S’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence

Séminaire public d’Alain Badiou (octobre 2004/juin 2007)

 

Ce séminaire de trois ans entend construire une réponse à une forme déployée de la vieille question de Kant : “ Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? ”

Que la reprise de cette question soit opportune, c’est ce que l’état de violente confusion du monde démontre, tout autant que le vain espoir d’y parer par d’antiques exercices, comme : le nihilisme esthétisant, la politique “ démocratique ” sous toutes ses formes, la morale des droits, l’anarchisme des multitudes, le culte du corps-de-jouissance et/ou des “ formes de vie ”. Sans oublier bien entendu ce qui dans nos contrées domine, et de loin : la peur. La conservation angoissée, ou le désir frustré, des conforts et des privilèges auxquels notre appartenance occidentale accorde une garantie dont le prix en lâcheté est d’autant plus considérable qu’elle est de moins en moins assurée.

Établir un diagnostic sur l’époque, lui trouver un nom vérifiable, exposer au jour de la pensée la nature de la confusion, de l’illimitation dévastée, dans laquelle les animaux humains tentent ici de survivre, tel est l’enjeu de notre première année (2004/2005). On verra que ce n’est pas une affaire simple. Car la tentation d’user des vieux noms, y compris ceux qui furent honorables (“ révolution ”, “ anticapitalisme ”, “ mouvement social ”…), ou de faire revenir comme appui les vieilles assises communautaires (“ arabe ”, “ français ”, “ juif ”, “ occidental ”…), ou de ne plus trouver d’issue que dans des amalgames (de la politique et de l’art, de l’art et de la vie, de la science et de la technique, de la répétition et de la création, de l’amour et de la jouissance, de la jouissance et de l’art…), tout cela fait partie de la confusion elle-même. Tout de même que décider que le temps est celui d’un oubli ou d’une décadence ne nous fait guère avancer. Car il importe de situer affirmativement, ou selon le possible propre qui est le sien, ce moment, le nôtre, dont l’apparaître est celui de l’immédiat sans concept. Dans la méthode proposée, “ Que se passe-t-il ? ” et “ Que faire ? ” ne sont pas des questions discernables.

Cette première année sera aussi celle de la sortie de mon livre, le Siècle, consacré au vingtième du nom.

La deuxième année (2005/2006), nous examinerons, nous expérimenterons, quelques concepts fondamentaux requis pour nous tenir définitivement à distance de ce qui aujourd’hui nous aspire, comme des sables mouvants, vers le consentement à notre propre disparition mentale. Matériaux, machines et fondations.

Cette seconde année sera aussi celle de la sortie de mon livre Logiques des mondes, où je fais théorie de ces matériaux et de ces machines.

La troisième année (2006/2007) proposera une doctrine que, à défaut de la dire du salut, ce qui fait spiritualiste, on nommera de la liberté nouvelle.

Car ce dont il est question, de bout en bout, peut aussi se dire : quelles sont les conditions contemporaines de la liberté ? Ces conditions sont aujourd’hui difficiles à repérer, difficiles à penser, difficiles à tenir. La joie n’en est pas moins de constater que la philosophie peut les repérer et les penser, apportant ainsi sa contribution à ce qu’il soit possible de les tenir.

 

Le séminaire aura lieu un mercredi de chaque mois, à 20 heures, à l’Ecole Normale Supérieure, salle Jules Ferry (29 rue d’Ulm, 5e). Il commencera le mercredi 20 octobre. Il est une production du Centre International d’Etude de la Philosophie Française Contemporaine (CIEPFC).

 

 

I. 2004-2005

(notes de Daniel Fischer)

 

20 OCTOBRE 2004............................................................................................................................................................................................................................ 1

24 NOVEMBRE 2004....................................................................................................................................................................................................................... 1

15 DECEMBRE 2004....................................................................................................................................................................................................................... 2

26 JANVIER 2005.............................................................................................................................................................................................................................. 3

16 FÉVRIER 2005.............................................................................................................................................................................................................................. 3

L’Histoire est devenue approbation corruptrice du monde de l’adversaire....................................................................................................... 4

6 AVRIL 2005........................................................................................................................................................................................................................................ 4

18 MAI 2005............................................................................................................................................................................................................................................ 5

15 JUIN 2005.......................................................................................................................................................................................................................................... 6

1. La constitution de la figure de l’adversaire................................................................................................................................................................... 6

2. La forme de l’identification de l’adversité...................................................................................................................................................................... 6

3. Protocole d’identification de l’adversité........................................................................................................................................................................... 6

4. Un nouveau concept de l’expérience................................................................................................................................................................................ 7

 

20 OCTOBRE 2004

Stratégie générale : proposer un protocole philosophique d’interruption de la figure circulante (ou communiquante) où nous dispose le monde contemporain. Ce que, l’année dernière, j’avais appelé la figure de la stagnation agitée (ou de l’agitation stagnante), figure à laquelle nous sommes tous assujettis.

L’hypothèse est qu’un tel protocole n’est possible que s’il existe quelque chose à quoi l’on puisse se confier absolument. Il s’agit proprement d’une question de confiance, et ce selon une détermination absolue de cette confiance.

Ce qui ne signifie pas qu’il faille se confier à un seul absolu : car il y a une multiplicité de types d’absoluité à quoi se confier. L’important est l’interruption de la propagande d’aujourd’hui dont le message en fin de compte se ramène à ceci : « n’ayez absolument confiance en rien ! » ou, encore plus lapidaire : « méfiez-vous ! ». 

Cela ne signifie pas non plus qu’il faille avoir recours à une extériorité transcendante : car Dieu est mort, il faut quand même finir par assumer sérieusement cet énoncé. Dieu est mort, il est bel et bien mort, en dépit de tout ce qui se dit un peu partout sur le retour du religieux etc. Il va s’agir ici d’une confiance immanente, confiance en quelque chose d’effectivement rencontré. L’éternité n’est guère plus longue que la vie, dit René Char (v. à la fin), par quoi il énonce que l’absoluité de ce en quoi on peut poser sa confiance reste une donnée immanente : l’éternité est certes un supplément à la vie, mais c’est un supplément de l’intérieur de la vie, un supplément immanent. Nous sommes ici dans une tradition cartésienne, dans la filiation du Descartes qui affirme qu’il y a des vérités éternelles, ce qui ne les empêche pas, toutes éternelles qu’elles soient, d’avoir été créées par Dieu : « encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n’est pas à dire qu’il les ait nécessairement voulues ». Comme tout le reste d’ailleurs : les vérités éternelles dépendent du bon vouloir divin au même titre que n’importe quel fait contingent, ils ne sont en aucune façon en exception ontologique par rapport à tout ce qui existe et qui a été créé par Dieu. Ils existent et c’est tout.

Résumons-nous : il va s’agir de montrer que la confiance immanente en un absolu est possible. Dans nos termes : cette confiance se présentera toujours comme incorporation au sujet d’une vérité.

 

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Il y aura 3 temps : 1. l’analytique de l’adversité

2. la relation vérité / sujet / corps

3. la question d’une configuration subjective nouvelle

3 temps sur 3 années avec, comme chez Leibniz, interpénétration de l’inspection successive de ces trois volets avec leur présence simultanée à chacun des moments de l’investigation.

 

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Cette année, nous nous consacrerons avant tout à l’analytique de l’adversité. Soit la question : qu’est-ce qui, dans la configuration contemporaine, interdit d’avoir confiance absolument ? Ou : quel est le régime contemporain de la méfiance ?

Question qui amène à traiter de la subjectivité du relativisme aujourd’hui dominant. Nous soutiendrons que la bénévolence universelle, la démocratie sans rivages qui donne abri aux droits de chacun (homme, femme, enfant, animal, voire plante …) est en réalité une méfiance généralisée. Il faut en effet dans cette logique que je sache à tout moment à quelle espèce j’appartiens et à quelle espèce appartient le fameux « autre » à qui je veux tant de bien ; et pour régler cette question il faut une négociation permanente qui passe obligatoirement par l’établissement d’un contrat. Le juridisme actuel est une méfiance formalisée : j’aime l’autre, tout autre, mais cet autre qui n’est pas comme moi doit auparavant avoir signé un contrat. Quand on va chez le médecin, il s’instaure avec celui-ci, sous les auspices du serment d’Hippocrate, une relation faite principiellement de confiance ; aujourd’hui, le médecin commence par vous faire signer un papier où il est dit que si jamais vous êtes mort, ça n’aura pas été de sa faute … On ne fait ici confiance … qu’au contrat, parce qu’il n’y a aucune absoluité en partage entre les contractants – alors que la confiance absolue exclut précisément le contrat (pensez au rapport amoureux).

Platon, dans sa maturité (La République), était persuadé que la montée vers le principe – l’Idée du Bien – autorisait un accord des intelligences sans qu’aucune réglementation ne soit nécessaire, puisqu’il y avait une absoluité en partage. Il est significatif que dans sa vieillesse, sans doute parce qu’il était devenu méfiant avec l’âge (conséquence de ses démêlés avec le tyran de Syracuse ?), il ait rêvé d’une législation tatillonne sur toutes les questions : c’est le conseil nocturne des Lois avec même le vœu de mise à mort des sophistes dont il n’était question que d’obtenir le discrédit dans la période antérieure. Il y a une corrélation entre l’advenue de la méfiance et celle de la terreur. Ce qu’en notre siècle a illustré l’évolution du communisme soviétique. On accuse aujourd’hui volontiers l’absolu d’avoir été le fourrier de la terreur ; alors que c’est exactement le contraire qui s’est passé : la terreur a pris place précisément lorsque l’offuscation de l’absolu a permis l’établissement de la méfiance généralisée – soit ce moment que Saint-Just avait en vue quand il déclarait : « la Révolution est glacée ».

 

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Combien confondent révolte et humeur, filiation et inflorescence du sentiment (R. Char, avant-dernier extrait). La révolte, nous dit Char, n’est pas une figure de la spontanéité de la vie ; elle est filiation (ce que disait déjà Rimbaud en parlant des « révoltes logiques »). Mais aussitôt que la vérité trouve un ennemi à sa taille, elle dépose l’armure de l’ubiquité et se bat avec les ressources mêmes de sa condition (ibid.) La vérité ne fait pas feu de tout bois (« ubiquité »), elle n’emprunte pas à n’importe quel champ pourvu que la fin soit spécifiée : quand il y a une vérité, celle-ci engage ses propres ressources, le processus de vérité est un processus homogène. Elle est indicible la sensation de cette profondeur qui se volatilise en se concrétisant (ibid.) Mais le processus de vérité ne constitue pas un état stable, un état qui soit comparable à ce qui était avant lui, sa loi n’est pas de s’établir : il « se volatilise en se concrétisant ». C’est un corps incorporel, une création qui est coextensive au mouvement créateur lui-même. La vérité est à elle-même sa propre (pauvre) ressource.

 

… nous qui, sur l’heure, sommes intelligents jusqu’aux conséquences (R. Char 1er extrait) « Sur l’heure », au lieu même de l’interruption, est créé un nouveau présent, mais dont le mode d’existence est la discipline des conséquences. Je vois un tigre. Il voit. Salut (ibid.) Un tigre ce n’est certainement pas une figure d’établissement, d’installation. Ces trois phrases enchaînées disent la bénédiction du croisement, de la rencontre. Il y a eu jadis une publicité qui recommandait de mettre un tigre dans son moteur. Ce dont il s’agit ici c’est d’avoir eu le bonheur d’avoir un tigre dans sa vie, d’avoir eu le bonheur d’une telle rencontre. Qui, là, parmi les menthes, est parvenu à naître dont toute chose, demain, se prévaudra ? (ibid.) Il ne suffit pas que la chose naisse, il faut que demain le monde entier s’en prévale : point d’universalité. C’est le moment où est créé le point d’absoluité qui est évoqué : création d’une vérité éternelle, mais, reconnaissons-le, énoncée plus poétiquement que ne l’a fait Descartes : la création d’une vérité éternelle a pour cadre le charme même de l’été, « parmi les menthes ».

24 NOVEMBRE 2004

Nous voici donc embarqués sur le chemin du salut. Pourquoi récuserions-nous le terme de salut alors que ce dont il s’agit c’est de se confier absolument à quelque chose - en rappelant cependant qu’il est de la nature de ce quelque chose d’être multiple, ce qui, pour nous, exclut la transcendance de quelque Un ; et en outre la confiance se distingue expressément de la croyance (ce qui a la fonction d’une cause évanouissante pour la première étant pour la seconde au régime de la représentation ou du signifiant-maître : cf. Théorie du sujet p. 339-342). Ce quelque chose est par ailleurs à la fois éternel et créé, à l’instar des vérités éternelles selon Descartes, ce qui renforce son caractère immanent, son appartenance au monde d’ici-bas.

 

La philosophie s’adresse à la capacité de déplacer l’injonction du monde ; mais cette capacité une fois formulée par la philosophie, ce n’est pas à elle qu’il revient de faire effectivement en sorte que l’on ne soit plus obligé d’être sous la loi du monde. Aborder philosophiquement « l’analytique de l’adversité » c’est tenter de répondre à la question suivante : la loi du monde, comment cela marche-t-il, subjectivement ? Comment fonctionne le principe, aisément constatable, de ralliement de masses de gens à la figure du monde unifiée par le marché ? On connaît les réponses fondées sur les notions de souveraineté, de contrôle (cf. M. Foucault). Je propose quant à moi une explication par l’universalité de la méfiance. Qu’est-ce qu’une méfiance ? Qu’est-ce que vivre en se méfiant de tout (et, par suite, en contractualisant tout) ? 

 

Il y a selon moi une complicité entre le nihilisme contemporain et le relativisme. Ce que dit le nihilisme c’est qu’il n’y a rien à espérer d’autre que ce qu’il y a, à savoir pas grand chose, voire, précisément, rien (avec toutes les nuances, parfois raffinées, du rien). Pour le relativisme, ce qu’il y a est toujours relatif, assignable, à un point de vue sur ce qu’il y a et est par conséquent soi-même assignable à des groupes constitués. Car c’est ainsi que le monde, phénoménologiquement, nous est présenté (je ne dis pas que c’est comme ça qu’il est réellement …), à savoir un espace de plus en plus ensauvagé peuplé de tribus errantes, ou, si vous préférez, de systèmes de prédicats portés par des tribus … cela va des pêcheurs à la ligne de Romorantin aux homosexuels de Pennsylvanie en passant par les femmes de tel autre lieu etc. C’est une véritable imposture que de déclarer que notre époque est celle de l’individualisme triomphant ; car il n’a jamais été aussi difficile que maintenant de pouvoir s’isoler – et cela est vrai à l’échelle planétaire ; nous sommes quant à nous encore relativement épargnés sur ce point, mais chacun sait qu’il ne s’agit que de restes, de beaux restes … Deux traits sont essentiels au fonctionnement de la tribu : l’appartenance à la tribu (le succès actuel des religions n’est qu’un aspect de la fétichisation de l’existence qui accompagne ce sentiment d’appartenance, i.e. la soif de rituels) ; et la négociation avec les autres tribus, point où se profile une espèce de darwinisme généralisé de la négociation entre elles des sous-espèces humaines.

Il n’y a pas de véritable contradiction, mais bien une complicité, entre le nihilisme qui est une pensée de l’espace général et le relativisme qui traite des populations disparates au sein de cet espace. Et seul un point de confiance est à même de proposer une rupture possible avec ce dispositif.

Viendra ensuite la construction de l’appareillage formel (vérité / sujet / corps) - la vérité est de l’ordre de l’infini, le sujet est de l’ordre du présent, et le corps inscrit la matérialité du triplet. Il y a ici impliqué un nouveau concept de la liberté. Car « la liberté n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom » (R. Char, v. cours précédent, dernier texte). Le triplet vérité / sujet / corps traite de l’apparaître dans le monde de ce nouveau concept de liberté. Lui-même est sous la dépendance du doublet monde / événement, qui est celui de l’interruption fondatrice. Le « un se divise en deux » que les communistes chinois avaient opposé à l’unité des contraires (jugée par eux comme étant une interprétation réactionnaire de la dialectique) ne suffit donc pas : il faut que le concept de liberté qui est sous condition du doublet de l’interruption s’inscrive encore dans le triplet vérité / sujet / corps. La dialectique achevée que je propose ce n’est donc plus 1 ® 2, mais, un cran de plus, 2 ® 3. Avec la participation de 5 éléments.

Enfin l’axiomatique de l’absolu (notre troisième objectif) permettra de revenir sur le premier (l’analytique de l’adversité) et de le traiter, car le point d’exception aura alors pu être identifié et saisi.

 

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« Certaines époques de la condition de l’homme subissent l’assaut glacé d’un mal qui prend appui sur les points les plus déshonorés de la nature humaine » (R. Char 2ème texte). « L’assaut glacé » fait évidemment allusion à la seconde guerre mondiale pendant laquelle Char s’est battu de façon exemplaire (rappelons que ce grand poète a aussi été le chef militaire d’un maquis), mais rappelle aussi la célèbre formule de Marx dans le Manifeste : « Partout où la bourgeoisie a conquis le pouvoir (...) elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste ». Clairvoyance extraordinaire de Marx, car, en fin de compte, à son époque tout cela était encore bien debout et ce n’est que maintenant que le procès de dissolution de tous « les liens sacrés » dans « les eaux glacées du calcul égoïste » est en voie d’accomplissement ; c’est seulement maintenant qu’est venue l’heure d’être marxiste ! Le « mal » que dénonce Char, celui qui rend possible « l’assaut glacé », c’est précisément ce qui réduit l’humanité au calcul de ses intérêts.

« Au sein de cet ouragan, le poète complétera par le refus de soi le sens de son message, puis se joindra au parti de ceux qui, ayant ôté à la souffrance son masque de légitimité, assurent le retour éternel de l’entêté portefaix, passeur de justice » (ibid.). L’« ouragan » c’est la lutte hobbesienne de tous contre tous, la loi de la jungle à quoi tout se réduit lorsqu’il n’y a plus que le règne des intérêts ; « soi », en tant qu’identifiable aux intérêts, le poète le refuse, mais aussi, quant au « sens de son message », le poète étendra son refus au sens dans son sens herméneutique : c’est à l’avènement d’un sens non interprétatif qu’il aspire, i.e. à ce que l’on appellera une vérité. Il est alors apte à rejoindre le « parti » de ceux qui, sur la base des mêmes refus, se sont séparés ; « parti », un des grands mots du dernier siècle, a en effet ici le sens de séparation ; signalons seulement, mais nous aurons largement l’occasion d’y revenir ultérieurement, qu’être libre, c’est s’incorporer aux conséquences d’un principe, ou encore c’est rejoindre un corps nouveau (post-événementiel) et que cette incorporation est précisément une séparation.

Qu’est-ce que « ôter à la souffrance son masque de légitimité » ? C’est s’opposer à la position réaliste, celle qui tolère qu’il y ait quelque légitimité à couvrir la souffrance. Le réaliste, c’est celui qui argue de la faiblesse ou de l’insuffisance de nos moyens actuels pour déclarer qu’on ne peut guère faire mieux que ce que l’on fait déjà en ce qui concerne les fins ; c’est celui qui dit qu’accueillir des gens que chassent de leur pays la violence politique ou la pauvreté est une fin (un but) honorable mais « qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » car les moyens de cette fin nous font défaut.

C’est ce même rapport, soit dit entre parenthèses, qui a organisé la dernière campagne électorale américaine : les arguments de Bush contre le pauvre Kerry se ramenaient finalement à ceci que les fins de celui-ci, pour  sympathiques qu’elles fussent, n’étaient pas assorties des moyens nécessaires à leur réalisation ; à quoi Kerry, dont les fins n’étaient finalement pas foncièrement différentes de celles de Bush, mettait en avant des moyens qu’il espérait nouveaux et par lesquels il tentait de se différencier de son adversaire. Son échec c’est aussi, leçon pour nous, l’échec de toute politique oppositionnelle (le programme de Kerry, dont la politique était quasi inconsistante, c’était avant tout d’être contre Bush ; celui de Bush c’était d’être pour Bush - et il a gagné).

Pourquoi faut-il que la réalité soit la norme ? Il faut extraire les situations du codage réaliste par les fins et les moyens. Je propose de lui substituer le couple des principes et de leurs conséquences. Puisque, lorsqu’une situation est codée par le rapport de la fin et des moyens, on ne peut rien en définitive (Rocard, le réaliste, a raison sur ce point), ce à quoi nous sommes tenus c’est à l’impossible. Et à en soutenir les conséquences. En mai 1791, il y eut d’importants débats à l’Assemblée constituante sur la question des colonies ; si on voulait les conserver, il était impossible de leur appliquer les principes de la Déclaration des droits de l’homme, car cela revenait à supprimer l’esclavage, fondement même de l’économie coloniale ; les députés de la droite ont donc proposé, de façon tout à fait cohérente, une constitution spécifique pour les colonies. Voici la réponse de Robespierre : « Dès le moment où dans l’un de vos décrets, vous aurez prononcé le mot esclave, vous aurez prononcé votre propre déshonneur et le renversement de votre constitution (...) C’est un grand intérêt que la conservation de vos colonies, mais cet intérêt même est relatif à votre constitution (...) S’il fallait ou perdre vos colonies, ou perdre votre bonheur, votre gloire, votre liberté, je répéterais : périssent vos colonies ».

15 DECEMBRE 2004

« Aussitôt que la vérité trouve un ennemi à sa taille, elle dépose l’armure de l’ubiquité et se bat avec les ressources même de sa condition ». C’est cet énoncé de R. Char (Feuillets d’Hypnos 189 – cf. 4ème texte) qui servira d’axe à notre réflexion ce soir.

Que signifie-t-il ? Il s’agit d’identifier l’ennemi, pas n’importe lequel, l’ennemi à sa taille, celui qui vous est le plus authentiquement extérieur. Il ne faut cependant pas donner trop tôt un nom à ce à quoi vous voulez vous soustraire ; il n’y a rien de pire, car vous courez alors le risque de lui donner un nom convenu et par là de le manquer. Ce que dit Char, c’est que se battre « avec les ressources même de sa condition », être dans l’immanence véritable, être dans l’intérieur qui vous est propre, c’est en quelque sorte la même chose que d’identifier l’extérieur qui vous est propre. Aussitôt que (le nom de) celui-ci aura été saisi, vous aurez la chance, la possibilité, d’être à l’intérieur des conditions du vrai. 

Le problème c’est que l’ennemi n’est pas invariant. Si par exemple l’obscurantisme religieux a pu être jadis l’ennemi principal de la création scientifique, ce serait plutôt aujourd’hui ce que j’appellerai l’empressement technique, à savoir la subordination de la procédure scientifique à des impératifs d’efficacité immédiate. Et on pourrait trouver d’autres exemples dans le monde contemporain. Autrement dit, l’analytique de l’adversité est toujours une analytique des situations.

Je prendrai un exemple, qui est d’une certaine façon l’exemple canonique en matière d’analytique des situations : la détermination du sophiste par Platon comme « ennemi à sa taille ».

Dans le dialogue intitulé Le sophiste, Platon procède d’abord à une identification discursive : ce que désigne « sophiste », c’est un certain régime des énoncés (la rhétorique des sophistes …), des figures du relativisme indifférent, mais aussi des appareils matériels (le dispositif sophiste en tant qu’orienté en direction de gens qui veulent apprendre les techniques oratoires, moyennant une rétribution financière etc.). Mais Platon ne s’arrête pas là : il identifie en outre des figures différenciées, sortes de « personnages conceptuels » qui ont pour noms Protagoras, Gorgias etc. Il ne se contente donc pas d’une identification générale par les discours : pour identifier l’adversaire dans sa singularité, il a besoin de figures diversifiées pour introduire la multiplicité. Platon se pose ensuite la question de la subjectivation. Quelle est la production subjective de l’ensemble sophistique ? Qu’induit-il en fait de subjectivation chez les jeunes gens qui constituent son public ? Car, fait d’une grande importance, l’ennemi c’est aussi une figure de subjectivation. Les jeunes gens qui assistent à la joute opposant Socrate à tel ou tel sophiste sont des sujets que l’on se dispute. Pour finir, il va s’agir d’établir un point d’incommensurabilité entre la sophistique et la philosophie. Car à un moment donné, il n’y a plus d’espace de pensée où il y ait une mesure commune entre le philosophe et le sophiste. C’est autre chose (et plus) qu’une contradiction – car une contradiction suppose l’existence d’une mesure commune entre les parties en présence (c’est cela que signifie l’« unité des contraires »). La contradiction est le point de départ, mais à l’arrivée, elle n’a pas à être « relevée », mais, plus radicalement, à être abandonnée. Le point d’incommensurabilité, c’est le moment où l’adversaire (Thrasymaque dans le livre I de La République ou Calliclès dans le Gorgias) est obligé de se taire. Il est remarquable que lorsque Platon met en scène l’antagonisme entre Socrate et le sophiste, ce dernier, à la fin de la joute, ne reconnaît aucunement sa défaite : loin de s’incliner devant la puissance de l’argumentation socratique, il se mure au contraire dans le silence (en réalité le dialogue ne l’a pas fait changer d’un iota). L’espace qui a été constitué par le dialogue est un espace non contradictoire ; l’ennemi sophistique a été déjeté à l’extérieur de cet espace, et c’est cette opération qui permet à la philosophie de déployer ses propres ressources immanentes. Je tiens, nous aurons l’occasion d’y revenir, que dans le domaine de la politique, il s’agit là de la grande question d’aujourd’hui.

A cette identification du sophiste par Platon, il faut encore ajouter un point surnuméraire : c’est le point de ressemblance, la troublante indiscernabilité entre le sophiste et le philosophe. Car il faut reconnaître qu’en matière de procédés rhétoriques douteux, de jongleries verbales, d’argumentations nébuleuses etc. Socrate est imbattable et ne le cède en rien à ses adversaires sophistes. La constitution de la figure du sophiste, si essentielle à Platon pour la constitution de la figure du philosophe, s’est effectuée, il faut y insister, sur un horizon de ressemblance et de proximité. La philosophie n’a pas pris son départ en s’opposant aux magiciens ou aux magistrats, mais bien à ce qui était pour elle le plus proche. On a d’ailleurs soutenu que la constitution même de l’ensemble formé par des gens aussi divers que Protagoras, Gorgias, Calliclès etc., regroupés pour l’occasion sous la dénomination de sophistes, était une opération due à Platon lui-même, et ce aux fins de promotion de la figure philosophique. C’est une loi générale : les ennemis fondamentaux sont des proches. Les monarques étrangers ont certes été des ennemis pour Robespierre, mais son ennemi intime, son ennemi fondamental, a été Danton. Pour Char, le grand résistant, et pour la Résistance dans son ensemble, la lutte était dirigée contre les Allemands, mais leurs ennemis intimes, ceux dont il fallait absolument se séparer pour pouvoir se constituer, c’étaient les collaborateurs, i.e. des gens du même pays (et la Résistance, comme toute résistance d’ailleurs, a éliminé plus de collabos et de miliciens que d’envahisseurs). Le point d’incommensurabilité lui-même n’est d’ailleurs lisible que par coupure dans une proximité ; ce point, je dirais volontiers que c’est une différentielle (il réunit en effet à la fois la propriété d’être infinitésimal et celle de relever de la coupure). Opérant au plus près, elle constitue le plus loin.

A la toute fin du Sophiste, Platon donne la définition suivante (du sophiste), définition par laquelle il entend régler une fois pour toute la question : « Voici les ingrédients de ce dont on peut dire que c’est, dans la plus certaine acception de la formule, « la race et le sang » du sophiste authentique : une technique de la contradiction qui, assumant la part ironique de ce qui ne se fonde que sur l’opinion, relève de la mimétique ; et qui, assumant la dimension du simulacre, relève de la production des images ; en somme cette section de la production anthropologique qui, dépourvue de toute caractéristique divine, situe dans les seuls discours sa magie propre » (traduction revue par A.B.). A quoi le béni oui-oui de service (Théétète) répond : « Certainement » (dernier mot du texte).

On voit que cette définition fait coexister une réelle proximité du sophiste avec le philosophe (« technique de la contradiction », « part ironique », et même « captation par l’image » - qu’on songe aux diverses métaphores utilisées par Platon) avec un point d’incommensurabilité. Celui-ci est assigné au « divin » dont serait dépourvu le dispositif sophistique mais qui, à l’inverse, désigne le lieu où la philosophie déploie ses ressources immanentes. Ce terme de « divin », dont c’est la première occurrence dans ce dialogue, vient, il faut le reconnaître, comme un cheveu sur la soupe. Et pourtant ; opposé à « anthropologique », il sert à nommer un lieu dont l’édification est la tâche même de la philosophie, un lieu par conséquent in-humain, ou trans-humain. Ce que nous dit Platon, c’est que la sophistique est une pensée réduite au registre anthropologique, à l’humain, voire, n’ayons pas peur de le dire, à l’humanisme (dans les termes contemporains : les discours, les opinions humanistes, démocratiques …). Le problème n’est pas qu’il s’agisse ou non d’une pensée fausse ; le point est le suivant : pour qu’il y ait la philosophie, il faut que la pensée s’établisse en dehors de l’anthropologie. Point crucial pour nous dont une des questions majeures peut se formuler ainsi : que pouvons-nous envisager, tolérer, aujourd’hui comme figure immanente de l’in-humain ? C’était déjà la question de Nietzsche lorsqu’il affirmait que l’homme doit être surmonté. C’est qu’il est de la nature de la philosophie d’être référée à la capacité trans-humaine de l’humanité. Le trajet de pensée de la philosophie c’est : de l’humain comme donné à l’humain comme possible.

 

*

 

Des noms pour désigner l’ennemi dans le monde contemporain, il n’en manque pas (capitalisme, néo-libéralisme etc.). C’est une première difficulté, mais ce n’est pas la plus importante. Le problème c’est que l’opposition est aujourd’hui un concept majeur interne à l’ordre existant. La contradiction y est intériorisée au point de pouvoir se déployer dans la liberté de sa propre essence sans modifier qualitativement le système. C’est ce que des hégéliens naïfs ont appelé la fin de l’histoire. La position d’un point d’incommensurabilité devient extrêmement difficile dans ces conditions. Autrement dit : s’opposer à cet ordre (ou plutôt à ce désordre) ne suffit pas à le constituer comme adversaire, comme c’était encore le cas pour R. Char. On voit bien que la figure actuelle du « terroriste », soit la figure de l’opposition à l’ordre dans son registre le plus évidemment violent, ne propose aucune figure alternative réelle et qu’elle est en fin de compte strictement immanente à cet ordre. C’est une situation quand même assez extraordinaire : l’intensité de l’opposition semble en définitive indifférente pour la constitution d’une immanence nouvelle. La voie oppositionnelle paraît fermée.

On a proposé, comme substitut à la catégorie d’opposition, celle de résistance. J’y vois plutôt, en ce qui me concerne, une radicalisation romantique de l’opposition. On en trouve des échos chez Char lui-même : « Face à tout, A TOUT CELA, un colt, promesse de soleil levant ! » (Feuillets d’Hypnos 50). Ou encore : « Nous devons surmonter notre rage et notre dégoût, nous devons les faire partager, afin d’élever et d’élargir notre action comme notre morale » (ibid. 100) – la violence et le partage, la fraternité, l’aristocratie du combat : nous sommes proches ici de L’espoir de Malraux. La nouvelle que je vous annonce, plutôt mauvaise, mais c’est comme ça, est que, pour la constitution d’une immanence nouvelle, cette voie n’est pas reproductible aujourd’hui. La raison en est que, selon moi, il faut aujourd’hui renverser l’ordre des causes dans la proposition de Char : ce qu’il faut dire c’est que c’est lorsque la vérité « se bat avec les ressources même de sa condition » qu’elle trouve alors un « ennemi à sa taille ». C’est de l’immanence que s’infère la contradiction, l’affirmation est première.

J’ai commenté jadis l’énoncé de Mao : « on a raison de se révolter contre les réactionnaires », en disant qu’il fallait certes y entendre la légitimation de cette révolte, mais aussi inclure l’idée selon laquelle la révolte génère une nouvelle raison, que la révolte contre les réactionnaires donne accès à une nouvelle rationalité. Je ne dirai plus cela aujourd’hui. Je pense au contraire que tout commence par une nouvelle logique. Char dit dans La bibliothèque en feu : « leur crime : un enragé vouloir à nous apprendre à mépriser les dieux que nous avons en nous ». L’impératif c’est faire fond sur « les dieux que nous avons en nous », soit l’infinité potentielle dont nous sommes porteurs. Et dans Le poème pulvérisé, Char déclare : « tu feras de l’âme qui n’existe pas un homme meilleur qu’elle ». Il faut partir de ce qui n’existe pas pour proposer quelque chose de nouveau.    

26 JANVIER 2005

Nous avons conclu la dernière fois par cette déclaration de R. Char dans Le poème pulvérisé : « Tu feras de l’âme qui n’existe pas un homme meilleur qu’elle ». On pourrait dire aussi, dans les termes d’aujourd’hui : « Fais en sorte qu’advienne, à partir de l’inexistence de l’individu, un sujet meilleur que lui ». Une telle advenue suppose un accord sur la vacuité de l’individualisme contemporain et donc aussi sur ce qui détermine cette vacuité. Avec la question : « Qu’est-ce qui fait perdurer cette vacuité ? », nous voici donc ramenés à l’analytique de l’adversité. Je rappelle, incidemment, que, ainsi que le soutenait Auguste Comte, la catégorie d’individu est en définitive une catégorie biologique et que par conséquent l’individualisme – et avec lui la thématique des droits de l’homme – consiste en une réduction de l’homme à sa substructure animale ; la question des droits des animaux a d’ailleurs un bel avenir devant elle et même dès aujourd’hui on se préoccupe parfois plus des droits des orangs-outangs et des baleines (contre lesquels je n’ai rien, je m’empresse de le dire, et même je les aime) que de certains humains.

A.B. se tourne vers Medhi Belhadj Kacem, présent avec lui sur l’estrade depuis le début de la conférence.

Je voudrais vous proposer aujourd’hui une expérience publique de proximité disjonctive avec Medhi Belhadj Kacem, dont je vous ai déjà parlé précédemment [A.B. avait signalé, lors d’une conférence précédente, la parution récente de deux livres de Medhi Belhadj Kacem : L’Affect et Différence et Répétition qui proposaient une lecture serrée des thèses de L’Être et l’Evénement].

La rencontre et le constat de proximité se sont faits au décours de certain 21 avril lorsque, chacun de son côté, nous avons réagi au montage qui nous était proposé, avec en particulier la promotion en épouvantail de la figure de Le Pen, en refusant de filer doux (car voter Chirac, c’était, et la suite l’a confirmé, filer doux) ; j’ai écrit à cette occasion un texte qui a été publié dans Le Monde, Medhi Belhadj Kacem en a écrit un autre qui, quant à lui, a été refusé par tous les médias. Si je parle de proximité disjonctive, c’est que, malgré cette rencontre dans l’analytique de l’adversité, la provenance de Medhi Belhadj Kacem est très éloignée de la mienne. C’est comme si, après avoir visité une région, vous entendez la relation d’un voyage dans cette même région par quelqu’un qui l’a parcourue à partir d’un autre point …

Il y a bien entendu l’écart temporel, une quarantaine d’années, i.e. plus qu’une génération : il s’agit d’une sorte de dialogue par-dessus la génération intermédiaire qui nous sépare. Mais il y a aussi, pour Medhi Belhadj Kacem, l’expérience, inéluctable, du nihilisme contemporain, la traversée de la vacuité non pas comme concept mais bien comme expérience – ce qui n’a pas été mon cas : j’ai été frappé par l’événement à un âge où, 40 ans plus tard, Medhi Belhadj Kacem est frappé, lui, par le rien. L’enjeu c’est de déterminer si la proximité disjonctive expérimentée après par nous le 21 avril relève d’un point de commensurabilité ou bien, au contraire, d’incommensurabilité. Dans l’éventualité d’un point d’incommensurabilité entre nous, il se peut que Medhi Belhadj Kacem soit en fin de compte un véritable ennemi puisque, formellement, nous avons vu que c’est dans la plus grande proximité que l’on rencontre l’ennemi qui vous est le plus propre. Il s’avérerait être mon « ennemi préféré », comme dit Jean Genet. Et la proximité dont nous étions partis n’était que factice. Par contre, s’il existe un point de commensurabilité, si est identifiable quelque chose comme un espace commun, c’est que quelque chose est transmis par-delà l’espace temporel dont j’ai parlé, quelque chose qui vaille relance quant à ce qui est possible - i.e. quelque chose de meilleur que l’individualisme contemporain.

Pour cette expérience publique, dont nous vous faisons témoins, et juges, je propose, ce qui est normal pour une expérience, quelques hypothèses. Elles seront ici au nombre de quatre. 

1) Medhi Belhadj Kacem est parvenu à une analytique de l’adversité voisine de la mienne par des chemins distincts.

2) Sur son chemin, il rencontre et déploie mes concepts philosophiques selon une visée qui lui est propre, se situant ainsi à mon égard dans une distance immanente.

3) Cette distance autorise une relation qui n’est ni imitative (comme l’est celle de l’interprète), ni dérivée (comme l’est celle du disciple), ni absorbante (comme l’est celle de celui qui, intégrant à lui tout ce dont il peut faire une synthèse, absorbe n’importe quoi et à la limite tout ce qui passe à sa portée).

4) Le XIXe siècle et le XXe siècle ont été travaillés par la question de l’alliance des intellectuels et des prolétaires, et ce sous divers noms, dont « communisme », mais pas seulement. Le XXIe ne se fera pas sous le signe de la répétition de cette alliance, pas plus que de son déni. Il nous faut par conséquent une « nouvelle alliance ». Terme lourdement chargé. L’horizon est celui d’une alliance qui procède en diagonale, une alliance où s’opère une proximité disjonctive nouvelle. « Philosophie » serait le nom et l’élément de cette nouvelle alliance, héritière à la fois de l’alliance antérieure et d’une figure émergeant de la longue séquence du nihilisme contemporain.

Medhi, je vous passe la parole.

 

Suit l’exposé de Medhi Belhadj Kacem, dont le texte sera ultérieurement transcrit.

16 FÉVRIER 2005

Nous nous intéressons aux nouveaux problèmes que pose à la pensée l’identification de son adversaire. Comment l’identifier et selon quelle logique ? Il est à identifier dans la proximité plutôt que dans la distance. Il faut recourir à une formalisation négative.

Cet adversaire est hors dialectique. On ne se constitue pas dans la contradiction avec lui. Il y a identité de l’identité et de la différence, qui se donne dans l’unité du devenir. La question de l’adversaire est immanente à ce devenir. Ce qui atteste votre appartenance à l’Un c’est la contradiction. Votre identité est la négation de l’adversaire. C’est un régime qui assigne à la contradiction la constitution dialectique de l’identité. L’identité de l’identité c’est la contradiction elle-même, la différence comme contradiction. Donc, se révolter constitue une identité pratique. Ce type de constitution a été dominant depuis le XIXe siècle, non seulement en politique, mais dans l’ordre de la création en général. Cela veut dire que votre identité vient en partie de l’Autre, que c’est parce qu’il y a oppression qu’il y a émancipation. Révolte et résistance sont constitutives d’identité. Cela présuppose l’unité du devenir.

Actuellement la constitution est non dialectique, on pourrait l’appeler « contractuelle ». On pourrait même dire « consensuelle ». Le paradigme en serait le rapport entre majorité et opposition. L’adversaire reconnaît les mêmes règles que vous ; l’un est l’Un de l’institution et non du devenir. Les termes sont substituables, ils se succèdent. L’adversaire reconnaît que vous êtes dans le même champ que lui. Dans ce modèle la relation d’adversité est toujours relation de rivalité à propos de l’institution. Le contrat dit qu’on n’excédera pas les lois de la rivalité. L’opposition a toujours sa chance. Il y a rivalité pour l’occupation d’une place.

On pourrait dire que ce que nous recherchons c’est une identification de l’adversaire qui soit hors dialectique, mais également hors rivalité. Ce n’est pas une lutte à mort comme entre le maître et l’esclave. Ce n’est pas non plus une figure normée de la rivalité. On ne convoquerait ni la mort ni une place.

On n’a pas non plus les ressources d’unité qu’il y a dans les deux cas. On n’a en particulier pas la figure latente de la triplicité qui est commune aux deux. Jusqu’à présent les schèmes sont toujours soutenus par la triplicité.

Il va falloir en passer par une critique de l’Histoire et par une critique de la règle, dont le paradigme pourrait être Hegel et Wittgenstein. Cela recouvre de nombreux débats contemporains. Par exemple sur la guerre : on cherche à définir une guerre de part en part civilisée, on parle de communauté internationale, d’intervention légitime. Les guerres ne sont plus internes à la dialectique, il s’agit simplement de restaurer une norme.  La structure subjective de la rivalité, c’est la concurrence. Ce ne sera donc ni antagonique, ni modal (le possible étant toujours le un peu autrement).

On avait dit qu’il fallait entrer par le subjectif. Chercher l’adversaire dans la proximité. Chercher un point incommensurable. Mais l’adversaire est si proche qu’il risque de devenir « l’enchanteur de notre propre vouloir ». Nous nous exposons à lui dès que nous cessons de reposer en nous-mêmes. Cela me fait penser à une très belle phrase de Saint John Perse, tout à la fin de Exils : « Et qui donc avant l’aube erre aux confins du monde avec ce cri « Pour moi ! ? »

L’exil est une séparation d’avec soi-même. Le cri lui est à la fois destiné, c’est celui d’une errance, mais aux confins du monde. Mixture d’errance et d’adresse. Cette exposition à l’adversaire dans l’exil d’avec soi-même est un moment nécessaire de son identification. Un adversaire véritable s’adresse à vous. Donc il y a une adversité exposée, non dialectique, non contradictoire, la combinaison d’une errance et d’une adresse.

Je crois que cette trouvaille est l’une des grandes données de la poésie de Pasolini.

Pasolini est en général plus connu comme cinéaste. On peut distinguer quatre types de films :

    films antiques : Œdipe, Médée

    films chrétiens : Passion selon saint Matthieu, projet sur la vie de Paul

    films grand public, genre de fictions érotico historiques : Décaméron, Mille et une nuits

    films paraboles de l’histoire : Théorème, Porcherie, Salo.

Pasolini est également connu par sa vie, qui a quelque chose d’allégorique. Sa vie fait en quelque manière partie de l’œuvre. Il a eu une enfance catholique et provinciale dans le Frioul, son jeune frère est mort dans la résistance antinazie. Il a connu une mort atroce le 2 novembre 1975 par assassinat. Il y a une sorte de suture de l’existence et de l’œuvre. Entre les deux, naissance et mort, Pasolini créateur, révolutionnaire, proche des communistes, engagement existentiel gravitant autour de l’homosexualité.

Pasolini est moins connu en France comme poète. Le mieux pour y avoir accès est de se reporter au recueil bilingue d’un choix de ses poèmes, paru dans la collection « Poésie » de Gallimard. Il y a quatre principaux massifs :

    Poèmes en dialecte frioulan, avec une réflexion sur les langues minoritaires qu’on peut rapprocher de ce qu’en dit Deleuze

    Les cendres de Gramsci (1953-56)

    La religion de notre temps (1956-60)

    Poésie en forme de rose (1962-64)

On  peut faire le rapprochement avec « La rose de personne », un des derniers recueils de Celan. Il serait intéressant de s’interroger sur la fonction de la rose dans la poésie. C’est une fleur surdéterminée poétiquement, à se demander si elle n’a pas d’abord une existence poétique.

Il faut noter les trois parties internes de la poésie de la dernière période, poésie qui me semble anticiper d’une cinquantaine d’années notre temps car elle propose une confusion intermédiaire avec nécessité d’un changement de lieu mental. Pasolini s’interrogeait sur les décennies qui précédaient. Il avait pour cela des médiations, politiques (résistance) et la langue.

1)     « Une vitalité désespérée ». Le refrain  est « Comme dans un film de Godard. »

2)     « L’aube méridionale ». Ce midi dont il est question c’est la Palestine. Rencontre avec de jeunes Palestiniens à la frontière jordanienne. Le diagnostic poétique est que ce qui reste dans quelque chose qui se défait  c’est « un misérable sentiment d’amour ».

3)     « Victoire ». C’est là un titre ironique.

Notre extrait en tiré de cette dernière partie. La scène du poème c’est que les jeunes morts de la Résistance reviennent voir le monde actuel. Ils figurent la conscience politique. Convoquer la Résistance est aujourd’hui très important. Ces jeunes morts se demandent s’il y a dans le monde actuel des figures fidèles à ce qu’ils ont été jusque dans la mort. Comme ils sont jeunes, se pose également la question des pères, des pères dont ils pourraient être les fils. Ils vont constater que tel n’est pas le cas et qu’ils sont des orphelins de l’Histoire. Que leur espérance n’est plus active et que ce qui domine subjectivement c’est l’acceptation, qui rend impossible une fidélité à ce qu’ils ont été.

Aujourd’hui l’adversité prend obligatoirement la forme d’une acceptation. C’est ce que je voudrais essayer de démontrer à l’aide de ce poème. Les intellectuels italiens, ont, nous est-il dit, « accepté une réalité qui n’existait pas ».

v. 1. L’attaque est d’aujourd’hui. C’est ce qui est dit à tout le monde. L « âme guerrière » est le témoin supposé. Il y a deux âmes distinctes, une âme guerrière et une « autre » âme, qu’il va définir (v. 4-9)

v..9 Le cœur est en fait le symbole de l’imposition générale d’une sorte de sensibilité unanimement partagée, qui se fait dans la figure mortifère de la victime. L’esclavage se réalise dans la donnée du cœur qui prétend partager la même sensibilité aux victimes, aux souffrances. C’est par le cœur que nous nous rendons incapables d’identifier l’adversaire.

v. 10-11  Question du lieu (après celle de la sensibilité) Cela veut dire qu’on accepte la distribution des lieux. La consensualité démocratique est en fait une acceptation du partage des lieux.

v. 15 Partage du temps. Histoire identique. On est bien sous la conduite de la même histoire que l’ennemi. Dans un deuxième sens, c’est dire que le passé est commun. C’est un des lieux de combat. C’est le « devoir de mémoire ».

v.14 Question de la règle. Passage de la lutte aux règles de la lutte. C’est l’idée que le conflit est réglé et qu’on maîtrise ces règles. Pour Pasolini il n’y a de lutte véritable que si on accepte d’ignorer les règles. 

L’acceptation est donc faite du partage de la sensibilité, du lieu, du temps et des règles.

v. 23-25 Mystérieux débat avec le pouvoir. L’acceptation est une forme asservie de la dialectique. La thèse de Pasolini est que l’acceptation provoque une paralysie historique et politique, qui prend la forme du consensuel et qui a pour ressort fondamental que la dialectique a été asservie au pouvoir. L’acceptation profonde  c’est celle du pouvoir. L’essence cachée du contractuel est le renoncement à l’avenir.  Que va dire l’armée des morts ?

v.27 « la haine fait place à l’amour de la haine ». Pasolini nous donne là une définition parfaite du terrorisme. L’amour de la haine vient là où il n’y a plus de fidélité. C’est une interrogation rétroactive sur ce qu’est la fidélité des pères. L’amour de la haine est la seule issue.

v. 29-31 Le Désespoir (il n’y a plus de règles, c’est le désespoir sans loi), l’Anarchie (c’est l’affect déchaîné) et la Sainteté (c’est la religion dans sa figure sacrificielle et mystique).

Peut-être sommes-nous situés entre l’acceptation et le désespoir. Position que j’appellerais « américaine ».

Pasolini s’est situé dans une sorte d’impossibilité de choisir entre acceptation et désespoir. Sa mort se compare à la folie de Nietzsche. Il a dû renoncer à l’histoire. Il le dit dans « Les cendres de Gramsci » (on sait que Gramsci est la figure tutélaire de tout le communisme italien) : « Pourtant, sans ta rigueur je subsiste, car je ne choisis point, je vis sans rien vouloir dans cet après-guerre évanoui, aimant ce monde que je hais. » C’est un point essentiel de ne pas se laisser acculer à cette alternative.

Que veut dire ne pas accepter dans une autre figure que celle du désespoir ? Ce qui est achevé c’est une figure de l’espérance ; il faut certainement en inventer une., mais les conditions sont « un scandale obscur de la conscience ».

 

*

 

L’Histoire est devenue approbation corruptrice du monde de l’adversaire

Pier Paolo Pasolini : fragment du poème « Victoire » (1964)

 

 

« Pas de politique sans réalisme », âme

Guerrière, avec ta délicate rage !

Ne reconnais-tu pas une autre âme, allons donc ! Celle

où il y a toute la prose de l’homme habile,

Du révolutionnaire qui s’attache à l’honnête

homme moyen (même la complicité

avec les assassinats des Années Amères se greffe

sur le classicisme protecteur, qui caractérise

le communiste comme il faut) : ne reconnais-tu pas le cœur

qui se fait l’esclave de son ennemi, qui va

là où l’ennemi va, sous la conduite de l’histoire

qui est leur histoire à tous deux, et qui les rend, au fond,

étrangement pareils ; ne reconnais-tu pas les craintes

d’une conscience qui, luttant contre le monde

enregistre les règles de cette lutte au cours des siècles,

comme sous l’effet d’un pessimisme où sombre,

pour y tremper sa virilité, l’espérance. Joyeuse

d’une joie qui renie toute arrière-pensée

est cette armée – aveugle dans l’aveugle

soleil — de jeunes morts, qui viennent

et qui attendent. Si leur père, leur chef,

les laisse seuls dans la blancheur des monts, dans les paisibles

plaines — absorbé en un mystérieux débat

avec le Pouvoir, enchaîné à sa dialectique

que l’histoire l’oblige à réformer sans trêve —

tout doucement, dans le cœurs barbares

des fils, la haine fait place à la l’amour de la haine,

ne brûlant plus qu’en eux, peu nombreux, les élus.

Ah, Désespoir, qui ignores les codes !

Ah, Anarchie, libre amour

de Sainteté, avec tes chants altiers !

 

(Traduction José Guidi)

6 AVRIL 2005

Resituons la question qui nous a occupé au cours des dernières séances. Elle peut se formuler ainsi : « Qu’est-ce qu’un adversaire ? » - et, plus précisément : « Quelle est la relation qui unit l’identité et l’adversité ? ».

Nous avons déjà rencontré deux schèmes de l’adversité, et ceci pour constater qu’ils sont obsolètes. Je les rappelle. Le premier est le schème dialectique (ou encore : schème révolutionnaire). L’identité ici se constitue dans le protocole effectif de négation de l’adversité, dans sa destruction au terme d’une lutte qui est une lutte à mort. L’identité et l’adversité appartiennent au même devenir, qui est le devenir de la contradiction ; elles sont en relation par l’Un du devenir. On parlera ici de constitution historique de l’adversité[1]. L’autre schème est le schème oppositionnel (ou encore : parlementaire). L’identité dans ce cas est substituable à l’adversité (de même que l’opposition, après des élections victorieuses, se substitue à la majorité) ; identité et adversité appartiennent ici à la même loi, elles sont en relation par l’Un de l’institution. Il est légitime en ce cas de parler de constitution juridique (ou contractuelle) de l’adversité.

Soit en fin de compte le paradigme de l’histoire et celui du droit. Puis celui du droit, selon Fukuyama, puisque pour lui, le thème de la « fin de l’histoire » ne signifie pas autre chose que l’avènement du droit. Au « tribunal de l’histoire » (Hegel), succéderait ainsi le tribunal tout court …

En ce qui nous concerne, il va s’agir d’une tentative pour penser le lien de l’identité et de l’adversité autrement que selon les deux schèmes précédents, i.e. autrement que dans l’espace de l’histoire et autrement que dans l’espace du droit. Le rapport avec « l’orientation dans la pensée », qui est, rappelons-le, l’intitulé de ce séminaire est que nous sommes amenés à rechercher une orientation dans la pensée qui ne soit ni selon l’hypothèse d’un sens de l’histoire ni selon une métaphorique du contrat – et j’ajouterai, dans le voisinage de cette dernière : ni selon une métaphorique de la limite (au sens, kantien, de limite, ou d’interdiction, posée au sein de l’espace rationnel : « vous n’avez pas le droit de penser au-delà de telle limite »). Autrement dit : ni Hegel, ni Kant.

  Pour en revenir au poème Victoire de P.P. Pasolini, il me paraît frappant que l’idée de l’adversité y est complètement exposée, et hors de l’histoire comme du droit. A la question du poème : « Y a-t-il un père à venir qui soit à hauteur de ce qu’ont été les jeunes morts de la Résistance ? », il est répondu que la figure de ce père est absente et que l’adversité est précisément ce qui a organisé cette absence et par conséquent l’infidélité à la Résistance. L’élément propre à l’adversité est ici la tension entre acceptation et désespoir. Du côté de l’acceptation : l’idée d’une vision partagée ou consensuelle du passé (l’idée que la vision du passé est commune avec l’adversaire), l’idée d’un lieu commun du vouloir (il ne saurait y avoir de point d’incommensurabilité), l’idée que la règle du devenir des choses est substituée au devenir lui-même (les règles de la lutte se substituent à la lutte elle-même). Ne reconnais-tu pas le cœur / qui se fait l’esclave de son ennemi. Formule qui résonne, qu’il faut faire résonner, avec : un mystérieux débat / avec le Pouvoir, enchaîné à sa dialectique. Du côté du désespoir : l’absence de règles, au contraire ; la consumation dans l’amour ; l’anarchie (l’an-archie : l’absence de principe central) - une figure désespérée qui continue, perpétue, la mort des jeunes résistants, qui est une itération mortelle de ce qu’a été leur sacrifice. Quoi qu’il en soit, le diagnostic de Pasolini au moment où il écrit ce poème (1964) est bien que nous sommes dans un temps où, en l’absence de la figure paternelle évoquée précédemment, il n’y a pas d’autre alternative que celle de l’acceptation ou du désespoir.

Mais peut-être cette alternative est-elle encore aujourd’hui la nôtre ? Comment nommer en ce cas la figure contemporaine de l’acceptation, celle que Pasolini caractérisait il y a 40 ans comme celle du communiste comme il faut ? Je propose de l’appeler « la Gauche ». Elle remplit parfaitement les conditions de vision partagée du passé (l’opposition démocraties / totalitarismes), de lieu commun du vouloir (la notion vague de « civilisation occidentale »), de substitution des règles de la lutte aux luttes elles-mêmes (les élections, le principe même de substituabilité). Plus fondamentalement, la Gauche, dans sa généralité, et pas seulement celle d’aujourd’hui, la Gauche en tant que catégorie philosophique en quelque sorte, peut être caractérisée comme ce qui organise la déception – la déception qui suit immanquablement les élections victorieuses[2]. Mais pour cela, la Gauche se doit, de façon essentielle, d’être une désorientation dans la pensée. Sinon, la déception ne serait pas tolérable ; si la déception est tolérable c’est parce qu’elle est toujours relative, c’est parce qu’il n’y a pas de lisibilité d’une orientation au regard de laquelle l’échec pourrait être revêtu d’une signification. La figure oppositionnelle, qu’incarne si bien la Gauche, a donc pour essence fondamentale l’acceptation. Je propose donc de dire qu’est (de) Gauche toute désorientation qui est l’effet non d’un vouloir (cette désorientation-là, nous la retrouverons tout à l’heure) mais d’une acceptation. C’est voisin de l’acceptation du collaborateur passif : ce n’est pas quelqu’un qui partage le vouloir de l’ennemi (comme le collabo actif), mais plutôt quelqu’un qui enseigne qu’au fond on ne peut rien vouloir ...

Comment nommer aujourd’hui l’autre figure, la figure du désespoir, celle qui répudie l’acceptation dans une dimension nihiliste et que Pasolini rattachait à la Sainteté ? Il s’agit ici d’une figure qui s’approprie ce qu’il y a mais qui le fait comme s’il n’y avait rien. La prétention à être de ce que l’on nous donne à accepter est radicalement disqualifiée. C’est une ascèse (d’où la proximité avec la sainteté) que ce Désespoir qui ignore les codes, ascèse qui en France a été mise au point poétiquement quelque part entre Baudelaire et Rimbaud. Elle implique une sacralisation innocente du désordre (Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit – Rimbaud, Une saison en enfer) et une discipline du dérèglement (arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens – le même, dans la fameuse lettre à Izambard) - i.e. tout le contraire de suivre ses impulsions – dans une proximité tendant à l’indistinction avec une certaine forme de banditisme (je m’encrapule le plus possible, toujours Rimbaud). La discipline proposée ne doit en aucun cas être celle du travail, cette figure violente est aussi une figure désoeuvrée. Cette ascèse se considère comme excédentaire par rapport à ce qu’il y a, elle assume sa position parasitaire, i.e. la position de celui qui vit aux dépens de ce qu’il abomine. L’objectif est ici de persévérer dans son être sans contribuer en quoi que ce soit à cela dont on suce le sang. Le prix à payer pour ce « vivre sur », pour cette inacceptation, est là aussi une désorientation de la pensée ; sa forme spécifique est ici la suivante : il n’y a que l’adversité et vous – vous, en symbiose mortelle avec elle. Comment nommer la figure contemporaine de cela (très présent dans notre espace depuis Baudelaire) ? Je propose de l’appeler la figure du Rebelle (appellation par laquelle elle s’auto-désigne d’ailleurs elle-même, dans certains secteurs, par exemple dans le rap).

Tant la Gauche que le Rebelle se voient donc attribuer finalement un diagnostic de désorientation (la désorientation de toute affirmation). Et notre effort vise par conséquent à tenir à distance ces deux figures appariées, de même d’ailleurs que le rêve de leur addition. Car un tel rêve existe, celui d’ajouter un peu de Gauche au Rebelle pour obtenir un nihilisme tempéré ou bien l’inverse, avec l’espoir d’avoir une Gauche qui n’accepterait pas tout. Ce rêve a lui aussi un nom ; il s’appelle « extrême-gauche ».

 

*

 

Le propre de la Gauche est de s’orienter selon la (ou les) loi(s) partagées, celui du Rebelle de s’orienter selon le désir ou le devenir. On croise ainsi le couple loi/désir, bien connu des psychanalystes, et selon qui ces deux termes sont réciproquables. L’objet de la loi, c’est l’objet du désir (et réciproquement). Je vous recommande à ce titre la (re)lecture de Saint Paul et de ce qu’il dit du péché (notamment in Rom VII). Cette question a été la croix de Pasolini. Si l’histoire fait défaut, on ne peut plus être adossé à des lois de l’histoire et c’est la loi elle-même, la Loi en tant que son effectivité est l’histoire, qui vient à manquer. Qu’advient-il alors au désir, quand il est désenchaîné ?

Je vais vous raconter une petite histoire logique. Soit une coupe pleine de fruits délicieux. Un jour cette coupe, vous y trouvez, mélangés aux fruits délicieux, des choses horribles : épingles, morceaux de boue séchée, poils de bouc etc. Si vous avez la nostalgie de l’ordre premier, vous allez vous demander comment faire pour classer tout cela en sous-ensembles, dans l’intention probablement d’éliminer les cochonneries. Cet exemple peut vous paraître amusant, mais c’est ainsi que, comme l’a montré Raoul Hillberg dans son livre magistral La destruction des Juifs d’Europe, le problème s’est posé pour les nazis. Comment identifier / séparer un sous-ensemble, auquel ils ont donné le nom de « juif », aux fins de l’éliminer. Revenons à notre exemple. Vous pouvez arriver à avoir dans votre classement des sous-ensembles tels que « poires », « framboises », « poils de bouc » ... ou encore « tous les fruits », « tout ce qui n’est pas les fruits » ... Vous voyez que la particularité de ces sous-ensembles est qu’ils ont tous un nom clair. Ce qui n’est pas le cas du sous-ensemble (ou de la partie) formé(e) par « 2 poires + 3 cailloux + 1 poil de bouc », sous-ensemble ou partie qui n’a pas de nom synthétique ; une partie comme celle-ci, on ne la contrôle qu’en faisant la liste de ses éléments.

Nous appellerons loi ce qui, au regard d’une situation de ce type, est la prescription d’un principe de classification raisonnable. L’idée est que n’existent réellement qu’un certain nombre des parties de la coupe de la vie collective. Le plus raisonnable est alors de n’accepter comme parties que celles qui ont un nom clair (on les appellera « normales ») et d’exclure celles qui n’en ont pas (dont on dira qu’elles sont « anormales »). Une des grandes découvertes de la psychanalyse est d’avoir montré que le désir est toujours désir de l’anormal. Le désir est toujours au-delà de la normalité légale, l’objet du désir vrai est toujours le désir d’un anormal, ou, si vous voulez, d’un monstre (par exemple un fruit qui serait en même temps une épingle).

Il est possible de définir mathématiquement, dans un ensemble, une partie ayant un nom clair (la démonstration de ce point est technique, mais elle existe), partie que l’on appelle un sous-ensemble constructible (Gödel). Cela signifie qu’il est possible d’associer une formule à un sous-ensemble et ce de façon biunivoque. On démontre en outre la possibilité de l’axiome « tout ensemble est constructible » (axiome de constructibilité). Ce qui se dit aussi : les ensembles constructibles sont un modèle de la théorie des ensembles. En somme, la loi règne sans partage. Mais il est tout à fait remarquable que l’univers mathématique où l’axiome de constructibilité est posé, univers de constructibilité universelle, n’a quasiment intéressé aucun mathématicien ; cet inintérêt est un fait historiquement avéré dans l’histoire des mathématiques. C’est cette fois-ci le désir qui triomphe, désir étant entendu comme ce qui pointe l’au-delà de la loi, comme ce qui trouve son objet en diagonale de l’ordination partitive des mots et des choses. La grande affaire du désir c’est de trouver un objet sans nom, un objet qui soit innommable (on peut remarquer à cet égard la double signification du mot en français : sans nom, mais aussi dégoûtant).

Les sous-ensembles non-constructibles (Cohen) par contre ont passionné. Par la dé-liaison qui les caractérise, ils sont plus proches de la dissémination, de la multiplicité pure, et au fond de la multiplicité désirable. Cohen les a également appelés sous-ensembles génériques, terme qui étonnamment nous renvoie à Marx, le Marx des Manuscrits de 1844 pour qui le prolétariat est la représentation générique de l’humanité. Car le prolétariat, pour Marx, est la classe non-constructible, la classe fuyante, i.e. la classe qui, par là-même, représente ce qui n’a pas de nom dans l’espace politique, ce qui existe mais autrement que sous la pliure d’un nom. Que le générique puisse l’emporter sur le constructible cela avait chez Marx pour nom : Révolution.

Nous nous demanderons la prochaine fois ce que peut signifier une orientation selon le générique. Expression paradoxale : car si le générique désigne l’affirmation de l’égalité comme principe absolu, la souveraineté de l’anonymat, comment cela peut-il composer une orientation, i.e. quelque chose qui implique hiérarchie et différenciation. 

18 MAI 2005

Pour commencer, ma contribution au débat sur la constitution européenne.

Sous la forme de 4 remarques.

1) Dans le régime sous lequel nous vivons et que j’ai proposé d’appeler le capitalo-parlementarisme (i.e. la combinaison d’une domination économique du Capital et d’un système politique de type représentatif), les partis politiques ont pour fonction de subjectiver les contraintes dans la figure d’un choix : alors que les macro-décisions sont déjà prises, il reste à la marge un espace étroit à la faveur duquel, sous les apparences d’un choix, les nécessités globales sont subjectivées. Dans ce système qui juxtapose de façon singulière nécessité et choix, le choix est certes illusoire, mais dans le capitalo-parlementarisme mieux vaut l’illusion du choix que son absence pure et simple. Viendra le moment où le choix apparent sera dissous dans la contrainte, moment de la déception qui est précisément celui qui est pris en charge par les partis. Or, je constate qu’à l’occasion du référendum sur la constitution européenne, il y a un dysfonctionnement de ce dispositif : quelque chose, difficile à cerner d’ailleurs, est hors contrôle des partis. Symptôme patent : la présence massive d’un « non de gauche » alors que le principal parti de la gauche s’est prononcé pour le oui. D’où la question, posée de plus en plus nettement : pourquoi fallait-il un référendum ? Il suffisait, comme dans d’autres pays, de faire adopter par les parlements le texte de la constitution, auquel les députés sont massivement favorables. Alors que dans la situation actuelle, un discord manifeste apparaît entre les gens et leur représentation parlementaire. Cette décision référendaire est due à Chirac qui entendait par là diviser le PS (ce qui est justement en train de se produire) ; le dysfonctionnement du PS était à ses yeux plus important que le dysfonctionnement du système. Saura-t-il, comme il l’a déjà fait, éteindre le feu qu’il a lui-même allumé ? L’avenir le dira. Il n’en demeure pas moins qu’il y a des discussions dans la société, parfois orageuses, que les cafés du commerce et les familles sont agités et qu’à l’occasion d’un vote, i.e. dans un rapport immédiat à l’Etat, une subjectivation hors cadre a lieu. Quelles en seront les conséquences ? Peut-être nulles, peut-être pas – nul ne sait (par définition, puisqu’elles sont hors cadre …).

 

2) Dans le partage entre le vote « oui » et le vote « non », est apparu, et c’est une relative nouveauté, l’argument d’autorité. A savoir la corrélation, que Foucault aurait appréciée, entre savoir et pouvoir : le « oui » est le choix des gens éclairés (les experts en tous genres, sans oublier les journalistes), le « non » est celui des ignorants. Les critiques faites à Chirac sur le choix d’un référendum recoupent cet argument : il n’est pas bon de confier des affaires aussi importantes que l’Europe à la décision d’une masse ignorante ; on pourrait – on devrait – mettre la fraction ignorante de la population hors du système capitalo-parlementaire (thème circulant déjà explicitement aux USA où grosso modo seule la moitié de la population participe aux votes). Pour être un véritable citoyen, il faut (il faudrait) une qualification particulière, voilà l’idée, idée qui est bien entendu également en corrélation avec l’échec du contrôle partitaire des subjectivités ; retour sournois à la doctrine du suffrage censitaire … La vérité est que si on entend être en rupture avec le dispositif capitalo-parlementaire (et cela a toujours été vrai dans le passé pour la rupture avec les dispositifs dominants), on sera immanquablement traité à un moment ou un autre de barbare. C’est inévitable. De la part de la droite, mais aussi de la gauche (car il y a toute une série de prédicats de la « tradition républicaine » vis-à-vis desquels la position de rupture est considérée comme barbare). En tout cas le « non » apparaît comme un choix « barbare ».

 

3) Dans le texte de la constitution elle-même, il y a des dispositions anti-barbares. Je pense à tout ce qui concerne « les flux migratoires » … L’état des choses européen doit être défendu (cf. « Il faut défendre la société » - M. Foucault). Le texte se prononce sur la question de la délimitation de ce que nos sociétés sont prêtes à admettre et à ne pas admettre dans les relations entre les barbares et nous. L’idée européenne ne vaut ici que comme exclusion.

 

4) Mais l’Europe comme « grande Idée nouvelle » ? Ou : que vaut l’Europe dans les énoncés européens « critiques » : « Moi, je suis pour l’Europe, mais … » ? Mon avis personnel est que l’Europe, l’Europe comme Idée, est déjà morte ; voter pour l’Europe, c’est voter pour un cadavre. En ce qui me concerne, je ne voterai pas. Il n’y a que deux façons d’envisager l’Europe comme singularité : a) la concevoir dans le cadre de la rivalité inter-impérialiste (Europe versus USA) – mais c’est un schéma qui appartient au passé ; b) la penser comme une puissance hétérogène, i.e. à la fois dans une hétérogénéité vis-à-vis des USA, et comme une puissance d’un type nouveau. Cette question de la puissance, et en particulier de la puissance militaire, reste un test décisif pour qualifier une singularité. Or, qu’en est-il de l’Europe ? Je dois dire que l’incapacité des puissances européennes (Angleterre,  France, Allemagne) à traiter en son temps la question de la Yougoslavie ainsi que les conséquences de cette incapacité (le bombardement par les avions américains d’un pays situé à nos portes) a eu pour moi la signification d’un verdict : l’Europe n’existe pas. Ce qui s’est confirmé avec l’attitude des mêmes puissances vis-à-vis des guerres américaines en Afghanistan et en Irak.

Si le « non » l’emporte, on nous menace d’un possible retour en arrière par rapport à l’Europe. Mais je pense que ce pas en arrière est nécessaire. Ce qui est à l’ordre du jour c’est effectivement un au-delà de la sphère nationale – à ceci près que cet au-delà doit être subjectivé à partir de ce qui existe dans la sphère nationale. Nous retrouvons notre question : la nécessité de l’identification de la figure de l’adversaire. La question d’une puissance d’un type nouveau, d’une puissance à la fois opposée à l’hégémonie US et qui ne soit pas en symétrie vis-à-vis de la puissance US, question décisive, est largement aujourd’hui une question ouverte. C’est au moins aussi important que « l’Europe sociale » (à laquelle je suis par ailleurs favorable, bien entendu). Il faut reprendre l’affaire européenne à la base. Comme vous le savez, car je me suis publiquement prononcé là-dessus, je pense que cela doit passer par une nouvelle alliance franco-allemande (et ce après avoir mis les Anglais dehors, le temps nécessaire pour qu’ils réfléchissent).

 

Voilà pour ma contribution au débat électoral.

 

*

 

Revenons sur les deux figures que nous avons vues la dernière fois, celle de l’acceptation (incarnée par la Gauche) et celle de l’inacceptation (incarnée par le Rebelle).

Ce que j’ai appelé la Gauche, c’est une figure où l’acceptation du pouvoir est médiée par la non-identité au pouvoir. Le Rebelle est, quant à lui, une figure déclarant l’existence du pouvoir et de rien d’autre, son inacceptation se donnant dans une revendication de ce rien, une revendication de ne-pas-être. Je soutiens qu’il s’agit là de deux formes spécifiques de désorientation.

Dans le cas de la Gauche, l’essence de la négation est l’acceptation. Le point où il est dit « non » est le point même où l’on accepte. C’est particulièrement visible avec les « déçus de la Gauche ». C’est précisément sur les thèmes où le négatif semblait le plus au travail, sur les thèmes mêmes où l’on avait suivi la Gauche, qu’une subjectivité d’acceptation est demandée ; d’où la déception. Pourquoi parler de désorientation ? Parce que le négatif est ici tiré vers l’apparence, alors que l’essence de la chose est (déjà) du côté de l’acceptation. Ce dispositif « de gauche » dépasse largement la politique. Voyez la plainte. Quand on se plaint, par exemple de sa femme, c’est que l’on est déjà installé dans l’acceptation d’icelle : on l’accepte, on l’a déjà acceptée, mais dans la modalité de la négation ; je nommerais volontiers cette disposition la conjugalité de gauche. (Vous remarquerez qu’à l’inverse, quand la femme n’est véritablement pas acceptée, on ne se plaint jamais). L’acceptation serait impossible pour une grande quantité de gens si elle ne revêtait pas cette forme. Hegel, qui avait bien vu tout cela, parle [dans le chap. « Force et entendement » de La Phénoménologie de l’Esprit] d’une négation qui, parce qu’elle est dans son essence acceptation de ce qu’il y a, est négation de la négation qu’elle prétend être. Ce que je gloserai en disant qu’elle est re-négation. Ou encore : que toute Gauche est re-négate.

La déception des « déçus de la Gauche » n’empêche pas que l’on recommence la prochaine fois, que l’on fait à nouveau confiance à la Gauche. Quand même. Et on se fait avoir à nouveau parce qu’on se dit que ça n’est pas possible qu’il n’y ait rien que de l’apparence dans tout ce négatif. Mais si, justement ! La Gauche, c’est cette puissance de l’apparence, qui apparaît comme non-être. La Gauche, c’est véritablement le théâtre de Pirandello. Entre parenthèses, ce n’est aucunement le cas de la Droite. La Droite, ce n’est pas du théâtre. La première chose que font les hommes politiques de droite, après avoir été élus, c’est de réclamer l’abolition de l’impôt sur la richesse. Ils ne dissimulent pas que leur vœu est que l’argent aille aux riches ; il faudrait plutôt les freiner dans cette direction (c’est une des fonctions des partis de droite). C’est ce qui explique que les hommes politiques de droite sont d’aussi mauvais comédiens. Ainsi Raffarin et sa prestation d’acteur besogneux, suant, calamiteux ; il est clair que sa part de non-être est insuffisante pour convaincre ; Raffarin est simplement. Ce qui ne veut pas dire que Sarkozy, la mèche au vent, les tirades enflammées, et qui se croit bon comédien, soit effectivement meilleur comédien que lui. Mitterrand, voilà un bon comédien – son secret : la réserve, donner l’impression que ce qu’il a fait ou dit, il aurait pu aussi bien ne pas le faire ou dire, qu’il était dans sa capacité de dire ou de faire autre chose …  

 

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Revendication de ne-pas-être, avons-nous dit pour le Rebelle, soustraction à l’être. Figure là aussi de désorientation, celle-ci étant même revendiquée. L’essentiel est ici la sacralisation du négatif : Bénie soit mon infortune (Rimbaud). Le « il y a » immédiat étant en tant que tel abject, Rimbaud se voue à ce qui est en exception par rapport à lui. L’opération consiste en une transfiguration de l’abjection, qui donne lieu à une figure de sainteté. [Contrairement à la Gauche, dont l’opération consiste à tirer le non-être vers l’apparaître] la sacralisation du non-être est ici immédiatement un être (ce qui est la définition hégélienne du suprasensible). Cet être est vide, « étant seulement le néant du phénomène », dit Hegel, qui parle ailleurs de ce « vide intégral que l’on nomme aussi le sacré ».

Dans l’un comme l’autre cas (qu’il s’agisse de la figure de capitulation de la Gauche ou de la figure de sainteté du Rebelle), il n’y a plus de discernement de l’être et du non-être. C’est en quoi ce sont des figures de désorientation. Selon une métaphorique du jour et de la nuit, on dira volontiers que la Gauche est une désorientation diurne, car captive de l’apparaître, tandis que le Rebelle ressortit à une désorientation nocturne, où il n’y a rien à voir (car on est dans le vide du sacré). La voie véritable ne serait donc ni diurne, ni nocturne, ce que disait déjà saint Paul : l’événement vient à la tombée de la nuit, comme un voleur. Ce chemin entre l’apparence trompeuse et le vide du sacré, Hegel le nomme le présent. « La conscience atteint son tournant. De là, elle chemine hors de l’apparence colorée de l’en-deça sensible et hors de la nuit vide de l’au-delà suprasensible pour entrer dans le jour spirituel de la présence ».

Il s’agit de se désétablir de ces deux figures opposées ainsi que du jeu de leur opposition (opposition qui, sous une forme vulgaire, peut se présenter comme celle du réalisme et de l’utopie). Se désétablir – car le « dépassement » des contradictions tel que nous l’a proposé la machine hégélienne ne nous est plus d’aucun secours.

 

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Je conclurai aujourd’hui (mais pour y revenir la prochaine fois, qui sera une introduction au séminaire de l’année prochaine) par un retour sur le couple générique / constructible.

Je vous ai dit que pour le Marx des Manuscrits de 1844 le prolétariat est la représentation générique de l’humanité. Un problème du marxisme – peut-être le problème du marxisme – a été que le prolétariat, en tant que vecteur de l’émancipation universelle, s’est donné dans des figures constructibles particulières. D’où une désorientation d’un type nouveau. Une multiplicité générique peut-elle avoir pour support un ensemble constructible sans que sa généricité elle-même soit obscurcie ? On s’en est tiré par des artifices hégéliens en disant par exemple qu’il faut distinguer la « classe en soi », i.e. la classe ouvrière dans son objectivité de classe exploitée etc., et la « classe pour soi » qui tirait plus vers le générique et qui ne coïncidait pas avec la « classe en soi » ; la « classe pour soi » avait elle-même son support, le parti, interne à la classe, mais qui posait à son tour la question que posent tous les ensembles constructibles : comment incarner au mieux la généricité ? D’où des chicanes et des tensions au sein de ce dispositif, auquel l’épreuve du pouvoir a été fatale. Le programme de « dépérissement de l’Etat » (programme du générique) a abouti à la constitution d’un Etat terroriste. C’est que le constructible l’a emporté sur le générique.

Mon diagnostic sur le moment actuel est qu’une étape s’achève, celle, placée sous l’emblème du générique, où le générique s’est présenté dans une figure constructible. L’hypothèse - l’espoir - selon laquelle la puissance du générique finirait par dissoudre le support constructible transitoire est close. Je pourrais peut-être ré-écrire mon livre Le siècle en développant cette entrée …

Il faut donc ré-ouvrir une nouvelle étape dans la présentation du générique. La tentation serait celle d’un retour (réactif) aux prédicats constructibles modérés. Mais cette voie est illusoire, pour la raison que le constructible a sa propre logique, et que l’on ne contrôle pas sa pente avec le simple souhait de prédicats modérés. La logique du constructible c’est : communautarisme, racialisme, ségrégation, fascisme. La preuve en a été administrée par l’histoire du 20ème siècle, puisque c’est au fascisme qu’a abouti le contre-courant qui a été opposé à la voie émancipatrice. On oublie trop souvent qu’il y a aussi un bilan du constructible et que celui-ci a été jugé par l’histoire. L’exacerbation du constructible comme tel, c’est Hitler. Et il n’est pas tenable de poser une équation Hitler = Staline. Une telle équation doit être condamnée, sans qu’il s’agisse en quoi que ce soit d’une « défense » de Staline, car elle revient en fait à sacrifier l’idée du générique.

Que serait un processus du générique qui ne serait pas supporté de façon essentielle par un constructible resserré (« resserré » au sens où on peut ainsi qualifier le parti léniniste à la « discipline de fer » ou bien, pour prendre d’autres exemples, la rigueur / raideur du sérialisme en musique), un générique qui ne passerait pas par la particularisation de certaines multiplicités constructibles ?

15 JUIN 2005

Récapitulation des thèmes de cette année.

1. La constitution de la figure de l’adversaire

La constitution de la figure de l’adversaire – pour autant qu’on la pense hors de la structure dialectique.

Nous avons dégagé deux voies, auxquelles j’ai proposé qu’il faut se soustraire et que j’ai nommées « la gauche » (ou voie oppositionnelle) et « le rebelle » (ou voie nihiliste).

L’essence de la gauche c’est : forcer l’acquiescement à ce qu’il y a dans la figure de l’adversité. En politique, cela revient à installer l’idée que la déception est obligatoire. Quitte à ce qu’il faille recommencer : la gauche est toujours à reconstruire, ce n’est pas un attribut accidentel, cela fait partie de l’essence de la gauche de remonter encore et encore le rocher de Sisyphe et de se faire rouler dessus à nouveau au moment où il dégringole ; cela fonctionne comme une figure du destin, de la condamnation subjective.

A l’inverse, l’essence du rebelle c’est : forcer l’affirmation du rien comme figure obligée de la discordance. La sacralisation du négatif est un être, mais cet être est évidé.

Dans l’un comme l’autre cas (qu’il s’agisse de la figure de capitulation de la gauche ou de la figure de sainteté du rebelle), il n’y a plus de discernement de l’être et du non-être. C’est en quoi ce sont des figures de désorientation. Cette notion de « désorientation » est pour moi une notion polémique vis-à-vis de celle, plus répandue, d’aliénation. Il faut bien voir que ces figures - la gauche, le rebelle - ont une efficacité redoutable par leur facilité à capturer tout ce qui peut surgir de nouveau et qui leur paraît hétérogène. Elle sont toujours disponibles pour cela, toujours prêtes à être (ré)employées. Les procédures de la capture sont subtiles ; elles s’exercent sur ce qui apparaît comme possibilité nouvelle d’aimantation, comme promesse d’orientation, pour, précisément, désorienter, désaimanter. Au fond, la question de la désorientation est une question logique : la désorientation consiste à surimposer une certaine logique à une autre.

Question aujourd’hui fondamentale. Car c’est notre expérience existentielle elle-même qui est actuellement désorientée. Comme si la désorientation était devenue notre régime d’être. Dans la thématique démocratique des droits, cela se donne dans le « droit » d’être absolument paumé. Nous sommes conviés à partager le droit d’être tous dans le malheur de la désorientation.

2. La forme de l’identification de l’adversité.

Nous avons vu qu’il s’agit d’une synthèse disjonctive de proximité et d’incommensurabilité [cf. 15.12.04].

La question se pose alors ces termes : qu’est-ce qui me sépare radicalement de mon adversaire malgré la proximité que j’ai avec lui ?

Si l’incommensurabilité est prise au sérieux, je ne suis pas réellement avec mon adversaire dans une relation, même si cette relation est négative : on ne sortirait pas en ce cas de la constitution dialectique de l’adversité. Ce que veut dire « incommensurabilité » c’est : il n’y a pas de relation avec l’adversaire. Mais alors comment définir la « proximité » autrement que par une relation ? Si vous réfléchissez, vous verrez qu’il n’y a qu’une solution à ce problème : c’est qu’il y a un terme commun à moi et à mon adversaire, mais ce terme commun est dans le même temps évanoui, disparu. Ce qui signifie, entre autres, que l’adversaire, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’est pas extérieur à moi.

Que veut dire « dans le même temps évanoui, disparu » ? Cela veut dire que le point commun à moi et à mon adversaire, ce point qui va constituer le point d’incommensurabilité, est là, mais il est là en tant que disparaissant. Il est saisissable sur un bord comme disparu et sur l’autre bord comme au contraire surexistant, essentiel.

Quelques exemples.

Qu’est-ce qui, dans la société contemporaine, disjoint en un point d’incommensurabilité deux positions qui seraient réellement hétérogènes ? Je soutiens que le terme qui leur serait commun, le discriminant radical, est l’ouvrier d’origine étrangère. C’est, par l’importance qui lui est reconnue de part et d’autre, un terme commun à la fois à l’orientation politique émancipatrice et à l’orientation réactionnaire. Cette importance va de pair avec son statut d’inexistence qui est reconnu par les deux orientations : du point de vue des lois de persécution Sarkozy-Villepin, l’ouvrier d’origine étrangère est bien là mais il ne devrait pas y être ; pour l’autre point de vue, il est également là mais c’est son essentielle inexistence (sous les vocables « clandestin » ou « immigré »), son exclusion de la sphère du droit, qui posent problème – et c’est à partir de là que ce terme devient une surexistence car point de départ possible pour une politique d’émancipation. 

Exemple pris dans l’esthétique. Une mutation artistique se joue à propos d’une disposition formelle considérée comme le devenir forme de l’in-forme. Le terme commun est considéré, sur un de ses bords, comme informe, extérieur au champ propre de l’art ; mais sur l’autre bord, il est le devenir créateur du moment et il l’est de cela même que ce qui était antérieurement considéré comme informe est désormais considéré comme une forme. Les réactions indignées des académismes, défenseurs des formes établies (« Ce que vous faites là, c’est n’importe quoi » - autrement dit : c’est informe) portent en général sur un point singulier qui est précisément celui où la novation artistique a mis en forme ce qui était au plus près d’être indiscernable de l’informe.

Dans la théorie des nombres, un nombre transcendant est un nombre qui n’est pas solution d’une équation algébrique. Les nombres transcendants étaient considérés comme très rares – jusqu’à la bascule opérée par Cantor qui a montré qu’il y en a une très grande quantité : passage canonique de la quasi-inexistence à la surexistence. Il est également remarquable que les nombres transcendants soient aisément identifiables en paquets de plusieurs, mais qu’il soit très difficile d’en montrer un en particulier : la démonstration (récente) du caractère transcendant du nombre p est d’une extraordinaire complexité. Si on peut dire que d’une certaine façon le transcendant, c’est le générique du nombre (puisque presque tout nombre est en réalité un nombre transcendant), il est par contre très difficile d’attribuer ce prédicat à un nombre donné. 

Peut-on en tirer une loi générale ? Pourrait-on dire que lorsqu’on passe d’un point d’inexistence à un point de surexistence, on passe d’un protocole constructible (de l’ordre des prédicats, des propriétés) à quelque chose qui est de l’ordre du générique ? Que lorsqu’on abandonne la logique des prédicats, des discriminations, et ce par commutation d’un seul et même terme, on parvient à une logique générique ? 

Je vous laisse le soin de réfléchir à ce que pourrait être ce terme lorsque c’est l’amour qui est en jeu. Ce serait quelque chose comme le Deux en tant que tel, la question à son propos étant son inexistence ou au contraire sa surexistence …

3. Protocole d’identification de l’adversité

On retiendra donc de ce qui précède que, dans une situation donnée, l’adversité se présente comme le propos d’une réduction du générique au constructible. Tout adversaire se signale par l’idée que l’élément générique qui a été touché doit être re-qualifié, normé, que les prédicats de la constructibilité doivent lui être restitués. Ce qui se donne en général comme un rappel à la réalité. Tout adversaire se présente de fait comme un réaliste.

Et cependant, la procédure d’identification de l’adversité elle-même doit avoir son propre protocole de constructibilité – faute de quoi, on serait ramené à une expérience indicible, une expérience mystique du générique … on aurait, de temps en temps, quelques miracles, des épiphanies du générique, mais ces intuitions ne donneraient lieu à aucune procédure. On serait comblé, mais on ne serait pas orienté. Il est intéressant de noter que cette voie mystique n’est pas sans apparentements avec la voie nihiliste. Hegel déjà l’avait signalé : dans l’élément de l’épiphanie, il est impossible de distinguer l’être (voie mystique) et le néant (voie nihiliste). En politique, la vision mystique du générique se présente volontiers comme l’idée selon laquelle le mieux que l’on puisse espérer ce sont des mouvements – et plus précisément des séquences de mouvements (car le miracle qu’est un mouvement n’a qu’une durée limitée). Exemples : le mouvement de décembre 1995 en France, où des masses de gens se sont retrouvées dans la rue sans très bien savoir le plus souvent pourquoi ; et le non au référendum sur la constitution européenne qui, a bien des égards, est un « mouvement » de même nature (à ceci près qu’il a eu lieu dans les isoloirs et non dans la rue).

La seule façon de définir une « orientation générique », c’est de proposer une procédure constructible qui soit au défaut du constructible établi. Je l’appellerai désormais une constructibilité diagonale.

Pourquoi « diagonale » ?

Le raisonnement diagonal est utilisé dans certains secteurs de la mathématique ; il est en particulier fondamental chez Cantor. C’est un type de raisonnement par l’absurde : si vous faites l’hypothèse que la propriété P s’applique à toutes les multiplicités considérées et que vous parvenez à montrer qu’il y a (au moins) une multiplicité qui n’a pas la propriété P, vous ruinez l’hypothèse initiale. Voilà un raisonnement diagonal. Il s’agit d’une procédure qui exhibe une exception à un supposé prédicat général.

La thèse est donc la suivante : la seule voie possible d’attestation du générique est le montage d’une procédure où le générique s’avère comme exception au constructible établi. Pour faire image : si vous vous représentez le constructible comme une droite et la procédure que vous montez comme une autre droite non parallèle à la première, c’est à l’intersection des deux droites que va s’effectuer un dérèglement du constructible établi et que le générique a chance d’apparaître.

La dialectique ordinaire reste prisonnière de l’idée que les changements s’effectuent à l’échelle des masses. Cela est vrai pour la voie révolutionnaire ; mais cette idée est en partage avec l’hypothèse démocratique, à savoir : la majorité est expressive de la multiplicité. Cette hypothèse [assez étrange quand on la considère isolément : car en vertu de quoi 50,1% des gens auraient plus raison que les 49,9% restants ?] est une hypothèse fondamentale, quasi-ontologique, de la démocratie (et posée comme telle dès Le Contrat social de Rousseau). Or, avec le raisonnement diagonal, on soutient au contraire que la multiplicité comme telle (le générique) entre en scène dans la modalité de l’exception. C’est-à-dire comme minorité. Vous en voyez immédiatement les implications politiques. Ce dont il s’agit ici c’est de la construction d’une procédure qui soit telle qu’une exception puisse s’avérer au point où elle défait le constructible établi ; puis il s’agit d’en tirer les conséquences : montrer que c’est en ce point d’exception que réside le générique, i.e. ce qui réellement représente la multiplicité. Métaphoriquement, je n’ai rien à redire à la formulation selon laquelle l’orientation novatrice, émancipatrice, fait apparaître le démocratique selon une figure aristocratique (puisqu’il s’agit d’une minorité). Il importe de préciser qu’il s’agit d’une aristocratie non héréditaire, d’une aristocratie contingente (une épiphanie de son contraire). Et que c’est le seul mode pour défaire le constructible de la démocratie ambiante (majoritaire).

4. Un nouveau concept de l’expérience

Se reporter au texte de R. Char extrait de Pauvreté et privilège (v. à la fin)

 

Plusieurs thèses dans ce texte :

a) l’expérience vitale ordinaire, celle sous laquelle nous nous agitons, entreprenons, souffrons et subsistons, n’est jamais sans une certaine lueur. Thèse dirigée contre le nihilisme. Il y a toujours un point d’exception – reste à l’identifier.

b) Le support de l’identification du point, c’est l’invention d’un nom : Certains jours, il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire (dernière phrase, magnifique : « impossibles à décrire » car échappant à l’ordre des prédicats, du constructible établi).

c) Pour élargir, jusqu’à la lumière – qui sera toujours fugitive – cette lueur, il faut monter une procédure qui soit telle que la signification générique de la lueur entrevue puisse être avérée. Cette procédure doit se conformer à des règles : elle doit être sans préjugés etc. Il faut se tenir devant la lueur de façon à ce qu’elle soit débarassée des archétypes du constructible établi, de façon à distinguer la vraie et la fausse ouverture par laquelle on va filer vers le futur. C’est donc déliée de toute relation qu’il faut l’observer, nue et la proue face au temps.

d) Par elle-même, la lueur ne donne pas la discipline de la rupture ; elle n’est pas structurale, elle est mobile. Pour en faire l’expérience (ce que Char appelle « évidence »), il faut que nous fassions bien attention : car c’est souvent l’affaire d’un regard que nous croisons au passage (formule splendide pour désigner la rencontre de la lueur, avec l’idée que, lorsqu’elle s’offre à nous, ce n’est pas comme pure sensation, mais qu’elle nous regarde le temps de la croiser).

e) Ce qui va rendre possible que rêve et réel deviennent indistinguables. Etat que l’on peut nommer beauté. Ceux qui ordinairement n’ont pas de songes et ceux dans l’esprit desquels prévalent les jeux perdus du sommeil, il n’y a plus lieu de les distinguer. Ce réel qui procède d’avoir touché le générique (la lueur) est fournisseur de songes : c’est sa dimension projective, certains diraient utopique. Mais ce n’est justement pas de l’utopie, puisque ici, maintenant, il faut être attentif aux étapes de la procédure réelle, qui, à cet égard, est guérisseuse de songes. La dimension attentive et la dimension projective ne sont pas opposables. Ce qu’il y a ce n’est rien d’autre que l’effectivité de la procédure (le signal qui indique que l’on en est là : la disparition de tout motif de plainte).

 

On dira, pour conclure, qu’une orientation :

·          suppose toujours de nommer à temps quelque chose comme un regard que l’on croise

·          d’avoir comme adversaire ce qui intimement nous persuade que ce quelque chose que nous croyions avoir vu dans sa nudité propre n’est qu’une exception dans un tissu de relations (ce qui implique d’être dans une discipline de rupture qui dépouille la chose de toute relation)

·          de savoir qu’il n’y a pas de différence entre songe et réel (projection et attention)

·          et ainsi d’entrer dans le devenir qui élargit la lueur jusqu’à la lumière, qui est le devenir du vrai (le vrai comme devenir de lui-même) – alors il y a la vérité (la beauté) et nous la désignerons partout où elle aura une chance de survivre à l’espèce d’intérim qu’elle paraît assurer au milieu de nos soucis.

 

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[1] A la séance du 15 décembre 2004, j’avais référé ce schème à la figure du grand résistant qu’a été R. Char.

[2] Je renvoie aux considérations sur la Gauche que j’ai développées dans ma conférence sur la Commune de Paris (Conférences du Rouge-Gorge).