S’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence
Séminaire public d’Alain Badiou (octobre 2004/juin
2007)
Ce séminaire de trois ans entend construire une réponse à
une forme déployée de la vieille question de Kant : “ Qu’est-ce que
s’orienter dans la pensée ? ”
Que la reprise de cette question soit opportune, c’est ce
que l’état de violente confusion du monde démontre, tout autant que le vain
espoir d’y parer par d’antiques exercices, comme : le nihilisme
esthétisant, la politique “ démocratique ” sous toutes ses formes, la
morale des droits, l’anarchisme des multitudes, le culte du corps-de-jouissance
et/ou des “ formes de vie ”. Sans oublier bien entendu ce qui dans
nos contrées domine, et de loin : la peur. La conservation angoissée, ou
le désir frustré, des conforts et des privilèges auxquels notre appartenance
occidentale accorde une garantie dont le prix en lâcheté est d’autant plus
considérable qu’elle est de moins en moins assurée.
Établir un diagnostic sur l’époque, lui trouver un nom
vérifiable, exposer au jour de la pensée la nature de la confusion, de
l’illimitation dévastée, dans laquelle les animaux humains tentent ici de
survivre, tel est l’enjeu de notre première année (2004/2005). On verra que ce
n’est pas une affaire simple. Car la tentation d’user des vieux noms, y compris
ceux qui furent honorables (“ révolution ”,
“ anticapitalisme ”, “ mouvement social ”…), ou de faire
revenir comme appui les vieilles assises communautaires (“ arabe ”, “ français ”,
“ juif ”, “ occidental ”…), ou de ne plus trouver d’issue
que dans des amalgames (de la politique et de l’art, de l’art et de la vie, de
la science et de la technique, de la répétition et de la création, de l’amour
et de la jouissance, de la jouissance et de l’art…), tout cela fait partie de
la confusion elle-même. Tout de même que décider que le temps est celui d’un
oubli ou d’une décadence ne nous fait guère avancer. Car il importe de situer
affirmativement, ou selon le possible propre qui est le sien, ce moment, le
nôtre, dont l’apparaître est celui de l’immédiat sans concept. Dans la méthode
proposée, “ Que se passe-t-il ? ” et “ Que
faire ? ” ne sont pas des questions discernables.
Cette première année sera aussi celle de la sortie de mon
livre, le Siècle, consacré au vingtième du nom.
La deuxième année (2005/2006), nous examinerons, nous
expérimenterons, quelques concepts fondamentaux requis pour nous tenir définitivement
à distance de ce qui aujourd’hui nous aspire, comme des sables mouvants, vers
le consentement à notre propre disparition mentale. Matériaux, machines et
fondations.
Cette seconde année sera aussi celle de la sortie de mon
livre Logiques des mondes, où je fais théorie de ces matériaux et de ces machines.
La troisième année (2006/2007) proposera une doctrine
que, à défaut de la dire du salut, ce qui fait spiritualiste, on nommera de la
liberté nouvelle.
Car ce dont il est question, de bout en bout, peut aussi
se dire : quelles sont les conditions contemporaines de la liberté ?
Ces conditions sont aujourd’hui difficiles à repérer, difficiles à penser,
difficiles à tenir. La joie n’en est pas moins de constater que la philosophie
peut les repérer et les penser, apportant ainsi sa contribution à ce qu’il soit
possible de les tenir.
Le séminaire aura lieu un mercredi de chaque mois, à
20 heures, à l’Ecole Normale Supérieure, salle Jules Ferry (29 rue d’Ulm, 5e).
Il commencera le mercredi 20 octobre. Il est une production du Centre
International d’Etude de la Philosophie Française Contemporaine (CIEPFC).
I.
2004-2005
(notes
de Daniel Fischer)
20 OCTOBRE 2004............................................................................................................................................................................................................................ 1
24 NOVEMBRE 2004....................................................................................................................................................................................................................... 1
15 DECEMBRE 2004....................................................................................................................................................................................................................... 2
26 JANVIER 2005.............................................................................................................................................................................................................................. 3
16 FÉVRIER 2005.............................................................................................................................................................................................................................. 3
L’Histoire est devenue
approbation corruptrice du monde de l’adversaire....................................................................................................... 4
6 AVRIL 2005........................................................................................................................................................................................................................................ 4
18 MAI 2005............................................................................................................................................................................................................................................ 5
15 JUIN 2005.......................................................................................................................................................................................................................................... 6
1. La constitution de la
figure de l’adversaire................................................................................................................................................................... 6
2. La forme de
l’identification de l’adversité...................................................................................................................................................................... 6
3. Protocole
d’identification de l’adversité........................................................................................................................................................................... 6
4. Un nouveau concept de
l’expérience................................................................................................................................................................................ 7
Stratégie générale :
proposer un protocole philosophique d’interruption de la figure circulante (ou
communiquante) où nous dispose le monde contemporain. Ce que, l’année dernière,
j’avais appelé la figure de la stagnation agitée (ou de l’agitation stagnante),
figure à laquelle nous sommes tous assujettis.
L’hypothèse est qu’un tel protocole
n’est possible que s’il existe quelque chose à quoi l’on puisse se confier
absolument. Il s’agit proprement d’une question de confiance,
et ce selon une détermination absolue de cette confiance.
Ce qui ne signifie pas qu’il faille se confier
à un seul absolu : car il y a une multiplicité de types d’absoluité à quoi
se confier. L’important est l’interruption de la propagande d’aujourd’hui dont
le message en fin de compte se ramène à ceci : « n’ayez absolument
confiance en rien ! » ou, encore plus lapidaire :
« méfiez-vous ! ».
Cela ne signifie pas non plus qu’il
faille avoir recours à une extériorité transcendante : car Dieu est mort,
il faut quand même finir par assumer sérieusement cet énoncé. Dieu est mort, il
est bel et bien mort, en dépit de tout ce qui se dit un peu partout sur le
retour du religieux etc. Il va s’agir ici d’une confiance immanente,
confiance en quelque chose d’effectivement rencontré. L’éternité
n’est guère plus longue que la vie, dit René Char (v. à la fin), par quoi
il énonce que l’absoluité de ce en quoi on peut poser sa confiance reste une
donnée immanente : l’éternité est certes un supplément à la vie, mais
c’est un supplément de l’intérieur de la vie,
un supplément immanent. Nous sommes ici dans une tradition cartésienne, dans la
filiation du Descartes qui affirme qu’il y a des vérités éternelles, ce qui ne
les empêche pas, toutes éternelles qu’elles soient, d’avoir été créées
par Dieu : « encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent
nécessaires, ce n’est pas à dire qu’il les ait nécessairement voulues ».
Comme tout le reste d’ailleurs : les vérités éternelles dépendent du
bon vouloir divin au même titre que n’importe quel fait contingent, ils ne sont
en aucune façon en exception ontologique par rapport à tout ce qui existe et
qui a été créé par Dieu. Ils existent et c’est tout.
Résumons-nous : il va s’agir de
montrer que la confiance immanente en un absolu est possible. Dans nos
termes : cette confiance se présentera toujours comme incorporation au
sujet d’une vérité.
*
Il y aura 3 temps : 1.
l’analytique de l’adversité
2. la relation vérité / sujet / corps
3. la question d’une configuration
subjective nouvelle
3 temps sur 3 années
avec, comme chez Leibniz, interpénétration de l’inspection successive de ces
trois volets avec leur présence simultanée à chacun des moments de
l’investigation.
*
Cette année, nous nous
consacrerons avant tout à l’analytique de l’adversité. Soit la question :
qu’est-ce qui, dans la configuration contemporaine, interdit d’avoir confiance absolument ? Ou :
quel est le régime contemporain de la méfiance ?
Question qui amène à
traiter de la subjectivité du relativisme aujourd’hui dominant. Nous
soutiendrons que la bénévolence universelle, la démocratie sans rivages qui
donne abri aux droits de chacun (homme, femme, enfant, animal, voire plante …)
est en réalité une méfiance généralisée. Il faut en effet dans cette logique
que je sache à tout moment à quelle espèce j’appartiens et à quelle espèce
appartient le fameux « autre » à qui je veux tant de bien ; et
pour régler cette question il faut une négociation permanente qui passe
obligatoirement par l’établissement d’un contrat. Le juridisme actuel est une
méfiance formalisée : j’aime l’autre, tout autre, mais cet autre qui n’est
pas comme moi doit auparavant avoir signé un contrat. Quand on va chez le
médecin, il s’instaure avec celui-ci, sous les auspices du serment
d’Hippocrate, une relation faite principiellement de confiance ; aujourd’hui, le médecin commence par vous faire
signer un papier où il est dit que si jamais vous êtes mort, ça n’aura pas été
de sa faute … On ne fait ici confiance … qu’au contrat, parce qu’il n’y a
aucune absoluité en partage entre les contractants – alors que la confiance
absolue exclut précisément le contrat (pensez au rapport amoureux).
Platon, dans sa maturité (La
République), était persuadé que
la montée vers le principe – l’Idée du Bien – autorisait un accord des intelligences
sans qu’aucune réglementation ne soit nécessaire, puisqu’il y avait une
absoluité en partage. Il est significatif que dans sa vieillesse, sans doute
parce qu’il était devenu méfiant avec l’âge (conséquence de ses démêlés avec le
tyran de Syracuse ?), il ait rêvé d’une législation tatillonne sur toutes
les questions : c’est le conseil nocturne des Lois avec même le vœu de mise à mort des sophistes
dont il n’était question que d’obtenir le discrédit dans la période antérieure.
Il y a une corrélation entre l’advenue de la méfiance et celle de la terreur.
Ce qu’en notre siècle a illustré l’évolution du communisme soviétique. On
accuse aujourd’hui volontiers l’absolu d’avoir été le fourrier de la
terreur ; alors que c’est exactement le contraire qui s’est passé :
la terreur a pris place précisément lorsque l’offuscation de l’absolu a permis
l’établissement de la méfiance généralisée – soit ce moment que Saint-Just
avait en vue quand il déclarait : « la Révolution est glacée ».
*
Combien
confondent révolte et humeur, filiation et inflorescence du sentiment (R. Char, avant-dernier extrait). La révolte, nous
dit Char, n’est pas une figure de la spontanéité de la vie ; elle est
filiation (ce que disait déjà Rimbaud en parlant des « révoltes
logiques »). Mais aussitôt que la vérité trouve
un ennemi à sa taille, elle dépose l’armure de l’ubiquité et se bat avec les
ressources mêmes de sa condition (ibid.) La vérité ne fait pas feu de
tout bois (« ubiquité »), elle n’emprunte pas à n’importe quel champ
pourvu que la fin soit spécifiée : quand il y a une vérité, celle-ci
engage ses propres ressources, le processus de vérité est un processus
homogène. Elle est indicible la sensation de cette
profondeur qui se volatilise en se concrétisant (ibid.) Mais le
processus de vérité ne constitue pas un état stable, un état qui soit
comparable à ce qui était avant lui, sa loi n’est pas de s’établir :
il « se volatilise en se concrétisant ». C’est un corps incorporel,
une création qui est coextensive au mouvement créateur lui-même. La vérité est
à elle-même sa propre (pauvre) ressource.
… nous qui,
sur l’heure, sommes intelligents jusqu’aux conséquences (R. Char 1er extrait) « Sur
l’heure », au lieu même de l’interruption, est créé un nouveau présent,
mais dont le mode d’existence est la discipline des conséquences. Je vois un tigre. Il voit. Salut (ibid.) Un tigre ce
n’est certainement pas une figure d’établissement, d’installation. Ces trois
phrases enchaînées disent la bénédiction du croisement, de la rencontre. Il y a
eu jadis une publicité qui recommandait de mettre un tigre dans son moteur. Ce
dont il s’agit ici c’est d’avoir eu le bonheur d’avoir un tigre dans sa vie,
d’avoir eu le bonheur d’une telle rencontre. Qui, là,
parmi les menthes, est parvenu à naître dont toute chose, demain, se prévaudra ?
(ibid.) Il ne suffit pas que la chose naisse, il faut que demain le
monde entier s’en prévale : point d’universalité. C’est le moment où est
créé le point d’absoluité qui est évoqué : création d’une vérité
éternelle, mais, reconnaissons-le, énoncée plus poétiquement que ne l’a fait
Descartes : la création d’une vérité éternelle a pour cadre le charme même
de l’été, « parmi les menthes ».
Nous voici donc embarqués
sur le chemin du salut.
Pourquoi récuserions-nous le terme de salut alors que ce dont il s’agit c’est
de se confier absolument à quelque chose - en rappelant cependant qu’il est de
la nature de ce quelque chose d’être multiple, ce qui, pour nous, exclut la transcendance de
quelque Un ; et en outre la confiance se distingue expressément de la croyance (ce qui a la fonction d’une cause évanouissante
pour la première étant pour la seconde au régime de la représentation ou du
signifiant-maître : cf. Théorie du sujet p. 339-342). Ce quelque chose est par ailleurs à
la fois éternel et créé, à l’instar des vérités éternelles selon
Descartes, ce qui renforce son caractère immanent, son appartenance au monde
d’ici-bas.
La philosophie s’adresse
à la capacité de déplacer
l’injonction du monde ; mais cette capacité une fois formulée par la philosophie,
ce n’est pas à elle qu’il revient de faire effectivement en sorte que l’on ne soit plus obligé d’être sous
la loi du monde. Aborder philosophiquement « l’analytique de
l’adversité » c’est tenter de répondre à la question suivante : la
loi du monde, comment cela marche-t-il, subjectivement ? Comment fonctionne le principe, aisément
constatable, de ralliement de masses de gens à la figure du monde unifiée par
le marché ? On connaît les réponses fondées sur les notions de
souveraineté, de contrôle (cf. M. Foucault). Je propose quant à moi une
explication par l’universalité de la méfiance. Qu’est-ce qu’une méfiance ? Qu’est-ce que
vivre en se méfiant de tout (et, par suite, en contractualisant tout)
?
Il y a selon moi une
complicité entre le nihilisme contemporain et le relativisme. Ce que dit le
nihilisme c’est qu’il n’y a rien à espérer d’autre que ce qu’il y a, à savoir
pas grand chose, voire, précisément, rien (avec toutes les nuances, parfois raffinées, du rien). Pour le
relativisme, ce qu’il y a est toujours relatif, assignable, à un point de vue
sur ce qu’il y a et est par conséquent soi-même assignable à des groupes
constitués. Car c’est ainsi que le monde, phénoménologiquement, nous est
présenté (je ne dis pas que c’est comme ça qu’il est réellement …), à savoir un
espace de plus en plus ensauvagé peuplé de tribus errantes, ou, si vous
préférez, de systèmes de prédicats portés par des tribus … cela va des pêcheurs
à la ligne de Romorantin aux homosexuels de Pennsylvanie en passant par les femmes
de tel autre lieu etc. C’est une véritable imposture que de déclarer que notre
époque est celle de l’individualisme triomphant ; car il n’a jamais été
aussi difficile que maintenant de pouvoir s’isoler – et cela est vrai à
l’échelle planétaire ; nous sommes quant à nous encore relativement
épargnés sur ce point, mais chacun sait qu’il ne s’agit que de restes, de beaux
restes … Deux traits sont essentiels au fonctionnement de la tribu :
l’appartenance à la tribu (le succès actuel des religions n’est qu’un aspect de
la fétichisation de l’existence qui accompagne ce sentiment d’appartenance,
i.e. la soif de rituels) ; et la négociation avec les autres tribus, point
où se profile une espèce de darwinisme généralisé de la négociation entre elles
des sous-espèces humaines.
Il n’y a pas de véritable
contradiction, mais bien une complicité, entre le nihilisme qui est une pensée
de l’espace général et le relativisme qui traite des populations disparates au
sein de cet espace. Et seul un point de confiance est à même de proposer une
rupture possible avec ce dispositif.
Viendra ensuite la
construction de l’appareillage formel (vérité / sujet / corps) - la vérité
est de l’ordre de l’infini, le sujet est de l’ordre du présent, et le corps
inscrit la matérialité du triplet. Il y a ici impliqué un nouveau concept de
la liberté. Car « la liberté
n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom » (R.
Char, v. cours précédent, dernier texte). Le triplet vérité / sujet / corps
traite de l’apparaître dans le monde de ce nouveau concept de liberté. Lui-même
est sous la dépendance du doublet monde / événement, qui est celui de
l’interruption fondatrice. Le « un se divise en deux » que les communistes
chinois avaient opposé à l’unité des contraires (jugée par eux comme étant une
interprétation réactionnaire de la dialectique) ne suffit donc pas : il
faut que le concept de liberté qui est sous condition du doublet de
l’interruption s’inscrive encore dans le triplet vérité / sujet / corps. La
dialectique achevée que je propose ce n’est donc plus 1 ® 2, mais, un cran de plus, 2 ® 3.
Avec la participation de 5 éléments.
Enfin l’axiomatique de
l’absolu (notre troisième objectif) permettra de revenir sur le premier
(l’analytique de l’adversité) et de le traiter, car le point d’exception aura
alors pu être identifié et saisi.
*
« Certaines époques
de la condition de l’homme subissent l’assaut glacé d’un mal qui prend appui
sur les points les plus déshonorés de la nature humaine » (R. Char 2ème texte). « L’assaut
glacé » fait évidemment allusion à la seconde guerre mondiale pendant
laquelle Char s’est battu de façon exemplaire (rappelons que ce grand poète a
aussi été le chef militaire d’un maquis), mais rappelle aussi la célèbre
formule de Marx dans le Manifeste : « Partout où la bourgeoisie a conquis le pouvoir (...) elle a
noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque,
de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul
égoïste ». Clairvoyance extraordinaire de Marx, car, en fin de compte, à
son époque tout cela était encore bien debout et ce n’est que maintenant que le
procès de dissolution de tous « les liens sacrés » dans « les
eaux glacées du calcul égoïste » est en voie d’accomplissement ;
c’est seulement maintenant qu’est venue l’heure d’être marxiste ! Le
« mal » que dénonce Char, celui qui rend possible « l’assaut
glacé », c’est précisément ce qui réduit l’humanité au calcul de ses intérêts.
« Au sein de cet
ouragan, le poète complétera par le refus de soi le sens de son message, puis
se joindra au parti de ceux qui, ayant ôté à la souffrance son masque de
légitimité, assurent le retour éternel de l’entêté portefaix, passeur de
justice » (ibid.). L’« ouragan » c’est la lutte hobbesienne de
tous contre tous, la loi de la jungle à quoi tout se réduit lorsqu’il n’y a
plus que le règne des intérêts ; « soi », en tant
qu’identifiable aux intérêts, le poète le refuse, mais aussi, quant au
« sens de son message », le poète étendra son refus au sens dans son
sens herméneutique : c’est à l’avènement d’un sens non interprétatif qu’il
aspire, i.e. à ce que l’on appellera une vérité. Il est alors apte à rejoindre le
« parti » de ceux qui, sur la base des mêmes refus, se sont séparés ; « parti », un des grands mots du
dernier siècle, a en effet ici le sens de séparation ; signalons
seulement, mais nous aurons largement l’occasion d’y revenir ultérieurement,
qu’être libre, c’est s’incorporer aux conséquences d’un principe, ou encore c’est rejoindre un corps nouveau
(post-événementiel) et que cette
incorporation est précisément une séparation.
Qu’est-ce que « ôter
à la souffrance son masque de légitimité » ? C’est s’opposer à la
position réaliste, celle qui
tolère qu’il y ait quelque légitimité à couvrir la souffrance. Le réaliste,
c’est celui qui argue de la faiblesse ou de l’insuffisance de nos moyens
actuels pour déclarer qu’on ne peut guère faire mieux que ce que l’on fait déjà
en ce qui concerne les fins ; c’est celui qui dit qu’accueillir des gens
que chassent de leur pays la violence politique ou la pauvreté est une fin (un
but) honorable mais « qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du
monde » car les moyens de cette fin nous font défaut.
C’est ce même rapport,
soit dit entre parenthèses, qui a organisé la dernière campagne électorale
américaine : les arguments de Bush contre le pauvre Kerry se ramenaient
finalement à ceci que les fins de celui-ci, pour sympathiques qu’elles fussent, n’étaient pas assorties des
moyens nécessaires à leur réalisation ; à quoi Kerry, dont les fins
n’étaient finalement pas foncièrement différentes de celles de Bush, mettait en
avant des moyens qu’il espérait nouveaux et par lesquels il tentait de se
différencier de son adversaire. Son échec c’est aussi, leçon pour nous, l’échec
de toute politique oppositionnelle (le programme de Kerry, dont la politique était quasi inconsistante,
c’était avant tout d’être contre Bush ; celui de Bush c’était d’être pour Bush - et il a gagné).
Pourquoi faut-il que la
réalité soit la norme ? Il faut extraire les situations du codage réaliste
par les fins et les moyens. Je propose de lui substituer le couple des principes et de leurs conséquences. Puisque, lorsqu’une situation est codée par le
rapport de la fin et des moyens, on ne peut rien en définitive (Rocard, le réaliste, a raison
sur ce point), ce à quoi nous sommes tenus c’est à l’impossible. Et à en soutenir les conséquences. En mai 1791,
il y eut d’importants débats à l’Assemblée constituante sur la question des
colonies ; si on voulait les conserver, il était impossible de leur appliquer les principes de la Déclaration
des droits de l’homme, car cela revenait à supprimer l’esclavage, fondement
même de l’économie coloniale ; les députés de la droite ont donc proposé,
de façon tout à fait cohérente, une constitution spécifique pour les colonies.
Voici la réponse de Robespierre : « Dès le moment où dans l’un de vos
décrets, vous aurez prononcé le mot esclave, vous aurez prononcé votre propre déshonneur et
le renversement de votre constitution (...) C’est un grand intérêt que la
conservation de vos colonies, mais cet intérêt même est relatif à votre
constitution (...) S’il fallait ou perdre vos colonies, ou perdre votre
bonheur, votre gloire, votre liberté, je répéterais : périssent vos
colonies ».
« Aussitôt que la
vérité trouve un ennemi à sa taille, elle dépose l’armure de l’ubiquité et se
bat avec les ressources même de sa condition ». C’est cet énoncé de R.
Char (Feuillets d’Hypnos 189 –
cf. 4ème texte) qui servira d’axe à notre réflexion ce soir.
Que signifie-t-il ?
Il s’agit d’identifier l’ennemi, pas n’importe lequel, l’ennemi à sa taille, celui qui vous est le plus authentiquement extérieur.
Il ne faut cependant pas donner trop tôt un nom à ce à quoi vous voulez vous
soustraire ; il n’y a rien de pire, car vous courez alors le risque de lui
donner un nom convenu et par là de le manquer. Ce que dit Char, c’est que se
battre « avec les ressources même de sa condition », être dans
l’immanence véritable, être dans l’intérieur qui vous est propre, c’est en
quelque sorte la même chose que d’identifier l’extérieur qui vous est propre.
Aussitôt que (le nom de) celui-ci aura été saisi, vous aurez la chance, la
possibilité, d’être à l’intérieur des conditions du vrai.
Le problème c’est que
l’ennemi n’est pas invariant. Si par exemple l’obscurantisme religieux a pu
être jadis l’ennemi principal de la création scientifique, ce serait plutôt
aujourd’hui ce que j’appellerai l’empressement technique, à savoir la
subordination de la procédure scientifique à des impératifs d’efficacité
immédiate. Et on pourrait trouver d’autres exemples dans le monde contemporain.
Autrement dit, l’analytique de l’adversité est toujours une analytique des
situations.
Je prendrai un exemple,
qui est d’une certaine façon l’exemple canonique en matière d’analytique des
situations : la détermination du sophiste par Platon comme « ennemi à
sa taille ».
Dans le dialogue intitulé
Le sophiste, Platon procède
d’abord à une identification discursive : ce que désigne
« sophiste », c’est un certain régime des énoncés (la rhétorique des
sophistes …), des figures du relativisme indifférent, mais aussi des appareils
matériels (le dispositif sophiste en tant qu’orienté en direction de gens qui
veulent apprendre les techniques oratoires, moyennant une rétribution
financière etc.). Mais Platon ne s’arrête pas là : il identifie en outre
des figures différenciées, sortes de « personnages conceptuels » qui
ont pour noms Protagoras, Gorgias etc. Il ne se contente donc pas d’une
identification générale par les discours : pour identifier l’adversaire
dans sa singularité, il a besoin de figures diversifiées pour introduire la
multiplicité. Platon se pose ensuite la question de la subjectivation. Quelle
est la production subjective de l’ensemble sophistique ? Qu’induit-il en
fait de subjectivation chez les jeunes gens qui constituent son public ?
Car, fait d’une grande importance, l’ennemi c’est aussi une figure de
subjectivation. Les jeunes gens qui assistent à la joute opposant Socrate à tel
ou tel sophiste sont des sujets que l’on se dispute. Pour finir, il va s’agir d’établir un point
d’incommensurabilité entre la
sophistique et la philosophie. Car à un moment donné, il n’y a plus d’espace de
pensée où il y ait une mesure commune entre le philosophe et le sophiste. C’est
autre chose (et plus) qu’une contradiction – car une contradiction suppose
l’existence d’une mesure commune entre les parties en présence (c’est cela que
signifie l’« unité des contraires »). La contradiction est le point
de départ, mais à l’arrivée, elle n’a pas à être « relevée », mais,
plus radicalement, à être abandonnée. Le point d’incommensurabilité, c’est le moment où l’adversaire
(Thrasymaque dans le livre I de La République ou Calliclès dans le Gorgias) est obligé de se taire. Il est remarquable que
lorsque Platon met en scène l’antagonisme entre Socrate et le sophiste, ce
dernier, à la fin de la joute, ne reconnaît aucunement sa défaite : loin
de s’incliner devant la puissance de l’argumentation socratique, il se mure au
contraire dans le silence (en réalité le dialogue ne l’a pas fait changer
d’un iota). L’espace qui a été constitué par le dialogue est un espace non
contradictoire ; l’ennemi
sophistique a été déjeté à
l’extérieur de cet espace, et c’est cette opération qui permet à la philosophie
de déployer ses propres ressources immanentes. Je tiens, nous aurons l’occasion
d’y revenir, que dans le domaine de la politique, il s’agit là de la grande question d’aujourd’hui.
A cette identification du
sophiste par Platon, il faut encore ajouter un point surnuméraire : c’est
le point de ressemblance, la
troublante indiscernabilité entre le sophiste et le philosophe. Car il faut
reconnaître qu’en matière de procédés rhétoriques douteux, de jongleries
verbales, d’argumentations nébuleuses etc. Socrate est imbattable et ne le cède
en rien à ses adversaires sophistes. La constitution de la figure du sophiste,
si essentielle à Platon pour la constitution de la figure du philosophe, s’est
effectuée, il faut y insister, sur un horizon de ressemblance et de proximité.
La philosophie n’a pas pris son départ en s’opposant aux magiciens ou aux
magistrats, mais bien à ce qui était pour elle le plus proche. On a d’ailleurs
soutenu que la constitution même de l’ensemble formé par des gens aussi divers
que Protagoras, Gorgias, Calliclès etc., regroupés pour l’occasion sous la
dénomination de sophistes, était une opération due à Platon lui-même, et ce aux
fins de promotion de la figure philosophique. C’est une loi générale : les
ennemis fondamentaux sont des proches. Les monarques étrangers ont certes été
des ennemis pour Robespierre, mais son ennemi intime, son ennemi fondamental, a
été Danton. Pour Char, le grand résistant, et pour la Résistance dans son
ensemble, la lutte était dirigée contre les Allemands, mais leurs ennemis
intimes, ceux dont il fallait absolument se séparer pour pouvoir se
constituer, c’étaient les collaborateurs,
i.e. des gens du même pays (et la Résistance, comme toute résistance
d’ailleurs, a éliminé plus de collabos et de miliciens que d’envahisseurs). Le
point d’incommensurabilité lui-même n’est d’ailleurs lisible que par coupure
dans une proximité ; ce point, je dirais volontiers que c’est une différentielle (il réunit en effet à la fois la propriété d’être
infinitésimal et celle de relever de la coupure). Opérant au plus près, elle
constitue le plus loin.
A la toute fin du Sophiste, Platon donne la définition suivante (du
sophiste), définition par laquelle il entend régler une fois pour toute la
question : « Voici les ingrédients de ce dont on peut dire que c’est,
dans la plus certaine acception de la formule, « la race et le sang »
du sophiste authentique : une technique de la contradiction qui, assumant
la part ironique de ce qui ne se fonde que sur l’opinion, relève de la
mimétique ; et qui, assumant la dimension du simulacre, relève de la
production des images ; en somme cette section de la production anthropologique
qui, dépourvue de toute caractéristique divine, situe dans les seuls discours
sa magie propre » (traduction revue par A.B.). A quoi le béni oui-oui de
service (Théétète) répond : « Certainement » (dernier mot du
texte).
On voit que cette définition
fait coexister une réelle proximité du sophiste avec le philosophe
(« technique de la contradiction », « part ironique », et
même « captation par l’image » - qu’on songe aux diverses métaphores
utilisées par Platon) avec un point d’incommensurabilité. Celui-ci est assigné
au « divin » dont serait dépourvu le dispositif sophistique mais qui,
à l’inverse, désigne le lieu où la philosophie déploie ses ressources
immanentes. Ce terme de « divin », dont c’est la première occurrence
dans ce dialogue, vient, il faut le reconnaître, comme un cheveu sur la soupe.
Et pourtant ; opposé à « anthropologique », il sert à nommer un
lieu dont l’édification est la tâche même de la philosophie, un lieu par
conséquent in-humain, ou trans-humain. Ce que nous dit Platon, c’est que la sophistique
est une pensée réduite au registre anthropologique, à l’humain, voire, n’ayons
pas peur de le dire, à l’humanisme (dans les termes contemporains : les
discours, les opinions humanistes, démocratiques …). Le problème n’est pas
qu’il s’agisse ou non d’une pensée fausse ; le point est le suivant :
pour qu’il y ait la philosophie, il faut que la pensée s’établisse en dehors
de l’anthropologie. Point crucial
pour nous dont une des questions majeures peut se formuler ainsi : que
pouvons-nous envisager, tolérer, aujourd’hui comme figure immanente de
l’in-humain ? C’était déjà
la question de Nietzsche lorsqu’il affirmait que l’homme doit être surmonté. C’est qu’il est de la nature de la philosophie
d’être référée à la capacité trans-humaine de l’humanité. Le trajet de pensée
de la philosophie c’est : de l’humain comme donné à l’humain comme
possible.
*
Des noms pour désigner
l’ennemi dans le monde contemporain, il n’en manque pas (capitalisme,
néo-libéralisme etc.). C’est une première difficulté, mais ce n’est pas la plus
importante. Le problème c’est que l’opposition est aujourd’hui un concept majeur interne à l’ordre existant. La contradiction y est
intériorisée au point de pouvoir se déployer dans la liberté de sa propre
essence sans modifier qualitativement le système. C’est ce que des hégéliens
naïfs ont appelé la fin de l’histoire. La position d’un point
d’incommensurabilité devient extrêmement difficile dans ces conditions.
Autrement dit : s’opposer à cet ordre (ou plutôt à ce désordre) ne suffit pas à le constituer comme
adversaire, comme c’était encore le cas pour R. Char. On voit bien que la
figure actuelle du « terroriste », soit la figure de l’opposition à
l’ordre dans son registre le plus évidemment violent, ne propose aucune figure
alternative réelle et qu’elle est en fin de compte strictement immanente à cet
ordre. C’est une situation quand même assez extraordinaire : l’intensité
de l’opposition semble en définitive indifférente pour la constitution d’une
immanence nouvelle. La voie oppositionnelle paraît fermée.
On a proposé, comme
substitut à la catégorie d’opposition, celle de résistance. J’y vois plutôt, en ce qui me concerne, une
radicalisation romantique de l’opposition. On en trouve des échos chez Char
lui-même : « Face à tout, A TOUT CELA, un colt, promesse de soleil
levant ! » (Feuillets d’Hypnos 50). Ou encore : « Nous devons surmonter notre rage et notre
dégoût, nous devons les faire partager, afin d’élever et d’élargir notre action
comme notre morale » (ibid. 100) – la violence et le partage, la fraternité, l’aristocratie du
combat : nous sommes proches ici de L’espoir de Malraux. La nouvelle que je vous annonce,
plutôt mauvaise, mais c’est comme ça, est que, pour la constitution d’une
immanence nouvelle, cette voie n’est pas reproductible aujourd’hui. La raison
en est que, selon moi, il faut aujourd’hui renverser l’ordre des causes dans
la proposition de Char : ce
qu’il faut dire c’est que c’est lorsque la vérité « se bat avec les
ressources même de sa condition » qu’elle trouve alors un « ennemi à
sa taille ». C’est de l’immanence que s’infère la contradiction,
l’affirmation est première.
J’ai commenté jadis
l’énoncé de Mao : « on a raison de se révolter contre les
réactionnaires », en disant qu’il fallait certes y entendre la légitimation
de cette révolte, mais aussi inclure l’idée selon laquelle la révolte génère
une nouvelle raison, que la révolte contre les réactionnaires donne accès à une
nouvelle rationalité. Je ne dirai plus cela aujourd’hui. Je pense au contraire
que tout commence par une nouvelle logique. Char dit dans La bibliothèque en
feu : « leur
crime : un enragé vouloir à nous apprendre à mépriser les dieux que nous
avons en nous ». L’impératif c’est faire fond sur « les dieux
que nous avons en nous », soit l’infinité potentielle dont nous sommes
porteurs. Et dans Le poème pulvérisé, Char déclare : « tu feras de l’âme qui n’existe pas un homme
meilleur qu’elle ». Il faut partir de ce qui n’existe pas pour proposer
quelque chose de nouveau.
Nous avons conclu la
dernière fois par cette déclaration de R. Char dans Le poème pulvérisé : « Tu feras de l’âme qui n’existe pas un
homme meilleur qu’elle ». On pourrait dire aussi, dans les termes
d’aujourd’hui : « Fais en sorte qu’advienne, à partir de
l’inexistence de l’individu, un sujet meilleur que lui ». Une telle
advenue suppose un accord sur la vacuité de l’individualisme contemporain et
donc aussi sur ce qui détermine cette vacuité. Avec la question :
« Qu’est-ce qui fait perdurer cette vacuité ? », nous voici donc
ramenés à l’analytique de l’adversité. Je rappelle, incidemment, que, ainsi que
le soutenait Auguste Comte, la catégorie d’individu est en définitive une
catégorie biologique et que par conséquent l’individualisme – et avec lui la thématique
des droits de l’homme – consiste en une réduction de l’homme à sa substructure
animale ; la question des droits des animaux a d’ailleurs un bel avenir
devant elle et même dès aujourd’hui on se préoccupe parfois plus des droits des
orangs-outangs et des baleines (contre lesquels je n’ai rien, je m’empresse de
le dire, et même je les aime) que de certains humains.
A.B. se tourne vers Medhi
Belhadj Kacem, présent avec lui sur l’estrade depuis le début de la conférence.
Je voudrais vous proposer
aujourd’hui une expérience publique de proximité disjonctive avec Medhi Belhadj
Kacem, dont je vous ai déjà parlé précédemment [A.B. avait signalé, lors d’une
conférence précédente, la parution récente de deux livres de Medhi Belhadj
Kacem : L’Affect et Différence
et Répétition qui proposaient une
lecture serrée des thèses de L’Être et l’Evénement].
La rencontre et le
constat de proximité se sont faits au décours de certain 21 avril lorsque,
chacun de son côté, nous avons réagi au montage qui nous était proposé, avec en
particulier la promotion en épouvantail de la figure de Le Pen, en refusant de
filer doux (car voter Chirac, c’était, et la suite l’a confirmé, filer
doux) ; j’ai écrit à cette occasion un texte qui a été publié dans Le
Monde, Medhi Belhadj Kacem en a
écrit un autre qui, quant à lui, a été refusé par tous les médias. Si je parle
de proximité disjonctive,
c’est que, malgré cette rencontre dans l’analytique de l’adversité, la
provenance de Medhi Belhadj Kacem est très éloignée de la mienne. C’est comme
si, après avoir visité une région, vous entendez la relation d’un voyage dans
cette même région par quelqu’un qui l’a parcourue à partir d’un autre point …
Il y a bien entendu
l’écart temporel, une quarantaine d’années, i.e. plus qu’une génération :
il s’agit d’une sorte de dialogue par-dessus la génération intermédiaire qui
nous sépare. Mais il y a aussi, pour Medhi Belhadj Kacem, l’expérience,
inéluctable, du nihilisme contemporain, la traversée de la vacuité non pas comme
concept mais bien comme expérience – ce qui n’a pas été mon cas : j’ai été frappé par l’événement à un
âge où, 40 ans plus tard, Medhi Belhadj Kacem est frappé, lui, par le rien.
L’enjeu c’est de déterminer si la proximité disjonctive expérimentée après par
nous le 21 avril relève d’un point de commensurabilité ou bien, au contraire,
d’incommensurabilité. Dans l’éventualité d’un point d’incommensurabilité entre
nous, il se peut que Medhi Belhadj Kacem soit en fin de compte un véritable
ennemi puisque, formellement, nous avons vu que c’est dans la plus grande
proximité que l’on rencontre l’ennemi qui vous est le plus propre. Il
s’avérerait être mon « ennemi préféré », comme dit Jean Genet. Et la
proximité dont nous étions partis n’était que factice. Par contre, s’il existe
un point de commensurabilité, si est identifiable quelque chose comme un espace
commun, c’est que quelque chose est transmis par-delà l’espace temporel dont
j’ai parlé, quelque chose qui vaille relance quant à ce qui est possible - i.e.
quelque chose de meilleur que l’individualisme contemporain.
Pour cette expérience
publique, dont nous vous faisons témoins, et juges, je propose, ce qui est
normal pour une expérience, quelques hypothèses. Elles seront ici au nombre de
quatre.
1) Medhi Belhadj Kacem
est parvenu à une analytique de l’adversité voisine de la mienne par des
chemins distincts.
2) Sur son chemin, il
rencontre et déploie mes concepts philosophiques selon une visée qui lui est
propre, se situant ainsi à mon égard dans une distance immanente.
3) Cette distance
autorise une relation qui n’est ni imitative (comme l’est celle de
l’interprète), ni dérivée (comme l’est celle du disciple), ni absorbante (comme
l’est celle de celui qui, intégrant à lui tout ce dont il peut faire une synthèse,
absorbe n’importe quoi et à la limite tout ce qui passe à sa portée).
4) Le XIXe
siècle et le XXe siècle ont été travaillés par la question de
l’alliance des intellectuels et des prolétaires, et ce sous divers noms, dont
« communisme », mais pas seulement. Le XXIe ne se fera pas
sous le signe de la répétition de cette alliance, pas plus que de son déni. Il
nous faut par conséquent une « nouvelle alliance ». Terme lourdement
chargé. L’horizon est celui d’une alliance qui procède en diagonale, une
alliance où s’opère une proximité disjonctive nouvelle.
« Philosophie » serait le nom et l’élément de cette nouvelle
alliance, héritière à la fois de l’alliance antérieure et d’une figure
émergeant de la longue séquence du nihilisme contemporain.
Medhi, je vous passe la
parole.
Suit l’exposé de Medhi
Belhadj Kacem, dont le texte sera ultérieurement transcrit.
Nous
nous intéressons aux nouveaux problèmes que pose à la pensée l’identification
de son adversaire. Comment l’identifier et selon quelle logique ? Il est à
identifier dans la proximité plutôt que dans la distance. Il faut recourir à
une formalisation négative.
Cet
adversaire est hors dialectique. On ne se constitue pas dans la contradiction
avec lui. Il y a identité de l’identité et de la différence, qui se donne dans
l’unité du devenir. La question de l’adversaire est immanente à ce devenir. Ce
qui atteste votre appartenance à l’Un c’est la contradiction. Votre identité
est la négation de l’adversaire. C’est un régime qui assigne à la contradiction
la constitution dialectique de l’identité. L’identité de l’identité c’est la
contradiction elle-même, la différence comme contradiction. Donc, se révolter
constitue une identité pratique. Ce type de constitution a été dominant depuis
le XIXe siècle, non seulement en politique, mais dans l’ordre de la création en
général. Cela veut dire que votre identité vient en partie de l’Autre, que
c’est parce qu’il y a oppression qu’il y a émancipation. Révolte et résistance
sont constitutives d’identité. Cela présuppose l’unité du devenir.
Actuellement
la constitution est non dialectique, on pourrait l’appeler
« contractuelle ». On pourrait même dire « consensuelle ».
Le paradigme en serait le rapport entre majorité et opposition. L’adversaire
reconnaît les mêmes règles que vous ; l’un est l’Un de l’institution et
non du devenir. Les termes sont substituables, ils se succèdent. L’adversaire
reconnaît que vous êtes dans le même champ que lui. Dans ce modèle la relation
d’adversité est toujours relation de rivalité à propos de l’institution. Le
contrat dit qu’on n’excédera pas les lois de la rivalité. L’opposition a toujours
sa chance. Il y a rivalité pour l’occupation d’une place.
On
pourrait dire que ce que nous recherchons c’est une identification de
l’adversaire qui soit hors dialectique, mais également hors rivalité. Ce n’est
pas une lutte à mort comme entre le maître et l’esclave. Ce n’est pas non plus
une figure normée de la rivalité. On ne convoquerait ni la mort ni une place.
On
n’a pas non plus les ressources d’unité qu’il y a dans les deux cas. On n’a en
particulier pas la figure latente de la triplicité qui est commune aux deux.
Jusqu’à présent les schèmes sont toujours soutenus par la triplicité.
Il va
falloir en passer par une critique de l’Histoire et par une critique de la
règle, dont le paradigme pourrait être Hegel et Wittgenstein. Cela recouvre de
nombreux débats contemporains. Par exemple sur la guerre : on cherche à
définir une guerre de part en part civilisée, on parle de communauté
internationale, d’intervention légitime. Les guerres ne sont plus internes à la
dialectique, il s’agit simplement de restaurer une norme. La structure subjective de la rivalité,
c’est la concurrence. Ce ne sera donc ni antagonique, ni modal (le possible
étant toujours le un peu autrement).
On
avait dit qu’il fallait entrer par le subjectif. Chercher l’adversaire dans la
proximité. Chercher un point incommensurable. Mais l’adversaire est si proche
qu’il risque de devenir « l’enchanteur de notre propre vouloir ».
Nous nous exposons à lui dès que nous cessons de reposer en nous-mêmes. Cela me
fait penser à une très belle phrase de Saint John Perse, tout à la fin de Exils :
« Et qui donc avant l’aube erre aux confins du monde avec ce cri
« Pour moi ! ? »
L’exil
est une séparation d’avec soi-même. Le cri lui est à la fois destiné, c’est
celui d’une errance, mais aux confins du monde. Mixture d’errance et d’adresse.
Cette exposition à l’adversaire dans l’exil d’avec soi-même est un moment
nécessaire de son identification. Un adversaire véritable s’adresse à vous.
Donc il y a une adversité exposée, non dialectique, non contradictoire, la
combinaison d’une errance et d’une adresse.
Je
crois que cette trouvaille est l’une des grandes données de la poésie de
Pasolini.
Pasolini
est en général plus connu comme cinéaste. On peut distinguer quatre types de
films :
— films antiques : Œdipe, Médée
— films chrétiens : Passion selon saint
Matthieu, projet sur la vie de Paul
— films grand public, genre de fictions érotico
historiques : Décaméron, Mille et une nuits
— films paraboles de l’histoire : Théorème,
Porcherie, Salo.
Pasolini
est également connu par sa vie, qui a quelque chose d’allégorique. Sa vie fait en
quelque manière partie de l’œuvre. Il a eu une enfance catholique et
provinciale dans le Frioul, son jeune frère est mort dans la résistance
antinazie. Il a connu une mort atroce le 2 novembre 1975 par assassinat. Il y a
une sorte de suture de l’existence et de l’œuvre. Entre les deux, naissance et
mort, Pasolini créateur, révolutionnaire, proche des communistes, engagement
existentiel gravitant autour de l’homosexualité.
Pasolini
est moins connu en France comme poète. Le mieux pour y avoir accès est de se
reporter au recueil bilingue d’un choix de ses poèmes, paru dans la collection
« Poésie » de Gallimard. Il y a quatre principaux massifs :
— Poèmes en dialecte frioulan, avec une réflexion
sur les langues minoritaires qu’on peut rapprocher de ce qu’en dit Deleuze
— Les cendres de Gramsci (1953-56)
— La religion de notre temps (1956-60)
— Poésie en forme de rose (1962-64)
On peut faire le rapprochement avec
« La rose de personne », un des derniers recueils de Celan. Il serait
intéressant de s’interroger sur la fonction de la rose dans la poésie. C’est
une fleur surdéterminée poétiquement, à se demander si elle n’a pas d’abord une
existence poétique.
Il
faut noter les trois parties internes de la poésie de la dernière période,
poésie qui me semble anticiper d’une cinquantaine d’années notre temps car elle
propose une confusion intermédiaire avec nécessité d’un changement de lieu
mental. Pasolini s’interrogeait sur les décennies qui précédaient. Il avait
pour cela des médiations, politiques (résistance) et la langue.
1) « Une vitalité désespérée ». Le
refrain est « Comme dans un
film de Godard. »
2) « L’aube méridionale ». Ce midi
dont il est question c’est la Palestine. Rencontre avec de jeunes Palestiniens
à la frontière jordanienne. Le diagnostic poétique est que ce qui reste dans
quelque chose qui se défait c’est
« un misérable sentiment d’amour ».
3) « Victoire ». C’est là un titre
ironique.
Notre
extrait en tiré de cette dernière partie. La scène du poème c’est que les
jeunes morts de la Résistance reviennent voir le monde actuel. Ils figurent la
conscience politique. Convoquer la Résistance est aujourd’hui très important.
Ces jeunes morts se demandent s’il y a dans le monde actuel des figures fidèles
à ce qu’ils ont été jusque dans la mort. Comme ils sont jeunes, se pose
également la question des pères, des pères dont ils pourraient être les fils.
Ils vont constater que tel n’est pas le cas et qu’ils sont des orphelins de
l’Histoire. Que leur espérance n’est plus active et que ce qui domine subjectivement
c’est l’acceptation, qui rend impossible une fidélité à ce qu’ils ont été.
Aujourd’hui
l’adversité prend obligatoirement la forme d’une acceptation. C’est ce que je
voudrais essayer de démontrer à l’aide de ce poème. Les intellectuels italiens,
ont, nous est-il dit, « accepté une réalité qui n’existait pas ».
v.
1. L’attaque est d’aujourd’hui. C’est ce qui est dit à tout le monde.
L « âme guerrière » est le témoin supposé. Il y a deux âmes
distinctes, une âme guerrière et une « autre » âme, qu’il va définir
(v. 4-9)
v..9
Le cœur est en fait le symbole de l’imposition générale d’une sorte de
sensibilité unanimement partagée, qui se fait dans la figure mortifère de la
victime. L’esclavage se réalise dans la donnée du cœur qui prétend partager la
même sensibilité aux victimes, aux souffrances. C’est par le cœur que nous nous
rendons incapables d’identifier l’adversaire.
v.
10-11 Question du lieu (après
celle de la sensibilité) Cela veut dire qu’on accepte la distribution des
lieux. La consensualité démocratique est en fait une acceptation du partage des
lieux.
v.
15 Partage du temps. Histoire identique. On est bien sous la conduite de la
même histoire que l’ennemi. Dans un deuxième sens, c’est dire que le passé est
commun. C’est un des lieux de combat. C’est le « devoir de mémoire ».
v.14
Question de la règle. Passage de la lutte aux règles de la lutte. C’est l’idée
que le conflit est réglé et qu’on maîtrise ces règles. Pour Pasolini il n’y a
de lutte véritable que si on accepte d’ignorer les règles.
L’acceptation
est donc faite du partage de la sensibilité, du lieu, du temps et des règles.
v.
23-25 Mystérieux débat avec le pouvoir. L’acceptation est une forme asservie de
la dialectique. La thèse de Pasolini est que l’acceptation provoque une
paralysie historique et politique, qui prend la forme du consensuel et qui a
pour ressort fondamental que la dialectique a été asservie au pouvoir.
L’acceptation profonde c’est celle
du pouvoir. L’essence cachée du contractuel est le renoncement à l’avenir. Que va dire l’armée des morts ?
v.27
« la haine fait place à l’amour de la haine ». Pasolini nous donne là
une définition parfaite du terrorisme. L’amour de la haine vient là où il n’y a
plus de fidélité. C’est une interrogation rétroactive sur ce qu’est la fidélité
des pères. L’amour de la haine est la seule issue.
v.
29-31 Le Désespoir (il n’y a plus de règles, c’est le désespoir sans loi),
l’Anarchie (c’est l’affect déchaîné) et la Sainteté (c’est la religion dans sa
figure sacrificielle et mystique).
Peut-être
sommes-nous situés entre l’acceptation et le désespoir. Position que
j’appellerais « américaine ».
Pasolini
s’est situé dans une sorte d’impossibilité de choisir entre acceptation et
désespoir. Sa mort se compare à la folie de Nietzsche. Il a dû renoncer à
l’histoire. Il le dit dans « Les cendres de Gramsci » (on sait que
Gramsci est la figure tutélaire de tout le communisme italien) :
« Pourtant, sans ta rigueur je subsiste, car je ne choisis point, je vis
sans rien vouloir dans cet après-guerre évanoui, aimant ce monde que je
hais. » C’est un point essentiel de ne pas se laisser acculer à cette
alternative.
Que
veut dire ne pas accepter dans une autre figure que celle du désespoir ?
Ce qui est achevé c’est une figure de l’espérance ; il faut certainement en
inventer une., mais les conditions sont « un scandale obscur de la
conscience ».
*
Pier Paolo Pasolini : fragment du poème
« Victoire » (1964)
« Pas
de politique sans réalisme », âme
Guerrière,
avec ta délicate rage !
Ne
reconnais-tu pas une autre âme, allons donc ! Celle
où
il y a toute la prose de l’homme habile,
Du
révolutionnaire qui s’attache à l’honnête
homme
moyen (même la complicité
avec
les assassinats des Années Amères se greffe
sur
le classicisme protecteur, qui caractérise
le
communiste comme il faut) : ne reconnais-tu pas le cœur
qui
se fait l’esclave de son ennemi, qui va
là
où l’ennemi va, sous la conduite de l’histoire
qui
est leur histoire à tous deux, et qui les rend, au fond,
étrangement
pareils ; ne reconnais-tu pas les craintes
d’une
conscience qui, luttant contre le monde
enregistre
les règles de cette lutte au cours des siècles,
comme
sous l’effet d’un pessimisme où sombre,
pour
y tremper sa virilité, l’espérance. Joyeuse
d’une
joie qui renie toute arrière-pensée
est
cette armée – aveugle dans l’aveugle
soleil
— de jeunes morts, qui viennent
et
qui attendent. Si leur père, leur chef,
les
laisse seuls dans la blancheur des monts, dans les paisibles
plaines
— absorbé en un mystérieux débat
avec
le Pouvoir, enchaîné à sa dialectique
que
l’histoire l’oblige à réformer sans trêve —
tout
doucement, dans le cœurs barbares
des
fils, la haine fait place à la l’amour de la haine,
ne
brûlant plus qu’en eux, peu nombreux, les élus.
Ah,
Désespoir, qui ignores les codes !
Ah,
Anarchie, libre amour
de
Sainteté, avec tes chants altiers !
(Traduction
José Guidi)
Resituons la question qui
nous a occupé au cours des dernières séances. Elle peut se formuler ainsi :
« Qu’est-ce qu’un adversaire ? » - et, plus précisément :
« Quelle est la relation qui unit l’identité et l’adversité ? ».
Nous avons déjà rencontré
deux schèmes de l’adversité, et ceci pour constater qu’ils sont obsolètes. Je
les rappelle. Le premier est le schème dialectique (ou encore : schème révolutionnaire).
L’identité ici se constitue dans le protocole effectif de négation de
l’adversité, dans sa destruction au terme d’une lutte qui est une lutte à mort.
L’identité et l’adversité appartiennent au même devenir, qui est le devenir de
la contradiction ; elles sont en relation par l’Un du devenir. On parlera
ici de constitution historique de l’adversité[1].
L’autre schème est le schème oppositionnel (ou encore : parlementaire). L’identité dans ce cas est substituable à l’adversité (de même que l’opposition, après
des élections victorieuses, se substitue à la majorité) ; identité et
adversité appartiennent ici à la même loi, elles sont en relation par l’Un de
l’institution. Il est légitime en ce cas de parler de constitution juridique (ou contractuelle) de l’adversité.
Soit en fin de compte le
paradigme de l’histoire et celui du droit. Puis celui du droit, selon Fukuyama, puisque pour lui,
le thème de la « fin de l’histoire » ne signifie pas autre chose que
l’avènement du droit. Au « tribunal de l’histoire » (Hegel),
succéderait ainsi le tribunal tout court …
En ce qui nous concerne,
il va s’agir d’une tentative pour penser le lien de l’identité et de
l’adversité autrement que selon les deux schèmes précédents, i.e. autrement que
dans l’espace de l’histoire et autrement que dans l’espace du droit. Le rapport
avec « l’orientation dans la pensée », qui est, rappelons-le,
l’intitulé de ce séminaire est que nous sommes amenés à rechercher une orientation
dans la pensée qui ne soit ni selon l’hypothèse d’un sens de l’histoire ni selon une métaphorique du contrat – et j’ajouterai, dans le voisinage de cette
dernière : ni selon une métaphorique de la limite (au sens, kantien, de limite, ou d’interdiction,
posée au sein de l’espace rationnel : « vous n’avez pas le droit de
penser au-delà de telle limite »). Autrement dit : ni Hegel, ni Kant.
Pour en revenir au poème Victoire de P.P. Pasolini, il me paraît frappant que
l’idée de l’adversité y est complètement exposée, et hors de l’histoire comme
du droit. A la question du poème : « Y a-t-il un père à venir qui
soit à hauteur de ce qu’ont été les jeunes morts de la Résistance ? »,
il est répondu que la figure de ce père est absente et que l’adversité est
précisément ce qui a organisé cette absence et par conséquent l’infidélité à la
Résistance. L’élément propre à l’adversité est ici la tension entre acceptation
et désespoir. Du côté de l’acceptation : l’idée d’une
vision partagée ou consensuelle du passé (l’idée que la vision du passé est
commune avec l’adversaire), l’idée d’un lieu commun du vouloir (il ne saurait y
avoir de point d’incommensurabilité), l’idée que la règle du devenir des choses
est substituée au devenir lui-même (les règles de la lutte se substituent à la
lutte elle-même). Ne reconnais-tu pas le cœur / qui se fait l’esclave de son
ennemi. Formule qui résonne,
qu’il faut faire résonner, avec : un mystérieux débat / avec le
Pouvoir, enchaîné à sa dialectique. Du côté du désespoir : l’absence de règles, au contraire ; la
consumation dans l’amour ; l’anarchie (l’an-archie : l’absence de
principe central) - une figure désespérée qui continue, perpétue, la mort des
jeunes résistants, qui est une itération mortelle de ce qu’a été leur
sacrifice. Quoi qu’il en soit, le diagnostic de Pasolini au moment où il écrit
ce poème (1964) est bien que nous sommes dans un temps où, en l’absence de la
figure paternelle évoquée précédemment, il n’y a pas d’autre alternative que
celle de l’acceptation ou du désespoir.
Mais peut-être cette
alternative est-elle encore aujourd’hui la nôtre ? Comment nommer en ce
cas la figure contemporaine de l’acceptation, celle que Pasolini caractérisait
il y a 40 ans comme celle du communiste comme il faut ? Je propose de l’appeler « la Gauche ».
Elle remplit parfaitement les conditions de vision partagée du passé
(l’opposition démocraties / totalitarismes), de lieu commun du vouloir (la
notion vague de « civilisation occidentale »), de substitution des
règles de la lutte aux luttes elles-mêmes (les élections, le principe même de
substituabilité). Plus fondamentalement, la Gauche, dans sa généralité, et pas
seulement celle d’aujourd’hui, la Gauche en tant que catégorie philosophique en
quelque sorte, peut être caractérisée comme ce qui organise la déception – la
déception qui suit immanquablement les élections victorieuses[2].
Mais pour cela, la Gauche se doit, de façon essentielle, d’être une désorientation
dans la pensée. Sinon, la
déception ne serait pas tolérable ; si la déception est tolérable c’est
parce qu’elle est toujours relative, c’est parce qu’il n’y a pas de lisibilité
d’une orientation au regard de laquelle l’échec pourrait être revêtu d’une
signification. La figure oppositionnelle, qu’incarne si bien la Gauche, a donc pour essence fondamentale
l’acceptation. Je propose donc de dire qu’est (de) Gauche toute désorientation
qui est l’effet non d’un vouloir (cette désorientation-là, nous la retrouverons
tout à l’heure) mais d’une acceptation. C’est voisin de l’acceptation du
collaborateur passif : ce n’est pas quelqu’un qui partage le vouloir de
l’ennemi (comme le collabo actif), mais plutôt quelqu’un qui enseigne qu’au
fond on ne peut rien vouloir ...
Comment nommer
aujourd’hui l’autre figure, la figure du désespoir, celle qui répudie l’acceptation
dans une dimension nihiliste et que Pasolini rattachait à la Sainteté ? Il s’agit ici d’une figure qui s’approprie
ce qu’il y a mais qui le fait comme
s’il n’y avait rien. La
prétention à être de ce que l’on nous donne à accepter est radicalement
disqualifiée. C’est une ascèse (d’où la proximité avec la sainteté) que ce Désespoir qui ignore les codes, ascèse qui en France a été mise au point
poétiquement quelque part entre Baudelaire et Rimbaud. Elle implique une
sacralisation innocente du désordre (Je finis par trouver sacré le désordre
de mon esprit – Rimbaud, Une
saison en enfer) et une discipline du dérèglement (arriver à l’inconnu par
le dérèglement de tous les sens –
le même, dans la fameuse lettre à Izambard) - i.e. tout le contraire de suivre
ses impulsions – dans une proximité tendant à l’indistinction avec une
certaine forme de banditisme (je m’encrapule le plus possible, toujours Rimbaud). La discipline proposée ne
doit en aucun cas être celle du travail, cette figure violente est aussi une
figure désoeuvrée. Cette
ascèse se considère comme excédentaire par rapport à ce qu’il y a, elle assume
sa position parasitaire, i.e. la position de celui qui vit aux dépens de ce
qu’il abomine. L’objectif est ici de persévérer dans son être sans contribuer
en quoi que ce soit à cela dont on suce le sang. Le prix à payer pour ce
« vivre sur », pour cette inacceptation, est là aussi une désorientation
de la pensée ; sa forme
spécifique est ici la suivante : il n’y a que l’adversité et vous – vous, en
symbiose mortelle avec elle. Comment nommer la figure contemporaine de cela
(très présent dans notre espace depuis Baudelaire) ? Je propose de
l’appeler la figure du Rebelle (appellation par laquelle elle s’auto-désigne
d’ailleurs elle-même, dans certains secteurs, par exemple dans le rap).
Tant la Gauche que le
Rebelle se voient donc attribuer finalement un diagnostic de désorientation (la
désorientation de toute affirmation). Et notre effort vise par conséquent à
tenir à distance ces deux figures appariées, de même d’ailleurs que le rêve de
leur addition. Car un tel rêve existe, celui d’ajouter un peu de Gauche au
Rebelle pour obtenir un nihilisme tempéré ou bien l’inverse, avec l’espoir
d’avoir une Gauche qui n’accepterait pas tout. Ce rêve a lui aussi un
nom ; il s’appelle « extrême-gauche ».
*
Le propre de la Gauche
est de s’orienter selon la (ou les) loi(s) partagées, celui du Rebelle de
s’orienter selon le désir ou le devenir. On croise ainsi le couple loi/désir,
bien connu des psychanalystes, et selon qui ces deux termes sont
réciproquables. L’objet de la loi, c’est l’objet du désir (et réciproquement).
Je vous recommande à ce titre la (re)lecture de Saint Paul et de ce qu’il dit
du péché (notamment in Rom
VII). Cette question a été la croix de Pasolini. Si l’histoire fait défaut, on
ne peut plus être adossé à des lois de l’histoire et c’est la loi elle-même, la
Loi en tant que son effectivité est l’histoire, qui vient à manquer.
Qu’advient-il alors au désir, quand il est désenchaîné ?
Je vais vous raconter une
petite histoire logique. Soit une coupe pleine de fruits délicieux. Un jour
cette coupe, vous y trouvez, mélangés aux fruits délicieux, des choses
horribles : épingles, morceaux de boue séchée, poils de bouc etc. Si vous
avez la nostalgie de l’ordre premier, vous allez vous demander comment faire
pour classer tout cela en sous-ensembles, dans l’intention probablement
d’éliminer les cochonneries. Cet exemple peut vous paraître amusant, mais c’est
ainsi que, comme l’a montré Raoul Hillberg dans son livre magistral La
destruction des Juifs d’Europe,
le problème s’est posé pour les nazis. Comment identifier / séparer un
sous-ensemble, auquel ils ont donné le nom de « juif », aux fins de
l’éliminer. Revenons à notre exemple. Vous pouvez arriver à avoir dans votre
classement des sous-ensembles tels que « poires »,
« framboises », « poils de bouc » ... ou encore « tous
les fruits », « tout ce qui n’est pas les fruits » ... Vous
voyez que la particularité de ces sous-ensembles est qu’ils ont tous un nom clair. Ce qui n’est pas le cas du sous-ensemble
(ou de la partie) formé(e) par « 2 poires + 3 cailloux + 1 poil de
bouc », sous-ensemble ou partie qui n’a pas de nom synthétique ; une
partie comme celle-ci, on ne la contrôle qu’en faisant la liste de ses éléments.
Nous appellerons loi ce qui, au regard d’une situation de ce type, est
la prescription d’un principe de classification raisonnable. L’idée est que
n’existent réellement qu’un certain nombre des parties de la coupe de la vie
collective. Le plus raisonnable est alors de n’accepter comme parties que
celles qui ont un nom clair (on les appellera « normales ») et
d’exclure celles qui n’en ont pas (dont on dira qu’elles sont
« anormales »). Une des grandes découvertes de la psychanalyse est
d’avoir montré que le désir
est toujours désir de l’anormal. Le désir est toujours au-delà de la normalité
légale, l’objet du désir vrai est toujours le désir d’un anormal, ou, si vous
voulez, d’un monstre (par exemple un fruit qui serait en même temps une
épingle).
Il est possible de
définir mathématiquement, dans un ensemble, une partie ayant un nom clair (la
démonstration de ce point est technique, mais elle existe), partie que l’on
appelle un sous-ensemble constructible (Gödel). Cela signifie qu’il est possible d’associer une formule à un
sous-ensemble et ce de façon biunivoque. On démontre en outre la possibilité de
l’axiome « tout ensemble est constructible » (axiome de constructibilité).
Ce qui se dit aussi : les ensembles constructibles sont un modèle de la théorie
des ensembles. En somme, la loi règne sans partage. Mais il est tout à fait
remarquable que l’univers mathématique où l’axiome de constructibilité est
posé, univers de constructibilité universelle, n’a quasiment intéressé aucun
mathématicien ; cet inintérêt est un fait historiquement avéré dans
l’histoire des mathématiques. C’est cette fois-ci le désir qui triomphe, désir
étant entendu comme ce qui pointe l’au-delà de la loi, comme ce qui trouve son
objet en diagonale de l’ordination partitive des mots et des choses. La grande
affaire du désir c’est de trouver un objet sans nom, un objet qui soit
innommable (on peut remarquer à cet égard la double signification du mot en
français : sans nom, mais aussi dégoûtant).
Les sous-ensembles non-constructibles (Cohen) par contre ont passionné. Par la
dé-liaison qui les caractérise, ils sont plus proches de la dissémination, de
la multiplicité pure, et au fond de la multiplicité désirable. Cohen les a
également appelés sous-ensembles génériques, terme qui étonnamment nous renvoie à Marx, le
Marx des Manuscrits de 1844 pour qui le prolétariat est la représentation générique de l’humanité. Car le prolétariat, pour Marx, est
la classe non-constructible, la classe fuyante, i.e. la classe qui, par
là-même, représente ce qui n’a
pas de nom dans l’espace politique, ce qui existe mais autrement que sous la
pliure d’un nom. Que le générique puisse l’emporter sur le constructible cela
avait chez Marx pour nom : Révolution.
Nous nous demanderons la
prochaine fois ce que peut signifier une orientation selon le générique.
Expression paradoxale : car si le générique désigne l’affirmation de
l’égalité comme principe absolu, la souveraineté de l’anonymat, comment cela
peut-il composer une orientation, i.e. quelque chose qui implique hiérarchie et
différenciation.
Pour commencer, ma
contribution au débat sur la constitution européenne.
Sous la forme de 4
remarques.
1) Dans le régime sous
lequel nous vivons et que j’ai proposé d’appeler le capitalo-parlementarisme (i.e.
la combinaison d’une domination économique du Capital et d’un système politique
de type représentatif), les partis politiques ont pour fonction de subjectiver
les contraintes dans la figure d’un choix : alors que les macro-décisions
sont déjà prises, il reste à la marge un espace étroit à la faveur duquel, sous
les apparences d’un choix, les nécessités globales sont subjectivées. Dans ce
système qui juxtapose de façon singulière nécessité et choix, le choix est
certes illusoire, mais dans le capitalo-parlementarisme mieux vaut l’illusion
du choix que son absence pure et simple. Viendra le moment où le choix apparent
sera dissous dans la contrainte, moment de la déception qui est précisément celui qui est pris en charge
par les partis. Or, je constate qu’à l’occasion du référendum sur la
constitution européenne, il y a un dysfonctionnement de ce dispositif :
quelque chose, difficile à cerner d’ailleurs, est hors contrôle des partis.
Symptôme patent : la présence massive d’un « non de gauche » alors
que le principal parti de la gauche s’est prononcé pour le oui. D’où la
question, posée de plus en plus nettement : pourquoi fallait-il un
référendum ? Il suffisait, comme dans d’autres pays, de faire adopter par
les parlements le texte de la constitution, auquel les députés sont massivement
favorables. Alors que dans la situation actuelle, un discord manifeste apparaît
entre les gens et leur représentation parlementaire. Cette décision
référendaire est due à Chirac qui entendait par là diviser le PS (ce qui est
justement en train de se produire) ; le dysfonctionnement du PS était à
ses yeux plus important que le dysfonctionnement du système. Saura-t-il, comme
il l’a déjà fait, éteindre le feu qu’il a lui-même allumé ? L’avenir le
dira. Il n’en demeure pas moins qu’il y a des discussions dans la société,
parfois orageuses, que les cafés du commerce et les familles sont agités et
qu’à l’occasion d’un vote, i.e. dans un rapport immédiat à l’Etat, une
subjectivation hors cadre a lieu. Quelles en seront les conséquences ?
Peut-être nulles, peut-être pas – nul ne sait (par définition, puisqu’elles
sont hors cadre …).
2) Dans le partage entre
le vote « oui » et le vote « non », est apparu, et
c’est une relative nouveauté, l’argument d’autorité. A savoir la corrélation, que
Foucault aurait appréciée, entre savoir et pouvoir : le « oui »
est le choix des gens éclairés (les experts en tous genres, sans oublier les
journalistes), le « non » est celui des ignorants. Les critiques
faites à Chirac sur le choix d’un référendum recoupent cet argument : il
n’est pas bon de confier des affaires aussi importantes que l’Europe à la
décision d’une masse ignorante ; on pourrait – on devrait – mettre la
fraction ignorante de la population hors du système capitalo-parlementaire
(thème circulant déjà explicitement aux USA où grosso modo seule la moitié de la population participe aux
votes). Pour être un véritable citoyen, il faut (il faudrait) une qualification
particulière, voilà l’idée, idée qui est bien entendu également en corrélation
avec l’échec du contrôle partitaire des subjectivités ; retour sournois à
la doctrine du suffrage censitaire … La vérité est que si on entend être en
rupture avec le dispositif capitalo-parlementaire (et cela a toujours été vrai
dans le passé pour la rupture avec les dispositifs dominants), on sera
immanquablement traité à un moment ou un autre de barbare. C’est inévitable. De la part de la droite, mais
aussi de la gauche (car il y a toute une série de prédicats de la
« tradition républicaine » vis-à-vis desquels la position de rupture
est considérée comme barbare). En tout cas le « non » apparaît comme
un choix « barbare ».
3) Dans le texte de la
constitution elle-même, il y a des dispositions anti-barbares. Je pense à tout
ce qui concerne « les flux migratoires » … L’état des choses européen
doit être défendu (cf.
« Il faut défendre la société » - M. Foucault). Le texte se prononce
sur la question de la délimitation de ce que nos sociétés sont prêtes à
admettre et à ne pas admettre dans les relations entre les barbares et nous.
L’idée européenne ne vaut ici que comme exclusion.
4) Mais l’Europe comme
« grande Idée nouvelle » ? Ou : que vaut l’Europe dans les
énoncés européens « critiques » : « Moi, je suis pour
l’Europe, mais … » ? Mon avis personnel est que l’Europe, l’Europe
comme Idée, est déjà morte ; voter pour l’Europe, c’est voter pour un cadavre.
En ce qui me concerne, je ne voterai pas. Il n’y a que deux façons d’envisager
l’Europe comme singularité : a) la concevoir dans le cadre de la rivalité
inter-impérialiste (Europe versus USA) – mais c’est un schéma qui appartient au
passé ; b) la penser comme une puissance hétérogène, i.e. à la fois dans
une hétérogénéité vis-à-vis des USA, et comme une puissance d’un type nouveau.
Cette question de la puissance, et en particulier de la puissance militaire,
reste un test décisif pour qualifier une singularité. Or, qu’en est-il de
l’Europe ? Je dois dire que l’incapacité des puissances européennes
(Angleterre, France, Allemagne) à
traiter en son temps la question de la Yougoslavie ainsi que les conséquences
de cette incapacité (le bombardement par les avions américains d’un pays situé
à nos portes) a eu pour moi la signification d’un verdict : l’Europe
n’existe pas. Ce qui s’est confirmé avec l’attitude des mêmes puissances
vis-à-vis des guerres américaines en Afghanistan et en Irak.
Si le « non »
l’emporte, on nous menace d’un possible retour en arrière par rapport à
l’Europe. Mais je pense que ce pas en arrière est nécessaire. Ce qui est à
l’ordre du jour c’est effectivement un au-delà de la sphère nationale – à ceci près que cet au-delà doit être
subjectivé à partir de ce qui existe dans la sphère nationale. Nous retrouvons notre question : la
nécessité de l’identification de la figure de l’adversaire. La question d’une
puissance d’un type nouveau, d’une puissance à la fois opposée à l’hégémonie US
et qui ne soit pas en symétrie vis-à-vis de la puissance US, question décisive,
est largement aujourd’hui une question ouverte. C’est au moins aussi important
que « l’Europe sociale » (à laquelle je suis par ailleurs favorable,
bien entendu). Il faut reprendre l’affaire européenne à la base. Comme vous le
savez, car je me suis publiquement prononcé là-dessus, je pense que cela doit
passer par une nouvelle alliance franco-allemande (et ce après avoir mis les
Anglais dehors, le temps nécessaire pour qu’ils réfléchissent).
Voilà pour ma
contribution au débat électoral.
*
Revenons sur les deux
figures que nous avons vues la dernière fois, celle de l’acceptation (incarnée
par la Gauche) et celle de l’inacceptation (incarnée par le Rebelle).
Ce que j’ai appelé la
Gauche, c’est une figure où l’acceptation du pouvoir est médiée par la
non-identité au pouvoir. Le Rebelle est, quant à lui, une figure déclarant
l’existence du pouvoir et de rien d’autre, son inacceptation se donnant dans
une revendication de ce rien, une revendication de ne-pas-être. Je soutiens
qu’il s’agit là de deux formes spécifiques de désorientation.
Dans le cas de la Gauche,
l’essence de la négation est l’acceptation. Le point où il est dit
« non » est le point même où l’on accepte. C’est particulièrement
visible avec les « déçus de la Gauche ». C’est précisément sur les
thèmes où le négatif semblait le plus au travail, sur les thèmes mêmes où l’on
avait suivi la Gauche, qu’une subjectivité d’acceptation est demandée ;
d’où la déception. Pourquoi
parler de désorientation ? Parce que le négatif est ici tiré vers
l’apparence, alors que l’essence de la chose est (déjà) du côté de
l’acceptation. Ce dispositif
« de gauche » dépasse largement la politique. Voyez la plainte. Quand
on se plaint, par exemple de sa femme, c’est que l’on est déjà installé dans
l’acceptation d’icelle : on l’accepte, on l’a déjà acceptée, mais dans la
modalité de la négation ; je nommerais volontiers cette disposition la
conjugalité de gauche. (Vous remarquerez qu’à l’inverse, quand la femme n’est
véritablement pas acceptée, on ne se plaint jamais). L’acceptation serait
impossible pour une grande quantité de gens si elle ne revêtait pas cette
forme. Hegel, qui avait bien vu tout cela, parle [dans le chap. « Force et
entendement » de La Phénoménologie de l’Esprit] d’une négation qui, parce qu’elle est dans son
essence acceptation de ce qu’il y a, est négation de la négation qu’elle prétend
être. Ce que je gloserai en disant qu’elle est re-négation. Ou encore :
que toute Gauche est re-négate.
La déception des
« déçus de la Gauche » n’empêche pas que l’on recommence la prochaine
fois, que l’on fait à nouveau confiance à la Gauche. Quand même. Et on se fait
avoir à nouveau parce qu’on se dit que ça n’est pas possible qu’il n’y ait rien
que de l’apparence dans tout ce
négatif. Mais si, justement ! La Gauche, c’est cette puissance de
l’apparence, qui apparaît comme non-être. La Gauche, c’est véritablement le
théâtre de Pirandello. Entre parenthèses, ce n’est aucunement le cas de la
Droite. La Droite, ce n’est pas du théâtre. La première chose que font les
hommes politiques de droite, après avoir été élus, c’est de réclamer
l’abolition de l’impôt sur la richesse. Ils ne dissimulent pas que leur vœu est
que l’argent aille aux riches ; il faudrait plutôt les freiner dans cette
direction (c’est une des fonctions des partis de droite). C’est ce qui explique
que les hommes politiques de droite sont d’aussi mauvais comédiens. Ainsi
Raffarin et sa prestation d’acteur besogneux, suant, calamiteux ; il est
clair que sa part de non-être est insuffisante pour convaincre ; Raffarin est simplement. Ce qui ne veut pas dire que Sarkozy,
la mèche au vent, les tirades enflammées, et qui se croit bon comédien, soit
effectivement meilleur comédien que lui. Mitterrand, voilà un bon comédien –
son secret : la réserve, donner l’impression que ce qu’il a fait ou dit,
il aurait pu aussi bien ne pas le faire ou dire, qu’il était dans sa capacité de dire ou de faire autre
chose …
*
Revendication de
ne-pas-être, avons-nous dit pour le Rebelle, soustraction à l’être. Figure là
aussi de désorientation, celle-ci étant même revendiquée. L’essentiel est ici
la sacralisation du négatif : Bénie soit mon infortune (Rimbaud). Le « il y a » immédiat étant
en tant que tel abject, Rimbaud se voue à ce qui est en exception par rapport à
lui. L’opération consiste en une transfiguration de l’abjection, qui donne lieu
à une figure de sainteté.
[Contrairement à la Gauche, dont l’opération consiste à tirer le non-être vers
l’apparaître] la sacralisation du non-être est ici immédiatement un être (ce
qui est la définition hégélienne du suprasensible). Cet être est vide,
« étant seulement le néant du phénomène », dit Hegel, qui parle
ailleurs de ce « vide intégral que l’on nomme aussi le sacré ».
Dans l’un comme l’autre
cas (qu’il s’agisse de la figure de capitulation de la Gauche ou de la figure
de sainteté du Rebelle), il n’y a plus de discernement de l’être et du
non-être. C’est en quoi ce sont des figures de désorientation. Selon une
métaphorique du jour et de la nuit, on dira volontiers que la Gauche est une
désorientation diurne, car captive de l’apparaître, tandis que le Rebelle
ressortit à une désorientation nocturne, où il n’y a rien à voir (car on est
dans le vide du sacré). La voie véritable ne serait donc ni diurne, ni
nocturne, ce que disait déjà saint Paul : l’événement vient à la tombée de
la nuit, comme un voleur. Ce
chemin entre l’apparence trompeuse et le vide du sacré, Hegel le nomme le présent. « La conscience atteint son tournant. De
là, elle chemine hors de l’apparence colorée de l’en-deça sensible et hors de
la nuit vide de l’au-delà suprasensible pour entrer dans le jour spirituel de
la présence ».
Il s’agit de se
désétablir de ces deux figures opposées ainsi que du jeu de leur opposition
(opposition qui, sous une forme vulgaire, peut se présenter comme celle du
réalisme et de l’utopie). Se désétablir – car le « dépassement » des contradictions tel que nous l’a
proposé la machine hégélienne ne nous est plus d’aucun secours.
*
Je conclurai aujourd’hui
(mais pour y revenir la prochaine fois, qui sera une introduction au séminaire
de l’année prochaine) par un retour sur le couple générique / constructible.
Je vous ai dit que pour
le Marx des Manuscrits de 1844 le prolétariat est la représentation générique de l’humanité. Un problème du marxisme –
peut-être le problème du
marxisme – a été que le prolétariat, en tant que vecteur de l’émancipation universelle, s’est donné dans des figures constructibles particulières. D’où une désorientation d’un type nouveau. Une
multiplicité générique peut-elle avoir pour support un ensemble constructible
sans que sa généricité elle-même soit obscurcie ? On s’en est tiré par des
artifices hégéliens en disant par exemple qu’il faut distinguer la
« classe en soi », i.e. la classe ouvrière dans son objectivité de
classe exploitée etc., et la « classe pour soi » qui tirait plus vers
le générique et qui ne coïncidait pas avec la « classe en
soi » ; la « classe pour soi » avait elle-même son support,
le parti, interne à la classe, mais qui posait à son tour la question que
posent tous les ensembles constructibles : comment incarner au mieux la
généricité ? D’où des chicanes et des tensions au sein de ce dispositif,
auquel l’épreuve du pouvoir a été fatale. Le programme de « dépérissement
de l’Etat » (programme du générique) a abouti à la constitution d’un Etat
terroriste. C’est que le constructible l’a emporté sur le générique.
Mon diagnostic sur le
moment actuel est qu’une étape s’achève, celle, placée sous l’emblème du
générique, où le générique s’est présenté dans une figure constructible.
L’hypothèse - l’espoir - selon laquelle la puissance du générique finirait par
dissoudre le support constructible transitoire est close. Je pourrais peut-être
ré-écrire mon livre Le siècle
en développant cette entrée …
Il faut donc ré-ouvrir
une nouvelle étape dans la présentation du générique. La tentation serait celle
d’un retour (réactif) aux prédicats constructibles modérés. Mais cette voie est
illusoire, pour la raison que le constructible a sa propre logique, et que l’on
ne contrôle pas sa pente avec le simple souhait de prédicats modérés. La logique
du constructible c’est : communautarisme, racialisme, ségrégation,
fascisme. La preuve en a été administrée par l’histoire du 20ème
siècle, puisque c’est au fascisme qu’a abouti le contre-courant qui a été
opposé à la voie émancipatrice. On oublie trop souvent qu’il y a aussi un
bilan du constructible et que celui-ci a été jugé par l’histoire.
L’exacerbation du constructible comme tel, c’est Hitler. Et il n’est pas
tenable de poser une équation Hitler = Staline. Une telle équation doit être
condamnée, sans qu’il s’agisse en quoi que ce soit d’une « défense »
de Staline, car elle revient en fait à sacrifier l’idée du générique.
Que serait un processus
du générique qui ne serait pas supporté de façon essentielle par un
constructible resserré (« resserré » au sens où on peut ainsi
qualifier le parti léniniste à la « discipline de fer » ou bien, pour
prendre d’autres exemples, la rigueur / raideur du sérialisme en musique), un
générique qui ne passerait pas par la particularisation de certaines
multiplicités constructibles ?
Récapitulation des thèmes
de cette année.
Nous avons dégagé deux voies,
auxquelles j’ai proposé qu’il faut se soustraire et que j’ai nommées « la
gauche » (ou voie oppositionnelle) et « le rebelle » (ou voie
nihiliste).
L’essence de la gauche
c’est : forcer l’acquiescement à ce qu’il y a dans la figure de
l’adversité. En politique, cela revient à installer l’idée que la déception est
obligatoire. Quitte à ce qu’il faille recommencer : la gauche est toujours
à reconstruire, ce n’est pas un attribut accidentel, cela fait partie de
l’essence de la gauche de remonter encore et encore le rocher de Sisyphe et de
se faire rouler dessus à nouveau au moment où il dégringole ; cela
fonctionne comme une figure du destin, de la condamnation subjective.
A l’inverse, l’essence du
rebelle c’est : forcer l’affirmation du rien comme figure obligée de la
discordance. La sacralisation du négatif est un être, mais cet être est évidé.
Dans l’un comme l’autre
cas (qu’il s’agisse de la figure de capitulation de la gauche ou de la figure
de sainteté du rebelle), il n’y a plus de discernement de l’être et du
non-être. C’est en quoi ce sont des figures de désorientation. Cette notion de
« désorientation » est pour moi une notion polémique vis-à-vis de
celle, plus répandue, d’aliénation. Il faut bien voir que ces figures - la
gauche, le rebelle - ont une efficacité redoutable par leur facilité à capturer tout ce qui peut surgir de nouveau et qui leur
paraît hétérogène. Elle sont toujours disponibles pour cela, toujours prêtes à
être (ré)employées. Les procédures de la capture sont subtiles ; elles s’exercent
sur ce qui apparaît comme possibilité nouvelle d’aimantation, comme promesse
d’orientation, pour, précisément, désorienter, désaimanter. Au fond, la question de la
désorientation est une question logique : la désorientation consiste à surimposer une certaine logique à une
autre.
Question aujourd’hui
fondamentale. Car c’est notre expérience existentielle elle-même qui est
actuellement désorientée. Comme si la désorientation était devenue notre régime
d’être. Dans la thématique démocratique des droits, cela se donne dans le
« droit » d’être absolument paumé. Nous sommes conviés à partager le
droit d’être tous dans le malheur de la désorientation.
Nous avons vu qu’il
s’agit d’une synthèse disjonctive de proximité et d’incommensurabilité [cf.
15.12.04].
La question se pose alors
ces termes : qu’est-ce qui me sépare radicalement de mon adversaire malgré
la proximité que j’ai avec lui ?
Si l’incommensurabilité
est prise au sérieux, je ne suis pas réellement avec mon adversaire dans une relation, même si cette relation est négative : on ne
sortirait pas en ce cas de la constitution dialectique de l’adversité. Ce que
veut dire « incommensurabilité » c’est : il n’y a pas de
relation avec l’adversaire. Mais alors comment définir la
« proximité » autrement que par une relation ? Si vous
réfléchissez, vous verrez qu’il n’y a qu’une solution à ce problème :
c’est qu’il y a un terme commun à moi et à mon adversaire, mais ce terme commun
est dans le même temps évanoui, disparu. Ce qui signifie, entre autres, que
l’adversaire, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’est pas extérieur
à moi.
Que veut dire « dans
le même temps évanoui, disparu » ? Cela veut dire que le point commun
à moi et à mon adversaire, ce point qui va constituer le point
d’incommensurabilité, est là, mais il est là en tant que disparaissant. Il est saisissable sur un bord comme disparu et
sur l’autre bord comme au contraire surexistant, essentiel.
Quelques exemples.
Qu’est-ce qui, dans la société
contemporaine, disjoint en un point d’incommensurabilité deux positions qui
seraient réellement hétérogènes ? Je soutiens que le terme qui leur serait
commun, le discriminant radical, est l’ouvrier d’origine étrangère. C’est, par
l’importance qui lui est reconnue de part et d’autre, un terme commun à la fois
à l’orientation politique émancipatrice et à l’orientation réactionnaire. Cette
importance va de pair avec son statut d’inexistence qui est reconnu par les
deux orientations : du point de vue des lois de persécution
Sarkozy-Villepin, l’ouvrier d’origine étrangère est bien là mais il ne devrait
pas y être ; pour l’autre point de vue, il est également là mais c’est son
essentielle inexistence (sous les vocables « clandestin » ou « immigré »),
son exclusion de la sphère du droit, qui posent problème – et c’est à partir de
là que ce terme devient une surexistence car point de départ possible pour une
politique d’émancipation.
Exemple pris dans
l’esthétique. Une mutation artistique se joue à propos d’une disposition
formelle considérée comme le devenir forme de l’in-forme. Le terme commun est
considéré, sur un de ses bords, comme informe, extérieur au champ propre de
l’art ; mais sur l’autre bord, il est le devenir créateur du moment et il
l’est de cela même que ce qui était antérieurement considéré comme informe est
désormais considéré comme une forme. Les réactions indignées des académismes,
défenseurs des formes établies (« Ce que vous faites là, c’est n’importe
quoi » - autrement dit : c’est informe) portent en général sur un
point singulier qui est précisément celui où la novation artistique a mis en
forme ce qui était au plus près d’être indiscernable de l’informe.
Dans la théorie des
nombres, un nombre transcendant est un nombre qui n’est pas solution d’une
équation algébrique. Les nombres transcendants étaient considérés comme très
rares – jusqu’à la bascule opérée par Cantor qui a montré qu’il y en a une très
grande quantité : passage canonique de la quasi-inexistence à la
surexistence. Il est également remarquable que les nombres transcendants soient
aisément identifiables en paquets de plusieurs, mais qu’il soit très difficile
d’en montrer un en particulier : la démonstration (récente) du caractère
transcendant du nombre p est d’une extraordinaire complexité. Si on peut dire que d’une certaine
façon le transcendant, c’est le générique du nombre (puisque presque tout
nombre est en réalité un nombre transcendant), il est par contre très difficile
d’attribuer ce prédicat à un nombre donné.
Peut-on en tirer une loi
générale ? Pourrait-on dire que lorsqu’on passe d’un point d’inexistence à
un point de surexistence, on passe d’un protocole constructible (de l’ordre des
prédicats, des propriétés) à quelque chose qui est de l’ordre du
générique ? Que lorsqu’on abandonne la logique des prédicats, des
discriminations, et ce par commutation d’un seul et même terme, on parvient à une logique générique ?
Je vous laisse le soin de
réfléchir à ce que pourrait être ce terme lorsque c’est l’amour qui est en jeu.
Ce serait quelque chose comme le Deux en tant que tel, la question à son propos
étant son inexistence ou au contraire sa surexistence …
On retiendra donc de ce
qui précède que, dans une situation donnée, l’adversité se présente comme le
propos d’une réduction du générique au constructible. Tout adversaire se
signale par l’idée que l’élément générique qui a été touché doit être
re-qualifié, normé, que les prédicats de la constructibilité doivent lui être
restitués. Ce qui se donne en général comme un rappel à la réalité. Tout
adversaire se présente de fait comme un réaliste.
Et cependant, la
procédure d’identification de l’adversité elle-même doit avoir son propre
protocole de constructibilité – faute de quoi, on serait ramené à une
expérience indicible, une expérience mystique du générique … on aurait, de
temps en temps, quelques miracles, des épiphanies du générique, mais ces
intuitions ne donneraient lieu à aucune procédure. On serait comblé, mais on ne serait pas orienté. Il est intéressant de noter que cette voie
mystique n’est pas sans apparentements avec la voie nihiliste. Hegel déjà
l’avait signalé : dans l’élément de l’épiphanie, il est impossible de distinguer
l’être (voie mystique) et le néant (voie nihiliste). En politique, la vision
mystique du générique se présente volontiers comme l’idée selon laquelle le
mieux que l’on puisse espérer ce sont des mouvements – et plus précisément des
séquences de mouvements (car le miracle qu’est un mouvement n’a qu’une durée
limitée). Exemples : le mouvement de décembre 1995 en France, où des
masses de gens se sont retrouvées dans la rue sans très bien savoir le plus
souvent pourquoi ; et le non au référendum sur la constitution européenne
qui, a bien des égards, est un « mouvement » de même nature (à ceci
près qu’il a eu lieu dans les isoloirs et non dans la rue).
La seule façon de définir
une « orientation générique », c’est de proposer une procédure
constructible qui soit au défaut du constructible établi. Je l’appellerai désormais une constructibilité
diagonale.
Pourquoi
« diagonale » ?
Le raisonnement diagonal
est utilisé dans certains secteurs de la mathématique ; il est en
particulier fondamental chez Cantor. C’est un type de raisonnement par
l’absurde : si vous faites l’hypothèse que la propriété P s’applique à toutes les multiplicités considérées et que vous
parvenez à montrer qu’il y a (au moins) une multiplicité qui n’a pas la propriété P, vous
ruinez l’hypothèse initiale. Voilà un raisonnement diagonal. Il s’agit d’une
procédure qui exhibe une exception à un supposé prédicat général.
La thèse est donc la
suivante : la seule voie possible d’attestation du générique est le
montage d’une procédure où le générique s’avère comme exception au
constructible établi. Pour faire image : si vous vous représentez le
constructible comme une droite et la procédure que vous montez comme une autre
droite non parallèle à la première, c’est à l’intersection des deux droites que
va s’effectuer un dérèglement du constructible établi et que le générique a
chance d’apparaître.
La dialectique ordinaire
reste prisonnière de l’idée que les changements s’effectuent à l’échelle des
masses. Cela est vrai pour la voie révolutionnaire ; mais cette idée est
en partage avec l’hypothèse démocratique, à savoir : la majorité est
expressive de la multiplicité. Cette hypothèse [assez étrange quand on la
considère isolément : car en vertu de quoi 50,1% des gens auraient plus raison
que les 49,9% restants ?] est une hypothèse fondamentale,
quasi-ontologique, de la démocratie (et posée comme telle dès Le Contrat
social de Rousseau). Or, avec le
raisonnement diagonal, on soutient au contraire que la multiplicité comme telle
(le générique) entre en scène dans la modalité de l’exception. C’est-à-dire
comme minorité. Vous en voyez immédiatement les implications politiques. Ce
dont il s’agit ici c’est de la construction d’une procédure qui soit telle
qu’une exception puisse s’avérer au point où elle défait le constructible
établi ; puis il s’agit d’en tirer les conséquences : montrer que
c’est en ce point d’exception que réside le générique, i.e. ce qui réellement
représente la multiplicité. Métaphoriquement, je n’ai rien à redire à la formulation
selon laquelle l’orientation novatrice, émancipatrice, fait apparaître le
démocratique selon une figure aristocratique (puisqu’il s’agit d’une minorité).
Il importe de préciser qu’il s’agit d’une aristocratie non héréditaire, d’une
aristocratie contingente (une épiphanie de son contraire). Et que c’est le seul
mode pour défaire le constructible de la démocratie ambiante (majoritaire).
Se reporter au texte de
R. Char extrait de Pauvreté et privilège (v. à la fin)
Plusieurs thèses dans ce
texte :
a) l’expérience vitale
ordinaire, celle sous laquelle nous nous agitons, entreprenons, souffrons et
subsistons, n’est jamais sans une
certaine lueur. Thèse dirigée
contre le nihilisme. Il y a toujours un point d’exception – reste à l’identifier.
b) Le support de
l’identification du point, c’est l’invention d’un nom : Certains jours,
il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire (dernière phrase, magnifique :
« impossibles à décrire » car échappant à l’ordre des prédicats, du
constructible établi).
c) Pour élargir,
jusqu’à la lumière – qui sera toujours fugitive – cette lueur, il faut monter une procédure qui soit telle que la signification
générique de la lueur entrevue puisse être avérée. Cette procédure doit se conformer
à des règles : elle doit être sans préjugés etc. Il faut se tenir devant la lueur de façon à
ce qu’elle soit débarassée des archétypes du constructible établi, de façon à distinguer la vraie et la fausse
ouverture par laquelle on va filer vers le futur. C’est donc déliée de toute relation qu’il faut l’observer,
nue et la proue face au temps.
d) Par elle-même, la
lueur ne donne pas la discipline de la rupture ; elle n’est pas
structurale, elle est mobile. Pour en faire l’expérience (ce que Char appelle
« évidence »), il faut que nous fassions bien attention : car
c’est souvent l’affaire d’un regard
que nous croisons au passage
(formule splendide pour désigner la rencontre de la lueur, avec l’idée que,
lorsqu’elle s’offre à nous, ce
n’est pas comme pure sensation, mais qu’elle nous regarde le temps de la croiser).
e) Ce qui va rendre
possible que rêve et réel deviennent indistinguables. Etat que l’on peut nommer
beauté. Ceux qui
ordinairement n’ont pas de songes et ceux dans l’esprit
desquels prévalent les jeux perdus du sommeil, il n’y a plus lieu de les distinguer. Ce réel qui
procède d’avoir touché le générique (la lueur) est fournisseur de songes :
c’est sa dimension projective, certains diraient utopique. Mais ce n’est
justement pas de l’utopie, puisque ici, maintenant, il faut être attentif aux
étapes de la procédure réelle, qui, à cet égard, est guérisseuse de songes. La
dimension attentive et la dimension projective ne sont pas opposables. Ce qu’il
y a ce n’est rien d’autre que l’effectivité de la procédure (le signal qui
indique que l’on en est là : la disparition de tout motif de plainte).
On dira, pour conclure,
qu’une orientation :
·
suppose toujours de
nommer à temps quelque chose comme un regard que l’on croise
·
d’avoir comme
adversaire ce qui intimement nous persuade que ce quelque chose que nous
croyions avoir vu dans sa nudité propre n’est qu’une exception dans un tissu de
relations (ce qui implique d’être dans une discipline de rupture qui dépouille
la chose de toute relation)
·
de savoir qu’il n’y
a pas de différence entre songe et réel (projection et attention)
·
et ainsi d’entrer
dans le devenir qui élargit la lueur jusqu’à la lumière, qui est le devenir du
vrai (le vrai comme devenir de lui-même) – alors il y a la vérité (la
beauté) et nous la désignerons
partout où elle aura une chance de survivre à l’espèce d’intérim qu’elle paraît
assurer au milieu de nos soucis.
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