Images du temps présent

(Qu’est-ce que vivre ?)

 

Séminaire public d’Alain Badiou

 

 

III. 2003-2004

(transcription de François Duvert)

 

22 octobre 2003...................................................................................................................................................................................................................................... 1

27 novembre 2003............................................................................................................................................................................................................................. 12

17 novembre 2003............................................................................................................................................................................................................................. 26

14 janvier 2004.................................................................................................................................................................................................................................... 39

 

22 octobre 2003

Qu’est-ce que vivre ? On peut demander pourquoi cette question, parce qu’on peut la considérer à la fois exorbitante et usée. Exorbitante parce que qui peut prétendre répondre à une question de ce genre ? à prétention spéculative. On peut même la soupçonner d’être une question théologique, une question métaphysique. En second, cette question est usée parce que finalement elle fut la question des philosophies, des sagesses et des religions depuis l’origine des temps.

Il nous faut donc tout de même commencer par des considérations sur l’actualité. C’est-à-dire qu’est-ce qui fait que la question « qu’est-ce que vivre ? » est une question que l’on peut poser aujourd’hui et en quels termes renouvelés, qui en font autre chose que la répétition, la réitération d’une question exorbitante et usée.

On pourrait donner une première réponse assez empirique. On pourrait dire : la question « qu’est-ce que vivre ? » est importante ou significative pour trois raisons communes :

- la première raison, c’est l’importance considérable et renouvelée de la catégorie de vie dans le dispositif philosophique et idéologique contemporain. Peut-être commence-t-elle dans toute son intensité avec Nietzsche et elle se poursuit ensuite avec insistance avec Bergson ; pour aujourd’hui, avec Deleuze évidemment, et puis aussi avec Foucault, avec Negri et Agamben, avec les théoriciens de la biopolitique, du bio-pouvoir. On voit bien qu’il y a une actualité de la notion même de vie comme notion centrale ou organisatrice de la pensée.

En outre,  ce qui caractérise au fond cette catégorie de “vie”, c’est qu’elle est simultanément ontologique et normative, c’est-à-dire qu’elle désigne à la fois :

- l’être de ce qui est appréhendé dans la figure de son devenir effectif, ou de son immanence, mais elle désigne aussi, de toute évidence :

- une norme, c’est-à-dire vivre, qu’est-ce que c’est que vivre selon l’immanence de la vie ; ce n’est pas simplement que “vie” soit le terme qui désigne la force intrinsèque du ou des devenirs, c’est aussi que “vie” désigne la forme de ce qui est recherché dans la vie elle-même.

C’est une caractéristique essentielle de la notion de vie, qu’elle soit à la fois ontologique et normative et que par conséquent on puisse répondre à la question « qu’est-ce que vivre vraiment ? », « qu’est-ce qu’une vie authentique, ou véritable ? », qu’on puisse y répondre au fond en disant que une vie véritable  c’est une vie qui affirme la vie, c’est une vie qui est l’élément affirmatif de la vie elle-même ¾ nous verrons que ce point est tout à fait central.

Le premier motif de l’actualité de la question « qu’est-ce que vivre ? » c’est tout simplement l’importance de la catégorie de vie dans la pensée contemporaine, importance qui est indivisiblement ontologique et normative et qui se récapitule dans l’idée que une vie véritable c’est l’affirmation de la vie.

- la deuxième raison c’est que, d’un point de vue plus immédiatement normatif ou éthique, nous sommes dans une époque d’affirmation fondamentale des droits de la vie, des droits du vivant. Il est tout à fait flagrant que même ce qui est appelé “droits de l’homme” est en réalité, à y regarder de près, subsumé par les droits du vivant, les droits de la vie, les droits de l’être vivant en tant que vivant. D’où une extension en cours, qui va son chemin, des droits de l’homme au droit des animaux - l’homme est un animal. Donc les droits de l’homme c’est quelque chose qui est saisi, subsumé par quelque chose de plus général qui est au fond les droits du vivant. Et nous retrouvons ici l’élément de scission et d’unité interne de la question de la vie sous la forme suivante qui est que, fondamentalement, les droits du vivant, c’est le droit à vivre. C’est le droit à affirmer sa vie propre. Donc nous retrouvons comme toujours cette juxtaposition intime entre un élément d’immédiateté ontologique (le vivant c’est celui qui vit, c’est celui dont on peut, à bon droit désigner l’existence comme vie) et c’est aussi celui qui dispose, de l’intérieur même de la vie d’un droit inaliénable à vivre. De sorte que l’éthique contemporaine est tendanciellement une éthique du vivant, comme le prouve d’ailleurs le fait que les débats en société gravitent autour de ce qui est appelé bio-éthique. La bio-éthique c’est ça, c’est la question des droits et des législations adéquates au vivant.

- la troisième raison, c’est que, en fait, en tout cas dans nos sociétés, il y a petit à petit une dénégation tacite de l’horizon de la mort. Comme si, d’une certaine manière, l’horizon de la vie était la vie elle-même. Ça c’est un changement, un changement par rapport aux périodes dans lesquelles, d’une certaine manière la vie est essentiellement mesurable à la mort. Et dans nos sociétés qui sont des sociétés de l’entretien de la vie, la mort a non pas été abolie, mais cantonnée dans l’insignifiance. Pour que la mort signifie il faut qu’elle soit minimalement spectaculaire : des égorgements, des tueurs en série, ça ça fait de la mort un spectacle au moins. Mais si elle n’est pas un spectacle, elle est profondément insignifiante et petit à petit cantonnée à la périphérie de l’univers des représentations sociales. Ou bien elle est spectacle, ou bien elle est ce qui, loin d’être articulé au sens de la vie, en est une pure et simple ligne de non sens. Ce qui d’ailleurs, rétroactivement si je puis dire, charge la vie d’être elle-même l’horizon de la vie.

Nous retrouvons une fois de plus cette espèce de scission immanente qui fait de la vie à la fois la puissance affirmative et l’horizon de cette puissance. Comme le fait de la vie à quoi l’être de ce qu’il y a est la norme de cet être.

Voilà donc un système de raisons empiriques, de situations, de conjonctures, qui nous amènent à nous demander, qu’est-ce que c’est que cette catégorie circulante et essentielle qu’est devenue la vie, aussi bien dans les élaborations les plus sophistiquées (comme les élaborations spéculatives de Deleuze) que finalement dans les débats les plus médiatisés.

 

Mais je voudrais élargir le système de ces raisons en créant une catégorie qui désignerait la métaphysique commune d’aujourd’hui. Je pense qu’il y a aujourd’hui une métaphysique commune, une métaphysique ordinaire. Qu’est-ce que c’est une métaphysique ordinaire ? une métaphysique que tout le monde partage. Une métaphysique est un système de représentations générales comportant des thèses sur ce qu’il y a, sur ce qui devient, sur ce qui est, mais qui sont en même temps des organisations de la vision du monde, etc. Cette métaphysique commune ou ordinaire, omniprésente et partagée par tout le monde, y compris nous tous, je crois qu’on peut l’appeler le matérialisme démocratique. C’est le nom que je vous propose.

Alors quelles sont les thèses constitutives de ce que je vais appeler ici le matérialisme démocratique ? Et qu’est-ce que je vais lui opposer ? Bien, je ne vais quand même pas lui opposer un idéalisme aristocratique ! Ce serait un peu abrupt ! Je ne vais même pas me risquer à lui opposer un matérialisme aristocratique. Là j’anticipe. Je vais lui opposer un revenant, un spectre, je vais lui opposer quelque chose que j’appellerai le matérialisme dialectique, et lui il revient de loin, il revient vraiment d’entre les morts… Alors je vais procéder à une résurrection du matérialisme dialectique. Naturellement, il ne sera peut-être pas tout à fait reconnaissable, mais enfin quand même, au moins par le nom il aura cessé de n’habiter que les limbes.

Mais revenons au matérialisme démocratique. Alors le matérialisme démocratique a pour thèse fondamentale : il n’y a que des corps et des langages. En ce sens c’est réellement une métaphysique parce que c’est une thèse sur ce qu’il y a. Il y a des corps et des langages. Il y a donc des corps d’un côté, des langages de l’autre, et par voie de conséquence, des corps plus ou moins affectés par des langages. Etant entendu que la question de savoir qu’est-ce que c’est que le fait qu’un corps soit affecté par un langage est le cœur du problème du matérialisme démocratique, ce qu’il constitue comme sa question. Alors nous avons d’innombrables variantes qui sont : l’influence des images, la diversité des cultures, la question de savoir s’il y a une écriture féminine, enfin tout ce que vous voulez… En définitive ça revient à ceci : comment et que veut dire que des corps (qui est ce qu’il y a) se trouvent affectés par des langages (langage pris ici en un sens extensif ; langages inclut toute la sémiotique possible). Donc je dirais, la thèse constitutive du matérialisme démocratique c’est : il n’y a que des corps et des langages. C’est ce que nous pensons tous, n’est-ce pas, en réalité. Il y a une strate de nous-même qui ne peut pas s’empêcher de penser cela en réalité. C’est justement cela une métaphysique commune, elle est réellement partagée. Il y a nécessairement un niveau de notre représentation immédiate des choses qui pense ça, qui pense qu’il n’y a que des corps et des langages. Quand nous nous mettons à penser qu’il y a des esprits par exemple, qu’il y a des âmes, c’est toujours un peu forcé. D’un point de vue spontané, et en étant tout simplement les contemporains de nous-mêmes, nous le pensons forcément. Tout l’effort va être de penser autrement, mais je tiens à indiquer que c’est, comme toujours à partir d’une figure initiale que nous partageons tous.

Le versant négatif de cette thèse, je l’ai indiqué au début, est : il n’y a que des corps et des langages. Mettez langages au pluriel naturellement. Ce n’est pas il n’y a que des corps et du langage. Non, c’est il y a des corps et des langages.

 

- la première thèse négative qui se déduit de cela, c’est qu’il n’y a pas de catégories. C’est une métaphysique sans catégories, contrairement à la métaphysique d’Aristote qui est fondée comme vous le savez sur des catégories. Il n’y a pas de catégories susceptibles de formaliser une universalité quelconque. Il y a des corps et des langages signifie : il n’y a pas, transversales aux corps ou transversales aux langages, il n’y a pas de catégories de l’universalisme logique. Ça se dit communément : il y a une pluralité de cultures, il y a des univers culturels. Et il y a des univers culturels, cela veut dire : il y a des corps saisis par des langages différenciés, et il n’y a pas de catégories transversales à partir desquelles appréhender cette dissémination.

Donc le matérialisme démocratique est une métaphysique sans catégories, et c’est d’ailleurs ce qu’il revendique : il est démocratique de n’avoir pas de catégories ¾ catégorie est totalitaire finalement, car catégorie c’est ce qui prétend subsumer la diversité des corps et des langages. Il est absolument essentiel qu’il n’y ait pas de catégories.

- deuxièmement, il n’y a pas non plus, à proprement parler, de vérité. Du point de vue formel ou logique il n’y a pas de catégories et du point de vue des procédures ou des contenus il n’y a pas de catégorie de vérité - d’ailleurs la catégorie de vérité est elle-même une catégorie et doit aussi dépérir. Je veux dire que fondamentalement, il y a un relativisme. Il y a des corps et des langages, on peut circuler dans la multiplicité des corps et des langages mais on ne peut pas en extraire quelque chose comme une vérité. Donc il y a au mieux des pertinences. J’appelle pertinence un certain type de saisie transitoire de corps par des langages. Ces pertinences, au fond, normativement, sont des accords, des consonances. Il y a des lieux de consonances entre certains corps et certains langages. Il y a des pertinences mais il n’y a pas de vérité. La vérité n’est pas une pertinence. On sait que la vérité n’est précisément pas un accord de la proposition et de la chose, une adéquation de l’intellect avec la chose. D’autant que la doctrine critique de la vérité montre qu’elle est tout autre chose qu’une pertinence. En un certain sens, dans l’univers démocratique, il n’y a que des pertinences. Et donc il y a toujours le droit des pertinences. C’est un univers qui est juridique de manière essentielle. Juridique en un certain sens qui n’est pas forcément celui des tribunaux, mais il est juridique parce que si vous ne faites pas reconnaître une norme universelle, vous êtes nécessairement dans le droit des pertinences. Ça peut être le droit des communautés, ça peut être le droit des activités, ça peut être le droit des associations, etc. Finalement c’est toujours le droit d’un certain type de pertinence. Donc ça c’est la deuxième caractéristique négative : il n’y a que des pertinences, il n’y a pas de vérités, et donc le droit, pour autant qu’il y ait des droits, est le droit de certaines pertinences.

- et troisièmement : il n’y a pas d’éternité - alors vous me direz : quelle bizarre considération. Eh bien non, c’est une considération très importante, nous aurons l’occasion d’y revenir. Il n’y a pas d’éternité, c’est-à-dire qu’il n’y a que du temps. Il n’y a que le temps des pertinences. Les pertinences créent des temporalités différentes qui s’enchevêtrent, qui s’entrecroisent, qui se démultiplient et il y a le réseau général des temporalités des pertinences mais il n’y a pas d’éternité, ce qui veut dire : il n’y a pas de formes séparables. Oui parce que finalement, l’idée d’éternité elle a été matérialisée et instituée par Platon dans la figure de la séparabilité des formes.  Et en définitive éternité, pour autant que ça veuille dire quelque chose, ça veut toujours dire plus ou moins séparabilité des formes : il y a des formes qui sont séparables n’est-ce pas. Si elles ne sont pas séparables, si elles sont inséparables, elles sont captives des pertinences, des corps, donc en effet elles sont prises dans les temporalités propres des pertinences. Si vous voulez de l’éternité, il faut un minimum de séparabilité des formes - ça c’est l’intuition fondamentale de Platon et il a raison. Ça ne veut pas dire qu’il y a un monde intelligible ou je ne sais quoi, mais il y a une séparabilité minimale des formes si vous voulez de l’éternité. Vous pouvez vous en passer et finalement le matérialisme démocratique s’en passe absolument, il n’y a pas d’éternité. Il y a la pertinence des formes et il n’y a pas de séparabilité.

Entre parenthèse, lorsque vous vous passez de l’éternité, vous finissez par ne plus considérer que la journée. Il faut bien voir que l’éternité est une structure du temps lui-même. Ce n’est pas l’autre du temps. L’immortalité de l’âme peut-être est l’autre du temps. L’éternité, intrinsèquement, ce n’est pas l’autre du temps, c’est une certaine vision du temps, précisément celle qui combine l’existence du temps avec un minimum de séparabilité des formes. C’est cela l’introduction à la théorie de l’éternité, c’est quand au fond il y a création, dans le temps lui-même, d’une certaine séparabilité des formes. Pour représenter cette séparabilité, vous avez quelque chose comme la notion d’éternité ou ce que Descartes appelait les vérités éternelles ; les vérités éternelles c’est pas de la mystique, c’est par exemple : la suite des nombres premiers est illimitée, cela c’est une vérité éternelle. Et naturellement elle est apparue dans le temps, quand les mathématiciens grecs en ont donné la démonstration. C’est la création de quelque chose comme une séparabilité de la forme parce que cet énoncé n’est en effet aucunement lié à la pertinence dans laquelle il a été constitué. Il y a une pertinence naturellement : ce sont des mathématiciens grecs dans un contexte déterminé qui ont produit avec des mots déterminés la démonstration de cette affaire. Donc la chose est bien chevillée à une pertinence mais elle en est, dans une certaine mesure, séparable. Et ça, ça veut dire l’éternité.

Et vous voyez bien que si vous n’avez pas cela du tout, alors, petit à petit, le temps se contracte. Parce que ce qui le tient ouvert, c’est ça. Ce qui fait que par exemple, nous sommes contemporains des grecs, d’une certaine manière, c’est-à-dire que ce long temps qui nous sépare d’eux est en un certain sens un temps interne à notre temps, un temps très long mais interne à notre temps, c’est bien que nous pouvons avoir rapport à l’éternité, et que notre rapport commun aux grecs se situe justement sur ce qui est éternel. Un Grec a pensé que la suite des nombres premiers était illimitée. Nous pouvons le penser comme lui, exactement comme lui. Nous pouvons refaire la démonstration qu’il a faite, nous la comprenons intégralement. Il y a d’autres exemples. Si nous comprenons quelque chose au caractère démocratique de la politique des Grecs, c’est pour la même raison. Si nous comprenons quelque chose à une tragédie d’Eschyle, c’est aussi pour la même raison. En définitive, c’est toujours parce qu’il y a une certaine séparabilité des formes que nous avons accès à un temps plus vaste que le nôtre. S’il n’y a pas de séparabilité des formes, tout, tendanciellement conflue verts le maintenant. Il n’y a que le maintenant. Nous avons déjà discuté un peu de cela l’année dernière, c’est-à-dire qu’il n’y a de vrai présent que s’il y a une arche temporelle qui se cristallise dans ce présent. Si vous n’avez que le présent, vous avez un maintenant pur qui en un certain sens est une dissolution du temps lui-même. La négation de l’éternité est en effet le vrai fondement de ce qui est observé, à savoir que nos contemporains ont tendance à vivre dans la jouissance de l’instant. C’est une banalité, l’hédonisme contemporain, « si je passe un bon week-end c’est déjà pas mal ! » Pourquoi pas ! pourquoi pas ! Cela fait partie en définitive du matérialisme démocratique. Mais la thèse que je soutiens, c’est qu’il y a de l’éternité, et une séparabilité des formes. Et vous voyez bien que s’il n’y a pas de séparabilité des formes, le temps ne peut plus être tenu dans son espacement maximum. C’est comme si l’élastique qui le tend était brisé, il va se replier comme un accordéon mourant sur la note du moment.

Voilà les trois caractéristiques essentielles du matérialisme démocratique. A partir du moment où vous admettez qu’il n’y a que des corps et des langages, mais alors

- il n’y a pas de catégories, il y a un relativisme

- il n’y a pas de vérités, il n’y a que des pertinences

- et il n’y a pas d’éternité, ce qui veut dire, à mon sens que, à vrai dire, il n’y a pas de temps non plus. C’est-à-dire que non seulement l’éternité n’est pas l’autre du temps, mais l’éternité est ce qui tient le temps à son ouverture. Un temps non ouvert, c’est une succession, c’est un temps dans lequel les instants sont successifs.

 

Mais vous allez me dire, et la vie là-dedans ? qu’est-ce que vivre ? Eh bien voilà, j’y viens.

Première remarque : il n’y a que des corps veut dire en réalité il y a des corps de jouissance et il y a des corps souffrants. Il n’y a que deux types d’états essentiels, le corps de jouissance d’un côté, le corps souffrant de l’autre. C’est tout le fondement de ce qu’on appelle l’éthique, qui consiste à dire : un corps de jouissance c’est mieux qu’un corps souffrant. Et un corps souffrant, c’est embêtant, moins il y en a, mieux on se porte. Après tout, pourquoi pas… mais c’est peut-être pas vrai.

Et alors, les langages, il n’y en a aussi que de deux espèces tendanciellement : il y a le langage autoritaire et le langage contractuel. Donc vous avez une combinatoire assez élémentaire : vous avez des corps de jouissance et des corps souffrants, avec leurs degrés intermédiaires, y compris le corps neutre qui n’est ni l’un ni l’autre, et, de l’autre, vous avez les langages tyranniques, prescriptifs, autoritaires, et le langage contractuel, le langages de négociation. Alors vous combinez tout ça et puis finalement vous voyez qu’un langage autoritaire produit un corps souffrant, que n’est adéquat au corps de jouissance que le langage contractuel. Je vous laisse faire vous-mêmes cette cuisine contemporaine que, de toute façon, nous faisons tous les jours et que nous lisons dans les journaux.

Mais le point qui m’intéresse là-dedans, c’est de savoir comment cette pluralité des corps et des langages accède à la pensée. Nous accorderons au matérialisme démocratique qu’il est une pensée, au moins provisoirement. Mais s’il est une pensée, comment on accède aux corps et aux langages, autrement dans le fait que c’est ce qu’il y a. C’est là que la question devient intéressante et complexe ; c’est-à-dire que les corps ne sont appréhendables que comme devenir, et les langages aussi. Pourquoi ? parce que s’il y avait une appréhension des corps et des langages autre que dans leur devenir effectif, cela voudrait dire qu’il y a des catégories et non pas seulement des pertinences. Car si vous avez la possibilité d’une théorie formelle des corps, ou d’une théorie formelle de ce que peut un corps comme dirait Spinoza - vous savez que Spinoza a dit un fois : « on ne sait pas ce que peut un corps », et nos contemporains adorent cette phrase… s’il n’y a que des corps, cela veut dire qu’il y a quand même des choses qu’on ne sait pas, qu’on ne sait pas ce que peut un corps -, si on savait ce que peut un corps, si on avait une pensée formelle exhaustive de ce que c’est qu’un corps, alors il y aurait, non pas matérialisme démocratique, mais rétablissement catégoriel. Il y aurait des catégories adéquates à cette pensée intégrale de ce que c’est qu’un corps. Et donc, on ne serait pas dans le matérialisme démocratique, on serait dans une métaphysique des corps.

Vous ne pouvez maintenir le « il n’y a que des corps » dans l’élément de l’absence de catégories que si vous liez le corps à sa pertinence, que si le corps est pris dans sa temporalité singulière. Ou, comme on dira aujourd’hui, s’il est appréhendé de manière immanente. Et vous voyez bien, à partir de là, qu’il n’y a, en réalité, que le devenir des corps. Devenir, réparation, etc. Et donc, la pensée de « il y a des corps », c’est la pensée du devenir temporel, c’est la pensée des singularités corporelles et non pas la pensée de la catégorie de corps. Or qu’est-ce que c’est qu’un corps pensé comme devenir ? C’est un corps vivant. Et c’est pourquoi en définitive de « il n’y a que les corps » s’infère clairement l’expérience de la vie singulière des corps, et non pas des catégories formelles des corps.

Il va en aller exactement de même pour les langages. Les langages, les cultures, les images, tout ce que vous voulez. Les langages, de la même façon, ne peuvent être surplombés par des catégories formelles, linguistiques, sémiotiques, métaphysiques. Ils doivent être toujours ressaisis en immanence dans la singularité de leur effectuation. Ce qui veut dire que là aussi, à proprement parler, les langages, c’est la vie, qui en général est appelée leur généalogie. Mais, s’agissant des formations culturelles, des langages, des dispositions idéologiques, le fait que vous ne puissiez y entrer que généalogiquement (comme l’ont montré et affirmé Nietzsche ou Foucault) signifie que du côté des langages aussi, l’entrée dans la pensée, se fait dans la figure des devenirs.

Donc la thèse : il n’y a que des corps et des langages, devient en pensée, c’est-à-dire finalement comme philosophie effective, devient : il y a la vie et la généalogie. Nietzsche a vu ça de façon immédiatement profonde. Pour lui, les langages, c’est la morale, et il donnera une généalogie de la morale comme pertinence des langages. Et si vous êtes dans l’ontologie des formes d’existence, c’est la vie. Donc nous y sommes. En définitive, le matérialisme démocratique s’accomplit nécessairement comme philosophie généalogique de la vie. La combinaison “philosophie généalogique” de la vie ou des formes de la vie veut dire : philosophie du devenir des corps marqués par des langages. Et donc il est cohérent de dire, si vous assumez le « il n’y a que des corps et des langages », vous devez aussi assumer que finalement la figure de la philosophie ou de la pensée va graviter autour de la question de la vie, dont la question de la généalogie n’est qu’une variante. La pensée généalogique ou philosophie généalogique, comme Nietzsche l’a parfaitement établi, et comme Foucault l’a développé, est au fond ce que l’on pourrait appeler l’historicisme vitaliste. L’appréhension des corps et des langages du point de vue de leur mouvement et de leur histoire renvoie à une histoire qui est finalement l’histoire de la vie. L’historicisme vitaliste est au fond la philosophie adéquate au matérialisme démocratique, c’est-à-dire à la conviction que, ce que l’on peut espérer de mieux, c’est un corps de jouissance adéquat à des langages contractuels (sourires). Voilà l’idéal du moment. Et, pour soutenir cet idéal, l’investigation spéculative, la métaphysique est une métaphysique généalogique de la vie.

Dans ce cadre-là, on va répondre à la question « qu’est-ce que vivre ? » On donne une réponse pour la raison que je vous ai dite, c’est que, en définitive, toute philosophie de la vie est simultanément ontologique et normative. Qu’est-ce que vivre ? Eh bien ce sera affirmer la puissance créatrice de la vie, c’est-à-dire développer ce que peut un corps et développer ce que peut un corps suppose que les langages qui marquent ce corps ne soient pas des entraves à ce qu’il peut. Donc « qu’est-ce que vivre ? », ce sera affirmer la vie dans des conditions de langage adéquates à cette affirmation […] Donc c’est un espace de création, de déplacement, dans lequel on va trouver toujours la norme, à savoir un corps de jouissance (si on appelle un corps de jouissance un corps adéquat à ce qu’il peut, déployant ce qu’il peut) compatible avec un langage qui ne pourra être un croisement ou un froissement autoritaire de ce que peut un corps, et on aura à faire à un langage contractuel, c’est-à-dire à un langage qui donne au corps l’autorisation d’explorer ce qu’il peut. C’est ce que nous demandons tous aux langages : d’être tels qu’ils nous permettent d’explorer ce que nous pouvons, et sinon, on crie à la censure, voilà. C’est ça qu’on appelle liberté. Et donc on peut dire que la philosophie de la vie est une philosophie de la vie libre. Vous voyez que “liberté” prend ici un sens assez précis ; ce n’est pas une détermination métaphysique de la conscience. Un sens précis qui finalement concerne le rapport des corps aux langages. Bien.

Donc vous voyez que là nous avons, premièrement une pertinence sur la question de la vie. Deuxièmement une certaine réponse, circulante, dominante, et que nous partageons tous plus ou moins, de la question « qu’est-ce que vivre ? » formulée en définitive en termes de rapports entre corps et langages.

 

Une fois ceci dit, bien sûr je vais donner quelques éléments de stratégie du séminaire de cette année. Qu’est-ce que je vais essayer de soutenir devant vous, d’expérimenter devant vous. Je vais soutenir que il n’est pas vrai que il n’y a que des corps et des langages, sinon j’aurais terminé, vous auriez la matrice de la chose. Et par conséquent je vais soutenir aussi la contrepartie des thèses négatives : je vais soutenir que il y a des catégories, il y a des vérités et il y a de l’éternité. Je vais soutenir ça sous le nom d’un conflit entre matérialisme démocratique et le revenant dont on parlait tout à l’heure, sorti d’entre les morts, le matérialisme dialectique. Matérialisme dialectique, ça voudra dire, au fond, on peut en donner une définition relativement simple : il y a du 3. Parce que quand je dis il y a des corps et des langages, il y a 2. Et donc un effort dialectique. On va tenter de soutenir qu’il y a 3.

Je voudrais vous signaler au passage un élément historique, un élément généalogique (finalement il faut aussi utiliser ses propres généalogies pour lutter contre les généalogies adverses) : il y a un passage de Descartes au début du Traité des passions de l’Ame qui m’a paru absolument remarquable et pendant longtemps énigmatique, jusqu’à ce que justement le matérialisme démocratique vienne l’éclairer à mes yeux, où Descartes dit : il y a trois choses - c’est frappant que Descartes dise qu’il y a trois choses parce qu’il est exemplairement connu comme celui qui est dualiste. Il dit : il y a l’âme, il y a le corps, et il y a les vérités. Il ne s’explique pas beaucoup là-dessus. Mais il dit qu’il y a trois choses. Alors on comprend bien vaguement que vérités c’est, à proprement parler, ni du corps ni de l’âme, on comprend un peu ça. D’ailleurs, quand Spinoza a repris la question, il a été obligé de dire que c’était aussi bien du corps que de l’âme, que c’était parallèle. Descartes, il ne pouvait pas être paralléliste, mais du coup vérité, ça peut concerner le corps sans être du corps, ça peut être une réalité spirituelle sans être à proprement parler de l’âme. Et donc il dit ça dans un coin. Il y a du corps, il y a de l’âme et il y a des vérités. Alors moi je dirais, de façon post-cartésienne, quelque chose comme ça, c’est-à-dire c’est vrai qu’il y a des corps et des langages, alors là on va être dans le matérialisme contemporain, il y a des corps et des langages et puis il y a autre chose. Autre chose que l’on peut peut-être appeler vérité, sujet, enfin on verra, on verra plus tard la question des noms qui ne peut pas être tranchée de manière prématurée. Mais en tout cas on soutiendra qu’il peut y avoir autre chose, que nous ne sommes pas voués au deux bien que le 2, nous le reconnaîtrons, soit en quelque manière l’état des choses. Après tout l’énoncé il n’y a que des corps et des langages est, d’une certaine manière, évident pour la pensée matérialiste moderne mais c’est l’état des lieux. Et on tentera de soutenir que nous ne sommes pas voués au 2, à l’état des choses, qu’il y a peut-être autre chose.

Je voudrais simplement aujourd’hui introduire à la manière dont nous allons entrer dans ce propos de contrapposition au matérialisme démocratique, ou de recréation du matérialisme dialectique. Un propos orienté par la question « qu’est-ce que vivre ? » Parce que vivre, finalement… Evidemment, vous voyez bien que s’il y a du 3, on ne peut pas répondre à la question « qu’est-ce que vivre ? » de la même manière que s’il n’y a que du 2. Parce que au fond, quand il n’y a que du 2, on répond assez simplement à la question « qu’est-ce que vivre ? » en disant les deux marchent bien ensemble. En gros c’est ça : que les langages soient à peu près adéquat à ce que peut un corps, qu’ils ne viennent pas entraver, brimer, blesser, mutiler la capacité créatrice. Que cette capacité ne soit pas altérée de façon violente par les langages. Et donc quand il y a du deux on est toujours dans une norme de compatibilité - que les langages, minimalement, soient compatibles avec la possibilité d’un corps de jouissance. Quand il y 3, vous le voyez bien, ce ne peut pas être une norme d’harmonie en quelque sorte. Que le monde contemporain est un monde qui ne cesse de parler de l’harmonie, n’est-ce pas : soyons harmonieux, bien dans notre peau, voilà et puis que tout aille bien. Notre corps : bien nourri, bien diverti, pas trop gêné par le spectacle du monde extérieur, etc. Et donc avec un langage à peu près contractuel et des corps à peu près libres de leur jouissance, ça ira. On va protester quand les corps sont entravés ou limités. Vous voyez tout de suite que si on est dans un espace à trois termes, s’il peut y avoir autre chose, ce ne peut pas être la même norme. Et donc la réponse à « qu’est-ce que vivre ? » ne peut pas être la même. Et donc il va y avoir un jeu complexe de la formulation précise de la question, de la réponse à la question, et finalement de la détermination de qu’est-ce que vivre. Donc à travers la variabilité de la question « qu’est-ce que vivre ? », la question du vivre lui-même va se trouver altérée et modifiée.

 

Alors je voudrais procéder à une introduction thématique, rapide, à travers un certain nombre de références. Un peu dispersées, que je vais vous donner et qui vont faire le tour de ce problème, du passage du deux au 3, de la transformation de la question « qu’est-ce que vivre ? ».

 

1ère référence, c’est à propos de la vie, ce que je crois être une véritable tension entre deux formules d’Aristote. Aristote, dès qu’on parle de la vie, il est là. Aristote c’est le grand fantôme philosophique qui prétend parler de la vie, ce n’est pas comme Platon, Platon la vie, on le verra tout à l’heure, la vie ce n’est pas vraiment son problème. Mais Aristote, la forme vivante, la forme vitale, qu’est-ce que c’est qu’un animal, tout cela ça l’intéresse énormément. Et alors il y deux formules d’Aristote, très connues, mais dont on voit tout de suite qu’elles posent problème sur la question qui nous occupe.

La première formule c’est : « l’homme est un animal politique » ¾ c’est zoon politikon, donc en toute rigueur, c’est l’homme est un vivant politique. Que la vie de l’homme politique. L’homme comme animal, comme zoon, c’est-à-dire en tant qu’organisme vivant véritablement, dans sa vie singulière, est politique. Et donc là on pourrait dire : ça véhicule une réponse à la question « qu’est-ce que vivre ? ». Une réponse très grecque. Qu’est-ce que c’est que vivre ? Vivre, c’est faire de la politique, au sens grec, c’est-à-dire participer de façon positive aux affaires de la cité. Vivre, vraiment, c’est ça. Vivre, c’est trouver son harmonie véritable dans le cadre le plus important qui est celui de la cité. Ça veut dire ça que l’homme est un animal politique, que c’est un vivant politique. Ça ne veut pas simplement dire que c’est un vivant qui fait de la politique. Ça veut dire que l’essence de sa vie singulière, et qui le distingue en réalité des autres animaux, c’est justement qu’il fait, qu’il est dans la politique, qu’il vit dans la cité. Alors là au fond, on aurait une réponse à la question « qu’est-ce que vivre ? » qui serait une réponse compatible avec le matérialisme démocratique, c’est-à-dire une réponse pragmatique : la réalité de la vie, c’est la capacité à se mêler harmonieusement des affaires de la cité. Pour cela il faut que les affaires de la cité le permettent. C’est-à-dire quoi ? qu’on ait un bon langage. Et la Politique d’Aristote, c’est quoi ? C’est la recherche d’un langage, adéquat, pertinent à l’être politique de l’animal humain. Donc que peut le corps humain, c’est la politique, et ce qu’il faut, c’est que le langage de la politique soit adéquat à cette vocation. On peut donc reconnaître le matérialisme démocratique dans cette formule.

Mais dans une autre formule qui est tout à fait différente, Aristote dit : « autant que faire se peut, il faut vivre en immortel ». C’est une autre musique, c’est-à-dire que là l’homme n’est plus un animal politique. Parce que s’il est bien une chose dont les immortels n’ont cure, c’est bien la politique. Vivre en immortel, ça veut essentiellement dire : vivre sous un certain régime d’immobilité essentielle. Vous savez que le dieu d’Aristote est le premier moteur immobile, il meut toutes choses mais il les meut dans la dimension de son immobilité essentielle. Au fond, vivre en immortel, c’est acquérir cette puissance divine de l’immobilité. Alors que se préoccuper des affaires de la cité, c’est être dans le business, c’est pas du tout être immobile, c’est au contraire se soucier tous les jours que les affaires tournent comme il faut. Les immortels ne sont certainement pas démocratiques, ils sont dans la figure de leur immobilité ontologique majeure et de leur auto-normativité.

Alors, au fond, « qu’est-ce que vivre ? » Aristote dit : c’est vivre en immortel, autant que faire se peut ; c’est-à-dire c’est conquérir autant que faire se peut des attributs de la vie qui ne soient pas ceux de la vie justement. Parce que l’immortalité n’est pas un attribut de la vie, de la vie animale, de la vie biologique. Pour Aristote, la vie, la vie proprement dite, c’est la génération et la corruption - ce sont des catégories qui sont les siennes. Si vous dites vivre en immortel, ça veut dire vivre dans un élément qui est plus que la vie.

Et donc vous voyez qu’il y a une tension très forte entre deux maximes.

La première, c’est la maxime démocratique : occupons-nous loyalement des business et des affaires de la cité, faisons tourner la boutique.

La deuxième, c’est tout à fait autre chose, la deuxième est dans une tension bien plus considérable, et vous voyez bien que dans la première, on a, de façon sous-jacente, une dualité. La dualité de l’animalité d’un côté, et de l’autre côté, les conventions de la politique. Donc on reconnaît très clairement dans la première maxime d’Aristote, ce dont on parlait tout à l’heure, c’est-à-dire le zoon, la mention de la vie - lorsque vous l’isolez elle devient bios -, vous avez le côté vivant et vous avez le côté langage. Tandis que dans la deuxième, vous avez un tiers terme qui est recouvert ici par la notion d’immortel. L’immortel, lui, n’est ni un vivant ni un langage. Qu’est-ce qu’il est ? c’est tout le problème. Aristote dira : il est un principe. Donc vivre comme un immortel, cela pourra se dire : vivre comme un principe. Comme un prince… Ce n’est pas du tout le matérialisme démocratique, c’est autre chose. Et là, on pourra dire que là, vous avez l’envoi de la question, comme toujours, la généalogie de la question […] à savoir qu’on trouve dès Aristote qu’il n’y a pas de simplicité dans la réponse à la question « qu’est-ce que vivre ? » Il n’y a pas de simplicité parce qu’il faut d’abord trancher sur : a-t-on deux termes ou trois ? Et dans la première réponse d’Aristote, nous en avons deux, la vie et le langage. Dans la deuxième réponse, sans que ce soit vraiment clarifié, nous en avons trois : certainement les deux premiers demeurent, l’homme ne cesse pas d’être un animal politique, donc il y a la vie et le langage, mais il y a ce paradigme de l’immortel, c’est-à-dire le principe. Et aucun principe, c’est ça que veut dire la formule d’Aristote, aucun principe n’est réductible à une combinaison de la vie et du langage. Ça c’est la thèse fondamentale. Et au fond, je ne vais pas vous dire beaucoup plus que cela. C’est-à-dire s’il y a quelque chose comme des principes, c’est-à-dire si nous pouvons vivre dans la mesure du possible comme des immortels, alors quelque chose n’est pas réductible à une combinaison de vie et de langage. A contrario, si tout est réductible à une combinaison de vie et de langage, eh bien il n’y a pas de principe. Et je dirais que c’est franchement la maxime contemporaine : il n’y a pas de principe. La grande directive [actuelle] c’est : vis sans principe, autant que faire se peut ; c’est-à-dire autant que faire se peut, ne vit pas comme un immortel.

Donc ça c’était la première référence. Vous voyez à quel point elle est intéressante parce que là on voit très bien à quel point chez Aristote lui-même, personnage à vrai dire tortueux et complexe quand on le regarde de près, on a sur cette question « qu’est-ce que vivre ? », deux orientations fondamentalement disparates parce que les présupposés ontologiques ne sont pas les mêmes, exactement comme Descartes dit il y a de l’âme, il y a des corps et puis il y a des vérités, sans trop s’expliquer là-dessus, en réalité Aristote là nous dit : il y la vie, il y a les conventions sociales et puis il y a les principes, ou le principe peut-être.

 

Ma deuxième référence, inéluctablement complémentaire de la première, est une référence à Platon… un envoi platonicien de la question. Alors vous savez, je vous le disais, que la catégorie de vie n’est pas une catégorie immédiate de Platon. Platon n’est pas, si je puis dire, un biologiste ou un physiologue, comme l’est de toute évidence Aristote, il ne s’intéresse pas prioritairement à la dimension animale de l’homme. Cependant il y a là aussi à mon sens, deux orientations ou deux maximes assez sensiblement différentes.  En un premier sens, la question de la vie est si peu essentielle chez Platon que son essence de la vie c’est de se préparer à mourir. Ça c’est ce que vous trouvez dans L’apologie de Socrate, dans le Phédon, dans le Phèdre. La vie, au sens de la vie immédiate, il n’hésitera pas à la comparer à un tombeau tandis qu’il présentera la mort comme la libération véritable. Vous connaissez la fortune immense de ce dispositif incontestablement présent chez Platon. Donc on pourra dire, en un premier sens que Platon, c’est le contraire d’une philosophie de la vie parce qu’au fond, le principe, l’idée suppose qu’on se libère de la vie elle-même. Alors ça c’est ce que je vous disais : Platon c’est un théoricien de la séparabilité des formes, et en tant que théoricien de la séparabilité des formes, finalement il peut être amené à dire : plus tôt ça se sépare, mieux c’est. Accédons à la séparabilité et cessons de pratiquer cet espèce d’engluement de la forme dans l’immédiateté de la vie. Cela veut dire que la forme est, d’une certaine manière, emprisonnée dans la vie. Cela est important : vous avez une conception de la vie chez Platon qui n’est pas du tout une conception créatrice : c’est la vie elle-même qui est une aliénation de la forme. Et donc vous avez quelque chose comme une volonté de trouver le moment de la séparabilité de la forme finalement dans la mort, libération de la séparabilité de la forme. Bien, ça c’est une orientation anti-vitaliste et anti-historiciste.

Mais, si vous prenez le Timée, et la cosmologie de la théorie du monde dans le Timée, vous avez quelque chose d’un traitement différent qui est au fond l’éloge de la vitalité du monde comme tel. L’éloge de ce que Platon va appeler « le vivant visible », c’est-à-dire le cosmos, le monde dans sa singularité, donc c’est la vie comme vie effective, comme vie cosmique, comme vie de la matérialité du monde. Et, loin de dire que c’est prison ou aliénation, au contraire, Platon propose à la fin du Timée, relisez la fin du Timée, magnifique et énigmatique, est un éloge somptueux, lyrique presque, de la beauté du monde et précisément parce que le monde est vivant. C’est au nom de la vie du monde que son éloge est prononcé dont Platon va nous dire : c’est un vivant visible fait à la ressemblance du vivant intelligible, mais le fait qu’il soit un vivant visible contribue à sa majesté et à sa splendeur. Par conséquent nous avons chez Platon aussi une grande tension sur cette question de la vie.

D’un côté la vie est ce par quoi s’accomplit l’aliénation de la forme, la non-séparation de la forme, et en ce sens l’émancipation spéculative c’est la mort elle-même, mais d’un autre côté, la vie c’est aussi ce par quoi le monde est digne de l’intelligible, le vivant visible est copie véritable, copie noble et finalement glorieuse de l’intelligible. Et donc finalement, la vie, c’est ce qui cette fois, dans le monde réel, atteste la puissance des formes. Là on a vraiment une bifurcation majeure.

Et au fond cela va donner deux réponses à la question « qu’est-ce que vivre ? » Deux réponses qui ont eu des fortunes considérables dans l’histoire.

Première réponse : « qu’est-ce que vivre ? » : vivre, c’est mourir, et c’est une réponse omniprésente dans notre culture, c’est-à-dire que le moment de vérité de la vie, c’est la mort. Le moment où ce dont la vie est capable se révèle, c’est au-delà d’elle-même, dans la mort. Au fond, vivre ici, c’est bien mourir ¾ oui, parce que c’est pas le tout de mourir, il faut mourir comme il faut, c’est-à-dire de telle sorte que cette mort fasse vérité de la vie. La mort de Socrate est le paradigme de ce que c’est que bien mourir. Bien mourir est le moment où se concentre le moment d’une vérité de la vie, d’une séparation de la forme ¾ qu’on appelle la forme l’âme ou qu’on lui donne d’autres noms, peu importe, c’est la séparation de la forme.

La deuxième réponse platonicienne dit : finalement vivre, c’est être adéquat au monde, être adéquat à ce qui dans le monde est puissance de la vie, c’est-à-dire être partie pertinente du cosmos vivant. Et cela aussi a eu une immense fortune. Etre à la place qui convient et jouer le rôle qui convient dans l’agencement du cosmos vivant, et c’est ça qui va nous rendre dignes de la puissance intelligible de notre cosmos.

Et entre parenthèses, c’est ce qui a toujours tiraillé les églises. Qu’est-ce qu’elles nous racontent, les églises ? premièrement qu’il faut se préparer à mourir, ça c’est leur fonds de commerce, la vraie vie, c’est après. Mais elles n’ont aussi cessé de dire que bien vivre c’est aussi se tenir correctement à sa place dans le monde, c’est-à-dire occuper dignement, loyalement et sans rechigner la place qui vous est assignée dans le cosmos qui finalement est voulu par Dieu. C’est bizarre cette idée d’avoir créé ce monde, mais si l’on y adhère on est obligé de penser qu’il a ses raisons, donc il a aussi des raisons de nous avoir mis à la place où nous sommes. Finalement vous devez aussi, non pas seulement vous préparer à mourir, mais aussi vous tenir à votre place. Les églises ont toujours enchevêtrées les deux réponses de Platon. Elles ont à la fois fait une spécialité spirituelle de la préparation à la mort, mais elles ont fait aussi une spécialité temporelle, si je puis dire, de l’occupation loyale et digne de la place où on vous a mis : soyez bon citoyen, bon père de famille, voilà… - qu’est-ce que ça a à voir ça avec la préparation à la mort comme vérité de la séparabilité des formes, on ne sait pas trop. C’est vrai que Platon dit les deux. Mais pourquoi il dit les deux ? Parce que, et ça nous fait déjà entrevoir la difficulté extraordinaire du concept de vie, il dit les deux parce que “vie” ça se prend toujours en deux sens.

Et Aristote et Platon sont de ce point de vue-là fondateurs de cette dualité. En un premier sens, “vie” c’est simplement l’effectivité sensible ; “vie” est ce qu’il y a en tant que ça devient, ce qui est là en tant qu’il devient - et là, on ne voit pas la compatibilité avec la séparabilité des formes. Mais en un deuxième sens, la vie, c’est la puissance intelligible de ce qu’il y a, c’est-à-dire le fait que ça soit vivant est ce par quoi ça s’affirme comme plus que ce que c’est, comme autre chose que ce que c’est, comme étant une puissance qui est au-delà de la simple effectivité du devenir - ce que Platon dira, sur le fait que le cosmos soit vivant, que le cosmos, quoique sensible, est digne de l’intelligible, c’est ça qui fait sa vie, qu’il n’est pas une mécanique inerte, qu’il est une puissance. Et alors la vie ça va toujours être ça, ça va être simultanément un état et une puissance. Et les philosophies enchevêtrent selon des proportions variables la dimension de la vie comme puissance (qui est au fond ce par quoi elle affirme la forme) et la vie comme devenir aveugle, continuation de ce qu’il y a, obstination à vivre. La vie comme obstination et la vie comme création.

 

Nous y reviendrons mais on pourrait voir la même chose si on confrontait sur cette question de la vie Hegel et Nietzsche. Je vous le dis en cinq minutes.

Que dit Hegel ? Hegel dit, vous le savez, la vraie vie, ce n’est pas la vie qui recule devant la mort, mais la vie qui se maintient dans la mort même. Il appelle ça la vie de l’esprit. Elle ne recule pas d’effroi devant la mort mais lui fait face. Et donc, pour Hegel, la question clé de la vie, c’est en définitive le face-à-face avec la mort. Donc, l’entrée dans la question de la vraie vie, c’est la question de la mort. Non pas que la mort soit l’émancipation de la vie comme dans un certain platonisme, mais parce que la vie n’est attestée que pour autant qu’elle fait face à la mort. Elle n’est le concept de la vie-même que si elle considère la mort au lieu de reculer devant elle ¾ Hegel aurait certainement pensé de nous que nous ne sommes pas dans la vraie vie parce que nous ne considérons pas la mort ; nous pensons que la vie est la raison de la vie, que la vie peut se considérer elle-même, qu’elle peut n’avoir à faire qu’à elle-même.

Comment Hegel répondrait à la question « qu’est-ce que vivre ? » ? Il dirait que vivre, finalement, c’est considérer la mort, mais la considérer vraiment, pas la considérer comme l’extérieur ou la négation de la vie. Non, la considérer comme ce en quoi la puissance de la vie se maintient jusque dans cette considération.

 

Si vous considérez Nietzsche… Alors, je l’ai dit tout à l’heure, Nietzsche est le prophète de tout ça. Il a fait de la question « qu’est-ce que vivre ? » une question axiale de l’ensemble de sa philosophie. Mais il y a un énoncé absolument fondamental chez Nietzsche qui est : « la valeur de la vie ne peut pas être évaluée ». Le point clé de Nietzsche, c’est que la vie est créatrice de valeurs mais, considérée en elle-même, sa valeur est inévaluable. Donc la vie n’est pas ce qui a de la valeur. La vie est ce qui est la mesure de toute valeur sans pouvoir être la mesure d’elle-même. Ce qui est création de valeurs n’a donc pas par soi-même de valeur propre. Et donc, à la question « qu’est-ce que vivre ? », vous ne pouvez répondre qu’une seule chose : vivre, c’est créer. Vous ne pouvez pas répondre : vivre c’est vivre, ou vivre c’est continuer à vivre - parce que, si vous répondiez cela, vous feriez comme si la valeur de la vie était évaluable, comme si la vie avait une valeur par elle-même. Or la vie n’a pas de valeur par elle-même, elle est créatrice de toute valeur. Par conséquent, la réponse à la question « qu’est-ce que vivre ? » c’est : vivre c’est créer des valeurs, ou encore, et c’est la même chose, détruire les valeurs existantes, aller au delà des valeurs existantes, transvaluer les valeurs, etc. Et vous voyez que là aussi nous avons une complexité de la question. D’un côté, la vie est complètement liée à la question de valeurs : la vie est ce à partir de quoi on comprend qu’il y a des valeurs. Pourquoi il y a le bien et le mal, pourquoi on peut aller au-delà du bien et du mal, pourquoi on peut transvaluer les valeurs, tout cela c’est la vie qui permet de le comprendre. Les valeurs ne sont pas transcendantes à la vie - thème nietzchéen et antichrétien, antiphilosophique de base : aucune valeur ne surplombe la vie et donc la vie est l’espace propre de création de toute valeur. Ça c’est un aspect des choses, mais l’autre aspect c’est que la vie elle-même n’est pas évaluable et donc la vie affirmative, c’est la création de quelque chose qui est autre chose que la vie. Et donc, dans le dispositif de Nietzsche, vous allez avoir une certaine ambiguïté du mot vie. Le mot vie va être, d’un certain point de vue, dans une connexion complète à la question des valeurs, puisqu’au fond la capacité créatrice de la vie n’est mesurable que par les valeurs qu’elle créé. Mais vous avez aussi une indifférence absolue de la vie à la question des valeurs parce que la vie elle-même n’est pas évaluable. Vous voyez comment on retrouve cette amphibologie difficile.

En un certain sens il y a une connexion absolue entre vie et valeurs, mais en un autre sens il y a une disconnexion absolue entre les deux.

Et donc, de même que chez Hegel, au fond, la vraie vie est connectée à la mort, mais pour autant justement qu’elle la considère face à face, qu’elle la traverse, qu’elle n’est pas réductible à la mort, de même dans le cas de Nietzsche, la vie est à la fois connexe aux valeurs et indifférente à toute valeur, elle est, si vous voulez, le neutre absolu des valeurs, en même temps qu’elle est espace de création de toute valeur.

Finalement, je récapitule tout cela. Ça sera autant d’entrées, autant de variations possibles.

Dans le cas  d’Aristote, le problème, c’est le problème des pratiques. Quelles sont les pratiques à travers lesquelles formuler les pensées « qu’est-ce que vivre ? » « Animal politique », « animal créateur » ou au contraire « immortel ».

Dans le cas de Platon, la question, c’est la question de la transcendance. Peut-on répondre à la question « qu’est-ce que vivre ? » sans introduire d’aucune façon un élément de transcendance ?

Dans le cas de Hegel, la question, c’est la mort. Peut-on réellement penser à la valeur de la vie ou à la question « qu’est-ce que vivre ? » sans introduire expressément la figure de la mort.

Dans le cas de Nietzsche, c’est la question des valeurs. Peut-on répondre à la question « qu’est-ce que vivre ? » sans, d’une certaine façon, prendre la vie comme espace de constitution des valeurs ou des évaluations.

 

Je voudrais maintenant me tourner du côté des poètes. Comme ça, du point de vue du philosophe. Alors, pourquoi les poètes ? Parce que la question de la vie est fondamentale dans la poésie. Je dirais volontiers que la poésie, dans son intensité propre, c’est toujours une proposition sur la question « qu’est-ce que vivre ? », c’est une proposition dans la langue sur cette question. C’est toujours ça la poésie. C’est pour ça que ça nous importe. Ça nous importe pas parce que c’est joli, parce que ça sonne bien. Ça nous importe parce que ce que l’on appelle beauté du poème, c’est que en réalité, ça déplace, dans la langue, la question « qu’est-ce que vivre ? », ça l’institue autrement dans la langue. Et donc on ne peut pas aborder cette question d’un strict point de vue spéculatif, pour les raisons que j’ai dites au début. Parce que la catégorie même de vie est une catégorie de l’immédiat, de l’expérience. Et donc, le déplacement dans la langue de la question nous intéresse de manière essentielle. C’est particulièrement frappant dans le poème. Le poème n’existerait pas, et cela depuis son origine, s’il n’était pas la vection, dans la langue, d’un déplacement de la question « qu’est-ce que vivre ? » et des propositions ou réponses à cette question.

Là je pourrais prendre un triplet poétique de la fin du siècle dernier qui est : Rimbaud, Mallarmé et Valéry. Sur cette question surtout, parce que nous allons voir qu’il y a un élément commun tout à fait intéressant.

 

Bon, Rimbaud, vous connaissez la formule, elle a été maintes fois répétée, Rimbaud dit : « la vraie vie est absente ». Notez simplement au passage qu’il ne dit pas : la vie est absente, ce qui n’aurait presque pas de sens. Alors notre question « qu’est-ce que vivre ? », devient sous sa formulation : « qu’est-ce que vivre une vraie vie ? ». Qu’est-ce que vivre, pour autant que la vie est une vraie vie ? Comment la vraie vie peut-elle être absente. Que signifie cette possibilité ? Eh bien cela suppose qu’il y a une vie qui n’est pas vraie, c’est-à-dire que la vie qui est présente n’est pas la vraie vie. Donc vous avez l’idée qu’une vie qui n’est pas vraie vient à la place de la vraie vie. S’il n’y avait pas une vie falsifiée, une fausse vie qui vient à la place de la vraie vie, nous ne saurions pas, nous ne pourrions pas savoir que la vraie vie est absente. Et alors l’idée très compliquée, qui est très poétique par elle-même, c’est l’idée que il y a une place de la vie, que la vie c’est pas simplement vivre. Lorsque Rimbaud parle de la vraie vie, il désigne quelque chose qui a une place. Parce que si quelque chose n’a pas de place, on ne peut pas savoir si c’est absent ou présent ¾ considération linguistique : pour que quelque chose puisse être absent ou présent, encore faut-il qu’il ait une place à partir de laquelle vous pourrez dire : il est absent ou présent. Si vous dites « la vraie vie est absente », vous dites qu’il y a une place de la vie et que, à cette place-là, il n’y a pas la vraie vie, c’est-à-dire une fausse vie. Ça c’est la question de la localisation de la vie. Quand on dit « qu’est-ce que vivre ? », on charrie aussi une certaine thèse sur la place de la vie, sur le lieu du vivre. Il y a toujours une question : où est la vie ? Ce n’est qu’à la condition de se demander où elle est que l’on peut dire qu’elle est absente ou présente. Alors, où est la vie ; nous verrons, ça c’est une question très importante. C’est-à-dire a vie, c’est pas quelque chose d’indistinct et d’inlocalisé, c’est pas une catégorie molle, ça a des lieux, des lieux de vie… (sourires).

 

Cette question traverse les deux autres références que je voulais vous faire : prenez le 2e quatrain du sonnet de Mallarmé sur Le cygne : « un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui, magnifique, mais qui sans espoir se délivre pour n’avoir su chanter la région où vivre, quand du stérile hiver a resplendi l’ennui ». Alors là, c’est la même chose : il n’a pas su chanter la région où vivre. Il y a une région où vivre, on ne vit pas n’importe où. Et la faute du cygne, sa culpabilité (qui est peut-être une métaphore compliquée du poète), c’est de ne pas avoir chanté la région où vivre. Donc le cygne n’a pas su désigner le lieu du vivre.

 

Et, dernière citation, Valéry, à la fin du Cimetière marin, vers archi-connu aussi : « le vent se lève, il faut tenter de vivre ». Plus haut dans le poème, Valéry a dit ceci : « la vie est vaste étant ivre d’absence » - il se souvenait de Rimbaud naturellement. Alors entre cette vie vaste ivre d’absence et puis « le vent se lève il faut tenter de vivre », vous voyez bien que nous retrouvons poétiquement cette amphibologie constitutive du mot vie. Parce que la première vie dont il est question (« la vie est vaste étant ivre d’absence »), c’est en quelque sorte une vie immobile, une vie sans lieu, c’est précisément celle qui est absente, c’est la vie dont l’absence est l’essence. Donc vous avez un premier sens du mot vie qui est en réalité l’être de ce qui est, dans son absence de sens, de mouvement, de destination. Ça c’est la vie, la vie aveugle, la vie comme devenir aveugle, absence de signification, ça c’est un sens qui est donné dans le poème. Et puis « le vent se lève, il faut tenter de vivre », c’est évidemment la vraie vie, il faut tenter de vivre la vraie vie. Donc le poème va être la connexion de deux significations du mot vie. La vie, finalement, c’est ce qui continue à être dans l’absence et puis, c’est aussi le contraire, ce qu’on peut essayer (« il faut tenter de vivre »), ce qui est une possibilité. Ça c’est très important, c’est-à-dire que dès lors que vous pensez la vie comme lieu, que vous pensez qu’elle a une localisation vous créez une vie comme possibilité, une vie qu’on peut « tenter », qu’on peut essayer, qu’on peut expérimenter. Et ça c’est peut-être l’enseignement le plus profond de la poésie : c’est que la vie comme possibilité véritable, c’est-à-dire la vie telle qu’il vaut la peine de l’essayer, il faut tenter de vivre, cela suppose qu’on ait identifié son lieu, qu’on sache où est le vivre, qu’on ne fasse pas comme le cygne, qu’on sache chanter la région où vivre ; il faut tenter de vivre si, et pour autant que vous avez identifié la région où vivre.

V

ous avez donc, face à la question « qu’est-ce que vivre ? », un double effort nécessaire à accomplir.

Premièrement : arracher la vie à son absence, c’est-à-dire à son statut indifférent, à son aveuglement, à son absence de lieu - « la vie est vaste », oui mais la vie qui est vaste, c’est celle qui est ivre d’absence. Donc ce n’est pas la vie vaste et ivre d’absence, c’est-à-dire finalement ce devenir aveugle, finalement la grande puissance de la vie inorganique comme disait Deleuze. Il faut arracher la vie à cette cécité pour répondre à la question « qu’est-ce que vivre vraiment ? ». Il faut lui assigner une place, un lieu. Il y a un lieu où l’intensité de la vie est mesurable. Ce n’est plus la vie anonyme, la vie vaste et absente. Donc ça c’est un premier temps, un premier travail : localiser la vie.

Quand elle est localisée, vous pouvez savoir ce que c’est que sa présence, vous pouvez le tenter.

Donc nous verrons que la question « qu’est-ce que vivre ? » chemine dans un double débat. Un débat avec la généralité de l’absence, c’est-à-dire au fond avec la vie au sens de son aveuglement anonyme - ça c’est le premier démêlé qui concerne la question de la création d’un lieu, il faut savoir chanter la région où vivre, elle n’est pas partout. Quand on pense que la vie est partout (c’est un peu ce que pense le matérialisme démocratique : que la vie est partout), on trouve une vie ivre d’absence. Donc il faut trouver une localisation.  Le deuxième mouvement, une fois que vous l’avez localisée, c’est d’instituer la vie comme possibilité, comme possibilité là, pas comme possibilité anonyme, comme possibilité en son lieu. C’est avec ces deux mouvements et leur complexité que l’on va essayer d’éclairer cette année.

27 novembre 2003

Nous examinons la question « qu’est-ce que vivre ? », et nous cherchons au fond un accès à cette question. Nous cherchons à la construire en tant qu’une question qui est à la fois, en un certain sens, la plus ancienne de la philosophie, ou la question de la sagesse si l’on veut, ou la question de la destination finale de la philosophie. Répondre à la question « qu’est-ce que vivre ? », « comment vivre ? », « peut-on vivre ? », « la vie est-elle au-delà de la vie ? », etc. Mais c’est aussi une question qui a toujours comme caractéristique d’être une question au présent, c’est une question qui doit construire son propre présent. C’est la raison pour laquelle elle dure. Elle a la capacité de traverser les différentes figures du présent pour s’y redemander, dans l’acuité de ce présent lui-même, « qu’est-ce que vivre ? », « qu’est-ce qu’une vie digne de ce nom ? » etc… Alors, juste deux rappels aussi brefs que possible de ce que nous avions commencé à dire la dernière fois.

 

1er rappel (cadre général) : en ce qui concerne le cadre général, pour employer un vieux mot, disons le cadre idéologique général, nous situerons l’interrogation dans l’opposition que je vous ai proposée de construire, entre ce que j’ai appelé d’un côté le matérialisme démocratique, considéré en un certain sens comme disposition dominante de notre présent et, de l’autre, ce que j’ai proposé de renommer - parce que c’est vraiment une renomination, une résurrection sémantique - le matérialisme dialectique. Donc cette opposition compose un cadre tout à fait principiel. Au fond l’idée est très simple : il y a une réponse constituée à la question « qu’est-ce que vivre ? » dans l’élément du matérialisme démocratique, réponse que nous rencontrerons, et il s’agit naturellement d’examiner si une autre réponse est à la fois formulable et pratiquable. Donc nous sommes au fond dans la classique disposition d’avoir une réponse d’opinion dominante à la question « qu’est-ce que vivre ? » que nous appelons ici la réponse formulée dans le cadre du le matérialisme démocratique, et puis de tenter une sorte de percée ou d’accès vers un autre type de réponse, qui se situerait dans un autre cadre, dans un cadre alternatif, dans une autre figure du matérialisme, finalement, et que nous appellerions le matérialisme dialectique.

Remarquez au passage que nous situons donc l’espace de la question non pas comme classiquement entre matérialisme et idéalisme, mais entre deux figures possibles du matérialisme lui-même. Je dis cela parce que, ici même Louis Althusser a souvent défendu que l’opposition matérialisme-idéalisme était au fond l’invariant fondamental de l’histoire de la philosophie ; que l’histoire de la philosophie, en dernier ressort, était toujours, sur les questions successives sur lesquelles la philosophie se prononçait, une sorte de lutte organique entre idéalisme et matérialisme. Alors après ça se compliquait naturellement, mais il y avait cette idée fondamentale. Je remarque simplement en passant que là, dans la disposition que je vous propose, il ne s’agit pas exactement de l’opposition entre matérialisme et idéalisme. En tout cas, ce ne sont pas ces noms-là qui me semblent appropriés mais finalement bel et bien une scission du matérialisme lui-même. Il y a une vision de notre présent comme, au fond, un présent qui d’un certain point de vue assume le matérialisme, mais qui, d’un autre point de vue, le constitue lui-même comme un champ fondamental d’opposition et de conflit.

Alors cette opposition du matérialisme démocratique et du matérialisme dialectique, je le rappelle très très brièvement, elle se fait en deux énoncés finalement. L’énoncé axial du matérialisme démocratique serait : il n’y a que des corps et des langages. Ce serait son principe. Et le principe du matérialisme dialectique serait : il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités. La forme est importante. Ça assume aussi, en un certain sens, qu’il n’y a que des corps et des langages, sinon qu’il y a des vérités. Alors ce que ça veut dire exactement, nous le verrons petit à petit, lorsque nous serons en état de répondre à un certain nombre de questions difficiles concernant l’opposition de ces deux énoncés. Mais vous voyez que, en définitive, c’est une lutte du deux contre le 3, ou quelque chose comme ça, si on le réduit à son os. C’est-à-dire d’un côté il n’y a que des corps et des langages, et de l’autre, il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités, étant entendu qu’ensuite tout repose sur : qu’est-ce qu’on entend par ce tiers terme disposé en exception (sinon que). Sa disposition en exception est essentielle, c’est-à-dire que ce n’est pas opposer simplement il y a des corps, des langages et des vérités à il y a des corps et des langages. C’est : il y a des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités. La reconnaissance, comme supplément, d’une exception. Bien, voilà !

Alors, vous me direz, finalement la question de la vie, « qu’est-ce que vivre ? », comment s’inscrit-elle là-dedans ? Eh bien, le point que nous allons voir petit à petit, c’est que la vie change de sens, littéralement, le mot « vie », dans le système général de ses connotations, change de sens quand on transite du matérialisme démocratique au matérialisme dialectique. On peut le dire conclusivement de façon simple aussi, on dira que, au fond, dans le matérialisme démocratique vie se déplie selon la finitude des corps en proie aux langages (tout cela au pluriel, sauf finitude). La vie se déplie, dans ses différentes acceptions, comme finitude des corps en proie aux langagex, saisie par les langages ou un langage selon les cas. Et donc la question « qu’est-ce que vivre ? » est la question de savoir comment ce dépliement vital de la finitude des corps en proie aux langages peut être normée, c’est-à-dire à quelle conditions peut-on reconnaître que ce dépliement de la finitude des corps en proie aux langages est acceptable, inacceptable, authentique, etc... On dira que, dans le cadre du matérialisme dialectique, ie sous la formule il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités, la vie se déploie vers ce qu’on appellera la capacité infinie d’un sujet, capacité infinie constituée par un événement. Donc, non pas la finitude de l’exercice des corps sensibles tels que les langages les marquent ou les instrumentent, mais le déport vers une capacité infinie d’un sujet constituée par un événement.

Vous voyez qu’au fond le litige fondamental va, en définitive, concerner la question des corps. Et ce sera probablement notre tâche la plus délicate que de montrer que, finalement, ce qui oppose la maxime il n’y a que des corps et des langages à la maxime il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités, est en dernier ressort la question du corps lui-même. Ie que corps, en définitive, ne peut pas se dire dans le même sens sous la première maxime et sous la seconde. Nous aurons donc, et on va je l’espère, arriver à y toucher dès aujourd’hui, nous aurons donc à entrer dans ce qu’on peut appeler une physique, au sens spéculatif du terme, sous la question « qu’est-ce qu’un corps ? ». Et c’est bien de la différence des réponses à cette question que s’induit ou que se constitue en définitive la différence des réponses à la question « qu’est-ce que vivre ? ». Ce qui se comprend aisément, car évidemment si la réponse à la question « qu’est-ce qu’un corps ? » est elle-même hétérogène, la réponse à la question  « qu’est-ce que pour ce corps, ou ces corps, signifie de vivre ? » va également subir une déformation.

Bon, ça c’était le rappel sur le cadre général.

 

2ème rappel (7 catégories), avec un élément supplémentaire.

Nous pouvons, à titre d’entrée dans cette question, nous pouvons énumérer 7 problèmes qui sont aussi d’ailleurs 7 catégories que nous avions abordés la dernière fois un peu en ordre dispersé et que je récapitule quasiment sous la forme d’une liste. Ce sont autant d’entrées possibles à la question « qu’est-ce que vivre ? », de la vie, de la vie normée.

Je vous donne la liste d’abord en entier :

- les pratiques, ou si vous voulez les formes de vie (l’expression formes de vie est une expression très employée aujourd’hui).

- l’immanence et / ou transcendance - en définitive le caractère immanent de la puissance vitale comme telle.

- le corps

- la mort

- l’art, ou les valeurs

- ce qu’on peut appeler la donation

- l’affirmation, c’est-à-dire qu’est-ce qui en définitive autorise une réponse intégralement affirmative à la question « qu’est-ce que vivre ? »

Alors je filtre ces 7 possibilités (que nous travaillerons toutes) par quelques références rapides puisque certaines d’entre elles, je les ai déjà données la dernière fois :

- à propos des pratiques ou formes de vie, j’avais mentionné l’opposition de deux formules d’Aristote. Je rappelle ces deux formules, toutes les deux extrêmement célèbres, quoique situées à des endroits très différents de l’œuvre d’Aristote. La première c’est : « l’homme est un vivant [ou un animal] politique ». Et la deuxième c’est : « il faut s’efforcer de vivre comme un immortel ». Evidemment, on avait tout de suite pointé la tension autour de la question de la vie entre ces deux énoncés. Cela concernait la forme de vie, la pratique. Est-ce que l’homme, pour vivre, est destiné aux affaires de la cité, en tant qu’animal ou que vivant politique ? Ou est-ce que en fait il doit viser, au-delà des affaires de la cité, à un statut de l’âme qui est un statut analogue à celui du dieu immobile ? Vivre en immortel c’est vivre dans l’immobilité satisfaite des dieux. Explorer cette tension.

- sur immanence et transcendance, j’avais pris l’exemple de l’opposition de deux formules de Platon. Premièrement : « le corps est un tombeau », c’est un jeu de mot en grec soma (le corps) - sema (le tombeau). Elle entraîne toute les considérations sur : se préparer à mourir, la vraie vie est au-delà de la vie, etc… Donc quelque chose qui en appelle immédiatement à une transcendance, à un sens de la vie situé au-delà de l’immédiateté de la vie, et en particulier au delà du corps. L’autre formule, dans le Timée, dit : « le cosmos, le monde, est une perfection ». Et précisément une perfection vivante. Et donc à ce titre il n’est nullement une prison matérielle dont il faudrait s’évader mais le monde est le paradigme de la perfection possible du visible. Il y a une perfection possible du visible et, dit Platon, cette perfection est vivante. Donc là aussi on était comme à un carrefour concernant la question qu’est-ce que vivre, puisque l’une des réponses dit : vivre c’est se préparer à l’au-delà de la vie. Et l’autre dit : vivre c’est s’intégrer, autant que faire se peut, à la perfection vivante du cosmos.

- sur le corps on pourrait alléguer la distinction de St Paul entre la voie de la chair et la voie de l’esprit. Cette distinction des deux voies donne deux sens au corps. A mon avis il y a un contresens évident à s’imaginer que l’opposition que propose St Paul est l’opposition entre le corps et l’âme, comme si, d’une certaine façon, la voie de la chair, c’était le corps, et la voie de l’esprit, c’était l’âme. Ça c’est une interprétation dualiste néoplatonicienne. Ce n’est pas du tout ce que veut dire St Paul. St Paul veut dire que la vie elle-même, c’est-à-dire le corps vivant, lequel est appelé à devenir un corps immortel, mais c’est le même corps (le corps ressuscité est le corps lui-même) eh bien ce corps est au carrefour de deux voies. Il est traversé lui-même, il est constitué par le conflit entre ce qui est appelé la voie de la chair et ce qui est appelé la voie de l’esprit. Et donc finalement, on peut dire que le corps est le carrefour de deux réponses possibles à la question « qu’est-ce que vivre ? ». C’est expressément ce que St Paul tente de nous transmettre. En réalité, si on cherche à penser ce qu’est le corps vivant, la vie humaine en tant que vie réelle, vie matérielle, elle est le nouage de deux réponses contradictoires, divisées, à la question qu’est-ce que vivre. Donc là aussi nous retrouvons, comme dans tous les exemples, une sorte de tension autour du vivre entre des prédicats contradictoires.

- sur la mort nous avions mentionné la célèbre formule de Hegel (dans l’introduction de la Phénoménologie de l’esprit) où Hegel dit que la vraie vie, c’est la vie qui soutient la mort, c’est la vie qui se tient dans la mort même. C’est ça qui est la vie de l’esprit, la vraie vie. Donc la thèse hégélienne, ce n’est pas que la vraie vie est au delà de la mort, mais qu’elle est ce qui supporte la mort, ce qui est en capacité de se tenir face à la mort. Donc là aussi nous avions chez Hegel l’idée que, en définitive, il y deux postures de la vie au regard de la mort. Il y a au fond la vie qui cède à la mort, la vie qui ne considère pas la mort face à face, et il y a la vie qui soutient la mort. Ce qui, dans les deux cas, n’a rien à voir avec la question de la survie. Ce n’est pas la survie après la mort. Ce n’est pas une chronologie biologiqu. C’est une disposition subjective fondamentale du vivre dans son rapport à la mort. Est-ce que le vivre est dans la capacité à soutenir face à face l’existence de la mort, ou est-ce que le vivre est déjà en lui-même, et par lui-même, rendu pathétique et faible par la domination de la mort. On pourrait dire : est-ce que le vivre fait face à la mort, ou est-ce que le vivre est sous la juridiction de la mort ? Nous retrouvons aussi ici la question de la finitude.

- sur la valeur, c’est évidemment à Nietzsche qu’on peut penser de la façon la plus déployée. Sur les rapports de la vie et des valeurs, Nietzsche a deux thèses fondamentales que je rappelle. Premièrement : c’est la puissance vitale qui est créatrice de valeurs. C’est-à-dire que la mesure des valeurs s’opère du point de vue de la capacité créatrice de la vie, la valeur est subordonnée activement à la puissance créatrice de la vie. Mais d’un autre côté, autre thèse fondamentale : la valeur de la vie ne peut pas être évaluée. Autrement dit, la vie comme telle est soustraite à l’évaluation. Donc vous avez ce que j’avais appelé un double rapport de la vie aux valeurs, un rapport de création et un rapport de soustraction. La vie est à la fois créatrice de valeurs mais elle est aussi ce qui, par elle-même, dans sa pure puissance, est soustraite à l’évaluation. Et donc là aussi nous avons une tension du rapport entre la vie et les valeurs. Que vaut la vie, que vaut une vie, que vaut ma vie ? Tension entre création, suscitation des valeurs, et soustraction aux valeurs. Et de cette tension s’ensuit une sorte de neutralité fondamentale de la vie, une neutralité inévaluable qui ne tombe pas sous la juridiction de la valeur.

- sur la donation : nous l’avions filtrée à travers des références poétiques. Le point de départ c’était l’archi-fameuse formule de Rimbaud : « la vraie vie est absente ». Evidemment, la vraie vie est absente, c’est la question de savoir ce qui, en matière de vie, se tient là, ou nous est donné, ou est absent, ou est présent. Et nous avions indiqué que la question délicate dans cette affaire est la question d’une place de la vie. Si la vraie vie est absente, cela veut dire que là où elle devrait être, se tenir, être présente, elle n’est pas. Et donc s’ouvrait là une dialectique de localisation de la vie : où est la vie ? où la chercher ? où la trouver ? dès lors qu’on fait l’expérience qu’elle est possiblement absente. Et nous avions constaté que, sous des formes diverses, ceci se retrouvait par exemple chez Mallarmé et chez Valéry.

Chez Mallarmé à propos du cygne qui n’a pas su chanter la région où vivre, n’avoir pas su chanter la région où vivre indique bien proprement qu’il y a donc une région où vivre, un lieu de la vie.

Et puis aussi dans la formule de Valéry « il faut tenter de vivre » qui indique qu’il faut tenter de conquérir, de se situer dans le lieu de l’emportement par la vie. Et donc, dans les trois cas, nous avons la possibilité que la vie soit à distance de sa propre place.

Par conséquent, ça ouvre à la question que j’appelle de la donation, c’est-à-dire : comment la vie nous est-elle donnée ? Est-ce qu’elle nous est donnée en un lieu, en une place ? Comment recevons-nous cette localisation ? Comment acceptons-nous ou n’acceptons-nous pas ce don ? la vie, comment est-elle donnée ? L’expression “donner la vie” qui est en elle même native, est absolument énigmatique : comment peut-on donner la vie ? Et qu’est-ce qui est donné exactement ? Mais oui, justement, il y a une question de la donation de la vie. De savoir où et comment la vie nous est, en dernier ressort, accordée. Mais cela signifie évidemment que la vie est là autre chose que la survie du corps, que par “vie” on entend plus et autre chose que la simple persistance biologique du corps, sinon la question n’aurait pas de sens.

- la 7e entrée, c’est la question de l’affirmation, c’est-à-dire : comment la vie peut-elle être affirmative ? Et quels sont les attributs affirmatifs de la vie ? Autrement dit, la vie peut-elle être appréhendée autrement que négativement ? Et cela, c’est très important, car la vie peut être abordée à partir de la mort, à partir de la finitude, de la brièveté, ou de la fragilité, à partir de la misère humaine, comme aurait dit Pascal. Donc vous avez une grande tradition qui consiste à aborder la vie, et par conséquent la question « qu’est-ce que vivre ? », à travers des catégories négatives, qui en désignent immédiatement la précarité, le caractère fugitif, incertain etc… Et donc, c’est toute la question de savoir si et comment vous pouvez faire une entrée dans la question de la vie qui soit affirmative, qui ne soit pas précisément la vie comme limitation, finitude ou disposition précaire de l’existence en général.

Et à propos des attributs de la vie affirmative, je pensais à un poème de Saint John Perse - on va beaucoup parler de poésie parce qu’entre la question « qu’est-ce que vivre ? » et la poésie, il y a des liens naturels. On peut même dire peut-être que la poésie ce n’est rien d’autre qu’une tentative répétée d’énoncer quelque chose sur « qu’est-ce que vivre ? ». Alors c’est dans Eloges, à la fin vous avez un poème qui s’appelle La chanson du présomptif. Et alors cette chanson a trois strophes dont chacune commence par « j’honore les vivants ». Donc il va être triplement dit j’honore les vivants et comment je les honore. Donc nous sommes bien dans la question de la vie affirmative : « j’honore les vivants » veut dire je leur accorde d’emblée la bénédiction affirmative qui est celle du poème. Et alors, les trois formules qui ouvrent les trois strophes sont les suivantes :

1ère strophe : « j’honore les vivants, j’ai face parmi vous », et alors après ça continue « et l’un parle à ma droite dans le bruit de son âme, et l’autre monte les vaisseaux, le cavalier s’appuie de sa lance pour boire » et ça se termine, ce que je trouve magnifique, par « tirer à l’ombre sur son seuil la chaise peinte du vieillard ».

La 2e strophe c’est : « j’honore les vivant, j’ai grâce parmi vous ». Donc cette fois ce n’est plus « j’ai face », je fais face, je me présente parmi vous, c’est « j’ai grâce parmi vous », et ça continue : « dites aux femmes qu’elles nourrissent sur la terre ce filet mince de fumée / Et l’homme marche dans les songes et s’achemine vers la mer où la fumée s’élève au bout des promontoires » Donc cette grâce, c’est le fugitif des fumées du monde.

Et puis, 3e strophe, c’est : « j’honore les vivants, j’ai hâte parmi vous ». Donc : j’ai face parmi vous, j’ai grâce parmi vous et j’ai hâte parmi vous. Et après ça continue : « chiens oh mes chiens nous vous sifflons et la maison chargée d’honneurs et l’allée jaune entre les feuilles sont peu de choses au cœur de l’homme s’il y songe » et ça se termine : « tous les chemins du monde nous mangent dans la main ». Ce que je voulais simplement souligner à propos de cette 7ème entrée possible, l’affirmation, c’est que là nous avons une triple détermination de la vie affirmative : la face, la grâce, la hâte - et je crois que c’est assez bien vu.

C’est assez bien vu parce que : « face parmi vous », c’est une vie qui déclare sa propre présence, qui est frontale, qui fait face, qui affirme qu’elle fait face au monde entier, face à tous les autres, « j’ai face parmi vous » : ce n’est pas une proposition arrogante ou dominatrice, c’est une proposition qui institue la vie affirmative comme aussi affirmation de la présence, affirmation de la présence au milieu de la foule de ce qu’il y a, et bien qu’il y ait la foule de ce qu’il y a, on n’en tirera pas la conclusion qu’on est presque rien, un atome, que l’on va disparaître dans l’énormité de l’être (comme le ferait Pascal par exemple avec ses deux infinis). On va au contraire en tirer la conclusion que parmi cette foule innumérable de ce qui existe, la vie, précisément, affirme sa propre face, qu’elle fait face, et qu’elle s’assigne à elle-même la possibilité de se faire face.

Et puis, ensuite, c’est une grâce : alors ça c’est l’idée que la vie, quand elle est là vraiment, la vraie vie, c’est une réception enchantée, c’est-à-dire que elle est toujours quelque chose dont le don est sans mesure. Donc il y a, dans le simple fait de pouvoir faire face, justement, il y a une grâce sous-jacente qui est que quelque chose a été absolument donné. Ça renverrait à la question de la donation. La grâce c’est ce qui est précisément un don gratuit. Donc la vie a été donnée gratuitement. Le poème ne se prononce pas sur la donation, mais sur les effets de la donation. Si la vie a été absolument donnée, alors elle est toujours vivable dans le régime de cette donation, ie dans le régime d’une grâce.

Et enfin, troisièmement, j’ai hâte parmi vous : la vie affirmative comporte toujours et a pour signe une certaine urgence. Il y a une hâte immanente à la vie qui est que, précisément cette manière de faire face à tout ce qui est d’un côté, et de l’autre la réception à la fois précaire et absolue d’une grâce, alors elle est aussi une hâte, un empressement à vivre, et au fond toute vie est dans l’urgence de la vie, d’elle-même, lorsqu’elle est vraiment normée comme vie affirmative.

 

Alors vous voyez à travers tous ces 7 points, ces 7 entrées, qu’est-ce qui se dessine comme question ? Qu’est-ce qui se dessine comme question  au relais de notre question native qui est « qu’est-ce que vivre ? ». C’est au fond : quelles sont les conditions de la vie affirmative, ou d’une vie donnée, dès lors qu’on suppose un corps, de quoi la vie puisse procéder ? Et cette condition de la possibilité de la vie affirmative, sous la supposition qu’un corps nous est donné, cette condition ne se formulera pas de la même manière pour le matérialisme démocratique et pour le matérialisme dialectique.

Je crois qu’on peut honnêtement dire que pour le matérialisme démocratique, c’est-à-dire pour nous tous en vérité, c’est-à-dire dans la spontanéité de ce que nous pensons tous, la condition du vivre, c’est que les langages, auxquels le corps est en proie, laissent le corps déployer ses virtualités. C’est probablement la définition la plus authentique et la plus radicale qu’on puisse donner du matérialisme démocratique, et finalement de la démocratie - qui est toujours, en définitive, un rapport entre les langages et les corps, c’est-à-dire la manière dont les langages s’emparent des corps, et il n’y a, sous son régime, que des corps et des langages. Et donc la question de la vie affirmative sera que les langages, qui s’emparent des corps, soient tels qu’ils laissent au maximum du possible les corps déployer leurs virtualités. Vous verrez que la totalité des prescriptions démocratiques classiques sont des conséquences de cela : c’est-à-dire qu’effectivement il ne faut pas blesser les corps, il ne faut pas torturer les corps, il ne faut pas meurtrir les corps… Il ne faut pas que les langages exigent cela. Il ne faut pas que les langages exigent que les corps soient marqués, soumis, pliés, voilés, etc. Donc les droits de l’homme comme droits du vivant, des droits des minorités, des droits femmes, etc… tout cela peut se présenter comme le système ramifié des conséquences de la définition de la vie affirmative dans un espace où fondamentalement il y a des corps et des langages et où on dira (ce qui est très raisonnable) que les conditions exigibles de la vie affirmative, c’est que les langages soient tels que les corps puissent affirmer, autant que faire se peut, leurs virtualités. C’est pourquoi, du reste, y compris dans les extrêmes difficultés de la question, quelque chose du sexuel est paradigmatique en la matière. Parce que le sexuel est un lieu de saisie des corps par les langages particulièrement explicite : les interdits, les autorisations, etc… concernant le jeu sexuel des corps. C’est un fil conducteur qu’on peut parfaitement suivre. D’une certaine façon, il y a quelque chose dans la norme démocratique de la vie affirmative qui est orienté ou polarisé par les figures successives de ce qui a été appelé la “libération sexuelle” - bien à tort, parce qu’en réalité il s’agit de nouveaux ajustements entre les langages et les corps, de telle sorte que les emprises ne limitent pas de façon abusive la vie affirmative, c’est-à-dire la virtualité des corps. Et donc, il est tout à fait naturel, et à mon avis déductible, que, à la fin des fins, cette question de l’ajustement exact des virtualités sexuelles au système des langages existants soit comme une espèce de filtre à travers lequel est examiné quoi ? est examiné le degré de possibilité de la vie affirmative dans un endroit déterminé. Et inversement, les degrés d’oppression ou de soumission exigé des corps, de telle sorte qu’ils sont éloignés de leurs capacités, c’est-à-dire éloignés des possibilités de la vie affirmative.

On comprend de ce point de vue-là que “liberté” soit la norme ultime. La liberté est une question compliquée, parce qu’elle est aussi une question métaphysique et normative complexe. Mais la liberté a au fond un sens assez matérialiste justement, liberté c’est au fond quelque chose qui se laisse reconstruire à partir de la figure des rapports entre langage et corps, c’est-à-dire des types d’emprise des langages sur les corps, mesurés en fin de compte à la possibilité de la vie affirmative, mesurés en fin de compte à la possibilité d’entrer dans la question de la vie par des catégories affirmatives, et non pas de façon unilatérale par des catégories négatives, restrictives et mutilantes. Donc, “liberté” en ce sens, c’est-à-dire d’un point de vue matérialiste, doit être pris comme liberté des corps, par rapport à cette autre figure de l’existant matériel qui est le système des langages. Et donc, là, on a une réponse que nous partageons tous plus ou moins, à savoir que ce qui rend possible une vie normée, acceptable, c’est quand même que les corps ne soient pas saisis par les langages de telle sorte que ce dont ils sont capables, ils en soient irrémédiablement éloignés.

Bien, alors la condition va être formulée par le matérialisme dialectique de façon différente, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’assume pas en partie la considération démocratique. Elle l’assume, mais elle la déplace, ou elle la transfuse dans un autre élément. Et ça pour une raison que je crois tout à fait fondamentale, qui est que dans ce que j’appelle ici le matérialisme dialectique, la condition de la vie affirmative inclut nécessairement l’apparition de nouveaux corps, et non pas simplement une régulation distincte des rapports des langages aux corps. Evidemment, le déplacement de deux à 3, c’est que vont surgir des choses en exception qui ne sont pas simplement régulation des deux termes fondamentaux que sont les corps et les langages. Je la formulerais ainsi : il n’y a réellement de possibilité de vie affirmative que lorsqu’une rupture événementielle rend possible un nouveau corps, tel que ce corps puisse porter la forme d’un sujet (maxime encore obscure). Et donc, nous dirons que, en définitive, dans le matérialisme démocratique, la question « qu’est-ce que vivre ? », y compris la question de la possibilité de nouvelles formes de vie, c’est-à-dire la possibilité de vivre autrement que nous ne vivons, est tributaire des régulations successives de l’emprise des langages sur les corps, alors que dans le matérialisme dialectique, la possibilité de la vie affirmative est tributaire de la création, de l’apparition de nouveaux corps - sous des conditions sur lesquelles nous reviendrons, mais la condition matérielle absolue de la vie affirmative c’est qu’il y ait apparition de nouveaux corps, de corps inconnus du monde dans lequel surgissent ces nouveaux corps. Et de corps, nous le verrons, en partie méconnaissables comme corps, c’est-à-dire qui ne sont pas sous la norme usuelle de ce que c’est qu’un corps.

Donc le premier univers est fondamentalement l’univers d’une régulation, même si cette régulation peut être tout à fait novatrice - de nouvelles règles, ou peut-être dirait Wittgenstein, de nouveaux jeux - dans le rapport entre les langages et les corps. Tandis que dans la 2e hypothèse (et tout en affirmant la possibilité de la 1ère), il n’y a possibilité réelle de vie affirmative que sous des conditions plus drastiques qui sont des conditions autorisent qu’on parle de nouveaux corps. Pour prendre une métaphorique, c’est au fond quelque chose comme une conception matérialiste de la conversion, opposée à une conception matérialiste de la régulation. Ce qu’on veut dire par rapport à l’apparition de nouveaux corps, c’est que le corps se convertit en autre chose que lui-même, que la donnée matérielle fait apparaître autre chose qu’elle même. Donc il y a réellement une conversion, une conversion matérielle - ce n’est pas une conversion spirituelle. Il y a du nouveau dans les corps. Et nous verrons comment ce nouveau il travaille. Alors que dans la 1ère hypothèse, il y a les corps et il y a effectivement ce qu’on pourrait appeler l’émancipation des corps, c’est-à-dire que les degrés de liberté possible attribués à ces corps sont variables, donc on peut créer de nouvelles libertés des corps. Mais dans le matérialisme dialectique, on crée par cassure sous le règne d’un événement.

Cela nous amène à la question centrale, le fil que nous allons suivre pour l’instant : mais dans tout ça, qu’est-ce que c’est qu’un corps ? Finalement, pour autant que nous soutenons que le corps est l’objet possible d’une régulation ou l’objet possible d’une conversion, le point central c’est : qu’est-ce qu’un corps ? C’est là qu’on est au pied du mur. C’est pas une question facile, « qu’est-ce qu’un corps ? ». C’est notre question difficile de l’année ! Et il faut trouver la méthode. Parce que vous voyez, finalement, ce qu’il faut faire, c’est une physique : « qu’est-ce qu’un corps ? ». Et alors, en philosophie, la physique, c’est toujours ce qu’il y a de plus difficile. La métaphysique c’est facile ! Mais la physique, c’est très difficile. Une physique philosophique, parce que nous sommes habitués à ce que la physique soit d’une certaine façon séparée de la philosophie. La physique, c’était une pièce fondamentale de la philosophie d’Aristote par exemple. Mais, depuis, la physique c’est une science. Mais vous voyez que, là, nous sommes obligés de revenir à une question proprement physique, qui était encore une question philosophique pour Spinoza par exemple - « qu’est-ce qu’un corps ? », « que peut un corps ? », « nous ne savons pas ce que peut un corps » : il dit ça, Spinoza. On ne sait pas ce que peut un corps, et il essaie de le savoir philosophiquement. Mais pour nous, c’est une question devenue difficile parce qu’elle est une question physique. Alors comment traiter une question physique par des moyens qui ne sont évidemment pas ceux de la physique ? Je ne vais pas vous parler ici de la physique quantique ! Pas du tout. Je pourrais, mais ce n’est pas mon intention. Mon intention est bien de revenir à la grande tradition selon laquelle la question « qu’est-ce qu’un corps ? » peut être traitée de façon philosophique, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas des éléments de formalisation nécessaires.

Or il est impossible de répondre à la question « qu’est-ce que vivre ? », aussi bien du reste dans l’élément du matérialisme démocratique que dans l’élément du matérialisme dialectique, si on n’a pas préalablement éclairé la question « qu’est-ce qu’un corps ? ». On peut dire même que cette question physique c’est la question difficile. Une fois qu’on sait ce qu’est un corps, le reste ça va tout seul. Mais « qu’est-ce qu’un corps ? », c’est vraiment assez difficile.

 

Alors on va utiliser plusieurs méthodes pour avancer dans cette question « qu’est-ce qu’un corps ? », et avancer aussi dans la question des capacités d’un corps. Et la première méthode, c’est de traverser intégralement un poème, qu’on a déjà mentionné plusieurs fois, et qui est Le cimetière marin de Valéry. Alors gardez bien en tête que nous lisons et interprétons ce poème à seule fin de résoudre pour notre propre compte la question « qu’est-ce qu’un corps ? », même si ça peut vous paraître un peu bizarre. Alors, je ne sais pas si tout le monde l’a ? Oui, ce sera plus commode que vous l’ayiez. Alors demandons-nous tout de suite pourquoi. Bien, pourquoi c’est assez simple, à vrai dire, c’est assez simple parce que quel est l’espace et le fonctionnement de ce poème ?

Eh bien, à une de ses extrémités, le commencement, l’entrée dans le poème, le poème va décrire une sorte de disparition intégrale du sujet, de la conscience, dans l’immuabilité de l’être. Il va nous présenter comment, dans l’épreuve d’un lieu déterminé, on va expérimenter ce que signifie la possible disparition de la conscience, ou du sujet, dans l’immuabilité de l’être. Donc ce que peut signifier la non-vie, ou plus exactement ce que peut signifier une vie comme non-vie. Ou encore, on pourrait dire : une réduction de l’existence à l’être. Ça c’est l’expérimentation inaugurale, c’est le point de départ.

Et à la fin du poème, on va avoir la destruction de cette figure, figure de l’anéantissement du sujet dans l’immuabilité de l’être, au profit de l’impératif de la vie : « il faut tenter de vivre », ou bien « Courons à l’onde en rejaillir vivant ».

Le poème raconte le passage de l’un à l’autre, le passage qui n’est pas un passage, justement, le passage qui est une rupture. Mais comment penser cette rupture ? Vous voyez que c’est fondamental pour notre question. Parce que si véritablement l’accès à la vie affirmative exige une rupture, et non pas simplement une régulation différente, alors il faut savoir quel est le régime de cette discontinuité. Et si finalement la vie affirmative est une discontinuité et non pas une donation, nous avons à penser la discontinuité comme telle. Mais comment peut-on penser la vie comme discontinuité, ou selon la discontinuité ? Car en apparence, la vie, c’est le principe de la continuité justement : nous vivons, et c’est dans l’élément de cette continuité vitale que nous faisons ceci, cela, que nous rencontrons des gens, etc. Vous voyez la difficulté. Et si réellement la vie affirmative (ce qui est soutenu dans le poème) est sous condition d’une discontinuité, comment réexaminer les rapports entre vivre et la continuité et la discontinuité ? Et qu’est-ce que c’est que ce rapport paradoxal qui s’institue là entre la puissance de la vie (« il faut tenter de vivre ») et quelque chose comme une discontinuité radicale, puisque les strophes où il va être question de la vie commencent par non : « Non, Non !… Debout ! Dans l’ère successive / Brisez, mon corps, cette forme pensive ! » Nous avons là dans le « Non, Non !… » de la négation absolue l’assomption du corps : « Brisez, mon corps, cette forme pensive ». Il est bien affirmé là que la puissance de la vie exige une réquisition absolument nouvelle du corps. La « forme pensive », c’est ce qu’il y a eu avant, c’est l’élément dans lequel la subjectivité s’abolit pratiquement au profit de l’immuabilité ou de la grandeur de l’être. Et « Brisez, mon corps, cette forme pensive », ça veut dire que la seule arme de la vie affirmative, c’est le corps, le seul support, c’est le corps.

Voilà de quoi légitimer que nous examinions de près ce poème parce qu’il est exactement un poème sur notre question. « Qu’est-ce que vivre ? », eh bien vivre, c’est instituer la vie comme discontinuité, au regard, précisément, de l’être lui-même. C’est-à-dire que la vie c’est, en fait, une rupture avec l’être, dans la modalité d’une affirmation nouvelle. Et alors, nous méditerons sur ce point, c’est que au fond, l’idée contenue ici, et qui est à mon avis la clé de la réponse à la question « qu’est-ce que vivre ? », c’est l’idée d’une discontinuité affirmative, et non pas d’une discontinuité négative. Oh, c’est un thème que j’aime bien, ça. Mais là, il est inéluctable, il est central, c’est-à-dire que la question de la vie dans l’élément du matérialisme dialectique, si elle a un sens, ça veut dire que l’affirmation vitale est autre chose que la négation de ce qu’il y a. Elle ne trouve pas son essence, la vie affirmative, dans la négation de ce qu’il y a. Et en particulier, si on pousse un tentacule politique, on dira que l’essence vitale d’une politique n’est pas la révolte. Ce n’est pas la révolte, parce que la révolte, c’est la négativité, et dans la négativité, il n’y a pas encore la discontinuité affirmative de la vie. Alors que au fond, assez spontanément, nous pensons que la clé de la vie affirmative, c’est précisément la négation, que nous devons nier ce qui opprime, ce qui mutile. Mais si nous pensons ça, nous sommes en réalité dans l’idée qu’il pourrait y avoir des régulations entre les langages et les corps favorables à la vie - nous sommes donc en réalité dans l’élément de la continuation du matérialisme démocratique. La thèse que Valéry, le malheureux Valéry, qui est ici soumis à un supplice inattendu, cet académicien mémorable, dans une inconscience totale, soutient une thèse d’une extrême complexité qui est que, en définitive, l’accès à la vie affirmative, c’est évidemment une rupture, mais que une vraie rupture n’est jamais une négativité, c’est-à-dire qu’une vraie rupture, c’est le surgissement d’une affirmation autre, qui ne passe pas par la médiation de la négativité. On pourra dire que finalement la possibilité de la vraie vie est une possibilité axiomatique, elle est le surgissement d’un énoncé, mais si nous sommes matérialistes, nous devons dire qu’en réalité c’est le surgissement d’un nouveau corps.

Voilà, et c’est ce nouveau corps dont on ne peut pas attendre qu’il se constitue dans l’élément de la négativité. Alors ça c’est une thèse dont les incidences politiques, artistiques, amoureuses, etc… sont extrêmement importantes. C’est que la négation ne crée pas de nouveaux corps. La thèse contraire est constamment soutenue, c’est-à-dire que les nouveaux corps, les nouvelles assemblées, les nouveaux mouvements, les nouvelles œuvres d’art, etc. se constituent au feu de la critique de ce qui existe. Ce que nous allons tenter de dire ici, en la réponse à la question « qu’est-ce que vivre ? », c’est que il n’en va pas ainsi. C’est-à-dire que en réalité, la négation n’est pas en état de constituer par elle-même de nouveaux corps. Et que par conséquent elle constitue toujours de nouveaux rapports des corps existants aux langages, ça oui bien sûr, et que le grand traquenard, c’est de s’imaginer que de nouveaux rapports des corps aux langages sont en réalité comme de nouveaux corps. Mais de nouveaux rapports des corps aux langages ne sont pas de nouveaux corps, et par conséquent, ils sont encore entravés quant à la possibilité de la vie affirmative par la disposition mondaine qui est la leur. Ça, c’est un débat d’aujourd’hui, vraiment. C’est un débat sur la question de savoir à quel prix finalement nous pouvons établir la vie affirmative. Est-ce que finalement les négations actives ont une capacité de génération et de renouvellement suffisant ou pas ? Alors là, ce qui est soutenu, et que nous allons essayer d’éclairer à travers la lecture et l’explication du poème, c’est une toute autre thèse, qui est que il n’est possible de faire porter au corps de nouvelles formes de vie, ou de réelles possibilités affirmatives que sous la condition que en réalité il s’agisse de corps nouveaux, de recompositions corporelles totalement inédites.

Alors nous allons essayer de montrer que le poème le dit à sa manière et nous allons extraire de la façon dont il le dit des catégories nouvelles pour repenser l’intégralité de notre problème philosophie fondamental, qui est « qu’est-ce qu’une vie nouvelle ? », « qu’est-ce qu’une vie affirmative ? », etc…

 

Alors, quelques considérations.

Qu’est-ce que nous allons exactement voir dans le poème ? Je cherche quelque chose qui prépare à son audition, tout simplement. D’abord nous allons voir les conditions générales de cette question de la vie affirmative.

- d’abord, nous l’avons déjà dit, cette question n’a pas de statut abstrait, général, elle est toujours relative à un monde ou à un lieu déterminé. Ça c’est une première thèse fondamentale, qui est d’ailleurs commune à tous les matérialismes, qui est que si vous posez la question « qu’est-ce que vivre ? », vous la posez toujours relativement à ce que vous déclarez être un monde, ou le monde, vous ne la posez pas hors du monde. Donc il faut d’abord que soit disposé, de façon suffisamment claire, le lieu ou le monde où la question va émerger et travailler. Donc nous aurons, dans le poème, c’est le premier élément de portée générale, nous aurons l’institution d’un lieu singulier où la question du surgissement de la vie va procéder. Premièrement la question du lieu, ou du monde. Question, mais là si je l’élaborais techniquement, mais là je ne le ferai pas, je le ferai peut-être plus tard, on peut appeler ça question du transcendantal - singularité transcendantale. Mais lieu ou monde nous suffit tout à fait pour l’instant.

- deuxièmement, il doit naturellement y avoir la figure de la discontinuité. Donc il doit y avoir un événement, mais un événement lisible dans son rattachement au monde, ça c’est évidemment la difficulté. Evidemment il va y avoir une symbolique de la rupture, mais cette symbolique (qu’on peut nommer événement) doit manifester son lien matériel au monde lui-même, ou au lieu pour lequel il y a cet événement. Sinon on aurait affaire à une transcendance miraculeuse. Donc il faut que ce soit les termes mêmes du monde qui soient à un moment donné lisibles de façon entièrement discontinue par rapport à leur propre être. Donc il faut qu’il y ait comme une insurrection du monde lui-même, une insurrection interne au monde qui le soulève à l’extérieur de lui-même, ou métamorphose telle ou telle de ses composantes. Nous verrons dans le poème que c’est la fonction impartie à la mer. C’est-à-dire que la mer, à un moment donné, change absolument de statut, et elle devient ce qu’on appellera techniquement un site événementiel alors qu’elle était elle-même autre chose, prise dans l’immuabilité de l’être.

- troisièmement, nous allons avoir la naissance d’un corps. Ce n’est pas la continuation des capacités d’un corps, c’est l’apparition d’un nouveau corps, la genèse d’un nouveau corps. Et cette naissance d’un corps va devoir elle-même désigner les composantes du monde qui fondent le nouveau corps. Ça c’est un point sur lequel j’insiste : nous restons matérialistes. L’apparition d’un nouveau corps, cela ne veut pas dire un surgissement ex nihilo. L’apparition d’un nouveau corps, ça veut dire que quelque chose qui n’était pas un corps devient un corps, c’est-à-dire qu’une multiplicité non rassemblée se rassemble comme corps. L’image peut-être la plus banale de ça, c’est une manifestation : des gens qui ne se connaissent pas du tout, etc… ils se rassemblent et à un moment donné, c’est un corps. C’est un corps précaire, il va se disperser, mais le temps qu’il existe, c’est un corps. Le corps n’existait pas, et si ce corps existait déjà, c’est que la manifestation n’est pas formidable, c’est-à-dire que sont venus les gens qu’on attendait. Mais si c’est une vraie manifestation, c’est un corps absolument nouveau. C’est ça qui surprend, d’ailleurs. Ce n’est qu’une image - la question de savoir si c’est vraiment un corps est beaucoup plus compliquée, mais c’est une image parlante. Et là ça va être la mer, le vent n’est-ce pas, voilà, « le vent se lève », c’est comme une manifestation, les gens se lèvent, ça se lève, et là on va avoir dans cette levée quelque chose qui n’est pas simplement une levée mais qui est la constitution d’une cohérence interne - un corps, il faut que ça se tienne, donc il y aura une levée cohérente comme surgissement d’un nouveau corps et donc comme support possible d’une nouvelle façon de penser la question du vivre.

Donc le lieu / le monde, l’événement / la rupture / la césure, la naissance d’un corps et puis, ça c’est la question peut-être la plus importante et la plus subtile :

- la question de la capacité de ce corps à traiter des points réels dans le monde. Sa capacité à se confronter affirmativement à des points réels du monde. Ça suppose ce qu’on sache ce que c’est qu’un point dans le monde. Et alors un point, on en donnera une définition provisoire tout de suite pour ne pas laisser ça dans l’énigme. Un point, c’est le moment, dans un monde, où vous faites comparaître ce monde dans le oui ou le non d’une décision. On appellera point d’un monde, la possibilité, à un moment donné, que quelque chose de la totalité du monde soit décidé dans la figure du oui ou du non. C’est la comparution du monde dans la figure de la décision ou, si vous voulez, c’est la comparution d’un infini dans la figure du 2. C’est le brusque filtrage de l’infini par le 2, c’est-à-dire que c’est le moment où d’une certaine façon, le monde se présente d’une certaine façon que vous êtes astreint à dire oui ou non. Par conséquent, la décision pure, comme oui ou non, s’impose à vous, bien que ce qu’il s’agit de faire comparaître dans cette décision ne soit nullement réduit à deux choses. Alors là, c’est une vieille discussion très importante, parce que en fait - ça c’est ce que j’appelle un point, c’est pas n’importe quoi n’est-ce pas ? On n’est pas toujours en train de traiter des points, Dieu merci ! Faire comparaître le monde au régime d’une décision ça nous arrive quelquefois dans la vie, mais on n’a pas tellement envie que ça arrive tous les jours. C’est terriblement astreignant, cette nécessité impérative, à un moment donné, que la totalité de votre vie, du monde etc… soit dans le trou d’une aiguille, du oui ou du non, est-ce que j’acquiesce ou est-ce que je refuse ? Ça c’est un point. Et en vérité, il y a toute une tradition que je crois alors nous ouvrir à une définition possible de la métaphysique. Ce n’est pas la même définition tout à fait que celle de Heidegger ou de Derrida, mais elle est voisine quand même, et qui est la suivante : qui est l’idée que quand il y a un point, quand on est confronté à un point, c’est qu’il y a une dualité réelle, objective, dans le monde. Qu’en réalité, on a à choisir, dans le monde, entre des entités qui le prédécoupent en deux. Et que le point n’est pas seulement subjectif, c’est-à-dire au régime de la décision, il est étayé, si je puis dire, par la considération d’une dualité objective. L’exemple peut-être le plus canonique de cela, c’est un certain maniement de l’analyse de classes marxiste, où finalement la décision politique est censée renvoyer à des entités plus ou moins objectives (par exemple le prolétariat et la bourgeoisie) qui font qu’il y a toujours une préconstitution de camps. Il y a deux camps finalement, il y a deux camps, et toute décision est en quelque sorte étayée ou remplie par un horizon de dualité qui est un horizon de dualité au moins semi-objectif. Et on pourrait montrer que dans l’amour homme-femme, c’est un peu comme ça, c’est-à-dire qu’on peut toujours dire « je vais décider » mais on va décider sur l’horizon du fait que finalement les femmes et les hommes ont des régimes de décision distincts. Et que donc la décision est toujours articulation de quelque chose qui renvoie ou qui est filtré par une dualité objective. Et puis on pourrait généraliser. On verrait qu’il y a toute une tradition qui, à l’épreuve de l’analytique de la décision, c’est-à-dire du point, tente finalement de la fonder (la décision) sur des dualités objectives, c’est-à-dire sur des divisions du monde lui-même. Or j’y insiste : un point ne nous dit absolument pas qu’il y a une division du monde. Un point fait comparaître le monde devant un principe de division, ce n’est pas la même chose. Et rien ne vous dit que votre choix, quel qu’il soit, puisse être étayé par une dualité réelle. Simplement, un point, quand vous avez à traiter un point, eh bien c’est comme ça, vous êtes dans la situation d’avoir à faire comparaître la totalité du monde devant une division.

Alors on peut faire tout un bâti mathématique là-dessus, mais je vous en dispense entièrement. Je le signale cependant pour vous indiquer que la question du point est une question qui est une question susceptible d’un traitement intégralement rationnel. Ce n’est pas une allégorie. Il y a une possibilité tout à fait constituée de donner une définition formelle rigoureuse de ce que c’est qu’un point, comme précisément comparution d’une infinité systématique devant une dualité qui ne lui est pas immanente, qui ne la partage pas comme telle.

Alors on appellera métaphysique, je crois que c’est une définition possible de la métaphysique, l’idée que en définitive le deux de la décision a un répondant dans le monde, qu’il se laisse fonder dans une dualité mondaine. Voilà. C’est très différent de poser la question « qu’est-ce que vivre ? » si on est dans la métaphysique ou pas, vous comprenez bien. Parce que si vous êtes dans la métaphysique, au fond la question « qu’est-ce que vivre ? » qui finalement est la question de savoir comment un corps traite des points, comment un corps se confronte à des points, parce que l’activité du corps, en définitive, c’est de se confronter à des points, il n’y a que là que le corps est totalement actif, et pas seulement dans sa mécanique propre. Eh bien, si vous êtes dans la métaphysique, l’activité du corps, en tant qu’il traite tel ou tel point, est une activité transitive au monde lui-même. Elle est transitive au monde, puisque le monde inscrit ou pré-inscrit la dualité de la décision dans sa texture propre. Exactement comme, par exemple, si vous avez à prendre une décision politique, elle est préformée dans le fait que, dans le monde, il y a le camp socialiste et le camp capitaliste, ou le prolétariat et la bourgeoisie, et donc il y a quelque chose qui est prédécoupé et qui en quelque manière cautionne votre point, c’est-à-dire vous sert de guide dans le traitement du point.

Si on a une théorie pure du point, c’est-à-dire non métaphysique, c’est différent. Parce que naturellement, il y a une rationalité de la comparution de l’infini devant le 2, mais cette rationalité n’est pas dans une découpe du monde, elle n’est pas dans quelque chose qui est prédistribué en deux dans le monde lui-même.

Alors, voilà ce que c’est qu’un point, fugitivement comme ça. Et alors ça c’est le 4ème. Il y a le lieu, l’événement, la naissance du corps et puis la capacité du corps. Ça c’est vrai, la question de Spinoza est excellente : « que peut un corps ? » Mais là, nous établissons de façon tout à fait positive le contexte de cette question : « que peut un corps ? ». Eh bien, ce que peut un corps, c’est traiter des points. Traiter des points dans le monde, c’est-à-dire se confronter au mode propre sur lequel l’infini est, du point du corps, filtré par un deux essentiel, qui est un deux de la décision ou du choix. Donc finalement « que peut un corps ? », eh bien un corps peut choisir. Ça ne suppose aucun esprit, aucune conscience, c’est traiter un point.

 

Alors, au terme de quoi nous aurions une définition de la vie au moins, qui ne résout pas encore la question « qu’est-ce que vivre ? », mais qui l’avance un peu. On dira finalement que, sous condition d’un surgissement aléatoire, que quelque chose advienne, il y a la naissance d’un corps.

Parenthèse : j’insiste sur le fait que la naissance d’un corps prélève sa matérialité dans le monde et nulle part ailleurs, c’est simplement une agglomération (dotée d’une consistance interne qui se laisse définir) d’éléments qui sont à l’état dispersé dans le monde.

Donc il y a naissance d’un corps, et ce corps peut porter une forme sujet, c’est-à-dire la capacité à décider des points dans le monde. Je relis cette définition : sous condition d’un surgissement aléatoire, il y a la naissance d’un corps, ce corps peut porter une forme sujet (nous indiquerons là aussi ce que veut dire porter une forme sujet) qui revient à porter la capacité de traiter des points dans le monde, et finalement, la suite de ce traitement des points ou de ces décisions sur des points, c’est-à-dire l’effectivité de la capacité d’un corps doté d’une forme sujet qui est de décider des points, de faire comparaître le monde dans la dimension du 2, cela, la suite de ces décisions, on appellera ça une vérité. Je l’appelle une vérité par fidélité à moi-même d’un côté, mais aussi à cause de « la vraie vie est absente ». La vraie vie. Alors nous aussi, on cherche à quelle condition la vraie vie est présente. Donc, la suite des décisions par lesquelles un corps nouveau traite des points dans le monde, on appellera ça une vérité. Et alors on peut dire ce que c’est que vivre une fois qu’on a tout ça. On dira : vivre, ça n’est rien d’autre que participer à une vérité. Alors “participer” est un peu flou vous me direz. Eh bien oui, délibérément flou pour l’instant, parce que qu’est-ce que veut dire exactement, pour un individu déterminé participer à une vérité ? Eh bien il y a plusieurs réponses.

Ça peut être : être aggloméré au corps qui supporte la forme sujet.

Ça peut être : se trouver pris dans la forme sujet.

Ça peut être : jouer un rôle déterminant dans le traitement d’un point.

Il y a plusieurs possibilités de donner sens, pour un individu singulier, à « qu’est-ce que c’est que participer d’une vérité ? » Et nous montrerons précisément que ceci, ce sont les différentes modalités de la vie. C’est-à-dire que la vie a plusieurs modes. Alors vivre restera toujours participer à une vérité, mais il y aura plusieurs modes de la vie. La vie est modale. Ce ne sera pas la même chose si c’est par agglomération au corps (ou participation à la constitution du corps), emprise par la forme sujet, traitement d’un point. Ce sont des modalités de la vie qui toutes reviennent à la participation à une vérité, mais qui sont distinctes, qui sont différentes. Et alors, chacune ouvrira une réponse possible à la question « qu’est-ce que vivre ? », même si la réponse générique est : « vivre, c’est participer à une vérité ». Mais, remontez la chaîne : participer à une vérité, ça veut dire participer à une suite de décisions concernant des points du monde, décision qui relève d’une forme sujet, forme sujet qui est portée par un corps, corps qui est nouveau, nouveauté qui est rendue possible par une rupture événementielle, si on remonte comme ça. Mais tout ça est intriqué. La présentation que j’en donne est exagérément analytique. En réalité la forme sujet n’existe pas sans le corps, le corps nouveau ne peut pas surgir sans la rupture événementielle, les points ne peuvent pas être traités s’il n’y a pas de corps qui porte une forme sujet. Donc tout ça est un ensemble. Et c’est cet ensemble dont au fond, quand on en fait partie d’une manière ou d’une autre, on peut dire que on vit, que c’est ça la vraie vie. C’est pour ça que je rappelais la formule de Rimbaud, « la vraie vie est absente ». La vraie vie est absente parce que la vraie vie, c’est la vie dans le vrai. Et elle est absente signifiait simplement, et c’est très clair pour Rimbaud, il n’y a pas de vérité, je ne vois pas où sont les vérités, je ne les vois pas, elles sont perdues, elles sont égarées. Alors ça prend toutes sortes de formes chez Rimbaud, par exemple : « la science est trop lente ». Ça veut dire quoi « la science est trop lente » ? Ça veut dire, la science n’est pas, pour moi, praticable comme vérité, ie praticable comme vie. Je ne veux pas être un savant, c’est trop lent. Donc ce que Rimbaud veut nous dire lorsqu’il dit « la vraie vie est absente », c’est en réalité que les vérités (tel que vivre est participer à cela) sont absentes. Il aura fini par penser que même la poésie, la sienne propre, ne remplissait pas cette fonction, ne pouvait pas être tenue pour une vérité au sens de la possibilité de la vie. C’est pour ça que finalement il a appelé ça : « une de mes folies ». Ce n’était que « une de mes folies ». Et après il est devenu commerçant. Eh bien il a eu raison ! Parce que si on ne vit pas, autant être commerçant ! Oui, mais c’est vrai, absolument. Ceux qui disent : « il n’y a rien de mieux que le commerce, l’argent etc. » ont parfaitement raison, sous condition du matérialisme démocratique. Parce que le matérialisme démocratique qui dit il n’y a que des corps et des langages aboutit inéluctablement du point de vue du matérialisme dialectique à la conséquence qu’il n’y a pas de vie, puisque il n’y a pas de vérité. Donc il n’y a de la vie, du point de vue du matérialisme dialectique, que si vous avez l’énoncé primordial « il n’y a que des corps est des langages sinon qu’il y a des vérités ». Mais si vous n’avez pas l’exception « sinon qu’il y a des vérités », alors vous n’avez pas la vie au sens où Rimbaud en déclarait l’absence, et par conséquent vous devez revenir au fait que « il n’y a que des corps et des langages ». Et s’il n’y a que des corps et des langages, eh bien la décision cohérente, c’est d’être commerçant, tout ça se tient.

 

Alors, la lecture ou le déchiffrage du poème va se faire selon l’élucidation de ces idées. Alors je le lis bien que… je le sais par cœur ! mais j’hésite…

 

Le cimetière marin (Paul Valéry)

 

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,

Entre les pins palpite, entre les tombes ;

Midi le juste y compose de feux

La mer, la mer, toujours recommencée !

O récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux !

 

Quel pur travail de fins éclairs consume

Maint diamant d’imperceptible écume,

Et quelle paix semble se concevoir !

Quand sur l’abîme un soleil se repose,

Ouvrages purs d’une éternelle cause,

Le temps scintille et le songe est savoir.

 

Stable trésor, temple simple à Minerve,

Masse de calme et visible réserve,

Eau sourcilleuse, Oeil qui garde en toi

Tant de sommeil sous un voile de flamme,

O mon silence !… Edifice dans l’âme,

Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

 

Temple du temps, qu’un seul soupir résume,

A ce point pur je monte et m’accoutume,

Tout entouré de mon regard marin ;

Et comme aux dieux mon offrande suprême,

La scintillation serein sème

Sur l’altitude un dédain souverain.

 

Comme le fruit se fond en jouissance,

Comme en délice il change son absence

Dans une bouche où sa forme se meurt,

Je hume ici ma future fumée,

Et le ciel chante à l’âme consumée

Le changement des rives en rumeurs.

 

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !

Après tant d’orgueil, après tant d’étrange

Oisiveté, mais pleine de pouvoir,

Je m’abandonne à ce brillant espace,

Sur les maisons des morts mon ombre passe

Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

 

L’âme exposée aux torches du solstice,

Je te soutiens, admirable justice

De la lumière aux armes sans pitié !

Je te rends pure à ta place première :

Regarde-toi !… Mais rendre la lumière

Suppose d’ombre une morne moitié.

 

O pour moi seul, à moi seul, en moi-même,

Auprès d’un cœur, aux sources du poème,

Entre le vide et l’événement pur,

 

alors là je ponctue :vous pouvez imaginer que celui qui a écrit “entre le vide et l’événement pur”, je ne pouvais que lui faire un sort [sourires]

 

J’attends l’écho de ma grandeur interne,

Amère, sombre et sonore citerne,

Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

 

Sais-tu, fausse captive des feuillages,

Golfe mangeur de ses maigres rivages,

Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,

Quel corps quel corps me traîne à sa fin paresseuse,

Quel front l’attire à cette terre osseuse ?

Une étincelle y pense à mes absents.

 

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,

Fragment terrestre offert à la lumière,

Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,

Composé d’or, de pierres et d’arbres sombres,

Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombre ;

La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

 

Chienne splendide, écarte l’idolâtre !

Quand solitaire au sourire de pâtre,

Je pais longtemps, moutons mystérieux,

Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,

Eloigne-en les prudentes colombes,

Les songes vains, les anges curieux !

 

Ici venu, l’avenir est paresse.

L’insecte net gratte la sécheresse ;

Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air

A je ne sais quelle sévère essence…

La vie est vaste, étant ivre d’absence,

Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

 

Les morts cachés sont bien dans cette terre

Qui les réchauffe et sèche leurs mystères.

Midi là-haut, midi sans mouvement,

En soi se pense et convient à soi-même…

Tête complète et parfait diadème,

Je suis en toi le secret changement.

 

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !

Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes

Sont le défaut de ton grand diamant…

Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,

Un peuple vague aux racines des arbres

A pris déjà ton parti lentement.

 

Ils ont fondu dans une absence épaisse,

L’argile rouge a bu la blanche espèce,

Le don de vivre a passé dans les fleurs !

Où sont des morts les phrases familières,

L’art personnel, les âmes singulières ?

La larve file où se formaient des pleurs.

 

Les cris aigus des filles chatouillées,

Les yeux, les dents, les paupières mouillées,

Le sein charmant qui joue avec le feu,

Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,

Les derniers dons, les doigts qui les défendent,

Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

 

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe

Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge

Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?

Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?

Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,

La sainte impatience meurt aussi !

 

Maigre immortalité noire et dorée,

Consolatrice affreusement laurée,

Qui de la mort fais un sein maternel,

Le beau mensonge et la pieuse ruse !

Qui ne connaît, et qui ne les refuse,

Ce crâne vide, et ce rire éternel !

 

Pères profonds, têtes inhabitées,

Qui sous le poids de tant de pelletées,

Êtes la terre et confondez nos pas,

Le vrai rongeur, le ver irréfutable,

N’est point pour vous qui dormez sous la table,

Il vit de vie, il ne me quitte pas !

 

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?

Sa dent secrète est de moi si prochaine,

Que tous les noms lui peuvent convenir !

Qu’importe, il voit, il veut, il sent, il touche !

Ma chair lui plaît et jusques sur ma couche,

A ce vivant je vis d’appartenir !

 

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Elée !

M’as-tu percé de cette flèche ailée

Qui vibre, vole et qui ne vole pas !

Le son m’enfante et la flèche me tue !

Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue

Pour l’âme, Achille, immobile à grands pas !

 

Non, Non !… Debout ! Dans l’ère successive

Brisez, mon corps, cette forme pensive !

Buvez, mon sein, la naissance du vent !

Une fraîcheur, de la mer exhalée,

Me rend mon âme… O puissance salée !

Courons à l’onde en rejaillir vivant !

 

Oui ! grande mer de délires douée,

Peau de panthère et chlamyde trouée,

De mille et mille idoles du soleil,

Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,

Qui te remords l’étincelante queue

Dans un tumulte au silence pareil,

 

Le vent se lève !… il faut tenter de vivre !

L’air immense ouvre et referme mon livre,

La vague en poudre ose jaillir des rocs !

Envolez-vous, pages tout éblouies !

Rompez, vagues ! Rompez d’aux réjouies

Ce toit tranquille où picoraient des focs.

 

Voilà. Alors, on n’en viendra pas à bout aujourd’hui. Surtout que, il ne s’agit pas simplement de l’expliquer, parce que, après tout, c’est simple, mais de prélever à partir de lui les instruments qui vont être les nôtres pour cette question de la vie.

Alors, juste sur les étapes successives. Nous allons premièrement montrer comment le poème construit un lieu. Ça, ça n’est pas nous éloigner de notre problème puisque la question du vivre est toujours une question inscrite ou relative à une figure du monde. Comment le poème construit son lieu ? sera notre première et brève question. Ensuite, nous allons montrer comment, dans le lieu ainsi constitué, comment se composent les différents éléments - et c’est important parce que au fond un corps, c’est toujours une combinaison d’éléments, je vous l’ai dit, c’est une multiplicité cohérente singulière. Donc si nous parlons d’un nouveau corps, nous parlons nécessairement d’un nouvel agencement des éléments du monde. De certains éléments du monde. Donc, c’est important de savoir comment dans le monde, en l’occurrence dans le monde du poème, s’articulent les différents éléments constitutifs. Et troisièmement, nous verrons que parmi ces éléments constitutifs, il y en a un qui joue le rôle de l’inexistant. Celui qui, quoique dans le monde, inexiste à ce monde. Ou qui est dans le statut paradoxal d’être, dans le monde, la figure de ce que ce monde résilie, ou fait disparaître. Ce point est d’une importance considérable pour une raison toute simple que je vais vous dire tout de suite, elle n’a rien de mystérieux… parce que qu’est-ce que c’est qu’un événement ? Fondamentalement, un événement, pour un monde, c’est quelque chose qui a puissance de faire exister ce qui, dans ce monde, n’existait pas. Mais vous voyez bien que si un événement est ce qui a puissance de faire exister dans un monde ce qui n’existait pas dans ce monde, il faut qu’il y ait un sens à ce qui n’existe pas dans un monde. Là est la difficulté. Que veut dire : ne pas exister dans un monde, et cependant être de ce monde naturellement. Autrement dit, il faut que nous puissions désigner l’inexistant propre d’un monde. D’ailleurs cet élément singulier, dans un monde, joue le rôle de ce qui, justement, dans ce monde, n’existe pas.

Vous savez que c’était la fonction attribuée par Marx au prolétariat, pour prendre un exemple considérable et très abstrait. C’est exactement ce que disait le grand chant L’Internationale : “nous ne sommes rien”, alors “soyons tout” ; entre les deux il faut qu’il se passe quelque chose. Eh bien c’est ça l’événement ! C’est quand ce qui n’était rien se met à exister maximalement. L’événement n’est pas ça en soi, l’événement est ce qui rend cela possible ; c’est-à-dire qu’un événement est ce qui rend possible que l’inexistant propre d’un lieu adviennne à l’existence dans ce même monde, qui va s’en trouver changé dans sa logique… mais c’est dans ce même monde que l’inexistant se met à exister. Donc, il sera évidemment très important d’assigner l’inexistant du monde que le poème construit pour montrer comment en effet, quand l’événement a lieu, alors cet inexistant est restitué à l’existence. Ce que le poème dit : « me rend mon âme ». L’âme était perdue et quelque chose me la rend. Mais cette restitution est en réalité le passage de l’inexistence (dans toute la première partie du poème) à une forme intense et maximale d’existence. Donc on ne peut pas penser l’événement sans avoir une série déployée de : qu’est-ce que c’est que inexister dans un monde ? D’ailleurs ça c’est assez intuitif en vérité. Parce que tout le monde sait que quand il se passe vraiment quelque chose, ça veut dire que ce qui n’existait pas existe, n’est-ce pas, tout le monde en a l’expérience. Mais si on conceptualise un peu cette expérience, ça veut quand même dire qu’il faut traiter en profondeur le paradoxe de ce que veut dire ne pas exister dans un monde déterminé. Parce que vous voyez bien que l’inexistant ce n’est pas le néant. Vous ne pouvez pas réduire l’inexistant au néant. Parce que vous devez montrer comment cet inexistant est, en un certain sens, un élément du monde lui-même, qui a le statut singulier de ne pas exister dans le monde dont il est élément.

Et ça c’est un point pivot, parce que vous voyez bien que finalement on peut aussi dire que vivre c’est être emporté par cette nouvelle existence. Parce que si vous remontez toute la chaîne, le corps, etc., il est certain que la définition du corps va être liée au fait que la puissance événementielle va en quelque manière ressusciter l’inexistant ou susciter l’inexistant. Le corps, ça va être ce qui se regroupe autour de cela, ce qui est drainé par cela, ce qui se réarticule autour de cet existant qui surgit et qui était là, mais comme inexistant. Donc ce n’est pas qu’il surgit en tant que nouveauté absolue : il était du monde et avait le statut propre de l’inexistant de ce monde. L’événementialité a puissance de le porter à puissance dans le monde. Ce qu’on va appeler un corps, en réalité, c’est ce qui se regroupe autour de cela, c’est ce qui affecte son intensité d’existence au nouvel existant surgi de son inexistence antérieure.

Et donc vivre, à la fin des fins, va être participer de tout cela. Donc vivre véritablement, c’est être dans les effets de la venue à l’existence d’un inexistant. On peut même dire : de la venue à l’existence de l’inexistant. Parce que dans un monde déterminé il n’y a qu’un seul inexistant. C’est même une des définitions possibles du monde, pris à l’envers. Qu’est-ce que c’est qu’un monde ? C’est là où quelque chose n’existe pas, et c’est l’inexistant propre qui qualifie le monde dans sa détermination négative. Et l’événement, donc le corps, donc le traitement des points, donc la vérité, donc la vie, est entièrement tributaire de cette logique de l’inexistant.

Par conséquent : première tâche au regard du poème… Je vous donne toutes les tâches, après vous les ferez vous-mêmes. […] Première configuration : les éléments du lieu : vous verrez assez rapidement qu’il y en a trois ; il y a le soleil, la mer et les morts. Ça c’est les éléments dont l’intensité d’existence est positive, ils composent le cimetière marin ¾ qui est un lieu réel je vous signale, qui est le cimetière de la ville de Sète, et ce lieu réel est transfiguré dans le poème comme lieu allégorique du monde autour du rapport fondamental soleil/mer/mort. Et puis vous avez un en-plus qui est la conscience du poète, le je infinitésimal qui parle dans le poème et qui est confronté à ces trois éléments et qui, lui, va être proprement le terme inexistant… parce qu’il a été anéanti par Parménide (« Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Elée ! M’as-tu percé de cette flèche ailée »), il a été percé par la flèche éléate, il est donc dans l’immuabilité de l’être, dans l’impossibilité du mouvement. Il est capté dans la puissance du lieu par l’immuabilité parménidienne et, à ce titre, en tant que conscience vivante, il est inexistant. Donc le lieu, ça sera ça, ça sera trois existants et un inexistant, pour l’essentiel. Après nous aurons à traiter de la question exacte de l’événement. Qu’est-ce qui se passe ? Quel est son site ? Et là, il faudra voir que l’événement est une métamorphose de la mer. La mer qui passe de la scintillation immobile qui est le pur reflet du soleil, son double, qui va se changer en « grande mer de délires douée ». Si on parlait comme les présocratiques, on dirait que dans ce poème, la mer passe du côté du soleil à celui du vent. C’est toujours la même mer. Nous verrons comment ceci, qui ressuscite l’inexistant, se dispose. C’est pour ça que la formule clé c’est : « Le vent se lève !… il faut tenter de vivre ! » C’est parce que le vent se lève qu’il faut tenter de vivre. C’est une phrase causale. Si le vent ne se levait pas, il n’y aurait pas possibilité de dire : il faut tenter de vivre, ni même de vivre tout court. Et enfin, il faut se demander quel est le corps qui se constitue ? « Brisez, mon corps, cette forme pensive ! » Mais finalement de quels ingrédients du lieu se constitue ce corps ? Pas le corps individué, biologique du poète ? C’est cela secondairement, mais en réalité il y a constitution, dans l’élément du lieu, qui est un nouveau corps qui est en réalité une nouvelle figure des rapports entre mer, vent, soleil, mort, etc. Donc une nouvelle reconstitution des éléments du lieu. Et enfin, il faut se demander quels sont les points de ce monde, c’est-à-dire quelle est la capacité du poème à traiter les différents points de ce monde. Points qui sont très savamment institués au cours du poème. Le poème montre bien à propos de quoi, et dans quelle circonstance on aurait à confronter le monde à quelque chose qui est la structure du oui ou du non, quelque chose qui est dans le choix. Il y a toute une série. Le monde est donné non pas simplement dans ses éléments (la mer, le soleil, etc.) mais aussi dans ses points, c’est-à-dire dans les instances possibles d’une décision radicale concernant le monde dans son ensemble. Une fois qu’on a repéré tout ça dans le poème, eh bien on est dans la promesse du vivre (« il faut tenter de vivre ! ») qui est l’aptitude de ce nouveau corps subjectivé, accédant à sa propre vie, à traiter de façon effective les points du monde. Et « tenter de vivre », c’est ça. Parce que sinon, c’est quoi vivre, ça ne peut pas être la répétition de l’immuabilité de vie antérieure. Tenter de vivre, ça se passe dans le même lieu, mais vivre, ça veut dire traiter effectivement, au régime de la décision affirmative, les points qui étaient dans le monde mais qui ont été laissés en suspens parce que la vie n’était pas là.

Alors voilà ce que nous dégagerons du poème. Et ce faisant, nous dégagerons toute une série de catégories qui seront nos catégories proprement philosophiques pour traiter d’un bout à l’autre la question de la vie.

17 novembre 2003

Je voudrais de façon brève rappeler pourquoi la question « qu’est-ce que la vie ? » s’impose à nous. Je rappelle que nous nous situons dans le cadre général de la confrontation idéologique entre deux maximes ou entre deux axiomes. L’axiome que je propose d’appeler celui du matérialisme démocratique, qui est : il n’y a que des corps et des langages. Et qui est au fond l’axiome de l’opinion dominante ; on peut même dire qu’il est l’axiome du monde tel qu’il va. Et puis la maxime que je propose être celle du matérialisme dialectique, en un sens renouvelé de l’expression, qui consiste à dire : il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités. Et je rappelle que la forme de l’axiome est significative parce qu’elle inclut en un certain sens la reconnaissance d’un certain type de validité de l’axiome du matérialisme démocratique. En un certain sens, il est vrai qu’il n’y a que des corps et des langages. C’est bien pour ça que les deux axiomes peuvent être dits matérialistes. La section qu’il ont en commun est bien celle du matérialisme : il n’y a que des corps et des langages. Sinon qu’il y a des vérités : on ajoutera quelque chose qui fait exception à la maxime du matérialisme démocratique et qui donc ajoute aléatoirement un tiers terme. Je dis aléatoirement parce que le fait de dire “sinon qu’il y a des vérités” signifie naturellement que les vérités ne sont pas un terme qui s’additionnerait aux deux autres. Seulement tout le problème va être de comprendre comment les vérités se situent sous la condition de l’axiome “il n’y a que des corps et des langages”. Comment, en définitive, une conception matérialiste, même si elle est aléatoire, comment une conception matérialiste des vérités est possible ? à partir de quoi finalement joue l’opposition des deux maximes, comme l’opposition d’un principe dualiste à une triplicité, deux ou 3.

Ça c’est le cadre général. Ce qu’on peut dire ensuite, je le formule un tout petit peu différemment que lors des précédentes séances. Ce qu’on peut dire ensuite, c’est qu’il y a naturellement une rétroaction de l’exception sur ce à quoi elle fait exception. Si vous dites il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités, vous avez nécessairement quelque chose du “sinon qu’il y a des vérités” qui va rétroagir sur “il n’y a que des corps et des langages”, au sens ou naturellement le “il n’y a que des corps et des langages”, axiome matérialiste, doit en quelque manière rendre possible ou faire place à la possibilité de l’exception ou du supplément qui est que il y a des vérités. Et donc, évidemment, si vous admettez qu’il y a des vérités, rétroactivement vous infléchissez la signification de “corps” et la signification de “langages”. C’est-à-dire qu’on ne peut pas évidemment imaginer que l’ontologie soit strictement la même, sinon on ne comprendrait pas ce que signifie, dans son réel, l’exception du supplément contenue dans le “il y a des vérités”. Par conséquent vous avez nécessairement une modification de la maxime matérialiste “il n’y a que des corps et des langages” par l’admission de l’exception ou du supplément et la reconnaissance qu’outre cela “il y a des vérités”, étant donné que “vérité” n’est pas réductible ni à “corps” ni à “langage” ; “vérités” est autre chose que corps et langage, peut-être une certaine combinaison inédite des deux, mais en tout cas ça n’est pas réductible. Si ça n’est pas réductible, eh bien il faut que cette exception soit possible, et si cette exception est possible, il faut que, lorsque vous admettez que il n’y a que des corps et des langages, vous créiez la possibilité de cette exception. Donc il va y avoir une rétroaction de “vérités” sur “langages” et de “vérités” sur “corps”.

Juste un mot, pour l’instant, de la rétroaction de “vérités” sur “langages”. En réalité cette rétroaction est comme une scission ; c’est-à-dire que dans la rétroaction de “il y a des vérités” vous êtes contraints d’admettre que, en réalité, “langages” (le “il y a des langages”) prend deux sens, et non pas un seul. Premier sens, le sens qui est contenu dans “il y a des langages”, c’est : il y a des protocoles de règles et de communication, de transmission. Cela va demeurer. Dans le “il y a des corps et des langages”, vous affirmez qu’il y a un espace général de transmission, de la communication, et ceci ne va pas naturellement être par soi-même altéré. Mais vous allez nécessairement reconnaître un autre sens possible de “langages” qui va être en quelque sorte environné par la question des vérités, que je propose d’appeler un langage-sujet. L’opposition, la scission, je ne la thématise pas pour l’instant mais l’opposition va être entre langage de communication et langage-sujet. Langage-sujet, ça veut dire langage lié à l’émergence subjective comme telle. Par conséquent, comme nous le verrons, langage-sujet est primordialement dans la dimension de l’acte, et non pas justement dans la dimension de la transmission ou de la communication. Donc la rétroaction de “vérités” sur “il y a des langages” est en définitive la scission entre langage de communication et langage-sujet, qui elle-même en définitive renvoie à une scission qui est elle-même celle de l’état des choses et de l’acte, ou quelque chose comme ça. Je le dis de façon aussi simple que possible parce que ce n’est pas notre objet ici. Mais vous comprenez bien que cette rétroaction, dans son opération fondamentale, c’est en réalité quelque chose qui à l’intérieur du langage de la communication, fait surgir quelque chose qui lui est irréductible précisément, qui est de l’ordre du langage mais qui est de l’ordre du langage comme coupure dans le langage de la communication et pas comme continuité avec le langage de la communication.

Je vous signale que cette conception des deux langages n’est pas du tout inédite. A titre d’exemple vous la trouvez explicitée chez Mallarmé par exemple. Lorsque Mallarmé oppose la nature propre du langage poétique à la nature du langage ordinaire, il déclare précisément que vous avez d’un côté un langage de communication et d’échange ¾ il le déclare expressément « commercial », commercial au sens étymologique, c’est-à-dire destiné au commerce des sujets, et il compare ce langage à une monnaie que l’on se passe de la main à la main. Ça c’est le premier sens, et puis évidemment, il assigne au langage poétique une toute autre fonction, qui n’est pas une fonction de communication, mais qui est en réalité une fonction de pensée ou de création, c’est-à-dire quelque chose qui va relever l’absence, qui va créer sur fond d’absence des entités nouvelles. Donc chez Mallarmé il est clair que l’opposition, tout à fait ordinaire, du langage poétique et du langage quotidien, renvoie en réalité à deux fonctions différentes du langages qui sont, l’une la fonction de communication, l’autre la fonction qu’on pourrait dire de fondation ou d’institution. Eh bien il y a quelque chose d’apparenté dans ce que je vous dis : si vous admettez l’exception des vérités, vous admettez nécessairement que l’énoncé “il y a des langages” est un énoncé scindé, un énoncé divisé qui reconnaît à l’intérieur de lui-même deux fonctions hétérogènes du langage, et en particulier qu’il reconnaît que l’une fait coupure dans la fonction de l’autre, c’est-à-dire que l’une fait coupure dans la fonction de communication. Voilà !

Maintenant quelle est la rétroaction de l’exception “il y a des vérités” sur la question du corps ? C’est celle qui nous retient pour l’instant. Alors nous avons dit en gros la chose suivante : c’est que dans la conception du matérialisme démocratique, ce qu’on appelle liberté, est la norme unique en définitive. Si on regarde de près ce qu’il faut entendre par liberté, c’est que les langages finalement laissent les corps déployer leurs capacités. Naturellement vous pouvez donner à cela des assignations très précises : c’est-à-dire que langages ne soient pas meurtriers par exemple, que les langages n’enveloppent pas la nécessité de tuer les gens, ou de les torturer, de les violer ¾ ça c’est les formes principales de la liberté qui sont le plus couramment évoquées dans le système démocratique des droits de l’homme. Mais plus généralement, si vous regardez bien, la liberté c’est ça : c’est que les corps soient en quelque manière laissés par la multiplicité des langages dans la possibilité d’un déploiement effectif maximal de leurs capacités, qu’ils ne soient pas contraints, brimés, obscurcis par des symboles ou par des langages qui prétendraient assigner le corps à une sorte de tutelle qui l’empêcherait ou lui interdirait expressément le développement de ses capacités. Ça c’est la liberté. Vous voyez bien que cette conception de la liberté peut envelopper des interdictions naturellement. L’interdiction que des langages affectent les corps de façon proprement non supportable, en imposant des foulards par exemple [sourires]. C’est un bon exemple d’intersection supposée d’un langage et d’un corps et là la liberté s’énonce comme “il ne faut pas”. Mais ça ça n’est pas contradictoire en soi-même. Je ne prends pas position sur le problème pour l’instant. Mais ça n’est pas contradictoire. Effectivement on voit même très bien sur ce type d’exemple de quoi il question : il est question finalement de liberté (donc du matérialisme démocratique) dans la figure de ce qu’il est loisible d’accepter ou de refuser de l’intersection entre les langages et les corps. Et donc la maxime du matérialisme démocratique est finalement assez simple, simple dans son principe mais extrêmement compliquée dans ses dédales pratiques, elle est que les langages (et pour cela il est préférable qu’il y en ait plusieurs, de fait), que la multiplicité des langages soit telle que les corps y soient le moins astreints possible du point de vue du développement de leurs capacités. Si on discute le détail de cette ontologie, on verra qu’il est supposé qu’il existe quelque part qu’il existe une bonne nature du corps, quelque chose comme un corps naturel, parce que sinon on n’a pas de normes développables sur ce qu’est en réalité la libre capacité des corps et on entre dans un noir des langages et des corps qui est inextricable. Donc on doit supposer nécessairement qu’il y a une nature propre des corps qui fait qu’on sait quand même dans quels cas les langages sont contraignants par rapport aux capacités des corps et dans quels cas il ne le sont pas ou moins. Mais laissons cette discussion très philosophiquement constituée depuis les discussions sur le droit naturel etc. Et on comprend pourquoi dans le matérialisme démocratique vous avez réellement une norme fondamentale qui est de la norme de la liberté ainsi définie.

Si vous ajoutez qu’il y a des vérités vous allez avoir un déplacement à la fois structurel et normatif parce que, en fin de compte, “il y a des vérités” suppose un régime d’exception. Si vous avez un régime d’exception, c’est que vous avez une clause de rupture, vous n’êtes pas dans la simple continuité du “il y a des langages et des corps” c’est-à-dire que vous reconnaissez qu’il y a des choses qui font coupure dans le régime du “il y a”. Et alors il y a un autre “il y a” que le “il y a des corps et des langages”. Par conséquent si vous nommez cela vérité, vous êtes en train de dire qu’il n’y a de vérités que sous condition d’un système de ruptures. Comme vous le savez, la philosophie dans pratiquement toutes ses tendances a décidé de nommer cela événement (cf. Heidegger, etc.). Evénement ça désigne en définitive l’exception au régime du “il y a” qui fait que quelque chose comme la pensée ou les vérités sont possibles. Donc “il y a des vérités” signifie qu’on est dans les conséquences de quelque chose comme un événement qui précisément nomme la discontinuité du régime du “il y a”. C’est pour ça aussi que c’est dialectique, c’est que ça intègre la figure de la discontinuité, alors que le matérialisme démocratique est essentiellement continuiste, c’est fondamental çà ! C’est pour ça qu’il est dans l’hypothèse d’un progrès continu qui rend possible la généralisation d’un espace démocratique, même s’il faut de temps en temps pousser un peu fort. Et donc on est dans un discontinuisme qui désigne finalement que le “il y a” à soi seul n’est pas tel qu’il épuise la potentialité. Et donc vous voyez bien que la maxime ne peut pas être « laissez être les capacités des corps », que les langages laissent les corps tranquilles au maximum. Ça ne peut pas être ça parce que ça doit intégrer l’élément de discontinuité constitutif de la possibilité d’une vérité.

Alors, que dire ? Là il y a plusieurs possibilités. La plus radicale que je crois aussi être la plus tenable est que, dans le cadre du matérialisme dialectique, c’est-à-dire sous la reconnaissance de l’exception événementielle, vous avez non pas du tout la thèse qu’il faut laisser être les capacités des corps mais la thèse que se forment de nouveaux corps. Donc nous sommes dans une théorie de la métamorphose ¾ complicité avec le lexique de Deleuze. Nous sommes quand même dans une logique de la métamorphose qui est une logique, non pas de la continuité des effets internes au devenir du corps, mais dans une thèse qu’il peut apparaître de nouveaux corps. Et ces nouveaux corps, qu’est-ce qui va, de façon tout à fait générale, les caractériser ? Eh bien précisément qu’ils seront aptes à porter un nouveau formalisme subjectif. Ce sont des corps pour une nouvelle forme sujet qui sera précisément le sujet de vérité.

Donc nous aurons rupture événementielle rendant possible l’émergence de nouveaux corps, corps qui peuvent être la matérialité, le support matériel de la forme subjective renouvelée, laquelle aussi inclut le langage-sujet. Vous voyez que le protocole du point de vue des corps oppose en réalité la théorie d’une naturalité du corps qui doit être laissé à sa capacité, et la thèse qui est tout à fait différente qui est de laisser être le surgissement des nouveaux corps, corps qui vont être les porteurs matériels des formes-sujet qui vont émerger sous condition de l’événement, qui à leur tour vont porter les processus de vérité.

Et alors, finalement, on peut dire que ce que l’événement va rendre possible - c’est ça que dans un nouveau registre nous allons appeler la vie hein ? La question c’est : « qu’est-ce que vivre ? » après tout. « Qu’est-ce que vivre ? » qui n’est pas exactement la même chose dans le matérialisme dialectique ou dans le matérialisme démocratique. Alors « Qu’est-ce que vivre ? » c’est toujours lié évidemment à la persistance d’un corps - ce n’est pas possible de penser quelque chose sous le nom de vie sans assigner à un moment donné ça à la persistance d’un corps, sauf que là il s’agira des conditions de persistance et de développement, et en même temps de surgissement de nouveaux corps. Alors il y aura quelque chose dans le « vivre » qui sera toujours en effet de l’ordre de la seconde naissance, disons-le comme ça, c’est-à-dire seconde naissance co-appartenant à un nouveau corps. Etant donné que « corps », ce n’est pas nécessairement le corps biologique justement, ce n’est pas nécessairement la forme organique du corps. « Corps », c’est précisément ce qui est susceptible, sous condition d’un événement, de porter un figure neuve du vrai. « Corps » peut être beaucoup de choses évidemment, mais c’est vrai que « vie » est associée à « corps » sauf que là, « vie » sera associée à « émergence d’un nouveau corps » et par conséquent, au niveau le plus élémentairement subjectif, seconde naissance - pour ceux qui ont de la chance : 3e ou 4e… ou 20e pour ceux qui sont bénis des dieux, si dieu il y a, c’est-à-dire si événement il y a, n’est-ce pas… si rencontre il y a, mais enfin ce sera une nouvelle naissance.

Alors cette idée de la nouvelle naissance n’est pas du tout une idée neuve, c’est une idée très ancienne. A vrai dire elle est déjà chez Platon ou avant, dans les protocoles religieux les plus anciens si l’on veut. Mais là elle est assignée au matérialisme. Donc le matérialisme doit être pris au pied de la lettre, c’est-à-dire nouveau corps, nouvelle incorporation. Et cette incorporation est l’incorporation de quoi ? Eh bien l’incorporation des corps, car il n’y a que des corps et des langages. Donc c’est bien au sens strict une seconde naissance, parce que c’est une incorporation de ce qui se présente déjà comme étant des corps. C’est pour ça que ce n’est pas l’incarnation, au sens du christianisme, qui est le devenir corps de l’esprit. Il n’y a pas d’esprit précisément, il n’y a que des corps et des langages. Nous sommes matérialistes : il n’y a pas d’esprit pour s’incarner, il n’y a que des corps et des langages. Mais nous admettrons qu’il puisse y avoir une incarnation des corps, c’est-à-dire une réincorporation des corps. Et alors là je voudrais dire que ce n’est pas du tout une expérience inimaginable. C’est une expérience commune, l’expérience à laquelle je me réfère : l’idée qu’on est incorporé à un nouveau corps. Pour prendre un exemple empirique que nous utilisons souvent ici parce qu’ils est didactique : c’est l’incorporation à un corps politique - et prenons-le au sens le plus immédiat : l’incorporation à une manifestation. Il y a un corps politique qui se constitue, il est plus ou moins solide, plus ou moins ferme ou déterminé… laissons ça de côté, c’est un nouveau corps qui se constitue. En tant que corps politique c’est le corps collectif qui est en jeu. Et votre corps va s’incorporer à ce corps, et s’il n’y avait pas ces incorporations, eh bien il n’y aurait pas le nouveau corps, c’est clair. Il faut qu’il y ait une incorporation des corps pour qu’il y ait ce corps. Il n’y a pas besoin d’imaginer que c’est un esprit : ce sont vraiment des corps qui constituent ce corps collectif manifestant. Et le corps collectif manifestant, il va porter quelque chose, il va porter une forme-sujet quelconque, c’est-à-dire à vrai dire des effets de langage divers et variés, ou peut-être au contraire très concentrés et très unis, il va apporter des mots d’ordre par exemple, il va dire quelque chose. Mais vous comprenez bien que quand ce corps dit quelque chose vous avez un effet subjectif nouveau porté par un corps nouveau. Et il faut qu’il y ait le corps, sinon il n’y aurait rien. Parce qu’il n’y a pas d’esprit pour dire le mot d’ordre. Il faut bien que ce soit un corps qui le prononce.

Donc vous voyez… et là c’est une expérience d’incorporation, et d’incorporation du corps. Et vous allez avoir une forme-sujet qui en quelque manière va s’emparer de ce corps, va à la fois le constituer et être portée par lui. Donc vous allez bien avoir un nouveau corps qui est mesurable d’un côté à des incorporations (parce qu’il n’est constitué que d’incorporations), donc il est bien fait avec les corps qu’il y avait là, et d’un autre côté il va porter une forme subjective, en l’occurrence une forme subjective de type politique. Etant entendu que la réalité matérielle de cette forme-sujet va être le nouveau corps. S’il n’y avait pas ce nouveau corps il n’y aurait pas la possibilité de quoi que ce soit.

Ça c’était un exemple empirique. Un autre exemple empirique, c’est l’amour. Dans l’amour il y a aussi incorporation à un nouveau corps. C’est pas simplement la rencontre en extériorité de deux corps. Si c’est réellement amoureux, vous avez une entité qui constitue son propre corps. Et on le sait très bien parce que ce qui est son corps est changé ¾ c’est lui et ce n’est pas lui en même temps, tout le monde le sait. C’est un peu un corps enchanté, quelque chose comme ça. Ce corps enchanté est un nouveau corps. Et ce nouveau corps n’existe que parce qu’il y a le corps de l’autre bien sûr. Donc en vérité, vous avez à considérer qu’il y a émergence d’un corps à l’intérieur duquel il y a des différenciations (il y a des différenciations dans tous les corps), qu’on peut appeler le corps amoureux, et qui porte quoi ? Il porte une nouvelle figure subjective, une nouvelle figure existentielle, une nouvelle figure déclarative, etc. Donc aussi la capacité de porter de nouveaux langages, de nouvelles déclarations, et dans ce cas-là aussi, l’expérience véritable ce n’est pas une expérience en extériorité, c’est plus profondément une expérience d’incorporation de ce qu’il y a, c’est-à-dire des corps et des langages.

Alors tout ceci pour dire que, en définitive, la question du corps c’est la question de “qu’est-ce que c’est qu’un nouveau corps ?”. Etant entendu que le “il y a des corps”, c’est le “il y a” des multiplicités réelles, et rien d’autre. Puisque nous reconnaissons parfaitement qu’en effet il n’y a rien d’autres que des multiplicités réelles. Donc il y a des multiplicités réelles mais, sous certaines conditions, les multiplicités réelles constituent des corps subjectivables, c’est-à-dire des corps aptes à porter l’émergence d’une nouvelle figure subjective.

Et donc s’agissant du sujet, soit dit en passant, vous avez au fond, comme toujours, une physique et une métaphysique. Alors prenons-le en sens inverse : vous avez une métaphysique du sujet, du sujet de vérité, qui est : quelle est la nature de sa forme ? Est-ce que c’est par exemple une forme politique, amoureuse ou artistique. Ça renvoie à des schèmes que peut-être nous recroiserons mais qui concernent en réalité la forme qui va s’emparer du corps et être portée par lui en même temps ¾ ça on peut l’appeler la métaphysique du sujet, c’est-à-dire finalement sa théorie formelle ; enfin, c’est le versant langage d’ailleurs de la question du sujet. Et puis, s’agissant du même sujet de vérité, vous avez une physique. La physique c’est quoi ? C’est : qu’est-ce que le corps ? Qu’est-ce que c’est que ce corps-là ?…qui est apte à porter une forme-sujet. Encore une fois, il faut un peu s’éloigner de la stricte autorité du schéma du corps biologique. Il faut savoir qu’il peut y avoir d’autres figures du corps qui procèdent par incorporation et qui portent un formalisme subjectif de type nouveau. Mais ça, “qu’est-ce que c’est que le corps ?”, c’est une physique. Et pourquoi c’est une physique. Eh bien parce que ce corps est fait avec ce qu’il y a. Il est sous condition d’une rupture ou d’un événement, sous condition que quelque chose arrive qui n’est pas déductible de ce qu’il y a. Ça c’est fait. Mais en tant que corps il est fait avec ce qu’il y a. Reprenez les exemples que je vous donnais tout à l’heure. Que ce soit le corps amoureux, le corps manifestant, etc., ils sont fait avec les corps qu’il y avait là. C’est là que nous ne lâcherons pas le matérialisme n’est-ce pas. L’incorporation est une incorporation faite avec des corps. Donc la physique du sujet, là, c’est comprendre comment il peut se faire, quand il y a un événement quelconque, que surgissent des nouveaux corps. Etant entendu que ces nouveaux corps sont des combinaisons de ce qu’il y a, c’est-à-dire des corps qui sont déjà là. Ce ne sont pas des corps qui surgissent de rien. Ce sont des corps qui sont finalement d’autres manières d’articuler, de regrouper, de donner cohésion à des corps qui sont là. Donc c’est bien une physique. J’entends pas physique une logique des corps au sens fort, c’est-à-dire comment peut apparaître, dans l’espace de sa cohésion logique nouvelle, un corps qui procède finalement des corps qui sont là, des corps qui existent.

Or ce qui apparaît très vite lorsqu’on traite cette question dans son ensemble, lorsqu’on crée des assises pour développer le matérialisme dialectique, c’est que… A vrai dire, la question difficile, c’est la physique. C’est ce que je vous disais : la physique c’est toujours plus difficile que la métaphysique. Parce que, en vérité, la question de la forme-sujet est une question formellement délicate mais dont le protocole de conviction n’est pas extraordinairement complexe. On peut comprendre assez bien ce que sont les différents types de protocoles subjectifs, et la typologie qui distingue comme grand type subjectif, le type fidèle, le type réactif et le type obscur… trois grandes instances de la figure subjective, se déduisent assez bien de ce qu’on peut considérer, d’une façon assez élémentaire, comme des opérations de conséquence, de négation, etc. La théorie du sujet, si vous voulez, est une théorie formelle. La métaphysique est formelle, et ce formalisme subjectif (dont je ne dis rien pour l’instant) n’est pas la part la plus difficile du labeur.

Par contre, la question « qu’est-ce qu’un corps ? » est réellement compliquée. Et on comprend bien pourquoi. Parce que là nous sommes réellement dans une physique philosophique, si vous voulez, c’est-à-dire dans le moment où nous avons à comprendre comment quelque chose de nouveau, là, est réellement fait avec de l’ancien. Le formalisme subjectif, lui, il a pour condition qu’il y ait un corps. Vous supposez en un certain sens que le problème physique est résolu, et à ce moment-là vous vous déployez dans “qu’est-ce que c’est qu’un formalisme” un fois que vous avez un corps. C’est assez compliqué, mais pas trop. Tandis que la question de savoir comment émergent les nouveaux corps, la question proprement physique, est une question plus redoutable, plus compliquée, pour une raison au fond que l’on comprend assez bien qui est que… il y a une propriété du corps que tout le monde peut comprendre qui est que un corps qui apparaît c’est, en quelque manière, comme une cohérence, une cohésion ultime qui apparaît. Donc quelque chose se tient là, dans un monde secoué par un événement quelconque (qui peut être une rencontre, une manifestation… enfin ce que vous voulez), il y a un événement, il y a une rupture, ça se tient là, et ça se tient là dans une visibilité, dans une expérimentabilité (si vous me permettez un mot affreux) qui n’était, elle, pas là, mais c’est fait avec ce qu’il y avait là. Donc vous avez à penser que, bien que ce soit en un certain sens complètement là, c’est-à-dire c’est visible là, dans ce monde, pas ailleurs, cependant en un autre sens c’est tout à fait nouveau. Et donc c’est la question d’une cohésion de type nouveau, c’est-à-dire de quelque chose dont on reconnaît toutes les composantes, qui ne surgissent pas du vide, qui étaient là mais se trouvent articulées dans une visibilité neuve. Et donc, en définitive, la question du corps, la question de la physique, c’est une question logique ¾ c’est-à-dire il faut que vous compreniez ce que veut dire que la composition, la cohérence nouvelle d’éléments qui étaient là mais qui étaient là dans une autre composition. Et donc finalement, le point difficile c’est de comprendre la logique du corps. Comment s’articule, dans la nouveauté post-événementielle, les figures du corps ? avec cette exigence matérialiste rigoureuse qu’on ne peut pas choisir la facilité de dire que ce qui compose le corps n’était pas là. Parce que ça ce serait créationniste. Il faudrait une création, et donc un élément totalement hétérogène au matérialisme.

Donc c’est de là que surgit pour nous la question « qu’est-ce qu’un corps ? ». Et cette question demande un certain nombre de précautions afin de respecter à la fois le principe selon lequel le corps subjectivable est toujours un corps qui surgit. Deuxièmement : il doit être identifiable comme corps, donc il faut qu’il ait une cohérence propre (ça c’est la question logique). Et troisièmement : il faut qu’il soit composé avec ce qu’il y avait là (le problème matérialiste). Donc vous voyez les trois conditions de la physique des corps. Premièrement : c’est un nouveau corps, et non pas la continuation des capacités d’un corps déjà là. Deuxièmement : bien que ce soit un nouveau corps, il apparaît comme corps, il a une logique propre, il a une cohésion immanente, il est dans la visibilité comme corps. Et troisièmement : il apparaît comme corps en tant que composé de ce qu’il y avait là.

Alors c’est cette triple injonction que nous essayons pour l’instant de mettre à l’épreuve et que nous avions décidé de mettre à l’épreuve dans la méthode singulière qui était la traversée d’un poème, parce que ce poème me paraissait être, et est en effet, en tant que poème, l’histoire de l’apparition d’un corps. Comme c’est un poème, c’est en même temps dans une dimension close, suffisamment close pour nous permettre des abstractions transitoires. Le poème est Le cimetière marin de Valéry.

 

Que va raconter ce poème ? Le poème raconte, il est assez simple finalement…

C’est : présentation d’un lieu, donc en quelque sorte proposition d’un monde. A l’intérieur de cette proposition d’un monde, nous verrons qu’en réalité il est composé de quatre paires… A l’intérieur de cette proposition d’un monde :

- théorie de l’immobilité, c’est-à-dire théorie continuiste au sens strict, c’est-à-dire théorie de ce que serait ce monde s’il était entièrement immobile, si on prenait au sérieux son immuabilité immanente.

- deuxièmement : théorie de ce que j’appellerais le terme inexistant de ce monde - c’est la conscience du poète.

- ensuite : constitution événementielle, c’est-à-dire protocole de rupture.

- et à partir de là, immédiatement branché sur le protocole de rupture : constitution du corps et, rétroactivement, lisibilité des capacités du nouveau corps à traiter de façon nouvelle des points dans la situation. C’est le schéma qui nous intéresse.

 

Alors on part d’un lieu qui est, je le rappelle, le cimetière marin de la ville de Sète. Vous pouvez y aller. Il faut voir… c’est étrangement réel. C’est un cas très frappant, dans lequel si on y va, on le reconnaît absolument, alors que d’une certaine manière il n’est pas décrit. Enfin il est décrit d’une manière très abstraite : la mer… Quand on y va, on est sûr que c’est là. C’est très frappant sur ce que c’est un poème, à savoir un poème, quand c’est complètement réussi, c’est une généralité absolument singulière ; c’est-à-dire que vous pouvez toujours poétiser l’expérience la plus radicalement singulière. Ça, ça fait du poème un langage exceptionnel. Le poème peut réellement partir de quelque chose qu’on peut juger apparemment intransmissible, parce que c’est une singularité absolue. Et on peut juger que la singularité absolue en tant que telle n’est pas transmissible […] Plus la poésie est contemporaine, et plus elle s’enfonce dans la singularité absolue. Et le poème est apte à faire que cette singularité absolue accède à un certain type d’universalité, sans être arrachée, décollée de sa singularité. La poésie, c’est comme ça. C’est ce qui fait d’ailleurs que Platon en est très inquiet. Il en est très inquiet pour une raison fondamentale que lui, quand même, au moins en apparence (car Platon est un personnage extrêmement rusé et tortueux) ce que nous dit Platon, c’est que pour accéder à l’intelligibilité de la chose, il faut sortir de sa singularité ou de son immédiateté. C’est d’un platonicien banal : il faut ne pas s’attarder à cette table, mais monter jusqu’à la table en soi, et puis après on revient à cette table mais on ne peut pas rester collé sur cette table et, comme telle, la porter à l’universel. L’universalité c’est l’universalité de l’idée, donc elle est en un certain sens quand même ailleurs. C’est l’idée du lieu, là, il y a un lieu d’intelligibilité qui est différencié du lieu de l’immédiateté. Ça c’est du platonisme élémentaire. Peut-être d’ailleurs en partie faux. Mais enfin c’est ça qu’on prend généralement sous le nom de platonisme. Et alors ce que le poème dit, c’est que c’est pas du tout comme ça. C’est que, au contraire, vous pouvez parfaitement universaliser cette table. [Regardant une vilaine table de l’amphithéâtre] Cette table, ce ne serait pas facile… ce serait un défi ! Mais le poème, principiellement, affirme que c’est possible. Vous pouvez échouer, ou ne pas y arriver, mais ça n’est pas parce que c’est impossible. Et alors dans le cas qui nous occupe, c’est tout à fait frappant… c’est absolument vrai que le point de départ du poème est le cimetière marin de la ville de Sète. Le poème ne le décrit pas à proprement parler, et cependant il ne le quitte pas. Il n’a pas besoin de le quitter pour constituer ce qu’il a à constituer, c’est-à-dire quand même et en définitive des valeurs universelles. Et donc, n’importe quoi est susceptible d’être universalisé par le poème sans qu’on ait besoin de sa description pour cette opération. C’était une parenthèse sur le poème. Et au fond, la grande tension platonicienne c’est entre le poème qui rend possible cette opération et puis les mathématiques qui procèdent en sens inverse, qui procèdent au contraire par l’appréhension immédiate de quelque chose qui n’a pas d’autre sens que son universalité axiomatique, pas d’autre sens que d’être affirmé dans l’élément d’ailleurs non langagier, quasiment translangagier ou directement symbolique de son universalité, c’est-à-dire de sa transparence. Ceci dit on peut bien voir que, venant de là, les mathématiques finissent par se diriger, par des espèces d’épaississements et de complexifications, vers des singularités de plus en plus grandes. C’est pour ça que je dis que c’est en sens inverse. En réalité ce sont plutôt deux mouvements croisés que deux mouvements antinomiques. Mais ils sont antinomiques quant à leur point de départ. C’est ça qui constitue la tension, non seulement du platonisme, mais finalement de la pensée elle-même.

[…] Et alors, ce lieu, dans sa substance, dans la substance qui nous intéresse est réduit à quatre termes. Vous avez la mer, le soleil (qui pourra aussi s’appeler midi), les morts (ça peut être aussi les tombes du cimetière) et la conscience du poète. Ce sont les quatre termes dont la variation et l’articulation constituent l’étoffe tout entière du poème. Les trois premiers termes, c’est-à-dire la mer, le soleil et les morts ont en quelque sorte une existence indubitable ¾ c’est ça qui les caractérise. Ce point mériterait un développement à lui tout seul mais je ne fais que l’esquisser : en réalité, qu’est-ce que c’est qu’un monde ? Là nous avons un monde qui est le cimetière marin. Un monde, ce sont des termes associés à un certain degré d’existence. Vous ne pouvez pas simplement dire que le monde ce sont des termes, vous devez de surcroît donner en quelque manière, ou faire comprendre l’intensité de leur existence dans le monde en question. Donc, en réalité, un monde ça se compose de termes associés à une mesure d’intensité existentielle qui au fond indique leur degré d’immanence au monde en question. Ce degré est variable, c’est une intensité variable qui est associée aux termes, de sorte qu’en définitive un objet du monde c’est un couple et non pas une unité simple. Un objet du monde, et ça c’est très général, c’est un terme plus une évaluation d’existence, une évaluation d’intensité que je renvoie pour ma part à quelque chose que j’appelle le transcendantal. Et donc on peut dire que le monde c’est des termes affectés d’une évaluation transcendantale. Bon, on ne va pas entrer dans les détails techniques de cela. Et alors, on peut dire que dans le poème de Valéry, le soleil, la mer et les morts ont une intensité transcendantale maximale. Ce qui veut simplement dire que leur appartenance à ce monde, leur existence dans ce monde est absolument indubitable. Ce monde comprend, contient la mer, le soleil et les morts, tout ça c’est le cimetière marin sous le soleil de midi.

Et vous avez le terme, la conscience du poète dont le degré d’existence est douteux. Il n’est certainement pas évidemment maximal, il est aux lisières de l’annulation. C’est un degré qui tend vers la minimalité.

Et alors, comment vont travailler les valeurs poétiques ? Eh bien les valeurs poétiques vont travailler de la façon suivante : le soleil et la mer vont être en relation de réciprocité, c’est-à-dire qu’on peut dire que le cimetière est le lieu où la mer n’est rien d’autre que le miroir du soleil, la mer est le miroir du soleil. Et, en un certain sens, le cimetière marin est le lieu où l’on voit la relation entre le soleil et la mer. C’est le lieu où l’on voit que la mer n’est rien d’autre que le point de miroir du soleil. Et conséquemment on peut dire ceci : du point de vue des morts, du point de vue de ce 3e terme fondamental que sont les tombes, ce qu’on voit c’est l’immobile relation entre le soleil et la mer. Donc, en définitive, le monde c’est la relation soleil-mer-morts où, du point de vue de cette absence qu’est la mort, du point de vue de cette dissolution terrestre qu’est la mort, on voit la mer et le soleil comme un couple immobile, chacun étant en quelque manière le principe de l’autre. Vous regarderez d’excellents exemples de tout cela dans les strophes 10, 12 et 13 en particulier.

Et alors la conscience là-dedans va au fond intervenir comme la question de son propre degré d’existence, c’est-à-dire comment se situe la conscience du poète par rapport au triplet morts-soleil-mer, c’est-à-dire vous le voyez bien par rapport à un principe fondamental d’immuabilité ontologique. Parce que, dans les strophes 14 et 15, ce qui est expliqué, c’est que les morts c’est au fond cette dimension du sujet humain qui a pris le parti de l’immuabilité, qui a pris le parti de la non-vie ¾ “Ils ont fondu dans une absence épaisse, L’argile rouge a bu la blanche espèce”… Donc les strophes 14 et 15 racontent comment les morts sont cette part possible de la conscience qui adopte le principe de l’immuabilité, c’est-à-dire qui tombe du côté finalement du soleil et de la mer dans leur immuabilité réciproque. Et la conscience, de ce point de vue-là, subit la tentation cruelle de s’identifier aux morts, de considérer que sa part de réel c’est finalement le peuple des morts. Et elle en subit la tentation parce que, si au fond la conscience s’identifie au peuple des morts, elle va être simplement le point nul du lieu tout entier. Elle va devenir cette nullité pure (cette “sombre citerne” dira le poète) qui est homogène à l’immuabilité du soleil et de la mer.

Et donc le 4e terme, au fond, est sous la tentation de se résorber dans le jeu des trois autres, c’est-à-dire au fond de prendre le parti de la mort comme ce qui fait rejoindre l’être. Ce n’est pas une idée spéculative : en définitive le parti de la mort est ce qui fait que la conscience s’ontologise, que la conscience rejoint le destin général de l’être. Et la mort est la médiation entre l’incertitude de la conscience et la certitude de l’être. Et là, métaphoriquement, poétiquement, les morts, le peuple des morts, c’est la médiation entre la faible existence de la conscience et la splendide immuabilité du couple de la mer et du soleil. Vous voyez comment le drame est disposé. Et donc on comprend très bien que tout ça se termine par une strophe entièrement spéculative, ou philosophique, sur la question de Parménide. Alors : “Zénon, cruel Zénon…” c’est un peu allusif pour qui ne connaît pas, mais si l’on reconnaît que ce dont il est question ici c’est de la victoire philosophique de Parménide et de Zénon, c’est-à-dire de ceux qui au tout début de l’histoire de la philosophie ont nié le mouvement, ont procédé à la négation du mouvement et considéré que l’apparaître du mouvement a pour essence l’immobilité. Vous voyez les formules : cette flèche qui vibre et vole c’est l’apparaître et qui en réalité ne vole pas. C’est le paradoxe de la flèche dans Zénon où il tente de démontrer que quand nous croyons que la flèche de l’archer se meut, en réalité on peut démontrer qu’elle reste entièrement immobile. De même le paradoxe de Zénon sur Achille qui ne rattrapera jamais la tortue parce que si on décompose les mouvements on voit que rattraper un autre mouvement est impossible.

Donc avec ces paradoxes qui nient le mouvement, le poème semble affirmer en son point quasi terminal que, en définitive, la mort l’a emporté. Que la mort, physiquement présente dans le monde, l’a emporté. Mais elle l’a emporté (ça c’est un point très important) parce qu’elle est une médiation pour la souveraineté immuable de l’être. Elle l’a emporté non pas en tant que tentation existentielle, nihiliste etc. non ce n’est pas ça. Elle l’a emporté parce que finalement le peuple des morts a rejoint cette espèce de splendeur immobile qui corrèle le soleil et la mer. Et en fait, on peut penser ainsi parce que l’idée sous-jacente est que l’immuabilité de l’être est une espèce de transcendance que les morts ont déjà rejoint. La conscience est au fond l’absente de cette transcendance. Alors ça c’est le passage “Midi là-haut…” (strophe 13), Midi là-haut c’est la transcendance, Midi là-haut en soi se pense comme il convient à soi-même, c’est l’idée d’une autosuffisance de la transcendance de l’être ¾ “Midi là-haut, midi sans mouvement, En soi se pense et convient à soi-même…” et ce que le poète exprime après c’est que la seule chose qui pourrait objecter à cette immuabilité ce serait la conscience (négativité, crainte, contrainte ¾ “je suis en toi le secret mouvement” : moi, la conscience, je suis en toi ce qui pourrait objecter au triomphe de l’immuabilité de l’être). Mais finalement, ce n’est pas ce que le poème déclare. Le poème déclare, semble s’orienter vers le triomphe de Parménide et de Zénon, c’est-à-dire vers le triomphe du tandem de la mer et du soleil, avec la complicité des morts.

Et alors, c’est à ce moment-là que nous avons : “Non, Non !” au début de la strophe 22. [Alain Badiou donne lecture de la strophe 22.] Et alors là il faut faire très attention parce que évidemment “Brisez mon corps, cette forme pensive !”, donc là il est clairement annoncé que le seul appui possible pour échapper à ce triomphe de l’immobilité de l’être, c’est le corps ¾ “Brisez mon corps, cette forme pensive !” la forme pensive c’est évidemment la pensée parménidienne, c’est la pensée qui s’est laissée gagner par le triomphe du soleil et de la mer. Et alors on peut briser cette forme pensive, mais c’est par le corps. En apparence on pourrait dire le corps ici, c’est le corps tout simplement, c’est-à-dire le poème fonctionne dans l’opposition du corps et de la pensée : “Brisez mon corps, cette forme pensive !” et puis après “Courons à l’onde en rejaillir vivant !” Donc une lecture élémentaire du poème, une lecture en quelque manière nietzschéenne, au sens où on disait platonicien tout à l’heure, c’est-à-dire nietzschéenne basse où il s’agirait de dire : finalement faisons insurrection du corps et de la vie contre les sortilèges de la pensée abstraite, de la philosophie et de la religion. On pourrait l’interpréter comme ça et ça a été souvent été interprété comme ça, c’est-à-dire qu’on en appellerait à la réserve des possibilités du corps, et on dirait que le corps est l’affirmation de la vie contre le sortilège maritime du soleil. Donc on aurait finalement une philosophie de la spontanéité vitale, opposée à une philosophie de la captation de l’esprit par l’immobilité de l’être.

Seulement je pense que ce qui se passe, y compris dans le poème n’est pas de cette nature. Parce que ce qui se passe en réalité dans le poème, et qui rend possible le “Non, Non !… Debout !”, c’est une modification du statut de la mer, c’est-à-dire que la mer, cette composante fondamentale s’avère autre chose que ce qu’elle était dans la première partie du poème. D’abord “Buvez, mon sein, la naissance du vent !”, ça c’est une condition absolue n’est-ce pas, quelque chose se passe qui n’est pas simplement l’appel au corps contre l’esprit. Quelque chose se passe qui est la naissance du vent, qui est un peu plus loin “Une fraîcheur, de la mer exhalée”. On est très étonnée qu’il y ait “Une fraîcheur, de la mer exhalée” parce que dans tout le reste du poème la mer c’était le miroir du soleil, c’était le reflet pur de l’immuable, c’était le réceptacle de la transcendance. Donc en réalité on va avoir “Le vent se lève !”, on va avoir “La vague en poudre ose jaillir des rocs !” etc. Donc qu’est-ce qui se passe ? Eh bien il se passe une métamorphose de la mer. C’est ça qui se passe. Et ce n’est que cela qui va rendre possible l’interjection “Non, Non !” et la possibilité de l’avènement du corps.

Donc en fait nous avons un événement dans le poème lui-même. Et cet événement peut être décrit d’une façon très précise : c’est une métamorphose de la mer. Au fond si vous réfléchissez bien, “La mer toujours recommencée” dès la strophe 1 peut avoir deux sens ¾ ça c’est très intéressant parce que, en un certain sens, ça touche à ce qu’est la dimension concrète de tous les événements. Toujours recommencée peut être compris de deux manières. On peut comprendre : la mer est toujours identique à elle-même. Mais vous pouvez aussi comprendre : elle n’est que perpétuelle différence à elle-même, c’est-à-dire elle recommence toujours. Si vous prenez “recommencée” en son sens passif, vous allez dire : le fait que la mère est toujours une surface qui change n’est que l’immuabilité de la mer elle-même. Et là qu’est-ce qu’elle va devenir ? elle va devenir le miroir du soleil. Si vous interprétez “la mer toujours recommencée” comme la mer toujours d’être en instance d’être la même qu’elle-même, alors vous allez la rendre captive du soleil, et finalement tout ça va devenir une métaphore de la mort. Si vous interprétez “toujours recommencée” comme toujours recommençant, […] vous allez au contraire voir que la mer c’est finalement la différence éternelle.

Et au fond, ce qui se passe dans le poème, c’est simplement une bascule d’un sens à l’autre de “toujours recommencée” - “toujours recommencée” voulait d’abord dire toujours identique, ce qui conduit à Parménide, à la fin des fins, mais “toujours recommencée” c’est aussi, en fin de compte, toujours différent. Et alors si ce qui s’impose à la visibilité c’est le toujours différent et non pas le toujours identique, alors vous êtes dans une figure qui est une figure d’événement. Je vous propose d’appeler ça le surgissement d’un site. On appellera “site” le terme d’un monde qui change absolument et brusquement de valeur transcendantale. Et là, le terme c’est la mer, mais en tant que métaphore de la différence ¾ c’est-à-dire que la différence était annulée par l’immuabilité, donc sa valeur transcendantale était nulle, la valeur de la différence dans le monde du cimetière marin était nulle, et là, subitement, à travers une “fraîcheur de la mer exhalée”, “La vague en poudre ose jaillir du roc”, etc., la différence comme telle, c’est-à-dire la mer comme symbole de la différence prend une valeur transcendantale décisive.

Donc on peut appeler événement la bascule de la valeur transcendantale d’un des termes constitutifs du monde. Donc la rupture elle est là. Elle n’est pas dans l’apparition ex nihilo d’un nouveau terme, elle n’est pas créationniste. La bascule, elle est en réalité immanente au monde et dans une transmutation simplement de l’intensité transcendantale d’un des termes. Et là, la bascule c’est le terme différenciant. Le terme différenciant était absenté parce que “la mer toujours recommencée” ça voulait dire la mer toujours la même. Dans le poème, ce qui est machiné, c’est que la différence comme telle devient un terme d’intensité visible complet et que l’on va voir se multiplier les métaphores de la différence, “la mer toujours recommencée” ça va être “La vague en poudre ose jaillir des rocs !”, “Le vent se lève !”, etc., donc ça va être toute une métaphorique de la différence, du surgissement, de la naissance qui va remplacer la métaphorique du miroir du soleil. Vous avez remarqué que c’est le même terme, c’est la mer. Et même en un certain sens, c’est la même expression : “La mer toujours recommencée” et prise dans une signification qui renverse en réalité la signification première. Et c’est évidemment dans cet élément événementiel que vous avez la possibilité d’un corps. C’est pour ça que le corps auquel il est fait appel, qui est sans doute le corps du poète, le corps humain, le corps vivant, n’est restitué à sa vie que parce qu’il y a eu cette mutation de la mer, cette commutation de la signification transcendantale de la mer. Donc en réalité c’est un nouveau corps.

Ce n’est pas le même corps que dans le reste du poème. D’ailleurs dans le reste du poème, il est fait explicitement mention du fait que le corps est attiré vers les morts. Vous avez une strophe qui exprime que le corps est entraîné vers les morts. Le corps dans le reste du poème est en réalité un corps complice de la mort, et complice de l’immuabilité solaire. Donc le corps qui est là, “Brisez, mon corps, cette forme pensive !”, ce n’est naturellement pas le même corps qui était entraîné vers sa fin, vers cette “terre osseuse”, vers les absents, vers les morts. C’est un corps nouveau qui est suscité par le changement et la commutation de la valeur transcendantale de la mer.

Alors ça, c’est un premier point crucial. C’est-à-dire que, en réalité, un événement c’est l’apparition d’un site dans le monde, c’est-à-dire en réalité le changement absolu de la valeur transcendantale d’un terme, le terme restant le même et sa valeur d’intensité étant radicalement modifiée ¾ ce qui entre parenthèse exige que l’objet du monde soit le couple du terme et de son intensité, et non pas simplement le terme, pour que l’événement soit possible. L’événement, c’est quand l’intensité change. Entre parenthèses, une rencontre amoureuse c’est ça : quelqu’un est là, mais l’intensité change, dans une saisie commutée, remaniée. Donc on voit bien que ce qui compte dans l’événementialisation de quelque chose, c’est la modification de son intensité d’existence. Ça existe autrement. Et là c’est absolument typique : la mer existe autrement dans le poème. Et c’est parce que la mer existe autrement qu’on peut dire “Non !”, et pas l’inverse. Sinon dire “Non !” serait rhétorique. Et ça n’est pas rhétorique cette apparition d’un corps, parce que la mer a modifié brusquement sa signification. En plus je dirais que c’est une expérience véritable, si vous avez été au bord de la mer. Eh bien c’est vrai que la mer peut changer de signification. Et qu’en effet la mer est quelque chose qui est toujours en capacité d’être le symbole d’un miroitement anéantissant (on est aplati par le soleil au bord de la mer, et finalement on est dans une communication avec quelque chose qui est l’infini réceptacle du soleil) aussi bien que tout le contraire. La mer, ça peut être la houle, la tempête, la suscitation du vivre. Ce sont les deux significations fondamentales de l’expérience maritime. C’est d’ailleurs bien pour ça que la mer fascine, c’est parce qu’elle est dans l’oscillation possible entre les deux significations, quelle que soit celle qu’on préfère. Cela revient, pour nous autres, à l’opposition entre la Méditerranée et l’Atlantique. Mais à l’intérieur de cette Méditerranée, ce changement demeure comme potentialité immanente à la puissance maritime. C’est pour ça que la mer a toujours été un objet philosophique. La mer est philosophique parce qu’elle est essentiellement un symbole immédiat de l’opposition entre Parménide et Héraclite, ou enfin quelque chose comme ça. Elle est ce qui est traversé charnellement si je puis dire par la possibilité de l’anéantissement solaire ¾ “Le son m’enfante et la flèche me tue !” est une signification de la mer, et puis “il faut tenter de vivre !” c’est aussi une signification de la mer. En ce sens elle est le symbole, à la fois, de l’impossibilité et de la possibilité de l’événement, c’est ça qui est fascinant. Elle est l’impossibilité de l’événement parce qu’elle est l’infinité immuable et le pur réceptacle du soleil mais, par la levée, par la tempête, par la marée, par le mouvement elle est aussi le symbole de l’événement.

D’ailleurs vous avez “Homme libre, toujours tu chériras la mer”, et pourquoi “Homme libr,e toujours tu chériras la mer”, eh bien parce que précisément, il y a dans la mer quelque chose comme une métaphorique de la possibilité du nouveau corps. Et ce symbole est si fort que parce que la mer est aussi le symbole de son impossibilité, comme quelque chose qui peut être pris absolument comme l’infini recommencement de l’immobilité du soleil. Et alors on peut transposer ça du côté des éléments, on peut faire une physique élémentaire au sens pré-socratique : au fond la mer elle est disposée entre le soleil et le vent ¾ c’est ce que raconte le poème ; il nous raconte comment la mer qui était du côté du soleil, à un moment donné passe du côté du vent ¾ la mer du soleil, parménidienne, et la mer du vent, nietzschéenne, quelque chose comme ça. Et alors le poème va nous raconter comment, sous condition d’une métamorphose de la mer, un nouveau corps apparaît, n’est-ce pas. Ce n’est pas le même corps qui se tient devant la mer réceptacle du soleil ou devant la mer qui est passée du côté du vent. C’est un nouveau corps, et ce nouveau corps a des capacités que le précédent n’avait pas.

Et alors, c’est cela que va signifier le “il faut tenter de vivre !”, dernière strophe, “Le vent se lève !… il faut tenter de vivre !¾ ça ça veut dire, avec le nouveau corps, sous condition du nouveau corps, on peut tenter de vivre. Alors c’est ça que nous devons interroger. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? il faut tenter de vivre ! Ça veut dire que l’impératif subjectif du nouveau corps est autre. Lorsque vous avez un nouveau corps, les impératifs qui sont les vôtres se modifient radicalement. Parce qu’en réalité, dans le corps du début du poème, ce qu’il fallait tenter, c’était de mourir. Il fallait tenter de mourir, il fallait tenter de rejoindre le peuple des morts qui est la médiation véritable avec l’immuabilité de l’être. Et donc avec ce nouveau corps, rendu possible par la mutation événementielle du site maritime, alors il faut tenter de vivre. Alors “il faut tenter de vivre !” ça veut dire quoi ? Vie veut dire quoi ? Vie veut dire la nouvelle forme objective appropriée au nouveau corps. Donc nous allons pouvoir dire : quand vous avez le nouveau corps, vous avez la possibilité d’un formalisme subjectif différent, d’un système de capacités différent qui va en quelque sorte se sédimenter sur ce corps. Et alors quelles sont ces capacités ? Eh bien le poème le dit quasiment formellement. Une nouvelle capacité, c’est fondamentalement une nouvelle manière de dire « oui » et « non ». Vous remarquerez que la strophe 22 commence par “Non, Non !… Debout !” : ça, “Debout !”, c’est la figure sous laquelle une forme subjective s’empare du corps… “Debout !” Et puis, strophe 23 “Oui !”. D’abord “Non, Non !…” et puis “Oui !”… c’est ça les aptitudes du nouveau corps : oui, il faut tenter de vivre ; non, ce n’est plus Parménide, ce n’est plus la tentation de la mort ; je rejette la tentation de la mort, et je me tiens debout face à la mer, à la mer métamorphosée avec un nouveau corps, c’est-à-dire une nouvelle aptitude formelle à dire oui ou non. Alors ça c’est un point très important parce que nous appellerons un point du monde la capacité de dire oui ou non à quelque chose de ce monde, capacité affirmative ou négative, capacité du oui ou du non comparé au monde tout entier. Un point du monde, c’est la comparution du monde devant la capacité de décider. Formellement ça veut dire que quelque chose de l’infinité du monde va passer par le défilé du oui ou du non, donc une instance du 2. La comparution du monde devant une instance du 2. C’est l’infinité du monde filtrée par la capacité de décision. […]

Nous voyons très bien ce qu’est la capacité d’un nouveau corps. C’est une capacité de décision, c’est-à-dire une capacité de traiter des nouveaux points, des points qui ne pouvaient pas l’être, ou de traiter autrement des points qui l’étaient. Donc nous pouvons donner une définition très précise de la capacité du nouveau corps. La capacité du nouveau corps, c’est de traiter des nouveaux points, c’est-à-dire de faire comparaître autrement l’infinité du monde devant le oui et le non.

Alors, si on remonte dans le poème, on voit apparaître toute une série de points qui sont : est-ce que je vais être du côté des morts oui ou non ? est-ce que je vais basculer réellement du côté des morts ? est-ce que je vais me soumettre à la justice de midi ? Il le dit à un moment donné : “Je te soutiens, admirable justice de la lumière” [strophe 7]. La justice de la lumière, c’est la justice de midi [“Midi le juste” : strophe 1], c’est la justice parménidienne, celle qui consiste à dire : l’être est, oui, et le non-être n’est pas, non. Et si vous relisez le poème vous verrez toute une série de points comme cela : être du côté des morts ou non, être du côté de la justice de midi ou pas, être du côté du stable trésor ou être du côté du mouvement, être du côté de la contrainte ou de la liberté. En fait tous ces points sont ressaisis dans la fin du poème comme pures capacités à dire oui ou non, et oui ou non sous condition d’un nouveau corps, comme capacité d’un nouveau corps.

Et alors nous pouvons maintenant reconstituer le tracé général et il va nous donner une première approximation de ce que c’est que la vie. Au fond l’ordre naturel et continu des choses ne propose pas, à proprement parler, la vie. Sur ce point je crois que Valéry a une impression profonde et originaire qui est que, en un certain sens, la proposition immédiate de tout monde est simplement de se conformer à sa disposition primordiale. C’est cela être d’un monde, être du monde, être transcendantalement du monde, c’est y exister de manière indubitable. Et plus on y existe de manière indubitable, plus on est du monde. Mais ce que le poème tente de nous dire, c’est que cela est à certains égards indistinguable de la mort. Et que c’est toujours dans une figure spécifique ou singulière de la mort que se réalise la médiation de ce vœu. […] Et que là nous avons un premier corps qui est un corps du consentement. C’est un corps qui peut consentir au monde. Il y a un passage extraordinaire strophe 14 : “Mais dans leur nuit toute lourde de marbres, / Un peuple vague aux racines des arbres / A pris déjà ton parti lentement”, ça ce sont ceux qui ont déjà pris leur parti du monde, mais ceux qui ont déjà pris le parti du monde ce sont les morts dans la métaphorique de Valéry. On peut généraliser cela. On peut dire : pour autant qu’on n’est que consentement au monde, alors en un certain sens être la mort est une bonne métaphore de ce consentement. Et Valéry va continuer strophe 15 : “Ils ont fondu dans une absence épaisse, / L’argile rouge a bu la blanche espèce” et “Où sont des morts […] les âmes singulières”, donc ils ont accepté de dissoudre leur singularité dans le pur fait d’être dans le monde. Donc en définitive si le vœu est d’être dans le monde, il faut pour cela réduire sa singularité à l’appartenance au monde, et la réduction de la singularité à l’appartenance au monde en définitive est indiscernable de la mort, si l’on entent par “mort” la dissolution de la singularité justement, le fait de fondre dans l’absence, l’ “absence épaisse, / L’argile rouge a bu la blanche espèce,” c’est magnifique. Finalement “L’argile rouge a bu la blanche espèce,” ça n’est pas présenté comme un drame existentiel, c’est présenté comme une figure ontologique. C’est une figure de l’être, c’est la résorption de la singularité dans l’être.

Ça c’est que nous dit Valéry et j’y insiste parce que pour nous ça signifie ceci, ça signifie que la vie ne peut pas être de l’ordre du consentement. La plupart du temps nous sommes consentants, mais l’on n’appellera pas ça “vie” au sens que le poème de Valéry va tenter de donner à ce mot, non pas que ce soit à proprement parler autre chose que la vie, mais c’est un point où la vie est en réalité indistinguable. La vie n’est en réalité pas discernable. Elle n’est pas plus à proprement parler la mort que la vie, mais elle est un point d’indiscernabilité de la vie et de la mort. Et les morts finalement sont la métaphore de ceux qui ont pris parti pour ce qu’il y a […] Donc ça c’est un premier registre.

Deuxième registre : cependant quelque chose peut advenir. Dans tout monde quelque chose peut advenir. Y compris dans ce monde qui nous est présenté comme le monde parménidien, donc le monde où sont complices, absolument, le soleil, la mer et les morts. Quelque chose peut advenir. Et pourquoi quelque chose peut advenir ? Eh bien parce que en définitive les valeurs transcendantales peuvent changer. S’il n’y avait que ce qu’il y a au sens pur, on ne comprendrait pas. Mais comme ce qu’il y a, c’est toujours ce qu’il y a avec une valeur d’intensité d’existence dans le monde considéré, les valeurs transcendantales peuvent changer. Donc quelque chose qui avait une valeur transcendantale faible peut avoir une valeur transcendantale intense. C’est ça un événement. L’événement c’est une commutation de la valeur d’intensité de l’existence de quelque chose dans le monde. On appellera ça un site. Donc en tout monde peut surgir un site, un site d’événement. Un site c’est quelque chose dont la valeur transcendantale se maximalise.

Donc quelque chose peut arriver en ce sens. Sous condition de ce que quelque chose peut arriver, alors peut surgir un nouveau corps. Reste à nous demander exactement, à travers le poème, ce que c’est que ce nouveau corps. Mais au fond ce que c’est que ce nouveau corps, c’est tout simplement l’ensemble de ce qui va ordonner son existence au site. C’est-à-dire l’ensemble de ce qui va polariser son existence sur le site, c’est-à-dire ce qui va être entraîné par le site dans une majoration de sa propre existence. Un corps est une mutation transcendantale. Un corps est l’ensemble de ce qui est requis par l’événement. Alors techniquement on peut le dire très simplement : c’est l’ensemble de ce dont l’identité à l’événement est maximale. Alors là aussi, formellement c’est assez simple : vous avez quelque chose qui a pris une valeur transcendantale supérieure. Prenez l’ensemble des termes du monde qui en quelque sorte admet une identité aussi forte que possible à ce nouvel élément. Donc si on le dit métaphoriquement : c’est ce qui est mobilisé par l’événement. Ce dont l’intensité d’existence est affectée par ce qui se passe, va dépendre de ce qui est advenu. C’est ça un corps. Un corps c’est au fond ce qui va se regrouper autour de l’intensité événementielle comme telle, et constituer sous condition de l’événement une nouvelle cohésion, dont l’événement est le référent. Alors, ne soyons pas trop abstraits, donnons une phénoménologie élémentaire. Vous voyez que un corps ça va être par exemple ce qu’une événementialité historico-politique mobilise vraiment, c’est-à-dire ceux qui s’engagent dans la situation, de façon particulièrement forte, au nom de ce qui se passe. Ceux qui s’en fichent ne sont pas dans le corps. On peut dire qu’un corps c’est l’ensemble de ce qui est incorporé au site. Donc c’est bien une incorporation. Donc un nouveau corps, c’est l’ensemble des corps qui s’incorporent au site. Et cela quels que soient ces corps. Et alors vous me direz : mais en quoi ça dessine une nouvelle cohérence ? Eh bien on peut montrer, mais pas aujourd’hui, on peut montrer, c’est un point très important qu’il faut manier finement, on peut montrer que en effet les termes qui s’incorporent à un site ont une nouvelle forme entre eux de compatibilité. C’est-à-dire qu’il se crée une compatibilité singulière entre l’ensemble des corps qui s’incorporent à un site.

Alors si vous prenez le poème, vous voyez qu’il le dit. Le poème dit qu’il y a une compatibilité nouvelle entre le vent, la mer, le poète et finalement le lieu tout entier (le roc). Il se crée, parce que la mer a changé de signification, parce qu’elle est devenue la métaphore du mouvement, alors autour d’elle se crée une compatibilité, et même une sorte d’indistinction entre le corps du poète, le vent, la puissance salée, etc. De sorte que le corps “Brisez, mon  corps”, ça n’est pas vraiment mon corps. Le corps c’est un fragment du lieu qui inclut de toute évidence la puissance salée, la nouvelle signification de la mer, le vent qui se lève… Tout cela c’est le corps, c’est-à-dire tout ce qui est suscité par et autour de la modification de la signification de la mer. C’est pourquoi vous avez “Courons à l’onde en rejaillir vivant !” qui est une phrase assez tendue. “Brisez, mon corps, cette forme pensive ! […] Courons à l’onde en rejaillir vivant !”, ça veut dire que la vie dont il est question, le vivant de ce nouveau corps est en réalité pris dans un corps plus vaste qui est celui de la mer elle-même. La mer, le vent et ce à partir de quoi il y a vie véritablement, c’est-à-dire ce pourquoi il y a animation et réalité du corps. Donc ce que le poème nous dit… je généralise très simplement, c’est que on appellera “corps”, cette nouvelle compatibilité, cette nouvelle cohérence qui se tisse autour du site événementiel. Et cette nouvelle cohérence est le nouveau corps, c’est-à-dire une nouvelle situation interne au monde. Evidemment c’est ce nouveau corps qui va porter, eh bien quoi, eh bien une nouvelle vie (“Courons à l’onde en rejaillir vivant !”), qui va porter la vie. La vie, non pas telle qu’elle était avant, mais la vie telle qu’elle est une nouvelle possibilité. Parce que “il faut tenter de vivre !”, c’est une expression assez extraordinaire quand on y pense. On pourrait dire, au fond, pour tenter quoi que ce soit il faut d’abord vivre. Que veut dire exactement “il faut tenter de vivre !” ? On essaie de prendre cette expression paradoxale ; “il faut tenter de vivre !” veut dire il faut tenter de déployer les capacité du nouveau corps. Vous ne pouvez pas le comprendre si les capacités sont des capacités anciennes, parce que les capacités anciennes c’était déjà une forme de vie. Et que s’il faut tenter de vivre, c’est que nous avons à tenter (c’est-à-dire à expérimenter) les capacités du nouveau corps. Nous avons à “rejaillir vivant[s] !” d’une nouvelle situation.

Nous pouvons généraliser cela et dire que vivre, c’est précisément expérimenter les capacités du nouveau corps. Qu’est-ce que vivre ? aura cette réponse précise. Qu’est-ce que vivre ? Vivre c’est toujours expérimenter les capacités d’un nouveau corps. Et qu’est-ce que c’est qu’une capacité ? Nous l’avons dit. Une capacité c’est traiter un point. Traiter un point c’est faire comparaître le monde devant l’instance d’une décision, c’est-à-dire devant le « oui » ou le « non ». […] En réalité un point c’est une fonction entre le transcendantal du monde et puis […] Et puis un nouveau corps c’est une nouvelle compatibilité, c’est une nouvelle cohésion qui est apte à traiter ce genre de point, qui est apte à faire comparaître le monde dans l’instance du 2. De sorte qu’on peut dire cela dans des termes élémentaires, vivre c’est une nouvelle manière de confronter les multiplicités corporelles qui n’existaient pas antérieurement, qui sont là, qui ont surgi, de les faire comparaître quant à leur capacités. Mais comme leur capacités, c’est finalement le monde pris dans le filet de la décision, c’est-à-dire pris dans l’instance du 2… On peut dire que vivre c’est toujours le moment où un nouveau corps est confronté à une dualité, à un 2, confronté à quelque chose qui se résout dans le 2, « oui » ou « non ». Et évidemment ce qui est intéressant, c’est de dire « oui ».

Donc finalement, qu’est-ce que c’est que vivre ? Eh bien vivre, c’est la possibilité pour un nouveau corps de dire « oui ». C’est ça vivre. Mais vous le savez tous. Mais il faut quand même revenir dans la logique générale, et ce n’est pas si simple. La possibilité pour un nouveau corps de dire « oui », de dire « oui » c’est-à-dire de traiter réellement et affirmativement un point du monde… Vous voyez le système général des conditions que ça requiert.

Et alors revenons et finissons sur la strophe 23 : “Oui ! grande mer de délire douée, […] De mille et mille idoles du soleil,”, vous remarquez que là, soit dit au passage, on est passé du soleil comme métaphore de l’un absolu de la mer à au contraire une dissémination trouée. Donc là où la mer était le miroir du soleil elle est devenue son éparpillement intégral. Donc ça c’est aussi… l’apparition du site c’est aussi la dissémination de ce qui faisait un, c’est aussi l’éclatement de l’un. “De mille et mille idoles du soleil, / Hydre absolue, ivre de ta chair bleue, / Qui te remords l’étincelante queue / Dans un tumulte au silence pareil, /// Le vent se lève !… il faut tenter de vivre !” Alors oui ! “Oui ! grande mer de délires douée,”. Donc finalement, le « oui » fondamental, c’est le « oui » au site lui-même. Le « oui » premier, c’est le « oui » au nouveau corps. C’est le nouveau corps accepté dans ses capacités… c’est ça vivre. Et puis après c’est tous les autres « oui » qui sont la conséquence de ce « oui » primordial. C’est ça vivre.

Vivre, c’est au fond un nouveau corps qui dit « oui », d’abord à lui-même, ça c’est le « oui » premier, mais qui ensuite assume les « oui » (et aussi les « non », mais ce sont les « oui » qui comptent), assume les « oui » qui sont conséquences du « oui » premier. Et c’est pour ça qu’il y a un lien entre “Oui ! grande mer de délires douée,”, ça ça veut dire « oui » au nouveau corps, et puis après “il faut tenter de vivre !”. Vous remarquerez que le “il faut tenter de vivre !” n’est pas réglé par le « oui » primordial. Le « oui » primordial, c’est la constitution acceptée du nouveau corps, mais ça ne règle pas encore la question de la vie. La vie c’est une durée, c’est une invention, c’est une création, c’est ce qui va s’emparer du nouveau corps dans ses capacités, c’est ce qui va formaliser le nouveau corps dans la possibilité du traitement des points. Ça naturellement ce sont les autres « oui », ce sont les « oui » qui vont se tenir point par point dans les conséquences du « oui » primordial. Si bien que vivre n’est jamais réglé en une seule fois. C’est-à-dire que le « oui » primordial ne suffit pas. En vérité, vivre c’est cette succession aléatoire de « oui », point par point, qui finalement engage le nouveau corps dans le nouveau monde, le monde où il y a ce nouveau corps, donc ce nouvel […] Et alors c’est ce point-là qu’il nous faudra examiner quand nous aurons reclarifié complètement la question des points, c’est de savoir quelle est la cohésion interne de ces « oui » successifs. Et ça c’est proprement alors, non plus immédiatement la question du corps, mais la question de la forme-sujet. La forme-sujet est ce qui impose au corps la discipline de la conséquence. Une forme-sujet ça n’est rien d’autre. C’est un système de régulation des conséquences pour un corps, pour un corps qui, lui, a été en quelque sorte inauguralement accepté. Voilà.

14 janvier 2004

Nous reprenons cette stratégie qui consiste à nous demander ce qu’est la vie, dans des termes renouvelés si possible par rapport à la pression, aux considérations dominantes du monde contemporain. Et nous travaillons de l’intérieur au fond d’une sorte de maxime qui évidemment n’a de signification ultime que dans ses effets, pas immédiatement dans une démonstration. Je rappelle que cette maxime c’est : il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités.

Je voudrais commencer, juste par quelques remarques sur la forme de ce principe, car je crois que c’est important de comprendre complètement cette forme. Et notamment la structure qui est attachée au “sinon”, c’est-à-dire à la figure de l’exception. J’insiste, ce n’est pas l’énoncé “il y a des corps, des langages et des vérités”, une telle expression simple dans laquelle on aurait opposé au deux le trois dans une sorte de registration ontologique. On aurait dit, au fond, le matérialisme ordinaire contemporain soutient “il y a des corps et des langages” et nous nous disons “il y a des corps, des langages et des vérités”. Ce n’est pas exactement additif. C’est un point très important, que le “sinon” indique que l’on est dans une figure d’exception.

 

Je voudrais signaler que le schéma général de la fonction de l’exception (y compris syntaxique, “sinon”, “excepté que”, etc.) joue un rôle fondamental dans la poésie de Mallarmé - c’est là sa provenance pour moi. Si vous prenez par exemple « Jamais un coup de dés n’abolira le hasard », l’énoncé final est : « rien n’a eu lieu que le lieu », rien n’a eu lieu que le lieu veut dire il n’y a que ce qu’il y a. Et puis, tout de suite après « excepté, à l’altitude, peut-être, une constellation ». Donc rien n’a eu lieu que le lieu, « excepté, à l’altitude, peut-être, une constellation aussi loin qu’un endroit fusionne […] » Donc c’est cette forme-là. Mallarmé reconnaît qu’en un certain sens on peut toujours soutenir que rien n’a eu lieu que le lieu, c’est-à-dire que il n’y a que ce qu’il y a. Et puis il y a « excepté, à l’altitude, peut-être, une constellation ». Donc une figure du “sinon que”, une figure de l’ “excepté” qui précisément indique que, en un certain sens il est vrai que rien n’a eu lieu que le lieu ¾ d’ailleurs la phrase “rien n’a eu lieu que le lieu” est assertive, elle est affirmative. Rien n’a eu lieu que le lieu, excepté, peut-être ¾ alors là, dans notre maxime, c’est la même chose : il n’y a que des corps et des langages, nous acceptons ce jugement ou ce verdict matérialiste que “il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités”. Et alors donc le “il y a des vérités” va y compris ontologiquement être en quelque manière en exception de “il n’y a que des corps et des langages”. Il va laisser être que “il n’y a que des corps et des langages” mais il va instituer une exception aléatoire, absolument du même type finalement que l’exception stellaire dans le poème de Mallarmé. Rien n’a eu lieu que le lieu excepté une constellation.

Donc ça c’était la première remarque que je voulais faire. Donc évidemment vous voyez comment elle va s’enchaîner avec la doctrine selon laquelle en définitive il faut qu’il y ait de nouveaux corps. C’est-à-dire que la question décisive va être que pour porter les vérités, pour porter l’exception, il va falloir que surgissent de nouveaux corps. Donc il n’y aura que des corps et des langages, sinon qu’il y aura de nouveaux corps aptes à porter ce que l’on appellera “vérités” ou ce qui fera exception dans le champ du “il y a”. Donc ça c’est un premier point très important.

 

Le deuxième que je voulais remarquer c’est que du coup, entre les deux énoncés, la relation n’est pas une relation de contradiction. Une relation de contradiction au sens ordinairement dialectique du terme. Autrement dit, si vous voulez, le matérialisme dialectique n’est pas la position contradictoire au matérialisme démocratique. Ce n’est pas comme cela que ça se présente. Ce ne sont pas deux énoncés qui sont contradictoires ou qui sont enveloppés dans une contradiction. Ils ne sont pas dans le mouvement d’une contradiction. L’un est une espèce d’incise exceptionnelle sur l’autre, et en un certain sens il maintient l’autre en même temps qu’il se tient à l’écart de l’autre. Alors je proposerais d’appeler ça, évidemment en écho à Deleuze, un lien disjonctif. Pas exactement une synthèse disjonctive mais un lien disjonctif… le rapport entre les deux énoncés. Le rapport entre l’énoncé “il n’y a que des corps et des langages”, énoncé que nous convenons d’appeler l’énoncé du matérialisme démocratique, et l’énoncé “il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités”. On dira que le rapport entre ces deux énoncés n’est pas un rapport de contradiction, au sens dialectique du terme, qu’il y a entre les deux un lien disjonctif. Et que ce lien disjonctif se fait par accueil d’une exception. Au fond, le point fondamental c’est qu’il y a un lien disjonctif avec accueil de l’exception.

 

Alors pourquoi lien ? Eh bien parce que il y a ce lien fondamental que les deux énoncés incluent que “il n’y a que des corps et des langages”. Donc comme je vous l’ai dit, il y a une parenté entre ces deux énoncés qui est la parenté matérialiste. Ce sont deux énoncés matérialistes. Donc ce n’est pas la contradiction matérialisme-idéalisme, c’est une scission du matérialisme lui-même. C’est un clivage interne au matérialisme, et donc il y a ce lien qui est qu’on reconnaît dans tous les cas que “il y a des corps et des langages”. Donc il y a un lien, mais il est disjonctif. Il est disjonctif parce que le second énoncé accueille l’exception, fait accueil au “sinon que”, ce que ne fait pas le premier. Et donc je dirais, la relation, c’est bien celle d’un lien disjonctif, avec réception ou accueil de l’exception comme telle.

Alors si on veut le transcrire dans un langage plus emprunté à Lacan, on dira que l’énoncé du matérialisme dialectique c’est expressément un énoncé qui ne peut pas être la contradiction du précédent parce que il ne fait « pas tout », il n’est pas la totalisation de ses composantes. Autrement dit “corps”, “langages”, “vérités”, l’énoncé n’en est pas la totalisation. Et il n’en est pas la totalisation puisque les vérités sont en exception des deux autres. Donc nous avons cette figure du lien disjonctif qui fait que le deuxième énoncé n’est pas totalisant, et comme il n’est pas totalisant il n’instruit aucune totalité. Les vérités ne font pas totalité avec les corps et les langages. Pas plus que chez Mallarmé la constellation ne fait totalité avec le lieu qui a eu lieu. Rien n’a eu lieu que le lieu et la constellation surgit là aussi dans un lien disjonctif avec le lieu. D’ailleurs Mallarmé le dit avec précision : « aussi loin qu’un endroit fusionne avec au-delà », donc c’est ni là ni ailleurs, c’est « endroit » et « au-delà » fusionnés, donc c’est un “là” ailleurs, ça n’est ni l’un ni l’autre. On dira la même chose pour les vérités. Les vérités sont en exception par rapport à ce qui a lieu en termes de corps et de langages, mais elles ne totalisent pas les corps et les langages. Donc c’est un énoncé de style “pas tout”, l’énoncé du matérialisme dialectique, expressément. C’est un énoncé qui laisse sur le bord la totalité. Alors que l’énoncé du matérialisme démocratique est totalisant, c’est sa caractéristique : il n’y a que des corps et des langages et, outre les corps et les langages, rien. Donc nous savons de quoi se compose effectivement le “il y a”. Tandis que à cause de l’exception, du “sinon” hétérogène, il n’y a pas totalisation dans la seconde maxime. Donc on conclura : le matérialisme dialectique (encore une fois si l’on accepte cette transcription lacanienne) est du côté du “pas tout”, qui est du côté féminin, vous le savez. Donc le matérialisme dialectique est la femme du matérialisme démocratique. Je ne sais pas si c’est un couple. Il n’y a pas de totalité dans un couple, justement c’est intotalisable mais c’est quelque chose comme ça. Vous savez que Hegel disait que la femme était l’ironie de la communauté. Il voulait dire par là précisément qu’elle n’entrait pas dans la totalisation communautaire, qu’elle était en exception de la totalisation communautaire. Si bien qu’on aurait pu dire quelque chose comme ça : il y a la communauté, sinon qu’il y a des femmes. Et ça peut se soutenir, c’est directement une transcription de l’énoncé de Hegel. Et là c’est un peu la même chose : le “sinon qu’il y a des vérités” ébrèche la totalisation corps-langages. C’est comme une ébrèchement, une incise. Et c’est ce qui empêche, naturellement, cette formule d’être du côté de la totalisation dialectique, ce qui naturellement entraîne une conséquence redoutable, c’est que le matérialisme dialectique ne représente pas un dépassement dialectique du matérialisme démocratique. Donc le matérialisme démocratique ne nous promet rien en matière de matérialisme dialectique. Comprenez-bien, ce n’est pas comme dans le mouvement dialectique où on sait, d’une certaine manière, ou on croit savoir qu’il y a un dépassement heureux ou positif des misères du temps. Là, la totalisation démocratique est parfaitement auto-suffisante, c’est bien pour ça qu’elle a pu être associée à une fin de l’histoire, qu’on y croie ou pas. La possibilité de cette implication est en effet inscrite dans le caractère totalisateur de l’énoncé démocratique. Comme en plus il ne requiert aucune transcendance, vous n’avez même pas d’extériorité à proprement parler. Vous avez une immanence, mais qui est une immanence fermée. Et l’immanence fermée, ça peut être représenté dans la figure d’une fin. L’historicité n’aurait plus qu’à déployer de l’intérieur cette immanence fermée. Il n’en va pas de même du côté du matérialisme dialectique mais, évidemment, cette immanence fermée ne promet nullement, dans sa composition interne, de s’ouvrir. Donc elle ne propose pas, de manière interne, le matérialisme dialectique comme sa figure de dépassement. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de logique immanente de l’émancipation - ce qui est évidemment le prix à payer pour le caractère disjonctif du lien. Si le lien est disjonctif, il n’y pas de logique immanente de l’émancipation, et donc il n’y a, en définitive, que des axiomatiques. Il n’y a que des axiomatiques, c’est-à-dire il y a des propositions disjointes, mais aucune n’est la totalisation de l’autre. Par conséquent vous pouvez toujours penser, effectivement, que le monde actuel est bon, que le monde tel qu’il est est bon - “bon” voulant dire tout simplement qu’il est une immanence fermée, et que vouloir l’ouvrir à autre chose est nécessairement une destruction. N’a de sens que par la destruction. Il est donc vrai, en un certain sens, que quiconque en veut à ce monde est virtuellement un terroriste. C’est un énoncé absolument vrai ! Enfin vrai… consistant. Si vous avez une immanence fermée, vous êtes réellement alors dans l’idée que quiconque prétend ouvrir cette immanence fermée à autre chose ne travaille en réalité que destructivement. Ça c’est cohérent avec l’hypothèse close selon laquelle il n’y a que des corps et des langages et que ce qu’il faut c’est ajuster les langages aux corps, c’est-à-dire créer de la liberté ¾ nous l’avons dit. Et donc, les ennemis de cela sont intrinsèquement des ennemis de la liberté et des tenants de la destruction. Donc que la guerre soit la guerre contre le terrorisme est globalement pertinente comme énonciation. Et au regard de cela, une autre hypothèse est forcément disjointe, c’est-à-dire une hypothèse qui ne peut pas se tenir dans la stricte immanence de la première formulation. Alors ça c’est évidemment une grande différence avec le schéma dialectique classique.  Avec le schéma dialectique, y compris dans l’héritage marxiste ordinaire qui cherche toujours à lire, dans la figure de la totalisation immanente l’esquisse de son dépassement, l’esquisse critique, dialectique, contradictoire de son dépassement. Ici, nous n’avons rien de tel. Et, je reviens à mon point de départ, le fait qu’il n’y ait rien de tel est lisible dans la forme syntaxique de la maxime. C’est-à-dire “il y a le même monde”, qui est toujours le point de départ de la pensée dialectique aussi. Il y a le même monde, il y a les corps et les langages qu’il y a - sinon qu’il y a autre chose, mais le “sinon qu’il y a autre chose”, il est prescriptif, il ne s’appuie pas sur le constat des virtualités immanentes de la première totalisation.

Voilà. Alors ça c’étaient les remarques sur la structure de la liaison des deux maximes, c’est-à-dire ce que j’appelle le lien disjonctif.

 

Alors… en me préparant à vous parler, je me suis rendu compte que il y avait quelque chose comme cela, quelque chose de matérialiste dialectique en ce sens-là chez quelqu’un chez qui on ne s’attendait pas à le trouver et qui est Descartes. Alors je voudrais vous parler un peu de Descartes, à ma manière. Le point de départ c’est, je vous l’indique très précisément, le § 48 des Principes de la philosophie. Alors les Principes de la philosophie c’est 1644, et c’est dédié à la princesse Elisabeth - nous sommes dans le “pas tout” ! Et alors la préface commence par une lettre dédicace à la princesse Elisabeth qui est un texte magnifique, un très beau texte de Descartes. C’est un texte magnifique parce que c’est un texte où véritablement quelque chose d’absolument amoureux passe dans la flagornerie [sourires], dans la flagornerie obligatoire. Dédier un livre à une princesse, c’est assez codé, il y a un certain nombre de choses qu’il faut dire, vous vous rendez bien compte de ça. D’ailleurs si vous, vous dédicaciez un livre à une princesse vous seriez embêtés ! Descartes, lui, a une rhétorique disponible. Mais ce qui fait le caractère extraordinaire de ce texte (c’est-à-dire à l’intérieur de la rhétorique de la dédicace aux grands de ce monde, à une princesse), c’est qu’il y a réellement quelque chose d’absolument sincère, que je dis amoureux en un sens un peu générique, déployé, et qui est l’attention portée à la singularité de la princesse Elisabeth, que Descartes constitue, non seulement dans ce texte mais dans beaucoup d’autres, en réalité comme sa disciple fondamentale. Comme celle à laquelle, à la fin des fins, tout est adressé.

Vous savez que Descartes laisse entendre à diverses reprises que, au fond, quand on est philosophe, où bien on s’adresse à la Sorbonne, où bien on s’adresse aux femmes. Il n’y a pas tellement d’autres hypothèses. Et en particulier il dit : c’est pour ça que j’écris en français. Le latin, c’est la langue des gens de la Sorbonne. Mais ça ne me sert à rien, les gens de la Sorbonne, ils ne m’ont jamais servi à rien même s’il leur fait aussi une dédicace un peu prudente dans le texte latin des Méditations, il est le premier à dire, avant beaucoup d’autre qui vont le dire, au XVIIIe siècle en particulier, que c’est quand même l’entretien avec une femme du monde qui est le véritable plan d’épreuve de la philosophie. Voilà, c’est pas la Sorbonne ! C’est resté vrai ça. C’est un invariant national ! Ce qui fait que la philosophie, en France, est différente de la philosophie ailleurs, c’est que, depuis Descartes, elle s’adresse aux femmes. Absolument. Alors qu’en Allemagne on n’en est pas sûr ! Et alors pourquoi ?… il explique dans la Préface pourquoi elle a cette position. Et alors c’est très remarquable. Elle a cette position parce que, dit-il, en général, les gens qui comprennent la partie mathématique de mon œuvre et les gens qui comprennent la partie métaphysique ne sont pas les mêmes. C’est-à-dire la compréhension de la partie mathématique et la compréhension de la partie métaphysique sont disjointes. Et il dit (je crois que c’est absolument sincère, je ne crois pas qu’il nous mente), il dit [à Elisabeth] : vous êtes la seule à comprendre les deux. Vous êtes la seule à vous situer en un point de lecture ou d’écoute qui ne spécialise pas cette écoute, c’est-à-dire qui ne la dirige pas de façon organisée sur un point plutôt que sur un autre. Et alors vous voyez bien comment, en réalité et à sa manière, il dit : vous me prenez tout entier parce que vous n’êtes pas dans la totalisation abstraite. C’est-à-dire [que] le sorbonnard métaphysicien, il va comprendre la métaphysique, parce que c’est ça son champ fermé. Et le mathématicien formé il va comprendre la partie mathématique en laissant l’autre de côté. Donc nous avons là la totalisation spécialisée, tandis que la princesse Elisabeth elle est porteuse de l’ouverture tout simplement, c’est-à-dire elle ne passe pas par les défilés de la spécialisation langagière pour comprendre ce que lui dit Descartes. Voilà.

Descartes : « Il y en a plusieurs qui trouvent mes œuvres très obscures, même entre les meilleurs esprits et les plus doctes, et je remarque presque en tout que ceux qui conçoivent aisément les choses qui appartiennent aux mathématiques ne peuvent comprendre les autres, en sorte que je puis dire avec vérité que je n’ai jamais rencontré que le seul esprit de votre Altesse auquel l’un et l’autre fût également facile. Et que par conséquent j’ai juste raison de l’estimer incomparable mais ce qui augmente le plus mon admiration c’est qu’une si parfaite et si diverse connaissance de toutes les sciences n’est point en quelque vieux docteur [sourires] qui ait employé beaucoup d’années à s’instruire, mais en une princesse encore jeune [sourires] et dont le visage représente mieux celui que les poètes attribuent aux grâces que celui qu’ils attribuent aux muses ou à la savante Minerve. » Voilà. Alors voilà, évidemment on pourrait dire : il reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre parce que finalement il procède à un éloge de la féminité après avoir dit que… mais je ne crois pas qu’il faille l’entendre ainsi… c’est un homme du XVIIe siècle naturellement mais, en tant qu’homme du XVIIe siècle, il faut l’entendre dans la sincérité totale de son propos qui est : en définitive cette grâce de la princesse Elisabeth est un point d’où l’on peut comprendre en fin de compte aussi pourquoi elle a cette ouverture, c’est-à-dire pourquoi elle n’est pas un vieux docte - le mot docte est très important, pour s’opposer précisément à cette féminité reconnue. Elle n’est pas un docte, et parce qu’elle n’est pas un docte elle est, en quelque sorte, dans la contemporanéité vivante de ce qui se dit dans la philosophie. Voilà, il faut avoir ça présent à l’esprit quand on est dans la question de la destination des principes et de leur style.

Et alors voilà, le § 48. Alors pour entendre comme il faut ce § 48, il faut que vous vous souveniez de ce que, au fond, la vision commune de Descartes, c’est qu’il est celui qui a distingué de façon radicale deux régimes de la substance. La substance étendue et la substance pensante. Donc il y a, de manière primordiale, chez les doctes, un dualisme cartésien, dualisme radical, dualisme tranché qui fait que quand ensuite il faut penser l’influence de l’un sur l’autre on est très embarrassé, parce que le point de départ est vraiment la séparation. L’attribut pensée comme substance et l’étendue comme figure sont vraiment deux univers tranchés, presque incommunicables, et tel est le fondement de la métaphysique dualiste de Descartes, qui va donner, comme on le sait, deux descendances. Du côté de la théorie des corps : un mécanisme rigoureux. C’est comme ça que toute une série des matérialistes du XVIIIème siècle seront cartésiens à leur manière, l’animal-machine, etc., donc un mécanisme rigoureux puisque précisément du côté de la substance étendue il n’y a rien d’autre que de la géométrie. Et puis de l’autre au contraire une tradition d’introspection spiritualiste et psychologisante qui isole entièrement les phénomènes de l’esprit. Voilà les deux grandes traditions post-cartésiennes. C’est la raison pour laquelle, singulièrement dans ce pays, on a toujours vu se juxtaposer de façon un peu étrange un scientisme mécaniste vraiment rigoureux d’un côté, et des formes particulièrement concentrées de spiritualisme de l’autre. Eh bien la clé de l’énigme est toute simple, c’est que les deux sont juxtaposés dans la construction cartésienne. En ce sens elle est vraiment l’horizon national, incontestablement ! Pas seulement l’horizon national unifié, mais plus profondément elle est l’horizon national de notre division : deux traditions spéculatives extrêmement distinctes.

Et alors ce qui est très frappant dans l’article 48 des Principes, c’est qu’il propose une distinction, et que cette distinction n’est pas du tout celle-là. Voilà, c’est ça qui m’a tout d’un coup frappé et que je voudrais vous transmettre : « Je distingue (c’est le début du §) tout ce qui tombe sous notre connaissance en deux genres. Le premier contient toutes les choses, et l’autre toutes les vérités. » Alors voilà la distinction singulière qui est proposée ici, comme en un certain sens plus originaire ou plus fondamentale que la distinction canonique entre la pensée et l’étendue, qui est la distinction entre choses et vérités. Alors on se dit, oui d’accord, mais c’est un autre nom : en réalité on va avoir les choses corporelles d’un côté, et les vérités de l’esprit de l’autre. Eh bien pas du tout ! Pas du tout parce que Descartes continue : « La principale distinction que je remarque entre les choses (j’abrège) est que les unes sont intellectuelles et les autres choses sont corporelles. » Donc la grande distinction dualiste cartésienne entre les choses intellectuelles et les choses corporelles est interne à la catégorie des choses. Et donc vous avez un dispositif dans lequel, d’un côté vous avez les vérités, et de l’autre les choses. A l’intérieur des choses, on retrouve le dualisme traditionnel : les choses intellectuelles, les choses corporelles et puis, parce qu’il faut bien en parler quand même, troisièmement il ajoute les choses mixtes, c’est-à-dire les mélanges de corporel et d’intellectuel qui lui ont toujours donné beaucoup de tracas et qui sont les passions, les désirs, les besoins, etc. Mais tout cela c’est dans le registre des choses. Et donc tout se passe comme si Descartes proposait une construction à l’intérieur de laquelle, comme vous le voyez, la distinction canonique entre pensée et étendue, chose intellectuelle et chose corporelle, est en réalité subordonnée à une distinction plus originaire qui est la distinction entre les choses et les vérités.

Alors là on se dit : bon ! alors les vérités ça doit être du côté des langages, puisque c’est ce qui s’oppose à “les corps”. Alors si on regarde ça avec un œil moderne, on va dire : on a finalement les choses, c’est-à-dire ce qui existe comme ça, et puis de l’autre on a les langages. Alors évidemment du coup on se met à chercher ce que Descartes veut bien dire… est-ce que l’on peut chez Descartes trouver cette connexion entre vérités et langages ? On cherche et puis, sur le langage, on trouve quelque chose au § 74 des Principes. Et qu’est-ce que c’est le langage ? Et bien c’est une des causes du faux ! c’est pas du tout l’enveloppe du vrai ! C’est à vrai dire la 4e cause de nos erreurs. C’est très intéressant la théorie des causes de l’erreur. C’est très intéressant parce que, vous voyez bien, si réellement la distinction fondamentale c’est entre les vérités et les choses, les choses étant elles-mêmes à leur tour, au fond, intellectuelles, éventuellement langagières, et corporelles, alors la question de savoir d’où provient le faux, d’où provient ce qui véritablement est en antinomie avec les vérités, est très essentielle. Alors comme vous le savez sans doute, là on a une théorie pré-freudienne chez Descartes.

La cause principale du faux chez Descartes, c’est l’enfance. C’est que dans l’enfance on a accumulé ce qu’il appelle des « préjugés ». C’est pas très gênant de dire qu’on a accumulé de l’inconscient. Ça change absolument rien au dispositif cartésien. Ce qu’il appelle « préjugés », ce sont en effet des montages originaires qui sont tels qu’ils encadrent notre expérience dans des distinctions qui sont hétérogènes aux vérités. Et donc ça c’est ce qu’il appelle les préjugés de l’enfance. C’est la cause numéro 1 de nos erreurs. La cause numéro 1 de nos erreurs, c’est l’inconscient, anachroniquement, c’est l’inconscient tel qu’il s’est façonné dans l’enfance. Alors pourquoi il s’est façonné dans l’enfance ? Descartes a une réponse à tout. Parce que l’enfance ça a une définition précise. L’enfance c’est un moment où le mixage de l’intellectuel et du corporel est particulièrement étroit - c’est-à-dire c’est un moment, comme il le dit dans des termes tout à fait étonnants, l’âme et le corps sont particulièrement proches. C’est-à-dire que l’enfance a une définition précise : c’est le moment où la séparation de l’âme et du corps est juste à l’état d’esquisse, elle s’esquisse, elle va devenir. Et donc l’âme et le corps sont dans une proximité telle que, finalement l’enfance, c’est en quelque manière le moment du corps. Je veux dire, c’est pour l’âme le moment du corps ¾ ce qui, entre parenthèses, est très proche d’une théorie des pulsions. C’est-à-dire que, au fond, c’est le moment des pulsions, c’est le moment où l’âme est entièrement traversée par quelque chose qui est homogène au corps, et qu’elle va stocker sous la forme de ce qu’il appelle du « préjugé », c’est-à-dire ces sortes de dispositions, on dirait aujourd’hui fantasmatiques originaires, qui vont encadrer notre expérience et qui sont la première cause de nos erreurs.

C’est d’autant plus renforcé que la deuxième cause de nos erreurs c’est que ces préjugés de l’enfance sont, dit-il, indestructibles. Nous ne pouvons pas les détruire. Alors ça ça fait vraiment penser au caractère indestructible des formations inconscientes. C’est indestructible, et il explique : même si on le sait ¾ c’est pour ça que l’inconscient est presque nommé. Même si on le sait qu’on a des préjugés de l’enfance, c’est pas pour ça qu’ils disparaissent. C’est réellement une organisation de l’expérience, et donc il est très difficile de s’en dégager parce que c’est une empreinte corporelle originaire. Parce que cette empreinte, elle ne se laisse pas défaire par la pure connaissance : vous avez beau savoir que l’enfance c’est ça, eh bien vous continuez à structurer votre expérience comme vous la structurez. Donc ça c’est le deuxième point : l’indestructibilité.

La troisième cause c’est qu’on est vite fatigué [sourires]. C’est que la concentration de l’esprit, c’est une grande fatigue. Alors là il faut bien l’entendre. La concentration de l’esprit, c’est précisément le contraire de l’enfance. C’est le moment où vous vous installez dans l’intellectualité de façon aussi séparée que possible des pressions du corps. Et il faut pour ça se concentrer de façon extrêmement prolongée, nous explique Descartes, sur l’objet en question. Donc finalement la concentration, l’attention intellectuelle, c’est strictement le contraire de l’enfance. Eh bien ce que dit Descartes, c’est que c’est extraordinairement fatiguant de cesser d’être un enfant, dans l’expérience. C’est épuisant. D’ailleurs vous savez que lui-même disait souvent qu’il n’y consacrait que peu de temps. Il disait d’abord : il faut que je dorme dix heures par nuit. Ça il le répète : s’il ne dort pas dix heures par nuit, il est foutu. Et ensuite, les mathématiques, quelques heures par mois [sourires], et la métaphysique, quelques heures une fois pour toutes ! [sourires] Et le reste du temps on va s’occuper de ce qui quand même est plus près du corps, à savoir par exemple la médecine, la médecine ou la mécanique ou la morale. Ces trois-là on peut s’y consacrer davantage parce que c’est plus près du corps. Mais quand vous êtes dans la mathématique ou la métaphysique, ça c’est pas de l’enfance, c’est très loin de l’enfance, et c’est épuisant. Ça c’est la troisième cause de nos erreurs.

Donc :

- l’enfance comme empreinte pulsionnelle originaire.

- l’indestructibilité de cette empreinte.

- Le fait de s’écarter de cela ; ne plus être un enfant, c’est éreintant - et on ne peut pas le faire longtemps, il le dit : on retombe nécessairement dans les schémas de l’enfance. Et la quatrième, eh bien c’est

- le langage : « Au reste nous attachons nos conceptions à certaines paroles afin de les exprimer de bouche, et que nous nous souvenons plutôt des paroles que des choses. A peine saurions-nous concevoir aucune chose si distinctement que nous séparions entièrement de ce que nous concevons d’avec les paroles qui avaient été choisies pour l’exprimer. Ainsi tous les hommes donnent leur attention aux paroles plutôt qu’aux choses. Ce qui est cause qu’ils donnent bien souvent leur consentement à des termes qu’ils n’entendent point et qu’ils ne se soucient pas beaucoup d’entendre, ou parce qu’ils croient les avoir autrefois entendus [alors là on revient évidemment, le langage lui-même ça vient de loin ! autrefois…], ou parce qu’ils leur a semblé que ceux qui les leur ont enseignés en connaissaient la signification [rires] et qu’ils l’ont apprises par le même moyen. »

Alors vous voyez, Descartes a une conception absolument instrumentale du langage : le langage c’est le choix d’un moyen d’expression. Ça n’entre absolument pour rien dans la formation de l’idée comme telle. C’est un moyen de transmission, c’est tout. Simplement que c’est attaché à l’idée, on attache l’idée comme ça à son véhicule langagier, et comme elle est attachée - c’est comme si vous receviez la chose dans un emballage et que vous preniez l’emballage pour la chose, vous prenez le carton pour ce qu’il y a dedans. C’est comme ça, et parce que vous faites confiance aux gens qui vous ont enseigné les langues.

Donc on ne va certainement pas trouver du côté du langage de quoi distribuer nos termes dans la grande opposition cartésienne entre la vérité et les choses. En réalité, le langage, ça fait partie des choses, parce que c’est des conventions matérielles et c’est pas dans les choses les plus utiles ou les plus innocentes ¾ en général, ça trompe. Ce qui d’ailleurs signifie, d’ailleurs le texte le montre clairement, qu’il y a une connivence entre le langage et l’enfance. L’enfance c’est la matrice fondamentale de nos erreurs, et le langage lui-même il a une connivence avec l’enfance parce qu’on l’a appris. On l’a appris dans des rapports qui sont des rapports souvent complètement incompréhensifs : pourquoi tel mot est attaché à telle chose ? on n’en sait rien ! On nous l’a enseigné comme ça, donc c’est suspect. C’est comme tout ce qui s’est passé dans l’enfance.

Donc finalement l’enfance, c’est le lieu des corps, et c’est aussi le lieu des langages. Et finalement, l’énoncé de Descartes ce serait : il y a l’enfance, sinon qu’il y a des vérités. Or c’est très profond parce que je crois constater que, au fur et à mesure que se développe l’emprise du matérialisme démocratique, on assiste à une puérilisation généralisée - c’est connexe. Et que donc, cette parenté profonde, entre un univers qui serait borné à la relation des choses et des langages d’un côté, et l’enfance, je crois qu’elle est fondée. Je crois que Descartes, là, a mis le doigt sur quelque chose, dans des paramètres qui étaient les siens, sur quelque chose d’extrêmement important qui est que, en vérité, lorsque l’on est dans l’abolition de l’exception, ce qui est le thème clé du matérialisme démocratique, il n’y a pas et il ne doit pas y avoir d’exception ; c’est-à-dire que vous avez une rature du “sinon”, de l’ “excepté que”… Si vous raturez ça, eh ben vous retombez en enfance, d’une manière ou d’une autre. Ce qui, encore une fois, n’est pour l’instant pas normatif à proprement parler parce que on peut parler en faveur de l’enfance. On peut après tout dire que c’est bien, l’infantilisation généralisée. Parce que malgré tout, si vous prônez la figure de l’adulte, on pourra toujours vous dire : vous êtes du vieux monde ! Vous savez qu’il y a toujours des polémiques contre le jeunisme et tout ça. On connaît cette discussion. Mais cette discussion est profonde dès lors que, en effet, un univers qui est un univers dans lequel il n’y a que des choses et des langages, comme Descartes y touche avec sa perspicacité habituelle, il y a là-dedans quelque chose d’enfantin. Et cette enfance, irréductible, elle se manifeste en réalité par le fait que ce qu’il y a c’est la pulsion, c’est de la pulsion collée à l’objet, c’est-à-dire finalement de la compulsion d’achat. Et finalement le monde est comme un Père Noël désarticulé… c’est une hotte pleine de machins ! c’est toujours la fête, sauf que c’est un peu triste. Cette figure au fond du Noël éternel dans lequel tous les soirs on mettrait ses souliers, c’est une figure que nous partageons tous plus ou moins - quand je le dis, ne croyez pas que ce soit une ironie extérieure. C’est vrai qu’il n’y a que des corps et des langages ! On n’en est jamais, nous, absolument exceptés, c’est bien sûr. Mais la connexion de cela à la figure de l’enfance est tout à fait importante et c’est pour cela que notre société est nécessairement une société de sacralisation de l’enfance. Comme le montre, il faut bien le dire, le traitement fantasmé et central de la figure du pédophile. Je ne vais pas m’avancer sur ce terrain… Mais enfin, réfléchissez-y, c’est en effet une figure fondamentale de l’espace public, comme figure négative. Et dieu sait qu’en effet c’est une figure négative. Mais il faut comprendre pourquoi cette figure-là plutôt que d’autres… et c’est parce qu’elle est corrélative d’une sacralisation de l’enfance. Sacralisation de l’enfance qui oublie totalement les grandes découvertes sur l’enfance depuis le début du siècle, à commencer par la grande découverte de Freud qui a quand même montré que les enfants, c’était quand même tout sauf des petits saints ! Ce sont, comme il le disait, d’abord et avant tout, des « pervers polymorphes ». Et outre que ce sont des pervers polymorphes, ce sont assez fondamentalement de petits bandits. Et les représenter comme des petits anges est une stupidité. Donc ce ne sont pas des petits anges, et en même temps vous voyez bien qu’il importe, ne serait-ce que dans le système général des jugements, qu’il en soit partiellement ainsi tout de même, que ce soit ça qu’on dise ou qu’on pense. Et ce n’est pas pour une raison extérieure, c’est pour une raison immanente fondamentale qui est que, en un certain sens, l’enfance est notre norme générale. Il ne s’agit pas seulement des jeunes, c’est l’enfant. L’enfant, c’est-à-dire celui pour qui le miracle du monde est le cadeau. Voilà. Et celui pour qui l’activité principale c’est le jouet. Alors là il suffit simplement de se promener dans la rue… [Alain Badiou sort son téléphone portable de sa poche] : déjà là ! [rires] Je le sors de ma poche, je l’ai aussi… Mais j’en ai beaucoup d’autres… comme tout le monde ! Comme tout le monde ! Mais il faut quand même à un moment donné penser à cela philosophiquement avec un peu de sérieux. Bon eh bien, qu’est-ce que ça signifie ? Je crois en effet que ça signifie que la maxime quasiment ontologique du matérialisme démocratique est une maxime qui suppose que, à la fin des fins, la norme générale qui est la nôtre soit la norme de l’enfance. Et c’est pour ça que j’étais très intéressé tout d’un coup par ce texte latéral et finalement très intéressant de Descartes, où la connexion corps-langage-enfance se fait et est globalement opposée à un seul terme qui est les vérités. Ça c’est tout à fait extraordinaire ! Et c’est d’autant plus extraordinaire qu’on pourrait se dire : mais les vérités, qu’est-ce que c’est chez Descartes ? Eh bien précisément, on ne va pas vraiment le savoir. Les vérités c’est… il ne va pas donner une définition. Il ne va pas dire… c’est pas comme quand il définit la substance pensée, la substance étendue, donc le dualisme traditionnel. Cette opposition des vérités et des choses est une opposition fuyante, une opposition difficile à stabiliser. Et d’autant plus qu’encore une fois ce n’est pas du tout du côté du langage ou du support langagier qu’on va trouver de quoi fonder cette opposition.

C’est une opposition difficile, mais elle est fondamentale. Et finalement ce que nous dit Descartes, c’est que il n’y a que les vérités qui font exception aux choses. Et les choses c’est tout ce qu’il y a. Parce que, comme je vous l’ai dit, les choses c’est pas seulement les choses corporelles. Ce sont les choses corporelles, mais ce sont aussi les choses intellectuelles. C’est le “il y a”. Donc les vérités sont en position de faire exception au “il y a”, c’est assez énigmatique. Et, au fond, ce qui résiste en nous de toutes ses forces à cette exception, c’est l’enfance. Donc il y aussi une doctrine de l’enfance, comme quoi l’enfance c’est aussi… non pas le lieu du mal, ce serait un retournement pur et simple de la vision angélique, mais l’enfance doit être prise au sérieux chez Descartes, comme précisément le lieu des choses. Et au fond, si on admet que notre société est une société de choses, c’est la thèse du premier livre qui a fait le succès de Georges Perec, qu’on peut relire aujourd’hui, Les Choses. Ça avait fait grand effet parce que c’était la première fois qu’était transformée en figure romanesque ou figure littéraire cette idée que notre société est une société de choses. Si notre société est une société de choses, et si l’enfance est le lieu de la chose, alors il y a un lien entre notre société et l’enfance. Et alors, en tout cas pour Descartes, la figure qui fait exception à cela, la figure qui est en incise de cela va s’appeler les vérités, et les vérités ne sont pas non plus du côté du langage.

Donc voilà, ça ça me servait de panorama introductif. Revenons maintenant à l’élaboration générale du propos, à l’intérieur de cette hypothèse, et une fois bien comprise la position de la maxime du matérialisme dialectique. Nous avions dit, je me rappelle : il y a forcément une rétroaction de l’exception sur la donnée matérialiste des corps et des langages. Par conséquent il va y avoir une transformation de la notion de corps, c’est le pivot de tout. Parce que finalement, si on est vraiment matérialiste, on doit forcément penser que c’est du côté d’une scission de la notion de corps que ça se passe, du côté de la possibilité de l’avènement d’un autre corps, d’un nouveau corps. Nous avons dit aussi : c’est un changement de conception de la liberté. Au fond, dans la conception du matérialisme démocratique, la liberté c’est que les langages laissent être les corps. Et nous, nous disions, la maxime c’est : qu’advienne des corps capables de vérités, quelque chose comme ça, n’est-ce pas. Qu’advienne d’autres corps capables de porter le formalisme subjectif d’une vérité. Et nous avions dit aussi : “vivre” change de sens, là aussi. Toujours dans ce lien disjonctif dont nous parlions, “vivre”, au fond, dans le matérialisme démocratique, c’est la perpétuation des corps empiriques et de leurs désirs supposés. Le “vivre”, c’est le bien vivre. Je regardais une publicité pour un de ces innombrables magazines féminins. Le titre du magazine c’était Bien dans sa vie. Ça c’est une maxime ! Bien dans sa vie ! Il y a toutes les maximes pour être en forme, mais là c’était synthétique ! Bien dans sa vie ! Eux aussi ils essaient de se placer du côté des femmes. Parce que bien dans sa vie c’est aussitôt une femme épanouie. Mais c’est ça ! La vie c’est : bien dans sa vie. La vie c’est quelque chose qui doit être homogène à la perpétuation positive de la vitalité humaine. Tandis que, évidemment, dans la conception qui assumerait l’exception, on dirait : vivre c’est participer à un corps nouveau - quelque chose comme cela. On avancera une formule précise plus tard : vivre c’est s’incorporer au présent. Et quand je dis : s’incorporer au présent, vous pouvez le prendre en deux sens. C’est-à-dire vous pouvez prendre “au présent” comme une mention temporelle, c’est-à-dire l’incorporation a lieu au présent, donc ça se passe ici et maintenant, c’est pas une incorporation pré-donnée, pré-formée, etc., non c’est s’incorporer maintenant. Et ça peut être aussi s’incorporer au présent, c’est-à-dire entrer dans le corps du présent, s’incorporer dans le présent. C’est l’unité des deux significations. S’incorporer au présent, c’est à la fois une urgence, c’est le présent qui compte, c’est maintenant qu’il faut cette incorporation. Mais c’est aussi que ce corps est lui-même un corps au présent, et que c’est à lui qu’il faut s’incorporer.

Voilà. Donc on bougeait naturellement le “corps”, on bougeait le “langage”, on bougeait le “vivre”. En fait, au terme de la première présentation qu’on a faite de cette question du nouveau corps, à travers le poème de Valéry Le Cimetière marin, je pense qu’on peut résumer abstraitement et dire que nous avons affaire à 7 concepts échelonnés, enfin c’est presque une trajectoire, pas tout à fait, 7 concepts que nous pouvons reprendre. Je les donne dans leur ordre de connexion :

1)       le site, qu’on peut appeler aussi site événementiel.

2)       la trace.

3)       l’incorporation, ensuite

4)       le corps, parce que le corps est le résultat de l’incorporation et ne lui préexiste pas ¾ naturellement puisque c’est un nouveau corps.

5)       le point ¾ qu’est-ce qu’un point dans une situation ?, ensuite

6)       la partie efficace, partie efficace du corps, et ensuite ce que j’appelle

7)       un organe.

Mon but aujourd’hui, c’est simplement de les reprendre tous les 7, de manière à ce que la chose soit d’une parfaite clarté, pour aller au-delà et s’orienter vers l’agencement de tout cela.

 

Alors, premièrement : site, site événementiel. Alors l’idée intuitive si vous voulez, je ne la formalise pas trop ici, l’idée c’est celle d’un brutal changement de sens d’un élément du monde. On appellera site un élément du monde, du monde concerné (il y a une pluralité des mondes) dont le sens bascule. Alors nous avions vu par exemple dans le poème de Valéry que c’était le cas de cet élément qui est la mer, « la mer toujours recommencée ». Précisément, elle changeait de signification quant à ce que voulait dire “recommencer”. Il y avait une bascule complète du sens d’un élément du monde, mais on pourrait évidemment imaginer beaucoup d’autres exemples ; je les prends comme ça de manière tout à fait abstraite : on peut penser à une fraction dominée et passive du peuple, qui est enfoncée dans la passivité productive et dont le sens basculerait parce que ça deviendrait un acteur politique direct, majeur. On peut aussi penser à un certain type de rapports entre la forme et l’univers sensible […] entre la forme et un régime sensible, c’est-à-dire que quelque chose du sensible était reçu comme informe et qui bascule du côté de la forme, est reçu dans la forme ¾ ce passage de l’informe à la forme, au regard de la dialectique du sensible, c’est aussi une bascule complète du sens de la lisière entre sensible et forme. Bien sûr, comme nous l’avons mentionné, on peut façonner un exemple comme ça sur la rencontre amoureuse, etc. Alors on appellera ça un site, ou un site événementiel. Un site, c’est cet élément du monde qui se trouve exposé à une bascule de son sens, et qui par conséquent s’expose dans le monde de façon absolument différente ¾ c’est pour ça qu’il est isolable comme site, c’est que son exposition mondaine est différente. Alors ça c’est le point de départ de tout : il faut qu’il y ait un site. Alors la question de savoir c’est… vous me direz : et si il n’y en a pas ? Alors ça c’est une discussion que nous aurons plus tard. Je soutiendrai la thèse qu’il y en a toujours. C’est une thèse assez compliquée, je vais en donner un tout petit bout. La thèse c’est que… alors, il y en a toujours pour qui ? Attention ! parce que dans ce dont nous parlons ici, l’individu singulier c’est une donnée abstraite. “Site”, c’est définissable indépendamment de tout individualité singulière humaine. “Site” ça se définit en soi, c’est la bascule de sens d’un élément du monde. Donc si on se demande s’il n’y en a pas, on se demande en fait s’il n’y en a pas pour nous. Parce que qu’il n’y en ait pas en soi, il n’y a pas de témoin qui puisse l’attester ou le désattester. Toute la question est de savoir s’il y en a pour nous. Alors, la thèse c’est que nous participons, nous en tant qu’individus singuliers de l’espèce humaine… Un individu de l’espèce humaine, ce qui le caractérise, c’est qu’il participe à une grande quantité de mondes, et qu’il n’est pas du tout dans un seul monde, il est dans une extraordinaire variété de mondes. Je dirais même que c’est probablement la meilleure définition de l’espèce humaine, c’est la quantité de mondes auxquels elle participe. Et probablement plus on descend dans l’échelle animale, plus le monde auquel le vivant participe se singularise ¾ c’est pas qu’il y ait une différence qualitative, non là c’est une différence quantitative. Fondamentalement nous sommes les habitants de beaucoup plus de mondes que les organismes plus simples. Et nous participons à suffisamment de mondes pour qu’il y ait toujours des sites. Evidemment il faut faire attention : s’il y en a un, il faut le voir et s’incorporer. Alors nous allons y venir, il faut s’incorporer. Mais nous participons à suffisamment de mondes pour qu’il y ait réellement des sites. Nous reviendrons sur ce point qui est la fondation ontologique de l’optimisme [sourires], la fondation ontologique du vivre comme possibilité effective. Alors ça c’est le premier point, le premier concept.

 

Deuxième point : la trace. Alors naturellement, cette brutale bascule du sens, en elle-même, est évanouissante. Je veux dire en tant que bascule, en tant que ce qui se passe, ça se passe, et dans son passage, ça disparaît. Le sens a effectivement changé, mais la bascule du sens, c’est-à-dire l’incitation énergétique en quelque sorte de la bascule du sens, elle, elle est évanouissante. Mais elle laisse toujours une trace. Alors là aussi on y reviendra, parce que la déduction peut s’en faire, mais il faut la faire. Qu’est-ce que c’est que la trace d’un site ? Qu’est-ce que c’est que la trace d’un événement ? c’est-à-dire la trace d’un point du monde dont le sens a effectivement basculé. Eh bien cette trace est toujours le constat qu’un terme du monde, un élément du monde, qui avait une intensité existentielle très faible ou presque nulle, ou nulle, c’est-à-dire un terme du monde absolument aux confins du disparaître se trouve investi d’une intensité maximale, ou très grande. Autrement dit, le site c’est une bascule du sens d’un terme. La trace c’est toujours un changement d’intensité en un point. Quelque chose en un point change absolument d’intensité. Alors par exemple, vous savez, dans le poème de Valéry, ce point nul c’était la conscience du poète lui-même. Et sa conscience en tant que annulée précisément par l’univers de complicité de la mer et du soleil. Et face à cet univers au fond parménidien, la conscience du poète s’amenuisait jusqu’à n’être presque rien. Et ce qui va se passer lorsque le site marin va se réactiver, c’est que la conscience du poète va au contraire être dans une intensité vitale maximale, elle va pouvoir prononcer « il faut vivre », « il faut tenter de vivre ! », elle va donc se dresser ; là où il y avait le rien d’une certaine manière, il y a une intensité maximale. C’est comme dans l’Internationale, « nous ne sommes rien soyons tout ». Sauf que dans l’Internationale c’est un projet ¾ c’est ça qui n’allait pas du tout. Parce que « soyons tout ! » Là c’est pas ça, c’est : nous n’étions rien nous sommes tout. Il y a un changement de très grande importance. Alors je ne sais pas si c’est applicable au prolétariat ! [sourires] mais c’est en tout cas sous cette forme que se présente toute trace de l’événement, sous la forme d’une mutation d’intensité d’un terme tenu antérieurement pour négligeable ou nul, et qui s’avère d’une intensité exceptionnelle. Alors ça c’est le signe du présent, c’est l’avènement d’un nouveau présent, au sens du temps n’est-ce pas. C’est la création, la constitution d’un nouveau présent qui est le présent post-événementiel. Le présent post-événementiel c’est une intensité inconnue qui se tient là où ne se tenait rien, ou là où se tenait une intensité absolument faible. Et alors c’est ça qui fait qu’il va y avoir institution d’un présent, or je le dis en passant, qu’est-ce que c’est qu’une vérité (dans le “sinon qu’il y a des vérité”) ? Une vérité, en réalité, ce sont les conséquences de la trace. C’est le système général des conséquences de la trace, c’est-à-dire c’est l’effectuation du présent. Une vérité c’est un présent nouveau qui s’effectue. C’est un nouveau présent en voie d’effectuation ¾ c’est-à-dire c’est le déploiement matériel dans le monde d’un nouveau présent. Par conséquent… on a déjà discuté de ce que c’était un nouveau présent ! Un nouveau présent ça veut dire évidemment une nouvelle temporalité générale mais qui s’articule autour de l’intensité du présent. On peut donc dire que une vérité c’est le processus de déploiement du présent comme nouveau présent, comme nouveauté. Et comme l’instauration du nouveau présent c’est l’intensité de la trace, vous pouvez aussi bien dire que le déploiement du présent c’est le déploiement des conséquences de la trace, c’est bien cela. Simplement ces conséquences il faut qu’elles soient agies ! Quand on dit conséquences, ça ne veut pas dire déterminations passives. Il faut qu’il y ait une institution de ces conséquences. Pour qu’il y ait une institution de ces conséquences, il faut un corps. Parce qu’il n’y a pas d’institution des conséquences sans matérialité d’un corps. Il faut donc un corps nouveau. Ça nous amène au 3e : s’incorporer.

 

S’incorporer, c’est s’incorporer au présent ¾ c’est ce qu’on vient de dire. Et on peut en donner une définition précise. Qu’est-ce que c’est que s’incorporer ? Une fois que vous avez le site et la trace… S’incorporer ça veut dire exister dans une identité maximale à la trace, c’est-à-dire se tenir par rapport à la trace qui est elle-même une intensité très grande, se tenir soi-même, exister !… quand je dis soi-même, c’est pas n’importe quelle existence, c’est pas forcément un individu particulier. Ce qui existe s’incorpore au présent s’il existe dans une commensurabilité d’intensité avec la trace. Alors vous voyez bien la métaphore sous-jacente ce serait que par exemple eh ben s’il y a une situation révolutionnaire, et bien s’incorporer c’est participer à la situation, et que quelqu’un qui reste chez lui derrière sa bougie, et bien il ne s’incorpore pas, il est absent du présent, c’est tout. Donc il ne faut pas aller chercher non plus trop loin, ce sont aussi des expériences n’est-ce pas. L’incorporation au présent, c’est quand vous avez le surgissement d’une trace intense qui vous sert de repère pour un rapport à cette trace qui investit le maximum possible de votre existence ou de votre énergie d’existence. C’est ça s’incorporer ! et vous vous incorporez plus ou moins. Il y a des gens qui ne s’incorporent pas du tout, il y a des gens qui s’incorporent absolument, l’incorporation a des degrés. Mais il y a quand même, à un moment donné, une lisière entre s’incorporer (ce qui veut dire être dans une intensité d’existence commensurable à la trace) et ne pas s’incorporer du tout. Ma foi, si quelqu’un fait une rencontre amoureuse mais que il hésite pendant cent ans à s’engager, il ne va pas s’incorporer à la sollicitation, au site et à la trace, et ainsi de suite. Donc l’incorporation, c’est le processus d’entrée dans le présent, c’est comme ça que vous entrez dans le nouveau présent. Vous entrez dans le nouveau présent en existant selon un modèle d’intensité qui est fixé par la trace. Voilà, alors ça c’est l’incorporation.

 

Maintenant, qu’est-ce que c’est que le corps ?! une fois qu’on a définit l’incorporation la définition est assez simple. Le corps c’est l’ensemble des éléments du monde effectivement incorporés au présent, qui s’incorporent au présent. Le nouveau corps est définissable, de façon absolument rationnelle, comme l’ensemble des éléments, des termes du monde, quels qu’ils soient, qui s’incorporent à la trace. On a vue par exemple dans l’œuvre de Valéry que c’était à la fois en effet des fragments du corps du poète, mais aussi l’écume, mais aussi le vent, etc. Encore une fois n’ayons pas le modèle figé de l’individu organique. L’ensemble des éléments du monde qui s’incorporent à la trace va constituer le repérage d’un corps. Et vous voyez que ce corps est nouveau naturellement, parce que la figure de ce qui s’incorpore ainsi dépend du site et de la trace, n’a pas de consistance intrinsèque en dehors du site et de la trace, puisque c’est la trace qui donne la mesure des intensités d’incorporation. L’incorporation va rendre possible le corps, et le corps va être le résultat de l’incorporation, va être le résultat général de l’ensemble des termes qui sont incorporés à la trace événementielle. Alors voilà, là nous sommes dans une séquence relativement claire n’est-ce pas : le site, la trace, l’incorporation, le corps, qui montre comment quelque chose surgit, qui est une matérialité constitutive d’un présent nouveau.

 

Après quoi il faut comprendre le processus, c’est-à-dire comment le corps va supporter un formalisme subjectif qui va déployer le présent. J’ai dit : les conséquences de la trace - mais comment vont-elles être organisées ? quel va être le processus du nouveau corps ? qu’est-ce qu’il va faire ? Pour le savoir nous avons besoin de la notion de point. Car en gros, la réponse va être : ce qu’un corps nouveau peut faire, c’est traiter des points qui ne l’ont pas été. On peut accepter un autre langage, on peut dire : instituer et résoudre des problèmes qui ne l’ont pas été. Mais “point” me paraît plus topologique et donc au fond plus visualisable. Donc il faut que nous sachions ce que c’est qu’un point du monde. Et la réponse c’est : un point, c’est une cristallisation de l’infinité du monde dans le 2, c’est-à-dire dans l’instance du « oui » ou du « non » ; c’est le moment où le monde se présente dans l’éclair de la décision, vous devez dire « oui » ou « non », vous devez trancher quelque chose. C’est ça un point. Un point c’est pas simplement un élément du monde, c’est la comparution de la totalité du monde concerné devant une instance de la décision. Alors là aussi vous pouvez dire… Eh bien, traiter un point, si vous êtes dans une procédure amoureuse, c’est prendre une décision relative au destin de cet amour, une décision où il faut faire quelque chose et pas autre chose, où il faut dire « oui » et pas « non ». Là aussi c’est une expérience simple. Nous connaissons tous, dans tous les ordres possibles de l’expérience, ces moments où nous ne pouvons pas simplement être dans le train du monde, où nous devons faire comparaître le monde, notre monde, le monde dans lequel il y a cette expérience, devant quelque chose qui en formalise la scission, c’est-à-dire quelque chose qui est la forme du consentement ou du non-consentement. C’est ça un point. Donc je proposais de dire : c’est le filtrage de l’infini par le 2. Techniquement c’est une fonction, c’est-à-dire quelque chose qui, à chaque point du monde, fait correspondre un « oui » ou un « non ». C’est ça un point. Chaque point du monde est convoqué à être ressaisi dans l’instance d’une décision. Donc un point, si vous voulez, c’est une décision globale, c’est-à-dire c’est quelque chose qui, bien que parfaitement singulier, n’en est pas moins une comparution globale du monde. Donc c’est le moment où vous pariez le monde. Enfin “parier”… vous allez dire « oui » ou « non », non pas à une seule chose, mais en un certain sens au monde tout entier. Et alors, ayant ainsi défini le point, nous pouvons savoir ce que c’est que affirmer un point. Qu’est-ce que c’est qu’affirmer un point ? Eh bien, affirmer un point, c’est tout simplement dire « oui ». Affirmer un point, c’est traiter la comparution du monde dans un point déterminé selon une réponse affirmative, selon une réponse positive. C’est cela affirmer. Affirmer un point ce sera consentir au présent dans la figure d’une décision effective ¾ pas consentir au présent comme ça en disant eh bien il y a le présent et je vais le chevaucher… Non ! Il s’agit de consentir au présent dans la figure d’un consentement localisé donné à une figure générale. C’est ça affirmer un point. Alors vous voyez, affirmer un point c’est quand il s’est passé quelque chose d’absolument nouveau (disons-le en des termes très simples), il y a de nouveaux regroupements autour de ce nouveau, des corps, et les points du monde sont envisagés autrement, avec d’autres moyens, d’autres instances de la décision, d’autres figures de la comparution. Parce que si le monde est nouveau, il ne l’est pas passivement. Si le monde est vraiment nouveau, vous êtes requis, sommés, et vous devez répondre « oui » ou « non », d’être un des acteurs ou pas de cette nouveauté, c’est ça l’incorporation. Et le processus de l’incorporation se fait point par point, ça nous le savons bien. Prenons là encore l’exemple élémentaire de ce qui suit une déclaration d’amour n’est-ce pas : eh bien, vous avez consenti, mais après il faut traiter la question point par point, c’est-à-dire il va falloir à nouveau consentir et encore consentir, parce que à chaque fois il va y avoir quelque chose qui va faire comparaître le monde enchanté de l’amour dans une figure de la décision singulière. Il va falloir dire « oui », et « oui », et « oui », mais à chaque fois le « oui » est celui d’un point différent, d’un autre mode de comparution du monde. Et donc finalement, un point c’est la question de comment et dans quelles conditions le point est-il affirmé ? On peut dire que les affirmations des points sont le geste fondamental de l’incorporation au présent, dans sa figure prolongée, c’est-à-dire dans sa durée constitutive. Durer, pour un nouveau corps, c’est traiter des points, affirmer des points. Ça nous le savons parfaitement. Il n’y a pas de possibilité d’une durée passive, dans l’ordre qui nous requiert ici, qui est l’ordre de la composition des corps.

 

Alors maintenant nous pouvons définir ce que c’est que (ce sera notre 6e concept) la partie efficace d’un corps. La partie efficace d’un corps se définit au regard d’un point. Etant donné un point, qu’est-ce que c’est que la partie efficace d’un corps ? - alors “corps”, on sait ce que c’est ! Eh bien la partie efficace d’un corps, c’est l’ensemble des éléments du corps qui affirment le point. En réalité ce n’est jamais la totalité du corps qui affirme le point ¾ nous le savons. Ça ce serait retrouver une chimère de la totalisation pure, ce serait l’idée que le corps est dans la perfection de la capacité d’affirmer intégralement tous les points. Non, on requiert toujours une partie du corps ; une partie du corps se trouve requise par un point déterminé, et c’est elle qui va s’engager dans l’affirmation du point. Et on va définir la partie efficace du corps comme l’ensemble des éléments du corps qui affirment le point. Et ça c’est aussi une expérience : nous savons très bien aussi que quand nous affirmons un point, je veux dire quand nous décidons à un niveau global, nous savons très bien que c’est une décision véritable si une partie de nous n’en veut pas, sinon il ne se passe rien n’est-ce pas. L’affirmation doit être prise au sérieux. L’affirmation c’est l’affirmation comme affirmation nouvelle, mais une affirmation n’est nouvelle que si elle est arrachée à quelque chose. Et donc si la partie efficace du corps qui affirme le point n’est pas la totalité du corps. Justement c’est elle qui l’emporte parce c’est elle qui est efficace quant au point. Donc on appellera “partie efficace d’un corps quant au point” tous les éléments du corps qui affirment ce point. Et vous voyez que se fait ainsi une organisation immanente du corps. C’est-à-dire que vous avez une organisation immanente du corps au fur et à mesure que le corps, en traitant des points, voit se distinguer en lui des parties efficaces qui traitent ces points. Donc le corps n’est pas pré-organisé, il s’organise dans le traitement des points. Et ça c’est le côté constructif des choses. Vous avez un procès d’organisation interne du corps à l’épreuve des points successifs. Alors évidemment, on sait aussi ça d’expérience : il faut construire. Vivre c’est construire ! C’est vrai que la vie c’est l’organisation ! Evidemment la vie est toujours organisée. Mais ce que nous disons là c’est que le “vivre” dont il s’agit n’est pas pré-organisé. Au contraire, c’est le traitement des points qui organise du dedans la capacité du corps. Le corps, lui, c’est l’ensemble de ce qui s’incorpore au présent, c’est un geste inaugural. Mais la structuration immanente du corps, son organisation véritable, se fait point par point. Et c’est pour ça qu’en ce sens, il n’y a d’organisation que dans les épreuves - si on appelle épreuve le traitement d’un point. C’est une épreuve au sens où, malgré tout, ce n’est jamais la totalité du corps qui affirme le point. Donc vous avez une structuration, une stratification interne du corps qui se fait point par point. Vous avez donc une augmentation, ou une sédimentation de l’efficacité du corps qui n’est jamais globale mais qui est une organisation interne à l’épreuve des décisions successives. Et c’est ça une partie efficace.

 

Et alors, “organe”, le dernier concept. Eh bien on appellera organe l’existence d’une sorte de synthèse d’une partie efficace, c’est-à-dire si vous voulez, ce qui concentre la partie efficace, ce qui en est l’enveloppe ou l’affirmation synthétique. Ça existe ou ça n’existe pas ¾ ça peut exister. Quand vous avez comme ça une synthèse de la partie efficace, tout point comparable sera traité sera traité par l’organe, qui est comme un point de concentration maximale de la partie efficace. Et donc, petit à petit, le corps se dote d’organes appropriés aux points qu’il doit traiter, et qui sont des synthèse d’efficacité, des synthèses d’affirmation du point. L’organisation suprême du corps, c’est la construction interne des organes appropriés aux points. Donc il est bien vrai qu’en un certain sens le corps naît sans organe - le concept de corps sans organe est comme vous le savez un grand concept deleuzien. On accordera que, en un certain sens, le corps est d’abord incorporation. Et en tant qu’il est incorporation il n’est pas immédiatement organique, il est incorporation sous le signe de la trace événementielle. Donc il est un regroupement d’intensités. Il est un regroupement de ce qui accorde au présent son existence. Et c’est dans le devenir de cette incorporation qu’il va se structurer du dedans, dans la forme organique, c’est-à-dire se doter d’organes adéquats. Par exemple, si vous prenez la révolte des gladiateurs de Spartacus, eh bien au début, il y a une poignée de gladiateurs, c’est quand même ça le corps. Qu’est-ce qui s’est passé en vérité ? Là c’est très clair, le site c’est un brusque changement de sens de la position des gladiateurs. Les gladiateurs sont des gens qui sont dressés au combat comme spectacle et, ce “dressé au combat comme spectacle” va basculer comme “dressé au combat contre l’Etat romain” - c’est la même chose : “dressé au combat”, sauf que le sens de ce “dressé au combat” va basculer complètement (ça c’est le signe). La trace, c’est un changement complet de la subjectivité de l’esclave puisque au fond, le seul énoncé des esclaves sous la direction de Spartacus c’est : « on veut rentrer chez nous ». Ils ne voulaient pas du tout faire la révolution communiste. Leur énoncé fondamental c’est : « on veut rentrer chez nous ». Ils vont d’ailleurs tenter de passer par le Nord pour ensuite aller voir s’ils trouvent des bateaux dans le Sud… Mais cet énoncé est une trace absolue, parce que, effectivement, quant à ce qu’est la liberté de décision de l’esclave, il est une mutation d’intensité absolue évidemment. Mais vous voyez bien, tout le problème va être que, petit à petit, il va y avoir la guerre. Justement, l’Etat romain va envoyer les légions contre ces gens-là. Il va y avoir la guerre et donc, il va y avoir la question de comment se construire, de l’intérieur de ce qui est une révolte, au départ d’une poignée de gens qui veulent rentrer chez eux… Peu à peu va se construire une armée, c’est-à-dire que le corps, là, le corps en vérité, c’est un corps militaire fondamentalement. Le corps militaire qui va se construire à partir de la révolte initiale. Et on voit très très bien comment la structuration organique de ce corps va être tout le problème. Par exemple : comment affronter la cavalerie ? comment se doter d’organes spécialisés capables de faire le siège de villes ? comment résister à ceci ou à cela ? comment traiter la masse énorme des esclaves désarmés qui suivent le train ?… des femmes, des enfants, tout ça. Et à chaque fois il va falloir que la structuration interne des choses suive le devenir du corps, sous une maxime qui va être intouchée et qui va être : « nous, esclaves, qui normalement ne pouvons et ne voulons rien, nous pouvons et nous voulons rentrer chez nous ». Voilà un exemple, dans la durée immanente des choses, de ce que c’est que la structuration interne du corps, point par point. Au début, eh bien, ils eurent à égorger les propriétaires du cirque des gladiateurs mais après quand il fallut affronter des légions, eh bien il leur fallut traiter des points. Il faut traiter des points absolument nouveaux. Et on voit très bien le devenir, point par point de la structuration de l’armée des esclaves, qui vont tout de même tenir plus de deux ans. C’est énorme, c’est énorme, devant des légions envoyés successivement. Dans cet exemple vous avez une corrélation entre ce qu’est le site initial qu’est la trace subjectivable de ce site, ce qu’est l’incorporation ¾ alors là, l’incorporation, pour un esclave à l’époque, c’est vraiment on rallie ou on rallie pas ; vous aviez tous les cas de figure : les ralliés de la première heure, ceux qui s’incorporent directement à l’armée, ceux qui restent sur la touche, etc. Et puis le corps de l’armée des esclaves. Et la stratification interne des parties efficaces se fait point par point. Et puis à la fin vous avez l’apparition de véritables organes, d’une cavalerie des esclaves, des appareils de siège des esclaves, etc. Voilà. Je disais cela parce que ça fait image de ce que, effectivement, l’organicité du corps qui, vous le voyez ici, n’est pas du tout un corps biologique, c’est un corps militaire… L’organicité interne de ce corps est un développement point par point, elle n’est pas pré-formée. Il n’y a pas, surgi d’on ne sait où, le corps organisé de l’armée des esclaves. Il y a le devenir, point par point, dans des affrontements successifs où il faut prendre des décisions limitées et constructives, il y a une sédimentation interne de la construction de ce corps.

Et alors ça nous permet de conclure provisoirement sur une définition de ce que c’est que “vivre” ¾ on en donnera plusieurs. On pourrait dire : vivre, c’est participer point par point à l’organisation d’un corps. Voilà, je vous laisse là-dessus.

 

Le séminaire est interrompu, plusieurs séances à la suite sont annulées.

La dernière séance manque ici.

 

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