’individu.

Et donc, en réalité, lorsqu’il dit qu’²il n’y a pas de rapport sexuel², Lacan nous dit : la sexualité comme telle, c’est sans Idée. Voilà. Évidemment !... La sexualité comme telle, en définitive, la seule chose qui parle à travers elle c’est la grande voix de l’espèce. Et tout ce qui, d’une certaine façon, vient instruire une communication, au sens véritable, c’est-à-dire relevant de l’Idée (dans le champ qui nous occupe là, celui du rapport entre deux individus), va nécessairement relever de l’amour et de ses variantes ; non pas parce que c’est un sentiment à la place d’un désir, mais parce que s’y joue l’occurrence d’une Idée. D’une des rares Idées disponibles puisque, comme vous le savez, je pense qu’il n’y a guère que quatre types d’Idées : les Idées scientifiques, les Idées artistiques, les Idées amoureuses et les Idées politiques.

Et sur la politique, je terminerai là-dessus… Ça c’est très remarquable n’est-ce pas parce que… Qu’est-ce que c’est que la conception politique de Platon ? Évidemment ici on le voit d’une façon parfaitement claire, la conception politique de Platon consiste à mettre la politique sous le gouvernement de l’Idée (ce qui a fait crier au totalitarisme etc.). Mais en réalité, ce que Platon veut nous dire, c’est que si la politique est sans Idée, elle n’organise aucune communication entre les gens. Voilà, c’est tout ! Et que par conséquent, s’il n’y a pas de communication véritable entre les gens, qu’est-ce qu’il va y avoir ? Il va y avoir le jeu des intérêts ¾ c’est tout. Ça va venir à la place de la communication ; c’est-à-dire chacun restant dans l’enceinte intéressée de sa figure individuelle, on va avoir une forme plus ou moins organisée de la lutte de tous contre tous, ou de la concurrence universelle, mais sans réellement relation. Donc sans Idée il n’y a pas non plus de relations politiques. Si vous voulez, l’image générale qu’on pourrait donner c’est que la vision dés-idéologisée de toute politique, eh bien c’est comme la sexualité… C’est la sexualité politique ! [sourires]… : il n’y a pas de rapport [sourires]. Et donc si on veut construire un rapport, inéluctablement il faut passer par l’Idée.

Merci pour aujourd’hui.

     18 novembre 2009 

Bien. Je commence par rappeler les dates des prochains séminaires. […] Par ailleurs, la prochaine permanence […].

Alors deux autres indications, de type très différent. Quelqu’un [Bruno Bosteels] qui a depuis longtemps suivi et étudié ce que je fais vient de sortir un livre, à La Fabrique, qui s’appelle Alain Badiou, une trajectoire polémique. Voilà. Alors c’est un livre à mon avis très intéressant, et qui a une originalité… [Badiou sourit :] Ce n’est pas par définition qu’il parle de moi qu’il est intéressant [rires]… Il pourrait parler de moi et ne pas l’être du tout… Bon. Mais il l’est pour un raison que je peux dire ici, c’est qu’il a une très ancienne idée directrice, qui ne coïncide pas précisément (si je puis dire) avec ma propre interprétation de moi-même ; il a une idée directrice qui est que l’ensemble de ce que je fais, en définitive, gravite autour du problème d’un renouvellement, ou d’une reformulation, de la pensée dialectique. Et de la pensée dialectique prise finalement très près de sa tradition classique, c’est-à-dire le mouvement qui va de Hegel à Marx. Autrement dit il me lit comme une pensée qui est plus interne qu’elle ne le croit à ce type de tradition dialectique, tout en la renouvelant de manière répétée.

Alors il se trouve qu’un des effets de cette lecture c’est de considérer que mon meilleur livre est le premier. Voilà. À savoir Théorie du sujet. Et il pense que depuis Théorie du sujet des transformations importantes, significatives, ont eu lieu qui ont peut-être sur certains points plutôt affaibli que renforcé ce qui lui paraît importer dans ce livre, qui concerne explicitement la question qui me paraît centrale de la pensée dialectique, dans une discussion avec Hegel, avec le marxisme etc.

Et alors on voit bien aussi pourquoi cette question de la pensée dialectique… Théorie du sujet c’est 1982, donc c’est vraiment à la lisière entre deux séquences historiques là, pas seulement deux séquences personnelles, mais deux séquences historiques. À savoir la séquence au fond définie dans son élan par Mai 68 et ses conséquences, et qui couvre une grande partie des années 70 ¾ pas toutes, mais une grande partie des années 70. Et puis ce qui commence avec les années 80, et en vérité ici même avec l’élection de Mitterrand en 81, et qui est au fond la ré-installation d’une vision générale du champ politique qui, de façon pratiquement dominante, en tout cas exclut l’idée révolutionnaire comme telle. Et c’est absolument clair que le début des années 80 va marquer l’envoi de l’expansion, finalement comme pensée politique dominante unique, du couple formé par le capitalisme déployé et la démocratie représentative parlementaire. Et ces thèmes vont être articulés philosophiquement dans la doctrine des droits de l’homme. Et donc c’est vraiment une nouvelle période qui s’ouvre.

D’ailleurs en 82, quand Théorie du sujet est paru, la nouvelle période était suffisamment engagée pour que à vrai dire personne n’y fasse trop attention. C’est donc aussi une singularité de Bruno Bosteels, si j’ose dire du fin fond des États-Unis, d’avoir repéré cette chose-là comme une césure et une particularité frappante. Et depuis il réinterprète un peu l’ensemble du déploiement à partir de ce point d’origine. Point d’origine, j’y insiste, qui est un point historico-subjectif, et pas simplement un point d’originalité ou de passage.

Alors Bruno Bosteels sera à Paris mardi prochain, et il présentera son livre à la librairie Le Comptoir des Mots, qui est au 239 rue des Pyrénées dans le XXe. Et donc c’est mardi 24 à 20h30 […] Et bon il y aura là à la fois l’éditeur, Éric Hazan, l’auteur, Bruno Bosteels, et l’objet de l’auteur, à savoir moi [sourires]... Voilà.

     Pour compléter la semaine en question, quelque chose d’extrêmement différent : quelqu’un que je connais et que j’apprécie, qui est l’organiste Nariné Simonian (d’origine arménienne), monte cette semaine-là une représentation concentrée et adaptée de Iphigénie en Tauride de Gluck les 25 et 26, à 19h45. C’est une espèce de miniature de cet opéra tout à fait étonnant, mais c’est une miniature complète, c’est-à-dire il n’y a pas d’orchestre mais il y a un orgue, il y a tous les chanteurs, etc. Et c’est dans la cathédrale Sainte-Croix de Paris, 13 rue du Perche, dans le IIIe. Alors si vous voulez des détails là-dessus vous pourrez prendre un carton ici, je les laisse sur la table, vous prendrez ça à la fin de la séance.

     Voilà. Donc je vous ai donné de quoi occuper à peu près toute la semaine du 23 au 30 n’est-ce pas… [sourires] Et en plus cette semaine-là il n’y a pas de séminaire donc… Voilà.

 

     Alors maintenant revenons à ce qu’était notre enjeu de cette année, qui est je le rappelle le motif philosophique par excellence après tout : ²peut-on penser, peut-on définir, peut-on pratiquer finalement ce qui serait une vraie vie ?² ¾ une vie digne d’être vécue, une vie désirable en tant que vie. Y a-t-il une forme de la vie elle-même qui soit telle que sa détermination philosophique l’indique et la légitime comme une vie qui mériterait en quelque manière d’être vécue ?

     Un point d’ailleurs de convergence paradoxale, de synthèse disjonctive sur ce point entre Platon et Nietzsche, ce serait de se dire qu’au fond une vraie vie, au sens nietzschéen du terme, c’est une vie qui mériterait le retour éternel hein ; c’est-à-dire une vie qui serait à la hauteur de ce que Nietzsche présente comme une illumination, à savoir le fait que tout ce qui est affirmatif revient, et qu’il y a donc le retour éternel de l’identique ; mais le retour éternel de l’identique est en réalité la réaffirmation permanente par la vie de sa puissance créatrice. Et une vraie vie, au fond, serait une vie d’une intensité telle qu’elle serait à la hauteur de son retour éternel ; c’est-à-dire le fait qu’elle re-vienne la validerait en quelque sorte comme la vie qui méritait de revenir. Autrement dit une vie dont on peut dire à la fin que si on avait à re-vivre, on vivrait la même vie parce que, précisément, elle serait prise dans le retour de sa propre validation ou de sa propre valeur.

Et c’est intéressant au passage de connecter ce thème avec le thème platonicien, que vous trouvez à la fin de La République, du choix des vies. Dans le choix des vies, contenu dans le mythe d’Er l’Arménien à la fin de La République, on voit bien que celui qui choisit sa vie la choisit à partir de ce qu’a été la vie à la fin de laquelle il choisit sa nouvelle vie ¾ c’est très frappant ! Et tous les exemples que donne Platon sont ceux de quelqu’un qui choisit sa nouvelle vie par contraste ou par ressemblance avec ce qu’a été sa vie passée. Les exemples sont du type : Ulysse, fatigué finalement de cette vie de héros célèbre et errant, choisit une vie tout à fait anonyme dans un petit coin bien traditionnel et bien immobile… Donc il ne choisit pas le retour éternel là, il choisit au contraire une vie entièrement autre que celle qui fut la sienne. Mais on voit bien au fond que Platon lui-même pense que si la vie avait été une vie de sage, c’est-à-dire que si la vie était à la hauteur de l’Idée, eh bien évidemment celui qui aurait à choisir sa vie choisirait la même. S’il en choisit une autre c’est toujours parce que cette vie qu’il a eu a été une vie faite de manques, d’insuffisances, elle n’a pas été à la hauteur de sa propre exigence, elle a été une vie qui n’était pas dans la plénitude de la vie, une vie qui manquait d’intensité et de sens ; c’est pour ça naturellement qu’il en choisit une autre.

     Donc là on a une véritable coïncidence entre Nietzsche et Platon qui est que si la vie qu’on a vécu avait été une vraie vie, alors à l’évidence c’est elle qu’on choisirait. Donc on choisirait le retour éternel de la vie parce que cette vie était elle-même à hauteur de l’éternité, à hauteur de ce qu’une vie exige pour être reprise ou recommencée.

 

Et donc c’est autour de ce motif de la vraie vie, un motif philosophique récurrent, de ce que c’est qu’une vie qui est pensable comme une vie qui mériterait de revenir, que nous tentons d’ouvrir un chemin. Alors la proposition initiale, la définition initiale, la tentative c’est ici de dire qu’une vraie vie se définit comme incorporation au devenir d’une vérité. C’est-à-dire qu’au fond une vraie vie c’est une vie sous le signe des vérités ¾ quelque chose comme ça ; ou ²une vie est vraie parce qu’elle est la vie du vrai², et que cela peut s’articuler, se déployer, comme ²vie selon l’Idée² (je reviendrai sur ce ²selon² qui est sans doute approximatif). Bon là nous comprenons, nous sommes très près d’un thème platonicien tout à fait traditionnel qui est que, en définitive, la vraie vie c’est la vie qui peut être sous le signe de ce que Platon, lui, appelle ²l’Idée du Bien². Pour autant que la vie est polarisée et organisée à partir de ce qui peut re-venir de l’Idée du Bien, alors elle sera définissable comme une vie authentique ou comme une vraie vie.

Alors du coup nous explorons ce que peut vouloir dire ²une Idée² dans ce cas-là hein (²Idée², ²idéation²). Et alors j’ai proposé de dire que l’Idée, telle qu’on peut l’articuler dans sa confrontation avec le motif de la vraie vie, que l’Idée est composée comme un triplet, et même que l’Idée est une composition ¾ nous y reviendrons, parce qu’elle a été trop souvent représentée comme la transcendance de l’Un. L’interprétation traditionnelle, néo-platonicienne en fait, de Platon, c’est que l’Idée c’est la transcendance de l’Un, ce qui a ouvert la voie finalement à la théologie, et à l’idée que la vraie vie c’est la vie en Dieu, qui est un thème courant historiquement essentiel.

Alors nous, nous allons affirmer que l’interprétation de l’Idée, même dans son sens platonicien originaire, on doit la penser non pas du tout comme la transcendance de l’Un ou de l’ineffable mais comme une composition, comme une articulation. Et je proposais de dire qu’elle était articulée en trois fonctions en quelque sorte :

1 ¾ d’abord le fait que si elle est rapport à la vérité, il faut que la vérité soit immanente, et non pas transcendante. Donc il faut qu’il y ait un corps de la vérité, que la vérité soit corporelle, et non pas incorporelle. Et j’avais proposé de dire que ça c’était le réel de l’Idée.

Le réel de l’Idée c’est qu’elle se réfère à une vérité qui est un processus effectif dans un monde déterminé. La vérité apparaît, elle n’est pas transcendante à l’apparaître, elle n’est pas hors de l’apparaître, elle apparaît elle-même, comme processus, comme création (politique, artistique, existentielle, scientifique), dans les différents registres possibles de ce type de création. Mais elle apparaît dans sa corporéité singulière qui fait qu’on devra toujours dire que la vérité est un point de réel dans le monde tel qu’il est configuré.

2 ¾ Deuxièmement : cependant ce réel est en exception. C’est-à-dire ce n’est pas un réel homogène à la donation simple du monde, ou de l’apparaître. Il est en exception de la réalité mondaine, c’est bien pour ça qu’il va être une création ; ou, disons, il est en exception des lois du monde, ou il est en interruption des lois du monde ¾ ça c’est la nature en définitive événementielle de toute vérité : elle arrive, elle survient, et après elle se construit dans le monde mais elle a d’abord surgi en un point qui déroge aux lois du monde ; en ce sens elle est marquée par le manque ; c’est-à-dire qu’une vérité est quelque chose qui manque au monde (en un certain sens), il y a quelque chose qui atteste que le monde comme tel ne suffit pas à produire des vérités comme telles. Il faut que quelque chose soit interrompu ¾ ça c’est un point évidemment essentiel et… je ne le développe pas ici, je l’ai développé maintes fois et on le reprendra sous d’autres formes, mais il faut bien comprendre qu’une vérité s’initie d’un point de défaut du monde et pas d’un point de plénitude ; c’est-à-dire quelque chose exige l’exception parce que, précisément, la plénitude elle-même n’est pas la fécondité ou la création.

Ça c’est un point de discordance avec une théorie de la vérité complètement différente qui aurait tendance à dire que c’est, au contraire, la plénitude absolue qui est créatrice de vérités dans le monde, et que c’est le défaut de plénitude qui l’entrave. Conception vitaliste au sens large, c’est-à-dire nietzschéenne : la vérité serait un point de concentration de la plénitude vitale. Là ce qui est soutenu c’est que c’est plutôt au point de défaillance de la plénitude que la vérité s’initie, parce que la plénitude du monde c’est simplement le plein effet de ses lois, hein. Voilà. Il n’y a pas d’autre moyen de définir la plénitude que comme le plein effet des lois du monde, et par conséquent la plénitude est toujours aussi une domination. Or je soutiendrai que toute vérité s’initie d’une défaillance de la domination. C’est toujours en un point où la domination vient à défaillir, localement (comme ça), que la vérité nouvelle, la création, a sa chance.

Et alors, pour employer ici le vocabulaire de Lacan, je dirai que c’est la raison pour laquelle une vérité c’est aussi un point de symbolique. C’est un point de symbolique parce que c’est un point marqué par le manque, ça n’est pas simplement l’expression (ou la plénitude) de la réalité, c’est quelque chose qui compose un élément de soustraction ; soustraction précisément aux lois ou à la plénitude du monde. Et cet élément soustractif nous le dirons ²symbolique².

Le réel du vrai, c’est que le vrai est un processus matériel finalement, un corps dans le monde. Et le symbolique du vrai c’est que ce réel est en exception ; c’est-à-dire que ce réel, qui procède en effet dans le monde, n’en est pas moins initié par un point de défaillance de la plénitude ou de l’efficace des lois du monde.

3 ¾ Et enfin le troisième point c’est que l’individu, l’individu pour qui il y a vérité, l’individu qui va s’incorporer au processus du vrai, doit se représenter d’une manière ou d’une autre le rapport entre ce réel et ce symbolique. Il doit se représenter la défaillance exceptionnelle comme étant, en même temps, une promesse d’infinité dans le monde, une promesse d’infinité réelle.

Cette articulation entre la promesse d’infinité réelle dans le monde et le point local de l’exception est constitutive de la possibilité, pour l’individu, de s’incorporer au vrai. Vous voyez, on s’incorpore aux vérités toujours parce qu’on considère qu’au point de l’incorporation quelque chose de la finitude est outrepassé ; c’est la raison pour laquelle ça ne peut pas être gouverné par le principe d’intérêt.

L’incorporation à une vérité ne peut pas être gouvernée par le principe d’intérêt, et ça c’est une chose qui peut-être a embarrassé durablement un certain marxisme classique qui a consisté à tenter de dire que, du point même de l’intérêt, pouvait s’ouvrir la possibilité des vérités politiques novatrices ; c’est-à-dire qu’en fin de compte, du point de vue des intérêts sociaux, des intérêts de la classe, etc., on pouvait passer, par une transition à la fois continue et discontinue, à la représentation générale d’une politique neuve. Alors ça c’étaient les traditionnels débats très compliqués entre l’économie et la politique, ou entre le social et la politique ¾ débats qui continuent encore évidemment, qui embarrassent constamment la pensée ; parce que si, bien entendu, le contexte social, la détermination économique, existent en tant que le monde lui-même, eh bien ils ne peuvent pas par eux-mêmes produire l’exception à ce monde (ça c’est évident). Et c’est un point très difficile parce que il est bien vrai que tout cela est dans le monde et que la vérité va procéder comme un corps dans le monde, donc il ne s’agit pas de dire que c’est dans un autre monde que ça se passe (c’est une promesse immanente), mais en même temps ça ne veut pas dire que c’est transitif au monde. Il y a une tension extrême, dans le marxisme traditionnel, qui est quand même de tenter de faire comme si c’était comme ça ; c’est-à-dire comme s’il était possible que, sous une forme de plus en plus concentrée, ou hyperbolique (si je puis dire), les conditions objectives produisent la subjectivité qui accompagne nécessairement l’incorporation au vrai.

Alors ceci est donné dans le thème banal selon lequel la classe-en-soi (le prolétariat) se transformait en classe-pour-soi ¾ mais, en vérité, dit comme ça cela reste absolument un miracle. Et ça ne se produit pas !... Comme tous les miracles [Badiou sourit]. Le défaut des miracles c’est qu’ils ne se produisent pas, ça on le sait très bien. Ça ne se produit pas et, à l’inverse, ce qui se produit ce sont des points d’exception absolument singuliers qui sont connectés, non pas du tout aux structures de l’oppression comme telles, mais à une circonstance. À une circonstance où, d’une certaine façon, il y a tout d’un coup la visibilité du possible à travers en réalité non pas l’exercice de la domination, mais à travers un point de défaillance de la domination. Un point de défaillance qui peut être simplement une résistance qui a réussi, une exception localisée qu’on a découvert dans un coin (les situations sont absolument diverses). Et évidemment il faut à ce moment-là que les individus qui s’incorporent au processus se représentent la relation entre la localisation extraordinairement singulière et étroite de cette initiation de l’exception et le fait que ceci ouvre à autre chose précisément que leur finitude propre, à autre chose qu’au principe d’intérêt qui peut être le leur, ou qu’à leur rapport aux structures pesantes et oppressives du monde social, etc., etc.

Et cette représentation relève, au sens positif du terme, de l’imaginaire. Elle relève de l’imaginaire, c’est-à-dire elle est une représentation. Comme toute représentation elle est de l’ordre de l’imaginaire. Et elle se représente quoi ? Eh bien elle se représente en réalité le rapport entre le réel et le symbolique, le rapport entre la corporéité effective de tout processus et le fait que néanmoins il peut véhiculer en lui le symbolique, c’est-à-dire l’exception. Autrement dit la représentation, imaginaire, c’est le moment où l’individu s’incorpore (c’est-à-dire au fond s’engage, choisit, aime ¾ tout ce que vous voulez), où l’individu donc déroge à sa propre législation personnelle, sur un point, parce qu’il se représente que quelque chose qui unit un point d’exception à une totalité corporelle ouvre en réalité une perspective qui, à proprement parler, est infinie.

Je pense que la question de l’infini est très importante dans cette affaire (comme la philosophie l’a vu depuis longtemps). Et on dira que là, l’imaginaire c’est simplement la représentation de la possibilité pour le fini de porter l’infini hein ; ou encore la représentation, pour un simple point d’exception local, d’ouvrir à une perspective historique.

 

Alors je prends l’exemple toujours le plus plat : vous distribuez un tract et vous arrivez à discuter de ce tract avec trois personnes hein ; et vous allez vous représenter cela comme une composante effective d’un processus général. C’est-à-dire si vous n’aviez que cela ¾ ceux qui pensent qu’ils n’ont que cela, ils vont naturellement dire : « ça n’a pas été terrible quoi ! J’ai distribué quelques tracts et j’en ai discuté avec trois personnes, dont deux imbéciles »… On sait bien que ça ne se passe pas comme ça. Ça ne se passe pas comme ça parce ça n’est pas réductible à cela, précisément. Ou en tout cas ça n’aura pas été réductible à ça, du point de vue de la législation d’avenir de la chose. Et ça n’aura pas été réductible à ça parce qu’il aura fallu que ce soit l’incise d’un point d’exception dans une représentation qui finalement outrepasse évidemment cette singularité.

Et alors on voit très bien comment fonctionne le triple dont je parle. Le triple c’est : le réel, du fait qu’on est engagé dans quelque chose qui est un processus ¾ eh bien si vous distribuez un tract vous distribuez un tract, c’est matériel : vous êtes là avec les gens, le tract, le papier, etc. Donc ça c’est le réel de la chose, effectivement. D’autre part ce réel n’est pas réductible aux lois générales du réel, et c’est la raison pour laquelle il n’est pas, dans son essence, décourageant du fait qu’il est local et limité, ce n’est pas ça qui le mesure ; bien sûr il sera peut-être un jour puissant et épique, mais ce ne sont pas ses variations qui en font la mesure, et ça c’est parce que c’est symbolique. Et troisièmement il faut se représenter l’unité entre les deux de façon personnelle, individuelle, en tant que légitimation de son engagement, et ça c’est un point imaginaire. Et on appellera ²Idée² l’articulation des trois. C’est-à-dire que l’Idée c’est ce qui est le support général d’une représentation possible de l’unité entre la figure corporelle-réelle, la figure symbolique d’exception et le système de représentation qui va avec, étant entendu que l’Idée va supporter ce principe de représentation en tant qu’elle unifie les trois. On peut le dire en des termes différents : ça ça veut dire que vous allez avoir un processus réel, vous allez avoir l’infinité historique possible de ce processus, et puis les individus qui sont dedans. Et l’Idée c’est ce qui organise le système des trois.

     Alors la conclusion de tout ça c’était que l’Idée ne se présente que comme idéation (pour poser un mot un peu vilain) ; c’est-à-dire que l’Idée est un processus, et non pas un être. Tout à fait contrairement aux représentations traditionnelles qu’on se fait de l’Idée chez Platon (je reviendrai sur ce point), l’Idée doit toujours être pensée comme idéation. Voilà. C’est ce que je vous avais proposé la dernière fois : on peut dire que en tant que l’Idée existe comme idéation, eh bien elle est l’idéation d’un fragment de réel (toujours), tel qu’il est symbolisable à échelle d’une vérité. Et alors je vous proposais de dire qu’en réalité l’idéation c’est exactement ce que Platon appelle ²la dialectique². Alors nous voilà revenus à la dialectique. La dialectique, au sens de Platon, ça n’est rien autre chose qu’un examen méthodique des conditions de l’idéation. Et je rappelais, de ce point de vue, que d’ailleurs Platon ne parle pas de ²la dialectique² mais toujours du ²dialectiser², qui est dit à l’infinitif, dialegestai, to dialegestai, ²le dialectiser². Et, pour Platon (je le redis encore), le dialectiser c’est le mouvement par lequel le réel est relevé jusqu’à son principe, et à partir duquel on voit son excellence, c’est-à-dire son intelligibilité. Donc ²le dialectiser² c’est exactement l’idéation en tant qu’elle autorise l’individu à considérer qu’il est légitime et intelligible de s’incorporer au processus d’une vérité.

     Et donc le dialectiser, pour Platon (mais ça on le sent quand on lit le texte), le dialectiser est une question vitale ; ce n’est pas du tout une question qui relèverait de la connaissance séparée. Le dialectiser c’est la possibilité de la vraie vie hein. Et c’est donc une question vitale, au sens où elle est détermination possible d’une vie affirmative. Alors ça c’étaient les thèmes que je voulais rappeler. Donc disons : le dialectiser c’est l’Idée comme idéation ¾ c’est ça la définition précise, et en fin de compte il n’y a pas d’autre définition de la dialectique chez Platon que d’être donc l’Idée comme idéation, c’est-à-dire l’Idée, dans son efficience propre, du point de vue de la question de la vraie vie.

     Alors le deuxième point que je voulais rappeler qui est, lui, d’une grande importance, c’est que, pour Platon, mais finalement pour quiconque partage un peu cette vision de la vraie vie sous le signe de l’Idée, il faut affirmer que les individus ne communiquent entre eux que pour autant qu’ils ont une Idée en partage. Alors ça c’est un point tout à fait contraire à l’idéologie courante. Parce que l’idéologie courante dirait volontiers l’inverse : c’est-à-dire qu’il y a des idées pour autant que les individus communiquent entre eux ¾ ce serait plutôt ça : « communiquez, communiquez, il en restera toujours quelque chose » [sourires], c’est ça l’idéologie contemporaine. Il faut de la communication : « chattez et il en sortira bien des bribes de vérité » voilà. Et donc on voit bien que l’idéologie contemporaine c’est une idéologie qui retourne ce point et qui, au lieu d’affirmer qu’en réalité la communication entre individus n’est possible que sur le fond d’une Idée en partage, présente en fait la communication des individus comme le réseau à partir duquel quelque chose comme une Idée peut s’engendrer ¾ alors c’est ça le débat, vraiment tout à fait actuel.

Mais si les individus n’ont pas une Idée en partage, quel est le fondement de la communication ? Habermas et d’autres ont rempli des livres avec cette question. En réalité il est absolument évident que si les individus n’ont pas une Idée en partage, ce qu’ils vont communiquer c’est leurs intérêts ¾ il n’y a pas d’alternative. Et donc c’est l’idée que du frottement ou de la communication des intérêts divers et des opinions variées (qui vont avec n’est-ce pas) quelque chose va sortir, comme une flamme quand on frotte un silex. En réalité il n’en sort rien. Il n’en sort rien que le phénomène de communication lui-même, c’est-à-dire que le phénomène par lequel la circulation des opinions et des intérêts est assurée. Or, évidemment, cette circulation des intérêts et des opinions, en définitive, est un milieu manipulable. C’est un milieu manipulable parce que c’est un milieu neutralisé. La communication, la circulation des intérêts et des opinions constitue un milieu d’équivalence générale qui est un milieu neutralisé hein, on le sait bien. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’une Idée arrive en partage, forcément ! C’est-à-dire que quelque chose l’a emporté de telle sorte que désormais c’est l’Idée qui est en partage.

De quelque manière que ce soit, on peut retourner le problème dans tous les sens, il est évident que la doctrine qui fait de la communication, l’échange, etc., le terrain même de la genèse de l’Idée, quelle qu’elle soit, est en réalité une idéologie qui expose le collectif à la manipulation. Autrement dit c’est une théorie qui façonne un collectif exposé aux propagandes ; parce que la seule chose qui résiste aux propagandes c’est l’Idée. Ce n’est pas vrai que ce sont les intérêts. Aucun intérêt, dans le monde capitaliste contemporain naturellement, aucun intérêt n’est en état de résister à la propagande, puisque la propagande qu’on va lui adresser c’est la propagande qui s’adresse à son intérêt justement. Entendons bien : la circulation des intérêts et des opinions est la condition première de la propagande, qui est la propagande de la marchandise en général, y compris de la marchandise politique qui circule comme les autres… D’où le succès sans précédent des propagandes ¾ parce qu’entre nous les propagandes dites ²totalitaires² n’étaient pas grand-chose à côté du succès des propagandes démocratiques n’est-ce pas [sourires] ; c’étaient des propagandes extraordinairement laborieuses et pénibles, qui n’étaient soutenues que par un appareil policier considérable. Tandis que chez nous ça marche tout seul n’est-ce pas [rires]… Ça marche tout seul dès qu’on partage la conviction que la source du vrai c’est la liberté des opinions, c’est-à-dire en réalité leur libre circulation… Parce que ²liberté² c’est un mot très vague en réalité hein ? Comment je sais que j’ai une opinion librement ? Quel est le critère du fait que mon opinion est une opinion libre ? Ça c’est très difficile si vous vous le demandez : elle vient bien de quelque part.

Donc le thème de la liberté des opinions n’indique pas du tout en quel sens les opinions sont libres. Parce que quand on dit ²la liberté d’opinion² ça veut simplement dire la liberté de circulation des opinions ¾ c’est tout ! Mais le fait que les opinions circulent librement n’indique pas du tout que les opinions sont de libres opinions. C’est comme si on disait : « les marchandises circulent librement, donc il y a une liberté des marchandises » ¾ ce n’est pas vrai, on le sait très bien ; il y a des grands groupes qui ont le monopole de tout ça et qui n’ont pas d’autre règle que de faire du profit avec. Donc la liberté de circulation n’indique jamais que ce qui circule est libre (ça c’est un point très important). Et malheureusement par ²liberté d’opinion² on entend en général exclusivement la liberté de leur circulation. Si on s’interroge sur la liberté de production des opinions, alors là c’est une toute autre affaire ! C’est une toute autre affaire, très compliquée, et qui va nécessairement amener, en fin de compte, si on la creuse, justement, à la question du vrai et des Idées etc., ce que la philosophie fait depuis le début. Si Platon fait démarrer la philosophie en opposant précisément le but de la philosophie aux opinions, ce n’est pas pour rien. C’est parce qu’il sait pertinemment que le milieu de la circulation des opinions est un milieu homogène au milieu monétaire. La critique des sophistes qui est qu’ils se font payer n’est pas du tout une critique secondaire : c’est une critique allégorique. Que le sophiste se fasse payer veut dire qu’en réalité, pour lui, la circulation de la virtuosité de parole, c’est-à-dire la circulation des opinions, la vitesse de circulation des opinions est homogène au commerce. Et ça c’est ce que nous voyons aujourd’hui à grande échelle. La liberté de circulation des opinions c’est la liberté de circulation des capitaux et des marchandises, la liberté de circulation de tout sauf des hommes (notons bien ce fait). Dans le monde d’aujourd’hui, chose très frappante, la chose qui n’a pas de liberté de circulation c’est les hommes. Tout le reste circule on ne peut mieux n’est-ce pas, surtout les opinions. Les opinions bien emballées [Badiou et la salle sourient]… Les opinions dans leurs emballages…

Et donc, pour revenir au point clé de cette affaire, il est évident que la question de savoir ce qui constitue, entre les individus, une communication véritable ne peut pas être le fait que les opinions et les intérêts circulent librement entre eux. Et si ce n’est pas ça, ça veut dire que la condition transcendantale pour une communication entre les individus, c’est qu’ils aient une Idée en partage. Ça peut être une grande Idée ou une petite idée, mais en tout cas il faut qu’il y ait une idée en partage.

Et si par ailleurs on pense que la vraie vie suppose qu’elle puisse être représentée par quiconque comme une vie à laquelle tous peuvent prétendre (je vais revenir sur ce point), si on considère qu’un attribut de la vraie vie est nécessairement qu’on doit soutenir que tous peuvent y prétendre, alors en effet la vraie vie va supposer l’Idée en partage. Et il va falloir reconnaître que l’Idée en partage, pour autant qu’elle est l’Idée liée à la vraie vie, doit être une Idée universelle, c’est-à-dire une Idée qui, virtuellement, est une Idée partagée par tous. En tout cas une Idée telle qu’elle ne comporte aucun élément interne qui lui interdirait d’être partagée par tous.

Alors quel est le ressort de cette démonstration ? Le ressort de cette démonstration c’est que si la vraie vie est une vie qui en définitive ne peut pas prétendre être partagée par tous, alors ça veut dire que la vraie vie suppose des conditions particulières. Mais si la vraie vie suppose des conditions particulières elle ne peut pas être considérée comme la vraie vie parce qu’elle est homogène à ses conditions. Et donc elle est en réalité en situation de détermination extérieure, ou extrinsèque, par des conditions qui n’ont rien à voir avec son caractère intrinsèque et véritable de vraie vie. Et donc depuis toujours la question de la possibilité de la vraie vie, qui a pu s’appeler la question de la sagesse, ou la question de l’émancipation, ou la question de la vie sauvée, du salut (elle a connu beaucoup de noms), cette question de la vraie vie a toujours été confrontée à la question de l’universel. Elle a toujours été confrontée à la question de l’universel, avec des difficultés et toute une histoire assez tortueuse de ce problème, parce qu’on se rend bien compte que si elle n’est pas ce qui peut être proposé à la chance de tous, alors naturellement la vraie vie va être définie par des contenus particuliers. Et si elle est définie par des contenus particuliers son ressort intime va être l’intérêt, parce que ça va être la volonté de réunir, pour soi-même, les conditions de la vraie vie. Et si c’est réunir pour soi-même les conditions de la vraie vie, eh bien ça va définir, de façon close, de façon fermée, un système particulier d’intérêts.

Autrement dit l’universalité du thème de la vraie vie suppose toujours que la norme de la vraie vie ne puisse pas être l’intérêt (ce que je spécifiais tout à l’heure) ; ça n’est qu’une variante de ça. C’est-à-dire si la vraie vie n’est pas universalisable, si elle est complètement chevillée à des conditions particulières, le moteur par lequel finalement on va tenter de s’incorporer à la vraie vie va être un moteur qui ne va pas être détaché de l’intérêt. Il faut donc revenir à l’idée suivante : si la vraie vie existe (vous savez que Rimbaud prétendait qu’elle était ²absente² ¾ ²la vraie vie est absente²), si on désire qu’elle ne soit pas absente, alors on doit la délier de toute figure de l’intérêt particulier. Et donc on doit penser que la communauté qu’elle constitue, c’est-à-dire le fait d’avoir l’Idée en partage, est une communauté sans fermeture aucune. Par conséquent qu’elle concerne l’humanité tout entière. Voilà.

Et alors c’est là qu’on voit l’importance extrême de ce thème de ²l’humanité tout entière², et la question de savoir si ce thème a un sens ou n’en n’a pas. Je vous rappelle cet énoncé courant du marxisme classique qui est que l’émancipation du prolétariat sera aussi et en même temps l’émancipation de l’humanité toute entière. C’est un thème fondamental. Alors ²l’émancipation du prolétariat² c’est un thème qui a animé d’une certaine façon la vision révolutionnaire pendant des décennies. C’est-à-dire que l’émancipation du prolétariat comme classe singulière en faisait en un certain sens une classe universelle, puisqu’elle était aussi et en même temps l’émancipation de l’humanité toute entière. Autrement dit le monde institué par cette émancipation était un monde où une Idée était en partage universel. ²Émancipation de l’humanité toute entière² ça voulait dire que l’Idée au nom de laquelle le prolétariat organisait son émancipation était aussi et en même temps l’émancipation de l’humanité toute entière. Et c’était ce que voulait dire ²communisme², dans sa signification générique ; ²communisme² ça désignait exactement ce processus-là, à savoir que l’émancipation de la classe particulière qu’était le prolétariat fonctionnait immédiatement comme émancipation du commun ¾ parce que communisme c’était ça : ça voulait dire que l’en-commun devenait la souveraineté. Et que par conséquent ce qui était souverain c’était le partage universel de l’Idée. C’est-à-dire que ²communisme² veut dire que tout le monde est dans l’émancipation, telle que la représentation de cette émancipation c’est la figure du commun dans la figure du communisme.

Mais vous voyez, finalement, le ressort de cette idée de la vraie vie comme vie collective là, comme vie générale, c’est l’idée du fait que l’humanité ne communique véritablement avec elle-même que s’il y a une Idée en partage. Et que ce fait peut se réaliser dès lors que cette Idée en partage c’est l’en-commun ; c’est-à-dire que ²communisme² ça désignait ça, ça désignait le moment où l’Idée que tout le monde a en partage est précisément l’Idée qu’il faut y avoir une Idée en partage pour être tous en commun hein. Et donc l’émancipation de l’humanité toute entière c’était en un certain sens l’effectuation de l’Idée de l’humanité elle-même. ²Communisme² désigne la seule entreprise à l’intérieur de laquelle l’Idée politique c’est l’Idée de l’humanité tout entière elle-même ; c’est-à-dire l’Idée que la politique est le moment où l’humanité s’occupe d’elle-même, en tant que telle ¾ par des médiations compliquées et considérables qui incluent précisément l’analyse de classe, le prolétariat, le dépérissement de l’État (tout ce que vous voulez). Philosophiquement c’est ça ! Philosophiquement c’est l’auto-affirmation de l’humanité comme telle, dans la dimension qui est que l’Idée qu’elle a en partage est précisément l’Idée de l’émancipation possible de l’humanité toute entière.

Et alors, le point difficile, le point difficile sur lequel nous reviendrons c’est : est-ce que tout ceci ne signifie pas que ²communisme², en fait, c’était le nom de l’Idée de l’Idée. C’est-à-dire est-ce que ce n’était pas le nom de l’Idée que, pour qu’une humanité existe qui soit (pour employer le vocabulaire de Marx lui-même) ²une humanité réconciliée² ¾ réconciliée avec quoi ? Réconciliée avec elle-même, c’est-à-dire sortie de son état de division en classes, d’oppression, d’exploitation des uns par les autres, etc. Et pour qu’il y ait une humanité réconciliée avec elle-même, il faut naturellement qu’elle soit dans le partage d’une Idée, mais la difficulté c’est qu’il semble bien que cette Idée soit justement l’Idée de cette réconciliation elle-même ; auquel cas nous aurions le problème théorique bien connu et très difficile, de savoir s’il y a une Idée de l’Idée. Et ²communisme² aurait été la tentative de transformer en politique le motif de l’Idée de l’Idée, c’est-à-dire quelque chose de très voisin (il faut bien le dire) de ce que Hegel appelait ²l’Idée absolue² ; après tout, l’Idée absolue ça peut être en fin de compte l’Idée de l’Idée.

Et alors cette difficulté elle se spécifie, elle se détaille, si on se demande quelle est l’assise particulière au départ de l’Idée ? À savoir chez Marx il y a quand même un terme, qui est un terme à la fois particulier et universel, qui est nommé précisément ²prolétariat², puisque l’émancipation du prolétariat c’est l’émancipation de l’humanité tout entière. Vous voyez bien qu’au fond on évite un peu l’Idée de l’Idée hein, il faut suivre un peu ce fil-là, on évite l’Idée de l’Idée là, parce que ce n’est pas l’humanité qui est chargée directement d’être la puissance émancipatrice d’elle-même… Évidemment si on disait « l’émancipation de l’humanité sera l’émancipation de l’humanité » on ne dirait pas grand-chose. Donc ce n’est pas l’humanité qui est l’acteur de l’émancipation de l’humanité, ce n’est pas l’humanité qui produit l’Idée de l’en-commun, telle qu’elle sera l’Idée de la réconciliation de l’humanité avec elle-même. Il y a une puissance particulière qui est en état de le faire, et c’est le prolétariat.

Et alors c’est pour ça que la formule ²l’émancipation du prolétariat sera l’émancipation de l’humanité tout entière² est décisive, parce que vous avez un acteur particulier qui supporte l’universalité de l’Idée. Voilà. Et c’est ce qu’on a dit, sous la forme extrêmement concentrée, lorsqu’on dit « finalement le prolétariat c’est une classe universelle ». Elle est à la fois particulière, puisqu’il y a d’autres classes : le prolétariat s’oppose à la bourgeoisie, s’oppose aux paysans, il est particulier, et cependant, dans sa particularité il supporte en quelque manière la puissance de l’Idée. Alors qu’est-ce que ça veut dire qu’il supporte la puissance de l’Idée ? Eh bien nous savons maintenant à peu près ce que ça veut dire : ça veut dire qu’il est le lieu de l’idéation. Et c’était ça le prolétariat. Feu le prolétariat n’est-ce pas. Feu le prolétariat parce que c’est un concept malade. C’est une réalité existante mais un concept malade. Le prolétariat c’était le lieu de l’idéation ; c’est-à-dire qu’il fallait le rejoindre pour être au lieu de l’idéation, voilà. Il était la topologie de l’idéation, il était l’être-là de l’idéation.

Par ailleurs il n’en était pas le porteur exclusif puisque finalement l’idéation en question c’était l’idéation de l’émancipation de l’humanité toute entière, mais il en était le lieu. C’est, entre parenthèses, une invention extraordinaire, parce c’est ce qui… À mon avis c’est tout ce qui différencie Marx de Platon à la fin des fins. C’est-à-dire que l’invention extraordinaire de Marx c’est d’avoir dit ²il y a un lieu de l’idéation², voilà. Il y a un lieu de l’idéation, et en plus c’est un lieu de l’idéation qui n’existait pas avant. Avant il n’y avait pas de lieu de l’idéation. Avant qu’il y ait la classe ouvrière, avant qu’il y ait le prolétariat, il n’y avait pas de lieu de l’idéation ; on ne pouvait pas s’en sortir. Il y a maintenant un lieu de l’idéation ¾ ça c’est une invention extraordinaire. Et on voit très bien dans le texte de Platon que lui il n’a pas de lieu de l’idéation à proposer. Ça c’est l’embarras fondamental de tous les textes de Platon sur la politique, et d’ailleurs, comme c’est quelqu’un de retors Platon, il se le fait dire par les autres. On lui demande :

¾ oui mais votre affaire, qui est-ce qui va la mettre en branle finalement votre affaire ? Les philosophes, d’accord. Mais les philosophes, ils ne sont pas très nombreux hein, au moins au départ. Alors c’est qui finalement ?

¾ ah ben euh…

Il s’est demandé si ce n’était pas un tyran par hasard. Il est allé voir en Sicile s’il n’y avait pas un tyran qui ne pouvait pas être le lieu de l’idéation. Ça ne lui a pas réussi hein [sourires]. En fait d’idéation il a eu les pires ennuis. Ça n’a pas réussi mais… Notez que c’est revenu au XVIIe siècle ça, alors dans le contexte non plus de la démocratie athénienne mais dans le contexte de la naissance des idées républicaines. C’est toujours très frappant de voir que Diderot va trouver Catherine de Russie à Moscou hein ; ce n’est pas tellement mieux que d’aller voir les tyrans de Sicile [sourires]… Ce n’est pas tellement mieux. Qu’est-ce qu’il pouvait bien attendre de Catherine de Russie du point de vue de l’émancipation de l’humanité toute entière ? Pas grand-chose il faut bien le dire quand même hein. Et puis Voltaire il est allé voir Frédéric de Prusse. Alors Frédéric de Prusse attention hein ! [rires]… Alors on donne ça comme des exemples du fourvoiement des philosophes… Comme moi pour Mao [rires redoublés]… hein. Et ça a été systématisé par Hannah Arendt ça, dans un texte fameux, où elle disait à la fois son amour et son admiration illimitée pour Heidegger en 50. Son propos est celui-ci : ²c’est curieux finalement les philosophes, il y a toujours un moment, quand ils prétendent se mêler des affaires réelles où ils vont voir du côté des tyrans, des dictateurs, etc.². Mais il vont voir où est-ce qu’il pourrait y avoir le lieu de l’idéation ¾ ça c’est vrai ! Ce n’est pas parce qu’ils ont une manie despotique hein… Pas du tout ! Ils vont voir où quelque chose peut concentrer, nommer, désigner un lieu possible de l’idéation. Et même quand Marx a eu trouvé que le lieu de l’idéation c’était le prolétariat, eh bien ²prolétariat² ce n’est encore pas suffisant, ce n’est pas assez précis, voilà ! Malgré tout Lénine, ou même Staline, c’est plus précis, c’est plus nommé hein. Si vous dites ²prolétariat², en tant que force émancipatrice c’est quoi ?... Vous savez très bien comment ça s’est passé : on a dit que c’était le prolétariat, et puis il a fallu dire que c’était le Parti, et puis il a fallu dire que c’était le chef du Parti finalement, parce qu’à la fin des fins il faut bien qu’un lieu soit nommé. Sinon, qu’est-ce que c’est le lieu ? Le prolétariat : où c’est ?... Les ouvriers… Mais les ouvriers ce n’est pas le prolétariat, Marx lui-même le reconnaît. Et le problème est un problème aigu et fondamental qui est : où est le lieu de l’idéation ?

Et alors on peut dire que LE problème politique, à mon avis, c’est celui-là. Le problème politique depuis toujours. Le problème de la politique au sens où la philosophie reconnaît une dignité quelconque à la politique. Voilà. Si vous êtes dans une politique qui reconnaît une dignité de vérité possible à la politique, eh bien vous êtes amenés à une théorie qui, d’une manière ou d’une autre, est toujours une théorie de l’idéation, parce que l’idéation c’est le biais où l’individu singulier s’incorpore à la politique pour des raisons qui ne sont pas son intérêt, et ça c’est fondamental pour qu’on lui reconnaisse une dignité quelconque. Eh bien vous avez l’idéation, et après quand vous avez l’idéation, eh bien vous avez la question terrible du lieu de l’idéation. Et, pour revenir à Marx, enfin Marx, le marxisme, parce qu’il n’a pas tout inventé à lui tout seul ; là aussi je prends le nom propre parce que c’est plus commode, eh bien Marx a dit : il y a un lieu de l’idéation que j’appelle ²le prolétariat² et qui est le lieu de l’idéation en tant qu’il est le point où la singularité et l’universel se croisent ¾ ça c’est une condition structurelle d’un lieu de l’idéation quelconque, de situer, de savoir où et comment quelque chose d’absolument singulier est néanmoins en position de porter une ouverture universelle ; parce qu’à ce moment-là c’est là qu’il faut être. C’est là qu’il faut être pour subir (si je puis dire), porter soi-même cette intersection.

     Et, vous savez, dans la période, dans les actions militantes des années 60-70, mais il en existe encore aujourd’hui, quand vous vous déplacez vraiment, c’est-à-dire quand vous sortez de vous-mêmes, quand vous êtes en train de parler simplement, ou de construire quelque chose avec des gens qui sont absolument d’ailleurs, et que dans cette altérité vous sentez, vous éprouvez quand même à un moment donné que c’est une altérité au nom d’une Idée naturellement, quand vous êtes dans l’altérité au nom d’une Idée et que vous sentez quelque chose comme ça, eh bien vous éprouvez, mentalement et physiquement, ce que c’est que le lieu de l’idéation hein. Et un lieu de l’idéation, de ce point de vue-là, à un niveau extraordinairement restreint naturellement, ça peut être un foyer d’étrangers, ou ça peut être une porte d’usine, ou ça peut être des choses comme ça. Parce que là, quand vous êtes là, en tant que philosophe, eh bien vous êtes là en tant que vous expérimentez quelque chose qui est de l’ordre de l’idéation. Parce que la particularité, ou la singularité qui vous est donnée par l’altérité ¾ c’est toujours ça qui la donne, sinon vous ne sortez pas de vous-mêmes… Donc vous n’avez que votre singularité, mais ce n’est pas de ça qu’il s’agit : il faut que quelque part la singularité et l’universalité se croisent. C’est-à-dire si vous avez une idée politique, vous et quelqu’un d’absolument autre, eh bien vous êtes dans la matrice expérimentale d’un lieu de l’idéation. Simplement Marx c’était une espèce de généralisation de cela : il y avait lui et la dialectique allemande, Hegel, la science économique et tout ça, (ça c’était lui, le père Marx), et puis il y avait les insurrections ouvrières françaises. Voilà ! Et puis, si on pouvait connecter les deux (c’était l’idée de créer la Ière Internationale), alors on pouvait affirmer qu’on avait là un lieu de l’idéation effectif.

Et alors un lieu de l’idéation c’est où les individus communiquent sous le signe de l’Idée. Et au fond l’Idée de l’émancipation c’est l’idée que la terre entière soit le lieu de l’idéation, que le lieu de l’idéation soit devenu l’humanité tout entière, que l’humanité habite le lieu de l’idéation. Et c’est ça La République de Platon, si on laisse de côté quelques particularités anthropologiques telles que les classes, les esclaves, etc. ¾ mais ça c’est parce qu’il vivait au IVe siècle avant Jésus-Christ c’est tout. Ce n’est d’ailleurs pas du tout à ça qu’il s’intéresse dans le livre. Dans le livre il s’intéresse strictement à l’idéation naturellement. Et l’idée d’une ²Cité véritable² (dans son vocabulaire à lui), l’idée d’une cité authentique, la vraie vie collective si vous voulez, eh bien c’est ça : c’est l’idée que tout est dans le lieu de l’idéation. Et par conséquent l’humanité comme telle s’auto-affirme dans le rapport à elle-même comme communication constante et effective, dans le partage d’une Idée qui est précisément l’Idée de l’humanité. L’Idée de l’humanité, mais comme souveraine, comme établie en l’ordre de son lieu, telle qu’elle y est installée pour toujours. Voilà.

Et alors c’est pour ça que je disais que cette idée, pour revenir au point de départ, que cette idée que la vie humaine n’est le lieu d’une communication que quand elle est dans le partage de l’Idée, est une idée capitale. C’est une idée capitale parce que c’est elle qui commande la représentation qu’on se fait de ce que c’est que l’humanité. Parce qu’on peut admettre que l’humanité existe à proprement parler, qu’elle est effectivement réalisée quand elle est elle-même en train d’habiter le lieu de l’idéation. Et donc on pourrait dire aujourd’hui par exemple : l’humanité existe de manière fragmentaire, très localisée, elle existe là où il y a idéation, idéation politique ou idéation culturelle. En ce moment, comme vous le savez, je parle beaucoup de l’amour [dans les médias, cf. Éloge de l’amour sorti récemment], eh bien ça c’est une idéation aussi, évidemment : c’est-à-dire que le lieu de la rencontre amoureuse, de son déploiement, de son effectuation, eh bien c’est la création d’un lieu où les amants communiquent hein ¾ je suis absolument opposé à la thèse sur laquelle l’amour c’est l’incommunicabilité, la guerre des sexes, etc., c’est affreux ça ! C’est le pessimisme réactionnaire, traditionnel, qui est que de toutes façons les hommes sont des animaux mauvais… Non ! non !... Tout le monde le sait, dans l’amour on parvient (non pas du tout à une fusion, à une identité, mais au contraire) à une construction de la communication dans la différence qui est sans exemple autre que celui-là justement.

Et alors quelle est l’Idée qui est en partage ? Eh bien l’Idée qui est en partage c’est l’Idée de l’amour, telle que Platon en parle tout de suite, comme exemple même de l’Idée hein ; c’est-à-dire que c’est l’Idée de l’amour en tant qu’expérimentation du fait qu’il peut y avoir une identité dans la différence, c’est-à-dire qu’il peut y avoir une expérimentation de la différence qui identifie la différence elle-même précisément. Et ça c’est évidemment la communication la plus complète qui soit puisqu’elle construit le lieu de l’idéation comme un lieu où chacun connaît l’autre dans son être même, où chacun a rapport à l’être même de l’autre en tant que tel. Tout ça pour dire que de l’idéation il y en a, des lieux de l’idéation il y en a. Simplement il y a des idéations hétérogènes : idéations politiques, idéations amoureuses, idéations artistiques, etc., à chaque fois il faut construire un lieu de l’idéation.

Et alors, ça ça veut dire qu’il n’y a communication particulière entre des individus, entre des animaux humains quelconques, que sous le signe de l’universalité de l’Idée, même si cette universalité de l’Idée est un processus, c’est-à-dire une idéation. Voilà qui conduit à dire que la vraie vie c’est une vie où la particularité est dans l’élément immédiat de l’universalité. Et alors ça permet d’éclairer ce que je veux dire par ²vis selon l’Idée² hein, ²vis selon l’Idée² en tant qu’incorporation à la procédure du vrai etc. Parce qu’il y a deux grandes erreurs dans l’interprétation de ce thème antique ²vis selon l’Idée². Et vous savez que je brandis ce thème ²vis selon l’Idée² parce que ma conviction est que le thème dominant aujourd’hui c’est ²vis sans Idée². Et vous voyez bien que ²vis sans Idée² ça se rapporte à la conviction que la communicabilité générale peut faire l’économie de l’Idée ; d’où l’importance du thème de la mort des idéologies, qui veut dire la mort des Idées, et dont je vous ai dit que c’est la mort de la politique, mais finalement c’est la mort de la communication elle-même. Parce qu’on a essayé de nous convaincre que c’étaient les Idées qui empêchaient la communication, ce qui était vraiment une démonstration d’un paradoxe absolu n’est-ce pas : effectivement, sans Idée en partage, la communication est réduite à la circulation. Qu’est-ce qui distingue une communication d’une circulation ? C’est évidemment le fait qu’il y a une Idée en partage. Donc la collectivité et la communauté elle-même le supposent.

Mais il faut bien comprendre que ²vis selon l’Idée², qui s’oppose à ²vis sans Idée², c’est-à-dire à ²vis selon tes intérêts² hein… Il y a deux erreurs à ne pas commettre :

1 ¾ d’abord quand on dit ²vis selon l’Idée² on ne se réfère pas à l’Idée comme à une transcendance. Donc le fait que l’Idée soit en partage ne signifie pas que l’Idée est un terme transcendant à ceux qui la partagent. C’est une représentation très commune et très saturée de platonisme vulgaire. L’Idée, en tant qu’idéation, n’est nullement transcendante à ceux qui la partagent. Ils la partagent parce qu’ils sont, l’un comme l’autre, incorporés au processus de l’idéation ; donc ce qu’ils partagent c’est le processus de l’idéation, et pas du tout quelque chose qui serait comme un terme transcendant situé dans le monde intelligible et qui, de l’extérieur, assurerait la communauté. En réalité, naturellement, l’idéation est immanente hein. Et donc le partage de l’Idée c’est le partage du processus de l’idéation elle-même. Ça c’est un point très important.

Donc le fait que l’impératif soit de vivre selon l’Idée n’introduit aucune transcendance ¾ j’insiste sur ce point : aucun tiers terme n’est transcendant aux termes qui sont conjoints par l’Idée

2 ¾ Et deuxièmement, une autre interprétation du platonisme vulgaire : l’Idée n’est pas un paradigme ou un modèle. Elle n’est pas ce à quoi il faut conformer la vie pour qu’elle soit une vraie vie. Ça c’est la deuxième erreur cruciale commise sur ce point, qui est aussi un platonisme vulgaire, comme si l’Idée proposait une norme ou un modèle, ou une forme singulière de vie à laquelle il faudrait se conformer pour avoir la vraie vie… Mais non ! Là encore, l’Idée comme idéation n’a aucune fonction de modèle, elle est une représentation qu’il faut partager pour être dans le processus même de la vérité.

     Et donc la vie selon l’Idée n’est ni transcendance ni paradigme. L’Idée n’est représentable ni comme transcendance ni comme paradigme. Et pour bien comprendre ce point, c’est délicat mais essentiel, il faut revenir à sa composition triple : l’Idée elle suppose, elle n’existe que parce qu’il y a un point de réel, une exception symbolique et une totalisation imaginaire. Et cette triplicité donnera par exemple en politique : il y a une politique réelle, il y a un élargissement historique, et il y a un individu militant qui en fait circule entre la représentation historique et la politique réelle. Vous avez donc toujours trois termes, et la composition de ces trois termes empêche naturellement que l’Idée puisse être dite transcendante, ou puisse être dite un modèle, ou une forme extérieure de l’existence. Voilà.

     Et au fond le point de l’impératif ²vis selon l’Idée² c’est un point qui détermine la vraie vie comme immanence à sa propre norme hein, et non pas comme référence à sa propre norme. Au fond quand on dit par exemple qu’une politique est communiste (si je prends ²communiste² comme le nom de l’idéation politique moderne), on sent bien que ça ne veut pas dire que ²communisme² puisse être, d’aucune manière, représenté comme une norme extérieure, parce que ça n’a pas de sens en réalité. Ça veut dire au contraire que ce qu’on fait soit immanent à cette norme, c’est-à-dire la déploie effectivement à partir de son point de réel. Et donc ça n’est ni une norme ni une effectuation ou un programme. C’est l’idéation de la pratique elle-même.

 

     Et alors ça aboutit à ceci que l’incorporation au vrai ne peut pas être le choix de quelque chose qui serait extérieur. Alors je vais essayer de développer cette idée parce qu’elle est aujourd’hui très importante. Au fond, qu’est-ce qui nous est proposé dans le monde contemporain ? ¾ y compris sous le nom de ²politique². Ce qu’on prétend nous proposer c’est un libre choix individuel de quelque chose qui nous est extérieurement exposé ou proposé. Voilà. Et l’on se vante beaucoup de cela, que dans nos pays avancés, démocratiques, etc., en définitive chacun choisit hein. Chacun choisit. Mais ²chacun choisit² ça veut dire quoi ? Ça veut dire que l’individu il ne s’incorpore pas à un processus, il n’est pas dans l’immanence de sa norme, il n’est pas le militant de son Idée, il est celui qui choisit, librement, quelque chose qui lui est extérieurement exposé ou proposé, et dans lequel en quelque manière il fait son marché hein. Or cette idée, vous le voyez, est une idée qu’il faut examiner de près. En quoi elle consiste exactement ? Elle combine en réalité deux choses :

[1] elle combine la thématique du choix personnel ¾ qui renvoie à une métaphysique particulière du sujet en fait hein : libre choix individuel, non contraint, ouvert, etc., mais libre choix de quelque chose qu’on n’est pas tenu du tout d’avoir par ailleurs constitué ; ou auquel on n’est pas du tout tenu de participer hein ; ou auquel on n’est pas tenu d’être immanent, mais dont le mode propre est d’être une proposition extérieure, dont d’autres s’occupent (ou vous éventuellement mais ce n’est pas immanent à la chose).

[2] Et par conséquent il y a là un élément d’extériorité irréductible ; c’est-à-dire l’intériorité n’est pas requise. L’intériorité n’est pas requise, pas plus qu’elle n’est requise d’ailleurs quand on achète quelque chose ¾ et c’est le modèle… C’est le modèle, absolument ! C’est-à-dire quand vous êtes devant un étal de choses, vous avez aussi la liberté individuelle d’acheter ou de ne pas acheter, mais vous n’êtes pas requis d’être intérieur à la chose en question : vous la choisissez librement.

     Et donc c’est une combinaison de liberté formelle et d’extériorité, du point de vue de l’essence de ce dont il s’agit. Et donc là, la proposition qui est faite sur ce point, c’est que l’articulation entre la liberté et l’extériorité est le point central. Or je soutiens qu’en réalité la doctrine de la liberté, concentrée dans le libre choix individuel, est une doctrine qui suppose l’extériorité, parce que si vous étiez astreints à l’intériorité, la liberté serait définie autrement que comme pure et simple liberté de choix. Si la liberté devait être déterminée par l’incorporation à quelque chose qui est effectivement déterminé dans son contenu, c’est-à-dire si la liberté c’était la liberté d’agir, la liberté de décider quelque chose mais en tant qu’on assume les conséquences complètes de ce qu’on décide etc., c’est-à-dire en tant qu’intériorité à la norme, si la liberté était définie ainsi elle ne pourrait pas supporter l’extériorité.

     Donc je soutiens que la représentation contemporaine de la liberté est une représentation dont l’essence est l’extériorité de ce au regard de quoi on se considère comme libre ; c’est-à-dire c’est une liberté du choix d’objet, dans tous les cas. Et ²choix d’objet² veut dire que c’est une liberté au regard de l’extériorité (vous comprenez). Autrement dit c’est l’extériorité qui est l’essence de la liberté dans les démocraties contemporaines, et non pas du tout le contraire. C’est-à-dire que ce qui est exclu c’est que la liberté soit nécessairement définie en termes d’intériorité aux processus qu’on déclare libres. C’est donc un choix qui est un choix d’objet… Même si c’est le choix entre Ségolène Royal et Sarkozy hein ; ce n’est pas très différent du choix entre une Citroën et une Aston Martin quand même… Enfin je veux dire : la structure est la même. La structure est la même [sourires]. [Badiou plaisante :] L’une peut au mieux coûter moins cher c’est tout [sourires]…

     Mais philosophiquement (vous comprenez bien), il faut aller au fond de l’affaire : ça veut dire que là le libre choix est sur le modèle de l’extériorité. C’est l’extériorité qui constitue (si je puis dire) l’essence de la figure du choix. Et sur ce point il faut bien comprendre que la critique de la démocratie par Platon dans La République (texte incessamment critiqué du point de vue moderne, en tant que extraordinairement réactionnaire etc.), cette critique de la démocratie chez Platon elle a deux faces. Elle a, absolument, une face conservatrice et aristocratique ¾ on ne peut pas le nier ! C’est évident. Mais ça c’est sa face (que je dirais) anthropologique. C’est au fond la position politique de Platon, au moment du déclin de la Cité grecque ; il n’appartenait pas au camp des démocrates voilà tout. Il était dans l’autre camp, ça c’est bien vrai. Mais au fond ça ne nous intéresse pas énormément ça à vrai dire, la position politique de Platon… Ce qui nous intéresse c’est : quel est l’élément philosophiquement intéressant ou transmissible ? ¾ c’est-à-dire quelle est l’Idée ?! Quelle est l’Idée hein ?!

     Alors je dirais que pour Platon elle est celle que je vous dis ; c’est-à-dire que la critique de la démocratie chez Platon c’est la critique de l’extériorité (il faut bien comprendre ça). C’est pour ça qu’il insiste énormément sur un point qui pourtant n’a pas beaucoup d’allure politique, qui est en réalité le point qu’aujourd’hui on dirait « le point de la consommation ». Au fond il représente l’homme démocratique comme celui qui le matin joue de la flûte, l’après-midi s’achète une bonne bouffe, le soir sort au spectacle, le lendemain décide qu’il va devenir quelqu’un de bien, le soir se dit que finalement c’est trop fatiguant etc. etc. [sourires]… Mais on pourrait se demander : cette description de l’homme démocratique finalement, quel rapport a-t-elle en définitive avec ce qui fait la substance de la démocratie, à savoir le fait qu’on élit son gouvernement librement ? Eh bien le rapport fondamental c’est l’extériorité, c’est-à-dire qu’en réalité l’homme démocratique c’est l’homme suspendu à ce qui lui est proposé du dehors comme objet possible de son libre choix ¾ ça il l’a très bien vu !... Il a très bien vu ça ! Il a donc vu que l’univers de la consommation et l’univers de la démocratie étaient homogènes . C’est aussi pour ça qu’il dit tout le temps : ²il vaut mieux être pauvre² [Badiou se marre], il vaut mieux qu’il n’y ait rien ! ¾ ça c’est à discuter hein… C’est à discuter. Et on voit très bien pourquoi il dit qu’il vaut mieux qu’il n’y ait rien, parce que s’il n’y a pas grand-chose, si on ne mange que ce qu’il faut manger, etc., s’il n’y a pas des objets partout, eh bien finalement on sera plus près… de quoi ? Eh bien de définir la liberté non par un choix d’extériorité mais par un choix en immanence ; c’est-à-dire que la liberté sera une liberté déterminée par le contenu de ce qu’on fait, c’est-à-dire la figure d’engagement dans laquelle on se trouve, l’incorporation individuelle à quelque chose qui outrepasse la finitude. Et plus il y a d’objets extérieurs, plus on s’éloigne de ça, et plus la politique aussi s’éloigne de ça puisque finalement on va choisir dans la figure générique de l’extériorité.

     Et alors vous voyez bien (pour terminer sur ce point) que si l’extériorité est en réalité la figure du libre choix, dans les constitutions démocratiques que nous connaissons, comme Platon l’a déjà vu pour la démocratie athénienne, alors en fin de compte la lutte politique contre cela est une lutte contre l’extériorité hein. Alors évidemment on comprend aussi pourquoi elle a été si fortement marquée au XIXe siècle par l’idée qu’il fallait en finir avec l’État ; parce que l’État c’était au fond la figure massive de l’extériorité ¾ c’est comme ça que le définit Marx : l’État c’est une instance séparée hein ; monopole de la force armée, etc., dans une figure qui est une figure essentielle de séparation. Cette séparation c’est l’extériorité de l’État. L’État en réalité demeure irrémédiablement (dit la critique marxiste) séparé… Il est séparé de la société civile, séparé de tout ce que vous voulez, la séparation est son essence. Et au fond on pourrait dire que la visée philosophico-politique c’est : en finir avec la séparation, c’est-à-dire en finir avec l’extériorité. Pas en finir avec toute extériorité, mais en finir avec l’extériorité en tant qu’on prétend que l’extériorité est une condition de la liberté ¾ c’est ça ! Et au fond ²liberté², qui est la grande norme propagandiste universelle de nos sociétés, qui est ce qu’on oppose aux dictatures, ce qu’on oppose aux sociétés totalitaires, à tout ce que vous voulez, ²liberté² est grevée, aux yeux de qui pense qu’en fin de compte vivre vraiment c’est vivre selon l’Idée, est grevée non pas parce qu’elle est la liberté, mais parce qu’elle est la liberté selon l’extériorité, c’est-à-dire la liberté du choix d’objet.

Et vous voyez bien qu’entre la liberté du choix d’objet et la liberté définie comme ce que l’on conquiert lorsqu’on outrepasse précisément les limites du choix d’objet, c’est-à-dire les limites de l’intérêt, il y a un divorce radical qui est originaire. Qui est originaire puisque c’est au nom déjà de cela que Platon critiquait le devenir concret de la politique démocratique dans l’Athènes finissante hein, c’est l’Athènes de la guerre du Péloponnèse et d’après, on est à la fin hein. Mais justement, nous aussi nous sommes à la fin. Il faut le savoir. Nous aussi nous sommes à la fin. Le crépuscule est déjà là depuis pas mal de temps. Et donc il faut se soucier aussi, comme Platon, de ce qu’on veut sauver. Qu’est-ce qu’on veut sauver ?... Quand l’atmosphère de fin s’installe sourdement comme ça, la question de savoir à quoi on tient et qu’est-ce qu’on veut sauver devient importante. Et Platon il est obsédé par ça ; comme toujours il est en train de se demander ²mais qu’est-ce que je veux sauver ?².

Et alors, la thèse de Platon sur ce point c’est : ce que je veux sauver c’est l’Idée hein… [Badiou se marre], c’est clair. Et ce que je veux sauver, c’est la pensée. Il ne sait pas très bien comment, je vous l’ai déjà dit. Il ne sait pas très bien comment parce qu’il n’a pas de représentation du lieu de l’idéation. Nous non plus nous n’avons pas beaucoup de représentations du lieu de l’idéation, il faut le dire. Au fond nous pouvons dire nous aussi, comme lui : il faudrait absolument sauver l’Idée. Mais trouver pour ce faire le lieu de l’idéation c’est une autre affaire. C’est très difficile, et il faut le construire malaisément, dans des expériences localisées etc., on ne peut pas éviter ce labeur

On ne peut pas éviter ce labeur. Labeur qui est analogiquement le même que Platon allant en Sicile voir… Voir quoi ? Voir s’il y a un lieu de l’idéation ; ce n’était pas tellement marrant probablement pour lui de discuter avec les tyrans de Sicile. On prétend qu’en revenant il a été vendu comme esclave etc., ça a tourné très mal toute cette affaire. Mais pourquoi ce labeur ? Pourquoi cette recherche ? ¾ au lieu de rester tranquille comme moi ici [Badiou sourit], racontant à la jeunesse de son temps qu’il faut sauver l’Idée [sourires]. Eh bien je reconnais que c’est une situation tranquille, et je vous en remercie tous les jours n’est-ce pas [rires]… Mais pourquoi moi je vais aller aussi dans des Foyers d’ouvriers maliens, où c’est quand même autre chose de parler, de savoir ce qu’on fait, d’organiser quelques gens, etc… Pourquoi ? Eh bien parce qu’il y a la question du lieu de l’idéation. Et aujourd’hui on est dans les mêmes problèmes : il faudrait sauver l’Idée. L’Idée elle est triple. On ne peut pas la sauver uniquement en la ramenant à l’Un. On ne peut pas la sauver uniquement par le mot lui-même. Il faut qu’elle soit prise dans sa triplicité compliquée.

Et alors Platon, lui, il se dit : peut-être qu’on peut s’en sortir par l’éducation. Ça !… C’est une idée… Et beaucoup de gens pensent ça ici aujourd’hui : peut-être c’est l’école la clé de tout ça ¾ ça c’est une idée typiquement platonicienne. Ce n’est peut-être pas la meilleure idée platonicienne [Badiou pouffe] : ²on va s’en tirer par l’éducation². Et c’est pour ça… Je vous lis un passage… Par exemple il pense que peut-être on va pouvoir constituer un lieu de l’idéation si on apprend à tout le monde beaucoup de mathématiques… Ça ! c’est un coup tordu ça ! [sourires]… On n’en prend pas le chemin mais… Je vous lis un passage, que je vous avais d’ailleurs donné l’année dernière [cf. séance du 10 juin 2009], et que nous revisitons là autrement. C’est dans République 525b et suivants. Et alors voilà ce qu’il dit Platon. Il dit :

 

La mathématique en général et la théorie des nombres en particulier sont co-extensives à un Sujet qui entre dans la pensée dialectique [je vous rappelle que la pensée dialectique, le dialegestai, c’est l’idéation elle-même] parce qu’il se trouve contraint de penser les nombres dans leur être réel, et non comme de simples signes qui renverraient à des multiplicités empiriques […]. Pour toutes ces raisons, il y a un sérieux risque que cette science terriblement difficile nous soit nécessaire, je dirais même politiquement nécessaire. Car, à l’évidence [alors c’est là qu’il faut entendre], elle dispose l’individu dans un environnement subjectif de type dialectique, où, pour rester fidèle à l’Idée selon laquelle il a réglé sa venue dans cet environnement, il ne peut se servir que de la seule pensée pour atteindre au réel d’une vérité.

 

À l’évidence la mathématique, la théorie des nombres, très difficile, dispose l’individu dans un environnement subjectif de type dialectique, où, pour rester fidèle à l’Idée selon laquelle il a réglé sa venue dans cet environnement, il ne peut se servir que de la seule pensée pour atteindre au réel […]. Alors là c’est une description tout à fait particulière de ce que c’est qu’un lieu d’idéation. Un lieu d’idéation c’est un lieu tel que, pour rester fidèle au fait que vous y êtes venus, vous ne pouvez vous servir que de la pensée. Voilà la définition que Platon donne exactement de la raison pour laquelle il faut apprendre énormément de mathématiques. Et si on apprend énormément de mathématiques on est dans un lieu (là c’est un lieu d’apprentissage mais peu importe) tel que, en tout cas si on veut rester fidèle au fait qu’on y est venu, qu’on a décidé d’y venir, eh bien on ne pourra se servir que de la seule pensée pour atteindre au réel.

Alors ça c’est intéressant, c’est très intéressant. C’est-à-dire qu’est-ce que c’est qu’un lieu tel que la raison d’être pour laquelle on y est, et les conséquences de cette raison d’être, mobilisent ce que Platon va appeler, lui, ²la seule pensée² ? ¾ c’est-à-dire l’exercice de l’idéation hein, le dialegestai, la dialectique ; la pensée, la dialectique, l’idéation, tout ça c’est pareil ici. Eh bien vous voyez, ce lieu-là c’est un lieu où l’on est obligé d’avoir une Idée en partage, c’est ça hein ; ²se servir […] de la seule pensée² ça veut dire que je ne peux rester dans le lieu (parler avec les autres, apprendre ce que j’ai à apprendre, avancer dans ce que je cherche, etc.) que par la seule pensée. Ça veut dire : mon être-là avec les autres requiert en réalité que je sois dans l’élément de l’universel, c’est-à-dire dans l’élément de la pensée. Alors vous voyez bien que ²la pensée² ici s’oppose à l’élément de l’intérêt, de la culture particulière, de l’identité nationale, raciale ou tout ce que vous voulez ; tout ça pour rester dans le lieu en tant que lieu de l’idéation doit être mis de côté au profit de l’exercice de ce que j’ai exactement en commun avec tous les autres. Et ce que j’ai en commun exactement avec tous les autres, c’est ce que Platon appelle ²la pensée².

Donc un lieu de l’idéation c’est un lieu où, quand j’y suis, je ne peux me servir que de ce que j’ai en commun avec les autres qui y sont. Ça ne veut pas dire que je deviens comme eux. Ça ne veut pas dire que les différences sont abolies ou supprimées, pas du tout ; ça veut dire que l’exercice de l’être-ensemble dans cet endroit-là requiert que je ne me serve que de ce que j’ai en commun avec les autres. Eh bien ça on connaît n’est-ce pas… On connaît ! Si vous allez quelque part, dans un endroit tout à fait étranger, exotique etc., et que vous vouliez être avec les autres, il va bien falloir vous servir de ce que vous avez en commun avec eux n’est-ce pas… C’est déjà le problème langagier : si vous ne parlez pas la même langue, il va quand même falloir trouver quelque chose de commun aux deux langues différentes. Soit que vous appreniez la langue de l’autre, soit que l’autre apprenne la vôtre, soit que vous baragouiniez quelque chose entre les deux, soit que vous parliez un anglais épouvantable… N’importe ! Mais finalement il va falloir.

Alors de ce point de vue-là l’idée platonicienne est extrêmement profonde… Et on comprend bien pourquoi il prend les mathématiques. Il prend les mathématiques parce que ça c’est bien vrai que si vous voulez parler de mathématiques avec quelqu’un il va falloir se servir de la pensée, et il va falloir supposer que les mathématiques c’est absolument pour tout le monde. Voilà. Et c’est pour ça qu’il contraint les futurs dirigeants de l’État à faire quinze ans de géométrie dans l’espace. [sourires ; Badiou plaisante :] Je ne sais pas si on pourrait soumettre nos dirigeants [rires] à ce programme, si ça les transformerait durablement. Peut-être quand même… Peut-être quinze ans enfermés à faire de la topologie générale [sourires]… je ne sais pas s’ils seraient pareils en sortant. On pourrait expérimenter ça… Voilà. Mais je reviens à la chose : cette figure du lieu de l’idéation, qui est symbolisée au fond ici par les mathématiques, est une figure qui, au fond, s’oppose absolument à la théorie du libre choix d’une extériorité (c’est pour ça qu’il nous le dit). En réalité ce qui fonctionne, là, c’est une contrainte : vous ne pouvez rester dans le lieu avec les autres que en vous servant de la pensée, c’est-à-dire qu’en vous servant de ce que vous avez de commun avec les autres. Et donc il n’y a pas de libre choix d’extériorité, ça n’a aucun sens. Ce qui est primordial c’est, une fois la décision que vous avez prise, le système des contraintes qu’elle entraîne, et pas du tout le système des libres choix.

Alors vous voyez que ce sont deux logiques complètement différentes. Il y a une première logique qui définit comme pièce fondamentale la liberté comme liberté du choix dans l’extériorité. Et puis vous avez une deuxième disposition qui définit en réalité la liberté comme la liberté d’accepter la contrainte de ne se servir que de ce que vous avez en commun avec les autres. Et cet ²en-commun², naturellement, est absolument immanent. Nulle part il n’y a une représentation d’un objet extérieur qui serait l’enjeu du choix : c’est ce que vous allez faire avec les autres qui est le seul réquisit. Et ce que vous allez faire avec les autres ça va donner un collectif en immanence, dans lequel naturellement c’est ce qu’il y a de commun qui va l’emporter. Alors si on suppose que ce qu’il y a de commun est toujours un germe d’universel, on peut aussi dire ceci : le lieu de l’idéation, c’est-à-dire le lieu de la vraie vie, c’est là où s’exerce la contrainte de l’universel, ce n’est pas du tout là où s’exerce la liberté de l’extériorité. Voilà.

Et quand vous construisez un petit lieu de l’idéation, c’est déjà comme ça. Même dans l’amour c’est déjà comme ça : c’est-à-dire qu’en fin de compte il faut bien, aussi, accepter qu’il y ait une contrainte de l’universel, y compris dans l’amour, parce qu’il faut qu’il y ait une contrainte de ce qui ne se laisse pas réduire à l’unilatéralité sexuelle, à l’unilatéralité personnelle, etc., etc. Il faut donc quelque chose qui soit enveloppant de la différence elle-même, sans la réduire, mais en la plaçant sous la loi générale de la continuation de l’en-commun.

Et donc, au fond, là il y a deux définitions de la liberté, incompatibles. Dans l’une la liberté est définie comme la liberté de la sélection des choses dans l’extériorité, y compris des opinions (liberté des opinions c’est la même chose que la liberté de l’achat, ce n’est pas différent). Et puis l’autre définition de la liberté c’est la liberté comme acceptation de la contrainte productive de l’en-commun.

 

Je voulais terminer en circulant des mathématiques à la poésie, et en vous invitant à relire quelque passage de Mallarmé à la lumière de tout cela. Mallarmé c’est une discipline poétique du second type, contrairement pourrait-on dire à la grande tradition de la poésie lyrique qui est souvent la plainte de l’extériorité n’est-ce pas. La poésie lyrique c’est la plainte de l’extériorité, c’est-à-dire : ²j’ai perdu ce que j’avais² ¾ quelque chose comme ça hein ; une irrépressible tonalité mélancolique qui, artistiquement, peut bien être grandiose d’ailleurs… Mais Mallarmé c’est tout à fait autre chose. Mallarmé c’est une proposition sur le fait que entrer dans le poème, écouter le poème, c’est exactement comme entrer dans un lieu de l’idéation, c’est la même chose ; c’est-à-dire c’est accepter un certain type de contrainte, poétiquement organisée, mais sous le signe de l’Idée. Je vous signale (je le reprendrai sans doute la prochaine fois) que le poème de Mallarmé le plus significatif de ce point de vue-là c’est celui qui s’appelle Prose pour des Essaintes. Celui-là est expressément sur le thème de l’Idée. C’est certainement, à mon sens, le plus grand poème platonicien véritable qui existe, parce que c’est absolument un poème sur la dramaturgie de l’Idée. Il explique d’ailleurs au passage que le minimum pour l’idéation c’est d’être deux. Eh oui, on le comprend bien ; parce que si l’idéation est l’expérimentation de l’universalité en partage, le minimum c’est d’être deux. Et il y a un vers très particulier qui est : ²Nous étions deux, je le maintiens². Ensuite cet autre personnage devient une sœur n’est-ce pas… C’est un magnifique poème sur l’Idée ; je pense que je le reprendrai la prochaine fois.

Mais je voudrais montrer comment ça se présente, comment est transformée en lieu de l’idéation la figure que vous avez dans le poème Salut, qui est la figure d’un navire qui vogue sur la mer. Comment ce lieu particulier, un bateau sur l’eau, devient le lieu de l’idéation. Je vous signale, parce que ce n’est pas indifférent que la circonstance dans laquelle Mallarmé a lu ce poème était un banquet de poètes, donné dans Paris. C’était un banquet en l’honneur de la principauté des poètes. Et donc Mallarmé était là, et il s’adressait à des jeunes poètes, en réalité, qui filtrent évidemment dans le texte ; quand il dit ²moi², ²Vous², c’est lui Mallarmé s’adressant à toute une génération de jeunes poètes, pour leur indiquer au fond ce que c’est que le devoir poétique, ce que c’est que le véritable devoir d’être dans le lieu de l’idéation.

Alors je vous lis le poème [Salut], et puis je le ponctue un petit peu :

 

Rien, cette écume, vierge vers

À ne désigner que la coupe ;

Telle loin se noie une troupe

De sirènes maintes à l’envers.

 

Nous naviguons, ô mes divers

Amis, moi déjà sur la poupe

Vous l’avant fastueux qui coupe

Le flot de foudres et d’hivers ;

 

Une ivresse belle m’engage

Sans craindre même son tangage

De porter debout ce salut

 

Solitude, récif, étoile

À n’importe ce qui valut

Le blanc souci de notre toile.

 

Alors voilà… Le lieu du poème et ce qui va être métamorphosé par le poème lui-même c’est la figure allégorique d’un navire dans lequel sont embarqués à la fois les jeunes poètes et Mallarmé lui-même. Imaginez que nous soyons un bateau ici hein [Badiou sourit]… Un bateau qui navigue dans les flots. Et au départ, autour de cette avancée du bateau, il n’y a que le vide de l’être et que l’écume de l’apparaître : ²Rien, [sinon] cette écume, vierge vers / À ne désigner que la coupe ; / Telle loin se noie une troupe / De sirènes maintes à l’envers.² Donc il n’y a que le vide de l’être, il n’y a que l’écume de l’apparaître, et puis il y a la tentation de la multiplicité (les sirènes n’est-ce pas) ; la tentation, dans ce vide, des sirènes, c’est-à-dire la multiplicité en tant que disparition.

Donc ça c’est l’imagination d’un monde désert, comme notre monde après tout hein, un monde désert : un peu d’écume, et puis des sirènes qui nous chantent une mélodie complaisante mais tout en plongeant dans les flots. Donc la tentation du rien. Le rien et la tentation du rien. Voilà ce qu’il y a.

Et alors là nous naviguons ²ô mes divers / Amis, moi déjà sur la poupe / Vous l’avant fastueux qui coupe / Le flot de foudres et d’hivers²… Alors ce qui avance, là, par contre, comme un lieu possible d’idéation, dans ce spectacle désolant et magnifique en même temps, mais faussement magnifique de la mer, de l’écume et des sirènes, c’est le bateau où sont plusieurs générations de poètes. Alors lui, le vieux Mallarmé, embarqué depuis longtemps n’est-ce pas, petit à petit de plus en plus à l’arrière du navire, pendant que les jeunes, eux, les embarqués récents, sont à l’avant. Les ²divers amis² embarqués ce sont les incorporés récents n’est-ce pas ; ce sont ceux qui sont venus il y a peu dans le lieu possible de l’idéation poétique. Et lui, le vieux maître, qui est à l’arrière mais qui, quand même, va porter un toast.

Et alors, en dépit de ça, en dépit du fait qu’il est le vieux poète, incorporé depuis longtemps sur ce vaisseau improbable dans lequel il y a les nouveaux venus, eh bien c’est lui quand même qui, dans l’ivresse de l’idéation, sans craindre même la tempête qu’elle va provoquer et qui pourrait bouleverser tout ça, va porter un salut. Alors là c’est très platonicien à sa manière, c’est l’idée que le vieux philosophe (là c’est le vieux poète, mais c’est pareil) est celui qui s’adresse à la jeunesse, exactement comme Socrate le fait, de façon à ce qu’il puisse au moins lui communiquer la puissance de porter le salut, de se dédier à la situation ¾ ²porter le salut² ça veut dire : voilà, je vais saluer notre situation. Je vais saluer notre situation ; embarqués sur un vaisseau improbable, vous et moi, vous les jeunes qui êtes là, moi qui y suis depuis longtemps, au milieu du monde désert de la mer, de l’écume de la marchandise et de la tentation du rien. Il va le porter debout bien sûr. Le ²debout² est très important. Il a beau être le vieux poète, il n’est pas cacochyme ; il est encore là pour se dresser face aux jeunes et porter debout le salut.

Et alors, évidemment, comme toujours chez Mallarmé, les trois derniers vers vont synthétiser, d’une façon presque violente ce dont il s’agit. Alors : ²Solitude, récif, étoile². En trois mots on a l’idéation n’est-ce pas. On a l’idéation, pas dans l’ordre habituel. On a ²Solitude² : ça c’est le fait que l’idéation implique que vous vous sépariez personnellement et individuellement de la loi du monde existant, et que la décision de vous incorporer à la procédure exceptionnelle, évidemment, traverse un moment de solitude pure ¾ ça c’est très important n’est-ce pas, c’est une chose qui a toujours été sous-estimée par réduction de cela à des masses, des configurations sociales, etc. Qui a l’expérience des choses c’est que, dans tout engagement (artistique, amoureux), il y a un moment de solitude pure, qui est le moment où véritablement c’est l’animal humain avec son corps, tel qu’il est, qui va s’engager absolument dans ce dont il s’agit. Et il n’y a jamais de parade véritable à cela, il y a toujours un moment où c’est la solitude pure qui va se représenter la possibilité de l’incorporation. Ensuite ²récif² c’est le réel ; c’est toujours d’ailleurs la figure du réel. Le rocher, le récif, chez Mallarmé, c’est la figure du point, de la chose à laquelle on peut s’accrocher, à laquelle on peut tenir. Et puis ²étoile² ; eh bien ²étoile², évidemment, c’est la vérité elle-même.

Donc ²Solitude, récif, étoile² c’est... ²Solitude² : l’individu qui, imaginairement, doit décider, au nom de sa représentation, de s’incorporer. ²Réel² c’est le fait qu’il y a un corps, il y a un réel de la chose. Et ²étoile² c’est le symbolique. Donc nous les avons tous les trois, là, sous leur nom poétique, dans l’ordre propre à Mallarmé. Parce que Mallarmé conclut toujours sur l’étoile. Mallarmé est quelqu’un pour qui l’idéation, l’œuvre de l’idéation, c’est le symbolique lui-même. Et donc on va toujours partir de l’imaginaire, franchir le réel, et faire advenir le symbolique… Lisez Le coup de dés… Relisez Le coup de dés à la lumière de cela, vous verrez : on commence par le maître qui ne sait pas quoi faire avec ses dés, et puis après, à un moment donné, il y a le rocher aussi, et puis à la fin il y a la constellation qui surgit dans le ciel. Ce triple mouvement chez Mallarmé n’est rien d’autre que le mouvement de l’idéation.

Et alors, évidemment : ²À n’importe ce qui valut / Le blanc souci de notre toile.². Là finalement on va évoquer la voile du navire, le matériau va être le blanc souci de la toile du navire, de la voile du navire. Et évidemment l’idéation va valoir pour tout ce qui est dans son lieu. ²À n’importe ce qui valut / Le blanc souci de notre toile² ça veut dire que quand on est dans le souci de l’idéation, eh bien l’Idée investit le lieu tout entier, et tout ce qui a valeur dans le lieu va relever de l’Idée.

Donc je porte le Salut à l’Idée (²Solitude, récif, étoile²), dans la forme de l’idéation, et ce salut indique que tout ce qui est du navire, toute la surface ouverte du navire, est désormais dédié à l’Idée ¾ ce qui veut dire que, au fond, entre la voile blanche du navire et l’étoile qu’a constitué le salut, il n’y a maintenant plus de différence. Et c’est pour ça que ²À n’importe ce qui valut / Le blanc souci de notre toile² est désormais analogue en altitude à l’étoile de l’Idée.

Merci.

 

13 janvier 2010

 

     Distribution d’un extrait de La République (L III, 414-415), titré :

     Platon 12. Du communisme comme contre-mythe

 

     ¾ N’y a-t-il pas dans toute représentation politique, dit Socrate, soudain plein de gravité, quelque chose comme un mensonge utile, un mensonge nécessaire, un mensonge vrai ? Je pense à une histoire que m’a racontée, il y a longtemps, un marin phénicien. Dans beaucoup de pays, disait-il, la société est sévèrement répartie en trois classes sociales qui ne se fréquentent guère. Il y a d’abord les financiers, les grands propriétaires, les hauts magistrats, les chefs militaires, les présidents de conseils d’administration, les politiciens et les maîtres de la communication, presse, radio et télévision. Il y a ensuite la foule des métiers intermédiaires : employés de bureau, infirmières, petits cadres, professeurs, animateurs culturels, intellectuels incertains, représentants de commerce, psychologues, plumitifs, vendeurs qualifiés, ingénieurs de petites entreprises, syndicalistes provinciaux, fleuristes, assureurs indépendants, instituteurs, garagistes de banlieue, j’en passe, et des meilleurs. Il y a enfin les producteurs directs : paysans, ouvriers, et singulièrement ces prolétaires nouveaux venus qui arrivent aujourd’hui en foule du continent noir. Notre mythologie, à nous autres Phéniciens, consiste à dire que cette répartition est naturelle et inévitable. C’est comme si un dieu avait façonné les habitants de notre pays à partir d’un mélange de terre et de métal. D’un côté, comme ils sont tous faits de la même terre, ils sont tous du même pays, tous phéniciens, tous obligatoirement patriotes. Mais d’un autre côté, l’apport métallique les différencie. Ceux qui ont de l’or dans le corps sont faits pour dominer, ceux qui ont de l’argent, pour être de la classe moyenne. Quant à ceux d’en-bas, le dieu les a grossièrement mélangés à de la ferraille. Seulement, le mythe, d’après certains, ne s’arrête pas là. Un jour, disent ces prédicateurs subversifs, viendra une sorte de contre-dieu, dont la forme nous est à ce jour inconnue. Un seul homme ? Une femme d’une radieuse beauté ? Une équipe ? Une idée, étincelle qui met le feu à toute la plaine ? Impossible de le savoir. Toujours est-il que ce contre-dieu fera fondre tous les Phéniciens, peut-être même l’humanité toute entière, et qu’il les refaçonnera de telle sorte que tous sans exception seront composés désormais d’un mélange indistinct de terre, de fer, d’or et d’argent ; ils auront alors à vivre indivisés, relevant tous d’une identique appartenance à l’égalité du destin.

     ¾ Voilà en effet un beau mensonge ! s’exclame Glauque.

     ¾ Mais la formation de notre cinquième politique, l’éducation qui l’accompagne, ne sont-elles pas comme le contre-dieu du Phénicien ? Laissons donc cette fiction faire son chemin comme il plaît au devenir de la vie anonyme. Quant à nous, demandons-nous d’emblée ce que devient la société, si on suppose qu’il n’y a plus ni or, ni argent, ni ferraille, ni haut, ni bas, mais seulement des égaux pour lesquels il n’existe pas de tâches qu’il faille réserver à tel ou tel groupe inférieur, mais seulement ce que tous doivent faire au profit de tous.

     Amantha n’est pas convaincue :

     ¾ Mais ceux qui, momentanément, occupent des postes de responsabilité, comment allons-nous organiser leur surveillance ? Il serait tout de même honteux de faire comme ces mauvais bergers qui, pour protéger leurs troupeaux, dressent en férocité des chiens, lesquels, finalement, affamés et d’un caractère vicieux, s’en prennent aux moutons et, de chiens de garde qu’ils étaient, deviennent cela même dont ils devaient nous défendre : des loups !

     Glauque renchérit :

     ¾ Bien parlé, cher sœur ! Il faut, par tous les moyens, empêcher ceux dont le tour est venu d’occuper des fonctions militaires, de nous faire des coups de ce genre. Car ils pourraient fort bien, sous prétexte qu’ils disposent de la force, substituer à leur fonction supposée de bienveillants protecteurs de tous les habitants du pays, celle, bien plus séduisante, de despotes avides et cruels.

     ¾ Le meilleur moyen, remarque Socrate, la précaution suprême, c’est de donner à tout le monde l’éducation adéquate. L’idée communiste doit commander aux fusils.

     ¾ Ne l’ont-ils pas reçue, dans notre plan, cette éducation ? s’étonne Glauque.

     ¾ Nous n’en savons encore rien, mon ami. Nous pouvons seulement dire que, pour que ces dirigeants militaires provisoires manifestent, dans les rangs de l’armée comme à l’égard de ceux que ladite armée protège, le plus complet désintéressement et la plus subtile douceur, il faut qu’ils aient eu la chance de recevoir une authentique éducation, quel qu’en soit le concept.

     ¾ Mais, insiste Glauque, ne faut-il pas aussi contrôler leur richesse, qu’ils ne possèdent pas des palais, des troupeaux, des voitures de luxe, des vases antiques, des femmes ravissantes, des parfums ou des bijoux ? S’ils ont tout cela, ils en seront si entichés et si soucieux que le pouvoir les rendra aussi méfiants qu’arrogants.

     ¾ C’est à une échelle bien plus vaste que se situe le problème, et la décision politique ne peut ici qu’être absolument radicale. Il faut abolir la propriété privée.

 

    

 

Alors je voudrais comme d’habitude commencer par le rappel des prochaines séances […] Je voudrais m’excuser auprès d’un certain nombre d’entre vous au sujet des défaillances du mois de décembre dernier, qui ont affecté aussi bien le séminaire, les permanences, etc. Ce sont des phénomènes de désorientation, pour reprendre une notion que nous avons expliqué ici ; c’est-à-dire il y a un moment où en fait la multiplicité des choses hétérogènes qu’on fait, et qu’on est astreint à faire, se présente finalement comme un ensemble non dominé, ou non rassemblé, ou disons dans le vocabulaire de maintenant : non soumis à une ou à des idées. Et alors ce qui se passe quand c’est comme ça n’est-ce pas, ce qui se passe c’est qu’on est dans le sentiment que ce qui vous gouverne est le train du monde hein ; c’est-à-dire que c’est réellement la dynamique immanente et quasiment automatique du train du monde qui vous gouverne. Et donc on n’est plus dans le sentiment nécessaire, si on veut être dans le gouvernement de sa propre vie, nécessaire que l’idée nous tient dans quelque chose qui outrepasse ce train du monde ¾ ça c’est un point d’éthique contemporaine : être toujours au point où quelque chose en vous outrepasse le train du monde, ou n’y est pas soumis. Et à ce moment-là on est livré à l’agitation propre du monde tel qu’il est, et dont j’ai souvent soutenu ici-même que cette agitation (à propos de laquelle le monde fait propagande n’est-ce pas : ²le monde change tout le temps², ²nouvelles situations !², etc., etc.) est en réalité une agitation immobile ; c’est-à-dire c’est un mouvement à la fois frénétique et stagnant.

Et alors quand on tombe dans cette stagnation, eh bien on en est atteint et victime, et il faut reconstruire quelque chose à ce moment-là, il faut reconstruire un point tel que véritablement on puisse réunifier minimalement l’existence. Et alors… Voilà ! J’avoue que lorsque je suis gagné par le sentiment que le train du monde a pris le pouvoir sur moi, je suis pris d’une fatigue extrême n’est-ce pas… [sourires] Je suis pris d’une fatigue extrême. Et on le sait, la fatigue contient ou induit la paresse, et la paresse… Mon maître en théâtre, Antoine Vitez, soutenait que la paresse était le seul vice véritable. Que, en réalité, même les plus grands crimes étaient commis par paresse finalement, qu’en définitive le bourreau est quelqu’un qui veut résoudre un problème de façon paresseuse [sourires]… c’est-à-dire effectivement si on ne torture pas, ça va être très long, on va moins savoir, etc., « coupons au plus court » dit le paresseux qui se transforme par là-même en criminel.

Alors j’espère n’avoir pas été trop criminel !... Mais enfin il y a quand même eu des permanences qui n’avaient pas lieu, des gens qui venaient et qui ne me trouvaient pas, etc. ¾ petits crimes [sourires] mais, tout de même, je vous présente ici mon autocritique [Badiou se marre] et ça m’est l’occasion de dire cette menace chronique, qui est une menace subjective du monde contemporain, et qui est cette manière de vous requérir dans son agitation propre, et par conséquent de vous inculquer ou de vous organiser dans sa désorientation propre ¾ la thèse que le monde est aujourd’hui un monde de la désorientation est une thèse que nous avons souvent eu l’occasion d’expliquer ici et après tout tout individu est susceptible de s’y trouver exposé. Par conséquent la prochaine permanence [Badiou sourit] aura lieu le […]… Et elle aura lieu, voilà.

 

Ce que je voudrais absolument dire ensuite est évidemment d’un autre ordre. C’est parler de la mort de Daniel Bensaïd. C’est une chose qui me frappe vivement. C’est une grande perte pour moi. Et c’est une grande perte qu’on peut dire en un certain sens paradoxale parce que (pour des raisons que je vais expliquer) Daniel Bensaïd n’était pas ce qu’on peut appeler communément un proche compagnon hein. Il est vrai que les proches compagnons, vous savez… Un des grands titres de gloire de Lin Piao en Chine, pendant la Révolution culturelle était d’être ²le plus proche compagnon d’armes de Mao Tsé Toung² ; ça l’a conduit à la mort en peu d’années, ce titre. Donc on peut se méfier aussi des ²proches compagnons d’armes², ou du titre.

Et alors je voudrais expliquer pourquoi ce n’était pas un proche compagnon d’armes, et c’était un compagnon cependant ; je le vivais absolument comme un compagnon. Et je voudrais introduire ici l’idée du compagnon lointain, voilà ce qu’il était Daniel pour moi, un compagnon lointain. Alors je voudrai expliquer les deux mots : pourquoi il était un ²compagnon² et pourquoi il était un ²compagnon lointain². Il était un compagnon je pense pour trois raisons essentielles dont l’ensemble, produisait une sorte de rareté.

D’abord il l’était au niveau des choix fondamentaux. Et je dirai même d’un choix fondamental. Choix fondamental fait par quelqu’un qui, par ailleurs, était à l’évidence un grand intellectuel, un penseur, un philosophe, à savoir le choix de ne pas renier, le choix de ne pas s’engager, au nom des circonstances apparentes, dans la logique de la renégation ou du reniement. c’est-à-dire de maintenir un élément inflexible dans la subjectivité politique ¾ mais c’est beaucoup plus général : quand vous refusez le retournement, la renégation, quand vous refusez de voguer sur les circonstances successives comme un chien crevé n’est-ce pas, évidemment ça engage autre chose que simplement les déterminations politiques particulières, singulières. Cette volonté, cet impératif éthique que dans L’éthique j’ai dit être le seul impératif éthique véritable dans les circonstances difficiles, et qui se dit ²continuer², voilà. Continuer. Il était un homme qui, tranquillement d’ailleurs hein, tranquillement, était dans la conviction que les circonstances pouvaient varier, les forces contre-révolutionnaires devenir beaucoup plus vigoureuses, etc., mais que tout cela n’était nullement une raison pour ne pas continuer. Ça c’était le premier point.

Le deuxième point c’était que le lieu d’exercice privilégie de ce choix c’était tout de même, pour lui comme pour moi, la lisière entre philosophie et politique, l’articulation des deux : la philosophie comme discipline de pensée, dans laquelle nous étions engagés de longue date, et la politique en tant que figure pratique, organisée et militante. L’accord des deux choses ne va pas de soi, on le sait bien, c’est un débat… nous en parlons à propos de Platon, on peut en parler à propos de l’histoire de la philosophie tout entière. Quel est le rapport exact de la philosophie et de la politique ? ¾ c’est une question qui est à la fois absolument interne à philosophie, mais aussi interne à la politique, donc qui travaille sur les deux bords. Et là c’était ce choix, ce choix continué, de travailler effectivement sur les deux bords, c’est-à-dire il fallait trouver aussi les opérateurs philosophiques qui légitimaient, et poussaient en avant en même temps, la figure de la continuation.

Et puis le troisième point c’était la subjectivité. La subjectivité apparente même, la subjectivité telle qu’on la voyait hein. C’est-à-dire je pense la composante de trois choses :

1 ¾ l’extrême fermeté, qui était liée naturellement aux deux autres points… Continuer… On savait très bien quand on le rencontrait, quand on parlait avec lui, quand on le lisait, que ça ne serait pas facile de le déplacer de sa position n’est-ce pas. Daniel Bensaïd avait une grande fermeté.

2 ¾ Le deuxième point c’était le calme, c’est-à-dire quelque chose aux antipodes d’un certain mode gauchiste de l’hystérie politique qui est tout de même… qui rend service mais qui a aussi ses points d’irritation (comme ça). Il était extrêmement calme, dans la fermeté elle-même.

3 ¾ Et puis un grand humour aussi.

     Donc ça, cette fermeté, ce calme, cet humour, c’est quelque chose que je reconnaissais vraiment, c’est quelque chose auquel je me sentais fraternellement rapporté. Et tout ça composait donc le compagnon, vraiment. Et pourquoi ²lointain² ? Oh ! vous savez, anecdotiquement on pourrait dire il y avait les maoïstes et les trotskystes, et puis finalement ça continue quoi ! Ça continue dans une vieille histoire, une vieille histoire soixante-huitarde. Si on la décode un peu cette histoire, je dirai que le litige, le différend, la contradiction entre nous, qui existaient évidemment, et qui ont été écrits, nommés, etc., je pense qu’ils portaient sur deux choses. La première c’était : puisque nous étions d’accord pour ne rien renier, c’est-à-dire d’accord pour continuer, eh bien la question était de savoir ce que ça voulait dire ²continuer². Et au fond il y avait un désaccord sur ²continuer quoi exactement². Donc ça portait aussi sur l’analyse du passé politique, à propos duquel naturellement se posait la question de la continuation, et le tri qu’on faisait là-dedans : qu’est-ce qu’il fallait garder ? Qu’est-ce qu’on ne pouvait pas garder ? Qu’est-ce qui, véritablement, soutenait la continuation, mais qu’est-ce qui devait cependant changer ? Autrement dit le rapport entre continuité et discontinuité à l’intérieur de la continuation ; c’est-à-dire on est d’accord pour continuer mais s’ouvre aussitôt, dans le continuer lui-même, un point qui est au fond à l’arrière-plan de presque tous les débats dans l’espace de la politique révolutionnaire aujourd’hui, et qui est : la continuation d’accord, on ne va pas céder, on ne va pas se rallier au consensus, etc., mais cette continuation est elle-même travaillée par une dialectique immanente de la continuation et de la discontinuation, ou de la continuité et de la discontinuité. Et je pense que ça c’était le premier point de divergence ¾ je ne vais pas entrer dans les détails ici mais nous n’avions pas la même dialectique de la continuité et de la discontinuité à l’intérieur de la continuité, voilà ! On pourrait le dire comme ça, abstraitement. Ça c’était le premier point, qui est très complexe d’ailleurs, qui est aussi, si on regarde de près, plein de surprises ou de paradoxes.

     Et puis le deuxième point, qui est philosophique, tandis que le premier était historique et politique, je le dirai au fond assez simplement : c’étaient des divergences sur en quoi consiste aujourd’hui le matérialisme. C’est-à-dire qu’est-ce que c’est qu’être matérialiste en philosophie ? ¾ étant entendu qu’on sait bien (ça fait partie de la continuation) qu’un révolutionnaire aujourd’hui est matérialiste, mais qu’est-ce que ça veut dire ? Et nous n’avions pas, je pense, la même conception du matérialisme. D’ailleurs il m’a plusieurs fois accusé d’être un religieux camouflé, voilà. Ce qui voulait dire que je n’étais quand même pas très matérialiste à ses yeux finalement. Et au fond moi je l’aurais accusé éventuellement d’être un déterministe archaïque, voilà ! Alors entre le déterministe presque mécaniste, et puis le religieux de l’autre côté, bon il y avait une tension allégorique, comme ça, assez importante, dont le centre de gravité était au fond : qu’est-ce que c’est que le matérialisme contemporain ?

Et conformément d’une certaine manière à une intuition d’Althusser, ça portait finalement sur la place de l’aléatoire, c’est-à-dire sur la fonction du hasard, sous le nom d’²événement² chez moi (mais peu importe le nom), la fonction du hasard à l’intérieur de la reconnaissance du caractère matérialiste du champ, de l’action ou de l’existence. Et en réalité il reconnaissait la nécessité de faire sa place à l’aléatoire, il y a des textes explicites de Daniel là-dessus, mais il trouvait que je lui en donnais un peu trop. Un peu trop, c’est-à-dire que je ne m’adossais pas assez à l’analyse détaillée, matérialiste, de la situation ou de la conjoncture. Et voilà pourquoi au résultat de tout ça il était un compagnon lointain.

Et alors je voudrais dire que lorsque se manifeste l’appui amical d’un compagnon lointain, c’est une chose très forte, très émouvante. Au fond l’appui du compagnon très proche, je ne dirais pas qu’il va de soi, parce qu’il y a aussi quelques aventures là-dessus, mais enfin il est dans la nature même de la proximité. L’appui d’un compagnon lointain, l’appui amical, sans arrière-pensée d’un compagnon lointain, c’est une chose très émouvante, très touchante, et somme toute assez rare. Et je me souviendrai toujours (c’est un exemple) que lorsque a commencé la campagne contre moi sur le thème que j’étais antisémite, campagne tout de même subjectivement déplaisante, vraiment. On comprend que l’ennemi utilise les armes qu’il veut hein, on ne va pas pleurnicher hein… On ne va pas dire : « ah ! les obus qu’on m’envoie sont crasseux ! » [sourires]… Ça ce ne serait pas très malin [sourires]… On ne va pas demander des obus propres n’est-ce pas [sourires]. Donc… Mais enfin le fait est qu’ils sont sales ! [Badiou sourit, la salle aussi]… On est bien obligé de le savoir et de l’expérimenter. Eh bien je me souviendrai toujours qu’il a été vraiment un des tout premiers à entrer en lice publiquement, de façon extrêmement argumentée, avec son talent à lui à la fois documenté et absolument ferme, calme et plein d’humour vengeur aussi. Et ça c’était vraiment le compagnon lointain se manifestant de la manière la plus immédiate et la plus amicale qui soit. Et l’envers de cette émotion qu’on a quand le compagnon lointain intervient près de vous, c’est que sa disparition est terrible, aussi [Badiou paraît particulièrement affecté]. Alors je ne vais pas dire (ce qui serait absurde) que la disparition du compagnon lointain est plus dure à porter que celle du compagnon proche, mais il y a quelque chose qui frappe en particulier parce que comme il est un compagnon lointain vous n’avez pas suivi toutes les… vous n’avez pas accompagné, de façon subjective, proche et quotidienne, la longue séquence de sa disparition. Elle arrive comme ça. Elle arrive. Et la disparition du compagnon lointain (je peux vous dire, je l’éprouve ce soir, y compris devant vous) est une épreuve.

Et alors, je crois qu’une des raisons pour cela, c’est que somme toute le lointain est une mesure de notre propre lieu, une mesure particulière. En un certain sens le proche est le lieu lui-même hein. Le proche compagnon c’est celui qui vous accompagne et qui occupe le lieu même où vous pensez et où vous agissez. Et le compagnon lointain, il n’est pas dans le lieu même, mais comme il est un compagnon hors lieu, il est mesure aussi du lieu. Et tout lieu en un certain sens a besoin de son lointain propre pour se consolider, pour exister. C’est, en politique, la question très compliquée des alliances avec des gens qui sont loins hein, et c’est très important, c’est capital. Et l’alliance indubitable qui existait sur toutes sortes de points avec Daniel fait que sa disparition c’est aussi quelque chose qui affecte le lieu dans sa mesure propre, dans la mesure qui lui est donnée par son lointain.

Et… Nous avons parlé du lieu la dernière fois et je voudrais en redire un mot à cette occasion : le lieu comme mesure par son lointain. Vous savez qu’on peut appeler ²lieu² la matérialité précisément, la matérialité localisée d’une procédure politique. Et cette matérialité localisée de la procédure politique, elle a une consistance telle qu’elle fait objection (je voudrais le dire en passant) à l’idée assez répandue qu’on peut substituer à la réunion des corps la connexion immatérielle, par Internet hein. Cette substitution est tout à fait… Je ne dis pas du tout que cette opération nouvelle soit inutile ¾ pas du tout ! Mais elle n’est pas substituable à la construction collective du lieu comme présence conjointe des corps. Rien ne remplacera, soyez-en sûrs, spécialement dans la procédure politique, cet effet collectif de la coexistence des corps. Et, dès que les corps s’absentent, que l’immatérialité s’installe, la communication ou la connexion peut être rapide et indubitable mais la décision est précaire.

Je voulais citer un exemple que connaissent bien certains de ceux qui sont là n’est-ce pas : des délégations internationales, pendant les derniers congés, avaient décidé de se retrouver à Gaza, symboliquement, pour témoigner d’un soutien international au peuple gazaoui, victime (il faut bien le dire) d’une sorte d’encerclement, qui est un politique à terme qui est et se veut une politique d’anéantissement malgré tout. Et une différence fondamentale entre les délégations étrangères et la délégation française c’est que la délégation française avait pratiqué la réunion, physique, avant ; alors que par exemple les Américains s’étaient connectés par Internet et s’étaient donné rendez-vous en Égypte, au Caire. Donc ils sont arrivés dispersés au Caire. Et au Caire ils ont appris qu’il n’était pas question qu’ils aillent à Gaza ; et ils se sont trouvés atomisés. Tandis que les Français avaient décidé d’aller à Gaza, s’étaient réuni, et avaient décidé, avaient pris la décision que seule en un certain sens la réunion permettait, de en tout cas, quoiqu’il arrive au Caire, de rester ensemble jusqu’au délai prévu de cette expédition. Ce qui a eu comme conséquence qu’ils ont construit un lieu, eux. Ils sont arrivés groupés au Caire, et ils ont occupés un grand boulevard du Caire. Évidemment la police égyptienne a commencé à montrer les dents, il y a eu des négociations ¾ je vous épargne les péripéties, mais finalement ils ont occupés, pendant cinq jours un trottoir du Caire, avec banderole(s), etc., etc., grand soutien de la population et tout et tout.

Et alors je disais tout cela pour dire qu’il reste absolument vrai que la réunion, la réunion, est le noyau actif de la politique, parce qu’elle est l’instance de son lieu. Voilà. Et ça c’est véritablement quelque chose qui touche à ce qu’on pourrait appeler la démocratie réelle. Et on peut appeler ²démocratie réelle² l’ensemble des procédures par lesquelles est rendue possible la construction d’un lieu politique nouveau. Je pense que c’est la définition la plus précise actuellement qu’on pourrait en donner. Et là on voyait très bien que, contrairement à ce qui se dit, la réunion des corps demeure une condition sine qua non de la décision politique et que, de ce point de vue-là, il n’est pas vrai qu’Internet puisse accéder comme telle à la démocratie réelle. Il peut en être un opérateur mais il n’en est pas constitutif, voilà.

Et alors, je retourne à Daniel, nous avions encore jusqu’à… jusqu’à hier, avant-hier, nous avions la présence de Daniel Bensaïd aussi. La présence de son corps émacié, de longue date, son corps aigu (comme ça). De ce corps aigu dont sortait la voix méridionale, l’accent toulousain ¾ ce qui était une fraternité avec lui, parce que nous venions de la même ville. Et en ce sens (c’est là-dessus que je concluerai) ce corps de Bensaïd, avec son accent toulousain, ça faisait lieu à soi tout seul. Ça faisait lieu. Ça faisait petit lieu, lieu où philosophie et politique étaient connectées dans un corps et dans une voix. Et là vraiment, quand je le voyais, avec ce corps singulier et cette acuité qui portait son humour et sa voix, eh bien proximité et lointain étaient confondus en lui. Et c’est pour ça que je voudrais vous dire à tous [Badiou est très ému] que c’est une grande perte, pour tout le monde, que la disparition de Daniel Bensaïd, qui avait 63 ans. Et c’est donc une disparition, dans les conditions d’aujourd’hui, prématurée, vraiment ! Il va nous manquer vingt ans au moins de Daniel Bensaïd ; c’est comme ça ! Mais en tout cas c’est certainement une raison supplémentaire de soutenir ce pourquoi il était un compagnon. C’est après tout la seule chose qu’il pouvait nous demander, et qu’il nous a demandé. Voilà.

 

Alors… Reprenons quand même nos affaires. Il nous aurait dit lui-même : « continuez ». Alors je voudrai aujourd’hui procéder réellement par induction textuelle, c’est-à-dire je voudrai tout tirer ce que je voudrai vous dire aujourd’hui du texte [distribué en début de séance] que vous avez.

Alors ce texte que je propose sous le titre Du communisme comme contre-mythe, et qui dans la version canonique est tiré du IIIe Livre de La République [414-415], contextuellement au moment où Socrate dessine le premier profil de la nouvelle société, de la nouvelle politique.

Alors je vais procéder ainsi : je ne vais pas le lire en entier, sauf peut-être de façon récapitulative. Je vais le lire par sections successives et commenter chaque section. Je voudrai simplement dire introductivement que le motif général de ce texte concerne en réalité la notion controversée d’utopie ¾ même si ce n’est pas le mot de Platon. Ou, si vous voulez, la fonction de l’utopie dans la détermination politique. Vous savez que dans la polémique qui maintenant existe depuis une trentaine d’années contre les orientations radicales, communistes, révolutionnaires, le motif de l’utopie est devenu progressivement un motif négatif n’est-ce pas ; c’est-à-dire le caractère utopique, c’est-à-dire essentiellement en fin de compte irréel de cette orientation, a été y compris inclus dans la détermination selon laquelle cette orientation était criminelle, ou portait le crime ; précisément parce que en tant qu’utopique elle violentait le réel, elle ne pouvait que violenter le réel. Et en fin de compte elle ne pouvait violenter que le réel sous la forme des vies humaines elles-mêmes.

Et il est très intéressant de voir Platon défendre de façon (si je puis dire) anticipée l’utopie (sans prononcer le mot), allant jusqu’à soutenir qu’on a besoin de ce qu’il va appeler un ²mensonge². Autrement dit on a une position au regard de l’utopie qui est quasiment extrémiste là, puisque c’est une position qui assume l’irréalité potentielle de l’utopie comme figure effectivement mensongère. C’est très particulier parce que d’habitude quand le procès est fait à l’utopie d’être en réalité une promesse mensongère (parce que finalement c’est ça ! c’est-à-dire que l’utopie va violenter le réel ; elle promet quelque chose qu’elle ne peut pas tenir, elle va donc effectivement forcément s’achever dans un désastre hein), la réponse classique est que ²non !² ; que l’utopie a des arguments matérialistes en sa faveur, qu’en réalité elle correspond à un processus réel, qu’elle est adéquate à l’histoire, etc. Chez Platon, de toute façon chez Platon il n’y a pas de catégorie ou de concept de l’histoire, et par conséquent on a quelque chose qui est à nu, à savoir qu’il y a dans la subjectivité politique nécessité de quelque chose qu’il va appeler un ²mensonge² mais nous allons voir que ça veut dire quelque chose qui en vérité est d’ordre imaginaire en effet ; c’est-à-dire n’a pas (si je puis dire) à soutenir en tant que tel l’épreuve du réel.

Alors… C’est à quoi le texte que j’ai sélectionné commence ainsi n’est-ce pas :

 

N’y a-t-il pas dans toute représentation politique, dit Socrate, soudain plein de gravité Je ne peux pas savoir si c’est vraiment dans le texte grec ²soudain plein de gravité² ou si c’est moi qui l’ai mis hein [Badiou plaisant], je n’ai pas vérifié ce soir [sourires]. Mais enfin ²soudain plein de gravité² ça veut dire que la question n’est pas facile hein [Badiou se marre]. Alors… soudain plein de gravité, quelque chose comme un mensonge utile, un mensonge nécessaire, un mensonge vrai ? Je m’arrête là pour le moment.

 

Alors il est clair que le motif général va être celui de l’utopie. Nous sommes astreints à raconter quelque chose qui, quoique au service de l’Idée, au service de l’action, peut être considéré comme faux, imaginaire ou mensonger (les trois termes ne sont pas absolument équivalents mais pour l’instant on va les prendre comme cela). Et tout le texte, non seulement celui que vous avez mais la suite aussi, va être traversé par la question : cet élément-là, cet élément mensonger, quel rapport a-t-il avec l’Idée ? Après tout l’Idée, y compris l’Idée de la nouvelle politique, l’Idée platonicienne sur ce qu’est la bonne politique, cette Idée semble-t-il ne peut pas en elle-même être un mensonge. Au contraire, elle va être, vous le savez bien, entièrement adossée à une théorie de la vérité chez Platon. Donc quel est le rapport entre ce mensonge, dont Socrate introduit interrogativement la nécessité, et le motif central de l’Idée, et précisément l’Idée politique, qui doit s’articuler ou s’enraciner avec le Vrai, avec l’être ?

Autrement dit quel est l’écart, ou quels sont les rapports exacts entre utopie et Idée ? Ça c’est une question tout à fait contemporaine, c’est-à-dire : est-ce que l’Idée communiste c’est ça l’utopie ? Est-ce que c’est elle qui est utopique, et de quoi parle-t-on quand on parle de l’utopie si éventuellement ça n’est pas purement et simplement l’Idée elle-même hein ?

Alors l’interprétation finale que je vais donner de cela, que j’avais déjà amorcée la dernière fois, et qui je crois est conforme à ce que dit Platon ici, est la suivante : c’est-à-dire que l’utopie c’est la part imaginaire de l’Idée, c’est vrai, ou plus exactement c’est la forme imaginaire dont l’Idée, elle, est la forme symbolique, et dont l’action politique proprement dite est le réel. Donc je lacanise Platon là, un peu mais, comme nous allons le voir dans le texte, ce n’est pas un forçage. Ce n’est vraiment pas un forçage, et sur ce point c’est peut-être plus Lacan qui est platonicien que le contraire.

Alors on dirait ça. On dirait : bon, on appellera utopie (pour entrer dans la polémique sur la question de l’utopie) cette forme imaginaire dont l’Idée est la forme symbolique en effet, et dont l’action politique proprement dite est le réel. Et je rappelle que l’Idée est toujours au point d’articulation entre l’individu et le processus. Le processus collectif en tant que réel, l’individu y entre sous le signe de l’Idée, et c’est bien la raison pour laquelle l’Idée a une part imaginaire, une part symbolique et finalement une part réelle, c’est qu’elle concerne le mode sur lequel un individu singulier, un sujet particulier, s’incorpore à une procédure politique.

Alors c’est parce que ²utopie² désigne cette part imaginaire requise pour que le sujet entre dans le symbolique et se rapporte au réel de l’action qu’il est toujours possible, et Platon le fait en son propre nom, ce qui est courageux n’est-ce pas, de l’appeler ²un mensonge². De l’appeler ²un mensonge² parce qu’elle est distincte, précisément, de l’Idée en tant qu’adéquation symbolique, et du réel en tant que réel de l’action elle-même. Voilà. Alors ça c’est le premier point qui explique ²mensonge²… Et alors pourquoi ²mensonge vrai² ? Pourquoi cet oxymore violent ? Eh bien ²mensonge vrai² veut dire que ce mensonge, ultimement, est au service du vrai. C’est-à-dire qu’il est vrai en tant qu’il participe de l’incorporation subjective au vrai ¾ en tant que part imaginaire de cette incorporation.

On va donc distinguer n’est-ce pas, et non pas du tout fusionner ²utopie², ²Idée² et ²politique². On va au contraire distribuer ²utopie² du côté de la part imaginaire, ²Idée² du côté de la formation symbolique, et réel du côté de l’action politique proprement dite. Donc on va écarter ces trois termes et, en vérité, le texte de Platon est destiné, quoique de façon non complètement explicite, mais il est destiné au premier écart, c’est-à-dire à montrer (ce qui est évidemment nécessaire) que l’utopie, en tant que mythe politique finalement, que le mythe politique peut être vrai au sens de la formation d’une opinion vraie, tout en étant faux du point de l’Idée elle-même, c’est-à-dire tout en étant mensonger du point de l’Idée, tout en racontant quelque chose qui ne sera pas en vérité validé ni par l’action réelle ni même par l’Idée. D’où le mensonge vrai. Voilà le motif général qui est ici introduit.

Je lis maintenant ce qui vient tout de suite après :

 

Je pense à une histoire que m’a racontée, il y a longtemps, un marin phénicien [Alors quand entrent en scène les Phéniciens ou les Égyptiens n’est-ce pas, dans Platon, c’est qu’on va nous raconter une histoire ¾ ça ils en sont chargés hein] Dans beaucoup de pays, disait un marin phénicien [alors… petit commentaire : c’est comme un petit peu l’Étranger d’Élée dans Le Sophiste n’est-ce pas ; quand on fait venir quelqu’un, là un marin phénicien ou un sage égyptien, ou même quelqu’un qui vient d’Élée, on n’est pas responsable hein ! C’est quand même une manière aussi de se dédouaner. Cette histoire, racontée par un marin phénicien, finalement quelle est sa signification ?... On va voir ! Mais enfin, en un certain sens, c’est déjà un mensonge cette histoire évidemment. Parce qu’il est probable qu’il n’y a pas de marin phénicien qui ait raconté cette histoire. En tout cas est-ce que réellement un marin phénicien a raconté une histoire à Socrate ?... Franchement c’est extrêmement douteux. C’est Platon qui dit qu’un marin phénicien a raconté une histoire à Socrate… Donc le mensonge vrai va être porté par une histoire douteuse, racontée par un marin lui-même inexistant. Alors…] Dans beaucoup de pays, disait-il, la société est sévèrement répartie en trois classes sociales qui ne se fréquentent guère. Il y a d’abord les financiers, les grands propriétaires, les hauts magistrats, les chefs militaires [bon après j’en rajoute un peu, parce qu’il faut parcourir l’histoire quand [sourires]], les présidents de conseils d’administration, les politiciens et les maîtres de la communication, presse, radio et télévision. Il y a ensuite la foule des métiers intermédiaires : employés de bureau, infirmières, petits cadres, professeurs, animateurs culturels, intellectuels incertains, représentants de commerce, psychologues, plumitifs, vendeurs qualifiés, ingénieurs de petites entreprises, syndicalistes provinciaux, fleuristes, assureurs indépendants, instituteurs, garagistes de banlieue, j’en passe, et des meilleurs [sourires]. Il y a enfin les producteurs directs : paysans, ouvriers, et singulièrement ces prolétaires nouveaux venus qui arrivent aujourd’hui en foule du continent noir.

 

     Alors là, qu’est-ce Platon va proposer ? (parce que je suis sa démonstration… Je l’orne, mais je la suis). Il va dire, il va s’installer dans l’examen matérialiste du phénomène de l’utopie elle-même. C’est-à-dire que puisqu’on va dire ²c’est un mensonge², puisqu’on va dire ²c’est imaginaire², on va assumer ça. Eh bien on va commencer par parler de l’organisation des sociétés en termes d’analyse matérialiste traditionnelle, c’est-à-dire (il faut bien le dire) d’analyse de classes. Parce que c’est ce que Platon introduit ici, c’est l’idée que dans la plupart des sociétés il y a trois classes. C’est l’analyse de classes. Et alors… Évidemment, puisque l’examen matérialiste classique des utopies consiste à traverser l’analyse de classes des sociétés pour montrer que l’utopie n’est pas validable à partir de cette analyse. Et l’astuce de Platon c’est de valider la chose (on va voir comment) en traversant, comme tout le monde, l’analyse de classes. Et le tour de joker, tout à fait incroyable, c’est de la présenter elle-même comme une histoire n’est-ce pas ; c’est-à-dire cette analyse de classes des sociétés est elle-même ce que raconte un marin phénicien en disant « vous savez, dans toutes les sociétés, il y a trois classes : il y a les richards, il y a la classe moyenne, et puis il y a les types qui bossent, voilà ! ». Et c’est tout à fait intéressant de voir que Platon va articuler, comme le fait l’analyse critique classique, le thème de l’utopie sur le thème de l’analyse de classes.

     Alors il y a une chose que je voudrais remarquer : cette analyse de classes, ce schéma trinitaire, il va les transformer en mythe, avec de l’or, de l’argent et de la ferraille. Cette analyse de classes est au fond celle qui prédomine aujourd’hui, ça c’est très frappant, c’est-à-dire : au fond il y a une petite oligarchie qu’on vilipende volontiers (de façon d’ailleurs tout à fait formelle et abstraite n’est-ce pas : les banquiers, les magnats de la communication, le personnel politique en partie corrompu, etc.) ; de l’autre côté il y a un prolétariat un peu indistinct, dont on ne cesse de dire d’ailleurs qu’il a disparu, ou qu’il va disparaître, et il est toujours là mais on ne sait pas très bien… il est composé de beaucoup d’étrangers, etc. ; et puis au milieu il y a, au fond, ce qui est représenté comme le paradigme des gens bien et normaux, à savoir la classe moyenne. Et ça c’est un thème très important. C’est l’idée qu’en réalité le pilier des sociétés modernes c’est la classe moyenne. La classe moyenne elle a les vertus fondamentales. Tout le monde scrute le développement de la classe moyenne partout. Lisez les articles sur la Chine etc., on a les yeux braqués sur le développement d’une importante classe moyenne. Ce qui promet beaucoup, parce que la classe moyenne, de l’avis général, c’est la classe démocratique hein. Et ça c’est une vieille idée parce que c’était l’idée d’Aristote hein ¾ elle a la peau dure celle-là : il faut une grande classe moyenne, parce que c’est elle qui a intérêt à la démocratie. Elle a intérêt à la démocratie parce que la démocratie c’est la structure à l’intérieur de laquelle elle va pouvoir accepter en réalité l’existence de l’oligarchie ¾ c’est en cela que ça consiste la démocratie. Ça consiste à être sous la férule en réalité de l’oligarchie financière etc., qui prend toutes les décisions importantes, mais comme on vous laisse faire à peu près tout ce que vous voulez, sauf contester ce point [Badiou se marre], eh bien vous pouvez vous stabiliser comme grande classe moyenne qui est le pilier de la démocratie parce qu’elle est réellement le groupe intéressé à la démocratie, dans une tractation qui au fond lui accorde un certain nombre de privilèges, de bien-être, de libertés personnelles, etc., etc., contre quoi ? Contre une soumission fondamentale ! c’est-à-dire contre le fait qu’en définitive la petite oligarchie dirigeante ne sera pas inquiétée de manière essentielle et, d’autre part, que bien évidemment elle ne va pas non plus cette classe moyenne s’allier avec les très pauvres parce que précisément son être est de ne pas être avec eux, ça c’est fondamental. Son identité de classe moyenne ¾ qui est un nom d’ailleurs dont elle ne devrait pas être si fier que ça ; car quand on commence à vous dire que vous êtes « le moyen » [sourires], il vaudrait mieux s’inquiéter de cette appellation… Mais enfin apparemment elle en est très satisfaite puisqu’on lit dant toute la presse que véritablement le développement de la classe moyenne c’est alpha et l’oméga de la société contemporaine. L’idéal ce serait qu’il n’y ait qu’une classe moyenne, et rien d’autre ! Mais là elle ne pourrait plus être moyenne [sourires], c’est ça le problème ; c’est-à-dire qu’elle n’a pas compétence à être classe universelle en tant que classe moyenne. Ça c’est évidemment une contradiction dans les termes. Et alors, tout ceci pour dire que le schéma trinitaire qui va être exhaussé à la puissance du mythe par Platon est en réalité absolument le schéma contemporain.

Et alors, le point que Platon introduit ensuite, je vais le lire, qui est tout à fait fondamental, c’est que toute la question est de faire croire que cette tripartition est naturelle hein, voilà. Je vous lis le passage remarquable :

 

Notre mythologie, à nous autres Phéniciens, consiste à dire que cette répartition est naturelle et inévitable. C’est comme si un dieu […alors là ²c’est comme si² et on va passer à l’expression mythologique proprement dite de la tripartition des classes. Nous avons là un passage tout à fait remarquable où l’analyse de classes est en même temps pointée et révélée dans un discours mythologique hein] C’est comme si un dieu avait façonné les habitants de notre pays à partir d’un mélange de terre et de métal. D’un côté, comme ils sont tous faits de la même terre, ils sont tous du même pays, tous phéniciens, tous obligatoirement patriotes [français, par exemple]. Mais d’un autre côté, l’apport métallique les différencie. Ceux qui ont de l’or dans le corps sont faits pour dominer, ceux qui ont de l’argent, pour être de la classe moyenne. Quant à ceux d’en-bas, le dieu les a grossièrement mélangés à de la ferraille.

 

     Voilà. Alors ce mythe est très astucieux n’est-ce pas, parce qu’il ne dit pas simplement, ce qui aurait été vulgaire, ²on a créé trois espèces, les gens qui ont de l’or faits en or, les gens faits en argent et les gens faits en ferraille² non ! C’est un mélange avec de la terre, donc il y a un élément commun n’est-ce pas. C’est-à-dire ce sont tous des gens du pays, ou même ont peu dire tous des hommes finalement, au sens de l’humanité, puisqu’ils sont tous faits avec de la terre. Simplement il y en a qui ont la chance d’être avec de l’or, d’autres avec de l’argent et d’autres avec de la ferraille, ce qui fait qu’il y a une tripartition des classes, et elle est naturelle parce que le mythe nous explique que c’est comme ça que le dieu a fait les gens. Tous les gens ont été faits de cette manière-là, les uns avec de l’or, les autres avec de l’argent, les autres avec de la ferraille, et c’est comme ça, ça ne peut pas être autrement.

     Donc il s’agit d’une mythologie qui, dans les termes de l’époque déclare que l’existence des classes est un phénomène naturel, qui ne contrevient pas cependant à une logique générale des droits de l’homme ; parce que tout le monde a de la terre n’est-ce pas. Et donc tout le monde appartient à l’humanité, ou tout le monde est français ¾ ça dépend de l’échelle à laquelle on travaille n’est-ce pas. Mais le mythe de Platon explique la compatibilité particulière entre le fait qu’on reconnaît que des différences ou des inégalités abominables existent entre les gens hein, premièrement, et deuxièmement que cependant ils appartiennent tous à l’humanité, qu’il y a les droits de l’homme, qu’il faut être humaniste etc., etc. Donc en un certain sens tout le monde est pareil bien que, en réalité, les gens soient immensément différents hein.

Et ça Platon le dit de façon excellente, avec ce mythe particulier : « oui les gens sont tous faits avec de la terre, on est tous pareils ; mais évidemment il y en a qui ont un peu d’or, les autres un peu d’argent, et les autres un peu de ferraille », ce qui fait qu’entre ceux qui ont de la ferraille et entre ceux qui ont de l’or il y a un écart gigantesque ¾ et ça ça ne contrevient pas à l’idée d’une humanité unique et ça naturalise l’existence des classes.

Alors ça c’est un point, un point que Platon enregistre comme mythologique ¾ entendons, après tout, avec notre oreille moderne, un point idéologique hein. Un point idéologique qui est de faire croire à la naturalité de l’organisation capitaliste de l’économie et des sociétés, et de faire croire aussi que cette naturalité des inégalités constitutives, monstrueuses malgré tout, qui existent au régime des classes dans la société, ne contredit pas l’idée générale qu’on est tous des êtres humains. Et donc vous avez une validation conjointe de l’inégalité totale et de l’humanisme juridique hein. Voilà. C’est exactement ce que Platon nous raconte comme le mythe raconté par un marin phénicien. Et il faut donc dire que ce marin phénicien voyait assez loin… Il avait la vue longue, historiquement ¾ parce que véritablement cette affaire-là, ce dieu qui a mélangé de la terre et des métaux, ça convient parfaitement.

Alors, comme nous le savons, naturellement la mythologie contemporaine est absolument du même ordre : elle va nous faire faire l’économie qu’un dieu nous a faits etc. ¾ ça ce sont les circonstances historiques, voilà, mais enfin la juxtaposition du caractère naturel de l’inégalité forcenée quand même, induite par la concentration du capital d’un côté, et d’un humanisme de sous-préfecture de l’autre, cette coexistence est pointée véritablement dans le mythe en question.

Je me souviens, dans un débat avec Enthoven sur France-Culture, il m’avait… Un débat assez tendu à vrai dire… Vous savez que je fais quelquefois des débats un peu tendus comme ça… [sourires] Et alors celui-là était particulier parce que tout d’un coup Enthoven avait argumenté que la supériorité évidente du capitalisme c’est qu’il était naturel, et la preuve c’est que personne ne l’avait inventé [sourires perplexes]. Contrairement au communisme où l’on va avoir des inventeurs là, Marx, Babeuf, Lénine, etc., ça avait été inventé, ça prouvait que c’était artificiel quand même [Badiou et la salle se marrent]… Tandis que le capitalisme il s’était installé tout seul, ça prouvait qu’il était conforme au mouvement naturel des choses. Et alors je lui avais soutenu que ça n’était pas forcément une vertu, voilà ! Qu’il y avait beaucoup de choses qui étaient naturelles et qui ne valaient rien. Et que l’homme c’était en partie un être anti-naturel par beaucoup de côtés. Qu’il avait créé un monde qui, au départ, n’avait rien d’évidemment naturel… Que l’homme avait pu ne pas écrire pendant des millénaires, et puis il avait écrit, etc., etc., et donc il y avait des inventeurs de beaucoup de choses quand même ¾ même si on ne les connaissait pas… Alors c’était un débat très intéressant parce que vous voyez, là, c’était le débat sur cette mythologie du caractère fondamentalement naturel du capitalisme. Voilà !

Donc ça c’est… Je récapitule en passant :

[1] le premier temps c’est la déclaration qu’on va assumer qu’il existe quelque chose comme un mensonge vrai ;

[2] le deuxième temps va être qu’on va passer par l’analyse de classes ;

[3] le troisième temps va être le caractère idéologique, mythologique, de la légitimation de la distinction des classes comme phénomène naturel ;

[4] le quatrième temps va disposer la critique de tout cela. Seulement, le mythe, d’après certains, ne s’arrête pas là, et là nous allons entrer dans ce que j’avais appelé, moi, le contre-mythe hein.

 

Seulement, le mythe, d’après certains, ne s’arrête pas là. Un jour, disent ces prédicateurs subversifs, viendra une sorte de contre-dieu, dont la forme nous est à ce jour inconnue. Un seul homme ? Une femme d’une radieuse beauté ? Une équipe ? Une idée, étincelle qui met le feu à toute la plaine ? Impossible de le savoir. Toujours est-il que ce contre-dieu fera fondre tous les Phéniciens, peut-être même l’humanité toute entière, et qu’il les refaçonnera de telle sorte que tous sans exception seront composés désormais d’un mélange indistinct de terre, de fer, d’or et d’argent ; ils auront alors à vivre indivisés, relevant tous d’une identique appartenance à l’égalité du destin.

     ¾ Voilà en effet un beau mensonge ! s’exclame Glauque.

 

     Alors… Voilà. Qu’est-ce qui nous est dit là ? Il nous est dit que le mythe va être suivi d’un contre-mythe. Évidemment l’horizon dans lequel Platon inscrit tout cela c’est que les politiques mauvaises (à ses yeux), en réalité les quatre politiques défaillantes que sont la timocratie, l’oligarchie, la démocratie et la tyrannie, les quatre politiques existantes qu’il faut dépasser pour faire advenir la cinquième politique (la politique qu’il préconise, qu’il propose), eh bien ces quatre politiques nourrissent le mythe phénicien. Dans toutes les quatre, en fin de compte, ce sont les rapports de richesse et de pouvoir qui commandent. Donc c’est la distribution des classes, les inégalités, et le fait que rien ne se fait en fin de compte sous le signe de l’Idée, qui condamnent ces politiques. Et donc il va falloir proposer autre chose, c’est-à-dire aussi un autre mythe. Et de ce point de vue-là Platon a conscience qu’on est forcément, à un moment donné, mythe contre mythe, c’est-à-dire utopie contre prétention à la naturalité ¾ voilà, parce que c’est ça : prétention que c’est naturel. Contre ce qui est prétendument naturel il va falloir élever un artifice, effectivement, un artifice qui va comporter comme part imaginaire une dimension d’utopie, et que c’est ça qui va articuler, pour part, les subjectivités en jeu, d’une part dans les politiques antécédentes, d’autre part dans la nouvelle politique.

     Et alors, finalement, quelle est la structure de ce contre-mythe ? (tel que le marin phénicien le raconte). Eh bien, finalement la structure du mythe proprement dite, on pourrait la représenter comme la constitution d’un écart, c’est-à-dire : il y a un point commun qui est la terre, et puis il y a les métaux. On commence par la terre et les métaux, dans la structure du mythe, un peu à la Lévi-Strauss, l’analyse structurale du mythe du marin phénicien. Bon il y a la terre et il y a les métaux. Et la terre est indivisée ; c’est-à-dire il n’y a pas une bonne terre et une mauvaise terre, la terre c’est l’élément de l’indivision, c’est ce qui va faire que tout le monde est pareil. Et puis les métaux, eux, sont hiérarchisés.

Donc il y a un principe d’indivision (la terre), un principe hiérarchique (ferraille, argent, or), et le mythe consiste à articuler ce principe d’indivision et ce principe hiérarchique. Évidemment (alors ça c’est assez clair n’est-ce pas) le dieu va mélanger tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, tantôt avec le troisième. Donc il va créer trois classes, et ces trois classes vont être disposées de telle sorte que évidemment ceux qui ont de l’or seront préférables à ceux qui ont de l’argent, lesquels seront préférables à ceux qui ont de la ferraille. Mais en réalité, finalement le mythe, qui raccorde au début l’indivision à la hiérarchie, va créer un écart maximal. L’écart maximal ce serait à la limite entre les gens qui ne seraient que de la terre (éventuellement avec un tout petit peu de ferraille hein, mais rien de plus), et à l’autre extrémité les gens qui ne seraient que de l’or (avec très peu de terre) ¾ ce qui est une intuition, parce que comme il dit ²il sont tous patriotes², que en fin de compte à une extrémité on a des gens qui viennent du dehors peut-être, ils ne sont peut-être même pas vraiment du même endroit hein, et puis à l’autre extrémité on a des gens qui ne sont peut-être même pas non plus du même endroit, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de terre, parce qu’ils sont amalgamés au capitalisme mondial hein (traduisons).

Donc on aurait d’un côté l’oligarchie planétaire du capitalisme mondial, or pur, et de l’autre côté le prolétaire venu d’Afrique, terre pure, et puis au milieu la classe moyenne. Au milieu la grande classe moyenne. Donc c’est bien vrai que, tiré dans sa structure latente, le mythe phénicien montre d’une part la division en classes de la société, les trois classes et leur unité humaine, mais fait apparaître par en dessous une dualité potentielle fondamentale entre deux espèces de gens qui n’appartiennent pas exactement à la division de classes stabilisée : ceux qui arrivent alors qu’ils ne sont que de la terre. Ils sont alors, vraiment eux, les damnés de la terre hein ; ceux qui arrivent comme ça, les damnés de la terre, et puis à l’autre extrémité ceux qui ont tellement d’or qu’au fond ils sont comme tous ceux qui ont de l’or partout hein. Et donc une oligarchie planétaire de la concentration progressive du capital, et à l’autre côté évidemment un prolétariat africain, du tiers-monde, qui vient d’ailleurs. Ce qui, entre parenthèses fait que la contradiction idéologique dont ce mythe est porteur, va exhiber, comme contradiction principale, non pas la contradiction de classes, mais la contradiction entre les civilisés et les barbares. Les barbares c’est la terre pure qui vient d’ailleurs, et les civilisés quand même ce sont ceux qui sont du côté de l’or ; c’est-à-dire aujourd’hui, il faut bien le dire, l’Occident démocratique, d’un côté, riche, et puis de l’autre côté les pouilleux absolus hein. Et ça c’est contenu dans le mythe platonicien. Il est à la fois un mythe de la triplicité, mais ce mythe de la triplicité recouvre une potentialité de la dualité. La dualité qui finalement est immanente au fait que l’indivision se mêle à la hiérarchie, et finalement tout ça se tend vers l’idée de l’indivisé pur (du côté de la terre) et la hiérarchie pure (du côté de l’or).

Alors contre cela… Voilà ça c’est l’analyse structurale du mythe, contre cela naturellement, que peut être le contre-mythe ? Eh bien le contre-mythe est principalement destiné à interdire l’inscription de cet écart. Bien sûr il va passer par la destruction des classes, il ne va plus y avoir la triplicité. Mais parce qu’il ne va plus y avoir la triplicité, fondamentalement il ne va plus y avoir l’opposition des civilisés et des barbares, il ne va plus y avoir l’opposition de la classe moyenne démocratique raffinée d’Occident et puis des pouilleux qui sont si bêtes qu’ils se rallient même à l’islam n’est-ce pas ¾ ça ne va pas être comme ça. Ça ne va pas être comme ça pourquoi ? Parce que, tout simplement, tout le monde va être dans un dosage identique des ingrédients mythiques ; c’est-à-dire tout le monde va être dans le même dosage de terre, de ferraille, d’argent et d’or. Et il va y avoir une seule formule (si je puis dire). Et du moment qu’il y a une seule formule vous ne pouvez plus évidemment constituer nulle part un écart radical, comme la triplicité organique du mythe phénicien nous y autorisait.

Et ça, ça va dénaturaliser naturellement le mythe. c’est-à-dire le contre-mythe n’est pas un mythe naturel (c’est pour ça qu’il est présenté d’ailleurs comme un ²contre-dieu²), il est l’idée toute simple que puisqu’on affirme que tout le monde est pareil, à savoir que tout le monde est de la terre, eh bien il n’y a qu’à faire que tout le monde est effectivement pareil. C’est-à-dire il n’y a pas de raison logique d’articuler l’indivision sur une hiérarchie. Donc le contre-mythe va simplement réduire la dualité potentielle, en réduisant la triplicité, c’est-à-dire en injectant la triplicité égalitairement : les trois métaux seront répartis égalitairement et mêlés à la terre égalitairement.

Et donc, c’est le point fondamental, la terre ne va plus en réalité signifier de l’extérieur l’appartenance à une humanité commune. De l’extérieur d’une organisation hiérarchique. La thèse, au fond, inéluctablement conséquence du contre-mythe c’est qu’il y a un seul monde. Parce que si le dosage est le même partout vous ne pouvez plus distinguer entre un lieu et un autre, l’humanité est cette composition égalitaire des différentes composantes. Donc en réalité, ce qui dépasse de beaucoup les intentions de Platon probablement, la logique générale de ce contre-mythe est évidemment universaliste. Elle ne permet plus de repérer une identité autre que la mesure égale de toutes choses en chacun. Tout le monde est composé identiquement. Et donc tout le monde est en effet exposé de la même manière à la formule de l’égalité du destin. Voilà.

Alors ça c’est… Le récit même du contre-mythe est intéressant parce qu’on a en réalité une destruction, c’est-à-dire les classes vont être détruites ; il y a un élément de destruction. Il y a un élément de fusion, c’est-à-dire que l’élément de la destruction suppose un élément de fusion collective : le contre-dieu va faire fondre tous les Phéniciens, il va faire fondre tout le monde en réalité, et ça c’est une métaphore de fusion qui indique que la puissance collective de déracinement des classes est toujours fusionnelle hein. c’est-à-dire que là il faut qu’il y ait la ressource de l’événement, il faut qu’il y ait le collectif comme tel ; il faut après tout, en effet, à échelle générale, ce que Sartre appelait ²le groupe en fusion². Ce que Sartre appelait ²le groupe en fusion² c’est précisément le moment de l’indistinction de chacun et de tous, comme dans l’action collective immédiate. Eh bien cet élément-là est dans le mythe, sous la forme du fait que le contre-dieu vient et qu’il fait fondre tout le monde. Il faut que tout le monde fond hein. Et puis il y a un élément d’égalité strict ; c’est-à-dire la recomposition générale se fait sur le terrain de l’égalité. Donc destruction, fusion et égalité sont les trois termes inhérents au contre-mythe.

Et alors… Alors voilà en effet un beau mensonge, et que répond Socrate ? Je lis le paragraphe qui suit :

 

     ¾ Mais la formation de notre cinquième politique, l’éducation qui l’accompagne, ne sont-elles pas comme le contre-dieu du Phénicien ? Laissons donc cette fiction faire son chemin comme il plaît au devenir de la vie anonyme. Quant à nous, demandons-nous d’emblée ce que devient la société, si on suppose qu’il n’y a plus ni or, ni argent, ni ferraille, ni haut, ni bas, mais seulement des égaux pour lesquels il n’existe pas de tâches qu’il faille réserver à tel ou tel groupe inférieur, mais seulement ce que tous doivent faire au profit de tous.

 

     Alors là, cette intervention de Socrate, complexe en réalité, répond au fait que Glauque a dit ²c’est vraiment un gros mensonge, en effet !², et ce mythe, et surtout ce contre-mythe. Mais c’est surtout du contre-mythe qu’il s’agit, sous le nom de ²mensonge² ; puisque le mythe lui-même n’est jamais que la prétention à la naturalité de la structure du réel hein ¾ il y a une différence : le mythe, lui, part de l’analyse du réel, et la mythifie en déclarant que ce réel est naturel. Tandis que le contre-mythe annonce, lui, une histoire complètement différente, qui ne s’appuie pour l’instant sur aucun réel particulier. Autrement dit on pourrait dire que le dieu réactionnaire c’est le dieu du réel, tandis que le contre-dieu, subversir, eh bien pour l’instant il n’est le dieu d’aucun réel, à ce stade-là de la narration. Et d’ailleurs le Phénicien dit : ²un jour² il y aura ce ²contre-dieu² qui va venir et on aura la fusion, la destruction et l’égalité.

     Alors la position de Socrate va être tout à fait remarquable. Il va dire : pour ce qui est de l’imaginaire du contre-mythe hein, ce qu’il faut c’est le laisser ²faire son chemin². Autrement dit la fonction de l’imaginaire n’est pas une fonction qui doit être traitée, corsetée, reformulée. L’utopie, au fond, c’est un élément qui peut suivre son cours dans la subjectivité anonyme ¾ ça c’est très intéressant n’est-ce pas : c’est-à-dire que c’est là, évidemment, que Platon dissocie l’utopie et l’Idée. L’Idée, elle, est l’objet d’un protocole d’éducation. L’utopie, à proprement parler, elle ne relève pas de l’éducation, elle relève de ce qui peut circuler spontanément chez tout le monde, comme un élément subjectif imaginaire mobilisant, mais qui n’a pas à être entretenu, développé, transmis ou être l’objet d’un protocole éducatif particulier. Et là nous entrons (ce qui va occuper toute la suite) dans évidemment la question épineuse du rapport entre cet imaginaire et le réel ; c’est-à-dire le rapport entre ce contre-mythe, ce contre-mythe qu’on peut appeler le communisme en tant que part imaginaire de l’utopie, entre ce contre-mythe et les protocoles du réel avec, au cœur de la question, pour Platon, le rapport entre cet imaginaire et l’Idée ¾ l’Idée en tant qu’elle n’est pas et ne peut pas être de l’ordre du mensonge.

     Alors il va commencer par examiner le rapport de l’imaginaire au réel de la société : c’est-à-dire laissons le contre-mythe, laissons la part imaginaire, laissons l’utopie suivre son chemin, et demandons-nous, nous plutôt, de façon d’abord analytique ce que pourrait bien être une société conforme au contre-mythe, c’est-à-dire : qu’est-ce que pourrait bien être une société de l’égalité ? Et là, c’est donc le premier niveau du rapport d’analyse du mythe au réel ; c’est le niveau de l’existence collective. Qu’est-ce que c’est qu’une existence collective qui ne serait pas dans l’ordre du mythe de la naturalité des classes mais dans l’ordre du contre-mythe de l’égalité ? ¾ et ça c’est, on peut dire, la part analytique des choses. Elle est analytique de façon projective, de façon elle-même encore utopique, mais elle est analytique. Qu’est-ce que ça peut bien être qu’une société qui serait gouvernée ainsi hein ?

     Alors là on voit très bien à quoi ça renvoie : ça renvoie aux propositions, si on remonte au communisme originaire chez Marx, ça renvoie à des propositions comme ²il faudrait que tout le monde soit polyvalent² hein ; c’est-à-dire il faudrait une polyvalence générale, il faudrait en finir avec la distinction du travail manuel et du travail intellectuel. Il faudrait que tout soit produit au régime de la libre association, etc. Donc tous ces thèmes là, la libre association, la polyvalence, le fait de la réduction absolue de l’écart entre travail intellectuel et travail manuel, la résolution de la contradiction entre les villes et les campagnes, tous ces grands thèmes-là sont les thèmes à travers lesquels analyser, en réel, même de façon projective, une société qui pourrait se réclamer du contre-mythe.

     Et puis alors après, ça ne satisfait pas les deux jeunes interlocuteurs de Socrate parce que eux ils sont, comme beaucoup, obsédés par la question de l’État et du pouvoir. Donc ils vont dire ²oui ça c’est très joli, l’association, la polyvalence, etc., mais enfin il y aura quand même toujours des gens qui vont commander, et qu’est-ce qu’on va faire avec ceux-là ?². Alors je lis leurs deux interventions :

 

     Amantha n’est pas convaincue :

     ¾ Mais ceux qui, momentanément, occupent des postes de responsabilité, comment allons-nous organiser leur surveillance ? Il serait tout de même honteux de faire comme ces mauvais bergers qui, pour protéger leurs troupeaux, dressent en férocité des chiens, lesquels, finalement, affamés et d’un caractère vicieux, s’en prennent aux moutons et, de chiens de garde qu’ils étaient, deviennent cela même dont ils devaient nous défendre : des loups !

 

     Voilà la première objection d’Amantha : tout ça c’est bien joli mais comment on va faire, même si c’est de façon rotative, en tirant au sort etc., il y aura quand même des gens qui auront des responsabilités particulières, même si c’est momentané, même si chacun le fait à son tour. Et comment on va faire pour qu’ils ne transforment pas ce poste de responsabilités en une division qui va restituer finalement le problème de l’or, de l’argent et de la ferraille ? ¾ c’est-à-dire ceux qui auront des responsabilité importantes l’or, ceux qui auront des responsabilités intermédiaires l’argent, ceux qui n’ont pas de responsabilités du tout la ferraille, et on va retomber là-dedans, non pas à partir du principe de richesse en réalité qui est dans le mythe, mais à partir du fait que le contre-mythe lui-même n’indique pas précisément ce qu’on fait avec les gens qui ont des postes de responsabilités.

     Et alors…

 

     Glauque renchérit :

     ¾ Bien parlé, cher sœur ! [ce n’est pas souvent qu’ils sont d’accord tous les deux, mais là ils le sont] Il faut, par tous les moyens, empêcher ceux dont le tour est venu d’occuper des fonctions militaires [comme tous les garçons il s’intéresse surtout à l’armée hein], de nous faire des coups de ce genre. Car ils pourraient fort bien, sous prétexte qu’ils disposent de la force, substituer à leur fonction supposée de bienveillants protecteurs de tous les habitants du pays, celle, bien plus séduisante, de despotes avides et cruels.

     ¾ Le meilleur moyen, remarque Socrate, la précaution suprême, c’est de donner à tout le monde l’éducation adéquate. L’idée communiste doit commander aux fusils.

 

     Alors dans cette partie-là nous sommes au niveau du développement de la question du contre-mythe, au niveau de l’État ¾ c’est ça le changement de registre. Socrate a répondu au niveau de la société, et les jeunes lui disent : oui, mais au niveau de l’État, qu’est-ce qui se passe hein ? Alors il est caractéristique que la formule de Socrate n’est pas sur ce point la formule du ²dépérissement de l’État² de Marx. Il ne répond pas en disant : non, non, mais des postes de responsabilités il n’y en aura plus ¾ il n’est pas dans cette utopie-là hein… La société, oui, la société elle peut être égalitaire (association, polyvalence, éducation générale, etc.) mais il maintient l’idée qu’il y a quand même des responsable ; il faut qu’il y ait des responsables.

     Et alors la réponse au niveau de l’État va se faire en deux temps ¾ il y a deux problèmes en réalité :

[1] le premier problème c’est que l’idée, c’est qu’il y a une hypothèse de substituabilité générale ; c’est-à-dire tout le monde est remplaçable. Donc, de façon sous-jacente, l’idée que les postes de responsabilités se feront tour à tour hein, c’est-à-dire que tout le monde, dans sa vie, exercera des postes de responsabilités, y compris importantes, parce que ça fera partie de la polyvalence générale. Ce qui suppose naturellement que tout le monde est égalitairement substituable pour des responsabilités générales. C’est-à-dire qu’il n’y aura pas la distinction entre hommes du pouvoir et hommes de la société productive. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aura pas des hommes de pouvoir ; la position de Platon sur ce point est une position nuancée ; il pense évidemment qu’il faut maintenir absolument une figure étatique, mais elle est substituable, et c’est pour ça que tout résulte de la possibilité de généraliser l’éducation pertinente hein. Donc ça c’est le premier point.

Alors le premier point n’est-ce pas qui n’est pas une hypothèse de disparition de l’État, dans le contre-mythe, mais qui est une hypothèse de substituabilité générale, de flexibilité de l’État, avec l’idée qu’au fond on peut très bien imaginer que les fonctions étatiques soient comme les autres, qu’elles ne créent pas de hiérarchie par elles-mêmes parce qu’elles ne sont qu’une fonction qu’on peut horizontalement disposer au même titre que les autres. c’est-à-dire que finalement balayer la rue et diriger l’État c’est sur le même plan, c’est ça l’idée ; ce n’est pas que l’un fait disparaître l’autre n’est-ce pas, c’est l’idée que ça peut être sur le même plan. Il n’y a pas de raison que ça ne soit pas sur le même plan. Ça c’est l’idée principielle.

[2] Mais il y a une question qui est que néanmoins l’occupation du lieu de l’État, même circonstancielle, même momentanée, donne des opportunités à la reconstitution d’une classe. On peut après tout saisir les moyens dont on dispose pour garder le pouvoir, pour empêcher les autres d’y venir et recréer une société hiérarchisée à partir du lieu du pouvoir lui-même. Et donc utiliser l’état auquel on est parvenu de façon circonstancielle à titre de structure où se recrée finalement non pas le contre-mythe mais le mythe ¾ c’est-à-dire il va y avoir de nouveau des gens qui ont de l’or et des gens qui ont de la ferraille.

Or ce thème-là est une anticipation remarquable parce que, au fond, on peut dire que c’est un peu l’histoire des États socialistes. Parce que les gens qui sont arrivés au pouvoir dans les États socialistes c’est vrai qu’ils y arrivaient (si je puis dire) en enlevant les autres et en se mettant à leur place hein. Et ils n’étaient pas faits pour cela, ils n’étaient pas prévus pour cela : les gens des Partis communistes qui ont pris le pouvoir en Union Soviétique ils n’avaient pas été façonnés, préparés, par la société afin de participer à l’élite du pouvoir, ils venaient de n’importe où n’est-ce pas, des intellectuels, des ouvriers, des gens comme ça.

Donc il y avait bien dans la révolution elle-même quelque chose comme l’idée qu’arrivent au pouvoir des gens qui ne sont pas préparés pour ça. Et donc on pouvait dire que inauguralement les gens qui étaient au pouvoir étaient en effet sur le même plan que les autres. Et d’ailleurs c’est ce qu’ils disaient puisqu’ils disaient : « c’est le pouvoir des ouvriers », « c’est le pouvoir des soviets hein » ¾ les soviets c’étaient tout le monde.

Donc le pouvoir a été saisi comme ça et puis les conditions dans lesquelles il a été gardé, dans lesquelles il s’est ossifié, dans lesquelles il s’est maintenu, on en fait petit à petit recréé la distinction fondamentale entre les gens qui participaient au pouvoir et les gens qui n’y participaient pas. Et ça c’est un thème par conséquent fondamental de toute la fin des États socialistes, qui est absolument manifeste dans plusieurs analyses faites à l’époque, dans les années 60 et 70 du siècle dernier. D’une part l’analyse selon laquelle, dans les pays capitalistes eux-mêmes, il y avait un capitalisme monopoliste d’État ; donc l’État était une pièce constitutive du point de vue de la reproduction des ségrégations sociales hein. Et encore bien plus à partir du moment où il y a eu le thème de la bourgeoisie d’État dans les pays socialistes eux-mêmes. Vous savez que, notamment au moment de la grande turbulence révolutionnaire en Chine, on a développé le thème des deux bourgeoisies : c’est-à-dire la bourgeoisie classique, la bourgeoisie financière, propriétaire et industrielle qui existait dans les pays capitalistes, et puis ²la nouvelle bourgeoisie² (les Chinois l’appelaient comme ça) qui était la bourgeoisie interne au Parti communiste dans les pays socialistes. Cette idée de la nouvelle bourgeoisie, de deux bourgeoisies, et du fait que la lutte devait être menée contre les deux hein, est au fond une résonance de ce qu’on est en train de voir ici, et de la question que se posent les jeunes et à laquelle Socrate sur le moment (nous allons le voir) ne va guère répondre, qui est : en fin de compte notre contre-mythe communiste a un point de butée sur l’État ; parce que si on maintient des zones de pouvoir, même la substituabilité n’est pas une garantie absolue, elle va entièrement de la subjectivité des gens qu’on va à un moment donné mettre au pouvoir. Exactement comme le destin finalement des États socialistes dépendait, il faut bien le dire, de la subjectivité des gens qui étaient venus au pouvoir, de la ligne qu’ils suivaient. De la question de savoir s’ils s’orientaient vraiment vers une société égalitaire et communiste ou si, finalement, ils s’installaient un petit peu pesamment dans la nouvelle forme de l’État. C’est bien une difficulté qui est ici anticipée.

     Et alors, comment va répondre Socrate ? Je le lis :

 

     ¾ Le meilleur moyen, remarque Socrate, la précaution suprême, c’est de donner à tout le monde l’éducation adéquate. L’idée communiste doit commander aux fusils.

¾ Ne l’ont-ils pas reçue, dans notre plan, cette éducation ? s’étonne Glauque.

     ¾ Nous n’en savons encore rien, mon ami. Nous pouvons seulement dire que, pour que ces dirigeants militaires provisoires manifestent, dans les rangs de l’armée comme à l’égard de ceux que ladite armée protège, le plus complet désintéressement et la plus subtile douceur, il faut qu’ils aient eu la chance de recevoir une authentique éducation, quel qu’en soit le concept.

 

     La réponse de Socrate est donc entièrement du côté de la subjectivité ¾ c’est ça qui est intéressant : elle bascule du côté de la subjectivité. C’est-à-dire là le réel du contre-mythe, le réel dont le contre-mythe est l’imaginaire ne peut s’assurer que du symbolique (c’est ça qui est important). Parce que l’éducation c’est toujours symbolique. Je dirais même l’éducation c’est le passage de l’imaginaire au symbolique, c’est ça !... C’est-à-dire c’est apprendre que la vérité de l’utopie c’est l’Idée, c’est l’élévation de l’utopie à l’Idée, si on admet que l’utopie c’est la part imaginaire et un peu spontanée qui compose le processus. On peut penser ici à la formule étrange et que j’aime citer de Lacan, quand il dit que la cure analytique ça consiste à élever l’impuissance à l’impossible. Eh bien c’est un peu de ça qu’il s’agit là dans l’éducation, au sens de Socrate. L’imaginaire est nécessaire, mais il est aussi une forme d’impuissance évidemment. L’utopie ne doit pas être rejetée, le contre-mythe est nécessaire, mais il n’est pas non plus, par lui-même, apte à engendrer le réel du processus.

Et par conséquent il va falloir que, partant de cette donnée imaginaire, on la travaille de telle sorte que sa symbolisation lui ouvre un accès au réel. Et l’éducation c’est ça ! Et je dirai toute éducation est toujours le moment d’une symbolisation de ce qui n’était donnée que comme représentation, c’est-à-dire comme imaginaire. Tout ça pour dire que le passage de la représentation à la symbolisation c’est l’enjeu de toute éducation. Si on n’était que dans les représentations on n’aurait pas besoin d’éducation. Mais la symbolisation elle requiert cette éducation.

Et alors en fin de compte, ce que Socrate répond c’est : notre seule garantie c’est qu’on ait fait en sorte que tout le monde, finalement, est passé de l’imaginaire au symbolique, c’est-à-dire que tout le monde est passé de l’utopie à l’Idée. Parce que l’Idée ça va être la garantie, en vérité, de la nouvelle figure.

Et au fond là ce qui est dit c’est : il y a une fragilité intrinsèque de l’imaginaire. L’imaginaire au fond n’exclut pas en fin de compte, à soi seul, la renégation, la trahison et l’installation. Il peut être tout à fait dynamique, il peut jouer une place considérable dans la subjectivité révolutionnaire ou révoltée, mais sa fragilité spécifique c’est qu’il n’exclut pas du tout que, parvenu à un poste de pouvoir (et n’étant plus justement dans la situation revendicative, révoltée dans laquelle l’utopie animait les actions), vous saisissiez votre chance, vous saisissiez l’opportunité hein… Et ça, à ce moment-là, il faut que ce soit l’Idée qui vous protège, qui vous garantisse. L’Idée comme un élément dans lequel la vérité est en jeu, votre propre vérité, votre propre incorporation au vrai, et pas simplement le soulèvement de la part imaginaire de la constitution subjective du processus.

Alors vous voyez l’éducation c’est ici très important, et on est frappé de voir que en effet dans les régimes révolutionnaires, socialistes, etc., l’éducation est devenue une affaire fondamentale n’est-ce pas. Tous les petits gamins devaient se taper des cours de marxisme-léninisme ¾ ça n’a pas été un succès triomphal. Ça n’a pas été un succès triomphal, probablement parce que cette question de l’éducation elle est très compliquée n’est-ce pas. Et on sent là, on sent chez Socrate lui-même, une interrogation. Confronté à la puissance extrême de l’État, c’est-à-dire confronté au fait que l’État est un lieu hein… C’est un lieu l’État, c’est un lieu si je puis dire antipolitique enfin, c’est le lieu d’où la politique est surveillée, contrôlée et interdite… Mais c’est un lieu ! Et ce n’est jamais impunément que quelqu’un vient dans ce lieu. C’est aussi pour ça que je ne peux pas me rallier à la politique parlementaire parce que je vois trop que son lieu est l’État, organiquement. C’est-à-dire qu’elle est le lieu étatique. Et le lieu étatique est hétérogène à tout lieu politique véritable… L’État ne pourra jamais être la même chose que les soviets, et quand les soviets deviennent l’État ce sont les soviets qui disparaissent (on le sait bien).

Donc la réunion, en tant que composition d’une politique nouvelle, d’une nouvelle manière de décider, etc., c’est de la politique, mais l’installation dans l’État c’est autre chose. C’est autre chose parce que c’est un lieu hétérogène. Et lorsque les jeunes disent : oui, mais d’accord, mais les gens qui vont venir dans ce lieu-là, le lieu de l’État, qu’est-ce qui dans notre contre-mythe là nous garantit qu’ils vont bien se comporter ? Que par exemple, s’ils ont un mandat de quatre mois pour être généraux d’une grande armée, au bout de quatre mois ils vont retourner balayer la cour de l’hôpital hein ? ¾ ça ce n’est pas sûr ! Ce n’est pas sûr. Et comme dit Glauque : c’est quand même bien plus séduisant d’être un despote cruel que d’être le balayeur du coin.

Maintenant finalement il faut quand même imaginer que, en effet, un gars doit pouvoir pendant quatre mois être général et retourner après balayer la cour ¾ c’est comme ça ! Franchement si ça c’est impossible, l’humanité a un pauvre destin. Elle a un destin d’animalité c’est tout. Tant que ce sera comme ça… Et d’ailleurs on sait très bien que quand ça arrive une fois par hasard, que quelqu’un avait un grand pouvoir et qu’il l’abandonne et qu’il redevient balayeur, tout le monde en fait un saint pour le reste des temps ¾ c’est tellement exceptionnel ! Mais normalement ça devrait être, selon l’Idée communiste, ça devrait être le destin général, le destin commun.

Et on a raison de s’inquiéter. Et la défense de Socrate sur ce point est strictement subjective, au sens où elle dit : il faut que tout le monde ait au fond liquidé sa part imaginaire d’adhésion, dans l’élément véritable de l’Idée ; c’est-à-dire qu’il ait une conviction qui n’est plus de l’ordre de la représentation, ou du moins qu’il ait une conviction dans laquelle la représentation est une part dominée. Et donc il va suivre l’Idée elle-même, mais cette fois en vérité, pas simplement parce qu’il est dans la médiation d’une représentation, ou d’une délégation imaginaire de l’Idée, absolument vulnérable à toute tentation d’un lieu réel, qui est l’État. Et donc ici on sent la fragilité du dispositif général, et il est très intéressant de voir que ça se passe au niveau de la connexion à l’État.

Et alors, à ce moment-là (et ça va être notre développement final), l’autre jeune va insister :

 

     ¾ Mais, insiste Glauque, ne faut-il pas aussi contrôler leur richesse [à ces gars-là, qu’on met dans le lieu du pouvoir], qu’ils ne possèdent pas des palais, des troupeaux, des voitures de luxe, des vases antiques, des femmes ravissantes, des parfums ou des bijoux ? S’ils ont tout cela, ils en seront si entichés et si soucieux que le pouvoir les rendra aussi méfiants qu’arrogants.

     [Et Socrate répond :]

     ¾ C’est à une échelle bien plus vaste que se situe le problème, et la décision politique ne peut ici qu’être absolument radicale. Il faut abolir la propriété privée.

 

     Alors vous voyez, ce que dit… [applaudissements] Oui, applaudissez Platon [Badiou et la salle se marrent]… Il le mérite. Ce qui est très intéressant c’est comment arrive ici ce motif de l’abolition de la propriété privée. Il arrive en réponse à une objection faite concernant en réalité le dispositif purement éducatif ¾ c’est ça qui est intéressant : c’est-à-dire l’idée qu’on va sauver la situation égalitaire dans l’élément d’une éducation telle que chacun aura compris que ce qui est en jeu, en fin de compte, dans l’utopie, est de l’ordre de l’Idée, et non pas de l’ordre de l’image hein. La précarité de cela c’est qu’on ne tient pas compte de la puissance du lieu, de la puissance matérielle du lieu.

     Il y aura des responsables, ces responsables ils seront dans un lieu. Dans ce lieu il y aura des tentations, il y aura la protection, il y aura des riches qui seront embusqués, on va leur proposer ceci, on va leur proposer cela ; si on continue à avoir des richesses, ils vont finalement (et ça c’est une maxime extraordinaire parce que Platon le voit très bien) ils vont finalement gouverner pour les riches. S’il y a encore des riches, ils vont gouverner pour les riches ¾ c’est inéluctable. On va leur proposer tant de trucs qu’ils vont…

Et acculé là quand même, à voir qu’en effet le dispositif c’est bien joli mais la matérialité ne peut pas être oubliée, c’est-à-dire que là il va falloir un point réel, Socrate va dire ²ben oui il faut finalement abolir la propriété privée² (le texte qui vient après est un texte que nous avons expliqué l’année dernière, ou il y a deux ans même). Et vous voyez comment ça s’articule : éducation ça veut dire ¾ bon ²l’éducation socialiste² comme on disait autrefois, l’éducation ça veut dire capacité de passer de la représentation à l’Idée, capacité de passer de l’imaginaire au symbolique, capacité de passer des images de l’émancipation à la conviction rationnelle de sa possibilité et de sa nécessité.

Mais le point réel qui rend possible, en définitive, l’universalisation de ce passage c’est l’abolition de la propriété privée. Tant que demeure la propriété privée (et c’est ça l’argument ici), tant que demeure la propriété privée, il n’est pas vrai que l’on puisse réellement assurer par la seule éducation l’universalité de l’émancipation. Le passage de l’imaginaire au symbolique, le passage (si vous voulez) de l’utopie communiste à l’Idée communiste suppose que, dans le réel, il y ait une soustraction de la propriété privée. C’est-à-dire que l’élément réel comme soustraction c’est en fin de compte l’abolition de la propriété privée.

Et donc la trajectoire générale aboutit à ce mot d’ordre ¾ elle n’en part pas hein, ça c’est très intéressant. C’est-à-dire que la logique générale part réellement de l’imaginaire, elle est une défensive du contre-mythe, elle légitime qu’il y ait un contre-mythe finalement, elle légitime l’utopie, mais elle légitime l’utopie dans des conditions telles que finalement, à la fin des fins, la garantie réelle soustractive de la possibilité de l’utopie c’est qu’il ait été possible d’abolir la propriété privée. Et là le nœud de l’imaginaire, du symbolique et du réel se fait de façon extraordinairement complexe entre représentation d’une humanité égalitaire, contre-mythe (par rapport au mythe phénicien des classes finalement, et de leur caractère naturel), donc contre-mythe artificiel de l’égalité générale, élévation éducative au symbolique sous le signe de l’Idée, et réel dans la modalité d’une soustraction massive tout de même qui est l’abolition de la propriété privée ¾ tout le point étant de savoir comment les trois termes s’articulent dans un processus réel quelconque.

Je rappellerai quand même que Marx, dans le Manifeste, dit, je le cite : ²Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée.² L’expression qui m’attire c’est ²formule unique² n’est-ce pas… C’est-à-dire que l’abolition de la propriété privée c’est la formule unique en quel sens ? Eh bien si on en croit le développement que je vous ai proposé, au sens où c’est la formule unique du réel de tout ça. Ça ne veut pas dire que c’est le plus important, ça ne veut pas dire que le communisme se résume là ¾ d’ailleurs il parle ici de la ²théorie², il ne parle pas du communisme en tant que tel, mais la théorie du communisme a une seule formule, une seule formule réelle : abolition de la propriété privée.

Et vous voyez que c’est une formule négative, soustractive. Donc ça n’est pas ça la vertu affirmative du communisme. Vous voyez très bien que la vertu affirmative d’un nouveau régime d’existence collective ne peut pas être simplement l’abolition de quelque chose ¾ ce serait évidemment… Précisément, le positif lui n’est donné que dans la figure utopique (l’association libre, la polyvalence), et après dans l’éducation militante. Mais le réel comme condition de tout le reste est dans une figure soustractive, et il est la formule unique, à ce titre ; sans être du tout la valeur, la qualité, la force affirmative… Néanmmois, soustractivement, l’abolition de la propriété privée est une condition sine qua non.

 

Alors voilà… Et je vous propose, pour finir, une sorte de récapitulation de cette traversée, de cette induction textuelle à partir de Platon. Alors on pourrait dire les choses ainsi : une utopie politique vraie, le ²mensonge vrai² de Platon, c’est la dimension imaginaire d’une Idée. Sa valeur critique est de représenter la possibilité d’une autre organisation collective ¾ sa valeur critique est là : elle représente la possibilité d’une autre organisation collective contre l’idée que celle qui existe est naturelle. C’est à mon avis un point très important : aujourd’hui presque tout le monde est en réalité convaincu que le capitalisme c’est naturel (si on creuse on voit ça). C’est pour ça que même ceux qui ne l’aiment pas pensent qu’on ne peut rien contre lui. Sans compter que nous sommes dans un monde où tout le monde se soucie de conserver la nature telle qu’elle est [sourires]… Ce n’est pas une bonne idée, croyez-moi. Ce n’ets pas une bonne idée de vouloir conserve la nature comme elle est. D’abord elle n’est pas forcément si bien que ça. Et ensuite… Croyez bien que à l’intérieur de l’idée de conserver la nature comme elle est, on va vous fourguer l’idée de conserver tout ce qui est naturel comme il est. Et que comme le capitalisme est naturel, il va falloir aussi le garder comme il est. Et on demandera simplement qu’il devienne un peu vert. Ce qu’il est en train de faire avec talent. Voilà.

En tout cas la valeur critique de l’utopie, ça c’est sûr, elle est de représenter la possibilité d’une autre organisation collective contre l’idée que celle qui existe est naturel. L’utopie a rapport au réel à trois niveaux : la société, l’action politique et l’État. On peut dire aussi cela : il y a un imaginaire constructif (au niveau de la société ; la représentation de la construction d’une société), il y a un imaginaire régulateur (c’est-à-dire l’action politique se fait dans l’élément aussi de la représentation), et un élément abolitionniste. C’est-à-dire que l’utopie elle dit que la société doit être reconstruite, que l’action politique doit être régulée, et que l’État doit être aboli. L’État est en fait sa butée principale ¾ ça je crois que c’est la grande leçon du siècle dernier : l’État a été le point de butée principal de la représentation politique. Par rapport à ce point de butée, l’exigence ultime c’est de passer de l’utopie à l’Idée complète (ça je vous rappelle que c’est le thème éducatif chez Platon), et donc de l’impuissance de l’imaginaire au possible politique, mais aussi à l’impossible symbolique.

Alors là je vais faire un mot de commentaire : l’impuissance de l’imaginaire au possible politique, ça nous avons dit, finalement on connaît très bien ça en réalité, ça veut dire : l’imaginaire ça veut dire ²il faudrait que tout soit autrement² hein, mais on ne sait pas très bien comment. Il y a quand même un moment où il faut passer de cet imaginaire inéluctable mais impuissant à une possibilité politique qui lui soit homogène naturellement ¾ qui n’en soit pas le reniement, la destruction, mais qui lui soit homogène. Et alors, à l’impossible symbolique (l’impossible symbolique là c’est l’ordre de l’Idée) qui est quand même toujours accompagné du caractère infini de la tâche (c’est ça l’impossible symbolique). Parce que l’idée communiste est une Idée dont on sait très bien que, en définitive, sa réalisation est effective (ou sera effective) est infinie. C’est en ce sens qu’elle ne se résout pas uniquement dans le possible politique, il y a toujours un reste réel du possible politique qui la relance hein. Parce qu’évidemment, de ce point de vue-là, le communisme ce n’est pas la fin de l’histoire, c’est le début d’une autre histoire. Et en tant que c’est le début d’une autre histoire, eh bien c’est le début d’une relance symbolique de la représentation.

Donc passer de l’utopie à l’Idée complète c’est deux choses n’est-ce pas : c’est évidemment passer de l’impuissance imaginaire au réel de l’action politique, mais c’est aussi assumer, dans l’ordre de l’Idée, le reste réel de ce caractère à tout moment impossible, qui fixe en fait que la tâche est infinie. Ça accepter que la tâche est infinie c’est tout à fait essentiel. Parce que ce n’est pas le grand soir et la fin de l’histoire. C’est une tâche infinie, et l’infinité de la tâche fait partie de son organisation symbolique.

Et alors ce sont ces passages, les passages de l’impuissance de l’imaginaire aux possibles politiques, et de l’impuissance de l’imaginaire à l’impossible symbolique, c’est-à-dire à une tâche infinie ou, comme disait Mao, à une ²guerre prolongée² hein, c’est ça qu’on nomme l’éducation ; c’est ça que Platon en tout cas nomme ²éducation² ¾ et pourquoi pas ? Une éducation véritable, quel qu’en soit le contenu finalement, reviendrait à passer en effet de l’imaginaire au symbolique, et de l’imaginaire au réel ¾ c’est ça une éducation véritable.

Et, le dernier énoncé, l’ennemi objectif de l’éducation, c’est la propriété privée. Et la propriété privée, son règne maléfique n’a pas rapport principalement aux inégalités, mais au fait qu’elle astreint à l’impossibilité de l’éducation ; c’est-à-dire elle est dans la maxime (je l’ai bien souvent dit) « vivre sans Idée ». Et que le règne de la propriété privée c’est le règne animal de l’acquisition, voilà. Et donc c’est l’ennemi de l’éducation aussi, si ²éducation² est pris en un sens un peu dense, dans le sens que Platon lui a donné à savoir, en définitive, passer de l’utopie à l’Idée. Et c’est ça, c’est ce passage de l’utopie à l’Idée qui est bloqué par la propriété privée, comme Platon le démontre, et ce n’est pas un hasard si la propagande consiste toujours : 1) à renvoyer l’entreprise de l’émancipation au régime de l’utopie, et 2) à se dire que de cette utopie on ne passe jamais à l’Idée ¾ parce que c’est ça ! Parce que de l’utopie on ne passe qu’au crime. Le réel de l’utopie c’est le crime, alors que la thèse de Platon c’est que le réel de l’utopie c’est l’Idée.

Vous voyez la cohésion de tout ça. Et la raison pour laquelle, finalement, la seule formule du programme des communistes, nous dit Marx, c’est ²abolition de la propriété privée², c’est que le communisme, c’est vrai, en un certain sens, c’est l’auto-éducation de l’humanité. C’est l’auto-éducation de l’humanité. Et si l’ennemi de cette auto-éducation c’est la propriété privée, eh bien finalement le réel de cette éducation exige l’abolition de la propriété privée.

Merci.

 

28 janvier 2010

 

     Distribution d’un extrait de La République (L I, 345sq.), titré :

     Platon 13. Qu’est-ce qu’une argumentation philosophique ?

 

     ¾ Et, poursuit Socrate, chaque technique nous rend un service tout à fait particulier. Pour la médecine, c’est la santé, pour le pilotage d’un avion, c’est la rapidité et la sécurité d’un voyage, et tout le reste à l’avenant. Oui ou non ?

     ¾ Oui ! s’impatiente Thrasymaque, je te le corne aux oreilles : Oui !

     ¾ Et la technique… Oh ! j’ai décidément horreur de cette traduction de teknh. J’en trouverai une autre pendant la nuit. Bref, la technique particulière dont le nom ancien était « mercenariat », et qui aujourd’hui, omniprésente, s’appelle « salariat », n’a pas d’autre fonction propre que de rapporter un salaire. Naturellement, tu ne confonds jamais un médecin avec un pilote de ligne. Si ¾ c’est la règle que tu nous imposes, toi, le fanatique du beau langage ¾ nous devons définir tous les mots avec la plus extrême rigueur, nous n’appellerons jamais « médecin » le capitaine d’un navire, sous prétexte que les passagers, dopés par l’air marin, pètent la forme. Pouvons-nous alors, je te le demande, appeler « médecin » n’importe quel salariat, dès lors que le salarié se porte mieux parce qu’il a touché son salaire ?

     ¾ Où veux-tu en venir avec ces calembredaines ? maugrée Thrasymaque.

     ¾ J’en viens au moment fatal de mon argumentation, quand tous les fils se rejoignent et que tout s’éclaircit. Écoute bien ma question : vas-tu confondre la médecine avec le salariat, en arguant de ce que, quand il guérit les gens, le médecin touche un salaire ?

     ¾ Ce serait grotesque.

¾ Tu as reconnu que chaque technique prise en elle-même nous rend un service, et que ce service est particulier, distinct de celui que nous rend une autre technique. Si donc plusieurs techniques différentes nous rendent le même service, il est clair que ce service résulte d’un élément commun qui s’ajoute à la fonction propre de chacune des techniques considérées. L’application de ce principe est simple, dans le cas qui nous occupe : quand un technicien touche un salaire, c’est qu’il a ajouté à la technique dont il est le spécialiste cette autre technique, plus générale, que nous avons nommée le salariat. Et s’il ne touche aucun salaire, sa performance technique n’en est pas moins pour autant annulée. Elle reste ce qu’elle est, et demeure, dans son être, tout à fait extérieure au salaire.

Thrasymaque sent que les mâchoires de l’argument menacent de l’écraser. Il prend les choses en grand seigneur et, d’un ton ironique :

¾ Si tu le dis, Socrate, nous le dirons aussi.

¾ Tu devras alors avaler les conséquences. Il est en effet désormais établi qu’aucune technique, aucune position dominante n’ont pour but ou fonction leur propre intérêt. Comme nous l’avons déjà dit, elles n’ont en vue et ne prescrivent, s’il s’agit d’une technique, que ce qui concerne l’intérêt de ce qui en est l’objet et l’enjeu. Et s’il s’agit d’une position dominante, elle ne vise que l’intérêt des gens dominés. Voilà pourquoi je disais tout à l’heure, mon cher Thrasymaque, que personne ne désirait, de son propre chef, diriger quoi que ce soit, et encore moins s’engager gratuitement à soigner et guérir les maux d’autrui. Car, dans ce genre de situation, on doit considérer l’intérêt du plus faible et non celui du plus fort. Le résultat est que tout le monde réclame un salaire. Évidemment ! Celui qui, au service d’un client, met en œuvre une technique de façon efficace et bien ajustée, n’a jamais en vue ni ne prescrit son propre bien. Il ne s’occupe que des biens de celui pour lequel il travaille, auquel il est cependant supérieur, puisqu’il maîtrise une technique que l’autre ignore. C’est pour redresser ce paradoxe apparent ¾ le supérieur au service de l’inférieur ¾ qu’il faut presque toujours garantir un très bon salaire à celui qui accepte un poste hiérarchiquement élevé, salaire versé sous forme d’argent et d’honneurs variés. Quant à celui qui refuse obstinément, c’est sous forme de punition qu’il touchera son salaire.

Glauque, observant que Thrasymaque, dégoûté, prépare une retraite stratégique, croit qu’il a le devoir d’alimenter la discussion :

¾ Socrate ! Que nous racontez-vous, exactement ? Je comprends bien qu’au salariat correspond un salaire différent de celui qui est approprié aux techniques comme la médecine ou la direction d’un grand corps de l’État. Mais qu’une punition ¾ et laquelle ? ¾ puisse faire office de salaire pour quelqu’un qui refuse un poste, et qui donc, ne rendant aucun service, ne mérite aucun salaire, ça me dépasse.

¾ Demande-toi quel peut bien être le salaire d’un de nos meilleurs partisans, un très bon philosophe par exemple. Ne sais-tu pas pour quelle raison il va parfois se résigner à accepter une fonction importante dans l’État ? Ne sais-tu pas que, pour lui, carriérisme et âpreté au gain sont des vices ?

¾ Ils le sont réellement, à vrai dire. Et alors ?

¾ Vous-même, enchaîne Amantha, si ma mémoire est bonne, vous avez accepté d’être président du Conseil à Athènes. C’était à peu près au moment où votre cher Alcibiade prenait une raclée à la bataille de Notion. Quel a été votre salaire ?

¾ Ma fille, tu ranimes là un souvenir extrêmement pénible. En tout cas, tu t’en doutes, il ne s’agissait ni du goût du pouvoir, ni de ce qu’il rapporte. Au plus fort de la Révolution culturelle, Mao Zedong a lancé la directive : « Mêlez-vous des affaires de l’État ». Quand nous obéissons à cette directive, nous n’avons pas l’idée d’être traités comme des salariés qui exigent le salaire de leur engagement, ni comme des voleurs qui tirent de cet engagement des profits secrets. Il ne s’agit pas non plus de courir après les honneurs, car ce n’est pas l’ambition qui nous anime. En fait, nous pensons tous ¾ nous, communistes de la nouvelle génération ¾ que participer volontairement au pouvoir d’État tel qu’il existe, sans y être contraint par des circonstances exceptionnelles, est totalement étranger à nos principes politiques. Il est donc inévitable que nous y contraigne uniquement la perspective d’un châtiment intérieur plus grave encore que la honte que nous éprouverions à courir après les postes et les crédits. Or, qu’est-ce qui peut bien être, dans ce genre de situation, la plus insupportable des choses ? C’est d’être gouverné par des crapules, uniquement parce qu’on a refusé le pouvoir. La crainte de ce châtiment est la seule raison pour laquelle, de temps à autre, des gens honorables se mêlent au plus haut niveau des affaires de l’État. Et on voit bien qu’ils ne le font ni par intérêt personnel, ni pour leur plaisir, mais parce qu’ils croient que c’est nécessaire, vu l’impossibilité, dans les épreuves que traverse l’État, de trouver pour les postes qu’ils vont occuper des candidats meilleurs, ou au moins aussi bons.

¾ Attendez, attendez ! interrompt Amantha. Vous nous parlez là de l’engagement paradoxal de gens honnêtes dans un État passablement pourri, où dominent ordinairement les carriéristes, les profiteurs et les démagogues. Ce dévouement n’a du reste jamais servi à grand-chose. Je me demande ce qui se passerait dans un État idéal, soumis à de justes principes.

¾ Si un tel État venait à exister, on y organiserait des compétitions pour ne pas être au pouvoir, tout comme aujourd’hui pour y être.

¾ Des élections négatives ! Incroyable ! ricane Glauque.

¾ On se vanterait d’avoir enfin été élu pour n’occuper aucun poste. Parce que, composé de femmes et d’hommes libres, et dominé par la maxime égalitaire, le pays unanime considérerait que le dirigeant véritable n’a pas en vue son propre intérêt, mais uniquement celui du peuple entier. Et la masse des habitants trouverait plus tranquille et plus agréable de confier son destin personnel à des gens de confiance, plutôt que de se voir confier, à eux personnellement, le destin d’immenses foules. Je n’accorde donc absolument rien à Thrasymaque : ce qui est juste n’est pas et ne peut pas être l’intérêt du plus fort.

 

Je voudrais commencer par dire quelques mots à propos de Haïti. Parce que, comme vous savez, nous avons plusieurs fois parlé de la question des lieux, c’est-à-dire des lieux en tant que des lieux de situations. À l’arrière-plan d’ailleurs il y a toute une doctrine systématique, que j’ai en partie proposée, qui est la doctrine du site, ou du site événementiel. Donc je vais dire quelques mots sur Haïti pour des raisons que je vais tenter de vous expliquer… Haïti est un lieu, Haïti c’est autre chose qu’un pays particulier dans lequel s’est produit une grande catastrophe [cf. le violent tremblement de terre du 12 janvier dernier]. Donc quelques points sur Haïti pensés en ce sens, c’est-à-dire non pas pensés à partir du désastre, mais pensés d’abord dans la situation singulière que ce pays constitue.

     D’abord, évidemment, il faut se souvenir que Haïti, du point de vue de son inclusion dans notre histoire, c’est-à-dire dans l’histoire occidentale, que Haïti a d’abord été le lieu privilégié d’un forfait tout de même extraordinaire n’est-ce pas… Il faut se rappeler que Saint-Domingue, l’île tout entière, a été un espace fondamental de l’importation d’esclaves venus d’Afrique et que, à la fin du XVIIIe siècle, Saint-Domingue est un lieu d’accumulation capitaliste et de prospérité tout à fait extraordinaire ; c’est même devenu une partie constitutive essentielle de l’économie de la France. C’est vraiment une colonie, au sens plein du terme, extrêmement productive, extrêmement prospère, et entièrement fondée évidemment sur l’exploitation de la main d’œuvre esclave. Donc c’est au départ le lieu d’un des innombrables crimes de ce type d’accumulation, un lieu exemplaire de ce type de forfait. Et alors ceci s’inverse en quelque manière, dans la mesure où ça devient le lieu d’un événement extraordinaire. Voilà.

C’était le lieu structurel d’un des innombrables crimes de l’occident colonial, ça devient le lieu d’un événement tout à fait extraordinaire, qui se situe naturellement dans l’espace général de la Révolution française, mais qui, en un certain sens, va au-delà pour des raisons que je vais tenter d’expliquer.

     C’est évidemment la révolte, et surtout la révolte victorieuse des esclaves noirs d’Haïti. Rappelons ¾ on ne va pas faire de l’histoire détaillée mais rappelons que l’esclavage a été aboli sur place avant que la Convention nationale décide, dans une séance solennelle, de son abolition. Donc l’esclavage a été aboli dans le mouvement même de la révolte et de la construction d’un nouveau pouvoir par les Haïtiens, c’est-à-dire en définitive par ceux qui avaient été amenés là dans les conditions que vous savez comme esclaves. Malgré tout on est obligé de penser à Spartacus et à l’histoire des révoltes d’esclaves, on y est obligé parce que c’est véritablement le premier soulèvement victorieux des esclaves dans l’histoire.

Et, en outre, cette révolte victorieuse s’accompagne de l’apparition d’un personnage extraordinaire, évidemment comme toujours dans les grandes révolutions, qui est Toussaint Louverture, peut-être un des plus grands politiques de tous les temps ; un personnage dont on n’a pas encore complètement épuisé la signification. Toute une partie des écrits et des lettres de Toussaint Louverture attendent d’être réellement éditées, mises à la disposition des gens ; un chantier extraordinaire pour les historiens.

Et donc voilà ce lieu. Il faut tout de même le penser dans cette double détermination d’un forfait exceptionnel et d’un événement littéralement sans précédent. Alors sur cet aspect des choses il y a un livre fondamental, que je vous signale, qui est le livre de Cyril Lionel Robert James ; quelqu’un qui est né dans les Antilles anglaises, à Trinidad et Tobago. Et ce livre existe en traduction française, il a été écrit d’abord en anglais, sous le titre Les Jacobins Noirs, Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue. Il a été réédité aux éditions Amsterdam en 2008. La première traduction en français de cet ouvrage a été faite par Pierre Naville, donc par une des personnalités intellectuelles du progressisme et de l’anarchie française, ce qui indique aussi toute une série de corrélations.

Une bonne partie de l’histoire de Haïti, à mon sens, doit être éclairée comme une sorte de longue et interminable tentative de revanche, prise par ceux qui avaient été séquentiellement vaincus. Il y a eu des conséquences réactives, réactionnaires, considérables de cette victoire de l’insurrection et de la mise en place, pendant deux ans au moins, d’un gouvernement sans précédent n’est-ce pas, le gouvernement de Toussaint Louverture. Entrer dans les détails serait trop long mais c’est une histoire en elle-même extraordinaire n’est-ce pas ; en particulier la tentative de Toussaint Louverture de ne pas solder la chose par l’enfoncement du pays dans la misère, la pauvreté, le démantèlement de sa capacité productive, etc. Il a d’ailleurs été critiqué de ce point de vue-là parce qu’il a cherché au fond des accords, des compromis, des stabilisations de la population ¾ en quoi il est évidemment la figure tutélaire de Mandela ; il est le premier Mandela, véritablement, dans l’expérience historique de Haïti.

Il faut savoir aussi que les forces armées organisées par les révoltés haïtiens ont, dans la période de la Convention, trouvé l’appui d’un certain nombre de conventionnels, de personnages extraordinaires n’est-ce pas, comme le représentant en mission Santonax ; des gens comme ça on n’en fait plus [Badiou sourit]. Il faut savoir aussi que malgré tout en France l’écho a été tout à fait fondamental : il y a eu un grand meeting à Brest où l’on a présenté les délégués africains venus de Haïti, au milieu de l’enthousiasme populaire. Il y a eu aussi… Vous savez que la Convention a décidé, au moment de la séance pour l’abolition de l’esclavage, qu’il n’y aurait aucun débat car même simplement débattre de cette question allait contre les principes, tant évidemment abolir l’esclavage était comme une nécessité naturelle et évidente. Il y a donc eu une déclaration officielle de la Convention annonçant que l’abolition de l’esclavage se ferait sans débat. [Badiou se marre doucement] Ceux qui voulaient débattre se sont tenus tranquille n’est-ce pas ¾ à l’époque il valait mieux. Ce qui n’a pas empêché (et ça, ça été étudié de très près) le lobby colonial de jouer un rôle réactionnaire fondamental pendant toute la durée de la Révolution française, et d’être extraordinairement actif au moment de Thermidor. Une bonne partie de la contre-révolution thermidorienne a été financée et organisée par le lobby colonial qui n’admettait pas, qui ne pouvait pas tolérer ce qui s’était passé là-bas. Et ayez toujours présent à l’esprit que c’était une source de richesses absolument colossale ; ce n’était pas une annexe, un endroit perdu, c’était une pièce constitutive de l’accumulation bourgeoise à cette époque.

Rappelons-nous aussi que y compris Napoléon a été défait à Haïti. Il y a envoyé des troupes considérables. Certains historiens considèrent même que les troupes consignées (si je puis dire), fixées à Haïti, et qui par conséquent n’ont pas pu être sur les fronts européens, ont contribué aux difficultés militaires finales de Napoléon. Les types ont pris quelques raclées, ils ont été malades etc., en réalité ce fut une véritable débandade… Ce qui n’a pas empêché Napoléon, premièrement de rétablir l’esclavage ¾ c’est un personnage dont il faut tout de même rappeler les caractéristiques de temps en temps n’est-ce pas, au regard du culte qui périodiquement ressuscite. Il a premièrement rétabli l’esclavage, et deuxièmement il a fait mourir Toussaint Louverture dans une détention abjecte dans la province française… Napoléon a commis beaucoup de crimes mais celui-là, la mort de Toussaint Louverture, c’est celui qui est proprement et totalement impardonnable, véritablement ; on ne peut pas passer outre à une chose de ce genre.

Alors les conséquences réactives en France ont été très longues, très considérables, et elles s’étendent, à mon avis, de l’époque jusqu’à aujourd’hui. Il y a une continuité réactive anti-haïtienne absolument continue. Ça a commencé par le fait qu’une fois installée l’indépendance (d’ailleurs finalement extraordinairement surveillée, précaire et en un certain sens inexistante, de Haïti, en dépit du soulèvement prodigieux initial), on a considéré que c’était un pays qui avait une grande dette à l’égard des Français, parce qu’il les avait privés des esclaves et des bénéfices coloniaux. Et donc on a fait payer au gouvernement de Haïti une dette colossale pendant des décennies et des décennies, comme prix n’est-ce pas de l’abolition de l’esclavage ¾ ça c’est tout de même extraordinaire ! C’est-à-dire que le coupable, celui qui devait payer, c’était le gouvernement haïtien, qui a été lourdement handicapé et grevé dans ses possibilités d’investissement et de construction du pays par cette dette fabuleuse. Donc ça c’est au début, et puis à la fin on a eu quand même les campagnes constantes contre les gouvernements successifs d’Aristide à Haïti ; campagnes absolument alimentées et financées par les adversaires de la politique relative d’indépendance nationale qui était la sienne. Le parti Lavalas, le parti d’Aristide, est la seule organisation populaire à Haïti, tout le monde le sait n’est-ce pas, il représentait un potentiel (comme on l’a vu aux dernières élections) de quasiment 90% de la population de Haïti ; ça n’a pas empêché, au termes de campagnes répétées, à laquelle y compris de nombreux organes de la gauche officielle ont participé activement, d’organiser un débarquement militaire américano-français hein (là il n’y avait pas de désaccord, il n’y avait pas de discordance) pour prier Aristide de s’en aller, et le condamner à l’exil. Aristide vit actuellement en Afrique du Sud.

Donc de façon absolument continue, l’hostilité militaire ou économique contre toute figure qui rappellerait de près ou de loin l’indépendance de Haïti a été constante, de sorte que quand on dit, comme si on se plaignait d’un phénomène naturel, que Haïti est le pays le plus pauvre du monde, il faudrait ajouter que c’est largement le prix que ce pays paie, au long des siècles, pour avoir été un des premiers à se dresser contre l’impérialisme occidental ¾ ça c’est un fait et c’est à mon avis indubitable. Et nous devons être donc dans une solidarité avec le peuple haïtien qui va beaucoup plus loin (si vous voulez) que la pitié pour les catastrophes qu’il endure.

Pour l’histoire, notamment contemporaine, de Haïti, il y a un excellent livre en anglais, Damming the flood (Endiguer le torrent), qui est le livre de Peter Hallward. Le sous-titre, je le traduis, c’est : Haïti, Aristide et la politique de refoulement ; c’est un livre de 2007. Je vous le recommande vivement, j’espère d’ailleurs qu’une traduction française de ce livre sera disponible dans les plus brefs délais et je compte m’y employer. Par ailleurs il y a un texte que je crois qu’il faut absolument lire (parce qu’il y a eu de telles calomnies et déformations sur la figure politique d’Aristide, comme antérieurement sur celle de Toussaint Louverture n’est-ce pas), qui est un entretien de Jean-Bertrand Aristide avec Peter Hallward, un entretien qui date de février 2007, et que vous pouvez trouver en ligne sur le site de la London Review of Books (à l’entrée ²Jean-Bertrand Aristide², entretien avec Peter Hallward). C’est un texte remarquable et qui je crois peut convaincre n’importe qui de bonne foi concernant la nature exacte de la personnalité politique de Jean-Bertrand Aristide.

Ça c’est pour les conséquences planétaires, mondiales et françaises, de cette affaire. Je signale que Aristide a été renversé très peu de temps après avoir déclaré qu’une bonne chose serait que les Français remboursent leur dette [sourires]… La fameuse dette n’est-ce pas : les millions que les Français ont perçu pendant tout le XIXe siècle. Il a dit qu’après tout c’était quand même un scandale d’avoir dû payer parce qu’on avait aboli l’esclavage, et que peut-être les Français pourraient rembourser immédiatement cette dette. Et en fait de remboursement eh bien Aristide a été renversé par un débarquement militaire, voilà. Alors une des chose qu’on peut soutenir (je dirai tout à l’heure aussi comment), à savoir que évidemment cette prétendue dette doit être absolument restituée au gouvernement haïtien.

Et ça c’est évidemment aussi pour vous dire que les conséquences locales de cette longue histoire de Haïti ont été évidemment désastreuses puisque premièrement on a privé Haïti de tout ce qui pouvait être les ressources endogènes d’investissement et de développement, et deuxièmement on a veillé tout du long à ce que les gouvernements de Haïti soient de sordides gouvernements réactionnaires : il faut se souvenir de ce qu’était le gouvernement Duvalier, les Tontons macoutes, etc., pendant des décennies et des décennies. Et chaque fois qu’il se passait quelque chose d’autre on avait un débarquement, notamment américain. Parce qu’en réalité les Américains continuent à considérer que Saint-Domingue est une sorte de protectorat, dans ses deux moitiés : Saint-Domingue proprement dit et Haïti aussi.

Et alors ça m’amène au dernier point qui est qu’il est tout de même renversant de voir que toute la logique et le tam-tam qu’on fait autour de l’aide à Haïti, dans le contexte du terrible, effroyable et sinistre tremblement de terre qui vient de se produire, est encore dominée par cette attitude tutélaire, protectrice, et en réalité sordidement coloniale des occidentaux à l’égard de ce pays hein. Parce qu’on a pris grand soin d’envoyer surtout beaucoup de soldats, beaucoup de militaires (10000, 20000), et on a en fait mis le pays en état d’occupation avant même que quoi que ce soit ait pu se passer de manière interne, du point de vue des autorités et du gouvernement haïtien. À ce propos vous trouverez aussi en ligne une lettre de Peter Hallward et de quelques autres au journal The Guardian, concernant précisément cette figure générale de l’aide à Haïti ; elle a été d’ailleurs immédiatement signée par Chomsky et d’autres grandes figures du progressisme américain. Et je vous en lis une traduction en français, parce que ça donne un point de vue un tout petit peu recentré (si je puis dire) sur ce qui se passe aujourd’hui à Haïti. Il faut bien voir qu’on a quand même affaire à une débauche lacrymale et humanitaire accompagnée de dix mille G.I’s n’est-ce pas. C’est une situation qu’on connaît hein : le parachutiste humanitaire ça c’est une figure qui depuis vingt ans obsède la planète… Et on sait qu’il faut aller y regarder d’un peu plus près, et écouter d’autres voix. Alors je vais vous faire entendre, là, la voix des progressistes du monde anglo-saxon, qui se soucient beaucoup plus que nous en vérité, depuis longtemps, de la nouvelle situation en Haïti, alors que nous avons ici d’excellents militants haïtiens (qui sont des ouvriers, des artisans, etc.) avec qui il suffit de discuter pour savoir un petit peu ce qu’est réellement la situation politique à Haïti. Alors…

 

Nous, signataires de ce texte, sommes indignés des retards scandaleux apportés à la distribution de l’aide de première nécessité aux victimes du tremblement de terre en Haïti. Depuis que l’US Air Force a pris unilatéralement le contrôle de l’aéroport de Port-au-Prince, elle a donné la priorité aux vols militaires sur les vols civils de l’aide humanitaire. Résultat de cette décision américaine de favoriser le déploiement de soldats étrangers au détriment de la distribution des secours d’urgence, des masses de gens sont mortes inutilement dans les décombres de Port-au-Prince, de Leogan et d’autres villes non secourues. Nous exigeons que le commandement américain remette immédiatement le contrôle exécutif sur les secours entre les mains de dirigeants haïtiens et qu’il aide réellement, au lieu de prendre sa place, l’administration locale qu’il prétend vouloir épauler. Nous soulignons que les préoccupations et l’obsession étrangère en matière de sécurité et de pillage sont amplement démenties par le degré effectif de patience et de solidarité qui règne dans les rues de Port-au-Prince.

Fidèles à leur vision de longue date, l’administration américaine et celle des Nations Unies persistent à montrer à l’égard du peuple haïtien une crainte et une suspicion totalement déplacées. Nous en appelons aux gouvernants de fait d’Haïti, qui sont les puissances étrangères, pour qu’ils fassent tout leur possible afin de renforcer la capacité propre du peuple haïtien à surmonter cette crise.

Nous exigeons en conséquence qu’ils autorisent le dirigeant politique haïtien le plus populaire et digne de confiance, Jean-Bertrand Aristide, dont le parti a obtenu 90% des sièges au Parlement lors du dernier tour d’élections démocratiques dans le pays, à rentrer immédiatement de l’exil inconstitutionnel auquel il est contraint depuis que les États-unis, le Canada et la France ont contribué à sa déposition en 2004.

Si la reconstruction s’effectue sous la supervision de troupes étrangères et d’organismes internationaux de développement, elle ne se fera pas au service des intérêts de la grande majorité de la population haïtienne. Nous requérons donc des dirigeants de la communauté internationale qu’ils respectent la souveraineté haïtienne, qu’ils s’engagent dès maintenant dans une réorientation de l’aide internationale, qu’ils renoncent à tout ajustement néo-libéral, à tout esprit d’exploitation, comme à toute charité non gouvernementale, pour privilégier un investissement systématiquement au service du peuple haïtien lui-même et de son gouvernement.

Nous exigeons que toute aide à la reconstruction prenne ainsi la forme de subventions, et non de prêts, que le solde de la dette extérieure d’Haïti soit immédiatement annulé, et que l’argent que les gouvernements étrangers doivent encore à Haïti, notamment les énormes sommes extorquées par le gouvernement français au titre de compensation pour la perte des esclaves et des possessions coloniales, soient reversées à ce pays en totalité et tout de suite.

Notre exigence fondamentale est que la reconstruction d’Haïti s’effectue avec, pour clef de voûte, un seul et unique objectif : renforcer la capacité politique et économique du peuple haïtien.

 

Alors je vous disais tout cela, et je conclus rapidement, parce que je pense que nous avons tous, le monde entier a une vraie dette à l’égard d’Haïti. À savoir celle précisément que je vous disais : celle d’avoir été, à la fois réellement et symboliquement, la première tentative pour que l’histoire impériale de l’occident voit en face d’elle se lever une altérité véritable. Ça c’est quelque chose qui commence une autre histoire, et c’est pour ça que je disais que c’est évidemment contemporain, et en un certain sens interne à la Révolution française. Mais si un certain nombre des problèmes posés par la Révolution française ont été en quelque manière déployés, argumentés, résolus et même poussés en avant d’eux-mêmes par les révolutions qui ont suivi au XIXe siècle, le soulèvement victorieux, momentanément, des esclaves d’Haïti (qui, d’une certaine façon rappelait à l’histoire mondiale à la fois la traite négrière, l’histoire de l’Afrique, et donc ouvrait le monde à son unité générale, et non pas simplement à son centre civilisé) pose un problème qui en réalité est encore devant nous. Voilà.

Donc nous sommes, en un certain sens, plus contemporains de la révolte des esclaves à Haïti que nous ne le sommes encore des jacobins républicains. Le problème posé par l’inégalité monstrueuse contre laquelle se levaient les esclaves d’Haïti, et que pensait être une force extraordinaire Toussaint Louverture, ce problème-là, on le sait bien, est encore à nos portes. Voilà pourquoi nous pouvons considérer que ce qui se passe à Haïti nous concerne au premier chef, et ne pas entrer dans la logique dominante à l’heure actuelle, qui est de saisir encore ce prétexte pour un comportement dominateur et paternaliste à l’égard de ce peuple dont l’histoire véritablement est une histoire admirable. C’était la raison pour laquelle je voulais vraiment vous parler du lieu haïtien dans sa figure historique contemporaine. Voilà.

 

Alors ceci étant, nous allons aujourd’hui nous occuper d’une question tout à fait différente, tout à fait particulière, qui est la suivante : nous avons beaucoup insisté jusqu’à présent, suivant sur ce point la trace de Platon, sur la question de l’éducation, dont j’ai proposé de dire la dernière fois qu’évidemment il fallait l’entendre bien autrement que comme une doctrine de l’école. La doctrine de l’éducation chez Platon c’est en réalité la question de savoir comment on peut parvenir à faire en sorte que les gens sortent de la caverne ; c’est-à-dire comment on peut favoriser, en supposant qu’on y soit revenu, qu’on y soit rentré, comment on peut favoriser l’émancipation générale de ceux qui sont dans un lieu de domination, d’obscurité et d’ignorance. Et on a vu que, élargissant petit à petit la question, Platon va parvenir à la conviction que les conditions générales de l’éducation sont des conditions drastiques. C’est-à-dire que les obstacles ne sont pas de nature pédagogique etc., les obstacles sont en vérité des obstacles concernant l’organisation générale des choses (la propriété privée, le jeu des opinions, etc.).

Mais en définitive ceci laisse à découvert une question qui est de savoir quel est exactement le rôle du discours dans toute cette affaire, quelle est la place de la discursivité philosophique proprement dite. C’est une question qui m’intéresse parce que ça peut être la question de savoir par exemple ce que je fais exactement là, en ce moment. Qu’est-ce que je suis en train de faire ?… Bon je fais un cours de philosophie mais vous voyez bien, qu’est-ce que je suis en train de faire ? ¾ c’est-à-dire de quoi s’agit-il, dans une problématique qui accepterait de dire que la philosophie n’est pas réductible à une discipline du savoir, mais que précisément c’est la partie, une partie (peut-être pas la plus importante, mais une partie quand même) d’un processus que nous concevrons comme un processus d’émancipation. Donc comme un processus d’accès, ou d’éclaircie, de ce que c’est que la vraie vie (pour reprendre les termes que nous avons ici utilisés).

Mais dans cette affaire, quelle est la fonction de la discursivité ? Et si on resserre encore la question, c’est celle que je voudrais aborder aujourd’hui : quelle est la fonction de l’argumentation ? C’est-à-dire malgré tout le discours philosophique tente de se soutenir d’une cohérence minimale, il met en avance des arguments, il réfute des positions adverses, ou en tout cas il les combat ; mais quelle est exactement la fonction et la signification de tout ça si la philosophie est une partie du processus dont nous parlons ? ¾ c’est-à-dire un processus qui finalement est un processus universel d’émancipation.

Et alors, au fond, c’est une question assez compliquée, assez mystérieuse. Au fond nous sommes complètement habitués à trouver, dans la philosophie, dans le discours philosophique, quantités d’arguments ¾ il y a même eu toute une époque où l’on pensait qu’il y avait des preuves hein, sur le modèle mathématique ou scientifique : des preuves de l’existence de dieu… Mais enfin, il n’y a plus beaucoup de gens qui proposent des preuves aujourd’hui, sauf sur des points vraiment si limités que la preuve n’a plus aucun intérêt. Pourtant on continue à argumenter, on continue quand même à proposer une discursivité qui est soit dans l’ordre de sa rhétorique, soit dans l’ordre de son intensité, soit dans l’ordre de son agencement, qui vise réellement… à quoi exactement ? Qui vise à convaincre ? Qui vise à déplacer ? Qui vise à transformer ? C’est cette question-là que je voudrais retourner, dans le cadre général de la question éducative, sur la discursivité philosophique elle-même.

Alors supposons qu’on adopte une définition provisoire simple de la philosophie en général. Supposons qu’on dise (dans mon langage à moi) : supposons que la philosophie soit une contribution ou une aide à l’installation d’une vie libre, d’une vraie vie, d’une vie émancipée. Supposons que, parce qu’il s’agit de la vraie vie, il s’agisse finalement des vérités. Alors on verra tout de suite que l’argumentation philosophique elle a une partie qu’on retrouve toujours, dans toutes les philosophies, elle a une partie affectée à des fonctions de repérage, d’identification, de tri ; c’est-à-dire elle va repérer ce qui est important, sous des noms différents hein ¾ un peu comme disait Deleuze : « finalement, la philosophie, ce qui compte pour elle c’est ce qui est intéressant ». Lui il le disait comme ça (« c’est ce qui est intéressant »), mais on pourrait tout aussi bien dire : ce qui est important, ce qui est vrai, ce qui compte, ce qui a valeur ¾ il y a quantités de descriptions.

Il y a une partie de la discursivité philosophique qui cherche à identifier ce dont il s’agit là. Par exemple, moi je dirais que ce sont les conditions de la philosophie, donc ce qui a vraiment une intensité dans l’expérience humaine, qui sont des choses comme la politique, comme les sciences, comme l’activité artistique, comme l’amour ¾ ça ça désignera précisément cette espèce de processus de repérage et d’identification.

Ensuite il va y avoir une partie de la discursivité philosophique, une fois donnés ces repérages, qui va chercher des instruments de cohésion du repérage, c’est-à-dire : s’il y a des chose qui ont valeur, qui sont importantes, qu’est-ce qu’elles ont en commun qui fait qu’on peut les désigner comme telles ? Ça c’est le travail conceptuel proprement dit, c’est sans doute ce que Deleuze, à sa manière, appelait ²création de concepts². Un concept c’est quelque chose qui permet d’entretenir un rapport, construit et rationnel, à ce qui est important, ou intéressant, ou qui a de la valeur ; c’est-à-dire à ce qui, finalement, va servir d’étoile polaire pour la vraie vie, à ce qui va servir quand même d’orientation, voilà.

Donc il y a une fonction de repérage, il y a une fonction d’articulation du repérage sous des concepts, tout ça donne lieu à des fonctions qui sont des fonctions d’orientation ¾ on voit tout ça assez bien. Mais alors, quelle est la place exactement là-dedans de l’argumentation ? C’est-à-dire quand on argumente pour établir ou réfuter une thèse, comment ça se dispose dans ces grandes fonctions, au fond assez naturellement repérées, de la philosophie ? Et alors là je crois que véritablement entre en scène nécessairement la distinction, que je prendrai chez Pascal (mais elle a d’autres référents), qui est la distinction entre convaincre et convertir. Et je pense que la philosophie est toujours quelque chose qui, malgré tout, est à mi-chemin des deux. Elle n’est pas du côté de la conviction pure parce qu’elle n’est pas une science (on reviendra sur ce point), donc elle ne peut pas entraîner la conviction par des moyens qui au fond seraient ceux de la discursivité scientifique proprement dite. Et elle n’est pas non plus entièrement du côté de la conversion parce qu’elle n’est pas une religion. Mais cependant elle enveloppe les deux dimensions. C’est-à-dire son objectif est bien de convaincre en un sens, d’entraîner une conviction, de créer même peut-être des éléments de quasi nécessité d’une conviction. Et puis, d’un autre côté elle a des ambitions subjectives, c’est-à-dire elle vise bien la transformation des sujets ; et en ce sens elle est quand même aux lisières de ce qu’il faut entendre par ²convertir².

Et donc si la philosophie n’est ni absolument une machine à convaincre ni absolument un appareil à convertir, elle est aimantée par ces deux dimensions, et évidemment le problème c’est que ces deux dimensions ne fonctionnent pas de la même manière. Et donc la place de la discursivité philosophique va être complexe, impure (comme elle est toujours) et tiraillée par ces deux dimensions divergentes.

Alors il y a un passage très fameux de Pascal (édition Brunschvicg, le fragment 588 [Sellier 427 ; Lafuma 842]) que je vais vous lire, qui porte là-dessus de manière particulièrement précise bien que l’exemple soit à propos de la religion. Alors c’est le passage fameux :

 

Notre religion est sage et folle. Sage, parce qu’elle est plus savante et la plus fondée en miracles, prophéties, etc. Folle parce que ce n’est point tout cela qui fait qu’on en est. Cela fait bien condamner ceux qui n’en sont pas, mais non pas croire ceux qui en sont. Ce qui les fait croire, c’est la croix. Ne evecuata sit crux [Corinthiens, I. 17, où Paul refuse de prêcher selon la sagesse humaine, « pour ne pas anéantir la vertu de la croix »].

Et ainsi saint Paul [un personnage qui m’intéresse, comme vous savez], qui est venu en sagesse et signes, dit qu’il n’est pas venu ni en sagesse ni en signes : car il venait pour convertir. Mais ceux qui ne viennent que pour convaincre peuvent dire qu’ils viennent en sagesse et en signes.

 

Alors c’est un texte vraiment très dense et très admirable. Au fond quelle en est la thèse majeure ? La thèse c’est qu’il n’y a que le réel qui convertit. La sagesse, les signes (c’est-à-dire l’argumentation philosophique ou spéculative), cela peut convaincre mais ça ne peut pas convertir. Pourquoi ? Parce que convaincre c’est une disposition, tandis que convertir vise un être, un changement effectif du sujet. Donc seul le réel convertit à proprement parler, c’est-à-dire seule une expérience réelle, une expérience où on touche un réel. Par exemple le réel absolu de la mort de Dieu sur la croix, l’événementialité pure, ce n’est que quand on touche cela qu’on en est, de la religion ; mais en vérité, plus généralement, qu’on en est de quelque chose qui se présente comme voulant nous rallier, ou nous convaincre.

Et ce qui signale le réel c’est que c’est un scandale. C’est pour ça qu’on va dire que la religion est folle. Le réel se manifeste absolument comme scandale, et donc en un certain sens il n’y a que le scandale qui convertit. Alors ²scandale² ça veut dire quoi ? Ça veut dire quelque chose d’absolument irréductible aux lois du monde, quelque chose d’inacceptable pour les lois du monde ; par exemple que l’infini de la divinité soit mort dans le supplice réservé aux esclaves, c’est évidemment un scandale absolu. Et c’est précisément ce scandale-là qui est la forme du réel.

Alors du coup on voit bien que la place de l’argumentation, quelle qu’elle soit, y compris l’argumentation de Pascal lui-même (l’argumentation destinée à convaincre le libertin en montrant qu’il y a des prophéties vérifiées, en montrant qu’il y a effectivement des miracles, en montrant qu’il y a effectivement des bonnes vies exemplaires, etc.), cette argumentation peut convaincre, elle ne peut pas convertir, par défaut de réel. Alors ça ça nous interroge. En un certain sens où se situe, de ce point de vue-là, la philosophie hein ? C’est-à-dire quelle est exactement la fonction de son argument ?

Dans le cas de Pascal, comme c’est le schéma chrétien, la distribution est relativement claire, c’est son avantage : c’est-à-dire que le réel c’est le scandale du Christ. En fin de compte s’il n’y a pas ce scandale absolu et réel de l’événement-Christ, alors en fin de compte il n’y a rien, il n’y a pas l’être religieux comme tel. Et l’argumentation va se faire, de façon extrêmement sophistiquée et ramifiée, autour de cette partie moins connue, mais très passionnante de Pascal, qui est l’argumentation autour des miracles et des prophéties. Il va montrer que réellement le Nouveau Testament est annoncé dans l’Ancien Testament, que ça c’est indubitable, qu’il y a donc des signes incontestables orientant la conviction vers la vérité de la religion chrétienne. Donc la distribution pascalienne entre convaincre et convertir, comme toujours lorsque le dispositif est religieux, a une certaine simplicité parce qu’elle distingue bien les choses à l’intérieur même de la doctrine.

Alors, qu’est-ce qui fait, dans ce dispositif, aux yeux de Pascal lui-même, qu’est-ce qui fait la faiblesse de l’argumentation ? Qu’est-ce qui fait que, au fond, venir par sagesse et signes c’est très bien mais ça ne doit pas être si bien que ça puisque Paul a éprouvé le besoin de dire que ça n’était pas comme ça qu’il fonctionnait ¾ la phrase de Pascal est très étrange : Paul qui venait ²en sagesse et signes² a néanmoins dit qu’il ne venait pas en sagesse et signes, puisque son but était de convertir. Imaginez un militant qui connaît parfaitement la science marxiste etc., mais qui dirait : « non, non, tout ça je ne vais pas du tout vous en parler !... Ce n’est pas du tout mon affaire parce que je veux vous convertir. Et donc je vais vous plonger immédiatement dans les luttes, dans les conflits, dans les combats, de manière à ce que vous ayez une expérience du réel qui seule en fin de compte peut vous rallier ». Un peu comme à une époque on disait : en définitive, pour toucher au réel de la politique il faut être lié à des gens différents de soi-même ; c’est-à-dire il faut vraiment être lié aux pauvres, aux ouvriers, etc., etc. ¾ là il y a un réel irrécusable, il n’y a que ça qui peut réellement vous transformer subjectivement, et puis l’argumentation elle vient, mais elle vient après.

Et Pascal pointe très bien, à mon sens, la difficulté véritable du problème. La difficulté véritable du problème c’est que si on doit argumenter, c’est qu’on est encore dans le tissu de l’existence d’opinions opposées. C’est-à-dire on doit assumer le fait que, par exemple, il y a des gens qui ne croient pas qu’il y a des libertins, ou qu’il y a des gens qui ont une autre orientation politique que la vôtre. Et l’argumentation c’est l’idée qu’on peut créer chez ces gens-là une conviction (les convaincre), mais une conviction dont on n’est pas sûr que ce soit un réel déplacement subjectif ; c’est-à-dire une conviction mais dont l’élément de conversion va peut-être être très faible ¾ c’est ça que Pascal dit n’est-ce pas : on peu convaincre quelqu’un, ça ne veut pas dire qu’on l’a réellement rallié ; la conviction n’est que le vestibule du ralliement. Et si on doit argumenter, c’est qu’il existe deux positions opposées. Mais s’il existe deux positions opposées, il se pourrait bien que l’ensemble de l’affaire se passe dans le registre de l’opinion. Parce que si vous êtes dans l’argumentation, qu’est-ce qui va attester que cette argumentation est réellement une argumentation de la vérité contre une opinion erronée ? Qu’est-ce qui va l’extraire, de façon visible et assumée, tout simplement de la discussion d’opinions ?

Et c’est ça qui entache originairement l’argumentation, c’est que son présupposé fondamental c’est que ²je discute avec quelqu’un² et que donc, en un certain sens, je suis forcément sur le terrain de ce quelqu’un puisque c’est lui que je veux convaincre hein ¾ je ne suis pas comme le réel moi, je veux le convaincre, lui, en parlant, en discutant, je ne peux pas jouer le rôle du réel ; et donc il y a de bonnes chances que je ne le convertisse pas. Et donc, ce faisant, je vais en réalité transformer ma propre position en opinion, parce que je vais argumenter contre une opinion, sur le terrain même de l’opinion. Et comme la dissymétrie n’est pas marquée, eh bien on ne sait pas finalement si ce n’est pas moi qui suis en train d’être rallié à l’autre, au sens où j’ai accepté de considérer que mon opinion n’était qu’une opinion, comme la sienne. Quiconque a discuté un peu sérieusement connaît ce problème ! C’est qu’à un moment donné… Ça c’est la poisse de la liberté des opinions ça n’est-ce pas [sourires], la grande poisse de la liberté des opinions. La liberté des opinions c’est très bien, ça veut dire que si je discute dans le cadre de la liberté des opinions c’est que mon opinion est libre comme celle de l’autre, et puis c’est tout.

Et la thèse très profonde de Pascal est très vraie, c’est que il n’y a que le réel qui dissymétrise. Il n’y a que le réel qui fait dissymétrie ; c’est-à-dire le réel est quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’argumentation, et qui vient trancher entre l’opinion et ce qui n’est pas l’opinion.

Alors là, sur ce point, je vais lire l’extraordinaire fragment 135 [Sellier 637 ; Lafuma 773] des Pensées. C’est vraiment un texte… comme tant de textes de Pascal qui sont des textes vraiment extraordinaires :

 

Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire [ça c’est magnifique ; c’est tellement vrai ! c’est tellement vrai [sourires], on a tellement horreur de la victoire ; et on en a tellement peur. Alors vous savez quand les révolutionnaires chinois disaient « osez lutter, osez vaincre », c’était la deuxième partie la partie difficile ¾ mais ça c’était du Pascal n’est-ce pas, purement et simplement].

Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire.

On aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que voulait-on voir, sinon la fin de la victoire ? Et dès qu’elle arrive, on en est saoul. Ainsi dans le jeu, ainsi dans la recherche de la vérité : on aime à voir dans les disputes le combat des opinions, mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute. De même dans les passions il y a du plaisir à voir deux contraires se heurter, mais quand l’une est maîtresse, ce n’est plus que brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses.

 

Alors vous voyez… En définitive ce texte magnifique nous dit : le piège de l’argumentation, c’est qu’elle nous donne le plaisir de cette recherche des choses sans les choses. Qu’en vérité dès que la chose risquerait d’être là, dès que le réel risquerait de trancher, alors ce n’est plus aussi agréable n’est-ce pas. Et Pascal ne manque pas de souligner au passage qu’il y a une ²brutalité² du réel. C’est le réel qui est brutal. Et cette brutalité, en quoi consiste-t-elle ? Eh bien elle consiste précisément en ceci qu’elle est incompatible avec la liberté des opinions. S’il y a du réel, il y a du réel n’est-ce pas ; on ne peut pas continuer à évoluer dans le théâtre du combat des opinions. Cette théâtralité (d’ailleurs la comparaison est faite aussi par Pascal), cette théâtralité est le piège dans lequel l’argumentation s’engage lorsqu’elle accepte finalement la règle de symétrie qui fait fonctionner opinion contre opinion. Et la conclusion de Pascal sera qu’en réalité (comme vous le savez) rien de vraiment sérieux dans la conviction subjective ne naît de l’argumentation, mais que c’est en définitive le sentiment qui compte, ce que lui va appeler ²le sentiment² ; ²le sentiment² ça veut dire qu’il faut qu’il y ait un affect du réel pour que nous sortions en réalité de la mimétique des opinions, c’est-à-dire de leur éternelle symétrie.

Fragment 252 [Sellier 661 ; Lafuma 821], pour terminer avec Pascal :

 

La raison [alors là c’est sur la raison et le sentiment] agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes, lesquels il faut qu’ils soient toujours présents, qu’à toute heure elle s’assoupit ou s’égare, manque d’avoir tous ses principes présents. Le sentiment n’agit pas ainsi : il agit en un instant, et toujours est prêt à agir. Il faut donc mettre notre foi dans le sentiment, autrement elle sera toujours vacillante.

 

Voilà. La conclusion pascalienne est très claire. L’argumentation est utile mais en fin de compte elle ne tranche pas la question. Ce qui vient trancher c’est une irruption du réel. Et ne s’accorde à cette irruption du réel que l’immédiateté de l’affect. Et donc il faut mettre notre foi dans le sentiment, même si notre conviction peut venir étayer notre foi au terme d’argumentations sophistiquées. Voilà !

Alors à partir de là si on tente de revenir à la philosophie de Platon, et à sa conviction philosophique aussi déterminée en ce qui concerne la puissance des vérités, on conclura en effet que l’ennemi de la conviction véritable c’est le combat des opinions. Le combat des opinions que, de manière générale, Platon détermine comme l’adversaire principal ; le combat des opinions avec son spécialiste qu’il appelle ²le sophiste².

Donc nous voyons bien que la question de l’argumentation philosophique est immédiatement confrontée à ceci que le maître de l’argumentation c’est le sophiste, pour autant que le sophiste pose qu’on va économiser tout effet de réel, et qu’on va accepter la symétrie ; et que c’est de l’intérieur de cette symétrie qu’on va vaincre ou être défait. Vous connaissez les exercices rhétoriques fondamentaux des sophistes qui étaient de défendre une thèse, puis de défendre la thèse opposée, et de le faire avec autant de brio, de sorte qu’évidemment on était dans l’incertitude. Et le personnage préféré pour cet exercice c’était Hélène : il s’agissait de faire l’éloge d’Hélène et puis ensuite de faire le procès d’Hélène. Alors Hélène, figure terrible qui a provoqué la guerre de Troie, la ruine de tout le monde etc., ou Hélène beauté splendide, moteur de l’histoire… Et Gorgias lui-même, évidemment, s’est consacré à cela. On a des morceaux de cet exercice fondamental, dont ce n’est pas un hasard que l’enjeu spéculatif a été une femme n’est-ce pas ¾ parce qu’en effet la rivalité à l’égard d’une femme, c’est un exercice rhétorique compliqué.

Donc on peut dire : Platon a bien identifié le combat des opinions comme l’adversaire de l’argumentation philosophique qui, en tant que telle, a pour maxime générale de ne pas être sophistique, de ne pas se livrer au combat des opinions. Entre parenthèses il y a un lien très profond, qu’il ne faut jamais sous-estimer ou passer sous la table, entre la critique platonicienne de la démocratie et la critique de la sophistique ; parce que largement, pour Platon, qu’est-ce que c’est que la démocratie ? Eh bien la démocratie c’est l’endroit où les opinions sont libres, c’est-à-dire où elles valent toutes pareilles et où on tranche arbitrairement entre elles par des combats rhétoriques qui finalement ne produisent aucun effet de réel véritable. Donc le procès que l’essence du discours politique démocratique soit sophistique est une évidence pour Platon et, somme toute, c’est difficile de lui donner tort, sur ce point formel en tout cas.

Parvenus à ce point on se dit : mais alors à quoi sert l’argumentation ? Pourquoi y a-t-il de l’argumentation ? ¾ y compris chez Platon, et même de très longs, très subtils et très sophistiqués raisonnements et argumentations si, à l’évidence, le maître de l’argumentation c’est le sophiste, parce qu’il accepte la symétrie des positions subjectives. Normalement la dissymétrie entre vérité et opinion devrait se manifester par des effets de réel dont la langue ne pourrait pas être la langue de l’argumentation qui accepte la symétrie des opinions. On sait que ce rôle est en particulier joué chez Platon sur deux bords. D’abord par le recours aux mathématiques (j’y reviendrai) : les mathématiques sont un paradigme de ce qui n’est pas une affaire de symétrie d’opinions. Et puis par le recours à la poésie, c’est-à-dire au mythe. Ce sont les deux bords de la langue : la langue déductive et axiomatique et puis la langue poétique et profonde qui enserrent l’argumentation et en font sortir. Évidemment lorsque vous êtes dans une démonstration, ou lorsque vous êtes dans le récit d’un mythe, vous n’êtes pas dans un argumentaire symétrique qui suppose une norme commune entre deux opinions différentes. Mais reste que Platon a maintenu le régime argumentaire… Platon ce n’est pas une juxtaposition de démonstrations et de poèmes, loin de là ! Il y a des dialogues entiers qui ne sont que des argumentations, dont il faut bien dire qu’elles ressemblent bigrement aux argumentations sophistiques ; en tout cas, si on prend le détail, on ne voit pas clairement la différence. Et encore une fois le fait qu’on ne la voit pas n’est pas étonnant puisque l’axiomatique sous-jacente de l’argumentation (prise en ce sens-là), eh bien c’est effectivement que je dois accepter un certain type d’égalité avec celui que je veux convaincre. Je dois accepter de redescendre de ma position de vérité pour m’immerger quand même dans le dialogue.

Vous voyez bien que tout ça c’est aussi cette affaire du retour dans la caverne. Parce que la décisive question du retour dans la caverne est aussi très compliquée car : quelle langue parle-t-on dans la caverne ? La langue de la caverne quand même. Et alors celui qui est sorti, qui est allé dehors, qui a vu autre chose, il revient, mais ce n’est pas facile d’expliquer qu’il a vu quelque chose qui n’a aucune existence là où il revient. Quelle langue va-t-il parler ? Il va argumenter et risque fort à ce moment-là de se re-symétriser avec les gens à qui il va parler… Voilà ! Qu’est-ce que c’est qu’une propagande qui ne serait pas complètement démocratique ? Et qui ne serait pas non plus, évidemment, totalement abstraite, c’est-à-dire qui ne dirait rien à personne. Ça a toujours un peu oscillé entre ces deux termes la propagande : ou bien la propagande, au fond, est marquée par une démagogie symétrique (c’est-à-dire en gros « vous voulez ça, eh bien je vous dis que je vous le donne, voilà »), ou alors la propagande est injective, c’est-à-dire elle vient du dehors là, ouvertement, et tout le monde considère que c’est un jargon abstrait.

Donc ce que Platon cherche, sous le nom d’²éducation², c’est une propagande réelle, une propagande en réel (ou on pourrait dire aussi une propagande pour et à partir du réel) comme étant la seule qui peut changer la subjectivité, et qui ni n’est réductible au discours de la démagogie, ni n’est réductible à l’imposition autoritaire d’un dogme extérieur. Il est à la recherche de ça. Il pense que la philosophie ça doit aider à trouver quelque chose comme ça. Et alors, néanmoins, il y a beaucoup d’argumentations. Donc on peut resserrer la question : quelle est finalement la fonction de cette argumentation dans le dispositif platonicien ?

Alors je crois que l’argumentation sert à montrer l’apparition de la dissymétrie dans la symétrie, c’est-à-dire que l’argumentation accepte la symétrie pour montrer qu’on peut vaincre dans la symétrie elle-même. Autrement dit que la vérité peut l’emporter dans le débat d’opinions et faire voir qu’en réalité elle est déguisée en opinion, que ce n’est pas son être propre. Et ça c’est quelque chose qu’on peut suivre à la trace chez Platon et qui est absolument passionnant : il va en effet accepter le débat comme débat d’opinions, mais il va montrer à un moment donné qu’en réalité cette acceptation est en partie en déguisement, c’est-à-dire qu’il y a une dissymétrie et que cette dissymétrie est masquée. C’est pour ça que c’est si proche du théâtre hein, et que là Platon a eu un coup de génie en théâtralisant parce qu’il y a une affaire de leurre là-dedans, il y a une affaire de déguisement, il y a littéralement un travesti. Au fond Socrate c’est celui qui travestit la vérité en opinion, et on espère qu’au dénouement il enlèvera son déguisement. C’est comme ça au théâtre n’est-ce pas : quelqu’un est déguisé en femme, mais en réalité c’est un homme ; à la fin de la pièce on saura quand même que c’est un homme hein. Eh bien là c’est pareil : à la fin de la pièce philosophique on espère que le travestissement de la vérité en opinion tombera, qu’il est absolument inéluctable, parce que sinon on en est réduit au coup de force, au pur pari poétique ou démonstratif. Pour ne pas en être réduit au coup de force on peut déguiser ou travestir la vérité en opinion. Donc travestir la dissymétrie en symétrie, comme l’homme qui est déguisé en femme, qui peut discuter avec les femmes comme s’il était une femme ; il n’est pas le loup dans la bergerie, il est avec les femmes voilà. Et puis, le happy end c’est quand tout le monde reconnaît comment est tout le monde ; c’est-à-dire on va faire apparaître la vérité, hors déguisement.

Et alors là Pascal a dit la chose de façon géniale, quand il dit à propos de la vérité ¾ c’est de ça qu’il parle :

 

Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître dans la dispute.

 

C’est une phrase extraordinaire ! C’est-à-dire pour que effectivement on puisse faire remarquer la vérité, avec plaisir, chez quelqu’un qui ne la connaissait pas, et qui ne connaissait donc pas ce plaisir, qui ne connaissait que le plaisir des opinions, pour lui faire quand même plaisir avec la vérité, ce qui est indispensable (parce que sinon on ne le ralliera pas vraiment en profondeur), alors il faut la faire naître de la dispute. Mais la faire naître de la dispute c’est la faire naître dans le déguisement de la vérité en opinion. Voilà.

Et au fond, ce que l’argumentation platonicienne tente de nous faire voir c’est cette naissance de la vérité dans la dispute. Évidemment ce n’est pas sûr qu’elle y réussisse toujours ; c’est un exercice vraiment délicat parce qu’à un moment donné il faut enlever le déguisement quand même, pour qu’on voit que c’est elle qui est née dans la dispute. Et ça ça ne peut plus être dans la symétrie, ni même dans l’argumentation elle-même. Platon tente de nous faire assister, au fond, à ce qu’on pourrait appeler la naissance antagonique du vrai, dans une dispute, dans une confrontation, dans une opposition. Et cette confrontation, cette opposition, va se manifester à la fin comme antagonique, dès lors qu’on va démasquer l’opinion au nom de la vérité.

Et la dramaturgie platonicienne c’est ça ! C’est l’apparition antagonique du vrai comme naissance, dans l’élément de l’opinion elle-même, c’est-à-dire dans l’élément de l’argumentation sophistique.

Voilà donc l’enjeu fondamental de la plupart des argumentations dans les textes de Platon. Et c’est ça qui explique le tour négatif, ou aporétique, qui a été si souvent remarqué. Pourquoi toutes ces argumentations, très souvent, dans les dialogues de jeunesse mais aussi (nous le verrons) dans beaucoup de dialogues plus tardifs, pourquoi la plupart de ces argumentations ont une conclusion négative ou aporétique ? Cette conclusion négative ou aporétique est juste le seuil de l’apparition de la possibilité du vrai. Platon exhibe la vanité des déguisements. Il montre qu’en réalité, à l’intérieur du combat d’opinions comme tel, on ne peut rien produire ; on ne produit que la symétrie elle-même. C’est un constant effet de miroir. Et je soutiendrais volontiers que la mauvaise foi évidente de toute une série des argumentations de Socrate dans les dialogues est assumée, en tant que véritable conclusion négative, parce que la symétrie des opinions se révèle improductive, stérile. Et c’est cette stérilité qui simplement va être avancée. Et ce qu’on va exhiber c’est qu’en discutant ainsi, en argumentant ainsi, on peut remporter cette victoire qui est de montrer que ce n’est pas la voie d’une vérité quelconque, ni même celle d’une production quelconque, que c’est une stagnation stérile, et qu’il va falloir donc partir tout autrement, c’est-à-dire partir (nous le verrons) au régime de la décision, au régime d’une décision de pensée, irréductible en réalité à la confrontation des opinions.

On peut dire aussi ainsi : l’argumentation, la plupart du temps chez Platon, consiste à montrer comment on peut empêcher que le débat d’opinions se poursuive à l’infini. C’est-à-dire on ne va pas sortir, ou extraire, une vérité du débat d’opinions lui-même, mais on va montrer, de l’intérieur du débat d’opinions, qu’il est possible d’en empêcher la continuation. Et quand on en empêche la continuation on est dans la possibilité d’un effet de réel, on est dans la possibilité d’accueillir un effet de réel au lieu de continuer tout simplement indéfiniment à parler. Une des définitions de la sophistique c’est que toute argumentation est infinie. Toute argumentation est infinie tout simplement parce que vous pouvez argumenter de façon aussi valable pour une des positions que pour l’autre. Donc quand vous avez fini d’argumenter pour l’une vous pouvez argumenter pour l’autre, mais évidemment l’argumentation de l’autre ne sera pas non plus victorieuse, il va y être répondu etc., donc il n’y a pas de victoire autre que strictement tactique. À un moment donné vous remportez une victoire mais en réalité c’est simplement parce que l’autre n’était pas le bon rhétoricien qu’il aurait dû être. Donc la thèse sous-jacente de la sophistique, c’est que dès qu’on est dans l’élément du débat d’opinions la discussion est par principe infinie, elle n’a pas de protocole d’interruption. Ça ça se voit parfaitement à la télévision ! [sourires] On voit bien qu’à la fin des fins on n’a aucune raison de conclure sur quoi que ce soit ¾ « on verra la prochaine fois » ; chacun a tenu son rôle, chacun a répondu.

Et alors (c’est une pièce de théâtre aussi) ce que Platon va tenter de dérégler lorsqu’il est présent à l’intérieur de ça, c’est précisément cette non-clôture. Ça ne veut pas dire qu’on va avoir forcément (et même généralement on n’aura pas), par ces moyens-là, une conclusion positive, mais on aura un dérèglement progressif de la chose qui va tout d’un coup la mettre en panne, et les participants vont voir qu’on ne peut pas continuer, on ne peut plus continuer. Or, comme l’aurait dit Beckett, « si on ne peut plus continuer c’est que c’est faux ! » [sourires]… hein, voilà ; parce qu’il n’y a que le vrai qui continue, vraiment. Tandis que le faux, lui, il continue fictivement, il continue dans l’élément de la répétition stérile, qui ne produit rien. La continuation productive, ça c’est un effet de réel obligé.

Dans la construction générale de La République de Platon, tout le Livre I a cette fonction ; tout le Livre I qui est (comme vous le savez) principalement armaturé par une grande discussion entre Socrate et le sophiste Thrasymaque. Tout ce livre a pour fonction de montrer comment on peut ne pas laisser se poursuivre à l’infini le débat d’opinions sur la justice. Le sujet fondamental de La République c’est la justice, et on commence par un typique débat d’opinions là-dessus. Tout le monde va venir dire « qu’est-ce que c’est que la justice ? Voilà je pense ça, je pense ça, etc » ¾ c’est absolument un débat télévisuel. Alors au début on interroge le vieux traditionnaliste du coin, après il y a un petit jeune qui intervient, après ça va être Thrasymaque etc., et le mécanisme général de la chose n’est pas du tout de conclure au terme de ça sur le fait qu’on sait ce que sait que la justice ; on va absolument conclure qu’on ne sait rien du tout, qu’on n’a pas avancé d’un poil, mais on aura établi qu’on ne peut pas continuer comme ça, et on l’aura établi de l’intérieur de la procédure elle-même du débat d’opinions.

Autrement dit la démonstration c’est : il n’y a rien à tirer de la liberté d’opinions. C’est ça : il n’y a rien à en tirer. C’est entièrement stérile. Simplement, pour le montrer réellement, il faut lui donner son cours, voilà. Donc ça n’est pas contre la liberté que ça se déploie, pas du tout, ça donne la parole à tout le monde et ça montre, de l’intérieur de ce protocole de monstration, qu’on est dans la stérilité productive. On va ainsi ouvrir la voie à un régime affirmatif différent. Il est très intéressant de voir que Platon veut absolument montrer, de l’intérieur de ce protocole du débat d’opinions, que si on continue ainsi on ne saura jamais rien. Donc il faut montrer que ce n’est que lorsqu’on a un protocole d’arrêt de ce débat que quelque chose du réel peut advenir et que le régime affirmatif de la prospective, de la discussion, va se déployer.

Par conséquent l’argumentation est sans valeur probante n’est-ce pas. En vérité les arguments successifs de Socrate ne valent pas mieux que les autres ¾ ça c’est important à voir. Si on y cherche une position de vérité on ne va rien trouver du tout. Elle n’a pas de valeur probante. C’est le mécanisme général de la confrontation d’opinions, tel qu’il est conduit par Socrate, qui produit un dérèglement progressif, de sorte qu’à la fin même le sophiste le plus madré ne sait plus quoi dire. Voilà. Et donc on ne l’a pas réfuté à proprement parler, ça c’est un point que je crois important. On ne l’a pas réfuté, on l’a réduit au silence. Et on ne l’a pas réduit au silence en lui ordonnant de se taire, au contraire on l’a réduit au silence en lui donnant la parole [Badiou en sourit] hein. Il a parlé tant qu’il a voulu, et puis on a posé des questions, etc., etc., et petit à petit il ne peut plus continuer. Et ça c’est un point décisif je pense de l’argumentation philosophique, c’est qu’en règle générale elle n’est pas probante au premier niveau ; c’est-à-dire elle n’est pas probante comme une preuve, comme une démonstration, comme quelque chose devant laquelle l’autre devrait s’incliner comme devant une nécessité, mais elle rend de plus en plus difficile le discours de l’autre. Idéalement elle le rend impossible, elle l’arrête hein. Ce qui ne veut pas dire qu’on a tranché sur la question de savoir qui avait raison ou qui avait tort, on a simplement tranché sur la question du fait qu’on ne pouvait pas continuer dans ce type de termes.

Alors on pourrait donc conclure que, formellement, l’argumentation philosophique, dans son paradigme platonicien, est sophistique. En fin de compte la divergence est stratégique et non pas formelle. C’est-à-dire c’est la stratégie de conduite de la symétrie du débat d’opinions qui diffère, mais ce n’est pas la forme des arguments dont les uns seraient probants ou convaincants, et les autres faibles ou débiles ¾ ce n’est pas ça : ce n’est pas la confrontation entre des arguments qui ont une grande valeur de nécessité et d’autres qui sont faibles. En réalité, comme toujours, c’est la subjectivité qui fait la différence ; c’est-à-dire c’est la même chose sauf que c’est stratégiquement conduit de manière différente. C’est donc une question d’orientation et non pas une question de forme.

Tout le point, toute la difficulté va être à ce moment-là de savoir s’il y a des traces de cette stratégie. C’est-à-dire : est-ce que l’argumentation philosophique est intérieurement marquée par le fait que, bien que ses arguments au fond ne diffèrent pas formellement des arguments de la sophistique, ils sont disposés ou placés dans une stratégie différente ? C’est assez important parce que si le public, ou ceux qui sont engagés dans la situation, ne repèrent aucune trace ou aucun symptôme de cette dissymétrie, ce sera ensuite très difficile de la faire advenir positivement. On aura simplement comme résultat qu’on ne peut pas continuer comme ça. À mon avis c’est toute la différence entre les premiers dialogues de Platon et les dialogues de la maturité. Dans les premiers dialogues de Platon, en réalité, il n’y a que la première phase du travail, à savoir au fond le protocole qui consiste à faire taire les opinions. Mais la conclusion est ouvertement aporétique ou négative ; c’est-à-dire on ne peut pas continuer comme ça mais en fait, du coup, ça s’arrête, on ne continue pas du tout, ça ne continue pas. Dans les dialogues de la maturité ce qui va se passer c’est qu’il va y avoir en effet la même chose (là c’est très typique au début de La République) : on va aussi faire taire les opinions, on va les faire taire par leur propre frottement (si je puis dire), mais il y aura eu suffisamment de traces ou de symptômes de dissymétrie internes à cette phase pour qu’on puisse ensuite s’appuyer sur eux pour redémarrer affirmativement.

Je dirais donc qu’il y a au fond deux types d’argumentations philosophiques ¾ et ça c’est général, ça ne concerne pas simplement Platon. Il y a deux types d’arguments philosophiques un petit peu différents, étant entendu qu’aucun ne l’emporte jamais par sa valeur probatoire. Même les plus grands génies qui ont produit des preuves de l’existence de Dieu, on est bien obligé de voir que, malgré tout, on peut très bien considérer que ce ne sont pas des preuves de l’existence de Dieu ; l’existence de Dieu n’est pas prouvée, c’est un fait, il faut quand même s’incliner là devant. Donc c’est une argumentation. Ce n’est pas une preuve, c’est toujours une argumentation.

Alors je pense qu’il y a deux types d’argumentations. Il y a des argumentations que j’appellerais des argumentations propédeutiques, ou didactiques peut-être ; c’est-à-dire des argumentations qui visent à restreindre le champ de manœuvres de la position adverse, ou idéalement à l’empêcher de continuer, sans que pour autant on dispose des points d’appui nécessaires pour une alternative constructive ou affirmative. Il y a des séquences du discours philosophique qui sont comme ça, dont le but est de détruire la position adverse. La détruire au sens où l’on exhibe l’impossibilité où elle se trouve de continuer à tenir la situation discursive. Et ça c’est un premier type d’argumentation. Et puis il y a un deuxième type d’argumentation, qui contient sans doute aussi cette tâche négative, mais qui dispose, à l’intérieur même du protocole argumentatif, toute une série de signes, de traces et de symptômes assurant comme un coloris dissymétrique ¾ tout en acceptant naturellement le jeu de la symétrie, parce que sinon ça ne serait pas une argumentation ; c’est-à-dire tout en restant déguisés en opinions.

Si vous voulez une métaphore théâtrale, dans le premier type d’argumentation, en réalité la vérité déguisée conserve son déguisement jusqu’au bout. Elle va simplement enrayer le protocole du jeu. Tandis que dans le deuxième type d’argumentation c’est comme si, dans un coin de la scène, de temps en temps, on faisait voir, on enlevait son chapeau en disant : « attention je ne suis pas tout à fait celui que vous croyez que je suis » ¾ c’est un effet de théâtre bien connu ça ; c’est-à-dire qu’à un moment donné, dans un petit coin, l’homme qui est déguisé en femme va faire savoir au public qu’il n’est peut-être pas une femme en réalité. Et ça ça va fonctionner comme symptôme pour un dénouement x dans lequel chacun va être rendu à sa vérité. Voilà.

Et alors ça ça renseigne sur la philosophie parce que vous savez c’est Kant qui a dit le premier ²la philosophie c’est un champ de bataille² etc., mais en réalité il y a deux batailles différentes entremêlées, voilà. Il y a une bataille qui se présente comme si elle était (et classiquement c’est ce qu’on croit que c’est) un combat d’opinions : « mon opinion c’est que Dieu existe, le libertin il pense que Dieu n’existe pas, on va discuter, on va argumenter » etc. Et ça c’est vrai, sauf qu’il faut ajouter qu’il y a philosophie si l’acceptation de la symétrie des opinions est considérée comme visant en réalité à sa cessation, comme si la symétrie n’avait pas d’autre enjeu véritable, philosophiquement, que de promettre la dissymétrie, ou de faire tomber en panne la symétrie, voilà. Et puis il y a un autre type d’argumentaire philosophique qui en réalité est déjà polarisé par la dissymétrie, c’est-à-dire qui est déjà dans un registre ou entre vérité et opinion il n’y a pas d’homologie.

 

Alors c’est à la lumière de tout cela que je vais prendre un exemple et éclairer ce qui se passe dans le Livre I de La République. Je vous en ai déjà dit assez pour pouvoir dès maintenant vous lire le texte en entier, après quoi je vais le ponctuer. Donc faites attention en passant au système des arguments socratiques, parce que je vous ai pris un passage où évidemment Thrasymaque est en train de perdre le moral. Il commence à perdre le moral et à la fin, c’est extraordinaire, il va se taire complètement (et ça c’est une chose de théâtre aussi)… Il faut imaginer que Thrasymaque se tait complètement mais personne ne dit qu’il sort. Donc il est sensé se taper les neuf autres Livres de La République [Badiou se marre ; rires], sans dire un mot… Bon, dans ma traduction j’ai quand même traité ce point : c’est-à-dire de temps en temps je signale que Thrasymaque est en train de dormir [sourires], je lui ai donné cet échappatoire : Thrasymaque est dans un coin, il dort. Et puis alors pendant tout le début j’ai fait que Thrasymaque reste assis dans son fauteuil et en fait il ne dort pas du tout, il écoute très soigneusement tout ce qui se dit, mais il ne bouge pas un cil hein, il est là comme ça, un peu comme la statue du commandeur sophistique qui dit : « oui, oui, cause toujours, mais moi je suis encore là ». Parce qu’il a été réduit au silence, mais demain ou après-demain il reparlera.

Voilà. Alors je vous lis le passage :

 

     ¾ Et, poursuit Socrate, chaque technique nous rend un service tout à fait particulier. Pour la médecine, c’est la santé, pour le pilotage d’un avion, c’est la rapidité et la sécurité d’un voyage, et tout le reste à l’avenant. Oui ou non ?

     ¾ Oui ! s’impatiente Thrasymaque, je te le corne aux oreilles : Oui !

     ¾ Et la technique… Oh ! j’ai décidément horreur de cette traduction de teknh [ça c’est évidemment Socrate qui s’inquiète beaucoup de la traduction en français de teknh ! ¾ esclaffements dans la salle]. J’en trouverai une autre pendant la nuit. [oui, plus loin je proposerai plusieurs traductions de teknh. Vous savez que c’est un mot terrible parce que ça veut dire ²art², ça veut dire ²technique² ; et l’habitude contemporaine de traduire ça par ²technique² est une torsion très violente, parce qu’évidemment on est dans le monde où ²la question de la technique etc. etc.², alors que là pas du tout. Je pense que la meilleure traduction de teknh est ²savoir-faire². Et c’est comme ça : ça peut être un savoir-faire artistique, ça peut être un savoir-faire artisanal, c’est tout ce qui fait qu’on sait faire quelque chose, voilà. Et un peu plus loin Socrate dit : « ah j’ai trouvé : savoir faire »] Bref, la technique particulière dont le nom ancien était « mercenariat », et qui aujourd’hui, omniprésente, s’appelle « salariat », n’a pas d’autre fonction propre que de rapporter un salaire. Naturellement, tu ne confonds jamais un médecin avec un pilote de ligne. Si ¾ c’est la règle que tu nous imposes, toi, le fanatique du beau langage ¾ nous devons définir tous les mots avec la plus extrême rigueur, nous n’appellerons jamais « médecin » le capitaine d’un navire, sous prétexte que les passagers, dopés par l’air marin, pètent la forme [quelques uns s’étouffent de rire dans la salle]. Pouvons-nous alors, je te le demande, appeler « médecin » n’importe quel salariat, dès lors que le salarié se porte mieux parce qu’il a touché son salaire ? [esclaffements redoublés]

     ¾ Où veux-tu en venir avec ces calembredaines ? maugrée Thrasymaque.

     ¾ J’en viens au moment fatal de mon argumentation, quand tous les fils se rejoignent et que tout s’éclaircit. Écoute bien ma question : vas-tu confondre la médecine avec le salariat, en arguant de ce que, quand il guérit les gens, le médecin touche un salaire ?

     ¾ Ce serait grotesque.

¾ Tu as reconnu que chaque technique prise en elle-même nous rend un service, et que ce service est particulier, distinct de celui que nous rend une autre technique. Si donc plusieurs techniques différentes nous rendent le même service, il est clair que ce service résulte d’un élément commun qui s’ajoute à la fonction propre de chacune des techniques considérées [là on a une esquisse d’une théorie de l’équivalent général n’est-ce pas ; évidemment c’est le salaire qui va être cette fonction qui s’ajoute à toutes les techniques différentes hein]. L’application de ce principe est simple, dans le cas qui nous occupe : quand un technicien touche un salaire, c’est qu’il a ajouté à la technique dont il est le spécialiste cette autre technique, plus générale, que nous avons nommée le salariat. Et s’il ne touche aucun salaire [alors là c’est la valeur d’usage n’est-ce pas], sa performance technique n’en est pas moins pour autant annulée. Elle reste ce qu’elle est, et demeure, dans son être, tout à fait extérieure au salaire.

Thrasymaque sent que les mâchoires de l’argument menacent de l’écraser. Il prend les choses en grand seigneur et, d’un ton ironique :

¾ Si tu le dis, Socrate, nous le dirons aussi [ça c’est la symétrie, retournée évidemment].

¾ Tu devras alors avaler les conséquences. Il est en effet désormais établi qu’aucune technique, aucune position dominante n’ont pour but ou fonction leur propre intérêt. Comme nous l’avons déjà dit, elles n’ont en vue et ne prescrivent, s’il s’agit d’une technique, que ce qui concerne l’intérêt de ce qui en est l’objet et l’enjeu. Et s’il s’agit d’une position dominante, elle ne vise que l’intérêt des gens dominés. Voilà pourquoi je disais tout à l’heure, mon cher Thrasymaque, que personne ne désirait, de son propre chef, diriger quoi que ce soit, et encore moins s’engager gratuitement à soigner et guérir les maux d’autrui. Car, dans ce genre de situation, on doit considérer l’intérêt du plus faible et non celui du plus fort. Le résultat est que tout le monde réclame un salaire. Évidemment ! Celui qui, au service d’un client, met en œuvre une technique de façon efficace et bien ajustée, n’a jamais en vue ni ne prescrit son propre bien. Il ne s’occupe que des biens de celui pour lequel il travaille, auquel il est cependant supérieur, puisqu’il maîtrise une technique que l’autre ignore [vous remarquerez que cette supériorité s’applique aussi bien au plombier qu’au magistrat ou au professeur hein]. C’est pour redresser ce paradoxe apparent ¾ le supérieur au service de l’inférieur ¾ qu’il faut presque toujours garantir un très bon salaire à celui qui accepte un poste hiérarchiquement élevé, salaire versé sous forme d’argent et d’honneurs variés. Quant à celui qui refuse obstinément, c’est sous forme de punition qu’il touchera son salaire.

Glauque, observant que Thrasymaque, dégoûté, prépare une retraite stratégique, croit qu’il a le devoir d’alimenter la discussion :

¾ Socrate ! Que nous racontez-vous, exactement ? Je comprends bien qu’au salariat correspond un salaire différent de celui qui est approprié aux techniques comme la médecine ou la direction d’un grand corps de l’État. Mais qu’une punition ¾ et laquelle ? ¾ puisse faire office de salaire pour quelqu’un qui refuse un poste, et qui donc, ne rendant aucun service, ne mérite aucun salaire, ça me dépasse.

¾ Demande-toi quel peut bien être le salaire d’un de nos meilleurs partisans, un très bon philosophe par exemple. Ne sais-tu pas pour quelle raison il va parfois se résigner à accepter une fonction importante dans l’État ? Ne sais-tu pas que, pour lui, carriérisme et âpreté au gain sont des vices ?

¾ Ils le sont réellement, à vrai dire. Et alors ?

¾ Vous-même, enchaîne Amantha, si ma mémoire est bonne, vous avez accepté d’être président du Conseil à Athènes. C’était à peu près au moment où votre cher Alcibiade prenait une raclée à la bataille de Notion. Quel a été votre salaire ? [c’est historiquement vrai ça : Socrate a présidé le Conseil au moment où, dans la guerre du Péloponnèse, Alcibiade se prenait une raclée à la bataille de Notion ¾ ce n’est pas une invention de moi]

¾ Ma fille, tu ranimes là un souvenir extrêmement pénible. En tout cas, tu t’en doutes, il ne s’agissait ni du goût du pouvoir, ni de ce qu’il rapporte. Au plus fort de la Révolution culturelle [rires], Mao Zedong a lancé la directive : « Mêlez-vous des affaires de l’État » [ça ce n’est pas tout à fait dans le texte ¾ rires]. Quand nous obéissons à cette directive, nous n’avons pas l’idée d’être traités comme des salariés qui exigent le salaire de leur engagement, ni comme des voleurs qui tirent de cet engagement des profits secrets. Il ne s’agit pas non plus de courir après les honneurs, car ce n’est pas l’ambition qui nous anime. En fait, nous pensons tous ¾ nous, communistes de la nouvelle génération ¾ que participer volontairement au pouvoir d’État tel qu’il existe, sans y être contraint par des circonstances exceptionnelles, est totalement étranger à nos principes politiques. Il est donc inévitable que nous y contraigne uniquement la perspective d’un châtiment intérieur plus grave encore que la honte que nous éprouverions à courir après les postes et les crédits. Or, qu’est-ce qui peut bien être, dans ce genre de situation, la plus insupportable des choses ? C’est d’être gouverné par des crapules, uniquement parce qu’on a refusé le pouvoir. La crainte de ce châtiment est la seule raison pour laquelle, de temps à autre, des gens honorables se mêlent au plus haut niveau des affaires de l’État. Et on voit bien qu’ils ne le font ni par intérêt personnel, ni pour leur plaisir, mais parce qu’ils croient que c’est nécessaire, vu l’impossibilité, dans les épreuves que traverse l’État, de trouver pour les postes qu’ils vont occuper des candidats meilleurs, ou au moins aussi bons.

¾ Attendez, attendez ! interrompt Amantha. Vous nous parlez là de l’engagement paradoxal de gens honnêtes dans un État passablement pourri, où dominent ordinairement les carriéristes, les profiteurs et les démagogues. Ce dévouement n’a du reste jamais servi à grand-chose. Je me demande ce qui se passerait dans un État idéal, soumis à de justes principes.

¾ Si un tel État venait à exister, on y organiserait des compétitions pour ne pas être au pouvoir [sourires], tout comme aujourd’hui pour y être.

¾ Des élections négatives ! Incroyable ! ricane Glauque.

¾ On se vanterait d’avoir enfin été élu pour n’occuper aucun poste. Parce que, composé de femmes et d’hommes libres, et dominé par la maxime égalitaire, le pays unanime considérerait que le dirigeant véritable n’a pas en vue son propre intérêt, mais uniquement celui du peuple entier. Et la masse des habitants trouverait plus tranquille et plus agréable de confier son destin personnel à des gens de confiance, plutôt que de se voir confier, à eux personnellement, le destin d’immenses foules. Je n’accorde donc absolument rien à Thrasymaque : ce qui est juste n’est pas et ne peut pas être l’intérêt du plus fort.

 

Voilà. Alors c’est, d’un bout à l’autre, une procédure argumentative typique, et vous voyez bien évidemment que l’objectif, mis en scène théâtralement par Platon, c’est d’obtenir petit à petit que Thrasymaque ne puisse plus continuer d’assumer les conséquences de sa thèse, à savoir que la justice c’est l’intérêt du plus fort.

Alors je voudrais encadrer un peu le texte avant de le ponctuer, c’est-à-dire rendre présente à votre esprit la stratégie générale. Thrasymaque est donc intervenu, avec autorité et virulence, pour déclarer que ce qui est juste c’est l’intérêt du plus fort ; que la justice, ce qu’on appelle ²justice², c’est l’intérêt du plus fort. Pour comprendre la fin du texte il faut rappeler que l’argumentation de Thrasymaque est essentiellement politique, ou plutôt étatique. C’est une argumentation qui tourne autour du pouvoir. Et sa thèse au fond c’est que le pouvoir établit comme juste ce qui est son intérêt. Donc la justice n’a pas d’autre définition possible que de nommer l’intérêt du plus fort. Dans toutes les situations concrètes, nous dit Thrasymaque, c’est comme ça que ça se passe : le type qui commande a ses propres intérêts, et il déclare qu’est juste ce qui sert ses propres intérêts, donc la justice c’est l’intérêt du plus fort.

Comment Socrate va négocier cette affaire ? Ce qui est très intéressant c’est qu’il y aurait une voie courte, qui semble s’imposer quand on lit le dialogue, et dont on se demande pourquoi ce n’est pas elle qui domine. Socrate pourrait dire : « attends, attends, ce dont tu me parles là, ce n’est pas de la justice, c’est du mot ²justice² ; parce que ce que tu me dis c’est que celui qui est au pouvoir donne le nom de ²justice² à son intérêt. La meilleure preuve c’est que si cet intérêt change, le nom va rester, et que donc le nom n’est pas lié à un réel quelconque ». Autrement dit on s’attendrait à ce qu’il y ait une réfutation d’une conception strictement nominaliste de la justice, dans laquelle ²justice² est un mot que les puissants font varier au gré de leurs intérêts, qu’ils appliquent à telle chose ou à telle autre hein. Et ce qui est très curieux c’est que ce n’est pas du tout la ligne de réfutation que Platon adopte, bien qu’il finisse par toucher à ce point.

Il va adopter une ligne extraordinairement tortueuse, parce que s’il adoptait cette ligne courte, c’est-à-dire la réfutation d’une conception strictement langagière des choses (la position de Thrasymaque étant que ²justice² n’est qu’un mot qui est collé sur les intérêts des plus forts de façon à convaincre les gogos que les intérêts des plus forts peuvent être les leurs quoi ; voilà, c’est tout)… S’il ne prend pas cette voie c’est parce que cette voie serait immédiatement substantialiste, parce qu’évidemment Thrasymaque lui dirait à ce moment-là : « oui, donc ²justice² ce n’est pas un mot, c’est une réalité ; alors c’est quoi cette réalité ? ». Et Socrate serait sommé de répondre à Thrasymaque la totalité de La République. Or ce n’est pas du tout ce qu’il veut faire. Il veut faire une propédeutique réduisant au silence la question des opinions. Donc il veut dire : « on ne va pas pouvoir régler cette question de la justice dans le jeu de la confrontation des opinions ». Vous comprenez bien que si Thrasymaque argumentait comme il devrait le faire, de façon nominaliste, c’est Socrate qui aurait la charge de prouver que non, que la justice c’est vraiment un réel et pas un mot ; et donc de développer sa conception de la justice… Or ce n’est pas du tout ça qu’il veut faire, parce que s’il faisait ça, eh bien au fond il donnerait raison au fait que c’est bien dans le débat d’opinions qu’on va trancher la question hein.

Et donc, vous voyez bien, c’est un exemple typique de la méthodologie socratique, qui est non pas de traiter la question dans le débat d’opinions, mais de montrer que le débat d’opinions ne peut pas la traiter. Et là on prend Platon la main dans le sac, parce qu’il a fait tenir à Thrasymaque un propos qui lui permet (par des voies tortueuses qu’on va expliciter) d’aboutir au silence de Thrasymaque. Alors que s’il avait donné à Thrasymaque un discours un tout petit peu plus consistant et offensif, c’est-à-dire un discours nominaliste strict (²justice² ça n’existe pas, c’est l’intérêt du plus fort parce que c’est un nom, etc.), Socrate aurait été obligé de vider son sac, tout de suite. Mais du coup on aurait eu l’impression que, en effet, la confrontation des opinions finit par déployer la totalité de la chose, or il ne le croit pas, il ne le pense pas. Il ne pense pas qu’on peut faire comme ça.

Alors il va adopter un chemin typiquement argumentatif, au sens tordu des choses. Il va commencer par identifier l’exercice du pouvoir à une technique ou un savoir-faire ¾ c’est pour ça qu’on va avoir une discussion sur les techniques… Le plus fort, finalement, c’est celui qui a la technique d’être le plus fort… C’est assez douteux en vérité, cette idée que le pouvoir, le plus fort, peut être identifié à une technique, que c’est un pur savoir-faire ; ça peut être le résultat de beaucoup d’autres choses. Donc c’est là qu’on a l’entrée dans un protocole argumentatif à mon avis formellement sophistique. On va rouler Thrasymaque dans la farine, parce qu’il va accepter ce point-là. Et tout repose sur l’acceptation par Thrasymaque du point selon lequel le pouvoir finalement est une technique.

Ayant identifié l’exercice du pouvoir à une technique, il va identifier une technique par le service qu’elle rend à ce qui en est l’objet ou l’enjeu. Alors vous avez ça dans le texte n’est-ce pas : ²chaque technique […] nous rend un service […] particulier² ; pour la médecine c’est la santé, etc. Donc, premièrement, l’exercice du pouvoir, c’est-à-dire la question du plus fort, relève de l’examen des techniques. Deuxièmement une technique se caractérise par le service qu’elle rend à celui qui en est l’objet ou l’enjeu. Et une fois qu’on a assumé ces principes, on va évidemment démontrer (c’est ça toute la visée) que puisque le plus fort est un technicien, et que toute technique se soucie de ce qui en est l’objet ou l’enjeu, en définitive il n’est pas vrai que ce soit l’intérêt du plus fort qui l’emporte puisque l’intérêt d’une technique c’est de résoudre le problème qui est le sien. Et donc finalement l’essence d’une technique c’est de s’occuper de l’autre, et pas de soi hein. Voilà.

Alors, au fond, le but de toute cette affaire c’est en fin de compte de considérer paradoxalement par exemple le tyran (qui est le personnage favori de Thrasymaque qui ne va pas manquer de dire : « c’est le tyran qui est formidable, c’est lui qui dit ce qui est juste et ce qui n’est pas juste ; et en plus c’est lui qui est heureux, etc., etc. »)… Et Socrate va traiter le rapport du tyran à son peuple comme si c’était la même chose que le rapport du médecin à son malade. Ça va être ça finalement toute la chicane de la démonstration : le rapport du tyran à son peuple, puisque c’est une technique, en définitive c’est quand même la même chose que le rapport du médecin au malade.

Alors on peut se demander, sur ce point, pourquoi l’adversaire accepte ce genre… d’imposture (entre nous hein). C’est un genre d’imposture. Vous voyez bien ici que la construction introduit ce faisant des identifications qui finalement vont en effet réduire Thrasymaque au silence, et en passant par quelque chose d’expressément sophistique dans l’argumentation. En réalité si Thrasymaque n’acceptait pas cette identification, c’est-à-dire si Thrasymaque refusait catégoriquement de dire que le tyran est en définitive au service, d’une manière ou d’une autre, de son peuple, en même temps qu’il est au service de ses intérêts, il devrait, dans la discussion d’opinions elle-même, se démasquer comme le soutien d’une politique entièrement oppressive, entièrement négative. Il devrait dire : « mon personnage, le tyran, ne s’occupe que de ses intérêts, il ne s’occupe en rien des intérêts des autres, et par conséquent, effectivement, du point de vue de l’opinion elle-même, il ne peut pas être soutenu comme un bon politique ». C’est là que Socrate le coince. Et en réalité ça c’est une stratégie fondamentale qui accule l’adversaire à accepter une de vos hypothèses ; parce que s’il ne l’accepte pas il va réellement, aux yeux du public, apparaître comme celui qui est quand même dans la position bestiale (voilà), comme celui qui est vraiment le cochon de la scène. Et ça, le Socrate de Platon est un maître de cette manière de faire. Regardez les dialogues de Platon, c’est vraiment le truc fondamental : c’est-à-dire on va faire avaler, on va contraindre l’autre d’admettre des énoncés (ici finalement l’énoncé que c’est tout à fait bien d’identifier le tyran, dans son rapport à son peuple, au médecin par rapport à son malade) qui sont des énoncés aberrants en réalité, on va traverser des énoncés absolument indéfendables. Et l’autre va être obligé de les accepter parce que s’il ne les accepte pas, dans la stratégie du dialogue, il va réellement se montrer ou apparaître comme un type infréquentable. Thrasymaque veut bien dire que la justice c’est l’intérêt du plus fort, mais il ne veut pas aller jusqu’à dire : « je trouve formidable un type qui pille entièrement le peuple, tue tout le monde… et puis voilà ! » Donc il navigue au plus près entre les deux, et ça vous savez que dans la logique des opinions c’est absolument essentiel de ne pas se laisser acculer à une position strictement négative.

Et voilà pourquoi on va lui faire avaler le fait que premièrement c’est une technique ; deuxièmement c’est une technique au service des intérêts de ceux qui en sont l’objet ; et troisièmement, finalement, par conséquent, on n’est pas vraiment au service de son intérêt mais au service de l’intérêt des autres.

Alors l’objection que Thrasymaque et les jeunes vont mettre en avant, elle est très intéressante, ça va être : « non, attention, le médecin lui-même, s’il s’occupe des gens, c’est pour un salaire ». Donc on retombe sur la logique de l’intérêt : le médecin ne s’occupe pas réellement de soigner les gens, il s’occupe de gagner sa croûte hein. Et donc il est bien au service de ses intérêts. D’où la discussion extrêmement intéressante sur la question du salariat. Au fond la thèse de Platon, la thèse de Socrate, c’est qu’on ne peut pas dire ça parce que dans le moment où le médecin est médecin ça ne peut pas être parce qu’il veut gagner son salaire. Le salariat ça n’identifie pas la médecine comme médecine, puisque c’est aussi bien vrai du gars qui est trésorier, employé de banque, général, etc., ou même chef d’État ; ils touchent tous un salaire. Donc il va argumenter dans le texte que cette part (au fond l’équivalent général, la part monétaire des choses) transite à travers toutes les techniques, dans leur effectivité, et donc elle ne peut pas servir à les identifier. Et donc ce n’est pas vrai que le médecin, en tant que médecin, soigne les gens pour avoir un salaire ; le médecin en tant que médecin soigne les gens pour les guérir. Et s’il ne soigne les gens que pour le salaire, il n’est pas un médecin, il est comparable finalement au capitaine de navire qui serait pris pour un médecin parce que tous les gens se sentent très bien dans l’air marin ¾ ça serait pareil.

Alors ça c’est assez fort et intéressant parce que ça touche à la relation entre l’intérêt pour l’équivalent général et l’intérêt pour la valeur d’usage d’une technique. Effectivement, c’est une question qui se pose toujours : pourquoi le médecin soigne-t-il les gens ? Et si réellement il ne les soignait que pour gagner sa vie, en quel sens serait-il un médecin ? C’est une question que pose Socrate, et qui est une très juste question. S’il les soigne uniquement pour gagner sa vie, Socrate va dire « il est un salarié », c’est-à-dire il est dans la technique du salaire, mais il n’est pas un médecin en tant que médecin. Et en particulier on ne pourra pas distinguer ce qu’il fait là de ce que fait un plombier ou un pilote de ligne.

Alors finalement, au fond, ce dont l’argumentation va accoucher, à travers notamment sa péroraison, et ce qui va faire trace en elle de ce qu’il y a dissymétrie entre la vérité et les opinions, c’est l’existence, dans le salariat lui-même, de deux types subjectifs. Et c’est ça qui va pointer, à l’intérieur de la réduction au silence de Thrasymaque qui va se faire par les moyens en définitive rhétoriques et sophistiques que je vous ai indiqués. La trace qui va petit à petit émerger, et qui émerge notamment dans la dernière partie à propos des gens qui refusent les postes, les honneurs, les figures de pouvoir, c’est que toute cette affaire est traversée par l’existence de deux subjectivités différentes : une subjectivité qui en fin de compte est dans un rapport d’instrumentation de la technique, ou de ce qu’elle sait faire, et une subjectivité qui en assume entièrement la destination pour l’autre.

Dans tous les cas, la technique, comme telle, est en effet destinée au service de l’autre. Mais la question de savoir si le technicien assume l’essence de la technique est une autre question, une question différente. Autrement dit on ne peut pas exclure qu’il y ait des médecins qui en fin de compte soignent les gens pour l’argent ; ça peut exister, comme type subjectif. Ce que Socrate dira c’est que dans le moment même où ils soignent les gens pour l’argent ils ne sont pas médecins. Voilà. Ils sont donc médecins formellement mais pas réellement. Et puis il y a des gens qui sont médecins réellement, pas seulement formellement.

Et donc la rhétorique argumentative se conclut par une sorte d’investissement subjectif qui en fin de compte touche à la stratégie de l’argument et non pas à sa forme. Formellement l’argument se réduit à ce que je vous ai dit : c’est-à-dire le plus fort c’est une technique, une technique c’est défini par son objet, et son objet par conséquent ne peut pas être son intérêt, même si c’est un salaire. Donc finalement la justice ne peut pas être l’intérêt du plus fort parce que l’intérêt du plus fort en fin de compte, tel que Thrasymaque l’a défini, c’est justement de se soucier des autres, c’est-à-dire de se soucier des plus faibles. Et donc en définitive la justice concerne les plus faibles, et pas les plus forts ¾ ça c’est l’argument mais ce qui investit l’argument comme trace de la dissymétrie entre vérité et opinion c’est que tout ça renvoie à des subjectivités hétérogènes : il y a à l’intérieur de ce problème lui-même des subjectivités hétérogènes (et c’est pour ça que va apparaître un ²nous² dans le texte) :

 

Quand nous obéissons à cette directive, nous n’avons pas l’idée d’être traités comme des salariés qui exigent le salaire de leur engagement, ni comme des voleurs qui tirent de cet engagement des profits secrets.

 

Ultimement le débat va être : la justice ne peut pas être l’intérêt du plus fort, pour la raison fondamentale qu’il existe des gens absolument désintéressés. Voilà. Et le fait qu’il existe des gens absolument désintéressés est en fait le contenu de vérité de l’objection faite à Thrasymaque quant à sa thèse que la justice est l’intérêt du plus fort. Parce que la logique de l’intérêt n’est pas universelle, alors que la justice doit forcément l’être. Et puisque la justice doit être universelle alors que le principe d’intérêt ne l’est pas nécessairement, alors Thrasymaque n’a pas raison.

Alors vous me direz : mais pourquoi ce n’est pas ça que dit Platon ? Eh bien parce que pour montrer qu’il peut exister une organisation juste du désintéressement, pour montrer par conséquent qu’une société peut être régie et fonctionner en dehors du principe d’intérêt (c’est-à-dire que le communisme est possible ¾ voilà !), pour montrer cela il faut autre chose que le débat d’opinions. Il faut prendre des décisions de pensée qu’aucun débat d’opinions ne permet de circonscrire.

Donc dans le débat d’opinions on va montrer, de façon relativement sophistique, que l’argumentaire de Thrasymaque peut être étouffé, c’est-à-dire qu’à un moment donné il ne peut pas continuer. Et on va, à l’intérieur de cela, faire apparaître, mais comme un signe, comme un symptôme, comme une coloration extérieure, on va faire apparaître les figures qui sont en jeu dans cette affaire. D’un côté en effet, la grande figure de l’intérêt soutenue par Thrasymaque, dans un discours qu’on réussit à restreindre puis à arrêter. Et puis, de l’autre, la figure qui va émerger et être construite et déployée par des ressources qui ne seront plus celles de l’argumentation ni du débat d’opinions en ce sens : c’est-à-dire la figure de la possibilité d’un désintéressement radical non seulement individuel mais également collectif.

Voilà pourquoi en conclusion on peut dire ceci : l’argumentation philosophique, lorsqu’elle s’en tient seulement à la conviction, au convaincre (pour parler comme Pascal), est formellement très voisine de l’argumentation sophistique, voire identique à elle. Elle s’en distingue stratégiquement quand elle fait apparaître la dissymétrie. Et l’apparition de la dissymétrie c’est toujours l’apparition d’une figure subjective, d’une figure subjective hétérogène à celle qui est engagée dans le conflit des opinions.

Merci.

 

17 février 2010

 

     Distribution d’un extrait de La République (L V, 474d-479a), titré :

     Platon 14. Pour une ontologie de l’opinion

 

¾ Alors, très cher, reprend Socrate, revenons à nos moutons. La science, tu dis que c’est une faculté, la science ? Ou tu la classes autrement ? Et l’opinion, où la mets-tu ?

¾ Je reconnais, dit Glauque reprenant courage, dans la science, dont le nom le plus général est « savoir », non seulement une faculté, mais la plus importante de toutes. Quant à l’opinion, c’est à coup sûr une faculté : avoir la capacité d’opiner, c’est justement en quoi consiste l’opinion.

¾ Tu as en outre confirmé à l’instant qu’à tes yeux la science, ou, si tu préfères, le savoir, n’est pas la même chose que l’opinion ?

Glauque est tout à fait remonté :

¾ Un être pensant ne peut soutenir que sont identiques l’infaillibilité et l’errance. Le savoir absolu diffère nécessairement de l’opinion versatile.

¾ Ces deux facultés diffèrent en effet par leur processus et doivent donc aussi différer par ce à quoi elles se rapportent. Le savoir, c’est clair, se rapporte à l’existant et le connaît dans son être. L’opinion, nous savons seulement qu’elle organise l’opiner. Mais quel est son objet propre ? Le même que celui du savoir ? Est-il possible que ce qui est su soit identique à ce à propos de quoi on ne fait qu’opiner ?

¾ C’est impossible ! s’exclame Glauque, d’après cela même sur quoi nous nous sommes mis d’accord. Si chaque faculté singulière se rapporte naturellement à un objet différent de celui de toute autre faculté, et si opinion et savoir sont des facultés différentes, il s’ensuit que le su et l’opiné ne peuvent être identiques.

¾ Alors, si n’est su que l’existant, ce à propos de quoi on opine est autre que l’existant.

¾ Reçu cinq sur cinq.

¾ Dans ces conditions, poursuit Socrate, en se grattant le menton, signe chez lui d’une grande perplexité ¾ réelle ou feinte ¾, il faut conclure que l’objet de l’opinion, étant la part d’être de ce qui se soustrait à l’existence, n’est autre que le non-être.

Et Glauque, catégorique et impérial :

¾ Absolument impossible. On ne saurait opiner le non-être, Socrate ! Réfléchissez ! Celui qui opine rapporte son opinion à quelque chose. Il ne saurait opiner tout en n’opinant rien. L’opineur opine sur une chose clairement comptée comme une. Or, le non-être n’est pas une chose, mais auc-une.

¾ C’est exact. Du reste, c’est à l’ignorance et non à l’opinion que nous avons assigné comme objet le non-être, après avoir assigné l’être à la pensée. Et nous avons pu le faire uniquement parce que l’ignorance est une faculté purement négative, alors que l’opinion affirme son objet.

¾ C’est pourtant bizarre, à la fin, s’interroge Glauque. Nous avons démontré que l’opinion, ne se rapportant ni à l’être ni au non-être, n’est ni un savoir ni une ignorance.

¾ Et voilà ! dit Socrate ravi. Dirons-nous alors qu’elle transcende l’opposition pensée pure/ignorance sur l’un de ses bords ? Qu’elle est plus claire que la pensée, ou plus obscure que l’ignorance ?

¾ Allons donc ! dit Glauque, en haussant les épaules.

¾ Si je comprends bien ton geste, tu considères comme évident que l’opinion est plus obscure que la pensée, et plus claire que l’ignorance.

¾ Bien sûr. Elle est, nous l’avons déjà dit, entre les deux. Au milieu.

¾ Et nous avons ajouté que, si nous trouvions une chose dont l’apparaître soit d’être tout en n’étant pas, cette chose, occupant une position médiane entre l’être pur et l’absolu néant ne relèverait ni du savoir, ni de l’ignorance, mais de ce qui se tient entre les deux. Eh bien, nous savons maintenant que cet entre-deux est ce que nous appelons « opinion ».

¾ Voilà une question réglée, dit Glauque, plein d’enthousiasme.

¾ Sauf, grince Amantha, que vous ne l’avez pas encore trouvée, cette « chose » qui serait l’objet de l’opinion. Je veux la voir, cette « chose », entre l’être et le non-être, qui ne se laisse ramener, en toute rigueur, à aucun des deux. Montrez-la moi.

 

Bien. Je commence comme toujours par la question des dates. Il y a un changement pour le prochain séminaire. Donc ça il faut que vous le notiez : il ne sera pas le 17 mars mais le 10 mars. Et il ne sera pas comme il était prévu dans une autre salle, il aura lieu ici. Finalement nous avons bénéficié de l’inertie bureaucratique [Badiou se marre ; sourires] ; les travaux n’auront pas lieu cette année [sourires] et nous allons donc rester ici jusqu’à la fin. N’excluons pas l’année prochaine, si nous fonctionnons encore. Voilà. Donc 10 mars pour le prochain et ensuite […]

 

Alors… Bon. Je voudrais récapituler des points (je crois) importants de ce qui a été dit la dernière fois. La thèse soutenue par Platon c’est que si l’on se représente, dans un domaine donné quelconque, qu’il y a, dans ce domaine ou relativement à ce domaine, des vérités, alors la discussion des opinions concernant ce domaine doit normalement être évitée. C’est la thèse. C’est une thèse hypothétique. On n’assume pas ici, on laisse de côté (Platon en parle ailleurs) la question de l’existence effective des vérités. Mais en tout cas si l’on est en droit de supposer que dans un domaine déterminé il y en a, alors il ne faut normalement pas s’engager dans la discussion des opinions. Pour vous dire, en passant : c’est une thèse qui a été maintes fois reprise et qui est par exemple reprise par saint Paul ; si on suppose qu’au regard de l’existence humaine il y a une vérité (alors là lui son domaine est vaste n’est-ce pas : c’est l’existence humaine dans sa totalité, et la vérité c’est le Christ), si on est dans cette supposition-là, alors (comme il le dit expressément) il ne faut pas discuter des opinions ; les opinions on va les laisser être, parce que le registre dans lequel opère l’affirmation des vérités n’est précisément pas celui du déploiement ou de l’existence des opinions.

Et alors l’argument c’est que ce qui caractérise les opinions c’est leur substituabilité, c’est-à-dire leur principe d’équivalence. Une opinion en tant qu’opinion est confrontée à une autre opinion, et évidemment si l’on suppose qu’il y a une vérité, la dissymétrie entre opinion et vérité est immédiate, et la discussions inter-opinions, ou la discussion des opinions, n’a pas lieu d’être le chemin pertinent.

Alors, en passant, dès lors qu’on est dans l’espace démocratique, où nous sommes (où après tout il convient d’être… ce n’est pas le problème), nous apercevons une corrélation essentielle, philosophiquement pressentie et même établie par Platon, entre le principe, la maxime de la liberté des opinions, c’est-à-dire en réalité la liberté de leur expression et de leur discussion d’un côté et, de l’autre, le critère du nombre comme valeur de décision. Parce que la démocratie, en son sens absolument ordinaire, c’est ça hein, c’est : d’un côté ²il y a liberté des opinions² et de l’autre ²vous votez², voilà. Et on peut se demander quelle est la corrélation entre les deux finalement ? Pourquoi y a-t-il un lien, en fin de compte profond et organique, entre la maxime fondamentale de la liberté des opinions qui oppose la démocratie aux dictatures, au totalitarisme etc., et le mécanisme singulier de décision que représente la décision majoritaire, c’est-à-dire le critère du nombre comme tel.

Vous savez que dans les sociétés contemporaines le critère du nombre déborde de beaucoup la simple décision politique. Il est organisé étatiquement pour la décision politique mais, plus généralement, tout produit fait propagande du fait qu’il est numériquement assignable ; c’est-à-dire pour un tel spectacle on vous dira « cent mille personnes l’ont déjà vu »… Et alors là aussi, pourquoi le fait que cent mille personnes l’aient déjà vu est-il une valeur ? C’est une question… C’est homogène tout ça ! C’est homogène, c’est-à-dire qu’en définitive il y a une corrélation entre la liberté des opinions, l’expression des opinions, et le critère du nombre, centralement et visiblement dans la politique représentative ou électorale ; mais plus généralement c’est une tendance à considérer que ce qui a déjà (en quelque sorte) conquis une majorité d’opinions, ou un grand nombre d’opinions, a par là-même valeur. De sorte qu’est valorisable, effectivement, le nombre comme tel. Si trois millions de personnes on vu un film, eh bien finalement si vous n’allez pas le voir vous allez être minoritaire ; mais, dans le même temps, la supposition est qu’en l’occurrence il n’y a pas de vérité. La supposition c’est qu’il n’y a pas de détermination intrinsèque de la chose, sinon on vous la donnerait, il n’y en a qu’une détermination quantitative.

Et ça je pense que c’est une corrélation essentielle entre le principe général selon lequel l’espace de la liberté c’est l’espace de la confrontation des opinions (et que donc la maxime essentielle de la liberté c’est la liberté d’opinion), et le fait que quand il s’agit d’une décision à prendre, aussi bien « votez pour un tel » ou « allez voir tel film », finalement il y a le critère du nombre.

Et alors la raison est que les opinions étant prises dans un espace de symétrie finalement, elles circulent (en vérité comme la monnaie, comme la marchandise, ce qui est le paradigme sous-jacent), elles circulent dans la conviction d’une substituabilité générale ; c’est-à-dire une opinion, en définitive, tendanciellement, équivaut à toute autre ; c’est ça qui fait qu’il n’y a pas de raison d’introduire une dissymétrie, et encore moins une interdiction hein, puisque l’espace des opinions est un espace de substituabilité ¾ à mon avis, en profondeur, très lié à la souveraineté de la marchandise. C’est-à-dire qu’en réalité, tendanciellement, se constitue un marché des opinions dans lequel le vainqueur eh bien c’est celui qui en a vendu le plus. C’est bien naturel.

Et alors, à l’arrière-plan de cela, on peut se demander ce que c’est que le triomphe d’une opinion, c’est-à-dire : qu’est-ce qui est sanctionné finalement par le nombre ? Quel est le principe réel qui est sous-jacent à cette juridiction du nombre, elle-même fondée sur la substituabilité des opinions et leur circulation ? Je pense qu’en réalité ce qui assure une opinion, ce qui en fait un nombre, etc., c’est un mixte de rhétorique et d’intérêt. On peut trouver ça dans d’autres passages de Platon : il y a une connexion étroite entre l’opinion et la rhétorique, du point de vue de la force de l’opinion, et évidemment par ailleurs entre l’opinion et l’intérêt, du point de vue du toucher réel qui est le sien. C’est-à-dire qu’une opinion fonctionne, s’impose, fait nombre, lorsqu’elle arrive à conjoindre les intérêts qu’elle touche (les intérêts qu’à la fois elle exprime et qu’elle révèle) et l’organisation rhétorique de la présentation de ces intérêts. Et ça c’est exactement ce qui, évidemment, est désigné par Platon sous le nom de ²sophistique². La sophistique c’est un mixte d’intérêts et de rhétorique, c’est-à-dire c’est la possibilité et l’aptitude à ce que la rhétorique se mette au service de ce point réel que sont les intérêts, de telle sorte qu’elle fasse triompher une opinion.

Donc le triomphe d’une opinion c’est toujours, et c’est au fond évidemment l’essence de la politique au sens courant n’est-ce pas, un mixte de rhétorique et d’intérêts. Intétêts qui sont le réel plus ou moins nommé d’ailleurs dans la rhétorique ; quelquefois ce réel, cet intérêt, n’est pas même nommé, mais sa puissance est toujours là. L’intérêt n’est pas nommé et la rhétorique peut organiser justement cette non-nomination comme effet de puissance parce que ça sera quand même entendu même si ce n’est pas nommé, si la rhétorique est habile.

C’est pour ça que chez Platon, effectivement, l’importance malgré tout considérable de la sophistique, de la présence des sophistes (nous allons y revenir), de la discussion avec eux, c’est que c’est tout un dispositif de puissance. C’est un dispositif de puissance qui, précisément, agençant, articulant la rhétorique et l’intérêt, crée en vérité une dissymétrie de puissance dans l’équivalence générale des opinions. C’est-à-dire intrinsèquement les opinions sont équivalentes, elles peuvent circuler, on peut substituer une opinion à une autre, etc., mais ça n’empêche pas que la question du succès d’une opinion, du triomphe d’une opinion, est une question en soi, et elle se résout en effet par une discipline du langage finalement (quel que soit ce langage), de façon à ce qu’il touche un intérêt. Et je signale que, très profondément, un des artifices de cette rhétorique c’est de toucher l’intérêt en masquant qu’on le touche ; c’est-à-dire de toucher l’intérêt comme si ce qu’on disait était désintéressé. Donc un toucher subtil. Et c’est là évidemment qu’il faut un art rhétorique particulier pour en partie absenter, ou voiler, le réel essentiellement intéressé, et par conséquent féroce n’est-ce pas, qui se trouve derrière les apparentes douceurs dont la rhétorique le pare.

Et c’est ce qui explique que les rhétoriques politiques peuvent être au fond aussi œcuméniques, alors que tout le monde sait qu’elles assurent, de façon uniforme, le triomphe des puissants. Et donc une opinion, le triomphe d’une opinion, c’est l’agencement d’un système singulier de douceur et de férocité. C’est la férocité masquée ¾ et ça c’est évidemment une tâche essentiellement rhétorique.

 

Et alors ce que Platon dit, inauguralement, face à ce personnage dont il reconnaît l’importance et la puissance, c’est qu’une vérité c’est un agencement différent. Pour lui ce n’est pas quelque chose qui agence une rhétorique et un intérêt, c’est quelque chose qui (je dirais) agence une formalisation, une évidence, et un désintéressement. Une formalisation : là Platon le dira parce qu’en fin de compte une vérité c’est toujours une question de forme, au sens de l’Idée. N’oublions pas que le mot grec eidos dit ²idée² et ²forme² en même temps hein, il n’y a pas de séparation entre idée et forme. Donc on peut considérer que l’ensemble de la fameuse théorie des Idées chez Platon, qui est en réalité une théorie des formes, est bien dans le registre de la formalisation. Le procès de la connaissance c’est l’accès à la forme, donc tant que vous n’avez pas accédé à la forme vous ne pensez pas vraiment la racine des choses. Toute pensée est une formalisation ¾ ça c’est le premier point.

Cette formalisation requiert un principe d’évidence qui n’est pas réductible à une rhétorique justement. C’est-à-dire la formalisation n’est pas la rhétorique de la forme, la formalisation est la possibilité de l’évidence ; elle est la possibilité de faire apparaître une vérité dans les conditions de sa puissance effective ¾ mais ça veut dire son évidence, ça ne veut pas dire sa rhétorique.

Et puis le désintéressement est crucial parce que l’idée c’est que la pensée est désintéressée en un sens particulier qui est qu’elle se constitue dans le désintéressement au regard de son objet ; c’est-à-dire elle ne peut pas accéder à son objet dans une rhétorique de l’intérêt. La rhétorique de l’intérêt coupe de tout accès véritable à la formalisation comme telle. Ça a été d’ailleurs un point… Je vous le signale, c’est une remarque assez triviale, assez évidente mais ça a été un point de difficulté du marxisme classique ça. C’est-à-dire que le marxisme classique a cru qu’on pouvait requérir l’intérêt, l’intérêt de classe, au service de la vérité politique. Et ça a engagé de nombreuses et complexes ambiguïtés. J’aurai l’occasion d’y revenir parce que c’est en réalité la base explicative du fait que l’entreprise révolutionnaire au XXe siècle a pris une tournure aristocratique. Voilà. C’est-à-dire a pris la tournure de l’émergence d’un noyau dirigeant, sacralisé d’une certaine manière, enfin séparé. Et sacralisé pourquoi ? Parce que lui seul comme tel était détenteur de l’accès à l’Idée, c’est-à-dire lui seul comme tel était en capacité d’articuler l’intérêt au désintéressement tandis que, par contre, dans l’élément massif, dans l’élément collectif ordinaire, la maxime de l’intérêt restait dominante. Et il est donc impossible de savoir dans quelle mesure cette aristocratie était sophistique ou pas ¾ parce que peut-être qu’elle était une adaptation rhétorique du désintéressement à l’intérêt (ça… il faut suivre les choses pas à pas), c’est une piste que je vous indique… On y reviendra parce qu’elle est très importante : c’est la corrélation entre le problème apparemment très spéculatif que nous posons ici (c’est-à-dire le problème de l’articulation ou de la scission entre opinion et vérité) et cette histoire politique singulière du marxisme révolutionnaire qui a postulé malgré tout une transitivité possible entre certaines formes d’intérêts (et donc de rhétorique de l’intérêt) et finalement l’émancipation qui, en tant que telle, n’est praticable que dans une figure collective du désintéressement naturellement. Après tout la fin des classes, l’objectif suprême, était la fin de la dictature organique de l’intérêt et de ses conflits sur l’organisation sociale tout entière et sur sa représentation étatique. Alors c’est pour vous dire qu’on est là au cœur du problème.

Vous savez, cette question qui articule rhétorique et intérêt d’un côté, et puis formalisation de l’évidence et désintéressement de l’autre, cette question pourrait être l’occasion là encore d’un nouveau salut à Deleuze. Deleuze disait que la notion de vérité il n’en avait pas besoin (il m’a écrit ça dans une lettre : ²je n’en ai pas besoin²). Moi j’ai essayé de dire que ce n’était pas vrai, qu’il en avait tout à fait besoin et qu’il ne cessait de lui donner d’autres noms ; il n’avait pas besoin de ce nom-là disons. Mais il disait : ²le critère c’est que les choses soient intéressantes finalement². Il faut que ce soit intéressant, c’est ça qui requiert vraiment la pensée, ce qui est intéressant. Alors on pourrait dire qu’une vérité c’est intéressant parce que ce n’est pas intéressé ¾ voilà… Et c’est vrai ça ; c’est-à-dire qu’il y a quelque chose dans l’intéressant qui dés-intéresse. Voilà.

 

Alors ça c’était le premier groupe de remarques que je voulais refaire par rapport à ce qu’on avait dit la dernière fois… La conclusion évidemment c’est que vous ne pouvez pas engager un protocole de vérité dans un débat d’opinions parce que ce qui norme le débat d’opinions c’est l’articulation de la rhétorique et de l’intérêt, alors que ce qui norme une discussion où la vérité est engagée c’est formalisation, évidence et désintéressement. Donc avec des normes aussi disjointes vous ne pouvez pas engager la figure de la vérité dans le débat d’opinions. Et donc, conséquence importante, vous êtes sous la supposition qu’il y a des vérités n’est-ce pas (supposition qui est largement déniée, par beaucoup). Enfin sous cette supposition-là vous n’êtes pas dans le protocole normatif de la liberté des opinions dans son articulation au critère du nombre. Vous êtes donc despotique [Badiou en rigole] et minoritaire [et continue un peu] en même temps ¾ ce qui est exactement ce qu’on a toujours reproché aux révolutionnaires, d’imposer finalement la volonté d’un petit nombre résolu, organisé et déterminé, à l’écrasante majorité ; c’est-à-dire d’être minoritaires d’un côté, et d’un autre côté évidemment, étant minoritaires, de ne pouvoir avoir puissance que dans un élément qui ne respecte pas la perméabilité et la substituabilité des opinions.

Donc on voit bien : là on est en effet à la racine de ce qui fait que Popper considère Platon comme le premier des maîtres-penseurs, le premier de ceux qui ont glorifié la société fermée contre la société ouverte etc. etc. Effectivement le noyau conceptuel de la question donne un peu une allure de ce genre au débat.

Le deuxième point qui me paraît très important c’est que le sujet de l’opinion, c’est-à-dire celui qui porte l’opinion, n’est pas le même que le sujet des vérités. Alors ça c’est beaucoup plus complexe, beaucoup plus important. On pourrait imaginer que le débat entre vérité et opinion, à supposer qu’il existe, soit un débat qui traverse et divise un sujet qui est le même ; c’est-à-dire que dans toute subjectivité pensante il y aurait au fond un débat interne, ou intime, entre finalement la possibilité d’existence des vérités, la discussion de leur existence, et puis de l’autre côté eh bien la présence inévitable dans le monde des opinions. La thèse qui est soutenue par Platon, et qui à mon avis est une thèse inéluctable, c’est que le problème c’est que ce n’est pas le même sujet. C’est-à-dire que l’individu, en tant qu’entité corporelle singulière, peut participer de l’un ou de l’autre. Ça peut être le même individu qui participe à une subjectivité de type ²opinion² et à une subjectivité de type ²vérité² mais en tant que sujet il n’est pas le même ; c’est-à-dire que ce n’est pas dans l’arène du même sujet que le conflit se passe. Il y a deux instanciations subjectives foncièrement différentes.

Alors qui est le sujet de l’opinion ? Eh bien le sujet de l’opinion c’est l’individu démocratique. C’est lui qui est le sujet de l’opinion. Il est à la fois support et résultat de l’espace démocratique. Platon, qui est contemporain au fond de la première tentative historique de la démocratie, c’est-à-dire de la démocratie grecque, le voit très bien : la démocratie a créé un sujet, elle a créé son sujet. Elle n’est pas simplement un régime extérieur articulé sur une subjectivité invariable, il y a réellement un sujet qui est l’individu démocratique, lui-même en un certain sens substituable lorsqu’il est référé à l’égalité démocratique et formelle : un citoyen en vaut un autre, un citoyen est substituable à un autre. Et, au fond, la valorisation de l’opinion pour ce sujet provient exclusivement de ce qu’elle est la sienne ; l’individu est en position de valoriser l’opinion en tant qu’elle est la sienne, c’est-à-dire en tant qu’elle est en effet l’opinion de ce sujet singulier exigé par l’espace démocratique qui est l’individu.

Alors là nous voyons une corrélation essentielle évidemment entre l’espace dit de la liberté des opinions et au fond la conviction que le sujet absolument irréductible est l’individu comme tel, parce qu’il est précisément le sujet de l’opinion. Et alors cet individu démocratique comme sujet de l’opinion, valorisant l’opinion en tant qu’elle est la sienne, ce sujet a ses arguments : « à chacun son opinion », « c’est mon opinion, toi tu as la tienne », voilà. Tout le monde sait que quand on présente son opinion c’est un argument que ce soit la sienne… En réalité, en général, il n’y en a pas beaucoup d’autres : « c’est ça que je pense ! » ¾ ça c’est un argument très puissant, ce n’est pas rien, du tout.

Et alors comment définir l’individu démocratique ? Eh bien on peut le définir en fonction de ce que nous avons dit. Premièrement justement en tant qu’il est le juge en dernière instance de son intérêt, et qu’il est aussi l’adepte d’une certaine rhétorique. L’individu démocratique c’est ça ! C’est quelqu’un qui est juge de son intérêt et adepte d’une rhétorique. Il est donc lui-même l’articulation des deux. Et c’est pourquoi naturellement il est le sujet de l’opinion hein. Alors on dira : il est, quant à son point réel, la configuration, le juge ou le tribunal de son intérêt et il est, sur le versant du langage, inscrit dans une certaine rhétorique. C’est exactement dans ce contexte d’ailleurs que se produit la décision électorale, qui est évidemment la décision de l’individu démocratique par excellence, dans l’isoloir. L’isoloir qui est la figure qui circonscrit et sépare l’individu démocratique, dans la délibération qu’il est en train de faire avec lui-même ; délibération qui évidemment croise la représentation qu’il se fait de ses intérêts et la rhétorique dans laquelle il est inscrit ; il vote à gauche, il vote à droite, et ça c’est corrélé à une représentation de son intérêt dont tout le monde conviendra qu’il est le seul juge. Telle est la construction de l’individu démocratique comme sujet de l’opinion.

Et alors, évidemment, le sujet d’une vérité est d’une organisation complètement différente, pour autant qu’il existe. Parce que le sujet de vérité, on ne peut le définir que comme ce qui oriente le processus de construction d’une vérité. Nous reviendrons sur ce point : la vérité est inséparable de son processus de construction. Bon je ne vais pas revenir sur l’ensemble de mes axiomes ou de mes hypothèses mais le sujet de vérité c’est ce qui oriente le protocole de construction d’une vérité à partir d’un événement premier, c’est-à-dire à partir d’une apparition, d’un surgir inaugural, dont il traite et oriente les conséquences.

Donc vraiment l’individu démocratique est structural alors que le sujet de vérité est événementiel. Deuxièmement l’individu démocratique comme sujet de l’opinion est au croisement d’une rhétorique et d’un jugement d’intérêt, tandis que l’autre est dans un protocole de construction, qui est d’ailleurs aussi un protocole de formalisation à partir d’un point originaire qui est lui-même un point de surgissement. Voilà.

Donc ce sont deux registrations subjectives absolument différentes. On dira simplement que, évidemment, l’individu comme tel convoqué comme sujet de l’opinion c’est vraiment l’individu démocratique. C’est pour ça que vous avez tous les discours contemporains sur l’extension indéfinie de l’individualisme, la souveraineté de l’individu, etc., etc. ¾ discours qui, je le signale, sont exactement la description de l’individu démocratique par Platon dans La République : « on fait ce qu’on veut, on est content », « chacun a ses propres désirs et chacun ne pense qu’à ça », etc. Donc cet individualisme qui se répand aujourd’hui n’est pas une création de la contemporanéité (semble-t-il), pas du tout ! Il a déjà été absolument observé il y a un peu plus de quelques millénaires, et par conséquent il y a lieu de penser qu’il est une construction de la démocratie elle-même. C’est infiniment probable. C’est-à-dire qu’il est bien le sujet que requiert la figure démocratique en tant que telle, et dont Platon ne manquera pas de reconnaître que c’est un sujet tout de même assez agréable (c’est le critère qu’il introduit). Pour l’individu ce n’est pas mal finalement, quand même… Ça a du charme. Et on sait que c’est sur ce charme que repose en réalité l’adhésion, ou l’incarnation de cette figure.

Ceci dit l’individu peut aussi, il a la possibilité, la capacité de s’incorporer à une procédure de vérité, et de devenir partie composante d’un sujet de vérité ¾ ça lui est ouvert. Et là il le sera au titre (de ce que j’ai proposé d’appeler, mais c’est une métaphore) de militant d’une vérité. Alors, voyons bien, ²militant d’une vérité² ça veut dire quoi ? Ça ne veut pas dire un dévouement sacrificiel à quelque chose de transcendant. Pour prendre un exemple, ça veut dire par exemple être capable de refaire pour son propre compte une démonstration mathématique (en la comprenant, en la faisant). Enfin il n’y a pas besoin d’être un grand savant hein. Les grands savants ils sont dans les orientations majeures de certaines séquences de construction des vérités. Mais quand des vérités existent, vous pouvez vous y incorporer, vous pouvez accéder à la subjectivité qu’elles requièrent, qu’elles demandent, de façon élémentaire. Même quand vous êtes devant un tableau que vous trouvez très beau, eh bien vous êtes dans un élément du même ordre. Et puis c’est la même chose lorsque finalement vous êtes activement, et de façon pensée, dans une manifestation politique, c’est la même chose aussi.

Donc il ne faut pas dire que la participation individuelle à un sujet de vérité est une exception transcendante, c’est une expérience ouverte, en vérité plus ou moins à tout moment à tout le monde, et simplement dans laquelle on figure, en tant qu’individu, dans une incorporation désintéressée qui finalement renvoie à ²formalisation² et ²évidence² dans tous les cas. Alors voilà… Quand vous assumez le péril d’un amour… Tout ça, tous ces moments, toutes ces figures sont les figures ouvertes à l’individu, si démocratique qu’il puisse être par ailleurs, pour qu’il puisse participer à une construction subjective qui évidemment est d’un tout autre ordre que la stabilité structurale de l’individualité démocratique, au carrefour de la rhétorique et de l’intérêt.

Alors on dira aussi, pour être plus proche de Platon, que dans ce cas l’incorporation subjective se fait sous le signe de l’Idée ; ²sous le signe de l’Idée² ça veut simplement dire qu’elle se fait sous le signe de la reconnaissance de la puissance d’une forme en tant que telle, indépendamment de l’agencement de la rhétorique et de l’intérêt. Et c’est pour ça que j’ai proposé d’appeler ce protocole ²un protocole d’idéation² ¾ Platon n’emploie pas ce mot, mais je le propose. L’idéation c’est le moment où l’individu comme tel s’incorpore au processus d’une vérité, et encore une fois ce sont des expériences tout à fait simples, que tout le monde fait à un moment où à un autre, et à l’intérieur desquelles l’individu n’est plus identifiable comme individu démocratique. Il est identifiable autrement. Il est identifiable dans une figure subjective qui est convoquée, articulée et déployée autour de ²formalisation, évidence et désintéressement², et pas autour de ²intérêt et rhétorique². Voilà. Ça c’était la deuxième grande réarticulation de ce que nous avons dit la dernière fois.

La troisième c’est : tout cela au fond semble établir une disjonction entre l’individu démocratique et la subjectivité de vérité, tout ça semble valider la thèse que ça n’a pas grand-chose à voir, et donc valider la thèse qu’il n’y a pas lieu d’organiser un débat entre ces figures subjectives. Donc on revient à la thèse initiale : en définitive ne discutez pas des opinions, parce que quand vous discutez des opinions vous êtes un sujet d’opinion, voilà. Si vous voulez être autre chose qu’un sujet d’opinion, ce n’est pas la peine de discuter les opinions. Et donc la thèse serait que pour autant qu’on entérine l’existence d’un sujet de vérités (on est dans le pluriel là, le pluriel des vérités), on n’a pas besoin de la liberté d’opinions ; puisque la liberté d’opinions c’est la liberté de débattre des opinions. Or la question qui était notre point de départ la dernière fois, c’est que tout cela semble homogène à Platon et que cependant ce n’est pas comme ça qu’il fait hein. La question c’est que la partie aporétique des dialogues de Platon se présente, expressément semble-t-il, comme un débat d’opinions : on convoque des gens pour leur demander leur opinion et la discuter.

Alors comment se fait-il, et là le problème est vraiment dialectique, comment se fait-il que le philosophe qui est (disons) le tenant par excellence de la souveraineté des vérités, est celui qui, de la façon la plus régulière et la plus insistante, présente son œuvre dans la figure du débat d’opinions ? ¾ au point de l’écrire théâtralement, sous forme de dialogues, de créer des personnages, etc., etc.

Alors là-dessus, je voudrais la rappeler, il y a une explication proposée par Pascal, autre grand tenant des vérités contre les opinions. La thèse de Pascal, je vous la rappelle ; je vais vous relire le passage qui est très court, parce qu’il est vraiment crucial dans cette discussion… La thèse de Pascal c’est qu’on aime voir naître une vérité du conflit des opinions. Je vous relis ce passage subtil [Pensées, fragment 135 ; Sellier 637 ; Lafuma 773]. Il commence :

 

Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire.

[j’enchaîne :] […] on aime à voir dans les disputes le combat des opinions, mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la […] voir naître de la dispute [alors c’est cette phrase qui contient la proposition de Pascal]. Pour la faire remarquer avec plaisir [²la² c’est la vérité ; donc], il faut la faire voir naître de la dispute.

 

Autrement dit la thèse de Pascal c’est qu’on peut s’engager dans la dispute des opinions (vocabulaire qui est le sien), de telle sorte qu’on y voit naître la dissymétrie de la vérité ; c’est-à-dire on va voir naître, dans et à partir du combat des opinions, la vérité en tant qu’elle naît. Autrement dit (ce serait une explication possible du protocole de Platon) Platon présenterait un débat d’opinions afin de montrer quoi ? Eh bien la vérité à l’état naissant : il engagerait les esprits dans la naissance d’une vérité en espérant, et c’est bien ce que pense Pascal, que là il y a du plaisir, et qu’on va bénéficier de ce plaisir. Finalement voir la vérité naître dans le combat des opinions ça lui donne une touche plaisante, et Pascal est convaincu qu’il faut plaire ; il y a un moment où, pour convaincre, il faut plaire. Donc finalement le combat des opinions ça serait le moment de la séduction hein. Et c’est souvent une interprétation courante du dialogique platonicien, c’est-à-dire qu’il agence théâtralement la séduction du vrai. Mais ce que Pascal ajoute, parce qu’il est quand même rigoureux, c’est que ce plaisir de la naissance du vrai s’arrête à la naissance. Puisque par contre en contempler vraiment le développement, ça ça ne génère aucun plaisir dit-il, on n’aime pas ça du tout. Donc on aime la voir naître mais on n’aime pas la voir grandir ¾ c’est ça la thèse de Pascal, et c’est un peu sa difficulté, à lui, Pascal : c’est-à-dire comment créer ce plaisir de la naissance du vrai ?... et puis après quand même comment va-t-on traiter le déplaisir de son développement intégral ?

Alors personnellement je ne crois pas que ce soit une explication recevable pour Platon. Platon est un redoutable malin hein ; je ne pense pas du tout qu’il mépriserait l’idée de créer un plaisir comme ça, au passage, pour séduire les interlocuteurs, et notamment les jeunes gens, en faisant naître sous leurs yeux la vérité à travers le combat des opinions. C’est une manière aussi de tromper en chacun l’individu démocrate n’est-ce pas. L’individu démocrate il aime le combat d’opinions, donc on va lui faire un combat d’opinions, et puis on va finalement le tromper puisqu’à un moment donné il va avoir le plaisir, il croira que c’est le plaisir du combat d’opinions mais non ce sera justement le plaisir de la naissance d’une vérité. Donc on va le dé-subjectiver comme individu démocratique pour le resubjectiver autrement. Mais il ne semble pas que ce soit ça parce que… Encore une fois Platon n’y répugnerait sûrement pas, il a aussi certainement utilisé cette formule, mais ce n’est pas le fond du problème.

Ce n’est pas le fond du problème parce que ce qui est clair c’est que pour Platon il n’y a pas à proprement parler de naissance de la vérité dans l’élément du débat d’opinions. Ce que constitue le débat d’opinions c’est une aporie, c’est-à-dire une suspension de la signification, exclusivement. Donc c’est un état négatif. Or rien n’est plus contraire à la négation que la naissance. S’il y avait naissance du vrai on serait au contraire dans l’affirmation aurorale, dans le début, dans le commencement, dans le prestige qui s’attache aux origines, et on ne serait pas dans cette espèce de désert provisoire qu’est l’aporie, où l’on ne sait plus rien. On a détruit les opinions symétriques, ou substituables, et on est (si je puis dire) nulle part. C’est quand même comme ça que ça se passe chez Platon. Et donc je ne pense pas que ce soit simplement, ni même principalement, le plaisir possible de la naissance du vrai parce qu’on peut soutenir que chez Platon le vrai ne naît pas, justement. Il ne naît pas, en tout cas certainement pas du conflit ou du débat des opinions.

Alors à quoi se livre-t- il ? Quel est son exercice ? En réalité on ne peut le comprendre que si, contrairement à ce que Socrate lui-même affirme, quelque chose comme une vérité est déjà là. Elle est déjà là. Elle est déjà née. Elle est née avant cette mise en scène théâtrale des opinions. Souvenons-nous de ce point de vue-là de l’allégorie de la caverne : on ne peut comprendre le fait que des gens quittent la caverne que sous la condition que d’autres l’ont déjà quittée et sont revenus. Autrement dit il y a toujours, dans la caverne, quelqu’un qui est sorti déjà hein. Et donc ce n’est pas la naissance du vrai à laquelle on va assister, c’est au traitement de l’opinion… Parce que les gens qui sont dans la caverne sont des gens qui sont dans l’opinion, tous des individus démocrates : ils sont en train de regarder ce qui se passe, les coloris, les choses, la marchandise, etc. Et puis il y en a quelques uns qui sont déjà là. Ils sont déjà là, ils n’ont rien de spécial. La seule chose qu’ils ont de spéciale c’est qu’ils sont déjà sortis, eux, avant. Ils sont déjà sortis et puis ils sont revenus.

Vous savez que le problème de savoir pourquoi ils sont revenus était le problème le plus difficile pour Platon. Parce que pourquoi franchement revenir dans un pareil bourbier hein ? ¾ alors qu’on a contemplé l’Idée absolue, le soleil, etc. ; on a eu une joie ineffable et puis il faut revenir, ce n’est pas drôle… Et cependant c’est ça la pré-condition. Et en vérité, dans cette affaire du débat d’opinions, il faut partir de l’hypothèse qu’une vérité est déjà là. Donc un sujet de vérité comme tel est présent. Il a un nom dans les dialogues : il s’appelle Socrate. Socrate c’est quelqu’un qui est déjà sorti. Et alors il revient en disant : « je ne sais rien ». Mais interprétons-le ce fameux « je ne sais rien » de Socrate, c’est en fait : « je n’ai pas d’opinion » ; « sur la question dont on est en train de discuter, je n’ai pas d’opinion, moi ». Ce n’est pas « je ne sais rien » au sens de l’authentique savoir. On va bien voir dans la suite qu’il sait tout à fait hein, beaucoup de choses, presque tout. Mais il ne les sait pas dans la modalité où les autres croient les savoir, c’est-à-dire dans la figure de l’opinion.

Il n’a pas d’opinion. Il s’agit donc que quelqu’un, armé secrètement (c’est-à-dire existentiellement) d’une vérité, entreprenne de faire cesser le débat d’opinions ¾ ça c’était ce que nous avons principalement développé la dernière fois : il va participer en apparence au débat d’opinions pour établir une nouvelle norme qui ne sera pas précisément la norme de la liberté des opinions. Au fond la participation socratique au débat d’opinions, en tant qu’on le suppose revenu dans la caverne après en être effectivement sorti, c’est de se servir de cette sortie et de ce retour pour, participant en apparence au débat d’opinions parce que les gens qui sont là ne connaissent rien d’autre, parce que les gens ne savent pas faire autrement que par le débat d’opinions, entreprendre de le faire cesser. Voilà.

Et donc je dirais : ce n’est pas la thèse fondamentale de la séduction par la naissance du vrai (qui est la thèse de Pascal), c’est une thèse de cessation. La dissymétrie va opérer, à l’intérieur de la discussion des opinions, comme figure de la cessation. Et vous voyez qu’il est nécessaire, pour que le sujet de vérité fasse cesser la discussion des opinions, qu’il se présente comme celui qui n’en a pas hein ¾ ce qui est aberrant parce qu’en réalité tout le monde a des opinions… C’est bien ça : l’individu démocratique est universel, tout le monde a des opinions. Mais il va se présenter comme celui qui n’a pas d’opinion, c’est-à-dire comme celui qui, comme il le dit, « ne sait rien » sur la question considérée. Voilà : « le courage, eh bien qu’est-ce que c’est ?... Je ne sais pas moi, je n’ai pas d’opinion. Donnez-moi la vôtre ». Alors les autres vont parler, et leurs opinions vont être déconstruites et anéanties jusqu’au moment où plus personne ne pourra parler, sauf Socrate. Mais comme Socrate n’a pas d’opinion, il ne va pas donner la sienne hein, ça c’est très important. Socrate ne donne pas son opinion, et pour cause puisqu’il n’en a pas. Mais par contre il convoque celle des autres, et en fin de compte il fait cesser le débat d’opinions de façon à ce que quelque chose d’autre commence.

Et cette position-là, dans notre expérience, nous savons bien qu’elle existe, par exemple dans la critique esthétique véritable. La critique esthétique véritable, la critique d’art, si elle est authentique, ne va pas procéder à l’intérieur des opinions, sauf pour les faire cesser et établir un type de rapport à l’œuvre d’art qui va être d’un autre ordre que celui d’une simple opinion (« j’aime ça », « j’aime pas ça », « moi je trouve ça bien mais l’autre il ne trouve ça pas bien… », voilà, « mettons-nous d’accord sur le fait qu’on peut penser à la fois que c’est bien et que ce n’est pas bien »). Un véritable critique d’art ne va pas faire comme ça ! Il va, comme Socrate, tenter de déconstruire ou de faire cesser cette manière de voir les choses, et va en réalité imposer ensuite une subjectivation de l’œuvre de type différent. Et il en va de même pour tout le reste : par exemple la démonstration scientifique c’est aussi quelque chose qui évidemment fait cesser le débat d’opinions sur le problème posé. Et puis la vraie discussion politique, c’est-à-dire la réunion politique normée, ce n’est pas un débat d’opinions hein, évidemment ; c’est autre chose. Alors cette autre chose, c’est compliqué, on y viendra, mais ça consiste à faire cesser précisément le débat d’opinions pour construire collectivement quelque chose dont la norme et la valeur échappent précisément à l’équivalence généralisée des opinions. Il en va de même aussi de la déclaration d’amour.

Déclaration d’amour, réunion politique, démonstration scientifique, critique esthétique, tout ça ce sont des épisodes, des séquences de l’existence collective, individuelle, normées, de type socratique ; c’est-à-dire qui en définitive opèrent, apparemment dans l’élément de la discussion, mais pour la faire cesser et établir une norme distincte.

Alors vous savez, c’est là que nous sommes quand même dans le problème de la terreur. Prenons-le frontalement : l’idéologie contemporaine est une idéologie qui consiste à dire que si la norme n’est pas la liberté des opinions articulée à la loi du nombre (c’est une définition minimale mais à mon avis très solide de la démocratie), alors ça ne peut être que la terreur. C’est un opérateur d’une puissance extrême. Parce que c’est rare qu’on ait envie de la terreur. Elle n’est pas séduisante par elle-même. Or l’opération socratique, à certains égards, est une opération terroriste. Elle a toujours été présentée comme bonace n’est-ce pas : il rencontre les gens, il discutaille avec eux etc., mais ce n’est pas du tout ça. Ce n’est pas du tout ça. Quand on le subjective vraiment, quand on le lit, il décompose les adversaires, il les réduit entièrement au silence, et après il est seul à prendre la parole.

Parce qu’une fois que tout ça est fini, dans les grands dialogues… Dans les petits on s’arrête là, on ne voit pas trop hein : on voit simplement que c’est très négatif comme travail déjà. Mais dans les grands dialogues on voit que quand ce travail-là est fini, alors on est dans une autre norme. Et dans cette autre norme, il faut bien le dire, il n’y a plus que l’interlocuteur principal qui parle ; les autres ils disent « oui », « d’accord », « c’est vrai », « ouais »… Quand quelqu’un pose un problème, il est d’abord discuté en termes d’opinions et puis quelqu’un dit : « mais en réalité sur ce problème-là il y a une démonstration » hein, « je peux démontrer la solution du problème » ; évidemment tout le monde va écouter la démonstration. Le rythme général du dialogue socratique est comme ça : à partir d’un certain moment on écoute le gars parce qu’il a une norme différente de celle qui réglait la discussion préalablement. Et ça, ça c’est un effet de terreur, malgré tout. Et d’ailleurs c’est bien comme ça que le vivent les malheureux sophistes confrontés à Socrate : ils se taisent, ils vont bouder dans leur coin. On ne les exécute pas mais… [sourires]. Dans Les Lois, où Platon est devenu un peu âgé et un peu sécuritaire [Badiou se marre], il ne fait pas bon quand même d’être sophiste. Pas du tout. Par exemple il ne fait pas bon ne pas participer à la religion civique. Les gens qui se proclament athées sont expressément susceptibles de la peine de mort (ça c’est pour ne pas faire de Platon une idole unilatérale), et en vérité il y a un élément terroriste.

Et je me souviens… Là je vous raconte une anecdote : quand je passais, il y a longtemps, mon certificat d’histoire de la philosophie, j’ai été interrogé par Jankélévitch, sur un texte de Platon. Et j’ai développé la thèse (comme quoi on ne fait jamais que répéter la même idée toute sa vie, ce que Bergson a bien dit), j’ai développé la thèse qu’il y avait, dans la méthodologie socratique, un élément irrécusable de violence. C’est-à-dire que c’était quand même bien vrai qu’on le voyait utiliser n’importe quels arguments qui, quand on les regarde de près, ne sont pas mieux que ceux de ses adversaires. Il fait feu de tout bois hein, pourvu qu’à la fin des fins les autres soient obligés de se taire. Et j’avais dit : « c’est une violence ». Il y a une violence socratique ; ce n’est pas vrai que l’antinomie c’est violence contre raison, avec le raisonnable Socrate contre la violence de Calliclès. En réalité Socrate est tout à fait violent. Pourquoi ? Parce que pour qu’il enclenche, dans l’élément du débat d’opinions, sa propre procédure, il faut faire taire les autres ; parce qu’il faut que le débat s’arrête, que le débat cesse d’être un débat d’opinions. Et alors Jankélévitch était très mécontent, ça je peux vous le dire, il était très mécontent. Il me disait : « mais non ! là, en réalité, vous remettez en selle la violence ! »… Il était déjà totalitaire [sourires], et il n’était pas content. Et je comprenais qu’il n’était pas content mais je n’ai pas cédé sur ma position. Il m’a dit : « mais quand même, Socrate argumente ! ». Je lui ai répondu : « oui, évidemment il argumente, mais les autres aussi ils argumentent ; ça ce n’est pas une discrimination ». Et même les procureurs des procès de Moscou ils argumentent. Tout le monde argumente. L’argumentation, en soi c’est une forme, c’est tout !

Donc on ne peut pas décider de la subjectivité qui est en cause à partir simplement de la forme argumentative. C’est évident que là il y a une mise en scène des protocoles utiles au militant d’une vérité pour se débarrasser de ceux qui la collent comme un chewing-gum à l’opinion ¾ c’est ça. Il s’agit de dé-coller la procédure possible d’accès au vrai de son empâtement dans les opinions, alors qu’on est obligé de partir de là. Et ça c’est quand même l’allégorie de la caverne. On est revenu dans la caverne, ça se passe là hein. Ça ne se passe pas dehors, dans le soleil de l’Idée. Les gars qui sont dans le soleil de l’Idée (j’y reviendrai d’ailleurs), ils sont dans une unité essentielle, ils n’ont pas besoin de se tracasser sur des débats d’opinions bourbeux. Mais il faut retourner là. Et pour ça il faut un protocole de cessation de la liberté d’opinions, c’est-à-dire de sa pratique en forme de débat. Voilà.

Alors si on le dit, non plus dans la figure immédiatement politique, on peut dire que les vérités terrorisent les opinions ; c’est quand même bien vrai ça. C’est pour ça que les tenants de l’absoluité de l’individu démocratique, c’est-à-dire les tenants du fait que le seul sujet véritable est l’individu démocratique tel que la démocratie le constitue, ont absolument besoin d’être sceptiques ; ils ont besoin d’affirmer qu’il n’y a pas de vérités. Il n’y a pas de vérités du fait que c’est une catégorie totalitaire par elle-même. Et ils n’ont pas complètement tort parce que s’il y a des vérités, leur transmission, leur agencement effectif, la création du sujet adéquat à leur déploiement n’est pas homogène au débat d’opinions.

Et donc il y a une obligation démocratique à dire qu’à proprement parler il n’y a pas de vérités. Donc il y a un relativisme culturel moyen, voilà. Et l’impératif c’est donc ²il n’y a pas d’idéation², au sens où je l’entends. Il n’y a pas d’idéation c’est-à-dire il n’y a pas d’ouverture possible à l’individu pour qu’il s’incorpore à quelque chose qui aurait la signification d’une Idée. Il faut que l’individu reste là où est sa construction propre, c’est-à-dire dans le croisement de l’intérêt et de la rhétorique ¾ rhétorique qui est souvent appelée sa ²culture², on ne sait pas trop pourquoi ; la rhétorique d’un individu c’est sa figure culturelle.

Et alors quand j’ai dit (je le rappelle souvent) que l’impératif majeur de notre temps c’est ²vis sans Idée², vous voyez à quel point c’est connexe à tout ça ; ²vis sans Idée² ça veut dire ²avec des opinions bien sûr², mais plus fondamentalement ça veut dire ²ne te laisse pas interrompre dans le débat d’opinions², ²continue-le indéfiniment² ¾ ça il y en a un besoin vital n’est-ce pas ! Il faut quand même que les gens puissent être indéfiniment dans le débat d’opinions de manière à ce qu’à une élection ils votent à droite, à l’autre à gauche, à l’autre à droite, à l’autre à gauche, et ceci jusqu’à épuisement [sourires]. Parce que c’est ça l’infinité du débat d’opinions. Il doit être évidemment, en un certain sens, sans conséquence. S’il y a des vérités, ça ne peut pas se passer comme ça ! C’est-à-dire qu’il faut un individu formaté à l’idée que le débat d’opinions est par nécessité infini, qu’il n’a pas de clause d’interruption (ce qu’une vérité naturellement signifie), pour que ce système fonctionne de telle sorte qu’il soit homogène aussi à la mode vestimentaire, au changement de voiture et à l’achat d’un nouveau téléphone portable. Il faut que tout ça marche ensemble dans une homogénéité générale qui a sa matrice véritablement dans l’infinité du débat d’opinions (y compris le débat d’opinions avec soi-même : « j’en ai marre de ce téléphone, je vais en prendre un autre »). Je fais ça comme tout le monde ; je ne suis pas en train de dire que c’est le mal, mais ça peut devenir un impératif, ce qui est différent, c’est-à-dire un impératif général, à savoir : il n’y a rien d’autre que cet espace de substituabilité des produits, des opinions, des informations, des communications, dans une espèce de ronde incessante dont le point fondamental est qu’elle n’ait pas de point d’interruption. Et donc pas d’idéation. Parce qu’au fond on peut appeler ²idéation² le moment où l’individu s’incorpore à autre chose qu’à sa prescription démocratique. Il cesse d’être l’individu démocratique qui comparaît à la fois devant le marché, et devant les produits, et évidemment devant les opinions.

C’est en ce sens qu’on est là quelque part dans ce qui est en jeu, au-delà simplement des problèmes de cruauté, d’horreurs, de massacres, etc., qui sont évidemment des vrais problèmes, mais l’horizon transcendantal de tout ça (si je puis dire) c’est que c’est une excroissance monstrueuse sur une question tout à fait réelle. Tout à fait réelle, qui est : existe-t-il une possibilité non-terroriste d’enclencher les procédures de vérités dans l’élément, spontané ou immédiat, du débat d’opinions ? Alors moi je suis un peu sceptique là-dessus (je dois vous le dire). Je suis un peu sceptique. Disons que je serai un peu dans la lignée socratique, en tout cas la lignée socratique modérée, pas Les Lois hein, qui est disons un terrorisme soft [sourires], c’est-à-dire un terrorisme rationnel. Je suis convaincu que le terrorisme proprement dit, c’est-à-dire l’État terroriste (tuer les gens parce qu’ils continuent à être dans leurs opinions tout simplement n’est-ce pas) et son idée que la vérité peut se dégager une fois pour toutes comme totalité du système des opinions, tout cela est une impasse sanglante. L’histoire l’a montré, je le pense absolument.

Mais qu’il n’y ait pas quelque chose comme une violence dans la rationalité elle-même effectivement, c’est-à-dire dans le moment où la figure du débat d’opinions doit être dessaisie de son infinité, c’est-à-dire de sa perpétuation, le moment où elle doit être interrompue, fût-ce pour une séquence, fût-ce pour un moment, fût-ce sur une question particulière, ne voir aucune violence là-dedans me paraît une rêverie… C’est la raison pour laquelle je pense toujours qu’une polémique absolutiste concernant la violence en général n’est qu’une propagande pour la perpétuation de l’individu démocratique. Et qu’elle va avec ²vis sans Idée², ²il n’y a pas de vérités², et en définitive avec la conviction que l’existence humaine c’est la consommation, y compris la consommation des opinions, y compris la consommation du débat d’opinions, dans son infinité circulante. Voilà.

Alors ça c’était le troisième point, c’est-à-dire l’interprétation de la fonction de l’aporie dans les dialogues de Platon. Et vous voyez que je pense que cette fonction est réellement une fonction articulée autour d’un point de violence (je l’appelle comme ça) qui est qu’il faut bien voir que ce qui est visé c’est une cessation, ce n’est pas simplement une participation rationnelle à la discussion.

Et le quatrième point c’est : qu’est-ce qui surgit dans cette aporie ? C’est en réalité que seul le sujet de vérité peut poursuivre. La figure du sujet d’opposition est interrompue, et par conséquent seul le sujet de vérité peut poursuivre. Et donc l’individu démocratique est destitué, en réalité parce qu’à un moment donné il n’est plus en état de voir l’intérêt qu’il aurait, lui, à poursuivre. C’est pour ça qu’il se tait. Et c’est pour l’amener à ce point que Socrate discute, pour qu’il s’enfonce encore plus, jusqu’au moment où l’interlocuteur ne puisse plus voir l’intérêt qu’il a à poursuivre. Donc il va se taire parce que c’est un individu qui a besoin de se représenter son intérêt pour continuer, parce qu’il est dans la rhétorique de l’intérêt. Et s’il ne voit plus à un moment donné quel est l’intérêt qu’il a à continuer, il ne continuera pas. Et donc pour faire cesser la discussion démocratique il faut amener l’individu démocratique au point où il ne voit plus, dans le débat lui-même, quel est son intérêt. Et donc on le désintéresse de force ¾ c’est ce que disait Rousseau ça : ²on les forcera à être libres² ; c’est une formule remarquable ; comme formule de la terreur ça !… Eh bien c’est un peu ça : on les forcera à ne plus être, possiblement, dans l’articulation de la rhétorique et de l’intérêt. C’est-à-dire « pourquoi continuer la rhétorique, se dit le sophiste, si je ne vois plus mon intérêt ? », « même pas mon intérêt d’être victorieux dans la discussion en cours, parce que je suis en train de perdre » ; « je ne vois plus du tout mon intérêt et donc je vais arrêter la rhétorique » (c’est ça le protocole de construction de cette affaire). Et par conséquent le débat, en fin de compte, produit à la fin une dissymétrie des sujets. C’est-à-dire un des sujets est désarticulé, parce qu’il ne voit plus la corrélation entre rhétorique et intérêt, et surgit un intérêt différent, un sujet différent qui est le sujet de vérité tel que Socrate ou Platon va le concevoir.

 

Bien. Alors ça c’était la réarticulation de l’ensemble de ce qu’on avait déjà esquissé la dernière fois. Reste que tout cela ne nous dit pas vraiment ce que c’est qu’une opinion hein. On a fait comme si on le savait, mais on ne l’a pas vraiment examiné. C’est le deuxième pan que nous entamons aujourd’hui. Au fond on ne sait pas quelle est exactement la relation de l’opinion à ce à propos de quoi elle est une opinion. On sait vaguement, comme ça, que ce n’est pas la même chose qu’une vérité, mais qu’est-ce que c’est une opinion finalement ? Il y a débat d’opinions ; qu’est-ce que c’est que deux opinions sur quelque chose ? Quelle est la relation entre ce qu’on appelle une opinion et ce à propos de quoi elle est une opinion ?

Les deux éléments que nous avons distingués, la rhétorique et l’intérêt, ne résolvent pas cette question. La rhétorique c’est une forme (forme langagière par excellence), et l’intérêt c’est une motivation. Et j’ai moi-même dit que l’intérêt pouvait ne pas être mentionné dans la rhétorique, il pouvait être caché par la rhétorique. Donc l’intérêt est un point réel, mais qui peut être caché ; et la rhétorique est une forme ; et l’articulation des deux nous dit ce qu’est la structure d’une opinion mais pas le rapport effectif de l’opinion à ce à propos de quoi elle prétend trancher ou dire quelque chose. Et alors c’est pour ça qu’il faut s’engager dans ce que je propose d’appeler une ontologie de l’opinion. C’est-à-dire qu’est-ce que c’est vraiment que l’opinion ? ¾ pas simplement dans ses artifices, ses fonctions ou ses formes.

Comme vous le savez c’est une question majeure chez Platon : toute une partie de la théorie très difficile de ce que c’est qu’une vérité passe par la théorie préliminaire de ce que c’est qu’une opinion ; puisque précisément il y a une large construction négative de ce que c’est que la vérité à partir de l’opinion. Donc il faut une ontologie de la doxa, qui est le mot grec pour ²opinion². Et alors cette question (²qu’est-ce que c’est qu’une opinion ?²) devrait vraiment nous passionner puisque précisément notre maxime fondamentale est la liberté des opinions, donc autant savoir ce que c’est qu’une opinion quand même… Et ce n’est pas du tout clair aujourd’hui.

Cette question de l’ontologie de l’opinion, de ce que l’opinion est véritablement, elle a deux aspects. Premièrement il y a le statut du référent objectif de l’opinion : l’opinion est opinion sur quelque chose, et donc quelle est la nature de ce quelque chose pour que l’opinion soit une opinion ? C’est-à-dire : si l’opinion est opinion sur quelque chose, quel est ce quelque chose, quelle est la nature, quelle est la manière d’être de ce quelque chose pour qu’il soit le quelque chose d’une opinion ? Ça c’est la première question. Et puis la deuxième question : quel est le statut de l’acte par lequel l’opinion est exprimée. Vous le voyez il y a une question du référent de l’opinion, et puis une question de l’acte subjectif qui est d’affirmer ou d’exprimer l’opinion.

Alors pour employer une distinction de linguiste que Lacan a beaucoup utilisée : il y a un statut de ce qui est dit, et puis il y a une question du statut du dire hein. Donc on va distinguer le dit et le dire. Donc il y a la question : qu’est-ce qui est dit dans une opinion ? Et puis il y a la question : qu’est-ce que dire une opinion ?

Alors le premier point (le dit, qu’est-ce qui est dit dans une opinion ?) est celui qui est principalement abordé dans La République. C’est même un point si essentiel dans La République qu’on le retrouve à beaucoup de niveaux. Qu’est-ce qui est dit dans une opinion ?, c’est-à-dire quel est le référent, ou l’objectivité, sur quoi s’appuie une opinion ? Quant à la question du dire elle est en vérité principalement traité dans Le Sophiste, de Platon ; au régime d’ailleurs principalement de l’analyse du statut d’une opinion fausse. Oui parce qu’alors là on va y venir : malheureusement il y a des opinions vraies [sourires] ¾ ça c’est ce qui complique beaucoup la question ; nous allons voir que c’est un problème capital de la politique du XXe siècle, cette question des opinions vraies [Badiou sourit], que Platon appelle des ²opinions droites².

Alors dans La République, et c’est à cela que nous venons, le point principal traité c’est la question du dit dans l’opinion. L’opinion dit quelque chose de quelque chose ; qu’est-ce que c’est que ce contenu de ce qui est dit ? Et puis après il y a le dire, qui est la question de savoir quel est le statut de l’énonciation fausse, de l’énonciation en termes imaginaires, ou de l’énonciation idéologique.

Alors on vient au texte maintenant mais, pour sa lisibilité complète, il faut comme toujours voir d’où il sort, enfin comment il s’articule. Platon introduit le problème à partir d’une théorie des facultés. Et c’est normal puisqu’on va chercher à savoir à quoi une opinion se réfère. Or, une faculté, comme la définit Platon, c’est ce par quoi on se rapporte à un objet. C’est une définition très générale : quand on se rapporte à un objet c’est par le médium d’une faculté, et les exemples les plus classiques qu’il prend ce sont les facultés sensibles : la vue nous rapporte aux couleurs, aux objets, aux contours, etc., et l’ouïe nous rapporte aux phénomènes sonores, etc. Donc comme très souvent Platon puise ses exemples dans le registre du sensible… Une remarque que je fais en passant : Platon est quelqu’un qui passe son temps à prendre les exemples décisifs de sa philosophie dans les domaines dont on prétend qu’il les destitue par ailleurs. C’est-à-dire que finalement pour les exemples de ²qu’est-ce que c’est qu’une faculté ?², on va tout de suite prendre les facultés sensibles. Et de même si on prend des exemples de pratiques, ça va être le cordonnier, le médecin, le capitaine de navire, des gens comme ça… Il parle tout le temps de ces choses-là lui. Il y a énormément de textes de Platon qui sont entièrement consacrés soit à la vue, soit à l’odorat, soit à l’ouïe, et puis en fait aux pratiques artisanales du petit monde populaire. C’est tout à fait intéressant. C’est quand même le bas qui est paradigme du haut. Ce sont les pratiques élémentaires, à travers lesquelles on peut comprendre et interpréter, qui fournissent comme l’infrastructure en vérité des choses les plus complexes.

Donc une faculté c’est ce qui nous rapporte à un objet et, avant même le texte que vous avez, on a appliqué ça à la distinction entre savoir et ignorance. Le savoir c’est la faculté qui nous rapporte à l’être : c’est-à-dire on sait ce qui est, toujours ; ce qu’on sait c’est toujours de l’ordre de ce qui est, de ce qui existe. Et l’ignorance est expressément définie, à ce stade-là, comme ce qui nous rapporte au non-être ; ignorer c’est précisément ne pas être en relation avec ce qui est vraiment hein, c’est être en relation avec rien. Donc l’ignorance, en réalité, c’est une faculté parce que c’est la faculté du néant, c’est celle qui nous met en relation avec ce qui n’est pas. Tandis que le savoir, de manière générale, c’est ce qui nous met en relation avec ce qui est.

La distinction entre le savoir et l’ignorance est donc, je le dirais volontiers, une distinction logique, via l’opérateur de négation ; tout de même que ce qui distingue l’ouïe, la vue, etc., est du registre, là, qualitatif. Mais dès qu’on est dans savoir ou ignorance c’est logique, c’est-à-dire que être ou non-être, de façon binaire, articulés si l’on peut dire en logique classique, est ce qui nous permet de distinguer le savoir et l’ignorance. Donc tout ça a été dit au moment où nous arrivons dans le texte que je vais vous lire, non pas en entier, mais partie par partie, en montrant ce que je crois être le sens de ce texte.

Je vais être assez rapide et simple ce soir mais… certainement nous reprendrons, à partir de ce texte en tout cas la prochaine fois, et je vous recommande vivement de le lire au-delà même de ce que je vais en dire parce que ce n’est pas un texte facile. Ce n’est pas un texte facile. Il en a l’air comme ça mais il est extrêmement retors. Alors je lis le début :

 

¾ Alors, très cher, reprend Socrate, revenons à nos moutons. La science, tu dis que c’est une faculté, la science ? Ou tu la classes autrement ? Et l’opinion, où la mets-tu ?

¾ Je reconnais, dit Glauque reprenant courage [parce qu’il était complètement… il en avait par-dessus la tête, il ne comprenait plus rien], dans la science, dont le nom le plus général est « savoir », non seulement une faculté, mais la plus importante de toutes. Quant à l’opinion, c’est à coup sûr une faculté : avoir la capacité d’opiner, c’est justement en quoi consiste l’opinion.

¾ Tu as en outre confirmé à l’instant [dit Socrate] qu’à tes yeux la science, ou, si tu préfères, le savoir, n’est pas la même chose que l’opinion ?

Glauque est tout à fait remonté :

¾ Un être pensant ne peut soutenir que sont identiques l’infaillibilité et l’errance. Le savoir absolu diffère nécessairement de l’opinion versatile.

¾ Ces deux facultés diffèrent en effet [dit Socrate] par leur processus et doivent donc aussi différer par ce à quoi elles se rapportent. Le savoir, c’est clair, se rapporte à l’existant et le connaît dans son être. L’opinion, nous savons seulement qu’elle organise l’opiner. Mais quel est son objet propre ? Le même que celui du savoir ? Est-il possible que ce qui est su soit identique à ce à propos de quoi on ne fait qu’opiner ?

¾ C’est impossible ! s’exclame Glauque, d’après cela même sur quoi nous nous sommes mis d’accord. Si chaque faculté singulière se rapporte naturellement à un objet différent de celui de toute autre faculté, et si opinion et savoir sont des facultés différentes, il s’ensuit que le su et l’opiné ne peuvent être identiques.

 

Voilà. Alors cette première partie est une conséquence des prémisses que je vous ai rappelées tout à l’heure, à propos de la question de la distinction entre savoir et opinion, c’est-à-dire ultimement de ce dont nous parlions précédemment, à savoir de la distinction entre les vérités et les opinions. Donc les conséquences s’organisent de façon très simple : c’est évident que opinion et savoir sont des facultés. Les facultés sont le rapport à un objet. Si deux facultés sont distinctes, elles se distinguent en tant que rapport à ces objets. Et donc il faut pouvoir assigner l’objet auquel une faculté se réfère pour identifier cette faculté.

Par conséquent si on veut distinguer savoir et opinion il faut en venir à trouver quel est l’objet de l’une et de l’autre. Et là Socrate rappelle : ça a été débattu précédemment que, en ce qui concerne le savoir ça porte sur l’existence, sur l’être. L’ignorance on sait que ça porte sur le non-être. Et l’opinion ?… eh bien voilà la question. On rappelle ici les distinctions. Alors ça c’est tout à fait important : les constructions platoniciennes commencent toujours par des distinctions qui, là, sont des distinctions entre la faculté et son objet, et la distinction entre facultés à partir de la distinction entre objets.

Nous allons maintenant entrer dans la deuxième section qui va tenter de résoudre le problème ainsi formulé en termes de distinctions :

 

¾ Alors, si n’est su que l’existant, ce à propos de quoi on opine est autre que l’existant.

¾ Reçu cinq sur cinq.

¾ Dans ces conditions, poursuit Socrate, en se grattant le menton, signe chez lui d’une grande perplexité ¾ réelle ou feinte ¾, il faut conclure que l’objet de l’opinion, étant la part d’être de ce qui se soustrait à l’existence, n’est autre que le non-être.

Et Glauque, catégorique et impérial :

¾ Absolument impossible. On ne saurait opiner le non-être, Socrate ! Réfléchissez ! Celui qui opine rapporte son opinion à quelque chose. Il ne saurait opiner tout en n’opinant rien. L’opineur opine sur une chose clairement comptée comme une. Or, le non-être n’est pas une chose, mais auc-une.

¾ C’est exact. Du reste, c’est à l’ignorance et non à l’opinion que nous avons assigné comme objet le non-être, après avoir assigné l’être à la pensée. Et nous avons pu le faire uniquement parce que l’ignorance est une faculté purement négative, alors que l’opinion affirme son objet.

¾ C’est pourtant bizarre, à la fin, s’interroge Glauque. Nous avons démontré que l’opinion, ne se rapportant ni à l’être ni au non-être, n’est ni un savoir ni une ignorance.

 

Là le texte est simple dans son apparence : nous avons une inférence, une démonstration. Il est clair que l’opinion étant différente du savoir ¾ c’est même ce qui la constitue dans sa description empirique : une opinion ça existe, et c’est autre chose qu’un savoir. Précisément une opinion n’est pas un savoir, c’est ce qui la caractérise comme opinion. Alors ils n’ont pas le même objet. Puisque l’objet du savoir c’est l’être, l’objet de l’opinion ça ne peut pas être l’être, mais (si je puis dire) on est bloqué parce que la faculté du non-être c’est l’ignorance. Or l’opinion ne se présente nullement comme ignorance puisqu’elle se présente au contraire non pas comme ²j’ignore ça², mais ²j’affirme quelque chose sur l’objet dont je parle². Donc l’opinion n’est pas une ignorance, et en même temps elle est distincte, voire opposée au savoir.

Donc du côté en quelque sorte subjectif l’opinion doit être distinguée et du savoir, et de l’ignorance. Et du point de vue (si je puis dire) objectif, elle doit être distinguée et de l’être, et du non-être, puisque le non-être c’est l’objet singulier, ²l’objet² entre guillemets puisque c’est l’objet inobjectif, singulier, auquel nous avons rapport par cette faculté tout à fait particulière et paradoxale qui est l’ignorance. Et l’être c’est du côté du savoir. Et alors on démontre donc, et c’est ce que Glauque constate (et son moral faiblit de nouveau n’est-ce pas ; après qu’il ait repris du poil de la bête au début, le voilà de nouveau un peu abattu), qu’on est en situation paradoxale de ne pouvoir rapporter l’opinion ni au savoir ni à l’ignorance, ni à l’être ni au non-être. Et donc voilà l’opinion qui flotte on ne sait où.

 

¾ Et voilà ! dit Socrate ravi [troisième temps]. Dirons-nous alors qu’elle transcende l’opposition pensée pure/ignorance sur l’un de ses bords ? Qu’elle est plus claire que la pensée, ou plus obscure que l’ignorance ? [puisque si elle n’est ni l’une ni l’autre, eh bien elle peut être en excès sur l’une, et en défaut sur l’autre]

¾ Allons donc ! dit Glauque, en haussant les épaules.

¾ Si je comprends bien ton geste, tu considères comme évident que l’opinion est plus obscure que la pensée, et plus claire que l’ignorance.

¾ Bien sûr. Elle est, nous l’avons déjà dit, entre les deux. Au milieu.

 

Bien. Alors là on va tomber sur cette question du milieu : le milieu entre l’être et le non-être, le milieu entre le savoir et l’ignorance. Elle est au milieu. Vous savez que Deleuze, pour le citer encore une fois, disait qu’il fallait toujours attraper les choses par le milieu. Et là Platon dit presque la même chose : sur la question de l’opinion, si on veut attraper l’opinion, il faut vraiment l’attraper par le milieu, elle est au milieu. Et cette troisième partie consiste à éliminer une hypothèse ultra. J’appelle ²hypothèse ultra² celle qui dirait que l’opinion est au-delà de la pensée, ou en deçà encore de l’ignorance. Autrement dit que l’opinion est une connaissance par excellence (elle est au-delà du connaître), ou elle est en deçà de l’ignorance.

Alors évidemment Glauque trouve ces deux hypothèses absolument stupides, mais elles ne le sont pas. Elles ne le sont pas. En réalité, Socrate ici esquive un examen. Il esquive un examen parce qu’on pourrait penser qu’une opinion fausse c’est en effet pire qu’une ignorance. Parce que l’ignorance, avouée comme ignorance, est simplement la faculté du non-être (« sur le problème que vous me posez, je ne sais pas, donc je ne me rapporte à rien »), tandis que si vous dites une opinion fausse, vous affirmez le négatif ; ce n’est pas simplement une faculté du négatif, c’est une faculté d’affirmation du négatif. (on va y revenir parce que c’est tout le fond du problème). Vous affirmez comme existant quelque chose qui n’existe pas. Donc on pourrait, là, après tout, dire qu’une opinion fausse est en effet plus obscure encore qu’une ignorance. Après tout l’ignorance elle a (si je puis dire) la clarté du non-être. Tandis que l’opinion fausse est un mixte d’être et de non-être d’une obscurité en un certain sens plus grande que celle de l’ignorance.

Et on pourrait soutenir qu’une opinion vraie est plus essentielle qu’un savoir ¾ ça c’est bien ce que soutient Pascal dans les textes que je vous ai lus la dernière fois. Il soutient que si on attend le savoir on peut attendre longtemps. Bien plus utile, bien plus fondamentale, bien plus réelle en fin de compte est une opinion vraie. Vous ne sauriez pas la démontrer, on ne lui demanderait pas les critères de la méthode cartésienne (que Pascal déteste n’est-ce pas) ; on ne lui demanderait pas d’être claire, distincte, ou des choses comme ça ; l’important c’est qu’elle soit vraie. Et en matière de religion c’est essentiel : croire d’abord. Et croire c’est quoi ? Eh bien croire c’est avoir l’opinion que c’est comme ça ! Qu’il y a Dieu, qu’il y a le Christ, etc. Et puis si on vous demande : « ah ben oui, démontrez-le moi, faites-en une vérité », « est-ce que c’est un savoir ? » etc…

Donc il est évident qu’on pourrait soutenir les deux thèses ultras. On peut soutenir la thèse qu’une opinion fausse c’est pire qu’une ignorance, et qu’une opinion vraie c’est préférable à un savoir ¾ je vous le signale au passage, mais nous y reviendrons je l’espère tout à l’heure, parce que ça existe comme position. Ça a existé et ça existe absolument, notamment la seconde qui est la plus paradoxale et qui consiste à affirmer que finalement une opinion vraie c’est ça qui est le vrai moteur d’une subjectivité, et qu’il n’y a pas à courir indéfiniment après sa légitimation en forme de savoir ; que ce qui est concret, pratique, agissant, déterminant dans la vie humaine, c’est d’avoir une conviction (qui se trouve être heureusement une conviction fondée, une conviction vraie), mais sans avoir besoin de l’articuler dans la figure académisée finalement du savoir. Donc les deux thèses ultras sont soutenables. Elles ont été et sont importantes mais là, dans la construction de ce passage, Socrate se contente de la superficialité de Glauque.

Et nous en venons donc à la conclusion :

 

¾ Et nous avons ajouté que, si nous trouvions une chose dont l’apparaître soit d’être tout en n’étant pas, cette chose, occupant une position médiane entre l’être pur et l’absolu néant ne relèverait ni du savoir, ni de l’ignorance, mais de ce qui se tient entre les deux. Eh bien, nous savons maintenant que cet entre-deux est ce que nous appelons « opinion ».

¾ Voilà une question réglée, dit Glauque, plein d’enthousiasme [son moral est reparti ; la question, ça y est, est réglée, on sait ce que c’est].

¾ Sauf, grince Amantha [dont le rôle est toujours de mettre des peaux de bananes sous les pas de Socrate], que vous ne l’avez pas encore trouvée, cette « chose » qui serait l’objet de l’opinion. Je veux la voir, cette « chose », entre l’être et le non-être, qui ne se laisse ramener, en toute rigueur, à aucun des deux. Montrez-la moi. [et nous nous arrêterons ici pour l’instant].

 

Donc cette quatrième partie, cette conclusion, est à la fois aporétique et affirmative. Elle affirme que l’opinion, si on veut la penser, relève d’un être intervallaire entre l’être et le non-être ¾ ça c’est la conclusion logique. Et puis il y a l’objection finale qui pose qu’on ne sait pas si quoi que ce soit de ce genre existe, tout simplement. Rien dans la démonstration n’indique qu’un milieu entre l’être et le non-être puisse exister. Et pourquoi ? Parce que ceci ne paraît pas congruent à une logique. Je vous rappelle que l’opposition entre le savoir et l’ignorance est une opposition logique, c’est l’opposition fondée sur être et non-être, c’est-à-dire sur l’opérateur logique de négation. C’est une opposition binaire classique, et en fin de compte cette opposition binaire classique régit la relation de l’être et du non-être. Le fil conducteur de ce passage va donc être que la logique classique ne permet pas d’expliquer ce qu’est l’opinion. Et ça va entièrement graviter autour de la question de la négation.

Le fil conducteur c’est que l’objet de l’opinion ne peut pas être le même que celui de l’ignorance (c’est le point de départ). Autrement dit la négation du savoir n’est pas ce qui définit l’opinion. Donc l’opinion n’est pas définissable dans le champ logique de la négation du savoir. Et c’est un problème ontologiquement décisif : il peut exister une altérité non réductible à la négation simple. C’est-à-dire l’opinion n’est pas le savoir, évidemment, mais ça n’est pas parce qu’elle n’est pas le savoir qu’elle est la négation du savoir, puisque la négation du savoir c’est l’ignorance.

Donc nous voilà dans un cas exemplaire et majeur qui pose la nécessité de repenser la catégorie de négation de telle sorte qu’il y ait place pour une altérité, éventuellement radicale, qui cependant ne se laisse pas capturer par la négation en son sens classique. Le non-être est l’objet de l’ignorance, il n’est pas l’objet de l’opinion, et il y a donc altérité pourtant entre l’opinion et le savoir. Quelle est la nature de cette altérité ? ¾ c’est ça l’ontologie de l’opinion. L’ontologie de l’opinion c’est ce qui permet de penser qu’une altérité fondamentale ne se laisse pas capturer par la négation classique. Pourtant l’altérité est bien une forme de négation. On est bien obligé de dire que l’objet de l’opinion n’est pas l’objet du savoir. Donc qu’est-ce que c’est que cette négation qui ne se laisse pas capturer par la négation ? Problème d’autant plus difficile qu’on sait que dans Le Sophiste, et aussi plus tard, Platon va soutenir que l’essence de la négation c’est l’altérité. Il va, dans un passage fameux, dire que contre Parménide (contre notre père Parménide) il faut affirmer qu’il y a un être du non-être. Et cela il va le faire en introduisant la catégorie de l’²autre² : ce qui est ²autre² que l’être va pouvoir être dit ²non-être². Et vous voyez qu’il y a, par conséquent, une relation essentielle entre altérité et négation. Et là nous avons un exemple où il y a altérité non réductible à la négation, et donc on semble être dans une sorte d’impasse logique puisqu’on doit, en quelque manière, penser une négation sans pouvoir réduire cette négation à la négation.

Eh bien on ne peut résoudre ce problème qu’en disant qu’il y a plusieurs espèces de négations hein. Et c’est au fond le problème sous-jacent à tout ce texte. L’opinion, l’objet de l’opinion et l’opinion elle-même, est négation du savoir, mais négation du savoir en un sens non réductible à celui qui est en jeu quand on dit que l’ignorance est la négation du savoir.

Donc il y a au moins deux espèces de négations, essentiellement différentes. Il y a la négation simple qui définit un terme opposé, qui identifie comme un terme opposé. Cette négation simple est à l’œuvre quand on dit que l’ignorance est la négation du savoir. C’est une définition là, c’est pour ça que c’est une négation simple. Si vous dites « négation du savoir », en utilisant cette négation simple, vous définissez un terme, en l’occurrence une autre faculté. Le savoir est une faculté, la négation de l’objet de cette faculté crée une autre faculté, identifie une autre faculté, qui est une. Donc la caractéristique de la négation simple c’est que quand vous niez un terme, vous obtenez un autre terme, identifié et unique.

La négation non-simple (qui est introduite de manière latente, non complètement explicite par Platon) ne va pas définir un autre terme. Elle va, précisément, définir un milieu, un espace. L’opinion est bien une négation du savoir mais elle est quelque part entre le savoir et l’ignorance. Donc dire qu’elle est négation du savoir ne l’identifie pas comme terme unique, mais définit sa position entre deux termes.

Et alors ça c’est un point essentiel : vous avez un type de négation qui définit un terme, et vous avez un type de négation qui définit un lieu. Ce que j’appelle ici la négation simple définit un terme. Ce que j’appelle la négation non-simple définit un lieu. Et en vérité l’opinion n’est définissable qu’en relation à un milieu, à savoir ce qui existe entre l’être et le non-être ; et entre l’être et le non-être il n’y a pas un terme, il y a tout un espace de termes possibles. Et vous voyez bien évidemment que l’opinion, dans ce cas, peut être plus ou moins proche des bornes de ce lieu. Donc vous allez avoir des opinions plus proches de l’être, et des opinions plus proches du non-être. Donc la vérité va être aussi une norme pour l’opinion ¾ c’est ça qui embrouille le problème. Pourquoi ? Parce que si une opinion est très proche de la vérité, vous serez fondés à l’appeler une ²opinion vraie², grosso modo hein ; ça veut dire proche du vrai ; Platon va l’appeler une ²opinion droite². Si elle est tout à fait de l’autre côté, eh bien elle sera une opinion fausse, très proche de l’ignorance, de l’ignorance assumée, affirmée.

Et donc ce que cette négation a de particulier c’est qu’elle va falsifier le principe du tiers exclu. Comme elle est immanente à un milieu, vous ne pourrez pas dire d’une opinion qu’elle est vraie ou fausse. Ou vous ne pourrez pas dire que l’on a ou savoir, ou non-savoir, puisque précisément l’opinion est dans le milieu entre savoir et ignorance. Et donc vous n’aurez pas p ou non-p, ²je sais² ou ²je ne sais pas² ; je peux aussi opiner. Et quand j’opine eh bien c’est quelque part entre le savoir et le non-savoir.

Et donc la conclusion en termes logiques sophistiqués c’est que ce qui est en jeu dans cette définition de l’opinion, c’est à l’évidence ce que beaucoup plus tard on va identifier comme logique classique et logique intuitionniste ; à savoir une logique classique qui valide le tiers exclu, et qui est applicable à la relation entre savoir et ignorance, être et non-être, et puis une logique intuitionniste qui ne valide pas le tiers exclu, parce qu’elle définit un lieu, la négation définit un lieu flexible et habité de façon mobile, et qui par conséquent va permettre d’identifier l’opinion comme un espace disposé entre être et non-être ou entre savoir et ignorance. On peut dire aussi que, de ce point de vue-là, l’opinion peut toucher à l’infini ; rien n’exclut qu’il y ait une infinité de positions différentes des opinions entre savoir et ignorance. Il se peut qu’il y en ait une infinité ; il y a une flexibilité totale, ce qui montre cette relation quand même singulière entre la logique intuitionniste et la topologie, c’est-à-dire la logique intuitionniste et le réseau compliqué des ensembles éventuellement infini.

Et alors dans ce milieu-là qui fait que l’opinion est presque en perspective de fuite dans sa propre infinité possible, dans ce milieu-là Platon va identifier un terme particulier qu’il va appeler ²l’opinion droite². Alors l’opinion droite c’est l’opinion qui va être la plus proche possible du savoir ¾ c’est normal puisqu’on est entre les deux, on peut être sur un bord ou sur l’autre bord. Elle va être l’opinion la plus proche du savoir, c’est une opinion vraie. On peut l’appeler opinion vraie au sens suivant : ce qui est dit est identique à ce qui serait dit par un savoir véritable. Du côté du dit il n’y a pas de discernabilité entre l’opinion vraie et le dit d’un savoir. Je prends un exemple très simple : quelqu’un dit « 2 + 2 = 4 », mais c’est quelqu’un qui ne sait pas compter, c’est quelqu’un qui ignore absolument et complètement la racine arithmétique ou mathématique de son assertion ; mais il tient ferme sur le fait que ²2 + 2 = 4², c’est son opinion. Alors qu’est-ce que c’est que cette opinion ? Eh bien c’est une simple opinion puisque ce qu’il dit n’est pas lié à un protocole de vérité d’aucune sorte. C’est une opinion, et elle est vraie. Elle est vraie mais sans disposer en elle-même d’une reconnaissance de ce qu’est le principe de sa vérité. Elle ne connaît pas le principe de sa vérité, qui est ici le principe du calcul arithmétique. Et par conséquent elle est formellement identique (cette opinion « 2 + 2 + 4 ») à un savoir, mais elle est subjectivement différente, puisque dans le dit il n’y a pas de différence : 2 + 2 = 4. Mais le dire n’est pas le même. Le dire n’est pas le même parce que entre l’arithméticien qui dit « 2 + 2 = 4 » (il le dit dans l’élément des principes du calcul arithmétique) et le naïf qui dit « 2 + 2 = 4 » (parce qu’il répète ce que quelqu’un a dit, parce qu’il a rêvé que c’était comme ça, ou n’importe quoi n’est-ce pas), du point de vue de leur dit c’est la même chose, mais du point de vue de leur dire il n’y a aucune espèce de référence au principe de la chose, et par conséquent nous retombons sur la dissymétrie des sujets. La dissymétrie des sujets qui est dissymétrie dans le dire, mais au point où le dit est le même. Parce que c’est vrai que 2 + 2 = 4, il n’y a rien à faire. Et c’est vrai du point de vue du dit, bien que le dire, lui, soit absolument hétérogène… Celui qui dit ça en termes d’opinion ou celui qui dit ça en termes de savoir arithmétique ont un protocole subjectif de leur dire totalement dissymétrique, alors que le dit est le même.

Bon ça c’est l’opinion vraie. Et alors le point le plus difficile, dans l’expérience du monde, c’est de ne pas prendre une opinion vraie pour une vérité, parce que malheureusement c’est pareil en un certain sens. Donc celui qui dit « 2 + 2 = 4 » au régime de l’opinion, il est très important de bien comprendre que son ²2 + 2 = 4² n’est pas une vérité. Et donc, dans le dit, il faut entendre le dire ¾ c’est ça la règle : il faut savoir entendre le dire dans le dit. C’est-à-dire il faut entendre que quand il dit « 2 + 2 = 4 », il ne le dit pas selon un dire identique au dire de vérité, c’est-à-dire un dire qui pour Platon connaît le principe de ce qui est dit.

Et la vérité du dire, elle est suspendue à l’Idée, à l’idéation. Le dire du ²2 + 2 = 4² il est suspendu, en tant que vérité, à l’idéation arithmétique (appelons-là comme ça). Tandis que le ²2 + 2 = 4² de l’opinion, vraie en la circonstance, n’est pas suspendu à l’Idée ; ce n’est pas une idéation, c’est dans l’élément de l’opinion.

Et alors si vous n’êtes que dans la forme, c’est-à-dire si vous prenez l’opinion vraie pour une vérité, c’est-à-dire si vous n’entendez pas le dire dans le dit, vous êtes dans une communication fausse ¾ et ça c’est un point décisif du monde contemporain : c’est qu’il n’y a que du dit, le dire est insaisissable presque toujours. Et donc la communication, en tant qu’elle est la prolifération de ce qui est dit et inscrit, par exemple sur la surface de la toile internet n’est-ce pas, où là les choses sont non seulement dites mais inscrites, est un absentement radical du dire, ou une grande difficulté à ressaisir le dire. Quand quelqu’un est devant vous en train de parler, vous avez plus de chances d’entendre le dire que quand vous avez une masse indifférenciée de dits, d’inscrits hein. Ce qui revient à un axiome que je vous ai déjà proposé qui est que : une communication non trompeuse entre sujets requiert un partage de l’Idée. Ce qui veut simplement dire qu’une communication non trompeuse exige qu’on entende le dire dans le dit ; et pour entendre le dire dans le dit il faut en réalité qu’on soit l’un et l’autre dans l’idéation, c’est-à-dire qu’on soit sous le signe de l’Idée. Il n’y a de communication non-trompeuse que dans l’élément de la vérité (ça c’est clair), et donc sous le signe de l’Idée.

 

Et alors c’est un problème politique majeur (et je voudrais conclure là-dessus) : peut-on se contenter de l’opinion droite ? C’est une tentation très forte. C’est une grande tentation. Et c’est une grande tentation pour les grands appareils collectifs : les églises, ou les partis. Au fond, pourvu que ceux qui sont là disent ce qu’ils doivent dire, et font ce qu’ils doivent faire, pourquoi aller chercher du côté de leur dire et réel ? Pourquoi leur demander davantage ? C’est une tentation très forte, et… même Platon y succombe ; parce qu’il finira par dire que finalement on peut gouverner la cité avec de l’opinion droite, pourvu que les gens croient ce qu’ils doivent croire, ça sera déjà pas mal. Notez que c’est une position inévitablement aristocratique ça, parce que ça veut dire qu’une minorité aristocratique va régler le dire, et faire circuler le dit de ce dire… Parce que la masse des gens ordinaires, ce qu’on leur demandera c’est le dit, c’est-à-dire de dire ce qu’il faut dire, mais on ne va pas aller scruter l’élément du dire en tant que tel. Donc on ne va pas vérifier qu’ils sont réellement dans l’idéation. Et donc le formalisme, le bureaucratisme, l’indifférence étatique ont là leur origine, quand on se contente, pour la communication uniforme, de l’homogénéité du dit, sans ressaisir que les subjectivités différentes se testent au niveau du dire, et pas au niveau de ce qui est dit.

Par conséquent se contenter de l’opinion droite mène inévitablement au formalisme. Et je pense… À une sérénité crispée [1952 ; in Recherche de la base et du sommet, IV], de René Char. C’est un beau titre sur ce dont on parle : ²à une sérénité², mais ²crispée². Et il dit ceci :

 

La perte du croyant, c’est de rencontrer son église. Pour notre dommage, car il ne sera plus fraternel par le fond.

 

Et ²le fond², là, c’est la vérité dont l’opinion droite fait sa différence avec les autres. Car après tout ce qui différencie l’opinion droite des autres opinions c’est bien la norme de la vérité. C’est donc que le dit, là, devrait être sous la loi du dire, sous la loi de l’effective subjectivité de vérité. Et ²le fond², ²fraternel par le fond², ²le fond² c’est le moment où la négation classique relève à nouveau la négation intuitionniste ; c’est-à-dire c’est le moment où l’on revient à l’élément de la vérité comme étant disjoint, d’une certaine manière, de l’espace de coexistence des opinions. Et alors être ²fraternel par le fond², ce que propose Char, c’est partager non pas l’opinion droite seulement (c’est-à-dire non pas une querelle d’opinions, entre opinion droite et les autres opinions), mais c’est partager l’affirmation effective d’une existence ¾ si tout savoir et toute vérité est un toucher de l’existence.

Et là c’est vrai que ce problème a hanté le siècle, et ses grandes organisations. Et c’est pour ça qu’elles avaient aussi le culte de la personnalité. La personnalité c’était du côté du dire, c’était le droit du dire. Et puis le reste c’était l’obéissance de l’opinion droite, il n’y avait pas de fraternité ²par le fond². Quand c’est comme ça il n’y a pas de fraternité ²par le fond², Char a raison. Et je pense que, là, il faut rectifier Platon. Il faut rectifier Platon, c’est-à-dire en réalité bien comprendre qu’il faut étendre l’aristocratisme… à tout le monde. C’est-à-dire : aristocratique pour tous. Voilà.

 

10 mars 2010

 

     Distribution de la nouvelle table des matières résultant du travail de traduction en cours de La République par Badiou :

 

Table des matières

 

L’état d’achèvement du travail d’hypertraduction est indiqué pour chaque chapitre par les codes suivants : A signifie « achevé », C signifie « commencé », et R signifie « rien de fait encore ». Cet état du travail vaut à la date du 10 Février 2010.

 

Prologue (A). Conversation dans la villa du port

1 (A). Réduire le sophiste au silence

2 (A). Questions pressantes des jeunes gens et jeunes filles

3 (A). Genèse de la société et de l’État

4 (C). Discipline de l’esprit : littérature et musique

5 (A). Discipline du corps : diététique, médecine et sport

6 (C). La justice objective

7 (R). La justice subjective

8 (R). Les femmes, les enfants et la guerre

9 (A). Qu’est-ce qu’un philosophe ?

10 (C). Politique et philosophie

11 (A). Qu’est-ce qu’une Idée ?

12 (C). Des mathématiques à la dialectique

13 (A). Critique des quatre politiques pré-communistes, 1. Timocratie et oligarchie

14 (C). Critique des quatre politiques pré-communistes, 2. Démocratie et tyrannie

15 (A). Justice et bonheur

16 (A). Poésie et pensée

Épilogue (A). Éternité mobile des Sujets

 

 

 

     Bon eh bien, bonsoir. Comme d’habitude je rappelle les prochaines séances […] Donc il nous reste encore trois étapes avant d’en finir définitivement avec Platon, ce qui aura quand même pris trois ans et aura laissé probablement pas mal de restes [Badiou se marre]… pour plus tard. Voilà.

     Je voudrais vous indiquer diverses échéances. D’abord le samedi 13 ; donc samedi prochain, à 14h 30, il y aura une sorte de dialogue public, à partir et sur l’ensemble de mon travail, à l’auditorium du Musée du quai Branly. Vous serez donc incorporés aux ²arts premiers² [Badiou se marre, la salle aussi]… si tant est que ²arts premiers² veuille dire quelque chose [sourires]… Question dont nous laissons l’élucidation, comme chacun le sait, à Jacques Chirac.

     Le même samedi 13, à 20 heures, à la Maison de la poésie (passage Molière, 157 rue Saint Martin, au Métro Rambuteau), il y aura une représentation d’un texte qui s’appelle La tête de l’homme, et qui est de la poétesse Florence Pazzottu, qui est à la fois une poétesse que j’aime et que j’admire et une amie. C’est une adaptation de ce texte pour la scène, et il y aura un débat qui suivra, auquel je participerai avec d’autres personnes… Et voilà ! Je comptais vous informer de cela, parce que c’est un texte vraiment singulier qui raconte en réalité la scène réelle d’une agression. Elle a été agressée, à Marseille, où elle habite, et cette agression a entraîné une espèce d’onde, subjective comme ça, qui est racontée et mise en forme dans ce texte.

     Le samedi 10 avril, à l’École Normale Supérieure, salle Cavaillès probablement, entre 10 et 18 heures, il y aura une journée sur Dialectique et théâtre contemporain. C’est sous le bonnet du Centre International d’Études de la Philosophie Française Contemporaine [CIEPFC]. C’est à la lisière donc de la philosophie et du théâtre et, bon, la sortie de mon cycle complet d’Ahmed, aux éditions Babel, est un prétexte à cette journée, un des prétextes de cette journée. Voilà pour les références immédiates.

 

     Et d’ailleurs, pour servir de transition à une autre question dont je vous parlerai de façon un peu préliminaire, je voudrais vous lire un extrait d’Ahmed Philosophe (la 26e pièce, dont le titre est La Terreur). Ahmed Philosophe est une série de courtes pièces dont chacune a pour titre un concept fondamental de la philosophie. Donc il y a le hasard, la poésie, la nécessité, la vérité, le sujet, tout ça à chaque fois en une pièce dans laquelle Ahmed joue en interlocution avec d’autres personnages. Il y a aussi la catégorie de terreur, et là il y a Ahmed et un autre personnage qui s’appelle le démon des villes. Et je vais vous lire cette petite pièce :

 

[Badiou en donne lecture]

 

     Alors je voulais vous lire cela en transition, pour dire quelques mots d’un article paru dans Marianne, à mon sujet […] Je voudrais simplement… Je ne vais pas m’attarder là-dessus, parce que c’est quand même une chose qu’on a du mal même à toucher hein. Il faut vous rendre compte de ce que c’est que lire quelque part quelque chose de ce genre, sur vous. Ce n’est pas agréable. Ce n’est pas agréable même si, comme je viens de vous le dire, ce n’est pas non plus d’une importance extraordinaire, mais ça n’est pas agréable. Je veux vous signaler d’ailleurs que dans l’entretien que j’ai eu avec lui ¾ puisque, averti du fait qu’il allait faire un article ²à charge² (comme disent les journalistes), il m’avait demandé de le voir ; donc je l’ai vu pour voir de quoi il retournait, quel était le bonhomme ; j’ai tout de suite compris que ce n’était même pas la peine. Mais dans l’entretien que j’ai eu avec lui il m’a dit : « mais vous ne croyez pas qu’à votre séminaire la plupart des gens ils viennent pour vous voir parce que vous êtes connu et puis qu’en fait ils ne comprennent rien ? » [sourires incrédules]… c’est une citation [Badiou fait une mine ; esclaffements]. Et donc il vous considère comme un tas d’abrutis snobs [rires]… Ce qui n’est pas étonnant, puisque pourquoi viendriez-vous écouter le personnage qu’il décrit n’est-ce pas ? [Badiou se marre] ¾ ça c’est vrai que ça serait une drôle d’idée ! Ça serait une drôle d’idée de votre part.

     Je voudrais simplement faire trois remarques sur ce point. La première, elle est toute simple, c’est qu’il semble que des gens, je ne sais pas exactement comment les identifier, mais que des gens considèrent qu’il est indispensable de m’abattre (enfin disons-le comme ça, métaphoriquement bien sûr, métaphoriquement). Je pense que leur but véritable c’est de tenter de me rendre infréquentable par les médias, de me renvoyer dans l’ombre dont à leurs yeux je n’aurais pas dû sortir et que, dans cette besogne, tous les moyens sont bons, voilà. Vraiment tous les moyens sont bons, selon une tradition journalistique française, qui remonte à l’entre-deux guerres, et qui s’est poursuivie après la guerre, notamment dans les colonnes d’un journal qui s’appelait Le Crapouillot, et qui était spécialisé dans ce genre d’exécutions, notamment de tous les progressistes, sympathisants du parti communiste, etc. Donc on a aussi une reviviscence de ce type de procédés, de procédures. C’est le premier point.

     Le deuxième point c’est que cette tentative s’est faite en deux vagues, et ça c’est intéressant d’un point de vue conjoncturel, même si je ne me prends pas pour un symptôme d’une importance extrême. Comme vous le savez il y a eu une première vague où l’imputation infâmante était l’imputation d’antisémitisme, liée à la parution de Circonstances 3. Et cette offensive en réalité à fait long feu parce qu’elle était quand même peu crédible. Elle était peu crédible et aussi elle était latérale d’une certaine manière, en réalité elle n’était pas vraiment sur le cœur de la question. Et donc il y a une deuxième vague, qui laisse de côté complètement l’imputation d’antisémitisme (elle n’est pas présente), et qui est plus proche à mon avis du noyau de la question ; c’est-à-dire que bien qu’elle ne parle de rien de vrai, de rien d’authentique, qu’elle n’est qu’un tissu d’anecdotes incohérentes, elle demeure quand même plus proche du noyau de la question, à savoir en définitive la possibilité d’une politique radicalement différente. La possibilité qu’existe, ou que soit pensable même simplement, un élément politique radicalement hétérogène au consensus.

Et donc des deux vagues indiquent aussi nécessairement une sorte de sourde évolution de la conjoncture générale, que je ne saurais pas trop déchiffrer immédiatement mais qui montre qu’à mon sens la période de l’affrontement politique succède à une période qui était plus idéologisante. Au fond l’accusation d’antisémitisme était liée à la problématique de la Shoah, de la dernière guerre mondiale, des droits de l’homme, du totalitarisme, etc., quelque chose qui s’était créé dès la fin des années 70, qui a une longue durée. Je sens là que ça se recentre, que ça revient sur quelque chose de plus classique, de mois latéral, à savoir de criminaliser en réalité toute tentative de faire exister, même virtuellement, une politique ou une orientation qui serait effectivement et réellement hétérogène à l’ordre existant. Et j’y vois quand même aussi un des stigmates, dans l’ordre de l’affrontement des doctrines (si je puis dire), un des stigmates de la crise qui assombrit et durcit la situation, et rend tout de même de plus en plus difficile d’être purement et simplement un thuriféraire du capitalisme tel qu’il est. Donc il y a un aiguisement, encore incertain et confus, mais aiguisement tout de même des contradictions dont ceci est encore une fois un symptôme marginal ou secondaire.

Et la troisième remarque que je veux faire, qui est plus intéressante pour nous ici c’est que, au fond, une partie de ce qui est en jeu dans cette affaire c’est : où est, et en quoi consiste, la lisière entre philosophie et politique ? Quelle est la nature exacte de la relation entre philosophie et politique ? Ce point a toujours été un point extraordinairement sensible. Et il a toujours été extraordinairement sensible en particulier en France (j’y insiste). La France a quelques traditions singulières, et elle a celle-là depuis quand ? Eh bien depuis le XVIIIe siècle une fois de plus, c’est-à-dire depuis l’époque où l’on a appelé ²philosophes² des gens comme Rousseau, Voltaire, Diderot, qui étaient aussi perçus comme des combattants politiques. Et donc cette circulation entre philosophie et politique, cette lisière entre philosophie et politique remonte à cette époque-là et s’est poursuivie en réalité, sans discontinuer, jusqu’aux grands philosophes français des années 60, en passant par Sartre, etc. Et je suis à la fois un témoin et un acteur de cette vision des choses ; c’est-à-dire d’une vision qui, en un certain sens, tente d’élucider, d’éclairer, ou aussi de déplacer la relation exacte entre philosophie et politique. Or, en fait, quand on se rapporte à moi sous cet angle-là, c’est-à-dire sous l’angle de la question entre philosophie et politique… Je pense qu’il y a trois positions d’attaque de cette figure, trois méthodes :

[1] la première c’est en fin de compte d’absenter la politique, c’est-à-dire de dire : « cette lisière qui est proposée entre philosophie et politique n’inclut ou ne subsume aucune politique réelle ». En réalité cette imputation n’est pas la plus agressive, c’est une imputation d’idéalisme en réalité. C’est une imputation qui dit : « le type de corrélation entre philosophie et politique qui est ici proposé ne renvoie en réalité à aucune politique praticable ou réelle, et donc c’est une vision absolument idéaliste de la relation entre philosophie et politique ». Il y a beaucoup de choses qui ont été dites dans cette direction-là.

[2] La deuxième possibilité c’est en réalité de réduire l’élément philosophique à l’élément politique. Ça veut dire que l’essence de la construction philosophique n’est pas intéressante en elle-même, qu’en fin de compte elle est entièrement déportée au service, ou fusionnée, avec la position politique. Ça c’est une position que j’ai appelé, de longue date, une suture ; c’est-à-dire une suture entre la philosophie et la politique, qui fait que la politique devient le tribunal exclusif du jugement ¾ c’est la deuxième possibilité.

[3] Et la troisième possibilité, qui manifestement est entièrement présente dans l’article dont nous parlions, c’est d’absenter purement et simplement le premier terme, c’est-à-dire cette fois d’absenter la philosophie. De l’absenter entièrement, ce qui est véritablement frappant et stupéfiant d’une certaine manière. Du coup on se demande : pourquoi tout ça hein ? Pourquoi tout ça s’il n’est question nulle part de la construction philosophique qui est la mienne, ou que je propose, ou que je discute. Et ceci aboutit nécessairement (ça c’est ce qui m’a frappé) à une vision proprement fantasmatique de la politique elle-même. C’est-à-dire si vous enlevez complètement, si vous la dessoudez, si vous annulez la construction philosophique, vous allez aborder la politique à partir d’un anecdotisme totalement inconsistant. Et dans ce cas-là ça va être symétrique de la première position, mais dans une modalité cette fois ouvertement agressive.

La première position dit : la philosophie rend impossible une politique réelle. La dernière position dit : la politique rend impossible la philosophie, enfin absente la philosophie, se substitue à la philosophie, étant entendu que cette politique, cette fois, est absolument fantasmatique. Voilà.

     Donc c’était ça… comme ça… mes commentaires sur ce crachat. Et mon autre commentaire, qui est pénible pour moi et je l’espère pour quelques autres, c’est que quand il y a ce genre de choses il faut tout de suite se dire : « ça ne fait que commencer. Il y en aura d’autres ». Et donc il faut se blinder, mettre son imperméable [Badiou sourit]… Voilà.

 

     Bon maintenant nous revenons à la philosophie et aussi, par voie de conséquence, à la lisière entre philosophie et politique.

     Alors je voudrais vous proposer aujourd’hui une sorte de ponctuation récapitulative, de vision d’ensemble, de cette entreprise qui quand même s’oriente un petit peu vers son achèvement en ce qui concerne le séminaire ; et en particulier je voudrais vous expliquer (puisque ça a été quand même l’accompagnement permanent de ce séminaire) pourquoi, dans quelles conditions, et quel est le sens finalement de la proposition qui est la mienne d’une nouvelle présentation, ou d’une nouvelle traduction, d’un nouveau texte de La République de Platon. Je voudrais éclairer cette question et, à travers évidemment l’éclairage que je donne à cette question, prendre des positions sur le fond de cette entreprise.

     Alors je ferai ça… Là je vous donne un plan assez strict, parce que ce sont des notations successives ordonnées. Dans un premier temps je parlerai du projet lui-même. Du projet de retraduire entièrement ce texte matriciel de l’histoire de la philosophie, enfin ce grand livre, ²grand² compris au sens de sa dimension, ce grand livre qui est à certains égards originaire dans l’histoire de la philosophie, et qui est peut-être le livre le plus réédité, le plus retraduit, le plus commenté, de toute l’histoire de la philosophie.

     Donc sur le projet, premier temps, je traiterai quatre points, qui me paraissent intéressants dans le fil même de ce séminaire.

[A] D’abord pourquoi Platon ? ²Platon aujourd’hui² évidemment, pas Platon en général. Pourquoi Platon aujourd’hui ?

[B] Pourquoi le texte ?, c’est-à-dire pourquoi revenir au texte, pas seulement à Platon, mais au texte de Platon. Deuxième point.

[C] Troisième point : pourquoi La République, dans l’œuvre immense et variée de Platon ? Pourquoi ce texte-là ?

[D] Et enfin, en quatrième point : pourquoi une traduction ? Pourquoi pas seulement une lecture, une interprétation ? Pourquoi aussi une traduction ?

 

Ça ça sera sur le projet. Pourquoi Platon ? Pourquoi le texte de Platon ? Pourquoi La République ? Et pourquoi une traduction ? Dans un deuxième temps j’examinerai ce que j’appelle les opérations, c’est-à-dire les opérations en quoi consiste finalement la réalisation de ce projet.

[1] Alors là je parlerai d’abord de la restructuration formelle. C’est à ce propos d’ailleurs que je traiterai du document que vous avez [la Table des matières reproduite en première page de cette séance], c’est-à-dire la reconstruction complète du plan de La République, la renomination de ce plan. Donc la restructuration formelle.

[2] Deuxièmement ce que j’appellerai l’universalisation ¾ ça ce sont les opérations auxquelles je soumets si vous voulez l’opération de traduction du texte de Platon : la restructuration formelle, l’universalisation.

[3] Ensuite les déplacements conceptuels majeurs ; les déplacements conceptuels les plus importants.

[4] Et enfin ce que j’appellerai la contemporanéité ; c’est-à-dire comment faire résonner ce texte dans le contemporain ?

 

     Et puis la troisième partie sera la pragmatique, la réalisation du projet et de ses opérations. Et là je dirai quelques mots du processus de traduction lui-même, et puis de ce que j’appellerai ²multilinguisme et décalage² donc, qui sera une proposition élargissante en un certain sens de la notion même de traduction. Voilà.

 

     Alors je traite ces différentes rubriques brièvement l’une après l’autre.

[A] Premièrement pourquoi Platon ? Évidemment on en a souvent parlé ici, et je ne vais y revenir que de manière un peu synthétique et aussi peut-être un peu de biais. Fondamentalement, et si on veut être d’une clarté et d’une simplicité extrêmes, on dira : Platon parce qu’il est essentiel de réaffirmer aujourd’hui qu’il y a des vérités ¾ voilà. On ne saurait être plus simple. C’est en fin de compte le motif majeur. Il faut réaffirmer qu’il y a des vérités contre la souveraineté des opinions. C’est donc bien le couple vérités-opinions qui est crucial dans cette affaire, en tant que couple platonicien canonique, majeur. Tout le monde, même quand on étudie un peu de Platon en classe terminale, sait que Platon c’est contre les opinions. Et en vérité Platon c’est celui qui instruit la possibilité même de la philosophie à partir du rapport entre vérités et opinions dont nous avons parlé ici-même il n’y a pas si longtemps. Donc premièrement il y a des vérités ; ça c’est contre la souveraineté des opinions hein, et par conséquent contre tout ce qui va avec et dont j’ai parlé : la figure du sujet comme individu, la figure de la substituabilité, la figure électorale, la substituabilité des majorités et des minorités ¾ tout ce qui est drainé, tout ce qui est organisé sous le motif de la souveraineté des opinions.

Et alors le deuxième point c’est : il y a des vérités absolues. Alors au fond le ²il y a des vérités² c’est contre la souveraineté des opinions, c’est-à-dire contre une modalité sceptique concernant le jugement. Le scepticisme est l’idéologie spontanée de la démocratie, c’est clair. On ne peut jouer ce jeu-là que si on accepte un certain degré de substituabilité des opinions, qui est lui-même acceptable que si on ne pense pas vraiment qu’il y a des vérités (quel que soit le domaine considéré là, ce n’est pas simplement en politique mais d’une manière générale). Dans les régions de la pensée où soutenir qu’il n’y a pas de vérités devient de plus en plus difficile, la démocratie aussi. Les mathématiques ce n’est pas démocratique, c’est clair. Ça ne l’est pas du tout : vous devez vous incliner axiomatiquement devant. Et plus vous vous éloignez de ça dans un certain sens, plus la notion de vérité s’affaiblit, devient floue, plus on entre effectivement dans une souveraineté possible des jugements et des opinions ; c’est-à-dire dans un relativisme essentiel (finalement une opinion est bonne parce que c’est la mienne ¾ à la limite extrême).

Donc ²il y a des vérités². Et ²il y a des vérités absolues², ça c’est contre autre chose : ce n’est pas contre le scepticisme pur et simple, ce n’est pas contre la souveraineté de l’opinion. Le fait que les vérités soient absolues est au fond contre ce qui a commencé en philosophie avec Kant. C’est-à-dire l’idée que nous ne pouvons pas parvenir à la thématique d’une vérité absolue parce que tout est relatif à la structuration subjective de l’acte cognitif hein. Donc c’est le ²renversement copernicien² comme disait Kant lui-même, qui fait que la souveraineté subjective de l’acte cognitif ²interdit² (pour employer son jargon) de parvenir à la connaissance de la chose en soi. Si vous ne connaissez pas la chose en soi, vous ne connaissez pas l’être en soi, alors vous n’êtes pas en état de dire que les vérités, telles que vous en disposez, sont absolues.

Cette structure, qui suspend au fond la notion de vérité à la conscience de la vérité hein, c’est-à-dire qui suspend l’accès à quelque chose d’absolu et le rend impossible, c’est-à-dire qui le suspend à la constitution subjective de l’expérience, le jeune et remarquable philosophe Quentin Meillassoux a proposé de l’appeler ²le corrélationisme² (et je pense que c’est un bon terme). Ça veut dire : il n’y a de connaissance que corrélée à un sujet connaissant. Et en fin de compte la connaissance, en elle-même, est marquée de façon irrémédiable par cette corrélation. Et par conséquent la théorie de la connaissance est une théorie de la conscience connaissante. Remarquez que cette théorie de la conscience connaissante peut être par ailleurs assez variée : elle peut être phénoménologique, elle peut être plus strictement kantienne, elle peut être transcendantale mais, dans tous les cas, la subjectivité connaissante est impliquée en tant que telle dans l’acte cognitif, et par conséquent il n’y a pas de sens à parler de vérité absolue, parce que toute vérité est corrélée précisément au sujet connaissant en tant que tel.

Donc si l’on soutient qu’il y a des vérités c’est contre la souveraineté de l’opinion ; si l’on soutient qu’il y a des vérités absolues c’est contre le corrélationisme kantien, ou post-kantien. Et ces deux points, il y a des vérités (contre le scepticisme), et il y a des vérités absolues (contre le corrélationisme), sont platoniciens dans leur essence parce que l’un comme l’autre sont antisophistiques (pour revenir au langage de Platon lui-même). En effet c’est Protagoras le premier qui affirme d’un côté, et avec Gorgias, qu’il y a souveraineté de l’opinion puisqu’en fin de compte on peut rhétoriquement soutenir, avec la même validité, une opinion et son contraire. Donc elles sont équivalentes et substituables. On peut plaider sur le fait que Hélène est une femme vertueuse et magnifique, et on peut plaider aussi sur le fait que c’est une garce finalement ¾ c’est un exercice auquel les sophistes accordaient beaucoup d’importance. Entre parenthèses ce n’est pas innocent que ce soit à propos du jugement sur les femmes que la sophistique ait déployé ses exercices n’est-ce pas : finalement il y a toujours eu quelque chose dans la philosophie classique qui se rapporte aux femmes comme un point de fuite tout de même. Quelque chose qui… Hegel (vous le savez) les appelait ²l’ironie de la communauté², les femmes ¾ magnifique formule ²l’ironie de la communauté² : c’est tellement vrai en plus… Mais enfin ça l’embêtait aussi. Il aurait aimé, on sent bien qu’il aurait aimé que la communauté soit sans ironie, si possible, mais… En tout cas, du côté de la sophistique, le recours à l’ambivalence féminine, aux yeux du sophiste, nourrissait la conviction que les opinions sont substituables. En fin de compte c’est une question dont l’essence est rhétorique ; c’est-à-dire ce qui décide en faveur d’une opinion n’est pas sa relation à une vérité mais la capacité rhétorique de l’inscrire dans le discours. C’est donc la discursivité qui tranche, et pas l’être.

Mais lorsque Protagoras dit « l’homme est la mesure de toute chose ; de celles qui sont, qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas », il produit, évidemment, le premier grand énoncé corrélationiste. « L’homme est la mesure de toute chose »… Et il va jusqu’à dire « de celles qui sont, qu’elles sont, de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas ». Donc il est la mesure de l’être et du non-être. Et comme il est la mesure de l’être et du non-être, cette question même de l’être et du non-être est corrélée à l’homme, c’est-à-dire à une subjectivité agissante.

Donc soutenir qu’il y a des vérités absolues c’est contre la souveraineté de l’opinion et contre le corrélationisme, et ça renvoie par conséquent, métaphoriquement, à Platon, en tant que Platon c’est la discursivité antisophistique originaire, qui va soutenir contre la souveraineté de l’opinion qu’il y a des vérités, et contre le corrélationisme qu’il y a des vérités absolues ; il y a des vérités qui ne dépendent pas de la corrélation entre elles-mêmes et le sujet connaissant. Ça c’est le premier point.

Le deuxième point concerne… On se réfèrera à Platon, pourquoi ? Parce que ces questions sont aujourd’hui décisives. C’est tout. Elles sont décisives dans tous les champs, et elles concernent en réalité la question de savoir si l’humanité, dans la construction historique d’elle-même, est livrée à la domination des opinions, et à leurs supports matériels, ou si elle peut se régler sur la dimension exceptionnelle des vérités. C’est-à-dire est-ce que le destin historique de l’humanité est commandé par le régime moyen de la domination des opinions sur d’autres opinions ? Ou est-ce que, en réalité, il peut se cranter, se saisir d’un point exceptionnel, en tant que vrai, qui disqualifie la souveraineté de l’opinion ? ¾ ce point ne pouvant être universel que s’il est absolu par ailleurs, c’est-à-dire s’il ne dépend pas d’une corrélation quelconque.

Or ce point est à mon avis décisif aujourd’hui. Il y a d’autres époques où il faut au contraire lutter contre le dogmatisme des vérités absolues (j’y insiste n’est-ce pas : nous ne sommes pas là dans une juridiction intemporelle). En vérité vous voyez bien que le pas vers Platon est un pas en arrière pour remonter avant la critique kantienne ; la critique kantienne qui commande une modernité essentielle (c’est pour ça que tous ceux qui sont dans cette modernité s’y réfèrent) qui est la modernité précisément de la souveraineté démocratique des opinions d’un côté, et de la non-absoluité et du caractère corrélé subjectivement de tout ce qui s’énonce hein, de toutes les discursivités.

Et donc on pourrait dire ça, on pourrait dire : Platon c’est le nom de ce qui rend aujourd’hui nécessaire de déconstruire Kant. Kant était le grand déconstructeur, eh bien il faut déconstruire cette déconstruction-là. Voilà. Et Platon va servir de machine de guerre anti-kantienne en réalité, comme il l’a toujours fait d’ailleurs. De même que Kant sert de machine de guerre antiplatonicienne, parce qu’il est le penseur de la corrélation. Et ça c’est une méthodologie très courante en philosophie, dans l’arche temporelle particulièrement vaste qui est celle de la philosophie, qui est qu’un pas en avant suppose un pas en arrière ; c’est-à-dire qu’un élément novateur en philosophie va s’étayer sur une généalogie, ou une archéologie presque, qui permet le pas en avant parce qu’elle revient avant quelque chose qui fonctionnait de façon transcendantale, c’est-à-dire comme un horizon d’époque. Et je pense que à la fois le corrélationisme et la souveraineté des opinions sont un horizon épocal. Si on veut sortir de cet horizon les points d’appui sont en amont. Et donc c’est le pas en arrière qui autorise le pas en avant. Simplement il y a plusieurs espèces de pas en arrière : il y a le pas en arrière vers l’origine supposée (le pas en arrière heideggerien), et puis il y a le pas en arrière platonicien, qui sont tout à fait contradictoires. Mais dans les deux cas il y a ce geste philosophique très typé qui est de rendre possible un pas en avant par un pas en arrière. Et Platon, là, est le nom de cela.

C’est un versant des choses, et pour moi Platon est par ailleurs le nom d’une vision de la philosophie qui est très importante et à laquelle je suis très attaché parce que cette vision de la philosophie est en réalité de part en part subjective (ça c’est un point très important). C’est-à-dire qu’est-ce que c’est que la philosophie pour Platon ? On aurait bien tort de croire que c’est la détermination d’un certain nombre de contenus… La philosophie ne se laisse pas présenter dans l’horizon de l’objectivité. Elle n’a pas d’objet propre. Althusser l’a remarqué aussi ça, à sa manière à lui : la philosophie n’a pas d’objet à proprement parler. Et même dans le cas de Platon il serait tout à fait inexact de dire que par exemple les Idées, les formes, sont les objets de la philosophie. En réalité non ! Ce sont des ponctuations de n’importe quels processus de connaissance. Même si je reconnais que cette table est une table, eh bien ça engage l’Idée ; or ça n’a rien de philosophique, vous comprenez. Donc il n’y a pas d’objet singulier de la philosophie pour Platon. Et donc c’est quoi la philosophie ? Ça n’est pas en réalité la découverte des vérités. Ça n’est pas la découverte des vérités parce que sinon ça serait les vérités qui seraient en effet les objets singuliers ou spécifiques qui permettent de définir la philosophie. Mais vous avez beau lire Platon vous ne trouverez pas la possibilité de définir la philosophie par ses objets. Vous y trouvez par contre abondance d’indications qui définissent la philosophie par son sujet, ce que Platon appelle ²le naturel philosophe² ou ²la nature philosophique². C’est pour ça que la philosophie c’est de part en part une question d’éducation, c’est le façonnage d’une subjectivité ¾ c’est ça de bout en bout. Et ce façonnage de la subjectivité vous ne pouvez pas lui substituer un apprentissage objectif.

Celui qui est le tenant de la philosophie comme apprentissage objectif c’est Aristote, c’est évident. Aristote va aligner la philosophie sur les savoirs. La philosophie sera quand même un ensemble de savoirs ordonnés, hiérarchisés (une physique, une métaphysique, etc.), ce qui fait qu’il est l’inventeur, génial, de la philosophie académique. Et Platon c’est pré-académique, bien qu’il ait fondé l’Académie [Badiou sourit]. Il a fondé l’Académie mais pas l’académisme, tandis qu’Aristote a fondé l’académisme : il a appelé ça ²le Lycée² d’ailleurs hein. Les deux ont une longue histoire, le Lycée, l’Académie, et leurs relations. Et en tout cas chez Platon il n’y a rien de tel.

Donc chez Platon il y a une définition de la philosophie qui est en relation avec les vérités (ça c’est sûr !), mais pas dans le mode selon lequel les vérités seraient son contenu. Donc à proprement parler la philosophie ce n’est pas un savoir. C’est une disposition subjective, qu’en définitive on peut ramener à cela que le philosophe c’est celui qui a du goût pour les vérités. Ça ne veut pas dire qu’il les crée, qu’il les invente, ou qui les trouve, mais il aime ça. D’ailleurs c’est pour ça que le philosophe est constamment comparé à l’amoureux par Platon ; il est amoureux des vérités, il aime ça, il a du goût pour ça. C’est ça la philosophie, c’est avoir du goût pour les vérités.

Par ailleurs vous avez des disciplines qui favorisent ce goût : les mathématiques, etc. Mais la philosophie comme telle elle est constituée lorsqu’on a enraciné subjectivement le goût pour les vérités. Et ce goût est aussi un bonheur hein. Je vous l’ai déjà dit, ça : c’est très important pour Platon de montrer que le philosophe est heureux. Il est heureux pourquoi ? Eh bien parce qu’il a du goût pour quelque chose. Et ce goût est un goût heureux. C’est agréable le goût pour les vérités. C’est plus agréable que quoi que ce soit d’autre (dixit Platon).

Et alors, du coup, ça met en jeu ce que moi j’appelle les conditions de la philosophie, ce que lui va appeler ²les disciplines latérales², ²les préliminaires², ²le vestibule² quelquefois dit-il, de la philosophie, qui sont les régions de la pensée humaine où précisément on peut trouver, on doit trouver ces exceptions réjouissantes que sont les vérités. Et on appellera ²philosophe² celui qui en a le goût, qui aime cela.

Et donc quand on dit ²la philosophie c’est l’amour des vérités², il faut prendre ça un peu au sérieux et ne pas le confondre avec le fait que la philosophie serait la recherche de la vérité ; c’est une distinction essentielle. La philosophie n’est pas la recherche de la vérité parce qu’à ce moment-là vous basculez du côté du contenu : la philosophie serait ce qui recherche la vérité comme son objet propre. On dira que Platon c’est autre chose, que la vérité elle existe (c’est une chose ça), mais la philosophie c’est une chose qui a du goût pour cela, et qui ayant du goût pour cela, n’étant proprement heureuse que quand elle est dans cet élément-là, va évidemment faire du prosélytisme pour les vérités, organiser l’éducation en leur faveur, etc., etc. ; mais ça n’est pas la recherche de la vérité au sens de la recherche scientifique ¾ ça c’est une autre vision, une vision complètement différente.

Et évidemment ça va entraîner que la philosophie va être le débat entre le goût pour les vérités et des lieux possibles de vérité, puisque ce n’est pas elle ce lieu à proprement parler. D’où évidemment le fait qu’on va discuter abondamment… De quoi chez Platon ? Eh bien à s’en tenir à La République on va discuter du politique (ça c’est sûr ), on va discuter de mathématiques, on va discuter de poésie, et on va discuter de l’amour. L’amour parce que c’est la grande subjectivité philosophique. La poésie parce que c’est la séduction rivale, obscure et compliquée, de la philosophie elle-même. Les mathématiques parce qu’elles constituent le vestibule de l’exception que sont les vérités. Et la politique parce qu’elle est sous l’idée de généraliser la vie collective à partir du goût pour les vérités.

Vous savez on dit : « voyez Platon, c’est une sorte de préfachiste parce qu’il veut la dictature dogmatique du philosophe, du roi-philosophe, etc. »… Quand on lit vraiment ce n’est pas ça que ça raconte ! Ce que ça raconte c’est qu’une société idéale serait une société où toute chose existerait de telle sorte qu’elle soit tributaire, petitement ou grandement, du goût pour les vérités ; c’est-à-dire ce serait la vie collective et personnelle, tel que ce bonheur singulier qu’est le goût pour les vérités y soit universellement répandu ¾ c’est ça. C’est pour ça qu’en définitive, j’y reviendrai tout à l’heure si on a le temps, idéalement ça n’est pas la question du roi-philosophe, idéalement évidemment ça serait que tout le monde soit philosophe… Alors Platon, Platon n’est pas sûr que ce soit possible [Badiou sourit]. Mais ça ce sont les limites de son époque. Ce sont les limites aristocratiques de sa vision du monde. Le mouvement irrépressible, interne au platonisme véritable, à Platon lui-même tel qu’il écrit, c’est évidemment que si c’est ça, eh bien tout le monde doit être comme ça ; on doit éduquer tout le monde de telle sorte que ce goût, cette façon d’entrer dans l’expérience à partir de l’amour des vérités, soit la norme générale.

Mais ça va faire de la philosophie une espèce de discussion complexe… Le texte philosophique va être une discussion complexe, avec ses disciplines possibles des vérités, de telle sorte que l’amour pour elles s’aiguise, s’éduque, se civilise, et se collectivise. Et la philosophie n’a pas d’autre enjeu que celui-là, parce qu’elle n’est pas une discipline scientifique qui se présenterait dans l’ordre de ses contenus.

Donc voilà pour le premier point : Platon ce serait le nom de tout cela. c’est-à-dire d’une part des concepts à inventer, à former, à produire, pour réorganiser aujourd’hui la catégorie de vérité de telle sorte qu’elle puisse tenir le choc contre la doctrine de la souveraineté des opinions. Et d’autre part une définition de la philosophie qui la ramènerait véritablement à l’idéal d’une formation subjective, et qui donc l’extirperait véritablement de l’arène académique, qui l’extirperait de toute idée selon laquelle elle s’organise comme la transmission d’un savoir, ou comme la transmission d’un doute. Parce que ²transmission d’un savoir² ou ²transmission d’un doute² c’est à mon avis absolument la même chose. Quand on dit « ça nous apprend à douter », on est bien avancé [sourires]… On est bien avancé. Les occasions de doute aujourd’hui sont souveraines (si je puis dire). Il suffit de vivre comme on nous le demande pour être dans l’élément du doute le plus complet. Ce n’est pas du doute que nous avons besoin. Et en réalité la figure ²la philosophie qui nous apprend à douter² n’est autre que l’envers, mais identique, de la doctrine ²la philosophie est un savoir². C’est la même chose, sous la forme inversée.

La philosophie ce n’est pas ça. La philosophie c’est essayer de discerner dans l’expérience ce qui y fait exception par son universalité même, par son absoluité intrinsèque ¾ ça existe, ça existe. La philosophie va affirmer que ça existe, et elle va en donner des exemples, elle va le montrer et tenter de façonner chez tout le monde le goût de cela comme moteur de l’activité et de l’existence. Et on va chercher du côté de l’art, on va chercher du côté des sciences, on va chercher du côté des formes politiques vraiment émancipatrices, on va chercher du côté des expériences personnelles les plus intenses ; on va chercher dans toutes les directions, comme le fait Platon, il cherche absolument dans toutes les directions. Et ayant cherché dans toutes les directions, on va ramener cela à son noyau subjectif qui est de s’incorporer aux vérités, qui est de devenir le sujet des vérités. Donc voilà ²pourquoi Platon ?².

 

[B] Alors maintenant pourquoi le texte ?. Pourquoi le texte ? ¾ oui parce qu’on pourrait dire : « eh bien y qu’à raconter tout ça sur Platon et puis voilà ; ce n’est pas la peine de se taper le texte », vieux texte grec épuisé par les commentaires… Eh bien justement… Justement. En réalité l’interprétation platonicienne est extraordinairement saturée. Il est très difficile de se dégager des grands opérateurs antiplatoniciens de la modernité.

Platon a été pris comme archétype du dogmatisme par la critique kantienne. Il a été pris typiquement comme le maître-penseur totalitaire par l’anticommunisme contemporain. Il a été pris par les matérialistes comme l’exemple même de l’idéalisme, avec ce qu’on lui imputait, c’est-à-dire une distinction tranchée entre le monde sensible et le monde intelligible ; il a été pris comme l’exemple du dualisme. Il a été pris comme l’exemple de la philosophie au service de la religion, à raison de l’usage en effet extraordinaire que le christianisme a pu faire de Platon, ou la religion musulmane également, etc. Tout cela a déposé sur ce très vieux texte tout de même (malgré tout 2400 ans ; c’est considérable !) des sédiments innombrables. Et, au fond, ajouter une interprétation supplémentaire, ce que évidemment je fais aussi hein, en réalité ne suffit pas ; il faut absolument tenter d’être tout à fait près de ce que dit Platon, et pas de ce qu’on dit qu’il dit, ou des grands schémas interprétatifs qui, depuis deux millénaires, véhiculent Platon, le platonisme, etc., dans les consciences.

Et ce d’autant plus que, comme je l’ai dit, c’est un pas en arrière. C’est-à-dire le platonisme n’est pas quelque chose d’interne à la situation contemporaine, c’est au contraire quelque chose qui lui est rebelle, ou qui le constitue en adversaire… C’est toujours ce que j’ai souvent remarqué, et que je vous ai souvent dit : il est très frappant de voir qu’au XXe siècle tout le monde est antiplatonicien. La philosophie analytique était antiplatonicienne par définition. Le marxisme était antiplatonicien. Même Marx préférait Aristote ; c’est un de ses graves péchés à mes yeux hein [sourires]. Et les vitalistes post-nietzschéens considéraient qu’il fallait renverser le platonisme, comme disait Nietzsche, etc., etc. Donc l’époque a été constituée au feu de l’antiplatonisme.

Donc c’est un pas en arrière. Et ce pas en arrière vous pouvez difficilement le faire uniquement par l’addition des interprétations. Donc il faut revenir à ce qui est notre chance extraordinaire, c’est que le texte de Platon est un des textes de l’Antiquité qui nous a été le plus massivement et le plus complètement transmis ¾ ça c’est une veine. Et donc il faut être proche de ce qu’il dit. Donc je dirais : nous avons besoin de la littéralité. Nous avons besoin de la lettre contre le sens. Parce que le sens est figé ou capturé par la polémique antidogmatique dont Platon est l’objet et le support depuis des siècles à vrai dire.

Alors ça c’est le premier point : il faut être proche de ce que Platon dit. Donc il faut l’écouter comme un dire. Et il faut d’autant plus faire cela qu’il y a aussi cet étrange phénomène de la théâtralité de Platon. Littéralité et théâtralité ; ce sont tout de même les deux caractéristiques dont il faut se tenir très proche. Platon ça ne ressemble quand même pas à un traité. C’est peut-être un dogmatique comme on dit mais en tout cas son texte ne l’est pas du tout. Son texte est dans une forme théâtrale, dialogique, on ne sait jamais très bien qui parle. La position de Platon là-dedans, est-ce que c’est toujours la position de Socrate ? Est-ce que c’est celle d’un autre personnage ? Qui est l’Étranger d’Élée ? Le vieil athénien des Lois ? etc. Il y a un jeu romanesque ou théâtral de la présentation qui est d’une singularité absolue. Et je pense que cela aussi nous est nécessaire : c’est-à-dire recapturer ce point, être près de ce point de la théâtralité parfois équivoque de Platon est indispensable. C’est la raison pour laquelle ²retour à Platon², ou ²Platon², comme désignation d’un pas en arrière nécessaire pour le pas en avant c’est, à mon avis, nécessairement aussi la littéralité du texte platonicien, et ça ne peut pas se contenter de l’addition des interprétations.

 

[C] Troisièmement pourquoi La République ? On pourrait dire : parce que c’est le gros livre de Platon, c’est la somme. En réalité, moi, c’est simplement le livre de philosophie que j’ai le plus pratiqué en fin de compte, dans mon existence, mais ça c’est une raison vraiment un peu trop subjective. Plus sérieusement je pense qu’il y a trois raisons. Moi je vois trois raisons en tout cas.

La première c’est que là on trouve vraiment toutes les conditions de la philosophie, au sens que je donne à ce mot. C’est-à-dire La République est quand même le texte où il y a un débat constitutif extraordinairement compliqué avec la poésie, qui est massivement convoquée. On retient le fait que Platon s’en méfie et qu’il veut bannir les poètes de la cité ; ce n’est pas tout à fait ça. Il commence par définir quelle est la bonne poésie et quelle est la mauvaise, et ensuite il bannit la mauvaise. Toujours est-il que ce motif de la poésie est si capital pour lui qu’au début de ce qui est dans la version traditionnelle le Xe Livre, il affirme que c’est le point le plus important de toute La République. Il déclare (j’ai déjà cité souvent ce texte) que tout ce qu’on a raconté dans cet énorme diplodocus philosophique est absolument formidable, mais que le mieux c’est ce qu’on a dit sur la poésie ; et ayant dit ça il recommence à le redire encore hein. Comme on sait il y a une énorme critique de la poésie aux Livres III et IV, et puis il y a une énorme critique de la poésie au Livre X de nouveau.

Donc il y a une présence massive de la discussion philosophie-poésie. Mais il y a aussi évidemment les textes les plus connus et les plus importants de Platon sur les mathématiques hein. La politique n’en parlons pas, elle traverse tout ça comme un objectif fondamental, à travers la catégorie de justice. Et la figure amoureuse est absolument présente, puisque dans la définition du philosophe (comme je le rappelais tout à l’heure) le point-clé est de savoir qu’est-ce qu’on aime ?, et non pas qu’est-ce qu’on sait ? ¾ ça c’est tout de même décisif. Donc ça c’est la première raison.

La deuxième raison c’est que la philosophie y est très clairement définie comme un processus singulier, et non pas comme une figure du savoir. Il faut bien voir que la question de la description du philosophe, qui occupe stratégiquement une partie très importante de La République, est celle qui est le plus clairement un portrait subjectif. Ça c’est très intéressant : qu’est-ce qu’on peut faire quand on parle du philosophe ? Et la réponse de Platon c’est : on en fait un portrait. Ce n’est pas vraiment une définition, c’est un portrait. Et pour les raisons que je vous disais : c’est que c’est une subjectivité. C’est une subjectivité et donc, c’est finalement un personnage ¾ peut-être ce que Deleuze aurait appelé ²un personnage conceptuel², le philosophe.

Vous savez que la légende, ou l’histoire, veut que Platon ait prévu d’écrire un dialogue qui devait s’appeler Le Philosophe. Il devait y avoir Le Sophiste (ça on l’a eu), Le Politique (on l’a eu aussi), et puis il devait y en avoir un troisième qui s’appelait Le Philosophe (celui-là on ne l’a pas eu ; il ne l’a pas écrit). Mais en réalité il y a toute une partie de La République qui est exactement cela, qui est le philosophe ; et c’est un portrait. C’est un portrait très nuancé, très compliqué, qui comporte des éléments de savoir, mais irréductible à toute figure du savoir.

Et d’autre part ce portrait est agissant, dans la description d’un processus vital dont l’allégorie de la caverne est le centre (mais ça on en a abondamment parlé ici, je ne vais pas y revenir), et qui montre bien que du philosophe on ne peut faire qu’un portrait, et quand ce n’est pas un portrait c’est une aventure, c’est un roman. Portrait-roman, c’est ça le philosophe. C’est l’histoire de celui qui sort de la caverne, qui monte, et qui revient voir comment ça se passe. Et c’est donc probablement la plus nette caractérisation du philosophe comme processus, comme aventure et comme subjectivité ¾ on trouve ça dans La République de façon entièrement déployée. C’est sans autre équivalent à mon avis dans l’histoire de la philosophie, sinon peut-être La phénoménologie de l’esprit de Hegel. Ce côté aventureux et difficile à capter, à saisir et à décrire, du processus même de l’expérience finalement, est donné de manière admirable dans La République. Et c’est aussi une raison et une chose qui nous est tout à fait nécessaire aujourd’hui. Parce qu’aujourd’hui (qu’est-ce que vous voulez) il y a quand même un règne extraordinaire de l’imposture concernant les philosophes. S’appeler ²philosophe² c’est devenu un peu n’importe quoi ; il est quand même temps de mettre un peu d’ordre là-dedans et de refaire le portrait du philosophe de telle sorte que les imposteurs soient démasqués [Badiou se marre]. Et pour démasquer un imposteur la question du portrait est évidemment décisive. Si quelqu’un est masqué, eh bien vous lui enlevez le masque pour voir ce qu’il y a derrière ; et si vous n’avez pas de norme, de portrait, vous ne pouvez savoir si vous avez affaire à un philosophe ou pas. Voilà. Ça c’est la deuxième raison.

Et la troisième raison, qui rend passionnante La République, c’est qu’elle contient la gamme complète des écarts stylistiques de la philosophie. Je veux dire par là que… J’ai souvent souligné le caractère constitutif de l’impureté de la langue philosophique. La langue philosophique est une langue impure, c’est-à-dire elle n’a pas de paradigme fixe. Elle va, je l’ai toujours dit, du poème aux mathématiques, par tous les degrés intermédiaires. Tous les degrés intermédiaires ça veut dire la langue démonstrative, la langue rhétorique, l’adresse affective, la narration, la petite historiette, tout ! Donc c’est une langue absolument impure, ce qui permet, soit dit entre parenthèses, du point de vue artistique, de la comparer au cinéma. C’est la comparaison la plus pertinente : le cinéma aussi c’est un bazar, une impureté totale. Et je dirais volontiers de ce point de vue-là que la philosophie c’est le cinéma de la pensée.

Et les meilleurs blockbusters  [Badiou se marre] de l’histoire philosophique, c’est quand même Platon qui nous les a donnés. La République c’est un formidable best-seller, enfin c’est un formidable péplum philosophique, c’est un film philosophique d’une impureté totale parce que, véritablement, on y trouve une dialogique théâtrale comique absolument étonnante, quasiment farcesque, dans l’affrontement entre Socrate et Thrasymaque au Livre I. On y trouve des resserrements démonstratifs extrêmement rigoureux, et une doctrine extrêmement précise et complexe des mathématiques. On y trouve des tas de proses narratives. On y trouve des répliques théâtrales ou des formules psychologiques. Et on y trouve la plus admirable poésie en prose, en particulier dans les deux ou trois mythes qui sont présentés dans La République ¾ en particulier le splendide mythe d’Er sur lequel le livre s’achève.

Donc on a la gamme complète des moyens expressifs possibles de la philosophie, et ça c’est quand même très précieux aussi aujourd’hui où nous devons assumer absolument l’impureté de la langue philosophique. Comme vous le savez, il y a des tendances qui se présentent comme opposées. La philosophie analytique anglo-saxonne prétend avoir, comme paradigme absolu, la rigueur logico-mathématique du formalisme. Et puis par contre, à l’autre extrémité, les courants les plus vitalistes pensent s’inspirer plutôt de la scintillation de la prose littéraire, allant jusqu’au poème, dans la tradition nietzschéenne. Nietzsche a écrit de splendides poèmes. Ma position sur ce point est que ce combat affaiblit la philosophie. Parce que la philosophie véritable doit assumer la totalité de sa propre impureté. Elle doit être capable de circuler dans sa propre impureté. Et il n’y a aucune raison de formuler des oukases contre tel ou tel type de discursivité en philosophie, parce que ça n’a aucun sens. Qu’est-ce qu’on a dit lorsqu’on reproche à Nietzsche d’être dans une langue poétique ou métaphorique ? Qu’est-ce qu’on a dit si on reproche à Spinoza de pratiquer les théorèmes, les axiomes, etc. ? On n’a rien dit du tout. En réalité dans les deux cas il s’agit d’une appropriation de la langue à ce qui est le façonnage de la subjectivité philosophique ¾ on en revient toujours à ce point. Et c’est pour ça que les moyens sont ordonnés de telle ou telle façon. Ce qui est extraordinaire chez Platon, c’est la capacité à les déployer tous, avec une sorte d’innocence première. Et la manière dont on passe d’un registre à un autre dans La République est tout à fait extraordinaire, parce que ce n’est pas commandé par autre chose que le processus de la subjectivité elle-même, le processus de construction de la subjectivité philosophique.

Pour ces trois raisons je pense que c’est La République qui est quand même le texte de référence, pour aujourd’hui où il faut défendre à la fois la diversité des conditions de la philosophie, la philosophie comme processus subjectif singulier et l’impureté de la langue.

 

[D] Alors en tout cas pourquoi une traduction ? Ça c’est une question que je me suis souvent posée parce que je peux vous dire que c’est quand même un travail de chien hein. Et quelquefois je me dis : enfin, est-ce que je n’aurais pas pu économiser ça ? Et alors je pense qu’il y a deux raisons majeures pour lesquelles il faut, malheureusement, reprendre en effet cette question de la textualité et de la traduction.

La première c’est que le fait que les traductions aient été confiées aux hellénistes a académisé le texte de façon irrémédiable. Et je ne le dis pas contre eux. Qu’on m’entende bien, je ne suis pas en train de dire : « les hellénistes ont fait des cochonn… »… Pas du tout ! Les hellénistes sont des gens qui sont les gardiens de la connaissance de la langue grecque, et ils ont déjà beaucoup à faire pour la garder. D’abord surtout aujourd’hui, où quand même elle est menacée de toutes parts, où tout le monde dit : « le grec…oui, bon ! »… Quand on pense que Sarkozy ne veut même pas entendre parler de La princesse de Clèves, vous imaginez les tragédies grecques dans le texte original [rires]. Donc les hellénistes, particulièrement dans les temps modernes, ont une sorte d’angoisse du gardiennage de cette langue, et c’est leur devoir après tout ; c’est pour ça que je ne le dis pas contre eux. Mais en même temps, le fait qu’un texte philosophique, dans l’impureté de sa langue, dans la complication de ses intentions, dans sa contemporanéité permanente, dans le fait que, malgré tout, il est installé dans l’éternel… Qu’on le veuille ou non il se situe dans une tension entre son installation dans l’éternel en même temps que dans la singularité absolue de la langue. Et le résultat en est que, confié aux spécialistes d’une langue, il donne un produit qui est daté, voilà. Qui est daté.

Il n’est pas tellement daté de l’Antiquité [Badiou se fait sourire], il est daté d’une sorte de date elle-même un peu intemporelle, qui est qu’on reconnaît tout de suite que c’est une traduction d’une langue ancienne.

Alors aujourd’hui il y a différents efforts (comme toujours, on n’est jamais solitaire), il y a différents efforts pour changer le régime de la traduction des textes de l’Antiquité. En particulier parce que les traductions des langues vivantes ne sont pas soumises à la même menace, au même péril. Il y a eu plusieurs tentatives : il y a eu des traductions absolument renouvelées des Confessions de Saint Augustin, sous le titre Les Aveux (déjà le titre était changé) ; il y a eu des traductions de poésies latines entièrement nouvelles, etc. Donc il y a un courant général qui vise à desserrer, petit à petit, l’étreinte de l’académisme sur le gardiennage des textes antiques, gardiennage qui est en même temps une nécessité.

Et donc, si vous voulez, il s’agit de faire échapper la traduction de la philosophie grecque, et de Platon en particulier, à quoi ? Eh bien exactement à ce que Plat… Lacan ¾ ça c’est un drôle de lapsus, dire ²Platon² pour ²Lacan² [Badiou s’interroge, la salle se marre]… À ce que Lacan appelle ²le discours de l’université². N’oublions jamais, quand Lacan parle du discours de l’université, c’est une structure hein ; c’est un des quatre discours (le discours de l’hystérique, le discours de l’analyste, le discours du maître et le discours de l’université). Ce n’est donc pas une injure n’est-ce pas, que quelque chose relève du discours de l’université. Et d’ailleurs Lacan n’a cessé de rêver de s’y inscrire, dans le discours de l’université. Il enviait le discours de l’université, il voulait être reconnu, y compris dans l’espace du discours de l’université, comme quelqu’un qui était aussi un maître du savoir, etc.

Donc quand je dis ça, encore une fois, ce n’est pas du tout une polémique, c’est dire que c’est une situation où les textes antiques sont confiés au gardiennage interne au discours de l’université, et les traductions des textes antiques sentent le discours de l’université, voilà, c’est comme ça. Alors toutes ces tentatives contemporaines consistent à dire : si nous voulons faire encore entendre aujourd’hui ces textes nous sommes obligés de les arracher au discours de l’université sinon ils vont, petit à petit, s’y enfoncer irrémédiablement. Ce qui sera, quand même, une seconde mort. Seconde mort de la langue morte. Et donc, voilà : la nécessité d’en passer par une traduction, c’est la nécessité de cette extirpation, forcée et ingrate d’une certaine manière, du texte grec au discours de l’université. Voilà.

 

     Alors ça c’était sur le projet dans son ensemble, ses motivations et sa nature. Alors maintenant, concernant les opérations… Alors évidemment, le fait que ça ne se fasse pas selon les canons du discours de l’université entraîne qu’il y a des opérations inédites qui vont être mises en œuvre pour cette traduction ; opérations commandées, en fin de compte, par des raisons philosophiques contemporaines. Alors je vous ai dit : [1] ²restructuration formelle², [2] ²universalisation², [3] ²déplacements conceptuels², [4] ²contemporanéité².

     Je voudrais dire un mot de tout cela en étant au plus près que possible du contenu intéressant des choses.

 

[1] D’abord la restructuration formelle : le texte de La République nous est parvenu coupé en dix Livres, auxquels tout le monde se réfère, et ponctués par des notations chiffrées (444b, 444c, etc., etc.) qui jalonnent le texte. Tout le monde sait que et ce découpage et ces ponctuations relèvent de commodités éditoriales matérielles de l’époque grecque tardive, et n’ont aucun rapport en réalité ni avec un projet quelconque de Platon, ni même avec les nécessités internes de l’ouvrage. Alors ça c’est un exemple typique n’est-ce pas : au fond pourquoi garder ça ? Pourquoi garder ça ?... qui, en certains points du texte, n’a visiblement aucun sens, c’est-à-dire vous passez d’un Livre à un autre en plein milieu d’une discussion, ou d’autres fois vous passez d’un Livre à un autre et c’est réellement différent ¾ il n’y a pas de critère. Ça c’est le caractère majestueux du discours de l’université. C’est parce que les grammairiens alexandrins faisaient déjà comme ça finalement. Et au fond on reconnaît ces grands ancêtres, les grammairiens alexandrins, comme étant [Badiou pouffe de rire] en quelque manière les fondateurs de toute université possible. Et on a raison. Enfin c’est une dignité particulière de continuer à faire ce que les premiers universitaires ont fait finalement, voilà. Ils ont découpé ça en dix Livres, on découpe en dix Livres, et comme ça… Alors ça c’est le premier argument, et le deuxième argument c’est que ça a une certaine universalité ; parce que, aujourd’hui, un Chinois parle lui aussi du Livre IX de La République, voilà ; parce que c’est établi depuis tant de siècles que c’est devenu universel. Mais en même temps ça fait partie de la prison, ça fait partie de l’enfermement ou de l’immobilisation de ce texte, dans une sorte de carcan accidentel auquel l’université a donné sa bénédiction. D’ailleurs le discours de l’université consiste très souvent à bénir des choses accidentelles [sourires], c’est une de ses caractéristiques. C’est-à-dire quelqu’un, un jour, a dit que c’était comme ça, et après c’est répété, et la répétition elle-même sanctifie la chose pour toujours. On ne peut plus s’en sortir après. Il faut un geste violent pour s’en sortir. Alors moi je fais ce geste violent. Je ne suis pas le premier hein. Je ne suis pas le premier à avoir remanié le plan. Toutes les tentatives jusqu’à présent ont échoué, la mienne échouera sans doute aussi, mais enfin ce n’est pas une raison pour ne pas l’entreprendre. Je ne pense pas arriver à soulever vingt siècles de découpage de La République en dix Livres d’un-seul-coup-d’un-seul, mais enfin bon ! Je ne peux pas, moi, entériner cette affaire-là.

Alors… Vous pouvez regarder le plan que je propose sur le papier qui vous a été donné [cf. début de la séance]… Si on parle de cette affaire on peut distinguer ce qui est, au point de départ, le plan absolument formel ; ce qu’est (d’une certaine façon) le plan réel, c’est-à-dire le découpage interne du texte par le mouvement de la pensée de Platon ; et puis ce que je vais proposer, moi, comme plan final.

Alors le plan formel, je le rappelle, c’est un découpage en dix Livres qui, de temps en temps, correspond un petit peu à ce qu’il y a : c’est le cas par exemple du Livre I. Le Livre I dans le découpage formel comporte ce qui correspond au Prologue et au chapitre 1 dans le plan que je vous ai donné ; ça c’est le Livre I dans La République. Ce n’est pas entièrement aberrant parce que ça a nettement une fonction introductive. Ça l’est cependant parce que en réalité mon chapitre 2 (qui est le Livre II) correspond aussi à une introduction. Donc c’est introductif, mais c’est une introduction incomplète. Voilà, c’est pour vous donner un exemple. Donc ce plan formel en dix Livres, encore une fois, est le plan de la transmission ¾ voilà, on pourrait dire ça. C’est intéressant. C’est intéressant sur l’idée de tradition, sur la force de l’idée de tradition. On en a un petit exemple. Au fond des centaines de milliers, probablement même des millions de gens, auront, pendant deux millénaires et demi, parlé du Livre IV de La République alors que ça n’a aucun sens. Ça c’est la force admirable de la tradition ; c’est quelque chose d’émouvant. Évidemment on est porté à dire « oh pfff, moi aussi je vais parler du livre IV », mais vous voyez que c’est comme ça qu’on s’incline devant les traditions ; on n’est pas dans l’idée qu’on puisse vraiment y faire quoi que ce soit. Donc ça c’est le plan formel : il est dans l’arbitraire, dans le conventionnel d’une tradition.

Si on prend le plan réel, c’est-à-dire si on prend le plan tel qu’il se dessine par grandes masses (comme ça), dans ce côté quand même toujours très sinueux de la discussion platonicienne, je pense qu’on peut dire ceci, par rapport à ce que vous avez sous les yeux.

Il y a une grande introduction qui correspond à mon Prologue et aux chapitres 1 et 2. Ça on peut l’appeler une première partie, mais en réalité c’est une introduction plutôt qu’une première partie. Cette introduction comporte deux gestes entremêlés, tout à fait significatifs (là aussi c’est d’un intérêt général) :

[a] l’un que j’ai, ici même, longuement analysé, qui est ce que j’ai appelé le protocole de réduction au silence du sophiste ; c’est-à-dire de réduction au silence de la thèse de la souveraineté des opinions, et de la souveraineté du langage. Parce qu’au fond, quelle est la position de Thrasymaque ?... sur la justice, puisqu’on va parler de la justice. La position de Thrasymaque elle est tout à fait moderne, elle consiste à dire : en réalité il y a, dans une société, des rapports de forces, et les noms servent à légitimer ces rapports de forces (c’est ça qu’il dit Thrasymaque). Et donc quand il dit « la justice c’est le droit du plus fort », qu’est-ce qu’il veut dire en réalité ? Il veut dire que le plus fort a appelé ²justice² son intérêt, ce qui en fin de compte est du matérialisme élémentaire. C’est une théorie de l’idéologie. C’est une théorie de l’idéologie dominante hein, et pas autre chose. Et donc il y a souveraineté des opinions, en tant qu’en fin de compte il y a souveraineté des opinions dominantes. C’est-à-dire toute souveraineté des opinions finit par être la souveraineté d’une opinion dominante, et c’est cette opinion-là que le plus fort va appeler ²juste², et il va imposer à tous les autres que c’est ça qui est juste. C’est très fort n’est-ce pas ! Néanmoins, si on en reste là, eh bien on ne va jamais savoir si on peut donner un sens vrai à ²justice², on va être simplement dans la doctrine qu’on peut renverser éventuellement les rapports de forces qui commandent la souveraineté des nominations. Et donc son premier geste c’est de liquider cette position. Et je vous rappelle que, là, tous les moyens sont bons, c’est vrai. Socrate n’est pas très regardant, puisqu’il s’agit que le gars se taise. Finalement il l’embobine pas mal. Subtilement. Ce n’est pas grossier. Ce n’est pas comme le type de Marianne, mais ce n’est quand même pas entièrement honnête. [Badiou sourit] Mais on voit bien pourquoi : parce que le problème n’est pas ici, immédiatement, d’opposer le vrai à l’opinion, puisque le vrai il va falloir tout le reste de La République pour savoir à peu près ce que c’est. Donc on ne va pas, au tout début, dire : « eh bien voilà, la justice, en tant que vérité, c’est ça ; et vous, fermez-là » ¾ ça ne peut pas marcher comme ça. Donc on va, de manière interne à l’opinion, rendre intenable la position de la souveraineté des opinions. C’est donc un exercice en partie rhétorique. C’est pour ça que c’est une introduction. Ça c’est le premier geste.

[b] Et le deuxième geste c’est de montrer que la jeunesse est largement sous la loi des opinions dominantes. Alors ça c’est la théorie de la jeunesse comme plaque sensible, ce qui est une vieille théorie des révolutionnaires. C’est une théorie de Lénine. Lénine disait : « la jeunesse, finalement, ce qui la caractérise c’est qu’elle est une plaque sensible ; elle exprime, avec une intensité renforcée, les courants de la contemporanéité ». Elle reflète avec une intensité spéciale la contemporanéité. C’est exactement ce que dit Platon. C’est pour ça que dans le Livre II de La République, tout d’un coup, les jeunes gens qui généralement ne disent pas un mot tiennent des discours gigantesques [Badiou se marre]… que j’ai appelé, moi, ²Questions pressantes des jeunes gens et jeunes filles² (alors ²jeunes filles², j’y reviendrai n’est-ce pas [Badiou se racle la gorge] : ce n’est pas Platon qui en a mis beaucoup dans le texte [sourires]). Ce sont les deux jeunes, Adimante et Glaucon, qui vont là vraiment développer avec ardeur des questions très pressantes contre la position de Socrate.

Alors vous voyez les deux gestes… C’est très intéressant. C’est-à-dire d’abord [a] le professionnel des opinions souveraines, on va le réduire au silence. Et puis [b] les jeunes gens, manipulés par les opinions souveraines, on va au contraire les laisser parler abondamment et s’inscrire à l’intérieur de leur parole pour tenter d’engager un processus immense hein.

Sur le processus immense d’ailleurs, comme moi j’essaie de jalonner un peu les choses en termes de durée, on peut penser que le dialogue commence un soir. Mais, à supposer qu’on le tienne vraiment, [Badiou rigole] quand est-ce qu’il finit ? Moi j’ai calculé que ça durait à peu près 48 heures, ininterrompues n’est-ce pas. Donc il y a deux nuits. Et donc je fais des petits passages, essayant de poser que là on est le matin, tout le monde est crevé, etc., etc. ¾ ce n’est pas facile hein. Ce n’est pas facile. La retemporalisation de tout ça n’est pas facile.

Donc il y a cette introduction et ensuite une grande première partie (qui correspond à mes chapitres 4, 5, 6, 7 et 8) avec, entre les deux, un passage assez court, qui est une théorie génétique de l’État ; une théorie un peu rousseauiste (comme ça) de la construction objective des sociétés, un peu comme le début de De l’origine de l’inégalité parmi les hommes (quelque chose comme ça), une espèce d’histoire-fiction qui raconte, de façon à la fois abstraite et rationnelle, comment une société se constitue. Ça c’est une espèce d’interlude. Et puis après vous avez une massive première partie (une fois qu’on sait ce que c’est qu’une société, comment elle s’est constituée) qui va décrire ce qu’il serait bien de faire dans une société. C’est un gigantesque développement, largement empirique ; c’est-à-dire ce n’est pas soumis à des principes. C’est plutôt un ensemble de règles sur lesquelles on va se mettre d’accord, par discussions et interlocutions, concernant ce que pourrait bien être la justice au niveau de la collectivité.

Entre temps, je vous le rappelle c’est très fameux, dès le début de ce développement, Socrate introduit l’idée d’un parallélisme entre la justice pour un sujet et la justice pour un État (passage très fameux) ; avec l’idée que si on voit grand, on voit mieux que si on voit petit. On a expliqué je crois un des textes de cette analogie ici-même, et je vous avais fait remarquer que Platon lui-même, Socrate lui-même, dit qu’elle ne peut pas marcher ; c’est un des trucs platoniciens les plus étonnants, parce qu’il dit : « oui, mais si on sait que le grand est isomorphe au petit, c’est qu’on connaît le petit [Badiou se bidonne], sinon comment on saurait qu’il est isomorphe au grand ? » Donc éclairer le petit par le grand ça ne marche pas parce que l’affirmation que c’est isomorphe suppose qu’on ait en fait déjà établi la structure du petit. Alors ça c’est un truc platonicien typique : faire une objection décisive et passer outre [sourires], comme si elle n’avait pas eu lieu… Ça ça indique bien là que tout l’enjeu, en la matière, est de formation subjective. C’est-à-dire on va dire au passage : « ah ben cet argument-là, on pourrait très bien le réfuter. Ceci dit, en réalité, comme ce qui m’intéresse c’est maintenant de parler de la justice dans l’État, on va en parler. On va en parler, et puis on reviendra au sujet après ». Mais c’est une transition purement subjective là, c’est-à-dire qui permet d’enjamber y compris des objections décisives qu’on laisse sur le chemin, comme ça, « servez-vous en si vous voulez après » hein, c’est ça la règle platonicienne.

Alors cette grande partie, là, c’est la partie la plus difficile pour la traduction. Pas pour des raison de langue, mais pour des raisons qu’elle est anthropologique, assez largement ; c’est-à-dire elle est quand même très nourrie de considérations sur la société grecque, sur la société du temps de Platon. Et alors là (je reviendrai sur les opérations que ça impose mais) vous voyez bien que dès que la philosophie est anthropologique de façon trop précise, la question de son appropriation contemporaine se complique. En quoi ça nous intéresse ? En quoi on peut le transposer ? Est-ce qu’il y a quelque chose d’analogue dans notre expérience à ces histoires qui sont des histoires de la société grecque ? ¾ vous voyez les problèmes considérables que ça pose. Et alors évidemment, sur les rubriques des disciplines du corps, la diététique, la médecine, les femmes, les enfants, la guerre, même sur la littérature, la musique (personne ne sait très bien encore aujourd’hui ce que c’était que la musique grecque… alors tel mode plutôt que tel autre)… Alors tout ça c’est plein de choses intéressantes, mais c’est une espèce d’anthropologie de la justice dans la cité, qui va n’être que rétroactivement mobilisable lorsqu’on en viendra à des généralités de plus haut niveau. Voilà. Et c’est pour ça que je l’ai beaucoup découpé, pour que les thèmes apparaissent, que ça ne soit pas comme un pataraffe (comme ça), coagulé, de descriptions anthropologiques.

Ensuite, après cette séquence anthropologique, vous avez une séquence qui est typiquement alors au contraire une séquence principielle. Alors ça c’est aussi un protocole intéressant : c’est-à-dire est-ce que la philosophie (c’est une discussion qui est toujours donnée en son sein), est-ce que la philosophie a intérêt à donner les matériaux anthropologiques avant les principes, ou après ? C’est-à-dire est-ce que ce qui est intéressant c’est de donner d’abord les principes puis leur investissement dans la matérialité anthropologique ? Ou est-ce qu’en réalité on va faire un premier parcours de la matérialité anthropologique (au fond partager avec le public, parce que pas trop principiel), et puis on va ensuite faire sortir les principes, quitte à laisser ouverte finalement la rétroaction des principes sur la discussion anthropologique. Et c’est très intéressant que Platon choisit la deuxième voie, c’est-à-dire : un matériau anthropologique qui donne lieu à une première discussion assez empirique en vérité, par beaucoup de traits ; et puis après alors, au contraire, un élément principiel extrêmement serré, dense (et très connu d’ailleurs, c’est une séquence philosophique parmi les plus connues de l’histoire de la philosophie), en laissant largement ouverte la rétroaction, c’est-à-dire la ressaisie du matériau anthropologique à partir des principes ¾ pas complètement ouverte, mais largement ouverte. On retombe sur ce que je vous disais : s’il s’agit de former des subjectivités, on ne peut pas dogmatiser ; donc en particulier sur ce point extrêmement sensible qui est le rapport des principes à la situation finalement (le rapport des principes à la ²situation concrète² comme diraient les révolutionnaires), eh bien ça on peut donner quelque exemples, mais on ne peut pas le dogmatiser, on ne peut pas faire comme si le rapport des principes à la situation était au même niveau que les principes eux-mêmes ¾ ça ce n’est pas possible. Et ce serait même probablement la meilleure définition qu’on pourrait donner du ²dogmatisme² : le dogmatisme ce n’est pas d’avoir des principes, ce n’est pas qu’il y ait des vérités hein, ce n’est pas qu’il y ait autre chose que des opinions dominantes, le dogmatisme c’est quand on pense que le rapport des principes à la situation est lui-même un principe, c’est-à-dire quand on aligne le rapport des principes à la situation sur les principes.

On doit postuler qu’il y a des principes, et qu’il y a un rapport des principes à la situation, mais on ne peut pas dogmatiser ce rapport lui-même. Et ça Platon en est parfaitement conscient. Et c’est très intéressant, dans le mouvement général de La République, de voir que la grande élévation principielle, qui va occuper ici finalement dans mon découpage les chapitres 9, 10, 11 et 12 (9. Qu’est-ce qu’un philosophe ? 10.Politique et philosophie. 11.Qu’est-ce qu’une Idée ? 12.Des mathématiques à la dialectique), cette élévation principielle vient après la description anthropologique et les discussions qui y sont attachées, et laisse en partie ouverte la rétroaction de l’une sur les autres.

Ensuite vous avez une troisième partie qui est une partie de critique des opinions dominantes, c’est-à-dire de critique des politiques existantes. Alors on va les critiquer (là c’est la partie la plus systématisée du livre), on les examine, il y en a quatre. On les examine les unes après les autres. On examine la transition de l’une à l’autre etc. C’est extraordinairement ordonné ça. Donc timocratie, oligarchie, démocratie, tyrannie. À chaque fois on définit ce que c’est, on décrit le type subjectif qui y correspond, on décrit la transition de l’un à l’autre. Ça c’est une partie, fameuse, d’ailleurs très connue, et c’est peut-être le premier grand manuel de philosophie politique ; de philosophie décrivant les constitutions, les subjectivités.

Alors ce qui est magnifique là-dedans, c’est que ce qui intéresse une fois de plus Platon, ça n’est pas tant le protocole objectif de description des politiques en question (il le fait hein) que le type subjectif qui y correspond. Évidemment il va dire que l’oligarchie c’est le régime étatique dans lequel les riches ont le pouvoir ; il va décrire ce que ça veut dire ; il va décrire ce que c’est que l’accumulation des richesses, etc., mais ce n’est pas ultimement ce qui l’intéresse. Ce qui l’intéresse c’est : qu’est-ce que c’est que l’homme oligarchique ? Comment sont les sujets sous ce type de politique ? ¾ et ça c’est extraordinairement moderne d’une certaine façon. C’est extraordinairement moderne, c’est-à-dire c’est une entrée dans les figures politiques qui, au lieu de se faire par le détail de l’analyse constitutionnelle, ou même le détail des rapports de classes (pour prendre deux approches très différentes mais toutes les deux objectivistes hein), se fait en définitive par la description du type humain dominant, du type de subjectivité dominante lorsqu’on intériorise ce type de politique.

Et donc on va avoir des portraits là aussi. Qu’est-ce que c’est que l’homme oligarchique ? Qu’est-ce que c’est que l’homme tyrannique ? Qu’est-ce que c’est que l’homme démocratique ? Et entre parenthèses la description de l’homme démocratique est saisissante. Elle est saisissante de vérité [Badiou se racle la gorge et sourit]. Même si elle est animée par une subjectivité quelque peu exagérément aristocratique, il n’en reste pas moins que sa contemporanéité est tout à fait frappante. Et on voit en particulier le lien que Platon cherche à établir entre le motif de la liberté, comme central dans le régime démocratique, et le problème de la jouissance, le problème des désirs, de la liberté des désirs et de la disponibilité des satisfactions. Il est là dans un fil extrêmement serré, et habile, dans lequel il montre comment ce qui investit la liberté formelle du régime démocratique est immédiatement, en réalité, de nature secrètement oligarchique, parce que c’est dominé par la disponibilité de la jouissance des objets. Il est tout à fait remarquable qu’il ait vu cela à ce moment-là, où au fond la philosophie politique élémentaire de l’époque était constitutionnelle. On ne va pas reprendre Aristote mais à cette époque les régimes étaient définis par le système, l’appareillage juridique et constitutionnel. Chez Platon non !

Donc on a en réalité, sur la politique, la même singularité que sur la philosophie. C’est-à-dire le philosophe c’est un portrait ; mais en fin de compte un régime politique aussi c’est un portrait hein ¾ ce qui compte c’est de savoir comment sont les gens. Quels sont leurs affects dominants ? Comment organisent-ils leur existence ? Qu’est-ce qui est pour eux la réussite ou l’échec ? (c’est ça qui est important). Et il montre que ce n’est pas la même chose, quand on est dans une société que lui il appelle ²timocratique² (qui pour nous est une société féodale en réalité, c’est-à-dire une société où c’est l’honneur qui compte, où c’est être le plus fort, où c’est la gloire, etc.), que ce n’est pas la même chose que quand on est dans une société démocratique où ce qui compte c’est de bien se débrouiller dans l’assemblée, d’être un beau parleur, de jouir des libertés que l’on a, etc. Il montre bien que ce sont des types subjectifs absolument différents.

Ensuite on a une quatrième partie qui récapitule les deux précédentes, mais sous la question du bonheur. Ça je vous ai dit à quel point c’était important. À quel point la détermination des choses doit culminer lorsqu’on est en état de soutenir qu’avoir du goût pour les vérités c’est une forme de bonheur. C’est une chose qui a longtemps été, y compris par moi, un peu négligée dans la propagande platonicienne, ce motif du bonheur ; peut-être que trop de siècles d’apologie chrétienne du sacrifice nous en séparent. Et il faut là aussi faire le pas en arrière. Il a raison ! Il a raison. On doit pouvoir soutenir, on doit soutenir que l’engagement de la subjectivité dans l’exception des vérités est un bonheur. D’abord parce que c’est vrai. C’est vrai expérimentalement… C’est vrai dans l’expérience, c’est-à-dire que malgré tout l’enthousiasme pour une séquence politique, le ravissement pour une œuvre d’art, la passion amoureuse, ce sont quand même ça les intensités de l’existence ; c’est ça son bonheur non ordinaire hein, il a raison sur ce point. Et en outre, si la philosophie elle-même n’est rien d’autre que l’éducation à ce type de subjectivité, il est important quand même qu’elle puisse affirmer qu’elle n’est pas sinistre ¾ c’est important. C’est important.

Donc ²Justice et bonheur². Lorsque Platon entreprend de démontrer que l’homme juste, c’est-à-dire en réalité celui qui aime les vérités, est plus heureux que le tyran (le tyran représentant l’homme des appétits, le prédateur, le grand prédateur), et finalement que l’homme de l’exception est plus heureux que l’homme de la prédation, eh bien c’est une démonstration importante. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il en donne rien moins, successivement, que trois démonstrations. Trois démonstrations de la supériorité du juste en matière de bonheur, qui sont enchaînées les unes aux autres.

Il y a une cinquième partie où il retourne sur le débat entre poésie et pensée.

Et puis à la fin, il y a ce que j’ai appelé ²Éternité mobile des Sujets², c’est le mythe d’Er. Il y a un grand mythe poétique terminal à la fin de toute cette construction. Voilà.

 

Alors on va évidemment en rester là. Je voulais simplement ajouter un tout petit mot. Ce remaniement de la construction que je propose, et que vous avez sous les yeux, comme vous le voyez, ne vise pas à calquer ce que je viens de décrire comme étant le mouvement réel… J’ai dit : ²il y a le formel² (les dix Livres arbitraires du discours de l’université), il y a le réel qui est la pensée de Platon telle qu’on la reconstitue par grandes masses. Et puis il y a la solution que j’ai adoptée qui n’est ni l’un ni l’autre. Alors vous me direz mais pourquoi ? Eh bien parce que si on ordonnait ça sur ce que je viens de vous dire, c’est-à-dire le mouvement réel, on en ferait, qu’on le veuille ou non, un traité. On dogmatiserait Platon en faisant coller (complètement alors) le dispositif de découpage formel avec les grandes parties et les grandes articulations ; c’est-à-dire on en ferait une dissertation, qu’on le veuille ou non. Or mon mouvement est absolument opposé, mon mouvement est de le théâtraliser le plus possible, pour que cette théâtralisation fasse sourdre son ordre, mais sans que la découpe soit celle de cet ordre.

Voilà pourquoi vous pouvez prendre en réalité ce que j’appelle des chapitres (il y en a 16 + un prologue et un épilogue) comme équivalents aux ²scènes² dans le théâtre. Voilà. Alors on pourrait dire : « bon ben finalement il y a cinq actes, ou il y a quatre actes », ça ne serait pas très intéressant. Ce qui est intéressant c’est qu’il y a des scènes. Chaque motif est joué comme scène et (on y reviendra la prochaine fois) ces scènes sont théâtralement d’autant plus animées que j’ai redistribué tout de même en partie les répliques. D’abord parce que j’ai donné aux jeunes une partie des texte de Socrate quand même, chaque fois que c’était possible, c’est-à-dire chaque fois qu’au fond les autres pourraient parfaitement dire ce que Socrate est en train d’articuler… Je ne vois pas pourquoi on mettrait dans la bouche du maître tout, si bien que les autres sont toujours en train de dire « ben oui », « ben oui, c’est vrai » [rires]… Ce n’est pas intéressant. Et il y a de très nombreux passages où il est flagrant que ce qu’est en train de dire Socrate est soit une conséquence relativement évidente de ce qui a été dit avant, soit un élément, un exemple, etc., que les autres peuvent absolument développer aussi.

C’était la première transformation et la deuxième transformation… Vous savez j’ai introduit une femme. Et j’essaie de faire, comme au théâtre après tout, que cette différence soit marquée, c’est-à-dire que son rapport au maître Socrate ne soit pas exactement le même que celui du jeune homme. Raison de plus pour dire que le découpage va se faire comme des scènes. Et comme en plus il y a une temporalisation, au début de chaque scène, pour un certain nombre de scènes on essaie aussi de situer le décor. Est-ce que c’est le matin ? Est-ce que c’est le cœur de la nuit ? Ou des questions comme : qu’est devenu Thrasymaque ? Parce que quand vous lisez La République Thrasymaque effectivement, il est non seulement réduit au silence, mais on n’en entend plus jamais parler. Donc où est-il passé ? [sourires] Ça ce sont des problèmes que ma traduction essaie aussi de résoudre.

Merci.

14 avril 2010

     Distribution d’un extrait de La République (491, sq.), titré :

Platon 15. Dépasser la thèse selon laquelle le naturel philosophe est exceptionnel

 

¾ Nous n’avons pas besoin, intervient Socrate, de décrire une fois de plus le système des qualités propres au naturel philosophe. Vous vous souvenez l’un et l’autre que nous avons cité le courage, la grandeur d’âme, l’acceptation des disciplines du savoir, le travail de la mémoire… J’en étais là quand Glauque a objecté que j’avais raison, mais que si on passait du discours au réel, on voyait bien que la plupart de ceux qui se déclarent philosophes sont des corrompus notoires. Nous devons donc faire face à cette accusation, et c’est pourquoi nous ressassons ce portrait du vrai philosophe : il s’agit de le distinguer des imposteurs nuisibles.

¾ J’ai bien compris, dit Glauque. Mais comme je l’ai expliqué, il y a deux cas différents. Il y a ceux dont le naturel philosophe a été corrompu, et qui de ce fait même sont devenus entièrement inutiles, notamment en ce qui concerne la politique. Mais il y a aussi ceux qui imitent délibérément le naturel philosophe pour en usurper les pouvoirs. Quel est le type subjectif de ces gens qui, singeant une manière d’être et de penser dont ils sont indignes et qui est hors de leur portée, se comportent en toutes circonstances de telle sorte qu’ils produisent dans l’opinion ce discrédit quasi universel qui s’attache à la philosophie proprement dite ?

¾ Ah, cher ami ! Il faut commencer par un paradoxe redoutable. Le naturel philosophe existe au départ chez tout le monde. Or, il est chez presque tous corrompu. Pourquoi ? Parce que les qualités mêmes qu’il exige, si elles se développent sans lien entre elles, interdisent que le naturel philosophe parvienne à maturité. Oui, mes chers. Le courage, la tempérance, l’acceptation des disciplines du savoir, tout cela conspire à la corruption de la philosophie, qui, cependant, requiert et organise ces qualités.

¾ Alors là, franchement, grogne Amantha, on est dans le pot au noir !

¾ Et je vais aggraver mon cas : tout ce qu’on considère communément comme des biens, la beauté, l’aisance, la santé, une société politiquement bien organisée, tout cela contribue à brimer et affaiblir le naturel philosophe. La nature elle-même éclaire ce paradoxe. Regardez les semences des plantes ou les petits des animaux : s’ils ne trouvent ni la nourriture, ni le lieu, ni la saison qui leur conviennent, ils souffrent d’autant plus de ces privations qu’ils étaient au départ plus naturellement vigoureux. C’est une évidence dialectique : le mal est plus contraire au bien qu’au moins bien. Une excellence originaire mal traitée devient pire qu’une médiocrité soumise aux mêmes conditions.

¾ Je vois où vous voulez en venir, dit Amantha, les yeux mi-clos, à votre dada, l’éducation.

¾ Tu lis en moi comme dans un livre. Bien sûr ! admettons que tous les individus sans exception aient au départ, virtuellement, comme dirait notre collègue, Gilles Deleuze, la même excellente capacité philosophique, à quelques nuances près. Si le milieu idéologique et éducatif que leur propose l’État est détestable, cette excellence va se changer en son contraire, et les meilleurs seront les pires : la nuance de supériorité intellectuelle deviendra une exagération quasi illimitée de la turpitude. Après tout, on sait bien qu’un tempérament modéré, s’il ne fait certes pas d’étincelles du côté du bien, reste au moins incapable de grandes vilenies. Tout ça pour dire que si le naturel philosophe, tel que nous l’avons défini, rencontre un environnement éducatif adéquat, c’est sûr qu’il s’orientera dans l’existence de façon affirmative. Dans le cas contraire, semé sur une terre ingrate et cultivé en dépit du bon sens, il sera voué à tous les défauts qu’entraîne une désorientation profonde.

¾ À moins, sourit Amantha, qu’il ne rencontre, au hasard des chemins, un maître tel que vous.

¾ Ça ne suffira pas ! Il faut encore qu’un événement le saisisse, passion amoureuse, insurrection politique, bouleversement artistique, que sais-je ? Car le mal est global, il a sa source dans l’ensemble de la situation. Il ne faut pas croire que les jeunes gens sont corrompus parce qu’ils sont malencontreusement tombés sur de mauvais maîtres, sur des sophistes endurcis, lesquels ne sont après tout que de simples marchands de rhétorique. Non, non ! Les moraliste patentés qui déplorent à la télévision ces mauvaises rencontres, les politiciens qui dénoncent dans leurs meetings l’action de ces soi-disant philosophes, sont eux-mêmes, en dernier ressort, les plus grands des sophistes, ceux qui organisent en permanence le tapage propagandiste chargé de désorienter la jeunesse et de la vouer à la misère du nihilisme.

¾ Mais où ? quand ? comment ? demande Glauque, prêt à en découdre séance tenante avec l’armée des corrupteurs.

¾ Tout simplement par cette rumeur constante, quotidienne, partout répandue, terrorisante avec douceur, amicalement contraignante, convivialement implacable, qu’on appelle « liberté d’opinion ». À la télévision, dans les théâtres, les journaux, les réunions électorales, quand les intellectuels officiels pérorent, et même quand on se réunit avec des copains et des copines pour boire un coup et bavarder, que voit-on ? Qu’entend-on ? Tout le monde blâme ou applaudit des déclarations, des idées, des actions, des guerres, des films, tout ça dans un désordre privé de tout principe rationnel à valeur universelle. Il y a une joyeuse et sinistre exagération vaguement coléreuse aussi bien des huées que des applaudissements. On dirait que les grandes surfaces vitrées des immeubles répercutent partout dans la ville la même rumeur, conflictuelle en apparence, consensuelle en réalité, faite de toutes ces opinions si âprement contrastantes qu’aucune ne l’emporte, sinon celle qui prescrit : « Je suis en tout cas libre de dire n’importe quoi. » Et c’est ce « n’importe quoi » qui vient à bout du naturel philosophe. Que peut devenir en effet la pensée d’un jeune homme ou d’une jeune fille face à la puissance de la rumeur disparate qui emporte au loin et désagrège toute idée de vérité ? Que peut là-contre un enseignement scolaire lui-même disparate et d’avance acquis au libre tourbillon des jugements anonymes ? Les jeunes n’en viendront-ils pas à juger comme le fait la rumeur dominante, s’agissant de ce qui est beau ou laid, moral ou immoral, à la mode ou ringard ? Ne finiront-ils pas par verser leur seau d’eau dans le flot bourbeux, dont Internet est le symbole, des informations incontrôlables et des appréciations sans fondement ?

¾ Vous ne croyez guère en nos capacités de résistance, grince Amantha.

 

Eh bien bonsoir. Je vous rappelle qu’il nous reste deux séances, le 19 mai et le 9 juin.

Je voudrais commencer par quelque chose qui ressemble un peu à un mémorial et qui est que : il y a à peu près exactement vingt ans, le 29 avril 1990, mourait Antoine Vitez. Antoine Vitez, c’est difficile pour moi de penser que c’est il y a vingt ans ; ça me paraît à la fois très loin et pas loin, enfin c’est une distance difficile à mesurer. Antoine Vitez, beaucoup d’entre vous le savent, était metteur en scène de théâtre, et acteur principalement, mais il était aussi un très grand, un immense traducteur ; en particulier sa traduction du Don paisible de Cholokhov est un véritable chef-d’œuvre. Il était poète aussi. Il était surtout une sorte de conscience du temps. Et le théâtre d’ailleurs était cela pour lui : prendre la mesure du temps. Et aussi, comme il le disait, ²éclairer l’inextricable vie², l’inextricable histoire des hommes et l’inextricable vie aussi. Il y a pas mal de commémorations actuellement ; je voudrais vous en signaler une, qui est toute proche, qui aura lieu à la Maison de la Poésie (passage Molière, donc 155 rue Saint Martin, dans le IIIe), qui se déroulera en trois temps :

[1] à 15 heures il y aura une espèce de mise en scène d’un certain nombre de textes d’Antoine Vitez ¾ Antoine Vitez a beaucoup écrit : il y a vraiment des écrits et des dits d’Antoine Vitez qui sont tous d’ailleurs d’un intérêt et d’une densité, d’une puissance d’éclaircie y compris tout à fait contemporaine, tout à fait remarquable. Donc il y aura quelque chose qui s’appelle ²Paroles Vitez². Ce sera des textes de Vitez mis en scène par Damien Houssier.

[2] À 17 heures, il y aura une rencontre, sous le titre ²Essai de poétique², qui traitera la question de savoir s’il y a une poétique commune dans l’œuvre de Vitez, c’est-à-dire si Vitez, en tant qu’homme de théâtre, en tant que traducteur, en tant qu’écrivain et poète, en tant qu’homme engagé aussi (il a été longtemps un pilier intellectuel du Parti communiste quand même), si dans tout cela se dégage, de cette personnalité extrêmement complexe, une sorte de poétique commune. Et dans cette rencontre il y aura Natacha Michel, Florence Pazzottu, Éloi Recoing (qui a beaucoup travaillé avec Vitez) et moi-même.

[3] Et puis à 20h30 il y aura une projection d’une des grandes mises en scène d’Antoine Vitez, typique de son style, qui est la pièce Les bains de Maïakovski, qu’il avait monté en 1967 ¾ toutes ces dates comptent.

     Voilà. Donc je voulais vous dire tout ça. Et puis je voudrais vous lire un tout petit peu, un tout petit fragment d’Antoine ¾ c’est un homme que j’ai aimé, vraiment. C’est un homme que j’ai aimé. Et je vous lis le début du texte qui a donné son titre à ce magnifique recueil qui s’appelle Le théâtre des idées, que vous pouvez vous procurer. Antoine écrivait ceci…

[une voix dans la salle] ¾ c’est quel jour ?

[Badiou] ¾ humm ?

[une autre] : la date…

[Badiou] : c’est 90, la date de la mort, le volume…

[une autre voix] : la date de la journée…

[Badiou] : ah oui ! Bonne question, bonne question [Badiou et la salle se marrent]… C’est samedi prochain, le 17. Très bonne question. Vous voyez, quelquefois, l’espace fait oublier le temps.

 

     En classe de seconde, au Lycée, j’étudiais Électre. Je me souviens du livre. J’aimais l’écriture grecque, l’élégance des caractères qui semblent toujours tracés à la main. Et aujourd’hui encore, certaines personnes, en Grèce, écrivent comme cela leurs lettres, leurs rendez-vous d’affaires ou d’amour. Le temps ne passe pas. Le fragment d’Électre que nous nous exercions à traduire reproduisait la seconde scène entre Électre et Chrysothémis. Là les deux sœurs s’affrontent par ces courtes phrases caractéristiques du poème ancien, qui balancent l’attention d’un personnage à l’autre selon un mouvement régulier. C’est le combat de deux allégories. On pourrait dire Dame Justice contre Dame Soumission. Je découvrais le théâtre des idées. L’auteur ne dit point son avis, tout au contraire du théâtre à thèse. Non, il fait parler les idées, comme des êtres humains, comme si elles avaient un corps. Et justement elles ont un corps. Ce sont deux femmes de chair et d’os qu’opposent de vieilles rancunes familiales, peut-être. La beauté de cette tragédie est toute contenue là-dedans : tantôt le public verra et entendra la bataille pure des convictions morales, et tantôt celle, impure, des caractères adverses. Cela dicte au régisseur et aux acteurs leur devoir. Il y a deux pièces à jouer en une. Certes on peut choisir de ne donner que l’une, ou que l’autre. Une profération froide et immobile rendra bien la première, tandis que la seconde s’accommodera d’un jeu rapproché, naturel et chaud. On peut vouloir aussi jouer les deux à la fois, c’est ma recherche aujourd’hui, croiser la chaîne à la trame, et que chaque parole, chaque geste des acteurs, puisse être pris et compris selon les deux catégories, comme une déclaration publique, chargée de sens pour tout le monde, ou comme une action privée, singulière, ne répondant qu’à la situation des personnages supposés. C’est la marque du grand théâtre. Il oscille entre l’universel et le particulier. La petite vie des gens contient toute la mythologie et toute l’histoire, et réciproquement les grands destins des peuples et de leurs chefs sont réductibles à des affaires de table ou de lit. D’Eschyle à Tchékhov, la matière traitée est la même et, si l’on y regarde bien, mêmement.

 

     Dans le même ordre de choses il avait écrit ceci qui est pour moi comme une inspiration philosophique centrale après tout :

 

     C’est toujours cela que j’ai voulu donner sur scène : faire voir la force violente des idées, comment elles ploient et tourmentent les corps.

 

     Voilà… Cette force violente des idées, comment elles ploient et tourmentent les corps, et comment, il le dit dans le texte que je vous ai lu, et comment les idées elles-mêmes ont un corps en réalité. Comment les idées elles-mêmes se déploient et se construisent selon une sorte de matérialité essentielle, voilà ce qu’Antoine Vitez voulait montrer au théâtre. Évidemment le théâtre est le lieu où cette question du croisement, du nouage entre le corps et l’idée, est évidemment le propos même de ce qui se montre. Et il avait conscience que le théâtre était à la fois quelque chose de très insuffisant, de très limité et de très précaire (il le dit et il le répète), quelque chose dont on doit assumer la fragilité et l’inconsistance quelquefois. Mais aussi quelque chose d’essentiel, ²un art supérieur² comme disait Mallarmé, précisément parce qu’il est l’art de cela, exemplairement : l’art montré, par des corps, de ce que l’idée a un corps, et de ce que l’idée ploie et tourmente les corps. Et de ce point de vue-là, évidemment, il montrait aussi comment l’universalité de l’idée et la particularité du corps sont absolument liées ; et qu’il y a un rapport indécidable entre les deux que le théâtre montre. Et voilà ce qu’il explique lorsqu’il dit qu’il y a toujours, dans les grandes pièces, deux pièces à jouer en même temps : celle de la singularité des corps et celle de l’universalité des idées. Et que tout le théâtre c’est de savoir comment on va les jouer en même temps. C’est ce ²en même temps² évidemment qui est toute la question du metteur en scène et de l’artiste de théâtre. Voilà.

 

     Alors nous allons maintenant reprendre le programme qui était le nôtre la dernière fois… Je vous rappelle que je suis engagé, depuis la dernière fois, dans une tentative de récapitulation de ce rapport général à Platon que je tente d’établir, et que je le faisais à travers un certain nombre de questions que je vous rappelle : pourquoi Platon ? Pourquoi un texte ? Pourquoi La République ? Pourquoi une traduction ? Et puis ensuite viennent les opérations répondant à ces questions : restructuration formelle, universalisation, déplacements conceptuels, contemporanéité. Et puis le processus de traduction lui-même, et le multilinguisme et le décalage.

     Au fond tout ça est un plaidoyer parce qu’après tout, pourquoi faire aujourd’hui une traduction un peu bizarre de La République de Platon ? (vieux texte de deux millénaires). Qu’est-ce que ça peut vouloir dire aujourd’hui ? En plus ce grand représentant du discours académique, ce grand fondateur obscur de la philosophie tout entière, ce fournisseur indéfini de versions grecques à des générations entières, personnage qui peut paraître digne de l’embaumement. En plus ce personnage qui a donné ²platonicien², ²platonisme², ²platonique², toutes sortes de vocables dont tout le XXe siècle s’est bâti en les discréditant. J’ai souvent insisté sur le fait que le XXe siècle, toutes tendances confondues, pouvait être défini par l’antiplatonisme, assurant ainsi, ou assumant, une annonce nietzschéenne. Le siècle, disait Nietzsche, doit guérir de ²la maladie-Platon². Pourquoi donc retraduire un texte qui est traité, par ce grand penseur qu’était Nietzsche, comme le symptôme d’une maladie grave de la pensée occidentale tout entière ? Et donc je plaidais pour cela. Et puis, comme vous verrez à la fin, je tiens que c’est un geste important, peut-être inéluctable, dont je ne serai en un certain sens que l’artisan.

 

 

     Alors j’avais déjà examiné les cinq premiers points mais je les redonne de façon absolument synthétique.

 [1] Pourquoi Platon ? Eh bien ma réponse était que Platon est celui qui énonce que ²il n’y a pas que ce qu’il y a, parce qu’il y a des vérités² (disons-le comme ça, de façon absolument synthétique) ; c’est le ²il y a des vérités², en tant que la vérité est toujours une exception, qui est le point de départ de la conviction platonicienne. Et c’est cela qu’il s’agit de faire revenir, contre la conviction qu’il n’y a que des opinions. Conviction dont il est très intéressant de voir que c’est précisément elle que Platon avait décidé de combattre. C’est-à-dire ce n’est pas seulement d’aujourd’hui qu’il y a des gens qui, de façon dominante, soutiennent qu’il n’y a que des opinions, c’est exactement ce qu’on pensait à Athènes du temps de Platon. C’est contre cette conviction dominante et générale qu’il n’y a que des opinions, et que c’est le combat des opinions qui définit l’espace public, que Platon a tenté de dire qu’il y avait des vérités ¾ tout le problème étant de savoir ce que ça voulait dire, ce qui n’est pas parfaitement simple.

On peut aussi (j’ajoute un petit commentaire, mais dans la foulée de ce que j’ai dis la dernière fois), on peut aussi dire : finalement il y a une conception de la vie démocratique, conception tout à fait légitime en un certain sens, qui soutient que la philosophie, pour être démocratique, doit être une philosophie de la vie ordinaire ¾ au sens où Vitez dit après tout que la vie des gens ordinaires contient toute l’histoire et toute la mythologie. Donc la philosophie devrait être philosophie de la vie ordinaire. Et il y a toute une branche de la philosophie d’origine anglo-saxonne qui se présente en particulier comme philosophie du langage ordinaire, contre l’idée que la philosophie du langage devrait être celle des langages formels, des langages rassemblés et synthétisés par la science. Donc une promotion du langage de la vie ordinaire.

Et ce qu’on peut nommer ²Platon² c’est l’idée qu’en définitive la vraie philosophie démocratique n’est pas une philosophie de la vie ordinaire, qui entérine en réalité toujours en fin de compte l’égalité des opinions, la substituabilité des opinions, mais qu’elle est la reconnaissance de la capacité universelle à l’exception. Et ça je pense que c’est un débat tout à fait majeur, qu’en effet il y a là deux conceptions antinomiques de la démocratie elle-même. C’est-à-dire ce n’est pas ²démocratie² contre autre chose, ce sont deux conceptions partagées, divisées, de la démocratie. L’une qui en réalité promeut au fond l’indifférenciation de l’existence et des opinions dans la substituabilité générale, qui est en effet une conception formelle de l’équivalence ¾ enfin c’est l’égalité comme équivalence. Et l’autre qui dit que en réalité la philosophie de la démocratie doit maintenir le principe de l’exception, c’est-à-dire continuer à considérer que ce qu’il y a d’essentiel dans l’existence (et ce qui lui donne sens et force) est toujours exceptionnel et ne peut pas être réduit ou ramené à la persistance de l’ordinaire ; ou (si vous voulez) que le sens de la vie a toujours une composante extra-ordinaire mais que, en effet, ceci doit s’accompagner d’un axiome égalitaire, essentiel, qui ne peut être que la disponibilité de l’extraordinaire pour tous.

Alors ça croise tout à fait un grand mot d’ordre d’Antoine Vitez, qui est très connu, qui avait dit que le théâtre devait être ²élitaire pour tous². Donc il tentait de conjoindre l’élitisme (une thèse tout à fait chère à Platon, qui est la thèse d’une existence d’une élite philosophique, d’une aristocratie de la pensée) avec l’universalité du ²pour tous².

Et alors je pense que déchiffrer Platon, dans les conditions contemporaines, c’est déchiffrer ce conflit entre la conception de la démocratie comme équivalence et la conception de la démocratie comme universalité possible de l’exception elle-même. Et donc effectivement, d’un côté on aura le problème de savoir comment assurer l’équivalence des opinions (c’est le thème général de la liberté des opinions), et de l’autre on aura à se soucier de savoir comment l’adresse effective des vérités est universelle.

D’où deux conceptions (je le signale au passage parce que c’est une question intéressante), deux conceptions tout à fait différentes de l’éducation, de l’enseignement, de la transmission. Ce sont des conceptions antinomiques de la transmission. Ce n’est pas la même chose qui est transmise selon que l’axe de la transmission c’est de vous rendre apte à l’équivalence universelle et à la substituabilité, ou si ce qui est transmis c’est la capacité d’accueil de l’exception, c’est-à-dire la capacité d’accueil finalement des vérités hein, et éventuellement d’incorporation ou de participation à ces vérités.

Donc ²pourquoi Platon ?² c’était ça n’est-ce pas. ²Pourquoi Platon ?² c’était intervenir, sous ce grand nom canonique, dans un débat qui a été le sien, qui a été véritablement le sien.

 

[2] Alors, deuxième chose : pourquoi prendre un texte, au lieu d’aller couper droit vers une interprétation ? Pourquoi se mettre au ras du texte ? ¾ ce que toute traduction implique ou impose. Eh bien (là je le dis aussi très rapidement) parce que Platon est dissimulé, depuis de nombreux siècles, par ²platonisme². C’est-à-dire le platonisme est en réalité une figure établie, d’une très grande importance (on se dit encore aujourd’hui couramment, en philosophie des mathématiques par exemple, ²platonicien² ou ²antiplatonicien²), et je soutiens que ce platonisme est en réalité une dissimulation des enjeux les plus contemporains de Platon lui-même.

Donc il faut dégager Platon du platonisme. Et dégager Platon du platonisme ça suppose, comme je vous l’ai dit, de faire un pas en arrière, c’est-à-dire d’aller avant le platonisme. Mais comment aller avant le platonisme, puisque c’est quelque chose qui nous est exposé, ou explicité, depuis des siècles ? Tout le monde même sait ce que c’est qu’un amour platonique [Badiou en sourit]. C’est un pont aux ânes Platon, c’est ça qu’il est devenu. Tout le monde sait que ça veut dire qu’il y a un monde sensible et un monde intelligible, etc., que c’est la théorie des Idées ¾ bon on ne sait pas trop ce que ça veut dire, mais enfin on sait tout ça. Mais tout ça c’est ce qui nous dérobe Platon, absolument, aujourd’hui. Aujourd’hui Platon nous est dérobé par sa sédimentation historique elle-même. Et il n’y a pas d’autre remède à cela évidemment que de faire un pas en arrière vers le texte proprement dit, dans sa nudité supposée. Et de le rendre lisible autrement. Voilà. C’est pourquoi j’entreprends moi-même de revenir au texte, dans ce geste platonicien généralisé.

 

[3] Alors pourquoi La République ? ¾ troisième question, dans le corpus immense des dialogues de Platon. Alors ça (je vous l’ai dit aussi la dernière fois) c’est fondamentalement parce que La République, outre qu’elle contient des développements extraordinairement sinueux sur toutes choses et en particulier sur l’ensemble complet des conditions de la philosophie, tente de proposer un portrait du philosophe. Un premier portrait du philosophe. Vous savez, je vous l’ai rappelé, on sait que Platon voulait écrire un dialogue sous le titre Le Philosophe. Après avoir écrit Le Sophiste il voulait écrire Le Philosophe. Il ne l’a jamais écrit. Mais il y a déjà un portrait du philosophe ; une bonne partie de La République peut s’appeler Le Philosophe. Qu’est-ce que c’est qu’un philosophe ? Eh bien ça occupe des développements considérables dans ce texte.

Et alors ce qui m’intéresse dans ce portrait… D’abord c’est que c’est un portrait, ce n’est pas réellement une définition, c’est très frappant. Ce sont les traits descriptifs possibles de ce que c’est qu’un philosophe qui sont donnés, et non pas une définition conceptuelle précise. Et il me semble que ce portrait a trois intérêts principaux, pour résumer ce que j’ai dit un peu autrement :

a)     d’abord c’est un portrait que je dirais en intériorité ; c’est-à-dire il s’agit de se demander en définitive quel est le désir du philosophe, qu’est-ce qui l’anime ? Et de ce point de vue-là, chose étrange, mais que Monique Dixsaut a parfaitement perçu et analysé, il y a une étrange proximité entre Platon et Nietzsche. Nietzsche aussi est hanté par l’idée que le philosophe doit être perçu ou déchiffré du point de vue de son désir ou de sa volonté, avant d’être perçu ou déchiffré du point de vue du concept, du système, de l’œuvre, etc. Que veut le philosophe ? Voilà, ça c’est la question décisive. Que veut le philosophe à la fin des fins ? Un peu comme Freud avait buté sur la question : que veut une femme ? Alors que veut un philosophe ? ¾ peut-être la même chose, on ne sait pas. Et cette question est absolument celle de Platon. C’est ça que j’appelle un portrait en intériorité, lorsqu’on se pose la question du désir singulier du portraituré. Donc ça c’est le premier intérêt de ce portrait.

b)    Le deuxième c’est qu’il accorde beaucoup d’importance, en définitive, à la question du style, du style du philosophe, prise de manière générale ; style de vie, et style tout court hein. C’est-à-dire c’est une description, c’est un portrait en intériorité, mais dont la projection langagière reste essentielle aussi ; et là, pour le philosophe, c’est aussi la question de savoir comment il parle, comment il écrit, comment il se manifeste, comment il manifeste justement ce qu’il veut et ce qu’il désire.

c)     Et troisièmement il s’intéresse à la question des effets que ça produit, c’est-à-dire de l’effectivité agissante de l’intervention du philosophe. Donc son désir, son style et les effets qu’il produit, tout ça compose un portrait qui est très éloigné au fond de la définition du philosophe en termes d’agent général de l’esprit. Et dans la question des effets il y a un élément théâtral tout à fait frappant qui détermine les deux extrémités de La République. Cet élément théâtral est le suivant : le philosophe produit des effets comiques. La présentation du dialogue dans sa première partie est véritablement une scène de théâtre comique, et qui peut être absolument jouée comme telle. Et d’ailleurs, que le philosophe soit un personnage comique est quelque chose qui est raconté dans l’histoire de Thalès qui tombe dans le puits parce qu’il regarde le ciel, et dont la servante se moque. Tout ça est assumé par Platon, absolument, à travers le personnage de Socrate, qui par certains côtés est un personnage qui se confronte ou qui affronte le comique. Pas seulement naturellement la grande tragédie du procès, de la mise à mort, etc., mais c’est un personnage qui est également un blagueur, c’est une espèce d’histrion aussi. Ça a été bien vu dans de nombreux portraits de l’histoire consacrés à Socrate, il y a un élément comique. Et il y a un autre élément, alors complètement opposé, qui théâtralement aurait comme modèle plutôt les actions sacramentelles de Calderon hein, c’est-à-dire le théâtre sacré. Le théâtre sacré, déjà manifeste dans la tension ultime de l’Apologie de Socrate, mais absolument manifeste dans toute la fin de La République qui est un mythe sacramentel, qui est véritablement une description du monde des morts et de comment, dans ce monde des morts, une figure du salut est possible. Et si vous prenez La République, elle enserre le portrait du philosophe entre le comique du début et l’action sacramentelle de la fin, de sorte que cette dimension du portrait est prise, captée et organisée entre la ressource la plus populaire du théâtre, qui est le comique et la satire, et sa ressource la plus tragique et la plus sacrée, qui est l’action sacramentelle. Voilà.

 

[4] Alors pourquoi une traduction ? ¾ quatrième question… Alors là je n’insisterai pas, j’en reparlerai sans doute. Je pense qu’il est nécessaire de le traduire pour le retemporaliser, voilà. Alors ça ça amènerait à une distinction entre intemporel et éternel. Le retemporaliser c’est aussi, à mon sens, le restituer à son éternité ; parce qu’au fond quand vous lisez une traduction ordinaire et pertinente de La République, vous avez un sentiment sourd d’intemporalité, c’est-à-dire d’une langue qui serait un peu de nulle part. Ce n’est plus le grec ancien, ce n’est pas exactement une langue d’aujourd’hui, c’est une espèce d’entre-deux qui définit en réalité une traduction correcte quoi. Et une traduction correcte ça intemporalise le texte : à la fois ça le renvoie à son horizon anthropologique et historique, mais d’une façon en quelque manière suspendue. Si bien que ces traductions, la quasi-totalité des traductions des textes anciens se ressemblent. Elles se ressemblent, elles sonnent pareil. Et alors ce ²pareil² c’est quoi ? Eh bien c’est intemporel d’une certaine manière, c’est une création sui generis. Et alors ça, ce type d’intemporalisation des textes par leurs traductions correctes, ou peut-on dire (mais encore une fois sans rien de péjoratif) par leur appropriation par le discours de l’université, les soustrait à leur éternité véritable. Parce que qu’est-ce que c’est que l’éternité, à la différence de l’intemporalité ? L’éternité c’est de pouvoir être actif au présent. C’est d’être disponible pour le présent, d’être éternellement disponible pour le présent ¾ c’est ça l’éternité active, l’éternité véritable. Tandis que l’intemporalité c’est une espèce de suspens dans une histoire indécise hein, c’est tout à fait le contraire. Et donc traduire le texte a pour objectif, mon objectif à moi en retraduisant le texte c’est de le retemporaliser et par conséquent de le restituer à son éternité latente, en tant que disponibilité au présent. Voilà.

 

     J’avais ensuite parlé de la restructuration formelle, c’était le cinquième point, la première des grandes opérations auxquelles je me livre, à la fois dans la traduction et puis quand je vous en parle aussi ¾ tout ça est homogène évidemment. Sans compter le film sur la vie de Platon, avec Brad Pitt [Badiou se marre ; sourires] dans le rôle-titre, mais ça n’a pas beaucoup avancé [rires]. En tout cas l’acquiescement de Brad Pitt n’est pas encore acquis [Badiou et la salle se marrent de nouveau], et comme c’est très important…

     Voilà, alors la restructuration formelle… Je rappelle aussi brièvement : j’avais distribué la table des matières actuelles. En réalité il s’agit (je le redis là de manière un peu plus formelle), il s’agit d’un découpage général réarticulé en scènes. Donc le modèle latent est théâtral. Le modèle de cette restructuration formelle est théâtral ; c’est-à-dire c’est comme si La République c’était quelque chose qui fondamentalement a cinq actes, mais ces actes sont eux-mêmes présentés ou découpés en scènes. C’est un plan entièrement nouveau de présentation de La République… Comme vous le savez le plan que nous connaissons est un plan entièrement artificiel, décidé pour des raisons d’édition par les grammairiens alexandrins.

Donc le plan que je propose encadre cinq actes entre un prologue et un épilogue. Alors comme je vous l’ai dit on a un prologue comique et un épilogue sacré. Et entre les deux on a la matière spéculative proprement dite qui, en réalité, représente une partie anthropologique, une grande partie anthropologique concernant des questions comme les enfants, les femmes, la guerre, les disciplines du corps, la médecine, etc., c’est-à-dire tout un traité d’anthropologie (appelons-le comme ça). Ça c’est le premier acte. Le deuxième acte concerne précisément le portrait du philosophe, et puis tous les développements naturellement métaphysiques (dira-t-on) qui constituent la matière, le contenu de ce portrait. Ensuite le troisième acte concerne la critique des politiques existantes : la critique de la timocratie, de l’oligarchie, de la démocratie et de la tyrannie. Ensuite le quatrième acte concerne la question-clé du bonheur. On peut l’appeler l’acte qui concerne l’affect : c’est-à-dire quel est l’affect philosophique ? Et la réponse risquée de Platon c’est que l’affect philosophique c’est le bonheur. C’est à quoi on la reconnaît, la philosophie. C’est une bonne propagande, mais il faut le prouver. Et puis il y a un cinquième acte, qui est presque excédentaire, qui a toujours paru bizarrement placé, qui est un règlement de comptes avec la poésie ; comme si, une fois assuré que le philosophe est heureux, il fallait quand même qu’on revienne sur la question de savoir si par hasard ça ne serait quand même pas le poète, voilà. Et Platon accorde en réalité à cette question de la rivalité entre poésie et philosophie, en définitive à la question de ce qui dispense le plus grand bonheur, une importance considérable. Et puis après quoi on a l’épilogue sur l’éternité des sujets.

Donc vous voyez on peut dire : anthropologie, philosophie, politique, affect, esthétique (puisque le débat avec la poésie c’est quand même ça) sont comme cinq actes, encadrés par un prologue comique et un épilogue sacramentel. Et ce découpage-là est articulé en scènes ; c’est-à-dire que ce qui est considéré comme les anciens Livres sont en fait des scènes qui articulent théâtralement les différentes péripéties de chacun des grands actes. Voilà.

 

Alors ça c’était en récapitulation, et maintenant je continue par le sixième point. Un sixième point qui dit une opération alors tout à fait fondamentale de cette traduction, que j’appelle ²l’universalisation². Alors l’universalisation, en gros, de façon tout à fait empirique, ça veut dire que je traduis ce texte de telle sorte que ce que Platon déclare être le propre d’une minorité aristocratique étroite devient le propre de tout le monde, voilà ¾ c’est un petit déplacement [Badiou ironise]… Donc ce qui est présenté par Platon comme le programme éducatif d’une minorité dirigeante va être traduit de telle sorte que ça fonctionne comme programme éducatif universel, c’est-à-dire ce qui, précisément, va donner la capacité de tous à accueillir l’exception. Parce qu’en réalité la thèse de Platon qui limite à mon sens (dans les conditions de son temps, dans les conditions de son époque) la portée de ce qu’il avait à dire, c’est qu’il considère que la disponibilité à l’exception est elle-même exceptionnelle, voilà. C’est ça le vice de Platon. Il n’en a qu’un seul mais c’est celui-là : c’est d’avoir considéré que la capacité à l’exception, qui définit en dernier ressort la pensée comme telle, que cette capacité à l’exception est elle-même une exception. Or, ce propos (j’y reviendrai parce que ça engage la définition de la philosophie et la relation de la philosophie à l’exception), cette proposition n’a évidemment rien d’évident. Le fait qu’il faille une disponibilité pour reconnaître l’exception comme telle n’implique pas du tout que cette disponibilité soit elle-même exceptionnelle. Autrement dit le fait, assumé par Platon au terme de discussions extrêmement compliquées, le fait que les philosophes ne soient qu’une petite minorité (ça va se donner comme ça), cette thèse-là confond l’exceptionnalité des vérités avec l’exceptionnalité de la disponibilité à reconnaître les vérités. Ou encore confond le caractère exceptionnel des vérités, (c’est-à-dire le caractère exceptionnel de la politique d’émancipation, d’un amour passionné, d’une œuvre d’art géniale, d’un théorème de mathématiques d’une profondeur inouïe), vérités qui sont en effet exceptionnelles, c’est-à-dire qui ne se donnent pas comme ordinaires, et la question de savoir comment on s’engage là-dedans qui, elle, n’a pas de raison intrinsèque d’être exceptionnelle. En tout cas il faut le démontrer. Il faut le démontrer par d’autres moyens, par d’autres méthodes.

Et alors ça c’est ce qu’on peut appeler, évidemment, l’aristocratisme de Platon, au mauvais sens du terme, au terme qui lui a été attaché d’ailleurs durablement. Et la racine de cet aristocratisme… Bien sûr elle est empiriquement politique finalement : Platon était plutôt du parti des patriciens dans la cité grecque etc. Il a été défini assez brutalement par le dictionnaire de philosophie de l’Union soviétique comme ²le philosophe des propriétaires d’esclaves² [sourires] ¾ ah ! on n’y allait pas avec le dos de la cuillère. Tout ceci en un certain sens peut avoir sa vérité anthropologique, mais philosophiquement ne nous intéresse pas énormément ; parce que la raison profonde, philosophique elle, c’est-à-dire qui nous concerne nous, de l’aristocratisme de Platon, elle tient à ce que la philosophie, à ses yeux, ne peut pas être disponible à grande échelle. Voilà. Et ça, cette impossibilité du philosophique comme tel à être universel finalement, c’est-à-dire à être disponible virtuellement pour tout esprit quel qu’il soit, cette impossibilité ne tient à pas à des raisons de stratification sociale, elle ne tient pas à un aristocratisme au sens immédiatement politique du terme. Elle tient à des raisons très compliquées (que Platon explique dans ce qui sera mon chapitre 10, à l’intérieur des différentes articulations du portrait du philosophe), et qui composent en réalité une dialectique extraordinairement tortueuse de l’intérieur et de l’extérieur ¾ qui nous intéresse aujourd’hui parce que c’est la question de savoir quel est le rapport contextuel entre la pensée et sa situation.

Alors pour bien comprendre ça il faut bien distinguer deux choses dans le refus de Platon d’admettre l’universalité de la philosophie. Il est vrai que (ça c’est le point de butée, sans doute réel, le plus contestable, celui dont je fais l’économie dans la traduction) Platon n’admet pas, pas même ce que j’appellerais l’universalité virtuelle ; c’est-à-dire il n’admet pas que tout esprit, l’esprit de n’importe qui, puisse être disponible pour la pensée philosophique. Mais ce point, je soutiens qu’il reste totalement extérieur à la démarche philosophique de Platon. C’est une considération sans justification d’aucune sorte. Et d’ailleurs comment pourrait-on le justifier ? Comment pourrait-on justifier, virtuellement, l’incapacité de l’esprit de l’enfant à la philosophie ? C’est une thèse inégalitaire extérieure, extrinsèque. D’ailleurs ça se voit parce que si vous la supprimez la traduction continue comme si de rien n’était n’est-ce pas ¾ alors ça c’est un plan d’épreuve : vous pouvez traduire le texte en supprimant cette thèse, et il ne se passe rien, l’ensemble du reste de la construction reste intact. Donc vous vous doutez bien que naturellement je la supprime [sourires], parce qu’en tant que tel ça reste extérieur à ce qui peut intéresser nos contemporains à Platon. Disons que c’est un point anthropologique, c’est-à-dire quelque chose de l’anthropologie de Platon qui, sous l’influence naturellement de son époque, du contexte, de tout ce que vous voulez, dit : « voilà, il n’y a pas d’égalité virtuelle des esprits concernant la possibilité philosophique ». Il n’en fait absolument aucun usage ensuite, il s’est prononcé mais rien dans les conséquences et dans le développement du texte ne fait le moindre usage de cet axiome.

Et c’est la raison pour laquelle ce qui est important c’est le second argument. Le second argument qui est la vraie dimension interne à la philosophie c’est que, à supposer même qu’il y ait universalité virtuelle, c’est-à-dire à supposer même qu’on assume que tout esprit est disponible pour l’exception telle que la philosophie la reconnaît, le contexte politique existant est intrinsèquement inapproprié pour que cette virtualité se développe. Donc la vraie thèse ce n’est pas que les esprits sont déficients, la vraie thèse c’est que, à supposer même qu’ils soient tous efficients, le résultat serait exactement le même : il y aurait de toute façon extrêmement peu de philosophes, et peut-être même aucun. Ce qui prouve bien que ce n’est pas la thèse d’interdiction structurelle qui compte mais c’est cette deuxième thèse (sinon on ne voit pas pourquoi elle serait nécessaire), et elle elle a des conséquences ; et elle est longuement développée, argumentée, contrairement à la première qui est une banalité anthropologique sans intérêt.

Et alors le problème est le suivant : c’est que le contexte politique dominant (dominant depuis toujours aux yeux de Platon, c’est-à-dire quelque soit la figure particulière de la politique concernée), le contexte politique dominant est inapproprié au développement de la philosophie, indépendamment de la question de savoir si les esprits sont disposés à cela ou pas, parce qu’il transforme les qualités requises du philosophe en en faisant des opportunités sociales. Voilà. Alors éclairons un peu… C’est une thèse très forte et très simple. C’est-à-dire que c’est un passage tout à fait tortueux et difficile de La République où Platon explique que dans les conditions politiques existantes, les qualités mêmes exigées du philosophe, et à supposer même que tout le monde les possède, sont telles qu’elles vont travailler à la dénaturation de sa disposition originaire. C’est la thèse que les jeunes gens écoutent au début et commentent en disant « eh bien on n’y comprend plus rien », c’est la thèse selon laquelle ce sont les caractéristiques intrinsèques de la philosophie elle-même, comme aptitude de l’esprit qui, dans un contexte corrupteur, vont produire en réalité l’impossibilité réelle d’être philosophe dans un tel contexte. Voilà.

 

Alors je vais vous lire le texte que vous avez aujourd’hui de façon à ce que vous entendiez cet argument sur lequel je vais faire des commentaires plus généraux. Alors…

 

¾ Nous n’avons pas besoin, intervient Socrate, de décrire une fois de plus le système des qualités propres au naturel philosophe. Vous vous souvenez l’un et l’autre que nous avons cité le courage, la grandeur d’âme, l’acceptation des disciplines du savoir, le travail de la mémoire [ça ce sont des éléments du portrait]… J’en étais là quand Glauque a objecté que j’avais raison, mais que si on passait du discours au réel, on voyait bien que la plupart de ceux qui se déclarent philosophes sont des corrompus notoires [on croirait qu’il parle pour aujourd’hui (sourires)]. Nous devons donc faire face à cette accusation, et c’est pourquoi nous ressassons ce portrait du vrai philosophe : il s’agit de le distinguer des imposteurs nuisibles.

¾ J’ai bien compris, dit Glauque. Mais comme je l’ai expliqué, il y a deux cas différents. Il y a ceux dont le naturel philosophe a été corrompu, et qui de ce fait même sont devenus entièrement inutiles, notamment en ce qui concerne la politique [évidemment la vraie politique, la politique de l’exception]. Mais il y a aussi ceux qui imitent délibérément le naturel philosophe pour en usurper les pouvoirs. Quel est le type subjectif de ces gens qui, singeant une manière d’être et de penser dont ils sont indignes et qui est hors de leur portée, se comportent en toutes circonstances de telle sorte qu’ils produisent dans l’opinion ce discrédit quasi universel qui s’attache à la philosophie proprement dite ? [Donc voilà remis en selle le thème de l’imitation, qui donc n’a plus rien à voir avec le thème d’une incapacité naturelle primordiale n’est-ce pas ; c’est complètement autre chose]

¾ Ah, cher ami ! Il faut commencer par un paradoxe redoutable. Le naturel philosophe existe au départ chez tout le monde [ça c’est moi qui l’ai écrit (rires)… parce que j’ai simplement enlevé la négation de la phrase (rires redoublés) ; c’est-à-dire Platon a écrit ²Le naturel philosophe n’existe pas au départ chez tout le monde², j’ai simplement barré ²pas² (rires) et ça se suit tranquillement]. Or, il est chez presque tous corrompu [c’est exactement… Il enchaîne comme ça, c’est-à-dire dans le texte vous trouvez ²Le naturel philosophe certes n’existe pas au départ chez tout le monde mais, au final, c’est chez presque tout le monde qu’il est complètement corrompu²]. Pourquoi ? Parce que les qualités mêmes qu’il exige, si elles se développent sans lien entre elles, interdisent que le naturel philosophe parvienne à maturité. Oui, mes chers. Le courage, la tempérance, l’acceptation des disciplines du savoir, tout cela conspire à la corruption de la philosophie, qui, cependant, requiert et organise ces qualités.

¾ Alors là, franchement, grogne Amantha, on est dans le pot au noir !

¾ Et je vais aggraver mon cas : tout ce qu’on considère communément comme des biens, la beauté, l’aisance, la santé, une société politiquement bien organisée, tout cela contribue à brimer et affaiblir le naturel philosophe. La nature elle-même éclaire ce paradoxe [pour nous elle ne l’éclaire pas tellement, mais j’ai laissé cela quand même parce que c’est le registre de l’embarras de Platon, sur la question qu’il est en train de traiter. Quand il utilise une comparaison c’est en général que ça ne vas pas fort  hein (sourires), ça il faut le savoir]. Regardez les semences des plantes ou les petits des animaux [alors nous voilà bien hein, pour savoir les déboires du philosophe, avec les petits des animaux] : s’ils ne trouvent ni la nourriture, ni le lieu, ni la saison qui leur conviennent, ils souffrent d’autant plus de ces privations qu’ils étaient au départ plus naturellement vigoureux. C’est une évidence dialectique : le mal est plus contraire au bien qu’au moins bien [ça c’est vrai ça (sourires)]. Une excellence originaire mal traitée devient pire qu’une médiocrité soumise aux mêmes conditions [donc le meilleur va devenir le pire si les conditions ne sont pas bonnes].

¾ Je vois où vous voulez en venir, dit Amantha, les yeux mi-clos, à votre dada, l’éducation [Badiou se marre].

¾ Tu lis en moi comme dans un livre [ça je l’ai mis, ce n’est pas…]. Bien sûr ! admettons que tous les individus sans exception aient au départ, virtuellement, comme dirait notre collègue, Gilles Deleuze [(rires) ça c’est de Platon hein (rires redoublés)], la même excellente capacité philosophique, à quelques nuances près. Si le milieu idéologique et éducatif que leur propose l’État est détestable, cette excellence va se changer en son contraire, et les meilleurs seront les pires : la nuance de supériorité intellectuelle deviendra une exagération quasi illimitée de la turpitude. Après tout, on sait bien qu’un tempérament modéré, s’il ne fait certes pas d’étincelles du côté du bien, reste au moins incapable de grandes vilenies. Tout ça pour dire que si le naturel philosophe, tel que nous l’avons défini, rencontre un environnement éducatif adéquat, c’est sûr qu’il s’orientera dans l’existence de façon affirmative. Dans le cas contraire, semé sur une terre ingrate et cultivé en dépit du bon sens, il sera voué à tous les défauts qu’entraîne une désorientation profonde.

¾ À moins, sourit Amantha, qu’il ne rencontre, au hasard des chemins, un maître tel que vous.

¾ Ça ne suffira pas ! [ça Platon le dit : ²ça ne suffira pas². Il le dit expressément, je le note au passage, parce que ce n’est pas une théorie univoque du maître. La rencontre d’un maître ne suffit pas. Il le dit absolument] Il faut encore qu’un événement le saisisse, passion amoureuse, insurrection politique, bouleversement artistique, que sais-je ? Car le mal est global, il a sa source dans l’ensemble de la situation. Il ne faut pas croire que les jeunes gens sont corrompus parce qu’ils sont malencontreusement tombés sur de mauvais maîtres, sur des sophistes endurcis, lesquels ne sont après tout que de simples marchands de rhétorique. Non, non ! Les moraliste patentés qui déplorent à la télévision ces mauvaises rencontres, les politiciens qui dénoncent dans leurs meetings l’action de ces soi-disant philosophes, sont eux-mêmes, en dernier ressort, les plus grands des sophistes, ceux qui organisent en permanence le tapage propagandiste chargé de désorienter la jeunesse et de la vouer à la misère du nihilisme. [notez au passage cette thèse, qui mérite d’être notée par rapport aux interprétations traditionnelles de Platon, qui est que les sophistes, somme toute, ne sont que des agents hein ; ils ne sont que des agents. Autrement dit il y a là un portrait de l’intellectuel propagandiste comme n’étant pas la source ultime des effets et des puissances de la propagande. Et finalement c’est le régime politique et social tout entier qui trouve en eux des porte-voix, mais ce ne sont pas eux qui sont la cause de la situation éventuellement dévastée de la jeunesse quant à l’orientation de l’existence]

¾ Mais où ? quand ? comment ? demande Glauque, prêt à en découdre séance tenante avec l’armée des corrupteurs.

¾ Tout simplement par cette rumeur constante, quotidienne, partout répandue, terrorisante avec douceur, amicalement contraignante, convivialement implacable, qu’on appelle « liberté d’opinion ». À la télévision, dans les théâtres, les journaux, les réunions électorales, quand les intellectuels officiels pérorent, et même quand on se réunit avec des copains et des copines pour boire un coup et bavarder, que voit-on ? Qu’entend-on ? Tout le monde blâme ou applaudit des déclarations, des idées, des actions, des guerres, des films, tout ça dans un désordre privé de tout principe rationnel à valeur universelle. Il y a une joyeuse et sinistre exagération vaguement coléreuse aussi bien des huées que des applaudissements. On dirait que les grandes surfaces vitrées des immeubles [… ça ce n’est pas exactement comme ça dans le texte (sourires), c’est analogue… mais ce n’est pas exactement comme ça] On dirait que les grandes surfaces vitrées des immeubles répercutent partout dans la ville la même rumeur, conflictuelle en apparence, consensuelle en réalité, faite de toutes ces opinions si âprement contrastantes qu’aucune ne l’emporte, sinon celle qui prescrit : « Je suis en tout cas libre de dire n’importe quoi. » Et c’est ce « n’importe quoi » qui vient à bout du naturel philosophe [évidemment ça c’est le point-clé]. Que peut devenir en effet la pensée d’un jeune homme ou d’une jeune fille face à la puissance de la rumeur disparate qui emporte au loin et désagrège toute idée de vérité ? Que peut là-contre un enseignement scolaire lui-même disparate et d’avance acquis au libre tourbillon des jugements anonymes ? Les jeunes n’en viendront-ils pas à juger comme le fait la rumeur dominante, s’agissant de ce qui est beau ou laid, moral ou immoral, à la mode ou ringard ? Ne finiront-ils pas par verser leur seau d’eau dans le flot bourbeux, dont Internet est le symbole, des informations incontrôlables et des appréciations sans fondement ?

¾ Vous ne croyez guère en nos capacités de résistance, grince Amantha [l’explication entre Amantha et Socrate suit].

 

     Alors ce que je voulais ponctuer dans ce texte est ceci : au fond la thèse de Platon c’est qu’il y a évidemment des qualités qui définissent le portrait potentiel du philosophe, et j’ajoute : on peut absolument admettre que ces capacités sont virtuellement présentes chez tout le monde. Ça ne fera pas objection à la tenue générale du propos, bien au contraire. Ce qui se passe c’est qu’un certain nombre de contextes transforment ces qualités en les mettant au service de l’opportunité que la situation propose à chacun. C’est-à-dire ces qualités qui pourraient être les qualités du philosophe (c’est-à-dire en réalité les qualités de l’accueil de l’exception) se transforment, vont se mettre à jouer dans un tout autre but, dans un tout autre contexte, qui est celui de la réussite sociale. Et la conséquence qu’en tire Platon c’est que ce retournement en leur contraire des qualités qui définissent virtuellement la possibilité de l’accueil philosophique des vérités, ce changement en leur contraire rend pratiquement impossible la philosophie véritable et met en scène la domination de sa forme corrompue.

     Le point-clé c’est le point de la corruption là-dedans, c’est-à-dire pourquoi les qualités restent inactives, ou non rassemblées ? C’est parce qu’elles sont retournées et expressément corrompues, désagrégées, par le contexte qui les fait briller comme des opportunités. C’est ça le point, c’est-à-dire que ces qualités demeurent en un certain sens des qualités, sauf qu’elles sont réorientées, ou redisposées, autrement. Et ce n’est pas précisément dans ce texte là, mais Platon explique ailleurs très clairement que c’est l’environnement familial qui dit « celui-là il est bon, il faut qu’il fasse carrière », c’est la pression sociale, c’est la question des métiers, etc., etc., il décrit parfaitement la routine politique et sociale qui fait que dès qu’on manifeste des qualités de ce genre, elles sont immédiatement contrôlées, asservies et mises au service de la machine générale. Et au fond le paradigme pourrait être la façon dont la science elle-même est asservie aux besoins du capital. Si c’était dans le contexte contemporain ça serait ça : c’est-à-dire la pensée la plus raffinée, la plus subtile, la plus haute, peut parfaitement être en fin de compte complètement dénaturée et incorporée à son contraire. C’est ce mécanisme que Platon a en vue et il en conclut que, en définitive, la philosophie est à proprement parler une exception intenable, une exception pratiquement intenable.

     Et alors je pense que cette appréciation de Platon, si intéressante qu’elle soit aujourd’hui… Parce qu’après tout la question de la corruption est fondamentale aujourd’hui ; je dirais même qu’elle est beaucoup plus importante que la question de l’oppression (au sens strict du terme)… On appellera ²corruption² tout ce qui réordonne les potentialités actives possibles au destin de la machinerie générale hein, c’est ça ! Et ça ça suppose une médiation corruptrice de la pensée ou de l’esprit lui-même évidemment, une adhérence minimale à ce détournement essentiel des qualités virtuelles de l’individu. Autrement dit on peut avoir une théorie rousseauiste de la nature humaine, et je pense que en un certain sens tous ceux qui sont engagés, ou qui s’engagent dans la politique d’émancipation partagent peu ou prou la conviction qu’il y a quelque chose de bon dans l’humanité. Si vous pensez que ce sont tous des animaux cyniques vous n’avez pas de raison d’imaginer qu’ils vont s’émanciper dans l’histoire hein ; ils n’ont que ce qu’ils méritent après tout.

     Donc lorsque quelqu’un vous objecte que vous avez une vision idéaliste et optimiste de la nature humaine, il faut le réfuter absolument et lui dire que « oui, ça en effet, la vision négative et cynique, on sait au service de qui elle est ». Si nous n’avons que des animaux pleins d’appétits livrés à la concurrence la plus effrénée pour savoir lequel est le plus fort et le plus riche, il n’y a pas grand-chose à espérer. Donc il est bien vrai qu’il faut assumer une disposition générale universelle de l’humanité qui, virtuellement, est capable de se soustraire au détournement de ses qualités propres, à la séparation de son être propre (peut-on dire), au service de l’ordre dominant qui veut que tout lui soit soumis.

     Le problème n’est donc pas là. La description de Platon a quelque chose de juste lorsqu’elle décrit cet asservissement en opportunité de ce qui, primordialement, serait une qualité. Ce qui revient à dire qu’une partie de l’émancipation, et donc de ce que Platon entend par ²philosophie² (parce que quand Platon dit ²la philosophie c’est une conversion² hein, il veut dire qu’en réalité la philosophie c’est ce qui vous libère), donc la question de l’émancipation c’est toujours la question de retrouver une affirmation perdue. Ce n’est donc pas tellement une question de négation n’est-ce pas, j’insiste sur ce point : il y a une affirmation perdue, c’est ça le point. C’est-à-dire que cette virtualité, ce que Platon appelle ²des qualités², ces qualités affirmatives et créatrices ont été perdues, non pas par pure et simple destruction ou oppression, mais par détournement et corruption. Elles ont été réaiguillées autrement. Et ça c’est un point très important. Donc il ne s’agit pas simplement, comme disait Marx, de briser la machine répressive, il faut aussi, et beaucoup plus essentiellement, mettre fin au détournement corrupteur de l’affirmation originaire qui constitue en définitive la dignité des sujets humains en général.

     Alors on sera d’accord sur ce point, mais on ne sera pas forcément d’accord avec la conclusion platonicienne qui est aristocratique dans son essence, à savoir que finalement les rares survivants de la corruption sont les seuls habilités à exercer le pouvoir, le pouvoir libérateur, le pouvoir de l’émancipation. Il n’en est d’ailleurs lui-même pas très convaincu parce qu’il a quasiment la thèse qu’il n’y a pas de survivant du tout. Dans le passage, évidemment, les jeunes lui disent : ²enfin si tout le monde est corrompu, qu’est-ce qu’on fait ?² C’est pour ça qu’Amantha elle dit : ²quand même, vous ne nous prêtez pas beaucoup de capacités de résistance, parce que ce que vous êtes en train de décrire c’est qu’on est tous des corrompus, et que finalement on va tous faire tourner la machine². Et alors Platon répond : ²finalement il y a peut-être des gens qui ne sont pas corrompus, par exemple, dit-il, ceux qui sont en exil [(sourires)… Il est un peu embêté, il faut bien le dire (sourires)]… Ceux qui ont été chassés de chez eux, ceux qui sont en exil, alors comme ils sont vraiment très loin des affaires, peut-être qu’ils ne sont pas corrompus². Ou alors aussi, il dit : ²ceux qui ont une mauvaise santé [sourires] ; ils ont une mauvaise santé, alors ils n’ont pas pu s’engager, enfin la corruption n’a pas eu d’effet sur eux parce qu’ils étaient trop minables finalement pour être corrompus² [sourires].

Donc avec un ramassis de malades et d’exilés [rires], on va peut-être sauver la philosophie… Je vous assure, tout ce passage est absolument singulier, et il est d’autant plus singulier que Platon veut cependant que tout le monde reconnaisse que la voie qu’il propose est la bonne ; c’est-à-dire qu’il faut absolument dégager la philosophie de sa corruption en faisant ce qu’il appelle ²donner le pouvoir aux philosophes² ¾ c’est une métaphore ; c’est une métaphore qui veut dire, d’une manière générale, libérer l’esprit d’émancipation. Et il commence par dire que les qualités mêmes qui font l’esprit d’émancipation sont celles qui, en fin de compte, travaillent à la corruption dans la société telle qu’elle est. Vous voyez bien qu’on est engagé dans une circularité : c’est-à-dire que pour que le naturel philosophe puisse déployer complètement ses qualités il faudrait que la société soit différente. Mais pour que la société soit différente il faudrait que, précisément, le noyau philosophique et les qualités qui vont avec soient émancipés. Et ça c’est évidemment ce qu’on peut appeler le cercle platonicien hein, on n’en est jamais complètement sorti. Ce qui est la condition de l’émancipation est en réalité aussi son résultat.

Alors le problème de l’exception, du coup, est extraordinairement embrouillé. Parce que quand on dit que les qualités affirmatives de l’humanité sont corrompues de telle sorte que leur expression devient impossible, on est en train de dire, quand même, que l’ordre existant est tel que l’exception est asphyxiée totalement par la vie ordinaire. On est en train, quand même, de soutenir le contraire de ce qu’apparemment toute la philosophie de Platon soutient, à savoir qu’on ne peut s’émanciper, on ne peut libérer la pensée que lorsqu’on se laisse aller à l’exception. Et précisément ce qu’il explique là c’est qu’au lieu de se laisser aller à l’exception, la plupart des gens qui auraient les qualités pour le faire, finalement, se mettent au service de la machine parce que la corruption domine. On est donc dans une impasse.

Et alors cette impasse, je crois, tient à ce que là, Platon, malgré tout, ne distingue pas suffisamment le protocole d’existence des vérités du protocole de reconnaissance de ces vérités. Autrement dit il ne distingue pas suffisamment les conditions de la philosophie de la philosophie elle-même. Il ne distingue pas suffisamment le fait que ce qui est organiquement en position d’exception, ce n’est pas la philosophie à proprement parler, c’est la production effective, la création des vérités. Et par conséquent ce qui est exceptionnel c’est la grande Science, c’est l’Art, c’est l’Amour, c’est la Politique d’émancipation elle-même, et la philosophie n’est jamais que la discipline d’accueil ou de reconnaissance de ce type d’événementialités exceptionnelles. Alors Platon va le dire, en un certain sens, dans le passage du texte où il dit que précisément le maître en philosophie ne suffit pas ; c’est là qu’il tente quand même une percée, une sortie. Il faut autre chose que le maître en philosophie. Si finalement l’exception c’était l’exception philosophique on ne verrait pas comment on pourrait s’en sortir par cette sorte de percée qu’ouvre l’événementialité d’autre chose. Pas même d’ailleurs l’exil hein. Finalement la subjectivité de l’exilé, pourquoi est-elle appropriée à l’exception ? C’est parce qu’il lui est arrivé quelque chose, à l’exilé. Il lui est arrivé quelque chose d’atypique ; ce n’est pas parce qu’il est spécialement philosophe, c’est parce qu’il lui est arrivé quelque chose.

Donc on voit bien qu’il y a un moment où le naturel philosophe peut se maintenir contre la corruption, non pas par ses propres forces, mais parce qu’en définitive il est une disposition à accueillir l’exception. Et que quand l’exception se produit il pourra la reconnaître sans que, d’une certaine façon, cette reconnaissance ait à être confondue avec l’exception elle-même. Et ça c’est évidemment ce qui me donnerait, qui ouvre, la possibilité d’une interprétation événementielle du platonisme. J’appelle ²interprétation événementielle du platonisme² précisément celle qui prend appui sur l’énoncé essentiel, quoique négatif, qui est que la rencontre d’un maître (et le discours du maître) ne suffit pas. C’est un point qui a été très insuffisamment souligné, parce que finalement on a toujours l’idée que Platon c’est : d’un côté il y a des maîtres de philosophie et leurs bons élèves, et puis de l’autre le roi-philosophe ¾ mais ça c’est inconsistant, en plus ce n’est pas ce que dit Platon.

Ce que dit Platon c’est que le principe de libération de la pensée se fait au croisement de deux choses. Il se fait au croisement d’une disposition que lui appelle ²la philosophie², et que j’accepte qu’on appelle comme cela, tout à fait, qui est une disposition à accueillir l’exception. Cette disposition à accueillir l’exception on posera qu’elle est absolument universelle, et on a des arguments en ce sens-là. On a vraiment des arguments en ce sens-là, des arguments empiriques, anthropologiques. On peut montrer qu’en définitive quand quelqu’un évalue ce qu’a été sa propre vie, c’est toujours aux exceptions qu’il va pour définir ce sens. Même quand, parmi ces exceptions, il y en a de terribles. Même quand il s’agit de la participation à une guerre, à l’existence d’une passion terrible et malheureuse, etc. C’est toujours de ce côté-là que ça va. Et pourquoi ? Eh bien parce qu’en effet c’est au croisement de l’accueil de l’exception et de l’exception elle-même que se situe le point d’universalité. Voilà.

Et alors, vous voyez, Platon reste au bord de cela. Il a la conscience négative que malgré tout ce n’est pas vrai que le discours du maître est ce qui peut sauver les sujets. Ça il ne le pense pas. Il ne le pense pas et il dit expressément que non, que ça ne suffit pas. La phrase développée c’est : ²ce n’est pas en faisant des discours sur le bien et le mal qu’on n’a jamais empêché la corruption des esprits², voilà ¾ ça on est payé pour le savoir aujourd’hui : les discours sur le bien et le mal contribuent activement à faire tourner la machine, tout le monde le sait. Platon a déjà vu ce point-là. Il ne veut pas, lui, être identifié à ça, à quelqu’un qui ne fait que des discours sur le bien et le mal. Il veut appréhender le processus de pensée lui-même tel qu’il s’enracine dans autre chose que cela.

Et alors, finalement, on pourrait dire ceci : ce qui est requis, dans un univers livré à la corruption (au sens où on en parle ici, c’est-à-dire de la corruption qui adultère les qualités primordiales affirmatives de l’individu singulier, de manière à les plier à l’ordre existant ¾ c’est ça la corruption), eh bien ce qui est requis dans un tel univers c’est qu’un événement de vérité, quel qu’il soit, dans quelque ordre qu’il soit, active la disposition philosophique à le reconnaître comme tel et à s’incorporer à ses conséquences ; dans mon langage métaphorique je dirais : à devenir le militant de cet événement. En ce sens on peut tout à fait maintenir que la disposition philosophique est effectivement universelle, quoique corruptible, quoique détournée, etc. Elle est universelle, mais elle n’est convoquée à son activation que par autre chose qu’elle-même. On appellera ça son ²réel². C’est-à-dire c’est le réel qui convoque toujours, en définitive, l’activation de la disposition philosophique ; si on entend par ²disposition philosophique² la disposition à reconnaître l’exception dans sa valeur propre.

Et évidemment, la position là-dedans du discours du maître, au sens de Socrate, c’est tout simplement de maintenir la possibilité de cette activation ; c’est-à-dire de maintenir la disposition en tant que telle. De ce point de vue-là c’est une discipline du virtuel. C’est une discipline du virtuel. Et d’ailleurs quand on relit Platon attentivement, on voit à quel point c’est comme ça que ça marche : c’est toujours la maintenance d’une possibilité, c’est faire découvrir en chacun que il y a cette possibilité à découvrir l’exception, accompagnée naturellement de longs développements sur le fait que l’ordinaire ne vaut pas grand-chose ¾ ça c’est vrai ; mais ça ce n’est pas le plus difficile de montrer que l’ordinaire ça ne vaut pas tripette ; au fond, en un certain sens, tout le monde le sait, même si tout le monde est établi là-dedans.

Donc le point difficile c’est de maintenir que bien que l’ordinaire (qui est notre ordinaire, qui est l’ordinaire de tout le monde hein), bien que cet ordinaire ne vaille pas grand-chose, et ne confère pas de sens à l’existence en vérité, il y a la disponibilité à l’exception ; elle peut être travaillée, elle peut être maintenue, elle peut être virtualisée de façon plus intense ¾ ça c’est le travail de la philosophie ; la philosophie elle est là. Donc on dira : la philosophie c’est la maintenance de la vigilance au regard de l’exception, mais ce n’est pas l’exception elle-même. Et c’est la raison pour laquelle il n’y a aucune valeur dans le dispositif qui prétendrait constituer une aristocratie de philosophes n’est-ce pas ; encore moins une aristocratie de philosophes qui seraient voués à organiser l’État… ça c’est une conséquence que Platon tire du moment très tortueux et très confus que tous ses textes reflètent, où il oscille en vérité entre deux positions :

[1] la position selon laquelle la virtualité en question n’est pas universelle, ce qui expliquerait qu’il faut une petite élite (qui est la position que j’appelle ²anthropologique²), et

[2] une position plus compliquée, mais à mon avis fallacieuse aussi, selon laquelle la disponibilité en question existe mais est vouée nécessairement à la corruption.

     Alors de ce point de vue-là, la philosophie, c’est vrai qu’on peut la définir comme une lutte contre la corruption. Non pas au sens où elle pourrait à elle seule annuler la corruption, mais au sens où elle essaie de maintenir en vie la possibilité d’activation de la disposition d’accueil à l’exception.

     Et c’est pour ça qu’on a condamné Socrate pour corruption de la jeunesse ; c’est-à-dire qu’on l’a accusé de corrompre la corruption ¾ c’est ça le point. Et c’est en effet ça. Et si on regarde de près, cette ²corruption de la jeunesse² ça voulait dire la maintenir aux aguets, au lieu de faire du destin de la jeunesse l’installation. Parce que la figure de la corruption, s’agissant des jeunes, la vraie figure de la corruption, la corruption vraie, c’est la figure de l’installation ; c’est que la jeunesse est une période dans laquelle on va vers l’installation n’est-ce pas. Et une fois qu’on est installé, eh bien on est installé selon les qualités en effet qu’on a (on est d’accord ! pourvu qu’elles soient au service de l’installation, les qualités, elles sont très bonnes). Et au fond l’artifice de Socrate c’est d’essayer de mettre les qualités en suspens de l’installation, c’est-à-dire de les dés-approprier de l’installation. On peut dire que de ce point de vue-là, la fonction socratique, le geste socratique, c’est de désinstaller.

     Et cette désinstallation, comme corruption de la corruption, ou comme maintenance en vie de la disponibilité à l’exception, est vraiment le ressort possible de toute universalité. Et c’est pour ça que l’opération fondamentale à laquelle je me livre, y compris dans cette traduction de La République, c’est de plier le texte, tout en partant de son existence la plus matérielle hein, de plier le texte à respecter cette vision de l’universalité qui admet que la disposition à l’accueil de l’exception, non seulement est chez tout le monde, mais que il n’est pas vrai que la corruption la supprime. La corruption l’oriente vers l’installation. Et en tant qu’elle l’oriente vers l’installation, il n’est pas dit pour autant que son autre destin, à savoir son destin émancipateur et créateur, soit annulé hein. On peut désinstaller ce qui est installé. Et ça, ça c’est une des tâches de la philosophie, qui évidemment par ailleurs devra se combiner (ou s’articuler) à la puissance ou à la force de frappe de l’événement proprement dit.

     Un point que tout cela permet de préciser, qui est plus proche de l’exégèse platonicienne, c’est le rapport particulier que Platon entretient à l’ensemble des conditions de la philosophie. Parce que, en vérité, en disant que c’est la philosophie qui est l’exception du point de vue de l’émancipation, il est vrai qu’il accomplit ce que j’ai appelé toujours, moi, un ²acte de suture². J’appelle ²suture² le moment où l’on identifie la philosophie à l’une de ses conditions, c’est-à-dire le moment où on dit : « en définitive l’essence de la politique c’est la philosophie » (quelque chose comme ça). Ou encore le moment où l’on dit : «  la vérité de la science est dite dans la philosophie ». Je crois qu’il y a une suture platonicienne de la philosophie et de la politique, en définitive, mais elle n’est pas là où on le croit, à savoir sur cette question des rois-philosophes ¾ d’ailleurs on parle toujours du roi-philosophe, je voudrais rappeler que dans le texte de La République, non seulement il n’est pas dit qu’il n’y en a qu’un, mais il est dit (ce qui est beaucoup plus subversif) que ça peut être des femmes. À l’époque… D’ailleurs il lui faut des dizaines de pages pour oser le dire… Mais c’est comme ça ! Et vous voyez bien que ²femmes² ça veut dire hétéros, ça veut dire ²l’autre², donc ça veut dire que c’est tout le contraire du roi-philosophe tel qu’il est d’habitude interprété n’est-ce pas. Les gens qui ont réussi à survivre à la corruption composent en réalité une multiplicité hétérogène hein. C’est une multiplicité hétérogène.

     Mais néanmoins c’est une suture pour la raison suivante qui est que Platon ne voit pas, ne veut pas voir, là, qu’il y a quelque chose dans le réel de la politique qui n’est pas réductible au discours du maître philosophe. C’est-à-dire que le discours du maître-philosophe ne constitue pas, par lui-même, ce qu’il en est du réel intervenant de la politique. Et ça il en a l’intuition, il tourne autour mais il ne le dit pas. Et c’est la raison de l’installation progressive chez lui d’un complet pessimisme politique, parce que quand vous avez cette vision-là, vous êtes dans la circularité (c’est ce que je vous disais tout à l’heure). C’est-à-dire il faut les conditions philosophiques pour la politique, mais finalement il faut des conditions sociales et politiques pour la philosophie, et donc on ne s’en sort pas. Et quand vous êtes dans la circularité vous êtes évidemment finalement dans le pessimisme, dans l’idée que ça n’arrivera pas, que ce n’est pas possible, dans l’idée de ce qu’on a appelé plus tard ²une utopie². Une utopie c’est toujours une circularité. La vraie définition d’²utopie² c’est que c’est toujours une circularité. Ce n’est pas que c’est imaginaire, invraisemblable, etc., ça c’est une définition faible. L’utopie, en politique, c’est toujours le fait que ce qui est en réalité l’effet de la politique proposée, est aussi sa condition. Et donc vous avez un cercle, qui est le cercle proprement dit de l’utopie.

     Et alors je crois, pour terminer sur ce point complexe, je pense donc que le rapport de Platon à la politique est en définitive un rapport de suture en ce sens-là, mais travaillé évidemment par une inversion. C’est-à-dire c’est un rapport de suture au sens où il finit par dire quand même que pour qu’il y ait de la politique véritable, eh bien il faut qu’il y ait le pouvoir des philosophes. C’est vrai que ça c’est une suture. Mais c’est travaillé par une obscure conscience que ça pourrait bien être le contraire, c’est-à-dire qu’il faudrait un événement politique singulier pour que soit activée la disposition philosophique ; ce qui, je crois, est la vraie vision des choses, mais cette vraie vision elle hante le texte de Platon plutôt qu’elle ne l’habite. La République doit être lue aussi comme ça : il y a un sous-texte, un peu une hantise ou quelque chose de spectral (comme ça), une autre orientation possible qui est présente, qui est rendue possible par le dialogue. Parce que le dialogue, chez Platon, c’est toujours la possibilité d’esquiver l’idée qu’on affirme, puisque quelqu’un d’autre va dire autre chose. Alors la théâtralité elle est là aussi pour ça : pour qu’il y ait, par moments, deux possibilités entre lesquelles on ne va pas réellement choisir ¾ ce que Vitez disait du théâtre : l’auteur ne va pas choisir. Parce que qui est Platon ? En fin de compte, dans la traduction que je vais proposer, dans une large mesure Platon c’est Amantha plutôt que Socrate ; ou en tout cas le sous-texte est là, la possibilité du texte qui hante le vrai texte est là.

 

     Il y a une suture avec la politique, et alors ça amène à se demander quel est le rapport exact de Platon aux autres conditions de la philosophie, c’est-à-dire aux mathématiques, à l’art, à l’amour. Alors je crois qu’on peut rapidement dire ceci : les mathématiques, contrairement à la politique, sont présentées effectivement par Platon comme une condition de la philosophie, au sens strict. Au point même qu’on ne peut accéder à la disposition philosophique que si on a traversé longuement l’élément mathématique ; ²pendant dix ans² même il dit (il aime bien les chiffres Platon) ; il faut faire dix ans de mathématiques. C’est pour ça que les rois-philosophes ils ont au moins cinquante ans hein, sinon plus. Il faut faire des mathématiques, et donc la mathématique comme exercice de l’esprit est réellement une condition de la philosophie ¾ ça c’est particulièrement net. Mais il y a une tension autre qui est qu’il dira que c’est un ²préambule² à la philosophie, ce qui n’est pas tout à fait la même chose qu’une ²condition². Il faut en faire beaucoup avant la philosophie mais… Et alors pourquoi c’est un préambule ? Parce qu’en réalité la vérité des mathématiques ne sera réellement prononcée que par la philosophie, de façon rétroactive ; parce que comme vous le savez (je ne vais pas vous le répéter…) les mathématiciens procèdent par hypothèses et non pas par principes. Donc il y a quelque chose de toujours insuffisant dans le développement mathématique qui est de ne pas pouvoir donner de légitimité absolue aux axiomes, aux hypothèses qui sont introduites. La dialectique au contraire (dialegestaï, nom de la philosophie) va remonter jusqu’aux principes, et par là même elle va aussi, rétroactivement, disposer les mathématiques comme préambule. Donc on a un rapport ambivalent là aussi, comme avec la politique, un rapport de condition, très clair, mais aussi un rapport de subordination, ultime.

Et alors, en ce qui concerne les arts, c’est encore plus étrange. Parce que les arts, pour Platon, ce sont des rivaux de la philosophie ¾ ça c’est clair. Donc les mathématiques sont une condition, un préambule, la politique en fin de compte c’est la même chose, donc c’est une suture, et les arts ce sont des rivaux. Au départ ce sont des rivaux et c’est pour ça que cette délibération avec la poésie est tellement importante pour lui. Elle est d’une importance capitale parce qu’elle est le rival véritable. Ce ne sont pas les sophistes le rival véritable. Le rival véritable ce sont les poètes. Et d’ailleurs dans le Protagoras il explique bien que la vérité de Protagoras elle est dans Simonide, c’est le poète qui dit la vérité sur le sophiste en fin de compte.

Donc ça c’est un premier rapport : il y a un rapport de rivalité institué, il va falloir montrer la supériorité intrinsèque de la philosophie, et ça va se jouer ultimement sur cette équivoque question du bonheur. Est-ce qu’on est plus heureux comme philosophe que comme poète ? ¾ la question est effectivement assez compliquée. Mais comme toujours il y a un autre versant qui est que comme on reconnaît la puissance de la poésie (c’est même par là qu’on commence, c’est-à-dire que la poésie a une puissance corruptrice extrême, c’est un rival très puissant, ce n’est pas un rival de second ordre), alors le mieux est quand même de procéder à une captation de cette puissance.

Donc il va y avoir une rivalité, mais il va y avoir en réalité aussi un usage, une instrumentation. Parce que tout le monde évidemment a remarqué que : la poésie d’accord mais finalement les mythes de Platon, enfin il y a des tas de passages de Platon où tout d’un coup la prose s’envole comme ça dans une forme évidemment entièrement poétique. C’est ce que je vous disais : il y a le comique de la critique de la poésie, mais il y a aussi le sacré de la captation de sa puissance, et on va de l’un à l’autre. Et donc là encore nous avons un rapport qui est un rapport de condition (au sens général) en tant que rival, c’est-à-dire s’expliquer avec ce rival, l’emporter sur ce rival, mais il y a en vérité un rapport d’utilisation ou d’instrumentation, il y une poétique du philosophique, il y a une poétique latente du philosophique.

Donc vous le voyez, dans le cas des mathématiques c’est une rétroaction fondatrice, et dans le cas du poème c’est une rivalité utilisée. Et puis reste l’amour. Alors l’amour c’est absolument une condition de la philosophie aussi, très clairement chez Platon, au point même qu’il dit, dans La République d’ailleurs, que celui qui ne comprend pas l’amour ne comprendra jamais la philosophie. C’est donc une condition au sens strict. Celui qui n’a pas été amoureux n’a aucune chance d’être philosophe. Ce qui d’ailleurs jette le soupçon sur pas mal de philosophes de l’histoire de la philosophie [rires], dont on peut douter qu’ils aient été amoureux [Badiou se marre intérieurement]… Kant par exemple [sourires], même Spinoza… En tout cas on n’en sait rien. Platon, lui, n’a pas de problème de ce point de vue-là… Et alors pourquoi ? ¾ ça c’est important !... Eh bien parce que là la philosophie n’est pas la maîtresse de l’émancipation ou de la liberté ou du devenir-sujet des individus puisqu’il y faut autre chose, néanmoins elle requiert le discours du maître. Là nous passons de l’autre côté : c’est-à-dire le discours du maître n’est pas suffisant mais il est nécessaire évidemment, la philosophie doit se transmettre. Et dans cette transmission il y a transfert, il y a transfert amoureux. Et Lacan a admirablement montré, après Freud, comment finalement un dialogue comme Le Banquet met au fond déjà en jeu la position de l’analyste, le transfert et tout ça… C’est absolument vrai. Et donc effectivement (ça c’est très intéressant n’est-ce pas) la possibilité de préserver la disposition d’accueil à l’événement requiert, entre autres choses, la possibilité de s’abandonner au transfert amoureux, y compris sur le maître. Alors ça c’est un versant de la chose…

Mais comme toujours il y a un autre versant qui consiste à affirmer qu’on va substituer aux objets ordinaires de l’amour, un autre objet ; à savoir qu’en définitive on va construire un amour des vérités. C’est-à-dire que finalement le transfert sur le maître sera le médiateur du transfert véritable qui est le transfert sur les vérités, c’est-à-dire le transfert qui va permettre d’accueillir véritablement l’exception. Et donc on pourrait soutenir que c’est quand même là aussi la philosophie qui désigne le véritable objet de l’amour. Alors ça c’est très connu… Quand Platon dit : ²voilà, on commence par aimer les beaux corps et puis finalement on aime le beau en soi², dont l’amour (en son sens habituel) est une étape finalement pour l’amour des vérités, l’amour de l’Idée, l’amour de la pensée (tout ce que vous voulez). Et le maître intervient comme articulation des deux par le transfert. Et c’est un rapport ambigu ; c’est-à-dire l’amour en effet est une condition absolue de la philosophie, en ce sens-là, parce que si vous n’aimez pas, si vous êtes incapable d’aimer, vous serez incapable d’accueillir l’événement de vérité, parce que vous serez narcissiquement replié sur vous-même (c’est tout), vous ne serez pas ouvert à l’altérité hein. C’est l’amour qui enseigne l’ouverture à l’autre : chez Platon c’est très net, et c’est indispensable. Simplement c’est la philosophie qui définit le bon objet. Et le bon objet c’est quand même les vérités. Or le rapport aux vérités est-il réellement un rapport d’amour ? ¾ ça c’est une question. C’est une question. C’est-à-dire on peut admettre la théorie platonicienne du transfert sur le maître sans admettre que le rapport d’incorporation aux vérités est un rapport d’amour, sinon en un sens très analogique, très peu convaincant. Donc là on aurait une demie suture quand même hein. On aurait une demie suture parce que la philosophie serait quand même ce qui désigne le bon objet de l’amour. En politique elle est ce qui désigne l’exception. Et là elle serait ce qui désigne (comme ça) le bon objet de l’amour.

Donc pour récapituler cette question très importante du rapport d’une philosophie à ses conditions, qui identifie largement cette philosophie, on pourrait dire que dans tous les cas (la science, l’art, l’amour et la politique) il y a chez Platon quelque chose de sinueux et d’ambivalent. C’est-à-dire dans tous les cas, sous la forme de la suture, de la rivalité, de l’instrumentation, du paradigme transférentiel, à chaque fois il invente, vraiment de façon extraordinaire, des rapports nouveaux entre la philosophie et ses conditions, mais à chaque fois il y a aussi l’institution, l’instauration, d’une sorte d’ambiguïté. Une sorte d’ambiguïté qui, en définitive, provient chez Platon de l’ambiguïté de la philosophie elle-même, ou du propos sur la philosophie, du portrait du philosophe. C’est-à-dire que le philosophe n’est pas suffisamment serré du côté de sa fonction de service. Fonction de service qui est d’être en définitive quand même au service d’autre chose que de la philosophie elle-même ; à savoir de la disposition individuelle à être un sujet, puisque l’incorporation à une vérité c’est le devenir-sujet de l’individu. Donc on peut dire : la philosophie, sa définition la plus générale, c’est préserver autant que faire se peut la disposition chez tout individu à être à la hauteur du sujet qu’il peut devenir. La philosophie est la gardienne de cela. Elle est la gardienne de cela mais elle n’en est pas la cause, elle n’en est pas le moteur, elle n’en crée pas le réel.

Platon ne se résigne pas tout à fait à ce rôle de service de la philosophie… C’est vrai qu’il y a chez lui une disposition autre, qui serait que la maîtrise philosophique est peut-être auto-suffisante. Je ne dis pas que c’est ce qu’il dit. C’est ce qu’on lui fait dire, mais c’est une tendance qui existe chez lui, et je définirais volontiers Platon comme quelqu’un chez qui le désir de maîtrise est travaillé du dedans par un désir contraire, c’est-à-dire un désir d’abandon de la maîtrise. D’abandon justement à l’événement, aux mathématiques, à la rencontre amoureuse, au poème même hein. S’abandonner à ça. Il s’y abandonne très souvent dans le texte, mais c’est un abandon, c’est-à-dire il y a aussi le désir de maîtrise qui travaille à contre-pente de cet abandon. Et ça c’est ce qui à mon avis explique la forme, tout à fait singulière tout de même, de ce monument philosophique, à savoir la forme théâtrale.

En fin de compte la forme théâtrale lui permet de donner forme à des désirs contrariés, et à définir la philosophie comme le lieu de cette contrariété ¾ ce qu’elle est après tout, car qui se résigne à n’être qu’au service d’autre chose ?... C’est très difficile n’est-ce pas… C’est très difficile. Et donc, chez tous les philosophes, le désir de trancher la question existe, nécessairement ; il est stimulé par la fonction de service elle-même. Et donc cette figure de la maîtrise, comme figure intérieurement contredite par une figure d’abandon (c’est ça que je suis en train de dire), elle se tient chez Platon par la théâtralité, par la forme tout à fait inouïe et sans descendance véritable de la théâtralité, qui lui permet d’esquiver en fin de compte toute responsabilité [Badiou sourit]… Toute responsabilité entre les désirs qui finalement sont des désirs contrariés. Voilà.

Alors je reviens à ce point qui est un point vraiment essentiel : l’entreprise d’universalisation va donc consister à lutter contre la suture de la philosophie et de la politique, contre l’aristocratisme philosophique, contre l’idée que la philosophie est une exception, contre tous ces obstacles présents dans La République, à l’aide d’une thèse que je crois absolument fondamentale qui est la disponibilité de tout individu à l’accueil de l’événement. Cette opération, vous le voyez, va consister nécessairement à renforcer la théâtralité du dialogue. C’est le point sur lequel je voulais insister. C’est-à-dire non pas du tout à se rapprocher de la figure du discours, mais au contraire à s’en éloigner plus encore de manière à ce qu’on crée un espace encore plus ouvert pour que la vraie disposition universelle de Platon ressorte clairement, soit clairement affichée, et ne soit pas monopolisée ou écrasée par l’autre tendance, qui existe aussi. Et donc il va falloir conflictualiser le texte plus qu’il ne l’est encore. Ce qui veut dire il va falloir distribuer une partie de Platon à ses interlocuteurs, c’est-à-dire il va falloir démonopoliser Socrate dans le dialogue, il va falloir faire parler les autres hein. Parce que dans le texte tel qu’il est, c’est très curieux, ils parlent beaucoup au Livre II, il n’y a même qu’eux qui parlent, et puis après ils ne parlent plus ; après ils disent « oui », « oui », ou presque.

Et donc, très curieusement, l’opération d’universalisation du dialogue consiste à en confier une part beaucoup plus importante aux protagonistes. Et je dis que c’est paradoxal parce qu’on pourrait imaginer que l’universalisation ça va aller au contraire dans le sens du discours univoque, unilatéralement proféré par Socrate, et c’est la voie qui a été souvent adoptée. Il y a par exemple un traducteur anglais qui a pratiquement supprimé les dialogues. Il avait remarqué, à très juste titre, qu’à partir d’un certain moment les dialogues étaient assommants parce qu’ils n’y avait que des bénis-oui-oui. Et c’est vrai, il y a des pages entières où, je vous l’ai maintes fois dit, l’on se dit : autant qu’ils se taisent ! Si c’est pour dire « oui tu as raison », « comme je suis d’accord », « comme tu as bien parlé », etc. Et ça c’est quand Platon se laisse aller à dire, y compris des choses éventuellement contradictoires, mais à les dire dans le registre quand même purement transférentiel du maître.

Et donc sauver l’universalité ce n’est pas du tout aller dans cette direction de la discursivité univoque, c’est au contraire rétablir la théâtralité générale de la chose, telle qu’elle fonctionne en particulier dans les deux ou trois premiers Livres. Et il faut continuer comme ça jusqu’au bout, ce qui est tout à fait possible. Parce que vous vous rendez très bien compte, quand vous lisez le texte, qu’il y a des choses que Socrate dit qui peuvent parfaitement être dites par les autres ; il n’y a aucune raison que ce soit lui qui les dise. Et au contraire c’est beaucoup plus intéressant de les faire dire par les autres dans leur style propre, sous forme de questions, etc. Et vous redisposez comme ça un champ de forces, subjectives, dans lequel finalement l’universalité platonicienne ressort beaucoup plus.

Et alors là ça m’amènerait à ma conclusion, pour aujourd’hui, qui rejoint mon introduction sur Antoine Vitez : quel est ce lien entre universalité et théâtre finalement ? Quel est ce lien auquel j’ai été conduit expérimentalement dans ce protocole de traduction ? Je n’avais pas particulièrement cette idée, mais en lisant La République, petit à petit il m’a paru absolument évident que pour que l’éternité de Platon soit sauve (c’est-à-dire sa vie contemporaine, parce que c’est ça son éternité, c’est sa vie contemporaine) il fallait le théâtraliser plus qu’il ne l’était. Bien. Et que par conséquent il fallait prendre bien plus au sérieux que Platon lui-même la décision de Platon d’écrire sous la forme du théâtre ¾ parce que c’est quand même lui qui a pris cette décision hein : c’est écrit en dialogues, entièrement. Il faut prendre plus au sérieux qu’il ne l’a fait le lien entre théâtralité et universalité. C’est un exemple typique de fidélité. Parce que la fidélité ça consiste toujours à faire parler les désirs véritables de l’auteur, auxquels il n’a pas su donner leur forme complète.

Au fond l’adoption de la théâtralité par Platon c’était en réalité au service d’un désir d’universalité dialectique effective hein. C’était la dialectique… La dialectique en tant que théâtre. Mais après tout, la dialectique, c’est toujours en un certain sens du théâtre. Mais le dialogue se trouve freiné, si bien que passé un certain temps le théâtre s’asphyxie et on est tout proche de la profération unilatérale. Et lui redonner le champ du théâtre c’est être fidèle à Platon, c’est être le vrai platonicien, exactement comme dans la scène finale de la Walkyrie de Wagner, ou Brunehilde, la fille, explique au dieu Wotan quel est son vrai désir. Son vrai désir c’est que sa fille lui désobéisse. C’est une scène terrible hein, parce qu’il est obligé de la punir puisqu’elle désobéit. Et il la punit pourquoi ? Parce qu’elle a simplement désigné et nommé son vrai désir. Alors j’espère simplement que Platon ne me punira pas.

Merci.

19 mai 2010

[Distribution de deux fragments de L’incident d’Antioche, pièce de théâtre écrite par Alain Badiou (1984-89). Ils sont reproduits à la fin de la séance du 16 juin 2010 au cours de laquelle il en donne lecture]

 

Bien… Alors… Premier point en ce qui concerne les dates : comme vous le savez, le prochain séminaire, qui était censé être le dernier, est le 9 ; je pense en rajouter un le 16. Voilà. Donc euh… Mais là encore je n’ai pas la certitude absolue parce que donc… On vous redira par mail la confirmation… Et de toute façon je vous confirmerai le 9. Mais je pense loger une sorte de conclusion du cycle Platon le 16. Voilà. Ça c’était la première chose.

En ce qui concerne les publications : sort celui-ci [Badiou exhibe le livre en question] qui s’appelle L’explication, et qui est une version déployée, si je puis dire complète, de la discussion avec Finkielkraut, voilà. Et c’est donc une explication. C’est un dialogue élargi parce que si, lors du dialogue qui a été fait sous l’égide du Nouvel Observateur, il était quand même principalement question à cette époque de la question de l’identité nationale puisqu’on était aussi dans le contexte du projet Besson portant là-dessus, là c’est élargi en tout cas à au moins trois autres questions, à savoir : c’est beaucoup plus développé sur la question palestinienne, israélienne, et la fonction dans tout ça du signifiant ²juif² ; il y a un développement spécifique sur Mai 68 et ses conséquences, et il y a un développement final sur l’idée du communisme. Donc on balaie quand même quatre questions en un certain sens décisives de la période : la question effectivement de l’identité nationale (mais en réalité ça veut dire la question du rapport aux ouvriers de provenance étrangère, la question des législations concernant les étrangers, la question des expulsions, etc.) et puis les trois autres questions dont je viens de parler. Voilà.

Je signale ça à la rubrique médiatique, que Finkielkraut et moi serons chez Taddei demain. Voilà. Donc si vous voulez me revoir demain [Badiou se marre], eh bien ce sera sur France 3 demain à partir de 23 heures.

Je signale aussi que à la Librairie Tropiques, qui est 63 rue Raymond Losserand, dans le XIVe, au métro Pernety, il y aura vendredi prochain une présentation des deux petits livres faits avec Barbara Cassin ; c’est-à-dire le livre sur Heidegger, le nazisme, les femmes et la philosophie, et le livre sur Il n’y a pas de rapport sexuel, deux leçons sur « L’étourdit » de Lacan. Ce sera à 19 heures. On a fait une présentation de cet ordre pas plus tard que hier à la Librairie Compagnie, et on va récidiver ce duo, voilà. Donc vendredi… Cette semaine c’est un spectacle permanent [sourires] pour ceux qui suivent les choses [Badiou se marre] : mardi il y avait la librairie Compagnie sur les deux petits livres, mercredi c’est ici, et puis demain c’est chez Taddei, vendredi c’est à la Librairie Tropiques, et de toute façon samedi aussi je fais, à Montreuil, une conférence, mais elle est pour les enfants, elle n’est pas pour vous… C’est sur le fini et l’infini, mais c’est dans le cycle des conférences pour les enfants, voilà. Et il est recommandé de ne pas trop inviter d’adultes parce que après il n’y a plus d’enfants qui peuvent entrer. Et en fait tout ça pour vous dire que juste après je m’en vais. Je m’en vais à Los Angeles. Voilà.

 

Alors… Je voudrais reprendre pour ce cours… Il va y avoir un peu deux parties, pas tout à fait homogènes, mais deux parties. Une première où je vais quand même achever ce dont nous nous occupons depuis trois séances, à savoir la légitimité et la structure interne du projet platonicien, finalement du projet de traduction de La République (pourquoi cette traduction, pourquoi finalement ce séminaire, etc.), et une deuxième partie qui portera sur le texte que vous avez eu, c’est-à-dire sur une approche de ce qu’on peut entendre par ²platonisme contemporain² dans la figure du théâtre.

Alors un rappel simplement : on avait pour l’instant abordé dans l’ordre les questions suivantes : d’abord pourquoi Platon ? C’était une première introduction ou conclusion générale sur la pertinence finalement d’un Platon contemporain. Ensuite on s’était demandé mais pourquoi dans ce cas se référer au texte plutôt qu’à discuter les interprétations traditionnelles ou contemporaines de Platon ¾ ça c’est un point assez important n’est-ce pas : vous savez qu’on pourrait définir une certaine forme d’académisme en philosophie, ou disons une certaine forme du discours de l’université pour employer le lexique de Lacan, par le fait que les interprétations historiquement sédimentées sont privilégiées ; bien sûr on dit toujours « il faut lire le texte etc. », mais en réalité le texte est lui-même perdu dans une sorte d’horizon dont le protègent, ou dont l’abritent, les interprétations sédimentaires au cours des siècles successifs. Et la discussion n’est donc pas en vérité un discussion tant avec Platon que entre le système des interprétations de Platon. Donc quand on dit ²pourquoi le texte ?² c’est aussi non pas dans l’esprit d’un retour à l’authenticité du texte, mais c’est un geste qui en lui-même a une signification métaphoriquement politique, à savoir que ce qui compte n’est pas le système des opinions sur quelque chose hein ; parce qu’après tout une interprétation d’un grand auteur, même une excellente interprétation, c’est une opinion sur l’auteur. Tandis que là si on travaille le texte lui-même, y compris en le déformant, y compris en le triturant, on est après tout dans le seul stigmate réel que nous ayons de ce qu’il faut entendre par ²Platon² hein ; tout le reste, d’une certaine manière, est interprétatif. Et alors quand je disais ²pourquoi le texte ?² c’est au fond l’idée d’aborder cette question de Platon du point du réel et non pas du point du système constitué et multiforme des interprétations. Bien sûr vous me direz « à la fin des fins ça propose une interprétation quand même, et ça en ajoute une » ¾ évidemment ! mais cette interprétation n’est pas construite à partir des interprétations, elle est construite autrement ; elle n’est pas en particulier, de façon primordiale, une réfutation des interprétations déjà existantes, ce qui est quand même l’exercice fondamental du discours de l’université, qui a son autonomie et son intérêt hein, mais qui est en même temps une forme spécifique de discours qui est de positionner le rapport au grand auteur dans le système de réfutations-approbations des interprétations successives qui ont été dispensées à son propos.

Et de ce point de vue-là il y a une accointance (je le signale au passage) entre le discours de l’université et le régime politique parlementaire. C’est du même ordre ; c’est-à-dire que dans les deux cas en réalité les opinions sur ce qu’il y a tiennent lieu pour part de ce qu’il y a ; c’est-à-dire qu’il y a une procédure d’élaboration du rapport au réel qui, pris dans la figure de la représentation et dans la figure de l’interprétation idéologique, fait que ce dont il est question vraiment échappe pour une bonne part. Et on sait très bien qu’une émeute, une insurrection, un mouvement… C’est quoi ? Eh bien c’est toujours un moment où le réel se montre. C’est bien pour ça que c’est redouté. Ce n’est pas redouté seulement du point de vue de la force de renversement ou de destruction dont c’est porteur, qui en général est au fond assez limitée la plupart du temps, c’est redouté en tant que tel. C’est redouté parce que c’est un moment où le système de mise à distance du réel, qui est en fait constitutif de l’opération, se trouve menacé. Il faut donc comprendre pourquoi n’importe quel attroupement est périlleux. Il est périlleux non pas parce qu’il est nécessairement capable de renverser le régime (ça n’arrive pas tous les jours ça), mais il est périlleux parce qu’il est une instance de rapport au réel qui ne passe pas par le filtre de ses interprétations. Et si vous lisez attentivement la presse il y a un élément qui est très frappant c’est que tout le monde sait, à l’intérieur même de la présentation journalistique des choses, qu’entre le réel de la chose et ce qu’on est en train d’en dire il y a un écart en réalité, il y a un écart assumé ; c’est pour ça que vous avez quelquefois dans le même journal des enquêtes qui, le journaliste ayant par hasard rencontré un morceau de réel, des enquêtes qui disent absolument le contraire de ce que le journal soutient avec obstination depuis des semaines, des années ou des mois, sur le même point. Et ça c’est un peu comme une insurrection journalistique incontrôlée : c’est-à-dire qu’en un point quelqu’un a vu quelque chose hein ¾ quelquefois ça arrive dans un journal… Et ça côtoie quelque chose de tout à fait différent, et qui ressemble beaucoup au discours de l’université, à savoir un système d’interprétation des interprétations, ou d’interprétations des opinions divergentes. C’est comme si on considérait que le réel de la question des retraites (pour prendre un exemple tout à fait contemporain) c’est le point de vue de la gauche et le point de vue de la droite sur les retraites. Et le point de vue de la gauche et le point de vue de la droite sur les retraites, tout le monde sait que c’est un théâtre d’ombres en réalité. C’est un théâtre d’ombres où chacun cherche à esquiver… [Badiou est interrompu par un dysfonctionnement du micro qui dure quelques minutes]

Oui alors j’étais en train de dire que cette parenté entre le discours de l’université et ce dont on parle ici, c’est-à-dire la question de l’interprétation parlementaire du réel, explique qu’il y ait une sorte de relation dialectique entre les deux. C’est-à-dire que la question de l’université est toujours une question emblématique pour l’État hein, c’est une question qui le soucie toujours beaucoup, et il est toujours dans la crainte que le régime de cette complicité sous-jacente soit contesté. Et pour autant qu’il peut y avoir des révoltes étudiantes, elles portent sur ce point naturellement ; elles proposent un toucher du réel qui écarterait, ne serait-ce que pendant un moment, cette paix universitaire essentielle qui consiste en réalité à apprendre à un vaste public comment on substitue au réel son interprétation. Évidemment, en réalité, il y a là-dessus, comme sur tout le reste, la maxime de la liberté des opinions, c’est-à-dire du jeu des opinions ; mais en définitive vous comprenez bien que s’il y avait un rapport véritable au réel il ne pourrait pas y avoir une liberté des opinions sur le réel, le réel devrait être la dictée, le Dikt (pour parler heideggérien) de quelque chose qui est en partage hein. Et il n’y a donc cette labilité du partage que si quelque chose du réel est esquivé dans le système ajointé des interprétations.

Et pour prendre l’exemple des retraites c’est tout à fait typique : en définitive il ne sera pas tenu compte du réel du problème. Le point de vue qui seul permettrait d’y accéder serait d’ouvrir au fait que les gens disent ce qu’ils en pensent ; mais il faudrait un protocole politique ¾ c’est ça un protocole politique : un protocole politique c’est travailler de telle sorte que ce qui est pensé par les gens sur cette affaire soit prononcé, et d’en tirer quelque chose qui ne sera pas présenté comme une opinion hein, ou comme une interprétation parmi d’autres, de droite ou de gauche peu importe… Vous voyez bien : c’est un problème tout à fait majeur et je voulais le rappeler sur ²pourquoi le texte ?² Pourquoi le texte ? Eh bien parce que c’est un geste qui aboutit, ou qui n’aboutit pas, mais c’est un geste pour éviter cette complicité.

Ensuite nous nous sommes demandés pourquoi La République ? Bon ça je n’y reviens pas. C’est la fonction en quelque manière paradigmatique de ce grand livre grec dans toute l’histoire de la philosophie, et aussi parce que Platon y manifeste sa capacité à traiter de l’ensemble des conditions de la philosophie : règlement de comptes avec la poésie, caractère paradigmatique des mathématiques, politique (n’en parlons pas), mais aussi valeurs fondamentales de l’amour et du transfert dans la didactique philosophique.

Et enfin pourquoi une traduction ? Eh bien ²pourquoi une traduction ?² c’est un peu comme ²pourquoi un texte ?² hein ; la traduction là c’est après tout une espèce de corps à corps avec le texte, le plus intime qu’on puisse imaginer. On ne peut pas imaginer mieux que de se proposer de traduire le texte, dans une langue ou dans plusieurs puisque mon propos est de faire une traduction mondialisable, c’est-à-dire où les versions anglaises, allemandes, espagnoles, chinoises, sortiraient presque en même temps ; on aurait tout d’un coup un Platon plurilingue et mondialisé ¾ ça ce sont des chimères, mais enfin j’y travaille… [Badiou sourit] Voilà.

Et ça c’étaient les quatre points qui étaient en forme de ²pourquoi ?², c’est-à-dire c’étaient ce qu’on peut appeler les quatre points de légitimation : Platon, le texte, La République, une traduction.

 

Et puis après il y avait la question des opérations, des opérations qui constituent après tout la figure matérielle de ce que je vous dis ici. Alors on avait parlé d’abord de la restructuration globale, c’est-à-dire de ²pourquoi une nouvelle découpe du texte ?². Et je vous avais d’ailleurs distribué la nouvelle table des matières de cette République. Et là on entrait dans des questions qui sont des également des questions générales, puisque le problème de savoir qu’est-ce que c’est exactement la construction de ce texte est un problème compliqué et qui touche à certains paramètres essentiels de la philosophie platonicienne, pour la raison que cette philosophie a choisi de ne pas s’exposer, précisément, dans la figure du discours de l’université. En réalité le texte de Platon embête tout le monde, depuis toujours, parce que c’est un texte insaisissable. C’est un texte doté d’une théâtralité qui fait qu’on ne sait jamais exactement qui parle, on ne sait pas exactement la position de celui qui s’appelle Platon dans cette affaire, puisque celui qui parle c’est quelqu’un d’autre qui s’appelle Socrate ; il n’y a pas de Platon dans le texte. Donc qu’est-ce que c’est que ce texte fuyant et labyrinthique ? Qu’est-ce que c’est que ce mode d’expression qui esquive la forme canonique que va prendre petit à petit la philosophie, qui est la forme du traité. De ce point de vue-là, je vous le rappelle, l’inventeur du discours de l’université c’est Aristote, ça ne fait pas l’ombre d’un doute… Invention géniale qui a donné ensuite, pendant des siècles et des siècles, la figure textuelle de la philosophie, et de ce point de vue-là c’est tout à fait une erreur de considérer que Platon a fixé, lui, le régime de la philosophie. Il a fixé beaucoup de choses, un certain nombre d’ordonnancements conceptuels etc., mais il n’a pas du tout fixé le régime discursif de la philosophie. En réalité ça n’a eu presque aucune descendance ¾ c’est très frappant. Il y a des gens qui, de temps en temps, font des dialogues mais ce sont toujours des pastiches, et ce sont toujours des moments secondaires de l’expression de leur philosophie. Donc Platon dont on dit qu’il est à l’origine, à l’originaire, fondateur finalement de la perdition métaphysique de la pensée, est en réalité plutôt une personnalité absolument singulière et originale, et sans descendance visible quant à son régime d’expression, sans descendance perceptible. Ça c’est très intéressant.

Et donc je le disais parce que du coup la question de savoir ²qu’est-ce que c’est que le plan de son texte ?² est une question intéressante. Et je vous proposais de dire qu’il faut plutôt avoir à l’esprit ce que sont les actes d’une pièce de théâtre que les chapitres d’un traité. Voilà. Parce que c’est plutôt à cela que ça ressemble. C’est-à-dire c’est une exposition dont la dramaturgie est le véritable modèle, et pas du tout les enchaînements. Bien sûr il y a des enchaînements, il y a des raisonnements, mais ils sont toujours assignés à un personnage, et ce personnage va être vainqueur ou vaincu dans l’affrontement théâtral, et c’est ça qui va solder finalement, et rythmer le texte. Et je pourrais commenter longuement (je ne le ferai pas ici, je l’ai déjà fait la dernière fois) le sens de cette théâtralisation, chez un auteur qui produit une critique explicite du théâtre (comme représentation, fiction, imitation, etc.) tout en s’empressant pourtant d’employer ses méthodes ; et qui est resté solitaire dans l’histoire de la philosophie, en dehors de quelques tentatives limitées d’expressions théâtrales ou dialoguées qui donnent toujours l’impression d’être des pastiches de Platon. Voilà pourquoi la restructuration globale est liée absolument à cette singularité platonicienne sans descendance ¾ et ça c’est une piste quand même, par rapport à la thèse selon laquelle Platon a fixé pour des siècles le régime majeur de la philosophie. En réalité il est très étrange, s’il l’a fixé, qu’il l’ait fait dans une forme qui, elle, n’a eu aucune descendance vivante, jusqu’à nos jours. Et de ce point de vue-là je crois qu’il est beaucoup plus légitime de dire que c’est Aristote qui a fixé le régime courant fondamental de l’histoire de la philosophie.

Or on peut prouver, c’est un des buts de ma traduction de ce texte, qu’entre l’origine platonicienne et l’origine aristotélicienne il y a une divergence essentielle, et que ça définit pratiquement deux lignées possibles, entrelacées naturellement, enchevêtrées mais distinguables. Deux lignées possibles dans la totalité de l’histoire de la philosophie, et qui nous intéressent d’autant plus aujourd’hui que c’est aujourd’hui que nous avons le triomphe universel d’Aristote ; derrière tout ce que vous voulez, derrière la philosophie grammairienne, derrière le tournant linguistique, derrière certaines formes de l’empirisme, derrière le mode de rapport aux sciences, etc., derrière la thèse de la souveraineté naturelle de la classe moyenne, pour les régimes politiques acceptables, qui est une thèse explicite d’Aristote, derrière tout ça on trouve Aristote. On trouve Aristote et Aristote est véritablement la matrice des régimes de nos sociétés, alors que Platon en en été explicitement exclu puisque, comme je le souligne souvent, la totalité des philosophies du XXe siècle ont été antiplatoniciennes, de Nietzsche à nos jours hein.

Et cette exclusion, c’est peut-être seulement maintenant, à l’occasion du fait que je vous parle, que je comprends son sens profond. C’est-à-dire que cette exclusion s’est donnée avec son propre régime d’interprétation, que vous connaissez tous parfaitement : on a désigné, singulièrement depuis Kant, la philosophie platonicienne comme le paradigme de la philosophie dogmatique, et on l’a exclue, comme philosophie dogmatique d’abord puis ensuite comme philosophie idéaliste ¾ c’étaient les deux griefs. La philosophie dogmatique c’était plutôt un grief de la droite libérale (si je puis dire), et le caractère idéaliste c’était plutôt un grief de la gauche matérialiste. Mais tout ça a convergé, vers l’idée qui désignait le platonisme comme devant être exclu pour qu’un régime nouveau de la philosophie puisse être inauguré. Régime nouveau qui se présentait soit sous la forme de la critique, soit sous la forme du matérialisme révolutionnaire, mais qui dans tous les cas avait besoin d’un geste antiplatonicien pour ouvrir sa propre carrière.

Et en réalité ce que tout cela a en définitive préparé, eh bien c’est le triomphe d’Aristote. C’est-à-dire, il faut le dire, le triomphe de la philosophie universitaire, au sens où l’on définit ici l’université non pas comme une institution, mais comme un type de discours, un type d’approche des choses où la classification, la mise en ordre, un certain mélange raisonnable de conceptualité et d’empirisme, une volonté de se tenir dans la moyenne des choses, une reconnaissance (sur n’importe quelles questions) du jeu des opinions, etc., etc., sont à l’ordre du jour.

Tout ça pour dire que si on veut se sortir de là un geste platonicien est inévitable ¾ quels qu’en soient la forme, les référents ; qu’on parle de Platon ou qu’on n’en parle pas, un geste platonicien est inévitable parce qu’il faut remonter au point où cette prescription sur la philosophie, issue et co-naturelle au discours de l’université, a été mise en place. Et on revient à Platon qui tient, lui, de façon explicite, un discours qui dans la classification de Lacan serait en partie insituable. Bien sûr il y a des éléments de discours du maître chez Platon, mais il y a de toute évidence, Lacan n’a cessé de le reconnaître, des éléments du discours de l’analyste et des éléments du discours de l’hystérique, et même de temps en temps, il s’en donne aussi le luxe, des éléments du discours de l’université (quand il veut montrer qu’il saurait le faire aussi, quand il dit ²je saurais aussi faire un raisonnement en forme², voilà). Mais le point d’origine de son dire, à mon avis, n’est pas exactement situable en un point des discours, comme l’est de toute évidence celui d’Aristote.

Et moi je soutiendrai la thèse suivante : c’est que la philosophie est un discours, je vous l’ai déjà dit, c’est un discours essentiellement impur. C’est-à-dire c’est un discours qui ne se laisse pas domestiquer (si je puis dire), même dans la théorie lacanienne des quatre discours. D’ailleurs Lacan lui-même oscille : de temps en temps il dit « la philosophie c’est le discours du maître » (ce qu’on peut dire), et il dit de temps en temps « la philosophie c’est le discours de l’université », etc. Il oscille là-dessus. Et il a raison parce que, d’une certaine façon, la philosophie, et ça c’est ce que Platon enregistre dans la figure théâtrale de son écriture, la philosophie c’est un discours non-classé. Non-classé, et en définitive inclassable. Ce qui veut aussi dire qu’il est totalement bâtard ; il est fait de bric et de broc hein. Au fond, si on lit du Platon, pour employer une métaphore contemporaine, c’est une installation : il y a un peu de tout. Le texte de Platon c’est une installation : il y a un bonhomme, il y a un portrait d’un tel qui est Thrasymaque, il y a des gens, il y a des citations de poèmes, il y a des démonstrations de mathématiques, il y a des moments où c’est très drôle, il y a des moments où c’est assez assommant, il y a des gens qui disent « oui, oui »… Il y a tout ce qu’on veut là-dedans. C’est fabriqué comme une espèce de collage général, avec les ressources du temps. Et de ce point de vue-là il faut se méfier beaucoup, quand on veut reconstruire ça dans un ordre, eh bien on risque fort de manquer, justement, cet aspect multiforme de la prose spéculative de Platon. Voilà.

 

Ensuite l’opération à laquelle nous nous étions consacrés la dernière fois c’était l’universalisation. Alors l’universalisation c’est l’opération qui consiste à délivrer Platon de l’hellénisme, de le délivrer des études grecques. Alors là aussi c’est la même chose, je l’ai dit déjà la dernière fois, l’hellénisme est indispensable, il faut que le texte soit conservé, traduit, amélioré, que quand on découvre des nouvelles interprétations ou même des nouveaux fragments de texte tout ça soit incorporé, il y a un travail considérable qui est tout à fait nécessaire, un travail archéologique, généalogique, d’établissement. Et la traduction rigoureuse, c’est-à-dire la traduction qui peut se réclamer à tout moment, avec des paramètres et des garanties syntaxiques et sémantiques du texte, est aussi un exercice indispensable qui doit de surcroît être refait périodiquement. Mais ceci, d’une certaine manière, nous donne le texte mais non pas le corps à corps de la contemporanéité avec le texte ; ceci tente au contraire de nous donner le texte dans la perfection d’une momie ; c’est-à-dire momifié au plus près de ce qu’était sa supposée vie à l’époque où il a surgi, à l’époque où il a été écrit, où il a été fait. Et donc l’universalisation va supposer que l’on défasse quelque chose de cette adhérence textuelle aux conditions particulières de l’époque ¾ c’est pour ça que ça s’appelle l’universalisation : il va falloir restituer le texte, à partit non pas de ce qu’il a de plus particulier, mais à partir de ce qu’il a de moins particulier. Il va falloir le restituer à son universalité latente, et non pas mener le travail de traduction ou de production d’un texte à partir de lui-même, en resserrant la particularité (ce qui est un travail généalogique important), mais au contraire conduire la traduction à partir des points qui ont assuré la survie de ce texte, à savoir les points qui précisément n’exigent pas pour être compris qu’on soit un citoyen grec du Ve siècle. Parce que si vous voulez lire le texte comme un citoyen grec du Ve siècle il faut faire beaucoup de notes, il faut faire énormément de notes. C’est-à-dire que vous pouvez toujours, pour n’importe quelle phrase pratiquement, faire des notes considérables pour expliquer l’allusion qui est là à ce qui s’est passé, etc., c’est un travail qui est intéressant mais vous voyez bien que c’est une momification du texte parce que c’est quelque chose qui renvoie le texte, qui le repousse petit à petit vers son origine particulière. Alors moi je propose de dire que quand on est dans un travail de cet ordre avec un texte il faut l’universaliser, c’est-à-dire il faut au contraire partir de ce qu’il a d’universel et pas le repousser constamment, ou l’enfoncer le malheureux, dans sa particularité jusqu’à ce qu’il soit complètement asphyxié.

Alors je proposais de ce point de vue-là (je récapitule très vite), je proposais trois grandes opérations de cette universalisation que je rappelle rapidement :

1)    bon, la première consistait à montrer que la théorie platonicienne prévoit pour l’élite dirigeante une éducation sélective spéciale qui comporte un cursus considérable, dont le livre retrace toutes les étapes en matière de musique et littérature, en matière de gymnastique et sport, puis en matière d’arithmétique élémentaire, puis en matière d’arithmétique supérieure, puis en matière de géométrie, puis en matière de géométrie dans l’espace, puis en matière de dialectique ; un cursus qu’on devrait d’ailleurs mettre en place dans toutes les écoles [Badiou se marre], à partir de la maternelle, mais qui est manié par Platon comme s’il ne pouvait exister que dans la vision de la formation d’une élite restreinte. Ici le geste d’universalisation est de faire travailler le texte dans la direction du fait que cette éducation peut parfaitement être universalisée. C’est-à-dire que ce qui est dit dans La République concernant la formation des gardiens doit être pris, au pied de sa lettre, comme concernant la formation de tout le monde.

Cette opération, à ma propre surprise, est assez légère finalement. Elle peut apparaître comme un retournement de Platon en sens inverse de ce qu’on dit toujours de lui, mais en réalité quand vous travaillez vous travaillez sur le texte même (c’est l’avantage là), il n’y a pas grand-chose à faire pour le tirer en ce sens. Et pour une raison très simple : c’est que après avoir dit qu’on va s’occuper de l’éducation des gardiens et qu’il n’y en aura pas beaucoup, le livre ne s’occupe que de l’éducation des gardiens. Ce qui arrive aux autres gens finalement… : bon, on dit simplement qu’un cordonnier fait des souliers ¾ voilà c’est à peu près tout ce qu’on en dit, on ne s’y intéresse pas du tout. Alors évidemment on peut dire : « c’est l’aristocratisme platonicien dans toute son horreur, il ne s’intéresse pas du tout à ces gens-là ». Oui mais l’avantage c’est que finalement le fait de dire que ce qui vaut pour les gardiens vaut pour tout le monde est une opération à laquelle le texte se prête, absolument.

Et en réalité ce n’est qu’un pessimisme anthropologique de Platon qui lui fait dire que ça ne peut être qu’une petite élite. Effectivement on peut imaginer que dans une société où il y avait probablement 95% d’illettrés, des esclaves, des femmes qui ne participaient à rien du tout, etc., il n’allait pas facilement avoir l’idée qu’on pouvait proposer ce régime éducatif à tout le monde. Mais nous, nous pouvons. Nous, nous pouvons prendre le protocole éducatif de Platon et dire « excellent pour tout le monde », voilà. Et ça c’est une opération d’universalisation essentielle, et qu’on peut pratiquer dans le texte. C’est-à-dire évidemment La République que vous lirez lorsque je l’aurai finie, c’est une République qui dira ça, qui sera très très près du texte de Platon, mais qui dira cependant : ce programme éducatif est un programme éducatif pour tout le monde. Et les changements, je le répète, seront des changements légers.

Ça c’est le premier point. Il est évidemment massif et essentiel. Et c’est aussi, j’y insiste, comme une expérimentation scientifique : c’est-à-dire le texte va-t-il supporter que vous fassiez ça ? Est-ce qu’il va falloir en couper des morceaux énormes pour faire ça ? Est-ce qu’il va falloir le dénaturer de façon explicite ? ¾ c’est une expérimentation ça ! S’il fallait couper la moitié du texte, s’il fallait changer des choses extrêmement importantes, s’il fallait le remodeler entièrement, on pourrait dire « c’est une opération forcée ».

Mais je témoigne de mon expérience : c’est une opération légère, ce n’est pas une opération forcée. Et en réalité je pense que là on exprime ce qu’était la vérité du communisme de Platon, qui était que ce qu’il considérait comme ²bien² c’était l’éducation des gardiens hein, et ce qu’il considérait comme impossible c’était l’universalisation de ce bien. Mais la première opération était en un certain sens, pour lui, beaucoup plus importante que la seconde : c’est-à-dire démontrer que le programme politique qui est le sien est adéquat à une vie politique entièrement renouvelée, à une vie collective entièrement renouvelée, de signification ou de portée communiste (comme tout le monde l’a vu au XIXe siècle), ça c’était l’opération majeure. Après, eh bien le fait que ça ne soit pas pour tout le monde, ça c’est une opération qu’au fond j’appellerais ²anthropologique² ; c’est-à-dire c’est l’anthropologie de la Grèce du Ve siècle, et en fait, en un certain sens, ça ne nous intéresse pas. Ça ne nous intéresse pas parce que nous ne sommes pas dans la même situation, nous ne sommes pas des Grecs du Ve siècle. Et si on nous dit en notes que ça vient du fait de l’anthropologie du Ve siècle, nous sommes bien d’accord, mais si le texte peut fonctionner autrement tant mieux. Tant mieux ; on aura moins de notes en bas de pages pour nous rappeler que les Grecs c’était comme ça. En plus comme vous le savez, aujourd’hui, les Grecs c’est autre chose [sourires]… Voilà.

2)    La deuxième opération, je le rappelle, portait sur le rapport aux vérités, c’est-à-dire le rapport aux procédures de vérités qui sont extérieures à la philosophie, qui lui préexistent, qui sont indépendantes, et qui, je vous le rappelle, dans le corpus platonicien, mais je crois que c’est généralisable, sont principalement représentées par les mathématiques, l’activité artistique, la politique bien sûr, et le transfert amoureux. Ces quatre régimes, à la fois de production et d’acquisition des vérités, sont manifestement disposés dans le texte platonicien. Et là je proposais des petites opérations universalisantes, très localisées et très précises, que je ne rappellerai pas ici. J’en donne simplement un exemple : si on prend le rapport de Platon aux arts, à la fois dans sa critique de la poésie et dans le programme qu’il propose pour la formation littéraire et musicale des jeunes gens, programme très détaillé, eh bien ce qu’on voit c’est qu’il y a une critique de l’art en tant qu’art imitatif, c’est-à-dire une critique de l’art en tant que représentation, en tant que répétition ou tentative de répétition de la nature, il y a une critique de cela en même temps qu’il y a un usage généralisé de la polyphonie théâtrale (comme je le disais tout à l’heure).

Alors on voit bien qu’il y a une ambiguïté sur ce point, et en même temps, ce qu’on voit, ce qu’on sait, nous, c’est que l’histoire de l’art lui-même, et notamment des arts auxquels Platon est le plus hostile, c’est-à-dire en réalité la peinture et la poésie descriptive hein, eh bien on voit que la critique de la représentation, la critique des limites imitatives de ces arts, est interne à l’histoire de ces arts eux-mêmes ; c’est-à-dire que, on le sait très bien, les arts ont historiquement, petit à petit, dès le début, déposé les figures imitatives, ou la surprise de l’imitation ; ils l’ont considérée en réalité, très rapidement et progressivement, comme une donnée secondaire de la puissance artistique, par rapport à la symbolisation, par rapport aux métaphores, par rapport à la leçon et à l’organisation formelle. Et par conséquent ce qui était critique externe chez Platon s’est manifesté historiquement comme critique interne. C’est-à-dire ce qui était un philosophème qui jugeait le caractère stérile de l’imitation artistique a été historiquement le processus immanent de devenir de tous les arts, jusqu’aux points contemporains que nous connaissons où la critique de la représentation est un motif explicite de gouvernement du destin des arts.

Et par conséquent nous pouvons tout à fait rectifier le jugement de Platon en tenant compte de cette immanence. Que le processus critique dans lequel Platon est engagé est en réalité un processus qui n’est pas un processus de l’extériorité de la philosophie par rapport aux arts mais un processus de l’intériorité de la pratique artistique elle-même. Et de petits déplacements dans le texte nous rendent cette opération possible aussi. Voilà. Et ça c’est une universalisation qui va obliger simplement (ça j’y viendrai tout de suite après) à quelques anachronismes hein, pour faire résonner, dans le texte de Platon, eh bien ce qu’il en est de l’histoire de l’art, et ne pas coller entièrement le texte aux pratiques artistiques de son temps, telles qu’il les voyait lui-même, c’est-à-dire de façon déjà un tout petit peu archaïsante hein. Voilà, ça c’était le deuxième type d’opération.

3)    Et puis le troisième type d’opération c’était ce que l’on peut appeler le traitement des résistances à l’universalisation. Parce que là j’ai signalé des opérations dont je vous ai dit qu’elles étaient faisables, mais il y a des résistances, il y a des points où c’est plus difficile.

Alors les points de résistance en fait dans le texte (qui sont souvent brandis pour expliquer que c’est terrible quoi, que c’est effrayant Platon, que c’est totalitaire ¾ enfin quelque chose comme ça), les points de résistances sont des points où le discours philosophique est collé à la particularité anthropologique dans laquelle il se situe. C’est un collage. Bon, la philosophie nous intéresse… Nous savons bien que toute philosophie a une origine particulière dans l’espace et dans le temps hein (ça bien sûr) mais ce n’est pas cette origine particulière en tant que telle qui nous mobilise nous, sinon la philosophie ne serait qu’un document historique. Si elle est autre chose qu’un document historique, eh bien c’est qu’elle est largement décollée de la stricte particularité historique dans laquelle elle se déploie, et qui existe toujours.

Donc la philosophie, comme tout ce qui touche aux vérités, est une synthèse difficile entre des éléments, des matériaux absolument particuliers qui sont ceux de son origine spatio-temporelle et historique d’un côté, et de l’autre quelque chose, dans la procédure qui est la sienne, qui interdit de réduire cette particularité. Alors je propose d’appeler cette particularité en général ²des données anthropologiques². D’ailleurs on peut les étudier par une anthropologie historique finalement. On peut proposer une anthropologie historique de Platon : c’est-à-dire on repèrera tout ce que le texte de Platon emprunte directement aux coutumes, aux usages, aux traditions, aux préjugés, aux aberrations, aux erreurs, à la religion (à tout ce que vous voulez) de son temps ¾ c’est tout à fait possible. Et on va trouver beaucoup de choses évidemment. On va trouver beaucoup de choses parce que le matériau impur dans lequel la prose philosophique se déploie absorbe toute une partie de ces matériaux anthropologiques, dont une bonne part est, pour nous, opaque. Ce n’est pas seulement que c’est bon ou mauvais, c’est tout simplement opaque : il y a des choses qui sont difficiles à comprendre parce que c’est un matériau anthropologique tellement collé à la particularité de l’époque que l’accès qu’on peut s’y ouvrir est difficile.

Alors il faut, quand on rencontre dans le texte de La République, enfin dans les textes de Platon en général, des données de cet ordre… Que faire ? Que faire ? Alors là je propose trois opérations, dans un ordre de radicalité croissante, et je vous donnerai à chaque fois un exemple. On peut les varier ces données anthropologiques. Alors je m’explique : vous avez une proposition philosophique qui est liée ou exemplifiée par une particularité frappante de l’époque dans laquelle Platon écrit. Je prends une question par exemple : dans l’éducation des jeunes gens le fait d’aller au gymnase est important, s’inscrit dans tout un protocole de l’éducation physique, et la conception que se fait la société grecque de la gymnastique c’est qu’on y est entièrement nu ¾ voilà, c’est comme ça. Aujourd’hui on est moins nu, même dans les salles de gym hein, mais à l’époque de Platon on est nu. Et alors comme Platon estime que les femmes ont absolument droit à la même éducation que les hommes ¾ je le signale au passage, il se pose comme un des plus grand féministes de l’Antiquité, parce que simplement dire ça c’était un élément extraordinairement révolutionnaire. Et l’objection que lui font immédiatement les jeunes gens c’est : « mais elles vont être nues aussi ? ». Alors ça on peut dire que c’est un élément anthropologique.

Alors cet élément anthropologique comment le traiter ? Platon lui il ne s’embarrasse pas, il répond : « oui, elles seront nues ». Mais si vous voulez donner à voir le type de raisonnement qui se glisse dans cette affaire, vous ne devez absolument pas supprimer cet exemple, puisqu’il est pertinent et intelligible quoique tout à fait anthropologique, mais vous pouvez l’élargir. L’élargir comment ? Eh bien en montrant qu’il y a toujours, dans l’éducation, un problème de mixité. Il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas si longtemps, chez nous, que les écoles de filles et les écoles de garçons étaient séparées. Donc ce vieux problème platonicien, qui se pose sous la forme de « est-ce que les filles vont quand même aller à poil dans le gymnase ? »… qui effarouche beaucoup les jeunes gens d’ailleurs, ils sont très effrayés de la position platonicienne, ils ne s’y voient pas hein, avec les filles nues dans le gymnase. Et Platon là-dessus leur dit : « eh bien si vous êtes philosophes il faut y aller » [sourires]… Si on veut le faire résonner, non seulement dans sa particularité qui est amusante et frappante, mais de façon un petit peu plus ample, on peut par exemple glisser, en une phrase, que cette question de la mixité on sait qu’elle court dans les questions éducatives jusqu’à aujourd’hui ; jusqu’à aujourd’hui où, comme vous le savez, le débat est réouvert pour savoir si finalement la mixité ce n’est pas une contre-finalité, et où on a des établissements privés qui font leur pub sur le fait qu’ils sont de nouveau pas mixtes, voilà, et qu’il faut payer très cher pour une école [Badiou se marre] pas mixte maintenant. Alors ça on sent que c’est très proche de ce que raconte Platon.

Donc vous pouvez varier la chose. Là vous la faites varier dans le temps et dans l’espace, sans la transformer. Ça c’est le premier exemple des opérations de variations. Ce qui va ouvrir la voie à un certain nombre d’anachronismes délibérés, qui seront introduits dans le texte, de façon à montrer que ce qui nous intéresse dans ce texte est décollé de la particularité anthropologique de telle sorte qu’il peut être exemplifié par des points de l’espace ou du temps tout à fait éloignés de cette particularité. Donc l’anachronisme est un anachronisme méthodique, il n’est pas ornemental, il consiste après tout à mettre en scène, dans le texte, l’universalité de ce texte, même là où il était appuyé sur des particularités extrêmement fortes. Ça c’est la méthode de la variation et je l’utilise tout à fait souvent, y compris souvent à un simple détour de phrase. Par exemple si quelque chose chez Platon traite de la virtualité ou de la possibilité, je ne m’interdirai pas de faire dire à Socrate : « comme le dit notre collègue Deleuze, la virtualité… », voilà ! Et là c’est une simple variation, qui a pour but de montrer que ce qui est dit là, effectivement, on peut le référer à notre collègue Deleuze, comme lui va le référer (mettons) peut-être à Héraclite hein ; mais c’est donner comme ça la ligne de parcours du concept, de la pensée et de l’Idée, dans sa capacité à traverser des particularités anthropologiques entièrement différentes, c’est ne pas rester collé sur ces particularités. Alors quand ça c’est possible… C’est la méthode de variation.

La deuxième méthode c’est une méthode de remplacement. La méthode de remplacement consiste à valider évidemment l’exemplification ou la proposition platonicienne mais, tenant compte du fait qu’elle est ou devenue très étrange ou même parfois entièrement opaque. Elle autorise que, tout en conservant l’élément structural de la démonstration, on lui substitue un équivalent qui, lui, va être immédiatement beaucoup plus accessible ou beaucoup plus compréhensible.

Alors je donne deux exemples tout à fait différents. Le premier est un exemple scientifique : Platon à un moment donné explique que la cité idéale qu’il propose (j’emploie ce mot parce qu’il est courant ; ce n’est pas du tout une cité idéale en réalité mais enfin bon…), qu’à propos de la proposition politique qui est la sienne les jeunes gens lui demandent : « mais comment ça se fait que ça finit, ça ? », « est-ce que c’est éternel ou est-ce que ça finit ? ». C’est une question évidemment tout à fait intéressante. Est-ce que cet ordre politique, fondé sur des tas de choses complexes, est-ce qu’il vérifie la formule de Hegel selon laquelle tout ce qui naît mérite de périr ? Ou bien est-ce qu’au contraire c’est une fondation si stable que lui est garanti un avenir d’immortalité ? Et alors, de façon surprenante pour les jeunes gens, Platon répond, enfin Socrate répond : « non, ça va mourir aussi ». Ça va mourir aussi. Et ça va mourir dans des conditions telles que ça va engager le cycle, après, des sociétés successives (timocratiques, oligarchiques, démocratiques et tyranniques) qui vont se succéder, s’emboîter les unes dans les autres, et donc quelque chose de la politique ordinaire est ouvert par la fin de la politique idéale. C’est intéressant parce que ce n’est pas le communisme comme fin de l’Histoire, c’est plutôt le communisme comme début perdu de l’Histoire, par une corruption interne.

Et alors les jeunes gens lui demandent : « mais comment ça finit, puisque tout est très bien là-dedans ? ¾ tout le monde est philosophe, l’éducation est générale… ». Et alors là, évidemment, il y a un élément fabuleux qui est introduit. Et l’élément fabuleux c’est que la réglementation des choses exige une espèce d’arithmétique des populations, et cette arithmétique des populations (dont je ne vous donne pas le détail parce qu’il est très compliqué chez Platon) suppose un nombre-clé qui la règle, et que ce nombre-clé, inéluctablement, on finit par l’oublier. C’est très étrange comme histoire n’est-ce pas… Très étrange. C’est-à-dire qu’il y a une usure de la répétition, c’est ça que ça veut dire. C’est-à-dire que si la chose se perpétue c’est qu’elle se répète, génération après génération. Mais Platon sent bien que la répétition ne peut pas être, par elle-même, un principe de conservation. La répétition est aussi, et nécessairement, une usure.

Et comment ça va se manifester cette usure ? ¾ c’est un symbole qu’il nous donne là. Cette usure va se manifester par le fait qu’à un moment donné quelque chose va être perdu ; c’est ça une usure. Une usure c’est toujours qu’à un moment donné quelque chose est perdu. Et donc il y a une perte inéluctable dans tout processus, et y compris et surtout dans un processus qui prétend être parvenu à sa pérennité. Parce que s’il prétend être parvenu à sa pérennité c’est qu’il est mangé du dedans par la répétition hein, c’est ça le péril des représentations idéales n’est-ce pas : si vous pensez qu’une chose est parfaite, alors vous pensez qu’elle n’a plus qu’à se répéter. Or Platon sait très bien que ce qui se répète finit par oublier sa propre nature, et que donc il anticipe sur ce point des considérations de Kierkegaard qui pointent que la répétition est toujours payée par une perte. La répétition, apparemment, c’est ce qui se répète sans perte, mais en réalité l’essence de la répétition est d’oublier ce qu’elle répète.

Et alors là c’est un nombre. Un nombre social, essentiel, qui va être oublié. Et quand il va être oublié, après ça va se corrompre, voilà. La société idéale va se corrompre, va se transformer en autre chose qu’elle-même, et en particulier les gens vont se mettre à rivaliser ¾ c’est ça la corruption. Ça il l’a très bien vu. C’est l’émergence de la concurrence. L’émergence de la concurrence est l’élément corrupteur principal. Et ils vont devenir glorieux, ça va être la société de l’honneur militaire qui va surgir, c’est-à-dire la société où l’on se bat en duel, où les plus forts plastronnent, etc. Et ça c’est parce qu’on a oublié le nombre, le nombre-clé de la société idéale.

Alors, voilà… Alors… Comment traduire cette chose-là ? Je pense qu’il faut lui garder son caractère de fable métaphorique évidemment, on ne va pas substituer à ça une théorie de la répétition… Ah non ! on ne va pas… Ça ce serait une interprétation : celle que je vous donne. Alors on va lui laisser son caractère de fable. Mais l’arithmétique que Platon engage dans cette affaire est une arithmétique qui nous est incompréhensible. Elle nous est incompréhensible dans sa langue et parce qu’elle se réfère aux classifications et à une théorie des nombres qui ont entièrement disparu. On ne sait plus ce que les mots employés par Platon veulent réellement dire. Il faut des pages et des pages entières de notes, écrites par des savants extrêmement érudits qui ont reconstitué très péniblement ce que tous ces mots voulaient dire. C’est une arithmétique tout à fait rigoureuse mais sémantiquement entièrement archaïque. Donc qu’est-ce qu’on va faire ? On va laisser la fable numérique, mais on va la faire dans une arithmétique accessible hein ; c’est-à-dire une arithmétique assez dense quand même, pour ne pas enlever le caractère de fable mathématique véritable, mais dans les termes de la mathématique d’aujourd’hui, dans l’arithmétique d’aujourd’hui. C’est ce que j’appelle l’opération de remplacement hein.

Et c’est une opération très importante, parce que ces passages-là de Platon, tout à fait intéressants, ont énormément soufferts de leur archaïsme indémêlable. Et donc il faut clarifier sans changer. Et là on va simplement substituer à une arithmétique archaïque une arithmétique qui est celle qu’on apprend dans les écoles aujourd’hui. Voilà. Et on montrera ainsi que le fait de présenter tout ça sous la figure d’une fable mathématique a du sens ; on gardera ce point, voilà.

Et maintenant je vous donne un autre exemple, tout à fait différent. Il y a un passage absolument terrible de La République, il y en a plusieurs de terribles, il y a un passage où à propos de l’éducation des enfants Socrate explique qu’il faut les habituer très tôt à la vue du sang, à des étripages, à des choses comme ça ; et il propose qu’on les emmène sur des champs de bataille à l’âge de quatre ans. C’est assez sévère ça. C’est assez sévère. Et pourquoi ? La raison est très simple c’est que, contrairement à ce qu’on croit n’est-ce pas, même dans ces sociétés extrêmement rudes la guerre était une chose terrible, absolument terrible. On a des témoignages littéraires là-dessus : par exemple le moment où la phalange chargeait l’adversaire était un moment terrifiant pour les Grecs eux-mêmes ; ce n’est pas seulement terrifiant pour nous quand on le voit au cinéma. C’était un moment absolument terrifiant. Au point que d’une part ils étaient tous à moitié drogués (ils buvaient un bon coup et tout ça), et d’autre part on était obligé de les rassembler pratiquement par communautés villageoises, et on mettait ensemble les copains, les amis, de manière à ce qu’au moins ils se soutiennent, qu’au moins ils soient trois ou quatre qui se connaissaient et… Enfin c’était très dur d’y aller ¾ vraiment ! C’était presque impossible.

Alors ce que Platon dit, et qui était d’ailleurs pratiqué, pas dans cette radicalité mais qui était pratiqué, c’était : à ce genre de choses il faut s’y habituer très tôt. Il faut s’habituer très tôt à voir quelqu’un éventré par une lance hein, qui est un spectacle absolument effroyable. La lutte à l’arme blanche, il faut voir ce que c’était. C’est pour ça qu’on éduquait les jeunes gens à ce type de combat très tôt, et qu’on leur apprenait... Alors là il y a toutes les histoires sur les Spartiates auxquels on apprenait ces choses-là très tôt, et c’est pour ça qu’ils étaient reconnus comme des soldats de grande valeur. Alors Platon radicalise ce point en disant : ²finalement il faut créer là-dessus une espèce d’habitude, d’accoutumance, et je pense que c’est le mieux, dit-il ; plus tôt on pourra les y mettre mieux ça sera². Donc il propose vers 4-5 ans… On se demande pourquoi pas vers 3 ou 2 d’ailleurs ? [sourires]… On peut toujours trouver plus radical que soi. Et même on peut y envoyer les femmes enceintes aussi [rires]. La question… Je fais une parenthèse : bien sûr Platon qui parle de tout parle de l’usage des femmes dans les batailles. Et il y a une chose qui m’a toujours frappé, c’est qu’il dit ceci, il dit… Bien sûr là aussi l’égalitarisme de Platon va jusqu’au fait qu’on peut tout à fait engager les femmes dans la guerre, dans les batailles. Il ne leur réserve pas seulement les bons postes de commandement, mais aussi les risques associés. Et le jeune Glaucon dit : « oh là là, oui c’est vrai, on pourrait même les mettre en première ligne » parce que Socrate commence à dire de façon modérée « on va les mettre en réserve », ou bien « on va les mettre derrière leurs hommes », expliquant que les hommes se battront mieux s’ils ont leur femme derrière, ne serait-ce que par vanité, pour ne pas apparaître comme des minables par rapport aux voisins. Et Glaucon dit « mais non ! on peut les mettre au premier rang », et il ajoute : « là vraiment, si elles sont au premier rang l’ennemi va avoir une peur terrible et il va foutre le camp » [Badiou pouffe de rire]… Cette image effectivement des femmes en première ligne comme ça est visiblement pour Glaucon une image absolument terrifiante, qui va créer la panique dans les rangs adverses.

Donc voilà. Donc il faut éduquer tout ça comme il faut, femmes et enfants. Et comment alors traduire ça ? On ne va pas adultérer nécessairement le texte, mais on va voir qu’en réalité la question sous-jacente c’est une question en effet très importante qui est : qu’est-ce que c’est qu’une didactique du courage ? C’est-à-dire finalement : est-ce que le courage ça s’apprend ? ¾ parce que là c’est ce qu’il propose de dire. Il propose de dire : ²en la matière le courage obligé de la guerre va s’apprendre, au régime d’une habitude ; on ne peut pas l’apprendre autrement², etc. Et donc la vraie question c’est : est-ce que la didactique du courage est nécessairement une didactique de l’habitude ? Et donc on va (peut-être parce que je n’ai pas encore décidé la chose, parce que je n’ai pas vraiment traduit ce passage, que j’ai lu en grec mais…)… On peut hésiter là : on peut être soit dans une variation, soit dans un remplacement qui chercherait un équivalent contemporain, dans nos sociétés, de ce problème qui, lui, à mon avis, est un problème tout à fait essentiel, qui est de savoir s’il existe ou non une didactique du courage. Et c’est un point… Vous savez que je considère que le courage est aujourd’hui une vertu cruciale, précisément parce que l’ordre du monde est si installé que le moindre écart en fait par rapport à cet ordre requiert quand même un engagement d’une grande fermeté. Mais y a-t-il un protocole de transmission du courage ? ¾ c’est une question que Platon pose et qu’il résout en disant : ²la didactique du courage, en tout cas pour ce qui concerne ce courage physique relatif à la guerre, eh bien c’est une didactique de l’habitude. S’il a vu couler le sang, s’il a vu des types étripés, décapités, égorgés, depuis l’âge de cinq ans, ça ne lui fera plus grand-chose². Et moi ce que je pense c’est qu’il faut mettre en discussion ce point. C’est-à-dire que ce serait une varitation-remplacement : il se peut qu’il existe des figures de didactique du courage qui ne relèvent pas strictement de l’habitude, et que le courage puisse être une vertu de la pensée et pas simplement en quelque sorte une vertu de l’ethos ou du corps. C’est une discussion importante que ce passage met à l’ordre du jour.

Et enfin les données anthropologiques les plus résistantes sont celles qui concernent en réalité la vision extraordinairement biologique que Platon et ses contemporains peuvent conserver sur la question de l’eugénisme, de l’eugénisme sélectif. Ça c’est absolument présent et courant dans l’Antiquité, à savoir que si on peu éliminer le plus tôt possible les types qui seront des minables, il n’y a qu’à le faire. Il assume ça sans la moindre question, ça c’est très frappant. Alors là on peut signaler le point, mais moi je le supprime tout simplement. Je le supprime. Oui, je le supprime. J’indiquerai quelque part que ça y est, mais dans la lecture continue je vais le supprimer. D’abord parce qu’il n’a aucune cohésion nécessaire avec le reste. Et ensuite, là, je pense qu’on est collé à une figure anthropologique et particulière de la sensibilité historique, qui est que il ne voit pas que ça fait problème. Aujourd’hui, universellement, on voit que ça en fait, parce que des expériences historiques récentes ont réactivé cette question hein. Il ne faut pas oublier qu’il y avait un eugénisme nazi, absolument constitué, qui a conduit en ses débuts à l’extermination des malades mentaux hein. La question a changé de statut depuis Platon, absolument et complètement. On ne peut pas écrire un texte philosophique aujourd’hui en faisant comme si l’eugénisme ne posait pas de questions. On ne peut pas non plus traduire strictement le texte de Platon sur ce point sans introduire le fait que ça fait question.

Et donc si le texte est absolument nécessaire à l’ensemble de la démonstration on va le garder, s’il ne l’est pas on va l’enlever. Il y aura donc, de ce point de vue-là, quelques coupes. Quelques coupes quand le dispositif philosophique est si collé à la singularité anthropologique qu’on ne peut pas le sauver, voilà. Il n’est pas sauvable. Et donc on renverra ça, selon les méthodes du discours universitaire, on le renverra en note, parce que partout où il y aura une coupe on fera une note de la coupe, on fera une note sur la coupe. Mais du point de vue de l’universalisation du texte dans son ensemble on ne le gardera pas.

Donc on va aller de variation à remplacement, et de remplacement à coupe éventuelle. Je peux d’ailleurs vous dire que les coupes de ce genre (parce qu’il y en a d’autres qui sont des coupes de contraction, mais celles-là je les légitimerai d’un point de vue stylistique) seront extrêmement peu nombreuses.

Alors voilà pour les opérations constitutives du texte platonicien.

 

     Alors la 7e rubrique nous amène au cœur de problèmes philosophiques d’une importance considérable. C’est ce que j’ai appelé les déplacements conceptuels. Alors les déplacements conceptuels vont en réalité consister à traduire certains mots-clés du lexique philosophique de Platon autrement qu’ils ne sont communément traduits, et autrement que de la manière dont la tradition, très sédimentée, a acclimatée leur traduction, en français ou dans d’autres langues.

     Et alors pourquoi ? Je pense que quelques concepts-clés de Platon ont été saturés, du point de vue de leur traduction, par ce qu’on peut appeler l’amplitude de leur usage. C’est-à-dire la sédimentation historique a alourdi cette traduction de telle sorte que, à mon avis, elle ne restitue plus, elle est devenue opaque du point de vue de ce qu’on peut considérer comme le mouvement universel de la pensée de Platon. Et alors je dirais que dans les deux cas que je vais vous citer, qui sont évidemment les cas majeurs, les cas les plus importants, on peut parler, je crois, d’une aristotélisation rétroactive du lexique de Platon.

     Je commence par le mot ousia. Mot dont on a bien vu très tôt qu’il posait des problèmes considérables. La traduction la plus courante est de traduire ousia par ²essence² : l’ousia du chien c’est l’essence du chien. Et donc c’est entièrement captif du dispositif qui va opposer essence et existence, selon une distinction philosophique canonique qui traverse toute l’histoire de la philosophie, et que vous retrouvez dans le plus extrême contemporain : toute une partie du dispositif par exemple de la philosophie de Sartre consiste à dire que l’existence précède l’essence, et non pas inversement. Mais je pense que, à regarder de près l’ensemble du texte platonicien, cette distinction entre essence et existence n’est pas pertinente, le mot ousia ne dit rien de ce genre.

     Alors c’est là qu’on est… Plier le mot ousia à s’insérer dans la distinction concernant ce qui existe, entre la modalité essentielle de ce qui existe et sa simple existence, c’est une opération qui est évidemment légitime dans certains contextes mais qui n’est pas ce que Platon a en tête ¾ ça je ne vous en donne pas la démonstration textuelle, mais c’est absolument mon sentiment ; ce n’est pas ce qu’il a en tête. Ça c’est un problème d’Aristote ça. Et d’ailleurs la catégorie d’essence est vraiment élaborée, déployée, dans la relation entre forme et matière, acte et puissance ; toutes ces grandes dualités aristotéliciennes permettent de cerner et d’élucider la signification de ousia comme essence. Aristote lui-même introduisant d’ailleurs sur ce point beaucoup d’autres vocables… Enfin n’entrons pas dans la technique linguistique de la philosophie grecque.

     Ce que Platon veut dire par ousia est par ailleurs clair. Ça n’a rien à voir avec le rapport entre essence et existence, ça a à voir avec le rapport entre être et pensée. Et ²être et pensée² au point où Platon assume, largement, l’axiome de Parménide selon lequel ²l’être et la pensée c’est la même chose², ²sont le même². Donc au moment où vous pensez, ce que vous pensez et la pensée de ce que vous pensez ne sont pas discernables à proprement parler. C’est bien ça que signifie le motif de l’²Idée² en son fond. C’est-à-dire que quand vous pensez quelque chose vous pensez, en même temps que vous pensez le quelque chose, et la seule manière de penser le quelque chose c’est de penser l’Idée dont ce quelque chose relève ¾ ça ce sont des opérations… Mais vous voyez bien que, au point de l’exercice effectif de la pensée, la pensée et ce que pense la pensée ne peuvent pas être disjoints, car toute pensée est la pensée ²de² ce qu’elle pense (mais le ²de² lui-même peut être éludé : la pensée est ²pensée ce qu’elle pense²).

     Et ce que ousia désigne c’est ce qu’il en est de l’être POUR qu’il puisse, en ce point, être identique à sa pensée. Et alors évidemment vous pouvez dire : « alors ça c’est l’essence ». Mais quand vous dites que c’est l’essence vous allez l’opposer à l’existence et vous allez ouvrir la voie à l’interprétation dualiste. Or ce que je soutiens moi sur ce point c’est qu’en traduisant ousia par ²essence², rétroactivement vous assignez une interprétation aristotélicienne à Platon, qui est aussi une interprétation polémique, parce vous allez dire « qu’en réalité Platon pensait qu’il fallait distinguer l’essence et l’existence et que son erreur ça a été de mettre les essences dans un monde idéal, intelligible, distinct, du monde réel où la chose existe ».

     Donc vous voyez bien que si ousia est pris dans la tenaille de l’opposition entre essence et existence, comme par ailleurs en effet il y a des métaphores concernant le monde des Idées, le monde de l’ousia, etc., on va s’engager, comme sur un boulevard, vers l’interprétation classiquement dualiste de Platon : à savoir il y a deux mondes, le monde sensible et le monde intelligible. Cette interprétation est fausse. Ce n’est pas parce qu’il y a des métaphores, des expressions métaphoriques qui désignent le fait qu’il y a le monde intelligible et le monde sensible qu’il y a deux mondes. Non, non ! Il y a évidemment pour Platon un seul monde. Il y a un seul monde dans des déclinaisons sensibles et intelligibles qui, d’ailleurs, sont profondément unifiées ; puisque en définitive c’est ce que désigne le motif très singulier de ce qu’on traduit par ²participation², méthexis ; méthexis ça veut dire que le sensible c’est un degré de quelque chose qui, dialectiquement finalement, se laisse appréhender ou penser selon l’intelligible, dans un processus qui est un processus dialectique, comme le dit Platon lui-même.

     Alors du coup vous ne pouvez pas traduire ousia par ²essence². C’est une catastrophe spéculative cette traduction. Elle porte pratiquement, au cœur même du platonisme, l’interprétation traditionnelle selon laquelle Platon c’est l’idéalisme dogmatique qui a séparé le monde intelligible et le monde sensible ; et puis après qui a déclaré la hiérarchie de l’un sur l’autre, etc. C’est ne pas comprendre ce que Platon appelle ²dialectique², puisque ²dialectique² c’est précisément la possibilité d’un mouvement de pensée qui, en un point, parvient à ce que l’objet qui est pensé et la pensée de cet objet soient fondamentalement la même chose. Ce qui veut dire que cette pensée a pu traverser l’expérience du sensible et, du point même de cette traversée, parvient à se mouvoir dans l’intelligible. Mais c’est l’unité d’un processus de pensée, ce que matérialisent parfaitement et l’allégorie de la caverne (dont nous avons maintes fois parlé) et la disposition dite ²de la ligne² où l’on voit les formes successives de la pensée et de ses modalités ontologiques.

     Par conséquent je traduirai, moi, ousia, par ²ce qui, de l’être, s’expose à la pensée². C’est une traduction littérale [Badiou se marre] au sens où elle dit ce que ousia veut dire ¾ après tout ousia c’est un mot technique, c’est un mot forgé, ce n’est pas un mot du lexique ordinaire hein ; ça n’est pas to on, ²l’être²… C’est une donnée spéciale, et cette donnée spéciale récapitule le fait qu’il peut arriver que l’être soit exposé à la pensée, et que cette exposition de l’être à la pensée constitue la pensée elle-même ; la pensée n’est pas séparable de ce qui de l’être s’expose à la pensée. Donc ousia va être un mot indiscernable entre ²pensée² et ²ce qui est en tant qu’il est², et non pas du tout une composante séparable de l’être qui en serait l’essence. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de dualisme dans cette affaire. Il y a simplement que l’être est tel qu’il s’expose à la pensée en un point où la pensée de l’être et l’être de la pensée sont la même chose. Voilà.

     Alors ça ce sont des décisions de déplacements conceptuels, parce que vous arrachez tout le contexte platonicien en réalité à son interprétation dualiste, simplement en donnant à ousia quelque chose qui est comme son sen. Et de ce point de vue-là on ne peut plus traduire au sens où l’on ferait correspondre un mot à un mot. C’est là que le déplacement conceptuel opère. Il déplace au sens où vous ne pouvez pas substituer un mot à un mot. Il n’y a pas de mot dans la langue philosophique héritée, disponible pour traduire ousia. Peut-être qu’on en fabriquera un, un jour, mais là ²ce qui, de l’être s’expose à la pensée², c’est parce qu’il n’est pas possible qu’un mot vienne à la place d’un mot. Et la grande tradition qui a consisté à dire « eh bien il n’y a qu’à dire ²essence² » était une aristotélisation de Platon. Et si on peut mettre fin à cette aristotélisation… Eh bien pour l’instant on traduira ce qu’on comprend, ce qu’on comprend des usages de ousia dans son contexte effectif, et pour autant que Platon emploie ce mot. Alors ça c’est le premier exemple. J’appellerai cette opération un dépliement, c’est-à-dire on prend ousia et on le déplie. Et ce dépliement va faire office de traduction parce qu’on ne peut pas épingler, on ne peut que déplier.

     Le deuxième exemple peut apparaître comme une substitution brutale, mais un certain nombre d’entre vous la connaissent déjà. C’est à propos de l’Idée du Bien. Alors l’Idée du Bien dans La République c’est le shibboleth, c’est le sommet de tout. Et là, le problème est de se débarrasser d’une interprétation rétroactive néoplatonicienne ; pas tellement aristotélicienne mais néoplatonicienne, c’est-à-dire en réalité d’une interprétation théologique. D’ailleurs dans le contexte néoplatonicien, puis du christianisme néoplatonicien, évidemment l’Idée du Bien c’était le Dieu de Platon, c’était le monothéisme de Platon. Or évidemment il n’y a pas de monothéisme de Platon. Ça c’est vraiment une interprétation qui ne rend pas raison du texte. Parce que dans le texte c’est quoi l’Idée du Bien, ce qui est appelé ²l’Idée du Bien² ?

C’est vrai que formellement, lexicalement c’est agathou idea, c’est ²l’Idée du Bien² ; si on traduit littéralement c’est ça. Mais l’Idée du Bien c’est la possibilité, pour la pensée, d’avoir une orientation (c’est ça que ça veut dire) ; d’ailleurs ça s’appelle aussi ²le principe². Alors ²principe² ça veut dire quoi ? Ça veut dire que le mouvement dont je vous parlais tout à l’heure, c’est-à-dire le mouvement dialectique n’est pas livré à une errance pure et simple hein, il est toujours localement orienté. Il est orienté vers précisément le point de l’ousia, c’est-à-dire le point où la pensée de l’être et l’être de la pensée ne sont plus discernables. Et l’Idée du Bien c’est simplement le vecteur général de cette orientation, c’est-à-dire c’est le nom donné au fait qu’il y a cette orientation. Et parvenir à l’Idée du Bien, comme le dit métaphoriquement Platon, c’est simplement parvenir philosophiquement à la conscience de ceci que toute pensée véritable est une pensée orientée, et qu’elle n’est pas livrée à un empirisme anarchique.

Donc ²Idée du Bien² ça désigne en profondeur le caractère ordonné de toute pensée. C’est-à-dire qu’il y a un ordre de la pensée, et de ce point de vue-là justement c’est ce qui distingue la pensée de la pure et simple expérience, c’est ce qui la détache de la pure et simple expérience. On peut donc dire aussi que l’Idée du Bien c’est ce par quoi Platon désigne son rationalisme, c’est-à-dire ce par quoi il désigne le fait que la pensée ne dérive pas de l’expérience, qu’elle est un processus autonome, indépendant, qui oriente sa propre construction.

Alors la traduction par ²Idée du Bien² aujourd’hui est complètement saturée par des siècles et des siècles d’interprétation théologique, c’est-à-dire qui signifie que l’Idée du Bien est en réalité une transcendance extérieure, organisatrice de l’ensemble du processus de connaissance, comme si elle était un être spécifique. Alors que Platon prend bien soin de dire, pour indiquer qu’elle ne se laisse pas représenter comme polarité fixe, il prend bien soin de dire ²ce n’est même pas une Idée², ²c’est au-delà de l’Idée² ¾ des phrases qui veulent dire que c’est ce qui de l’Idée a puissance d’orientation… Voilà, c’est ça : l’Idée du Bien c’est infus dans n’importe quelle Idée ; en tant qu’Idée c’est ce qui toujours oriente la pensée. Et l’Idée du Bien c’est l’Idée du caractère orienté de toute Idée.

Et alors ²Bien² là-dedans ? ²Bien² n’a aucune connotation morale. C’est-à-dire ²Bien² désigne spécifiquement le fait que le propre de l’Idée c’est d’être orientée précisément. Donc ça désigne le propre de l’Idée en tant qu’Idée. Et désignant le propre de l’Idée en tant qu’Idée ça a effectivement une valeur parce que ça prescrit la valeur de la pensée comme telle, de son ordre propre hein, mais ça ne veut pas dire que l’Idée du Bien c’est le bien au sens où le bien serait un des trois transcendantaux (le Bien, le Beau et le Vrai) ; dans ce cas-là on ne voit pas pourquoi il aurait choisi le Bien en ce point-là. ²Bien² veut dire ²c’est bien pour la pensée² hein, c’est tout ce que ça veut dire ; c’est-à-dire qu’il est bien pour la pensée d’être orientée ; et réciproquement l’orientation idéale de la pensée est son bien propre, c’est-à-dire sa qualité propre telle qu’elle peut déployer son être. Et, pour la pensée, déployer son être c’est exactement être au point où l’être s’expose à la pensée, c’est-à-dire au point de l’ousia.

Donc on peut dire que l’Idée du Bien c’est ce qui nomme que la destination de la pensée c’est l’ousia. Donc les deux points sont liés n’est-ce pas. Les deux points sont liés. Si on commence à traduire ousia par ²essence² on va dire que le destin de la pensée c’est l’essence et on va retomber dans l’idée séparatrice de l’essence et de l’existence, et finalement dans le dualisme.

Donc j’impute à ²Idée du Bien² de n’être plus lisible autrement que par l’appariement de deux déterminations : une détermination de transcendance et une détermination moralisante. Et c’est bien ça que résume l’interprétation théologique. L’interprétation théologique installe Dieu à la place de l’Idée du Bien en position de transcendance, et on sait très bien que les déterminations fondamentalement religieuses de Dieu sont les déterminations morales ; que ce qui intéresse l’humanité dans Dieu c’est la détermination morale, c’est-à-dire le fait de savoir si on va être puni ou récompensé en fin de compte, et comment il nous juge (le juge n’est-ce pas). Mais l’Idée du Bien ne juge rien, l’Idée du Bien ne fait qu’indiquer que la pensée doit être orientée vers l’ousia, c’est tout, que ça c’est son bien propre, d’accord, c’est tout.

Et donc l’Idée du Bien, si on le prend dans cette saturation théologique et morale, c’est un contresens. Un contresens imputable à une rétroaction du néoplatonisme sur le platonisme, c’est-à-dire du travail séculaire de théologisation de Platon. Platon a été victime de deux choses n’est-ce pas : il a été victime de son aristotélisation et, ensuite, de sa théologisation. Au fond il a été victime de la lecture qu’en fait Pascal : ²Platon, pour préparer au christianisme². Mais Platon ne préparait pas au christianisme, pas du tout, pas du tout. Il ne préparait pas au christianisme, et il ne préparait pas non plus à l’aristotélisme. Donc il n’était ni médiéval, ni démocrate hein ¾ il n’était ni l’un ni l’autre ; il était autre chose. Et c’est vrai que le Platon le plus naïf a été celui des communistes utopiques du XIXe siècle, qui sont allés chercher chez Platon tout à fait autre chose alors, et dans l’Idée du Bien aussi tout à fait autre chose. Ils sont allés chercher chez Platon la première anticipation possible d’une société qui ne serait plus fondée sur la férocité concurrentielle, d’une société (comme ils disaient) ²de l’association². Et c’est vrai, si vous lisez Platon comme je le lis, c’est-à-dire en disant « les gardiens c’est tout le monde », c’est vrai que c’est une société de l’association. C’est aussi une société de la sobriété (même les écologistes y trouveraient leur compte hein), parce qu’il dit bien, Platon, qu’il ne faut pas… Enfin c’est un anti-consumériste, absolument n’est-ce pas. Il a une vision sobre : c’est-à-dire que ce à quoi l’homme est destiné ce n’est pas à s’empiffrer, ce n’est pas à faire des bêtises, ce n’est pas à consommer des objets inutiles, etc. ¾ c’est sa vision fondamentale. Ce n’est pas comme Aristote : Aristote considère que bon il faut vivre comme vit la classe moyenne supérieure.

Et donc cette question de la traduction de l’Idée du Bien est donc une question nodale et c’est la raison pour laquelle en même temps on ne peut pas non plus enlever ²Idée du quelque chose² parce que le concept qui est associé à ²Idée² dit plus que ²Idée². C’est quand même l’Idée du Bien, c’est-à-dire l’Idée de quelque chose qui est un attribut spécifique de l’Idée, tel que, là, il s’agit de son orientation vers l’ousia. Alors c’est pour ça que j’ai décidé de le traduire par ²Idée du Vrai². Parce qu’au fond ²Idée du Vrai² introduit dans cette affaire une neutralité. C’est une neutralité, parce que le Vrai n’est ni moralisant ni prescriptif. Ce n’est pas une catégorie du juge, du grand Juge qui nous dit ce qui est bien et ce qui est mal. Et en ce sens c’est plus exact, parce que le mot ²Bien², tel que Platon l’emploie, est un mot neutre ; ce n’est pas un mot lié au moralisme dont on l’a ensuite saturé dans la rétroaction.

Donc ²Idée du Vrai² est plus neutre, plus scientifique disons, voilà. Mais pour Platon ²Idée du Bien² est scientifique, est connecté, absolument, au fait qu’il faut faire dix ans de mathématiques etc. Ce n’est pas connecté au préchi-précha moral hein, pas du tout ! Donc il y a cette neutralité.

Et puis il y a un point, alors plus contemporain : c’est que je pense que, dans la situation qui est la nôtre, la question de la disjonction entre vérité et opinion est fondamentale. Elle est fondamentale, beaucoup plus que ne l’est l’opposition entre le bien et le mal. Parce que l’opposition entre le bien et le mal c’est l’instrumentation majeure d’accompagnement du dispositif oppressif contemporain. C’est-à-dire que d’un côté le dispositif oppressif se présente comme un dispositif de libération, et d’autre part il désigne, à l’extérieur de lui-même, le bien et le mal, justifiant de la sorte ses interventions militaires ¾ c’est comme ça que ça marche le monde aujourd’hui. Dans la promotion de la figure victimaire on a une exaspération de l’opposition entre bien et mal, qui est une exaspération impériale en réalité. C’est toujours à l’extérieur, comme s’il s’agissait en réalité de renouveler l’opposition des civilisés et des barbares. Et c’est dans le cadre planétaire de cette opposition des civilisés et des barbares que bien et mal fonctionnent, comme des catégories principalement destinées à désigner d’une part les suppôts du mal, et d’autre part les bons, c’est-à-dire universellement les occidentaux et en définitive l’armée américaine qui est son bras actif. Le bras actif du bien. Seuls les Américains aujourd’hui ont encore la certitude d’être les agents du bien ; eux l’²Idée du Bien² ils ne connaissent que ça ¾ c’est aussi pour ça que je n’avais pas envie de la mettre dans Platon [Badiou se marre ; rires]. Voilà.

Et je voudrais aussi insister sur le fait que l’opposition du bien et du mal, telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, constitue, comme affect complémentaire de la liberté d’opinion, un affect qu’on pourrait appeler une pitié misérable. Une pitié misérable. D’ailleurs aujourd’hui la balance idéologique complète, ou supplémente, le contentement moyen du consommateur par une pitié misérable télévisuelle. Et ça c’est une horreur n’est-ce pas… C’est une horreur… Je ne dis pas… Bien sûr il faut porter secours aux malheureux etc. ¾ entendez-moi bien. Mais idéologiquement on est aux antipodes là de ce que la pensée peut nous proposer. Au lieu d’aller à la racine du mal, on s’apitoie sur les victimes. Et on voit bien que cet apitoiement sur les victimes a toujours existé comme le complément, ou supplément d’âme comme disaient les bergsoniens, à la perpétuation du monde établi. Il y a toujours eu des dispositions caritatives, des charités bénévolantes, et puis des théléthons pour tout ce que vous voulez ¾ il y a toujours eu ça.

Donc centrer la figure des choses sur l’opposition du bien et du mal aujourd’hui, ce qui veut dire en réalité faire de l’éthique de tout ce qu’on veut, on voit très bien que c’est dans un régime de complicité organique avec la structure essentielle qui régit le monde. C’est pour ça que je ne peux que me méfier, provisoirement, de tous les usages du mot ²bien². Et j’ai choisi de le neutraliser, au cœur même du dispositif de Platon, pour rendre service à Platon, pour le dégager de cette pitié néfaste, pour le rendre à sa neutralité souveraine en la matière, en traduisant ²Idée du Vrai² ¾ ce qui en plus a le mérite de créer l’espace de discussion véritable dans lequel nous devons nous situer quand même, qui est qu’il n’est pas vrai que toutes les opinions sont substituables.

Or vous avez deux manières de dire que les opinions ne sont pas substituables ou équivalentes. Vous avez la manière moralisante qui consiste à dire qu’il y a des opinions bonnes et des opinions mauvaises ; et elle est constamment utilisée. Et puis vous avez la manière platonicienne qui, avant de se prononcer sur la question des opinions bonnes et des opinions mauvaises, consiste à dire que il n’y a pas que des opinions. Et ça ce sont deux manières absolument distinctes… Ça aussi ça montre que le recours à ²vérité² ou le recours au ²bien² n’ont pas du tout aujourd’hui la même place et la même fonction. Le recours au ²bien² consiste à pouvoir aller immédiatement, en mobilisant la pitié misérable, vers la désignation de ce qui est mal. C’est la chose qui intéresse, parce qu’une fois qu’on a désigné ce qui est mal, d’abord on se constitue soi-même comme bien, et ensuite on peut envisager des dispositifs de réduction du mal, y compris en intervenant de la façon la plus sévère contre n’importe quoi… y compris, comme vous le savez, sur la question fondamentale des vêtements : il y a des vêtements mauvais [sourires]… Mais ça c’est quand même se disposer dans une hiérarchisation des opinions qui masque leur substituabilité par des recours à l’affect en réalité, qui lui-même renvoie aux catégories de civilisés et de barbares. Contre ça je crois qu’il faut dire : « oui, eh bien il n’y a pas que des opinions différentes, il y a des choses qui diffèrent de l’opinion, qui n’ont pas le statut de l’opinion »… On ne peut pas s’en tirer sans ça. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas s’en tirer sans une catégorie de la vérité, quel que nom qu’on lui donne. Mais ce n’est pas le bon moment pour lui donner le nom de ²bien² ; je pense que ça ouvre à une confusion considérable.

 

Bon voilà pour les déplacements conceptuels. Il reste très peu de temps. Je voudrais simplement donner très rapidement, en 8e rubrique, les opérations que j’appelais ²de contemporanéité². Je donnerai simplement un exemple sur ces opérations qui consistent à rendre contemporain, plus lisiblement contemporain, ce qui chez Platon est encore un peu historiquement enfermé dans son époque. L’exemple le plus typique c’est le passage extrêmement détaillé et d’une importance considérable où Platon analyse le passage de la démocratie à la tyrannie hein. C’est un passage très fameux, et en réalité, dans le détail, assez complexe. Et il est évident que ce qui est actif historiquement, ce qui permet de faire vivre ça, ce sont les conditions dans lesquelles le fachisme a pu s’implanter dans des pays où était installé la démocratie parlementaire ¾ c’est de ça qu’il parle. Donc ce sont les conditions de l’arrivée au pouvoir de Mussolini, de Salazar, ou d’Hitler… C’est ça ! C’est clair que ça nous parle de ça. Et y compris quand on regarde le texte, ça nous en parle vraiment. Ça nous en parle vraiment avec quelques millénaires d’avance ; c’est-à-dire que, en particulier, ce qui est appelé ²tyrannie² est la tyrannie, clairement, de démagogues fachisants. C’est bien comme ça que Platon les voit. Et ils surgissent dans l’élément de décomposition de la démocratie parlementaire précisément en tant qu’ils ne sont pas des patriciens ou des aristocrates, mais bien des plébéiens qui surgissent comme ça dans la démagogie identitaire ; c’est-à-dire ils désignent quelque chose de l’essence, de l’ethos, du peuple, etc., pour légitimer leur propos. Platon les voit absolument comme ça, et donc là c’est une opération aussi qui veille à ce que le texte soit absolument lisible comme ça, de telle sorte que cette histoire du passage de la démocratie à la tyrannie ne soit pas enfermée dans l’histoire grecque archaïque, mais qu’elle nous parle immédiatement. Voilà.

 

Alors je voulais simplement terminer, à propos… On reprendra sur le texte que vous avez. Il illustre ou il présente, à sa manière, dans la théâtralité, deux points décisifs (je crois) de l’enseignement de Platon.

Le fragment 1 porte sur le point suivant : c’est que l’accès à une vérité est toujours de caractère événementiel. Ça c’est ce que Platon appelle la dimension ²d’éveil², ou de ²conversion². Mais ²conversion², là aussi, a été très saturé religieusement. Mais enfin il dit ²éveil², c’est peut-être plus vif ²éveil². Et ça signifie qu’il y a pour le sujet un moment du vrai. Il y a un moment inaugural du vrai. Le vrai n’est pas réductible à ce moment, mais il y a un moment du vrai. Ça c’est une thèse platonicienne majeure qui est que l’accès à une vérité, quelle qu’elle soit, n’est pas dans la continuité de l’existence ordinaire. Il y a une clause de rupture. Il y a une frappe. Et on peut appeler ça (c’est le sous-titre que j’ai mis) ²la frappe événementielle de l’Idée². Ça c’est le premier point.

Et le deuxième fragment porte, à l’autre extrémité, sur le fait que l’engagement dans une vérité, une fois réalisée cette frappe, est fondamentalement un problème d’acquiescement à une discipline ¾ toujours… que cette discipline soit l’acharnement artistique, la nuit passée à résoudre un problème scientifique, la construction amoureuse, la discipline politique, de toute façon…

Et donc (vous voyez) ça porte sur les deux versants, que Platon a parfaitement vus l’un et l’autre : il y a un élément de frappe événementielle de l’Idée, il y a une conversion, il y a un éveil, mais ceci ouvre, quant à ses conséquences, si on accepte les conséquences de cet éveil, ceci ouvre à la pratique et à l’invention d’une discipline nouvelle que, dans mon langage, j’appelle ²l’incorporation² ; c’est-à-dire la manière dont l’individu est incorporé au processus de vérité. Voilà.

Alors la prochaine fois nous reprendrons sur cette base-là. Merci à vous.

9 juin 2010

 

     Bien alors, comme toujours quelques ultimes indications de dates. Il y aura finalement un séminaire supplémentaire, de clôture, de bilan de l’ensemble de l’année et d’annonce de l’année prochaine, mercredi prochain, le mercredi 16, exactement dans les mêmes conditions. Faites-le savoir parce qu’il n’y aura pas de convocation nouvelle. J’indique que ce sera aussi vraiment, pour ceux d’entre vous qui sont inscrits aussi au titre du master de Paris VIII, la date limite de remise d’un travail, dont je rappelle qu’il doit comporter une dizaine de pages et qu’il doit porter sur ce qui est, à vos propres yeux, votre sujet de recherche ; le sujet est ouvert mais c’est vraiment la date limite ultime que ce 16 juin.

     Alors je voudrais vous signaler aussi que je fais la veille, le mardi 15 juin, à 19 heures, une conférence à l’Université Américaine de Paris, dans le Grand Salon de l’Université Américaine de Paris, qui est 31 avenue Bosquet. Je vous la signale parce que c’est une conférence dont le titre est Localisation et vérité. Et c’est donc une sorte de conférence de transition entre les thèses fondamentales de Logique des mondes et le projet que je nourris d’un troisième volume final de ma construction qui s’appellerait L’immanence des vérités. Donc c’est entre L’être et l’événement, Logiques des mondes, et puis l’éventualité de L’immanence des vérités. Ça en dépliera en tout cas le problème, qui est inscrit dans le titre, c’est-à-dire le problème qui est en vérité peut-être le problème philosophique auquel je suis le plus attaché, c’est : comment est-il possible que l’existence de vérités universelles soit néanmoins originée et attestée dans des localisations ? Comment se fait-il que l’universalité soit en même temps sous la réquisition d’un lieu ? ¾ ça paraît être antinomique… Vous savez que dans le platonisme vulgaire on résout cette question en supposant qu’il existe un lieu des vérités : le lieu intelligible. C’est précisément une solution entièrement abstraite qui consiste non pas à nier que les vérités soient localisées, mais à supposer que la localisation leur est immanente dans un univers séparé en quelque manière de l’univers effectif. En réalité je crois qu’on peut montrer que, même chez Platon, cette solution est fictive, c’est-à-dire qu’elle est une métaphore d’indication du problème ; c’est-à-dire que effectivement les Idées, en tant que dépositaires de l’universalité, sont astreintes, comme toutes choses, à une localisation. Donc Platon va parler de topos noétos (effectivement ça lui arrive), ²lieu intelligible² ; mais ²lieu intelligible² porte en réalité essentiellement l’idée de lieu. Et cela a été beaucoup critiqué alors que cela est une intuition fondamentale. Et en dernier ressort il est bien vrai qu’il faut rendre raison de ce que l’universalité est localisée. Voilà.

     Je pense que l’invité du jour, qui est, que je vous présente, qui s’appelle Ivan Segré, et dont je vous ai déjà parlé une ou deux fois, que je présenterai tout à l’heure un peu plus longuement, interviendra en autres choses sur ce point entre localisation et universalité, dans son propre corps de doctrine. Voilà. Et donc cette conférence (pour en terminer avec elle) revient sur ce problème de localisation et vérité ; évidemment on n’est pas là dans le protocole platonicien vulgaire de déclarer que le lieu des vérités est un lieu transcendant, extérieur à la réalité sensible, donc on est dans une thèse d’immanence des vérités, d’où le titre. On est dans une thèse d’immanence des vérités, ce qui ne veut pas dire que cette immanence est délocalisée ; c’est-à-dire ce n’est pas une immanence qui serait flottante en quelque sorte, et qui se confondrait avec la généralité. Le lieu des vérités n’est pas un lieu conçu comme le total des lieux, c’est-à-dire comme ce qui serait universellement prédicable de la totalité de ce qui existe. Autrement dit ce n’est pas l’universalité au sens immédiat du quantificateur universel en logique, c’est-à-dire ce n’est pas le pour tous formel.

     Bien entendu on soutiendra aussi que toute vérité est adressée. Mais la question de l’universalité de l’adresse est autre chose que la question de l’universalité prédicative. Dire ²tous les hommes sont mortels² (pour reprendre le pont aux ânes de la logique syllogistique) est autre chose que de dire que « a été produit, en un lieu, et avec les matérialités de ce lieu, quelque chose qui cependant est adressé à tous, ou adressable à tous ». Et c’est bien évidemment cette seconde définition qui est pertinente, mais elle requiert d’élucider entièrement la relation entre lieu et vérité. Et ce n’est pas du tout une question simple. En réalité Logiques des mondes est consacré à ça, mais ce qui manque encore c’est d’examiner la question de la localisation, non pas du point de vue de la particularité locale (comment l’universalité se construit là ?) mais du point de vue de l’universalité elle-même ; c’est-à-dire qu’est-ce qui porte trace, de l’intérieur même des vérités, et du point de vue de l’universel, de la particularité ou de la singularité dans laquelle la vérité a surgi. Autrement dit, si vous voulez, vous pouvez toujours dire que dans telle langue particulière a été écrit un poème qui, de toute évidence, peut être, à un moment ou à un autre, mais peut être à un moment ou à un autre significatif pour tous, y compris des gens qui dans d’autres langues, dans d’autres époques, dans d’autres lieux (c’est quand même quelque chose qui arrive tous les jours, ce genre de phénomènes très étranges)… On peut dire cela, mais cela indique simplement la multilocalité possible de l’universalité, mais ça n’indique pas ce qui, du point de vue de l’universalité elle-même, est intriqué dans le caractère universel de l’adresse. Autrement dit dans Logiques des mondes, et puis dans d’autres choses qu’on a discutées ici-même d’ailleurs, la tendance est d’aller (selon un mouvement platonicien réel), d’aller plutôt de la particularité à l’universalité, c’est-à-dire d’expliquer comment se construit l’universalité à partir de la particularité, ce qui chez Platon est décrit comme le mouvement ascendant ¾ c’est pour ça qu’il est quelquefois présenté comme un changement de lieu : on monte du lieu sensible au lieu intelligible… Comme nous le savons Platon indique tout de suite que le mouvement en réalité le plus problématique et le plus important c’est le mouvement en sens inverse c’est-à-dire : comment on descend dans la caverne, enfin comment on re-descend ? Et cette métaphore de la descente, évidemment… Elle est une métaphore, elle n’est rien d’autre.

     Alors quel est le mouvement par lequel, de son point de vue, l’universalité elle-même (son adresse générale et sa destination, et son implantation ou sa résurrection dans des conditions particulières) opère ? ¾ c’est précisément ce qui serait en jeu dans la future Immanence des vérités. Et j’essaierai d’ouvrir un peu à cette question dans cette conférence que je me permets donc de vous recommander [Badiou se marre]. Bien.

 

     Alors maintenant je voudrais donc… Nous avons la chance d’avoir, pour quelques jours à Paris, Ivan Segré, qui habite normalement Tel-Aviv. Et j’avais déjà eu l’occasion, j’y reviendrai tout à l’heure, de dire que Ivan Segré a écrit deux ouvrages que je considère comme tout à fait importants ; à la fois intellectuellement, politiquement et idéologiquement, et qui sont Qu’appelle-t-on « penser Auschwitz ? d’une part, et d’autre part La réaction philosémite, sous-titrée La trahison des clercs. J’ai déjà eu l’occasion de présenter ces livres comme ça, mais nous aurons aujourd’hui quelque chose de plus essentiel.

     Mais pour présenter Ivan Segré je voudrais quand même partir de Platon, comme toujours, puisque je l’inclus là dans un dispositif platonicien dont vous verrez qu’il va aussitôt se distancer à sa manière ; mais c’est quand même dans le dispositif platonicien, et dans le travail du philosophe platonicien, qu’il est convoqué à témoigner.

     Alors je voudrais rappeler que j’avais déterminé ce que je considérais être l’actualité de Platon… On pouvait résumer ça en quatre points, très rapides, très cursifs :

 

[1] premièrement cette actualité venait de la nécessité rigoureuse aujourd’hui de reprendre le problème des vérités dans le contexte de la souveraineté des opinions, c’est-à-dire : qu’est-ce que la supposition qu’il existe des vérités peut bien venir faire dans le protocole dominant de la thèse de la liberté des opinions ? ¾ ça c’est le premier point : Platon comme organisateur de la contradiction (disons-le comme ça) entre vérité et opinion.

 

[2] Deuxièmement : une chose très importante à mes yeux, c’était le rapport que Platon entretenait à ce que je considère comme les conditions de la philosophie (c’est-à-dire science, art, politique et amour), que je rappelle brièvement parce que ce sont des points décisifs à mon avis de la compréhension contemporaine. Alors par exemple, en ce qui concerne les sciences, Platon est celui qui a affirmé, ou réaffirmé, qu’il y avait une référence cruciale aux mathématiques, que la philosophie ne pouvait se concevoir, et même à ses yeux ne pouvait exister sans une référence interne à ce fait, tout à fait extraordinaire, que les mathématiques existent (tout simplement) ; et qui est une chose dont on ne s’étonnera jamais assez, l’existence des mathématique. C’est probablement, de tout ce que les hommes ont inventé, la chose la plus stupéfiante (on peut dire ça, esthétiquement, si je puis dire). Donc ça c’est absolument le point de vue de Platon… Le point de vue de Platon et puis après, comme vous le savez, ça a été le point de vue réitéré de Spinoza, de Kant, de Husserl, et puis c’est le mien aussi, mais le mien n’est là que dans une tradition originée dans Platon. Donc il y avait ce point.

Il y avait, en ce qui concerne l’art, il y a un rapport extrêmement complexe à ce qu’on pourrait appeler la prétention du poème. J’appelle ²prétention du poème² sa propension à déclarer qu’il relève d’une intuition ontologique plus fondamentale que la proposition mathématique. Ce n’est pas un jugement sur l’existence de la poésie, c’est idéologique ça… Au fond c’est un énoncé philosophique de prétendre que ²le poème est le gardien de l’être² ; parce qu’on sait bien que ça a été réactivé vigoureusement à notre époque par Heidegger, cette prétention du poème à être le gardien de l’être. Et cette prétention évidemment est toujours dans une espèce de rivalité intrinsèque avec la prétention des mathématiques ¾ sauf que les mathématiques n’ont pas de prétention ; les mathématiques sont dans une arrogance supérieure n’est-ce pas [Badiou sourit], elles se suffisent à elles-mêmes ; elles n’ont même pas besoin de raconter qu’elles sont le gardien de l’être ; d’ailleurs aucun mathématicien ne pense qu’il est le gardien de l’être [sourires], ça lui suffit beaucoup d’être le gardien des théorèmes.

Mais le poème, lui, le poème en a un peu besoin de cette prétention, et il a trouvé, en effet, des serviteurs philosophiques pour la soutenir. Et Platon entre originairement dans une discussion serrée avec ce point. La résumer en disant que Platon est hostile au poème est évidemment une falsification parce qu’on sait très bien que Platon ne cesse de citer des poèmes, qu’il les connaît tous par cœur, qu’il écrit des dialogues, des mythes, etc. Si quelqu’un a proposé que la philosophie s’écrive littérairement c’est bien lui. Mais il en a à la prétention du poème. Alors chez lui ça prend la forme d’une dénonciation de la prétention du poème à imiter la nature ; le poème prétend être plus fort que la nature par la souveraineté imitative qui est la sienne etc. ¾ ça c’est la polémique particulière. La polémique sous-jacente, qui fait qu’il dit que cette question est très importante (il le réaffirme à la fin de La République), porte sur cette arrogance immanente de la prétention philosophique du poème.

En ce qui concerne l’amour, évidemment, il a mis en place ce qui, jusqu’à nos jours, transite comme l’importance de la fonction du transfert en philosophie, c’est-à-dire la nécessité d’une présence effective et directe de ce qu’on peut appeler le corps du philosophe (il y a le corps du roi et puis il y a le corps du philosophe, ça fait partie des grands corps).

Et puis, en politique enfin, il a lancé une proposition qui a cheminé jusqu’à nos jours, et qui est une proposition que j’appellerais celle d’un communisme élitaire. Alors ²communisme élitaire² évidemment se prendra en deux sens, c’est un des enjeux fondamentaux de ma traduction de La République : on peut le prendre comme ²communisme réservé à une élite², ou comme ²communisme qui considère l’humanité tout entière comme l’élite d’elle-même², comme l’élite immanente d’elle-même ¾ c’est évidemment cette version-là que je soutiendrai. Et c’est pour ça que je traduis quelquefois ²communisme élitaire² par ²aristocratisme prolétarien², mais les deux expressions sont synonymes pour moi. Et elles consistent tout simplement à prendre Platon au pied de la lettre, à dire c’est ça qui est le meilleur et, contrairement à ce qu’il s’imagine dans les conditions de son époque, ce meilleur est adressé à tous. En tant qu’il est le meilleur, il est nécessairement adressé à tous ¾ alors ça c’est un point qui en réalité est absolument présent chez Platon : que c’est le meilleur qui est adressé à tous. Mais il ne croit pas à cette adresse ouverte, parce qu’il est enfermé dans une problématique de l’État, et du coup il déroge à son propre principe lorsqu’il ne voit pas que ce communisme, qui est le meilleur, eh bien il s’ensuit, par là même, qu’il est adressé et adressable à tous.

Pour toutes ces raisons, je pense que le rapport de Platon à ces conditions de la philosophie (donc aux mathématiques, au poème, à l’amour et à la politique) est fondamental. Il est fondamental aujourd’hui dans les discussions les plus contemporaines.

 

[3] Le troisième point ça serait que l’absolu nous est accessible hein ; c’est-à-dire que c’est une version idéologisée, mais une version différente de la première thèse concernant vérité et opinion. Il n’est de vérité qu’absolue en un certain sens ; c’est-à-dire que ce qui s’adresse à tous est d’essence non relative, s’extirpe de la relativité. Mais, ce que Platon soutient, c’est que l’absolu nous est accessible sans le réquisit théologique. Parce que contrairement aux pressions et interprétations exercées par le néo-platonisme, il n’y a pas de réquisit théologique de l’absolu chez Platon. Quand il parle du divin, ou des dieux, c’est métaphorique, absolument, ce sont des noms particuliers de l’absolu, et pas autre chose. Donc il n’y a pas de réquisit théologique, ça c’est une invention rétroactive, lancée par le néoplatonisme, et finalement qui s’est enracinée principalement à vrai dire dans le milieu chrétien, et aussi chez certains penseurs juifs hein. Et donc c’est une rétroaction, mais si on est dans la source platonicienne elle-même, on ne voit pas que le réquisit théologique soit constitué. Autrement dit, pour employer le jargon heideggerien, Platon n’est en rien onto-théologique. Il n’y a pas d’onto-théologie platonicienne. Il y a une ontologie platonicienne mais il n’y a pas d’onto-théologie platonicienne. Et en particulier l’interprétation de l’Idée du Bien fusionnée avec l’Un du Parménide dans la figure théologique est une construction, qui évidemment a des arguments en sa faveur, comme toute construction, mais c’est une construction dont rien n’indique la pertinence à l’intérieur du texte platonicien disponible. Vous voyez bien, l’opération a été celle-là : on a pris l’Un ineffable du Parménide (ineffable parce qu’aucune propriété ne lui convient finalement, et qu’on termine aporétiquement sur le caractère ineffable de l’Un comme tel) et puis on a dit « l’Idée du Bien de La République c’est la même chose que l’Un ineffable du Parménide »… Absolument rien dans le texte de Platon n’indique que soit traçable cette identification. Et on pourrait même montrer que soutenir que l’Idée du Bien est (comme ça) le fantôme de l’Un est contradictoire avec ce qu’on pourrait appeler son ubiquité en descente, c’est-à-dire le fait qu’elle fonctionne comme principe à des niveaux hétérogènes les uns des autres.

Mais, ce qu’on retiendra, c’est que néanmoins la thèse est que l’absolu nous est accessible. C’est une thèse anti-kantienne (si vous voulez) radicale. C’est une thèse anti-critique : nous pouvons parfaitement avoir accès à l’en-soi, et à l’absoluité de l’en-soi.

 

[4] Et enfin, le dernier point (je pense) concerne la stylistique de la philosophie, qui est de ne pas avoir à se couler nécessairement dans le discours de l’université ¾ pour parler Lacan cette fois hein. Donc une stylistique largement ouverte à l’idée que la philosophie est compatible avec des opérations littéraires.

Ça c’est très intéressant parce que c’est le même penseur qui dit que les mathématiques sont un réquisit fondamental pour la philosophie, et qui par ailleurs soutient et montre que la philosophie peut parfaitement se déployer selon une langue impure et des réquisits littéraires. Il n’en a pas du tout tiré la conclusion spinoziste qu’il fallait écrire la philosophie en forme axiomes-théorèmes etc. ¾ pas du tout hein. Et c’est à mon avis lui qui a raison, même si on peut s’amuser à faire des théorèmes de philosophie, qui ne sont des théorèmes que de façon elle-même métaphorique, de toute évidence. Si quoi que ce soit en philosophie était démontrable, ça se saurait [sourires] ; c’est pour ça que la philosophie repose essentiellement sur des axiomes. Bon après on peut tirer des conséquences… Voilà.

 

     Alors tout ça, au fond, caractérise un peu la philosophie. Je rappelais tout ça pour dire ce qu’on pouvait entendre par ²platonisme contemporain² (je ne parle pas beaucoup de ²platonisme² parce qu’il y a un tel poids du platonisme vulgaire que ²platonisme² est devenu un peu périlleux)… Parce que toutes ces questions sont évidemment des questions fondamentales dans les discussions d’aujourd’hui, les discussions les plus articulées en philosophie.

     Or par rapport à ce point je voudrais situer Ivan Segré comme étant explicitement dans un rapport distancé (il va lui-même expliquer n’est-ce pas, je ne vais pas le faire à sa place), dans un rapport distancé à la figure du platonisme contemporain comme incarnant réellement la philosophie, comme étant la philosophie ¾ si on veut parler de la philosophie sérieusement, non seulement aujourd’hui mais dans une tradition qui a ses propres opérations de transmission. Et évidemment, comme vous le verrez, la question et de la tradition et de la transmission est pour lui une question tout à fait importante.

     Alors je voudrais dire simplement de Ivan Segré qu’il a, à mes yeux, trois propriétés, au moins (il doit en avoir d’autres même) [sourires]… Il a au moins trois propriétés. La première propriété c’est que la source constitutive de sa pensée n’est pas la philosophie, mais ce qu’il nomme, et ce qui est nommé de façon générale, ²l’étude juive². Donc vous voyez que nous sommes d’emblée dans le problème, et c’est ce qui constitue la force et la singularité de notre discussion ¾ vous voyez bien qu’on est tout de suite dans le problème de universalité et localisation : ²l’étude juive². ²L’étude², en tant qu’étude, ne peut être à certains égards que l’étude des médiations d’universalité ; mais si elle est ²juive² c’est qu’elle est intrinsèquement localisée. Quel est, dans ce cas, le jeu de cette affaire ? En tout cas tel est l’attribut fondamental pour Ivan Segré.

     Deuxièmement : bien que son lieu d’existence et de profération intellectuelle soit l’étude juive, qui est aussi une forme d’organisation de la vie à vrai dire, et pas seulement une forme d’organisation de l’étude, il pratique et il revendique la possibilité d’une distance amicale à la philosophie. Donc il ne va pas se constituer directement, et au sens universel du terme, comme antiphilosophe. Il a (je crois qu’on peut le dire) une amitié pour la philosophie. Et philosophie, dans ce contexte, c’est platonisme, y compris platonisme contemporain. Donc ça évidemment ça m’intéresse grandement, parce que c’est la philosophie vue d’un point qui est extérieur à la philosophie, et qui cependant ne prétend pas en être la critique, la destruction, etc., mais affirme être en position d’amitié pour la philosophie.

     Et enfin, alors que son lieu constitutif c’est l’étude juive, il est extraordinairement soupçonneux quant aux usages contemporains du mot ²juif², dans l’univers de la discussion idéologique, politique, sociale, etc. Et c’est dans ce contexte qu’il a écrit les deux livres que je rappelle : Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? et La réaction philosémite, tous les deux aux éditions Lignes. Et je ne vais pas ici refaire la présentation de ces livres, mais disons en gros que Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? est exactement une tentative de réponse à la question qui est son titre, puisque ²Auschwitz² est devenu un signifiant majeur de la détermination subjective, politique et idéologique contemporaine. Et donc ²penser Auschwitz ² est une sorte d’impératif particulier. Peut-être d’ailleurs la plupart des usages du mot ²Auschwitz² ne sont pas pensés, justement, ou convoquent, ou imposent de l’impensé, voire même chez certains doctrinaires de l’impensable (c’est-à-dire ²Auschwitz² ne peut pas être pensé parce qu’il est impensable). Donc la question ²comment penser Auschwitz ?², ²qu’appelle-t-on penser Auschwitz ?², est une question tout à fait pertinente. Et dans Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? il traverse les grandes propositions qui ont été faites à ce sujet. En particulier je suis très sensible à la manière extrêmement subtile et convaincante dont il parle de la position, sur ce point, d’un homme que j’aimais beaucoup et qui est mort, et qui est Philippe Lacoue-Labarthe, à l’analyse (amicale vraiment là) que Ivan Segré fait des positions très compliquées, et très douloureuses en un certain sens, que Philippe Lacoue-Labarthe prenait sur ce problème d’Auschwitz.

     Dans La réaction philosémite, eh bien il décrit la réaction philosémite, voilà. C’est aussi un protocole descriptif où ²réaction philosémite² est définie comme l’ensemble des dispositions, intellectuelles et médiatiques, dans lesquelles le mot ²juif² vient, pour son malheur, fonctionner dans un dispositif polémique qui, en définitive, sert la réaction.

     Je voudrais dire que ces livres sont parus il y a à peu près un an, et une des raisons pour lesquelles je suis très heureux que Ivan Segré vienne vous parler et tout ça, c’est que ces livres ont été, non pas tant critiqués que ça, que boycottés. C’est-à-dire ils n’ont pas été traités. Ils n’ont pas été reçus, ils n’ont pas été considérés. Et je pense qu’il y a à ça des raisons fondamentales qui font que le système d’argumentation et de description qu’il y a dans ces livres était, en un certain sens on peut le dire, irréfutable. Irréfutable parce que justement ils étaient à l’intérieur d’une position qui n’était pas du tout la position habituelle des camps disposés sur cette affaire. Ce n’était pas un supposé camp progressiste contre un supposé camp réactionnaire, ou un camp pro-palestinien contre un camp pro-israélien ¾ ce n’est pas comme ça que ça se présentait. Il prenait un corpus de textes et il montrait ce qui était dit là-dedans, voilà. C’est une opération assez rare finalement. Au lieu de tout de suite tonner contre, ou tonner pour, il montrait ce qui était dit. Et je pense que beaucoup de gens ont laissé ça de côté parce qu’ils n’avaient pas envie de savoir ce qu’ils avaient dit eux-mêmes [sourires] ¾ ça je le crois vraiment. Voilà.

     Alors je terminerai simplement avant de lui donner la parole… Il va, je crois, vous parler, après tout, justement, de l’universalité. Il va parler, il va démarrer sur la question de l’universalité, et puis il va parler de sa position sur la philosophie. Je rappellerai simplement pour fixer les repères, mais il y reviendra je pense, que ce qui caractérise l’opération analytique d’Ivan Segré c’est de proposer trois termes ; ce ne sont pas des vis-à-vis, il propose trois termes, c’est-à-dire trois personnages peut-on dire, trois personnages conceptuels (soyons résolument deleuziens) :

[1] le juif de l’étude en effet ; il y a le personnage du juif de l’étude ¾ ça, tout le monde sait qu’on a utilisé déjà beaucoup cette catégorie, ²le juif de l’étude² par opposition au juif qui n’est pas le juif de l’étude, ²le juif charnel contre le Juif spirituel², etc., etc., toutes ces déclinaisons de la judéité. Donc il y a le personnage du juif de l’étude, il y a

[2] le personnage du philosophe, et puis il y a

[3] le personnage du rhéteur, qu’on peut aussi peut-être dire ²le sophiste², mais c’est un bon nom ²le rhéteur².

     Le juif de l’étude, le philosophe et le rhéteur… Et en fin de compte c’est presque comme une théorie des discours ; c’est comme une théorie des discours, c’est-à-dire ces trois opérateurs permettent de voir comment se disposent qualitativement les différentes formes de discours dans le contexte contemporain. Et une des raisons, somme toute, de l’amitié du juif de l’étude et du philosophe platonicien, c’est qu’ils n’aiment pas le rhéteur… tout en s’accusant quelquefois l’un l’autre d’en être un : Ivan Segré m’a accusé une ou deux fois de verser, d’être un peu rhéteur parce que (il dira pourquoi) il n’aimait pas beaucoup ce que je disais de Saint Paul [Badiou sourit]. Voilà, je lui donne la parole.

 

Ivan Segré : Donc je vais vous parler du platonisme contemporain et de l’antiphilosophie du nom juif elle-même. Alain Badiou a évoqué mon amitié pour la philosophie, c’est un peu les conclusions sans les prémisses. Mais je vais revenir au point de départ qui est une position que je vais appeler antiphilosophique. Je fais de l’antiphilosophie du nom ²juif². Commençons :

 

Le platonisme contemporain et l’antiphilosophie du nom juif

Le platonisme contemporain enseigne ¾ je cite Logiques des Mondes d’Alain Badiou : ²il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités². Quel est l’enseignement de l’antiphilosophie du nom ²juif² ?

Posons au préalable que par antiphilosophie du nom ²juif² on doit entendre d’abord les textes de Benny Lévy et ceux de Jean-Claude Milner, puisqu’ils ont chacun, dans un registre singulier, articulé le retour du nom ²juif², ou le retour au nom ²juif², à une antiphilosophie. Une ²antiphilosophie² en ce sens que la philosophie, et il n’y en a pas d’autre que platonicienne, ferait barrage au nom ²juif², ferait barrage à une autre pensée de l’universel ; d’où une nécessaire distanciation à l’égard de la philosophie, une ²anti-philosophie² précisément, mais qui se reconnaît platonicienne au moins en ceci que la rupture avec le matérialisme démocratique est la condition de toute pensée. Citons Benny Lévy qui affirmait dans une émission radiophonique, retranscrite à titre posthume dans La confusion des temps : ²la seule chose qui ait une certaine importance en Occident, c’est d’être platonicien. Vous me direz : on peut se passer de l’Occident (c’est mon cas), mais lorsqu’on est occidental, qu’au moins on soit platonicien, qu’on ait un rapport à une vérité éternelle². Être platonicien, voilà ce qui importe lorsqu’on n’est pas un antiphilosophe du nom ²juif². Dès lors, où situer le différend ? La réponse est que le platonisme d’Alain Badiou identifie en Paul de Tarse un sujet de l’universel ; Paul, ou ²le juif Paul², comme l’appelle Alain Badiou, serait un théoricien des vérités platoniciennes en ce sens que le sujet d’une vérité n’est ²ni juif ni grec, ni maître ni esclave, ni homme ni femme². Paul de Tarse, lu par Alain Badiou, est celui qui aura tiré les conséquences formelles du platonisme ; il aura actualisé, dans le site juif, la forme subjective des vérités platoniciennes. La question qui s’est posée à l’antiphilosophie du nom ²juif² est donc celle-ci : comment contredire le paulinisme d’Alain Badiou tout en lui concédant qu’il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités ?

J’exposerai et discuterai dans un premier temps la réponse de Jean-Claude Milner à cette question, ce que j’ai nommé l’opération discursive de Jean-Claude Milner. Puis, dans un second temps, j’exposerai ma propre réponse sous le titre : une explication avec le platonisme d’Alain Badiou.

 

1ère partie : l’opération discursive de Jean-Claude Milner

La réponse de Jean-Claude Milner à notre question est parue dans un numéro des Cahiers d’Études Lévinassiennes daté de mars 2007, sous le titre Conversation sur l’universel. Milner y distingue deux conceptions de l’universel : il y aurait d’une part un universel moderne, d’autre part un universel antique ; l’universel moderne est ²ni juif ni grec², l’universel antique est lui ²ou juif, ou grec², ce qui signifie dans un premier temps qu’il est rigoureusement hétérogène à ce que Benny Lévy a appelé le ²coup de Paul de Tarse². Qu’est-ce que ²le coup de Paul de Tarse² ? Eh bien cela consiste à se saisir d’un universel singulier, d’une affirmation en première personne, pour l’adresser à tous, c’est-à-dire au plus grand nombre, la vidant par là même de son intensité affirmative, de son intensité élective. L’universel moderne serait un universel de la pluralité, un universel extensif, en ce sens donc qu’il étend une proposition universelle singulière à tous les hommes, c’est-à-dire à la pluralité indéfinie des hommes. ²Ni juif, ni grec² serait la formule d’une rupture avec l’universel antique, à ceci près que Paul n’est que la conséquence d’une rupture antérieure. Milner apporte en effet un éclairage historico-critique qui se veut décisif. Il montre que la rupture avec l’universel antique c’est Alexandre le Grand qui l’opère. Je cite le texte de Milner :

[…] la continuité de l’Église est récente au regard des Grecs. Elle commence avec Paul de Tarse, inventeur de la formule quasi-mathématique de l’universel pluriel : ²nous sommes tous un². Mais Paul de Tarse lui-même n’est pas un commencement absolu ; pour génial qu’elle ait été, son opération discursive n’aurait sans doute pas réussi, si elle n’avait été précédée d’un coup de force, à la fois matériel et moral. L’ancrage de l’universel dans le très nombreux, on le doit à Alexandre. Le ²ni grecs ni juifs² de Paul de Tarse fait écho, le sachant ou pas, à la décision d’Alexandre, voulant forcer l’équivalence, dans son empire, entre Grecs, Macédoniens et Perses.

L’universel moderne ne serait rien d’autre qu’une traduction en langue philosophique du fait impérial, bref une idéologie de l’universel, tout entière redevable du ²coup de force à la fois matériel et moral² d’Alexandre. Alexandre le grand ou la fondation de l’universalisme, tel serait l’insu, la vérité mi-dite, qui parcourt et détermine l’ouvrage d’Alain Badiou Saint Paul. La fondation de l’universalisme. Mais cela Milner ne le dit pas explicitement, il laisse au lecteur le soin de le conclure. En revanche il conclut explicitement que l’universel moderne est une pensée nécessairement oublieuse de Platon, car Platon n’est lisible qu’à l’intérieur du dispositif grec antique ; il est illisible après qu’Alexandre ait défait le dispositif de l’universel singulier. Je cite de nouveau Milner :

La représentation aujourd'hui répandue a rompu avec ce dispositif [il s’agit du dispositif antique]. Qui parle d’universel s’éloigne de Platon et d’Aristote ; bien plus, il annonce, sans le savoir, qu’il a définitivement cessé de parler comme eux, qu’il a cessé de les comprendre, qu’il a cessé de comprendre qu’il ne les comprenait plus. S’il devait se référer à une continuité, l’universaliste contemporain devrait bien plutôt se tourner vers l’Église. C’est elle qui a confirmé dans les esprits, grâce à Paul de Tarse, un nouveau mode d’unification entre le versant du singulier et le versant du pluriel.

Revenir à une lecture grecque de Platon impliquerait donc de renouer avec l’universel d’avant le coup de force d’Alexandre, soit un universel qui, très précisément, n’est pas ²pour tous², n’est pas ²ni juif ni grec².

 

Mais s’il n'est pas ²pour tous², pour qui est-il, cet universel antique, singulier, électif ? Être ou ne pas être un sujet de l’universel, comment se détermine la ligne de partage ? Telle est la question que Milner doit affronter, à un moment ou un autre de sa démonstration. Sa réponse est la suivante : l’universel de Platon n’est pas pour tous, dans la mesure où il est rigoureusement circonscrit dans les limites de la cité grecque. Pour vous le faire entendre, je reprends maintenant, plus en amont, la lecture du texte de Milner :

La cité traite le nombreux ; elle le traite dans la mesure exacte où elle fait obstacle au très nombreux, a fortiori à l’innombrable ¾ et plus encore au quelconque. Là seulement la philosophie peut faire se croiser deux voies qui ne sont pas faites pour se rejoindre, la voie du nombreux, lieu privilégié du politique, et la voie du singulier, seul accès à l’universel. Aristote et Platon s’y sont employés. C’est l’enjeu de ceux de leurs textes qu’on dit politiques et qui sont un éloge perpétuel de la cité telle qu’elle pourrait être. Un tissage, indéfiniment refait et défait, du pluriel et du singulier. Diogène semble l’avoir compris, lui qui raillait Platon d’avoir écrit Les Lois (au pluriel) après La République (au singulier) ; La Politique d’Aristote se dit en grec politika, neutre pluriel, mais la première règle qu’apprend le débutant, c’est que le sujet neutre pluriel grec régit un verbe au singulier. Si les doctrines ne s’accordent pas entre elles, elles partagent du moins une problématique ; entre le tous pluriel qui n’a rien à faire avec l’universel et l’universel qui n’a rien à faire du pluriel, la jonction est risquée ; si d’aventure elle est possible, ce sera au régime de la cité, qui doit être nombreuse, mais jamais, au grand jamais, très nombreuse et encore moins innombrable. La représentation aujourd’hui répandue a rompu avec ce dispositif. Qui parle d’universel s’éloigne de Platon et d’Aristote, bien plus, il annonce, sans le savoir, qu’il a définitivement cessé de parler comme eux [etc.]

La jonction, ²risquée², de l’universel et du politique a donc pour condition de possibilité la cité grecque ; si d’aventure elle est possible, ce sera au régime de la cité, tel serait l’enseignement, la loi du dispositif antique. En revanche, dès que l’universel prétend outrepasser les limites de la cité, prétend être ²pour tous², c’est-à-dire y compris pour les barbares, les non-grecs, les non-athéniens, dès lors il se condamne à devenir l’universel du quelconque, du plus petit dénominateur commun, l’universel de l’animalité humaine. Une religion de l’universel.

 

Le nom ²grec², en tant qu’il fut le nom d’un universel singulier, intensif, difficile, a disparu avec l’Antiquité, avec la cité grecque. De l’universel antique, tel que pensé avant le ²coup de force² d’Alexandre, seul demeure le nom ²juif² ; seul le nom ²juif², conclut Milner, résiste aujourd’hui à la religion de l’universel et témoigne, contre l’oubli, qu’il est une antique affirmation de l’universel qui s’excepte du régime des grands nombres, de l’innombrable, du ²pour tous², qui s’excepte du ²nous sommes tous un² de l’universel alexandro-paulinien. Mais la religion moderne de l’universel ne supportant pas les régimes d’exception, elle ne supporte pas le nom ²juif² ; c’est pourquoi elle le nie. Or cette négation, nous dit Milner, a pour envers l’oubli du nom ²grec², l’oubli de Platon, voire l’oubli de son oubli même.

 

La question que se pose tout lecteur des Cahiers d’Études Lévinassiennes (et non pas tous les lecteurs, retenons la leçon de Milner et intéressons-nous au singulier lecteur de sa Conversation sur l’Universel), la question que se pose le lecteur donc, ou tout au moins la question que je me pose est la suivante : le platonisme de Badiou est-il l’ultime déclinaison de l’universel alexandro-paulinien ? Dans cette hypothèse, le ²ni juif ni grec² du philosophe ferait bien entendu symptôme, puisqu’il attesterait que sa lecture de Platon est une lecture moderne, une lecture qui suppose qu’Alexandre le grand, avant Paul de Tarse, soit passé par là. Le problème est que Badiou n’est évidemment pas le représentant d’un universel extensif ou facile. Aussi de deux choses l’une : ou bien Milner sait que Badiou n’est pas un rejeton de l’universel alexandro-paulinien tel qu’il en retrace la généalogie, et en ce cas il biaise, car le ²coup de force² de sa propre opération discursive, c’est de se donner pour objet d’étude une rhétorique universaliste, et non le platonisme contemporain ; ou bien Milner ne sait pas que Badiou existe [sourires], et en ce cas, il faut l’en informer [rires].

Je partirai ici du présupposé suivant : Badiou existe [sourires]…

 

Alain Badiou : Merci ! [rires]

 

Ivan Segré : je ne peux pas faire autrement [Badiou et la salle se marrent]… mais quiconque s’intéresse à sa pensée, fut-ce distraitement, sait au moins trois choses :

[1] La première est que seules importent au philosophe platonicien les vérités singulières, scientifiques, amoureuses, politiques, artistiques, la philosophie de Badiou étant, vous le savez, sous condition des vérités. Or selon lui les vérités participent d’un régime d’exception : elles sont en exception des lois du monde, en exception des lois qui régissent les réalités mondaines, les réalités du grand nombre, précisément.

[2] La seconde est que le sujet n’est pas une donnée naturelle, un fait, car seule l’animalité humaine est factuelle ; le sujet, lui, résulte d’une opération subjective qui consiste à s’éprouver comme assujetti au devenir singulier d’une vérité. Or cette opération est notoirement difficile, ce pourquoi le sujet est une exception ; il est ²rare², conclut Badiou au terme de son maître ouvrage, L’Être et l’événement.

[3] La troisième est que l’apparaître du générique, autrement dit de l’universel, par différence avec le fait de structure, se reconnaît en ceci que l’inexistant d’une situation est porté à un degré d’intensité existentiel maximal, autrement dit l’universel selon Badiou est précisément un universel intensif, et je renvoie cette fois à Logiques des mondes. Du reste, Milner signale dans son texte que l’²affaiblissement programmé de tous les noms² est notamment lisible dans ²la philosophie analytique², qu’il qualifie de ²doctrine des intensités faibles². Or Badiou est précisément un philosophe qui prétend réfuter la doctrine des intensités faibles, de même qu’il prétend réfuter l’affaiblissement programmé du nom ²ouvrier². Il est du reste fortement significatif qu’avec quelques autres il soit un des rares à n’avoir pas cédé sur le nom ²ouvrier², sur l’intensité universelle de ce nom, alors même qu’il n’est plus rien, voire moins que rien en terme de représentation politique.

D’où l’extraordinaire paradoxe que voici : il y a une très forte consonance entre le sujet de l’universel antique, tel que Milner le conçoit, et le sujet d’une vérité (scientifique, amoureuse, politique ou artistique) tel que Badiou le théorise. Le philosophe contemporain réactualiserait donc ici et maintenant une antique conception de l’universel, bref un platonisme contemporain.

Une forte consonance d’une part, mais également une forte fracture d’autre part, puisque selon Badiou, le sujet d’une vérité n’est précisément ²ni juif ni grec², et ce dans la mesure même où les vérités sont ²pour tous², sont égales ²pour tous². Est-ce donc qu’étant pour tous, elles sont nécessairement extensives et faciles ? Est-ce à dire qu’avec Badiou le niveau baisse ? L’argument serait indigent. Une vérité est égale ²pour tous², cela signifie pour quiconque fait l’épreuve de sa capacité à vivre en exception des lois du monde, et dans l’épreuve, nous sommes tous égaux, ²nous sommes tous un², en ce sens là. Je laisserai en effet de côté la question de savoir ce que Paul de Tarse entend par cette formule quasi-mathématique, ²nous sommes tous un², je suis ici en tant que lecteur de Badiou, et incidemment de Milner, pas en tant que lecteur de Paul dont j’ignore quasiment tout. M’intéresse la signification de cette formule dans le dispositif platonicien de Badiou et, sur ce point, Milner fait comme si Badiou n’existait pas, car selon Badiou ²nous sommes tous un² serait la formule quasi-mathématique de l’universel d’exception. Au regard des réalités mondaines, le Même qui nous enjoint est en effet un régime d’exception. Citons Badiou dans L’explication qu’il a eu récemment avec Alain Finkielkraut :

Vous savez, concernant cette question du Même et de l’Autre, ce que je pense, c’est que l’altérité est de toute manière invincible. Elle a pour elle la tradition, l’héritage, la disposition différentielle des corps, la disposition des sexes, etc. Déjà un individu est en soi un paquet infini de différences. C’est le Même qui est fragile, c’est lui qui est une création de l’humanité, c’est lui qui est inexistant

Or, en ce sens là, le Même, c’est l’Un. D’où conclure que nous sommes tous égaux sous la condition de l’inexistence injonctive de l’Un.

 

L’universel ²ou juif, ou grec² de Milner d’une part, l’universel ²ni juif ni grec² de Badiou d’autre part, s’accordent donc sur l’exceptionnalité de l’universel. Et la religion de l’universel ne supportant pas les exceptions, elle ne supporte pas Badiou : elle le nie ¾ je ne fais rien d’autre que tirer leçon de la démonstration de Jean-Claude Milner. Le différend, la fracture entre Milner, l’antiphilosophe du nom ²juif², et Badiou, le philosophe paulino-platonicien, porte finalement sur la question : qu’est-ce qu’une élection ? Vous ne l’ignorez pas, c’est une question piège. Aussi tâchons de ne pas nous faire piéger. L’aristocratisme de Platon, il faut en faire un ²aristocratisme pour tous², un ²aristocratisme prolétarien², tel est l’enseignement d’Alain Badiou. L’aristocratisme de Platon, il ne faut précisément pas en faire un platonisme ²pour tous², telle est l’objection de Milner. Mais dès lors que le ²pour tous² d’Alain Badiou ne signifie pas qu’on cède aux séductions de la rhétorique, la question devient celle des modalités discursives de l’élection. Autrement dit, qu’est-ce que le régime de la cité juste ?

À cette question Badiou répond, avec l’Organisation Politique, par un axiome égalitaire : ²tous ceux qui sont ici sont d’ici². L’affirmation du ²pour tous² n’est pas une universalité abstraite, c’est un universel qui se déclare, certes, mais en situation ; ce à quoi Milner objecte que si d’aventure l’articulation de l’universel et du pluriel est possible, ce sera au régime de la cité. À l’axiomatique du ²pour tous² d’Alain Badiou, Milner oppose en effet une autre axiomatique : le régime de la cité antique, le seul régime qui autorise la jonction, ²risquée², de l’universel et du politique, serait selon Milner un régime du ²pas tous². Telle est la fracture, et elle touche au cœur de la pensée de l’universel. Je vous en propose l’explicitation suivante : selon Milner l’intensité élective d’une vérité suppose une délimitation qui fasse obstacle au très nombreux, a fortiori à l’innombrable du ²pour tous², et le régime de la cité antique est une telle délimitation. C’est le régime de la cité qui trace la ligne de partage politique entre qui est appelé à être un sujet de l’universel, à savoir le citoyen athénien, et qui n’est pas appelé à être un sujet de l’universel, à savoir le métèque. Le régime du ²pas tous² ne relève donc pas lui-même de la jonction de l’universel et du politique, il en est la condition extrinsèque, à savoir ce qui fait obstacle à la pluralité indéfinie du ²pour tous². Le point, la fracture est donc la suivante : vous savez, nous savons qu’une vérité, qu’un universel est constitutif de sa propre délimitation. La création artistique est constitutive de sa séparation d’avec l’académisme ; la démonstration mathématique est constitutive de sa rupture avec le règne de l’opinion ; la rencontre amoureuse est constitutive de son intensité élective ; et il en va rigoureusement de même en politique, du moins s’il doit être question de vérité. Une vérité est égale ²pour tous², et c’est précisément parce qu’elle est égale pour tous qu’elle sépare véritablement. Si en revanche une vérité, une universalité singulière, n’est pas constitutive de sa propre délimitation, de sa propre séparation d’avec le tout (l’académisme, le règne de l’opinion ou la libre jouissance des corps et des langages), elle atteste par là même qu’elle n’est pas une vérité, une universalité singulière, mais un simulacre. C’est pourquoi le régime du ²pas tous² tel que le théorise Milner est l’aveu de l’inconsistance de sa pensée de l’universel.

Cela ne signifie cependant pas que son propos n’a pas de consistance ; le simulacre a une consistance, et il a en l’occurrence une consistance politique avérée puisque ce dispositif antique, loin d’avoir disparu, a pour lui le sens commun des démocraties parlementaires. Sa traduction dans la langue démocratique, c’est du reste Alain Finkielkraut qui nous la livre. Dans son ouvrage Une voix qui vient de l’autre rive, écrit en 2000, soit bien avant que Milner ne théorise tout cela d’un antique biais, Finkielkraut justifie le dispositif policier des politiques d’immigration et objecte à ceux qu’il appelle les ²militants de l’égalité² qu’ils se refusent, je cite, ²à considérer la langue, le territoire ou la mémoire comme des contraintes de l’organisation politique². Et il conclut que le paulinisme d’Alain Badiou prétend nous mettre devant l’alternative suivante : ²ou bien vous choisissez, dans le sillage de Saint Paul, la logique révolutionnaire de l’égalité, ou bien vous en restez, avec les pharisiens, à la logique policière de l’appartenance², fin de citation. La ²logique révolutionnaire de l’égalité² étant ce qui effraie par-dessus tout le bourgeois, il sera satisfait d’apprendre que le régime du ²pas tous² doit contraindre l’organisation politique, ou du moins que c’est là l’enseignement du dispositif antique, celui des pharisiens comme celui de Platon et d’Aristote. J’en conclus pour ma part que la réponse de Jean-Claude Milner à notre question est, en dernière instance, une opération discursive policière et xénophobe, ni plus ni moins. J’en ai mis à jour la face obscure, sinon l’obscénité, dans Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ; et je vous y renvoie.

 

L’opération discursive de Jean Claude Milner est-elle grecque ? Sans doute. Est-elle platonicienne ? Là, c’est une autre affaire. Le régime de la cité grecque n’est pas, en effet, l’horizon de pensée de Platon, ou du moins Athènes ne fut pas le dernier mot du philosophe, car ce n’est nullement par hasard si dans son ultime dialogue, Le Sophiste, portant sur la dialectique du Même et de l’Autre, Platon introduit un autre personnage en lieu et place de Socrate, personnage qu’il nomme ²l’Étranger² très précisément. C’est l’Étranger qui prononce ultimement l’exigence de penser le Même. L’Étranger, l’Autre de la cité grecque est le philosophe platonicien. Le citoyen athénien, lui, en tant qu’il affirme que l’articulation, la jonction de l’universel et du pluriel n’est possible qu’au régime de la cité, est le Sophiste. Milner est l’auteur d’une sophistique du nom ²juif², pas d’une antiphilosophie ; ceci expliquant cela, puisqu’une sophistique du nom ²juif² n’a d’autre destin historial que le matérialisme démocratique.

 

Parvenu au terme de ma première partie, je voudrais rendre hommage à Daniel Bensaïd qui fut un rouage essentiel d’une autre opération discursive, d’une alternative à la sophistique du nom ²juif². Daniel Bensaïd fut en effet le médiateur de ma rencontre avec Alain Badiou. Ce n’est du reste pas étonnant puisque Daniel reprochait à Alain de ne pas articuler sa réflexion à la question des médiations (historiques, sociales ou politiques) et de s’en remettre à une pensée de l’événement qui lui paraissait un peu mystique ¾ mystique raisonnable certes, mais mystique quand même. Daniel n’avait du reste pas tort puisque dans notre langage l’événement est l’un des noms de Dieu, bien évidemment. Alain Badiou et moi nous sommes rencontrés en un point d’inexistence radicale mais qui n’avait rien de mystique donc, puisque Daniel en était l’artisan, à moins qu’il n’ait été, dans cette affaire, un ange. En hommage à Daniel Bensaïd, lui dont l’inexistence aujourd’hui plus que jamais nous oblige, et nous oblige mystiquement cette fois, je conclus sur quelques vers extraits d’une chanson populaire française du XIXe siècle, qui fut le chant de ralliement des citoyens d’un autre régime de la cité ;

C’est l’homme à la face terreuse,

Au corps maigre, à l’oeil de hibou,

Au bras de fer, à main nerveuse,

Qui sort d’on ne sait où,

Toujours avec esprit vous raille

Se riant de votre mépris.

C’est la canaille, eh bien j’en suis."

Avant d’engager la seconde partie de mon intervention, je vous laisse quelques instants dans la résonance du chant, en hommage à Daniel Bensaïd, lui qui fut un sujet intempestif, généreux et intraitable de l’internationalisme communard. [20 secondes de silence]

 

2e partie : une explication avec le platonisme d’Alain Badiou.

Je me propose à présent d’élucider, ou tout au moins de clarifier les points de divergences notables, voire notoires, entre le platonisme d’Alain Badiou et la pensée talmudique telle que je la pratique et la comprends.

 

Partons de ceci : le sujet d’une vérité est une exception, une singularité universelle. Mais comment devient-on une singularité universelle ? La réponse du platonisme contemporain est la suivante : on ne devient pas le sujet d’une vérité parce qu’on obéit à une loi, qu’elle soit étatique, morale ou religieuse, moins encore parce qu’on est de telle ou telle cité, de telle ou telle communauté, ou de telle ou telle origine ; on devient le sujet d’une vérité parce qu’on est transi par une vérité, et parce qu’en chaque point de ce que Badiou appelle ²la procédure générique d’une vérité² le sujet réactualise, renouvelle, réinvente le tracé existentiel de sa fidélité. ²La loi d’une fidélité n’est pas fidèlement discernable², conclut Badiou dans L’être et l’événement. Et à l’épreuve des vérités l’inégalité factuelle, comme la mort, n’est rien pour nous. L’égalitarisme est sous condition de l’infini, ce qui signifie aussi bien que l’égalitarisme est la marque de l’infini. C’est pourquoi la subjectivité platonicienne va se reconnaître d’une part dans l’opération discursive de Paul, d’autre part dans l’hypothèse communiste.

Qu’est-ce que l’opération discursive de Paul telle que Badiou la reformule ? Et encore une fois, je ne m’intéresse qu’à cela : la reformulation contemporaine qu’en propose Badiou, abstraction faite du texte de Paul de Tarse. (Par ailleurs, je vous invite à prendre connaissance de la lecture que propose René Lévy du texte de Paul de Tarse, à paraître bientôt aux Éditions Verdier. C’est un contrepoint essentiel à la lecture de Badiou, mais qui est extérieur à ma problématique puisque René Lévy, lui, est un lecteur de Paul et non de Badiou). Qu’est-ce que l’opération discursive de Paul, en tant qu’elle est rigoureusement platonicienne ? C’est, comme je l’ai rappelé en introduction, de tirer les conséquences du platonisme, à savoir que le sujet d’une vérité, qu’il soit antique, ou moderne, n’est ni grec (c’est-à-dire qu’il n’est pas subjectivement constitué par la cité grecque) ni juif (c’est-à-dire qu’il n’est pas non plus constitué subjectivement par l’identité juive telle que la Jérusalem pharisienne la conçoit). L’identité juive n’est pas la forme subjective de la vérité, cela signifie donc deux choses :

1. On n’est pas le sujet d’une vérité parce qu’on est natif de la cité juive, ou né d’une mère juive, ou circoncis ;

2. on n’est pas le sujet d’une vérité parce qu’on obéit à une loi religieuse.

De même qu’on n’est pas le sujet d’un universel antique parce qu’on est athénien, ou parce qu’on obéit aux lois de la cité grecque. Socrate buvant la ciguë n’est pas la forme subjective du vrai. La subjectivité du vrai est une dialectique existentielle et générique, une dialectique du multiple ; elle est une victoire sur la mort, elle n’est pas une obéissance à la loi identitaire, étatique, morale ou religieuse. C’est là le nerf vivant de l’enseignement d’Alain Badiou, ce sur quoi il n’a jamais cédé, ce sur quoi il ne cède pas, ce sur quoi il ne cèdera pas.

 

Sur quoi porte le différend ? Et sur quoi ne porte-t-il pas ?

Le mot Torah signifie ²enseignement², le mot Talmud signifie ²étude². La Torah est l’enseignement écrit de Moïse, le Talmud est la reprise orale, multiple et dialectique de cet enseignement. Il n’est donc pas question de loi ; il est question de ceci qu’une pensée n’est telle qu’à la condition de contraindre l’existence. Les rédacteurs de l’antique Talmud ont en effet délibérément refusé d’exposer l’enseignement oral des Maîtres d’Israël sous la forme d’un code de lois positives et praticables. L’obéissance à la loi est donc hétérogène au Talmud dans la mesure où une telle obéissance ne prendrait pas la forme d’une fidélité en pensée, précisément au sens où Badiou enseigne que ²la loi d’une fidélité n’est pas fidèlement discernable². Pour les maîtres du Talmud, une subjectivité qui ferait l’économie de la dialectique du Deux ne serait pas une subjectivité juive, mais sa pétrification, l’affaiblissement programmé de l’intensité affirmative du nom ²juif². Ce qui est sacré, le Saint des Saints, c’est la scène du Deux, et non la loi religieuse telle qu’elle a pu être codifiée au Moyen-Âge puis à la Renaissance, dans un dessein qui ne visait du reste pas à se substituer à la dialectique talmudique, non plus qu’à circonscrire l’étude dans les limites d’une orthodoxie, mais plus modestement à faciliter la vie des communautés juives. La subjectivité orthodoxe juive est donc homogène au règne de l’opinion, fut-il, au mieux, le règne de l’opinion droite, dans la mesure où elle est historiquement le produit d’une codification. Reste qu’elle a résisté, depuis l’Antiquité jusqu’à ce jour, aux empires successifs, ce qui témoigne d’une subjectivité à toute épreuve, d’une subjectivité hors du commun. Il n’empêche, la subjectivité talmudique, elle, n’est ni orthodoxe, ni libérale, elle est dialectique, elle est platonicienne, au moins en ce sens qu’elle est un aristocratisme pour tous.

 

²Pour tous² ai-je dit. Mais précisément, n’est-ce pas là que réside le différend ? ²Pour tous² enseigne Alain Badiou, après Paul de Tarse, c’est-à-dire pour chacun, juifs, grecs ou barbares, et non pour les juifs exclusivement. Je répondrai dans un langage non immédiatement platonicien, mais en me servant d’une analogie, soit une opération discursive éminemment platonicienne : posons que l’affirmation talmudique du nom ²juif² est analogue à l’affirmation communiste du nom ²ouvrier². Ceci étant posé j’affirme que la pensée communiste est la pensée de la subjectivité ouvrière. Et pourquoi ne serait-elle pas également la pensée de la subjectivité bourgeoise me demanderez-vous aussitôt, arguant, avec Paul, que la pensée est possible pour tous, et qu’il n’y a plus ni ouvriers ni bourgeois, dès lors que nous sommes tous un en le Christ Jésus, voire en le Christ Platon, ou encore, pourquoi pas, en le Christ Alain Badiou ? [esclaffements] Après tout, il est des intellectuels dans ce pays qui ne se seraient pas fait priés longtemps pour le crucifier [sourires]. J’ai du reste montré, dans mes deux ouvrages, qu’une fois de plus l’on voulait attribuer aux juifs la responsabilité d’une opération en réalité strictement policière. L’analogie est donc plus sérieuse qu’il n’y paraît. La manoeuvre a certes échoué, la crucifixion n’étant plus une modalité de mise à mort très convenable, outre qu’Alain Badiou n’est pas exactement du genre à tendre l’autre joue. Cela dit, rassurez-vous, nul doute qu’ils ne modernisent leur dispositif, électrisant quelque trône où le faire asseoir ; et s’ils peuvent me glisser sur l’un de ses deux genoux pour la circonstance, ils ne s’en priveront pas. Voilà, cher Alain, qui conclurait notre rencontre sur un portrait de la Vierge à l’enfant éminemment freudien [esclaffements]. Mais je laisse là les pulsions de mort de la petite bourgeoisie intellectuelle de notre temps, et je reviens à la subjectivité ouvrière.

Pourquoi la pensée communiste ne serait-elle pas également la pensée de la subjectivité bourgeoise, dès lors que le communisme vise précisément l’abolition des classes, autrement dit ni ouvrier ni bourgeois, ni maître ni esclave, ni homme ni femme ? Ce à quoi je vous répondrai que l’ouvrier est immédiatement le sujet d’un désir d’émancipation, tandis que le bourgeois doit rompre avec son désir de classe, doit rompre avec son désir pervers, pour désirer le juste, pour désirer le vrai, pour désirer l’émancipation de la classe ouvrière ; de même que Marx a dû rompre avec le désir d’assimilation bourgeoise de sa communauté d’origine pour devenir le théoricien du mouvement ouvrier. En revanche, on ne peut pas être ouvrier, ou même fils d’ouvrier, sans désirer l’émancipation de la classe ouvrière : l’ouvrier est immédiatement désir d’émancipation. C’est pourquoi l’intellectuel communiste sait que son destin est lié à celui de la classe ouvrière, qu’il ne peut être communiste sans embrasser le destin de la classe ouvrière. Bien entendu, historiquement, les ouvriers auront été bien souvent étrangers à leur propre désir, qu’ils aient été réactionnaires, xénophobes, voire même fachistes ; ou qu’ils se soient identifiés à un communisme d’État ; ou qu’ils n’aient eu d’autre désir que celui de devenir une classe moyenne assimilée aux idéaux de la bourgeoisie. Il n’empêche, l’intellectuel communiste sait que le nom ²ouvrier² est le nom d’une subjectivité générique, et qu’il ne peut pas plus céder sur le nom ²ouvrier² qu’il ne peut céder sur son désir : le nom ²ouvrier² est le nom de son désir. De même, le talmudiste soutient que quiconque est transi par une vérité sait que le nom ²juif² est le nom de son désir. Ce pourquoi je fais mienne la formule d’Alain Badiou, à savoir que l’État d’Israël est un État antisémite au sens où le Parti Communiste Français était un parti anti-communiste, au sens où l’étatisation du nom ²communiste² est la doctrine de l’affaiblissement programmé du nom ²ouvrier² ; de même que l’étatisation du nom ²Israël² est la doctrine de l’affaiblissement programmé du nom ²juif². Les communistes, c’est un fait, se sont identifiés massivement au PCF ; ils ont accepté massivement d’être organisé par le PCF, métonymie de l’État communiste dans sa version soviétique ; de même les Juifs aujourd’hui s’identifient massivement à l’État d’Israël. Ne nous méprenons donc pas sur ce que signifie l’antisionisme d’aujourd’hui : comme pour l’anticommunisme d’hier, on doit toujours se demander s’il dénonce une terreur policière organisée, ou s’il vise la subjectivité ouvrière en tant que telle.

 

Ni juif ni grec, ni bourgeois ni ouvrier, sont donc des formules également inacceptables dans l’exacte mesure où quiconque est fils d’ouvrier, comme quiconque est fils de juif, est immédiatement le sujet d’un désir non bourgeois, d’un désir non idolâtre, fut-il étranger à son propre désir. L’ouvrier est le sujet d’une émancipation générique. Le juif est le sujet de ce que mon compagnon d’étude, Jérôme Benarroch, conceptualise sous l’appellation de désir juste ; sa Métaphysique juive de l’amour est une métaphysique du désir juste.

À ceci près, me direz-vous, que sans même discuter le contenu des termes de l’analogie, elle paraît bancale, sinon boiteuse, car l’ouvrier est tel par sa condition, non par sa mère. Eh bien si, précisément, on est ouvrier par la mère, et sans entrer maintenant dans les chicanes de la facticité du désir communiste, je vous invite à relire Brecht : la Mère courage est la matrice du désir ouvrier. En outre, s’il est un point de rencontre absolument improbable, et pourtant avéré, entre la subjectivité ouvrière, le platonisme contemporain et l’antiphilosophie du nom ²juif², c’est bien celui-ci : ne cède pas sur le désir de ta mère est un axiome de l’inconscient philosophique contemporain. Car vous le savez, et si vous ne le savez pas eh bien je vous l’apprends, nous devons l’existence de Théorie du sujet, de L’être et l’événement, ou de Logiques des mondes, les maîtres ouvrages de la conscience philosophique contemporaine, au fait qu’Alain a su ne pas céder sur le désir de sa mère. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est lui, vous n’avez qu’à consulter son autoportrait, disponible sur le net. Sans cela on en serait vraisemblablement resté à sa trilogie de potache, Ahmed le subtil, Ahmed philosophe, Ahmed à la plage, voire, qui sait, à quelques fébriles vers inspirés de Saint John Perse, peut-être une Ode aux oiseaux bariolés des îles. La philosophie y a donc beaucoup gagné, la poésie aussi [sourires].

 

Reprenons : le différend ne porte pas sur la question de la loi ; il ne porte pas non plus sur la possibilité pour tous d’être le sujet d’un désir juste, ou d’être le sujet d’une vérité, non plus que sur le caractère immédiatement, bien qu’inconsciemment déterminant du désir de la mère pour ce qui est de distinguer entre qui devra se convertir au communisme, et qui est immédiatement communiste, étant immédiatement sujet du désir ouvrier. Pour que l’analogie soit formellement exacte, il me faut donc soutenir que le nom ²juif², comme le nom ²ouvrier², s’adresse à tous ; et en effet, le nom ²juif² s’adresse à tous, mais de manière singulière, à chaque un, et non à tous de manière collective. Le nom ²juif² est égal pour tous mais il distingue, comme le platonisme, entre qui est le sujet d’une vérité et qui ne l’est pas, ou entre qui est le sujet d’un désir juste et qui ne l’est pas ; et comme dans le platonisme, et comme dans la psychanalyse, il n’y a pas de conversion collective ; et j’ajoute : comme dans le communisme, car il n’y a pas de révolution sans sujet. Et il me semble qu’en ce sens on devrait, on pourrait définir la pensée politique de Badiou comme un maoïsme du sujet ; son bilan récapitulatif de la subjectivité maoïste s’intitulant Théorie du sujet. L’allusion à Descartes me servira de transition : j’en viens maintenant aux preuves de l’existence de Dieu [sourires].

 

*

 

²Dieu est mort² affirme Alain Badiou, après Nietzsche ; voilà qui, d’évidence, devrait susciter la controverse. Et pourtant non, le différend ne porte pas non plus sur la question de l’Un, ou du Dieu. ²Dieu est mort², voilà ce sur quoi nous ne divergeons pas, du moins dans la mesure où nous affirmons, nous aussi, que l’être, ou le créé, est un multiple, et qu’il n’y a de pensée de l’Un que sous condition de la scène du Deux. Une pensée de l’Un qui ne serait pas sous le régime du Deux serait une substantialisation morbide de l’Un, une pensée précisément idolâtre, une adoration passablement policière et xénophobe du régime de la cité, c’est-à-dire de ses dieux. Or le Temple de Jérusalem n’est pas celui d’Athènes. Le Cohen, le serviteur du Nom, le serviteur de la Maison où réside le Nom, n’a d’autre savoir, d’autre conviction intime que celle-là : une pensée de l’Un qui récuserait le pas-tout qu’est la femme serait une honte au logis, serait une pensée assujettie à l’imaginaire phallique grec. Il est en effet essentiel de distinguer entre le ²pas tous² de Milner et le ²pas-tout² de Lacan. Cette distinction étant à présent claire et distincte pour tous, j’affirme que la psychanalyse freudienne est la scène d’une extraordinaire convergence entre pensée talmudique et platonisme contemporain. Et j’insiste sur ²contemporain² car vous le savez, la traduction de La République par Badiou n’est pas toujours fidèle à la lettre du texte ; elle s’autorise quelques retouches, visant notamment à ce que l’enseignement du maître passe par la bouche du disciple. Autrement dit la forme dialogique est essentielle à la destruction égalitaire de l’imaginaire phallique grec. Nous ne sommes pas encore au cœur de la dialectique talmudique dans laquelle l’enseignement de l’Un prend une forme résolument contradictoire, puisque deux maîtres s’y affrontent d’égal à égal, qu’il s’agisse de deux maîtres, ou d’un maître et du devenir-maître de son disciple ; mais dans la mesure même où Badiou est fidèle à la scène du Deux, il reconstruit le texte platonicien dans le sens du Talmud, cette reconstruction fut-elle rhétorique plus que dialectique. Reste que le point de divergence entre Platon, citoyen athénien, et Badiou, internationaliste du désir ouvrier, porte précisément sur la question du Deux : Alain Badiou est le sujet d’un platonisme du multiple, un platonisme de la scène du Deux ; c’est pourquoi sa fidélité à Platon peut consister en une infidélité dans la mesure où il s’agit pour lui d’extraire le réel platonicien, égalitaire et féminin, de l’imaginaire phallique grec, homosexuel et esclavagiste (²homosexuel² en ceci qu’il nie la position femme, ²esclavagiste² en ceci qu’il n’est pas un aristocratisme pour tous).

 

Le point de convergence entre platonisme contemporain et Talmud réside donc dans leur visée propre qui est d’opérer la rupture avec l’imaginaire idolâtre, ce que j’ai également appelé ²l’imaginaire phallique grec² ; la psychanalyse freudienne étant la scène conceptuelle d’une telle convergence. Le platonisme de Badiou est une philosophie, mais il n’est pas un discours du maître.

 

Ouvrons ici une parenthèse : Éric Marty a voulu démontrer (dans un article paru dans Les Temps Modernes, L’avenir d’une négation, à propos de Circonstance 3, Portées du mot ²juif ²) que le discours de Badiou était précisément un discours du maître, et que la visée ultime de son platonisme n’était nullement platonique puisqu’elle était bien au contraire d’assujettir l’autre à sa propre jouissance, et notamment d’assujettir le nom ²juif². Badiou serait le maître contemporain de l’imaginaire phallique grec. La thèse est audacieuse. Il est exact, en effet, que l’enseignement de Lacan réside tout entier dans son cigare, puisque Lacan fumait le cigare, mais un cigare segmenté, un cigare signifiant, un cigare non phallique, un cigare a-phallique. Mettre à nu la dimension phallique d’une doctrine philosophique, voilà ce que s’est proposé de faire Éric Marty, sa démonstration étant la suivante : il remarque qu’un texte de Cécile Winter, intitulé Le signifiant-maître des nouveaux aryens, est placé en appendice du livre de Badiou Portées du mot ²juif², mais que le nom de Cécile Winter ne figure pas sur la couverture du livre : elle est donc réduite à l’état d’objet, elle est l’otage de la volonté de jouir du maître. Cécile Winter étant juive, le subterfuge antisémite est mis à nu. Peu importe que Les Temps Modernes aient pour leur part refusé de reproduire et le nom et le texte de Cécile Winter, peu importe que le texte de Cécile Winter ait précisément pour argument qu’un certain discours réactionnaire prétend faire aujourd’hui du signifiant ²juif² un signifiant phallique, un signifiant-maître ; l’essentiel, aux yeux d’Éric Marty, est que le nom de Cécile Winter ne figure pas sur la couverture de l’ouvrage ; il en conclut aussitôt que Badiou est un pervers polymorphe possiblement dangereux, en tout cas le sujet d’un désir antisémite dont Cécile Winter aura été la victime.

Cette démonstration, si l’on veut bien laisser de côté son caractère inspiré, extra-lucide et, somme toute, purement comique, m’a, je dois le dire, marqué, à tel point que j’ai tout récemment rédigé un article d’une trentaine de pages que j’ai bien entendu soumis au comité de lecture des Temps Modernes. Je me suis pour ma part penché sur le cas de Bill Clinton et de son otage de la Maison Blanche, Monica Lewinsky [sourires]. Bill et Monica à la Maison Blanche, voilà qui évoquerait a priori l’argument de quelque conte pour enfant, voire d’un roman d’Alain Badiou, sauf que le conte de fées va vite tourner au cauchemar ; c’est du moins ce que révèle mon analyse, puisque je fais apparaître l’antisémitisme structurel du cigare de Bill Clinton dans cette affaire [sourires]. J’ai intitulé cette étude, en hommage à Éric Marty : L’avenir d’une pénégation. À propos du cigare de Bill Clinton [sourires]. Ne vous précipitez pas sur votre dictionnaire, le terme ²pénégation² est un néologisme de mon cru. En outre je me suis d’ores et déjà lancé dans la rédaction d’un second volet qui sera également consacré à l’un des plus célèbres fumeurs de cigares de la scène politique internationale. Je ne peux vous en dire plus pour l’instant, le texte est à l’état d’ébauche ; retenez toutefois le titre : Fidèle Castra ou l’art du signifiant [rires]. À propos des trahisons du communisme cubiste. Je ne vous cacherai pas que j’ai en tête d’aboutir à une trilogie. Il y a eu la trilogie des fourberies de Ahmed, il y aura la trilogie des fourberies du cigare. Le troisième volet sera un essai de politique fiction, l’argument en étant le suivant : que serait-il arrivé au pauvre Bill s’il était tombé sur Margaret Thatcher ? [rires] Il s’agira, vous l’aurez compris, d’une réfutation travestie du Saint Paul de Badiou ; car si l’on peut accorder à Badiou que lorsqu’une femme investit la position homme, il n’y a plus ni homme ni femme, en revanche, il me paraît exagérément optimiste de conclure qu’il n’y a plus ni maître ni esclave.

 

Si je partage donc avec Éric Marty et Jean-Claude Milner un même intérêt pour la dialectique du signifiant, reste que nos références en matière de maître pervers sont sensiblement différentes. Le platonisme du multiple d’Alain Badiou est sous le signe du Deux, sous la numéricité du féminin. Ce n’est donc pas Alexandre le grand qui est passé par là, contrairement à ce que laisse entendre Milner, c’est Freud et Lacan : ce sont eux qui rendent possible le platonisme contemporain d’Alain Badiou, que je qualifierai conséquemment de freudo-lacanien, et non d’alexandro-paulinien. D’où je conclus que sur ce point Milner a raison : le platonisme d’Alain Badiou n’est pas un platonisme grec antique, c’est plutôt, en ce sens là, un platonisme juif, un platonisme abrahamique.

 

J’ai nommé Abraham : voilà un nom qui n’apparaît nulle part sous la plume de Badiou, si ce n’est dans son Saint Paul précisément. Étrange surdité à ce nom que celle de la sophistique du nom ²juif² ; d’autant que l’innombrable, qui effraie tant Milner, est une métaphore biblique : ²Par toi, Abraham, seront bénies toutes les familles de la terre². J’ai soutenu ailleurs, il est vrai, que le différend entre le platonisme du multiple et l’antiphilosophie du nom ²juif² portait effectivement sur le Saint Paul d’Alain Badiou. C’est l’argument de mon article Controverse sur la Question de l’Universel. Alain Badiou et Benny Lévy, paru dans la revue Lignes, que dirige mon ami Michel Surya. Dans cet article, à l’origine conçu pour le numéro des Cahiers d’Études Lévinassiennes où a paru le texte de Milner Conversation sur l’Universel, j’y soutenais qu’il faut distinguer chez Badiou un universel strictement platonicien, étant sous condition des vérités, et un universel paulinien, rhétorique, en ce sens qu’il n’est lui sous condition d’aucune vérité singulière, artistique, amoureuse, scientifique ou politique. Et je concluais : ²les lois de l’universalité sans vérité, c’est l’empire². Le propos était donc consonnant avec celui de Milner, à ceci près que je distinguais deux conceptions de l’universel, sinon contradictoires du moins paradoxales, à l’intérieur même de l’œuvre philosophique d’Alain Badiou. Mais c’était déjà trop pour les Cahiers d’Études Lévinassiennes qui préférèrent s’en tenir au monologue de Milner sur l’universel. Je vous renvoie à l’épilogue de Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? où j’aborde la question de mon exclusion de la cité antique. Reste que la subjectivité du vrai étant une dialectique du Deux, il importe d’exposer également ce en quoi la lecture de Paul par Badiou est essentielle et vraie, loin d’être seulement rhétorique, d’autant que le paulinisme radical du philosophe est devenu un pont aux ânes.

Je soutiendrai donc ce soir, en contrepoint de ma propre thèse, que sous le nom de Paul de Tarse, ce que ressaisit Alain Badiou, c’est l’inspiration abrahamique : le Paul d’Alain Badiou est au croisement d’Abraham et de Platon, juif et grec en ce sens là, mais aussi bien ²ni juif² (au sens où l’universalité d’Abraham n’est pas la loi identitaire juive, la loi pharisienne) ²ni grec² (au sens où l’universalité platonicienne n’est pas sous le régime de la cité). L’abrahamo-platonisme de Badiou, c’est donc une entreprise conceptuelle de destruction des idoles de la cité. J’ai dit en quoi nous étions d’accord, pleinement d’accord. Nous nous séparons en revanche sur un point : Alain prétend distinguer entre Abraham et Moïse, Abraham étant le proto-sujet d’une vérité égale pour tous, Moïse étant le maître de l’obéissance à loi pharisienne, littérale, identitaire et mortifère. Cette distinction n’est pourtant pas plus tenable que la distinction que voulut faire Lacan entre Socrate et Platon, ce à quoi Badiou répondit à l’occasion d’un colloque, Lacan avec les philosophes, que Socrate est un personnage de Platon, et que nul accès à Socrate autre que le texte platonicien ne nous est donné. C’est juste, et il en va précisément de même avec Abraham : nul autre accès à Abraham ne nous est donné que ce qu’en dit Moïse. Et par ²Moïse² vous pouvez entendre Moïse ou bien les rédacteurs du texte biblique, peu m’importe, c’est la même chose. L’enseignement de Moïse est le déploiement en pensée de la subjectivité abrahamique, de même que l’enseignement de Platon est le déploiement en pensée de la subjectivité socratique. Et l’un et l’autre, Abraham comme Socrate, sont les noms d’une rupture subjective radicale et inouïe avec l’imaginaire idolâtre, et le seul accès à quelque réel qui nous soit donné en héritage depuis l’antique.

 

Parvenu au terme de mon propos, reste en suspens la question : sur quoi porte le différend ? Où tranche-t-il deux positions irréductiblement séparées, inconciliables ? La réponse se situe selon moi dans La Métaphysique juive de l’amour de Jérôme Benarroch, le point étant le suivant : selon Benarroch, la position femme constitutive de la scène du Deux n’est pas une position sexuée idéelle ; autrement dit la différenciation sexuelle empirique n’est pas contingente, en ce sens, par exemple, que le mot ²femme², dans le poème, ne nommerait pas la ²position femme², mais la femme empirique réelle (si je puis dire). L’Ève biblique est une existence sexuée séparée ; homme et femme étant les noms d’une séparation réelle, signifiante, et non pas rigoureusement subjective. En ce sens le platonisme d’Alain Badiou est suspecté, de notre point de vue, d’être une reconstitution idéaliste d’un réel que le sujet, en dernière instance, ne pourra que manquer, qu’il se voue à manquer. Le sujet d’une vérité ne serait donc pas nécessairement le sujet d’un désir juste ; tel est le point. ²Ni juif ni grec, ni homme ni femme² enseigne Paul, tirant les conséquences du platonisme ; c’est là que nous sommes décidément reconduits. En effet, ²ni juif ni grec², pour nous, cela s’entend : ni ouvrier, ni bourgeois. De même ²ni homme ni femme², pour nous cela s’entend : la suture de la révélation aux mathématiques, la reconstitution idéaliste de la subjectivité vraie.

Il se pourrait donc que notre discussion, à terme, fasse apparaître que la question du statut des dites vérités mathématiques est le point de divergence essentiel. En effet il n’est de vérité (au sens talmudique du terme) qu’intersubjective, ce pourquoi les mathématiques, n’étant pas le nom d’une intersubjectivité, ne sont pas le nom d’un devenir-sujet. L’esclave du Menon demeure identique à lui-même après avoir été le sujet d’une démonstration mathématique ; ce à quoi Badiou objectera que Cantor n’est pas demeuré identique à lui-même après avoir été le sujet inventif de la théorie des ensembles ; soit. L’opération discursive mathématique serait le témoignage d’une révélation autre que juive de l’existence du vrai ; une révélation non idolâtre, certes, mais une révélation sans sujet, une révélation hors-sujet. Et ce serait peut-être la raison pour laquelle le sophiste reconnaît bien volontiers qu’il y a des vérités en mathématiques, qu’il n’y en a qu’en mathématiques, précisément. Et ce serait peut-être la raison pour laquelle Platon, en tant qu’il est l’Étranger, ne confère pas aux mathématiques le nom de ²Bien² : elles ne se sont qu’une introduction méthodique à la dialectique du Bien.

Toujours est-il qu’Alain Badiou témoigne aujourd’hui qu’il est des vérités éternelles en art, en amour, en politique, c’est-à-dire une trace du divin ré-actualisable pour tous ; ce en quoi nous, juifs de la subjectivité talmudique, lui sommes gré de platoniser la jeunesse : il ouvre ainsi la voie aux dialecticiens du signifiant à venir.

Je vous remercie de votre attention.

 

Alain Badiou : grand merci Ivan, pour cette explication à la fois profonde et claire, de quelque chose dont à la fin, tout à la fin, on ne sait pas comment peser exactement, tant elles sont intriquées, les figures du voisinage et les figures de la distance ; ce qui fait que tout ça relève au fond d’une topologie particulièrement non grossière, où la définition du voisinage est très subtile.

Je voudrais souligner, pour l’auditoire, que… [s’adressant à l’auditoire :] Vous êtes spectateurs, là, d’une situation exceptionnelle. Il faut vous en rendre compte ¾ ce n’est pas pour la vanter que je dis ça ; mais c’est une situation exceptionnelle, parce que s’il y a quelque chose qui est dénié, dans le monde contemporain, c’est précisément que cette figure puisse exister. Donc euh… Nous faisons en tout cas exister l’exception, ce qui est précisément ce qui nous est commun en même temps que ce qui nous fait différer parce que je pense que c’est autour de ce que signifie ²exception² dans cette affaire que nous ne sommes pas exactement accordés.

Bon… Je pense que ce que tu as dit se suffit mais… Je vais quand même poser trois questions, ou faire trois ¾ pas objections mais… :

[1] d’abord sur l’argument anti-paulinien, selon lequel cet argument pourrait s’étendre au duo ouvrier-bourgeois, et que si on disait finalement que la vérité politique c’est dans l’élément ni ouvrier ni bourgeois on me mettrait le nez devant quelque chose que je ne peux pas supporter… Voilà. Alors… L’argument est retors un peu. Et il est retors un peu parce qu’il faut bien voir que l’étape historique dans laquelle la contradiction ouvrier-bourgeois est considérée comme motrice n’est précisément qu’une étape, et par conséquent le désir ouvrier (pour reprendre ton expression) est aussi non pas le désir de la pérennité du nom, mais le désir de construire un univers dans lequel ce nom est inutile, ou entre en obsolescence hein. C’est exactement ce que Marx dit, dans des termes sommaires, lorsqu’il dit que la finalité de la politique révolutionnaire est la disparition de la politique ; c’est-à-dire que la politique elle-même est séquentielle aux yeux de Marx. Et donc il y a chez toi, c’est ma première question, comme si on pouvait rabattre ²communisme² sur ²ouvrier². Or non, ce n’est pas exactement ça. C’est-à-dire séquentiellement, ou historiquement, ²ouvrier² est un nom (ça en effet, évidemment… c’est pour ça que ta comparaison est pertinente), ²ouvrier² est un nom, absolument, mais ce nom n’est pas le nom de la pérennité du nom ; ce nom est explicitement le nom du caractère provisoire et lacunaire de ce qui, à un moment donné, est le lieu de l’universalité communiste. Mais, au fond, l’universalité communiste est en un certain sens déjà localisable dans le nom ²esclave², si on considère l’épisode de la révolte de Spartacus. Et il sera localisable dans ²ouvrier² de façon particulièrement argumentée et systémique (si je puis dire) avec le marxisme, mais ce n’est tout de même pas la pérennité de ce nom qui est constitutive de l’hypothèse communiste et je voudrais…

Bon ma première question est de savoir jusqu’où et comment fonctionne, de ce point de vue-là, malgré tout, la différence (en historicité, et en tradition, et en transmission) entre le nom ²ouvrier² et le nom ²juif² ¾ étant entendu que je suis tout à fait d’accord pour les comparer en tant que noms ; et aussi d’accord sur le fait que si on prend des courtes séquences on peut, aussi, dire qu’après tout ²ouvrier² est aussi lié à la maternité, comme ²philosophe²… Tu as bien lu un des rares aveux que j’ai fait en public, sur le désir de ma mère [Badiou sourit]… Et il est tout à fait normal que tu me le retournes.

Bien… Alors ça c’est… Je donne les trois questions, tu répondras comme tu veux.

[2] La deuxième question c’est… elle est plus… c’est à propos de la lutte, qui nous est commune selon toi, contre l’imaginaire idolâtre de l’Un ¾ ça je crois que c’est un point majeur. Aussi bien dans la figure immédiate de l’Un : un énoncé primordial vraiment de L’être et l’événement c’est que l’Un n’est pas. Donc que toute idolâtrie de l’Un qui le fétichise dans la figure de l’Être doit être récusée. Et dans Logiques des mondes le premier énoncé constitutif c’est que le Tout n’est pas ; mais naturellement le Tout c’est comme l’Un-Tout, c’est-à-dire que c’est aussi la forme appropriée à la mondanité, dont traite Logiques des mondes, de l’inexistence de l’Un. Donc là il n’y a pas… Mais ma question serait : au fond qu’est-ce qu’ajoute, enfin quel est le point d’adjonction introduit à propos de la lutte contre l’Un idolâtre, et à propos de l’ouverture immédiate de la pensée par le Deux, quelle est la fonction singulière du nom ²Dieu² ? C’est-à-dire qu’est-ce que le nom ²Dieu² ? ¾ en tant que tu en entérines la mort dès lors qu’il est dans la figure de l’Un idolâtre et fétichisé, mais s’il n’y est pas, s’il n’y est pas, quelle est la fonction de ce nom dans le rapport à la multiplicité ? C’est-à-dire quel est le rapport…

Et ma question n’est pas de te demander une preuve d’existence ou quoi que ce soit de ce genre, c’est véritablement en restant dans… Alors je sais bien que c’est un nom qui en un certain sens n’est pas un nom lui ¾ c’est très compliqué mais tu es… voilà ! Ma question est finalement : que penses-tu de Dieu ? [Badiou se marre, la salle aussi] Qu’est-ce que tu penses avec Dieu précisément ?

[3] Et puis, ma dernière question… Non mais je vais t’en poser quatre finalement ! [rires] Ma troisième question est sur le statut des idéalités. Alors là je suis vraiment en désaccord avec ce que tu as dis : c’est une idée absolument commune que les mathématiques n’ont rien à voir avec la subjectivité, qu’elles sont anonymes, a-subjectives, etc… C’est entièrement faux. En réalité… Tu dis : ce n’est pas une affaire intersubjective. Mais c’est uniquement parce que, pour des raisons qui à mon avis sont absolument politiques, la mathématique est close alors là, est effectivement close de manière élitaire. C’est-à-dire elle n’est absolument pas distribuée comme elle devrait l’être : tout le monde devrait pouvoir parler mathématiques, et même des dernières découvertes mathématiques avec la plus grande acuité, et la plus grande passion ¾ croyez-moi… Il n’y a qu’à voir les mathématiciens, eux ils sont au courant de cette affaire : et l’idée qu’ils ne subjectivent pas ce qui se passe là, ça c’est une idée absolument fausse. L’effet de glaciation (si je puis dire) que produisent les mathématiques est uniquement dû au fait que, pour des raisons qui sont tout à fait intéressantes à analyser, elles sont, elles, aristocratisées à outrance ; même s’il y a un enseignement mathématique, tout le monde sait qu’il maintient comme tel le fantasme de leur opacité constitutive, et de ceux qui ont la bosse des maths et de ceux qui ne l’ont pas, etc.

Donc là je crois que c’est vraiment un argument d’une empiricité exagérée. En réalité, tout comme les figures de l’art, de l’amour et de la politique, les figures de la science sont des constitutions subjectives, simplement le dispositif collectif de cette constitution subjective est dans un protocole absolument transitoire de limitation. Et ça je dirais que là c’est typiquement un enseignement platonicien, parce que Platon dit que les futurs dirigeants de la cité doivent faire quinze ans de mathématiques avant d’accéder à la dialectique… Quinze ans hein, et incluant un programme extrêmement compliqué de géométrie dans l’espace, qui est une discipline à peine commençante… Ce passage très singulier où il dit ²il faut s’occuper de la géométrie dans l’espace², ça veut simplement dire : ce programme de mathématiques ça ne doit pas être un programme pour les enfants, ça doit être un programme qui met les dirigeants de la cité absolument au ras bord des inventions les plus contemporaines. Si c’était comme ça, et si bien entendu de surcroît on ouvrait l’espace platonicien dans une universalité potentielle, on verrait que les mathématiques sont un lieu d’imaginaire, de passion et d’intersubjectivité absolument constitutifs.

Et c’est un point, ça je crois vraiment que c’est un point dont l’humanité est privé. Il y a une organisation systématique d’une privation de l’humanité de la jouissance mathématique. De toutes les jouissances possibles c’est la plus refusée à l’humanité ordinaire, c’est ça la vérité. Mais pour qui en a fait vraiment, ce n’est que passion, joie et tourment, les mathématiques. Mais ça n’est pas que tourment. Alors ça c’était ma troisième question, mais elle est localisable…

[4] Et puis, la dernière, c’est : après tout sur homme-femme, sur la scène du 2, mon hypothèse inaugurale est une hypothèse disjonctive radicale (je voudrais le rappeler). Alors on peut arguer que c’est une disjonction de position et que finalement alors, la vision juive telle que tu la décris suturerait cette position à quelque chose qui est trans-positionnel (si je puis dire), qui est de l’ordre de l’affirmatif ¾ ne disons pas ²naturel² parce que ça introduirait aussitôt des équivoques, mais de l’affirmatif existentiel.

Or moi je pars d’une hypothèse de disjonction radicale tout de même, je voudrais le rappeler : c’est-à-dire je ne suis pas du tout sur la thèse, ni bien entendu du degré infini des genres disposés dans la polarité du 2, qui est la thèse post-moderne n’est-ce pas, c’est-à-dire finalement de l’infini des sexes. Non je soutiens une thèse d’un 2 constitutif, et c’est une thèse disjonctive ¾ je veux y insister. Bon ben voilà… [Badiou sourit]

 

Ivan Segré : alors sur le nom ²ouvrier²… Évidemment mon langage est volontairement suranné hein, il est tout à fait daté XIXe siècle. Tu as tout à fait raison : simplement ce que tu dis sur la séquence politique avec son historicité… J’ai présenté une analogie, je ne prétends pas qu’elle soit démonstrative. J’ai voulu faire entendre ce que, de notre point de vue, pouvait être la distinction entre juifs et grecs, et en quoi si on entend une signification existentielle au nom ²juif² autre, alors ²ni juifs ni grecs² de Paul a pour nous cette signification. Je ne prétends pas du tout en avoir fait, bien entendu, une quelconque démonstration. Et c’est du reste un des points évidemment les plus difficiles à conceptualiser, d’évidence. J’ai simplement voulu être didactique pour faire entendre ce que d’un point de vue purement subjectif, purement intuitif au fond, ça pouvait signifier.

 

Alain Badiou : juste un mot en passant : je comprends très bien la limitation que tu introduis dans l’usage de cette paire, mais je voudrais simplement, descriptivement, rappeler que lorsque je parle de cette thèse à propos de Paul j’indique immédiatement qu’elle doit être corrélative de la reconnaissance immédiate par Paul que il y a, justement, des juifs, des grecs. Et même qu’en un certain sens il n’y a que ça. Il ne faut pas oublier quand même le personnage de Paul disant : ²il y a tellement ces différences effectives, traditionnelles, réelles, constituées, que si vous allez prêcher quelque part, faites-vous comme les gens à qui vous parlez² ¾ c’est quand même l’autre versant... ça, on ne peut pas séparer les deux. Parce que Paul est aussi celui qui a dit : ²soyez juifs avec les Juifs, soyez grecs avec les Grecs, soyez…² etc.. Il n’a pas simplement dit : ²il n’y a ni juifs ni grecs².

Sa position (tu l’as dis d’ailleurs un petit peu) est très proche de celle qui, à l’intérieur de l’étude juive, fait jouer finalement un ²pour tous² dont ²juif² fonctionne comme la condition en un certain sens, dont l’étude juive fonctionne comme la condition, mais qui est intrinsèquement universel sinon que sa localisation est sous un nom. Je voulais simplement rappeler ça à propos de cette discussion d’ensemble qui est que Paul le sait si bien qu’il pousse la proposition jusqu’à la nécessité absolue d’être intérieur à la particularité si on veut dire quelque chose d’universel.

 

Ivan Segré : non bien entendu, quand je disais que la manière dont nous pouvons entendre le ²ni juifs ni grecs² de Paul, dont nous, à l’intérieur de l’espace de dialogue amical qui est le nôtre…

 

Alain Badiou : oui, oui…

 

Ivan Segré : … parce qu’il est évident que par ailleurs la manière dont on a voulu faire… je l’ai dis c’était un pont aux ânes la question du paulinisme radical de Badiou… Je dis un mot de La réaction philosémite : la manière dont on a voulu faire du paulinisme de Badiou un universalisme intolérant à l’égard de l’identité juive, ou du particularisme religieux juif, de l’universalité singulière juive, bon il faut être très clair que c’était absolument aberrant et scandaleux puisque Alain Badiou était l’un des rares à avoir pris position contre une loi interdisant les signes religieux, citant explicitement la kippa juive et le voile islamique, alors que ceux même qui s’en prenaient à son paulinisme étaient eux des militants acharnés d’une interdiction des signes religieux. Donc c’est évident que… Ça on est tout à fait d’accord… Enfin la situation est telle que c’est bien de toujours de le rappeler.

Alors ta question sur la question des noms de Dieu et la question des mathématiques sont très proches en réalité. Alors ce que j’aurais répondu, avant ta précision sur la question des mathématiques, du moins je… Il est évident qu’on peut partir d’un fait massif pour nous : c’est que l’enseignement des maîtres du Talmud n’aborde absolument pas les mathématiques ¾ ça c’est un fait massif pour nous, qui est donc signifiant. Qui est signifiant… Selon moi on pourrait dire que la révélation mathématique est une révélation sans sujet. Voilà. Ça c’est l’enseignement fondamental des maîtres du Talmud ; il s’agirait de le conceptualiser. Maintenant tu m’opposes une objection très sérieuse, et je réfléchis en t’écoutant, c’est qu’après tout c’est vrai que mon présupposé était que l’art, oui, serait le lieu d’une intersubjectivité, par différence avec les mathématiques. Que l’amour ça soit une intersubjectivité, ça c’est acquis, c’est évident. Par contre c’est vrai, si je maintiens ma thèse, il faudrait que je dise qu’il n’y a une vérité qu’en amour. Et si je renonce à dire qu’il y a des vérités en mathématiques alors il va falloir que je renonce aussi à dire qu’il y a des vérités en art. Ça serait peut-être…

 

Alain Badiou : je le crains oui.

 

Ivan Segré : voilà… [Badiou se marre] Non mais cela dit ça rejoint une autre question qui est effectivement la question des méfiances qu’il y a eu à l’intérieur de la philosophie, comme celles de Lévinas, sur la question de l’art. C’est une véritable question… Donc à ce moment-là il faudrait… À moi de dire ce en quoi je reconnais qu’il y a une vérité en art, et il y en aurait également en mathématiques, et ce en quoi je dirais qu’il y a une insuffisance de vérité en mathématique, et il y aurait une insuffisance de vérité en art.

Alors, juste, évidemment, un point d’accord fondamental : c’est que les mathématiques sont évidemment le processus de distanciation radicale avec le règne de l’opinion et avec l’idolâtrie. Évidemment que cette modalité-là des mathématiques, comme la modalité de l’art, elle est reconnue comme telle. Mais c’est vrai finalement qu’il faudrait que j’élabore les mathématiques avec l’art, pour ne pas être retors.

 

Alain Badiou [souriant] : oui.

 

Ivan Segré : sur la disjonction positionnelle, ça je pense avoir insisté clairement : c’est un platonisme de la scène du 2, donc cette disjonction positionnelle elle est claire. La question est de savoir finalement où la position homme et femme, selon notre point de vue, laisserait de côté ou ne penserait pas la question de la littéralité du signifiant homme et du signifiant femme. Et c’est vrai qu’avant de discuter ce point-là en amont finalement, on y revient toujours ne serait-ce que dans la question ²est-ce que le monde est créé ou pas ?². C’est une vieille question sur laquelle, finalement, on revient également. Voilà ce que je peux dire d’après ce que j’ai compris.

 

Alain Badiou : eh bien merci à tout le monde.

16 juin 2010

 

     […] Bon eh bien on va fonctionner sans hein [le micro ne fonctionne pas]. Comment faire autrement ? […] Bon on va commencer quand même. On s’interrompra au moment de l’arrivée du technicien.

Bien alors… Premier point : eh bien je ne vais pas vous donner la prochaine séance de cette année vu que, comme vous le savez, c’est la dernière… Et donc la prochaine sera en octobre. Donc je vais encore faire le séminaire l’année prochaine… Voilà. [quelques ²ah !² sonores dans l’assistance puis applaudissements]… Oui, oh !... Je suis engagé dans la fâcheuse pente qui a amené Lacan à le faire jusqu’à sa mort [rires]… où il est presque mort en séminaire, comme Molière sur la scène. Voilà.

Mais je n’ai pas de titre pour l’instant. Je n’ai pas de titre. Donc peut-être vous en serez informé quand même par les moyens électroniques ordinaires. Mais pour l’instant je n’ai pas vraiment de titre. J’achève le cycle ²Platon², je ne vais pas le continuer une quatrième année.

Je peux vous dire mon idée… Enfin le point qui fait que, comme toujours, ce séminaire fait partie de mon travail propre ; ce n’est pas une didactique extérieure, c’est intégré à mon propre processus de pensée (vous le savez) ; c’est pour ça que, comme je vous l’ai quelquefois dit « vous êtes en un certain sens co-auteurs ; vous êtes massivement co-auteurs de tout puisque j’expérimente son adresse avec vous, etc. ». Donc forcément c’est la question d’une étape, d’un point d’étape, et en réalité ce que je voudrais reprendre, ce que je voudrais réexaminer c’est ce qu’on pourrait appeler ²les lois de l’incorporation² ; c’est-à-dire reprendre la question de la subjectivation en fait. Reprendre la question de la subjectivation dans le panorama général qu’on a déplié concernant à la fois l’Idée, l’idéation, ce que peut signifier aujourd’hui l’universalité, l’absolu, etc., etc. Mais dans ce panorama-là, avec comme clé (dans un certain sens) la notion de vérité, je voudrais revenir, revenir en fait à la question du sujet. Du sujet non pas en tant qu’il se constitue dans l’élément d’une vérité, mais plutôt des vérités examinées du point du sujet lui-même ; c’est-à-dire par une espèce de renversement de perspective qui ferait que au lieu d’aller de la logique de l’être à la construction subjective, on examinerait inversement comment au fond l’être se dispose, comment la situation change lorsqu’elle est examinée du point du sujet de vérité.

Et en réalité c’est la question de savoir ce que peut vouloir dire que, pour quelqu’un, pour l’individu capable d’être sujet… Qu’est-ce que ça peut vouloir dire que son monde change ? Voilà. C’est-à-dire je voudrais en fait tourner autour de l’idée de qu’est-ce que c’est que changer le monde ? ¾ vieux projet… Vieux projet un peu tombé en déshérence. Pour l’instant les gens essaient plutôt de survivre au monde que de changer le monde hein [sourires]… Mais bon nous sommes dans une époque de réhabilitation des vieilles choses, c’est le côté réparateur de vieux meubles du philosophe, et je voudrais réexaminer cette question de changer le monde qui est devenue un tout petit peu obsolète, ou aberrante, au regard de l’idée de l’améliorer localement, etc., mais de l’examiner évidemment du point de vue de la difficulté même de la question.

Alors ce qui est compliqué dans la question de changer le monde, c’est la question de savoir qui mesure ce changement. Parce que vous voyez bien que si en réalité le changement du monde est aussi le changement du sujet tel qu’il habite ou se déplie dans ce monde, le sujet va changer en même temps que le monde, donc il n’y aura pas de sens à dire que pour le sujet le monde a changé. C’est-à-dire que le monde aura changé, et le sujet tel qu’il est sujet dans ce monde aura changé avec le monde, mais en réalité il n’y aura pas de mesure du changement à proprement parler. Ça c’est un vieux principe de la relativité : si vous voulez avoir du mouvement il faut quelque chose de fixe ; parce que si tout est en translation, c’est comme si c’était immobile ¾ ça c’est vraiment le principe d’inertie tel quel hein !

Donc si on veut donner sens à l’expression ²changer le monde², paradoxalement il faut s’interroger sur le point d’invariance au regard duquel ce changement peut être prononcé ; sinon on peut parfaitement avoir des constants changements du monde, par ailleurs imperceptibles, puisque tous les sujets, toutes les représentations sont accommodés à ces changements. C’est un peu ce qui se passe en ce moment ; c’est pour ça que j’ai souvent parlé, à propos du monde d’aujourd’hui, d’un paroxysme du changement immobile. C’est-à-dire qu’on nous annonce tout le temps des changements extraordinaires mais comme en réalité ces changements sont internes au mouvement général par lequel les sujets sont contraints de s’approprier à ce monde en train de changer (c’est-à-dire ce qu’on leur demande à grands coups de bâtons n’est-ce pas : « suivez le train du monde », « recyclez-vous », etc.), eh bien c’est pour que l’ensemble (le sujet, le monde et tout ce qu’on veut) soit une figure d’immobilité prise dans une translation uniforme finalement.

Voilà pourquoi la question que je poserai, à laquelle je donnerai un intitulé plus précis peut-être, c’est : que signifie la possibilité du changement du monde du point de vue de quelque chose qui serait subjectivement invariant, de telle sorte que ça donnerait mesure du changement du monde ? C’est-à-dire quelque chose qui serait effectivement interne à ce changement, mais suffisamment un invariant de cette intériorité pour que ce changement lui soit perceptible en tant que changement pour lui hein. De ce point de vue il y a toujours eu une grande équivoque dans la théorie (si je puis dire) soviétique de l’homme nouveau. Parce que l’homme nouveau était une création du monde nouveau, et finalement il était l’homme du monde nouveau ; mais si l’homme du monde nouveau est lui-même un homme nouveau, eh bien tout a changé, et la conséquence est que vous n’avez pas de témoin véritable de ce changement, sinon ceux du vieux monde, qu’on liquide. Donc pas de témoin. Pas de témoin du changement glorieux puisque l’homme nouveau c’est l’homme qui est approprié et façonné par le monde nouveau. Et ça ce n’est pas entièrement satisfaisant à vrai dire, parce que la saisie subjective du changement du monde est un point de l’intériorisation de ce changement lui-même. Donc il faut que le sujet puisse être témoin du changement dont il est le sujet. Et ce n’est pas simplement une réflexion, c’est qu’il faut qu’il y ait un suffisant point d’invariance dans le sujet du changement pour que, du point de cette invariance, le sujet puisse prendre mesure que le changement est vraiment un changement.

C’est un problème tout à fait compliqué et essentiel. Et c’est celui-là qui m’intéresse en ce moment, précisément par opposition à la figure actuelle proposée du changement (que j’ai appelé ²le changement immobile², ²le changement sur place²) qui est en réalité une accommodation permanente des individus aux supposés changements du monde, qui est un changement interne à une structure générale dont les individus sont effectivement les habitants et les acteurs en même temps.

Et donc on va être dans la question du rapport possible, intra-subjectif, entre transformation et invariance. Transformation et invariance du point de vue du rapport entre sujet et monde, en supposant un sujet de vérité. C’est-à-dire à supposer même qu’il y ait, en travail, une vérité politique par exemple, c’est-à-dire qu’il y ait en travail un processus de construction effective d’une différence réelle dans le monde, comment le sujet de cette transformation est-il aussi et en même temps son témoin ? Comment peut-il en témoigner ? ¾ et non pas simplement en être l’acteur qui se transforme en même temps qu’il transforme. Alors finalement c’est la question du changement du monde vue sous l’angle de la question qui peut paraître singulière, mais qui n’en est pas moins à mon avis absolument centrale, et qui est la question de savoir qui témoigne pour le changement du monde ? Qui témoigne autrement qu’en étant ce que ce monde accommode comme figure subjective qui lui est interne ? Si nouveau que soit l’homme nouveau, il faut qu’il soit suffisamment ancien pour prendre mesure de sa nouveauté. Voilà.

Et ça c’est un point qui n’a pas été entièrement travaillé dans ce qu’on peut appeler le prométhéisme de la figure antérieure, où finalement la thématique du nouveau était une thématique enveloppante, en réalité une thématique totalisante. Il y avait le nouveau monde, il y avait l’homme nouveau, il y avait la construction nouvelle, etc., dans une sorte d’emportement du nouveau dont j’ai montré dans Le Siècle qu’elle était aussi liée à la notion de purification permanente, à la notion d’épuration en réalité. Et cette passion du nouveau, cette passion du réel comme nouveauté incessante, négligeait en réalité les conditions subjectives de l’appropriation du nouveau en tant que nouveau.

Et, pour terminer sur cette anticipation, le témoignage sur le nouveau ne peut pas être seulement fondé sur sa différence d’avec l’ancien. Ça c’est un point aussi très compliqué. C’est-à-dire il faut qu’il y ait une mesure intrinsèque de la nouveauté. Alors qu’est-ce que ça veut dire ça ? J’essaierai de débrouiller cette question avec vous. Mais vous voyez qu’il y a manifestement deux conceptions possibles, subjectives, en subjectivité, de ce qui est nouveau. Vous pouvez dire « c’est nouveau » parce que ce n’est pas ancien, parce que ce n’est pas ce qu’il y avait avant (ça c’est une définition très simple). Mais ce n’est pas exactement ça qui m’importe là. Ce qui m’importe c’est : quelle est l’expérience subjective de la nouveauté en tant qu’elle s’affirme d’un point de vue qui est interne au nouveau lui-même ? ¾ et qui n’est pas quelque chose qui se fait simplement par différence d’avec l’ancien. Alors ça c’est ce qu’on pourrait appeler l’ensemble des protocoles de subjectivation du nouveau en tant que nouveau. Et ça c’est lié, évidemment, au problème général de ²qu’est-ce que c’est que le changement du monde ?².

Et enfin, dernier point : pourquoi est-ce aussi idéologiquement important cette affaire ? C’est idéologiquement important parce que le régime contemporain est, à mon sens, largement fondé sur une subjectivation truquée du nouveau, c’est-à-dire sur faire marcher les individus dans la figure du semblant du nouveau ; c’est-à-dire du nouveau qui en réalité est absolument interne à la perpétuation de ce qu’il y a. Et ce nouveau-là, ce nouveau interne à la perpétuation de ce qu’il y a, joue un rôle subjectivement tout à fait fondamental dans l’oppression elle-même. Il consiste à dire : « voyez l’étonnante nouveauté permanente des choses », sans donner aucun critère normatif concernant cette nouveauté finalement. Et alors on va se dire : « oh ! eh bien peut-être que le nouveau modèle de voiture a une électronique un peu supérieure… » ¾ autant de choses de ce genre, prises dans le détail d’une nouveauté stagnante, d’une nouveauté qui est le différentiel (comme ça) par rapport à l’ancien, une cumulation de petites différences par rapport à l’ancien. Et je pense que cet élément de nouveauté joue en soi-même un rôle idéologique très important.

Autrement dit je pense que le combat idéologique doit nécessairement opposer deux visions différentes du nouveau, et non pas simplement les questions de la possibilité ou de l’impossibilité de ceci ou de cela. En réalité, intrinsèquement, ce qui est reçu comme nouveauté ne peut pas être le même dans le cas où on est sous la loi d’une procédure de vérité quelconque et si on est sous la loi de la perpétuation du monde ¾ ça n’est pas de la même nouveauté qu’il s’agit. Il faut donc éclaircir ce point. Et il faut éclaircir ce point en constatant que quelque chose s’affirme dans le nouveau qui n’est jamais réductible à strictement sa différence avec l’ancien (ça c’est un point certainement capital).

En réalité on verra que le nouveau s’affirme bien plutôt dans le système de sa corrélation à l’Idée (quelque chose comme ça), pour revenir à Platon. C’est-à-dire le nouveau c’est une nouvelle figure de la ²participation², pour parler alors complètement le langage de Platon, soit une nouvelle figure de l’intelligibilité, de ce qui devient intelligible par participation à l’Idée ¾ ça c’est une figure du nouveau : c’est quelque chose qui apparaît comme ça, et qui apparaît en tant qu’il est dans la lumière de l’Idée précisément ; et qui donc est, à ce titre, intrinsèquement nouveau, et non pas simplement quelque chose qui apparaît dans sa différence avec l’ancien.

Bon ça c’était… [Badiou se marre] c’était l’année prochaine, en raccourci… Voilà.

 

En ce qui concerne alors maintenant des détails plus administratifs, j’avais annoncé que je ferai une permanence vendredi […]

Alors un élément de publicité : la revue L’art du cinéma vient de sortir un numéro spécial sur Clint Eastwood (que je vous montre, là), et je suis très heureux de cela parce que je pense que c’est important de prendre la mesure de ce cinéaste de façon synthétique aujourd’hui. À ma connaissance, je n’ai pas procédé à des vérifications mais il y a des articles sur tous les films de Clint Eastwood, c’est-à-dire ils sont tous examinés un par un. Et donc je vous recommande vivement de regarder cette revue, de l’acheter… Et puis en plus il y a aussi un article de moi dans le tas [Badiou rigole, la salle suit]… Enfin c’est vraiment dans le tas parce qu’il y en a beaucoup. Le mien est sur Un monde parfait. Un monde parfait, c’est presque le sujet de l’année prochaine. Voilà.

 

Alors ça c’était pour les préliminaires et nous allons maintenant revenir à quelques considérations conclusives sur Platon, liées à des nouveaux textes.

Alors pour introduire, nous allons nous servir aujourd’hui du texte resté en rade, extrait de l’incident d’Antioche, qui vous avait été diffusé dans une séance précédente [celle du 19 mai dernier]. Et nous allons le faire simplement entendre et jouer comme un texte valant support (support métaphorique en partie) d’une sorte de conclusion provisoire sur l’enseignement de Platon.

En fait je crois qu’on peut proposer, en introduction, l’idée que l’enseignement de Platon, tel que je l’entends et que je le fais entendre, comporte deux points tout à fait fondamentaux pour notre actualité.

Le premier point c’est que l’accès à une vérité, l’accès personnel, individuel (on peut dire cela), l’accès de quelqu’un à une vérité est, en un certain sens, toujours de caractère événementiel ; et cela quelque soit le cas de figure. Alors ça veut dire quoi que c’est toujours événementiel ? Ça veut dire que l’individu ne constitue pas cet accès, il en est toujours primordialement frappé. C’est-à-dire l’instance de manifestation du vrai, pour un individu quelconque, c’est d’abord une frappe [un téléphone sonne dans l’assistance], ou une saisie… mais pas une sonnerie [Badiou se marre ; sourires]… Enfin ça n’avertit pas. Ça n’avertit pas ¾ justement.

Et donc, réfléchissons à ceci qu’il y a, en un sens qui évidemment n’est pas à prendre au pied de la lettre, qu’il y a toujours, dans ce qui se passe là, un élément de violence. Alors ²violence² signifie simplement ²ce qui arrive au sujet sous la forme d’une frappe, ou d’une saisie, et non pas sous la forme d’une extériorisation ou d’une expression². Autrement dit l’accès à la vérité n’est jamais dans la figure de l’expression de soi. Et c’est pourquoi on peut considérer comme une propagande anti-vérités la propagande pour l’expression de soi (« exprimez-vous », « soyez vous-mêmes », etc.). C’est une connotation idéologique qui, spécifiquement, tente de contourner, ou d’éviter cette violence élémentaire qui est que ce qui fait exception, et c’est toujours le cas d’une vérité quelle qu’elle soit, ce qui fait exception ne se manifeste que dans la figure d’une frappe existentielle. Que ce soit une rencontre, que ce soit l’effet soudain que fait une œuvre d’art, que ça soit la compréhension subite de quelque chose qu’on ne comprenait pas ; même des expériences élémentaires d’accès au vrai sont dans la forme de la saisie.

Et c’est ce que Platon nomme quelquefois ²la structure d’éveil². C’est un éveil. Il dit ²éveil² et il dit ²conversion² aussi d’ailleurs. Et c’est aussi ce qui légitime les points de force ou de violence expressément présentés dans l’allégorie de la caverne (que nous avons commentée ici), et qui est que en définitive ce n’est pas de plein gré qu’on sort de la caverne. Ça n’est jamais absolument de plein gré. C’est-à-dire ce n’est pas une manière de s’exprimer que de sortir de la caverne pour Platon. En réalité c’est une frappe… Alors métaphoriquement il va dire qu’on y est forcé et que ce sont ceux qui reviennent du dehors qui, plus ou moins, vous y forcent ¾ peu importent les images mais le cœur de la question c’est que ça n’est pas un développement spontané de l’expression de soi qui amène à la libération. Au fond la libération, en son sens là maximal, c’est-à-dire la sortie de la caverne et l’accès à quelque chose qui surpasse ce que l’on croyait être la simple capacité d’emprise des images, cela n’est pas le développement spontané de l’individu mais requiert une frappe. Et par conséquent une frappe en un certain sens extérieure ; ²extérieure² c’est-à-dire qui comporte une dose intrinsèque d’altérité irréductible.

Et donc tout ceci signifie, ou se concentre dans la conviction que l’accès à une vérité est quelque chose qui arrive, et non pas quelque chose qui se développe, ou se déploie, à partir des ressources immanentes de l’individu ou de la personne. Il faut que quelque chose arrive, il faut que quelque chose vous frappe, il faut que quelque chose manifeste la puissance de cette exception pour que, véritablement, cette événementialité vous enjoigne (d’une certaine manière) de… Eh bien de quoi ?... En fait de faire ce dont vous êtes capables par ailleurs ¾ tout simplement. Et en ce sens l’intériorité est bien une capacité, mais cette capacité n’a pas la capacité de se déployer comme capacité. C’est une capacité limitée. Et là, à vrai dire… C’est certainement là que Freud voit clair. Pauvre Freud qu’on malmène beaucoup en ce moment [Badiou sourit et plaisante]… sous prétexte qu’il aurait trop aimé sa mère [sourires] ; c’est un comble ça… C’est vrai… C’est ce qu’on lui impute. Le procès principal : il a tellement aimé sa maman qu’il en a fait une théorie générale [sourires]. C’était génial remarquez. Mais s’il y a une chose que Freud a vu avec la plus grande clarté, et qui est la raison pour laquelle en vérité on lui en veut aujourd’hui, c’est qu’il a parfaitement vu que la plupart du temps les hommes, les vivants, les sujets, s’interdisent eux-mêmes de faire ce dont ils sont capables ¾ c’est ça le point ! C’est ça qu’il a démontré ! Bon ça avait été déjà vu avant, mais là il l’a démontré et il en a fait le cœur de son investigation. En réalité il a même montré qu’il existe dans l’animal humain une certaine horreur de faire ce dont il est capable ; qu’il recule avec effroi devant sa propre réussite. Alors évidemment par rapport à l’animal libéral qui est sensé tout calculer en fonction de ses intérêts, c’est une image déplaisante hein : le producteur-consommateur qui se déploie librement et qui exprime le système de ses capacités de façon rationnelle, qu’on suppose être le sujet, enfin l’homo economicus du libéralisme, il est malmené par Freud (ça c’est sûr). Parce que Freud montre justement que la construction du sujet est en pliures, elle n’est pas du tout expressive. Et que les effets de culpabilité, de censure, de ressentiment, etc., jouent un rôle fondamental, et que arriver à faire ce dont on est capable, c’est toute une histoire. Et qu’il faut être copieusement aidé par les circonstances, l’extérieur, les gens qui sont là ¾ je ne parle même pas de l’analyste qui vient à la fin des fins [Badiou sourit ; sourires]… Mais c’est ça !

Et ceci éclaire beaucoup la vigoureuse hostilité qui se déploie envers Freud et dont l’origine est américaine… Parce que Onfray ne vient qu’en retard. Une manie des Français c’est d’être des combattants réactionnaires attardés [rires]. C’est vrai ! En général les trucs réactionnaires ont été inventés bien avant eux, et ailleurs ; mais la polémique contre Freud qui va fouiller dans les poubelles pour savoir s’il a réellement ou pas couché avec sa belle-sœur… point considéré maintenant comme capital [sourires]. Bon. On n’est pas obligé de considérer que ce point est décisif pour l’évaluation de l’œuvre de Freud après tout, de savoir s’il a couché avec sa belle-sœur ou pas. Peut-être… Moi je n’ai pas de point de vue arrêté [Badiou en pouffe de rire ; rires]. Par contre, ce que je comprends très bien, et que je n’avais pas entièrement saisi au début, ce que je comprends très bien c’est qu’en effet il y a des raisons tout à fait importantes à ce qu’on veuille abattre Freud. Et en vérité ce qui s’exprime dans la haine de Freud est particulièrement réactionnaire ; je dirais même, je soutiendrais que c’est encore plus réactionnaire que la haine de Marx. Parce qu’au fond la haine de Marx c’est normal [Badiou se marre]. Marx il l’a cherché [sourires]. Il l’a cherché ! Il a annoncé qu’il voulait renverser le capitalisme, éliminer les bourgeois, édifier le communisme, etc., il ne pouvait pas s’attendre à être accueilli avec des fleurs [rires]. Donc lui il a eu… Non mais je veux dire que c’était un combattant… Voilà… Alors Freud est aussi un combattant à sa manière aussi, on sait très bien qu’il a eu affaire aussi à beaucoup de préjugés, etc., est-ce qu’il y a vraiment une sexualité des enfants et tout ça… Mais enfin ! il ne se présentait pas comme quelqu’un qui voulait bouleverser l’ordre établi ; il se présentait dans la figure du chercheur scientifique, vraiment ! Il était sous l’idéal de la science Freud. Mais en vérité, précisément parce qu’il ne l’a pas cherché, qu’il s’est présenté sous l’idéal de la science, les attaques venimeuses contre lui sont encore plus réactionnaires, parce que la seule chose qui les soutient c’est l’idée de défendre à tout prix la figure du sujet tel que l’ordre dominant la prescrit. Et cette figure du sujet c’est une figure rabougrie et misérable, parce que c’est une figure qui suppose que le sujet est de part en part déterminé par le calcul que la société lui impose ¾ c’est ça !... c’est-à-dire c’est un sujet qui calcule son intérêt, qui calcule sa réussite, par des moyens rationnels. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Freud a démontré en effet, par la recherche scientifique telle qu’il la concevait, que ce n’est pas du tout comme ça que sont les sujets ; et que s’ils sont en capacité de devenir créateurs, c’est précisément parce qu’ils ne sont pas comme ça. Parce s’ils étaient les moutons de l’économie, ils ne créeraient rien du tout ¾ Freud le montre parfaitement : c’est dans les ressources de sa pliure, ou de son malheur interne, que l’homme trouve les ressources de sublimation particulières qui peuvent le transformer en un animal créateur. Ce n’est pas parce que sa vie est appropriée à ce qu’il y a que l’homme est créateur, c’est parce qu’elle ne l’est pas appropriée (ça c’est évident). Et Freud ne partait pas d’une vision révolutionnaire des choses, il suivait la piste du symptôme ; c’est-à-dire il suivait le fait qu’il est apparu absolument évident que les gens, en général, sont extraordinairement encombrés par eux-mêmes, et non pas du tout à l’aise dans eux-mêmes n’est-ce pas [sourires]… Et alors Freud il a cherché les lois de cet encombrement. Il s’est dit : pourquoi tant de gens sont encombrés par eux-mêmes ? Pourquoi tant de gens, en réalité, s’obstinent dans une voie qui leur est absolument hostile en réalité ? Pourquoi se lancent-ils dans des aventures absurdes ? Pourquoi aiment-ils des gens impossibles ? Pourquoi ce nouage très singulier sur lequel, soit dit en passant, les romanciers travaillaient depuis longtemps en réalité (c’était l’arrière-plan de l’investigation romanesque). Pourquoi cette complexité ? Et pourquoi, en particulier, y a-t-il tant de pulsions négatives, de pulsions autodestructrices ? ¾ il n’y a pas besoin d’aller chercher les suicidaires, qui sont des cas-limites de cela…

Mais précisément, alors pour revenir au point de départ : les gens qui ne font pas ce dont ils sont capables, qui s’empêchent eux-mêmes de ne pas faire ce dont ils sont capables, sont légions. Et Freud a montré que ça c’étaient des structures névrotiques fondamentales de l’espèce humaine. Et on lui en veut mortellement de ça… Alors ça ça touche aussi à l’année prochaine, ça touche à la question ²qu’est-ce que c’est que le changement ?², ²qu’est-ce que c’est que le sujet du changement ?², ²qu’est-ce que c’est que faire ce dont on est capable ?², ²qu’est-ce que c’est qu’être, par contre, plié et approprié à un monde défini ?². Et de ce point de vue-là Freud est un des plus grands penseurs progressistes du XXe siècle… Et ça on peut penser ce qu’on veut du détail des choses, de la psychanalyse, de la cure, de ceci et de cela, ça ça reste fondamentalement. Il est le premier à avoir jeté une vive lumière, une lumière rationnelle et libératrice, sur ce qu’il en est de l’individu humain en proie à l’ordre symbolique. Et comment cette manière de se constituer comme en proie à l’ordre symbolique l’introduit dans un labyrinthe subjectif absolument irréductible à l’idée, finalement basse et fausse en même temps, que l’homme est un animal qui ne connaît que ses intérêts… Non, non, il ne connaît pas que ses intérêts. La plupart du temps il les connaît même fort mal, ou quand il les connaît il s’en détourne amèrement et violemment. Il connaît bien d’autres choses que ses intérêts. Et bien d’autres choses en définitive plus intéressantes à vrai dire, même si elles sont quelquefois assez sensiblement ténébreuses. Et la ressource humaine elle est aussi dans ces ténèbres, sur lesquelles Freud introduisait une lumière. Voilà.

Donc tout ça pour dire que, pour revenir au point de départ, pour dire qu’en réalité Freud aussi va dans le sens que ce sont des événements de la vie, des occurrences réelles qui, seules, peuvent constituer, sur un point ou sur un autre, une sorte de libération de ce dont le sujet est capable. Et c’est une logique de l’acte. C’est une logique de la coupure. Ce n’est pas une logique de la continuité rationnelle des intérêts supposés. Et c’est pour ça que, de ce point de vue-là il est platonicien. Il est platonicien : il pense qu’en effet ce n’est pas du tout vrai que l’homme, lorsqu’il est dans la caverne, prend spontanément le chemin de la sortie ; ce n’est pas du tout ce qui lui vient à l’esprit. Il adore son enfermement, ou alors il en souffre mais il aime sa souffrance, etc. Il y a d’innombrables variantes de ce point-là qui le font stagner ou demeurer dans un endroit où il reste incapable de faire ce dont cependant il est capable, et qui en effet le constituerait à ses propres yeux comme un sujet capable de s’apprécier lui-même.

Et la question de savoir si le sujet est en état de s’apprécier lui-même est une question fondamentale. Après tout un monde un peu transformé serait d’abord un monde où les gens sont dans des dispositions ou dans des positions telles qu’ils peuvent être fiers de ce qu’ils font, au moins ; c’est le minimum. Mais ce n’est pas du tout le cas. Ce n’est pas du tout le cas. Quelquefois ils font les malins mais pour ce qui est d’être, sur le fond, réellement fiers de ce qu’ils font ¾ c’est au fond assez rare, c’est normalement assez rare. On pourrait appeler ²émancipation² le fait d’un monde dans lequel il serait quand même plus facile d’être fier de ce qu’on fait ou de ce qu’on est, que de stagner dans le monde que nous connaissons aujourd’hui. Et ça c’est bien ce que Platon propose, et aussi, à sa manière, c’est le chemin que suit Freud : comment libérer le sujet de cette astreinte symptomale qui le sépare en réalité de ses propres possibilités ? L’instinct de mort finalement. L’instinct de mort.

Et je reviens donc à ce premier énoncé fondamental dont l’origine est platonicienne, mais dont je montrais la déclinaison freudienne aussi bien, pour en montrer la contemporanéité : en réalité l’accès à une vérité, c’est-à-dire l’incorporation à une capacité supérieure (être capable de ce dont on ne se croyait pas capable et dont on découvre, avec une admiration pour soi-même, qu’on en est capable hein), eh bien cela ça suppose des événements ; ça n’est pas du tout le développement spontané d’un animal rationnel, lequel n’existe pas, lequel est une fiction idéologique appropriée en définitive aux calculs de rentabilité de l’économie capitaliste, modelé là-dessus. Modelé sur la folie d’un trader, qui devrait plutôt aller chez le psychanalyste d’ailleurs, le trader [sourires], soigner son inconscient financier ; ça serait plus intéressant que de finalement aller en prison parce qu’on a eu l’imagination trop débordante : là on a tenu des positions sur des milliards alors qu’on n’en était pas capable. Voilà. Et donc ça c’était le premier point. Le premier point que j’estimais être un enseignement vraiment essentiel : l’accès à une vérité est toujours de caractère événementiel et, en définitive, elle se manifeste par une frappe dont ensuite le destin n’est pas fixé. La frappe c’est une chose, c’est l’ouverture ou la création d’une possibilité, mais la création de cette possibilité ne peut pas se déployer sur une simple ligne d’autoconstitution, une simple ligne d’expression de soi. Ça c’était donc le premier point.

Et alors le deuxième point, c’est celui qui est en aval de cela, mais qui est aussi très fondamental, c’est que ce que crée la frappe d’une vérité c’est la possibilité de l’engagement dans une discipline ; c’est-à-dire c’est la reconnaissance d’une discipline hétérogène à celle du monde. Et ça je propose de l’appeler ²l’incorporation à une vérité² ; ²incorporation² c’est-à-dire suivi de la réalité matérielle du processus de vérité dans la construction d’un corps de vérité. Et donc il y a toujours un engagement dans une discipline qui est une discipline hétérogène à celle que prescrit la situation.

Et alors je pense que cette discipline, qui est évidemment absolument variable dans ses contenus empiriques, selon le type de vérité dont il s’agit, cette discipline est à la fois une négation et une affirmation. Ce point aussi Platon l’a très bien vu. C’est-à-dire ça exige, cette discipline, une négation locale, c’est-à-dire une négation en soi-même, une négation par l’individu en lui-même, des formes d’appartenance au monde tel qu’il est et tel que, précisément, la frappe énonce qu’il peut ne pas être. Donc il y a une part de cette discipline qui est négative en effet, qui est qu’il faut dégager l’exception de vérité de toute une série de scories, d’inclusions, d’adhérences au vieil état des choses qui tire en arrière. Et c’est ça précisément que Freud a bien vu, cet engluement de toute figure de libération dans des scories, des empâtements et des retardements créés précisément par la complexité névrotique de l’individu.

On peut appeler cette négation ²une départicularisation². C’est-à-dire il faut départiculariser, il faut se départiculariser, au moins partiellement, parce que la particularité, elle, est toujours complètement enfoncée dans les déterminations mondaines. C’est-à-dire pour accéder à ce dont on est capable il ne faut précisément pas rester dans l’in-capacité qui nous singularise hein. Et donc il faut une départicularisation intérieure, une départicularisation de l’individu lui-même, pour s’abandonner à la nouvelle discipline… Parce que c’est ça… Vous savez Hegel, dans un passage fameux de la Phénoménologie de l’esprit, parle de ²l’abandon à la vie de l’objet². Et il dit : ²la conscience doit s’abandonner à la vie de l’objet². C’est une très belle image, mais cette image de l’abandon est ici fondamentale dans la part négative de l’incorporation. C’est-à-dire il faut que l’individu s’abandonne en effet à une figure qui est partiellement extérieure à sa particularité, qui n’est pas constituée par sa particularité ¾ c’est pour ça que je l’appelle ²départicularisation².

Et par ailleurs il faut que cette départicularisation soutienne une affirmation, elle, qui est l’affirmation d’une valeur trans-individuelle, et finalement trans-particulière. Et ça on peut l’appeler ²une universalisation².

Donc il faut que la discipline d’une vérité dialectise une départicularisation et une universalisation trans-individuelle, de façon à libérer précisément la capacité trans-individuelle de l’individu lui-même. Et ça c’est très présent chez Platon dans la figure du dialogue lui-même ; c’est-à-dire le dialogue est toujours une figure à l’intérieur de laquelle… Quel en est l’enjeu ? Eh bien on voit très bien que l’enjeu est partiellement négatif : tous les premiers petits dialogues ont d’ailleurs (ça a été remarqué cent mille fois) des conclusions négatives, ils sont aporétiques, et il s’agit de mettre l’individu dans la figure de sa départicularisation justement, c’est-à-dire dans la figure où il va devoir abandonner le réseau d’opinions dont il croit que ça constitue sa pensée. Et il va donc falloir qu’il se débarrasse de ce type de symptômes, qui sont les opinions constitutives à ses propres yeux de sa pensée. Et puis quand les dialogues sont plus déployés, au-delà de ça, eh bien il faut évidemment qu’il y ait un accès à l’Idée. Mais finalement ²l’Idée² ça nomme précisément l’élément d’universalisation intrinsèque, l’élément d’universalisation dont, à propos de telle ou telle question, le sujet s’avère capable. Bien.

Donc pour le dire en bref je dirais : chez Platon on trouve une pensée du commencement, de l’inauguration, comme événement et comme frappe, et on trouve une pensée de la continuation comme discipline dialectique (d’ailleurs il appelle ça ²la dialectique²), combinant une départicularisation active et une universalisation affirmative.

Je pense que ce panorama est absolument d’une grande actualité, et il explique aussi la très grande singularité de la didactique platonicienne. Parce qu’on pourrait trouver ça paradoxal, on pourrait dire : mais si, en réalité, l’origine d’un vrai destin personnel et subjectif est événementiel, à quoi peut bien servir l’éducation ? C’est une objection finalement qui paraît très forte. C’est une objection qui paraît très forte et en réalité la didactique platonicienne, si on regarde de près, est toujours une didactique d’accueil ; c’est-à-dire c’est une didactique qui prépare simplement à l’accueil de la frappe, et qui prépare aussi à l’acceptation de la discipline. On peut dire ²accueil² et ²acceptation² : accueil de la frappe événementielle, acceptation de la discipline dialectique, c’est ça l’enjeu de la didactique. Mais la didactique n’est pas en état de produire, en tant que telle, la transformation subjective n’est-ce pas. Elle dispose l’individu à sa possibilité, et c’est le maximum qu’on peut en attendre. Elle est donc à la fois très importante, puisque c’est tout ce qu’on peut faire pour l’autre, l’aider à accueillir la frappe événementielle quand elle se présente, et l’aider aussi à se préparer à accepter, ou à consentir, aux nouvelles disciplines de la dialectique. C’est tout ce que peut faire une didactique mais… En vérité la didactique platonicienne est bien comme celle-là.

Par conséquent on dira, on peut dire si vous voulez, qu’une éducation platonicienne est, non pas enseignante à proprement parler, c’est-à-dire ²dire le vrai², elle ne va pas dire le vrai, mais elle rend capable du vrai, elle essaie de rendre les gens capables de cela. Et donc c’est une éducation dont il faut bien voir qu’elle est existentielle en réalité, c’est-à-dire quelle concerne ce dont l’individu est capable, elle ne concerne pas ce que l’individu sait. Ou si elle concerne ce que l’individu sait c’est pour autant que ce savoir est utile aux deux objectifs fondamentaux qui sont la conversion et la discipline ¾ alors la conversion (accepter, accueillir la frappe événementielle), et la discipline (accepter les conséquences de cette frappe, c’est-à-dire les lois de l’incorporation).

Si bien que évidemment l’éducation en son sens platonicien est une éducation en réalité paradoxale. C’est à la fois le philosophe chez qui le principe éducatif est peut-être le plus développé, avec Rousseau sans doute ; c’est-à-dire ce sont les deux sans doute qui proposent le plus complètement d’aligner la philosophie aussi sur des principes éducatifs. Et d’un autre côté, chez l’un comme chez l’autre, l’éducation en définitive ne parvient pas à toucher absolument le réel ; elle est préliminaire, elle est propédeutique… Ce n’est pas une formation professionnelle [sourires], c’est-à-dire ça ne prépare pas aux métiers. Ça ne prépare à aucun métier. Alors on dira quand même que La République prépare à être dirigeant de la cité. Oui mais ²dirigeant de la cité² nous, aujourd’hui, nous devons le lire comme : ça veut dire que ça prépare à être n’importe qui ; c’est-à-dire à être n’importe qui en tant que ce n’importe qui est digne d’être n’importe qui (si je puis dire). C’est la dignité éminente d’être n’importe qui au sens où n’importe qui est capable, précisément, de grandes choses.

Et donc même quand il dit ²il faut faire quinze ans de géométrie dans l’espace², ce n’est pas pour la géométrie dans l’espace. Alors c’est pour quoi ? Eh bien parce que lui il pense que quelqu’un qui a fait quinze ans de géométrie dans l’espace il est plus préparé que d’autres à accueillir la frappe événementielle de l’Idée. Est-ce que c’est vrai ? est-ce que c’est faux ? ¾ ça c’est autre chose n’est-ce pas ; mais c’est comme ça qu’il faut le voir hein ; il n’y a pas, chez Platon, un caractère indispensable de tel ou tel enseignement pour exercer tel ou tel métier, ce n’est pas du tout comme ça ! C’est une disponibilité générale qu’il s’agit de façonner, par les moyens du bord. Et alors les moyens du bord ça comporte à ses yeux telle et telle et telle discipline, mais ces disciplines n’ont aucune destination pragmatique autre que d’aider, de contribuer à rendre les sujets enfin capables de ce dont ils sont capables, voilà, c’est ça.

Et alors je voudrais souligner que c’est intéressant parce que c’est absolument le contraire de ce qu’on raconte aujourd’hui sur les destinations de l’enseignement, sa réforme, etc. Et d’ailleurs, pour l’instant, la vision de l’éducation c’est qu’elle doit être appropriée aux besoins sociaux, c’est la norme qui est mise en avant. Et c’est intéressant de voir que cette norme va de pair avec une conception du sujet nécessairement, comme chez Platon. Chez Platon on le voit, cette sorte d’éducation, en réalité non pas du tout désintéressée mais ordonnée à un intérêt supérieur qui est précisément l’intérêt de l’humanité tout entière, consiste en ce que chacun soit réellement en position de faire ce dont il est capable. Parce que que chacun puisse faire ce dont il est capable, c’est dans l’intérêt de l’humanité tout entière naturellement hein, parce que ça va augmenter de façon prodigieuse ce dont finalement l’humanité est capable, et dont on peut dire que nous ne connaissons aujourd’hui qu’un régime extraordinairement restreint. L’humanité confine en réalité ce dont elle est virtuellement capable dans des espaces très étroits, si on regarde la situation. L’écrasante majorité des vies humaines, c’est-à-dire des capacités humaines, est sacrifiée, encore aujourd’hui ¾ ça il faut en avoir la certitude ! C’est-à-dire que le potentiel… Si on imagine que tous les sujets, idéalement, parvenaient à faire au moins sur un point ce dont ils sont capables, ça voudrait dire que la créativité de l’humanité tout entière serait augmentée de manière exponentielle. Il faut non pas du tout considérer qu’elle est formidable aujourd’hui, mais qu’elle est misérable ; c’est-à-dire que les miracles dont l’humanité est potentiellement capable sont infiniment… Nous n’en avons même pas la moindre idée. Nous sommes dans une situation archaïque et bridée… Bridée par quoi ? Eh bien entre autres choses par une conception éducative appropriée à une certaine figure du sujet, à savoir la figure du sujet dont nous parlions, où il ne s’agit pas du tout que le sujet fasse réellement ce dont il est capable, mais qu’il fasse ce qu’on lui demande de faire. Or qu’il fasse ce qu’il lui est demandé de faire fait partie des raisons pour lesquelles il ne peut pas faire ce dont il est capable hein ¾ ça c’est un point très bien perçu par Platon. Et il faut absolument renverser les choses : si l’on veut que l’éducation soit destinée à rendre l’humanité capable de ce dont elle est capable, alors il faut concevoir l’éducation dans cette direction-là.

Et donc finalement l’éducation n’a que deux objectifs fondamentaux : premièrement préparer les sujets à l’accueil de la frappe événementielle des vérités ; deuxièmement préparer les sujets à être aptes à suivre les conséquences de cela, c’est-à-dire à entrer dans la discipline de l’incorporation. Il est vrai que de ce point de vue-là l’éducation est toujours une éducation à la surprise, et une éducation aux conséquences. C’est-à-dire elle est éducation à la surprise et éducation à la discipline. Et une vraie éducation c’est quand on trouve la dialectique, quand on prépare vraiment, simultanément et dialectiquement, aux deux. En réalité à l’heure actuelle, pour l’essentiel, on ne prépare ni à l’une ni à l’autre, parce qu’on prépare à des débris de savoir plus ou moins appropriés aux besoins du marché du travail, et le reste flotte un peu n’importe comment. Et en général ça flotte suffisamment n’importe comment pour qu’on envisage de le supprimer par commodité budgétaire ¾ c’est ça hein.

Donc aux yeux de Platon, mais d’ailleurs aussi aux yeux de Rousseau, l’enseignement tel qu’il existe actuellement ne serait même pas considéré comme un enseignement, il serait considéré comme une garderie vaguement remplie de n’importe quoi ; voilà. Et bien entendu, bien entendu, il y a de constantes luttes sur ce sujet ; évidemment l’enseignement dans son histoire et dans son actualité est traversé par quantité de conflits ayant comme enjeu sa nature propre. Et la politique étatique actuelle le concernant est parfaitement claire : elle est anti-éducative. Elle est de faire de cela une machinerie appropriée en définitive à un destin définitivement misérable de l’humanité tout entière, dans lequel ne sera utilisé, en matière de capacités subjectives, qu’une toute petite partie de ce qui est potentiellement disponible, la partie appropriée à la situation et à la maintenance de ce qui existe. Voilà.

 

Alors le texte que je vais maintenant vous lire, c’est un texte qui est un fragment d’une pièce de théâtre que j’ai écrite il y a longtemps, et elle porte précisément sur ces deux points. Elle donne un exemple subjectif et théâtral de frappe événementielle, c’est-à-dire un exemple de conversion, et puis elle donne par ailleurs un exemple d’acceptation de la discipline, c’est-à-dire des procédures d’incorporation. On a en réalité les deux volets, le recto et le verso dans ce que vous avez : le premier porte sur l’élément de surprise hein, l’élément de hasard, l’élément de foudroiement par la frappe événementielle ; et l’autre porte sur l’acceptation, c’est-à-dire l’acceptation de l’incorporation à une discipline nouvelle, voilà.

Alors je veux simplement, pour conclure, situer le passage, donner quelques indications didactiques, parce que c’est un passage métaphorique, donc un peu complexe. Et puis le lire. Et puis on s’arrêtera là, étant entendu que tout ce que je viens de dire précédemment éclaire déjà, abstraitement, la figure du texte, en retenant que la première séquence est sur l’acceptation de la frappe et de la surprise, et la deuxième sur l’acceptation de la discipline, c’est-à-dire sur les deux enjeux platoniciens majeurs de ce que c’est finalement qu’avoir accès à une vérité, de ce que c’est qu’entrer dans la pensée, et par conséquent d’entrer dans la capacité maximale de sa propre humanité.

Alors je situe les fragments en question dans l’histoire générale qui est racontée par la pièce. L’origine de cela, qui est le titre de la pièce, c’est un épisode particulier de la vie de Saint Paul qui s’appelle canoniquement L’incident d’Antioche, et dont la porté fondamentale est qu’il oppose l’affirmation universaliste de Paul à une sorte de rétraction particulariste de Pierre. Donc un conflit entre Paul et Pierre ; Pierre en position en réalité d’autorité reconnue, étant l’apôtre fondamental, et Paul qui est un peu le nouveau venu, un peu la figure montante dans ce qui n’est pas encore l’appareil.

Et alors ce conflit porte de façon très précise sur la relation entre la prédication liée à l’événement supposé qui est la résurrection du Christ et l’ancien monde de la Loi et du rituel juifs. J’insiste sur le point que Paul ne se voit pas du tout comme un fondateur de religion ¾ ça c’est entièrement rétrospectif : quand on dit ²Paul fondateur du christianisme², lui il ne se voit pas comme fondateur de quoi que ce soit ; il se voit comme quelqu’un qui, de l’intérieur du monde juif dont il se réclame avec force, introduit une déclinaison (comme ça) à partir de quelque chose qui s’est passé et qui est entièrement interne à cet univers.

Donc Pierre et Paul sont en un certain sens au même point. Il ne faut pas les disjoindre comme dans une sorte de conflit latent judéo-chrétien, parce cela se passe plusieurs siècles après, ce n’est pas du tout de circonstance… Donc c’est un débat interne, et assumé absolument comme interne. C’est un débat interne, et c’est un débat qui porte sur, précisément, la figure possible d’universalité que peut prendre la prédication, ou au contraire le fait qu’elle doit rester et intégrer les figures anciennes du rituel. Et là ça prend la forme de savoir si on peut prendre le repas rituel avec des non-juifs, des non-circoncis, voilà… La querelle elle est là. Et elle est tout à fait sévère et violente : grosso modo Pierre trouve que Paul est gauchiste [sourires], c’est-à-dire il trouve qu’il faut quand même garder la mesure des anciens rites, des anciennes figures, etc. Et Paul trouve que Pierre est un conservateur, un droitier, qui ne voit pas qu’en réalité, encore une fois de l’intérieur de la destination de la prédication juive, il s’est passé quelque chose qui fait qu’on peut élargir le spectre d’adresse pratiquement sans limites. Ça va donner les énoncés fameux : finalement ²il n’y a ni grecs ni juifs², ²il n’y a ni hommes ni femmes², ²il n’y a ni esclaves ni hommes libres², ²il y a l’humanité tout entière et on s’adresse à tout le monde². Et pour cela on va considérer que les rituels ont eu leur sens, sont intéressants, mais ne sont pas pertinents pour ce qu’il s’agit de faire. C’est pour ça que Paul dira : ²l’incirconcision n’est rien, et la circoncision n’est rien non plus². Après quoi il dira : ²si vous travaillez chez les juifs faites-vous plutôt circoncire² n’est-ce pas. Et ²si vous travaillez avec les non-juifs ce n’est pas la peine². Donc vous le voyez c’est la mise en non-pertinence d’un certain nombre d’éléments qui est en cause, et pas du tout une opposition à cela.

Alors cet incident d’Antioche est très intéressant parce qu’il est une figure théâtrale de ce dont on parlait tout à l’heure, à savoir le rapport entre la départicularisation et l’universalisation dans la discipline nouvelle, la discipline d’une vérité. En vérité c’est sur le rapport entre universalisation et départicularisation que Pierre et Paul ne sont pas d’accord ¾ c’est précisément sur ce point : c’est-à-dire Paul pense que l’universalisation doit s’accompagner d’une forte départicularisation, c’est-à-dire que l’élément négatif doit être vraiment assumé : on peut prendre son repas même avec des non-juifs, et on ne doit pas accorder une importance fondamentale à la circoncision. Tandis que Pierre, qui est d’accord sur l’universalisation, pense que cette universalisation doit en même temps fonctionner comme une limite à la départicularisation : il faut trouver quelque chose de plus serré entre le particulier et l’universel. Voilà.

Donc cet épisode est fondamental, et on peut dire aussi qu’il va porter sur le rapport entre construction et destruction ; c’est-à-dire qu’est-ce qui doit être détruit pour que le nouveau advienne ? Ou bien qu’est-ce qui doit être mis en déshérence, qu’est-ce qui doit être considéré comme non-pertinent pour que le nouveau advienne ? Alors vous le voyez : départicularisation et universalisation… Bon alors je suis parti de cet élément théâtral, à portée générale à mon avis, et je l’ai transposé dans le contexte d’une fictive et supposée politique contemporaine. C’est-à-dire disons aux conditions d’accès à un processus politique sous le signe de l’émancipation. C’est-à-dire que ce qui est là, dans L’incident d’Antioche, ce qui est en cause c’est une déclinaison religieuse qui, en un certain sens, va s’établir dans une particularité marquée sous le nom ²juif² et qui, de l’intérieur de cette particularité, va décliner une forme d’universalité, au prix d’ailleurs de grands conflits, dont l’incident d’Antioche. Et je transpose ça dans : on suppose qu’il y a une politique d’émancipation nouvelle. Et que veut dire de s’y incorporer ? Que veut dire de s’y rallier ? Quelles sont les conditions de ce ralliement dans la double figure de la frappe et de l’incorporation ?

Là aussi il y a des fables annexes, parce que vous savez que Paul… Alors lui il y a des illustrations frappantes du fait que l’événement de vérité est un événement, puisqu’il était tranquillement en train de se rendre à une persécution de chrétiens, et que tout d’un coup il a été foudroyé, il est tombé de cheval ¾ enfin si on en croit les peintres en tout cas, parce que dans le détail on ne sait pas s’il était à cheval, à pied ou en voiture évidemment. Il est tombé de cheval et Dieu lui a parlé, voilà. Donc ça c’est vraiment la frappe au sens strict hein. C’est purement événementiel. Et c’est raconté par lui-même dans ces termes-là : il ne savait pas ce qu’il lui arrivait. Et après il va dire que c’est la vérité qui lui est arrivée. Donc sa fable à lui c’est vraiment une fable du caractère nécessairement événementiel de l’irruption du vrai, pour un individu qui par ailleurs suivait les lois du monde, en l’occurrence les lois du monde juif qui était le sien ; les lois du monde juif dans l’Empire romain. Et ça ça s’appelle le chemin de Damas, c’est là que ça se passait ; d’ailleurs le premier acte de la pièce s’appelle aussi Le chemin de Damas, et le second acte s’appelle L’incident d’Antioche.

Donc le contexte est le suivant : il y a l’apparition d’une force révolutionnaire, dans un pays où la forme démocratique parlementaire est corrompue et branlante. La métaphore c’est que la droite et la gauche sont représentées par deux frères, qui sont les frères Maury ; il y a le Maury de droite et le Maury de gauche [sourires]… Voilà ! Et puis les personnages, pour vous donner un peu le folklore général de tout ça. Donc il y a les représentants de l’ordre politique corrompu et branlant représenté par les frères Maury. Il y a un possible aventurier qui représenterait une figure autoritaire de salut public, mais qui n’est pas du tout liée à l’idée d’émancipation, qui s’appelle Villembrais, qui est en réalité une figure nihiliste et aventurière, quelqu’un qui rêverait d’un grand destin national, mais qui sait que l’époque en est un peu passé… Bon tout ça ça décrit un peu notre pays hein [Badiou se marre]… Bon notre pays il y a vingt ans mais ça n’a pas changé de façon majeure sur ces plans-là. Et puis il y a Paule, avec un ²e² parce que c’est une femme. Donc j’ai féminisé ce sujet de vérité : Paule avec un ²e². Et elle est la sœur de Villembrais. Donc là on a les deux figures possibles d’un destin d’arrachement à cette corruption décadente du régime parlementaire dominant, qui va être la figure du ralliement à la force révolutionnaire d’émancipation, et puis la tentation de la figure nihiliste du pouvoir autoritaire se réclamant finalement de l’aventure politique et guerrière comme telle. Voilà.

Alors le processus révolutionnaire est dirigé par Céphas, qui était le nom de Pierre en réalité, qui est le nom de Pierre dans les écritures. Et donc… voilà, on a la gamme des virtualités à peu près : on a le régime existant, on a le chef historique et reconnu de la politique en voie de constitution, on a l’alternative possible que représenterait un aventurier politique [Badiou sourit] (un Berlusconi aux grands pieds quoi, quelque chose comme ça), et puis on a Paule dont on va suivre le destin subjectif dans ce contexte.

Et puis on a toute une série d’autres personnages qui en réalité composent une sorte de chœur, que vous avez dans le deuxième fragment, ce qu’on peut appeler le chœur populaire, qui va représenter le milieu de l’incorporation, c’est-à-dire qui va représenter la force politique en tant qu’immanente au peuple lui-même, celle à laquelle évidemment on s’incorpore effectivement, pour autant qu’on choisit le destin politique en question. Voilà.

Et alors, avant de finir par la lecture des textes, je les situe dans l’histoire. Ce qui va se passer c’est la chose suivante : Paule va effectivement se rallier au processus révolutionnaire dans la scène de conversion dont vous avez deux temps dans le texte que vous avez (ça c’est à la fois la frappe événementielle et l’acceptation de la discipline qui sont mis bord à bord dans cette scène de conversion ou de mutation). Elle va s’y rallier mais elle va très vite entrer en conflit avec Céphas ¾ alors ça c’est l’incident d’Antioche ; elle va entrer en conflit avec Céphas dont elle estime les méthodes, en réalité, non-universelles parce que d’une violence que la situation ne justifie pas. En réalité il va y avoir un conflit sur la façon de manier les contradictions. Et alors là il va y avoir au fond un conflit sur la discipline elle-même. C’est-à-dire la discipline est-elle une discipline de la négation violente ? Est-ce que c’est la négation qui constitue l’essence de la discipline ? Ou est-ce que, au contraire, c’est l’affirmation ? Le débat va être là. C’est un débat fondamental hein. C’est un débat qui concerne le bilan de toute l’entreprise historique du XXe siècle : comment, qu’est-ce que c’est que la juste résolution des contradictions ? (il faut jargonner comme Mao). Est-ce que finalement on est acculé à traiter les contradictions par la terreur ? Que signifient exactement la différence entre les contradictions avec les amis et les contradictions avec les ennemis ?... Enfin tout ce maquis de choses qui va largement prescrire ce qui va en être de l’État, du pouvoir lui-même hein. Est-ce que le pouvoir va être apte à créer un espace politique autre que celui de la perpétuation de son omnipotence ?

Or Paule va percevoir d’emblée chez Céphas une tendance de cet ordre, et elle va entrer en conflit avec lui. En particulier elle va entrer en conflit avec lui à propos du fait que Céphas considère que c’est très important, pour faire comprendre à tout le monde que les temps ont changé, de liquider Villembrais. Villembrais c’est l’autre virtualité, la virtualité du chef nihiliste, national, ambitieux, etc. Donc ça va être un des premiers actes de la révolution naissante que de tuer ce personnage, qui est par ailleurs le frère de Paule, acte qui va symboliser le caractère emblématiquement violent du processus révolutionnaire. Elle va entrer en conflit avec lui, et il va y avoir un affrontement interne à l’organisation. Et dans cet affrontement interne à l’organisation Paule va être minoritaire, d’une voix d’ailleurs ; dans la réunion sur la scène du théâtre elle perd avec une voix de majorité. Et donc le processus va se poursuivre dans la ligne prescrite par Céphas.

Et puis alors Paule s’en va, elle disparaît, elle ne veut pas cautionner cette orientation, et ça ça constitue la deuxième partie de la pièce. Et puis la troisième partie de la pièce : les révolutionnaires ont été victorieux et la situation est terrible, elle est quasi-cambodgienne ; c’est-à-dire en effet la terreur règne partout, la destruction a été extrêmement étendue, et finalement on voit énormément de souffrances et d’obscurité. Et évidemment les gens commencent à discuter de comment on va quand même construire quelque chose. Tout est détruit, tout est comme dévasté, quand est-ce que va commencer la construction ? Comment va-t-elle commencer ? etc.

Et à ce moment-là Céphas s’en va. Il s’en va en déclarant que lui il a été l’homme de la destruction, mais que finalement il n’est pas apte à la construction. Il reconnaît lui-même qu’il a été l’homme de l’intensité destructive (l’homme de la victoire en un certain sens, après tout il a remporté la victoire), mais que si maintenant c’est le moment de l’édification, de la reconstruction, de la réparation des blessures, etc., ce n’est pas son affaire, et il s’en va. Donc l’organisation est dans un état où les deux voies qui s’y affrontaient à un moment donné sont représentées par des personnages qui sont l’un et l’autre partis. Paule est partie et Céphas s’en va aussi. Et celui qui exerce à ce moment-là l’autorité transitoire sur le processus, c’est un fils que Paule a eu d’un ouvrier arabe d’ailleurs, qui s’appelle Mokhtar. Et c’est ce fils, prénommé David, qui gère la situation sans trop savoir quand même quoi faire.

Et à ce moment-là Paule revient, c’est la deuxième grande scène idéologique de la pièce, et elle dit, dans une scène très tendue avec son fils, elle lui dit qu’il faut qu’ils abandonnent le pouvoir ; qu’en réalité ils ont vaincu, mais que leur victoire est aussi une fondamentale défaite puisqu’ils ont à la fois tout détruit et sont incapables de concevoir ce qu’ils veulent réellement construire. Et que donc il faut laisser la situation à sa déshérence et à son mouvement propre, qu’il faut se réorganiser en reprenant les choses à zéro et dans une tout autre perspective, dans une tout autre logique que celle qui a prévalu.

Alors évidemment elle est au début très mal accueillie par son fils, c’est une scène mère-fils extrêmement violente. Et la pièce s’achève dans une sorte d’indécision relative : il semble que David ait été convaincu, en partie au moins, qu’il fallait abandonner ce pouvoir conquis avec tant de destructions et tant tempêtes, et qui finalement reste sous la loi de la mort sans qu’on sache comment s’en sortir.

Voilà, je vous ai raconté toute la pièce, et vous voyez bien sa connexion fondamentale avec tout ce que nous avons raconté ici à partir de Platon. C’est-à-dire on retrouve la question de l’éveil, la question de la conversion, la question de la discipline. Mais au-delà aussi la question de : qu’est-ce que c’est que le pouvoir de l’Idée ? C’est-à-dire : le pouvoir de l’Idée est-il avéré réellement par la destruction du vieux monde ? Ou bien la construction est-elle l’élément primordial, l’affirmation est-elle l’élément primordial ? Qu’est-ce que c’est que le traitement des contradictions ? etc. Et tout cela finalement c’est le problème de la dialectique entre le particulier et l’universel. Autrement dit l’Idée prescrit toujours l’ouverture vers l’universalité, mais elle est en même temps incarnée et locale ; et cette incarnation, cette localisation, peuvent-elles être malmenées au-delà de toutes limites par la prétention ou la vocation de l’universel ?

Alors on est là dans un problème absolument central, dont la forme platonicienne intrinsèque est évidemment ce qui a été appelé (mais qui n’est pas appelé comme ça par Platon), ce qui a été appelé ²le rapport du sensible et de l’intelligible². C’est-à-dire que le cœur de la question platonicienne ce n’est pas qu’il y ait l’Idée et le sensible, c’est de savoir comment le déploiement du sensible peut attester ou faire exister l’Idée, sans que tout s’abîme en fin de compte dans la destruction sensible elle-même. C’est la raison pour laquelle Platon, comme vous savez, ne prend pas position sur une question que tout le monde lui pose, qui est la possibilité de son programme. Il se contente d’indications très vagues, comme quoi en tout cas on a peu de chances de le réaliser dans son pays. Peut-être que ça se réalisera ailleurs. Et puis il finit par conclure qu’en fin de compte là n’est pas le problème [Badiou se marre]. Voilà. Qu’en fin de compte le problème c’est justement de mesurer, situation par situation, quel est la corrélation, ou l’inscription, ou le processus possible par quoi l’Idée peut être avérée dans le réel.

 

La pièce L’incident d’Antioche parlait de ça, et je vous donne maintenant, sur les deux fragments, quelques indications rapides avant de terminer par la lecture. Alors quatre ou cinq repères sur le premier fragment :

1)    bon évidemment ça s’ouvre par ²Hasard², qui est le nom de ce qui arrive, de ce qui arrive à Paule, de ce qui lui arrive, dans une figure qui n’est pas du tout celle de la nécessité ; qui n’est pas non plus du tout celle de son développement propre, mais qui lui arrive du dehors. Elle ²tombe à terre les bras en croix² ¾ bon ça c’est comme Paul dans le fameux tableau du Caravage hein.

2)    Deuxièmement : ²j’avançais, périlleuse, et sous l’acte / D’un embrasement où s’effondre l’obstacle etc. […], me voici dans la minceur du matin² ; là c’est le mode sur lequel quelque chose de subjectif se fait jour dans la frappe hasardeuse. Dans l’individu, quelque chose comme un sujet commence à apparaître. Là on est dans le moment où l’individu se ressent, précisément, dans la naissance de ses capacités neuves, comme le sujet qu’il pourrait être. Voilà.

3)    Un peu plus loin : ²Forme du casque et de la chouette etc. […]² ; tout ça c’est prendre Athéna, la déesse Athéna, comme une figure algorique de l’équivalence de la pensée et du combat. Comme vous le savez elle est assez paradoxalement à la fois une déesse guerrière, toujours représentée avec sa lance et le bouclier, et en même temps elle est la déesse de la philosophie et de la pensée, son emblème est la chouette, la chouette de la pensée, la chouette dont parle Hegel (quand il dit que ²l’oiseau de Minerve ne s’envole qu’à la tombée de la nuit² c’est de la philosophie qu’il parle). Donc Athéna est ici, dans tout ce texte, une figure allégorique de cela, c’est-à-dire le moment où il y a quelque chose d’indiscernable entre la pensée et le combat, entre la pensée et la violence, alors que pourtant, traditionnellement, elles sont opposées.

4)    Plus loin, à partir de ²Paule se lève etc. […]² on a réellement la naissance du sujet qui est pressenti un peu plus haut, c’est-à-dire la naissance, interne à l’individu, du sujet qu’il peut être.

5)    Et puis la fin est quelque chose qui porte sur la dictée du réel. Appelons ²dictée du réel² le fait de ce qui va se révéler dans la frappe événementielle comme relevant, précisément, d’un réel antérieurement inconnu. Il faut bien voir que la frappe événementielle, en tant qu’avènement de la vérité, c’est aussi la découverte et la saisie par un réel dont on ne soupçonnait pas l’existence ¾ évidemment les deux choses vont de pair. Voilà je voulais vous dire ça sur le fragment 1.

 

Sur le fragment 2… Alors le fragment 2 va représenter l’incorporation à la discipline nouvelle par la figure d’un accueil de Paule par le chœur qui représente l’initiative politique populaire : Mokhtar qui est l’ouvrier, René qui est le paysan, Mme Pintre qui est une femme du peuple et Camille qui est une jeune des banlieues (appelons-là comme ça), une louloute, voilà. Donc ça c’est simplement une typification interne et chorale… Ce chœur vous le retrouverez dans la discussion au moment de l’incident d’Antioche, comme composant la réunion qui va décider. Et c’est cette réunion-là qui va être divisée entre la position de Paule et la position de Céphas. Voilà.

Et je vous signale, mais ça c’est un exercice que je vous propose, je vous signale que la partie entre guillemets qui va de ²Mokhtar (« L’écart entre le ²je suis² de la personne²) à la fin (²l’exercice encore minime de cette cessation. »²), cette partie est une transcription par moi d’un passage de L’idéologie allemande… Et l’exercice que je vous propose c’est de retrouver le passage de L’idéologie allemande dont c’est la transcription. Vous devez le trouver. Vous allez le trouver. Et c’est intéressant parce que c’est réellement guidé par le texte de L’idéologie allemande. Et donc on peut dire que, de ce point de vue-là, le texte de L’idéologie allemande prononçait déjà, à sa manière, ce que c’est que l’incorporation à la vérité révolutionnaire.

Et donc, maintenant, faisons entendre les deux fragments :

 

[Fragment 1 de L’incident d’Antioche (pièce d’Alain Badiou, 1984-89)

La frappe événementielle de l’Idée]

 

Paule (tombe à terre les bras en croix)]

Hasard, fiction du sens, d’où je sais ce qu’il sait !

     Les cailloux de ma bouche se changent en mots clairs.

     O j’avançais, périlleuse et sous l’acte

     D’un embrasement où s’effondre l’obstacle et la rétraction du désir, me voici dans la minceur du matin.

     Voyez, toute l’extension d’un corps, tel un lac en la surprise

     Des sapins du ciel, la transparence infime où je me résous !

     Où donc l’abri, vertu du soir, accueil de la pénombre ?

     La lumière écarquille sa gloire ! Les poissons d’or giclent sur le cil des eaux !

     O route obsolète, droiture soudain sciée ! J’ai mis ma propre chute au plateau des justices.

     J’avais, illuminée, le sensible et l’épars.

     Qui donc me plie ? Qui m’instruit du stratège ?

     Forme du casque et de la chouette, renaissante à rien qu’à la déesse impalpable ! Je me courbe, et la lumière fait bouclier de mes genoux.

     Mot d’un acte par trop durable.

     Je définis, inémotive, la pensée qui vous fonde.

     C’est moi !

(Paule se lève, diction légèrement changée)

     Seigneuries de la politique, relevez-moi ! Le coup qu’il faut porter ! La consistance qu’il faut avoir !

     De peur que je vacille, de peur que je cède à l’oubli de ce qu’il faut oublier, tenez-moi debout, femme cassée en deux, fendue par l’éclat !

     Dictature ! Capacité pensable de l’inexistant !

     Pourquoi n’ai-je plus ni frère, ni sœurs, ni amants, sinon pour que je sois votre emblème ? Afin que je vous appartienne.

     O jeunesse en ferrailles, en fumées ! Je rencontrais, j’avais rencontre, oui, pour tenir droite, et m’accable

     Qu’il faille la langue et la nomination perfectible.

     Au nom des fleurs ! Au nom du brasier !

     Parlez-moi, je vous répondrai.

J’existe ! J’existe dans la scission de la loi.

 

 

 [Fragment 2 de L’incident d’Antioche (pièce en trois actes d’Alain Badiou, 1984)

La procédure d’incorporation]

 

Mokhtar : « L’écart entre le ²je suis² de la personne et la prégnance en lui d’une contrainte n’apparaît qu’avec notre engendrement collectif.

René : La haine des individus mis en rivalité productive nomme enfin la contingence de ce qui les fait exister. Nous sommes plus libres sous la domination du capital, parce que nos conditions d’existence nous sont à nous-mêmes contingentes.

Mme Pintre : Mais nous sommes naturellement moins libres, puisque régis entièrement par une puissance objective.

Camille : La contradiction entre notre être subjectif intime et ce qui nous est imposé dans le travail, sur le fond d’un sacrifice fait dès l’origine, entre au jour de la conscience.

Mokhtar : Pour advenir comme sujets, nous devons par conséquent abolir jusqu’aux ultimes conditions de notre propre existence.

Mme Pintre : Et donc ce sur quoi repose toute société jusqu’à nos jours.

Camille : De là que nous sommes en opposition directe avec la forme que les sujets virtuels du social ont jusqu’à présent choisie pour expression d’ensemble.

René : C’est-à-dire l’État. Il nous est dévolu pour réaliser le sujet que nous sommes de faire cesser l’État. Exister, dès aujourd’hui, revient à l’exercice encore minime de cette cessation. »

Camille (tournée vers Paule) : Nous te désignons l’indistincte.

Paule : Voici que je vous suis absente et majeure.

Mme Pintre : Donne l’écharpe.

(Les quatre et Paule se passent l’écharpe rouge comme un fil d’Ariane)

Incorporation de l’une aux préambules du texte.

Paule : Mokhtar et Mme Pintre bonjour. Également Camille et René, bonjour.

Mokhtar : Toile de tente au désert, quand le renard suit vers le creux le dix-septième nom de l’eau. Au-dessus de chacun son dix-septième nom entre au lexique de sa langue fanée.

Mme Pintre : À la femme éternelle succède celle de l’instant, qui prodigue, outre l’idée, la persuasion et le commandement.

Paule : Louise Michel, Hypatie, Élisabeth Dmitrieff, Jeanne d’Arc, Virginia et Catherine.

Sapho, Marie Curie, Camille Claudel et Sophie Germain.

Émilie Noether, Vera Zassoulitch, Louise Labbé ; Emily Dickinson et les sœurs Brontë, Bettina von Arnim, Djuna Barnes.

De La Fayette et du Châtelet, Victoria, Élizabeth et Catherine la deuxième aussi bien.

Sainte Thérèse d’Avila, Olympe de Gouges et Zénobie, Alexandra Kollontaï et Théodora de Byzance.

Vieira da Silva et Joan Mitchell avec Berthe Morisot.

Jane Austen, Anna Seghers, Gertrud Stein et Cyvia Lubetkin. Dame Murasaki.

Chiang Ching avec Hannah Arendt, avec Rosa Luxembourg.

Ici la fin de tout harassement à vous mettre en lumière. Procédure de la fin d’exception. Que l’écrit soit livré avec ma signature dans l’orthodoxie successive.

Car je suis dans la main du temps.

Mme Pintre : Rien n’est dit quand la parole, telle au matin l’enlèvement de l’air dans le coulis des brumes, n’a pas encore l’émission ni le timbre.

Femme ! À refaire, le trajet d’Athéna, la loi qu’insupporte ton abdication. O glaciation des ailes d’un aigle bref ! L’amère idole ici est consommée. Ici l’inconnaissable vient à la ferme forme de sa dissolution d’État.

 

     Merci pour toute cette année.