Images du temps présent
(Qu’est-ce que vivre ?)
Séminaire public d’Alain Badiou
III.
2003-2004
(transcription
de François Duvert)
22 octobre 2003...................................................................................................................................................................................................................................... 1
27 novembre 2003............................................................................................................................................................................................................................. 12
17 novembre 2003............................................................................................................................................................................................................................. 26
14 janvier 2004.................................................................................................................................................................................................................................... 39
Qu’est-ce que vivre ? On peut demander
pourquoi cette question, parce qu’on peut la considérer à la fois exorbitante
et usée. Exorbitante parce que qui peut prétendre répondre à une question de ce
genre ? à prétention spéculative. On peut même la soupçonner d’être une
question théologique, une question métaphysique. En second, cette question est
usée parce que finalement elle fut la question des philosophies, des sagesses
et des religions depuis l’origine des temps.
Il nous faut donc tout de même commencer par
des considérations sur l’actualité. C’est-à-dire qu’est-ce qui fait que la
question « qu’est-ce que vivre ? »
est une question que l’on peut poser aujourd’hui et en quels termes renouvelés,
qui en font autre chose que la répétition, la réitération d’une question
exorbitante et usée.
On pourrait donner une première réponse assez
empirique. On pourrait dire : la question « qu’est-ce que
vivre ? » est importante ou significative
pour trois raisons communes :
- la première raison, c’est l’importance considérable et renouvelée de la catégorie de vie
dans le dispositif philosophique et idéologique contemporain. Peut-être commence-t-elle dans toute son intensité avec Nietzsche et
elle se poursuit ensuite avec insistance avec Bergson ; pour aujourd’hui,
avec Deleuze évidemment, et puis aussi avec Foucault, avec Negri et Agamben,
avec les théoriciens de la biopolitique, du bio-pouvoir. On voit bien qu’il y a
une actualité de la notion même de vie comme notion centrale ou organisatrice
de la pensée.
En outre, ce qui caractérise au fond cette catégorie de “vie”, c’est
qu’elle est simultanément ontologique et normative, c’est-à-dire qu’elle
désigne à la fois :
- l’être de ce qui est appréhendé dans la
figure de son devenir effectif, ou de son immanence, mais elle désigne aussi,
de toute évidence :
- une norme, c’est-à-dire vivre, qu’est-ce que
c’est que vivre selon l’immanence de la vie ; ce n’est pas simplement que
“vie” soit le terme qui désigne la force intrinsèque du ou des devenirs, c’est
aussi que “vie” désigne la forme de ce qui est recherché dans la vie elle-même.
C’est une caractéristique essentielle de la
notion de vie, qu’elle soit à la fois ontologique et normative et que par
conséquent on puisse répondre à la question « qu’est-ce que vivre
vraiment ? », « qu’est-ce qu’une vie authentique, ou
véritable ? », qu’on puisse y répondre au fond en disant que une vie
véritable c’est une vie qui
affirme la vie, c’est une vie qui est l’élément affirmatif de la vie elle-même ¾ nous verrons que ce point est tout à fait central.
Le premier motif de l’actualité de la question
« qu’est-ce que vivre ? » c’est tout simplement l’importance de
la catégorie de vie dans la pensée contemporaine, importance qui est
indivisiblement ontologique et normative et qui se récapitule dans l’idée que
une vie véritable c’est l’affirmation de la vie.
- la deuxième raison c’est que, d’un point de vue plus immédiatement normatif ou éthique,
nous sommes dans une époque d’affirmation fondamentale des droits de la vie, des droits du vivant. Il est tout à fait flagrant que même ce qui est
appelé “droits de l’homme” est en réalité, à y
regarder de près, subsumé par les droits du vivant, les droits de la vie, les
droits de l’être vivant en tant que vivant. D’où une extension en cours, qui va
son chemin, des droits de l’homme au droit des animaux - l’homme est un animal.
Donc les droits de l’homme c’est quelque chose qui est saisi, subsumé par
quelque chose de plus général qui est au fond les droits du vivant. Et nous
retrouvons ici l’élément de scission et d’unité interne de la question de la
vie sous la forme suivante qui est que, fondamentalement, les droits du
vivant, c’est le droit à vivre. C’est le droit à affirmer sa vie propre. Donc
nous retrouvons comme toujours cette juxtaposition intime entre un élément
d’immédiateté ontologique (le vivant c’est celui qui vit, c’est celui dont on
peut, à bon droit désigner l’existence comme vie) et c’est aussi celui qui
dispose, de l’intérieur même de la vie d’un droit inaliénable à vivre. De sorte
que l’éthique contemporaine est tendanciellement une éthique du vivant, comme
le prouve d’ailleurs le fait que les débats en société gravitent autour de ce
qui est appelé bio-éthique. La bio-éthique c’est ça, c’est la question des
droits et des législations adéquates au vivant.
- la troisième raison, c’est que, en fait, en tout cas dans nos sociétés, il y a petit à
petit une dénégation tacite de l’horizon de la mort.
Comme si, d’une certaine manière, l’horizon de la vie était la vie elle-même.
Ça c’est un changement, un changement par rapport aux périodes dans lesquelles,
d’une certaine manière la vie est essentiellement mesurable à la mort. Et dans
nos sociétés qui sont des sociétés de l’entretien de la vie, la mort a non pas
été abolie, mais cantonnée dans l’insignifiance. Pour que la mort signifie il
faut qu’elle soit minimalement spectaculaire : des égorgements, des tueurs
en série, ça ça fait de la mort un spectacle au moins. Mais si elle n’est pas
un spectacle, elle est profondément insignifiante et petit à petit cantonnée à
la périphérie de l’univers des représentations sociales. Ou bien elle est
spectacle, ou bien elle est ce qui, loin d’être articulé au sens de la vie, en
est une pure et simple ligne de non sens. Ce qui d’ailleurs, rétroactivement si
je puis dire, charge la vie d’être elle-même l’horizon de la vie.
Nous retrouvons une fois de plus cette espèce
de scission immanente qui fait de la vie à la fois la puissance affirmative et
l’horizon de cette puissance. Comme le fait de la vie à quoi l’être de ce qu’il
y a est la norme de cet être.
Voilà donc un système de raisons empiriques,
de situations, de conjonctures, qui nous amènent à nous demander, qu’est-ce que
c’est que cette catégorie circulante et essentielle qu’est devenue la vie,
aussi bien dans les élaborations les plus sophistiquées (comme les élaborations
spéculatives de Deleuze) que finalement dans les débats les plus médiatisés.
Mais je voudrais élargir le système de ces
raisons en créant une catégorie qui désignerait la métaphysique commune
d’aujourd’hui. Je pense qu’il y a aujourd’hui une métaphysique commune, une
métaphysique ordinaire. Qu’est-ce que c’est une métaphysique ordinaire ?
une métaphysique que tout le monde partage. Une métaphysique est un système de
représentations générales comportant des thèses sur ce qu’il y a, sur ce qui
devient, sur ce qui est, mais qui sont en même temps des organisations de la
vision du monde, etc. Cette métaphysique commune ou ordinaire, omniprésente et
partagée par tout le monde, y compris nous tous, je crois qu’on peut l’appeler
le matérialisme démocratique. C’est le nom que je vous propose.
Alors quelles sont les thèses constitutives de
ce que je vais appeler ici le matérialisme démocratique ? Et qu’est-ce que
je vais lui opposer ? Bien, je ne vais quand même pas lui opposer un
idéalisme aristocratique ! Ce serait un peu abrupt ! Je ne vais même
pas me risquer à lui opposer un matérialisme aristocratique. Là j’anticipe. Je
vais lui opposer un revenant, un spectre, je vais lui opposer quelque chose que
j’appellerai le matérialisme dialectique, et lui il revient de loin, il revient
vraiment d’entre les morts… Alors je vais procéder à une résurrection du
matérialisme dialectique. Naturellement, il ne sera peut-être pas tout à fait
reconnaissable, mais enfin quand même, au moins par le nom il aura cessé de
n’habiter que les limbes.
Mais revenons au matérialisme démocratique.
Alors le matérialisme démocratique a pour thèse fondamentale : il n’y a
que des corps et des langages. En ce sens c’est réellement une métaphysique
parce que c’est une thèse sur ce qu’il y a. Il y a des corps et des langages.
Il y a donc des corps d’un côté, des langages de l’autre, et par voie de
conséquence, des corps plus ou moins affectés par des langages. Etant entendu
que la question de savoir qu’est-ce que c’est que le fait qu’un corps soit
affecté par un langage est le cœur du problème du matérialisme démocratique, ce
qu’il constitue comme sa question. Alors nous avons d’innombrables variantes
qui sont : l’influence des images, la diversité des cultures, la question
de savoir s’il y a une écriture féminine, enfin tout ce que vous voulez… En
définitive ça revient à ceci : comment et que veut dire que des corps (qui
est ce qu’il y a) se trouvent affectés par des langages (langage pris ici en un
sens extensif ; langages inclut toute la sémiotique possible). Donc je
dirais, la thèse constitutive du matérialisme démocratique c’est : il n’y
a que des corps et des langages. C’est ce que nous pensons tous, n’est-ce pas,
en réalité. Il y a une strate de nous-même qui ne peut pas s’empêcher de penser
cela en réalité. C’est justement cela une métaphysique commune, elle est
réellement partagée. Il y a nécessairement un niveau de notre représentation
immédiate des choses qui pense ça, qui pense qu’il n’y a que des corps et des
langages. Quand nous nous mettons à penser qu’il y a des esprits par exemple,
qu’il y a des âmes, c’est toujours un peu forcé. D’un point de vue spontané, et
en étant tout simplement les contemporains de nous-mêmes, nous le pensons
forcément. Tout l’effort va être de penser autrement, mais je tiens à indiquer
que c’est, comme toujours à partir d’une figure initiale que nous partageons
tous.
Le versant négatif de cette thèse, je l’ai
indiqué au début, est : il n’y a que des corps et des langages. Mettez langages au pluriel naturellement. Ce n’est pas il n’y a
que des corps et du langage. Non, c’est il y a des
corps et des langages.
- la première thèse négative qui se déduit de cela, c’est qu’il n’y a pas de catégories. C’est une métaphysique sans catégories, contrairement à la
métaphysique d’Aristote qui est fondée comme vous le savez sur des catégories.
Il n’y a pas de catégories susceptibles de formaliser une universalité
quelconque. Il y a des corps et des langages signifie : il n’y a pas,
transversales aux corps ou transversales aux langages, il n’y a pas de
catégories de l’universalisme logique. Ça se dit communément : il y a une
pluralité de cultures, il y a des univers culturels. Et il y a des univers
culturels, cela veut dire : il y a des corps saisis par des langages
différenciés, et il n’y a pas de catégories transversales à partir desquelles
appréhender cette dissémination.
Donc le matérialisme démocratique est une
métaphysique sans catégories, et c’est d’ailleurs ce qu’il revendique : il
est démocratique de n’avoir pas de catégories ¾ catégorie est totalitaire finalement, car catégorie c’est ce qui
prétend subsumer la diversité des corps et des langages. Il est absolument
essentiel qu’il n’y ait pas de catégories.
- deuxièmement, il
n’y a pas non plus, à proprement parler, de vérité. Du point de vue formel ou logique il n’y a pas de catégories et du
point de vue des procédures ou des contenus il n’y a pas de catégorie de vérité
- d’ailleurs la catégorie de vérité est elle-même une catégorie et doit aussi
dépérir. Je veux dire que fondamentalement, il y a un relativisme. Il y a des
corps et des langages, on peut circuler dans la multiplicité des corps et des
langages mais on ne peut pas en extraire quelque chose comme une vérité. Donc
il y a au mieux des pertinences. J’appelle pertinence un certain type de saisie
transitoire de corps par des langages. Ces pertinences, au fond, normativement,
sont des accords, des consonances. Il y a des lieux de consonances entre
certains corps et certains langages. Il y a des pertinences mais il n’y a pas de
vérité. La vérité n’est pas une pertinence. On sait que la vérité n’est
précisément pas un accord de la proposition et de la chose, une adéquation de
l’intellect avec la chose. D’autant que la doctrine critique de la vérité montre
qu’elle est tout autre chose qu’une pertinence. En un certain sens, dans
l’univers démocratique, il n’y a que des pertinences. Et donc il y a toujours
le droit des pertinences. C’est un univers qui est juridique de manière
essentielle. Juridique en un certain sens qui n’est pas forcément celui des
tribunaux, mais il est juridique parce que si vous ne faites pas reconnaître
une norme universelle, vous êtes nécessairement dans le droit des pertinences.
Ça peut être le droit des communautés, ça peut être le droit des activités, ça peut
être le droit des associations, etc. Finalement c’est toujours le droit d’un
certain type de pertinence. Donc ça c’est la deuxième caractéristique
négative : il n’y a que des pertinences, il n’y a pas de vérités, et donc
le droit, pour autant qu’il y ait des droits, est le droit de certaines
pertinences.
- et troisièmement :
il n’y a pas d’éternité - alors vous me
direz : quelle bizarre considération. Eh bien non, c’est une considération
très importante, nous aurons l’occasion d’y revenir. Il n’y a pas d’éternité,
c’est-à-dire qu’il n’y a que du temps. Il n’y a que le temps des pertinences.
Les pertinences créent des temporalités différentes qui s’enchevêtrent, qui
s’entrecroisent, qui se démultiplient et il y a le réseau général des
temporalités des pertinences mais il n’y a pas d’éternité, ce qui veut
dire : il n’y a pas de formes séparables. Oui parce que finalement, l’idée
d’éternité elle a été matérialisée et instituée par Platon dans la figure de la
séparabilité des formes. Et en
définitive éternité, pour autant que ça veuille dire quelque chose, ça veut
toujours dire plus ou moins séparabilité des formes : il y a des formes
qui sont séparables n’est-ce pas. Si elles ne sont pas séparables, si elles
sont inséparables, elles sont captives des pertinences, des corps, donc en
effet elles sont prises dans les temporalités propres des pertinences. Si vous
voulez de l’éternité, il faut un minimum de séparabilité des formes - ça c’est
l’intuition fondamentale de Platon et il a raison. Ça ne veut pas dire qu’il y
a un monde intelligible ou je ne sais quoi, mais il y a une séparabilité
minimale des formes si vous voulez de l’éternité. Vous pouvez vous en passer et
finalement le matérialisme démocratique s’en passe absolument, il n’y a pas
d’éternité. Il y a la pertinence des formes et il n’y a pas de séparabilité.
Entre parenthèse, lorsque vous vous passez de
l’éternité, vous finissez par ne plus considérer que la journée. Il faut bien
voir que l’éternité est une structure du temps lui-même. Ce n’est pas l’autre
du temps. L’immortalité de l’âme peut-être est l’autre du temps. L’éternité,
intrinsèquement, ce n’est pas l’autre du temps, c’est une certaine vision du
temps, précisément celle qui combine l’existence du temps avec un minimum de
séparabilité des formes. C’est cela l’introduction à la théorie de l’éternité,
c’est quand au fond il y a création, dans le temps lui-même, d’une certaine
séparabilité des formes. Pour représenter cette séparabilité, vous avez quelque
chose comme la notion d’éternité ou ce que Descartes appelait les vérités
éternelles ; les vérités éternelles c’est pas de la mystique, c’est par
exemple : la suite des nombres premiers est illimitée, cela c’est une
vérité éternelle. Et naturellement elle est apparue dans le temps, quand les
mathématiciens grecs en ont donné la démonstration. C’est la création de
quelque chose comme une séparabilité de la forme parce que cet énoncé n’est en
effet aucunement lié à la pertinence dans laquelle il a été constitué. Il y a
une pertinence naturellement : ce sont des mathématiciens grecs dans un
contexte déterminé qui ont produit avec des mots déterminés la démonstration de
cette affaire. Donc la chose est bien chevillée à une pertinence mais elle en
est, dans une certaine mesure, séparable. Et ça, ça veut dire l’éternité.
Et vous voyez bien que si vous n’avez pas cela
du tout, alors, petit à petit, le temps se contracte. Parce que ce qui le tient
ouvert, c’est ça. Ce qui fait que par exemple, nous sommes contemporains des
grecs, d’une certaine manière, c’est-à-dire que ce long temps qui nous sépare
d’eux est en un certain sens un temps interne à notre temps, un temps très long
mais interne à notre temps, c’est bien que nous pouvons avoir rapport à
l’éternité, et que notre rapport commun aux grecs se situe justement sur ce qui
est éternel. Un Grec a pensé que la suite des nombres premiers était illimitée.
Nous pouvons le penser comme lui, exactement comme lui. Nous pouvons refaire la
démonstration qu’il a faite, nous la comprenons intégralement. Il y a d’autres
exemples. Si nous comprenons quelque chose au caractère démocratique de la
politique des Grecs, c’est pour la même raison. Si nous comprenons quelque
chose à une tragédie d’Eschyle, c’est aussi pour la même raison. En définitive,
c’est toujours parce qu’il y a une certaine séparabilité des formes que nous
avons accès à un temps plus vaste que le nôtre. S’il n’y a pas de séparabilité
des formes, tout, tendanciellement conflue verts le maintenant. Il n’y a que le
maintenant. Nous avons déjà discuté un peu de cela l’année dernière,
c’est-à-dire qu’il n’y a de vrai présent que s’il y a une arche temporelle qui
se cristallise dans ce présent. Si vous n’avez que le présent, vous avez un
maintenant pur qui en un certain sens est une dissolution du temps lui-même. La
négation de l’éternité est en effet le vrai fondement de ce qui est observé, à
savoir que nos contemporains ont tendance à vivre dans la jouissance de
l’instant. C’est une banalité, l’hédonisme contemporain, « si je passe
un bon week-end c’est déjà pas mal ! »
Pourquoi pas ! pourquoi pas ! Cela fait partie en définitive du
matérialisme démocratique. Mais la thèse que je soutiens, c’est qu’il y a de
l’éternité, et une séparabilité des formes. Et vous voyez bien que s’il n’y a
pas de séparabilité des formes, le temps ne peut plus être tenu dans son
espacement maximum. C’est comme si l’élastique qui le tend était brisé, il va
se replier comme un accordéon mourant sur la note du moment.
Voilà les trois caractéristiques essentielles
du matérialisme démocratique. A partir du moment où vous admettez qu’il n’y a
que des corps et des langages, mais alors
- il n’y a pas de catégories, il y a un
relativisme
- il n’y a pas de vérités, il n’y a que des
pertinences
- et il n’y a pas d’éternité, ce qui veut
dire, à mon sens que, à vrai dire, il n’y a pas de temps non plus. C’est-à-dire
que non seulement l’éternité n’est pas l’autre du temps, mais l’éternité est ce
qui tient le temps à son ouverture. Un temps non ouvert, c’est une succession,
c’est un temps dans lequel les instants sont successifs.
Mais vous allez me dire, et la vie
là-dedans ? qu’est-ce que vivre ? Eh bien voilà, j’y viens.
Première remarque : il n’y a que des
corps veut dire en réalité il y a des corps de jouissance et il y a des corps
souffrants. Il n’y a que deux types d’états essentiels, le corps de jouissance
d’un côté, le corps souffrant de l’autre. C’est tout le fondement de ce qu’on
appelle l’éthique, qui consiste à dire : un corps de jouissance c’est
mieux qu’un corps souffrant. Et un corps souffrant, c’est embêtant, moins il y
en a, mieux on se porte. Après tout, pourquoi pas… mais c’est peut-être pas
vrai.
Et alors, les langages, il n’y en a aussi que
de deux espèces tendanciellement : il y a le langage autoritaire et le
langage contractuel. Donc vous avez une combinatoire assez élémentaire :
vous avez des corps de jouissance et des corps souffrants, avec leurs degrés
intermédiaires, y compris le corps neutre qui n’est ni l’un ni l’autre, et, de
l’autre, vous avez les langages tyranniques, prescriptifs, autoritaires, et le
langage contractuel, le langages de négociation. Alors vous combinez tout ça et
puis finalement vous voyez qu’un langage autoritaire produit un corps
souffrant, que n’est adéquat au corps de jouissance que le langage contractuel.
Je vous laisse faire vous-mêmes cette cuisine contemporaine que, de toute
façon, nous faisons tous les jours et que nous lisons dans les journaux.
Mais le point qui m’intéresse là-dedans, c’est
de savoir comment cette pluralité des corps et des langages accède à la pensée.
Nous accorderons au matérialisme démocratique qu’il est une pensée, au moins
provisoirement. Mais s’il est une pensée, comment on accède aux corps et aux
langages, autrement dans le fait que c’est ce qu’il y a. C’est là que la
question devient intéressante et complexe ; c’est-à-dire que les corps ne
sont appréhendables que comme devenir, et les langages aussi. Pourquoi ?
parce que s’il y avait une appréhension des corps et des langages autre que
dans leur devenir effectif, cela voudrait dire qu’il y a des catégories et non
pas seulement des pertinences. Car si vous avez la possibilité d’une théorie
formelle des corps, ou d’une théorie formelle de ce que peut un corps comme
dirait Spinoza - vous savez que Spinoza a dit un fois : « on ne sait
pas ce que peut un corps », et nos contemporains
adorent cette phrase… s’il n’y a que des corps, cela veut dire qu’il y a quand
même des choses qu’on ne sait pas, qu’on ne sait pas ce que peut un corps -, si
on savait ce que peut un corps, si on avait une pensée formelle exhaustive de
ce que c’est qu’un corps, alors il y aurait, non pas matérialisme démocratique,
mais rétablissement catégoriel. Il y aurait des catégories adéquates à cette
pensée intégrale de ce que c’est qu’un corps. Et donc, on ne serait pas dans le
matérialisme démocratique, on serait dans une métaphysique des corps.
Vous ne pouvez maintenir le « il n’y a
que des corps » dans l’élément de l’absence de
catégories que si vous liez le corps à sa pertinence, que si le corps est pris
dans sa temporalité singulière. Ou, comme on dira aujourd’hui, s’il est
appréhendé de manière immanente. Et vous voyez bien, à partir de là, qu’il n’y
a, en réalité, que le devenir des corps. Devenir, réparation, etc. Et donc, la
pensée de « il y a des corps », c’est la
pensée du devenir temporel, c’est la pensée des singularités corporelles et non
pas la pensée de la catégorie de corps. Or qu’est-ce que c’est qu’un corps
pensé comme devenir ? C’est un corps vivant. Et c’est pourquoi en
définitive de « il n’y a que les corps »
s’infère clairement l’expérience de la vie singulière des corps, et non pas des
catégories formelles des corps.
Il va en aller exactement de même pour les
langages. Les langages, les cultures, les images, tout ce que vous voulez. Les
langages, de la même façon, ne peuvent être surplombés par des catégories
formelles, linguistiques, sémiotiques, métaphysiques. Ils doivent être toujours
ressaisis en immanence dans la singularité de leur effectuation. Ce qui veut
dire que là aussi, à proprement parler, les langages, c’est la vie, qui en
général est appelée leur généalogie. Mais, s’agissant des formations
culturelles, des langages, des dispositions idéologiques, le fait que vous ne
puissiez y entrer que généalogiquement (comme l’ont montré et affirmé Nietzsche
ou Foucault) signifie que du côté des langages aussi, l’entrée dans la pensée,
se fait dans la figure des devenirs.
Donc la thèse : il n’y a que des corps et
des langages, devient en pensée, c’est-à-dire finalement comme philosophie
effective, devient : il y a la vie et la généalogie. Nietzsche a vu ça de
façon immédiatement profonde. Pour lui, les langages, c’est la morale, et il
donnera une généalogie de la morale comme pertinence des langages. Et si vous
êtes dans l’ontologie des formes d’existence, c’est la vie. Donc nous y sommes.
En définitive, le matérialisme démocratique s’accomplit nécessairement comme
philosophie généalogique de la vie. La combinaison “philosophie généalogique” de la vie ou des formes de la vie veut dire : philosophie du
devenir des corps marqués par des langages. Et donc il est cohérent de dire, si
vous assumez le « il n’y a que des corps et des langages », vous devez aussi assumer que finalement la figure de la
philosophie ou de la pensée va graviter autour de la question de la vie, dont
la question de la généalogie n’est qu’une variante. La pensée généalogique ou
philosophie généalogique, comme Nietzsche l’a parfaitement établi, et comme Foucault
l’a développé, est au fond ce que l’on pourrait appeler l’historicisme
vitaliste. L’appréhension des corps et des langages du point de vue de leur
mouvement et de leur histoire renvoie à une histoire qui est finalement
l’histoire de la vie. L’historicisme vitaliste est au fond la philosophie
adéquate au matérialisme démocratique, c’est-à-dire à la conviction que, ce que
l’on peut espérer de mieux, c’est un corps de jouissance adéquat à des langages
contractuels (sourires). Voilà l’idéal du moment. Et, pour soutenir cet idéal,
l’investigation spéculative, la métaphysique est une métaphysique généalogique
de la vie.
Dans ce cadre-là, on va répondre à la question
« qu’est-ce que vivre ? » On donne
une réponse pour la raison que je vous ai dite, c’est que, en définitive, toute
philosophie de la vie est simultanément ontologique et normative. Qu’est-ce que
vivre ? Eh bien ce sera affirmer la puissance créatrice de la vie,
c’est-à-dire développer ce que peut un corps et développer ce que peut un corps
suppose que les langages qui marquent ce corps ne soient pas des entraves à ce
qu’il peut. Donc « qu’est-ce que vivre ? »,
ce sera affirmer la vie dans des conditions de langage adéquates à cette
affirmation […] Donc c’est un espace de création, de déplacement, dans
lequel on va trouver toujours la norme, à savoir un corps de jouissance (si on
appelle un corps de jouissance un corps adéquat à ce qu’il peut, déployant ce
qu’il peut) compatible avec un langage qui ne pourra être un croisement ou un
froissement autoritaire de ce que peut un corps, et on aura à faire à un
langage contractuel, c’est-à-dire à un langage qui donne au corps
l’autorisation d’explorer ce qu’il peut. C’est ce que nous demandons tous aux
langages : d’être tels qu’ils nous permettent d’explorer ce que nous
pouvons, et sinon, on crie à la censure, voilà. C’est ça qu’on appelle liberté.
Et donc on peut dire que la philosophie de la vie est une philosophie de la vie
libre. Vous voyez que “liberté” prend ici un sens
assez précis ; ce n’est pas une détermination métaphysique de la
conscience. Un sens précis qui finalement concerne le rapport des corps aux
langages. Bien.
Donc vous voyez que là nous avons,
premièrement une pertinence sur la question de la vie. Deuxièmement une
certaine réponse, circulante, dominante, et que nous partageons tous plus ou
moins, de la question « qu’est-ce que vivre ? » formulée en définitive en termes de rapports entre corps et
langages.
Une fois ceci dit, bien sûr je vais donner
quelques éléments de stratégie du séminaire de cette année. Qu’est-ce que je
vais essayer de soutenir devant vous, d’expérimenter devant vous. Je vais
soutenir que il n’est pas vrai que il n’y a que des corps et des langages,
sinon j’aurais terminé, vous auriez la matrice de la chose. Et par conséquent
je vais soutenir aussi la contrepartie des thèses négatives : je
vais soutenir que il y a des catégories, il y a des vérités et il y a de
l’éternité. Je vais soutenir ça sous le nom d’un
conflit entre matérialisme démocratique et le revenant dont on parlait tout à
l’heure, sorti d’entre les morts, le matérialisme dialectique. Matérialisme
dialectique, ça voudra dire, au fond, on peut en donner une définition
relativement simple : il y a du 3. Parce que quand je dis il y a des corps
et des langages, il y a 2. Et donc un effort dialectique. On va tenter de
soutenir qu’il y a 3.
Je voudrais vous signaler au passage un
élément historique, un élément généalogique (finalement il faut aussi utiliser
ses propres généalogies pour lutter contre les généalogies adverses) : il
y a un passage de Descartes au début du Traité des passions de l’Ame qui m’a paru absolument remarquable et pendant longtemps énigmatique,
jusqu’à ce que justement le matérialisme démocratique vienne l’éclairer à mes
yeux, où Descartes dit : il y a trois choses - c’est frappant que
Descartes dise qu’il y a trois choses parce qu’il est exemplairement connu
comme celui qui est dualiste. Il dit : il y a l’âme, il y a le corps, et
il y a les vérités. Il ne s’explique pas beaucoup là-dessus. Mais il dit qu’il
y a trois choses. Alors on comprend bien vaguement que vérités c’est, à
proprement parler, ni du corps ni de l’âme, on comprend un peu ça. D’ailleurs,
quand Spinoza a repris la question, il a été obligé de dire que c’était aussi
bien du corps que de l’âme, que c’était parallèle. Descartes, il ne pouvait pas
être paralléliste, mais du coup vérité, ça peut concerner le corps sans être du
corps, ça peut être une réalité spirituelle sans être à proprement parler de
l’âme. Et donc il dit ça dans un coin. Il y a du corps, il y a de l’âme et il y
a des vérités. Alors moi je dirais, de façon post-cartésienne, quelque chose
comme ça, c’est-à-dire c’est vrai qu’il y a des corps et des langages, alors là
on va être dans le matérialisme contemporain, il y a des corps et des langages
et puis il y a autre chose. Autre chose que l’on peut peut-être appeler vérité,
sujet, enfin on verra, on verra plus tard la question des noms qui ne peut pas
être tranchée de manière prématurée. Mais en tout cas on soutiendra qu’il peut
y avoir autre chose, que nous ne sommes pas voués au deux bien que le 2, nous
le reconnaîtrons, soit en quelque manière l’état des choses. Après tout
l’énoncé il n’y a que des corps et des langages est, d’une certaine manière,
évident pour la pensée matérialiste moderne mais c’est l’état des lieux. Et on
tentera de soutenir que nous ne sommes pas voués au 2, à l’état des choses,
qu’il y a peut-être autre chose.
Je voudrais simplement aujourd’hui introduire
à la manière dont nous allons entrer dans ce propos de contrapposition au
matérialisme démocratique, ou de recréation du matérialisme dialectique. Un
propos orienté par la question « qu’est-ce que vivre ? » Parce que vivre, finalement… Evidemment, vous voyez bien que
s’il y a du 3, on ne peut pas répondre à la question « qu’est-ce que
vivre ? » de la même manière que s’il n’y a
que du 2. Parce que au fond, quand il n’y a que du 2, on répond assez
simplement à la question « qu’est-ce que vivre ? » en disant les deux marchent bien ensemble. En gros c’est
ça : que les langages soient à peu près adéquat à ce que peut un corps,
qu’ils ne viennent pas entraver, brimer, blesser, mutiler la capacité
créatrice. Que cette capacité ne soit pas altérée de façon violente par les
langages. Et donc quand il y a du deux on est toujours dans une norme de
compatibilité - que les langages, minimalement, soient compatibles avec la
possibilité d’un corps de jouissance. Quand il y 3, vous le voyez bien, ce ne
peut pas être une norme d’harmonie en quelque sorte. Que le monde contemporain
est un monde qui ne cesse de parler de l’harmonie, n’est-ce pas : soyons
harmonieux, bien dans notre peau, voilà et puis que tout aille bien. Notre
corps : bien nourri, bien diverti, pas trop gêné par le spectacle du monde
extérieur, etc. Et donc avec un langage à peu près contractuel et des corps à
peu près libres de leur jouissance, ça ira. On va protester quand les corps
sont entravés ou limités. Vous voyez tout de suite que si on est dans un espace
à trois termes, s’il peut y avoir autre chose, ce ne peut pas être la même
norme. Et donc la réponse à « qu’est-ce que vivre ? » ne peut
pas être la même. Et donc il va y avoir un jeu complexe de la formulation
précise de la question, de la réponse à la question, et finalement de la
détermination de qu’est-ce que vivre. Donc à travers la variabilité de la question
« qu’est-ce que vivre ? », la
question du vivre lui-même va se trouver altérée et modifiée.
Alors je voudrais procéder à une introduction
thématique, rapide, à travers un certain nombre de références. Un peu
dispersées, que je vais vous donner et qui vont faire le tour de ce problème,
du passage du deux au 3, de la transformation de la question « qu’est-ce
que vivre ? ».
1ère référence, c’est à propos de
la vie, ce que je crois être une véritable tension entre deux formules d’Aristote. Aristote, dès qu’on parle de la vie, il est là. Aristote c’est le
grand fantôme philosophique qui prétend parler de la vie, ce n’est pas comme
Platon, Platon la vie, on le verra tout à l’heure, la vie ce n’est pas vraiment
son problème. Mais Aristote, la forme vivante, la forme vitale, qu’est-ce que
c’est qu’un animal, tout cela ça l’intéresse énormément. Et alors il y deux
formules d’Aristote, très connues, mais dont on voit tout de suite qu’elles
posent problème sur la question qui nous occupe.
La première formule c’est : « l’homme
est un animal politique » ¾ c’est zoon politikon, donc en toute
rigueur, c’est l’homme est un vivant politique. Que la vie de l’homme
politique. L’homme comme animal, comme zoon,
c’est-à-dire en tant qu’organisme vivant véritablement, dans sa vie singulière,
est politique. Et donc là on pourrait dire : ça véhicule une réponse à la
question « qu’est-ce que vivre ? ».
Une réponse très grecque. Qu’est-ce que c’est que vivre ? Vivre, c’est
faire de la politique, au sens grec, c’est-à-dire participer de façon positive
aux affaires de la cité. Vivre, vraiment, c’est ça. Vivre, c’est trouver son
harmonie véritable dans le cadre le plus important qui est celui de la cité. Ça
veut dire ça que l’homme est un animal politique, que c’est un vivant
politique. Ça ne veut pas simplement dire que c’est un vivant qui fait de la
politique. Ça veut dire que l’essence de sa vie singulière, et qui le distingue
en réalité des autres animaux, c’est justement qu’il fait, qu’il est dans la
politique, qu’il vit dans la cité. Alors là au fond, on aurait une réponse à la
question « qu’est-ce que vivre ? »
qui serait une réponse compatible avec le matérialisme démocratique,
c’est-à-dire une réponse pragmatique : la réalité de la vie, c’est la
capacité à se mêler harmonieusement des affaires de la cité. Pour cela il faut
que les affaires de la cité le permettent. C’est-à-dire quoi ? qu’on ait
un bon langage. Et la Politique d’Aristote,
c’est quoi ? C’est la recherche d’un langage, adéquat, pertinent à l’être
politique de l’animal humain. Donc que peut le corps humain, c’est la
politique, et ce qu’il faut, c’est que le langage de la politique soit adéquat
à cette vocation. On peut donc reconnaître le matérialisme démocratique dans
cette formule.
Mais dans une autre formule qui est tout à
fait différente, Aristote dit : « autant que faire se peut, il
faut vivre en immortel ». C’est une autre
musique, c’est-à-dire que là l’homme n’est plus un animal politique. Parce que
s’il est bien une chose dont les immortels n’ont cure, c’est bien la politique.
Vivre en immortel, ça veut essentiellement dire : vivre sous un certain
régime d’immobilité essentielle. Vous savez que le dieu d’Aristote est le
premier moteur immobile, il meut toutes choses mais il les meut dans la dimension
de son immobilité essentielle. Au fond, vivre en immortel, c’est acquérir cette
puissance divine de l’immobilité. Alors que se préoccuper des affaires de la
cité, c’est être dans le business, c’est pas du tout être immobile, c’est au
contraire se soucier tous les jours que les affaires tournent comme il faut.
Les immortels ne sont certainement pas démocratiques, ils sont dans la figure
de leur immobilité ontologique majeure et de leur auto-normativité.
Alors, au fond, « qu’est-ce que vivre ? » Aristote dit : c’est
vivre en immortel, autant que faire se peut ; c’est-à-dire c’est conquérir
autant que faire se peut des attributs de la vie qui ne soient pas ceux de la
vie justement. Parce que l’immortalité n’est pas un attribut de la vie, de la
vie animale, de la vie biologique. Pour Aristote, la vie, la vie proprement
dite, c’est la génération et la corruption - ce sont des catégories qui sont
les siennes. Si vous dites vivre en immortel, ça veut dire vivre dans un
élément qui est plus que la vie.
Et donc vous voyez qu’il y a une tension très
forte entre deux maximes.
La première, c’est la maxime
démocratique : occupons-nous loyalement des business et des affaires de la
cité, faisons tourner la boutique.
La deuxième, c’est tout à fait autre chose, la
deuxième est dans une tension bien plus considérable, et vous voyez bien que
dans la première, on a, de façon sous-jacente, une dualité. La dualité de
l’animalité d’un côté, et de l’autre côté, les conventions de la politique.
Donc on reconnaît très clairement dans la première maxime d’Aristote, ce dont
on parlait tout à l’heure, c’est-à-dire le zoon, la
mention de la vie - lorsque vous l’isolez elle devient bios -, vous avez le côté vivant et vous avez le côté langage. Tandis que
dans la deuxième, vous avez un tiers terme qui est recouvert ici par la notion
d’immortel. L’immortel, lui, n’est ni un vivant ni un langage. Qu’est-ce qu’il
est ? c’est tout le problème. Aristote dira : il est un principe.
Donc vivre comme un immortel, cela pourra se dire : vivre comme un
principe. Comme un prince… Ce n’est pas du tout le matérialisme démocratique,
c’est autre chose. Et là, on pourra dire que là, vous avez l’envoi de la
question, comme toujours, la généalogie de la question […] à savoir qu’on
trouve dès Aristote qu’il n’y a pas de simplicité dans la réponse à la question
« qu’est-ce que vivre ? » Il n’y a
pas de simplicité parce qu’il faut d’abord trancher sur : a-t-on deux
termes ou trois ? Et dans la première réponse d’Aristote, nous en avons
deux, la vie et le langage. Dans la deuxième réponse, sans que ce soit vraiment
clarifié, nous en avons trois : certainement les deux premiers demeurent,
l’homme ne cesse pas d’être un animal politique, donc il y a la vie et le
langage, mais il y a ce paradigme de l’immortel, c’est-à-dire le principe. Et
aucun principe, c’est ça que veut dire la formule d’Aristote, aucun principe
n’est réductible à une combinaison de la vie et du langage. Ça c’est la thèse
fondamentale. Et au fond, je ne vais pas vous dire beaucoup plus que cela. C’est-à-dire
s’il y a quelque chose comme des principes, c’est-à-dire si nous pouvons vivre
dans la mesure du possible comme des immortels, alors quelque chose n’est pas
réductible à une combinaison de vie et de langage. A contrario, si tout est réductible à une combinaison de vie et de langage, eh
bien il n’y a pas de principe. Et je dirais que c’est franchement la maxime
contemporaine : il n’y a pas de principe. La grande directive [actuelle]
c’est : vis sans principe, autant que faire se peut ; c’est-à-dire
autant que faire se peut, ne vit pas comme un immortel.
Donc ça c’était la première référence. Vous
voyez à quel point elle est intéressante parce que là on voit très bien à quel
point chez Aristote lui-même, personnage à vrai dire tortueux et complexe quand
on le regarde de près, on a sur cette question « qu’est-ce que vivre ? »,
deux orientations fondamentalement disparates parce que les présupposés
ontologiques ne sont pas les mêmes, exactement comme Descartes dit il y a de
l’âme, il y a des corps et puis il y a des vérités, sans trop s’expliquer
là-dessus, en réalité Aristote là nous dit : il y la vie, il y a les
conventions sociales et puis il y a les principes, ou le principe peut-être.
Ma deuxième référence, inéluctablement
complémentaire de la première, est une référence à Platon… un envoi platonicien de la question. Alors vous savez, je vous le
disais, que la catégorie de vie n’est pas une catégorie immédiate de Platon.
Platon n’est pas, si je puis dire, un biologiste ou un physiologue, comme l’est
de toute évidence Aristote, il ne s’intéresse pas prioritairement à la
dimension animale de l’homme. Cependant il y a là aussi à mon sens, deux
orientations ou deux maximes assez sensiblement différentes. En un premier sens, la question de la
vie est si peu essentielle chez Platon que son essence de la vie c’est de se
préparer à mourir. Ça c’est ce que vous trouvez dans L’apologie de
Socrate, dans le Phédon, dans le Phèdre. La vie, au sens de
la vie immédiate, il n’hésitera pas à la comparer à un tombeau tandis qu’il
présentera la mort comme la libération véritable. Vous connaissez la fortune
immense de ce dispositif incontestablement présent chez Platon. Donc on pourra
dire, en un premier sens que Platon, c’est le contraire d’une philosophie de la
vie parce qu’au fond, le principe, l’idée suppose qu’on se libère de la vie
elle-même. Alors ça c’est ce que je vous disais : Platon c’est un
théoricien de la séparabilité des formes, et en tant que théoricien de la
séparabilité des formes, finalement il peut être amené à dire : plus tôt
ça se sépare, mieux c’est. Accédons à la séparabilité et cessons de pratiquer
cet espèce d’engluement de la forme dans l’immédiateté de la vie. Cela veut
dire que la forme est, d’une certaine manière, emprisonnée dans la vie. Cela
est important : vous avez une conception de la vie chez Platon qui n’est
pas du tout une conception créatrice : c’est la vie elle-même qui est une
aliénation de la forme. Et donc vous avez quelque chose comme une volonté de
trouver le moment de la séparabilité de la forme finalement dans la mort,
libération de la séparabilité de la forme. Bien, ça c’est une orientation
anti-vitaliste et anti-historiciste.
Mais, si vous prenez le Timée, et la cosmologie de la théorie du monde dans
le Timée, vous avez quelque chose d’un
traitement différent qui est au fond l’éloge de la vitalité du monde comme tel.
L’éloge de ce que Platon va appeler « le vivant visible », c’est-à-dire le cosmos, le monde dans sa
singularité, donc c’est la vie comme vie effective, comme vie cosmique, comme
vie de la matérialité du monde. Et, loin de dire que c’est prison ou
aliénation, au contraire, Platon propose à la fin du Timée, relisez la fin du Timée, magnifique
et énigmatique, est un éloge somptueux, lyrique presque, de la beauté du monde
et précisément parce que le monde est vivant. C’est au nom de la vie du monde
que son éloge est prononcé dont Platon va nous dire : c’est un vivant
visible fait à la ressemblance du vivant intelligible, mais le fait qu’il soit
un vivant visible contribue à sa majesté et à sa splendeur. Par conséquent nous
avons chez Platon aussi une grande tension sur cette question de la vie.
D’un côté la vie est ce par quoi s’accomplit
l’aliénation de la forme, la non-séparation de la forme, et en ce sens
l’émancipation spéculative c’est la mort elle-même, mais d’un autre côté, la
vie c’est aussi ce par quoi le monde est digne de l’intelligible, le vivant
visible est copie véritable, copie noble et finalement glorieuse de
l’intelligible. Et donc finalement, la vie, c’est ce qui cette fois, dans le
monde réel, atteste la puissance des formes. Là on a vraiment une bifurcation
majeure.
Et au fond cela va donner deux réponses à la
question « qu’est-ce que vivre ? »
Deux réponses qui ont eu des fortunes considérables dans l’histoire.
Première réponse : « qu’est-ce
que vivre ? » : vivre, c’est mourir, et c’est une réponse
omniprésente dans notre culture, c’est-à-dire que le moment de vérité de la
vie, c’est la mort. Le moment où ce dont la vie est capable se révèle, c’est au-delà
d’elle-même, dans la mort. Au fond, vivre ici, c’est bien mourir ¾ oui, parce que c’est pas le tout de mourir, il faut mourir comme il
faut, c’est-à-dire de telle sorte que cette mort fasse vérité de la vie. La
mort de Socrate est le paradigme de ce que c’est que bien mourir. Bien mourir
est le moment où se concentre le moment d’une vérité de la vie, d’une
séparation de la forme ¾ qu’on
appelle la forme l’âme ou qu’on lui donne d’autres noms, peu importe, c’est la
séparation de la forme.
La deuxième réponse platonicienne dit :
finalement vivre, c’est être adéquat au monde, être adéquat à ce qui dans le monde est puissance de la vie,
c’est-à-dire être partie pertinente du cosmos
vivant. Et cela aussi a eu une immense fortune. Etre à la place qui convient et
jouer le rôle qui convient dans l’agencement du cosmos vivant, et c’est ça qui
va nous rendre dignes de la puissance intelligible de notre cosmos.
Et entre parenthèses, c’est ce qui a toujours
tiraillé les églises. Qu’est-ce qu’elles nous racontent, les églises ?
premièrement qu’il faut se préparer à mourir, ça c’est leur fonds de commerce,
la vraie vie, c’est après. Mais elles n’ont aussi cessé de dire que bien vivre
c’est aussi se tenir correctement à sa place dans le monde, c’est-à-dire
occuper dignement, loyalement et sans rechigner la place qui vous est assignée
dans le cosmos qui finalement est voulu par Dieu. C’est bizarre cette idée
d’avoir créé ce monde, mais si l’on y adhère on est obligé de penser qu’il a
ses raisons, donc il a aussi des raisons de nous avoir mis à la place où nous
sommes. Finalement vous devez aussi, non pas seulement vous préparer à mourir,
mais aussi vous tenir à votre place. Les églises ont toujours enchevêtrées les
deux réponses de Platon. Elles ont à la fois fait une spécialité
spirituelle de la préparation à la mort, mais elles ont fait aussi une
spécialité temporelle, si je puis dire, de l’occupation loyale et digne de la
place où on vous a mis : soyez bon citoyen, bon père de famille, voilà… -
qu’est-ce que ça a à voir ça avec la préparation à la mort comme vérité de la
séparabilité des formes, on ne sait pas trop. C’est vrai que Platon dit les
deux. Mais pourquoi il dit les deux ? Parce que, et ça nous fait déjà
entrevoir la difficulté extraordinaire du concept de vie, il dit les deux parce
que “vie” ça se prend toujours en deux sens.
Et Aristote et Platon sont de ce point de
vue-là fondateurs de cette dualité. En un premier sens, “vie” c’est simplement l’effectivité sensible ; “vie” est ce qu’il y a en tant que ça devient, ce qui est là en tant qu’il
devient - et là, on ne voit pas la compatibilité avec la séparabilité des
formes. Mais en un deuxième sens, la vie, c’est la puissance intelligible de ce
qu’il y a, c’est-à-dire le fait que ça soit vivant est ce par quoi ça s’affirme
comme plus que ce que c’est, comme autre chose que ce que c’est, comme étant
une puissance qui est au-delà de la simple effectivité du devenir - ce que
Platon dira, sur le fait que le cosmos soit vivant, que le cosmos, quoique sensible,
est digne de l’intelligible, c’est ça qui fait sa vie, qu’il n’est pas une
mécanique inerte, qu’il est une puissance. Et alors la vie ça va toujours être
ça, ça va être simultanément un état et une puissance. Et les philosophies
enchevêtrent selon des proportions variables la dimension de la vie comme
puissance (qui est au fond ce par quoi elle affirme la forme) et la vie comme
devenir aveugle, continuation de ce qu’il y a, obstination à vivre. La vie
comme obstination et la vie comme création.
Nous y reviendrons mais on pourrait voir la
même chose si on confrontait sur cette question de la vie Hegel et Nietzsche.
Je vous le dis en cinq minutes.
Que dit Hegel ?
Hegel dit, vous le savez, la vraie vie, ce n’est pas la vie qui recule devant
la mort, mais la vie qui se maintient dans la mort même. Il appelle ça la vie
de l’esprit. Elle ne recule pas d’effroi devant la mort mais lui fait face. Et
donc, pour Hegel, la question clé de la vie, c’est en définitive le
face-à-face avec la mort. Donc, l’entrée dans la
question de la vraie vie, c’est la question de la mort. Non pas que la mort
soit l’émancipation de la vie comme dans un certain platonisme, mais parce que
la vie n’est attestée que pour autant qu’elle fait face à la mort. Elle n’est
le concept de la vie-même que si elle considère la mort au lieu de reculer
devant elle ¾ Hegel aurait certainement pensé de nous
que nous ne sommes pas dans la vraie vie parce que nous ne considérons pas la
mort ; nous pensons que la vie est la raison de la vie, que la vie peut se
considérer elle-même, qu’elle peut n’avoir à faire qu’à elle-même.
Comment Hegel répondrait à la question
« qu’est-ce que vivre ? » ? Il dirait que vivre,
finalement, c’est considérer la mort, mais la considérer vraiment, pas la
considérer comme l’extérieur ou la négation de la vie. Non, la considérer comme
ce en quoi la puissance de la vie se maintient jusque dans cette considération.
Si vous considérez Nietzsche… Alors, je l’ai dit tout à l’heure, Nietzsche est le prophète de tout
ça. Il a fait de la question « qu’est-ce que vivre ? » une question axiale de l’ensemble de sa philosophie. Mais il y
a un énoncé absolument fondamental chez Nietzsche qui est : « la
valeur de la vie ne peut pas être évaluée ». Le
point clé de Nietzsche, c’est que la vie est créatrice de valeurs mais,
considérée en elle-même, sa valeur est inévaluable. Donc la vie n’est pas ce
qui a de la valeur. La vie est ce qui est la mesure de toute valeur sans
pouvoir être la mesure d’elle-même. Ce qui est création de valeurs n’a donc pas
par soi-même de valeur propre. Et donc, à la question « qu’est-ce que
vivre ? », vous ne pouvez répondre qu’une
seule chose : vivre, c’est créer. Vous
ne pouvez pas répondre : vivre c’est vivre, ou vivre c’est continuer à
vivre - parce que, si vous répondiez cela, vous feriez comme si la valeur de la
vie était évaluable, comme si la vie avait une valeur par elle-même. Or la vie
n’a pas de valeur par elle-même, elle est créatrice de toute valeur. Par conséquent,
la réponse à la question « qu’est-ce que vivre ? » c’est :
vivre c’est créer des valeurs, ou encore, et c’est la même chose, détruire les
valeurs existantes, aller au delà des valeurs existantes, transvaluer les
valeurs, etc. Et vous voyez que là aussi nous avons une complexité de la
question. D’un côté, la vie est complètement liée à la question de
valeurs : la vie est ce à partir de quoi on comprend qu’il y a des
valeurs. Pourquoi il y a le bien et le mal, pourquoi on peut aller au-delà du
bien et du mal, pourquoi on peut transvaluer les valeurs, tout cela c’est la
vie qui permet de le comprendre. Les valeurs ne sont pas transcendantes à la
vie - thème nietzchéen et antichrétien, antiphilosophique de base : aucune
valeur ne surplombe la vie et donc la vie est l’espace propre de création de
toute valeur. Ça c’est un aspect des choses, mais l’autre aspect c’est que la
vie elle-même n’est pas évaluable et donc la vie affirmative, c’est la création
de quelque chose qui est autre chose que la vie. Et donc, dans le dispositif de
Nietzsche, vous allez avoir une certaine ambiguïté du mot vie. Le mot vie va
être, d’un certain point de vue, dans une connexion complète à la question des
valeurs, puisqu’au fond la capacité créatrice de la vie n’est mesurable que par
les valeurs qu’elle créé. Mais vous avez aussi une indifférence absolue de la
vie à la question des valeurs parce que la vie elle-même n’est pas évaluable.
Vous voyez comment on retrouve cette amphibologie difficile.
En un certain sens il y a une connexion
absolue entre vie et valeurs, mais en un autre sens il y a une disconnexion
absolue entre les deux.
Et donc, de même que chez Hegel, au fond, la
vraie vie est connectée à la mort, mais pour autant justement qu’elle la
considère face à face, qu’elle la traverse, qu’elle n’est pas réductible à la mort,
de même dans le cas de Nietzsche, la vie est à la fois connexe aux valeurs et
indifférente à toute valeur, elle est, si vous voulez, le neutre absolu des
valeurs, en même temps qu’elle est espace de création de toute valeur.
Finalement, je récapitule tout cela. Ça sera
autant d’entrées, autant de variations possibles.
Dans le cas d’Aristote, le problème, c’est le problème des pratiques. Quelles sont les pratiques à travers lesquelles formuler les pensées
« qu’est-ce que vivre ? » « Animal
politique », « animal créateur » ou au contraire « immortel ».
Dans le cas de Platon, la question, c’est la
question de la transcendance. Peut-on répondre à la
question « qu’est-ce que vivre ? »
sans introduire d’aucune façon un élément de transcendance ?
Dans le cas de Hegel, la question, c’est la mort. Peut-on réellement penser à la valeur de la vie ou à la question
« qu’est-ce que vivre ? » sans introduire expressément la figure
de la mort.
Dans le cas de Nietzsche, c’est la question
des valeurs. Peut-on répondre à la question « qu’est-ce
que vivre ? » sans, d’une certaine façon,
prendre la vie comme espace de constitution des valeurs ou des évaluations.
Je voudrais maintenant me tourner du côté des
poètes. Comme ça, du point de vue du philosophe. Alors, pourquoi les
poètes ? Parce que la question de la vie est fondamentale dans la poésie.
Je dirais volontiers que la poésie, dans son intensité propre, c’est toujours
une proposition sur la question « qu’est-ce que vivre ? », c’est une proposition dans la langue sur cette question. C’est
toujours ça la poésie. C’est pour ça que ça nous importe. Ça nous importe pas
parce que c’est joli, parce que ça sonne bien. Ça nous importe parce que ce que
l’on appelle beauté du poème, c’est que en réalité, ça déplace, dans la langue,
la question « qu’est-ce que vivre ? »,
ça l’institue autrement dans la langue. Et donc on ne peut pas aborder cette
question d’un strict point de vue spéculatif, pour les raisons que j’ai dites
au début. Parce que la catégorie même de vie est une catégorie de l’immédiat,
de l’expérience. Et donc, le déplacement dans la langue de la question nous
intéresse de manière essentielle. C’est particulièrement frappant dans le
poème. Le poème n’existerait pas, et cela depuis son origine, s’il n’était pas
la vection, dans la langue, d’un déplacement de la question « qu’est-ce
que vivre ? » et des propositions ou
réponses à cette question.
Là je pourrais prendre un triplet poétique de
la fin du siècle dernier qui est : Rimbaud, Mallarmé et Valéry. Sur cette
question surtout, parce que nous allons voir qu’il y a un élément commun tout à
fait intéressant.
Bon, Rimbaud, vous connaissez la formule, elle
a été maintes fois répétée, Rimbaud dit : « la vraie vie est
absente ». Notez simplement au passage qu’il ne
dit pas : la vie est absente, ce qui n’aurait presque pas de sens. Alors
notre question « qu’est-ce que vivre ? »,
devient sous sa formulation : « qu’est-ce que vivre une vraie
vie ? ». Qu’est-ce que vivre, pour autant que
la vie est une vraie vie ? Comment la vraie vie peut-elle être absente.
Que signifie cette possibilité ? Eh bien cela suppose qu’il y a une vie
qui n’est pas vraie, c’est-à-dire que la vie qui est présente n’est pas la
vraie vie. Donc vous avez l’idée qu’une vie qui n’est pas vraie vient à la
place de la vraie vie. S’il n’y avait pas une vie falsifiée, une fausse vie qui
vient à la place de la vraie vie, nous ne saurions pas, nous ne pourrions pas
savoir que la vraie vie est absente. Et alors l’idée très compliquée, qui est
très poétique par elle-même, c’est l’idée que il y a une place de la vie, que
la vie c’est pas simplement vivre. Lorsque Rimbaud parle de la vraie vie, il
désigne quelque chose qui a une place. Parce que si quelque chose n’a pas de place,
on ne peut pas savoir si c’est absent ou présent ¾ considération linguistique : pour que quelque chose puisse être
absent ou présent, encore faut-il qu’il ait une place à partir de laquelle vous
pourrez dire : il est absent ou présent. Si vous dites « la vraie
vie est absente », vous dites qu’il y a une place
de la vie et que, à cette place-là, il n’y a pas la vraie vie, c’est-à-dire une
fausse vie. Ça c’est la question de la localisation de la vie. Quand on dit
« qu’est-ce que vivre ? », on
charrie aussi une certaine thèse sur la place de la vie, sur le lieu du vivre.
Il y a toujours une question : où est la vie ? Ce n’est qu’à la
condition de se demander où elle est que l’on peut dire qu’elle est absente ou
présente. Alors, où est la vie ; nous verrons, ça c’est une question très
importante. C’est-à-dire a vie, c’est pas quelque chose d’indistinct et
d’inlocalisé, c’est pas une catégorie molle, ça a des lieux, des lieux de vie…
(sourires).
Cette question traverse les deux autres
références que je voulais vous faire : prenez le 2e quatrain du
sonnet de Mallarmé sur Le cygne : « un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui, magnifique,
mais qui sans espoir se délivre pour n’avoir su chanter la région où vivre,
quand du stérile hiver a resplendi l’ennui ».
Alors là, c’est la même chose : il n’a pas su chanter la région où vivre.
Il y a une région où vivre, on ne vit pas n’importe où. Et la faute du cygne,
sa culpabilité (qui est peut-être une métaphore compliquée du poète), c’est de
ne pas avoir chanté la région où vivre. Donc le cygne n’a pas su désigner le
lieu du vivre.
Et, dernière citation, Valéry, à la fin du Cimetière
marin, vers archi-connu aussi : « le
vent se lève, il faut tenter de vivre ». Plus
haut dans le poème, Valéry a dit ceci : « la vie est vaste étant
ivre d’absence » - il se souvenait de Rimbaud
naturellement. Alors entre cette vie vaste ivre d’absence et puis « le
vent se lève il faut tenter de vivre », vous
voyez bien que nous retrouvons poétiquement cette amphibologie constitutive du
mot vie. Parce que la première vie dont il est question (« la vie est
vaste étant ivre d’absence »), c’est en quelque
sorte une vie immobile, une vie sans lieu, c’est précisément celle qui est
absente, c’est la vie dont l’absence est l’essence. Donc vous avez un premier
sens du mot vie qui est en réalité l’être de ce qui est, dans son absence de
sens, de mouvement, de destination. Ça c’est la vie, la vie aveugle, la vie
comme devenir aveugle, absence de signification, ça c’est un sens qui est donné
dans le poème. Et puis « le vent se lève, il faut tenter de vivre »,
c’est évidemment la vraie vie, il faut tenter de vivre la vraie vie. Donc le
poème va être la connexion de deux significations du mot vie. La vie,
finalement, c’est ce qui continue à être dans l’absence et puis, c’est aussi le
contraire, ce qu’on peut essayer (« il faut tenter de vivre »), ce qui est une possibilité. Ça c’est très important,
c’est-à-dire que dès lors que vous pensez la vie comme lieu, que vous pensez
qu’elle a une localisation vous créez une vie comme possibilité, une vie qu’on
peut « tenter », qu’on peut essayer, qu’on peut expérimenter. Et ça
c’est peut-être l’enseignement le plus profond de la poésie : c’est que la
vie comme possibilité véritable, c’est-à-dire la vie telle qu’il vaut la peine
de l’essayer, il faut tenter de vivre, cela suppose qu’on ait identifié son
lieu, qu’on sache où est le vivre, qu’on ne fasse pas comme le cygne, qu’on
sache chanter la région où vivre ; il faut tenter de vivre si, et pour
autant que vous avez identifié la région où vivre.
V
ous avez donc, face à la question « qu’est-ce
que vivre ? », un double effort nécessaire à
accomplir.
Premièrement : arracher la vie à son
absence, c’est-à-dire à son statut indifférent, à son aveuglement, à son absence
de lieu - « la vie est vaste », oui mais
la vie qui est vaste, c’est celle qui est ivre d’absence. Donc ce n’est pas la
vie vaste et ivre d’absence, c’est-à-dire finalement ce devenir aveugle,
finalement la grande puissance de la vie inorganique comme disait Deleuze. Il
faut arracher la vie à cette cécité pour répondre à la question « qu’est-ce
que vivre vraiment ? ». Il faut lui assigner
une place, un lieu. Il y a un lieu où l’intensité de la vie est mesurable. Ce
n’est plus la vie anonyme, la vie vaste et absente. Donc ça c’est un premier
temps, un premier travail : localiser la vie.
Quand elle est localisée, vous pouvez savoir
ce que c’est que sa présence, vous pouvez le tenter.
Donc nous verrons que la question
« qu’est-ce que vivre ? » chemine dans un double débat. Un débat
avec la généralité de l’absence, c’est-à-dire au fond avec la vie au sens de
son aveuglement anonyme - ça c’est le premier démêlé qui concerne la question
de la création d’un lieu, il faut savoir chanter la région où vivre, elle n’est
pas partout. Quand on pense que la vie est partout (c’est un peu ce que pense
le matérialisme démocratique : que la vie est partout), on trouve une vie
ivre d’absence. Donc il faut trouver une localisation. Le deuxième mouvement, une fois que
vous l’avez localisée, c’est d’instituer la vie comme possibilité, comme
possibilité là, pas comme possibilité anonyme, comme possibilité en son lieu.
C’est avec ces deux mouvements et leur complexité que l’on va essayer
d’éclairer cette année.
Nous examinons la question « qu’est-ce
que vivre ? », et nous cherchons au fond un
accès à cette question. Nous cherchons à la construire en tant qu’une question
qui est à la fois, en un certain sens, la plus ancienne de la philosophie, ou
la question de la sagesse si l’on veut, ou la question de la destination finale
de la philosophie. Répondre à la question « qu’est-ce que vivre ? », « comment vivre ? »,
« peut-on vivre ? », « la
vie est-elle au-delà de la vie ? », etc.
Mais c’est aussi une question qui a toujours comme caractéristique d’être une
question au présent, c’est une question qui doit construire son propre présent.
C’est la raison pour laquelle elle dure. Elle a la capacité de traverser les
différentes figures du présent pour s’y redemander, dans l’acuité de ce présent
lui-même, « qu’est-ce que vivre ? »,
« qu’est-ce qu’une vie digne de ce nom ? »
etc… Alors, juste deux rappels aussi brefs que possible de ce que nous avions
commencé à dire la dernière fois.
1er rappel (cadre général) : en ce qui concerne le cadre général, pour
employer un vieux mot, disons le cadre idéologique général, nous situerons
l’interrogation dans l’opposition que je vous ai proposée de construire, entre
ce que j’ai appelé d’un côté le matérialisme démocratique, considéré en un
certain sens comme disposition dominante de notre présent et, de l’autre, ce
que j’ai proposé de renommer - parce que c’est vraiment une renomination, une
résurrection sémantique - le matérialisme dialectique. Donc cette opposition
compose un cadre tout à fait principiel. Au fond l’idée est très simple :
il y a une réponse constituée à la question « qu’est-ce que
vivre ? » dans l’élément du matérialisme
démocratique, réponse que nous rencontrerons, et il s’agit naturellement
d’examiner si une autre réponse est à la fois formulable et pratiquable. Donc
nous sommes au fond dans la classique disposition d’avoir une réponse d’opinion
dominante à la question « qu’est-ce que vivre ? » que nous appelons ici la réponse formulée dans le cadre du le
matérialisme démocratique, et puis de tenter une sorte de percée ou d’accès
vers un autre type de réponse, qui se situerait dans un autre cadre, dans un
cadre alternatif, dans une autre figure du matérialisme, finalement, et que
nous appellerions le matérialisme dialectique.
Remarquez au passage que nous situons donc
l’espace de la question non pas comme classiquement entre matérialisme et
idéalisme, mais entre deux figures possibles du matérialisme lui-même. Je dis
cela parce que, ici même Louis Althusser a souvent défendu que l’opposition
matérialisme-idéalisme était au fond l’invariant fondamental de l’histoire de
la philosophie ; que l’histoire de la philosophie, en dernier ressort,
était toujours, sur les questions successives sur lesquelles la philosophie se
prononçait, une sorte de lutte organique entre idéalisme et matérialisme. Alors
après ça se compliquait naturellement, mais il y avait cette idée fondamentale.
Je remarque simplement en passant que là, dans la disposition que je vous propose,
il ne s’agit pas exactement de l’opposition entre matérialisme et idéalisme. En
tout cas, ce ne sont pas ces noms-là qui me semblent appropriés mais finalement
bel et bien une scission du matérialisme lui-même. Il y a une vision de notre
présent comme, au fond, un présent qui d’un certain point de vue assume le
matérialisme, mais qui, d’un autre point de vue, le constitue lui-même comme un
champ fondamental d’opposition et de conflit.
Alors cette opposition du matérialisme
démocratique et du matérialisme dialectique, je le rappelle très très
brièvement, elle se fait en deux énoncés finalement. L’énoncé axial du
matérialisme démocratique serait : il n’y a que des corps et des
langages. Ce serait son principe. Et le principe du
matérialisme dialectique serait : il n’y a que des corps et des
langages, sinon qu’il y a des vérités. La forme est
importante. Ça assume aussi, en un certain sens, qu’il n’y a que des corps et
des langages, sinon qu’il y a des vérités. Alors ce que ça veut dire
exactement, nous le verrons petit à petit, lorsque nous serons en état de
répondre à un certain nombre de questions difficiles concernant l’opposition de
ces deux énoncés. Mais vous voyez que, en définitive, c’est une lutte du deux
contre le 3, ou quelque chose comme ça, si on le réduit à son os. C’est-à-dire
d’un côté il n’y a que des corps et des langages, et de l’autre, il n’y a que
des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités, étant entendu qu’ensuite
tout repose sur : qu’est-ce qu’on entend par ce tiers terme disposé en
exception (sinon que). Sa disposition en exception
est essentielle, c’est-à-dire que ce n’est pas opposer simplement il y a des
corps, des langages et des vérités à il y a des corps et des langages.
C’est : il y a des corps et des langages sinon qu’il y a des
vérités. La reconnaissance, comme supplément, d’une exception. Bien,
voilà !
Alors, vous me direz, finalement la question
de la vie, « qu’est-ce que vivre ? »,
comment s’inscrit-elle là-dedans ? Eh bien, le point que nous allons voir petit
à petit, c’est que la vie change de sens, littéralement, le mot « vie », dans le système général de ses connotations, change de sens
quand on transite du matérialisme démocratique au matérialisme dialectique. On
peut le dire conclusivement de façon simple aussi, on dira que, au fond, dans
le matérialisme démocratique vie se déplie selon la
finitude des corps en proie aux langages (tout cela au pluriel, sauf finitude).
La vie se déplie, dans ses différentes acceptions, comme finitude des corps en
proie aux langagex, saisie par les langages ou un langage selon les cas. Et
donc la question « qu’est-ce que vivre ? » est la question de
savoir comment ce dépliement vital de la finitude des corps en proie aux
langages peut être normée, c’est-à-dire à quelle conditions peut-on reconnaître
que ce dépliement de la finitude des corps en proie aux langages est
acceptable, inacceptable, authentique, etc... On dira que, dans le cadre du
matérialisme dialectique, ie sous la formule il
n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités, la vie se déploie vers ce qu’on appellera la capacité infinie d’un
sujet, capacité infinie constituée par un événement. Donc, non pas la finitude
de l’exercice des corps sensibles tels que les langages les marquent ou les instrumentent,
mais le déport vers une capacité infinie d’un sujet constituée par un
événement.
Vous voyez qu’au fond le litige fondamental
va, en définitive, concerner la question des corps. Et ce sera probablement
notre tâche la plus délicate que de montrer que, finalement, ce qui oppose la
maxime il n’y a que des corps et des langages à la
maxime il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités, est en dernier ressort la question du corps lui-même. Ie que corps, en définitive, ne peut pas se dire dans le même sens sous
la première maxime et sous la seconde. Nous aurons donc, et on va je l’espère,
arriver à y toucher dès aujourd’hui, nous aurons donc à entrer dans ce qu’on
peut appeler une physique, au sens spéculatif du terme, sous la question
« qu’est-ce qu’un corps ? ». Et c’est
bien de la différence des réponses à cette question que s’induit ou que se
constitue en définitive la différence des réponses à la question « qu’est-ce
que vivre ? ». Ce qui se comprend aisément,
car évidemment si la réponse à la question « qu’est-ce qu’un
corps ? » est elle-même hétérogène, la
réponse à la question « qu’est-ce que pour ce corps, ou ces
corps, signifie de vivre ? » va également
subir une déformation.
Bon, ça c’était le rappel sur le cadre
général.
2ème rappel (7 catégories), avec un élément supplémentaire.
Nous pouvons, à titre d’entrée dans cette
question, nous pouvons énumérer 7 problèmes qui sont aussi d’ailleurs 7
catégories que nous avions abordés la dernière fois un peu en ordre dispersé et
que je récapitule quasiment sous la forme d’une liste. Ce sont autant d’entrées
possibles à la question « qu’est-ce que vivre ? », de la vie, de la vie normée.
Je vous donne la liste d’abord en
entier :
- les pratiques, ou si vous voulez les formes de
vie (l’expression formes de vie est une expression
très employée aujourd’hui).
- l’immanence et / ou transcendance - en
définitive le caractère immanent de la puissance vitale comme telle.
- le corps
- la mort
- l’art, ou les valeurs
- ce qu’on peut appeler la donation
- l’affirmation, c’est-à-dire qu’est-ce qui en
définitive autorise une réponse intégralement affirmative à la question « qu’est-ce
que vivre ? »
Alors je filtre ces 7 possibilités (que nous
travaillerons toutes) par quelques références rapides puisque certaines d’entre
elles, je les ai déjà données la dernière fois :
- à propos des pratiques ou formes de
vie, j’avais mentionné l’opposition de deux
formules d’Aristote. Je rappelle ces deux formules, toutes les deux extrêmement
célèbres, quoique situées à des endroits très différents de l’œuvre d’Aristote.
La première c’est : « l’homme est un vivant [ou un animal]
politique ». Et la deuxième c’est : « il
faut s’efforcer de vivre comme un immortel ».
Evidemment, on avait tout de suite pointé la tension autour de la question de
la vie entre ces deux énoncés. Cela concernait la forme de vie, la pratique.
Est-ce que l’homme, pour vivre, est destiné aux affaires de la cité, en tant
qu’animal ou que vivant politique ? Ou est-ce que en fait il doit viser,
au-delà des affaires de la cité, à un statut de l’âme qui est un statut
analogue à celui du dieu immobile ? Vivre en immortel c’est vivre dans
l’immobilité satisfaite des dieux. Explorer cette tension.
- sur immanence et transcendance, j’avais pris l’exemple de l’opposition de deux formules de Platon.
Premièrement : « le corps est un tombeau »,
c’est un jeu de mot en grec soma (le corps) - sema (le tombeau). Elle entraîne toute les considérations sur : se
préparer à mourir, la vraie vie est au-delà de la vie, etc… Donc quelque chose
qui en appelle immédiatement à une transcendance, à un sens de la vie situé
au-delà de l’immédiateté de la vie, et en particulier au delà du corps. L’autre
formule, dans le Timée, dit : « le
cosmos, le monde, est une perfection ». Et
précisément une perfection vivante. Et donc à ce titre il n’est nullement une
prison matérielle dont il faudrait s’évader mais le monde est le paradigme de
la perfection possible du visible. Il y a une perfection possible du visible
et, dit Platon, cette perfection est vivante. Donc là aussi on était comme à un
carrefour concernant la question qu’est-ce que vivre, puisque l’une des
réponses dit : vivre c’est se préparer à l’au-delà de la vie. Et l’autre
dit : vivre c’est s’intégrer, autant que faire se peut, à la perfection
vivante du cosmos.
- sur le corps on pourrait alléguer la distinction de St Paul entre la
voie de la chair et la voie de l’esprit. Cette distinction des deux voies donne
deux sens au corps. A mon avis il y a un contresens évident à s’imaginer que
l’opposition que propose St Paul est l’opposition entre le corps et
l’âme, comme si, d’une certaine façon, la voie de la chair, c’était le corps,
et la voie de l’esprit, c’était l’âme. Ça c’est une interprétation dualiste
néoplatonicienne. Ce n’est pas du tout ce que veut dire St Paul. St Paul
veut dire que la vie elle-même, c’est-à-dire le corps vivant, lequel est appelé
à devenir un corps immortel, mais c’est le même corps (le corps ressuscité est le
corps lui-même) eh bien ce corps est au carrefour de deux voies. Il est
traversé lui-même, il est constitué par le conflit entre ce qui est appelé la
voie de la chair et ce qui est appelé la voie de l’esprit. Et donc finalement,
on peut dire que le corps est le carrefour de deux réponses possibles à la
question « qu’est-ce que vivre ? ».
C’est expressément ce que St Paul tente de nous transmettre. En
réalité, si on cherche à penser ce qu’est le corps vivant, la vie humaine en
tant que vie réelle, vie matérielle, elle est le nouage de deux réponses
contradictoires, divisées, à la question qu’est-ce que vivre. Donc là aussi nous retrouvons, comme dans tous les exemples, une
sorte de tension autour du vivre entre des prédicats contradictoires.
- sur la mort nous avions mentionné la célèbre formule de Hegel (dans l’introduction
de la Phénoménologie de l’esprit) où Hegel
dit que la vraie vie, c’est la vie qui soutient la mort, c’est la vie qui se
tient dans la mort même. C’est ça qui est la vie de l’esprit, la vraie vie.
Donc la thèse hégélienne, ce n’est pas que la vraie vie est au delà de la mort,
mais qu’elle est ce qui supporte la mort, ce qui est en capacité de se tenir
face à la mort. Donc là aussi nous avions chez Hegel l’idée que, en définitive,
il y deux postures de la vie au regard de la mort. Il y a au fond la vie qui
cède à la mort, la vie qui ne considère pas la mort face à face, et il y a la
vie qui soutient la mort. Ce qui, dans les deux cas, n’a rien à voir avec la
question de la survie. Ce n’est pas la survie après la mort. Ce n’est pas une
chronologie biologiqu. C’est une disposition subjective fondamentale du vivre
dans son rapport à la mort. Est-ce que le vivre est dans la capacité à soutenir
face à face l’existence de la mort, ou est-ce que le vivre est déjà en
lui-même, et par lui-même, rendu pathétique et faible par la domination de la
mort. On pourrait dire : est-ce que le vivre fait face à la mort, ou
est-ce que le vivre est sous la juridiction de la mort ? Nous retrouvons
aussi ici la question de la finitude.
- sur la valeur, c’est évidemment à Nietzsche qu’on peut penser de la façon la plus
déployée. Sur les rapports de la vie et des valeurs, Nietzsche a deux thèses
fondamentales que je rappelle. Premièrement : c’est la puissance vitale qui
est créatrice de valeurs. C’est-à-dire que la mesure des valeurs s’opère du
point de vue de la capacité créatrice de la vie, la valeur est subordonnée
activement à la puissance créatrice de la vie. Mais d’un autre côté, autre
thèse fondamentale : la valeur de la vie ne peut pas être évaluée. Autrement
dit, la vie comme telle est soustraite à l’évaluation. Donc vous avez ce que
j’avais appelé un double rapport de la vie aux valeurs, un rapport de création
et un rapport de soustraction. La vie est à la fois créatrice de valeurs mais
elle est aussi ce qui, par elle-même, dans sa pure puissance, est soustraite à
l’évaluation. Et donc là aussi nous avons une tension du rapport entre la vie
et les valeurs. Que vaut la vie, que vaut une vie, que vaut ma vie ? Tension
entre création, suscitation des valeurs, et soustraction aux valeurs. Et de
cette tension s’ensuit une sorte de neutralité fondamentale de la vie, une
neutralité inévaluable qui ne tombe pas sous la juridiction de la valeur.
- sur la donation : nous l’avions filtrée à travers des références poétiques. Le
point de départ c’était l’archi-fameuse formule de Rimbaud : « la
vraie vie est absente ». Evidemment, la vraie vie
est absente, c’est la question de savoir ce qui, en matière de vie, se tient
là, ou nous est donné, ou est absent, ou est présent. Et nous avions indiqué
que la question délicate dans cette affaire est la question d’une place de la
vie. Si la vraie vie est absente, cela veut dire que là où elle devrait être,
se tenir, être présente, elle n’est pas. Et donc s’ouvrait là une dialectique
de localisation de la vie : où est la vie ? où la chercher ? où
la trouver ? dès lors qu’on fait l’expérience qu’elle est possiblement
absente. Et nous avions constaté que, sous des formes diverses, ceci se retrouvait
par exemple chez Mallarmé et chez Valéry.
Chez Mallarmé à propos du cygne qui n’a pas
su chanter la région où vivre, n’avoir pas su chanter
la région où vivre indique bien proprement qu’il y a donc une région où vivre,
un lieu de la vie.
Et puis aussi dans la formule de Valéry
« il faut tenter de vivre » qui indique
qu’il faut tenter de conquérir, de se situer dans le lieu de l’emportement par
la vie. Et donc, dans les trois cas, nous avons la possibilité que la vie soit
à distance de sa propre place.
Par conséquent, ça ouvre à la question que
j’appelle de la donation, c’est-à-dire : comment la vie nous est-elle
donnée ? Est-ce qu’elle nous est donnée en un lieu, en une place ?
Comment recevons-nous cette localisation ? Comment acceptons-nous ou n’acceptons-nous
pas ce don ? la vie, comment est-elle donnée ? L’expression “donner
la vie” qui est en elle même native, est absolument
énigmatique : comment peut-on donner la vie ? Et qu’est-ce qui est
donné exactement ? Mais oui, justement, il y a une question de la donation
de la vie. De savoir où et comment la vie nous est, en dernier ressort,
accordée. Mais cela signifie évidemment que la vie est là autre chose que la
survie du corps, que par “vie” on entend plus et
autre chose que la simple persistance biologique du corps, sinon la question
n’aurait pas de sens.
- la 7e entrée, c’est la question
de l’affirmation, c’est-à-dire :
comment la vie peut-elle être affirmative ? Et quels sont les attributs
affirmatifs de la vie ? Autrement dit, la vie peut-elle être appréhendée
autrement que négativement ? Et cela, c’est très important, car la vie
peut être abordée à partir de la mort, à partir de la finitude, de la brièveté,
ou de la fragilité, à partir de la misère humaine, comme aurait dit Pascal. Donc
vous avez une grande tradition qui consiste à aborder la vie, et par conséquent
la question « qu’est-ce que vivre ? »,
à travers des catégories négatives, qui en désignent immédiatement la
précarité, le caractère fugitif, incertain etc… Et donc, c’est toute la
question de savoir si et comment vous pouvez faire une entrée dans la question
de la vie qui soit affirmative, qui ne soit pas précisément la vie comme
limitation, finitude ou disposition précaire de l’existence en général.
Et à propos des attributs de la vie
affirmative, je pensais à un poème de Saint John Perse - on va beaucoup parler
de poésie parce qu’entre la question « qu’est-ce que vivre ? » et la poésie, il y a des liens naturels. On peut même dire
peut-être que la poésie ce n’est rien d’autre qu’une tentative répétée
d’énoncer quelque chose sur « qu’est-ce que vivre ? ». Alors c’est dans Eloges, à
la fin vous avez un poème qui s’appelle La chanson du présomptif. Et alors cette chanson a trois strophes dont chacune commence par
« j’honore les vivants ». Donc il va être
triplement dit j’honore les vivants et comment je les honore. Donc nous sommes
bien dans la question de la vie affirmative : « j’honore les
vivants » veut dire je leur accorde d’emblée la
bénédiction affirmative qui est celle du poème. Et alors, les trois formules
qui ouvrent les trois strophes sont les suivantes :
1ère strophe : « j’honore
les vivants, j’ai face parmi vous », et alors
après ça continue « et l’un parle à ma droite dans le bruit de son âme,
et l’autre monte les vaisseaux, le cavalier s’appuie de sa lance pour boire » et ça se termine, ce que je trouve magnifique, par « tirer
à l’ombre sur son seuil la chaise peinte du vieillard ».
La 2e strophe c’est : « j’honore
les vivant, j’ai grâce parmi vous ». Donc cette
fois ce n’est plus « j’ai face », je fais
face, je me présente parmi vous, c’est « j’ai grâce parmi vous », et ça continue : « dites aux femmes qu’elles
nourrissent sur la terre ce filet mince de fumée / Et l’homme marche dans les
songes et s’achemine vers la mer où la fumée s’élève au bout des
promontoires » Donc cette grâce, c’est le fugitif
des fumées du monde.
Et puis, 3e strophe, c’est :
« j’honore les vivants, j’ai hâte parmi vous ».
Donc : j’ai face parmi vous, j’ai grâce parmi vous et j’ai hâte parmi vous. Et
après ça continue : « chiens oh mes chiens nous vous sifflons et
la maison chargée d’honneurs et l’allée jaune entre les feuilles sont peu de
choses au cœur de l’homme s’il y songe » et ça se
termine : « tous les chemins du monde nous mangent dans la main ». Ce que je voulais simplement souligner à propos de cette 7ème
entrée possible, l’affirmation, c’est que là nous avons une triple
détermination de la vie affirmative : la face, la grâce, la hâte - et je
crois que c’est assez bien vu.
C’est assez bien vu parce que : « face
parmi vous », c’est une vie qui déclare sa propre
présence, qui est frontale, qui fait face, qui affirme qu’elle fait face au
monde entier, face à tous les autres, « j’ai face parmi vous » : ce n’est pas une proposition arrogante ou dominatrice,
c’est une proposition qui institue la vie affirmative comme aussi affirmation
de la présence, affirmation de la présence au milieu de la foule de ce qu’il y
a, et bien qu’il y ait la foule de ce qu’il y a, on n’en tirera pas la
conclusion qu’on est presque rien, un atome, que l’on va disparaître dans
l’énormité de l’être (comme le ferait Pascal par exemple avec ses deux
infinis). On va au contraire en tirer la conclusion que parmi cette foule
innumérable de ce qui existe, la vie, précisément, affirme sa propre face,
qu’elle fait face, et qu’elle s’assigne à elle-même la possibilité de se faire
face.
Et puis, ensuite, c’est une grâce : alors ça c’est l’idée que la vie, quand elle est là vraiment,
la vraie vie, c’est une réception enchantée, c’est-à-dire que elle est toujours
quelque chose dont le don est sans mesure. Donc il y a, dans le simple fait de
pouvoir faire face, justement, il y a une grâce sous-jacente qui est que
quelque chose a été absolument donné. Ça renverrait à la question de la
donation. La grâce c’est ce qui est précisément un don gratuit. Donc la vie a
été donnée gratuitement. Le poème ne se prononce pas sur la donation, mais sur
les effets de la donation. Si la vie a été absolument donnée, alors elle est
toujours vivable dans le régime de cette donation, ie dans le régime d’une
grâce.
Et enfin, troisièmement, j’ai hâte parmi vous : la vie affirmative comporte toujours et a pour signe
une certaine urgence. Il y a une hâte immanente à la vie qui est que, précisément
cette manière de faire face à tout ce qui est d’un côté, et de l’autre la
réception à la fois précaire et absolue d’une grâce, alors elle est aussi une
hâte, un empressement à vivre, et au fond toute vie est dans l’urgence de la
vie, d’elle-même, lorsqu’elle est vraiment normée comme vie affirmative.
Alors vous voyez à travers tous ces 7 points,
ces 7 entrées, qu’est-ce qui se dessine comme question ? Qu’est-ce qui se
dessine comme question au relais de notre question native qui est « qu’est-ce
que vivre ? ». C’est au
fond : quelles sont les conditions de la vie affirmative, ou d’une
vie donnée, dès lors qu’on suppose un corps, de quoi la vie puisse
procéder ? Et cette condition de la possibilité de la vie affirmative,
sous la supposition qu’un corps nous est donné, cette condition ne se formulera
pas de la même manière pour le matérialisme démocratique et pour le
matérialisme dialectique.
Je crois qu’on peut honnêtement dire que pour
le matérialisme démocratique, c’est-à-dire pour nous tous en vérité, c’est-à-dire
dans la spontanéité de ce que nous pensons tous, la condition du vivre, c’est
que les langages, auxquels le corps est en proie, laissent le corps déployer
ses virtualités. C’est probablement la définition la plus authentique et la
plus radicale qu’on puisse donner du matérialisme démocratique, et finalement
de la démocratie - qui est toujours, en définitive, un rapport entre les
langages et les corps, c’est-à-dire la manière dont les langages s’emparent des
corps, et il n’y a, sous son régime, que des corps et des langages. Et donc la
question de la vie affirmative sera que les langages, qui s’emparent des corps,
soient tels qu’ils laissent au maximum du possible les corps déployer leurs
virtualités. Vous verrez que la totalité des prescriptions démocratiques
classiques sont des conséquences de cela : c’est-à-dire qu’effectivement
il ne faut pas blesser les corps, il ne faut pas torturer les corps, il ne faut
pas meurtrir les corps… Il ne faut pas que les langages exigent cela. Il ne
faut pas que les langages exigent que les corps soient marqués, soumis, pliés,
voilés, etc. Donc les droits de l’homme comme droits du vivant, des droits des
minorités, des droits femmes, etc… tout cela peut se présenter comme le système
ramifié des conséquences de la définition de la vie affirmative dans un espace
où fondamentalement il y a des corps et des langages et où on dira (ce qui est
très raisonnable) que les conditions exigibles de la vie affirmative, c’est que
les langages soient tels que les corps puissent affirmer, autant que faire se
peut, leurs virtualités. C’est pourquoi, du reste, y compris dans les extrêmes
difficultés de la question, quelque chose du sexuel est paradigmatique en la
matière. Parce que le sexuel est un lieu de saisie des corps par les langages
particulièrement explicite : les interdits, les autorisations, etc…
concernant le jeu sexuel des corps. C’est un fil conducteur qu’on peut
parfaitement suivre. D’une certaine façon, il y a quelque chose dans la norme démocratique
de la vie affirmative qui est orienté ou polarisé par les figures successives
de ce qui a été appelé la “libération sexuelle” -
bien à tort, parce qu’en réalité il s’agit de nouveaux ajustements entre les
langages et les corps, de telle sorte que les emprises ne limitent pas de façon
abusive la vie affirmative, c’est-à-dire la virtualité des corps. Et donc, il
est tout à fait naturel, et à mon avis déductible, que, à la fin des fins,
cette question de l’ajustement exact des virtualités sexuelles au système des
langages existants soit comme une espèce de filtre à travers lequel est examiné
quoi ? est examiné le degré de possibilité de la vie affirmative dans un
endroit déterminé. Et inversement, les degrés d’oppression ou de soumission
exigé des corps, de telle sorte qu’ils sont éloignés de leurs capacités,
c’est-à-dire éloignés des possibilités de la vie affirmative.
On comprend de ce point de vue-là que “liberté” soit la norme ultime. La liberté est une question compliquée, parce qu’elle
est aussi une question métaphysique et normative complexe. Mais la liberté a au
fond un sens assez matérialiste justement, liberté c’est au fond quelque chose
qui se laisse reconstruire à partir de la figure des rapports entre langage et
corps, c’est-à-dire des types d’emprise des langages sur les corps, mesurés en
fin de compte à la possibilité de la vie affirmative, mesurés en fin de compte
à la possibilité d’entrer dans la question de la vie par des catégories
affirmatives, et non pas de façon unilatérale par des catégories négatives,
restrictives et mutilantes. Donc, “liberté” en ce
sens, c’est-à-dire d’un point de vue matérialiste, doit être pris comme liberté
des corps, par rapport à cette autre figure de l’existant matériel qui est le
système des langages. Et donc, là, on a une réponse que nous partageons tous
plus ou moins, à savoir que ce qui rend possible une vie normée, acceptable,
c’est quand même que les corps ne soient pas saisis par les langages de telle
sorte que ce dont ils sont capables, ils en soient irrémédiablement éloignés.
Bien, alors la condition va être formulée par
le matérialisme dialectique de façon différente, ce qui ne veut pas dire
qu’elle n’assume pas en partie la considération démocratique. Elle l’assume,
mais elle la déplace, ou elle la transfuse dans un autre élément. Et ça pour
une raison que je crois tout à fait fondamentale, qui est que dans ce que
j’appelle ici le matérialisme dialectique, la condition de la vie affirmative
inclut nécessairement l’apparition de nouveaux corps, et non pas simplement une régulation distincte des rapports des langages aux corps. Evidemment, le
déplacement de deux à 3, c’est que vont surgir des choses en exception qui ne
sont pas simplement régulation des deux termes fondamentaux que sont les corps
et les langages. Je la formulerais ainsi : il n’y a réellement de
possibilité de vie affirmative que lorsqu’une rupture événementielle rend
possible un nouveau corps, tel que ce corps puisse porter la forme d’un sujet
(maxime encore obscure). Et donc, nous dirons que, en définitive, dans le
matérialisme démocratique, la question « qu’est-ce que vivre ? », y compris la question de la possibilité de nouvelles formes de
vie, c’est-à-dire la possibilité de vivre autrement que nous ne vivons, est tributaire
des régulations successives de l’emprise des langages sur les corps, alors que
dans le matérialisme dialectique, la possibilité de la vie affirmative est
tributaire de la création, de l’apparition de nouveaux corps - sous des
conditions sur lesquelles nous reviendrons, mais la condition matérielle
absolue de la vie affirmative c’est qu’il y ait apparition de nouveaux corps,
de corps inconnus du monde dans lequel surgissent ces nouveaux corps. Et de
corps, nous le verrons, en partie méconnaissables comme corps, c’est-à-dire qui
ne sont pas sous la norme usuelle de ce que c’est qu’un corps.
Donc le premier univers est fondamentalement
l’univers d’une régulation, même si cette régulation peut être tout à fait
novatrice - de nouvelles règles, ou peut-être dirait Wittgenstein, de nouveaux
jeux - dans le rapport entre les langages et les corps. Tandis que dans la 2e
hypothèse (et tout en affirmant la possibilité de la 1ère), il n’y a
possibilité réelle de vie affirmative que sous des conditions plus drastiques
qui sont des conditions autorisent qu’on parle de nouveaux corps. Pour prendre
une métaphorique, c’est au fond quelque chose comme une conception matérialiste
de la conversion, opposée à une conception
matérialiste de la régulation. Ce qu’on veut dire par rapport à l’apparition de
nouveaux corps, c’est que le corps se convertit en autre chose que lui-même,
que la donnée matérielle fait apparaître autre chose qu’elle même. Donc il y a
réellement une conversion, une conversion matérielle - ce n’est pas une
conversion spirituelle. Il y a du nouveau dans les corps. Et nous verrons
comment ce nouveau il travaille. Alors que dans la 1ère hypothèse,
il y a les corps et il y a effectivement ce qu’on pourrait appeler
l’émancipation des corps, c’est-à-dire que les degrés de liberté possible
attribués à ces corps sont variables, donc on peut créer de nouvelles libertés
des corps. Mais dans le matérialisme dialectique, on crée par cassure sous le
règne d’un événement.
Cela nous amène à la question centrale, le fil
que nous allons suivre pour l’instant : mais dans tout ça, qu’est-ce que
c’est qu’un corps ? Finalement, pour autant que nous soutenons que le
corps est l’objet possible d’une régulation ou l’objet possible d’une
conversion, le point central c’est : qu’est-ce qu’un corps ? C’est là qu’on est au pied du mur. C’est pas une question facile,
« qu’est-ce qu’un corps ? ». C’est
notre question difficile de l’année ! Et il faut trouver la méthode. Parce
que vous voyez, finalement, ce qu’il faut faire, c’est une physique :
« qu’est-ce qu’un corps ? ». Et
alors, en philosophie, la physique, c’est toujours ce qu’il y a de plus
difficile. La métaphysique c’est facile ! Mais la physique, c’est très
difficile. Une physique philosophique, parce que nous sommes habitués à ce que
la physique soit d’une certaine façon séparée de la philosophie. La physique,
c’était une pièce fondamentale de la philosophie d’Aristote par exemple. Mais,
depuis, la physique c’est une science. Mais vous voyez que, là, nous sommes
obligés de revenir à une question proprement physique, qui était encore une
question philosophique pour Spinoza par exemple - « qu’est-ce qu’un
corps ? », « que peut un
corps ? », « nous ne savons pas ce
que peut un corps » : il dit ça, Spinoza. On
ne sait pas ce que peut un corps, et il essaie de le savoir philosophiquement.
Mais pour nous, c’est une question devenue difficile parce qu’elle est une
question physique. Alors comment traiter une question physique par des moyens
qui ne sont évidemment pas ceux de la physique ? Je ne vais pas vous
parler ici de la physique quantique ! Pas du tout. Je pourrais, mais ce
n’est pas mon intention. Mon intention est bien de revenir à la grande
tradition selon laquelle la question « qu’est-ce qu’un corps ? » peut être traitée de façon philosophique, ce qui ne veut pas
dire qu’il n’y a pas des éléments de formalisation nécessaires.
Or il est impossible de répondre à la question
« qu’est-ce que vivre ? », aussi
bien du reste dans l’élément du matérialisme démocratique que dans l’élément du
matérialisme dialectique, si on n’a pas préalablement éclairé la question
« qu’est-ce qu’un corps ? ». On peut
dire même que cette question physique c’est la question difficile. Une fois
qu’on sait ce qu’est un corps, le reste ça va tout seul. Mais « qu’est-ce
qu’un corps ? », c’est vraiment assez
difficile.
Alors on va utiliser plusieurs méthodes pour
avancer dans cette question « qu’est-ce qu’un corps ? », et avancer aussi dans la question des capacités d’un corps. Et
la première méthode, c’est de traverser intégralement un poème, qu’on a déjà
mentionné plusieurs fois, et qui est Le cimetière marin de Valéry. Alors gardez bien en tête que
nous lisons et interprétons ce poème à seule fin de résoudre pour notre propre
compte la question « qu’est-ce qu’un corps ? », même si ça peut vous paraître un peu bizarre. Alors, je ne
sais pas si tout le monde l’a ? Oui, ce sera plus commode que vous
l’ayiez. Alors demandons-nous tout de suite pourquoi. Bien, pourquoi c’est
assez simple, à vrai dire, c’est assez simple parce que quel est l’espace et le
fonctionnement de ce poème ?
Eh bien, à une de ses extrémités, le commencement, l’entrée dans le poème, le poème va décrire une sorte de disparition
intégrale du sujet, de la conscience, dans l’immuabilité de l’être. Il va nous
présenter comment, dans l’épreuve d’un lieu déterminé, on va expérimenter ce
que signifie la possible disparition de la conscience, ou du sujet, dans
l’immuabilité de l’être. Donc ce que peut signifier la non-vie, ou plus exactement
ce que peut signifier une vie comme non-vie. Ou encore, on pourrait dire :
une réduction de l’existence à l’être. Ça c’est l’expérimentation inaugurale,
c’est le point de départ.
Et à la fin du
poème, on va avoir la destruction de cette figure, figure de l’anéantissement
du sujet dans l’immuabilité de l’être, au profit de l’impératif de la
vie : « il faut tenter de vivre »,
ou bien « Courons à l’onde en rejaillir vivant ».
Le poème raconte le passage de l’un à l’autre,
le passage qui n’est pas un passage, justement, le passage qui est une rupture.
Mais comment penser cette rupture ? Vous voyez que c’est fondamental pour
notre question. Parce que si véritablement l’accès à la vie affirmative exige
une rupture, et non pas simplement une régulation différente, alors il faut
savoir quel est le régime de cette discontinuité. Et si finalement la vie
affirmative est une discontinuité et non pas une donation, nous avons à penser
la discontinuité comme telle. Mais comment peut-on penser la vie comme
discontinuité, ou selon la discontinuité ? Car en apparence, la vie, c’est
le principe de la continuité justement : nous vivons, et c’est dans
l’élément de cette continuité vitale que nous faisons ceci, cela, que nous
rencontrons des gens, etc. Vous voyez la difficulté. Et si réellement la vie
affirmative (ce qui est soutenu dans le poème) est sous condition d’une
discontinuité, comment réexaminer les rapports entre vivre et la continuité et
la discontinuité ? Et qu’est-ce que c’est que ce rapport paradoxal qui
s’institue là entre la puissance de la vie (« il faut tenter de
vivre ») et quelque chose comme une discontinuité
radicale, puisque les strophes où il va être question de la vie commencent par non : « Non, Non !… Debout ! Dans l’ère successive
/ Brisez, mon corps, cette forme pensive ! »
Nous avons là dans le « Non, Non !… »
de la négation absolue l’assomption du corps : « Brisez, mon
corps, cette forme pensive ». Il est bien affirmé
là que la puissance de la vie exige une réquisition absolument nouvelle du
corps. La « forme pensive », c’est ce
qu’il y a eu avant, c’est l’élément dans lequel la subjectivité s’abolit
pratiquement au profit de l’immuabilité ou de la grandeur de l’être. Et « Brisez,
mon corps, cette forme pensive », ça veut dire que la seule arme de la vie affirmative, c’est le
corps, le seul support, c’est le corps.
Voilà de quoi légitimer que nous examinions de
près ce poème parce qu’il est exactement un poème sur notre question. « Qu’est-ce
que vivre ? », eh bien vivre, c’est
instituer la vie comme discontinuité, au regard, précisément, de l’être
lui-même. C’est-à-dire que la vie c’est, en fait, une rupture avec l’être, dans
la modalité d’une affirmation nouvelle. Et alors, nous méditerons sur ce point,
c’est que au fond, l’idée contenue ici, et qui est à mon avis la clé de la
réponse à la question « qu’est-ce que vivre ? », c’est l’idée d’une discontinuité affirmative, et non pas d’une
discontinuité négative. Oh, c’est un thème que j’aime bien, ça. Mais là, il est
inéluctable, il est central, c’est-à-dire que la question de la vie dans
l’élément du matérialisme dialectique, si elle a un sens, ça veut dire que
l’affirmation vitale est autre chose que la négation de ce qu’il y a. Elle ne
trouve pas son essence, la vie affirmative, dans la négation de ce qu’il y a.
Et en particulier, si on pousse un tentacule politique, on dira que l’essence
vitale d’une politique n’est pas la révolte. Ce n’est pas la révolte, parce que
la révolte, c’est la négativité, et dans la négativité, il n’y a pas encore la
discontinuité affirmative de la vie. Alors que au fond, assez spontanément,
nous pensons que la clé de la vie affirmative, c’est précisément la négation,
que nous devons nier ce qui opprime, ce qui mutile. Mais si nous pensons ça, nous
sommes en réalité dans l’idée qu’il pourrait y avoir des régulations entre les
langages et les corps favorables à la vie - nous sommes donc en réalité
dans l’élément de la continuation du matérialisme démocratique. La thèse que
Valéry, le malheureux Valéry, qui est ici soumis à un supplice inattendu, cet
académicien mémorable, dans une inconscience totale, soutient une thèse d’une
extrême complexité qui est que, en définitive, l’accès à la vie affirmative,
c’est évidemment une rupture, mais que une vraie rupture n’est jamais une
négativité, c’est-à-dire qu’une vraie rupture, c’est le surgissement d’une
affirmation autre, qui ne passe pas par la médiation de la négativité. On
pourra dire que finalement la possibilité de la vraie vie est une possibilité axiomatique,
elle est le surgissement d’un énoncé, mais si nous sommes matérialistes, nous
devons dire qu’en réalité c’est le surgissement d’un nouveau corps.
Voilà, et c’est ce nouveau corps dont on ne
peut pas attendre qu’il se constitue dans l’élément de la négativité. Alors ça
c’est une thèse dont les incidences politiques, artistiques, amoureuses, etc…
sont extrêmement importantes. C’est que la négation ne crée pas de nouveaux
corps. La thèse contraire est constamment soutenue, c’est-à-dire que les nouveaux
corps, les nouvelles assemblées, les nouveaux mouvements, les nouvelles œuvres
d’art, etc. se constituent au feu de la critique de ce qui existe. Ce que nous
allons tenter de dire ici, en la réponse à la question « qu’est-ce que
vivre ? », c’est que il n’en va pas ainsi.
C’est-à-dire que en réalité, la négation n’est pas en état de constituer par
elle-même de nouveaux corps. Et que par conséquent elle constitue toujours de
nouveaux rapports des corps existants aux langages, ça oui bien sûr, et que le
grand traquenard, c’est de s’imaginer que de nouveaux rapports des corps aux
langages sont en réalité comme de nouveaux corps. Mais de nouveaux rapports des
corps aux langages ne sont pas de nouveaux corps, et par conséquent, ils sont
encore entravés quant à la possibilité de la vie affirmative par la disposition
mondaine qui est la leur. Ça, c’est un débat d’aujourd’hui, vraiment. C’est un
débat sur la question de savoir à quel prix finalement nous pouvons établir la
vie affirmative. Est-ce que finalement les négations actives ont une capacité
de génération et de renouvellement suffisant ou pas ? Alors là, ce qui est
soutenu, et que nous allons essayer d’éclairer à travers la lecture et
l’explication du poème, c’est une toute autre thèse, qui est que il n’est
possible de faire porter au corps de nouvelles formes de vie, ou de réelles
possibilités affirmatives que sous la condition que en réalité il s’agisse de
corps nouveaux, de recompositions corporelles totalement inédites.
Alors nous allons essayer de montrer que le
poème le dit à sa manière et nous allons extraire de la façon dont il le dit
des catégories nouvelles pour repenser l’intégralité de notre problème
philosophie fondamental, qui est « qu’est-ce qu’une vie nouvelle ? », « qu’est-ce qu’une vie affirmative ? », etc…
Alors, quelques considérations.
Qu’est-ce que nous allons exactement voir dans
le poème ? Je cherche quelque chose qui prépare à son audition, tout
simplement. D’abord nous allons voir les conditions générales de cette question
de la vie affirmative.
- d’abord, nous l’avons déjà dit, cette
question n’a pas de statut abstrait, général, elle est toujours relative à un
monde ou à un lieu déterminé. Ça c’est une première thèse fondamentale, qui est
d’ailleurs commune à tous les matérialismes, qui est que si vous posez la
question « qu’est-ce que vivre ? »,
vous la posez toujours relativement à ce que vous déclarez être un monde, ou le
monde, vous ne la posez pas hors du monde. Donc il faut d’abord que soit
disposé, de façon suffisamment claire, le lieu ou le monde où la question va
émerger et travailler. Donc nous aurons, dans le poème, c’est le premier
élément de portée générale, nous aurons l’institution d’un lieu singulier où la
question du surgissement de la vie va procéder. Premièrement la question
du lieu, ou du monde. Question, mais là si je
l’élaborais techniquement, mais là je ne le ferai pas, je le ferai peut-être
plus tard, on peut appeler ça question du transcendantal - singularité transcendantale. Mais lieu ou monde nous suffit tout à
fait pour l’instant.
- deuxièmement, il doit naturellement y avoir
la figure de la discontinuité. Donc il doit
y avoir un événement, mais un événement lisible dans son rattachement au monde,
ça c’est évidemment la difficulté. Evidemment il va y avoir une symbolique de
la rupture, mais cette symbolique (qu’on peut nommer événement) doit manifester son lien matériel au monde lui-même, ou au lieu pour
lequel il y a cet événement. Sinon on aurait affaire à une transcendance
miraculeuse. Donc il faut que ce soit les termes mêmes du monde qui soient à un
moment donné lisibles de façon entièrement discontinue par rapport à leur
propre être. Donc il faut qu’il y ait comme une insurrection du monde lui-même,
une insurrection interne au monde qui le soulève à l’extérieur de lui-même, ou
métamorphose telle ou telle de ses composantes. Nous verrons dans le poème que
c’est la fonction impartie à la mer. C’est-à-dire que la mer, à un moment donné,
change absolument de statut, et elle devient ce qu’on appellera techniquement un
site événementiel alors qu’elle était elle-même autre
chose, prise dans l’immuabilité de l’être.
- troisièmement, nous allons avoir la
naissance d’un corps. Ce n’est pas la continuation
des capacités d’un corps, c’est l’apparition d’un nouveau corps, la genèse d’un
nouveau corps. Et cette naissance d’un corps va devoir elle-même désigner les
composantes du monde qui fondent le nouveau corps. Ça c’est un point sur lequel
j’insiste : nous restons matérialistes. L’apparition d’un nouveau corps,
cela ne veut pas dire un surgissement ex nihilo.
L’apparition d’un nouveau corps, ça veut dire que quelque chose qui n’était pas
un corps devient un corps, c’est-à-dire qu’une multiplicité non rassemblée se
rassemble comme corps. L’image peut-être la plus banale de ça, c’est une
manifestation : des gens qui ne se connaissent pas du tout, etc… ils se
rassemblent et à un moment donné, c’est un corps. C’est un corps précaire, il
va se disperser, mais le temps qu’il existe, c’est un corps. Le corps
n’existait pas, et si ce corps existait déjà, c’est que la manifestation n’est
pas formidable, c’est-à-dire que sont venus les gens qu’on attendait. Mais si
c’est une vraie manifestation, c’est un corps absolument nouveau. C’est ça qui
surprend, d’ailleurs. Ce n’est qu’une image - la question de savoir si c’est
vraiment un corps est beaucoup plus compliquée, mais c’est une image parlante.
Et là ça va être la mer, le vent n’est-ce pas, voilà, « le vent se lève », c’est comme une manifestation, les gens se lèvent, ça se lève,
et là on va avoir dans cette levée quelque chose qui n’est pas simplement une
levée mais qui est la constitution d’une cohérence interne - un corps, il faut
que ça se tienne, donc il y aura une levée cohérente comme surgissement d’un
nouveau corps et donc comme support possible d’une nouvelle façon de penser la
question du vivre.
Donc le lieu / le monde, l’événement / la
rupture / la césure, la naissance d’un corps et puis, ça c’est la question
peut-être la plus importante et la plus subtile :
- la question de la capacité de ce corps à
traiter des points réels dans le monde. Sa
capacité à se confronter affirmativement à des points réels du monde. Ça
suppose ce qu’on sache ce que c’est qu’un point dans le monde. Et alors un
point, on en donnera une définition provisoire tout de suite pour ne pas
laisser ça dans l’énigme. Un point, c’est le moment, dans un monde, où vous
faites comparaître ce monde dans le oui ou le non d’une décision. On appellera
point d’un monde, la possibilité, à un moment donné, que quelque chose de la
totalité du monde soit décidé dans la figure du oui ou du non. C’est la
comparution du monde dans la figure de la décision ou, si vous voulez, c’est la
comparution d’un infini dans la figure du 2. C’est le brusque filtrage de
l’infini par le 2, c’est-à-dire que c’est le moment où d’une certaine façon, le
monde se présente d’une certaine façon que vous êtes astreint à dire oui ou
non. Par conséquent, la décision pure, comme oui ou non, s’impose à vous, bien
que ce qu’il s’agit de faire comparaître dans cette décision ne soit nullement
réduit à deux choses. Alors là, c’est une vieille discussion très importante,
parce que en fait - ça c’est ce que j’appelle un point, c’est pas n’importe
quoi n’est-ce pas ? On n’est pas toujours en train de traiter des points,
Dieu merci ! Faire comparaître le monde au régime d’une décision ça nous
arrive quelquefois dans la vie, mais on n’a pas tellement envie que ça arrive
tous les jours. C’est terriblement astreignant, cette nécessité impérative, à
un moment donné, que la totalité de votre vie, du monde etc… soit dans le trou
d’une aiguille, du oui ou du non, est-ce que j’acquiesce ou est-ce que je
refuse ? Ça c’est un point. Et en vérité, il y a toute une tradition que
je crois alors nous ouvrir à une définition possible de la métaphysique. Ce
n’est pas la même définition tout à fait que celle de Heidegger ou de Derrida,
mais elle est voisine quand même, et qui est la suivante : qui est l’idée
que quand il y a un point, quand on est confronté à un point, c’est qu’il y a
une dualité réelle, objective, dans le monde. Qu’en réalité, on a à choisir,
dans le monde, entre des entités qui le prédécoupent en deux. Et que le point
n’est pas seulement subjectif, c’est-à-dire au régime de la décision, il est
étayé, si je puis dire, par la considération d’une dualité objective. L’exemple
peut-être le plus canonique de cela, c’est un certain maniement de l’analyse de
classes marxiste, où finalement la décision politique est censée renvoyer à des
entités plus ou moins objectives (par exemple le prolétariat et la bourgeoisie)
qui font qu’il y a toujours une préconstitution de camps. Il y a deux camps
finalement, il y a deux camps, et toute décision est en quelque sorte étayée ou
remplie par un horizon de dualité qui est un horizon de dualité au moins
semi-objectif. Et on pourrait montrer que dans l’amour homme-femme, c’est un
peu comme ça, c’est-à-dire qu’on peut toujours dire « je vais décider » mais on va décider sur l’horizon du fait que finalement les
femmes et les hommes ont des régimes de décision distincts. Et que donc la
décision est toujours articulation de quelque chose qui renvoie ou qui est
filtré par une dualité objective. Et puis on pourrait généraliser. On verrait
qu’il y a toute une tradition qui, à l’épreuve de l’analytique de la décision,
c’est-à-dire du point, tente finalement de la fonder (la décision) sur des
dualités objectives, c’est-à-dire sur des divisions du monde lui-même. Or j’y
insiste : un point ne nous dit absolument pas qu’il y a une division du
monde. Un point fait comparaître le monde devant un principe de division, ce
n’est pas la même chose. Et rien ne vous dit que votre choix, quel qu’il soit,
puisse être étayé par une dualité réelle. Simplement, un point, quand vous avez
à traiter un point, eh bien c’est comme ça, vous êtes dans la situation d’avoir
à faire comparaître la totalité du monde devant une division.
Alors on peut faire tout un bâti mathématique
là-dessus, mais je vous en dispense entièrement. Je le signale cependant pour
vous indiquer que la question du point est une question qui est une question
susceptible d’un traitement intégralement rationnel. Ce n’est pas une
allégorie. Il y a une possibilité tout à fait constituée de donner une
définition formelle rigoureuse de ce que c’est qu’un point, comme précisément
comparution d’une infinité systématique devant une dualité qui ne lui est pas
immanente, qui ne la partage pas comme telle.
Alors on appellera métaphysique, je crois que c’est une définition possible de la métaphysique, l’idée
que en définitive le deux de la décision a un répondant dans le monde, qu’il se laisse fonder dans une dualité mondaine. Voilà. C’est très
différent de poser la question « qu’est-ce que vivre ? » si on est dans la métaphysique ou pas, vous comprenez bien. Parce
que si vous êtes dans la métaphysique, au fond la question « qu’est-ce
que vivre ? » qui finalement est la question
de savoir comment un corps traite des points, comment un corps se confronte à
des points, parce que l’activité du corps, en définitive, c’est de se
confronter à des points, il n’y a que là que le corps est totalement actif, et
pas seulement dans sa mécanique propre. Eh bien, si vous êtes dans la
métaphysique, l’activité du corps, en tant qu’il traite tel ou tel point, est
une activité transitive au monde lui-même. Elle est transitive au monde,
puisque le monde inscrit ou pré-inscrit la dualité de la décision dans sa
texture propre. Exactement comme, par exemple, si vous avez à prendre une
décision politique, elle est préformée dans le fait que, dans le monde, il y a
le camp socialiste et le camp capitaliste, ou le prolétariat et la bourgeoisie,
et donc il y a quelque chose qui est prédécoupé et qui en quelque manière
cautionne votre point, c’est-à-dire vous sert de guide dans le traitement du
point.
Si on a une théorie pure du point,
c’est-à-dire non métaphysique, c’est différent. Parce que naturellement, il y a
une rationalité de la comparution de l’infini devant le 2, mais cette
rationalité n’est pas dans une découpe du monde, elle n’est pas dans quelque
chose qui est prédistribué en deux dans le monde lui-même.
Alors, voilà ce que c’est qu’un point,
fugitivement comme ça. Et alors ça c’est le 4ème. Il y a le lieu,
l’événement, la naissance du corps et puis la capacité du corps. Ça c’est vrai,
la question de Spinoza est excellente : « que peut un corps ? » Mais là, nous établissons de façon tout à fait positive le
contexte de cette question : « que peut un corps ? ». Eh bien, ce que peut un corps, c’est traiter des points.
Traiter des points dans le monde, c’est-à-dire se confronter au mode propre sur
lequel l’infini est, du point du corps, filtré par un deux essentiel, qui est
un deux de la décision ou du choix. Donc finalement « que peut un
corps ? », eh bien un corps peut choisir. Ça
ne suppose aucun esprit, aucune conscience, c’est traiter un point.
Alors, au terme de quoi nous aurions une
définition de la vie au moins, qui ne résout pas encore la question « qu’est-ce
que vivre ? », mais qui l’avance un peu. On dira
finalement que, sous condition d’un surgissement aléatoire, que quelque chose
advienne, il y a la naissance d’un corps.
Parenthèse :
j’insiste sur le fait que la naissance d’un corps prélève sa matérialité dans
le monde et nulle part ailleurs, c’est simplement une agglomération (dotée
d’une consistance interne qui se laisse définir) d’éléments qui sont à l’état
dispersé dans le monde.
Donc il y a naissance d’un corps, et ce corps
peut porter une forme sujet, c’est-à-dire la capacité à décider des points dans
le monde. Je relis cette définition : sous condition d’un
surgissement aléatoire, il y a la naissance d’un corps, ce corps peut porter
une forme sujet (nous indiquerons là aussi ce que
veut dire porter une forme sujet) qui revient
à porter la capacité de traiter des points dans le monde, et finalement, la suite de ce traitement des points ou de ces
décisions sur des points, c’est-à-dire l’effectivité de la capacité d’un corps
doté d’une forme sujet qui est de décider des points, de faire comparaître le
monde dans la dimension du 2, cela, la suite de ces décisions, on appellera ça
une vérité. Je l’appelle une vérité par fidélité à moi-même d’un côté, mais
aussi à cause de « la vraie vie est absente ».
La vraie vie. Alors nous aussi, on cherche à quelle condition la vraie vie est
présente. Donc, la suite des décisions par lesquelles un corps nouveau
traite des points dans le monde, on appellera ça une vérité. Et alors on peut dire ce que c’est que vivre une fois qu’on a tout
ça. On dira : vivre, ça n’est rien d’autre que participer à une
vérité. Alors “participer” est un peu flou vous me direz. Eh bien oui, délibérément flou pour
l’instant, parce que qu’est-ce que veut dire exactement, pour un individu
déterminé participer à une vérité ? Eh bien il y a plusieurs réponses.
Ça peut être : être aggloméré au corps
qui supporte la forme sujet.
Ça peut être : se trouver pris dans la
forme sujet.
Ça peut être : jouer un rôle déterminant
dans le traitement d’un point.
Il y a plusieurs possibilités de donner sens,
pour un individu singulier, à « qu’est-ce que c’est que participer
d’une vérité ? » Et nous montrerons
précisément que ceci, ce sont les différentes modalités de la vie. C’est-à-dire
que la vie a plusieurs modes. Alors vivre restera toujours participer à une
vérité, mais il y aura plusieurs modes de la vie. La vie est modale. Ce ne sera
pas la même chose si c’est par agglomération au corps (ou participation à la
constitution du corps), emprise par la forme sujet, traitement d’un point. Ce
sont des modalités de la vie qui toutes reviennent à la participation à une
vérité, mais qui sont distinctes, qui sont différentes. Et alors, chacune
ouvrira une réponse possible à la question « qu’est-ce que vivre ? », même si la réponse générique est : « vivre, c’est
participer à une vérité ». Mais, remontez la
chaîne : participer à une vérité, ça veut dire participer à une suite de
décisions concernant des points du monde, décision qui relève d’une forme
sujet, forme sujet qui est portée par un corps, corps qui est nouveau,
nouveauté qui est rendue possible par une rupture événementielle, si on remonte
comme ça. Mais tout ça est intriqué. La présentation que j’en donne est
exagérément analytique. En réalité la forme sujet n’existe pas sans le corps,
le corps nouveau ne peut pas surgir sans la rupture événementielle, les points
ne peuvent pas être traités s’il n’y a pas de corps qui porte une forme sujet.
Donc tout ça est un ensemble. Et c’est cet ensemble dont au fond, quand on en
fait partie d’une manière ou d’une autre, on peut dire que on vit, que c’est ça
la vraie vie. C’est pour ça que je rappelais la formule de Rimbaud, « la
vraie vie est absente ». La vraie vie est absente
parce que la vraie vie, c’est la vie dans le vrai. Et elle est absente signifiait
simplement, et c’est très clair pour Rimbaud, il n’y a pas de vérité, je ne
vois pas où sont les vérités, je ne les vois pas, elles sont perdues, elles
sont égarées. Alors ça prend toutes sortes de formes chez Rimbaud, par exemple :
« la science est trop lente ». Ça veut
dire quoi « la science est trop lente » ?
Ça veut dire, la science n’est pas, pour moi, praticable comme vérité, ie praticable comme vie. Je ne veux pas être un savant, c’est trop lent.
Donc ce que Rimbaud veut nous dire lorsqu’il dit « la vraie vie est
absente », c’est en réalité que les vérités (tel
que vivre est participer à cela) sont absentes. Il aura fini par penser que
même la poésie, la sienne propre, ne remplissait pas cette fonction, ne pouvait
pas être tenue pour une vérité au sens de la possibilité de la vie. C’est pour
ça que finalement il a appelé ça : « une de mes folies ». Ce n’était que « une de mes folies ». Et après il est devenu commerçant. Eh bien il a eu
raison ! Parce que si on ne vit pas, autant être commerçant ! Oui,
mais c’est vrai, absolument. Ceux qui disent : « il n’y a rien de
mieux que le commerce, l’argent etc. » ont
parfaitement raison, sous condition du matérialisme démocratique. Parce que le
matérialisme démocratique qui dit il n’y a que des corps et des langages aboutit inéluctablement du point de vue du matérialisme dialectique à
la conséquence qu’il n’y a pas de vie, puisque il n’y a pas de vérité. Donc il
n’y a de la vie, du point de vue du matérialisme dialectique, que si vous avez
l’énoncé primordial « il n’y a que des
corps est des langages sinon qu’il y a des vérités ».
Mais si vous n’avez pas l’exception « sinon qu’il y a des vérités », alors vous n’avez pas la vie au sens où Rimbaud en déclarait
l’absence, et par conséquent vous devez revenir au fait que « il n’y a
que des corps et des langages ». Et s’il n’y a
que des corps et des langages, eh bien la décision cohérente, c’est d’être
commerçant, tout ça se tient.
Alors, la lecture ou le déchiffrage du poème
va se faire selon l’élucidation de ces idées. Alors je le lis bien que… je le
sais par cœur ! mais j’hésite…
Le cimetière marin (Paul Valéry)
Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
O récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !
Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le temps scintille et le songe est savoir.
Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Oeil qui garde en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
O mon silence !… Edifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !
Temple du temps, qu’un seul soupir résume,
A ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation serein sème
Sur l’altitude un dédain souverain.
Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeurs.
Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui
change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.
L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première :
Regarde-toi !… Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.
O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
alors là je ponctue :vous pouvez imaginer que celui qui a écrit “entre le vide et l’événement pur”, je ne pouvais que lui faire un sort [sourires]
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !
Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ses maigres rivages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
Une étincelle y pense à mes absents.
Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierres et d’arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombre ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !
Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Eloigne-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !
Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
A je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.
Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leurs mystères.
Midi là-haut, midi sans mouvement,
En soi se pense et convient à soi-même…
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.
Tu n’as que moi pour contenir tes
craintes !
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.
Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient des pleurs.
Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !
Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi !
Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse !
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide, et ce rire éternel !
Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable,
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !
Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
Sa dent secrète est de moi si prochaine,
Que tous les noms lui peuvent convenir !
Qu’importe, il voit, il veut, il sent, il touche !
Ma chair lui plaît et jusques sur ma couche,
A ce vivant je vis d’appartenir !
Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon
d’Elée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille, immobile à grands pas !
Non, Non !… Debout ! Dans l’ère
successive
Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… O puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant !
Oui ! grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,
Le vent se lève !… il faut tenter de
vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’aux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs.
Voilà. Alors, on n’en viendra pas à bout
aujourd’hui. Surtout que, il ne s’agit pas simplement de l’expliquer, parce
que, après tout, c’est simple, mais de prélever à partir de lui les instruments
qui vont être les nôtres pour cette question de la vie.
Alors, juste sur les étapes successives. Nous
allons premièrement montrer comment le poème construit un lieu. Ça, ça n’est
pas nous éloigner de notre problème puisque la question du vivre est toujours
une question inscrite ou relative à une figure du monde. Comment le poème
construit son lieu ? sera notre première et brève question. Ensuite,
nous allons montrer comment, dans le lieu ainsi constitué, comment se composent
les différents éléments - et c’est important parce que au fond un corps, c’est
toujours une combinaison d’éléments, je vous l’ai dit, c’est une multiplicité
cohérente singulière. Donc si nous parlons d’un nouveau corps, nous parlons
nécessairement d’un nouvel agencement des éléments du monde. De certains
éléments du monde. Donc, c’est important de savoir comment dans le monde, en
l’occurrence dans le monde du poème, s’articulent les différents éléments
constitutifs. Et troisièmement, nous verrons que parmi ces éléments
constitutifs, il y en a un qui joue le rôle de l’inexistant. Celui qui, quoique
dans le monde, inexiste à ce monde. Ou qui est dans le statut paradoxal d’être,
dans le monde, la figure de ce que ce monde résilie, ou fait disparaître. Ce
point est d’une importance considérable pour une raison toute simple que je
vais vous dire tout de suite, elle n’a rien de mystérieux… parce que qu’est-ce
que c’est qu’un événement ? Fondamentalement, un événement, pour un monde,
c’est quelque chose qui a puissance de faire exister ce qui, dans ce monde,
n’existait pas. Mais vous voyez bien que si un événement est ce qui a puissance
de faire exister dans un monde ce qui n’existait pas dans ce monde, il faut
qu’il y ait un sens à ce qui n’existe pas dans un monde. Là est la difficulté.
Que veut dire : ne pas exister dans un monde, et cependant être de ce
monde naturellement. Autrement dit, il faut que nous puissions désigner
l’inexistant propre d’un monde. D’ailleurs cet élément singulier, dans un
monde, joue le rôle de ce qui, justement, dans ce monde, n’existe pas.
Vous savez que
c’était la fonction attribuée par Marx au prolétariat, pour prendre un exemple
considérable et très abstrait. C’est exactement ce que disait le grand chant L’Internationale : “nous ne sommes rien”, alors “soyons
tout” ; entre les deux il faut qu’il se passe
quelque chose. Eh bien c’est ça l’événement ! C’est quand ce qui n’était rien
se met à exister maximalement. L’événement n’est pas ça en soi, l’événement est
ce qui rend cela possible ; c’est-à-dire qu’un événement est ce qui rend
possible que l’inexistant propre d’un lieu adviennne à l’existence dans ce même
monde, qui va s’en trouver changé dans sa logique… mais c’est dans ce même
monde que l’inexistant se met à exister. Donc, il sera évidemment très
important d’assigner l’inexistant du monde que le poème construit pour montrer
comment en effet, quand l’événement a lieu, alors cet inexistant est restitué à
l’existence. Ce que le poème dit : « me rend mon âme ». L’âme était perdue et quelque chose me la rend. Mais cette
restitution est en réalité le passage de l’inexistence (dans toute la première
partie du poème) à une forme intense et maximale d’existence. Donc on ne peut
pas penser l’événement sans avoir une série déployée de : qu’est-ce que
c’est que inexister dans un monde ? D’ailleurs ça c’est assez intuitif en
vérité. Parce que tout le monde sait que quand il se passe vraiment quelque
chose, ça veut dire que ce qui n’existait pas existe, n’est-ce pas, tout le
monde en a l’expérience. Mais si on conceptualise un peu cette expérience, ça
veut quand même dire qu’il faut traiter en profondeur le paradoxe de ce que
veut dire ne pas exister dans un monde déterminé. Parce que vous voyez bien que
l’inexistant ce n’est pas le néant. Vous ne pouvez pas réduire l’inexistant au
néant. Parce que vous devez montrer comment cet inexistant est, en un certain
sens, un élément du monde lui-même, qui a le statut singulier de ne pas exister
dans le monde dont il est élément.
Et ça c’est un
point pivot, parce que vous voyez bien que finalement on peut aussi dire que
vivre c’est être emporté par cette nouvelle existence. Parce que si vous remontez
toute la chaîne, le corps, etc., il est certain que la définition du corps va
être liée au fait que la puissance événementielle va en quelque manière
ressusciter l’inexistant ou susciter l’inexistant. Le corps, ça va être ce qui
se regroupe autour de cela, ce qui est drainé par cela, ce qui se réarticule
autour de cet existant qui surgit et qui était là, mais comme inexistant. Donc
ce n’est pas qu’il surgit en tant que nouveauté absolue : il était du
monde et avait le statut propre de l’inexistant de ce monde. L’événementialité
a puissance de le porter à puissance dans le monde. Ce qu’on va appeler un
corps, en réalité, c’est ce qui se regroupe autour de cela, c’est ce qui
affecte son intensité d’existence au nouvel existant surgi de son inexistence
antérieure.
Et donc vivre, à la
fin des fins, va être participer de tout cela. Donc vivre véritablement, c’est
être dans les effets de la venue à l’existence d’un inexistant. On peut même
dire : de la venue à l’existence de l’inexistant. Parce que dans un monde
déterminé il n’y a qu’un seul inexistant. C’est même une des définitions
possibles du monde, pris à l’envers. Qu’est-ce que c’est qu’un monde ?
C’est là où quelque chose n’existe pas, et c’est l’inexistant propre qui
qualifie le monde dans sa détermination négative. Et l’événement, donc le
corps, donc le traitement des points, donc la vérité, donc la vie, est
entièrement tributaire de cette logique de l’inexistant.
Par
conséquent : première tâche au regard du poème… Je vous donne toutes les
tâches, après vous les ferez vous-mêmes. […] Première configuration :
les éléments du lieu : vous verrez assez rapidement qu’il y en a
trois ; il y a le soleil, la mer et les morts. Ça c’est les éléments dont
l’intensité d’existence est positive, ils composent le cimetière marin ¾ qui est un lieu réel je vous signale, qui est le cimetière de la ville
de Sète, et ce lieu réel est transfiguré dans le poème comme lieu allégorique
du monde autour du rapport fondamental soleil/mer/mort. Et puis vous avez un
en-plus qui est la conscience du poète, le je infinitésimal qui parle dans le
poème et qui est confronté à ces trois éléments et qui, lui, va être proprement
le terme inexistant… parce qu’il a été anéanti par Parménide (« Zénon !
Cruel Zénon ! Zénon d’Elée ! M’as-tu percé de cette flèche ailée »), il a été percé par la flèche éléate, il est donc dans
l’immuabilité de l’être, dans l’impossibilité du mouvement. Il est capté dans
la puissance du lieu par l’immuabilité parménidienne et, à ce titre, en tant
que conscience vivante, il est inexistant. Donc le lieu, ça sera ça, ça sera
trois existants et un inexistant, pour l’essentiel. Après nous aurons à traiter
de la question exacte de l’événement. Qu’est-ce qui se passe ? Quel est
son site ? Et là, il faudra voir que l’événement est une métamorphose de
la mer. La mer qui passe de la scintillation immobile qui est le pur reflet du
soleil, son double, qui va se changer en « grande mer de délires douée ». Si on parlait comme les présocratiques, on dirait que dans ce
poème, la mer passe du côté du soleil à celui du vent. C’est toujours la même
mer. Nous verrons comment ceci, qui ressuscite l’inexistant, se dispose. C’est
pour ça que la formule clé c’est : « Le vent se lève !… il
faut tenter de vivre ! » C’est parce que le
vent se lève qu’il faut tenter de vivre. C’est une phrase causale. Si le vent
ne se levait pas, il n’y aurait pas possibilité de dire : il faut tenter
de vivre, ni même de vivre tout court. Et enfin, il faut se demander quel est
le corps qui se constitue ? « Brisez, mon corps, cette forme
pensive ! » Mais finalement de quels ingrédients du lieu se constitue
ce corps ? Pas le corps individué, biologique du poète ? C’est cela
secondairement, mais en réalité il y a constitution, dans l’élément du lieu,
qui est un nouveau corps qui est en réalité une nouvelle figure des rapports
entre mer, vent, soleil, mort, etc. Donc une nouvelle reconstitution des
éléments du lieu. Et enfin, il faut se demander quels sont les points de ce
monde, c’est-à-dire quelle est la capacité du poème à traiter les différents
points de ce monde. Points qui sont très savamment institués au cours du poème.
Le poème montre bien à propos de quoi, et dans quelle circonstance on aurait à
confronter le monde à quelque chose qui est la structure du oui ou du non,
quelque chose qui est dans le choix. Il y a toute une série. Le monde est donné
non pas simplement dans ses éléments (la mer, le soleil, etc.) mais aussi dans
ses points, c’est-à-dire dans les instances possibles d’une décision radicale
concernant le monde dans son ensemble. Une fois qu’on a repéré tout ça dans le
poème, eh bien on est dans la promesse du vivre (« il faut tenter de vivre ! ») qui
est l’aptitude de ce nouveau corps subjectivé, accédant à sa propre vie, à
traiter de façon effective les points du monde. Et « tenter de vivre », c’est ça. Parce que sinon, c’est quoi vivre, ça ne peut pas
être la répétition de l’immuabilité de vie antérieure. Tenter de vivre, ça se
passe dans le même lieu, mais vivre, ça veut dire traiter effectivement, au
régime de la décision affirmative, les points qui étaient dans le monde mais
qui ont été laissés en suspens parce que la vie n’était pas là.
Alors voilà ce que
nous dégagerons du poème. Et ce faisant, nous dégagerons toute une série de
catégories qui seront nos catégories proprement philosophiques pour traiter
d’un bout à l’autre la question de la vie.
Je voudrais de
façon brève rappeler pourquoi la question « qu’est-ce que la vie ? » s’impose à nous. Je rappelle que nous nous situons dans le
cadre général de la confrontation idéologique entre deux maximes ou entre deux
axiomes. L’axiome que je propose d’appeler celui du matérialisme démocratique,
qui est : il n’y a que des corps et des langages. Et qui est au fond
l’axiome de l’opinion dominante ; on peut même dire qu’il est l’axiome du
monde tel qu’il va. Et puis la maxime que je propose être celle du matérialisme
dialectique, en un sens renouvelé de l’expression, qui consiste à dire :
il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités. Et je
rappelle que la forme de l’axiome est significative parce qu’elle inclut en un
certain sens la reconnaissance d’un certain type de validité de l’axiome du
matérialisme démocratique. En un certain sens, il est vrai qu’il n’y a que des
corps et des langages. C’est bien pour ça que les deux axiomes peuvent être
dits matérialistes. La section qu’il ont en commun est bien celle du matérialisme :
il n’y a que des corps et des langages. Sinon qu’il y a des vérités : on
ajoutera quelque chose qui fait exception à la maxime du matérialisme
démocratique et qui donc ajoute aléatoirement un tiers terme. Je dis
aléatoirement parce que le fait de dire “sinon qu’il y a des vérités” signifie naturellement que les vérités ne sont pas un terme qui s’additionnerait
aux deux autres. Seulement tout le problème va être de comprendre comment les
vérités se situent sous la condition de l’axiome “il n’y a que des
corps et des langages”. Comment, en définitive, une
conception matérialiste, même si elle est aléatoire, comment une conception
matérialiste des vérités est possible ? à partir de quoi finalement joue
l’opposition des deux maximes, comme l’opposition d’un principe dualiste à une
triplicité, deux ou 3.
Ça c’est le cadre général. Ce qu’on peut dire
ensuite, je le formule un tout petit peu différemment que lors des précédentes
séances. Ce qu’on peut dire ensuite, c’est qu’il y a naturellement une
rétroaction de l’exception sur ce à quoi elle fait exception. Si vous dites il
n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités, vous avez
nécessairement quelque chose du “sinon qu’il y a des vérités” qui va rétroagir
sur “il n’y a que des corps et des langages”, au sens ou naturellement le “il
n’y a que des corps et des langages”, axiome matérialiste, doit en quelque
manière rendre possible ou faire place à la possibilité de l’exception ou du
supplément qui est que il y a des vérités. Et donc, évidemment, si vous
admettez qu’il y a des vérités, rétroactivement vous infléchissez la
signification de “corps” et la signification de “langages”. C’est-à-dire qu’on
ne peut pas évidemment imaginer que l’ontologie soit strictement la même, sinon
on ne comprendrait pas ce que signifie, dans son réel, l’exception du
supplément contenue dans le “il y a des vérités”. Par conséquent vous avez
nécessairement une modification de la maxime matérialiste “il n’y a que des
corps et des langages” par l’admission de l’exception ou du supplément et la
reconnaissance qu’outre cela “il y a des vérités”, étant donné que “vérité”
n’est pas réductible ni à “corps” ni à “langage” ; “vérités” est autre
chose que corps et langage, peut-être une certaine combinaison inédite des
deux, mais en tout cas ça n’est pas réductible. Si ça n’est pas réductible, eh
bien il faut que cette exception soit possible, et si cette exception est
possible, il faut que, lorsque vous admettez que il n’y a que des corps et des
langages, vous créiez la possibilité de cette exception. Donc il va y avoir une
rétroaction de “vérités” sur “langages” et de “vérités” sur “corps”.
Juste un mot, pour l’instant, de la
rétroaction de “vérités” sur “langages”. En réalité cette rétroaction est comme
une scission ; c’est-à-dire que dans la rétroaction de “il y a des vérités”
vous êtes contraints d’admettre que, en réalité, “langages” (le “il y a des
langages”) prend deux sens, et non pas un seul. Premier sens, le sens qui est
contenu dans “il y a des langages”, c’est : il y a des protocoles de
règles et de communication, de transmission. Cela va demeurer. Dans le “il y a
des corps et des langages”, vous affirmez qu’il y a un espace général de
transmission, de la communication, et ceci ne va pas naturellement être par
soi-même altéré. Mais vous allez nécessairement reconnaître un autre sens
possible de “langages” qui va être en quelque sorte environné par la question
des vérités, que je propose d’appeler un langage-sujet. L’opposition, la
scission, je ne la thématise pas pour l’instant mais l’opposition va être entre
langage de communication et langage-sujet. Langage-sujet, ça veut dire langage
lié à l’émergence subjective comme telle. Par conséquent, comme nous le
verrons, langage-sujet est primordialement dans la dimension de l’acte, et non
pas justement dans la dimension de la transmission ou de la communication. Donc
la rétroaction de “vérités” sur “il y a des langages” est en définitive la
scission entre langage de communication et langage-sujet, qui elle-même en
définitive renvoie à une scission qui est elle-même celle de l’état des choses
et de l’acte, ou quelque chose comme ça. Je le dis de façon aussi simple que
possible parce que ce n’est pas notre objet ici. Mais vous comprenez bien que
cette rétroaction, dans son opération fondamentale, c’est en réalité quelque chose
qui à l’intérieur du langage de la communication, fait surgir quelque chose qui
lui est irréductible précisément, qui est de l’ordre du langage mais qui est de
l’ordre du langage comme coupure dans le langage de la communication et pas
comme continuité avec le langage de la communication.
Je vous signale que cette conception des deux
langages n’est pas du tout inédite. A titre d’exemple vous la trouvez
explicitée chez Mallarmé par exemple. Lorsque Mallarmé oppose la nature propre
du langage poétique à la nature du langage ordinaire, il déclare précisément
que vous avez d’un côté un langage de communication et d’échange ¾ il le déclare expressément « commercial », commercial au
sens étymologique, c’est-à-dire destiné au commerce des sujets, et il compare
ce langage à une monnaie que l’on se passe de la main à la main. Ça c’est le
premier sens, et puis évidemment, il assigne au langage poétique une toute
autre fonction, qui n’est pas une fonction de communication, mais qui est en
réalité une fonction de pensée ou de création, c’est-à-dire quelque chose qui
va relever l’absence, qui va créer sur fond d’absence des entités nouvelles.
Donc chez Mallarmé il est clair que l’opposition, tout à fait ordinaire, du
langage poétique et du langage quotidien, renvoie en réalité à deux fonctions
différentes du langages qui sont, l’une la fonction de communication, l’autre
la fonction qu’on pourrait dire de fondation ou d’institution. Eh bien il y a
quelque chose d’apparenté dans ce que je vous dis : si vous admettez l’exception
des vérités, vous admettez nécessairement que l’énoncé “il y a des langages”
est un énoncé scindé, un énoncé divisé qui reconnaît à l’intérieur de lui-même
deux fonctions hétérogènes du langage, et en particulier qu’il reconnaît que
l’une fait coupure dans la fonction de l’autre, c’est-à-dire que l’une fait
coupure dans la fonction de communication. Voilà !
Maintenant quelle est la rétroaction de
l’exception “il y a des vérités” sur la question du corps ? C’est celle
qui nous retient pour l’instant. Alors nous avons dit en gros la chose
suivante : c’est que dans la conception du matérialisme démocratique, ce
qu’on appelle liberté, est la norme unique en définitive. Si on regarde de près
ce qu’il faut entendre par liberté, c’est que les langages finalement laissent
les corps déployer leurs capacités. Naturellement vous pouvez donner à cela des
assignations très précises : c’est-à-dire que langages ne soient pas
meurtriers par exemple, que les langages n’enveloppent pas la nécessité de tuer
les gens, ou de les torturer, de les violer ¾ ça c’est les formes principales de la liberté qui sont le plus
couramment évoquées dans le système démocratique des droits de l’homme. Mais
plus généralement, si vous regardez bien, la liberté c’est ça : c’est que
les corps soient en quelque manière laissés par la multiplicité des langages
dans la possibilité d’un déploiement effectif maximal de leurs capacités,
qu’ils ne soient pas contraints, brimés, obscurcis par des symboles ou par des
langages qui prétendraient assigner le corps à une sorte de tutelle qui
l’empêcherait ou lui interdirait expressément le développement de ses
capacités. Ça c’est la liberté. Vous voyez bien que cette conception de la
liberté peut envelopper des interdictions naturellement. L’interdiction que des
langages affectent les corps de façon proprement non supportable, en imposant
des foulards par exemple [sourires]. C’est un bon exemple d’intersection supposée
d’un langage et d’un corps et là la liberté s’énonce comme “il ne faut pas”.
Mais ça ça n’est pas contradictoire en soi-même. Je ne prends pas position sur
le problème pour l’instant. Mais ça n’est pas contradictoire. Effectivement on
voit même très bien sur ce type d’exemple de quoi il question : il est
question finalement de liberté (donc du matérialisme démocratique) dans la
figure de ce qu’il est loisible d’accepter ou de refuser de l’intersection
entre les langages et les corps. Et donc la maxime du matérialisme démocratique
est finalement assez simple, simple dans son principe mais extrêmement
compliquée dans ses dédales pratiques, elle est que les langages (et pour cela
il est préférable qu’il y en ait plusieurs, de fait), que la multiplicité des
langages soit telle que les corps y soient le moins astreints possible du point
de vue du développement de leurs capacités. Si on discute le détail de cette
ontologie, on verra qu’il est supposé qu’il existe quelque part qu’il existe
une bonne nature du corps, quelque chose comme un corps naturel, parce que
sinon on n’a pas de normes développables sur ce qu’est en réalité la libre
capacité des corps et on entre dans un noir des langages et des corps qui est
inextricable. Donc on doit supposer nécessairement qu’il y a une nature propre
des corps qui fait qu’on sait quand même dans quels cas les langages sont
contraignants par rapport aux capacités des corps et dans quels cas il ne le
sont pas ou moins. Mais laissons cette discussion très philosophiquement
constituée depuis les discussions sur le droit naturel etc. Et on comprend
pourquoi dans le matérialisme démocratique vous avez réellement une norme
fondamentale qui est de la norme de la liberté ainsi définie.
Si vous ajoutez qu’il y a des vérités vous
allez avoir un déplacement à la fois structurel et normatif parce que, en fin
de compte, “il y a des vérités” suppose un régime d’exception. Si vous avez un
régime d’exception, c’est que vous avez une clause de rupture, vous n’êtes pas
dans la simple continuité du “il y a des langages et des corps” c’est-à-dire
que vous reconnaissez qu’il y a des choses qui font coupure dans le régime du
“il y a”. Et alors il y a un autre “il y a” que le “il y a des corps et des
langages”. Par conséquent si vous nommez cela vérité, vous êtes en train de
dire qu’il n’y a de vérités que sous condition d’un système de ruptures. Comme
vous le savez, la philosophie dans pratiquement toutes ses tendances a décidé
de nommer cela événement (cf. Heidegger, etc.).
Evénement ça désigne en définitive l’exception au régime du “il y a” qui fait
que quelque chose comme la pensée ou les vérités sont possibles. Donc “il y a
des vérités” signifie qu’on est dans les conséquences de quelque chose comme un
événement qui précisément nomme la discontinuité du régime du “il y a”. C’est
pour ça aussi que c’est dialectique, c’est que ça intègre la figure de la
discontinuité, alors que le matérialisme démocratique est essentiellement continuiste,
c’est fondamental çà ! C’est pour ça qu’il est dans l’hypothèse d’un
progrès continu qui rend possible la généralisation d’un espace démocratique,
même s’il faut de temps en temps pousser un peu fort. Et donc on est dans un
discontinuisme qui désigne finalement que le “il y a” à soi seul n’est pas tel
qu’il épuise la potentialité. Et donc vous voyez bien que la maxime ne peut pas
être « laissez être les capacités des corps », que les langages
laissent les corps tranquilles au maximum. Ça ne peut pas être ça parce que ça
doit intégrer l’élément de discontinuité constitutif de la possibilité d’une
vérité.
Alors, que dire ? Là il y a plusieurs
possibilités. La plus radicale que je crois aussi être la plus tenable est que,
dans le cadre du matérialisme dialectique, c’est-à-dire sous la reconnaissance
de l’exception événementielle, vous avez non pas du tout la thèse qu’il faut
laisser être les capacités des corps mais la thèse que se forment de nouveaux
corps. Donc nous sommes dans une théorie de la métamorphose ¾ complicité avec le lexique de Deleuze. Nous sommes quand même dans une
logique de la métamorphose qui est une logique, non pas de la continuité des
effets internes au devenir du corps, mais dans une thèse qu’il peut apparaître
de nouveaux corps. Et ces nouveaux corps, qu’est-ce qui va, de façon tout à
fait générale, les caractériser ? Eh bien précisément qu’ils seront aptes
à porter un nouveau formalisme subjectif. Ce sont des corps pour une nouvelle
forme sujet qui sera précisément le sujet de vérité.
Donc nous aurons rupture événementielle
rendant possible l’émergence de nouveaux corps, corps qui peuvent être la
matérialité, le support matériel de la forme subjective renouvelée, laquelle
aussi inclut le langage-sujet. Vous voyez que le protocole du point de vue des
corps oppose en réalité la théorie d’une naturalité du corps qui doit être
laissé à sa capacité, et la thèse qui est tout à fait différente qui est de laisser
être le surgissement des nouveaux corps, corps qui vont être les porteurs
matériels des formes-sujet qui vont émerger sous condition de l’événement, qui
à leur tour vont porter les processus de vérité.
Et alors, finalement, on peut dire que ce que
l’événement va rendre possible - c’est ça que dans un nouveau registre nous
allons appeler la vie hein ? La question c’est : « qu’est-ce que
vivre ? » après tout. « Qu’est-ce que vivre ? » qui
n’est pas exactement la même chose dans le matérialisme dialectique ou dans le
matérialisme démocratique. Alors « Qu’est-ce que vivre ? » c’est
toujours lié évidemment à la persistance d’un corps - ce n’est pas possible de
penser quelque chose sous le nom de vie sans assigner à un moment donné ça à la
persistance d’un corps, sauf que là il s’agira des conditions de persistance et
de développement, et en même temps de surgissement de nouveaux corps. Alors il
y aura quelque chose dans le « vivre » qui sera toujours en effet de
l’ordre de la seconde naissance, disons-le comme ça, c’est-à-dire seconde
naissance co-appartenant à un nouveau corps. Etant donné que
« corps », ce n’est pas nécessairement le corps biologique justement,
ce n’est pas nécessairement la forme organique du corps. « Corps »,
c’est précisément ce qui est susceptible, sous condition d’un événement, de
porter un figure neuve du vrai. « Corps » peut être beaucoup de
choses évidemment, mais c’est vrai que « vie » est associée à
« corps » sauf que là, « vie » sera associée à
« émergence d’un nouveau corps » et par conséquent, au niveau le plus
élémentairement subjectif, seconde naissance - pour ceux qui ont de la
chance : 3e ou 4e… ou 20e pour ceux qui
sont bénis des dieux, si dieu il y a, c’est-à-dire si événement il y a,
n’est-ce pas… si rencontre il y a, mais enfin ce sera une nouvelle naissance.
Alors cette idée de la nouvelle naissance
n’est pas du tout une idée neuve, c’est une idée très ancienne. A vrai dire
elle est déjà chez Platon ou avant, dans les protocoles religieux les plus
anciens si l’on veut. Mais là elle est assignée au matérialisme. Donc le
matérialisme doit être pris au pied de la lettre, c’est-à-dire nouveau corps,
nouvelle incorporation. Et cette incorporation est l’incorporation de
quoi ? Eh bien l’incorporation des corps, car il n’y a que des corps et
des langages. Donc c’est bien au sens strict une seconde naissance, parce que
c’est une incorporation de ce qui se présente déjà comme étant des corps. C’est
pour ça que ce n’est pas l’incarnation, au sens du christianisme, qui est le
devenir corps de l’esprit. Il n’y a pas d’esprit précisément, il n’y a que des
corps et des langages. Nous sommes matérialistes : il n’y a pas d’esprit
pour s’incarner, il n’y a que des corps et des langages. Mais nous admettrons
qu’il puisse y avoir une incarnation des corps, c’est-à-dire une
réincorporation des corps. Et alors là je voudrais dire que ce n’est pas du
tout une expérience inimaginable. C’est une expérience commune, l’expérience à
laquelle je me réfère : l’idée qu’on est incorporé à un nouveau corps.
Pour prendre un exemple empirique que nous utilisons souvent ici parce qu’ils
est didactique : c’est l’incorporation à un corps politique - et
prenons-le au sens le plus immédiat : l’incorporation à une manifestation.
Il y a un corps politique qui se constitue, il est plus ou moins solide, plus
ou moins ferme ou déterminé… laissons ça de côté, c’est un nouveau corps qui se
constitue. En tant que corps politique c’est le corps collectif qui est en jeu.
Et votre corps va s’incorporer à ce corps, et s’il n’y avait pas ces
incorporations, eh bien il n’y aurait pas le nouveau corps, c’est clair. Il
faut qu’il y ait une incorporation des corps pour qu’il y ait ce corps. Il n’y
a pas besoin d’imaginer que c’est un esprit : ce sont vraiment des corps
qui constituent ce corps collectif manifestant. Et le corps collectif
manifestant, il va porter quelque chose, il va porter une forme-sujet quelconque,
c’est-à-dire à vrai dire des effets de langage divers et variés, ou peut-être
au contraire très concentrés et très unis, il va apporter des mots d’ordre par
exemple, il va dire quelque chose. Mais vous comprenez bien que quand ce corps
dit quelque chose vous avez un effet subjectif nouveau porté par un corps
nouveau. Et il faut qu’il y ait le corps, sinon il n’y aurait rien. Parce qu’il
n’y a pas d’esprit pour dire le mot d’ordre. Il faut bien que ce soit un corps
qui le prononce.
Donc vous voyez… et là c’est une expérience
d’incorporation, et d’incorporation du corps. Et vous allez avoir une
forme-sujet qui en quelque manière va s’emparer de ce corps, va à la fois le
constituer et être portée par lui. Donc vous allez bien avoir un nouveau corps
qui est mesurable d’un côté à des incorporations (parce qu’il n’est constitué
que d’incorporations), donc il est bien fait avec les corps qu’il y avait là,
et d’un autre côté il va porter une forme subjective, en l’occurrence une forme
subjective de type politique. Etant entendu que la réalité matérielle de cette
forme-sujet va être le nouveau corps. S’il n’y avait pas ce nouveau corps il
n’y aurait pas la possibilité de quoi que ce soit.
Ça c’était un exemple empirique. Un autre
exemple empirique, c’est l’amour. Dans l’amour il y a aussi incorporation à un
nouveau corps. C’est pas simplement la rencontre en extériorité de deux corps.
Si c’est réellement amoureux, vous avez une entité qui constitue son propre
corps. Et on le sait très bien parce que ce qui est son corps est changé ¾ c’est lui et ce n’est pas lui en même temps, tout le monde le sait.
C’est un peu un corps enchanté, quelque chose comme ça. Ce corps enchanté est
un nouveau corps. Et ce nouveau corps n’existe que parce qu’il y a le corps de
l’autre bien sûr. Donc en vérité, vous avez à considérer qu’il y a émergence
d’un corps à l’intérieur duquel il y a des différenciations (il y a des
différenciations dans tous les corps), qu’on peut appeler le corps amoureux, et
qui porte quoi ? Il porte une nouvelle figure subjective, une nouvelle
figure existentielle, une nouvelle figure déclarative, etc. Donc aussi la capacité
de porter de nouveaux langages, de nouvelles déclarations, et dans ce cas-là
aussi, l’expérience véritable ce n’est pas une expérience en extériorité, c’est
plus profondément une expérience d’incorporation de ce qu’il y a, c’est-à-dire
des corps et des langages.
Alors tout ceci pour dire que, en définitive,
la question du corps c’est la question de “qu’est-ce que c’est qu’un nouveau
corps ?”. Etant entendu que le “il y a des corps”, c’est le “il y a” des
multiplicités réelles, et rien d’autre. Puisque nous reconnaissons parfaitement
qu’en effet il n’y a rien d’autres que des multiplicités réelles. Donc il y a
des multiplicités réelles mais, sous certaines conditions, les multiplicités
réelles constituent des corps subjectivables, c’est-à-dire des corps aptes à
porter l’émergence d’une nouvelle figure subjective.
Et donc s’agissant du sujet, soit dit en
passant, vous avez au fond, comme toujours, une physique et une métaphysique.
Alors prenons-le en sens inverse : vous avez une métaphysique du sujet, du
sujet de vérité, qui est : quelle est la nature de sa forme ? Est-ce
que c’est par exemple une forme politique, amoureuse ou artistique. Ça renvoie
à des schèmes que peut-être nous recroiserons mais qui concernent en réalité la
forme qui va s’emparer du corps et être portée par lui en même temps ¾ ça on peut l’appeler la métaphysique du sujet, c’est-à-dire finalement
sa théorie formelle ; enfin, c’est le versant langage d’ailleurs de la
question du sujet. Et puis, s’agissant du même sujet de vérité, vous avez une
physique. La physique c’est quoi ? C’est : qu’est-ce que le
corps ? Qu’est-ce que c’est que ce corps-là ?…qui est apte à porter
une forme-sujet. Encore une fois, il faut un peu s’éloigner de la stricte
autorité du schéma du corps biologique. Il faut savoir qu’il peut y avoir
d’autres figures du corps qui procèdent par incorporation et qui portent un
formalisme subjectif de type nouveau. Mais ça, “qu’est-ce que c’est que le
corps ?”, c’est une physique. Et pourquoi c’est une physique. Eh bien
parce que ce corps est fait avec ce qu’il y a. Il est sous condition d’une
rupture ou d’un événement, sous condition que quelque chose arrive qui n’est
pas déductible de ce qu’il y a. Ça c’est fait. Mais en tant que corps il est
fait avec ce qu’il y a. Reprenez les exemples que je vous donnais tout à
l’heure. Que ce soit le corps amoureux, le corps manifestant, etc., ils sont
fait avec les corps qu’il y avait là. C’est là que nous ne lâcherons pas le
matérialisme n’est-ce pas. L’incorporation est une incorporation faite avec des
corps. Donc la physique du sujet, là, c’est comprendre comment il peut se
faire, quand il y a un événement quelconque, que surgissent des nouveaux corps.
Etant entendu que ces nouveaux corps sont des combinaisons de ce qu’il y a,
c’est-à-dire des corps qui sont déjà là. Ce ne sont pas des corps qui
surgissent de rien. Ce sont des corps qui sont finalement d’autres manières
d’articuler, de regrouper, de donner cohésion à des corps qui sont là. Donc
c’est bien une physique. J’entends pas physique une logique des corps au sens
fort, c’est-à-dire comment peut apparaître, dans l’espace de sa cohésion
logique nouvelle, un corps qui procède finalement des corps qui sont là, des
corps qui existent.
Or ce qui apparaît très vite lorsqu’on traite
cette question dans son ensemble, lorsqu’on crée des assises pour développer le
matérialisme dialectique, c’est que… A vrai dire, la question difficile, c’est
la physique. C’est ce que je vous disais : la physique c’est toujours plus
difficile que la métaphysique. Parce que, en vérité, la question de la
forme-sujet est une question formellement délicate mais dont le protocole de
conviction n’est pas extraordinairement complexe. On peut comprendre assez bien
ce que sont les différents types de protocoles subjectifs, et la typologie qui
distingue comme grand type subjectif, le type fidèle, le type réactif et le
type obscur… trois grandes instances de la figure subjective, se déduisent
assez bien de ce qu’on peut considérer, d’une façon assez élémentaire, comme
des opérations de conséquence, de négation, etc. La théorie du sujet, si vous
voulez, est une théorie formelle. La métaphysique est formelle, et ce
formalisme subjectif (dont je ne dis rien pour l’instant) n’est pas la part la
plus difficile du labeur.
Par contre, la question « qu’est-ce
qu’un corps ? » est réellement compliquée.
Et on comprend bien pourquoi. Parce que là nous sommes réellement dans une
physique philosophique, si vous voulez, c’est-à-dire dans le moment où nous
avons à comprendre comment quelque chose de nouveau, là, est réellement fait
avec de l’ancien. Le formalisme subjectif, lui, il a pour condition qu’il y ait
un corps. Vous supposez en un certain sens que le problème physique est résolu,
et à ce moment-là vous vous déployez dans “qu’est-ce que c’est qu’un
formalisme” un fois que vous avez un corps. C’est assez compliqué, mais pas
trop. Tandis que la question de savoir comment émergent les nouveaux corps, la
question proprement physique, est une question plus redoutable, plus
compliquée, pour une raison au fond que l’on comprend assez bien qui est que…
il y a une propriété du corps que tout le monde peut comprendre qui est que un
corps qui apparaît c’est, en quelque manière, comme une cohérence, une cohésion
ultime qui apparaît. Donc quelque chose se tient là, dans un monde secoué par
un événement quelconque (qui peut être une rencontre, une manifestation… enfin
ce que vous voulez), il y a un événement, il y a une rupture, ça se tient là,
et ça se tient là dans une visibilité, dans une expérimentabilité (si vous me
permettez un mot affreux) qui n’était, elle, pas là, mais c’est fait avec ce
qu’il y avait là. Donc vous avez à penser que, bien que ce soit en un certain
sens complètement là, c’est-à-dire c’est visible là, dans ce monde, pas
ailleurs, cependant en un autre sens c’est tout à fait nouveau. Et donc c’est
la question d’une cohésion de type nouveau, c’est-à-dire de quelque chose dont
on reconnaît toutes les composantes, qui ne surgissent pas du vide, qui étaient
là mais se trouvent articulées dans une visibilité neuve. Et donc, en
définitive, la question du corps, la question de la physique, c’est une
question logique ¾ c’est-à-dire il
faut que vous compreniez ce que veut dire que la composition, la cohérence
nouvelle d’éléments qui étaient là mais qui étaient là dans une autre
composition. Et donc finalement, le point difficile c’est de comprendre la
logique du corps. Comment s’articule, dans la nouveauté post-événementielle,
les figures du corps ? avec cette exigence matérialiste rigoureuse qu’on
ne peut pas choisir la facilité de dire que ce qui compose le corps n’était pas
là. Parce que ça ce serait créationniste. Il faudrait une création, et donc un
élément totalement hétérogène au matérialisme.
Donc c’est de là que surgit pour nous la question
« qu’est-ce qu’un corps ? ». Et
cette question demande un certain nombre de précautions afin de respecter à la
fois le principe selon lequel le corps subjectivable est toujours un corps qui
surgit. Deuxièmement : il doit être identifiable comme corps, donc il faut
qu’il ait une cohérence propre (ça c’est la question logique). Et
troisièmement : il faut qu’il soit composé avec ce qu’il y avait là (le
problème matérialiste). Donc vous voyez les trois conditions de la physique des
corps. Premièrement : c’est un nouveau corps, et non pas la continuation
des capacités d’un corps déjà là. Deuxièmement : bien que ce soit un
nouveau corps, il apparaît comme corps, il a une logique propre, il a une
cohésion immanente, il est dans la visibilité comme corps. Et
troisièmement : il apparaît comme corps en tant que composé de ce qu’il y
avait là.
Alors c’est cette triple injonction que nous
essayons pour l’instant de mettre à l’épreuve et que nous avions décidé de
mettre à l’épreuve dans la méthode singulière qui était la traversée d’un
poème, parce que ce poème me paraissait être, et est en effet, en tant que
poème, l’histoire de l’apparition d’un corps. Comme c’est un poème, c’est en
même temps dans une dimension close, suffisamment close pour nous permettre des
abstractions transitoires. Le poème est Le cimetière marin de Valéry.
Que va raconter ce poème ? Le poème
raconte, il est assez simple finalement…
C’est : présentation d’un lieu, donc en
quelque sorte proposition d’un monde. A l’intérieur de cette proposition d’un
monde, nous verrons qu’en réalité il est composé de quatre paires… A
l’intérieur de cette proposition d’un monde :
- théorie de l’immobilité, c’est-à-dire
théorie continuiste au sens strict, c’est-à-dire théorie de ce que serait ce
monde s’il était entièrement immobile, si on prenait au sérieux son immuabilité
immanente.
- deuxièmement : théorie de ce que
j’appellerais le terme inexistant de ce monde - c’est la conscience du poète.
- ensuite : constitution événementielle,
c’est-à-dire protocole de rupture.
- et à partir de là, immédiatement branché sur
le protocole de rupture : constitution du corps et, rétroactivement,
lisibilité des capacités du nouveau corps à traiter de façon nouvelle des
points dans la situation. C’est le schéma qui nous intéresse.
Alors on part d’un lieu qui est, je le
rappelle, le cimetière marin de la ville de Sète. Vous pouvez y aller. Il faut
voir… c’est étrangement réel. C’est un cas très frappant, dans lequel si on y
va, on le reconnaît absolument, alors que d’une certaine manière il n’est pas
décrit. Enfin il est décrit d’une manière très abstraite : la mer… Quand
on y va, on est sûr que c’est là. C’est très frappant sur ce que c’est un
poème, à savoir un poème, quand c’est complètement réussi, c’est une généralité
absolument singulière ; c’est-à-dire que vous pouvez toujours poétiser
l’expérience la plus radicalement singulière. Ça, ça fait du poème un langage
exceptionnel. Le poème peut réellement partir de quelque chose qu’on peut juger
apparemment intransmissible, parce que c’est une singularité absolue. Et on
peut juger que la singularité absolue en tant que telle n’est pas
transmissible […] Plus la poésie est contemporaine, et plus elle s’enfonce
dans la singularité absolue. Et le poème est apte à faire que cette singularité
absolue accède à un certain type d’universalité, sans être arrachée, décollée
de sa singularité. La poésie, c’est comme ça. C’est ce qui fait d’ailleurs que
Platon en est très inquiet. Il en est très inquiet pour une raison fondamentale
que lui, quand même, au moins en apparence (car Platon est un personnage
extrêmement rusé et tortueux) ce que nous dit Platon, c’est que pour accéder à
l’intelligibilité de la chose, il faut sortir de sa singularité ou de son
immédiateté. C’est d’un platonicien banal : il faut ne pas s’attarder à
cette table, mais monter jusqu’à la table en soi, et puis après on revient à
cette table mais on ne peut pas rester collé sur cette table et, comme telle,
la porter à l’universel. L’universalité c’est l’universalité de l’idée, donc
elle est en un certain sens quand même ailleurs. C’est l’idée du lieu, là, il y
a un lieu d’intelligibilité qui est différencié du lieu de l’immédiateté. Ça
c’est du platonisme élémentaire. Peut-être d’ailleurs en partie faux. Mais
enfin c’est ça qu’on prend généralement sous le nom de platonisme. Et alors ce
que le poème dit, c’est que c’est pas du tout comme ça. C’est que, au
contraire, vous pouvez parfaitement universaliser cette table. [Regardant une vilaine
table de l’amphithéâtre] Cette table, ce ne serait pas facile… ce serait un
défi ! Mais le poème, principiellement, affirme que c’est possible. Vous
pouvez échouer, ou ne pas y arriver, mais ça n’est pas parce que c’est
impossible. Et alors dans le cas qui nous occupe, c’est tout à fait frappant…
c’est absolument vrai que le point de départ du poème est le cimetière marin de
la ville de Sète. Le poème ne le décrit pas à proprement parler, et cependant
il ne le quitte pas. Il n’a pas besoin de le quitter pour constituer ce qu’il a
à constituer, c’est-à-dire quand même et en définitive des valeurs
universelles. Et donc, n’importe quoi est susceptible d’être universalisé par
le poème sans qu’on ait besoin de sa description pour cette opération. C’était une
parenthèse sur le poème. Et au fond, la grande tension platonicienne c’est
entre le poème qui rend possible cette opération et puis les mathématiques qui
procèdent en sens inverse, qui procèdent au contraire par l’appréhension
immédiate de quelque chose qui n’a pas d’autre sens que son universalité
axiomatique, pas d’autre sens que d’être affirmé dans l’élément d’ailleurs non
langagier, quasiment translangagier ou directement symbolique de son
universalité, c’est-à-dire de sa transparence. Ceci dit on peut bien voir que,
venant de là, les mathématiques finissent par se diriger, par des espèces
d’épaississements et de complexifications, vers des singularités de plus en
plus grandes. C’est pour ça que je dis que c’est en sens inverse. En réalité ce
sont plutôt deux mouvements croisés que deux mouvements antinomiques. Mais ils
sont antinomiques quant à leur point de départ. C’est ça qui constitue la
tension, non seulement du platonisme, mais finalement de la pensée elle-même.
[…] Et alors, ce lieu, dans sa substance, dans
la substance qui nous intéresse est réduit à quatre termes. Vous avez la mer,
le soleil (qui pourra aussi s’appeler midi), les morts (ça peut être aussi
les tombes du cimetière) et la conscience du poète. Ce sont les quatre termes
dont la variation et l’articulation constituent l’étoffe tout entière du poème.
Les trois premiers termes, c’est-à-dire la mer, le soleil et les morts ont en
quelque sorte une existence indubitable ¾ c’est ça qui les caractérise. Ce point mériterait un développement à
lui tout seul mais je ne fais que l’esquisser : en réalité, qu’est-ce que
c’est qu’un monde ? Là nous avons un monde qui est le cimetière marin. Un
monde, ce sont des termes associés à un certain degré d’existence. Vous ne
pouvez pas simplement dire que le monde ce sont des termes, vous devez de
surcroît donner en quelque manière, ou faire comprendre l’intensité de leur
existence dans le monde en question. Donc, en réalité, un monde ça se compose
de termes associés à une mesure d’intensité existentielle qui au fond indique
leur degré d’immanence au monde en question. Ce degré est variable, c’est une
intensité variable qui est associée aux termes, de sorte qu’en définitive un
objet du monde c’est un couple et non pas une unité simple. Un objet du monde,
et ça c’est très général, c’est un terme plus une évaluation d’existence, une
évaluation d’intensité que je renvoie pour ma part à quelque chose que
j’appelle le transcendantal. Et donc on peut dire que le monde c’est des termes
affectés d’une évaluation transcendantale. Bon, on ne va pas entrer dans les
détails techniques de cela. Et alors, on peut dire que dans le poème de Valéry,
le soleil, la mer et les morts ont une intensité transcendantale maximale. Ce
qui veut simplement dire que leur appartenance à ce monde, leur existence dans
ce monde est absolument indubitable. Ce monde comprend, contient la mer, le
soleil et les morts, tout ça c’est le cimetière marin sous le soleil de midi.
Et vous avez le terme, la conscience du poète
dont le degré d’existence est douteux. Il n’est certainement pas évidemment
maximal, il est aux lisières de l’annulation. C’est un degré qui tend vers
la minimalité.
Et alors, comment vont travailler les valeurs
poétiques ? Eh bien les valeurs poétiques vont travailler de la façon suivante :
le soleil et la mer vont être en relation de réciprocité, c’est-à-dire qu’on
peut dire que le cimetière est le lieu où la mer n’est rien d’autre que le
miroir du soleil, la mer est le miroir du soleil. Et, en un certain sens, le
cimetière marin est le lieu où l’on voit la relation entre le soleil et la mer.
C’est le lieu où l’on voit que la mer n’est rien d’autre que le point de miroir
du soleil. Et conséquemment on peut dire ceci : du point de vue des morts,
du point de vue de ce 3e terme fondamental que sont les tombes, ce
qu’on voit c’est l’immobile relation entre le soleil et la mer. Donc, en
définitive, le monde c’est la relation soleil-mer-morts où, du point de vue de
cette absence qu’est la mort, du point de vue de cette dissolution terrestre qu’est
la mort, on voit la mer et le soleil comme un couple immobile, chacun étant en
quelque manière le principe de l’autre. Vous regarderez d’excellents exemples
de tout cela dans les strophes 10, 12 et 13 en particulier.
Et alors la conscience là-dedans va au fond
intervenir comme la question de son propre degré d’existence, c’est-à-dire
comment se situe la conscience du poète par rapport au triplet
morts-soleil-mer, c’est-à-dire vous le voyez bien par rapport à un principe
fondamental d’immuabilité ontologique. Parce que, dans les strophes 14 et 15,
ce qui est expliqué, c’est que les morts c’est au fond cette dimension du sujet
humain qui a pris le parti de l’immuabilité, qui a pris le parti de la non-vie ¾ “Ils ont fondu dans une absence épaisse, L’argile rouge a bu la
blanche espèce”… Donc les strophes 14 et 15 racontent comment les morts sont
cette part possible de la conscience qui adopte le principe de l’immuabilité,
c’est-à-dire qui tombe du côté finalement du soleil et de la mer dans leur
immuabilité réciproque. Et la conscience, de ce point de vue-là, subit la
tentation cruelle de s’identifier aux morts, de considérer que sa part de réel
c’est finalement le peuple des morts. Et elle en subit la tentation parce que,
si au fond la conscience s’identifie au peuple des morts, elle va être
simplement le point nul du lieu tout entier. Elle va devenir cette nullité pure
(cette “sombre citerne” dira le poète) qui est homogène à l’immuabilité du
soleil et de la mer.
Et donc le 4e terme, au fond, est sous
la tentation de se résorber dans le jeu des trois autres, c’est-à-dire au fond
de prendre le parti de la mort comme ce qui fait rejoindre l’être. Ce n’est pas
une idée spéculative : en définitive le parti de la mort est ce qui fait
que la conscience s’ontologise, que la conscience rejoint le destin général de
l’être. Et la mort est la médiation entre l’incertitude de la conscience et la
certitude de l’être. Et là, métaphoriquement, poétiquement, les morts, le
peuple des morts, c’est la médiation entre la faible existence de la conscience
et la splendide immuabilité du couple de la mer et du soleil. Vous voyez
comment le drame est disposé. Et donc on comprend très bien que tout ça se
termine par une strophe entièrement spéculative, ou philosophique, sur la
question de Parménide. Alors : “Zénon, cruel Zénon…” c’est un peu allusif
pour qui ne connaît pas, mais si l’on reconnaît que ce dont il est question ici
c’est de la victoire philosophique de Parménide et de Zénon, c’est-à-dire de
ceux qui au tout début de l’histoire de la philosophie ont nié le mouvement,
ont procédé à la négation du mouvement et considéré que l’apparaître du
mouvement a pour essence l’immobilité. Vous voyez les formules : cette
flèche qui vibre et vole c’est l’apparaître et qui en réalité ne vole pas.
C’est le paradoxe de la flèche dans Zénon où il tente de démontrer que quand
nous croyons que la flèche de l’archer se meut, en réalité on peut démontrer
qu’elle reste entièrement immobile. De même le paradoxe de Zénon sur Achille
qui ne rattrapera jamais la tortue parce que si on décompose les mouvements on
voit que rattraper un autre mouvement est impossible.
Donc avec ces paradoxes qui nient le
mouvement, le poème semble affirmer en son point quasi terminal que, en
définitive, la mort l’a emporté. Que la mort, physiquement présente dans le
monde, l’a emporté. Mais elle l’a emporté (ça c’est un point très important)
parce qu’elle est une médiation pour la souveraineté immuable de l’être. Elle
l’a emporté non pas en tant que tentation existentielle, nihiliste etc. non ce
n’est pas ça. Elle l’a emporté parce que finalement le peuple des morts a
rejoint cette espèce de splendeur immobile qui corrèle le soleil et la mer. Et
en fait, on peut penser ainsi parce que l’idée sous-jacente est que l’immuabilité
de l’être est une espèce de transcendance que les morts ont déjà rejoint. La
conscience est au fond l’absente de cette transcendance. Alors ça c’est le
passage “Midi là-haut…” (strophe 13), Midi là-haut
c’est la transcendance, Midi là-haut en soi se pense comme il convient à
soi-même, c’est l’idée d’une autosuffisance de la transcendance de l’être ¾ “Midi là-haut, midi sans mouvement, En soi se pense et convient à
soi-même…” et ce que le poète exprime après c’est que la seule chose qui
pourrait objecter à cette immuabilité ce serait la conscience (négativité,
crainte, contrainte ¾ “je suis en toi le
secret mouvement” : moi, la conscience, je suis en toi ce qui pourrait
objecter au triomphe de l’immuabilité de l’être). Mais finalement, ce n’est pas
ce que le poème déclare. Le poème déclare, semble s’orienter vers le triomphe
de Parménide et de Zénon, c’est-à-dire vers le triomphe du tandem de la mer et
du soleil, avec la complicité des morts.
Et alors, c’est à ce moment-là que nous
avons : “Non, Non !” au début de la strophe 22. [Alain Badiou donne
lecture de la strophe 22.] Et alors là il faut faire très attention parce que
évidemment “Brisez mon corps, cette forme
pensive !”, donc là il est clairement annoncé que
le seul appui possible pour échapper à ce triomphe de l’immobilité de l’être,
c’est le corps ¾ “Brisez mon corps,
cette forme pensive !” la forme pensive c’est évidemment la pensée
parménidienne, c’est la pensée qui s’est laissée gagner par le triomphe du
soleil et de la mer. Et alors on peut briser cette forme pensive, mais c’est
par le corps. En apparence on pourrait dire le corps ici, c’est le corps tout
simplement, c’est-à-dire le poème fonctionne dans l’opposition du corps et de
la pensée : “Brisez mon corps, cette forme pensive !” et puis après “Courons
à l’onde en rejaillir vivant !” Donc une lecture élémentaire du poème, une lecture en quelque manière
nietzschéenne, au sens où on disait platonicien tout à l’heure, c’est-à-dire
nietzschéenne basse où il s’agirait de dire : finalement faisons
insurrection du corps et de la vie contre les sortilèges de la pensée
abstraite, de la philosophie et de la religion. On pourrait l’interpréter comme
ça et ça a été souvent été interprété comme ça, c’est-à-dire qu’on en
appellerait à la réserve des possibilités du corps, et on dirait que le corps
est l’affirmation de la vie contre le sortilège maritime du soleil. Donc on
aurait finalement une philosophie de la spontanéité vitale, opposée à une
philosophie de la captation de l’esprit par l’immobilité de l’être.
Seulement je pense que ce qui se passe, y
compris dans le poème n’est pas de cette nature. Parce que ce qui se passe en
réalité dans le poème, et qui rend possible le “Non, Non !…
Debout !”, c’est une modification du statut de la
mer, c’est-à-dire que la mer, cette composante fondamentale s’avère autre chose
que ce qu’elle était dans la première partie du poème. D’abord “Buvez, mon
sein, la naissance du vent !”, ça c’est une condition absolue n’est-ce
pas, quelque chose se passe qui n’est pas simplement l’appel au corps contre
l’esprit. Quelque chose se passe qui est la naissance du vent, qui est un peu
plus loin “Une fraîcheur, de la mer exhalée”. On
est très étonnée qu’il y ait “Une fraîcheur, de la mer exhalée” parce que dans tout le reste du poème la mer c’était le miroir du
soleil, c’était le reflet pur de l’immuable, c’était le réceptacle de la
transcendance. Donc en réalité on va avoir “Le vent se lève !”, on va avoir “La vague en poudre ose jaillir des rocs !” etc. Donc qu’est-ce qui se passe ? Eh bien il se passe une
métamorphose de la mer. C’est ça qui se passe. Et ce n’est que cela qui va
rendre possible l’interjection “Non, Non !” et
la possibilité de l’avènement du corps.
Donc en fait nous avons un événement dans le
poème lui-même. Et cet événement peut être décrit d’une façon très
précise : c’est une métamorphose de la mer. Au fond si vous réfléchissez
bien, “La mer toujours recommencée” dès la strophe 1 peut avoir deux sens ¾ ça c’est très intéressant parce que, en un certain sens, ça touche à
ce qu’est la dimension concrète de tous les événements. Toujours recommencée
peut être compris de deux manières. On peut comprendre : la mer est
toujours identique à elle-même. Mais vous pouvez aussi comprendre : elle
n’est que perpétuelle différence à elle-même, c’est-à-dire elle recommence
toujours. Si vous prenez “recommencée” en son sens
passif, vous allez dire : le fait que la mère est toujours une surface qui
change n’est que l’immuabilité de la mer elle-même. Et là qu’est-ce qu’elle va
devenir ? elle va devenir le miroir du soleil. Si vous interprétez “la
mer toujours recommencée” comme la mer toujours d’être
en instance d’être la même qu’elle-même, alors vous allez la rendre captive du
soleil, et finalement tout ça va devenir une métaphore de la mort. Si vous
interprétez “toujours recommencée” comme toujours recommençant, […] vous
allez au contraire voir que la mer c’est finalement la différence éternelle.
Et au fond, ce qui se passe dans le poème,
c’est simplement une bascule d’un sens à l’autre de “toujours recommencée” - “toujours recommencée” voulait d’abord
dire toujours identique, ce qui conduit à Parménide, à la fin des fins, mais “toujours
recommencée” c’est aussi, en fin de compte, toujours
différent. Et alors si ce qui s’impose à la visibilité c’est le toujours
différent et non pas le toujours identique, alors vous êtes dans une figure qui
est une figure d’événement. Je vous propose d’appeler ça le surgissement d’un
site. On appellera “site” le terme d’un monde qui change absolument et
brusquement de valeur transcendantale. Et là, le terme c’est la mer, mais en
tant que métaphore de la différence ¾ c’est-à-dire que la différence était annulée par l’immuabilité, donc
sa valeur transcendantale était nulle, la valeur de la différence dans le monde
du cimetière marin était nulle, et là, subitement, à travers une “fraîcheur
de la mer exhalée”, “La vague en poudre ose jaillir
du roc”, etc., la différence comme telle, c’est-à-dire
la mer comme symbole de la différence prend une valeur transcendantale
décisive.
Donc on peut appeler événement la bascule de
la valeur transcendantale d’un des termes constitutifs du monde. Donc la
rupture elle est là. Elle n’est pas dans l’apparition ex nihilo d’un nouveau
terme, elle n’est pas créationniste. La bascule, elle est en réalité immanente
au monde et dans une transmutation simplement de l’intensité transcendantale
d’un des termes. Et là, la bascule c’est le terme différenciant. Le terme
différenciant était absenté parce que “la mer
toujours recommencée” ça voulait dire la mer toujours
la même. Dans le poème, ce qui est machiné, c’est que la différence comme telle
devient un terme d’intensité visible complet et que l’on va voir se multiplier
les métaphores de la différence, “la mer toujours recommencée” ça va être “La vague en poudre ose jaillir des rocs !”, “Le vent se lève !”, etc., donc ça
va être toute une métaphorique de la différence, du surgissement, de la
naissance qui va remplacer la métaphorique du miroir du soleil. Vous avez
remarqué que c’est le même terme, c’est la mer. Et même en un certain sens,
c’est la même expression : “La mer toujours recommencée” et prise dans une signification qui renverse en réalité la
signification première. Et c’est évidemment dans cet élément événementiel que
vous avez la possibilité d’un corps. C’est pour ça que le corps auquel il est
fait appel, qui est sans doute le corps du poète, le corps humain, le corps
vivant, n’est restitué à sa vie que parce qu’il y a eu cette mutation de la
mer, cette commutation de la signification transcendantale de la mer. Donc en
réalité c’est un nouveau corps.
Ce n’est pas le même corps que dans le reste
du poème. D’ailleurs dans le reste du poème, il est fait explicitement mention
du fait que le corps est attiré vers les morts. Vous avez une strophe qui
exprime que le corps est entraîné vers les morts. Le corps dans le reste du
poème est en réalité un corps complice de la mort, et complice de l’immuabilité
solaire. Donc le corps qui est là, “Brisez, mon corps, cette forme pensive !”, ce n’est naturellement pas le même corps qui était entraîné vers sa
fin, vers cette “terre osseuse”, vers les absents, vers les morts. C’est un
corps nouveau qui est suscité par le changement et la commutation de la valeur
transcendantale de la mer.
Alors ça, c’est un premier point crucial.
C’est-à-dire que, en réalité, un événement c’est l’apparition d’un site dans le
monde, c’est-à-dire en réalité le changement absolu de la valeur
transcendantale d’un terme, le terme restant le même et sa valeur d’intensité
étant radicalement modifiée ¾ ce qui
entre parenthèse exige que l’objet du monde soit le couple du terme et de son
intensité, et non pas simplement le terme, pour que l’événement soit possible.
L’événement, c’est quand l’intensité change. Entre parenthèses, une rencontre
amoureuse c’est ça : quelqu’un est là, mais l’intensité change, dans une
saisie commutée, remaniée. Donc on voit bien que ce qui compte dans
l’événementialisation de quelque chose, c’est la modification de son intensité
d’existence. Ça existe autrement. Et là c’est absolument typique : la mer
existe autrement dans le poème. Et c’est parce que la mer existe autrement
qu’on peut dire “Non !”, et pas l’inverse.
Sinon dire “Non !” serait rhétorique. Et ça
n’est pas rhétorique cette apparition d’un corps, parce que la mer a modifié
brusquement sa signification. En plus je dirais que c’est une expérience véritable,
si vous avez été au bord de la mer. Eh bien c’est vrai que la mer peut changer
de signification. Et qu’en effet la mer est quelque chose qui est toujours en
capacité d’être le symbole d’un miroitement anéantissant (on est aplati par le
soleil au bord de la mer, et finalement on est dans une communication avec
quelque chose qui est l’infini réceptacle du soleil) aussi bien que tout le
contraire. La mer, ça peut être la houle, la tempête, la suscitation du vivre.
Ce sont les deux significations fondamentales de l’expérience maritime. C’est
d’ailleurs bien pour ça que la mer fascine, c’est parce qu’elle est dans
l’oscillation possible entre les deux significations, quelle que soit celle
qu’on préfère. Cela revient, pour nous autres, à l’opposition entre la
Méditerranée et l’Atlantique. Mais à l’intérieur de cette Méditerranée, ce changement
demeure comme potentialité immanente à la puissance maritime. C’est pour ça que
la mer a toujours été un objet philosophique. La mer est philosophique parce
qu’elle est essentiellement un symbole immédiat de l’opposition entre Parménide
et Héraclite, ou enfin quelque chose comme ça. Elle est ce qui est traversé
charnellement si je puis dire par la possibilité de l’anéantissement solaire ¾ “Le son m’enfante et la flèche me tue !” est une signification de
la mer, et puis “il faut tenter de vivre !” c’est aussi une signification
de la mer. En ce sens elle est le symbole, à la fois, de l’impossibilité et de
la possibilité de l’événement, c’est ça qui est fascinant. Elle est
l’impossibilité de l’événement parce qu’elle est l’infinité immuable et le pur réceptacle
du soleil mais, par la levée, par la tempête, par la marée, par le mouvement
elle est aussi le symbole de l’événement.
D’ailleurs vous avez “Homme libre, toujours
tu chériras la mer”, et pourquoi “Homme libr,e
toujours tu chériras la mer”, eh bien parce que
précisément, il y a dans la mer quelque chose comme une métaphorique de la
possibilité du nouveau corps. Et ce symbole est si fort que parce que la mer
est aussi le symbole de son impossibilité, comme quelque chose qui peut être
pris absolument comme l’infini recommencement de l’immobilité du soleil. Et
alors on peut transposer ça du côté des éléments, on peut faire une physique
élémentaire au sens pré-socratique : au fond la mer elle est disposée
entre le soleil et le vent ¾ c’est ce
que raconte le poème ; il nous raconte comment la mer qui était du côté du
soleil, à un moment donné passe du côté du vent ¾ la mer du soleil, parménidienne, et la mer du vent, nietzschéenne,
quelque chose comme ça. Et alors le poème va nous raconter comment, sous condition
d’une métamorphose de la mer, un nouveau corps apparaît, n’est-ce pas. Ce n’est
pas le même corps qui se tient devant la mer réceptacle du soleil ou devant la
mer qui est passée du côté du vent. C’est un nouveau corps, et ce nouveau corps
a des capacités que le précédent n’avait pas.
Et alors, c’est cela que va signifier le “il
faut tenter de vivre !”, dernière strophe, “Le
vent se lève !… il faut tenter de vivre !” ¾ ça ça veut dire, avec le nouveau corps, sous condition du nouveau
corps, on peut tenter de vivre. Alors c’est ça que nous devons interroger.
Qu’est-ce que ça veut dire ça ? il faut tenter de vivre ! Ça veut
dire que l’impératif subjectif du nouveau corps est autre. Lorsque vous avez un
nouveau corps, les impératifs qui sont les vôtres se modifient radicalement.
Parce qu’en réalité, dans le corps du début du poème, ce qu’il fallait tenter,
c’était de mourir. Il fallait tenter de mourir, il fallait tenter de rejoindre
le peuple des morts qui est la médiation véritable avec l’immuabilité de
l’être. Et donc avec ce nouveau corps, rendu possible par la mutation
événementielle du site maritime, alors il faut tenter de vivre. Alors “il faut
tenter de vivre !” ça veut dire quoi ? Vie veut dire quoi ? Vie
veut dire la nouvelle forme objective appropriée au nouveau corps. Donc nous
allons pouvoir dire : quand vous avez le nouveau corps, vous avez la
possibilité d’un formalisme subjectif différent, d’un système de capacités différent
qui va en quelque sorte se sédimenter sur ce corps. Et alors quelles sont ces
capacités ? Eh bien le poème le dit quasiment formellement. Une nouvelle
capacité, c’est fondamentalement une nouvelle manière de dire « oui »
et « non ». Vous remarquerez que la strophe 22 commence par “Non,
Non !… Debout !” : ça, “Debout !”, c’est la figure sous laquelle une forme subjective s’empare du corps…
“Debout !” Et
puis, strophe 23 “Oui !”. D’abord “Non,
Non !…” et puis “Oui !”… c’est ça les aptitudes du nouveau corps : oui, il faut tenter
de vivre ; non, ce n’est plus Parménide, ce n’est plus la tentation de la
mort ; je rejette la tentation de la mort, et je me tiens debout face à la
mer, à la mer métamorphosée avec un nouveau corps, c’est-à-dire une nouvelle
aptitude formelle à dire oui ou non. Alors ça c’est un point très important
parce que nous appellerons un point du monde la capacité de dire oui ou non à
quelque chose de ce monde, capacité affirmative ou négative, capacité du oui ou
du non comparé au monde tout entier. Un point du monde, c’est la comparution du
monde devant la capacité de décider. Formellement ça veut dire que quelque
chose de l’infinité du monde va passer par le défilé du oui ou du non, donc une
instance du 2. La comparution du monde devant une instance du 2. C’est
l’infinité du monde filtrée par la capacité de décision. […]
Nous voyons très bien ce qu’est la capacité
d’un nouveau corps. C’est une capacité de décision, c’est-à-dire une capacité
de traiter des nouveaux points, des points qui ne pouvaient pas l’être, ou de
traiter autrement des points qui l’étaient. Donc nous pouvons donner une
définition très précise de la capacité du nouveau corps. La capacité du nouveau
corps, c’est de traiter des nouveaux points, c’est-à-dire de faire comparaître
autrement l’infinité du monde devant le oui et le non.
Alors, si on remonte dans le poème, on voit
apparaître toute une série de points qui sont : est-ce que je vais être du
côté des morts oui ou non ? est-ce que je vais basculer réellement du côté
des morts ? est-ce que je vais me soumettre à la justice de midi ? Il
le dit à un moment donné : “Je te soutiens, admirable justice de la
lumière” [strophe 7]. La justice de la lumière, c’est
la justice de midi [“Midi le juste” : strophe
1], c’est la justice parménidienne, celle qui consiste à dire : l’être
est, oui, et le non-être n’est pas, non. Et si vous relisez le poème vous
verrez toute une série de points comme cela : être du côté des morts ou
non, être du côté de la justice de midi ou pas, être du côté du stable trésor
ou être du côté du mouvement, être du côté de la contrainte ou de la liberté.
En fait tous ces points sont ressaisis dans la fin du poème comme pures
capacités à dire oui ou non, et oui ou non sous condition d’un nouveau corps,
comme capacité d’un nouveau corps.
Et alors nous pouvons maintenant reconstituer
le tracé général et il va nous donner une première approximation de ce que
c’est que la vie. Au fond l’ordre naturel et continu des choses ne propose pas,
à proprement parler, la vie. Sur ce point je crois que Valéry a une impression
profonde et originaire qui est que, en un certain sens, la proposition
immédiate de tout monde est simplement de se conformer à sa disposition
primordiale. C’est cela être d’un monde, être du monde, être
transcendantalement du monde, c’est y exister de manière indubitable. Et plus
on y existe de manière indubitable, plus on est du monde. Mais ce que le poème
tente de nous dire, c’est que cela est à certains égards indistinguable de la
mort. Et que c’est toujours dans une figure spécifique ou singulière de la mort
que se réalise la médiation de ce vœu. […] Et que là nous avons un premier
corps qui est un corps du consentement. C’est un corps qui peut consentir au
monde. Il y a un passage extraordinaire strophe 14 : “Mais dans leur
nuit toute lourde de marbres, / Un peuple vague aux racines des arbres / A pris
déjà ton parti lentement”, ça ce sont ceux qui ont
déjà pris leur parti du monde, mais ceux qui ont déjà pris le parti du monde ce
sont les morts dans la métaphorique de Valéry. On peut généraliser cela. On
peut dire : pour autant qu’on n’est que consentement au monde, alors en un
certain sens être la mort est une bonne métaphore de ce consentement. Et Valéry
va continuer strophe 15 : “Ils ont fondu dans une absence épaisse, /
L’argile rouge a bu la blanche espèce” et “Où sont
des morts […] les âmes singulières”, donc ils ont
accepté de dissoudre leur singularité dans le pur fait d’être dans le monde.
Donc en définitive si le vœu est d’être dans le monde, il faut pour cela
réduire sa singularité à l’appartenance au monde, et la réduction de la
singularité à l’appartenance au monde en définitive est indiscernable de la
mort, si l’on entent par “mort” la dissolution de
la singularité justement, le fait de fondre dans l’absence, l’ “absence
épaisse, / L’argile rouge a bu la blanche espèce,”
c’est magnifique. Finalement “L’argile rouge a bu la blanche espèce,” ça n’est pas présenté comme un drame existentiel, c’est présenté
comme une figure ontologique. C’est une figure de l’être, c’est la résorption
de la singularité dans l’être.
Ça c’est que nous dit Valéry et j’y insiste
parce que pour nous ça signifie ceci, ça signifie que la vie ne peut pas être
de l’ordre du consentement. La plupart du temps nous sommes consentants, mais
l’on n’appellera pas ça “vie” au sens que le poème de Valéry va tenter de
donner à ce mot, non pas que ce soit à proprement parler autre chose que la
vie, mais c’est un point où la vie est en réalité indistinguable. La vie n’est
en réalité pas discernable. Elle n’est pas plus à proprement parler la mort que
la vie, mais elle est un point d’indiscernabilité de la vie et de la mort. Et
les morts finalement sont la métaphore de ceux qui ont pris parti pour ce qu’il
y a […] Donc ça c’est un premier registre.
Deuxième registre : cependant quelque
chose peut advenir. Dans tout monde quelque chose peut advenir. Y compris dans
ce monde qui nous est présenté comme le monde parménidien, donc le monde où
sont complices, absolument, le soleil, la mer et les morts. Quelque chose peut
advenir. Et pourquoi quelque chose peut advenir ? Eh bien parce que en
définitive les valeurs transcendantales peuvent changer. S’il n’y avait que ce
qu’il y a au sens pur, on ne comprendrait pas. Mais comme ce qu’il y a, c’est
toujours ce qu’il y a avec une valeur d’intensité d’existence dans le monde
considéré, les valeurs transcendantales peuvent changer. Donc quelque chose qui
avait une valeur transcendantale faible peut avoir une valeur transcendantale
intense. C’est ça un événement. L’événement c’est une commutation de la valeur
d’intensité de l’existence de quelque chose dans le monde. On appellera ça un
site. Donc en tout monde peut surgir un site, un site d’événement. Un site
c’est quelque chose dont la valeur transcendantale se maximalise.
Donc quelque chose peut arriver en ce sens.
Sous condition de ce que quelque chose peut arriver, alors peut surgir un
nouveau corps. Reste à nous demander exactement, à travers le poème, ce que
c’est que ce nouveau corps. Mais au fond ce que c’est que ce nouveau corps,
c’est tout simplement l’ensemble de ce qui va ordonner son existence au site.
C’est-à-dire l’ensemble de ce qui va polariser son existence sur le site,
c’est-à-dire ce qui va être entraîné par le site dans une majoration de sa
propre existence. Un corps est une mutation transcendantale. Un corps est
l’ensemble de ce qui est requis par l’événement. Alors techniquement on peut le
dire très simplement : c’est l’ensemble de ce dont l’identité à
l’événement est maximale. Alors là aussi, formellement c’est assez
simple : vous avez quelque chose qui a pris une valeur transcendantale
supérieure. Prenez l’ensemble des termes du monde qui en quelque sorte admet
une identité aussi forte que possible à ce nouvel élément. Donc si on le dit
métaphoriquement : c’est ce qui est mobilisé par l’événement. Ce dont
l’intensité d’existence est affectée par ce qui se passe, va dépendre de ce qui
est advenu. C’est ça un corps. Un corps c’est au fond ce qui va se regrouper
autour de l’intensité événementielle comme telle, et constituer sous condition
de l’événement une nouvelle cohésion, dont l’événement est le référent. Alors,
ne soyons pas trop abstraits, donnons une phénoménologie élémentaire. Vous
voyez que un corps ça va être par exemple ce qu’une événementialité
historico-politique mobilise vraiment, c’est-à-dire ceux qui s’engagent dans la
situation, de façon particulièrement forte, au nom de ce qui se passe. Ceux qui
s’en fichent ne sont pas dans le corps. On peut dire qu’un corps c’est
l’ensemble de ce qui est incorporé au site. Donc c’est bien une incorporation.
Donc un nouveau corps, c’est l’ensemble des corps qui s’incorporent au site. Et
cela quels que soient ces corps. Et alors vous me direz : mais en quoi ça
dessine une nouvelle cohérence ? Eh bien on peut montrer, mais pas
aujourd’hui, on peut montrer, c’est un point très important qu’il faut manier
finement, on peut montrer que en effet les termes qui s’incorporent à un site
ont une nouvelle forme entre eux de compatibilité. C’est-à-dire qu’il se crée
une compatibilité singulière entre l’ensemble des corps qui s’incorporent à un
site.
Alors si vous prenez le poème, vous voyez
qu’il le dit. Le poème dit qu’il y a une compatibilité nouvelle entre le vent,
la mer, le poète et finalement le lieu tout entier (le roc). Il se crée, parce
que la mer a changé de signification, parce qu’elle est devenue la métaphore du
mouvement, alors autour d’elle se crée une compatibilité, et même une sorte
d’indistinction entre le corps du poète, le vent, la puissance salée, etc. De
sorte que le corps “Brisez, mon
corps”, ça n’est pas vraiment mon corps. Le corps c’est un fragment du
lieu qui inclut de toute évidence la puissance salée, la nouvelle signification
de la mer, le vent qui se lève… Tout cela c’est le corps, c’est-à-dire tout ce
qui est suscité par et autour de la modification de la signification de la mer.
C’est pourquoi vous avez “Courons à l’onde en rejaillir vivant !” qui est
une phrase assez tendue. “Brisez, mon corps, cette forme
pensive ! […] Courons à l’onde en rejaillir vivant !”, ça veut dire
que la vie dont il est question, le vivant de ce nouveau corps est en réalité
pris dans un corps plus vaste qui est celui de la mer elle-même. La mer, le
vent et ce à partir de quoi il y a vie véritablement, c’est-à-dire ce pourquoi
il y a animation et réalité du corps. Donc ce que le poème nous dit… je généralise
très simplement, c’est que on appellera “corps”, cette nouvelle compatibilité,
cette nouvelle cohérence qui se tisse autour du site événementiel. Et cette
nouvelle cohérence est le nouveau corps, c’est-à-dire une nouvelle situation
interne au monde. Evidemment c’est ce nouveau corps qui va porter, eh bien
quoi, eh bien une nouvelle vie (“Courons à l’onde en rejaillir
vivant !”), qui va porter la vie. La vie, non pas
telle qu’elle était avant, mais la vie telle qu’elle est une nouvelle
possibilité. Parce que “il faut tenter de vivre !”,
c’est une expression assez extraordinaire quand on y pense. On pourrait dire,
au fond, pour tenter quoi que ce soit il faut d’abord vivre. Que veut dire
exactement “il faut tenter de vivre !” ?
On essaie de prendre cette expression paradoxale ; “il faut tenter de
vivre !” veut dire il faut tenter de déployer les capacité du nouveau
corps. Vous ne pouvez pas le comprendre si les capacités sont des capacités anciennes,
parce que les capacités anciennes c’était déjà une forme de vie. Et que s’il
faut tenter de vivre, c’est que nous avons à tenter (c’est-à-dire à
expérimenter) les capacités du nouveau corps. Nous avons à “rejaillir vivant[s] !” d’une nouvelle situation.
Nous pouvons généraliser cela et dire que
vivre, c’est précisément expérimenter les capacités du nouveau corps. Qu’est-ce
que vivre ? aura cette réponse précise. Qu’est-ce que vivre ? Vivre
c’est toujours expérimenter les capacités d’un nouveau corps. Et qu’est-ce que
c’est qu’une capacité ? Nous l’avons dit. Une capacité c’est traiter un
point. Traiter un point c’est faire comparaître le monde devant l’instance
d’une décision, c’est-à-dire devant le « oui »
ou le « non ». […] En réalité un
point c’est une fonction entre le transcendantal du monde et puis […] Et
puis un nouveau corps c’est une nouvelle compatibilité, c’est une nouvelle
cohésion qui est apte à traiter ce genre de point, qui est apte à faire
comparaître le monde dans l’instance du 2. De sorte qu’on peut dire cela dans
des termes élémentaires, vivre c’est une nouvelle manière de confronter les
multiplicités corporelles qui n’existaient pas antérieurement, qui sont là, qui
ont surgi, de les faire comparaître quant à leur capacités. Mais comme leur capacités,
c’est finalement le monde pris dans le filet de la décision, c’est-à-dire pris
dans l’instance du 2… On peut dire que vivre c’est toujours le moment où un
nouveau corps est confronté à une dualité, à un 2, confronté à quelque chose
qui se résout dans le 2, « oui » ou « non ». Et évidemment
ce qui est intéressant, c’est de dire « oui ».
Donc finalement, qu’est-ce que c’est que
vivre ? Eh bien vivre, c’est la possibilité pour un nouveau corps de dire
« oui ». C’est ça vivre. Mais vous le savez tous. Mais il faut quand
même revenir dans la logique générale, et ce n’est pas si simple. La
possibilité pour un nouveau corps de dire « oui », de dire
« oui » c’est-à-dire de traiter réellement et affirmativement un
point du monde… Vous voyez le système général des conditions que ça requiert.
Et alors revenons et finissons sur la strophe
23 : “Oui ! grande mer de délire douée, […] De mille et mille
idoles du soleil,”, vous remarquez que là, soit dit au
passage, on est passé du soleil comme métaphore de l’un absolu de la mer à au
contraire une dissémination trouée. Donc là où la mer était le miroir du soleil
elle est devenue son éparpillement intégral. Donc ça c’est aussi… l’apparition
du site c’est aussi la dissémination de ce qui faisait un, c’est aussi l’éclatement
de l’un. “De mille et mille idoles du soleil, / Hydre absolue, ivre de ta
chair bleue, / Qui te remords l’étincelante queue / Dans un tumulte au silence
pareil, /// Le vent se lève !… il faut tenter de vivre !” Alors oui ! “Oui ! grande mer de délires douée,”. Donc finalement, le « oui » fondamental, c’est le
« oui » au site lui-même. Le « oui » premier, c’est le
« oui » au nouveau corps. C’est le nouveau corps accepté dans ses
capacités… c’est ça vivre. Et puis après c’est tous les autres
« oui » qui sont la conséquence de ce « oui » primordial.
C’est ça vivre.
Vivre, c’est au fond un nouveau corps qui dit
« oui », d’abord à lui-même, ça c’est le « oui » premier,
mais qui ensuite assume les « oui » (et aussi les « non »,
mais ce sont les « oui » qui comptent), assume les « oui »
qui sont conséquences du « oui » premier. Et c’est pour ça qu’il y a
un lien entre “Oui ! grande mer de délires douée,”, ça ça veut dire « oui » au nouveau corps, et puis après
“il faut tenter de vivre !”. Vous remarquerez que le “il faut tenter de
vivre !” n’est pas réglé par le « oui »
primordial. Le « oui » primordial, c’est la constitution acceptée du
nouveau corps, mais ça ne règle pas encore la question de la vie. La vie c’est
une durée, c’est une invention, c’est une création, c’est ce qui va s’emparer
du nouveau corps dans ses capacités, c’est ce qui va formaliser le nouveau
corps dans la possibilité du traitement des points. Ça naturellement ce sont
les autres « oui », ce sont les « oui » qui vont se tenir
point par point dans les conséquences du « oui » primordial. Si bien
que vivre n’est jamais réglé en une seule fois. C’est-à-dire que le
« oui » primordial ne suffit pas. En vérité, vivre c’est cette
succession aléatoire de « oui », point par point, qui finalement engage
le nouveau corps dans le nouveau monde, le monde où il y a ce nouveau corps,
donc ce nouvel […] Et alors c’est ce point-là qu’il nous faudra examiner
quand nous aurons reclarifié complètement la question des points, c’est de
savoir quelle est la cohésion interne de ces « oui » successifs. Et
ça c’est proprement alors, non plus immédiatement la question du corps, mais la
question de la forme-sujet. La forme-sujet est ce qui impose au corps la
discipline de la conséquence. Une forme-sujet ça n’est rien d’autre. C’est un
système de régulation des conséquences pour un corps, pour un corps qui, lui, a
été en quelque sorte inauguralement accepté. Voilà.
Nous reprenons cette stratégie qui consiste à nous
demander ce qu’est la vie, dans des termes renouvelés si possible par rapport à
la pression, aux considérations dominantes du monde contemporain. Et nous
travaillons de l’intérieur au fond d’une sorte de maxime qui évidemment n’a de
signification ultime que dans ses effets, pas immédiatement dans une
démonstration. Je rappelle que cette maxime c’est : il n’y a que des corps
et des langages sinon qu’il y a des vérités.
Je voudrais commencer, juste par quelques
remarques sur la forme de ce principe, car je crois que c’est important de
comprendre complètement cette forme. Et notamment la structure qui est attachée
au “sinon”, c’est-à-dire à la figure de l’exception. J’insiste, ce n’est pas
l’énoncé “il y a des corps, des langages et des vérités”, une telle expression
simple dans laquelle on aurait opposé au deux le trois dans une sorte de
registration ontologique. On aurait dit, au fond, le matérialisme ordinaire
contemporain soutient “il y a des corps et des langages” et nous nous disons
“il y a des corps, des langages et des vérités”. Ce n’est pas exactement
additif. C’est un point très important, que le “sinon” indique que l’on est
dans une figure d’exception.
Je voudrais signaler que le schéma général de
la fonction de l’exception (y compris syntaxique, “sinon”, “excepté que”, etc.) joue un rôle
fondamental dans la poésie de Mallarmé - c’est là sa provenance pour moi. Si
vous prenez par exemple « Jamais un coup de dés n’abolira le hasard », l’énoncé final est : « rien n’a eu lieu que le
lieu », rien n’a eu lieu que le lieu veut dire il
n’y a que ce qu’il y a. Et puis, tout de suite après « excepté, à
l’altitude, peut-être, une constellation ». Donc
rien n’a eu lieu que le lieu, « excepté, à l’altitude, peut-être, une
constellation aussi loin qu’un endroit fusionne […] »
Donc c’est cette forme-là. Mallarmé reconnaît qu’en un certain sens on peut
toujours soutenir que rien n’a eu lieu que le lieu, c’est-à-dire que il n’y a
que ce qu’il y a. Et puis il y a « excepté, à l’altitude, peut-être,
une constellation ». Donc une figure du “sinon
que”, une figure de l’ “excepté” qui précisément indique que, en un certain sens il est vrai que rien
n’a eu lieu que le lieu ¾ d’ailleurs
la phrase “rien n’a eu lieu que le lieu” est assertive,
elle est affirmative. Rien n’a eu lieu que le lieu, excepté, peut-être ¾ alors là, dans notre maxime, c’est la même chose : il n’y a que
des corps et des langages, nous acceptons ce jugement ou ce verdict
matérialiste que “il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il
y a des vérités”. Et alors donc le “il y a des
vérités” va y compris ontologiquement être en quelque
manière en exception de “il n’y a que des corps et des langages”. Il va laisser être que “il n’y a que des corps et des langages” mais il va instituer une exception aléatoire, absolument du même type
finalement que l’exception stellaire dans le poème de Mallarmé. Rien n’a eu
lieu que le lieu excepté une constellation.
Donc ça c’était la première remarque que je
voulais faire. Donc évidemment vous voyez comment elle va s’enchaîner avec la
doctrine selon laquelle en définitive il faut qu’il y ait de nouveaux corps.
C’est-à-dire que la question décisive va être que pour porter les vérités, pour
porter l’exception, il va falloir que surgissent de nouveaux corps. Donc il n’y
aura que des corps et des langages, sinon qu’il y aura de nouveaux corps
aptes à porter ce que l’on appellera “vérités” ou ce qui fera exception dans le
champ du “il y a”. Donc ça c’est un premier point très important.
Le deuxième que je voulais remarquer c’est que
du coup, entre les deux énoncés, la relation n’est pas une relation de
contradiction. Une relation de contradiction au sens ordinairement dialectique
du terme. Autrement dit, si vous voulez, le matérialisme dialectique n’est pas
la position contradictoire au matérialisme démocratique. Ce n’est pas comme
cela que ça se présente. Ce ne sont pas deux énoncés qui sont contradictoires
ou qui sont enveloppés dans une contradiction. Ils ne sont pas dans le
mouvement d’une contradiction. L’un est une espèce d’incise exceptionnelle sur
l’autre, et en un certain sens il maintient l’autre en même temps qu’il se
tient à l’écart de l’autre. Alors je proposerais d’appeler ça, évidemment en
écho à Deleuze, un lien disjonctif. Pas exactement une synthèse disjonctive
mais un lien disjonctif… le rapport entre les deux énoncés. Le rapport entre
l’énoncé “il n’y a que des corps et des langages”, énoncé que nous convenons
d’appeler l’énoncé du matérialisme démocratique, et l’énoncé “il n’y a que des
corps et des langages sinon qu’il y a des vérités”. On dira que le rapport
entre ces deux énoncés n’est pas un rapport de contradiction, au sens
dialectique du terme, qu’il y a entre les deux un lien disjonctif. Et que ce
lien disjonctif se fait par accueil d’une exception. Au fond, le point
fondamental c’est qu’il y a un lien disjonctif avec accueil de l’exception.
Alors pourquoi lien ? Eh bien parce que
il y a ce lien fondamental que les deux énoncés incluent que “il n’y a que
des corps et des langages”. Donc comme je vous l’ai
dit, il y a une parenté entre ces deux énoncés qui est la parenté matérialiste.
Ce sont deux énoncés matérialistes. Donc ce n’est pas la contradiction
matérialisme-idéalisme, c’est une scission du matérialisme lui-même. C’est un
clivage interne au matérialisme, et donc il y a ce lien qui est qu’on reconnaît
dans tous les cas que “il y a des corps et des langages”. Donc il y a un lien,
mais il est disjonctif. Il est disjonctif parce que le second énoncé accueille
l’exception, fait accueil au “sinon que”, ce que ne fait pas le premier. Et
donc je dirais, la relation, c’est bien celle d’un lien disjonctif, avec
réception ou accueil de l’exception comme telle.
Alors si on veut le transcrire dans un langage
plus emprunté à Lacan, on dira que l’énoncé du matérialisme dialectique c’est
expressément un énoncé qui ne peut pas être la contradiction du précédent parce
que il ne fait « pas tout », il n’est pas
la totalisation de ses composantes. Autrement dit “corps”, “langages”,
“vérités”, l’énoncé n’en est pas la totalisation. Et il n’en est pas la
totalisation puisque les vérités sont en exception des deux autres. Donc nous
avons cette figure du lien disjonctif qui fait que le deuxième énoncé n’est pas
totalisant, et comme il n’est pas totalisant il n’instruit aucune totalité. Les
vérités ne font pas totalité avec les corps et les langages. Pas plus que chez
Mallarmé la constellation ne fait totalité avec le lieu qui a eu lieu. Rien n’a
eu lieu que le lieu et la constellation surgit là aussi dans un lien disjonctif
avec le lieu. D’ailleurs Mallarmé le dit avec précision : « aussi loin qu’un endroit fusionne avec au-delà »,
donc c’est ni là ni ailleurs, c’est « endroit »
et « au-delà »
fusionnés, donc c’est un “là” ailleurs, ça n’est ni l’un ni l’autre. On dira la
même chose pour les vérités. Les vérités sont en exception par rapport à ce qui
a lieu en termes de corps et de langages, mais elles ne totalisent pas les
corps et les langages. Donc c’est un énoncé de style “pas tout”, l’énoncé du matérialisme dialectique, expressément. C’est un énoncé
qui laisse sur le bord la totalité. Alors que l’énoncé du matérialisme
démocratique est totalisant, c’est sa caractéristique : il n’y a que des
corps et des langages et, outre les corps et les langages, rien. Donc nous
savons de quoi se compose effectivement le “il y a”. Tandis que à cause de
l’exception, du “sinon” hétérogène, il n’y a pas
totalisation dans la seconde maxime. Donc on conclura : le matérialisme
dialectique (encore une fois si l’on accepte cette transcription lacanienne)
est du côté du “pas tout”, qui est du côté féminin, vous le savez. Donc le
matérialisme dialectique est la femme du matérialisme démocratique. Je ne sais
pas si c’est un couple. Il n’y a pas de totalité dans un couple, justement
c’est intotalisable mais c’est quelque chose comme ça. Vous savez que Hegel
disait que la femme était l’ironie de la communauté.
Il voulait dire par là précisément qu’elle n’entrait pas dans la totalisation
communautaire, qu’elle était en exception de la totalisation communautaire. Si
bien qu’on aurait pu dire quelque chose comme ça : il y a la
communauté, sinon qu’il y a des femmes. Et ça peut se
soutenir, c’est directement une transcription de l’énoncé de Hegel. Et là c’est
un peu la même chose : le “sinon qu’il y a des vérités” ébrèche la totalisation corps-langages. C’est comme une ébrèchement,
une incise. Et c’est ce qui empêche, naturellement, cette formule d’être du
côté de la totalisation dialectique, ce qui naturellement entraîne une
conséquence redoutable, c’est que le matérialisme dialectique ne représente pas
un dépassement dialectique du matérialisme démocratique. Donc le matérialisme
démocratique ne nous promet rien en matière de matérialisme dialectique.
Comprenez-bien, ce n’est pas comme dans le mouvement dialectique où on sait,
d’une certaine manière, ou on croit savoir qu’il y a un dépassement heureux ou
positif des misères du temps. Là, la totalisation démocratique est parfaitement
auto-suffisante, c’est bien pour ça qu’elle a pu être associée à une fin de
l’histoire, qu’on y croie ou pas. La possibilité de cette implication est en
effet inscrite dans le caractère totalisateur de l’énoncé démocratique. Comme
en plus il ne requiert aucune transcendance, vous n’avez même pas d’extériorité
à proprement parler. Vous avez une immanence, mais qui est une immanence
fermée. Et l’immanence fermée, ça peut être représenté dans la figure d’une
fin. L’historicité n’aurait plus qu’à déployer de l’intérieur cette immanence
fermée. Il n’en va pas de même du côté du matérialisme dialectique mais,
évidemment, cette immanence fermée ne promet nullement, dans sa composition
interne, de s’ouvrir. Donc elle ne propose pas, de manière interne, le
matérialisme dialectique comme sa figure de dépassement. Ce qui veut dire qu’il
n’y a pas de logique immanente de l’émancipation - ce qui est évidemment le
prix à payer pour le caractère disjonctif du lien. Si le lien est disjonctif,
il n’y pas de logique immanente de l’émancipation, et donc il n’y a, en
définitive, que des axiomatiques. Il n’y a que des axiomatiques, c’est-à-dire
il y a des propositions disjointes, mais aucune n’est la totalisation de
l’autre. Par conséquent vous pouvez toujours penser, effectivement, que le
monde actuel est bon, que le monde tel qu’il est est bon - “bon” voulant dire
tout simplement qu’il est une immanence fermée, et que vouloir l’ouvrir à autre
chose est nécessairement une destruction. N’a de sens que par la destruction.
Il est donc vrai, en un certain sens, que quiconque en veut à ce monde est
virtuellement un terroriste. C’est un énoncé absolument vrai ! Enfin vrai…
consistant. Si vous avez une immanence fermée, vous êtes réellement alors dans
l’idée que quiconque prétend ouvrir cette immanence fermée à autre chose ne
travaille en réalité que destructivement. Ça c’est cohérent avec l’hypothèse
close selon laquelle il n’y a que des corps et des langages et que ce qu’il
faut c’est ajuster les langages aux corps, c’est-à-dire créer de la liberté ¾ nous l’avons dit. Et donc, les ennemis de cela sont intrinsèquement
des ennemis de la liberté et des tenants de la destruction. Donc que la guerre
soit la guerre contre le terrorisme est globalement pertinente comme
énonciation. Et au regard de cela, une autre hypothèse est forcément disjointe,
c’est-à-dire une hypothèse qui ne peut pas se tenir dans la stricte immanence
de la première formulation. Alors ça c’est évidemment une grande différence
avec le schéma dialectique classique.
Avec le schéma dialectique, y compris dans l’héritage marxiste ordinaire
qui cherche toujours à lire, dans la figure de la totalisation immanente
l’esquisse de son dépassement, l’esquisse critique, dialectique, contradictoire
de son dépassement. Ici, nous n’avons rien de tel. Et, je reviens à mon point
de départ, le fait qu’il n’y ait rien de tel est lisible dans la forme
syntaxique de la maxime. C’est-à-dire “il y a le même monde”, qui est toujours
le point de départ de la pensée dialectique aussi. Il y a le même monde, il y a
les corps et les langages qu’il y a - sinon qu’il y a autre chose, mais
le “sinon qu’il y a autre chose”, il est
prescriptif, il ne s’appuie pas sur le constat des virtualités immanentes de la
première totalisation.
Voilà. Alors ça c’étaient les remarques sur la
structure de la liaison des deux maximes, c’est-à-dire ce que j’appelle le lien
disjonctif.
Alors… en me préparant à vous parler, je me
suis rendu compte que il y avait quelque chose comme cela, quelque chose de
matérialiste dialectique en ce sens-là chez quelqu’un chez qui on ne
s’attendait pas à le trouver et qui est Descartes. Alors je voudrais vous
parler un peu de Descartes, à ma manière. Le point de départ c’est, je vous
l’indique très précisément, le § 48 des Principes de la philosophie. Alors les Principes de la philosophie c’est 1644, et c’est dédié à la princesse Elisabeth - nous sommes dans
le “pas tout” ! Et alors la préface commence par une lettre dédicace à la princesse Elisabeth qui est un
texte magnifique, un très beau texte de Descartes. C’est un texte magnifique
parce que c’est un texte où véritablement quelque chose d’absolument amoureux
passe dans la flagornerie [sourires], dans la flagornerie obligatoire. Dédier
un livre à une princesse, c’est assez codé, il y a un certain nombre de choses
qu’il faut dire, vous vous rendez bien compte de ça. D’ailleurs si vous, vous
dédicaciez un livre à une princesse vous seriez embêtés ! Descartes, lui,
a une rhétorique disponible. Mais ce qui fait le caractère extraordinaire de ce
texte (c’est-à-dire à l’intérieur de la rhétorique de la dédicace aux grands de
ce monde, à une princesse), c’est qu’il y a réellement quelque chose
d’absolument sincère, que je dis amoureux en un sens un peu générique, déployé,
et qui est l’attention portée à la singularité de la princesse Elisabeth, que
Descartes constitue, non seulement dans ce texte mais dans beaucoup d’autres,
en réalité comme sa disciple fondamentale. Comme celle à laquelle, à la fin des
fins, tout est adressé.
Vous savez que Descartes laisse entendre à
diverses reprises que, au fond, quand on est philosophe, où bien on s’adresse à
la Sorbonne, où bien on s’adresse aux femmes. Il n’y a pas tellement d’autres
hypothèses. Et en particulier il dit : c’est pour ça que j’écris en
français. Le latin, c’est la langue des gens de la
Sorbonne. Mais ça ne me sert à rien, les gens de la Sorbonne, ils ne m’ont
jamais servi à rien même s’il leur fait aussi une dédicace un peu prudente dans
le texte latin des Méditations, il est le
premier à dire, avant beaucoup d’autre qui vont le dire, au XVIIIe
siècle en particulier, que c’est quand même l’entretien avec une femme du monde
qui est le véritable plan d’épreuve de la philosophie. Voilà, c’est pas la Sorbonne !
C’est resté vrai ça. C’est un invariant national ! Ce qui fait que la
philosophie, en France, est différente de la philosophie ailleurs, c’est que,
depuis Descartes, elle s’adresse aux femmes. Absolument. Alors qu’en Allemagne
on n’en est pas sûr ! Et alors pourquoi ?… il explique dans la Préface pourquoi elle a cette position. Et alors c’est très remarquable. Elle
a cette position parce que, dit-il, en général, les gens qui comprennent la
partie mathématique de mon œuvre et les gens qui comprennent la partie métaphysique
ne sont pas les mêmes. C’est-à-dire la compréhension de la partie mathématique
et la compréhension de la partie métaphysique sont disjointes. Et il dit (je
crois que c’est absolument sincère, je ne crois pas qu’il nous mente), il dit
[à Elisabeth] : vous êtes la seule à comprendre les deux. Vous êtes la seule à vous situer en un point de lecture ou d’écoute
qui ne spécialise pas cette écoute, c’est-à-dire qui ne la dirige pas de façon
organisée sur un point plutôt que sur un autre. Et alors vous voyez bien
comment, en réalité et à sa manière, il dit : vous me prenez tout entier
parce que vous n’êtes pas dans la totalisation abstraite. C’est-à-dire [que] le
sorbonnard métaphysicien, il va comprendre la métaphysique, parce que c’est ça
son champ fermé. Et le mathématicien formé il va comprendre la partie
mathématique en laissant l’autre de côté. Donc nous avons là la totalisation
spécialisée, tandis que la princesse Elisabeth elle est porteuse de l’ouverture
tout simplement, c’est-à-dire elle ne passe pas par les défilés de la
spécialisation langagière pour comprendre ce que lui dit Descartes. Voilà.
Descartes : « Il y en a plusieurs
qui trouvent mes œuvres très obscures, même entre les meilleurs esprits et les
plus doctes, et je remarque presque en tout que ceux qui conçoivent aisément
les choses qui appartiennent aux mathématiques ne peuvent comprendre les autres,
en sorte que je puis dire avec vérité que je n’ai jamais rencontré que le seul
esprit de votre Altesse auquel l’un et l’autre fût également facile. Et que par
conséquent j’ai juste raison de l’estimer incomparable mais ce qui augmente le
plus mon admiration c’est qu’une si parfaite et si diverse connaissance de
toutes les sciences n’est point en quelque vieux docteur [sourires] qui ait employé beaucoup d’années à s’instruire, mais en
une princesse encore jeune [sourires] et dont le visage représente mieux celui
que les poètes attribuent aux grâces que celui qu’ils attribuent aux muses ou à
la savante Minerve. »
Voilà. Alors voilà, évidemment on pourrait dire : il reprend d’une main ce
qu’il donne de l’autre parce que finalement il procède à un éloge de la
féminité après avoir dit que… mais je ne crois pas qu’il faille l’entendre
ainsi… c’est un homme du XVIIe siècle naturellement mais, en tant
qu’homme du XVIIe siècle, il faut l’entendre dans la sincérité
totale de son propos qui est : en définitive cette grâce de la princesse
Elisabeth est un point d’où l’on peut comprendre en fin de compte aussi
pourquoi elle a cette ouverture, c’est-à-dire pourquoi elle n’est pas un vieux
docte - le mot docte est très important, pour s’opposer précisément à cette féminité
reconnue. Elle n’est pas un docte, et parce qu’elle n’est pas un docte elle
est, en quelque sorte, dans la contemporanéité vivante de ce qui se dit dans la
philosophie. Voilà, il faut avoir ça présent à l’esprit quand on est dans la
question de la destination des principes et de leur style.
Et alors voilà, le § 48. Alors pour entendre comme il faut ce § 48, il faut que vous vous
souveniez de ce que, au fond, la vision commune de Descartes, c’est qu’il est
celui qui a distingué de façon radicale deux régimes de la substance. La
substance étendue et la substance pensante. Donc il y a, de manière primordiale,
chez les doctes, un dualisme cartésien, dualisme radical, dualisme tranché qui
fait que quand ensuite il faut penser l’influence de l’un sur l’autre on est
très embarrassé, parce que le point de départ est vraiment la séparation.
L’attribut pensée comme substance et l’étendue comme figure sont vraiment deux
univers tranchés, presque incommunicables, et tel est le fondement de la
métaphysique dualiste de Descartes, qui va donner, comme on le sait, deux
descendances. Du côté de la théorie des corps : un mécanisme rigoureux.
C’est comme ça que toute une série des matérialistes du XVIIIème
siècle seront cartésiens à leur manière, l’animal-machine, etc., donc un
mécanisme rigoureux puisque précisément du côté de la substance étendue il n’y
a rien d’autre que de la géométrie. Et puis de l’autre au contraire une tradition
d’introspection spiritualiste et psychologisante qui isole entièrement les
phénomènes de l’esprit. Voilà les deux grandes traditions post-cartésiennes.
C’est la raison pour laquelle, singulièrement dans ce pays, on a toujours vu se
juxtaposer de façon un peu étrange un scientisme mécaniste vraiment rigoureux
d’un côté, et des formes particulièrement concentrées de spiritualisme de
l’autre. Eh bien la clé de l’énigme est toute simple, c’est que les deux sont
juxtaposés dans la construction cartésienne. En ce sens elle est vraiment
l’horizon national, incontestablement ! Pas seulement l’horizon national
unifié, mais plus profondément elle est l’horizon national de notre
division : deux traditions spéculatives extrêmement distinctes.
Et alors ce qui est très frappant dans
l’article 48 des Principes, c’est qu’il
propose une distinction, et que cette distinction n’est pas du tout celle-là.
Voilà, c’est ça qui m’a tout d’un coup frappé et que je voudrais vous
transmettre : « Je distingue (c’est le
début du §) tout ce qui tombe sous notre connaissance en deux genres. Le
premier contient toutes les choses, et l’autre toutes les vérités. » Alors voilà la distinction singulière qui est proposée ici,
comme en un certain sens plus originaire ou plus fondamentale que la distinction
canonique entre la pensée et l’étendue, qui est la distinction entre choses et
vérités. Alors on se dit, oui d’accord, mais c’est un autre nom : en
réalité on va avoir les choses corporelles d’un côté, et les vérités de
l’esprit de l’autre. Eh bien pas du tout ! Pas du tout parce que Descartes
continue : « La principale distinction que je remarque entre les
choses (j’abrège) est que les unes sont
intellectuelles et les autres choses sont corporelles. »
Donc la grande distinction dualiste cartésienne entre les choses
intellectuelles et les choses corporelles est interne à la catégorie des
choses. Et donc vous avez un dispositif dans lequel, d’un côté vous avez les
vérités, et de l’autre les choses. A l’intérieur des choses, on retrouve le
dualisme traditionnel : les choses intellectuelles, les choses corporelles
et puis, parce qu’il faut bien en parler quand même, troisièmement il ajoute
les choses mixtes, c’est-à-dire les mélanges de corporel et d’intellectuel qui
lui ont toujours donné beaucoup de tracas et qui sont les passions, les désirs,
les besoins, etc. Mais tout cela c’est dans le registre des choses. Et donc
tout se passe comme si Descartes proposait une construction à l’intérieur de
laquelle, comme vous le voyez, la distinction canonique entre pensée et
étendue, chose intellectuelle et chose corporelle, est en réalité subordonnée à
une distinction plus originaire qui est la distinction entre les choses et les
vérités.
Alors là on se dit : bon ! alors les
vérités ça doit être du côté des langages, puisque c’est ce qui s’oppose à “les
corps”. Alors si on regarde ça avec un œil moderne, on
va dire : on a finalement les choses, c’est-à-dire ce qui existe comme ça,
et puis de l’autre on a les langages. Alors évidemment du coup on se met à
chercher ce que Descartes veut bien dire… est-ce que l’on peut chez Descartes
trouver cette connexion entre vérités et langages ? On cherche et puis,
sur le langage, on trouve quelque chose au § 74 des
Principes. Et qu’est-ce que c’est le
langage ? Et bien c’est une des causes du faux ! c’est pas du tout
l’enveloppe du vrai ! C’est à vrai dire la 4e cause de nos
erreurs. C’est très intéressant la théorie des
causes de l’erreur. C’est très intéressant parce que,
vous voyez bien, si réellement la distinction fondamentale c’est entre les
vérités et les choses, les choses étant elles-mêmes à leur tour, au fond,
intellectuelles, éventuellement langagières, et corporelles, alors la question
de savoir d’où provient le faux, d’où provient ce qui véritablement est en
antinomie avec les vérités, est très essentielle. Alors comme vous le savez
sans doute, là on a une théorie pré-freudienne chez Descartes.
La cause principale du faux chez Descartes,
c’est l’enfance. C’est que dans l’enfance on a
accumulé ce qu’il appelle des « préjugés ».
C’est pas très gênant de dire qu’on a accumulé de l’inconscient. Ça change absolument
rien au dispositif cartésien. Ce qu’il appelle « préjugés », ce sont
en effet des montages originaires qui sont tels qu’ils encadrent notre
expérience dans des distinctions qui sont hétérogènes aux vérités. Et donc ça
c’est ce qu’il appelle les préjugés de l’enfance. C’est la cause numéro 1 de
nos erreurs. La cause numéro 1 de nos erreurs, c’est l’inconscient,
anachroniquement, c’est l’inconscient tel qu’il s’est façonné dans l’enfance.
Alors pourquoi il s’est façonné dans l’enfance ? Descartes a une réponse à
tout. Parce que l’enfance ça a une définition précise. L’enfance c’est un
moment où le mixage de l’intellectuel et du corporel est particulièrement
étroit - c’est-à-dire c’est un moment, comme il le dit dans des termes tout à
fait étonnants, l’âme et le corps sont particulièrement proches. C’est-à-dire
que l’enfance a une définition précise : c’est le moment où la séparation
de l’âme et du corps est juste à l’état d’esquisse, elle s’esquisse, elle va
devenir. Et donc l’âme et le corps sont dans une proximité telle que,
finalement l’enfance, c’est en quelque manière le moment du corps. Je veux
dire, c’est pour l’âme le moment du corps ¾ ce qui, entre parenthèses, est très proche d’une théorie des pulsions.
C’est-à-dire que, au fond, c’est le moment des pulsions, c’est le moment où
l’âme est entièrement traversée par quelque chose qui est homogène au corps, et
qu’elle va stocker sous la forme de ce qu’il appelle du « préjugé », c’est-à-dire ces sortes de dispositions, on dirait aujourd’hui
fantasmatiques originaires, qui vont encadrer notre expérience et qui sont la
première cause de nos erreurs.
C’est d’autant plus renforcé que la deuxième
cause de nos erreurs c’est que ces préjugés de l’enfance sont, dit-il, indestructibles. Nous ne pouvons pas les détruire. Alors ça ça fait vraiment penser au
caractère indestructible des formations inconscientes. C’est indestructible, et
il explique : même si on le sait ¾ c’est pour ça que l’inconscient est presque nommé. Même si on le sait
qu’on a des préjugés de l’enfance, c’est pas pour ça qu’ils disparaissent.
C’est réellement une organisation de l’expérience, et donc il est très
difficile de s’en dégager parce que c’est une empreinte corporelle originaire.
Parce que cette empreinte, elle ne se laisse pas défaire par la pure
connaissance : vous avez beau savoir que l’enfance c’est ça, eh bien vous
continuez à structurer votre expérience comme vous la structurez. Donc ça c’est
le deuxième point : l’indestructibilité.
La troisième cause c’est qu’on est vite
fatigué [sourires]. C’est que la concentration de
l’esprit, c’est une grande fatigue. Alors là il faut bien l’entendre. La
concentration de l’esprit, c’est précisément le contraire de l’enfance. C’est
le moment où vous vous installez dans l’intellectualité de façon aussi séparée
que possible des pressions du corps. Et il faut pour ça se concentrer de façon
extrêmement prolongée, nous explique Descartes, sur l’objet en question. Donc
finalement la concentration, l’attention intellectuelle, c’est strictement le contraire
de l’enfance. Eh bien ce que dit Descartes, c’est que c’est extraordinairement
fatiguant de cesser d’être un enfant, dans l’expérience. C’est épuisant.
D’ailleurs vous savez que lui-même disait souvent qu’il n’y consacrait que peu
de temps. Il disait d’abord : il faut que je dorme dix heures par nuit. Ça il le répète : s’il ne dort pas dix heures par nuit, il est
foutu. Et ensuite, les mathématiques, quelques heures par mois [sourires], et
la métaphysique, quelques heures une fois pour toutes ! [sourires] Et le
reste du temps on va s’occuper de ce qui quand même est plus près du corps, à
savoir par exemple la médecine, la médecine ou la mécanique ou la morale. Ces
trois-là on peut s’y consacrer davantage parce que c’est plus près du corps.
Mais quand vous êtes dans la mathématique ou la métaphysique, ça c’est pas de
l’enfance, c’est très loin de l’enfance, et c’est épuisant. Ça c’est la
troisième cause de nos erreurs.
Donc :
- l’enfance comme empreinte pulsionnelle
originaire.
- l’indestructibilité de cette empreinte.
- Le fait de s’écarter de cela ; ne plus
être un enfant, c’est éreintant - et on ne peut pas le faire longtemps, il le
dit : on retombe nécessairement dans les schémas de l’enfance. Et la
quatrième, eh bien c’est
- le langage : « Au reste nous
attachons nos conceptions à certaines paroles afin de les exprimer de bouche,
et que nous nous souvenons plutôt des paroles que des choses. A peine saurions-nous concevoir aucune chose si distinctement que
nous séparions entièrement de ce que nous concevons d’avec les paroles qui
avaient été choisies pour l’exprimer. Ainsi tous les hommes donnent leur
attention aux paroles plutôt qu’aux choses. Ce qui est cause qu’ils donnent
bien souvent leur consentement à des termes qu’ils n’entendent point et qu’ils
ne se soucient pas beaucoup d’entendre, ou parce qu’ils croient les avoir autrefois
entendus [alors là on revient évidemment, le langage lui-même ça vient de
loin ! autrefois…], ou parce qu’ils leur a semblé que ceux qui les leur
ont enseignés en connaissaient la signification [rires] et qu’ils l’ont
apprises par le même moyen. »
Alors vous voyez, Descartes a une conception
absolument instrumentale du langage : le langage c’est le choix d’un moyen
d’expression. Ça n’entre absolument pour rien dans la formation de l’idée comme
telle. C’est un moyen de transmission, c’est tout. Simplement que c’est attaché
à l’idée, on attache l’idée comme ça à son véhicule langagier, et comme elle
est attachée - c’est comme si vous receviez la chose dans un emballage et que
vous preniez l’emballage pour la chose, vous prenez le carton pour ce qu’il y a
dedans. C’est comme ça, et parce que vous faites confiance aux gens qui vous
ont enseigné les langues.
Donc on ne va certainement pas trouver du côté
du langage de quoi distribuer nos termes dans la grande opposition cartésienne
entre la vérité et les choses. En réalité, le langage, ça fait partie des
choses, parce que c’est des conventions matérielles et c’est pas dans les
choses les plus utiles ou les plus innocentes ¾ en général, ça trompe. Ce qui d’ailleurs signifie, d’ailleurs le texte
le montre clairement, qu’il y a une connivence entre le langage et l’enfance.
L’enfance c’est la matrice fondamentale de nos erreurs, et le langage lui-même
il a une connivence avec l’enfance parce qu’on l’a appris. On l’a appris dans
des rapports qui sont des rapports souvent complètement incompréhensifs :
pourquoi tel mot est attaché à telle chose ? on n’en sait rien ! On
nous l’a enseigné comme ça, donc c’est suspect. C’est comme tout ce qui s’est
passé dans l’enfance.
Donc finalement l’enfance, c’est le lieu des
corps, et c’est aussi le lieu des langages. Et finalement, l’énoncé de
Descartes ce serait : il y a l’enfance, sinon qu’il y a des vérités. Or
c’est très profond parce que je crois constater que, au fur et à mesure que se
développe l’emprise du matérialisme démocratique, on assiste à une
puérilisation généralisée - c’est connexe. Et que donc, cette parenté profonde,
entre un univers qui serait borné à la relation des choses et des langages d’un
côté, et l’enfance, je crois qu’elle est fondée. Je crois que Descartes, là, a
mis le doigt sur quelque chose, dans des paramètres qui étaient les siens, sur
quelque chose d’extrêmement important qui est que, en vérité, lorsque l’on est
dans l’abolition de l’exception, ce qui est le thème clé du matérialisme
démocratique, il n’y a pas et il ne doit pas y avoir d’exception ;
c’est-à-dire que vous avez une rature du “sinon”, de l’ “excepté que”… Si vous
raturez ça, eh ben vous retombez en enfance, d’une manière ou d’une autre. Ce
qui, encore une fois, n’est pour l’instant pas normatif à proprement parler
parce que on peut parler en faveur de l’enfance. On peut après tout dire que
c’est bien, l’infantilisation généralisée. Parce que malgré tout, si vous
prônez la figure de l’adulte, on pourra toujours vous dire : vous êtes du
vieux monde ! Vous savez qu’il y a toujours des polémiques contre le
jeunisme et tout ça. On connaît cette discussion. Mais cette discussion est
profonde dès lors que, en effet, un univers qui est un univers dans lequel il
n’y a que des choses et des langages, comme Descartes y touche avec sa
perspicacité habituelle, il y a là-dedans quelque chose d’enfantin. Et cette
enfance, irréductible, elle se manifeste en réalité par le fait que ce qu’il y
a c’est la pulsion, c’est de la pulsion collée à l’objet, c’est-à-dire
finalement de la compulsion d’achat. Et finalement le monde est comme un Père
Noël désarticulé… c’est une hotte pleine de machins ! c’est toujours la
fête, sauf que c’est un peu triste. Cette figure au fond du Noël éternel dans
lequel tous les soirs on mettrait ses souliers, c’est une figure que nous
partageons tous plus ou moins - quand je le dis, ne croyez pas que ce soit une
ironie extérieure. C’est vrai qu’il n’y a que des corps et des langages !
On n’en est jamais, nous, absolument exceptés, c’est bien sûr. Mais la
connexion de cela à la figure de l’enfance est tout à fait importante et c’est
pour cela que notre société est nécessairement une société de sacralisation de
l’enfance. Comme le montre, il faut bien le dire, le traitement fantasmé et
central de la figure du pédophile. Je ne vais pas m’avancer sur ce terrain…
Mais enfin, réfléchissez-y, c’est en effet une figure fondamentale de l’espace
public, comme figure négative. Et dieu sait qu’en effet c’est une figure
négative. Mais il faut comprendre pourquoi cette figure-là plutôt que d’autres…
et c’est parce qu’elle est corrélative d’une sacralisation de l’enfance.
Sacralisation de l’enfance qui oublie totalement les grandes découvertes sur
l’enfance depuis le début du siècle, à commencer par la grande découverte de
Freud qui a quand même montré que les enfants, c’était quand même tout sauf des
petits saints ! Ce sont, comme il le disait, d’abord et avant tout, des « pervers
polymorphes ». Et outre que ce sont des pervers
polymorphes, ce sont assez fondamentalement de petits bandits. Et les
représenter comme des petits anges est une stupidité. Donc ce ne sont pas des
petits anges, et en même temps vous voyez bien qu’il importe, ne serait-ce que
dans le système général des jugements, qu’il en soit partiellement ainsi tout
de même, que ce soit ça qu’on dise ou qu’on pense. Et ce n’est pas pour une
raison extérieure, c’est pour une raison immanente fondamentale qui est que, en
un certain sens, l’enfance est notre norme générale. Il ne s’agit pas seulement
des jeunes, c’est l’enfant. L’enfant, c’est-à-dire celui pour qui le miracle du
monde est le cadeau. Voilà. Et celui pour qui l’activité principale c’est le
jouet. Alors là il suffit simplement de se promener dans la rue… [Alain Badiou
sort son téléphone portable de sa poche] : déjà là ! [rires] Je le
sors de ma poche, je l’ai aussi… Mais j’en ai beaucoup d’autres… comme tout le
monde ! Comme tout le monde ! Mais il faut quand même à un moment
donné penser à cela philosophiquement avec un peu de sérieux. Bon eh bien,
qu’est-ce que ça signifie ? Je crois en effet que ça signifie que la
maxime quasiment ontologique du matérialisme démocratique est une maxime qui
suppose que, à la fin des fins, la norme générale qui est la nôtre soit la
norme de l’enfance. Et c’est pour ça que j’étais très intéressé tout d’un coup
par ce texte latéral et finalement très intéressant de Descartes, où la
connexion corps-langage-enfance se fait et est globalement opposée à un seul
terme qui est les vérités. Ça c’est tout à fait extraordinaire ! Et c’est
d’autant plus extraordinaire qu’on pourrait se dire : mais les vérités,
qu’est-ce que c’est chez Descartes ? Eh bien précisément, on ne va pas
vraiment le savoir. Les vérités c’est… il ne va pas donner une définition. Il
ne va pas dire… c’est pas comme quand il définit la substance pensée, la
substance étendue, donc le dualisme traditionnel. Cette opposition des vérités
et des choses est une opposition fuyante, une opposition difficile à
stabiliser. Et d’autant plus qu’encore une fois ce n’est pas du tout du côté du
langage ou du support langagier qu’on va trouver de quoi fonder cette
opposition.
C’est une opposition difficile, mais elle est fondamentale.
Et finalement ce que nous dit Descartes, c’est que il n’y a que les vérités qui
font exception aux choses. Et les choses c’est tout ce qu’il y a. Parce que,
comme je vous l’ai dit, les choses c’est pas seulement les choses corporelles.
Ce sont les choses corporelles, mais ce sont aussi les choses intellectuelles.
C’est le “il y a”. Donc les vérités sont en position de faire exception au “il
y a”, c’est assez énigmatique. Et, au fond, ce qui résiste en nous de toutes
ses forces à cette exception, c’est l’enfance. Donc il y aussi une doctrine de
l’enfance, comme quoi l’enfance c’est aussi… non pas le lieu du mal, ce serait
un retournement pur et simple de la vision angélique, mais l’enfance doit être
prise au sérieux chez Descartes, comme précisément le lieu des choses. Et au
fond, si on admet que notre société est une société de choses, c’est la thèse
du premier livre qui a fait le succès de Georges Perec, qu’on peut relire
aujourd’hui, Les Choses. Ça avait fait grand
effet parce que c’était la première fois qu’était transformée en figure
romanesque ou figure littéraire cette idée que notre société est une société de
choses. Si notre société est une société de choses, et si l’enfance est le lieu
de la chose, alors il y a un lien entre notre société et l’enfance. Et alors,
en tout cas pour Descartes, la figure qui fait exception à cela, la figure qui
est en incise de cela va s’appeler les vérités, et les vérités ne sont pas non
plus du côté du langage.
Donc voilà, ça ça me servait de panorama
introductif. Revenons maintenant à l’élaboration générale du propos, à
l’intérieur de cette hypothèse, et une fois bien comprise la position de la
maxime du matérialisme dialectique. Nous avions dit, je me rappelle : il y
a forcément une rétroaction de l’exception sur la donnée matérialiste des corps
et des langages. Par conséquent il va y avoir une transformation de la notion
de corps, c’est le pivot de tout. Parce que finalement, si on est vraiment
matérialiste, on doit forcément penser que c’est du côté d’une scission de la
notion de corps que ça se passe, du côté de la possibilité de l’avènement d’un
autre corps, d’un nouveau corps. Nous avons dit aussi : c’est un
changement de conception de la liberté. Au fond, dans la conception du
matérialisme démocratique, la liberté c’est que les langages laissent être les
corps. Et nous, nous disions, la maxime c’est : qu’advienne des corps capables
de vérités, quelque chose comme ça, n’est-ce pas. Qu’advienne d’autres corps
capables de porter le formalisme subjectif d’une vérité. Et nous avions dit
aussi : “vivre” change de sens, là aussi. Toujours dans ce lien disjonctif
dont nous parlions, “vivre”, au fond, dans le matérialisme démocratique, c’est
la perpétuation des corps empiriques et de leurs désirs supposés. Le “vivre”,
c’est le bien vivre. Je regardais une publicité pour un de ces innombrables
magazines féminins. Le titre du magazine c’était Bien dans sa vie. Ça c’est une maxime ! Bien dans sa vie ! Il y a toutes les
maximes pour être en forme, mais là c’était synthétique ! Bien dans sa
vie ! Eux aussi ils essaient de se placer du côté des femmes. Parce que
bien dans sa vie c’est aussitôt une femme épanouie. Mais c’est ça ! La vie
c’est : bien dans sa vie. La vie c’est quelque chose qui doit être
homogène à la perpétuation positive de la vitalité humaine. Tandis que, évidemment,
dans la conception qui assumerait l’exception, on dirait : vivre c’est
participer à un corps nouveau - quelque chose comme cela. On avancera une
formule précise plus tard : vivre c’est s’incorporer au présent. Et quand
je dis : s’incorporer au présent, vous pouvez le prendre en deux sens.
C’est-à-dire vous pouvez prendre “au présent” comme une mention
temporelle, c’est-à-dire l’incorporation a lieu au présent, donc ça se passe
ici et maintenant, c’est pas une incorporation pré-donnée, pré-formée, etc.,
non c’est s’incorporer maintenant. Et ça peut être aussi s’incorporer au
présent, c’est-à-dire entrer dans le corps du présent, s’incorporer dans le
présent. C’est l’unité des deux significations. S’incorporer au présent, c’est
à la fois une urgence, c’est le présent qui compte, c’est maintenant qu’il faut
cette incorporation. Mais c’est aussi que ce corps est lui-même un corps au
présent, et que c’est à lui qu’il faut s’incorporer.
Voilà. Donc on bougeait naturellement le
“corps”, on bougeait le “langage”, on bougeait le “vivre”. En fait, au terme de
la première présentation qu’on a faite de cette question du nouveau corps, à
travers le poème de Valéry Le Cimetière marin, je
pense qu’on peut résumer abstraitement et dire que nous avons affaire à 7
concepts échelonnés, enfin c’est presque une trajectoire, pas tout à fait, 7
concepts que nous pouvons reprendre. Je les donne dans leur ordre de
connexion :
1)
le site, qu’on peut appeler aussi site
événementiel.
2)
la trace.
3)
l’incorporation, ensuite
4)
le corps, parce que le corps est le
résultat de l’incorporation et ne lui préexiste pas ¾ naturellement puisque c’est un nouveau corps.
5)
le point ¾ qu’est-ce qu’un point dans une situation ?, ensuite
6)
la partie efficace, partie efficace du
corps, et ensuite ce que j’appelle
7)
un organe.
Mon but aujourd’hui, c’est simplement de les
reprendre tous les 7, de manière à ce que la chose soit d’une parfaite clarté,
pour aller au-delà et s’orienter vers l’agencement de tout cela.
Alors, premièrement : site, site événementiel. Alors l’idée intuitive si vous voulez, je ne la
formalise pas trop ici, l’idée c’est celle d’un brutal changement de sens d’un
élément du monde. On appellera site un élément du monde, du monde concerné (il y
a une pluralité des mondes) dont le sens bascule. Alors nous avions vu par
exemple dans le poème de Valéry que c’était le cas de cet élément qui est la
mer, « la mer toujours recommencée ». Précisément, elle changeait de
signification quant à ce que voulait dire “recommencer”. Il y avait une bascule
complète du sens d’un élément du monde, mais on pourrait évidemment imaginer
beaucoup d’autres exemples ; je les prends comme ça de manière tout à fait
abstraite : on peut penser à une fraction dominée et passive du peuple,
qui est enfoncée dans la passivité productive et dont le sens basculerait parce
que ça deviendrait un acteur politique direct, majeur. On peut aussi penser à
un certain type de rapports entre la forme et l’univers sensible […] entre
la forme et un régime sensible, c’est-à-dire que quelque chose du sensible
était reçu comme informe et qui bascule du côté de la forme, est reçu dans la
forme ¾ ce passage de l’informe à la forme, au
regard de la dialectique du sensible, c’est aussi une bascule complète du sens
de la lisière entre sensible et forme. Bien sûr, comme nous l’avons mentionné,
on peut façonner un exemple comme ça sur la rencontre amoureuse, etc. Alors on
appellera ça un site, ou un site événementiel. Un site, c’est cet élément du
monde qui se trouve exposé à une bascule de son sens, et qui par conséquent
s’expose dans le monde de façon absolument différente ¾ c’est pour ça qu’il est isolable comme site, c’est que son exposition
mondaine est différente. Alors ça c’est le point de départ de tout : il
faut qu’il y ait un site. Alors la question de savoir c’est… vous me
direz : et si il n’y en a pas ? Alors ça c’est une discussion que
nous aurons plus tard. Je soutiendrai la thèse qu’il y en a toujours. C’est une
thèse assez compliquée, je vais en donner un tout petit bout. La thèse c’est
que… alors, il y en a toujours pour qui ? Attention ! parce que dans
ce dont nous parlons ici, l’individu singulier c’est une donnée abstraite.
“Site”, c’est définissable indépendamment de tout individualité singulière
humaine. “Site” ça se définit en soi, c’est la bascule de sens d’un élément du
monde. Donc si on se demande s’il n’y en a pas, on se demande en fait s’il n’y
en a pas pour nous. Parce que qu’il n’y en ait pas en soi, il n’y a pas de
témoin qui puisse l’attester ou le désattester. Toute la question est de savoir
s’il y en a pour nous. Alors, la thèse c’est que nous participons, nous en tant
qu’individus singuliers de l’espèce humaine… Un individu de l’espèce humaine,
ce qui le caractérise, c’est qu’il participe à une grande quantité de mondes,
et qu’il n’est pas du tout dans un seul monde, il est dans une extraordinaire
variété de mondes. Je dirais même que c’est probablement la meilleure
définition de l’espèce humaine, c’est la quantité de mondes auxquels elle
participe. Et probablement plus on descend dans l’échelle animale, plus le
monde auquel le vivant participe se singularise ¾ c’est pas qu’il y ait une différence qualitative, non là c’est une
différence quantitative. Fondamentalement nous sommes les habitants de beaucoup
plus de mondes que les organismes plus simples. Et nous participons à
suffisamment de mondes pour qu’il y ait toujours des sites. Evidemment il faut
faire attention : s’il y en a un, il faut le voir et s’incorporer. Alors
nous allons y venir, il faut s’incorporer. Mais nous participons à suffisamment
de mondes pour qu’il y ait réellement des sites. Nous reviendrons sur ce point
qui est la fondation ontologique de l’optimisme [sourires], la fondation
ontologique du vivre comme possibilité effective. Alors ça c’est le premier
point, le premier concept.
Deuxième point : la trace. Alors naturellement, cette brutale bascule du sens, en elle-même, est
évanouissante. Je veux dire en tant que bascule, en tant que ce qui se passe,
ça se passe, et dans son passage, ça disparaît. Le sens a effectivement changé,
mais la bascule du sens, c’est-à-dire l’incitation énergétique en quelque sorte
de la bascule du sens, elle, elle est évanouissante. Mais elle laisse toujours
une trace. Alors là aussi on y reviendra, parce que la déduction peut s’en
faire, mais il faut la faire. Qu’est-ce que c’est que la trace d’un site ?
Qu’est-ce que c’est que la trace d’un événement ? c’est-à-dire la trace
d’un point du monde dont le sens a effectivement basculé. Eh bien cette trace
est toujours le constat qu’un terme du monde, un élément du monde, qui avait
une intensité existentielle très faible ou presque nulle, ou nulle,
c’est-à-dire un terme du monde absolument aux confins du disparaître se trouve
investi d’une intensité maximale, ou très grande. Autrement dit, le site c’est
une bascule du sens d’un terme. La trace c’est toujours un changement
d’intensité en un point. Quelque chose en un point change absolument d’intensité.
Alors par exemple, vous savez, dans le poème de Valéry, ce point nul c’était la
conscience du poète lui-même. Et sa conscience en tant que annulée précisément
par l’univers de complicité de la mer et du soleil. Et face à cet univers au
fond parménidien, la conscience du poète s’amenuisait jusqu’à n’être presque
rien. Et ce qui va se passer lorsque le site marin va se réactiver, c’est que
la conscience du poète va au contraire être dans une intensité vitale maximale,
elle va pouvoir prononcer « il faut vivre », « il faut tenter de
vivre ! », elle va donc se dresser ; là où il y avait le rien
d’une certaine manière, il y a une intensité maximale. C’est comme dans
l’Internationale, « nous ne sommes rien soyons tout ». Sauf que dans
l’Internationale c’est un projet ¾ c’est ça
qui n’allait pas du tout. Parce que « soyons tout ! » Là c’est
pas ça, c’est : nous n’étions rien nous sommes tout. Il y a un changement
de très grande importance. Alors je ne sais pas si c’est applicable au
prolétariat ! [sourires] mais c’est en tout cas sous cette forme que se présente
toute trace de l’événement, sous la forme d’une mutation d’intensité d’un terme
tenu antérieurement pour négligeable ou nul, et qui s’avère d’une intensité
exceptionnelle. Alors ça c’est le signe du présent, c’est l’avènement d’un
nouveau présent, au sens du temps n’est-ce pas. C’est la création, la
constitution d’un nouveau présent qui est le présent post-événementiel. Le
présent post-événementiel c’est une intensité inconnue qui se tient là où ne se
tenait rien, ou là où se tenait une intensité absolument faible. Et alors c’est
ça qui fait qu’il va y avoir institution d’un présent, or je le dis en passant,
qu’est-ce que c’est qu’une vérité (dans le “sinon qu’il y a des
vérité”) ? Une vérité, en réalité, ce sont les conséquences de la trace.
C’est le système général des conséquences de la trace, c’est-à-dire c’est
l’effectuation du présent. Une vérité c’est un présent nouveau qui s’effectue.
C’est un nouveau présent en voie d’effectuation ¾ c’est-à-dire c’est le déploiement matériel dans le monde d’un nouveau
présent. Par conséquent… on a déjà discuté de ce que c’était un nouveau
présent ! Un nouveau présent ça veut dire évidemment une nouvelle temporalité
générale mais qui s’articule autour de l’intensité du présent. On peut donc
dire que une vérité c’est le processus de déploiement du présent comme nouveau
présent, comme nouveauté. Et comme l’instauration du nouveau présent c’est
l’intensité de la trace, vous pouvez aussi bien dire que le déploiement du présent
c’est le déploiement des conséquences de la trace, c’est bien cela. Simplement
ces conséquences il faut qu’elles soient agies ! Quand on dit
conséquences, ça ne veut pas dire déterminations passives. Il faut qu’il y ait
une institution de ces conséquences. Pour qu’il y ait une institution de ces
conséquences, il faut un corps. Parce qu’il n’y a pas d’institution des
conséquences sans matérialité d’un corps. Il faut donc un corps nouveau. Ça
nous amène au 3e : s’incorporer.
S’incorporer,
c’est s’incorporer au présent ¾ c’est ce
qu’on vient de dire. Et on peut en donner une définition précise. Qu’est-ce que
c’est que s’incorporer ? Une fois que vous avez le site et la trace…
S’incorporer ça veut dire exister dans une identité maximale à la trace,
c’est-à-dire se tenir par rapport à la trace qui est elle-même une intensité
très grande, se tenir soi-même, exister !… quand je dis soi-même, c’est
pas n’importe quelle existence, c’est pas forcément un individu particulier. Ce
qui existe s’incorpore au présent s’il existe dans une commensurabilité
d’intensité avec la trace. Alors vous voyez bien la métaphore sous-jacente ce
serait que par exemple eh ben s’il y a une situation révolutionnaire, et bien
s’incorporer c’est participer à la situation, et que quelqu’un qui reste chez
lui derrière sa bougie, et bien il ne s’incorpore pas, il est absent du
présent, c’est tout. Donc il ne faut pas aller chercher non plus trop loin, ce
sont aussi des expériences n’est-ce pas. L’incorporation au présent, c’est
quand vous avez le surgissement d’une trace intense qui vous sert de repère
pour un rapport à cette trace qui investit le maximum possible de votre
existence ou de votre énergie d’existence. C’est ça s’incorporer ! et vous
vous incorporez plus ou moins. Il y a des gens qui ne s’incorporent pas du
tout, il y a des gens qui s’incorporent absolument, l’incorporation a des
degrés. Mais il y a quand même, à un moment donné, une lisière entre
s’incorporer (ce qui veut dire être dans une intensité d’existence
commensurable à la trace) et ne pas s’incorporer du tout. Ma foi, si quelqu’un
fait une rencontre amoureuse mais que il hésite pendant cent ans à s’engager,
il ne va pas s’incorporer à la sollicitation, au site et à la trace, et ainsi
de suite. Donc l’incorporation, c’est le processus d’entrée dans le présent,
c’est comme ça que vous entrez dans le nouveau présent. Vous entrez dans le
nouveau présent en existant selon un modèle d’intensité qui est fixé par la
trace. Voilà, alors ça c’est l’incorporation.
Maintenant, qu’est-ce que c’est que le corps ?! une fois qu’on a définit l’incorporation la définition est
assez simple. Le corps c’est l’ensemble des éléments du monde effectivement
incorporés au présent, qui s’incorporent au présent. Le nouveau corps est
définissable, de façon absolument rationnelle, comme l’ensemble des éléments,
des termes du monde, quels qu’ils soient, qui s’incorporent à la trace. On a
vue par exemple dans l’œuvre de Valéry que c’était à la fois en effet des
fragments du corps du poète, mais aussi l’écume, mais aussi le vent, etc.
Encore une fois n’ayons pas le modèle figé de l’individu organique. L’ensemble
des éléments du monde qui s’incorporent à la trace va constituer le repérage
d’un corps. Et vous voyez que ce corps est nouveau naturellement, parce que la
figure de ce qui s’incorpore ainsi dépend du site et de la trace, n’a pas de
consistance intrinsèque en dehors du site et de la trace, puisque c’est la
trace qui donne la mesure des intensités d’incorporation. L’incorporation va
rendre possible le corps, et le corps va être le résultat de l’incorporation,
va être le résultat général de l’ensemble des termes qui sont incorporés à la
trace événementielle. Alors voilà, là nous sommes dans une séquence
relativement claire n’est-ce pas : le site, la trace, l’incorporation, le
corps, qui montre comment quelque chose surgit, qui est une matérialité
constitutive d’un présent nouveau.
Après quoi il faut comprendre le processus,
c’est-à-dire comment le corps va supporter un formalisme subjectif qui va
déployer le présent. J’ai dit : les conséquences de la trace - mais comment vont-elles être organisées ? quel va
être le processus du nouveau corps ? qu’est-ce qu’il va faire ? Pour
le savoir nous avons besoin de la notion de point.
Car en gros, la réponse va être : ce qu’un corps nouveau peut faire, c’est
traiter des points qui ne l’ont pas été. On peut accepter un autre langage, on
peut dire : instituer et résoudre des problèmes qui ne l’ont pas été. Mais
“point” me paraît plus topologique et donc au fond plus visualisable. Donc il
faut que nous sachions ce que c’est qu’un point du monde. Et la réponse
c’est : un point, c’est une cristallisation de l’infinité du monde dans le
2, c’est-à-dire dans l’instance du « oui » ou du « non » ;
c’est le moment où le monde se présente dans l’éclair de la décision, vous
devez dire « oui » ou « non », vous devez trancher quelque
chose. C’est ça un point. Un point c’est pas simplement un élément du monde,
c’est la comparution de la totalité du monde concerné devant une instance de la
décision. Alors là aussi vous pouvez dire… Eh bien, traiter un point, si
vous êtes dans une procédure amoureuse, c’est prendre une décision relative au
destin de cet amour, une décision où il faut faire quelque chose et pas autre
chose, où il faut dire « oui » et pas « non ». Là aussi
c’est une expérience simple. Nous connaissons tous, dans tous les ordres
possibles de l’expérience, ces moments où nous ne pouvons pas simplement être
dans le train du monde, où nous devons faire comparaître le monde, notre monde,
le monde dans lequel il y a cette expérience, devant quelque chose qui en
formalise la scission, c’est-à-dire quelque chose qui est la forme du
consentement ou du non-consentement. C’est ça un point. Donc je proposais de
dire : c’est le filtrage de l’infini par le 2. Techniquement c’est une
fonction, c’est-à-dire quelque chose qui, à chaque point du monde, fait
correspondre un « oui » ou un « non ». C’est ça un point.
Chaque point du monde est convoqué à être ressaisi dans l’instance d’une décision.
Donc un point, si vous voulez, c’est une décision globale, c’est-à-dire c’est
quelque chose qui, bien que parfaitement singulier, n’en est pas moins une
comparution globale du monde. Donc c’est le moment où vous pariez le monde.
Enfin “parier”… vous allez dire « oui » ou « non », non pas
à une seule chose, mais en un certain sens au monde tout entier. Et alors,
ayant ainsi défini le point, nous pouvons savoir ce que c’est que affirmer un
point. Qu’est-ce que c’est qu’affirmer un point ? Eh bien, affirmer un
point, c’est tout simplement dire « oui ». Affirmer un point, c’est
traiter la comparution du monde dans un point déterminé selon une réponse affirmative,
selon une réponse positive. C’est cela affirmer. Affirmer un point ce sera
consentir au présent dans la figure d’une décision effective ¾ pas consentir au présent comme ça en disant eh bien il y a le présent
et je vais le chevaucher… Non ! Il s’agit de consentir au présent dans la
figure d’un consentement localisé donné à une figure générale. C’est ça
affirmer un point. Alors vous voyez, affirmer un point c’est quand il s’est
passé quelque chose d’absolument nouveau (disons-le en des termes très
simples), il y a de nouveaux regroupements autour de ce nouveau, des corps, et
les points du monde sont envisagés autrement, avec d’autres moyens, d’autres
instances de la décision, d’autres figures de la comparution. Parce que si le
monde est nouveau, il ne l’est pas passivement. Si le monde est vraiment
nouveau, vous êtes requis, sommés, et vous devez répondre « oui » ou
« non », d’être un des acteurs ou pas de cette nouveauté, c’est ça
l’incorporation. Et le processus de l’incorporation se fait point par point, ça
nous le savons bien. Prenons là encore l’exemple élémentaire de ce qui suit une
déclaration d’amour n’est-ce pas : eh bien, vous avez consenti, mais après
il faut traiter la question point par point, c’est-à-dire il va falloir à
nouveau consentir et encore consentir, parce que à chaque fois il va y avoir
quelque chose qui va faire comparaître le monde enchanté de l’amour dans une
figure de la décision singulière. Il va falloir dire « oui », et
« oui », et « oui », mais à chaque fois le
« oui » est celui d’un point différent, d’un autre mode de
comparution du monde. Et donc finalement, un point c’est la question de comment
et dans quelles conditions le point est-il affirmé ? On peut dire que les
affirmations des points sont le geste fondamental de l’incorporation au
présent, dans sa figure prolongée, c’est-à-dire dans sa durée constitutive.
Durer, pour un nouveau corps, c’est traiter des points, affirmer des points. Ça
nous le savons parfaitement. Il n’y a pas de possibilité d’une durée passive,
dans l’ordre qui nous requiert ici, qui est l’ordre de la composition des
corps.
Alors maintenant nous pouvons définir ce que
c’est que (ce sera notre 6e concept) la partie efficace d’un corps. La partie efficace d’un corps se définit au regard d’un
point. Etant donné un point, qu’est-ce que c’est que la partie efficace d’un
corps ? - alors “corps”, on sait ce que c’est ! Eh bien la partie
efficace d’un corps, c’est l’ensemble des éléments du corps qui affirment le
point. En réalité ce n’est jamais la totalité du corps qui affirme le point ¾ nous le savons. Ça ce serait retrouver une chimère de la totalisation
pure, ce serait l’idée que le corps est dans la perfection de la capacité
d’affirmer intégralement tous les points. Non, on requiert toujours une partie
du corps ; une partie du corps se trouve requise par un point déterminé,
et c’est elle qui va s’engager dans l’affirmation du point. Et on va définir la
partie efficace du corps comme l’ensemble des éléments du corps qui affirment
le point. Et ça c’est aussi une expérience : nous savons très bien aussi
que quand nous affirmons un point, je veux dire quand nous décidons à un niveau
global, nous savons très bien que c’est une décision véritable si une partie de
nous n’en veut pas, sinon il ne se passe rien n’est-ce pas. L’affirmation
doit être prise au sérieux. L’affirmation c’est l’affirmation comme affirmation
nouvelle, mais une affirmation n’est nouvelle que si elle est arrachée à
quelque chose. Et donc si la partie efficace du corps qui affirme le point
n’est pas la totalité du corps. Justement c’est elle qui l’emporte parce c’est
elle qui est efficace quant au point. Donc on appellera “partie efficace d’un
corps quant au point” tous les éléments du corps qui affirment ce point. Et
vous voyez que se fait ainsi une organisation immanente du corps. C’est-à-dire
que vous avez une organisation immanente du corps au fur et à mesure que le
corps, en traitant des points, voit se distinguer en lui des parties efficaces
qui traitent ces points. Donc le corps n’est pas pré-organisé, il s’organise
dans le traitement des points. Et ça c’est le côté constructif des choses. Vous
avez un procès d’organisation interne du corps à l’épreuve des points
successifs. Alors évidemment, on sait aussi ça d’expérience : il faut
construire. Vivre c’est construire ! C’est vrai que la vie c’est
l’organisation ! Evidemment la vie est toujours organisée. Mais ce que
nous disons là c’est que le “vivre” dont il s’agit n’est pas pré-organisé. Au
contraire, c’est le traitement des points qui organise du dedans la capacité du
corps. Le corps, lui, c’est l’ensemble de ce qui s’incorpore au présent, c’est
un geste inaugural. Mais la structuration immanente du corps, son organisation
véritable, se fait point par point. Et c’est pour ça qu’en ce sens, il n’y a
d’organisation que dans les épreuves - si on appelle épreuve le traitement d’un
point. C’est une épreuve au sens où, malgré tout, ce n’est jamais la totalité
du corps qui affirme le point. Donc vous avez une structuration, une stratification
interne du corps qui se fait point par point. Vous avez donc une augmentation,
ou une sédimentation de l’efficacité du corps qui n’est jamais globale mais qui
est une organisation interne à l’épreuve des décisions successives. Et c’est ça
une partie efficace.
Et alors, “organe”,
le dernier concept. Eh bien on appellera organe l’existence d’une sorte de
synthèse d’une partie efficace, c’est-à-dire si vous voulez, ce qui concentre
la partie efficace, ce qui en est l’enveloppe ou l’affirmation synthétique. Ça
existe ou ça n’existe pas ¾ ça peut
exister. Quand vous avez comme ça une synthèse de la partie efficace, tout
point comparable sera traité sera traité par l’organe, qui est comme un point
de concentration maximale de la partie efficace. Et donc, petit à petit, le
corps se dote d’organes appropriés aux points qu’il doit traiter, et qui sont
des synthèse d’efficacité, des synthèses d’affirmation du point. L’organisation
suprême du corps, c’est la construction interne des organes appropriés aux
points. Donc il est bien vrai qu’en un certain sens le corps naît sans organe -
le concept de corps sans organe est comme vous le savez un grand concept
deleuzien. On accordera que, en un certain sens, le corps est d’abord
incorporation. Et en tant qu’il est incorporation il n’est pas immédiatement
organique, il est incorporation sous le signe de la trace événementielle. Donc
il est un regroupement d’intensités. Il est un regroupement de ce qui accorde
au présent son existence. Et c’est dans le devenir de cette incorporation qu’il
va se structurer du dedans, dans la forme organique, c’est-à-dire se doter
d’organes adéquats. Par exemple, si vous prenez la révolte des gladiateurs de
Spartacus, eh bien au début, il y a une poignée de gladiateurs, c’est quand
même ça le corps. Qu’est-ce qui s’est passé en vérité ? Là c’est très
clair, le site c’est un brusque changement de sens de la position des
gladiateurs. Les gladiateurs sont des gens qui sont dressés au combat comme
spectacle et, ce “dressé au combat comme spectacle” va basculer comme “dressé
au combat contre l’Etat romain” - c’est la même chose : “dressé au
combat”, sauf que le sens de ce “dressé au combat” va basculer complètement (ça
c’est le signe). La trace, c’est un changement complet de la subjectivité de
l’esclave puisque au fond, le seul énoncé des esclaves sous la direction de Spartacus
c’est : « on veut rentrer chez nous ». Ils ne voulaient pas du
tout faire la révolution communiste. Leur énoncé fondamental c’est :
« on veut rentrer chez nous ». Ils vont d’ailleurs tenter de passer
par le Nord pour ensuite aller voir s’ils trouvent des bateaux dans le Sud…
Mais cet énoncé est une trace absolue, parce que, effectivement, quant à ce
qu’est la liberté de décision de l’esclave, il est une mutation d’intensité
absolue évidemment. Mais vous voyez bien, tout le problème va être que, petit à
petit, il va y avoir la guerre. Justement, l’Etat romain va envoyer les légions
contre ces gens-là. Il va y avoir la guerre et donc, il va y avoir la question
de comment se construire, de l’intérieur de ce qui est une révolte, au départ
d’une poignée de gens qui veulent rentrer chez eux… Peu à peu va se construire
une armée, c’est-à-dire que le corps, là, le corps en vérité, c’est un corps
militaire fondamentalement. Le corps militaire qui va se construire à partir de
la révolte initiale. Et on voit très très bien comment la structuration organique
de ce corps va être tout le problème. Par exemple : comment affronter la
cavalerie ? comment se doter d’organes spécialisés capables de faire le
siège de villes ? comment résister à ceci ou à cela ? comment traiter
la masse énorme des esclaves désarmés qui suivent le train ?… des femmes,
des enfants, tout ça. Et à chaque fois il va falloir que la structuration
interne des choses suive le devenir du corps, sous une maxime qui va être
intouchée et qui va être : « nous, esclaves, qui normalement ne
pouvons et ne voulons rien, nous pouvons et nous voulons rentrer chez nous ». Voilà un exemple, dans la durée immanente des choses, de ce
que c’est que la structuration interne du corps, point par point. Au début, eh
bien, ils eurent à égorger les propriétaires du cirque des gladiateurs mais
après quand il fallut affronter des légions, eh bien il leur fallut traiter des
points. Il faut traiter des points absolument nouveaux. Et on voit très bien le
devenir, point par point de la structuration de l’armée des esclaves, qui vont
tout de même tenir plus de deux ans. C’est énorme, c’est énorme, devant des
légions envoyés successivement. Dans cet exemple vous avez une corrélation
entre ce qu’est le site initial qu’est la trace subjectivable de ce site, ce
qu’est l’incorporation ¾ alors là,
l’incorporation, pour un esclave à l’époque, c’est vraiment on rallie ou on
rallie pas ; vous aviez tous les cas de figure : les ralliés de la
première heure, ceux qui s’incorporent directement à l’armée, ceux qui restent
sur la touche, etc. Et puis le corps de l’armée des esclaves. Et la stratification
interne des parties efficaces se fait point par point. Et puis à la fin vous
avez l’apparition de véritables organes, d’une cavalerie des esclaves, des
appareils de siège des esclaves, etc. Voilà. Je disais cela parce que ça fait
image de ce que, effectivement, l’organicité du corps qui, vous le voyez ici,
n’est pas du tout un corps biologique, c’est un corps militaire… L’organicité
interne de ce corps est un développement point par point, elle n’est pas
pré-formée. Il n’y a pas, surgi d’on ne sait où, le corps organisé de l’armée
des esclaves. Il y a le devenir, point par point, dans des affrontements
successifs où il faut prendre des décisions limitées et constructives, il y a
une sédimentation interne de la construction de ce corps.
Et alors ça nous permet de conclure
provisoirement sur une définition de ce que c’est que “vivre” ¾ on en donnera plusieurs. On pourrait dire : vivre, c’est
participer point par point à l’organisation d’un corps. Voilà, je vous laisse
là-dessus.
Le
séminaire est interrompu, plusieurs séances à la suite sont annulées.
La
dernière séance manque ici.
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