S’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence

Séminaire public d’Alain Badiou (octobre 2004/juin 2007)

 

Ce séminaire de trois ans entend construire une réponse à une forme déployée de la vieille question de Kant : “ Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? ”

Que la reprise de cette question soit opportune, c’est ce que l’état de violente confusion du monde démontre, tout autant que le vain espoir d’y parer par d’antiques exercices, comme : le nihilisme esthétisant, la politique “ démocratique ” sous toutes ses formes, la morale des droits, l’anarchisme des multitudes, le culte du corps-de-jouissance et/ou des “ formes de vie ”. Sans oublier bien entendu ce qui dans nos contrées domine, et de loin : la peur. La conservation angoissée, ou le désir frustré, des conforts et des privilèges auxquels notre appartenance occidentale accorde une garantie dont le prix en lâcheté est d’autant plus considérable qu’elle est de moins en moins assurée.

Établir un diagnostic sur l’époque, lui trouver un nom vérifiable, exposer au jour de la pensée la nature de la confusion, de l’illimitation dévastée, dans laquelle les animaux humains tentent ici de survivre, tel est l’enjeu de notre première année (2004/2005). On verra que ce n’est pas une affaire simple. Car la tentation d’user des vieux noms, y compris ceux qui furent honorables (“ révolution ”, “ anticapitalisme ”, “ mouvement social ”…), ou de faire revenir comme appui les vieilles assises communautaires (“ arabe ”, “ français ”, “ juif ”, “ occidental ”…), ou de ne plus trouver d’issue que dans des amalgames (de la politique et de l’art, de l’art et de la vie, de la science et de la technique, de la répétition et de la création, de l’amour et de la jouissance, de la jouissance et de l’art…), tout cela fait partie de la confusion elle-même. Tout de même que décider que le temps est celui d’un oubli ou d’une décadence ne nous fait guère avancer. Car il importe de situer affirmativement, ou selon le possible propre qui est le sien, ce moment, le nôtre, dont l’apparaître est celui de l’immédiat sans concept. Dans la méthode proposée, “ Que se passe-t-il ? ” et “ Que faire ? ” ne sont pas des questions discernables.

Cette première année sera aussi celle de la sortie de mon livre, le Siècle, consacré au vingtième du nom.

La deuxième année (2005/2006), nous examinerons, nous expérimenterons, quelques concepts fondamentaux requis pour nous tenir définitivement à distance de ce qui aujourd’hui nous aspire, comme des sables mouvants, vers le consentement à notre propre disparition mentale. Matériaux, machines et fondations.

Cette seconde année sera aussi celle de la sortie de mon livre Logiques des mondes, où je fais théorie de ces matériaux et de ces machines.

La troisième année (2006/2007) proposera une doctrine que, à défaut de la dire du salut, ce qui fait spiritualiste, on nommera de la liberté nouvelle.

Car ce dont il est question, de bout en bout, peut aussi se dire : quelles sont les conditions contemporaines de la liberté ? Ces conditions sont aujourd’hui difficiles à repérer, difficiles à penser, difficiles à tenir. La joie n’en est pas moins de constater que la philosophie peut les repérer et les penser, apportant ainsi sa contribution à ce qu’il soit possible de les tenir.

 

I. 2004-2005

(transcription de François Duvert)

 

Octobre 2004.......................................................................................................................................................... 1

Novembre 2004..................................................................................................................................................... 15

Décembre 2004..................................................................................................................................................... 26

Janvier 2005......................................................................................................................................................... 37

Intervention de Mehdi Belhaj Kacem.................................................................................................................. 40

Février 2005......................................................................................................................................................... 42

Avril 2005............................................................................................................................................................. 52

Mai 2005............................................................................................................................................................... 61

Juin 2005.............................................................................................................................................................. 71

 

Octobre 2004

(notes P. Gossart)

 

Distribution d’une feuille reproduisant 5 textes de René Char.

Titre : Qu’est-ce qu’une vérité quand tout est confusion ? (quelques dires de René Char)

1)    Tout ce que nous accomplirons d’essentiel à partir d’aujourd’hui, nous l’accomplirons faute de mieux. Sans consentement ni désespoir. Pour seul soleil : le bœuf écorché de Rembrandt. Mais comment se résigner à la date et à l’odeur sur le gîte affichées, nous qui, sur l’heure, somme intelligents jusqu’aux conséquences ?

Une simplicité s’ébauche : le feu monte, la terre emprunte, la neige vole, la rixe éclate. Les dieux-dits nous délèguent un court temps leur loisir, puis nous prennent en haine de l’avoir accepté. Je vois un tigre. Il voit. Salut. Qui, là, parmi les menthes, est parvenu à naître dont toute chose, demain, se prévaudra ? (Contre une maison sèche, in Le Nu perdu, milieu des années soixante)

2)    Certaines époques de la condition de l’homme subissent l’assaut glacé d’un mal qui prend appui sur les points les plus déshonorés de la nature humaine. Au centre de cet ouragan, le poète complètera par le refus de soi le sens de son message, puis se joindra au parti de ceux qui, ayant ôté à la souffrance son masque de légitimité, assurent le retour éternel de l’entêté portefaix, passeur de justice. (Seuls demeurent, 1938-44, in Fureur et mystère)

3)    L’éternité n’est guère plus longue que la vie. (Feuillets d’Hypnos, 1943-44, in Fureur et mystère)

4)    Combien confondent révolte et humeur, filiation et inflorescence du sentiment. Mais aussitôt que la vérité trouve un ennemi à sa taille, elle dépose l’armure de l’ubiquité et se bat avec les ressources mêmes de sa condition. Elle est indicible la sensation de cette profondeur qui se volatilise en se concrétisant. (même référence que la précédente)

5)    La liberté n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom. Quand l’imagination, ni sotte ni vile n’a, la nuit tombée, qu’une parodie de fête devant elle, la liberté n’est pas de lui jeter n’importe quoi pour tout infecter. La liberté protège le silence, la parole et l’amour. Assombris, elle les ravive ; elle ne les macule pas. Et la révolte la ressuscite à l’aurore, si longue soit celle-ci à s’accuser. La liberté, c’est de dire la vérité, avec des précautions terribles, sur la route où TOUT se trouve. (Après, 1958, in Recherche de la base et du sommet)

 

     Je voudrais commencer par un point qui nous frappe… Vous savez que 1980 a été l’année de la mort de Sartre, qui était en un certain sens la clôture de quelque chose. Sartre, c’était au fond la philosophie française dans l’avant-après-guerre, entre les années trente, la fin des années trente, la guerre, la résistance, les années cinquante et la question du communisme et des guerres anti-coloniales. Et Sartre est mort en 80. Et puis, ensuite, sont morts successivement, comme vous le savez, dans les années 80, Lacan et Foucault. Et puis, dans les années 90, Althusser, Lyotard et Deleuze. Et puis voici que meurt Jacques Derrida.

     La période qui a identifié les années 60 se concentre en un moment, peut-être singulièrement ce qui se passe entre 64 et 68, 65 et 68… C’était véritablement un moment, c’était comme une fulgurance. Eh bien la génération philosophique qui a identifié ce moment, qui l’a constitué, qui en a été le repérage et en même temps la production, a à peu près complètement disparu. Au fond, il n’y a maintenant que, tutélaire, retiré, un peu comme un très vieil homme impassible, il n’y a plus que Lévi-Strauss. Et alors voilà : ça vient d’arriver, l’achèvement de cela, l’achèvement d’un temps de mort, qui est un temps de mort non pas tant au sens empirique, que la mort de ceux qui avaient signé quelque chose. La mort d’une signature historique, d’une signature temporelle.

     En dehors naturellement du constat toujours impressionnant de ce qu’un moment historique ainsi signé disparaît, le sentiment qui me vient tout de suite après, qui n’est pas un sentiment triomphal, c’est que nous sommes les vieux désormais. Alors nous ! Qui nous ? Eh bien ça a un sens assez précis. Nous sommes les vieux, ça veut dire : nous, nous qui avons été des disciples immédiats de ceux qui ont disparu, nous qui avions, dans ces années-là, entre 65 et 68, entre vingt et trente ans. Et alors voilà, nous advenons, nous sommes les anciens. Les anciens pour ceux qui en ont hérité, ceux au fond dont la jeunesse a été de se constituer dans cette période. En plus je peux dire, c’est un peu narcissique, mais je peux dire que je suis le vieux ! Parce que j’ai quelques années de plus que les autres. Et donc voilà, je me dis, je suis découvert devant vous comme le vieux. Et alors le vieux doit dans un premier temps rendre hommage à tous, sans exception, qui, ayant malheureusement et prématurément disparu… Beaucoup de ces hommes ne sont pas morts très vieux. La vieillesse est essentiellement relative, mais presque aucun d’entre eux n’a dépassé soixante-quinze ans. Excepté Lévi-Strauss qui est dans le vieil âge.

     Alors il faut rendre hommage à tous ceux-là qui ont disparu et qui nous constituent comme les vieux. Jusque-là nous étions dans leur abri, nous étions dans leur bénévolance, nous étions sous leur protection spirituelle. Ils ne nous la proposent plus et donc nous ne sommes plus séparés du réel, par rien.

     Voilà. Alors, je veux donc commencer vraiment et très profondément par un hommage à Jacques Derrida singulièrement. Et vous verrez, à travers lui, à tous, parce que précisément, quelles qu’aient été les immenses différences et les batailles d’une extraordinaire violence qu’il a pu y avoir à ce moment-là, dans l’étalement du temps, ils apparaissent comme ayant été les signataires collectifs d’un moment de la pensée.

     Alors dans le groupe que j’ai nommé là, il y a eu ceux dont j’ai été, moi, inauguralement très proche. Ça a été Sartre et puis Lacan. Et puis ceux dont j’ai été le plus continûment éloigné, à vrai dire Foucault et Derrida probablement. Ceux avec qui j’ai eu de grandes querelles très rapprochées, proximes, et aussi de grandes séquences de pacification, c’est le cas certainement pour Althusser, Lyotard et Deleuze.

     L’hommage vaut pour tous. Il vaut au fond pour l’invention philosophique de ce moment. Et cet hommage est à sa place, pour une raison sur laquelle nous reviendrons naturellement, qui est que, en un certain sens, ce moment est, par certains de ses aspects, devant nous. Il est par certains de ses aspects devant nous. Je ne dirais pas sa répétition, mais sa reviviscence, ou ce que moi j’appelle, dans mon langage sa résurrection. Sa résurrection est devant nous ¾ ça j’en suis profondément persuadé. De nombreux signes d’ailleurs le montrent.

Ce moment est à la fois un moment historique, qui en un certain sens, justement comme tous les moments de ce genre, s’achève par la mort de ses signataires, c’est-à-dire de ceux qui en furent les héros, les emblèmes. Mais ce moment est aussi devant nous dans la figure de son inévitable résurrection. Car ce moment est ce qui fait balise, ou lumière, dans la confusion des temps. Et bien qu’il soit en arrière, il fait lumière cependant. Et en ce sens, faisant lumière, il est devant nous comme quelque chose qui est proposé à notre navigation.

C’est pourquoi, dans ce cycle que je vais vous proposer, où il est question d’“orientation”, “s’orienter dans la pensée”, “s’orienter dans l’existence”… Eh bien ce qui fait lumière, ce qui fait balise, ce qui est devant nous à ce titre est évidemment de la plus grande importance et de la plus grande actualité. Je pense que ce moment que j’appelle les années soixante, d’une désignation empirique, mais qui est un moment de la pensée, un moment de l’histoire, s’est achevé en moment de l’action finalement, qu’il s’est abîmé, constitué et relevé en 68 au moment de l’action. Ce moment-là est à beaucoup d’égard devant nous. Et donc c’est en ce sens aussi que je voudrais rendre hommage ici à Jacques Derrida qui vient brutalement de disparaître.

     Alors naturellement je voudrais rendre à Jacques Derrida un hommage philosophique. Pas un hommage qui soit implanté ou disposé dans ce qu’il m’importe de penser, sinon ça ne serait pas un hommage véritable, ou ce serait un hommage comme vous avez pu en lire universellement, un hommage qui salue la subtilité, la qualité, le déploiement de son entreprise. Mais ce n’est pas ça. Je voudrais tenter de nommer le point qui m’importe absolument, que je reconnais absolument dans ce qu’a été son entreprise. Par conséquent, le point qui m’importe absolument, dans notre écart aussi, parce que finalement un hommage véritable c’est un hommage qui signale l’écart, qui lui donne, qui implante sa propre force.

     Pour ça j’ai besoin de quelques préliminaires que je vais vous donner, et qui sont d’ailleurs tout à fait à leur place parce que ce sont des préliminaires que nous retrouverons au titre du matériel conceptuel, du grand matériel conceptuel mobilisé tard dans notre long périple. Alors là je vais les donner sous une forme extraordinairement simplifiée.

Mettons que nous appelions “un étant” (comme dans Heidegger) une multiplicité quelconque. Mettons que nous appelions “étant” une multiplicité quelconque, et mettons que nous nous intéressions à l’apparaître de cet étant, à ce qui fait que cet étant peut être dit étant d’un monde déterminé ; c’est-à-dire peut être dit, non seulement selon sa multiplicité pure, mais en tant qu’il est sur l’horizon apparaissant d’un monde déterminé. Supposons que nous tentions de penser l’étant, non pas seulement selon son être, c’est-à-dire selon la multiplicité pure qui en constitue l’être sans détermination (ou l’être indéterminé), mais que nous cherchions à penser cet étant en tant qu’il est là, donc en tant qu’il advient ou apparaît à l’horizon d’un monde, et que nous appelions cette apparition dans ce monde : son existence, à cet étant. Identifiant l’étant comme une multiplicité indifférenciée, nous nous intéressons à l’horizon mondain qui fait que cette multiplicité, outre le fait d’être la multiplicité qu’elle est, ce qui est mathématiquement pensable, est sur l’horizon d’un monde. Et là où elle apparaît dans un monde, elle existe. Donc nous nous installons dans une distinction tout à fait classique entre être et existence. Un peu transformée : c’est-à-dire que “être”, là, c’est ce qui se laisse penser comme multiplicité pure, et “existence” c’est ce qui se laisse penser comme être-là de la multiplicité, sur l’horizon d’un monde constitué ou d’un monde déterminé.

     Alors l’élaboration technique de cela peut prendre des voies très distinctes. Il n’est pas question ici d’entrer dans les détails, mais nous dirons simplement que le passage de l’être à l’existence, disons le rapport entre être et être-là, ou le rapport entre multiplicité et inscription mondaine (ou dans un monde) de la multiplicité, nous dirons que ce rapport est un rapport transcendantal. Et encore aussi, c’est un rapport transcendantal qui consiste précisément en ce que toute multiplicité se voit assignée dans un monde un degré d’existence, un degré d’apparition si vous voulez. Il faut comprendre que le fait d’exister, en tant qu’il est apparition dans un monde déterminé, s’associe inévitablement à un certain degré d’apparition dans ce monde, à une intensité d’apparition dans ce monde qui peut aussi bien être dite intensité d’existence. Donc la multiplicité se verra assigner transcendantalement (c’est ça la relation transcendantale) une intensité d’existence qui l’assigne à un monde déterminé. Et bien entendu, ça c’est un point très compliqué mais très important : une multiplicité, ça peut apparaître dans plusieurs mondes différents. Nous admettons un principe d’ubiquité de l’être, et je dirais même que, entre nous, ce qui définit l’humanité… Pourquoi l’humanité peut-elle se représenter comme supérieure à tout le reste ? Exclusivement à raison de sa capacité à apparaître dans un grand nombre de mondes différents, à être assignée transcendantalement à des intensités d’existence extraordinairement diverses ; nous existons dans plusieurs mondes… Heureusement ! Si on était vissé à un monde, ça serait extraordinairement pénible, en règle générale. Enfin surtout si le monde est mauvais, ce qui arrive généralement.

     Donc une multiplicité peut apparaître dans plusieurs mondes, et elle y apparaît en règle générale avec des degrés d’intensité différents : elle apparaît intensément dans tel monde, plus faiblement dans un autre, extrêmement faiblement dans un troisième, avec une intensité extraordinaire dans un quatrième. Nous connaissons parfaitement cela, existentiellement, cette circulation dans plusieurs mondes où nous nous inscrivons avec des intensités différentes. Chacun sait que des séquences d’existence sont souvent le passage d’un monde à un degré d’existence faible à un monde à un degré d’existence plus intense : c’est ça un moment de vie n’est-ce pas. Dans un moment de vie ou une expérience vitale forte, d’une certaine façon, nous transitons d’un monde où nous apparaissons faiblement, où nous existons faiblement, à un monde où nous existons un peu plus, voire même beaucoup. Alors il y a une logique sophistiquée de tout ça. Peut-être qu’on y touchera un peu de temps en temps. Une logique sophistiquée de tout ça, vraiment l’os de la chose. Et le point fondamental c’est le point suivant, c’est : étant donné qu’une multiplicité qui apparaît dans un monde, étant donné les éléments de cette multiplicité qui apparaissent avec elle-même si je puis dire, c’est-à-dire que la totalité de ce qui la constitue apparaît en ce monde, et bien il existe toujours une composante de cette multiplicité dont l’apparition est mesurée par le degré le plus faible. Alors on va commenter. C’est un point d’une importance extrême.

     Je répète : une multiplicité apparaît dans un monde, la relation transcendantale affecte les éléments de cette multiplicité de degrés d’apparition, de degrés d’existence, et il se trouve qu’il existe toujours au moins un de ces éléments qui apparaît avec le degré d’apparition le plus faible, c’est-à-dire qui existe minimalement. Vous comprenez bien que exister minimalement dans le transcendantal d’un monde, c’est comme ne pas exister du tout. Du point de vue du monde, si vous existez le moins possible, c’est la même chose que de ne pas exister. Si vous avez un œil divin, extérieur au monde, vous pouvez comparer éventuellement les minimums. Mais si vous êtes dans le monde, exister le moins possible, ça veut dire, du point de vue du monde, ne pas exister du tout. C’est pourquoi nous appellerons cet élément : l’inexistant. Et à ce moment-là, la chose se dit très simplement : étant donné une multiplicité qui apparaît dans un monde, il y a toujours un élément de cette multiplicité qui est inexistant dans ce monde. Et il est l’inexistant propre de cette multiplicité, relativement à ce monde. J’y insiste : l’inexistant n’a pas de caractérisation ontologique mais uniquement une caractérisation existentielle, c’est-à-dire que c’est un degré minimal d’existence. Alors, ce qui est intéressant, c’est que ça ce démontre, ça. Oui, ça se démontre ; mais je ne vais pas vous donner la démonstration, vous resterez sur votre faim, ou vous pouvez la chercher vous-mêmes. Mais ça se démontre. Et alors on démontre qu’il y a toujours, au fond, dans ce qui apparaît, un point qui est l’inexistant. Ou il y a toujours, dans une multiplicité qui apparaît, un point d’inexistant. Et alors si la multiplicité s’appelle A, le point d’inexistence, on le marquera comme ça : ensemble vide indice A, (øA). Vous voyez, c’est un nom propre, pas autre chose. Ça veut dire : l’inexistant de A. Et vous vous souviendrez que l’inexistant de A, c’est toujours naturellement l’inexistant propre de A dans un monde.

Par exemple (je vais vous donner un exemple massif et archi-connu) : dans l’analyse que Marx propose des sociétés bourgeoises et capitalistes, le prolétariat est l’inexistant propre des multiplicités politiques. Il est ce qui n’existe pas, ce qui ne veut pas dire : ce qui n’a pas d’être ¾ cette confusion a toujours été faite. Marx ne veut évidemment pas dire que le prolétariat n’a pas d’être puisque au contraire il empile volume sur volume pour expliquer ce que c’est. Donc l’être social du prolétariat n’est pas en question évidemment. Donc qu’est-ce qu’il veut dire quand il dit qu’il est ce qui est entièrement soustrait à l’affaire de la représentation politique ? Il veut dire qu’il est dans le monde, absolument ; son être, la multiplicité qu’il est, peut être analysée, mais si on prend les règles d’apparition du monde politique, il n’y apparaît pas. Ce qui veut dire qu’il est là, mais avec le degré d’apparition minimal, à savoir le degré d’apparition zéro. Et c’est évidemment ce que chante l’Internationale : « nous ne sommes rien, soyons tout ». Eh bien, « nous ne sommes rien », ça veut dire quoi ? Ceux qui disent « nous ne sommes rien », ils ne sont pas en train d’affirmer leur rien, bien évidemment. Donc qu’est-ce qu’ils affirment ? Ils affirment qu’ils ne sont rien dans le monde tel qu’il est, quand il s’agit d’apparaître politiquement. Donc du point de vue de leur apparaître politique, ils ne sont rien. Et le “devenir tout” suppose quoi ? Il suppose le changement de monde, c’est-à-dire le changement de transcendantal ; il faut que le transcendantal change pour que l’assignation à l’existence soit elle-même modifiée. Donc l’inexistant est proprement le point de non-apparaître d’une multiplicité dans un monde, et ce point de non-apparaître est relatif au transcendantal de ce monde. Vous trouverez vous-mêmes beaucoup d’autres exemples. J’y insiste, c’est une loi générale de l’apparaître, de l’être-là, qu’il convoque toujours un point d’inexistence.

     C’est là que mon préliminaire se termine. Je voudrais dire ceci : au fond je crois que l’enjeu de la pensée de Derrida, son enjeu stratégique, ou si vous voulez, son enjeu au sens où Bergson dit toujours que les philosophes n’ont qu’une seule idée… Ce qui importe ici, c’est d’approcher, de proposer une interprétation, une intuition de ce que c’est que cette idée. Alors moi, pour moi en tout cas, je dirais que ce que je crois être l’enjeu du travail de Derrida, du travail infini de son écriture immense, ramifiée, de ses ouvrages et de leur approche variée, son enjeu c’est d’inscrire l’inexistant. Et de reconnaître dans le travail d’inscription de l’inexistant que cette inscription est à proprement parler impossible. Et donc on pourrait dire en toute rigueur que l’enjeu de la pensée de Derrida, non seulement de sa pensée, mais comme il le dirait lui-même, peut-être plus encore de son écriture (écriture étant pris ici comme un acte), l’enjeu de l’écriture de Derrida c’est d’inscrire quelque chose comme l’impossibilité de l’inscription de l’inexistant. Inscrire l’impossibilité de l’inscription de l’inexistant, comme forme de son inscription. Et notamment inscrire l’inexistant, c’est inscrire quelque chose qui avoisine l’impossibilité de son inscription. Et alors, finalement, que signifie “déconstruction” ? A la fin de sa vie, Derrida a dit que s’il y avait une chose qu’il était urgent de déconstruire, c’était la déconstruction, car elle était devenue quelque chose du répertoire académique. Il fallait la déconstruire. Donc quand on lui donne une signification, en un certain sens, on la dilapide.

Mais je pense que, chez lui, le mot “déconstruction” n’est nullement académisé, il indiquait un désir spéculatif, un désir fondamental de la pensée ¾ c’était ça la déconstruction, c’était le nom d’un désir. Et le désir partait d’un constat ou d’une rencontre. Quel était ce constat ? C’était que l’expérience du monde c’est l’expérience d’impositions discursives, de discours qui vous sont imposés, ou qui sont marqués, y compris sur votre corps, etc. Donc il y a des impositions discursives. Et alors la thèse de Derrida, le constat de Derrida, c’était que quelque soit la forme d’imposition discursive, il existe un point qui échappe à cette imposition, qu’on peut appeler proprement un “point de fuite” ¾ je crois que l’expression doit être prise au plus près de sa lettre, c’est-à-dire un point de ce qui, précisément, fuit la règle du dispositif d’imposition. Et donc, à partir de là, l’interminable travail de la pensée ou de l’écriture est de le localiser. Alors le localiser, ça ne veut pas dire le saisir, parce que le saisir serait le perdre. En tant qu’il est ce qui fuit, vous ne pouvez pas le saisir. C’est toujours le problème de saisir une fuite : si vous saisissez la fuite, eh bien elle vous échappe. Le point de fuite, en tant que point de fuite, n’est pas saisissable. Donc il faut simplement le localiser. Je dirais qu’il y a de ce point de vue-là, chez Derrida, quelque chose comme la proposition d’un geste de monstration, d’un geste d’écriture, qui est comme une écriture avec le doigt, qui va montrer délicatement le point de fuite, tout en le laissant fuir précisément, sinon vous ne pouvez pas le montrer comme point de fuite, ou alors le montrer mort. C’est évidemment ce que Derrida redoute : montrer le point de fuite sans sa vie. L’écriture qui va tenter cette monstration, j’appelle ça une localisation. Parce que finalement montrer, localiser, dire « c’est peut-être là », « attention, c’est peut-être là, chut, ne le faites pas s’arrêter », c’est le contraire du chasseur n’est-ce pas : le chasseur espère que la bête va s’arrêter ; Derrida, lui, espère qu’elle ne va pas s’arrêter, et qu’il faut la montrer dans son geste de fuite, dans sa disparition.

Et alors, évidemment, le localiser c’est impossible aussi. C’est impossible pourquoi ? Parce que le point de fuite est ce qui est dans le lieu et hors-lieu. Il est le hors-lieu dans le lieu. Et alors comme il n’existe que dans son acte de fuite, hors-lieu dans le lieu, on ne peut pas arriver à le localiser non plus. Il faut montrer la localisation. C’est déjà très risqué. Et alors, finalement, ce qui vous reste comme possibilité, c’est de restreindre l’espace de fuite. Si vous ne voulez pas toucher à la fuite, vous devez faire en sorte que l’imposition discursive, la contrainte langagière, ne soit pas telle que l’espace de fuite recouvre tout, parce que dans ce cas vous ne localisez rien de l’inexistant. Vous avez simplement l’espace général. Donc il faut simplement restreindre, pour être plus près de l’endroit où ça fuit, c’est-à-dire il faut être dans le lieu le plus près possible de ce qui s’excepte du lieu, ou se tient hors-lieu. Et alors c’est ça la déconstruction. La déconstruction en réalité ça consiste à restreindre les opérations discursives de telle sorte que l’espace de fuite soit localisable, comme dans une cartographie si vous voulez, en disant « le trésor est là », ou « la source est là », ou « ce qui s’en va est là » mais, tout doucement, tout doucement. Alors vous prenez par exemple les grandes oppositions métaphysiques : eh bien il va falloir les diagonaliser, parce que restreindre l’espace discursif c’est ne pas laisser subsister de massivités binaires, parce qu’à ce moment-là vous dites simplement « c’est de ce côté » ou « c’est de cet autre » ¾ ça, ça ne marchera pas, il n’y a pas de localisation possible, hors-lieu ou dans lieu, avec des grandes massivités binaires, il va falloir passer à travers.

La déconstruction, au fond, c’est l’ensemble des opérations qui peuvent obtenir une certaine restriction de l’espace de fuite, ou de l’espace où se tient le monde. Et encore une fois c’est une opération qui s’apparente à une chasse inversée. C’est une chasse, la métaphore la meilleure est celle de la chasse. Mais une chasse où ce qu’il faut saisir c’est l’animal disparaissant, pas du tout l’animal immobilisé de telle sorte que vous puissiez le fusiller. Au contraire, saisir le bondissement hors-lieu de l’animal. C’est pour ça qu’il faut s’en approcher au maximum, même peut-être beaucoup plus près que pour tirer. Donc il faut que vous ayez une localisation patiente, et ça, ça suppose que la cartographie élémentaire des grandes distinctions (entre la ville et la campagne, la montagne et la vallée, l’être et l’étant) soit réduite. C’est ça la déconstruction. Et donc s’ensuivent toute une série de discussions avec Heidegger sur la portée effective de la différence entre l’être et l’étant. Lorsque Derrida propose le concept de différance, cela consiste à donner un terme unique qui active la distinction être-étant en son point de fuite, c’est exactement ça. C’est-à-dire qui active ce qui subsiste au fond d’opposition métaphysique dans la différence être-étant, de façon à ce qu’on saisisse la différence comme telle dans son acte. La différance comme telle dans son acte c’est évidemment ce qui est en point de fuite de toute opposition de l’être et de l’étant, c’est ce qui n’est pas réductible à la figure de cette opposition.

Et puis, de la même manière, il faudra examiner l’opposition démocratie-totalitarisme en politique, ou alors la portée réelle de l’opposition juif-arabe dans le conflit palestinien. La méthode est toujours la même : là aussi, dans l’opposition juif-arabe issue du conflit palestinien, le point est précisément de déconstruire cette opposition, de trouver ce qui identifie ce lieu comme en instance de fuite au regard de l’opposition à quoi on tente de nous réduire. Ça c’est un point qu’il faut saluer : il a été, à s’occuper des questions dans lesquelles il intervenait, un courageux homme de paix. Ça a été un courageux homme de paix. Et courageux parce que, en un certain sens, il faut toujours du courage pour ne pas entrer dans la division telle qu’elle est constituée. Et ²homme de paix² parce que, effectivement, le repérage de ce qui s’excepte de cette opposition est finalement et de manière générale le chemin de la paix et de la pensée.

Je crois qu’il y avait chez lui une douceur spéculative ¾ ça ne veut pas dire qu’il n’y avait pas une grande douleur. Il y avait une douceur, et il y avait un toucher derridien. Son grand livre sur Jean-Luc Nancy s’appelle Le toucher (le toucher Jean-Luc Nancy), très beau livre, livre de 2000 ; c’est son traité de l’âme, c’est son traité des sensations, c’est son livre le plus délicatement aristotélicien. C’est un très beau livre n’est-ce pas… Et le toucher c’est ça, son toucher propre, c’est véritablement de donner une nouvelle proposition du rapport entre le sensible et la pensée. Et là encore de trouver ce qui est en point de fuite de l’opposition entre le sensible et la pensée.

Et alors c’est aussi pour cela qu’il aimait la forme du dialogue, de plus en plus. Dialogue avec Hélène Cixous, dialogue avec Élisabeth Roudinesco, j’en passe… En particulier avec ce qu’on pourrait appeler la position féminine. Je crois d’ailleurs que c’est cela qui l’a intéressé dans la grande discussion qu’il a mené avec la psychanalyse. Il a mené avec la psychanalyse une discussion dont le point d’entrée était : qu’est-ce qui finalement est assignable à un point de fuite dans l’opposition du féminin et du masculin ? C’est-à-dire que dans cette opposition discursive-là, l’opposition du féminin et du masculin, qu’est-ce qui est hors-lieu ? Ça évidemment il trouvait dans la psychanalyse de quoi discuter, d’entrer dans cette question. Il y a chez lui une recherche de ce que c’est que le toucher féminin de la pensée.

Alors ça veut dire qu’il aimait bien confronter quelque chose qui était comme une délicatesse littéraire, une subtilité littéraire, et puis quelque chose de philosophiquement un peu rugueux. Ce n’était pas chez lui en exclusion. C’est pour ça que vous trouvez cette paire très étrange dans Glas, qui est la paire de Genet et de Hegel ; Glas est au fond bâti sur Genet et Hegel. Mais c’est quoi ce Genet-Hegel ? C’est le couple d’une prose sophistiquée à l’extrême et d’une rugosité conceptuelle caractéristique. Moyennant quoi Derrida va s’arranger pour montrer que ce montage oppositionnel, au fond la conceptualité rugueuse et impénétrable d’un côté, et de l’autre la sinuosité littéraire évidemment perverse de Genet, que tout cela finalement compose la possibilité de localisation du point de fuite. Et je pense que vraiment tout cela gravite autour de ce qui se tient sous l’inexistant.

     Là je reviens à mon préliminaire, parce que je dirais, parlant un peu comme Lacan, je dirais que finalement l’inexistant, le vide indexé sur A, je pense que l’inexistant c’était l’objet du désir de Derrida, de son désir spéculatif, de son désir de pensée. Ce qu’il désirait, c’était l’inexistant. Et alors, c’est toujours pareil, quand on désire quelque chose, c’est pour quoi en faire ? C’est toujours la difficulté. Et au fond il y a quelque chose d’admirable, c’est-à-dire que ce désir-là, le désir de l’inexistant, il lui fallait quand même le coucher quelque part, cela c’est vrai. Le coucher sur la paille, bien qu’on sache qu’il est déjà relevé, qu’il est déjà ailleurs, qu’il est déjà parti. Je crois que tel était son désir. Son désir c’était de trouver, localiser, coucher un instant l’inexistant.

Alors il n’y a aucune communication entre ça et « la femme n’existe pas » ; « la femme n’existe pas » c’est une inexistance structurale, c’est pas du tout l’inexistence dont on parle ici. Ça ne concerne pas l’apparition, ce n’est pas une analogie, ça ne communique pas vraiment. Et là c’est l’inexistant vraiment, au sens du degré nul de l’existence, c’est-à-dire du degré nul de l’apparition, de ce qui n’apparaît pas dans un monde. Mais attention, vous ne pouvez pas dire que c’est le néant ! C’est ça toute la difficulté. Et c’est ça l’erreur métaphysique. Au fond l’erreur métaphysique c’est d’avoir identifié l’inexistant au néant, parce que l’inexistant est, absolument ¾ cf. « nous ne sommes rien soyons tout ». Il est rien. Mais être rien, ce n’est pas du tout ne rien être, absolument pas. Être rien, c’est inexister de façon propre à un lieu ou à un monde déterminé. Et donc ainsi s’éclairent les glissements alternés, caractéristiques de la prose de Derrida. Les glissements entre… : si vous dites que l’inexistant est, vous manquez naturellement ceci que il n’existe pas ; mais si vous vous contentez de dire qu’il n’existe pas, vous manquez ceci que il est. Et donc aucune opposition constituée n’arrive réellement à qualifier en termes d’oppositions binaires le statut exact de l’inexistant. Parce que vous glissez toujours de l’être à l’inexistence, et de l’inexistence à l’être, avec une logique peut-on dire qui ne s’autorise plus de distinction fondamentale entre l’affirmation et la négation. Et je crois que c’est le fond de l’affaire. La déconstruction est la menée à son terme d’un espace logique qui n’enveloppe plus l’opposition de l’affirmation et de la négation. Et moi je dirais que le toucher c’est ça. Le toucher c’est… Vous touchez quelque chose : vous êtes cette chose, mais vous ne l’êtes pas non plus, c’est ça le toucher. C’est emblématique du style de Derrida, parce quand vous touchez, vous êtes et vous n’êtes pas ce que vous touchez. Quand vous touchez, qui est-ce qui touche ? On peut aussi bien dire : lequel touche l’autre ? Donc toucher c’est nécessairement aussi le toucher de l’autre. Et donc dans le toucher il y a cet élément tout à fait particulier que c’est la même chose. C’est la même chose et, en même temps, cependant, ça ne l’est pas. Il y a bien l’acte de toucher qui est et différencie les deux composantes du toucher. Et donc il y a ce glissement, ce que j’appelle le glissement essentiel, qui est le glissement finalement entre être et exister qui a pour signe, pour accroche, l’inexistant.

Et voilà, je crois que Derrida a essayé d’installer dans le langage ce glissement. Ce sera ma dernière remarque. Il a installé dans le langage ce glissement, et il a donc tenté de dire que tout mot est un glissement en fait. Qu’un mot ce n’est pas une référence, c’est un glissement entre être et existence selon l’inexistant. C’est pourquoi on l’a beaucoup accusé (quand même il le méritait parfois n’est-ce pas) pour l’extraordinaire subtilité de ses acrobaties verbales, de ses dérivations, etc. Mais on peut aussi rendre justice à cela en disant : oui, mais ça c’est l’agencement du glissement, la monstration du glissement. Et finalement vous n’avez pas d’autre moyen de montrer l’inexistant. Ça c’est vrai. Au fond, l’inexistant, le point de fuite, il faut que vous le montriez en faisant fuir la langue. Vous devez avoir une langue qui est une langue de fuite. Et vous ne pouvez organiser une monstration de l’inexistant qu’en ayant, d’une certaine façon, une langue qui supporte d’inexister, donc une langue de fuite. D’où le style tout en glissements. Voilà, c’est pourquoi mon hommage sera aussi verbal, à la fin des fins. Ce que j’ai tenté d’écrire moi-même sur l’inexistant, dans le sens préliminaire que j’ai fait. Et bien, en hommage à Derrida je dirais : l’inexistance, avec un a, au fond très près de ce qu’il a voulu dire lorsqu’il a inventé, il y a bien longtemps, le mot différance. Et la différance c’est au fond, je dirais, l’opération par laquelle Jacques Derrida a tenté de coucher l’inexistance, de coucher comme on couche par écrit ; de coucher l’inexistence dans la différance comme acte d’écriture, comme glissement. Et voilà, cette marque interne au langage sera de prendre le mot inexistance avec un a.

Voilà ce que je voulais vous dire ce soir, et j’y tenais beaucoup, pour rendre hommage à Jacques Derrida.

 

Alors maintenant je voudrais introduire, évidemment, au grand cycle “S’orienter dans la pensée”, “S’orienter dans l’existence”. Alors je voudrais d’abord dire quelle va être la stratégie générale ; et le but… De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que nous allons tenter de faire ? Nous allons tenter de faire quelque chose. Alors qu’est-ce que c’est que cette tentative ?

L’idée est de proposer, vous proposer un protocole philosophique d’interruption, une stratégie d’interruption de la figure philosophique circulante, communicante, nomadique au mauvais sens, où nous dispose le monde contemporain, c’est-à-dire au fond la figure de ce que j’ai déjà appelé dans ce séminaire ²la stagnation agitée² ; la figure de l’agitation stagnante, figure dans laquelle nous sommes assignés n’est-ce pas. Ce n’est pas le vice personnel d’un tel ou un tel, c’est une figure, prenez-le au sens de Hegel, d’une figure à la fois de la conscience et du monde, à laquelle nous sommes assignés, c’est-à-dire quelque chose qui est à la fois pris dans une immédiateté pressée, contrainte, extrêmement tourmentée d’une certaine manière, et en même temps dans le sentiment absolu d’une stagnation totale. C’est un emprisonnement frénétique, alors que le seul avantage habituel de la prison c’est d’être tranquille [sourires]. Mais là on a un emprisonnement frénétique. Alors il faut essayer de regarder ça et d’en proposer un protocole philosophique d’intelligence.

Et alors l’hypothèse qui est faite, c’est qu’on ne peut proposer un protocole d’interruption que s’il existe, que si nous pouvons repérer quelque chose à quoi on puisse se confier absolument. Alors ça c’est la thèse. La thèse c’est qu’il n’est pas vrai qu’aucune des formes proposées qui sont internes à la figure de l’agitation stagnante soient capables de désigner autre chose que la figure elle-même. Par conséquent il faut quelque chose à quoi on puisse se confier absolument. C’est une question très précisément de confiance ; je développerai pourquoi. Il faut quelque chose à quoi on puisse se confier absolument. Et alors “absolument” doit être pris tel quel, c’est-à-dire : “nous confier absolument” veut dire nous confier selon un absolu de la détermination de la confiance. Alors je prends deux précautions.

La première c’est que lorsque je dis “nous confier selon un absolu de la confiance”, cela ne signifie pas l’unicité de l’absolu considéré. Je soutiendrai au contraire que ce qui est absolu est toujours possiblement distinct d’un autre type possible d’absolu ; “absolument” relève donc ici de l’absoluité de la confiance, mais n’indique aucunement qu’il n’y ait qu’un absolu. Donc il y aura multiplicité des types d’absoluité. Cependant qu’il faudra bien se confier absolument à quelque chose, ce qui veut dire : avoir absolument confiance.

C’est d’ailleurs une description possible du monde actuel que de dire qu’il propose que en rien nous ne pouvons avoir absolument confiance. Et je dirais même que la propagande du monde contemporain ne concerne que cela : « en tout cas, n’ayez absolument confiance en rien ». Ce qui veut dire : « méfiez-vous, méfiez-vous, toujours ».

Ceci dit, cette absoluité de la confiance ne signifiera pas du tout son unicité, encore moins une unicité supérieure. Et deuxièmement, elle ne signifiera pas non plus le recours à une extériorité transcendante, à une garantie extérieure de la confiance. Ça, après tout, parce que Dieu est mort. Personne ne prend plus aujourd’hui cette affaire au sérieux. Dieu est mort, il est réellement mort. On reviendra sur ce point, parce qu’il est tellement question tous les jours de la religion, de sorte qu’on pourrait dire que Dieu ne s’est jamais aussi bien porté. L’interprétation la plus courante du monde, c’est que l’on est en plein dans une guerre de religions, et que vraiment il faut veiller au grain partout pour empêcher la religion de s’immiscer dans nos vies. Dieu est absolument mort, tous les dieux, il n’y a pas d’exception. Donc on ne va pas aller les chercher maintenant dans leur cimetière. Donc il ne s’agit pas d’avoir recours à une extériorité transcendante. C’est donc une confiance immanente, confiance en quelque chose qui est effectivement donné dans l’expérience. Une confiance absolue que l’on peut effectivement rencontrer, mais pas dans une forme transcendante hypothétique.

C’est le sens que je donne à la troisième des citations de René Char que vous avez sous les yeux, celle qui est toute petite et qui dit simplement : « L’éternité n’est guère plus longue que la vie. » (Feuillets d’Hypnos, 1943-44, in « Fureurs et mystère »). Alors comment entendre ça ? Eh bien il faut l’entendre au sens où l’absoluité de ce en quoi nous pouvons avoir confiance reste une création ou une donnée immanente, c’est-à-dire qu’elle est supplémentaire à la vie mais de l’intérieur de la vie-même. C’est pourquoi l’éternité qu’elle contient n’est pas beaucoup plus longue que la vie. Elle est la vie et le supplément immanent de la vie qu’est la confiance absolue. Donc « L’éternité n’est pas plus longue que la vie » il faut l’entendre : ce n’est pas parce qu’il y a de l’absolu dans la vie que vous sortez de la vie. Ou inversement : vous n’avez pas besoin d’attendre de sortir de la vie pour être enfin confronté à l’absolu. L’absolu est immanent, et en tant qu’il est immanent il est coextensif à la vie, avec le supplément immanent et une confiance absolue.

Et donc la question c’est bien la question des vérités. Des vérités éternelles comme disaient les classiques. « L’éternité n’est guère plus longue que la vie » ça veut dire : la vie avec des vérités éternelles, eh bien c’est à la mesure de la vie, ça n’est pas une autre durée que la vie elle-même. Alors là-dessus je crois que nous sommes dans une tradition tout à fait intéressante qui est la tradition cartésienne. Descartes a une théorie tout à fait intéressante, il dit : « Dieu a créé les vérités éternelles ». Là on parlait de Dieu opérateur, c’est le dieu de la métaphysique. Mais Descartes tient mordicus que les vérités éternelles, y compris le principe de non-contradiction, sont des décisions divines. Et alors tout le monde lui dit : « mais comment les vérités peuvent être éternelles si elles ont été créées ? » Descartes tient absolument qu’elles sont éternelles et nécessaires et cependant elles sont absolument suspendues au vouloir de Dieu. Je vous recommande de lire attentivement sur ce point la lettre au père Mesland du 2 mai 1644. Une très belle lettre d’ailleurs, où Descartes interroge le rapport entre vérité éternelle et liberté. Alors pourquoi ça nous intéresse ? Parce que le rapport entre vérité éternelle et liberté est d’ordinaire conçu comme un rapport d’extériorité, c’est-à-dire que la liberté est une liberté pour les vérités éternelles ou au regard des vérités éternelles, ou n’est pleinement liberté que si elle est en accord avec les vérités éternelles. Et alors ce que va nous dire Descartes, c’est que les vérités éternelles, absolues, comme par exemple 2 + 2 = 4, alors en ça on peut avoir absolument confiance ; mais la confiance au monde tel qu’il est, c’est dur. Et pourtant il va dire comme René Char : l’éternité c’est pas beaucoup plus long que la vie. Il va dire : « ça a beau être une vérité éternelle, comme tout le reste elle est créée par Dieu ». Comme tout le reste… Vous voyez, c’est ça qui nous intéresse : comme tout le reste. On peut laisser Dieu de côté. On peut retenir simplement la conclusion qui est que les vérités éternelles, si nécessaires soient-elles, et bien que nous puissions avoir absolument confiance en elles, sont internes au statut général de ce qui est ¾ à savoir, dans le cas de Descartes : créé par Dieu ; tout ce qui est est créé par Dieu, vérités éternelles comprises, et donc l’absolu lui-même n’est pas autre chose que la vie, l’absolu n’est pas plus long que la vie, l’éternité n’est pas plus que la vie ; tout cela, en fin de compte, c’est dans l’espace de ce qui est créé par Dieu.

Alors il prend deux exemples très radicaux : la somme des angles d’un triangle est égale à 360° ; et deuxièmement le principe de non-contradiction, sous la forme : les contradictoires ne peuvent être ensemble ¾ c’est le principe de non-contradiction tel qu’Aristote le formule. Alors les vérités mathématiques (la somme des angles d’un triangle) et les vérités logiques. Et il dit : « on est en quelque sorte absolument contraint d’avoir confiance en ça ; on ne peut pas penser autrement ; notre confiance de pensée est absolue en la matière. Et cependant c’est absolument suspendu au vouloir divin. C’est donc entièrement créé bien que éternel. » Et alors l’argument principal de Descartes, sa formule la plus ramassée, qui est très intense, est la suivante, je vous la lis : « encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n’est pas à dire qu’il les ait nécessairement voulues » ¾ ça c’est dans la lettre au père Mesland du 2 mai 1644. Autrement dit, la confiance absolue en une vérité (en l’occurrence il dit qu’une vérité soit nécessaire) n’exige pas qu’elle soit dans un statut dérogatoire au reste des existences ; tout comme les autres existences, ces vérités nécessaires, Dieu a voulu qu’elles soient ; il a voulu aussi que soient des vérités non nécessaires, des choses superflues, des imbéciles, etc. ¾ tout ça c’est sur le même plan. Mais à l’intérieur de ce plan unique d’existence, il n’y a pas de statut dérogatoire. Les vérités nécessaires ne sont pas en exception immédiate de ce qui est. Simplement elles sont nécessaires, donc on peut avoir une confiance absolue en elles.

Tout cela pour vous dire que, dès Descartes, fait son chemin l’idée que le principe d’absoluité de la confiance (les vérités nécessaires et éternelles) en quelque chose n’impose pas que ce quelque chose soit en exception ontologique. Et c’est pourquoi il peut être immanent. Cela n’a pas besoin d’être suspendu à un autre type d’être, à une région transcendantale.

Alors vous remarquerez que ceci est étendu par Descartes à ce que l’on peut appeler les premiers principes : les contradictoires ne peuvent pas être ensemble, les axiomes mathématiques, tout cela, les premiers principes de la raison… Et vous savez combien Descartes avait confiance dans les principes fondamentaux, parce que si vous n’avez pas confiance en eux, il n’y a pas de certitude. Donc la confiance dans les principes est fondamentale mais elle ne signifie pas que les principes existent autrement. Ils existent. Alors nous le dirons comme cela, notre formule sera celle-ci : la confiance immanente dans un absolu se présentera toujours comme incorporation au sujet d’une vérité. Et ça c’est ce dont nous tenterons de montrer que c’est possible. C’est-à-dire que l’incorporation au sujet, d’une vérité, soit réellement le gage de la possibilité d’une confiance absolue. Confiance absolue qui, à mon avis, est elle-même le seul repérage possible d’une interruption de l’agitation stagnante ou de la figure qui nous est imposée, qui est naturellement une figure intrinsèquement et totalement relativiste. C’est pour ça qu’il ne faut pas espérer détruire une figure relativiste sans introduire de l’absolu. On est bien obligé de dire qu’il n’y a pas d’autodestruction immanente du relativisme.

Donc notre stratégie la plus générale sera de proposer un principe de confiance absolue, gagé sur l’immanence possible de l’incorporation subjective d’un corps de vérités.

Après ça va se faire en trois temps. S’approcher de ce but va se faire en trois temps que je vous donne tout de suite. Il y aura :

 

- une analytique de l’adversité, c’est-à-dire au fond : qu’est-ce qui interdit aujourd’hui d’avoir absolument confiance ? Car c’est interdit ! J’appelle interdiction ce qui est évidemment subjectif. Ce n’est pas impossible. C’est absolument possible, mais c’est interdit. Interdit veut dire qu’on ne se donne pas l’autorisation de. Mais les noms de cette interdiction, on y reviendra : c’est-à-dire qu’« il ne faut pas donner dans les idéologies », « il ne faut pas être utopique », « il faut être réaliste », « il faut être moderne » aussi d’ailleurs [sourires]. Des épithètes qui toutes désignent, disent qu’il ne faut pas avoir confiance en quoi que ce soit. Il faut donc se confier au train du monde Quand vous n’avez pas confiance, vous vous confiez au train du monde. Mais ça, ça n’éclaire pas les modalités précises de l’interdiction. C’est-à-dire, comment fonctionne l’interdiction ? Qu’est-ce qui a blessé à mort la confiance ? Ça c’est la question la plus intéressante. Qu’est-ce qui a encore bien plus atteint l’idée que la confiance n’est confiance que si elle est confiance absolue ? ¾ parce que ça c’est ce que je soutiendrai. Parler de confiance relative, ça n’a aucun sens. La confiance, la confiance véritable, c’est une confiance absolue, qu’il faut prendre au pied de la lettre. C’est-à-dire une confiance dans laquelle quelque chose d’absolu est en jeu. Sinon ce n’est pas une confiance. Éventuellement une préférence molle. Alors qu’est-ce qui interdit ça aujourd’hui ? Qu’est-ce qui crée la circonstance de l’interdiction ? Et alors on peut le dire en sens inverse, c’est-à-dire : quel est le régime contemporain de la méfiance ? De quoi sommes-nous obligés de nous méfier ? Et il est indubitable que la forme théorique de la méfiance, c’est le relativisme. Pourquoi ? Parce que le relativisme consiste toujours à dire : « ne croyez pas vraiment en ça, c’est relatif à quelque chose ». Ça peut être votre business, ça peut être votre goût ; les goûts et les couleurs des uns et des autres, etc., vous pouvez circuler là-dedans, mais il n’y a pas de point d’absoluité tel que vous puissiez y ancrer, y accrocher une confiance réellement absolue. Et donc la forme théorique du relativisme universellement dominant aujourd’hui, et au fond la subjectivité du relativisme, se présente comme bénévolance à l’égard de tout. La bénévolance à l’égard de tout, c’est ça le relativisme, c’est-à-dire finalement : « tout le monde a raison d’aimer ceci ou cela étant donné qu’il n’y a pas de point d’absoluité, étant donné que si absoluité il y a, elle a une vie beaucoup plus longue que la vie, et qu’il n’y a pas d’éternité coextensive à la vie ». S’il n’y a pas d’éternité coextensive à la vie, alors en effet il n’y a que le temps culturel des choses. « Donc tout le monde a raison, au fond, d’aimer ce qu’il aime », etc… Du moins dans certaines limites supportables pour le relativisme ; si trublion il y a, on le lui fera savoir.

Si vous avez cette situation-là, ça se présente comme une bénévolance universelle, tout le monde “a le droit de”, et la subjectivité observable est une défiance universelle. Et pourquoi ? Parce que je dois d’abord savoir si celui auquel j’ai affaire est bien de mon espèce, pour apprécier son goût extérieur au mien. Donc il faut que je vois, il faut que je repère les différentes espèces culturelles, nationales, traditionnelles, du relativisme. Si tout est relatif, il faut que je sache pertinemment à tout moment à quoi j’appartiens moi, et à quoi le fameux autre appartient. Tout devient négociation. Il n’y a pas d’autre rapport à ce qui est que la négociation. Et la négociation, son être véritable, c’est le contrat. Donc tout est contractuel. On sait bien que l’idéologie du contrat, c’est la défiance. Si vous êtes obligés de signer un contrat, c’est que vous n’avez pas confiance. C’est que vous êtes obligés de vous en remettre à des arbitrages, c’est que vous prévoyez déjà que vous allez plaider devant un tribunal quelconque. Donc la contractualisation comme essence positive du relativisme, le relativisme l’assume en général. C’est une idéologie juridique. La contractualisation crée une subjectivité fondamentale qui est une subjectivité de méfiance formalisée. Parce que le juridisme c’est ça, c’est la méfiance formalisée. Il faut qu’il ait signé, l’autre ¾ j’aime beaucoup le thème des “autres”, mais quand même, « si je fais quelque chose avec lui, il faut qu’il signe » [sourires]. « Il n’est pas comme moi, donc il faut qu’il signe. » Et alors, là, je vais faire confiance, mais vous voyez dans des limites très étroites. La confiance consensuelle n’est certainement pas une confiance absolue, par définition ! Si évidemment vous avez une confiance absolue, il n’y a pas de contrat n’est-ce pas ! C’est comme l’amour, à partir du moment où il faut qu’on signe on prévoit déjà des difficultés considérables [sourires].

Et c’est une remarque que Platon a faite depuis longtemps, c’est quelque chose de très connu, que je rappelle ici. La grande différence entre le vieux Platon et le Platon de la maturité, c’est que le Platon de la maturité considère que la régulation politique peut et doit se faire sans lois. Ce ne sont pas des lois, c’est la subjectivité pensante qui règle l’universalité politique. C’est une question de détermination de la pensée, c’est une question de justice au sens quasiment ontologique du terme, ce n’est pas une question de réglementation. Tandis que le vieux Platon, dans Les lois, c’est devenu tout le contraire : il faut tout coder, il faut tout écrire, il faut tout légiférer. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Il est devenu vieux ! [rires] C’est ça qui lui est arrivé à Platon : en vieillissant il est devenu méfiant ¾ il lui est arrivé pas mal de bricoles entre-temps, on ne sait pas très bien. Enfin il est allé voir le tyran de Syracuse et ça l’a retourné, et il a même failli être vendu comme esclave, etc. Il a été échaudé, il est devenu méfiant. Mais il est très intéressant que la méfiance platonicienne ultime, très flagrante dans Les lois qui est un texte assez sinistre, cette méfiance du vieux Platon, elle est repérable par une obsession de la loi, c’est-à-dire une obsession de la réglementation, contractualisée, signée, inscrite des choses. Alors que le Platon de l’élan de la confiance, déjà un peu limitée mais quand même, c’est le Platon qui pense que l’on peut faire confiance à la pensée, on peut faire confiance à la conviction. Cette conviction est une conviction illuminée par la pensée, elle sera créatrice par elle-même ¾ on ne va pas demander à tout le monde de signer.

Donc ça c’est un premier mouvement très important. La subjectivité contemporaine, dans l’analytique de l’adversité, doit être pointée comme une subjectivité de méfiance systématique. Et j’y insiste parce qu’elle se présente sous des dehors tout différents. Elle se présente comme subjectivité de la bénévolance universelle, la démocratie sans rivages : « toutes les opinions peuvent s’exprimer », « tous les groupes ont raison » ; « les enfants ont des droits illimités », « les animaux aussi ». Donc la multiplicité des mondes est sans bornes, et tout cela n’est rendu possible que évidemment par l’absence radicale de tout point d’absoluité quel qu’il soit. Donc il y a une bénévolance universelle qui, dans sa pratique, se renverse évidemment en méfiance universelle. Si bien que le monde d’aujourd’hui, universellement, est dominé par la méfiance et la peur, il n’est pas du tout dominé par la bénévolance et la joie ! Absolument pas ! Et cette méfiance et cette peur ont pour corrélat constant la juridicisation de tout. D’ailleurs maintenant, quand on va chez le médecin, on se méfie ! Du temps du serment d’Hippocrate, on se confiait au médecin. Mais là le médecin lui même va vous faire signer que si vous êtes mort, c’est pas de sa faute. Et pourquoi ? Parce que toute relation qui met en jeu quoi que ce soit de lui-même est une relation de suspicion. Parce que l’autre, précisément, comme il a des droits, il faut s’en méfier puisqu’on n’a pas d’absoluité en partage. S’il n’y a rien de ce genre, vous ne pouvez faire confiance qu’au contrat. Mais si vous faites confiance au contrat, c’est que vous ne faites pas confiance à l’autre naturellement, que la peur et la méfiance sont aux fondements du monde démocratique universel. Ça c’est un point très important qu’on observe empiriquement de façon très claire. Et dans l’analytique de l’adversité il joue un rôle fondamental. C’est-à-dire qu’il faut défaire une subjectivité qui est une composition très étrange d’affirmation, d’ouverture et de bénévolance générale, et d’une réalité de méfiance et de juridicisation.

Mais en fin de compte, y compris si on pense à l’évolution de Platon, on voit la cohérence de tout ça. Au fond Platon, quand il écrit La République, il pense qu’on peut mettre en partage un point d’absolu. C’est bien pour ça qu’au cœur de La République vous avez la royauté absolue ¾ le soleil, l’idée du Bien, etc. Si vous remontez vers le point d’absoluité, qui est un point événementiel beaucoup plus que structurel, tout de suite vous redescendez et vous êtes dans un partage authentique parce que ce partage a traversé le point d’absoluité. Avec le vieux Platon la confiance se perd et du coup l’absoluité est remplacée par la réglementation. Entre parenthèses, c’est un peu l’histoire des pays communistes : l’histoire des pays communistes s’inscrit entre La République et Les lois ; la révolution c’est la conviction qu’il y a un point d’absoluité qui peut être partagé par l’enthousiasme révolutionnaire général, et après c’est l’État qui s’installe, et c’est la méfiance absolue, c’est-à-dire la codification, la répression, l’interdiction de tout, etc., c’est la mort du point d’absoluité. Si bien que c’est tout de même un peu fort d’entendre dire que ce qui a fait l’effondrement du communisme c’était son absoluité. Ce n’est pas du tout son absoluité qui a fait son effondrement, c’est l’effondrement de l’absoluité ! ¾ ça c’est évident, c’est-à-dire que c’est passé du jeune Platon au vieux Platon où il n’y a plus que la terreur. Dans Les lois, le conseil principal qui a le pouvoir est appelé ²le conseil nocturne² ¾ ça m’a toujours frappé ça, les chefs se réunissent la nuit [sourires], on se doute bien tout de même qu’ils ne vont faire que des mauvais coups [sourires] ; et c’est bien ce qui se passe, c’est la terreur. C’est la terreur.

Vous savez, j’ai toujours insisté sur le fait que Platon était passé de l’idée qu’on pouvait prendre à témoin les jeunes gens de la nécessité de la critique des artistes, dans la première partie de son œuvre, à la thèse que, dans Les lois, il fallait les condamner à mort, qu’il fallait les exécuter. Ça c’est tellement symbolique de ce qui est arrivé au XXe siècle : on passe de la conviction enthousiaste où l’on veut convaincre et rallier tout le monde au mouvement d’émancipation, à l’opinion suivant laquelle il n’y a que la terreur qui marche. Et ça c’est une balance qui montre bien que la corrélation n’est pas du tout entre méfiance / terreur-et-absolu ; la corrélation est entre confiance et absoluité d’un côté, et puis entre méfiance et terreur de l’autre. Et c’est au moment au contraire où le point d’absoluité n’est plus clair pour personne que, effectivement, il est remplacé par une juridicisation terroriste et une loi des suspects. Ce n’est pas pour rien que Saint-Just, déjà pendant la Révolution française, dit à un moment : « la révolution est glacée ». Alors « la révolution est glacée » sera l’amorce de ce premier temps, celui de la liquidation de l’adversité par le texte suivant de René Char, que je ne vais pas commenter tout de suite, mais dont je vais citer simplement une proposition :

“Certaines époques de la condition de l’homme subissent l’assaut glacé” [in « Seuls demeurent », 1938-44, in « Fureur et mystère »] ¾ voyez l’adjectif : « la révolution est glacée ». Alors cette glaciation, son véritable mot est la généralisation de la méfiance. C’est pour ça que je dirais que notre époque, si agitée et hédoniste qu’elle se donne, est en réalité une époque glacée.

Donc ça ce sera le premier temps, un temps à qui nous donnerons sa liberté de détail. Ce sera l’analytique de l’adversité, c’est-à-dire : comment fonctionne l’interdiction de la confiance absolue ?

 

- le deuxième point sera de se donner un appareillage conceptuel ou formel autour de la question vérité-sujet-corps. Au fond nous proposerons l’idée suivante contenue dans le dernier texte de Char : « La liberté n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom » ¾ ça c’est fondamental ! Parce que le monde contemporain est absolument dominé par une imposture sur la question de la liberté. Ça c’est un point majeur ! Il y a une imposture frénétique sur la catégorie de liberté. Et là alors Char a particulièrement raison ! S’il y a quelque chose qui n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom, c’est bien la liberté. On ne cesse aujourd’hui d’appeler “liberté” des systèmes de contrainte, et d’appeler “liberté” son contraire. Son contraire absolu. Alors là il faudra un appareillage formel et conceptuel qui réactive ou propose une idée entièrement autre de la liberté : c’est-à-dire montrer la liberté pour ce qu’elle est, pas pour ce qu’elle n’est pas. Et ce sera dans une articulation de la triplicité vérité-sujet-corps, avec une proposition assez fondamentale sur le statut des corps dans la question de la liberté. Ça, ce sera le deuxième temps.

 

- et puis le troisième temps ce sera de proposer positivement une configuration subjective nouvelle, que j’appellerai une axiomatique de l’absolu. Qu’on pourrait introduire par l’avant-dernier texte de Char et le tout premier, c’est-à-dire des propositions qui sont évidemment des propositions subjectives : ne pas confondre révolte et humeur, etc.

 

Voilà, ça c’est le rythme général. Le rythme général c’est toujours :

1)    analytique de l’adversité

2)    appareillage formel ou conceptuel médiateur

3)    proposition de configuration subjective

On peut dire en gros ceci, c’est comme chez Leibniz, il est à la fois le rythme global et le rythme de chaque moment. Il est le rythme global parce que en gros ça correspond aux trois années. Disons que cette année c’est quand même principalement l’analytique de l’adversité, donc l’analyse de la situation, c’est-à-dire : dans quel monde vivons-nous ? Comment s’orienter ? La construction de la question. La deuxième année, c’est un appareillage formel, théorie formelle de la liberté, du moins aujourd’hui. La troisième c’est la destination subjective. C’est le rythme global. Mais en réalité c’est aussi le rythme de détail : on ne va pas naturellement être exclusivement dans l’analytique de l’adversité pendant un an, puis dans la deuxième année… C’est aussi dans chaque moment qu’on va retrouver cette triplicité, on va retrouver ce mouvement qui enchaîne une analytique, une proposition conceptuelle et une description de configuration subjective.

 

Alors je voudrais simplement terminer aujourd’hui par la fin, c’est-à-dire terminer en donnant quelques visions, vraiment des visions intuitives, des visions précaires et poétiques si je puis dire, de l’ultime point, c’est-à-dire de la configuration subjective. Et je voulais commencer par prendre l’avant-dernier texte de Char, puis le premier.

Alors l’avant-dernier, c’est dans Feuillets d’Hypnos. Feuillets d’Hypnos c’est probablement le plus beau texte écrit sur la Résistance. Il faut le savoir. La Résistance c’est important ! C’est de l’histoire ancienne, c’est vraiment un autre monde. C’est très important jusqu’à aujourd’hui, c’est très, très important. Il y a eu là une fracture subjective capitale qui fait que ce qu’on appelle notre pays, la France, notre site, notre lieu, s’est trouvé confronté à une scission. Et véritablement, entre la France officielle pétainiste et ce qu’ont été les petits noyaux de résistance, il est difficile de trouver un écart subjectif plus considérable. Et la France a traversé l’épreuve de cet écart sans jamais en prendre la mesure parce que cet écart a été recouvert par une mythologie victorieuse, la mythologie de la libération où brusquement finalement tous les Français suivaient De Gaulle. Quand on a essayé de défaire cette mythologie victorieuse, on est tombé dans l’excès contraire, c’est-à-dire qu’on a commencé à dire que la France était abjecte, etc. Hors, en réalité, ce n’était pas ça. La question c’était que quelque chose comme une vérité s’est exhibée là dans une position entièrement renouvelée, c’est-à-dire que le pays a existé dans une concentration presque infinitésimale de lui-même. Quand on a dit « c’était ça le pays », c’était vrai ! Mais c’était infinitésimal, c’était comme une métonymie. Notre lieu a traversé un mode d’existence tout à fait singulier qui était de se donner dans une contraction de lui-même, infime et exigeant en même temps à l’extrême, qui a ensuite été recouvert par des mythologies de provenances différentes. Or Char, lui, prend la parole pas du tout au nom de la mythologie victorieuse finale. Ce qui fait de Feuillets d’Hypnos un texte d’exception en ce sens sur la résistance, c’est qu’il prend absolument la parole, dans le moment même (le texte est de 43). Char est un résistant du début véritablement, un résistant militaire ; c’est le maquis n’est-ce pas, ce n’est pas du tout la résistance idéologique, c’est la résistance au sens le plus noble et le plus actif du terme. Et il tient une chronique de cela. Donc il fait exister la subjectivité résistante dans son moment infinitésimal, dans son moment (si je puis dire) différentiel ; c’est-à-dire pas dans la rétroaction de la victoire, mais dans ce moment de contraction extrême où cette subjectivité a existé fugitivement et en même temps où elle a assuré quelque chose de totalement extraordinaire. Il y a beaucoup de textes de Char sur la résistance, notamment dans d’autres recueils, mais les Feuillets d’Hypnos, datés 43-44, sont presque entièrement de ce monde.

Alors qu’est-ce qu’il dit de cela ? Il dit : « Combien confondent [je lis] révolte et humeur, filiation et inflorescence du sentiment. Mais aussitôt que la vérité trouve un ennemi à sa taille, elle dépose l’armure de l’ubiquité et se bat avec les ressources mêmes de sa condition. Elle est indicible la sensation de cette profondeur qui se volatilise en se concrétisant. » Alors je voudrais seulement ponctuer trois points.

Premièrement, la conviction que la subjectivité interruptrice ¾ vous voyez pourquoi la résistance ici m’importe, c’est que véritablement ça c’était une figure absolue de l’interruption par rapport à la logique générale de la capitulation, l’État pétainiste, etc. C’était vraiment décider à très peu et avec presque rien qu’on allait faire absolument autre chose, qu’on allait interrompre ça absolument, et là avec quand même immédiatement, en plus, le risque de mort. Je ne veux pas pathétiser le risque de mort, ni dire que le risque de mort est toujours l’alpha et l’oméga d’une vérité… Mais c’était comme ça ! Et alors il dit, ça c’est le premier point que je veux souligner, il dit : la révolte, qui peut être en effet un des noms possibles de cette interruption, la révolte ce n’est pas une subjectivité au sens psychologique du terme, ce n’est pas un état d’esprit, ça n’est pas une « humeur », ça n’est pas une « inflorescence du sentiment », c’est une « révolte » ou une « filiation » ¾ filiation veut dire que c’est un principe de conséquence. Ça c’est le premier point qu’il faut souligner.

Ça résonne avec la fameuse expression de Rimbaud : « les révoltes logiques ». Les poètes se relaient les uns les autres, comme toujours. Mais Char reprend au fond « révoltes logiques » pour dire : “révolte” c’est une interruption radicale de ce qu’il y a de dominant. Ça n’est pas une figure de la spontanéité de la vie. La spontanéité de la vie ne nous délivre pas en réalité des humeurs, des affects, des sentiments, des inflorescences… Ça n’est pas ça ! Ça ne nous délivre pas un principe d’interruption. Par conséquent il n’y a pas à chercher du côté du spontané par rapport au contraint, ce n’est pas ça la question. Nous ne libèrerons pas les contraintes par la spontanéité, mais par quelque chose qui est d’un autre ordre. Alors toute la question est de savoir : qu’est-ce que c’est que cet autre ordre ? C’est précisément l’objet de notre enquête. Et alors, ce qu’il ajoute aussitôt : révoltes, certes, mais logiques. Et donc on ne peut pas opposer quelque chose comme une forme authentique de la vie à sa forme dégénérée, contrainte ou soumise. Au fond le recours à l’authenticité de la vie a toujours été plutôt un recours faciste. Les facistes aussi prétendaient à l’interruption naturellement. Mais ils prétendaient à l’interruption justement par la venue au jour d’une authenticité vitale essentielle qu’on opposait à l’abstraction décadente. Ce que Char dit, rappelle, du côté de quoi je me tiens, est que l’interruption proprement dite n’est pas réactive ou réactionnaire, elle n’est pas du côté de l’authenticité spontanée de la vie, elle n’est pas de ce côté-là. Elle est du côté d’une exigence de filiation ou de conséquence qui est d’un autre ordre. Ça c’est le premier point très important.

Deuxième point : « la vérité se bat avec les ressources mêmes de sa condition ». Ça c’est une formule absolument importante ; « la vérité se bat avec les ressources mêmes de sa condition » ; « déposer l’armure de l’ubiquité » ça veut dire : ce n’est pas vrai qu’on fait feu de tout bois, ça n’est pas vrai que tout sert, qu’on peut se servir de n’importe quoi, de n’importe quels ingrédients subjectifs pour mobiliser les gens etc., que la revendication va vous conduire à la révolution… Non ! Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Vous ne pourrez pas puiser dans la subjectivité, comme si vous en aviez les moyens d’ubiquité, des ressources qui vous sont nécessaires. Quand une vérité engage son processus, elle puise dans ses propres ressources ; c’est-à-dire que la subjectivité de la vérité est une subjectivité d’incorporation et pas une subjectivité d’emprunt. Donc le rapport aux moyens n’est pas indifférencié, il n’y a pas des moyens tels que vous pourriez les rassembler ou les mobiliser de façon anarchique pourvu que la fin soit désirée. Alors ça veut dire que, d’une certaine façon, le processus d’une vérité, donc d’une interruption, donc d’une nouveauté quelconque, est un processus homogène. C’est un processus homogène au sens où, dans son développement, il puise en lui-même, dans son propre système de conditions ; ça c’est très important, et évidemment c’est au moment où le combat est constitué. Alors le combat, dans le cas de la résistance c’est un vrai combat, mais d’une manière générale c’est au moment où l’interruption constitue quelque chose comme un corps… Quand quelque chose comme un corps apparaît, vous trouvez un ennemi à votre taille. Vous trouvez un ennemi à votre taille quand vous êtes constitué dans l’élément de l’incorporation du monde. À ce moment-là vous voyez bien que vous ne pouvez puiser que dans votre propre condition. Ça c’est le deuxième point.

Et le troisième point, que je crois aussi très important : « Elle est indicible la sensation de cette profondeur qui se volatilise en se concrétisant. » Ça c’est que, ce faisant, vous n’allez pas constituer un état stable. Ce qui va se concrétiser ne va pas vous donner un nouvel état de choses comparable à l’état précédent. Ça « se volatilise en se concrétisant », c’est-à-dire que c’est quelque chose qui, quoi que doté d’un corps, n’est pas un état. C’est un corps incorporel, c’est un corps qui n’est pas l’état d’un corps ; ou si vous voulez c’est une création qui n’est que coextensive au mouvement créateur lui-même, et qui ne reste pas comme un état de choses. Et alors la sensation de cela, c’est quasiment ce que le poète voudrait traduire, ce que Char voudrait traduire, sensation qu’il déclare lui-même « indicible ». C’est d’une profondeur inouïe puisque c’est quasiment la venue d’un autre monde. C’est la venue d’un autre monde puisque c’est l’interruption du monde ancien. C’est vrai que les résistants, en un certain sens, constituent un monde. En plus dans le cas de la résistance c’est vraiment un monde parce qu’il y a la clandestinité, il y a le fait que vous ne pouvez pas dire à tout le monde ce que vous faites, etc., donc vous êtes vraiment dans un monde, vous constituez un monde qui est soustrait au monde dominant. Mais en réalité ce monde est coextensif à sa propre durée, et il ne va pas se stabiliser. Il est un monde volatil, c’est-à-dire un monde qui est à tout moment dans l’épreuve de sa propre précarité. Et ça c’est très important parce que c’est contraire à l’idée canonique ou classique de la révolution. L’idée canonique ou classique de la révolution, c’est que la révolution est là pour engendrer ou produire une nouvelle stabilité, un nouvel état, et au sens politique, un nouvel État. Ce qui est dit ici, et qui va faire partie de notre nouvelle figure subjective, c’est que ce n’est pas comme ça que les choses se proposent parce que la vérité n’est pas un moyen. Elle n’est pas le moyen pour la fin d’une stabilisation étatique. Elle est à elle-même sa propre ressource, sa pauvre propre ressource. Et c’est pour ça que nous devons réapprendre que la loi de la vérité n’est pas son établissement. Et c’est très général, ça. Ce n’est pas simplement que la loi de la révolution n’ait pas créé un nouvel État, ou un nouveau gouvernement, etc. C’est dans l’ontologie des figures du vrai que nous devons affirmer que la loi de la vérité n’est pas son établissement. Mais que la loi de la vérité est de « créer les ressources de sa condition », selon la formule de Char. Créer les ressources de sa condition.

Voilà, donc ça c’était trois points. Je les récapitule :

1)    premièrement : l’interruption n’est pas une promesse de la vie ; l’interruption, en définitive, est une promesse de la forme mais pas de la vie ; ou si vous voulez, elle est une promesse de la pensée mais elle n’est pas une promesse de la vie

2)    deuxièmement : le devenir de l’interruption est immanent en un sens radical, c’est-à-dire que la ressource de l’interruption est dans l’interruption même ; et la ressource de la vérité est dans ce qu’elle déploie ou déplie, pas dans des instrumentations […]

3)    troisièmement : le devenir de tout cela doit, en quelque manière, se contenter de sa propre précarité.

 

Et alors la dernière chose que je voudrais dire, je l’extrais du premier texte de Char. C’est un texte qui nous accompagnera tout du long, parce qu’il est très complexe en vérité, il juxtapose des vérités très différentes. Je conclurai sur deux points.

Le premier c’est : « nous qui, sur l’heure, sommes intelligents jusqu’aux conséquences ? » Alors là, il faut dire deux choses ; « sur l’heure », donc ça c’est nous qui sommes dans le présent, dans l’instant, « sur l’heure » ; et cependant dans ce « sur l’heure », il y a une intelligence qui s’étend sur les conséquences (« intelligents jusqu’aux conséquences »). Alors ça c’est fondamental parce que c’est la forme même de l’interruption dont nous parlons depuis le début, c’est-à-dire : elle est ici et maintenant, donc elle est absolument constitutive du présent. Elle crée en un certain sens un nouveau présent. Mais le principe de ce nouveau présent, son mode d’existence et son extension sont constitués par la discipline des conséquences ; c’est pour ça qu’il faut être, sur l’heure, intelligent jusqu’aux conséquences. La formule est très ramassée, mais elle est excellente. Elle est une maxime : il faut être, sur l’heure, dans l’intelligence des conséquences. Voilà.

Oui, alors « Je vois un tigre. Il voit. Salut. » C’est un résumé : j’ai vu mon tigre. Finalement, c’est toujours ça. Un tigre, c’est la chose même. J’ai vu un tigre : c’est arrivé, c’est la puissance qui arrive. C’est aussi le même sentiment : je ne vais pas m’installer sur le dos du tigre, je ne vais pas chevaucher le tigre, je vais voir un tigre. Il y a eu un tigre dans ma vie. Voir un tigre dans sa vie. Avoir au moins une fois un tigre dans sa vie. Mais avoir une fois un tigre dans sa vie justement, ça n’est pas devenir le tigre, ça c’est très important. Il y a un élément chinois là-dedans, il y a un élément comme dans le dessin chinois. Je vois un tigre, je lui dis salut, et puis… J’ai vu un tigre ! C’est aussi précaire qu’on le disait tout à l’heure, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’installation. Et on peut dire finalement que la vie est un croisement, et que ce qu’il peut y avoir d’intense dans une vie, c’est d’avoir réellement croisé quelque chose : un tigre. C’est d’avoir croisé quelque chose, c’est de l’avoir croisé vraiment. Et ça, qu’est-ce que ça veut dire ? Parce qu’il faut savoir qu’il y a une bénédiction du croisement, et pas une bénédiction de l’installation. Que c’est croiser quelque chose qui est vital à l’existence, et le présent de ce croisement qui peut être immense d’ailleurs, éternel. Éternel, mais pas plus long que la vie. Un croisement éternel.

Mais ce n’est pas cela dont je voulais vous parler, c’est : « Qui, là, parmi les menthes, est parvenu à naître dont toute chose, demain, se prévaudra ? » Alors ça c’est une leçon d’humilité. C’est vraiment de ça qu’il s’agit, c’est-à-dire : parvenir à ce que naisse quelque chose dont réellement le monde entier pourra se prévaloir. Et ça c’est le point d’universalité. Quelque chose doit parvenir à naître, à surgir, qui soit en interruption du train du monde. Quelque chose dont le monde entier pourra se prévaloir ensuite, c’est-à-dire qui sera donné, ou qui sera comme un gain éternel pour le monde entier. Et ça c’est très important parce que c’est au fond le moment où vous créez le point d’absolu, c’est le moment où, dans l’élément de l’incertitude et de la précarité, vous créez la possibilité de la confiance absolue. Et tout le monde s’en « prévaudra ». Enfin tout le monde pourra avoir confiance en cette chose qui aura été comme une nouvelle naissance, qui sera née « parmi les menthes », « les menthes », dans l’odeur de l’été. Dans l’odeur de l’été, il y aura eu cette chose qui est née et à partir de laquelle, pour le monde entier désormais, il est possible d’avoir confiance. C’est ça la création des vérités éternelles, au sens de Descartes. Ça c’est le Descartes dans l’odeur des menthes. Descartes, lui, ne manie pas trop l’odeur des menthes [sourires], il est plus rêche que cela, ce n’est pas un thème du XVIIe siècle l’odeur des menthes. Il faut attendre quand même Rousseau pour avoir l’odeur des menthes. Mais ce Descartes passé par Rousseau, là, on le retrouve chez Char. Dans cette odeur des menthes, dans ce charme de l’été, il y a une question essentielle, une question décisive qui est : est-ce que quelque chose peut naître à partir de quoi il y aura la possibilité universelle d’une confiance absolue ? Et c’est peut-être un point cela. Mais ce point, encore faut-il qu’il naisse. Et être un sujet, c’est être associé à une semblable naissance.

Voilà, merci.

Novembre 2004

Je voudrais faire un point, un point formel, qui va concerner l’ensemble des séminaires de cette année : en ouverture, à chaque fois, je ferai une sorte de prologue, un peu détaché, mais évidemment inscrit dans le mouvement général, qui concernera disons un point d’actualité. La dernière fois, hélas, vraiment hélas, c’était à propos de la mort de Jacques Derrida, un des grands collègues, vraiment. Aujourd’hui ce sera à propos du résultat de l’élection présidentielle américaine. Je ne me situerai pas forcément très près de l’anecdote mais ce sera le point de départ.

Je commence par là, directement. C’est à propos des élections américaines, c’est peut-être à propos de la situation électorale en F même, c’est peut-être plus généralement à propos du sentiment d’impasse négative où le monde est enfermé. C’est peut-être plus généralement à propos de la difficulté, dans le monde tel qu’il est, de l’extraction des possibles, qch comme ça. Ie le sentiment, alors que la situation est par bien des côtés intolérable, violente, bloquée, stagnante ou oppressive, il y a comme une difficulté intrinsèque à la formulation et à la projection de possibles qui seraient dans une figure de rupture effective. Donc on a le sentiment d’un enfermement à la fois très rempli d’épisodes et de terreur, et en même temps qch comme une immobilité. Ce que j’avais proposé d’appeler précédemment une stagnation agitée. Une stagnation agitée ça me paraît être la description empirique de l’état du monde contemporain : d’un côté nul ne peut dire qu’il ne s’y passe pas énormément de choses, y compris des épisodes d’une extrême brutalité, avec des catastrophes, des guerres, des massacres etc… et aussi des transformations économiques spectaculaires, le déploiement de la Chine etc… rien n’est immobile, tout est frénétiquement agité. Et en même temps, cette agitation est aussi vécue subjectivement comme une immobilité, comme une stagnation, réitération. Comme si le mode propre contemporain de la répétition était l’agitation. Au lieu qu’il y ait une tension ou une contradiction entre les 2, le principe de mouvement, si vous voulez, ne suffit plus du tout à caractériser ce qui est extérieur ou extrinsèque au principe d’immobilité. Comme si l’immobilité était l’immobilité d’un certain type de mouvement même. Les concepts de mondialisation, globalisation couvrent ceci, et ils signifient que au moment même où on assiste à des différenciations constantes dans la production de nouveaux objets, les transformations de l’éco, l’abolition d’Etats, le dépeçage d’un certain nb d’autres, en même temps ceci était le véhicule d’un principe d’uniformité. Nous ne sommes plus au fond dans la contradiction originelle entre le devenir au sens d’Héraclite et l’être au sens de Parménide. Au fond, il apparaît qu’un certain type d’altérité peut être le mouvement propre du même, un certain type de destruction peut être le mouvement propre de la stagnation, et que au fond un certain type de différenciation n’est jamais que le mode d’existence ou d’apparaître de l’identité. c’est là-dessus et pourquoi il en est ainsi. Il en est ainsi dans les représentations, c’est une très puissante perception du monde comme il est, si bien que vous avez ce spectacle tout à fait curieux que les gens, les experts, peuvent dire désormais tout est accompli, c’est la fin de l’histoire (pas seulement Fukuyama, c’est une thèse très répandue) : nous n’avons plus rien à attendre d’autre que la perpétuation du monde tel qu’il est, son élargissement, sa conquête de la planète entière. Il y a des poches de résistance, des barbaries locales, des fanatismes localisés mais si on ‘y prend bien ça ira dans le même sens. C’est une promesse de perpétuation. Et les mêmes commentateurs peuvent aussi expliquer que tout change à chaque seconde, qu’on est en retard, qu’on est archaïque, qu’on n’a pas pris la mesure de la modernité etc… C’est une tension intéressante : qu’est-ce qui fait qu’une forme de conscience peut être la juxtaposition de ces prédicats contraires ? sans qu’on puisse dire que c’est une dialectique : elle n’engendre pas des figures de nouveauté. C’est une juxtaposition à l’intérieur de laquelle la perpétuation de l’identique est prophétisée ou annoncée. Par ailleurs, on a assisté (je vais faire communiquer 2 choses disparates) ça, et la grande plainte qui est que Kerry a été battu et que Bush, l’affreux Bush, l’a emporté. C’est un exemple type d’une victoire de vilain, le vilain l’a emporté, un mauvais guignol, un guignol pervers.

Finalement, si on regarde ce Kerry et si on voit le codage explicatif de son échec. On voit que d’un point de vue interne, il a été principalement, constamment accusé par Bush de n’avoir aucun des moyens des fins qu’il prononçait. C’est l’argumentaire : bien sur si vous voulez faire tout ça, il faut augmenter les impôts, or il dit qu’il ne va pas augmenter les impôts. C’est un menteur : il n’a pas les moyens de ses fins. Argument massif et très fréquemment présent ici. Vous n’avez pas les moyens de ce que vous promettez. Ou alors en réalité il n’a pas su se démarquer des fins, il n’a pas su se démarquer assez tôt prendre une position ferme sur la guerre en IraK. Il a prôné obscurément les mêmes fins sur les questions capitales, ou n’a pas trouvé le point de démarcation quant aux fins, avec du coup forcément les propositions différenciées qu’il faisait concernaient les moyens. Il a été accusé simultanément d’un point de vue interne de n’avoir pas les moyens des fins novatrices qu’il proposait, d’un point de vue externe de n’avoir pas de fins novatrices et de ne proposer de différenciation qu’au niveau des moyens, de la pragmatique. Pourquoi je dis ça ? Car je pense qu’il faut repartir d’une idée très simple, qui est qu’il y a une emprise quasi-totale du codage de l’action, ou de la situation, par le rapport moyen / fin. Ce dont tout ceci témoigne, et quel que soit le type d’attente concernée, c’est que l’action, le devenir, sont universellement codés par le rapport moyen fin. Je vais employer une déconstruction de ce codage. Que l’action soit codée  par le rapport moyen fin, c’est le signe d’un aristotélisme général : l’action est analysée dans des catégories qui en définitives sont les catégories pragmatiques d’Aristote. Une action est identifiée par sa fin et est dans son apparaître effectif un réseau systématique de moyens. Il faut saisir l’importance de ce point dans la polémique contemporaine. Elle est dominée depuis 20 ans par un règlement de copte dont la forme générale est utopie ou réalisme. Pint majeur : l’utopie communiste ou collectiviste est dans le registre de l’échec, de l’autre côté le réalisme, ie le capitalisme libéral. Finalement le codage idéologique de la vaste opposition qui finalement a dominé le 20ème siècle en un certain sens, entre l’hypothèse communiste (au sens générique, pas forcément les Etats socialistes, ça a commencé avant le 20ème siècle) et l’hypothèse démocratique libérale de l’autre, est codée, recodée, non pas comme 2 voies possibles du réel mais comme une voie possible et une voie impossible. Ie comme une voie qui est celle en dernier ressort de l’utopie criminel et une voie du réalisme appliquée. Cette opposition est entièrement codée implicitement par le rapport moyen fin. Ie que est déclaré utopique et donc dangereux, archaïque, criminel, ce qui propose des fins dont les moyens n’existent pas, ie des fins telle que la mise en œuvre des moyens les dénature, les oblitère, les transforme en leur contraire etc… l’hypothèse communiste : on admettre qu’elle est respectable du point de vue de son idée pure, inspirée par des représentations égalitaires, mais comme tout mise en œuvre de moyens la change en son contraire, elle doit être absolument récusé. Et par contre, le réaliste est celui qui ordonne la fin aux moyens : compte tenu des moyens effectivement disponibles alors la fin ne peut être que celle là dont on admettre volontiers qu’elle n’est pas idéal, par contre. C’est une fin peut-être prosaïque, avec des améliorations infinies et interminables, elle n’est pas enthousiasmante, mais elle est la fin telle que il en existe des moyens. sur cet élément de la polémique contemporaine, le codage sous-jacent est celui du rapport de la fin et des moyens, dans un ordonnancement particulier : d’un côté une fin représentable mais dont les moyens sont la perversion inévitable, d’ l’autre coté une fin sans amplitude véritable, sans subjectivation enthousiaste, mais dont le système des moyens coïncide ave le réel. Dans un cas, une fin sans moyen, dans l’autre des moyens sans fin, ou avec une fin qui n’est pas le point de départ de la démarche.

C’était le 1er point.

 

Le 2nd concerne la question de la critique du totalitarisme : elle a consisté à dire qu’on ne pouvait pas admettre qu’au nom de la représentation d’une fin, on utilise n’importe quel moyen. Donc que le principe : la fin justifie les moyens est un principe finalement cynique et criminel, qui aboutissait au sacrifice de générations entières, pour une fin qui s’avérait hypothétique ou intenable, illusoire. L’argument présuppose moyen fin, sans examiner la question de savoir si c’est réellement au nom de cette fin que s’est déployé le système des moyens. Ce qui requiert une analyse extraordinairement singulière et au cas par cas. En outre il s’agit de savoir si réellement les subjectivités de cette entreprise ont été constituées par la représentation de la fin. C’est une hypothèse qui n’a rien d’évident. Deleuze dit quelque part : en fin de compte l’intérêt de la révolution est dans la révolution elle-même, pas dans sa fin. La révolution, c’est intéressant, voilà, et les gens sont pour, des gens sont pour. Ils sont activement pour, ils sont prêts à se sacrifier pour, ils sont prêts même à enregistrer des phénomènes politiques relativement violents au nom de cela, vous n’avez pas à vous demander ce que ça donnera 100 ans après. Car d’une certaine façon, se demander  ce que ça donnera 100 ans après c’est une dénaturation de la chose, et l’essence de la chose est dans son présent. Le codage par la question du rapport moyen fin est une présupposition sur le temps des choses. Le codage moyen fin c’est une hypothèse métaphysique sur ce qu’est le temps politico-historique. C’est un temps du développement. Il n’est pas sur qu’il soit cela : ça peut être un temps séquentiel, qui affirme le primat du présent, aussi un temps du présent ou un temps où la signification du présent vient de l’avenir etc… Dans la polémique, le codage est celui des rapports moyens fin. Enfin, en définitive, tout ceci revient à proposer constamment une vision des choses référées non pas à une notion mais à 2 : c’est ce que j’appellerai le couplage. Dans le paradigme des rapports moyen fin, vous avez finalement de façon plus générale la filtration de toute situation par un couple de notions, et la filtration de l’action par un couple. Vous avez toujours la considération de la chose à faire, du système des moyens de la chose à faire, et du système du rapport entre les moyens et cette fin comme essence de ce qu’il y a à faire. Il n’est pas sûr que l’action politique ait quoique ce soit à voir avec ça ! Le paradigme de cela est budgétaire : l’action est conçue sur le modèle du budget. Grand épisode des démocraties parlementaires : sommet de la représentation et de la vie politique. C’est en grande partie une fiction : le budget que nous venons de voter, qui a été voté, presque tout le monde pense qu’il est déjà fictif, les hypothèses de croissance sont controuvées etc… mais il est la représentation absolue d’un registre stable de la dualité, ie des dépenses et des recettes. Les dépenses c’est la finalité, ce qu’on va faire, financer, et les recettes c’est les moyens. Sur le paradigme de la décision budgétaire, qui enregistre numériquement la question des fins et des moyens, nous avons une matrice générale qui fait que aucune action n’est représentable dans un registre autre que ce couplage. C’est la généralisation ou l’universalisation du couplage. Alors, les estimations des résultats électoraux des présidentielles sont de cet ordre là : ou bien ils présentaient des fin sans moyens, ou bien ils n’introduisaient de la différenciation que dans moyens, faute de déterminer sa différence dans les fins.

Il faut proposer une rupture radicale avec ce type de codage. Je ne crois pas du tout que nous puissions d’aucune manière être dans une position de séparation, disjonction, avec la stagnation agitée, si nous restons dans le codage de l’action, le codage de ce qu’il y a par le rapport moyen  fin car nous sommes nécessairement asservis de proche en proche au budget. A une vision budgétaire des choses dans laquelle on est sommés de prouver qu’on n’a pas engagé de dépenses sans recette. Or finalement, la création c’est ça, une des définition c’est dépense  sans recette. Il faut rompre avec ce modèle, et ce n’est pas facile, ce n’est pas facile de se soustraire au codage de l’action par le rapport moyen fin, avec le retour sournois dans le champ de l’évaluation éthique de l’action, qui se fait par une pesée implicite ou explicite du rapport entre les finalités poursuivies et le coût humain. C’est une expression constante dont il faut se méfier : elle introduit la matrice budgétaire dont je parlais : déjà la dépense, le coût, équivalence des colonnes, le fait que les dépenses soient gagée par les recettes sont présentes y compris dans cette perspective éthique.

Quelle est dans ce cas la relation constitutive de l’évaluation de l’action ? On admettra quand même que l’ontologie du devenir est une ontologie de la relation et non pas une ontologie de l’identité. Comme quand Deleuze parle de la Relation comme ce qui est l’être même du grand circuit de la détermination de la pensée, je l’approuve en effet : il n’y a pas de saisie du devenir qui n’ait à être poussée jusqu’à la relation qui le constitue de manière immanente, qui n’est pas nécessairement la contradiction au sens de Hegel ou la dialectique au sens de Marx. La Relation, ce qui n’est pas résorbable dans l’identité, est le fond nécessaire de l’ontologie de l’action, et en particulier de l’ontologie politique. On va bien trouver une relation. Ce que je propose de dire, c’est que la relation fondamentale de l’action, c’est la relation entre principe et csq, et cette relation entre principe et csq est absolument hétérogène à la relation entre fin moyens. La relation, le couplage du principe et des csq doit, dans l’évaluation de ce que nous avons à faire, se substituer radicalement au couplage de la fin et des moyens. Principe et csq, ça veut dire que vous substituez une raison logique à une raison pragmatique. L’essence de la mutation est là. Principe et csq : raison matriciellement logique, son essence est d’être logique : ce qui est la tenue de l’action est son homogénéité au principe. Ça s’évalue, c’est complexe. Dans la relation moyens fin vous êtes dans une raison pragmatique. Ce que m’inspire le spectacle des évaluations contemporaines, sur les élections américaines,  c’est la nécessité absolue de substituer au regard de l’action elle-même une raison logique à une raison pragmatique. Ça veut dire qu’il faut en finir avec un certain type d’opposition du pragmatique et du théorétique. Ordinairement on assigne la raison théorique à l alogique et la raison pragmatique à l’action, ou au champ de la praxis. La veille thèse – marxiste - de l’unité du théorique et du pratique dans l’action politique, cette thèse doit être reformulée, reformatée, reformalisée dans la dimension de ce que on refusera de considérer que la raison logique est du côté du théorique et que dans l’action on a affaire à la raison pragmatique, ie au rapport des moyens et des fins. C’est la mutation très complexe et difficile que je propose sur ce point. Finalement, le rapport du principe aux csq doit être le nouveau codage duel de la figure de l’action et se substituer à la formalisation pragmatique absolument hégémonique qui est : rendre nous compte, tenez nous les comptes de la figure de proposition programmatique qui est la vôtre. C’est une vieille discussion : quand pendant la Révolution Française est venue à l’ordre du jour la question de l’abolition de l’essclvage, les colons en 1793-94 ont dit : les colonies, on peut pas les tenir si on a pas d’esclave. L’essence même de la production coloniale c’est l’esclavage. Du point de vue moyen fin vous êtes incohérent. Vous voulez le bien être de l’économie nationale, que les colonies y contribuent et vous voulez supprimer l’esclavage. Et Robespierre a eu ette formule fameuse : « périssent les colonies plutôt qu’un prncipe ». C’était l’expression même d’une rationalité logique : si on admet le principe on doit en admettre les csq. Si le principe est qu’il est impossible rationnellement de réduire un homme en esclavage sans être criminel, il faut assumer les csq, et si les csq c’est la ruine des colonies, alors c’est la ruine des colonies. On ne peut admettre le principe sans admettre des csq. Les pragmaticiens ont fait savoir le 9 thermidor, qu’ils en tenaient pour la raison pragmatique, et que la raison logique, c’était pas leur passion. Vous comprenez bien il faut se représenter ce que ça a été, la séance de l’abolition de l’esclavage à la Convention. On ne raconte jamais assez ces moments aux enfants. Pour la 1ère fois, des noirs dans l’assemblée. Sa présence a suscité un enthousiasme, plusieurs ont demandé que le Président donne l’accolade, le baiser fraternel, et les 1ère intervention : il faut voter l’abolition sans débat. S’agissant d’un principe de cette nature, le soumettre à discussion est déjà en entamer la valeur. Le principe de l’abolition serait entériné sans débat. Il y a eu des interventions extraordinaires sur ce point, ie qu’il était nécessaire que cette décision soit prise sans débat. C’est assez éloigné de la conception selon laquelle la démocratie c’est le débat ou la discussion. Les conventionnels, c’était la philosophie en acte ! Cette séance a été extraordinaire. Tous les épisodes suivis de près, des années 93-94 à 97 sont des épisodes extraordinaires sur lesquels je vous recommande de porter toute votre attention. On a là la forme chimiquement mure de la question du codage de l’action avec principe csq, et non pas fin moyen.

Oui, mais qu’est-ce que c’est un principe ? C’est au fond, c’est décisif pour nous, c’est l’expression d’une possibilité inaperçue de la situation qui la rend adéquate à une figure de l’universel. Ce n’est pas simplement une formulation universelle, par exemple finalement principe d’identité (c’est en un sens formel on sait que en situation il n’est pas toujours vrai que A soit A. qln peut être qln et aussi qln d’aure) mais un principe au sens où nous le prenons ici c’est l’extraction dans la situation d’une possibilité inaperçue, ie généralement tenue pour impraticable, telle qu’elle affirme un point d’universalité dans cette situation. C’est un principe au regard d’une situation effective. Ce n’est pas purement formel. Là, le principe c’est d’abolir l’esclavage à St Domingue (et plus généralement dans les colonies), de telle sorte que cette abolition considérée comme absolument impossible soit néanmoins affirmée et du coup inscrive l’universalité de l’égalité des hommes dans la situation. Donc un principe c’est le complexe réalisé d’un point d’universalité abstraitement formulable (mais dont la formulation en elle-même ne vaut pas principe) ce qui vaut principe, principe politique, c’est le moment où ce point d’universalité se saisit dans la situation d’un point d’impossibilité. C’est le moment où le possible est forcé à l’universalité, en un point qui par ailleurs était inaperçu ou déclaré impraticable. Vous voyez que en réalité, l’effectivité d’un principe, ça requiert toujours qu’on défasse la raison pragmatique du rapport entre les moyens et les fins. Là, c’est très net, ça s’est présenté par un conflit immédiat : l’argumentaire colonialiste, qui était que du point de vue des moyens et des fins, on ne voyait pas comment abolir l’esclavage était exact. Le système général qui était en place rendait irreprésentable l’avenir des colonies sans l’esclavage. Il fallait premièrement se saisir de ce point d’impossibilité, pour cela il fallait défaire la raison pragmatique, ie envisager la raison autrement que dans le rapport des moyens et des fins. C’est la véritable signification de l’énonce : périssent les colonies plutôt qu’un principe. Je n’examinerai pas la situation du point que vous me dites, ie rapport moyen fin. Si je l’examine de ce point de vue, je vais établir ou rétablir, maintenir, l’esclavage (pente de thermidor,  du directoire de Bonaparte qui engagera une guerre vaincue : défaite face à des esclaves noirs bien organisés, guerre qui a fait entre 30 et 60 000 morts pour les armées de Napoléon). Ajoutez Haïti à Waterloo dans le bilan général du bonapartisme ! ce que je voulais vous dire c’est que cette pente pragmatique générale dans laquelle à partir de Thermidor donnent les régimes successifs, elle devait être défaite pour que soit affirmé le principe dans son effectivité, ie dans son nouage à la situation. Ça veut dire quoi ? ça veut dire que si vous substituez le rapport des principes aux csq au rapport moyens / fin, si vous substituez dans l’analyse des situations, des actions, et dans le régime de la décision, la raison logique à la raison pragmatique, ou formelle, alors ce qui va apparaître c’est que vous avez comme impératif de créer les moyens. Vous n’avez comme impératif d’ordonner les moyens disponibles aux fins que vous vous proposez. Vous devez créer les moyens car si vous ne le faites pas, dans la dialectique moyen fin il n’y a pas moyen de faire comme cela. Vous devez inventer les moyens car vous devez traiter de l’impossible. En définitive il y a des situations où si vous voulez agir selon le rapport des principes et csq, vous devez non pas ordonner les moyens mais les inventer. Ces moyens n’existent pas ! Il n’y a plus aucun sens à vous objecter que vous n’avez pas les moyens de la fin que vous poursuivez : puisque précisément dans la logique du principe et des csq,  vous n’avez jamais les moyens. C’est pour ça que le réaliste a toujours raison. Il a toujours raison ! La question de la substitution rationnelle de la rationalité logique à la rationalité pragmatique exige qu’on soit dans le registre de l’invention des moyens.

Ça me permet pour clore ce prologue de revenir à ce pauvre Kerry. Pourquoi il a perdu ? moi je dis car il n’existait pas ! On l’a beaucoup dit, mais pourquoi ? Pas car il est inconsistant, en face, l’autre est un crétin et n’existait pas non plus alors. Bush existait, pourquoi ? Car si vous codez l’affaire dans les moyens et fins, en réalité il est vrai que les fins de Kerry n’étaient pas suffisamment différentes de celles de B pour  qu’il puisse ordonner les choses à la création de nouveaux moyens. La preuve, c’est que finalement ce qu’aurait réellement fait Kerry en Irak est resté dans une obscurité totale ! Or c’était la grande question. Est-ce qu’il a dit de rester, non, s’en aller, non, augmenter les forces, diminuer les forces ? Non ! Sur la question qui était importante il ne disait rien. Pourquoi ?  Car en termes de moyens et fins il n’avait rien à dire. S’il avait commencé à dire : je vais me retirer d’Irak alors engagé dans une finalité différente pour laquelle il faut un système de représentation différent. Il aurait fallu une logique des principes, et il ne l’avait pas. Il n’y avait entre eux qu’une divergence d’opinions. Il n’y avait de différenciation ni logique ni pragmatique. Son altérité était absolument insuffisante. On a bcp dit que Bush et Kerry représentaient 2 Amériques différentes. C’est vrai de façon statique. Oui, en un certain sens, la totalité de nos amis américains votent Kerry et sont contre la guerre en Irak, mais cet autre Amérique en politique n’a pas existé dans l’élément effectif du vote. Elle existait comme donnée d’opinion tendue. En définitive, ça nous donne une leçon que nous aurons l’occasion de décliner sur bien des tons : il n’y a pas d’altérité véritable qui soit négative. Ce n’est pas car il était contre B que ça l’identifiait. Être contre B était son unique programme, et ça ne l’a pas constitué. Car B lui était B ! le fait d’être contre K était dérivé et secondaire. L’essence de K était d’être contre B. j’y vois que dans le parlementarisme, la figure oppositionnelle finit toujours par proposer une forme de scepticisme. Qu’est-ce qu’il veut, qu’est-ce qu’il affirmer, qu’est-ce qu’il dit ? Moi je pense que la question est : quels sont ses principes ? si on veut aller jusqu’à une représentation dynamique de l’altérité. Quels sont ses principes, et comment, ayant ses principes là il traitera les csq. On pourrait dire en termes simplifiée : Bush proposait une politique. Vous vous doutez que n’en pense pas un grand bien ! Et la faiblesse de Kerry, c’est qu’il n’en proposait pas : être contre Bush n’est pas une politique. Sur aucune des question dont il traitait. Si vous codez la situation en termes de moyens / fin, vous  ne constituez pas de différente. Pour en avoir une il aurait fallu affirmer des principes. S’il en avait eu les csq auraient été différenciantes. De sorte qu’on est arrivé à cette situation invraisemblable : celui qui affirmait des principes, c’était B ! Principes effrayants mais principes quand mêmes. C’est un homme de csq. Quel que soit le codage que vous preniez de l’action, je crois qu’il n’y avait pas de raison, de rationalité véritable, à l’élection de Kerry, et je pense même que probablement les csq de cette élection auraient été calamiteuses. Elles auraient ajouté à  l’identité politique ce terrible ravage que produit la déception subjective. Ie de constater que en définitive celui qu’on a élu contre qch lui est en substance fondamentalement identique : dans ce cas vous avez non seulement la perpétuation d’une politique, mais vous avez la longue amertume de constater que l’inscription de la différence est une affaire infiniment plus compliquée que de voter pour un tel ou pour un tel.

 

Nous revenons maintenant à notre trajectoire fondamentale. Je vous avais dit que nous engagions ici un cycle de 3 années, je requerrai de vous une certaine patience ! Et tout de même il y a un but, il y a une fin dont je ne suis que le moyen ! Il s’agissait de déterminer s’il est possible d’identifier ce à quoi nous serions en état de nous confier absolument. C’est l’expression que j’avais employée : y a-t-il qqch à quoi nous pouvions nous confier absolument ? je disais cela, car se confier absolument était le contraire de la norme contemporaine, qui est la norme du contrat. La contractualisation universelle des relations signifie qu’on ne peut se confier à rien, sauf conditions contractuelles, ie que la confiance n’est pas absolue. Comme un contrat de mariage : on s’aime bcp, mais il faut savoir ce qui est à qui, dès fois que ça tournerait mal ! c’est l’exemple typique de l’impossibilité de la confiance absolue dans l’élément qui peut être par ailleurs celui de la passion, de l’entraînement etc… On va se confier absolument, mais on va aller signer pour le partage des biens. Dans une caractérisation plus spéculative, ce à quoi on peut se confier absolument, c’est toujours qch qui est à la fois multiple (il ne s’agit pas d’inventer ou de revenir à une forme de l’un pour lequel il y aurait confiance absolue, ce serait un dispositif théologique. Figure d’aliénation par l’un qui est constitutive du dispo théologique). Donc c’est multiple : il y a bien des choses et des registres de choses susceptibles d’être ce à quoi on peut se confier absolument. D’autre part c’est créé, il n’y a pas non plus besoin de revenir à l’incréé. Ce à quoi on peut se confier est de l’ordre de ce qui surgit, de l’ordre du naissance, ce qui est nouveau, inventé. Et simultanément cependant ça propose une certaine forme d’éternité, si on entend pas éternité ce qui est en exception de la dissolution temporelle. La question, ce que je proposais comme question finale, c’était ça : qu’en est-il de ce triplet du multiple, du créé, et de l’éternel, triplet paradoxal, étant entendu que chacune des choses est nécessaire si on veut que ce soit dans le registre de ce à quoi on peut se confier absolument ? je ne veux pas revenir sur cette dialectique, proposée il y a longtemps (TS) mais il est essentiel d’identifier confiance comme distinct de croyance. Ce à quoi on se confie n’a pas de raison d’être ce en quoi on croit. Ce n’est pas la même chose. La confiance ne passe pas nécessairement pas une représentation. C’est le mouvement propre par lequel on se confie, mais ce n’est pas médié par la représentation de ce en quoi on aurait à croire. Il y a le triple : ce n’est pas de l’un, ce n’est pas de l’intemporel ou du déjà là (c’est dans le mouvement de naissance ou surgissement), ce n’est pas non plus dans le temps, ou réductible à son temps ou à un temps. J’avais comparé cette exigence au thème très étrange de Descartes qui est le thème de la création des vérités éternelles (que vous trouvez dans les lettres à Mersenne, lettre au père Mesland, et dans les 6ème réponses aux objections). Le thème a intrigué et Descartes affirme que même les vérités en apparence les plus incréés, comme par exemple le principe d’identité ou vérité mathématiques sont dans la dépendance de la création. Ie sont créatures au même sens que le reste. Je soutiendrais que ce à quoi nous pouvons nous confier absolument est créé, fait l’objet d’une création, et est multiple et non pas un, et peut revendiquer l’éternité. Si nous avons identifié ne serait-ce qu’un seul point de cette nature, alors d’une certaine manière nous sommes en état mentalement, subjectivement, activement d’interrompre ce que j’appelais au début la stagnation agitée du monde contemporain. C’est pourquoi nous sommes ici en route pour notre salut, comme n’importe quelle philosophie. Une philosophie est toujours une doctrine du salut sous une forme ou une autre, même si ça consiste à dire qu’il n’y en a pas (alors c’est savoir qu’il n’y en a pas) etc… On est dans une logique du salut, mais le salut est au moins défini en situation. On appellera salut ce qui n’oblige pas, ce qui rend possible qu’on ne soit pas obligé d’être dans la loi du monde, dans la loi du monde d’aujourd’hui. Ce qui n’obligera pas d’évaluer les actions dans le codage du rapport des moyens fin. Mais ce qui le rendra réellement possible : ce n’est pas la même chose de dire qu’il faut sortir du codage des moyens et des fins et de le faire, et d’en être réellement capable. La philo, elle travaille à la capacité, à ce dont on est un peu capable. Elle ne fait pas la chose elle-même, elle aide à sa capacité. C’est la conception que j’en ai, c’est déjà beaucoup, ce n’est pas une vision humiliée de la philosophie. Elle n’est pas ce qui par elle-même ce qui va changer le monde mais elle s’adresse à la capacité de déplacer l’injonction du monde, de ne pas être dans la même place que celle que le monde nous ordonne d’être.

C’était pour rappeler l’objectif, et j’avais dit qu’on allait faire 3 temps, 3 années mais qui seront enchevêtrés :

- 1er temps : l’analytique de l’adversité, ie nous demander à quoi nous avons affaire, vraiment. Ce n’est pas l’inventaire des méchants, que tout le monde connaît, mais à quoi avons-nous affaire dans la situation elle-même qui soit de l’ordre des contraintes, de l’injonction ; qu’est-ce que la situation nous ordonne d’être ? c’est ça l’adversité. La philosophie, c’est aussi une de ses tâches majeures, l’analytique de l’adversité. Ce à quoi on a affaire, contrairement à ce qui est souvent prononcé, n’est pas clair, ou ce qui en est clair n’est que le 1er temps ou la 1ère apparence des choses. Mais l’identification de l’adversité occupe une large part du travail philo, et stt du travail contemporain. La contemporanéité est  l’obscurité de la dissidence, l’obscurité de l’écart, et pour créer l’écart, il faut savoir à quoi on a affaire. C’est un long travail. Vous pouvez dire par exemple : c’est le capitalisme libéral. Vous n’avez pas bcp avancé en disant ça ! C’est absolument vrai, mais c’est absolument inopérant. Ça continue comme si de rien n’était, ça absorbe, ça se nourrit, ça s’alimente du dire que ça c’est pas bien. D’ailleurs ça prétend pas être bien, ça prétend être réel, ça prétend être la réalité. Mais le communisme, lui, prétendait être bien, et tout le monde a conclu qu’il était irréel. Parfait ! Alors on a en place qch qui ne prétend même pas être bien. Qui prétend que la marchandisation universelle est formidable ? En vérité, personne, pas même les marchands. L’anticapitalisme formel ne sert à rien. Tout le monde est pour la justice, les droits de l’homme l’égalité, personne n’est pour que les hommes du capital s’en mettent plein les poches. Je ne connais personne qui ne fasse propagande sur ce point ! Même pas eux, il suffit que ça se fasse comme ça. Le monde d’aujourd’hui est dominé par des gens qui argumentent non pas de sa qualité mais de sa nécessité. C’est très important, très important de voir qu’on a affaire à qch qui est un principe de réalité, et puis s’il n’est pas toujours principe de plaisir, tant pis, et s’il est encore moins le principe de l’émancipation et de la libération, tant pis aussi. On a vu disent les propagandistes  que ce qui n’était pas ce principe de réalité était pire de toute façon. Ce n’est pas la peine de sacrifier ce qu’on a pour un idéal meurtrier et incapable. Argument massue, si vous considérez que le point de départ et la norme des choses est la réalité. C’est une grande querelle ! En fin de compte, pourquoi la norme serait la réalité ? Déjà, c’est ce que j’appelle les éléments d’analytique de l’adversité : comment ça fonctionne ? quel est le principe de ralliement constatable de masse de gens, ralliement plus ou moins forcé, plus ou moins volontaire, à cette figure du monde unifié sous la loi réelle du marché, de la concurrence, de la marchandisation etc… comment ça marche subjectivement ? les lois objectives les rapports de puissances, on peut analyser, ça a été fait. Mais pour que ça marche il faut que ça marche subjectivement. Ça se saurait si ça ne marchait pas du tout subjectivement. Bien sûr il y a des gens qui grognent, se révoltent etc… mais comment ça marche ? C’est une tâche philosophique : déterminer l’adversité dans son ressort subjectif, pas simplement dans ses mécanismes de puissance. Il y aura de grandes discussions là-dessus : ça marche à la souveraineté, au contrôle, thèse Foucault Deleuze. C’est ça qu’il faut comprendre. Le point de départ que je pose c’est d’établir l’universalité de la méfiance. Ie le rapport fondamental des gens à la situation, aux autres, à ce qui se passe etc… est un rapport de conservation méfiante. La phénoménologie de la chose est indubitable. Une partie de l’analytique de l’adversité sera une analytique de la méfiance. Qu’est-ce que vivre finalement en se méfiant finalement de tout ? Vous savez, quand vous allez voir le médecin, avant ême de lui demander de vous soigner, vous vous méfiez de lui avant : est-ce que il soigne vraiment, est-ce que ce ne serait pas un empoisonneur involontaire, est-ce que je vais lui signer mon contrat ? Même les chefs d’État se méfient de tout le monde, particulièrement de leurs services de renseignement. A tous les niveaux, c’est une méfiance diffuse et générale. Ce n’est pas la méfiance du despote qui pense qu’on va l’égorger dans un coin, elle est rampante, dans toutes les strates et se constitue comme subjectivité générale. En particulier par exemple les citoyens (comme on les appelle aujourd’hui par je ne sais quel retour du refoulé) n’ont à leurs gouvernants qu’un rapport de méfiance. Ils les considèrent universellement comme des gens qui sont entre incapables et prévaricateurs. Il faut se méfier surtout du fait qu’ils vont nous faire un sale coup, en nous promettant monts et merveilles. C’est un rapport avec lequel la machine marche très bien, c’est ça qui m’intéresse : la suspicion généralisée, la méfiance à l’égard de toutes les autorités, le fait que tout doit être contractualisé, que attention si je tombe amoureux de quelqu’un il faut se méfier, quand même, je vais être terriblement aliéné, je vais souffrir, et puis bon si j’aime qch, il faut se méfier, c’est peut-être pas si bien que ça en a l’air, ça va peut être coûter cher. Ce n’est pas une vie de la confiance absolue.

Moi ce qui m’intéresse dans l’analytique de l’adversité : comment tout cela fonctionne ? Il faudra édifier des catégories. Là je verse dans un niveau élémentaire délibéré, si vous voulez. C’est la phénoménologie de la chose. Quelles sont les grandes catégories de la subjectivité de méfiance telle qu’elle entretient la perpétuation de ce monde décevant. Philosophiquement je crois qu’on peut diagnostiquer une complicité organique du nihilisme et du relativisme. Ie nihilisme, au fond : il n’y a rien à espérer, il n’y a rien à espérer d’autre que ce qu’il y a, et ce qu’il y a est pas grand-chose, voilà, et peut-être rien, mais finalement dans  ce cas il n’y a pas grand chose à espérer d’autre que rien, et mieux vaut rien que rien, et mieux vaut ce rien qu’un autre rien. C’est une subjectivité très répandue : j’ai pas grand-chose j’ai même rien, mais il y a des riens pires que mon rien ! L’analytique du néant est fondamentale : les nuances du rien, et comment on peut se cramponner à une nuance du rien contre une autre. Ça d’un côté, et de l’autre le relativisme affiché, à savoir que ce qu’il y a, et là il y a quelque chose, est toujours relatif. Ce qu’il y a est assignable à un point de vue sur ce qu’il y a, et ce point de vue est en général lui-même identifiable de façon communautaire au sens général. Ce qu’il y a est assignable à l’appropriation de ce qu’il y a par des groupes. Le monde, vous savez aujourd’hui il ressemble, à quoi il ressemble ? moi je le vois plus tel qu’il est décrit que tel qu’il est (Dieu merci, nous le verrons dans ce qui est il y a des réserves de sens, de vérité) il est en effet en voie d’unification, qch l’unifie, il y a un espace général, et cet espace général est en réalité de plus en plus peuplé de tribus errantes. Qch comme ça. Un ensemble de tribus errantes dans un espace de plus en plus ensauvagé. Qu’est-ce que j’entends par tribu errante ? n’importe quoi : n’importe quoi qui s’identifie soi-même comme une tribu, ça va des pêcheurs à la truite de Romorantin jusqu’aux homosexuels de Pennsylvanie, en passant par les femmes, les noirs etc… peu importe. Ce sont simplement des systèmes de prédicats, et ces systèmes sont portés ou assurés par ce que j’appelle des tribus errantes, au contour plus ou moins bien défini, et qui ont au fond, ou dont la vie consiste en 2 choses : appartenir à la tribu, c’est fondamental (la solitude est inexistante – parler d’individualisme à propos du monde contemporain est une imposture sans précédent ! tout le monde doit appartenir à une tribu sous peine de mort. et encore nous ici on a encore des beaux restes du vieux monde mais tout le monde sait que ce ne sont que des beaux restes, des beaux restes d’individus). Ailleurs, il n’y a que des ressources de puissances potentielles des tribus nomadiques errantes à contours prédicatifs définis. C’est des prédicats, des ensembles prédicatifs, et il y a 2 types d’activités : appartenir au groupe, avec les différents rituels variés de cette appartenance, je suis très sensible à une espèce de fétichisation ou ritualisation de l’existence, de ce point de vue là, dont à mon sens le succès des religions n’est qu’une des données. Ce succès des religions doit être inclus dans un phénomène bcp plus général : on a besoin de communauté rituelles pour ne pas être démembré, dépecé dans l’univers marchand. La 2ème activité c’est négocier avec les autres tribus : négocier, être en conflit, découper son quartier, définir des territoires etc… ça nous profile un darwinisme généralisé. Finalement l’espèce humaine est découpée en sous-espèce, et un régime de négociation de puissance, étant entendu que l’espace général est le même. C’est la vision du cauchemar contemporain. Ce n’est pas tout à fait comme ça. Si on ne fait rien, ça sera comme ça. Avec des rapports meurtriers entre tribus différentes. Vous voyez que l’existence d’un point de confiance est en effet la seule rupture possible avec cette configuration, puisque par définition parce qu’il inscrit qch d’éternel, n’est ni nihiliste ni relativisme. Le nihilisme est la pensée de l’espace général, dans lequel à proprement parler il n’y a rien, rien que des capitaux, mais les capitaux c’est la forme moderne du rien, du rien puissant. Dans l’espace général il n’y a rien, d’où le nihilisme général ambiant. Et puis le relativisme, philosophie générale des tribus darwiniennes. Je pense que la méfiance, comme subjectivité immédiate, a comme arrière plan ou comme transcendantal historique, pour employer un grand mot, cette complicité organique du nihilisme et du relativisme. Car le nihilisme c’ets la pensée de l’espace général, et le relativisme c’est pensée des populations disparates qui occupent cette espace général. O n’y a pas de contradiction entre les 2 bien qu’il y ait des conflits doctrinaux. ce sera le 1er mouvement.

 

Le 2ème mouvement, c’est la construction de l’appareillage formel. Ce sont des tâches plutôt  que des moments. C’est se donner les moyens, d’une façon conceptuellement organisée, de passer de l’analytique de l’adversité au 3ème temps, aux configurations subjectives Analytique de l’adversité, appareillage formel, configuration subjective. Elle tourne autour d’un nouveau concept de la liberté. De quoi on a besoin ? le point clé, c’est une nouvelle idée de la liberté, parce que comme le dit Char, la liberté n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom. C’est le point de départ. L’idéologie contemporaine est une idéologie de la liberté : elle est constamment montrée, sous les noms de démocratie, individualisme, liberté de ceci ou de cela… Mais le point est que en fin de compte elle n’est pas ceci ou cela, elle est donc autre chose, il s’agit de trouver cet autre chose. Je situerais ça dans une triangulation qui est la triangulation vérité / sujet / corps. J’avais entamé ça déjà, mais je le réarticulerai. Et je continue très formellement, cette triangulation (vérité sujet corps) est elle-même dépendant d’un doublet, qui est le doublet monde / événement. La construction de l’appareillage formel pour une nouvelle idée de la liberté articule 5 concepts : un triplet et un doublet. Ce qu’il s’agira de montrer, c’est que le triplet, vérité sujet corps, qui est l’apparaître de la liberté, apparaître effectif de la liberté dans un monde, ie une liberté qui se montre et qui est vraiment liberté (l’autre liberté n’est pas ce qu’on nous montre sous ce nom, notre tâche ici est de montrer, il faut non seulement la définir mais montrer comment elle apparaît), elle apparaît dans ce triplet (vérité sujet corps), mais sous condition du doublet (monde événement). Finalement de façon très numérique, c’est aussi suggestif, vous voyez bien que dans cette affaire qch qui était 2 devient 3. ie monde événement (nous verrons que en effet c’est un écart, un écart entre la répétition et son interruption), c’est une dualité fondatrice. S’il n’y avait pas cette schize ou cassure de la loi du monde, il ne pourrait y avoir la liberté en un sens nouveau. Mais la liberté comme apparaître effectif, la liberté comme corps, la liberté en corps, la liberté en corps elle est dans le triplet, elle n’est pas directement l’expression ou la réconciliation ou la division du doublet. Monde événement ne constitue pas la liberté par soi-même, contrairement à  bcp de doctrines répandues selon lesquelles dès que qch casse la loi du monde, on est libre. Ça, c’est si on s’en tient à la dualité monde événement. Mais si on comprend que la constitution véritable de la liberté est  dans le triplet qui inclut la corporéité de la liberté (vérité, c’est la dimension d’infinité, sujet sa dimension immédiate ou. Présente et corps sa dimension matérielle : si on n’a pas ça, l’infini, le présent et la matière, on n’a pas la liberté dans son apparaître, et on n’en a que la condition – monde / événement). C’est en effet comment 2 devient 3 ? Et à un moment donné, les communistes chinois disaient finalement, l’action révolutionnaire, c’est quand un se divise en 2. Ils opposaient ça à la conception traditionnelle selon laquelle la dialectique c’est l’unité des contraires. On a ça chez Marx. Ils ont dit non : ce n’est pas, le temps créateur, le temps créateur c’est l’éclatement de la division.  Ce n’est pas l’unité des contraires. C’est l’éclatement de la division. C’est comment 1 se divise. L’élément clé de la contradiction, ce n’est pas la synthèse dialectique, ni la négativité. Dans l’idée de négativité, il y a l’idée d’un terme qui va se nier lui-même à l’intérieur de lui-même en engendrer un nouveau termz. Il y avait dans la pensée formelle de la dialectique chinoise, appuyée sur d’autres éléments, bien antérieurs à Hegel, il y avait cette idée que l’essence de la pensée dialectique ce n’est pas la négativité, la réconciliation, mais le procès de division. Comment advient du 2 là où il y avait de l’un. C’était ça le fond de l’affaire. Je proposerai de transposer ça à l’étage au-dessus : comment 2 donne 3 ? il ne suffira pas pour que 2 donne 3 que l’un des 2 se divise en 2 ! ce serait la solution de facilité. C’est plus compliqué. Ce serait une dialectique unilatérale si c’était ça. C’est un engendrement plus complexe. Mais on reste dans un certain espace de la pensée dialectique généralisé : 2 advient ou fait advenir 3, dans une précision particulière : le doublet monde / événement dans sa capacité créatrice effective, fait advenir un corps subjectivé, un corps inscrit dans une procédure vérité : vérité sujet corps, c’est le 3  qui advient à partir du 2. C’était sur le 2nd temps : appareillage formel. Il est la proposition d’une logique, aussi. D’une logique dialectique, qui consiste finalement à constater que pour avoir une dialectique complètement déployée, il faut avoir 5 termes. Il faut avoir 5 termes. C’est une opposition à la matrice élémentaire de la dialectique, qui en retenait 3, en réalité, bien que à la fin de la Logique, Hegel dit que c’est plutôt 4 : car le temps ultime de la recollection des 3 termes constitue un 4ème terme. L’absolutisation des 3 temps en constitue un 4ème. Encore un petit effort, et on en a 5 ! là où on disait 1 donne 2, on aura 2 donne 3, ce qui fera 5, dans une constitution finalisée qui est la constitution d’un nouvel appareillage de la liberté.

 

Le 3ème temps, ce sera l’axiomatique de l’absolu, la possibilité, dans une configuration subjective réelle, de se confier absolument. Ce sera à ce moment là que nous parviendrons véritablement à ce que nous nous sommes proposés comme but, ie la possibilité de qch qui ne soit ni dans le nihilisme ni dans le relativisme, sans restaurer la métaphysique traditionnelle ni dispositif idéologique, et qui cependant soit dans le statut vérités éternelles, mais dans le statut immanent de la création des vérités éternelles. Cette axiomatique de l’absolu, ce 3ème temps, il va en réalité montrer qu’avec l’appareillage formel, on peut retraiter l’analytique de l’adversité, de telle sorte qu’on saisisse son point d’exception, qu’on saisisse ce point d’exception. Ce point d’exception sera ce à la recherche de quoi nous serons depuis le début, à savoir ce à quoi on peut se confier absolument.

 

C’était le rappel général. Et je voudrais le retraiter directement, comme j’avais esquissé, à partir des textes de Char que vous avez. Je voudrais vous montrer simplement, à titre d’exercice d’appui, comment dans ces extraits des recueils de René Char, on peut trouver des maximes d’inspiration pour ces 3 tâches, points : analytique de l’adversité, appareillage formel, axiomatique de l’absolu. Montrer comment on peut se saisir du poème ou de la prose poétique en la circonstance pour rebondir sur les signifiants que je propose dans le cadre de la logique général qu’on s’est fixée.

En ce qui concerne l’analytique de l’adversité, je vous propose de prendre le texte n°2. « certaines époques de la condition de l’homme subissent l’assaut glacé d’un mal qui prend appui sur les points les plus déshonorés de la nature humaine. Au centre de cet ouragan, le poète complètera par le refus de soi le sens de son messages puis e joindra au parti de ceux qui ayant ôté à la souffrance son masque de légitimité assure le retour éternel de  l’entêté portefaix porteur de justice ». je ne fais que ponctuer ;

- assauts glacés : associons immédiatement la fameuse déclaration de Marx dans le Manifeste selon laquelle le monde moderne, c’est la dissolution de tous les vieux liens dans les eaux glacées du calcul égoïste. Cette dissolution des liens dans les eaux glacées du calcul égoïste,  elle est seulement en voie d’accomplissement aujourd’hui. Ceux qui disent que Marx s’est trompé, il s’est certainement trompé sur des tas de choses, mais pas là-dessus. Je ne sais pas comment il a pu voir ça en 1848 : il y avait encore un énorme monde rural, des tradition religieuses partout, des tas de mariages arrangés etc… La dissolution de tout dans les eaux glacées du calcul égoïste, c’est aujourd’hui qu’on commence à savoir à quoi ça ressemble. C’est aujourd’hui qu’il faut commencer à être marxiste ! On est au début de ce qu’il avait intuitionné. Ses grandes catégories : marché mondial, dissolution de tout dans les eaux glacées du calcul égoïste, homogénéisation de la planète sous le régime du capital, les gouvernements fondés de pouvoir du capital. On peut prendre la position qu’on veut : c’ets bien, marchons, on s’en fout, c’est la réalité, l’homme est mauvais il marche que au calcul égoïste. Pour Char, l’assaut glacé d’un mal. Lui juge, profère poétiquement : cet assaut glacé, il ne l’entérine pas.

- les points les plus déshonorés de la nature humaine : c’est quoi, ça ? Les points déshonorés, c’est ce qui rend possible l’assaut glacé, qui prend appui sur. C’est évidemment ce qui réduit la subjectivité à son adaptation au calcul égoïste. Le point que lui, Char, déclare le plus déshonoré de la nature humaine, c’est ce qui réduit l’humanité au calcul de ses intérêts. Si on pense que l’humanité est un réseau systématique d’intérêts, on l’approprie au seul calcul égoïste. Ça c’est le point le plus déshonoré de la nature humaine. Il ne nie pas que ce point existe, il le déclare le plus déshonoré. Il entérine ceci que le régime général d’un monde qui dissout tout dans les eaux glacées du calcul égoïste, ie qui fait régner la marchandise comme alpha et omega de l’innovation humaine, eh bien c’est la réduction de l’humanité au fond à son segment inéluctable et réel d’animalité, si on entend par animalité la stricte réduction de la pragmatique humaine à la réalisation et au conflit des systèmes d’intérêts. Un certain marxisme a entériné ces aspects : un marxisme économiste ne s’est pas soustrait à la représentation de l’homme à partir des paramètres de l’intérêt. Ce que dit Char, et qui me paraît exemplairement vrai aujourd’hui, est qu’il y a réversibilité, réciprocité, entre la possibilité que règnent les eaux glacées du calcul égoïste, et la réduction supposée de la nature humaine à une nature entièrement interprétable en termes d’intérêts.

- ouragan : au centre de cet ouragan. Pourquoi Char nous dit-il que cet assaut glacé… ouragan ? Car vous me direz il est en train de parler de la 2ème guerre mondiale, résistance, nazisme etc…. texte écrit en 42. Évidemment on peut dire ça. Mais la poésie va au-delà. Moi je l’interprète ainsi : en réalité, ce règne de la dissolution de tout dans les eaux glacées du calcul égoïste, approprié à la réduction de l’animal humain à sa stricte figure  d’intérêt, installe la guerre. C’est un point important, car pdt longtemps un argumentaire du capitalisme démocratique libéral, a été que à la différence du fascisme, il travaillait à la paix. Encore Bush dit ça ! Par la guerre prépare la paix. Il  y un élément de connexion, qui est que si on laisse librement se déployer le jeu des intérêts, on installe la paix. Voyez l’argumentaire : le libre déploiement des intérêts, c’est un élément naturel, contrairement au volontarisme ou décisionnisme communiste ou fasciste. C’est un élément naturel : il e va y avoir de conflits que naturel et on aura la paix. La guerre est programmée par les théoriciens volontaristes qui doivent imposer de force ou par la violence leurs représentations. En réalité, ce n’est pas comme cela : la souveraineté du capitalisme démo libéral installe la guerre, progressivement. Il installe la guerre. Pourquoi ? parce que en définitive, le règne des intérêts n’est pas pacifique. C’est finalement la loi de la jungle et de la puissance. Il est en définitive le principe hobbesien de la guerre de tous contre tous, il installe cette guerre, sous des formes rampantes, différenciées, mais en fin de compte c’est sa matrice fondamentale. Nous nous trouvons non pas dans un monde pacifié exclusivement ordonné à ses activités paisibles et ses jouissances privées, mais dans un monde où les tribus errantes sont aussi des tribus en armes. Et où une espèce de guerre civile rampante s’installe pour la possession des biens dont dépend la puissance. On va être au centre d’un ouragan. C’est une prévision. En 1942, il état au centre de l’ouragan. Char est un très grand poète résistant, au sens le plus immédiat du terme : chef militaire de la résistance maquisarde. Sa parole est au centre de l’ouragan, mais nous pouvons en tirer une leçon plus générale.

- refus de soi et le sens de son message : qu’est-ce que c’est que un sens complété par un refus de soi ? Pourquoi dit-il cela ? On pourrait dire : refus de soi, ça signifie déjà refuser en tout cas les points les plus déshonorés de la nature humaine. Refus de soi, ça veut dire refus d’avoir pour norme le système de ses intérêts, de cette figure du soi identifiable aux intérêts. Refus de soi cela signifierait simplement un point minimal d’universalité qui est qu’on ne plie pas le sens à la dynamique de l’intérêt, on ne subordonne pas le sens, mais on va compléter le sens par le refus de soi. C’est une 1ère interprétation. Plus profondément, il faut dire que sens + refus de soi, le jeu du sens complété par le refus de soi, est au fond un sens qui n’est pas interprétatif, un sens qui n’est pas sous la loi relativisée que le moi donne au sens. Je le dis, car la doctrine selon laquelle il n’y a que des interprétations est l’adaptation relativiste de Nietzsche. Nietzsche a dit  il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations. Il aurait du se taire s’il avait su ce que ça allait donner ! Il n’a pas lu l’entendre, il est devenu fou avant, mais ça a donné dans une forme abâtardie le relativisme : chacun est maître du sens et chaque tribu donne son sens, son interprétation au sens Char : nous devons être dans une discipline du sens qui n’est pas une discipline herméneutique du sens. Quand le sens du sens n’est pas herméneutique, on peut dire vérité. Si le sens est indépendant de l’interprétation,  c’est le sens vrai. Il veut dire que le poète, le poète ie n’importe qui, n’importe qui est au centre de l’ouragan doit produire de l’ouragan où se cristallise le monde moderne, quelque chose comme un sens non interprétatif, un sens qui n’est pas dans la variabilité herméneutique du sens. Voilà, ensuite il va se joindre au parti. Pourquoi prend-il ici parti ? Je crois que parti veut essentiellement dire ici une figure de la séparation. Le parti ce n’est pas une figure de totalisation ou d’une unité, mais de séparation : il se joindra au parti, au parti de ce qui ceux qui, c’est ceux qui se sont séparés au nom du refus de soi, du sens etc… Nous donnerons une interprétation très important et complexe de ce point. Je vous ai dit qu’on ne peut pas déployer une figure de la liberté nouvelle sans une nouvelle théorie du corps : toute liberté nouvelle est une incorporation, ça consiste à s’incorporer aux csq d’un principe. Être libre, c’est s’incorporer aux csq d’un principe. Principe et csq et pas fin moyen, c’est une liberté anti-kantienne. Etre libre, c’est s’incorporer à un corps nouveau, qu’on appellera corps post événementiel. Toute liberté est incorporation, et toute incorporation se paie d’une séparation. Vous avez à vous séparer de qch qui en un sens est vous-mêmes. toute incorporation est une séparation. Et parti est là le nom de l’incorporation comme séparation. C’est d’ailleurs le sens que j’en retiendrai. Il y a une conception du parti comme conscience de soi d’une politique, unité ou cohésion, je ne crois pas : parti doit être pris au sens de ce que toute incorporation  requiert de séparation. Donc par exemple vous pouvez rejoindre le parti de votre amour, ie ce que toute incorporation amoureuse inclut de séparation. Les amoureux sont seuls au monde : ce n’est pas nouveau et c’est vrai, ils sont seuls. Ie en tant qu’ils sont dans leur amour, il y a qch qui les sépare du reste du monde. C’est une incorporation à qch qui est autre que chacun des amants. Ça existe comme vérité du 2. L’incorporation amoureuse est nécessairement une séparation. Il y a un parti de l’amour. Etre amoureux, en fin de compte, c’est adhérer au parti de l’amour, s’y incorporer au péril d’une séparation. Ce parti c’est le parti de qui ?

- ceux qui ont ôté à la souffrance son masque de légitimité : nous retournons au début, car le masque de légitimité de la souffrance c’est toujours la position réaliste, la légitimation de la souffrance quelle qu’elle soit par la figure des moyens disponibles. On ne peut pas. La position de légitimation c’est toujours : on ne peut pas ! comme disait Rocard : on ne peut pas accueillir toute la misère du monde. C’est bien vrai. Mais personne ne lui demande ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas. On ne peut pas distribuer nos richesses au reste du monde. On ne peut rien. C’est vrai, et c’est ça le masque de légitimité de la souffrance : on ne peut pas. Ou alors on peut envoyer des colonnes humanitaire qui calmeront la chose, ie son spectacle. Il faut ôter à la souffrance son masque de légitimité. C’est plus important que la montrer. Quand la souffrance est montrée, elle l’est du maintien de l’intérieur de son masque de légitimité : voyez comme c’est terrible on n’y peut pas grand-chose, ou même : soyez content d’être là vous êtes. C’est l’élément corrélatif inévitable du codage des situations par le rapport moyen – fin. S’il y a des situations de l’intolérable, elles ne peuvent pas être perçues dans le rapport moyens fin, elles doivent être extirpées du rapport moyen fin et être examinées du principe csq.. Dans ce cas, vous êtes tenus à l’impossible, c’est même généralement le cas. C’est la source de toute création véritable. Ça se termine par : le retour éternel de l’entêté portefaix porteur de. justice. Le mot éternel vient à sa place. Retour éternel veut dire que si vous avez fait tout cela, si vous avez pris acte de l’assaut glacé (dissolution de tout dans les rapports marchands) si vous avez vu que cette dissolution suppose une théorie de la nature humaine, donc une métaphysique de l’intérêt, une métaphysique darwinienne, si vous avez vu qu ceci est une déposition de la guerre et non pas du tout une instauration universelle de la paix, si vous avez su proposé dans cette circonstance et en vous tenant au centre de cette expérience qch comme un sens qui n’est pas une interprétation, si ce faisant vous avez assumé que la part de séparation que ceci vous inflige (l’incorporation dont le prix payé est la séparation), et si par là même vous avez dépossédé la souffrance de son masque de légitimité qui la couvre, alors qch va revenir qui est éternel. Qch reviendra à ce moment avec une indistinction entre revenir et apparaître. Revenir et apparaître sera la même chose. On ne saura pas si ça apparaît ou si ça revient. Ça apparaîtra comme si ça revenait, puisque c’est éternel. ce qui revient, c’est la justice. Le nom donné à cela, c’est la justice. Vous voyez comment nous parcourons, là, toutes les figures qui, depuis l’analyse de l’adversité, nous conduit finalement de l’intérieur à une figure de l’éternité comme retour, ie comme apparaître.

On pourrait faire la même chose sur la question de la liberté et l’appareillage formel, en examinant selon les mêmes méthodes le texte 5 : liberté, vérité sujet et corps, et puis vous pourrez le faire aussi sur la configuration subjective, l’axiomatique de l’absolu, en regardant les textes 1 et 4, sur l’axiomatique de l’absolu. Elle n’est pas simple, mais est déployée dans ces textes. Vous pourrez ainsi continuer ce que j’ai à peine commencé aujourd’hui.

Décembre 2004

Cette fois-ci je voudrais parler livre, livre mais en un sens qui propose une situation qui de surcroit nous intéresse, ou intéresse ce qui est ici notre propos.

Le 1er livre dont je veux parler, c’est celui qui narcissiquement est le mien, à savoir le livre qui s’appelle le Siècle. C’est dans notre question, certains d’entre vous savent d’où il sort, puisque il correspond à 3 années de séminaire, 1998-2001. Autour de la charnière des 2 siècles ont été consacré au bilan du 20ème siècle, ce qui est récapitulé en 13 chapitres dans ce livre. Simplement, je vous lis la 4ème de couverture, qui vous donnera en écho et en anticipation la tonalité de ce livre : « le 20ème siècle a été jugé et condamné : siècle de la terreur totalitaire, des idéologies et utopies criminelles illusions vides, génocide, des fausses AG, des abstractions partout substituée au réalisme démocratique. Je ne souhaite pas plaider pour un accusé qui sait se défendre seul, je ne veux pas non plus comme Franz des Séquestrés d’Altona proclamer « j’ai pris le siècle sur mes épaules, et j’ai dit : j’en répondrai ». Je veux seulement examiner ce que ce siècle maudit, de l’intérieur de son propre devenir a dit qu’il était. Je veux ouvrir le dossier du siècle tel qu’il se constitue dans le siècle, et non pas du ôté des sages juges repus que nous prétendons être. Pour ce faire, j’utilise des poèmes, philos, pièces de théâtre, tout un matériel que d’aucun prétendent désuets où le siècle déclare en pensée sa vie, son drame, ses créations, sa passion. Je vois alors qu’au rebours de ce jugement prononcé, la passion, la passion du 20ème siècle n’a nullement été celle des imaginaires ou des idéologies,  encore moins une passion messianique. La terrible passion du 20ème siècle a été contre le prophétisme du 19ème siècle, la passion du réel. Il s’agissait d’activer le vrai ici et maintenant ». Ça se trouvera, mais pas pour Noël, il est soustrait aux festivités. Il ne fonctionnera pas comme fin mais comme début !

Le 2ème livre dont je veux parler est celui de MBK, Événement et Répétition. Je ne sors pas complètement du narcissisme, puisque j’ai écrit la Préface, c’est un peu aussi comme une interlocution entre moi et moi-même. Il a sorti ce livre en même temps que l’Affect. C’est le même livre. Je vous lis les chapitres : ontologie, infini, représentation puissance événement, Hegel et la bonne présence, virtuel imagine et science, possible et imaginaire, virtuel et vérité, du sujet, sujet révélé, sexe et vérité, de l’événement de la jouissance à la jouissance de l’événement, épilogue : événement et relation. Comme la préface est de moi, ce livre est entre 2 adresses : la mienne à MBK, l’adresse de MBK à moi, qui est la réponse, à quoi ? à de sévères réprimandes !

Pourquoi je parle de ces 2 livres en même temps, et je les noue dans qch que je déclare être une signification d’actualité ? Eh bien parce que le livre de MBK est à certains égards une sorte de commentaire amplifié de l’EE, donc directement articulé sur ce que j’ai pu dire à un moment donné, et il en est en même temps une transmutation, transformation. Il y a des mot d’aujourd’hui ais aussi de Deleuze. C’est une méditation d’un jeune homme d’aujourd’hui sur qch qui a eu lieu et dont il a été brutalement saisi. Ce livre témoigne de ce saisissement et d’une construction propre. J’ai le sentiment curieux d’avoir été trempé dans un bain que je ne connais pas complètement, qui est qch d’aujourd’hui et dans lequel je figure à un titre qui est aussi une  altération ,mais une altération au bon sens du terme. La manière dont je déchiffre ce symptôme (la parution quasi simultanée de ces 2 livres) c’est que est en train de se produire souterrainement qch comme le croisement en un point de 2 générations séparées. C’est pas un phénomène exactement filiation, si c’était filiation ce serait moins séparé. Ce serait l’enchaînement qui à 20 ans d’écart fait que le relais est pris par la génération qui suit. C’est un phénomène plus complexe, qui est la conjonction de 2 bords d’un intervalle finalement en partie vacant. Comme si il y avait eu la génération des années 60, appelons-là comme ça, et puis il y a eu autre chose, que je ne qualifierai pas, et puis il y a encore autre chose, séparé dans le temps par cette chose intermédiaire, et que cet autre chose demande au fond comme un abri et une transfiguration à ce qu’il y avait non pas immédiatement avant elle mais encore avant. Je suis convaincu qu’on peut l’observer dans de nombreux domaines. Je le prends là car c’est en quelque manière flagrant, courageusement explicite. C’est une revendication explicite : se reconstituer sur un horizon dont il a expérimenté que en trajectoire ce n’était pas le sien. Ça a aussi une signification politique : c’est un renouement ou une réinterrogation d’un épisode qui avait en quelque manière sombré ou était devenu obscur, et qui est  repris, réinterrogé, réaménagé dans une dimension nouvelle. Nous sommes dans un moment… tout ce qui est important arrive au départ comme invisible, tout ce qui arrive en fanfare est insignifiant (Nietzsche a dit que les véritables événements arrivent sur des pattes e colombe, on le voit pas venir : ils vont s’emparer de la scène sans avoir été anticipés ou prévus). Dans cette dimension de la discrétion essentielle, je vois se configurer cela. Une transmission, mais entre transmission et création il n’y a pas de différence :  quelque chose est repris, reformulé,  à travers un écart. Ce n’est pas une transmission de type traditionnel entre paternité et filiation. Je vais encore dire que je suis le vieux, comme je l’ai dit la 1ère fois ici. Si on veut que ce soit paternel, c’est grand paternel. Et donc qch des adultes intermédiaires est court-circuité. C’est une dimension profonde de la jeunesse que le rapport à ce qui est 2 générations avant. Je le sens comme qch qui arrive, et qui va nous arriver, qui va nous arriver, ie le renouement historique de qch avec quoi ceux qui actuellement tiennent le haut du pavé avaient cru en avoir fini une fois pour toutes, et qui justement, et c’est sa loi propre, va réapparaître là où on ne l’attend pas, ie dans une figure de jeunesse improvisée. Observez finement les situations, et vous verrez que ce n’est qu’un exemple, dans le champ de la philosophie fondamentale. Cet exemple doit être pris vraiment comme emblème ou symptôme. C’est aussi dans notre méthode, qui est de prêter attention aux points presque invisibles de la nouveauté, ie à ce qui apparaît sans être dans la puissance de son apparaître.. Peut-être après tout est-ce là que commence réellement le nouveau siècle. Le siècle ne va continuer comme ça pendant longtemps, quand même. Ça ne peut pas continuer comme ça. Le nouveau siècle doit encore commencer. On est encore à mon sens dans le chaos de ce commencement, on est encore dans la nuit préliminaire, rien ne s’est encore vraiment levé. Imaginez que ce siècle continue comme cela pdt tout un siècle, ce serait une image du temps assez décevante. Mieux vaut penser que il se cuisine qch dans l’obscur du nouveau siècle, et que il va y avoir une levée, et cette levée sera une synthèse disjonctive (parlons comme Deleuze). Ce dont je vous parlais c’est dans cette forme là. C’est une synthèse, une conjonction, un art électrique entre 2 choses qui sont écartées, qui ne sont pas dans un régime de transmission naturelle. Peut-être cet écart ouvre-t-il quelque chose pour un siècle digne de ce nom.

 

Reprenons notre grande trajectoire dans son moment inaugural et que j’ai appelé analytique de l’adversité. L’analytique de l’adversité est au fond qch comme constituer et trouver le nom de ce à quoi nous avons l’intention de nous soustraire. Trouver, nommer l’adversaire, mais à travers cette nomination identifier le champ auquel nous voulons nous soustraire de telle manière que qch de nouveau advienne, advienne à la pensée. Cette question est une question d’une grande complexité. Elle est d’une gde complexité, et quand on la traite comme une question simple on est immédiatement fourvoyé. Si on croit que le réel adversaire de ce qui doit venir comme figure de notre émancipation, de notre création nouvelle, de notre liberté, si on croit trop tôt avoir saisi ce qui s’y oppose, alors on ne saisira pas même ce que c’est qui doit venir. Il n’y a pas de pire errance dans la découverte de ce qui nous est imparti comme tâche, comme création, que d’identifier trop tôt l’adversaire, ou l’identifier de façon convenu, ie dans le registre de la banalité de son évidence. Cette question de l’analytique de l’adversité doit être prise dans sa complexité. C’est pourquoi nous pouvons partir d’un des énoncés de Char, dans le texte 4, qui nous servira un peu d’exergue. Je la redis : aussitôt que la vérité trouve un ennemi à sa taille, elle dépose l’armure de l’ubiquité et se bat avec les ressources mêmes de sa condition. Ce sont les 2 extrémités de la phrase qui m’intéressent principalement.

C’est un point capital. Quand la vérité trouve un ennemi à sa taille, elle se bat avec les ressources mêmes de sa condition. C’est le même mouvement qui fait qu’on identifie l’ennemi et qu’on se bat avec les vraies ressources de sa condition. C’est une espèce de corrélation entre identification de l’ennemi et immanence vraie, qui est une corrélation frappante. Trouver l’ennemi à la taille de la tâche, trouver l’ennemi véritable, c’est la même chose ou c’est ce qui rend possible de travailler de l’intérieur des seules conditions du vrai. L’immanence de la proposition créatrice ou libératrice est liée, mais c’est ce lien qui est énigmatique, elle est liée à l’identification d’un ennemi comme à la taille de ce qui est en jeu. Philosophiquement, la corrélation étrange concerne une dialectique particulière de l’intérieur et de l’extérieur. Si vous avez découvert l’extérieur authentique, l’ennemi authentique, ce qui n’est pas vous, ce qui est hostile à ce que vous entreprenez, alors et du même mouvement, vous êtes à l’intérieur de vos propres ressources. Et inversement, nous le verrons, si vous êtes à l’intérieur de vos propres ressources, peut-être vous avez chance d’identifier l‘ennemi. Mais vous avez une corrélation entre intériorité et extériorité. Ce n’est que dans la justesse de l’… que vous avez chance d’être dans l’intériorité effective de ce que vous avez entrepris. C’est ça qui va nous intéresser un moment : éclaircir philosophiquement cette corrélation étrange entre l’immanence des ressources du vrai et la désignation véritable de l’ennemi. La question est d’autant plus compliquée qu’on ne peut pas partir de l’idée que cette question de l’ennemi est invariante. C’est un point assez essentiel. La question de l’ennemi est invariante. Si nous nous demandons : quel est par exemple l’ennemi de la science ? Prenons une procédure de vérité élémentaire, prenons ennemi, ressource propre. Évidemment, on pourra dire que en temps déterminé, l’ennemi de la science a été clairement l’obscurantisme religieux. La science elle-même s’est représentée à l’époque des Lumières dans ces termes ce qu’était son ennemi véritable. En dira-t-on autant aujourd’hui, non ? Ce n’est pas que l’obscurantisme religieux ait cessé d’être par bcp de côtés l’adversaire de la science, mais il a passé avec elle bcp d’accommodements possibles, finalement, et on pourra soutenir plutôt que le véritable ennemi de la science aujourd’hui, c’est l’empressement technique, c’est la soumission implicite et grandissante de la création scientifique à des impératifs immédiats d’effectivité, d’applicabilité, rentabilité etc… il est facile de se dire que l’ennemi sournois et à la taille de la création scientifique est moins cet ennemi archaïque qu’est. L’obscurantisme mais plutôt ce scientisme dérivé, capitalisé, que j’appelle l’empressement technique. Le fait que la temporalité scientifique est asservie à l’empressement technique. Ce que Platon appelait le long détour, le temps ne lui est plus laissé, ou consenti. C’est un changement de l’ennemi à la taille de la question posée. De même si on demande quel est l’ennemi de l’amour ? grande question ! quel est l’ennemi de l’amour ? On peut dire que ça a été pendant longtemps le familialisme archaïque, tous les récits étaient des rcits de contradiction entre amour et décision parentale, mariage obligé, et donc la liberté amoureuse avait à être conquise contre l’ordre de la circulation des femmes, l’ordre familial dans sa forme archaïsante. L’ennemi de l’amour a toujours été repéré de ce côté-là, dans les législations rétrogrades, les enfermement, et. il l’est encore. Mais est-ce cela qui est à la taille de la question aujourd’hui ? je ne crois pas. dans les pays où la question ne se présente plus ainsi, l’ennemi de l’amour est un sexualisme indifférent, le passage de l’échange restreint à l’échnage généralité. C’est le passage de la dimension familiale à la dimension commerciale de l’échange : tout le monde est sur le marché. De même que c’est l’empressement technique qui asservit aujourd’hui la nécessaire lenteur de la science, de même c’est la généralisation du sexualisme indifférent qui rend l’amour comme obsolète, qui en fait une figure détachée en vérité du sol de circulation sur lequel elle se trouve. Je dis ça pour montrer qu’il n’y a pas d’invariance de l’ennemi. L’analytique de l’adversité est une analytique des situations, elle n’est pas aisément structurale. C’est un point qui doit nous rendre attentif à la manière dont nous menons cette analytique de l’adversité. D’autant qu’on argue souvent des situations différentes pour légitimer des situations effectives. Par exemple on arguera des ennemis archaïques pour rendre invisible les ennemis modernes : c’est une technique propagandiste absolument courante. C’est tellement pire ailleurs ! mais notre ennemi c’est notre ennemi. La question de savoir si ce n’est pas pire ailleurs, ce n’est pas notre question c’est un argument inusable. Tenez vous tranquille car c’est pire ailleurs. Pourquoi nous tiendrions nous tranquilles parce que c’est pire ailleurs ? Nous sommes prêts à être avec ceux pour qui c’est pire ailleurs, bien entendu. Mais ça ne résout pas le problème que nous posons ici : quelle est l’analytique effective et contemporaine de l’ennemi ?

 

Je voudrais commencer à propos d’un exemple archi-connu, c’est l’exemple platonicien de la détermination par Platon du sophiste comme ennemi propre de la philosophie, comme ennemi à la taille, précisément, comme dit Char. Platon dirait volontiers : une fois que j’ai eu identifié le sophiste comme ennemi à ma taille, alors j’ai pu travaillé dans les ressources propres de la philosophie. C’est comme ça que ça marche, chez lui. C’est pour ça que cette question est si importante, structure de nombreux dialogues, que les sophistes sont omniprésents, qu’un dialogue entier est consacré à la question du sophiste etc... Nous avons chez Platon un exemple canonique de ce que c’est qu’une analytique de l’adversité : détermination du sophiste comme ennemi propre et à partir duquel, dans l’identification duquel on peut examiner les ressources immanentes de cette nouvelle discipline que Platon va appeler philosophie. On peut énumérer très vite les opérations platoniciennes de cette identification du Sophiste à partir duquel on a l’ennemi qui rend possible l’immanence.

D’abord c’est une identification discursive : sophiste, sophistique, ça va d’abord désigne un type de discours, un régime de l’énoncé. Il y va y avoir technique, des techniques, en réalité des techniques rhétoriques, argumentatives au sens rhétorique du terme, on va identifier des figures du relativisme indifférent, ces figures rhétoriques alignées à la possibilité de la démo de toute thèse et de tout contraire de toute thèse, et on va aussi identifier des appareils matériels (on est régime foucaldien : Socrate qui a tout fait a même fait du Foucault). La sophistique est un appareil dont on peut identifier les techniques, les figures types et les institutions matérielles. C’est ce que j’appelle l’identification par régime discursif.

En vérité, quand certains disent : l’ennemi, c’est le libéralisme, c’est le néo-libéralisme. Si on regarde de près, c’est une couche discursive. C’est identifier, de façon un peu systémique, des techniques de circulation de capital, de cet ordre, des appareils matériels, des discursivités particulières (du type hostilité aux services publics, privatisations généralisées, modernisation financière), on est dans cette strate là, c’est une strate qui est identification de l’adversaire comme régime discursif, comme système d’appareillage. Mais dans le cas de Platon, ça ne s’arrête pas du tout là : il y a identification des figures. Ce n’est pas suffisant de polémiquer contre un régime discursif, il faut mettre en scène des figures. C’est la méthode du personnage conceptuel. Nous avons des noms propres, des personnages, des gens, ce n’est pas simplement un régime discursif : nous avons des types différenciés. Protagoras, très différent de Gorgias, très différent de Calluclès, et Calliclès Thrasymaque et Prodicos présentent des nuances importantes. Tout ça, ce sont les sophistes, mais dans une analyse typique qui en fait des personnages différenciés et pas simplement réductible à l’espace discursif dans lequel ils se tiennent. Un sophiste n’est pas réductible à qch qui serait la sophistique. Platon est convaincu qu’on ne peut pas avancer très loin dans l’identification du sophiste comme ennemi, pour l’immanence de la philo, si on s’en tient à une identification génréale. Il fait faire entrer en scène des différences typiques. C’est la 2ème strate. C’est comme si vous entrez dans l’analyse différenciée de Bush et de Chirac. C’est des personnages politiques de la mondialisation libérale, c’est comme Gorgias et Calliclès : l’un est méchant l’autre moins, l’un très puissant l’autre moins, l’un grande gueule morale l’autre grande gueule nationale. Il y a toutes sortes de différenciations, et ces différenciations (dans la construction générale de ce qu’est un sophiste) elles sont pertinentes, ce ne sont pas simplement des amusements extérieures. Pourquoi ? Parce que vous avez besoin d’une analytique des figures pour introduire dans la strate discursive sa multiplicité propre. C’est le niveau des figures qui va indiquer, qui va porter le fait qu’il n’existe pas de régime discursif intégralement homogène. Vous devez le saisir, y compris dans l’analytique de l’adversité, dans sa multiplicité singulière. Et si vous le saisissez pas cette singularité dans le multiple, vous allez la manquer. Ce qui est pour nous une indication importante : on ne peut pas s’en tenir à la strate discursive. Il faut tenir compte, intégrer sa diversité immanente, en l’occurrence des personnages, figrues, types, car on le verra l’ennemi est utile aussi par sa diversité. Dès qu’on a un ennemi à la taille, alors on peut travailler dans ses ressources propres. Sans ennemi il n’y a pas d’immanence. Mais comment, à quelles conditions, à quel prix ? Platon nous dit déjà : régime discursif, certainement, mais multiplicité typique.

Il y a une 3ème strate, importante, mais qui va passer aussi à travers la question du personnage, qui est la question de la subjectivation. Ie bien entendu il y a multiplicité typique et strate discursive, mais finalement quelle est la production subjective de cet ensemble ? Alors là, ça passe par l’analyse du public, des effets publics, pas simplement du discours et des personnages qui portent ce discours. Mais de l’effet public de la discursivité portée par les personnages. C’est : quel type de subjectivation induit la sophistique chez les jeunes gens auxquels elle s’adresse. Pourquoi ça marche ? On ne peut pas comprendre si vous n’avez pas une doctrine de la subjectivation. C’est la 3ème strate. Et elle est très importante, car vous ne pouvez  avoir de doctrine pertinente ou efficiente de l’adversité si vous ne comprenez pas que l’ennemi c’est aussi est aussi une figure de subjectivation. Quel type de figure de subjectivation ? Comment elle s’articule à celle que vous êtes, ou dont vous êtes porteur ? C’est un autre pb. Il faut toujours concevoir que ce que vous disputez à l’ennemi ce sont des sujets. Vous les lui disputez, ça Platon est merveilleux car il le met en scène. On va se disputer les jeunes gens avec Gorgias, Prodicos, Thrasymaque, Calliclès. On va se disputer les jeunes gens, avec toute la bande, mais si on se les dispute c’est qu’il y a la possibilité d’une subjectivité si je puis dire antagonique. Les sujets peuvent être partagés, divisés, en compétition avec la figure discursive portée par ces personnages typiques.

Et enfin le dernier point, point tout à fait révélateur, régulateur et décisif, c’est à la fin des fins le régime d’incommensurabilité. Il y a entre le sophiste et Socrate un moment où il faut faire apparaître un point d’incommensurabilité. Qu’est-ce que j’appelle un point d’incommensurabilité ? c’est un point qui fait que à un moment donné, vous n’avez plus d’espace discursif ou d’espace de pensée dans lequel entre le sophiste et vos il y ait une mesure commune. Il faut parvenir au point où il n’y a pas de mesure commune. C’est bcp plus que de dire qu’il  y a une contradiction. En réalité, dans la tradition dialectique, la contradiction est une mesure commune. Sa maxime est l’unité des contraires. Si vous avez unité des contraires c’est que à l’intérieur même de la figure antagonique de la contradiction vous relevez une figure commune. Tandis que dans le cas de la construction platonicienne de l’ennemi, il faut parvenir au point où il n’y a pas de mesure commune, et par csqt il n’y a même pas de contradiction à proprement parler. Je ne dis pas que ce soit simple à comprendre C’est de cela qu’il s’agit : qu’est-ce que c’est qu’un rapport qui n’est pas même un rapport fut-ce dans la forme de la contradiction ? Ce point c’est lui qui est construit avec les strates antérieures :

- à travers l’élément discursif, l’élément des discours

- à travers l’élement des figures (la confrontation des figures)

- la confrontation des subjectivations (là c’est le public va se prononcer).

A travers tout cela, vous devez construire un point d’incommensurabilité. A ce moment là, vous êtes renvoyés à l’immanence, car s’il y a un tel point, vous ne pouvez le faire valoir qu’à l’extérieur de ce qui vous a été donné comme ennemi et dans une intériorité stricte à votre procédure.

Je voudrais citer sur ce point, car il est décisif… Nous ne sommes pas dans le schéma dialectique, dans sa figure traditionnelle. Nous ne sommes pas dans l’unité des contraires ou structuration en négativité de l’espace commun de la contradiction. On est dans cette idée de l’ennemi essentiel, corrélé à l’immanence. On part de la contradiction, elle n’est que le point de départ. Il y a contradiction, car il y a des sujets disputés, il y a des discursivités contradictoires, des arguments pour et contre. On part de la contradiction, mais on part non pas du tout pour qu’elle soit relevée, synthétisée, mais pour qu’elle soit abandonnée. Le point d’incommensurable, c’est ça, c’est quand on s’aperçoit qu’il n’y pas même la contradiction qui puisse nous lier à l’ennemi véritable, l’ennemi authentique. Dans les dialogues de Platon, en particulier pour Calliclès et Thrasymaque, ça prend la forme suivante : l’adversaire est obligé de se taire. A un moment donné, il se réfugie dans son coin en bougonnant. C’est curieux, vous remarquerez que les sophistes ne reconnaissent pas leur défaite. Ils auraient du être illuminés par l’universalité ascendante de l’esprit, et après une bataille sévère, passer dans l’élément nouveau qui ferait qu’ils reconnaîtraient leur défaite. Ce n’est pas ça : il part dans son coin, il est exactement comme au début. Il n’a pas changé, l’un n’est pas défait et l’autre victorieux. Vous n’avez pas un espace contradictoire. Vous avez en réalité la constitution d’un nouvel espace non contradictoire, qui est l’espace de l’immanence philosophique, à l’extérieur duquel a été progressivement déjetée ou déplacée la figure antagonique, la figure de l’ennemi. C’est ce que j’appelle la construction du point d’incommensurabilité. C’est probablement la plus grande question politique qui nous est posée. La grande question est : y a-t-il un équivalent en politique de cette construction du point d’incommensurabilité ? Les notions de rapport de force, de rivalité pour le pouvoir, de triomphe électoral, ne sont pas pertinentes. C’est comme si Socrate disait à la fin d’un dialogue : votez pour moi ou pour Calliclès : ce ne serait pas adéquat,  ce n’es pas la procédure. S’il était élu par 82% des voix, on n’aurait pas le sentiment qu’il ait vaincu de son point de vue. Le point n’est pas d’obtenir l’assentiment des jeunes gens, mais de les installer ailleurs, ie que à un moment donné ils soient eux-mêmes constitués à partir du point d’incommensurabilité. Cela va se manifester par le fait que finalement ils vont laisser le sophiste dans son coin, tout seul, ayant perdu la capacité de continuer la discussion. Donc discours, figure, subjectivation et incommensurabilité.  C’est la position fondamentale qu’on peut descriptivement tirer de Platon.

Mais il y a un point surnuméraire, très intriguant, qui est le point de ressemblance. Quand on lit naïvement les dialogues de Platon où Socrate discute avec les sophistes, quand on les lit, ce qu’on trouve c’est des moments où ils sont indiscernables. Pour ce qui est d’utiliser des arguments tordus, des sophisticailleries invraisemblables, étymologies douteuses, des causalités inopérantes, Socrate est imbattable ! il y a des moments entiers où on se dit : est-ce qu’il n’est pas simplement en train de jouer au plus malin avec l’autre. A sophiste, sophiste et demi. Si tu veux t’engager sur une controverse nébuleuse pour savoir si le juste est plus heureux que le fort ou le contraire, tu vas me trouver ! Il y a des passages où il est en train de rouler l’autre dans la farine par des méthodes extraordinairement douteuses ! il faut intégrer ça à la question. Quelle est la position de la ressemblance avec l’ennemi désigné ? L’ennemi ce n’est pas n’importe qui. Il nous est intimement nécessaire, et en plus il varie, il n’est pas structurellement désigné. Donc une partie de la possibilité de l’immanence pratique est suspendue, semble-t-il, à la désignation et à la constitution essentielle de cet ennemi là. En un certain sens, sophiste, on n’est pas sur que ça existait vraiment avant Platon, comme catégorie, comme désignation, comme nom, donc comme entité unifiée. Il y avait des gens de toute sortes qui se baladaient et se faisaient payer pour apprendre aux jeunes gens à tenir des beaux discours dans les assemblées politiques. Mais c’était comme ça. La constitution de l’ensemble de ces gens sous le nom de sophiste comme une catégorie pertinente au regard de laquelle l’immanence philo va se déployer est un opération platonicienne. On peut soutenir que les sophistes n’existent que par la rétroaction de l’opération par laquelle la philosophie les constitue comme ennemi propre. C’est ce qui a fait leur singularité historique. Quand on dit :  tu es un sophiste, on est l’héritier d’un marquage inaugural par lequel on veut dire tu n’es pas dans la vérité, tu raisonnes de façon fallacieuse etc… ON au une constitution. Ce point de constitution se fait sur un horizon de ressemblance ou proximité. Il ne se fait pas dans la figure de l’éloignement le plus grand, pas du tout. On aurait pu penser que la philo allait se constituer contre les magicien ou contre le discours religieux officiel. Ce n’est pas ce qui se passe, elle se constitue contre la figure du sophiste qui lui est particulièrement proche, au point que quantité de gens intègrent la sophistique dans l’histoire de la philosophie, comme une des possibilités ou des virtualités que les grecs ont ouvertes.  Il y a des thèses de Cassin, et déjà de Nietzsche. Nous devons ajouter aux 4 caractérisations discursives, figurales, subjectivantes et d’incommensurabilité, une détermination supplémentaire et paradoxale, qui est que ceci se fait dans l’élément de la proximité. Ceci se fait par qch qui par certains traits est comme vous, vous allez le situer dans l’extériorité la plus radicale, le constituer comme votre ennemi, mais  sur un fond originaire de ressemblance. Autrement dit, les ennemis fondamentaux sont des proches. Les ennemis mortels sont des proches. Tout le monde le sait ! Qu’est-ce qu’on en a affaire, des gens qui sont loin ! Ce sont peut-être des ennemis, mais si on n’est pas au contact… A un moment donné, l’ennemi absolu de Robespierre, ce n’est pas du tout le monarque  prussien ou russe auquel on fait la guerre. Mais l’ennemi véritable, l’ennemi intime, c’est Danton. Celui qui est tout près. Ça ça s’est répété constamment. Même là, dans le cadre de R et D, c’est en stratégie, mais comme vous savez ça se répète en farce. Quel est l’ennemi intime et quotidien de Chirac ? Quel est celui auquel il ne cesse penser ? Ce n’est pas ce brave Hollande, quand même, c’est évidemment mais le ténébreux  Sarkozy. Si la guillotine était encore là, c’est lui qui y passe ! C’est la répétition en farce de ce qui s’est passé en tragédie dans les révolutions, mais l’ennemi dans la situation ie celui qui constitue votre immanence détaillée, véritable, est dans un régime de proximité. Ie vu du dehors, il est votre semblable. Vous imaginez que pour un émigré parti à Londres vers 1790, les différences entre Robespierre, Hébert et Danton, c’était de la dentelle, c’était un ensemble de gougnafiers épouvantables, et s’ils s’entretuaient tant mieux. En situation il y a toujours un moment où la construction du point d’incommensurabilité se fait dans l’élément de la proximité. Il y a bcp d’exemples terribles de ça. Exactement comme René Char en témoigne lui-même : les épisodes les plus terribles, les plus dramatiques de son être de résistant, c’est la confrontation avec les traîtres locaux. Les Allemands bien sûr, mais les traîtres et les miliciens, voilà la grande affaire. Et toute résistance tue plus de collabo que d’envahisseur. C’est une loi générale. Pourquoi ? Car sans le collaborateur, l’envahisseur n’est rien, tout le monde le sait, il ne tiendrait pas le coup, quelle que soit la situation ou le pays. Il tiendrait le coup un moment. Et en même temps il est le proche, il est celui qui est d’ici. C’est avec lui que le procès de construction de l’immanence de la résistance va se faire. La résistance doit faire savoir qu’on ne doit pas être collaborateur. Et elle le fait savoir par les moyens qui sont les siens. Si elle n’est pas en état de rendre impossible ou absolument terriblement coûteux d’être collabo, elle ne se constituera pas comme résistance subjectivée, comme résistance effectivement reçue comme telle, et identifiée comme telle dans l’espace du pays. C’est des points importants, qui  concernent la question de la constitution de l’ennemi. Il y a 4 traits plus un :

- il y a discursivités incompatibles ou contradictoires

- il y a des figures hétérogènes

- il y a des subjectivations partagées, opposées

- il y a la construction d’un point d’incommensurabilité qui va trancher le rapport entre immanence et adversité

- il y a en plus ce point de proximité, énigmatique et rationnel qui fait qu’on peut dire que la construction de l’ennemi, de l’adversité, est au fond la combinaison entre proximité et incommensurabilité. C’est la dialectique véritable, qui n’est pas une dialectique : produire une combinaison entre extrême proximité et incommensurabilité. L’existence d’un point d’incommensurabilité n’est lisible comme point que s’il sépare une proximité. Finalement, il y a un moment où c’est d’une coupure dans la proximité que se déploie l’incommensurable, ie la condition sine qua non pour qu’il y ait espaces hétérogènes, ie qu’il y ait immanence réellement séparée, qui n’a plus affaire, qui n’a plus affaire qu’à elle-même, ses propres ressources, par rapport  à une extériorité adverse. On peut appeler ça la différentielle, dans l’analogie mathématique : de l’ordre de l’infinitésimal et de l’ordre de la différence ou de la coupure. C’est qch qui combine un élément de continuité et élément de discontinuité. Qch qui opère au plus près et opérant au plus près constitue le plus loin.

On peut récapituler tout ça ou le lire autrement en regardant de près la définition que Platon donne du sophiste. Car ceci aboutit à une définition explicite de l’ennemi, du sophiste. Vous la trouvez à la fin du dialogue qui s’appelle le Sophiste. Ça en est l’avant-dernière phrase. La dernière phrase, c’est celle du béni oui oui de service, à qui on demande : est-ce que c’est pas ça la bonne définition ?  et qui répond certainement ! C’est une péroraison dont l’intensité dramatique est un peu faible. Mais Platon dit : cette fois, cette question du sophiste, je l’ai réglée. On termine par une définition explicite et puis parfaitement. Avant, la question du sophiste est errante, omniprésent et errante : on a discursivité, les figure, les ressemblances, le point d’incommensurabilité, mais tout ça est dans le multiple. On a Thrasymaque, on a Calliclès, on a Protagoras, on a Gorgias, traités différemment. Protagoras et Gorgias sont traités avec grand respect, Calliclès et Thrasymaque pas du tout. Le Sophiste est un dialogue tardif. Là il a l’intention de dire que c’est réglé, car je vous donne une définition. Cette définition, je vous la donne. On va voir si vous vous allez dire parfaitement. Je l’ai retraduite, d’habitude on y comprend rien. « Voici les ingrédients de ce dont on peut dire que c’est dans la plus certaine acception de la formule la « race et le sang » (citation homérique) du sophiste authentique. Une technique de la contradiction qui, assumant la part ironique de ce qui ne se fonde que sur l’opinion,  relève de la mimétique ; et qui, assumant la dimension du simulacre, relève de la production des images. En somme cette section de la production anthropologique qui, dépourvue de tout caractère divin, situe dans les seuls discours sa magie propre ». Et l’autre dit : ah ben oui ! C’est un veinard ! Et je vous assure que j’ai vraiment clarifié la chose ! Qu’est-ce qu’il y a là dedans, dans cette définition ? Vous voyez bien que on repère comme ça toutes les strates.

- c’est en 1er sens un certain régime discursif (c’est une certaine technique de la contradiction) c’est aussi une certaine technique de l’ironie (qui est un propos de proximité, vous connaissez l’ironie socratique) et cette ironie est une ironie singulière, car elle est du côté de l’opinion. Ça c’est l’aspect régime discursif.

- par ailleurs, c’est qch qui du pont de vue de sa typologie et de ses figures subjectives renvoie à une zone de l’imaginaire. C’est à la fois une certaine disposition de l’usage des images, assumant la dimension du simulacre, et c’est aussi un certain régime de production des images. C’est  la fois instrumentation et production des images. Donc on pourrait dire que le type sous-jacent est en définitive la captation par l’image.

- enfin, le point d’incommensurabilité est ici donné dans la formule très curieuse que c’est anthropologique et pas théologique. C’est là que c’est vraiment incommensurable à ce que va être la philosophie. Et ce caractère anthropologique se manifeste comment ? par le fait que les effets magiques, les effets thaumaturgiques de la sophistique se situent exclusivement dans les discours. Donc il y aun lien entre le fait que ça se situe que dans les discours et le fait que ça n’a aucun caractère divin.

On reconnaît le système général des traits, et aussi points de ressemblance.

- une technique de contradiction, ça existe chez PLaton

- la part ironique ça existe aussi,

- la production des images, on en trouve tant qu’on veut chez Platon, mythes, images allégories.

donc la thématique de la ressemblance est aussi donnée. Et le point d’incommensurable est réduit dans le texte tel qu’il est … Vous remarquerez qu’on n’oppose rien aux images : le texte ne fait aucune allusion au fait que c’est du côté de l’image et pas du côté de l’idée, ou que c’est du coôté de l’image et pas du côté du réel. Non. On dit simplement : c’est du côté des images. Le point d’incommensurabilité, il est juste sur c’est anthropologique et c’est dépourvu de tout caractère divin. C’est la conclusion dernière de Platon sur les sophistes, jusqu’aux Lois. Les Lois ce sera plutôt de l’ordre : finalement, les sophistes, ça relève de la peine de mort. ça sera pas rigolo. Là on est encore dans la coexistence définitionnelle. Le vieux Platon, les sophistes ça relève de la loi : évolution importante et ténébreuse. La question est réglée par une définition où on reconnaît les traites constitutifs de la définition platonicienne de l’adversaire et finalement la concentration de ça sur la combinaison entre incommensurabilité et proximité, qui est au fond ici la coexistence de l’ironie, commune aux 2, donc de cet aspect du traitement de la langue qui se distancie de son usage courant, qui se met à distance de l’usage courant de la langue, c’est l’ironie. ça c’est en partage, avec le point d’incommensurabilité qui passe entre discours anthropologique ou discours humain et élément divin. Il faut faire avec ça, c’est ça la construction. La conclusion qu’on peut en tirer de prime abord, la conclusion, c’est que la définition platonicienne du sophiste, si on la rapport à notre travail, qui est de savoir quel est le rapport entre constitution ennemi et constitution immanence, sur cet exemple on voit que à la fin des fins ça se resserre, ça se resserre autour de l’identification du point de ressemblance principal et du point d’incommensurabilité décisif. Ou est-ce que c’est la même chose, et  ou est-ce que cependant c’est pas la même chose. C’est obscur car rien ne prépare à ça : dans la définition, le point d’identité c’est ironie, le point d’incommensurable c’est le divin. On n’est pas aidé ! On n’est pas aidé. Le divin, en plus il n’en a pas été question avant dans le reste du dialogue. Il arrive comme un cheveu sur la soupe. Il signifie autre chose, ça désigne la totalité du lieu nouveau à édifier. C’est le nom de l’immanence philo. C’est la seul qu’on trouve, qch de divin, qui n’est pas réduit au langage, qui n’est pas réduit au langage, c’est ça qu’il s’agit de constituer dans l’extériorisation du sophiste. Ce que nous dit Platon : c’est si vous voulez autre chose que la sophistique, identifier le sophiste comme adversaire, vous devez vous établir dans une registre qui est à proprement parler inhumain. C’est ça : c’est l’inhumanité constitutive qui est désignée négativement comme  ce qui n’est pas anthropologique. Et qui est désignée positivement comme élément divin. Mais ça ne se rattache nullement à un dieu. En définitive, la leçon de tout cela c’est que au fond le sophiste c’est quoi ? c’est la pensée réduite à l’anthropologie, c’est la pensée réduite à l’humanité, c’est la pensée entièrement rassemblée dans l’élément de l’humanisme. C’est les discours, les opinions, l’anthropologie. C’est ça la sophistique. C’est pas que ce soit faux, l’élément important. La question du faux n’est pas vraiment désignée : il y a l’image, le simulacre le faux semblant, c’est pas opposition vrai et faux, c’est la question  de l’opposition anthropologique et  du divin.  C’est autre chose, et ça désigne ce mouvement par lequel pour qu’il y ait philosophie, il faut que la pensée ait affaire à autre chose que l’anthropologue. Pour qu’il y ait philo, il faut désigner comme ennemi de la philosophie quiconque considère que l’immanence aux discours humains est suffisante. Pourquoi j’insiste sur ce point ? parce que c’est un problème contemporain. Que pouvons nous envisager, tolérer, accepter ou ne pas accepter comme figure immanente à la pensée de l’inhumain ? Nous verrons que à la fin des fins, tout le problème est là. Tout le problème de la constitution de l’adversité, de l’immanence c’est : quel est exactement la figure d’inhumanité appropriée à la situation contemporaine de la pensée, qui constitue en réalité l’opinion dominante contemporaine (humaniste, démocratique etc…) comme en réalité une sophistique contemporaine ? Le paradigme platonicien est non répétable mais il nous indique métaphoriquement ce point : en définitive, la séparation à opérer, qui se donne dans la constitution de l’adversaire, c’est toujours en fin de compte lié aux figures transhumaines de l’humanité (alors c’est une question entièrement ouverte par N dans la question que homme doit être surmonté, que la figure de l’homme sans Dieu est le surhomme, c’est aussi un motif récurrent du 20ème siècle, à savoir la thématique communiste de l’homme nouveau, mais l’homme nouveau est celui qui surmonte l’homme, qui traite l’homme comme un matériau, l’homme capable de traiter l’homme un matériau, cela est obsolète aujourd’hui, vaincu, périmé mais ressort sous la forme d’une question). S’il est vrai que philosophie en un certain sens veut dire la capacité transhumaine de l’humanité, la capacité de la pensée à intégrer à elle-même, dans les créations qui sont les siennes, qch qui n’est pas déjà là dans l’humain. Ou si vous voulez le passage de l’humain comme donnée à humain comme programme, ou comme possible. C’est déjà à l’œuvre dans la définition très singulière de la sophistique ramenée d’une certaine façon à une anthropologie et délimitée à l’extérieur de la philosophie à partir du seul critère qui fait que e l’anthropologie est insuffisante.

 

A partir de là, nous prenons un virage pour nous instituer dans des parages plus contemporains. Quelle est la difficulté considérable dans le monde contemporain de ce propos de cette constitution de l’adversité ? Les noms pour désigner l’ennemi il y en a tant qu’on veut, dans les 2 camps. Vous pouvez dire : capitalisme, mondialisation, libéralisme. Ce qui se rassemblera philosophiquement dans l’idée que l’ennemi a pour forme générale le système économique. De l’autre côté, l’ennemi c’est étatisme, archaïsme, contrôle, impôts, services publics rouillés, fonctionnaires en surnombre, travailleurs qui ne font rien et chômeurs trop payés. Il faut que la modernisation y mette fin. Dans ce cas là, ce qui est identifié comme ennemi, c’est au fond toute les formes pas lesquelles les taches centrales de l’État est conçu comme de remédier tant bien que mal aux inégalités. Ce qu’on pourrait appeler le caractère fonctionnel de l’État dans le champ de l’inégalité sociale. C’est l’ennemi absolu.  La tache de l’État n’est aucunement de se faire le rebouteux des inégalités, et que au contraire il doit laisser le champ ouvert à la dynamique générale, certes inégalitaire mais productive. Si vous êtes du côté de l’homogénéité républicaine, par exemple, vous allez avoir comme nom de l’ennemi : lobby, communauté, privilèges, classes etc… Vous allez vous en prendre à ce qu’on pourrait appeler les modules de la représentation, les particularismes et la représentation des particularismes. Si vous êtes. De l’autre côté, vous allez dénoncer l’homogénéité abstraite, égalitarisme, le mélange inconsistant. Vous désignez l’ennemi dans les figures de la présentation immédiate de la multiplicité. On peut donc dire et trouver des noms en pagaille (cf les listes au dessus), qui à chaque fois se présentent comme constitution de l’adversaire, mais on pourrait déjà proposer des schèmes synthétique : système économique, représentation, présentation, centralisation. Ce sont des schèmes qui subsument des mots empiriquement utilisés pour la désignation de l’adversaire. Donc  on ne peut pas dire que le champ général de l’analytique e l’adversité soit dépeuplé. Il est au contraire surabondant aujourd’hui, et c’est une caractéristique de la situation présente que cette surabondance. Quelle est la difficulté ? La difficulté n’est donc pas qu’on aurait affaire à un univers fermé et totalité à l’intérieur duquel les désignations conflictuelles et la désignation d’ennemis seraient absentes. Ce n’est pas du tout le cas, en apparence. La difficulté considérable, c’est que l’opposition est un concept interne de l’ordre existant, et c’est même un concept majeur. S’opposer à, constituer un adversaire, c’est expressément une thématique  immanente à l’ordre existant. Et en politique, nous le savons, en définitive le jeu est le jeu de la majorité et de l’opposition. Par définition elles s’opposent. On connaît les catégories subsidiaires de tout ça : droite te gauche, on peut les extrémiser, pousser le gauche jusqu’à l’extrême gauche et la droite jusqu’à l’extrême droite. Mais en un certain sens, la règle du jeu est la même. La droite va faire propagande sur le fait que la gauche fait le lit de l’extrême gauche, la droite va faire propagande sur le fait que la droite fait le lit de l’extrême droite. Donc les 2 extrêmes jouant leur jeu propre vont chercher à montrer simultanément à montre qu’ils sont l’identité véritable de la droite ou de la gauche, comme le dit l’adversaire, et vont tenter de s’allier avec leur voisin pour avoir une chance de participer au mouvement général. Ce jeu à 4 est un sport dont on peut décrire les règles formelles, véritablement. Vous avez les dualités constituantes et leurs extrémismes propres. Et vous verrez que toute figure extrémiste est constamment divisée, c’est ce qui fait son instabilité, entre la nécessité de s’identifier elle-même comme étant l’essence du voisin opportuniste, et en même temps la nécessité de s’allier avec lui pour conquérir des positions de pouvoirs. C’est pourquoi les extrêmes sont instables, car il est de leur essence de jouer le même jeu, mais de le jouer dans une dimension qui fait qu’elles sont nécessairement tiraillées entre un essentialisme qui fait qu’elle se présente comme l’essence de l’opposition, la seule vraie opposition. L’extrême gauche n’est jamais que la vraie gauche. Ça c’est l’essentialisme. D’un autre côté, si on ne s’allie pas avec la gauche, on est un peu seul. Même chose pour l’extrême droit, la ligne fondamentaliste : on est l’extrême droite, ie l’essence éternelle de la vraie droite. La droite est à gauche. Oui, mais si on veut devenir président du conseil général il faut se rallier à la droite. Ce jeu là est significatif d’un point qui est propre à notre univers politique depuis un siècle, sous des formes différenciées, qui est que l’opposition, l’identification de l’adversaire, est interne au système politique. On pourrait montrer que ce n’est pas seulement une question politique. Par exemple, en esthétique, s’opposer à l’esthétique dominante est interne à l’esthétique contemporaine. Il n’y a pas de possibilité d’un propos esthétique qui ne soit le propos de subversion de l’esthétique existante. En réalité, là aussi, l’opposition est immanente au procès lui-même comme définissant son essence. Ce n’est pas du tout comme chez les classiques. Les classiques étaient sous l’idéal d’imiter des anciens paradigmatiques dont ils avaient admis une fois pour toutes qu’ils étaient beaucoup mieux qu’eux, et qu’on pouvait tout au plus essayer de les répéter. Au contraire, aujourd’hui, n’importe qui qui se lance doit faire la preuve qu’il subvertit radicalement tous les modules antérieurs de la représentation. La subversion est l’essence du propos, constitutive de son essence. Et en vérité, en économie, par exemple, s’opposer au capitalisme est absolument anodin. En vérité, qui ne s’oppose pas au capitalisme ? Moi, je n’ai jamais rencontré  un procapitaliste réellement convaincu. Des gens qui disent que le capitalisme a fait la preuve qu’il était bcp mieux que le reste, ça oui. Mais c’est l’argument du pire, pire ailleurs. Mais les gens qui disent : vraiment les inégalités induites par le capitalisme c’est bien, c’est ça qu’il faut, le fait qu’il y a des riches et de pauvres c’est formidable, plus les riches sont riches plus les pauvres sont pauvres, mieux c’est. Donc tout le monde est opposé au capitalisme ! c’est anodin, et s’opposer au capitalisme ne lui fait ni chaud ni froid. Il peut vendre à des gens qui n’ont pas d’accord avec lui, et qui d’ailleurs en général se bousculent pour acheter. Je ne connais pas non plus bcp de gens qui au nom du fait que l’économie est capitaliste aient renoncé à s’acheter des choses. Il paraît qu’il y a quelques américains qui vont tout nu, dans l’Oregon, comme ça, dont la doctrine est : « n’achetons plus rien ». Ils n’ont pas fait s’écrouler la citadelle. Mais ça doit être des gens sympathiques j’aimerais en connaître un. C’est peut-être la 1ère fois dans l’histoire de l’humanité que à ce degré là, l’opposition à l’ensemble des figures stéréotypes ou établies de l’ordre est en un certain sens interne à cet ordre. C’est ce qui a fait dire à certain qu’on est dans la fin de l’histoire, certains hégéliens naïfs : à partir du moment où la contradiction est entièrement intériorisée et où elle devient la loi de l’exposition même de la chose, c’est qu’on est arrivé à l’absolu. La contradiction est intériorisée de telle sorte qu’elle peut se déployer et s’exposer librement comme essence de la chose. Donc si finalement l’essence du pouvoir politique, c’est qu’il y ait une opposition à ce pouvoir politique, c’est en un certain sens le pouvoir politique définitif. C’est ce qu’on nous dit d’ailleurs : c’est la formule politique définitive. Personne pour l’instant n’ose en proposer une autre : personne ne dit ce système politique est un système politique que je veux détruire. On peut dire : je vais l’arranger, mettre du social, on va être moins méchant, mais quant au système politique lui-même, non. L’époque où il y avait des gens qui disaient : non, on est pour la dictature du prolétariat, ça paraît nébuleux, c’est renvoyé à des temps préhistorique. On peut imaginer, on peut faire l’hypothèse qu’un système qui a intériorisé les figures négatives qui sont les siennes et qui peut exposer ses figures négatives dans la liberté de sa propre essence, il a réalisé dans l’histoire une formule qui est une formule définitive. Alors, du coup, si réellement la constitution de l’adversaire est une question de point d’incommensurabilité, alors la voie ou la formulation de ce point paraît difficile. S’opposer à l’ordre, aujourd’hui, qui est aussi un désordre, mais peu importe, s’opposer à l’ordre à mon avis aujourd’hui ne le constitue pas, cet ordre, comme adversaire, au sens où on en a parlé. Et ceci à mon avis quel que soit le degré de cette opposition. Par exemple, il est absolument frappant que les figures contemporaines du terrorisme, qui poussent donc l’opposition à cet ordre semble-t-il à sa forme maximale, ne génèrent d’aucune façon une représentation affirmative. On a toutes les raisons de penser que en dépit de l’extraordinaire violence contingente de ce type d’action, elle est en dernier ressort uniquement la forme absolument extrémiste d’une opposition, mais elle lui est immanente au sens où au fond elle ne fait que légitimer qu’il puisse être aussi dans l’ordre de la guerre. Mais on ne voit pas que ceci expose, et d’ailleurs aucun des acteurs ne prétend qu’il en est ainsi, que ceci expose une systématique ou une construction politique qui serait réellement d’un ordre distinct. Encore bien moins un système de production et répartition etc… qui serait réellement d’essence différente. On est donc dans une situation tout à fait extraordinaire, qui est que les intensités de l’opposition sont finalement indifférentes à une réelle constitution de l’ordre existant, comme polarité au sens où nous en parlions, ie polarité comme capable de produire un nouveau régime de l’immanence. Finalement, la voie oppositionnelle, dans son sens le plus large, fût-ce sous des voies radicales, semble être fermée. La déclaration d’opposition et les pratiques d’opposition à l’ordre existant, dans leur radicalité la plus saisissante, ne constituent à vrai dire pas, semble-t-il, d’apparition ou de constitution d’une immanence nouvelle. Ça peut constituer des aléas, des péripéties, y compris sanglantes, des poches de désordre extraordinaire, mais pas un régime d’immanence dans une contre-proposition affirmative, qu’on puisse précisément déplier à partir de cette constitution de l’ennemi.

Ça nous amènera à un point que j’anticipe un peu qui est l’examen de la catégorie qui aujourd’hui se présente comme alternative à celle d’opposition et qui est la catégorie de résistance. Comme vous le savez, il est aujourd’hui largement répandu que si l’opposition en effet est reconnu interne à l’ordre auquel elle s’oppose ou déclare s’opposer, on pourrait changer de nom, ne plus se réclamer effectivement pour constituer l’ennemi d’une opposition (voie qui paraît fermée, consensuelle) mais d’une résistance qui déplacerait le régime du conflit de te sorte qu’elle ne serait pas précisément dans le piège de la figure oppositionnelle. J’examinerai cette question à partir de ceux qui se réclament de cette catégorie de façon détaillée. Mon sentiment, encore aujourd’hui, c’est que résistance est dans la forme d’une radicalisation romantique de l’opposition. C’est tout à fait honorable, mais je ne crois pas que ce soit la voie de résolution de la question. Résistance, c’est intéressant pour nous de savoir que c’était l’élément, le nom de l’élément générique dans lequel s’est constituée la position de René Char, la résistance au sens historique en France, la résistance contre le régime de Vichy et l’occupation nazie. On pourrait dire : résistance chez Char signifie tout autre chose, puisque ça se réfère à cet épisode historique où le pays est occupé, et où résistance signifie le rassemblement des énergies (d’ailleurs quand Char parle de l’ennemi comme lieu d’immanence de l’altérité, il a ça en tête, naturellement, aussi). C’est une autre situation, mais certains des traits que je crois être ceux de la catégorie de résistance dans son usage contemporain (raidissement romantique de la figure de l’opposition) sont déjà présents chez Char.

Si vous prenez par exemple l’énoncé 50 de Feuillets d’Hypnos (un texte saisissant sur la résistance, un texte essentiel) : « face à tout, à tout cela, un colt, promesse de soleil levant ». Char était dans la résistance armée, c’est des questions concrètes. Vous voyez bien que la totalisation de l’ennemi face à cela, à tout cela, et l’irruption du symbole de la violence dans la figure du révolver, connote bien cette notion de résistance. Il y a une systémique générale, et contre cette systémique générale, il y a un mouvement pur de surrection ou d’insurrection, symbolisé par le revolver, qui est  promesse de lumière, promesse de soleil levant.

Mais plus intéressant encore, l’énoncé 102 : « nous devons surmonter notre rage et notre dégoût, nous devons les faire partager, afin d’élever et d’élargir notre action comme notre morale ». C’est une phrase qui a une résonance contemporaine significative. Ie que rage et dégoût : nous sommes dans le spectacle du monde, qui n’est pour nous que rage et dégoût. Nous avons l’opposition en son sens le plus immédiatement subjectif. Ce n’est pas l’opposition consensuelle raisonnable, c’est rage et dégoût. On part d’une subjectivité forte, négative. Ce que va dire Char, c’est que on ne peut pas s’en tenir à cette subjectivité négative. Il n’y a pas de csq suffisante de cette subjectivité négative. La colère, le dégoût, l’infamie de ce qui se passe, c’est un point de départ, mais il faut surmonter, cela. Il faut surmonter le négatif pour des raisons qui sont les suivantes. C’est que le point d’incommensurabilité est autre chose que le négatif. Ce n’est pas dans le fait que vous êtes anti-sophiste que vous allez trouver le point d’incommensurabilité entre la philosophie et la sophistique. Bien sûr, c’est bien d’être anti-sophiste de ne pas les aimer, de ne pas les payer mais ça ne délivre pas l’immanence. Pour délivrer l’immanence, il faut plus que la négativité, même forte, que colère, rage, indignation. Mais alors à ce moment ce qui nous intéresse, c’est qu’est-ce que Char propose pour surmonter rage et dégoût. Il propose exclusivement de les faire partager. C’est une sorte de militantisme de l’indignation, un militantisme du négatif. Finalement, il faut passer de la négativité à la transmission de la négativité : c’est ça son idée. Et ça, ça va élever et élargir notre action. Notre action au lieu d’être resserrée dans le négatif, va être élevée et élargie par la transmission du négatif. Nous avons une subjectivité violente, négativement violente, s’ordonne à un partage de cette  négativité. Nous pouvons dire que la maxime, là, de la constitution de l’ennemi, c’est violence et partage. Violence et partage, ça a un nom, c’est la fraternité de combat. C’est la fraternité. La maxime révolutionnaire de la fraternité, ça veut dire : notre indignation, violence, rage, dégoût, nous devons organiser son partage. Ce partage est nécessairement un partage fraternel. La fraternité est le moment où les subjectivités communiquent dans le négatif. C’est la fraternité de combat. Je pense que ce paradigme reste très puissant. Ie le paradigme selon lequel l’immanence corrélée à la figure de l’ennemi se constitue dans qch comme une fraternité combattante. La fraternité combattante, c’est élément générique de l’immanence, ou de l’immanence active, créatrice. Je suis encore une fois le paradigme historique et politique, parce que c’est le cas chez Char, mais on pourrait prendre d’autres exemples. Finalement c’est violence et partage, violence partagée, fraternité combattante. C’est évidemment ce qui ferait une grande proximité entre Char dans le registre du poème et Malraux dans le registre du roman. Si vous lisez l’Espoir, la maxime essentielle de l’Espoir est celle de la fraternité comme telle, c’est d’ailleurs en partie séparée des objectifs, séparée de ce qui est poursuivi, séparée de la victoire. Ce qui importe ce n’est pas la victoire, ce qui importe c’est la question de l’immanence. L’immanence subjective est dans la fraternité. Et la fraternité, en fin de compte c’est le partage de la subjectivité négative. Je voudrais ouvrir une hypothèse sur cette hypothèse magnifique, qui a été si forte dans le siècle passé, qui  a été si ardente y compris dans le poème, dans l’écriture. Ce module de la fraternité combattante, vous le trouvez au cœur du surréalisme, encore chez Debord, c’est la figure que je dirais pour part aristocratique de la constitution de l’ennemi. La figure dans laquelle une aristocratie de combat nourrit en son sein ne fraternité magnifique. Elle n’est pas reproductible aujourd’hui. C’est une mauvaise nouvelle, mais il y a des moments où il faut partir de mauvaises nouvelles. Je ne dis pas qu’elle n’existe pas. Certainement bcp d’entre nous l’ont rencontrée, cette fraternité dans la lutte, ce qu’est un mouvement réussi, ce que c’est que le décembre 95. Je ne dis pas qu’elle n’existe pas, mais je dis elle n’est probablement plus suffisante comme paradigme pour constituer la relation entre l’immanence créatrice et la question de l’ennemi. Ou entre le processus d’une vérité (collective ou non collective) et l’extérieur de ce processus, ce qui est constitué ou construit à l’extérieur de ce processus. Pourquoi ? Parce que je pense que nous sommes dans un temps où il faut sans doute renverser l’ordre de la proposition de Char. Si nous revenons à cette proposition, Char dit : « aussitôt que la vérité trouve un ennemi à sa taille, elle se bat avec les ressources même de sa condition ». Peut-être sommes nous en un temps où il faut renverser l’ordre, ie c’est lorsque la vérité se bat avec les ressources de sa condition qu’elle trouve un ennemi à sa taille. Ce sera notre fil conducteur. C’est une proposition compliquée. C’est une proposition très compliquée, ça signifie que nous devons suspendre la question de l’ennemi à la question de la constitution de l’immanence et non pas la question de la constitution de l’immanence à la question de l’ennemi. Ce qui évidemment, si je puis dire, déterritorialise la négativité. Donc en un certain sens, le rapport à l’ennemi, le rapport de négativité à l’adversaire, la constitution de l’adversaire n’est pas le processus par lequel s’ouvre la possibilité de l’immanence. Ce n’est pas le partage de la violence ou le partage de la subjectivité insurgée qui constitue le lieu de l’immanence posée. Peut-être que nous devons nous explorer en tout cas la possibilité que c’est de l’immanence que s’infère la contradiction et non pas l’inverse. Ce qui voudrait dire que l’affirmation est première. L’affirmation est première, l’affirmation est première, et donc on ne peut plus vivre sur ce qu’était il y a bien longtemps un énoncé de Mao que tout le monde répétait, qui est « on a raison de se révolter ». En réalité il ne disait pas tout à fait ça. Il disait : on a raison de se révolte contre les réactionnaires. J’avais commenté ça il y a très longtemps en disant : la révolte constitue une raison, elle est constitutive de la possibilité d’une raison nouvelle. Ce n’est pas simplement : vous vous révoltez, vous vous faites bien, c’était plus profond que cela : on trouve, on délivre, on constitue une raison, c’était on trouve une raison dans l’élément générique de la révolte. On a une raison, on a raison au sens on a une nouvelle raison. On a une nouvelle raison quand on se révolte. C’était bien l’idée qu’une certaine rationalité se dépliait à partir de la négativité. Peut-être faut-il revenir là-dessus. On n’a peut-être pas raison de se révolter en ce sens là. Ça ne veut pas dire qu’on a tort, mais ce n’est pas forcément la délivrance d’une raison qui est ouverte par la négativité de la révolte. Peut-être est-ce au contraire de la possibilité d’une raison que s’infèrent les nouvelles révoltes. Oui, mais on pourrait dire c’est Rimbaud, les révoltes logiques. C’est d’une nouvelle logique que se déplie la révolte. Mais pour ne pas laisser Char comme représentant unilatéral d’une dimension qui serait passée, il le dit aussi à sa manière. il le dit négativement et positivement, et je conclurai sur ce point. Nous sommes au seuil du pb, là :

Négativement : dans la bibliothèque est en feu (c’est un beau titre, ce n’est pas arrivé souvent depuis Alexandrie). « Leur crime : un enragé vouloir de nous apprendre à mépriser les dieux que nous avons en nous ». Leur crime : c’est le crime des vichystes, des allemands, des réactionnaires, des oppresseurs.  La phrase est retorse, elle suppose que nous partions de ceci que nous avons de dieux en nous. L’infini est là, l’infini en nous, il n’a pas pour condition la négativité. A l’inverse c’est parce que nous avons des dieux en nous que le crime des autres c’est de nous apprendre à les mépriser. Et donc l’autre n’est pas celui qui nous opprime ou est le créateur de notre finitude ou souffrance. L’autre c’est en réalité celui qui nous contraindrait à mépriser ce dont nous sommes capables, ie l’infinité potentielle dont nous sommes porteurs. C’est ça le crime. C’est déjà une autre conception. C’est pas face à cela, tout cela, un colt promesse de soleil violent. Comment se défaire du mépris de l’infini, ou des dieux qui sont en nous, de ce dont l’humanité est capable qui nous est quotidiennement inculquée par l’ordre existant.

L’autre, c’est l’aphorisme 11 du Poème pulvérisé : « tu fera de l’âme qui n’existe pas un homme meilleur qu’elle ». C’est tout à fait magnifique. C’est le corrélat de l’autre. Le mépris enragé pour les dieux que nous avons en nous. Et puis cet impératif qui est de faire de l’âme qui n’existe pas un homme meilleur qu’elle. Nous tombons sur un pb capital : la place dans toute cette affaire de l’inexistant. La place de ce qui n’existe pas et la possibilité de partir de ce qui n’existe pas pour pouvoir proposer une affirmation nouvelle, une affirmation qui précisément ne serait pas constituée dans la négation, puisque son seul et précaire appui serait constitué de ce qui n’existe pas. ce sera notre séquence suivante !

Janvier 2005

Quelques indications :

- je vous rappelle les dates : 16/2, 30/3, 20/4, 25/5 et 15/6.

- une journée sur Wagner le 14 mai 2005 de 11h à 18h qui sera consacrée à la question des rapports de la musique et de la philosophie dans la dimension d’un réexamen après Nietzsche du cas Wagner. On va écrire un nouveau Cas Wagner. Ce sera un colossal one man show qui va durer plus de 7 h, avec projection de DVD, du grand spectacle !

 

Entrons en matière tout de suite. Nous étions restés la dernière fois sur l’aphorisme 11 de Le poème Pulvérisé de Char, qui est « tu feras de l’âme qui n’existe pas un homme meilleur qu’elle ». Je vous avais dit que cet impératif était en somme le nôtre, mais un peu modifié ou rectifié. Si on avait à dire quelque chose dans la forme de cet impératif aujourd’hui, on dirait : « tu feras advenir, ou tu feras en sorte qu’advienne à partir de l’inexistence de l’individu un sujet meilleur que lui », quelque chose comme ça. Ie tu feras de l’individu, dont il est expérimenté qu’il inexiste essentiellement, un sujet meilleur que lui. On peut dire que le surpassement des injonctions contemporaines du monde, c’est à bien des égards le surpassement d’une certaine représentation de l’individu. On ne dira pas forcément individualisme, c’est probablement plus vaste que les doctrines individualistes, mais c’est quand même quelque chose comme le mouvement par lequel on surpasse ou on surmonte la figure aujourd’hui centrale de l’individu comme consommation ou nœud de la marchandise, comme point nodal du réseau de la circulation marchande, et comme porteur çà l’exclusion de tout autre paramètre du principe de sa jouissance. Si on dit faire advenir sur fond d’individu inexistant, sur fond d’individu porteur d’une nullité valorisation un sujet meilleur que lui, on peut se demander ce que suppose cette advenue. Elle suppose certainement un accord sur la nullité de l’individualisme contemporain, ou sur sa vacuité. Aucun sujet ne peut s’édifier qui vaille sur le seul fond de cet individualisme. Ie que nous ne pouvons espérer un mouvement un peu ample, intellectuel et finalement matériel ou pratique, pour instituer les figures nouvelles du sujet, que sur le fond d’un accord comme quoi un tel sujet n’est pas trouvable dans la figure de l’individualité contemporaine. Qu’est-ce qui détermine cette nullité ? Qu’est-ce qui détermine la vacuité de l’individu contemporain dans sa persistance ordinaire ?

Ceci nous ramène à l’analytique de l’adversité : cette analytique là elle prend la forme de qu’est-ce qui est l’élément déterminant ou constituant de cette vacuité comme principe ? ie comme si l’injonction était celle de la vacuité, précisément, de faire perdurer la vacuité. Donc la construction de l’adversité c’est la construction d’une représentation claire et partagée pour lesquelles il nous est proposé comme norme la persistance de la vacuité de l’individu. Avec cette remarque en passant que individu est une catégorie biologique en réalité. C’est Auguste Comte qui disait cela. Catégorie biologique, si bien que la réduction de l’espace du sujet à la figure de l’individu est en réalité la réduction à sa substructure animale. Et le procès d’humanisation est aujourd’hui un procès d’animalisation. C’est ça la vraie figure des droits de l’homme : c’est en réalité les droits de l’animal, c’est sa véritable essence. D’ailleurs en fin de compte les animaux finiront par avoir plus de droits, puisqu’ils sont paradigmatiques de ce dont il s’agit. D’ailleurs dès aujourd’hui il y a probablement plus d’efforts résolus pour protéger les orangs-outangs ou les baleines que bon nombre d’homme, ça c’est sûr. Il faut avoir conscience de ce point. Et Dieu sait que j’ai rien contre les orang-outang ou les baleines, bien au contraire. Je les aime ! Nous étions donc dans ces paradigmes de construction de l’adversité, et nous avions choisi comme paradigme la construction du sophiste par Platon. Platon est au fond celui qui a déjà proposé le modèle de ce que c’est qu’une analytique de l’adversité en désignant et en construisant le sophiste comme l’adversaire singulier et déterminé de la philosophie. Il disait aussi : si on veut accéder réellement à ce dont l’homme est capable, alors il faut le faire à partir d’un accord minimal concernant l’adversaire de cette construction. Ce qui ne veut pas dire que la conscience de l’adversité va suffire, pas du tout, ce n’est pas une dialectique de la résistance. Mais il faut cet horizon de l’adversité pour que advienne une figure du sujet pensant différente. C’est toute la 1ère partie de son œuvre, la construction laborieuse, sinueuse, de la figure du sophiste comme analytique de l’adversité dans l’élément de laquelle la philosophie va se constituer. Ce qui apparaît très vite, c’est que dans l’élément de la cité grecque, le sophiste est ce qui est le plus proche du philosophe, c’est même presque indiscernable. Aujourd’hui, il y a de nombreuses revendications intellectuelles des sophistes comme un élément constitutif, voire même prédominant ou particulière intéressant de la philosophie. Donc la construction de l’adversaire se fait, nous l’avions remarqué, au plus près. Il y a dans le véritable adversaire quelque chose qui est au plus près de ce qu’il s’agit de proposer ou de construire. Ie que l’adversaire subjectif, ce n’est pas l’ennemi éloigné et typé, évident, car dans ce cas il n’y aurait pas de mouvement de sa construction, et donc il n’y aurait pas de subjectivation de l’adversité. Pour qu’il y ait subjectivation de l’adversité, il faut construction d’une identification de l’adverse, ce qui veut dire que vous le faites contre l’évidence, en partie. Parce que par ailleurs il y a des ennemis évidents, éloignés, typés. L’adversaire subjectif n’est pas éloigné, évident et typé. Par exemple, aujourd’hui l’adversaire subjectif véritable ça ne peut pas être Le Pen. C’est un ennemi typé et identifié. Il est toujours possible, et Chirac comme Mitterrand s’y sont montrés très habiles, de sortir Le Pen au moment opportun, comme on sort un chiffon rouge pour un taureau fatigué, tout le monde va foncer là dedans, et le reste va passer. C’est un exemple schématique mais intéressant au fait qu’il faut prendre garde à cette sortie de l’ennemi évident et typé, de sa mise en scène, quelque soit la scène. On peut toujours se dire que dans ce cas l’analytique de l’adversité va échouer, car elle va se confondre avec l’ennemi éloigné et typé alors qu’en réalité c’est au plus près que l’adversité subjective fonctionne (et non pas dans l’évidence du loin, de l’opposé et de l’horrible flagrant). Finalement à la fin des fins on peut sortir Le Pen pour que tout le monde file doux, et vote Chirac par exemple. On peut appeler ça filer doux ! La construction de l’adversité est une logique absolument distincte de celle-là et est donc une question ouverte, en partage, où nous avons vu que cette question du proche était cruciale. Nous avons dit que cette analytique propose toujours une distance courte, ie l’adversaire véritable ressemble, ou prétend ressembler ou se présente comme ressemblant à ce dont il est question, ie la virtualité du sujet, et en même temps il est incommensurable. Donc c’est cette combinaison de proximité et d’incommensurabilité qui détermine la subjectivité analytique au regard de l’adversité. La requalification de l’adversaire doit se refaire dans une nouvelle figure de proximité commensurée à l’incommensurabilité. Et l’adversaire se subjective, celui à partir duquel une détermination créatrice peut se constituer. Par ailleurs, il y a des ennemis évidents, installés et typés, c’est une autre chose. Et alors, une des raisons de la présence de Mehdi Belhaj Kacem ici, est qu’il a écrit là-dessus, après le 21 avril 2002. Il a écrit là-dessus, de son propre point de vue à lui, se rendant compte qu’il y avait là une imposture, que cette situation était une imposture (faire défiler le 1er mai 500 000 personnes en faveur de Chirac), même si les gens défilaient aussi pour autre chose. Mais à la fin des fins, c’était versé au compte de Chirac. Et donc c’était une imposture. Ça a été pour Mehdi Belhaj Kacem une expérience intéressante de voir son texte rejeté par tous les medias. Moi j’ai écrit là-dessus aussi, dans Circonstances 1. Dès ce moment, cela m’a alerté, car en vérité nos provenances, nos expériences, nos références sont radicalement distinctes. Donc nous étions dans l’expérience immédiate, sur une situation présente, une situation tactique de l’analytique de l’adversité (les élections 2002) de proximité effective et de distance importante (statut, cheminement). On avait ce qu’on pourrait appeler une proximité disjonctive. Et je vous signale que la question de la proximité disjonctive est une question toujours très importante dans l’expérience. Quand on expérimente une proximité disjonctive, il faut faire attention au fait qu’on est probablement en train d’expérimenter quelque chose de significatif et de très important, alors même qu’on ne le voit pas. C’est presque une règle : fais attention aux proximités subjective, ie fais attention à ce qui à un moment donné vient près de toi en étant vraiment autre, vraiment différent. La proximité disjonctive a des figures connues, la plus connue est celle de la proximité amoureuse, mais c’est une expérience bcp plus générale : ça peut être artistique, intellectuel, politique. A chaque fois que vient près de vous dans une proximité expérimentée et indéniable qch dont la provenance vous est largement étrangère, empiriquement. Et là on avait une proximité disjonctive à l’épreuve de l’analytique de l’adversité. L’analytique de l’adversité fonctionnait de façon similaire, un peu à contre courant ou à contre pente de la situation générale, il faut quand même bien le dire (dominée par l’épouvante de voir Le Pen où il était). Dans ce cas là, reste à savoir ce qu’il en est du commensurable et de l’incommensurable. Si vous avez une expérience de proximité disjonctive, reste à savoir ce qu’il en est du commensurable et de l’incommensurable, car si c’est de l’incommensurable, il se peut que cette expérience soit en réalité celle de l’ennemi véritable, de l’adversité authentique. Il faut faire doublement attention : ça peut être une révélation affirmative, mais ça peut être le point où vous allez découvrir en réalité petit à petit ce dont il s’agit dans l’adversité subjective véritable. Ie vous allez découvrir votre ennemi, votre ennemi vrai, votre « ennemi préféré » comme disait Genet. L’ennemi préféré, c’est le véritable, celui à qui vous allez être accroché dans le combat existentiel dans la longue durée. Et alors au fond j’ai fait venir ce soir MBK, dont je vous avais déjà parlé, parce que je voudrais me livrer avec lui à une expérience publique sur ce point. Ie sur le point de savoir comment une expérience de proximité disjonctive fonctionne sur le point du commensurable et de l’incommensurable. Ceci porte sur un point précis, dont vous êtes les témoins et serez après coup les juges, sur le point suivant : s’il y a une proximité disjonctive sur les élections 2002, cette proximité relève-t-elle du commensurable ou de l’incommensurable ? MBK est-il mon ennemi préféré ou un nouvel ami ? Sur quoi juger cela ? A partir de l’écart temporel. Car si c’est commensurable, ça ne veut pas dire que c’est la même chose, mais que c’est dans un espace identifiable comme espace commun, quelles que soient les différences par ailleurs. Et s’il y a un espace commun, compte tenu de l’écart temporel, ça veut dire que quelque chose est transmis. Il y a une transmission, sur presque 40 ans d’écart. 40 ans c’est une dose, c’est presque un demi siècle. La question de la transmission sur 40 ans est véritable parce que ce n’est pas la transmission immédiate, à la génération suivante, ce n’est pas une transmission régulière, c’est une transmission à plus grande enjambée. Donc y a-t-il une transmission, de telle sorte que transmission vaille relance quant au sujet ? Ie vaille relance quant à ce qui nous est promis ou à ce qui est possible quant à un sujet qui serait meilleur que l’individu contemporain dans sa vacuité. Pourquoi est-ce que je dis que là la question de la transmission est mesure du commensurable et de l’incommensurable ? Parce que on doit tenir compte de la provenance, de l’écart temporel, c’est aussi un réseau d’expériences différentes, et ce réseau est quand même celui du nihilisme contemporain. L’expérience du nihilisme contemporain est pour MBK, pour un certain nombre d’entre vous et de ses amis, une expérience inéluctable, une expérience de la jeunesse contemporaine qui est inéluctable. Et en tant que expérience du nihilisme contemporain, elle est expérience de la vacuité de l’individu, mais comme expérience, pas seulement comme représentation, comme concept ou comme jugement. Alors que de fait cette expérience n’est en tant que telle pas la mienne, n’a pas été la mienne, à cause de l’écart temporel. C’est un nous flou, vague, de synchronie : nous avons été frappés par l’événement à l’âge où, 40 ans après, les autres étaient frappés par le rien si je puis dire. Et donc l’histoire n’est pas la même, et la provenance n’est pas la même, et la question du sujet non plus. Selon que vous avez une expérimentation longue et prolongée d’une valorisation systématique de l’individu dans la jouissance nihiliste, vous n’avez pas la même expérience, ou selon que vous le n’avez pas. Donc l’écart temporel est un écart de provenance radical, et il s’agit de savoir si de l’un à l’autre des bornes de cet écart il y a transmission. S’il n’y a pas transmission il faudrait sans doute conclure que la proximité disjonctive est de l’ordre de l’incommensurable, donc qu’elle était factice, un hasard, qu’elle n’a pas le sens d’une proximité véritable. Dans 5 minutes je vais lui donner la parole. Il va parler ! Je voudrais dire dans quel registre pour que cette expérience soit valide.

Toute expérience suppose une hypothèse (c’est de l’épistémologie plate), on ne fait pas d’expérience sans une hypothèse concernant son déroulement. Et alors puisque c’est une expérience (à savoir ce qui s’est donné comme synthèse disjonctive dans un épisode tactique et puis qui s’est donné ensuite dans l’étendue considérable du travail de MBK en philosophie) il faut expérimenter les degrés supposés de commensurabilité ou d’incommensurabilité supposés, alors moi je fais une hypothèse en 4 points :

1° je pense que MBK parvient à une analytique voisine de l’adversité par des chemins entièrement distincts.

2° dans ce chemin, il rencontre et déploie, il traverse mes concepts philosophies, et aussi ceux de Lacan et de beaucoup d’autres, il le fait selon une visée qui lui est propre. Il rencontre cette conceptualité là originée en un autre temps, en une autre expérience, qui s’était confrontée à autre chose dans sa provenance, il y a 40 ans. Il retraverse cela dans une visée dont je fais l’hypothèse qu’elle lui est absolument propre. Et que donc il fonctionne, ça m’intéresse comme symptôme aussi (nous sommes près de la question : qu’est-ce qui est possible ? car ce qui est possible du commensurable, ie qu’une transmission ait eu lieu). S’il n’y a pas eu transmission, on est embarqués pour le nihilisme pour longtemps. S’il y a eu transmission il y aura peut-être autre chose. Mais cette visée doit être propre en même temps, car sinon la transmission n’intègre pas l’écart. Je fais l’hypothèse qu’il est dans une distance immanente : il est dans immanent à un élément de transmission, mais dans cet élément de transmission il est aussi dans l’opération de sa distance.

3° cette distance autorise une relation (c’est un point important : qu’est-ce que c’est une relation de transmission ? c’est un problème qui change autant que le problème de l’adversité). Donc ça autorise une relation qui a 3 caractéristiques négatives :

- elle n’est pas imitative : c’est en ce sens qu’elle est une transmission véritable et non pas une mimesis, une imitation, comme l’est en général celle du simple interprète. Il est autre chose qu’un interprète et dans un autre élément que la répétition.

- elle n’est pas non plus une relation dérivée : j’appelle relation dérivée celle, archaïque si je puis dire, du disciple. Ce n’est pas un disciple.

- ce n’est pas une relation absorbante, ie une relation qu’effectuerait un dialecticien des synthèses, qui incorporerait ça dans une synthèse générale.

Donc ce n’est ni imitatif, ni dérivé, ni absorbant, comme relation possible entre les bornes de l’écart, et à la fin des fins comme relation entre lui et moi. Je proposerai de nommer cette distance immanente la virtualité d’une alliance. Alliance est un mot chargé. Une alliance sur un demi-siècle. Je propose de l’appeler alliance car elle n’est ni synthèse ni subordination ni une imitation herméneutique. C’est autre chose, un transit libre. Il n’y aura pas à mon sens d’élément affirmatif de la nouvelle époque, il n’y aura pas de 21ème siècle si on veut si il n’y a pas une nouvelle alliance. Alors vous direz que nouvelle alliance ça aussi c’est chargé ! Oui, mais je crois qu’il y a eu la proposition au 19ème et au 20ème d’une nouvelle alliance. Qu’a-t-elle été ? ça a été l’alliance des intellectuels et des prolétaires. On a beau dire, on a beau faire, ce qui a travaillé intimement comme nouvelle figure de l’alliance le 19ème et le 20ème sous le nom de marxisme mais pas seulement, ça a été l’idée d’une alliance entre prolétaire et intellectuels. Parti, révolution, sont des figures de cette nouvelle alliance proposée. Je ne pense pas que nous puissions imaginer que le 21ème va se faire sous le signe de la répétition de cette alliance. Ce qui ne veut pas dire qu’il se fera sous le signe de son déni. Mais il ne se fera pas sous le signe de sa répétition. Donc est à l’ordre du jour une nouvelle alliance car toute figure affirmative d’une époque véhicule une alliance inattendue, incalculable, non prévisible, une diagonale dans le tissu de l’existence collective. Il n’est pas vrai que c’est une simple combinaison, que l’addition combinatoire des différentes revendications, des différents groupes, des différentes multiplicités, constituent cela. Ce qui le constitue, c’est une diagonale interne dans laquelle s’opère une proximité disjonctive nouvelle, ie en effet une nouvelle alliance. Je ne sais pas son contenu ni son nom. Je dis que dès qu’on rencontre une proximité disjonctive ni dérivée ni imitative ni absorbante, dans l’élément de la philo ou de l’idéologie, ce type de distance immanente peut être le signe d’une nouvelle alliance.

4° pour l’instant, philosophie serait le nom et l’élément de cette alliance, peut-être le nom transitoire. Ce serait là que cette alliance pourrait être visible, ce qui ne veut pas dire qu’elle serait entièrement constituée. La philosophie est le lieu possible des 1ères formes de visibilité de la nouvelle alliance. Non car c’est replié sur l’ordre du concept, mais car la philo dans ce qu’elle a de vivant fait voir une nouvelle alliance. Si on fait des hypothèses sur la nouvelle alliance, elle est l’héritage de l’alliance antérieure (celle des intellectuels et des prolétaires) et d’une autre figure (qui ne sera pas une strate sociale), une autre figure émergent de la longue séquence du nihilisme contemporain. Il faudra que l’héritage de l’alliance antérieure, cet héritage transformé, stylisé, s’articule, se combine, se noue en proximité disjonctive avec une nouvelle figure. C’est pour ça que la question des générations a du sens. Après tout, on pourrait dire que la question des générations est seulement empirique et que la philosophie n’a que faire des générations. Mais là elle est significative, elle porte quelque chose car l’écart temporel porte quelque chose qui est finalement alliance et nouvelle alliance. C’est significatif de ce qui est porté par l’écart générationnel. MBK va donc parler, et donner axiomatiquement son propre versant de l’alliance. Mehdi, c’est à vous…

Intervention de Mehdi Belhaj Kacem

… expérimentation dans la phase qui permet d’interroger la question du commensurable et de l’incommensurable. D’un certaine manière c’est très près, c’est comme une traversée venue d’ailleurs. Si quelqu’un vous raconte la traversée d’une région que vous connaissez mais qu’il est vraiment venu d’ailleurs, il va vous raconter quelque chose qui est la même chose mais devenu méconnaissable, et qui en même temps se constitue comme vue en relief à travers sa propre non reconnaissabilité.

Et finalement, moi je dis mon sentiment avant de poser quelques questions (pour une fois que c’est moi qui vais les poser). Je me disais en vous écoutant : le point qui est le vôtre, Mehdi, c’est que vous avez besoin d’affect, théoriquement. Répétition, c’est un élément que vous déplacez de façon extrêmement importante mais dont la corrélation latente est nécessairement présente dans toute théorie de l’autre, qu’elle quelle soit. Affect, par contre, c’est absent de l’être et de l’événement : c’est ce que vous pointez comme trace de votre traversée, de telle sorte qu’elle est absolument la vôtre. Je me disais en enregistrant cela que cela fonctionne à mes yeux comme une chose non pas du tout comme une chose étrangère, incompréhensible, mais comme la trace de votre trace, pour moi. Comme nous étions au départ dans des questions d’écart et d’appropriation de cet écart, j’y vois la trace typique de votre trace. C’était une ponctuation en passant.

Voilà ma question : la thèse axiale de votre traversée et de la csq de votre traversée, c’est que en définitive la répétition ne peut être que répétition d’un événement. C’est la thèse massive, dont vous explorez les conséquences. En même temps vous avez produit comme axiome qu’entre l’événement et la répétition, il n’y a aucun rapport, il n’y a qu’un rapport qui n’est pas un rapport. Il y a là une difficulté qui est une classique difficulté dialectique, ie vous allez devoir établir comme rapport le non rapport. Et je dirais même que la construction de votre propos, c’est au fond de vous enfoncer de plus en plus dans ce non rapport comme rapport, puisque vous allez finir par dire que :

1° la répétition ne peut être que répétition de l’événement dans la figure de la réduction du 2 à l’1. c’est ce que j’appellerai la relation formelle

2° qu’il y a dissymétrie entre événement et répétition puisque l’événement peut être concentration de la répétition alors que l’événement ne peut pas être concentration de l’événement.

Ce point est capital et constitue l’horizon d’une proposition de vie : se tenir là où nous avons chance d’être un événement entre 2 répétition plutôt que d’être une répétition entre 2 événements.

- MBK : c’est confortable

- oui, la répétition vous l’avez appelé le confort, ça me va tout à fait. Ça m’agrée tout à fait C’est une excellente définition ontologique du confort. La répétition comme déconcentration, c’était aussi très bien : elle se présente comme concentration de l’événement mais en est la déconcentration radicale. Cette déconcentration est le confort, c’est une ontologie du confort. Le confort est une catégorie majeure du monde contemporain. Nous n’aspirons qu’au confort. Il est intéressant de présenter le confort comme une déconcentration, c’est l’événement déconcentré. Moi je dirai : le confort, c’est les vacances, c’est la vacance, la vacances de l’événement. C’est toujours le comble du confort, les vacances. On pourrait dire que les vacances, c’est le concentré du confort. Ça c’est intéressant.

MAIS si on revient à ma question, qui soulève une difficulté : comment se fait-il que ce non rapport puisse être en même temps une dissymétrie ? Ie qu’est-ce qui est dissymétrique dans un non rapport ? ça c’est une question formelle mais extrêmement importante : si vous dites qu’il n’y a pas de rapport entre événement et répétition, si vous êtes dans une disjonction existentielle, comment élucider votre dissymétrie dialectique ? Autrement dit, vous nous proposez une nouvelle dialectique entre événement et répétition qui se substitue à la non dialectique deleuzienne entre différence et répétition, mais la dialecticité de cette dialectique, vous ne faites que la poser pour l’instant, vous ne la ressaisissez pas dans ses opérateurs. Donc ma question va être : quelle est en la matière votre logique ? Qu’est-ce qu’une dissymétrie entre des termes qui n’ont aucun rapport ? Qu’est-ce qu’une réversibilité entre des termes qui n’ont aucun rapport ? Et comment des termes qui n’ont aucun rapport peuvent être dit la concentration l’un de l’autre ?

 

Tentative de réponse de MBK mais échec…

 

Badiou : le problème fondamental de la dialectique (on peut dire que le bilan des 2 derniers siècles, c’est d’une certaine manière le bilan de la dialectique, on peut poser la question comme ça), ce que j’appelais la nouvelle alliance, c’est peut-être l’alliance entre l’héritage épuisé de l’ancienne conception de la dialectique et la survenue, que vous proposez après tout, d’une figure nouvelle de dialectique. Je ne m’opposerai pas à cela. Il faut surmonter la dialectique, et peut-être que moi je suis dans cette figure de surmontement et que vous vous êtes dans l’idée que la dialectique est arrivée ou qu’elle va arriver.

MBK : le lecteur ne peut pas ne pas faire de dialectique quand il lit l’être et l’événement

Badiou : peut-être, moi ça fait bien longtemps que je ne lis plus l’Être et l’Événement ! Donc vous avez peut-être parfaitement raison, c’est un livre que je connais réel. Je reviens à ma question. Ce que je sens dans votre exposition, et c’est une proposition qui m’intéresse infiniment, d’une territorialité qui traverserait absolument, et minutieusement et intégralement ce que j’ai proposé et qui finalement le concentrerait et le surmonterait en même temps dans le projet expressif d’une dialectique nouvelle. Ça me passionne même, mais quelle est la logique opératoire de tout ça ?

MBK : …

Badiou : la répétition, c’est en fin de compte la mise en forme d’un de ce qui était 2 organiquement (intervalle, césure…). Tenons nous en à ce point formel. Quels sont les opérateurs formels par lesquels penser cette réduction du 2 à l’1 ? Il faut prendre des exemples. Si on imagine que l’événementialité amoureuse, comme réseau infini, d’ouverture au 2 comme tel, et si on dit qu’une certaine figure contemporaine du sexuel, de répétition de cela, en tant que clivée, barrée, disjointe, vous allez dire que c’est quoi qui se répète ? Quel est l’élément identifiant de ce qui se répète dans la répétition, à partir du moment où on a dit que la répétition c’était l’événement ?

MBK : c’est très clair, c’est peut-être la stratégie platonicienne de Badiou, la philosophie tournée vers le Bien etc… .

Badiou : ce qui me frappe, c’est que votre proposition est une anthropologie dialectique. C’était le nom que Sartre donnait à sa propre entreprise à la fin des fins. En fin de compte votre proposition en traversée serait de contraindre tout cela à l’ordre présentable d’une nouvelle anthropologie. Alors la question de savoir si le projet d’une anthropologie est commensurable ou incommensurable à la question de savoir comment moi je me représente ma propre entreprise est une vraie question parce que dans anthropologie la question c’est l’anthropologie, de quoi est-il question sous le nom d’homme ? On a finalement 3 termes, on va rester sur ces 3 termes : on est parti de individu et sujet, individu c’était l’identité ou l’unité vacante qui nous est proposée aujourd’hui comme le fond ou l’illusion d’un compte pour un inassignable, l’individu. La question de savoir si on ne pouvait pas quand même espérer un sujet meilleur que l’individu sur le fond de cette vacuité. Nous voilà encombré par homme, qui est encore autre chose, un terme générique. Nous resterons sur cette triade dans laquelle finalement événement et répétition travaillent. Individu, sujet, espèce, on fera avec ça !

Février 2005

Annonces :

- vendredi 18 février à 20h je présiderai une sorte de séminaire supplémentaire, qui portera sur les liens entre pensée, prose et roman, sur un cas, le dernier roman de Natacha Michel. C’est intégré au séminaire : comment la pensée s’oriente-t-elle dans la prose ? Comment la pensée s’oriente dans la prose en nouant politique et philosophie ? Le roman s’appelle circulaire et… Ce roman est lié à la question du présent comme obligation du passé. Si le présent doit avoir un avenir, il y a une obligation du passé autre que l’impératif de la mémoire. Nous avons défendu la thèse que quand il n’y a pas de présent, il n’y a pas  à proprement parler de passé, sinon sous la forme de commémoration mortifère. Et un passé vivant, ie un passé qui est généalogie d’un présent suppose précisément qu’il y ait un présent ie une projection vers l’avenir. Ce texte porte en vérité sur ce point : à quelles conditions le présente peut-il constituer ou reconstituer un passé disparu ? Le passé dont il s’agit c’est l’activité révolutionnaire des années 70, quelque chose comme ça, et leur dépassement ou leur rature, leur disparition en même temps que disparaît le présente. J’ai invité Christian Jambet, comme acteur de la période et témoin de son effacement. C’est après-demain ! Au 45 rue d’Ulm, 20h salle des Actes.

- ensuite, je vous signale, c’est la rubrique CIEPFC que nous ferons une journée sur Foucault le samedi 12 mars, en salle Dussane, dès 9h30. Foucault, travaux actuels, ça cherche à ressaisir F du point de vue de ce qui est en train de se faire sur lui. « Pourquoi Foucault est-il devenu consensuel » sera le titre de mon intervention (rq : Badiou absent ce jour là, pas d’intervention).

- il y aura une journée le 14 mai sur philosophie et musique. Avec musique et grand spectacle ! Je ne sais pas si on aura un orchestre !

- enfin, le texte de MBK sera distribué la prochaine fois.

 

Reprenons où nous en étions. La question est celle des nouveaux pb que pose à la pensée l’identification de l’adversaire, ce que j’ai appelé à titre général la dialectique de l’adversité. C’est la question de savoir comment identifier et selon quelle logique ce qui constitue aujourd’hui à la fois l’adversaire et le péril du déploiement de la pensée et finalement du déploiement des vérités ou du sujet qu’elles supportent. Nous avions engagé cette recherche à partir à la fois de la situation présente et puis d’un grand classique de la question, qui était la construction par Platon du sophiste comme adversaire singulier de la philosophie. Platon propose une dialectique de l’adversité assez complexe, nous en avions tiré un certain nombre de choses et en particulier nous avions dit que le pb philosophique de l’adversaire c’est qu’il faut l’identifier dans la proximité et non pas principalement dans la distance. L’ennemi installa, préformé, repérable n’est au fond pas l’ennemi qui nous importe. Au fond celui qui nous importe c’est celui qui est au plus près de nous, et peut-être même en nous-même demeure incommensurable à ce que nous désirons, à ce que nous voulons ou à ce dont nous voulons nous porter garant. Alors je voudrais reprendre la formulation négative de tout ça : on pourrait dire que cet adversaire, que nous cherchons à identifier en termes nouveaux, est un adversaire qui est hors dialectique. Il est hors dialectique, et la dialectique est une tradition très puissante sur l’identité de l’adversaire. Qu’est-ce que je veux dire par hors dialectique ? Et bien qu’on ne se constitue pas dans la contradiction avec lui. Ie la contradiction avec lui n’est pas constituante ni de lui ni de nous. Dans la tradition dialectique, l’adversité est le résultat d’une différenciation du devenir. Vous avez une unité historique du devenir et cette unité est contradictoire dans son essence. Au fond l’unité du devenir historique met aux prises des adversaires selon un schème dialectique de la contradiction, qui est une contradiction en définitive créatrice d’identité. Nous sommes dans l’élément hegelien du rapport dialectique entre différence et identité, où il y a identité de l’identité et de la différence. L’identité de l’identité et de la différence, elle se donne sur fond d’une unité qui n’est pas l’unité statique de l’être mais qui est l’unité du devenir. Vous pensez l’unité du devenir comme contradiction. Par conséquent la question de l’adversité est immanente à ce devenir en tant qu’il est réglé par la contradiction. Vous avez l’un du devenir comme présupposition dialectique de l’adversaire. Et en même temps ce qui atteste votre appartenance à l’un c’est justement la contradiction elle-même, puisque l’un du devenir c’est la contradiction. Il en résulte que votre identité est liée à celle de votre adversaire : c’est un point fondamental de la constitution dialectique de l’adversaire. Votre identité finalement est faite de la négation de l’adversaire. C’est un schème plus vaste qu’un schème historico-politique : tout ce qui fait adversité en quelque domaine que ce soit,  tout ce qui fait devenir conflictuel ou contradictoire, est sous la loi d’une constitution d’une id dans l’élément d’une contradiction. Mais il faut bien comprendre que dans cette disposition, vous pouvez espérer constituer votre identité dans la contradiction elle-même. Ie vous pouvez considérer que la conscience de l’adversaire et le combat contre l’adversaire constituent pour part votre identité, ou même la constituent entièrement. C’est le régime qui assignerait à la négation la constitution identitaire de la relève dialectique de ce qu’il y a. Étant donné une situation dominée, en définitive la négation du terme dominant constitue une identité suffisante pour prévoir que ce qui domine va céder la place à autre chose. Et donc l’identité de l’identité c’est la contradiction elle-même, c’est la différence comme contradiction. C’est une tradition extrêmement puissante qui affirme que se révolter contre quelque chose ou résister à quelque chose constitue une identité pratique, une identité en devenir. C’est un type de constitution de l’adversité, dominant à partir du 19ème, dans le champ politique et ailleurs, où l’exercice de la critique au sens le plus radical est constitutif d’une identité possible dans l’ordre de la création. Vous pouvez créer qch dans l’élément ou la dynamique qui fait que vous critiquez, ou vous niez, engagez dans la lutte, entrez en combat contre le terme auquel vous êtes corrélé dialectiquement. Votre identité vient de l’autre, en ce sens là : c’est car il y a l’oppression qu’il y a l’émancipation. L’émancipation étant le mouvement par lequel on défait ou on détruit l’oppression.

Je rappelle ces choses très simples car il ne faut pas sous estimer l’importance de ce schéma dans nos propres conceptions spontanées, ie ce qui a été à un moment une conquête, conquête de la dialectique, est lié à un schéma préformé qui fait qu’il y a une tendance spontanée qui consiste à concevoir que la révolte et la résistance sont créatrices d’identité. C’est un camp qui par lui-même, ayant identifié l’adversaire, s’autoconstitue dans cette identification elle-même. C’est ce que j’appelle la conception dialectique de l’adversité. Le point fondamental à retenir est la présupposition de l’unité du devenir, comme unité scindée mais comme unité quand même.

 

Et puis il y a une conception non dialectique de l’adversaire qui est ce qu’on pourrait appeler la constitution contractuelle, qu’on nous propose de faire succéder à la conception dialectique à vrai dire. On pourrait dire que notre histoire récente c’est une tentative acharnée de substituer à l’adversité dialectique une adversité contractuelle, une adversité consensuelle. Le paradigme c’est l’opposition et la majorité. On espère que va succéder à une histoire de la lutte des classes, comme disait Marx, ie de la dialectique antagonique des classes, une histoire de la table ronde, ie une histoire indéfinie du remplacement des uns par les autres à la même place. Il y a bien un adversaire mais il a ceci de particulier qu’il reconnaît les mêmes règles que vous, il accepte les mêmes règles que vous, les mêmes règles constitutionnelles etc… c’est une adversité codée par l’homogénéité de la règle. Donc cette fois l’un ce n’est pas l’un du devenir, mais c’est l’un de l’institution. En prenant institution en un sens quasi conceptuel, ie la distribution d’une règle commune aux 2 termes considérés comme adversaires l’un de l’autre. La condition qui atteste ça c‘est que ces termes sont substituables : on peut imaginer que la place ne changeant pas, ils s’y succèdent, ce qui est la définition de la majorité et de l’opposition, mais qui est aussi la définition progressivement admise du caractère contractuel de toute relation possible. Ie que l’adversaire doit être tel que il reconnaît que vous êtes dans le même champ que lui quant à l’adv. Ce n’est pas supposé dans la dialectique antérieure, dans la dialectique du devenir : les termes contradictoires n’acceptent pas forcément les mêmes règles. Quand Marx a dit il ne faut pas prendre l’État mais il faut le détruire (rectification qu’il introduit dans sa pensée après la Commune), ie il ne s’agit pas qu’une nouvelle classe occupe l’Etat, mais l’Etat doit être comme tel détruit il voulait dire que les termes en contradiction n’obéissaient pas aux mêmes règles. Et que donc on ne pouvait pas investir une totalité institutionnelle donnée par un terme qui était son terme adversaire. Mais dans la 2ème voie l’idéal c’est ça, ie que l’adversité se constitue dans un champ qui du point de vue des règles de l’adversité elle-même est un champ homogène. Donc c’est un modèle de constitution de l’adversité non dialectique. On pourrait dire que la relation d’adversité est toujours constitutivement une relation de rivalité, et rivalité pour un 3ème terme, quel est le 3ème terme ? On est des rivaux pour être celui qui occupe la place de la règle elle-même, la règle que la règle prescrit comme place suprême de la règle. Le contrat est un contrat quant au fait qu’on n’excédera pas les règles de la rivalité. Et ne pas excéder les règles de la rivalité ça veut dire qu’on se succède. On peut se succéder dans les places de l’État ou auprès de qln. C’est pas la même chose que si vous assassinez votre rivale. Assassiner son rival ça peut encore relever de l’intelligibilité dialectique. Tandis que se succéder paisiblement relève de l’alternance. Il peut y avoir l’espoir de revenir un jour, l’opposition a toujours sa chance. ça n’a pas encore trouvé complètement sa philosophie. Il y a des tas de propositions du côté au fond de la juridicisation de toute constitution de l’adversité. Toute conception de l’adversité doit être dans un cadre juridique quelconque. C’est pour ça que je l’appelle contractuelle, si on admet que le contrat est finalement la forme relationnelle du juridique. Mais philosophiquement c’est un changement majeur par rapport à la figure dialectique de l’antagonisme ou de la contradiction, c’est une constitution de l’adversaire qui suppose qu’il n’y a d’adversité légitime, ie humainement acceptable, que si elle est conforme à ce que lui prescrit un champ constitutionnel, ie si le maximum de tension acceptée c’est au fond la rivalité pour l’occupation d’une institution. Ie la rivalité pour l’occupation d’une place. C’est une doctrine du placement. La règle c’est une règle de l’opposition des places, toujours. L’adversaire c’est celui qui a l’intention d’occuper la même place que vous, et il faut que ce soit réglé ça, même si c’est une place dans l’autobus (il faut faire la queue !). Il s’agit d’être dans la file d’attente, d’une manière ou d’une autre, simplement l’ordre de la file est prescrit par le dispositif qui est un dispositif de rivalité.

 

On pourrait dire que ce à la recherche de quoi nous sommes, car notre conviction est qu’il n’y aurait pas de relève créatrice de l’adversité dialectique par l’adversité contractuelle, ce à la recherche de quoi nous sommes, c’est une identification de l’adversaire qui est hors dialectique et aussi hors rivalité, ie qui ne retient pas le schème dialectique mais qui ne retient pas non plus comme créateur le schème contractuel ou le schème de la rivalité. Autrement dit, si on prend les figures dialectiques connues :

- ce ne serait pas la lutte à mort du maître et de l’esclave telle qu’on la trouve chez Hegel, ça ne serait pas la dialectique du désir et du travail telle qu’elle est exposée dans la figure de la contradiction entre le maître et l’esclave, contradiction qui est dans la figure de la lutte à mort, qui convoque la mort comme 3ème terme, car elle convoque la négativité absolue, ça ne serait pas ça.

- mais ça ne serait pas non plus la figure normée de la rivalité qui elle est entièrement réglée par le principe de l’occupation d’une place.

Donc on ne convoquerait ni la mort ni une place. Une place est toujours un remède à la mort ! Si on réfléchit sur ce paradigme, le 3ème terme convoqué par réel, la mort comme figure du réel absolu, n’est pas une place. Donc ni l’institution dialectique de l’adversité ni l’institution contractuelle, et par conséquent on n’aurait pas non plus les ressources d’unité qu’il y a dans les 2 cas. Ie il n’y aurait pas un devenir unique, l’un du devenir comme lieu de la création conflictuelle, et pas non plus de place partageable, d’alternance, d’institution commun ou de règle commune qui est aussi le point de l’un. Quand il y a structure de rivalité, le terme à propos de quoi il y a rivalité fait fonction d’un à propos de la rivalité elle-même. Donc on n’aurait pas cette figure latente de la triplicité. Car ce qu’il y a de commun si on regarde bien dans les 2 dispositifs c’est le dispositif de triplicité : il y a 2 termes, mais il y a en réalité aussi un 3ème qui est l’unité des 2 autres. Vous avez la contradiction à mort mais en réalité vous avez une figure du devenir unique dans lequel cette contradiction mortelle va engendrer ou délivrer sa capacité créatrice. Donc vous avez l’unité de l’histoire si vous voulez en tant que lieu d’un pour les contradiction qui la tissent, la trament, la créent. Dans le 2nd cas vous avez une institution, une place ou une règle associée à une place qui est le tiers terme de la rivalité. Jusqu’à présent les schèmes proposés pour l’identification de l’adversaire sont toujours soutenus par une triplicité. Et donc le nombre de la constitution de l’adversaire n’est pas le 2 comme on le croit de façon élémentaire mais en réalité c’est toujours le 3. Le nombre réel est le 3. Voyons bien aussi le champ des analytiques que ça implique. Si vous dites par exemple on ne va pas se situer dans l’idée du devenir unique, ie de l’histoire comme devenir unique travaillée du dedans par des contradictions éventuellement mortelles, nous allons devoir en passer par une politique de l’histoire. L’histoire est le nom de l’unité supposée du devenir pour le jeu des contradictions. Et puis s’il n’y a pas de place, là c’est une critique de la règle, une critique de l’institution. Donc critique de l’histoire et critique de la règle. On peut mettre des noms propres : critique de Hegel et critique de Wittgenstein. La sortie de la dialectique, si après tout le 20ème est qch comme cela qui est comme une tache de la dialectique, qch comme une sortie de la dialectique ou une nouvelle invention de la dialectique peu importe, la conclusion sera de savoir si ça va se faire dans le champ de la règle. Ça renvoie à des débats contemporains, par exemple la place de la guerre, et la tentative tout à fait extraordinaire de définir une règle réglée justement, ie qui serait une guerre au nom de la règle, une guerre de la règle, ou une guerre de la règle contre le déréglé. Ie une guerre qui serait de part en part une guerre civilisée. Dans les faits c’est pas facile ! Mais c’est à l’ordre du jour avec toute une série de vocables et une sémantique qui entoure tout ça : la communauté internationale, les interventions juridiques légitimes, les guerres correctes et incorrectes, la guerre contre le terrorisme. Cette question de la guerre est située dans un espace de pensée qui tente de l’arracher à la dialectique, ie à la capacité créatrice de la violence, et au contraire de dire que c’est le dernier moyen de restaurer l’univers sans dialectique de la règle. C’est pour ça que ces guerres ne reconnaissent pas qu’il y a de vraies contradictions, ce ne sont pas des guerres internes à la dialectique. On va reconnaître qu’il y a des mauvais, des méchants, des choses déréglées, et on se propose de revenir à la norme. Pour vous dire que cette question de la constitution de l’adversité dans une figure dialectique ou réglée structure beaucoup de débats contemporains. Le pb est de savoir si on va en rester là, ie dans un espace d’évaluation d’une durée historique quelconque qui serait pris entre la dialectique considérée comme finalement la vieillerie dépassée et puis la figure de la rivalité comme bonne figure (la rivalité c’est l’essence même du nihilisme, la structure subjective de la concurrence c’est la rivalité, personne n’a jamais dit que la concurrence était dialectique, c’est l’élément normé de la rivalité, ôte toi de là que je m’y mette, j’occupe la place où tu étais, c’est normal pourvu qu’on admette que des termes différents peuvent venir à la même place). Donc le conflit du contractuel et de la dialectique qui est l’ambiance d’aujourd’hui est de savoir si on met un terme à cette figure là  ou si on la diagonalise. Si on en sort par une autre vision des choses, ie ni dans une constitution de l’adversaire sur le terrain de la dialectique, de la rivalité ou de l’antagonisme, ni dans la constitution de l’adversaire sur le thème de l’alternance, ou de la réoccupation de la même place dans des modalités différentes. Donc ni antagonique ni modal (occuper la même place un peu autrement, c’est ce qu’on promet ! le possible c’est le un peu autrement, il est modal, la même chose avec une petite nuance de différenciation). C’est soutenu par la structure de l’adversité. Donc c’était pour l’importance de la question et son actualité absolue.

 

On avait dit il faut entrer par le subjectif comme toujours, et si on en entre dans le subjectif, à l’exemple de ce que Platon a fait, ce qu’il a montré ce qui le caractérise c’est que le sophiste finalement ressemble énormément au philosophe, et qu’il est quasiment pareil et qu’il s’agit de savoir à quel moment s’introduit un point incommensurable, on a proposé de dire que :

1° l’adversaire véritable est toujours à rechercher dans la proximité donc il est dans une proximité subjectivable, il est ce qui est très près.

2° il y a une coupure dans cette proximité, un point qui n’est pas commensurable.

on pourrait dire que l’adversaire c’est celui qui s’adresse à nous de si près qu’il est toujours susceptible de devenir ce que j’appellerais l’enchanteur de notre vouloir, de notre propre vouloir.

C’est dans cette direction là qu’il faut chercher la constitution de l’adversaire. Ie que nous n’y sommes exposés, à cet adversaire, nous ne prenons le risque de lui être exposé, que lorsque nous sommes en quelque façon séparés de la plus profonde intimité avec nous-mêmes, ie il peut être l’enchanteur de notre vouloir que si nous ne reposons pas en nous-mêmes suffisamment. L’adversaire intime, nous nous exposons à lui, nous en faisons l’expérience dès que nous cessons d’être intimement en coïncidence avec nous-mêmes ou intimement reposés en nous-mêmes. Je pense à une vision assez étrange que propose St John Perse.

A la fin d’une strophe de Exil (écrit dans son exil à la fin de la 1ère guerre). « Et qui donc avant l’aube erre aux confins du monde avec ce cri pour moi ? ». Il est en exil, et l’exil est une séparation d’avec lui-même, l’exil l’arrache à l’intimité de l’accueil de soi-même, à la fréquentation intime et quotidienne de soi-même, il est un peu décalé de ça par l’exil, et il entend un cri pour lui qui est un cri à la fois qui lui est adressé, qui lui est destiné et qui est extérieur, aux confins du monde. Donc c’est le cri d’une errance : il y a une errance qui est en même temps une adresse. C’est assez profond, que l’exposition à l’adversaire, et par conséquent la condition de savoir qui il est suppose cette mixture d’errance et d’adresse. S’il n’y a pas d’errance vous êtes dans la stabilité de l’identité. Quelque chose est en errance mais cependant s’adresse à vous de façon indubitable. Il ne sait pas qui (qui donc) mais ce qui ignoré le convoque dans une sorte d’errance qui est le nom de la non identité à soi-même, le convoque à se demander précisément de qui il s’agit. Ce que je voudrais dire là c’est que cette exposition à l’adversaire suppose que vous soyez un peu descellé de votre intimité la plus reposée, la plus stable. Elle suppose qu’il y ait une figure d’exil minimale, un exil quelconque d’avec soi-même, une distance d’avec soi. Cette exposition à l’adversité c’est un moment nécessaire de son identification. Autrement dit on est au plus loin de l’idée que l’adversaire nous constitue dial. Il faut au contraire que vous soyez déjà décalé de vous-mêmes ou séparé de vous-même par qch, pour que vous puissiez entendre ce qui vous est destiné comme adversaire, ie entendre votre adversaire singulier, l’adversaire qui est réellement le vôtre, celui qui s’adresse à vous. Car c’est ça, un adversaire véritable s’adresse à vous, et il se peut que vous n’entendiez pas cette adresse, que vous ne l’entendiez pas car vous ne savez pas qu’il s’adresse à vous. Parce que pour entendre qu’il s’adresse à vous il faut un minimum d’errance, et là on peut peut-être entendre le cri pour vous qui va vous exposer à répondre à cette question qui, mais y répondre c’est entrer précisément dans le processus de l’identification.

Récapitulons.

Nous serions au fond dans le propos d’une adversité exposé, qui est une exposition, qui n’est pas prédonnée ou structurelle, ni dialectique ni contractuelle, et qui est en même temps la combinaison d’une errance et d’une adresse. Il y a qch de descellé, d’errant, d’insaisissable mais qui cependant vous est adressé de façon indubitable. Ce sont des conditions complexes, mais très concrètes : ce sont des questions du temps présent si nous voulons nous soustraire à l’alternative écrasante de la dialectique morte et du contrat imposé. Ie plus de lutte à mort et donc tout est signature en bas d’un document… Si vous voulez échapper à ce qui je crois est le système de contrainte le plus prégnant dans le monde aujourd’hui, qui est celui de la dialecticité et de la contractualisation. Et vous voyez bien que toute tentative de jouer la dialecticité contre la contractualisation est en effet en réalité terroriste, car la dialecticité n’est plus une figure qui puisse relever comme telle l’identification de l’adversaire. Et donc il faut trouver un chemin. C’est là question que je viens de dire, dont le cœur est sans doute : qu’est-ce que c’est qu’une combinaison praticable d’errance et d’adresse ? Et alors ce que je crois c’est que cette question, cette trouvaille d’une adversité exposée, non dialectique et non contractuelle, c’est un des gd sujets, un des grands pb, et c’est une donnée de la poésie de Pasolini, c’est pourquoi vous avez un poème entre les mains. Le fragment qui va nous servir de guide est une méditation sur le point que nous venons de parcourir rapidement, ie ou en sommes nous de l’identification de l’adversité dès lors que la grande figure de l’histoire ne porte plus cette identification.

 

Quelques mots sur cette référence. Un certain nombre d’entre vous le connaissent sans doute comme cinéaste, c’est son identification la plus connue. Il y a plusieurs genres :

- les films antiques, Œdipe et Médée, exemplairement.

- il y a des films chrétiens : la Passion de St Mathieu, et un projet d’un film sur la vie de Paul transposée aujourd’hui.

- il y a des films par lesquels il a tenté de séduire le grand public, les films de fiction érotico-historiques, Decameron et 1001 Nuits.

- et il y a les films que j’appellerais les paraboles, les paraboles de l’histoire, les films sont comme des fables intenses et extrêmes de la situation de l’histoire et des hommes : Theorema Porcherie et Salo (3 exemples les plus frappants).

Donc c’est un grand cinéaste.

Par ailleurs Pasolini est connu par sa vie, car elle a quelque chose d’un peu allégorique, elle est inscrite dans notre temps, un peu comme la vie de Rimbaud ou quelque chose comme ça. Il y a des personnages de la création artistique dont la vie est intérieure à l’œuvre, dont la vie fait partie de l’œuvre ou est convoquée dans l’œuvre. Sa vie se déploie entre une enfance catholique provinciale, dans le Frioul, et marquée de façon décisive, et comme brûlée, par la résistance, la résistance anti-nazie ou le jeune frère est mort (on retrouve cette mort un peu partout dans son œuvre). A l’autre extrémité, sa mort atroce et encore partiellement inéclaircie, dans des conditions horribles, et qui est là aussi comme quelque chose arraché à sa propre création ou à son œuvre propre. On a l’impression qu’il a été jusque dans sa mort un personnage de ses propres fictions. C’est ce qui fait qu’il y a chez Pasolini une suture de l’existence et de l’œuvre. Ce n’est pas seulement une ressemblance, c’est plus profond, il y a quelque chose de collé, de soudé entre l’œuvre et l’existence. Entre cette jeunesse marquée par la résistance, le provincialisme, le christianisme et cette mort légendaire par tragédie, nous avons le Pasolini créateur, des engagements successifs, des engagements politiques révolutionnaires, proche des communistes puis éloigné, et son engagement existentiel gravitant autour d’une homosexualité qui est elle-même comme un paradigme souterrain. Ni exhibitionniste, ni revendicative ou rien de ce genre, qui est véritablement un espèce de rapport total au monde, c’est une figure d’investigation expérimentale de la vie tout entière. Et qui a fait de Pasolini une figure de la modernité tout à fait remarquable.

Donc grand cinéaste, vie légendaire, mais il est peut-être moins connu par nous ici pour ce qui est à mon sens sa plus considérable grandeur, ie comme poète. C’est un très grand poète, un des plus grands de l’Italie d’après guerre et l’un des grands poètes du siècle. C’est ce Pasolini là que nous allons aborder. Il y 4  principaux massifs de la poésie de Pasolini : cf volume Gallimard, reprenant l’essentiel entre 53 et 64.

- les poèmes en dialecte frioulan, et non l’italien académique ou constitué, mais le dialecte parlé. Il a beaucoup réfléchi sur ce point : qu’est-ce que c’était qu’écrire en frioulan, dans l’élément de la disparité des langues italiennes, méditations très proches de choses que dira Deleuze, sur les langues minoritaires, la minorisation d’une langue à l’intérieur d’une autre langue, comment la poésie travaille le langage à partir d’une position minoritaire dans la langue et contraint la langue à autre chose qu’elle-même…

- 3 recueils principaux, et un 4ème moins constitué : les Cendres de Gramsci (méditation sur la tombe de Gramsci) entre 53 et 56, la Religion de Notre temps, à la fin des années 50 (56-60), et Poésie en forme de rose, 62-64.

Parenthèse : nous sommes au voisinage du moment ou Paul Celan écrit la rose de personne. La fonction de la rose dans la poésie est une chose étonnante, et si on remonte dans le temps la polysémie extraordinaire de cette convocation symbolique de la rose, au point même que quelquefois je me dis que la rose est une création poétique, c’est une fleur surdéterminée poétiquement. Il y a une histoire poétique de la rose qui est plus grande que la rose elle-même, tout de même. Les roses sont des fleurs magnifiques, mais la poésie de la rose est une histoire si immense, ramifiée, singulière et jusqu’en plein 20ème siècle quand des poètes aussi stratégiques que P et Celan titrent un recueil avec la Rose. Du côté de Celan, nous avons une figure immédiate de l’absence puisque la poésie de Celan est dans le grand œil de l’après Auschwitz  et dans la méditation de savoir comment la langue peut encore dire qch. Du côté de Pasolini, la rose est une forme. La rose en bout de course est dans l’alternance entre une absence et une forme, entre personne et une forme. Il est étonnant que la rose qui ait été chargé de ce couplage essentiel pour la pensée récente ait été chargée du couplage de l’absence et de la forme. Nous le voyons directement dans le titre des recueils.

Alors les titres du recueil, internes au recueil, nous intéressent : ces poèmes des années 60 nous sont extraordinairement contemporains. En quel sens ? Sa poésie anticipe d’une cinquantaine d’année la conviction profonde d’un changement de lieu politique et mental. Ie cette conscience évidente que nous avons tous, que nous partageons diversement que cette fin du 20ème nous propose une confusion intermédiaire qui est comme un changement de lieu mental, la nécessité d’un changement de lieu mental, c’est une conscience que non seulement a au début des années 60, mais il l’a dans des termes très très voisins de ce que nous pourrions dire aujourd’hui, ce qui fait qu’au fond nous pouvons nous appuyer sur lui. Au fond, la question de Pasolini était de s’interroger sur ce qui venait des années 20 30 40, ie des décennies qui précédaient. Il avait pour cela des figures de médiation, médiation de la politique à partir de la figure de la résistance comme figure paradigmatique, et médiation dans la langue, à travers la question des capacités de la langue italienne. La langue italienne (confrontée à sa diversité intérieure, à sa dialectisation et en même temps à son académisation) de quoi est-elle capable ? Il y a un croisement chez lui entre de quoi sommes nous capables dans l’action et de quoi sommes nous capables dans la langue. C’est pour ça qu’il est poète, la poésie elle va dire ce croisement de ces 2 questions. Or je dirais qu’aujourd’hui, la question de quoi sommes nous capables est vraiment la question fondamentale, puisque c’est la même question à vrai dire que de savoir si on constitue l’adversaire dans le champ de la dialectique, dans le champ du contractuel ou encore autrement. De quoi nous capables ? Et enfin de compte, de quelle langue avons-nous besoin pour ce dont nous sommes capables, c’est aussi une question entièrement ouverte. C’est pour ça que je crois que Pasolini qui s’est constitué dans le croisement de la question des ressources de la langue italienne et des ressources singulières de l’histoire italienne, nous est très proche. Il y a chez lui une puissance d’anticipation.

Il y a 3 grands sous titre dans le recueil Poésie en forme de rose :

- une vitalité désespérée : on est en proie à une vitalité subversive qui finalement en tant que vitalité n’est pas contradictoire au désespoir, mais est la vitalité du désespoir lui-même. Une vitalité désespérée. Le refrain singulier de ce poème est « comme dans un film de Godard », l’expression scande le poème. Le poème commence d’ailleurs par « comme dans un film de Godard, seul dans une voiture qui file sur les autoroutes du néocapitalisme italien ».

- l’aube méridionale : ça désigne ce midi… donc là aussi on n’est pas très loin d’aujourd’hui. Le poème raconte la rencontre avec de jeunes palestiniens à la frontière de la Jordanie, jeunes palestiniens à la fois sympathiques et défaits, pouilleux et attendrissants. Le diagnostic poétique de Pasolini tranche car c’est un diagnostic selon lequel toute configuration politique véritable a disparu et ce qui est reste est une espèce de sentiment sans nom. « sans rien éprouver, aux frontières, dans le désert jordanien, dans le monde, qu’un misérable sentiment d’amour ». Je trouve ça extraordinairement profond et perspicace. Quelque chose est éprouvé là qui est non seulement dans le monde, la question du désert est aussi bien celle du monde, et ce à quoi on est réduit hors de toute perspective historique, créatrice, grandiose, épique, c’est un misérable sentiment d’amour. Il va le valoriser d’ailleurs. C’est ça que le poème va désigner. Donc aube méridionale qui est l’aube d’un misérable sentiment d’amour comme reste d’un désastre politique et historique (sentiment pour les démunis, ceux qui n’ont rien).

- Victoire : c’est de lui que notre extrait est tiré. Le titre est ironique. Victoire est justement ce qui va être travaillé poétiquement comme l’impossibilité probable de maintenir même la notion de victoire, de la comprendre encore.

 

Je voudrais vous restituer la scène majestueuse de ce grand poème dont nous n’avons ici qu’un bout, et que j’ai désarticulé (ce sont des tercets, même construction que la Divine Comédie) pour que ça tienne sur une page, par pragmatisme répugnant.

Quelle est la scène ? Cette scène du poème, c’est que les jeunes morts de la résistance reviennent. Il reviennent voir le monde des ces années là, des années 60 commençantes. Je vous l’ai déjà dit, c’est la figure allégorique du jeune frère de Pasolini, et ces jeunes morts de la résistance qui reviennent comme des fantômes visibles, figurent en réalité la conscience politique. Politiquement, ces jeunes morts qui reviennent c’est comme si ils revenaient pour juger ce qui se passe, la forme la plus concentrée et la plus pure de la conscience révolutionnaire et politique. En réalité vous savez que aujourd’hui même est redevenu un point très important, la question de ce dont témoigne la résistance, la question de savoir s’il existe des résistants et ce que veut dire résister est d’une importance extrême. Pasolini met en scène cette figure et se demande s’il y a dans le monde présent des figures de dirigeants, d’organisateurs, des figures qui donneraient une orientation. Il demande s’il y a des figures fidèles à ce qu’ils ont été : ils reviennent pour se demander : y a-t-il là des figures fidèles à ce que nous avons, et à ce que nous avons été radicalement, puisque nous l’avons été jusque dans la mort ? Donc ils viennent interroger. Comme ils sont jeunes, ça se présente aussi sous la forme : est-ce qu’il y a des pères ? Nous sommes morts tout jeunes, est-ce qu’il y a des figures de pères dont nous pourrions être à nouveau les fils ? Vous voyez la question. Dont nous pourrions être les fils dans la fidélité à ce que nous avons été et pourquoi nous sommes morts. Pourrions être les fils légitimes, si je puis dire, dignes, de ces pères vivants chargés du destin de la politique, de l’histoire, de la création, de l’art aujourd’hui ? C’est une métaphore extrêmement puissante, vous le voyez bien, car on interroge en réalité ceux qui par rapport à ces morts sont plus jeunes, sont en position d’être des fils, comme si c’étaient des pères. Ie ce qui est venu après, et non pas avant, peut-il être légitimement considéré comme une paternité symbolique de ce qui est venu avant ? Donc il y a une torsion temporelle, qui fait que les fils morts viennent sur la scène de l’histoire et demandent : y a-t-il là des pères dont nous puissions dignement être considérés comme les fils ? C’est le schéma général sur lequel va se développer l’invention du poème.

Et alors ils vont constater que ce n’est pas le cas, ils vont être laissés sans père, ils vont conquérir, ces absents morts, le statut d’orphelins de l’histoire. Ils sont morts sans que après eux il y ait quoi que ce soit qui puisse être comme le père de leur propre mort, et ils vont constater que leur espérance, espérance qui est le nom de leur conscience politique qu’ils avaient jusque dans leur mort (d’un monde nouveau, de la création politique) ; cette espérance n’est plus active, et que donc il n’y a pas de paternité recevable pour cette espérance elle-même. Et ils vont le concevoir à travers le constat que ce qui domine (c’est un point essentiel), ce qui domine subjectivement c’est l’acceptation. Quelque chose a été accepté qui rend impossible une fidélité à ce qu’ils ont été. Cette acceptation va être le point clé du poème, et la thèse que le poème porte, dont je vais essayer d’être le relais, c’est que aujourd’hui l’adversité prend nécessairement la forme d’une acceptation. C’est cette équation entre adversité et acceptation que je voudrais peu à peu mettre en scène, dans son intensité subjective.

Alors, 2 ponctuations dans le poème :

- situation d’abord de ce que je vous disais : l’ensemble des jeunes morts qui reviennent comme si c’était un peu des barbares aussi car ils sont à la recherche d’une paternité.

« c’est bien pour la 1ère fois de ma vie que je m’éveille avec le désir d’empoigner une arme » il renonce à l’époque de la résistance. « mon ridicule… nostalgie idéalement archéologique ».

Scène d’une Italie solaire dépeuplée, avec les morts venant des Alpes.

- « j’accuse non pas du calme le gouvernement ni la grande propriété ni les monopoles mais simplement leur souteneurs, les intellectuels italiens, tous, même ceux qui se jugent à juste titre mes bons amis. Ils auront vécu les pires années de leur vie pour avoir accepté une réalité qui n’existait pas ». Avoir accepté une réalité qui n’existait pas : c’est une formule d’une intensité remarquable. Sous une forme ou sous une autre nous l’avons tous fait, nous avons accepté la réalité, mais nous avons accepté une réalité qui en réalité n’existait pas, ie n’était pas susceptible d’existence. Une réalité qui été décollée, dessoudée ou séparée de l’existence. Voilà c’est la grande maxime peut-être que porte le poème : l’acceptation, quelles ont été les formes de l’acceptation et comment se fait-il que sous le regard terrible et invisible de ces jeunes résistants morts pour une espérance essentielle, nous ayons accepté finalement une réalité qui n’existait pas ?

C’est dans cet élément là que nous regardons d’un tout petit plus près le poème, que je vous lis.

 

« Pas de politique sans réalisme

 

Quelques ponctuations dans ce texte dense et intriqué mais aussi assez limpide.

« Pas de politique sans réalisme » : l’attaque est d’aujourd’hui ! C’est la maxime que tous les témoins du temps entendent, ce qui est dit à tout le monde. Ce que Pasolini va commenter, c’est comment on en est venu là, comment on en est venu à faire de « pas de politique sans réalisme » l’énoncé général. C’est unanimement partagé.

« Ames guerrières… autre âme » : l’âme guerrière est le témoin supposé, le jeune mort de la résistance, mort d’une mort guerrière. Et il vient pour entendre : pas de politique sans réalisme ! Est-ce que tu ne reconnais pas ce langage, lui dit Pasolini, toi qui a une âme guerrière, est-ce que tu ne reconnais pas une autre âme ? Nous sommes dans le principe d’un cheminement de construction de l’adversité, puisqu’il s’agit de âme et âme, 2 âmes, distinctes, différentes. Qu’est-ce que c’est ? D’un côté chez les jeunes morts l’âme guerrière avec leur… et de l’autre une autre âme. Cette âme c’est celle de la prose de l’homme habile, du révolutionnaire moyen, comprenons que les assassinats des années amères, c’est la guerre, l’époque des grands conflits politiques. Même les assassinats de ces années amères ont été convertis en complicité sous la bannière pas de politique sans réalisme. Donc la situation est très claire : les jeunes morts de la Résistance convoqués comme témoins de la scène historique constatent qu’elle a abdiqué toute espérance, que ce qui règne c’est la maxime pas de politique sans réalisme. Maxime qui ai fond fait passer de la dialectique au consensuel, de la dialectique à la pure rivalité, que donc on est dans l’élément d’une autre âme, on n’est plus dans cet même âme, lus de fidélité, et cette âme il faut la reconnaître et l’identifier.

Ce qui nous intéresse c’est la partie centrale du poème : à partie de « ne reconnais tu pas le cœur qui se fait l’esclave de son ennemi ». Si nous transposons ça aujourd’hui, ce cœur qui se fait l’esclave de son ennemi, c’est l’imposition générale d’une sorte de teneur sensible et morale, d’une sorte de sensibilité unanimement partagée, ou dont on suppose le partage unanime, qui se fait dans la figure mortifère de la victime, qui gravite autour de la figure mortifère de la victime. Si nous devenons aujourd’hui les esclaves de l’ennemi c’est car nous prétendons partager avec lui non pas les mêmes idées mais la même sensibilité. C’est un point important. Ce n’est pas dans la communauté conceptuelle, idéelle, abstraite que se réalise l’esclave, mais dans la donnée du cœur, c’est le cœur qui se fait l’esclave de l’ennemi, parce qu’il prétend qu’on peut partager la même sensibilité. Sensibilité à quoi ? Sensibilité aux souffrances, donc sensibilité aux victimes. Or si on transpose aujourd’hui ce que dit Pasolini c’est que si le cheminement par lequel nous pensons est partageable y compris avec l’ennemi, quel qu’il soit, l’identique sensibilité face à ce qui se donne comme souffrance ou comme victime, nous sommes devenus son esclave. Nous sommes devenus son esclave car tel est aujourd’hui le chemin de l’esclavage. Donc 1er enseignement : l’identification de l’adversaire est aussi identification là où la sensibilité n’est pas identique. Ie le point d’incommensurable ne doit pas être seulement dans l’idée, l’idéologie, la conviction etc… il doit aussi, c’est très difficile, une sommation difficile, constituer un point d’incommensurabilité dans la sensibilité.

C’est la 1ère chose que je veux prélever sur le poème. C’est par le cœur, ie par l’évidence sensible, que nous nous rendons incapables d’identifier l’adversaire y compris en nous-mêmes. Ce n’est pas par défaut de critique, c’est par excès de sensibilité. C’est pourquoi Pasolini a raison de dire que ce qui est en jeu n’est pas l’intellect, c’est le cœur.

 

2ème chose : « qui va là où l’ennemi va, sous la conduite de l’histoire ». J’appellerais ça la question du lieu. Après la question de la sensibilité il y a la question du lieu : on va là où l’ennemi va. Ça veut dire effectivement qu’on accepte la distribution des lieux. Donc ça veut dire dans le modèle de la rivalité qu’on accepte que les lieux soient les mêmes, que les lieux soient disputés avec l’ennemi comme si nous avions les mêmes lieux que lui. Nous allons là où il va. On peut donner de cela des exemples extrêmement simples : pour commencer on va aux élections, c’est comme si on partageait de façon évidente ce lieu. Il y a bien d’autres exemples : on convoque des manifestations là où se réunit l’élite des puissants. On peut multiplier les exemples : on considère comme tout à fait légitime de participer à un débat avec l’ennemi. C’est aussi aller là où il va. De manière générale on peut définir la consensualité démocratique comme l’acceptation du partage des lieux. Et ça Pasolini le désigne politiquement comme aller là où va l’ennemi.

« Sous la conduite de l’histoire » : c’est cette fois la question, la question du partage du temps. Après le partage du lieu, il y a le partage du temps : l’idée qu’il y a un partage possible de l’histoire, qu’il y a une histoire identique en réalité. Ça peut vouloir dire 2 choses, et c’est très important car je pense que la lutte contre l’histoire est la mamelle des temps présent. Premièrement il y a le sens dialectique : nous et l’ennemi sommes 2 termes contradictoires de la même histoire. On est bien sous la conduite de la même histoire, et Pasolini dit que ça revient à aller là om va l’ennemi, ça revient à partager avec lui l’espace et le temps. On a les mêmes lieux que lui, on a le même temps que lui. C’est le 1er sens. Mais le 2nd sens, c’est dire que le passé est commun, tout simplement, sans même entrer dans la dialectique du devenir. Et ça dans la version consensuelle ou contractuelle, c’est un des termes du contrat. On passe contrat avec l’autre que le passé est le même. Cette histoire du devoir de mémoire, le contenu réel c’est cela : il y a un point fixe qui doit être en partagé mémoriel comme si le passé d’une certaine façon pouvait être indépendant des dispositions du présent. Vous partagez avec l’ennemi quel qu’il soit en tout cas une vision identique du passé. Or ça ne va pas de soi ! ça suppose un certain type de rapport entre le passé et le présent, un type de rapport qui laisserait le passé intouché par le présent, qui permettrait de fixer le passé dans une factualité qui le rendrait incorruptible ou inaccessible par le présent et en particulier par la différence des présents. Car de même qu’il n’est pas sûr que nous ayons le même présent que l’ennemi de même il n’est pas sûr que nous ayons ou puissions avoir le même passé, ou même que ça ait un sens d’avoir le même passé.

Et enfin, passage aussi très profond : « la conscience qui luttant contre le monde enregistre les règles de cette lutte au cours des siècles, comme sous l’effet d’un pessimisme où sombre l’espérance ». ça c’est un point très important, c’est la question de la règle, ie le passage de la lutte aux règles de la lutte. Celui qui se croit une conscience rebelle en lutte contre le monde mais qui finalement est enchaîné entièrement à la vision qu’il se fait non pas de cette lutte contre le monde mais des règles de cette lutte. C’est le moment où la conscience des règles du conflit se substitue au conflit lui-même. Et en particulier l’idée que le conflit, la lutte contre le monde, est réglée, et qu’on connaît ou qu’on maîtrise les règles du combat contre le monde tel qu’il est. En réalité il n’y a de lutte véritable contre le monde que de lutte qui prend le risque d’en ignorer les règles. Ie il doit y avoir une bascule dans l’inconnu dans une lutte véritable. Vous ne pouvez pas vouloir à la fois mener une lutte effective contre le monde et maîtriser entièrement les règles de cette lutte. Ça ne peut pas se passer comme ça. Il doit y avoir une zone intermédiaire dans laquelle y compris la règle de la lutte est obscure, et où par conséquent ce n’est pas à partir du savoir de la règle que vous conduisez la lutte mais à partir de la lutte que vous découvrez éventuellement de nouvelles règles. Or ça c’est un débat politique très connu qui est pointé comme étant là en quelque manière une 4ème donnée de la conscience d’acceptation. Car là ce que nous sommes en train de détailler c’est qu’est-ce que c’est qu’une acceptation ? ça nous importe grandement, car nous avons trop accepté, nous avons accepté à outrance. Nous savons tellement accepté que nous ne savons plus bien ce qui nous reste à refuser.

 

Je récapitule :

- il y a le partage de la sensibilité (1ère acceptation)

- il y a le partage du lieu (2nde acceptation)

- partage du temps (3ème acceptation)

- partage des règles (4ème acceptation : nous sommes d’accord qu’il faut aller des règles à la lutte et non pas des luttes aux règles).

Et alors tout cela finalement Pasolini va le récapituler en l’appelant « mystérieux débat avec le pouvoir ». Le père, le père supposé, le père que les morts cherchent, ils ne vont pas le trouver car il est absorbé dans un mystérieux débat avec le pouvoir. Au lieu d’exercer directement sa fidélité et sa paternité il a disparu dans une machination avec le pouvoir, ie il est enchaîné à sa dialectique, que l’histoire l’oblige à réformer sans trêve. Donc la synthèse de tout cela va être au fond : l’acceptation c’est une forme asservie de la dialectique, ie c’est ce qui enchaîne la dialectique au pouvoir, qui fait de la dialectique un mystérieux débat avec le pouvoir. Si bien que en réalité finalement la dialectique en est simple à changer, l’histoire l’oblige à réformer sans trêve et cette transfo incessante de la dialectique est uniquement liée au fait qu’elle est tombée sous la juridiction du pouvoir. Donc il y aurait là une thèse tout à fait intéressante à examiner, qu’en réalité l’acceptation qui provoque une sorte de paralysie historique, paralysie politique, d’impossibilité de fidélité aux événements les plus importants du passé, c’est acceptation qui prend la forme du consensuel, de la rivalité, de l’occupation du pouvoir, de l’occupation des places, a pour ressort que la dialectique a été asservie à l’État ou au pouvoir, et que finalement l’acceptation c’est l’acceptation du pouvoir lui-même. En définitive, il n’y a pas d’acceptation profonde qui ne soit acceptation du pouvoir. Et pour cela, on va accepter le partage de la sensibilité, des lieux, du temps, des règles. Tout cela en fin de compte c’est la dialectique réenchaînée à l’immobilité du pouvoir. Donc on retient la forme de la dialectique mais on renonce au devenir. C’est ça l’essence cachée du contractuel : c’est une dialectique paralysée, enchaînée au pouvoir, ce n’est pas dialectique du devenir mais une dialectique de l’immobilité, appelée ici « mystérieux débat avec le pouvoir ». nous connaissons ça ! c’est pour nous la forme la mystérieuse qui est toujours faite à son propos et qui est par essence non tenue et non tenable, c’est aussi un devenir asservi : il va y avoir autre chose, mais il n’y a pas, car il est de l’essence de cet asservissement d’être une acceptation. Nous sommes donc surplombés et dominés dans tous les domaines dont le noyau intime est que le négatif lui-même a été incorporé à cette acceptation. Il est devenu lui-même une forme exténuée de l’acceptation.

 

Contre cela, que va dire l’armée des morts ? une fois quelle aura constaté cela, une fois constatée l’acceptation ? Supposons que nous soyons nous-mêmes sous l’œil de ces jeunes morts, qui examinent notre destin, qui examinent notre acceptation, qui voient que cette acceptation a ruiné leur espérance ou ne leur a pas été fidèle. Pasolini a une formule étonnante : il dit voyant tout cela, puisque le père les a laissés et abandonnés, ce père qui est lui-même le fils des fils, les a laissés solitaire, à leur destin de morts sans postérité, « chez eux la haine va faire place à l’amour de la haine ». ça c’est la définition que Pasolini donne du terrorisme. Le terrorisme n’est pas la haine mais l’amour de la haine, c’est bien plus profond. Cet amour de la haine vient là où il n’y a plus de fidélité. Et alors il va le décrire dans ses termes à lui, cette issue des fils déchaînés. La figure du fils tel qu’il n’est plus en état de se réclamer de la fidélité d’un père. Parce que le problème n’est pas que les fils soient fidèles au père, mais que les fils constatent qu’il y a une fidélité des pères. Si on regarde dans l’histoire de France, dans quelle mesure les pères ont manifesté, eux, leur fidélité résistante. C’est ça qui travaille la conscience française, entre autres. Et donc là c’est très bien vu : la question pertinente n’est pas la question plate et banale de savoir si les fils vont continuer ce que les pères ont commencé, non la question est rétroactive, c’est l’interrogation par les fils de pérenniser la fidélité des pères. Et là les pères sont dans l’acceptation, donc cette paternité est rompue et ce qui vient en ce lieu, en ce constat de l’acceptation, c’est que la seule issue laissée aux fils, c’est l’amour de la haine. Cette haine avec laquelle il est laissé seul, avec laquelle il est abandonné. Il pourrait haïr tout cela, la haine de l’acceptation. Mais qu’est-ce qu’il va en faire ? Il n’y en a pas de conduite, il n’y en a pas de symbolisation, il n’y a pas de paternité. Il ne peut que l’aimer. Donc il va aimer cette haine. Ça va donner une anticipation foudroyant de Pasolini qui est le triangle, la triplicité du désespoir, ignorant les codes, ignorant les lois, désespoir sans lois, anarchie, ie désorganisation de la pensée, affect déchaîné, et religion, amour de sainteté. C’est extraordinaire que Pasolini voit que là où l’acceptation l’a emporté, quelque chose va venir du côté des fils qui sera sous la triple emprise du désespoir sans loi, de l’anarchie mentale et de la religion, dans sa figure sacrificielle. Il porte un diagnostic qui est très détaillé sur les cheminements de l’acceptation. Ils sont détaillés : acceptation du partage de la sensibilité, des lieux, du passé, d’un certain rapport entre la lutte et les règles de la lutte. Finalement corruption de la dialectique par son asservissement sous la figure du pouvoir, et les fils morts regardant tout cela sont livrés finalement à l’amour de la haine. Peut-être sommes nous situés là, situés entre l’acceptation et le désespoir, de façon noire. C’est une position que j’appellerais assez volontiers américaine ; désespoir veut dire absence de règles, sainteté qui se consume elle-même dans la mort et anarchie sans borne, anarchie violente. Si vous n’êtes pas dans l’acceptation (des règles, des lieu, du temps) vous aurez ce désespoir là (pas de règles, pas de lieu propre, dévastation du temps).

 

Pasolini s’est situé subjectivement dans une sorte d’impossibilité de choisir dans cette tension là. C’est ce qui fait la grandeur atypique de sa poésie dans ces années là, c’est qu’il est quasiment dans cette subjectivité, entre acceptation et désespoir, et en reste démembré, désolé, et je ne peux m’empêcher de raccorder sa mort, quelqu’en ait été l’anecdote, à ceci, et je la compare à la folie de Nietzsche. De même que Nietzsche formulait l’impraticable projet de casser en 2 l’histoire du monde, ie de séparer clairement le grand midi de Dionysos et l’enchaînement au Crucifié, ie voulait que le rêve du grand midi advienne là où régnait l’emprise du christianisme, finalement il a du se faire venir lui dans la folie à la place de la coupure. C’est pour ça qu’il signait Dionysos crucifié : il était les 2 morts à la fois, et étant les 2 à la fois il était leur séparation. De même Pasolini s’est situé dans la double figure de l’acceptation inacceptable et du désespoir mortifère, et il a du renoncer à l’histoire. Ce qu’il n’arrivait pas à accepter c’était qu’il fallait renoncer à l’histoire. Il le dit comme cela dans les Cendres de Gramsci, il s’adresse à Gramsci, qui est la figure paternelle exemplaire, la figure tutélaire de tout le communisme italien, c’en est le dirigeant et le penseur, le créateur. Il lui dit ceci : « pourtant sans ta rigueur je subsiste car je ne choisis point, je vis sans rien vouloir en cet après guerre évanoui, aimant ce monde que je hais, en sa misère méprisante… un scandale obscure de ma conscience ». Il est situé au croisement praticable de l’acceptation et du désespoir, et il nous indique que cette position est elle-même mortelle, pour lui mais pour l’humanité tout entière. Donc vous voyez si nous devons accéder à une nouvelle figure de la pensée, si nous devons inventer un… le point essentiel c’est de ne pas se tenir là, ie de ne pas se laisser acculer à la thématique de l’acceptation et du désespoir ou de leur combinaison impraticable. Et c’est la question de l’adversité en nous-même : si l’adversité c’est l’acceptation, que veut dire ne pas accepter dans une autre figure que celle du désespoir ? Que veut dire ne pas accepter dans une figure qui crée une distance avec l’acceptation, autre que celle qui bascule immédiatement dans le pathos infini du désespoir. Le poème dit bien que ce qui est achevé, c’est une figure d’espérance, c’est ce que les pères n’ont pas tenu, il y a la désespérance alors, le désespoir. Il faut absolument inventer une espérance, mais il est vrai que nous avons à l’inventer dans des conditions que Pasolini appelle « un scandale obscur de la conscience ». Nous devons accepter que notre conscience est corrompue par l’acceptation, bien plus que nous ne le croyons à tout moment, sous cette forme là. Ie que notre conscience, y compris pensante, est dans un scandale obscur, et la clarification de ce point commence la reconnaissance du fait qu’il y a scandale obscur des consciences, car en définitives ce sont des consciences qui sont sur le fond ou l’horizon d’une acceptation. Le chemin que nous essaierons de continuer est : comment créer une distance par rapport à l’acceptation qui soit une distance autre que celle de la désespérance ? Voilà pour aujourd’hui.

Avril 2005

Je vais essayer de reconstituer le lien à la subjectivité de notre démarche de cette année, dont je rappelle qu’elle est centrée sur les rapports entre identité et adversité. Ie qu’est-ce que c’est qu’un adversaire, et quelle relation y a-t-il entre une identification et une adversité dans le monde d’aujourd’hui et dans un espace plus vaste. La catégorie de l’adversaire, dont il s’agit, au sens même où originellement Platon, on l’a rappelé ici, avait constitué le sophiste comme adversaire du philosophe, et l’identité du philosophe était en cause dans cette construction de l’adversaire. Mais qu’est-ce qu’adversité aujourd’hui ? Pourquoi ce pb est-il imposé ? Je proposais de dire que 2 schémas de l’adversité doivent être surmontés, sont obsolètes.

Il y a d’abord le schéma dialectique, qu’on peut aussi appeler après tout le schéma révolutionnaire, qui est que l’identité se constitue dans la contradiction, dans le protocole effectif de négation de l’adversaire. La relation entre identité et adversité est dialectique au sens où l’autoconstitution identitaire se déploie dans l’élément de la lutte, d’une lutte antagonique, en un certain sens d’une lutte à mort, et c’est là que se lie ou se cimente la relation entre identité et adversité. Nous avions remarqué que dans ce cas il faut soutenir que identité et adversité appartiennent au même devenir, qui est précisément le devenir de la contradiction, ou si vous voulez l’un qui est l’un où se découpe la corrélation entre identité et adversité, cet un est l’un du devenir. Nous avons proposé d’appeler ça la constitution historique de l’adversité, en prenant historique au sens de récapitulation du devenir. C’est le 1er schéma, dont je proposais de dire que nous n’en avons plus l’usage complètement déployé ou complètement praticable, celui où il y a constitution historique de l’adversaire.

Il y a un 2nd schéma, que je propose d’appeler le schéma oppositionnel, ou parlementaire ou démocratique. Dans ce schéma, l’identité est substituable à l’adversité. Ie que identité et adversité appartiennent à  la même loi. C’est un aspect fondamental de ce schéma que l’opposition puisse remplacer la majorité, que cette substituabilité soit praticable. Ce qui était absolument exclu en principe dans le schéma dialectique, où ce n’était finalement que dans la destruction de la polarité adverse, à sa mort, que pouvait advenir la nouvelle figure identitaire. Au contraire là un schéma de substituabilité est possible. L’un cette fois n’est pas celui du devenir mais celui de l’institution, l’institution qui régule et assure la substituabilité. On peut élargir cela au-delà de la simple question de la forme du régime politique. On dira que dans ce genre de situation on a une constitution juridique ou on peut dire aussi une construction contractuelle de l’adversité. Notre tâche serait de penser le rapport entre identité et adversité ni dans le schéma dialectique ni dans le schéma oppositionnel, ie penser la relation identité / adversité autrement que dans l’espace de l’histoire et autrement que dans l’espace du droit.

Entre parenthèse, il y a eu une spéculation selon laquelle nous entrerions dans la fin de l’histoire, c’est la thèse de Fukuyama, mais si on regarde de près on se rend compte que fin de l’histoire veut dire avènement du droit. En réalité la fin de l’histoire c’est toujours l’idée qu’on parvient à une figure du droit suffisamment universalisée pour que l’historique n’ait plus de fécondité dialectique véritable. C’est la fin de la dialectique, la fin de l’histoire, ie l’avènement de la contractualité et du droit. Donc le substitut contemporain proposé à la prégnance de l’histoire, c’est évidemment la prégnance du droit. Déjà Hegel parlait du tribunal de l’histoire : donc en un sens un changement de tribunal : au tribunal de l’histoire succède le tribunal tout court. Ie l’instance qui est susceptible de juger les conflits selon le principe de la substituabilité légale. Et alors ceci, vous me direz quel rapport avec le thème général : s’orienter dans la pensée, s’orienter dans l’existence ? Comment cette relation nouvelle que nous cherchons entre adversité et identité a-t-elle rapport avec cette question de l’orientation ? Il faut dire que ce que nous cherchons c’est une orientation de la pensée qui ne se ferait ni selon l’hypothèse d’un sens de l’histoire (dans le 1er paradigme, il y a la possibilité que l’histoire ou l’historique ait un sens et ce sens est la perfection générale d’une orientation, s’orienter dans la pensée, c’est s’orienter dans l’histoire, c’est comparaître devant la tribunal de l’histoire). Donc pas de référence à un sens de l’histoire, mais pas non plus dans une métaphorique juridique du contrat ou dans une métaphorique juridique de ce qui donne sens à la substituabilité. Ce ne serait pas non plus dans une métaphorique juridique définie. Parce que en fait la prescription de ce qui a sens dans l’univers du droit  est toujours la prescription d’une limite, comme l’a parfaitement vu Kant (sa métaphorique est juridique : quels sont les droits de la raison, les droits de la raison, c’est immédiatement une métaphorique de la limite). Vous n’avez pas le droit de penser au-delà des limites de la raison pure. Et donc on peut dire en caricaturant que ça devient ni Hegel ni Kant, ni la raison comme devenir tendanciel de l’orientation dialectique de l’histoire ni la raison comme assomption toujours semi juridique ou métaphoriquement juridique de ses limites. Donc relation entre identité et adversité, entre identité et ce qui n’est pas elle en tant que ce qui n’est pas la constitue aussi, qui ne soit ni dialectique ni juridique, qui ne soit finalement ni l’assomption d’un sens de l’histoire ni le respect des limites de l’espace rationnel. C’était pour rappeler la cible imposée par les circonstances du moment, où l’espace demeure pour l’essentiel celui d’une tension Hegel / Kant comme du reste Adorno l’avait déjà remarqué. Comme le montre l’histoire de l’École de Francfort, il avait involontairement ouvert la voie à l’assomption du droit, à la figure contractuelle et juridique de la démocratie. Donc si on veut être dans le temps présent du point de vue de l’orientation de la pensée, il est certain que cette question doit traverser cette antinomie apparente entre l’héritage dialectique ou révolutionnaire et l’héritage parlementaire ou démocratique, ie finalement juridique et contractuel.

 

Alors à titre de 1er matériau dans cette recherche, au-delà de la mobilisation la construction platonicienne du sophiste comme adversaire identifiant, j’avais convoqué un poème de Pasolini, Victoire, le poème Victoire, parce qu’il me paraissait être le poème d’une adversité exposée qui ne soit justement ni dans l’élément dialectique ni dans l’élément du contrat, ni révolutionnaire ni parlementaire. Je vous rappelle que le cheminement de Pasolini c’est de faire comparaître l’histoire présente (des années 50 et 60) sous le regard aveugle des jeunes morts de la résistance, ces jeunes morts venant voir si quelque chose comme une paternité politique leur est proposée dans le futur. Je ne reviens pas sur l’importance de cette filiation y compris dans le monde contemporain en tant que filiation renversée, ie où le fils pose la question du père comme question de l’avenir et non pas comme question de l’antécédence. Ie y a-t-il un père à venir ? Et qui serait à la hauteur de ce qu’a été la propre espérance des fils morts. Et ce qu’a été leur espérance politique, historique, du monde, ils viennent se demander si longtemps après on peut voir quelle filiation serait à la hauteur ou de la même dignité que ce qu’a été leur sacrifice. Ils découvrent que leur espérance est en réalité inactive, ie que cette figure est absente et c’est dans l’absence de cette figure que se construit ce qui aux yeux de Pasolini est l’adversité ou l’adversaire. L’adversaire c’est précisément ce qui a organisé le manque de cette filiation retournée, ou dans mon langage ce qui a organisé l’infidélité à la résistance., ce qui s’est avéré infidèle. Ce qu’on découvre, c’est que dans cette vision, la relation entre id et adversité est un champ polarisé, entre l’acceptation et le désespoir. C’est là que l’adversaire intime de nous même, ie nous mêmes en tant qu’adversaire intime de nous même sommes situés, dans la polarité ou la tension entre acceptation et désespoir.

 

Premièrement, qu’est-ce que acceptation et désespoir ?

L’acceptation (en tq opérateur de l’absence de toute liberté) c’est 3 choses qui sont très intéressantes :

- l’acceptation d’une vision partagée du passé, ie l’idée que le passé est commun. C’est déjà une infidélité à la résistance : elle voulait rendre impossible que le passé puisse être un passé commun. Vision partagée ou consensuelle du passé : c’est la 1ère figure subjective de l’acception.

- ensuite c’est qu’il existe un lieu commun de la pensée, ie il n’ y a pas d’incommensurable

- enfin la règle du devenir des choses est substituée au devenir lui-même : ce sur quoi on s’accorde c’est qu’il y a des règles du devenir, au lieu de s’accorder de manière immanente sur le devenir lui-même. Pasolini insiste beaucoup sur ce point : au fond ce qu’il appelle un communiste convenable, c’est quelqu’un qui est d’accord sur les règles de la lutte plutôt que sur la lutte, c’est quelqu’un qui a substitué progressivement un ordre de la lutte à la lutte proprement dite, il n’est plus ouvert à la nouveauté du conflit (tout conflit doit d’abord prouver qu’il est un vrai conflit conforme aux règles du conflit). Nous l’avons expérimenté : c’est la tendance incoercible de ce que je vais appeler la gauche de considérer que le conflit n’est jamais conforme à ses règles, trop tôt, trop tard, à côté, pas comme il faut…

Pasolini a identifié par ces 3 points : vision partagé du point, espace commun, substitution au devenir des règles du devenir, c’est ce qui compose la figure de l’acceptation du train du monde. Il y a 2 formules de Pasolini : « le cœur qui se fait l’esclave de son ennemi », c’est l’acceptation. C’est un affect, le cœur, plus profond qu’une pensée. On se fait l’esclave de son ennemi avec ces 3 points. On encore « enchaîné à la dialectique du pouvoir », ce qu’est toute opposition en fait : toute opposition peut être définie ainsi. C’est aussi en profondeur, quasiment en dessous de toute détermination explicite, être un cœur qui s’est fait l’esclave de son ennemi

 

Antinomiquement à ça, de l’autre côté, on a la figure du désespoir en 3 traits :

- absence de règles, pas de codes

- consumation dans l’amour : l’amour est conçu comme une donnée incendiaire, porteuse de mort, de la mort la plus haute ou la plus sacrée

- anarchie : il faut l’entendre en son sens étymologique, ie pas de principe central, rien que de la dissémination

Ceci, ces 3 traits, compose une figure qui n’est pas susceptible de répondre à la question des jeunes morts (ie une figure paternelle qu’ils cherchent mais ne trouvent pas dans l’espace du temps), c’est en réalité la continuation désespérée de leur mort, ou la fidélité désespérée à leur mort. Mais pas en un sens affirmatif créateur ou instituant comme ils cherchent à le trouver, mais dans un sens qui est au fond l’itération mortelle de leur sacrifice.

Le bilan de Pasolini est assez sombre (Victoire est un titre ironique, d’une ironie sombre) : nous sommes dans un temps où ce qui menace c’est de n’avoir pas d’autre alternative que celle de l’acceptation et du désespoir.

 

Alors je voudrais rendre ça un tout petit peu plus contemporain.

Ma 1ère proposition c’est de me demander comment nommer la figure subjective de l’acceptation ? Comment la nommer de façon plus virulente ou poétique. On peut se guider sur une des définition que donne de l’acceptation le personnage de Pasolini : « le classicisme protecteur qui caractérise le communiste comme il faut ». C’est cela qui, quelle que soit la bonne volonté de la figure, constitue la figure de l’acceptation. Et comprenez bien que la figure de l’acceptation n’est pas la figure de l’ennemi mais la figure de ce qui en nous ce qui se constitue selon l’ennemi. C’est être enchaîné à la dialectique du pouvoir. Ce n’est pas le pouvoir, mais être enchaîné à sa dialectique. L’acceptation ce n’est pas le train du monde mais une figure subjective d’acceptation du train du monde tout en déclarant sa distance. Autrement dit c’est quelque chose qui n’est pas le pouvoir mais qui est l’organisation subjective de son acceptation. Elle n’est pas le pouvoir ou l’objectivité de l’adversaire mais l’organisation subjective de son acceptation en profondeur. Je pense que le nom pertinent post-pasolinien de cela c’est la gauche. Je vous propose une définition quasiment métaphysique de la gauche : la gauche, c’est ce qui est en position d’être l’organisation subjective de l’acceptation. Et je crois, il m’a semblé pouvoir établir (sur la Commune, cf. Conférence de Rouge-Gorge) que c’est une vieille figure, dès le 19ème siècle, assez invariante. Ce qui est très étonnant c’est que ça marche toujours, ces figures successives de l’acceptation qui sont opératoires. Il faut s’interroger sur le pourquoi : qu’est-ce qui dans l’organisation subjective de la figure de l’acceptation a puissance sur l’identité ? Si on se demande descriptivement ce qu’il en est aujourd’hui des critères de Pasolini :

- sur le passé : en gros, la vision partagée du passé, c’est le conflit entre démocratie et totalitarisme, les cérémonies sont les mêmes

- les lieux communs  sont les règles constitutionnelles, et aussi d’une certaine manière la civilisation occidentale (je ne sais pas comment l’appeler)

- les règles de la lutte substituées à la lutte : c’est que tout doit aboutir à des élections. Il n’y a pas d’autre légitimation possible des mouvements que de se solder par la substituabilité. Ie la substituabilité est en fin de compte la norme immanente du devenir. Évidemment puisque ce n’est plus la révolution, l’insurrection armée… il faut que ce soit la substitution si on est dans le cadre de l’opposition des 2 paradigmes, et on est dans cette opposition. Si ce n’est pas dans la négation effective de la figure de l’adversité que s’institue l’identité il faut qu’on soit dans la substituabilité. Donc tout mouvement est destiné à substitution. C’est pourquoi il est toujours intrinsèquement décevant. La subjectivité de l’acceptation sous le nom de gauche c’est l’organisation de la déception. Et au fond être déçu est congénital à ce système. Moi je n’accuserais pas les acteurs d’être les organisateurs de la déception, car elle est intrinsèque, liée à la substituabilité, qui fait que vous êtes l’esclave de votre ennemi quoiqu’il arrive. On peut considérer d’ailleurs que ce monde est le moins mauvais des mondes possibles. C’est une autre question. On peut considérer que c’est ce qui fait le moins de dégâts, mais il faut quand même ne pas prétendre qu’on va tout changer. Il faut être cohérent et annoncer que pour l’essentiel ce sera la substituabilité et on bricolera à la marge. On ne peut pas à la fois vouloir la substituabilité et le changement. Il a fallu pour ça venir à appeler réforme la restauration. Dès lors je dirais que la gauche ainsi définie (je ne dis pas qu’il n’y a pas de raison de soutenir la gauche, c’est une autre question), c’est en ce sens que je soutiendrais qu’elle est une désorientation. Ie que la gauche est désorientation de la pensée. Elle n’est pas simplement organisation de la déception, elle est d’abord et plus fondamentalement désorientation. Et je crois que c’est car elle est désorientation qu’elle rend tolérable la déception. Avant d’être déçu vous êtes désorienté, et donc la réception de la déception se fait dans un élément primordial de désorientation qui fait que quand vous n’avez pas d’orientation absolument stabilisée, la déception est toujours relative. Ce n’est que dans des paramètres stabilisés et lisibles de l’orientation que la déception est radicale. Quand il y a une entreprise et que cette entreprise échoue visiblement, on prévoit une déception. Mais ce n’est pas comme ça que ça se présente. Vous n’avez pas la lisibilité d’une orientation au regard de laquelle l’échec aurait une signification absolument univoque. Il y a d’abord une désorientation, ie la conviction latente que en réalité il n’y a pas d’orientation. Pourquoi ? Parce que dans le paradigme oppositionnel, l’opposition a pour essence l’acceptation. Donc il y a une désorientation originaire : l’opposition qui se présente comme figure de relation d’identité à l’adversité, ayant en réalité comme norme la substituabilité, a pour essence fondamentale l’acceptation. Vous devez d’abord accepter à peu près tout, et ensuite, vous êtes l’opposition. Vous voyez bien que l’essence stable et fondamentale de l’opposition est l’acceptation : ce qui est accepté ou déclaré acceptable que ce qui est déclaré dans le registre de l’opposition. Or je tiens que l’effet principal de cette identité latente de l’acceptation comme essence véritable de l’adversité constitue une désorientation, constitue une désorientation comme identité. Vous avez affaire à une identité désorientée. Car la question du rapport à l’adversité est aussi ce qui norme la question des orientations. Je ne dis pas ce qui la constitue, car je ne suis pas dialecticien.

Ça nous permettrait d’élargir le concept de gauche, d’en faire une catégorie philosophique. Ce qui lui donne une dignité éminente par rapport à sa réalité empirique. Je dirais que est de gauche, est gauche, toute désorientation qui est l’effet non d’un vouloir mais d’une acceptation. Vous avez des désorientations qui peuvent être l’effet d’un vouloir désorientant, on y reviendra tout à l’heure. C’est par exemple expressément la méthodologie de Rimbaud : il a comme programme explicite de produire une désorientation radicale par les moyens d’une volonté systématique. Il faut absolument désorienter et désunifier la conscience, non pas par effet d’acceptation mais par effet d’un vouloir systématique qui est le vouloir poétique lui-même. Donc c’est une désorientation qui n’est pas de gauche. Par contre on dira que quand la désorientation est l’effet d’une acceptation, et non d’un vouloir, c’est cela qui est gauche. C’est une figure comme celle du collaborateur passif : ce n’est pas le collaborateur au sens où il partage le vouloir de l’ennemi, le collaborateur actif. Il y a le collaborateur passif, qui est dans la figure d’une désorientation par acceptation. Au sens où elle est réellement grevée ou mortifiée par une passivité essentielle. C’est ça que nous aurions comme figure 1ère de la question de l’adversaire aujourd’hui : l’acceptation, l’acceptation comme désorientation passive, qui n’est pas l’effet d’un vouloir, ie la figure subjective de la gauche dont on peut dépolitiser le concept. Ce qui par conséquent entraîne que à proprement parler on ne peut rien vouloir. Une sage prudence : si vous ne voulez rien, vous n’échouerez pas.

 

Alors à cela Pasolini oppose la figure subjective du désespoir. Quel est son nom ? Son nom apparent est la sainteté nihiliste, quelque chose comme ça (« libre amour de sainteté »). C’est quoi ? C’est la répudiation de l’acceptation, mais sans pour autant que soit résolu le problème initial d’un fidélité affirmative, ie ce père à venir du sacrifice résistant, qui lui donnerait enfin sa signification créatrice, affirmative. C’est pas ça, c’est une déconstruction de l’acceptation mais sans qu’il y ait surgissement de la figure affirmative correspondante. Alors on peut dire que c’est un nihilisme car c’est une appropriation de ce qu’il y a comme s’il n’y avait rien, et c’est dans ce comme s’il n’y avait rien que, comme si ce n’était rien que toute acceptation se dérobe, puisqu’il n’y a précisément rien à accepter. Ce qui se présente comme devant être accepté n’est rien, et il faut incessamment expérimenter cette inacceptation de ce qu’il y a qui est ontologique, ie qui déqualifie ce qu’il y a dans sa prétention à être quelque chose qu’on peut accepter justement. C’est une figure plus profonde que l’inacceptation dialectique. C’est une autre figure, c’est une opération par laquelle est disqualifiée la prétention à être de ce qu’on nous donne à accepter. De même, c’est l’expérimentation réglée de la non règle, de l’absence délibérée de règle, le désespoir qui ignore les codes. L’ignorance des codes doit être expérimentée, c’est pour ça que c’est une ascèse, que c’est une sainteté. Cette figure a été à mon sens en France mise au point poétiquement, entre Baudelaire et Rimbaud. Et je crois qu’on peut lui trouver 2 dimensions majeures dès sa constitution qui sont d’abord ce qu’on peut appeler la sacralisation innocente du désordre. Au lieu de l’acceptation de l’ordre, on a le désordre, mais le désordre comme sacré et en même temps comme innocence. Je rappelle que Rimbaud dit : « je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit » (une saison en enfer). Donc sacralisation du désordre dans cette maxime, qui est innocente car elle n’accepte rien de ce qui est, et ce désordre est le désordre capital, de l’être lui-même. L’être ou ce qui se présente comme être doit être destitué de sa prétention à être. Ça c’est le 1er trait : sacralisation innocente du désordre.

Le 2nd est la discipline du dérèglement. L’expérimentation de l’absence de règle, de code, est l’effet d’un vouloir. Ce n’est pas l’organisation d’une non acceptation ou d’une révolte par passivité, c’est véritablement un dérèglement délibéré, systématique, volontaire. « arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens » est une proposition de méthode, c’est une démarche disciplinée. Ce n’est pas suivre toutes ses impulsions, ce qui est en réalité une acceptation. R dit qu’il faut être fort, les souffrances sont énormes. Le dérèglement de tous les sens est une méthode coûteuse. Donc figure d’ascèse ou de sainteté. Cette figure de la sainteté nihiliste pour Pasolini est par delà le bien et le mal, donc elle est indistincte de certaines formes du banditisme moderne. Le grand mot d’ordre de Rimbaud est « je m’encrapule le plus possible » : je dis ça pour qu’on ne la voie pas comme une figure d’innocence au sens ecclésiastique du terme. Je dis ça en ces temps de mort du pape ! Ce n’est pas une figure de sainteté au sens de la bénédiction. Comme il est déclaré que l’être doit être destitué de sa prétention à être, il n’y a bénédiction de rien, donc il y a quelque chose qui indistingue cette figure de la sainteté nihiliste d’une figure violente et pourquoi ? Et bien parce qu’elles sont l’une et l’autre désoeuvrée. Le thème du désoeuvrement est essentiel dans les 2 cas. La discipline proposée n’est pas celle de l’acceptation et par conséquent elle ne doit pas être celle du travail. Dérèglement systématique de tous les sens, s’encrapuler le plus possible, cela se fait dans une figure qui en saurait être celle de l’acceptation laborieuse de ce qui nous est proposé comme devant être accepté. On peut dire que Rimbaud finalement est quelqu’un qui se convertira au travail, et quand il sera converti au travail, il deviendra commerçant, il rapportera de l’argent à sa maman. On dit que c’est le même. Sauf que lui dit quand même que ce qu’il que ce qu’il a fait avant c’était des sottises ! Moi je dis il a réellement changé sur un point précis qui est de se convertir au travail, ie en réalité de mettre fin à cette indistinction entre sainteté et crapulerie qui est le lieu même où s’établit cette figure du désespoir, car c’est désoeuvré. Et quand on est désoeuvré dans le rapport à ce qu’il y a on se considère comme excédentaire. Et ça c’est très important de se considérer comme excédentaire par rapport à ce qu’il y a. Si vous travaillez, vous êtes dedans, d’une manière ou d’une autre. Si vous contribuez à ce que ça existe. Si vous voulez absolument être sans compromission avec l’acceptation, vous devez être en dehors mais être en dehors ça ne veut dire ne pas être dans l’œuvre de ce qu’il y a. donc être désoeuvré dans un sens radical, désoeuvré, désoeuvrant, et donc assumer en un certain sens qu’on est un parasite. Il y a de nombreux texte de Rimbaud en ce sens : le parasite c’est quoi ? C’est celui qui vit aux dépens de ce qu’il abomine. Il vit dessus. Il lui suce le sang. Mais il fait rien pour, il est du point de vue de l’organisme qu’il parasite, il est dans le désoeuvrement de son existence, il ne contribue aux organes, aux fonctions et au devenir de ce qui est parasité. Et donc la figure du désespoir nihiliste dont Pasolini témoigne aussi est une figure dont on peut dire qu’elle constitue l’extériorité dans un schème désoeuvré, dans un schème parasitaire, où on se donne les moyens de persévérer dans l’être sans contribuer si peu que ce soit à ce à partir de quoi on persévère dans l’être. Et alors cette figure propose aussi une désorientation, d’un autre type, différent de la gauche. C’est une inacceptation, en effet, mais au prix de toute direction, de toute orientation. Il n’y a pas d’orientation non plus car c’est le prix à payer pour l’inacceptation. C’est un thème que nous devons garder présent à l’esprit : vous pouvez être dépourvu de toute orientation aussi bien par inacceptation que par acceptation. Ce n’est pas ça qui tranche. C’est une inacceptation qui en tant que désoeuvrement ne peut pas se proposer comme orientation, car précisément la non direction la non orientation est le prix nécessaire pour pouvoir vivre sur. En un certain sens il n’y a que l’adversaire, et ce que vous êtes vous en tant que parasite de l’adversaire doit simplement être le témoignage du néant de l’adversaire. Il n’y a que lui, et il y a vous - dans une extériorité parasitaire qui témoignez de ce qu’il est possible en réalité de tenir ce il n’y a que vaut rien. C’est le schéma, répandu dans le contemporain. L’identité est l’être en symbiose mortelle avec l’adversité, avec l’ennemi. Dans l’acceptation je deviens son esclave, là je deviens son parasite, je suis en symbiose mortelle avec lui, je vis avec lui, je mourrai avec lui. Je pense que aujourd’hui, j’avance ce mot avec précaution, tel qu’on le trouve dans un répertoire nihiliste contemporaine, dans certains secteurs du rap par exemple, ou de la chanson contestataire en général, je dirais qu’elle se nomme aujourd’hui la figure du rebelle. Le rebelle est une figure de nihilisme, je ne vois pas ce qu’elle pourrait être d’autre. Car pour qu’elle soit autre chose il faut être absolument immanent au schème dialectique. Quand vous dites « je suis un rebelle » vous décrivez quoi ? Vous décrivez le fait que vous êtes dans le désoeuvrement nihiliste. C’est une figure réelle d’une force d’invention réelle, qui fait des choses, qui crée des formes, mais qui crée aussi des formes sournoises d’acceptation, au revers, en torsion de l’inacceptation, qui fait des modes, des circuits commerciaux etc… La figure du rebelle est une figure du monde contemporain, une figure interne externe. Désoeuvré ou parasitaire est le bon mot.

 

Donc je dirais que le monde contemporain est finalement organisé pour ce qui nous occupe par l’appariement des 2 figures de la gauche et du rebelle, du point de vue du destin des figures fondamentales des relations de l’identité et de l’adversité. Ce qu’elles ont de commun c’est que leur rapport à l’adversaire, dans les 2 cas, désoriente toute affirmation, ie est une désorientation. Il y a 2 manières d’être désorienté :

- une manière qui procède de l’acceptation et qui se réalise dans la figure générique de la gauche 

- une manière qui s’enracine dans l’inacceptation et la rébellion.

Il y a un couplage de la gauche et du rebelle, qui se fait dans le diagnostic final de désorientation. Il procède de sources antinomiques. Et donc on pourrait dire que si tant est que le projet proposé ici a une consistance serait ni gauche ni rebelle, ni le rêve sempiternel de leur addition. C’est un rêve typiquement intellectuel : ne pourrait-on pas avoir une gauche un peu rebelle ? Ne peut-on pas faire une piqûre de rébellion à la gauche ? Est-ce qu’on pourrait pas imposer au rebelle un peu de gauche, un peu de raison de gauche ? C’est une définition possible de l’extrême gauche : c’est la gauche avec une piqûre de rébellion. Si c’est possible c’est bien car en définitive il y a un point commun entre gauche et rebelle, sinon ce serait absurde. C’est une rêverie chronique bien au-delà du champ politique pur : il y a énormément d’entreprises dans le champ contemporain qui sont persuadées qu’on peut synthétiser la figure de la gauche et la figure du rebelle, ie avoir quelque chose comme un nihilisme soft, tempéré qui reconnaîtrait que ce qu’il y a n’est pas très réel mais que quand même il ne faut pas exagérer, ou si on le dit dans l’autre sens ce serait une gauche qui n’accepte pas tout, qui va quand même faire quelque chose de différent. Ça a des projections analytiques considérables. Mais on pourrait croire dans bien des domaines que c’est un programme d’avant-garde artistique, une formule artistique : un peu d’héritage de la discipline des formes, un peu de rébellion sous la forme d’une thèse de la fin de l’art etc… Vous avez ça dans la thèse d’un art qui serait à la fois une œuvre et désoeuvré, le désoeuvrement comme œuvre (c’est un programme qui est partout). C’est l’analogue en art à la gauche rebelle, à la rébellion de gauche. Je crois que le programme difficile c’est de tenter de penser quelque chose qui serait au-delà des 2 figures, mais de ne pas se laisser aller à ce colmatage au fond transitoire qu’est toujours la figure de leur jointure. Ce qu’ont en commun les 2 figures, c’est la désorientation ie le fait qu’il n’y a pas authentiquement aujourd’hui d’orientation dans la pensée. Et en fin de compte on peut être soit dans le régime de l’acceptation soit dans le régime de l’inacceptation mais tout ça va converger dans une désorientation majeure dont les symptômes sont innombrables, comme ces synthèses programmatiques. Ça nous permet de dire que le cheminement théorique à trouver c’est un cheminement qui est en effet ni dans la violence dialectique ni dans la substituabilité juridique, ie finalement n’est ni dans l’acceptation comme figure générique de participation au pouvoir ni dans le nihilisme esthétisant comme figure de désoeuvrement essentiel. On peut entrer dans le problème une fois qu’il est disposé.

 

Je voudrais commencer, amorcer une autre entrée en effet, que de façon simple je commence ainsi :

- la gauche propose de s’orienter selon la ou les lois. Ce n’est pas seulement le caractère légaliste de la gauche politique mais de façon générale la figure d’acceptation médiée par la conviction que en tout cas il y a une loi partagée. Fondamentalement il y a une loi. Ça donne à la gauche une disposition très vaste qui est l’idée que toute orientation doit se faire sous la loi, et ça produit inévitablement une désorientation puisque la loi est justement en partage avec l’adversité. La désorientation est inévitable, et c’est la chicane des élections telle que nous l’expérimentons tous les 10 ans.

- et puis la figure du rebelle pour autant qu’elle proposerait de s’orienter selon le désir. Elle proposerait de dire que la loi n’est rien, ie qu’on peut disposer de la loi comme figure du néant de l’être et à ce moment-là ce qui surgit au cœur du désoeuvrement lui-même c’est une figure désirante et créatrice, c’est le désir lui-même. De sorte que nous pouvons dire que, c’est l’entrée que je vous propose, cette affaire de gauche et rebelle peut se nommer désir et loi. Désir et loi, la chicane du désir et de la loi.

Petite parenthèse : la psychanalyse en général et Lacan en particulier ont soutenu que désir et loi c’est la même chose, ie que loi et désir c’est absolument réciprocable. Sommes-nous en train de dire la même chose ? Pas tout à fait : ce sont 2 figures distinctes, mais leur commun est la désorientation. Donc on dit en consonance avec Lacan que en effet il y a un couplage possible de la loi et du désir au point de la désorientation. Bien que cette désorientation soit dans un cas l’emblème de l’acceptation et dans l’autre l’emblème de l’inacceptation.

Or loi et désir c’est la grande affaire de Pasolini. On n’est pas loin de notre source : Pasolini était travaillé par la question « que se passe-t-il s’il n’y a plus la discipline qui nous est imposée par les lois de l’histoire ?». C’était son rapport très compliqué au marxisme. Si l’histoire fait défaut, si elle vient à manquer. C’est aussi ce que raconte le poème : l’histoire vient à manquer, car il n’y a pas de fidélité historique saisissable au bord de la résistance. L’histoire fait défaut : on n’a que des calculs de boutiquiers, des acceptations minables etc… Mais si l’histoire fait défaut, ça veut dire pour un marxiste qu’on ne peut plus adosser l’action à des lois de l’histoire, l’action n’est plus dans la discipline des lois de l’histoire. Vous comprenez : le congé de l’histoire est plus dévastateur qu’un pb scientifique, ou idéologique ou même politique : si l’histoire vient à manquer, alors c’est la loi qui vient à manquer. C’est la loi en tant qu’effectivité temporelle. Si la loi vient à manquer, la question de P va être : qu’advient-il au désir, s’il est en quelque manière déchaîné, désenchaîné ? si cette grande loi au nom de laquelle le sacrifice est possible vient à faire défaut, qu’en est-il de ce désir désenchaîné ? Alors c’est en ce point que je voudrais saisir les choses dans la dialectique de la loi et du désir.

 

Je voudrais aborder une autre extrémité que la langue poétique de Pasolini. Je vous propose d’entrer dans une histoire logique. Supposons que vous ayez une coupe de fruits, changeons de registre un peu ! qui en général est pleine de fruits délicieux, extraordinairement bons, pommes, poires, prunes, fraises etc… on a le commencement d’un désir ! Et puis un jour sans savoir pourquoi il se passe que la coupe a complètement changé, ie vous trouvez dedans toujours les fruits superbes, mais vous y trouvez mélangé à tout ça des choses horribles, cailloux, boue séchées, épingles, poils de boucs… Vous voyez bien que ce serait plutôt le début d’une demande de loi quand même. Le pb se donne en apparence comme un pb de classification : quels sont exactement les composantes correctes, acceptables, normales, de cette coupe de fruits, après cet événement calamiteux qu’est l’irruption d’ingrédients disparates et affreux ? Si vous considérez le contenu de la coupe comme un ensemble, vous pouvez dire qu’après la cata, les éléments sont les fruits, et le reste. Si vous demandez un ordre, avec la nostalgie de l’ordre ancien, vous allez demandez quelles sont les parties de cet ensemble, car la liste anarchique ne suffit pas : vous voulez listez les fruits pour éliminer le reste. C’est le but de toute classification : quand on commence à classer, il faut se méfier ! S’il y a des choses que montre le livre de Hilberg sur la destruction des juifs d’Europe c’est que la classification a été primordiale, ie constitution de sous ensemble et à mettre à part des juifs. On a classé les gens, les gens là dedans étaient des juristes pour déclarer les critères permettant de séparer les juifs des autres. La classification est une opération indispensable, mais sa dynamique subjective est généralement une dynamique de séparation, de distinction. Dans cette coupe, c’est sûr que si vous voulez classez, c’est pour rassembler les cochonneries et les mettre dehors. Pour les parties, il y a 2 types d’exemples différents : vous pouvez dire les poires c’est une partie, les framboises aussi, mais les poils aussi ! C’est déjà dans le Parménide : y a-t-il Idée de la boue ? Si on veut classer en fonction de l’idée de quoi y a-t-il idée ? Il y a partie de qui a un nom clair : poires, poils, ou des ensembles plus grand comme tous les fruits, tout ce qui n’est pas les fruits. A vous de produire un critère de cette désignation nominale. Mais il y a aussi des multiplicités anarchique : 2 pommes, 3 épingles et 1 poil de bouc ? Qu’est-ce qui l’identifie comme partie ? Elle n’a pas de nom, on ne la contrôle qu’avec la liste, mais pas avec un concept séparateur qui l’identifierait immédiatement comme tel. On a la liste, car c’est fini. Si c’était infini on n’aurait pas de nom synthétique. Alors je propose de façon tout à fait générale d’appeler loi ce qui est au regard de ce genre de situation (ie une situation de désordre, de désordre pour l’esprit) la prescription d’un ordre raisonnable, ie un principe de classification raisonnable des parties. Autrement dit toute loi, c’est une définition inéluctable, est la décision de n’accepter comme existant réellement qu’un certain nombre des parties de quoi ? Disons de la coupe de la vie collective. Seules certaines parties de la coupe seront considérées comme existant réellement ; évidemment la décision la plus raisonnable de toute est de n’accepter que les parties qui ont un nom clair, comme fraise, fruits, épingles… et d’exclure les parties qui n’ont pas de nom du tout (mélange pomme, épingle, poil). Une loi c’est ça d’une manière ou d’une autre. De sorte qu’on peut appeler loi non pas seulement ni même principalement ce qui est permis ou interdit (c’est une définition trop en aval du concept de loi) la distinction entre ce qui existe sous un nom clarifié et dont on dira que c’est normal et puis ce qui n’est pas nommable, n’a pas de nom clarifié, qui ne peut pas exhiber son nom et qui à ce titre n’existe pas vraiment comme partie séparable et qui est au fond une partie anormale de la totalité. En définitive, une loi c’est toujours une distinction entre le normal et l’anormal, c’est une question classificatoire qui distingue selon des critères qui sont toujours empruntés à …. des sous ensemble normaux et des sous ensembles anormaux, entre des sous ensembles qui existent et entre des sous ensembles qui en réalité ne devraient pas exister. Par exemple dans la coup de fruit, une partie composée de poils et de fraises ne devrait pas exister (pas désirable !). On appellera ça une loi. Une loi c’est une interface des mots et des choses. C’est ce qui indique à travers des protocoles de description clarifiables quels sont les sous ensemble normaux et les sous ensembles anormaux.

Le pb c’est qu’on peut poser (découverte apportée par la psy) que le désir est toujours désir de l’anormal. Ie que le désir est toujours entraîné, attiré, constitué par une partie anormale de la situation. Ie il est au-delà de la normalité légale (c’est bien pour ça qu’il est lié à la loi), et donc un objet ordinaire du désir c’est une pomme qui est en même temps une épingle. C’est ça ! Ou si vous voulez un vrai désir est toujours le désir d’un monstre, si on appelle monstre classiquement des totalités anormales prélevées sur quelque chose qu’organise une loi. Pas de monstre sans loi.  Donc désir et monstre.

Je voudrais aller sur ce point dans un exemple math qui va nous mener assez loin sur loi et désir et finalement sur l’orientation dans la pensée.

 

Reprenons notre exemple des parties acceptables d’un ensemble : on a une multiplicité quelconque. On peut formaliser l’idée d’un sous-ensemble, d’une partie de cet ensemble, qui a un nom clair. C’est quelque chose qui peut être fait. On peut donner sens dans le champ de la théorie math des multiplicités de ce que c’est qu’un sous ensemble qui a un nom clair. Ça a été inventé par Kurt Gödel. Il a inventé une technique qui donne sens d’une façon très vaste à ce que c’est qu’un sous-ensemble associé à la notion de nom (une formule). Il appelle ça un sous ensemble constructible. Et la définition de ce qu’est un sous ensemble constructible associe un sous ensemble à une formule nominale. On retrouve cette idée qu’une corrélation légale c’est une corrélation clarifiée entre des parties d’une multiplicité et les autres. De sorte que on pourrait avoir un triomphe de la loi sous la forme d’un axiome somme toute simple à formuler qui serait : tout ensemble est constructible, nous n’admettrons comme existant que des ensembles constructibles, ie qui ont une corrélation établie avec une formule nominale. N’existe que ce qui a un nom clarifié, et ce qui n’a pas de nom clarifié n’existe pas. L’univers math serait ainsi absolument purifié. On peut démontrer que cet axiome est tout à fait possible. Ce qu’on peut démontrer c’est que si on pose que tout ensemble est constructible, si on pose l’axiome de constructibilité, en un sens on ne perd rien. Tout théorème valable pour les ensembles en général est en vérité aussi valable pour les ensembles constructibles. Donc vous n’allez pas changer votre math en déclarant que tous les ensembles sont constructibles. Pour l’essentiel c’est la même chose : ça se dit les ensembles constructibles sont un modèle de la théorie des ensembles tout court. La théorie générale des ensembles peut se réaliser sous la forme d’un modèle où tout ce qui est vrai au niveau formel est vrai d’un modèle, par conséquent on ne perd rien. C’est absolument formidable : vous pouvez associer toute multiplicité à un nom, vous pouvez décider que vous n’accepterez comme existant que ce qui a un nom et tout reste comme avant. Et la loi qui règne ! Elle règne absolument. Et pourtant, la constatation historique, subjective c’est que presque aucun mathématicien n’a jamais décidé d’accepter cet axiome. Unanimement, y compris Gödel, personne en vérité sauf quelques obsessionnels enragés, n’a considéré cet axiome comme valide ! C’est d’autant plus surprenant que si on admet que tout ensemble est constructible on peut démontrer des propriétés formidables qui d’habitude restent indémontrables. Donc non seulement on ne perd rien mais on gagne ! Par exemple on peut démontrer l’axiome du choix, c’est un théorème. De même l’hypothèse du continue est vraie, on peut la démontrer. Il y a donc une séduction irrépressible : tout est normalisé, la hiérarchie des choses correspond à la hiérarchie des noms, on ne perd rien et on a quelques démo supplémentaires. Il est donc tout à fait  renversant qu’aucun math n’en ait voulu. C’est le triomphe du désir, car en réalité le désir du math est le désir du monstre, comme celui de tout le monde. Ils n’ont de cesse de chercher les monstres, ce qui est bizarre etc… une fois exploré un univers. La question du monstre est centrale : le désir est de trouver une belle monstruosité au-delà de la loi, au-delà donc aussi du bien et du mal. Il est intéressant de ce point de vue que la math contemporaine dans un épisode historique, finalement la thématique contemporaine et la théologie classique disent la même chose ! C’est une convergence inattendue ! Vous savez parfaitement que la thèse selon laquelle le désir est ce qui pointe l’au-delà de la loi est la thèse fondamentale de St Paul, donc de la théologie classique originaire, Épître aux Romains, 7 où on trouve cette liaison entre loi et désir sous le nom de péché. Le péché nomme seulement ceci que le désir ne désire que le monde de la loi. Donc si loi il y a, i y a péché. Car quand loi il y a, le désir est constitué précisément comme ce qui doit trouver son désir au-delà de la loi. Je rappelle une phrase célèbre : « si je n’avais pas été au fond de la loi je n’aurais pas non plus connu le péché », je n’aurais pas connu ce que c’est que le péché si la loi ne m’avait pas dit ce que je ne devais pas faire. Cette dialectique originaire, ici sous forme théologique, il est fascinant de voir qu’on en trouve un analogue dans le champ du désir théorique. On admettra une définition de la loi comme ordination partitive des choses mêmes, ou si vous voulez la constructibilité universelle dans la métaphore de Gödel, et on dira que le désir est ce qui trouve son objet au-delà de cette perception, en diagonale de cette classification, ie ce qui trouve un objet qui est sans loi, sans nom. Entendez ici la résonance de innommable en français : ça veut aussi dire dégoûtant, en plus de ce qu’on ne peut nommer. C’est la part répulsive de l’objet de désir, qui est aussi dans sa réversion effrayante. Vous découvrez un matin le poil de bouc dans les fraises. Non seulement le mathématicien n’ont pas accepté l’univers constructible mais ils se sont mis aussitôt à la recherche de ce qu’est une partie non constructible. Comment trouver un ensemble non constructible. La solution a été trouvée en 1963 par Paul Cohen (Gödel c’est en 1939). Cohen a montré élégamment comment on pouvait donner sens au concept d’ensemble non constructible. Ce qui est admirable, c’est le nom qu’il leur a donné : il les a appelés ensembles génériques. C’est formidable car ça rappelle beaucoup de choses mais ça rappelle en particulier directement Marx. Cette diagonale entre les sophistications de la mathématique partitive et Marx est assez remarquable. Dans les Manuscrits de 1844, quand Marx établit la fonction historique du prolétariat, il le désigne précisément comme représentant de l’humanité générique. Ie l’élément constitutif du destin historique de la classe ouvrière, c’est d’être la représentation générique de l’humanité. Ce qui veut dire que en réalité, dans la conception de Marx, ontologique ou métaphysique, c’est que c’est la classe non constructible, c’est la partie non constructible de l’univers social dans son ensemble, celle qui est fuyante et représente par là même l’humanité tout entière. On lui donne un nom, on va l’appeler le prolétariat, mais vous comprenez bien que c’est le nom des sans nom ou du sans nom, c’est le nom du générique, ie de ce qui en réalité n’a pas de nom et en particulier n’a pas de nom dans l’espace politique (puisque non nominalement représentés dans cet univers). Donc la fonction du prolétariat c’est en réalité de délivrer l’élément générique de l’humanité, c’est une partie qui n’a pas de nom clair qui la séparerait du reste. Bien sûr c’est une partie, mais c’est une partie non constructible, générique, qui n’est pas pliée sous la singularité d’un nom, et en tant que ça, elle est représentative de l’humanité dans son essence générique. Il est extraordinaire que Cohen reprenne ce nom (précédé par d’autres) en désignant comme générique ce qui n’est pas constructible, ie ce qui est soustrait à la corrélation effective à un nom qu’on peut construire, à un nom clarifié. Ie ce qui existe mais qui existe autrement que sous un nom, autrement que sous la pliure d’un nom. Évidemment la conclusion que Marx tirait c’est que la vérité politique est du côté du générique. Au fond il appelait révolution le fait que le générique l’emporte sur le constructible. J’en donne une définition particulièrement ramassée, mais c’est ça. Révolution c’était que le générique dans la représentation que nous nous faisons d’une multiplicité, qu’il l’emporte sur le constructible. Ie que ce qui est corrélé au désir l’emporte sur ce qui est corrélé à la loi. Que ce qui est universellement considéré comme monstrueux devienne principe de l’existence. Au 19ème siècle on disait déclassé, non classé, non classable, anonyme. Nous allons travailler à la victoire de l’anonymat, à cette part de l’humanité qui est anonyme et dont la révolution doit faire voir l’universalité. Ce que nous dit Cohen sous une autre forme, c’est que en définitive la vérité des parties, les parties les plus significatives ou intéressantes, ne sont pas constructibles mais génériques. Si on s’enfonce dans l’intimité du multiple, on est dans le générique. L’intimité n’est pas dans les parties séparables, constructibles. L’intimité est au plus loin de la multiplicité disciplinée de la classification, et au plus près de la multiplicité désirable. En refusant l’univers constructible et en s’engageant dans le générique, comme Marx en somme, en critiquant ce qui est codé, la loi… La corrélation entre les 2 ne doit pas être défaite. Si nous admettons que l’espace d’investigation pour la question de l’orientation dans la pensée est celui que j’ai proposé ici, on dira que on peut s’orienter selon la loi ou selon le désir, dans un contexte qui est toujours la corrélation des 2, que en vérité le problème est de savoir ce que signifie une orientation selon le générique. Or vous voyez qu’une orientation selon le générique est une orientation paradoxale, paradoxale puisque le générique est ce qui précisément ne se laisse pas appréhender sous l’ordre classificatoire. Il semble donc qu’on ne puisse pas hiérarchiser quoi que ce soit à partir du générique. Comment donc orienter ou ordonner la pensée, l’existence ou le vouloir à partir d’une présupposition qui exclut toute hiérarchie ? C’est un problème que Nietzsche a rencontré, la hiérarchie, hiérarchie de puissance, mais son affirmation véritable est dans l’intégrale affirmation de tout, le grand midi dionysiaque. L’intégrale affirmation on peut dire que c’est entièrement générique. Car il n’y a d’intégrale affirmation de tout qu’à condition que vous ne soyez pas dans des classifications disparates et des nominations enchevêtrées. Mais d’un autre côté, Nietzsche est aussi dans l’idée que l’intégrale affirmation de tout est aussi un comble de puissance et que des figures réactives, négatives, doivent être utilisées ou surmontées pour que cette affirmation soit possible. Donc le pb de Nietzsche c’est celui de la constructibilité du générique : comment pouvons construire dans l’histoire effective, comment pouvons nous faire advenir selon une orientation effective ce qui va s’avérer finalement affirmation générique ? C’est exactement notre problème : si nous admettons une orientation de pensée qui fondamentale ne serait ni dialectique ni contractuelle ou légale, qui doit être affirmation de la supériorité du générique sur le constructible, ie affirmation absolument égalitaire ou affirmation de l’égalité comme principe absolu, ou affirmation de la souveraineté de l’anonymat, ou souveraineté du désir si on veut, comment est-ce que cela peut composer une orientation ? alors que l’idée même d’orientation, échelonnement, direction, choix, semble organiquement liée à qch de constructible, qui crée des différenciations, nominalement clarifiables etc… Donc le nouage compliqué, on s’y enfoncera la prochaine fois. Il est théologiquement constitué depuis longtemps, math aussi. En quoi le désir du générique peut-il advenir aussi comme orientation dans la pensée ?

Mai 2005

Cette année était consacrée à l’identification de l’adversaire, à s’orienter dans la pensée, dans l’existence oui mais qu regard de quel champ d’adversité. Nous posions la question de l’adversité non inscrite dans le champ dialectique, dans le champ logique de la contradiction. L’an prochain nous donnerons le matériau conceptuel rénové, actif. Nous serons au bord de l’année prochain le mercredi 8 juin. Le texte prononcé ici de MBK sera envoyé sur votre adresse électronique.

 

J’avais promis cette année de commencer par des glose sur des événements récents. Je n’ai pas tenu cette promesse. Je voudrais donc parler aujourd’hui de la constitution européenne.

 

Je voudrais faire 4 remarques sur la conjoncture européenne. Je voudrais dire que à cette occasion, plus que sous cette cause ou cette condition, à cette occasion, il y a une singularité conjonctuelle. Une singularité conjoncturelle qui comme toujours ne résume pas primordialement à la question oui ou non, qui reste incertaine, mais une singularité conjoncturelle comme toujours, et je voudrais dire quelques mots de cette singularité.

1ère rq : le régime politique qui est le nôtre et qui est celui de ce qu’on appelle les pays avancés ou développés, ou comme vous voudrez, ou occidentaux (est-ce qu’on met le Japon dedans ? le Japon est-il un pays occidental ?) donc ce régime qui est le nôtre et qui revendique axiologiquement son identité comme démocratie, j’ai proposé de l’appeler capitalo-parlementarisme pour en indiquer la nature exacte,  ie domination absolue de la forme capitaliste de l’économie et de la production, et système électoral représentatif. On économise un peu provisoirement le mot démocratie. Il y a une question importante, c’est d’identifier le rôle des partis et des coalitions. Quel est le rôle des partis et des coalitions ? C’est un attribut structurel de ce système qu’il y a des partis, et ces partis sont des acteur tout à fait importants dans les grandes occasions électorales. Je crois que dans l’état actuel des choses, la fonction propre des partis et des coalitions, c’est subjectiver des contraintes, ie en réalité faire en sorte que ce qui finalement est dans l’espace de contrainte largement sévère, et même  dans l’espace de la nécessité, de la détermination (une fois acceptés les axiomes de ce système naturellement) puisse être néanmoins présenté comme un choix. Ça a voir  avec ce qu’on discute ici, ie l’opposition comme figure subjective de l’acceptation. Les partis et les coalitions ont cette fonction majeure d’organiser périodiquement, dans la figure d’un choix, une subjectivation politique et individuelle, qui fait que alors que le système de grandes décision est pratiquement déterminé, ce qui se marquera par le fait que c’est à peu près les mêmes quelle que soient les coalitions, ceci est subjectivé et mis en scène dans le registre du choix (la droite et la gauche). Si on décrit complètement le système capitalo-parlementarisme, c’est un système dans lequel les contraintes générales du capitalisme et de son environnement international etc.. sont des contraintes représentées ou représentables comme des nécessités, pour l’essentiel les décisions qui s’ensuivent ne sont libres qu’à la marge, mais le système majorité / opposition (et ses nuances, qui peuvent être assez complexes quelquefois) créent en sus un espace qui se présente comme espace de choix, entre coalitions, entre candidats, entre partis, entretenant ainsi une très particulière juxtaposition en réalité de la volonté et de la nécessité, de la nécessité et du chois, juxtaposition singulière et propre à ce système et qui en fait la fortune, véritablement – qui en fait la fortune. Sous le thème général, et finalement partagé, que mieux vaut même l’illusion du choix que son absence radicale. Mieux vaut l’imaginaire du choix que son irréalité absolue, ou qch comme ça. Ça c’est des choses dont on pourrait en tirer des philosophèmes, je ne le fais tout de suite (ils seraient assez proches de ce qu’on essayé d’introduire cette année). Tout cela se joue dans cette figure subjective très particulière qui est le cheminement de l’acceptation dans la figure de l’opposition. Et ce cheminement de l’acceptation dans la figure de l’opposition, ce n’est pas à proprement parler dialectique, ce n’est pas le travail du négatif créant la nouveauté affirmative. Ce n’est pas cette forme là. On y reviendra, d’ailleurs, sur la confrontation avec Hegel. C’est autre chose, l’acceptation dans la figure de l’opposition. Et de cela, véritablement, les partis sont chargés, et c’est pourquoi il y a ce phénomène absolument capital du caractère organiquement décevant des partis, dont on parlé ici, avec le mystère que cette déception est elle-même inefficace, la déception n’entraîne pas que les gens renoncent, ou alors, ou alors sur des séquences très longues. Mais il est de l’essence du parti de décevoir, en tant que la subjectivation qu’il opère étant la subjectivation d’une contrainte, il y a toujours un moment où le choix apparent est dissous dans la contrainte. Et c’est le statut métaphysique des partis, le moment de la dissolution de la liberté dans la nécessité.

Et qu’est-ce qui se passe, à propos de la constitution européenne, après ce préliminaire ? Eh bien il y a un dysfonctionnement de cette subjectivation par les partis. Voilà. Ça dysfonctionne : qch est hors contrôle des partis. Ce qch n’est pas facile à identifier. C’est précisément le problème politique. Qch est hors contrôle des partis. Vous en connaissez tous les parfaits symptômes : d’abord on voit la dimension militante du non se réclame de la gauche, le thème du non gauche, du vrai non, en quelque sorte, mais malgré tout ceci entre en contradiction avec le fait que le principal parti de gauche (le PS) s’est majoritairement prononcé pour le oui. Il y a un dysfonctionnement flagrant : dans l’espace du capitalo-parlementarisme, le principal parti de gauche s’est prononcé pour le oui, mais n’en reste pas moins que la subjectivité politique majeure semble être le non de gauche. On voit apparaître des mots d’ordre frappant : par exemple, le non est ce qui incarne l’espoir, le non de l’espoir. C’est très particulier ! Vous dites non pour être sûr de garder l’espérance. Par ailleurs, la droite vote oui, mais l’extrême droite non. Donc une partie essentielle de la clientèle de la droite aujourd’hui n’est pas dans l’espace de l’approbation. Les grands partis de gouvernement n’opèrent pas la fonction fondamentale de mise en scène subjectivante du système de contrainte (ce qui serait le cas si la gauche unanime votait non et la droite oui). Ce n’est pas la situation. Et alors, ça c’est un point de conjoncture qui s’est produit d’autres fois dans l’histoire du parlementarisme français, au moins dans 3 occasions : dans les années 50 à props de la question du réarmement de l’Allemagne et de l’armée européenne, ensuite ça s’est produit à propos la venue au pouviour de de Gaulle, lié à guerre colonial, et ça se produit là. Qch est déréglé, provisoirement, je ne dis pas c’est un dérèglement profond, radical. On ne sait pas. Quelle est la csq ? La csq, c’est que quand les gens ne sont pas dans un protocole fixe de subjectivation des contraintes, ils subjectivent de façon sauvage. Il y a un côté de domestication du système qui n’est pas au mieux de sa forme. Une des pièces ne fonctionne pas elle devrait. ça graisse, le système graisse.

Entre parenthèses, il n’aurait pas grincé du tout si on n’avait pas fait de référendum. Parce que les partis se seraient arrangés, et n’auraient pas eu à jouer le rôle d’organisteur de la subjectivation, et auraient eu à décider directement. Le référendum n’était pas obligatoire, on aurait pu passer par les assemblées parlementaires. Or chez les parlementaires, la majorité pour le oui est écrasante. Le dysfonctionnement est lié à une décision particulière de Chirac : il a considéré que diviser le PS est plus important que faire dysfonctionner le système. C’est la décision qui a été la sienne. On le décrit souvent comme l’homme le mieux à même de réparer les catastrophes qu’il a a créées lui-même. Il a peut-être raison ! Il sera peut-être le sauveur de cette circonstance. Il l’a créé, en ouvrant un espace où il savait pertinnement que ce serait un espace de dérégulation de la subjectivité par les partis, puisque le but était que le PS se divise. Mais le diviser ou l’ébranler, ça peut l’intéresser lui, mai ça crée dans l’espace général une situation subjective un peu nouvelle. Donc une discussion qui n’est pas disciplinée par la médiation des partis. C’est une discussion dans la société, partout, les repas de famille sont devenus animés. Personnellement j’ai été à un anniversaire, récemment, c’était extrêmement violent sur cette affaire, les couples se défont, les enfants et parents se brouillent, en un sens pathologique (les enfants votent oui et les parents non !). on a un élément de ce que j’appellerais une subjectivation hors cadre, et une subjectivation hors cadre qui – c’est là tout le point - qui se fait non pas dans la figure d’un mouvement (bien qu’il y ait pour part organisation de tout ça en mouvement), mais ce que j’appelle la subjectivation se fait non pas à partir d’un mouvement mais à propos d’un vote, à propos d’une décision prise par le système capitalo-parlementaire lui-même, donc dans un rapport immédiat à l’Etat, malgré tout. C’est l’Etat qui fait cette proposition de référendum

C’est le 1er point : on a un élément de subjectivation hors cadre, et comme toujours personne ne sait très bien où elle va, par définition, car elle est hors cadre. Quelles en sont les csq, quels sont les tenants et aboutissants, quelles sont les subjectivités charriées par cette subjectivation hors cadre, où ça va ? peut-être nulle part, dans un cul de sac, mais on ne sait pas. C’était mon 1er point.

 

Le 2nd point, qui a été bcp remarqué, c’est que le oui, les partisans du oui font grand usage d’un argument d’autorité, ie une nouvelle mouture de la corrélation chère à Foucauld entre savoir et pouvoir. Les gens pour le non sont des ignorants (on voit ça partout) : les gens éclairés, qui connaissent la réalité, des professionnels de la politique, et les gens pour le non sont des ignorants, des archaïques. C’est un véritable argument d’autorité du savoir. On voit évidemment pointer la critique faite à Chirac qu’il n’aurait pas du confier cette affaire au référendum, car c’était la confier aux ignorants, pour parts, ils auraient mieux fait de la laisser dans l’enceinte professionnelle et savante des parlementaires et des journalistes (à 85% pour le lui, on aurait pu les associer à la décision, après tout ! c’est des savants, ce ne sont pas des ignorants). Mis ensemble, ils auraient voté oui comme un seul homme. Et donc chemine à travers cela qch de beaucoup plus important et général, qui est que on devrait accepter, voire encourager, la mise en dehors du système capitalo-parlementaire de la fraction ignorante de la population. Je vous signale que il y a depuis longtemps des études sur ce point aux USA. Vous savez qu’aux USA, dans la plupart des scrutins, la participation est autour de 50%. Il y a des discussion sur Est-ce que c’est bien est-ce que c’est mal ? Il y  a une école qui soutient que c’est bien. C’est bien car la fraction qui ne vote pas n’est pas éclairée, elle ne voterait pas de façon rationnelle, selon une représentation significative de ses intérêts. Donc c’est très bien qu’elle ne vote pas. En suivant les arguments selon lesquels les ignorants vont entraîner la catastrophe épouvantable que serait le vote non à la constitution, on fait un pas sur comment empêcher que les ignorants se mêlent des affaires qui ne les regardent pas. Et cela intervient à chaque fois que le contrôle partidaire de la subjectivation est ébranlé. Si le contrôle partidaire de la situation est ébranlé, il faudrait peut-être prendre des mesures plus structurale. C’est la vieille doctrine du suffrage censitaire qui revient, sous forme masquée (on ne dit pas : on ne peut voter qu’avec 50 000 euros), sournoise mais absolument réelles, selon laquelle il faut quand même des qualification pour être un citoyen véritable, des qualification qui sont des qualifications de consensus, sous le nom de savoir, qui a toujours servi à ça. On disait ça à la révolution française. L’homme qui a de l’argent est quand même par nature éclairé sur ses intérêts. On peut relier ça à ce fait qui est frappant à la campagne, car l’argumentaire du oui est de plus en plus de l’ordre : c’est une fois de plus les ignorants, les archapiques et les sectaires français qui font barrage.

Je pense que cette idée des affaires devenues si complexes de la démocratie (quand on commence à dire ça, c’est à ne pas confier aux ignorants donc !) on ne doit les remettre dans les mains que de ceux qui sont instruits et qualifiés. Il y a une version de droite et une version de gauche de ce thème.  On dit aussi à gauche que c’est par ignorance, absence de connaissance des réalités que les gens vont voter non. La version de droite est classiquement élitiste et hiérarchisante : c’est finalement ceux qui sont éduqués, civilisés, appartenant aux classes dominantes, qui doivent avoir en main les affaires gouvernementales, même électorales, quand la médiation des parties dysfonctionne. Il y a une version de gauche, républicaine et intégrative, sui est quand même celui qui est un citoyen doit avoir un certain nombre d’attributs de la citoyenneté, et doit se conformer à toute une série de prédicats, prédicat de la tradition républicaine, nationale etc… Il doit être, soyons cruels, il doit être sous le paradigme du petit bourgeois éclairé d’aujourd’hui. Qch comme ça. Ça existe, ça, ça existe et ça chemine. Ça chemine. Je voudrais rappeler que dans une société déterminée, qui est une société de domination, de classe, de ségrégation, où la richesse est au pouvoir, comme est la nôtre, on ne peut pas éviter que ceux qui peuvent être au cœur de l’organisation affirmative d’une rupture avec cela soient pour part représentés comme des barbares. C’est inévitable. Et donc il faut se méfier de la corrélation entre citoyenneté et civilisation, car la corrélation entre citoyenneté et civilisation a signifié en réalité, à toutes les époques, qu’on exigeait comme critère de la citoyenneté une forme d’intégration à l’ordre établi lui-même. C’était ça la norme de la civilisation, telle qu’elle s’articulait à la citoyenneté. Donc on a toujours considéré que ceux à même de constituer des forces de rupture de façon centrale, le noyau irréductible,  étaient toujours sous des attributs possibles de barbarie. Ceci est remis à l’ordre du jour sous la forme particulière qui consiste à dire que ceux qui s’apprêtent à voter sont des barbares, sous différentes formes, barbares parce que ignorants, parce que archaïques, parce que votant comme Le Pen, car ne connaissant pas la législation, car ne voyant pas le devenir général de la civilisation qui est la nôtre, etc… Ma 2nd remarque était celle là : on a un exemple canonique dans lequel est remis en selle ce maniement, cette corrélation, entre la citoyenneté dans son acte élémentaire, le vote, et qch qui aurait trait à des critères quand même de connaissance et de civilisation comme autorisation véritable de cet acte.

 

Ma 3ème remarque, c’est sur un élément propre concernant la constitution elle-même, qui me frappe, c’est qu’elle est marquée elle-même de toutes sortes de précautions anti-barbares. Je ne vais pas les énumérer, mon but n’est pas de faire une réunion électoral supplémentaire, mais il y a réellement - je laisse de côté complètement les dispositifs libéraux, tout le monde en a parlé avec abondance - mais si vous prenez ce qui est dit sur certains points comme « à quelles conditions peut-on priver qln de liberté », ou la législation sur les flux migratoires et les gens qui sont irréguliers, vous avez un fil réactionnaire au sens traditionnel du terme, au sens où l’État des choses européen doit être défendu, il faut défendre la société, il faut défendre l’Europe. Le rapport entre l’inspiration globale du projet et une série de mesures e, apparence localisées et singulières est ce rapport quand même défensif et stagnant sur des questions qui sont des questions de : ou est en mouvement la délimitation entre civilisation et barbarie, c’est qch assumée explicitement ou implicitement dans la constitution comme allant de soi. Or ce partage ne va nullement de soi. L’idée qu’il y aurait là qch à défendre n’est pas claire. C’est ce qui anime pourtant sur une série de points essentiels cette constitution.


4ème remarque : c’est un point de vue plus vaste et plus personnel sur la question de l’Europe. Je la lierai immédiatement à notre thème ici : si l’Europe pouvait être qch, ça devrait être d’abord une grande idée, pas un bricolage économique et libéral assorti de considérations valorisantes absolument réactives et défensives, et d’une démarcation entre barbarie et civilisation absolument problématique, il faudrait que ce soit une grande idée, une grande idée nouvelle. Or je pense qu’en tant que grande idée, dans sa possibilité ou dans sa virtualité de grande idée, l’Europe est déjà liquidée, elle est déjà morte. On appelle à voter pour un cadavre. C’est ma conviction absolue. C’est d’ailleurs pourquoi je ne voterai pas. Même voter non pour un cadavre, c’est déjà trop ! C’est un processus liquidé, car là, la question de l’adversaire est très importante. L’Europe comme singularité dans l’espace planétaire, c’est quoi, l’Europe, c’est quelle figure dans l’espace planétaire ? On a 2 figures possibles : soit une figure de rivalité inter-impérialiste classique, donc reconstituer une rivalité inter-impéraliste, par rapport à l’hégémonie américaine en disant il faut qu’on est notre autonomie propre, mais c’est un schéma du passé. L’autre perspective serait de réellement proposer une hétérogénéité en mouvement, qui serait la preuve de sa puissance, qui serait à l’épreuve de sa puissance, dans une identification immanente, dès le début, principiellement différente des USA, différente de l’espace général tel qu’il est, et pas une pièce indécise ou incertaine de cet espace, et en ce qui me concerne,  je pense que 2 épreuves géopolitique ont montré que tel n’est pas le cas : l’incapacité de l’Europe de traiter pour son propre compte la situation Yougoslavie. Le fait qu’il ait fallu faire venir les bombardiers américains pour régler une question à nos portes était un signe d’inexistence radical. Ça n’a été assez dit, souligné, au-delà des questions sur la légitimité : fallait-il réellement bombarder Belgrade ? c’est une question. Mais il y a une autre question : comment se fait-il que France, Angleterre, Allemagne, soient incapable de traiter cette question pour leur propre compte. ça a été pour moi une sorte de verdict, malgré tout, sur ce que c’était. Et puis la 2ème c’est maintenant, c’est sur le système des guerres américaines, Afghanistan, Irak, l’incapacité absolue de l’Europe à tenir comme telle sa propre vision, non seulement car elle est divisée, mais  car même ceux qui ont tenté une voie originale sur ce point ont mis les pouces dès que la guerre a réellement eu lieu. Vous reconnaissez le mouvement mis en place par les américains, vous demandez à y être : tout le monde sent que vous n’attendez que l’occasion pour vous réinsérer. Comme toujours, les guerres sont de moments de vérités pour les constructions étatiques, ça reste vrai. L’épreuve de vérité dans les 2 cas a été absolument négative.

Moi ma thèse c’est que il faut probablement en effet qu’il y ait un pas en arrière. Je suivrais absolument la position selon laquelle si même le non entraînait un pas en arrière dans cette affaire, ce que je ne crois pas, ça ne me gênerait pas du tout. On doit reconsidérer la question d’un point de vue différent du bricolage actuel. Le oui est un oui qui va simplement dessiner la nouvelle étape de cet achèvement. Un pas en arrière, car je suis convaincu qu’aujourd’hui un au-delà de la sphère nationale – c’est de cela qu’il s’agit, je n’en disconviens pas, je ne sais pas si l’Europe est à l’ordre du jour, mais qch comme au-delà de la sphère nationale est à l’ordre du jour,  y compris dans le registre de la puissance, mais je crois qu’il doit être subjectivé à partir d’elle. Cette question de la subjectivation est fondamentale. Or vous n’aurez pas de subjectivation de ce qui peut être fait au-delà de la sphère nationale si vous n’avez pas clarification de la question de l’adversaire. Cet élément ne constitue pas la subjectivation mais lui est nécessaire.

Dernière remarque : je crois que ce n’est qu’indirectement que ce qui est appelé le social, l’Europe sociale contre l’Europe libérale, je veux bien mais social désigne quoi ? ça peut aussi désigner une manière de faire passer la pilule, transitoirement. Ça n’a pas une grande force. La vérité, c’est la question de l’adversaire. Et en fait, pour autant que social désigne quelque chose, que Europe sociale désigne quelque chose, ça veut dire que ce qui peut et doit être fait en termes de puissance au-delà de la sphère nationale aujourd’hui doit être fait de façon telle que ce soit lisiblement subjectivé comme opposé à l’hégémonie américaine. Ce n’est pas possible autrement. Et peut-être que ça passe en effet par des considérations internes, par des agencements différents, par des remodelages de l’économie, je ne sais pas. Mais l’élément de subjectivation véritable est global, forcément. Ce n’est pas simplement défensif, nous voulons garder nos service publics, nos fonctionnaires etc… je suis pour tout cela, pour le métro, la nationalisation de tout ça. Mais c’est défendre le vieux monde, notre vieux monde sympathique. On finira pas défendre la sécu, comme tout le monde. Mais ce n’est qu’un instrument, une médiation éventuelle. Le point décisif, c’est de savoir si après le supposé pas en arrière que l’on ferait, et qui serait une csq de cette subjectivation sauvage qui s’est produite un peu, ce qui doit être fait au-delà de l’espace national, y compris en termes de puissance, doit être clairement subjectivable comme une puissance d’un autre type, d’un autre type. Ça ne veut pas dire qu’il ne faudra pas avoir une puissance  militaire, mais même la puissance militaire sera d’un autre type, elle ne sera pas calquée, symétrique, identique à la puissance américaine, sur aucun point. Je suis de l’école de ceux qui pensent que, après le pas en arrière, il faut commencer par un noyau dur, recommencer par un noyau dur, certainement pas par un chaos à 25, mais par une affaire franco-allemande, mettre les anglais dehors ! ça a toujours été l’idée, le temps qu’ils réfléchissent (je ne suis pas anti-anglais). Si c’était avéré que c’était plus facile avec les anglais, je préférerais ! ce n’est pas de l’anti-anglais ou de l’anti-américain, ce sont des questions politiques. Les anglais sont opposés à l’idée d’une puissance d’un autre type. Je pense et j’espère que la dimension affirmative progressivement libérée par cette discussion un peu sauvage, qui s’est ouverte comme toujours dans une brèche du système, car la médiation organisatrice des partis n’a pas fonctionné, s’est ébréchée, non pas en agitant le thème abstrait de l’Europe, mais plutôt nous devons considérer la considération actuelle comme morte. Le débat actuel est encore encombré par des précautions rhétorique du type : Je suis pour l’Europe mais… mais quoi ? ce qu’il y a là, sous ce nom, c’est quoi ? c’est ni bien ni pas bien, c’est mort ! Il faut recommencer avec le pas en arrière à proximité et dans l’éducation de l’adversité, ie dans une réflexion qui manque aujourd’hui, qui est : qu’est-ce qu’un autre type de puissance ? ça manque depuis qu’on ne peut pas dire : c’est un État socialisme, la dictature du prolétariat etc… ce qui est ouvert, c’est non pas l’Europe devrait être autrement qu’elle n’est, ce qui est abstrait en l’état actuel des choses, mais qu’est-ce qu’un autre type de puissance ? c’est par là qu’il faudrait commencer. C’était ma contribution électorale !

 

Revenons à notre problème, qui est qu’est-ce qu’une identification de l’adversaire dans une logique non dial. La dernière fois, je le rappelle, nous avions discerné 2 figures contraires de l’identification de l’adversaire que nous devions tenter d’éviter – je rappelle que le les ai nommées la gauche et le rebelle - qui sont telle que ni dans l’une ni dans l’autre, on n’est en état d’affirmer qch qui soit réellement disjoint de l’adversaire. Ni dans le cas de la figure de l’opposition telle que la gauche (j’en ai fait un concept spéculatif, une figure subjective), ni dans la figure de la disjonction complète (du nihilisme désespéré et rebelle) on ne parvient à affirmer l’existence de qch disjoint du lieu de l’adverbe.

Je rappelle les définitions :

- on appellera gauche l’organisation de l’acceptation du pouvoir, organisation de l’acceptation du pouvoir au nom du fait qu’on ne lui est pas identique. C’est le paradoxe qui constitue cette figure subjective. Au nom de ce qu’on n’est pas identique au pouvoir on en organise finalement l’acceptation. Donc on va s’orienter selon les lois du lieu (c’est donc plus vaste que la politique : est gauche toute figure oppositionnelle qui s’oriente selon les lois du lieu).

- quant la figure du rebelle, elle est une figure d’inacceptation, mais elle énonce en réalité qu’il n’y a a que le pouvoir, et sinon le néant. En exception du pouvoir, il y a le rien, au nom de ce que ne pas être le pouvoir, c’est ne pas être, c’est ce qu’il faut revendiquer. C’est la définition nietzschéenne du nihilisme.

Voyez la finesse des choses : la gauche, c’est on va accepter le pouvoir, au nom de ce qu’on n’est pas lui (le ne pas être le pouvoir est la médiation de son acceptation : c’est pour ça que c’est une figure oppositionnelle). Et la figure du rebelle, c’est au nom de ce que ne pas être le pouvoir c’est ne pas être, on va revendiquer la position nihiliste comme telle. Là on va s’orienter selon les désirs et selon les devenirs (pas selon les lois du lieu), en tant que ces désirs et ces devenirs sont dissolution de ce qu’il y a – dissolution de ce qu’il y a. Je ne reprends pas dans le détail de ces analyses.

Ce qui nous intéresse ici, c’est que ce sont 2 formes de la désorientation. Notre problème c’est comment aujourd’hui s’orienter dans la pensée et l’existence, donc l’identification de ces 2 formes de désorientation est très importante. Et je crois que c’est très important de bien capter en quoi consiste la désorientation en tant que subjectivité. Dans le cas de la figure de la gauche, la désorientation résulte de ce que l’essence de la négation est l’acceptation. Le ne pas être le pouvoir est précisément le point qui autorise qu’on l’accepte. Et donc l’essence de la négation est l’acceptation. C’est une désorientation majeure pour la subjectivité. C’est intéressant de comparer avec les énoncés dialectiques au sens strict, hégélien, marxiste. Qu’est-ce qu’on dit, quand on est la proie de ceci que l’essence de la négation est l’acceptation ? Politiquement, en effet, on s’en rend compte à chaque fois qu’on est déçu par la gauche, ie toujours – toujours. De quoi s’aperçoit-on ? On s’aperçoit que ce qui était négation, au nom de quoi on a accepté de les suivre, la négation, l’opposition, l’autre chose,  était en réalité la subjectivation de l’acceptation. On peut dire que là, le négatif est tiré vers l’apparence. L’essence, c’est l’acceptation, et la négation c’est l’apparence. C’est très important. L’apparence c’est très important ! L’acceptation apparaît comme négation dans la figure subjective de gauche, en général. Livrez vous à cette exercice : identifiez les figures de gauche, la subjectivité de gauche, ailleurs qu’en politique. Avec la catégorie générale : quand l’acceptation a comme apparence la négation. Existentiellement il y a de nombreuses choses de ce genre. En réalité par exemple c’est une fonction fondamentale du mode de la plainte, qui est négation, récrimination, dénonciation subjective de ce qu’il y a, est très souvent en réalité la modalité subjective de son acceptation. Elle a été considérée pour cette raison comme un sentiment ambigu, car finalement on ne sait pas si elle n’est pas installation dans l’acceptation, telle que cette acceptation ait pour apparence la négation. Comme se plaindre de ce conjoint. On peut s’en plaindre indéfiniment, mais c’est une modalité bien connue de son acceptation essentielle. C’est si on ne se plaignait pas que la rupture menacerait, vraiment. Su on se plaint, ça va encore pas mal. Si on a encore la ressource de se plaindre, on est dans la modalité de l’acceptation. De ce point de vue là, c’est ce qu’on pourrait appeler la conjugalité de gauche ! La conjugalité de droite consiste non pas à se plaindre mais à récriminer, à récriminer violemment !  C’est des excellents exercices. Si on va vers la matrice logique dialectique, on voit que le négatif est tiré vers l’apparence, et l’essence active de la figure subjective de gauche, c’est d’être apparence. Je vous avais dit la dernière fois que c’est ça qui la tient, et le fait que ça apparaisse comme négation tient cette figure de l’acceptation. Il n’y aurait pas pour toute une série de gens possibilité de cette figure de l’acceptation s’il n’y avait pas son apparaître en négation.

Et là, je vous rappelle la définition de l’apparence dans la Phénoménologie, dans Force et entendement : « nous nommons apparence l’être qui est en lui-même immédiatement un non être ». C’est une définition de la gauche parfaite ! pourquoi ? eh bien l’être qui est immédiatement en lui-même un non être, c’est ça, on y est, eh bien c’est l’apparence. Mais dans le cas de la figure de gauche, l’intérêt c’est de voir que cet être, qui est immédiatement un non être,  se présente comme un être du non être, puisqu’il se présente comme opposition, négation. C’est donc, la subjectivité de gauche, une négation qui est immédiatement négation d’elle-même. C’est une négation qui est immédiatement négation de la négation qu’elle est, évidemment puisqu’elle est acceptation. Si on prend les choses dans la logique dialectique pure, c’est une négation qui en tant qu’elle apparaît, est négation de la négation. Ie, au sens strict, c’est une renégation. Etymologiquement, ça marche parfaitement. Toute gauche est renégate, car elle est négation de la négation qu’elle prétend être, et en tant qu’elle apparaît elle apparaît comme négation de cette négation, ie acceptation de ce qu’il y a, à la fin des fins. Si on veut étayer en profondeur, par un schéma issu de la philosophie dialectique proprement dite, cette figure de la désorientation, on dira que c’est la désorientation en tant qu’apparence, ou même la désorientation par l’apparence. C’est bien ce qu’on voit, c’est bien ce qu’on expérimente : à chaque fois, ça apparaît, et la désorientation qui entraîne l’acceptation, elle se fait car c’est apparu comme renégation, c’est apparu comme négation. Voilà ! Il y a une forte tendance à se faire avoir à chaque fois, car on se fait avoir par l’apparence, c’est une vieille idée philosophique, mais qui reste absolument valide : on pense qu’il n’est pas possible qu’il n’y ait rien dans cet apparaître. Mais précisément, Hegel dit avec sa lucidité coutumière que c’est précisément le fait que c’est un être qui est immédiatement non être qui constitue l’apparence comme apparence. Et don en effet c’est bien du non être qu’il s’agit, de l’être qui est immédiatement un non être, mais dans une figure particulière qui est d’apparaître comme non être, justement, comme négation. C’est la logique de l’opposition, c’est la logique, miraculeuse en un certain sens, par son fonctionnement incessant de faire passer l’acceptation dans la figure de la négation. Ça a une grande profondeur : c’est dans un espace construit, artificiel de la politique, de la conjugalité, on en trouverait des exemples artistiques, c’est la construction de la puissance de l’apparence. C’est la reconstruction de la puissance de l’apparence. C’est ça qui est en jeu dans cette affaire. C’est pour ça que c’est une théâtralité par soi-même, par soi-même, pas parce que les gens porteurs de ça seraient des histrions, des acteurs ou des rhéteurs. Non, C’est une théâtralité en soi.

C’est la différence entre gauche et droite soit dit en passant : la droite c’est pas un théâtre. A peine ils sont là qu’ils disent : ce qu’il faut d’abord et avant tout, c’est en finir avec l’ISF, ils sont très identiques à eux-mêmes, à tel point que les chefs doivent les tenir un peu. Si on les laissait aller à leur être pur, ils iraient jusqu’au bout : il n’y en a que pour les riches, très bien. Ce n’est pas des gens qui se jouent. En plus, c’est pour ça qu’on a souvent remarqué que ce sont d’assez mauvais acteurs. Comme Raffarin. Raffarin, en quoi il est mauvais ? Il fait comme tout le monde, si on prend les choses faites, mais il est mauvais car sa part de non être est insuffisante ! Il ne décolle pas assez de lui-même, il essaie pourtant. Il a ce côté terrible, qui lui coûte beaucoup : il ressemble bcp à un acteur qui s’exténue, il joue, il sue à grosses gouttes, il dit : « il faut que j’y aille, cette fois je vais leur donner une bonne représentation », mais c’est un fiasco total, il est sifflé, il rentre en coulisse, l’air défaut. Mais bcp de politiciens de droite sont de mauvais acteurs Sarkozy pense qu’il est un très bon acteur, mais c’est pas sûr. C’est peut-être le 2nd type d’acteurs mauvais. Il y a 2 types d’acteurs mauvais. Il y a d’abord les poussifs, ils ne se souviennent pas du rôle, c’est difficile pour eux. Et il y a les autres qui en font trop, le pied en avant, le cheveu en bataille, ils débitent la pièce à toute vitesse, ils connaissent la pièce par cœur dans tous les rôles, ils courent partout ! Mais ils ne sont pas bons non plus ! Rétrospectivement, on peut se dire que qln comme Mitterrand, ça c’était un acteur, lui, ni trop ni trop peu, toujours dans l’élégance du retrait. Et puis il donnait toujours l’impression d’avoir une pensée qu’il ne disait pas ! C’est l’art fondamental de l’acteur, ça. Je me souviens, mon ami mort, hélas, Antoine Vitez, me disait toujours que la question fondamentale de l’acteur, c’est la réserve. C’est pas ce qu’il fait, c’est ce qu’il ne fait, quand il indique qu’il fait qch mais pourrait dire autre chose. Mitterrand, c’était ça. D’ailleurs de temps en temps il disait autre chose. Mais ça, c’est la gauche, c’est la subjectivité de gauche, c’est un être qui est immédiatement en lui-même un non être. Raffarin, c’est un être qui est immédiatement en lui-même un être. Raffarin, dès qu’il apparaît, c’est ce qu’on se dit : Raffarin, il est ! C’était sur la subjectivité de gauche.

J’insiste sur le fait que si vous identifiez cela comme étant le jeu de l’apparence, on en a quand même une élucidation de ce point, de ce point qui est  le point difficile à saisir : d’où lui vient sa puissance ? Parce que quand même, la gauche, c’est la déception chronique, ce sont des menteurs absolus, des mystificateurs épouvantables, ils font toujours le contraire de ce qu’ils ont annoncé, on les amène au pouvoir pour faire passer toutes les saloperies que la droite par excès d’être et insuffisance d’apparence ne serait pas capable de faire passer. Et à chaque fois ça recommence, et on se dit : oh quand même, on va les réessayer !  La gauche, c’est le théâtre de Pirandello.

Le rebelle, de l’autre côté, qui est une grande tentation au regard de cette souveraineté de l’apparence, c’est l’inacceptation, mais c’est l’inacceptation dans le vide du négatif comme tel, dans le fait que on ne peut se soustraire à l’être qu’en effet dans le non-être. Comme on est dans le vide du négatif comme tel, il n’y a pas la possibilité d’une direction, c’est pour cela qu’il y a une désorientation essentielle. Mais l’absence d’orientation en définitive est en effet revendiquée par cette figure comme le seul moyen de se tenir, de soutenir le vide du négatif. Entre parenthèse, la désorientation, j’ai proposé de dire il y a quelques années qu’elle était une opération effective de la poésie contemporaine, originairement de Rimbaud. Chez Rimbaud, que nous avons cité la fois dernière, il y a une conscience aigue qu’une des taches de la poésie est de produire subjectivement une désorientation (dans le texte de Conditions, la méthode de Rimbaud vous trouvez ce point, sous différentes formes). Le poème chez Rimbaud n’est pas du tout l’organe d’une orientation, mais l’organe d’une désorientation essentielle, cela pourquoi ? car seule la désorientation crée le négatif de la liberté. Toute orientation est déjà en fin de compte captive de ce en quoi elle s’oriente. Alors, en fait, vous avez dans la figure du rebelle une sacralisation du négatif, puisque c’est l’inacceptation qui va transiter là, on a une sacralisation du négatif. Au fond, la thèse fondamentale de la figure rebelle, c’est que ce qu’il y a est comme tel abject. Le ce qu’il y a en tant qu’il y a est abject. L’abjection du pouvoir est intrinsèque, elle est en quelque manière ontologique, elle est un attribut du il y a en tant que pesanteur, en tant que forme insistante de l’être. C’est pourquoi cette figure est sous l’emblème de la bénédiction du négatif. Bénie soit mon infortune ! dit Rimbaud. C’est l’infortune, l’absence de fortune, donc l’absence toute collusion, même hasardeuse, avec l’être, qui peut être l’objet d’une bénédiction. Si on reprend les figures hégéliennes, la gauche c’est l’apparence, mais ainsi défini le rebelle se voue au suprasensible, au suprasensible, à la figure dialectique du suprasensible, le suprasensible, comme précisément ce qui est en exception de ce qu’il y a immédiatement. Au fond, le désespoir nihiliste, on sait depuis longtemps que c’est la transfiguration de l’abjection en sainteté. C’est le moment où le contact avec l’abjection de l’être crée un écart irréductible, qch qui est au-delà du sensible et qui est une sacralisation ou une sainteté.  Mais si vous avez une sacralisation du négatif, qu’est-ce que vous avez ? vous avez exactement l’inverse de la gauche  : vous avez le non être qui est immédiatement un être. On pourrait dire cela. C’est la définition que Hegel donne du suprasensible, finalement. On pourrait dire : la figure de gauche désoriente car elle est être qui est immédiatement non être. La figure du rebelle désoriente car elle est ce non être sacralisé qui en tant que tel, que non être qui est immédiatement être. « Il est vide, dit Hegel, en parlant du suprasensible, étant seulement le néant du phénomène ». Le néant d’apparence, plutôt. Le rebelle, c’est le néant de la gauche. C’est a définition. Mais dans les positions de la dialectique hégélienne, c’est la corrélation entre l’apparence en tant que pure donation immédiate du sensible comme non être, et le suprasensible qui est la sacralisation du négatif. Hegel parlera de « ce vide intégral, qu’on nomme aussi le sacré ». La figure du rebelle est une figure ordonnée au sacré, exactement comme la figure de la gauche est finalement ordonnée à l’acceptation, ie au pouvoir. On peut aussi trouver une métaphorique significative pour ces 2 figures du jour et de la nuit, qui remonte jusqu’à romantisme.

On pourrait dire que la gauche, c’est la désorientation diurne, ce qui apparaît, ce qui apparaît, ce qui est captif de l’apparaître, être qui n’est que le non être de l’apparence. Le rebelle c’est la désorientation nocturne, car on ne voit pas, car il n’y a rien à voir, parce qu’on est dans le vide du sacré. C’est intéressant comme métaphorique, car cela signifierait que la voie véritable, la voie véritable - qui ne serait ni la subjectivité de gauche ni la subjectivité rebelle - n’entrerait pas dans le partage du jour et de la nuit, métaphoriquement, elle ne serait ni diurne ni nocturne. D’ailleurs c’est un peu qch que disent à la fois St Paul et Nietzsche, à savoir que l’événement vient à la tombée de la nuit, à la lisière. L’événement vient à la tombée de la nuit. C’est très intéressant. Pourquoi disent-ils ça ? A la tombée de la nuit, furtivement, comme un voleur, entre chien et loup si vous voulez. Pourquoi ? Car les subjectivités diurnes et nocturnes sont typées ou installées dialectiquement dans l’être qui est immédiatement non être et se dissout comme apparence, et le non être est affirmé comme être, et qui est sacralisé comme tel. L’apparence qui captive, mais qui trompe. Le sacré qui mobilise, mais qui est vide. Le cheminement de la conscience, aux yeux de Hegel, est le cheminement qui va passer en dehors de l’opposition du jour et de la nuit, en dehors de l’opposition de l’apparence et du suprasensible. Il lui donne un nom, il l’appelle le présent. C’est frappant. Pour lui, le présent de l’esprit, mais c’est le présent. C’est ce chemin qui n’est ni gauche ni rebelle, ni apparence ni suprasensible, mais qui n’étant ni apparence ni suprasensible, est la densité du présent lui-même. Hegel indique et dit : là, quand on a épuisé ces figures, la figure de la gauche et du suprasensible, alors là « la conscience atteint son tournant (nous aussi nous nous efforçons d’atteindre notre tournant). De là, elle chemine hors de l’apparence colorée de l’en deçà sensible, et hors de la nuit vide de l’au-delà suprasensible, pour entrer dans le jour spirituel de la présence ». Alors, le jour spirituel de la présence, vous voyez ce que ça désigne ici. ça désigne l’identification d’un processus affirmatif, et d’une identification de l’adversaire dans et par cette affirmation, qui ne serait ni la déception de l’apparence ni le sacrifice du suprasensible. Qui ne serait ni l’abdication ni la sainteté. Ni la capitulation ni la sainteté. Les capitulards accusent toujours les autres de n’être que des saintes, des irréalistes etc.. mais c’est un argument qui n’est que d’opportunité défensive. Le couplage ici est celui du renoncement et de la sainteté, ce que Hegel propose, dans un schéma dialectique qui ne pourra pas nous servir, c’est le mouvement des contradictions. Mais ce qu’il nomme présent nous est précieux. C’est ce qui ne serait, dans le face à face avec l’adversaire, ni abdication ni disjonction pure. Qui ne serait ni le jour ni la nuit. Ni le jour du compromis inévitable ni la nuit de la disjonction terroriste. Ce serait ça la possibilité d’une orientation, puisque nous avons montré que les 2 autres voies sont désorientantes, pour une raison au fond très simple, qui est que dans l’une comme dans l’autre il n’y a plus de discernement véritable de l’être et du non être. C’est ça la désorientation, expérimentée comme une ontologique du sujet. Ce qui est et ce qui n’est pas, ce qu’il y a et ce qu’il n’y a pas est indiscernable. Ça peut l’être de 2 façons : soit que l’être est immédiatement non être, soit que le non être est immédiatement être. Dans le 1er cas, vous avez le jeu de l’apparence, dans le 2nd cas celui de la sacralisation suprasensible. L’orientation dans la pensée serait de trouver le cheminement de l’existence et de la pensée qui se désétablirait des 2 régimes de désorientation. On ne peut pas les surmonter,  la machinerie hégélienne ne peut pas nous servir même si la description est magnifique.. Il faut se désétablir de ces régimes, dont la forme vulgaire est le débat entre réalisme et utopie. Le débat entre réalisme et utopie est le débat entre apparence et suprasensible. C’est la forme journalistique de Hegel. A vrai dire ceux qui votent oui sont réalistes, ceux qui votent non sont utopistes. On sent que c’est un montage absurde, c’est ce que Hegel a de précieux. Il y a un face à face possible de l’apparence et du suprasensible mais dans le 2 cas il y a un point commun. Le point commun est l’indiscernabilité de l’être et du non être. Effectivement, car dans le réalisme, le non être n’est pas, donc être et non être c’est pareil, et dans l’utopie, le non être est. Les figures ontologiques soutenant la figure de la gauche et du rebelle doivent être désétablies y compris dans leur jeu, leur corrélation, leur ajointement.

 

Parvenus à ce point, j’avais proposé ailleurs sur ce point, on peut essayer un déplacement ontologique. Essayons de partir autrement. Accrochons nous au fait que le lambeau d’orientation qui subsiste à gauche c’est la loi, et que le lambeau d’orientation qui subsiste chez rebelle, c’est le désir. Voyons un peu comment on peut engager ce désétablissement des 2 figures dont nous sommes captifs.

Je rappelle simplement le résultat ontologique : j’avais proposé que nous entrions dans cette affaire par l’opposition des multiplicités constructibles et des multiplicités génériques. Je ne reviens pas dessus, je redonne les définitions. Une multiplicité est constructible quand on peut déterminer sa composition de façon prédicative, en gros. Ie quand il existe un système de prédicats, d’énoncés et d’attributs qui permettent de configurer ce que veut dire appartenir à cette multiplicité. Ce qui revient à dire qu’on peut construire cette multiplicité à partir de prédicats antérieurs. Et que donc il y a un procès de construction du multiple dans sa définition. Donc la multiplicité constructible entretien un lien singulier au langage, à la prédication, à la désignation. Quant à la multiplicité générique, elle n’est pas constructible, sa définition 1ère est négative : elle ne se laisse pas édifier, représenter, ou configurer de façon prédicative à partir d’une multiplicité préalablement donnée. Elle sera dite générique. Générique voulant dire qu’elle n’est pas représentative d’un prédicat déterminé. Elle est représentative de l’être même de la situation multiple dans laquelle elle se trouve. Pourquoi cette affaire est-elle tout à fait importante ? parce que ces exemples montrent que l’histoire de l’orientation dans la pensée comme orientation non soumise, comme orientation susceptible d’échapper à l’opposition de la gauche et du rebelle, s’est appuyé sur le concept de multiplicité générique. L’exemple canonique, il faut en passer par lui, c’est la définition du prolétariat par Marx. L’essence absolue de la capacité d’émancipation du prolétariat c’est sa dimension du multiplicité génétique. Ce n’était l’émancipation d’une particularité : selon l’énoncé bien connu, l’émancipation du prolétariat est aussi l’émancipation de l’humanité tout entière. Cela exigeait que le prolétariat puisse être représente comme multiplicité générique et pas comme multiplicité prédicative. Mais cela voulait dire que l’orientation était donnée par une multiplicité générique supposée existante. Et comment la supposer existante, sinon en donnant quand même un certain protocole de sa construction ? La véritable difficulté du marxisme est là, à mon sens. Et la difficulté politique est d’en traiter les csq. Qui est que si vous admettez que l’indéterminé fondamental, le générique, est un terme identifiable dans le système social donné, ie si vous admettez qu’il existe un support générique de la généricité, vous entrez dans des chicanes considérables quant à l’orientation dans la pensée, précisément. Puisque vous aller vous rallier à la multiplicité générique au nom de son protocole de construction. Ce qui revenait à dire : faites la révolution, car elle est nécessaire, ou bien la révolution va arriver car elle est inscrite dans l’être même des sociétés, ou la contradiction fondamentale organise le caractère inéluctable de la révolution. Dans ce cas, pourquoi la faire ? il suffit de l’attendre ! Ce point, qui a constitué la figure intime de ce qu’ont été les militants communistes durant 3 ou 4 générations a été à son tour un élément de désorientation, a travaillé petit à petit comme un élément de désorientation. Désorientation de type nouveau, qui était une désorientation, car l’émancipation universelle, dont le schéma était la multiplicité générique, se donnait dans des figures constructibles absolument particulières. Ça a donné que la figure émancipatrice qui devait être le dépérissement de l’État s’est réalisée dans la monstruosité d’un Etat terroriste. Ce n’est que la fine point dont la pensée est difficile, et qui est que si l’espoir d’une orientation dans la pensée qui ne serait pas acceptation pure et simple de ce qu’il y a, repose sur l’opposition entre multiplicité gé et multiplicité constructible, ie sur le fait que la généricité est possible, ie qch comme une émancipation à valeur universelle est possible, alors l’identification du support de cette multiplicité générique est le grand problème, car l’identification est liée à des protocole de constructibilité. Alors d’où les difficultés, les considérations sur cette histoire de classe ouvrière. On s’en est tiré avec des artifices hégéliens : la classe en soi et la classe pour soi. La classe en soi était assez objective (travailleur productif) la classe pour soi était plus générique, car elle ne coïncidait pas exactement avec la classe en soi, elle était l’organisation politique de la classe en soi, la généricité devenait le parti, l’organisation,  il y avait un support de la généricité interne à la classe, qui n’était pas la classe elle-même. C’était une hypothèse d’orientation novatrice, il fallait l’expérimenter. Son bilan est intéressant et passionnant, mais c’est une hypothèse close. Ce qui est clôt, c’est l’hypothèse d’une représentation constructible de la généricité. C’est la définition abstraite des partis révolutionnaires : ils ont été les incarnations constructibles de la généricité. Ils ont été les organes. A intérêt particulier  de l’émancipation universelle. C’était une tension telle qu’elle n’a pas franchi victorieusement l’épreuve du pouvoir, car la constructibilité dans l’épreuve du pouvoir a pris le dessus sur la généricité.  Finalement c’est devenu l’autorité absolument constructible, voire héréditaire des apparatchiks du parti. Était-ce une classe, une bureaucratie ? En tout cas c’était constructible, ça c’est sûr, y compris dans les méthodes de constructibilité particulières que représentaient les épurations terroristes périodiques de ce genre d’organismes. L’épuration, c’était un protocole de vérification de la constructibilité, ce n’était pas simplement de la terreur aveugle, c’était bien vérifier que les membres du parti étaient adéquats à la séquence particulière dont ils étaient chargés. Dans ce type d’épreuve, l’élément non constructible, l’élément générique disparaissait. Ce qui est en jeu, c’est que la grande tentation est de dire : oui, il faut revenir au constructible, et la norme c’est le constructible moins coûteux. Ce qu’on a appelé totalitarisme c’est cette figure là : c’est la généricité se présentant comme constructibilité, c’est la figure de se présentant comme constructibilité terroriste. Mais ça veut dire qu’il faut renoncer à l’émancipation, ou  qu’il faut renoncer au couplage du constructible et du générique, est-ce que ça veut dire qu’il  n’y a que du constructible ? Vous voyez, en termes abstraits, les orientations sont multiformes. Mon diagnostic sur le moment actuel serait qu’une étape de l’orientation de la pensée sous l’emblème du générique, s’achève. Ça je le crois. Cette étape serait celle en réalité à mon sens où le générique s’est lui-même présenté dans une figure constructible. Nous pourrions donner de cela des exemples extérieurs à la politique. On peut montrer également que toute une série de séquences artistiques ont entendu présenter la généricité sous la forme de la constructibilité. L’exemple le plus clair là-dessus serait le sérialisme en musique : c’était à la fois l’idée qu’il fallait délivrer la musique des potentialités restreintes dans leur trajectoire ou enveloppe de la tonalité, et présenter ça dans un protocole constructif qui s’est avéré lui aussi dans sa dialectique avec l’émancipation sonore qch qui à un moment donné est enclos dans une impasse.  Il y aurait bcp d’autres exemples. Je pourrais réécrire mon livre sur le siècle sous cet angle. Une variante où je dirais que le 20ème siècle  (qui commence avec Marx) a été l’expérimentation des possibilités que  la multiplicité générique, ie l’universel comme tel, l’universalité, la libération de l’universalité dont la pensée est capable, dont la création est capable, que cela pouvait se donner dans le resserrement d’un support constructible, et qu’ensuite la puissance de la généricité dissoudrait son support constructible. C’était ça la grande espérance. Marx a appelé ça dépérissement de l’État, il y avait un nom.  Dépérissement,  c’était l’idée d’un processus par lequel le support transitoire, en l’occurrence dictatorial, de la mise en scène de la multiplicité générique serait absorbée par la généricité elle-même. Et je pense quel telle était l’ambition inaugural » des différentes formes de la musique atonale, de la peinture non figurative, de la politique communiste. Tout ça avait en commun la conviction qu’on pouvait traverser de très fortes contraintes de constructibilité si elles portaient la généricité elles seraient dissoutes. Cette dissolution ne s‘est pas produite. On pourra toujours en attester des exemples locaux, je ne dis pas qu’il ne s’est rien passé, mais nous ne pouvons pas procéder ainsi. Cette étape là de l’émancipation du générique est close. Donc s’orienter dans la pensée c’est ouvrir qch qui sera une nouvelle étape de la présentation du générique, si on donne au projet sa forme la plus ouverte. Étant entendu que la grande tentation est un retour au prédicat, l’idée il n’y a que du constructible, et le constructible qui se réclame du générique est pire que les autres.  Il n’y a que du constructible modéré, abandonnons. Il  y a toujours 2 bilans possibles. Le retour réactif aux prédicats, je signale que ça se présente assez innocemment au début mais ça ne l‘est pas. Parce que la politique prédicative par excellence est quand même communautariste, racialiste, ségrégative, fascisante. Le fascisme a été le contre-courant fondamental. Le générique, pas du tout, c’était le cosmopolitisme des juifs, c’était ce qu’il fallait exterminer, absolument. Et les communistes par-dessus le marché. Donc il faut voir que le siècle, qui a été cela positivement, a été à titre de contre-courant, a été l’assomption absolue de la clôture prédicative de la politique et de toutes sortes d’autres choses. On va voir revenir les prédicats. Ils reviennent ! On pourrait dire : allons-y, pratiquons le constructible modéré et laissons tomber l’universalité générique, bien qu’elles aient fait la preuve qu’il n’y a pas d’universalité sans elles. On ne peut pas dire cela. Pourquoi ? car il y a aussi un bilan du constructible ! C’est ça que tout le monde oublie. On a fait comme si Staline et Hitler c’était la même chose. C’est une opération pour sacrifier le générique, l’identité Staline Hitler, et ce n’est pas du tout défendre Staline que dire ça. Une figure représente si l’on veut l’échec et l’absorption de la généricité inaugurale par un constructible resserré et terroriste, mais l’autre représente l’exacerbation du constructible comme tel, ie la montée au pinacle de signifiantes maîtres : aryens etc… et une volonté acharnée de détruire tout ce qui ressemblait au générique, de près ou de loin. Nous avons aussi un bilan du constructible. Et moi je ne crois pas au constructible modéré, je mets en garde contre les pièges du constructible modéré. C’est une logique. Et il n’est pas vrai que la seule universalité du capital va tenir tout ça. Car c’est une universalité négative, c’est une universalité abstraite. Ce n’est pas vrai que la mondialisation financière va tenir la constructibilité comme norme acceptée. Vous ne pouvez combattre le caractère destructeur qui est immanent malgré tout à la logique du profit que sur la base des multiplicités génériques. Ce n’est pas vrai que vous la tiendrez sur la base des multiplicités constructibles. Vous aurez ce qu’on voit maintenant : des communautés absolument hyperboliques et meurtrières, un chaos grandissant. Donc la voie du constructible a été tout aussi jugée, sinon plus, que la séquence de constructibilité du générique. Par csqt, le problème, je crois, pour maintenir ouvertes les possibilité que l’humanité se donne à elle-même, dans tous les ordres de la création, que je donne aujourd’hui sous sa forme la plus abstraite. C’est : que serait un processus du générique, des multiplicités génériques, un processus de venue des  multiplicités génériques, qui ne serait pas supporté, de façon essentielle, par un constructible resserré ? Ce n’est pas simplement du constructible, c’était du constructible serré qui portait le générique –parti léniniste, discipline de fer etc.. et discipline sérielle en musique, mathématique serrée). On comprend très ben : si vous voulez du générique ouvert, vous devez le porter par du constructible serré. Si vous voulez l’émancipation de l’humanité tout entière, vous devez commencer par construire un parti fermé, avec discipline militaire. Notre problème, ce serait : est-ce qu’on peut avoir un processus d’édification artistique, amoureux, politique de multiplicités génériques, ie un nouvel universalisme, un nouvel universel,  une nouvelle proposition universelle, non prédicative, non destinée à des communautés singulières, destinée à personne ie à tout le monde, qui fasse l’économie de leur production ou de leur portage par du constructible serré ? Et c’est d’autant plus difficile que l’avènement des multiplicités générique est nécessairement par ailleurs un certain type de construction. Nous ne pouvons pas abandonner ce paradoxe. On est amené à dire : qu’est-ce que c’est qu’une construction du générique qui ne passe pas par la particularisation de certaines multiplicités constructibles, ie qui ne repose par sur la particularité serrée de certaines multiplicités constructibles ? C’est un problème abstrait et limpide.

La prochaine fois on essaiera de voir un peu plus précisément la nature de problème et stt quels opérateurs de pensée il exige. Si nous voulons réellement nos orienter dans la pensée de nouveau et dans l’existence, nous ne voulons pas être comme il est clair que nous sommes et que la jeunesse l’est, désorientés, désorientés de manière essentielle, c’est parce que nous sommes désorientés que nous pouvons être en proie de ce qui se passe (ce n’est pas parce que ce qui se passe est plus fort que nous), la question de l’orientation est une question de vie, de survie, et si nous voulons réellement proposer une nouvelle forme d’orientation, nous devons résoudre ce problème, on essaiera d’en donner des exemples. Ce pb qui est, je le redis, qu’est-ce que c’est qu’une construction non constructible ? Qu’est-ce que c’est qu’une construction non constructible ? Merci

Juin 2005

Je vous rappelle l’articulation de cette année sur l’année prochaine. A la fin de cette séance nous allons voir un certain nombre d’opérateurs permettant de procéder à ce que j’ai appelé l’identification de l’adversité dans le monde contemporain, identité non dialectique de l’adversité. Et donc un élément de situation, d’orientation (le titre général est s’orienter dans la pensée, l’existence). Et l’année prochaine sera plus conceptuelle, elle sera plus consacrée au rassemblement, à l’articulation, la recollection d’opérateurs conceptuels, destinés à ressaisir cette identité, cette localisation, cette circonstance au sens radical, dans un élément qui permette de la redisposer. Cette redisposition sera l’enjeu de la 3ème année, qui tentera d’apporter une réponse à comment s’orienter dans l’existence, qui tentera de dire de nommer cela, dans la circonstance contemporaine.

Je voulais aussi donner 2 indications sur des événements qu’on peut considérer comme des notes marginales à ce séminaires :

- 2 représentation de Ahmed le Subtil, qui auront lieu au théâtre 13, situé 103 bd Auguste Blanqui, métro Glacière. Ça a lieu le 24 et le 25 juin à 20h30, vendredi et samedi de la semaine prochaine. Je vous l’indique par narcissisme évident, mais aussi car la pièce a été écrite il y a 20 ans à peu près, et il peut être intéressant de se demander, repérer, percevoir (ce qui est un élément d’orientation après tout) les différences entre le monde d’il y a 20 ans (la pièce date de 1984) et le monde d’aujourd’hui. Et aussi les invariants, très frappants : ils portent sur tout ce qu’il y a dans la pièce de prédictif quant à la constitution d’une certaine extériorité du peuple à toute domination véritable, qui est le sens massif qu’il faut donner au non donné à la constitution européenne. Le non atteste qch comme une prononciation d’extériorité par rapport à quoi ? et bien précisément par rapport au jeu proposé quant à l’adversité. Le non est un non qui se faufile, qui transcende l’opposition entre majorité et opposition. C’est non inscriptible dans la figure admise ou reçue de la contradiction ou de l’adversité. C’est un non diagonal, il n’est pas oppositionnel, ie non clairement inscriptible dans le jeu tel qu’il est codé et tel que les journalistes en sont les gardiens (c’est pour ça qu’ils ne sont pas contents en général !). Tant pis pour eux ! Et alors comme vous le voyez, j’avais appelé le personnage central de cette pièce, un algérien de banlieue, un personnage diagonal. Cet élément de diagonalité, de traverse, qui rôde, et se cristallise de temps en temps, est un élément invariant très important de la situation contemporaine. Le problème est précisément de savoir comment le transformer en orientation. On pourrait dire que le problème du monde contemporain, pas seulement politique, est comment transformer une diagonale en orientation, alors que les orientations sont normalement vectorisées (ie le plan est normé et les orientations sont normalement inscriptibles comme orientation). Si vous avez une vrai diagonale, elle traverse le plan ou elle est hors coordonnées et elle se présente d’abord comme une désorientation, et tout le monde a reçu le non au référendum comme désorientant, de façon essentielle. Qu’est-ce qu’on va faire, il n’y a plus d’orientation définie etc… Effectivement il est désorientant, et le problème est donc de savoir comment ce qui est désorientant peut être restitué comme orientation.

C’était le 1er point

 

- 2nde annonce : je proposerai une conférence le 28 juin à 18h dans le cadre des conférences du rouge gorge, qui se situe au lieu qui s’appelle le point éphémère. C’est un beau nom diagonal. Métro Jaurès, 200 quai de Valmy. Ces conférences du rouge gorge sont assignées au rapport entre politique et histoire, qch comme ça. C’est sur le site historique de la politique, en tant que méditation sur qu’est-ce que nous pouvons retenir ou penser aujourd’hui et dans quel contexte sur un certain nombre d’épisodes fondamentaux de la politique d’émancipation. Et là ça porte sur la constitution de la catégorie de guerre populaire chez Mao en Chine dans les années 20. C’est une séquence très définie. Ce que je me propose de dire, c’est qu’au-delà de la singularité de la situation de la guerre populaire dans un pays comme la Chine dans les années 20, on a un exemple extraordinairement fort de ce que j’appelle dans mon jargon la constitution d’un corps subjectif, d’un corps subjectivable, d’un nouveau corps, d’une nouvelle figure de la corporéité subjective dans l’espace de la politique. C’est ça qui est intéressant au-delà de l’anecdote de la singularité de la séquence historique, et que ne particulier le fait que dès cette époque, c’est la thèse que je soutiendrai, la proposition de Mao, contrairement au léninisme strict, le parti n’est pas suffisant pour la constitution d’un tel corps. Le parti qui dans la tradition léniniste désigne ou nomme le corps subjectivable de la politique, dès cette époque et ça continuera, Mao propose une disposition complexe du corps politique, qu’il appelle le pouvoir populaire, dont la composition interne n’est pas réductible au parti. C’est ça qui est intéressant pour l’héritage dans l’ordre politique de la question du parti. Voilà, c’était les 2 annonces.

 

Nous reprenons notre affaire concernant l’identification non dialectique de l’adversité. Je crois pouvoir dire que nous sommes parvenus à 3 conclusions dans cette recherche qui a traversé sur des matériaux assez singulier, on s’est beaucoup appuyé et on continuera aujourd’hui, peut-être plus sur des poètes que sur des doctrinaires de la politique ou des philosophes, et au terme de ce travail 3 conclusions :

 

il y a 2 voies de la procédure identificatoire de qu’est-ce que c’est que l’adversaire auxquelles j’ai proposé de dire qu’il fallait se soustraire. Entendons naturellement parmi les voies non dialectique, ie les voies qui ne se résument pas à la contradiction. Notre question de départ est : que veut dire dans l’espace de l’existence qu’il existe une adversité si on le pense sans le secours de la logique de la contradiction ? ie si on le prend dans un espace qui n’est pas immédiatement celui qui identifie l’adversaire comme le pôle négatif dans la dialectique du devenir. Et à l’intérieur des solutions possibles de ce pb je propose de dire qu’il y a 2 voies dominantes dans l’articulation à laquelle il faut se soustraire. Il y a la voie que j’ai appelée par provocation la gauche, qu’on peut appeler aussi la voie oppositionnelle si on lui donne son nom technique, et dont j’ai dit que son essence était de forcer l’acquiescement dans la figure de l’adversité, ie elle organise une figure de l’adversité telle que ce qui travaille dans cette figure est une forme particulière d’acquiescement à ce qu’il y a. C’est pour cette raison que la gauche désoriente la pensée, que c’est une force de désorientation majeure. Et la forme particulière de désorientation qu’elle instruit c’est d’installer la déception comme figure obligée de la politique. La déception tient naturellement à ce qui se présentait comme figure de l’adversité est en réalité ramène à une subjectivité de l’acquiescement, et la désorientation particulière de la pensée est évidemment de se trouver dans cette situation paradoxale dont l’essence subjective est la déception. Finalement elle installe l’idée que la déception est obligatoire. Que ce qu’on peut espérer de mieux, c’est d’être déçu ! D’où le système de perpétuelle reconstruction de la gauche. Vous remarquerez que la gauche est toujours à reconstruire. Aujourd’hui plus que jamais ! Mais ce n’est pas un attribut accidentel, c’est un attribut intrinsèque : elle doit être reconstruite, puisqu’elle est toujours défaite. Naturellement puisque sa figure d’activité est de proposer l’opposition dans la figure de l’acquiescement. Donc elle organise la déception et au terme de cette déception elle doit être reconstruite. C’est vraiment le rocher de Sisyphe la gauche : vous la reconstruisez vous la montez au sommet de la colline et après elle vous roule dessus. Mais ça marche ! J’insiste sur ce point intéressant : effectivement on est on peut dire condamné à gauche, comme on dit condamné à mort. Condamné à gauche, c’est le destin commun, on est tous un peu condamné à gauche. Alors ça c’est une figure qui marche comme destin, comme condamnation subjective, d’où la tentation de la figure alternative, la figure que j’appelle du rebelle, et qu’on peut appeler techniquement la figure nihiliste. La gauche c’est forcer l’acquiescement comme figure obligée de l’adversité. Et alors là c’est forcer l’affirmation du rien comme figure obligée de la discordance, donc de l’adversaire en un sens radicalisée. Elle s’effectue dans l’affirmation du rien de ce que le qch en tant que tel est finalement toujours corrompue. Dans cette voie nihiliste on ne force pas l’acquiescement mais l’affirmation est évidée en un certain sens. Ie l’affirmation, le corrélat affirmatif de la discordance, de l’hétérogène, de l’inacceptation, le contenu est évidé. C’est une orientation en définitive nihiliste. C’est la condamnation au rien comme seule figure absolument disjointe. C’est un élément de situation très important qui est que non seulement nous avons à proposer une voie non dialectique, c’est le schéma général, ie une identification de l’adversaire qui ne soit pas seulement négative (ce n’est pas simplement car je dis non que j’identifie l’adversité, même au référendum). Donc le non au non dialectique, le non diagonal n’est déjà pas exactement réductible à la logique de la contradiction mais n’en sort pas à proprement parler (je m’identifie selon la négation de l’adversaire sans que la primauté de l’affirmation soit saisissable). Mais nous devons aussi sortir des figures dominantes et appariées de la gauche et du rebelle, de la voie oppositionnelle et de la voie nihiliste, qui sont des voies toujours ouvertes, qui n’ont pas de protocoles de fermeture, sont toujours dispo et toujours recommencées. Leur essence est leur recommencement ; Et ce sont des protocoles de capture. Ces voies ont une grande capacité à capturer y compris ce qui se présenterait comme hétérogène à elles. J’y reviendrai sans doute l’année prochaine. J’accorde beaucoup d’importance à la question de qu’est-ce que c’est qu’une capture ? Pourquoi aussi souvent une décision, un mouvement, une situation, une nouveauté sont capturées par une disposition qui les désoriente ? ie elles ne trouvent pas leur orientation, elles sont désaimantées, elles perdent le nord. C’est ce que j’appelle la capture. Il y a tout un discours de l’aliénation là-dessus : la banalité sur ce point c’est que le capitalisme tout puissant a une puissance d’appropriation ou d’aliénation sur tout ce qui se produit de nouveau. Je crois que c’est un peu schématique et que les processus de la capture sont subtils en réalité. Et que l’élément clé d’une capture c’est le moment où ce qui était en promesse d’orientation est désorienté. Il faut donc examiner les mécanismes de désorientation. La capture par la gauche est naturellement typique de la désorientation, mais on n’est pas encore entré dans le détail des mécanismes de  capture. Or c’est une expérience existentielle fondamentale, la capture. Là encore on prend le fil des exemples politiques car ce sont les plus évidents aujourd’hui. Mais il y a aussi une capture de la projection amoureuse, qui est tout à fait intéressante à étudier de près. Là où qch devrait être orienté, il y a un élément de désorientation qu i’en empare, qui le détériore de l’intérieur. Ce n’est pas une fatalité, la thèse que l’amour est beau au début et va vers sa décadence. Ce n’est pas du tout ça. C’est une question logique, la capture est une question logique : elle impose une logique qui désoriente la 1ère logique, une logique qui désoriente la 1ère, qui se surimpose à la 1ère et y crée une obliquité ou une désorientation. Ces mécanismes là, il faut être armés conceptuellement pour en rendre en compte. Ils sont fondamentaux aujourd’hui. Ils sont fondamentaux aujourd’hui, parce que la situation générale aujourd’hui c’est que la situation générale est désorientée, notre expérience est désorientée. Pas seulement l’expérience politico-étatique, notre expérience existentielle est désorientée. Et elle est désorientée comme si la désorientation était un régime d’être, au point qu’elle est souvent validée, revendiquée. Un grand nombre des droits qu’on propose sont des droits à la désorientation (le droit absolu d’être complètement paumé, grande affirmation de la liberté démocratique : j’ai quand même le droit de ne rien comprendre, d’être perdu, d’être égaré, d’être paumé, d’être rien du tout, de ne jamais faire ce que je veux, j’ai le droit d’être dans le malheur de la désorientation). Effectivement la liberté en son sens immédiat inclut la liberté de la désorientation. Mais au sens fondamental la désorientation est une capture. Donc ça c’était l’ensemble des premières pistes, des premiers acquis du travail de cette année, sur les 2 voies dont il faut se soustraire.

 

Le 2nd point concerne la forme de l’identification de l’adversité : qu’est-ce que l’adversité dans sa forme ? Nous avons remonté jusqu’à Platon et avons souligné qu’il y a un geste fondamental d’identification du sophiste comme adversaire de la philosophie. Aujourd’hui, l’adversité c’est une synthèse disjonctive de proximité et d’incommensurabilité. C’est la formule que j’avais proposé : l’adversaire véritable est absolument proxime (pas loin, extérieure, comme une substance autre : c’est le faux adversaire), et en même temps incommensurable. Et donc le formalisme de l’adversaire dans son essence dialectique doit être conçu comme cet appariement de l’extrême proximité et un élément cependant différentiel dans la figure de l’incommensurabilité.

Je voudrais simplement là élaborer un peu plus cette question de la forme, ie la synthèse disjonctive de proximité et d’incommensurabilité qui fait que l’adversité nous traverse aussi et nous est intimement proche. On ne peut pas définir l’adversité par l’extériorité. Je voudrais en profiter pour examiner la question logiquement et ontologiquement. Qu’est-ce qui me sépare de l’adversaire ? qu’est-ce qui me sépare en moi même de l’adversité si elle m’est aussi immanente ? Si on dit que l’adversaire c’est une synthèse de proximité et d’incommensurabilité, on ne peut plus dire que ce qui me sépare de l’adversaire est une relation, même négative. Ce qui me sépare de l’adversaire n’est pas une relation que j’entretiens avec lui, sous la forme par exemple d’une relation dialectique qui fait que l’adversaire serait simplement ce dont je suis la négation ou ce qui est ma négation. L’essence dialectique de l’adversité pense l’adversité comme relation. Si vous dites que c’est incommensurable, vous dites qu’il n’y a pas de relation : c’est tout proche mais c’est non relié à proprement parler. Donc ce n’est pas une relation qui est susceptible de définir l’adversaire. On a rencontré un écho de cela dans le poème de Pasolini. c’est la raison pour laquelle la figure oppositionnelle ne peut être une figure d’adversité, car elle est entièrement relationnelle. Le lien majorité opposition est un lien normé, une relation saisissable, les règles de cette relation sont d’ailleurs acceptées par les 2 parties. C’est donc une adversité fallacieuse, elle est relationnelle même si elle n’est pas dialectique au sens strict. Quand la relation est dialectique (ma relation est une relation de négation classe au regard d’un ordre à détruire) on tombe dans la relation. Le point, c’est que ce constitue l’adversité, ce qui me délie de mon adversaire, n’est pas relationnel. Alors c’est quoi si c’est pas relationnel ? C’est difficile et très profond. Si ce n’est pas relationnel, il fait s’appuyer sur incommensurabilité et proximité. Comment définir la proximité ? La proximité semble être une relation, ie ce qui est proche, mon intime adversaire. Il va falloir définir la proximité autrement que par la relation. Il n’y a qu’un seul moyen de faire cela, c’est qu’il y a bien un terme commun, il y a bien quelque chose de commun, c’est ce qui va définir la proximité (il y a un point commun) : c’est ontologique et pas relationnel. L’adversaire a un point commun avec moi, il n’est pas un terme extérieur auquel je suis relié par une relation, il a un point commun avec moi. Et ce point commun, en même temps, l’incommensurabilité indique qu’il est évanoui, disparu. S’il était là il y aurait commensurabilité par le point commun justement. Beaucoup de pensées contemporaines s’articulent autour de cette question du point commun comme point disparu, comme point évanouissant. On va dire : la proximité incommensurable repose sur un point commun qui en même temps est un point évanoui ou évanouissant, mais qui est là en tant que disparaissant. Et ce point commun en tant que disparaissant va constituer une incommensurabilité, parce que sur un versant il est saisissable comme inexistant, comme disparu, et sur un autre versant, il est saisissable comme ce qui constitue l’adversité, donc comme un point essentiel ou surexistant. L’incommensurabilité c’est le fait que le point commun, qui est point commun disparaissant constituant la proximité, est un point commun qui sur le bord de l’adversaire est pensé comme anéanti, ie pensé comme rien, pensé comme inexistant, et qui sur l’autre bord, sur l’identité qui constitue l’adversaire, ie est conçu comme surexistant ou essentiel, bien que en effet non existant. Finalement, la dialectique générale de l’incommensurabilité à l’intérieur de la proximité repose sur un point commun évanouissant, mais qu’on peut considérer soit selon évanouissement, ie comme rien, soit selon son être, ie à l’intérieur de l’adversaire définissant la totalité.

Je vous donne quelques exemples, politique et artistique

Dans la société contemporaine, qu’est-ce qu’on peut dire de ce qui disjoint vraiment intimement, en proximité incommensurable, 2 positions réellement hétérogènes ? Il faut chercher le terme commun, qui est à mon sens l’ouvrier de provenance étrangère. Son importance est là, elle n’est pas numérique : il est le discriminant radical en tant que terme commun de ce qui peut constituer une synthèse disjonctive de proximité et d’incommensurabilité. Pourquoi ? Parce que il est commun à l’orientation politique, émancipatrice et au réactionnaire par l’importance qui lui est reconnu. Même si vous écoutez Sarkozy  ou Villepin vous avez l’impression que c’est le monstre qui nous menace : rien n’est plus urgent que de faire de plan, des lois, pour le persécuter ou le traquer. C’est un point majeur de la disposition politique. Et de l’autre côté, c’est un exemple majeur du sans droit qui devrait avoir des droits etc… Vous voyez bien que d’un côté, ce qui est énoncé c’est qu’il ne devrait pas exister. C’est son inexistence qui est son essence : il est ici, mais il ne devrait pas y être. Et donc il faut absolument affirmer son inexistence comme principielle. De l’autre côté, on dira qu’il est l’exemple même de la positivité du droit possible telle que nos sociétés autres pourraient le pratiquer. Naturellement ça va être aussi une querelle des noms. Si vous le nommez comme inexistant, vous le nommez clandestin, ie il est là mais il ne devrait pas y être. De l’autre bord, vous allez le nommer d’un nom positif (ouvrier). Or cette articulation là n’est pas une articulation relationnelle, vous comprenez bien, c’est une articulation par un terme propre qui finalement est commun aux 2 espaces, dont le statut d’inexistence est reconnu en un certain des 2 côtés (d’un côté car ce qui est reconnu c’est qu’il ne devrait pas exister, de l’autre car il est considéré comme exclu de la sphère du droit et en ce sens affecté d’inexistence). Simplement d’un côté l’inexistence va être affecté comme le statut effectif du terme, de l’autre au contraire toute l’orientation va être de changer cette inexistence en existence, de partir  du fait que cette existence surexiste puisqu’elle devient l’existence dont toute une politique peut se faire. Alors là vous avez le schéma général, mais il est fondamental : dans toutes les sphères de la proximité incommensurable telle qu’elle constitue l’adversaire véritable, le point fondamental est d’identifier le terme et d’aller jusqu’à la racine de son inexistence affirmée.

Un exemple esthétique général : en fait si vous regardez bien, une mutation artistique constitue, se joue, à propos d’une disposition formelle qui est considérée comme le devenir forme de l’informe, qui est considérée comme informe du point de vue de l’immédiat de la situation artistique. L’informe joue là le même rôle que l’inexistant ou l’exclu ou l’abstrait de tout droit etc… et sur un bord vous pouvez dire que l’informe en tant qu’informe est extérieur au champ de l’art, et sur l’autre vous allez au contraire soutenir que c’est le devenir forme de cet informe qui est précisément l’ouverture créatrice du moment. Et donc le même terme, la même constellation forme va être d’un côté appréhendée quant à son inexistence formelle (ce qui est reconnu par tout le monde), mais de l’autre cette inexistence formelle doit précisément advenir à la surexistence de la création. On peut montrer que n’importe quel conflit artistique majeur se joue autour là aussi non pas d’une négation dialectique mais autour de l’identification d’un terme singulier,  saisi sur son bord d’inexistence ou sur son bord de surexistence.

 

Dernier exemple, plus métaphorique, exemple de théorie de nombres.

On appelle nombre transcendant dans les nombres réels un nombre qui n’est pas solution d’une équation à coefficient à entier. Qch = 0 avec des coefficients entiers, si x est solution de ça, c’est un nombre algébrique, s’il n’existe aucun équation dont le nombre soit solution, on dit qu’il est transcendant. Évidemment vous imaginez bien que trouver un nombre transcendant c’est assez difficile. Puisque trouver un nombre algébrique, c’est trouver une équation qui lui correspond. Trouver un nombre transcendant, c’est une définition négative. Pendant longtemps on a pensé que c’était des oiseaux rares, qu’il  n’y en avait pas bcp, que c’était des bêtes très particulières, très inaccessibles du point de vue du protocole du calcul. Mais Cantor démontre que presque tous les nombres sont transcendants. Ie en réalité, les nombres algébriques il n’y en a pas bcp : il inverse. C’est un ex typique du même point : on est d’accord sur la définition du nombre transcendant (il n’est racine d’aucune équation algébrique), qui bascule de la quasi inexistence (on en connaît très peu, c’est très dur d’en montrer un) à la surexistence (ils sont presque tous transcendants, les rares c’est les algébriques). C’est une métaphore très forte de ce qu’il faut entendre par passage de quasi inexistence à la surexistence. Vous voyez bien que c’est la version mathématique de nous ne soyons rien, soyons tout ! C’est l’internationale du nombre. Le transcendant il n’était rien mais est devenu tout via Cantor. La métamorphose peut nous entraîner plus loin, au 3ème temps de ce rappel. Cantor démontre que presque tous les nombres sont transcendants, mais ça reste très difficile d’en montrer un : ce n’est pas la même chose de démontrer que massivement ils sont très nombreux et d’en montrer un. On a cru qu’ils étaient quasi inexistants quand on avait pour seul protocole d’en montrer un. On a montré que pi était transcendant, c’est une démo très compliquée. Ça reste très dur de dire que ça c’est un nombre transcendant. Par contre en paquet vous pouvez dire qu’il y a bcp de nombres transcendants. Ce qui veut dire que en réalité la transcendance c’est le générique du nombre. Ie c’est ce qui, si on prend les nombres dans leur indiscernabilité générale, est leur attribut essentiel. Presque tout nombre est transcendant. C’est pas un prédicat facile à attribuer un nombre particulier mais il peut être attribué à presque tous ensemble. Vous voyez que nous touchons là à un protocole de distinction entre constructible et générique. Ce qu’on dira c’est qu’il est difficile de construire un nombre transcendant, ie de démontrer que tel nombre est transcendant, mais ce à quoi on a accès, c’est à la généricité de la T comme caractéristique massive de la numéricité des nombres réels. Mais c’est un exemple typique de bascule de l’inexistence à la surexistence, avec ce point remarquable en prime que la quasi-inexistence relève de la construction démonstrative, tandis que la surexistence relève de la généricité, ie de la non prédication générale. Or ça c’est peut-être une loi, on peut peut-être faire cette hypothèse que à chaque fois qu’on passe dans la construction de l’adversité d’un point d’inexistence à un point de surexistence sur le même terme, on passe aussi d’un protocole constructible à un protocole générique, on passe aussi de quelque chose qui est de l’ordre du prédicat, de la propriété, à quelque chose  qui n’est pas de cet ordre.

Sur le 1er exemple, les ouvriers sans papiers, c’est absolument manifeste : si vous continuez à considérer que leur id est prédicative, ie que c’est leur nationalité, leur papier, leur État etc… qui les définit et bien vous n’entrerez jamais dans la commutation qui déclare qu’il faut leur donner des droits en tant qu’ils sont ici, tout simplement, car ils vivent ici. Vous ne pouvez le faire que si vous changez la logique prédicative en une logique générique, ie c’est des gens comme nous. C’est tout ce qu’on en dira : on ne va pas partir du fait qu’ils sont sénégalais, noirs, arabes, musulmans etc… La logique égalitaire c’est que en tant qu’ils sont là ils sont comme nous et qu’il n’y a pas de raison de les discriminer. Si vous abandonnez la discrimination vous abandonnez le protocole de construction prédicative au profit d’une affirmation qui est une affirmation du générique, de l’égalité générique. C’est peut-être toujours comme ça : chaque fois que l’adversité se construit sur la commutation du même terme, de l’inexistence à la surexistence, en réalité ce qu’il y a par en dessous, c’est le passage d’une logique de la constructibilité à une logique générique.

Sur l’exemple artistique c’est très clair, si vous abandonnez le fait que la discrimination entre la forme et l’informe est structurée par des codifications constructibles, vous allez incorporer de l’informe à la forme, ie vous allez incorporer ce qui était informe à la forme, en déclarant une nouvelle vertu générique de l’informe lui-même. Vous allez être obligé d’élargir ce que vous reconnaissez comme une forme, de façon à inclure égalitairement l’informe antérieurement discriminé. Toute mutation artistique est aussi une orientation qui bascule certains éléments formes du côté d’une généricité formelle. Entraînant quoi ? Et bien les réactions académiques : vous faites n’importe quoi etc… Les gardiens de la forme, les gardiens de la constructibilité vont traiter les nouvelles formes comme ils traitent les ouvriers étrangers, ie exclusions, réglementations nouvelles. Donc tout ceci circule, et on pourrait faire l’investigation sur d’autres procédures génériques. Une enquête sur qu’est-ce que c’est que le passage d’un terme commun en l’amour du champ de la constructibilité au champ de la généricité, serait une enquête extraordinairement intéressante. Elle revient à dire ceci : l’incorporation à la dualité amoureuse, quelle qu’en soit sa composition, a pour adversaire le point inexistant commun. Ce point inexistant commun c’est la différence elle-même, le 2 comme tel. La question de savoir, dans le cheminement amoureux, si la différence comme telle est traitée comme le point qui doit inexister ou comme le point qui doit surexister est le débat véritable de la trajectoire.

Donc c’était sur le 2nd grand point : quant à la forme, l’adversité est une synthèse de proximité et d’incommensurabilité, ie en réalité le système du devenir du terme commun, en tant que terme évanouissant, disparaissant, suspendu, entre inexistence et surexistence. Et là il y a des analyses de situation. En définitive l’analyse d’une situation d’adversité, c’est toujours l’identification de ce terme. Donc ça ne relève pas d’un relationnel général, c’est un point de grand conflit idéologique entre ceux qui pensent que l’adversité relève du relationnel général et ceux comme moi qui pensent que ce n’est pas le cas mais qu’elle relève d’une procédure d’identification toujours singulière du point évanouissant commun qui en fait constitue l’intimité de l’adversité.

 

Le 3ème point, quant au contenu : on a dit que tout ça se situe dans l’opposition des multiplicités constructibles et des multiplicités génériques, et que en réalité dans une situation déterminée, l’adversaire se présente toujours comme une réduction du générique au constructible. Ie il s’agit de dire qu’un certain type d’universalité doit être ramené à la particularité du constructible. Un adversaire se manifeste toujours comme un appel à la réalité : tout adversaire est appel à la réalité, ça dans tout les domaines. Le réalisme politique, mais aussi le terrible réalisme matrimonial n’est pas moins périlleux quant à la valeur générique du 2. Donc c’est toujours l’idée que la généricité affirmée, ou l’élément générique qu’on a touché ne peut pas être stabilisé, normé, et qu’il faut le réduire, le requalifier, lui redonner les prédicats de sa constructibilité.

Le problème auquel nous sommes parvenus, c’est que cependant la procédure d’identification de l’adversaire, qui porte sur constructible et générique à la fin des fins, doit bien avoir son propre protocole de constructibilité. Sinon nous serions uniquement liés à l’expérience en quelque sorte mystique du générique. Si le générique était délié de toute construction, nous n’aurions pas de procédure à proprement parler de l’orientation, tant dans la pensée et que dans l’existence. On aurait simplement l’épiphanie du générique, de temps en temps, comme miraculeuse. C’est une thèse d’ailleurs : on peut dire qu’il n’y a que des miracles, l’épiphanie de la généricité. On touche de temps en temps l’être multiple en tant que non réductible à quelque prédicat que ce soit. C’est une intuition d’exception qui ne donne lieu à aucune procédure à proprement parler. Et donc, c’est le point important, qui n’est pas source d’orientation. Elle comble mais n’oriente pas. Vous êtes comblés par l’épiphanie de la généricité, mais il n’en résulte aucune orientation et ça ne résulte d’aucune orientation. Donc là c’est ce qu’on pourrait appeler la procédure mystique. On peut montrer, ça a été fait depuis longtemps et je r’y reviendrai pas, qu’elle a des apparentements profonds avec la voie nihiliste, en vérité. Sauf qu’elle prétend que ce qui apparaît, c’est l’être et non pas le rien. Mais comme ce qu’il y a c’est de l’épiphanie pure c’est très difficile à distinguer. Il y a longtemps que Hegel a dit : si vous êtes dans l’épiphanie pure, distinguer l’être et le néant c’est impossible. Parce que l’être en tant qu’il est pure apparition, comment pouvez vous le distinguer du néant ? il n’y a aucun prédicat, ce n’est pas constructible. La question de savoir si la mystique est une disparition dans l’abîme de l’être ou dans l’abîme du néant est indiscernable. Ça ne peut pas être tranché. Et cette voie, c’est celle de l’épiphanie de la généricité ; En politique c’est la voie qui consisterait à dire que en réalité la seule chose qu’on espérer c’est des mouvements. Ie il y a des séquences de mouvements purs. Et là on a l’épiphanie de la généricité, car le mouvement fait advenir quelque chose qui ne tombe sous aucun prédicat. Si ça tombe sous des prédicats, c’est pas un mouvement : c’est une chose, c’est une revendication, c’est une corporation… Si c’est un vrai mouvement, c’est un mouvement générique dans son essence. Décembre 95, c’est un mouvement : un mouvement générique indubitablement. Des masses de gens descendent dans la rue, ils ne savent pas eux-mêmes pourquoi mais c’est ça qui est bien. C’est épiphanique, ça s’est reproduit avec le non d’une certaine manière, il y a une parenté flagrante entre le mouvement de décembre 95 et le non au référendum. C’est les mêmes gens, la même disposition. Ce qui a été fait une fois dans la rue a été fait une 2nde fois dans les urnes. On pourrait trouver des illustrations amoureuses ou artistiques de ce point : il n’y a que de l’intuition du générique dans son apparition imprévisible. Et rien ne peut s’y orienter. Ça ne donne pas une orientation, mais une satisfaction, une joie. Et donc si nous voulons qu’il y ait orientation, nous devons proposer qu’il y ait un type de constructibilité qui fasse apparaître le générique, et qui le fasse apparaître comme au défaut du constructible établi. C’est ça : il faudrait qu’il y ait une procédure, donc quelque chose de constructible quand même, dont l’unique destination soit de faire apparaître quelque chose de générique comme à l’envers ou en défaut ou à la faille du constructible établi. Et je propose d’appeler ça une constructibilité diagonale. On peut le dessiner : vous auriez une procédure de constructibilité établie, dans un champ déterminé, qui n’accepte comme multiplicité que les multiplicités prédicatives (procédure de constructibilité effective : n’est admis que ce qui se présente de façon disciplinée sous des prédicats hiérarchisables), et puis vous auriez une procédure de construction qui serait en césure de celle-là, et qui au point d’intersection ferait apparaître que à l’envers de la procédure de constructibilité établie, ou dans son défaut propre, quelque chose de générique peut se montrer. C’est ça la constructibilité diagonale. Alors diagonal est un mot utilisé aussi pour un certain type de démonstration en mathématique. Il y a un type de démo math qu’on appelle l’argument diagonal. C’est un argument fondamental de Cantor. C’est un type d’argument par l’absurde. C’est un argument qui consiste à dire que tel type de prédicat s’applique à toute une multiplicité. Par exemple je suppose que tous les nombres sont algébriques, je vais vous montrer que parce que il y a ce prédicat pour tout le monde, alors il y en a un qui n’a pas ce prédicat. Donc il faut conclure évidemment que il n’y a pas le prédicat pour tout le monde. Mais l’intérêt de l’argument est de partir de l’hypothèse qu’il y a une construction prédicative applicable à toute une multiplicité, et on montre que cette construction est telle que si elle s’applique à tout le monde, il y en a au moins un à qui elle ne s’applique pas. Ce qui va ruiner l’hypothèse initiale (raisonnement par l’absurde). Par ex, montrer que la grande majorité des nb réels sont transcendants se montre de cette manière là. On montre que si on suppose que tous les réels sont algébriques, alors on va toujours exhiber un qui ne l’est pas. Ce qui est intéressant pour notre propos, c’est que c’est un argument qui exhibe une exception : c’est un argument, une procédure, mais qui n’a pas d’autre finalité que d’exhiber une exception à un supposé prédicat général. Ie on fait l’hypothèse qu’il y a un prédicat général des multiplicités, et en examinant la procédure elle-même, on va monter une procédure diagonale qui va exhiber une exception. Alors évidemment ça nous amène sur des considérations fondamentales entre généricité et exception, qui paraissent contraires, puisque le générique c’est précisément l’essence générique, donc non prédicative, de la multiplicité. Quel lien peut-elle avoir avec la singularité d’une exception ? Justement on montre le défaut d’un prédicat en exhibant une exception et après on montre que l’exception est générique, que c’est l’exception qui est générique et pas le prédicat. C’est une démarche fondamentale de la pensée contemporaine à mon sens. Ie que le générique n’est désignable que par la construction d’une procédure d’exception. Autrement dit, il est absolument rebelle à toute approche statistique ou majoritaire. Le générique n’entre en scène, ne s’annonce dans une procédure, que comme exception. C’est ce que l’argument diagonal démontre absolument. Ça c’est une leçon majeure qui est que la dialectique ordinaire restait liée à la condition que on accède aux choses par un traitement de masse, par les traitement majoritaire. La loi de la démocratie elle-même est une loi majoritaire, et elle affirme que en un sens la majorité exprime la généricité de la multiplicité considérée. C’est un point fondamental de l’argumentaire démocratique. Sinon on dirait pourquoi la majorité ? Quelle est sa vertu ? Sa vertu c’est d’être expressive de la généricité de la multiplicité. C’est pour ça que vous pouvez lire dans les journées, quand il y a un vote dans les journaux  à 50,5 % contre 49,5, les français ont dit que, ont décidé que etc… On lit ça comme une littérature naturelle, ça ne vous indigne pas. ça devrait. Ça ne vous indigne pas que la majorité soit représentée comme ce que les français ont dit ou fait. Pourquoi ? Pourquoi 50,5 % des gens exprimeraient-ils plus les français que 49,5 ? Franchement ? il n’y a aucune raison. Sinon l’hypothèse quasi-ontologique que vous trouvez chez Rousseau dans le Contrat Social, comme fondatrice, c’est que la majorité exprime la généricité de la multiplicité. C’est que c’est la procédure constructible de qch qui finalement va exprimer (on ne sait pas très bien pourquoi) la généricité de la multiplicité. Nous sommes dans un contexte qui de longue date prétend que la procédure constructible propre à la généricité est massive, majoritaire, ou mouvementiste. Il faut que la généricité se montre dans sa masse propre. Or ce que je crois qu’il faut soutenir, c’est que ce n’est pas du tout comme ça. Comme l’argument le montre, et comme en réalité toute expérience singulière le montre la généricité entre en scène dans la modalité de l’exception, et pas du tout dans la modalité de la massivité majoritaire. Elle entre toujours en fait, si on raisonne dans les métaphores politiques, comme minorité, comme minorité. Même les plus grands mouvements, les plus gigantesques mouvements sont absolument minoritaire. D’ailleurs si on fait une élection ils sont battus à tous les coups. C’est pour ça que les gens de Mai 68 disaient « élection piège à cons ». D’ailleurs en juin 68 ça n’a pas manqué, on a eu la plus écrasante majorité réactionnaire qu’on n’ait jamais vue. C’est quand même un paradoxe étourdissant pour ceux qui étaient dans le mouvement. C’est un conflit sur le rapport entre constructibilité et généricité, c’est un conflit ontologique fondamental, en fin de compte sur l’adversité. Car la 1ère conception de la généricité déclare qu’elle se projette dans le phénomène massif ou majoritaire, et la 2nde conception dit qu’elle entre en scène dans la figure de l’exception. Je ne dis pas qu’elle y reste, mais elle ne peut entrer en scène que dans la figure de l’exception. Pourquoi ? Parce que sa construction, la construction de la généricité, la fait apparaître au défaut du constructible établi. Et le défaut du constructible établi va toujours se présenter comme une exception à ce constructible, et pas du tout comme son effet ordinaire. En réalité la majorité n’est que du constructible établi, et il n’y a rien à en attendre de générique. On peut en attendre le fonctionnement des choses. On ne peut attendre de générique que d’une constructibilité diagonale qui va couper la 1ère et faire apparaître un point d’exception, ie un point non constructible selon le constructible établi. Et après le déploiement de tout cela va montrer que en réalité ce point est peut-être en effet majoritaire, et que même finalement en tant que point générique il est presque tout. Mais il n’entre pas en scène comme presque tout, ça jamais, on n’a aucune exception dans les procédures de vérité d’une entrée en scène du point de généricité par la massivité proprement dite. Il entre en scène comme exception, et c’est ainsi qu’il peut être construit. Autrement dit, c’est le point fondamental de ce 3ème rappel, la constructibilité du générique existe, elle est constructibilité de son entrée en scène, et pas de lui-même comme tel, et elle le fait sous la forme de la construction d’une exception au constructible établi. Vous avez donc toujours 2 phases dans une orientation, dans une orientation créatrice véritable. Une 1ère phase qui est la construction de l’exception, ie l’épiphanie du générique mais dans la modalité de sa construction en exception. Et puis ensuite vous avez les conséquences, csq qui consistent en général à montrer que cette exception en effet est générique, ie que c’est elle qui représente véritablement la multiplicité. Vous comprenez, le paradoxe, c’est que (j’emploie des mots approximatifs) l’élément de construction du générique, ie l’orientation novatrice, orientation d’émancipation, ou création dans l’ordre de l’art etc… (tout ce qui fait que la vie est une vie tout de même), elle fait apparaître le générique dans une modalité d’exception. On peut dire qu’elle fait apparaître le démocratique dans une figure aristocratique, si on métaphorise exception comme aristocrate, et démocratique comme générique. On peut dire ça : le générique c’est le démo dans son ontologique propre. Mais l’entrée en scène du démocratique n’est pas démocratique, puisqu’elle est dans le régime de l’exception. Donc l’entrée en scène du démocratique est aristocratique, une aristocratie non héréditaire, absolument contingente, une aristocratie qui est la constructibilité de l’épiphanie de son contraire, l’épiphanie de son contraire. C’est une tension dont la reconnaissance est cruciale aujourd’hui : c’est le mode par lequel nous pouvons défaire la constructibilité démocratique dominante. Car la constructibilité démocratique dominante, elle consiste à dire que le démocratique entre en scène par le démocratique. Donc par le nombre. Et le nombre c’est en substance le nombre majoritaire, et quand c’est le nombre du mouvement il n’arrive pas à s’assumer comme nombre minoritaire, parce qu’i lest toujours dans l’espace du nombre. Et donc nous devons dire qu’une orientation dans la pensée ou dans l’existence doit assumer le rapport entre exception et généricité c’est le point clé  c’est ce qui fait qu’il y a une constructibilité du générique et donc une constructibilité diagonale.

 

Tout ça nous donne un nouveau concept de l’expérience, c’est ce que je voudrais détailler pour conclure. Ce à quoi nous devons nous habituer, c’est à une autre figure de l’expérience. Que nous expérimentions la vie autrement ou selon une autre ligne. C’est à ce propos que j’ai convoqué le texte de Char, qui est un texte sur l’expérience, en tant que possibilité d’orientation véritable. En particulier ce que j’appelle ici expérience, Char va l’appeler évidence, l’évidence qui est au cœur de l’expérience véritable. Il est important de savoir que ce texte de Char est une méditation décalée, sur sa période de résistance, dans le maquis. Il a eu une expérience de la résistance, je le rappelle, absolument directe : il a été un maquisard, chef de maquis. La figure du poète chef de maquis est une figure d’exception, véritablement. Et la méditation sur le maquis est d’autant plus fondamentale chez lui que la période de la libération qui a suivi a été absolument une expérience de la déception. De la déception en un sens quasi métaphysique, de la déception absolue, radicale, comme si tout ce que contenait la résistance comme promesse était détournée, dévalué, comme si le vieux monde revenait. Et en particulier l’accaparement de la résistance par les orientations de l’époque du parti communiste a été pour lui une épreuve très difficile. Et alors le texte en question est aussi une méditation là-dessus : à quelle condition peut-on transformer l’épiphanie en procédure ? Quelles sont les règles de méthode par lesquelles nous pouvons devenir les gardiens de ce qui a eu lieu d’essentiel ? C’est très proche du poème de Pasolini, qui est aussi une méditation sur la résistance.  Ce que propose Char est sous le signe naturellement de la généricité (il n’y a pas le mot), comme le prouve la phrase isolée : « certains jours il ne faut pas hésiter à nommer la chose qu’il est impossible à écrire », vous voyez bien que la nomination de la chose à décrire est évidemment le rapport à la chose qui n’est pas constructible. Si elle était constructible, elle se laisserait décrire. Et si qch ne se laisse pas décrire, ie n’est pas constructible, que faire ? Et bien il faut en tout cas immédiatement le nommer, et le nommer ça veut dire précisément le désigner comme ce avec quoi on va déployer une orientation nouvelle. Donc ça c’est un point très profond : finalement, à l’origine d’une orientation véritable, dans la pensée ou dans l’existence, vous ne trouvez pas une construction mais une nomination.  Il y a un nom 1er, une nomination 1ère, précisément parce que vous affaire à qch qui dans son ordre propre n’est pas descriptible, qui est littéralement indescriptible. La généricité ne se laisse pas décrire puisqu’elle n’est pas prédicative. Ça veut dire qu’elle ne se laisse pas inscrire dans le langage sauf sous la forme d’un nom. Vous pouvez la nommer mais pas la décrire. Il faut donc, et c’est la 1ère règle de méthode : il y a toujours un ou plusieurs noms à inventer. L’invention du nom est primordiale. Pas toujours, certains jours, les jours qui comptent : dans ces jours qui comptent là il faut trouver le nom. Le nom approprié à une rencontre par exemple, une rencontre ça ne se laisse pas décrire, et donc il va falloir la nommer, ie inventer le nom qui en autorise les…

Maintenant je vous lis le texte proprement dit, dont je vous invite vraiment à écouter l’étrange contemporanéité. C’est un texte des années 50 méditant les événements des années 50.

« pour élargir jusqu’à la lumière, qui sera toujours fugitive la lueur sous lequel nous nous agitons, entreprenons, souffrons abritons et subsistons, il faut l’aborder sans préjugés, allégés d’archétypes qui subitement, sans qu’on en soit avertis, cessent d’avoir cours. Pour obtenir un résultat valable de quelque action que ce soit, il est nécessaire de la dépouiller de ses inquiètes apparences, des sortilèges et des légendes que l’imagination lui accorde déjà, avant de l’avoir mené de concert avec l’esprit, les circonstances… de distinguer la vraie et la fausse ouverture par laquelle on va filer vers le futur, l’observer nue et la proue face au temps. L’évidence qui n’est pas sensation mais regard que nous croisons au passage s’offre souvent à nous à demi dissimulée. Nous désignerons la beauté partout où elle aura une chance de survivre à l’espèce d’intérim qu’elle paraît assurer au milieu de nos soucis. Faire longuement rêver ceux qui… n’ont pas de songe, et plonger dans l’actualité ceux dans lesquels prévalent les jeux perdus du sommeil ».

 

Il y a dans ce texte un certain nombre de thèse que je vais en partie retraduire dans ma propre langue mais qui sont majeures et conclusives par rapport à ce que nous avons dit cette année.

Le texte commence à la fois par une situation et un problème.

 

- cette situation c’est notre expérience vitale ordinaire (agitons, souffrons, subsistons), elle n’est jamais sans une certaine lueur. C’est une thèse, une thèse 1ère : ie il n’y a jamais absolument rien. Il n’est jamais vrai qu’on puisse dire que le sens a complètement disparu. Dans notre expérience ordinaire, il y a toujours une lueur. C’est un point que je partage aussi, absolument, ie si le nihilisme n’est pas la bonne orientation, c’est qu’il conclut au rien. Contre cela convenons de dire qu’il y a toujours une lueur. J’appelle personnellement lueur l’identification du point, dont je parlais tout à l’heure, le point propre qui fait jonction avec l’adversité et enclenche finalement sa procédure constructible nouvelle, celle qui va toucher le générique de façon diagonale. Il y a toujours quelque part cette lueur, peut-être infime, difficile à trouver souvent, quelquefois plus évidente, mais il faut toujours partir du point qu’il y a lueur, et que nous agitons, souffrons etc… non pas dans l’élément du rien et du nihilisme.

 

- 2nd point : par csqt le problème est un problème que Char va nommer d’élargissement, passer de la lueur à la lumière, élargir jusqu’à la lumière la lueur. Donc on pourra dire enraciner dans le point ou le nom, le point une fois nommé, qui fait lueur, une procédure permettant d’enclore cette lueur dans une vraie lumière, ie porter le point à sa signification générique. On peut dire que la lumière c’est le générique de la lueur. Ou si vous voulez, montrer que l’exception est réellement générique, pour reprendre le lexique de tout à l’heure. Il y a le point d’exception, il y a toujours un point d’exception, et il faut l’élargir pour en montrer la signification générique. C’est la 2nde thèse.

Donc :

- il y a toujours un point, toujours une lueur

- et ensuite le programme, la pensée, ou l’orientation c’est de découvrir dévoiler la signification générique de cette exception

 

- 3ème point : Char va poser les règles. « il faut l’aborder sans préjugés… » Il faut extirper cette exception des constructibilités établies, que Char nomme des archétypes qui cessent subitement d’avoir cours. L’imaginaire, nommé apparences, sorcellerie etc… fait partie du constructible établi.

Donc l’ensemble des concrétions constructibles dans lesquelles la lueur se trouve prise, il faut en extraire l’exception elle-même. Il faut donc se tenir devant la lueur de telle sorte qu’elle soit précisément en exception de la construction établie. Et c’est ça qui va permettre de distinguer ajoute Char la vraie et la fausse ouverture, par laquelle on va filer vers le futur. Distinguer la vraie et la fausse ouverture c’est distinguer proprement la constructibilité établie et la constructibilité diagonale. Ie la lueur, le point d’exception est immanent à un monde où règne la constructibilité établie, et bien la constructibilité établie, même si elle comporte une lueur, il faut savoir la distinguer absolument de la constructibilité diagonale qui seule va nous permettre d’aller jusqu’à la lumière, de toucher le générique, daller à l’élargissement lumineux de la lueur. C’est là qu’est la clause de rupture. Et ce n’est pas parce qu’il y a une lueur que vous avez déjà la discipline de la rupture. Elle ne la donne pas par elle-même. C’est ce que Char essaie de dire. Ce n’est pas parce qu’il y a la lueur, l’exception, la chose qui s’est passée qui n’est pas comme le reste, qui va vous donner la discipline de la rupture. Il faut l’obtenir par des moyens compliqués, dépouiller les apparences, supprimer les artifices etc… Tout un travail dont le but est quoi ? Et bien le but est de se tenir face à l’exception comme exception. Et pas précisément comme ce qui simplement est une petite négation interne de l’ordre. Il ne faut pas que la lueur soit seulement une petite négation interne de l’ordre. Il faut se tenir face à elle dans sa singularité, l’expression est très forte : « l’observer nue et la proue face au  temps », il s’agit de la lueur, il faut l’observer nue, pas dans sa relation à la constructibilité établie, pas dans sa relation à l’ordre, il faut l’extraire de cette relation. Vous n’avez de constructibilité diagonale que si vous vous tenez devant l’exception comme exception nue et pas comme exception captive ou capturée par l’ordre dont elle est l’exception. Donc il faut défaire la relation de la lueur à son ambiance d’apparition. Il nous faut la lueur, mais ce n’est que le commencement : il faut lui donner un nom (elle n’est pas descriptible) et après il faut se tenir face à celle. Il faut se tenir face à l’exception comme exception, ie face à la nudité non relationnelle de l’exception, c’est ça la discipline de la rupture. C’est le point difficile. Le point difficile est moins l’identification de l’exception (il y a toujours cette lueur, on peut la trouver), c’est de ne pas penser la lueur dans la figure de la relation négative et de la penser au contraire dans son isolement d’exception. C’est ça qui va vous donner une vraie ouverture. Alors ça c’est ce qu’il va appeler l’évidence, ce que j’appelle la nouvelle expérience.

« L’évidence s’offre à demi dissimulée » : c’est une lueur, ce n’est pas un phénomène classique, c’est un phénomène d’exception.

« Elle n’est pas sensation mais regard que nous croisons au passage » : c’est d’un extrême beauté, parce que cette expérience nouvelle de l’exception qui oriente, qui est en capacité d’orientation, est toujours quelque chose qui est dans la fugacité d’un passage. Ce n’est pas une chose établie, donnée, quelque chose qui est une réception permanente de la sensation. Cette métaphore du regard croisé au passage, c’est exactement ça. Elle existe toujours mais il faut savoir lui donner son nom au moment où on la croise sur son passage, comme quelque chose qui nous regarde. Là c’est comme un regard, pour Char, comme le regard d’une femme croisée en passant : il y a une métaphorique amoureuse. Mais je crois que plus généralement la nouvelle expérience est toujours expérience de quelque chose de mobile qui nous regarde et dont il faut immédiatement saisir la figure d’exception. Autrement dit, l’exception n’est pas structurale : elle existe toujours, mais elle est inexistante, elle n’est pas un point fixe, il n’y a pas une exception établie, il y a des exceptions mobiles, nous les croisons, les expérimentons et par conséquent nous devons faire attention. C’est aussi un élément de cette discipline de rupture, cette attention à ce qui nous croise et qui tout d’un coup est en effet la possibilité d’une lueur ou la possibilité d’une exception.

Nous définirons la beauté… : définir la beauté c’est définir ce regard qui nous croise comme point de dé part de la nouvelle discipline de rupture sans craindre de nommer cet indescriptible. Beauté est ici synonyme de vérité, c'est le nom du vrai.

 

Après la conclusion pratique, c’est que cette distribution des points nouveaux, cette exception rencontrée, croisée nommée, que nous encadrons ensuite par la discipline de la rupture, que nous dépouillons de sa relation, que nous considérons comme exception nue, cela va rendre possible la synthèse effective du rêve et du réel. C’est pas une utopie surajoutée au réel, le programme de Char c’est qu’on arrive au point où le réel et le rêve sont indistingables, c’est la même chose. Quand on est réellement dans l’élément du vrai, il n’y a plus cette pseudo délimitation entre la puissance projective du rêve et le réel. Quand on a ça, ça fait rêver ceux qui ne rêvent pas, et ça plonge dans le réel ceux qui sont des rêveurs. Donc on croise le rêve et le réel dans une distribution entièrement nouvelle : celui qui n’était plus hanté par les songes les rencontre dans le réel, et celui qui était perdu dans les songes va les abandonner dans le réel. Le réel est à la fois fournisseur de songes et guérisseur de songes, dans la figure que propose Char. C’est très profond aussi, c’est très vrai : quand il y a une expérience réellement novatrice, elle installe un enchantement singulier, mais rationnel en même temps, dans lequel il y a échange ou réciprocité des pouvoirs entre le rêve et le réel. Ie que le rêve et le réel ne sont comme des registres séparés, mais comme on est dans le devenir nouveau de la chose, la projection rêvée, espérée, et la pragmatique du réel… Et donc rien n’est plus pernicieux que la propagande acharnée menée de nos jours contre l’utopie, ou l’opposition de l’utopie et du réalisme. C’est la perdition absolue de tout point réel. Char a pleinement raison de nous dire que si on est réellement au point réel, dans quelque chose qui est l’ouverture au générique par son entrée d’exception, alors ces oppositions ne sont plus pertinentes. En fin de compte, entre l’emballement rêveur de la création et l’attention pragmatique et prudente à la construction réelle, il n’y a pas de… Et ça c’est le propre d’une constructibilité diagonale. On peut dire : une constructibilité diagonale dans laquelle, comme elle est hantée par le générique, la dimension projective et la dimension attentive, ne sont pas opposables. C’est la même chose de faire attention aux étapes de la procédure et d’être dans la projection de son résultat générique. C’est quasiment un critère subjectif : quand on souffre du peu de réel au regard du rêve ou de l’utopie, c’est qu’on n’a pas trouvé ce point. Si réellement on l’a trouvé, cette opposition tombe. Donc la constructibilité diagonale, c’est la disparition de tout motif de plainte, c’est ça qui est assignable. On se place toujours un peu à la marge ! Mais on est dans ce registre ; la plaine c’est toujours la discordance entre la part du songe et la part du réel. Ie c’est pas comme on voulait, souhaitait, ça devrait être plus grand, la passion au lieu de la routine etc… On se plaint toujours que ça ne soit pas comme ça devrait, pourrait ou aurait pu être. Mais dans l’expérience de la constructibilité diagonale telle qu’elle s’ouvre au générique à partir du point d’exception, il n’y a pas de plainte. Il n’y en a pas car c’est une orientation : on sait que la pensée ou l’existence sont orientée quand cette orientation étant l’essence même du devenir, il n’y a pas la discordance entre ce qui est attendu et espéré et ce qu’il y a. Ce qu’il y a n’est rien d’autre que l’effectif de ce qui est attendu. Quand on est réellement dans une procédure de vérité à titre de corps subjectivable, on rencontre ça, on rencontre ça. C’est la disparition de tout motif de plainte, c’est l’effectivité de la non plainte, ie de la non discordance. J’ai été très frappé de voir que Char concluait ce dvlpt synthétique sur ce point : ça va faire rêver ceux qui sont en déficit de rêve, ça va faire agir ceux qui sont en excès de songes, c’est possible parce que on est tout simplement dans une procédure d’élargissement de la lueur à la lumière. Donc on a ce qu’on peut avoir, elle sera fugitive mais vous allez toucher le générique. Char ne méconnaît pas l’élément de discipline de la rupture, élément qui ne nous est pas gracieusement accordé par la lueur elle-même.

 

Donc nous dirons pour conclure qu’une orientation dans la pensée, qu’une orientation dans l’existence, c’est toujours :

1° nommer à temps quelque chose comme un regard qu’on croise

2° avoir comme adversaire ce qui intimement nous persuade que cette exception est liée, reliée, en relation, alors qu’en réalité il faut se tenir en face d’elle affirmativement, ie en tant que nudité propre

3° être dans la discipline de rupture qui dépouille précisément cette exception de toute relation (imaginaire)

4° de savoir et de pratique que dans ces moments là, où on va porter la lueur à la lumière, il n’y a pas de distinction entre projection et attention, entre songe et réalité.

C’est tout à fait étrange que nous retrouvions comme maxime d’orientation que il y a ce qu’il y a, mais non pas du tout au sens de l’acquiescement réalisme (variante mélancolique), mais dans la conviction qu’il y a, il y a réellement la possibilité que la lueur devienne lumière, et qu’on ait cela, qu’on soit dans ce devenir lumière de la lueur. Et en tant que je coïncide avec ce devenir lumière de la lueur, il y a ce qu’il y a en un autre sens absolument différent, en un sens opposé à la conception réaliste. Et alors là on peut désigner la beauté.

Vous voyez que la maxime générale, c’est que l’entrée dans le générique par l’exception, c’est l’entrée dans le devenir du vrai, ie dans le vrai comme devenir de lui-même. Quand on dit qu’il n’y a que ce qu’il y a, ça veut dire qu’il y a la vérité, comme Char dit, nous désignerons la beauté, et il est possible de désigner la beauté. La lueur n’est pas encore la beauté, c’est le devenir lumière de la lueur qui est la beauté. On peut désigner la beauté avec toute une série de règles et d’impératifs astreignants. Nous verrons l’appareillage complet de cela l’année prochaine, pour clarifier cette désignation. Mais ne nous laissons pas convaincre du contraire : la constructibilité établie aujourd’hui consiste à dire « vous n’avez rien à désigner du tout ». Il y a ce qu’il y a au sens de la mélancolie et de la résignation. Là il ne s’agit pas de dire « je me résignerai pas et je vais rêver ». on peut réellement désigner la beauté, et nous ne nous laisserons pas convaincre du contraire.

 

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