Pour
aujourd’hui : Platon !
Séminaire d’Alain
Badiou (2007-2008)
[notes de Daniel
Fischer]
24
OCTOBRE 2007 2
Platon 1. La construction subjective (République, 504a-504e) 4
5 DÉCEMBRE 2007 5
Platon et le 20 ° siècle : deux points sont à noter. 5
Conjoncture : quelles sont les ressources disponibles du
pays pour une nouvelle mesure ? 6
Villiers-le-Bel 7
Platon 2. Sports et Arts dans la constitution du jeune Sujet 7
23 JANVIER 2008 8
Platon 3. Qu’est-ce que le Réel en politique ? 9
Commentaires : 10
13 FEVRIER 2008 11
Platon, 4. La radicalité communiste (République, fin du livre
III) 13
26 MARS 2008 14
1 14
2 15
3 16
Platon 5. Le visible comme métaphore du pensable 16
9 AVRIL 2008 18
14 MAI 2008 20
Un poème platonicien : « Prose », de Mallarmé 21
11 JUIN 2008 : Rencontre avec Monique Canto 24
18 JUIN 2008 27
J’ai
proposé ces trois dernières années une doctrine du temps présent, défini comme
désorientation dans la pensée. Soit ce qui dévalue l’existence, en ne la
rapportant qu’à des maximes d’intérêt dont la conséquence est la ruine de
l’Idée.
Il a
donc fallu aussi bien revenir, à partir des catégories mises en jeu dans Logiques
des mondes, sur la distinction de l’être et de l’existence, comme sur
l’émergence événementielle des vérités, leur labeur subjectif et leur éternité
singulière.
J’ai
également avancé les prémisses d’une morale provisoire pour temps désorienté.
Rappelons trois principes de cette « morale » :
1.
Gouverne-toi, non selon
ce qui existe, mais selon ce qui in-existe.
2.
Tire les conséquences de
cette existence dont, en l’affirmant, tu as orienté ta pensée.
3.
Tiens un point-de-vérité
sans considérer un seul instant l’opinion dominante, mais au contraire en tant
qu’il y fait exception.
Je
voudrais cette année déployer les références philosophiques sous-jacentes à ce
que ce nouveau régime d’affirmation et d’orientation nous impose de penser,
pour ne céder ni à la fatuité démocratico-militaire de l’Occident, ni aux
variantes du nihilisme, terroristes ou consuméristes lesquelles sont finalement
identiques, ne réalisant qu’une butée subjective sur le cadavre des Dieux.
Notre
guide sera Platon. C’est de lui en effet que nous avons prioritairement besoin
aujourd’hui, pour une raison précise : il a donné l’envoi à la conviction
que nous gouverner dans le monde suppose que quelque accès à l’absolu nous soit
ouvert, non parce qu’un Dieu vérace nous surplombe (Descartes), ni parce que
nous sommes nous-mêmes les agents du devenir-sujet de cet Absolu (Hegel comme
Heidegger), mais parce que le sensible qui nous tisse participe, au-delà de la corporéité individuelle et de la rhétorique
collective, de la construction des vérités éternelles.
Ce motif de la participation, dont on sait qu’il fait
énigme, nous le reprendrons de telle sorte qu’il nous permette d’aller au-delà
des contraintes de ce que j’ai nommé le « matérialisme
démocratique ». Soit l’affirmation qu’il n’existe que des individus et des
communautés, avec, entre elles, la négociation de quelques contrats, dont tout
ce que nos modernes chiens de garde prétendent nous faire espérer est qu’ils
puissent être équitables. Cette « équité » n’offre en réalité au
philosophe que l’intérêt de constater qu’elle ne se réalise que comme intolérable injustice. Aussi bien
faut-il soutenir qu’outre les corps et les langages, il y a des vérités
éternelles, et que corps et langages peuvent participer dans le temps à
l’élaboration combattante de cette éternité. Ce que Platon n’a cessé de tenter
de faire entendre aux sourds, raison pour laquelle nous nous tournerons vers
lui.
Pour
aujourd’hui : Platon !
Que faut-il
entendre dans le titre que je donne au séminaire de cette année ? Il y a
ici plusieurs motifs imbriqués.
1) Le premier
est le charme indubitable d’une référence aussi clairement archaïque. S’il est
vrai que Platon est né en 427 avant JC, cela fait quand même 2434 ans qui nous
en séparent, ce qui fait un laps de temps à côté duquel la longueur des mandats
présidentiels (qu’ils soient de cinq ou sept ans) a quelque chose de dérisoire.
Plus sérieusement : je pense que la maîtrise de la temporalité est un
point essentiel de liberté. A une époque comme la nôtre, marquée par une
circulation accélérée du capital, des marchandises et de la communication, il
existe une oppression particulière portant sur le temps qui se traduit par une
norme spéciale de rapidité à laquelle le
sujet est contraint de se plier.
Je parlerai volontiers ici de vitesse structurale, bien différente de la promptitude à décider comme
capacité nécessaire au sujet exposé à l’événement. A cette rapidité imposée, la
maxime qu’il faut aujourd’hui opposer c’est : « soyons
lents ! ». Maxime qui, rappelons-le, a déjà été explicitement mise en
avant au cours de certaines luttes ouvrières des années 1970. « Ralentir,
interrompre la vitesse de production imposée, travailler à son propre rythme
… ». Revenir à Platon, c’est en définitive faire un pas de côté
significatif, en particulier vis-à-vis de ceux qui prétendent qu’une formation
valable pourrait reposer sur ce qui a été pensé dans chaque domaine au cours
des dix dernières années (il faut bien admettre, qu’en philosophie, à suivre ce
conseil on perdrait beaucoup).
2)
« Pour aujourd’hui », car c’est d’une convocation de Platon dans
notre présent qu’il va s’agir ici (et non d’un exposé systématique de la pensée
de Platon …). Je vous avais dit l’année dernière que toute éthique véritable se
devait de tenir un point – en rappelant
que j’entends par point la
condensation de la situation en un lieu où s’impose un choix effectif. Or, il nous est quotidiennement signifié
que la situation précisément ne comporte pas de point ; autrement dit
qu’il n’y a pas de choix possible. Un point, je soutiens par ailleurs qu’il a
quelque chose d’absolu : ce
qui signifie que le choix est inconditionnel, que, dans l’éthique véritable, le
point je le tiens quoi qu’il m’en coûte. Vous avez donc ici une tension entre
le point comme quelque chose de tout à fait local et singulier et le caractère
néanmoins absolu de ce point. Je dirai, en résumé, qu’une éthique véritable
aujourd’hui, i.e. dans un monde rebelle au choix, consiste à faire le
point sur l’absolu. Et ce selon les deux
sens que l’on peut donner à cette expression : prononcer que l’absolu est
là, qu’il est, comme l’aurait dit Hegel, « auprès de nous » ;
adosser le choix radical, le choix au sens de Kierkegaard, sur l’absolu. Je
soutiens que cela, faire le point sur l’absolu, relève typiquement de la
recherche platonicienne (au rebours de la position dogmatique qu’on lui impute
généralement). Il est en effet typiquement platonicien de dire : arrêtons
la circulation générale des opinions en un point, ce qui va nous permettre de
cartographier différemment la situation afin d’avoir une chance de repérer la
possibilité d’un choix. Ne pas oublier que si Platon peut être un guide pour nos
temps désorientés, c’est que lui-même a expérimenté la désorientation (j’y
reviendrai).
3) Le 20ème
siècle est terminé. Or, ce siècle a été le siècle de l’antiplatonisme (et même des antiplatonismes). S’il est terminé, c’est peut-être
qu’il y a une césure de l’antiplatonisme, c’est peut-être que Platon se
ré-ouvre une nouvelle chance historique ? Je discerne au moins 6 formes de
l’antiplatonisme du 20ème siècle : la vitaliste, l’analytique,
la marxiste, l’existentialiste, la heideggérienne, et enfin celle de la
philosophie politique ordinaire.
a)
l’antiplatonisme vitaliste
Il faut le
chercher chez Nietzsche, Bergson ou Deleuze. Ce qui est par eux imputé à
Platon, c’est une hostilité au devenir, Platon étant présenté comme celui qui a
posé le primat de l’immobile (d’où sa filiation réelle avec Parménide malgré
les fallacieuses annonces de « parricide » faites par Platon à son
encontre). Le devenir, pour Platon, serait en ce cas le stigmate du semblant,
alors que, selon les vitalistes, le devenir coïncide avec le réel lui-même,
c’est dans le devenir que se donne l’essence singulière de la vie. D’où que
Platon a installé la philosophie du côté de la mort. Platon est morbide, il
faut « guérir de la maladie-Platon » (Nietzsche), se débarrasser de
l’influence de celui qui a été le premier « prêtre », soit le premier
de ceux qui ont organisé la vie contre elle-même.
b)
l’antiplatonisme analytique
C’est celui
de la philosophie analytique (Russell, le deuxième Wittgenstein, Carnap, …). Le
grief fait à Platon est différent : c’est celui d’être responsable de
l’idée selon laquelle il existe, de façon séparée, des objets idéaux dont
l’intuition intellectuelle serait possible. La question controversée est ici
celle du statut des objets mathématiques. La supposition d’une existence
séparée et suprasensible des idéalités mathématiques, d’un domaine préexistant
et autonome de la donation objective, est de fait appelée
"platonisme" par les empiristes anglo-saxons, qui font valoir, contre
cette supposition, que les objets mathématiques sont construits, qu’il s’agit de conventions organisées par des
syntaxes logiques (cf. Court traité d’ontologie transitoire chap. « La mathématique est une pensée »).
Cette thèse est d’ailleurs aussi attribuée à Platon par Aristote, qui joue déjà
le rôle qui sera le sien dans l’histoire de la philosophie, celui du traître
d’opéra, le rôle de celui qui a trahi son maître[1]
(selon Aristote, il est manifestement impossible que les Choses
mathématiques aient une existence séparée des êtres sensibles ; si c’était le cas, il devrait y en avoir une
intuition intelligible originaire, que rien n’atteste – ce sera aussi la
position de Kant) - Sur le caractère inexact de cette identification :
voir toujours dans le Court traité : « platonisme et ontologie mathématique ».
c)
l’antiplatonisme marxiste
Ce que les
marxistes ont imputé à Platon c’est d’avoir été par excellence le philosophe
idéaliste – à une époque où d’autres (Démocrite, ainsi que ceux que l’on a
appelé « les premiers matérialistes ») frayaient d’autres voies.
Platon a été le champion de la discontinuité, le chantre de la séparation des
mondes sensible et intelligible, ce qui, en fin de compte, correspondait,
« dans l’idéologie », à la séparation « réelle » entre la
classe des travailleurs et des esclaves et celle des oisifs. A la rubrique
« Platon » du dictionnaire de l’URSS, on trouvait :
« idéologue de la classe des propriétaires d’esclaves ». Aristote
était traité avec beaucoup plus de bienveillance.
d)
l’antiplatonisme existentialiste
Ce qui est
imputé à Platon par les existentialistes (Kierkegaard, Sartre), c’est d’avoir
placé l’existence singulière sous la loi d’essences éternelles. Rappelons la
phrase de Sartre qui « résume » en quelque sorte
l’existentialisme : « l’existence précède l’essence ». Mais
alors, qu’y a-t-il « avant » l’existence ? Qu’y a-t-il à
l’origine ? On connaît la thèse de Sartre : à l’origine, il y a le
néant, la liberté pure du sujet le jette dans l’existence sur un fond de
non-être. Le reproche majeur fait à Platon est par conséquent d’avoir subsumé
le non-être sous l’être, de n’avoir pas discerné la dimension créatrice du négatif qui surplombe l’être, et de lui avoir substitué une
souveraineté de l’être.
e)
l’antiplatonisme heideggérien
Ce que
Heidegger impute quant à lui à Platon c’est d’avoir soumis l’éclosion de l’être
à la découpe de l’idée. La dimension du surgissement, de l’aurore, est
quadrillée par Platon dans la figure de l’idée, ce qui a rendu possible que la
pensée s’installe dans l’oubli de l’être. Il y a quelque chose
d’irrémédiablement perdu dès lors que l’on rature la différence ontologique
entre l’être et l’étant, la différence entre « ce qui apparaît dans un
horizon et l’horizon lui-même comme ouverture qui rend possible l’apparaître en
lui de l’étant ». Platon est le nom donné par Heidegger à la clôture de
cet Ouvert. Il est celui qui a rabattu la vérité sur l’exactitude de la
connaissance, alors que la vérité n’est jamais exacte, mais toujours voilée, ou
plutôt à demi voilée. La vérité (aletheia)
est l’auto-présentation de l’être lui-même dans une figure demi voilée. La
découpe de l’idée prônée par Platon revient, si l’on prend une métaphore
théâtrale, à pousser la vérité à l’avant de la scène, à un endroit où, accablée
par trop de lumière, elle est pour cette raison même mal vue ; là où se
tenait une puissance originaire, mais voilée, est advenue la découpe des
connaissances. Je ne dirai ici que ceci : cette imputation est à mon sens
largement erronée et concernerait plutôt Aristote, le philosophe des
« Catégories ».
f)
l’antiplatonisme de la philosophie politique (ou antiplatonisme
« démocratique »)
C’est le
totalitarisme qui est ici imputé à Platon. Et ce à travers la médiation de
l’idée selon laquelle il existe selon lui une vérité politique, alors qu’en
réalité la sphère politique concerne le système de l’être-ensemble, système qui
s’accomplit dans le libre jeu des opinions et des intérêts. Cette thèse est
illustrée de façon noble par H. Arendt, pour qui la faculté majeure en
politique est le jugement (la
politique, pour elle, n’est nullement une pratique d’incorporation au vrai,
mais un jugement par lequel on se fait une idée de ce que devient le collectif
et ses normes) et de façon moins noble par K. Popper avec sa conception des
sociétés ouvertes et des sociétés closes (on pourrait lui faire remarquer à ce
propos que les sociétés « démocratiques », modèles des sociétés
ouvertes, ont actuellement tendance à se protéger par diverses sortes de murs
et à se clore pas mal).
En
définitive, on peut dire que le 20ème siècle aura été une
constellation hétéroclite de multiples antiplatonismes. A chaque fois, Platon
est accusé d’ignorer quelque chose et ce quelque chose s’identifie avec le réel
lui-même (le devenir pour les vitalistes, le langage pour les analytiques, les
rapports sociaux concrets pour les marxistes, le négatif pour les
existentialistes, la pensée en tant qu’elle est autre chose que la connaissance
pour Heidegger, la démocratie pour la philosophie politique). Ce qui fait
symptôme c’est l’incohérence de ces diverses ignorances, par-delà l’accusation
selon laquelle Platon est toujours à côté de ce qu’il y a. Celle-ci est par
contre une constante et ce défaut de réel
est responsable de ceci, ni plus ni moins, que la philosophie dans son ensemble
s’est intéressée aux arrière-mondes » (Nietzsche), en somme qu’elle est
une théorie du semblant. Maintenant, s’il y a césure dans l’antiplatonisme,
comme j’en faisais la supposition tout à l’heure, l’inconsistance des reproches
faits à Platon ne manquera pas d’éclater et va se révéler, non pas un système
philosophique cohérent dont je vous ai dit qu’il n’entre pas dans mes
intentions de le décrire[2],
mais l’affirmation centrale de Platon sur ce qu’il y a.
Je terminerai
aujourd’hui par un petit extrait de La République (504a-504e). Inutile de chercher la traduction que je vous propose
(cf. plus loin) dans le commerce, car elle est entièrement de mon crû. Je suis
en effet en train de retraduire complètement La République, dans un lexique qui me paraît plus approprié que
les traductions existantes à rendre le mordant de la pensée platonicienne, tout
en me tenant par ailleurs au plus près du texte grec. Je voudrais attirer votre
attention sur un passage de la réplique de Socrate à son « cher Diamantin » :
« L’inachevé n’est mesure de rien ». Comme je tâcherai de le montrer
les prochaines fois, l’enjeu de Platon consiste, comme remède pour l’époque
désorientée qui est la sienne (mais cela peut aussi intéresser la nôtre) à
trouver une nouvelle mesure pour ce qui vaut. Cette mesure, tout le point est
là, doit valoir y compris pour ce qui en apparence est sans mesure, est
incommensurable. Or, pour trouver une mesure de ce type, il faut savoir, à
propos du point que l’on traite, savoir aller jusqu’au bout. Si vous n’êtes pas
dans la subjectivité qui consiste à aller jusqu’au bout du point traité, vous
ne pouvez pas avoir une mesure du sans mesure. L’inachevé n’est
mesure de rien.
La norme est bel et bien
d’avoir part à ces deux dimensions de la vraie vie -la vivacité et l’endurance
- et qu’il est aussi vain d’engager un sujet dépourvu de cet équilibre dans une
formation politique rigoureuse et complète, que de le couvrir d’honneurs et de
grades. Le problème est cette fois qu’il s’agit d’un équilibre difficile à
évaluer. Il faut bien entendu soumettre nos candidats aux épreuves dont nous parlions
tout à l’heure: durs travaux, périls pressants, voluptés tentatrices. Mais nous
voici forcés de les faire aussi s’exercer à de nombreux savoirs, afin de juger
s’ils sont capables de supporter les savoirs suprêmes, ou s’ils ont peur de la
pensée comme ceux qui, effrayés par l’effort physique, jettent l’éponge au bout
d’un tour de piste.
-- Belle symétrie! ponctue
Diamantin, et qu’il faut certainement tester. Mais c’est quoi ces « savoirs
suprêmes », dont tu parles avec gourmandise?
-- Ah ! dit Socrate, pour
éclairer ce point il faut revenir en arrière. Lorsque nous avons distingué les
trois instances du Sujet, nous avons rendu compte des vertus cardinales que
sont la justice, la modération, le courage et la sagesse. Je vous avais déjà
dit que, pour parvenir à connaître à fond ces dispositions subjectives, il
existait un autre circuit de la pensée, nettement plus long, dont le parcours
aboutissait à une complète maîtrise de leur évidence. Il était cependant
possible, avais-je ajouté, d’aller de l’avant par le circuit court, en tirant
nos démonstrations de ce qui venait d’être dit. Vous, les jeunes, vous avez comme
il se doit préféré qu’on aille vite. Du coup, ce que je vous ai raconté sur ces
vertus manquait sérieusement de précision à mes propres yeux, si même aux
vôtres, c’était plutôt plaisant,
ce que vous
allez démentir ou confirmer.
-- Tout le monde a trouvé cela formidable.
-- Merci, cher Diamantin. Mais je suis moins content
que toi. Dans ce genre de recherche, une mesure qui ne saisit pas en son entier
l’être de ce dont il s’agit n’est jamais que médiocre. L’inachevé n’est mesure
de rien. Parfois cependant, à peine la recherche a-t-elle commencé, qu’il y en
a certains qui trouvent que c’est suffisant, et qu’il n’y a aucune raison
d’aller plus loin.
-- Et comment! approuve
Glauque. Il y a plein de gens qui, par simple paresse, ressentent les choses
comme tu dis.
-- Alors, reprend Socrate,
déclarons que c’est de cette molle inclination que doit tout particulièrement
se garder le dirigeant politique ou le militant qui a des principes. Il faudra
donc, chers amis, qu’ils empruntent l’un et l’autre le long circuit, et qu’ils
affrontent les difficultés et les peines, non seulement de l’entraînement
physique, mais de l’entière compréhension intellectuelle. Sinon, comme nous
venons de le dire, ils ne parviendront jamais à la maîtrise de ce savoir dont
je soulignais qu’il est à la fois le plus élevé et le plus adéquat à ce qu’ils
sont, ou devraient être.
-
Platon appartient au 20° siècle en tant que polarité
négative.
-
Les plus audacieuses réhabilitations de Platon sont
issues de mai 68.
L’événement
mai 68 produit à contre-temps et à contre-courant une nouvelle figure assumée
et affirmative de Platon. Dans le cadre de cette réhabilitation, le platonisme
se définit comme ce qui propose la mathématique / mystique d’une disposition de
pensée.
.
Mathématique en tant que les mathématiques sont l’horizon de toute pensée
rationnelle.
. Mystique en
ce que ce platonisme postule au-delà de la rationalité pure, un au-delà de
l’idée, aux frontières du dicible, qu’il propose comme expérience intuitive en
tenant que la consistance de la rationalité ne s’y résorbe pas. L’idée du bien
étant à la fois au-delà et idée.
Ainsi, tout
comme chez Descartes s’inscrivent deux descendances : celle de la théorie
du sujet et celle du mécanisme, le platonisme issu de Mai 68, produira lui
aussi deux descendances : l’une mystique et l’autre mathématique.
- Le platonisme mystique.
Tout à fait
différent du premier néo-platonisme mystique (Plotin), qui est un platonisme
qui prépare au christianisme, est le platonisme mystique issu de Mai 68. Les
deux principaux représentants de ce platonisme post-mai 68 sont Guy Lardreau et
Christian Jambet.
Pour ce
néo-platonisme, il s’agit d’une traversée de l’événement pensée dans un
platonisme mystique posant l’avènement dans l’Histoire d’une unité paradoxale.
C’est l’Un comme paradoxe en tant qu’il coupe l’Histoire et produit une sorte
de méta-Histoire. C’est le livre de l’Ange, écrit en 1976, période de reflux.
L’Ange (de Lardreau et Jambet) constitue un bilan
platonicien de la radicalité militante.
L’Ange est un type subjectif de l’engagement radical, extrait du service
des biens dans la transcendance à laquelle il se voue.
L’Apologie
de Platon (de Ch. Jambet) est une théorie
de l’idée. L’idée est ce permet une division. L’idée, c’est quand quelque chose
vient clarifier abruptement la situation dans une séquence de partage et donne
ainsi la possibilité d’interpréter des situations politiques comme antagonisme
absolu.
- Le platonisme mathématique,
c’est l’ontologie mathématique de Badiou.
*
Ces retours à
Platon constituent une construction subjective confrontée à ce qui est incommensurable
selon toute mesure existante.
La thèse générale
est qu’il y a du réel incommensurable par rapport aux ressources existantes. Il
faut donc s’enfoncer dans le réel en acceptant l’incommensurable avec l’idée
que la mesure va être donnée dans l’expérience.
L’ennemi
intérieur de cette construction subjective c’est celui qui s’imagine que le
commencement suffit. Celui qui préfère s’arrêter produit un réel
intraitable : ‘L’inachevé est mesure de rien’. Il ne s’agit pas de paresse
mais d’effroi à emprunter le long circuit. Ce grand circuit est chez Deleuze la
profondeur du virtuel se distinguant ainsi du petit circuit par lequel on coupe
droit. Pour Platon, le grand circuit est celui de l’idée et la philosophie est
toujours proposition d’un circuit long.
Chez Platon
l’incommensurable, qu’il s’agisse des nombres irrationnels ou de la diagonale
du carré incommensurable aux côtés, est un non-rapport et il faut assumer le
processus de détermination de ce non-rapport. Il faut par conséquent créer une
nouvelle idée du rapport par la création d’une nouvelle mesure.
Deux temps.
a)démonstration de ce qu’est un non-rapport, impliquant
la démonstration que c’est un non-rapport. Démonstration qui ne constitue pas
un échec, vu que ce non-rapport est introuvable. On assume l’incommensurable.
b) Créer
une autre possibilité. Ainsi, pour la théorie des nombres irrationnels, on
substitue à la théorie pythagoricienne des nombres, une théorie plus générale.
Il s’agit d’ouvrir à la détection de nouveaux possibles. L’achèvement de la
construction, c’est la construction d’une nouvelle mesure. C’est une autre
appréciation de ce qui a valeur.
La
subjectivité est patience de l’achèvement et cette patience est nouveauté.
C’est l’articulation singulière d’un certain dosage du courage et de la
philosophie.
Le courage sans
la philosophie, c’est la révolte négative où la politique se dissout dans la révolte.
La
philosophie sans courage, c’est la plainte ou la culture de la critique.
Les réponses
habituelles sont : soit la lutte des classes, soit la combinaison des
initiatives individuelles.
On peut dire qu’il y a
quatre ressources populaires objectives pour que se constitue un nouveau
possible.
a- La
jeunesse scolarisée.
b- La
jeunesse populaire.
c- La
masse des salariés ordinaires.
d- Les
prolétaires nouveaux venus.
Ces quatre
ressources ont ceci de spécifique qu’elles se manifestent contre l’Etat. Mais
sous quelles formes ?
a- Les
mouvements lycéens et étudiants ont pour cible les réformes d’Etat visant le
système scolaire.
b- Les
émeutes de la jeunesse populaire ont pour cible (depuis 70), la police d’Etat.
c- Les
grèves et manifestations des salariés ordinaires ont pour cible (depuis 95), la
réglementation étatique de la vie du travail.
d- Les
ouvriers sans papiers ont pour cible, la réglementation persécutrice de l’Etat.
On ne peut
pas dire qu’il n’y a rien. Il y a une pratique expérimentée de
l’incommensurable si ce n’est que ces activations collectives sont restées
disjointes, sauf très localement. Cette disjonction est le problème principal
de la conjoncture. Tout point visant à une mesure nouvelle doit se rapporter à
cette disjonction en ce qu’elle est dans les processus de
l’incommensurable.
-
Enjeu stratégique par la conjonction politiquement
réfléchie des subjectivités collectives c et d.
-
Position particulière de la jeunesse instruite en tant
que séparée du reste par ce qui est en partie un privilège. Elle accède à quelque
chose auquel les autres n’accèdent pas. Elle doit donc se soucier de ce qui
n’est pas elle en étant au service de l’expérience locale de la grande
alliance.
-
La jeunesse populaire articule de façon pré-politique
des éléments de la grande alliance mais cette articulation n’est pas
subjectivée. Elle est séparée des autres composants par un contre privilège.
Deux
tendances négatives : un fascisme anti-intellectuel / un ralliement
soumis aux ingrédients culturels dominants.
Au point de
départ : deux morts en connexion avec la police.
D’un point de
vue médiatique, il y a oubli immédiat des deux morts et l’usage répressif de
l’idée convenable selon laquelle : tout cela est un problème social.
Vision médiatique fausse en ce que le problème est celui du rapport de la
police et des gens. Cette police est dans l’horizon d’une politique
persécutrice systématique. Elle est un organe de séparation avec le corps
social.
Le mensonge
est élevé à la dimension d’une valeur d’Etat.
Les émeutes
indiquent qu’un point d’incommensurabilité a eu lieu là.
L’axe de tout
engagement politique consiste à briser la séparation en faisant surgir en son
sein une nouvelle contradiction interne qui la constitue dans sa figure
actuelle.
Pour Platon,
il y a d’un côté la disjonction : sport (fascisme) / musique (culture intégrée) et de l’autre le
passage à la conjonction mesurée du courage et de la philosophie.
(La République, Livre
III, 411a-412x)
— Parmi tes copines et tes copains, dit Socrate,
j’en connais qui déambulent nuit et jour les écouteurs vissés sur
l’étroit conduit des oreilles, tel un entonnoir pour y faire couler le tam-tam hypnotique de leurs musiques chéries. Ce
faisant, je l’admets volontiers, ils endorment en eux la pulsion
coléreuse qui constitue la deuxième instance du Sujet. Ils sont comme un fer
qu’un feu mélodique ramollit, et ainsi, de loups inutilisables qu’ils étaient,
ils finissent par ressembler à des lapins angoras : pelucheux, tendres, civilisés...
Mais s’ils continuent à dissoudre leur vie dans la
nappe sonore, certes infiniment suave, le principe même du courage
venant à disparaître, c’est le Sujet en eux qui perd tout ressort, et quand la guerre éclate, ou qu’il faut affronter
une dure répression, ils ne sont plus, comme Homère le dit de Ménélas,
que des « combattants exsangues ».
—
Vous les décrivez comme si on y était, ces appendices
cornus de leur baladeur ! On dirait ma copine Pénélope !
—
Mais parmi tes copines et tes copains, il y en a d’une
toute autre espèce. Laissant tomber la musique savante, pour ne pas même parler
de la politique ou de la philosophie, ils ne quittent le stade ou la salle de
musculation que pour suivre un régime spécial « mise-en-forme ». Et il faut avouer
qu’ainsi devenus costauds et sûrs d’eux-mêmes, ils peuvent faire preuve d’un courage exemplaire, face aux
envahisseurs, comme face à la police des réactionnaires fieffés qui
s’abritent derrière les mots « démocratie » ou « république ».
Cependant, privés de tout accès aux arts, à
supposer même qu’en tant que Sujets ils désirent apprendre, comme ils ignorent ce que c’est qu’un savoir ou une
recherche, qu’ils n’ont aucune
pratique de la discussion argumentée ni de rien qui relève de la culture générale,
leur désir intellectuel est frappé d’asthénie irrémédiable, il est comme sourd
et aveugle. Le manque d’entraînement les rend
incapables d’éveiller et d’entretenir des sensations qui soient vraiment
différenciées. Ils deviennent presque certainement incultes et ennemis du
langage rationnel, inaptes à se servir d’arguments quand il faut rallier les
autres ou critiquer les adversaires. Comme
des animaux furieux, quelles que soient les circonstances, c’est par la
violence qu’ils cherchent à s’emparer de ce qu’ils désirent. Ils stagnent dans
une vie coupée de toute connaissance, et donc infiniment maladroite.
— Portrait tout craché de mon ami
Cratyle, celui qui est le fils du bien connu Cratyle
— Si le Grand Autre a proposé à l’espèce humaine deux
types fondamentaux d’exercices, le sport d’un côté et les arts de
l’autre, je crois pouvoir conclure qu’il ne l’a pas fait à partir d’une distinction stéréotypée entre le Sujet et le corps.
Il l’a fait pour que le degré de tension dans le Sujet des deux qualités
cruciales, le courage et la philosophie, puisse être exactement dosé en
fonction des circonstances.
Je
voudrais vous parler aujourd’hui d’une figure de l’oppression exercée par le
monde que nous connaissons et qui porte sur ce qui est tenu pour possible. Il s’agit en l’occurrence d’une restriction très particulière concernant le possible. La
tentative dominante consiste en effet aujourd’hui à faire disparaître l’idée
d’une possibilité inaperçue interne
à la situation, i.e. d’une possibilité qui ne soit pas transitive à la
situation telle qu’elle est. Cette disparition s’effectue au profit de la
conviction selon laquelle, au contraire, toute possibilité véritable est une
inflexion de la nécessité et qu’elle est pensable en termes de prévision. La
corrélation de la possibilité et de la prédictibilité est essentielle à cette
figure contemporaine particulière de l’oppression.
Pourquoi ?
C’est que si tel est le cas (i.e. si l’on acquiesce à cette restriction
concernant le possible), alors la pensée n’a que trois modalités, que je
nommerai : l’analyse, la prévision et la critique.
Dans
l’analyse, l’objet de la pensée coïncide
avec ce qui est, soit que l’on prenne en compte les structures formelles de ce
qui est (règles, lois …) soit que l’on prenne en compte sa diversité empirique ;
autrement dit : soit le paradigme est de type scientifique soit il est de
type journalistique (i.e. que l’élément dans lequel on baigne est ce que
Mallarmé nommait « l’universel reportage »).
Dans
la prévision, l’enjeu de la pensée c’est
ce qui a possibilité d’être en tant que déductible de ce qui est. Ce règne de
la prévision raisonnable assigne la pensée au calcul de l’avenir, soit à la
gestion.
Enfin,
dans la critique, la pensée a pour objet
la part négative de ce qui est, l’enjeu étant d’enregistrer une possibilité qui
soit autre que ce qui est. Il s’agit d’une plainte adressée au réel où lui est
reproché de ne pas être ce qu’il devrait être.
Je
pense que la tentative de la propagande contemporaine est de limiter l’exercice
de la pensée dans un espace qui contiendrait ces trois virtualités (et rien
qu’elles) et de restreindre ainsi d’une façon particulière la notion de
possibilité - tentative dont les échos sont notamment sensibles dans la
politique …
L’option
que je lui oppose a les caractéristiques suivantes : a) la pensée est une
procédure intransitive à ce qui est : elle est, d’une part, en exception des lois formelles de ce qui est telles que dégagées
par l’analyse ; et, d’autre part, en tant qu’elle apparaît dans un monde
[sur cette notion : voir Logiques des mondes], elle y est indescriptible, elle ne se laisse pas saisir dans l’universel
reportage (quand bien même celui-ci en traiterait, mais ce serait pour la
déformer, la bousculer, la méconnaître, en tout cas jamais pour la
décrire) ; b) la pensée ne se laisse pas prévoir, imprévisibilité essentielle qui est sa dimension événementielle, sa
part hasardeuse, ce qui fait d’elle quelque chose
d’« ingérable » ; c) la pensée ne résulte pas de la négation de
ce qui est, elle est a-dialectique, ou encore elle est fondamentalement affirmative. En exception de l’analyse, indescriptible,
imprévisible et affirmative, la pensée telle que j’en propose le concept ne se
laisse effectivement pas ordonner dans le triangle dans lequel on voudrait
aujourd’hui la limiter.
Quel
est, au regard de tout ceci, le statut de la philosophie ? Je dirai que la
philosophie est le lieu des méta-vérités.
A savoir qu’elle n’est pas le déploiement d’une vérité neuve, mais
l’articulation des caractéristiques (celles que nous venons d’énumérer) des
vérités neuves du temps. C’est exactement en ce sens que Platon voue la
philosophie au topos noetos (au
lieu de l’intelligibilité). On sait que pour lui la philosophie institue un
lieu, le lieu des idées, qui est lui-même sous la loi d’une méta-idée cruciale
qu’il nomme l’idée du Bien. Que faut-il entendre ici par « idée du
Bien » ? Question qui a fait couler beaucoup d’encre … Platon
lui-même ne nous aide pas vraiment : « l’idée du bien, nous ne la
connaissons pas exactement » (Rep VI, 505 sq.) ; « elle est autre et plus belle que la science
et la vérité » (Rep VI,
508e) ; « elle n’est pas une substance [ousia], mais elle se tient au-delà de la substance qu’elle
surpasse en prestige et en puissance » (Rep VI, 509b), « elle est le plus brillant [ou le
plus apparent (phanotaton)] de
l’étant » (Rep VII,518c)
etc. La lecture chrétienne de Platon l’a bien entendu identifiée à Dieu
Lui-même. En ce qui me concerne, je dirais que chez Platon le lieu des idées
est sous la garantie ultime de l’idée du Bien (que l’on peut aussi désigner
comme idée du vrai) ou encore que l’idée du Bien est ce par quoi les idées sont
créditées d’être connectées au vrai. Grâce à l’idée du Bien (ou idée du vrai),
nous avons une idée de ce qu’est une idée vraie.
Le
comment de cette connexion, c’est, pour Platon, comme pour moi, une question
décisive, en même temps que problématique[3].
La philosophie ne coïncide pas avec la vérité, elle ne produit pas de vérités,
mais elle institue un lieu idéel sous juridiction de l’idée du vrai ;
c’est l’institution d’un tel lieu qui permet de dire que toute idée
philosophique est une idée soutenant un rapport au réel.
Dans
la lecture chrétienne, l’idée du Vrai est substantifiée dans la guise d’une
transcendance divine. Dans la lecture que j’en fais, on peut être sous l’idée
du Bien (ou idée du vrai) sans qu’il soit question de la connaître (au sens
d’un savoir) : c’est un point d’énonciation qui ne se ressaisit pas
lui-même (la vérité n’est pas en état de se dire telle d’elle-même[4]),
mais qui prescrit une position, qui indique un lieu où se tenir. De l’idée du
Bien, on peut supposer qu’elle est, mais on ne peut pas la décrire.
Cette
lecture, c’est Platon lui-même qui nous y invite avec sa célèbre métaphore du
soleil : « [l’idée du Bien est] dans le lieu de l’intelligibilité au
regard de l’intellect (nous) et des
intelligibles ce que le soleil est dans le visible au regard de la vue et des
visibles » (Rep VI, 508c).
Du point d’énonciation qu’est l’idée du Bien, Platon nous dit aussi qu’il est
un principe (archè – un
principe, pas une règle, pas une loi, ni une description). Soutenir un rapport
au réel impliquerait alors d’avoir des principes (ou encore d’être sous des impératifs,
de connaître des prescriptions). Ces principes, ces impératifs, ces
prescriptions, ne sont pas transitifs à la situation, ils ne fonctionnent qu’à
partir de leurs conséquences, c’est-à-dire seulement lorsqu’ils sont mis en
œuvre ; ils opèrent de façon axiomatique, comme principes à maintenir en
toutes circonstances, soustraits à la médiation des formes existantes de
savoir. Il faut ici (re)lire le passage de la fin du livre IX (Rep IX, 592b) où Glaucon, faisant le bilan de ce qui a
été élaboré auparavant avec Socrate sous le nom de politeia, déclare : « Tu parles de la Cité que, en
en faisant le plan, nous avons explicitée, celle qui existe dans les discours,
car je crois qu’elle n’est nulle part sur terre. [A quoi Socrate répond] :
Mais il y en a peut-être un paradigme dans le ciel pour celui qui veut le
contempler et se gouverner sur sa vue. Il ne fait nulle différence que ce
paradigme soit réalisé quelque part ou qu’il le soit un jour [car] il
pratiquera exclusivement ce qui relève de ce paradigme et de nul autre ».
L’enjeu de la situation contemporaine est précisément, selon moi, de faire
disparaître le paradigme lui-même : il s’agit, puisque ce sont les
intérêts qui sont censés gouverner le monde, que la situation soit littéralement
sans principes. Ce qui revient à
une interdiction de penser. Ce n’est pas simple, car les paradigmes ont la vie
dure ; ils ont ceci d’indestructible que, une fois élaborés
conceptuellement dans une connexion à l’idée du vrai, ils sont soustraits à une
évaluation d’existence (« il ne fait nulle différence que … ») :
la question : « ce dont vous parlez existe-t-il ? » n’étant
pas pertinente, la question inverse, celle de « l’utopie », ne l’est
pas plus. La force des paradigmes, c’est d’indiquer une disposition subjective
qui engage des sujets (ceux qui veulent les « contempler et se gouverner
sur [leur] vue »). Dans un article qui m’était consacré, un journaliste du
Figaro se désolait récemment
en ces termes : « les philosophes antitotalitaires n’auraient-ils servi à
rien ? ». Question légitime, cohérente : il n’aurait donc servi
à rien de faire la critique des « idéologies » (i.e. en vérité de
l’hypothèse communiste, car, en dehors d’elle, je ne vois pas que l’idéologie
démocratique, pour prendre cet exemple, ait beaucoup eu à souffrir des attaques
des dits philosophes), puisqu’on rencontre toujours de ces énergumènes perdus
dans la contemplation des paradigmes et qui, là est la calamité, puisent dans
cette contemplation de quoi sustenter une disposition subjective. Une seule
explication raisonnable : ces gens-là ont l’esprit dérangé, ils sont
dingos (c’est, en substance, ce qui a été dit à mon propos).
Je
vous propose un autre passage de la République (à partir de V, 471c). Voici une traduction de mon cru qui va de 472b à
472c (le signe * renvoie à un commentaire qui suit le texte)
- Socrate! Plus vous vous
déroberez de la sorte, proteste Glauque, plus nous serons hors d’état de tolérer
que vous ne nous disiez pas comment notre cinquième politique* peut advenir
dans le réel. Ne nous faites pas perdre notre temps: parlez!
- Je vois... Pour
commencer, il faut nous rappeler que nous en sommes venus à ce point fatal
parce que nous enquêtions sur ce que peuvent bien être la justice et l’injustice*.
- Quel rapport avec ma question?
- Aucun, aucun... Mais suppose que nous découvrions
ce qu’est la justice. Penses-tu que nous poserions comme un axiome que 1’homme
juste ne doit différer en rien de cette justice essentielle et doit être en
tout point tel qu’elle est ? Ou bien nous contenterions-nous d’une proximité
maximale avec elle, en sorte que ce juste puisse être dit participer de
l’essence de la justice plus que les autres hommes* ?
- J’adopterais plutôt la deuxième position.
- C’est que nous avons mené notre enquête sur ce
qu’est la justice, ce que serait le juste achevé si d’aventure il existait, ou
aussi bien sur ce qu’est l’injustice et le plus injuste des hommes, uniquement
en vue de construire un paradigme de tout cela. Par l’exacte considération de
ces deux types humains et de leur apparence vivante quant au bonheur et à son
opposé, nous espérions que s’exercerait, sur nous et à propos de nous-mêmes,
une contrainte rationnelle : avoir à reconnaître que plus nous leur ressemblerions,
plus notre destin serait semblable au leur. Nous n’avions pas pour but de
prouver que ces types humains peuvent exister dans le monde empirique.
Imaginons un peintre fameux*, capable de créer sur la toile un véritable
paradigme de l’humanité, de penser et de représenter à la perfection les
composantes du plus admirable des hommes. La grandeur artistique de ce peintre
serait-elle diminuée, s’il lui était impossible de prouver qu’un tel homme
paradigmatique peut exister dans le monde réel ?
Glauque flaire un piège:
- Euh... Je ne crois pas, mais...
- Nous avons, nous, proposé dans l’ordre du concept
un paradigme de la vraie communauté politique, s’empresse de couper Socrate.
Penses-tu que cette proposition perdrait de sa valeur, sous prétexte que nous
sommes incapables de prouver qu’on peut établir dans le monde un ordre
politique conforme à nos dires* ?
*
cinquième politique : c’est ainsi que
je traduis politeia ! La
raison en est simple : chez Platon, l’identification d’une politique se
fait toujours au sein d’une pluralité, il n’y a politique que pour autant qu’il
y a plusieurs politiques. Or, des politiques établies, historiquement avérées,
Platon en discerne quatre : la timocratie (i.e. la société militaire, soit
société impérialiste militairement organisée en vue de conquêtes soit société
dont le centre organique est l’armée comme corps social), l’oligarchie (i.e. le
gouvernement par un petit nombre, dont notre société actuelle est un bon
exemple), la démocratie (dont, sans aucunement l’apprécier par ailleurs, Platon
partage la même définition que Rousseau : c’est le gouvernement par
l’assemblée du peuple rassemblé) enfin la tyrannie (gouvernement d’un seul). La
politeia, la politique dont il
est question dans le dialogue qui porte ce titre, est par conséquent une cinquième
variété de politique.
*
ce que peuvent bien être la justice et l’injustice : il faut effectivement remonter à ce qui est l’objet primitif du
dialogue pour comprendre les motifs de l’irritation perceptible au sein du
groupe des jeunes gens dont Glaucon (Glauque) est le porte-parole.
"Justice" c’est le terme par lequel la philosophie désigne la vérité
possible d’une politique (cf. Abrégé de métapolitique chap. 6), c’est le nom de la méta-idée politique[5].
Parler de « justice », c’est donc rappeler que ce dont il s’agit
c’est de l’examen philosophique de la notion.
*
plus que les autres hommes : la
question est de savoir si l’on doit exiger que le système des conséquences soit
« en tout point » conforme au paradigme (sur la vue duquel l’action
est réglée), ou bien s’il faut se contenter d’une « proximité
maximale » avec le paradigme. Si l’on adopte la première position, on a,
nous suggère Platon, une attitude dogmatique ou, dans des termes contemporains,
on se situe dans une déviation ultra-gauche (tout ce qui est contraire au
principe doit être impitoyablement pourchassé et écrasé) ; et l’on y gagne
aussi, en miroir, des empiristes ou déviationnistes de droite, qui vous
accablent du reproche d’être un utopiste parce que la conformité « en tout
point » est impossible. Platon propose de mettre plutôt en jeu le principe
de « proximité maximale » avec le paradigme, sans chercher une
conformité stricte (i.e. une identité) avec lui : ce n’est pas au thème de
la recherche indéfinie propre à l’homme qu’il a ici recours (ce pont aux ânes
d’une tendance asymptotique vers un absolu inatteignable mais dont il faut se
rapprocher le plus possible), mais d’une position en défiance de deux
déviations effectives (qui ont un bel avenir devant elles, notamment dans les
organisations révolutionnaires dont Platon anticipe les tourments de façon
étonnante).
*
Imaginons un peintre fameux : la
notion de « proximité maximale » avec le paradigme introduit le
thème, cher à Platon, de la mesure :
la fidélité à l’idée doit pouvoir être mesurée. A cette occasion, la
métaphorique platonicienne, qui partout ailleurs traque la similitude (la mimésis) et dénonce les illusions du semblant, a recours,
pour le valoriser, à celui qui est traditionnellement son ennemi intime, à
savoir le peintre. Condamné ailleurs pour son habileté à reproduire des raisins
qui sont tellement convaincants qu’ils peuvent être pris pour des raisins
réels, il est ici réhabilité en tant que métaphore de la fidélité à l’idée.
Platon trouve là cependant ce qui est pour nous sa limite. Car quelque chose
lui fait défaut, et c’est une doctrine de l’événement. On ne trouve pas chez
lui de doctrine concernant, à partir d’un événement surnuméraire qui vient
localement affecter ce que, dans mon lexique, j’appelle le transcendantal de la
situation, la construction des conséquences du principe. On en reste au
principe et à la fidélité à celui-ci. Ce qu’il n’y a pas chez Platon, c’est une
théorie de l’occasion, du moment favorable, une théorie du hasard. Il faut
compléter Platon par Mallarmé. Manque un coup de dés.
*
un ordre politique conforme à nos dires :
soit une doctrine large de la possibilité (une doctrine de la possibilité autre
que celle à laquelle la propagande actuelle entend vous cantonner), est-ce
qu’elle perdrait de sa valeur (en elle-même, et aux yeux de celui-là même
qui se réglait sur sa vue) si elle était confrontée à la demande de
preuves ? Aucunement, nous le savons désormais : l’idée ne se prouve
pas, elle se pratique. Et c’est la seule voie par laquelle la pauvre espèce
humaine peut prétendre à participer, de quelque façon, à la vérité.
Je reviens sur trois idées que nous avons mises en avant la
dernière fois.
1) Le but de toute propagande adverse n’est pas d’anéantir
une force existante (cette fonction-là est en général dévolue aux forces de
police) mais plutôt d’anéantir une possibilité inaperçue de la situation. Cette possibilité est aussi bien inaperçue aux yeux
de ceux qui dirigent cette propagande, puisque ses caractéristiques sont d’être
à la fois immanente à la situation et de n’y pas apparaître. C’est la
raison pour laquelle la propagande est toujours monotone et prise dans un
élément de répétition en quelque manière aveugle. C’est qu’elle est contrainte à tirer au
jugé. Son unique force est extensive, c’est
d’être capable de balayer le maximum de terrain (de terrain mental …). Il est
de son essence d’être imprécise et obsédante. Il s’agit pour elle d’éliminer
les ressources potentielles qui travaillent la situation mais sans connaître
les dites ressources ; les thèmes qu’elle utilise volontiers – forces
souterraines, travail de sape, complot, … - désignent d’une certaine façon
cette vérité. Elle n’a pas affaire avec le visible, du moins pas avec ce qui
est visible selon les lois établies de la visibilité, mais à un invisible
particulier soustrait à l’espace de la visibilité tel qu’il est, et dont le
véritable nom (le nom qu’en tout cas Platon lui a donné) est : l’intelligible (dans son opposition au visible). Ce que persécute
la propagande, ce ne sont jamais véritablement les opinions (qui sont justement
solidement installées dans l’espace de la visibilité). Tout ceci vous
rappellera la maxime que je vous ai déjà proposée ici même : « Sois attentif
à ce qui inapparaît ».
2) Le motif central de ce qu’on pourrait appeler la
« propagande générale », c’est que le monde est à la fois nécessaire
et le moins mauvais de ceux que l’on connaît – en tout cas, moins mauvais que
celui qui est tapi au creux du visible. L’option que j’oppose à la propagande
générale ce sont les vérités post-événementielles avec leurs quatre
caractéristiques propres : elles sont en exception des lois formelles du monde ; elles y sont indescriptibles dans leur apparence immédiate ; elles sont
essentiellement imprévisibles
selon les règles établies de la nécessité ; elles sont fondamentalement affirmatives.
3) Le rapport de la philosophie au réel est médié par des vérités
effectives, alors qu’elle-même ne produit pas de vérité. Je vous avais dit que
l’idée du Bien platonicienne c’est ce grâce à quoi nous avons une idée de ce
qu’est une idée vraie. « Idée du vrai » est une proposition que l’on
peut tenir, selon moi, pour équivalente à « idée du Bien »,
moyennant, je le reconnais, un certain déplacement ou une
« translation » de l’expression. On pourrait appeler platonisme un type de philosophie qui d’une part ne prononce
pas de vérité effective concernant le réel (elle n’est pas empiriste) et
d’autre part n’en énonce aucune propriété démontrable (elle n’est pas
dogmatique) ; ce que ce type de philosophie prononce par contre c’est
l’impératif d’une forme – la forme du vrai. Le platonisme, ce serait par
conséquent un matérialisme formaliste. Car peut être considérée comme matérialiste toute philosophie qui se place sous condition de
l’effectivité de vérités qui sont autres qu’elle-même, toute philosophie qui
doit son existence à des procédures réelles. Et, de fait, on peut constater que
rien de philosophique n’est chez Platon auto-constitué, que toutes les
questions y sont délivrées à partir de l’effectivité. Ce matérialisme est formaliste car il est informé par l’idée du vrai (l’idée du
Bien) en position d’impératif : toute philosophie de ce type connaît un
régime de prescription quant aux formes de la pensée.
*
L’enjeu de La République est de prescrire un impératif formel au regard d’un
certain type d’effectivité, l’effectivité politique ; la visée est de
déterminer ce à quoi doit se conformer une communauté politique. Il est
frappant que la Politeia dont il
est question dans le dialogue qui porte ce titre se présente comme au-delà des
quatre politiques historiquement avérées (dont je rappelle les noms :
timocratie, démocratie, oligarchie, tyrannie), elle est surnuméraire par
rapport à elles. S’agit-il pour Platon d’un cinquième type d’Etat ? On
peut déjà soupçonner que non en remarquant qu’elle ne sera pas autrement
nommée : il n’y aura pas de cinquième nom. En réalité, ce qui intéresse
Platon ce sont les dispositions subjectives qui correspondent aux types d’Etat.
Dans La République, son but est
de proposer une construction subjective, d’où pourrait éventuellement
s’inférer, dans un second temps, un nouveau type d’Etat ; il s’agit
d’élaborer le sujet d’une vérité politique neuve. Si l’on pense au contraire
que Platon dans La République fait
la description d’un nouveau type d’Etat (un cinquième type), l’ensemble du
dialogue devient selon moi illisible, tous les éléments s’objectivisent et le
résultat que l’on obtient a autant d’intérêt « qu’un élevage de chevaux
bien tenus » (l’expression est de Lacan). Cette question est notre question : car nous sortons d’une période au
cours de laquelle il a été pensé, du moins majoritairement, que la politique
émancipatrice était incarnée dans un nouveau type d’Etat (l’Etat socialiste).
Lénine croyait encore, et il n’a cessé de le répéter, que la question du
pouvoir, la question de l’Etat, est la question incontournable. Ce n’est
qu’aujourd’hui, après que les impasses des Etats socialistes soient devenues
manifestes, que nous réalisons que là n’est pas la bonne entrée.
Dans La République,
il n’est pas véritablement question de l’Etat, ni des lois. Ce n’est que sur le
tard que Platon s’intéressera aux Lois ; dans La République, les lois ne sont pas au centre des préoccupations,
tout simplement parce que les lois supposent une distance minimale entre la
communauté politique et sa vérité et que l’objet de ce dialogue est précisément
la conformité de la communauté politique elle-même et de sa vérité immanente.
Les thèses de La République sont
que a) la politique ne s’infère pas des formes existantes du pouvoir, de
l’Etat, elle est intransitive à la figure existante des Etats, elle n’est pas un cinquième type d’Etat
qui se surajoute à ceux qui sont déjà inventoriés (d’où ma proposition de
traduire politeia par
« cinquième politique »). Il n’est pas non plus possible d’entrer
dans la politique en opposant entre elles les formes de la politique :
p.ex. oligarchie et démocratie, ou, comme c’est devenu un exercice commun de
nos jours, totalitarisme et démocratie. La politique est diagonale au regard
des classifications des formes d’Etats. - b) la politique est intransitive aux
formes existantes de la société civile : elle ne se tire pas de la
répartition de la société en esclaves, métèques etc. … au même titre que, pour
nous, elle ne se tire pas de sa division en classes (rappelons que pour Marx la
lutte des classes est un concept qu’il estime avoir hérité des penseurs
bourgeois) ; l’opposition entre Etat et société civile n’est donc pas non
plus un bon départ. – c) la politique existe donc d’abord comme principe, ce
qu’il y a d’abord ce sont des axiomes et non pas des inductions.
D’où les trois questions que pose Platon, d’une façon certes
relativement obscure, mais n’oublions pas qu’il est le premier à les
poser : 1. De quel(s) principe(s) se réclame-t-on ? 2. Quels
mouvements réels, effectifs, sont-ils convoqués pour être les porteurs
fragmentaires de ces principes ? 3. Quelle forme organisée est-elle
susceptible de faire passer la disposition fragmentaire des principes à une
forme plus rassemblée ? Pour rester dans la procédure qui nous occupe, la
procédure politique, on dira (principe d’immanence) que c’est toujours la
situation, la situation politique, qui donne la convocation ; et que
le point politique est absolument irréductible à quelque système d’intérêts que
ce soit : d’une part parce que c’est de principe(s) qu’il s’agit dans la
convocation, et d’autre part parce que l’enjeu est de défragmenter la
convocation initiale par un nouage à autre chose qu’elle-même. C’est aussi
pour cette même raison que la politique ne saurait être expressive d’une
position victimaire : le caractère essentiellement auto-centré de la
victime empêche précisément ce nouage à autre chose qu’elle-même. Autrement
dit, une politique d’inspiration platonicienne ne demande pas à l’Etat de
garantir vos intérêts par des lois ; elle ne demande pas non plus à la
société de vous prendre en considération comme victime. Ni Etat, ni société. Ni
lois, ni opinion. Et encore moins des lois d’opinion, comme celles qui
fleurissent aujourd’hui. Le régime que nous connaissons est, paraît-il, une
« démocratie d’opinion » ; c’est en considérant la société
athénienne de son temps, une société « démocratique » qu’il
abhorrait, que Platon l’avait caractérisée comme une société dans laquelle
l’opinion fait loi ; il se frotterait aujourd’hui les mains devant la justesse
de son diagnostic [Entre parenthèses, ces lois d’opinion, il faut néanmoins y
prendre garde ; car les opinions passent mais les lois, elles, elles
restent].
Chez Platon, la politique est toujours désintéressée, ou
animée d’un principe de gratuité. Son support, c’est le fameux philosophe-roi.
Or, il faut bien admettre qu’il n’y a rien d’évident à ce qu’un philosophe
devienne roi, ou ait simplement envie de le devenir ; pour l’y amener, il faut
pincer chez lui la corde du désintéressement, il faut le convaincre qu’il ne
peut pas se débarrasser comme ça du caractère universel de son adresse ;
s’il demeure réticent, eh bien, dit Platon, on le forcera à être roi. Reste que
la position de roi peut interférer
avec les intérêts personnels du philosophe : et il ne s’agit pas
uniquement de ce que le souci du philosophe antique consiste avant tout dans
une recherche de sagesse (et non de pouvoir) ; c’est ici la question,
fondamentale, de la corruption qui est
posée. Platon a en l’occurrence une vision pessimiste de la chose car il pense
que si les hommes qui accèdent au pouvoir sont exposés à un univers où la
figure de l’intérêt existe, alors le risque de corruption est
inéluctable ; il ne voit dès lors qu’une seule solution : soustraire
les hommes politiques aux intérêts eux-mêmes. Je vous ai traduit, à ma façon
libre, la fin du livre III, où sont exposées les règles de vie concernant le
groupe des dirigeants (qu’il appelle, vous le savez, les
« gardiens »).
Il faut abolir la propriété privée. Aucun des membres de
notre communauté politique ne possèdera en propre un logement, encore moins un
atelier ou un dépôt de marchandises. Tout sera collectivisé. La nourriture
requise pour les travailleurs, hommes ou femmes, qui sont aussi des militants
du collectif, voire des soldats appelés à le défendre, sera distribuée
égalitairement sur une base hebdomadaire. On veillera à ce que, au regard des
désirs, il n’y ait ni le manque, qui les exaspère, ni l’excès, qui en émousse la
vigueur. On encouragera que les repas, singulièrement à la mi-journée, soient
pris en commun. De façon générale, on facilitera tous les projets
d’organisation collective de cette part du temps que tissent les simples
nécessités de la survie. On traitera par étapes le difficile problème de la
suppression de la monnaie.
L’argument principal qui impose cette mesure est que tout
Sujet dispose de la capacité, identique en lui et en l’Autre, de participer
ici-bas à la construction de quelques vérités éternelles. On peut alors parler
d’une monnaie de l’Absolu, qui rend vaine la monnaie comptable. Il est démontré
que l’argent, en son sens usuel, est la cause de la plupart des crimes commis
tant par les individus que par les Etats, alors même qu’en tout Sujet réside
une incorruptible lumière. On organisera donc la vie matérielle de telle sorte
que soit peu à peu restreinte la circulation des capitaux, et qu’on ait de
moins en moins d’occasions de manier de l’argent, que ce soit sous la forme
immédiate de l’or, la forme intermédiaire des pièces et des billets, qu’on
retirera à la longue de la circulation, ou la forme immatérielle des traites,
des ordres et autres supports informatisés dont on proscrira l’usage
spéculatif.
Ce sont là des décisions inévitables pour qui veut assurer
le salut de notre communauté politique. Car dès que des individus ou des
groupes s’approprient les terrains, les immeubles, les ateliers, les mines, les
capitaux, ils ne suivent plus que leur intérêt propre, deviennent avares et
égoïstes, et, de militants et défenseurs de la communauté qu’ils étaient, ils
se comportent désormais comme une oligarchie prétendant exercer un pouvoir sans
partage. Haïssant la collectivité et haïs de ses membres, persécuteurs dont le
tour viendra d’être persécutés, passant leur vie entière à redouter les rivaux
de l’intérieur plutôt que les ennemis de l’extérieur, ils conduisent sans doute
à sa perte leur propre groupe de parvenus, mais entraînent le plus souvent dans
ce désastre la communauté politique tout entière.
*
Tout ceci ne concerne chez Platon que les gardiens, soit le
groupe des dirigeants. Il s’agit d’éviter qu’ils soient exposés au risque de
corruption et Platon table sur une éthique du commandement qu’ils auraient en
partage et qui leur permettrait de se satisfaire d’un mode de vie ascétique
sans jalouser celui du fabricant de chaussures, leur voisin, qui se la coule
douce dans son petit jardin en buvant tranquillement du bon vin. Platon suppose
une impersonnalité générique des gardiens, qui consonne à l’évidence avec
l’impersonnalité de l’idée. C’est, pourrait-on dire, sa touche
anti-humaniste ; il annonce ainsi aussi bien Mallarmé (pour qui l’élément
impersonnel s’incarnera dans le Poème) que Deleuze (qui insistait tant sur le
caractère impersonnel de la pensée).
Quant à la suppression de l’argent, elle n’est pas justifiée
par un argument économique : c’est la capacité de chacun à se situer dans
la lumière du vrai (« à participer à la construction de quelques vérités
éternelles » dans mon lexique) qui rend insupportable la captation par
l’argent. C’est un argument qui anticipe sur la critique par Marx du fétichisme
de la marchandise, un argument qui concerne ce qu’est un sujet. C’est parce que
l’argent est l’équivalent général qu’il ne permet pas de distinguer les objets (leur valeur d’usage est subordonnée à
leur circulation), ce qui, pour Platon, est un reproche majeur : l’argent
est le symbole même de l’indistinction.
C’est moi qui propose l’élargissement de cette organisation
qui, me semble-t-il, doit aussi valoir pour la société tout entière. Le
communisme qui chez Platon était une éthique du commandement acquiert chez moi
un usage régulateur. Il concerne « les travailleurs, hommes ou femmes, qui
sont aussi les militants du collectif, voire les soldats appelés à le
défendre ». Ce triplet travailleur / militant / soldat[6]
ne désigne pas des catégories spécifiques mais bien la polyvalence personnelle
de tout un chacun dans le communisme : n’importe qui peut assurer à tour
de rôle ces fonctions. Grâce aux « projets d’organisation collective de
cette part du temps que tissent les simples nécessités de la survie » (je
pense aux activités nécessitées par le fait de manger, de se vêtir, de
s’occuper des enfants etc.), le temps individuel n’est pas gaspillé par le
souci de survie ; le traitement collectif de ces tâches libère chaque
individu des astreintes de la répétition et lui permet d’économiser le temps
correspondant en vue de faire autre chose.
L’élargissement du communisme à la société tout entière est
à mettre en relation avec le caractère inéluctable de la corruption chez les
gardiens : leur éducation est précaire alors que leur penchant à se
constituer en une oligarchie fermée est incoercible. Par où sont-ils donc
vulnérables ? C’est que les gardiens sont confrontés à une puissance
extérieure redoutable, une Chose irrésistible : une Chose qui advient lorsqu’une
chose est accolée à un sujet selon un rapport de propriété. Un sujet ainsi
lesté d’une chose ne survit pas. On pourrait en tirer une règle : quand
une chose reçoit un nom propre, quand ce crayon devient le crayon de X, c’est
le sujet X qui passe sous la loi de la chose. Il faut abolir la propriété
privée. Tout (y compris les crayons) sera collectivisé. Qui peut décider et
maintenir un tel ordre ? Une telle maxime autoritaire de désintéressement
ne peut être qu’autoréflexive (la discipline de soi par soi avec pour finalité
sa propre maintenance). Problématique à l’échelle des gardiens, qu’en est-t-il
au niveau de la communauté tout entière ? Nous sommes ici aux lisières de
la métaphysique de l’organisation communiste, un thème qui m’intéresse
énormément. Notre horizon historique a été marqué par cette construction que
l’on appelé le Parti. Le Parti, ce sont en somme les gardiens censés
représentés la communauté tout entière, ou, plus exactement cette entité qui a
été nommé « prolétariat ». L’hypothèse du Parti est désormais close
pour nous (elle était sans doute trop littéralement platonicienne) ; comme
Platon l’avait prévu, le Parti n’a pas échappé aux risques de la corruption.
Que nous reste-t-il ? Marx, dans le Manifeste
communiste, parle à un endroit d’association. Que pourrait signifier, dans notre horizon
politique contemporain, une association ? Voici une question à creuser.
1. Je vais
reprendre trois thèmes issus de ce que
nous avons dit au cours des dernières séances concernant la pensée de la
politique chez Platon. En quel sens la politique est-elle traitée dans La
République ?
a) On peut
déjà dire que la pensée de la politique qui est à l’oeuvre dans La
République ne se laisse déduire ni des
structures de la société (la répartition de la société en groupes
potentiellement en conflit) ni du formalisme juridique de l’État (La
République ne connaît pas les lois puisque
l’État dont il y est question doit précisément fonctionner sans lois). Elle
n’est donc transitive ni au social ni au droit. Ce qui est pour nous,
aujourd’hui, particulièrement précieux, dans le contexte du bilan du 20ème
siècle tel qu’il est communément pratiqué. En effet, pour ce bilan, la
contradiction principale oppose la vision marxiste de la politique (celle qui
est exprimée par la formule de
Lénine : « La politique est le concentré de l’économie », autrement
dit une vision pour laquelle la politique condense les conflictualités
inhérentes à la société) à sa figure démocratique dont le coeur est représenté
par l’État de droit. Ces deux conceptions antagoniques sont caractérisées, on
peut le remarquer, par la place centrale qu’y occupe l’État. Or, ces deux conceptions,
l’intéressant est que Platon les répudie toutes les deux. A la fois la marxiste
dont on sait que, au nom même de ce qu’elle prenait en compte les composantes
conflictuelles de la société, elle a servi à légitimer un État indiscutablement
despotique; et la démocratique qui, au nom de l’État de droit, camoufle des
inégalités sociales monstrueuses et l’asservissement de chacun au règne de la
marchandise. On a là une situation en chiasme où, à chaque fois, un terme est
camouflé par son pendant légitimé. Platon nous aide à nous tourner vers une
pensée de la politique qui aborde cette situation diagonalement, en ce qu’elle se situe à distance à la fois du
juridique et du social. L’idée sous laquelle une telle politique s’effectuerait
aurait pour nom : communisme.
b) La
politique n’est pas non plus l’exercice des opinions et du jugement (point sur
lequel Platon diverge de H. Arendt), mais elle relève de la pensée. Plus
précisément, elle relève d’une orientation singulière de la pensée qu’elle
effectue. Le conflit d’opinions est assigné à une forme d’État particulière,
l’État démocratique.
c)
Le problème majeur de la politique selon Platon est la corruption. Le terme de
corruption désigne le nom du mal en politique. Il ne faut pas simplement la
comprendre comme corruption matérielle, mais aussi, et surtout, comme
corruption de la pensée. Or, l’essence en pensée de la corruption, c’est
qu’elle fait intervenir un principe d’intérêt particulier qui entre en
contradiction avec l’intérêt général. Cet intérêt particulier, ce peut être
l’intérêt de quelqu’un, mais ce peut aussi être l’intérêt d’un groupe, ou d’un
ensemble fondé sur la provenance, sur l’appartenance à une génération, sur des
préférences sexuelles etc. C’est la raison pour laquelle l’égalité est le
critère fondamental, car elle dissout la particularité dans l’universel – en
sachant que certains groupes, mus par leur intérêts particuliers, peuvent
mettre fallacieusement en avant des maximes d’allure égalitaire tout en étant
en réalité auto-centrées. Le risque de corruption est si grand que Platon ne
voit qu’une seule façon de procéder : il faut abolir la propriété privée. Tout
doit être mis en commun. C’est aussi cela que signifie « communisme »
(qui contient le mot « commun », comme le terme « communauté » d’ailleurs – mais
avec cette différence fondamentale que dans « communisme », le
« commun » n’est plus assignable à un ensemble représentable).
Platon, de même que Marx, qui fait de l’abolition de la propriété privée un
point décisif du Manifeste, est parfaitement
conscient de la violence de cette proposition. Ce qui nous amène à la question
suivante : comment concevoir qu’il puisse y avoir de la violence dans la pensée ?
Violence
et pensée
Ce
que je soutiens c’est qu’il y a toujours dans la pensée en tant que telle, pour
autant qu’elle est novatrice, un élément intrinsèque de violence et que cet
élément doit être reconnu comme tel. Il y a à cet égard une triple violence
dans la pensée.
a)
Il y a d’abord ceci que la pensée est dans l’énergie d’un événement qui a fait césure dans le cours des
choses. Autrement dit, quelque chose dans la pensée n’est pas réductible à la
pure discursivité, la pensée n’est pas strictement endogène. Elle a été énergétiquement
chargée par l’apparition à
l’horizon d’un éclair. Quand l’événement en question est devenu totalement
illisible (ce qui ne manque jamais d’arriver, tôt ou tard) et que la pensée
correspondante est parvenue à un stade académique ou commémoratif (coupée de
son événement fondateur, sa vie se confond désormais avec les discours qu’on
tient sur elle), eh bien la pensée, à l’instar d’une batterie, se trouve à
plat. Toute pensée est séquentielle (elle a
un début et une fin). Tant qu’elle est vivante, il y a en elle une violence au
regard des nominations installées : la vitalité d’une pensée est en effet
soustraite au système de nomination ordinaire, elle est inséparable d’une
querelle sur les noms du réel. C’est en définitive de façon légitime que ses
propositions sont jugées « excessives » ou « allant trop
loin » par le monde ambiant; c’est simplement un indice de son caractère
« à haute énergie ».
b)
Une pensée est par ailleurs soustraite aux opinions. Son mode propre
d’apparition n’est pas celui d’une opinion, elle n’est pas une opinion de plus.
La pensée en tant que telle est irréductible au débat d’opinions - et pour
cette même raison, elle est indifférente à la liberté d’opinion. En quoi un
mathématicien au travail peut-il être concerné par quelque chose comme la
liberté d’opinion ? Il ne défend pas une opinion juste par opposition à des
opinions fausses, puisque ce qu’il produit n’est pas une opinion. Il y a dans la pensée une dimension intrinsèque de scandale public.
c)
Enfin la pensée est à elle-même sa propre norme immanente. Immanence radicale
et illimitée, car non seulement elle n’accepte pas le jugement extérieur, mais
en outre rien d’extérieur ne s’y manifeste.
Elle est foncièrement indifférente
à ce qui n’est pas elle. Le
mathématicien au travail, à nouveau le même exemple, n’est intéressé que par
une seule chose : la résolution du problème auquel il s’est attelé. Et, dans un
autre domaine (de la pensée), on peut rappeler le dicton : les amoureux sont
seuls au monde. La pensée est une procédure auto-suffisante, qui recueille à
son sujet des opinions en général plutôt défavorables (elle est par exemple
souvent jugée « froide », par comparaison avec la chaude convivialité
des opinions).
En
résumé, on pourrait dire (en paraphrasant le titre d’un livre de J.C. Milner)
qu’il y a un triple de la pensée
constitué par : une suspension des noms, une dimension de scandale public et
une immanence illimitée. Triple de la pensée qui est aussi le triple de sa
violence. Mais penser, en tant qu’il s’agit toujours d’une tentative de
construction, c’est tout de même aussi essayer d’imposer un ordre à cette violence.
Ce n’est qu’ainsi qu’une pensée est complète : quand, au « triple de la
pensée », et à sa violence, s’ajoute le thème d’un ordre possible, d’une
organisation autre. Telle est la signification active qu’il faut donner au
terme platonicien d’idée. L’idée du Bien (que j’ai proposé de rebaptiser idée
du Vrai) traite précisément de ce qu’est l’idée dans son rapport à la pensée.
Elle est ce qui fait apparaître la pensée non seulement comme une interruption,
une violence faite à un ordre établi, mais aussi comme un nouvel ordre
possible. Autrement dit, nous avons quatre termes dans une pensée complète :
les trois termes constituant le « triple de la pensée » et un
quatrième, l’idée, qui opère rétroactivement sur les trois premiers ainsi que
sur lui-même : l’idée est incluse dans ce dont elle traite (la pensée). De
façon générale, lorsqu’un opérateur opère non seulement sur certains termes
mais aussi sur lui-même, on parlera de torsion. Nous avons donc là un parfait exemple de torsion,
qui va nous servir à introduire l’énoncé platonicien crucial selon lequel la
pensée est pensée de la pensée.
Une torsion
distribue le même sur le même comme différence et non comme répétition. Ce qui
signifie qu’une opération du même sur le même peut engendrer de l’altérité.
Voici un motif qui a des résonances existentielles manifestes : il permet de
comprendre que c’est dans l’élément du même que de l’autre peut se constituer, battant
ainsi en brèche le thème aujourd’hui omniprésent de la « reconnaissance de
l’autre ». En vérité, en matière de « reconnaissance de
l’autre », les véritables champions ont été les nazis : avec eux l’autre
était bel et bien reconnu comme autre ... Je suis quant à moi persuadé que
c’est par un travail sur le même que de l’autre novateur peut apparaître.
Nous en venons
à un des passages les plus célèbres de La République,source de gloses innombrables depuis des siècles,
véritable pont-aux-ânes de la métaphysique occidentale. De ce passage
(VI,509b), je vais vous donner une traduction personnelle, puis nous
considérerons les enjeux impliqués par son interprétation.
« Qu’il
soit le pôle passif de l’acte de connaître, c’est évidemment ce que le
connaissable doit à la vérité. Mais il lui doit aussi, ce qui est plus
difficile à comprendre, son être connu comme tel, ou ce qui de son être
s’expose à la pensée[7].
On se rappellera cependant que la vérité, elle, n’est pas de l’ordre de ce qui
s’expose à la pensée, mais est la relève de cet ordre, se voyant ainsi conférer
une fonction hiérarchiquement supérieure et d’une puissance sans égale ».
Ce que
signifie ce texte c’est une tentative de présenter la vérité comme torsion. La
vérité, en effet, rend possible le savoir aussi bien dans ce qui est su (c’est
le « pôle passif de l’acte de connaître ») que dans l’acte qui rend
possible cette passivité : et cet acte n’est pas seulement un acte du
connaissant, c’est aussi un acte du connu, le fait même d’être exposé à la pensée,
i.e. ce qui rend possible que le connu soit disponible pour le savoir. Quant à
la vérité comme telle, elle est en dehors de cette possibilité, elle n’est pas
exposée à la pensée. La vérité est le nom du processus même d’exposition à la
pensée ; mais l’exposition à la pensée n’est, elle-même, pas exposée. Il
faudrait dire que la vérité, plutôt que de désigner l’exposition à la pensée,
est le point limite de ce processus dont elle n’est jamais un des termes ; elle
est le devenir de ce qu’elle rend possible. Elle est à la fois interne et
externe au processus. Vous aurez reconnu dans cette torsion la thèse de Lacan
selon laquelle si le savoir dépend de la vérité, la vérité elle-même est in-sue
[en anticipant sur l’interprétation « lumineuse » que va en donner
Platon : la lumière de l’exposition à la lumière n’est pas illuminée par la
lumière qu’elle est]. Que la vérité soit in-sue, on le discerne dans le texte
de Platon aux nombreuses marques de coquetterie dont Socrate fait preuve avec
ses interlocuteurs : lorsqu’ils le pressent d’en dire plus sur la vérité, il
répond très souvent en faisant des manières. « C’est bien difficile tout cela », « On
verra plus tard », « Je ne peux pour l’instant que vous en donner une
image » etc. C’est qu’en réalité il n’y a pas de savoir de la
vérité, il n’y en a pas d’exposition
possible - c’est ce point qui est rationnellement traité par Platon à travers
les faux-fuyants de Socrate.
Nous pouvons
maintenant remonter quelques lignes plus haut et lire Rep. VI, 508a-508c, toujours dans la nouvelle traduction
que je propose sous le titre : Du Commun(isme).
Ne soyez pas
surpris par l’intervention, à la place d’Adimante, d’une jeune fille que j’ai
prénommée Amantha; il m’a paru opportun d’ouvrir quelque peu cet univers clos
trop hermétiquement masculin ...
Du Commun(isme), (508a-508c)
-" La vue a son siège dans les yeux., d’accord ? La
présence de la couleur marque les objets visibles, d’accord ? Si pourtant ne s’y rajoute pas un terme d’un
troisième genre, expressément destiné à ce que la perception visuelle existe,
la vue ne verra rien et les couleurs resteront invisibles. Ce terme est la
lumière. Mais qui donc nous dispense cette lumière infiniment précieuse ? Qui
donc est le maître parmi tous les
Autres que le ciel dissimule - de cette subtile médiation grâce à laquelle
c’est aussi parfaitement que possible que la vue peut voir et que le visible
est vu ?
- Vous ne seriez pas, dit Glauque, en train de nous parler du
soleil, régent naturel du visible ?
- Évidemment! Mais prenons garde à la nature exacte du lien
entre la vue et ce dieu-soleil. La vue en elle-même n’est pas identique au
soleil, pas plus que ne l’est son organe, que nous appelons l’œil. Cependant, si
je peux m’exprimer ainsi, l’œil est le plus solaire des organes des sens. On
peut croire en effet que la puissance du voir est dispensée par notre
dieu-soleil quand il envoie dans l’œil une sorte de fluide lumineux, ce qu’on
appelle de nos jours une onde. On constate aussi que le soleil n’est pas la
vue, puisqu’il en est une des causes, mais que cependant la vue le voit.
- Tout ça est indiscutable. Et alors ?
- Alors, le voilà, ce fils du Vrai dont je vous annonçais la
venue ! C’est le soleil, que la Vérité engendre comme son symbole préféré. Car
la place qu’occupe la Vérité dans le lieu éternel du pensable, au regard de la
pensée et de ce que la pensée pense, est exactement la même que celle du soleil
dans le lieu empirique du visible, au regard de la vue et de ce que la vue
voit.[...]
- Certes, certes, grommelle Amantha. J’imagine que vous allez
nous proposer, entre le soleil et l’idée du Vrai, une analogie, ou une «
isomorphie », comme vous dites. D’un côté, la vue, le visible et le soleil. De
l’autre, la pensée, le pensable et la Vérité. Mais je voudrais bien savoir
comment elle fonctionne exactement, et dans le détail, cette analogie.
- Tu es bien impatiente, jeune fille!
- Et vous, pardonnez-moi de vous le dire, bien lent.
- Ah ! sourit Socrate, ce que ton frère Platon appelle mes
«longs détours » ! Mais tu as raison. Coupons vers l’analogie, passons sans
désemparer de l’individu en tant qu’il voit au Sujet en tant qu’il pense. Quand
un Sujet se tourne vers l’éclaircie réciproque de l’Être et de la Vérité, il
pense et il sait tout ce qui se tient dans cette éclaircie, il est lui-même
dans l’éclat de la pensée. Quand, en revanche, il se tourne vers ce qui est
mélangé d’ombre, vers ce qui n’est que génération et corruption, vers la chaude
vie immédiate plutôt que vers l’étoile prise aux rets du calcul, il devient la
proie des opinions inéclairées, au point que, ballotté en tous sens par ces
opinions inconsistantes, on dirait que le pouvoir de penser l’abandonne et
qu’il n’est plus tant un Sujet, qu’un animal humain aux abois.
- Quel désastre! s’épouvante Glauque.
Nous commencerons la prochaine fois par l’examen de ce
texte. Le problème est bien résumé par la jeune Amantha : « D’un côté, la
vue, le visible et le soleil. De l’autre, la pensée, le pensable et la Vérité.
Mais je voudrais bien savoir comment elle fonctionne exactement, et dans le
détail, cette analogie ». D’autant plus que son oeil voit loin et qu’elle
imagine que [Socrate va proposer à ses jeunes auditeurs] entre le soleil et
l’idée du Vrai, une analogie, ou une « isomorphie ». Mais y a-t-il
réellement une symétrie entre ces deux suites de termes ? Comment situer la
lumière par rapport au soleil ? Et l’idée du Vrai, qui apparaît comme non
superposable à la Vérité ?
Ce que je pense, c’est qu’il y a une foncière dissymétrie
entre les deux suites – comme il y en a une dans toutes les métaphores
platoniciennes d’ailleurs. Et que l’interprétation courante qui, de fait,
établit une « isomorphie » entre le soleil et l’idée du Vrai, tire le
texte de Platon vers la recherche d’une garantie de transcendance pour la
Vérité (soit vers une interprétation onto-théologique, pour reprendre le
lexique heideggérien, interprétation dont la lecture pascalienne
[« Platon, pour préparer au christianisme »] est l’emblème). Ce que
je voudrais vous montrer la prochaine fois, c’est que, au rebours de cette
lecture, il n’y a pas dans le texte platonicien de différence entre le soleil
et la lumière (ce qui peut aussi se dire : il n’y a pas de soleil). Je vous
suggère en attendant de lire le texte qui est, selon moi, l’interprétation
définitive de ce passage de Platon, à savoir les strophes 6, 7 et 8 de Prose
pour Des Esseintes de Mallarmé[8].
Oui, dans une île que l’air charge
De vue et non de visions
Toute fleur s’étalait plus large
Sans que nous en devisions
Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D’un lucide contour, lacune
Qui des jardins la sépara.
Gloire du long désir, Idées
Tout en moi s’exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir
Vous pouvez
même voir à la strophe suivante la jeune Amantha exprimer ses réticences :
« Mais cette soeur sensée et tendre / Ne porta son regard plus loin / Que
sourire »
Nous avions dit la dernière fois qu’il faut reconnaître dans
la pensée en tant que telle un élément intrinsèque de violence. Nous en avions
donné trois caractérisations (le « triple de la pensée ») que je
rappelle : une pensée vivante est soustraite au système de nomination
ordinaire (c’est sa dimension d’innommable) ; elle est soustraite aux
opinions (dimension de scandale) ; elle est indifférente à ce qui n’est
pas elle (elle est en particulier indifférente à la morale, elle est
« au-delà du bien et du mal », pour reprendre l’expression de
Nietzsche).
Mais l’acte de penser, c’est aussi la proposition d’une
forme à ce qui de la pensée est sa violence propre. Nous avions dit que pour
avoir une pensée complète, il fallait ce thème d’un ordre possible, d’une organisation
autre - ce thème, cet élément en plus, c’est l’idée, ni plus ni moins. Ce n’est
bien entendu pas l’avis de ceux qui sont tentés par une interprétation de la
chose que l’on pourrait qualifier de « gauchiste », i.e. ceux qui
pensent que la rupture impliquée par le « triple de la pensée » et sa
violence suffisent et que l’on n’a pas besoin d’y ajouter l’idée. A l’inverse,
il y a la tentation « droitière », qui est, quant à elle, centrée sur
l’idée en tant que principe moralisateur, je dirais même étatisateur, ce qui
revient à considérer la forme comme une pure et simple domestication de la
violence de la pensée pour faire rentrer celle-ci dans le moule du vieux monde
dont elle est sortie.
Ce point est particulièrement important dans le monde
contemporain, qui est pratiquement sans idée politique, par contraste avec la longue séquence immédiatement
antérieure, qui avait commencé avec les Lumières et qui est désormais close, et
durant laquelle la politique se déployait dans l’horizon de la possibilité
d’une forme (ou, modulation significative, dans l’horizon d’une forme possible)
– que l’on adhérât ou pas à cette politique étant ici secondaire ;
l’important c’est qu’elle était présente à l’horizon. La déshérence actuelle de
l’idée politique se donne dans divers symptômes : l’installation dans la
banalité équivoque des vocables (on ne décèle aucune intensité dans les termes
de « démocratie », « droits de l’homme » etc. qui sont les
supports usuels du langage politique aujourd’hui) ; l’omniprésence du
régime des opinions conformistes ; la soumission au culte de la morale, de
la piété, de la compassion … Vous aurez repéré, point par point, les opposés du
« triple de la pensée » que sont l’innommable, le scandaleux et
l’immoral. Le conflit actuel est bien celui qui oppose l’impératif
d’intégration à l’état de choses contemporain (dont les maximes sont :
« Vis sans idée ! » et « Espère qu’il ne se passe
rien ! ») au difficile travail de résurrection de l’idée. C’est en se
rappelant qu’il y a déjà eu dans le passé des moments historiques pendant
lesquels l’idée était malade (par exemple, en France, la période qui a suivi
l’écrasement de la Commune de Paris) qu’il faut aujourd’hui être attentif à
tout ce qui se présente comme innommable, scandaleux et immoral et ne pas
hésiter à y aller voir : car c’est là que le travail de résurrection de
l’idée a des chances de s’effectuer.
*
Bon, mais qu’est-ce au juste que l’idée ? Avons-nous
une idée de l’idée ? Platon semble nous dire que non : l’idée, chez lui,
c’est justement ce qui semble être ce dont il n’y a pas d’idée. Examinons ce
point.
J’ai un peu modifié la traduction que j’avais proposée la
dernière fois de Rep VI, 509b. Cela
donne ceci pour la première phrase : « Ce n’est qu’autant
qu’il est en vérité que le connaissable peut être dit connu dans son être ». Autrement dit : le connaissable
n’advient à être connu dans son être que s’il est disposé dans la vérité. C’est
un renversement par rapport à la conception courante de la vérité où ce terme
désigne un résultat ; chez Platon, c’est au contraire la vérité qui rend
possible que le connaissable advienne au savoir (« advienne à être connu
dans son être »). C’est en quelque sorte une anticipation du geste heideggérien
par lequel le non-voilement de la vérité (alêtheia) est antérieur [si on peut parler ainsi, mais parler
d’antécédence est ici impropre] à l’exposition (à la vue) : la vérité, ce
n’est pas l’opération d’un « se dévoiler à », elle désigne l’être non-voilé en soi et pour
personne [Heidegger parle de « l’extrême pudeur » qui retire la nudité de son exposition même]. Ceci prépare le
thème de la vérité comme processus.
La deuxième phrase peut être traduite ainsi : « Mais
c’est aussi à la vérité qu’il doit, ce qui est plus difficile à comprendre, son
être connu comme tel, ou ce qui de son être s’expose à la pensée ». L’exposition à la pensée du connaissable, le fait
même qu’il soit disponible pour le savoir, affecte l’être même du connaissable.
L’être connu qui advient, cette deuxième proposition nous dit, et c’est « ce
qui est plus difficile à comprendre »,
qu’il est constitutif de la vérité. L’être connu qui advient alors ne se laisse
penser que comme immanence au processus de vérité. On peut dire aussi que
vérité est le nom même de l’exposition à la pensée.
Cependant « la vérité, elle, n’est pas de l’ordre de ce
qui s’expose à la pensée » (troisième phrase). J’avais dit la dernière
fois, commentant ce point, que la vérité est le point limite d’un processus
dont elle n’est jamais un des termes. Elle en est la relève, se voyant ainsi
conférer une fonction hiérarchiquement supérieure (elle est « antérieure » au savoir) et d’une puissance sans égale (car
la puissance de la vérité englobe une multitude de savoirs) ». Ce principe
« hiérarchiquement supérieur », Platon le nomme l’idée du Bien (terme que, pour ma part, j’ai proposé de traduire par idée
du Vrai ou Vérité). L’idée du Bien (la Vérité) ne peut pas tomber sous
sa propre juridiction. L’exposition à la pensée n’est, elle-même, pas exposée. Ce
qui se dit aussi : il n’y a pas de vérité de la vérité[9].
Y a-t-il donc un ordre propre auquel appartient l’idée du
Bien ? Quel en est le type d’être ? Selon une première hypothèse, ce
type d’être singulier est spécifié de façon à rester conforme aux exigences du
principe : il n’y en a pas de savoir, ni de vérité, mais il est tel qu’à
la fois savoir et vérité en procèdent. Nous avons là la porte ouverte vers ce
qui sera, pendant des siècles, l’interprétation théologique de Platon, avec
l’hypostasie du principe sous la forme de l’Un. C’est en particulier le point
de départ de toute la tradition néoplatonicienne et, au-delà, de la théologie
négative. Plotin a résumé ce point nodal en une formule, en déclarant que
l’idée du Bien introduite par La République
coïncidait avec l’Un dont traite le Parménide. Je rappelle que la principale caractéristique de
l’Un, établie au terme de ce dialogue dont la densité des ramifications est
légendaire, est qu’il est impossible d’en dire quoi que ce soit de consistant –
sauf, précisément, qu’il est un : cet Un paradoxal (selon l’expression de
Christian Jambet) introduisait donc la voie d’une transcendance négative,
accessible du seul biais d’une expérience ineffable de nature mystique. Le
refus contemporain de Platon, c’est en définitive le refus de cette hypothèse
théologique, le refus d’une hypothèse qui admet un point où le réel vient à
défaillir, en raison d’une connexion, en ce point même, à son principe. Mais à
cette hypothèse interprétative de Platon, nul n’est contraint, c’est du moins
la position que je soutiens. Il n’est pas nécessaire que la Vérité soit
identifiée à l’Un dès lors que l’on renonce à lui conférer un être qui soit
disposé dans le champ du connaître.
Supposons alors, pour éviter le repli sur l’Un, que le
principe que nous cherchons soit un élément (un élément au sens où le sont l’eau, l’air ...). Cet élément n’est pas
contraint à être un si nous pensons que la vérité est un processus multiple. La
vérité, vous le savez, est un type de multiple que dans mon lexique j’appelle
« générique » ; nous pouvons penser que, de ce type de multiple, il y
en a une multiplicité – autrement dit : il y a des vérités.
Quant à Platon, il introduit, à propos de l’idée du Bien, sa
fameuse métaphore « lumineuse ». Il établit une suite comprenant la
vue, les objets visibles et un « terme d’un troisième genre », faute duquel « la vue ne verra rien
et les couleurs resteront invisibles ».
Ce terme est la lumière. On peut dire qu’il s’agit d’un geste non kantien :
Kant serait en effet parti du face à face entre la vue et les objets
visibles et l’aurait résolu par la monstration des formes a priori d’un sujet
constituant.
Mais Platon ne s’arrête pas là : « Qui donc nous dispense
cette lumière infiniment précieuse ? »
se demande Socrate. Question légitime; il faut néanmoins insister sur le fait
que la recherche d’un support pour le troisième terme est ici une question
extrinsèque. Socrate demande alors à ses jeunes interlocuteurs (ou il feint de
leur demander) : « Qui donc est le maître parmi tous les Autres
que le ciel dissimule ? » [je signale
que « Autre » est la traduction que je propose pour le mot theos]. Glauque
ne tarde pas à comprendre que c’est - « évidemment » - du soleil que Socrate est en train de parler.
Mais un glissement (dont je vous avais dit qu’il avait été subodoré par la
jeune Amantha) se produit avec le passage de la métaphore de la lumière, qui
traite le principe comme un élément – et qui, à ce titre, peut être considérée
comme une métaphore de type matérialiste – à la métaphore du soleil qui,
décisivement, opère un repli de la lumière sur l’Un.
Il ne fait pas de doute que Platon, avec le soleil, a trouvé
ce qu’il cherchait : un support stable pour son troisième terme. Ce n’est pas
la voie que j’emprunte, quant à moi : ce support, dans mon système, n’est pas
quelque chose qui est, mais quelque
chose qui arrive – je lui donne,
vous le savez, le nom d’événement.
Sitôt apparu, l’événement a déjà disparu; aboli (comme le bibelot mallarméen)
dans la soudaineté de sa disparition, il est un pur surgissement, que nous ne
pouvons repérer que par ses conséquences. La métaphore de l’éclair me paraissant spécialement appropriée à son sujet, je
propose un amendement à Platon en affirmant que ce qui nous dispense la
lumière, ce n’est pas le soleil, mais l’éclair (ou plutôt : les éclairs).
Récapitulation en sept points de ce qui a été avancé lors des deux dernières séances et qui gravite autour de la question : « Qu'est-ce que l'idée ? »
1) Qu'est-ce que penser ?
Non pas : qu'est-ce que la pensée ? Mais : qu'est-ce que penser comme acte, comme processus, qu'est-ce que penser comme verbe ? La réponse de Platon à cette question est : penser, c'est fixer un ordre possible, ou une forme possible (forme au sens de l'eidos) pour que s'y déploie, comme acte durable, la violence de la pensée. Dans l'acte de penser, il s'agit donc de la conjonction, toujours singulière, d'une forme et d'une violence : penser, c'est donner forme à la rupture. C'est le point où est désignée la discontinuité du penser par rapport au régime de l'opinion.
Prenons la révolution qui, sous les noms de Copernic et de
Galilée, a bouleversé au 16-17ème siècle le système des représentations
dominantes. Il y avait là une violence extraordinaire qui, d'une certaine
façon, opère encore vis-à-vis de nous aujourd'hui; le savoir
galiléo-copernicien, de fait, n'a organisé aucune subjectivité qui lui
corresponde, y compris jusqu'à nos jours : notre vie est rythmée par la
succession des jours et des nuits, du soleil qui se lève et qui se couche, nous
« croyons » toujours (de façon anté-prédicative, dirait Husserl) que
le soleil tourne autour de la terre : « notre mère la Terre est en réalité
immobile » (Husserl). C'est ce point de discontinuité entre les
représentations et le savoir qui est anticipé par Platon et ce à raison de
la condition mathématique de sa pensée.
On retrouve aussi ce point en politique : toute rupture en ce domaine avec l'opinion, i.e. en définitive toute rupture avec la gestion des affaires et avec la loi des intérêts, se donne dans un formalisme sophistiqué et novateur. Il est courant aujourd'hui de parler de la « violence aveugle » de la politique révolutionnaire. Je ne pense pas que le problème soit là, mais bien dans l'autre terme de la pensée politique, soit dans l'élément formel : ce qui a posé problème c'est que le formalisme accompagnant la violence de la rupture n'était pas assez sophistiqué; ou encore, si vous voulez, la complexité des formes qui aurait du être à la hauteur de la rupture n'a pas été trouvée. Le déficit portait en réalité principalement sur l'intellectualité de la politique; et ce déficit ne saurait être compensé par la seule limitation de la violence (i.e. en étant plus gentil).
2) Qu'est-ce que l'idée ?
L'idée est précisément la forme trouvée à ce qui est dans la discontinuité, la forme trouvée à la violence (de la pensée). On pourrait le dire de façon triviale : le problème, c'est d'avoir une idée ... Pour Platon, il s'agit là de quelque chose d'extraordinairement difficile. Les idées sont tellement difficiles à trouver que, selon lui, si nous les connaissons c'est parce qu'elles sont déjà là (c'est sa théorie de la réminiscence, sur laquelle nous reviendrons).
3) Qu'est-ce que la vérité ?
C'est selon un processus que, de façon immanente à la violence de la pensée, s'établit l'idée comme sa forme. Vérité est le nom de ce processus. A ce titre, la vérité n'est pas un être, c'est plutôt l'élément de la pensée (élément au sens où le sont l'air, l'eau ...).
4) Dans ces conditions, la connaissance est rendue possible par la vérité - et non pas l'inverse comme dans la conception courante : la vérité n'est pas le résultat d'un « se dévoiler à », ou le produit d'une « adéquation » entre la chose et sa représentation. La vérité pour Platon est la pré-condition de toute connaissance.
5) Pour autant que l'être lui-même (du connaissable) est pris dans la possibilité d'une forme, elle-même immanente à la violence de la pensée, i.e. pour autant que l'être du connaissable est exposé à la pensée, il est en vérité. L’être même du connaissable ne se laisse penser que comme immanence au processus de vérité. Ce qui vient – en vérité – c'est l'être lui-même.
6) Il n'y a pas, dans ces conditions, de vérité de la vérité. Si vérité est le nom même du processus d'exposition à la pensée, cela veut dire que l'exposition à la pensée n'est, elle-même, pas exposée.
7) Le point aporétique.
Il semble que pour Platon, il y a, néanmoins, quelque chose comme une idée de l'idée (i.e. ce par quoi il y a idéalité de l'idée). Il la nomme idée du Bien. Platon semble avoir trouvé un point d'être fixe qui garantit le dispositif d'ensemble – du moins dans ce passage fameux de La République que je vous ai commenté (mais il n'y a pas d'autre endroit dans le texte platonicien auquel on puisse le confronter). J'ai dit la dernière fois que c'est en ce point, qui est la source de l'interprétation théologique de Platon, que nous devons marquer un écart par rapport à lui. Platon ne veut pas entièrement lâcher la question de l'Un : la corrélation pour lui essentielle de l'un et de la vérité lui fait refuser le multiple des vérités (i.e. ceci qu'il y a des vérités). Les vérités ne sont concevables que recollectées dans un principe (arkhè). Comme vous le savez, la signification de ce terme pour les Grecs, est prise entre le commandement (principe hiérarchiquement dominateur) et le commencement – ou, plus exactement, les deux significations sont simultanément présentes. Si nous voulons qu'il y ait une multiplicité des idées sans récollection, nous pouvons définir notre programme de la façon suivante : tenter un platonisme sans principe, un platonisme dans lequel la nécessité d'un principe serait absente.
Nous disposerons pour cela de deux entrées : d’une part, le poème, avec le poème platonicien quintessencié qu’est Prose (pour des Esseintes) de Mallarmé ; et, d’autre part, la doctrine de Platon concernant la séparation. Celle-ci nécessitera elle-même l’examen de deux célèbres passages de La République : la théorie des quatre degrés du savoir (Rep VI 509d-514a) et l’allégorie de la caverne (Rep VII, 514a-518b). Vous remarquerez que ces deux passages se font suite, par-delà la séparation des livres VI et VII, séparation qui n’est en aucune façon le fait de Platon et qui est probablement à mettre sur le compte des problèmes de rémunération à la copie de quelque scribe alexandrin … Or, on peut soutenir que, d’une certaine façon, c’est le même motif qui est traité dans ces deux passages ; il l’est d’une façon analytique dans le passage du livre VI (également connu sous le nom de théorie de la division de la ligne) puis est repris synthétiquement sous forme de récit dans l’allégorie de la caverne. Je pense d’ailleurs que c’est l’ensemble de la pensée de Platon qui obéit à cette répartition entre un versant analytique et sa reprise narrative (épique). Et je suis frappé par le fait que cette matrice se retrouve … dans le marxisme. Vous savez qu’on dit volontiers de Marx aujourd’hui qu’il était un remarquable scientifique pour son temps, un économiste dont les analyses restent sur bien des points tout à fait « intéressantes », et que ceci est à bien distinguer de l’aspect prophétique de sa pensée, bien plus problématique. Tout cela ne tient absolument pas debout. Marx ce n’est aucunement la juxtaposition d’une prophétie illusoire et d’une analyse rigoureuse. Comme toute philosophie véritable, i.e. comme toute philosophie qui propose des changements rationnels, les deux éléments (analyse / récit synthétique) sont ici indémêlables : je dirais pour cette raison que toute philosophie véritable est une épopée rationnelle. Elle dispose un élément analytique et en même temps un récit qui est la mise en épopée de cette même analyse : on peut toujours y repérer un élément héroïque qui est l’animation immanente de la disposition analytique.
Hyperbole! De ma mémoire
Triomphalement ne sais-tu
Te lever, aujourd'hui grimoire
Dans un livre de fer vêtu :
Car j'installe, par la science,
L'hymne des cœurs spirituels
En l'œuvre de ma patience,
Atlas, herbiers, et rituels.
Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens)
sur maints charmes de paysage,
O sœur, y comparant les tiens.
L'ère d'austérité se trouble
Lorsque, sans nul motif, on dit
De ce midi que notre double
Inconscience approfondit
Que, sol des cent iris, son site,
Ils savent s'il a bien été,
Ne porte pas de nom que cite
L'or de la trompette d'Eté.
Oui, dans une île que l'air charge
De vue et non de visions
Toute fleur s'étalait plus large
Sans que nous en devisions.
Telles, immenses, que chacune
Ordinairement se para
D'un lucide contour, lacune
Qui des jardins la sépara
Gloire du long désir, Idées
Tout en moi s'exaltait de voir
La famille des iridées
Surgir à ce nouveau devoir,
Mais cette sœur sensée et tendre
Ne porta son regard plus loin
Que sourire et, comme à l'entendre
J'occupe mon antique soin.
Oh! sache l'esprit de litige,
A cette heure où nous nous taisons,
Que de lis multiples la tige
Grandissait trop pour nos raisons
Et non comme pleure la rive,
Quand son jeu monotone ment
A vouloir que l'ampleur arrive
Parmi mon jeune étonnement
D'ouïr tout le ciel et la carte
Sans fin attestés sur mes pas,
Par le flot même qui s'écarte,
Que ce pays n'exista pas.
L'enfant abdique son extase
Et docte déjà par chemins
Elle dit le mot : Anastase !
Né pour d'éternels parchemins,
Avant qu'un sépulcre ne rie
Sous aucun climat, son aïeul,
De porter ce nom : Pulchérie !
Caché par le trop grand glaïeul.
Le problème traité dans la Prose c’est la question de la séparation. La pensée exige-t-elle une séparation ? Entendre : une séparation du monde. La poésie de Mallarmé étant toujours une méditation sur les conditions de la pensée, on peut également formuler le problème ainsi : toute pensée isole-t-elle ce qu’elle pense ? Ou encore : un processus qui se meut dans l’élément de la vérité est-il un processus séparé (du monde) ou, au contraire, peut-il être représenté comme un processus immanent ?
Prenons l’exemple de la politique. En tant qu’elle est une pensée, la politique est-elle (doit-elle être) séparée ? La réponse de Lénine à cette question a été, on le sait, affirmative : c’est la théorie du parti. Le parti (léniniste) c’est la conquête par la pensée politique de sa forme, au sens que nous avons vu tout à l’heure : i.e. la forme dans laquelle la pensée en rupture peut se déployer. L’immanence, pour Lénine, cela vient seulement après. Mais on retrouve cette même question dans l’art (les novations d’avant-garde doivent-elles ou non se séparer de la prégnance du sensible ?) et dans l’amour (les amoureux sont-ils, en tant que tels, seuls au monde ou bien sont-ils avec les autres ?).
Quant à la question de Platon, elle se formule ainsi : existe-t-il un point d’être de l’Un qui l’isole de la disposition générale ?
Venons en à Prose (pour des Esseintes).
Et d’abord pourquoi ce poème est-il appelé prose ? Pour Mallarmé, la poésie n’a pas d’enjeu différent de celui de la prose, lorsque toutes deux sont dans l’élément de la pensée. La prose se spécifie néanmoins par la menace que fait peser sur elle la fonction de communication qui, précise Mallarmé, est une fonction monétaire : dans la prose, on paye son interlocuteur en renseignements. Or, il y a une antinomie pour Mallarmé entre la pensée et la communication pure, ce qu’il appelle parfois le « journalisme ». La poésie, par contre, c’est ce que l’on a lorsque la prose est libérée de la communication ; ce n’est donc pas quelque chose « en plus » de la prose, mais au contraire quelque chose « en moins » : c’est la prose désentravée, ou encore, pour poursuivre la métaphore monétaire, c’est la prose désargentée, une prose en somme plus pauvre que la prose engagée dans la communication. La prose libérée, la prose en son essence pure, la prose à son comble par conséquent, est donc la même chose que la poésie : c’est pourquoi cet indiscutable poème peut être intitulé : prose.
Sur l’aspect narratif du poème (ce que le poème « raconte »), on consultera le résumé récapitulatif qu’en donne Gardner Davies (Mallarmé et la « couche suffisante d’intelligibilité », José Corti, 1988, p. 263-4) et qui est reproduit dans Conditions (Seuil, 1992, p. 123-4).
On peut repérer cinq moments dans ce poème.
Strophes I-II : dans ces deux premières strophes introductives, l'hyperbole est appelée à faire se lever, en fouillant dans les souvenirs du poète, une transfiguration immanente de la mémoire dont la destination est de s'inscrire dans un grimoire (éternels parchemins de l'avant-dernière strophe) : il s'agit que soit disposé dans un livre éternel ceci que d'un matériau (sensible) donné, quelque chose d'éternel peut advenir. Ce triomphe de la pensée requiert à la fois science et patience mais qui sont en opposition et non en continuité : la science poétique installe l'hymne des cœurs spirituels (la vérité) en subvertissant l'ordre classificatoire du savoir encyclopédique (atlas, herbiers et rituels).
Strophes III-IV-V : ces strophes délivrent le matériau sensible lui-même, les ingrédients du monde avec lesquels la pensée peut bâtir son triomphe, i.e. l'élévation du sensible à l'idée. Ce matériau, le poème en affirme la multiplicité (maints charmes de paysage), il énonce le fait qu'il appelle le commentaire, la comparaison [le poète compare les charmes du paysage à ceux de sa « sœur »][10], il assume l'existence de son site, et le fait qu'il soit soustrait aux nominations courantes (ne porte pas de nom que cite / l'or de la trompette d'Eté). Le site de l'expérience illuminante, sol des cent iris, n'est pas un « site classé » (au sens du savoir encyclopédique comme à celui des guides touristiques). Pour en témoigner, il faut être deux; je le maintiens, insiste Mallarmé, et ceci en contradiction avec ceux qui pensent qu'une solitude essentielle est nécessaire pour penser. Pourquoi ? Parce que la nature de l'expérience est elle-même duelle, elle est elle-même traversée par une dualité : il y a un versant d'extase silencieuse (qui est, chez Platon, le moment de la conversion, i.e. celui de la violence de la pensée) et il y a le versant de la nomination (qui correspond à la création de la forme).
Strophes VI-VII-VIII-IX : ce sont les strophes de l'événement de l'idée, de l'idée prise dans son surgir. C'est bien dans le réel et non dans l'imaginaire - dans une île que l'air charge / de vue et non de visions (il ne s'agit pas d'hallucinations) – que les deux promeneurs assistent en silence (ils ne devisent plus) au « grandissement » des fleurs (toute fleur s'étalait plus large). Chacune de ces fleurs immenses est entourée d'une auréole, d'un lucide contour, lacune / qui des jardins la sépara : chaque idée, chaque fleur, est séparée par la lumière du monde banal des jardins; « lucide » conserve ici son sens étymologique latin de clair, lumineux[11]. Le contour atteste de la conquête d'une forme et Mallarmé soutient ainsi que le processus de vérité nécessite une séparation du monde (ordinaire); simultanément [et c'est ce qui fait la beauté exceptionnelle de ces deux vers], il montre la fleur saisie dans l'immanence du vrai : elle est séparée et en même temps éclairée par sa propre forme. La synthèse des deux éléments se retrouve dans le vers suivant : Gloire du long désir, Idées; le désir longtemps nourri pour l'idée est un rappel de la pensée dans son aspect de rupture, de violence, tandis que la gloire vient couronner la conquête de la forme. Face au nouveau devoir que constitue la fidélité à l'événement de l'idée, le principe masculin incarné dans le poète s'exalte, alors que le principe féminin (sa « sœur ») est plus réservé et se contente de sourire : qu'à la femme soit dévolu l'accueil de l'idée selon une modalité de pacification intérieure et de sagesse, et qu'à l'homme soit dévolu l'enthousiasme, voilà une distribution des pôles sexuels que Platon n'aurait pas désavouée.
Strophes X-XI-XII : strophes du point d'excès. Si la construction des strophes XI et XII est telle que le vers 48 (que ce pays n'exista pas) est commandé par le non qui ouvre le vers 41 (lecture de B. Marchal), tout le texte intermédiaire se rapportant aux sceptiques de l'Esprit de litige (les mêmes qui, aux strophes IV et V, mettaient en doute l'existence du site en arguant de ce que son nom soit inconnu), alors il faut prêter à ces négateurs la réitération de la même opinion : le site n'exista pas. Et le poète argumente le contraire : ce pays où la tige des lis multiples grandissait trop pour nos raisons exista bien[12]. Le non du vers 41 est cependant si loin que le vers 48 fait entendre que ce pays n'exista pas. Quelle est la signification en pensée d'une telle construction ? C'est que le lieu intelligible, le lieu où a surgi l'idée, est mais sans exister. Ce qui existe, avec toute la plénitude attachée à l'existence, c'est le sensible. Le lieu intelligible, quant à lui, inexiste, tout en étant : il est, mais son apparaître ne se laisse pas repérer dans les catégories existantes de l'existence.
Strophes XIII-XIV : retour de la pensée dans l'élément de la langue; l'enfant dit le mot : Anastase ! (résurrection) puis un nom : Pulchérie ! (beauté). C'est donc au moment même où le lieu intelligible est soustrait à l'existence telle que l'atteste tout l'arsenal des connaissances, que la sœur abdique son extase (qu'elle renonce à la célébration ineffable de la beauté) pour faire une déclaration. Car toute expérience de vérité doit être déclarée. Elle prononce le mot « Anastase », soit « résurrection »; « un tel mot, c'est quand il s'applique à de l'inexistant qu'il en sauve pour toujours le pur être » (Conditions p. 128), écartant ainsi la menace latente de la mort (sépulcre). « Cette victoire, c'est que le mot, c'est-à-dire le poème, qui est expansion totale de la lettre, puisse enfin naître pour d'éternels parchemins » (ibid.).
Comme vous le voyez, il n'y a pas chez Mallarmé d'extase de l'Un, d'idée de l'idée. Cela doit nous conforter dans la conviction qu'il est possible de tenir un platonisme sans principe suprême, un platonisme a-théologique.
Dialogue autour de Platon - Résumé succinct des principaux thèmes
abordés
A. B. entend réfuter l’idée anti-platonicienne vulgaire selon laquelle il
y aurait pour Platon une destitution de la vie sensible au nom de l’idéalité.
Cette destitution en ferait une pensée tendue vers la mort et serait la raison
fondamentale pour laquelle la politique platonicienne serait en définitive
utopique, mortifère et criminelle.
La grande question platonicienne est : « Qu’est-ce qu’une vie bonne ? ».
Ou : « Qu’est-ce qu’une vie digne de l’idée ? ». Ou encore :
« Qu’est-ce qu’une vie qui a une forme (en jouant sur les deux sens du mot
eidos : « idée » et « forme »),
en quoi consiste le choix d’une forme de vie, ou d’une vie qui a une forme ? ».
*
M.C. énumère quelques thèmes platoniciens fondamentaux.
1. Platon est un penseur de la dissidence. Il pense constamment contre,
ou plus précisément, il pense à côté de ce qui se pense ou se fait couramment.
Platon est ainsi, à contre sens de son temps, un formidable penseur du koinon, du commun (voire du communisme).
2. Platon a défini de façon implicite les exigences du style
philosophique – qu’il a, ce faisant, créé et dont tous les philosophes sont les
héritiers.
3. Platon a énoncé qu’il existe une forme de désir attachée à l’activité
rationnelle elle-même : les actions liées à la raison trouvent dans la
raison elle-même leur source de motivation. Exemple : Socrate, dans le Phédon, accepte sa condamnation, ce qu’aucune conception mécaniste
de la causalité de l’action ne saurait expliquer. Ce qu’il fait, il le fait
selon la représentation qu’il se fait du Bien. « Je reste car j’ai jugé meilleur et ainsi
j’agis par la force de mon esprit ».
Platon a trouvé ici la solution d’un problème qui préoccupera
beaucoup la philosophie morale : comment concilier représentation et désir.
Et cette solution est particulièrement audacieuse : la motivation, soit le
désir du Bien, est déjà inscrite dans la croyance évaluative.
4. Platon, par sa théorie du thumos,
a reconnu le rôle affirmatif de l’affectivité. Le thumos, ce n’est pas simplement le « caractère » du
héros, notion qu’il aurait héritée de Homère, car le thumos désigne des manifestations en réalité très diverses
situées entre rationalité et désir. Le thumos est quelque chose qui est en même temps donné et
fabriqué (Platon n’est pas un innéiste), c’est une capacité d’affirmation de
soi, une capacité créatrice de formes (en ce sens, le seul interlocuteur qui se
soit montré digne de Platon, c’est … Nietzsche).
5. Platon a élaboré une théorie de l’amour (principalement dans le Phèdre et dans le Banquet) qui pose les prémisses d’une théorie de l’intersubjectivité.
L’amour est une capacité de liaison entre le monde sensible et le monde
intelligible. C’est essentiellement un mouvement (vers ce qui n’est pas
nous, vers les autres) : le mouvement de l’âme vers les formes est
comparable au mouvement que l’amour imprime à l’amant. L’âme veut enfanter ;
ce qu’elle engendre, ses « enfants », ce sont ses pensées. La
conception de l’identité prônée par Platon est unique en son temps : le
sujet s’engendre par l’autre.
6. L’idée du Bien, la vie bonne
Pour Platon, la question de la vie humaine est indissociable de la
question du Bien. « Une vie sans examen n’est pas une vie digne d’être vécue »
dit Platon par la bouche de Socrate (à moins que ce ne soit l’inverse), énonçant
ainsi la co-appartenance de l’existence et de la rationalité. Les textes
majeurs sur la « vie bonne » ou la « vie complète » se
trouvent dans la République et dans le Philèbe. Dans ce dernier dialogue, Platon compare la vie de
sagesse et la vie de plaisir, mais la forme de vie qui a sa préférence n’est ni
l’une ni l’autre mais une vie composite, tissée d’éléments hétérogènes. Ce qui
est difficile, c’est de trouver la formule de composition (quasiment au sens
mathématique) des vertus et des faiblesses (voire des vices), c’est de trouver
la mesure.
Se rappeler que dans le mythe d’Er le Pamphylien (Rep X), les âmes doivent choisir la forme de vie qui
leur convient et sous laquelle elles renaîtront ; seul l’ordre dans lequel
elles procèdent à ce choix est désigné par le sort – mais « chaque âme est
responsable de son choix et la divinité est hors de cause ». Même le
dernier à choisir peut obtenir une vie aimable et bonne. Comme le fait
remarquer Socrate, ce moment est celui du plus grand danger, raison pour
laquelle chacun de nous, dès à présent, et laissant de côté toute autre étude,
doit s’y préparer afin de faire le choix judicieux, choix qui est celui d’une
vie moyenne (au sens d’une vie en laquelle la mesure a été trouvée).
*
Commentaire de A.B : le point le plus tendu chez Platon c’est qu’il
s’agit effectivement de trouver le juste principe d’une composition des
multiplicités hétérogènes. Ce qui est une formulation plus « ontologisée »
que celle de M.C. qui, quant à elle, tire ses termes (vertus, défaillances, …)
du registre anthropologique. A travers les multiples hétérogènes, il s’agit
pour Platon d’un parcours dans la bigarrure des choses, l’autre bord, avec
lequel sa pensée est en tension, étant la formulation d’une mesure entre ces
multiplicités. A.B. demande à M.C. comment elle conçoit la corrélation, l’aller
et retour, entre la partie descriptive de la République (description des multiples hétérogènes) et sa partie
de construction métaphysique (théorie des idées, idée du Bien, conversion).
*
Il y a, selon M.C., une confusion concernant l’idée du Bien qui consiste à
l’identifier avec le bonheur ; or, pour Platon, l’idée du Bien n’est aucunement
l’objet d’un désir personnel, mais d’un désir impersonnel, non subjectif. Platon met en scène la progressive
impersonnalisation du désir humain (on le voit notamment dans l’allégorie de la
caverne). La cité qui fait l’objet des discussions de la République témoigne également de ce mouvement d’impersonnalisation
qui conduit à la dissolution de toute perspective individuelle (concernant
aussi bien les possessions matérielles de chacun que son affectivité). On ne
saurait concevoir de koinon sans
un tel mouvement. Or ce mouvement est lié à la tension vers le
supra-sensible.
*
A.B., se faisant « l’avocat du diable », se demande si la
tension inhérente à la pensée platonicienne ne se trouve pas fondamentalement
entre le souci de trouver la juste mesure entre les multiplicités hétérogènes
et précisément ce mouvement d’impersonnalisation, mouvement plus « générique »,
où ce qui est visé, à travers la dissémination des multiplicités, c’est une égalité
immanente absolue entre elles.
*
M.C. s’appuie sur le passage du livre VII au livre VIII de la République (examen des cités perverties) pour soutenir l’impossibilité
réelle de l’incarnation des idées politiques (c’est le fond de sa position
politique « officielle » caractérisée comme « sociale-libérale »).
*
Extrait de la traduction en cours
de La République par Alain Badiou (X,617d-618b)
Et les morts écoutèrent la déclaration de Diane Destinée, fille par différence
de Nadine Nécessité :
« Ô vous dont l'incorporation subjective fut éphémère, vous voici au
principe d'une autre séquence de la vie, et donc de la mort, car vous
appartenez nativement aux deux. Nul ange gardien ne choisira à votre place la
vie qui vient, c'est au contraire vous qui choisirez votre ange. Le premier
appelé par le sort se saisira de la vie à laquelle le conjoindra une relation nécessaire.
Il n'y a que la vertu qui reste une qualité libre : chacun en détiendra une
part plus ou moins grande, selon les honneurs qu'il lui rendra. Pour ce choix
de sa propre vie, seul est en cause celui qui choisit. Tout Autre est hors de
cause ».
[...]
Alors, sur cette terre où passent les morts, on disposa tous les
paradigmes possibles de vie. Il y en avait bien plus que de morts appelés à
choisir, et de toutes sortes. On trouvait des modèles variés de tyrannie, les
unes durables, les autres brutalement interrompues et s'achevant dans la figure
d'un exilé misérable qui mendie sur les routes. On trouvait aussi des modèles
de vie façonnant des hommes qui se distinguaient, les uns par leur allure
personnelle, leur beauté ou leur vigueur guerrière, les autres par leur lignée,
notamment par l'exceptionnelle qualité de leurs ancêtres. On trouvait aussi
bien des vies parfaitement quelconques sous tous ces rapports. Il n'y avait à
cet égard aucune différence entre ce qu'on proposait au choix des femmes et au
choix des hommes. Nul ordre subjectif n'était en réalité prescrit, car, inévitablement,
chacun, choisissant une autre vie, devenait autre que soi.
[...]
Au moment d'ouvrir la cérémonie du choix, Diane destinée reprit la parole
:
« Même celui qui choisit le dernier peut obtenir une vie aimable et
bonne, s'il pense son choix et y fait correspondre une réelle intensité vitale.
Que celui qui vient en premier prenne garde, et que celui qui vient le dernier
ne perde pas courage ».
-- C'est à ce moment précis, reprend Socrate, qu'un individu est exposé
au risque suprême. C'est pourquoi chacun d'entre nous, abandonnant tous les
autres savoirs, doit s'adonner à celui-là seul : la capacité scientifique à
discerner jusque sous son apparence discrète une vie digne de ce nom, et de ne
plus la confondre avec une vie d'apparence éclatante et de contenu réel
lamentable. Le seul maître qui vaille qu'on le rencontre est celui qui transmet
cette capacité.
Trois remarques :
1. Le choix de la forme de vie dans le mythe d’Er est un extraordinaire
moment de choix absolu. Car, à l’instar du choix sartrien ou du choix kantien,
c’est un choix inconditionné. Aucune divinité ne l’a dicté, aucune forme de
destin n’est intervenue. Ce choix s’effectue sous l’emblème de la nécessité
(description des attaches du ciel aux extrémités desquelles est suspendu « le
fuseau de la Nécessité qui fait tourner toutes les sphères ») mais, à l’instant
du choix, « la responsabilité appartient à celui qui choisit » et,
sitôt le sort choisi, il est intégralement endossé, et « l’autre que soi »
que chacun devient coïncide avec l’être de celui qui a choisi[13].
2. Il est remarquable « qu’il n’y avait aucune différence entre ce
qu’on proposait au choix des femmes et au choix des hommes ». Ce qui fait
souvenir que parmi les gardiens de la cité, on trouve aussi des gardiennes et
que, ainsi que le rappelle M.C., Platon propose dans Les Lois que les femmes organisent pour leur propre compte des
symposia (des banquets), ce qui assurerait
leur sortie hors de l’oikos et
permettrait de rendre visible, à l’instar des hommes, leur présence dans l’espace
public.
3. Le choix d’une forme de vie comme adoption d’une formule est un thème
aux résonances rimbaldiennes. A.B. se demande s’il y a un lien entre ce thème
et celui de l’impersonnalisation d’une part, et le caractère à la fois central
et subalterne des mathématiques chez Platon (la recherche d’une sorte de mathématique
morale) d’autre part. Il est certain que les mathématiques ont chez lui un rôle
de médiation, qu’elles sont, ainsi que le dit M.C., la clé permettant de
composer la limite et l’illimité. A.B. et M.C. se retrouvent d’accord sur la
proposition d’inclure dans la formation des futurs gouvernants de la cité un
enseignement de géométrie dans l’espace de dix ans (au moins).
Présentation du séminaire de l’année prochaine, qui se poursuivra avec le même intitulé que cette année : « Pour aujourd’hui : Platon ! ».
1) Nous commencerons par la question de la relation, dans la pensée en général, entre le structural et le narratif. Cette question renvoie à ceci que dans toute procédure de vérité (et la pensée en est une), il y a une tension immanente entre le développement, la construction point par point, et le « résultat » de la procédure, soit la vérité saisie dans sa forme pure, la vérité en tant qu’éternelle (ce en quoi la vérité échappe à la construction dont elle dépend). On peut dire aussi : il s’agit de la relation/tension entre formation (au sens où on parle de « formation de l’inconscient ») et forme. C’est elle qui autorise qu’on puisse dire : les vérités procèdent dans un contexte mondain particulier, mais pour autant leur être trans-mondain n’en est pas affecté. On est là à l’intersection – improbable – entre la contingence d’une construction et l’éternité d’une forme. Ce qui, dans une pensée, est tourné du côté de la construction, de la procédure singulière et nécessairement subjective, je propose de l’appeler sa dimension narrative, et ce qui est tourné du côté de sa disponibilité intrinsèque et a-subjective (ce qu’il y a de non-humain dans la pensée)[14], je propose de l’appeler sa dimension structurale.
Comme je vous l’ai déjà dit [cf. séance du 14 mai], par-delà la séparation des livres VI et VII de la République, c’est le même motif qui est traité dans la théorie des quatre degrés du savoir (Rep VI 509d-514a) puis dans l’allégorie de la caverne (Rep VII, 514a-518b) – la première fois de façon structurale, et la deuxième fois de façon narrative. Cette dicession entre l’éternité de la forme et l’historicité de la formation est autre chose, en philosophie, que la simple opposition entre un processus et son résultat. Le résultat se garde en effet quelque part ; mais où ? Le platonisme vulgaire répond qu’il se garde dans quelque monde situé au-dessus des autres mondes (c’est la définition même que le platonisme vulgaire donne du monde intelligible) mais ce faisant on ne fait rien d'autre que présenter l'énoncé même du problème comme sa solution. Selon moi, ce que Platon entend nous transmettre, par-delà le platonisme vulgaire (auquel lui-même cède parfois, sans doute par fatigue) c’est que le doublet démonstration/narration (ou forme/formation) ne correspond pas à une dualité ontologique, mais, en un sens, se réfère au même être, dont la transmission est simplement différente.
2) Nous examinerons ensuite la tension entre deux formes de la question de la norme. La forme faible, qui est structurale, consiste en la recherche d’une juste mesure de l’hétérogène. En arrière-fond, il y a la question suivante : y a-t-il une mesure commune pour ce qui, en réalité, est incommensurable ? Ou encore, dans des termes contemporains : comment trouver une mesure pour une situation infinie ? Mais il y a aussi une forme forte de la question de la norme, qui tire l’hétérogène vers ce que j’appelle « le générique » (et que Monique Canto appelle, quant à elle, « l’impersonnel »). La multiplicité hétérogène, ici, s’assume elle-même comme hétérogène et constitue par elle-même une unité unifiée ; elle n’a pas besoin, comme dans le cas de la norme faible, d’être filtrée par un terme qui permet d’en avoir une mesure. Un exemple de norme faible concernant l’attitude vis-à-vis des étrangers : on est disposé à les accueillir en dépit du disparate et de l’hétérogène qui leur sont propres, mais à la condition que ce disparate soit filtré par une norme commune – commune à la fois aux étrangers et à l’accueillant ; car faute d’une telle norme, la porte serait ouverte à un hétéroclite d’une excessive étrangeté et c’est à pas moins qu’à un déferlement islamiste qu’on s’exposerait.
Il y a sur ce point deux orientations distinctes dans la République. D’une part, la société est une société hiérarchique, qui fonctionne selon une norme faible ; elle est structurée par l’organisation du travail, et ses membres se distinguent selon qu’ils sont artisans, commerçants, gardiens … une strate sociale manque, et cette absence est remarquable : il n’y a pas d’esclaves dans la société de la République. Autre trait remarquable : il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes. Et d'autre part, y a une organisation égalitaire et communiste qui ne concerne que les seuls gardiens, mais à laquelle la quasi-totalité de la partie descriptive de la République est consacrée. Disons que cette norme forte est quelque chose qui fait plus honneur au genre humain que l'autre. Les relations entre les gardiens obéissent en effet à une norme qui est sous la souveraineté de l’idée : le travail est ici aussi organisateur du fonctionnement, mais il s’agit du travail de la pensée. On remarque qu'il n’y a pas d’économie chez les gardiens : le fait que le communisme puisse régir les relations entre les gardiens suppose que l’économie soit traitée ailleurs que dans la sphère qu’ils occupent (i.e. dans la société hiérarchique). Il est quand même extraordinaire de voir que des questions aussi importantes pour nous aujourd’hui que la question de la relation entre économie et communisme aient déjà été repérées et prises en compte par Platon. Comme vous le savez, l’idée contemporaine omniprésente là-dessus est une incompatibilité totale entre ces deux termes : plus exactement, tout le monde se sert de l’économie comme argument contre le communisme. Ce qui se dit aussi : il n’y a pas d’économie communiste. Ou encore : si vous optez pour le communisme, vous n’avez aucune économie possible (plus trivial : si vous optez pour le communisme, vous n’aurez rien à becqueter). Pendant la Révolution Culturelle chinoise, les adversaires de Lin Piao l’avaient formulé ainsi : si vous voulez la même chose pour tout le monde, vous n’aurez rien pour personne. Quelle est la position de Platon ? Chez lui, les deux orientations (selon la norme faible et selon la norme forte) sont simplement juxtaposées, mises l’une à côté de l’autre, disjointes (Platon ne pratique pas l’économie politique). La question dont nous héritons ici est la suivante : les normes faible et forte peuvent-elles être articulées (et non seulement accolées), et si elles le peuvent, peuvent-elles l’être sous la norme de la norme forte ?
3) Ensuite, nous envisagerons le rapport entre mathématiques et dialectique.
Ce que j'ai appelé l'élément narratif est susceptible, dans certaines conditions, d'exhiber la vérité du structural. Et en dernier ressort, c'est l'élément narratif qui est prioritaire chez Platon (contrairement à ce qui est communément dit, et même contrairement à ce que Platon lui-même en dit – mais, en fin de compte, ne sommes-nous désormais pas mieux placés que lui pour savoir ce que c'est qu'être « véritablement platonicien »). Il me semble que le point de départ indispensable consiste à assumer la priorité du mathématique; il faut commencer par s'appuyer sur le structural, il faut commencer par cette ascèse – et ceci dans le but de contrecarrer ceux qui mettent l'accent sur la profondeur, la recherche du sens etc. Mais le mouvement complet de la philosophie implique de retourner cet axiome initial afin d'installer en définitive la priorité du poétique. C'est la façon de procéder propre au philosophe : gagner à soi le poème, mais à partir de son hypothèse la plus contraire. Platon est réputé avoir désiré bannir les poètes de la cité. Son vœu le plus fondamental est en réalité l'organisation de leur retour, qui est un retour dans un site autre que celui dont ils ont été bannis, mais où ils seront les bienvenus. Ce site sera dédié à la poésie (du) générique, à la poésie témoignant de la grandeur générique de l'humanité – ce dont, à notre époque, Samuel Beckett est celui qui s'en approche le plus (Beckett, j'en suis sûr, voilà un poète que Platon aurait très volontiers accepté dans sa cité).
4) Nous conclurons par la question : « Qu'est-ce que vivre en platonicien ? »
Platon 8. Deux réalités différentes peuvent-elles relever de la même Idée ? République, 368 d
Dans la nuit bleue piquetée par les lampes qui s'était partout répandue, dans cette sorte de désert peuplé d'ombres abattues, où quelques témoins, Amantha, Glauque, Polémarque, Thrasymaque ... survivaient seuls à la déconvenue morose où s'abîment les fêtes, Socrate resta longtemps silencieux. Après tout, la question « Qu'est-ce que la justice ? » est d'un sérieux écrasant, et il faut en outre, pour s'y retrouver, une intuition intellectuelle très sûre. Que des jeunes d'aujourd'hui le supplient de les guider dans ce labyrinthe touchait donc vivement Socrate. Mais il ressentait aussi, mis au pied du mur, une sorte de découragement. Ce qu'est un homme juste, le savait-il lui-même si bien ? Était-il, pour tout dire, un homme juste ?
Il ruminait tout cela, renversé dans son fauteuil, quand il eut une idée, qu'il exposa aussitôt à son maigre public.
- Puisque nous ne sommes pas réellement capables de définir l'homme juste, essayons de procéder par analogie, ou même, si nous avons de la chance, par isomorphie.
- Qu'est-ce que c'est ? demande Amantha.
- Si deux réalités ont exactement les mêmes relations internes, la même structure, on dit qu'elles sont isomorphes. Tu vois bien les racines grecques : « iso », même, ou égal, et « morphé », la forme. Nos deux réalités sont existentiellement distinctes, mais elles ont la même forme.
- Qu'est-ce qui peut bien être isomorphe à l'homme juste ? demande Glauque.
- Attention ! Ce n'est pas seulement l'isomorphie qui nous intéresse. C'est aussi l'évidence, la lisibilité. Il faut que la réalité isomorphe à l'homme juste soit plus facile à déchiffrer, quant à sa structure, que l'homme juste lui-même. Sinon, ça ne sert à rien.
- Oui, oui ! s'exclame Amantha enthousiaste. Je crois que j'ai une comparaison vraiment super : on montre à des gens un peu bigleux un texte écrit en petites lettres sur un petit tableau placé très loin. Ils n'y comprennent rien. Mais il y a un Socrate, chez les bigleux, qui leur signale que le même texte est écrit en grosses lettres, tout près, sur un gros tableau. Tout le monde comprend, tout le monde applaudit Socrate !
- Bravo ! ponctue Socrate, avec un sourire en coin. Ajoutons quand même que ton Socrate des bigleux est moins bigleux que les autres.
- Pourquoi ?
- Parce que s'il a vu que le texte écrit en grosses lettres était le même que celui écrit en petites lettres, c'est qu'il a pu les lire, les petites lettres ... Là est tout le problème, en fait. Comment démontrer l'isomorphie de deux réalités, si on ne comprend rien à la structure de l'une d'entre elles ? Ma méthode des isomorphies n'est qu'un trompe-l'œil, hélas.
Avec cette notion d'isomorphie, Socrate pose la question : « Comment sait-on que deux réalités relèvent de la même Idée ? » Question qui a toutes les apparences d'un cercle vicieux dans la mesure où une réalité donnée n'est précisément identifiable que par l'Idée qui lui « correspond » (ou, en termes plus classiquement platoniciens, par l'Idée dont cette réalité « participe »). Dans le cas présent, le texte écrit en grosses lettres est le même que le texte écrit en petites lettres, mais cette « mêmeté » n'est accessible que du biais d'un troisième texte qui, vis-à-vis des deux premiers, est en position surplombante d'Idée. Socrate, le sourire en coin, joue avec tout ça en compagnie de ses jeunes interlocuteurs. Car pour que le troisième texte remplisse sa fonction, il faut au préalable avoir identifié la structure de l'un des textes et avoir constitué l'identité des deux textes. Autant dire que l'identité est pré-comprise et ne saurait être le résultat d'une comparaison. Socrate conclut donc logiquement à l'impossibilité de l'isomorphie qui, reconnait-il, n'est qu'un trompe-l'œil. C'est que, pour Platon, le Même (genre suprême dans le Sophiste) ne s'infère pas du différencié, le Même est toujours un point de départ plus originaire que le différencié. Notion fondamentale, qui se retrouve en politique avec l'idée que l'égalité est nécessairement axiomatique. Comme vous le savez, Jacques Rancière a brillamment développé les implications de cette idée[15]. Le caractère axiomatique de l'idée d'égalité explique que, littéralement, on ne peut pas discuter avec quelqu'un qui part de l'axiome contraire (l'idée de l'inégalité). Cela m'avait frappé lors d'un récent passage sur France-Culture, où mon interlocuteur faisait remarquer, à titre d'objection à ce que je disais, « qu'il y a toujours eu des riches et des pauvres ». Cet interlocuteur était pourtant lui-même philosophe, mais cela ne l'a pas empêché de sortir cet énoncé, je dirais de façon incontrôlée. Vous remarquerez d'ailleurs que les axiomes réactionnaires du type « il y a toujours eu des riches et des pauvres » se présentent comme des axiomes empiriques (on constate le fait, pour éventuellement s'en désoler) alors que les axiomes révolutionnaires se présentent à l'inverse sous forme de principes.
Pour en revenir à nos lettres, le point qui permet d'éviter de s'égarer dans un faux problème métaphysique, c'est de tenir que le texte, en tant que texte, se présente comme le même, qu'il soit écrit en petites ou en grosses lettres; dans le cas où il ne se présente pas comme le même, ce n'est pas de la faute du texte, mais c'est pour des raisons extrinsèques (de distance) et il suffit de se rapprocher pour le lire. Il n'y a pas à supposer un texte originaire, qui serait un troisième texte situé quelque part en surplomb dans le ciel (supposition typique du platonisme vulgaire). On peut le dire aussi ainsi : l'idée n'est jamais moins perceptible que la réalité dont elle est l'idée[16]. Ou encore : l'être et la pensée sont identiques.
*
Pour terminer le séminaire de cette année, je vais vous donner des nouvelles du film que je prépare sur la Vie de Platon.
Je vais vous en décrire 5 séquences.
1. La séquence d'ouverture sera un gros plan sur la plaque d'une rue parisienne, la rue Platon. C'est une toute petite rue, près de la rue Falguière, qui mène à un foyer d'ouvriers africains. Le film montrera une réunion politique qui s'y tient. Différents points sont à l'ordre du jour : les papiers, la possibilité de loger des parents, les manœuvres du gérant et, à un moment donné, Platon qui est manifestement un sujet revenant régulièrement dans les discussions.
2. Dans une autre séquence, on verra Platon entouré de ses assistants à l'Académie. L'un d'entre eux parle admirativement d'un disciple particulièrement brillant, remarqué aux cours pour ses interventions à la fois pertinentes et sophistiquées, un type du nom d'Aristote. Platon reste cependant réservé, puis finit par avouer : « C'est peut-être vrai tout ça, mais je ne l'aime pas ! »
3. On verra également l'expédition chez le tyran de Sicile. C'est la partie proprement péplum du film, avec des bateaux reconstitués, des bagarres sur le port, une partie dont le financement n'est pas encore assuré.
4. Mme Platon sera bien entendu présente. Vous trouverez peut-être cela saugrenu étant donné le lien emblématique établi entre le nom même de Platon et l'amour des jeunes gens. A quoi je répondrai a) que l'homosexualité masculine ouvertement affichée par l'élite intellectuelle grecque de ce temps n'est pas incompatible avec une vie familiale incluant épouse et enfants; b) surtout, je fais l'hypothèse que Platon aimait beaucoup sa femme. On le verra écrire le Banquet et s'entretenir avec elle au moment où il bute sur la rédaction du passage dans lequel Socrate va exposer sa conception de l'amour. « Tu devrais faire dire ça par une femme, lui dit-elle, ça fera un scoop ». Et c'est ainsi que nous avons le discours de Diotime.
5. Enfin, je m'appuie sur la légende qui veut que Platon ait écrit des tragédies qu'il a brulées à la mort de Socrate. Dans mon film, un fragment d'une tragédie perdue de Platon est retrouvé et donne lieu à une représentation filmée.
[1] Dans le film
que j’ai l’intention de consacrer à la Vie de Platon, je pense, après avoir
apprécié sa performance dans L’assassinat de Jesse James, que Brad Pitt serait excellent dans le rôle de
Platon. Dicaprio serait très bien dans celui d’Alcibiade, mais je ne vois pas
bien encore quel comédien pourrait interpréter celui d’Aristote.
[2] On peut en
outre avoir des doutes sur la réalité même de son existence. Lacan ne disait-il
pas qu’on pouvait se demander, à propos des énoncés platoniciens
« dogmatiques », dans quelle mesure Platon lui-même y adhérait et si
sa pensée n’était pas plutôt à chercher dans la coulisse, comme s’il était un
metteur en scène retors dirigeant une série de personnages.
[3] On peut
comparer avec la simplicité du traitement de cette même question chez Spinoza.
Dans un coin de L’Ethique, on trouve en
effet la formule « nous avons une idée juste » (ideam veram
habemus). C’est posé comme un constat, un
axiome. Ce qui chez Spinoza fait l’objet d’une certitude expérimentée,
nécessite au contraire chez Platon, comme chez moi, une élaboration
conceptuelle complexe.
[4] Ce qui se
dit aussi : il n’y a pas de méta-vérité de la méta-vérité.
[5] Aussi est-ce
la raison pour laquelle je donnerai à ma traduction de la République le sous-titre suivant : « Du communisme ».
Pour changer.
[6] Qui en
rappelle un autre, le triplet paysans / ouvriers / soldats des communistes
chinois
[7] « Ce qui de son être
s'expose à la pensée » est la traduction que je propose d'un seul mot
grec, le fameux mot ousia. Parmi les
autres possibilités, rappelons la traduction par «essence » (où la pensée
dispose l'être comme corrélation indéterminée) et celle par
« substance » (où l'être est appréhendé dans la découpe de sa
détermination, dans son eidos).
[8] Cf. aussi le commentaire de
ce poème dans Conditions p. 118 sq.
[9] On peut le dire dans les
termes lacaniens : si la vérité est en condition immanente à tout savoir
(si elle est en doublon, ou en doublure, de tout savoir), elle-même ne peut
être instituée en savoir : la vérité est nécessairement dans la figure de
l’in-su.
[10] La comparaison n'est pas ici, à
l'inverse de ce qui est soutenu par certaines poétiques, une opération du poème
: la comparaison est au contraire
immanente au monde sensible lui-même, elle est interne à la donation sensible.
[11] Gardner Davies rappelle une autre
occurrence du mot chez Mallarmé avec la même signification : La lucide et seigneuriale aigrette de vertige
/ au front invisible / scintille (Un Coup
de Dés)
[12] L'infinité de l'être n'est prise
dans aucun des liens du calcul; elle ne peut pour cette raison « donner
lieu à une relation comparative, comme le fait le mouvement additif des vagues
sur la rive (ce jeu monotone, on y
reconnaîtra évidemment le faux infini de Hegel, celui qui se répète « à
l'infini ») » (Conditions
p. 127-128).
[13] Ajout DF : il y a aussi dans ce choix un élément marxien (au sens de Groucho Marx), ainsi que le rappelle Slavoj Zizek qui, dans Parallaxe (p. 68) cite la fameuse boutade : « Vous ressemblez à X, il n'est donc pas étonnant que vous soyez X ». Une fois le choix effectué, il ne reste à l'animal humain qu'à se plier à la mise en demeure qui lui est faite de « se ressembler ».
[14] L’hypothèse d’une pensée non humaine n’est pas quelque chose qui faisait reculer les Médiévaux (pensons à la hiérarchie des anges, avec, à chaque « niveau », le type de pensée qui lui correspond). Ce sont plutôt les Modernes qui sur ce point sont devenus frileux. On voit bien, par exemple dans la science-fiction, que nous éprouvons d’extraordinaires difficultés à concevoir une pensée dont l’agent ne serait pas humain, sauf à tomber dans l’inorganique (cf. Lovecraft) : il n’y a rien qui ne nous fasse plus peur que l’idée d’une gelée pensante … Nous poserons, quant à nous, que pour toute pensée, quel qu’en soit l’agent, une vérité est toujours une vérité.
[15] Par exemple : « L'égalité est ce que j'ai appelé une présupposition. Entendons par là que ce n'est pas un principe ontologique fondateur [la politique n'est pas fondée sur l'égalité au sens où d'autres veulent la fonder sur telle ou telle disposition humaine générale comme le langage ou la peur], mais que c'est une condition qui ne fonctionne que lorsqu'elle est mise en oeuvre » (J. Rancière : Le coup double de l'art politisé – entretien avec Gabriel Rockhill Lignes n°19, février 2006, p. 145-146). Autrement dit : l'égalité, on ne peut que commencer par la déclarer et la politique se tire des conséquences de cette déclaration.
[16] Un point de traduction : l'exposition de la chose à la pensée se dit, dans le lexique platonicien, de trois façons différentes : ousia, eidos, idea. Le terme ousia tire du côté de la configuration effective de ce qui est (il est parfois traduit par « substance »); idea tire au contraire du côté de l'être comme être-pensé; eidos (traduit en général, de façon tout à fait raisonnable, par « forme ») maintient selon moi l'équilibre entre ousia et eidos.