IMAGES DU TEMPS PRESENT (II)
Alain Badiou (2002- 2003)
(Notes de Daniel Fischer)
9 OCTOBRE 2002 1
23 OCTOBRE 2002 4
4 DECEMBRE 2002 6
Démocratie 7
Guerre 8
18 DECEMBRE 2002 8
Indifférence au nombre 9
Indifférence au régime établi du possible 9
Indifférence aux particularités 10
Indifférence à l’antinomie supposée de l’autoritaire et du
tolérant 11
Indifférence à la répétition et à la projection quand elles
sont séparées 11
26 FEVRIER 2003 12
14 MAI 2003 15
4 JUIN 2003 17
Articulation
avec le séminaire de l’année dernière.
La question posée,
et que nous allons continuer de traiter cette année, est la suivante :
Hegel a-t-il raison quand il affirme que la philosophie vient toujours trop
tard, qu’il y a en elle constitutivement une dimension rétroactive (la fameuse image de l’oiseau de Minerve ...).
Autrement dit : y a-t-il possibilité pour une philosophie d’être réellement
contemporaine de son temps, d’être adéquate à son propre présent ? Ce qu’elle
dit est-il éternellement condamné à être de l’ordre de l’après-coup, ou bien y a-t-il espoir qu’elle puisse être, dans
certaines conditions, « dans le coup » ?
Rappel sur les
quatre points qui délimitent notre investigation : les emblèmes, le pouvoir nu,
l’exception, le système.
Nous avons
consacré l’année dernière à l’examen des deux premiers termes. Je rappelle que « démocratie »
est selon moi le nom principal de l’emblème du temps présent, son signifiant-maître.
J’ai dit également à son propos qu’il en est la vache sacrée.
Un propos qui n’est peut-être pas
bien passé. Peut-être la vache s’est-elle sentie piquée ... Quoi qu’il en soit,
il n’est pas exclu que cela ait à voir avec les menaces qui émanent actuellement
du Collège International de Philosophie quant à la poursuite même de ce séminaire
... Affaire que je vous invite à suivre de près ...
Quant au
pouvoir nu, je résumerai ce que j’en ai dit de la façon suivante : il est
ce qui contraint le sujet, le plie, en vue du face-à-face
avec la marchandise.
Les exceptions feront la matière du séminaire de cette année.
Et je terminerai l’an prochain le dernier volet de ce
triptyque en considérant le système et ses failles ; nous nous poserons
alors la question de la « vraie vie », renouant ainsi avec l’antique
tradition de la sagesse.
Retour auparavant sur la démocratie, et plus précisément la
démocratie dans son rapport avec la liberté. En quel sens ces deux notions
sont-elles liées ? Il est entendu que la démocratie est antinomique de l’interdiction,
de la proscription. La démocratie, c’est une restriction des interdictions -
restriction en outre dynamique : de moins en moins d’interdictions, et à
la limite, ô bonheur, plus d’interdictions du tout. La démocratie contrevient
donc aux empêchements à la liberté de circulation, de réunion, de presse etc.
Mais il n’est pas sûr que la liberté puisse se contenter d’une telle corrélation
négative. Imaginons que tout puisse être
dit publiquement, que rien dans le dire public ne soit frappé d’interdit. Cela
n’implique aucunement qu’il y ait quelque dit que ce soit ; il est même
possible - supposition extrême, mais en toute rigueur concevable - que, dans
ces conditions, rien ne soit dit.
Contre-exemple : le 17ème siècle, époque d’interdictions rigoureuses
(défense de parler en mal du roi, de la religion catholique etc.), pendant
laquelle beaucoup de choses ont pourtant été dites, et sans doute plus qu’aujourd’hui.
Cela n’établit évidemment aucune supériorité de l’interdit sur l’absence d’interdit
...
Ce qui pose problème en réalité avec cette conception de la
démocratie - qui est justement la démocratie comme emblème de notre présent - c’est
que la liberté effective y est liée à l’extension des possibles. C’est une conception faible selon moi au regard de ce qu’est
la démocratie réelle, à savoir une confrontation avec l’impossible. Un dire réel n’a pas à voir avec l’extension des possibles
mais, comme je le soutiens depuis longtemps, avec la création d’un possible
antérieurement tenu pour impossible.
***
J’avais soutenu l’année dernière
la thèse selon laquelle nous sommes dans un moment où il n’y a pas de
monde ; ou encore : notre temps
est un temps intervallaire, situé
entre un monde déjà clos et un monde pas encore né. Je le dirai aujourd’hui
ainsi, en référence à Mallarmé : il n’y a pas de présent.
Cet énoncé peut vouloir dire
plusieurs choses différentes.
1) « Il n’y a pas de présent »
peut signifier que ce qu’il y a est absorbé, péremptoirement, par une tyrannie
du passé. L’époque, en coalescence avec son passé, est sans projet propre ;
c’est une époque essentiellement de continuation, une époque plate. La
subjectivité correspondante est une subjectivité de sur-vie, en ce sens que la
vie est perçue comme continuité d’elle-même dans la répétition de ce qui la
fonde. Sa visée ne dépasse pas la simple persévérance de son être.
La temporalité d’une telle époque
est celle de la tradition :
imitation et répétition. Elle n’est cependant pas incompatible avec un certain
type de changement, à condition que l’élément de stagnation puisse être, de façon
apparemment paradoxale, dominant dans ce changement. On sait bien que l’agitation
de la modernité est compatible avec l’idée selon laquelle il n’existe rien d’autre
que la continuation de cette agitation même : c’est un temps de la
nouveauté incessante ou chronique, mais sans novation véritable, sans rupture.
Vous avez une illustration de ce
qu’est vraiment l’univers de la tradition,
avec ce qu’il peut avoir d’immuable, d’inentamé par le passage des siècles,
dans ce poème de Saint-John Perse, qui fait entendre, à l’intérieur de la
figure épique du changement, la rencontre sidérée avec l’univers de la
tradition, dont l’image absolue est représentée pour lui par les hauts plateaux
des Andes :
lecture
du poème de Saint-John Perse : Vents 4ème livre, section 2
Par contre vous trouverez l’agitation
incessante chez Brecht :
lecture
de B. Brecht : « Gloire éteinte de la gigantesque cité de New York »
(Poèmes vol. 3)
2) Mais « Il n’y a pas de
présent » peut aussi signifier que l’avenir exténue le présent de part en
part. C’est ce qui se produit quand le sens en acte de tout ce qui est est au
futur, quand le projet dévore le présent lui-même. Temporalité qui est certes,
au 20ème siècle, celle de l’avenir radieux de la construction du
socialisme, mais qui déjà était à l’œuvre au siècle précédent à travers l’idée
de progrès. C’est Victor Hugo qui a donné sa forme poétique à cette idée d’un
présent arrêté dans sa souffrance métaphysique (V. Hugo est un grand poète du
sang et de la nuit, sa grandeur épique est dans le face-à-face avec la
terreur), mais trouvant son sens ultime dans une clause rédemptrice : l’avenir.
De même qu’il y a une séparation chez Saint-John Perse entre le temps épique et
celui de la tradition, il y a chez Hugo une disjonction entre l’horreur
nocturne et la promesse de l’avenir. Elle est par exemple matérialisée par le
blanc qui, dans le texte, ouvre le finale du poème Ce que dit la bouche d’ombre [in Les Contemplations] :
Tous ces sombres cachots qu’on
appelle les fleurs
Tressaillent ; le rocher
se met à fondre en pleurs ;
Des bras se lèvent hors de la
tombe dormante ;
Le vent gémit, la nuit se
plaint, l’eau se lamente,
Et, sous l’œil attendri qui
regarde d’en haut,
Tout l’abîme n’est plus qu’un
immense sanglot.
Espérez ! espérez !
espérez, misérables !
Pas de deuil infini, pas de
maux incurables,
Pas d’enfer éternel !
Les douleurs vont à Dieu, comme
la flèche aux cibles ;
Les bonnes actions sont les
gonds invisibles
De la porte du ciel.
C’est ce que j’appellerai une
vision en projection.
3) Selon moi, il ne suffit pas d’attribuer
l’absence de présent à la répétition sans projet. Pour qu’il y ait un présent
ni répétition ni projection ne doivent être en position dominante. La condition
du présent c’est une interférence conflictuelle de répétition et de projection.
Il ne saurait y avoir un présent que s’il existe des expériences où se donne,
obscurément, la co-présence d’éléments de répétition et d’éléments de
projection. Conception qui est dans la lignée de Mallarmé et plus précisément
du Mallarmé qui écrit en 1895 le texte intitulé L’action restreinte. Le séminaire de cette année sera en quelque sorte
un commentaire de ce texte.
Il n’est pas de Présent,
non - un présent n’existe pas ... faute que se déclare la Foule, faute - de
tout. Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain, désertant,
usurpant, avec impudence égale, quand du passé cessa et que tarde un futur ou
que les deux se remmêlent perplexement en vue de masquer l’écart.
De cette théorie du présent, je
dégage les éléments suivants :
1) Un présent doit exister pour
qu’on puisse se déclarer son contemporain. Car le présent peut ne pas exister
et se déclarer alors avec fracas son contemporain (« je suis moderne, moi ! »)
relève tout simplement de l’impudence.
2) Le présent est problématique
lorsque le temps est intervallaire (quand du passé cessa et que tarde un
futur). C’est le diagnostic que fait
Mallarmé pour son temps, qui est un temps où l’époque des grandes révolutions,
des grandes créations, appartient au passé et où ce qui va venir à sa place n’est
pas encore connu - un diagnostic que l’on peut reproduire aujourd’hui.
3) Le présent ne se réduit pas à
la simplicité de la présence, il est une construction complexe qui implique une co-présence du passé et du
futur. Il n’y a pas de construction possible d’un présent s’il n’y a pas recouvrement
du passé et du futur. Quand un présent n’existe pas, c’est que cette complexité n’est pas nouée.
4) Ce qui constitue le présent c’est
la déclaration de la Foule. Faute de
quoi, il n’y a rien. Le présent est une création collective, quand bien même « la Foule », soit
le sujet de la déclaration, serait réduit à une seule personne.
5) Quel est le contenu de cette
déclaration ? C’est qu’en un point au moins la répétition est indiscernable de
la projection ; ce qui peut aussi se dire : il y a une capacité
projective qui s’indexe sur la répétition, qu’elle fait bifurquer, à laquelle
elle donne une autre signification ; ou encore : il y a dans la répétition
quelque chose qui l’exhausse dans la projection. C’est au fond le sens même du
mot « révolution » : dans une révolution, quelque chose est
emporté, en spirale, dans un nouveau cycle. Et il importe de se représenter le
présent comme un tel emportement. Il n’y a de révolution qu’à la condition que
les traditions soient révolutionnées. L’idée d’un commencement absolu, idée si
prégnante tout au long du 20ème siècle, va avec le désir que les
traditions soient anéanties; mais ce qu’en ce cas on risque de récolter c’est
le retour de ces mêmes traditions. Ce que désigne la déclaration c’est le présent
en tant qu’il est la co-extension de la répétition et de la projection, sur le
fond d’un emmêlement, d’une perplexité – il y a une mise en obliquité ou une
torsion exercée sur la tradition pour la brancher sur la projection, une électrification
de la tradition, par quoi la répétition est emportée, la tradition est
transfigurée. Tout ceci est assez proche de ce Deleuze appelait « synthèse
disjonctive » [car la disjonction seule, telle que pouvait l’illustrer
tout à l’heure le poème de Hugo, ne suffit pas].
Notre question cette année sera :
qu’est-ce qui rend possible quelque chose comme une déclaration ? Ce qui
se confond avec la recherche de ce qui rend possible une exception.
Nous commencerons la prochaine
fois par l’identification des critères formels d’une exception. Je vous en
donne d’ores et déjà le plan.
1) Point d’irréductibilité
à la circulation marchande
Démonstration
Contemplation
Action
(sous certaines conditions)
Passion
2) Qui ne se tient pas sous l’emblème
démocratique – impliquant une quintuple indifférence
au nombre
au régime établi du possible
aux particularités
à l’antinomie supposée de l’autoritaire
et du tolérant
à ce qui sépare la répétition de
la projection
Nous avons dit la dernière fois
qu’il n’y a de présent que lorsqu’il n’y pas d’écart repérable entre ce qui
insiste du passé et ce qui se laisse anticiper de l’avenir. Thèse qui s’oppose à
celle du commencement radical, pour laquelle il n’y a de présent que par l’arrêt
de ce qui insiste de la répétition. Mais thèse qui s’oppose aussi à la
conception actuelle d’un présent dilaté, tout juste accompagné d’un petit passé
(le passé large est méprisé en tant qu’archaïque) et d’un petit futur (le futur
large est quant à lui critiqué en tant qu’utopique) ; ce présent trouve
son symbole dans la temporalité boursière, c’est le présent des affaires. Car
la tâche, pour aujourd’hui, c’est de réinjecter à la fois une mémoire longue et
la puissance d’un projet. Elle ne saurait plus avoir pour maxime « du
passé, faisons table rase », car de cela le Capital s’en charge fort bien ;
au contraire, ce que l’on tend à nous faire considérer comme des vieilleries
(par exemple : la défense du service public) est susceptible de revêtir
une signification progressiste. Il nous faut construire un avenir qui réincorpore
le passé dans toute son amplitude et la philosophie peut se révéler ici éducatrice.
Il s’agit en effet de la seule discipline pour laquelle des problèmes soulevés
au 4ème siècle avant JC sont d’une actualité brûlante. Platon caractérisait
la philosophie comme « long détour » ; il faut y entendre non
seulement le détour requis par le déploiement discursif de l’argumentation,
mais aussi la grande amplitude temporelle dont la nécessité est inscrite par la
philosophie. C’est sa façon à elle de lutter contre ce grand facteur d’oppression
qu’est le temps (la dépossession temporelle, l’achat du temps, sont liés de façon
essentielle au salariat). Cet autre temps
n’a pas de venue objective, il ne peut être que déclaré.
Qu’est-ce qui aujourd’hui est déclaré ?
Formellement, une déclaration
requiert 1) qu’il y ait un point d’irréductibilité à la circulation marchande et
2) que ce point ne soit pas homogène à l’emblème démocratique.
1) Une déclaration requiert qu’il
y ait un point, au moins, qui soit hétérogène au pur et simple échange. Une déclaration
n’est pas échangeable, elle ne circule pas, elle ne se monnaie pas. Une déclaration
n’est en particulier pas échangeable contre une autre déclaration : la réponse
à une déclaration d’amour, c’est une autre déclaration, il n’y a pas d’échange
entre ces deux déclarations - l’amour lui-même est d’ailleurs tout sauf un échange.
Une déclaration est entièrement dans le risque de sa proposition - avec le
risque (pensez justement à la déclaration d’amour) de ne pas être entendue et
de devoir en ce cas insister (dans un
risque en général grandissant).
Quelques exemples de déclaration
A. Le paradigme le plus simple,
et le plus ancien, de la déclaration c’est la démonstration. Car qu’on la comprenne ou pas, la démonstration
mathématique n’est pas négociable : elle comporte cet élément d’autoritarisme
absolu qu’elle est à prendre ou à laisser. C’est en vérité pour cette raison même
que la philosophie s’est originellement connectée à la mathématique (et c’est
aussi la raison pour laquelle, aujourd’hui, la démonstration mathématique, en dépit
des coups de chapeau adressés à la science, est en réalité si mal vue).
B. La contemplation. C’est ce qui se produit lorsque,
par exemple, vous tombez en arrêt devant une statue dans un jardin public.
Cette statue ne vous propose rien d’autre que sa contemplation, il n’y a là
rien qui ouvre à un circuit d’échange (à moins que vous ne soyez marchand et
que vous ne vous demandiez combien vous rapporterait le vol de cette statue).
Dans cet arrêt, il y a une butée du présent sur lui-même, même si cette statue
récapitule ou cristallise en elle une immense généalogie (d’art) qui, en tant
que telle, n’est pas présente. Cette contemplation est à soi même sa propre
fin. Si vous êtes un philosophe platonicien, on vous accordera cependant que
cette contemplation - de même que la contemplation des beaux corps en général -
est une étape sur le chemin de l’Idée (cf. Le Banquet) [et qu’une telle contemplation, combinée à la démonstration
des théorèmes, a de quoi remplir honorablement une vie].
C. L’action, vous pouvez la rencontrer dans
une manifestation, ou dans une émeute, voire, il n’est pas interdit de rêver,
dans une insurrection (mais aussi bien dans une simple réunion ou un
attroupement de hasard). Elle est un surgissement qui constitue son propre présent.
Une véritable manifestation, vous le savez, est intraitable, tandis qu’une manifestation absorbée dans le faux
présent, une manifestation où les manifestants se rassemblent tristement derrière
des calicots usagés pour une « journée d’action », est déjà
traitée.
D. Passion. Soit une nuit d’amour absolu
partagé(e). Ici, c’est un élément extatique qui fait surgir le présent comme
absoluité. Et à l’évidence il est aussi intraitable, aussi irréductible à tout
calcul, que les exemples précédents.
Le présent qui est constitué dans tous ces cas instaure une
subjectivité d’indifférence absolue à
ce qui n’est pas lui - dimension d’indifférence qu’il faut assumer : si
vous êtes plongé, réellement, dans la résolution d’un problème mathématique,
tout le reste ne compte plus à ce moment-là ; et c’est également vrai pour
chacun des autres exemples. On voit ainsi que la construction du présent véritable
n’est pas dans la suppression pure et simple de la tradition, ou de la répétition
(thèse du commencement absolu), mais qu’elle comporte une structure d’isolement - isolement de ce qui est en question par rapport à
la temporalité générale. L’univers entier existe alors subjectivement en un point, et ce point est le lieu du présent. Ce n’est que dans un deuxième temps que
se produit une sorte de dilatation à partir de ce point, et que s’effectue un retour au monde. L’univers
ordinaire est alors re-disposé autrement, il est ré-habité à partir d’un autre
temps, d’un autre présent.
De ces expériences d’isolement,
ou d’exception, on peut dire qu’elles ne sont pas si exceptionnelles que ça,
mais aussi et surtout qu’elles valent universellement.
Dans le temps de dilatation secondaire dont elles sont le foyer, c’est leur
valeur universelle qui fait retour au monde ; ce qu’il y a dans un moment
d’amour véritable, si singulier fut-il, vaut pour l’univers tout entier.
On peut alors parler de création, au sens où une véritable création comporte la
possibilité d’un nouveau monde. Je le dis souvent : ce qui compte ce n’est
pas que du possible soit effectué (qui est l’idée que l’on entend par exemple
dans la maxime : « la politique, c’est l’art du possible »),
non, ce qui compte c’est que du possible soit créé : c’est que soient attestés des possibles
antérieurement inaperçus ou tenus pour impossibles. Quand un possible est créé,
c’est qu’un point d’impossible a été touché – ce qui est, vous le savez, la
définition même que Lacan donne du réel.
Puisqu’il est question de lieu,
je vous informe que les ombres qui pesaient sur ce séminaire et dont je vous
avais parlé la dernière fois se sont dissipées. Une vérité est toujours au départ
située en un point et ce point doit être élaboré comme un lieu. Ces avatars
montrent que la protection du développement d’une idée passe par la protection
d’un lieu.
Les exceptions au régime du faux
présent sont donc, d’un point de vue formel, de l’ordre de la démonstration, de
la contemplation, de l’action ou bien de la passion. A quoi
s’opposent-elles ?
La démonstration s’oppose à la
discussion, au débat d’opinions ; pour Platon, la démonstration était même
la thérapeutique exemplaire contre le débat (sophistique) d’opinions ; ce
qu’il reprochait avant tout à ce dernier, c’est qu’il met en jeu un principe de
prestige et non un principe de vérité. La discussion est en dernière instance
une épreuve rhétorique.
La contemplation, elle, s’oppose
au jugement, à l’opinion sur les oeuvres. Que le jugement se donne sous sa
forme la plus élémentaire (« Ouais, ça me plaît ») ou bien sous une
forme plus élaborée, son rapport subjectif à l’art est normé par les opinions.
La contemplation n’est pas au service d’un jugement (la contemplation est
autosuffisante, gratuite), tandis que le jugement est ce qui argue de la contemplation
pour entrer dans la circulation, il est même essentiellement destiné à circuler
(le jugement n’est finalement rien d’autre que la modalité circulante de
l’art).
Quant à l’action, c’est à la
gestion qu’elle s’oppose. L’action est incapable de gérer, car elle est dépourvue
des principes mêmes de la gestion. A l’époque de la 3ème
Internationale, il y avait des « manuels d’insurrection », j’en ai
personnellement lu, qui donnaient des conseils très judicieux concernant la
pratique de l’insurrection ; ils avaient pour but de tirer la leçon des
expériences du passé, c’est-à-dire principalement d’éviter de reproduire les
erreurs qui avaient permis les hécatombes de juin 1848 et de mai 1871. Le
problème, c’est que, depuis, il n’y a pas eu une seule insurrection ; il y
a eu autre chose dans l’ordre de la politique émancipatrice, des foyers de
guérilla, la guerre populaire prolongée en Chine etc. mais d’insurrection sur
le modèle « recommandé » par les manuels, pas une seule. On peut en
tirer la conclusion que la nouveauté que représentait l’insurrection russe (en
particulier par rapport à la Commune de Paris) ne se laisse pas disposer dans
un manuel. C’est que, principiellement, l’action est cette part de l’agir qui
précisément n’est pas gérable, et par conséquent dont il n’y a pas de manuel.
C’est également vrai d’ailleurs pour une nuit d’amour. Les manuels du bien jouir
ont ceci de véritablement pornographique qu’ils prétendent soumettre à une
gestion ce qui est de l’ordre de l’ingérable. Ils sont en outre parfaitement
ridicules au même titre que leurs homologues en tout genre, car il y a
aujourd’hui des manuels pour tout, et qui disent tous (pour cette raison
même que tout ce dont ils traitent est censé être absorbé dans le gérable) :
« il n’y a pas de présent » - il y a même des manuels pour la
singularité (« comment être pleinement vous mêmes »), dont l’échec
inéluctable est inscrit dans le projet lui-même : car si vous vous
conformez à tels manuels, vous pouvez être assuré, fort logiquement, d’être
comme tout le monde ...
A quoi la passion
s’oppose-t-elle ? Ce pourrait être à la jouissance (à la jouissance sans
passion), ainsi que le séminaire de l’année dernière pourrait le suggérer; mais
dire cela ce serait trop médire de la jouissance. Je pense plutôt que la
passion s’oppose à la consommation. Dans l’univers de la consommation, on peut
toujours trouver sur le marché l’objet de sa passion ; et inversement, il
n’est pas de passion qui n’ait son objet. La propagande sur ce point est
incessante, je pense ici à l’espace publicitaire - au sens large, i.e. incluant
par exemple les slogans politiques. Il faut au contraire dire fermement que
l’autre est tout sauf un objet. Il y a certes des objets qui sont mis en jeu
(chacun fait comme il peut avec son désir), mais, fondamentalement, il n’y a
pas d’objet de la passion.
C’est là que s’effectue le
véritable partage entre le présent ordinaire et le présent d’exception :
car celui-ci n’est pas dans l’enchaînement de l’objet. Le présent véritable est
un présent inobjectif. A l’inverse, le
présent ordinaire, celui du monde marchand, est sous la loi de l’objet ;
et je ne pense pas uniquement à la profusion des marchandises que propose ce
monde, mais plus essentiellement à ceci que ce monde prétend qu’il n’y a pas,
qu’il ne saurait y avoir, de subjectivité inobjective. Qu’est-ce qu’une subjectivité
inobjective ? C’est une subjectivité conçue à partir d’elle-même, dans
l’affirmation de soi, dans la gratuité de sa propre assomption, et partant sans
objectivité assignable. Elle ne peut pas circuler, à l’évidence, car par
définition il n’y a que les objets qui circulent. L’enjeu est qu’il soit
possible qu’une subjectivité se constitue qui ne dépende pas d’un objet. Elle
ne dépendrait de rien alors ? C’est précisément ce que soutient la thèse
du commencement absolu. L’idée que je défends, quant à moi, c’est qu’il y a des
conditions pour l’advenue d’une
subjectivité inobjective. Le sujet de la liberté moderne n’est pas un sujet
inconditionné. Que peut être, pour un sujet, une condition qui ne soit pas dans
la forme de l’objet ?
« Il n’est pas de Présent
», écrivait Mallarmé peu après l’écrasement de la Commune de Paris. Une propagande
incessante cherche aujourd’hui à nous en convaincre et que les choses sont
excellentes ainsi. Pour s’attaquer au présent véritable en tant qu’il est,
comme nous l’avons vu, coextension du passé et de l’avenir, il y a une manière,
largement employée de nos jours, qui consiste à raturer des segments entiers du
passé[1].
Ce dont il s’agit en l’occurrence, concernant tout spécialement les
subjectivités révolutionnaires, c’est moins de les rendre odieuses que de les
rendre inintelligibles – opération que je propose de qualifier de
« thermidorienne ». Elle va totalement à l’encontre de toute une
tradition, qui remonte au moins jusqu’à Plutarque (Vie des Hommes illustres), pour laquelle on soutient au contraire le présent
dans une certaine clarification des figures subjectives du passé. De la même
façon, on cherche à tout prix à nous convaincre que le monde change à toute
allure et le seul fait de se retourner vers le passé fait instantanément de
vous un archaïque ou un ringard, le passé devenant à nouveau inintelligible. Ce
qui est réactionnaire, ce n’est pas le passé en tant que tel, mais le passé
quand il est rendu inintelligible.
Toute cette infrastructure
propagandiste a pour axe majeur, je le répète, de nous convaincre qu’il n’y a
pas de présent. Ce qui est la condition subjective exigée pour le face-à-face
avec la marchandise. Or je soutiens que si les gens pensaient le contraire, à
savoir qu’il y a un présent, ils
préféreraient toujours, en dernier ressort, le présent à la marchandise ; c’est ma vision
optimiste de l’humanité … L’humanité a été désarmée du présent.
A cette propagande, il faut
opposer une contre-propagande qui a pour but d’attester les points de présent.
Ce qui, depuis Platon, est la tâche de la philosophie.
**
LECTURE
DE DEUX TEXTES DE RIMBAUD TIRES DES ILLUMINATIONS : « Démocratie » ; « Guerre »
Pourquoi ce titre ? Pour
Rimbaud, le mot de « démocratie » est à entendre sous la prescription
coloniale, tous les exégètes sont d’accord là-dessus. Ils rappellent que
Rimbaud s’était engagé dans l’armée hollandaise et avait participé à une
expédition coloniale à Sumatra (en 1876 ?). Ce texte porte peut-être la
marque de cette expérience. La thèse de Rimbaud c’est que la démocratie, on
sait ce que c’est quand on connaît la réalité militaire coloniale. On peut
alors décrire ce qu’est le « sujet démocrate ». La méthode est
bonne en effet : on saura véritablement ce qu’est le sujet démocrate en le
considérant en situation d’exportation, c’est-à-dire en le décrivant là où il
n’y a pas la démocratie. Résultat : une « illumination », le
démocrate illuminé par les lampions coloniaux, c’est-à-dire le démocrate sous
la forme du légionnaire.
Le texte est plutôt clair. C’est
le démocrate qui parle [le texte est entièrement placé entre guillemets] et qui
dit : notre patois étouffe le tambour
(notre langue de « civilisés » étouffe celle des indigènes) ; aux
centres (i.e. dans les villes – à moins que
ce ne soit au cœur de la métropole) nous alimenterons la plus cynique
prostitution (à entendre
littéralement ; mais aussi au sens plus large de trafics en tous genres :
les petites sociétés coutumières seront ainsi ruinées et plongées dans
« les eaux glacées du calcul égoïste », pour reprendre l’expression
utilisée par Marx pour décrire les effets de dévastation du Capital sur les
sociétés traditionnelles) ; nous massacrerons les révoltes
logiques (la logique elle-même, i.e. le
principe de cohérence minimal de l’existence humaine, on la massacrera aussi). Aux
pays poivrés et détrempés ! (la
cambrousse, par opposition aux villes) – au service des plus
monstrueuses exploitations industrielles ou militaires (se passe de commentaires). Au revoir ici,
n’importe où (l’abstraction impériale
transforme le « ici » en « n’importe où », elle ne prend
pas en compte le « ici » dans la signification qu’il a pour les gens,
sa logique n’est pas celle de l’appropriation d’un lieu – ce qui est quand même
une singularité de l’impérialisme moderne par rapport à l’impérialisme antique,
le romain par exemple : quelle que soit la violence que Rome mettait en
œuvre pour soumettre les peuples (et elle était grande), une fois les peuples
soumis, ceux-ci étaient intégrés à un ensemble plus vaste qui s’efforçait de maintenir
la coloration particulière qui leur était attachée, coloration mise même en
valeur afin que l’empire puisse se targuer de sa propre diversité ;
l’Egypte devait être sous la loi romaine, mais il fallait qu’elle demeurât
l’Egypte. Rien de tel avec l’impérialisme moderne, dont l’essence est la
création d’un « n’importe où » général, en dehors de lui-même comme
au dedans. Un des traits de la barbarie contemporaine est de traiter les lieux
comme s’ils n’étaient pas des lieux, mais des points équivalents dans un espace
homogène ; tout lieu est soumis à la logique de l’aéroport, celle d’un
« n’importe où » absolu). Conscrits du bon vouloir (on croirait une prémonition de nos soldats des
droits de l’homme ; tout ce passage pourrait d’ailleurs avoir été écrit
non pas il y a 125 ans mais hier ou il y a 3 ans – mais n’est-ce pas ce que
l’on attend des poètes : une formulation en avance d’un, deux ou trois
siècles sur leurs contemporains …La présentation est ici
hypothético-déductive : si
nous sommes des soldats de l’impératif moral, des conscrits du bon vouloir, alors nous aurons la philosophie
féroce ; si nous sommes ignorants
pour la science, alors la seule subtilité
qui nous reste c’est d’être roués pour le confort, celui du civilisé occidental. Dans tous les
cas : indifférence absolue au monde, la crevaison pour le monde
qui va. A l’épreuve d’un réel, le réel de
l’empire colonial, le génie de Rimbaud a eu l’intuition que sous le mot
« démocratie » se loge en définitive une disposition essentielle
d’indifférence au monde. Comme on
nous le répète tous les jours : c’est cela la modernité, la
vraie marche, une combinaison de férocité,
d’ignorance et d’intérêt.
Ce texte présente un projet,
celui d’une figure subjective qui soit hétérogène au monde. La guerre projetée, qu’elle soit de droit ou de
force (i.e. impliquant la violence ou bien
ne l’impliquant pas forcément), installe une logique qui surprendra le monde,
une logique bien imprévue. Pour
Rimbaud, la question du monde est d’ordre logique, ce à quoi je souscris totalement :
il s’agit de créer une logique nouvelle, bien imprévue, remplaçant celles qui ont, selon
« Démocratie », été massacrées. En avant, route pour une nouvelle logique ! Quels en sont les
appuis ? C’est d’abord la clarté ou la clarification : certains
ciels ont affiné mon optique, et ce pour
l’appréhension de la multiplicité subjective la plus vaste possible, une
multiplicité qui puisse couvrir le spectre de toutes les subtilités, de toutes
les nuances : tous les caractères nuancèrent ma physionomie ;
le tout en empathie avec les
phénomènes : les Phénomènes s’émurent. Cette logique nouvelle concerne aussi bien la contemplation (l’inflexion
éternelle des moments) que la démonstration
(l’infini des mathématiques) et
la passion (affections énormes).
Plus précisément : il s’agit d’hypothèses subjectives différentes dont on
peut dire, et c’est ce qui fait l’étrangeté du « cas Rimbaud », qu’il
les a chacune parcourues le plus sérieusement du monde au moment où il les
« expérimentait » ; mais tout aussi sérieusement, il les a
brûlées les unes après les autres pour tester d’autres hypothèses sur lui-même,
aussi absolues que les précédentes[2]. Je
fixais des vertiges, écrit-il dans Alchimie
du verbe. Et chacun des vertiges reste comme une hypothèse
éternelle. Vient cependant un moment où il n’y a plus aucune hypothèse à
tester, sauf une seule, la dernière : être un commerçant colonial, c’est-à-dire
l’hypothèse nulle.
C’est aussi simple qu’une
phrase musicale. Toutes ces hypothèses
existentielles, on doit pouvoir, selon Rimbaud, les ramener à une simplicité
essentielle. Ce qui est une thèse de poète. Le poète voudrait que l’ensemble de
ses opérations, toutes rassemblées, fusionnées selon une combinaison simple, se
donnent dans la simplicité d’une phrase musicale - mais aussi bien dans celle
du poème. C’est là que je ne peux plus suivre Rimbaud. Tout ce qui précède,
cela va peut-être vous paraître vaniteux, je le lis volontiers comme s’il
s’agissait de ma propre biographie. Mais lorsque Rimbaud propose quelque chose
comme une humanité nouvelle sous le signe d’une simplicité, je ne peux pas le
suivre et ce au nom de la pluralité irréductible des procédures de vérité. J’y
insiste souvent : on ne sauve le monde que par bouts. Elle n’existe pas
l’ultime mélodie qui entrerait en consonance avec le monde. Nous
entrerons aux splendides villes est-il
écrit à la fin de la Saison en enfer.
Ce n’est pas si simple. Les Illuminations sont restées dispersées. Si Rimbaud s’est arrêté, c’est précisément
parce que le destin du poète qui a vu la multiplicité mais qui ne s’y est pas
résigné, est, à un moment donné, de renoncer à celle-ci.
Je retiendra quand même quelque
chose de cette phrase musicale. C’est
l’idée de l’invention d’un calme. Dans le contexte de l’hystérisation marchande
que nous connaissons, un espace calme s’avère tout spécialement propice à la
protection d’une logique (qui
soit) bien imprévue. J’aborderai
la prochaine fois la question des moyens pour obtenir ce calme nécessaire,
moyens qui font intervenir la possibilité d’être indifférent à un certain nombre de choses - il y en a cinq et je
les introduirai sous le chef de la quintuple indifférence. Indifférence au nombre ; au régime établi du
possible ; aux particularités ; à l’antinomie supposée de
l’autoritaire et du tolérant ; à la répétition et à la projection quand
elles sont séparées. Se posera alors la question : ces indifférences ne
signifient-elles pas une indifférence à la loi ? Nous répondrons par la
négative. Mais elles impliquent par contre d’une certaine façon une
indifférence aux identités.
INFORMATION : Dans le cadre
du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine,
François Regnault prononcera le mardi 21 janvier 2003 à 20 heures une
conférence intitulée : « Théâtre et philosophie - ça a mal commencé
avec Platon (République III), alors que faire ? ». Elle aura lieu à
la salle Jules Ferry, 29 rue d’Ulm [jadis siège de la Cinémathèque]
Nous avions terminé la dernière
fois en nous demandant quelles pouvaient être les figures contemporaines de protection au regard de l’établissement d’une logique
hétérogène - hétérogène à la circulation, à la communication etc. Qu’il soit
nécessaire de la protéger est du à la difficulté suivante : à une logique
hétérogène fait actuellement défaut un support manifeste. Le prolétariat a
dans le passé rempli une telle fonction de support : il y a eu de
multiples interprétations données à ce terme de « prolétariat », mais
au fond ce qu’il désignait c’était la conviction qu’il y avait un porteur
objectif de l’hétérogène. Et c’est d’un tel référent dont nous ne disposons
plus de façon simple. Les propositions nouvelles qui peuvent être faites
aujourd’hui sont par conséquent livrées à leur propre fragilité, c’est-à-dire
au risque d’être immédiatement introduites dans la circulation générale (et
commercialisable) des nouveautés en tout genre - notre société, ne
l’oublions pas, se veut une société d’innovation et même d’innovation
permanente ; son héros c’est le jeune créateur - au point qu’à
certains moments on se prendrait presque d’une certaine tendresse pour les
vieux réactionnaires ... La question de la protection des propositions hétérogènes
c’est celle de la séparation
d’avec la logique du monde marchand. Cette nécessaire mise à distance
subjective nous introduit par conséquent à ce que je vous avais annoncé la
dernière fois sous le chef des cinq indifférences.
Prenons l’exemple d’un écrit. Il
est évident que si l’importance du tirage de cet écrit est le principe prépondérant,
son hétérogénéité logique devient périlleuse. Ce qui ne veut pas dire qu’il
faut systématiquement rechercher l’insuccès ou bien que seul le petit nombre
importe. De même que, selon Aristote, l’acte est bon dès lors qu’il remplit sa
fonction - s’il procure du bonheur, c’est, disait-il, par-dessus le
marché - le succès devrait s’obtenir
par-dessus le marché, par surcroît.
Pourquoi le nombre a-t-il autant
d’importance aujourd’hui, pourquoi est-il en lui-même prescription d’une
valeur ? Il est quand même étrange qu’existent des arguments comme :
« Il faut lire ce livre, puisqu’un million de personnes l’ont déjà fait ».
Face à une telle fonction normative du nombre, qui est presque une obligation, il n’est pas facile d’être le dernier
... Cela ne se passait pas du tout ainsi dans les sociétés nobiliaires, dans
lesquelles c’était l’avis du petit nombre qui valait, voire celui d’un seul (le
roi). En réalité si le nombre a cette fonction normative, c’est parce qu’en
démocratie ce qui vaut c’est la majorité. Mais on pose rarement la question suivante
: qu’est-ce qui dans le nombre lui-même, dans son être, peut soutenir une fonction qui ne soit pas seulement
descriptive (la simple constatation que, de telle chose, il y a telle quantité,
et c’est tout) mais en outre normative ? Ou : si le nombre décide
dans le champ politique (règle de la majorité), pourquoi ce même principe, dans
son essence, vaudrait ailleurs, au-delà des limites qui lui sont reconnues ?
Tout ceci créé des consciences
contradictoires quant au nombre, et plus précisément quant au passage de sa
fonction descriptive à sa fonction normative. Car où situer précisément
l’indifférence au nombre ? Une indifférence complète au nombre est
impossible. Vous savez très bien qu’une manifestation de 500 personnes ou de
100.000 personnes ce n’est pas la même chose ; et aussi que, y compris
pour une manifestation réglée par une norme hétérogène, le fait qu’elle
rassemble 500 ou bien 5000 personnes peut être significatif. Ce qui intervient
en l’occurrence, c’est la distinction, que j’ai déjà introduite, entre le nombre
actif et le nombre passif (que J.P. Sartre appelle aussi « nombre
sériel » : le décompte des individus qui attendent un bus à son
arrêt, pour prendre un exemple qu’il citait volontiers, forme un nombre sériel
ou passif). Je dirais que l’indifférence au nombre consiste avant tout à ne pas exposer - du moins
prématurément - ce qu’on invente à la norme du nombre passif.
C’est un point que j’ai déjà abordé
précédemment. Dans un univers quelconque, le régime établi du possible
constitue une figure fondamentalement oppressive lorsqu’il porte sur la prédestination
des possibles.
Tout univers comporte un régime
du possible : il n’est aucune figure du présent qui prétende avoir épuisé
tous les possibles, on vous dira toujours qu’il est possible de faire
mieux ; c’est d’ailleurs cela que l’on appelle faire des réformes et tout
le monde en propose, y compris les conservateurs (seul un conservateur absolu -
mais il y en a peu - déclarerait qu’il n’y a pas besoin de possibles, tout
étant déjà pour le mieux). Le point subjectif concerne par conséquent ce au
nom de quoi on déclare quelque chose
possible. En général, une telle déclaration se fait au nom de la
réalité : la réalité rend telle chose
possible et telle autre chose non. Un possible qu’autorise la réalité, cela
s’appelle précisément une réforme.
Une réforme, c’est donc ce que
la réalité rend possible ; ou encore : une réforme c’est le possible
dans le gardiennage de ce qui est déclaré comme étant la réalité. Mais quand la
réforme devient ce que la réalité demande (ce qui ne manque pas d’arriver), on
entre dans le régime de la nécessité : ce qui était possible devient
nécessaire. C’est cela, à la fin du fin, que désigne le terme de
« réalité » : ce moment, dans le discours, où s’expérimente la réversibilité ou la commutation
entre le possible et le nécessaire. Il s’agit alors de convaincre le sujet que
ce qui était possible doit céder la place à ce qui est nécessaire, moment
particulièrement bien illustré par le passage de l’électoral au
gouvernemental : cela s’appelle toujours une réforme, mais au lieu d’être
normé par le possible, ça l’est désormais par ce que la réalité rend
nécessaire.
L’indifférence au régime établi
du possible suppose par conséquent que soit proposée une autre théorie de la
réalité, une théorie qui soit en corrélation avec une liberté. Cela consiste, je l’ai déjà dit à plusieurs
reprises, à déclarer le caractère réel d’un point d’impossible, à ouvrir à la
possibilité d’un impossible - impossible qui, lui, en tant précisément
qu’impossible, n’a aucune chance d’être convertible en nécessaire. Le sens de
l’impossible, comme sens du réel, c’est cela qu’il faut protéger : car c’est cela qui est immédiatement attaqué,
dénié etc. Mais, de même que l’indifférence au nombre, celle au régime établi
du possible ne peut être totale : si l’impossible doit être forcé, ce ne
peut être qu’en un (ou en quelques) point(s). La réalité ne saurait être l’objet que d’opérations
discontinues - ce qui va à
l’encontre de toute conception globale concernant la réalité, mais qui consonne
avec la place réservée par la modernité (cf. Nietzsche) au fragment.
Cela peut se dire aussi :
on ne doit pas être dans la revendication. J’entends par
« revendication » la considération, le respect, de sa propre
particularité. Quand on revendique son droit propre, cela signifie que le droit
propre à sa particularité n’est pas évalué à son juste prix sur le marché des
jugements. On souhaite, pour le prédicat en question, une considération égale à
la considération dont jouit tout autre prédicat. Cela veut dire aussi que l’on
souhaite participer au jeu général, ce qui est difficile à concilier avec une
logique de l’hétérogène ... Et pourtant il peut arriver qu’un énoncé prenant
son départ dans une particularité, dans un prédicat spécifié, s’avère porteur
d’hétérogénéité ; il y faut cependant une condition : que cet énoncé vaille
pour tous. Par exemple dans le monde
anglo-saxon, et notamment aux USA, qui sont un pays constitué précisément d’une
marqueterie de particularités, il peut arriver qu’une revendication issue
d’une particularité soit juste [pensons à la lutte des Noirs américains pour
leurs droits civiques]. Mais comment déterminer une telle justesse, comment
déterminer pour tel énoncé s’il relève de la particularité refermée sur
elle-même ou s’il a une valeur générale ? En réalité, il n’y a aucune
maxime générale et c’est au cas par cas que les choses se jouent.
On pourrait avancer, concernant
une revendication quelconque (qu’elle provienne d’une minorité sexuelle,
« ethnique », linguistique ou autre), qu’elle procède du marché si
elle y retourne. Lorsqu’une revendication trouve sa place sur le marché des
jugements, cela se termine en général par des magasins spécialisés : la
revendication a fini par se convertir en objet commercialisable. La
revendication, il faut le savoir, est par elle-même un vecteur d’intégration au
monde contemporain. Autrement dit, aujourd’hui quand on revendique son
intégration, au nom d’une particularité quelconque, on finit par
l’obtenir ; c’est ce que j’appellerais volontiers un point de ruse
démocratique. On le voit bien avec l’énoncé sur « l’égalité des droits » :
cet énoncé vous place sur le même pied que les autres revendications et vous
invite par conséquent automatiquement à jouer votre rôle dans la disposition
générale telle qu’elle est. On voit même aujourd’hui sans s’étonner des
revendications sur le droit illimité à la dissidence cherchant à se placer sur
le marché des jugements ... En définitive, la question revient à savoir quel
prix l’on est prêt à payer pour sa dissidence. Car il y a toujours un prix -
même si une des figures du consensus consiste à prétendre qu’il est normal de
ne payer aucun prix, quoi qu’on fasse. Si vous êtes résolument dans
l’hétérogène, il ne faut pas vous attendre à ce que le monde soit éternellement
gentil et compréhensif à votre égard.
Une fois de plus, c’est le cas
par cas qui décide. Un énoncé, même partant d’une particularité, doit faire la
preuve de sa valeur universelle, la preuve qu’il recèle un « pour
tous ». Et il n’y a là rien de contradictoire.
Si vous créez de la possibilité, si vous forcez un point
d’impossible, vous ne pouvez pas savoir à l’avance quel est le régime
d’autorité qui est adéquat à ce forçage. C’est immédiatement impliqué par la
définition même du point d’impossible : s’il s’agit véritablement d’un impossible - si le possible créé en est
vraiment un - il ne peut pas être pré-disposé, sa figure ne peut pas être
bornée à l’avance. Et en particulier on peut pas dire : cela ne fera de
peine à personne, ou bien : cela ne fera aucune victime. Il n’y a que
les Américains pour promettre « zéro mort » ...
Là encore, l’indifférence dont
il est question ne peut être totale - d’ailleurs aucune des cinq indifférences
ne saurait être totale. On peut s’efforcer à des mesures restreintes la concernant,
mais il n’empêche que dans le forçage du point d’impossible, on ne pourra
jamais prévoir qu’aucune figure d’autorité ne sera en jeu. On le vérifie
aisément à propos de l’amour : vous n’êtes jamais assuré, en faisant une
déclaration d’amour, que personne ne va en souffrir ...
Et puisqu’il est ici question de création, et que, dans mon lexique, toute création est création
de vérité, cela revient à soutenir qu’il y a quand même ce qu’on peut appeler
une autorité du vrai. Lorsque
c’est cela qui est en jeu, il y a de fait une indifférence originaire à la
balance entre autorité et tolérance. L’argument des adversaires de toute
création véritable sera toujours de dire : « assurez-vous d’abord que
l’espace de votre création est de nature démocratique, que chacun y trouvera
son compte de façon équilibrée etc. ». Alors que c’est précisément le
point qui ne peut être anticipé. Si vous n’acceptez pas de suspendre cette
norme, c’est que vous avez en fait renoncé au forçage de l’impossible. Avoir
confiance dans la création, c’est ne supposer aucune norme préalable et assumer
que la création elle-même constitue sa propre norme. Là encore, c’est le cas
par cas qui décide ...
La répétition, quand c’est de l’instance
pure de la répétition qu’il s’agit, équivaut grosso modo à la tradition, au conservatisme. La projection pure,
quant à elle, soit l’idée de la nouveauté séparée de toute tradition, il est
possible de démontrer qu’elle se donne sous la forme de l’objet. La projection séparée est disponible comme objet
et, en tant que telle, entre nécessairement dans le monde de la
circulation ; autrement dit : tout ce qui tourne autour de la
catégorie de « nouveau » est sous la menace de sa transformation en
produit. Quand les « nouveaux philosophes » sont apparus (c’est très
précisément datable : 1976), je me souviens que Deleuze a immédiatement
diagnostiqué la nature du phénomène, à savoir l’apparition d’un nouveau
produit. Depuis il y a eu les nouveaux pères, les nouveaux grands-pères etc.
jusqu’aux tout récents nouveaux réactionnaires …Par ailleurs, projection
séparée et répétition séparée connaissent volontiers dans l’univers
démocratique des alternances, ou des oscillations, de sorte que les magazines
peuvent vous proposer simultanément un nouveau quelque chose coexistant avec un
« retour à » quelque chose d’autre ; p. ex. un nouveau modèle de
voiture (vanté précisément pour sa nouveauté) et en même temps un retour à …
disons Kant (vanté, lui, en tant que retour à une tradition). Or comme je vous
l’ai déjà dit, le véritable présent est fait de l’inflexion, de la
superposition, de la répétition et de la projection. Si indifférence il doit y
avoir, c’est à la répétition et à la projection en tant que séparées.
*
Un régime de l’exception est nécessairement corrélé à ces multiples
indifférences. Il faut accepter que ce qui vaut est exceptionnel, qu’il n’y a pas de valeur moyenne. C’est
terriblement aristocratique, me direz-vous – mais, de toute façon, d’un
aristocratisme prolétaire. L’exception est ici à entendre comme la synthèse
d’une singularité et d’une universalité : l’exception est portée par une
singularité et est reçue pour autant qu’elle vaut universellement. C’est
exactement en quoi consiste le forçage de l’impossible. L’exception, en tant
que synthèse de singularité et d’universalité, est le biais par lequel
s’effectue affirmativement la soustraction au démocratique (je vous demande de
comprendre cet énoncé avec toutes les modulations que j’ai déjà faites à propos
du terme « démocratique »). Et c’est cette synthèse qu’il importe de
protéger : car la singularité qui la porte est fragile, quasi
insaisissable et l’universalité qui est sa destination, n’est par définition
pas [encore] là, ce n’est pas la chose elle-même, elle est virtuelle.
Nous repartirons de là la
prochaine fois, à partir de l’examen de la pièce de Brecht L’exception et la
règle.
Je vais vous parler ce soir de
la guerre. Nous ne sortons pas de notre sujet, puisque l’intitulé de ce séminaire,
je le rappelle, est « Images du temps présent ». Nous nous
interrogeons depuis le début sur ce qu’est la subjectivité confrontée à la
question du présent, et en particulier à celle du présent historique. Le
présent nous est ainsi apparu dans la figure de l’exception : si présent
il y a, il est fragmentaire, quelques étoiles sur un fond d’absorption
générale.
Or la guerre a longtemps été
l’un des noms du présent. Et ceci pour trois raisons. D’abord la guerre a
désigné une exception à valeur de scansion temporelle : le discours
ordinaire en porte la trace dans des expressions comme
« avant-guerre » et « après-guerre ». Je pense, nous y reviendrons,
que la période actuelle est celle d’une « après après-guerre ».
Ensuite, la notion de guerre a désigné un certain lieu de la décision ; or
la décision est une figure subjective du présent, comme moment où quelque chose
est tranché (cf. les théories de Clausewitz sur la capacité de décision du chef
de guerre, toute la difficulté étant précisément, selon lui, de décider au présent).
Enfin, la guerre a servi à désigner une expérience d’exception pour les hommes
qui la faisaient, une expérience de déracinement, qui les installe pour un
temps ailleurs que là où ils vivent habituellement, les liens sentimentaux,
professionnels usuels étant remplacés par des liens de groupe, un présent
intense avec partage des périls etc. – l’art, en particulier le roman, l’ont
abondamment illustré.
Je soutiens par contre que les
scènes où il est aujourd’hui question de guerre(s), qu’il s’agisse de la préparation
à la guerre, de l’opposition à la guerre ou encore de la scène de l’ONU, ces
trois scènes échouent à constituer un présent. Mon hypothèse est cependant que c’est du destin de l’opposition à la
guerre - ou aux guerres - que résultera, sous certaines conditions, la constitution
d’un présent.
*
Nous vivons la fin d’une après-guerre. Quels étaient les
traits qui caractérisaient celle-ci ? Il y avait deux superpuissances en
équilibre (équilibre de la terreur), ce qu’il n’y a plus depuis l’effondrement
de l’URSS - il n’y a d’ailleurs également plus de division de l’Allemagne, ce
qui est une conséquence du point précédent. La 1ère guerre du Golfe
(1991) succède immédiatement, et ce n’est pas fortuit, à la chute de l’URSS
(1989) ; c’est la première guerre de l’après après-guerre. La Chine était
isolée, soustraite au jeu mondial, depuis la fin de la guerre de Corée ;
ce n’est plus le cas et le sera sans doute de moins en moins. Enfin, il y
avait, malgré les infinies querelles sur la notion de révolution, une
définition intrinsèque de la révolution ; d’où aussi une dialectique particulière
guerre / révolution que résumait la formule de Mao : les guerres
accouchent des révolutions et les révolutions empêchent les guerres. Or, il n’y
a plus cette définition, il n’y a plus de validation générale de la notion de
révolution et il n’y a plus non plus cette dialectique.
Quand cette après-guerre
a-t-elle pris fin ? On peut proposer comme date 1989-1990 (effondrement de
l’URSS), mais subjectivement cela remonte sans doute bien avant. J’ai proposé
de caractériser le monde qui a suivi comme étant « intervallaire »,
c’est-à-dire un monde suspendu entre quelque chose qui était clos et quelque
chose qui allait venir sans que l’on sache précisément quoi. Cette fin, quoi
qu’il en soit, ne constitue pas un présent.
On le voit bien à propos de l’URSS : elle s’est bel et bien effondrée, ce
n’est pas un présent qui, dynamiquement, a mis fin à son existence.
Il y a aujourd’hui un obscurcissement
de la catégorie même de guerre. Partant, la distinction entre guerre et paix
est elle-même absolument obscure. Le monde est-il en paix ou en guerre (et si
oui, quelle guerre ?) ? Bush, par exemple, a caractérisé la période
actuelle comme étant une période de guerre (guerre contre le terrorisme).
Nous sommes probablement à la veille d’une « guerre contre l’Irak »,
mais en réalité l’Irak supporte la guerre depuis déjà 10 ans, y compris des
bombardements sur son territoire ... Le concept de déclaration de guerre
(l’énoncé « performatif » classique des périodes antérieures :
« Je déclare la guerre ») a disparu de façon significative ; ce
qu’il y a désormais à sa place s’appelle, plutôt que guerre, intervention
militaire, opération de police, ingérence humanitaire ... Quels sont les
protagonistes des conflits ? Ils étaient auparavant parfaitement
identifiés : conflits symétriques entre Etats de forces comparables
(type : guerre de 14-18) ou conflits dissymétriques opposant Etats et
forces populaires (guerres populaires de libération, résistance). Que voit-on
aujourd’hui ? L’écrabouillage d’Etats très faibles par des Etats très
puissants, une « guerre contre le terrorisme » dirigée contre des
forces sans identité populaire assignable. En définitive, la notion de guerre,
en dehors de l’empiricité de l’usage de la violence, n’est pas aujourd’hui
clairement exposée à la pensée.
Le mot d’ordre « Non à la
guerre » a une faiblesse spécifique. Il n’est pas question pour moi de
critiquer les manifestations de masse dirigées contre la guerre que l’on a vues
ces derniers jours dans le monde entier ; il faut les saluer et espérer
qu’il y en aura d’autres … Mais cela n’enlève rien à la faiblesse constitutive
du mot d’ordre « Non à la guerre ». Il ne s’agit pas simplement de la
faiblesse propre au pacifisme en tant que tel. C’est d’une faiblesse nouvelle
que je veux parler : la faiblesse de ce qui n’est pas ajusté à la situation présente. Ce mot d’ordre ne suffira
d’ailleurs pas, au moment décisif, c’est-à-dire quand la guerre éclatera …
Autre faiblesse, celle de l’idée
selon laquelle, finalement, cette guerre ne serait pas si mal si elle était légalisée
internationalement. Il faut ici faire un petit détour par le concept de
« communauté internationale », concept qui est né précisément après
la chute de l’URSS. Le parlement de cette communauté internationale, c’est
l’ONU. Ce qui serait bien, pour certains, c’est que le sujet de la guerre qui
se prépare ce soit la « communauté internationale » et donc l’ONU. Or
le réel de la dite communauté internationale n’a jamais été autre chose que la
puissance militaire américaine ; cela a pu être plus ou moins occulté lors
des interventions précédentes (Serbie, Afghanistan), mais le problème
aujourd’hui est que le réel de la chose est devenu un peu trop voyant . Il est
évident pour tout le monde qu’il y a une contradiction entre le jeu américain
de la puissance et le jeu parlementaire de l’ONU, contradiction entre la
décision américaine de la guerre qui a déjà été prise (200.000 soldats à pied
d’armes aux portes de l’Irak) et la question de son vote onusien. Dans le jeu
parlementaire dont l’ONU est la scène, notre Chirac joue le rôle de
l’oppositionnel. La question restant ouverte de savoir s’il travaille
réellement à empêcher la chose, ou bien s’il remplit le rôle traditionnel
dévolu à l’opposition qui est en fait de l’accepter mais de faire en sorte
qu’elle n’apparaisse pas comme accomplie par celui qui la fait (comme au temps
de la SDN ; cf. l’exemple de l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie). Si
Chirac maintient jusqu’au bout son opposition, alors cela deviendra autre chose
qu’une simple opposition. L’enjeu véritable c’est de savoir quelles seront les
nouvelles règles qui régiront la « communauté internationale » après la guerre ; dans un tel cadre, l’opposant peut
s’avérer avoir une fonction créatrice, puisqu’il travaille déjà à façonner ces
nouvelles règles. D’où les énormes tensions autour de la question du veto … Au
temps de l’après-guerre, le veto avait un sens clair : l’une des deux super-puissances
disait à l’autre : « Halte-là ! sur cette question, il vous
convient de faire marche arrière ». Concernant les précédents conflits de
l’après après-guerre (Serbie, …), le veto était un instrument inapproprié dans
la mesure où il y avait consensus à leur propos. La question actuelle du veto
est inédite : car ce qui est en jeu ce sont les (futures) règles
parlementaires de l’ONU pour la période de l’après après-guerre.
La question de la nature de la
puissance américaine au cours des dix dernières années, c’est-à-dire une fois
qu’elle a été extraite de la confrontation binaire avec l’URSS, est d’une importance
cruciale.
Ce qui me frappe c’est
l’installation des USA comme puissance militaire absolue vis-à-vis du reste du
monde. Il y a là quelque chose de proprement exorbitant et ceci d’autant plus
qu’ils ne sont précisément plus dans l’espace d’une confrontation à l’autre
puissance. On aurait pu s’attendre, après 1989, à une décélération dans le
développement de l’arsenal militaire américain ; or, c’est tout le contraire que l’on a constaté (ce
qui corrobore l’hypothèse selon laquelle nous sommes bien dans une nouvelle période ;
la décélération des armements, c’est ce que l’on aurait observé dans le
prolongement de la logique de l’après-guerre si celle-ci avait continué de fonctionner). Tout se passe comme
s’il y avait une autonomie relative des critères politico-militaires vis-à-vis
des transformations de la conjoncture. Dans certains cercles militaires US, la
question de l’utilisation d’armements nucléaires tactiques dans la prochaine
guerre avec l’Irak a été ouvertement débattue ; un des arguments avancés
en sa faveur étant … que ce serait une excellente occasion de les
essayer ! L’extraordinaire dans tout ceci est que le comportement des
Américains est mondialement accepté comme une fatalité – sauf peut-être par la
Chine … La supériorité militaire américaine est explicitement voulue par ses
promoteurs non seulement sur le plan quantitatif, mais aussi qualitatif :
il s’agit tout simplement de faire en sorte que cette supériorité devienne
irrattrapable. Aux autres, on concédera éventuellement la fonction de
supplétifs, avec, comme dans toutes les classes, de bons élèves (les Anglais)
et de mauvais élèves (les Français). De fait, il est remarquable de constater
que la suprématie militaire américaine est subjectivement entérinée par les
Européens comme irréversible.
Par ailleurs, je ne suis pas
d’accord pour caractériser les USA comme puissance impériale. Il y a un trait
qui fait qu’ils ne sont pas véritablement un Empire, c’est que leur politique
vise à l’organisation de la scène du monde dans le strict fil de leurs propres
intérêts. La puissance américaine se rapporte au reste du monde sous la forme
d’un zonage – il y a des zones d’intérêt qui sont susceptibles de devenir des
zones d’intervention et des zones de non-intérêt dont on peut se désintéresser
pendant des décennies. Ce zonage est mobile en fonction des considérations
stratégiques du moment. Le Moyen-Orient est actuellement de façon explicite,
pour les stratèges américains, une zone à « remodeler ». On ne
s’arrête pas assez sur le caractère extravagant de la chose : les Etats-Unis
d’Amérique, sans demander l’avis de qui que ce soit, ont décidé de
« remodeler le Moyen-Orient » et, une fois dit, s’attellent à la
tâche.
De ce point de vue, la puissance
américaine est une puissance de type nouveau. Je pense qu’il faut abandonner un
certain nombre de termes anciens pour la caractériser : celui
d’impérialisme par exemple, ou même d’hégémonie (qui suppose d’autres
puissances qui pourraient viser à l’hégémonie). La puissance américaine se
propose comme une figure de l’illimité
dans le sens qu’il ne saurait y avoir de limitation à sa puissance. Cela n’a
jamais été le cas des anciennes puissances impériales comme la Grande-Bretagne
ou la France : ce qu’elles mettaient en œuvre c’était au contraire une
théorie du partage – au sens de partage du monde : nous allons nous
partager l’Afrique. Vous comprenez bien que je n’ai aucune nostalgie pour cette
période ; ce que je cherche à préciser, c’est le caractère nouveau de la
nature de la puissance américaine. Je repense à des analyses de Chomsky
concernant les milieux d’extrême droite américains durant les années
Nixon. Il y avait un thème qui y était développé de façon explicite sous
l’appellation de « politique du fou » : il s’agissait de
convaincre son adversaire qu’on était capable de n’importe quoi, qu’on pouvait
par exemple avoir une riposte exorbitante par rapport à un enjeu donné (comme
d’envoyer son poing à la figure à une personne qui vous dit bonjour).
L’impression est que c’est l’humanité tout entière que les Etats-Unis veulent
aujourd’hui persuader quant à leur capacité en ce sens … Quel est le
contenu de cet illimité ? Cet illimité c’est en fin de compte la garantie
de la perpétuation du confort américain et c’est tout. L’illimité
« islamiste », à côté de cela, vous a des airs de sublimité transcendantale -
le sublime de l’Idée (tout en étant un sublime criminel). Le Bien auquel Bush
fait si volontiers référence ne peut donner lieu à aucun fanatisme : son
Bien, c’est ni plus ni moins que la satisfaction de soi, de ses richesses, de
qui est assis sur son gros tas d’or. Son illimité, c’est l’illimité de
l’absence de l’Idée.
L’enjeu de la guerre qui se
prépare devient alors carrément de nature métaphysique : c’est une épreuve
de l’illimité. Ce n’est pas une simple péripétie, mais une occurrence philosophique :
le désastre de l’illimité. Notre tâche est alors de produire quelque chose de
séparé, de disjoint, de cet illimité.
Et il ne s’agit pas là de quelque
anti-américanisme, notion totalement absurde. C’est à la politique du
gouvernement américain que nous en avons ; nous n’oublions pas que
l’Amérique, c’est aussi le roman américain et sa grandeur, le cinéma américain,
et les gens eux-mêmes, les Américains …
L’URSS fournissait un séparé
objectivé, c’était en quelque sorte du prêt-séparé. Mais l’URSS n’étant plus,
la séparation il faut la produire sans s’imaginer pouvoir s’appuyer sur du
prêt-séparé. Comment se sépare-t-on de l’infini, c’est une vieille question
philosophique (qui s’est aussi formulée : comment être athée ?).
Subjectivement, de nombreuses choses sont déjà en route (manifestations,
initiatives diverses) et il faudra pour les nommer trouver, inventer, les
termes adéquats. Mais la production de séparation ne peut pas être purement subjective,
elle doit aussi se réaliser en termes de puissance : il faudra se demander
quelles sont les cibles effectives de l’action contre cette intervention, ce
qui posera des problèmes d’organisation collective et de discipline.
En conclusion, nous sommes face
à une circonstance qui en tant que telle n’est pas productrice de présent, mais
au contraire en est une dévastation. Mais du présent peut, peut-être, advenir à
la faveur de la production de la séparation. Les manifestations à grande
échelle des derniers jours ne sont pas encore complètement dans cette
production de séparation, mais il faut les prendre comme des signes. Déjà beaucoup
de gens, malgré l’intense propagande déployée, ne sont pas convaincus par
l’argumentaire de la guerre, qui est pourtant le même qu’auparavant. L’illimité
semble rencontrer une borne. Elle est là, il faut la transformer en présent.
La guerre aura lieu. Elle est
totalement injustifiable – et c’est même la raison pour laquelle elle aura
lieu ; l’illimité a besoin de cette guerre. Mais de l’autre côté, il y a,
peut-être, le présent. Les Chinois disaient des réactionnaires que la pierre
qu’ils soulevaient risquait fort de leur retomber sur les pieds. C’est ce qui
risque d’arriver aux USA. Espérons-le.
Revenons à notre propos
théorique de départ, qui est la question : « Que peut-on attendre de
la philosophie pour la constitution d’un présent réel – à savoir le présent des
vérités dont nous sommes capables ? »
Les dernières séances du
séminaire ont été largement occupées par le contexte historico-politique complexe
et troublé que nous traversons. N’allez donc pas interpréter ce « retour à
la théorie » comme l’indice qu’il ne se passe plus rien ! Ma
conviction, au contraire, est que nous vivons une historicité trouble qui, de
façon disparate, s’anime en divers lieux ou, pour le dire autrement, que la
barque historique est actuellement en train de se charger – mais de quels cailloux ?
Peut-être que, justement, un présent, ou
quelque chose de tel, est en train de se constituer. Chacun par conséquent peut être réquisitionné de
façon inattendue par ce qui arrive.
La pensée spéculative elle aussi
se doit d’être vigilante.
*
Je voudrais aujourd’hui me
confronter à la façon dont Heidegger répond à notre question. Le fait est qu’il
affirme nettement – je m’appuie principalement sur deux textes : La fin
de la philosophie et la tâche de la pensée
(1964) et Le tournant [die Kehre]
(1949-1950), rassemblés dans le volume Questions IV - que la philosophie, en tant que métaphysique, n’est
pas à la hauteur des tâches que l’époque
fixe à la pensée.
La position de Heidegger tient
en 4 points que nous allons examiner successivement :
1. La philosophie
renvoie à quelque chose de plus essentiel qu’elle-même.
2. Le concept
philosophique de vérité est incapable de répondre à ce que la pensée nous demande
aujourd’hui.
3. Comment identifier
précisément l’obstacle qui fait cette incapacité de la philosophie ?
4. Et comment
répondre, en définitive, à l’injonction des tâches de la pensée ?
1. « La philosophie renvoie
à quelque chose de plus essentiel qu’elle-même ».
Pour Heidegger, la philosophie
est confiée dans son histoire à une condition plus originaire qu’elle-même, à
une éclosion fondamentale. Autorisation
doit être donnée à la pensée d’être une dimension de l’être, du « il y
a » comme tel ; autorisation doit être donnée que l’être advienne à
sa pensée. C’est ni plus ni moins que l’interprétation heideggérienne de
l’énoncé parménidien : "Le même, lui, est à la fois penser
et être".
L’être est pour Heidegger comme
une réserve, une création toujours réservée au regard de la réalité polymorphe
de ses résultats. Ce qui nomme cette réserve c’est : l’Ouvert.
Cette notion d’Ouvert est, selon
moi, tout à fait essentielle pour l’ensemble de la philosophie contemporaine
dont on pourrait dire, si on voulait la caractériser d’une seule formule,
qu’elle est une méditation sur ceci que le « il y a » est
multiplicité pure et, en même temps, est
disposé selon l’Ouvert.
Il y a donc pour Heidegger une
condition ontologique radicale pour la philosophie elle-même, condition qui est
son site originel, et qu’il nomme la « clairière de l’Ouvert ». Elle
est ce qui destine la pensée, ce qui
fait que la philosophie est une figure du destin de l’être en tant
qu’ouverture. Mais il y a quelque chose
d’irrémédiablement perdu dès lors que l’on rature la différence ontologique
entre l’être et l’étant, la différence entre « ce qui apparaît dans un
horizon et l’horizon lui-même comme ouverture qui rend possible l’apparaître en
lui de l’étant ». Et, toujours selon Heidegger, la philosophie n’a eu de
cesse de produire ce qui la désétablit de la clairière de l’Ouvert, à savoir le
clos. Mésinterprétant l’Ouvert, elle effectue aveuglément l’être sous la forme
d’une clôture. L’envoi destinal de la philosophie comme puissance de clôture a,
comme vous le savez, un nom : c’est le platonisme [cf. Questions
IV p. 129].
Je vous fais remarquer, à titre
de parenthèse, que pour tous les penseurs de l’Ouvert, le clos a toujours pour
condition de possibilité l’Ouvert ; le clos n’est effectué que selon
l’Ouvert, il n’est intelligible qu’à partir de lui. Autrement dit : ce qui
est fermé n’a pas l’intelligibilité de sa propre clôture. C’est une
caractéristique formelle de cette
famille de pensée.
Quant à l’énoncé lui-même -
« la philosophie renvoie à quelque chose de plus essentiel
qu’elle-même » - j’y souscris volontiers, mais sous conditions, si je puis dire. A savoir qu’il est vain de vouloir
remonter à une condition originelle de la philosophie dont, selon moi, les conditions sont elles-mêmes singulières. Ma démarcation par
rapport à Heidegger sur ce point est que, pour moi, l’idée de condition est
séparée de celle de destin. Ce dont il s’agit c’est de répondre à la question :
une condition destine-t-elle ce
dont elle se saisit ? Il ne s’agit pas uniquement de la question du
déterminisme (hérédité, facteurs sociaux etc); c’est en réalité une
question plus générale : se vit-on comme destiné ? La vie est-elle représentable comme destinée ?
Heidegger répond par
l’affirmative : la philosophie est destinée par son site qu’elle effectue
aveuglément. Quant à moi, je dirais : si la tâche de la pensée est
aujourd’hui la construction d’un présent, alors cette tâche a des conditions de
nature non philosophiques et qui ne sont pas destinales. Je vous ai déjà dit
qu’elles sont pour moi au nombre de quatre : la démonstration, la
contemplation, l’action et l’amour (on m’a reproché le terme de
« passion » que j’avais proposé précédemment; je le retire dans
un souci de conciliation et le remplace par « amour » ; mais on
pourrait dire aussi « amour-passion »). Ces conditions ne sont pas
des « domaines » relativement vagues, il faut les comprendre comme
des points d’arrêt réels : j’entends en effet par démonstration la prise en compte démonstrative de l’articulation
du fini et de l’infini en vue d’une critique de la notion de finitude ;
par contemplation ce que l’art
contemporain recèle comme possibilités renouvellées d’affirmation ; par action les ruptures politiques réelles ; par amour ce qui en lui, pour répondre à l’injonction de
Rimbaud, est à ré-inventer.
Ce système de conditions ne
forme pas une totalité (ce que l’on pourrait démontrer) et c’est en cela qu’il
ne prescrit pas un destin.
En outre, il n’est pas dans la
figure de l’Ouvert, mais dans celle de la dé-liaison - à savoir ce qui fait advenir
l’inconsistance de l’être, le multiple pur, à la pensée[3].
*
2. « Le
concept philosophique de vérité est incapable de répondre à ce que la pensée
nous demande aujourd’hui ».
La raison en
est pour Heidegger que le concept philosophique de vérité est en lui-même une
rature de l’Ouvert. L’histoire de la philosophie n’est rien d’autre que
l’histoire de la capture d’un sens originaire de la vérité par le savoir – le
savoir de l’étant en tant qu’étant. Le sens originaire de la vérité pour Heidegger
n’est en rien une norme du jugement (adéquation de la pensée à son objet
etc.) ; c’est un état de la pensée,
l’état d’être dans l’ouverture de l’Ouvert. La vérité est la pensée ne se
retirant pas de son site, dont par contre elle est exilée par l’histoire de la
philosophie. D’où la traduction proposée par Heidegger de aletheia qui, en français, donne : « l’ouvert sans
retrait ».
Quelle est
ici ma position ? Je retiens de Heidegger l’idée d’un courage de la
vérité, celle de la tenue d’un état dans un certain lieu, ce que j’ai proposé
d’appeler une fidélité. Si le monde
contemporain est ennemi de la vérité, s‘il est profondément sophistique, c’est parce que ce qu’il hait le plus, c’est la
figure subjective radicale induite par le rapport à la vérité prise en ce sens.
Je partage
également avec Heidegger la thèse selon laquelle la vérité ne saurait avoir
d’intérêt pour nous que disjointe de la figure du savoir ; elle n’est
réductible en réalité ni à une connaissance ni à une posture (en termes
kantiens : elle n’est ni du domaine de la raison pure ni du domaine de la
raison pratique, elle est indiscernable des deux). La vérité ne saurait être
réductible à « l’exactitude de la représentation (ni) à la justesse de
l’énonciation » (Questions
IV p. 135), ce qui est pourtant la
conception de la vérité aujourd’hui largement dominante.
La tâche de
la pensée serait-elle donc, si on suit Heidegger sur ce point, d’avoir à
(re)séparer vérité et savoir ? Oui, c’est absolument ce que je soutiens.
La vérité n’a de chance d’advenir que du biais de l’in-fondé, du sans-garantie. La vérité a son lieu dans la précarité de
l’in-fondé, là où est requise une déclaration au regard de quelque chose censé
ne pas être. C’est ce que j’entendais signifier en disant, dans L’être
et l’événement, qu’une vérité est relative
au vide de la situation. Le lieu
de la vérité est un lieu de variations d’intensité maximales : car la
déclaration fait être quelque
chose qui était censé ne pas être. Et
cette déclaration, on la fait à ses risques et périls, sans garantie quant à
« l’exactitude de la représentation (ou) à la justesse de
l’énonciation ». J’ai depuis longtemps soutenu que la déclaration
amoureuse en fournit le paradigme le plus pur (consultez la-dessus votre
expérience personnelle). J’admets donc avec Heidegger qu’il nous faut
effectivement un geste de séparation entre vérité et savoir, qu’il faut
réhabiliter philosophiquement le jeu de l’in-fondé, de l’illégitime - se tenir au plus près de l’in-fondé, de ce qui philosophiquement
n’a pas reçu le sceau de la légitimité. Et ce d’autant plus que, depuis plusieurs
décennies, nous sommes soumis à une véritable pression légitimiste ; mais si vous n’admettez que ce qui est légitime
[exactitude de la représentation, justesse de l’énonciation], vous excluez à
coup sûr le vrai. La vérité est toujours en trouée des légitimités établies.
Ma
démarcation par rapport à Heidegger est cependant que je conçois la vérité non
comme un état mais comme une procédure.
Pour Heidegger [cf. Questions IV
p. 139], la vérité est l’avènement d’un régime questionnant de la pensée au regard de l’Ouvert (régime d’attente induit par la formule : « se tenir dans
l’ouverture de l’Ouvert »). Alors que pour moi la vérité est non pas une
question mais une procédure ; et ce qu’elle induit c’est une discipline - une discipline de l’Ouvert, si vous voulez, et de
ses conséquences. Le point de divergence le plus intime est en réalité que,
selon moi, il est de l’essence du vrai de ne pas se laisser annoncer. La vérité n’est pas dans la figure de
l’Annonciation ; elle n’a pas d‘ange.
La
possibilité de distinguer la vérité du savoir ne saurait être qu’immédiate - ce qu’on peut appeler une conversion. Si vous n’avez pas cette immédiateté, vous êtes
nécessairement dans un régime du pas-encore, de l’attente, du questionnement
etc. C’est pourquoi, cette divergence profonde, je l’ai également avec
Nietzsche : quand Zarathoustra dit : « Je suis mon propre précurseur »,
il est celui qui annonce sa
propre venue, la venue de la nouvelle vérité dont il est lui-même une partie
sous la forme du précurseur. Or, je soutiens qu’il n’y a pas de précurseur. La
vérité, dont le site est aux abords du vide de la situation, on la rencontre. Et, sitôt la rencontre faite, on est immédiatement dans les conséquences de la vérité. L’essence propre
d’une vérité est qu’elle est arrivée.
Elle est venue et on est toujours déjà dans les conséquences de sa rencontre.
Propos radicalement anti-messianique, qui me sépare aussi bien de Heidegger, de
Benjamin, de Agamben (dont le dernier livre est précisément intitulé : L’Ouvert) que du marxisme traditionnel en ce qu’il comportait
de messianique (même si historicisé, laïcisé etc.).
En fin de
compte, ce que Heidegger appelle le tournant (Kehre), je l’appellerais volontiers placement - à savoir la disposition de la philosophie dans le
système de ses conditions (ce qui, vous en avez eu un aperçu lorsque je les ai
énumérées, est aujourd’hui loin d’être majoritairement pratiqué). Et au lieu du
terme de question, je préfère
celui de création - création d’un
nouveau concept de la vérité et de sa disjonction d’avec les savoirs.
Nous
examinerons la prochaine fois les deux autres propositions de Heidegger.
Nous poursuivons aujourd’hui
l’examen des propositions de Heidegger en réponse à la question :
« La philosophie est-elle capable d’être à la hauteur de ce que l’époque
exige ? » Nous procéderons comme la dernière fois en marquant notre
accord avec certaines de ses thèses mais aussi en soulignant les écarts
irréductibles avec nos propres propositions.
Nous avons vu
que pour Heidegger la philosophie n’est justement pas en capacité de répondre à
ce que la pensée nous demande aujourd’hui. L’obstacle qui rend compte de cette
incapacité de la philosophie, Heidegger l’appelle Ge-Stell. Heidegger entend ici nommer l’essence en pensée de la
technique. Comment traduire ce terme ? Certains, par révérence envers la
sacralité philosophique de la langue allemande, ne le traduisent pas et disent
simplement le Ge-Stell. En
allemand, stellen c’est
« poser » ; le monde du Ge-Stell, le monde de la technique, c’est le monde dans lequel
l’être est sous le signe du poser ou de l’im-position. Il a aussi été proposé une
traduction par « arraisonnement ». Heidegger définit Ge-Stell comme « la mise à disposition de la totalité
de l’étant réduit à être un fond disponible ». Il faut comprendre Ge-Stell comme un moment de l’histoire de l’être, moment où l’être est réduit à s’exposer uniquement
comme disponibilité pour un vouloir
arraisonnant. Il est dans ces conditions totalement impossible de disposer la
pensée selon son envoi originel, de la disposer comme question.
Heidegger donne
aussi une autre formulation pour ce moment de l’histoire de l’être ; c’est
le moment où « l’être lui-même met en péril la vérité de sa propre
essence », c’est-à-dire ce moment où l’être s’expose comme disponible pour
sa propre destruction - telle est la raison profonde pour laquelle l’époque
actuelle est caractérisée comme nihiliste.
Comme toujours chez Heidegger, ce qu’il y a de plus périlleux dans ce péril,
c’est sa propre dissimulation, c’est que le péril lui-même est masqué. Car la
technique est représentée comme un simple moyen pour des fins qui lui seraient
supérieures, alors qu’il n’en est rien : c’est la technique elle-même qui
est la situation de l’être. Autrement dit : il n’y a pas d’autres fins (à
l’époque du nihilisme) que la destruction elle-même. Dans le Ge-Stell (et nulle part ailleurs), advient une sorte de
trans-propriation réciproque de l’homme et de l’être ; Heidegger
déclare : « L’homme est assigné à prêter la main à l’essence de la
technique ». L’être se destine à son arraisonnement et l’homme - l’homme
d’aujourd’hui, celui du nihilisme, celui qui se croit le souverain de tout
cela, c’est-à-dire aussi bien l’homme de l’humanisme - co-appartient à ce
destin.
Comment se
libérer de ce destin ? Il serait fallacieux, nous dit Heidegger, de
vouloir surmonter le Ge-Stell ; la question est plutôt celle de savoir si nous
sommes en état de l’habiter.
Comme quelqu’un qui se libérerait de sa douleur, non pas en l’oubliant, mais en
habitant celle-ci. Le destin, on ne s’en libère qu’en l’habitant. « C’est
là où croît le péril, que croît ce qui sauve » (Hölderlin) – c’est au cœur
même du Ge-Stell que se ré-ouvre
la possibilité du salut (on retrouve là l’aspect messianique de la pensée
heideggérienne).
Comment me situer par rapport à
cette économie quelque peu religieuse, il faut le reconnaître ? Je pense
qu’il faut accorder à Heidegger que la figure du monde contemporain est
effectivement celle du nihilisme. C’est
devenu particulièrement lisible dans la conjoncture que nous traversons et nous
en avons déjà parlé lors des séances précédentes : les figures contemporaines
de la puissance ne sont pas des figures d’ordre mais des figures de destruction. L’affirmation de puissance ne se soucie nullement
aujourd’hui de la mise en place de quelque ordre que ce soit, mais est bel et
bien créatrice de destruction - que ce soit à travers le maintien d’inégalités
devenues abyssales, dans la destruction aveugle de toute tradition (tradition qui,
nous l’avons vu, est absolument nécessaire à la constitution d’un présent),
dans le démantèlement de toutes formes d’organisation, les gens étant réduits à
une plèbe informelle avec pour seul vis-à-vis le monde marchand ; la seule
consistance dans tout cela est réservée à quelques forces coercitives coiffées,
en dernier ressort, par l’armée américaine ...
J’accorderai également à
Heidegger que notre question est celle de l’habiter - l’habiter d’un présent, au sens où en parle
Mallarmé, le présent qui fait défaut « faute que se déclare la
Foule ». Car le temps du seul face-à-face d’une plèbe inorganisée et du
défilement de la chaîne des produits
marchands se chassant l’un l’autre, est un temps inhabitable. Et il y a une douleur de l’absence de présent : quand le présent fait
l’objet d’une tentative de destruction, comme c’est le cas aujourd’hui,
l’affect qui y répond de la part des gens ne relève pas de la plainte ou de
l’insatisfaction, mais bien de la douleur. La douleur est l’affect des divers « mouvements » de notre
actualité (mouvement contre la destruction de l’Ecole, mouvement contre la
réforme des retraites – dans ce dernier cas, au-delà des questions techniques
sur les différentes formes de retraites, ce qui est au cœur de la protestation
c’est le sentiment que c’est le travail comme tel, ce qu’il signifie, ce qu’il
vaut pour les gens, qui est attaqué, sentiment qui est une véritable douleur).
Plutôt que de « mouvements » (terme qui a beaucoup déçu dans le
passé), je préférerai d’ailleurs parler de « levées » ; nous
sommes témoins de débuts de levées polycentriques dont la signification métaphysique
(la douleur face à un présent détruit) est actuellement largement en avance sur
la signification politique. Ce qui fait mal avant tout, dans cette douleur des
gens, c’est la privation d’Idée. Vous allez me dire que se manifeste encore ici
mon incurable optimisme ; pourtant ce que je crois profondément, c’est
qu’il n’y a véritablement de douleur que là où il n’y a pas de pensée. Quand
l’impératif devient, comme dans le monde contemporain : « Vis sans
Idée ! » (parce que, pour vivre, il n’y a pas besoin d’Idée, les
produits y pourvoyant, si vous avez les moyens d’en acquérir, bien entendu),
alors le corps de douleur c’est le corps privé de l’accès au pensable. Ma thèse
est d’ailleurs que le consommateur, qu’il jouisse ou non du produit, souffre en tant que tel (i.e. en tant qu’il est réduit
à n’être qu’un consommateur). C’est à cette douleur-là qu’ont affaire
aujourd’hui les enseignants. On nous dit que les jeunes à l’école sont violents
etc. - en réalité ce sont des jeunes qui souffrent que les enseignants ont face
à eux, qui souffrent de cette souffrance de gens à qui on propose de solder
leur être à des produits. Et la façon dont les enseignants ont à traiter cette
question c’est de faire entrevoir à ces jeunes que là où la douleur aura eu
lieu, la pensée peut advenir, c’est de restituer les corps à une possibilité de
pensée.
Ce que j’objecterai maintenant à
Heidegger, c’est qu’à mon sens la question centrale n’est pas celle de la
technique, i.e. la question de la venue à disposition de l’être historial. Ce
qui pose question, selon moi, c’est que toute singularité est sommée de
comparaître devant le défilé indéfiniment substituable des produits ; or
cela ce n’est pas la technique, cela a un autre nom, celui d’une singularité
que Heidegger ne nomme à aucun moment (qu’il évite de nommer) : cela
s’appelle le capitalisme. L’évitement par Heidegger de cette nomination, c’est
quand même un peu son côté paysan réactionnaire de la Forêt Noire qui ne se
laisse pas oublier.
Heidegger dit qu’il faut aggraver les conditions de la pensée. Je suis bien d’accord
avec lui sur ce point : il est essentiel aujourd’hui d’alourdir, voire
d’immobiliser la circulation incessante des questions, même si j’aime bien
aussi qu’au moins certains problèmes reçoivent une solution. Il faut ainsi
séparer ce qui relève du domaine de la démonstration de ce qui relève de celui de la technique ; les
mathématiques sont ici centrales et il faut hautement revendiquer leur profonde
inutilité (qu’il y ait des inventions
mathématiques, ou des découvertes dans ce que les chroniqueurs appellent les
« sciences fondamentales », nécessite aujourd’hui une justification ;
on ne trouve rien de mieux pour cela que de dire : si ça ne sert à rien
aujourd’hui, ça finira bien par servir d’une façon ou d’une autre un jour - ce
qui est un argument bien misérable ..). Il faut (ré-)apprendre qu’en son
essence la science est inutile, et cette inutilité il incombe à la philosophie
de l’avoir « en sa garde » (pour employer une formule
heideggérienne). Quant à l’art,
il faut également rappeler que sa visée en définitive n’est autre que la mise
en fiction de ce qu’est une vie sous l’Idée. L’art est l’attestation de ceci
qu’une vie sous l’Idée est possible (y compris quand il en montre a
contrario l’absence) ; il traite par
conséquent de la question d’un monde sans douleur et quand bien même la fiction
que l’art déploie serait à l’occasion triste à pleurer, on peut soutenir qu’il
n’y a d’art que de la joie. Dans l’art, la
douleur est relevée de l’intérieur par la lumière de la joie. L’art doit ici se
séparer d’une vision purement critique ; ce n’est pas de critique que nous
avons aujourd’hui principalement besoin (chacun sait que le monde dans lequel
nous vivons est abominable ; et n’importe qui - à moins d’appartenir au
petit de groupe de penseurs stipendiés pour glorifier l’état actuel des choses
- vous dira même les raisons pour
lesquelles le monde est abominable), ce dont nous avons besoin c’est d’affirmation, l’affirmation de l’hétérogène. Le mot d’ordre « Ensemble ! »,
qui a scandé les grèves de 1995 ne relevait pas de la critique, mais de
l’auto-affirmation de la multiplicité comme telle qui était rassemblée là. La politique, vous le savez, je la conçois comme rupture avec les
schèmes établis, avec la vision représentative, expressive, de la politique.
Quant à l’amour, il travaille la
question de la pensée du Deux, la capacité novatrice de l’écart à travers les
différentes formes de la dissidence amoureuse.
Quelles sont, pour finir, les
tâches qui incombent à la pensée ? Je serai bref sur ce point, car il nous
occupera l’année prochaine. On peut dire que ce que Heidegger appelle le tournant, c’est la possibilité d’un « nouveau regard dans ce qui est » - expression où il faut comprendre
que ce qui est regardé est lui-même regard. J’accepte tout à fait cette
métaphore du regard. Elle est très juste, consultez là-dessus votre propre expérience.
Que se passe-t-il en effet quand se produit quelque chose de nouveau ? Les
choses semblent différentes, elles apparaissent autrement qu’auparavant, un
nouveau regard est porté sur elles ; mais où est donc la nouveauté si ce
n’est précisément dans ce nouveau regard ? Il y a dans toute novation,
dans tout événement, une
circularité du regard et du regardé. Le style propre à Heidegger c’est de se
poser dès lors des questions comme : « Ce regard est-il déjà là, ou bien
n’est-il pas encore là mais est à venir, à moins qu’il ne soit en train d’advenir
etc. ? », questions en définitive indiscernables de celles concernant
la venue du dieu qui seul peut nous sauver : le dieu vit-il ou bien
reste-t-il mort ? « Avons-nous vraiment séjour dans le proche au
point d’appartenir au quadriparti du ciel et de la terre des mortels et des
hommes ? ».
Autant je partage avec Heidegger
l’idée que toute novation implique une solidarité du regard et du regardé,
autant je pense que la question de la venue de ce « nouveau regard »
est vaine. Il faut faire avec ce qui advient et non pas s’immobiliser dans
l’attente de la venue. La véritable question est plutôt de savoir si nous
sommes capables de tenir la nouvelle discipline des conséquences de ce qui
advient. Autrement dit : à quoi sommes-nous fidèles, de quel sujet nouveau
acceptons-nous d’être les composantes (dans les quatre registres que j’ai
énumérés : démonstration, contemplation, politique, amour).
Nous pouvons nous aussi, comme
Heidegger, nous référer à Hölderlin. Ce n’est pas forcément le même que le
sien. Ce sera « notre Hölderlin », celui qui, dans L’errant, entend être « fidèle au fugitif ». Celui
qui dans Retour (5ème
strophe) dit : « Oui l’ancien est encore là, cela croît et mûrit et
pourtant rien de qui vit là et ainsi n’abandonne la fidélité ». Et dans Les
fruits sont murs : « Sans cesse
un désir venu de ce qui n’est point lié s’élance … Il faut être fidèle mais
nous ne regarderons point devant nous ni derrière, nous laissant bercer par ce
qui vient, comme une barque sur la mer ».
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[1] Si on peut parler de « nouveaux
réactionnaires », c’est sans doute, au-delà de la petite opération publicitaire
au cours de laquelle le terme a été utilisé, dans le sens de la nouveauté
qui accompagne nécessairement les entreprises de la réaction - le travail
de la réaction est un travail à toujours recommencer. J’avais établi ici même,
il y a quelques années [1998], que l’espace des vérités induit des figures
subjectives réactives qui sont nécessairement contemporaines de ces mêmes
vérités.
[2] Pascal, qui a plusieurs traits en commun avec
Rimbaud, était également comme cela.
[3] Cette distinction de l’Ouvert et de l’inconsistance que je souligne est abolie en particulier par Deleuze : la fusion de l’Ouvert et de l’inconsistance, c’est cela qu’il nomme le Chaos.