Images du temps présent
Séminaire public d’Alain Badiou
II.
2002-2003
(transcription
de François Duvert)
9 octobre 2002........................................................................................................................................................ 1
23 octobre 2002...................................................................................................................................................... 9
4 décembre 2002................................................................................................................................................... 18
12 décembre 2002................................................................................................................................................. 28
26 février 2003..................................................................................................................................................... 36
Guerre Irak......................................................................................................................................................... 36
Guerre et présent................................................................................................................. 36
Le temps présent : l’après après guerre................................................................................ 38
L’obscurcissement de la catégorie de guerre........................................................................ 38
Conséquences...................................................................................................................... 40
L’opposition à la guerre...................................................................................................... 41
La puissance américaine...................................................................................................... 41
Produire de la séparation..................................................................................................... 44
12 mars 2003........................................................................................................................................................ 45
François Regnault.............................................................................................................................................. 45
26 mars 2003........................................................................................................................................................ 56
14 mai 2003.......................................................................................................................................................... 66
4 juin 2003............................................................................................................................................................ 80
Quelle est la question de l’année dernière que
nous posions l’année dernier et que nous avons commencé à traiter ? La
question, c’est est-ce que Hegel a raison ? Est-ce qu’il a raison, quand
il soutient que la philosophie en un sens vient toujours après coup, vient trop
tard. C’est la fameuse formule : l’oiseau de Minerve ne s’envole qu’à
la tombée de la nuit. La chouette du savoir, la
chouette de la sagesse, ne prend son vol que quand la nuit tombe. Ce qui devait
avoir lieu a déjà eu lieu, quand l’oiseau prend son vol. L’avoir lieu de
l’histoire est déjà révolu quand la sagesse philosophique en produit le
concept. La thèse hegelienne, c’est la thèse d’une dimension essentiellement
récapitulative, ou rétroactive, de la philosophie. Ça n’empêche pas pour Hegel
cette rétroaction de pouvoir être l’absolu : cette rétroaction ressaisit
le devenir et le porte au concept. Cette rétroaction institue l’absoluité de ce
dont elle est la rétroaction. Mais le fait demeure que c’est une rétroaction.
La philosophie ne s’empare pas, en toute rigueur, du présent pur. La question
que nous posons, c’est donc : y a-t-il réellement possibilité d’une
philosophie contemporaine ? Au sens radical du mot, une philosophie
contemporaine de son propre temps ? Ie une
philosophie qui soit une philosophie adéquate à son propre présent. Alors que,
pour Hegel, la philosophie est toujours dans la dimension d’un futur antérieur.
Elle est ce qui saisit le processus mais lorsqu’il est au moment de son
résultat. On peut dire aussi ça : y a-t-il une philosophie de notre temps,
du temps que nous avons en partage, du présent que nous avons en partage, qui
ne soit pas en quelque sorte dans un temps de retard sur ce temps présent, qui
ne soit pas toujours et constitutivement de l’ordre de l’après coup ?
Après-coup, on a bcp joué là-dessus, jouons à notre tour : la philosophie
peut-elle être dans le coup et non pas toujours après coup ? Qu’est-ce que
ça veut dire dans sa façon de s’insinuer ou d’aborder le présent, autrement que
comme synthèse du passé.
La 1ère considération à faire,
c’est une considération autour du présente, notre présent, la présence du présent,
ce qu’il y a. Si on admet que la philosophie peut être philosophie du présent,
philosophique contemporaine cela suppose qu’il y a un présent. Implicitement il
y a déjà cette thèse antérieure à la question que nous nous posons (la
philosophie peut-elle être absolument dans le présent qui est le sien ?)
il y a la thèse qu’il y a un présent, que le présent existe.
Or cette thèse ne va pas de soi, contrairement
à son apparence empirique. la thèse qu’il y a un présent ne va pas de soi. Nous
avons touché à ce point l’année dernière en soutenant que peut-être aujourd’hui
il n’y avait pas de monde, thèse que j’ai essayé d’argumenter. Une
caractéristique d’aujourd’hui, c’est qu’il n’y a pas de monde, ou un nouveau
monde n’est pas encore arrivé. Un vieux monde n’est plus et un nouveau n’est
pas encore arrivé. On serait dans un temps intervallaire où on na pas certitude
qu’il y ait un monde. Plus radicalement, on peut se demander : est-ce
qu’il y a un présent ? Est-ce qu’il y a un vif du présent ? Quand
est-ce qu’il n’y a pas de présent ? Que signifie cette hypothèse ? A
mon sens, il n’y a pas de présent pour deux raisons possibles :
- il n’y a pas de présent si, de façon trop
visible ou péremptoire ce qu’il y a est absorbé par le passé, si nous sommes sous
la tyrannie du passé. Si nous sommes dans ce qu’on pourrait appeler des époques
plates, des époques qui sont en réalité des époques de continuation. Ou des
époques sans projet. Qui ne sont pas dans la tension de leur présent mais qui
sont dans la conviction qu’elle continuent à passer, qu’elles sont en
coalescence avec passé. Dans ce cas, la subjectivité est subjectivité de
survie, prenons survie au sens où Debord et les situationnistes le prenaient
déjà. On n’est pas angoissé par la survie au sens matériel du terme. Ça veut
dire que la vie est survie, est continuation de la vie, la vie est continuité
d’elle-même dans la répétition de ce qui la fonde. Ça veut dire que la vie n’et
pas dans l’intensité projective d’elle-même, elle est dans la persévérance de
son être.
C’est la temporalité de la tradition. Un 1er
exemple d’exténuation du présent, c’est quand la vie se déploie dans l’élément
de la tradition, ie à la fois d’imitation et de répétition.
Un univers détemporalisé par le poids absolu d’une tradition. Mais ce n’est pas
seulement le cas de la tradition. En réalité une certaine forme de la modernité
non traditionnelle voire anti-traditionnelle peut être aussi dans un principe
de stagnation ou d’annulation du présent. Je voudrais faire saisir cela tout à
l’heure de façon concrète par des poèmes. Mais ce qu’il faut bien comprendre,
c’est que l’agitation de la modernité peut être parfaitement compatible avec
l’idée qu’il n’y a rien d’autre que la continuité de cette agitation elle-même.
Ce n’est pas car il y a des nouveaux produits toutes les 5 min que vous n’êtes
pas dans une contre tradition elle-même sans présent.
Autrement dit, vous avez deux types de
soumission au passé, ou d’annulation du présent dans la répétition :
- le type traditionnel, qui est lui
effectivement au fond de l’ordre de la répétition symbolique. Vous répétez le
système de coutumes, des générations, les phases religieuses etc…
- mais aussi le système de la nouveauté sans
novation, nouveauté sans rupture, nouveauté permanente, ou la nouveauté
chronique. Ie ce qui se donne comme monde acquis en
tant précisément qu’il est sous la loi, avérée ou admise, de son changement.
Mais le changement peut être aussi répétitif que l’immobilité. C’est un point
très important sur les débats contemporains sur qu’est-ce qui est moderne ou
archaïque. On accuse les archaïques d’être enfermés dans la tradition :
vous ne voyez pas le présent car vous êtes enfermés dans la tradition. Mais il
peut ne pas y avoir de présent, pas seulement à cause de la tradition mais à
cause du chgt lui-même. Un chgt peut être obnubilation du présent.
A titre de projection en métaphore de cette distinction
dans l’exténuation du présent, du côté de ce que c’est que la perception
poétique d’un univers traditionnel, je pensais à un passage d’un poème de St
John Perse. Dans Vents, 4ème
livre, section 2. Je le prends parce que Vents (j’aime bien relire St John Perse, c’est le poète de mon adolescence).
Vents, c’est expressément le poème du
changement comme son titre l’indique. C’est le mouvement vers l’Ouest, la
conquête de l’Amérique, les pionniers, quelque chose qui traverse l’espace. La
gde traversée de l’espace. C’est l’anticipation poétique du western, cavaliers
solitaires dans les grands déserts avec qln qui marche vers un océan
introuvable, quelque chose comme ça. A l’intérieur de cette figure qui est la
figure épique du changement (qui en un sens est une modalité du changement
immobile ou destiné). A l’intérieur de cette figure épique du changement, on
tombe à un moment donné sur une image absolue de ce qu’est l’univers de la
tradition. Cet univers de la tradition, là, c’est en réalité les hauts plateaux
des Andes. C’est le moment où la marche arrive ou accède aux hauts plateaux des
Andes, et découvre qch, là dans un univers de pierre et de sacré, qui est gardé
et maintenu. Je dois dire que personnellement, c’est vrai quand on voit accède
aux communauté aux communautés quechua dans les hauts plateaux des Andes en
Bolivie, on a le sentiment puissant qu’elles ont gardé quelque chose que la
colonisation, les espagnols, la modernité n’ont pas réussi à briser. Dans les
mouvements d’occupations des terres dans les années 60 les indiens descendaient
et occupaient les terres dont ils estimaient qu’elles leur appartenaient
traditionnellement, depuis avant l’occupation espagnols, et ils s’arrêtaient à
un tracé précis, incompréhensible pour les propriétaires. Ils s’arrêtaient et
plantaient des piquets : c’était leur cadastre, leurs concessions, et
c’était un cadastre gardé à travers les siècles dans une espèce de mémoire
secrète, tacite, ces groupe savaient ce qu’était leur territoire ce territoire
n’avait plus aucune espèce de réalité dans le monde contemporain. Il est
frappant que St John Perse, cherchant une image de ce que c’est que la
tradition, un présent sous la loi d’un passé aboli, d’un passé qui n’est même
plus représenté, ait pris le monde des hauts plateaux des Andes. Voilà le
passage ;
« je me souviens du haut plateau sans
nom, illuminé d’horreur et vide de tout sens. Nulle redevance et nulle assise.
Le vent y lève ses franchises, la terre y cède son aînesse… terre… sur la
gravitation de femmes lentes. La montagne est honorée par les ondulations des
femmes et des hommes… Ces adorateurs lui offrent des fœtus de lama.. une
fumigation… lui jettent à la volée des bêtes égorgées, excréments prélevés
pour. Je me souviens du haut pays de pierre où les porcheries de terre blanche
avant leur âge resplendissent au soir comme des approche de villes
saintes… avant dans la nuit basse
aux grandes salines… marécages bordés de bauges pour les truies et de petits
abris pour voyageurs... qu’irais-tu chercher là ? »
C’est une image, une image de ce que je
cherche à vous transmettre dans cette 1ère figure de la subreption
du présent, de l’ensevelissement du présent, sous quelque chose qui est bcp
plus considérable que lui, et qui est une sorte de passé immémorial et incrusté
dans la terre elle-même, à la mesure de la terre elle-même.
De l’autre côté, du côté du présent supprimé
par l’agitation de la modernité, l’image, je la tirerai de Brecht, d’un poème
de Brecht, qui s’appelle Gloire éteinte de la gigantesque cité de New-York, dans le 3ème volume des Poèmes. Ce que Brecht cherche à dire dans ce poème, c’est le fait que la
prospérité capitaliste, l’agitation et la certitude de soi du capital,
constitue comme un faux présent, comme une intensité de présence qui est en
réalité fallacieuse, un présent d’agitation mais sans la vie réelle du présent.
Il est extraordinaire ce poème, on le croirais d’aujourd’hui. La 2ème
partie est changée, car elle est après la crise de 29. le faux présent est un
peu dégonflé ! La description du faux présent est caractéristique de
choses qu’on pourrait dire maintenant. Je vous lis un passage :
« nous aussi nous avions ce perpétuel
sourire qui précède ou suit les bonnes affaires :
______________ nous plaisions à asséner à
nos partenaires, tous futurs client de grandes tapes sur les bras, les cuisses,
et au milieu du dos. Comment venir à bout de types de ce genre ? usant de
flatteries ou de gestes brutaux comme on agit avec des chiens. Ainsi nous
imitions cette espèce célèbre qui semblait destiner à dominer le monde, tout en
assurant son progrès. Quelle confiance ! Quelle stimulation ! Les
plus grands hall d’usines du monde ! Les firmes automobiles faisaient
campagne pour la natalité. Elles construisaient déjà à crédit des auto pour ceux
qui n’étaient pas nés. A qui jetait des habits presque neufs, mais en sorte
qu’il n’en restât rien dans l’instant, et le mieux était la chaux vive, on
payait une prime. Et ces ponts ! D’une contrée prospère à une autre lancés, ainsi à l’infini.
Les plus grands ponts du monde, ces gratte ciel aux briques empilées si hauts
qu’ils s’élevaient par-dessus tout, et contemplaient de leur hauteur, inquiets,
les bâtiments neufs surgissant à peine du sol (l’inquiétude
des tours !). Bcp craignaient déjà qu’on ne pût arrêter la croissance
de ces villes, se disant qu’ils devraient finir le jour avec au-dessus d’eux 20
étages de ville étrangères et qu’ils seraient enfouis ans des cercueils entassés
les uns sur les autres. Mais à part ça, mais quelle confiance ! les morts
eux-mêmes, on les fardait, on leur donnait un sourire heureux. Je donne ces
traits de mémoire, les autres je les ai oubliés. Même aux défunts, on ne
permettait pas d’être sans espérance ».
C’est autre chose ! ce n’est pas le haut
plateau des indiens. Mais c’est la haute tour des modernes. Ce qui est dit dans
le deux cas est du même ordre. Nous avons là, soit dans l’immobilité taciturne,
soit dans l’excitation et la confiance absolues, quelque chose comme
l’exténuation du présent. C’est le 1er cas. Récapitulons-le : c’est
quand des figures de la répétition interdisent l’accès au présent. Encore une
fois la répétition peut être une structure traditionnelle, elle peut être aussi
une structure du chgt lui-même.
- il n’y a pas non plus de présent, 2ème
l’hypothèse, si c’est l’avenir qui de part en part exténue le présent.
L’absence de projet est évidemment une exténuation du présent, mais une
hyperbole du projet est aussi une exténuation du présent. Autrement dit, si
tout le sens en acte de ce qui est est au futur, si l’avenir est le sens absolu
du présent, alors on peut dire que le projet dévore le présent lui-même. Ce
serait plutôt l’avenir radieux de la construction du socialisme. Bcp de morts
au présent, mais comme le sens du présent est au futur, ça n’a pas d’importance.
sauf que si la totalité du sens du présente est au futur, le présent est
exténué. La dévoration du présent peut se faire par le passé, mais elle peut se
faire par l’avenir aussi. Le siècle en a témoigné. Et avant lui, quelque chose
du 19ème siècle a été hanté, à travers l’idée de progrès, de
développement, de l’avenir par quelque chose comme une dévoration du présent.
quelque chose qui faisait que la représentation de l’avenir, la chance de
l’avenir, fixait quelque chose comme une rédemption pour la souffrance du
présent.
Vous trouvez ce point de façon absolument
caractéristique chez Victor Hugo. Hugo a été le grand poète de l’idéologie du
progrès, il lui a donné sa forme. Parce que chez lui, très grand poète, il faut
lui rendre hommage, la force naturelle, la force poétique naturelle, est à
décrire le monde comme arrêté dans une souffrance métaphysique. Là où il
excelle, c’est dans l’image de la terreur il y est remarquable. Il y a une
grandeur épique de Hugo, il se tient face à face avec la terreur. La plupart
des grands poèmes, des grands moments de ces romans, dont des moments terrible,
on a eu tort d’en faire un prophète à la barbe fleurie. C’est un poète de
l’horreur : représentation du Moyen Age, sa représentation de la pauvreté,
de la misère, du destin des révolutions, c’est un poète du sang et de la nuit.
Mais tout ça, disjoint de ça, il y a une représentation de l’avenir, une
représentation de l’avenir comme sens ultime du présent, mais disjoint. Souvent
le mouvement d’un poème de Hugo est concentration sur l’horreur nocturne d’une
intensité exceptionnelle, et puis une clause rédemptrice, disjointe, qui est
comme un sens d’être qui déprécie le présente de l’horreur, qui la relève dans
une séparation, dans une promesse séparée, promesse disjointe. Je vous donne un
exemple, vous en trouverez d’autres. Hugo c’est comme Balzac, c’est les auteurs
plus on en lit mieux c’est, il faut lire des milliers de vers. Dedans il y a
des pépites.
C’est le poème qui clôture des Contemplations, et qui s’appelle de façon caractéristique au bord de l’infini. Au bord de l’infini, c’est ça : il y a une saisie du réel du
monde comme terrifiante, comme une métaphysique de la souffrance, et puis il y
a quelque chose d’autre, qui est l’idéologie du progrès dans sa forme séparée.
Fin du 1er mouvement, qui est immense, des centaine de vers, je vous
lis juste la fin, la fin de métaphysique de la souffrance « tous ces
sombres cachots qu’on appelle les fleurs tressaillent ». C’est une idée ahurissante ! la fleur, au lieu d’être l’éclosion,
l’ouvert, est prise comme chose fermée, mystérieuse.
« le rocher se met à fondre en pleurs,
des bras se lèvent hors de la tombe dormante, le vent gémit, la nuit se plaint,
l’eau se lamente. Et sous l’œil attendri qui regarde d’en haut, tout l’abîme
n’est plus qu’un immense sanglot ». C’est le
monde. Il y a un blanc, dans le texte, et un chgt de rythme : au lieu que
ce soit une succession régulière d’alexandrins accablants, vous allez avoir une
succession d’alexandrins et de demi-vers :
« espérez espérez espérez misérables
pas de maux infinis
pas de maux incurables pas d’enfer éternel.
Les douleurs vont à Dieu
comme la flèche aux cibles
les bonnes actions sont les gonds
invisibles
de la porte du ciel ».
C’est une autre façon de dire que le présent
peut être raturé ou doit être raturé. Espérez : il y a assignation d’une
finitude à la métaphysique de la souffrance, au bord de l’infini et d’une
infinité virtuelle, inassignable, non représentation du coté de ce qui
peut-être doit venir. Pas d’enfer éternel. Donc une métaphysique de la
souffrance quant au monde fini, et une espérance infinie, mais qui d’une
certaine façon n’est jamais que la promesse.
J’appelle cette vision du monde la vision en
projection. L’aliénation du présent par le passé, c’est la figure de la
répétition, l’aliénation du présent par le futur c’est la projection [chgt
K7]. L’univers et sa représentation ne sont pas
dominés par la répétition ou la projection.
Le présent doit se faire un chemin doit
s’indiquer, s’expérimenter, dans un espace qui n’est ni celui de la répétition
u celui de la projection. Ce n’est pas simplement l’opposition de la projection
et de la répétition. Il ne suffit pas de dire : le monde aujourd’hui est
répétitif et sans projet. En fait, il y a eu une expérience de la projection
métaphysique. La question du présent est complexe, elle ne se suffit pas de
l’opposition de la vitalité du projet au caractère répétitif. Le présent est
quelque part dans un élément qui n’est ni la répétition ni la projection. Au
fond, le présent suppose l’interférence conflictuelle de la répétition et la
projection. Je ne dis pas que le présent existe dès qu’il y a cette
interférence, mais il n’existe pas s’il elle n’est pas là. ça ne peut pas être
naturellement le triomphe de la répétition, ça ne peut pas être l’altérité
séparée de la projection. Il faut qu’il y ait quelque chose comme une
interférence conflictuelle. C’est une condition du présent. Au fond, il n’y a
présent que s’il y a des expériences (nous verrons lesquelles) dans lesquelles
se donnent une espèce de coprésence obscure de la répétition et de la
projection. Il faut une instance du passé, il faut un élément répétitif, et il
faut naturellement aussi un futur, un élément projectif. Il n’y a pas de
présent s’ils sont séparés, si vous avez d’un côté la répétition, la tradition,
l’insistance etc… de l’autre coté la promesse, la projection ou le projet.
C’est la conjonction des deux qui est l’élément naturel du présent. Le présent
est à la fois rétention du passé et anticipation de l’avenir (dirait Husserl),
mais on ne parle pas du temps mais de l’époque. Dans l’époque il faut des
articulations de la répétition et de la projection. Nous reviendrons sur ce
point. Sans ça, il n’y a pas de présent.
C’est exactement ce que dit Mallarmé dans un
texte très fameux, l’Action Restreinte, de
1895. Un texte extrêmement dense et extrêmement riche. Mallarmé dit ceci. Je
vous dicte le texte, car une partie du séminaire en est finalement un immense
commentaire. « Il n’est pas de Présent, non - un Présent n’existe pas…
faute que se déclare la Foule, faute – de tout. Mal informé celui qui se
crierait son propre contemporain, désertant, usurpant, avec impudence égale,
quand du passé cessa et que tarde un futur ou que les deux se remêlent
perplexement en vue de masquer l’écart ».
C’est une théorie du présent, dont Mallarmé
dit plusieurs choses qui vont être très importantes pour nous :
1° le présent doit exister pour qu’on puisse
se déclarer son propre contemporain. C’est une remarque élémentaire mais
importante : celui qui se déclare son propre contemporain doit d’abord
examiner s’il y a un présent, si le présent existe.
Je le prends comme une critique anticipée des
grandes criailleries contemporaine sur la modernité : il faut être contemporain,
les gens passent leur temps à se crier qu’il faut être son propre contemporain…
Mallarmé dirait : c’est une impudence, car vous ne témoignez pas
qu’existe réellement un présent. Vous ne pouvez vous déclarer votre
contemporain, crier que vous êtes l’homme d’aujourd’hui, sans avoir préalablement
examiné s’il y a un présent. Et si le présent n’existe pas, thèse de Mallarmé
en 1895, alors se déclarer avec fracas un moderne, un contemporain, n’est
qu’une escroquerie, une impudence, une usurpation.
2° l’absence de présent, c’est aussi, aux yeux
de Mallarmé, qu’il n’y a ni passé ni futur : un passé cessa, un futur
tarde. Nous retrouvons ce que j’ai appelé la structure intervallaire, le temps
où le présent s’absente dans l’écart. L’écart aussi est un mot de Mallarmé. On
peut annuler le présent par le passé, on peut annuler par l’avenir, et le
présent est pbtique s’il n’est pas un recouvrement des 2, à la fois répétition
projection, à la fois passé et avenir. S’il n’y a ni passé ni avenir ni
répétition ni projection, il n’y pas de construction possible du présent. Il
veut dire : l’époque des grandes révolutions appartient au passé (c’est
son jugement à lui), l’époque des grandes créations historiques appartient au
passé, et ce qui va venir à la place ; nous ne le savons pas. Le passé est
fini le futur n’est pas encore là. Nous sommes dans un temps de platitude
historique, temps intervallaire. Un siècle après, on peut dire quelque chose de
semblable : l’époque des révolutions est passée, et ce qui va venir n’est
pas constitué, on ne sait pas bien. Conclusion mallarméenne : un présent
fait défaut.
On a une définition du présent non pas par le
simple mais par le complexe. Le présent, ce n’est pas la simplicité de la présence.
Ce n’est pas simplement la donnée ou donation de ce qu’il y a au présent. Il y
a des conditions fines et compliquées pour qu’il y ait un présent : que le
passé ne soit pas passé, et que le futur soit déjà là. Conditions
remarquables ! il faut que le futur ne tarde pas, et que le passé ne soit
pas cessé. Il faut une co-présence du passé et de l’avenir. En ce sens il faut
parler d’une complexité du présent. Quand il dit que le présent faut défaut, il
veut dire cette complexité n’est pas là, le présent n’est pas nommé construit
articulé. Et alors, pourquoi il n’y a pas de présent ? c’est une
description : le passé tarde, l’avenir n’est pas encore là. Mais qu’est-ce
qui va signaler qu’il n’y a pas de présent ?
3° parce que la foule ne se déclare pas. Ce
qui constitue le présent est dans la forme de la déclaration, en l’occurrence
de la déclaration historique ou collective. Quand la foule ne se déclare pas,
tout fait défaut. Si la foule ne se déclare pas, en un certain sens, du point
de vue du présent, il n’y a rien. La Foule, qu’est-ce que c’est ? C’est le
sujet de la déclaration. La Foule c’est ce qui fait qu’une déclaration est
historiquement une déclaration, c’est ce qui porte le déclaratoire par lequel
il y a un présent. Le présent, de ce point de vue, est une création collective,
ce n’est pas une décision dans un petit coin. Pour qu’il y ait présent il faut
qu’il y ait une déclaration de la foule. C’est ça qui est fondamental. Nous
pourrons appeler déclaration ce qui signifie un présent. Il n’y a un présent
que s’il y a une déclaration.
Qu’est-ce que c’est une déclaration ? une
déclaration, c’est quand, en un point au moins, la répétition est indiscernable
de la projection. Qu’en un point au moins la dimension de la répétition porte
la dimension de projection. Ou si vous voulez quand la répétition est bloquée
par la projection. En un point, vous avez une surimposition récapitulative de
la puissance du passé dans la modalité d’une projection. Vous n’avez pas une
projection séparée comme chez Hugo, de la répétition de la souffrance etc… Vous
avez une capacité projective qui s’indexe sur la puissance répétitive du passé,
qui la fait bifurquer. Ou si vous voulez qui attribue à l’ensemble du passé une
autre signification, une autre signification que celle que lui donne la
répétition. C’est difficile mais d’une importance considérable : le
présente contenu dans la déclaration, dans ce que la Foule déclare, est quelque
chose qui exhausse la répétition jusqu’à la projection. Ce n’est pas le
remplacement de l’un par l’autre. C’est au contraire quelque chose qui va
absorber, donner sens à la répétition dan un univers qui n’est plus celui de la
répétition, mais de l’obliquité de la répétition. Il n’y a pas un blanc, une
disjonction, une séparation, comme chez Hugo. Il n’y a pas l’artifice d’une
projection séparée. Ce qu’on voit chez Hugo et chez tous les théoriciens de la
projection séparée, c’est qu’il y a un artifice, il y a une artifice de la
projection. Le caractère réel de la projection c’est d’une certaine façon
qu’elle entraîne la répétition elle-même. Il n’y a de révolution que de
révolution des traditions, pas de révolution traditionnelle. Il faut que les
traditions elles-mêmes soient révolutionnées. Non pas simplement que quelque
chose se passe séparé d’elle, car alors elles reviennent, inévitablement. C’est
ce que l’expérience a montré : lorsque vous avez une théorie d’un
commencement absolu, vous avez en réalité le retour de l’ancien. Si ce n’est
pas la théorie du commencement absolu, le présent, et s’il est commencement, il
est quoi ? il est ce que Mallarmé tente de dire dans ce mot
déclaration : quelque chose dans la déclaration prend acte du passé,
empêche que le passé ne fasse que passer. Ça fait autre chose, un autre usage
du passé que le fait qu’il passe, et en même temps projette cela, crée un
futur. Mais tout le point est de savoir ce qui de la répétition est entraîné
dans la projection. Une thèse disjonctive n’est pas suffisante. Autrement dit
le présent, c’est une intuition que Deleuze a eu fortement : il y a
quelque chose dans le présent qui certes est disjonction mais disjonction dans
la synthèse, ce qu’il appelait, lui, une synthèse disjonctive. La synthèse
disjonctive chez Deleuze c’est ce que j’essaie d’illustrer ici : quelque
chose qui fait qu’on n’a pas un écart un blanc, une disjonction pure. ça c’est
la disjonction analytique, non synthétique. La disjonction synthétique, c’est
quand il y a du présent, de la création, parce que quelque chose du passé, de
la répétition, de la tradition, a été en soi-même subverti et emporté par la
projection. Même le mot révolution de ce point de vue là, il faut revenir à sa
signification équivoque. Révolution, c’est ce qui fait un tour de plus, et pas
commencement absolu. quelque chose est emporté dans un nouveau cycle. Au sens
du cône de révolution, quelque chose est emporté dans la spirale d’un nouveau
cycle. Je crois qu’il faut se représenter le présent comme ça, c’est la
déclaration d’un emportement. Et la déclaration d’un emportement veut dire
déclaration de ce qui est effectivement emporté dans la projection. Donc on
appellera déclaration, pour reprendre le mot de Mallarmé, qui convient
parfaitement, la coextension de la répétition et de la projection, la
coextension emportée de la répétition et de la projection.
Et alors finalement le présent, ce sera la
déclaration, effectivement, il faut que se déclare la Foule. La Foule ça
pourrait être bien des choses, ça indique que la déclaration est une dimension
de l’invention historique, de l’invention humaine, il faut que ce soit une
foule qui se déclare. Une Foule ça peut être qln qui fait foule, car la
déclaration fait Foule. Ça sera ça
sur le fond de ce que Mallarmé appelle un emmêlement ou une perplexité. « se
remêlent perplexement en vue de masquer l’écart » :
il y a un emmêlement et une perplexité sur laquelle la déclaration s’élève,
tentant d’emporter justement le passé et la répétition du côté de la
projection, et de la création. C’est un bilan du siècle : le siècle a été
le siècle de l’hypothèse du commencement absolu. C’est sa dimension de terreur.
La dimension de terreur est attachée au fait que la projection est conçue comme
disjonction d’avec la répétition. Comme nous l’avons souvent dit : finalement,
à raison de ce qu’il y a eu cette terreur projective, cette terreur de la
séparation projective, on nous a plutôt conseillé d’abandonner le présent, et
de nous confier au règne. De nous confier à ce qu’il y a. C’est un vrai défi,
c’est vrai un pb que d’inventer une conception non unilatéralement projective
du présent, qui ne soit pas simplement la séparation d’avec la répétition. Ça
veut dire que la pensée révolutionnaire est ou doit d’une certaine façon d’une
certaine assimiler ou transmuer transfigurer la tradition, quelque chose de la
tradition. C’est pour ça qu’il faut pas se laisser impressionner par les procès
de la modernité contre archaïsme. C’est une manière de nier le présent par une
autre. C’est la manière agitée de nier le présent faisant le procès de la
manière répétitive ou traditionnelle de nier le présent. Ce n’est pas notre pb.
Notre pb est de savoir comment la répétition peut être emportée, prise dans la
déclaration. C’est pourquoi, on l’a vu dans le siècle de façon déformée,
grimaçante, il se peut très bien qu’il y ait dans une pensée créatrice quelque
chose d’apparemment plus traditionnel que dans une pensée conservatrice
moderne. Il ne faut pas s’en inquiéter. Il y a quelquefois des éléments, dans
la tentative de recherche d’un présent, quelque chose qui paraît assimiler des
éléments de la tradition, plus que dans la modernité cynique, qui se déclarera
volontiers sans passé, sans tradition, sans loi, sans règles autre que la loi
du marché. C’est parce que il y a au cœur une difficulté qui est celle de la
déclaration : qu’est-ce qui est déclaré ? Une vraie déclaration est
toujours obliquité de la tradition et non une pure séparation. C’est une mise
en obliquité. Alors je crois que le mot qui convient est le mot de torsion. Il
s’agit de mettre la tradition en torsion, de manière à la brancher sur la
projection. Ce n’est pas une disjonction, c’est une torsion, quelquefois une
violente torsion exercée sur la tradition. Mais qui ne s’en sépare pas. C’est
ce geste de la torsion qui va traverser le fond la situation, son fond
perplexe, emmêlé, ambigu et difficile, pour donner ce qu’on va appeler la
complexité du présent.
Pour récapituler sur la complexité du présent,
on dira : la complexité du présent, c’est la déclaration, ie malgré tout
la superposition de la répétition et de la projection, la déclaration en tant
qu’elle opère une torsion de la répétition pour la brancher ou pour l’articuler
sur la projection. C’est une électrification différente de la tradition :
on va faire passer un autre courant. C’est autre chose de faire passer un autre
courant dans le passée, une nouvelle électrification, et de l’anéantir au nom
du commencement absolu, du nouveau monde.
L’année dernière nous nous sommes surtout
intéressés au fond, on avait appelé ça des images du temps présent. On s’est
intéressé à ce sur quoi la
déclaration peut venir se placer. C’est une opération de ce placement. Je
voudrais donner la logique de ce séminaire, surtout s’il doit être interrompu.
Le mouvement doit être clair.
La 1ère année, c’était les
opérations à travers lesquelles son peut identifier l’espace général de la
question du présent. On avait donné une méthode, une méthode pour placer la
perplexité, disait Mallarmé, ou l’emmêlement.
Cette année, c’est vraiment la recherche de
l’exception, de ce qui fait déclarativement exception au pur et simple
placement.
L’année suivante, c’est comment prendre appui
à la fois sur le placement et sur l’exception pour définir ce que c’est une vie
dans la création, une vie véritable, ie une
fidélité au présent.
La situation, les conditions exceptionnelles
du présent, la fidélité au présent ou la vraie vie.
C’est le vieux pb de la vraie vie. Le pb de
Rimbaud : la vraie vie est absente, qu’est-ce
qui fait qu’elle peut être au présent ?
Notre point de départ ça va donc être :
qu’est-ce qui fait exception, qu’est-ce qui rend possible, éventuellement,
localement, quelque chose comme une déclaration ? Alors pour ça, il faut
tout de même que je fasse un très très bref rappel de ce qui avait déployé
l’année dernière à titre de fond. Puisque la déclaration va s’enlever sur la
perplexité ou l’emmêlement du fond.
Nous avions proposé une méthode en quatre
temps, pour l’investigation de la
contemporanéité. Une méthode générale, que nous appliquions au
contemporain :
- discerner ce que j’avais appelé l’emblème,
ce qui fait office de communauté spirituelle : qu’est-ce qui es partagé,
qu’est-ce qui constitue la prétention d’une communauté spirituelle au présent,
qu’est-ce qui valide ce qu’il y a ? C’est l’emblème. Quelle est
l’opération de validation ? Ou pour employer un vocabulaire
psychanalytico-lacanien : quel est le signifiant maître, celui qui à la
fois unifie et rallie ? J’avais proposé de dire que l’emblème du temps
présent, c’est la démocratie.
Je voudrais faire une incise là dessus :
il y a une délimitation à faire, qui n’est pas suffisamment faite, entre la
question de la démocratie, au sens où on en parle ici, et la question des
libertés. A bien y réfléchir, le mot démocratie est en coalescence avec la
question de la ou les libertés. Et [chgt K7] …Admettons
le principe. Mais en quel sens démocratie est liée à liberté ? Démocratie
est liée à liberté au sens où on entend par démocratie ce qui n’interdit pas ou
ne réprime pas, c’est nue caractérisation négative. Démocratie c’est le régime
politique de la liberté car ceci ou cela n’est pas interdit, réprimé, proscrit
etc…. Si vous regardez libertés : presse, opinion, réunion, vous pouvez
vous réunir on va vous taper dessus, écrire dans les journaux on va vous
saisir, vous pouvez déambuler dans les rues si vous êtes pas sans papier on va
pas vous arrêter tout de suite etc… la corrélation entre démocratie et liberté
est fondamentalement négative, entre le régime politique où la forme de l’Etat
appelé démocratie, et la question des libertés il y a une corrélation qui est
une corrélation négative. C’est une restriction des interdictions. Ce qui fait
le succès indéniable de ces régimes, c’est que c’est une restriction de la
sphère de l’interdiction. En plus de façon dynamique : il y a de moins en
moins de choses interdites. Même on pense qu’il n’y en aura plus du tout !
Mais cette corrélation négative laisse à mon avis intouchée la question de la
liberté, en réalité. Car il n’est pas sûr que la liberté puisse se contenter
d’une définition négative. A savoir : on est libre car ce qu’on souhaite
faire ou dire n’est pas interdit. Ce n’est pas une définition adéquate de la
liberté. La corrélation négative entre démocratie et liberté doit pousser à un
examen des libertés publiques (ne parlons même pas de métaphysique) de
qu’est-ce que c’est que la liberté du point de vue de cette corrélation
négative. Prenons un exemple simple : supposons que tout puisse être dit
publiquement, il n’y a rien dans le dire public qui soit véritablement
interdit. Le fait que rien ne soit interdit dans l’ordre du dire ne veut
absolument pas dire que quelque chose est dit. C’est un point très
important : si rien n’est interdit mais que à proprement parler rien n’est
dit, la liberté est ineffective quand même. Or il se peut que au fur et à mesure
que tout peut être dit, rien ne soit dit. C’est possible, je ne dis pas que
c’est nécessaire. La question de ce qui est réellement dit ne peut être ramenée
au fait qu’il soit possible de le dire ! Pourquoi ? Parce que si vous
supposez que du moment qu’on peut tout dire… la seule qu’elle soit dite c’est
qu’elle soit interdite. C’est pas sûr que le fait qu’elle soit pas dite est
liée au fait qu’elle soit interdite. Pourquoi ? parce il n’est pas sûr que
le réel se définisse par la possibilité. Le réel n’est pas forcément défini par
la possibilité. L’extension de la possibilité, par exemple de la possibilité de
dire, ne signifie pas l’extension d’un dire réel. Parce qu’un dire réel est une
dire réel, ce n’est pas l’effectuation d’une possibilité formelle. Ce n’est pas
car vous êtes autorisés à dire bcp de choses, ou même tout, qu’il est résolu
pour autant qu’il y a réellement une capacité libre de dire. Ce serait trop
simple, et ça suppose un axiome ontologique particulier qui est que finalement
la liberté est directement corrélée à l’extension des possibles. Ça suppose une
théorie de la liberté qu’on peut appeler une théorie faible. Je ne dis pas que
ce n’est pas une théorie du tout. C’est une théorie faible, encore une fois car
il se peut que le dire réel ne soit rejoint que dans une confrontation à
l’impossible et pas au possible. Finalement, on est bien obligés de constater
que dans des périodes extrêmement despotiques où très peu de choses peuvent
être dites, comme au 17ème, il s’en est dit bcp. Il n’est pas sûr
qu’on en dise autant bien, honnêtement, qu’on puisse tout dire. A cette époque
là en principe on ne pouvait pas dire grand-chose : il ne fallait pas dire
du mal de la religion catholique, du roi etc… Est-ce qu’ils en ont dit pour
autant moins ? Pas sûr ! On voit de façon absolument naïve et banale
que quant à ce qui est dit réellement, ie à la
liberté en tant que liberté effectivement créatrice de dire réel, de dire en
réel, le rapport à la question de l’extension des interdits est un rapport
certainement bcp plus compliqué qu’un simple rapport de corrélation. Ets-ce que
ça veut dire qu’il faut interdire ? Non plus ! Il n’y pas non plus de
corrélation évident entre le fait que ce soit interdit et le fait que quelque
chose soit dit réellement. D’autant qu’il y a des interdits réels et des
interdits artificiels. Quand vous interdisez quelque chose que tout le monde
fait, c’est artificiel. C’est comme si vous ne l’interdisiez pas. je dis ça
pourquoi ? Je dis ça parce que il est tout à fait possible que démocratie
soit l’emblème du temps présent non pas dans le réel au sens de la liberté mais
uniquement au sens de l’extension de la possibilité. Or il se pourrait que
cette extension de possibilité soit en réalité innocente du point de vue du
réel, parce que pour l’essentiel, elle est colmatée par la marchandise. En
définitive, l’extension de la possibilité va de pair avec l’extension de la
possibilité marchande, y compris
le fait qu’on puisse tout dire, c’est la marchandise pornographique, et ce
n’est pas un propos puritain. Si l’extension de la possibilité est la seule
matière interne de ce qui est présenté comme la liberté sous l’emblème de la
démocratie, alors il se peut qu’en réalité il y a un colmatage de cela par la
marchandise car ça ne traite que de la possibilité. Encore une fois, le dire
réel, le dire réellement libre, ne traite pas de l’extension de la possibilité,
mais de la création de la possibilité. La liberté n’est pas l’accomplissement
d’une possibilité, mais la création d’une possibilité antérieurement
impossible. Ça n’a rien à voir avec la loi, la structure d’un interdit.
C’était sur le 1er point, le point
de l’emblème.
2° Ensuite nous avions dit : après avoir
fixé l’emblème, il faut analyser la forme du pouvoir nu dissimulé par le
ralliement à l’emblème. Quelle est la forme d’autorité ou d’autorité que le
ralliement à l’emblème démocratique dissimule. Ce que nous avions dit
là-dessus, je le rappelle en une seule phrase : c’est que la loyauté à
l’emblème démocratique a pour contrepartie une contrainte exercée sur la forme
du sujet. La loyauté à l’emblème démocratique, c’est la contrainte quant à la
forme du sujet qui est qu’il doit se tenir face à la marchandise, c’est ça qui
l’identifie comme sujet d’un point de vue global. Le sujet, c’est le
consommateur, au sens le plus vaste et quasiment le plus métaphysique du terme.
Le sujet est consommation, il se tient face à l’univers marchand en tant que
subjectivité consommante. C’est une contrainte qui est exercée sur lui :
il n’est pas libre d’être ailleurs, en tant qu’il est dans le ralliement à
l’emblème démocratique. Il ne bénéficiera e l’emblème démo que dans cette
posture là.. Et inversement s’il se tient dans cette posture on agitera à son
propos l’emblème.
3° une fois ceci dit il faut voir quelle est
la logique de l’exception : qu’est-ce qui fait exception à tout ça ?
4° ayant repéré ce qui fait exception,
conclure qu’il y a peut-être des faille systémiques, qu’il y a peut-être un
présent, au sens fort, un présent tel qu’une foule puisse se déclarer. C’est la
question de la synthèse systématique des exceptions qui mettrait en cause et le
pouvoir nu et son emblème.
L’année dernière on s’est surtout attardé sur
les points 1 et 2, cette année c’est le point trois : qu’est-ce qui fait
exception à l’emblème ou au pouvoir nu que l’emblème soutient ? On
pourrait dire, au fond : cette année sera consacrée aux déclarations.
Qu’est-ce qui se déclare, qu’est-ce qui est déclaré ou déclarable ? On
peut dire que dans le monde tel qu’il est, déclaration s’oppose vraiment à
communication. L’antinomie est là, le repérage de ce qui est déclaration se
fait aussi par disruption ou par césure avec ce qui est simplement circulation
ou communication. Une déclaration ne circule pas, elle est universellement
destinée, mais n’est pas un objet qui soit plié à la forme de la circulation,
ni marchande ni autre. Elle n’est pas non plus une communication, mais elle est
une institution du présent.
Après, le point 4, la faille systémique on
verra : c’est qu’est-ce que penser et vivre dans le présent ?
c’est : que pouvons nous espérer ? On ne va pas dire comme Hugo espère
espère espère misérable ! Je vous indique le
schéma un peu abrupt de la fois prochaine, en fonction de ce qu’on vient de
dire là.
On va tenter de repérer les exceptions. On va
d’abord donner les critères formels de l’exception : qu’est-ce qui rend
possible quelque chose comme une déclaration, quelque chose comme une
exception ? On en verra deux principaux, en fait, qui sont corrélés.
Le 1er, c’est évidemment qu’il faut
un point d’irréductibilité à la circulation marchande. Formellement, une
déclaration comporte un point en elle qui est irréductible à la circulation
marchande. Ce qui est, nous le montrerons, tout à fait à distinguer de la
question du succès, qui est une question empirique. Il peut y avoir des
déclarations à succès, on n’est pas là dans une apologie de la chose
clandestine que personne ne connaît. Il doit y avoir un point d’hétérogénéité à
la circulation marchande dans ce qui est déclaratoire, un point
d’irréductibilité à la circulation et à la communication. Nous verrons que ça
se déplie – je vous donne un plan – en quatre motifs. Qu’est-ce qui est
irréductible à la communication, qu’est-ce qui est irréductible à la
circulation ? Je propose quatre champs :
- la démonstration
- la contemplation
- l’action (sous certaines conditions)
- la passion
Ce sera la déclinaison de l’irréductibilité à
la circulation marchande : démonstration, contemplation, action et
passion.
Et puis le 2ème critère sera ce qui,
en un certain sens, ne se tient pas sous l’emblème démocratique, au sens où
nous l’avons entendu ici. Ce sera le point risqué ! Si on ne se tient pas
sous l’emblème démocratique, on va être totalitaire ! Non, je développerai
ce que j’appelle la quintuple indifférence, indifférence à certains schèmes. Je
les donne en liste :
- l’indifférence au nombre, et par csqt au
principe majoritaire sous toutes ces formes, indifférence au nombre comme
critère.
- l’indifférence au régime établi du possible.
- l’indifférence aux particularités, et en
particulier au respect des particularités. Je crois que toute déclaration est
irrespectueuse dans un sens essentiel, elle n’est pas dans l’éthique convenue.
- l’indifférence à l’antinomie supposée de
l’autoritaire et du tolérant. Ce n’est pas que ce sera autoritaire contre
tolérant, ou autoritaire plutôt que tolérant, ce sera une indifférence à cette
antinomie, une déposition de cette antinomie
- une indifférence à tout ce qui sépare la
répétition et la projection.
C’est ce que j’appellerai la quintuple
indifférence par quoi quelque chose se soustrait à l’emblème contemporain et
rend possible un présent…
… en tout cas, pour l’instant les menaces sont
écartées. Je vous remercie de votre soutien spontané, exprimé ici même, et je
remercie aussi naturellement ceux qui m’ont témoigné leur soutien, ceux qui
m’ont écrit et à qui je répondrai personnellement. C’est la preuve qu’il faut
être vigilant lorsqu’un lieu se constitue. C’est de ça qu’il s’agit : Quel
que soit le système argumentaire, les déterminations idéologiques, politiques,
critiques etc… ce qui est hétérogène c’est qu’il y ait un lieu. Qu’est-ce qu’un
lieu, c’est un des points dont je voulais vous parler cette année. Qu’est-ce
que c’est au fond dans un monde déterminé la constitution d’un lieu hétérogène,
d’un lieu qui n’est pas absolument ni institutionnellement ni discursivement ni
par le type de rassemblement qu’il constitue entièrement homogène à ce qui
prévaut ? Cette question du lieu est importante parce que on peut
peut-être considérer que toute novation, toute novation véritable, est toujours
aussi et en même temps la construction d’un lieu. Lieu est ici une catégorie
topologique : un lieu, c’est quelque chose qui inscrit au fond une durée. Paradoxalement,
lieu est un concept du temps. Le lieu, c’est ce qui donne matière à la
possibilité d’une durée. La durée de quoi ? la durée de ce que nous avons
appelé une déclaration, la durée du présent (autre paradoxe), la durée de ce
qui a pu déclarer un présent. Le grand pb du monde contemporain à moins sens
n’est pas tant le pb de ce qui fait novation que le pb de l’inscription dans la
durée de la novation. C’est le pb d’imposer un autre temps, la construction
d’un autre temps, d’un autre temps intérieur au temps général. Lieu, ça désigne
de façon, fût-ce de façon sporadique, précaire, fragile, la construction d’un
autre temps. Le lieu, c’est ce qui avère la nouveauté possible, ou ce qui avère
un nouveau possible, la possibilité d’un nouveau possible, mais qui l’avère
comme durée, qui l’avère dans une sorte de stabilité de son assise locale. Nous
allons y revenir : la cristallisation du présent comme création, c’est
aussi le pb du lieu, le pb de l’institution d’un lieu. Dans une logique plus vaste, et qui
m’est plus propre, on dira que c’est le pb du lieu d’une vérité. Une vérité est
toujours quelque chose qui édifie le lieu de son déploiement ou le lieu de ses
csq. Parce que toute vérité est toujours au départ en un point. La vérité n’est
pas donnée comme totalité, elle n’est pas dans une accointance, dans une
conjonction avec la totalité. Une vérité est toujours d’abord en un point. Ce
point doit être élaboré comme son lieu, même si le lieu se développe,
s’élargit, se ramifie. Toute vérité est locale, locale doit être pris au sens
fort, ie de prescription d’un lieu. C’était
quelques commentaires. Evidemment, ça veut dire que toute protection d’une
vérité est aussi protection d’un lieu. Il faut défendre les lieux. Il est très
frappant, ce serait de la géopolitique : on voit que la question est la
question des lieux, de la défense des lieux, de la souveraineté sur les lieux,
en un sens qui n’est pas du tout territorial ou national, mais qui est plus
radical que ça : c’est le point où quelque chose s’initie et doit être
protégé dans son surgissement, dans son initiation. Le lieu est lieu du
commencement, et doit être protégé en tant que tel, parce que c’est ça qui va
protéger la durée. C’était la 1ère annonce que je voulais faire.
La 2ème concerne la répétition sur
les dates du 1er semestre : 6 novembre, quatre et 18 décembre
puis 15 janvier.
La 3ème concerne la prochaine
possibilité de me joindre, la permanence. Je vous avais dit le mercredi 30
mais… Le prochain cours sur la volonté n’aura pas lieu demain, mais il est
reporté le 7 novembre à 17h30 dans la salle des conférences au 46 rue d’ulm.
Reprenons donc cette question insistante du
présent, puisque - je le rappelle - l’intention de ce que je vous dis là, c’est
de tester, de mesurer si quelque chose comme une pensée du présent est
possible, quelque chose comme une pensée philosophique de notre présent, de ce
présent, est possible. Finalement, nous avions dit la dernière fois (je résume
de façon très succincte), en s’appuyant sur un certain nombre de textes - et en
particulier un texte de Mallarmé – nous avions dit, au fond : le présent,
il faut le concevoir comme le point d’articulation d’une répétition et d’une
projection, sans écart. Le présent ne doit pas être l’écart entre la répétition
du passé et la projection de l’avenir. Il n’y a présent que quand il n’y a pas
d’écart repérable, ou de blanc repérable, entre ce qui insiste du passé et ce
qui se laisse envisager ou anticiper de l’avenir. Nous avions vu dans le poème
de Hugo que le terrible du présent et la promesse de l’avenir étaient en
quelque manière disjoints. Le présent, c’est quand il n’y a pas cette
disjonction, c’est donc quand quelque chose de la répétition elle-même se
trouve dévié ou capturé dans une projection vers l’avenir. Autrement dit, le
présent, ce n’est pas purement et simplement un arrêt de la répétition, une nouveauté
qui serait absolument disjointe de ce qui insiste. Bien que, comme nous l’ayons
dit, cela ait été en partie la conception du présent dans 20ème
siècle, la conception du commencement absolu, la conception de l’homme nouveau,
la conception du monde absolument nouveau. Nous avons longuement parlé de ça
dans le passé. Il y a eu cette conception, mais le bilan de tout cela, c’est
qu’il faut concevoir autrement le présent que sous la seule figure du
commencement radical. Il faut que quelque chose de la projection absorbe la
répétition, et se la soumette, bien sûr, mais la réoriente et la dispose.
Autrement dit, il faut que le présent soit une incorporation du passé à l’avenir.
Pas de tout le passé, mais une incorporation de quelque chose du passé à
l’avenir. Vous remarquerez d’ailleurs que une partie des caractéristiques du
monde contemporain dans ce qu’il a de mauvais prend souvent la forme du mépris
du passé. L’avenir, ou les propositions sur l’avenir ont été registrées comme
utopies et sont considérées comme des âneries utopiques. C’est la critique de
l’avenir. Mais il y a aussi une critique du passé : il faut être moderne,
pas être archaïque. Le présent marchand, appelons-le comme ça, est un présent
qui se veut sans avenir et sans passé. C’est le présent de sa propre existence,
et puis c’est tout. On a souvent dit qu’il avait réellement son symbole dans
l’activité boursière, laquelle est d’une temporalité comme vous le savez assez
courte, mais une temporalité en même temps très nerveuse, une temporalité très
tendue. Nous vivons dans un monde où le temps est un temps du présent dilaté
avec un tout petit bord passé, un tout petit bord à venir [chgt K7] et passé comme étant des archaïsmes à surmonter. De sorte qu’il y a
une installation dans une sorte d’état subjectif qui est ni projet ni
mémoire, ou alors quand on évoque la mémoire c’est à
des fins particulières, à des fins destinées à soutenir la nécessité de ce
présent là et non d’un autre. Ni projet ni mémoire : en définitive, nous
avons à reconstruire le présent. Mallarmé disait un
présent fait défaut. Aujourd’hui encore bien
plus : un présent fait défaut, ce présent là, sans projet ni mémoire, est
un faux présent. C’est un présent qui est inarticulable comme présent vivant,
comme présent véritable. C’est le 1er point. Le présent, c’est le
point de jonction de la répétition et de la projection en tant que la
projection réoriente la répétition sans l’abolir ou sans la supprimer. C’est
pourquoi aujourd’hui il arrive qu’il soit progressiste de défendre des
vieilleries. Si on vous dit : vous défendez le service public, c’est une
vieillerie. C’est pas faux, mais il y a quelque chose de la défense de la
vieillerie est plus progressiste que son abolition. Ce n’est pas un conflit
clair entre modernité et tradition. Le conflit aujourd’hui porte sur la définition
même du présent. Il y a une définition courante du présent qui est que le
présent est en réalité le présent des affaires. Ce n’est pas inopérant ou
stupide. Ça a une matérialité très puissante, mais c’est un présent qui est
déconnecté ou scindé de ses articulations temporelles de grande amplitude.
L’idée de proposer autre chose sur le présent revient à réincorporer dans le
présent lui-même, la vision et la pratique du présent, des espacements
temporels qui sont à une autre échelle, et qui incluent finalement une longue
mémoire et un puissant projet. Les deux : ce n’est pas simplement le
manque de projet, mais c’est aussi le manque d’ampleur du passé. La maxime ne
peut plus être du passé faisons table rase, comme
il est chanté dans l’Internationale. Du passé faisons table rase, ce n’est plus
tout à fait ça. Car du passé faisons table rase, comme Marx l’avait annoncé
dans le Manifeste, quelque chose du capital
s’en charge, il a une puissance de destruction du passé virulente. Son argument
principal est la modernité, il est coextensif à une représentation de la
modernité. Ce n’est pas non plus réfugions nous dans le passé. Ça ne peut être
une nostalgie de telle ou telle figure du passé. C’est la construction d’un
avenir qui réincorpore le passé, qui réincorpore son amplitude.
Je fais une incise là-dessus : c’est une
utilité fondamentale de la philosophie : c’est la discipline par excellence
de l’amplitude du temps. Il n’y a qu’en philosophie qu’on peut soutenir sans
ridicule que les pb soulevés au 4ème siècle avant JC sont encore
d’une actualité criante. C’est difficile de trouver ça ailleurs ! En
philosophie, Platon et Aristote, on en est toujours là d’un certain point de
vue. La philosophie est éducatrice d’un temps de grande amplitude, d’un passé
de grande amplitude et projet de grande amplitude car elle a toujours inventé
des idéaux impraticables et de grande portée. Quand Platon disait que la philosophie
c’est le long désir, il l’opposait à la sophistique, qui veut conclure
rapidement. C’est une idée essentielle : il y a quelque chose de long dans
la philosophie. Le long détour, c’est pas simplement le long détour discursif,
de l’examen des questions, c’est l’institution d’une temporalité singulière qui
est aussi l’amplitude du temps dans lequel existe un présent. En définitive, la
vraie question c’est de savoir quelle est l’amplitude temporelle du présent
lui-même. Il faut avoir une conception du présent de telle sorte qu’il contient
une amplitude temporelle considérable, vers le passé et le futur. Il s’agit
quand même d’être sous l’emblème du nouveau. C’est le projet qui va se
subordonner la répétition et pas le contraire. Mais cette subordination n’est
pas une annulation. J’insiste sur le fait que ceci dispose une vision possible
de la philosophie comme éducation quant au temps. Quant au temps de la pensée,
quant au temps de l’existence. Parce que le temps est un grand facteur d’oppression.
Le temps est le principal facteur d’oppression du monde tel qu’il est. Il y a
une dépossession temporelle essentielle. ça a été analysé très souvent, le cœur
de cette dépossession est le salariat et l’achat du temps lui-même. Le temps,
c’est de l’argent. Il y a une dépossession temporelle. La philosophie, avec les
moyens qui sont les siens, qui sont en partie des moyens abstraits, mais qui ne
sont pas inexistants, c’est une lutte contre cette dépossession, c’est une
proposition temporelle différente. C’est quelque chose qui tente d’imposer la
nécessité subjective de l’amplitude temporelle. Elle le fait à titre de
proposition, parce que après, les solutions effectives de cela, elle n’en est
pas la maîtresse. Mais c’est une proposition en pensée d’un autre temps. Et
nous avons dit : finalement, cet autre temps que l‘immédiateté marchande
et du travail salarié, il ne peut qu’être déclaré. Le mode d’existence de ce
temps, c’est une déclaration. Il faut qu’un autre temps soit déclaré dans sa
légitimité, dans sa construction, dans son insistance. Autrement dit, ce temps
n’a pas de venue objective. Il n’habite pas le temps du faux présent comme
quelque chose qui aurait simplement à être développé, exprimé. Non, il est
nécessairement déclaré. C’est pourquoi on peut dire qu’il y a réellement trois
termes : répétition, projection et déclaration. Répétition, c’est ce qui
nomme l’instance du passé. Projection, c’est ce qui nomme la possibilité du
projet ou du possible. Déclaration est ce qui institue le présente qui les
noue, qui noue le passé, l’amplitude du passé, sous la loi projective d’un
avenir représenté comme possible. C’est parce qu’il y a déclaration qu’il n’y a
pas d’écart : la déclaration est ce qui vient là où sinon il y a un écart
irrémédiable entre la tradition d’un côté et le projet de l’autre, parce que
dans cet écart, quand on laisse un écart entre tradition et projection s’y
installe le faux présent. Faux présent qui va dire : là où il y a cet
écart le passé est inutile, archaïque et le l’avenir est irreprésentable, le
projet est une utopie sans contenu. Donc vivez au présent. L’impératif de vivre
au présent est un impératif que nous accepterions volontiers, si on nous dit
quel est ce présent. La vraie question de l’impératif vivre au présent c’est le
présent, mais le vivez. On est d’accorde que la vie est au présent, la question
est celle du présent. Si on laisse s’établir un écart, alors la prescription
devient celle du faux présent de l’agitation communicante. Donc il faut
déclarer cette conjonction de la répétition et de la projection. Il faut la
déclarer, sinon ce qui s’installe c’est la circulation, la communication.
Disons que la déclaration s’oppose à la communication, de ce point de vue là.
Donc finalement ce qui nous intéresse maintenant dans l’investigation de notre
présent, c’est au fond qu’est-ce qui est aujourd’hui déclaré ? Quelles
sont nos déclarations ? A quelles déclarations avons-nous affaire ?
Pour ce qui est communiqué, nous savons, il y a pour cela les medias qui nous rendent compte de la communication
générale. Pour la déclaration, c’est une autre affaire ! Déclarer, c’est
au lieu du non écart entre répétition et projection, c’est donc toujours en
position d’exception par rapport au faux présent. Notre pb c’est une logique de
l’exception, alors que l’année dernière on s’est intéressé à la logique de
l’exception, de la structure, du il y a (emblèmes et pouvoir nu). Là nous cherchons
une logique de l’exception, exception signifiant ce qui est déclaré comme
nouveauté du présent. On peut d’abord chercher des critères formels : à
quoi reconnaît-on ou peut-on reconnaître une déclaration, une création
contemporaine, le façonnage d’un nouveau présent, quel qu’en soit
l’ordre ? Quels sont les critères formels. Nous avons dit il y en a forcément
deux :
- quelque chose est irréductible à la
circulation marchande, quelque chose on peut dire est intraitable dans une
déclaration véritable, dans un présent qui ne soit pas le présent courant,
quelque chose qui ne circule pas. - d’autre part il y a quelque chose qui n’est pas homogène ou pas
directement homogène à l’emblème au sens où l’emblème démocratique est
l’organisation subjective de la circulation.
Un point d’irréductibilité à la circulation marchande, un
point d’indifférence aux emblèmes communs. C’est le deux critères négatifs
qu’on peut proposer.
On va les regarder d’un peu plus près.
Sur le 1er critère, il faut donc
orienter le regard sur ce qui est hétérogène au pur et simple échange, ie à ce qui n’est pas sous une loi d’échange ou de circulation, qui est
en un point irréductible à cela. Une déclaration, ça ne s’échange pas. Vous
déclarez, vous déclarez. ça n’est pas échangeable contre une autre déclaration.
Une déclaration peut répondre à une autre mais elle ne s’échange pas, pas même une
déclaration d’amour, paradigme de la déclaration. Si vous faites une
déclaration d’amour, c’est un risque, vous n’allez pas dire : je la retire
si on ne m’en donne pas une autre. Vous acceptez qu’il y ait quelque chose de
non négociable dans une telle déclaration, c’est pour ça que bcp de gens s’en
gardent ! Si celui ou celle à qui vous faites la déclaration en fait une
en retour, ce sera deux déclarations, ce n’est pas un échange. L’amour n’est
pas un échange, l’amour n’échange rien. Représenter l’amour comme échange c’est
vraiment la vision marchande de l’amour. Je négocie, tu négocies, je t’aime un
peu, combien ça vaut ? C’est la vision de l’amour dans le faux présent,
sans déclaration. Qu’elle soit déclaration artistique ou amoureuse, de tout ce
que vous voulez, une vraie déclaration est soustraite aux lois de l’échange, ou
qui est intraitable, et qui par csqt est dans le risque de sa proposition. La
proposition n’attend pas une restitution équilibrée. C’est en ce sens que ça ne
circule pas, ou ça ne se monnaye pas. ça peut même n’être pas entendu, ça prend
le risque de n’être pas entendu, comme une déclaration d’amour prend le risque
de ne pas être entendue. Ça veut dire quoi ? ça ne veut pas dire qu’il
faille la retirer, ça veut généralement dire qu’il faut insister ! Ie rerisquer la chose. La déclaration insiste et toujours dans un risque
qui est grandissant. Si on vous envoie sur les roses une fois c’est bien, deux
fois c’est un peu dur, alors 5 ou 6 fois ! Cette insistance, c’est
quoi ? C’est l’insistance pour un nouveau présent. C’est le critère formel
de l’hétérogénéité aux termes de l’échange.
Finalement, si on a réellement une situation
déclarative en ce sens, une hétérogénéité aux termes de l’échange, quels
exemples peut-on en donner ? Quels exemples canoniques peut-on en donner,
y compris dans le monde contemporain, formellement ? L’exemple le plus
simple, je vous l’ai dit la dernière fois et je vous le redis, la forme la plus
simple de ce qui est dans une forme inévitablement déclaratoire, c’est une
démonstration. C’est le paradigme le plus ancien, une démonstration
mathématique par exemple. C’est une forme déclaratoire sans échange aucun et
d’un autoritarisme absolu. C’est proprement ce qui est au sens strict à prendre
ou à laisser. Si c’est une démonstration rigoureuse, ou bien vous acceptez les
principes généraux et c’est intraitable. Vous savez parfaitement, c’est même ce
qui crée toujours une certaine horreur subjective de ce genre de chose, que ce
n’est pas négociable. On peut la comprendre ou ne pas la comprendre, s’y
intéresser ou non, mais ça ne relève pas de l’espace de l’échange. C’est
pourquoi d’ailleurs dans le monde contemporain, qui est un monde qui par
ailleurs se réclame constamment de la science, la démonstration mathématique est
mal vue, idéologiquement mal vue, si on suit les programmations scolaires. En
quelques décennies, la math qui était présentée comme l’archétype de la rigueur
est présentée autrement, plutôt comme assortiment de recettes de cuisines. Ça
n’a pas augmenté sa faveur auprès des élèves. A prendre des choses abstraites
et arides mais qu’on peut comprendre, eh bien les apprendre pour rien, c’est de
la pure persécution. J’y insiste, la philosophie a originellement pointé ce
caractère, c’est bien pourquoi elle s’est originairement connectée aux rapport
aux mathématiques. Elle s’y est originairement connectée car elle a vu qu’il y
a quelque chose qui du point de vue de la pensée était de l’ordre de
l’intraitable, de ce qui n’entre dans aucune circulation autre que la validation de soi-même. ce que peut
faire une démonstration, c’est être comprise et être transmise, mais c’est
tout. C’était la 1ère figure, la démonstration.
Si maintenant vous tombez en arrêt devant une magnifique
statue dans un jardin public, et que vous la regardez. On voit bien que là
aussi c’est purement sans circulation. Proprement, vous tombez en arrêt, vous
tombez en arrêt devant qch. Vous tombez en arrêt, ce quelque chose est immobile
à sa place, et ne vous propose (si réellement ce qui vous captive est
simplement le regard) que ce qu’il convient d’appeler une contemplation, longue
ou brève. La contemplation est à l’art ce que la démonstration est à la
science, on le voit bien, ie une figure d’accès
subjectif (accès au théorème par la démonstration, accès à l’œuvre par le
simple fait de la rencontrer) qui là aussi n’ouvre aucun circuit d’échange
particulier (si naturellement vous n’êtes pas un marchand en train d’évaluer
combien vous rapporterait le vol de la statue ! Dans ce cas là, vous êtes
dans un rapport à son équivalent abstrait, l’équivalent général). La
contemplation, en ce sens là, la contemplation de ce que vous voulez, est
également formellement quelque chose qui à proprement parler n’est pas
négociable, ie ne se présente pas dans le circuit
de l’échange mais est à soi-même sa propre fin. Il est très intéressant de
constater que la contemplation est toujours dans la figure de l’arrêt. Elle est
une butée du présent sur lui-même, et en même temps naturellement elle est
toujours une récapitulation d’un passé d’une immense amplitude, car elle est
toujours la cristallisation de qch. La statue est une généalogie immense,
absente, non représentée, mais qui est là présente dans un objet singulier. Là
aussi, les philosophes ont fait originellement un sort à cela en disant qu’il y
a dans la contemplation quelque chose qui en définitive est dans le chemin de
l’idée, pour employer le lexique platonicien. Vous connaissez le passage du Banquet : la contemplation des beaux corps est ce qui conduit à la
contemplation du beau en soi. Pour être un philosophe platonicien il faut aimer
deux choses : la démonstration et la contemplation, ie en fin de compte les théorèmes et les beaux corps. C’est en effet
quelque chose avec quoi on peut remplir l’existence ! Ce binôme
démonstration contemplation, c’est quelque chose qui indique que nous ne sommes
pas là du tout dans des registrations de type abstrait concret, concept
sensible, c’est pas ça qui fonctionne, c’est dans une autre logique. C’est ce
qui fait à un moment donné office de présent de façon suspensive par rapport au
faux présent, de façon intraitable, quelque chose qui ne peut pas entrer dans
la construction monnayée du faux présent.
Le 3ème exemple, ce serait de
participer à une manifestation, par exemple. Ou à une émeute (rêvons !),
ou à une insurrection (rêvons plus encore !). Là aussi, vous êtes
évidemment subjectivement dans une absorption par l’intensité créatrice et
violente d’un présent hétérogène d’un présent qui est cette fois celui de
l’action, mais action en un sens qui doit être mesuré. Action, non pas au sens
de la gestion ordonnée ou rationnelle d’un agir, non pas en ce sens là, mais au
sens de l’action comme surgissement qui constitue son propre présent. Mais ça
peut être des choses bcp plus humbles. Il peut y avoir par exemple à un moment
donné, même dans une simple réunion, dans un simple attroupement, voire même
dans une discussion, un brusque moment où quelque chose advient qui est de cet
ordre, de l’ordre de l’action, de la pensée comme action, pas simplement au
sens de la manipulation des choses, mais de quelque chose qui s’inscrit dans
les corps agissants, les corps vivants, et qui est là aussi absolument
intraitable, exactement comme une manifestation véritable est intraitable. Elle
n’est pas absorbée par la répétition. Il y a des manifestations ratées, c’est
une manifestation qui n’est pas intraitable mais qui est d’emblée complètement
traitée. Elle ressemble à 40 journées du même ordre, qui ont été décidées
bureaucratiquement, où les gens vont dans une tristesse effrayante, et où même
porter la banderole est une calamité. On connaît tous plus ou moins ça. C’est
quoi ? Ce n’est pas rien, mais c’est absorbé dans le faux présent, le projet
n’arrive pas à se subordonner la répétition, c’est la répétition qui se
subordonne la dimension de projet. J’opposerai gestion à action. Même une
revendication peut être simplement gérée au lieu d’être active. Vous pouvez
avoir une gestion revendicative qui le relève pas d’un critère forme de
l’intraitable. Voilà, et donc si action il y a, ce nouage collectif,
imprévisible, incalculable, réellement présent de quelque chose qui réoriente
les éléments du passé [chgt K7]
La passion, c’est aussi intraitable, c’est
aussi dans la consumation de soi-même, la codéclaration inscrite dans le
devenir temporel du présent pur. Il y a là un élément extatique, alors, il y a
un élément qui fait surgir le présent comme absoluité. Je vous propose
d’appeler ça la passion. Mais là encore passion en un sens particulier. Passion
non pas du tout au sens de la terrible capture de la subjectivité par une
déréliction incroyable, mais passion au sens de ce qui n’est réductible à aucun
calcul. Au sens de ce qui dispose les corps dans un extatique imprévisible et
les accorde l’un à l’autre de telle façon qu’une indifférence absolue
s’instaure à tout ce qui n’est pas cela. Les actions hétérogènes à la
circulation sont de l’ordre de la démonstration, de l’ordre de l’action, de
l’ordre de la passion, de l’ordre de la contemplation. Il peut y avoir des
combinaisons dans les aventures créatrices, mais dans tous les cas j’insiste
sur le fait que ça crée une subjectivité d’indifférence au reste. Cet élément
peut paraître terrible, mais il faut l'assumer. Il ne peut pas y avoir de
présent véritable sans qu’il y ait un temps d’indifférence à tout le reste, et
c’est ce qui rend possible son extension. Il faut lui faire confiance comme une
cristallisation d’un passé énorme et d’un avenir projectif, non pas du tout car c’est dans le souci
du reste mais en fin de compte car c’est dans une temporalité provisoire
d’indifférence à tout le reste. Si vous reprenez point par point, vous en aurez
l’expérience.
Par exemple, lorsque vous êtes réellement dans
la tentative de compréhension d’une démonstration, il est totalement impossible
de penser à autre chose. C’est pour ça que les mathématiciens sont des gens toujours
un peu bizarres ! Ils consument leur nuit et leurs jours sur un pb qu’ils
sont les seuls à comprendre. Il y a un élément d’indifférence très puissante
mais c’est la rançon absolue de la création.
Dans la contemplation, quand vous êtes
absorbés par une œuvre d’art, vous ne pouvez pas vous occuper du chien en train
de penser, vous êtes mis en arrêt.
Dans le feu de l’action, d’une insurrection,
vous vous absentez de tout le reste.
Même chose pour passion extatique
Abstraitement, on dira ceci : la
construction présent véritable n’est pas une suspension pure et simple de la
répétition, de la tradition, comme on pourrait le croire. Elle n’est pas
création ou commencement pur. Ce qu’elle est cependant, subjectivement, c’est
ce que j’appellerai une structure d’isolement. Pas au sens de la solitude, mais
isolement de ce dont il est question par rapport à la temporalité générale.
Autrement dit, la création du présent suppose que puissent s’équivaloir un
point et l’univers entier. Qu’en un point, qu’il y ait quelque chose comme
l’univers entier, non pas convoqué, non pas répertorié, mais présent en un
point et donc absent ailleurs que dans ce point. Absenté, indifférencié, mais
rassemblé, résumé en point, point qui va être justement quoi ? ça va être
le lieu du présent, ce point là. Et ce lieu peut être un lieu formel, mental,
pour les démonstrations. Ça peut être un lieu sensible pour la contemplation.
Ça peut être un site collectif en mouvement dans l’action. Ça peut être le
déclaratoire amoureux absolutisé. En un point existe subjectivement tout
l’univers.
Vous allez à voir en réalité (c’est ce qui
exclusif de la circulation) un vaste mouvement de concentration en un point, un
temps de l’indifférence à ce qui n’est pas le point, et ensuite un temps de
dilatation. Il y a un retour au monde, mais un retour qui se fait à partir de
ce point, un éclairage nouveau donné
sur la totalité mondaine à partir de ce point. C’est pour ça que c’est un lieu.
Vous pouvez, ensuite, inévitablement d’ailleurs, quelque chose de la répétition
vous reprend. Ce n’est pas un commencement absolu global, ça n’existe pas.
C’est plus subtil partir du point
à partir duquel se concentre à un moment donné se concentre l’univers
intraitable qui est le votre, il y a redisposition, réadapation à l’univers
ordinaire. Ce qui peut se donner, c’est que cette réhabitation de l’univers
ordinaire, se fait selon un autre temps, à partir d’un autre présent, à partir
d’une autre conception de ce qu’est le présent. Nous reviendrons plus concrètement
sur tous ces points. Il est très important de mesurer cet espèce de rythme
diastole systole, de concentration, comme un cœur qui bat, de concentration en
un point de la totalité de l’expérience, et puis de réinvestissement de
l’expérience à partir de la surrection d’un nouveau point, d’un nouveau lieu,
d’une nouvelle donation subjective du présent. C’est pour ça que c’est une
création véritable, ce n’est pas seulement une exception. C’est une exception
qui doit aussi créer en tant qu’exception quelque chose comme au moins la
possibilité d’un nouveau monde, la possibilité que le monde soit un autre monde
que celui du faux présent. En ce sens, il ne faut pas s’enfermer dans une
vision trop exceptionnelle de l’exception. C’est une expérience. Ne vaut que ce
qui est exception. Dans l’existence, dans la vie. Mais cette valeur est une
valeur qui retourne au monde, qui n’est pas simplement gardée dans la
séparation de l’exception. Nous y reviendrons, c’est la question de
l’universalité. Ne vaut que l’exception, mais en un certain sens, l’exception
vaut universellement, même l’exception en apparence la plus singulière. Par exemple,
un moment d’amour véritable vaut pour l’humanité entière. Il faut être persuadé
de ça, c’est vrai. C’est bien pourquoi toutes les chansons sont des chansons
d’amour, c’est pour dire au niveau de la chronique circulante que ce qui est
singulièrement exceptionnel vaut universellement, est un moment du devenir
universel de l’humanité, comme l’est une grande insurrection, une œuvre d’art
extraordinaire, la démonstration d’un beau théorème. Ce sont des singularités
absolues, mais c’est ça qui vaut universellement. Alors que les moyennes ne
valent rien. Et donc puisque les moyennes ne valent rien, il faut bien partir
de la construction du présent telle qu’elle se donne dans l’exception pour
retourner et déployer la possibilité universelle qu’elle contient. Cela
pourquoi ? pour des raisons que nous avons souvent ici mentionnées :
en réalité, ce qui compte, c’est la création du possible. La grande opposition,
c’est l’opposition c’est entre ceux qui pensent que le devenir, c’est la
réalisation du possible et ceux qui pensent que le devenir, c’est la création
du possible. Dans démonstration contemplation action passion, le pb n’est pas
celui du succès ou du résultat, mais qu’on peut créer des possibilités
irreprésentables antérieurement. C’est pour ça que ça se passe en un point. Ce
point est un point d’impossible. C’est le génie de Lacan d’avoir dit que le
réel c’est un point d’impossible : toucher le réel c’est toucher un point
d’impossible. Mais comment on touche un point d’impossible ? On peut en avoir
une vision cataclysmique (dans l’expérience de la mort etc..). Non, en créant
une possibilité, car si elle est créée c’est qu’elle n’existait pas avant, donc
elle était dans l’impossible. Formellement, on dira que l’intraitable, ce qui
n’entre par dans la circulation, c’est le mvt par lequel quelque chose est créé
qui n’est pas l’effectuation d’une possibilité. Vous savez que il a été dit par
plusieurs personnes que la politique, c’était l’art du possible. C’est une
vision de la politique. Il est bcp plus probable que pour autant que la
politique serait la création de quelque chose dans l’histoire de l’humanité,
c’est l’art de l’impossible, l’art de la création d’une possibilité non
aperçue, non négociable. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas réaliser le
possible, c’est autre chose. Ça peut se passer dans le faux présent, mais ça
n’a pas d’universalité, ça ne change pas le destin de l’humanité, ça le
réalise.
Pour conclure cette 1ère section,
on dira que formellement, une exception au régime du faux présent est toujours
soit du type de la démonstration, soit du type de la contemplation, soit de
l’action, soit de la passion. Ce sont les grands types formels de ce qui se
laisse enregistrer comme figure de l’exception créatrice. Aujourd’hui, ça veut
dire ce qui n’est pas traitable dans l’échange généralisé, ce qui ne peut pas
se présenter comme marchand.
A quoi ça s’oppose ?
- il faut bien reconnaître que la
démonstration, c’est ce qui s’oppose à la discussion, au débat. On dira : démonstration, mais pas discussion, pas
débat. Le débat d’opinions ! C’est bien pourquoi Platon aimait bcp les
maths : les mathématiques c’est tout sauf le débat d’opinion. Votre
opinion sur un théorème c’est pas intéressant. Je préfère celui là ! j’ai
toujours préféré le théorème de Pythagore à celui de Thalès, et toi tu préfère
Thalès ? Eh bien chacun ses goûts etc… Remarquez que peu de gens préfèrent
tels théorèmes à tels autres. Les mathématiciens oui ! Ils peuvent en
parler esthétiquement. Les mathématiques, c’est contre les opinions, ça ne
relève pas de l’opinion. C’est une thérapeutique contre le débat d’opinion. La
démonstration, sa rigueur, s’oppose à la facilité sans issue normée du débat.
C’est une chose que la critique philosophique du débat, discussion étant
distinguée de dialogue (n’entrons pas dans les raffinements) il est certain que
ce que Platon appelle un dialogue, ce que Platon a bien mesuré c’est que la
discussion, le débat, met en jeu un principe qui n’est pas de vérité mais qui
est un principe de prestige. Comme vous n’avez pas de norme argumentative
constituée, c’est en définitive c’est quand même une épreuve rhétorique, quelle
que soit la rhétorique concernée. Le philosophe interrogera : à quoi sert
le débat en ce sens là, au sens courant ? Finalement, il lie la thématique
de la pensée à celle du prestige, à celle du prestige rhétorique. Et c’est
pourquoi on construira explicitement une opposition entre le style démonstratif
d’un côté et le style dit discursif de l’autre, au sens de la discussion.
Discussion ou débat seront mis de côté pour l’instant, même s’ils seront
réintégrés plus tard. Mis de côté en tant qu’opposition à la démonstration avec
leur appariement à une conception de la lutte verbale comme lutte de prestige.
- la contemplation, elle s’oppose en vérité
directement au jugement ou à l’opinion. C’est tout à fait important : la contemplation en tant que telle
n’est pas au service du jugement. La contemplation est auto-suffisante, elle
est gratuite. Le jugement, lui, il est destiné à circuler, le jugement critique, l’évaluation, la discussion
des jugements. Nous prenons contemplation en un sens très radical :
l’arrêt sur quelque chose de contemplé qui se suffit à soi-même et qui n’est
pas destiné à faire entrée le jugement la contemplation. On opposera la
contemplation artistique au jeu des opinions sur les oeuvres, des jugements.
Je fais une petite incise là-dessus :
c’est la question extrêmement difficile au fond de qu’est-ce que c’est
exactement que la subjectivité du rapport à l’art en général ? Aux
différentes formes de l’activité artistique ? Il y a une forte tendance en
définitive à considérer que le rapport à l’art est un rapport de jugement, que
c’est ça qui accomplit, parachève un rapport à l’art, c’est quand on est en
état de porter un jugement, fût-ce un jugement tout à fait élémentaire : ouais,
c’est bien. C’était bien ? Ouais. Sur cette base là, ça peut être des jugements sophistiqué, qui
consistent simplement à donner le système argumentatif approprié au fait que
c’est légitime de dire ouais c’est bien. En
définitive, la contemplation au sens où on l’entend là, ce n’est pas la
subjectivité du jugement. La subjectivité du jugement est le mode par lequel le
rapport à l’art entre dans la circulation. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut
pas de jugement, ne soyons pas obscurantiste. Mais il faut être précis. La
contemplation comme telle ce n’est pas le jugement. Quand elle s’élabore comme
jugement, ce n’est pas hétérogène à la circulation. La contemplation est
hétérogène à la circulation, les jugement s non, les jugement s circulent. A
propos de l’art, c’est ça qui circule. Comme si les œuvres étaient faites pour
les critiques. Même qln qui dit ouais c’est bien
est un critique, un critique de base mais un critique. Contemplation désigne ce
moment de la proposition artistique, ou de la proposition contemplative (plus
généralement, les beaux corps) qui ne s’accomplit pas dans le jugement, dans la
confrontation des jugements, mais qui se suffit à soi-même, qui est dans la
satisfaction de soi-même. C’est ce temps là qui est visé par contemplation.
C’est pour ça que contemplation va quand même s’opposer à opinion et jugement,
en même temps qu’elle va s’y articuler. Opinion et jugement est ce qui argue de
la contemplation pour entrer dans la circulation. C’est le moment mondain au
sens large. Démonstration c’est antithétique de discussion, contemplation,
c’est antithétique de jugement.
- l’action, elle s’oppose à la gestion. Ie à la pratique rationnelle du maniement
des choses, ou des gens. Des choses, quelles qu’elles soient. Une action
proprement dite, quelle qu’elle soit, est hétéronome à la gestion. Elle ne peut
pas gérer car elle n’a pas de principe de gestion de ce qu’elle est, si elle
est une action véritable. Du temps de la 3ème Internationale, un
temps qui paraît sidéralement éloigné, il y avait des manuels d’insurrection.
J’en ai lu. Il est frappant de voir qu’à partir du moment où il y a eu des
manuels d’insurrection, on ne connaît pas une seule insurrection ! Il y a
eu des tas d’autres choses, vous avez eu les guérilleros, la guerre prolongée
en Chine etc... Mais l’insurrection au sens des manuels, il n’y en a plus.
L’insurrection était présentée comme une gestion. Le manuel donnait une figure
de gestion de l’insurrection. C’était d’ailleurs d’excellents conseils, c’était
tiré de l’expérience, ça tirait les leçons de pourquoi la Commune avait échoué,
pourquoi au contraire l’insurrection de 17 a réussi, pourquoi la commune de
Shanghai a été écrasé, Canton aussi… L’action y compris les journées
historiques, elle s’oppose à la gestion au sens où elle invente un présent, un
présent collectif. Naturellement, elle l’invente en absorbant tout un passé.
Nous maintenons le fait qu’il y ait une dilatation temporelle. Par exemple, Lénine
a examiné très soigneusement les raisons pour lesquelles la Commune a échoué.
Il était obsédé par ça. Pourquoi ça a raté,que faire pour que ça rate
pas ? Les terribles saignées de juin 48 et de 71 étaient présentes à tous
les révolutionnaires comme l’insurrection et l’impossibilité de l’insurrection,
noyées dans le sang. Ce passé là était incorporé par l’invention
insurrectionnelle russe, mais cette incorporation ne se laisse pas disposer
dans un protocole gestion. L’insurrection une fois entrée dans l’espace de la
gestion, elle n’était plus praticable dans la création d'un présent. Elle n’a
plus été qu’une espace de répétition sans espacement, sans présent. On peut
opposer action et gestion. Même si la gestion est inéluctable. L’action, c’est
cette part de l’agir qui n’est pas gérable, qui ne se laisse pas gérer. On
appeler action cette part de l’agir qu’il n’est pas gérable, cette part de
l’agir dont il n’y a pas de manuel, justement. Parenthèse : pour une nuit
d’amour c’est pareil ! Si elle est conforme à un manuel… Notre temps ne
fait que proposer des manuels sur ce genre de questions. Comment réussir à tous
les coups ? 92% de chances de succès ! On reviendra sur cette
caractéristique du présent. C’est ce qu’on peut appeler la pornographie véritable,
pas seulement quand c’est appliqué à l’amour et sexualité, mais de manière bcp
plus vaste. On peut appeler pornographie ce qui soumet à un principe de gestion
ce qui ne peut être soumis à un principe de gestion. C’est la gestion de
l’ingérable, c’est le manuel de ce qui ne peut avoir de manuel. C’est
particulièrement pornographique quand il s’agit du manuel du bien jouir, c’est
une horreur naturellement, et une horreur ridicule. Notre temps est le temps
des manuels. Il y a des manuels de tout. Ce n’est pas par hasard. C’est parce
qu’il impose l’idée qu’il n’y a pas d’autre présent que le présent de la
gestion. On va proposer des manuels y compris de ce qui à l’évidence n’existe
que comme singularité. Ce qui n’existe que comme singularité, vous ne pouvez
pas en faire un manuel. Notre temps s’efforce de présenter des manuels de la
singularité elle-même : comment être singulier ? Comment être
pleinement vous-même ? Titre d’un best-seller ! Si vous appliquez à
la lettre du conseil, vous êtes comme tout le monde, c’est formellement inéluctable !
On pourrait dire : vous avez ensemble qui
est l’ensemble démonstration contemplation action passion, qui indiquerait
justement le présent de la singularité, les figures du présent de la
singularité en tant qu’elles interrompent la circulation. Et vous avez jugement
gestion opinion.
- qu’est-ce qui s’oppose à passion ? ce
qui s’oppose à passion, c’est consommation.
On peut hésiter, si on se souvient de ce que nous avons dit sur la proposition
contemporaine d’une jouissance nihiliste, on pourrait dire jouissance mais ce
serait lui faire exagérément tort, à la jouissance, même si dans sa coloration
nihiliste et marchande, elle s’oppose à la passion authentique. Mais disons
consommation. Consommation comme figure de ce qu’on pourrait appeler le jouir
sans passion. Ce qui est proposé au désir en général, ou à la passion, dans une
figure qui est une figure dépourvue de singularité. C’est l’idée qu’on peut trouver
sur le marché l’objet de sa passion. C’est ça le principe général : vous
avez des passions, venez nous voir, on va vous vendre la chose de votre
passion. C’est le biais par lequel, de fait, quelque chose de la dynamique de
la passion et du désir se trouve articulé ou suturé à l’espace général de la
subjectivité du citoyen consommateur. Il n’est pas de passion qui n’ait son
objet ! Telle est la thèse de la consommation. Or nous soutenons que la
passion est à proprement parler sans objet. La passion est sans objet :
l’autre n’est pas un objet. La passion est une déclaration partagée. Il n’y a
pas d’objet de la passion. Par contre, la thèse centrale du régime de la
consommation, c’est que toute passion a son objet, et que cet objet est sur le
marché, ou que s’il n’y est pas qu’il faut l’y mettre le plus vite possible. On
opposera passion à consommation. Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut
pas consommer ou qu’il n’y a pas des tas d’objets agréables qui se vendent sur
le marché. Nous avons tous nos jouets, de toutes sortes, et nos fétiches, nos
ornements, nos plaisirs. Mais vous voyez bien de quoi il s’agit. Il s’agit de
se soustraire à la thèse selon laquelle le régime général de la passion est la
disponibilité de l’objet. La propagande sur ce point (la structure de la
passion est corrélé à un objet disponible) est incessante. Sur tous ces points
là, nous sommes au cœur du phénomène publicitaire : ce dispositif
publicitaire, sous toutes ces formes (y compris les formes
propagandistes : la politique est une forme de publicité, ce sont les
mêmes gens qui s’en occupent). Les candidats embauchent des publicitaires pour
se constituer eux-mêmes comme objet de la passion politique, pour se vendre
comme il faut sur l’espace du nombre. Qu’est-ce qu’ils font ? On peut
définir ce qu’est l’espace publicitaire : la discussion contre la démonstration,
le jugement contre la contemplation, la consommation contre la passion, la
gestion contre l’action. S’agissant de la passion, ça suppose une thèse qui est
que toute passion est enchaînée à un objet. On dira non, on opposera passion et
consommation en désignant la passion sans objet. de même que la démonstration
n’entre pas dans le débat, la contemplation n’est pas destinée au jugement,
l’action est la part ingérable de l’agir, et la passion ne se laisse absorber
par aucun objet consommable.
On dessine deux ensembles : démonstration
action passion contemplation, d’un côté, et de l’autre jugement gestion
consommation opinion. C’est le vrai partage du présent. Il y a un présent
ordinaire, un présent qui est au fond un présent tissé de jugement discussion
consommation gestion. C’est ça la subjectivité du présent ordinaire. La
construction du présent ordinaire, elle se fait à travers ces quatre repères
là. C’est empiriquement vrai que le présent ordinaire, c’est celui-là. Et le
présent d’exception, pour autant qu’on l’expérimente, est le présent de la
démonstration, de l’action, de la passion et de la contemplation. Dans tous les
cas, il est sans objet. Sans objet, si on entend par objet ce qui est dans la
disponibilité de la circulation. C’est un point qui nous fait toucher à une
chose réellement spéculative, philosophique.
Au fond, le présent véritable, à la
construction duquel nous souhaiterions (ou je souhaiterais !) nous attacher,
en tant que sujet, est un présent inobjectif. Ie il
n’est pas dans l’enchaînement à l’objet. Et en définitive, on peut - en
laissant de côté marché etc… - on peut dire plus philosophiquement que le
présent du monde ordinaire, de notre monde marchand, dans lequel nous habitons,
et nous vivons aujourd’hui, que ce monde là est sous la loi de l’objet. Mais
sous la loi de l’objet, il faut bien l’entendre. Il est sous la loi de l’objet
au sens où il prétend que il n’existe pas de subjectivité inobjective, ie de subjectivité non enchaînée à l’objet. Ce que nous soutenons, à savoir
que c’est inenchaîné à l’objet, nous soutenons c’est le cas de action passion
contemplation démonstration. Si ces quatre choses existent, elles ne sont pas
enchaînées à l’objet.
La querelle fondamentale est là :
existe-t-il quelque chose comme une subjectivité inobjective, ie qui n’est pas définissable à partir de l’objet qu’elle visée, qu’elle
veut, qu’elle désire, qu’elle aime ? Une subjectivité inobjective, c’est
quand même quelque chose comme une subjectivité pure, qui doit être comprise à
partir d’elle-même et non à partir de l’objet qu’elle vise, qui la détermine,
qu’elle souhaite etc… C’est une subjectivité qui d’une certaine façon est dans
la gratuité de sa propre assomption, qui n’est pas là au regard de l’objet,
mais qui est là dans l’affirmation de soi. Dans l’affirmation de soi sans
répondant, sans référent, sans objectivité assignable. Et alors, évidemment, on
comprendra qu’une subjectivité inobjective ne puisse pas circuler, ne puisse
pas être dans la loi de l’échange. Par définition ce qui circule est un objet.
Vous pouvez faire circuler des sujets pour autant qu’ils soient sous la loi de
l’objet. Vous pouvez remplacer un consommateur par un autre, peu importe,
pourvu que l’objet soit le même. Cette question de la possibilité d’une
subjectivité inobjective est la même que la possibilité d’un présent qui ne
soit pas le présent de la subjectivité marchande (qui lui est organisé par la
circulation des objets, que les objets soient matériels ou immatériels. Ça peut
être une carte de crédit, un chèque bancaire, l’immatérialité absolue des flux
financiers, c’est quand même objet). Le critère formel ultime qui concentrera
ce 1er aspect des choses, c’est l’inobjectivité. C’est par csqt la possibilité qu’un sujet se constitue qui ne dépende
pas d’un objet. Est-ce que ça veut dire qu’il ne dépend de rien ? c’est ça
la question. S’il ne dépend de rien, est-ce qu’il n’est pas comme un
commencement pur, comme une affirmation surgie du néant ? Nous proposerons
de dire que non : ce n’est pas parce qu’il ne dépend pas d’un objet qu’il
ne dépend de rien. Il y a des conditions de la subjectivité inobjective. Nous
le voyons bien : il y a des conditions de la démonstration, il y a des
conditions de la passion, il y a des conditions de l’action, il y a des
conditions de la contemplation. Dans ces registres là nous ne disons pas que le
sujet inobjectif surgit sans conditions, comme sujet inconditionné. Simplement,
ces conditions ne sont pas les conditions d’un objet, au sens d’un objet
capable ou en état de circuler.
Donc notre question, au seuil de laquelle on
va s’arrêter, la question au travail, c’est : que peut être pour un sujet
une condition qui ne soit pas dans la forme de l’objet ? C’est ça. Ça a
l’air d’une formulation abstraite, mais ce n’est pas abstrait du tout. Si on
interroge notre existence , on s’aperçoit que c’est bien de ça qu’il s’agit. A
quel moment sommes-nous en état de nous représenter subjectivement des
conditions qui ne sont pas des conditions objectives, au sens de conditions
d’objet ? Et la liberté moderne, c’est ça. Ce n’est pas d’être un sujet
inconditionné, au sens par exemple de l’impératif de Kant. C’est métaphysique,
au sens un peu [manque la toute fin du cours]
Nous sommes à la recherche d’un principe de tension
au présent. Nous sommes à la recherche de quelque chose qui au fond
constituerait une vie active du présent, contre sa détermination historiale
passive, contre au fond ce qui se présente comme un faux présent, qui est
quelque chose comme le caractère fallacieux du présent. L’année dernière,
j’avais commencé à esquisser la thèse que j’ai reprise cette année selon laquelle
il n’y a pas de monde. On peut soutenir qu’il n’y a pas de monde à proprement
parler. On peut aussi le dire : il n’y a pas de présent. C’est comme ça
que Mallarmé dans l’époque qui a suivi la Commune de Paris, l’écrasement de la
Commune : il n’y a pas de présent, le présent fait défaut. Au fond, c’est
ça : la vie, l’existence, parvient difficilement à être au présent, ou
alors elle est exagérément au présent. Elle est instantanée, elle est promenée
instantanément d’une chose à une autre dans un présent qui n’est pas un vrai
présent. Un vrai présent est quelque chose qui est une interférence entre
répétition et projection. quelque chose qui est de l’ordre à la fois de la
compréhension du passé, quelque chose qui charrie avec une amplitude du passé,
et qui en même temps le projette ou le dévie vers autre chose que lui-même.
Répétition d’une part et projection de l’autre. J’ai insisté sur le fait que le
présent ne peut pas être réduit à l’une ou l’autre des deux dimensions, et en
particulier il ne peut être réduit à la projection. Il faut que la projection
soit interne à une déviation de la répétition qui absorbe l’amplitude du passé.
C’est une manière de détruire le présent que de détruire le passé. C’est un
point auquel il faut être très attentif. Surtout quand de toute part, on se
demande qui sont les nouveaux réactionnaires [allusion à un mauvais livre
sorti à l’époque, fd]. Ici même j’ai soutenu qu’il y
avait des nouveautés dans la réaction aussi. J’ai même construit le concept de
sujet réactif comme étant précisément le sujet qui véhicule au présent des
nouveautés réactionnaires. Je suis donc le 1er à être convaincu
qu’il y a des nouveaux réactionnaires. La discussion est sur qui. C’est une
discussion judicative, donc sans intérêt, journalistique. Mais il faut admettre
qu’il y a quelque chose dans la réaction. Une des nouveautés réactionnaires
possibles, toujours disponible, c’est paradoxalement de falsifier ou de raturer
des segments entiers du passé. C’est une figure fondamentale de la nouveauté
réactionnaire que de rendre inintelligible les subjectivités révolutionnaires
du passé. C’est pas seulement de les rendre abominables (c’est la paroxysme),
mais de les rendre inintelligibles comme subjectivité : qui étaient les
gens qui étaient là ? qu’est-ce qu’ils pensaient ? quelle était leur
destination subjective ? là aussi je crois qu’on peut soutenir, j’ai
appelé ça un thermidorien. Un thermidorien, c’est qln dont le travail propre
est de rendre inintelligible la révolution, pas de la rendre négative, mais de
la rendre incompréhensible, de la rendre opaque. C’est toujours un travail à
refaire ! C’est toujours une nouveauté réactionnaire que d’inventer de
nouvelles manières de rendre incompréhensible le passé inventif. C’est une
opération tout à fait importante : c’est elle qui commande au fond
l’installation de l’idée que le monde n’est pas transformable, que le monde est
comme il est, elle installe l’idée qu’il y a une pérennité du monde comme il
est, et dont il faut s’accommoder. C’est donc un instrument fondamental de
résignation subjective. C’est une très vieille idée : déjà les anciens
savaient que les grands exemples subjectifs du passé sont une chose importante.
Même la vie des hommes illustres, même
Plutarque, tout ça, c’était l’enseignement des grandes figures du passé comme
figures dynamiques de l’existence humaine. Vous me direz : on a bien mis
Alexandre Dumas au Panthéon ! C’est une figure mineure de l’exaltation des
subjectivités actives du passé, c’est une figure un peu routinière, un peu
bureaucratisée. C’est tout de même l’héritage amoindri de quelque chose
important que les anciens véhiculaient déjà et qui a transité dans l’histoire
humaine, qui est qu’au fond on soutient le présent dans une certaine
clarification des subjectivités inventives du passé. Vous ne pouvez pas avoir
de présent non résigné, de présent inventif, de présent créateur, sans une
certaine absorption de la clarté créatrice du passé lui-même. C’est une opération
singulière de la réaction que de raturer, d’opacifier le passé dès lors qu’il
s’est présenté comme un passé de création.
Entre parenthèses, c’est aussi à cela que sert
la thèse fondamentale selon laquelle le monde change à toute allure. C’est une thèse très importante aussi, et c’est une thèse de
propagande. Le monde a toujours changé, et l’idée qu’on est dans une époque où
il change à toute allure, c’est l’idée qu’il change si vite que nous ne pouvons
plus avoir accès au passé. C’est la même opération. Le passé est inutile, et en
réalité inaccessible, à raison des transformations foudroyantes du présent, ou
du proche passé. Il est donc très important de convaincre tout le monde que la
course est si rapide que vous n’avez pas le temps de regarder en arrière, même
5 secondes. Si vous regardez en arrière 5 secondes, vous êtes déjà dépassés,
vous êtes devenu un archaïque ringard, à la minute même de votre détournement.
Je crois qu’on peut rassembler ces opérations
sous l’idée que, au fond, la détérioration du présent, la falsification du
présent, c’est - pour une part - l’impossibilité pour ce présent de se
constituer la clarté de son propre passé. J’y insiste, car il y a toujours
l’idée que le passé, c’est réactionnaire, quelque chose comme ça (dans les
modalités de l’archaïque, du réactionnaire, de celui qui veut revenir au
passé). Il y a des nostalgies réactionnaires, bien sûr, mais plus important que
ça est l’idée que en tout cas l’inintelligibilité du passé est réactionnaire.
Le fait que le passé soit opaque ou incompréhensible dans ce qu’il avait
d’inventif est réactionnaire. Par csqt, l’idée d’une vitesse quasiment sans
mesure du temps présent est en réalité un moyen de détruire le présent lui-même
à partir du caractère inintelligible du passé. Ça d’un côté.
D’un autre côté la dimension de projection est
également essentielle. La dimension de projection, c’est la critique des
utopies. C’est l’autre versant. Quiconque se représente autre chose que ce qu’il
y a est dans un rêve idéaliste, impraticable, utopique, impossible etc… On est
ou un archaïque ou un utopiste. C’est dans cette tenaille que se tient la
dissolution du présent. Ou bien vous voulez incorporer l’intelligibilité du
passé, et alors vous êtes un archaïque, ou bien vous voulez projeter quelque
chose d’autre que ce qu’il y a, et vous êtes dans une utopie impossible,
dangereuse et criminelle. Il y a un couple de l’utopisme et de l’archaïsme. Au
cœur de ce couple, il y a une atteinte portée au présent, en tant que le
présent est justement la surimposition de la répétition et de la projection, la
surimposition de l’incorporation du passé et de la projection. C’est ça qui
constitue un présent véritable
Donc la tendance générale du temps présent, c’est
de dissoudre en effet le présent dans un régime général qui est celui de la
communication, de la circulation. Circulation et communication qui sont des
échanges instantanés d’une certaine manière sans répétition et sans projection.
Ce qui par csqt donne le spectacle - le mot de Debord convient - du faux
présent, en emblème. Au regard de tout cela, qui est un rappel, mais qui, j’y
insiste, est l’infrastructure propagandiste majeure aujourd’hui. Il est
essentiel de convaincre les gens qu’il n’y a pas de présent. C’est très
important, il n’y a que cela qui puisse les amener face à la marchandise comme
face à leur seul destin. Quiconque pense qu’il y a un présent préférera le
présent aux marchandises. C’est mon hypothèse optimiste sur l’humanité !
Je fais cette hypothèse optimiste. Mais je la maintiens absolument, et je pense
qu’on peut la vérifier. Qln qui pense qu’il n’y a pas de présent, pourquoi ne
s’abandonnerait-il pas au jeu, au pur et simple ? Je le comprends. Mais la
condition 1ère, c’est pour ça que c’est la propagande fondamentale,
est d’absenter le présent, au sens d’une lucidité ou d’une clarté sur le passé
inventif et d’une projection rationnelle. C’est ce qui constitue un présent
vivant pour tout sujet. Si qln est dépossédé de cela, on conçoit qu’il soit
dans le nihilisme contemporain. S’il est dans le nihilisme contemporain, il va
se tenir d’une manière ou d’une autre face à la marchandise. Mais qln par
contre qui est convaincu que le présent est possible, ou que le présent est,
celui là, je dis qu’il préférera cela, et en dernier ressort il préférera cela
à toute autre chose. Nous avons affaire, pour autant que l’humanité est
résignée, c’est qu’elle a été désarmée du présent. Elle a été désarmée du
présent. Pour autant que nous menions une contre-propagande - ce qui est une
définition valable de la philosophie (Platon disait que la philosophie, c’est
contre l’opinion, ça veut dire c’est contre propagande, contre-propagande
rationalisée, d’une manière ou d’une autre, mais plus subtile que la propagande) - il faut absolument instituer
ou découvrir des points de présent, ou des aspérités dans la surface des choses
auxquelles on puisse s’accrocher, comme ça, dans cette superposition
subjective d’un passé clarifié et d’un avenir praticable.
On avait entrepris de lister des catégories
là-dessus qui permettent d’identifier ce qui n’est pas au régime de la
circulation, de la communication, ce qui n’est au régime du faux présent, des
points irréductibles ou des points qui peuvent être irréductibles.
On en avait distingué de quatre sortes :
- la démonstration
- la contemplation
- l’action
- la passion
Je maintiendrai le mot passion, même si on m’a
fait quelques objections là-dessus, parce que j’aime bien ce vieux mot, et je
veux lui redonner une signification affirmative. Je pense que la passion est
une grande chose.
Ce sont des couples :
- la démonstration, c’est ce qui s’oppose au débat.
Débat c’est une catégorie journalistique et médiatique constituée. Ça ne veut
pas dire toute forme de discussion, de dialogue etc... Débat, c’est un mot de
propagande aussi : débattons. Deleuze était
très violent. Il disait : quand il entendait le mot débat, le philosophe devait
s’enfuir aussitôt. Nous avons tous accepté le débat, parce que nous sommes
faibles ! On est toujours faible face à la propagande démocratique !
On se dit que débattre, c’est raisonnable. Après tout, est-ce que Socrate ne
débat pas lui-même ? Si on regarde de près, il ne débat pas du tout !
Il faut avoir de Socrate une vision un peu durcie, n’est-ce pas, c’est un
malin. Mais après tout, il fait semblant de débattre. Donc au mieux, quand nous
acceptons des débats, nous pouvons dire : nous avons fait semblant !
C’est quand même déjà une grande concession. Démonstration s’oppose à débat, ce
qui ne veut pas dire dialogue, interlocution, mais qui veut dire la forme
parlementarisée du débat d’opinion, où tout le monde donne son opinion. En
général, après un débat d’opinion, vous avez conservé la vôtre, en général. La
démonstration, c’est ce qui coupe là dedans. Ce n’est pas seulement, la
démonstration mathématique, bien qu’elle soit paradigmatique, elle est école de
cela. C’est quand même l’école de la philosophie elle-même, à la fin des fins. Prenons ici
démonstration comme ce qui coupe dans le débat ou dans l’opinion. Ie ce qui passe par l’acceptation explicite d’une règle commune. Parce
que pour démontrer, vous acceptez une règle. C’est ce qui passe, ce qui n’est
pas la libre confrontation des opinions, mais l’acceptation contrainte d’une
règle. La démonstration n’est pas libre, c’est une figure de la nécessité, une
figure de la nécessité, acceptée,
partagée. C’était la 1ère figure.
-
la 2ème c’était la contemplation : c’est ce qui vous arrête. C’est quand vous êtes arrêtés, c’est pour ça que c’est contre la
circulation. C’est quand vous êtes arrêté par la vision, l’audition, ou la
lecture de qch. quelque chose se donne qui réellement met la pensée en
mouvement dans la figure de l’arrêt, pas dans la figure de la circulation. Mais
dans la figure d’une sorte de butée à la fois fascinante et essentielle :
vous contemplez quelque chose de l’ordre de la beauté, de l’ordre de la
grandeur… peu importe. Mais quelque chose qui vous met dans une subjectivité de
pur présent, de présent continué. La contemplation s’oppose à la précipitation
du jugement, c’est ce qui accepte de
s’arrêter longuement sans se précipiter sur le jugement. Le jugement sur ce qui
mériterait d’être en réalité contemplé, le jugement est caractéristique de la
circulation. Le jugement circule. C’est l’objet du sondage. Vous ne pouvez pas
sonder qln sur ce qu’il contemple. Qu’est-ce que vous allez lui demander ?
Il est en arrêt, en silence face à tout sondeur. Sorti du spectacle, oui. La
contemplation, c’est ce qui oblige à dire : attendez un moment. Il y a une
lenteur essentielle, qui recouvre ce que je vous dis depuis longtemps sur la
nécessité de la construction d’un autre temps. Abriter un temps hétérogène,
c’est la clé de tout, savoir construire et abriter un temps hétérogène. Dans la
contemplation, il y a cela, et de ce point de vue, elle s’oppose au jugement.
- la 3ème catégorie était celle de l’action. De l’action véritable : participer à une émeute, une
insurrection, une grande manifestation, quelque chose qui transit l’histoire,
qui fait événement dans l’histoire. Ça aussi c’est quelque chose ne circule
pas, car c’est dans l’unicité de son surgir. Et ça ça s’oppose à la gestion. La gestion qui est le mot clé du faux présent. Dès que quelque chose
est gérable, c’est que ça n’existe pas au présent. Vérifiez-le. C’est gérable,
géré, c’est étendu à tous les domaines : est-ce que tu gères bien tes
émotions ? Finalement, ta liaison avec cette femme, est-ce que tu la gères
convenablement ? On gère tout ! ça veut dire d’une certaine manière
que le présent de la chose est dissous dans quelque chose d’à la fois un peu
anonyme et soustrait au temps. L’appropriation du passé et la projection ne se
fait plus. On gère le temps qui passe, c’est le passage du temps qui est
l’objet de la gestion sous ses différentes formes. L’action c’est le contraire.
- passion
je l’opposerai à consommation. Je l’avais
opposé à jouissance, mais c’est effectivement un peu équivoque. Il faudrait
distinguer deux jouissances, comme on en a esquissé le propos. Pour ne pas
paraître unilatéral, je dirais donc passion est ce qui dans son régime
subjectif s’oppose à consommation. C’est quelque chose où le rapport y compris
à l’autre est un rapport si je puis dire inconsommable, consumé au lieu d’être
consommé. La passion, ça consume, ça ne consomme pas. On est là au régime de la
consumation. Il y a quelque chose comme un incendie subjectif possible qui est
aussi d’ailleurs la possibilité d’un suspens temporel, et qui n’est pas de
l’ordre de la consommation, qui n’est pas dans un face à face avec la consommation.
Donc on arrivait à deux ensembles subjectifs
opératoires qui sont somme toute distincts :
D’un côté on avait : démonstration /
contemplation / action / passion, qui définissait les registres de la non
circulation, ou les registres de ce qui est hétérogène au faux présent.
Et puis on avait un autre
ensemble opératoire : débat / jugement / gestion / consommation, qui était
l’ensemble opératoire que je propose explicitement d’appeler l’ensemble
opératoire démocratique. Ce n’est pas un jugement, c’est une caractérisation.
Ce sont les opérations de la démocratie moderne, contemporaine. Pas la
démocratie grecque, pas la démocratie des révolutionnaires français. Démocratie
comme monde ou absence de monde aujourd’hui. C’est dans débat / jugement /
gestion / consommation, c’est dans l’équilibre de ces notions que se réalise
quelque chose comme l’espace des opérations démocratiques, comme ensemble
opératoire. C’est un ensemble d’opérations possibles qui au fond prescrivent un
sujet, prescrivent une figure du sujet. Le sujet qui est dans les catégories
démonstration contemplation action passion est hétérogène au sujet qui est dans
le dispositif débat jugement gestion consommation. ça prescrit des figures
subjectives possibles distinctes, opposés, hétérogènes.
C’est en ce point que je voudrais verser au
dossier les deux textes de Rimbaud que je vous ai distribués, et que nous
allons donc regarder ensemble. deux textes fameux des Illuminations. Dans ces moments, on peut un peu contracter sa pensée sous le drapeau
du poème, car le poème a fait le travail pour nous, autant s’en servir. Il a
fait le travail sans savoir ce qu’il faisait, ce qui permet à la fois d’en dire
un petit peu plus que lui, et moins car il l’a dit sous une forme éternelle.
Démocratie
Le drapeau va au
paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
Aux centres nous
alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
Aux pays poivrés et
détrempés ! ¾ au service des plus
monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
Au revoir ici,
n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie
féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la
crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route !”
La 1ère question, c’est :
pourquoi ça s’appelle démocratie ? On est à l’époque probable de ce texte,
1874, 73-75, ce n’est pas aujourd’hui quand même ! C’est démocratie sous
la prescription coloniale. Je crois que c’est à peu près admis par tout le
monde : nous sommes probablement dans le moment où Rimbaud, qui a fait bcp
de choses dans sa vie, s’est engagé dans la légion étrangère hollandaise, est
parti vers Java et Sumatra, donc dans les colonies des Pays Bas. Ce texte est une
rêverie réelle, qui rapporte la prétention démocratique, ie la prétention du civilisé démocrate aux conditions concrètes de son
exercice, impérial. La thèse sous-jacente, la thèse qui est une thèse de
l’intuition poétique, c’est que au fond démocratie, on sait ce que c’est quand
on connaît la réalité impériale. Et que la prétention planétaire de la
démocratie, elle a son plan d’épreuve là, dans la réalité militaire coloniale
que Rimbaud va décrire. Et le texte va au fond indiquer quel est le sujet de
ça, une fois qu’on l’aborde sous cet angle. Ce n’est pas un mauvais angle, il
faut tout de même toujours en venir là, à un moment ou à un autre. Le démocrate
a par définition une prétention universelle : de bonnes règles. Il faut
voir comment il les pratique. Qu’est-ce que le démocrate là où il n’y a pas la
démocratie ? qu’est-ce que le démocrate sans démocratie ? Le
démocrate exporté, exterritorialisé, déterritorialisé comme aurait dit
Deleuze ? Rimbaud se livre à cela. C’est une illumination, en effet, c’est une
illumination du démocrate par des lampions coloniaux. Là, on le voit sous un angle,
un peu spectral. Rimbaud assume ce point. D’autant plus que ce dont il parle,
avec une loyauté extraordinaire, c’est de lui-même, soldat virtuel ou réel
d’une légion étrangère coloniale. Ce n’est pas un jugement, ce n’est pas un
facile jugement. C’est nous, « nous » il
est dedans, il est démocrate, lui-même, démocrate sous la forme du légionnaire,
qui est le bras armé de la démocratie, et donc son essence active, planétaire. Aujourd’hui
c’est plutôt le GI et ses escorteurs variés. C’est le même schéma.
On le lit et on le ponctue un peu.
Démocratie
Le drapeau va au
paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.
Aux centres nous
alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.
Aux pays poivrés et
détrempés ! ¾ au service des
plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.
Au revoir ici,
n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie
féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la
crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route !
Quelques ponctuations, sur ce texte qui au
fond est à la fois un peu énigmatique, mais finalement extraordinairement
limpide et frappant et centré.
- d’abord, il y a l’opposition entre ce qu’on
fera dans les villes et ce qu’on fera dans la cambrousse. On est dans la
territorialité : Centres et pays poivrés et
détrempés.
Aux centres : c’est équivoque. On peut
l’interpréter dans les villes de métropoles ou les centres coloniaux. Mais
centre, c’est là où il y a une centralité. Que fait le démocrate ? Il fait
deux choses : il alimente la plus cynique prostitution et il massacre les révoltes logiques. Je
rappelle, ou je dis, que un groupe issu de Mai 68 avait créé une revue, Révoltes
Logiques,
qui était dirigée par mon ami Jacques Rancière. Le titre, révoltes
logiques, était extrait de ce texte de Rimbaud.
C’est une très belle expression,
je l’aime beaucoup.
La plus cynique prostitution. On voit bien : prostitution a son sens particulier. On sait
qu’elle est, et encore aujourd’hui massivement, un entour de l’activité
impériale, qui conduit parfois à la dévastation de zones urbaines entières, et
de jeunes garçons et de très jeunes filles etc… avec une consommation sexuelle
impériale, contre laquelle on réagit de temps à autre. C’est une base
commerciale fondamentale.
Mais ça signifie ça, mais ça signifie bcp
plus. La plus cynique prostitution c’est les plus
cyniques trafics. Nous allons installer pat la loi du trafic, là où il y avait
une société coutumière, traditionnelle, des équilibres agricole difficiles, des
petites sociétés segmentaires. La plus cynique prostitution, c’est la même chose que ce que Marx le calcul égoïste, les eaux
glacés du calcul égoïste. Tout va être ramené aux eaux
glacées du calcul égoïste, à la plus cynique prostitution. C’est la plus
cynique prostitution qui va être installée partout.
Et puis d’un autre côté, pour ce qui est des
révoltes rationnellement suscitée par tout cela. Les révoltes logiques, c’est les révoltes qui sont la logique elle-même, la révolte qui est
l’humanité logique dans son rapport à la démocratie impériale. C’est ce qui est
cohérent avec une conception raisonnable de la subjectivité humaine, eh bien on
les massacrera. Vous avez là aussi le thème de
l’oppression des révoltes, de la répression, de la terrible répression des
révoltes coloniales. L’histoire de ces répressions est une histoire d’un
sanguinaire inimaginable, si on la prend depuis les espagnols au 16ème
siècle jusqu’à aujourd’hui. C’est quelque chose qui est presque irreprésentable
dans son amplitude. Des populations entières disparues, des déficits
démographiques qui sont encore observables aujourd’hui, des déportations de
population, des travaux forcés invraisemblables, ce qui s’est passé au Congo,
ce qui s’est passé aux Antilles. Rimbaud le savait. Les révoltes logiques, il y
a cela.
Mais il y a aussi l’idée à l’arrière plan
l’idée qu’on va massacrer la logique tout court. La révolte logique, c’est le
massacre et la destruction d’un principe de cohérence minimale de l’existence
humaine. Il y a l’idée, qu’on retrouve dans plusieurs textes de Rimbaud, que
pour livrer l’homme au cynisme prostitutionnel, au cynisme du trafic, que Rimbaud
connaissait de très près (il en était, il était dedans, il expérimente), si on
veut livrer l’humanité à la prostitution cynique, ie à la loi du trafic, il faut éradiquer la logique de l’existence. Il
faut éradiquer quelque chose qui en réalité tient à la logique de l’humanité,
tient à la cohésion de l’humanité comme telle. En effet, la livraison de
l’humanité à la loi du trafic, c’est une dislocation. Ça ne veut pas dire qu’on
puisse revenir sur cette dislocation. Ça ne veut pas dire qu’il faille rêver de
la restauration des vieux liens. Marx l’avait déjà observé, Rimbaud le
redit : vous ne pouvez les gens à la loi cynique du trafic qu’en
disloquant absolument la composition cohérente de l’humanité, quelle qu’elle
soit. Marx le disait en disant que le capital dissout les vieux liens, les
vieilles coutumes, dans les eaux glacées du calcul égoïste. Vous avez une
opération de démembrement, d’atomisation généralisée, de rupture des
solidarités élémentaires, de constitution de l’individu isolé face à la marchandise
planétaire, qui est en effet non seulement la répression des révoltes mais qui
est aussi destruction de la logique elle-même.
Quant à l’ensemble des pays coloniaux, à la
territorialité campagnarde productive, Rimbaud dit au service des
monstrueuses exploitations industrielles ou militaire.
Il est d’une clarté parfaite. Le poème est la même chose que le constat brutal
et prosaïque de ce que c’est que la démocratie impériale.
C’est tout ça qui signifie que le drapeau va au paysage immonde.
Notre patois étouffe le tambour : ça veut dire notre langue de civilisé démocrate veut s’imposer
sur l’expression traditionnelle. Le tambour est
image de la musique des populations, de ce qui s’entend des populations locale.
Notre patois est n’importe laquelle des langues
impériales, qui mesurée à l’humanité véritable est un patois ignoble. Rimbaud
prend les choses à contretemps : ce qui se présente comme la langue du
civilisé est un infect jargon oppressif et incompréhensible pour des
populations qui n‘ont jamais demandé qu’on vienne leur parler dans ce patois.
Dernier paragraphe : ici c’est n’importe où pour la sauvagerie impériale. On ne prend pas en compte le génie
véritable du lieu. On ne prend pas en compte le ici
dans sa signification profonde, qu’il a toujours. Pour des gens qui habitent
quelque part, le ici est fondamental. L’abstraction impériale, c’est de transformer
le ici en un n’importe où. C’est un sentiment qu’on éprouve de manière angoissante quand on est
dans un aéroport : vous êtes dans un aéroport, mais vous êtes peut-être à
Rio de Janeiro ou à Paris. L’aéroport est le n’importe où absolu. Vous ne savez
pas où vous êtes, il faut vraiment chercher. C’est une opération
essentielle : la transformation du ici en n’importe
où. Je trouve extraordinaire que Rimbaud ait eu cette
intuition ramassée que la logique impériale, ce n’est pas exactement la logique
de l’appropriation d’un lieu.
On peut faire une méditation historique,
peut-être l’impérialisme moderne est-il fondamentalement quand même différent
de l’impérialisme romain. Dans l’impérialisme romain, dans la figure ancienne,
si violente et terrible et conquérante qu’elle soit, il y a le sentiment que
quelque chose du ici ne peut pas être absolument transformé. L’idée de la
colonie en son sens originaire, c’est l’idée d’un ici, qui est sans doute
soumis à une loi étrangère, sans doute intégré à un ensemble plus vaste, mais
qui a une coloration irréductible qu’il faut maintenir au bénéfice de l’empire
lui-même, pour que d’une certaine façon l’empire puisse se targuer de sa
diversité. C’est un point du colonialisme antique : les romains peuvent
occuper l’Egypte, mais l’Egypte est une entité, et la gloire de l’empire n’est
pas que l’Egypte disparaisse, mais qu’elle soit sous la loi romaine, en tant qu’Egypte.
C’est ce dont l’empereur lui-même sera fier : il est celui qui est dans
l’organisation de la diversité du monde, qui va être en effet codée par
l’Empire, mais non pas annulée, parce que cette annulation ne serait pas
glorieuse. Ce qui est glorieux, c’est de soumettre des peuples, en tant qu’ils
sont ces peuples. Tandis que l’impérial moderne, c’est la création généralisé
du n’importe où, interne et externe, dans une indistinction progressive entre
l’interne et l’externe en tant qu’anonymat absolu du lieu. Naturellement, le
lieu résiste, il y a des lieux plus résistants que d’autres. Ce n’est pas
irréversible ou achevé. Mais son essence, c’est la métamorphose du ici dans sa
singularité pure en un n’importe où ensauvagé. La sauvagerie contemporaine, la
barbarie contemporaine, est une barbarie qui traite le lieu comme s’il n’était
pas un lieu. Qui traite un lieu comme si ce lieu n’était qu’un point de
l’espace. Je dirais que c’est en ce sens une topologie pauvre. Le lieu est
réduit à être un point ou une localisation possible d’un espace supposé
homogène ou en tout cas virtuellement homogène. Et en définitive les points
s’équivalent. C’est extraordinaire que Rimbaud ait vu ça.
La phrase suivante : conscrit du bon
vouloir [chgt K7] … soldat
de bonne volonté démocratique, des droits de l’homme, de la civilisation. Bon
vouloir, on entend la bonne volonté kantienne. C’est
le bon vouloir dont il est le conscrit, l’idée qu’on est le militaire de
l‘impératif moral, c’est une idée moderne. Conscrit du bon vouloir, nous
aurons la philosophie féroce. C’est magnifique !
Rimbaud voit très bien que si le bon vouloir se présente dans la forme du
conscrit, alors il faut que la philosophie de ce bon vouloir soit une
philosophie féroce. Il n’y a pas à discuter ce point. nous aurons la
philosophie féroce : c’est une anticipation
absolument géniale. Cette phrase me stupéfie, elle est parfaite, comme si elle
avait été écrite l’année dernière, ou il y a trois ans. C’est un
théorème : si le bon vouloir, ie la moralité,
la civilisation, se présente sous la forme du conscrit, du soldat, de
l’intervention armée, alors ça veut dire qu’il y a quelque chose comme une mise
en barbarie de la philosophie sous-jacente à cette opération. C’est une
philosophie de l’agression et de l’indifférenciation des lieux.
Après, les trois adjectifs :
Ignorants, roués,
crevaison : ça aussi c’est extraordinaire.
En particulier je suis très frappé par ignorant
pour la science, roués pour le confort. Rimbaud dans une perspicacité extraordinaire a compris que l’apologie
permanente de la science et de la technique dans le monde avancé est en
réalité, non pas du tout un véritable savoir, mais une figure de l’ignorance
bestiale. L’asservissement de la science, au sens noble, à de tels enjeux, à des
enjeux d’asservissement technique planétaire, c’est une ignorance, fait qu’elle
se change en ignorance. La science elle-même devient une figure de l’ignorance.
Et la seule subtilité là dedans est uniquement ordonnée à l’intérêt, ordonnée
au confort. La science n’est qu’ignorance, mais là où il y a subtilité, où on
est roué, où il y a intelligence pervertie et subtile, c’est pour le confort.
C’est une disposition subjective : vous avez une intelligence abâtardie
d’un côté, et une subtilité ordonnée au développement ininterrompu du confort
occidental, civilisé, démocrate.
Quant au monde, au destin du monde, qu’il
crève ! Nous n’en avons pas souci. Il n’y a que deux manières d’avoir
souci du monde. La 1ère, c’est un souci authentique de savoir, de
connaissance, un souci d’intellectualité de ce qu’est le monde, dans sa
diversité, dans ses lieux, dans ces ici. Rimbaud dit : dans ce genre
d’univers, il n’y a pas. On n’a que la science à la bouche mais c’est
l’ignorance. Soit on est dans la figure d’un dévouement politique au monde, de
quelque chose qui engage auprès du monde, auprès de l’humanité tout entière,
pour l’émancipation, pour la libération. Il n’y a pas non plus : on est
roué pour le confort, on est entièrement asservi à un intérêt.
Si on est ignorant pour la science, et roué
pour le confort, le rapport au monde est un rapport d’indifférence absolue: que
le monde crève. C’est en réalité la maxime. C’est très proche de la thèse qu’il
n’y a pas de monde. Le devenir du monde, c’est la crevaison.
Il termine : c’est la vraie marche : c’est ce qu’on nous dit tous les jours, c’est le progrès, c’est
le monde moderne, la modernité. Cette modernité est une combinaison
d’ignorance, de férocité, et d’intérêt. Ignorance pour la science, philosophie
féroce, roué pour le confort. C’est donc un déni objectif et subjectif du
devenir du monde, présenté en réalité comme la marche du monde. C’est une
dialectique tout à fait suggestive : quelque chose qui est en réalité le
mouvement de la plus profonde indifférence au monde est présenté comme la
marche du monde lui-même. C’est un enseignement qu’on nous prodigue
souvent : cette identification de quelque chose de néfaste et
d’indifférent qui se propage dans le monde, et qui est le devenir de son
anonymat et finalement de son inexistence, présenté en réalité comme sa marche,
comme sa marche naturelle, essentielle et fondamentale. Alors en avant route ! Jeu de mot sur en avant toute, en
avant route, la route est tracée.
Pour conclure, le génie de Rimbaud, là c’est de
percevoir au fond, très tôt, dans l’épreuve d’un réel qui est le réel impérial
moderne, que sous le signifiant démocratie, par ailleurs essentiel et
admirable, y compris du point de vue de Rimbaud lui-même (Rimbaud a été
communard, à sa manière un démocrate exemplaire). Mais sous ce mot là, dont
l’histoire est glorieuse, se loge une disposition d’indifférence au monde, qui
va être articulée de plusieurs manières : la plus cynique prostitution, le
massacre des révoltes logiques, l’exploitation, le complexe de la férocité
philosophique, de l’ignorance scientifique et de la subtilité de l’intérêt.
Démocratie
vous voyez coïncide avec notre diagnostic. C’est comme une synthèse poétique de
notre diagnostic, anticipée d’un siècle. Les poètes sont là pour ça, pour
anticiper nos pénibles pensées. C’est à ça que ça sert, la poésie.
Le 2ème texte est en
contraposition, pas de façon consciente, car il indique comment appuyer la
possibilité que quelque chose ne soit pas ce marécage. Il l’appelle Guerre. C’est quasiment une guerre avec une majuscule : je songe à
une Guerre, une Guerre, de droit ou de force, de
logique bien imprévue. Je commence par la fin. Rimbaud
nous dit : face au monde tel qu’il est, il faut songer à une Guerre. Faire
la guerre au monde tel qu’il est. Mais Guerre naturellement ne veut pas dire
guerre exactement. Guerre veut dire la figure subjective hétérogène, il faut
construire la figure subjective hétérogène au monde. Et donc il n’est pas sûr
qu’il faille la force (de droit ou de force),
peut-être pas forcément de force. Ce n’est pas une guerre au sens de obligation
de la violence ou destruction. de droit signifie
autre que la force, ce n’est pas le droit au sens de je songe à faire un
procès. La guerre, la grande Guerre qui construit un sujet, n’est pas forcément
dans l’ordre de la violence destructrice, mais ce qui est fondamental, c’est
qu’elle instaure une logique hétérogène : une logique bien imprévue. Personne ne peut prévoir ce que va être cette logique qu’institue la
Guerre. Donc la définition de la guerre à laquelle songe Rimbaud, c’est une
autre logique. C’est l’installation d’une logique hétérogène, d’une autre
logique. Logique de l’action, logique de la contemplation, logique
démonstration, de la passion etc… C’est une logique qui puisse provoquer un
effet de surprise : il faut surprendre le monde par une logique bien
imprévue. D’un côté on a le massacre des révoltes logiques, de l’autre je songe à une Guerre de logique bien imprévue. La question du monde est une question logique pour Rimbaud, de
manière essentielle. La démocratie impériale, c’est la destruction de la
logique. Pour la subjectivité résistante ouverte, qu’il s’agit d’inventer c’est
la création d’une logique. Ce n’est pas la restitution de la logique, ce n’est
pas la logique qui a été massacrée qu’il s’agit de retrouver. Il ne dit
pas : je songe à sauver la logique ou à ressusciter la logique. C’est une logique bien imprévue. Ce
n’est pas l’ancienne logique, qui a été massacrée, c’est l’invention d’une
nouvelle. Le destin de la subjectivité, c’est la capacité à inventer une
nouvelle logique. C’est un autre en avant route. En
avant route pour une nouvelle figure d’une logique du monde. Entre le monde
détruit dans sa logique par la démocratie impériale et le monde à restituer à
reconstruire, c’est une question logique, de invention de la logique. Qu’est-ce
qui amène Rimbaud à dire qu’il songe à cette guerre, de droit ou de force, de
logique bien imprévue ? C’est intéressant de voir la liste de ses appuis.
Avant il y a la liste des appuis rendant possibles cette nouvelle logique.
Nous avons : enfant, certains ciels ont affiné mon optique. Il y voit clair. C’est la thématique de
la clarté, il faut voir fin. On y reviendra. Dans le monde tel qu’il est, on ne
peut pas regarder en gros. Si on regarde en gros, on voit rien, on ne voit rien
que ce qui est donné à voir. Il faut voir fin, il faut avoir une optique
affinée. Rimbaud dit : Enfant il y a quelque
chose qui a affiné mon optique : les coloris du ciel.
Tous les caractères nuancèrent ma
physionomie : il faut être dans une subjectivité
nuancée dans une figure nuancée (la physionomie est
la figure du sujet). Il faut donc être dans la multiplicité subjective la plus
grande possible, il faut couvrir le spectre subjectif le plus étalé possible.
Il faut être dans la fine nuance. Il faut voir fin, et être dans les nuances
subjectives les plus subtiles.
les phénomènes s’émurent, c’est la même chose : il faut être dans la perception attentive,
émue. Il faut être dans une empathie avec les phénomènes les plus fins.
Alors après c’est l’inflexion éternelle des
moments et l’infini des mathématiques. C’est eux qui me chassent de ce monde, le mauvais, et m’obliger à
inventer une nouvelle logique. L’inflexion éternelle des moments et l’infini des mathématiques, c’est la
contemplation et la démonstration. L’inflexion éternelle d’un moment, c’est la capacité d’un moment à être comme moment une éternité, c’est
la définition parfaite de la contemplation. La contemplation, c’est un point
d’arrêt momentané dans quelque chose qui se donne comme éternel. L’infini
des mathématiques : il semble qu’au moment où il
a écrit ce texte, Rimbaud envisageait de passer un doctorat en mathématique.
Parenthèse :
Rimbaud c’est un personnage assez étonnant car il a formulé sur lui-même toutes
les hypothèses. Il les a brûlées. Il n’y a pas de possibilité de l’arrêter à un
moment de sa trajectoire. C’est qln qui ne cesse de reformuler concernant ce
qu’il est une hypothèse nouvelle. c’est qln qui va dire : je suis le
voyou, l’homosexuel, le scientifique, le voyant, l’amant infernal, le christ,
l’ouvrier, avec le plus grand sérieux. Il a appliqué à lui-même la maxime qu’il
formule, du dérèglement généralisé, ie le parcours
des hypothèses subjectives les plus diverses dans la rapidité de la
trajectoire.
Lorsqu’il dit l’Infini des mathématiques, il faut comprendre que ce n’est pas une notion abstraite, c’est dans
le moment où pour lui c’était vital d’être mathématicien. Il ne le devenait pas
vraiment, il brûlait l’hypothèse et passait finalement à autre chose. Mais au
moment où il la formule, c’est une hypothèse existentielle absolue, ce n’est
pas un jeu sur des possibilités abstraites. C’est pour ça que Rimbaud a quelque
chose d’absolument intemporel quand on le lit. Le poème d’avant, on a
l’impression que ça a été écrit hier, il y a quelques écrivains très rares dont
on sait qu’ils ont écrit à tel moment, mais il y a quelque chose dans la langue
et dans la pensée que véhicule cette langue qui est dans une telle authenticité
de l’hypothèse existentielle qu’elle n’a pas rapport seulement à son temps.
Pascal aussi est comme ça, il y a des énoncés de Pascal qui pourraient avoir
été écrit hier. Ils se ressemblent bcp. A mon avis il est comme ça et Pascal
aussi car ce sont des gens dont le régime d’existence est une hypothèse faite
sur eux-mêmes qui est une hypothèse absolue et qui n’est pas une molle rêverie
(comme : si j’étais capitaine ou si j’étais un gd écrivain). C’est :
un matin, on se réveille et on fait l’hypothèse qu’il faut être mathématicien
et que tout le reste n’a aucun intérêt. Même si le lendemain elle est brûlée
comme hypothèse absolue. Elle est inscrite comme hypothèse absolue : je
notais des vertiges. La notation des vertiges est le
moment où l’identité est en vertige, on passe d’une identité à une autre. La
notation des vertiges c’est le moment où vous notez ou inscrivez ça. Ça reste
comme une inscription éternelle, car c’est l’inscription d’une hypothèse
subjective absolue. Rimbaud est celui qui a balayé toutes les hypothèses
absolues de ce genre, voilà pourquoi il demeure un cas. Il a brûlé les
hypothèses si vite qu’à un moment donné c’est terminé, il n’y a plus
d’hypothèses, il n’y a plus que l’hypothèse dernier qui est de n’être personne,
d’être un commerçant, commerçant colonial. C’est simplement qu’on a brûlé
toutes les hypothèses subjectives, on s’installe dans l’hypothèse nulle,
l’hypothèse 0. L’inflexion éternelle des moments et
l’infini des mathématiques, c’est inscrit comme
hypothèses absolues, l’une sur l’hypothèse contemplative (le moment se hausse
jusqu’à l’éternité), l’autre naturellement comme infini des mathématiques.
Ensuite, vous avez : respecter de
l’enfance étrange et des affections énormes : conditions pour la guerre logique. Enfance étrange et affections étranges c’est l’amour, le
registre de l’amour qui a toujours
chez Rimbaud à voir avec l’enfance, révocation d’une enfance éternelle. La
guerre de droit ou de force c’est l’action, la possibilité de l’action.
Donc vous avez contemplation, démonstration,
amour, action : vous avez dans Rimbaud le programme général de ce qui
permettrait de se soustraire à ce que Démocratie nomme dans le 1er poème. Ce que vous faites là dans le 2nd
poème permet de se soustraire à ce qu’on fait dans le 1er, ne pas
être le conscrit du bon vouloir. Comment ne pas être le conscrit du bon
vouloir ? Il faut penser à une autre guerre, pas la guerre des impériaux,
mais une guerre qui établit dans le monde une autre logique. Voilà ce que dit
le texte.
Il conclut : c’est aussi simple qu’une
phrase musicale. C’est tout le problème. La thèse de
Rimbaud, c’est que on doit pouvoir être dans la simplicité de tout cela. Ce
n’est pas une chose compliquée, chimérique, ou abstraite, la possibilité de se
soustraire au monde du bon vouloir, au monde abject de la démocratie impériale.
Se soustraire à ce monde là doit pouvoir être une figure de la simplicité.
C’est évidemment une grande discussion. Je pense personnellement que c’est une
thèse de poète. C’est la marque du poète. Le poète voudrait, veut, désire
absolument que l’ensemble de ses opérations se donne dans une simplicité, dans
une innocence comparable à celle d’une phrase musicale. En particulier, le
poète veut que toutes les opérations puissent être rassemblées dans cette
simplicité. Il veut que passion contemplation action démonstration fusionnent
dans une simplicité qui est la simplicité du poème lui-même et qui est la
simplicité de la vie. C’est le rêve du poème, et de certains philosophes
poètes, qu’il y ait cette combinaison simple des opérations fondamentales par
lequel un sujet se soustrait au destin du faux présent. Mais ce n’est pas sûr
que ça puisse être aussi simple qu’une phrase musicale.
Autrement dit, nous avons là quelque chose
comme le même programme que Rimbaud. Le texte Guerre, je poème, je vais vous dire quelque chose de très vaniteux :
quand je le lis, je le lis un peu comme ma biographie ! Certains ciels
ont affiné mon optique, les caractères ont nuancé
ma physionomie, les phénomènes s’émurent, l’infini des mathématiques, les
succès, une enfance étrange, une guerre de force, logique
bien imprévue certainement. Mais est-ce que c’est
aussi simple qu’une phrase musicale ? je reconnais là le poème. Je dirais
que Rimbaud s’est arrêté car ce n’était pas aussi simple qu’un phrase musicale.
Cette phrase musicale, il ne l’a pas entendue, il a entendue des illuminations,
mais les illuminations sont restées dispersées, elles sont restées le rêve de
leur unité. Il les a abandonnées à leur destin. La traversée d’une Saison
en Enfer : à la fin, Rimbaud dit tenir le
pas gagné, nous entrerons aux splendides villes… Est-ce qu’on entre aux splendides villes comme ça ? C’est aussi
compliqué d’entrer dans les splendides villes que d’entendre dans la simplicité
musicale toute les opérations du sujet. Finalement, le poète échoue toujours en
un point - échoue toujours ?
ou propose quelque chose qui est à venir et qui ne vient pas en même temps, qui
serait justement cette simplicité. Dans mon jargon à moi ça se dira il y a une
pluralité de procédures de vérité. La vérité est multiple. On ne sauve le monde
que par bouts, il n’y a pas une récollection simple qui fait qu’on aurait
l’ultime mélodie, la phrase musicale ultime qui résonnerait avec le monde,
serait en consonance avec le monde, et serait la consonance des opérations du
sujet soustrait, ferait consonner mathématique avec l’amour, l’amour avec la
politique et la politique avec l’art, tout ça circulerait dans la simplicité
d’une humanité nouvelle. Vous voyez, je dirais au fond : le poète est
celui qui à un moment donné propose qu’il y ait une humanité nouvelle sous le
signe de sa simplicité. Alors moi, ce que je retiendrais de ce désir de
simplicité, ce n’est pas lui-même, car c’est le destin du poème d’y renoncer à
un moment donné (c’est le cas de Hölderlin, de Rimbaud, de Trakl). Les poètes
les plus vitalement engagés dans la promesse de la simplicité aurorale sont
ceux qui renoncent à un moment à la poésie. Ils ont vu la soustraction
nécessaire, ils en ont vu la multiplicité mais ils ne se résignent pas à cette
simplicité. Il y a dans le poète un désir du simple, un désir essentiel du
simple, de la réconciliation ou de la transparence réconciliatrice. Mais ça ne
veut pas dire qu’il n’y ait rien à retenir de cette idée que c’est aussi simple
qu’une phrase musicale. Ce n’est pas aussi simple qu’une phrase musicale, mais
je retiendrais de la phrase musicale l’idée de l’invention d’un calme, qui est
aussi présente après tout dans cette idée de phrase musicale. Autrement dit,
pour inventer une logique bien imprévue, pour qu’il y ait vraiment cette une
guerre, car c’est réellement une guerre. Pour inventer une logique imprévue, il
faut créer un espace de protection de cette logique il faut qu’elle puisse être
protégée, dans sa naissance, et elle ne peut être protégée que par l’invention
dune forme de calme, un calme que le monde ne peut pas laisser, le monde exige
que nous ne soyions pas calme. C’est le rapport profond qu’il y a entre la
marchandise et l’hystérie, il y a une hystérisation marchande fondamentale. Le
calme est autre chose, peut-être une autre hystérie, le pb du monde est
d’inventer une autre hystérie que celle qui a déjà été identifiée et est omniprésente.
Ça se donnera d’abord comme un calme étrange, l’étrangeté d’un calme, pas
l’étrangeté d’une excitation.
Ce calme, comment peut-il s’obtenir, comment
peut-il s’inventer ? Il s’invente nécessairement dans la possibilité
d’être indifférent à un certain nombre de
choses. C’est ce que j’annonce sous le chef de la quintuple indifférence, les 5
grandes indifférences. Voyez comment je les introduis, les 5 grandes indifférences
sont à mon avis les opérateurs fondamentaux de la création d’un calme nouveau,
d’un calme dans lequel le sujet quel qu’il soit peut protéger la naissance
d’une logique nouvelle, d’une logique bien imprévue. Parce que le grand pb
moderne de la création, c’est à mon avis le pb de sa protection. Au fond, la création, tout le monde
déclare en vouloir. Je ne dis pas : j’oppose subversivement la création au
monde tel qu’il est. La création, vous avez toujours un acheteur et un vendeur,
un preneur. Si c’est une création, le pb c’est de la protéger, de la protéger
de son immédiate mise en circulation, car sa mise en circulation est le moment
où si créateur que soit le geste il est soumis à la loi du monde. Si réellement
la question est de protéger les choses de leur circulation, il faut créer cette
protection, elle n’est pas donnée, tout est livré, tout est vendable, tout est
vendu, acheté. Il faut donc que ce soit réellement protégé, que ce soit protégé
contre le fait que ça plaît. Si ça plaît à personne, pas de pb. Il faut que ça
soit protégé alors même que ça plait. Il faut que ça plaise et que cependant ça
soit retenu de la circulation et non que ce plaire immédiatement soit
transformé en vente. Sinon vous n’aurez pas de logique imprévue. Vous aurez en
fin de compte un élément nouveau de la logique prévue. Un élément nouveau de la
logique prévue c’est une petite création, ce n’est pas rien mais ce n’est pas
une logique imprévue. Il faut un espace de protection, et l’élaboration de
l’espace de protection est fondamental. IL est subjectif, il faut une
subjectivité qui dispose l’espace de création de telle sorte que cet espace
soit la protection ou naissance d’une logique imprévue. Ça veut dire, c’est
vrai, qu’il y a quelque chose qui fait que le succès est ambigu. Non pas qu’il
faille l’insuccès, non plus, qui n’est que le symétrique du succès. L’insuccès,
ça peut être que votre produit n’était pas vendable, mais il est dans la vente
comme un produit vendable. On ne sait pas où est la protection de la logique
imprévue. Ce que j’appelle les 5 indifférences c’est des protocoles de
protection en ce sens là. Le mot indifférence veut dire qu’on a affaire à une
norme dont on ne se soucie pas. ça ne veut pas dire qu’on est indifférent à la
chose dont il s’agit, mais on est indifférent à son aspect normatif. Je vous
les redonne, on repartira de là la prochaine fois :
- l’indifférence au critère du nombre, au nombre en tant que le nombre se proposerait comme norme. Ça ne
veut pas dire que c’est indifférent au nombre de l’intérieur de ce qui concerne
le nombre, mais en tant qu’il est norme ou critère. Cette question est
fondamentale, on ne peut pas la traiter comme une question secondaire. La
valeur du nombre, le pouvoir du nombre, majorité, audimat, succès, c’est
fondamental. L’attraction du nb. L’indifférence au nombre, c’est ne pas être
dans l’attraction du nb en tant que telle.
- l’indifférence au régime établi du
possible : ne jamais se laisser normer par un
régime établi ou consensuel du possible. Nous avons à créer le possible. Si
vous avez à créer du possible, c’est que vous travaillez sur l’impossible,
d’une manière ou d’une autre, ou ce qui est considéré comme impossible. Pour
travailler sur l’impossible il faut être dans une certaine indifférence au
régime établi du possible.
- l’indifférence aux particularités : d’aucune particularité ne s’infère que ceci soit possible ou
non possible. Ça renvoie aux nationalités, aux religions, aux ethnies, aux
races mais c’est plus vaste que ça. Aucun trait particulier n’est comme tel
porteur du présent. Le présent n’est jamais lié organiquement à une particularité
- l’indifférence à l’antinomie supposée
de l’autoritaire et du tolérant. Ça ne veut pas
dire que vous êtes pour l’autoritaire ou pour la tolérance. Ça veut dire que la
norme qui dispose l’antinomie du tolérant et de l’autoritaire ne peut pas être
reçue comme norme extérieure de votre projet ou propos : on ne peut pas savoir
à l’avance quand on créée un possible s’il relève de l’espace d’autorité ou de
tolérance. Dans une figure démonstrative, vous devrez accepter l’autorité. Dans
des figures contemplatives, vous devez suspendre le régime d’autorité. Par csqt
il n’y a pas de norme intrinsèque du rapport entre autorité et tolérance.
- indifférence à la répétition et à la
projection quand elle sont séparées : et à la
répétition et à la projection quand elles sont séparées. Vous ne souhaitez pas la
conformité, l’indifférence à la répétition, vous n’êtes pas traditionaliste, ni
dans l’élément de la promesse ou de la projection pure. Ni tradition ni promesse,
car le présent c’est (on y revient toujours) la surimposition de la répétition
et de la promesse. Vous n’êtes dans l’idée ni de répéter une tradition ni
promettre une nouveauté pure. Pour ça, il faut être indifférent et la
répétition et la projection quand elles sont séparées. Le démocratique, c’est
une balance entre répétition et pro qui sont toujours séparées. Ou bien on
dit : voilà ce qu’il faut garder, ou on dit : voilà ce qu’on vous
promet. C’est une balance dans lequel le présent est dissous. Le démocratique
moderne est fait à la fois de répétition et de projection mais dans la
séparation : la promesse toujours déçue et la répétition toujours
dénoncée. Il fau être subjectivement indifférent à l’une et l’autre du point de
vue de leur séparation.
Ça ouvrira un pb le pb de la loi : est-ce
que ce système d’indifférence (au nb, au régime du possible, au particularité,
au tolérant et autoritaire, projection et répétition). est-ce que ce régime
d’indifférence, que je crois être la protection effective [chgt K7] installé dans l’indifférence. Si vous regardez bien la liste, on
pourrait être tenté de la synthétiser comme ça : on est indifférent aux
aspects de ce qu’est une loi. Ça ne veut pas exactement dire l’indifférence à
la loi. On l’a traité avec St Paul et la controverse avec la loi. Mais c’est
une indifférence aux identités. Ce sera l’espace de la prochaine fois : la
protection de la création engage un débat sur la question de la loi et de
l’identité, et on ne prônera pas une suspension de toute loi, c’est toujours
une figure barbare. Etre indifférent ne veut pas dire être barbare (à la vie
des autres etc…). Car l’indifférence au particularités ça peut être aussi la
barbarie, la vie de n’importe qui m’indifférence. Il y aurait une version
extrémiste de l’indifférence qui est barbare, c’est l’indifférence poussée
jusqu’ à la barbarie (Guyotat). Il y a un compromis avec la loi, quelque chose
qui maintient un horizon de la loi, mais il y a acceptation d’une certaine
résiliation de l’identité, acceptation de l’anonymat subjectif, tout ce qui
alourdit le sujet par une identité préformée. Ce sera un débat essentiel pour
la prochaine fois.
Ce que je voudrais vous proposer aujourd’hui,
car l’année qui s’achève nous épuise, c’est une conclusion provisoire de la 1ère
partie de notre trajet, qui est une parti de diagnostic général, qui propose
une évaluation générale à la fois du moment présent et des points d’appuis pour
tenir une figure subjective dans le moment présent. J’en étais arrivé à une
idée que je crois très importante, qui est : quelles sont les figures
contemporaines de la protection ou de la défensive ? La nécessité de ce
point vient de ce que, comme je vous l’ai proposé, on admettra si vous voulez
que toute la question est celle d’entamer une logique hétérogène, de rendre
possible une logique hétéro, déplier à partir d’un point un processus dont la
logique propre, la logique interne, est hétérogène à la logique de la
circulation ou de la communication. Donc la proposition c’est que quelque chose
se débloque ou se déplie, qui naturellement a toujours au départ une
signification locale, mais ça ne veut pas dire que ça n’a pas une dimension
universelle, donc se déplie quelque chose qui construit une logique hétérogène
à la logique générale, à la logique dominante. C’est, nous avons vu, déjà ce
que proposait Rimbaud. C’est un programme qui a été anticipé de très loin, au
vu précisément de la puissance de notre monde. Rimbaud a très bien vu, car il a
interrogé y compris l’impérialisme, il a vu que le monde de la modernité était
un nouveau régime de la puissance, et que au regard de ce nouveau régime de la
puissance, il fallait pouvoir construire de l’hétérogène, construire une
logique imprévu, construire quelque chose qui soit irréductible. Mais j’ai
proposé de dire que la difficulté principale, compte tenue de ce qu’est cette
figure de la puissance, est les protocoles de protection de la logique
hétérogène, d’autant plus qu’on assumera son caractère local ou fragile ou
limité au départ. Ce que ça indique, c’est que nous ne pouvons pas postuler
qu’il existe un support objectif massif de cette logique l’hétérogène. La
grande question est celle-là : nous n’avons pas d’objectivité assignable
qui fonctionnerait comme le territoire à la fois de garantie et protection de
l’hétérogène. C’est à cela, par exemple - mais ce n’est pas le seul cas - que
la tradition marxiste avait donné le nom de prolétariat. Ça voulait dire classe
ouvrière, ça voulait dire une force historique, ça voulait dire ceux qui
n’ayant rien peuvent prétendre avoir tout, ça voulait dire bcp de choses. Mais
ça voulait dire aussi la conviction qu’il y avait un porteur objectif de
l’hétérogène. Qu’est-ce que c’était exactement ? Les discussions faisaient
rage : qu’est-ce que c’était, le prolétariat ? Une capacité
subjective, un référent économique, un référent social ? Nous pouvons aujourd’hui
faire l’économie de ces discussions, et dire que en tout cas, il y avait là une
fonction formelle majeure, qui était l’idée que quelles que soient les
péripéties de la puissance, il y avait un référent objectif donc une espèce de
possibilité réelle, inscrite dans le réel, du déploiement d’une logique
hétérogène ou antagonique. Ce référent avait une histoire variable, il était
plus ou moins déplié, vigoureux, mais il constituait une zone d’abri possible
de la promesse de l’hétérogène. C’est ça dont nous ne disposons plus
immédiatement de façon lisible. Et donc en un certain sens une initiative
hétérogène locale est livrée à elle-même, elle est livrée à sa propre
fragilité. Cette fragilité est d’autant plus grande que le régime de la
puissance est au régime de la circulation ou communication. Donc que toute
nouveauté intéresse la puissance. Toute nouveauté, il faut le savoir, toute
nouveauté est perçue comme commercialisable, même la nouveauté politique, même
la nouveauté sociale. Elle se présente dans un champ général qui traite
immédiatement la question de sa mise en circulation. Notre société est une
société d’innovation, comme vous savez. Le héros, le héros de cette société,
est le jeune créateur. C’est son personnage fétiche. Et il l’est dans tous les
domaines. Parce qu’il est jeune et parce qu’il est créateur, les 2. Le vieux
conservateur est un personnage absolument discrédité, au point que quelquefois
on se prend pour lui d’un certaine tendresse. On finit par se dire que c’est
lui subversif puisque le jeune créateur est si honoré, si recherché, si
présent. Mais s’il nous reste plus que le vieux conservateur, il ne reste plus
gd chose ! on revient à l’idée que c’est de créer qu’il s’agit, mais sous
le péril que toute création s’expose au régime de la circulation. Le pb est de
savoir qu’est-ce qui instaure autour de la naissance d’un élément
d’hétérogénéité (ça peut être un élément d’hétérogénéité politique, un élément
d’hétérogénéité artistique – et dieu sait que l’hétérogénéité artistiques est encore
plus menacé que les autres par leur mise en circulation, par la dissolution
dans la successions des modes et des écoles, le marché général etc…). Il y a
une question de la protection. Au fond, c’est la question de la
séparation : qu’est-ce qui sépare un fragment de logique hétérogène du
monde dans lequel il s’inscrit ? Quel est le protocole de
séparation ?
C’est en ce point précisément que je proposais
de parler des 5 indifférences. Commentons le mot indifférence : le mot
veut dire suffisante distance subjective, une mise à distance suffisante pour
qu’elle soit protectrice d’une logique hétérogène, surtout dans la phase de sa
naissance, de son apparition, de son développement fragile.
Pour prendre un exemple, puisque la 1ère
indifférence est l’indifférence au nombre, vous
comprenez bien que si vous entreprenez d’écrire qch, quoi que ce soit, dans
l’ordre littéraire ou poétique, et il va de soi pour vous que le seul destin
validable de cela est le tirage ou la vente, l’hétérogénéité de ce que vous
allez écrire ou proposer est intrinsèquement menacée. Je ne dis pas détruite,
mais menacée. C’est un régime d’exposition nécessairement périlleux. J’y
insiste, indifférence ne veut pas dire que vous cherchez l’insuccès ou que vous
êtes convaincus que seul le petit nb est bon. Si le nb vient, pourquoi
pas ? mais il doit venir par dessus le marché, c’est le cas de le dire.
Comme quelque chose qui vous arrive mais qui n’est de l’ordre de la disposition
subjective de ce que vous créez, qui n’est pas de l’ordre du calcul. Il faut
être sur le nombre, l’indifférence au critère du nb, dans le même rapport que
celui que Aristote proposait qu’on ait au bonheur. Il disait : quand
l’acte accomplit sa finalité véritable, eh bien par-dessus le marché il y a
bonheur, plaisir. Le bonheur vient par-dessus le marché avec un acte qui rempli
sa destination. Si le nb vient, on ne va pas demander aux gens d’organiser
l’insuccès, ce serait aussi absurde et destructeur que d’exiger le succès. Il
faut que le rapport au nb soit un rapport d’extériorité, ce dans tous les
ordres de l’invention hétérogène.
C’est une question d’ailleurs de savoir
pourquoi exactement nos sociétés sont des sociétés du nb. Ce sont des sociétés
du nb au sens tout à fait particulier où le nb est par lui-même la prescription
d’une valeur. Le nb vaut. C’est quasiment irrépressible, le nombre vaut. Vous
savez qu’il est absolument naturel d’utiliser aujourd’hui comme argument pour
quoi que ce soit sa valeur numérique : tout le monde l’a vu, donc il faut
le voir. C’est un argument très étrange. On ne remarque même plus cet argument,
tellement il est omniprésent. Le nb est dans une corrélation à la norme, il y a
une fonction normative du nb. C’est le moment où vous passez d’une fonction
descriptive du nb à sa fonction prescriptive que surgit le pb. Que le nb
décrive une situation, c’est sa fonction. Ce livre s’est vendu à un million
d’exemplaires, c’est la description d’une situation. Mais si vous dites :
puisqu’il s’est vendu à 1 millions, il y a un élément normatif dans cette
expansion, vous passez du descriptif au normatif en attribuant au nb une autre
fonction. La fonction normative n’est pas sa fonction descriptive. Cette
fonction du nb est telle qu’elle fonctionne presque comme une obligation.
La normativité du nb est telle que pour part oblige. Ce n’est pas facile
d’être le dernier à ne pas avoir lu ou vu, de ne pas participer à la
conversation sur la chose, parce que tous les autres l’ont vue mais pas lui. Il
y a un seuil qui existe au-delà duquel la normativité du nb devient, comme
toute norme d’ailleurs, devient partiellement obligatoire. On peut se demander
pourquoi. C’est pas du tout comme ça dans toutes les sociétés. Les sociétés
nobiliaires ou aristocratiques considèrent que le nb est épouvantable. C’est le
petit nb qui a valeur, voire même l’un, quelquefois, le monarque. Le nb, c’est
le démocratique. Ie que le nombre vaut, en
définitive, parce que la masse vaut, parce que la majorité vaut, parce que
c’est le nb qui décide. Vous voyez bien que si vous acceptez que le nb décide
dans un champ, il va falloir argumenter sévèrement pour refuser qu’il vaille
dans d’autres champs. Si vous acceptez que le nb décide dans le champ
politique, ou dans le champ du pouvoir d’Etat, qu’est-ce qui fait qu’il ne
décide pas ailleurs ? C’est une question que les philosophes sont obligés
de poser ! Qu’est-ce qui, dans l’essence de la chose, fait que le nb peut
valoir comme norme, puisqu’il est décisoire dans un champ et pas dans un
autre ? Tendanciellement, on sent bien qu’une longue expérience de sa
valeur dans le champ politique entraîne sa valeur ailleurs : le sondage,
l’habitude de la normativité du nb, la conviction majoritaire, le mépris des
minorités minuscules, entraîne un effet de normativité du nb qui s’étend
au-delà de ses limites reconnues dans le champ électoral, politique etc...
C’est un pb car d’une certaine façon, ça crée des consciences contradictoires,
consciences contradictoires très observables dans nos sociétés quant au nb, sur
le point de passage d’une fonction descriptive à la fonction normative. C’est
corrélé à ce qu’on pourrait appeler l’extension du démocratique. Quelle est sa
signification en extension ? Quel est le type de champs qui sont
recouverts par la fonction non seulement descriptive mais normative du nb ?
C’est une méditation qu’il importe d’avoir, d’autant qu’elle ne peut pas se
conduire sans une méditation sur le nombre. Qu’est-ce que le nombre ? J’ai
tenté d’apporter ma contribution dans le Nombre et les Nombres. Parce que la question du critère du nb est fondamentale, elle n’est
pas accessoire, pas secondaire. La question de savoir qu’est-ce qui peut
soutenir dans le nb que le nb soit une valeur, une norme, est une question d’un
gd intérêt. Qu’est-ce que le nb pour que le nb puisse, dans certaines conditions,
avoir non seulement une puissance descriptive ou scientifique, mais puissance
normative ? Il est essentiel de constituer une indifférence au critère du
nb. On examinera la question du champ exact de cette indifférence. C’est une
ouverture à la discussion : faut-il être dans une indifférence au nb
totale, ou dans certains processus et pas à d’autres, quelle est la
délimitation exacte que l’on pose au cran d’arrêt de la signification normative
du nb ? C’est une discussion assez compliquée, je ne vais pas l’ouvrir ici
dans le détail. On voit bien qu’on ne peut pas non plus être dans une
indifférence complète au nombre. C’est des questions compliquées. Si vous
organisez une manifestation, ce n’est pas la même chose de savoir si vous êtes
100 ou si vous êtes 500 000. Même dans une hypothèse radicale,
insurrectionnelle, ce que vous voulez, la question de combien vous êtes est
intrinsèque, ce n’est pas simplement électoral, majoritaire. J’ai tenté de dire
qu’il fallait distinguer le nb actif et nb passif. Actif : nb de
manifestants, de ceux qui sont engagés dans un processus, ceux qui soutiennent,
qui sont pour, le champ actif du nb. Et puis il y a un nb qui est le nb privilégié
de nos sociétés qui est le nb descriptif transformé en nb normatif : nb
passif, nb des sondages, dans une large mesure, et puis le nb de l’audimat. Ce
que Sartre avait tenté de pensé sous la catégorie de nb sériel, la sérialité
c’était le nombre passif. Il en prenait plusieurs exemples, mais celui qu’il
aimait bien, c’était celui de la formation des gens qui attendent
l’autobus : il y en a 1, 2, 3… ils s’agglutinent, ils forment une inertie
d’attente qui d’autant plus gde que le nb est plus gd. C’est un rassemblement
passif : il y a déjà eu des tentatives de penser cette distinction. Et
donc il ne faut pas exposer ce qu’on invente, logique hétéro de la nouveauté
dans le monde de la circulation, à la norme du nombre passif. Ne pas l’exposer
en tout cas prématurément, et peut-être pas du tout à la norme du nb passif. Je
dis ça pour ne pas exclure toute considération du nb, ce n’est pas possible
dans les domaines de l’entreprise collective. C’était la 1ère
indifférence, l’indifférence au critère du nb, que nous spécifions en
indifférence à l’exposition au nb passif comme norme.
2ème indifférence :
l’indifférence au régime établi du possible.
C’est un point très important aussi. On en a
déjà parlé, je serai assez bref. En fait, la position fondamentalement
oppressive d’un univers quelconque porte sur la prédéfinition des possibilités.
Ce n’est pas tant en définitive par ce qu’il déclare être réel qu’un ordre
brime ou bride la liberté, que par ce qu’il déclare être possible. Aucune
figure du présent ou de l’absence de présent ne déclare généralement avoir
épuisé le possible. C’est difficile, ça ! Tout le monde admettra qu’on
peut encore faire mieux ! même le défenseur le plus acharné de l’ordre
existant admettra qu’on peut faire mieux, sur certains points. Tout le monde
considère qu’il faut faire des réformes. On n’imagine pas un candidat qui dise :
je ne ferai rien. Tout le monde dit : il
faut réformer. Mais pourquoi ? pourquoi il faut
réformer ? ça veut dire quoi ? si on essaie de réfléchir
philosophiquement à ce fait que tout le monde propose des réformes. Il y a des
conservateurs authentiques, qui disent : mon programme, c’est de conserver
les choses. Il n’y a pas de conservateur véritable, il n’y a personne qui
dit : je ne ferai rien. il y a des
réactionnaires, qui disent : je vais défaire c qui a été fait, je vais
revenir à quelque chose réforme réac mais après tout, c’est des réformes, c’est
des réformes réactionnaires, mais c’est des réformes. Il n’y a pas de
conservateur absolu. Pourquoi ? Car le conservateur absolu soutiendrait
qu’il n’y a pas de possible. Il déclarerait sur le possible qu’il n’y en pas
besoin de possible, que ce qu’il y a est l’accomplissement même de la norme.
Personne n’est en état de dire que ce qu’il y a est accomplissement de la
norme. Donc il faut un jeu sur le possible, toujours. Le point clé est de
savoir ce qu’on déclare possible. C’est le point subjectivement décisif. Au nom
de quoi on déclare quelque chose possible ? voire même désirable, comme
une réforme ? Ce qu’on déclare possible, c’est au nom du réel. On va
dire : le réel rend ceci ou cela possible et ceci ou cela pas possible. En
définitive, on revient bien à ce qu’il y a, mais dans l’idée que ce qu’il y a
est disposition du possible. C’est exactement ce que signifie le mot réforme, y compris dans son vieux et antique débat avec le mot révolution. Réforme, ça signifie : nous n’allons faire que ce qui est possible. Mais
qu’est-ce qui est possible ? ce qui est possible, c’est ce qui est réel, finalement, c’est ce
que le il y a rend possible comme avenir, comme un de ses avenirs praticables.
Le possible dans cette conception est tenu par le réel. Donc le conservatisme [chgt
K7]. Le conservateur est celui qui dit : nous
allons faire de grandes réformes, mais dans la mesure du possible. Et à peine
vient-il au pouvoir que cette mesure du possible devient très petite. A ce
moment là, on dit : nous allons faire ce que le réel nous autorise à
faire, et même à la fin des fins, ce que le réel demande. Vous avez cette
bascule tout à fait extraordinaire que les réformes qui sont présentées au
régime du possible dans la période électorale se transforment au régime de la
nécessité en période gouvernementale. Il faut faire tout de suite ce qui est
nécessaire, sinon c’est la catastrophe. Avant on disait qu’on allait faire des
choses parce qu’elles étaient possibles et qu’elles allaient améliorer bcp le
sort des gens. Après on explique aux gens qu’on va pas tellement améliorer
leur sort, parce qu’il y a les nécessités, et qu’on va d’abord se sauver des
nécessités terribles dans lesquelles nous sommes enfoncés. Cette dialectique est
intéressante philosophiquement, c’est le vieux pb du possible, et elle signifie
que l’approche du réel se fait par le possible. On en vient à ce qui est
déclaré réel, ce qui est déclaré le poids de la réalité, et sa nécessité, on y
entre par la promesse du possible. Ça prouve que ce possible est dans le
gardiennage de ce qui est déclaré être la réalité, c’est une annexe de la
réalité. C’est une conception du possible comme annexe de réalité, d’abord dans
figure de la réforme et ensuite dans la figure de nécessité. Au fond, la
réalité (il faut être réaliste !), c’est à mon sens dans le discours
l’équivalence finale du possible et du nécessaire. En définitive, a réalité va
se manifester en tant qu’elle résorbe le possible dans le nécessité. On est
obligé d’en revenir aux dures réalités, par rapport aux réformes promises comme
régime du possible. La dure réalité c’est la nécessité, le possible se
convertit en nécessité : la réalité, c’est le moment où le possible est
réduit au nécessaire. Comment peut-on faire autre chose que le
nécessaire ? Entre nous, dire : on va faire ce qui est nécessaire est
une tautologie, comment peut-on faire autrement ? L’intéressant, c’est le
moment où on persuade les sujets que ce qui était possible est maintenant nécessaire.
Que ce qui fonctionnait au régime du possible fonctionne au régime de la
nécessité. Donc quand je dis indifférent au régime établi du possible je veux dire indifférent à cette réciprocité du possible et de la
nécessité, échange ou permutation du possible et de la
nécessité, qui est la théorie dominante de la réalité. La théorie active de la
réalité, c’est que à tout moment le possible se change en nécessité, et c’est
la réalité. La réalité est un discours, comme toujours : c’est le moment
où vous devez expérimenter que le possible n’est rien d’autre à la fin des fins
que le nécessaire. C’est à ce moment là que vous êtes à l’école de la réalité.
Dans une démocratie, c’est vraiment le passage de l’électoral dans le
gouvernemental. La présentation de la réalité dans l’électoral, c’est sa
présentation au régime du possible, sa présentation dans le gouvernemental est
dans le régime du nécessaire. C’est la même réalité, la conversion du possible
en nécessaire, possible et nécessaire sont en convergence pratique, ce qui vous
enseigne la réalité. Donc il est toujours grand temps que les gens se rendent
compte des réalités ! Comment ils s’en rendent compte ? Eh bien ce
qui était possible doit céder la place à ce qui est nécessaire. Il faut
s’exercer à l’indifférence au regard de cette pbtique là. Ce qui veut dire
malgré tout qu’on propose une autre théorie de la réalité. Si réellement dans
nos démocraties circulantes, la réalité est toujours un point de commutation du
possible et du nécessaire, ça veut dire qu’on ne peut être indifférent ou
séparé de cette disposition qu’avec une autre théorie de la réalité, une autre
théorie du jeu entre possible et nécessaire.
Quelle est cette autre théorie ? Elle est
classiquement disponible : on déclare le caractère réel d’un point d’impossible,
pour se défaire de cette commutation. Il faut ouvrir à la possibilité de
l’impossible, lequel, lui, en tant qu’impossible, n’a aucune chance d’être
nécessaire. C’est à ce titre, au titre du fait que l’impossible ne peut se
convertir en nécessité, qu’il est réel, qu’il est le réel pour une liberté,
quelle qu’elle soit. Il n’y a pas de théorie du réel qui soit corrélative de la
liberté sans que d’une certaine façon il s’agisse dans ce réel de quelque chose
qui n’a aucune possibilité de se convertir en nécessité. Ça veut dire que au
regard du régime établie du possible, c’est impossible. Et alors, c’est ça
qu’il faut protéger, c’est ça qui requiert une protection. Ce qu’il faut
protéger, c’est le sens de l’impossible comme sens du réel, contre la pression
formidable qui est de ramener le réel sous le signe du possible, et puis quand
vous l’avez ramené sous le signe du possible de le ramener à la nécessité. Si
vous ne voulez pas qu’il soit ramené au possible, vous devez l’installer dans
l’impossible, au regard du régime des possibilités établies, et ce n’est qu’à
ce prix là que vous pouvez ne pas le réduire au nécessaire. Mais évidemment,
affirmer la possibilité de l’impossible, c’est une disposition qui requiert une
protection considérable, car elle est immédiatement déniée, attaquée,
considérée comme à ce point non nécessaire qu’elle est un grave danger etc… Il
faut conquérir une certaine indifférence au sens établi du possible.
Mais comme pour le nombre, on ne peut pas non
plus être dans une totale indifférence. Vous devez forcer l’impossible, en un
point. Vous n’avez aucune possibilité d’une théorie globale de la réalité, mais
seulement de ce qu’on appellera un, ou plusieurs, points d’impossible. C’est
pour ça que la conception active ou créatrice du réel est une conception
discontinue, contrairement à la conception dominante de la réalité, qui est une
conception continue, un état des choses, c’est continu c’est la situation. La
situation va mal ! La situation qu’on va redresser en se mettant à l’école
de la nécessité, en faisant ce qu’il faut. C’est une subjectivité globale. Vous
ne pouvez pas installer la situation dans sa généralité au point de
l’impossible, donc ce sont des opérations discontinues. Ce sont des opérations
discontinues ce qui veut dire qu’il est bien vrai que le régime de la pensée
contemporaine est le fragment. Ça a été dit dans le domaine de l’art et de la
pensée par Nietzsche par exemple, et bcp d’autres : il y a quelque chose
de nécessairement fragmentaire. Vous voyez pourquoi : car pour être
indifférent au possible, il faut accepter la discipline de la discontinuité. Si
vous voulez du continu, alors la domination fait ça très bien. C’est son jeu,
son intérêt propre, mais si vous voulez être séparé, ie séparé de la circulation générale, alors il faut accepter la discipline
de la discontinuité. Parce que elle seule, crée, rend possible l’indifférence
au régime établi du possible. Voilà pour la 2ème gde indifférence,
capitale.
La 3ème indifférence est l’indifférence
aux particularités. Je voudrais aussi la commenter
brièvement. L’indifférence aux particularités, ça veut dire au fond que vous ne
pouvez pas être dans la revendication. J’appelle revendication ce qu’une
particularité réclame comme considération de sa particularité, ce qu’une
particularité réclame dans le champ de la communication générale comme respect
de sa particularité. Quand une particularité, ethnique communautaire,
nationale, mais pas seulement : régionale, générationnelle… quand une
particularité, réclame son droit propre, en tant que propre, ce qui signifie en
vérité que sur le marché des jugements, elle n’est pas évaluée à son juste
prix. Et c’est ça que j’appelle, en un sens générique, la revendication. Je
parle de la revendication subjective, pas de la revendication de gagner plus
d’argent etc... Revendiquer pour une particularité, un prédicat subjectif, une
particularité est un prédicat subjectif, revendiquer un traitement égal, un
traitement d’évaluation égal. Je ne dis pas que c’est injuste ou injustifié. Ça
peut être justifié, mais ça fait partie du jeu général, ce n’est pas
hétérogène. L’hétérogénéité, elle commence quand ce que vous dites est
indifférent à la particularité, y compris si ça vient de la particularité.
quelque chose peut venir de la particularité et cependant y être indifférent, à
savoir valoir pour tous. Il se peut très bien qu’on puise dans les prédicats
quelque chose qui, valant pour tous, ne sera pas mis dans la considération de
la particularité elle-même. C’est une balance très difficile, avec des
discussion serrées, qui a donné lieu à des débats extrêmement touffus, en
particulier chez les anglo sexons, sur les revendications communautaires, leur
valeur dans l’inscription politique, c’est un thème important aux USA, qui sont
une gigantesque marqueterie de particularités, c’est une question constante. Ça
a été très discuté. Ce que je dirais c’est que
1° il n’y a pas de protocole de jugement. Si
une particularité n’est pas évaluée de façon décisivement normale sur le marché
du jugement, elle peut avoir
raison, ça peut être un fait. Si loi du marché il y a, ça peut être loi du
marché du jugement. Si par contre on est dans la question de savoir qu’es-ce
qui est hétérogène la question est en quel sens ça vaut pour tous ? En quel
sens ça crée une subjectivité qui déborde de tout part la particularité
elle-même ? Là je signale qu’il n’y a que du cas par cas, vous n’avez pas
de lois générale. Il n’y a réellement que du cas par cas, si vous prenez telle
ou telle affirmation liée aux minorités sexuelles, au féminisme, au racialisme
dont peuvent être victimes les minorités raciales, des choses de cet ordre, des
minorités régionales ou des langues minoritaire…Il n’y a aucune maxime générale
sur la question de savoir si vous êtes dans un élément particulariste ou dans
un élément qui a une signification universelle. Au cas par cas. Ça va se juger
sur des énoncés, sur des choses dites, sur des choses explicites. Quand je dis indifférence
aux particularités, je veux simplement dire, au cas
par cas, prise en compte de la question de savoir si ce qui est dit au nom de
particularité est refermée sur la particularité ou non ? La concerne et
elle seule, ou non ? Ou se dispose finalement dans un principe de
reconnaissance ou d’universalité ? Pourquoi, pourquoi est-il très
important de ne pas concéder la possibilité de la balance des
particularités ? Eh bien, parce que la balance des particularités, c’est
un protocole du marché, le marché du jugement , c’est un protocole de
l’évaluation. C’est un protocole de l’évaluation, et ça n’échappe pas à sa
valeur, ça n’est pas hétérogène à sa valeur. Ça se termine par le marché. Ça se
termine en définitive par des magasins spécialisés. Ça commence par une presse
spécialisée, ça continue par une radio spécialisée etc… Je n’ai rien contre,
qu’on vende tout à n’importe qui, ce n’est pas un pb éthique, c’est comme symptôme
que je le prends : comme symptôme qu’on reconnaît que quelque chose
procède du marché quand il y retourne. C’est impitoyable. C’est à ça que ça
revient, c’est à ça que ça le destine. Si par contre ça concerne quelque chose
qui se dissout dans l’universel tout en provenant de la particularité, c’est
d’un autre ordre. C’est une logique hétérogène. En vérité, la particularité
fermée sur elle-même est un vecteur d’intégration au monde contemporain, et non
pas du tout un vecteur de dissidence. C’est normal : si vous réclamez
d’être reconnu par le monde tel qu’il est. C’est comme quand les politiques
prônent l’intégration. D’accord, mais intégration à quoi ? C’est la
question ! On ne peut pas à la fois réclamer son intégration et dire que
ce à quoi on veut s’intégrer est abominable. Si vous vous présentez comme un critique
radical du monde existant, vous ne pouvez exiger d’y être traité comme tout le
monde et d’y être parfaitement intégré. On sent bien qu’il y a un point là, qui
est un point de ruse démocratique. C’est un point de ruse démocratique :
même la proposition d’une égalité élémentaire des droits est une proposition
complexe, parce qu’elle véhicule la question de savoir si être mis sur le même
pied que les autres particularités (revendication légitime) ne signifie pas
jouer son rôle dans la disposition générale telle qu’elle est. Là aussi, c’est
du cas par cas. Mais il faut savoir que on ne peut pas entériner comme allant
de soi le régime général de la mise en balance des particularités dans l’espace
du marché des jugements. Il faut savoir où est le point de discussion critique.
Si le monde, à supposer qu’on admette
que le monde tel qu’il est n’est pas bon, être maltraité par ce monde
devrait être tenu pour normal. Vous ne pouvez pas demander comme dit Rimbaud
d’être roué pour le confort et jouer votre partie
dans la dissidence radicale. C’est comme ceux qui réclament un droit illimité à
la subversion. C’est très courant : qu’on reconnaisse notre droit à la
subversion totale ! Ça me rappelle un défilé très
ancien, à l’époque de la guerre d’Algérie, et il y avait un grand débat entre
ceux qui estimaient à déserter (extrêmement courageux et sympathiques), et les
autres, qui appelaient à faire la guerre. Qu’est-ce qu’on fait si on est
appelé ? On va y aller. C’était des choix autrement plus radicaux que ceux
d’aujourd’hui. Votre vie pouvait être foutue en l’air, pendant des années et
des années, des amis personnels se sont retrouvées en Tunisie pendant des
année, dans des conditions matérielles extrêmement difficile, pour des
principes. Toutes les forces de gauche étaient hostiles à la désertion. Il faut
être là etc… C’était une décision un peu solitaire, un peu difficile, un peu
tendue. Je me souviens d’une manifestation dans laquelle il y avait une
pancarte : les déserteurs clandestins du 6ème arrondissement. J’avais trouvé ça merveilleux ! C’était la revendication du
droit du clandestin à être public. Je pense que c’est une figure de la
démocratie moderne extraordinaire. Les choses sont poussées au point où le
droit de lui être hostile est revendiqué dans l’espace même du jugement qu’elle porte. Ce paradoxe doit être
examiné de près. Il renvoie à une chose dans la vie contestataire, c’est :
quel prix est-on prix à payer ? Le consensus démocratique, c’est que quoi
qu’on fasse, en politique, il est normal de ne payer aucun prix. D’où l’idée
que même le droit à la subversion doit être reconnu. Il y a une tradition, les
révolutionnaires ont reconnu le droit à l’insurrection dans certaines conditions. C’est d’une extrême complexité : que
vient faire le mot droit là dedans ? quel est le sens du mot droit ?
La balance des particularités, elle est dans cette sphère là. On peut
l’appréhender comme un droit, mais ce droit est un droit qui est disposé dans
le marché de l’évaluation, le marché du jugement . Le jugement est une catégorie du monde contemporain
ou de l’absence de monde contemporain. On va soumettre l’existence des particularités
à un autre critère : un prédicat, si particulier soit-il, doit faire la
preuve de son universalité potentielle, la preuve d’un pour tous, qu’en un
point il est raccordé ou raccordable à un pour tous, si particulière soit la particularité.
Ce n’est pas un paradoxe qu’un prédicat étroitement lié à une particularité, si
on le dégage de la particularité, est une création pour tous. Ce n’est pas du
tout contradictoire. Ça arrive même constamment. C’est toujours au tréfonds
d’une particularité que se dégage quelque chose qui a valeur universelle. Mais
c’est pour autant que la particularité se laisse traiter dans cet élément là,
qu’elle deviendra productive et non pas en tant que particularité refermée sur
elle-même ou qui réclame simplement l’égalité ou son juste prix sur le marché
du jugement.
La 4ème indifférence, je le
rappelle c’est l’indifférence à l’antinomie supposé à l’autoritaire et du
tolérant. Le point est le suivant : si vous créez
de la possibilité (ce point est connecté au 2ème), si vous admettez
que vous devez forcer un point d’impossible. Créer de la possibilité veut dire
traiter le réel comme disposant de l’impossible, et pas seulement du couple du
possible et du nécessaire, vous ne pouvez pas savoir d’avance quel est le
régime d’autorité adéquat à cette procédure. Pourquoi ? Parce que si
impossible il y a, il y a un point de forçage, toujours. Ce n’est pas
prédisposé. Par définition, l’impossible, c’est ce n’est pas prédisposé. Ce qui
est prédisposé, c’est le possible en son sens usuel, donc la nécessité. Si
c’est du possible vrai, du possible créé comme possible, là où il y avait de
l’impossible, il y a un forçage, un forçage du régime du possible. Quelle est
la discipline de ce forçage (en pensée et en réel) ? On ne peut pas le
savoir d’avance. Vous ne pouvez pas borner à l’avance les figures de
l’impossible. Vous ne pouvez pas dire par exemple : ça ne fera de peine à
personne. C’est improbable que ça ne fasse de peine à personne. Vous ne pouvez
même pas dire, disons le crûment, ça ne fera aucune victime. Vous ne pouvez pas
le dire. Les américains disent 0 morts, mais on n’a pas les mêmes machines. On
acceptera de dire qu’on a là-dessus une règle éventuellement restrictive [chgt
K7] il faut être dans la mesure maximale. Donc vous
pouvez avoir comme règle la restriction, mais vous ne pouvez pas anticiper que
rien d’autoritaire appelons le comme ça pour couvrir l’ensemble de ce qui force
ou contrainte, que rien d’autoritaire ne se manifestera dans le forçage du
point d’impossible. Vous pouvez être dans la discipline d’une restriction
là-dessus mais vous ne pouvez pas dans une annulation complète (ça sera
entièrement pacifique, raisonnable etc…). Vous ne pouvez le dire dans aucun
domaine de la création (nous ne parlons pas seulement de la politique). Même en
amour, vous ne pouvez vous porter garant qu’il n’y aura pas de dégâts, que tout
se passera bien, que personne ne souffrira. Vous avez beau lire les conseils
dans les magazines féminins c’est pas comme ça. Vous ne pouvez pas anticiper le
fait qu’il n’y aura rien de forcé, souffrant, dans aucun domaine. Dans le
domaine de la création scientifique vous ne pouvez pas dire qu’il n’y aura rien
d’académique, rien de stérile etc… Finalement il y a quand même une autorité du
vrai. Il y a une autorité du vrai. Si on admet que toute création est une
création de vérités, dans mon lexique à moi, ie que
ce dont il s’agit c’est de protéger des vérités nouvelles dans tous les ordres
où elles peuvent procéder contre la circulation indifférente du monde, vous ne
pouvez pas dire qu’il n’y a aucune autorité du vrai. C’est impossible. Donc il
faut que la balance de l’autoritaire et du tolérant, vous y soyiez
originairement indifférent. Là aussi, c’est le cas qui doit trancher, et pas
une balance préalable qui dirait il faut absolument qu’il n’y ait rien
d’autoritaire, ou il faut qu’il n’y ait aucune victime ou il faut qu’il n’y ait
aucun dégât etc… J’y insiste, parce que c’est un argument très puissant des
adversaires de toute création authentique, véritable, de création de vérité,
que de dire : attention, assurez-vous d’abord que l’espace de votre
création est réellement démocratique, assurez-vous d’abord que l’espace de
votre création est réellement démocratique. Assurez-vous d’abord que l’espace
de votre création n’est pas dans la figure d’une autorité qui va créer
nécessairement des questions de force, contrainte etc… c’est un argument rusé,
constamment à l’œuvre. Quand je dis indifférence, je dis : nous ne pouvons
pas anticiper normativement ce point. Ce n’est pas possible. Vous êtes donc
obligés d’accepter de suspendre cette norme, parce que si vous n’acceptez pas
de la suspendre, vous n’aurez jamais de forçage du point d’impossible. Vous
resterez dans le possible préformé. Ce qui est possible, et même ce qui est le
plus probable en général. Mais on aura renoncé à la création d’un point de
logique hétérogène. C’est un débat fondamental sur ce qui est appelé
aujourd’hui l’éthique. Qu’est-ce qui est éthique ? Il faut savoir ce que
j’appelle ici une indifférence à la distinction supposée de l’autoritaire et du
tolérant, c’est que la confiance en la création ne tolère aucune norme
préalable. Elle constitue nécessairement sa propre norme. Et cette constitution
au cas par cas de la norme ne se laisse pas anticiper. Elle ne se laisse pas
anticiper, parce que ce qui est anticipé, c’est toujours en fin de compte le
régime préformé du possible.
Et enfin, la 5ème indifférence, je le rappelle, c’est l’indifférence à la répétition et à la
projection quand elles sont séparées. C’est une maxime
essentielle. Indifférence à la répétition et à la projection quand elles sont
séparées. Je rappelle, encore une fois, que nous définissons ici le présent, la
vitalité du présent, comme la superposition de la répétition et de la
projection, donc comme un infléchissement ou une bifurcation de la répétition
elle-même. indifférence à la répétition et à la projection, ça veut dire
quoi ?
- indifférence à la répétition, ça veut dire
indifférence à la tradition, si on appelle tradition la répétition séparée de
toute projection. Donc indifférence aux valeurs du conservatisme, indifférence
à ce qui serait l’instance pure de la répétition. C’est l’aspect le plus
banal : il n’y a évidemment pas de création qui soit installée dans la
fidélité à une tradition séparée, purement répétitive.
- mais simultanément, point bcp plus vif et
difficile, une indifférence à la projection pure. Ie à l’idée de la nouveauté séparée. C’est technique philosophiquement en
soubassement. Je ne fais qu’esquisser. En réalité, une projection séparée de
toute répétition se donne sous la forme d’un objet. On peut démontrer ce point.
Si vous êtes dans l’idée de la nouveauté séparée, séparée du mouvement dans
lequel elle s’inscrit, et qu’elle transforme, qu’elle dévie, alors vous
réalisez votre projection dans la figure d’un objet. Car la seule forme de
séparation de la projection est l’objet (objet créé). Et si la projection est
un objet, elle entre nécessairement dans la circulation. Il faudrait des
techniques de distinction assez fines, il faudrait distinguer objet et œuvre,
il faudrait montrer comment l’œuvre artistique qui se présente comme objet en
réalité n’est pas un objet, mais est bien quelque chose qui se surimpose à une
répétition, on pourrait le démontrer sur des figures concrètes de la création
artistique. La création artistique est une inflexion de la répétition, elle
n’est jamais dans la stricte figure de l’objet : c’est la conception
commerciale de l’art, comme circulation d’objets nouveaux. La circulation
d’objets nouveaux, c’est valable pour les derniers modèles de voiture, pas pour
l’art comme œuvre de pensée. Le noyau de la chose, c’est qu’une projection qui
n’est pas surimposée à une répétition, qui n’est pas l’inflexion d’un passé,
qui n’est pas la reprise d’un passé, est en réalité toujours disponible comme
objet. Si elle est disponible comme objet, elle entre dans le régime de la
communication et de la circulation.
Voilà pourquoi nous devons être dans une
subjectivité indifférente à la répétition, certes, mais aussi à la projection
pure, ie à l’idéologie du nouveau, la grande
idéologie moderne. Tout est nouveau ! y compris les nouveautés
réactionnaire, c’est la dernière production de nouveauté. Il faut le
savoir : ça a commencé, cette histoire des nouveaux touts, ça a commencé
en 1976, avec les nouveaux philosophes, qui ont le mérite d’avoir été les
premiers, les premiers nouveaux, et peut-être les nouveaux réactionnaires
attestent-ils la fin du cycle. Peut-être que ça sera allé des nouveaux philosophes
aux nouveaux réactionnaires, en passant par les nouvelles femmes, les nouveaux
hommes, les nouveaux grands-pères, les nouveaux enfants etc… Tout aura été
nouveau entre-temps. Deleuze l’avait dit tout de suite : déjà les nouveaux
philosophes étaient un produit, un objet. Ils n’étaient ni philosophes ni
nouveaux, mais par contre ils étaient un nouveau mode de circulation de quelque
chose sous le nom de philosophie. Ils avaient mis en circulation sous le nom de
philosophie quelque chose qui est en circulation sous la forme des philosophes
professionnels de la télévision. Ça a été mis en place en 76. ça a une
date ! Que veut dire le mot nouveau ? ça veut dire projection
pure : dans l’ordre intellectuel, voilà enfin non pas des gens qui
continuent la tradition, mais des nouveaux philosophes. Ils se sont réalisés
comme le destin de l’idéologie du nouveau qui est d’être un produit. Ce que
j’appelle la projection pure ne se réalise que sous la forme de la nouveauté
d’un produit. Ça se met aussitôt à circuler. Ça a été exemplairement des
nouveaux philosophes. Ça a continué ensuite. Car tout produit doit maintenant
attester sa nouveauté. Peut-être qu’avant même les philosophes, il y avait le
beaujolais ! Ceux qui s’intéressent aux questions généalogiques, regardez
quand la réclame (comme on disait autrefois, quand il n’y avait pas encore de
publicité), mais quand nouveau est devenu un adjectif pour un produit déterminé
et cycliquement nouveau : le beaujolais est nouveau tous les ans !
Les philosophes ne sont pas arrivés à une perfection pareille. J’espère qu’on
n’aura pas des nouveaux réactionnaires tous les ans ! Il y a eu le nouveau
roman, mais c’est pas exactement les nouveaux philosophes, c’était une école,
une figure générale, c’était pas dans la multiplicité assumée du produit.
Nouveaux philosophe est une nouvelle datation. C’est lié au fait qu’il faut
s’installer dans l’indifférence à ce qui est l’idéologie du nouveau en tant que
projection séparée de toute inflexion véritable de la répétition. Soit dit en
passant, dans l’ordre intellectuel, le stigmate du nouveau, ce qui constitue le
nouveau comme nouveau, c’est en général son adhérence à l’ancien, ou son retour
à l’ancien, car la production intellectuelle, ce sont des produits
particuliers, leur mode de circulation est particulier. En vérité, dans le
monde démocratique qui est le notre, il y a une oscillation, un peu constante,
entre justement des figures séparées de la répétition et des figures séparées
de la protection. C’est pour ça qu’il faut être indifférent aux 2. Il y a les
deux dans l’univers démocratique qui est le nôtre. Il y a aussi, balançant la
nouveauté radicale le retour à, enseigne fondamentale du produit. Le produit
peut aussi arguer de la répétition séparée. Les grandes nouvelles dans le monde
des produits, c’est la nouveauté principalement, mais aussi le retour à. Le
retour aux vieilles valeurs, le retour au jambon de Bayonne, le retour à Kant.
Ça aussi ça annonce absolument un produit. Qu’est-ce que le retour à ? Le
retour à, c’est ce qui exhibe une répétition séparée, cependant que le nouveau
pur, c’est ce qui exhibe une projection séparée. Je vous donne ces exemples
anthropologiques pour vous indiquer une piste. Ce n’est pas des catégories
abstraites, c’est véritablement un régime de balance de la circulation, la
circulation a besoin de la nouveauté absolue mais elle peut aussi s’appuyer sur
l’itération de l’ancien, ou le retour à l’ancien, dans les mêmes objectifs de
promotion. De sorte que les titres de magazines peuvent alterner sans le
moindre pb sur le caractère normatif du nouveau et le caractère normatif de
l’ancien, pourvu qu’ils soient séparés, pourvu qu’ils ne définissent aucun présent véritable
dans leur superposition. C’est trop compliqué pour un produit. Ça devient de la
pensée, ce n’est pas praticable. On pourra dire que le démocratique est une
balance de projection et de répétition dans la séparation. Ce que nous
proposons comme présent, c’est un moment d’inflexion et de superposition des 2.
Voilà le schéma général des 5 indifférences :
- indifférence au nombre
- indifférence aux particularités
- indifférence au régime établi du possible
- indifférence à l’antinomie de l’autoritaire
et du tolérant
- indifférence à la séparation de la
répétition et de la projection
C’est les protocoles, c’est ce qu’il s’agit de
conquérir, autant que faire se peut, pour protéger quelques fragments de
logique hétérogène dont on se sent participant ou porteur, dans quelque ordre
d’expérience que ce soit. Que vous vouliez protéger une figure naissante de
l’art, une expérience amoureuse singulière, une innovation politique, une
nouvelle vision de ce qu’est la science, dans tous les cas, il faudra installer
votre subjectivité dans ce réseau d’indifférences.
Ça revient à dire, c’est de là que nous
repartirons, qu’il y a un régime nécessaire de l’exception. Il y a un régime
nécessaire de l’exception, qui est précisément ce qui est corrélé, ou protégé,
ou en liaison avec cette indifférence. Il faut accepter que ce qui vaut est
exceptionnel. Il n’y a pas de valeur moyenne. Si on reprend le système des
indifférences, ce qu’on doit protéger dans l’indifférence, c’est ça, c’est la
valorisation possible de l’exception. L’exception, vous me direz, c’est un mot
terriblement aristocratique, mais comme vous savez, moi je dis toujours que ce
qui est bien, c’est l’aristocratisme prolétaire. Mais vous voyez bien que
exception ici concerne la norme, pas l’exception des personnes. Ce qui vaut est
exceptionnel. Ce qui vaut en tant que production d’une logique hétérogène est
dans une figure de l’exception. Qu’est-ce que c’est qu’une exception, qu’est-ce
qui fait exception ? Qu’est-ce qui fait ou est susceptible de faire
exception ? Eh bien l’exception, c’est toujours une synthèse
d’universalité et de singularité. C’est une singularité (sinon évidemment ce
serait une moyenne ou un type, une partie), mais c’est une singularité qui pour
autant qu’elle vaut, qu’elle vaut pour tous, est une singularité universelle.
Donc elle est portée par une singularité, l’exception, et elle est reçue dans
l’universalité en même temps. A la fin des fins, ce qui la reçoit, c’est une
forme d’universalité. C’est ça aussi ce que c’est que la création d’un
possible. La création d’un possible, ou le forçage de l’impossible, est la
création de quelque chose qui porte cela, et puis une universalité qui reçoit
ce qui est ainsi produit, inventé ou, créé. Et nous repartirons de ce point,
qui est que le régime exceptionnel, qui est le biais par lequel on se soustrait
positivement, affirmativement, au démocratique (si vous me permettez cette
formule horrible, terrible !), la soustraction affirmative au démocratique
(je ne reviens pas sur ce que c’est pour atténuer ma formule), c’est ça
l’exception. C’est une synthèse d’universalité et de singularité. C’est cette
synthèse là que les indifférences doivent protéger. Parce qu’elle est, en tant
que synthèse de singularité et d’universalité, fragile. Elle est fragile parce
qu’elle est singulière, et la singularité est locale, et quelquefois presque
insaisissable. Quant à l’universalité, c’est un accueil, une destination, mais
ce n’est jamais la chose elle-même. C’est destiné à tous, mais le tous, il
n’est pas là. C’est un accueil virtuel. Si tout ce qui était universel était
protégé par tous, ce serait bien ! Mais ce n’est pas le cas. Le tous, lui,
il est toujours à constituer ou à reconstituer. Il est là virtuellement, il est
le virtuel de l’exception. Le pb, pour le reformuler, c’est la naissance et la
protection de l’exception.
C’est pourquoi nous repartirons la prochaine
fois de la pièce de Brecht qui s’appelle l’Exception et la Règle. Dans un passage en particulier assez compliqué de cette pièce, qui
sera notre texte de départ, Brecht montre bien les paradoxes de l’exception,
que l’on pourrait appeler la dialectique de l’exception, la dialectique de
l’exception comme universalité. Vous avez un chant qui s’appelle le chant
du moi et du nous. Bien nommé. Dans cette question
du moi et du nous, c’est en réalité de l’exception qu’il s’agit comme rapport
entre la singularité et l’universalité, la création d’un nous universel dans
son lien à la singularité du moi. Ce chant est au cœur de notre pb. Et il nous
servira le 26 février.
J’ai l’intention
de vous parler de la guerre, parce que c’est ce intéresse tout le monde, donc
je vais donc en parler par un opportunisme misérable. Mais en vérité la
connexion est flagrante, parce que nous sommes ici au fond, vous le savez, en
quête de savoir ce que c’est que le présent. Qu’est-ce que c’est que le présent
du monde, , les images du présent, comment penser le présent. Notre recherche
est sous tendue par l’hypothèse qu’il n’y a pas de présent, ou que le présent
ou le monde fait défaut, partiellement. Et naturellement la question de savoir
qu’est-ce que c’est que le présent, comment est-on face à face avec un présent,
et notamment un présent historique ? qu’est-ce que c’est que la présence
du présent historique, qu’est-ce que c’est que la subjectivité de la pensée
lorsque elle est réellement au présent ? Nous sommes partis de la
question : la philosophie peut-elle être au présent, contrairement à la
thèse de Hegel selon laquelle elle est toujours rétrospective, toujours après
coup. Notre question est celle du présent, et nous tournons autour de l’idée
que, au moins dans le monde tel qu’il est, le présent est dans la figure de
l’exception. Ie que le présent n’est pas en quelque
manière le présent dans la massivité distribuée des choses, mais il y a du
présent, ou il y a du fragmentaire présent, au régime des points de vérité, des
points de contemplation, des points d’action véritable, qui sont comme de
petites étoiles sur un fond qui est un fond d’absorption du présent lui-même.
Un point dont on
peut partir, c’est que au fond pendant très longtemps, la guerre a été une
figure du présent historique. Elle a été même un des noms principaux du
présent, c’était quelquefois son nom terrible, son nom négatif, le nom du
mauvais présent, mais c’était un nom du présent. Cela je crois pour trois raisons
à grande échelles, à grande échelle, qui font que la guerre a toujours été un
point référentiel dans la construction même des scansions de l’histoire, comme
si quelque chose comme l’historicité allait d’une guerre à une autre, ou se
situait dans l’intervalle des guerres, les guerres étant elles plutôt de
moments de transformation ou de remaniement constituant des présents nouveaux.
Il y a trois raisons de cette corrélation entre la guerre et le présent.
1° les expressions
le plus simple le disent, la guerre a été longtemps ce qui a un avant et un
après : on est avant guerre ou on est après guerre. Même le temps du 20ème
siècle a été populairement, ordinairement structuré comme ça : c’était l’avant
guerre, c’était après guerre. L’avant et l’après disposent un temps où
finalement, le présent, c’est la guerre, on est avant ou on est après. La
désignation temporelle, séquentielle, constitue la guerre comme présent, ie comme scansion, comme ce à partir de quoi il y a sens à parler d’un
avant et d’un après, ce qui après tout est la fonction du présent. C’est la 1ère
raison, une raison en quelque manière qui situe la guerre comme une exception
dans le temps, comme une exception qui a valeur de scansion temporelle.
2° la guerre est
réquisition de la décision, elle est le lieu de quelque chose comme la
décision. Y compris d’ailleurs dans des figures éventuellement déformées et
suspectes. La figure de la décision, ce n’est pas toujours un motif politiquement
pur, loin de là (notamment sa fonction chez Schmitt). La guerre est une figure
de la décision, et la philosophie de la décision a souvent à voir avec la
guerre. Naturellement, la décision c’est une [chgt K7]…, ie le moment où quelque chose va être
décidé, tranché dans le cours de l’histoire. On ne va pas être dans l’élément
de la perpétuation, de la conservation, mais dans l’élément de la décision.
Ceci va naturellement jusqu’aux figures de la décision guerrière proprement
dite telle que Clausewitz l’analyse dans de la guerre : il accorde bcp d’importance une capacité de décision au chef de
guerre en tant que l’affaire la plus difficile et vulnérable du chef de guerre.
Et il montre bien que toute la difficulté est justement dans la bataille de
constituer le présent, de pouvoir décider au présent. Il y a un présent pur de
la bataille, elle va être gagnée ou perdue, et ceci donne à la décision une
espèce de tranchant de pure présentation. C’est la 2ème raison qui
lie la guerre à la figure du présent.
3° la 3ème
raison, c’est que la guerre est une expérience d’exception. Elle est une
expérience du partage de l’exception, elle est une expérience qui déracine les
hommes, qui les envoie ailleurs, qui les installe ailleurs, et dans cet
ailleurs se constitue une exception spatiale, une exception temporelle, et
aussi une nouvelle forme de communauté, un partage singulier qui est un partage
du présent. Dans la guerre vous partagez le présent de la guerre, vous ne
partagez pas la stabilité matrimoniale, la continuation professionnelle, la
continuité familiale, vous partagez le présent de la guerre y compris l’aridité
absolue de ce présent ou sa violence. D’où la fortune exceptionnelle,
littéraire, cinématographique, de la communauté militaire au combat. En temps
de paix, c’est en général un objet de farce. Mais en temps de guerre, c’est réellement
la communauté au présent, c’est le partage du présent. Il n’y a pas bcp de
figure du partage du présent de grande ampleur que la figure de la guerre
justement comme figure de l’exception partagée, et de la constitution par csqt
d’un groupe ou d’une communauté qui partage le péril. Partager le péril, partager
le risque de mort, c’est évidemment partager à tout moment l’intensité du
présent lui-même.
Pour ces trois
raisons il y a de fait une connexion entre la question de la guerre en général,
historiquement, et la question du présent, du partage du présent, de la
constitution du présent, de la scansion du temps. C’est le point de départ.
Ce que je voudrais
soutenir, pour des raisons complexes, c’est que la ou les guerres dont il est
aujourd’hui question, dont il est question dans les préparatifs, dans la
décision et dans l’opposition. Il y a un peu trois scènes de la
conjoncture : il y a la scène des préparatifs militaires, de la
préparation de la guerre. Il y a la scène de l’opposition à la guerre, de
masse, populaire. Et puis il y a la scène de l’ONU, qui a bien du mal entre les
deux autres. Donc ce que je voudrais soutenir, c’est que à travers ces trois
scènes, la ou les guerres dont il est question aujourd’hui (je dis les parce
que, on verra, il y a longtemps qu’on a annoncé qu’on est dans la guerre contre
le terrorisme - 1ère guerre - et à l’intérieur il y a la guerre
l’Irak, éventuellement un marche pied dans une guerre contre l’Iran). La
complexité, c’est qu’elles ne sont pas de nature à constituer un présent.
Peut-être même est-ce la fin de la guerre comme figure de la constitution du
présent. C’est une bonne nouvelle, à condition qu’il y en ait une autre, de
constitution du présent. C’est en fait du destin de l’opposition à la guerre
que résultera l’éventuelle constitution d’un présent nouveau, sous certaines
conditions que je voudrais essayer de clarifier avec vous. On aurait une figure
qui, en fin de compte, pour autant que dans ce monde déserté un présent se
constituerait, ce ne serait pas du au partage de la guerre, à la figure de la
guerre, mais bien plutôt, par un retournement singulier, au dvlpt, aux csq, à
la structuration interne à la figure qui s’oppose à la guerre ou tente de s’y
opposer. C’est l’hypothèse générale.
Pour en venir là,
il faut bien voir que nous vivons en ce moment dans la fin de l’après guerre.
Nous sommes après l’après guerre. Nous sommes dans l’après après guerre (guerre
mondiale). C’est important à comprendre. C’était quoi l’après guerre ?
C’est pas le lendemain, c’était une longue période. Donnons quelques
traits :
- c’était
l’existence de deux superpuissances, en équilibre de la terreur. C’était un monde,
je l’ai déjà dit (je ne dis pas qu’il était bon ou qu’il faut le regretter),
structuré par une contradiction étatique centrale, et tous les phénomènes se
déployaient, plus ou moins librement, dans l’espace de cette contradiction centrale.
C’est un monde où il y avait deux superpuissances. Or il n’y a plus deux
superpuissances : de ce point de vue là, l’effondrement de l’URSS comme
puissance potentiellement hégémonique a bcp de significations, mais entre autre
signification que c’est la fin de l’après guerre.
- la fin de la
division de l’Allemagne, voilà un autre trait caractéristique et pertinent de
l’après guerre.. Dans l’après guerre, l’Allemagne connaît une division
étatique. Il n’y a plus de division de l’Allemagne.
- l’après guerre,
c’est en réalité une figure d’isolement mondial de la Chine. La Chine est une
puissance considérable mais introvertie. Elle est séparée, distincte, stt après
le solde négatif ou en match nul de la guerre de Corée. Après la guerre de
Corée, on peut considérer que la Chine est comme une réserve immobile
soustraite au jeu mondial. Or il n’y a plus d’isolement mondial de la Chine. La
Chine est devenue et deviendra de plus en plus une, sinon la, grande puissance
alternative planétaire.
Les traits
constitutifs de l’après guerre sont des traits aujourd’hui obsolètes.
A quoi il faut
ajouter que dans la période de l’après guerre, et dans le cadre de la
contradiction centrale qui organise le monde, il y a une définition intrinsèque
de la révolution. L’idée de révolution est pertinente, elle est pertinente au
sens subjectif, ie elle a une validation générale
comme idée politiquement défendable, et les querelles infinies sur qu’est-ce
que c’est, comment la faire, n’entament pas le fait qu’il y a une définition
intrinsèque de la révolution. Par csqt, il y a une dialectique de la guerre et
de la révolution, que Mao a résumé ainsi : ou bien la guerre provoquera
la révolution, ou bien la révolution empêchera la guerre. Il y a contradiction subjective entre l’idée des guerres coloniales, des
guerres impérialistes, d’un côté, et de l’autre le système des révolutions.
C’est une caractérisation subjective majeure de l’après guerre. Il n’y a plus
de définition intrinsèque de la révolution, de dialectique vivante, subjectivement
assumée, de la guerre et la révolution aujourd’hui. Les termes de tout cela
sont obscurs. Donc l’après guerre est terminé.
Quand
exactement ? On peut discuter. Empiriquement, vers 89-90, certainement.
Peut-être avant, en subjectivité peut-être avant. Du point de vue des csq
déployées, après, maintenant. Parce que la guerre qui se prépare, ou la chaîne
des guerres qui a commencé avec la 1ère guerre du Golfe, la séquence
qui a commencé en 91, les guerres sont des guerres de l’après après guerre.
Elles ne seraient pas concevables dans le système de l’après guerre. Ce sont
proprement des guerres de l’après après guerre.
Donc l’après
guerre est terminé, et cependant la fin de l’après guerre ne constitue pas un
présent. La fin en tant que fin ne constitue pas un présent. Ce n’est pas un
présent nouveau qui a mis fin à l’après guerre, ce n’est pas la constitution
subjective de la constitution d’un présent qui a mis fin à l’après guerre,
comme si c’était une révolution qui y avait mis fin. En particulier il n’y a
pas eu de révolution en URSS, elle s’est effondrée toute seule, sur elle-même,
elle ne s’est pas effondrée dans la création dynamique d’un présent nouveau. Il
y a pas eu à proprement de présent qui mette fin à l’après-guerre, il y a eu la
cristallisation d’une incertitude et ce que j’ai appelé un monde intervallaire,
riche de potentialités. Un monde suspendu entre la figure ancienne, à savoir la
figure de l’après guerre, et puis ce qui avait à venir, ou pouvait prétendre
venir mais qui n’était pas encore à proprement parler venu. Un peu le sentiment
d’un faux présent, mais d’un faux présent qui cherche à constituer son avenir.
Alors comment se
caractérise de ce point de vue là la question de la guerre ? Dans ce faux
présent, dans cette incertitude, dans ce monde intervallaire, dans ce monde qui
est après l’après guerre, eh bien il y a un point important, je crois, c’est un
obscurcissement considérable de la catégorie même de guerre, qui va entraîner à mon avis l’impossibilité pour elle de figurer le
présent.
- d’abord la
distinction entre la guerre et la paix est obscure aujourd’hui. Le monde est-il
en guerre ou en paix ? Vous me direz : le monde est en paix. Mais ça
dépend où on se trouve ! La question de savoir si le monde est en guerre
ou en paix avait du sens quand la guerre ça voulait dire la guerre entre URSS
et USA. Aujourd’hui ça veut dire quoi, qu’il n’y ait pas la guerre ?
quelle guerre ? Il faut bien comprendre que l’espace de l’opposition entre
guerre et paix est tout à fait obscur. deux exemples frappants :
- le gvt Bush a
caractérisé la période comme période guerre, à savoir nous sommes dans la
période de guerre contre le terrorisme. Il y a une identification de la période
comme période de guerre, pas comme période de paix. Bush ne dit pas nous sommes
en paix, mais nous sommes en guerre (contre le terrorisme). Du reste, les
opérations militaires n’ont jamais cessé contre l’Irak. L’Irak est un pays qui
supporte la guerre depuis 10 ans, les bombardements n’ont jamais cessé, les
incursions armées non plus.
- une autre
caractérisation tout à fait significative est la disparition complète du
concept de déclaration de guerre. Elle me frappe d’autant plus que personne
n’en parle jamais. La guerre était quelque chose qui se déclarait. Le concept
de déclaration sous toutes ses formes est très important : et la
déclaration de guerre est le protocole qui faisait qu’un énoncé, quasiment
performatif, distingue la période de guerre de la période de la non guerre.
Maintenant on ne distingue plus rien, on bombarde. Vous voyez bien que la disparition
de la catégorie de la déclaration de guerre est évidemment un
brouillage de la distinction entre guerre et paix : vous faites des
opérations de police, des ingérences humanitaire, vous désarmez qln, vous allez
renverser un dictateur. Ça se fait avec des bombes et des parachutistes. Est-ce
que c’est la guerre ou pas la guerre ? En tout cas ça ne se déclare pas.
- enfin la
question des protagonistes de la guerre est de plus en plus évasive : qui
sont les sujets de la guerre ? Classiquement, les protagonistes c’était
des Etats, guerres entre blocs, Etats, alliances, ie des configurations étatiques. Ou bien on avait des guerres
qualitativement dissymétriques, guerres populaires, guerre de libération, de
résistance. Vous aviez deux cas de figures : les guerres classiques, la
guerre entre Etats, dite à la âge moderne la guerre inter impérialiste, ou bien
les guerres par lesquelles un peuple se libère d’une oppression coloniale,
comme le Viêt Nam ou l’Algérie. C’était les deux types de guerre connus. Les
protagonistes étaient parfaitement identifiés : c’était deux Etats de
puissance comparables, ou bien c’était la guerre soit comme processus de conquêtes
coloniale soit comme de libération coloniale (dissymétrique). Du point de vue
formel, il y avait les guerres étatiques symétriques et les guerres dissymétriques
entre d’un côté un Etat et de l’autre un peuple (je schématise). Aujourd’hui
nous avons des guerres dissymétriques non qualitatives, ie sans dissymétrie véritable. Nous avons des Etats extrêmement puissants
contre des Etats très faibles, sans qu’à proprement parler on puisse dire non
plus que c’est une intervention contre des peuples. C’est une guerre
interétatique à dissymétrie maximale. Soit des guerres des choses fuyantes et
insaisissables : guerre contre le terrorisme, avec d’un côté des Etats et
de l’autre quelque chose qui n’a pas d’identité assignable, le support
représentable comme sujet n’est pas assignable.
Donc : la
distinction guerre paix est obscurcie, la déclaration disparue, protagoniste
évasifs, les symétries introuvables.
De ce point de vue
là, aujourd’hui, le concept de guerre est un concept absolument obscur. Il ne
désigne ni quant à ses sujets, ni quant à son processus, ni quant à ses
caractérisations politiques quelque chose qui soit stabilisable pour la pensée
en dehors naturellement de l’empiricité de l’usage de la violence. Mais
l’empiricité de l’usage de la violence n’est pas suffisant pour exposer quelque
chose comme la guerre à la pensée et à
la détermination politique.
On peut donc dire
comme 1ère étape que ce qu’on appelle la guerre, qui de fait est une
pluralité d’interventions violentes disposées dans des dissymétries variables
depuis une dizaine d’années, est un état des choses de la violence tout à fait
différent de ce qu’on entendait antérieurement par guerre, que ce soit à
l’époque classique ou que ce soit dans l’après guerre. Ce ne sont ni des
guerres populaires de libération ni inter impérialistes à proprement parler. Ce
sont des guerre dissymétriques non qualitativement, et de ce fait même,
extraordinairement difficiles à distinguer de ce qui est par ailleurs appelé la
paix. Je crois qu’il serait bon pour l’instant d’appeler ça des interventions,
des interventions militaires. Guerre est équivoque. Ce sont des interventions
militaires, d’échelle variable, dans lesquelles il faut ranger successivement
la 1ère guerre du Golfe (il ne s’agit pas de justifier l’invasion du
Koweït par Saddam Hussein) – c’est le coup d’envoi, et je vous fais remarquer
que ça succède quasi-immédiatement à la chute de l’Union soviétique : 89,
91. La séquence s’ouvre là, et elle inclut avec des modalités diverses et des
répondants théoriques tout à fait divers l’intervention en Servie,
l’intervention en Afghanistan, et aujourd’hui l’intervention en Irak. Ce sont
des interventions militaires des forces occidentales structurées par les
Etats-Unis dans des dissymétries faibles à prétextes variés. Il n’est pas du
tout sûr qu’il soit fécond d’appeler cela guerre. D’ailleurs, il y a très de
guerre : il y a du matraquage mais très peu de guerre, il y a de
préférence 0 morts (du côté de ceux qui interviennent). Aussi peu guerre que
possible ! Ecrabouillage oui, mais guerre non.
De tout ça on
tirerait une 1ère csq : est extraordinairement faible le mot
d’ordre « non à la guerre ». Il a une
faiblesse spécifique : ce n’est pas simplement la faiblesse générique du
pacifisme. Critiquer le mot d’ordre non à la guerre
en disant on critique le pacifisme est aussi faible
que le mot d’ordre lui-même. Le pacifisme date de l’époque où guerre est clair.
On est pour ou contre, on a tort ou on a raison, mais ça a du sens quand guerre
a une signification déterminée politiquement précise. Quand guerre est devenu
bcp plus indistinct, mélangé, interne à la paix, le mot d’ordre non à la
guerre est faible, pas seulement de la faiblesse du
pacifisme, il est intrinsèquement faible. Il a une nouvelle faiblesse. Il est faible
non pas pour des raisons ordinaires qu’on pourrait invoquer (comme quand Chirac
dit que la France n'est pas un pays pacifiste par exemple - c’est un énoncé
assez curieux ! ça a été un pays capitulard en tout cas, c’est pas la même
chose !). C’est pas de pacifisme qu’il s’agit aujourd’hui. Ce dont il
s’agit aujourd’hui, c’est que quand on dit non à la guerre en réalité c’est ou trop ou trop peu. C’est ou trop : car on n’a
pas développé le système politique qui permet de s’opposer au système général des interventions de ce type,
qui sont autre chose que des guerres. Ou c’est trop peu : ce qui a lieu là
ne pas se contenter du fait qu’on lui dise non. Ce n’est pas ajusté. Ce n’est
pas là une critique idéologique du pacifisme, c’est un autre pb. L’identification
de la situation n’est pas atteinte en vérité par le non à la guerre, que par ailleurs je respecte et je suis extraordinairement heureux
que des millions de personnes soit contre. Le contenu interne de cela est faible.
Et ça ne suffira pas quand il y aura la guerre. La logique interne ne se
contentera pas, pour ceux qui s’y opposent, de dire non à la guerre. Je pense que le non à la guerre pour des
raisons qui ne sont pas des raisons idéologiques ou de faibles, mais des
raisons de conjonctures, de caractérisation de la situation, reste faible.
Est également très
faible l’idée que cette guerre serait bien si elle était légalisée
internationalement. Idée encore assez présente particulièrement dans les
cercles politiques que si l’ONU donnait sa bénédiction à la guerre, elle serait
beaucoup mieux que sans cette bénédiction. C’est un point qui mérite d’être
examiné en lui-même. Car il a toute une histoire, qui est l’histoire en réalité
du concept de communauté internationale, concept qui a émergé après la chute de
l’URSS. Avant il n’y a pas de communauté internationale, par définition. Vous
avez une totalité scindée dont les objectifs stratégiques, vrais ou
imaginaires, sont essentiellement différents. Vous n’avez pas de communauté
internationale. La communauté internationale, c’est le nom de la situation
mondiale après l’après guerre. C’est le nom de l’idéal flottant d’une situation
internationale après l’après guerre qu’on appellerait le moment de la
communauté internationale. L’ONU est le Parlement de la communauté
internationale. On voit bien que au fond une série de gens et de gouvernements,
ayant expérimenté ça au moment de la 1ère guerre du Golfe, au moment
de la guerre de la Serbie, au moment de la guerre de l’Afghanistan, se demande
s’il ne serait pas bon que le sujet de la guerre soit la communauté
internationale. Le pb c’est qu’il a toujours été vrai que l’essence pratique de
la communauté internationale était l’armée américaine, et là c’est un peu
voyant. C’est difficile à camoufler, à maquiller. Il est très difficile cette
fois de présenter cette guerre là comme une guerre du sujet communauté
internationale, avec naturellement une vertébration américaine massive, mais
quand avec l’idée de la communauté internationale, ie que c’est pour la démocratie, c’est pour libérer les populations, que
c’est très bien pour tout le monde (indépendamment des caractérisations qu’on
peut donner du régime de Saddam Hussein) et donc [chgt K7]. Notre Chirac national a assumé le rôle de l’opposant. Il est dans le
Parlement et dans la situation mondiale l’opposant à la décision de puissance
prise par celui qui postule à être la majorité, le gouvernement, la puissance,
le pouvoir etc... Mais le jeu d’une opposition est compliqué : travaille-t-elle
réellement à empêcher la chose absolument, ou travaille-t-elle à ce que la
chose n’apparaisse pas complètement comme la chose de celui qui la fait ?
C’est un point très important parce que en effet c’est une fonction
traditionnelle de l’opposition (elle a plusieurs fonctions) mais une des
fonctions de l’opposition est au fond de fabriquer les nouvelles conditions du
consensus. C’est une des fonctions de l’opposition. Vous avez un projet,
l’opposition le discute âprement, vous faites des concessions, vous faites pas
des concessions, mais à la fin des fins vous modulez de telle sorte que
l’opposition ne va pas en faire un cas de guerre civile, donc elle va accepter,
en fin de compte, au sens où on aura testé auprès d’elle que le projet n’est
pas exorbitant par rapport aux conditions générales qui sont celles du
parlementarisme lui-même. Là c’est un peu pareil : désespérément, on
cherche les conditions minimales dans lesquelles cette guerre, en un certain
sens déjà décidée, pourrait cependant être la guerre de la communauté
internationale, à travers le fait qu’elle aurait été débattue, discutée, ie dans une opposition constituée. C’est très intéressant, car ça aussi
c’est très caractéristique de la période actuelle, avec peut-être les
précédents de la discussions de la SDN autour de l’invasion de l’Ethiopie par
l’Italie (c’est un précédent lointain de caractère colonial). On a une figure
tout à fait intéressante du rapport exact entre ce qu’est une décision
radicale, quand même (la décision de faire la guerre, avec l’ambiguïté absolue
du mot guerre, pratiquer l’intervention militaire), avec le jeu compliqué du
vote, dans une instance supposée représentative (là supposée représentative de
la communauté internationale, de ses divisions, de ses contradictions, de ses
pays, de sa géographie et de son histoire). Peut-on, dans ce cadre là maintenir
de façon radicale jusqu’au bout l’opposition à la décision prise ? Est-ce
que ce cadre le rend possible ? Si en réalité à cette échelle c’est
maintenu, vous avez quelque chose de plus qu’une simple opposition. Vous avez
quelque chose de plus qu’une simple opposition.
C’est pour ça que
petit à petit, autour de cette question majorité minorité opposition veto se
cristallisent d’énormes tensions. On pourrait dire : si Chirac est contre
la guerre, il vote contre. Mais c’est pas comme ça. Il faut penser que Chirac
n’est pas exactement contre la guerre, il est l’opposant à la guerre. Je distinguerai
les 2. Il y a dans le mvt populaire anti-guerre quelque chose contre la guerre,
mais dans le jeu diplomatique mené par le gouvernement français, c’est
différent. Il n’a jamais dit être contre à proprement parler, mais il a
dit : la guerre c’est le dernier recours, il faut du temps, les
inspecteurs doivent continuer leur boulot. Il est d’accord sur le fait qu’il
faut désarmer l’Irak. Entre parenthèses pourquoi il faut désarmer l’Irak ?
C’est une pratique de bandit, l’Irak est un pays complètement écrasé, les gens
meurent de l’embargo. Naturellement Saddam Hussein est un personnage
détestable, la question n’est pas là. Mais ses fusées ne menacent pas les USA.
Je reviens des USA, bcp pensent qu’il est à l’origine du 11 septembre et qu’il
menace nucléairement les USA ! Il faut bcp de propagande pour faire avaler
ça. C’est pas le cas. Déjà le consensus sur l’objectif de la guerre indique
qu’il ne s’agit pas exactement d’une opposition principielle. Il faut
distinguer contre la guerre et opposant à la guerre dans l’espace de la
diplomatie, où en vérité il s’agit de quoi ? Il s’agit de décider de ce
que vont être les nouvelles règles de la constitution de la communauté
internationale. Après les nouvelles règles de l’après l’après guerre, quand il
n’y a plus les équilibres idéologiques et géopolitiques de l’après guerres,
quelles sont les règles de constitution interne de ce qu’on appellera la
Communauté internationale, dans l’espace naturellement de l’hégémonie américaine ?
L’opposition est créatrice, elle crée de nouvelles règles de constitution de
cette communauté. Je ne dis pas que Chirac et le gouvernement français ne font
rien. Ils font qch. Mais il faut
savoir quoi. Personnellement, je fais l’hypothèse qu’ils façonnent, en tant
qu’opposants, les nouvelles règles internes de ce qui sera appelé après la
communauté internationale, les nouvelles règles de décision, qui ne peuvent pas
être les mêmes que du temps où il y avait les deux superpuissances. Avant le
veto était soit américain soit soviétique. Il n’y a jamais eu d’autre veto
véritable. Maintenant, le veto de la France, c’est une autre paire de
manches ! Bcp disent : ils sont un peu petit pour faire le
verto ! C’est vrai, le veto n’a pas été fait pour ça. Le veto a été fait
pour les deux blocs, c’est fait pour se soustraire à la loi de la majorité,
c’était la destination. Comme il y avait deux blocs, il fallait que les deux
chefs de ces blocs, comme des
chefs de bandit, se mettaient d’accord sur la ligne à ne pas dépasser, et il y
avait les vetos annexes pour faire plaisir aux anciennes grandes puissances. Mais
maintenant c’est inapproprié. Et donc la question que met en jeu cette
intervention militaire là, après que les précédentes aient fonctionné au régime
du consensus, sur celle-là surgit en fait pour la 1ère fois une
question importante de l’après après guerre qui est : quelles sont les
règles parlementaires de l’ONU dans la période de l’après après guerre, étant
entendu que ce n’est ni la règle majoritaire (à laquelle les USA ne veulent pas
se plier), ni non plus les règles existantes du conseils de sécurité avec son
veto anarchique et inapproprié. L’opposition de la France contribue au façonnement
de cette nouvelle configuration. Le jeu avec l’ONU est au cœur de la
dialectique de la représentation et de la puissance, de la représentation et de
la force, étant entendu qu’il y a une force dominante et semi-hégémonique pour
l’instant, que représente le façonnage parlementaire, décisionnel de type
parlementaire ? d’où l’importance de la question de l’ONU. Même les
américains, il ne leur est pas entièrement facile de s’asseoir dessus (c’est
pas l’envie qui leur manque), parce que derrière il y a la question des
nouvelles règles diplomatiques dans l’après après guerre.
Dans cette
dialectique parlementaire, où la France a un espace de jeu en tant
qu’opposition, il faut parler de l’autre terme. Le termes de la puissance, de
la force, par csqt c’est la question de la nature de la puissance américaine
aujourd’hui. Quelle considération élémentaire sur la nature de cette puissance
peut-on faire à la lumière des 10 dernières années ? Qu’est-ce que la
puissance américaine lorsqu’elle est extraite de l’affrontement avec l’Union
soviétique, lorsqu’elle n’est plus régulée par ce système binaire ? C’est
la situation. Je n’ai aucune espèce de nostalgie de l’union soviétique, mais le
fait est que les Etats-Unis était pris dans cette régulation binaire et que là
elle ne l’est plus. Il semble que ça lui donne un certain air déréglé :
c’est normal, vous sortez d’une règle, vous êtes déréglés. Il y avait une règle
latente, dont l’Onu était le paravent (2 superpuissances et leur veto).
Aujourd’hui, ce
qui me frappe, le 1er point, c’est l’installation des USA dans une
disproportion militaire extravagante par rapport à l’ensemble du reste du
monde. Le budget de l’armée américaine est supérieur aux budgets additionnés de
la France l’Allemagne la Russie et de la Chine ! C’est exorbitant. C’est
d’autant plus frappant que ce n’est pas dans l’espace de l’affrontement à une
autre superpuissance. On aurait pu imaginer que la disparition de l’URSS allait
entraîner une pacification américaine si je puis dire et une diminution
significative des dépenses militaires. Ça paraissait raisonnable. Ça aurait été
comme si la nouvelle séquence était la continuation de la précédente. Mais ce
n’est jamais ça : il s’est passé le contraire. Jamais les Etats-Unis n’ont
autant et systématiquement travaillé au dvlpt de nouvelles technologies
militaires, de nouvelles concentrations de force, de nouvelles capacités
destructrices que dans la période d’aujourd’hui, où apparemment sur ce point
leur hégémonie est totale. Tout se passe comme s’il y avait une autonomie
relative de ce facteur militaire. L’hégémonie américaine ne se réduit pas du
tout à la dimension économique. Il y a une autonomie relative des facteurs
politico-militaire. Le facteur militaire a une disproportion intrinsèque,
exorbitant, il a des effets par lui-même. Par exemple, si on lit certains documents
il semble, que les militaires américains soient tout à fait tentés d’utiliser du
matériel nucléaire tactique dans la guerre contre l’Irak (ce qui serait une
catastrophe et une étape extravagante, d’une violence inouïe) en partie pour
les essayer ! Peut-être que finalement ils ne le feront pas. Peut-être le
seul service que Tony Blair pourrait rendre à l’humanité en général serait de
déconseiller les américains de le faire. Ce fait est caractéristique de
l’autonomie relative du terme militaire, et plus encore, de sa quasi générale
acceptation. Ceci est aujourd’hui mondialement accepté comme une espèce de
fatalité, sauf peut-être à terme par la Chine. Il est en particulier tout à
fait extravagant que l’Europe assiste à ce phénomène d’une cette création
exorbitante d’une puissance militaire qualitativement sans rivale (pas
seulement quantitativement). Certains disent irrattrapable. C’est la logique
des militaires américains : ils demandent que la force militaire
américaine soit constituée de telle sorte qu’il devienne impossible à quiconque
de rivaliser avec elle, ie que le degré de décrochage
qualitatif de l’armement soit seul
qu’aucune industrie ne soit compétitive pour les rattraper. L’acceptation de
cela est tout à fait frappante, acceptation dont les effets pratiques sont
considérables. Par exemple, même pour mener une malheureuse expédition contre
la Serbie (laissons de côté son caractère justifié ou pas), il est frappant que
les européens en étaient incapables, ils avaient besoin de l’aviation
américaine. Quand on réfléchit en termes de guerres anciennes : la France
+ l’Allemagne + l’Espagne ne sont pas capables de faire la guerre à la
Serbie ?! C’est inimaginable. Il est subjectivement accepté que
intervention militaire aujourd’hui ça veut dire intervention américaine, dont
vous êtes au mieux le supplétif, des participants, avec les Anglais dans le
rôle du bon élève de la classe et le français dans le rôle du mauvais élève,
mais la classe est la même. Ce point doit être réfléchi. Il y a dans la
puissance américaine un élément d’autonomie de la suprématie militaire qui
semble, en particulier par les Européens, entériné comme irréversible. Et qui
entraîne que intervention militaire, ça veut dire appareil militaire américain.
Même quand ça se situait en pleine Europe comme dans le cas de la Serbie.
2ème
point qui me frappe : c’est l’auto-centration américaine. Ie le fait que en réalité, la puissance américaine est une puissance
planétaire, mais c’est une puissance planétaire dans le strict fil de son
intérêt et de son introversion essentielle. Le monde est vu par eux comme le
réservoir de leurs intérêts, comme la scène de leurs intérêts. Ce n’est pas
exactement un empire. Un empire véritable est quelque chose qui propose de
prendre soin des populations allogènes, de les éduquer, les instruire, les
organiser etc… le mot empire est équivoque. Je sais bien que chez Negri il
désigne autre chose que les Etats-Unis, mais en tant que tel il est équivoque,
car il y a dans la représentation politique dominante aux Etats-Unis quelque
chose qui n’est pas à proprement parler impérial, qui ne va pas à la rencontre
de l’allogène (naturellement dans la cse d’une supériorité organisatrice) mais
une espèce de constitution généralisée de la scène du monde comme scène de
protection de leurs intérêts, ce qui est autre chose que la dynamique
impériale. C’est le 2ème point qui me frappe bcp, et dont le versant
anecdotique bien connu est l’invraisemblable ignorance des américains du reste
du monde. 10% des américains ont un passeport, 90% n’ont jamais envisagé
d’aller à l’étranger ! L’étranger, c’est inutile. L’Irak, ils savent pas
où c’est. Ce ne sont pas des traits subjectifs psychologiques, ce n’est pas
parce qu’ils sont ignorants. Le monde n’est que la médiation de leur
représentation d’eux-mêmes. C’est un point qui est différent de la conscience
impériale, ce n’est pas la même chose que la construction des grands empires du
19ème siècle.
Le 3ème
point, qui dépend du 2nd, c’est que la puissance américaine se
rapporte au monde à travers ce que j’appellerai un zonage. Il n’y a pas à
proprement parler des pays, mais des zones. Des Zones d’intérêt ou de
désintérêt. C’est un zonage, c’est pas comme un empire, c’est un zonage mobile
en fonction des considérations stratégiques ou d’opportunité. Donc pour autant
que les Etats-Unis se rapportent au monde, c’est dans une vision d’un zonage
avec des zones dont on peut se désintéresser pendant des décennies, et des
zones au contraire vitales pendant un temps. Et la question est de savoir
comment on est acteur dans la zone, comment on transforme la zone, ce n’est pas
de savoir quelle est la relation organique qu’on a avec ce qui se dispose là.
La zone moyen-oriental est un pb, et ils se proposent tranquillement de la remodeler.
On va remodeler le moyen orient. Ce sont des énoncés frappants ! On a
cessé de s’en étonner, mais on a tort. Qu’est-ce que c’est que cette puissance
qui dit qu’elle va remodeler le Moyen Orient. Au nom de quoi ? C’est
pourquoi la tension s’est accrue entre le parlementarisme de la communauté
internationale et la puissance américaine. Le zonage et la suprématie
militaire, ce n’est pas partageable pas d’élément de communauté internationale
possible. Si qln dit je vais remodeler le moyen orient, vous pouvez dire je vais essayer de toucher quelques miettes (c’est
le calcul des espagnols), c’est parce que lui a la vision du monde comme
système de zones d’intervention (ou de non intervention, selon les cas).
Ce sont les trois
caractéristiques empiriques dans l’analyse de la puissance américaine :
- le caractère
disproportionné de la puissance militaire
- l’auto centration
systématique
- le rapport au
monde comme un rapport à des zones d’intervention
je pense que de ce
point de vue là, c’est une puissance de type nouveau, elle ne peut pas
immédiatement être interprétée avec schéma ordinaire empire domination hégémonie.
Il faut abandonner de ce point de vue là l’expression impérialisme au sens
traditionnel. On peut abandonner hégémonie, car l’hégémonie, c’est la
domination dans un ensemble paritaire, malgré tout, hégémonique par rapport à
d'autre pourraient l’être, là non. Je pense que c’est une puissance de type
nouveau, et que les catégories politiques antérieures ne permettent pas
entièrement de l’appréhender. Je dirais que c’est parce qu’elle se propose
comme une figure de l’illimité. Elle propose de dire que sa puissance dans
figure de l’illimité. Il n’y a pas à proprement parler de limitation de sa
puissance. C’est forcément lié à l’après après guerre : qu’on le veuille
ou non, il y en avait une avec l’union soviétique, et comme il y en a avait
une, il y en avait d'autre. Là c’est une figure de l’illimité, je le dis
quasiment en termes quasi philosophiques. Je pense de ce point de vue là à une
analyse de Chomsky, antérieure qui remonte aux années Nixon, qui avait cours
dans les milieux dirigeants américains, et qui avait comme le thème la
politique du fou. Vous deviez convaincre l’adversaire que vous étiez capable de
n’importe quoi. La victoire stratégique n’était obtenue que si l’adversaire
pensait que vous étiez capable de n’importe quoi, ie de riposte exorbitante par
rapport à l’enjeu, excédant absolument l’enjeu. La politique du fou : il
faut que vous convainquiez l’adversaire
que vous pouvez réagir comme un fou. Il vous a dit bonjour vous lui
mettez un poing dans la gueule. Si vous pouvez convaincre la terre entière que
vous pouvez être comme ça, eh bien vous êtes tranquille. C’était une thématique
explicite dans les cercles intellectuelles proches des milieux
d’extrême-droite. J’y pense comme une allégorie de l’illimité, la
représentation de soi pour une puissance comme illimitée. Elle ne reconnaît pas
de limite. Pour que vous puissiez ne serait-ce qu’envisager d’utiliser des
armes nucléaires contre Saddam Hussein, il faut bien que vous soyiez dans une
représentation illimitée de votre capacité d’agir, surtout que vous êtes en
train de dire qu’il faut désarmer ceux qui ont des armes nucléaires. Vous allez
nucléarisez un pays pour le dénucléariser ! C’est une figure assumée, dont
vous voyez bien que l’enjeu n’est pas de désarmer Saddam Hussein, mais l’enjeu
est de convaincre l’humanité entière que la puissance est illimitée. C’est un
enjeu quasiment métaphysique. Si on regarde de près les théories de la
puissance impériale, par exemple à l’apogée de l’empire britannique, au 19ème
siècle, on verra que ça n’a jamais été l’illimité. Ça a été l’arrogance, la
puissance etc… mais une théorie de la limitation obligée, ie une théorie du partage. N’oubliez pas que la grande époque coloniale
c’était le partage du monde. C’est l’idéologie du partage, c’était au régime du
partage, l’Afrique, on va la partager en morceaux. C’est pas ragoûtant, c’est
comme après un hold up ! Vous voyez bien que ce n’est pas une politique de
l’illimité, c’est une politique du partage, tout imperium est un imperium dans l’élément du partage.
La représentation actuelle que la puissance américaine a d’elle-même, c’est
qu’elle est dans la figure de l’illimité et pas du partage. Il n’y a pas de
limite. Alors voilà ! La guerre qui se prépare est une épreuve de
l’illimité. C’est pourquoi je pense que indépendamment du fait que c’est une
guerre, que c’est atroce etc… elle est désastreuse véritablement, elle est
désastreuse en un sens spéculatif, philosophique. Parce que si cette invention
a lieu, elle aura lieu dans l’élément d’une démonstration de l’illimité. Soit
dit en passant, en outre, l’illimité n’est la garantie de quoi ? Elle
n’est la garantie que du confort américain. Ce n‘est pas un illimité créateur
de quoi que ce soit, ce n’est pas une infinité spirituelle. En un certain sens,
l’illimité fondamentaliste musulman est d’une haute spiritualité à côté. Il
faut dire ce qui est. Il est terroriste et bandit, il est même fascisant, mais
dans sa motivation explicite, il est au moins dans la sublimité de la transcendance.
Tandis que l’illimité américain, c’est quoi à la fin des fins ? C’est le
confort matériel dans la médiation de la terre entière au service de ça. Bush
nous dit qu’il est le bien. Mais le bien et l’idée du bien, depuis Platon, il
faut dire en quoi ! un peu ! Il faut donner quelques justifications,
quelques argumentations. C’est quand même pas rien de se présenter comme le
bien. Le contenu c’est la satisfaction de soi, rien d’autre, c’est le bien car c’est illimité dans l’ordre de la
puissance, c’est illimité comme protection et enveloppement de leur confort
propre, de leur richesse. Il est le bien car il est assis sur son tas d’or,
c’est tout, aucun autre argumentaire. C’est dans la figure de l’illimité. Si
c’était ancré ou articulé sur une figure quelconque de pensée ou
d’intellectualité, on pourrait dire c’est l’infini de l'idée, l’illimitation de
la pensée, on lui ferait les mêmes critiques qu’à feu l’URSS, finalement le
sublime de l’idée comme sublime criminel. Ils nous annoncent un bien
formidable, mais dans les fats il casse la gueule à tout le monde. C’est même
pas ça, si je puis dire, il n’annonce encore aucune idée. Les personnages qui
portent cette idéalité, il faut les voir. Même Chirac à côté est un
intellectuel de haute volée ! La vieille Europe, c’est comme les Grecs par
rapport à ces butors de romains, à la fin des fins ! Je dis tout ça pour
mettre en évidence le caractère extraordinairement violent de cette
illimitation. Ce qui est en jeu dans l’épisode empirique qui se prépare, dans
cette intervention militaire, ce n’est pas une péripétie mais quelque chose
comme une occurrence philosophique, vraiment. Si la puissance est une figure
nouvelle, une figure de la puissance dans son chevillage à l’illimité, on entre
dans la figure du désastre de cet illimité. Si naturellement rien ne s’y
oppose, mais on sait déjà que quelque chose s’y oppose. Il faut quand même
prendre la mesure de ce dont il s’agit. C’est bien d’une opposition radicale à
cette figure de l’illimité comme vide de l’idée. L’illimitation qui n’est pas
infini de l’idée mais qui est l’infini de son absence, l’illimité de l’absence
de l’idée. Il faut se lever sur le non à cette intervention.
Je termine là
dessus : quelle est la tache, non seulement pratique, mais
spéculative ? manifester, protester, évidemment, c’est ce qu’il faut
faire, mais stratégiquement lorsque vous avez une prétention à l’illimité il
faut produire quelque chose qui soit séparé, disjoint, de cette prétention. Il
ne faut pas se tenir aux marges de l’illimité. Je crains que Chirac ne soit
jamais qu’aux marges de l’illimité, c’est mieux que d’être dedans ou d’en être
le valet, mais ce n’est pas de nature en même temps à enrayer la propagation de
l’illimité du vide de l’idée. Il faut absolument produire de la séparation.
J’espère qu’il commence à s’en produire. Produire de la séparation. Le débat
sur américanisme anti-américanisme, il ne faut pas se laisser intimider par cet
argumentaire. Ce que les créateurs américains ont apporté au monde nous le
connaissons, c’est considérable, le roman américain magnifique, le cinéma
américain est magnifique. Qu'est-ce que c’est que cette histoire ? on est
contre une politique d’Etat, ça n’a rien à voir. Sur cette figure de l’illimité
il faut produire de la séparation. Ça a toujours deux versants.
Parenthèse :
l’après après guerre on peut le définir ainsi : le pré séparé n’est plus
disponible. L’URSS c’était du prêt-à-porter séparé. Même si vous ne l’aimiez
pas, c’était du séparé objectivé. On pouvait être hostile au bureaucratisme
soviétique, mais toute situation de séparation s’inscrivait dans cette
situation où il y avait cette séparation. La séparation comme telle, elle
existait objectivement. Il n’y a plus de préséparé, ni subjectif ; ni
objectif. Il faut absolument produire de la séparation, c’est ça la difficulté
contemporaine. Il faut produire de la séparation, sans s’imaginer qu’on puisse
s’appuyer, même dans la modalité de la contestation sur du préséparé. Il faut
produire de la séparation et produire de la séparation par rapport à de
l’illimité. Quand vous n’avez plus de préséparé, c’est que vous avez une
prétention à l’illimitation. C’est la question de savoir comment on se sépare
de l’infini. Ce qui se dit aussi : comment être athée ? On a une
bonne occasion de se séparer de l’infini car ce n’est pas un bon infini, c’est
un mauvais infini, un infini militaire au service de la conservation des
richesses.
Du côté de la
subjectivité, les choses sont en route, il faudra trouver les mots. Produire de
la séparation par rapport à l’illimité de la puissance contemporaine, ce n’est
pas exactement la même chose qu’être anti-impérialiste, hostile à la guerre,
anticapitaliste. Je pense qu’il faut trouver d’autres mots. Mais les mots ça ne
se produit pas volontairement. L’invention des mots de la politique se fait
dans l’expérience, les mouvements. Il va apparaître de nouveaux mots pour
désigner cette production collective, politique, de séparation, que la
circonstance actuelle nous impose.
En termes de
puissance (l’autre versant) : la production de séparation ne peut pas être
uniquement une déclaration subjective, elle doit traiter ses csq avec sa
puissance propre. Il faut une production disjonctive, de séparation, connectée
ou capable d’engendrer un régime de puissance qui lui soit distinct de
l’illimité mais s’auto affirme dans une restriction effective de l’illimité.
C’est un pb d’organisation collective, quelque chose comme ça, un pb de
discipline. Mais au sens d’un formalisme partisan. Vous n’avez pas de puissance
sans discipline. Lorsque vous produisez de la séparation, il faut que vous
soyez aussi dans la discipline de cette production, de façon suffisante pour
que cette séparation ait une puissance. Il faut réinventer la discipline, dans
des termes nouveaux. On n’en fera pas l’économie. Ça va se poser assez vite. La
question de savoir quelles vont être les cibles effectives de l’action contre
cette intervention militaire est très complexe, bcp plus que de dire non à la
guerre. Quand la guerre a commencé c’est une autre paire de manches, une autre
situation.
Images du temps
présent : nous allons nous interroger sur la fonction, le site, les
capacités du théâtre relativement à la production ou à la saisie ou à l’interpolation
des images du temps présent. Juste un mot sur le visiteur. Je l’ai déjà
présenter il n’y a pas si longtemps, je vais le représenter François Regnault.
Il a cette singularité d’habiter solitaire l’intersection de trois chemins,
dont il est en quelque sorte le gardien :
- le chemin de la
philosophie : c’est en vérité un grand hegelien plus ou moins secret
- le chemin de la
psychanalyse, il résume à lui tout seul la grande figure des lacaniens
indépendants
- le chemin du
théâtre
Il occupe le carrefour
singulier de la psychanalyse, du théâtre et de la philosophie. Il est homme de
théâtre, pas simplement théoricien du théâtre, il travaille avec des metteurs
en scène, et en particulier avec Brigitte Jacques, qui est parmi nous ce soir,
je l’en remercie. Il travaille en philosophie, il écrit, il pense. Et puis il
est dans l’horizon de la psychanalyse et des concepts lacaniens. C’est à ce
titre évidemment qu’il est prédestiné aussi à être ici, à ce que nous nous
demandions ce qu’il en est du théâtre comme indicateur du temps présent, ou
comme significatif du temps présent. C’est de cela qu’on va discuter.
Je vais commencer
par une question très générale, presque allégorique, qui est de lui demander
qu’est-ce que, du point de vue qui est le sien, de la question du théâtre,
qu’est-ce que lui dit images du temps présent, si ça lui dit qch, si ça
l’interroge sur un point. [chgt K7]
François Regnault
La dénomination
temps présent s’oppose d’une certaine façon à modernité et à contemporanéité.
Je ne parle pas
seulement du théâtre en tant qu’on le lit, je ne parle pas seulement du théâtre
en tant qu’on le joue, mais je parle aussi du théâtre en tant qu’on le montre,
en tant qu’on le met en scène. Les expériences que j’ai sont toujours liées en
réalité à des mises en scène, et à des metteurs en scène : Patrice
Chéreau, Brigitte Jacques et Emmanuel X, pour citer les trois principaux, et
quasiment les seuls avec qui j’ai travaillés. Ils m’ont appris, m’apprennent et
m’apprendront encore, qu’une pièce n’est pas séparable de sa représentation. Je
l’ai appris, à supposer que je ne l’ai pas tout de suite su, de Bernard Dort,
dont je me rappelle qu’il est venu un jour rue d’Ulm à Brecht. Il avait
expliqué que le concept de représentation était pertinent pour parler du
théâtre. Ça posait pb à des camarades philosophes qui le prenaient au sens
philosophiques (Vorstellung etc…). Non, ça voulait dire représentation
théâtrale, ie ce qui se passe entre le moment où le
rideau se lève et le moment o le rideau se baisse. Quand il n’y a de rideau on
fait comme on peut, le spectateur d’y retrouve. Le spectateur n’est pas
toujours dans la position de Chateaubriand qui raconte que tout jeune on
l’emmène au théâtre, il voit des gens discutailler sur un endroit devant lui pendant
2h, il attend que ça commence et à la fin il apprend que c’était le théâtre, il
avait pas compris que ça avait commencé. « c’est ainsi que je fus
initié à l’art de Molière ». La pièce n’est pas
séparable de son exécution sur une scène. Personne n’aurait jamais conçu, que
ce fut Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakespeare, Molière, qu’une pièce se
publiait : ça se publie ensuite, ça se joue d’abord. On l’écrivait, et
parfois on ne l’avait pas écrite (comedia dell’arte). On la gardait le plus
longtemps possible avant de la publier, car publiée elle entrait alors dans le
domaine public et à ce moment là n’importe qui peut s’en emparer. Shakespeare
avait envie de garder les pièces pour ses troupes, et Molière, on le sait, ne
voulait pas que ses pièces soient publiées. Tant qu’elles appartenaient à une
troupe, elles appartenaient à cette troupe, et on ne pouvait ni les plagier ni
les voler. Heureusement que Don Juan a été volé, car comme il a été interdit,
c’est une raison pour laquelle nous avons l’édition d’Amsterdam qui nous donne
une version avec la scène blasphématoire du pauvre, on ne l’aurait pas si elle
n’avait pas été volée. L’expérience profonde du théâtre, c’est une pièce qu’on
joue, et non pas une pièce qu’on étudie en classe.
L’autre
expérience, c’est que la mise en scène est un art qui est né au 20ème
siècle, un grand art du 2àème siècle, né à la fin du 19ème, qu’on
peut dater, avec un certain nombre de textes, notamment avec Chénier etc… On
peut dater le moment où il est apparu que non seulement on devait écrire une
pièce, ensuite la jouer, mais ensuite la mettre en scène, ie ne pas se contenter que les acteurs s’arrangent entre eux pour la
représenter, mais de ce qu’il y a une conception de cette pièce donnée par le
metteur en scène, qui se trouve à ce moment là devenir un artiste jusqu’à un
certain point de vue à part entière.
A partir de là, il
est clair que le concept de temps présent se complique à mes yeux : à
partir de là, on se pose moins la question (je vous parle d’une expérience constante) de savoir si la pièce est
récemment écrite, si elle absolument contemporaine, si elle est d’un auteur
vivant, si elle parle de l’actualité, que de savoir si on peut la rendre
présente je dirais quelle qu’elle soit. Autrement dit, je me suis toujours mis
dans la perspective, et j’ai toujours travaillé avec des metteurs en scène qui
se mettaient dans la perspective de faire que quelle que soit (je vais
appliquer ici le mot d’Ossip Mandelstam : je ne suis le contemporain de
personne), de se dire que : quelle que soit la
pièce que je monte, qu’elle soit d’Eschyle ou du dernier jeune homme venu qui
nous présente sa tragédie écrite chez lui, ou une pièce écrite collectivement
par des amis ou un collectif quelconque, la question que je me pose
c’est : comment la rendre présente aujourd’hui, ie comment faire qu’elle soit entendue ? Cela veut dire qu’il faut
presque se situer, je dirais presque en termes de géométrie projective, à un
point à l’infini où n’importe quelle pièce du passé et n’importe quelle pièce
du présent se rejoignent. Le musée, la conservation d’un répertoire qui
s’arrêterait par exemple en 1600, 1700, qui consisterait à dire que depuis la
mort de Genet, Claudel, Koltès, Beckett, il n’y a plus personne, donc montons
les chef d’œuvre du passé. Ce n’est pas ma position ni celles de ceux avec qui
je travaille. Ce n’est pas non plus celle qui consisterait à dire : il ne
faut monter que les pièces récentes de la dernière année ou des 10 dernières
années. Ce qui est le projet d’un certain nombre de théâtres. Ceci entraîne si
vous voulez que quand vous dirigez un théâtre, comme ça m’est arrivé, je pense
que la bonne question à se poser, philosophiquement et théâtralement parlant,
c’est de savoir quel est la bonne association que l’on fait, le bon mélange, le
bon mixte, entre les grands chef d’œuvres du passé, et les chef d’œuvres (dont
vous ne savez pas s’ils le sont mais peu importe) du présent. Il me semble
qu’on peut définir le temps présent comme le point de jonction entre une pièce
du passé et une pièce du présent. C’est ici que la mise en scène prend son
effectuation : la mise en scène, pour simplifier, aura pour fonction de se
demande comment, si je monte Eschyle, elle a une résonance aujourd’hui, comment
elle peut être interprétée aujourd’hui, comment elle peut se faire entendre
aujourd’hui, sans qu’on ait à la trafiquer ou à la changer, mais au besoin
aussi on peut la trafiquer ou la changer. Comment faire en sorte de monter une
pièce qui vienne d’être écrite, non pas de telle façon qu’elle s’inscrive dans
l’éternité, mais de telle façon qu’elle puisse résonner à l’intérieur
d’elle-même comme une basse chiffrée dans la musique, de telle façon qu’on
puisse entendre au travers d’une parole tout à fait contemporaine, le temps présent
avec toute son étincelle, en tant qu’il contient un passé, comme un iceberg
dont le passé surgirait, même dans une pièce aussi ténue fut-elle, si précaire
ou si fragile fût-elle. Ceci entraîne que j’entends par mise en scène de ce
point de vue là qu’elle essaie trouver ce point de vue, la psychanalyse aurait
à dire qch, le sujet doit se placer en un point où il puisse faire entendre
cette jonction à l’infini du passé et du présent, et non pas faire ce qu’on
appelle une lecture (Brigitte Jacques se plaint des phrases au sujet d’un
metteur en scène: il a monté Tartuffe, quelle lecture intéressante il en a
fait - au travers de pb de Tartuffe il a parlé
de l’islam ou tout ce que vous voulez). La critique théâtrale adore ça :
une pièce de Shakespeare l’emmerde, ou une pièce de Eschyle l’emmerde, par
définition et par fonction, donc il faut qu’elle lui trouve un point d’appui
dans le journal de 20h. Par csqt, elle force les choses. Quand ils ont fait la
jonction, ça va ! Ce n’est pas de ça que je parle. Ce n’est pas de faire
une lecture où on ferait correspondre de façon biunivoque l’ensemble des
éléments d’une pièce avec les éléments du monde contemporaine ou de
l’actualité. Il s’agit simplement d’un art bcp plus secret qui ne peut pas se
décider avant qu’on ne monte la pièce. Ici, l’expérience de Louis
Jouvet est saisissante, puisqu’il dit à l’acteur qui va jouer laisse de
côté tes conceptions. Il n’y a rien de plus dangereux
qu’un metteur en scène qui dit : j’ai décidé, étant donné les pb dans
la société, de monter telle pièce d’Eschyle ou Tartuffe de Molière ou le
Marchand de Venise pour parler du pb qui se pose Vous
êtes sûr que cette pente est vouée à l’échec. Il faut qu’il trouve, au fur et à
mesure qu’il monte une pièce qui l’intéresse pour des raisons subjectives et de
désir personnelle, ce par quoi, s’il est un homme du temps présent (être du
temps présent, c’est un art), il arrive au travers de l’effectuation de la mise
en scène à faire entendre ce que la pièce peut contenir du temps présent.
Voilà ce que je
répondrai, ça dialectise le concept de temps présent et pour la pièce écrite et
pour la pièce représentée et pour la pièce mise en scène.
Alain Badiou :
Je voudrais
rebondir sur ce que tu as dit d’un point de vue spéculatif, dans la continuité
de ce qui avait été dit ici antérieurement. donc je vais t’absorber un peu,
naturellement ! Ce qui me frappe dans ce que tu dis, c’est deux choses que
tu dis, que je crois tout à fait exactes, et que tu appropries au théâtre, que
je crois fondamentales.
1° la question du
temps présent est une question qui est une question de construction et / ou de
décision, et non pas de réception ou de passivité. Etre du temps présent est
tout un art, as-tu dit : c’est un art au théâtre,
mais on peut le prendre de façon plus générale, comme la conviction que la
question de savoir s’il y a un présent, si on est contemporain de ce qui va
être nommé un présent, c’est une production singulière. C’est une production
singulière, et non pas simplement une donnée en coupure qui se trimbalerait
comme une succession d’instants. Je pense de ce point de vue là (tu me diras ce
que tu en penses) que le théâtre a une fonction singulière de révélation du
présent, entre autres choses parce que le théâtre doit décider de construire ce
présent. Tu le disais à propos des pièces du passé : le pb n’est pas d’en
donner une interprétation, une lecture, une herméneutique au présent, mais de
le présenter au présent, de donner dans la représentation elle-même le
sentiment de l’actualité, ou le sentiment du présent de la chose.
Je voudrais te
pousser dans le sens de la question : est-ce que parmi l’ensemble des
arts, le théâtre sur cette question de la production du présent, ou de
l’actualisation du présent, le théâtre a une place singulière ?
2° j’avais
développé en d’autres termes l’idée que le présent est toujours en réalité la
figure d’une certaine possibilité du passé. On avait dit cela sous la forme que
le présent est une dialectique de répétition et projection : dans la
construction du présent il y a un élément de reprise ou de saisie de ce qui a
eu lieu, en même temps qu’il y a une déclinaison projective de ce qui a eu lieu
vers quelque chose qui effectivement est ouvert, ie
n’est pas calculable avant production. Ce n’est donc ni une continuation ni non
plus une coupure pure qui laisserait le présent indifférent au passé. Tu le
disais à propos du théâtre en disant le présent est tangence ou jonction de
sélection faite dans passé et quelque chose de projectif ou pièce du présent.
Ça me pousse à te poser, à rebondir aussi autrement, sous la forme
suivante : qu’est-ce c’est exactement alors que le passé du théâtre ?
Tu as dit : la pièce existe dans la représentation, mais elle n’existe pas au passé comme représentation. Le passé de la
pièce, c’est quand même son écriture, son inscription, c’est quand même sa
déposition d’une certaine manière. Quelle est la nature exacte, du point de vue
des composantes du théâtre entre ce qui est inscrit, déposé et ce qui est actif
et représenté ? La figure générale que tu soulignes, s’agissant du
théâtre, que le présent c’est toujours d’une certaine manière une
présentification de l’épaisseur d’un passé, je suis d’accord, mais au théâtre
il y a cette question particulière que le mode de présence du passé n’est pas
exactement la chose elle-même. C’est une différence avec le passé de la
peinture : le passé de la peinture nous donne le tableau et nous
l’inscrivons dans nos repères présents. Nous le voyons au présent. En un
sens, dans le tableau, il y a quelque chose qui est la chose même. Qu’est-ce que
la chose même dans le cas d’une tragédie d’Eschyle ? c’est un vrai pb.
François
Regnault :
Je ne suis pas
absolument sûr que tu aies raison sur la peinture, même si un tableau c’est la
chose même. Je ne suis pas sûr que les seigneurs de la Renaissance, les Princes
de la Renaissance qui commandaient des tableaux à des peintres pour leurs
palais, ou des papes pour leurs Eglises, comprendraient l’attitude que nous
avons aujourd’hui quand vous voyons les tableaux dans les musées. Ils
diraient : c’est curieux, le comportement que vous avez avec des œuvres
d’art, ce Raphaël était fait pour mettre dans mon alcôve etc… pas pour le
montrer à tout le monde. La fresque de la Sixtine, ça on ne l’a pas encore
sortie etc... Je pense que l’attitude à l’égard de la peinture qui est de
peindre pour un musée, était étrangère à la plupart des peintres de la
Renaissance. Ils peignaient pour palais, galerie, mais l’idée de musée qui les
garderait pour toujours n’est pas une idée qu’ils avaient.
Alain Badiou : ils avaient compris que ça s’achetait et ça se vendait !
ce qui n’est pas le cas pour les pièces
François
Regnault : pour le théâtre, c’est tout à fait
vrai que la chose existe indépendamment de la représentation, si on la prend
comme chef d’œuvre écrit. Mais c’est une attitude moderne : l’attitude
moderne est l’attitude qui consiste à représenter une pièce du passé. Prenons
le théâtre classique français du 17ème : c’est un théâtre dans
lequel il ne vient à l’idée de personne de représenter une pièce du passé. Ce
sont des modernes. Ils prennent toujours le parti des modernes, et se
considèrent tous comme des modernes (même s’il y a des ergotages). Ça veut dire
quoi ? Ça veut dire que quand ils vont chercher des modèles antiques, ils
absorbent le modèle antique et le liquident du même coup. Personne n’aurait
l’idée de reconstitution d’une pièce ou d’une tragédie antique. Quand Racine
écrit Phèdre, c’est pour éviter qu’on
représente Hyppolite d’Euripide ou Phèdre de Sénèque, qu’il est le 1er à admirer. D’une certaine
façon, sa Phèdre liquide les Phèdre du
passé, l’Amphitryon de Molière est fait pour
qu’on n’ait pas besoin de représenter celui de Plaute. Shakespeare de même
prend des modèles du passé pour écrire des pièces présentes. Le problème du
statut d’une pièce de théâtre ne se pose pas tant qu’on n’arrive pas à l’époque
moderne.
Même dans le
théâtre romantique, qui Dieu sait est tourné vers le passé, qui adore le Moyen
Age, il ne vient même pas à l’idée (je commence à avoir tort car il existe en
France une comédie française qui commence à garder les chef d’œuvre du 17ème,
mais un gd classique est moins une œuvre écrite qu’une œuvre que les acteurs
peuvent encore jouer au 19ème comme détenant une tradition physique
vivante). Voltaire écrit le siècle de Louis 14, donc il pense qu’on est encore
proche de Racine et Corneille. Victor Hugo le pense aussi, il se pense comme
rival de Corneille et Racine. Il pense que la période est encore assez courte
pour que lorsqu’on montre du Corneille et du Racine du 17ème au 19ème
ce n’est pas du passé.
C’est au 20ème
siècle qu’on commence à s’interroger sur la représentation des pièces du passé.
C’est le moment où la mise en scène contemporaine apparaît qu’elle se pose la
question du passé, c’est à ce moment là d’une certaine façon que la pièce
devient un chef d’œuvre, une chose, qui d’une certaine façon demeure un trésor
qui irradie dans l’ombre, si vous voulez, mais alors comme on n’écrit plus des
pièces… Je voudrais dire que quand Giraudoux écrit Amphitryon 38, il pense que bien sûr le chef d’œuvre de Molière sera toujours plus
grand que le sien, mais il va présenter son Amphitryon à la mode de 38. Ce qui veut dire que pour lui la pièce du passé est
déjà quelque chose qui le menace, qui le toise, et il serait prêt à dire que
Molière sera de toute façon plus grand que lui, ce qui n’est pas l’attitude de
Molière envers Plaute. A partir du 20ème siècle, quand il existe une
mise en scène, curieusement les pièces deviennent du passé, elles deviennent des
trésors, et alors se pose la question de les monter, de les remonter, et on
entre dans la bifurcation qui consiste à se demander si on en fait une lecture
intelligente pour renouveler la pièce et essayer la faire entendre de nouveau,
ou si au contraire on va la prendre comme si c’était une pièce d’aujourd’hui et
lui donner les résonances qu’elle peut avoir. Il me semble qu’il y a une
attitude à l’égard de l’épaisseur de l’histoire qui change avec l’existence la
mise en scène. Personne ne songe à liquider les pièces du passé aujourd’hui, le
répertoire, le seul pb qui se pose est de ne pas être intimidé par elles.
Brecht sait bien que les classiques existent maintenant pour toujours,
vraisemblablement, et le pb qui se pose est de n’être pas intimidé par eux.
Alain Badiou :
Je vais poser une
question d’ensemble. tu as dit : à partir du moment où la mise en scène
existe, le rapport au passé théâtral est modifié, puisqu’on
se pose la question de savoir ce que veut dire jouer une pièce du passé. Et tu dis clairement : il y a deux orientation
possibles : une orientation disons herméneutique, qui consiste à proposer
une interprétation nouvelle de la pièce du passé, une interprétation que je
dirais littérale au présent, qui consiste à prendre le pièce au pied de la
lettre mais de la jouer comme si elle était une pièce d’aujourd’hui. Je
comprends parfaitement. Mais on pourrait quand même
faire l’hypothèse que ce n’est pas depuis que la mise en scène existe que le
rapport au passé a changé, mais que c’est depuis que le rapport au passé a
changé que la mise en scène existe. On pourrait imaginer que c’est pour des
raisons plus fondamentales que le théâtre, que la construction historique du
passé, et donc celle du présent, se sont trouvées modifiées, que le rapport à
la théâtralité passé est du même coup modifié. Là aussi, je reviens à ma
question : le théâtre est-il une singularité sur cette question ou un
indicateur ? La question de la mise en scène est une question
extraordinairement intéressante. Je voudrais en dire un mot personnellement.
C’est un fait
qu’on voit apparaître à la fin du 19ème une nouvelle figure
d’artiste, qui est la figure du metteur en scène. Antérieurement, le théâtre,
c’est l’auteur et les acteurs. Arrive qln dont d’ailleurs on sait que la
définition exacte est difficile, qui est le metteur en scène. On comprend que
sa définition soit difficile, puisque il y en a des définitions
contradiction : d’un côté celle qui en fait un herméneute, un lecteur, un
interprète, et de l’autre côté celle qui en fait au fond un agent du présent,
un homme du temps présent. Il y a ça. La question se pose de savoir si la mise
en scène est intégralement pensable dans l’histoire du théâtre, c’est là
qu’elle doit d’abord être intelligible, ou si en un certain sens elle a une
signification plus vaste. Par exemple, c’est aussi à cette époque (un peu
avant) qu’on voit apparaître également la fonction en musique du chef
d’orchestre. Finalement, elle inscrit aussi petit à petit la question des chefs
d’œuvres musicaux dans une perspective temporelle un peu différente. On peut se
demander si finalement l’apparition du metteur en scène au théâtre, lié
certainement à l’histoire propre du théâtre, à ses mutations, n’en est pas
moins par ailleurs l’indicateur d’une modification générale des conditions de
construction du présent, des conditions de construction du présent dans le
rapport au passé. Tu as indiqué que, s’agissant de la peinture, la muséographie
est aussi une dimension nouvelle, et c’est un rapport particulier au passé de
l’art pictural, la création d’un rapport particulier entre le présent et le
passé. Finalement, est-ce que la théâtralité contemporaine, fortement marquée
par l’histoire singulière de ce nouveau type d’artiste de théâtre qu’est le
metteur en scène, est-ce que ceci est épuisé finalement par les mutations
internes de l’histoire du théâtre,
ou est-ce que ceci est en fait surplombé ou représentatif, d’un problème d’une
grande importance, qui est au fond une crise du présent, une longue crise du
présent. J’appelle crise du présent la nécessité de trouver d’autres opérateurs
de son existence ou de sa construction, au sens où au théâtre la construction
du présent est aujourd’hui dans une connexion singulière à la figure du passé.
Pour donner un
autre tour à ma question, tu sais comme moi que Mallarmé écrit quelque part que
le pb c’est qu’un présent fait défaut, et que
Mallarmé, par ailleurs, ce à quoi il aspire, ce qu’il désire profondément,
c’est une nouvelle figure de la représentation théâtrale, une théâtralité
collective de type nouveau. Chez lui il y a bien cette connexion entre la
question du présent et la question du théâtre, allégoriquement a moins (il n’a
pas accompli ce programme). Et alors, je te soumets l’hypothèse, que tu vas
immédiatement déconstruire ou reconstruire, qui est l’hypothèse suivante :
la création de la mise en scène au théâtre et son histoire indiqueraient une
fonction singulière du théâtre dans le régime général des arts quant à la
question de savoir comment, dans les temps modernes, depuis le début du 20ème
siècle, se présente la question de la construction du temps, et plus
précisément comment se présente dans l’ordre de l’art la question de la
relation entre le présent et passé, comment se présente la question du rapport
entre l’art et l’histoire de l’art, entre un art et l’histoire de cet art, le
présent pur de cet art et sa généalogie. Etant entendu qu’on dirait qu’on
trouve dans les autres arts des phénomènes comparables (la création du chef
d’orchestre en musique, la muséographie en peinture). Mais que le théâtre a
ceci de particulier qu’il est lui-même dans son existence absolument au
présent. Thèse contenue dans le fait que entre le texte et sa représentation,
il n’y a pas de distinction véritable, et que l’acte théâtral concentre
véritablement la figure de cette corrélation entre le présent et le passé.
Je
redis l’hypothèse complète de façon plus articulée et intelligible : le
théâtre, parmi l’ensemble des arts, a une destination particulière sur la
question de la construction du présent, car il est soumis comme tous les autres
soumis à un nouveau type de rapport entre présent et passé, qu’on peut appeler
un rapport d’historicité nécessaire (il n’est possible de construire le présent
de cet art sans ressaisir d’une certaine manière et prendre position sur son
passé). Mais que en plus cette opération dans le cas du théâtre est une
opération qui a un autre niveau est purement construction d’un présent
singulier, qui est le présent de la représentation. Le présent de la représentation, c’est autre chose que le musée de la
représentation, c’est dans une intensité temporelle d’un autre ordre.
François
Regnault :
Je me rallie
complètement à ce que tu viens de dire. Je vais faire comme dans les dialogues
de Platon, et dire : ô oui, ô absolument, ô bien sûr etc… L’exemple du chef
d’orchestre est un excellent exemple. En un sens, on pourrait dire : il y
a eu des chefs d’orchestre quand il y a eu trop de musiciens, des symphonies
tellement difficiles, avec ces contrepoints si subtils et des temporalités si
contrastées qu’il faut qln pour les mettre en ordre. Ce n’est pas seulement
ça : en même temps que le chef d’orchestre moderne est née aussi la
diffusion œuvres du passé. Mendelssohn, ou même prenons Wagner, qui s’identifie,
se constitue, se fantasme dans la vision d’un chef d’orchestre avec tout ce que
ça comporte de direction, de pouvoir étatique phallocratique etc... Quand
Wagner tout jeune voit passer Weber de sa fenêtre, pour lui c’est l’image même
de ce qu’il veut être plus tard. On peut vouloir devenir musicien car on a vu
des grimoires sublimes dans une portée, comme J.S. Bach, mais on peut aussi
vouloir devenir musicien pour diriger des grandes symphonies. Wagner est aussi
l’inventeur de la mise en scène contemporaine, cité souvent dans les histoires
du théâtre. Il se situe dans une perspective historique : Wagner donne des
concerts dans lesquels il dirige les symphonies de Beethoven, les opéras
Mozart… la musique d’un passé récent, c’est qln qui se situe dans un moment où
le passé change de sens. Si je reviens à la singularité du théâtre, il y a une
singularité du théâtre qui est un indicateur du chgt du nouveau statut de
conceptualisation, des nouveaux comportements, de la nouvelle attitude qu’on
peut avoir avec l’idée même de temps prisée, j’aime trop l’expression de crise
du présent pour ne pas y adhérer tout de suite. Ce qui
veut dire que metteur en scène est le nom même de cette crise du présent et de
la solution qu’elle reçoit à l’intérieur du théâtre. Mais attention, les
metteurs ne le conçoivent pas forcément comme crise du présent. La mise en
scène naît en France en 1903-04 au moment où on représente des grandes pièces
historiques, on veut monter des grands Shakespeare, avec 300 personnes, par
exemple Jules César ou je ne sais pas quoi,
avec 300 figurants. Là, il faut bien un metteur en scène. On ne peut pas se
contenter d’acteurs qui s’arrangent entre eux. Il faut organiser ce que
Vitez appelait une grande cathédrale de signes. Il
est clair que c’est un héritage du 19ème siècle, mais ça situe la
crise du présent comme pouvant recevoir cette solution par un certain
traitement du passé.
Je ne peux pas
m’empêcher de penser que cela vaut pour la muséographie en peinture, et pour le
chef d’orchestre en musique. Est-ce que c la même chose dans le roman ? Je
ne suis pas sûr d’avoir les réponses. On pourrait poser les questions à partir
de ce qui différencierait Flaubert de la Princesse de Clèves par exemple.
J’y ajouterai deux
considérations, qui ne sont pas des objections à cette redéfinition du présent.
J’y ajouterai deux considérations, puis ensuite une remarque polémique sur un
certain théâtre contemporain.
On ne peut pas
s’empêcher non plus de tenir que tout cela est contemporain de la naissance du
cinéma, et que le cinéma n’est pas là pour recaser le passé. Lorsque le cinéma
recase le passé, c’est peut-être sous une forme théâtrale. Lorsque le cinéma
naît, il ne se pose pas le pb de recaser le passé de son art, qui n’existe pas.
Quand il devient un art, on peut se demander s’il n’emprunte pas à la peinture
ou au théâtre etc… sa façon de situer le présent. Quand Eisenstein s’inspira de
l’opéra, du théâtre et de la peinture, on ne peut s’empêcher de penser qu’il
force le cinéma à résoudre des pb que le cinéma n’est pas forcé de résoudre et
dont il peut passer en faisant des chef d’œuvres.
Je voudrais parler
aussi de quelque chose auquel j’ai pensé à plusieurs reprises, sans arriver à
résoudre vraiment la question, qui est la naissance psychanalyse, ie la naissance de formes d’interprétation qui n’ont rien à voir avec les
interprétations données (au sens Lacan), si on prend l’interprétation
analytique comme une façon de faire entendre quelque chose que personne
n’entendait avant. Je pense que premièrement elle apparaît sans doute à un
moment où il faut resituer le passé, et le passé du sujet lui-même dans la
cure. Et deuxièmement ce n’est peut-être pas un hasard si la mise en scène naît
en même temps. Donc cinéma et psychanalyse.
Dernière remarque
polémique : toi et moi par là liquidons je pense toute conception ou toute
position à l’égard du théâtre qui consisterait à dire qu’il doit parler du
présent et à prendre le présent sans crise. A penser qu’on doit parler de ce
qui se passe aujourd’hui ici et maintenant de façon concrète comme on dit etc…
ça, le théâtre en crève ! Il peut s’écrire des chef d’œuvres sur l’ici et
maintenant mais le théâtre en crève. Je prends simplement un exemple :
Meyerhold, je crois, avait résolu le pb. Pendant dans la révolution de 17, et
juste après, dans un moment très tendu de la guerre et de la révolution etc…
Meyerhold monte les Aulnes de Verhaeren,
pièce symboliste déconnectée de l’actualité. On donnait à l’entracte des
nouvelles du front. Si on veut absolument rendre le théâtre actuel, qu’on donne
des nouvelles du front entre les actes, pour parler comme Woolf ! C’est
une solution que je trouve élégante. Meyerhold dit : Quelquefois la
pièce est plus intéressante que la mise en scène, mais il arrive aussi que la
mise en scène soit plus intéressante que la pièce.
Alain Badiou :
Nous avançons.
Nous pouvons marquer une 1ère ponctuation, qui serait d’accorder
finalement à l’art du théâtre d’avoir proposé, de l’intérieur de son activité
artistique, de l’intérieur de l’histoire de son activité artistique, un
traitement particulier, singulier à cette question très ample des temps
modernes, qui est finalement que le présent ne peut pas faire l’économie du
passé dans sa construction. Et le nom de cette solution, c’est mise en scène,
metteur en scène. C’est une déclinaison importante, c’est le nom d’un nouveau
type, d’une nouvelle possibilité du rapport du présent au passé, et donc de
construction du présent.
J’entrerai dans un
nouveau cycle d’appréciation, toujours très proche de cette question du
présent, qui est : comment interpréter cette nécessité, nommée par la mise en
scène de l’intérieur du présent, d’un certain frottement, d’un certain rapport,
d’une certaine cumulation du présent et du passé, comment l’interpréter en
termes si je puis dire d’intensité du présent lui-même ? Je veux dire par
là : est-ce qu’on ne pourrait pas soutenir qu’à l’époque où le théâtre se
sentait en état de supprimer son passé (comme tu l’as justement dit, c’est la
bonne formule à propos du théâtre classique : on écrit une Phèdre qui, quelle que soit la référence pour l’antique, n’en est pas moins
sa suppression théâtrale), ne pourrait-on pas soutenir que après tout, cela
atteste une vitalité ou une intensité intrinsèque du présent théâtrale, que
notre culturalisme historisé dilue ou affaiblit ? Je me fais l’avocat du
diable, je ne le crois peut-être pas vraiment. C’est pour éclairer le point de
vue de ceux qui disent : il ne faut jouer que des pièces
contemporaines, il ne faut parler que du temps présent, le théâtre est devenu un
art élitiste et abstraite parce qu’il est écrasé par le poids culturel du
passé, parce qu’il a ses chef d’œuvres derrière lui
etc… Ce discours peut arguer en tout cas d’un point, qui est que la
construction du présent, dont le nom est mise en scène, est quelque chose qui
fait du passé une des médiations obligées du présent (non pas la médiation
obligée, mais une médiation obligée). Or, un présent qui a besoin de cette
médiation est en un sens un présent plus faible ou de moindre intensité que
celui qui n’en a pas besoin. L’impériale audace de ceux qui raturent les chefs
d’œuvre du passé et les remplacent par leur production présente atteste une
vitalité ou une intensité supérieure à ceux qui ont besoin d’un écrasement ou
d’une médiation ou d’une récupération de la totalité du passé.
Je dis ça, car si
nous entrons dans la discussion sur la théâtralité contemporaine, qui est
effectivement une discussion assez vive, quelle est la discussion ? La
discussion c’est [chgt K7] …réhabilitation de la
spontanéité de l’acteur, de l’immédiat du corps etc… toute cette thématique a
quand même pour argument fondamental que sous le nom de mise en scène s’est
installé un esprit muséographique dans le théâtre lui-même. La comparaison avec
le musée est souvent faite pour indiquer qu’il y a là quelque chose de la
puissance mortifère du passé, et que c’est pour ça qu’il faut jouer uniquement
de la théâtralité contemporaine, parler du monde contemporain etc… François
Regnault, je le signale en passant, a écrit deux livres récents, ses Ecrits sur
le théâtre, que je vous recommande, pour avoir un panorama varié et pris de
multiples façons de la théâtralité contemporaine : Equinoxes et Solstices, Ecrits sur le
théâtre. Je prends presque au hasard, page 265 sur Claudel : la
Ville est une des seules pièces françaises qui
parle du communisme, même Brecht aborde peu en général la question du
communisme proprement dit, et encore moins celle du parti. Qln pourra dire : c’est dommage ! Si la théâtralité du 20ème
aborde si rarement la question du communisme et celle du parti, c’est bien la
preuve qu’à la différence de la théâtralité du 17ème, pour qui la
monarchie est centrale, la question du pouvoir monarchique est centrale, elle
est éloignée des fils historiques importants, du siècle, à distance du présent
politique, et à force de jouer les chef d’œuvres du passé elle n’est plus dans
la vitalité du présent. En définitive, et là nous en parlons à propos du
théâtre, restons près du théâtre : est-ce que sous le nom de mise en
scène, et dans l’histoire théâtrale de la mise en scène, n’est pas reflétée une
position quant à la construction du présent, une position plus distancée, moins
immédiate, et finalement moins abrupte, moins intense, que dans les périodes
dont tu as indiqué qu’elle allait jusqu’au romantisme inclus, où on a la
puissance cynique de raturer simplement le passé, un peu aussi comme d’une
certaine manière les gens du 17ème trouvaient que les cathédrales
gothiques étaient des horreurs ? Est-ce qu’un vrai présent n’est pas toujours
à l’égard du passé dans une position légèrement iconoclaste ? S’il est
trop dans une révérence obligée au passé n’est-ce pas parce que se maintient
sourdement par en dessous, comme dit Mallarmé, le fait qu’un présent fait
défaut ?
François Regnault :
J’ai toujours deux
sortes de réponses à propos du théâtre, dont je reconnais qu’elles peuvent se
contredire. Les unes sont contingentes et les autres nécessaires, les unes sont
sur le théâtre en tant qu’actualité et présentification, et les autres sur le
théâtre en tant qu’éternité. En jouant sur les deux tableaux je m’en tire.
Tu as raison de
penser qu’il y a une crise du théâtre : si on suppose qu’il y a une cette
modification dans le rapport au passé, ça entraîne une crise du théâtre, ça
entraîne une certaine déception des gens de théâtre à l’égard du théâtre
lui-même, qui ne va pas leur donner ce que donnait peut-être à Shakespeare ou
Corneille le théâtre de leur temps. Je dirais que dans la peinture, c’est la
même chose. Il y a une phrase de Bacon qui m’a toujours frappé : c’est
formidable, nous sommes débarrassés du programme religieux, nous ne sommes plus forcés de faire des crucifixions, des
annonciations etc… C’est dans les Entretiens
avec Sylvester. En même temps, le drame c’est
que nous ne savons plus quoi faire. Il s’en est tiré en peignant des crucifixions ! Il faut prendre
ça avec la force que ça contient. La force avec laquelle Picasso allait dans la
musée pour voir si ses tableaux tenaient le coup. Ce n’est pas l’attitude de la
Renaissance. Raphaël pouvait se demander si ses tableaux tenaient le coup
devant ceux du Pérugin, il se disait qu’il serait plus fort que son maître Le
Pérugin.
Il y a aussi un
drame dans le cinéma. Serge Daney m’a fait remarquer un jour : quand nous
voyions des films de Godard dans les années 50 60, pour nous c’était
contemporain de Griffith Eisenstein etc.. C’était moins ou mieux mais c’était
le même espace. Aujourd’hui, les gens jeunes qui voient des films, ça n’a rien
à voir avec l’histoire du cinéma. Ils sont prêt à admirer Eisenstein, mais
c’est l’histoire du cinéma, et le dernier X ou Y c’est le cinéma contemporain.
Un ami me disait que son fils avait vu un film en disant : c’est un vieux
film, alors qu’il était de l’année précédente ! C’est la scission, qui a marqué
le cinéma. Daney est bon témoin de cette période. Si cultivé soyez-vous dans
l’art du cinéma, vous aurez du mal à passer par-dessus et à considérer que le
dernier X ou le dernier Y est dans le même espace que Eisenstein. Cette crise
est réelle.
Comment le théâtre
s’en sort ? Il peut s’en sortir par le désespoir des gens de théâtre.
C’est un désespoir fréquent et c’est un désespoir intéressant. Il faut souvent
préférer ceux qui haïssent le théâtre à cause de ça à ceux qui l’adorent parce
que ce serait le théAAtre. Dans un recueil des bons
mots, on disait : le circonflexe au théâtre c’est assez style. Quand ils
désespèrent du théâtre parce que le cinéma fait mieux, rend mieux compte du
présent. Quand ils désespèrent du théâtre quand ils pensent que les arts
plastiques et la musique arrivent à une modernité plus grande. Quand ils
désespèrent du théâtre par rapport à la musique qui est capable d’avoir des
propositions plus contemporaines, abstraites, structurées, complexes qu’une
misérable pièce dans laquelle il y a toujours les corps des acteurs etc… Il
faut retourner ça en grandeur du théâtre pour deux raisons. La 1ère
c’est que la forme de présent propre au théâtre, propre aussi au concert et à
la danse, c’est la représentation. Ça se présente sous la forme de ce que des
gens sont dans une salle un lieu collectivement réunis, vivants (c’est pas fait
pour les morts, malgré ce que dit Genet : les morts y assistent mais ils
ne gênent pas) et les gens y sont présents. C’est en même temps qu’ils éprouvent
un certain sentiment et une certaine catharsis. Il faut bien faire intervenir
quelque chose de l’ordre de la psychanalyse qui commence Aristote. C’est une
dimension à l’horizon du théâtre qu’on la critique la corrige qu’on en veuille
plus qu’on en veuille bcp etc… ça ne change rien, la représentation se fait toujours
au nom de cela, pour le barrer ne pas le barrer etc…. Le théâtre répond par la
pauvre âme qui lui reste à lui-même, qui est ce qu’on appelle aujourd’hui le
spectacle vivant pour parler comme le ministère de la culture, ie trouver une expression morte, mais quand on veut parler du théâtre,
gardons le mot, c’est évidemment l’instant présent de la représentation qui se
met à compter. A ce moment là, ce qui surgit, c’est que au-delà de la
nécessaire crise que le théâtre reçoit de devoir se coltiner tout un passé dont
en même temps il faut attendre qu’un metteur en scène puisse le liquider à sa
façon (la mise en scène est un art du passé et de sa liquidation). Il faut que
le metteur en scène puisse faire avec la pièce ce que Racine faisait avec la
pièce d’Euripide. S’il y arrive. Il bénéficie d’une thèse que je soutiens
souvent, qui est le caractère éternel du théâtre : le fait que l’instant
présent est en même temps instant éternel. Il y a quelque chose de l’ordre de
la répétition qui se fait au théâtre, c’est une thèse de Lacan, le spectateur
est le même depuis toujours, ie depuis pas très
longtemps, car ça n’a que 2500 ans, à l’échelle de l’espèce humaine c’est pas
gd chose. L’attitude des gens de vous raconter une histoire en face de vous,
quelle qu’elle soit, il y a une
expérience humaine qui là je crois se retrouve dans les spectacles, et qui
résout la crise, ou qui du moins essaye du moins de se présenter en disant
: oui je sais je ne peux pas faire grand chose mais je peux faire au moins
cela que vous ne trouverez ni dans la peinture ni littérature mais que vous trouverez dans poésie quand elle se récite, dans la
musique quand elle s’entend, et dans la danse quand elle a lieu devant vous, ie dans les arts de la représentation, dans un temps et dans un lieu,
avec un début, un milieu et une fin.
Alain Badiou :
Tu reviens à dire
ce que je suggérais : la figure singulière par laquelle le théâtre traite
la construction contemporaine du présent par nécessité de l’absorption d’un
certain passé est liée au 2ème sens du présent, qui est que c’est un
art du présent, une construction du présent, le présent de la représentation.
On pourrait dire à titre provisoire, à titre provisoire, que en fin de compte,
par mise en scène ou théâtre contemporain, on entend bien une modalité
particulière de la question du traitement du présent, car le poids du passé est
traité, ou annulé, allégé, voire même supprimé, comme tu le suggérais, dans le
temps de la représentation, qui est lui-même un présent. Ça voudrait dire quand
même qu’en fin de compte il y a quelque chose dans le théâtre qui est le
rapport de deux présents. Il y a une scission du mot présent, et ça ça
m’importe car je crois bcp que la construction contemporaine du présent c’est à
la fois l’incorporation du passé et une figuration présente du présent. Ça
suppose qu’il y ait deux sens du mot présent, qu’il y ait une espèce de présentification
au présent qui est la représentation, qui est le temps du présent quasiment empirique,
fragile, donné, de la représentation, qui est investi ou qui est censé
capturer une construction du présent en un sens plus vaste, qui elle est une
position ou un repérage par rapport au passé. Je me souviens que Vitez avait
coutume de dire que le théâtre, c’était un appareil de repérage temporel,
c’était pour savoir où on en est du présent. Où en sommes-nous dans le
temps ? Le théâtre à cette vocation de nous dire où nous en sommes dans le
temps.
Sur la question du
cinéma, la comparaison sur ces questions du présent finit toujours par venir,
il n’y a rien à faire ! Moi je dirais, justement, le cinéma, il est un
merveilleux index du présent, c’est ce qui fait que quelques artistes de
théâtre sont envieux de cette capacité, capacité de cristallisation très fine
du présent. Mais à mon avis il n’a pas cette fonction de repérage, il ne dit
pas où est le présent dans le présent. Il donne le présent, il le délivre avec
plus de rapidité ou plus de cristallisation que le théâtre. Mais il ne le situe
pas de la même manière. Il ne donne pas les paramétrages ou les repérages du
présent. De ce point de vue là, je mettrais de ce côté la supériorité ultime du
théâtre, pour le philosophe : le théâtre comme d’essence supérieure (Mallarmé), car le protocole de construction du présent est donné en
même temps que le présent. quelque chose comme ça. Le metteur en scène au
cinéma, il fait autre chose, il fait tout, il fait le film, il monte la chose.
Au théâtre, le metteur en scène au théâtre est dans un rapport bcp plus complexe
à ce qui est donné. Pourquoi ? Car il y a au théâtre véritablement un
protocole de construction du présent qui est visible ou lisible dans le présent
de la représentation, la fragilité du présent de la représentation répète la
construction du présent. Alors qu’on pourrait conclure sur ce point
provisoirement qu’il y a quelque chose dans le cinéma qui est puissance de
donation de présent, alors que dans le théâtre il y a une puissance de
construction du présent. La construction elle délivre ses repérages alors que
la donation, c’est selon. Ça n’est pas intrinsèque. Voilà on en serait là sur
ce point.
Mais finalement,
sur la question initiale, qui est la position du théâtre dans la notion générale
de crise du présent, ce qui est à remarquer, c’est que nous cherchons la
solution théâtrale de la question de la crise du présent du côté de l’essence
du théâtre, de ce que tu appelais son éternité. C’est tout de même très frappant :
ce n’est pas du tout le cas partout dans les arts, que ce soit du côté de leur
éternité, ou de leur essence, que se trouve finalement la ressource pour
traiter la crise actuelle, ou l’état actuel des choses, de la question du
présent. Par exemple, pour d’autres arts, il est au contraire très souvent dit que c’est dans la renonciation
radicale à leur essence, leur abolition même, leur rature pure et simple que se
trouve la capacité de ces arts à surmonter la crise. Il n’est que de voir le
remplacement d’activités picturales par activité semi théâtrales, comme dans le
cas des performances ou d’activités semi ludiques comme dans le cas des
créations de situations. Je te demanderai si tu serais d’accord à ce moment là
pour dire, pour prendre une 3ème séquence d’investigation des
rapports du théâtre au présent, qu’il y a une singularité du théâtre dans le
rapport de maintenance de sa propre essence. Si dans le cas de la construction
du présent par le théâtre la ressource, la force, est du côté de l’essence du
théâtre, ce qui n’est pas le cas général, ie du
côté de ceci que le théâtre en tout cas est le temps ou le moment de
présentation d’une construction du présent, il est le présent d’une
construction du présent, et ça c’est quelque chose qui est dans son essence. Et
si par csqt on pourrait en conclure que c’est parce que le théâtre a en
définitive comme ressource au présent sa propre essence, qu’il n’y a eu qu’un
seul grand traité philosophique sur le théâtre, qui est la Poétique d’Aristote. C’est une question dont nous discutions avant de
venir : pourrait-on réécrire aujourd’hui dans des conditions totalement
nouvelles un traité du théâtre, définitif ? on disait ça ne paraît guère
possible. Même Brecht est resté finalement dans la collection des essais ou des
tentatives, il y a une raison essentielle : il y a en dépit des thèses sur
le théâtre non aristotélicien, sur la corporéité de l’acteur, sur la nécessité
d’un théâtre absolument contemporain, il y aurait quelque chose dans la vie du
théâtre, dans son actualité même, qui serait plus proche de la présentation de
son essence que dans les autres arts. Ets-ce que tu dirais ça, ce qui
expliquerait que Mallarmé ait dit d’essence supérieure ?
François
Regnault :
Je suis d’accord
avec ça, je prendrai deux exemples qui font symptômes.
On peut écrire sur
la peinture en se débarrassant de la belle peinture. Wacjman a écrit un beau
livre, l’objet du siècle, il parle de
Duchamp, du carré Malevitch, ça n’a rien à voir avec les tableaux de Raphaël jusqu’à
un certain point. A un moment on est en droit de se
demander qu’est-ce qu’un tableau ? mais on peut en tout cas se poser la
question de ce que c’est que la modernité de la peinture qui en a fini avec le
cadrage la perspective la couleur etc… A ce moment là, on s’aperçoit que la peinture
est du côté de la danse, représentation, action painting etc… Dans le théâtre,
je prends un autre exemple. Faisons un spectacle cubiste. Satie, parade… Picasso décor, Satie fait une
musique de bataclan, censée rompre avec les… incapable. Il y a des costumes
archi-modernes, des costumes cubistes. Rien de plus emmerdant, de plus vieux
jeu, de plus pas possible, de plus peu convaincant que ce spectacle. Vous voyez
des acteurs coincés dans des choses comme ça, un côté Star Trek. Ils peuvent
pas faire grand-chose. C’est singulier c’est une voie de garage. Pas Picasso,
pas le cubisme, mais un théâtre qui a essayé de faire ça, comme une forme de
théâtre futuriste italien. Le corps humain est toujours quelque chose avec quoi
vous pouvez énormément de choses, mais pas tout. C’est la résistance du corps
humain à la souffrance, au viol, au crime, à la sexualité, au secret, à ce que
vous voudrez qui fait que même si vous essayez de faire du corps, de le trouer
le casser, lui faire faire des actes sexuels, l’abîmer, casser, il y a un
moment où avez l’impression de casser l’essence supérieure du théâtre, mais le
théâtre se retire. On rejoindra la peinture, et on s’emmêlera les pinceaux. Il
me semble de ce point de vue là qu’il y a là une limite, mais qui est en même
temps une grandeur, qui est ce que peut exprimer le corps humain, qui est
immensément variable, bien sûr, mais tout de même. Si je prends les deux termes
que Platon utilise, la voix et puis les gestes, l’attitude, le comportement. Ce
sont les deux concepts fondamentaux par lesquels la théâtralité passe. Vous
pouvez séparer la voix complètement, vous pouvez séparer le corps complètement,
vous pouvez faire une pièce entière sans rien entendre, sans texte, avec
seulement action purement physique, … a fait une pièce sans une seule parole
(c’est très réussi). D’un autre côté, vous pouvez prendre la dernière
bande de Beckett, ce n’est plus qu’une voix, c’est
très réussi aussi. Ces réussites extrêmes sont des cas limites, qui comme dans
la géométrie, consistent à vérifier le théorème principal. Toutes ces
promenades autour de l’essence du théâtre reviennent, malheureusement
peut-être, à réaffirmer l’essence du théâtre plus que jamais. Il faut
quelquefois mieux se mettre à l’essence du théâtre pour essayer de la détruire de
l’intérieur que d’essayer de la quitter car elle fait retour sous une forme
triomphante.
Vitez
disait : Quand je monte une pièce, il y a un moment où il faut que je
sois contre cette pièce. Il faut se méfier des
metteurs en scène qui admirent la pièce du début à la fin. Il faut un moment où il faut que le metteur en
scène dise je ne comprends rien c’est vieux comme tout ça ne tient pas debout cette pbtique
est inintéressante, ça ne s’inscrit pas dans le présent etc…. C’est le risque que ça donne une catastrophe pure et simple, et
c’est le risque aussi que cette scission du présent soit traitée et non
pas évaluée.
Alain Badiou : qln veut demander quelque chose ?
Alain Badiou : Je voudrais déplacer un tout petit peu le cours des choses, de
la simple question abordée jusqu’à présent, qui est la construction du rapport
au présent, du rapport au passé, de la mise en scène. On peut prendre une autre
entrée, qui est que la mise en scène s’est introduite car on a fait des
spectacles où l’agencement de la complexité obligeait à la mise en scène,
exactement comme le chef d’orchestre s’est introduit quand les conditions de la
représentation y compris de l’opéra sont devenues si compliquées qu’il fallait
que qln ordonne tout ça. On peut aussi prendre les choses du côté de la
multiplicité. Comment l’instant présent de la représentation théâtrale résulte
de l’agencement d’éléments qui sont des éléments extraordinairement multiples
et hétérogènes, dont l’harmonie n’est nullement préétablie ? Là, c’est
aussi un point de modernité, je crois que un des impératifs, difficile, de la
construction du présent aujourd’hui est que cette construction ne peut pas se
faire par cumulation simplement d’éléments traditionnel. Ce n’est pas
simplement la coalescence d’une tradition. Il y a toujours quelque chose comme
un ensemble hétérogène ou un ensemble disjonctif, dirait Deleuze, quelque chose
comme ça, une synthèse disjonctive, qu’on doit opérer. La mise en scène est
aussi ça, capacité à opérer synthèse disjonctive. Si elle était harmonieuse ou
préétablie, il n’y aurait pas besoin de metteur en scène, c’était la conviction
ancienne, les acteurs et le texte se mettait d’accord dans un mouvement
simplifiable…On peut entrer dans le théâtre par la question de cette
multiplicité hétérogène. Le théâtre c’est des corps mais en tant qu’ils sont
des voix, et aussi le fait qu’il y a des hommes et des femmes et aussi des
jeunes et des vieux, et aussi des décors, et aussi il y a des costumes, la
nudité elle-même est un costume parmi d’autres, que il y a un texte (ou une
absence de texte, mais que l’absence de texte est une forme de texte, aux
limites) etc... Il y a vraiment un assortiment de composantes, et que la
question de la production d’un présent de la représentation (je ne dis pas
d’une unité) à partir de cette multiplicité est un pb singulier du théâtre,
parce que ce n’est pas la même chose que la synthèse de tout ça dans la
création cinématographique, qui est une manipulation. Les éléments sont aussi
extraordinairement [chgt K7] … caché, achevé, ce
qu’on voit est un produit achevé. Le théâtre non. Il est obligé de montrer le
protocole de construction de son présent, il va montrer la manière dont les
éléments complexes qui le composent construisent finalement un présent, et la
mise en scène, c’est aussi cela. Je me disais que d’une certaine manière cette
complexité aussi est un élément originaire ou essentiel. Même le théâtre grec
c’est très compliqué, il y avait de la musique, des costumes, des cothurnes,
des masques, un chœur, des scènes etc... Je ne dis pas qu’il y avait besoin
d’un metteur en scène, mais il y avait de toute façon de manière originaire une
construction du présent qui assume une synthèse disjonctive entre éléments qui
sont sans harmonie préétablie qui doivent être drainés par la fable et sa
représentation. Je me disais qu’un bon nombre des tentatives de modernisme
théâtral ont ceci d’étrange qu’elles consistent quand même à réduire cette
complexité plutôt qu’à la traiter : c’est ce qui me frappe beaucoup. A
dire, par exemple, le théâtre, fondamentalement, c’est le corps de l’acteur, ou
bien c’est une imagerie particulière, ou c’est une électronique des figurations
imagées etc… On pourrait dire là aussi, tu vas donner ton avis là-dessus, que
la véritable ressource à mon sens du théâtre comme indicateur du présent, c’est
d’assumer sa multiplicité essentielle, la synthèse disjonctive de cette
multiplicité. Ce n’est pas de la réduire, de la réduire ou de la simplifier.
C’est à mon avis un grand débat contemporain : est-ce que finalement le
prix à payer du présent, pour qu’il y ait du présent, est un prix de
simplification, ou un prix qui consiste à détenir, à assumer, à garder la
complexité hétérogène ? Vous voyez bien pourquoi : à l’arrière plan,
il y a le motif moderne de la singularité spécialisée, il y a à la fois ça et
le motif inverse du mélange de tout et de l’interdisciplinarité universelle. Or
en réalité, le théâtre, il a sur ce point une affirmation particulière. C’est
quelque chose qui affirme d’un côté qu’il a une complexité hétérogène
singulière, et d’un autre côté, que cette complexité lui est propre, et que ce
n’est pas justement le mélange de tout, ou que ce n’est pas, en dépit des
énoncés de Wagner sur ce point, ce n’est pas l’art total, l’art absolu, ou la
récapitulation de tous les arts. Ce n’est ni l’un ni l’autre. Au fond, je
soutiendrai que le théâtre, c’est la proposition de la construction visible
d’une singularité au présent, mais d’une singularité comme complexité,
complexité intégrant aussi une part non négligeable de hasard, de contingence,
de maîtrise aussi cependant, mais se tenant sur la crête de cela dans une ligne
qui finalement rend visible la construction du présent. Je voulais te
demander : qu’est-ce que tu penserais de l’idée que l’essence supérieure
du théâtre, comme ressource toujours disponible pour traiter la question de la
construction du présent, en dépit du poids du passé etc… c’est en fin de compte
aussi, finalement, un certain rapport, qui lui est absolument propre, entre la
synthèse et la multiplicité, ou l’homogène et l’hétérogène, entre aussi la
complexité et l’unité, entre la répétition et le présent, quelque chose comme
ça, et qu’il y a là un opérateur de construction du présent qui rend visible
cette complexité ? Je terminerai là-dessus. J’ai toujours trouvé que le
théâtre, du point de vue alors du spectateur que je suis, est une expérience
tout à fait particulière, car elle est à la fois, simultanément, fatigante et
euphorisante. Ça lui est propre. C’est euphorisant au sens où, quand on sort
d’un grand spectacle de théâtre, réellement on se sent meilleur, bcp plus que
dans n’importe quel autre type de spectacle. On peut se sentir content en
sortant d’un film, mais pas meilleur. Meilleur, ou plus éclairé, plus
intelligent, volontaire, enthousiaste. Mais c’est très fatiguant : on sort
dans un mélange indémêlable d’euphorie et de fatigue. Je me suis toujours
demandé pourquoi. Je crois que c’est euphorisant et fatiguant parce que c’est
une complexité miraculeusement mise au présent, quand ça marche, c’est le
présent transparent d’une complexité hétéroclite. C’est aussi une union
absolument fascinante de contingence et de nécessité. Il y a un élément
contingence absolue (le corps des acteurs…), et miraculeusement cette
contingence donne la représentation au présent de quelque chose comme une nécessité.
C’est très euphorisant, mais le percevoir, le recevoir, l’accepter demande une
immobilité, une concentration, une réponse qui est tout à fait particulière. Il
y aurait là quelque chose comme une essence philosophique du théâtre, qui
serait que ce qui est proposé là dans le présent pur de la représentation est
la possibilité toujours ouverte à l’humanité, à nous tous, que la complexité,
la multiplicité hétérogène, ne soit pas nécessairement un obstacle irréductible
à quelque chose comme une simplicité essentielle. Parce que le théâtre, quand
il est réussi, il est aussi comme une simplicité construite, une simplicité qui
est inédite, pas quelque chose qui retombe dans la simplicité, mais quelque
chose qui s’élève vers la simplicité, quelque chose qui se fait reconnaître
comme une simplicité neuve. C’est
mon sentiment. Qu’est-ce que tu en penses ?
François
Regnault :
Je me dis
souvent : mais finalement, tu n’aimes dans le théâtre que ce qui est
tout le théâtre et rien que le théâtre, et dès que c’est à la périphérie tu
t’ennuies, ou tu désapprouves. Ou pire ! Il
faudrait savoir ce qui dans le théâtre (le metteur en scène est confronté à
ça). Copeau disait le tréteau nu : on se débarrasse
des décors costumes etc… Il n’y a plus que l’acteur et le texte. En réalité
Copeau voulait intégrer tous les éléments là dedans. Strehler faisait les plus
beaux éclairages, les plus beaux costumes… Nous avons vu tous les deux Arlequin
serviteur de…. dans le théâtre de Reims, nous
avons été subjugués, par un spectacle d’une harmonie confondante, ça a été l’un
des plus grands spectacles de la 2nde moitié du 20ème. Or
on est tout le temps en train de se demander - parlons en termes cartésiens ou
spinozistes - quelle est la substance du théâtre, quels sont ses attributs
essentiels ? Est-ce que l’attribut du corps de l’acteur est attribut de la
substance, ou est-ce que c’est seulement un attribut secondaire, est-ce que
l’attribut texte est un attribut essentiel ou un attribut secondaire,
mode ? Attribut essentiels, secondaires, modes : c’est une ontologie
assez classique mais il me semble qu’on est toujours confronté à elle. Si bien
que quand vous trouvez des attributs, ou des modes ou des prédicats ou des
éléments qui sont tout à fait adventices (mettons la vidéo), quand vous voyez
qln qui dit : pour moi le théâtre,
l’avenir, c’est la vidéo, il y a toujours la vidéo
s’il n’est pas idiot, où il essaiera de retrouver la théâtralité de la vidéo,
de réintégrer la vidéo dans le théâtre, ie de se
poser le pb que s’est posée la musique avec les machine électroniques, Boulez
avec la... On peut se servir de toutes les spécialisations (Dieu sait si
l’éclairage de théâtre a été une grande chose dans l’histoire du théâtre, nous
ne voyons plus les spectacles de la même façon, là encore Wagner a été
l’initiateur).Est-ce que les costumes c’est essentiel ? Mais c’est
toujours sur le fond de se dire qu’il y a un noyau essentiel sans lequel on
dérogerait à la théâtralité elle-même. Je ne pense pas que ça se représente
dans les autres arts. Je ne pense pas qu’on dise un jour que quand on fait un
tableau sans couleur, sans cadre, sans forme, sans perspective, je sors de
la peinture. On est en droit de le faire et de
s’inscrire dans une nouvelle modernité dans la peinture, alors que il y a
quelque chose du théâtre qui reste… je ne dis pas que son essence est pure,
mais ce que tu appelles sa multiplicité est complexe, polyvalente, multiple, variable,
je n’ai pas une norme du théâtre, une idée normative du théâtre. J’admets qu’on
puisse ne voir que des images, ça peut être une voix, dans le noir, avec un
seul spectateur et qln qui parle dans une chambre, ou au milieu d’un arène avec
30 000 personnes, mais c’est vrai qu’il me semble (Aristote l’avait
entrevu peut-être, à l’horizon il y a une ontologie, une métaphysique) ici on a
quelque chose qui fait que nous répétons sans doute, la répétition dans le
théâtre, c’est pas toujours l’amour puni, contrairement à ce que croyait Anouilh
(la répétition ou l’amour puni), il y a toujours quelque chose de l’ordre de la
répétition dans le théâtre, c’est un présent de la répétition.
Alain Badiou :
ça peut nous
donner le mot de la fin. Vous savez qu’ici on a développé l’idée que le
présent, la définition adéquate du présent était toujours quelque chose comme
une inflexion immanente de la répétition. C’est une représentation imaginaire
du présent que de le voir comme une pure coupure ou comme une épiphanie isolée,
le présent est toujours construit dans la déclinaison d’un série répétitive
quelconque. Et effectivement, que la répétition soit un mot majeur du théâtre,
et qu’elle soit doublement un mot majeur du théâtre (répétition au sens du
spectacle, mais le spectacle lui-même se répète). Nous pouvons conclure, pour
toutes les raisons que nous avons parcourues aujourd’hui, qu’il y a réellement
un rapport singulier, absolument irréductible, du théâtre à la pbtique du
présent et à la construction du présent. En définitive, il est probable que
quand il y a des difficultés du théâtre, il faut finalement les interpréter
comme des difficultés du présent. Pour autant qu’il y a des difficultés du
théâtre, c’est pour ça qu’elles sont si significatives, si importantes, ce sont
des difficultés du présent. Par csqt, le théâtre demande toujours notre
concours et notre secours. Car sa difficulté, que nous le voulions ou non, est
la nôtre. Les difficultés et les victoires du théâtre, ce sont les nôtres. Le
théâtre requiert notre concours et notre secours, à ce titre. Et par csqt, nous
terminerons, à l’inverse de Platon, malgré tout, ou en tout cas à l’inverse de
ce que Platon s’imaginait devoir faire, nous terminerons par un énoncé
philosophique orienté vers une apologie du théâtre, et non pas au profit vers
sa dissolution pour un ordre militaire.
Je voudrais
revenir sur la guerre, mais y revenir de façon plus proche de notre propos, ie
image du temps présent. Images du temps présent, ie
la guerre du point de vue des images, la corrélation entre guerre et image, la
transmission ou la présentation imagée de la guerre. Et puis temps présent : revenir sur la question de
savoir qu’est-ce qui nous est là présenté comme présent ? Quelle est la
figure temporelle induite par ce qui se passe ?
Il est évident que
le rapport général à la guerre est aujourd’hui, on le sait, aussi un débat ou
une médiation à propos de ce qui en est montré, donc à propos de ce qui fait
image. En un certain sens, c’est une longue tradition, la question de ce qui
fait image à partir ou à propos de la guerre, de ce qui est montré ou non
montré, et finalement de ce qui est dit et non dit, sur la guerre, est toujours
une question singulière, pour une raison très simple et très banale, qui est
que ce qui est montré de la guerre, ou ce qui n’en est pas montré, fait partie
de la guerre. C’est un rapport très particulier. On n’est pas uniquement ni
même principalement dans des questions de représentation. Il y a une fonction
active de la monstration ou de la non monstration, et compte tenu de ce que
nous sommes dans un monde où il y a une disponibilité d’une infinité d’images,
cette question est d’autant plus aigue. Elle n’est pas non plus absolument
nouvelle. De tout temps, la question de savoir comment s’intégrait aux
intentions de guerre ce qui était dit ou montré de la guerre elle-même est une
question qui s’est posée. Je rappelle simplement, car quelquefois on a
l’impression que la propagande a été inventée aujourd’hui. Mais c’est une très
vieille histoire. Il y a une longue histoire des narrations truquées sur
les épisodes de guerre, des monstrations fallacieuses, simplement car la
question de ce qui est montré de la guerre participe de la propagande de chaque
camp, et aussi des renseignements. Donc gardons simplement le principe que la
fonction particulière de l’image en temps de guerre, c’est que d’une certaine
façon elle fait partie de la guerre. Ce n’est pas uniquement les problèmes
philosophico-métaphysiques de la représentation, c’est immédiatement pris dans
des pb qui sont des pb de stratégie, aujourd’hui on dira stratégies de
communication. La question de communication dans la guerre est très ancienne,
les lignes de communication etc… Vous savez que je rappelle toujours pour dire
que la philosophie est aussi là pour apprécier l’idéologie de la nouveauté à sa
juste valeur, la philosophie est une instance critique du nouveau qu’elle
soupçonne d’être de l’ancien camouflé. C’est vrai pour ces questions
stratégiques.
Une fois ceci
rappelé, on voit clairement pourquoi l’image est difficilement un guide fiable
pour l’entrée en pensée dans la situation. En l’occurrence une situation de
guerre : l’image est un portique non pas entièrement impraticable (je vais
dire pourquoi), mais difficile. Cela car de prime abord on peut distinguer
trois types de représentations imagées de la guerre, qui s’étendrait peut-être
à ce qui en est dit, mais tenons-nous en aux images, réglées par la question de
la présence ou de l’absence, de la monstration ou non monstration. On suppose
que l’image existe, et on se demande si elle est montrée, non montrée etc… On
peut distinguer trois types :
- 1° les images
montrées de manière générale par les deux camps. Autrement dit, ce qu’on
pourrait appeler les images à disponibilité ouverte, ie les images qui circulent et qui vont fixer comme ça des emblèmes de la
guerre en cours, je ne dis pas neutres, mais qui apparemment ne sont pas soumis
à un principe de circulation particulier, restreint ou divisé
- 2° les images
qui ne sont montrées que par un seul des camps, et pas par l’autre, ie qui n’ont pas de disponibilité générale, elles sont plus ou moins
censurées ou soustraites par l’autre
- 3° des images au
régimes de leur absence générale : à supposer qu’elles existent, elles ne
seront montrées intentionnellement par personne. On les verra par hasard, ou
par une instance tierce, mais elles ne sont pas inscrites par la monstration
dans l’un des camps en présence.
Des images qui
circulent absolument, d’autres pas du tout, et d’autres dans l’un des camps.
C’est une distribution élémentaire. Comment évaluer ces images à partir de
cette typologie ?
S’agissant des
images de type 1, circulant de façon générale.
Par exemple,
l’image qu’on a vu partout du 1er bombardement de Bagdad. Elle a été
déployée partout comme indiquant le début de la guerre, comme indiquant que ça
avait commencé. C’est une image dont la signification est de dire que ça a
commencé. Ça dit cela, mais cela, comme tout le monde le sait, comme tout le
monde le voit, ça n’a pas de fonction dynamique particulière. Cette image, en
tant que telle, n’a aucune dynamique propre. C’est une image qui est en quelque
sorte de l’ordre de la statique quant à la situation, éventuellement elle en
ponctue là le commencement, le commencement d’une séquence, la séquence des
bombardements.
Ou alors, entre
aussi dans ce type une image qui est montrée de façon générale, qui est montrée
par les deux camps, mais parce qu’elle est susceptible de deux interprétations
contradictoires. Le 1er type indique un élément statique de la
situation, il peut circuler. Dans le 2nd cas, l’image est
susceptible de deux interprétations contradictoires, ce qui lui permet de
circuler aussi. Ainsi, certaines images de morts qui peuvent être montrées par
l’un des camps pour signifier que l’adversaire est durement frappé, et qui
peuvent être montrées aussi dans l’autre camp pour montrer qu’il y a des morts,
des atrocités, des choses terribles. En réalité, les images sont
amphibologiques : vous pouvez montrez quelque chose qu régime d’une propagande
sur l’atrocité de la situation, et vous pouvez montrer la même chose pour
montrer que vous avez frappé dur et que vous êtes vainqueur. Exactement la même
chose pour les images de prisonniers : c’est épouvantable, voyez comment
ils les traitent c’est des sauvages, mais aussi : on a fait des
prisonniers, on vous les montre, on a une force réelle. C’est des images
amphibologiques, ambiguës. Au fond, on peut dire que ces images circulent au
régime d’une complicité disjonctive. L’ambiguïté de signification permet
qu’elles soient montrées par les uns comme par les autres. Vous voyez, on
dira : Image 1, soit une image sans dynamique particulière, image statique
sur la situation, appropriable par tout le monde. Image deux : image qui
fonctionne au régime de complicité disjonctive, susceptible de circuler partout
en laissant en suspens l’interprétation qui s’y attache. Dans les deux cas vous
remarquerez quelque chose qui fait que le sens se dérobe. L’image est
difficilement appropriable par la pensée, elle ne s’intègre pas facilement à une
saisie réelle de la situation, soit parce qu’elle est exagérément statique,
soit parce qu’elle est exagérément ambiguë. Le sens se dérobe soit par
déficience, soit par ambiguïté ou équivoque. deux manières dont le sens peut se
dérober : il est trop faible ou quasiment absent, ou l’équivoque est telle
qu’il n’est pas constitué véritablement. Ça couvre une série des images de
guerre et des images que nous voyons de puis un certain nombre de jours.
Le type 2, c’est
les images qui sont susceptibles d’être montrées par un des camps et pas par
l’autre. Par exemple, une image sera de ce type parce qu’elle est manifestement
agencée pour sa monstration par un des camps. C’est une image qui est
sélectionnée et agencée aux fins de sa monstration par un des camps. En vérité,
si elle n’était pas sélectionnée et agencée par un des camps, elle ne dirait
rien. ce n’est que parce qu'elle est agencée, montée, inscrite dans ce que dit
un des camps, qu’elle devient signifiante. Par exemple, si vous avez une image
de ruines d’un immeuble civil à Bagdad. En tant qu’image de ruine d’un immeuble
civil à Bagdad, elle va être montré par le camp irakien pas par l’autre camp
(il ne veut pas qu’il y ait des ruines civiles, prétend qu’il n’y en a pas). En
même temps elle est agencée pour cela, elle fait corps avec sa monstration par
un des camps, c’est pour ça qu’elle a été sélectionnée, agencée et montrée. En
fait, elle indique bien quelque chose sur la destruction, si tant est qu’elle
soit une image réelle (il faut contrôler), elle fait corps avec son protocole
de monstration. C’est pour ça d’ailleurs qu’elle va être situable uniquement
dans l’un des camps.
Par contre, une
image peut être sélectionnée négativement, ie être
non montrée, précisément car elle n’est considérée comme n’étant montrable ou
agençable finalement que par l’autre camp. Vous pouvez avoir une censure
d’image, interdiction d’image, une non monstration qui renvoie au même
principe : on n’a pas le protocole nécessaire et possible pour montrer
cette image car elle n’est finalement agençable ou montrable que par l’autre
camp. L’image type est celle des prisonniers américains. Elle n’a pas été montrée
dans le camp américain, parce que ce camp estime ne pas avoir de protocole
possible de sa monstration. Il avoue que le seul protocole de monstration
possible de cette image appartient à l’autre camp. Là aussi on pourrait très
bien montrer qu’il y a une série d’images de ce type 2, positivement ou négativement.
Soit car le protocole de monstration fait corps avec l’image, soit car sa
suppression ou sa rature exprime sa non montrabilité par l’un des camps.
Ce type d’image
est difficile pour rentrer dans la situation par la pensée, par plus important
que l’image est son protocole de monstration. L’assignation des méthodes d’agencement
est plus important que l’image elle-même et que ce protocole en réalité est en
partie soustrait à l’image, il n’est pas immédiatement donné par l’image
elle-même. Vous aurez toujours quelque chose dans l’image est en déficit de
sens, parce que pour qu’elle se remplisse de ses il faut qu’il y ait le
protocole de sa monstration et que ce protocole appartient à l’un des camps. Il
est difficile de dissocier dans cette image ce qui est elle-même si je puis dire et la propagande dans
laquelle elle s’inscrit (je prends propagande au sens neutre).
Dans l’image de
type 1 : le pb est que ou bien on a une faiblesse du sens, originelle, une
statique du sens, ou bien une équivoque excessive
Dans l’image de
type deux : on a le fait que l’image est collée à un protocole de monstration
qui lui-même unilatéral, assignée à la propagande d’un des camps de façon
nécessaire, c’est ça qui remplit et donne sens à l’image.
Et puis, les
images de type 3, paradoxal d’en parler, car c’est celles que personne ne voit.
En réalité, ce sont celles que personne ne montre, quand on les voit c’est par
hasard. On peut tomber dessus, les rencontrer, on les verra plus tard. Elles
sont supposées exister. La question est de savoir pourquoi personne ne les
montre. Elles n’ont pas de protocole
de monstration dans aucun des camps. Ce qui veut dire cette fois qu’on est dans
une complicité conjonctive, et non plus dans une complicité disjonctive.
Complicité disjonctive : les deux camps sont d’accord pour montrer l’image
car ils disposent de deux interprétations contradictoires. Complicité
conjonctive : là aucun n’a d’interprétation adéquate. Ce sont probablement
des images ou des virtualités d’image, des possibilités d’images importantes et
nombreuses qui n’entrent pas dans la rhétorique possible de la guerre du point
de vue des camps. C’est quel type d’image ? C’est des images qui d’une
manière ou d’une autre touchent à ce que j’appellerais le réel partagé de la
guerre, le réel en tant qu’il n’est pas vraiment distribué selon les deux camps.
Le réel de la guerre est indivis, qui est le même dans les deux camps, et que
l’image enregistre de telle sorte qu’on est au fond incapable de dire ce que
cette image signifierait pour la rhétorique d’un des deux camps. Elle touche à
cette part du réel de la guerre, qui est une part essentielle, qui est en
partage. Ça dépend si la guerre est dissymétrique. C’est vrai, on peut imaginer
dans la guerre en cours que la dissymétrie est telle que ce qui touche au réel
de la guerre comme réel partagé… néanmoins, ça existe toujours. Par exemple il
est tout à fait frappant de voir que parmi les images de la guerre de 14-18 (on
a fini par en voir, massivement, après-coup, celles qu’on voyait pendant la
guerre était fabriquées). Elles sont massivement de ce type : la guerre
des tranchées, qu’elle soient vu du point de vue allemand ou français, c’est la même chose : la situation
du fantassin dans la tranchée est en partage, c’est pour ça qu’on les montrait
pas. Ce sont des images effroyables, terrifiantes, et leur côté français ou
allemand n’a aucune signification. La conclusion générale c’est qu’aucun camp
ne les montre. Ce sont les images du 3ème type, qui touchent à ce point du réel de la guerre qui
n’est pas en réalité un réel idéologisable, un réel qu’on puisse immédiatement
capter dans l’imaginaire ou la rhétorique du partage. Finalement, c’est des
images du type : les soldats épuisés ou égarés des deux camps, c’est des
images d’atrocités indivises, c’est aussi éventuellement des furtives images de
fraternisation, des images où les soldats des deux camps sont saisis dans un
moment où ils se rendent compte du point d’identité qui existe entre eux. Cela
dépend de la symétrie ou de la dissymétrie. je ne dis pas qu’il n’y a pas des
situations variables. Mais ces images existent, elles disent la guerre à e
niveau de la guerre qui est autre chose que son niveau politico-stratégique.
Evidemment, ces images là probablement capteraient quelque chose de la
situation plus appropriable par une pensée indépendante, si vous voulez, que
bcp d’autres, mais en général on ne les voit pas, ou on les voit trop tard.
Ceci pour dire que
la situation par rapport aux images n’est jamais brillante, type 1 deux trois
n’ouvre pas un accès extrêmement fort aux situations de guerre, ceci encore une
fois car l’image fait partie de la guerre. Si elle en fait partie de façon
divisée ou complice, c’est une image de propagande, et si elle en fait partie
de manière réelle, c’est une image soustraite.
Par csqt, il faut
courageusement partir de l’idée qu’on ne voit rien, en réalité. Je dis
courageusement car on préférerait voir qch, et on est tenté de penser qu’on a
vu. On voit, avec toujours la jouissance suspecte de qui a vu. On est quand
même, on est toujours un peu le
voyeur d’une guerre. Celui qui dit qu’il n’est absolument pas voyeur d’une
guerre, je ne le crois pas, en général, moi le 1er. Mais pour les
raisons analytiques que je viens de donner, il faut assumer l’axiome qu’on ne
voit rien. On voit des images de types 1, deux ou hasard type 3. On ne voit
rien, sauf exception. Par csqt, si on ne voit rien, il faut penser sans voir,
il faut penser et juger sans voir, c’est inéluctable. On ne peut pas non plus
ne pas penser ou ne pas juger. Ça vaut mieux que penser et juger en voyant. Ce
qu’on voit est précodé, prédéterminé. Mais on peut aussi de temps en temps voir
qch. Voir quelque chose c’est quoi ? C’est voir une image de type trois
qui a échappé à la dissimulation, qui a échappé à la complicité des camps de la
guerre au regard de leur propre réel. Parce qu’une situation de guerre est une
situation où l’intérêt complice des camps est toujours à un moment donné de
dissimuler leur propre réel. Il est frappant que lors de la 1ère
guerre du Golfe, on n’a eu aucun renseignement sur les pertes irakiennes du
côté de l’Irak. Que les alliés dissimulent qu’il y a eu des milliers et des
milliers de morts, on peut comprendre, mais les irakiens n’en ont pas dit plus. On a une complicité
dissimulant sur le réel de la situation. Tendanciellement, sauf dans certains
cas, les camps de la guerre sont en situation chronique de dissimulation de
l’image de leur propre réel. On n’aura quelque chose qu’au défaut de cette
dissimulation. On aura de l’image réelle au défaut de l’image, là où l’image a
été surprise, quand quelque chose passe qui a échappé en réalité. Cette
échappée peut être de deux ordres : il y a l’échappée manifeste, ie une image qui n’aurait pas du être vue est vue, circule. Une image qui
n’aurait pas du circuler circule. C’est un effet de surprise, quelque chose a
échappé à la complicité dissimulatrice du réel. Il y a un autre cas : il y
a dans une image de type 1 ou 2, qui n’est pas dissimulée à proprement parler,
il y a une sorte d’excès immanent de l’image sur sa propre destination. Il y a
un signe interne, un trait de réel, si je puis dire, interne à l’image, car
elle est excessive par rapport à sa propre intention. Je donnerai deux
exemples, un dans chaque camp (sur ces questions là, on ne va pas être immédiatement
propagandiste !)
Par exemple, une image
qu’on a vue partout : le drapeau américain plantée sur le port irakien.
C’est une image qui a été diffusée, c’est absolument une image de type 2, qui a
été agencée, et partiellement truquée, pour sa monstration, par le camp
américain. Cette image, elle a deux caractéristiques qui font qu’elle est
totalement excessive par rapport à son protocole de monstration :
premièrement, c’est une image qui signifiait la prise de ce port alors qu’il
n’était pas pris. C’est une image qui indiquait une victoire qui n’avait pas eu
lieu (ils l’ont pris deux ou trois jours après). C’était une image anticipée,
elle véhiculait explicitement une fausse nouvelle. C’est sa 1ère
caractéristique qui s’avère après coup. C’est aussi, politiquement, une image
aberrante, parce que c’est une image qui fait image de ce qu’on est en réalité
dans une guerre d’occupation et de conquête. L’idée d’émancipation des gens qui
sont là est contredite par le fait que le souci des troupes libératrices est de
planter le drapeau sur le territoire (ce qui a toujours été le symbole de la
conquête de l’occupation territoriale) [chgt K7]
Elle est réelle
parce qu’elle indique quelque chose dans l’intention politique, dans la
situation qui n’aurait pas du être dit et a été dit dans cette image, et qui
est en excès sur le protocole propagandiste. On peut surprendre une image de
l’intérieur d’elle-même. Elle partait d’une bonne intention de la part de ceux
qui l’ont diffusée, ie montrer que ça démarrait sec
et que les Yankee démarraient à pied d’œuvre. Mais on lui assigne un réel en
excès sur le dispositif propagandiste. L’image n’est pas inutile lorsque
quelque chose en elle-même excède son protocole de monstration. quelque chose
est en excès sur le protocole de monstration.
Une 2ème
image, d’une autre type, qui est à mon sens la même chose, c’est la diffusion
généralisée de la 1ère intervention de Saddam Hussein à la
télévision. Là, il n’y a pas de doute que l’image donne incontestablement la
figure d’un pouvoir usé et craintif. Il s’est un peu rattrapé depuis. Mais son
protocole de monstration et le contenu explicite du texte qui est lu, appelle à
la résistance, mais l’image de la figure de Saddam dit aussi quelque chose
malgré tout sur un certain rapport de la direction irakienne à la situation (je
ne dis pas qu’elle ne dit pas tout le rapport, mais un certain rapport) qui est
quand même le fait qu’il y a quelque chose dans ce pouvoir qui est dans une
figure de crainte et d’usures patentes. Cette image indique qu’à ce moment là,
dans le temps de cette image, il paraît impossible aux dirigeants de figurer
une véritable subjectivité patriotique. On pourrait dire que cette image est
inopérante par défaut. Ce n’est pas un excès, mais là quelque chose fait défaut
à l’image qui d’une certaine façon fait que là aussi elle n’est pas adéquate à
son protocole de son monstration. Elle est faite pour indiquer la force, la
présence et l’énergie du pouvoir mais quelque chose dans son tremblement, sa
configuration, sa matérialité même, fait défaut quant à sa représentation.
On ne peut pas
conclure que l’image est absolument vaine, bien que massivement l’existence des
types 1 deux trois rend très difficile d’accéder en pensée à la situation à
partir d’elles. Mais le protocole de lecture des images doit être précisé.
L’image doit être déchiffrée, finalement, non pas en fonction simplement de son
absence ou de sa présence, pas selon le jeu de la présence absence, ou ce qui
est montré par un des camps mais n’est pas montré par l’autre. C’est important
mais ça ne guide pas entièrement la lecture de l’image. Ce qui doit la guider
c’est plutôt les principes d’excès et de défaut internes à l’image quand ils
sont perceptibles, ie tout ce qui décolle par excès
ou défaut l’image de son protocole de monstration. Vous avez un grain de réel,
là où l’image est soit incisée ou creusée par un défait perceptible, soit au
contraire en excès manifeste, en tension excessive par rapport à sa
circulation. Le résultat paradoxal est qu’une image fabriquée peut être plus
réelle qu’une image réelle. Si c’est ça le protocole de lecture, on se gardera
de toute idée que la valeur d’une image, dans ce genre de situations, c’est sa
valeur représentative, ie le fait qu’elle montre
vraiment qch. Là il faut plutôt assumer l’axiome qu’on ne voit rien, ie que rien n’est vraiment représenté. Ce n’est pas la question de la
sincérité ou de l’authenticité de l’image qui importe, mais si réellement c’est
son excès ou son défaut immanent, alors c’est en elle-même qu’elle peut
charrier un grain de réel, et ceci y compris si c’est une image fabriquée, si
c’est une image qui a été mise en scène et qui par csqt est hors d’état de
prétendre à une capacité représentative véritable. Une image absolument
propagandiste, fabriquée, artificielle, peut délivrer un grain de réel qu’une
image d‘un réalisme flamboyant ne délivrera pas du tout. Ça amène à la l’idée
suivante : qu’est-ce que regarder des images quand on a pour conviction
qu’on ne voit rien ? Regarder des images non pas en tant que les images
montreraient un réel par représentation, mais c’est l’image elle-même. Il faut
savoir que ce qu’on regarde c des images, le critère de leur caractère réaliste
ou artificiel est secondaire. C’est d’autant plus vrai que dans le cas de la
guerre on peut avoir sur les images un contrôle draconien, et qu’il y a de très
nombreuses images fabriquées d’une manière ou d’une autre, mais finalement
c’est pas grave, c’est pas ce qui doit nous indigner. Ce à quoi nous devons
être attentif, c’est le protocole de leur lecture. C’était ce que je voulais
dire sur les images.
Maintenant qu’en
est-il du déchiffrement du temps ? Où en sommes nous avec ces images et
hors d’elle, de la question du temps, du temps présent ? Qu’est-ce que ce
qui se passe nous dit en matière de déchiffrement du temps présent ? Nous
avions proposé la dernière fois une caractérisation du protagoniste américain
de cette guerre, en trois points qui sont des caractéristiques explicites, qui
ne sont pas des jugements secrets, mais des caractéristiques flagrantes,
avouées, politiquement déclarées.
1° il s’agit d’une
puissance qui entend créer une disproportion militaire absolue, ie qui entend être militairement, employons le mot technique des
mathématiciens, être incommensurable aux autres, n’avoir pas de mesure commune
avec les autres. J’y insiste : c’est plus qu’une volonté de supériorité.
C’est plus radical que la supériorité. La supériorité, c’était ce que les USA
cherchaient à maintenir constamment du temps du face à face avec l’URSS. La
dissuasion recherchait l’équilibre et si possible un petit plus par rapport à
l’équilibre. Equilibre de la terreur, et un petit plus. Regan s’était engagé à
créer un plus qui épuiserait l’URSS. C’est le propos de supériorité. Là, c’est
le propos de l’incommensurabilité.
2° la politique
est une politique de zonage mondial. Elle est transversale à la vieille
question des Etats et des alliances. Les catégories pertinentes ne sont pas les
catégories d’Etat et d’alliances, mais c’est l’idée de zones stratégiques ou
moins stratégiques ou indifférentes, c’est une question d’opportunité, il
s’agit de décider de ce zonage compte tenu d’une série de facteurs
particuliers.
3° tout était
subordonné à une espèce d’introversion essentielle. En réalité le rapport à
soi-même est la mesure de l’ensemble. De ce point de vue là, je voudrais
signaler un point, c’est que il n’y a pas de réelle contradiction entre les
deux grandes tendances de la diplomatie américaine, à savoir l’isolationnisme
d’un côté et l’interventionnisme de l’autre. Depuis la fin du 19ème,
il y a cette appréhension de la politique extérieure des USA comme
affrontements de deux camps : l’un, isolationniste, l’Amérique doit se
replier sur son propre bastion, éventuellement élargie à l’ensemble du
continent (Monroe), elle doit se replier sur sa continentalité. Et de l’autre
une tendance qui consiste à dire que les Etats Unis doivent se mêler des affaires
mondiales (engagement 14-18, guerre de 40 et aujourd’hui partout). Ce qu’il
faut avoir à l’esprit c’est que l’isolationnisme est interne à
l’interventionnisme. C’est une contradiction mais c’est une contradiction qui
n’exclut pas que même les interventionnistes sont isolationnistes en un certain
sens, et ne rapportent l’intervention en définitive qu’aux conditions de
l’isolement, au confort de l’isolement. En ce sens, les USA sont réellement une
puissance solitaire. Elles le sont d’autant plus qu’elles n’ont plus de partenaire
à leur mesure. Elles sont essentiellement une puissance solitaire. C’est
pourquoi on contestera qu’elles soient en état de créer un empire : dans
un empire, il faut une incorporation raisonnée de l’autre, or ce n’est pas le
pb des Etats-Unis. C’est aussi la raison pour laquelle leur rapport aux
situations est si aisément abstraitement violent. Il est violent non pas d’une
violence thématisée, théorisée, systématique, mais d’une violence mécanique.
Bombarder l’autre ne pose pas de pb. Il faut toujours se souvenir que les
Américains sont ceux qui ont lancés une bombe atomique sur Hiroshima. C’est
matriciel. En un certain sens c’est ce qu’ils font et continuent à faire.
L’idée d’écraser l’autre sous une technologie nouvelle incomparable demeure
leur vision fondamentale de ce qu’est une guerre. Une guerre, il n’y a plus
rien, même résiduellement, de chevaleresque. La guerre n’est pas un
affrontement stratégiquement définissable, c’est autre chose. La guerre, c’est
véritablement le moment où l’incommensurabilité s’exerce. Aujourd’hui, cette
incommensurabilité est thématisée de façon radicale, mais la bombe atomique,
c’était la même chose : infliger aux japonais la figure d’une
incommensurabilité destructrice absolue. De ce point de vue là, les gens dont
il faut s’inquiéter qu’ils aient des ADM, c’est eux ! C’est chez eux qu’on
devrait envoyer des inspecteurs, des inspecteurs sri lankais et suisses, par
exemple, qui iraient voir où il y a les silos, les armes... Jusqu’à présent,
ils sont les seuls à s’en être servis. Ils en ont, et ils font profession d’en
avoir plus que tout le monde. Et qu’est-ce qui nous garantit quoi que ce
soit ? Uniquement qu’ils se déclarent partisans du bien ! Nous
n’avons que ça comme garantie. Mais finalement à l’épreuve des faits, c’est une
garantie qui est un tout petit peu inquiétante.
Je rappelle ces
choses qui sont des faits :
- la triplicité de
l’incommensurabilité militaire
- le zonage
mondial
- et
l’introversion qui en fait puissance solitaire, qui n’a rapport qu’à sa propre
puissance ses propres intérêts
tout cela, je
proposerais de dire que c’est une figure tendanciellement illimitée de la
puissance, une puissance qui se représenterait comme illimitée et donc le
contenu universel est à peu près nul. L’introversion radicale, c’est que le
contenu proposé à l’ensemble de l’humanité est quasiment nul. On a une disproportion
entre l’incommensurabilité de la puissance et la vacuité du contenu proposé à
l’ensemble de l’humanité.
Entre parenthèse,
je pense que se déclarer le bien (déclaration qui doit être prise au sérieux,
la légitimation ultime des américains, c’est qu’ils sont le bien, sous divers
noms, la démocratie, la puissance), le bien nomme le vide. Le bien est le nom
de la carence d’universalité dont cette puissance, par ailleurs illimitée, est
dépositaire. Et au fond, le mal, c’est simplement la non reconnaissance du
bien. Les puissances mauvaises sont celles qui ne reconnaissent pas que
l’Amérique, c’est le bien. C’est la seule définition. Je n’en vois pas
d’autres. Ce sont ceux qui ne confessent pas publiquement, diplomatiquement,
militairement, politiquement, que les Etats-Unis sont le bien. Donc le bien est
le nom du vide, en même temps que le mal est le nom de l’opposition à ce nom.
C’est une rhétorique dans l’espace de laquelle la puissance s’illimite
elle-même. C’est ce que nous avions dit la dernière fois, qui est à l’exercice
là, qui est à la parade là. Mais on entre dans les difficultés de la chose.
C’est que, au fond, si une puissance est illimitée, ou se déclare telle, et si
en plus elle est sous le signe de la transcendance du bien, le moindre obstacle
défait en profondeur la représentation. C’est l’inconvénient du caractère
illimité d’une puissance qu’elle ne devrait pas avoir de limite. La moindre
limite, le moindre obstacle est un dérèglement excessif, si je puis dire, de la
représentation. C’est ce qu’on en train de voir ces derniers temps. On pourrait
dire : si les américains mettent un mois à écraser l’Irak, c’est pas un
pb. Pourquoi c’est un pb ? C’est un pb car si elle est illimitée, elle n’a
pas de limite, c’est tout. La moindre résistance, le moindre caillou sur le
chemin, le moindre résistant, le moindre soldat qui tue un américain, est une
catastrophe de la représentation. Ce n’est évidemment pas une catastrophe
militaire au sens ordinaire du terme. Tout le monde le comprend bien. C’est pas
car il y a 5 américains qui sont tués qu’on est un désastre militaire, mais on
a le sentiment, les commentateurs le disent, que c’est pas du tout comme on
croyait. Qu’est-ce qui est pas comme on croyait ? Mais ce qui est pas
comme on croyait, ça ne touche pas la tactique militaire, somme toute à la fin
des fins il est probable que les américains gagneront la guerre, ils
atteindront les objectifs qui sont les leurs, d’une façon ou d’une autre. D’où
vient ce sentiment ? Ce sentiment est absolument corrélatif de la doctrine
de la puissance illimitée. Une variante de cette doctrine de la puissance
illimitée, c’était la théorie du 0 mort. Un mort c’est grave car entre 0 et 1,
il n’y a pas de proportion. Si vous avez la théorie de la supériorité
militaire, simplement, vous gagnez la guerre avec autant de mort ou un peu
moins. Si vous avez 0 morts, c’est aucun mort d’un côté et tous les morts de
l’autre. Qu’il y en ait 1, 5 ou 20, c’est une contradiction effective du
système de la représentation. C’est un point à remarquer : dans cette
affaire où est en jeu la validité du caractère représentatif de la puissance
illimitée, le moindre obstacle fait pb. C’est un point qui annonce à mon sens
que les attestations de puissance illimitée auront de graves pb et peut-être malheureusement
pousseront à d’autres démonstrations. Il faudra redémontrer le caractère
illimité de la puissance, parce que finalement il faudra montrer que les
obstacles puissent être réduits etc... On ne peut exclure que nous entrions
dans un cycle de guerre, pas même volontaire ou déterminé, mais parce que la
logique immanente de la puissance illimitée ne peut pas tolérer les obstacles.
Et il y en a. Il y a comme une matrice paradoxale, qui est que vous affirmez en
quelque sorte l’infini, dans la modalité de l’incommensurabilité militaire,
mais que cet infini n’est jamais absolument infini il ne peut pas l’être. Il y
a des morts américains, des gens qui résistent, et on sait très bien que à la
fin des fins le plus faible, le plus mal armé, le plus désorganisé même, peut
cependant infliger des dégâts à la puissance impériale qui lui fait face.
On peut le dire
autrement, 2ème remarque : on peut dire que au fond, l’illimité
(c’est une remarque dialectique) a cet inconvénient que toute extériorité est
figurée comme une réelle limite. L’illimité, c’est ce qui ne tolère pas
l’attestation de ce qui est lui est extérieur. Parce que s’il y a un extérieur,
une extériorité, c’est que son illimitation connaît une limite. Comme disait
Spinoza, ce qui est fini, le fini, c’est ce qui fait qu’il y a autre chose qui
est du même genre. Dans le même genre, il y a autre chose, donc il n’est pas
exhaustion de sa catégorie ou de son genre. Là le genre, c’est le genre
militaire, l’illimité proprement dit, c’est ce qui n’a pas d’extériorité. En un
certain sens, les irakiens auraient du ne pas exister du tout militairement.
C’est ce que tout le monde dit. Il suffit qu’il y en aient trois qui tirent un
coup de fusil derrière une dune, c’est déjà trop. Les commentateurs sont très
surpris qu’ils existent ! Pourquoi ils n’existeraient pas ? Tout le
monde est convaincu que le simple fait qu’ils existent inflige à la puissance
illimitée une limite. Vous voyez bien que ce n’est paradoxal que car la
prétention de l’illimité est justement de ne pas en avoir, de limites. Il ne
devrait même pas y avoir d’extériorité. Il y a quelque chose quand même (ne
parlons pas des américains en général, je rappelle que de très nombreux
américains se sont absolument, farouchement et noblement opposés à cette guerre,
on ne va pas se laisser faire le coup de l’anti-américanisme) mais il y a
quelque chose dans la représentation américaine dominante, ou dans le gouvernement,
qui est en partie captif de ce système de représentation. Comme toujours, un
système de représentation n’est jamais entièrement imposé de l’extérieur, il
n’est jamais entièrement propagandiste, il y a toujours une subjectivité qui l’anime. Cette subjectivité,
c’est que les irakiens n’existaient pas, il existait une masse amorphe
attendant sa libération. C’est la représentation qu’ils s’étaient faite de
l’Irak, au point que le fait qu’ils ne soient pas là tous dans les rues avec
les bouquets de fleurs surprend tout le monde. C’est un étonnement paradoxal, à
la fin des fins. Dieu sait que je ne pense pas que le régime de Saddam Hussein
soit populaire etc… On connaît la cruauté l’oppression le caractère aventuriste
de la guerre contre l’Iran etc.. il a été longuement un valet de pied des
français et des américains. Les américains passent leur temps à nourrir des
vipères dans leur sein. Après ils veulent les étrangler. Il y a en réalité un
prédicat d’inexistence. C’est intéressant spéculativement. Ça aurait été
intéressé Hegel ce n’est pas la dialectique du maître et de l’esclave. Ce n’est
pas le combat à l’intérieur duquel la question est de savoir celui qui a peur
de la mort, celui qui cède car il a peur de la mort. Celui qui cède devient
l’esclave et celui qui a surmonté en lui-même la peur de la mort devient
le maître. C’est la figure de l’affrontement pour la reconnaissance. L’esclave
va reconnaître la supériorité du maître, il reconnaît le fait qu’il n’a pas eu
peur de la mort, il reconnaît l’esprit, car l’esprit est ce qui ne recule pas
devant la mort. Et donc l’esclave est celui qui reconnaît dans le maître la
vitalité de l’esprit. Là, non : ce qui est intéressant spéculativement,
c’est que la puissance illimitée, qui se représente comme illimité, se rapporte
à l’autre sous un prédicat d’inexistence. C’est une dialectique spéciale. En
réalité, l’adversaire est à la fois diabolisé, il est le mal, et comme on le
sait depuis la théologie classique, le mal ça n’a pas d’être. Le mal, c’est le
néant. Si on prend au sérieux cette métaphorique, en réalité ça n’existe pas.
Il y a une prédicat d’inexistence. Vous avez la figure paradoxale et qui donne
un spectacle idéologique à la fois terrible et en même temps déconcertant qui
est l’écrasement du néant. Ça n’existe pas, et cependant il faut quand même
l’écraser, le bombarder. On bombarde quoi, finalement ? j’ai été frappé
par l’idée que les américains avaient ouvert la guerre en disant : on va
envoyer une fusée sur Saddam Hussein et le pb disparaît. Ce n’est pas
facile ! Ils avaient déjà essayé de tuer Kadhafi, il y a quelques années.
Il était dans sa tente, il était en train de prendre le thé, le missile ne
l’avait pas trouvé. Cette idée qu’on peut remplacer une guerre par un
assassinat. L’idée qu’on va économiser une guerre car on va la remplacer par un
assassinat, c’est entièrement sous la supposition qu’il y a en face juste
Saddam Hussein, ie rien du tout. SH comme simple
corps n’est pas un adversaire constitué, national. Je crois que dans cette
technique des assassinats ciblés, si populaires aujourd’hui, il y a toujours la
conviction que ce à quoi on a affaire n’existe pas vraiment. Je pense que nous
entrons dans une dialectique qui est toute nouvelle, qui n’est pas la
dialectique du maître et de l’esclave, mais ma dialectique du rapport à de
l’inexistant, sous la forme inattendue [chgt K7].
Ça existe à la stupeur générale. Et on peut penser, on verra, du point de vue
de la matrice formelle et générale, on peut le penser, que dès lors qu’on doit
traiter violemment ce qui n’existe pas, on pourrait bien contribuer à son existence.
Non seulement ça existe, mais cette existence se déploie ou s’atteste en tant
qu’inexistence supposée, elle appelle la violence, et qu’il faut écraser le
néant. C’est le phénomène qui est patent aujourd’hui : le fait est que
Saddam Hussein existe aujourd’hui bcp plus que jamais. Ça durera ce que ça
durera. Son inexistence a attiré sur elle une telle violence que ça se retourne
en surexistence. Son existence dans le monde arabe a entraîné de brusques
prudences de tous les chefs d’Etat arabes qui attendaient dans une neutralité …
sa réduction. C’est un phénomène dialectiquement intéressant qui est que au
fond c’est une forme de ce que Platon aurait traité l’un et l’inexistant. Les
USA c’est l’un, l’un qui n’a pas d’autre, l’un auquel tout le monde se rallie
parce que c’est l’unique. Et de l’autre côté, hors de l’un, il y a
l’inexistant. Cette dialectique de l’un et de l’inexistant est une dialectique
très singulière, où l’inexistant existe et où l’un se fracture, aussi, où l’un
est appelé à se diviser dans l’épreuve du fait que l’inexistant existe. C’est
la raison pour laquelle il y a de la positivité dans cette situation
épouvantable, positivité liée au dvlpt, quel qu’il soit, non seulement
maintenant mais plus long terme, de cette dialectique singulière de la
puissance illimitée.
3ème
remarque : c’est que, en termes de subjectivité, il y a là quand même un
renversement spectaculaire, qui est, il faut se souvenir quand même, que au
moment de l’attentat du 11 septembre, il y a eu une large coalescence autour
des USA. Il faut s’en souvenir, il y a eu une émotion publique, il y a eu des
déclarations partout, il y a eu cet épisode à vrai dire extraordinaire que
l’ONU a voté comme une lettre à la poste une autorisation de légitime défense
tout azimut aux USA. Il est frappant qu’elle soit retournée aujourd’hui en une
sorte de dissidence planétaire par rapport aux mêmes Etats-Unis. Je ne sais pas
ce que ça va devenir. Il y a des gens qui manifestent sur la terre entière
contre cette guerre, et ils appartiennent à des univers disparates :
américains, européens, Bangladesh, même au Barhein. Il y a là une configuration
qui est un retournement absolu de ce qui s’est passé autour du 11 septembre. Ça
me frappe d’autant plus que dans le cas du 11 septembre, on avait affaire
réellement à une attaque meurtrière menée par un groupe fermé anonyme, qui ne
se déclarait pas comme tel. Là, on a au contraire une protestation publique, immense
et déclaratoire. C’est un renversement : là où les américains étaient
attaqués sous une forme fermée, meurtrière, fascisante, close, on a affaire à
une protestation massive et ouverte. Et là on avait une sympathie générale, on
a une dissidence impliquant des millions des gens. C’est à interpréter. Les opinions
ont légitimé passivement l’invasion de l’Afghanistan. Y avait-il réellement bcp
plus de raison d’envahir l’Afghanistan que l’Irak ? On peut en discuter.
Il y a des gens qui disent que Saddam Hussein était pire que les Afghans et
Milosevic. Mais il y a un renversement d’opinion absolument spectaculaire. Je
crois qu’il y a une raison profonde à ça (outre les raisons politiques), une
raison qui pour nous philosophie est subjectivement est intéressante, c’est que
au fond la légitimité sous-jacente que les américains attribuent à leur
agression, ce qui fait que la direction américaine est dans la bonne conscience
de son agression et pense qu’elle peut rallier autour de cela une partie de
l’opinion nationale et au-delà, c’est qu’elle s’estimer autorisée la vengeance.
Subjectivement, cette guerre est une guerre de vengeance. Elle a été pratiquement
décidée dès le 11 septembre. Il y avait des tensions à cette époque interne
dans le gouvernement américain, tout le monde n’était pas d’accord, mais un
groupe entier avait décidé cette guerre dès le 11 septembre et la pensait
possible au régime de la vengeance, au régime de la légitime défense que l’ONU
avait votée, vécue par les américains comme une autorisation de frapper là où
ils voulaient.
Je pense que cette
question de la vengeance est d’abord un point, même inconscient, de
subjectivité de la dissidence planétaire anti-américaine, parce que au fond
cette idée de la guerre comme pure vengeance fait horreur. Elle fait horreur à
un certain nombre de gens, et cette horreur est plus grande que l’horreur que
peut inspirer même Saddam Hussein. Or je soutiendrai que les Etats-Unis
historiquement nourrissent une culture de la vengeance. Entendons-nous
bien : quand je dis, je ne dis pas, naturellement, d’aucune façon, que les
américains soient dans cette culture. C’est un trait historique, identifié de
longue date, interne à l’histoire américaine, qui est que il y a une
dialectique singulière, dans l’historicité américaine, entre la loi et la
vengeance. Il y a une dialectique de la loi et de la vengeance tout à fait
singulière. La loi elle-même est une loi vengeresse. La loi elle-même, c’est ce
qui est à l’arrière plan par exemple de l’indéfectible maintien de la peine de
mort aux Etats-Unis. Ça mérite d’être expliqué : elle a été supprimé dans
les autres pays avancés, là elle ne l’a pas été et elle n’est pas près de
l’être. L’idée que le maintien de la loi suppose qu’on exerce une vengeance
effective, corporelle, effective, meurtrière, une dialectique singulière de
l’intrication de la loi et de la vengeance est un trait historique fondamental
aux Etats-Unis, dont le western est l’organisation formelle. Tout le pb du
western est de savoir comment la loi s’ajuste à la vengeance, ou la vengeance
s’ajuste à la loi. C’est le sujet central de tout western. La vengeance est
légitime, sauf que il ne faut pas la dessouder complètement de l’horizon de la
loi. D’innombrables westerns racontent comment le vengeur légitime se trouve
devoir composer ou ne pas composer avec des figures disparates de la loi. C’est
un trait majeur. On peut dire que la formalisation dans le western de cette
affaire est révélatrice. D’ailleurs, il y a là-dessus deux tendances dans le
western lui-même. Vous avez une 1ère tendance qui est quand même
plutôt pour la subordination ultime de la vengeance à la loi : le western
qui raconte que qln victime de la part des bandits atroces, qui représentent le
mal, qln qui est victime d’atrocités va se venger, et le western va raconter
comment, aveuglé par l’esprit de vengeance, il va devoir quand même différer la
vengeance et réintégrer l’ordre de la loi. Il y a aussi le schéma dans lequel
le vengeur pallie aux carences de la loi. Le justicier solitaire venge les
atrocités là où la loi a été impuissante à le faire. D’où cette figure
rémanente du justicier solitaire, qui en fin de compte est à peu près aussi
meurtrier que le meurtrier. On n’économise pas bcp la vie humaine ni d’un côté
ni de l’autre. C’est une figure fondamentale qui est qu’il y a une équivoque de
la loi. Quand les conservateurs parlent de la loi et l’ordre, ils introduisent
cette équivoque de la loi dans la figure de ce qu’ils appelles l’ordre. En
définitive, la loi est subordonnée à une vision de l’ordre et cette vision de
l’ordre à son tour légitime la vengeance, elle légitime la restauration des
équilibres par la violence. C’est la formalisation par le western.
Vous avez aussi
des formalisations littéraires de grande amplitude :
- 1ère
lecture : Billy Budd de Melville. Les
trois livres sont des chef d’œuvres. Le héros est exécuté, victime d’une
injustice, mais salue sa propre exécution comme figure inéluctable de la
restauration de l’ordre.
L’Ours de Faulkner, une des composante de … qui montre comment en définitive
l’Amérique est tout entière organisée autour de la faute primordiale qui la constitue,
et comment elle est toujours en définitive marquée, c’est pour ça qu’il y a une
dialectique de la loi et de la vengeance, par une dette primordiale
incomblable, qui peut être l’élimination des animaux, l’élimination des
indiens, l’esclavage des noirs
Livre magnifique
de Russel Banks, Pourfendeur de Nuages. Je
tiens ici à saluer Russel Banks car il est un des initiateurs de la magnifique
pétition américaine, et qui, en des termes d’une grande force et de grande
beauté prend position contre la guerre et l’ensemble de la politique qui l’a
rendue possible. C’est un livre de fiction dont le personnage principe est John
Brown, à savoir celui qui s’est dressé presque solitairement au 19ème
siècle contre l’esclavage des noirs,
qui a engagé seul avec un petit groupe de gens une guerre contre cet
esclavage et a fini pendu. Russel Banks construit son livre en montrant que là
aussi, jusque dans la subjectivité de John Brown, une figure libératrice, de
solidarité avec les noirs, le rapport entre loi et vengeance et pbtique, le
rapport entre la violence et sa rationalisation est pbtique.
Tout ça est à
l’arrière plan.
En fin de compte,
je crois que ce qu’il faut dire, c’est que le rapport entre la vengeance et la
loi comme pb clé du sens américain de la justice, le rapport entre la vengeance
et la loi reste instable, car il est gouverné par un schéma indéracinable de
type manichéen, de type opposition incontrôlable du bien et du mal. De ce point
de vue là, il faut prendre au sérieux, et pas simplement à la légère ou en s’en
moquant, les déclarations de Bush : c’est une conviction profonde,
américaine, historique, qu’il répète avec la stupidité qu’a toujours la
tradition, c’est un énoncé marqué par la très puissante stupidité de la
tradition. Ce schéma du bien et du mal est en vérité plus profond que la
dialectique de la loi, il la déstabilise constamment. C’est pourquoi vous avez
tant et tant de séries histoires, romans, films américains expliquant comment
l’homme porteur du bien a du régler son compte au mal indépendamment de la loi.
La figure du justicier solitaire qui extermine les tenants du mal en tant qu’il
est, lui, le garant du bien et que la loi n’y peut rien. Il y a toujours l’idée
que la loi est corrompue et qu’il va falloir régler son compte au mal dans la
seule auto-garantie du bien. C’est un schème fondamental. C’est un schème
fondamental qui s’oppose auquel ? à celui qui est constitué en Grèce dès l’Orestie d’Eschyle. Il y a quelque chose de non grec dans l’univers américain.
Quelquefois on dit que c’est parce qu’ils ressemblent trop aux romains !
Là on l’assigne à un point précis. L’Orestie
rappelle comment le cycle des vengeances, le cycle de l’affrontement du bien et
du mal doit être interrompu par la décision rationnellement motivée d’un juge.
L’Orestie raconte la manière dont le cycle des vengeances primitives, le cycle
de la vendetta (tu as tué ma mère je vais tuer ta fille etc…) comment il
faut mettre fin à ce cycle des
prestations du sang par une loi, par la souveraineté d’un loi organisée dans la
figure d’un tribunal. Ce qui est très fondamental dans l’Orestie, c’est qu’on ne peut pas arguer contre la décision de justice de la
métaphysique du bien et du mal. L’affaire sera jugée et quand elle est jugée
elle est jugée. L’opposition du bien et du mal n’est pas plus profonde que la
chose jugée. Vous ne laisserez pas déstabiliser l’univers de la justice
collective par une métaphysique manichéenne du bien et du mal. Or c’est ce qui
se passe dans la tradition américain : déstabilisation de l’univers réfléchi
de la légalité rationnelle par la figure du bien et du mal dans la figure en
définitive anarchique et sanglante du justicier. C’est en ce sens que
l’histoire de la guerre sans l’ONU est significative. Il y aurait eu la guerre
avec l’ONU, on n’aurait pas été bcp plus avancé, même moins peut-être. Mais il
y a la bonne conscience du justicier qui constate une fois de plus la
corruption de la loi, en l’occurrence la corruption de ce qui était appelé 5
minutes avant la communauté internationale. L’ONU n’a pas voté l’extermination
de Saddam Hussein, eh bien le justicier ira tout seul, la loi est corrompue. On
est dans le schème du western : il y avait un tribunal censé jugé la
situation, le tribunal corrompu par les français (le français est dans le rôle
du juge pourri), le tribunal a pas voulu pendre le méchant, on va aller le
descendre tout seul. C’est ça. En profondeur, c’est cette idée très importante
que la métaphysique du bien et du mal, ie en
réalité la culpabilité américaine (Nietzsche l’aurait bien vu), c’est ce qui
n’arrive pas combler la culpabilité américaine (lisez L’Ours qui raconte ça), la culpabilité originelle de l’Amérique, cette métaphysique
déstabilise absolument les prudences élémentaires de la justice, les devenirs
concrets de la justice. C’est une vieille histoire. Ça a réellement une
historicité, c’est pour ça que ça a une force, c’est pas simplement la lubie
d’un crétin. Véritablement pas. En plus être un crétin est une force
supplémentaire dans ce genre d’affaire, il faut être un peu buté pour être le
justicier du bien. Les personnages des séries de western sont monomaniaques,
ils ne pensent plus qu’à tuer le méchant. Et en plus 15 ou 20 personnes avant
de tuer le méchant. Exactement comme il faut que Bush tue des tas de gens avant
de tuer Saddam Hussein, peut-être des milliers ou des centaines de milliers,
c’est la loi du genre.
C’était le 2ème
point que je voulais mettre en évidence: la profondeur historique et si
j’ose dire spirituelle de cette affaire. Le schéma central, celui qui ouvre à
la dialectique de l’un et de l’inexistant (mon 1er point) est la
déstabilisation manichéenne du dispositif élémentaire de la justice, dispositif
corrompu ou corrodée par le fait qu’il faut une incarnation hors loi du bien, ie l’homme de la vengeance. Il faut que l’homme de la vengeance soit
disponible.
Je terminerai par
juste un mot qui concerne, par voie de csq, les différentes manières d’être
contre la guerre en cours, l’analytique des différentes manières d’être contre
cette guerre. Je pense qu’il y a quatre manières d’être contre cette guerre, si
on tient compte de ce que j’ai dit. Il y a quatre oppositions à la guerre.
- je pense d’abord
qu’il y a une manière d’être contre la guerre car on est contre la guerre, contre
les guerres, contre la guerre en soi. On appellera pacifiste cette position. Il
faut la préciser : on est contre cette guerre car on est contre toute
guerre, comme quand on a comme mot d’ordre quelle connerie la guerre. La connerie c’est le mot d’ordre. Mais il
n’y a pas la guerre, il y a les guerres, la guerre peut être une réquisition
rationnelle indispensable. Ce n’est pas vrai en général que la guerre soit une
connerie, elle est affreuse on souhaite y mettre fin mais il y a des moments où
c’est au contraire la capacité à la guerre qui est la force et l’intelligence
et l’hostilité à la guerre qui est capitulation, pétainisme etc... Mais la pacifisme
a une dignité propre, qui est son universalisme.
- on peut être
contre la guerre américaine car on est pour l’autre camp, par exemple pour
solidarité du monde arabe, conviction que Saddam Hussein est un défenseur de la
cause palestinienne etc… La faiblesse de cette position, dans sa configuration
actuelle, c’est que elle n’ouvre
pas à une raison universelle, elle n’arrive pas à trouver son point d’assise
universelle, elle se cantonne dans une représentation de l’univers, régionale,
religieuse, elle reste dans un particularisme, et deuxièmement elle n’ouvre pas
non plus à une raison dialectique. L’autre camp n’est pas à mon sens réellement
constitué comme camp dans la figure de cette guerre. C’est un camp
emblématique, mais c’est pas un camp réel. Je ne crois pas à un dvlpt
dialectique de type guerrier prolongé de cette position.
- 3ème
position, qui est qu’on est contre cette guerre en tant qu’elle atteste la
présomption de la puissance illimitée. Là on est contre la guerre car on est
contre la guerre comme attestation du caractère illimité de la puissante, telle
qu’elle se présente avec une arrogance destructrice incomparable dans la
situation de guerre. C’est une position ajusté. Mais la difficulté de cette
position est alors d’opposer à cette puissance un autre type de puissance,
c’est une question politique, assez complexe. Eventuellement une autre puissance
étatique, même, mais on voit bien les limites, qui sont à vrai dire pour ce qui
nous concerne les limites de Chirac, de la position de Chirac. Qui est que
quand la guerre commence, que faire ? La position selon laquelle il n’y a
qu’à souhaiter qu’elle soit courte est un peu légère. C’est l’argument qu’a
donné Villepin pour autoriser le survol de la France par les avions
anglais : il vaut mieux que la guerre soit courte, et que les avions
aillent plus vite sur Bagdad. C’est une argumentation légère.
- la 4ème
position, c’est d’être contre cette guerre en tant précisément qu’elle est
déployée dans le régime de la vengeance, en tant qu’elle est déployée non
seulement dans la figure de la puissance illimitée, mais en tant qu’elle est
déployée dans la figure du justicier anarchique, en tant qu’elle est hors loi
véritablement [chgt K7] plus essentiel : hors loi au sens américain, de la
légitimité du justicier face à la loi corrompue. Cette position, elle en
appelle au pb contemporain de la loi internationale : y a-t-il figure non
misérable de la loi internationale ? Je terminerai sur ce point : une
des raisons de la situation actuelle, c’est que dans la dernière séquence
historique, le principe même du droit international a été fortement corrompu.
Les USA n’ont pas tort de dire que la loi internationale est corrompu, mais ils
sont les corrupteurs principaux, elle est corrompue de leur fait : elle
est corrompue de votre fait et vous devenez le justicier. Le corrupteur de la
loi devient le justicier dans un univers où la loi a été détruite. Elle a été
corrompue, la loi internationale, pour toutes sortes de raisons. D’abord, il y
a eu confusion de la loi et des normes de puissances occidentales. C’est un 1er
principe de corruption, manifesté très tôt. 2ème, il y a eu
confusion des lois avec des intérêts. On a ramené la norme occidentale en tant
que norme avec des intérêts. 3ème on a confondu ces intérêts avec
ceux des USA. La loi internationale était en réalité la domination occidentale,
puis la domination occidentale se prétendait normative mais était corrompue par
des intérêts, et les intérêts qui se prétendaient universels étaient en réalité
ceux des USA. Ça a créé un faux sujet qui a eu pour nom la communauté
internationale. Il n’y a pas de communauté internationale, elle n’existe pas.
Elle a été mentionnée constamment. Depuis le début de la guerre, elle est
muette : le caractère fallacieux du sujet a éclaté. La communauté
internationale voulait dire les gens autour des USA. Là elle est dans l’eau.
Elle va se reconstituer au moment de la reconstitution de l’Irak. C’est la
communauté des bandits, y compris la France qui s’apprête à dire : j’ai
pas été du casse mais je veux ma part. c’est là que la
très digne position de la France pourrait se renverser en position parfaitement
indigne : vous vous opposez à la chose, et après vous vous présentez à la
queue pour toucher les dividendes. Dans ce cas là, il vaut mieux faire comme
les anglais, il vaut mieux aller au casse. Il y a eu création d’un faux sujet
historique, qui s’est présenté en outre comme sujet moral. A travers cette
triple confusion (loi et norme occidentale, norme intérêt universel, intérêt
universel et intérêt américain), a surgi s’est constitué un faux sujet qui
était en même temps un sujet qui disait le droit. Alors finalement la
positivité de la situation, positivité négative, est très importante :
dans la dissidence planétaire, au regard de la guerre américaine, on est à la
fin de ce faux sujet. On est dans la mise à l’épreuve, de ce faux sujet et de
son dispositif idéologique, de sa prétention à dire le droit. Il va y avoir
l’idée que le droit se dit ailleurs. Où ? Peut-être dans ceux qui
manifestent, on verra. C’est important d’admettre que le droit se dit ailleurs.
La situation est celle d’un déplacement du centre de gravité du droit, ou du
centre de gravité de la loi, ou du lieu de la loi, par rapport au faux sujet de
la séquence antérieure. Je disais la dernière fois que le but c’est de
fabriquer de la séparation, de la subjectivité différentielle. C’est déjà
important qu’il y ait déconstruction du faux sujet. La déconstruction du faux
sujet permet ou rend plus facile la construction d’une subjectivité
différentielle. Voilà pour la guerre. J’espèce que nous n’aurons pas encore à en parler, ou en
tout cas dans d’autres termes la prochaine fois, ie
au mois de mai.
(il manque la 1ère heure en K7 égarée ⇒ simples notes)
mes notes :
1ère annonce : une conférence de Macherey sur l'histoire de la philosophie.
Quand on parle d'histoire de la philosophie,
cela ne signifie pas qu'elle appartient à la philosophie comme partie
déterminante, voire unique. C'est un dehors de la philosophie, parmi d'autres
(comme la littérature). Donc la philosophie n'est pas donnée dans le corpus de
l'histoire de la philosophie (ou pas seulement ni peut-être même de manière
centrale).
Il y a un rapport intéressant entre la
philosophie et son histoire, traité par Macherey. Dans le vocabulaire de
Badiou, on dira : l’histoire de la philosophie est-elle une condition de
la philosophie ? (condition, ie un régime de
pensée, avec une autonomie propre, et auquel la philosophie se rapporte comme
une condition de possibilité, et pas comme une partie immanente). Il ne s’agit
pas d’une genèse de la philosophie, mais d’un matériau comme un autre.
Exemple : Deleuze. "Faire des enfants
dans le dos aux philosophes" : c’est un
rapport d'instrumentation. Thèse de Deleuze : l’histoire de la philosophie,
c’est un matériau pour la philosophie, et pas un monument d'autodéploiement de
la philosophie (Hegel) comme genèse singulière. C'est ce à partir de quoi la
philosophie définit des opérations singulières.
Je soutiens qu’il y trois positions sur
l'histoire de la philosophie :
- c’est une figure qui est en fait le lieu du
déploiement de la philosophie, le lieu de la philosophie, c'est le déploiement
de l'être lui-même. Par la philosophie, quelque chose se déplie, c’est
l’autorévélation de l'être. L'histoire de la philosophie est le medium
d'éclosion de la philosophie elle-même. C’est une histoire expressive de ce qui
advient comme tel, de l'advenue de l'être.
- l’histoire de la philosophie est un matériau
contingent. Histoire d'une création, multiforme, qui sert de matériau possible
pour une invention, une création (Deleuze, Macherey).
- l’histoire de la philosophie est une
histoire des philosophies, d'une figure particulière du savoir.
Figure […] : histoire de la philosophie est l’histoire
d'autre chose que de la philosophie.
Histoire de la philosophie est la condition de la
philosophie.
Académie : l'histoire de la philosophie qualifie la
philosophie comme discipline.
2ème annonce : le Livre de Hallward sur Badiou est remarquable.
3ème annonce : Infinite Thought, recueil de
texte d'esthétique (cinéma) et de politique.
Un présent est peut-être en train de se
constituer au vu de la prise d’épaisseur de l’histoire actuelle. Le contexte
historico-politique est complexe et saturé, incluant la frappe du 21 avril, la
guerre du Golfe, les mouvements sociaux. La barque historique se charge ! On
peut être réquisitionné de manière inattendue : on ne sait pas comment
l'histoire va nous interpeller. Il y a une historicité trouble et complexe, qui
s'anime de manière disparate, qui éprouve une nouvelle figure de la puissance
(subjective et objective). Il faut donc être vigilant, car il y a des possibles
réquisitions. Cependant, il y a une distance requise car complexité de
l'historicité.
On pourrait faire l’hypothèse qu’il n'est pas
impossible que se constitue quelque chose comme un présent. C'est toujours
quelque chose de surprenant, et pas du tout une conséquence claire du passé.
Question : que peut-on attendre de la philosophie quant à la construction d'un
présent réel ? Que vient-elle faire ? Dans un présent réel des vérités dont nous
sommes capables ? De quoi la philosophie fait-elle l'apport sur ce point ?
Nous répondrons ici en croisant Heidegger.
Heidegger se demande : quelles sont les tâches de la pensée dans le moment
identifiable ? Il interroge la philosophie sur cette question : quelle est la
tâche de la pensée dans le destin de l’époque ? Je formulerai la question
plutôt ainsi : la philosophie est-elle capable de participer à la
construction du présent, de soutenir l’injonction du présent ?
Il y répond en affirmant que la philosophie
n’est pas capable des tâches que notre époque fixe à l’avance. La philosophie,
en tant que métaphysique, est incapable en vérité de la tâche que l'époque fixe
à la pensée.
Nous allons tourner autour de cet énoncé avec
deux textes in Questions IV :
- La fin de la philosophie et la tâche
de la pensée (1964)
- Le tournant, conférence de 1949-50
Pourquoi ces deux là ? Ils sont fondamentaux
par rapport au problème ici (la philosophie est-elle capable des tâches que
l'époque fixe à la pensée ? ie la philosophie
est-elle capable de participer à la construction du présent ?).
Nous allons prélever quatre thèses, prélever
quatre moments, ou quatre questions, et séparer ce qui est valide de ce dont je
se me sépare. Dans ce corpus :
- la philosophie renvoie à quelque chose de
plus essentiel, de plus originaire qu’elle-même. (thèse sur la philosophie :
elle n'est intelligible que si et seulement si elle renvoie à quelque chose de
plus originel qu'elle-même).
- le concept philosophique de vérité est
précisément incapable de ce que la pensée nous demande aujourd’hui. C'est une
conséquence, une spécification de la 1ère thèse.
- comment identifier l’obstacle
contemporain ? Quel obstacle fait l'impuissance de la philosophie comme
métaphysique ? Cet obstacle étant une figure de l’être lui-même, ou encore gestell ou technique.
- comment répondre aux injonctions des tâches
de la pensée, comment répondre à la nécessité de construire un présent ?
1er point : la philosophie
renvoie à quelque chose de plus essentiel qu’elle-même.
1ère thèse : il faut comprendre que
la philosophie est confiée dans son histoire, il faut comprendre que la
philosophie est confiée dans son histoire à un transcendantal, à une condition
de possibilité plus originaire, à une éclosion plus fondamentale, car la
philosophie n'est possible que sur le fondement d'une existence de la pensée
comme dimension de l'être. Pour l'advenue de l'histoire de la pensée, il faut
que la pensée soit une dimension de l'être.
Attention : le nom de cela, c'est l'Ouvert.
Parenthèse
: cf Bergson, Deleuze, Agamben, mathématiques : tout le monde médite sur
l'Ouvert ! L’ouvert est une question philosophique récurrente ; sa place
est très importante dans la philosophie contemporaine. La philosophie française
aujourd'hui est une méditation sur l'ouvert, ou plutôt sur la corrélation entre
les multiplicités et l'ouvert, le raccordement entre la multiplicités des
occurrences et la dimension d'ouverture des multiplicités.
+ question de l'Autre : ontologiquement, c'est
la question de l'Ouvert, la question de "qu'est-ce qui est en disposition
d'ouverture dans ce qu n'est pas soi ?". Contre le soi comme clôture et la
nécessité d'aborder ce qui est à partir d'un point d'ouverture. Ce qu'il y a,
c'est des multiplicités + un principe d'ouverture. C'est la philosophie
d'aujourd'hui.
Pour Heidegger, il y a quelque chose dans
l’ouvert qui est antérieur à la philosophie, la philosophie se tient comme
possibilité dans ceci que l'Etre lui-même s'ouvre, ie l’être est la même chose que la pensée - il reprend la conception de
Parménide. L'Etre est dans la dimension de l'Ouvert, d'où Etre = Pensée. Il
dira que l’ouvert lui-même, qu’il nommera « la clairière de
l’ouvert » est le site originel de la
philosophie, sa condition ontologique radicale. S'il n'y avait pas de
clairière, il n'y aurait pas d'établissement de la philosophie sous la
juridiction de la pensée comme identité à l'Etre. Donc insister sur le fait est
le transcendantal historial de la philosophie, que la philosophie relève du
destin de l'Etre. L’opération particulière de Heidegger est de faire de
l'Ouvert un destin, d’inscrire l'Ouvert dans le destinal.
Attention : ce n’est pas au sens éthique de
l'ouvert (à l'Autre, à la liberté).
Ce n’est pas un problème éthique contre la clôture
C'est un état de l'être qui destine la pensée,
et l'a destinée à la philosophie. Donc la philosophie est une figure du destin
de l'être, en tant qu'ouverture.
Le problème, c’est que la philosophie est la rature
de l'Ouvert. La philosophie à la fois est rendue possible par l'Ouvert et elle
le bloque. Elle produit du clos, du séparé qui la désétablit de l'Ouvert.
Attention : théorie de l'Ouvert. Le clos à
l'Ouvert comme condition de possibilité. Comment de l'Ouvert passe-t-on au clos
? L'Ouvert est l'Etre lui-même, comme possible ou comme création, le clos est
l'effectuation de l'Ouvert, ou selon l'ouverture.
Donc : on ne peur comprendre le clos que par
l'Ouvert, et pas l'inverse. Le clos est un mépris sur la clôture, car la
clôture n'est intelligible qu'à partir de l'Ouvert. Ce qui est fermé est inapte
à fournir l'intelligibilité de lui-même ! Il est impossible de comprendre le
clos à partir du clos.
Synthèse : la philosophie est sous condition
de l'Ouvert, et elle effectue sa condition dans une modalité de clôture,
qu'elle désinterprète. C'est l'essence du platonisme ! Platon, c'est le début
de la clôture. Investir la clôture : tout près de la clairière, mais c'est
l'envoi de ce qui constitue la philosophie comme puissance du clos. La
philosophie, c'est la puissance du clos.
cf fin du "Tournant" p.129 : "Toute la pensée de la philosophie, toute la
pensée de la philosophie est dans sa marche avec méthode confiée à la liberté
de l'Ouvert. De l'Ouvert la philosophie cependant ne sait rien". Dialectique de Heidegger : contraposition, l'effectué est
aveugle à ce qui l'effectue. "Lumière de la raison contre la clairière
de l'être".
// ouvert comme envoi de la philosophie et
philosophie comme effectuation, comme clôture.
Question : la philosophie est-elle vraiment
sous condition de quelque chose de plus originaire, historial qu'elle-même ?
Heidegger dit oui, la philosophie est sous
condition que l'être advienne comme pensée, de l'émergence de la pensée dans le
sol de l'être.
Badiou : oui, la philosophie est sous
conditions. La philosophie n'est pas un propos tel qu'on puisse dire qu'il est
auto-suffisant dans sa propre constitution. Heidegger a raison de faire un pas
de côté pour répondre à la question "la philosophie est-elle capable de
la tâche de la pensée ?". Il faut passer par ce
qui est sous condition de la philosophie : la philosophie se laisse interroger
à partir de ses conditions, il faut circuler de la philosophie à autre chose
qu'elle-même, à savoir ses conditions.
+ il est faux qu'il faille remonter à des
conditions originaires pour répondre aux défis du présent. Badiou : les
conditions existent, mais sont toujours singulières, ie un régime de singularité ne les rassemble pas dans un destin. Il faut
séparer l'idée de condition de l'idée de destin. Que quelque chose soit sous
condition n'implique pas qu'il est destiné par sa condition. Débat avec la vie
ordinaire : être conditionné destine-t-il les gens ? Point d'appréciation de
l'existence concrète ! Est-ce que le système de conditions trame un envoi
destinal ? cf hérédité, déterminismes sociaux, psychologiques, goûts etc… Le
rapport entre conditionné et destiné admet plusieurs réponses.
Heidegger : destin de la philosophie comme
effectuation aveugle à son site. Ceci fixe son destin, c'est destinal.
Badiou : il y a des conditions non destinales.
Travailler à séparer condition de destin. Est-ce qu'on se vit ou non comme une
destinée ? L'unité d'une vie, est-ce un destin ?
Heidegger : unité métaphysique = destin de
l'être.
Badiou : la condition ne dessine pas l'unité
comme destin.
Exemple : aujourd'hui, il est admis que la
tâche de la pensée est la construction d'un présent; de mettre fin à la
défaillance du présent. Il faut se confier à autre chose qu'à la philosophie :
démonstration, contemplation, action, amour (passion ?). quatre points d'arrêt
possibles du nihilisme contemporain : ce sont des choses réelles, pas des
thématiques spéculatives. C'est réel :
- la démonstration articule de nouveaux modes de
corrélation entre le fini et l'infini (comme non-tout). Le point d'arrêt de la
démonstration se rattache à la singularité contemporaine qui exerce en acte une
critique du motif de la finitude.
- pour la contemplation, figures de l'art
contemporain, en tant qu'autre chose que critique, en tant qu'il est stase ou
possibilité renouvelée de l'affirmation.
- action : qu'est-ce qu'une rupture politique
? Qu'est-ce qui est hétérogène au capitalo-parlementarisme ?
- amour : l'amour doit être réinventé ! Comment
? D'abord, il y a un déplacement absolu des figures surmoïques du sexuel, >
censure ou répression. Ensuite, l'amour est déplacé par la famille comme motif.
→ hétérogène au familialisme et à la
destination sexuée (distribution rôles homme-femme…).
Il y a des conditions, mais non destinales.
Les conditions ne forment pas une totalité (maths ≠ critique de la famille).
+ pas de figure de l'Ouvert (ou de la
possibilité comme telle de l'ouverture), mais figure de la déliaison (faire
monter l'inconsistance de l'Etre, être comme une multiplicité inconsistante, et
pas une ouverture destinale). Discussion contemporaine : condition de la pensée
= l'Ouvert ou l'inconsistance ?
Deleuze les fusionne dans le chaosmos. Le chaos de Deleuze est une synthèse de
l'Ouvert et de l'inconsistance. Choix essentiel.
Conclusion : Oui,
la philosophie est sous conditions, oui, apport philosophique au présent
requiert le mouvement vers les conditions. Et la multiplicité inconsistante
contre le destin de l'Ouvert.
2ème point : le concept de
vérité
2ème thèse : le concept
philosophique de vérité, axial dans son histoire (la philosophie comme
recherche de la vérité), a-t-il pertinence pour relever les défis du présent ?
Heidegger : le concept philosophique de vérité,
le concept usuel est inadéquat à soutenir les défis de la pensée car il est par
lui-même une sorte de rature de l'Ouvert, il organise l'oubli de la clairière
comme site originel.
L'histoire de la philosophie est au fond la
capture de la vérité par le savoir. Le savoir obture la vérité, le savoir de
l'étant comme tel est une obnubilation de la philosophie.
Attention : pour Heidegger, la vérité en son
sens originaire n'est pas le jugement, l'adéquation, le critère ! Ce n'est pas
une norme du savoir. C'est un état de la pensée. L'état d'être dans l'ouverture
de l'ouvert. C'est la même chose que la liberté. L'essence de la vérité, c'est
la liberté, mais la vérité n'est pas une norme, c'est un état. Il ne s'agit pas
d'un concept philosophique, mais ça dit que la pensée est dans son site, il n'y
a pas d'exil ou de retrait. Aletheia : "l'ouvert
sans retrait". Tient dans le site de la pensée
elle-même.
Idée : la vérité, ce n'est pas intéressant si
c'est une figure du savoir. La philosophie, elle maintient que ce qui
l'intéresse dans la vérité, ce n'est pas le savoir. La vérité est d'un autre
ordre que le jugement ou le savoir. Heidegger dit : c'est un état, la
description d'un état, état qui est "ouvert sans retrait". En outre, pour Heidegger, la vérité de la philosophie, c'est le
retrait de l'Ouvert comme tel, l'Ouvert se destine à son retrait dans la
philosophie. Il y a l'idée d'un courage de la vérité. La vérité est une tenue
(une fidélité). La vérité au prix d'une certaine tenue. La vérité, c'est toujours
indivis entre la raison pure et la raison pratique. On ne peut pas décider. La
vérité n'est pas réductible à la connaissance, à la posture de connaissance.
C'est une tenue entre les deux. C'est une figure du sujet (Badiou) ou de l'être
(Heidegger).
Badiou : c'est cette figure que le monde
maintenant veut détourner. Le monde est maintenant animé par la haine de la
vérité en ce sens. Ce n'est pas l'amour de la haine ou du mensonge, c'est nier
que la vérité soit une tenue (démonstration, action …). Notre temps est un
ennemi de la vérité en ce sens. C'est un temps sophistique.
Heidegger "Le Tournant" p.135 : "Parler de vérité de l'être a chez Hegel un sens
légitime, la vérité comme savoir absolu + Hegel-Husserl ou métaphysique fait
l'être comme tel".
"Le concept courant de la vérité ne signifie pas l'état de non-retrait,
pas même dans la philosophie des Grecs".
→ l'histoire de la philosophie pour Heidegger
est l'histoire de la dénaturation de la vérité par les savoirs. Présentation
comme dénaturation de la vérité elle-même. Il dit aussi "capture de
l'être par l'un" (l'un = un savoir identifiable),
"capture de l'être par la logique", ie mise en jugement.
Donc la tâche de la pensée est de mettre fin à
la séparation entre la vérité et le savoir. C'est la 2nde question !
Faut-il envisager un nouveau geste de séparation entre les savoirs et la vérité
? Revenir à cette scission ? Admettre le diagnostic de Heidegger où la vérité
est recouverte et raturée par la disposition des savoirs ?
Réponse de Badiou : oui, dans un 1er temps.
"Vérité est l'exactitude de la représentation et la justesse de
l'énonciation " : norme du jugement. Si la vérité
est une norme du jugement, quelque chose de la signification fondamentale de la
vérité est perdu.
→ la vérité touche bien à l'Ouvert de ce dont
il y a vérité. Ce toucher comme tel, ce qui se confronte à une triple figure.
- vérité comme non-fondation, comme infondée,
pas à soi-même sa propre garantie. Ce n'est que là où le fondement et la
garantie vacillent que la vérité peut advenir ! Savoir = Clos. Il faut la
précarité de l'infondé, dans la fragilité absolue de ce qui se donne, zones
innomées, décriées, là où quelque chose est déclaré ne pas être.
- il n'y a de vérité que par rapport au vide
d'une situation. Pas plénitude, mais vacuité.
- il n'y a de vérité que là où il y a une
différence de potentiel, de variation, d'intensité. Le rien devient tout,
l'impuissance puissance etc…
// Ouvert Heidegger : ≠ vérité comme justesse
de la représentation ou exactitude de l'énonciation. = quelque
chose se détache dans le régime de l'énonciation inconnu, du non représenté se
présente. La vérité se détache à ses risques et périls : pas de garantie de
justesse ou d'exactitude ! C'est l'Ouvert en quelque sorte…
Exemple : il y a possibilité d'une vérité
politique quand quelque chose advient, surgit, qui par rapport à l'ordre
existant est sans légitimité.
+ en situation de dépossession (vide de la
situation, manifestation : l'inexistence devient existence, variation
d'intensité infinie). Il y a des savoirs, des agencements en dehors de cela :
le train des choses, fondé légitime, plein, intensités modérées. La vérité est
plus près de l'Ouvert (infondé, vide, intensité).
Exemple : l'amour. Ce n'est pas la conjugalité
! Vérité : incessamment errant dans la construction. Pas de pacte, vide du
deux, de l'entre-deux, intensité maximale fluctuante. Ne s'expose pas au
savoir, traité dans l'élément du devenir immanent.
→ oui, d'accord, il faut un geste violent de
séparation entre la vérité et le savoir. Amener le vide, l'infondé, la
variation maximale (critères locaux signalant la vérité : complexe qu croise
les trois critères). On admettra la nécessité du geste : il faut réhabiliter
philosophiquement le jeu de l'infondé comme tel, ie
l'illégitime même. On assiste à une pression de type légitimiste depuis des
décennies : n'est validable que la légitimité, ce qui reçoit sceau dans un
ordre donné, c'est connaissable dans un ordre. Admettre le légitime = exclure
le Vrai ! L'advenue du Vrai est toujours une trouée dans le légitime, un
déséquilibre de la légitimité infondée. Près du vide, en alerte à des
variations maximales. Avec ça, la philosophie est disponible au présent.
Donc : le geste de séparation est nécessaire,
dans l'Ouvert (infondé, vide, variation maximale).
+ refus que la vérité = au sens originaire,
dans le protocole d'une question. Avènement d'un régime de questionnement de la
pensée, détermination questionnante au regard de l'Ouvert.
Idée : OK pour la critique de la vérité prise dans
le savoir, mais pas OK sur le site originel.
Heidegger : site de la question + attente de
ce qui vient.
Badiou : vérité comme procédure (≠ question) +
discipline.
La question de l'Ouvert donne immédiatement
sur celle de la discipline de l'Ouvert. D'où la discordance par rapport aux
tâches de la pensée entre Badiou et Heidegger.
Exemple : "le Tournant" p.139 (conclusion). « Tâche de la pensée comme titre de
la clairière + présence. D'où et comment y a-t-il clairière ? Tâche = abandon
de la pensée en vigueur jusqu'ici pour en venir à déterminer l'affaire propre
dans la pensée".
Badiou : non, trop dialectique. "Tâche
= abandon" : OK, "nouvelle pensée", OK.
Problème : si il y a une occurrence de l'Ouvert,
s'il y a une occurrence de l'Ouvert, eh bien il faut immédiatement s'installer
dans la discipline. Question de l'immédiat : s'il n'y a pas d'immédiat de la
conversion (ie de possibilité reconstitué de
distinguer la volonté du savoir), alors la figure de la question est de caractère
prophétique, comme Heidegger qui est dans le pas-encore.
Badiou : refus de la dimension de pas-encore.
Ou bien on est dans les conséquences, ou bien rien du tout. Régime de
l'articulation : "question + pas encore" est un régime de
l'annonciation du vrai. Badiou : le Vrai n'est pas annonçable, il n'y a que des
conséquences.
Nietzsche : // Heidegger. Zarathoustra dit
quelque chose sur lui : "je suis mon propre précurseur". Il annonce sa propre venue. Il tient sa propre venue en tant
qu'il est déjà vérité dans la guise du futur. Badiou : il n'y a pas de
précurseur de la vérité, il n'y a que des précurseurs du savoir. On rencontre
le vide, variations d'intensité, infondé = on le traite comme vérité ou comme
savoir. Pas de médiation de la vérité, mais un régime immanent, régime qui
exclut que la vérité soit dans la figure de l'annonciation. La vérité n'a pas
d'ange (peinture). La vérité n'est pas angélique. L'essence de la vérité,
c'est que c'est arrivé !
→ anti-messianisme.
Attention : la dimension messianique est
centrale dans la philosophie contemporaine (Derrida, Agamben, cette dimension
vient de Benjamin). La question du messianisme touche à la question de la guise
de la vérité, comment elle se donne si ce n'est pas comme savoir ? Une rupture
nécessaire avec le marxisme traditionnel (la révolution est inéluctable) est
une rupture avec en réalité un messianisme laïcisé, un messianisme
scientifique.
Badiou : il faut établir une vérité
non-messianique, accepter la rencontre. Concept de fidélité : le seul rapport à
la vérité, c'est d'être dans les conséquences de la rencontre. Paradigme de
l'amour éclairant. Quand on sait ce que c'est que l'amour, c'est qu'il est déjà
là. Ce n'est pas "un jour, mon prince viendra" ! (il ne vient jamais
!). Il est venu.
Conclusion : OK disjonction nécessaire
vérité-savoir, il faut réinstituer ce partage, vérité dans son rapport à
l'Ouvert.
≠ élément messianique sophistiqué. On est
toujours dans l'élément de la procédure des conséquences. La tâche de la pensée
n'est pas "en venir à déterminer l'affaire propre de la pensée". On
n'y arrivera jamais !
→ notre question sur le rapport entre la
philosophie et le présent : pas au régime de l'annonce.
3ème point : l'obstacle
3ème thèse : ≠ philosophie et
conditions, ≠ vérité et savoir, = détermination des opérations fondamentales
comme conséquences. Les tâches sont de deux ordres :
- il faut replacer la philosophie sous la
juridiction, ouverte, des conditions.
- il faut formuler une doctrine de la vérité soustraite
à l'emprise des savoirs aujourd'hui.
→ c'est le programme de Heidegger : retrouver
le site de la clairière, vérité hors savoir.
C'est le programme de Badiou : carrefour des
quatre conditions, vérité hors savoir.
Heidegger : "tournant" qui restitue
dans l'originaire de l'Ouvert. "Question".
Badiou : "Placement" au lieu de
"tournant" (pas originaire). Dur ! Souvent barrières…
"Création" (de concepts, dit
Deleuze) de vérités.
Problème : quelles sont les difficultés, ie les obstacles contemporains à ces deux opérations ? Qu'est-ce qui fait
obstacle dans le présent à ces opérations ?
Notes de Philippe :
Un présent est peut-être en train de se
constituer au vu de la prise d’épaisseur de l’histoire actuelle ; nécessité
d’une prise de recul pour entrevoir ce que l’histoire peut nous réserver. La
grande question de Heidegger est : quelles sont les tâches de la pensée
dans le destin de l’époque ? Je formulerai la question plutôt ainsi :
la philosophie est-elle capable de participer à la construction du présent ?
de soutenir l’injonction du présent.
Il y répond en affirmant que la philosophie
n’est pas capable des tâches que notre époque fixe à l’avance.
Nous allons tourner autour de cet énoncé avec
deux textes in Questions IV :
- La fin de la philosophie et la tâche de
la pensée (1964)
- Le tournant,
conférence de 1949-50
Nous allons prélever quatre thèses dans ce
corpus :
1)
la philosophie renvoie à qq. chose de
plus essentiel, de plus originaire qu’elle-même.
2)
le concept philosophique de vérité est précisément
incapable de ce que la pensée nous demande aujourd’hui.
3)
comment identifier l’obstacle
contemporain ? ¾ cet obstacle étant
une figure de l’être lui-même, ou encore gestell ou
technique.
4)
comment répondre à la nécessité de
construire un présent ?
Réponse à 1) :
Pour comprendre Heidegger, il faut considérer
que la philosophie n’est possible que sur le fondement de la pensée (le il y
a) comme dimension de l’être ; Heidegger nomme ce
fondement l’ ouvert.
L’ouvert est une question philosophique récurrente ;
sa place est très importante dans la philosophie contemporaine. Exemple :
la place réservée à l’ “autre” (Lévinas), et toutes ces philosophies conjuguant
multiplicités diverses et ouverture (Deleuze).
Pour Heidegger, il y a qq chose dans l’ouvert
qui est antérieur à la philosophie ; l’être est la même chose que la
pensée ¾ il reprend la conception de Parménide. Il
dira que l’ouvert lui-même, qu’il nommera « la clairière de
l’ouvert » est le site originel de la philosophie, sa condition
ontologique radicale. Heidegger fait de l’ouvert un destin (et non une polarité
opposée au clos), un état de l’être qui destine la pensée à la philosophie. Il
dira : la philosophie, en tant qu’accomplissement destinal de l’ouvert,
l’oublie lui-même et, conséquemment, le clôt.
Remarque : tout théoricien de l’ouvert
indique comment la clôture opère ; ouvert = possible ; clos = effectuation ;
ici, la clôture n’est intelligible que du point de vue de l’ouvert ; le
contraire n’est pas vrai. Pour Heidegger, la philosophie, qui est sous
condition de l’ouvert, a toujours effectué cette condition dans la modalité de
la clôture qu’elle mésinterprète. Le platonisme sera interprété comme forme
première de la clôture.
Je reprendrai cette question : la
philosophie est-elle réellement sous condition de qq chose de plus essentiel ?
Je pense que, d’un côté, Heidegger a
raison ; la philosophie est sous condition ; elle n’est pas
auto-suffisante. Mais j’émettrai une réserve à sa réponse : je ne pense
pas que l’on puisse remonter à une condition originaire. Pour moi, les
conditions de la philosophie sont prises dans un régime disparate des
singularités qui l’agissent. Que l’être soit sous condition ne veut pas pour
autant dire qu’il soit sous un destin - alors que pour Heidegger, la philosophie
sous condition de l’ouvert est aveugle à son destin.
Pour moi, si la tâche de la philosophie est de
construire le présent, alors il y a des conditions réelles de la
philosophie : démonstration, contemplation, amour (passion), action. Ces
quatre figures ne sont pas dans l’ouvert mais dans la déliaison,
l’inconsistance.
Pour Deleuze : “chaos” = ouvert +
inconsistance.
Réponse à la question 2) : le concept
philosophique de vérité est-il pertinent pour assumer les tâches de la
pensée ?
Heidegger répond : le concept
philosophique de vérité est inadéquat à soutenir les défis de la pensée parce
qu’il est par lui-même une sorte de rature de l’ouvert, ce qui autorise l’oubli
de la clairière ; l’histoire de la philosophie est au fond la capture de
la vérité (de l’être) par le savoir (de l’étant) ; pour lui, la vérité
diffère du jugement, de l’adéquation (c’est-à-dire des normes du savoir) ;
elle est un état de la pensée, soit un état d’être dans l’ouvert ® il dira : liberté = vérité ; vérité désignant que la pensée est
dans son site, dans la clairière de l’ouvert ; il propose de traduire alethéia par « l’ouvert sans retrait ».
Il faut remarquer que la philosophie a
toujours maintenu que vérité ¹ savoir.
Avec cette idée d’état, il y a l’idée que la vérité relève d’une
certaine tenue, c’est-à-dire que la vérité est toujours indivis entre
raison théorique et raison pratique, ni connaissance, ni posture, mais tenue ¾ à partir de quoi j’assigne une grande importance au concept de
fidélité.
Il faut remarquer encore que le monde
contemporain est animé par la haine de cette figure de la vérité comme
tenue ; en ce sens-là, notre présent est bien sophistique ¾ rien n’a changé depuis Platon.
Oui, je crois, avec Heidegger, que la tâche de
la philosophie est de séparer vérité et savoir ; oui, si la vérité est
norme de jugement (ou« exactitude de la représentation », ou
« justesse de l’énonciation »).
Pour moi, il n’y a vérité que :
a)
si non fondation, ni garantie ;
pourquoi il faut aller la chercher dans les zones fragiles de ce qu’il y a.
b)
relativement au vide d’une situation.
c)
dans des variations infinies
d’intensités.
Exemple : la
vérité, en politique :
a)
surgit de l’infondé
b)
son surgissement est dépossédé (vacuité)
c)
elle assume une variation infinie d’intensité
(dans le passage de l’inexistence à l’existence)
On admettra avec Heidegger qu’il faut
aujourd’hui un geste, éventuellement violent, de séparation de la vérité d’avec
les savoirs ® nous devons réhabiliter le jeu de
l’infondé (= l’illégitime), du vide, et demeurer en alerte des variations
d’intensités maximales.
Pour Heidegger, vérité en son sens originaire
est l’avènement d’un régime questionnant de la pensée, de ce qui vient ¾ régime qui induit l’attente. Pour moi, vérité est une procédure et donc,
une discipline ; j’oppose à la question de l’ouvert, une discipline de
l’ouvert.
Réserve quant à la position de
Heidegger : son régime de la question est dans l’annonce du vrai. Mais
pour moi, le vrai n’est pas annonçable, c’est peut-être ce qui m’oppose le plus
à Nietzsche ¾ quand Zarathoustra annonce sa propre
venue, il est son propre précurseur. Je pense qu’il y a des précurseurs des savoirs,
mais pas qu’il y ait des précurseurs de la vérité. En matière de vérité, il n’y
a pas de médiation ; l’essence propre d’une vérité, c’est que c’est
arrivé. Je récuse absolument le messianisme sur la question de la vérité.
Il faut s’établir dans un régime de vérité non
messianique ; la vérité a lieu ; quand on la rencontre, elle a déjà
eu lieu ; on ne la rencontre que dans le régime de ses conséquences ;
d’où l’importance du concept de fidélité pour moi.
Conclusion :
- il faut replacer
la philosophie sous la juridiction ouverte de ses conditions
- il faut disjoindre vérité et savoirs
contemporains
Réponse à
3) : qu’est-ce qui fait obstacle à ces opérations aujourd’hui ?
2ème K7 :
… qui est le nom
de notre situation épocale, il l’appelle le gestell,
que de nombreux interprètes ne traduisent pas, évidemment, car la sacralisation
philosophique de la langue allemande fait que si on traduit, on trahit etc… En
plus, évidemment Heidegger multiplie les jeux de mots à partir de cette racine,
et ces jeux de mots sont eux-mêmes de plus en plus intraduisibles. Quand on
traduit, on traduit ça par arraisonnement. La
définition que Heidegger donne de cet arraisonnement, qui est vérité l’essence
en pensée de la technique, qui est notre situation épocale en tant que
situation où l’être advient comme
technique, où l’être lui-même se présente comme arraisonnement de
lui-même, si je puis dire, Heidegger en donne la définition suivante : la
mise à la disposition de la totalité de l'étant réduit à être un fond disponible (définition qu’il propose dans le texte lui-même). La mise à la
disposition de la totalité de l'étant réduit à être un fond disponible, et on
voit bien ce dont il s’agit : c’est le moment de l’histoire de l’être
lui-même où il ne se présente plus que comme disponibilité pour un vouloir, ie l’être s’accomplit là comme exposition de soi dans une disponibilité
ouverte, mais ouverte uniquement à l’emprise, à l’arraisonnement, par le
vouloir de domination, finalement,
qui est aussi bien le vouloir technique. Or ça, c’est à la fois naturellement
notre situation, et l’obstacle pour les opérations dont je parlais : tant
que l’être se déploie, ou s’expose, comme une espèce de disponibilité générale
pour un vouloir général qui l’arraisonne et le réduit, alors naturellement il
n’est pas possible, ni de redisposer la pensée dans son envoi ou dans son
éclaircie originelle – parce que cette éclaircie est raturé par la
disponibilité technique - ni non plus d’instruire véritablement la question, la
pensée comme question. La pensée est obnubilée comme vouloir, elle est
elle-même arraisonnée et arraisonnante, elle est elle-même saisie dans ce
rapport à l’être qui finalement en fait une pure et simple exposition pour sa
soumission technique ou sa destruction volontaire. Il faut bien comprendre,
naturellement, que ceci est un destin de l’être lui-même : c’est le moment
où l’être lui-même s’accomplit comme étant en totalité la mise à disposition de
lui-même comme fond disponible, et ceci est corrélatif d’une subjectivité
singulière, qui est d’ailleurs la figure métaphysique du sujet qui est le sujet
qui veut, le vouloir comme vouloir qui est en effet le vouloir de la puissance,
vouloir de la puissance qui s’accomplit comme vouloir arraisonnant l’être
lui-même dans son exposition.
Autre définition
que Heidegger propose, corrélative de ce que je viens de dire : le
gestell, c’est l’être lui-même mettant en péril la vérité de sa propre
essence. C’est l’être lui-même qui s’expose absolument
à ce péril de la vérité de sa propre essence, de n’être plus qu’une
disponibilité pour un vouloir, un vouloir de puissance. C’est en ce sens qu’on
peut caractériser notre époque comme nihiliste. Parce que l’être lui-même y met
en péril la vérité de son essence. C’est un nihilisme au sens strict :
c’est une figure où l’être s’expose à son anéantissement, où l’être se présente
dans une disponibilité pour sa destruction, l’être advient comme exposition de
soi et mise en péril de son essence, de sa vérité, comme exposition à son
anéantissement. Notre époque, c’est ce moment de l’histoire de l’être où l’être
s’expose comme disponible pour sa propre destruction. C’est en ce sens
naturellement le nihilisme n’est pas du tout une idéologie, une vision du
monde, un épisode extrinsèque ou une conviction, c’est une figure de l’histoire
de l’être lui-même, ie le moment l’être ne peut
plus se présenter que comme étant en totalité disponible pour un vouloir. Et
dès lors il expose le péril de sa propre essence.
Comme toujours
chez Heidegger, il faut ajouter que ce qu’il y a de plus périlleux dans ce
péril est sa dissimulation, son caractère non entièrement visible. L’exposition
de l’être comme disponibilité à son propre arraisonnement se présente masquée.
Et elle se présente masquée en particulier de ce que la technique, qui est
l’essence concrète de l’arraisonnement de l’être, est représentée comme moyen,
comme un moyen. Autrement, dit la mise à disposition de l’étant en totalité se
présente comme si elle était le moyen pour des fins qui seraient supérieures,
ou bonnes. Or la technique n’est pas un moyen. La technique, dans la modalité
de l’exposition de l’être à sa propre destruction, est la situation de l’être
lui-même. L’homme lui-même, pour autant qu’il subsiste, n’a nullement à la
technique le rapport possible de ce qu’elle soit un moyen. Autrement dit, la
technique, c’est la situation de l’homme, et non pas son moyen. Et donc il n’y
a pas de fin : c’est pour ça que nous sommes dans un nihilisme véritable,
il n’y a pas d’autre fin que la destruction elle-même. Ça consonne avec des
choses que nous disions tout à l’heure, mais abordées d’un tout autre angle.
Heidegger écrira, par exemple, entre 1000 textes possibles, « l’homme
est assigné à prêter la main à l’essence de la technique », la formule est claire : l’homme qui veut s’imaginer
qu’il est ce à quoi la technique est rapportée en tant que moyen pour des fins
d’émancipation, de domination, de maîtrise, il est en réalité assigné à
l’essence même de la technique, ie assigné à
l’essence de l’être comme exposition à l’arraisonnement, ie en définitive à la destruction.
Si on résume tout ça, on dira : au fond,
- le Gestell,
c’est dans la figure d’un destin, un destin de l’être, le nihilisme est un
destin de l’être
- et que l’être se
destine à son arraisonnement, qu’il se destine à son exposition à la
destruction
- et ce destin,
l’homme lui coappartient. L’homme d’aujourd’hui, ie
aux yeux de Heidegger l’homme de l’humanisme, l’homme en tant qu’il se croit
justement le souverain de ça, l’homme qui se croit le maître de tout ça,
l’homme est lui-même une coappartenance à ce destin de l’être qu’est la figure
de l’exposition de l’étant à sa destruction.
Je vous lis un
passage récapitulatif et tout à fait significatif, c’est dans la fin de la
Philosophie et le Tournant. « Si l’être
s’est destiné comme essence de la technique dans le Gestell, à l’essence de
l’être néanmoins appartient l’essence de l’homme, dans la mesure où l’essence
de l’être requiert l’homme en son essence pour demeurer prise en garde en tant
qu’être selon sa propre essence au milieu de l’étant et pour déployer par là
son essence en tant qu’être. Voilà pourquoi l’essence de la technique ne peut
être conduite dans la métamorphose de son destin sans l’aide de l’essence de
l’homme. Ainsi, la technique ne peut être en cela humainement surmontée ». La technique ne peut être humainement surmontée. Il n’y a pas
de possibilité par exemple d’opposer un humanisme anti-technique à la
technique. Ce serait aux yeux de Heidegger absolument fallacieux et
creux : car l’humanité de l’humanisme est elle-même tenue, en réalité,
dans le destin de la technique. La technique ne peut être humainement
surmontée. En revanche, « L’essence de la technique peut être libérée
dans sa vérité, encore en retrait ». La voie qui
est ouverte, ce n’est pas du tout d’opposer à la technique l’humanité de
l’homme, mais c’est que l’homme en tant que coappartenant au destin de la
technique, prenne mesure de la technique elle-même. Prenne mesure de la
technique elle-même, ie fasse advenir sa vérité,
qui est encore illisible. Le plus périlleux dans le péril, c’est qu’il est
masqué : il faut d’abord faire venir au jour l’essence de la technique
pour que d’une certaine façon on puisse en être libéré. « cette liberté
ressemble à celle d’un homme qui surmonte sa douleur au sens où, loin de s’en
défaire et de l’oublier, il l’habite ». Retenons
cela. La liberté conquise par le fait que l’homme fait venir au jour l’essence
de la technique, détermine la technique dans son essence, donc détermine le
nihilisme comme nihilisme, cette liberté ressemble à celle d’un homme qui
surmonte sa douleur, au sens de loin de s’en défaire et de l’oublier, il
l’habite. Nous pouvons donc dire que le propos de
Heidegger relativement aux taches de l’époque, c’est : sommes-nous tout
d’abord en état d’habiter le Gestell ? Non pas du tout de la surmonter au
nom d’une figure abstraite de l’homme, qui s’imaginerait que la technique doit
être un moyen etc… tout cela est absolument forclos. Non pas non plus de
régresser en deçà de la technique, ce qui n’a aucun sens. Mais d’opérer le
retournement par lequel la technique est pensée et éclairée comme destin de
l’être : où elle est elle-même réaccordée à l’ouverture initiale, en ce
sens qu’on y pense, on y voit, on y déchiffre un destin de l’être comme
présentation de l’étant en totalité à son arraisonnement.
Vous voyez bien
qu’on a là le noyau de ce que j’appellerai le messianisme heideggérien, dont la
figure est la suivante : au fond, ce qui est destin, on ne s’en libère
qu’en l’habitant, qu’en étant un habitant de ce destin. Qln qui non pas est le
jouet de son destin, non pas non plus prétend s’excepter de son destin. Ni en
être le jouet, ni s’en excepter, mais d’une certaine façon lui coappartenir en
toute lucidité de pensée, lui coappartenir dans la force de la pensée. Habiter
le destin comme destin, dans la lisibilité immanente de ce qu’il est un destin.
Là, s’ouvre alors une autre possibilité. Cette possibilité, nous ne sommes pas
à même de la remplir complètement, peut-être qu’il faut un Dieu. Mais nous
sommes en état de l’ouvrir, en étant les habitants véritables de ce site ou de
ce moment de l’être qu’est le Gestell lui-même. La maxime fondamentale est
prélevée sur Hölderlin : là où croît le péril, croit aussi ce qui sauve. C’est ça que j’appelle le noyau absolu du messianisme heideggerien.
Là où croit le péril, là où on est à l’extrême du péril, là où on rend
précisément lisible le plus périlleux du péril (c’est rendre lisible le plus
périlleux du péril que de montrer qu’il est masqué, donc le démasquer), s’ouvre
la possibilité du salut. Non pas s’ouvre le salut lui-même, mais en tout cas
s’ouvre ou se réouvre la possibilité du salut. Là où croît le péril, croît
aussi ce qui sauve.
Que va-t-on dire
de tout cela ? ça a une lisibilité assez grande, une force profonde,
toujours un peu religieuse par en-dessous quand même, religieuse de tonalité
(ce n’est pas des figures particulières) : précisément, toute cette
économie est une économie du salut surhumain, du salut surhumain en tant que
destin d’une nouvelle habitation du destin. Figure d’une nouvelle manière
d’habiter le destin.
On lui accordera,
je crois qu’il faut lui accorder, que la figure du contemporain est le
nihilisme. Il est vrai que quelque chose dispose la
mondanité du monde sous le procès de sa destruction. C’est ce qu’on disait tout
à l’heure : il y a une lisibilité concrète liée de tout cela, qui est à
mon sens liée aux figures contemporaines de la puissance. Les figures concrètes
de la puissance, les figures contemporaines de la puissance, ne sont pas du
tout des figures de l’ordre (les américains, qui n’ont que ça à la bouche, ne
créeront pas un nouvel ordre mondial, ce n’est d’ailleurs à mon avis nullement
leur souci), mais c’est une affirmation de la puissance qui d’une certaine
façon est au contraire la création immanente et définitive du désordre. Du
désordre, de la ruine, de la décomposition, de la plèbe informe, des inégalités
abyssales, des morts en masse, indifférentes etc… Et d’une destruction aveugle
(on ira jusque là) de la tradition, de la répétition. Ça a l’air
réactionnaire ! Mais nous avons donné un concept de cela en cours de
l’année. Nous avons dit : pour qu’il y ait un présent, il faut qu’il y ait
la possibilité d’une incorporation du passé, d’une incorporation véritable du
passé. En ce sens, le thème de la modernisation à tout crin, à tout prix, de
l’archaïsme, de tout ce qui subsiste etc… c’est un thème dont j’insiste à dire
qu’il est un thème qui consacre la destruction du présent. Sous l’apparence
naturellement de se consacrer à l’éradication des archaïsmes du passé, il rend
impossible l’habitation du présent.
Que la question
soit d’habiter le présent, je le concède à
Heidegger. Ou qu’on présent existe, ne fasse pas défaut, comme dit Mallarmé,
qu’il y ait un présent, cela en effet n’est pas compatible avec un exercice de
la puissance qui d’une certaine façon fait fi de ce qui existe, dans son
héritage d’existence, de ce qui détruit les figures de consistance qui ne sont
pas homogènes au marché, et à l’hégémonie financière et militaire. Je pense que
ce que Heidegger appelle le retrait du sans retrait, ie finalement la disparition du vrai face à face de la pensée, la
possibilité de la pensée de prendre le temps présent d’un face à face avec ce
qu’elle pense, de se tenir réellement en face de ce qu’elle pense, la
destruction de cela, sous des formes qui sont toujours des formes de passage et
de répétition d’un objet à un autre objet, d’un produit à un autre produit,
sous la maxime un produit chasse l’autre. C’est le
grande affaire : en face de la plèbe inorganique vous avez les produits
qui se chassent les uns les autres. Vous avez deux séries : une masse
inorganisée réduite à la subjectivité de l’appréhension des produits, et puis
le défilé des produits dans leur substituabilité ininterrompue. ça on peut dire
que c’est le nihilisme, c’est une instance de la destruction, et quelque chose
qui est inhabitable. Inhabitable, ie qui ne donne
pas le temps d’être habitable, qui ne crée pas le lieu d’une habitation, au
sens où habitation veut dire la possibilité de se tenir en face de qch. On
peut, dans le jargon de Heidegger, dire : c’est vrai qu’il y a un retrait
du sans retrait, une dissolution du présent, et cette dissolution, elle est
aussi la destruction de l’incorporation du passé, pas de sa mémoire ou son
histoire, mais de sa vitalité présente. La possibilité de faire présent de ce
qu’il y a de précieux dans le passé. Vous savez à quel point c’est important en
politique, par exemple. La destruction des références du passé a toujours été
un affaiblissement considérable pour le présent actif de la politique, qui se
nourrit absolument et s’est toujours nourri des figures du passé. Elle s’en
nourrit mais pas arbitrairement : les intensités du passé sont ce qui vous
permet de se tenir en face ou de construire l’intensité du présent.
Finalement,
puisque c’est la formule de Heidegger, est-ce que l’on peut dire qu’il y a là
qch, ce nihilisme, c’est quelque chose comme habiter une douleur ? C’est
vrai, il y a une douleur de l’absence de présent.
Même dans le mouvement actuel, il y a une douleur qui s’exprime, qui n’est pas
une plainte ou une revendication. Je distinguerai douleur de plaine ou
revendication. C’est la douleur de ceci que le présent est détruit. Le présent,
vous voyez, dans son intensité, ie le présent véritable,
c’est toujours l’interruption d’une répétition et la possibilité d’une
projection. Ce présent, c’est un temps tout entier, et c’est ce temps tout
entier qui est détruit. Il y a là quelque chose qui induit une douleur, et il
faut distinguer la douleur de la plainte, de l’insatisfaction, ou de la
revendication. C’est plus profond, c’est plus radical. A mon avis, il y a une
métaphysique de ce qui se passe, et qui est aussi un affect de ce qui se passe.
Par contre, je
n'accorderai pas que le centre absolu du problème soit la technique. Je ne le crois pas. Je ne crois pas que la question soit celle de la
venue en disponibilité de l’être historial. Je crois que réellement le cœur
du problème, c’est que toute singularité est sommée de comparaître devant la
circulation des produits, devant le marché, ie devant quelque chose qui n’est pas réductible à la technique, qui est
une figure absolument elle-même singulière. Rien dans la technique en tant que
telle, et encore moins dans sa disponibilité scientifique sous-jacente, ne la
condamne à s’organiser autour de la substituabilité infinie des produits. C’est
une singularité sui generis, c’est la singularité
du capitalisme. Donnons lui son vieux nom, après tout ! C’est quand même
cette singularité là que Heidegger ne veut pas nommer vraiment. Il l’enveloppe
dans quelque chose de plus vaste, de plus indifférencié, qui finalement renvoie
au vieil antitechnicisme réactionnaire, quand même, à la vieille hostilité
provinciale à l’industrie, qui est absolument présente chez Heidegger. Il a un
côté : vive le paysan de la forêt noire, à bas la technique,
l’industrie, l’arraisonnement, l’emprise de l’homme sur la nature etc… Mais ce n’est pas la question. Ça ne veut pas dire que l’emprise
sur tout cela de la comparution généralisée devant l’abstraction marchande
n’entraîne pas des aberrations productives, je ne dis pas le contraire, mais il
ne faut pas renverser le rapport : c’est l’emprise sur la technique, et
plus gravement sur la science elle-même, de cette comparution devant
l’abstraction marchande qui organise le site nihiliste. On en a parlé
longuement, je ne vais pas y revenir. C’est la création d’une subjectivité
singulière, qui est au fond la thèse selon laquelle on n’a pas besoin de penser
pour vivre, car le produit y pourvoit. Le produit y pourvoit. Je pense que
c’est quand même le grand impératif contemporain. Je l’ai souvent dit : la
grande idéalité rêvée par la contemporanéité marchande, c’est vraiment
l’impératif vis sans idée, le commandement vis
sans idée. Vous ne voyez bien que vous ne pouvez vivre
sans idée que parce que le produit y pourvoit, si vous avez la chance d’y
accéder. Si vous n’avez pas la chance d’y accéder, il faudra au moins avoir
d’autres idées pour la survie, d’autres voyages, d’autres trajets. Le noyau de
la chose, c’est l’impératif vis sans idée. C’est ça
qui désingularise tout présent.
A mon sens, c’est
ça la douleur. La douleur, à la fin des fins, il n’y a de douleur que là où il
n’y a pas de pensée. Vous me direz : optimisme inébranlable ! Oui,
mais absolument fondé. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de douleur. Mais en
définitive, là où la pensée peut advenir, la douleur peut s’en aller. On le
sait très bien. La pensée, dans sa définition complète. C’est pas l’idée que si
vous réfléchissez un peu, ça ira mieux ! C’est plus compliqué. C’est aussi
maxime : là où il y aura eu la douleur, la pensée peut venir. Inversement,
je pense qu’on peut établir que toute douleur (je ne parle pas de la plainte ou
du ressentiment), toute douleur est originée dans une séparation du corps
d’avec la capacité à la pensée. C’est un corps privé de l’accès au pensable qui
est un corps de douleur. Vous pouvez obtenir cette séparation par différents
moyens. Vous pouvez l’obtenir par la torture. Mais à un niveau général, vous
l’obtenez si vous arrivez à faire que le corps joue son destin sur les
marchandises. C’est la façon la plus douce de séparer le corps de sa capacité.
Mais si douce qu’elle soit, elle n’en est pas moins une douleur. Il faut donc
dire que le consommateur souffre. C’est une thèse : le consommateur
souffre, en tant que tel. ça ne veut pas dire qu’il n’a pas une jouissance du
produit. Mais en tant que tel, ie en tant que
réduit à cela, qui est sa comparution devant le système des produits comme substituables
à toute pensée, il souffre. On sait très bien les formes que ça prend dans le
monde contemporain, en particulier dans la souffrance des adolescents. Souffrance
des adolescents, à laquelle le problème de l’école est loin d’être indifférent.
Parce que la figure de l’enseignant aujourd’hui est celui qui à affaire à cette
souffrance de façon massive. On dit qu’il a affaire à des violences. C’est de
la souffrance et de l’angoisse qu’il faut parler d’abord, dont le reste n’est
qu’une série de projections socialisées. Il a affaire à cette souffrance, qui
est la souffrance de celui à qui est proposé de solder son être dans les
produits. En vérité, il faut bien dire que le problème de l’école, problème
extraordinairement complexe, mais entre autre chose, c’est le problème de cette
douleur. On demande à l’école de faire avec ! C’est pas très facile. Parce
que traiter cette douleur veut dire en effet faire venir la pensée là où elle
doit venir, ie en fin de compte la créer comme
possibilité des corps, accessibilité par les corps. Ce n’est pas facile, et en
outre, c’est tout de même exorbitant de demander à l’école seule de faire cela.
Ça aboutira nécessairement et à des destructions et à des protocoles
disciplinaires absurdes. Je pense que là est la figure véritable du nihilisme
contemporain. Et donc le point est de savoir quelles opérations peuvent créer
là dedans un espacement. Ces opérations, c’est nécessairement des opérations
par lesquelles les corps sont restitués à la pensée, ou en tout cas sont restitués
à la capacité à la pensée. Ce qui ne veut pas dire qu’on les prive de produits.
Ce n’est pas ça, mais ça veut dire qu’ils ne sont pas sommés de comparaître, en
tant que tels, devant la figure générale de ce qui s’expose comme produits.
Pour cela, je crois,
le chemin consiste à replacer la philosophie sous le système de ses conditions,
bien sûr, mais je dirais qu’il s’agit d’aggraver les
conditions de la pensée, de les alourdir, faire valoir
leur exigence comme telle. Heidegger aussi dit quelque part, dans l’Introduction
à la Métaphysique, que le propre de la philosophie
c’est d’aggraver les questions. C’est de les aggraver plutôt que les résoudre.
Moi j’aime bien quand même que quelques questions soient résolues de temps en
temps ! Leur aggravation incessante, ou la promesse qu’elles soient de
plus en plus graves, c’est pathétiquement sympathique. Mais en même temps, il y
a quelque chose de vrai aussi dans cette idée de l’aggravation prise dans son
étymologie : plus grave, plus lourd, dans une consistance plus solide.
Cela tout simplement car on est face à la circulation, ou la communication
(c’est la même chose). C’est vrai qu’il n’y a d’espoir que dans un alourdissement
relatif des choses qui circulent, dans leur immobilisation au moins provisoire.
On peut donner
quelques exemples. Nous avons dit qu’il y a quatre procédures : la
démonstration, la contemplation, la rupture (la manifestation, l’action), et
l’amour ou la passion. C’est là que se joue finalement ce dont nous sommes
capables aujourd’hui. Je pense que une des tache de la philosophie, c’est de se
rapporter à cela dans une dimension d’aggravation relative.
Par exemple, il
est très important aujourd’hui de séparer ce qui relève de la démonstration de ce qui relève de la technique ou l’usage. Ça veut dire refaire
valoir l’autonomie radicale de la science sur la technique. Le cœur de la
question c’est les mathématiques, à mon avis, car c’est par les mathématiques
que passe l’instruction de cette séparation. C’est contre l’utilité, contre le
motif de l’utilité. Apprendre que dans son essence, la science est inutile,
inutile au sens où l’inutilité est normée par le système général de la
circulation des produits, au sens immédiat de l’utilité. Vous savez que dans la
presse, il est absolument impossible de trouver un compte rendu d’une invention
scientifique sans trouver dès la 2ème ligne à quoi ça va servir et
quand ça va être commercialisé. Quand il n’y a pas ça le journaliste est
déconcerté, il ne plus trop quoi dire ! il est tellement pris dans la
comparution qu’il ne sait pas comment il va faire comparaître son lecteur
devant quelque chose dont il faudrait avouer que c’est inutile. Il s’en sort en
disant : c’est de la recherche fondamentale, mais ça servira un
jour ! On a vu bcp de choses bizarres servir un siècle après ! C’est
un argument bizarre, il ferait mieux de défendre l’inutilité. C’est un point
d’aggravation dans lequel la philosophie a un rôle propre. Quand Heidegger dit,
dans son langage toujours un peu pompeux, que la technique a besoin de l’homme
pour tenir en garde son destin d’être, c’est vrai que
les sciences ont besoin de la philosophie pour tenir en garde leur destin de
pensée, contre leur asservissement de tous ordres, de tous bords. Je crois que
quelque chose de la philosophie tient en garde, si elle le peut, la science
elle-même, non pas dans son devenir et ses procédures réelles, mais quant à sa
vertu propre d’être précisément séparée ou séparable de l’utilité.
De même, il faudra
tenir en garde le propos affirmatif de l’art.
L’art, c’est quoi ? L’art, c’est un instrument de combat contre
l’impératif vis sans idée. Parce que l’art, pour
autant qu’il existe, au fond c’est toujours la mise en fiction de ce que c’est
qu’une vie sous l’idée. Je ne peux pas le démontrer. Tout art, toute proposition
artistique fait fiction de l’hypothèse qu’on peut vivre sous l’idée. Tout art,
toute fiction artistique montre que la vie peut s’exposer à l’idée. L’art
montre en fiction ce qu’est la vie sans idée, aussi. C’est la fonction
critique, mais il le fait sur l’horizon de la possibilité de la vie sous
l’idée. Par csqt, l’art, c’est un opérateur fictif d’un monde qui traite de la
question d’un monde sans douleur. Même si l’art traite de la douleur, il est
inducteur de douleur, la douleur est un de ses matériaux. Mais même quand l’art
traite de la question de la douleur du monde, dans son éclairage interne, c’est
toujours la virtualité ou la possibilité d’une vie qui serait sous l’idée, ie sous la pensée, et par csqt serait une vie sans douleur. L’art, c’est toujours,
à la fin des fins, une fiction de béatitude, même s’il est absolument
pessimiste. Sa lumière artistique, proprement dite, ce qui le relève de
l’intérieur, c’est une proposition concernant la fiction de la vie sous l’idée.
Il n’y a d’art que de la joie. C’est pour ça que tout le monde aime l’art.
Quand on lit une histoire absolument sinistre qui fait pleurer etc…
qu’est-ce qui est l’art là dedans ? c’est pas le réalisme ou la
transposition de la douleur, c’est que la douleur elle-même est éclairée ou
relevée de l’intérieur, dans la figure de la possibilité de la joie. L’art,
c’est la lumière de la joie, vraiment, en tant que tel, et quel que soit le
propos narratif qui est le sien. Il faut garder cette vocation de l’art contre
ce qui serait une vision exagérément critique de l’art, selon laquelle l’art
serait le démontage critique de l’univers contemporain. Aujourd’hui, nous
n’avons pas besoin de critique. Tout le monde est capable de le critiquer, sauf
les propagandistes chargés d’en faire l’éloge. N’importe qui dans la rue sait
que aujourd’hui est abominable, il peut même vous dire pourquoi. Il faudrait
écrire une critique de la critique. La critique d’une certaine façon ne fait
que prendre le pli de la dissolution d’une autre manière. Ce n’est pas de
critique que nous avons besoin, c’est d’affirmation. C’est de ce que nous
sommes capables d’affirmer qu’il est question. La critique est commencée de
puis longtemps, elle est usée, elle n’a plus de pouvoir elle est faite depuis
le siècle dernier. La critique de l’économie politique est faite depuis le
siècle dernier, la critique du contemporain aussi. J’en fais moi-même
constamment, je me démens moi-même ici. Vous voyez ce que je veux dire. La
question que Heidegger appellerait la question du retournement n’est pas la
question de la critique ou de la négativité. C’est : y a-t-il une
affirmation hétérogène, y a-t-il encore une capacité affirmative hétérogène. Je
reviens sur 95 : même cet énoncé minimal, qui était ensemble, n’était pas de la critique. C’était : on peut au moins dire ça,
quand on est ensemble. On peut dire ensemble. C’est
déjà qch, qui auto-affirme la multiplicité. C’est ça qui est la question
originaire. Et dans l’art c’est très important. Il y a une lutte interne pour
savoir si le propos ou le destin contemporain de l’art c’est la critique, la
déconstruction de la représentation, ou finalement le noyau d’une capacité
affirmatrice hétérogène dans la fiction de l’idée.
Sur la politique c’est la question de la rupture avec les schèmes établis, les schèmes
imposés, probablement là aussi la rupture avec la vision représentative de la
politique, ou sa vision expressive. L’idée que la liberté c’est quand tout le
monde peut s’affirmer. La question politique aujourd’hui, c’est : quelle
est la discipline affirmative autre que l’expression, au-delà de
l’expression ?
Dans la question
de la passion ou de l’amour, je crois que là, c’est
aggraver la question de qu’est-ce que c’est que la pensée du deux ? Qu’est-ce
qu’une pensée qui n’est pas pensée de l’1, mais du 2, de l’écart ? Il faut
s’alimenter pour cela des différentes formes de la dissidence amoureuse. La
dissidence amoureuse, c’est pas créer de l’1 à part, c’est affirmer le 2, c’est
affirmer le jeu de l’écart, et la capacité créatrice et novatrice de l’écart.
Dans cet espace
là, on a évidemment toute une série de facteurs d’aggravation des thématiques
procédurières, qui sont en exception de la marchandise.
Ça ouvre à partir
de là à : quelles sont les taches de la pensée ? Là, je vais être court, ça va nous servir de point de départ l’année
prochaine. Au fond, pour Heidegger, je dirais volontiers que la tache de la pensée,
il voit très bien que la tache de la pensée, c’est une tache qui concerne le
présent. Il est très intense là-dessus, bien que ce présent soit travaillé du
dedans par une figure à mon sens messianique (là où croit le péril
croit aussi ce qui sauve), il voit bien que ça ne peut
pas être un calcul ou une promesse. Il voit bien que calculer l’avenir,
annoncer que tout va aller bien, que tout va aller mieux, ça c’est entièrement
la dissolution du présent, la dissolution actuelle du présent. On va s’en
sortir, la croissance… Sa question est bien celle du présent, il faut partager
ça avec lui, et sa métaphore…[chgt K7] dès lors
qu’on réopère le geste de disjonction de la vérité comme fondation ou création
de ce qui importe, de ce qui vaut vraiment, de ce qui fait que la vie est autre
chose qu’une animalité continuée ou haineuse. Vérité c’est ça, la vérité c’est
la venue de ce qui importe. Si on le prend comme ça, la question de savoir si
ça s’annonce ou si ça ne s’annonce pas, si c’est pris dans une figure angélique
ou non, s’il y en a une prophétie, s’il y en a une disposition, est une
question importante. Je pense que une des ruptures nécessaires avec au fond le
marxisme traditionnel, le marxiste historiciste, le marxisme qui annonçait la
révolution, qui en annonçait le caractère inévitable - elle allait venir – une
des ruptures est en réalité une rupture avec ce que cela comportait encore de messianisme.
Messianisme laïcisé, historicisé certes, scientifique mais néanmoins messianique.
Cette rupture avec le messianisme est à mes yeux une rupture capitale,
fondamentale : il faut absolument s’établir dans un régime de vérité non
messianique. Il faut accepter que ça se rencontre dans une expérience à chaque
fois singulière, et quand c’est rencontré, eh bien, ce n’est qu’après coup
qu’on sait que ça été rencontré. On est dans les csq, déjà. C’est pour ça que
chez moi, le concept majeur est celui de fidélité. ça désigne le fait que vous
n’avez pas d’autre rapport à une vérité que d’être dans le système des csq de
sa rencontre. J’ai toujours considéré que de ce point de vue là le paradigme de
l’amour est un des plus éclairants : ce paradoxe, chacun fait l’expérience
qu’il y a une rencontre, et puis quand vous savez que c’est l’amour, c’est
qu’il est déjà là, naturellement. Vous pouvez toujours vous dire un jour mon
prince viendra, il n’y a que dans les contes qu’il
arrive à ce régime là. C’est pas parce que vous dites que qln viendra qu’il
vient, bien entendu. Il est venu, on le sait bien. C’est une matrice générale,
une matrice de toute figure de vérité. Il n’y a pas d’ange pour dire : l’âme
sœur arrive demain, sois là, ne rate pas le rendez-vous. Ça ne se passe pas comme ça. Rien ne se passe comme ça, la manière
dont on est capté ou instruit ou pris dans une vérité politique, la manière
dont on rencontre une contemplation artistique décisive etc…
Je suis d’accord
absolument avec Heidegger sur le fait que vérité doit être disjoint de
savoir, sur le fait qu’il y a une capture ou un
recouvrement de vérité par les savoirs (la question de savoir si la responsabilité
principale est philosophique, c’est une autre question), je suis d’accord sur
le fait de réinstituer ce partage, je suis même d’accord pour dire que en un
certain sens, on peut dire que les attributs fondamentaux de la vérité ont à
voir avec l’ouvert, dans la dimension que j’ai dite, mais par contre je ne
peux pas m’établir dans tout ça dans l’élément de messianisme à l’égard de tout ça, fût-il extrêmement sophistiqué (ce n’est pas un
messianisme brutalement religieux, mais c’est un messianisme). Il faut accepter
que vérité, on est toujours dans l’élément de la procédure des csq. Pour autant
qu’on se construit comme sujet d’une vérité, c’est dans l’élément de
l’ordonnancement des csq. Je ne suis pas d’accord sur le fait que la tâche de
la pensée soit d’en venir à déterminer l’affaire propre de la pensée. Quand on
dit que l’affaire propre de la pensée est d’en venir à déterminer son affaire
propre, on s’installe dans une procédure où on finit par dire qu’on n’y
arrivera jamais. Ce que Heidegger dit dans d’innombrables textes, et les
heideggériens encore plus : pas encore, c’est bcp trop compliqué, on n’est
pas encore à la hauteur de la tache, pour penser ça il faut encore attendre….
Tous ces des protocoles rhétoriques : la pensée est la détermination de sa
propre essence à venir, et finalement si un dieu ne nous donne pas un coup de
main, on n’y arrivera pas. Il y a un discord sur vérité, sur : est-ce que
la vérité est susceptible d’annonce ? Je tiens de manière radicale qu’elle
ne l’est pas. C’est la raison pour laquelle, pour en revenir à notre question
ici-même, qui est la question comment la philosophie peut-elle contribuer à
la construction du présent ?, il n’y a pas de
régime d’annonce de ce point. Vous devez indiquer à quoi des fidélités
constitutives peuvent servir, du point de la philosophie, pour constituer le
présent. Donc vous devez donner les symptômes du présent lui-même, et du
système de csq que ça entraîne. Vous ne pouvez pas dire : je peux annoncer
que ça va être comme ça, et que ça ira mieux demain etc... Les voies du présent
sont déjà signifiées dans ce que moi je considère, après coup, comme en
constituant la possibilité, ie constituant une
constellation de vérité. Vous êtes comptable d’une constellation immanente, qui
sont les … de la vérité dans le ciel du présent mais vous n’êtes pas dans une
figure de l’annonce.
C’était sur le 2ème
point.
Je ne fait que
annoncer le 3ème.
1er
point : la philosophie et ses conditions, accord et désaccord
2ème
point : la catégorie de vérité, et sa disjonction avec les savoirs,
accords et désaccords
3° détermination des
opérations fondamentales, qui sont les csq de tout cela
s’il est vrai que
la philosophie a des conditions, y compris des conditions présentes,
s’il est vrai que
la catégorie de vérité doit être reconstituée, reformulée,
alors on voit bien
que les tâches de la pensée sont de deux ordres :
- premièrement, il
faut replacer la philosophie sous la juridiction ouverte de sa ou ses
conditions
- deuxièmement, il
faut formuler une doctrine de la vérité, une pensée de la vérité, soustraite à
l’emprise des savoirs contemporains (donc refaire la disjonction).
En gros ce
programme, même s’il n’est pas formulé dans ce langage, peut être dit aussi
celui de Heidegger :
- replacer la
philosophie sous la juridiction ouverte de sa condition. Ie en langage heideggérien reconquérir le site de la clairière de
l’ouvert. Moi je dirais : replacer la philosophie au carrefour complexe de
ses conditions contemporaines.
- et puis penser
la vérité hors de son recouvrement par les savoirs contemporains.
Ces deux opérations,
Heidegger leur donne un nom :
- replacer la
philosophie sous la juridiction ouverte de sa condition, il appelle ça un tournant. Il faut un tournant, au sens quasiment de un tour, un tour qui nous
ramène, ou nous restitue, dans l’originaire de l’ouvert. Il faut que la
philosophie, qui a été destinée par l’ouvert mais qui a clos cette destination,
qu’on opère le tournant fondamental (non-philosophique, ou post-philosophique)
de manière à se replacer sous la garde de l’ouvert. Moi je dirais : replacer
la philosophie sous le système complexe de ses conditions.
- et la 2ème
opération, reformuler la doctrine de la vérité, il appellera ça une question. Rétablir la dimension questionnante de la pensée.
Tournant et question.
Moi, je dirais
plutôt placement, là où il dit tournant
(comme pour moi ce n’est pas originaire, il s’agit simplement de disposer la
philosophie dans le système de ses conditions). C’est une opération déjà assez
compliquée : je suis frappé de voir comment bcp d’orientations philosophiques
contemporaines me paraissent déplacées, ie ne me
paraissent pas dans le feu de leurs conditions naturelles, elles me paraissent
abritées. Je suis frappé de voir à quel point la philosophie contemporaine est
abritée de la mathématique contemporaine, bcp plus qu’elle ne s’ouvre à elle.
Au fond, des secteurs entiers de la philosophie contemporaine sont aussi
profondément à l’abri de l’intensité de l’art contemporain. Et la plupart sont
barricadés par rapport à la politique contemporaine. Le placement, c’est une
opération déjà assez dense, car en vérité, en règle générale, bcp
d’orientations philosophiques construisent au contraire de sérieuses barrières
par rapport aux conditions naturelles.
Et pour reformuler
la doctrine vérité, je dirais création, au
sens deleuzien, de création de concept : il faut créer un nouveau concept
de vérité, adéquat à sa disjonction avec les savoirs. Tournant, question,
placement, création. Les mots indiquent
certainement des différences qui vont s’éclairer par la suite.
Le point est de
savoir quel est l’obstacle : à quoi a-t-on affaire dans ces
opérations ? Qu’est-ce qui rend le placement ou le tournant difficile et
la création rare ? Qu'est-ce qui rend le tournant ou la création
rares ? Quels sont les obstacles à ces deux opérations constitutives,
replacer la philosophie dans l’espace de ses conditions, et reformuler la
doctrine des vérités ? Qu’est-ce qui rend difficile le placement et la
création, ou le tournant et la question ? C’est le 3ème point.
C’est le point de qu’est-ce qui fait obstacle dans le présent à ces opérations
nécessaires pour que la philosophie soit à la hauteur des taches de
l’époque ? On reprendra là la prochaine fois.
Intervention d’une enseignante, fidèle du
séminaire, proposant un rendez-vous militant dans le cadre des mouvements en
cours contre la réforme des retraites.
Je voudrais conclure aujourd’hui, mais il y a
un point que je voudrais dire, un point d’ensemble. Je le dis parce que nous
avons parlé ici de la guerre en Irak par deux fois. Donc il est légitime de
poser la question suivante : est-ce que tout ça est sans rapport ?
est-ce qu’il y a eu une mobilisation contre la guerre en Irak ?... grevée,
il faut le dire, d’une faiblesse politique indéniable, puisqu’on peut dire que
cette mobilisation contre la guerre en Irak n’a, si je puis dire, pas supporté
la guerre ; elle a été un déploiement de l’avant-guerre mais la guerre
elle-même fut une issue qui fit s’évanouir la force interne de cette mobilisation.
Il y a eu ça. Maintenant il y a d’importants et très déterminés mouvements
polycentriques, si j’ose dire, ce qui, en un certain sens, augmente leurs
forces. Lorsque des noyaux déterminés s’essaiment, se contactent... on sent
bien que la figure du mouvement est plus intense, plus significative. Et la
thématique interne, c’est-à-dire le destin de l’école, car c’est vraiment du
destin de l’école qu’il s’agit, pas seulement de ceci ou de cela, ou de la
forme générale étatique de son organisation. Et puis il s’agit d’une question,
qui se présente comme une question socialement technique relative aux retraites
mais qui, à mon sens, porte en réalité sur une question très importante dans la
société actuelle, qui est de savoir dans quelle considération est tenu le
travail.
Bien qu’en apparence cette question de la
retraite porte sur l’après travail, en réalité le noyau de la question, et le
noyau de l’indignation populaire sur ce qui est envisagé ne traite pas
fondamentalement des techniques de la retraites, bien que ce soit un aspect
significatif mais traite essentiellement (qui s’était déjà sous d’autres formes
exprimé en 1995, et en ce sens il y a une certaine continuité) de ce souci qui
est que, de plus en plus, au fond, le travail ne compte pas, c’est-à-dire qu’il
n’y a pas de prise en compte par les politiques successives de ce que le fait
d’avoir une vie de travail est un élément constitutif de la considération dans
laquelle on doit tenir ceux qui composent un pays. Et évidemment, plus ce
travail est en réalité dur, pénible, plus en vérité il est tenu pour rien. Ça
c’est absolument clair.
Est-ce que tout ça forme un ensemble ?...
avec la conjoncture des élections présidentielles d’avril mai de l’année
dernière. Et puis au-delà, je viens de le mentionner moi-même, avec le
mouvement de 1995, puis le gouvernement Jospin, enfin toute une arche
temporelle... Je ne vais pas naturellement entrer dans le détail de cette
analyse mais il y a un point que je voudrais proposer, dire, c’est que, au
fond, au niveau international, sous l’hégémonie des Etats-Unis, ou au niveau
interne, sous la direction des gouvernements successifs, dans des variantes et
avec des points d’applications divers, la politique qui se déploie me paraît
avoir une caractéristique immanente qui est une caractéristique de destruction.
C’est une politique dont un élément constitutif, un élément d’identité, est sa
caractérisation négative ; c’est-à-dire qu’il s’agit, pour elle, de
détruire toute une série de choses. Au niveau international, en réalité,
détruire toute une série de figures de consistance étatique populaire, de
figures du droit international, etc., etc. Et au niveau interne, tout le monde
le sait, naturellement, détruire toute une série de figures du service public,
naturellement l’école dans ses fonctions de transmission du savoir, de relève
des générations.
La destruction est un élément négatif et
unificateur de la conjoncture ; elle se déploie sous le nom de “libéralisme”,
ou sous le nom de “modernité”, ou sous le nom de “réforme”... Il est vrai que
maintenant, quand les gouvernements commencent à parler de réformes, il faut
être immédiatement extrêmement préoccupé. Si l’idée de réforme sort intacte de
ce charivari, elle aura de la veine ! La réforme, ça veut essentiellement
dire : les maigres choses dont vous disposez sous le signe d’un bien
public quelconque sont archaïques et on va les détruire.
Cette question n’est pas indépendante de ce
dont on parlait. Parce que c’est bien la question d’une des figures, en
politique, du nihilisme contemporain à la fin des fins. Et nihilisme veut dire
quoi finalement ? Nihilisme veut dire : traiter les situations de
telle sorte que n’y subsiste qu’une plèbe inorganisée. C’est ça la visée
générale. Ce qu’il s’agit d’avoir en face de soi c’est une plèbe inorganisée
dont les figures de solidarité, d’organisations internes, de considération des
figures de type travail, les projets politiques etc. seraient entièrement
démantelés, balayés, désorganisés, disséminés, de façon à en venir à ce que
j’ai soutenu ici être la subjectivité contemporaine fondamentale, à
savoir : un individu atomisé face au marché.
C’est pour ça que des questions aussi
techniques que retraites par répartition ou retraite par capitalisation sont
significatives, même si elles sont techniques. Parce qu’on voit très bien que,
en réalité, dans l’idée générale de la retraite par capitalisation, il y a
l’idée que même lorsqu’il s’agit du travail, c’est en réalité d’un consommateur
épargnant qu’il s’agit, c’est-à-dire de quelqu’un qui est identifiable par ses
dispositions financières, par ce qu’il est prêt à donner. Donc finalement, vous
voyez, c’est que finalement, la retraite, il faut l’acheter, comme tout le
reste. Que ça doit être un produit. Et c’est ça qui est posé : il n’y a
d’un côté que des produits et de l’autre que des plèbes inorganisées, et puis
quelques forces coercitives disponibles qui, elles, conservent leur principe
d’organisation et de coexistence [sourires], au sommet desquelles se trouve
l’armée américaine. L’armée américaine finalement coiffe tout ça. C’est quand
même bien comme ça que ça se passe dans le monde d’aujourd’hui.
Je crois que dans ce qui se passe, et je ne
suis pas sûr que “mouvement” soit le bon mot... Il faut réfléchir sur les
noms : est-ce que “mouvement” est le meilleur nom ? C’est un nom qui
a été longuement décevant. “Mouvement”, “lutte”... le lexique est en question
dans l’espace général de la politique. Je crois que ce qui est en question dans
cette levée polycentrique, c’est en réalité l’énoncé qui n’est pas énoncé mais
qui est : sur quelles bases, peut-on arrêter la destruction ? Peut-on
l’immobiliser ? Peut-on renverser le protocole destructif au profit d’une
affirmation de figures ou de
consistances qui soient défendables et qui soient en même temps nouvelles.
Parce que ça c’est ma conviction, c’est qu’on ne peut arrêter une destruction
qu’avec des affirmations novatrices. On ne peut arrêter la destruction
simplement avec une défensive, ou une restauratrice de quelque chose qui, de
toute évidence, est déjà largement détruit.
C’était simplement cela que je voulais vous
proposer. Et si on le transforme philosophiquement, si on le projette
philosophiquement, on dira que c’est bien d’une levée anti-nihiliste qu’il
s’agit, sur le fond des choses. Cela je crois, je sens cela ; je sens que
c’est de cela qu’il s’agit, consciemment ou pas, mais peu importe en
vérité ; c’est cela qui crée, au-delà des très légitimes soucis sur
l’avenir, la vie matérielle, les retraites, est-ce que je toucherai trois sous,
est-ce que je serai pauvre comme Job dans vingt ans, etc., soucis très
légitimes... au-delà de tout ça, et dans cela même, il y a la conviction que on
ne consent pas vraiment à devenir homogènes au nihilisme contemporain,
c’est-à-dire à se sacrifier soi-même sur cet autel-là, à consentir en effet à
devenir cet individu atomisé qui est convoqué subjectivement devant un univers
composé de produits.
Il y a une corrélation marxiste essentielle de
tout cela, parce que, après tout rappelons des données tout à fait
positives : la critique marxiste de l’économie politique est une critique
qui énonce que la force de travail elle-même est une marchandise, devient, dans
le capital, une marchandise. Et je dirais que le stade achevé de ce
développement c’est quand, par toute une série de mesures, on laisse entendre
que, en effet, il n’y a que des marchandises, et que au-delà même de la force
de travail, la vie elle-même est une marchandise, l’existence est une
marchandise, et les institutions sont des marchandises, les institutions sont
des prestataires de produits, l’éducation est un produit. C’est cette vision
des choses qui est inquiétante. Et donc, c’est une question d’une amplitude
considérable, dont il faut dire qu’au stade actuel des choses, au fond, la
métaphysique est plus forte que la politique. C’est peut-être le problème, le
problème en cours... Les catégories politiques ne sont probablement pas
complètement à la hauteur de ce que j’appelle la profondeur métaphysique de ce
mouvement, sa profondeur subjective immédiate. Et çà c’est quelque chose qui
chemine... depuis 1995.
J’avais été très frappé, lors du mouvement de
décembre 1995, que le seul et unique mot d’ordre était :
« ensemble ». Or, « ensemble, cela veut dire quoi ? On peut
en donner une signification courte : ensemble dans le mouvement, tous ensembles
gagnons, etc. Mais on peut en donner une signification beaucoup plus forte qui,
je crois était présente, qui est que la capacité d’être ensemble, c’est
précisément la capacité de ne pas être cette plèbe inorganique convoquée au
marché. Quel que soit cet ensemble, c’est une multiplicité qui s’affirme comme
telle dirait Deleuze. L’auto affirmation des multiplicités se disait :
« ensemble ». Le système des revendications catégorielles était
surplombé, enveloppé par tout cela. C’est ce que j’appellerais la métaphysique
du mouvement si vous voulez... c’est pas exactement sa politique, parce que sa
politique c’est des questions beaucoup plus circonstancielles, ajustées, le
gouvernement, les partis, les échéances, etc. Mais il y a aussi une
métaphysique historique du mouvement qui se donnait dans « ensemble »
et qui aujourd’hui se donne dans l’organisation de solidarités polymorphes,
comme ça, dans la conviction que quelque chose est en jeu qui dépasse les
catégories singulières justement, qui fait lien, transversalement aux
catégories singulières, avec en plus cette donnée empirique et assez frappante
que, au fond, un rôle axial est tenu par les noyaux actifs d’enseignants. Cela
est un fait dans la situation. En un certain sens, les enseignants sont à ce qui
se passe en cette année 2003 ce que les cheminots étaient dans ce qui s’est
passé en 95. C’est d’ailleurs frappant, il faut toujours une espèce de force
vectrice, comme ça, autour de laquelle, ou à propos de laquelle s’articule
l’ensemble de la protestation, comme si, justement, la protestation ou la levée
contre le nihilisme devait toujours avoir une vertébration ; après tout
c’est normal, si elle n’en avait pas elle serait elle-même disséminée.
Voilà les deux points sur lesquels je voulais
intervenir parce qu’ils sont directement connectés à notre souci qui est de
savoir de quoi on est capables contre le nihilisme contemporain, et le
caractère essentiellement destructeur de la politique menée qui a pour nom
libéralisme. Cela se montre de plus en plus ainsi : le libéralisme c’est
la destruction, et donc c’est l’opérateur socio-politique du nihilisme
contemporain. Et évidemment, contre cela, les figures de la cohésion
collective, de l’affirmation de la multiplicité comme telle, les figures de la
volonté que le travail soit pris en compte comme tel, et le fait de ne pas
vouloir être dissout dans la plèbe informelle si je puis dire, eh bien c’est ce
qui se donne avec toute une série de questions politiques qui vont traverser
tout ça et qui sont notre héritage.
Par conséquent, comme on disait autrefois, la
situation est excellente, n’est-ce pas [sourires]. La situation est
excellente ! ¾ ce qui veut
simplement dire que l’on voit clairement en quel sens elle est mauvaise. C’est
ça une situation excellente, c’est une situation telle que la levée contre son
caractère détestable fait qu’il y a un œil qui la regarde, il y a un œil
véritable, un œil lavé qui la regarde et agit en elle, qui la change, qui la
transforme. Une situation excellente est une situation dans laquelle il y a
quelque chose comme un combat, quelque chose comme une figure de levée,
c’est-à-dire une originalité ou une singularité nouvelle. On pourrait résumer
tout cela en disant : est-ce que là pointe le devenir d’une
singularité ? Eh bien, nous l’espérons.
[…]
Je rappelle que la question qui était la nôtre
la dernière fois, sur laquelle nous avons commencé et sur laquelle nous allons
clore aujourd’hui, c’était la question : de quoi la philosophie
est-elle capable ? Ou plus précisément :
la philosophie peut-elle être considérée comme capable d’être à la hauteur de
ce que notre époque exige ? c’est-à-dire la philosophie peut-elle
instruire une réponse aux questions épocales telles que elles la sollicitent ou
la conditionnent dans sa propre immanence ?
Alors nous avions dit, en un certain sens,
cela veut dire : y a-t-il une capacité de notre propre temps aux
vérités ? Y a-t-il une capacité à ce que des procédures de vérité
novatrices surgissent dans notre temps ? et on allait utiliser la confrontation
avec la thèse heideggérienne sur ce point. La thèse heideggérienne consiste à
dire que la philosophie en tant que métaphysique, la philosophie identifiée
comme métaphysique, n’est pas réellement à la hauteur des défis de pensée que
l’époque impose. Donc d’après Heidegger, si on identifie la philosophie comme
époque de la métaphysique, et on ne peut faire d’après lui que cela, la
philosophie est saturée. Donc ce n’est pas de l’intérieur de la philosophie,
comme forme de la pensée, que l’on peut espérer répondre ou même poser les
questions de l’époque. Comme quoi Heidegger est installé dans la venue d’un
au-delà de la philosophie, la venue d’une « pensée pensante » comme
il dira, qui transcende la disposition philosophique, c’est-à-dire la
disposition métaphysique. Donc dans la construction heideggérienne, il y
a :
- premièrement, une identification de la
philosophie comme métaphysique et
- deuxièmement, une instruction de la réponse,
à savoir, sous cette forme en tout cas, la philosophie n’est pas en état de
relever les défis de l’époque.
Nous avions ensuite procédé en plusieurs temps
en marquant à chaque fois la zone d’accord avec le diagnostic heideggérien et
le protocole d’écart. Je rappelle très brièvement.
Sur le 1er point : Heidegger, c’est très important, montre que la philosophie est
en quelque sorte sous une détermination plus essentielle qu’elle-même,
c’est-à-dire que originairement la philosophie est destinée ou envoyée par une
disposition de pensée, qui est aussi une disposition de l’être, plus originaire
et plus essentielle qu’elle-même, qui est l’éclaircie de l’être ou l’éclaircie
de l’ouvert et que, de ce point de vue-là, le destin de la philosophie ou la
capacité de la philosophie doit toujours être mesuré à cet envoi originaire,
c’est-à-dire à cette condition qui est plus profonde et plus décisive qu’elle
ne peut l’être elle-même. Je ne reprends pas ce point-là dans son détail mais
je marquais que à mon sens :
- on acceptera de dire que en effet la
philosophie est sous condition ; donc on reprendra du motif heideggérien
la conviction que la philosophie ne peut pas être intelligible uniquement à
partir d’elle-même ; donc que la philosophie est en effet sous des
systèmes complexes de conditions épocales, de conditions qui signent son inscription
dans un temps ; effectivement on rejettera le thème de la pure auto
fondation de la philosophie, on acceptera que son intelligibilité intégrale
renvoie à du non-philosophique, mais par contre
- on ne dira pas que cette condition, ou
pré-condition, est destinale, originaire ; on ne la lira pas comme un
envoi primordial tel que il commanderait une historialité du destin de la
philosophie ; donc on dira : ce sont des conditions multiformes en un
certain sens, elles-mêmes composant la signification d’une époque. Mais ça
n’est pas une espèce d’historialité générale qui ferait qu’il y aurait une
identité univoque de la philosophie, comme métaphysique par exemple.
Donc on dira :
l’aptitude de la philosophie est sous condition, c’est vrai, mais cette condition
est elle-même à considérer comme constituant le temps philosophique et non pas
simplement son histoire ou son historialité. Ça c’était le premier point.
Deuxième point :
Heidegger, au fond, nous dit qu’il faut un nouveau geste ; c’est-à-dire
que si la philosophie est impuissante ou saturée c’est qu’on a besoin, que
notre époque exige un nouveau geste et que on peut décrire ce nouveau geste ¾ c’est ce que j’avais
proposé de dire ¾ comme un nouveau
geste de séparation des savoirs et des vérités, c’est-à-dire instruire une
nouvelle démarcation entre la figure des savoirs, leurs dispersions, leurs
constitutions, leurs divisions aussi, d’un côté, et de l’autre la question du
statut de la vérité. Parce que pour Heidegger, la vérité est obnubilée par la
figure du savoir ¾ c’est-à-dire un
trait d’époque est que l’éclaircie fondamentale qu’est la vérité est obturée ou
illisible dans son enfouissement dans la figure des savoirs. Par conséquent,
pour autant qu’on veuille renouer avec le fil de la vérité, ou des vérités,
c’est-à-dire pour autant qu’on veut se remettre dans l’éclaircie de l’être, ou
se reconfier à l’éclaircie de l’être, alors il faut trouver un nouveau mode de
séparation entre la vérité et les savoirs, il faut faire passer la pensée entre
(si je puis dire) vérité et savoirs, et non pas accepter cette espèce de zone
de recouvrement et d’indifférenciation, ou d’indiscrimination entre vérité et
savoirs. Alors on accordera cela, on accordera que l’époque exige une nouvelle
figure de séparation entre vérité et savoirs, ou entre vérité et connaissance,
et donc [il faut] un nouveau concept de la vérité qui tracera une ligne de
partage avec la donation pure et simple des savoirs, et en particulier des
savoirs technico-scientifiques. Donc il faut un nouveau concept de la vérité,
on accordera à Heidegger que l’époque prescrit une nouvelle doctrine de la
vérité, enjoint une nouvelle figure de séparation entre les savoirs et la
vérité.
- mais on n’accordera pas que ceci soit le
protocole d’une question, comme dirait Heidegger ; c’est-à-dire que ceci
se concentre dans la redécouverte de la vocation questionnante de la
pensée ; c’est-à-dire que finalement la question de la vérité soit le
protocole d’une question qui retourne vers l’origine, qui se retourne
vers l’origine obnubilée ou raturée. On dira plutôt que le problème, c’est le
problème d’une nouvelle discipline des conséquences. Ce serait les deux
formules : protocole d’une question, instruction d’une nouvelle question
d’un côté, et de l’autre invention d’une nouvelle discipline des conséquences,
d’une nouvelle discipline de la pensée. Vous savez que c’est un thème que je
crois essentiel ; je crois que, non seulement, directement pour la
philosophie, mais aussi pour la politique et pour toutes les procédures de vérité,
nous sommes à une époque où la grande question qui est ouverte, c’est la
question de savoir quels sont les nouveaux modules de discipline, je veux dire
quelles sont les nouvelles figures de la discipline : en politique on sait
que ce n’est plus la discipline de parti, mais alors c’est quelle
discipline ? on sait très bien que basculer simplement d’une figure
particulière de la discipline à l’idée qu’il n’y a pas de question de
discipline, c’est ne pas bouger.
Et alors de manière plus générale, en ce qui
concerne la philosophie, je crois que cette question de la discipline de la
pensée, c’est-à-dire de ce qu’on a longtemps appelé la raison ou la rationalité
¾ parce que raison ou rationalité c’était ça, c’était le nom classique,
le nom métaphysique de la discipline de la pensée : la pensée était sous
condition quant à son exercice, de figures de sa propre discipline qui la
rendaient apte finalement à l’argumentation, à la cohérence, etc. On peut dire
aussi que le problème est celui d’une nouvelle figure de la rationalité.
Qu’est-ce que c’est que la rationalité dans la figure de discipline qui serait
la sienne aujourd’hui, et qui ne serait pas purement et simplement la
rationalité argumentative traditionnelle ou classique. Donc je pense que c’est
moins, en quelque manière, le protocole poétique d’instruction d’une question
ou d’une interrogation au sens de Heidegger, que la grande question de savoir
quelle est la discipline des conséquences parce que c’est la discipline des
conséquences qui organise le procès de séparation entre vérité et savoirs.
Exactement comme la rationalité était ce qui faisait passer la démarcation
entre vérité et opinion ; la rationalité, la raison, c’était ce qui
instruisait le fait que la vérité était autre chose, avait une autre discipline
que les figures de l’opinion ou de la conviction. Si on se demande finalement
comment reconstituer une figure de la vérité qui se sépare à nouveau de la
figure établie des savoirs, alors ça veut dire une nouvelle rationalité, en
tout cas ça veut dire une nouvelle discipline des conséquences plutôt à mon
sens que, au fond, la contestation de la rationalité au nom du questionnement,
en définitive de caractère, ou matriciellement poétique. Cela c’était le second
point.
Le troisième point
c’était que l’on aboutissait, au fond, à l’idée que, dans la conjoncture
actuelle de la pensée ou de la philosophie, il y a deux opération
fondamentales :
- replacer la philosophie sous la juridiction
ouverte de ses conditions, redisposer la philosophie dans l’espace ouvert de
ses conditions ¾ geste de
replacement, si je puis dire, de la philosophie, et...
- reformuler une doctrine de la vérité
soustraite en effet à l’emprise des savoirs, au relativisme des savoirs.
J’avais rappelé que ces deux opérations ont
des noms chez Heidegger.
La 1ère, c’est le tournant ; il faut un tournant fondamental,
tournant qui est aussi un retournement pour conquérir une nouvelle disposition
de la pensée par rapport à sa condition originaire.
Et la 2e, pour Heidegger, c’est la question ; c’est-à-dire remplacer le programme
rationaliste de la vérité par le programme pensant de la question, l’ouverture
questionnante identifiant une pensée qui est sur le chemin de son propre salut.
Je proposais de dire, là où Heidegger dit tournant,
placement ¾ quelque chose de
topologique finalement, quelque chose qui consiste à redisposer la philosophie
dans l’ouverture complexe de ses conditions politiques, artistiques,
amoureuses, scientifiques... Et que là où il dit question, précisément parce que là c’est plutôt un problème de discipline des
conséquences, je dirais création ¾ création comme nouvelle figure de la discipline de la pensée, et donc
d’un nouveau concept de la vérité. Bien. Ça c’était le 3e point.
Donc on accordait bien là encore à Heidegger qu’il y avait bien là la combinaison
complexe de deux opérations ; une qui est une opération de déplacement,
une opération de type topologique, de mise en place, et l’autre une opération
de reformulation, mais avec des différenciations importantes quant aux deux
opérations.
Et le 4ème point qu’on avait abordé, c’est : au regard de ces opérations, quels
sont les obstacles ? c’est-à-dire quels sont les obstacles fondamentaux
que l’époque nous impose, nous inflige, et qu’il faut surmonter pour que la
pensée soit à la hauteur du défi de l’époque.
Je rappelle que pour Heidegger, l’obstacle ¾ qui est aussi d’ailleurs le nom de notre situation épocale ¾ il l’appelle Gestell, que de nombreux
interprètes ne traduisent pas naturellement, parce que finalement la sacralisation
philosophique de la langue allemande fait que si on traduit on trahit,
etc. En plus, évidemment, Heidegger multiplie les jeux de mots à partir de
cette racine, et ces jeux de mots sont eux-mêmes de plus en plus
intraduisibles. Quand on traduit, on traduit ça par arraisonnement. La définition que Heidegger donne de cet arraisonnement, qui est en
vérité l’essence en pensée de la technique, qui est notre situation épocale en
tant que situation où l’être advient comme technique, et où l’être lui-même se
présente comme arraisonnement de lui-même si je puis dire. Heidegger donne la
définition suivante : « la mise à disposition de la totalité de
l’étant réduit à être un fond disponible ». On voit bien ce dont il
s’agit. C’est le moment de l’histoire de l’être, où il ne se présente plus que
comme disponibilité pour un vouloir ; c’est-à-dire que l’être s’accomplit
là comme exposition de soi dans une disponibilité ouverte, mais ouverte
uniquement à l’arraisonnement par le vouloir de domination finalement, qui est
aussi bien le vouloir technique. Or ça c’est à la fois naturellement notre
situation et l’obstacle pour les opérations dont je parlais ; c’est-à-dire
que tant que l’être se déploie ou s’expose comme une espèce de disponibilité
générale pour un vouloir qui l’arraisonne et le réduit, alors naturellement, il
n’est pas possible ni de redisposer la pensée dans son envoi, ou dans son
éclaircie originelle, cette éclaircie étant évidemment raturée par cette
disponibilité technique, ni non plus d’instruire la pensée comme question. La
pensée est obnubilée comme vouloir, elle est elle-même saisie dans ce rapport à
l’être qui finalement en fait une pure et simple exposition pour sa soumission
technique ou sa destruction volontaire.
Il faut bien comprendre que ceci est un destin
de l’être lui-même. C’est le moment où l’être lui-même s’accomplit comme étant
en totalité la mise à disposition de lui-même comme fond disponible et ceci est
corrélatif d’une subjectivité singulière, d’une figure métaphysique du sujet qui
est le sujet qui veut. Vouloir de la puissance qui finalement s’accomplit comme
vouloir arraisonnant l’être lui-même dans son exposition.
Autre définition que Heidegger propose, qui
est corrélative de ce que je viens de dire : « l’être lui-même
mettant en péril la vérité de sa propre essence ».
C’est l’être lui-même qui s’expose absolument à ce péril de la vérité de sa
propre essence qui est de n’être plus qu’une disponibilité pour un vouloir de
puissance. C’est en ce sens que, pour Heidegger, on peut caractériser notre
époque comme nihiliste, parce que l’être lui-même y met en péril la vérité de
sa propre essence. C’est un nihilisme au sens strict : c’est une figure où
l’être s’expose à son propre anéantissement, où l’être se présente dans une disponibilité
pour sa destruction ; l’être advient à l’exposition de soi comme mise en
péril absolu de sa propre essence, de sa propre vérité, et donc comme
exposition à son anéantissement. Notre époque est ce moment de l’histoire de
l’être où l’être s’expose comme disponible pour sa propre destruction. En ce
sens, nihilisme n’est pas du tout une idéologie, une vision du monde, un
épisode extrinsèque, une conviction, non, le nihilisme est une figure de
l’histoire de l’être lui-même ; c’est-à-dire le moment où l’être ne peut
plus se présenter que comme étant en totalité disponible pour un vouloir, et
dès lors il expose sa propre essence au péril.
Comme toujours chez Heidegger, il faut ajouter
que ce qu’il y a de plus périlleux dans ce péril est sa dissimulation, son caractère
non entièrement visible. L’exposition de l’être comme disponibilité à son
propre arraisonnement se présente masquée, en particulier de ce que la
technique (qui est finalement l’essence concrète de l’arraisonnement de l’être)
est représentée comme un moyen. Autrement dit la mise à disposition de l’étant
en totalité se présente comme si elle était le moyen pour des fins qui lui
seraient supérieures, ou qui seraient bonnes, ou qui seraient le destin de
l’homme lui-même, etc. Or, comme nous venons de le voir, la technique n’est
nullement un moyen ; la technique, dans la modalité de l’exposition de
l’être à sa propre destruction, est la situation de l’être lui-même. Et donc,
l’homme lui-même, pour autant qu’il subsiste, n’a nullement accès à un rapport
à la technique comme moyen. Autrement dit, la technique, c’est la situation de
l’homme, et non pas son moyen. Et donc il n’y a pas de fin, c’est pour ça que
nous sommes dans un nihilisme véritable, il n’y a pas d’autre fin que la
destruction elle-même.
Heidegger écrira par exemple, entre mille
textes possibles : « l’homme est assigné à prêter la main à
l’essence de la technique ». Formule parfaitement
claire, n’est-ce pas. L’homme qui peut s’imaginer qu’il est ce à quoi la
technique est rapportée, en tant que moyen pour des fins d’émancipation, de
maîtrise, il est en réalité à l’essence même de la technique, c’est-à-dire
assigné à l’essence de l’être comme exposition à l’arraisonnement, c’est-à-dire
en définitive de l’étant à la destruction.
Finalement, si on résume tout cela, on dira
que, au fond, le Gestell c’est dans la figure d’un
destin, c’est un destin de l’être, le nihilisme est un destin de l’être, et que
l’être se destine comme arraisonnement, se destine à son exposition à la
destruction et l’homme d’aujourd’hui co-appartient à ce destin. L’homme
d’aujourd’hui, c’est-à-dire pour Heidegger, l’homme de l’humanisme d’une
certaine manière, l’homme en tant qu’il se croit le souverain de tout ça
n’est-ce pas.
Je vous lis un passage récapitulatif tout à
fait significatif. C’est dans La philosophie et tournant (conférence de 1949-50), c’est-à-dire l’un
des deux textes qu’on prenait ici comme repère : « si l’être s’est
destiné comme essence de la technique dans le Gestell, à l’essence de l’être
néanmoins appartient l’essence de l’homme, dans la mesure où l’essence de
l’être requiert l’homme en son essence pour demeurer prise en garde en tant
qu’être, selon sa propre essence au milieu de l’étant, et pour déployer par là
son essence en tant qu’être. Voilà pourquoi l’essence de la technique ne peut
être conduite dans la métamorphose de son destin, sans l’aide de l’essence de
l’homme. Ainsi la technique ne peut être en cela humainement surmontée ». Et donc la technique ne peut être humainement surmontée, donc
il n’y a pas de possibilité, par exemple, d’opposer un humanisme anti-technique
à la technique, aux yeux de Heidegger ; ce serait absolument fallacieux et
creux, car l’homme, l’humanité de l’humanisme est elle-même tenue en réalité
dans le destin de la technique. Donc la technique ne peut être humainement
surmontée, en revanche l’essence de la technique peut être libérée dans sa
vérité encore en retrait. La voie qui est ouverte, ce n’est pas d’opposer à la
technique l’humanité de l’homme, mais c’est que l’homme, en tant que
co-appartenant au destin de la technique, prenne la mesure de la technique
elle-même, c’est-à-dire fasse advenir sa vérité qui est encore illisible ¾ puisque je vous l’ai dit, ce qu’il y a de plus périlleux dans le
péril, c’est qu’il est masqué ; donc il faut d’abord faire venir au jour
l’essence de la technique pour que, d’une certaine façon, on puisse en être
libéré, et cette liberté dit-il, ça c’est assez frappant, cette liberté
« ressemble à celle d’un homme qui surmonte sa douleur au sens où, loin de
s’en défaire ou de l’oublier, il l’habite ». Retenons cela :
c’est-à-dire la liberté conquise par le fait que l’homme fait venir au jour
l’essence de la technique, détermine la technique dans son essence, détermine
le nihilisme comme nihilisme finalement, cette liberté « ressemble à celle
d’un homme qui surmonte sa douleur au sens où, loin de s’en défaire ou de
l’oublier, il l’habite ».
Nous pouvons donc dire que le propos de
Heidegger relativement aux tâches de l’époque c’est : sommes-nous tout d’abord
en état d’habiter le Gestell, d’habiter
l’arraisonnement. Non pas du tout de la surmonter au nom d’une figure abstraite
de l’homme qui s’imaginerait que la technique peut être un moyen etc., tout
cela est absolument forclos, non pas non plus de régresser en deçà de la
technique, ce qui n’a aucun sens, mais d’opérer ce retournement par lequel la
technique est éclairée et pensée comme destin de l’être, c’est-à-dire où elle
est elle-même réaccordée à l’ouverture initiale, en ce sens que on y voit, on y
pense, on y déchiffre un destin de l’être comme présentation de l’étant en
totalité à son arraisonnement.
Vous voyez bien
qu’on a là le noyau de ce que, quand même, j’appellerais le messianisme heideggerien,
dont la figure est la suivante : au fond, ce qui est destin, on ne s’en
libère qu’en l’habitant, qu’en étant un habitant de ce destin ;
c’est-à-dire ni en en étant le jouet, ni non plus en prétendant s’en excepter,
mais plutôt en acceptant de co-appartenir à ce destin en toute lucidité de
pensée, dans la force de la pensée, c’est-à-dire finalement habiter le destin
comme destin, dans la lisibilité immanente de ce qu’il est un destin. Et là,
s’ouvre une autre possibilité. On le verra plus loin, cette possibilité,
l’homme ne sera pas à même de la remplir complètement. Peut-être qu’il faut un
dieu pour cela. Mais nous sommes en état de l’ouvrir en étant les habitants
véritables de ce moment de l’être qu’est le Gestell.
La maxime fondamentale est prélevée sur Hölderlin n’est-ce pas. C’est :
« là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». C’est cela qu’appelle le noyau absolu du messianisme
heideggerien ¾ une vieille pensée allemande ;
c’est-à-dire que là où l’on est à l’extrême du péril, là où on rend précisément
lisible le plus périlleux du péril (et c’est rendre lisible le plus périlleux
du péril de montrer qu’en plus il est masqué, de le démasquer, de l’habiter
dans sa lisibilité entière), alors là aussi s’ouvre la possibilité du salut.
Non pas s’ouvre le salut lui-même, mais en tout cas se réouvre la possibilité.
Donc là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.
Alors qu’est-ce
qu’on va dire de tout ça ? qui a une lisibilité assez grande, une force
profonde, toujours un peu religieuse par en-dessous quand même - religieuse de
tonalité. Finalement, toute cette économie est une économie du salut surhumain
en tant que figure d’une nouvelle manière d’habiter le destin. Je crois qu’il
faut absolument lui accorder que la figure du contemporain est le nihilisme.
C’est-à-dire qu’il est vrai que quelque chose dispose la mondanité du monde
sous le procès de sa destruction. Il y a une lisibilité concrète de cela qui
est à mon sens liée aux figures contemporaines de la puissance. Et que les
figures concrètes, contemporaines de la puissance ne sont pas du tout des figures
de l’ordre. Les Américains, qui n’ont que cela à la bouche, ne créent pas un
nouvel ordre mondial, ce n’est d’ailleurs à mon avis nullement leur souci,
c’est une affirmation de la puissance qui est au contraire la création
immanente et définitive du désordre, de la destruction, de la ruine, de la
décomposition, de la plèbe informe, des inégalités abyssales, des morts en
masse, de l’indifférence, etc. et d’une destruction aveugle de la tradition, de
la répétition. Ça a l’air réactionnaire, mais nous avons donné un concept de
cela au cours de l’année, nous avons dit : pour qu’il y ait un présent, il
faut que, d’une certaine manière, il y ait la possibilité d’une incorporation
véritable du passé. En ce sens, le thème de la modernisation à tout prix, de
l’archaïsme de tout ce qui subsiste, c’est un thème dont on insiste à dire
qu’il consacre la destruction du présent. Sous l’apparence de se consacrer à
l’éradication des archaïsmes du passé, il rend impossible l’habitation du
présent. Et que la question soit d’habiter le présent, cela je le concèderais
aussi à Heidegger. On peut prendre cette métaphore si on veut : « habiter
le présent » ou qu’ « un présent existe » comme disait Mallarmé, qu’un présent ne fasse pas défaut, qu’il
y ait un présent, cela en effet n’est pas compatible avec un exercice de la
puissance qui, d’une certaine façon, fait fi de ce qui existe dans son héritage
d’existence, et de ce qui défait ou détruit toutes les figures de consistance
qui ne lui sont pas homogènes, qui ne sont pas finalement homogènes au marché
et à l’hégémonie financière et militaire.
Donc je pense que ce que Heidegger appelle le
retrait du sans-retrait, c’est-à-dire finalement la disparition du vrai
face-à-face de la pensée, la possibilité pour la pensée de prendre le temps
présent d’un face-à-face avec ce qu’elle pense, de se tenir réellement en face
de ce qu’elle pense... La destruction de cela, pour des formes qui sont
toujours des formes de passage et de répétition d’un objet à un autre objet,
d’un produit à un autre produit, sous la maxime « un produit chasse
l’autre ». La grande affaire c’est que, en face de la plèbe inorganique,
vous avez les produits qui se chassent les uns les autres. Vous avez deux
séries comme ça, une masse inorganisée réduite à l’objectivité de
l’appréhension des produits et puis le défilé des produits à toute allure, dans
leur substituabilité ininterrompue ¾ ça on peut dire que c’est un nihilisme, que c’est une instance de la
destruction, quelque chose qui en un certain sens est en effet inhabitable,
c’est-à-dire que c’est quelque chose qui ne donne pas le temps d’être habité,
qui ne créé pas le lieu d’une habitation, au sens où habitation veut simplement
dire en effet la possibilité de se tenir en face de quelque chose. On peut
acquiescer à cela, on peut dire, dans le jargon de Heidegger, qu’il y a une
dissolution du présent qui est aussi la destruction de l’incorporation du
passé. Pas de sa mémoire ni de son histoire, mais de sa vitalité présente, de
la possibilité de faire présent de ce qu’il y a de précieux dans le passé. Vous
savez à quel point c’est important en politique par exemple. La destruction des
références du passé a toujours été un affaiblissement considérable pour le
présent actif de la politique qui s’est toujours nourri des figures du passé.
Et elle ne s’est pas nourrie arbitrairement des figures du passé, parce que
évidemment les intensités des figures du passé sont ce qui vous permet de
penser et de vous tenir en face de l’intensité du présent, ou de construire
l’intensité du présent.
En cela ce que dit Heidegger est vrai, il y a
une douleur de l’absence de présent. Même dans le mouvement [de grèves] actuel,
il y a une douleur qui s’exprime. Qui n’est pas une plainte ou une
revendication. Je distinguerai douleur de plainte ou de revendication. C’est la
douleur de ceci que le présent est détruit. Le présent dans son intensité. On
l’a dit ici : le présent véritable c’est toujours l’interruption d’une
répétition et la possibilité d’une projection. Le présent c’est un temps. Et
c’est ce temps tout entier qui est détruit. C’est vrai qu’il y a là quelque
chose qui induit une douleur. Et il faut distinguer la douleur de la plainte,
de l’insatisfaction ou de la revendication. Au fond c’est plus radical ;
c’est aussi pour ça que je crois qu’il y a aussi une métaphysique de ce qui se
passe. Et que c’est aussi un affect de ce qui se passe.
Par contre je n’accorderais pas [à Heidegger]
que le centre du problème soit la technique. Je ne le crois pas. Je ne crois
pas que la question soit celle de la venue en disponibilité de l’être
historial. Je crois que réellement le cœur du problème est que toute
singularité est sommée de comparaître devant la circulation des produits,
devant le marché, c’est-à-dire devant quelque chose qui n’est pas réductible à
la technique, qui est une figure absolument elle-même singulière. Rien dans la
technique en tant que telle, et encore moins dans sa disponibilité scientifique
sous-jacente, ne la condamne à s’organiser autour de la substituabilité infinie
des produits. Ça c’est une singularité sui generis, c’est la singularité du
capitalisme ¾ donnons-lui son vieux nom après tout.
C’est quand même cette singularité-là que Heidegger ne veut pas nommer
vraiment. Il l’enveloppe dans quelque chose de plus vague, de plus indifférencié
et qui finalement renvoie au vieil anti-technicisme réactionnaire tout de même
à la vieille hostilité provinciale à l’industrie qui est absolument présente
chez Heidegger. Il a un côté « vive le paysan de la Forêt Noire », « à bas la technique, l’industrie, l’arraisonnement,
l’emprise de l’homme sur la nature » etc., etc.
Mais en réalité ce n’est pas la question. Cela ne veut pas dire que l’emprise
sur tout cela de la comparution généralisée devant l’abstraction [attraction]
marchande n’entraîne pas en effet des aberrations corruptibles, je ne dis pas
le contraire... mais il ne faut pas renverser les rapports : c’est
l’emprise sur la technique et plus gravement sur la science elle-même de cette
comparution devant l’abstraction marchande qui organise le site nihiliste. On
en a déjà parlé longuement, je ne vais pas y revenir. C’est la création d’une
subjectivité singulière qui est au fond la thèse selon laquelle on n’a pas
besoin de penser pour vivre car le produit y pourvoie. Cela je pense que c’est le
grand impératif contemporain, la grande idéalité rêvée par la contemporanéité
marchande. C’est vraiment l’impératif : « vis sans idées ». Mais vous voyez bien qu’on ne peut vivre sans idées que parce
que le produit y pourvoie... si vous avez la chance d’y accéder. Si vous n’avez
pas la chance d’y accéder, il faudra au moins avoir d’autres idées pour la
survie, d’autres voyages, d’autres trajets. Mais le noyau de la chose, c’est ce
commandement « vis sans idées » qui désingularise
tout le présent et, à mon sens, c’est cela la douleur. A la fin des fins, il
n’y a de douleur que là où il n’y a pas de pensée ¾ vous me direz : optimisme inébranlable [sourires] Oui, mais
absolument fondé. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de douleur mais, en
définitive, là où la pensée peut advenir, la douleur peut s’en aller, on le
sait très bien. La pensée c’est pas simplement l’idée que si vous réfléchissez
un peu, ça ira mieux, n’est-ce pas ? [sourires] C’est un tout petit peu
plus compliqué mais c’est aussi une maxime : « là où il y aura eu
la douleur, la pensée peut venir » Et donc
inversement je pense qu’on peut établir que toute douleur (je parle de la
douleur et non de la plainte ou du ressentiment) est originée dans une
séparation du corps d’avec la capacité avec la pensée. Le corps de douleur est
un corps privé de l’accès au pensable. Bien sûr vous pouvez obtenir ça par tous
les moyens. Vous pouvez obtenir cette séparation par la torture. Mais à un
niveau général, vous l’obtenez si vous arrivez à faire que le corps joue son
destin sur les marchandises. C’est la façon la plus douce de séparer le
corps de sa capacité aux pensées. Mais si douce qu’elle soit, elle n’en est pas
moins une douleur. Il faut donc dire que le consommateur souffre [sourires].
C’est une thèse : le consommateur souffre... en tant que tel. Cela ne veut
pas dire qu’il n’a pas une jouissance du produit, mais en tant que tel,
c’est-à-dire en tant que réduit à cela, qui est sa comparution devant le
système généralisé des produits comme substituables à toute pensée, il souffre,
et là on sait très bien les formes que cela prend dans le monde contemporain,
en particulier la souffrance des adolescents... La souffrance des adolescents à
laquelle, comme vous le savez, le problème de l’école est loin d’être indifférent,
parce que la figure de l’enseignant aujourd’hui, c’est celui qui a à faire avec
cette souffrance de façon massive. On dit : il a à faire à des violents,
etc. Enfin ! c’est de la souffrance et de l’angoisse qu’il faut parler
d’abord, le reste n’étant qu’une série de projections socialisées. Il a à faire
avec cette souffrance, qui est la souffrance de celui à qui il n’est proposé
que de solder son être dans les produits. Donc, en vérité, il faut bien dire
que le problème de l’école, extraordinairement complexe il faut bien le dire,
est entre autres choses le problème de cette douleur. Et alors on demande à
l’école de faire avec. Mais c’est pas très facile. Parce que traiter cette
douleur veut dire en effet faire venir la pensée là où elle doit venir, c’est-à-dire
en fin de compte, la créer comme possibilité des corps, comme
accessibilité des corps. C’est tout de même exorbitant de demander à l’école
seule de faire cela. Cela aboutira nécessairement à des destructions et à des
protocoles disciplinaires absurdes.
Je pense que là est la figure véritable du
nihilisme contemporain. Et donc le point est de savoir quelles opérations
peuvent créer là-dedans un espacement. Ces opérations seront nécessairement des
opérations par lesquelles les corps seront restitués à la pensée, ou en tout
cas restitués à la capacité à la pensée. Ce qui ne veut pas dire qu’on les
prive de produits. Cela veut dire qu’ils ne sont pas sommés de comparaître en
tant que tels devant la figure générale de ce qui s’expose comme produits.
Alors pour cela, je crois que le chemin est ce
que j’ai dit : replacer la philosophie sous le système général de ses
conditions, mais je dirais que le chemin est d’aggraver les conditions de la
pensée, les alourdir, faire valoir leurs exigences comme telles. Heidegger
aussi dit quelque part dans l’Introduction à la métaphysique que le propre de la philosophie c’est d’aggraver les questions, plutôt
de les aggraver que de les résoudre. Bon, moi j’aime bien que quelques
questions soient résolues de temps en temps [sourires], leur aggravation
incessante, ou la promesse qu’elles seront de plus en plus graves, c’est
pathétiquement sympathique... Mais en même temps il y a quelque chose de vrai
aussi dans cette idée de l’aggravation : quasiment prise dans son étymologie,
plus grave veut dire aussi, plus lourd, dans une consistance plus solide. Et
cela parce que tout simplement, on est face à la circulation, ou à la
communication ¾ c’est la même
chose. Donc c’est vrai qu’il n’y a d’espoir que dans un alourdissement relatif
des choses qui circulent, c’est-à-dire dans leur immobilisation au moins
provisoire.
Alors on peut donner quelques exemples ¾ vous savez que nous avons dit qu’il y a quatre procédures [hétérogènes
aux termes de la transaction marchande] : la démonstration, la
contemplation, la manifestation (l’opposition, la rupture) et puis l’amour ou
la passion et que c’est là que se joue finalement ce dont nous sommes capables
aujourd’hui. Alors effectivement, je pense qu’une des tâches de la philosophie
est de se rapporter à cela dans une dimension d’aggravation relative. Par
exemple il est très important aujourd’hui de séparer ce qui relève de la
démonstration de ce qui relève de la technique ou de l’usage. Cela veut dire
refaire valoir l’autonomie radicale de la science par rapport à la technique ¾ le cœur de la question c’est les mathématiques, parce que c’est par
les mathématiques que passe l’instruction de cette séparation ; cela c’est
contre le motif de l’utilité. Apprendre que dans son essence la science est
inutile, inutile au sens où l’utilité est normée par le système général de la
circulation des produits naturellement, au sens de l’immédiat de l’utilité.
Vous savez que dans la presse il est absolument impossible de trouver un compte
rendu d’une découverte scientifique sans qu’on vous explique dès la 2e
ligne à quoi ça va servir n’est-ce pas, et comment ça va être commercialisé. Et
puis alors quand il n’y a pas ça, le journaliste est déconcerté, il ne sait
plus trop quoi dire tant il est pris dans la comparution subjective, qu’il ne
sait pas comment il va faire comparaître subjectivement son lecteur devant
quelque chose dont il faudrait avouer que c’est pour l’instant totalement
inutile. Alors en général il dit : évidemment c’est de la recherche fondamentale,
mais çà servira quand même peut-être un jour [sourires]. On a vu beaucoup de
choses très bizarres servir un siècle après, il se rabat là-dessus ¾ c’est un argument un peu misérable, il ferait mieux de défendre
l’inutilité mais ça lui est très difficile.
Mais là c’est un
point d’aggravation dans lequel la philosophie a un rôle propre. Quand Heidegger
dit dans son langage toujours un peu pompeux comme ça, que la technique a
besoin de l’homme pour tenir en garde son destin d’être, eh bien c’est vrai que
les sciences ont besoin de la philosophie pour tenir en garde leur destin de
pensée contre leurs asservissements de tous ordres. Je crois que quelque chose
de la philosophie tient en garde, si elle le peut, la science elle-même ¾ non pas dans son devenir, dans sa procédure réelle, mais quant à sa
vertu propre d’être précisément séparable, séparée de l’utilité.
De même il faudra
tenir en garde le propos affirmatif de l’art. Qu’est-ce que c’est que
l’art ? L’art est un instrument de combat contre l’impératif « vis
sans idées », parce que l’art, autant qu’il
existe, c’est toujours la mise en fiction de ce que c’est qu’une vie sous
l’idée. Cela je ne peux pas le démontrer, mais je le pense vraiment. Je pense
que tout art, toute position artistique fait fiction de l’hypothèse que on peut
justement vivre sous l’idée, que la vie peut s’exposer à l’idée. Naturellement
cela veut dire aussi que l’art montre en fiction ce que c’est que la vie sans
idée, c’est sa fonction critique, mais il le fait sous l’horizon de la vie sous
l’idée. Par conséquent l’art est l’opérateur fictif qui traite de la question
d’un monde sans douleur. Bien que, comme vous le savez, l’art soit fiction de
la douleur, de manière tout à fait essentielle, comme induction de la douleur,
et que la douleur soit un de ses matériaux. Mais en réalité, même quand l’art
traite de la question de la douleur du monde si je puis dire, en réalité,
l’éclairage interne, artistique de cela, c’est toujours la virtualité ou la
possibilité d’une vie qui serait sous l’idée, qui serait sous la pensée, qui
par conséquent serait une vie sans douleur. L’art c’est toujours à la fin des
fins une fiction de la béatitude, même s’il est absolument pessimiste. Sa
lumière artistique proprement dite, ce qui le relève de l’intérieur, c’est une
proposition concernant la fiction de la vie sous l’idée. Donc il n’y a d’art
que de la joie n’est-ce pas. C’est bien pour ça que tout le monde aime l’art.
Quand on lit une histoire absolument sinistre, qui fait pleurer etc ...
Finalement, qu’est-ce qu’est l’art là-dedans ? On ne va pas quand même
dire que c’est le réalisme de la transposition, de la douleur. C’est que la
douleur elle-même est éclairée ou relevée de l’intérieur dans la figure de la
possibilité de la joie. Et je crois que l’art, c’est la lumière de la joie,
vraiment ! en tant que telle. Et quel que soit le propos narratif qui est
le sien. Et il faut garder cette vocation de l’art contre ce qui serait
l’exagération d’une vision purement critique de l’art, c’est-à-dire selon laquelle
l’art serait le démontage critique de l’univers contemporain. En réalité je
soutiendrais volontiers que nous n’avons pas besoin de la critique.
Aujourd’hui, la critique c’est ce qui va de soi. Qui n’est pas capable de
critiquer le monde contemporain ? Tout le monde en est parfaitement
capable. Sauf les propagandistes stipendiés chargés d’en faire l’éloge. Mais
n’importe qui dans la rue sait très bien que le monde d’aujourd’hui est
abominable n’est-ce pas, c’est évident. Et il peut même vous dire pourquoi
finalement. Donc ce n’est pas vrai que la question fondamentale c’est la
critique. Je pense qu’il faudrait écrire une critique de la critique. Parce que
la critique, d’une certaine façon, ne fait que prendre le pli de la dissolution
mais d’une autre manière.
Ce n’est pas de critique dont nous avons
besoin, c’est d’affirmation, absolument. C’est de ce que nous sommes capables
d’affirmer qu’il est question. La critique a commencé depuis longtemps, elle
est usée, elle n’a plus de pouvoir. La critique de l’économie politique a été
faite depuis le siècle dernier. La critique de la contemporanéité aussi. Donc
bien sûr il faut de la critique, moi-même j’en fais constamment ¾ je me démens moi-même ici, mais vous voyez ce que je veux dire... La
question que Heidegger appellerait la question du retournement, ce n’est pas en
définitive la question de la critique, de la négativité. C’est : y a-t-il
une affirmation hétérogène ? Y a-t-il encore une capacité affirmative
hétérogène ? C’est pour ça... Je reviens sur l’exemple du mouvement de
1995. Même cet énoncé minimal qui était « ensemble ! », ce n’était pas de la
critique, c’était dire : on peut au moins dire ça quand on est ensemble.
On peut dire « ensemble ! » en tout
cas. Et c’est déjà quelque chose qui auto-affirme la multiplicité. Et donc
c’est ça la question véritable. Et dans l’art c’est très important, parce que
dans l’art il y a toujours une lutte interne finalement entre la critique des
formes établies (la déconstruction de la représentation, etc., etc.) et le
noyau d’une capacité affirmative hétérogène dans la fiction de l’idée.
En politique, eh ! bien c’est la rupture
avec les schèmes établis, avec les schèmes imposés, donc finalement là aussi la
rupture avec la vision représentative de la politique, ou sa vision expressive ¾ c’est-à-dire l’idée que la liberté c’est quand tout le monde peut
s’exprimer... La vision politique aujourd’hui c’est la question de savoir
quelle est la discipline affirmative autre que l’expression justement, qui ne
soit pas limitée à la question de l’expression.
Et puis, dans la question de la passion ou de
l’amour, je crois que là est aggravée la question de : qu’est-ce que c’est
que la pensée du deux ? Qu’est-ce qu’une pensée qui n’est d’aucune façon une
pensée de l’Un ? qui se donne le 2, l’espace du 2, l’espace de l’écart.
J’appellerai cela l’espace de la dissidence amoureuse. La dissidence amoureuse,
ce n’est pas créer de l’Un à part, c’est affirmer le 2, c’est affirmer
le jeux de l’écart et la capacité créatrice et novatrice de l’écart. Dans cet
espace-là, on a évidemment toute une série de facteurs d’aggravation des
thématiques procédurières qui sont en exception de la marchandise.
A partir de là, quelles sont les tâches de la
pensée ?
Là je vais être court parce que c’est ce qui
va nous servir de point de départ l’année prochaine.
Pour Heidegger, la
tâche de la pensée concerne le présent, bien que ce présent soit travaillé du
dedans par une figure à mon sens messianique : là où croît le péril croît
aussi ce qui sauve. Il voit bien que ça ne peut pas être un calcul ou une
promesse. Il voit bien que calculer l’avenir, annoncer que tout va aller bien,
que tout va aller mieux, etc., que tout ça c’est justement la dissolution
actuelle du présent ¾ « on va s’en
sortir », la croissance, etc. Sa question est bien celle du présent et je
crois qu’il faut partager ça avec lui, et sa métaphore c’est celle du regard,
c’est création ou assomption d’un nouveau regard, « d’un regard,
dira-t-il, dans ce qui est ». Je vous lis un bref passage, toujours dans
la fin de La philosophie et le tournant. Il va
décrire négativement ce que serait le vrai regard : « Le regard ne
nomme plus le coup d’œil par lequel nous inspectons l’étant. Regard dans, comme
éclair dans. Et l’avènement de la constellation, du tournant dans l’essence de
l’être lui-même, et ce dans l’époque du Gestell ».
Donc vous voyez, la question de la possibilité du tournant, c’est la question
de la possibilité d’un regard dans ce qui est. J’accepte assez cette métaphore.
Mais s’il y a la possibilité d’un regard dans ce qui est, alors oui, la
philosophie peut être au service de cette possibilité. La philosophie on peut
la définir comme ce qui aide à ce qu’il y ait un regard dans ce qui est, en
tant que regard au présent, et regard du présent. Et au fond ce regard est
aussi bien le regard de ce qui est regardé. Pour Heidegger naturellement, c’est
un regard de ce qui est regardé, c’est un regard DANS, au sens où ce qui est
regardé, qui est la vitalité du présent, est ce regard lui-même. Donc il y a
présent quand le nouveau regard est aussi bien ce qu’il y a à regarder. Et
effectivement, quand il se passe quelque chose, on sait très bien qu’on peut à
la fois dire : ce qui se passe c’est la création d’une nouvelle manière de
voir les choses, mais les choses c’est quoi ? eh ! bien c’est
justement qu’il y a ce nouveau regard. Donc c’est bien ça, quand il se passe
quelque chose, il y a une espèce d’indistinction nouvelle entre le regard et le
regardé. Il y a un nouveau regard et il y a quelque chose de nouveau que ce
nouveau regard regarde, parce qu’il y a ce regard qui est absolument nouveau.
Et ça, ça a l’air très abstrait mais ça ne l’est pas du tout. C’est une
expérience immédiate que l’on a lorsqu’il se passe quelque chose dans la vie,
collective ou individuelle. On a l’impression de voir les choses autrement. Et
qu’est-ce que c’est que cet “autrement” ? Eh ! bien c’est que
justement on les voit autrement aussi. C’est un point essentiel n’est-ce
pas ? Tout le monde fait cette expérience, dans la rencontre amoureuse, ou
dans la joie d’une démonstration collective, ou dans le début d’une grève, tout
ce que vous voulez... Dans le début d’une insurrection. On voit les choses
autrement, et on sait que ce qu’on voit autrement c’est justement le fait qu’il
y a cet “autrement” qui fait qu’on voit autrement.
Donc il y a une
circularité du regard et du regardé dans la novation. Au fond, ce qu’on peut
appeler événement c’est ça après tout. Un événement c’est aussi le fait que
dans la novation se crée une indiscernabilité entre le regard et le regardé.
Simplement ce que va dire Heidegger, c’est que cette indiscernabilité du regard
et du regard n’est pas encore là. Ça n’est plus là et ça n’est pas encore là.
Et donc tout va être question. Tout va être la question de savoir : quand,
comment, si c’est là, si c’est pas là. Par exemple, je cite ; dans la fin
du texte, tout devient question. Par exemple Heidegger écrit :
« Advient-il le regard dans ce qui est ? », c’est-à-dire qu’il
n’y a pas de réponse à cette question. La question elle-même est justement le
problème de cette indiscernabilité qui doit venir entre le regard et le
regardé, mais qui n’est pas là et, et cela c’est très frappant, cette question
est indiscernable, aux yeux de Heidegger, de la question de la venue du dieu.
C’est-à-dire que finalement la métaphore de la métaphore du regard comme
regardé, c’est aussi la métaphore du salut et c’est aussi la métaphore du dieu.
Par exemple, tout de suite après, Heidegger dit : « Le dieu vit-il ou
reste-t-il mort ? » Et vous voyez que cette dernière question est une
autre version de la question « Advient-il le regard dans ce qui
est ? ». Donc ces deux questions sont au fond la même question, la
question de l’advenue du retournement.
Et
alors, encore une question : « Avons-nous vraiment séjour dans le
proche, au point d’appartenir initialement au quadripartie du ciel et de la
terre, des mortels et des dieux ? » C’est encore la même question.
L’à-venue du regard qui est la même chose que le regardé ; la question de
savoir si le dieu mort de Nietzsche peut être vivant ; la question de
savoir si nous appartenons au quadripartie du ciel et de la terre, des mortels
et des dieux ¾
c’est trois variantes de la même question qui est ce sur quoi s’achève
l’analytique heideggerienne. Elle s’achève dans la construction de ces
questions.
Alors là aussi je
terminerais par la mention de l’écart. Je vous l’ai dit, j’accorderais
finalement que la figure événementielle de la construction du présent peut se
dire dans la solidarité du regard et du regardé. Mais je ne crois pas que la
question de ce nouveau regard soit la question de sa venue. La question de sa
venue est une question ouverte. Est-ce que ça advient ? est-ce que ça
n’advient pas ?... Il faut faire avec ce qui advient. Ce qui advient
advient. Et il advient, en un certain sens, toujours quelque chose.
Donc le problème
n’est pas de s’immobiliser dans la question de la venue, dans la question de savoir
si le dieu est là ou s’il est mort mais, comme je vous le disais, la question
c’est : sommes-nous capables de la nouvelle discipline qu’impose ce qui
advient ? c’est-à-dire sommes-nous capables de tenir ce qui advient dans
ses conséquences ? dans la nouveauté logique de ses conséquences. En
sommes-nous capables ?
C’est-à-dire dans
l’ordre de la démonstration, de la contemplation, de l’action et de l’amour, à
quoi sommes-nous fidèles ? au sens où la fidélité c’est la discipline
des conséquences ¾ ce n’est
pas une spiritualité vide.
C’est-à-dire de quel sujet nouveau qui se construit dans cette
discipline acceptons-nous d’être une composante ? Cela, après tout, c’est
une question que Hölderlin a posé aussi.
Divisons
Hölderlin ! Ne l’abandonnons pas intégralement à Heidegger (« là où
croît le péril croît aussi ce qui sauve ») Il y a toute une analyse de la
poésie de Hölderlin par Heidegger mais je vous cite mon Hölderlin, puisqu’on a
tout partagé là, tout écarté. La 5e strophe de Retour : « Oui l’ancien est encore
là, cela croît et mûrit, et pourtant, rien de ce qui vit là et aime n’abandonne
la fidélité. » Dans L’errant maintenant : « Fidèle aussi tu es, de toujours, fidèle
aussi resté au fugitif. » Pour moi cela est une
maxime : rester fidèle à ce qui est fugitif. Pas rester fidèle à ce qui
est établi, mais rester fidèle à ce qui passe, à ce qui advient, à ce qui est
fugitif. Ça c’est une maxime de Hölderlin : fidèle aussi tu es, de
toujours ; de toujours tu es fidèle mais... au fugitif. Dans Allandauer : « Le cœur à ses tourments
trouve remède en la fidélité. » Si vous
interprétez la fidélité comme la capacité de la pensée à tenir les conséquences
de ce qui advient, vous voyez que là, c’est aussi : qu’est-ce qui fait
pièce à la douleur ? qu’est-ce qui fait pièce au tourment ? Eh !
bien, c’est cette fidélité.
Et puis sous la forme carrément d’un
impératif, l’impératif des conséquences, dans le poème Les fruits sont
mûrs, qu’il faudrait commenter mot par
mot... : « Sans cesse un désir vers ce qui n’est point lié
s’élance », ça c’est déjà magnifique n’est-ce pas,
ce n’est pas un désir vers ce qui est établi, consistant ; là aussi ce
n’est pas le fugitif, mais ce qui n’est pas lié, ce qui ne tient pas encore, ce
qui n’a pas encore trouvé sa liaison. « Sans cesse un désir vers ce qui
n’est point lié s’élance, Il y a beaucoup à maintenir, Il faut être fidèle,
Mais nous ne regarderons point devant nous ni derrière
[ça c’est la maxime du présent], Nous laissant bercer par ce qui vient,
Comme dans une barque sur la mer » Là encore
l’idée est qu’il faut être fidèle ¾ nous avons
l’impératif mais il faut être fidèle ne veut pas dire qu’on est dans un calcul
de l’avenir ou du passé ; il faut être fidèle veut dire que, d’une
certaine manière, on s’abandonne à la puissance des conséquences. Comme le
disait Hegel : on s’abandonne à la vie de l’objet, comme une barque sur la
mer. Cet abandon est une discipline, cet abandon doit trouver, inventer sa
discipline comme discipline de la vie.
Alors cet Hölderlin-là, cet Hölderlin de la
maxime de fidélité au fugitif, qui est un impératif aussi, mais qui est aussi
un abandon et une vie véritable, eh ! bien c’est l’Hölderlin que je
diviserais de l’Hölderlin prophétique de Heidegger. Et c’est à cet Hölderlin-là
qu’on peut être fidèle, comme à une barque sur la mer des circonstances.
Nous allons nous saluer pour cette année. Nous
recommencerons et nous clôturerons ce grand cycle sur le présent l’année
prochaine, autour de la question qui évidemment est appelée par tout cela, et
que je vous rappelle : qu’est-ce que vivre ?
Au revoir à tous.
*