S’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence
Séminaire
public d’Alain Badiou
Ce séminaire de trois ans
entend construire une réponse à une forme déployée de la vieille question de
Kant : « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? »
Que la reprise de cette
question soit opportune, c’est ce que l’état de violente confusion du monde démontre,
tout autant que le vain espoir d’y parer par d’antiques exercices, comme :
le nihilisme esthétisant, la politique « démocratique » sous toutes
ses formes, la morale des droits, l’anarchisme des multitudes, le culte du
corps-de-jouissance et/ou des « formes de vie ». Sans oublier bien
entendu ce qui dans nos contrées domine, et de loin : la peur. La
conservation angoissée, ou le désir frustré, des conforts et des privilèges
auxquels notre appartenance occidentale accorde une garantie dont le prix en lâcheté
est d’autant plus considérable qu’elle est de moins en moins assurée.
Etablir un diagnostic sur l’époque,
lui trouver un nom vérifiable, exposer au jour de la pensée la nature de la
confusion, de l’illimitation dévastée, dans laquelle les animaux humains
tentent ici de survivre, tel fut l’enjeu de notre première année (2004-2005). On
vit que ce n’était pas une affaire simple. Car la tentation d’user des vieux
noms, y compris ceux qui furent honorables (« révolution », « anti-capitalisme »,
« mouvement social »…), ou de faire revenir comme appui les vieilles
assises communautaires (« arabe », « français », « juif »,
« occidental »…), ou de ne plus trouver d’issue que dans des
amalgames (de la politique et de l’art, de l’art et de la vie, de la science et
de la technique, de la répétition et de la création, de l’amour et de la jouissance,
de la jouissance et de l’art…), tout cela fait partie de la confusion elle-même.
Tout de même que décider que le temps est celui d’un oubli ou d’une décadence
ne nous fait guère avancer. Car il importe de situer affirmativement, ou selon
le possible propre qui est le sien, ce moment, le nôtre, dont l’apparaître est
celui de l’immédiat sans concept. Dans la méthode proposée, « Que se
passe-t-il ? » et « Que faire ? » n’étaient pas des
questions discernables.
Cette première année fut
aussi celle de la sortie de mon livre, le Siècle,
consacré au vingtième du nom.
La deuxième année
(2005-2006), nous avons examiné et expérimenté quelques concepts fondamentaux
requis pour nous tenir définitivement à distance de ce qui aujourd’hui nous
aspire, comme des sables mouvants, vers le consentement à notre propre
disparition mentale. Matériaux, machines et fondations. On a déployé en
particulier les concepts de « sujet fidèle » (contre les formes réactives
et obscures du sujet), de « corps subjectivable », de « points de
décision », d’ « organes »
(le corps « avec organes »), d’ « incorporation éternelle »,
et quelques autres.
Cette seconde année fut
aussi celle de la sortie de mon livre Logiques des mondes, où
je fais théorie de ces matériaux et de ces machines. Le séminaire a largement été
la production et le commentaire d’un grand schéma où les concepts de ce livre
touffu étaient redisposés.
La troisième année
(2006-2007) proposera une doctrine qu’à défaut de la dire du salut, ce qui fait
spiritualiste, on nommera de la liberté nouvelle. Il faut enfin trancher, quant
à ce dont nous sommes capables, et quant au rôle de la philosophie dans cette
capacité. Il faut risquer de répondre à la question « qu’est-ce que vivre ? »,
non selon la nonchalance esthétique des écologies vitales, mais selon les impératifs
où se fonde une nouvelle universalité. Disons qu’à tout le moins nous devons
trouver pour notre temps les maximes de ce dont Descartes était déjà fort occupé :
une morale provisoire pour notre temps cruel et atone, libéral et guerrier, hédoniste
et malheureux. Le ressort en est la confiance dans la force des vérités, et
dans l’éternité subjective dont elles nous gratifient, quand nous savons nous y
incorporer.
Ce dont il aura été
question, de bout en bout, peut aussi se dire : quelles sont les
conditions contemporaines de la liberté ? Ces conditions sont aujourd’hui
difficiles à repérer, difficiles à penser, difficiles à tenir. La joie n’en est
pas moins de constater que la philosophie peut les repérer et les penser, apportant
ainsi sa contribution à ce qu’il soit possible de les tenir. Au prix de quelque
ascèse, il faut l’avouer.
III.
2006-2007
(notes
de Daniel Fischer)
25 OCTOBRE 2006................................................................................................................................................ 2
29 NOVEMBRE 2006............................................................................................................................................. 4
13 DECEMBRE 2006.............................................................................................................................................. 7
24 JANVIER 2007................................................................................................................................................. 10
14 FEVRIER 2007................................................................................................................................................. 13
14 MARS 2007...................................................................................................................................................... 14
16 MAI 2007.......................................................................................................................................................... 17
13 JUIN 2007........................................................................................................................................................ 20
« S’orienter dans la pensée », je
rappelle qu’il s’agit d’un titre de Kant. J’ajoute, pour ma part, concernant
l’intitulé de notre tâche : s’orienter dans l’existence. Que signifie
cette expression ? Il vaut la peine de revenir sur le contexte dans lequel
elle est apparue. « Comment s’orienter dans la pensée ? » est le
titre d’un article que Kant publie dans une revue en octobre 1786. C’est un
texte qui prend position dans un débat de l’époque, opposant deux penseurs
allemands, Jacobi et Mendelssohn, à propos de la signification des Lumières. Le
premier, Jacobi, soutient qu’en définitive il y a une contradiction mortelle
dans les Lumières entre rationalité et moralité ; à quoi Mendelssohn
répond qu’à condition de prendre la raison dans une acception « bien
orientée », il est possible d’aller au-delà de cette contradiction
apparente. A la mort de Mendelssohn, cette position en faveur des Lumières se
trouve sans défenseur et c’est pour cette raison que Kant se sent obligé, bien
à contrecœur avoue-t-il, de prendre la relève. Telle est l’origine du texte
« Comment s’orienter dans la pensée ? », le contexte de la polémique
de l’époque apparaissant dans le titre même, qui reprend le terme
« orientation » utilisé par Mendelssohn.
L’analogie avec la situation contemporaine me
paraît flagrante. Nous sortons d’une période pendant laquelle a été défendue la
thèse de l’existence d’une raison révolutionnaire : l’espace dans lequel
la catégorie de révolution était centrale était sous « l’éclairage »
des Lumières politiques sous la forme de la conviction qu’il existe une
rationalité pensable de la rupture. « Marxisme » a été l’un des noms
sous lesquels se sont présentées ces Lumières révolutionnaires. Cette pensée
est en crise depuis les années 70 du siècle précédent, il s’agit donc d’une
longue crise, et il est intéressant de remarquer que l’argument principal qui
lui a été opposé est celui-là même que Jacobi mettait en avant contre les
Lumières, à savoir que l’unité de la politique et de l’éthique est impensable
(on pourrait proposer de dénommer « jacobites » les partisans contemporains
de cette idée). Ce qui revient à déclarer la péremption des Lumières
révolutionnaires, soit abandonner le dispositif de rationalité antérieure au
motif de son incompatibilité avec la morale.
L’autre option, celle défendue en son temps par
Mendelssohn puis par Kant, consiste au contraire à prétendre qu’il est possible
d’en garder l’essentiel à la condition de le ré-orienter. Kant définit sa tâche comme la
construction d’une définition « élargie et déterminée » du
« s’orienter », ce qui rend nécessaire de trouver des maximes pour la
raison qui peuvent s’étendre, dit-il, « aux objets suprasensibles ».
Je dois dire que je me reconnais tout à fait dans ce programme. La définition
du « s’orienter » doit effectivement être « élargie », car
il est nécessaire de recourir à des propositions qui touchent aussi bien à
l’ontologie qu’à la logique, de même que « déterminée », c’est-à-dire
qu’il faut impérativement penser à partir de procédures de vérité effectives,
réelles. Que les maximes puissent s’étendre aux « objets
suprasensibles », i.e. à l’être, réintroduit le thème des vérités
éternelles. En outre, Kant voit précisément qu’il s’agit d’un passage de
l’objectif au subjectif : les maximes à trouver sont des maximes
nouvelles du sujet. Entre l’option de la péremption des Lumières et celle de leur continuation,
il n’y a rien dans l’objectivité qui permette de trancher. C’est une question
d’assentiment et, par conséquent un principe subjectif, qui le permet. Aucune référence
à l’objectivité pure n’est ici de secours, il n’y a rien dans la situation qui
contraigne à donner (ou pas) son assentiment – qui est assentiment à
l’émergence dans le monde d’un corps de vérité. Et puisque les corps de vérité
sont multiples, du sujet on dira qu’il est un conglomérat d’assentiments.
Kant ne méconnaît pas non plus le problème des
lois de l’assentiment, c’est-à-dire de la discipline effective des conséquences.
Il pose clairement la nécessité d’une loi – qui est certes une loi que la pensée se donne à
elle-même, mais quand même une loi – qui assure la consistance, le déploiement
dans le temps, de l’assentiment une fois donné. J’ajouterais que la discipline
des conséquences se présente sous deux formes : un impératif de continuité
et un impératif de discontinuité (ce dernier étant représenté par ce que
j’appelle le traitement des points).
S’orienter dans la pensée, mais aussi s’orienter dans
l’existence. Il
s’agit de tenir l’assentiment dans l’épreuve de l’existence effective d’une
procédure de vérité. Qu’est-ce que l’existence ? L’existence est le mode
propre sous lequel une vérité apparaît dans un monde déterminé. L’épreuve de l’existence
effective d’une vérité c’est pour le sujet l’épreuve de son incorporation à
cette vérité. Je soutiens depuis longtemps que l’apparition d’une vérité dans
un monde déterminé – son existence dans ce monde – est ce à propos de quoi il y a des
divergences dans la pensée : relisez en particulier le chap. 2 du Court
traité d’ontologie transitoire (chap. intitulé « la mathématique est une
pensée ») où déjà on pouvait lire : « Nous appellerons orientation
dans la pensée
ce qui règle dans cette pensée les assertions d'existence ». Car c’est
concernant les déclarations d’existence qu’il y a des hétérogénéités
subjectives. Grande différence par rapport à l’être qui, lui, est totalement
indifférent à toute déclaration (nous en avons parlé l’année dernière au chef
des « multiplicités indifférentes »). C’est autour des déclarations
d’existence, soit des décisions sur ce qui existe, que se concentrent les débats,
et l’incorporation du sujet au processus de vérité va être vigoureusement niée
par ceux qui ne s’y incorporent pas (et qui éventuellement vont également nier
l’existence même de la procédure de vérité). Les divergences dans la pensée
portent de façon générale, c’est une de mes convictions profondes, sur ce qui
existe (soit : sur ce qui apparaît dans un monde déterminé) et non sur la
signification de ce qui existe ; par où congé est donné à toute la
tradition herméneutique, de même qu’à la thèse nietzschéenne selon laquelle il
n’y a que des interprétations.
La question aujourd’hui est : quel est le
point ? C’est
sur l’existence des points que porte principalement aujourd’hui le débat. Je
rappelle la définition du point que je vous ai déjà donnée : un point est
un élément du monde qui concentre l’infinité de ce monde sous la forme du Deux.
J’ai également dit que le point est l’élément du monde où l’infini comparaît
devant le Deux du choix – pensez à la thématique de
« l’alternative », du « ou bien … ou bien » chez
Kierkegaard, mais en vous rappelant que rapporter le point à la question de la
décision pure est éclairant mais purement métaphorique. Je dirai aussi :
un monde, considéré selon l’apparaître d’une vérité, c’est ce qui expose à un
sujet la disposition des points.
La thèse dominante actuellement est tout
simplement qu’il n’y a pas de points (et que c’est une excellente chose qu’il
n’y en ait point). C’est une des formes que prend l’incessante propagande
anti-vérités. J’ai proposé d’appeler « monde atone » un monde
(supposé) dépourvu de point. Le conflit sur l’existence des points est un
conflit décisif. Mais la propagande peut revêtir une autre forme : il
s’agit alors de proposer comme point un point qui ne peut pas en être un pour
un corps de vérité : c’est un point en ce que la figure du Deux y est présente,
mais c’est un « faux point » en ce que aucune procédure de vérité ne
peut se l’approprier ; l’opposition islamisme / Occident est le parfait
exemple d’un tel « faux point » : ce ne peut être un point que
pour quiconque adopte la vision de l’état du monde tel qu’il est, c’est un
point pour un corps étatique et son règlement ne peut se faire que dans la
figure de la guerre.
Dans la situation actuelle – et pas seulement sur
le plan historico-politique, mais en général pour toutes les procédures de
vérité – il y a comme une lisibilité globale affaiblie de ce que c’est qu’un
point. Autrement dit : il n’y a pas de méthode générale de discernement
des points. Il faudrait dire en fait : il n’y a plus, car une telle méthode était
tout à fait disponible dans la période antérieure. Je prendrai un
exemple : lors du déclenchement de la guerre de 14-18, l’alternative a été
posée très clairement entre d’une
part le ralliement des révolutionnaires aux guerres menées par les gouvernements
de leurs Etats respectifs et d’autre part la politique d’opposition sans
nuances à la guerre impérialiste. Nationalisme versus défaitisme révolutionnaire.
C’est, comme vous le savez, la première option qui a très largement prévalu,
même si c’est la seconde qui était juste (mais le nombre ne fait rien à
l’affaire, la vérité est presque toujours minoritaire). Ce sur quoi j’attire
votre attention avec cet exemple c’est qu’en tout cas l’alternative, comme dit
Kierkegaard, était claire, les termes du choix nettement formulés pour tous, le
point était parfaitement repéré. C’est précisément la difficulté à discerner
les points qui fait la particularité de la situation actuelle et qui rend
compte de la nature intervallaire de la période que nous vivons (mais il y en a déjà eu
d’autres dans le passé). Elle explique aussi la vulnérabilité de la pensée à la
propagande anti-vérités (sous ses deux formes, ainsi que nous l’avons vu).
*
Alors, comment s’orienter dans la pensée et dans
l’existence ? Ce dont nous avons besoin, me semble-t-il, c’est d’une morale
provisoire, pour
reprendre une expression de Descartes (Descartes dit : « une morale
par provision »). Cette morale revient à une fermeté absolue dans les décisions
d’existence soustraites au consensus. Il s’agit de tenir des points même déliés
de toute représentation de la totalité.
Soit dit en passant, Descartes est quelqu’un avec
qui je me sens de plus en plus en sympathie. Les thèmes que nous avons en
commun sont finalement plus nombreux que je ne le croyais il y a quelques
années. J’en énumère quelques-uns : l’anonymat de l’extériorité (dont le
nom cartésien est : étendue), la maintenance de la catégorie de sujet,
l’infini (l’idée qu’il s’agisse d’une notion bien plus simple et claire que
celle de fini), la volonté comme catégorie majeure (je parlerais plutôt, quant
à moi, de décision)[1],
la vérité comme terme non substantiel (i.e. distinct des deux substances que
sont les corps et les idées), l’universalisme (le fait que la vérité soit
transculturelle et translangagière ; la transcription claire et intelligible
de la pensée peut procéder dans n’importe quel dialecte, par exemple le
bas-breton), enfin cette formidable invention qu’est la création des vérités
éternelles (l’idée que même les vérités éternelles ont été créées, par Dieu en
l’occurrence, mais Dieu est ici un opérateur historique ; l’idée à retenir
est que les vérités éternelles gardent leur caractère d’éternité en dépit du
fait qu’elles ont surgi en un point du temps ; elles sont éternelles parce
qu’elles ont été créées, nullement parce qu’elles sont là depuis toujours[2]).
Sa morale par provision, Descartes nous l’expose
dans la 3ème partie du Discours de la méthode sous la forme de 4 maximes. Il
faut reconnaître que deux d’entre elles sont des maximes de convention où c’est
avant tout la prudence de Descartes qui s’exprime : il s’agit de la première
(« obéir aux lois et coutumes de mon pays ») et de la troisième
(« tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune »). Descartes
est un habile tacticien ; que n’a-t-on dit en fait de gloses sur sa formule
larvatus prodeo (je m’avance masqué) ! Et de fait, avec lui, c’est deux pas en avant
et un pas en arrière. Mais voyons les deux autres maximes, qui, elles, sont
réellement étonnantes. « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et
le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins
constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m’y serais une fois
déterminé, que si elles eussent été très assurées ». C’est une maxime
d’entêtement, dans laquelle ce rationaliste nous dit qu’il est plus important
de se tenir à un parti une fois qu’on l’a pris que d’exiger que ce parti repose
sur des fondations absolument assurées (le plus important, à supposer qu’il
s’agisse d’opinions « douteuses », est d’être dans la discipline
de leurs conséquences). Et enfin : « Je n’eusse su borner mes désirs, ni être content,
si je n’eusse suivi un chemin par lequel, pensant être assuré de l’acquisition
de toutes les connaissances dont je serais capable, je le pensais être, par
même moyen, de celle de tous les vrais biens qui seraient jamais en mon
pouvoir, d’autant que, notre volonté ne se portant à suivre ni fuir aucune
chose que selon que notre entendement la lui représente bonne ou mauvaise, il
suffit de bien juger pour bien faire, et de juger le mieux qu’on puisse pour
faire aussi tout son mieux, c’est-à-dire pour acquérir toutes les vertus, et
ensemble tous les autres biens qu’on puisse acquérir ; et lorsqu’on
certain que cela est, on ne saurait manquer d’être content. » C’est une
maxime de capacités en même temps que de confiance dans l’excellence telle que
présentée par l’entendement de chacun.
Nous
nous étions arrêtés à l’examen des maximes que Descartes présente au titre de
sa « morale par provision » dans la 3ème partie du Discours
de la méthode. Deux d’entre elles sont des maximes convenues qu’en
habile tacticien Descartes mêle à celles qui sont réellement radicales. J’avais
caractérisé ces dernières comme, respectivement, maxime des conséquences ou
maxime d’entêtement (il importe de se tenir à un parti une fois qu’on l’a pris,
il importe de se tenir sous l’impératif : « Continuer ! »)
et maxime des capacités (qui dit que si nous avons confiance dans ce dont nous
sommes capables, confiance dans les raisons que nous avons en tant qu’elles
sont instruites par les connaissances dont nous sommes capables, alors nous
en sommes capables). On peut aussi bien les nommer : maxime de constance et
maxime de confiance.
J’aimerais
examiner aujourd’hui la mise à l’épreuve de ces deux maximes dans ce que j’appellerai
la figure du soldat. Ce qui va nous amener à reparcourir
les chemins de la poésie, avec deux poètes majeurs de langue anglaise :
Gerard Manley Hopkins et Wallace Stevens (cf. plus loin).
Le
croisement de la poésie et de la guerre n’est pas quelque chose de récent ;
c’est peut-être même le plus ancien de tous, l’Iliade est
là pour en faire foi. Au centre de cette poésie – poésie épique -
se trouve la figure du héros, du guerrier,
figure à tel point disparue de notre horizon que nous avons du mal à simplement
nous la représenter. Pour aucun de nos contemporains, il ne paraît raisonnable
d’envisager de mourir pour quoi que ce soit ; voilà un symptôme évident de
la disparition pour nous de la figure du héros. Un autre symptôme, moins
spectaculaire, mais significatif : la suppression, en catimini, du service
militaire, suppression qui est l’œuvre de Chirac (peut-être sa plus grande œuvre)[3].
Toute
différente est la figure du soldat. Elle apparaît avec la
guerre moderne, dont on peut dater l’émergence de la levée en masse pendant la
Révolution française. La figure du soldat marque la fin du héros aristocratique ;
elle se substitue à lui dans le temps où le héros est saisi dans un anonymat
massif. Cet anonymat est essentiel à la figure du soldat, c’est lui qui est célébré
dans les monuments au « soldat inconnu » ; la quête d’un
anonymat encore plus fondamental, encore plus profond, que ce qui était antérieurement
reconnu – et auquel il importe pour cette raison de rendre justice – est au
principe d’un film comme « Indigènes ». Avec le passage de la figure
du guerrier à celle du soldat, la poésie lyrique
prend le pas sur la poésie épique, celle qui reposait sur l’épopée
des noms propres (Achille, Roland, …) ; on le voit bien chez Victor Hugo,
qui a souvent encouru le reproche de faire une poésie guerrière trop lyrique,
ou en tout cas plus lyrique qu’épique.
Ma
thèse est que c’est seulement avec l’avènement de la figure du soldat que
nos deux maximes (de constance, de confiance) trouvent l’espace de
leur déploiement maximal. Il n’y a en effet pas de principe de
constance dans l’Iliade dont le sujet est constitué par les
caprices d’Achille ; pas plus qu’il n’y a de principe de confiance, car
chacun des héros est le rival de tous les autres (qui donc fera jamais confiance
à quelqu’un comme Ulysse ?). Ce qui se conjoint, dans l’épopée, c’est l’articulation
d’un destin et d’une exception : le destin se donne dans un envoi événementiel
- une nouvelle destination du possible est ouverte – tandis que l’exception est
condensée dans un nom propre. J’insiste sur le fait que ces poèmes épiques sont
tissés par un rapport entre les dieux et les hommes qui est externe
(souvenez-vous, dans l’Iliade, des dieux, dans les
relations complexes qu’ils entretiennent entre eux, comme formant une sorte de
couche omniprésente surplombant les actions humaines) : l’immortalité (des
héros) n’est pas (encore) complètement immanente ; une présomption de
finitude assigne le jeu du destin et de l’exception.
Avec
la figure du soldat, à l’inverse, c’est l’anonymat comme tel qui est incorporé à
une vérité problématique. L’immortalité (soit l’éternité dans le temps) est
donc nécessairement immanente. Le soldat n’est plus celui dont tout l’être est
de suivre le héros, la figure princière. La constance joue ici à plein sous la
forme de la discipline, de l’abnégation ; la maxime des conséquences opère
sans restriction. Et de même la confiance : elle est requise dans la
guerre moderne, avec ses immenses mouvements d’hommes et de machines,[4] et
tout spécialement parce que le principe du mouvement y est invisible pour le
soldat ainsi que, le premier, Stendhal l’a relevé en décrivant le mode de présence
si singulier de Fabrice à la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de
Parme. Ne restent effectivement que la confiance et la constance
dès lors que le soldat est exposé à la mort dans les conditions de la guerre
moderne ; à savoir que, au plus loin du combat singulier, il s’agit d’une
intensité de présence au feu qui suppose, au sein d’une
discipline rigoureuse, une capacité absolue proche de l’invincibilité.
Voyons
maintenant les deux poèmes.
1. Gerard Manley Hopkins: Le
soldat (vers 1887). Traduction Jean Mambrino (retouchée). Editions
Nous, Caen 1999.
Oui. Pourquoi tous, en voyant un soldat, le bénir? Bénir
Nos garances, nos cols bleus. La plupart d'entre eux n'étant
Que frêle argile, et même qu'argile vile. La réponse:
notre cœur
Puisque, fier, il nomme courageux ce métier, qu'il
devine,
Espère, se convainc que les hommes ne le sont pas moins;
Il se figure, feint, prise, apprécie l'artiste d'après
son art;
Ravi d'aviser tout de bon aloi, puisque tout a tant
d'allure,
Et que la tunique rouge exprime l'esprit même de la
guerre.
Voyez Christ notre Roi. Il connaît la guerre, a servi la traversée
combattante.
Nul ne tire mieux une vergue. Et il attend, dans la joie
Quand il voit quelque part quelque homme faire tout ce
que peut un homme,
S'incline avec amour, se jette à son cou, l'embrasse,
Et crie: « O action faite-Christ! Ainsi fait Dieu-fait-chair
;
Si je revenais», crie Christ, «je le ferais ».
2. Wallace Stevens. Esthétique du mal, strophe VII (1944).
Traduction Christian Calliyannis (retouchée). Revue Europe, 854-855, juillet
2000.
Qu'elle est rouge la rose qui est la blessure du soldat,
Les blessures de nombreux soldats, les blessures de tous
Les soldats qui sont tombés, rouges en sang,
Le soldat du temps agrandi au format de l'immortel.
Une montagne d'où l'aisance est à jamais bannie,
Sauf si l'indifférence à une mort plus profonde
Est aisance, se dresse dans l'obscur, une colline d'ombre
Où le soldat du temps trouve un immortel repos.
Des cercles d'ombres concentriques, en eux-mêmes
Immobiles, mais se déplaçant sur le vent,
Forment des circonvolutions mystiques dans le sommeil
Temporel du soldat rouge immortel sur son lit.
Les ombres de ses camarades le retournent
Dans la haute nuit, l'été exhale pour eux
Son parfum, une lourde somnolence, et pour lui,
Pour le soldat du temps, il exhale un sommeil estival,
Où sa blessure est bonne parce que la vie l'était.
Aucune part de lui ne fut jamais part de la mort.
Une femme se lisse le front de sa main
Et le soldat du temps gît tranquille sous cette caresse.
Trois
remarques
1)
Ces poèmes participent d’une figure affirmative. Il n’y a pas de déploration
dans ces monuments poétiques.
Oui. C’est
ainsi que commence le poème de Hopkins. Et il se termine par une affirmation prononcée
par le Christ, affirmation qui l’identifie au soldat « O action
faite-Christ ! et qui constitue l’exégèse du Oui
initial.
Chez
Stevens pour le soldat du temps, [l’été] exhale un
sommeil estival, / Où sa blessure est bonne parce que la vie l’était. /
Aucune part de lui ne fut jamais part de la mort.
Dans le mouvement même de la mort, le soldat mort est intact.
2)
Présence de la maxime des capacités.
Quand
il [le Christ] voit quelque part quelque homme faire
tout ce que peut un homme (Hopkins). La figure du soldat est
affectée d’une sorte de trans-humanité immanente à l’humanité elle-même. Le
Christ, embrassant le soldat, crie : O action faite-Christ ! Ainsi
fait Dieu-fait-chair Il n’y a pas de distinction entre Dieu et l’homme et la
figure du soldat est ce qui nomme cette possibilité. La capacité affectée au
soldat est telle qu’elle ordonne notre jugement sur l’apparaître : Pourquoi
tous, en voyant un soldat, le bénir ? Bénir / Nos garances, nos cols
bleus. Le soldat concentre une telle confiance – confiance en l’incorporation
aux vérités – qu’elle s’étend aux signes mêmes de l’apparaître. Bénédiction de
l’apparence.
Stevens :
le soldat du temps agrandi au format de l’immortel.
Le soldat fait commuer le temps en immortalité ; la discipline des conséquences
est par elle-même promesse d’immortalité. Avec la création de l’immortalité
subjective anonyme que désigne la figure du soldat, l’immortalité s’immanentise.
Son tombeau : une colline d’ombre / Où le soldat du temps trouve un
immortel repos.
3)
L’intersection des deux maximes dans la figure du soldat crée une
indiscernabilité de l’existence et de la mort. La conjonction d’une discipline
(le soldat du temps) et d’une capacité (quelque homme (qui
fait) tout ce que peut un homme) rend possible la création
de l’immortel en immanence à l’action. Une existence anonyme peut, par maîtrise
des deux maximes, créer de l’immortalité. De l’immortalité immanente. C’est en
quoi les poèmes du soldat sont des monuments aux morts. Qu’est-ce qui doit nous
retenir dans cette métaphore ? C’est que le monument est un monument de la
vie – ce dont témoigne la flamme, la flamme du soldat inconnu qui jamais ne
doit s’éteindre.
Dans
un entretien qu’il a accordé récemment au journal Le Monde, l’écrivain
américain Russell Banks faisait remarquer que dans la classe où il enseigne, le
sexagénaire aux cheveux blancs qu’il est se révèle être plus « radical »
que son public d’étudiants, et ce depuis les années 1980 environ. Il faut entendre
le terme radical dans son sens américain, c’est-à-dire quelque chose qui,
dans notre lexique français, n’a pas d’équivalent exact (parce que la chose
elle-même est différente de ce que nous connaissons) mais qui se situe quelque
part entre « progressiste » et « révolutionnaire ». L’explication
que donne Russell Banks, qui a lui-même fait partie dans sa jeunesse d’un groupe
radical, n’est pas que les jeunes sont devenus spécialement réactionnaires,
mais plutôt que la situation générale s’est d’une certaine façon déplacée, qu’elle
a en quelque sorte glissé vers la droite, et que ces jeunes sont simplement de
leur temps. Je dois dire que cette remarque m’a personnellement touché – mais n’y
voyez pas une critique voilée à votre égard (rires dans la salle).
R. Banks décèle une source potentielle de conflits dans l’existence aux
Etats-Unis de groupes socioculturels (Latinos, Noirs, Blancs de souche européenne
immigrés de fraîche date ou au contraire à l’ancrage américain plus ancien
etc.) qui, tout en étant d’accord sur l’analyse des faits, divergent profondément
quant à l’interprétation qu’ils donnent de ces faits. Vous aurez noté, sur ce
point, l’opposition totale par rapport à ce que j‘ai avancé ici même lors des séances
précédentes, à savoir que c’est autour des déclarations d’existence, soit des décisions
sur ce qui existe, que se concentrent les débats ; les divergences
dans la pensée portent de façon générale, selon moi, sur ce qui existe et non
sur la signification de ce qui existe.
Quelques
mots sur Russell Banks. Les personnages de ses romans sont très souvent aux
prises avec la question de l’orientation dans l’existence, celle-la même qui
nous intéresse ici, question qu’il présente du biais d’une figure d’égarement :
ses personnages sont en général profondément désorientés et c’est de l’intérieur
de cette désorientation qu’ils cherchent mi-aveuglément mi-lucidement un point
qui va fixer leur destin. Personnages souvent pauvres, ou plus ou moins
marginalisés socialement, ce qui fait de R. Banks un écrivain de la subjectivité
populaire, chose particulièrement rare, notamment dans nos pays. Mais on trouve
aussi chez lui des personnages d’intellectuels à l’existence exagérément orientée,
pris dans une espèce de sur-orientation volontariste (le meilleur exemple en
est John Brown dans Pourfendeur de nuages), comme si l’être
américain – la grande question de R. Banks est en effet : « Qu’est-ce
que c’est qu’être américain ? » - ne pouvait qu’hésiter entre
aveuglement destinal et volontarisme moral en excès sur ce que la situation
autorise. L’introduction de cette dimension morale est essentielle au « radicalisme »
dans son sens américain : il y a fondamentalement pour les radicals US
indiscernabilité entre la morale et la politique. John Brown est plus le saint
(jusque dans sa mort en martyr) de la juste cause de l’émancipation des Noirs
qu’il n’en est le militant. S’il en avait été le
militant, il aurait vu que tenir une maxime universalisable (au sens kantien),
comme il l’a fait pour la maxime de l’émancipation des Noirs, ne suffit pas et
qu’il faut en outre être comptable du processus de sa subjectivation (post)événementielle ;
autrement dit qu’il faut se préoccuper de l’effectivité de la maxime. Il n’est
pas suffisant de tenir une maxime, il faut tenir les points successifs de la
construction, de l’existence, de cette maxime. Elément de discontinuité
essentiel qui se surajoute à l’élément de continuité fourni par le sens de la
maxime. Cette différence profonde entre le radical américain
et le progressiste/révolutionnaire européen éclaire la divergence que j’ai
pointée au début par rapport aux déclarations de Russell Banks : car si vous
êtes dans la morale, vous aurez affaire à des problèmes d’interprétation,
tandis que si vous êtes dans l’élément des procédures de vérité, votre question
sera nécessairement celle des assertions d’existence. Russell Banks, faisant le
bilan de son radicalisme personnel, médite dans ses romans sur cette
implication de la morale dans la politique et il en montre les limites (en
particulier dans Pourfendeur de nuages) – mais aussi la
grandeur : car cet alliage de la morale et de la politique est à l’origine
d’une forme particulière de courage, courage qui, par contre,
dans nos contrées, se rencontre de façon beaucoup plus rare …
Je
vous recommande donc vivement la lecture des livres de ce grand romancier. Et
tout particulièrement : Affliction, De beaux lendemains et
Pourfendeur de nuages.
*
Je
voudrais revenir sur ce que j’ai appelé la maxime des capacités ou maxime de
confiance. Quel est l’objet de la confiance ? Contrairement à ce que l’on
voit avec la figure du héros, la confiance ne porte pas sur la subjectivité ;
c’est en effet avec la figure du héros (la figure du guerrier) que le sujet
porte sa confiance sur lui-même en tant qu’exception, sur lui-même en tant qu’il
dit qu’il est à la hauteur de la maxime qu’il tient – et dans ces conditions, l’action
devient un spectacle. C’est tout à fait net chez Corneille avec le culte que
les héros vouent à leur gloire, mais aussi bien, nous
venons de le voir, avec le personnage de John Brown dans Pourfendeur de
nuages qui ne cesse de manifester que par ses actions il est
bien à la hauteur de la maxime dont il s’est fait le champion. Ce qui de fait
interdit la maxime des capacités ; celle-ci rend vain l’énoncé par lequel
le sujet se déclare à la hauteur de sa maxime, car ce sur quoi porte alors la
confiance n’est pas la subjectivité (et sa hauteur), mais sur le fait de traiter
un point de la matérialité de la maxime. Dans la maxime des
capacités, il n’y a pas d’héroïsme du sens. Ce que Pourfendeur de nuages montre
c’est qu’un héroïsme du sens, tel celui pratiqué par John Brown, conduit inéluctablement
au nihilisme. Or, quel est le vœu du nihilisme ? Le vœu du nihilisme, c’est
celui d’une combustion instantanée de l’existence elle-même. Et ce même si le
nihilisme de John Brown peut être qualifié comme un nihilisme éthique[5].
Tout héroïsme structuré comme celui de John Brown est aujourd’hui mortifère et
il faut absolument se défaire de la tentation aristocratique, guerrière, de s’appuyer
sur une morale comme morale d’exception.
*
Quant
à la figure du soldat, elle est désormais raturée. Y compris celle du militant
révolutionnaire, qui a été contemporain de la figure du soldat et dont il fait
pleinement partie. Je vous en donne aujourd’hui la caractérisation suivante qui
concentre ce que j’ai avancé à son propos la dernière fois : dans la
figure du soldat, l’existence est exposée à la mort en tant que création d’immortalité.
Comme l’a dit (il y a environ trois mille ans) le vieux sage chinois cité par
Mao au début de Servir le peuple (septembre 1944), il y a
des morts dont le poids dépasse celui du mont Taïchan (celles des gens qui au
cours de leur vie ont servi le peuple), tandis qu’il y a des morts (celles des
réactionnaires, des impérialistes et des compradores), qui ne pèsent pas plus
lourd qu’une plume. On voit bien ici l’idée, que Mao reprend à son
compte : la mort elle-même est prise dans l’orientation de l’existence et
ce qu’elle « pèsera » dépend de cette existence dont elle n’est
qu’une partie. Encore un point où Mao se révèle foncièrement antistalinien :
il suffit de comparer l’aphorisme de Servir le peuple à
la phrase de Staline, du moins telle qu’elle nous est rapportée par Malraux
(qui est en l’occurrence notre seule source, mais Staline a effectivement très
bien pu la dire) : « A la fin, c’est toujours la mort qui
gagne ». L’opposition est totale : il y a d’un côté la mort qui égalise
toute chose (et toute destinée) et de l’autre la mort qui reçoit son poids de
l’orientation donnée à la vie qui la précède. A la fin de Servir le peuple,
qui, rappelons-le, est une oraison funèbre prononcée à l’occasion de la mort
d’un membre de l’Armée Populaire, Mao enjoint à ses auditeurs de se rassembler
désormais chaque fois que l’un d’entre eux meurt afin de procéder publiquement
à une telle évaluation et ce, précise-t-il, qu’il soit « cuisinier ou
soldat ». J’aime particulièrement ce « cuisinier ou soldat »,
cet anonymat reconnu à même l’existence.
La
figure du soldat est donc raturée par le monde contemporain. Mais dans le même
temps celui-ci se nourrit d’une légende noire du guerrier – en entendant par
« guerrier » cette figure épique dont je vous avais dit la dernière
fois qu’elle connectait une exception (épinglée à un nom propre) et un destin.
Les visages du guerrier, tels que, par exemple, les décline la production cinématographique
actuelle, sont multiples : guerrier médiéval, guerrier de la légende
urbaine, voire gangster mafieux … Ma thèse à ce sujet est que cette figure du
guerrier, qui en tant que telle est fondamentalement irréelle, vient là où
celle du soldat s’absente. L’enjeu est ni plus ni moins que l’occupation de
l’imaginaire de la jeunesse masculine. On parle beaucoup des femmes ; mais
les hommes aussi, ça peut être compliqué. Et notamment les jeunes hommes pour
qui séculairement l’attraction de la figure du guerrier a été spécialement
vivace. Mais avec cette alternative, à l’époque moderne, constituée par la
figure du soldat. Si celle-ci est déclarée obsolète, il ne faut donc pas
s’étonner de ce que la figure du guerrier reprenne du service. Même si ses divers
avatars cachent mal sa foncière irréalité : soit que transparaisse leur
identité marchande soit, s’il s’agit de rebelles véritables, qu’ils se
résolvent dans une existence consumée de façon nihiliste. Ce revival du
guerrier est de fait approprié au nihilisme contemporain, et c’est peut-être
cette imputation qu’il faut entendre dans la proposition islamiste lorsque
celle-ci fait résonner la possibilité d’un retour … du soldat, du soldat
anonyme de l’Islam. C’est une idée qui me paraît plus éclairante que la thèse,
indéfiniment martelée, d’un retour du religieux, thèse à laquelle je ne
souscris aucunement parce qu’elle méconnaît ce point fondamental que Dieu est
mort – et qu’Il ne ressuscitera pas. Mais tous ces retours font en définitive
long feu car le soldat en question est un faux soldat, de même que le guerrier
de tout à l’heure est un faux guerrier. C’est tout le problème de la jeunesse
aujourd’hui : il n’y a pas de figure immédiatement disponible pour son
imaginaire, ce qui est peut-être la définition la plus radicale pour le temps
intervallaire que nous vivons.
Nous
aurions à figurer autre chose, en outrepassement des figures obsolètes, à
figurer la possibilité, à même la question de l’existence, d’un anonymat
égalitaire, la possibilité de ne pas avoir à se faire un nom.
*
Quelques considérations de nature mathématique sur
l’existence.
Une multiplicité indifférente, appelons-la A, ne connaît ni l’existence ni
l’inexistence, elle est tout simplement.
Pour autant qu’il y un penser dans l’être, alors ce
penser est indiscernable de l’être lui-même. La mathématique assume pour son
propre compte l’énoncé de Parménide « Le même, lui, est à la fois
penser et être » : c’est ce moment où il
s’avère qu’il n’y a aucune différence entre le cercle et la pensée du cercle.
Quelle est, dans l’être, l’identité d’un multiple ?
(par exemple, d’un cercle ; quelle est l’identité du cercle « en
soi » ?).
L’identité d’un multiple, ce sont ses éléments. Et les éléments des multiples x et y sont eux-mêmes des
multiples [z, élément de x (z Î x),
est un multiple qui contient lui-même des éléments etc.]
Je rappelle que, dans la théorie des ensembles, la
question de la différence entre deux multiples est réglée par l'axiome d'extensionalité.
x y z z x et z y
Toute différence globale a un test local; les différences
ne sont pas appréhendables par une intuition différentiante des totalités, mais
par un trait. Si deux multiples ne sont identiques que s'ils ont les mêmes
éléments, il en résulte que deux multiples sont différents si un élément au
moins appartient à l'un et pas à l'autre. Vous concluez donc toujours, quant à
une différence globale (entre deux multiples), à partir d'une différence locale
(la monstration d'un élément qui entre dans
la présentation de l'un, et non dans celle de l'autre).
Il en résulte que la logique qui gouverne l’être est de
type binaire. Et aussi que Parménide avait raison : l’être est bien immuable
(rien n’y change, rien n’y varie).
Maintenant,
que se passe-t-il lorsque l’on considère la multiplicité dans un lieu ?
Non plus dans la sphère mathématique idéale, mais quelque part ? Car il
est de l’essence de l’être de se localiser. J’ai développé
dans Logique des mondes les conséquences de ceci que l’apparaître
est la dimension des multiples en tant que localisés dans des mondes (être-là)
– en faisant bien attention au fait que ce n’est pas à nous, à notre
conscience, que les multiples apparaissent (il ne s’agit pas d’une
phénoménologie) ; l’apparaître d’un multiple se réfère à sa dimension de
venue-en-situation dans un monde.
Dès
lors que l’on considère un multiple dans son apparaître, sa structuration
interne cesse d’être réductible à l’axiome d’extensionalité. Si x et y sont des
multiples, il va s’agir, dans l’apparaître, de définir la mesure selon
laquelle x et y apparaissent comme différents ou identiques -
alors que l’être de leur différence, ou de leur identité, continue de
relever de l’axiome d’extensionalité. Dans l’être, quand on dit x = y, cela
veut dire que x et y sont les mêmes (ils sont substituables, on ne peut exhiber
aucun z qui appartienne à l’un et pas à l’autre et qui les ferait de ce fait
différents). Mais dans l’apparaître, x = y signifie que x apparaît
comme y ; la mesure selon laquelle x apparaît comme y est donnée par la
valeur p : on définit une fonction identité (notée Id) et l’on écrira Id
(x,y) = p. Les valeurs de p sont données par ce que j’appelle un transcendantal,
qui est par conséquent un système de degrés affectés à la mesure des identités ;
la valeur la plus grande de p est appelée maximum
(noté : M) et sa valeur la plus petite est appelée minimum
(noté : µ).
Si
Id (x,y) = p = M, c’est que x apparaît exactement comme y, ils ont absolument
le même apparaître. Ce qui ne les empêche nullement d’être différents
ontologiquement (i.e. dans l’être) [x ≠ y]
Si
Id (x,y) = p = µ, c’est que x n’apparaît absolument pas comme y.
Si
p est proche de M, cela veut dire que x apparaît dans une large mesure comme y;
si p est proche de , cela veut dire au
contraire que x apparaît dans une faible mesure comme y.
Dans ces conditions, que signifie Id (x,x) ? C’est
ce que nous « percevons » de l’identité de x (x= x), soit l’égalité
de x avec lui-même. Dans l’équation Id (x,x) = p, la valeur p que prend cette
formule sera appelée existence (ou degré d’existence) de
x. Ainsi si nous écrivons Id (x,x) = µ, cela signifie que x inexiste dans
la situation (ce qui, une fois de plus, ne veut pas dire que x n’est pas).
Et si nous écrivons Id (x,x) = M, c’est que l’existence de x est absolument
inscrite dans la situation[6].
Mais il y aura des degrés d’existence intermédiaires qui mesurent l’intensité
avec laquelle x apparaît dans la situation ; pour une valeur de p comprise
entre µ et M, l’existence de x dans la situation n’est ni absolument avérée ni
absolument démentie et on dit que x « p-existe » dans cette situation.
On
voit donc que l’existence est affaire de degré, d’intensité. L’existence n’a
pas de contraire (inexister, c’est exister de façon minimale : Id (x,x) =
µ). Nous verrons la prochaine fois que la mort même est un degré d’existence.
Tout
conflit véritable est un conflit d’orientations dans la pensée, jamais un
conflit d’opinions. Dans le cadre de la morale provisoire que nous cherchons à
définir, l’enjeu consiste précisément, à l’instar de Descartes (qui se posait
des questions comme : que faut-il faire quand on est perdu en
forêt ?), à fixer un principe d’orientation.
La
règle, pour s’orienter dans l’être, est de savoir se gouverner sur ce qui
inexiste : le guide n’est pas ce qui apparaît, mais ce qui
in-apparaît ; et ceci est particulièrement vrai dans les moments de confusion
qui sont des moments où l’apparaître s’énonce de façon autoritaire. Cette règle
est une règle générale. Elle ne concerne pas seulement la politique, même si
elle trouve une illustration particulièrement frappante, au point qu’on peut la
considérer comme canonique, chez Marx dont le dispositif théorique et pratique
est organisé à partir d’un inexistant, qu’il nomme le prolétariat. « Un
spectre hante l’Europe, celui du communisme », cette phrase de Marx, glosée
avec brio par Derrida (Spectres de Marx), se réfère bien au
prolétariat comme spectral. Et si le prolétariat est spectral pour Marx, c’est
parce qu’il est inexistant.
Dans
les sociétés contemporaines riches, à l’heure de l’interpénétration des populations
sur les territoires de la globalisation capitaliste, l’inexistant-clé de ces
espaces est le prolétaire étranger sans papiers. Il faut bien comprendre que
son importance n’est pas d’ordre quantitatif : si le prolétaire étranger
est une figure décisive, c’est parce que son destin est la mesure de nos
principes. C’est parce que décider là-dessus engage une orientation dans la
pensée, parce que là est le point quant au destin d’une orientation dans la
pensée. Et j’ajouterai : c’est aussi la mesure de notre liberté.
Pourquoi ? Parce que le fait que l’ouvrier étranger soit compté parmi nous
selon une maxime égalitaire désigne ce dont nous sommes capables en fait de
liberté.
On
comprend à cette occasion que la liberté c’est une capacité. On voit aussi en même
temps qu’il existe une différence fondamentale entre une orientation dans la
pensée et une opinion. Si deux orientations diffèrent, c’est par les assertions
d’existence qui leur sont propres, tandis que deux opinions diffèrent par les
interprétations qu’elles donnent, la distribution des existences étant déjà
entérinée (cf. séminaire précédent). C’est ainsi que la discussion sur les
conditions de reconnaissance des droits des étrangers ne peut être qu’un débat
d’opinions, qui peut éventuellement opposer des opinions divergentes sur la
question, opinions plus ou moins « favorables » aux étrangers ;
mais s’il s’agit d’opinions, c’est parce qu’elles ont en commun de reconnaître
une différence réelle entre l’existence d’un Français et
l’existence d’un étranger. De manière générale, dans un débat, on reconnaîtra
les opinions (faisant du débat en question un « débat d’opinion ») à
ceci qu’elles partagent toujours un élément commun qui a trait à l’existence.
De sorte que le débat d’opinion est en général sous l’autorité d’une communauté
implicite d’orientation dans la pensée[7].
Cette
thèse sur la différence réelle on la voit malheureusement s’insinuer dans les
discours du jour : on proclame le droit au logement
« opposable », mais il est requis que la différence – réelle - soit
au préalable résorbée dans une intégration de l’étranger.
Disons-le catégoriquement : la différence réelle entre Français et
étranger n’existe pas, ce qu’il y a ce sont des différences formelles (langues,
mœurs, couleurs de peau, …), donc contingentes. Les gens qui sont ici sont
d’ici, ils sont à cet égard tous différents les uns des autres – et pour
commencer ils sont différents d’eux-mêmes ; bref, des différences à
l’infini, contingentes, inessentielles. Mais ce que l’on constate c’est qu’à
l’affirmation du caractère contingent des différences formelles, se substitue
une discussion, avec au centre la notion d’intégration, qui est adossée au
caractère présumé réel des différences. Cette hantise de la différence réelle
est, il faut le dire, de même nature que l’obsession des juristes de Vichy sur
la question de la différence entre un juif et quelqu’un qui ne l’est pas. Et de
fait, il est inéluctable qu’à substantialiser les différences, on finit par
glisser vers le racialisme et l’on dira : « il ne faut pas être
polygame, ceci est contraire à la République » (énoncé dont les auteurs
sont en général eux-mêmes polygames …). Si on laisse faire – mais le processus
est déjà bien en route – se réalisera le vieux rêve étatique d’un Etat à qui
reviendra la décision de prononcer qui est du peuple.
*
Des
4 termes que nous avons repérés – opinion, orientation, interprétation et
existence – nous allons tirer une matrice platonicienne. Platon est le premier
à avoir inscrit l’opinion (doxa) dans deux oppositions
distinctes : d’une part l’opinion est opposée au savoir (la doxa
est opposée à l’epistémè) et d’autre part, de façon plus
ontologique, l’opinion est opposée à l’existence (ou à la vérité).
Le
nom que Platon utilise pour orientation, c’est justice.
Au
vrai, la justice est, ce me semble, quelque chose de tel, à cela près qu’elle
ne régit pas les affaires extérieures de l’homme, mais ses affaires
intérieures, son être réel et ce qui le concerne réellement, ne permettant à
aucune des parties de l’âme de remplir une tâche étrangère, ni aux trois
parties d’empiéter réciproquement sur leurs fonctions. Elle veut que l’homme
règle bien ses vraies affaires domestiques, qu’il prenne le commandement de
lui-même, mette de l’ordre en lui et gagne sa propre amitié ; qu’il
établisse un parfait accord entre les trois éléments de son âme, comme entre
les trois termes d’une harmonie (…) et que, les liant ensemble, il devienne de
multiple qu’il était absolument un, tempérant et harmonieux ; qu’alors
seulement il s’occupe, si tant est qu’il s’en occupe, d’acquérir des richesses,
de soigner son corps, d’exercer son activité en politique ou dans les affaires
privées, et qu’en tout cela il estime et appelle belle et juste l’action qui
sauvegarde et contribue à parfaire l’ordre qu’il a mis en lui, et sagesse la
science qui préside à cette action ; qu’au contraire il nomme injuste
l’action qui détruit cet ordre, et ignorance l’opinion qui préside à cette dernière
action.
C’est
tout à fait vrai, Socrate.
(Rep.
IV/443d sq. - traduction Robert Baccou)
De
cet extrait [dont Alain B. propose une traduction autrement décapée], on peut
retenir, et notamment du passage « qu’il établisse un accord entre les
trois éléments de son âme [i.e. dans le lexique platonicien : la raison,
le courage, et l’appétit] (…) et que les liant ensemble, il devienne de
multiple qu’il était absolument un » : a) que la justice
(l’orientation de pensée) est de l’ordre de l’immanence et qu’elle engage le
sujet et tout ce qui le compose (thème repris dans Logique des mondes) ;
b) qu’elle coïncide avec le devenir-un de la multiplicité singulière qu’est
l’animal humain [Alain B. traduit : [la justice est] est le devenir-un
lui-même tel qu’il est extorqué au multiple] ; et du
passage « (qu’]il nomme injuste l’action qui détruit cet ordre, et
ignorance l’opinion qui préside à cette dernière action », on retiendra
que le sujet ainsi orienté dispose d’un principe qui disqualifie l’opinion et
que celle-ci est au fondement d’une destruction du savoir principiel. Toute opinion
est une désorientation par adoption d’une orientation destructrice latente.
Ainsi caractériser l’opinion (doxa) comme
« ignorance », i.e. dans une opposition au savoir (epistémè),
n’est possible que du point de la justice. C’est le devenir-un du multiple en
quoi consiste la justice qui prescrit la distinction cognitive opinion /
savoir.
Il
y a un deuxième sens de « opinion », plus tourné on l’a dit vers
l’ontologie, et dans lequel doxa est cette fois-ci opposé à
noesis (qu’il est correct de traduire par « pensée »,
soit ce qui s’accorde à l’être). Ce même couple se retrouve (cf. Rep. VII 534a)
dans l’opposition genesis / ousia
(traduction habituelle : « devenir » ou « génération » par
opposition à « essence ») que je propose de traduire par :
« genèse » opposée à « être exposé ». On retrouve
l’opposition de l’opinion, ou du semblant, à cette fois-ci la vérité, dans le
passage fameux du Banquet (218e) où il est question
du trésor intime, de l’agalma, dont Socrate serait le
détenteur. Il n’est pas inutile de rappeler la « traduction » de ce
passage par Lacan dans le séminaire VII intitulé « Le transfert »
(très proche du texte grec, en réalité, même si c’est au prix d’un petit
changement dans l’ordre des phrases). Ce qui intéresse Lacan, c’est que le troc
proposé par Alcibiade est assimilé au processus analytique lui-même :
l’analysant, représenté par Alcibiade, entend convaincre l’analyste Socrate de
lui céder l’agalma de sa subjectivité en échange de l’appareil des
symptômes dont il se dépouille tout au long de la cure. Lacan ne se fait pas
faute de montrer que ce processus, qui n’est autre que le transfert, est un jeu
de dupes organisé ; le fait que Socrate se dérobe à Alcibiade et aiguille
celui-ci sur Agathon signifie ni plus ni moins que l’analyste n’a aucune envie
d’échanger de la vérité contre du semblant.
Nous
avons donc d’une part une première opposition où les opinions (le conflit des
opinions en tant que libertés vides) s’opposent au savoir : autrement dit,
on peut opiner sur tel sujet sans en rien savoir (c’est même recommandé).
D’autre part, et de façon plus profonde, nous avons l’opposition des opinions à
la pensée au sens où elles ignorent l’orientation de pensée dans laquelle elles
se meuvent : l’opinion, ici, fonctionne dans la forclusion de
l’orientation qui la régit. Corollairement, une pensée réelle est en état
d’assumer l’orientation dont elle se structure comme orientation de
pensée ; elle est par conséquent aussi en état d’assumer que des
orientations différentes sont incompatibles avec la sienne. Il y a ainsi dans
la pensée comme telle un élément antagonique fondamental ; le débat lui
est foncièrement impropre (je rappelle souvent ce mot de G. Deleuze :
« la philosophie est incompatible avec le débat »[8]).
Le débat est toujours un débat d’opinions ; dans ce débat l’orientation
sous-jacente est mise de côté, de sorte que le débat d’opinions a en propre une
fonction désorientante (on peut en
dire autant du vote).
S’installer
dans la pensée, c’est s’extraire de l’orientation camouflée qui règle les
débats d’opinions ; telle est dans les dialogues platoniciens la fonction
de Socrate en tant que « personnage conceptuel ». La fonction propre
de l’orientation de pensée est de déclarer. Elle
prononce, nous l’avons vu, sur l’existence. La maxime égalitaire, en tant
qu’assertion d’existence, fait plus que prononcer sur l’existence de ce qui
est, de ce qui simplement se donne, elle rend justice à l’être de l’existant, à
l’être ici – du prolétaire étranger.
Hommage
à Philippe Lacoue-Labarthe (1941-2007)[9]
***
Nous
nous sommes posés la dernière fois la question : « Qu’est-ce qu’une
opinion ? » Nous avons vu que Platon inscrivait l’opinion d’une part
dans une opposition au savoir et d’autre part dans une opposition à la pensée
ou à la vérité. Dans le premier cas, l’opinion assume de ne pas savoir ;
quand il est dit : « ceci est mon opinion », cet énoncé est
explicitement disjoint du savoir. La figure qui se dessine ici est celle d’une
opinion qui a besoin d’être instruite, d’être éclairée avec, à l’horizon,
l’éventualité d’une « opinion éclairée », qui deviendrait dès lors la
bonne opinion ; il n’y aurait plus à ce moment-là qu’une seule opinion et
les conflits d’opinion n’auraient plus lieu d’être. L’opinion est dissoute par
la science. Par contre, quand l’opinion est opposée à la pensée, c’est que
l’opinion ignore l’orientation de pensée qui la rend possible ; l’opinion,
ici, fonctionne dans la forclusion de l’orientation qui la fonde. Or, nous
l’avons vu, le réel d’une orientation de pensée, ce sont des assertions
d’existence ; l’opinion qui méconnaît l’orientation de pensée qui la régit
ignore par conséquent son propre être.
« Rendre
justice à l’être », selon l’expression platonicienne – i.e. construire une
vérité – c’est trouver le cadre dialectique (le système des questions et
réponses qui caractérise les dialogues de Platon) dans lequel se déploie
l’énoncé d’une existence.
Nous
pouvons maintenant formuler la première maxime de notre morale
provisoire : « Tire les conséquences de cette existence dont, en
l’affirmant, tu as orienté ta pensée ». Ce que nous pouvons immédiatement
illustrer à l’aide de l’exemple que j’aime à citer entre tous, celui de la déclaration
d’amour : elle est à l’évidence une assertion d’existence, puisqu’elle
déclare qu’existe quelque chose qui avant elle n’était pas là, existence
que peu de gens voient et, à la limite, personne sauf les intéressés eux-mêmes
(les amoureux) ; tout la question ensuite est d’en tirer les
conséquences : le réel de la déclaration, ce sont les conséquences
qu’il faut en tirer.
*
Après
avoir examiné la question avec Platon, nous allons nous porter à l’autre
extrémité du spectre philosophique, en voyant comment Heidegger interroge la
catégorie d’existence. Son hypothèse est que l’existence
désigne le séparé de l’homme dans une figure générale d’abandon de l’Être. Ou
encore : là où l’homme est délaissé, abandonné à lui-même du point de son
être, alors vient la catégorie d’existence. C’est à peu près ce qui, dans mes
termes, correspond au matérialisme démocratique : la maxime « il n’y
a que des corps et des langages » désigne l’abandon de l’étant aux
multiplicités indifférentes ; qu’il n’y ait pas lieu de combler l’écart
entre les multiplicités indifférentes et quelque chose qui leur serait
extérieur est par ailleurs ce que signifie, en fin de compte, le thème de la
« fin des idéologies ». Les multiplicités sont bien indifférentes :
il n’y a pas entre elles de différences d’essence, il n’y a pas de différences
qualitatives, puisque tout vaut tout ; ou plutôt : tout vaut son prix. Ce
qui compte alors, c’est ma vie, et ceci pour la seule raison que c’est ma
vie et que je suis dans l’obligation de persévérer dans mon être. Dans la
figure de l’abandon de l’Être, l’individu est norme de lui-même.
C’est
à partir de là que peut se comprendre l’humanisme. « L’homme est le
proprement existant, tandis que l’existence se détermine à partir de la manière
humaine d’être »[10].
Je dirai dans mes termes : si l’existence est normée par cette figure de
l’homme qu’est l’individu du matérialisme démocratique, alors il n’y a aucune
vérité possible. Et ceci en raison de la nature même des vérités éternelles
dont, depuis longtemps, je rappelle l’essentielle in-humanité.
L’issue,
Heidegger y insiste, est cependant indécise :
« L’abandon de l’étant par l’Être contient la question indécise de savoir
si dans la déréliction en tant que l’extrême moment de l’occultation de l’Être,
la désoccultation de cette occultation et ainsi le commencement plus initial
viendront à s’éclaircir ». Pour que la pensée s’avance vers une telle
« remémoration », « il lui faut à la fois parcourir et laisser
en dehors d’elle la souveraineté de l’essence humaine », autrement dit il
lui faut rompre avec l’humanisme. Mais une telle issue favorable n’est
cependant pas inéluctable ; car il y a une autre possibilité, dévastatrice
celle-ci, qui serait celle de l’installation dans la séparation :
« l’étant va-t-il ruiner et déraciner toute possibilité du commencement
dans l’Être et ainsi continuer à ne s’occuper que de l’étant, mais aussi tendre
à la dévastation, laquelle, au lieu de détruire, étouffe l’initialité par le
fait d’installer et d’organiser ». Nous n’en sommes pas encore là :
dans le temps de l’indécision, nous disposons d’un « répit »
(l’installation n’est pas achevée).
J’ai
beaucoup de points d’accord avec cette pensée de Heidegger, et notamment la
rupture avec l’humanisme. Mais il y a un désaccord fondamental avec lui qui
porte sur le rapport au passé. Si je ne pratique pas la « remémoration »
ou le « retournement » vers ce qu’il désigne comme une éclaircie de
l’initial, c’est que je ne crois pas à une histoire de l’Être. La catégorie que
je lui substitue est celle de résurrection. Il s’agit de ceci
qu’une vérité, créée dans un monde singulier, est convoquée comme telle par
l’être-là d’une vérité en cours dans un autre monde : cette vérité est
disponible, utilisable par un nouveau corps subjectivable et ré-incorporée pour
ses fins propres (i.e. aux fins de production d’une autre vérité). C’est la
mise au présent de l’éternité d’une vérité. Alors que chez Heidegger le passé
ne peut se présenter que comme origine, il se présente dans mon dispositif
comme éternité.
Je
suis également proche de Heidegger quand il parle de la catégorie d’existence
comme d’un terme « provisoirement utilisé dans Sein
und Zeit (L’Être et le Temps) en tant que
l’ek-statique insistance dans l’éclaircie du là et
de l’être-là ». Proche, car pour moi également l’existence est une
catégorie de l’être-là. Mais je ne saurais souscrire à une catégorie de
l’existence comme ce qui, « ek-statiquement », i.e. temporellement,
nous ré-ouvre à la pensée de l’Être. Le désaccord est au fond le même que précédemment :
la disposition de l’être-là que propose Heidegger est historiale, temporelle,
alors que la mienne est de nature topologique. C’est une querelle de nature
« esthétique » au sens kantien du terme : le paradigme dans un
cas est le temps et dans l’autre c’est le lieu. Pour moi, « rendre justice
à l’être de ce qui existe » n’est pas se remémorer son histoire (comme le
voudraient aussi les tenants du « devoir de mémoire » - mais ici, en
l’occurrence, les thèses de Heidegger ont été passées au moulinet de
l’humanisme), mais déclarer l’existence en un lieu, ici.
Ce sont les conséquences de cette déclaration qui décident de l’orientation.
C’est
alors que des résurrections sont possibles. Quand on rend justice à l’être de
ce qui existe, on n’a pas une histoire, mais on peut montrer que quelque chose
de l’éternité peut exister au présent ; nous pouvons, comme dit Spinoza,
expérimenter que nous sommes éternels.
Dans
le cadre du festival du cinéma israélien, projection du film Forgiveness de
Udi Aloni le samedi 24 mars à 15 h 40 au Gaumont Marignan en présence du
réalisateur et de Alain Badiou qui interviendra après la projection
L’impératif,
pour notre morale provisoire, nous avons dit la dernière fois qu’il se formule
de la façon suivante : « Tire les conséquences de cette existence dont, en
l’affirmant, tu as orienté ta pensée ». Or, l’existence, qui est une
catégorie de l’apparaître, est solidaire d’un monde, c’est une catégorie mondaine.
Il nous faut donc traiter de l’impératif quant au monde.
C’est ce que nous ferons aujourd’hui en reprenant, pour commencer, la question
de la relation de l’existence au monde ; puis en formulant la maxime de
notre morale provisoire en direction du monde où procède l’existence. Cette
maxime, je vous en donne d’emblée l’énoncé : il n’y a qu’un monde.
*
Nous
devons reconnaître notre dette vis-à-vis de l’existentialisme pour ce qui
concerne la relation de l’être en tant qu’être et de l’existence ; c’est
l’existentialisme qui a mis l’accent sur l’opposition entre les deux notions
(alors que, dans la philosophie classique, c’est à l’essence que l’existence
est opposée). Il n’empêche que l’existence est en définitive, dans la tradition
existentialiste, une catégorie de l’être (un type d’être) : le Dasein
chez Heidegger (l’être-là) finit par être réabsorbé comme figure du destin historial
de l’être.
Dans
ma conception, je le rappelle, l’être en tant qu’être se confond avec les
multiplicités pures (qui, elles-mêmes, en dernière instance, se soutiennent du
seul vide – de l’ensemble vide). Et chez moi le rapport entre être-là et être
en tant qu’être est la différence, la distance infime, entre une multiplicité
et cette même multiplicité en tant que située dans un monde, localisée –
distance qui concerne n’importe quelle multiplicité (et pas seulement les
multiplicités humaines). Qu’en est-il plus précisément de l’être-là ? Soit
une multiplicité, une chose ; son être-là, i.e.
elle-même en tant que située dans un monde déterminé, se confond avec son apparaître.
Ce qu’il faut comprendre ici c’est que quand la chose est localisée dans un monde,
c’est que les éléments de cette chose sont inscrits dans une évaluation
nouvelle de leur identité : il devient possible de dire de tel élément x
d’une multiplicité qu’il est « plus ou moins » identique à un autre
élément y de la même multiplicité. On peut ainsi dire que x est le même que y,
ou bien qu’il en est un peu différent, ou très différent etc. C’est selon
une certaine mesure que x et y apparaissent
comme différents ; alors que ontologiquement, i.e. si l’on considère l’être de
la différence entre x et y, ces éléments ne peuvent être que identiques ou
différents (l’être de leur différence relève du principe d’extensionalité).
Autrement dit, quand on entre dans la mondanité, on entre dans la nuance de
l’identité ; un monde est un système de modalisation de l’identité, c’est
un appareil à troubler l’identité.
Comme
vous le savez, la prescription d’ordre immanente à la situation, i.e. le
système de degrés d’évaluation quant à l’identité (ou la différence), je
l’appelle le transcendantal de la situation. Si vous
voulez des identités non troubles, il vous faudra donc rigidifier le
transcendantal (il faudra que le transcendantal vous fournisse des conditions
qui se rapprochent de celles de l’ontologie). Mais le transcendantal, dans sa
généralité, est une machine qui, au contraire, corrompt l’identité par la
différence ; en ce sens, et en jouant (un peu) sur les mots, on peut dire
du transcendantal qu’il est une machine dialectique.
Si
on considère la relation entre les multiplicités en tant que situées et le
transcendantal de la situation, autrement dit si on considère les multiplicités
en tant qu’exposées à la perturbation de leurs identités élémentaires, c’est à
une infinité que l’on a affaire – l’infinité des diverses manières de comparer
(les structures d’ordre sont en nombre infini) - et même à une infinité
d’infinités (l’infini du nuancier lui-même).
On
parlera d’existence lorsque la perturbation affecte
l’identité d’un élément à lui-même. Je rappelle ce que je vous ai dit il y a
quelques mois sous une forme plus mathématisée : « Id (x,x) est
ce que nous « percevons » de l’identité de x (x= x), soit l’égalité
de x avec lui-même. Dans l’équation Id (x,x) = p, la valeur p que prend cette
formule sera appelée existence (ou degré d’existence) de
x. Ainsi si nous écrivons Id (x,x) = µ [µ est le minimum], cela signifie que x inexiste
dans la situation (ce qui, une fois de plus, ne veut pas
dire que x n’est pas). Et si nous écrivons Id (x,x) = M [M
est le maximum], c’est que l’existence de x est absolument inscrite dans la
situation ». Nous avions remarqué que ceci a des résonances
« existentielles » évidentes : tout le monde sait bien que
lorsque l’on ne coïncide pas bien avec soi-même, c’est aussi que l’on n’est pas
« à l’aise » dans la situation considérée et qu’on préférerait
être ailleurs ; à l’inverse, on existe fortement dans une situation à raison de
l’intensité de notre identité telle qu’elle perçue dans cette situation.
On
voit donc que l’existence est affaire de degré : j’existe plus ou moins dans
une situation déterminée (dit autrement : toute existence se ramène à un
degré transcendantal). C’est une affaire d’intensité, au sens où l’on peut dire
que l’existence est définie par l’intensité de l’identité, qu’il y a une
variabilité de l’existence coextensive à sa propre intensité. Ceci est en
réalité une vieille idée et en tout cas un important thème nietzschéen.
Une
conséquence majeure s’en déduit : l’existence est disjointe de l’être. On
soutiendra donc que Parménide avait raison (l’être est bien immuable, rien n’y
change, rien n’y varie) et que la logique qui gouverne l’être est de type
classique (x et y sont soit identiques soit différents). Mais qu’à l’inverse,
concernant l’existence, il y a une virtualité infinie de degrés de l’identité.
Et qu’en outre, puisque l’existence est une catégorie du monde, que l’existence
de x est différenciée selon les mondes où il accède à son être-là : son
existence varie considérablement selon les différentes configurations mondaines
considérées.
*
La
maxime que nous utilisons pour nous orienter ayant la forme d’une assertion
d’existence est une déclaration sur le monde. Il faut remarquer, à cet égard,
que la catégorie de monde est aujourd’hui elle-même explicitement un enjeu dans
le débat idéologique : c’est ainsi que le capitalisme actuel se vante
d’être devenu mondial, cette phase de son évolution étant
présentée comme le point d’aboutissement objectif de son destin ; et ceux
qui n’aiment pas le capitalisme se réclament d’un autre monde
(d’où l’appellation « altermondialistes » qu’ils se donnent). Si l’on
distingue l’approche analytique (description du monde) et l’approche normative
(quel monde désirons-nous ?), une définition possible de
« politique » serait la constitution d’un lien pratique entre ces
deux approches : comment passer du monde tel que nous l’analysons à un
monde tel qu’il répond à nos souhaits.
Le
monde de la mondialisation capitaliste, monde des objets et des signes (plus
précisément des signes monétaires), monde des produits et des flux, se confond
exactement avec le monde du marché mondial dont Marx avait prévu l’avènement.
On remarquera que les sujets humains ne sont pas concernés par les flux en
question : et notamment les pauvres qui n’ont pas la liberté de circuler
où ils veulent (contrairement au dollar ou à l’euro). Si les pauvres n’ont pas cette liberté, c’est parce
qu’ils sont enfermés – enfermés chez eux, et par rapport aux marchandises (qui
sont rares là où ils sont), enfermés en quelque sorte à l’extérieur. C’est la
logique contemporaine de construction des murs. La chute du mur de Berlin avait
été saluée comme l’événement inaugurant un monde – démocratique – enfin unifié.
Quelques années à peine ont passé et le mur est réapparu avec un changement
d’orientation : sous ses différentes formes (Israël / Palestine ; USA
/ Mexique ; Espagne / Maroc), il a désormais pour vocation de séparer le
Nord du Sud. Sans oublier que le mur passe aussi à l’intérieur des pays, les
riches bénéficiaires du trafic mondial, ainsi que la cohorte des petits-bourgeois
qui leur est attachée, ayant pour objectif de ne pas se mélanger avec la masse
grandissante des exclus. Dans tous ces cas, ce dont il s’agit c’est de durement
séparer les corps vivants.
La
« question de l’immigration » a acquis désormais une importance
majeure, et ce au niveau de la planète dans son ensemble, un aspect essentiel
de ladite « question immigrée » étant qu’elle est la preuve
vivante de la fausseté de la thèse de l’unité démocratique du monde. Car
« nous » avons affaire aux « immigrés » comme s’ils
venaient d’un autre monde - si la thèse du monde
démocratiquement unifié était vraie, la première réaction que nous devrions
avoir en présence des étrangers venus dans nos pays serait plutôt de leur
offrir une bienveillante hospitalité … On sait bien qu’il n’en est rien ;
ce qu’il y a ce sont des zones de regroupement, des murs, des voyages
désespérés, des morts. Et pour ceux qui sont passés, la question posée
est : combien y en a-t-il chez nous, de ces gens, de ces aliens ?
On pourrait objecter : il n’y a qu’à étendre à l’ensemble du monde les
vertus du monde démocratique occidental. Mais c’est une proposition absurde car
la structure transcendantale du dit monde occidental repose sur la circulation
imposée des signes monétaires et la division des corps vivants en est une
conséquence obligée. Ce monde est régi par une loi de compte (y compris dans le
décompte des voix lors des élections) dont le réel est le prix des
choses ; tout est compté dans un monde composé de signes et de choses.
La
question de l’existence du monde est devenue la question politique
transcendantale. La maxime qui doit permettre de nous orienter est la suivante,
qu’il faut affirmer comme un axiome : il n’existe qu’un seul monde, il
n’y a qu’un seul monde des sujets vivants. Cette phrase est
une phrase performative, c’est une prescription : énonçant cette phrase,
nous décidons en même temps que nous y serons fidèles.
Première
conséquence fondamentale de la maxime : les étrangers qui vivent parmi
nous appartiennent au même monde que nous (puisqu’il n’y a qu’un seul
monde) ; ils existent dans le même monde que nous, chacun avec son degré
d’existence propre, nous pouvons en particulier les rencontrer à égalité,
discuter avec eux, ce qui ne préjuge d’ailleurs pas d’un accord ou d’un désaccord.
Bref, nous sommes du même monde. Le mot politique qui
résume cela est : amitié.
Et
la différence des cultures dans tout ça ? Ces étrangers ne partagent quand
même pas les mêmes valeurs que nous. On pourrait éventuellement les accepter,
mais à condition qu’ils partagent nos valeurs, qu’ils deviennent en somme les
mêmes que nous. Cela s’appelle l’intégration. Or, il est aisé de voir que poser
des conditions pour l’acceptation des étrangers, c’est déjà abdiquer
sur la maxime.
Et
les lois, il faut bien les respecter ? Il y a là une confusion très
répandue. Les lois sont nécessaires, c’est indiscutable (et elles doivent
s’appliquer à tous) ; mais une loi n’est pas une condition subjective, on
ne s’intègre pas à une loi. Une loi est une règle provisoire pour la vie en
commun, il faut lui obéir, mais il n’est pas requis de l’aimer.
Toutes
ces objections sont bien hypocrites, car la thèse qui est implicitement
soutenue à travers elles c’est que font vraiment
partie du monde (démocratique) ceux qui y sont déjà.
Le
fondement de notre axiome est en définitive la différence, vue précédemment,
entre existence et être. Si vous voulez des identités non troublées, autrement
dit si vous voulez le même, votre transcendantal va être rigide ; le monde
ainsi évalué va se fermer et va tendanciellement être décrété différent d’un
autre monde. Au contraire, si vous poser qu’il n’y a qu’un
monde, c’est que vous admettez que toute identité est susceptible de
variabilité. Il y a deux versants en réalité sur cette question de l’identité.
Un premier versant, que je dirais positif, insiste sur les traits identitaires
différenciés de chacun et sur le fait que ces traits, quant à leur
« mondanisation », vont être appropriés au lieu. Ce versant-là de
l’identité est sous la règle de la maxime nietzschéenne : « Deviens
qui tu es ». Cet ouvrier malien qui travaille dans un restaurant, ce
marocain qui habite dans un foyer à Aulnay, cette jeune femme voilée qui
promène ses enfants dans le parc dessinent des trajets singuliers – singuliers
au sens fort : pour cet homme né dans le nord du Maroc et arrivé en France
(après mille détours), il va s’agir, vivant à Aulnay, d’inventer la
figure de l’ouvrier marocain habitant Aulnay et ce faisant de se créer
lui-même. Ce versant de l’identité est une dilatation de
l’identité. Il serait parfaitement injuste d’exiger que ce processus passe par
un bris intime de la personne (c’est pourtant à cela que se résout la demande
adressée au nom de « l’intégration »). L’usage que je dirais négatif
de l’identité concerne précisément les pratiques à travers lesquelles la
personne refuse la cassure intime impliquée dans la demande
d’intégration ; le même se défend contre sa corruption par l’autre, il
entend faire savoir qu’il n’est pas l’autre, ce qui l’amène à montrer
« ostensiblement » que ses usages ne sont pas ceux du petit-bourgeois
français. Nous sommes ici dans l’élément d’une contraction purifiante.
Il
y a par conséquent dans l’identité un double usage de la différence. Quand on
pose l’axiome « il y a un seul monde », alors les identités font
prévaloir la dilatation sur la contraction purifiante. C’est l’inverse qui se
produit (primat de la purification) en l’absence de l’axiome et a fortiori
avec la politique des murs. Que celle-ci entraîne des conséquences
catastrophiques, c’est ce que l’on peut malheureusement craindre. Et en
particulier qu’elle contribue, comme nous l’avons dit tout à l’heure, à
barricader intérieurement nos sociétés, mais aussi qu’elle contribue à les
pourrir en en faisant des sociétés répressives, et enfin qu’elle soit potentiellement
porteuse de guerres.
Je
résumerai tout cela en disant que le monde du capitalisme déchaîné est un faux
monde : il rejette une grande quantité de corps vivants et de ce fait la
thèse qu’il défend d’un monde unifié est fausse. L’affirmation « Il y a un
monde » est un principe d’action, elle pose l’égalité des existences dans
un monde unique. Elle ne contredit pas le jeu des identités, en espérant que le
versant positif se subordonne le versant négatif : la purification
réactive doit être limitée et l’identité créatrice dilatée.
Platon
l’avait déjà signalé : à la fin du livre IX de La République,
il est dit que « la cité dont nous avons tracé le plan, et qui n’est
fondée que dans nos discours », celle dont on peut se demander si
« elle existe en aucun endroit de la terre », l’homme sensé s’en
occupera éventuellement « ailleurs que dans sa patrie ». L’étrangeté
est une chance et c’est ainsi qu’elle doit être accueillie. La civilisation
occidentale blanche est en voie d’achèvement, il faut le dire. Ce sont de
nouveaux matins qui se lèvent. Sachons les saluer comme des matins.
Partons
du sacre du nouveau président. On peut remarquer, chez beaucoup de gens, la
présence d’une subjectivité disons dépressive, comme si ces gens avaient été
frappés par un coup. Ce coup était pourtant attendu, c’est celui qui était dès
le début le favori dans la compétition qui l’a finalement emporté. Alors ?
Quelle est la nature de ce coup ? Que s’est-il passé au juste ?
L’affect
dominant de la campagne électorale a été la peur. D’une part la peur diffuse
que quelque chose survienne qui précipite la France dans le déclin (mais un
certain nombre d’experts ou dits tels, les « déclinologues »,
proclament que ce déclin est en fait déjà là et même bien entamé), peur
accompagnée du haro jeté sur un certain nombre de boucs émissaires, soit
traditionnels, soit nouveaux (en vrac : les étrangers, les jeunes des
banlieues et globalement les pauvres). Cette peur s’est reconnue dans le
candidat Sarkozy. Mais en face, il y avait une peur seconde, la peur de ce qui
pouvait résulter des effets de la peur primitive, ce qui n’empêchait pas ses
tenants de partager secrètement les mêmes motifs que ceux qui inspiraient la
peur primitive. Cela faisait beaucoup de peur, beaucoup de négativité, et
quasiment rien en termes de propositions affirmatives.
C’est
donc la peur primitive qui l’a emporté. L’existence dans la situation d’un
élément pulsionnel négatif me paraît déjà une caractéristique majeure à
relever. Mais il y a aussi un élément nostalgique, le sentiment qu’un vieux
monde s’écroule. De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce qui s’écroule ? A mon
avis, c’est tout simplement la disparition de l’affrontement entre la gauche et
la droite – ou du moins de cet affrontement dans son inscription symbolique, la
disparition d’une sorte de familiarité électorale liée à la récurrence des
joutes opposant la gauche et la droite. On objectera que cela ne date pas
d’aujourd’hui et qu’on peut même faire remonter la décomposition des repérages
traditionnels aux années 60 avec le déclin du PCF, début d’un processus qui
s’est achevé avec la défaite de l’URSS et de ses alliés. Mais c’est que la
nouveauté de la situation actuelle réside plutôt dans la mise
en scène du caractère obsolète des repérages antérieurs.
On le voit bien avec le phénomène des transfuges, phénomène qui me paraît tout
à fait significatif. Nombre de rats sont en effet en train de quitter le navire
en perdition de la gauche et s’embauchent chez le vainqueur, séduits qu’ils
sont par la flûte dont joue le nouveau président (auquel je suis, de ce fait,
tenté d’accoler le sobriquet d’Homme aux Rats). Notez que la logique de ce
mouvement mène fatalement au parti unique. Comme le signalait mon collègue, le
philosophe slovène Slavoj Zizek, quelque chose n’a pas été dit à l’époque où la
démocratie était opposée au stalinisme ; c’est que celui-ci était en fait
l’avenir de la démocratie. Difficile de discerner les traits du Géorgien dans
ceux de Sarkozy, quoique, en y ajoutant quelque chose de sautillant ...
La
subjectivité dépressive dont nous parlons comporte aussi un élément
d’impuissance. L’impuissance est de toute façon une composante intrinsèque de
la démocratie parlementaire dans la mesure où, dans son fonctionnement même,
elle enregistre à la manière d’un sismographe des phénomènes étrangers au
vouloir de ceux qui y participent. Tout le monde s’est félicité de la participation
massive à ces élections : le suffrage universel a tranché, il faut désormais
respecter sa décision. En ce qui me concerne, je suis désolé, je ne respecte
nullement les décisions du suffrage universel ; pour reprendre un exemple
usé, mais incontournable jusque dans son aspect grotesque, il faut rappeler que
c’est une participation massive d’électeurs qui a porté Hitler au pouvoir. Le
suffrage universel serait donc la seule chose pour laquelle on devrait avoir du
respect indépendamment de ce qu’il produit. L’indifférence au
contenu du suffrage est pourtant consubstantielle au fonctionnement de la
démocratie parlementaire. Chacun pressent en outre qu’il y a dans l’élection,
dans toute élection, un élément de répression
(il faut voir l’acharnement des réactionnaires contemporains à imposer le
système des élections dans les pays qu’ils cherchent à contrôler ; et
rappelons-nous que c’est par l’organisation précipitée d’élections que le formidable
mouvement de mai 68 a été jugulé).
De
la dépression, passons maintenant à la cure et à la définition qu’en donne
Lacan. Selon Lacan, l’enjeu d’une cure analytique consiste à élever
l’impuissance à l’impossible. Qu’est-ce que cela signifie ? Eh bien cela
signifie que pour échapper à la triade de la pulsion négative, de la nostalgie
et de l’impuissance, il faut trouver un point réel
sur lequel tenir coûte que coûte. Ce point « impossible », c’est un
point ininscriptible dans la loi de la situation, un point représenté par la
situation comme impossible. Il faut tenir un point réel de ce type et en
organiser les conséquences. Cela revient, et c’est un aspect fondamental de la
question, à construire une durée autre que celle à
laquelle on a été acculé par la situation. Choix qui est aux antipodes de celui
du rat qui, à l’inverse, se précipite dans la durée qu’on lui offre (il n’est
pas possible au rat d’attendre ne serait-ce que cinq années supplémentaires
pour devenir ministre). C’est avec cet arrière-plan en tête qu’il faut à mon
avis comprendre l’énoncé sarkozyste selon lequel le contenu de l’échéance
actuelle c’est d’en finir une fois pour toutes avec mai 68. Enoncé
surprenant - c’est lui qui, en définitive, donne la signification de la
« rupture » bruyamment annoncée pendant toute la durée de la campagne
– et qui est finalement plutôt une bonne nouvelle : voici que, 40 ans après,
contre toute attente, mai 68 est encore bien présent pour notre Homme aux Rats.
On peut cependant contester la signification qu’il en donne et selon laquelle
« en mai 68 on a cessé de se représenter la distinction entre le Bien et
le Mal » ; cette assignation pseudo-nietzschéenne d’un mai 68
« par-delà bien et mal » est tout à fait fausse : en mai 68, le
Mal était identifié, et sans équivoque, avec les gens qui aujourd’hui
ressemblent précisément à l’Homme aux Rats. Que veut-il donc dire ? Ceci
que, avec son sacre, nous avons la chance historique de pouvoir éradiquer
définitivement l’idée selon laquelle on peut tenir un point réel hors de la loi
étatique de la situation – idée dont mai 68 est pour lui la figuration. La
subjectivité qui va avec, il va s’agir de la mettre hors la loi –
et pas seulement du point de vue policier (qui viendra à son heure) mais
fondamentalement il va s’agir de la référer à l’irreprésentable absolu. Et
c’est bien vu : car cette subjectivité est la seule qui soit véritablement
en antagonisme avec la soumission la plus abjecte à la réalité, à ce que Lacan
appelait « le service des biens ». Et aujourd’hui ce dont il s’agit
c’est d’installer l’hégémonie sans réserves du service des biens (qui se
confond avec le service de ceux qui ont des biens). A cet égard l’escapade de
l’Homme aux Rats sur le yacht de l’un de ses commanditaires (ou, si vous
voulez, de l’un de ses parrains) n’a pas été un malheureux impair, comme ça a
été dit parfois ; il donnait là en réalité la représentation décomplexée
du fonctionnement « normal » : quand on en a la possibilité, on
se sert et c’est comme ça (quant aux autres : tant pis pour eux).
Quel
point tenir ? Je dirais volontiers : n’importe lequel, à la condition
que ce point serve de d’appui pour la construction d’une autre durée. Je vous
en donne quand même quelques exemples - en vrac, liste non limitative.
1. Tenir
l’énoncé « il n’y a qu’un seul monde »
2. Tenir
que les ouvriers de provenance étrangère doivent être reconnus par l’Etat comme
des libres sujets et honorés comme tels. Voici un exemple d’un point qui est
thématisé négativement par l’Homme aux Rats et qu’il importe de
« transvaluer » (pour reprendre l’expression nietzschéenne) de façon
éminemment positive : ceux qui sont honnis par l’Homme aux Rats sont
précisément ceux qui doivent être honorés (et nous sommes nous-mêmes honorés de
les accueillir).
3. Tenir
que l’art comme création vaut mieux que la culture comme consommation.
4. Tenir
que la science, intrinsèquement gratuite, l’emporte absolument sur la technique
même (et surtout si elle est) profitable – ou (plus général) : ce qui a
valeur universelle l’emporte absolument sur ce qui a valeur marchande.
5. Envisager
la situation du point de vue d’une maxime égalitaire.
6. Tenir
que, quelles que soient les circonstances, tout malade doit être soigné le
mieux possible.
7. Tenir
que l’amour a besoin d’être constitué comme un point réel, coincé qu’il est
entre la pornographie et le contrat.
8. Tenir
que la politique d’émancipation est supérieure à toute gestion.
J’ajouterais
volontiers un point plus local : un journal qui appartient à de riches managers
ne doit pas être lu par quelqu’un qui n’est ni l’un ni l’autre (que les riches
managers fassent circuler les gazettes qui leur appartiennent entre
eux !).
On
en vient ainsi à la question du courage. En 1954, Lacan se demandait :
« Devrions-nous pousser l’intervention analytique jusqu’à des dialogues
fondamentaux sur la justice et le courage, dans la grande tradition
dialectique ? » (Séminaire I, p. 223). Quelle définition donner du
courage ? Je propose de dire que le courage est la vertu qui se manifeste,
sans égards pour les lois du monde, par l’endurance dans l’impossible. Le
courage ne consiste pas uniquement à expérimenter l’impossible : faire
face à l’impossible, cela c’est le temps propre à l’héroïsme. Le courage
consiste plutôt, une fois l’impossible affronté, à se tenir dans cette durée
différente dont on sait qu’elle est nécessaire pour sortir de l’impuissance.
Mais le moment héroïque est indispensable : il faut d’abord se tourner
vers le point d’impossible (c’est ce que Platon nomme
« conversion »), et ensuite tenir ce point dans la durée. Si le
moment héroïque est omis, i.e. si l’on ne change pas d’abord de terrain, c’est
qu’il s’agit d’un simple recommencement. J’y ai pensé en voyant la dernière
couverture du magazine « Marianne » où s’étalait en gros caractères
l’injonction : « N’ayez pas peur ! ». Voilà une formule
qui, après la parution des résultats de l’élection présidentielle, pourrait
passer pour un appel au courage. Mais quand on voit le détail de ce qui est
proposé (en plus petits caractères), à savoir la nième invitation à une
refondation de la gauche, sans les archaïsmes bien entendu etc., on comprend
qu’il s’agit en réalité de recommencer comme avant. Le courage, ce n’est pas le
courage de recommencer, le courage ne saurait être gouverné par la nostalgie.
Le courage est toujours local : il commence en un point d’impossible (qui
n’est pas forcément le même pour tous) et la durée nouvelle s’origine en ce
point, sans qu’il y ait nécessité d’en passer par une confrontation avec le
global. Le courage oriente localement dans la désorientation globale.
La
désorientation, en sa globalité, mérite que l’on remonte jusqu’à son
transcendantal pétainiste. Car le pétainisme est le nom, en France, de la forme
étatisée et catastrophique de la désorientation. Ce pétainisme, générique si
l’on veut, commence bien avant Pétain : en 1815 avec le retour de la
réaction dans les fourgons des armées étrangères d’occupation. Du pétainisme
générique, on peut isoler quelques traits formels : a) la capitulation et
la servilité vis-à-vis des puissants de ce monde se présentent sous l’aspect
apparemment opposé de la rupture et de la régénération morale ; b)
l’abaissement national est imputé à une crise morale grave (p. ex. mai 68) ce
qui permet à la morale de venir à la place de la politique qui est, quant à
elle, tenue en lisières (c’est l’Etat qui est entièrement chargé de la
politique et qui a les mains libres pour ce faire) ; c) l’exemple du
redressement vient de l’étranger (en l’occurrence Bush et Blair), doctrine dans
la dépendance d’une logique politique du modèle
(au sens d’une réalité à modeler, d’une situation à reconfigurer, i.e. d’une
esthétique du modèle au sens où l’entendait Philippe Lacoue-Labarthe) ; d)
l’idée qu’il s’est passé quelque chose de néfaste amène à lier historiquement
deux événements : l’un négatif, en général un événement ouvrier ou
populaire (le Front Populaire pour Pétain, mai 68 pour Sarkozy) et l’autre
positif, de nature étatique ; e) enfin, un élément racialiste, avec p. ex.
des énoncés comme « la France n’a de leçons à recevoir de
personne », où se dit que notre civilisation, nos valeurs, notre essence,
… sont quand même supérieurs à ce qui existe dans d’autres régions du monde. Le
pétainisme comme subjectivité générale de masse,
va en réalité couvrir … quoi ? Très crûment : une guerre contre le
peuple, la servilité vis-à-vis de l’extérieur et la protection des fortunes (ce
dernier point sous le mot d’ordre : « à chacun selon son
mérite » dont tout le réel est : « honorez les
riches ! »).
Dans
ce contexte, il est trop restrictif (ou trop négatif) de dire que le courage
c’est de ne pas être pétainiste (c’est tout le contenu de la notion de
« résistance » qui est aujourd’hui proposée par certains). Il faut
plutôt déclarer que le courage c’est de tenir un point qui soit absolument hétérogène
au pétainisme. C’est cela seul qui permet une rupture effective qui ne
soit pas le masque d’une continuité et qui n’ait rien à voir avec la moralité
(mais par contre tout à voir avec une question de discipline, puisque l’enjeu
est d’exister comme sujet). Plutôt que de se référer à un événement néfaste, le
courage soutient au contraire, à titre d’allégorie personnelle, un événement
faste et entend lui être fidèle (ce peut être par exemple mai 68) : le
courage préfère des emblèmes affirmatifs et répugne aux drapeaux qui prennent
pour cible une décadence à réparer. Enfin le courage consiste, contre le
racialisme, à soutenir l’énoncé : « il n’y a qu’un seul monde ».
Tentons
un survol historique de grande ampleur, à la façon de Hegel. Depuis la
Révolution française et l’écho universel qu’elle a eu, nous savons –
comprendre : il y a ce savoir, ce savoir est là, disponible pour
l’humanité générique – nous savons, donc, que le communisme est la bonne
hypothèse. Ce qui veut dire : le dispositif des classes, le pouvoir des
puissants, ce ne sont pas des choses inéluctables ; de même que n’est pas
inéluctable qu’il y ait l’Etat en tant que séparé de la société. L’hypothèse
communiste prise comme idée régulatrice (au sens que Kant donne à cette expression)
est inaugurale pour notre modernité politique – et ce indépendamment des
déclinaisons particulières auxquelles l’hypothèse a donné lieu. Je pense que
Sartre avait tout à fait raison quand il disait que s’il fallait renoncer à
cette hypothèse, l’humanité ne serait pas notablement plus intéressante que les
fourmis ou les termites (ou, plus généralement, que toute espèce animale vivant
en collectivité).
Je
distinguerai deux grandes séquences historiques. La première va de la
Révolution française à la Commune de Paris ; elle lie le mouvement
populaire (auquel s’adjoint le mouvement ouvrier) et la thématique de
l’insurrection (le renversement insurrectionnel ayant le nom de Révolution). La
deuxième séquence va d’Octobre 17 à la Révolution Culturelle en Chine ;
cette période de 40 années est dominée par le thème du parti, i.e. en fin de
compte par le thème de l’organisation victorieuse (son slogan majeur est que la
discipline est la seule arme de ceux qui n’ont rien). Entre la fin de la
première séquence et le début de la seconde, il y a un long intervalle (à
nouveau de 40 années) qui correspond à l’apogée de l’impérialisme européen et à
la mise en coupe réglée de nombreuses régions du globe. Après la seconde
séquence, dont la saturation est avérée avec l’effondrement des Etats
socialistes, prend place une période de stabilisation réactive pendant une
trentaine d’années, dans laquelle nous sommes encore. Ma conviction est
qu’inéluctablement une troisième séquence historique va s’ouvrir, différente
des deux précédentes, mais paradoxalement plus proche de la première que de la
seconde : cette séquence aura en effet en commun avec la séquence qui a
prévalu au 19ème siècle d’avoir pour enjeu l’existence
même de l’hypothèse communiste, aujourd’hui massivement déniée (de nombreux
éléments de la réalité contemporaine rappellent d’ailleurs le 19ème
siècle : cynisme des possédants, brutalité de la domination etc.). Rappelons-nous
la phrase de Marx déclarant, en 1848 : « Un spectre hante l’Europe,
celui du communisme », phrase extraordinaire par sa puissance prophétique,
car, véritablement, en 1848, il y avait peu d’éléments à la surface du social
dont on pouvait tirer un tel diagnostic. La question posée aujourd’hui à la
politique d’émancipation est à nouveau celle de l’existence de
l’hypothèse communiste, qui, de même qu’au 19ème siècle, n’a plus
rien d’évident, mais hypothèse qui doit être reprise sur un mode autre que le
mode insurrectionnel. Un autre mode d’existence de l’hypothèse, dont l’exercice
sera local, est à l’ordre du jour.
Récapitulation
en 5 points de ce qui a été avancé cette année.
1)
Le moment de l’analyse :
Le
temps présent, considéré du point de vue subjectif, est un temps désorienté.
Proposition que l’on peut relier à une thèse plus générale : toute
politique d’oppression, toute séquence réactionnaire – et c’est bien ce que
nous expérimentons dans le temps présent - s’accompagne d’un élément de
désorientation. En quoi la désorientation consiste-t-elle
précisément ? La désorientation revient à rendre illisible la séquence
antérieure, soit la séquence qui, quant à elle, était bel et bien orientée :
il ne s’agit pas pour autant de « défendre » la séquence antérieure
en disant qu’elle a été magnifique, radieuse etc. Dans mon texte « Qu’est-ce qu’un
thermidorien ? »[11],
je faisais déjà remarquer que le propre de la période thermidorienne avait été
de rendre la séquence robespierriste antérieure illisible : la
transformation de celle-ci en séquence pathologique (terroriste) en avait rendu
l’accès impossible du point de vue de son intelligibilité. Rendre une période
illisible, c’est autre chose et plus que simplement la condamner. Car un des
effets de l’illisibilité est de s’interdire de trouver dans la période en
question les principes mêmes aptes à remédier à ses impasses : si la période
est déclarée pathologique, il n’y a rien à en tirer pour l’orientation
elle-même. Je soutiens par conséquent que, concernant une séquence antérieure
close, il est nécessaire de conserver la conviction qu’elle détient un principe
de lisibilité – et ce indépendamment de la valeur intrinsèque de la séquence
considérée. Le débat sur la Révolution Française s’est posé sous la Troisième République
(au moment de la commémoration du premier centenaire) : qu’elle soit
déchiffrable comme processus politique, certains historiens ne l’admettaient
qu’au prix d’en excepter sa séquence terroriste (ils arrêtaient donc la
« Révolution Française » en 1792, livrant la suite des événements au
seul ressort de la pathologie politique) ; cette conception a été
combattue par les socialistes, et notamment par Jaurès, mais aussi par
Clémenceau qui, à cette occasion, a produit une formule célèbre :
« La Révolution Française forme un bloc » ; cette formule est
remarquable en ce qu’elle déclare la lisibilité intégrale du processus quels
qu’aient été les éléments éventuellement négatifs en son sein. Je dirai donc à
mon tour, concernant le communisme, puisque c’est à son sujet que le
discours ambiant transforme la séquence antérieure en pathologie opaque, que
lui aussi forme un bloc.
2)
Quel peut être le contexte d’une orientation véritable ? Je
répondrai : ce ne peut être que celui de la formidable nouveauté ouverte à
la fin du 18ème siècle et au début du 19ème, à savoir ce
que j’appellerai l’hypothèse communiste. Que l’historicité
contemporaine soit (désormais) sous l’hypothèse communiste, c’est une idée que
l’on trouve dans le texte de Marx Le Manifeste communiste
(1848), qui contient la fameuse phrase (commentée avec force par Jacques
Derrida dans Spectres de Marx) : « un
spectre hante l’Europe, celui du communisme ». Qu’est-ce que l’hypothèse
communiste ? Elle tient en 3 assertions, je dirais même en 3 principes ou
axiomes. 1° L’idée égalitaire : il ne s’agit pas seulement de l’assertion
d’égalité (entre les hommes), mais plus profondément de ceci que le principe
égalitaire est praticable, qu’il peut fonctionner comme une maxime d’action. L’idée
commune est que la nature humaine est vouée à l’inégalité, qu’il est d’ailleurs
dommage qu’il en soit ainsi, mais qu’après avoir versé quelques larmes à ce propos,
il est essentiel de s’en convaincre et de l’accepter. A l’égalité, on oppose
alors l’équité, un principe censé être plus pertinent eu égard à ce qu’est la
nature humaine – avec cette réserve qu’à l’usage on voit que la notion
d’équité, en tant que norme nouvelle, fonctionne en réalité comme paravent pour
l’absence de toute norme et comme promotion du principe de puissance pure. A
cela, l’idée égalitaire répond non pas exactement par la proposition de
l’égalité comme programme (réalisons l’égalité foncière de la nature humaine),
mais en déclarant que le principe égalitaire est praticable, qu’il peut constituer
le principe de l’action politique[12].
2° L’idée d’un Etat coercitif séparé n’est pas nécessaire (thèse communiste du
dépérissement de l’Etat) ; on peut également la formuler en disant que
l’action politique n’est pas nécessairement normée par la question du pouvoir
d’Etat (il y a eu des sociétés sans Etat ; il est donc licite de postuler
qu’il y aura des sociétés sans Etat). 3° L’organisation de la spécialisation
des tâches n’est pas non plus quelque chose de nécessaire (Marx tenait beaucoup
à cette idée : il y a une essentielle polymorphie du travail humain). Ces
3 principes ne constituent pas un programme, mais des maximes d’orientation.
Leur formulation a été la grande innovation historico-intellectuelle du 19ème
siècle et je ne vois aujourd’hui aucune raison de revenir là-dessus. Les
arguments de réalité ne valent pas contre des principes.
3)
Je reprends la périodisation historique que je vous ai déjà proposée.
L’hypothèse communiste émerge au moment de la Révolution française,
principalement autour de Gracchus Babeuf et de ses amis. Elle va véritablement
s’installer entre 1848 et la Commune de Paris, liant le mouvement
populaire (auquel s’adjoint le mouvement ouvrier) et la thématique de
l’insurrection (le renversement insurrectionnel portant le nom de Révolution).
C’est aussi la période d’installation des Etats bourgeois nationaux tandis que
la figure de l’insurrection est, quant à elle, internationale (n’oublions pas
par exemple que nombre de dirigeants de la Commune de Paris étaient polonais).
Puis il y a un long intervalle, de près de 50 années (entre 1871 et 1917), qui
correspond à l’apogée de l’impérialisme européen et à la mise en coupe réglée
de nombreuses régions du globe. Du point de vue de l’intellectualité politique,
la question dominant cette période, celle qui débute avec l’écrasement de la
Commune de Paris, est : « Qu’est-ce qu’une insurrection ouvrière
victorieuse ? » La séquence qui va d’Octobre 1917 à 1976 (Révolution
Culturelle en Chine) est la deuxième séquence d’effectuation de
l’hypothèse communiste ; elle se réalise sur la base de la résolution de
la question de la phase précédente : on sait désormais ce qu’est une
insurrection victorieuse, le thème dominant est le thème du parti avec son
slogan majeur qui est que la discipline est la seule arme de ceux qui n’ont
rien, de nouveaux thèmes apparaissent (la guerre paysanne, en Chine, en
particulier). De 1976 à aujourd’hui, prend place une période de stabilisation
réactive, que j’appelle la 2ème Restauration, période dans laquelle
nous sommes encore, et au cours de laquelle on a notamment vu l’effondrement
des Etats socialistes. Il y a cette fois la tentative, non plus seulement de
combattre l’hypothèse communiste, mais de déclarer son caractère intenable –
dans un contexte où, de fait, elle est largement déracinée et où il existe chez
les gens un fort doute quant à sa validité. Ma conviction est
qu’inéluctablement une troisième séquence historique va s’ouvrir, différente
des deux précédentes, mais paradoxalement plus proche de la première que de la
seconde : cette séquence aura en effet en commun avec la séquence qui a
prévalu au 19ème siècle d’avoir pour enjeu l’existence
même de l’hypothèse communiste, aujourd’hui massivement déniée ; des
travaux préliminaires pour la ré-installation de l’hypothèse sont discernables.
La séquence contemporaine est à cet égard différente de celle qui a prévalu
entre 1871 et 1917 : dans celle-ci en effet, c’est une orientation qui
s’opposait à une autre orientation, alors que dans la séquence que nous connaissons
actuellement c’est l’existence même de l’orientation que l’on tente de
déraciner. Car on cherche à nous persuader que la désorientation comme telle
est le régime général véritable, le seul régime de pensée véritablement
compatible avec la liberté. L’idée sous-jacente à la propagande
contemporaine est qu’il y a une profonde compatibilité entre la liberté de
l’animal humain naturel, livré à ses intérêts immédiats, et l’absence
d’orientation de la pensée ; corollaire : qu’entre cette liberté et toute
orientation dans la pensée, il y a une profonde incompatibilité – ce qui
d’ailleurs n’est pas faux : car une orientation véritable dans la pensée
suppose l’adoption d’une discipline, ce qui implique
d’ailleurs de sa part une grande suspicion vis-à-vis de la conception
contemporaine de la liberté.
4)
Ce dont nous avons besoin, vous avais-je dit, c’est d’une morale provisoire pour
temps désorienté, pour reprendre une expression de Descartes (Descartes dit dans
le Discours de la méthode : « une morale par
provision »). Il s’agit de tenir minimalement une figure subjective
consistante, sans avoir pour cela l’appui de l’hypothèse communiste (non
encore) ré-installée. Il y a là manifestement un cas typique de circularité.
Car il s’agit de sortir d’une situation et l’on a besoin pour ce faire de
moyens qui sont précisément en dehors de la situation. Cette circularité, en
tout cas, il faut l’assumer : il ne sert à rien de faire comme si
l’hypothèse était déjà installée, ou encore installée … J’avais dit qu’il faut
trouver un point réel sur lequel tenir coûte que
coûte, un point « impossible », ininscriptible dans la loi de la
situation, un point représenté par la situation comme impossible. Il faut tenir
un point réel de ce type et en organiser les conséquences. Ce qui revient à
déclarer une existence là où le monde prétend qu’il n’y a rien. La règle, pour
s’orienter dans l’être, est de savoir se gouverner sur ce qui inexiste :
le guide n’est pas ce qui apparaît, mais ce qui in-apparaît. L’inexistant-clé
de nos sociétés est aujourd’hui le prolétaire étranger sans papiers : il
est la marque, immanente à notre situation, de ceci qu’il n’y a qu’un seul
monde. Traiter le prolétaire étranger comme venant d’un
autre monde, voilà la tâche spécifique dévolue à un ministère spécial,
le nouvellement créé « ministère de l’identité nationale », qui,
comme vous le savez, disposera de sa propre force de police (la « police
aux frontières ») : je ne vois guère de différence de nature entre ce
« ministère des affaires africaines » qui ne dit pas son nom et le
commissariat aux affaires juives de sinistre mémoire.
5)
J’en viens à affirmer que la vertu principale dont nous avons aujourd’hui
besoin est le courage. Ceci n’est pas universellement le cas
: dans d’autres circonstances, d’autres vertus peuvent occasionnellement être
requises de façon prioritaire ; ainsi à l’époque de la guerre
révolutionnaire en Chine, c’est la patience
qui a été promue par Mao comme vertu cardinale. Mais aujourd’hui c’est
incontestablement le courage. J’ai proposé de dire que le courage est la vertu
qui se manifeste, sans égards pour les lois du monde, par l’endurance de
l’impossible. Il s’agit de tenir le point impossible sans avoir à rendre compte
de l’ensemble de la situation : le courage,
en tant qu’il s’agit de traiter le point comme tel, est une vertu locale. Il
relève d’une morale du lieu, avec pour horizon un (des) principe(s) [ce sont
les principes qui ont en charge la question de la totalité].
« La
conquête du courage », titre du magnifique texte de Stephen Crane (1895),
ce pourrait être l’intitulé de la maxime pour notre temps. Car il ne serait pas
bon que les temps actuels, pour déplorables qu’ils soient, incitent à la
déploration. Il faut accepter de saisir – et d’être saisi par – un point qu’il
importe, localement, de tenir coûte que coûte.
Relisons
la toute fin du roman (trad. de F. Viellé-Griffin et H.D. Davray).
Peu
à peu, cependant, il réunit assez de force pour repousser au loin la hantise de
sa défaillance (soit : l’anticipation de l’impuissance, comme il
arrive habituellement). Ses yeux lui semblèrent, enfin, s’ouvrir
différemment sur ses visions : le regard se
modifie, il y a une autre façon de voir ce que l’on voit, qui porte également
sur les idées de naguère (la camelote criarde de ses idées de naguère) ;
l’impuissance est soudainement, comme dit Lacan, « élevée à
l’impossible » ; et sa joie fut grande de savoir qu’il les
méprisait (les idées de naguère). Cette conviction
s’accompagne d’un aplomb calme, sans fausse assertion de soi. Instantanément,
les labours fumants n’existaient plus. Les cicatrices se fanent comme les
fleurs.
Néanmoins
le jeune homme souriait, car il voyait que le monde (illusions
comprises) était un monde à sa taille. C’est le même monde
où la procession lasse des soldats [s’émiette] au long des
routes, découragée et murmurante, avançant, se traînant avec effort dans la
boue liquide et brune sous un ciel bas et misérable,
mais c’est un monde où il devenu possible de faire quelque chose. A moi aussi,
le monde apparaît bien souvent comme fait de jurons et de béquilles.
Mais une fois le courage conquis, on cesse d’être un animal, une bête
endolorie et trempée de sueurs. Il est possible de se
tourner, avec un désir d’amant, vers l’image des ciels paisibles,
car ce qu’on voit, les verdoyantes prairies,
fait désormais partie du monde – de ce monde changé, transformé sur place,
transfiguré. Par delà le fleuve, un rayon d’or perça la cohorte des lourds
nuages de pluie.
*
Le
séminaire de l’année prochaine sera consacré à la figure contemporaine de
Platon.
––––––––––
[1] Une philosophie de la volonté, ou de la décision, se distingue en particulier des philosophies du désir. Non qu’elle méconnaisse ou néglige la réalité du désir en tant que matériau du sujet ; mais précisément, il ne s’agit que d’un matériau. « Ne pas céder sur son désir », telle est la maxime que donne Lacan pour l’éthique de la psychanalyse. Tout est là : « ne pas céder sur son désir », ce n’est pas la même chose que désirer. [Et l’exemple que Lacan donne de la pure position éthique, de la personne qui ne cède pas sur son désir, c’est Antigone]. Il y a là, disons-le, une forme d’héroïsme que je revendique explicitement [cf. Qu’est-ce que vivre ? paragr. 13 et 14] – et n’oublions pas que Descartes était un contemporain de Corneille …
[2] voir Logiques des mondes p. 534
[3] Ce n’est pas que je défende le service militaire, en tout cas pas
ce qu’il était devenu juste avant sa suppression, à savoir un processus de
clochardisation avancée. Je défends par contre l’idée que la suppression du
service militaire est un fait-de-pensée ; et j’attire l’attention sur les
mots eux-mêmes : qu’est-ce qu’a bien pu signifier l’existence d’un service militaire ?
[4] Guerre moderne, qui est peut-être déjà derrière nous, dont peut-être nous sommes en train de nous éloigner – auquel cas, la dernière véritable guerre « moderne » aura été la 2ème Guerre Mondiale.
[5] Le nihilisme éthique est foncièrement différent du nihilisme
cynique contemporain dont le mot d’ordre est : « A moi, ma jouissance
quotidienne ! », nihilisme qui est la thèse propre des temps
désorientés. Pour le nihilisme contemporain, toute tentative d’orientation dans
la pensée, dans l’existence, est un archaïsme ; c’est pour lui être
pleinement de son temps que de proclamer la valeur de la combustion de
l’existence qui définit le nihilisme.
[6] Ceci a des résonances « existentielles » évidentes : tout le monde sait bien que lorsque l’on ne coïncide pas bien avec soi-même, c’est aussi que l’on n’est pas « à l’aise » dans la situation considérée et qu’on préférerait être ailleurs; à l’inverse, on existe fortement dans une situation à raison de l’intensité de notre identité telle qu’elle perçue dans cette situation.
[7] Corollaire : le débat d’orientations dans la pensée est nécessairement un débat antagonique.
[8] L’exemple des Objections et Réponses qui accompagnent les Méditations
métaphysiques de Descartes l’illustre à sa
façon : il ne s’agit justement pas ici, malgré les apparences, d’une
confrontation de Descartes avec des contradicteurs, mais d’une théâtralisation
qui est entièrement de son fait avec des oppositions qu’il se donne ; il
en résulte simplement une autre manière de
déployer les thèses des Méditations.
[9] De Ph. Lacoue-Labarthe, on lira plus particulièrement deux textes
qui introduisant aux deux questions majeures qui l’ont occupé : La
Fiction du Politique (sur l’implication de la
raison spéculative dans l’approbation que Heidegger a donnée au
national-socialisme et sur l’idée « qu’un peuple ne naît à l’histoire et
ne s’identifie comme tel que s’il est porteur d’un art, c’est-à-dire d’un
mythe, qui lui soit propre ») ; La Poésie comme Expérience (méditation sur la rencontre en 1967 de Paul Celan avec Heidegger).
Ces deux livres sont parus aux éditions Christian Bourgois.
[10] Les citations de Heidegger proviennent de « Projets pour
l’histoire de l’Être en tant que métaphysique » qui est un texte, ou
plutôt un ensemble de notes, situé à la fin de Nietzsche II (traduction P. Klossowski).
[11] In A. Badiou Abrégé de métapolitique
Seuil 1998 p. 139-154
[12] [DF] Il est intéressant de mettre ce passage en regard d’une
déclaration de Jacques Rancière : « L’égalité est ce que j’ai appelé
une présupposition. Entendons par là que ce n’est pas un principe ontologique
fondateur, mais que c’est une condition qui ne fonctionne que lorsqu’elle est
mise en œuvre. Par conséquent, la politique n’est pas fondée sur l’égalité au
sens où d’autres veulent la fonder sur telle ou telle disposition humaine
générale comme le langage ou la peur. (…) [L’égalité] ne crée de la politique
que lorsqu’elle est mise en œuvre sous la forme spécifique de tel ou tel cas de
dissensus » (J. Rancière Le coup double de l’art politisé ;
entretien avec Gabriel Rockhill in Lignes n° 19
(février 2006) p. 145-6)