S’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence

Séminaire public d’Alain Badiou

 

Ce séminaire de trois ans entend construire une réponse à une forme déployée de la vieille question de Kant : « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? »

Que la reprise de cette question soit opportune, c’est ce que l’état de violente confusion du monde démontre, tout autant que le vain espoir d’y parer par d’antiques exercices, comme : le nihilisme esthétisant, la politique « démocratique » sous toutes ses formes, la morale des droits, l’anarchisme des multitudes, le culte du corps-de-jouissance et/ou des « formes de vie ». Sans oublier bien entendu ce qui dans nos contrées domine, et de loin : la peur. La conservation angoissée, ou le désir frustré, des conforts et des privilèges auxquels notre appartenance occidentale accorde une garantie dont le prix en lâcheté est d’autant plus considérable qu’elle est de moins en moins assurée.

Etablir un diagnostic sur l’époque, lui trouver un nom vérifiable, exposer au jour de la pensée la nature de la confusion, de l’illimitation dévastée, dans laquelle les animaux humains tentent ici de survivre, tel fut l’enjeu de notre première année (2004-2005). On vit que ce n’était pas une affaire simple. Car la tentation d’user des vieux noms, y compris ceux qui furent honorables (« révolution », « anti-capitalisme », « mouvement social »…), ou de faire revenir comme appui les vieilles assises communautaires (« arabe », « français », « juif », « occidental »…), ou de ne plus trouver d’issue que dans des amalgames (de la politique et de l’art, de l’art et de la vie, de la science et de la technique, de la répétition et de la création, de l’amour et de la jouissance, de la jouissance et de l’art…), tout cela fait partie de la confusion elle-même. Tout de même que décider que le temps est celui d’un oubli ou d’une décadence ne nous fait guère avancer. Car il importe de situer affirmativement, ou selon le possible propre qui est le sien, ce moment, le nôtre, dont l’apparaître est celui de l’immédiat sans concept. Dans la méthode proposée, « Que se passe-t-il ? » et « Que faire ? » n’étaient pas des questions discernables.

Cette première année fut aussi celle de la sortie de mon livre, le Siècle, consacré au vingtième du nom.

La deuxième année (2005-2006), nous avons examiné et expérimenté quelques concepts fondamentaux requis pour nous tenir définitivement à distance de ce qui aujourd’hui nous aspire, comme des sables mouvants, vers le consentement à notre propre disparition mentale. Matériaux, machines et fondations. On a déployé en particulier les concepts de « sujet fidèle » (contre les formes réactives et obscures du sujet), de « corps subjectivable », de « points de décision »,  d’ « organes » (le corps « avec organes »), d’ « incorporation éternelle », et quelques autres.

Cette seconde année fut aussi celle de la sortie de mon livre Logiques des mondes, où je fais théorie de ces matériaux et de ces machines. Le séminaire a largement été la production et le commentaire d’un grand schéma où les concepts de ce livre touffu étaient redisposés.

La troisième année (2006-2007) proposera une doctrine qu’à défaut de la dire du salut, ce qui fait spiritualiste, on nommera de la liberté nouvelle. Il faut enfin trancher, quant à ce dont nous sommes capables, et quant au rôle de la philosophie dans cette capacité. Il faut risquer de répondre à la question « qu’est-ce que vivre ? », non selon la nonchalance esthétique des écologies vitales, mais selon les impératifs où se fonde une nouvelle universalité. Disons qu’à tout le moins nous devons trouver pour notre temps les maximes de ce dont Descartes était déjà fort occupé : une morale provisoire pour notre temps cruel et atone, libéral et guerrier, hédoniste et malheureux. Le ressort en est la confiance dans la force des vérités, et dans l’éternité subjective dont elles nous gratifient, quand nous savons nous y incorporer.

Ce dont il aura été question, de bout en bout, peut aussi se dire : quelles sont les conditions contemporaines de la liberté ? Ces conditions sont aujourd’hui difficiles à repérer, difficiles à penser, difficiles à tenir. La joie n’en est pas moins de constater que la philosophie peut les repérer et les penser, apportant ainsi sa contribution à ce qu’il soit possible de les tenir. Au prix de quelque ascèse, il faut l’avouer.

 

III. 2006-2007

(notes de Daniel Fischer)

 

25 OCTOBRE 2006................................................................................................................................................ 2

29 NOVEMBRE 2006............................................................................................................................................. 4

13 DECEMBRE 2006.............................................................................................................................................. 7

24 JANVIER 2007................................................................................................................................................. 10

14 FEVRIER 2007................................................................................................................................................. 13

14 MARS 2007...................................................................................................................................................... 14

16 MAI 2007.......................................................................................................................................................... 17

13 JUIN 2007........................................................................................................................................................ 20

 

25 OCTOBRE 2006

« S’orienter dans la pensée », je rappelle qu’il s’agit d’un titre de Kant. J’ajoute, pour ma part, concernant l’intitulé de notre tâche : s’orienter dans l’existence. Que signifie cette expression ? Il vaut la peine de revenir sur le contexte dans lequel elle est apparue. « Comment s’orienter dans la pensée ? » est le titre d’un article que Kant publie dans une revue en octobre 1786. C’est un texte qui prend position dans un débat de l’époque, opposant deux penseurs allemands, Jacobi et Mendelssohn, à propos de la signification des Lumières. Le premier, Jacobi, soutient qu’en définitive il y a une contradiction mortelle dans les Lumières entre rationalité et moralité ; à quoi Mendelssohn répond qu’à condition de prendre la raison dans une acception « bien orientée », il est possible d’aller au-delà de cette contradiction apparente. A la mort de Mendelssohn, cette position en faveur des Lumières se trouve sans défenseur et c’est pour cette raison que Kant se sent obligé, bien à contrecœur avoue-t-il, de prendre la relève. Telle est l’origine du texte « Comment s’orienter dans la pensée ? », le contexte de la polémique de l’époque apparaissant dans le titre même, qui reprend le terme « orientation » utilisé par Mendelssohn.

L’analogie avec la situation contemporaine me paraît flagrante. Nous sortons d’une période pendant laquelle a été défendue la thèse de l’existence d’une raison révolutionnaire : l’espace dans lequel la catégorie de révolution était centrale était sous « l’éclairage » des Lumières politiques sous la forme de la conviction qu’il existe une rationalité pensable de la rupture. « Marxisme » a été l’un des noms sous lesquels se sont présentées ces Lumières révolutionnaires. Cette pensée est en crise depuis les années 70 du siècle précédent, il s’agit donc d’une longue crise, et il est intéressant de remarquer que l’argument principal qui lui a été opposé est celui-là même que Jacobi mettait en avant contre les Lumières, à savoir que l’unité de la politique et de l’éthique est impensable (on pourrait proposer de dénommer « jacobites » les partisans contemporains de cette idée). Ce qui revient à déclarer la péremption des Lumières révolutionnaires, soit abandonner le dispositif de rationalité antérieure au motif de son incompatibilité avec la morale.

L’autre option, celle défendue en son temps par Mendelssohn puis par Kant, consiste au contraire à prétendre qu’il est possible d’en garder l’essentiel à la condition de le ré-orienter. Kant définit sa tâche comme la construction d’une définition « élargie et déterminée » du « s’orienter », ce qui rend nécessaire de trouver des maximes pour la raison qui peuvent s’étendre, dit-il, « aux objets suprasensibles ». Je dois dire que je me reconnais tout à fait dans ce programme. La définition du « s’orienter » doit effectivement être « élargie », car il est nécessaire de recourir à des propositions qui touchent aussi bien à l’ontologie qu’à la logique, de même que « déterminée », c’est-à-dire qu’il faut impérativement penser à partir de procédures de vérité effectives, réelles. Que les maximes puissent s’étendre aux « objets suprasensibles », i.e. à l’être, réintroduit le thème des vérités éternelles. En outre, Kant voit précisément qu’il s’agit d’un passage de l’objectif au subjectif : les maximes à trouver sont des maximes nouvelles du sujet. Entre l’option de la péremption des Lumières et celle de leur continuation, il n’y a rien dans l’objectivité qui permette de trancher. C’est une question d’assentiment et, par conséquent un principe subjectif, qui le permet. Aucune référence à l’objectivité pure n’est ici de secours, il n’y a rien dans la situation qui contraigne à donner (ou pas) son assentiment – qui est assentiment à l’émergence dans le monde d’un corps de vérité. Et puisque les corps de vérité sont multiples, du sujet on dira qu’il est un conglomérat d’assentiments.

Kant ne méconnaît pas non plus le problème des lois de l’assentiment, c’est-à-dire de la discipline effective des conséquences. Il pose clairement la nécessité d’une loi – qui est certes une loi que la pensée se donne à elle-même, mais quand même une loi – qui assure la consistance, le déploiement dans le temps, de l’assentiment une fois donné. J’ajouterais que la discipline des conséquences se présente sous deux formes : un impératif de continuité et un impératif de discontinuité (ce dernier étant représenté par ce que j’appelle le traitement des points).

 S’orienter dans la pensée, mais aussi s’orienter dans l’existence. Il s’agit de tenir l’assentiment dans l’épreuve de l’existence effective d’une procédure de vérité. Qu’est-ce que l’existence ? L’existence est le mode propre sous lequel une vérité apparaît dans un monde déterminé. L’épreuve de l’existence effective d’une vérité c’est pour le sujet l’épreuve de son incorporation à cette vérité. Je soutiens depuis longtemps que l’apparition d’une vérité dans un monde déterminé – son existence dans ce monde – est ce à propos de quoi il y a des divergences dans la pensée : relisez en particulier le chap. 2 du Court traité d’ontologie transitoire (chap. intitulé « la mathématique est une pensée ») où déjà on pouvait lire : « Nous appellerons orientation dans la pensée ce qui règle dans cette pensée les assertions d'existence ». Car c’est concernant les déclarations d’existence qu’il y a des hétérogénéités subjectives. Grande différence par rapport à l’être qui, lui, est totalement indifférent à toute déclaration (nous en avons parlé l’année dernière au chef des « multiplicités indifférentes »). C’est autour des déclarations d’existence, soit des décisions sur ce qui existe, que se concentrent les débats, et l’incorporation du sujet au processus de vérité va être vigoureusement niée par ceux qui ne s’y incorporent pas (et qui éventuellement vont également nier l’existence même de la procédure de vérité). Les divergences dans la pensée portent de façon générale, c’est une de mes convictions profondes, sur ce qui existe (soit : sur ce qui apparaît dans un monde déterminé) et non sur la signification de ce qui existe ; par où congé est donné à toute la tradition herméneutique, de même qu’à la thèse nietzschéenne selon laquelle il n’y a que des interprétations.  

La question aujourd’hui est : quel est le point ? C’est sur l’existence des points que porte principalement aujourd’hui le débat. Je rappelle la définition du point que je vous ai déjà donnée : un point est un élément du monde qui concentre l’infinité de ce monde sous la forme du Deux. J’ai également dit que le point est l’élément du monde où l’infini comparaît devant le Deux du choix – pensez à la thématique de « l’alternative », du « ou bien … ou bien » chez Kierkegaard, mais en vous rappelant que rapporter le point à la question de la décision pure est éclairant mais purement métaphorique. Je dirai aussi : un monde, considéré selon l’apparaître d’une vérité, c’est ce qui expose à un sujet la disposition des points.

La thèse dominante actuellement est tout simplement qu’il n’y a pas de points (et que c’est une excellente chose qu’il n’y en ait point). C’est une des formes que prend l’incessante propagande anti-vérités. J’ai proposé d’appeler « monde atone » un monde (supposé) dépourvu de point. Le conflit sur l’existence des points est un conflit décisif. Mais la propagande peut revêtir une autre forme : il s’agit alors de proposer comme point un point qui ne peut pas en être un pour un corps de vérité : c’est un point en ce que la figure du Deux y est présente, mais c’est un « faux point » en ce que aucune procédure de vérité ne peut se l’approprier ; l’opposition islamisme / Occident est le parfait exemple d’un tel « faux point » : ce ne peut être un point que pour quiconque adopte la vision de l’état du monde tel qu’il est, c’est un point pour un corps étatique et son règlement ne peut se faire que dans la figure de la guerre.

Dans la situation actuelle – et pas seulement sur le plan historico-politique, mais en général pour toutes les procédures de vérité – il y a comme une lisibilité globale affaiblie de ce que c’est qu’un point. Autrement dit : il n’y a pas de méthode générale de discernement des points. Il faudrait dire en fait : il n’y a plus, car une telle méthode était tout à fait disponible dans la période antérieure. Je prendrai un exemple : lors du déclenchement de la guerre de 14-18, l’alternative a été posée très clairement  entre d’une part le ralliement des révolutionnaires aux guerres menées par les gouvernements de leurs Etats respectifs et d’autre part la politique d’opposition sans nuances à la guerre impérialiste. Nationalisme versus défaitisme révolutionnaire. C’est, comme vous le savez, la première option qui a très largement prévalu, même si c’est la seconde qui était juste (mais le nombre ne fait rien à l’affaire, la vérité est presque toujours minoritaire). Ce sur quoi j’attire votre attention avec cet exemple c’est qu’en tout cas l’alternative, comme dit Kierkegaard, était claire, les termes du choix nettement formulés pour tous, le point était parfaitement repéré. C’est précisément la difficulté à discerner les points qui fait la particularité de la situation actuelle et qui rend compte de la nature intervallaire de la période que nous vivons (mais il y en a déjà eu d’autres dans le passé). Elle explique aussi la vulnérabilité de la pensée à la propagande anti-vérités (sous ses deux formes, ainsi que nous l’avons vu).

 

*

 

Alors, comment s’orienter dans la pensée et dans l’existence ? Ce dont nous avons besoin, me semble-t-il, c’est d’une morale provisoire, pour reprendre une expression de Descartes (Descartes dit : « une morale par provision »). Cette morale revient à une fermeté absolue dans les décisions d’existence soustraites au consensus. Il s’agit de tenir des points même déliés de toute représentation de la totalité.

Soit dit en passant, Descartes est quelqu’un avec qui je me sens de plus en plus en sympathie. Les thèmes que nous avons en commun sont finalement plus nombreux que je ne le croyais il y a quelques années. J’en énumère quelques-uns : l’anonymat de l’extériorité (dont le nom cartésien est : étendue), la maintenance de la catégorie de sujet, l’infini (l’idée qu’il s’agisse d’une notion bien plus simple et claire que celle de fini), la volonté comme catégorie majeure (je parlerais plutôt, quant à moi, de décision)[1], la vérité comme terme non substantiel (i.e. distinct des deux substances que sont les corps et les idées), l’universalisme (le fait que la vérité soit transculturelle et translangagière ; la transcription claire et intelligible de la pensée peut procéder dans n’importe quel dialecte, par exemple le bas-breton), enfin cette formidable invention qu’est la création des vérités éternelles (l’idée que même les vérités éternelles ont été créées, par Dieu en l’occurrence, mais Dieu est ici un opérateur historique ; l’idée à retenir est que les vérités éternelles gardent leur caractère d’éternité en dépit du fait qu’elles ont surgi en un point du temps ; elles sont éternelles parce qu’elles ont été créées, nullement parce qu’elles sont là depuis toujours[2]).

Sa morale par provision, Descartes nous l’expose dans la 3ème partie du Discours de la méthode sous la forme de 4 maximes. Il faut reconnaître que deux d’entre elles sont des maximes de convention où c’est avant tout la prudence de Descartes qui s’exprime : il s’agit de la première (« obéir aux lois et coutumes de mon pays ») et de la troisième (« tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune »). Descartes est un habile tacticien ; que n’a-t-on dit en fait de gloses sur sa formule larvatus prodeo (je m’avance masqué) ! Et de fait, avec lui, c’est deux pas en avant et un pas en arrière. Mais voyons les deux autres maximes, qui, elles, sont réellement étonnantes. « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées ». C’est une maxime d’entêtement, dans laquelle ce rationaliste nous dit qu’il est plus important de se tenir à un parti une fois qu’on l’a pris que d’exiger que ce parti repose sur des fondations absolument assurées (le plus important, à supposer qu’il s’agisse d’opinions « douteuses », est d’être dans la discipline de leurs conséquences). Et enfin : « Je n’eusse su borner mes désirs, ni être content, si je n’eusse suivi un chemin par lequel, pensant être assuré de l’acquisition de toutes les connaissances dont je serais capable, je le pensais être, par même moyen, de celle de tous les vrais biens qui seraient jamais en mon pouvoir, d’autant que, notre volonté ne se portant à suivre ni fuir aucune chose que selon que notre entendement la lui représente bonne ou mauvaise, il suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu’on puisse pour faire aussi tout son mieux, c’est-à-dire pour acquérir toutes les vertus, et ensemble tous les autres biens qu’on puisse acquérir ; et lorsqu’on certain que cela est, on ne saurait manquer d’être content. » C’est une maxime de capacités en même temps que de confiance dans l’excellence telle que présentée par l’entendement de chacun.

29 NOVEMBRE 2006

Nous nous étions arrêtés à l’examen des maximes que Descartes présente au titre de sa « morale par provision » dans la 3ème partie du Discours de la méthode. Deux d’entre elles sont des maximes convenues qu’en habile tacticien Descartes mêle à celles qui sont réellement radicales. J’avais caractérisé ces dernières comme, respectivement, maxime des conséquences ou maxime d’entêtement (il importe de se tenir à un parti une fois qu’on l’a pris, il importe de se tenir sous l’impératif : « Continuer ! ») et maxime des capacités (qui dit que si nous avons confiance dans ce dont nous sommes capables, confiance dans les raisons que nous avons en tant qu’elles sont instruites par les connaissances dont nous sommes capables, alors nous en sommes capables). On peut aussi bien les nommer : maxime de constance et maxime de confiance.

 

J’aimerais examiner aujourd’hui la mise à l’épreuve de ces deux maximes dans ce que j’appellerai la figure du soldat. Ce qui va nous amener à reparcourir les chemins de la poésie, avec deux poètes majeurs de langue anglaise : Gerard Manley Hopkins et Wallace Stevens (cf. plus loin).

Le croisement de la poésie et de la guerre n’est pas quelque chose de récent ; c’est peut-être même le plus ancien de tous, l’Iliade est là pour en faire foi. Au centre de cette poésie – poésie épique - se trouve la figure du héros, du guerrier, figure à tel point disparue de notre horizon que nous avons du mal à simplement nous la représenter. Pour aucun de nos contemporains, il ne paraît raisonnable d’envisager de mourir pour quoi que ce soit ; voilà un symptôme évident de la disparition pour nous de la figure du héros. Un autre symptôme, moins spectaculaire, mais significatif : la suppression, en catimini, du service militaire, suppression qui est l’œuvre de Chirac (peut-être sa plus grande œuvre)[3].

Toute différente est la figure du soldat. Elle apparaît avec la guerre moderne, dont on peut dater l’émergence de la levée en masse pendant la Révolution française. La figure du soldat marque la fin du héros aristocratique ; elle se substitue à lui dans le temps où le héros est saisi dans un anonymat massif. Cet anonymat est essentiel à la figure du soldat, c’est lui qui est célébré dans les monuments au « soldat inconnu » ; la quête d’un anonymat encore plus fondamental, encore plus profond, que ce qui était antérieurement reconnu – et auquel il importe pour cette raison de rendre justice – est au principe d’un film comme « Indigènes ». Avec le passage de la figure du guerrier à celle du soldat, la poésie lyrique prend le pas sur la poésie épique, celle qui reposait sur l’épopée des noms propres (Achille, Roland, …) ; on le voit bien chez Victor Hugo, qui a souvent encouru le reproche de faire une poésie guerrière trop lyrique, ou en tout cas plus lyrique qu’épique.

Ma thèse est que c’est seulement avec l’avènement de la figure du soldat que nos deux maximes (de constance, de confiance) trouvent l’espace de leur déploiement maximal. Il n’y a en effet pas de principe de constance dans l’Iliade dont le sujet est constitué par les caprices d’Achille ; pas plus qu’il n’y a de principe de confiance, car chacun des héros est le rival de tous les autres (qui donc fera jamais confiance à quelqu’un comme Ulysse ?). Ce qui se conjoint, dans l’épopée, c’est l’articulation d’un destin et d’une exception : le destin se donne dans un envoi événementiel - une nouvelle destination du possible est ouverte – tandis que l’exception est condensée dans un nom propre. J’insiste sur le fait que ces poèmes épiques sont tissés par un rapport entre les dieux et les hommes qui est externe (souvenez-vous, dans l’Iliade, des dieux, dans les relations complexes qu’ils entretiennent entre eux, comme formant une sorte de couche omniprésente surplombant les actions humaines) : l’immortalité (des héros) n’est pas (encore) complètement immanente ; une présomption de finitude assigne le jeu du destin et de l’exception.

Avec la figure du soldat, à l’inverse, c’est l’anonymat comme tel qui est incorporé à une vérité problématique. L’immortalité (soit l’éternité dans le temps) est donc nécessairement immanente. Le soldat n’est plus celui dont tout l’être est de suivre le héros, la figure princière. La constance joue ici à plein sous la forme de la discipline, de l’abnégation ; la maxime des conséquences opère sans restriction. Et de même la confiance : elle est requise dans la guerre moderne, avec ses immenses mouvements d’hommes et de machines,[4] et tout spécialement parce que le principe du mouvement y est invisible pour le soldat ainsi que, le premier, Stendhal l’a relevé en décrivant le mode de présence si singulier de Fabrice à la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme. Ne restent effectivement que la confiance et la constance dès lors que le soldat est exposé à la mort dans les conditions de la guerre moderne ; à savoir que, au plus loin du combat singulier, il s’agit d’une intensité de présence au feu qui suppose, au sein d’une discipline rigoureuse, une capacité absolue proche de l’invincibilité.

 

Voyons maintenant les deux poèmes.

1. Gerard Manley Hopkins: Le soldat (vers 1887). Traduction Jean Mambrino (retouchée). Editions Nous, Caen 1999.

 

Oui. Pourquoi tous, en voyant un soldat, le bénir? Bénir

Nos garances, nos cols bleus. La plupart d'entre eux n'étant

Que frêle argile, et même qu'argile vile. La réponse: notre cœur

Puisque, fier, il nomme courageux ce métier, qu'il devine,

Espère, se convainc que les hommes ne le sont pas moins;

Il se figure, feint, prise, apprécie l'artiste d'après son art;

Ravi d'aviser tout de bon aloi, puisque tout a tant d'allure,

Et que la tunique rouge exprime l'esprit même de la guerre.

Voyez Christ notre Roi. Il connaît la guerre, a servi la traversée

combattante.

Nul ne tire mieux une vergue. Et il attend, dans la joie

Quand il voit quelque part quelque homme faire tout ce que peut un homme,

S'incline avec amour, se jette à son cou, l'embrasse,

Et crie: « O action faite-Christ! Ainsi fait Dieu-fait-chair ;

Si je revenais», crie Christ, «je le ferais ».

 

2. Wallace Stevens. Esthétique du mal, strophe VII (1944). Traduction Christian Calliyannis (retouchée). Revue Europe, 854-855, juillet 2000.

 

Qu'elle est rouge la rose qui est la blessure du soldat,

Les blessures de nombreux soldats, les blessures de tous

Les soldats qui sont tombés, rouges en sang,

Le soldat du temps agrandi au format de l'immortel.

 

Une montagne d'où l'aisance est à jamais bannie,

Sauf si l'indifférence à une mort plus profonde

Est aisance, se dresse dans l'obscur, une colline d'ombre

Où le soldat du temps trouve un immortel repos.

 

Des cercles d'ombres concentriques, en eux-mêmes

Immobiles, mais se déplaçant sur le vent,

Forment des circonvolutions mystiques dans le sommeil

Temporel du soldat rouge immortel sur son lit.

 

Les ombres de ses camarades le retournent

Dans la haute nuit, l'été exhale pour eux

Son parfum, une lourde somnolence, et pour lui,

Pour le soldat du temps, il exhale un sommeil estival,

 

Où sa blessure est bonne parce que la vie l'était.

Aucune part de lui ne fut jamais part de la mort.

Une femme se lisse le front de sa main

Et le soldat du temps gît tranquille sous cette caresse.

 

Trois remarques

1) Ces poèmes participent d’une figure affirmative. Il n’y a pas de déploration dans ces monuments poétiques.

Oui. C’est ainsi que commence le poème de Hopkins. Et il se termine par une affirmation prononcée par le Christ, affirmation qui l’identifie au soldat « O action faite-Christ ! et qui constitue l’exégèse du Oui initial.

Chez Stevens pour le soldat du temps, [l’été] exhale un sommeil estival, / Où sa blessure est bonne parce que la vie l’était. / Aucune part de lui ne fut jamais part de la mort. Dans le mouvement même de la mort, le soldat mort est intact.

 

2) Présence de la maxime des capacités.

Quand il [le Christ] voit quelque part quelque homme faire tout ce que peut un homme (Hopkins). La figure du soldat est affectée d’une sorte de trans-humanité immanente à l’humanité elle-même. Le Christ, embrassant le soldat, crie : O action faite-Christ ! Ainsi fait Dieu-fait-chair Il n’y a pas de distinction entre Dieu et l’homme et la figure du soldat est ce qui nomme cette possibilité. La capacité affectée au soldat est telle qu’elle ordonne notre jugement sur l’apparaître : Pourquoi tous, en voyant un soldat, le bénir ? Bénir / Nos garances, nos cols bleus. Le soldat concentre une telle confiance – confiance en l’incorporation aux vérités – qu’elle s’étend aux signes mêmes de l’apparaître. Bénédiction de l’apparence.

Stevens : le soldat du temps agrandi au format de l’immortel. Le soldat fait commuer le temps en immortalité ; la discipline des conséquences est par elle-même promesse d’immortalité. Avec la création de l’immortalité subjective anonyme que désigne la figure du soldat, l’immortalité s’immanentise. Son tombeau : une colline d’ombre / Où le soldat du temps trouve un immortel repos.  

 

3) L’intersection des deux maximes dans la figure du soldat crée une indiscernabilité de l’existence et de la mort. La conjonction d’une discipline (le soldat du temps) et d’une capacité (quelque homme (qui fait) tout ce que peut un homme) rend possible la création de l’immortel en immanence à l’action. Une existence anonyme peut, par maîtrise des deux maximes, créer de l’immortalité. De l’immortalité immanente. C’est en quoi les poèmes du soldat sont des monuments aux morts. Qu’est-ce qui doit nous retenir dans cette métaphore ? C’est que le monument est un monument de la vie – ce dont témoigne la flamme, la flamme du soldat inconnu qui jamais ne doit s’éteindre.   

13 DECEMBRE 2006

Dans un entretien qu’il a accordé récemment au journal Le Monde, l’écrivain américain Russell Banks faisait remarquer que dans la classe où il enseigne, le sexagénaire aux cheveux blancs qu’il est se révèle être plus « radical » que son public d’étudiants, et ce depuis les années 1980 environ. Il faut entendre le terme radical dans son sens américain, c’est-à-dire quelque chose qui, dans notre lexique français, n’a pas d’équivalent exact (parce que la chose elle-même est différente de ce que nous connaissons) mais qui se situe quelque part entre « progressiste » et « révolutionnaire ». L’explication que donne Russell Banks, qui a lui-même fait partie dans sa jeunesse d’un groupe radical, n’est pas que les jeunes sont devenus spécialement réactionnaires, mais plutôt que la situation générale s’est d’une certaine façon déplacée, qu’elle a en quelque sorte glissé vers la droite, et que ces jeunes sont simplement de leur temps. Je dois dire que cette remarque m’a personnellement touché – mais n’y voyez pas une critique voilée à votre égard (rires dans la salle). R. Banks décèle une source potentielle de conflits dans l’existence aux Etats-Unis de groupes socioculturels (Latinos, Noirs, Blancs de souche européenne immigrés de fraîche date ou au contraire à l’ancrage américain plus ancien etc.) qui, tout en étant d’accord sur l’analyse des faits, divergent profondément quant à l’interprétation qu’ils donnent de ces faits. Vous aurez noté, sur ce point, l’opposition totale par rapport à ce que j‘ai avancé ici même lors des séances précédentes, à savoir que c’est autour des déclarations d’existence, soit des décisions sur ce qui existe, que se concentrent les débats ; les divergences dans la pensée portent de façon générale, selon moi, sur ce qui existe et non sur la signification de ce qui existe.

Quelques mots sur Russell Banks. Les personnages de ses romans sont très souvent aux prises avec la question de l’orientation dans l’existence, celle-la même qui nous intéresse ici, question qu’il présente du biais d’une figure d’égarement : ses personnages sont en général profondément désorientés et c’est de l’intérieur de cette désorientation qu’ils cherchent mi-aveuglément mi-lucidement un point qui va fixer leur destin. Personnages souvent pauvres, ou plus ou moins marginalisés socialement, ce qui fait de R. Banks un écrivain de la subjectivité populaire, chose particulièrement rare, notamment dans nos pays. Mais on trouve aussi chez lui des personnages d’intellectuels à l’existence exagérément orientée, pris dans une espèce de sur-orientation volontariste (le meilleur exemple en est John Brown dans Pourfendeur de nuages), comme si l’être américain – la grande question de R. Banks est en effet : « Qu’est-ce que c’est qu’être américain ? » - ne pouvait qu’hésiter entre aveuglement destinal et volontarisme moral en excès sur ce que la situation autorise. L’introduction de cette dimension morale est essentielle au « radicalisme » dans son sens américain : il y a fondamentalement pour les radicals US indiscernabilité entre la morale et la politique. John Brown est plus le saint (jusque dans sa mort en martyr) de la juste cause de l’émancipation des Noirs qu’il n’en est le militant. S’il en avait été le militant, il aurait vu que tenir une maxime universalisable (au sens kantien), comme il l’a fait pour la maxime de l’émancipation des Noirs, ne suffit pas et qu’il faut en outre être comptable du processus de sa subjectivation (post)événementielle ; autrement dit qu’il faut se préoccuper de l’effectivité de la maxime. Il n’est pas suffisant de tenir une maxime, il faut tenir les points successifs de la construction, de l’existence, de cette maxime. Elément de discontinuité essentiel qui se surajoute à l’élément de continuité fourni par le sens de la maxime. Cette différence profonde entre le radical américain et le progressiste/révolutionnaire européen éclaire la divergence que j’ai pointée au début par rapport aux déclarations de Russell Banks : car si vous êtes dans la morale, vous aurez affaire à des problèmes d’interprétation, tandis que si vous êtes dans l’élément des procédures de vérité, votre question sera nécessairement celle des assertions d’existence. Russell Banks, faisant le bilan de son radicalisme personnel, médite dans ses romans sur cette implication de la morale dans la politique et il en montre les limites (en particulier dans Pourfendeur de nuages) – mais aussi la grandeur : car cet alliage de la morale et de la politique est à l’origine d’une forme particulière de courage, courage qui, par contre, dans nos contrées, se rencontre de façon beaucoup plus rare …

Je vous recommande donc vivement la lecture des livres de ce grand romancier. Et tout particulièrement : Affliction, De beaux lendemains et Pourfendeur de nuages.

 

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Je voudrais revenir sur ce que j’ai appelé la maxime des capacités ou maxime de confiance. Quel est l’objet de la confiance ? Contrairement à ce que l’on voit avec la figure du héros, la confiance ne porte pas sur la subjectivité ; c’est en effet avec la figure du héros (la figure du guerrier) que le sujet porte sa confiance sur lui-même en tant qu’exception, sur lui-même en tant qu’il dit qu’il est à la hauteur de la maxime qu’il tient – et dans ces conditions, l’action devient un spectacle. C’est tout à fait net chez Corneille avec le culte que les héros vouent à leur gloire, mais aussi bien, nous venons de le voir, avec le personnage de John Brown dans Pourfendeur de nuages qui ne cesse de manifester que par ses actions il est bien à la hauteur de la maxime dont il s’est fait le champion. Ce qui de fait interdit la maxime des capacités ; celle-ci rend vain l’énoncé par lequel le sujet se déclare à la hauteur de sa maxime, car ce sur quoi porte alors la confiance n’est pas la subjectivité (et sa hauteur), mais sur le fait de traiter un point de la matérialité de la maxime. Dans la maxime des capacités, il n’y a pas d’héroïsme du sens. Ce que Pourfendeur de nuages montre c’est qu’un héroïsme du sens, tel celui pratiqué par John Brown, conduit inéluctablement au nihilisme. Or, quel est le vœu du nihilisme ? Le vœu du nihilisme, c’est celui d’une combustion instantanée de l’existence elle-même. Et ce même si le nihilisme de John Brown peut être qualifié comme un nihilisme éthique[5]. Tout héroïsme structuré comme celui de John Brown est aujourd’hui mortifère et il faut absolument se défaire de la tentation aristocratique, guerrière, de s’appuyer sur une morale comme morale d’exception. 

 

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Quant à la figure du soldat, elle est désormais raturée. Y compris celle du militant révolutionnaire, qui a été contemporain de la figure du soldat et dont il fait pleinement partie. Je vous en donne aujourd’hui la caractérisation suivante qui concentre ce que j’ai avancé à son propos la dernière fois : dans la figure du soldat, l’existence est exposée à la mort en tant que création d’immortalité. Comme l’a dit (il y a environ trois mille ans) le vieux sage chinois cité par Mao au début de Servir le peuple (septembre 1944), il y a des morts dont le poids dépasse celui du mont Taïchan (celles des gens qui au cours de leur vie ont servi le peuple), tandis qu’il y a des morts (celles des réactionnaires, des impérialistes et des compradores), qui ne pèsent pas plus lourd qu’une plume. On voit bien ici l’idée, que Mao reprend à son compte : la mort elle-même est prise dans l’orientation de l’existence et ce qu’elle « pèsera » dépend de cette existence dont elle n’est qu’une partie. Encore un point où Mao se révèle foncièrement antistalinien : il suffit de comparer l’aphorisme de Servir le peuple à la phrase de Staline, du moins telle qu’elle nous est rapportée par Malraux (qui est en l’occurrence notre seule source, mais Staline a effectivement très bien pu la dire) : « A la fin, c’est toujours la mort qui gagne ». L’opposition est totale : il y a d’un côté la mort qui égalise toute chose (et toute destinée) et de l’autre la mort qui reçoit son poids de l’orientation donnée à la vie qui la précède. A la fin de Servir le peuple, qui, rappelons-le, est une oraison funèbre prononcée à l’occasion de la mort d’un membre de l’Armée Populaire, Mao enjoint à ses auditeurs de se rassembler désormais chaque fois que l’un d’entre eux meurt afin de procéder publiquement à une telle évaluation et ce, précise-t-il, qu’il soit « cuisinier ou soldat ». J’aime particulièrement ce « cuisinier ou soldat », cet anonymat reconnu à même l’existence.

La figure du soldat est donc raturée par le monde contemporain. Mais dans le même temps celui-ci se nourrit d’une légende noire du guerrier – en entendant par « guerrier » cette figure épique dont je vous avais dit la dernière fois qu’elle connectait une exception (épinglée à un nom propre) et un destin. Les visages du guerrier, tels que, par exemple, les décline la production cinématographique actuelle, sont multiples : guerrier médiéval, guerrier de la légende urbaine, voire gangster mafieux … Ma thèse à ce sujet est que cette figure du guerrier, qui en tant que telle est fondamentalement irréelle, vient là où celle du soldat s’absente. L’enjeu est ni plus ni moins que l’occupation de l’imaginaire de la jeunesse masculine. On parle beaucoup des femmes ; mais les hommes aussi, ça peut être compliqué. Et notamment les jeunes hommes pour qui séculairement l’attraction de la figure du guerrier a été spécialement vivace. Mais avec cette alternative, à l’époque moderne, constituée par la figure du soldat. Si celle-ci est déclarée obsolète, il ne faut donc pas s’étonner de ce que la figure du guerrier reprenne du service. Même si ses divers avatars cachent mal sa foncière irréalité : soit que transparaisse leur identité marchande soit, s’il s’agit de rebelles véritables, qu’ils se résolvent dans une existence consumée de façon nihiliste. Ce revival du guerrier est de fait approprié au nihilisme contemporain, et c’est peut-être cette imputation qu’il faut entendre dans la proposition islamiste lorsque celle-ci fait résonner la possibilité d’un retour … du soldat, du soldat anonyme de l’Islam. C’est une idée qui me paraît plus éclairante que la thèse, indéfiniment martelée, d’un retour du religieux, thèse à laquelle je ne souscris aucunement parce qu’elle méconnaît ce point fondamental que Dieu est mort – et qu’Il ne ressuscitera pas. Mais tous ces retours font en définitive long feu car le soldat en question est un faux soldat, de même que le guerrier de tout à l’heure est un faux guerrier. C’est tout le problème de la jeunesse aujourd’hui : il n’y a pas de figure immédiatement disponible pour son imaginaire, ce qui est peut-être la définition la plus radicale pour le temps intervallaire que nous vivons.

Nous aurions à figurer autre chose, en outrepassement des figures obsolètes, à figurer la possibilité, à même la question de l’existence, d’un anonymat égalitaire, la possibilité de ne pas avoir à se faire un nom.  

 

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Quelques considérations de nature mathématique sur l’existence.

Une multiplicité indifférente, appelons-la A, ne connaît ni l’existence ni l’inexistence, elle est tout simplement.

Pour autant qu’il y un penser dans l’être, alors ce penser est indiscernable de l’être lui-même. La mathématique assume pour son propre compte l’énoncé de Parménide « Le même, lui, est à la fois penser et être » : c’est ce moment où il s’avère qu’il n’y a aucune différence entre le cercle et la pensée du cercle.

Quelle est, dans l’être, l’identité d’un multiple ? (par exemple, d’un cercle ; quelle est l’identité du cercle « en soi » ?).

 L’identité d’un multiple, ce sont ses éléments. Et les éléments des multiples x et y sont eux-mêmes des multiples [z, élément de x (z Î x), est un multiple qui contient lui-même des éléments etc.] 

Je rappelle que, dans la théorie des ensembles, la question de la différence entre deux multiples est réglée par l'axiome d'extensionalité.

x y z z x et z y

Toute différence globale a un test local; les différences ne sont pas appréhendables par une intuition différentiante des totalités, mais par un trait. Si deux multiples ne sont identiques que s'ils ont les mêmes éléments, il en résulte que deux multiples sont différents si un élément au moins appartient à l'un et pas à l'autre. Vous concluez donc toujours, quant à une différence globale (entre deux multiples), à partir d'une différence locale (la monstration d'un élément qui entre dans la présentation de l'un, et non dans celle de l'autre).

Il en résulte que la logique qui gouverne l’être est de type binaire. Et aussi que Parménide avait raison : l’être est bien immuable (rien n’y change, rien n’y varie).

Maintenant, que se passe-t-il lorsque l’on considère la multiplicité dans un lieu ? Non plus dans la sphère mathématique idéale, mais quelque part ? Car il est de l’essence de l’être de se localiser. J’ai développé dans Logique des mondes les conséquences de ceci que l’apparaître est la dimension des multiples en tant que localisés dans des mondes (être-là) – en faisant bien attention au fait que ce n’est pas à nous, à notre conscience, que les multiples apparaissent (il ne s’agit pas d’une phénoménologie) ; l’apparaître d’un multiple se réfère à sa dimension de venue-en-situation dans un monde.

Dès lors que l’on considère un multiple dans son apparaître, sa structuration interne cesse d’être réductible à l’axiome d’extensionalité. Si x et y sont des multiples, il va s’agir, dans l’apparaître, de définir la mesure selon laquelle x et y apparaissent comme différents ou identiques - alors que l’être de leur différence, ou de leur identité, continue de relever de l’axiome d’extensionalité. Dans l’être, quand on dit x = y, cela veut dire que x et y sont les mêmes (ils sont substituables, on ne peut exhiber aucun z qui appartienne à l’un et pas à l’autre et qui les ferait de ce fait différents). Mais dans l’apparaître, x = y signifie que x apparaît comme y ; la mesure selon laquelle x apparaît comme y est donnée par la valeur p : on définit une fonction identité (notée Id) et l’on écrira Id (x,y) = p. Les valeurs de p sont données par ce que j’appelle un transcendantal, qui est par conséquent un système de degrés affectés à la mesure des identités ; la valeur la plus grande de p est appelée maximum (noté : M) et sa valeur la plus petite est appelée minimum (noté : µ).

Si Id (x,y) = p = M, c’est que x apparaît exactement comme y, ils ont absolument le même apparaître. Ce qui ne les empêche nullement d’être différents ontologiquement (i.e. dans l’être) [x ≠ y]

Si Id (x,y) = p = µ, c’est que x n’apparaît absolument pas comme y.

Si p est proche de M, cela veut dire que x apparaît dans une large mesure comme y; si p est proche de , cela veut dire au contraire que x apparaît dans une faible mesure comme y.

   Dans ces conditions, que signifie Id (x,x) ? C’est ce que nous « percevons » de l’identité de x (x= x), soit l’égalité de x avec lui-même. Dans l’équation Id (x,x) = p, la valeur p que prend cette formule sera appelée existence (ou degré d’existence) de x. Ainsi si nous écrivons Id (x,x) = µ, cela signifie que x inexiste dans la situation (ce qui, une fois de plus, ne veut pas dire que x n’est pas). Et si nous écrivons Id (x,x) = M, c’est que l’existence de x est absolument inscrite dans la situation[6]. Mais il y aura des degrés d’existence intermédiaires qui mesurent l’intensité avec laquelle x apparaît dans la situation ; pour une valeur de p comprise entre µ et M, l’existence de x dans la situation n’est ni absolument avérée ni absolument démentie et on dit que x « p-existe » dans cette situation.

On voit donc que l’existence est affaire de degré, d’intensité. L’existence n’a pas de contraire (inexister, c’est exister de façon minimale : Id (x,x) = µ). Nous verrons la prochaine fois que la mort même est un degré d’existence.

24 JANVIER 2007

Tout conflit véritable est un conflit d’orientations dans la pensée, jamais un conflit d’opinions. Dans le cadre de la morale provisoire que nous cherchons à définir, l’enjeu consiste précisément, à l’instar de Descartes (qui se posait des questions comme : que faut-il faire quand on est perdu en forêt ?), à fixer un principe d’orientation.

La règle, pour s’orienter dans l’être, est de savoir se gouverner sur ce qui inexiste : le guide n’est pas ce qui apparaît, mais ce qui in-apparaît ; et ceci est particulièrement vrai dans les moments de confusion qui sont des moments où l’apparaître s’énonce de façon autoritaire. Cette règle est une règle générale. Elle ne concerne pas seulement la politique, même si elle trouve une illustration particulièrement frappante, au point qu’on peut la considérer comme canonique, chez Marx dont le dispositif théorique et pratique est organisé à partir d’un inexistant, qu’il nomme le prolétariat. « Un spectre hante l’Europe, celui du communisme », cette phrase de Marx, glosée avec brio par Derrida (Spectres de Marx), se réfère bien au prolétariat comme spectral. Et si le prolétariat est spectral pour Marx, c’est parce qu’il est inexistant.

Dans les sociétés contemporaines riches, à l’heure de l’interpénétration des populations sur les territoires de la globalisation capitaliste, l’inexistant-clé de ces espaces est le prolétaire étranger sans papiers. Il faut bien comprendre que son importance n’est pas d’ordre quantitatif : si le prolétaire étranger est une figure décisive, c’est parce que son destin est la mesure de nos principes. C’est parce que décider là-dessus engage une orientation dans la pensée, parce que là est le point quant au destin d’une orientation dans la pensée. Et j’ajouterai : c’est aussi la mesure de notre liberté. Pourquoi ? Parce que le fait que l’ouvrier étranger soit compté parmi nous selon une maxime égalitaire désigne ce dont nous sommes capables en fait de liberté. 

On comprend à cette occasion que la liberté c’est une capacité. On voit aussi en même temps qu’il existe une différence fondamentale entre une orientation dans la pensée et une opinion. Si deux orientations diffèrent, c’est par les assertions d’existence qui leur sont propres, tandis que deux opinions diffèrent par les interprétations qu’elles donnent, la distribution des existences étant déjà entérinée (cf. séminaire précédent). C’est ainsi que la discussion sur les conditions de reconnaissance des droits des étrangers ne peut être qu’un débat d’opinions, qui peut éventuellement opposer des opinions divergentes sur la question, opinions plus ou moins « favorables » aux étrangers ; mais s’il s’agit d’opinions, c’est parce qu’elles ont en commun de reconnaître une différence réelle entre l’existence d’un Français et l’existence d’un étranger. De manière générale, dans un débat, on reconnaîtra les opinions (faisant du débat en question un « débat d’opinion ») à ceci qu’elles partagent toujours un élément commun qui a trait à l’existence. De sorte que le débat d’opinion est en général sous l’autorité d’une communauté implicite d’orientation dans la pensée[7]. 

Cette thèse sur la différence réelle on la voit malheureusement s’insinuer dans les discours du jour : on proclame le droit au logement « opposable », mais il est requis que la différence – réelle - soit au préalable résorbée dans une intégration de l’étranger. Disons-le catégoriquement : la différence réelle entre Français et étranger n’existe pas, ce qu’il y a ce sont des différences formelles (langues, mœurs, couleurs de peau, …), donc contingentes. Les gens qui sont ici sont d’ici, ils sont à cet égard tous différents les uns des autres – et pour commencer ils sont différents d’eux-mêmes ; bref, des différences à l’infini, contingentes, inessentielles. Mais ce que l’on constate c’est qu’à l’affirmation du caractère contingent des différences formelles, se substitue une discussion, avec au centre la notion d’intégration, qui est adossée au caractère présumé réel des différences. Cette hantise de la différence réelle est, il faut le dire, de même nature que l’obsession des juristes de Vichy sur la question de la différence entre un juif et quelqu’un qui ne l’est pas. Et de fait, il est inéluctable qu’à substantialiser les différences, on finit par glisser vers le racialisme et l’on dira : « il ne faut pas être polygame, ceci est contraire à la République » (énoncé dont les auteurs sont en général eux-mêmes polygames …). Si on laisse faire – mais le processus est déjà bien en route – se réalisera le vieux rêve étatique d’un Etat à qui reviendra la décision de prononcer qui est du peuple.

 

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Des 4 termes que nous avons repérés – opinion, orientation, interprétation et existence – nous allons tirer une matrice platonicienne. Platon est le premier à avoir inscrit l’opinion (doxa) dans deux oppositions distinctes : d’une part l’opinion est opposée au savoir (la doxa est opposée à l’epistémè) et d’autre part, de façon plus ontologique, l’opinion est opposée à l’existence (ou à la vérité).

Le nom que Platon utilise pour orientation, c’est justice.

Au vrai, la justice est, ce me semble, quelque chose de tel, à cela près qu’elle ne régit pas les affaires extérieures de l’homme, mais ses affaires intérieures, son être réel et ce qui le concerne réellement, ne permettant à aucune des parties de l’âme de remplir une tâche étrangère, ni aux trois parties d’empiéter réciproquement sur leurs fonctions. Elle veut que l’homme règle bien ses vraies affaires domestiques, qu’il prenne le commandement de lui-même, mette de l’ordre en lui et gagne sa propre amitié ; qu’il établisse un parfait accord entre les trois éléments de son âme, comme entre les trois termes d’une harmonie (…) et que, les liant ensemble, il devienne de multiple qu’il était absolument un, tempérant et harmonieux ; qu’alors seulement il s’occupe, si tant est qu’il s’en occupe, d’acquérir des richesses, de soigner son corps, d’exercer son activité en politique ou dans les affaires privées, et qu’en tout cela il estime et appelle belle et juste l’action qui sauvegarde et contribue à parfaire l’ordre qu’il a mis en lui, et sagesse la science qui préside à cette action ; qu’au contraire il nomme injuste l’action qui détruit cet ordre, et ignorance l’opinion qui préside à cette dernière action.

C’est tout à fait vrai, Socrate.

 

(Rep. IV/443d sq. - traduction Robert Baccou)

 

De cet extrait [dont Alain B. propose une traduction autrement décapée], on peut retenir, et notamment du passage « qu’il établisse un accord entre les trois éléments de son âme [i.e. dans le lexique platonicien : la raison, le courage, et l’appétit] (…) et que les liant ensemble, il devienne de multiple qu’il était absolument un » : a) que la justice (l’orientation de pensée) est de l’ordre de l’immanence et qu’elle engage le sujet et tout ce qui le compose (thème repris dans Logique des mondes) ; b) qu’elle coïncide avec le devenir-un de la multiplicité singulière qu’est l’animal humain [Alain B. traduit : [la justice est] est le devenir-un lui-même tel qu’il est extorqué au multiple] ; et du passage « (qu’]il nomme injuste l’action qui détruit cet ordre, et ignorance l’opinion qui préside à cette dernière action », on retiendra que le sujet ainsi orienté dispose d’un principe qui disqualifie l’opinion et que celle-ci est au fondement d’une destruction du savoir principiel. Toute opinion est une désorientation par adoption d’une orientation destructrice latente. Ainsi caractériser l’opinion (doxa) comme « ignorance », i.e. dans une opposition au savoir (epistémè), n’est possible que du point de la justice. C’est le devenir-un du multiple en quoi consiste la justice qui prescrit la distinction cognitive opinion / savoir.

Il y a un deuxième sens de « opinion », plus tourné on l’a dit vers l’ontologie, et dans lequel doxa est cette fois-ci opposé à noesis (qu’il est correct de traduire par « pensée », soit ce qui s’accorde à l’être). Ce même couple se retrouve (cf. Rep. VII 534a) dans l’opposition genesis / ousia (traduction habituelle : « devenir » ou « génération » par opposition à « essence ») que je propose de traduire par : « genèse » opposée à « être exposé ». On retrouve l’opposition de l’opinion, ou du semblant, à cette fois-ci la vérité, dans le passage fameux du Banquet (218e) où il est question du trésor intime, de l’agalma, dont Socrate serait le détenteur. Il n’est pas inutile de rappeler la « traduction » de ce passage par Lacan dans le séminaire VII intitulé « Le transfert » (très proche du texte grec, en réalité, même si c’est au prix d’un petit changement dans l’ordre des phrases). Ce qui intéresse Lacan, c’est que le troc proposé par Alcibiade est assimilé au processus analytique lui-même : l’analysant, représenté par Alcibiade, entend convaincre l’analyste Socrate de lui céder l’agalma de sa subjectivité en échange de l’appareil des symptômes dont il se dépouille tout au long de la cure. Lacan ne se fait pas faute de montrer que ce processus, qui n’est autre que le transfert, est un jeu de dupes organisé ; le fait que Socrate se dérobe à Alcibiade et aiguille celui-ci sur Agathon signifie ni plus ni moins que l’analyste n’a aucune envie d’échanger de la vérité contre du semblant.

Nous avons donc d’une part une première opposition où les opinions (le conflit des opinions en tant que libertés vides) s’opposent au savoir : autrement dit, on peut opiner sur tel sujet sans en rien savoir (c’est même recommandé). D’autre part, et de façon plus profonde, nous avons l’opposition des opinions à la pensée au sens où elles ignorent l’orientation de pensée dans laquelle elles se meuvent : l’opinion, ici, fonctionne dans la forclusion de l’orientation qui la régit. Corollairement, une pensée réelle est en état d’assumer l’orientation dont elle se structure comme orientation de pensée ; elle est par conséquent aussi en état d’assumer que des orientations différentes sont incompatibles avec la sienne. Il y a ainsi dans la pensée comme telle un élément antagonique fondamental ; le débat lui est foncièrement impropre (je rappelle souvent ce mot de G. Deleuze : « la philosophie est incompatible avec le débat »[8]). Le débat est toujours un débat d’opinions ; dans ce débat l’orientation sous-jacente est mise de côté, de sorte que le débat d’opinions a en propre une fonction  désorientante (on peut en dire autant du vote).

S’installer dans la pensée, c’est s’extraire de l’orientation camouflée qui règle les débats d’opinions ; telle est dans les dialogues platoniciens la fonction de Socrate en tant que « personnage conceptuel ». La fonction propre de l’orientation de pensée est de déclarer. Elle prononce, nous l’avons vu, sur l’existence. La maxime égalitaire, en tant qu’assertion d’existence, fait plus que prononcer sur l’existence de ce qui est, de ce qui simplement se donne, elle rend justice à l’être de l’existant, à l’être ici – du prolétaire étranger.  

14 FEVRIER 2007

Hommage à Philippe Lacoue-Labarthe (1941-2007)[9]

 

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Nous nous sommes posés la dernière fois la question : « Qu’est-ce qu’une opinion ? » Nous avons vu que Platon inscrivait l’opinion d’une part dans une opposition au savoir et d’autre part dans une opposition à la pensée ou à la vérité. Dans le premier cas, l’opinion assume de ne pas savoir ; quand il est dit : « ceci est mon opinion », cet énoncé est explicitement disjoint du savoir. La figure qui se dessine ici est celle d’une opinion qui a besoin d’être instruite, d’être éclairée avec, à l’horizon, l’éventualité d’une « opinion éclairée », qui deviendrait dès lors la bonne opinion ; il n’y aurait plus à ce moment-là qu’une seule opinion et les conflits d’opinion n’auraient plus lieu d’être. L’opinion est dissoute par la science. Par contre, quand l’opinion est opposée à la pensée, c’est que l’opinion ignore l’orientation de pensée qui la rend possible ; l’opinion, ici, fonctionne dans la forclusion de l’orientation qui la fonde. Or, nous l’avons vu, le réel d’une orientation de pensée, ce sont des assertions d’existence ; l’opinion qui méconnaît l’orientation de pensée qui la régit ignore par conséquent son propre être.

« Rendre justice à l’être », selon l’expression platonicienne – i.e. construire une vérité – c’est trouver le cadre dialectique (le système des questions et réponses qui caractérise les dialogues de Platon) dans lequel se déploie l’énoncé d’une existence.

Nous pouvons maintenant formuler la première maxime de notre morale provisoire : « Tire les conséquences de cette existence dont, en l’affirmant, tu as orienté ta pensée ». Ce que nous pouvons immédiatement illustrer à l’aide de l’exemple que j’aime à citer entre tous, celui de la déclaration d’amour : elle est à l’évidence une assertion d’existence, puisqu’elle déclare qu’existe quelque chose qui avant elle n’était pas là, existence que peu de gens voient et, à la limite, personne sauf les intéressés eux-mêmes (les amoureux) ; tout la question ensuite est d’en tirer les conséquences : le réel de la déclaration, ce sont les conséquences qu’il faut en tirer.

 

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Après avoir examiné la question avec Platon, nous allons nous porter à l’autre extrémité du spectre philosophique, en voyant comment Heidegger interroge la catégorie d’existence. Son hypothèse est que l’existence désigne le séparé de l’homme dans une figure générale d’abandon de l’Être. Ou encore : là où l’homme est délaissé, abandonné à lui-même du point de son être, alors vient la catégorie d’existence. C’est à peu près ce qui, dans mes termes, correspond au matérialisme démocratique : la maxime « il n’y a que des corps et des langages » désigne l’abandon de l’étant aux multiplicités indifférentes ; qu’il n’y ait pas lieu de combler l’écart entre les multiplicités indifférentes et quelque chose qui leur serait extérieur est par ailleurs ce que signifie, en fin de compte, le thème de la « fin des idéologies ». Les multiplicités sont bien indifférentes : il n’y a pas entre elles de différences d’essence, il n’y a pas de différences qualitatives, puisque tout vaut tout ; ou plutôt : tout vaut son prix. Ce qui compte alors, c’est ma vie, et ceci pour la seule raison que c’est ma vie et que je suis dans l’obligation de persévérer dans mon être. Dans la figure de l’abandon de l’Être, l’individu est norme de lui-même.

C’est à partir de là que peut se comprendre l’humanisme. « L’homme est le proprement existant, tandis que l’existence se détermine à partir de la manière humaine d’être »[10]. Je dirai dans mes termes : si l’existence est normée par cette figure de l’homme qu’est l’individu du matérialisme démocratique, alors il n’y a aucune vérité possible. Et ceci en raison de la nature même des vérités éternelles dont, depuis longtemps, je rappelle l’essentielle in-humanité.

L’issue, Heidegger y insiste, est cependant indécise : « L’abandon de l’étant par l’Être contient la question indécise de savoir si dans la déréliction en tant que l’extrême moment de l’occultation de l’Être, la désoccultation de cette occultation et ainsi le commencement plus initial viendront à s’éclaircir ». Pour que la pensée s’avance vers une telle « remémoration », « il lui faut à la fois parcourir et laisser en dehors d’elle la souveraineté de l’essence humaine », autrement dit il lui faut rompre avec l’humanisme. Mais une telle issue favorable n’est cependant pas inéluctable ; car il y a une autre possibilité, dévastatrice celle-ci, qui serait celle de l’installation dans la séparation : « l’étant va-t-il ruiner et déraciner toute possibilité du commencement dans l’Être et ainsi continuer à ne s’occuper que de l’étant, mais aussi tendre à la dévastation, laquelle, au lieu de détruire, étouffe l’initialité par le fait d’installer et d’organiser ». Nous n’en sommes pas encore là : dans le temps de l’indécision, nous disposons d’un « répit » (l’installation n’est pas achevée).

J’ai beaucoup de points d’accord avec cette pensée de Heidegger, et notamment la rupture avec l’humanisme. Mais il y a un désaccord fondamental avec lui qui porte sur le rapport au passé. Si je ne pratique pas la « remémoration » ou le « retournement » vers ce qu’il désigne comme une éclaircie de l’initial, c’est que je ne crois pas à une histoire de l’Être. La catégorie que je lui substitue est celle de résurrection. Il s’agit de ceci qu’une vérité, créée dans un monde singulier, est convoquée comme telle par l’être-là d’une vérité en cours dans un autre monde : cette vérité est disponible, utilisable par un nouveau corps subjectivable et ré-incorporée pour ses fins propres (i.e. aux fins de production d’une autre vérité). C’est la mise au présent de l’éternité d’une vérité. Alors que chez Heidegger le passé ne peut se présenter que comme origine, il se présente dans mon dispositif comme éternité.

Je suis également proche de Heidegger quand il parle de la catégorie d’existence comme d’un terme « provisoirement utilisé dans Sein und Zeit (L’Être et le Temps) en tant que l’ek-statique insistance dans l’éclaircie du et de l’être-là ». Proche, car pour moi également l’existence est une catégorie de l’être-là. Mais je ne saurais souscrire à une catégorie de l’existence comme ce qui, « ek-statiquement », i.e. temporellement, nous ré-ouvre à la pensée de l’Être. Le désaccord est au fond le même que précédemment : la disposition de l’être-là que propose Heidegger est historiale, temporelle, alors que la mienne est de nature topologique. C’est une querelle de nature « esthétique » au sens kantien du terme : le paradigme dans un cas est le temps et dans l’autre c’est le lieu. Pour moi, « rendre justice à l’être de ce qui existe » n’est pas se remémorer son histoire (comme le voudraient aussi les tenants du « devoir de mémoire » - mais ici, en l’occurrence, les thèses de Heidegger ont été passées au moulinet de l’humanisme), mais déclarer l’existence en un lieu, ici. Ce sont les conséquences de cette déclaration qui décident de l’orientation.

C’est alors que des résurrections sont possibles. Quand on rend justice à l’être de ce qui existe, on n’a pas une histoire, mais on peut montrer que quelque chose de l’éternité peut exister au présent ; nous pouvons, comme dit Spinoza, expérimenter que nous sommes éternels.  

14 MARS 2007

Dans le cadre du festival du cinéma israélien, projection du film Forgiveness de Udi Aloni le samedi 24 mars à 15 h 40 au Gaumont Marignan en présence du réalisateur et de Alain Badiou qui interviendra après la projection

 

L’impératif, pour notre morale provisoire, nous avons dit la dernière fois qu’il se formule de la façon suivante : « Tire les conséquences de cette existence dont, en l’affirmant, tu as orienté ta pensée ». Or, l’existence, qui est une catégorie de l’apparaître, est solidaire d’un monde, c’est une catégorie mondaine. Il nous faut donc traiter de l’impératif quant au monde. C’est ce que nous ferons aujourd’hui en reprenant, pour commencer, la question de la relation de l’existence au monde ; puis en formulant la maxime de notre morale provisoire en direction du monde où procède l’existence. Cette maxime, je vous en donne d’emblée l’énoncé : il n’y a qu’un monde. 

 

*

 

Nous devons reconnaître notre dette vis-à-vis de l’existentialisme pour ce qui concerne la relation de l’être en tant qu’être et de l’existence ; c’est l’existentialisme qui a mis l’accent sur l’opposition entre les deux notions (alors que, dans la philosophie classique, c’est à l’essence que l’existence est opposée). Il n’empêche que l’existence est en définitive, dans la tradition existentialiste, une catégorie de l’être (un type d’être) : le Dasein chez Heidegger (l’être-là) finit par être réabsorbé comme figure du destin historial de l’être.

Dans ma conception, je le rappelle, l’être en tant qu’être se confond avec les multiplicités pures (qui, elles-mêmes, en dernière instance, se soutiennent du seul vide – de l’ensemble vide). Et chez moi le rapport entre être-là et être en tant qu’être est la différence, la distance infime, entre une multiplicité et cette même multiplicité en tant que située dans un monde, localisée – distance qui concerne n’importe quelle multiplicité (et pas seulement les multiplicités humaines). Qu’en est-il plus précisément de l’être-là ? Soit une multiplicité, une chose ; son être-là, i.e. elle-même en tant que située dans un monde déterminé, se confond avec son apparaître. Ce qu’il faut comprendre ici c’est que quand la chose est localisée dans un monde, c’est que les éléments de cette chose sont inscrits dans une évaluation nouvelle de leur identité : il devient possible de dire de tel élément x d’une multiplicité qu’il est « plus ou moins » identique à un autre élément y de la même multiplicité. On peut ainsi dire que x est le même que y, ou bien qu’il en est un peu différent, ou très différent etc. C’est selon une certaine mesure que x et y apparaissent comme différents ; alors que ontologiquement, i.e. si l’on considère l’être de la différence entre x et y, ces éléments ne peuvent être que identiques ou différents (l’être de leur différence relève du principe d’extensionalité). Autrement dit, quand on entre dans la mondanité, on entre dans la nuance de l’identité ; un monde est un système de modalisation de l’identité, c’est un appareil à troubler l’identité.

Comme vous le savez, la prescription d’ordre immanente à la situation, i.e. le système de degrés d’évaluation quant à l’identité (ou la différence), je l’appelle le transcendantal de la situation. Si vous voulez des identités non troubles, il vous faudra donc rigidifier le transcendantal (il faudra que le transcendantal vous fournisse des conditions qui se rapprochent de celles de l’ontologie). Mais le transcendantal, dans sa généralité, est une machine qui, au contraire, corrompt l’identité par la différence ; en ce sens, et en jouant (un peu) sur les mots, on peut dire du transcendantal qu’il est une machine dialectique.  

Si on considère la relation entre les multiplicités en tant que situées et le transcendantal de la situation, autrement dit si on considère les multiplicités en tant qu’exposées à la perturbation de leurs identités élémentaires, c’est à une infinité que l’on a affaire – l’infinité des diverses manières de comparer (les structures d’ordre sont en nombre infini) - et même à une infinité d’infinités (l’infini du nuancier lui-même).

On parlera d’existence lorsque la perturbation affecte l’identité d’un élément à lui-même. Je rappelle ce que je vous ai dit il y a quelques mois sous une forme plus mathématisée : « Id (x,x) est ce que nous « percevons » de l’identité de x (x= x), soit l’égalité de x avec lui-même. Dans l’équation Id (x,x) = p, la valeur p que prend cette formule sera appelée existence (ou degré d’existence) de x. Ainsi si nous écrivons Id (x,x) = µ [µ est le minimum], cela signifie que x inexiste dans la situation (ce qui, une fois de plus, ne veut pas dire que x n’est pas). Et si nous écrivons Id (x,x) = M [M est le maximum], c’est que l’existence de x est absolument inscrite dans la situation ». Nous avions remarqué que ceci a des résonances « existentielles » évidentes : tout le monde sait bien que lorsque l’on ne coïncide pas bien avec soi-même, c’est aussi que l’on n’est pas « à l’aise » dans la situation considérée et qu’on préférerait être ailleurs ; à l’inverse, on existe fortement dans une situation à raison de l’intensité de notre identité telle qu’elle perçue dans cette situation.

On voit donc que l’existence est affaire de degré : j’existe plus ou moins dans une situation déterminée (dit autrement : toute existence se ramène à un degré transcendantal). C’est une affaire d’intensité, au sens où l’on peut dire que l’existence est définie par l’intensité de l’identité, qu’il y a une variabilité de l’existence coextensive à sa propre intensité. Ceci est en réalité une vieille idée et en tout cas un important thème nietzschéen.

Une conséquence majeure s’en déduit : l’existence est disjointe de l’être. On soutiendra donc que Parménide avait raison (l’être est bien immuable, rien n’y change, rien n’y varie) et que la logique qui gouverne l’être est de type classique (x et y sont soit identiques soit différents). Mais qu’à l’inverse, concernant l’existence, il y a une virtualité infinie de degrés de l’identité. Et qu’en outre, puisque l’existence est une catégorie du monde, que l’existence de x est différenciée selon les mondes où il accède à son être-là : son existence varie considérablement selon les différentes configurations mondaines considérées.

 

*

 

La maxime que nous utilisons pour nous orienter ayant la forme d’une assertion d’existence est une déclaration sur le monde. Il faut remarquer, à cet égard, que la catégorie de monde est aujourd’hui elle-même explicitement un enjeu dans le débat idéologique : c’est ainsi que le capitalisme actuel se vante d’être devenu mondial, cette phase de son évolution étant présentée comme le point d’aboutissement objectif de son destin ; et ceux qui n’aiment pas le capitalisme se réclament d’un autre monde (d’où l’appellation « altermondialistes » qu’ils se donnent). Si l’on distingue l’approche analytique (description du monde) et l’approche normative (quel monde désirons-nous ?), une définition possible de « politique » serait la constitution d’un lien pratique entre ces deux approches : comment passer du monde tel que nous l’analysons à un monde tel qu’il répond à nos souhaits.

Le monde de la mondialisation capitaliste, monde des objets et des signes (plus précisément des signes monétaires), monde des produits et des flux, se confond exactement avec le monde du marché mondial dont Marx avait prévu l’avènement. On remarquera que les sujets humains ne sont pas concernés par les flux en question : et notamment les pauvres qui n’ont pas la liberté de circuler où ils veulent (contrairement au dollar ou à l’euro). Si les pauvres  n’ont pas cette liberté, c’est parce qu’ils sont enfermés – enfermés chez eux, et par rapport aux marchandises (qui sont rares là où ils sont), enfermés en quelque sorte à l’extérieur. C’est la logique contemporaine de construction des murs. La chute du mur de Berlin avait été saluée comme l’événement inaugurant un monde – démocratique – enfin unifié. Quelques années à peine ont passé et le mur est réapparu avec un changement d’orientation : sous ses différentes formes (Israël / Palestine ; USA / Mexique ; Espagne / Maroc), il a désormais pour vocation de séparer le Nord du Sud. Sans oublier que le mur passe aussi à l’intérieur des pays, les riches bénéficiaires du trafic mondial, ainsi que la cohorte des petits-bourgeois qui leur est attachée, ayant pour objectif de ne pas se mélanger avec la masse grandissante des exclus. Dans tous ces cas, ce dont il s’agit c’est de durement séparer les corps vivants.

La « question de l’immigration » a acquis désormais une importance majeure, et ce au niveau de la planète dans son ensemble, un aspect essentiel de ladite « question immigrée » étant qu’elle est la preuve vivante de la fausseté de la thèse de l’unité démocratique du monde. Car « nous » avons affaire aux « immigrés » comme s’ils venaient d’un autre monde - si la thèse du monde démocratiquement unifié était vraie, la première réaction que nous devrions avoir en présence des étrangers venus dans nos pays serait plutôt de leur offrir une bienveillante hospitalité … On sait bien qu’il n’en est rien ; ce qu’il y a ce sont des zones de regroupement, des murs, des voyages désespérés, des morts. Et pour ceux qui sont passés, la question posée est : combien y en a-t-il chez nous, de ces gens, de ces aliens ? On pourrait objecter : il n’y a qu’à étendre à l’ensemble du monde les vertus du monde démocratique occidental. Mais c’est une proposition absurde car la structure transcendantale du dit monde occidental repose sur la circulation imposée des signes monétaires et la division des corps vivants en est une conséquence obligée. Ce monde est régi par une loi de compte (y compris dans le décompte des voix lors des élections) dont le réel est le prix des choses ; tout est compté dans un monde composé de signes et de choses.

La question de l’existence du monde est devenue la question politique transcendantale. La maxime qui doit permettre de nous orienter est la suivante, qu’il faut affirmer comme un axiome : il n’existe qu’un seul monde, il n’y a qu’un seul monde des sujets vivants. Cette phrase est une phrase performative, c’est une prescription : énonçant cette phrase, nous décidons en même temps que nous y serons fidèles.

Première conséquence fondamentale de la maxime : les étrangers qui vivent parmi nous appartiennent au même monde que nous (puisqu’il n’y a qu’un seul monde) ; ils existent dans le même monde que nous, chacun avec son degré d’existence propre, nous pouvons en particulier les rencontrer à égalité, discuter avec eux, ce qui ne préjuge d’ailleurs pas d’un accord ou d’un désaccord. Bref, nous sommes du même monde. Le mot politique qui résume cela est : amitié. 

Et la différence des cultures dans tout ça ? Ces étrangers ne partagent quand même pas les mêmes valeurs que nous. On pourrait éventuellement les accepter, mais à condition qu’ils partagent nos valeurs, qu’ils deviennent en somme les mêmes que nous. Cela s’appelle l’intégration. Or, il est aisé de voir que poser des conditions pour l’acceptation des étrangers, c’est déjà abdiquer sur la maxime.

Et les lois, il faut bien les respecter ? Il y a là une confusion très répandue. Les lois sont nécessaires, c’est indiscutable (et elles doivent s’appliquer à tous) ; mais une loi n’est pas une condition subjective, on ne s’intègre pas à une loi. Une loi est une règle provisoire pour la vie en commun, il faut lui obéir, mais il n’est pas requis de l’aimer.

Toutes ces objections sont bien hypocrites, car la thèse qui est implicitement soutenue à travers elles c’est que font vraiment partie du monde (démocratique) ceux qui y sont déjà.

Le fondement de notre axiome est en définitive la différence, vue précédemment, entre existence et être. Si vous voulez des identités non troublées, autrement dit si vous voulez le même, votre transcendantal va être rigide ; le monde ainsi évalué va se fermer et va tendanciellement être décrété différent d’un autre monde. Au contraire, si vous poser qu’il n’y a qu’un monde, c’est que vous admettez que toute identité est susceptible de variabilité. Il y a deux versants en réalité sur cette question de l’identité. Un premier versant, que je dirais positif, insiste sur les traits identitaires différenciés de chacun et sur le fait que ces traits, quant à leur « mondanisation », vont être appropriés au lieu. Ce versant-là de l’identité est sous la règle de la maxime nietzschéenne : « Deviens qui tu es ». Cet ouvrier malien qui travaille dans un restaurant, ce marocain qui habite dans un foyer à Aulnay, cette jeune femme voilée qui promène ses enfants dans le parc dessinent des trajets singuliers – singuliers au sens fort : pour cet homme né dans le nord du Maroc et arrivé en France (après mille détours), il va s’agir, vivant à Aulnay, d’inventer la figure de l’ouvrier marocain habitant Aulnay et ce faisant de se créer lui-même. Ce versant de l’identité est une dilatation de l’identité. Il serait parfaitement injuste d’exiger que ce processus passe par un bris intime de la personne (c’est pourtant à cela que se résout la demande adressée au nom de « l’intégration »). L’usage que je dirais négatif de l’identité concerne précisément les pratiques à travers lesquelles la personne refuse la cassure intime impliquée dans la demande d’intégration ; le même se défend contre sa corruption par l’autre, il entend faire savoir qu’il n’est pas l’autre, ce qui l’amène à montrer « ostensiblement » que ses usages ne sont pas ceux du petit-bourgeois français. Nous sommes ici dans l’élément d’une contraction purifiante.

Il y a par conséquent dans l’identité un double usage de la différence. Quand on pose l’axiome « il y a un seul monde », alors les identités font prévaloir la dilatation sur la contraction purifiante. C’est l’inverse qui se produit (primat de la purification) en l’absence de l’axiome et a fortiori avec la politique des murs. Que celle-ci entraîne des conséquences catastrophiques, c’est ce que l’on peut malheureusement craindre. Et en particulier qu’elle contribue, comme nous l’avons dit tout à l’heure, à barricader intérieurement nos sociétés, mais aussi qu’elle contribue à les pourrir en en faisant des sociétés répressives, et enfin qu’elle soit potentiellement porteuse de guerres.  

Je résumerai tout cela en disant que le monde du capitalisme déchaîné est un faux monde : il rejette une grande quantité de corps vivants et de ce fait la thèse qu’il défend d’un monde unifié est fausse. L’affirmation « Il y a un monde » est un principe d’action, elle pose l’égalité des existences dans un monde unique. Elle ne contredit pas le jeu des identités, en espérant que le versant positif se subordonne le versant négatif : la purification réactive doit être limitée et l’identité créatrice dilatée.

Platon l’avait déjà signalé : à la fin du livre IX de La République, il est dit que « la cité dont nous avons tracé le plan, et qui n’est fondée que dans nos discours », celle dont on peut se demander si « elle existe en aucun endroit de la terre », l’homme sensé s’en occupera éventuellement « ailleurs que dans sa patrie ». L’étrangeté est une chance et c’est ainsi qu’elle doit être accueillie. La civilisation occidentale blanche est en voie d’achèvement, il faut le dire. Ce sont de nouveaux matins qui se lèvent. Sachons les saluer comme des matins.

16 MAI 2007

Partons du sacre du nouveau président. On peut remarquer, chez beaucoup de gens, la présence d’une subjectivité disons dépressive, comme si ces gens avaient été frappés par un coup. Ce coup était pourtant attendu, c’est celui qui était dès le début le favori dans la compétition qui l’a finalement emporté. Alors ? Quelle est la nature de ce coup ? Que s’est-il passé au juste ?

L’affect dominant de la campagne électorale a été la peur. D’une part la peur diffuse que quelque chose survienne qui précipite la France dans le déclin (mais un certain nombre d’experts ou dits tels, les « déclinologues », proclament que ce déclin est en fait déjà là et même bien entamé), peur accompagnée du haro jeté sur un certain nombre de boucs émissaires, soit traditionnels, soit nouveaux (en vrac : les étrangers, les jeunes des banlieues et globalement les pauvres). Cette peur s’est reconnue dans le candidat Sarkozy. Mais en face, il y avait une peur seconde, la peur de ce qui pouvait résulter des effets de la peur primitive, ce qui n’empêchait pas ses tenants de partager secrètement les mêmes motifs que ceux qui inspiraient la peur primitive. Cela faisait beaucoup de peur, beaucoup de négativité, et quasiment rien en termes de propositions affirmatives.

C’est donc la peur primitive qui l’a emporté. L’existence dans la situation d’un élément pulsionnel négatif me paraît déjà une caractéristique majeure à relever. Mais il y a aussi un élément nostalgique, le sentiment qu’un vieux monde s’écroule. De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui s’écroule ? A mon avis, c’est tout simplement la disparition de l’affrontement entre la gauche et la droite – ou du moins de cet affrontement dans son inscription symbolique, la disparition d’une sorte de familiarité électorale liée à la récurrence des joutes opposant la gauche et la droite. On objectera que cela ne date pas d’aujourd’hui et qu’on peut même faire remonter la décomposition des repérages traditionnels aux années 60 avec le déclin du PCF, début d’un processus qui s’est achevé avec la défaite de l’URSS et de ses alliés. Mais c’est que la nouveauté de la situation actuelle réside plutôt dans la mise en scène du caractère obsolète des repérages antérieurs. On le voit bien avec le phénomène des transfuges, phénomène qui me paraît tout à fait significatif. Nombre de rats sont en effet en train de quitter le navire en perdition de la gauche et s’embauchent chez le vainqueur, séduits qu’ils sont par la flûte dont joue le nouveau président (auquel je suis, de ce fait, tenté d’accoler le sobriquet d’Homme aux Rats). Notez que la logique de ce mouvement mène fatalement au parti unique. Comme le signalait mon collègue, le philosophe slovène Slavoj Zizek, quelque chose n’a pas été dit à l’époque où la démocratie était opposée au stalinisme ; c’est que celui-ci était en fait l’avenir de la démocratie. Difficile de discerner les traits du Géorgien dans ceux de Sarkozy, quoique, en y ajoutant quelque chose de sautillant ...

La subjectivité dépressive dont nous parlons comporte aussi un élément d’impuissance. L’impuissance est de toute façon une composante intrinsèque de la démocratie parlementaire dans la mesure où, dans son fonctionnement même, elle enregistre à la manière d’un sismographe des phénomènes étrangers au vouloir de ceux qui y participent. Tout le monde s’est félicité de la participation massive à ces élections : le suffrage universel a tranché, il faut désormais respecter sa décision. En ce qui me concerne, je suis désolé, je ne respecte nullement les décisions du suffrage universel ; pour reprendre un exemple usé, mais incontournable jusque dans son aspect grotesque, il faut rappeler que c’est une participation massive d’électeurs qui a porté Hitler au pouvoir. Le suffrage universel serait donc la seule chose pour laquelle on devrait avoir du respect indépendamment de ce qu’il produit. L’indifférence au contenu du suffrage est pourtant consubstantielle au fonctionnement de la démocratie parlementaire. Chacun pressent en outre qu’il y a dans l’élection, dans toute élection, un élément de répression (il faut voir l’acharnement des réactionnaires contemporains à imposer le système des élections dans les pays qu’ils cherchent à contrôler ; et rappelons-nous que c’est par l’organisation précipitée d’élections que le formidable mouvement de mai 68 a été jugulé).

De la dépression, passons maintenant à la cure et à la définition qu’en donne Lacan. Selon Lacan, l’enjeu d’une cure analytique consiste à élever l’impuissance à l’impossible. Qu’est-ce que cela signifie ? Eh bien cela signifie que pour échapper à la triade de la pulsion négative, de la nostalgie et de l’impuissance, il faut trouver un point réel sur lequel tenir coûte que coûte. Ce point « impossible », c’est un point ininscriptible dans la loi de la situation, un point représenté par la situation comme impossible. Il faut tenir un point réel de ce type et en organiser les conséquences. Cela revient, et c’est un aspect fondamental de la question, à construire une durée autre que celle à laquelle on a été acculé par la situation. Choix qui est aux antipodes de celui du rat qui, à l’inverse, se précipite dans la durée qu’on lui offre (il n’est pas possible au rat d’attendre ne serait-ce que cinq années supplémentaires pour devenir ministre). C’est avec cet arrière-plan en tête qu’il faut à mon avis comprendre l’énoncé sarkozyste selon lequel le contenu de l’échéance actuelle c’est d’en finir une fois pour toutes avec mai 68. Enoncé surprenant - c’est lui qui, en définitive, donne la signification de la « rupture » bruyamment annoncée pendant toute la durée de la campagne – et qui est finalement plutôt une bonne nouvelle : voici que, 40 ans après, contre toute attente, mai 68 est encore bien présent pour notre Homme aux Rats. On peut cependant contester la signification qu’il en donne et selon laquelle « en mai 68 on a cessé de se représenter la distinction entre le Bien et le Mal » ; cette assignation pseudo-nietzschéenne d’un mai 68 « par-delà bien et mal » est tout à fait fausse : en mai 68, le Mal était identifié, et sans équivoque, avec les gens qui aujourd’hui ressemblent précisément à l’Homme aux Rats. Que veut-il donc dire ? Ceci que, avec son sacre, nous avons la chance historique de pouvoir éradiquer définitivement l’idée selon laquelle on peut tenir un point réel hors de la loi étatique de la situation – idée dont mai 68 est pour lui la figuration. La subjectivité qui va avec, il va s’agir de la mettre hors la loi – et pas seulement du point de vue policier (qui viendra à son heure) mais fondamentalement il va s’agir de la référer à l’irreprésentable absolu. Et c’est bien vu : car cette subjectivité est la seule qui soit véritablement en antagonisme avec la soumission la plus abjecte à la réalité, à ce que Lacan appelait « le service des biens ». Et aujourd’hui ce dont il s’agit c’est d’installer l’hégémonie sans réserves du service des biens (qui se confond avec le service de ceux qui ont des biens). A cet égard l’escapade de l’Homme aux Rats sur le yacht de l’un de ses commanditaires (ou, si vous voulez, de l’un de ses parrains) n’a pas été un malheureux impair, comme ça a été dit parfois ; il donnait là en réalité la représentation décomplexée du fonctionnement « normal » : quand on en a la possibilité, on se sert et c’est comme ça (quant aux autres : tant pis pour eux).

Quel point tenir ? Je dirais volontiers : n’importe lequel, à la condition que ce point serve de d’appui pour la construction d’une autre durée. Je vous en donne quand même quelques exemples - en vrac, liste non limitative.

1.     Tenir l’énoncé « il n’y a qu’un seul monde »

2.     Tenir que les ouvriers de provenance étrangère doivent être reconnus par l’Etat comme des libres sujets et honorés comme tels. Voici un exemple d’un point qui est thématisé négativement par l’Homme aux Rats et qu’il importe de « transvaluer » (pour reprendre l’expression nietzschéenne) de façon éminemment positive : ceux qui sont honnis par l’Homme aux Rats sont précisément ceux qui doivent être honorés (et nous sommes nous-mêmes honorés de les accueillir).

3.     Tenir que l’art comme création vaut mieux que la culture comme consommation.

4.     Tenir que la science, intrinsèquement gratuite, l’emporte absolument sur la technique même (et surtout si elle est) profitable – ou (plus général) : ce qui a valeur universelle l’emporte absolument sur ce qui a valeur marchande.

5.     Envisager la situation du point de vue d’une maxime égalitaire.

6.     Tenir que, quelles que soient les circonstances, tout malade doit être soigné le mieux possible.

7.     Tenir que l’amour a besoin d’être constitué comme un point réel, coincé qu’il est entre la pornographie et le contrat.

8.     Tenir que la politique d’émancipation est supérieure à toute gestion.

J’ajouterais volontiers un point plus local : un journal qui appartient à de riches managers ne doit pas être lu par quelqu’un qui n’est ni l’un ni l’autre (que les riches managers fassent circuler les gazettes qui leur appartiennent entre eux !).

 

On en vient ainsi à la question du courage. En 1954, Lacan se demandait : « Devrions-nous pousser l’intervention analytique jusqu’à des dialogues fondamentaux sur la justice et le courage, dans la grande tradition dialectique ? » (Séminaire I, p. 223). Quelle définition donner du courage ? Je propose de dire que le courage est la vertu qui se manifeste, sans égards pour les lois du monde, par l’endurance dans l’impossible. Le courage ne consiste pas uniquement à expérimenter l’impossible : faire face à l’impossible, cela c’est le temps propre à l’héroïsme. Le courage consiste plutôt, une fois l’impossible affronté, à se tenir dans cette durée différente dont on sait qu’elle est nécessaire pour sortir de l’impuissance. Mais le moment héroïque est indispensable : il faut d’abord se tourner vers le point d’impossible (c’est ce que Platon nomme « conversion »), et ensuite tenir ce point dans la durée. Si le moment héroïque est omis, i.e. si l’on ne change pas d’abord de terrain, c’est qu’il s’agit d’un simple recommencement. J’y ai pensé en voyant la dernière couverture du magazine « Marianne » où s’étalait en gros caractères l’injonction : « N’ayez pas peur ! ». Voilà une formule qui, après la parution des résultats de l’élection présidentielle, pourrait passer pour un appel au courage. Mais quand on voit le détail de ce qui est proposé (en plus petits caractères), à savoir la nième invitation à une refondation de la gauche, sans les archaïsmes bien entendu etc., on comprend qu’il s’agit en réalité de recommencer comme avant. Le courage, ce n’est pas le courage de recommencer, le courage ne saurait être gouverné par la nostalgie. Le courage est toujours local : il commence en un point d’impossible (qui n’est pas forcément le même pour tous) et la durée nouvelle s’origine en ce point, sans qu’il y ait nécessité d’en passer par une confrontation avec le global. Le courage oriente localement dans la désorientation globale.

La désorientation, en sa globalité, mérite que l’on remonte jusqu’à son transcendantal pétainiste. Car le pétainisme est le nom, en France, de la forme étatisée et catastrophique de la désorientation. Ce pétainisme, générique si l’on veut, commence bien avant Pétain : en 1815 avec le retour de la réaction dans les fourgons des armées étrangères d’occupation. Du pétainisme générique, on peut isoler quelques traits formels : a) la capitulation et la servilité vis-à-vis des puissants de ce monde se présentent sous l’aspect apparemment opposé de la rupture et de la régénération morale ; b) l’abaissement national est imputé à une crise morale grave (p. ex. mai 68) ce qui permet à la morale de venir à la place de la politique qui est, quant à elle, tenue en lisières (c’est l’Etat qui est entièrement chargé de la politique et qui a les mains libres pour ce faire) ; c) l’exemple du redressement vient de l’étranger (en l’occurrence Bush et Blair), doctrine dans la dépendance d’une logique politique du modèle (au sens d’une réalité à modeler, d’une situation à reconfigurer, i.e. d’une esthétique du modèle au sens où l’entendait Philippe Lacoue-Labarthe) ; d) l’idée qu’il s’est passé quelque chose de néfaste amène à lier historiquement deux événements : l’un négatif, en général un événement ouvrier ou populaire (le Front Populaire pour Pétain, mai 68 pour Sarkozy) et l’autre positif, de nature étatique ; e) enfin, un élément racialiste, avec p. ex. des énoncés comme « la France n’a de leçons à recevoir de personne », où se dit que notre civilisation, nos valeurs, notre essence, … sont quand même supérieurs à ce qui existe dans d’autres régions du monde. Le pétainisme comme subjectivité générale de masse, va en réalité couvrir … quoi ? Très crûment : une guerre contre le peuple, la servilité vis-à-vis de l’extérieur et la protection des fortunes (ce dernier point sous le mot d’ordre : « à chacun selon son mérite » dont tout le réel est : « honorez les riches ! »).

Dans ce contexte, il est trop restrictif (ou trop négatif) de dire que le courage c’est de ne pas être pétainiste (c’est tout le contenu de la notion de « résistance » qui est aujourd’hui proposée par certains). Il faut plutôt déclarer que le courage c’est de tenir un point qui soit absolument hétérogène au pétainisme. C’est cela seul qui permet une rupture effective qui ne soit pas le masque d’une continuité et qui n’ait rien à voir avec la moralité (mais par contre tout à voir avec une question de discipline, puisque l’enjeu est d’exister comme sujet). Plutôt que de se référer à un événement néfaste, le courage soutient au contraire, à titre d’allégorie personnelle, un événement faste et entend lui être fidèle (ce peut être par exemple mai 68) : le courage préfère des emblèmes affirmatifs et répugne aux drapeaux qui prennent pour cible une décadence à réparer. Enfin le courage consiste, contre le racialisme, à soutenir l’énoncé : « il n’y a qu’un seul monde ».

Tentons un survol historique de grande ampleur, à la façon de Hegel. Depuis la Révolution française et l’écho universel qu’elle a eu, nous savons – comprendre : il y a ce savoir, ce savoir est là, disponible pour l’humanité générique – nous savons, donc, que le communisme est la bonne hypothèse. Ce qui veut dire : le dispositif des classes, le pouvoir des puissants, ce ne sont pas des choses inéluctables ; de même que n’est pas inéluctable qu’il y ait l’Etat en tant que séparé de la société. L’hypothèse communiste prise comme idée régulatrice (au sens que Kant donne à cette expression) est inaugurale pour notre modernité politique – et ce indépendamment des déclinaisons particulières auxquelles l’hypothèse a donné lieu. Je pense que Sartre avait tout à fait raison quand il disait que s’il fallait renoncer à cette hypothèse, l’humanité ne serait pas notablement plus intéressante que les fourmis ou les termites (ou, plus généralement, que toute espèce animale vivant en collectivité).

Je distinguerai deux grandes séquences historiques. La première va de la Révolution française à la Commune de Paris ; elle lie le mouvement populaire (auquel s’adjoint le mouvement ouvrier) et la thématique de l’insurrection (le renversement insurrectionnel ayant le nom de Révolution). La deuxième séquence va d’Octobre 17 à la Révolution Culturelle en Chine ; cette période de 40 années est dominée par le thème du parti, i.e. en fin de compte par le thème de l’organisation victorieuse (son slogan majeur est que la discipline est la seule arme de ceux qui n’ont rien). Entre la fin de la première séquence et le début de la seconde, il y a un long intervalle (à nouveau de 40 années) qui correspond à l’apogée de l’impérialisme européen et à la mise en coupe réglée de nombreuses régions du globe. Après la seconde séquence, dont la saturation est avérée avec l’effondrement des Etats socialistes, prend place une période de stabilisation réactive pendant une trentaine d’années, dans laquelle nous sommes encore. Ma conviction est qu’inéluctablement une troisième séquence historique va s’ouvrir, différente des deux précédentes, mais paradoxalement plus proche de la première que de la seconde : cette séquence aura en effet en commun avec la séquence qui a prévalu au 19ème siècle d’avoir pour enjeu l’existence même de l’hypothèse communiste, aujourd’hui massivement déniée (de nombreux éléments de la réalité contemporaine rappellent d’ailleurs le 19ème siècle : cynisme des possédants, brutalité de la domination etc.). Rappelons-nous la phrase de Marx déclarant, en 1848 : « Un spectre hante l’Europe, celui du communisme », phrase extraordinaire par sa puissance prophétique, car, véritablement, en 1848, il y avait peu d’éléments à la surface du social dont on pouvait tirer un tel diagnostic. La question posée aujourd’hui à la politique d’émancipation est à nouveau celle de l’existence de l’hypothèse communiste, qui, de même qu’au 19ème siècle, n’a plus rien d’évident, mais hypothèse qui doit être reprise sur un mode autre que le mode insurrectionnel. Un autre mode d’existence de l’hypothèse, dont l’exercice sera local, est à l’ordre du jour.

13 JUIN 2007

Récapitulation en 5 points de ce qui a été avancé cette année.

 

1) Le moment de l’analyse :

Le temps présent, considéré du point de vue subjectif, est un temps désorienté. Proposition que l’on peut relier à une thèse plus générale : toute politique d’oppression, toute séquence réactionnaire – et c’est bien ce que nous expérimentons dans le temps présent - s’accompagne d’un élément de désorientation. En quoi la désorientation consiste-t-elle précisément ? La désorientation revient à rendre illisible la séquence antérieure, soit la séquence qui, quant à elle, était bel et bien orientée : il ne s’agit pas pour autant de « défendre » la séquence antérieure en disant qu’elle a été magnifique, radieuse etc.  Dans mon texte « Qu’est-ce qu’un thermidorien ? »[11], je faisais déjà remarquer que le propre de la période thermidorienne avait été de rendre la séquence robespierriste antérieure illisible : la transformation de celle-ci en séquence pathologique (terroriste) en avait rendu l’accès impossible du point de vue de son intelligibilité. Rendre une période illisible, c’est autre chose et plus que simplement la condamner. Car un des effets de l’illisibilité est de s’interdire de trouver dans la période en question les principes mêmes aptes à remédier à ses impasses : si la période est déclarée pathologique, il n’y a rien à en tirer pour l’orientation elle-même. Je soutiens par conséquent que, concernant une séquence antérieure close, il est nécessaire de conserver la conviction qu’elle détient un principe de lisibilité – et ce indépendamment de la valeur intrinsèque de la séquence considérée. Le débat sur la Révolution Française s’est posé sous la Troisième République (au moment de la commémoration du premier centenaire) : qu’elle soit déchiffrable comme processus politique, certains historiens ne l’admettaient qu’au prix d’en excepter sa séquence terroriste (ils arrêtaient donc la « Révolution Française » en 1792, livrant la suite des événements au seul ressort de la pathologie politique) ; cette conception a été combattue par les socialistes, et notamment par Jaurès, mais aussi par Clémenceau qui, à cette occasion, a produit une formule célèbre : « La Révolution Française forme un bloc » ; cette formule est remarquable en ce qu’elle déclare la lisibilité intégrale du processus quels qu’aient été les éléments éventuellement négatifs en son sein. Je dirai donc à mon tour, concernant le communisme, puisque c’est à son sujet que le discours ambiant transforme la séquence antérieure en pathologie opaque, que lui aussi forme un bloc.

 

2) Quel peut être le contexte d’une orientation véritable ? Je répondrai : ce ne peut être que celui de la formidable nouveauté ouverte à la fin du 18ème siècle et au début du 19ème, à savoir ce que j’appellerai l’hypothèse communiste. Que l’historicité contemporaine soit (désormais) sous l’hypothèse communiste, c’est une idée que l’on trouve dans le texte de Marx Le Manifeste communiste (1848), qui contient la fameuse phrase (commentée avec force par Jacques Derrida dans Spectres de Marx) : « un spectre hante l’Europe, celui du communisme ». Qu’est-ce que l’hypothèse communiste ? Elle tient en 3 assertions, je dirais même en 3 principes ou axiomes. 1° L’idée égalitaire : il ne s’agit pas seulement de l’assertion d’égalité (entre les hommes), mais plus profondément de ceci que le principe égalitaire est praticable, qu’il peut fonctionner comme une maxime d’action. L’idée commune est que la nature humaine est vouée à l’inégalité, qu’il est d’ailleurs dommage qu’il en soit ainsi, mais qu’après avoir versé quelques larmes à ce propos, il est essentiel de s’en convaincre et de l’accepter. A l’égalité, on oppose alors l’équité, un principe censé être plus pertinent eu égard à ce qu’est la nature humaine – avec cette réserve qu’à l’usage on voit que la notion d’équité, en tant que norme nouvelle, fonctionne en réalité comme paravent pour l’absence de toute norme et comme promotion du principe de puissance pure. A cela, l’idée égalitaire répond non pas exactement par la proposition de l’égalité comme programme (réalisons l’égalité foncière de la nature humaine), mais en déclarant que le principe égalitaire est praticable, qu’il peut constituer le principe de l’action politique[12]. 2° L’idée d’un Etat coercitif séparé n’est pas nécessaire (thèse communiste du dépérissement de l’Etat) ; on peut également la formuler en disant que l’action politique n’est pas nécessairement normée par la question du pouvoir d’Etat (il y a eu des sociétés sans Etat ; il est donc licite de postuler qu’il y aura des sociétés sans Etat). 3° L’organisation de la spécialisation des tâches n’est pas non plus quelque chose de nécessaire (Marx tenait beaucoup à cette idée : il y a une essentielle polymorphie du travail humain). Ces 3 principes ne constituent pas un programme, mais des maximes d’orientation. Leur formulation a été la grande innovation historico-intellectuelle du 19ème siècle et je ne vois aujourd’hui aucune raison de revenir là-dessus. Les arguments de réalité ne valent pas contre des principes.  

 

3) Je reprends la périodisation historique que je vous ai déjà proposée. L’hypothèse communiste émerge au moment de la Révolution française, principalement autour de Gracchus Babeuf et de ses amis. Elle va véritablement s’installer entre 1848 et la Commune de Paris, liant le mouvement populaire (auquel s’adjoint le mouvement ouvrier) et la thématique de l’insurrection (le renversement insurrectionnel portant le nom de Révolution). C’est aussi la période d’installation des Etats bourgeois nationaux tandis que la figure de l’insurrection est, quant à elle, internationale (n’oublions pas par exemple que nombre de dirigeants de la Commune de Paris étaient polonais). Puis il y a un long intervalle, de près de 50 années (entre 1871 et 1917), qui correspond à l’apogée de l’impérialisme européen et à la mise en coupe réglée de nombreuses régions du globe. Du point de vue de l’intellectualité politique, la question dominant cette période, celle qui débute avec l’écrasement de la Commune de Paris, est : « Qu’est-ce qu’une insurrection ouvrière victorieuse ? » La séquence qui va d’Octobre 1917 à 1976 (Révolution Culturelle en Chine) est la deuxième séquence d’effectuation de l’hypothèse communiste ; elle se réalise sur la base de la résolution de la question de la phase précédente : on sait désormais ce qu’est une insurrection victorieuse, le thème dominant est le thème du parti avec son slogan majeur qui est que la discipline est la seule arme de ceux qui n’ont rien, de nouveaux thèmes apparaissent (la guerre paysanne, en Chine, en particulier). De 1976 à aujourd’hui, prend place une période de stabilisation réactive, que j’appelle la 2ème Restauration, période dans laquelle nous sommes encore, et au cours de laquelle on a notamment vu l’effondrement des Etats socialistes. Il y a cette fois la tentative, non plus seulement de combattre l’hypothèse communiste, mais de déclarer son caractère intenable – dans un contexte où, de fait, elle est largement déracinée et où il existe chez les gens un fort doute quant à sa validité. Ma conviction est qu’inéluctablement une troisième séquence historique va s’ouvrir, différente des deux précédentes, mais paradoxalement plus proche de la première que de la seconde : cette séquence aura en effet en commun avec la séquence qui a prévalu au 19ème siècle d’avoir pour enjeu l’existence même de l’hypothèse communiste, aujourd’hui massivement déniée ; des travaux préliminaires pour la ré-installation de l’hypothèse sont discernables. La séquence contemporaine est à cet égard différente de celle qui a prévalu entre 1871 et 1917 : dans celle-ci en effet, c’est une orientation qui s’opposait à une autre orientation, alors que dans la séquence que nous connaissons actuellement c’est l’existence même de l’orientation que l’on tente de déraciner. Car on cherche à nous persuader que la désorientation comme telle est le régime général véritable, le seul régime de pensée véritablement compatible avec la liberté. L’idée sous-jacente à la propagande contemporaine est qu’il y a une profonde compatibilité entre la liberté de l’animal humain naturel, livré à ses intérêts immédiats, et l’absence d’orientation de la pensée ; corollaire : qu’entre cette liberté et toute orientation dans la pensée, il y a une profonde incompatibilité – ce qui d’ailleurs n’est pas faux : car une orientation véritable dans la pensée suppose l’adoption d’une discipline, ce qui implique d’ailleurs de sa part une grande suspicion vis-à-vis de la conception contemporaine de la liberté.

 

4) Ce dont nous avons besoin, vous avais-je dit, c’est d’une morale provisoire pour temps désorienté, pour reprendre une expression de Descartes (Descartes dit dans le Discours de la méthode : « une morale par provision »). Il s’agit de tenir minimalement une figure subjective consistante, sans avoir pour cela l’appui de l’hypothèse communiste (non encore) ré-installée. Il y a là manifestement un cas typique de circularité. Car il s’agit de sortir d’une situation et l’on a besoin pour ce faire de moyens qui sont précisément en dehors de la situation. Cette circularité, en tout cas, il faut l’assumer : il ne sert à rien de faire comme si l’hypothèse était déjà installée, ou encore installée … J’avais dit qu’il faut trouver un point réel sur lequel tenir coûte que coûte, un point « impossible », ininscriptible dans la loi de la situation, un point représenté par la situation comme impossible. Il faut tenir un point réel de ce type et en organiser les conséquences. Ce qui revient à déclarer une existence là où le monde prétend qu’il n’y a rien. La règle, pour s’orienter dans l’être, est de savoir se gouverner sur ce qui inexiste : le guide n’est pas ce qui apparaît, mais ce qui in-apparaît. L’inexistant-clé de nos sociétés est aujourd’hui le prolétaire étranger sans papiers : il est la marque, immanente à notre situation, de ceci qu’il n’y a qu’un seul monde. Traiter le prolétaire étranger comme venant d’un autre monde, voilà la tâche spécifique dévolue à un ministère spécial, le nouvellement créé « ministère de l’identité nationale », qui, comme vous le savez, disposera de sa propre force de police (la « police aux frontières ») : je ne vois guère de différence de nature entre ce « ministère des affaires africaines » qui ne dit pas son nom et le commissariat aux affaires juives de sinistre mémoire.

 

5) J’en viens à affirmer que la vertu principale dont nous avons aujourd’hui besoin est le courage. Ceci n’est pas universellement le cas : dans d’autres circonstances, d’autres vertus peuvent occasionnellement être requises de façon prioritaire ; ainsi à l’époque de la guerre révolutionnaire en Chine, c’est la patience qui a été promue par Mao comme vertu cardinale. Mais aujourd’hui c’est incontestablement le courage. J’ai proposé de dire que le courage est la vertu qui se manifeste, sans égards pour les lois du monde, par l’endurance de l’impossible. Il s’agit de tenir le point impossible sans avoir à rendre compte de l’ensemble de la situation : le courage, en tant qu’il s’agit de traiter le point comme tel, est une vertu locale. Il relève d’une morale du lieu, avec pour horizon un (des) principe(s) [ce sont les principes qui ont en charge la question de la totalité].

« La conquête du courage », titre du magnifique texte de Stephen Crane (1895), ce pourrait être l’intitulé de la maxime pour notre temps. Car il ne serait pas bon que les temps actuels, pour déplorables qu’ils soient, incitent à la déploration. Il faut accepter de saisir – et d’être saisi par – un point qu’il importe, localement, de tenir coûte que coûte.

Relisons la toute fin du roman (trad. de F. Viellé-Griffin et H.D. Davray).

Peu à peu, cependant, il réunit assez de force pour repousser au loin la hantise de sa défaillance (soit : l’anticipation de l’impuissance, comme il arrive habituellement). Ses yeux lui semblèrent, enfin, s’ouvrir différemment sur ses visions : le regard se modifie, il y a une autre façon de voir ce que l’on voit, qui porte également sur les idées de naguère (la camelote criarde de ses idées de naguère) ; l’impuissance est soudainement, comme dit Lacan, « élevée à l’impossible » ; et sa joie fut grande de savoir qu’il les méprisait (les idées de naguère). Cette conviction s’accompagne d’un aplomb calme, sans fausse assertion de soi. Instantanément, les labours fumants n’existaient plus. Les cicatrices se fanent comme les fleurs.

Néanmoins le jeune homme souriait, car il voyait que le monde (illusions comprises) était un monde à sa taille. C’est le même monde où la procession lasse des soldats [s’émiette] au long des routes, découragée et murmurante, avançant, se traînant avec effort dans la boue liquide et brune sous un ciel bas et misérable, mais c’est un monde où il devenu possible de faire quelque chose. A moi aussi, le monde apparaît bien souvent comme fait de jurons et de béquilles. Mais une fois le courage conquis, on cesse d’être un animal, une bête endolorie et trempée de sueurs. Il est possible de se tourner, avec un désir d’amant, vers l’image des ciels paisibles, car ce qu’on voit, les verdoyantes prairies, fait désormais partie du monde – de ce monde changé, transformé sur place, transfiguré. Par delà le fleuve, un rayon d’or perça la cohorte des lourds nuages de pluie.  

 

*

 

Le séminaire de l’année prochaine sera consacré à la figure contemporaine de Platon.

 

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[1] Une philosophie de la volonté, ou de la décision, se distingue en particulier des philosophies du désir. Non qu’elle méconnaisse ou néglige la réalité du désir en tant que matériau du sujet ; mais précisément, il ne s’agit que d’un matériau. « Ne pas céder sur son désir », telle est la maxime que donne Lacan pour l’éthique de la psychanalyse. Tout est là : « ne pas céder sur son désir », ce n’est pas la même chose que désirer. [Et l’exemple que Lacan donne de la pure position éthique, de la personne qui ne cède pas sur son désir, c’est Antigone]. Il y a là, disons-le, une forme d’héroïsme que je revendique explicitement [cf. Qu’est-ce que vivre ? paragr. 13 et 14] – et n’oublions pas que Descartes était un contemporain de Corneille …

[2] voir Logiques des mondes p. 534

[3] Ce n’est pas que je défende le service militaire, en tout cas pas ce qu’il était devenu juste avant sa suppression, à savoir un processus de clochardisation avancée. Je défends par contre l’idée que la suppression du service militaire est un fait-de-pensée ; et j’attire l’attention sur les mots eux-mêmes : qu’est-ce qu’a bien pu signifier l’existence d’un service militaire ?

[4] Guerre moderne, qui est peut-être déjà derrière nous, dont peut-être nous sommes en train de nous éloigner – auquel cas, la dernière véritable guerre « moderne » aura été la 2ème Guerre Mondiale.

[5] Le nihilisme éthique est foncièrement différent du nihilisme cynique contemporain dont le mot d’ordre est : « A moi, ma jouissance quotidienne ! », nihilisme qui est la thèse propre des temps désorientés. Pour le nihilisme contemporain, toute tentative d’orientation dans la pensée, dans l’existence, est un archaïsme ; c’est pour lui  être pleinement de son temps que de proclamer la valeur de la combustion de l’existence qui définit le nihilisme.

[6] Ceci a des résonances « existentielles » évidentes : tout le monde sait bien que lorsque l’on ne coïncide pas bien avec soi-même, c’est aussi que l’on n’est pas « à l’aise » dans la situation considérée et qu’on préférerait être ailleurs; à l’inverse, on existe fortement dans une situation à raison de l’intensité de notre identité telle qu’elle perçue dans cette situation.

[7] Corollaire : le débat d’orientations dans la pensée est nécessairement un débat antagonique.

[8] L’exemple des Objections et Réponses qui accompagnent les Méditations métaphysiques de Descartes l’illustre à sa façon : il ne s’agit justement pas ici, malgré les apparences, d’une confrontation de Descartes avec des contradicteurs, mais d’une théâtralisation qui est entièrement de son fait avec des oppositions qu’il se donne ; il en résulte simplement une autre manière de déployer les thèses des Méditations.

[9] De Ph. Lacoue-Labarthe, on lira plus particulièrement deux textes qui introduisant aux deux questions majeures qui l’ont occupé : La Fiction du Politique (sur l’implication de la raison spéculative dans l’approbation que Heidegger a donnée au national-socialisme et sur l’idée « qu’un peuple ne naît à l’histoire et ne s’identifie comme tel que s’il est porteur d’un art, c’est-à-dire d’un mythe, qui lui soit propre ») ; La Poésie comme Expérience (méditation sur la rencontre en 1967 de Paul Celan avec Heidegger). Ces deux livres sont parus aux éditions Christian Bourgois.

[10] Les citations de Heidegger proviennent de « Projets pour l’histoire de l’Être en tant que métaphysique » qui est un texte, ou plutôt un ensemble de notes, situé à la fin de Nietzsche II (traduction P. Klossowski).

[11] In A. Badiou Abrégé de métapolitique Seuil 1998 p. 139-154

[12] [DF] Il est intéressant de mettre ce passage en regard d’une déclaration de Jacques Rancière : « L’égalité est ce que j’ai appelé une présupposition. Entendons par là que ce n’est pas un principe ontologique fondateur, mais que c’est une condition qui ne fonctionne que lorsqu’elle est mise en œuvre. Par conséquent, la politique n’est pas fondée sur l’égalité au sens où d’autres veulent la fonder sur telle ou telle disposition humaine générale comme le langage ou la peur. (…) [L’égalité] ne crée de la politique que lorsqu’elle est mise en œuvre sous la forme spécifique de tel ou tel cas de dissensus » (J. Rancière Le coup double de l’art politisé ; entretien avec Gabriel Rockhill in Lignes n° 19 (février 2006) p. 145-6)