IMAGES DU TEMPS PRESENT
« Qu’est-ce
que vivre ? »
Alain Badiou
(2003-2004)
(notes de Daniel
Fischer)
22 OCTOBRE 2003 1
17 DECEMBRE
2003 6
14 JANVIER
2004 8
« Qu’est-ce
que vivre ? » est l’intitulé que j’ai retenu pour le Séminaire de
cette année. C’est, me dira-t-on, une question à la fois exorbitante et
usée : comment peut-on avoir la prétention d’apporter une réponse à une
question qui est aussi ancienne que les plus anciennes philosophies, les plus
anciennes sagesses ?
Pour commencer, je
voudrais dire en quoi cette question est pour nous d’actualité. Elle l’est,
selon moi, pour trois raisons :
En premier lieu, la
catégorie de « Vie » a une importance capitale dans le dispositif
philosophique et idéologique contemporain. Cela a commencé avec Nietzsche, puis
s’est poursuivi avec Bergson, et reste présent dans la période plus récente
avec Deleuze, et, à travers la notion de bio-pouvoir, avec Foucault, Negri ou
Agamben. La catégorie de Vie a ceci de particulier qu’elle est indivisiblement ontologique et normative : elle
désigne l’être de ce qui est dans la figure de son devenir effectif, mais en
même temps elle fonctionne comme norme, de sorte qu’une réponse possible à la
question « qu’est-ce que vivre ? » sera : « une vie
véritable est une vie qui affirme la vie elle-même »,
autrement dit une vie selon les normes immanentes de la vie.
En second lieu,
nous vivons actuellement une période caractérisée par l’affirmation des droits
de la vie - affirmation qui inclut celle des « droits de l’homme »,
mais aussi, et de plus en plus, celle des droits de l’animal. Par conséquent,
et là on rejoint le point précédent, le droit du vivant c’est le droit inaliénable
à affirmer sa propre vie (cf. les débats autour de la
« bio-éthique »).
Enfin, il y a
actuellement dans nos sociétés une dénégation tacite de l’horizon de la mort.
Il n’en allait pas de même dans des périodes où la vie était au contraire
mesurable à la mort ; il est bien vrai, comme l’a dit M. Foucault, que nos
sociétés sont des sociétés du « soin de la vie ». La mort, à moins
d’être spectaculaire (égorgements, tueurs en série etc.), est cantonnée dans
l’insignifiance, elle n’est même plus un horizon, juste une ligne – une ligne
de non-sens.
Ma tentative, cette
année, consistera à opposer à la métaphysique ordinaire, celle que nos
contemporains partagent (mais aussi nous-mêmes, en certaines strates de nos
représentations), métaphysique ordinaire que j’appellerais volontiers un matérialisme
démocratique, je voudrais lui opposer un autre système de thèses, de représentations
du monde, que je me propose d’appeler - non pas un idéalisme aristocratique,
rassurez-vous – mais, d’un terme quasiment revenu d’entre les morts, un matérialisme
dialectique !
**
La thèse
fondamentale du matérialisme démocratique est la suivante : il n’y a
que des corps et des langages. Autrement dit, l’état des choses ce sont des corps
plus ou moins affectés par des langages. Le cœur du matérialisme démocratique
réside dans l’investigation des modalités par lesquelles les corps sont
affectés par les langages (ce qui comprend des questions aussi diverses que
« l’écriture féminine », « l’influence des images
télévisuelles » etc.). Plusieurs conséquences, concernant cette métaphysique
ordinaire que j’appelle le matérialisme démocratique, s’en déduisent :
1) Elle est sans
catégories : elle ne comporte pas de catégories susceptibles de formaliser
des universalités. Le matérialisme démocratique dira par exemple : « il
n’y a que des univers culturels », ce qui ne veut pas dire autre chose
que : il n’y a que des corps saisis par des langages particuliers. A
l’inverse, toute catégorie transversale aux corps et aux langages sera déclarée
« totalitaire ».
2) Elle ignore la
catégorie de vérité (cas particulier du point précédent, puisqu’il s’agit
d’une catégorie). On peut circuler entre des corps et des langages, il peut y
avoir des saisies transitoires de
corps par des langages, des consonances entre corps et langages - consonances
que je propose d’appeler des pertinences - mais on ne peut en extraire
quelque chose comme une vérité. On sait bien qu’une vérité ce n’est pas une
pertinence, on sait depuis longtemps qu’elle n’a rien à voir avec quelque
supposée adéquation de la pensée à son objet … La revendication par le
matérialisme démocratique au droit des pertinences (droit des communautés, des
associations en tous genres) en fait un univers foncièrement juridique.
3) Cet univers ne
connaît pas l’éternité – puisqu’il n’y a que le temps, plus ou moins enchevêtré,
des pertinences. Dire « il n’y a pas d’éternité »
signifie : il n’y a pas de forme séparable. C’est Platon qu’il faut
créditer du lien entre éternité et séparabilité des formes ; c’est en tant
que théoricien de la séparabilité des formes que Platon a soutenu que la mort
est véritablement libération de la forme, qui est enfermée, aliénée, dans la
vie (formule qui, on le sait, a eu une fortune extraordinaire). Nous ne sommes
pas forcés de suivre Platon sur cette voie, mais, fondamentalement, il a
raison : c’est parce qu’il y a une séparabilité des formes, que l’éternité
est possible ; c’est parce que le théorème « la suite des nombres
premiers est infinie » est séparable des pertinences qui ont rendu
possible sa formulation, qu’il y a ce que Descartes appelle les « vérités
éternelles » ; si nous pouvons aujourd’hui comprendre une pièce
d’Eschyle et être ainsi les contemporains
des Grecs, c’est parce que
nous avons avec eux un rapport commun à l’éternité. L’éternité c’est qui tient
le temps dans son ouverture. Si, comme le soutient, le matérialisme démocratique,
il n’y a pas d’éternité, alors il n’y a pas d’ouverture du temps, la structure
du temps lui-même se contracte au profit d’une succession de moments :
c’est ce que l’on appelle l’hédonisme contemporain (« j’ai passé un bon
week-end »), autrement dit la jouissance de l’instant …
*
Le
matérialisme démocratique ne connaît donc que des corps et des langages. Les
corps sont soit des corps de jouissance soit des corps souffrants.
« L’éthique »
contemporaine se ramène finalement à dire que les corps de jouissance
c’est mieux que les corps souffrants, énoncé qui, nous le verrons, ne va pas de
soi. En ce qui concerne les langages, il n’y également que deux possibilités :
vous avez affaire soit à un langage autoritaire, soit à un langage contractuel.
La cuisine contemporaine combine les choses de la façon suivante : à un
langage autoritaire correspondent des corps souffrants et à un langage
contractuel correspondent des corps de jouissance.
Cette
pluralité est-elle accessible à la pensée, à savoir celle que j’ai appelé le
matérialisme dialectique ? Si cette pluralité pouvait être formalisée dans
une logique, cela voudrait dire qu’il y a des catégories, ce que récuse, nous
l’avons vu, le matérialisme démocratique : pour celui-ci, les corps ne
sont appéhendables que dans leur devenir – c’est précisément cela que désigne
le terme de vie. Il ne saurait y avoir de catégorie surplombant les
corps ; c’est la raison pour laquelle nos contemporains raffolent de la
formule de Spinoza : « on ne sait pas ce que peut un corps ».
Et de même pour les langages : aucune catégorie n’est pensable qui soit
susceptible de surplomber les langages. On ne peut entrer dans la vie des
langages que par leur devenir, soit leur généalogie.
Qu’il n’y ait que la vie et la généalogie a déjà été parfaitement formulé par
Nietzsche [cf. La généalogie de la morale]. Le
matérialisme démocratique est une philosophie généalogique de la vie, une
philosophie du devenir des corps marqués par des langages, ou encore un
historicisme vitaliste. Son Bien suprême, ce vers quoi il enjoint de tendre,
c’est un corps de jouissance, i.e. un corps adéquat à ce qu’il peut (pour
reprendre la formule de Spinoza), et qui soit autorisé par un langage
contractuel ; c’est peut-être cela que, aujourd’hui du moins, on appelle
la liberté …
*
Vous
devinez quelle va être ma stratégie cette année : je vais tenter de
soutenir qu’il n’est pas vrai qu’il n’y a que des corps et des langages. Ce qui
impliquera de soutenir la contrepartie des conséquences négatives du
matérialisme démocratique – à savoir : il y a des catégories, il y a
des vérités, il y a l’éternité. Vous remarquez que cela revient à soutenir, contre
la proposition : « il y a du Deux » (des corps et des langages),
la proposition : « il y a du Trois » (ce qui est cohérent pour
un matérialisme dialectique). Un passage au début du Traité
des passions de Descartes, qui m’a longtemps paru énigmatique, dit
à peu près la même chose : il y a, dit-il, l’âme, le corps … et les
vérités. Pour un supposé dualiste comme Descartes, cette promotion du Trois est
en soi remarquable. C’est là la généalogie dont, quant à moi, je me réclame
pour affirmer que nous ne sommes pas voués au Deux, c’est-à-dire à l’état des
choses.
En
introduction, je vais vous parler d’Aristote et de la tension que je décèle
entre deux formulations dont il est l’auteur. La première est très
célèbre : « l’homme est un animal politique » (zoon politikon) – il
faudrait d’ailleurs, en traduisant plus exactement zoon,
comprendre : « l’homme est un vivant politique »
. On sait que pour Aristote, vivre véritablement c’est participer de façon
positive aux activités de la cité ; dans son ouvrage « Le Politique », il
recherche un langage qui soit adéquat à la vie politique de l’animal humain.
Vous voyez que nous ne sommes pas très loin de la réponse
« pragmatique » apportée à la question « qu’est-ce que
vivre ? » par le matérialisme démocratique contemporain. Mais il y a
un deuxième énoncé, qui se trouve dans le Traité de l’âme et
qui est : « autant que faire se peut, il faut vivre en
immortel ». Enoncé à première vue étrange, mais qui signifie qu’il faut,
« autant que faire se peut », vivre sous un certain régime
d’immobilité essentielle, régime qui est celui de la puissance divine elle-même
(le « premier moteur »). Il s’agit ici de conquérir des attributs de
la vie qui ne soient justement pas ceux de la vie animale. Les deux premiers
principes (vie, politique) demeurent, mais il y en a un troisième. Autrement
dit, dès Aristote, il faut trancher entre le Deux et le Trois.
Chez Platon, on
trouve également deux maximes apparemment opposées. Ce que, en tant que
théoricien de la séparabilité des formes, il dit dans l’Apologie de Socrate,
dans
le Phédon, dans le Phèdre, c’est, nous l’avons vu, que l’essence de la vie est de
se préparer à la mort ; la vie est une aliénation de la forme et la mort
en est la libération. Mais dans le Timée, dans le passage magnifique
qui conclut le texte, Platon fait l’éloge de la vitalité du monde. Il se
félicite de ce que l’univers – le cosmos - qu’il a auparavant
décrit a reçu en lui des êtres
vivants mortels et immortels, [qu’]il en a été rempli, et [que] c’est ainsi
qu’étant lui-même un animal visible qui embrasse tous les animaux visibles,
dieu sensible fait à l’image de l’intelligible, il est devenu très grand, très
bon, très beau et très parfait. Dans un cas, la réponse à la question
« qu’est-ce que vivre ? » est : « bien mourir »
(ou encore : le moment de vérité de la vie, c’est la mort – c’est ce
dont la mort de Socrate est le paradigme). Mais dans l’autre cas, la vie est
adéquate au monde, vivre c’est être « à la bonne place » dans le
cosmos. C’est que, pour Platon, le terme de « vie » se prend en deux
sens : tantôt la vie est l’effectivité sensible, rien d’autre que ce qu’il
y a en tant que ça devient ; et tantôt la vie est la puissance intelligible
de ce qu’il y a, ce par quoi cela s’affirme comme autre chose que la simple
effectivité. D’un côté la vie comme état, devenir aveugle, obstination à
durer ; de l’autre la vie comme puissance.
La question de la
vie est également fondamentale pour les poètes. J’irai jusqu’à dire que la
poésie est toujours une proposition dans la langue concernant la
question « qu’est-ce que vivre ? » ; un poème effectue un déplacement
dans la langue de cette question. Ainsi, selon Rimbaud, « la vraie vie est
absente ». Qu’est-ce à dire ? Si la vraie vie est absente, c’est
qu’une vie qui n’est pas vraie est présente et qu’elle vient à la place de la
vraie vie. Car si de quelque chose vous vous prononcez sur sa présence ou son
absence, c’est que ce quelque chose a une place. C’est une thèse proprement
poétique : il y a une place de la vie, la vie a des lieux, elle pose un
problème de localisation. Où est la vie ? C’est également ce que se
demande Mallarmé : dans le deuxième quatrain du sonnet du Cygne, celui-ci
est coupable de n’avoir pas su chanter la région où vivre, i.e. de n’avoir
pas su désigner le lieu de la vraie vie. Et de même un vers du Cimetière
marin de Valéry traite de la question de la localisation de la vraie vie : La
vie est vaste étant ivre d’absence ; la vie immobile, aveugle,
sans destination, est une vie qui, comme celle du cygne, n’a pas su identifier
son lieu …
Mais – et c’est ce
que nous soutiendrons - pour autant qu’elle a un lieu, la vraie vie est une
possibilité, et qui est susceptible d’expérimentation : Le vent se
lève, il faut tenter de vivre (fin du Cimetière marin).
26 NOVEMBRE 2003
Nous
cherchons un accès à la question « qu’est-ce que vivre ? »,
question qui doit construire son propre présent, qui doit être en capacité de
traverser les différentes figures du présent.
Je rappelle
que sous le nom de matérialisme démocratique , je désigne l’idée de la finitude des corps en
tant qu’ils sont saisis par des langages. La formulation
complète de la maxime attribuable à ce que j’ai proposé de lui opposer sous le
nom de matérialisme dialectique[1]
est : « il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y des
vérités ». Autrement dit : le matérialisme dialectique, comme son
opposé le matérialisme démocratique, assume la réalité des corps et des
langages mais y ajoute comme supplément la reconnaissance d’une exception (sinon
que) et ce dans la visée - je donne pour l’instant la formule dans sa
compacité, mais nous aurons à y revenir - de la capacité infinie d’un sujet
constitué par un événement. Le litige entre les deux matérialismes va donc
porter en définitive sur la question du corps ; la réponse à la
question « qu’est-ce qu’un corps ? » sera nécessairement
différente dans les deux cas.
A la
question « qu’est-ce que vivre ? », je vois sept entrées ou
accès possibles. J’en donne la liste : 1) les pratiques (on pourrait dire
aussi : les formes de vie) - c’est ainsi que les deux propositions
d’Aristote que nous avons examinées la dernière fois dessinent des formes de
vie radicalement différentes ; 2) l’immanence - l’appel à la transcendance
du Platon pour qui la vie est un tombeau s’oppose au Platon du Timée
exaltant l’immanence du monde conçu comme perfection vivante ; 3) le corps
- on peut ici citer Saint Paul opposant la voie de la chair et la voie de
l’esprit, ces deux voies, je vous l’ai montré, étant à entendre non comme
l’opposition du corps et de l’âme, mais comme deux modalités du corps, celui-ci
se situant au carrefour de deux voies, qui sont deux réponses différentes à la
question « qu’est-ce que vivre ? » ; 4) la mort - rappelons
ici la phrase de Hegel dans l’Introduction à La Phénoménologie de l’esprit :
« la vraie vie, c’est la vie qui se tient dans [comprendre : face à]
la mort » ; 5) la (ou les) valeur(s) - Nietzsche affirme : la
puissance vitale est créatrice de valeur(s), mais la valeur de la vie elle-même
est inévaluable ; 6) la donation - comment la vraie vie nous est-elle
donnée, voilà une question que se sont posés, nous l’avons vu, à la fois
Rimbaud et Mallarmé dans leur tentative pour la localiser ; 7) l’affirmation
- il y a une tradition, qui est une grande tradition (pensons à Pascal), pour
qui la vie est abordée à partir de catégories négatives comme la fragilité de
la vie, la misère humaine etc. ; à quoi s’oppose la vie affirmative. Soit
le poème de Saint John Perse Chanson du présomptif (in Eloges) :
il comporte 3 strophes qui toutes trois commencent par l’affirmation J’honore
les vivants ; cette déclaration est en premier suivie par le vers J’ai
face parmi vous [car la vie affirmative fait face, elle
affirme frontalement sa propre présence au milieu de la foule de ce qu’il y
a] ; le second vers de la strophe suivante est J’ai grâce parmi
vous [car la vie est toujours réception enchantée, une
chose dont le don est sans mesure] ; enfin dans la 3ème strophe,
le second vers dit J’ai hâte parmi vous [car il y a une
urgence immanente à la vie, la vie est toujours un empressement à vivre].
*
Quelles
sont les conditions de possibilité d’une vie affirmative dès lors que l’on
suppose qu’existe quelque chose comme un corps [et il nous faudra définir
ce que nous entendons par corps] ?
Pour
le matérialisme démocratique, les conditions du vivre consistent en ce que les
langages auxquels les corps sont en proie soient tels qu’ils laissent les corps
déployer leurs virtualités. Le sexuel est ici paradigmatique avec un violent
réquisitoire contre les interdits qui empêchent ce déploiement : la figure
de ce que l’on a appelé (abusivement) la « libération sexuelle » est
dirigée contre tout éloignement vis-à-vis de ce dont les corps sont capables.
Il s’agit en réalité d’un nouvel ajustement, supposé exact,
entre les langages et les corps, avec pour norme ultime la
« liberté », d’une nouvelle régulation, ou encore, comme aurait dit
Wittgenstein, il s’agit de nouveaux « jeux », qui ont pour enjeu
l’émancipation des corps.
Pour
le matérialisme dialectique, par contre, la vie affirmative inclut non pas
un nouvel ajustement, mais
l’apparition de nouveaux corps. Il n’y a la possibilité d’une vie
affirmative que lorsqu’une rupture événementielle rend possible un nouveau
corps tel que ce corps puisse porter la forme d’un sujet. Il s’agit ici d’une
conception matérialiste de la conversion (il y a du
nouveau dans les corps), alors que le matérialisme démocratique soutient celle
d’une régulation.
**
Qu’est-ce
qu’un corps ? Voici la difficile question à laquelle nous devons
répondre ; une fois celle-ci résolue, le reste se déduira assez
facilement. Cette question est une question de physique
philosophique (je rappelle que La Physique est le titre
d’un ouvrage d’Aristote), et la physique est toujours plus ardue que ce qui la
suit, à savoir la méta-physique. Parmi les diverses méthodes que nous allons
employer pour traiter cette question, celle par laquelle nous allons commencer
aujourd’hui est la traversée d’un poème : Le Cimetière marin de
Paul Valéry (v. texte à la fin).
Le
début du poème décrit la disparition intégrale du sujet dans l’immuabilité de
l’être : soit ce que peut signifier une réduction de l’existence à l’être.
A cet effet, un lieu singulier est disposé, où la question de la vie va être
traitée. Cette figure de vie comme non-vie, à la fin du poème, sera détruite au
profit de l’impératif de la vie : Courons à l’onde en rejaillir
vivant ! La naissance d’un nouveau corps y est décrite comme
un rassemblement à partir d’une multiplicité éparse, à partir de composantes
non assemblées au départ. Pensez, par analogie, à ce qu’est une
manifestation : un rassemblement de gens dispersés qui, une fois réunis
par la manifestation, forment un corps.
Entre
les deux, le poème raconte la survenue d’une rupture, d’une discontinuité. Elle
prend la forme d’un événement, mais lisible dans son rattachement au lieu pour
lequel il y a cet événement ; c’est une insurrection interne au monde. Non,
Non !… Debout ! Dans l’ère successive / Brisez, mon corps, cette
forme pensive ! C’est une discontinuité affirmative et non pas
négative. Par parenthèse, il en va de même en politique : l’essence vitale
d’une politique n’est pas la révolte, qui est par définition de l’ordre de la
négativité. Une vraie rupture, c’est toujours le surgissement d’une affirmation
autre, c’est-à-dire, si l’on est matérialiste, le surgissement d’un nouveau corps.
Contrairement à l’idée reçue selon laquelle les rassemblements nouveaux se
constituent au feu de la critique, il faut soutenir que la négation ne crée pas
de nouveaux corps. Les corps constitués sous le signe de la négativité ne sont
que de nouveaux ajustements des corps aux langages, ce ne sont pas de nouveaux
corps.
Les
nouveaux corps doivent avoir une capacité à traiter des points réels du monde.
J’appelle point ce moment, dans un monde, où celui-ci comparaît dans
le oui ou le non d’une décision. Ou encore : le point est la
comparution de l’infini dans la figure du deux, le filtrage de la multiplicité
infinie du monde dans le trou d’aiguille d’une décision. Il y a deux grandes
théories du point. Pour l’une, le point, quand il y en a un, est fondé sur une dualité
objective dans le monde : le monde est pré-découpé en deux
par des entités objectives (exemple : un certain maniement de l’analyse de
classes marxiste, pour lequel l’ensemble de la situation est filtré par le
pré-découpage du monde selon l’opposition du prolétariat et de la
bourgeoisie ; il y a deux camps pré-constitués). Ce pourrait être une
définition possible de la métaphysique (pas très
différente au fond de celles proposées par Heidegger ou Derrida) : dans la
métaphysique, le deux de la décision a un répondant dans le monde ; la
question « qu’est-ce que vivre ? » est transitive au monde qui
inscrit dans sa texture propre de quoi cautionner le point.
Il en
va autrement dans une conception pure du point. Je donnerai comme définition de
la vie la formule suivante : sous condition d’un
surgissement aléatoire, il y a la naissance d’un corps qui prélève sa
matérialité dans le monde, corps qui peut porter une forme du sujet,
c’est-à-dire la capacité à traiter des points du monde. La suite de ces
décisions sera appelée vérité (je choisis ce terme d’une part par
fidélité envers moi-même, mais aussi en référence à Rimbaud lorsqu’il parle de
la « vraie vie »[2]). Et
je dirai que vivre, c’est participer à une vérité. Il y a plusieurs
modalités d’un tel participer, et ce sont ces modalités qui caractérisent les
différentes formes de vie.
Dans
le poème de Valéry, les composants du lieu ce sont le soleil, la mer et les
morts. A quoi il faut ajouter le je infinitésimal du poète, qui est
l’inexistant de ce lieu ; inexistant parce que percé par la flèche
éléate : Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Elée !, parce
que capté dans l’immuabilité parménidienne. L’événement, c’est la métamorphose
de la mer qui de scintillation sereine se change en grande
mer de délires douée. Et cet événement ressuscite l’inexistant : Le
vent se lève ! … il faut tenter de vivre ! est
une phrase causale : c’est parce que le vent se lève
qu’il faut tenter de vivre.
Nous
poursuivrons l’analyse de ce poème la prochaine fois.
« Il
n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités ».
Telle est la maxime de ce que j’ai proposé de désigner de l’expression
« matérialisme dialectique ». Elle suppose une clause de
rupture : il y a un autre « il y a », qui a pour nom vérités. Je
veux vous montrer qu’il y a une rétroaction des vérités sur ce à quoi elles
font exception, soit les corps et les langages. L’existence des vérités infléchit
la signification impliquée dans les corps et les langages.
C’est
ainsi qu’une scission s’opère au sein des langages : dire « il y a
des langages » peut désormais avoir deux sens. Le premier sens consiste à
dire qu’il y a des protocoles de règles de communication, de transmission etc.
Le second sens, quant à lui, conserve le premier mais lui ajoute quelque
chose – à savoir qu’il y a (aussi) un langage-sujet lié à
l’émergence subjective comme telle : quelque chose surgit dans le
langage communicationnel qui est en coupure (et non pas en
continuité) avec lui. Mallarmé, déjà, opposait le langage qu’il nommait
« commercial » - puisque destiné au « commerce » entre les
hommes - qu’il comparait avec la monnaie que l’on se passe de main en main, au
langage de fondation qui, lui, se lève sur fond d’absence.
En ce
qui concerne les corps, je vous avais dit la dernière fois que la norme dans le
matérialisme démocratique était de laisser les corps déployer
« librement » leurs virtualités. Cette liberté n’est par ailleurs pas
incompatible avec des interdictions (par exemple l’interdiction de porter
certains foulards …). Le régime d’exception, la discontinuité, qu’institue sur
les corps l’existence des vérités a un nom dans la philosophie contemporaine –
qu’il s’agisse de celle de Heidegger ou de la mienne – et ce nom est : événement. La
rétroaction des vérités sur les corps, dans le matérialisme dialectique, se
dira ainsi : dans les conséquences d’un événement, il y a la possibilité que
surgissent de nouveaux corps. Ce n’est plus
la logique d’un déploiement continu des virtualités du corps
« naturel », mais bien celle d’une métamorphose. L’appartenance à un nouveau
corps est toujours de l’ordre d‘une seconde naissance. Vous
trouverez peut-être que tous ces termes ont une forte connotation religieuse.
Il n’en est rien en réalité : les nouveaux corps ont pour supports
matériels des corps déjà présents comme corps ; ce qui leur arrive c’est
de s’incorporer aux nouveaux corps en tant que ceux-ci sont aptes à
porter un nouveau formalisme subjectif (cette in-corporation n’est pas
l’in-carnation d’un Esprit …). Reprenons l’exemple de la manifestation
politique : le nouveau corps collectif manifestant n’est constitué que de
l’incorporation de corps qui étaient déjà là. Ou celui de l’amour, qui est
l’incorporation de deux corps préexistants à un corps nouveau, celui qui porte
la figure amoureuse : chacun des deux corps s’en trouve changé, on le sait
bien, chacun de ces deux corps se trouve enchanté par
le corps de l’autre et le nouveau corps qui en résulte - le nouveau corps
amoureux - devient le support possible de déclarations, d’enquêtes sur le monde
etc.
La
physique du sujet établit par conséquent qu’une cohérence d’un type nouveau
apparaît dans un monde secoué par un événement, et que des éléments déjà
présents dans une certaine composition, acquièrent une visibilité
nouvelle d’être articulés selon une autre composition. C’est une thèse matérialiste. Elle
peut aussi s’énoncer ainsi : sous certaines conditions, de nouveaux corps
peuvent apparaître. C’est une question de logique (ce
qui ne surprendra pas ceux qui savent que je lie précisément la logique avec la
question de l’apparaître).
**
Reprenons
la lecture du Cimetière marin de Valéry. La mer, le soleil
(également désigné comme le « midi ») et les morts ont, dans le monde
que construit le poème, une existence indubitable. J’entends par monde un ensemble
dont les termes sont associés à un degré variable d’existence, degré qui
indique leur degré, lui-même variable, d’immanence à ce monde. Autrement
dit : un objet du monde c’est l’association d’un terme et
d’une évaluation d’intensité d’existence. Tel terme a d’autant plus d’existence
dans le monde qu’il y affirme vigoureusement son identité ; en ce sens ces
trois termes du poème de Valéry ont, dans le monde dont le poème traite3, une existence maximale. Mais il existe
un quatrième terme, qui est la conscience du poète, et dont le degré
d’existence est douteux, comme je vous l’ai dit la dernière fois ; je
dirai même qu’il est aux lisières de l’inexistence.
Le
soleil et la mer sont dans une relation de réciprocité immobile ; c’est du
moins ce que l’on perçoit quand on adopte le point de vue du troisième terme, à
savoir celui des morts, celui de la dissolution que représente la mort. Fermé,
sacré, plein d’un feu sans matière, / Fragment terrestre offert à la lumière, /
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux, / Composé d’or, de pierres et d’arbres
sombres, / Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombre ; / La
mer fidèle y dort sur mes tombeaux ! (strophe 10) –
v. aussi strophes 12 et 13.
Par
rapport à ce triplet, qui est un principe d’immuabilité ontologique, la
question du degré d’existence du quatrième terme, la conscience du poète, est
problématique. Les morts représentent la partie de l’humain qui a pris le parti
de cette immuabilité - Mais dans la nuit toute lourde de marbres, / Un
peuple vague aux racines des arbres / A pris déjà ton parti lentement
(strophe 14 – v. aussi strophe 15) – et la tentation que connaît la conscience
est précisément de s’identifier aux morts ; elle deviendrait alors le
point nul du lieu tout entier : Entre le vide et l’événement pur, /
J’attends l’écho de ma grandeur interne, / Amère, sombre et sonore citerne, /
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur ! (strophe 8). Ce
serait la victoire de Parménide et de Zénon, c’est-à-dire de ceux qui ont nié
le mouvement : Quelle ombre de tortue / Pour l’âme, Achille, immobile à
grands pas ! (strophe 21),
allusion au paradoxe éléate où il est montré qu’Achille, par la décomposition à
l’infini de son mouvement, jamais ne rattrapera la tortue. L’immuabilité de
l’être est une transcendance que les morts ont déjà rejointe ; et, pour la
conscience, prendre le parti de la mort, c’est rejoindre le destin général de
l’être. Les morts cachés sont bien dans cette terre / Qui les réchauffe et
sèche leurs mystères. / Midi là-haut, midi sans mouvement, / En soi se pense et
convient à soi-même … (strophe 13).
Mais
quelque chose survient dans le cours du poème. Non, Non ! …
Debout ! Dans l’ère successive / Brisez, mon corps, cette forme
pensive ! (strophe 22). Le point d’appui pour ce revirement ce
serait donc mon corps ; dans ce que l’on pourrait appeler
une lecture nietzschéenne basse, le corps serait ce par quoi la vie affirmerait
ses droits contre le sortilège représenté par l’immobilité de l’être (cette lecture
du poème a d’ailleurs été couramment faite). Or, selon moi, ce qui fait ici
événement et ce grâce à quoi le poème prend une autre direction, c’est un
changement dans le statut de la mer. La mer subit une métamorphose, elle passe
du côté du vent. Buvez, mon sein, la naissance du vent ! / Une
fraîcheur, de la mer exhalée, / Me rend mon âme … (strophe 22). La
mer, la mer, toujours recommencée de la strophe 1, a aussi bien le
sens de la mer identique à elle-même que celui de la mer perpétuellement
différente d’elle-même. Or, sous la poussée de l’événement, la mer comprise
selon le premier sens bascule vers la mer comprise selon le second ;
bascule, immanente au monde, de la valeur transcendantale d’un
de ses termes vers une autre valeur. Ce terme est ici la mer, objet éminemment
philosophique, car de toujours symbole aussi bien de l’impossibilité de
l’événement (Parménide - la mer étale et immuable) que de sa possibilité
(Héraclite - la mer en furie, la tempête, les marées). C’est ce qui fascine en
elle : Homme libre, toujours tu chériras la mer !
Pour
Valéry, l’ordre naturel des choses ne propose pas la vie ; exister
consiste à se conformer à la disposition primordiale des choses, et cette
existence est en quelque sorte indistinguable de celle des morts. Le corps qui
veut consentir au monde absolument est un corps où la vie est indiscernable de
la mort : Ils ont fondu dans une absence épaisse, / L’argile rouge a bu
la blanche espèce, / Le don de vivre a passé dans les fleurs ! (strophe
15). Cependant quelque chose peut advenir, parce que les valeurs de ce que
j’appelle le transcendantal peuvent changer ; autrement dit : en tout
monde peut surgir un site. Et, sous cette condition, peut
surgir un nouveau corps.
L’événement
mobilise les termes déjà présents dans la situation, et ceux-ci s’incorporent
au site, rendant possible le surgissement d’un nouveau corps. Une nouvelle
cohérence se crée à partir des termes incorporés - mer, vent, poète, le lieu
tout entier en définitive - cohérence qui est celle d’un nouveau corps, dont
les termes constituants deviennent même indistincts. Ce nouveau corps va porter
la vie en tant qu’elle est une nouvelle possibilité : Courons à l’onde
en rejaillir vivant ! (strophe 22).
Le
corps auparavant attiré à cette terre osseuse (strophe 9), et
dont l’âme était soumise à la justice /De la lumière aux armes sans pitié
(strophe 7), existe à présent autrement. Il a acquis de nouvelles capacités,
son impératif subjectif est différent : il faut tenter de vivre !
(strophe 24). Il a une autre manière de dire oui ou non : Non, Non !
... Debout ! (strophe 22) ; Oui ! grande mer de
délires douée (strophe 23) ; c’est que le nouveau corps a
désormais le pouvoir de traiter différemment les points du monde.
Le
vent se lève ! ... il faut tenter de vivre !
(strophe 24), il faut tenter de déployer les capacités du nouveau corps, ses
capacités à traiter différemment des points du monde - i.e. de faire
comparaître autrement la multiplicité du monde devant la capacité à décider, la
capacité à dire oui ou non. C’est cela vivre : la
capacité pour un nouveau corps de dire oui - ce que tout le monde d’ailleurs
sait bien ... Oui au site, oui au nouveau corps et oui aux oui successifs
conséquence de ce oui : Oui ! grande mer de délires douée (strophe 23).
La
maxime « Il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a
des vérités » a, du moins quant à sa forme, une provenance qui est pour
moi explicitement mallarméenne. Sinon que dessine une
figure de l’exception et celle-ci, vous le savez, joue un rôle fondamental chez
Mallarmé. Excepté, à l’altitude, peut-être, aussi loin qu’un endroit
fusionne avec au-delà, (...) une constellation - cet énoncé
n’entretient pas avec celui qui le précède dans le Coup de dés - rien
n’aura eu lieu que le lieu - une relation de contradiction, mais une
relation d’exception. Les vérités ne sont pas un troisième terme qui s’ajoute
aux corps et aux langages : « il y a des vérités » est en
exception par rapport au « il y a des corps » et au « il y a des
langages ».
Je
parlerai volontiers ici, en référence à Deleuze, de lien disjonctif. Le
terme « disjonctif » convient parfaitement pour désigner l’accueil de
l’exception. Et il s’agit aussi
d’un « lien » parce que nous avons affaire à deux énoncés
matérialistes. Cependant la maxime du matérialisme dialectique institue une
scission – et non une contradiction - au sein du matérialisme. La forme de
l’exception, le sinon que, en fait un énoncé non
totalisant ou dé-totalisant : les vérités ne font pas totalité avec les
corps et les langages, l’énoncé ne fait pas-tout. Tandis que
l’énoncé du matérialisme démocratique est, quant à lui, franchement
totalisant : « il n’y a que des corps et des langages » signifie
qu’il n’y a rien d’autre ailleurs - et certainement pas dans un endroit aussi
improbable qu’il puisse fusionner avec au-delà. La
figure du « pas-tout » est située par Lacan, comme vous le savez, du
côté de la femme ; logique « dé-totalisante » qui est la même que
celle que pointait Hegel avec sa formule : « La femme est l’ironie de
la communauté ». De là à dire que le matérialisme dialectique est la femme
du matérialisme démocratique ...
Celui-ci
constitue une immanence fermée [immanence, car le matérialisme
démocratique ne connaît pas de transcendance] ce qui, soit dit en passant,
explique qu’il a pu nourrir la croyance en une fin de l’histoire. Quant au
matérialisme dialectique, il ne s’appuie pas sur les virtualités immanentes de
l’autre matérialisme, en vue de le « dépasser » : c’est une
grande différence par rapport au schéma « dialectique » de la tradition
marxiste, où ce dont il s’agissait c’était de lire dans la chose elle-même
l’esquisse de son possible dépassement. Nous avons ici affaire, je le répète, à
une hypothèse de disjonction : le matérialisme dialectique
établit des propositions disjointes (aucune n’est la totalisation de propositions
de l’autre matérialisme), il est axiomatique, ou encore, prescriptif. On peut
comprendre alors que, du point de vue du matérialisme démocratique, quiconque
en veut au monde d’immanence fermée qu’il représente, ne travaille qu’à le
détruire - autrement dit : est un terroriste.
*
Je
vais vous parler aujourd’hui de Descartes, et plus particulièrement d’un texte
qui me paraît avoir des résonances avec ce dont nous nous occupons ici. Il
s’agit des Principes de la Philosophie de 1644. Je vous
conseille d’abord la lecture de la lettre-dédicace à la Princesse
Elizabeth ; elle a ceci de remarquable qu’elle recèle quelque chose de
sincèrement amoureux qui réussit à passer dans le discours de flagornerie que
l’on se devait à l’époque d’adopter quand on s’adressait aux Grands de ce
monde. Par « amoureux », j’entends qu’il y a là une réelle attention
portée à la singularité de cette princesse, à qui Descartes déclare qu’elle est
la seule personne à sa connaissance qui puisse comprendre à la fois la partie
métaphysique et la partie mathématique de ce qu’il avance. La raison en est,
écrit-il, dans la position d’ouverture de la princesse qui la distingue des
« vieux doctes » enfermés dans une totalité spécialisée. Mais je
voudrai m’attarder sur le paragraphe 48. Dans le contexte du dualisme cartésien
- l’opposition tranchée entre l’étendue et la pensée - ce paragraphe propose
une distinction qui ne la recouvre pas exactement. Il y a deux genres, affirme
Descartes : le premier contient toutes les choses et
l’autre contient les vérités. On pourrait se dire : les
choses correspondent à la substance étendue et les vérités à la substance
pensante. Mais pas du tout. Car Descartes précise que « les choses »
comprennent aussi bien les choses intellectuelles que les choses corporelles.
Il est ainsi écrit plus loin (paragraphe 74) que les langages font partie des
choses ; ils font même partie, pour Descartes, des choses qui sont à
l’origine du faux - au même titre d’ailleurs que l’enfance ... Les langages
sont du côté des choses enfantines, qui sont elles-mêmes une des grandes causes
du faux. Descartes aurait pu dire : « Il y a l’enfance, sinon qu’il y
a des vérités » ! Autrement dit : quand on rature l’exception
(que constituent les vérités), on retombe inéluctablement en enfance. Ce que
l’on a alors, c’est ce qui caractérise l’enfance, à savoir de la pulsion
attachée à l’objet, et, à la faveur de la puérilisation généralisée qui
accompagne aujourd’hui l’extension du matérialisme démocratique, une compulsion
d’achat. L’enfance c’est le lieu des choses, des choses transformées en jouets,
un Noël permanent. Je ne dis pas cela à partir d’une quelconque position de
surplomb : nous en sommes tous plus ou moins là (A.B. désigne alors la
forêt de micros placés sur la table devant lui et qui recueillent sa parole) :
voici des jouets par exemple, et de même ceci (il tire de sa poche un objet
difficilement identifiable, qui pourrait être un téléphone portable). Le
matérialisme dialectique, au contraire, soutient qu’il n’y a que les vérités
qui font exception aux choses, c’est-à-dire au il y a.
*
De
même qu’il y a, comme nous l’avons vu, une rétroaction des vérités sur les
langages et sur les corps, il y a du fait des vérités une scission au sein même
de la définition du vivre. Concernant le matérialisme démocratique, la formule
pourrait en être un titre que j’ai
aperçu récemment en première page d’un magazine féminin : « Bien dans
sa vie ». Et pour le matérialisme dialectique, ce pourrait être, parmi d’autres
définitions que je vous proposerai plus tard : « Participer à un
nouveau corps » ; ou encore : « S’incorporer au
présent » (dans les deux sens de l’expression : faire partie du
présent ; s’intégrer à un nouveau corps ici et maintenant).
Résumons
les acquis de l’investigation que nous avons menée jusqu'à présent à l’aide des
7 concepts suivants : site (ou site événementiel) ; trace ;
incorporation ; corps ; point ; partie efficace d’un
corps ; organe.
Un site
événementiel désigne le brutal changement de sens d’un élément au
sein d’un monde donné. Cet élément est la mer dans le poème de Valéry, ce peut
être, dans l’art, quelque chose tenu pour n’ayant aucune forme et qui, à la
faveur d’un événement (une innovation artistique), se trouve reconnu comme investi
d’une forme. Un trait propre à tous les sites événementiels est qu’un élément
s’expose désormais au monde d’une façon nouvelle.
La trace est
ce qui reste de cette brutale bascule du sens, une fois qu’elle a eu lieu –
car, en tant qu’événement, elle est toujours évanouissante. Dans le poème de
Valéry, c’est le constat qu’un terme du monde, la conscience du poète, qui
avait une intensité existentielle quasi nulle, se trouve investie d’une
intensité très grande. Il en résulte l’avènement d’un nouveau présent - le
présent post-événementiel. Ce que j’appelle une vérité c’est le système général
des conséquences de la trace, c’est le présent post-événementiel en voie
d’effectuation.
Mais
pour qu’il y ait institution des conséquences de la trace, une incorporation est
nécessaire. Comprendre : une incorporation au nouveau présent. S’incorporer c’est
exister dans une identité maximale à la trace. On le voit bien lorsqu’il s’agit
d’un événement politique : s’incorporer au présent post-événementiel,
c’est participer aux conséquences de l’événement (au lieu de rester chez soi
avec sa bougie …).
Le corps
désigne l’ensemble des éléments du monde effectivement incorporés. Il s’agit,
dans le Cimetière marin, du vent, de l’écume etc.
Ce
qu’un corps nouveau peut faire, c’est traiter des points qui ne
l’ont pas été. Le point, je vous l’ai défini comme la comparution de l’infini
dans la figure du deux, ce moment où l’infinité du monde se présente dans
l’éclair d’une décision. Décision globale, car ce qui comparait alors c’est le
monde dans sa globalité. Ceci est particulièrement flagrant concernant
l’amour : dans la décision concernant une rencontre amoureuse, c’est le
monde entier qui est parié. Affirmer un point, c’est dire oui : consentir
au présent dans la figure d’une décision effective. Dans le processus
d’incorporation, ce sont (virtuellement) tous les points du monde qui sont
envisagés selon de nouvelles dispositions, de nouvelles figures. Et ce processus s’effectue point par
point, par affirmation de points. Durer, pour un nouveau
corps, consiste à affirmer des points.
La partie
efficace d’un corps se définit comme l’ensemble des éléments du corps qui
affirment le point. Car ce n’est pas le corps dans son entier qui le fait ; en général
même, il y a une partie du corps qui n’en veut pas, de ce point. Mais lorsque
la partie efficace l’emporte, le point est affirmé.
Il y a
un côté constructif du processus d’incorporation : il faut en effet
bien comprendre que c’est à l’épreuve de points successifs qu’un procès
d’organisation interne du corps se produit (le nouveau corps n’est pas organisé
au préalable, l’organisation lui vient à l’épreuve des points successivement rencontrés).
Ce que j’appelle un organe est la synthèse d’une partie efficace,
ou encore son enveloppe. On pourrait dire, pour emprunter au lexique deleuzien,
que le corps naît sans organe et que dans le devenir de l’incorporation,
c’est-à-dire d’un regroupement d’intensités, il se structure et se dote
d’organes adéquats.
*
Je vous proposerai, à titre provisoire, la définition suivante de ce que c’est que vivre : vivre, c’est participer, point par point, à l’organisation d’un corps.
[1] Vous remarquez que le dispositif
n’est pas ici une opposition entre matérialisme et idéalisme – que pourtant Althusser
considérait comme une sorte d’invariant irréductible – mais une opposition
entre deux matérialismes. Le matérialisme démocratique assume pleinement sa
composante matérialiste.
[2] Lorsque Rimbaud dit :
« la vraie vie est absente », il entend signifier qu’est absente la
vie dans le vrai :
ce sont les vérités qui lui font défaut. La science, qui l’a tenté un moment,
lui paraît impraticable ; et même, pour finir, sa propre poésie lui semble
vaine (une de mes folies, dit-il à son propos). D’où son fameux silence et son départ au Harrar
pour devenir commerçant. En quoi il avait parfaitement raison : quand les
vérités ont déserté votre horizon, il est tout à fait logique de devenir
commerçant, c’est la meilleure chose à faire. Dans la période actuelle, nous en
avons la preuve tous les jours.
3 et qui a un
référent réel, comme vous le savez : c’est le cimetière de la ville de
Sète, que je vous invite à découvrir ; vous le reconnaitrez immédiatement
car il est véritablement tel que le poème a su en capter l’essence – ce qui est
la marque de la grande poésie.