S’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence

Séminaire public d’Alain Badiou

 

II. 2005-2006

(notes de Daniel Fischer)

 

19 OCTOBRE 2005................................................................................................................................................ 1

Qu'est-ce que vivre?......................................................................................................................................... 1

30 NOVEMBRE 2005............................................................................................................................................. 3

14 DECEMBRE 2005.............................................................................................................................................. 3

11 JANVIER 2006................................................................................................................................................... 4

15 MARS 2006........................................................................................................................................................ 5

26 AVRIL 2006....................................................................................................................................................... 6

31 MAI 2006............................................................................................................................................................ 6

Un poème de Wallace Stevens, sur le devenir-vrai (ou lumière)................................................................. 7

Soliloque dernier de l'amant intérieur (1954).......................................................................... 7

14 JUIN 2006.......................................................................................................................................................... 7

Soliloque dernier de l'amant intérieur (1954)................................................................................................ 8

 

19 OCTOBRE 2005

Pour caractériser l’état des choses actuel, j’ai antérieurement avancé le terme de « matérialisme démocratique » (cf. octobre 2003) dont la thèse fondamentale, je le rappelle, est la suivante : il n’y a que des corps et des langages. Autrement dit, ce qu’il y a ce sont des corps plus ou moins affectés par des langages.

Nous avions conclu, l’année dernière, à la péremption de la figure dialectique comme figure d’identification de l’adversité [c’est une figure où l’émancipation présuppose l’oppression, et se gagne sous la forme de la négation de la négation; c’est de l’autre que vous vient votre identité, l’identité et l’adversité appartiennent au même devenir, qui est le devenir de la contradiction]. Si l’on veut que le protocole d’identification contemporain de l’adversaire soit autre chose que cela, qui est saturé, il faut construire une scène idéologique nouvelle, en incise à la domination du matérialisme démocratique. 

Dans ce but, nous consacrerons cette année à la construction d’un appareillage de pensée – que je propose d’appeler « dialectique matérialiste » - dont l’énoncé constituant est : il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités.

Deux temps, donc : 1. une logique du il y a ; 2. une logique de l’exception (sinon que).

La pente majeure du matérialisme démocratique est précisément la thèse selon laquelle il n’y a pas d’exception. Il n’y a qu’un marché, qu’une économie, qu’une politique etc. et en définitive il n’y a qu’un seul ordre des choses. « C’est comme ça », est-il ajouté. Avec cette présomption de l’Un, le matérialisme démocratique est d’ailleurs conséquent avec lui-même : l’exception, i.e. ce qui n’est pas comme le reste, ce n’est effectivement pas intrinsèquement démocratique … La force (ou l’astuce) du matérialisme démocratique est que l’instance de l’Un y est camouflée par la multiplicité pure : le multiple sans rivages des corps et des langages (puisqu’il n’y a que cela), la multiplicité équivalente des cultures, des postures sexuelles, la reconnaissance de « l’autre », tous ces thèmes et leur acceptation normative sont l’horizon naturel du matérialisme démocratique.

La brèche introduite dans le il y a par le sinon que, la brèche de l’exception, je l’appelle : « vérité ». Il faut bien comprendre la logique de la brèche : la première partie de l’énoncé il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités est en partage avec la logique du matérialisme démocratique (puisqu’il s’agit de deux logiques matérialistes); le travail (c’est un travail logique) consiste à greffer de façon immanente sur la logique du il y a une logique de l’exception.

Nous soutenons que le matérialisme démocratique est une idéologie. Si tel est bien le cas, il est de l’ordre du semblant, de l’imaginaire, de l’illusion etc. La difficulté est qu’il s’agit d’un semblant tel qu’il est argumenté du réel. C’est une situation relativement inédite. Lorsque l’idéologie était informée par la religion, les choses étaient plus claires, l’argument idéologique était nettement tiré d’une extériorité au réel (transcendance). Le matérialisme démocratique dit exactement l’inverse, à savoir que c’est tout ce qui n’est pas lui qui argue d’une extériorité au réel ; il met au défi tout adversaire potentiel d’admettre le il y a. C’est l’idéologie qui se présente dorénavant comme le contraire de l’imaginaire ! Quitte à retrouver quand même la figure imaginaire de l’Un et du Tout, par le biais de ce qui est en fin de compte le noyau de la logique du il y a, à savoir la forclusion de l’exception …

C’est un semblant de réel que nous présente le matérialisme démocratique. La question - difficile – est de penser le réel de ce semblant de réel : car que le réel du matérialisme démocratique soit du semblant (en d’autres termes : que l’on se fasse avoir), cela est certain; par contre, savoir précisément où est situé le point d’imposture qui consiste à forclore l’exception, cela est moins clair. Question difficile, car nous voulons éviter une réponse à la Baudrillard, comme quoi en dernière instance tout ça, soit le réel du matérialisme démocratique, relève du simulacre, du virtuel etc. Comment une thèse matérialiste sur le il y a, thèse que nous sommes contraints de partager, nous l’avons dit (car il est vrai que ce qu’il y a ce sont des corps et des langages), comment une thèse qui est même raisonnablement démocratique, est-elle susceptible de fonctionner comme une imposture radicale ?

Il nous faut construire une théorie du réel du semblant, une théorie du réel de l’apparaître (et non de l’apparaître de l’apparaître cf. Baudrillard), i.e. que nous avons besoin d’une nouvelle grande Logique qui soit en capacité de relayer la logique dialectique. Une condition essentielle pour cette théorie est que l’exception n’y soit pas en exception ontologique par rapport au régime du il y a : puisque nous admettons qu’il n’y a que des corps et des langages, les vérités (l’exception) doivent avoir un corps. C’est une figure de torsion. La scène des vérités n’est pas une autre scène, elle n’est pas en exception par rapport au régime du il y a lui-même, elle est une exception immanente. Il nous faudra donc aborder la question décisive du corps des vérités.

 

*

 

Tout ceci sera développé dans le livre que je viens de terminer et qui paraîtra au printemps 2006, livre intitulé Logiques des mondes.

En voici, in extenso et en primeur, la conclusion, dont le titre est : Qu’est-ce que vivre ?

Qu'est-ce que vivre?

O. Nous voici à même de proposer une réponse à ce qui, depuis toujours, est la question « intimidante » - comme le dit un personnage de Julien Gracq - à laquelle, si grand soit son détour, la philosophie est à la fin sommée de répondre: Qu'est-ce que vivre? « Vivre », évidemment, non pas au sens du matérialisme démocratique (persévérer dans les libres virtualités du corps), mais bien plutôt au sens de la formule énigmatique d'Aristote: vivre« en Immortel ».

Nous pouvons tout d'abord reformuler le système exigeant des conditions d'une réponse affirmative du type: « Oui! La vraie vie est présente. »

 

1. Ce n'est pas un monde, donné dans la logique de son apparaître - l'infini de ses objets et de ses relations - qui induit la possibilité de vivre. Si du moins la vie est autre chose que l'existence. L'induction d'une telle possibilité repose sur ce qui, dans un monde, fait trace de ce qui lui est advenu sous les espèces d'une disposition foudroyante. Soit la trace d'un événement évanoui. Une telle trace est toujours, dans l'apparaître mondain, une existence d'intensité maximale. Par incorporation du passé du monde au présent qu'ouvre la trace on apprendra qu'antérieurement à ce qui advint et n'est plus, le support d'être de cette existence intense était un inexistant du monde. Fait trace dans le monde, et signe pour la vie, la naissance d'un multiple à l'éclat de l'apparaître, auquel il n'appartenait que sous une forme éteinte.

La première directive philosophique à qui demande où est la vraie vie est donc la suivante: « Prends soin de ce qui naît. Interroge les éclats, sonde leur passé sans gloire. Tu ne peux espérer qu'en ce qui inapparaissait. »

 

2. Il ne suffit pas d'identifier une trace. Il faut s'incorporer à ce qu'elle autorise comme conséquences. Ce point est crucial. La vie est création d'un présent, mais cette création est, comme l'est pour Descartes le monde au regard de Dieu, création continuée. Autour de la trace, autour de l'éclat anonyme d'une naissance au monde de l'être-là, se constitue la cohésion d'un corps antérieurement impossible. Accepter ce corps, déclarer ce corps, n'est pas suffisant pour être le contemporain du présent dont il est le support matériel. Il faut entrer dans sa composition, il faut devenir un élément actif de ce corps. Le seul rapport réel au présent est celui d'une incorporation. Incorporation à cette cohésion immanente au monde que délivre, nouvelle naissance au-delà de tous les faits et balises du temps, le devenir-existant de la trace événementielle.

 

3. Le déploiement des conséquences liées à la trace événementielle, conséquences qui créent un présent, se fait par le traitement de points du monde. Il se fait, non par le trajet continu de l'efficace d'un corps, mais par séquences, point par point. Tout présent est fibré. Les points du monde où l'infini comparaît devant le Deux du choix sont en effet comme les fibres du présent, sa constitution intime dans son devenir mondain. Il est donc requis, pour que s'ouvre un présent vivant, que le monde ne soit pas atone, qu'il y ait des points où s'assure, fibrant le temps créateur, l'efficace du corps.

 

4. La vie est une catégorie subjective. Un corps est la matérialité qu'elle exige, mais de la disposition de ce corps dans un formalisme subjectif dépend le devenir du présent; qu'il soit produit (le formalisme est fidèle, le corps est directement situé « sous » la trace événementielle), qu'il soit raturé (le formalisme est réactif, le corps est tenu à une double distance de la négation de la trace), ou qu'il soit occulté (le corps est nié). Ni la rature réactive du présent, qui nie la valeur de l'événement, ni, a fortiori, son occultation mortifère, qui suppose un « corps » transcendant au monde, n'autorisent l'affirmation de la vie, qui est incorporation, point par point, au présent.

Vivre est donc une incorporation au présent sous la forme fidèle d'un sujet. Si l'incorporation est dominée par la forme réactive, on ne parlera pas de vie, mais de simple conservation. Il s'agit en effet de se protéger des conséquences d'une naissance, de ne pas relancer l'existence au-delà d'elle-­même. Si l'incorporation est dominée par le formalisme obscur, on parlera de mortification.

La vie est en définitive le pari fait sur un corps advenu à l'apparaître qu'on lui confiera fidèlement une temporalité neuve, tenant à distance la pulsion conservatrice (l'instinct mal nommé « de vie ») comme la pulsion mortifiante (l'instinct de mort). La vie est ce qui vient à bout des pulsions.

 

5. Parce qu'elle vient à bout des pulsions, la vie s'ordonne à la création séquentielle d'un présent, laquelle constitue et absorbe un passé de type nouveau.

Pour le matérialisme démocratique, le présent n'est jamais créé. Il affirme en effet de façon tout à fait explicite qu'il importe de tenir le présent dans la limite d'une réalité atone. C'est que pour lui, toute autre vision plie les corps au despotisme d'une idéologie, au lieu de les laisser libre de gambader dans la diversité des langages. Le matérialisme démocratique propose de nommer « pensée » la pure algèbre de l'apparaître. Il résulte de cette conception atone du présent une fétichisation du passé comme « culture » séparable. Le matérialisme démocratique a la passion de 1'histoire, il est, véritablement, le seul authentique matérialisme historique.

Contrairement à ce qui se passe dans la version stalinienne du marxisme, version dont Althusser a hérité, tout en la contrariant de l'intérieur, il est capital de disjoindre la dialectique matérialiste, philosophie de l'émancipation par les vérités, du matérialisme historique, philosophie de l'aliénation par les corps-langages. Rompre avec le culte des généalogies et des récits revient à restituer le passé comme amplitude du présent.

Je l'écrivais déjà il y a plus de vingt ans, dans ma Théorie du sujet : l'Histoire n'existe pas. Il n'y a que des présents disparates dont l'éclat se mesure à la puissance qu'ils détiennent de déplier un passé qui soit à leur mesure.

Dans le matérialisme démocratique, la vie des corps-langages est la succession conservatrice des instants du monde atone. Il en résulte que le passé est chargé de doter ces instants d'un horizon fictif - d'une épaisseur culturelle. C'est du reste pourquoi le fétichisme de l'histoire s'accompagne d'un discours insistant sur la nouveauté, sur le changement perpétuel, sur la modernisation impérative. Au passé des profondeurs culturelles s'accorde un présent dispersif, une agitation précisément dépourvue, elle, de toute profondeur. Il y a des monuments qu'on visite et des instants dévastés qu'on habite. Tout change à tout instant, et c'est la raison pour laquelle on contemple 1'horizon historique majestueux de ce qui ne changeait pas.

Pour la dialectique matérialiste, c'est presque l'inverse. L'immobilité stagnante du présent, sa stérile agitation, l'atonie violemment imposée du monde, est ce qui frappe d'abord. Peu, très peu de changements capitaux dans la nature des problèmes de la pensée, depuis Platon (par exemple). Mais à partir des quelques procédures de vérité que déplient, point par point, des corps subjectivables, on reconstitue un passé différent, une histoire des achèvements, des trouvailles, des percées, qui n'est nullement une monumentalité culturelle, mais une succession lisible de fragments d'éternité. Car un sujet fidèle crée le présent comme être-là de l'éternité. En sorte que s'incorporer à ce présent revient à percevoir le passé de l'éternité elle-même.

Vivre, c'est donc aussi, toujours, expérimenter au passé l'amplitude éternelle d'un présent. Nous accordons à Spinoza la célèbre formule du scolie de la proposition XXIII du livre V de l'Ethique: « Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. »

 

6. Il importe toutefois de nommer cette expérimentation. Elle n'est pas de l'ordre du vécu, ni de celui de l'expression. Elle n'est pas l'accord enfin trouvé des capacités d'un corps et des ressources d'un langage. Elle est incorporation à l'exception d'une vérité. Si l'on convient d'appeler « Idée » ce qui à la fois se manifeste dans le monde - dispose l'être-là d'un corps - et fait exception à sa logique transcendantale, on dira, dans le droit fil du platonisme, qu'expérimenter au présent l'éternité qui autorise la création de ce présent, c'est expérimenter une Idée. Il faut donc assumer ceci: pour la dialectique matérialiste, « vivre », et « vivre pour une Idée» sont une seule et même chose.

Le matérialisme démocratique ne voit, dans ce qu'il nommerait plutôt une conception idéologique de la Vie, que fanatisme et instinct de mort. Et il est vrai que s'il n'y a que des corps et des langages, vivre pour une Idée est nécessairement l'absolutisation arbitraire d'un langage, auquel les corps doivent être ordonnés. La reconnaissance matérielle du « sinon que » des vérités autorise seule qu'on déclare, non pas du tout que les corps sont soumis à l'autorité d'un langage, mais qu'un nouveau corps est l'organisation au présent d'une vie subjective sans précédent; et je soutiens que l'expérimentation réelle d'une telle vie, intelligence d'un théorème ou force d'une rencontre, contemplation d'un dessin ou élan d'un meeting, est irrésistiblement universelle. En sorte que l'avènement de l'Idée est, pour la forme d'incorporation qui lui correspond, tout le contraire d'une soumission. Elle est, selon le type de vérité dont il s'agit, joie, bonheur, plaisir ou enthousiasme.

 

7. Le matérialisme démocratique présente comme une donnée objective, un résultat de l'expérience historique, ce qu'il appelle « la fin des idéologies », mais il s'agit en réalité d'une injonction subjective violente, dont le contenu réel est: « Vis sans Idée. » Or, cette injonction est inconsistante.

Qu'elle accule la pensée au relativisme sceptique est une évidence désormais assurée. La tolérance, le respect de l'Autre sont, nous dit-on, à ce prix. Mais on voit tous les jours que cette tolérance n'est elle-même qu'un fanatisme, car elle ne tolère que sa propre vacuité. Le scepticisme véritable, celui des Grecs, était en réalité une théorie absolue de l'exception: il plaçait les vérités si haut, qu'il les jugeait inaccessibles au faible intellect de l'espèce humaine. Il s'accordait ainsi au courant principal de la philosophie antique, lequel pose qu'accéder au Vrai est le propre de la part immortelle des hommes, de ce qu'il y a en l'homme d'inhumain par excès. Le scepticisme contemporain, celui des cultures, de l'histoire, de l'expression de soi, n'a pas cette hauteur. Il est simple accommodement à la rhétorique des instants et à la politique des opinions. Aussi dissout-il d'abord l'inhumain dans l'humain, puis l'humain dans la vie ordinaire, puis la vie ordinaire (ou animale) dans l'atonie du monde. Et c'est de cette dissolution que résulte la maxime négative « Vis sans Idée », inconsistante de ce qu'elle n'a plus aucune idée de ce que peut être une Idée.

C'est la raison pour laquelle le matérialisme démocratique se propose en fait de détruire ce qui lui est extérieur. Comme nous l'avons remarqué, c'est une idéologie violente et guerrière. Cette violence résulte, comme tout symptôme mortifère, d'une inconsistance essentielle. Le matérialisme démocratique se veut humaniste (droits de l'homme, etc.). Mais il est impossible de disposer d'un concept de ce qui est « humain » sans en venir à cette inhumanité (éternelle, idéelle) qui autorise l'homme à s'incorporer au présent sous le signe de la trace de ce qui change. Faute de reconnaître les effets de ces traces, où l'inhumain ordonne que l'humanité soit en excès sur son être-là, il faudra, ces traces et leurs conséquences infinies, pour maintenir une notion pragmatique purement animale de l'espèce humaine, les anéantir.

Le matérialisme démocratique est un ennemi redoutable et intolérant de toute vie humaine ­- c'est-à-dire inhumaine - digne de ce nom.

 

8. L'objection banale est que si vivre dépend de l'événement, la vie n'est promise qu'à ceux qui ont la chance de l'accueillir. Le démocrate voit dans cette «chance» le stigmate d'un aristocratisme, ou d'un arbitraire transcendant: celui que depuis toujours on lie aux doctrines de la Grâce. Et il est vrai que j'ai plusieurs fois utilisé la métaphore de la grâce, pour indiquer que vivre, ce qui s'appelle vivre, suppose toujours qu'on accepte d'œuvrer aux conséquences, généralement inouïes, de ce qui advient.

Réparer l'injustice apparente de ce don, de ce supplément incalculable d'où procède la relève d'un inexistant, c'est à quoi s'emploient de longue date les tenants, non point de Dieu, mais du divin. Le plus récent, le plus talentueux et le plus ignoré d'entre eux, Quentin Meillassoux, élabore pour ce faire une théorie entièrement neuve du « pas encore» de l'existence divine, accompagnée d'une promesse rationnelle concernant la résurrection des corps. Tant il est vrai que c'est bien des nouveaux corps et de leur naissance qu'il est inévitablement question dans cette affaire.

 

9. Je crois aux vérités éternelles et à leur création fragmentée dans le présent des mondes. Ma position sur ce point est tout à fait isomorphe à celle de Descartes: les vérités sont éternelles parce qu'elles ont été créées, nullement parce qu'elles sont là depuis toujours. Pour Descartes, les « vérités éternelles », dont nous avons rappelé, dans la préface, qu'il les posait en exception des corps et des idées, ne sauraient être transcendantes au vouloir divin. Même les plus formelles, mathématiques ou logiques, comme le principe de non-contradiction, dépendent d'un acte libre de Dieu. :

 

Dieu ne peut avoir été déterminé à faire qu'il fût vrai que les contradictoires ne peuvent être ensemble et par conséquent il a pu faire le contraire.

 

Bien entendu, le procès de création d'une vérité, tel que s'en constitue le présent par les conséquences d'un corps subjectivé, est très différent de l'acte créateur d'un Dieu. Mais en son fond, l'idée est la même. Qu'il soit de l'essence d'une vérité d'être éternelle ne la dispense nullement d'apparaître dans un monde et d'être inexistante antérieurement à cette apparition. Descartes a sur ce point une formule très remarquable:

 

Encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n'est pas à dire qu'il les ait nécessairement voulues.

 

L'éternelle nécessité concerne une vérité en elle-même, l'infinité des nombres premiers, la beauté picturale des chevaux de la grotte Chauvet, les principes de la guerre populaire ou l'affirmation amoureuse d'Héloïse et Abélard. Mais non point son processus de création, suspendu qu'il est à la contingence des mondes, à l'aléatoire d'un site, à l'efficace des organes d'un corps, à la constance d'un sujet.

Descartes s'indigne qu'on puisse supposer les vérités séparées des autres créatures et devenues en quelque sorte le destin de Dieu:

 

Les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C'est en effet parler de Dieu comme d'un Jupiter ou Saturne, et l'assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui.

 

J'affirme aussi que toutes les vérités sans exception sont « établies » d'un sujet, forme d'un corps dont l'efficace crée point par point. Mais comme Descartes je pose que leur création n'est que l'apparaître de leur éternité.

 

10. Je m'indigne donc, comme Descartes, de ce qu'on fasse déchoir le Vrai au rang du Styx et des destinées. A vrai dire, pour ce qui me concerne, je m'indigne deux fois. Et la vie tient aussi son prix de cette double querelle. D'abord contre ceux, culturalistes, relativistes, gens des corps immédiats et des langues disponibles, pour qui l'historicité de toutes choses exclut qu'il y ait des vérités éternelles. Ils ne voient pas qu'une création véritable, une historicité d'exception, n'a d'autre critère que d'établir, entre les mondes disparates, l'évidence d'une éternité. Et que ce qui apparaît n'est dans l'éclat de son apparition qu'autant qu'il se soustrait aux lois locales de l'apparaître. Une création est trans-logique, de ce que l'être y bouleverse l'apparaître. Ensuite, contre ceux pour qui l'universalité du vrai prend la forme d'une Loi transcendante, devant laquelle on doit plier le genou, à laquelle il faut conformer nos corps et nos mots. Ils ne voient pas que toute éternité, toute universalité, doit apparaître en un monde et y être, « patiemment ou impatiemment », créée. Une création est logique, dès lors qu'une vérité est une apparition d'être.

 

11. Cependant, je n'ai pas besoin de Dieu, ni du divin. Je crois que c'est ici et maintenant que nous nous suscitons, que nous nous (re)suscitons comme Immortels.

L'homme est cet animal dont le propre est de participer à de très nombreux mondes, d'apparaître en d'innombrables lieux. Cette sorte d'ubiquité objectale, qui le fait transiter presque constamment d'un monde à l'autre, sur le fond de l'infinité de ces mondes et de leur organisation transcendantale, est par elle-même, sans qu'il soit besoin d'aucun miracle, une grâce: la grâce purement logique de l'innombrable apparaître. Tout animal humain peut se dire qu'il est exclu que partout et toujours il ne rencontre qu'atonie, inefficience du corps ou défaut d'organes aptes à en traiter des points. Incessamment, dans quelque monde accessible, quelque chose advient. A tout animal humain est accordée, plusieurs fois dans sa brève existence, la chance de s'incorporer au présent subjectif d'une vérité. A tous, et pour plusieurs types de procédures, est distribuée la grâce de vivre pour une Idée, donc, la grâce de vivre tout court.

L'infini des mondes est ce qui sauve de toute dis-grâce finie. La finitude, le constant ressassement de notre être mortel, pour tout dire, la peur de la mort comme unique passion, tels sont les ingrédients amers du matérialisme démocratique. On relève tout cela quand on s'approprie la variété discontinue des mondes et l'entrelacs des objets sous les régimes constamment variables de leurs apparitions.

 

12. Nous sommes ouverts à l'infinité des mondes. Vivre est possible. Par conséquent, (re)commencer à vivre est ce qui seul importe.

 

13. On me dit quelquefois que je ne vois dans la philosophie qu'un moyen de rétablir, contre l'apologie contemporaine de l'ordinaire et du futile, les droits de 1'héroïsme. Pourquoi pas? Cependant, 1'héroïsme ancien prétend justifier la vie par le sacrifice. Mon vœu est de le faire exister par la joie affirmative que procure universellement le suivi des conséquences. Disons qu'à 1'héroïsme épique de qui donne sa vie, succède 1'héroïsme mathématique de qui la crée point par point.

 

14. A propos d'un de ses personnages Malraux note, dans la Condition humaine: « Le sens héroïque lui avait été donné comme une discipline, non comme une justification de la vie. » Je place en effet l'héroïsme du côté de la discipline, seule arme et du Vrai et des peuples, contre la puissance et la richesse, contre l'insignifiance et la dissipation de l'esprit. Encore faut-il, cette discipline, l'inventer, cohérence d'un corps subjectivable. Alors, elle ne se distingue plus de notre désir de vIvre.

 

15. L'animal désabusé dont la marchandise est l'unique repère, nous ne serons livrés à sa forme que si nous y consentons. Mais de ce consentement nous protège l'Idée, arcane du présent pur.

 

*

 

Je voudrais ponctuer aujourd’hui seulement deux points.

 

Vous lisez au point 4 : La vie est ce qui vient à bout des pulsions. Je parle ici de la vie affirmative, la vie qui a constitué son adversaire en toute clarté, celle qui n’est plus hantée par un adversaire obscur, insaisissable (vous aurez remarqué qu’une difficulté majeure de la vie a pour origine le fait d’être perpétuellement hanté par un adversaire dont on ignore la nature voire même l’existence). Être dans la grammaire de l’exception (sinon que), qui est ce qui porte le venir à bout des pulsions, telle est la condition pour une incorporation au présent.

 

Le dernier point, qui est en somme mon dernier mot (point 15) : L'animal désabusé dont la marchandise est l'unique repère, nous ne serons livrés à sa forme que si nous y consentons. Mais de ce consentement nous protège l'Idée, arcane du présent pur. Je voudrais commenter le terme « consentement ». Celui-ci est essentiel au fonctionnement du matérialisme démocratique pour la raison que nous avons vue précédemment : le matérialisme démocratique ne fonctionne pas à l’illusion, à la tromperie. Etant matérialistes, nous partageons avec lui l’énoncé de son il y a, nous acceptons qu’il n’y a que des corps et des langages ; mais cela ne signifie pas que nous consentons à ce que cela signifie la forclusion de l’exception. Ce qui nous protège de ce consentement, c’est l’Idée – l’Idée qu’il y a des vérités, l’Idée qu’il y a effectivement un nouveau présent attestable, le présent des vérités.

 

Nous commencerons la prochaine fois par l’examen des énoncés 5 et 6.

30 NOVEMBRE 2005

Quelques remarques concernant les récentes « émeutes des jeunes de banlieue ».

 

1) Il faudrait d’abord méditer sur le mot même de « banlieue » (ou de « cité »). Il y a dans ce pays une tendance générale à l’apartheid vis-à-vis des gens des classes populaires et particulièrement, en leur sein, vis-à-vis de ceux de filiation étrangère. La « banlieue », contrairement aux anciens quartiers ouvriers qui étaient internes à la ville (voyez à ce sujet le beau livre de Eric Hazan : L’invention de Paris), est perçue sous un régime d’extériorité ou d’extra-territorialité. Alors qu’elle est une dimension à part entière de la ville, elle est mise en scène comme un lointain. D’où l’idée (qui passe comme une lettre à la poste) d’y envoyer des hommes en armes, dont une déclaration gouvernementale récente a précisé qu’ils ont l’intention d’y demeurer pour toujours – il n’est pas exagéré de dire que la représentation de ces territoires est celle de territoires occupés.

 

2) Nous voyons actuellement se constituer sous nos yeux un phénomène relativement nouveau en France, un racialisme anti-Africain noir, avec ses mots propres (« subsaharien » !), ses identifiants (polygamie, mais peut-être bientôt, qui sait, cannibalisme …) et ses très concrètes lois de persécution (contre le regroupement familial, en particulier). L’idée commune à maints racialismes se fait à nouveau entendre : « Ces gens-là font trop d’enfants », ainsi que son thème sous-jacent : l’angoisse d’une invasion immanente.

 

3) Ce qu’il y a eu d’important dans les récents événements, plus que les émeutes elles-mêmes, c’est ce qui s’est passé du côté de l’Etat, c’est la disposition prise par l’Etat. Il est remarquable – et inquiétant – de constater la facilité avec laquelle une révolte en fin de compte circonscrite a pu déboucher sur l’état d’exception et la facilité avec laquelle cela a été accepté par une large partie de l’opinion contrôlée par l’Etat. Le fameux Etat de droit se délite sous nos yeux et ce peu de temps après qu’il ait été constitué en vache sacrée. Quelle en est la raison ? C’est que dans la société actuelle, les pauvres (gardons ce terme général) doivent être persuadés que ce qui leur arrive est de leur faute ; pour ceux d’entre eux qui sont de filiation étrangère, il importe dès lors qu’ils intériorisent l’idée qu’ils ne sont pas organiquement d’ici mais qu’ils y sont simplement tolérés. Leur présence en France est le résultat d’une simple bénévolence. Ils doivent en conséquence être comme tout le monde (qu’ils n’aient pas les moyens d’être comme tout le monde est une autre affaire, mais dont on se moque complètement). Les caractères de la disposition prise par la politique étatique s’en déduisent aisément : à la fois racialiste et censitaire (exclusion des pauvres).

 

4) Nous avons croisé l’année dernière la figure oppositionnelle. Il faut convenir qu’elle a fait merveille au cours des derniers événements. Je rappelle que j’avais caractérisé la figure oppositionnelle comme celle du ralliement masqué ; cela s’est une fois de plus vérifié. L’opposition, coincée entre son impossibilité de rompre le pacte essentiel qui la lie à l’ordre dominant et l’impossibilité de dire la même chose que le gouvernement, a fait la seule chose qui lui restait à faire : disparaître. D’où l’extraordinaire faiblesse de ses réactions (y compris sur le simple plan « humanitaire »).

 

5) L’émeute comme telle. Il est évident qu’elle ne constituait aucunement un sujet politique : ce qu’ont fait les jeunes, incendier quelques voitures etc., est à l’évidence limité, pauvre, mais ils n’ont pas fait autre chose que ce qu’ils savaient faire. Le leur reprocher, c’est reprocher à une émeute de ne pas être autre chose qu’une émeute, à savoir une insurrection. On a entendu de beaux esprits constater avec dépit que les jeunes s’attaquaient à leurs propres voitures, à leurs propres écoles etc., que c’est leur propres quartiers qu’ils saccageaient. Fallait-il qu’ils marchent sur l’Elysée pour recueillir l’approbation ? Toutes les émeutes récentes (Los Angeles, …) ont pour théâtre les quartiers d’habitation des émeutiers ; je signale d’ailleurs que s’ils en sortaient, on leur tirerait dessus, ça ne fait pas l’ombre d’un doute … Qu’est-ce qu’une émeute ? C’est quelque chose qui organise la visibilité d’un problème ; une émeute a une valeur symptômale. Quel est donc ici le problème ? On ne peut que proposer des hypothèses. La mienne est la suivante : le problème qui a été mis en scène par les émeutes est l’existence d’un écart considérable entre d’un côté le pays et les gens qui y vivent et de l’autre côté l’Etat. Ce qui est advenu à la visibilité est qu’une masse considérable de gens relève pour l’Etat de la simple police. L’oubli de l’origine de l’affaire est ici très frappant : c’est, rappelons-le, la mort de deux jeunes qui avaient la police aux fesses dans des circonstances qui ont été par la suite recouvertes par des mensonges éhontés de la part de ladite police ; ce ne sont pas des abstractions sociologisantes sur les « cités », le défaut d’intégration etc. Il est quand même extraordinaire qu’il n’y ait eu aucune auto-critique de la part du gouvernement sur les mensonges policiers ; et encore plus extraordinaire qu’on ait osé mettre en balance la mort de deux gamins (auxquels aucun hommage n’a été rendu) et quelques voitures brûlées. Allez parler d’intégration à des gens dont vous déniez manifestement la qualité de personnes. Ce qui a été dit par les jeunes c’est ceci : nous sommes de ce pays (y compris sur le plan formel : la grande majorité des jeunes émeutiers était constituée de jeunes Français) et tout se passe comme si l’Etat ne nous comptait pas – l’Etat s’est d’ailleurs empressé de valider cet énoncé en promulguant dans la foulée une série de mesures discriminatoires (notamment contre le regroupement familial, avec toujours l’objectif de culpabiliser les étrangers …). D’un certain point de vue, la subjectivité qui s’est manifestée est donc essentiellement nationale (plus que sociale). Et la remise en cause d’une appartenance nationale est toujours une affaire grave ; c’est dans une zone années 30-40 que l’on entre à nouveau, une zone où l’on farfouille jusqu’à la nième génération pour voir si l’on est d’ici ou pas …  Vous savez que je suis un optimiste né. Mais là, je dois dire que je trouve la situation franchement très mauvaise et dangereuse … 

 

6) Ce qui nous amène à la question de la responsabilité personnelle de chacun. Le vieux mot d’engagement est à nouveau à l’ordre du jour. Car décréter l’état d’exception contre des gamins en colère, cela est absolument répugnant. Et ces gamins, on ne doit pas les laisser seuls face à la police. Il faut dès à présent être dans la posture exigée par le démantèlement des lois scélérates actuellement en préparation. Il faut affirmer le droit ouvrier et populaire, le droit des gens d’ici à être ici.

 

 

*

 

Revenons à notre analyse du matérialisme démocratique. Je lui oppose ce que j’appelle la dialectique matérialiste : deux matérialismes en présence par conséquent, le terme se trouvant tantôt sous la forme d’un substantif et tantôt sous celle d’un adjectif (nous reviendrons ultérieurement là-dessus). Cette opposition prend finalement acte de ceci que l’idéalisme a été vaincu. Je rappelle que pour Althusser, c’est encore l’antagonisme entre le matérialisme et l’idéalisme qui structurait toute l’histoire de la philosophie (et même, plus précisément, qui à l’intérieur même de toute philosophie, scindait la part qui était en fin de compte du côté de l’émancipation de celle qui était du côté de l’idéologie et de la conservation). « L’idéalisme a été vaincu » c’est une variante de l’énoncé nietzschéen « Dieu est mort » et c’est aussi un énoncé qui valide l’anticipation de Marx dans le Manifeste quand il déclarait : « Partout où la bourgeoisie a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales, idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du paiement “au comptant“. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste ». La défaite de l’idéalisme c’est cela que signifie que « tous les liens complexes et variés … (ont été dissous) dans les eaux glacées du calcul égoïste » ; car ce que Marx annonçait il y a 150 ans a fini par se réaliser. Mais sans qu’il y ait eu pour autant victoire de la voie émancipatrice. Il était en définitive inattendu que le dispositif contemporain de la domination soit une variante singulière du matérialisme. Faut-il alors inverser les signes et proclamer que c’est l’idéalisme qui est devenu le support de la voie émancipatrice ? Cette tentative existe aujourd’hui, je la comprends, mais je la pense vaine et sans avenir et ceci pour la raison que l’idéalisme est une configuration effectivement morte ; on ne la ressuscitera pas (en dépit de sa propension spontanée à le faire). La seule issue est une scission du matérialisme lui-même.

 

Pour définir ce que c’est que vivre (en un sens qui tranche sur le simple « survivre » dénoncé par les situationnistes, i.e. la capacité à se tenir dans la vie comme sujet), j’ai recours, dans le texte qui porte ce titre (Qu’est-ce que vivre ?), à des formules dont nous avons débuté le commentaire la fois précédente : incorporation au présent, venir à bout des pulsions (paragr. 4) et l’Idée, arcane du présent pur (paragr. 15). Il s’agit de construire une liaison nouvelle, qui n’a rien d’évident, entre le venir-à-bout-des-pulsions (i.e. le venir-à-bout-de-l’immédiat), la souveraineté de l’Idée et la création d’un présent. Rien d’évident car, concernant la puissance de l’Idée contre les pulsions, le matérialisme semble nous enseigner l’exact contraire ; et, concernant le lien entre l’Idée et la création d’un présent, on nous a appris que l’Idée est précisément ce qui est au-delà du présent. L’enjeu est de penser que l’Idée puisse être par rapport au corps dans un rapport qui ne soit pas transcendant et par rapport au présent dans un rapport qui soit autre chose qu’une indifférence. Il est de construire une solidarité organique entre la construction d’un présent (présent réel, présent de l’action, de la création) et l’Idée dont on maintiendra – c’est une gageure – le caractère d’éternité (sinon, cela serait trop facile). Parler de « vérité éternelle », c’est une redondance. Elle est retrouvée / Quoi ? L’éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. Rimbaud assigne l’éternité à l’alliance de la mer et du soleil, c’est son droit, c’est le droit de la poésie. La question est : peut-on n’opposer à la disposition actuelle que la métaphorique naturelle du poème ? Répondre par l’affirmative, c’est opter pour le retrait comme seule issue à la dévastation à laquelle le monde est livré, un retrait dans le poème (il n’y en a pas d’autre) [1]. Nous soutiendrons qu’une option plus radicale est possible, une option dont l’arrimage au présent ne serait pas seulement l’arrimage au présent naturel. L’enjeu c’est de concevoir l’Idée dans une articulation au corps et au présent qui ne soit pas résignée au retrait. Nous souscrirons à l’énoncé magnifique de Spinoza : Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. Et expérimentant qu’il y a en nous quelque chose d’irréductible à ce que l’on nous prescrit d’être selon la nécessité, nous sentirons la solidarité entre éternité et exception.

 

*

 

Nous lisons au paragr. 5 : Pour le matérialisme démocratique, le présent n'est jamais créé. Il affirme en effet de façon tout à fait explicite qu'il importe de tenir le présent dans la limite d'une réalité atone. C'est que pour lui, toute autre vision plie les corps au despotisme d'une idéologie, au lieu de les laisser libre de gambader dans la diversité des langages. Le matérialisme démocratique propose de nommer « pensée » la pure algèbre de l'apparaître. Il résulte de cette conception atone du présent une fétichisation du passé comme « culture » séparable. Le matérialisme démocratique a la passion de 1'histoire, il est, véritablement, le seul authentique matérialisme historique. Le matérialisme démocratique pose un principe d’équivalence générale : permutabilité des corps, équivalence des langages. C’est en quoi il est démocratique : son relativisme, la non hiérarchisation des choses, excluent qu’il y ait une clause d’absoluité. Ce que j’entends par réalité atone, c’est que pour le matérialisme démocratique la réalité ne comporte pas de clause de décision radicale (autre que son axiome constitutif : « Il n’y a que des corps et des langages »).

J’appelle point d’un monde un moment où les apparences de ce monde se contractent en un point qui soumet les processus en cours à l’astreinte de la décision pure (i.e. à l’instance du Deux). Un monde atone est un monde dont on suppose qu’il est sans point. D’où la thèse : une conséquence du matérialisme démocratique est d’exiger l’atonie du monde (ou que l’atonie soit l’idéal de ce monde). Et cette autre : vivre, c’est traiter quelques points.

La garantie que le monde est atone s’appelle sécurité dans les termes d’aujourd’hui. Le désir d’atonie a une tradition française ancienne ; on peut citer la (trop) fameuse phrase de Voltaire qui conclut Candide : « Il faut cultiver notre jardin » ; le point culminant de cette tradition a été le pétainisme, une période où il était enjoint de faire comme si les Allemands n’étaient pas là et que le voisin juif ne courrait pas le risque permanent d’être arrêté. 

 

Toujours dans le paragr. 5 : Dans le matérialisme démocratique, la vie des corps-langages est la succession conservatrice des instants du monde atone. C’est la 2ème conséquence de l’axiome du matérialisme démocratique : l’abolition du présent (qui se surajoute à l’abolition des points du monde). Dé-temporalisation qui rappelle la phrase de Mallarmé : Il n’est pas de Présent, non, un présent n’existe pas. Faute que se déclare la Foule.

 

A quoi la dialectique matérialiste répond par des conséquences contraires : elle ouvre à la possibilité que le monde ne soit pas atone en introduisant une clause d’exception dans son axiome constitutif (sinon que) et, pour autant qu’il existe une exception, elle ouvre à la possibilité d’un présent. Contre le sécuritaire atone, elle pose la possibilité de l’existence de quelques points, i.e. la possibilité qu’il y ait quelque chose à décider, et par voie de conséquence la possibilité que soit réouverte la question du présent réel. Mais où le fait-elle ? Question topique. Où se trouve pour la pensée d’aujourd’hui le point qui permette de décider entre matérialisme démocratique et dialectique matérialiste ? Où décide-t-on aujourd’hui qu’il y a quelque chose qu’il n’y a pas ?

14 DECEMBRE 2005

Notre tâche consiste à construire un cadre d’évaluation de la situation idéologique contemporaine. Il s’agit en fin de compte de disposer une orientation dans la pensée mais aussi dans l’existence et pour cela de venir à bout des effets de désorientation de la contemporanéité.

Des points de désorientation ou des problèmes sans issue, je vais en énumérer quelques-uns. De ceux qui, si nous ne sommes pas capables de les traiter, risquent par leur multiplication d’avoir des effets subjectifs désastreux.

1) Tiré de l’actualité la plus immédiate, un sondage paru aujourd’hui [14.12.05] nous « apprend » que 63 % des personnes interrogées pensent « qu’il y a trop d’immigrés » en France ; un nombre substantiel de sondés estiment également « que cela ne va pas s’arranger » (autrement dit, qu’il y aura encore plus d’immigrés à l’avenir). Que peut vouloir dire ce sondage ? Et d’abord que signifie « trop » ? Quelle est la figure de mesure qui autorise à dire « trop » ? Et « immigré » ? Fait-on allusion à des ressortissants de nationalité américaine, polonaise … ? ou bien c’est des Noirs et des Arabes qu’il s’agit, selon des critères racialistes ? L’énoncé en question est foncièrement opaque (avant tout pour l’auteur même de l’énoncé) ; et c’est cette opacité de la norme mise en jeu qui rend le jugement désorientant - pour l’auteur du jugement, je le répète. Selon le même sondage, un grand nombre de personnes disent ne plus « se sentir chez soi » ; c’est une autre façon de nommer leur propre désorientation : ils sont perdus chez eux.

2) La Chine – voilà un pays qui, il y a à peine 20 ans, était considéré comme un paradigme révolutionnaire extrémiste ; c’est aujourd’hui le concurrent principal des USA et ce non pas à la façon de l’URSS du temps de la guerre froide, mais dans l’homogénéité du même système (capitaliste). Comment est-ce possible ? Quel est le principe de ce renversement ? La Chine, de fait, désigne aujourd’hui un espace incertain, une interrogation majeure de la planète en termes de puissance. 

3) Comment s’est installée la disjonction contemporaine entre philosophie et mathématique ? Au plus loin du nouage essentiel qui les caractérisait dans la philosophie classique (et qui a duré jusqu’à Husserl), nous avons une spécialité, la philosophie des sciences, qui ne porte aucunement remède à leur disjonction, bien au contraire. C’est la question, de type foucaldien, de ce qui organise les partages disciplinaires. Or, le fait qu’on valide la disjonction entre philosophie et mathématique ou qu’on ne la valide pas a selon moi une importance cruciale quant à l’identification de la pensée.

4) D’où peut provenir que des intellectuels qui se situent (et sont situés par l’opinion) à gauche dans le spectre de l’intelligentsia puissent tenir des propos racialistes ? Certes on s’en indigne et l’on a raison ; mais qu’est-ce qui, en profondeur, peut expliquer un tel cheminement ?

5) Comment un grand pays cosmopolite (conséquence entre autres de son passé de puissance impériale), à tradition révolutionnaire universellement reconnue – j’ai nommé la France, peut-il tenir des collégiens appartenant à des milieux populaires comme ses ennemis intérieurs principaux ? Là encore, l’indignation est nécessaire mais je trouve que la dimension énigmatique de cette dérive pathologique ne nous frappe pas assez. L’emportement de l’Etat n’est pas seulement réactionnaire, répugnant etc., mais, plus important encore, il est désorientant. C’est selon moi une question transcendantale (nous reviendrons sur ce terme).

6) D’où vient qu’il y a de nos jours une raréfaction patente entre art de masse et densité artistique ? Ou encore : d’où vient le lien constatable entre l’inventivité artistique et le caractère élitaire de son public ? Car un tel lien n’a rien de nécessaire : le 19ème siècle offre de nombreux exemples de croisement entre la novation artistique et le plus vaste public (on peut citer Hugo, Dickens, Tolstoï, ..) et au 20ème siècle c’est le cinéma comme art de masse qui en a été une brillante illustration (Chaplin, Hitchcock, Kurosawa, ..). Ce hiatus, de façon significative, affecte aujourd’hui le cinéma lui-même : l’espace se réduit aux grosses productions industrielles (si l’on ne va pas voir King-Kong, on s’expose à une solitude écrasante - qui est, curieusement, celle du grand singe lui-même) ou à quelque forme de résignation élitiste sans avant-garde, ce qui n’est pas très bon. Il y a là à nouveau une désorientation, qui a pour effet de rendre l’évaluation artistique elle-même très difficile.

7) Pourquoi le mot « ouvrier » a-t-il été un mot de la politique dans la France de 1940 (qui comptait au plus 10% d’ouvriers) et qu’il y a disparu depuis les années 1970 alors que les ouvriers représentent actuellement environ 30% de la population (et probablement plus de la moitié si on compte aussi les petits employés). Même Arlette Laguillier, dont l’organisation s’appelle Lutte Ouvrière, ne parle plus d’ouvrier mais de « travailleur(se) ». Si les données sociologiques qui sont habituellement présentées comme « explications » (la soi-disant disparition des ouvriers) sont fausses, à quoi donc ce phénomène intervenu dans la langue de la politique est-il corrélé ? Et dites-vous bien que la disparition d’un mot de la politique est toujours quelque chose de significatif. « Ouvrier », cela a été le mot qui, au sein de la dissidence populaire, de la rébellion populaire, a nommé sa puissance immanente de discipline, cela commence de plus en plus à être reconnu. D’où l’effet majeur de désorientation entraîné par la disparition du mot.

8) Dans quelles conditions s’est opérée la prise de pouvoir sur les masses (et notamment les masses jeunes) de la musique ? Je soutiens en effet que le pouvoir de la musique, quoi qu’on en dise habituellement, est aujourd’hui plus important que celui des images. Et que c’est en tant qu’elle est indistincte, pluraliste et sans hiérarchie (et dans tous les cas déconnectée de l’invention musicale) qu’elle exerce ce pouvoir. Quand on la célèbre annuellement (« fête de la musique »), c’est précisément ce pouvoir que l’on célèbre. Pouvoir qui est en grande partie celui du rythme – et qu’il ne faut pas attribuer trop vite à ses supports technologiques : la technologie n’est justement qu’un support, elle n’est pas le pouvoir lui-même.

9) Comment la conception empiriste-grammairienne de la philosophie (souvent appelée, assez improprement, philosophie analytique, ou encore philosophie anglo-saxonne) a-t-elle pu trouver prise en France, y compris dans les milieux académiques ? En France où pourtant il existe une fort longue tradition hostile à cette conception (au moins depuis Descartes ; c’est, si vous voulez, l’opposition de Descartes à Locke). Car la philosophie française s’est construite comme une philosophie du concept, et ce y compris jusqu’à Deleuze (qui caractérisait l’activité philosophique comme production de concepts). A quel moment les digues ont-elles cédé ? Et qu’on ne réponde pas par le poids des universités américaines ou autres explications, précisément empiristes, du même genre : c’est à l’intérieur même de la philosophie qu’il faut chercher la faille, le défaut de la cuirasse …

10) Est-il vrai, comme on le dit un peu partout, qu’il y a fusion du réel et de l’image ? Sommes-nous effectivement entrés, via les technologies du virtuel, dans un monde caractérisé par l’existence de zones d’inséparabilité entre l’image et le réel ? Il faut pour soutenir une telle thèse disposer d’une théorie du réel, dont je pense en dernière instance qu’elle est de nature empiriste. Cette thèse, je la soupçonne de n’être au fond qu’une idéologie : autrement dit,  l’indiscernabilité du réel et de l’image, c’est une idée que l’on voudrait que nous ayons. Car si le réel et l’image sont substituables, alors nous sommes entraînés vers une théorie du réel qui est hors d’état de nous proposer un point : toute décision est vaine car déjà pré-ensevelie dans les images qui lui correspondent.

11) Pourquoi y a-t-il aujourd’hui une hégémonie de la danse dans le spectacle vivant ? Question qui n’est pas un jugement sur la danse contemporaine, marquée au contraire par une inventivité remarquable. L’interrogation porte sur l’autorité, partout constatable dans le spectacle vivant, du corps sur le texte – ou, dans les termes du matérialisme démocratique : l’autorité du langage du corps sur les autres langages.

12) Enfin, pourquoi la quasi-invisibilité actuelle de la poésie ? Et ce malgré l’existence de grands poètes. Pourquoi cette ressource infinie et immanente de la langue qu’est la poésie est-elle secondarisée, confinée dans un espace étroit ? La raison en est selon moi que la poésie fonctionne de façon essentielle comme une déclaration – un poète c’est quelqu’un qui déclare, quelqu’un qui parle en son nom propre, et qui parle à tous au nom de son immanence à la langue – et que le monde contemporain en portant atteinte à la poésie porte atteinte à la déclaration en tant que telle. 

 

Ces différents points du monde contemporain, que celui-ci entérine comme des évidences de son propre devenir, sont foncièrement énigmatiques et fonctionnent à ce titre comme des symptômes de désorientation. Ils constituent une « ligne hermétique de partage de l’ombre et de la lumière » (R. Char Dans la marche in : Paroles en archipel) ; selon la direction imprimée, nous pouvons, avec eux, être tirés vers l’obscurité ou vers la clarté. C’est notre sort, actuel, d’être des « gens du crépuscule » : non pas ceux par qui transite la nuit qui vient, mais ceux par qui le jour est retenu, ceux qui se retiennent de consentir à la nuit.

 

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Conseils de lecture

- sur la ville : L’Invention de Paris de Eric Hazan (Points Seuil)

- sur la subjectivité du colonisé : La maison de l’araignée, un roman de Paul Bowles (Le Livre de Poche)

- sur l’esclavage et Toussaint-Louverture : The Black Jacobins de Cyril L.R. James (Penguin Books - en anglais) ; Les Jacobins noirs : Toussaint-Louverture et la révolution de Saint-Domingue Editions Caribéennes 1984 ou L’Harmattan 2000 (en français, mais apparemment épuisé)

 

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Autrefois, « dialectique » (l’adjectif) était opposé à « métaphysique » : le matérialisme dialectique était opposé à l’idéalisme métaphysique comme une philosophie du mouvement et de la contradiction versus une philosophie de l’immobile et de l’immuable. Que devient ce terme après la fin de l’idéalisme et la scission du matérialisme (cf. séance précédente) ? 

Notre thèse est qu’il est possible qu’existe quelque chose qui vienne en excès de la stricte répartition corps / langage ; cet excès n’est pas un troisième terme supplémentaire ontologiquement distinct des deux premiers ni leur synthèse. « Dialectique » est ce qui va désigner l’opération instaurant la possibilité de cet excès sur le deux dans la figure d’une exception immanente (i.e. ni introduction d’un troisième terme isolable ni synthèse des deux termes premiers) : ce qui va être nommé ainsi c’est l’écart entre les deux termes, ce qui est entre corps et langage, l’entrouvert des deux. Qu’est-ce que cet écart ? L’écart dialectique c’est le moment où la conjonction entre les deux termes est indistincte de leur disjonction, ce moment où il est possible que « ni (le corps) ni (le langage) » veuille dire la même chose que « et (le corps) et (le langage) ». Conjonction disjonctive ou disjonction conjonctive (mais pas : synthèse disjonctive, au sens de Deleuze, et vous voyez pourquoi je mets de côté le terme synthèse).

Le présent, le présent affirmatif, n’a pas d’autre contenu : pouvoir dire « cela » et « cela » et « cela », … et que ce présent ne soit ni sous la loi du passé ni commandité par l’avenir : on sait très bien que s’il y a le présent réel, le présent intense, le passé est incorporé dans la vie du présent et, de même, que l’avenir se tisse de ce présent-là. Quand il n’y a pas de présent, comme dans le matérialisme démocratique, on a à la fois une fétichisation du passé comme « culture » séparable (paragr. 5) et le surgissement du passé sous la forme d’un impératif : le « devoir de mémoire ». Comme s’il était dit : il y a effectivement autre chose que la marchandise, à savoir le passé ; et pour cette raison, il justifie une légifération monumentale - mais sous la forme d’un culte misérable (les lois sur le passé). Et toujours pour colmater l’absence de présent, on lui assortit la prégnance de l’immédiat : nous sommes livrés à l’immédiat comme aux lions, relation sans relation (il n’y a par principe pas de relation dans l’immédiat) qui se donne dans la figure de la jouissance, et c’est un martyre - asservissement à l’immédiat qui est au fond de la souffrance des jeunes.   

La dialectique matérialiste comporte par contre une relation entre le présent et l’éternité : à l’immédiat du matérialisme démocratique, elle oppose l’éternité en tant qu’immanente au présent créé. Il y aura donc deux dispositions subjectives opposées, enracinées dans des temporalités différentes. Cette relation propre à la dialectique matérialiste, il nous reste à la construire - « il nous reste » ; comprenez que cette tâche nous occupera jusqu’à la fin de ce séminaire. Je vous donne dès à présent les principales étapes de cette construction.

D’abord  une définition. On appelle monde un lieu de l’être-là des multiplicités, i.e. un espace d’apparaître (le lieu où apparaissent les multiplicités).

Thèse 1 : il y a des mondes ; ou encore : il n’y a pas un univers (les multiplicités apparaissent multiplement)

Thèse 2 : la pensée de ce pluriel est possible ; ou encore : il y a une (des) logique(s) des mondes

Thèse 3 : il y a des événements (il y a des changements dans la logique du monde concerné)

Thèse 4 : la pensée de l’événement est possible, dans son être, dans son apparaître et dans ses conséquences

Thèse 5 : tout événement laisse une trace, qui est identique à la relève de l’inexistant

Thèse 6 : autour de la trace peut apparaître un nouveau corps

Thèse 7 : ce nouveau corps peut porter la forme d’un sujet

Thèse 8 : un corps subjectivé va créer point par point une vérité

Thèse 9 : cette vérité est éternelle (bien que produite dans un monde, elle est reconnaissable comme telle dans tout monde et l’objet possible d’une résurrection trans-mondaine ; l’éternité c’est la communication des présents). 

11 JANVIER 2006

Des multiplicités pures aux vérités éternelles en passant par la consistance de l’apparaître (la logique), tel est, échelonné selon dix thèses, le trajet que je vous ai proposé la dernière fois. Il y a donc trois moments : au départ l’indifférence ontologique (les multiplicités quelconques) ; au terme du trajet la disponibilité, active au présent, des vérités éternelles ; et, entre les deux, la logique des corps, ou plutôt ce que j’appellerai le moment scindé de la logique : l’exposition de l’apparaître, mais aussi la fragilité de cette exposition, ce qui peut venir la perturber sous la forme de l’événement ; ou encore : le transcendantal et ce qui fait incise dans le transcendantal.

Scission qui renvoie à la question (matérialiste) décisive : à quelles conditions peut-il y avoir de nouveaux corps ? Soit : à quelles conditions peut-il y avoir une exception à la logique d’un monde ?

 

Commençons par l’índifférence ontologique.

Le il y a pur, l’exposition de multiplicités quelconques, est pensable et cette pensée, depuis qu’elle existe, s’appelle mathématique. C’est une langue formelle, non destinée du point de vue anthropologique, qui combine de façon indémêlable deux traits, qui sont deux manques : le manque de l’Un (l’étant est multiple pur, multiple sans-un) et le manque de sens (l’ab-sens). Elle dit l’ab-sens de l’absence de l’Un. Ce qui peut se dire aussi : il n’y a pas de destination de l’être, énoncé - que nous validons - qui est au plus loin des thèses heideggériennes sur l’historialité de l’être (selon lesquelles l’être nous destine en tant que l’être est destiné).

Il faut remarquer que la langue mathématique est une parfaite transcription abstraite du matérialisme démocratique lui-même. Après tout, ce dernier ne dit-il pas qu’il y a ce qu’il y a et que tout fait également sens (l’énoncé « tout fait également sens » est réciproquable à « rien ne fait sens »). Le matérialisme démocratique professe une restriction de l’expérience à la dimension de l’indifférence ontologique. Il faut donc assumer que le matérialisme démocratique est en compatibilité avec la mathématique, aussi bien qu’avec la dialectique matérialiste, à ceci près que pour celle-ci l’indifférence ontologique n’est pas exclusive de son « opposé » : les vérités éternelles. Pour le matérialisme démocratique, l’indifférence ontologique doit faire loi (c’est même le ressort de son nihilisme) : loi de la circulation marchande sous la figure de l’équivalent général monétaire. Ne reste que la loi du nombre, ce qui est tout à fait cohérent avec ses propres axiomes : quand tout se vaut, il ne reste qu’à compter (aussi bien ses sous que ses voix – solidarité de la monnaie et du suffrage).  

 

« Du côté opposé », nous avons l’éternité des vérités et la disponibilité de l’éternité comme présent. Ce que désigne cette expression c’est ceci qu’une vérité, créée dans un monde déterminé, est disponible pour tout autre monde : c’est très précisément pour cette raison qu’on peut dire d’une vérité qu’elle est éternelle. Et tout en étant éternelle, elle est disponible au présent : il n’est pas de l’essence de l’éternité d’être séparée du présent : comme l’a vu Rimbaud, elle peut être , et, inaperçue l’instant d’avant, être l’objet de retrouvaille : Elle est retrouvée./  Quoi ? - L’éternité.

L’apparition d’un nouveau corps (ma thèse 6) va créer point par point une vérité (th. 8), mais ce pour autant que le monde lui propose des points à traiter ; le nouveau corps est tributaire en cela du monde où il apparaît et en outre rien ne garantit qu’il dispose du traitement des points que le monde lui propose (c’est en ce « point » que s’est échouée la théorie du parti au 20ème siècle). C’est ainsi qu’une vérité, quoique éternelle, est marquée du monde où elle procède, où elle est éprouvée : c’est pourquoi, de l’éternité d’une vérité, on dira aussi qu’elle est singulière.

Une vérité, créée dans un monde singulier, est reconnue comme telle du point de tout autre corps subjectivable dans un autre monde : « reconnue » au sens où cette vérité est disponible, utilisable par un nouveau corps subjectivable et ré-incorporée pour ses fins propres (i.e. aux fins de production d’autres vérités). Je vais vous donner quatre exemples de réincorporation (que vous pourrez aussi prochainement consulter en les lisant, puisqu’ils sont tirés de Logiques des mondes, dont la parution est imminente : février ?), un exemple pour chacune des quatre procédures de vérité.

1) La réincorporation par Picasso de la représentation des animaux dans l’art rupestre. Des raisons qui ont amené les hommes de Lascaux, de Pech-Merle ou de la grotte Chauvet à peindre des chevaux sur les parois de leurs cavernes, nous ne savons à peu près rien : motifs religieux ? rites propitiatoires de chasseurs ? ou simple amusement ? Et pourtant ces chevaux sont là des milliers d’années plus tard dans leur stupéfiante évidence d’art. Ce que Picasso en redispose, à ses propres fins (qui sont de répondre à la question : qu’en est-il de la peinture post-cubiste ?), va au-delà de la ressemblance : il s’agit de l’animal en tant qu’il a une figure d’apparaître et ce qui en est exhibé (dans les deux cas) c’est une reconnaissance schématique de l’idée de cheval, de ce qu’on pourrait appeler sa « caballéité ». Un cynique grec, pour objecter à Platon, disait qu’il savait ce qu’est un cheval, mais qu’il n’avait jamais rencontré l’idée de cheval ; les chevaux de Lascaux et leur réincorporation par Picasso sont un démenti à ses affirmations.

2) Les textes mathématiques d’Archimède (3ème siècle avant JC) ont traversé les siècles dans une quasi-totale incompréhension et il a fallu attendre les 15ème et 16ème siècles pour que non seulement leur opacité se dissipe mais pour qu’ils deviennent des éducateurs dans la période historique en question : réincorporés dans un dispositif nouveau, ils ont accompagné les mathématiciens de ce temps dans l’invention du calcul infinitésimal. J’aimerais parler à ce propos d’une véritable résurrection – s’il n’y avait pas la charge religieuse du mot (et si je n’avais pas par ailleurs quelques casseroles religieuses à traîner) ; je garde quand même le mot : dans le matérialisme démocratique, aucun corps ni aucun langage jamais ne ressuscitent, alors que la résurrection des vérités est autorisée par la dialectique matérialiste. Je vois trois instances possibles de la résurrection (en suivant le fil d’une coquetterie lacanienne) : une instance imaginaire qui concerne la résurrection des corps (c’est la dimension proprement religieuse), une instance symbolique qui touche à la résurrection des langues (dimension qu’on pourrait dire historique, au sens où Michelet disait que l’histoire, c’est « la résurrection intégrale du passé », i.e. la résurrection du langage homogène à tel passé) et enfin une instance réelle, lorsqu’une procédure de vérité est intéressée (comme dans les exemples que j’ai cités) : c’est la seule résurrection réelle. Et j’ajouterais – toujours dans la proximité de Lacan – que si un sujet a la forme d’un corps (de vérité) subjectivable et qu’il se nourrit de réincorporations, on peut dire de lui qu’il est ce qui s’incorpore une vérité pour une autre vérité. Dire l’éternité des vérités, c’est dire aussi qu’un sujet est l’entre-deux des vérités.

3) Je ne ferai que mentionner les deux autres exemples : dans la politique, c’est la reprise, la réincorporation dans les textes léninistes de la question que posait il y a près de deux mille ans un texte chinois intitulé « La dispute sur le sel et le fer », question (aujourd’hui encore non résolue) qui est la suivante : l’égalité peut-elle se passer de l’Etat ?

4 Et, dans le domaine amoureux, où l’on est nécessairement réduit aux amours archivées (Tristan et Yseult, Héloïse et Abélard, …), c’est la réincorporation par l’opéra romantique (Les Troyens à Carthage de Berlioz) des amours de Didon et Enée tels que Virgile nous les a narrés. 

 

*

 

La théorie des vérités éternelles comporte-t-elle une dimension anthropologique ? Si la question se pose, c’est parce qu’un individu humain peut participer à la constitution d’un corps de vérité, d’un sujet - ça peut lui arriver - mais lui-même en tant qu’individu n’est pas le corps nouveau. Le matérialisme démocratique soutient, dans l’ordre anthropologique, qu’il n’y a que des individus (et des communautés). A cet égard la maxime de la dialectique matérialiste sera : il n’y a que des individus et des communautés sinon qu’il peut y avoir des sujets. La subjectivation, en ce sens, est toujours ruineuse pour le matérialisme démocratique, elle est de l’ordre de l’imaginaire néfaste ; d’où sa définition spéculative du totalitarisme : un individu, dans le totalitarisme, c’est un individu qui s’imagine qu’il est un sujet (c’est la transposition, du point de vue anthropologique, de la thèse ontologique – qu’il partage, nous l’avons vu, avec la dialectique matérialiste – suivant laquelle l’être n’est pas destiné). La dialectique matérialiste, quant à elle, pose un écart entre individu et sujet ; elle pose que l’individu est subjectivable : il n’est pas pris dans l’égalité anonyme du ce qu’il y a, mais il peut être incorporé à un nouveau corps (de vérité). Ce n’est pas exactement que « l’individu peut devenir sujet » (comme il a pu m’arriver de le dire à des fins de simplification propagandiste) : une telle formulation, qui suppose une sorte de mutation sur place, doit trop à la transcendance et aux doctrines de la conversion. Je dirai aujourd’hui : dans les conditions de la constitution d’un nouveau corps, il y a possibilité pour un individu à s’incorporer à ce nouveau corps. C’est une thèse matérialiste : la subjectivation, pour ce multiple du monde qu’est un individu, est une possibilité offerte par ce monde ; ce n’est pas une ressource de l’individu ; le problème de l’individu c’est : accepte-t-il (ou non) la proposition que lui fait le monde ?  

 

*

 

Qu’y a-t-il entre les multiplicités pures et les vérités éternelles, quelle est la structure du réel qui rend possible le trajet de l’un à l’autre et dont la pensée puisse permettre de faire l’économie de notions telles que grâce ou miracle ?

Je vous propose le schéma suivant, qui nous servira de guide pour les prochaines fois.

 

Sur la diagonale du haut, qui représente « le côté des multiplicités », nous inscrirons une série de notions et nous en inscrirons une autre sur la diagonale du bas qui représente « le côté des vérités éternelles ». A chacune des notions sur une diagonale correspondra une notion sur l’autre diagonale : nous aurons ainsi des couples de notions et, par resserrement progressif, nous parviendrons au sommet du triangle où se trouve l’événement.

Je vous donne la liste des couples de notions. Le premier terme appartient à la série « multiplicités » et le second à la série « vérités éternelles ».

 Être-là / Présent créateur

Consistance logique / Nouveau corps

Transcendantal / Conditions d’existence pour un nouveau corps

Inexistant / Trace

Points / Organes du corps

Evènement

 

On voit donc que l’événement a deux bords : du côté des multiplicités, il y a la question des conséquences. Du côté des vérités éternelles, l’événement s’évanouit.

 

*

 

Je vais vous lire un poème écrit il y a plus d’un demi-siècle dans lequel le pouvoir d’anticipation du poète nous donne la vision d’un monde livré au matérialisme démocratique, un monde d’où le vrai s’est absenté.

Lecture de la fin du poème de P.P.Pasolini « Les cendres de Gramsci ».  

15 MARS 2006

Un point concernant la campagne diffamatoire menée contre A. Badiou à l’occasion de la parution de son livre Circonstances 3 ; portée du mot « juif ».

Quelques bribes extraites de l’argumentaire de sa réponse :

Dans la préface de Logiques des mondes, l’axiome fondamental du matérialisme démocratique « Il n’y a que des corps et des langages » est également proposé sous la forme d’une variante : « Il n’y a que des individus et des communautés ». Le terme « communauté » est ici pris comme équivalent à « culture » et en fin de compte à « langage », à quoi s’adjoint « individu » qui vient à la place de « corps ».

L’omniprésence, dans la néo-langue aujourd’hui dominante, de la conjonction des termes « ensemble » et « différent ». Quelques exemples tirés du livre de E. Hazan : LQR – La propagande du quotidien (édit. Raisons d’agir 2006) [LQR pour Lingua Quintae Respublicae, Langue de la Cinquième République, en hommage à Victor Klemperer et à sa LTI] :

« Au lendemain du choix de Londres pour les Jeux 2012, [B. Delanoë] confie de Singapour au Figaro (7 juillet 2005) : « Je pense d’abord à tous ceux qui, à Paris, en France et dans le monde, ont porté cette candidature [de Paris], son exigence, ses valeurs, à ceux qui ont eu le plaisir de construire ensemble en étant différents » (p. 111-112) [souligné par A.B.]. « La France est une terre d’accueil et d’ouverture. Elle est riche d’une diversité qui est au cœur de son identité » (J. Chirac [ou celui qui écrit ses discours] devant la 2ème université d’été du mouvement « Ni putes, ni soumises » 8 octobre 2004) (p. 48).    

La « communauté » permet l’articulation correcte (au sens de « politiquement correct »), i.e. normative, de la conjonction ensemble-différent : elle avère la diversité (il y a différentes communautés, et toutes méritent égale reconnaissance et protection par la loi) et elle s’intègre harmonieusement avec ses semblables dans l’ensemble démocratique.

« Cependant, le matérialisme démocratique admet un point d’arrêt global à sa tolérance multiforme. Un langage qui ne reconnaît pas l’universelle égalité juridique et normative des langages ne mérite pas de bénéficier de cette égalité » (Logiques des mondes p. 10). La promotion d’un langage particulier comme « mauvais langage » est une conséquence inévitable de ce dispositif ; et il est clair que cette fonction, il n’y a pas si longtemps assurée par « totalitarisme », est aujourd’hui dévolue à « Islam ». Il est de la nature du matérialisme démocratique de sécréter quelque forme d’hétérophobie (phobie de l’autre).

Si on considère la triangulation ensemble / différent / victime, le signifiant qui surgit pour verrouiller cette figure – et pour assurer le gardiennage le plus efficace de la conjonction ensemble-différent – est aujourd’hui le signifiant « juif ». De fait, la destruction des Juifs d’Europe par les nazis fournit une base historique irrécusable à la convocation de ce signifiant-là pour désigner la position victimaire.

Mais, d’une part, on se reportera à ce que dit L’Ethique (de A.B.) quant à ce que signifie la promotion de la position victimaire [ainsi : Toute intervention au nom de la civilisation exige un mépris premier de la situation tout entière, victimes comprises » (L’éthique édit. Hatier p. 15) et « Le lien entre politique et Mal s’introduit (…) du biais de la prise en considération, et de l’ensemble (thématique des communautés), et de l’être-avec (thématique des consensus, des normes partagées) » (p. 59).

Et d’autre part, ce qui arrive là au signifiant « juif » est précisément quelque chose qui lui arrive (on peut même dater d’une vingtaine d’années, pas plus, la construction idéologique qui a abouti à ce que « juif » soit le nom qui fasse signe pour désigner la triangulation ensemble / différent / victime) ; il n’y a rien dans son essence qui le prédispose à cette fonction. Pire : c’est la signification propre d’universalité impliquée dans le signifiant « juif » qui est sacrifiée dans cette opération.

Placé dans la position de verrou qui vient d’être dite, le signifiant « juif » est devenu un bastion fort du matérialisme démocratique. Trajectoire contre-nature et particulièrement dangereuse …

 

***

 

Commentaire du schéma introduit la dernière fois :

 

Les extrémités du cône sont désignées par : MULTIPLICITES INDIFFERENTES (point sup. gauche), EVENEMENT (sommet droit), VERITES ETERNELLES (point inf. gauche).

Dans l’espace entre les deux diagonales il y a Il y a. C’est-à-dire au centre – car telle est bien la « place » de « il y a », qui nomme à la fois les multiplicités indifférentes et les vérités éternelles ainsi que l’écart qui les sépare : « il y a » inclut le statut de l’être en même temps que son exception ; il désigne les deux côtés du sinon que.

La région de l’être est située au-dessus de la diagonale supérieure : elle est ce qui rend intelligible ce qui s’espace entre les multiplicités indifférentes et l’événement. Elle est par conséquent ce qui permet de penser qu’un événement advient au multiple : que l’événement a un lieu, son lieu, qu’il advient à telle situation, pour reprendre le lexique de L’être et l’événement (je dirai aujourd’hui : à tel monde) ; ou encore : que telle situation est exposée à la possibilité événementielle.

La région du sujet est située au-dessous de la diagonale inférieure : elle est ce qui rend intelligible ce qui s’espace entre l’événement et les vérités. « Sujet » est en effet ce qui nomme cet espacement, ce qui, sous la condition surnuméraire d’un événement (alors que la région de l’être est sous la seule condition des multiplicités indifférentes), et porté par un corps, en configure les effets de vérité.

 

Si on chemine sur la diagonale supérieure, une série de notions est inscrite que nous rencontrons pas à pas – successivement : être-là ; consistance logique ; transcendantal ; inexistant ; points.

« Evènement » est situé au sommet du cône.

 

être-là [les définitions sont tirées du « Dictionnaire des concepts » qui se trouve à la fin de Logique des mondes] : désigne le multiple pensé selon son apparition dans un monde, le multiple pensé comme « là », et non selon sa stricte composition ontologique.

[consistance] logique : théorie générale de l’être-là, i.e. théorie générale de l’apparaître ; ce qui permet la pensabilité de la cohésion de ce qui vient à exister – autrement dit : la pensabilité de ceci que dans l’apparaître (soit en dehors de la mathématique), il n’y ait pas le chaos.

transcendantal : concept central de la théorie de l’apparaître ; désigne la capacité constitutive de tout monde d’attribuer à ce qui se tient là, dans ce monde, des intensités variables d’identité à tout ce qui s’y tient également. Ce qui apparaît dans un monde est réglé par le transcendantal selon un réseau de différences et d’identités. Le terme est à l’évidence repris de Kant, mais avec deux altérations majeures : a) il n’est supposé aucun sujet constituant au transcendantal (le transcendantal est une disposition immanente à l’apparaître lui-même) ; b) il n’y a pas d’unicité du transcendantal (il y a des logiques et donc il y a des mondes).

inexistant : désigne l’élément d’un multiple qui existe « le moins possible » dans le monde ; on pourrait dire : le néant d’un monde ; ce qui y apparaît sur le mode nul tout en y étant.

points : un point du (transcendantal d’un) monde est la comparution de la totalité infinie du monde devant l’instance de la décision, soit la dualité du « oui » et du « non ». Un monde sans point sera dit atone ; un monde avec beaucoup de points sera dit tendu.

événement : j’en distingue 4 types :

la modification : désigne un changement dans le monde qui ne résulte d’aucune transformation du transcendantal (le monde change en restant sous la même loi)

le fait : désigne une perturbation locale réelle d’intensité faible

la singularité (faible) : désigne une perturbation locale réelle d’intensité forte, mais dont les conséquences ne comportent pas que l’inexistant du site acquiert une existence

événement (ou singularité forte) : perturbation locale réelle dont les conséquences comportent que l’inexistant du site acquiert une existence. L’événement ayant disparu, il en reste dans le monde une trace effective, la trace événementielle (alors que dans Lêtre et l’événement, il n’en restait que le nom) ; la trace est une supplémentation du monde (autour de laquelle va s’organiser un nouveau corps).

 

Je vous avais signalé qu’une lecture verticale du schéma était possible en considérant les couples constitués par une notion située sur le « côté des multiplicités » (diagonale supérieure) et par celle qui lui est associée sur le « côté des vérités » (diagonale inférieure). La liste de ces couples conceptuels donne par conséquent :

Être-là / Présent créateur

Consistance logique / Nouveau corps

Transcendantal / Conditions d’existence pour un nouveau corps

Inexistant / Trace

Points / Organes du corps

 

Remarquons que, les diagonales étant orientées, lorsque l’on progresse dans l’intelligence du mouvement subjectif (i.e. de l’événement vers les vérités éternelles), on effectue un mouvement de rétrogradation sur l’autre diagonale : ainsi « nouveau corps », qui est l’avant-dernier terme sur le « côté des vérités », est couplé à « consistance logique », qui n’en est que le deuxième terme de l’autre côté. Ce qui a une signification profonde : quand on se rapproche des vérités, on s’enfonce dans l’être : plus on est éclairé par l’éclat des vérités et plus on côtoie les multiplicités indifférentes dans leur dissémination - c’est ce que, dans L’être et l’événement, j’avais appelé le caractère générique des vérités.  Voilà un point dialectique fort (qui contribue à justifier l’appellation « dialectique matérialiste »). Plus une vérité est distincte, et plus elle est intelligibilité de l’indistinct.

26 AVRIL 2006

 

Hommage à deux disparus : le jeune philosophe français François Zourabachvili et le poète russe (et tchouvache) Aïgui.

 

*

 

Un point concernant le récent mouvement anti-CPE. Trois questions méritent d’être posées.

1) Dans quelle séquence s’inscrit-il ? Trois réponses possibles : selon une vision ultra-courte, la plus homogène il faut le remarquer, le mouvement est coextensif à la durée des manifestations qui ont eu explicitement pour thème le retrait du CPE, soit environ deux mois ; selon une vision moins courte (et moins homogène aussi), la temporalité du mouvement doit inclure la révolte des jeunes des banlieues et la séquence qui nous intéresse commencerait alors en octobre-novembre 2005 ; enfin, selon une vision longue, le début de la séquence remonterait en fait à décembre 1995 avec les manifestations contre le projet Juppé sur les retraites et elle se poursuivrait avec les mouvement des sans papiers et notamment l’occupation de l’église Saint-Bernard (1996) pour inclure également le non au référendum sur la Constitution européenne.

Vous voyez immédiatement que la question de l’ouverture des possibles qui accompagne celle de la datation de la séquence reçoit des réponses tout à fait différentes selon le type de réponse apportée.

2) A supposer que cette question ait été résolue, il faudrait aborder celle de l’unité subjective du mouvement. Par exemple : quel(s) mot(s) d’ordre se sont-ils dégagés dont on pourrait dire qu’ils ont condensé cette unité subjective ? La réponse n’est pas claire tant les mots d’ordre de la période ont oscillé entre la particularité tactique (retrait du CPE) et une grande généralité idéologique (critique du libéralisme), sans qu’aucun ait pu prétendre assurer la jonction de ces deux aspects.

3) Enfin, à supposer qu’une formulation subjective ait pu être clarifiée, il faudrait se demander dans quel espace politique elle s’inscrirait. Pour le dire nettement : le mouvement était-il ou non interne au parlementarisme ? Y a-t-il au fond un autre enjeu politique que la remise en selle de la gauche ? Nous avons déjà longuement traité de cette catégorie de « la gauche » ; il ne fait pas l’ombre d’un doute que l’embuscade pour mettre dans la balance le poids du mouvement en vue des élections de 2007 est déjà tendue – dans la perspective d’une victoire de la gauche, le remplacement du CPE ne devrait pas poser de problème : je propose dès maintenant de le renommer CPA ou Contrat Pour l’Avenir …

Tout ceci pour dire que, du moins dans l’étape du mouvement que nous connaissons, l’hétérogène naturel légué par la situation – ce que Mao aurait appelé les contradictions au sein du peuple – n’a pas été transformé en espace politique nouveau. Le plus difficile reste donc à faire. Et le mouvement a mangé son pain blanc.

 

*

 

Revenons à notre schéma.

La région du il y a nomme, nous l’avons vu, les multiplicités indifférentes et les vérités éternelles ainsi que l’écart qui les sépare. Ce qu’il s’agit de penser c’est comment dans un même monde une juxtaposition est possible entre multiplicités indifférentes et vérités éternelles. C’est une question apparemment très différente de celle de Platon puisque chez lui il y a deux mondes : le sensible et l’intelligible. Mais c’est une présentation de Platon un peu scolaire : car ce qui est véritablement platonicien, c’est la question de la genèse du deux : comment se fait-il que cette table qui est là devant moi ne m’apparaît comme table que parce qu’elle communique avec l’Idée de table (comment  communique-t-elle ? c’est tout le problème, que Platon résout par ce qu’il appelle la participation et qui n’est pas simple). C’est pourquoi la question que nous nous posons, qui est celle du deux au point du même, est en son fond une question de type platonicien. Je considère même comme une maxime typique du platonisme la maxime suivante : Tout un est deux. Ce qui donne dans nos termes : tout monde est susceptible d’être le lieu de quelque chose de trans-mondain, d’être le lieu de quelque chose qui dans un autre monde est (a été) identifiable comme vérité – et qui peut être réactivé.

 

Nous avons dit que l’événement était la survenue d’une dé-régulation du transcendantal. La question de la datation d’une séquence telle que nous l’avons évoquée tout à l’heure n’est autre que la question de l’amplitude temporelle, ou de l’échelle, à partir de quoi l’événement peut être disposé pour être ce qu’il est, soit l’ouverture d’une multiplicité de possibles.

On ne parlera d’événement que s’il y a relève de l’inexistant. Il s’agit donc, fondamentalement, d’identifier pour un monde son point d’inexistence : qu’est-ce qui y inexistait de telle sorte que l’événement le fait apparaître dans un état d’existence indubitable ? S’agissant du soulèvement des jeunes des banlieues, il est tout à fait clair que ce dont il s’agit c’est que des gens d’ici sont considérés comme des corps étrangers. Le moment de la révolte a correspondu à l’apparition de cet inexistant sur le devant de la scène avec une intensité maximale : on ne voyait et parlait que de cela, donnant lieu à un foisonnement d’opinions et de discussions : ces corps inexistants subitement envahissants, « en trop », on découvrait que ce qu’on désirait c’est qu’ils n’aient jamais existé et on souhaitait publiquement, puisqu’ils « n’aiment pas la France », qu’ils la quittent – par parenthèse : je trouve cet argumentaire cocasse ; il m’arrive souvent de ne pas trouver la France aimable, je ne vois véritablement pas ce qu’il y avait à aimer dans la France de Pétain ou, quand j’étais jeune, dans la France de la guerre d’Algérie ; il ne s’ensuit pas que le départ devienne de ce fait impératif. Il faut admettre qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être en état de trouver que Sarkozy est un type formidable. La véritable question, vous le voyez bien, c’est : qui existe ici ? Question qui a été beaucoup moins évidente dans le mouvement anti-CPE, où ce qui frappe avant tout c’est la dimension conservatrice (au sens strict du mot : un mouvement dont l’enjeu est que les choses restent comme elles sont) – en sachant qu’à ceux (et ils ont été nombreux) qui ont reproché aux jeunes de ne pas aimer prendre de risques, eux dont le but suprême serait d’être des fonctionnaires etc., on ne peut que répondre : « pourquoi prendraient-ils des risques, si après avoir été taillables et corvéables à merci, le résultat de ces prises de risques est l’enrichissement de la même poignée de milliardaires … »

 

Supposons que le monde ait été affecté par un événement. Nous allons examiner les corrélations qui s’établissent entre les termes des deux diagonales de notre schéma selon la « lecture verticale ».

1ère corrélation : inexistant / trace.

Une fois l’événement disparu (car un événement finit toujours par disparaître), quelle va en être la trace dans le monde ? Ma réponse est que cette trace est précisément la relève de l’inexistant. Réponse différente de celle que j’avais avancée dans L’être et l’événement, car elle tient compte des critiques qui m’avaient été faites à l’époque (principalement par J.F. Lyotard) : ma thèse dans L’être et l’événement était que la trace de l’événement évanoui était sa nomination : il s’agit d’un processus truqué, avait déclaré Lyotard, car la nomination suppose un sujet qui n’est justement constitué que par cette nomination même. Dans Logiques des mondes, je soutiens que la trace de l’événement coïncide avec la relève de l’inexistant, i.e. avec la visibilité intense de quelque chose qui, tout en étant, était auparavant en retrait de l’apparaître. Ce statut est aujourd’hui selon moi celui des prolétaires d’origine étrangère ; mais vous le rencontrez aussi bien dans l’exemple (canonique) de la rencontre amoureuse : il y a là quelque chose qui n’avait proprement pas lieu d’être et qui apparaît avec une intensité ravageuse (et d’autant plus ravageuse que précisément, avant la rencontre, il n’y avait pas lieu que cela apparaisse). S’il y avait une éthique générale des vérités, ce qui n’est pas évident, une de ses maximes serait certainement d’être vigilant à ce qui n‘apparaît pas – par parenthèse, c’est l’exact opposé de la figure commerciale qui enjoint de ne s’intéresser qu’à ce qui apparaît maximalement (« déjà 2,5 millions de spectateurs ont vu ce film » ; « taux de satisfaction = 85 % » ; le fait que de tels énoncés puissent avoir une valeur publicitaire, l’idée d’être comblé à pouvoir être compté comme le 2,5 millionième + 1 cela est typiquement anti-événementiel).  

2ème corrélation : consistance logique / nouveau corps

La trace seule demeure une fois l’événement disparu ; c’est elle qui va (main)tenir le non-apparaître dans l’apparaître ; c’est autour d’elle que va s’organiser une multiplicité que j’appelle un nouveau corps. Ce nouveau corps (de vérité) est constitué de ce qui existe maximalement en relation avec la trace, de ce qui s’incorpore à une vérité en devenir. Il est corrélé avec la consistance logique car la question majeure pour le nouveau corps est celle de la consistance – mais comment consister, selon quels principes singuliers, puisque, l’événement précisément l’atteste, le transcendantal a été remanié ? Quelle va être la consistance, forcément nouvelle, de la procédure de vérité ? En politique, cette question est évidemment celle de l’organisation ; mais elle n’est pas propre à la politique, elle concerne tous les types de procédures de vérité : dans l’amour, c’est la question du couple, et plus exactement de ce que je nommerais volontiers la discipline du couple – soit la question du nouveau régime de compatibilité immanent qui régit le processus de vérité ; mais c’est aussi la nouvelle disposition du corps poétique qu’invente un poème : ainsi la coupure nouvelle dans les langues russe et allemande liée à la figure de l’interruption dans les poèmes respectifs d’Aïgui et de Celan.

3ème corrélation : être-là / présent créateur

Il en résulte un nouveau présent, qui est le mode propre d’apparaître d’une vérité dans un monde : être contemporain du nouveau corps implique une nouvelle temporalité, une nouvelle manière de vivre au présent.

4ème corrélation : transcendantal / conditions d’existence pour un nouveau corps

Mais l’expression de ce présent créateur est-elle autorisée par le transcendantal du monde ? Il y a en effet des conditions restrictives qui rendent compte de ce que ce n’est pas dans n’importe quel monde que n’importe quoi peut surgir (penser le contraire relève de ce que Novalis appelait « l’idéalisme magique ») : ces conditions sont les conditions transcendantales liées au monde dans lequel a lieu le surgissement ; et elles s’articulent autour de la possibilité même de l’incorporation : pour que l’incorporation soit possible, il est indispensable que le nouveau corps ne soit pas un corps fermé. Car dans une telle éventualité, l’inertie de sa fermeture transformerait l’événement en pure répétition. On le voit bien dans l’amour, où la fermeture du corps s’appelle jalousie (voyez La Prisonnière de Proust). L’amour s’y transforme en itération, en piétinement, de la trace ; ce qui reste de la rencontre amoureuse, dès lors que soustrait au monde, soustrait à l’exposition au monde, donne lieu à une expérience défensive et fait surgir la figure ét(h)ique de l’impuissance. Avec cette sorte de restriction dans l’espace des vérités, une espèce de « finitude » est donc quand même en définitive présente.

5ème corrélation : points / organes du corps

Le point est le lieu de l’incorporation. C’est le lieu, je l’ai dit, où l’infini comparaît devant le Deux du choix. Quand le monde contient peu de points - ce que j’appelle un monde atone - il y a donc peu de moments d’incorporation, peu d’expériences décisionnelles, peu d’occasions où l’on est sommé de parier quelque chose. Répétition et incorporation sont indiscernables. Pour qu’un monde atone cesse de l’être, il suffit parfois simplement de changer d’échelle : ainsi le mouvement anti-CPE, dont nous avons vu qu’en l’état il se prêtait peu à la novation politique, du moins dans la vision ultra-courte que l’on en a, peut – peut-être – s’intégrer dans un espace qui contient des points si on l’inclut dans une séquence plus vaste débutant avec décembre 1995. L’organe c’est ce qui, dans le nouveau corps, est apte à traiter les points. Y a-t-il dans le mouvement un organe apte à traiter le point « récupération par la gauche parlementaire » ? De façon générale, l’organe est ce qui est apte à traiter un point au bénéfice d’une ré-ouverture de l’incorporation, de la réactivation d’une vérité trans-mondaine qui, du fait même qu’elle est réactivable dans un autre monde, est éternelle. 

31 MAI 2006

En complément de l’hommage à Aïgui : lecture du poème Nietzsche à Turin (se reporter au livre de Léon Robel paru chez Seghers dans la collection « Poètes d’aujourd’hui »1).

Vous connaissez mon attachement à la mathématique. Eh bien celui que j’ai pour la poésie n’est pas moindre. Il s’agit pour moi, vous le savez, de deux conditions fondamentales de la philosophie, chacune spécifiée par son type d’énonciation propre. Le poème, comme forme radicale de la langue, comme ce qui fait matière de l’abrupt dont la langue est capable, est toujours dans la forme de la déclaration ; il est à ce titre éminemment singulier. Il s’oppose en cela à la dimension argumentative de la mathématique qui, quant à elle, est foncièrement anonyme, étant normée par une conformité à une règle partagée (partageable) par tous et à son intégrale transmissibilité. Je soutiens cependant que l’indifférence conjointe au mathème et au poème définit l’anti-philosophie dans sa variante basse, pas celle des grands anti-philosophes (de Rousseau à Lacan), mais l’anti-philosophie proche du journalisme, celle qui est en définitive à l’unisson des opinions.

 

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Une autre disparition récente, celle survenue à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, de Jean Grosjean. Je vous recommande vivement la lecture de ses poèmes (Elégies) et surtout de ses proses courtes qui, sous le nom de « récits », inaugurent en réalité un nouveau genre littéraire : Clausewitz (un pur chef-d’œuvre), Elie, Darius, Pilate, Jonas, Samson

 

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Un bref conseil : intéressez vous à ce qui se passe actuellement en Afghanistan car l’importance de la guerre qui s’y déroule tend à être minorée par rapport à celle en Irak. C’est pourtant la première de celles qu’ont menées les Américains dans la région après le 11 septembre, dans l’approbation quasi-générale (les talibans étant universellement honnis). Ils y rencontrent une résistance opiniâtre (la moitié sud du pays échappe à leur contrôle, il y a eu tout récemment d’importantes manifestations anti-US à Kaboul). L’armée française, et c’est une grande différence par rapport à l’Irak, est tout à fait présente sur le terrain, ce qui fait de ce conflit un excellent analyseur de la position de la France sur le plan international. L’Afghanistan est, avec l’Irak et l’Iran, un élément majeur de la scène politique qui se joue là-bas à l’heure actuelle.

 

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C’est à la pensée de la conjonction d’une incommensurabilité que nous sommes voués, celle des multiplicités indifférentes et des vérités éternelles.

Indifférentes, les multiplicités le sont essentiellement au sens. Nous ne parlerons pas pour autant de non sens : les thèses absurdistes (échos du « de trop » sartrien) ne sont qu’un renversement interne aux formules théologiques. Il faut plutôt se situer en amont du partage du sens et du non sens, dans une région hors du sens qui n’implique cependant pas son impensabilité. Et, de fait, qu’il puisse y avoir une vérité hors sens est quelque chose que la science mathématique vérifie jour après jour. Les vérités éternelles attestent l’existence de processus en exception, en incise, aux multiplicités indifférentes. La thèse pourrait se formuler ainsi : l’indifférence absolue de l’être comme tel ne fait pas obstacle à la reconnaissance en exception des vérités éternelles.

C’est une thèse de l’époque de la mort de Dieu. Quand on dit « Dieu est mort », on suppose que le Dieu dont on parle était vivant et qu’il lui est arrivé quelque chose sous la forme d’un événement, événement qui est précisément sa mort. Or « Dieu », dans le dispositif de la métaphysique, était le garant que les vérités ont du sens ; ce que nommait « Dieu », c’est la conjonction du sens et des vérités – et même d’une Vérité : tenant-lieu de l’infini, « Dieu » nommait un point de vérité éternelle.

Dire que la mort de Dieu est un événement réel, et prendre cet énoncé au sérieux, c’est en particulier assumer que cette mort est irréversible. C’est donc aussi dire que les « intégrismes, loin de manifester un « retour du religieux », sont des formations politico-étatiques bien contemporaines, réelles - et virulentes - inventions dans l’espace de la prise du pouvoir » (v. Court traité d’ontologie transitoire chap. « Dieu est mort »), analysables dans l’espace de la politique et non de la théologie.

Assumer la mort de Dieu (= assumer le fait que cet événement nous est arrivé), c’est se prononcer sur la séparation du sens et des vérités. Or, ce n’est pas ce qui se pratique habituellement ; car, le plus souvent, le thème de la mort de Dieu est utilisé pour substituer la question du sens à celle des vérités : nous serions devenus orphelins des vérités éternelles et serions désormais livrés à la seule question des conditions de production du sens, i.e. à la question de la pluralité des interprétations. Tel est le geste inaugural de Nietzsche, à la suite duquel se sont engouffrés tous les relativismes, mais aussi la posture de Deleuze et sa réflexion sur, précisément, la logique du sens. Deleuze m’a une fois écrit qu’il n’avait « pas besoin » de la catégorie de vérité. Mais si le Sens est un nom suffisant pour la vérité (car Deleuze semble parfois identifier les deux termes) alors c’est que Dieu existe (sur tout ceci : cf. Logiques des mondes p. 408-10). Pour moi, dans la mort de Dieu, c’est le sens qui est sacrifié, et non les vérités : « en tant que dysfonctionnement localisé du transcendantal d’un monde, l’événement n’a pas le moindre sens, ni n’est le sens » (LM p. 408). Cette défection du sens, c’est ce que pratique quotidiennement la mathématique, nous l’avons dit ; mais c’est aussi aux lisières du hors sens que s’aventure l’entreprise poétique. C’est la raison fondamentale pour laquelle selon moi poésie et mathématique sont toutes deux considérées comme des épreuves pour la pensée.

Si conjoindre multiplicités indifférentes et vérités éternelles apparaît comme la conjonction d’un incommensurable, c’est précisément parce que ce court-circuit revient à se passer de la médiation du sens. Ce propos de raccordement peut être décrit comme la surrection d’un sujet dans l’étalement, dépourvu de sens, du multiple – il y faut (juste) un point focal de discontinuité, l’événement, et une série de conditions connexes, les différentes « stations » figurées sur les deux diagonales de notre schéma.

 

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Je voudrai apporter quelques précisions sur certaines de ces « stations ».

 

Point : un point du (transcendantal d’un) monde est, nous l’avons vu, la comparution de la totalité infinie du monde devant l’instance de la décision, soit la dualité du « oui » et du « non »., C’est la forme du monde qui contraint à ce choix, il ne s’agit aucunement d’une délibération abstraite (« tout choix est un choix forcé », disait Lacan). Ce choix s’impose cependant pour autant qu’un sujet est en cause ; quand un corps subjectif est parvenu à traiter un point, c’est là qu’il est légitime de parler de victoire – de victoire subjective. A quoi sert-il, pour un corps subjectif, de remporter des victoires, i.e. d’être parvenu à traiter un point ? La réponse est : à se renforcer. Autrement dit, à être apte à traiter de nouveaux points (à remporter d’autres victoires, à venir). Il n’y a de victoire que point par point. Mais jusqu’où comme ça ? Jusqu’à la transformation du monde ? Réponse fallacieuse, ou plutôt illusoire (mais d’une illusion nécessaire) : l’idée d’une transformation du monde est inconsistante, elle n’est qu’un accompagnement nécessaire pour le corps subjectif, pour le renforcement du corps subjectif : pour que le monde puisse être transformé, il faudrait déjà que le monde fût un tout - ce qui est contradictoire avec nos axiomes. Jusqu’où alors ? Réponse : sans fin. Il n’y a pas de dernier point. Le sujet fidèle se définit comme celui qui ne renonce pas à traiter les points, sans fin.

 

Trace

La trace (de l’événement) est la relève de l’inexistant. C’est donc un phénomène de l’apparaître, la conséquence d’une modification de l’évaluation transcendantale. Relisez le paragraphe 1 du texte « Qu’est-ce que vivre ? » et vous comprendrez que « la première directive philosophique à qui demande où est la vraie vie est .. la suivante : « Prends soin de ce qui naît. Interroge les éclats, sonde leur passé sans gloire. Tu ne peux espérer qu'en ce qui inapparaissait. » Tout héroïsme fondateur [et en particulier celui que j’ai nommé « héroïsme mathématique », de ce qu’il crée la vie point par point] se fait au détriment de ce qui importe. On peut remarquer à cet égard l’inaptitude constitutive des grands moyens d’information à repérer la survenue des choses importantes puisqu’ils ne prêtent attention, précisément, qu’à ce qui compte.

D’où l’opération paradoxale qu’est l’incorporation à la trace. Paradoxale puisqu’il s’agit d’accorder sa propre intensité d’existence à une chose dont on témoigne qu’elle apparaît maximalement alors même qu’elle inapparaît pour énormément d’autres témoins. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que ceux-ci réagissent en traitant les différents expérimentateurs de vérités de « visionnaires », de « fous » etc. Ce n’est pas sans raison quand on pense aux individus engagés dans les passions amoureuses, dans ce qu’on appelle les « utopies » politiques, ou bien dans les inventions artistiques : ils ont effectivement des « visions » que la plupart de leurs contemporains n’ont pas et ils en font propagande ; ils font exactement propagande pour un insoutenable. Des gens qui ont des « visions », il faut reconnaître qu’il y en a pléthore. Que dit-on de la jeune fille qui a aperçu la Vierge dans un arbre ? On dit qu’elle a eu une vision. La véritable question est : comment reconnaître qu’une vision n’est pas fallacieuse ? Il n’y a qu’une seule réponse : par ses conséquences. Et plus exactement : par l’appareil de ses conséquences (cf. plus bas).

 

Organe : c’est ce qui, dans le nouveau corps subjectif, est apte à traiter les points. Il y a là aussi un paradoxe : car l’organe, en raison même de cette fonction, tend à se spécialiser au sein du corps subjectif (l’organe devient le spécialiste du traitement des points) et ce faisant il se sépare du reste du corps. La division qui en résulte au sein du corps subjectif entre en contradiction avec ce qui en fait la force, à savoir son unité. Dans Logiques des mondes, j’ai donné comme exemple de ce processus la révolte des esclaves autour de Spartacus (en 73 av. J.-C.) : v. p. 59 sq. L’armée qui s’est alors constituée a été amenée à traiter des points successifs dans la situation, soit « ce qui confronte la situation globale à des choix singuliers, à des décisions où sont engagées le « oui » et le « non ». Faut-il réellement marcher vers le sud, ou attaquer Rome ? Affronter les légions, ou se dérober ? Inventer une nouvelle discipline, ou imiter les armées régulières ? » (LM p. 60). Les organes apparus au sein de l’armée des esclaves pour traiter ces points se sont comportés comme des détachements spécialisés ; en réalité, « le corps … est … toujours divisé par les points qu’il traite » (LM p. 61). Or, il est essentiel, pour l’avenir même du corps subjectif, de trouver une compatibilité entre la spécialisation et l’unité subjective. Exigence de compatibilité qui doit amener à reformuler le principe même de l’unité, à l’épreuve des points.

En politique, cette question n’est autre que la recherche d’une compatibilité entre organisation et unité subjective. Cette question décisive est au centre du livre magnifique d’André Malraux L’Espoir. On y voit opposés, dans le contexte de la guerre d’Espagne, les tenants de ce qu’il a appelé « l’illusion lyrique », à savoir ceux qui entendaient s’appuyer principalement sur l’élan des masses, sur la force liée à l’unité subjective des combattants (principalement représentés par la mouvance anarchiste) et ceux qui donnaient la priorité à l’organisation, à la discipline (globalement : les staliniens). Et comme vous le savez les affrontements fratricides auxquels cette opposition a donné lieu ont été particulièrement sanglants.

La résolution de ce type de problèmes est proprement l’épreuve existentielle des vérités. Il n’en est de solution que cas par cas. En sachant qu’il n’est rien de plus périlleux qu’une victoire. Une victoire c’est le traitement réussi d’un point. Et c’est l’organe qui en définitive remporte la victoire. Quand une victoire a été remportée, il importe encore de vaincre la victoire elle-même – à savoir de remettre l’organe à sa place. Et pour cela, la meilleure boussole c’est de ne jamais oublier l’inexistantl’inexistant dont procède, en dernière instance, le corps subjectif. La fidélité, c’est ne pas renoncer à traiter les points, nous l’avons vu, mais en le faisant dans l’élément de la relève de l’inexistant. Le péril majeur réside en ce que la victoire peut vous faire oublier l’inexistant. C’est précisément là que l’on peut dire que vous avez été vaincu (et non, comme le veulent les acceptions habituelles qui situent la défaite, en termes de résultat, du côté de l’échec d’un processus historique, de son enlisement, de sa dénaturation, de sa trahison etc.). Quand la victoire vous a fait oublier l’inexistant, c’est à ce moment-là qu’on peut dire que le monde – le principe transcendantal du monde - vous a vaincu.

 

On peut donner des exemples en dehors de la politique. Le processus amoureux est amené à traiter une série de points dans sa confrontation au monde tels que : où logerons-nous ? où passerons-nous les vacances cet été ? etc. Le corps subjectif correspondant est immanquablement appelé à se spécialiser et, de victoires en victoires, est susceptible de se transformer en machine familiale ; le cas typique est celui de ces couples qui s’occupent si bien de leurs enfants qu’ils s’oublient eux-mêmes comme couple (ils ont oublié le fondement même du corps subjectif qu’ils constituent, le Deux qu’ils ont amené à l’existence par leur rencontre, et qui, antérieurement à elle, était inexistant).

 

[Note de DF : un couple qui décide de placer son existence sous le commandement de l’amour peut-il de façon conséquente se résoudre au mariage ? Dans une telle situation, quelle place accorder à la sexualité ? Telles sont quelques-unes des étonnantes questions que se posent les protagonistes du grand roman de Thomas Hardy Jude l’obscur]

 

*

 

Voici un poème de Wallace Stevens que nous commenterons la prochaine fois et où vous entendrez un écho de ce qui vient d’être dit.

Un poème de Wallace Stevens, sur le devenir-vrai (ou lumière)

Soliloque dernier de l'amant intérieur (1954)

 

Lumière, la première du soir, et c'est comme une pièce Où l'on se repose et, sans trop de raison, pense que

Le monde imaginé est à la fin des fins le bon.

 

Voici, donc, le plus intense rendez-vous.

Et dans cette pensée nous nous recueillons, Hors toutes les indifférences, en une chose :

 

En une seule chose, un simple châle

Autour de nous étroitement serré, car nous sommes pauvres,

Une chaleur, une lumière, un pouvoir, la miraculeuse influence.

 

Ici, maintenant, nous nous oublions l'un l'autre et nous-mêmes. Nous sentons l'obscur d'un ordre, une totalité,

Un savoir, celui qui a ménagé le rendez-vous.

 

A l'intérieur de ses frontières vitales, dans l'esprit,

Nous nous disons que Dieu et l'imagination ne font qu'un...

Et quelle est haute cette lumière très haute qui éclaire le noir.

 

Hors de cette lumière-là, hors de l'esprit central, Nous élevons dans l'air du soir une demeure,

Où il nous suffit d'être ensemble.

 

(ln « Description sans domicile» Traduction Bernard Noël

Editions Unes, 1989)

14 JUIN 2006

En guise de récapitulation, je voudrais situer ce que je vous ai dit cette année dans le cadre plus large du thème débuté à l’automne 2004 et que j’ai intitulé « Comment s’orienter dans la pensée ? »

La première année a été consacrée à l’examen de catégories destinées à l’analyse de la situation présente, de catégories avec lesquelles on peut penser la conjoncture. Le fil conducteur a été les catégories de la dialectique, et plus précisément les difficultés rencontrées dans leur maniement : nous nous sommes demandés ce que devenait la notion d’adversaire à partir du moment où l’on n’entrait plus dans la situation par les catégories habituelles de la négativité, mais sans renoncer pour autant à l’existence de catégories antagoniques. On peut rétrospectivement donner comme intitulé à cette année : « pour une théorie non dialectique de l’antagonisme ».

L’année suivante (cette année, par conséquent) a eu pour thème l’orientation dans l’existence. La thèse contre laquelle j’ai pris position – thèse non formulée comme telle mais qui occupe selon moi une position dominante dans le monde contemporain – est celle de l’indistinction de l’être et de l’apparaître. Elle se dit : ce qui est est ce qui apparaît. Substantialisation du semblant qui n’est rien d’autre que l’extension du fétichisme de la marchandise déjà pointé par Marx. Ce que la critique nietzschéenne des arrière-mondes (i.e. la mise en question de la dualité être / apparaître) a pu en son temps avoir de pertinent est aujourd’hui exposé au péril de consonner avec le philosophème dominant selon lequel il n’y a pas lieu de distinguer ce qui est et ce qui apparaît, et qui, en tant qu’il apparaît, est ce qui a valeur. Cette indistinction de l’être et de l’apparaître est ce qui nous est aujourd’hui imposé. D’où ma stratégie, qui consiste à relever le drapeau du platonisme, tombé il faut bien le dire bien bas au cours du siècle précédent : il s’agit de revenir à l’écart de l’être et de l’apparaître pour tenter de s’opposer au régime implacable du semblant. Là aussi, de même que précédemment avec les catégories du négatif, nous rencontrons un écueil potentiel : si la distinction être / apparaître doit à nouveau être articulée, elle doit pouvoir l’être sans pour autant avoir à sacrifier l’apparaître au nom de la vérité. La voie est de montrer qu’une vérité procède aussi selon l’apparaître, ce que j’ai fait en établissant une théorie de la consistance de l’apparaître. Tel est l’objet de mon livre Logiques des mondes. Autrement dit : je récuse un certain platonisme que l’on peut qualifier de « mystique » (et qui selon moi ne correspond pas véritablement à la pensée de Platon) selon lequel l’apparaître est le lieu du faux, du semblant [auquel s’opposerait le vrai, le réel – ce platonisme-là, c’est celui que Nietzsche avait dans sa ligne de mire] ; et, symétriquement, je récuse aussi l’idée selon laquelle l’être est à jamais retiré dans l’inconnaissable, dans un autre monde. J’affirme au contraire que la vérité est de ce monde et que l’être est connaissable.

Plus précisément : qu’il y a des vérités éternelles, qu’elles apparaissent dans des mondes déterminés (elles sont intra-mondaines) et pourtant que, se soutenant de l’être, elles ne sont pas réductibles à un monde (elles sont aussi trans-mondaines). Nous retrouvons la question du deux au point du même (telle vérité est dans le monde et elle est (a été) identifiable comme vérité dans un autre monde), question dont je vous ai dit la dernière fois que c’est une question typiquement platonicienne (et que Platon traite sous le chef de la participation ou de la réminiscence). Ce que Pascal, à sa façon fulgurante, avait déjà formulé en ces termes : « Platon, pour préparer au christianisme ». Car pour le chrétien, il est arrivé (et d’une certaine façon, il ne cesse d’arriver) que l’absolu est dans le monde : c’est le mystère même de l’Incarnation. L’Incarnation c’est l’être-là du vrai comme tel. Dans mes termes : les vérités éternelles sont l’apparition de l’universalité.

Toutes ces catégories aboutissent à la conclusion suivante, selon moi recevable aujourd’hui : l’absolu existe. Ce qui signifie que la chance de l’absolu nous est réellement donnée. Idée qui est tout sauf évidente aujourd’hui (la propagande autour de nous ne cesse de la combattre) et qui nécessite de réactiver de façon combattante l’aphorisme de Hegel : « L’absolu est auprès de nous ». C’est une démarcation décisive : quand vous avez l’absolu auprès de vous, de fait vous vivez autrement. De quoi s’agit-il sinon, selon une formule que j’utilise depuis longtemps, de tenir sur l’impossible, soit de tenir sur un point réel unanimement considéré comme impossible (ou, variante, de créer des possibles, de faire apparaître des possibles tenus antérieurement pour impossibles). Et c’est là que pèse, vous le savez, la propagande contemporaine dont le ressort est précisément de contraindre au possible - aujourd’hui au possible prescrit par les formes dominantes de l’apparaître. Il s’agit par conséquent de tenir sur l’écart entre être et apparaître, comme principe de perturbation du régime du possible. Je donne comme caractéristique essentielle de l’événement que l’être, « ordinairement support des objets, « monte en personne » à la surface de l’objectivité », i.e. de l’apparaître (cf. Logiques des mondes p. 380).

Incidemment, ceci devrait nous apporter quelques clartés sur la question jugée si intéressante par la propagande contemporaine, à savoir celle de la contradiction entre les démocraties occidentales et le fanatisme islamique. Pourquoi cette question est-elle considérée comme tellement centrale ? La raison en est que le terroriste offre la figure exemplaire de ce qui arrive quand on a affaire à des gens qui pensent que l’absolu est auprès d’eux ; il suffit de regarder le terroriste pour se convaincre qu’une telle pensée est « absolument » délétère. Il ne fait aucun doute que tout l’intérêt de cette propagande est de disqualifier l’idée d’une orientation possible dans l’existence à partir d’un point d’impossible. Par ailleurs on peut aisément repérer chez les terroristes un certain culte de la mort, l’emploi de méthodes fascisantes (tuer des gens de façon indiscriminée) etc. qui ne méritent que la condamnation la plus ferme. Tout le point est donc de pouvoir séparer l’exercice du jugement politique à leur égard (condamnation sans équivoque) de la façon dont la figure du terroriste est instrumentée par la propagande – propagande dont, je le répète, l’injonction est la suivante : « Vivez dans la modestie du possible ! » Ce peut être sous la forme : « Tenez-vous tranquille ! » ou « Mariez-vous et ayez des enfants ! » ou bien « Adonnez-vous à la culture ! » [cela fait longtemps que je pense que l’opium du peuple, ce n’est plus la religion, mais la culture] mais cela peut aussi se décliner de diverses autres façons, dont en définitive le cœur est : « Achetez nos produits ! ».

 

*

 

L’année prochaine, il faudra en venir aux prescriptions. Je dirais, en reprenant la formule de Descartes, qu’il va s’agir de fonder une morale provisoire. Une morale maintenant, allons bon, nous voici décidément en plein archaïsme. Après tout, pourquoi pas ? A la place du mot d’ordre dominant « Modernisez-vous ! », je propose celui-ci : « Archaïsez-vous ! » J’entendrai par morale les règles minimales sous lesquelles une vie véritable est possible pour faire face à la pression dissolvante (rappelez-vous la phrase du Manifeste : « Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, [la bourgeoisie] les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du paiement “au comptant“) du monde contemporain. La morale est ce qui organise la résistance à la dissolution, à la multiplicité égarée (regardez autour de vous : les gens sont profondément égarés, désorientés). Pourquoi provisoire ?  La raison en est dans le caractère intervallaire de l’époque où nous vivons, une époque sans prédicat clarifié où quelque chose s’achève sans que se dessine nettement ce qui est en train de se mettre en place. Ce qui nous contraint à penser en faisant l’économie d’un sens de l’Histoire. La situation était plus confortable quand les majuscules (Histoire, Classe, …) travaillaient pour nous. Quoi qu’il en soit, il faut faire avec – faire avec les vérités dont on dispose, avec l’écho d’événements du passé déjà lointains, plus ou moins obscurcis, et l’occurrence d’événements futurs (c’est cela un intervalle, un temps situé entre des événements) mais sans dire pour autant que l’on attend (pour vivre) qu’il se passe quelque chose.

La meilleure préparation à la venue d’une relance réside dans la conviction que l’absolu réside auprès de nous.

 

*

 

Je redonne le poème de Wallace Stevens que je vous ai lu la dernière fois.

 

Soliloque dernier de l'amant intérieur (1954)

 

Lumière, la première du soir, et c'est comme une pièce Où l'on se repose et, sans trop de raison, pense que

Le monde imaginé est à la fin des fins le bon.

 

Voici, donc, le plus intense rendez-vous.

Et dans cette pensée nous nous recueillons, Hors toutes les indifférences, en une chose :

 

En une seule chose, un simple châle

Autour de nous étroitement serré, car nous sommes pauvres,

Une chaleur, une lumière, un pouvoir, la miraculeuse influence.

 

Ici, maintenant, nous nous oublions l'un l'autre et nous-mêmes. Nous sentons l'obscur d'un ordre, une totalité,

Un savoir, celui qui a ménagé le rendez-vous.

 

A l'intérieur de ses frontières vitales, dans l'esprit,

Nous nous disons que Dieu et l'imagination ne font qu'un...

Et quelle est haute cette lumière très haute qui éclaire le noir.

 

Hors de cette lumière-là, hors de l'esprit central, Nous élevons dans l'air du soir une demeure,

Où il nous suffit d'être ensemble.

 

(ln « Description sans domicile» Traduction Bernard Noël

Editions Unes, 1989)

 

Lumière fait ici référence à la venue d’une vérité. Il y a une lumière, la première du soir, dont les caractéristiques sont examinées : elle est ce qui advient, ce qui nous offre une chance ; c’est comme une pièce où l’on se repose et non pas une excitation comme dans la traditionnelle représentation de la venue du vrai dans la pensée dialectique (effervescence du négatif) et, sans trop de raison, (on) pense que le monde imaginé est à la fin des fins le bon : ce vrai, plus fondamental, est la création d’une nouvelle forme de calme. Pas le calme ordinaire, mais la conquête d’un calme de forme nouvelle. On a simultanément la conversion d’un impossible en possible, ou d’un imaginaire en réel (le monde imaginé) et une tranquillité nouvelle, le calme d’une certitude (est à la fin des fins le bon).

Tout en étant dans le calme, c’est néanmoins le plus intense rendez-vous. Car, hors toutes les indifférences, hors l’indifférence de l’être, nous nous recueillons en une chose. En une seule chose – car nous sommes pauvres – presque rien : un simple châle autour de nous étroitement serré. C’est une image, elle-même pauvre, mais pour dire le nouveau, pour dire la nouvelle capacité, le pouvoir, la miraculeuse influence, ce sont ces mots, des mots nouveaux, qui viennent.

Où ? Quand ? Ici, maintenant, nous autres, animaux humains, nous allons être au-delà de nous-mêmes, nous allons être dans une figure inédite de nous-mêmes : nous nous oublions l’un l’autre et nous-mêmes car nous sentons la puissance du vrai, nous sentons celui qui a ménagé le rendez-vous, façon magnifiquement exacte de désigner la trace de l’événement. Cela fonctionne comme un savoir, lui-même obscur.

Nous nous disons que Dieu et l’imagination ne font qu’un … autrement dit que le monde imaginé est à la fin des fins le bon. D’avoir touché au vrai nous fait toucher l’infini : car l’absolu est auprès de nous, qui nous excède. Cette lumière très haute qui éclaire le noir figure la vérité supposée achevée ; c’est pourquoi elle apparaît si lointaine, si haute, à nous, militants du vrai, incorporés que nous sommes à une vérité fragile et menacée. Nous ne sommes pas dans le face-à-face avec la vérité dans la figure de la totalité ; cette figure-là a existé ; et aussi elle a métaphorisé la conviction qu’il y avait un esprit central qui communiquait de façon essentielle avec la vérité totale en position centrale. Nous sommes hors de cette lumière-là. Aujourd’hui, nous, la communauté des incorporés à une vérité, soustraits à l’indifférence, nous élevons dans l’air du soir une demeure où il nous suffit d’être ensemble.

 

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[1] C’est une telle issue qui avait été évoquée à propos de P. Guyotat et de « Tombeau pour cinq cent mille soldats » (cf. mars 2002)

1 Léon Robel appartient à ce groupe de passeurs, avec Armand Guibert (pour Pessoa) ou Martine Broda (pour Celan) dont le travail ne peut manquer de soulever la question : un grand poème survit-il à sa traduction ? C’est une question controversée. Ma réponse là-dessus est affirmative : oui, un grand poème est susceptible de survivre à sa traduction et précisément la perte considérable qu’entraîne le passage dans une autre langue est ce qui donne la mesure de l’amplitude de pensée immanente à sa langue native.