Images du temps présent

Séminaire public d’Alain Badiou

 

 

II. 2002-2003

(transcription de François Duvert)

 

9 octobre 2002........................................................................................................................................................ 1

23 octobre 2002...................................................................................................................................................... 9

4 décembre 2002................................................................................................................................................... 18

12 décembre 2002................................................................................................................................................. 28

26 février 2003..................................................................................................................................................... 36

Guerre Irak......................................................................................................................................................... 36

Guerre et présent................................................................................................................. 36

Le temps présent : l’après après guerre................................................................................ 38

L’obscurcissement de la catégorie de guerre........................................................................ 38

Conséquences...................................................................................................................... 40

L’opposition à la guerre...................................................................................................... 41

La puissance américaine...................................................................................................... 41

Produire de la séparation..................................................................................................... 44

12 mars 2003........................................................................................................................................................ 45

François Regnault.............................................................................................................................................. 45

26 mars 2003........................................................................................................................................................ 56

14 mai 2003.......................................................................................................................................................... 66

4 juin 2003............................................................................................................................................................ 80

 

9 octobre 2002

Quelle est la question de l’année dernière que nous posions l’année dernier et que nous avons commencé à traiter ? La question, c’est est-ce que Hegel a raison ? Est-ce qu’il a raison, quand il soutient que la philosophie en un sens vient toujours après coup, vient trop tard. C’est la fameuse formule : l’oiseau de Minerve ne s’envole qu’à la tombée de la nuit. La chouette du savoir, la chouette de la sagesse, ne prend son vol que quand la nuit tombe. Ce qui devait avoir lieu a déjà eu lieu, quand l’oiseau prend son vol. L’avoir lieu de l’histoire est déjà révolu quand la sagesse philosophique en produit le concept. La thèse hegelienne, c’est la thèse d’une dimension essentiellement récapitulative, ou rétroactive, de la philosophie. Ça n’empêche pas pour Hegel cette rétroaction de pouvoir être l’absolu : cette rétroaction ressaisit le devenir et le porte au concept. Cette rétroaction institue l’absoluité de ce dont elle est la rétroaction. Mais le fait demeure que c’est une rétroaction. La philosophie ne s’empare pas, en toute rigueur, du présent pur. La question que nous posons, c’est donc : y a-t-il réellement possibilité d’une philosophie contemporaine ? Au sens radical du mot, une philosophie contemporaine de son propre temps ? Ie une philosophie qui soit une philosophie adéquate à son propre présent. Alors que, pour Hegel, la philosophie est toujours dans la dimension d’un futur antérieur. Elle est ce qui saisit le processus mais lorsqu’il est au moment de son résultat. On peut dire aussi ça : y a-t-il une philosophie de notre temps, du temps que nous avons en partage, du présent que nous avons en partage, qui ne soit pas en quelque sorte dans un temps de retard sur ce temps présent, qui ne soit pas toujours et constitutivement de l’ordre de l’après coup ? Après-coup, on a bcp joué là-dessus, jouons à notre tour : la philosophie peut-elle être dans le coup et non pas toujours après coup ? Qu’est-ce que ça veut dire dans sa façon de s’insinuer ou d’aborder le présent, autrement que comme synthèse du passé.

La 1ère considération à faire, c’est une considération autour du présente, notre présent, la présence du présent, ce qu’il y a. Si on admet que la philosophie peut être philosophie du présent, philosophique contemporaine cela suppose qu’il y a un présent. Implicitement il y a déjà cette thèse antérieure à la question que nous nous posons (la philosophie peut-elle être absolument dans le présent qui est le sien ?) il y a la thèse qu’il y a un présent, que le présent existe.

Or cette thèse ne va pas de soi, contrairement à son apparence empirique. la thèse qu’il y a un présent ne va pas de soi. Nous avons touché à ce point l’année dernière en soutenant que peut-être aujourd’hui il n’y avait pas de monde, thèse que j’ai essayé d’argumenter. Une caractéristique d’aujourd’hui, c’est qu’il n’y a pas de monde, ou un nouveau monde n’est pas encore arrivé. Un vieux monde n’est plus et un nouveau n’est pas encore arrivé. On serait dans un temps intervallaire où on na pas certitude qu’il y ait un monde. Plus radicalement, on peut se demander : est-ce qu’il y a un présent ? Est-ce qu’il y a un vif du présent ? Quand est-ce qu’il n’y a pas de présent ? Que signifie cette hypothèse ? A mon sens, il n’y a pas de présent pour deux raisons possibles :

- il n’y a pas de présent si, de façon trop visible ou péremptoire ce qu’il y a est absorbé par le passé, si nous sommes sous la tyrannie du passé. Si nous sommes dans ce qu’on pourrait appeler des époques plates, des époques qui sont en réalité des époques de continuation. Ou des époques sans projet. Qui ne sont pas dans la tension de leur présent mais qui sont dans la conviction qu’elle continuent à passer, qu’elles sont en coalescence avec passé. Dans ce cas, la subjectivité est subjectivité de survie, prenons survie au sens où Debord et les situationnistes le prenaient déjà. On n’est pas angoissé par la survie au sens matériel du terme. Ça veut dire que la vie est survie, est continuation de la vie, la vie est continuité d’elle-même dans la répétition de ce qui la fonde. Ça veut dire que la vie n’et pas dans l’intensité projective d’elle-même, elle est dans la persévérance de son être.

C’est la temporalité de la tradition. Un 1er exemple d’exténuation du présent, c’est quand la vie se déploie dans l’élément de la tradition, ie à la fois d’imitation et de répétition. Un univers détemporalisé par le poids absolu d’une tradition. Mais ce n’est pas seulement le cas de la tradition. En réalité une certaine forme de la modernité non traditionnelle voire anti-traditionnelle peut être aussi dans un principe de stagnation ou d’annulation du présent. Je voudrais faire saisir cela tout à l’heure de façon concrète par des poèmes. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’agitation de la modernité peut être parfaitement compatible avec l’idée qu’il n’y a rien d’autre que la continuité de cette agitation elle-même. Ce n’est pas car il y a des nouveaux produits toutes les 5 min que vous n’êtes pas dans une contre tradition elle-même sans présent.

Autrement dit, vous avez deux types de soumission au passé, ou d’annulation du présent dans la répétition :

- le type traditionnel, qui est lui effectivement au fond de l’ordre de la répétition symbolique. Vous répétez le système de coutumes, des générations, les phases religieuses etc…

- mais aussi le système de la nouveauté sans novation, nouveauté sans rupture, nouveauté permanente, ou la nouveauté chronique. Ie ce qui se donne comme monde acquis en tant précisément qu’il est sous la loi, avérée ou admise, de son changement. Mais le changement peut être aussi répétitif que l’immobilité. C’est un point très important sur les débats contemporains sur qu’est-ce qui est moderne ou archaïque. On accuse les archaïques d’être enfermés dans la tradition : vous ne voyez pas le présent car vous êtes enfermés dans la tradition. Mais il peut ne pas y avoir de présent, pas seulement à cause de la tradition mais à cause du chgt lui-même. Un chgt peut être obnubilation du présent.

A titre de projection en métaphore de cette distinction dans l’exténuation du présent, du côté de ce que c’est que la perception poétique d’un univers traditionnel, je pensais à un passage d’un poème de St John Perse. Dans Vents, 4ème livre, section 2. Je le prends parce que Vents (j’aime bien relire St John Perse, c’est le poète de mon adolescence). Vents, c’est expressément le poème du changement comme son titre l’indique. C’est le mouvement vers l’Ouest, la conquête de l’Amérique, les pionniers, quelque chose qui traverse l’espace. La gde traversée de l’espace. C’est l’anticipation poétique du western, cavaliers solitaires dans les grands déserts avec qln qui marche vers un océan introuvable, quelque chose comme ça. A l’intérieur de cette figure qui est la figure épique du changement (qui en un sens est une modalité du changement immobile ou destiné). A l’intérieur de cette figure épique du changement, on tombe à un moment donné sur une image absolue de ce qu’est l’univers de la tradition. Cet univers de la tradition, là, c’est en réalité les hauts plateaux des Andes. C’est le moment où la marche arrive ou accède aux hauts plateaux des Andes, et découvre qch, là dans un univers de pierre et de sacré, qui est gardé et maintenu. Je dois dire que personnellement, c’est vrai quand on voit accède aux communauté aux communautés quechua dans les hauts plateaux des Andes en Bolivie, on a le sentiment puissant qu’elles ont gardé quelque chose que la colonisation, les espagnols, la modernité n’ont pas réussi à briser. Dans les mouvements d’occupations des terres dans les années 60 les indiens descendaient et occupaient les terres dont ils estimaient qu’elles leur appartenaient traditionnellement, depuis avant l’occupation espagnols, et ils s’arrêtaient à un tracé précis, incompréhensible pour les propriétaires. Ils s’arrêtaient et plantaient des piquets : c’était leur cadastre, leurs concessions, et c’était un cadastre gardé à travers les siècles dans une espèce de mémoire secrète, tacite, ces groupe savaient ce qu’était leur territoire ce territoire n’avait plus aucune espèce de réalité dans le monde contemporain. Il est frappant que St John Perse, cherchant une image de ce que c’est que la tradition, un présent sous la loi d’un passé aboli, d’un passé qui n’est même plus représenté, ait pris le monde des hauts plateaux des Andes. Voilà le passage ;

« je me souviens du haut plateau sans nom, illuminé d’horreur et vide de tout sens. Nulle redevance et nulle assise. Le vent y lève ses franchises, la terre y cède son aînesse… terre… sur la gravitation de femmes lentes. La montagne est honorée par les ondulations des femmes et des hommes… Ces adorateurs lui offrent des fœtus de lama.. une fumigation… lui jettent à la volée des bêtes égorgées, excréments prélevés pour. Je me souviens du haut pays de pierre où les porcheries de terre blanche avant leur âge resplendissent au soir comme des approche de villes saintes…  avant dans la nuit basse aux grandes salines… marécages bordés de bauges pour les truies et de petits abris pour voyageurs... qu’irais-tu chercher là ? »

C’est une image, une image de ce que je cherche à vous transmettre dans cette 1ère figure de la subreption du présent, de l’ensevelissement du présent, sous quelque chose qui est bcp plus considérable que lui, et qui est une sorte de passé immémorial et incrusté dans la terre elle-même, à la mesure de la terre elle-même.

De l’autre côté, du côté du présent supprimé par l’agitation de la modernité, l’image, je la tirerai de Brecht, d’un poème de Brecht, qui s’appelle Gloire éteinte de la gigantesque cité de New-York, dans le 3ème volume des Poèmes. Ce que Brecht cherche à dire dans ce poème, c’est le fait que la prospérité capitaliste, l’agitation et la certitude de soi du capital, constitue comme un faux présent, comme une intensité de présence qui est en réalité fallacieuse, un présent d’agitation mais sans la vie réelle du présent. Il est extraordinaire ce poème, on le croirais d’aujourd’hui. La 2ème partie est changée, car elle est après la crise de 29. le faux présent est un peu dégonflé ! La description du faux présent est caractéristique de choses qu’on pourrait dire maintenant. Je vous lis un passage :

« nous aussi nous avions ce perpétuel sourire qui précède ou suit les bonnes affaires :

______________ nous plaisions à asséner à nos partenaires, tous futurs client de grandes tapes sur les bras, les cuisses, et au milieu du dos. Comment venir à bout de types de ce genre ? usant de flatteries ou de gestes brutaux comme on agit avec des chiens. Ainsi nous imitions cette espèce célèbre qui semblait destiner à dominer le monde, tout en assurant son progrès. Quelle confiance ! Quelle stimulation ! Les plus grands hall d’usines du monde ! Les firmes automobiles faisaient campagne pour la natalité. Elles construisaient déjà à crédit des auto pour ceux qui n’étaient pas nés. A qui jetait des habits presque neufs, mais en sorte qu’il n’en restât rien dans l’instant, et le mieux était la chaux vive, on payait une prime. Et ces ponts ! D’une contrée prospère  à une autre lancés, ainsi à l’infini. Les plus grands ponts du monde, ces gratte ciel aux briques empilées si hauts qu’ils s’élevaient par-dessus tout, et contemplaient de leur hauteur, inquiets, les bâtiments neufs surgissant à peine du sol (l’inquiétude des tours !). Bcp craignaient déjà qu’on ne pût arrêter la croissance de ces villes, se disant qu’ils devraient finir le jour avec au-dessus d’eux 20 étages de ville étrangères et qu’ils seraient enfouis ans des cercueils entassés les uns sur les autres. Mais à part ça, mais quelle confiance ! les morts eux-mêmes, on les fardait, on leur donnait un sourire heureux. Je donne ces traits de mémoire, les autres je les ai oubliés. Même aux défunts, on ne permettait pas d’être sans espérance ».

C’est autre chose ! ce n’est pas le haut plateau des indiens. Mais c’est la haute tour des modernes. Ce qui est dit dans le deux cas est du même ordre. Nous avons là, soit dans l’immobilité taciturne, soit dans l’excitation et la confiance absolues, quelque chose comme l’exténuation du présent. C’est le 1er cas. Récapitulons-le : c’est quand des figures de la répétition interdisent l’accès au présent. Encore une fois la répétition peut être une structure traditionnelle, elle peut être aussi une structure du chgt lui-même.

 

- il n’y a pas non plus de présent, 2ème l’hypothèse, si c’est l’avenir qui de part en part exténue le présent. L’absence de projet est évidemment une exténuation du présent, mais une hyperbole du projet est aussi une exténuation du présent. Autrement dit, si tout le sens en acte de ce qui est est au futur, si l’avenir est le sens absolu du présent, alors on peut dire que le projet dévore le présent lui-même. Ce serait plutôt l’avenir radieux de la construction du socialisme. Bcp de morts au présent, mais comme le sens du présent est au futur, ça n’a pas d’importance. sauf que si la totalité du sens du présente est au futur, le présent est exténué. La dévoration du présent peut se faire par le passé, mais elle peut se faire par l’avenir aussi. Le siècle en a témoigné. Et avant lui, quelque chose du 19ème siècle a été hanté, à travers l’idée de progrès, de développement, de l’avenir par quelque chose comme une dévoration du présent. quelque chose qui faisait que la représentation de l’avenir, la chance de l’avenir, fixait quelque chose comme une rédemption pour la souffrance du présent.

Vous trouvez ce point de façon absolument caractéristique chez Victor Hugo. Hugo a été le grand poète de l’idéologie du progrès, il lui a donné sa forme. Parce que chez lui, très grand poète, il faut lui rendre hommage, la force naturelle, la force poétique naturelle, est à décrire le monde comme arrêté dans une souffrance métaphysique. Là où il excelle, c’est dans l’image de la terreur il y est remarquable. Il y a une grandeur épique de Hugo, il se tient face à face avec la terreur. La plupart des grands poèmes, des grands moments de ces romans, dont des moments terrible, on a eu tort d’en faire un prophète à la barbe fleurie. C’est un poète de l’horreur : représentation du Moyen Age, sa représentation de la pauvreté, de la misère, du destin des révolutions, c’est un poète du sang et de la nuit. Mais tout ça, disjoint de ça, il y a une représentation de l’avenir, une représentation de l’avenir comme sens ultime du présent, mais disjoint. Souvent le mouvement d’un poème de Hugo est concentration sur l’horreur nocturne d’une intensité exceptionnelle, et puis une clause rédemptrice, disjointe, qui est comme un sens d’être qui déprécie le présente de l’horreur, qui la relève dans une séparation, dans une promesse séparée, promesse disjointe. Je vous donne un exemple, vous en trouverez d’autres. Hugo c’est comme Balzac, c’est les auteurs plus on en lit mieux c’est, il faut lire des milliers de vers. Dedans il y a des pépites.

C’est le poème qui clôture des Contemplations, et qui s’appelle de façon caractéristique au bord de l’infini. Au bord de l’infini, c’est ça : il y a une saisie du réel du monde comme terrifiante, comme une métaphysique de la souffrance, et puis il y a quelque chose d’autre, qui est l’idéologie du progrès dans sa forme séparée. Fin du 1er mouvement, qui est immense, des centaine de vers, je vous lis juste la fin, la fin de métaphysique de la souffrance « tous ces sombres cachots qu’on appelle les fleurs tressaillent ». C’est une idée ahurissante ! la fleur, au lieu d’être l’éclosion, l’ouvert, est prise comme chose fermée, mystérieuse.

« le rocher se met à fondre en pleurs, des bras se lèvent hors de la tombe dormante, le vent gémit, la nuit se plaint, l’eau se lamente. Et sous l’œil attendri qui regarde d’en haut, tout l’abîme n’est plus qu’un immense sanglot ». C’est le monde. Il y a un blanc, dans le texte, et un chgt de rythme : au lieu que ce soit une succession régulière d’alexandrins accablants, vous allez avoir une succession d’alexandrins et de demi-vers :

 

« espérez espérez espérez misérables

pas de maux infinis

pas de maux incurables pas d’enfer éternel.

Les douleurs vont à Dieu

comme la flèche aux cibles

les bonnes actions sont les gonds invisibles

de la porte du ciel ».

C’est une autre façon de dire que le présent peut être raturé ou doit être raturé. Espérez : il y a assignation d’une finitude à la métaphysique de la souffrance, au bord de l’infini et d’une infinité virtuelle, inassignable, non représentation du coté de ce qui peut-être doit venir. Pas d’enfer éternel. Donc une métaphysique de la souffrance quant au monde fini, et une espérance infinie, mais qui d’une certaine façon n’est jamais que la promesse.

J’appelle cette vision du monde la vision en projection. L’aliénation du présent par le passé, c’est la figure de la répétition, l’aliénation du présent par le futur c’est la projection [chgt K7]. L’univers et sa représentation ne sont pas dominés par la répétition ou la projection.

Le présent doit se faire un chemin doit s’indiquer, s’expérimenter, dans un espace qui n’est ni celui de la répétition u celui de la projection. Ce n’est pas simplement l’opposition de la projection et de la répétition. Il ne suffit pas de dire : le monde aujourd’hui est répétitif et sans projet. En fait, il y a eu une expérience de la projection métaphysique. La question du présent est complexe, elle ne se suffit pas de l’opposition de la vitalité du projet au caractère répétitif. Le présent est quelque part dans un élément qui n’est ni la répétition ni la projection. Au fond, le présent suppose l’interférence conflictuelle de la répétition et la projection. Je ne dis pas que le présent existe dès qu’il y a cette interférence, mais il n’existe pas s’il elle n’est pas là. ça ne peut pas être naturellement le triomphe de la répétition, ça ne peut pas être l’altérité séparée de la projection. Il faut qu’il y ait quelque chose comme une interférence conflictuelle. C’est une condition du présent. Au fond, il n’y a présent que s’il y a des expériences (nous verrons lesquelles) dans lesquelles se donnent une espèce de coprésence obscure de la répétition et de la projection. Il faut une instance du passé, il faut un élément répétitif, et il faut naturellement aussi un futur, un élément projectif. Il n’y a pas de présent s’ils sont séparés, si vous avez d’un côté la répétition, la tradition, l’insistance etc… de l’autre coté la promesse, la projection ou le projet. C’est la conjonction des deux qui est l’élément naturel du présent. Le présent est à la fois rétention du passé et anticipation de l’avenir (dirait Husserl), mais on ne parle pas du temps mais de l’époque. Dans l’époque il faut des articulations de la répétition et de la projection. Nous reviendrons sur ce point. Sans ça, il n’y a pas de présent.

 

C’est exactement ce que dit Mallarmé dans un texte très fameux, l’Action Restreinte, de 1895. Un texte extrêmement dense et extrêmement riche. Mallarmé dit ceci. Je vous dicte le texte, car une partie du séminaire en est finalement un immense commentaire. « Il n’est pas de Présent, non - un Présent n’existe pas… faute que se déclare la Foule, faute – de tout. Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain, désertant, usurpant, avec impudence égale, quand du passé cessa et que tarde un futur ou que les deux se remêlent perplexement en vue de masquer l’écart ».

C’est une théorie du présent, dont Mallarmé dit plusieurs choses qui vont être très importantes pour nous :

1° le présent doit exister pour qu’on puisse se déclarer son propre contemporain. C’est une remarque élémentaire mais importante : celui qui se déclare son propre contemporain doit d’abord examiner s’il y a un présent, si le présent existe.

Je le prends comme une critique anticipée des grandes criailleries contemporaine sur la modernité : il faut être contemporain, les gens passent leur temps à se crier qu’il faut être son propre contemporain… Mallarmé dirait : c’est une impudence, car vous ne témoignez pas qu’existe réellement un présent. Vous ne pouvez vous déclarer votre contemporain, crier que vous êtes l’homme d’aujourd’hui, sans avoir préalablement examiné s’il y a un présent. Et si le présent n’existe pas, thèse de Mallarmé en 1895, alors se déclarer avec fracas un moderne, un contemporain, n’est qu’une escroquerie, une impudence, une usurpation.

2° l’absence de présent, c’est aussi, aux yeux de Mallarmé, qu’il n’y a ni passé ni futur : un passé cessa, un futur tarde. Nous retrouvons ce que j’ai appelé la structure intervallaire, le temps où le présent s’absente dans l’écart. L’écart aussi est un mot de Mallarmé. On peut annuler le présent par le passé, on peut annuler par l’avenir, et le présent est pbtique s’il n’est pas un recouvrement des 2, à la fois répétition projection, à la fois passé et avenir. S’il n’y a ni passé ni avenir ni répétition ni projection, il n’y pas de construction possible du présent. Il veut dire : l’époque des grandes révolutions appartient au passé (c’est son jugement à lui), l’époque des grandes créations historiques appartient au passé, et ce qui va venir à la place ; nous ne le savons pas. Le passé est fini le futur n’est pas encore là. Nous sommes dans un temps de platitude historique, temps intervallaire. Un siècle après, on peut dire quelque chose de semblable : l’époque des révolutions est passée, et ce qui va venir n’est pas constitué, on ne sait pas bien. Conclusion mallarméenne : un présent fait défaut.

On a une définition du présent non pas par le simple mais par le complexe. Le présent, ce n’est pas la simplicité de la présence. Ce n’est pas simplement la donnée ou donation de ce qu’il y a au présent. Il y a des conditions fines et compliquées pour qu’il y ait un présent : que le passé ne soit pas passé, et que le futur soit déjà là. Conditions remarquables ! il faut que le futur ne tarde pas, et que le passé ne soit pas cessé. Il faut une co-présence du passé et de l’avenir. En ce sens il faut parler d’une complexité du présent. Quand il dit que le présent faut défaut, il veut dire cette complexité n’est pas là, le présent n’est pas nommé construit articulé. Et alors, pourquoi il n’y a pas de présent ? c’est une description : le passé tarde, l’avenir n’est pas encore là. Mais qu’est-ce qui va signaler qu’il n’y a pas de présent ?

 

3° parce que la foule ne se déclare pas. Ce qui constitue le présent est dans la forme de la déclaration, en l’occurrence de la déclaration historique ou collective. Quand la foule ne se déclare pas, tout fait défaut. Si la foule ne se déclare pas, en un certain sens, du point de vue du présent, il n’y a rien. La Foule, qu’est-ce que c’est ? C’est le sujet de la déclaration. La Foule c’est ce qui fait qu’une déclaration est historiquement une déclaration, c’est ce qui porte le déclaratoire par lequel il y a un présent. Le présent, de ce point de vue, est une création collective, ce n’est pas une décision dans un petit coin. Pour qu’il y ait présent il faut qu’il y ait une déclaration de la foule. C’est ça qui est fondamental. Nous pourrons appeler déclaration ce qui signifie un présent. Il n’y a un présent que s’il y a une déclaration.

Qu’est-ce que c’est une déclaration ? une déclaration, c’est quand, en un point au moins, la répétition est indiscernable de la projection. Qu’en un point au moins la dimension de la répétition porte la dimension de projection. Ou si vous voulez quand la répétition est bloquée par la projection. En un point, vous avez une surimposition récapitulative de la puissance du passé dans la modalité d’une projection. Vous n’avez pas une projection séparée comme chez Hugo, de la répétition de la souffrance etc… Vous avez une capacité projective qui s’indexe sur la puissance répétitive du passé, qui la fait bifurquer. Ou si vous voulez qui attribue à l’ensemble du passé une autre signification, une autre signification que celle que lui donne la répétition. C’est difficile mais d’une importance considérable : le présente contenu dans la déclaration, dans ce que la Foule déclare, est quelque chose qui exhausse la répétition jusqu’à la projection. Ce n’est pas le remplacement de l’un par l’autre. C’est au contraire quelque chose qui va absorber, donner sens à la répétition dan un univers qui n’est plus celui de la répétition, mais de l’obliquité de la répétition. Il n’y a pas un blanc, une disjonction, une séparation, comme chez Hugo. Il n’y a pas l’artifice d’une projection séparée. Ce qu’on voit chez Hugo et chez tous les théoriciens de la projection séparée, c’est qu’il y a un artifice, il y a une artifice de la projection. Le caractère réel de la projection c’est d’une certaine façon qu’elle entraîne la répétition elle-même. Il n’y a de révolution que de révolution des traditions, pas de révolution traditionnelle. Il faut que les traditions elles-mêmes soient révolutionnées. Non pas simplement que quelque chose se passe séparé d’elle, car alors elles reviennent, inévitablement. C’est ce que l’expérience a montré : lorsque vous avez une théorie d’un commencement absolu, vous avez en réalité le retour de l’ancien. Si ce n’est pas la théorie du commencement absolu, le présent, et s’il est commencement, il est quoi ? il est ce que Mallarmé tente de dire dans ce mot déclaration : quelque chose dans la déclaration prend acte du passé, empêche que le passé ne fasse que passer. Ça fait autre chose, un autre usage du passé que le fait qu’il passe, et en même temps projette cela, crée un futur. Mais tout le point est de savoir ce qui de la répétition est entraîné dans la projection. Une thèse disjonctive n’est pas suffisante. Autrement dit le présent, c’est une intuition que Deleuze a eu fortement : il y a quelque chose dans le présent qui certes est disjonction mais disjonction dans la synthèse, ce qu’il appelait, lui, une synthèse disjonctive. La synthèse disjonctive chez Deleuze c’est ce que j’essaie d’illustrer ici : quelque chose qui fait qu’on n’a pas un écart un blanc, une disjonction pure. ça c’est la disjonction analytique, non synthétique. La disjonction synthétique, c’est quand il y a du présent, de la création, parce que quelque chose du passé, de la répétition, de la tradition, a été en soi-même subverti et emporté par la projection. Même le mot révolution de ce point de vue là, il faut revenir à sa signification équivoque. Révolution, c’est ce qui fait un tour de plus, et pas commencement absolu. quelque chose est emporté dans un nouveau cycle. Au sens du cône de révolution, quelque chose est emporté dans la spirale d’un nouveau cycle. Je crois qu’il faut se représenter le présent comme ça, c’est la déclaration d’un emportement. Et la déclaration d’un emportement veut dire déclaration de ce qui est effectivement emporté dans la projection. Donc on appellera déclaration, pour reprendre le mot de Mallarmé, qui convient parfaitement, la coextension de la répétition et de la projection, la coextension emportée de la répétition et de la projection.

Et alors finalement le présent, ce sera la déclaration, effectivement, il faut que se déclare la Foule. La Foule ça pourrait être bien des choses, ça indique que la déclaration est une dimension de l’invention historique, de l’invention humaine, il faut que ce soit une foule qui se déclare. Une Foule ça peut être qln qui fait foule, car la déclaration fait Foule.  Ça sera ça sur le fond de ce que Mallarmé appelle un emmêlement ou une perplexité. « se remêlent perplexement en vue de masquer l’écart » : il y a un emmêlement et une perplexité sur laquelle la déclaration s’élève, tentant d’emporter justement le passé et la répétition du côté de la projection, et de la création. C’est un bilan du siècle : le siècle a été le siècle de l’hypothèse du commencement absolu. C’est sa dimension de terreur. La dimension de terreur est attachée au fait que la projection est conçue comme disjonction d’avec la répétition. Comme nous l’avons souvent dit : finalement, à raison de ce qu’il y a eu cette terreur projective, cette terreur de la séparation projective, on nous a plutôt conseillé d’abandonner le présent, et de nous confier au règne. De nous confier à ce qu’il y a. C’est un vrai défi, c’est vrai un pb que d’inventer une conception non unilatéralement projective du présent, qui ne soit pas simplement la séparation d’avec la répétition. Ça veut dire que la pensée révolutionnaire est ou doit d’une certaine façon d’une certaine assimiler ou transmuer transfigurer la tradition, quelque chose de la tradition. C’est pour ça qu’il faut pas se laisser impressionner par les procès de la modernité contre archaïsme. C’est une manière de nier le présent par une autre. C’est la manière agitée de nier le présent faisant le procès de la manière répétitive ou traditionnelle de nier le présent. Ce n’est pas notre pb. Notre pb est de savoir comment la répétition peut être emportée, prise dans la déclaration. C’est pourquoi, on l’a vu dans le siècle de façon déformée, grimaçante, il se peut très bien qu’il y ait dans une pensée créatrice quelque chose d’apparemment plus traditionnel que dans une pensée conservatrice moderne. Il ne faut pas s’en inquiéter. Il y a quelquefois des éléments, dans la tentative de recherche d’un présent, quelque chose qui paraît assimiler des éléments de la tradition, plus que dans la modernité cynique, qui se déclarera volontiers sans passé, sans tradition, sans loi, sans règles autre que la loi du marché. C’est parce que il y a au cœur une difficulté qui est celle de la déclaration : qu’est-ce qui est déclaré ? Une vraie déclaration est toujours obliquité de la tradition et non une pure séparation. C’est une mise en obliquité. Alors je crois que le mot qui convient est le mot de torsion. Il s’agit de mettre la tradition en torsion, de manière à la brancher sur la projection. Ce n’est pas une disjonction, c’est une torsion, quelquefois une violente torsion exercée sur la tradition. Mais qui ne s’en sépare pas. C’est ce geste de la torsion qui va traverser le fond la situation, son fond perplexe, emmêlé, ambigu et difficile, pour donner ce qu’on va appeler la complexité du présent.

Pour récapituler sur la complexité du présent, on dira : la complexité du présent, c’est la déclaration, ie malgré tout la superposition de la répétition et de la projection, la déclaration en tant qu’elle opère une torsion de la répétition pour la brancher ou pour l’articuler sur la projection. C’est une électrification différente de la tradition : on va faire passer un autre courant. C’est autre chose de faire passer un autre courant dans le passée, une nouvelle électrification, et de l’anéantir au nom du commencement absolu, du nouveau monde.

 

L’année dernière nous nous sommes surtout intéressés au fond, on avait appelé ça des images du temps présent. On s’est intéressé  à ce sur quoi la déclaration peut venir se placer. C’est une opération de ce placement. Je voudrais donner la logique de ce séminaire, surtout s’il doit être interrompu. Le mouvement doit être clair.

La 1ère année, c’était les opérations à travers lesquelles son peut identifier l’espace général de la question du présent. On avait donné une méthode, une méthode pour placer la perplexité, disait Mallarmé, ou l’emmêlement.

Cette année, c’est vraiment la recherche de l’exception, de ce qui fait déclarativement exception au pur et simple placement.

L’année suivante, c’est comment prendre appui à la fois sur le placement et sur l’exception pour définir ce que c’est une vie dans la création, une vie véritable, ie une fidélité au présent.

La situation, les conditions exceptionnelles du présent, la fidélité au présent ou la vraie vie.

C’est le vieux pb de la vraie vie. Le pb de Rimbaud : la vraie vie est absente, qu’est-ce qui fait qu’elle peut être au présent ?

Notre point de départ ça va donc être : qu’est-ce qui fait exception, qu’est-ce qui rend possible, éventuellement, localement, quelque chose comme une déclaration ? Alors pour ça, il faut tout de même que je fasse un très très bref rappel de ce qui avait déployé l’année dernière à titre de fond. Puisque la déclaration va s’enlever sur la perplexité ou l’emmêlement du fond.

Nous avions proposé une méthode en quatre temps, pour  l’investigation de la contemporanéité. Une méthode générale, que nous appliquions au contemporain :

- discerner ce que  j’avais appelé l’emblème, ce qui fait office de communauté spirituelle : qu’est-ce qui es partagé, qu’est-ce qui constitue la prétention d’une communauté spirituelle au présent, qu’est-ce qui valide ce qu’il y a ? C’est l’emblème. Quelle est l’opération de validation ? Ou pour employer un vocabulaire psychanalytico-lacanien : quel est le signifiant maître, celui qui à la fois unifie et rallie ? J’avais proposé de dire que l’emblème du temps présent, c’est la démocratie.

Je voudrais faire une incise là dessus : il y a une délimitation à faire, qui n’est pas suffisamment faite, entre la question de la démocratie, au sens où on en parle ici, et la question des libertés. A bien y réfléchir, le mot démocratie est en coalescence avec la question de la ou les libertés. Et [chgt K7] …Admettons le principe. Mais en quel sens démocratie est liée à liberté ? Démocratie est liée à liberté au sens où on entend par démocratie ce qui n’interdit pas ou ne réprime pas, c’est nue caractérisation négative. Démocratie c’est le régime politique de la liberté car ceci ou cela n’est pas interdit, réprimé, proscrit etc…. Si vous regardez libertés : presse, opinion, réunion, vous pouvez vous réunir on va vous taper dessus, écrire dans les journaux on va vous saisir, vous pouvez déambuler dans les rues si vous êtes pas sans papier on va pas vous arrêter tout de suite etc… la corrélation entre démocratie et liberté est fondamentalement négative, entre le régime politique où la forme de l’Etat appelé démocratie, et la question des libertés il y a une corrélation qui est une corrélation négative. C’est une restriction des interdictions. Ce qui fait le succès indéniable de ces régimes, c’est que c’est une restriction de la sphère de l’interdiction. En plus de façon dynamique : il y a de moins en moins de choses interdites. Même on pense qu’il n’y en aura plus du tout ! Mais cette corrélation négative laisse à mon avis intouchée la question de la liberté, en réalité. Car il n’est pas sûr que la liberté puisse se contenter d’une définition négative. A savoir : on est libre car ce qu’on souhaite faire ou dire n’est pas interdit. Ce n’est pas une définition adéquate de la liberté. La corrélation négative entre démocratie et liberté doit pousser à un examen des libertés publiques (ne parlons même pas de métaphysique) de qu’est-ce que c’est que la liberté du point de vue de cette corrélation négative. Prenons un exemple simple : supposons que tout puisse être dit publiquement, il n’y a rien dans le dire public qui soit véritablement interdit. Le fait que rien ne soit interdit dans l’ordre du dire ne veut absolument pas dire que quelque chose est dit. C’est un point très important : si rien n’est interdit mais que à proprement parler rien n’est dit, la liberté est ineffective quand même. Or il se peut que au fur et à mesure que tout peut être dit, rien ne soit dit. C’est possible, je ne dis pas que c’est nécessaire. La question de ce qui est réellement dit ne peut être ramenée au fait qu’il soit possible de le dire ! Pourquoi ? Parce que si vous supposez que du moment qu’on peut tout dire… la seule qu’elle soit dite c’est qu’elle soit interdite. C’est pas sûr que le fait qu’elle soit pas dite est liée au fait qu’elle soit interdite. Pourquoi ? parce il n’est pas sûr que le réel se définisse par la possibilité. Le réel n’est pas forcément défini par la possibilité. L’extension de la possibilité, par exemple de la possibilité de dire, ne signifie pas l’extension d’un dire réel. Parce qu’un dire réel est une dire réel, ce n’est pas l’effectuation d’une possibilité formelle. Ce n’est pas car vous êtes autorisés à dire bcp de choses, ou même tout, qu’il est résolu pour autant qu’il y a réellement une capacité libre de dire. Ce serait trop simple, et ça suppose un axiome ontologique particulier qui est que finalement la liberté est directement corrélée à l’extension des possibles. Ça suppose une théorie de la liberté qu’on peut appeler une théorie faible. Je ne dis pas que ce n’est pas une théorie du tout. C’est une théorie faible, encore une fois car il se peut que le dire réel ne soit rejoint que dans une confrontation à l’impossible et pas au possible. Finalement, on est bien obligés de constater que dans des périodes extrêmement despotiques où très peu de choses peuvent être dites, comme au 17ème, il s’en est dit bcp. Il n’est pas sûr qu’on en dise autant bien, honnêtement, qu’on puisse tout dire. A cette époque là en principe on ne pouvait pas dire grand-chose : il ne fallait pas dire du mal de la religion catholique, du roi etc… Est-ce qu’ils en ont dit pour autant moins ? Pas sûr ! On voit de façon absolument naïve et banale que quant à ce qui est dit réellement, ie à la liberté en tant que liberté effectivement créatrice de dire réel, de dire en réel, le rapport à la question de l’extension des interdits est un rapport certainement bcp plus compliqué qu’un simple rapport de corrélation. Ets-ce que ça veut dire qu’il faut interdire ? Non plus ! Il n’y pas non plus de corrélation évident entre le fait que ce soit interdit et le fait que quelque chose soit dit réellement. D’autant qu’il y a des interdits réels et des interdits artificiels. Quand vous interdisez quelque chose que tout le monde fait, c’est artificiel. C’est comme si vous ne l’interdisiez pas. je dis ça pourquoi ? Je dis ça parce que il est tout à fait possible que démocratie soit l’emblème du temps présent non pas dans le réel au sens de la liberté mais uniquement au sens de l’extension de la possibilité. Or il se pourrait que cette extension de possibilité soit en réalité innocente du point de vue du réel, parce que pour l’essentiel, elle est colmatée par la marchandise. En définitive, l’extension de la possibilité va de pair avec l’extension de la possibilité  marchande, y compris le fait qu’on puisse tout dire, c’est la marchandise pornographique, et ce n’est pas un propos puritain. Si l’extension de la possibilité est la seule matière interne de ce qui est présenté comme la liberté sous l’emblème de la démocratie, alors il se peut qu’en réalité il y a un colmatage de cela par la marchandise car ça ne traite que de la possibilité. Encore une fois, le dire réel, le dire réellement libre, ne traite pas de l’extension de la possibilité, mais de la création de la possibilité. La liberté n’est pas l’accomplissement d’une possibilité, mais la création d’une possibilité antérieurement impossible. Ça n’a rien à voir avec la loi, la structure d’un interdit.

C’était sur le 1er point, le point de l’emblème.

 

2° Ensuite nous avions dit : après avoir fixé l’emblème, il faut analyser la forme du pouvoir nu dissimulé par le ralliement à l’emblème. Quelle est la forme d’autorité ou d’autorité que le ralliement à l’emblème démocratique dissimule. Ce que nous avions dit là-dessus, je le rappelle en une seule phrase : c’est que la loyauté à l’emblème démocratique a pour contrepartie une contrainte exercée sur la forme du sujet. La loyauté à l’emblème démocratique, c’est la contrainte quant à la forme du sujet qui est qu’il doit se tenir face à la marchandise, c’est ça qui l’identifie comme sujet d’un point de vue global. Le sujet, c’est le consommateur, au sens le plus vaste et quasiment le plus métaphysique du terme. Le sujet est consommation, il se tient face à l’univers marchand en tant que subjectivité consommante. C’est une contrainte qui est exercée sur lui : il n’est pas libre d’être ailleurs, en tant qu’il est dans le ralliement à l’emblème démocratique. Il ne bénéficiera e l’emblème démo que dans cette posture là.. Et inversement s’il se tient dans cette posture on agitera à son propos l’emblème.

 

3° une fois ceci dit il faut voir quelle est la logique de l’exception : qu’est-ce qui fait exception à tout ça ?

 

4° ayant repéré ce qui fait exception, conclure qu’il y a peut-être des faille systémiques, qu’il y a peut-être un présent, au sens fort, un présent tel qu’une foule puisse se déclarer. C’est la question de la synthèse systématique des exceptions qui mettrait en cause et le pouvoir nu et son emblème.

 

L’année dernière on s’est surtout attardé sur les points 1 et 2, cette année c’est le point trois : qu’est-ce qui fait exception à l’emblème ou au pouvoir nu que l’emblème soutient ? On pourrait dire, au fond : cette année sera consacrée aux déclarations. Qu’est-ce qui se déclare, qu’est-ce qui est déclaré ou déclarable ? On peut dire que dans le monde tel qu’il est, déclaration s’oppose vraiment à communication. L’antinomie est là, le repérage de ce qui est déclaration se fait aussi par disruption ou par césure avec ce qui est simplement circulation ou communication. Une déclaration ne circule pas, elle est universellement destinée, mais n’est pas un objet qui soit plié à la forme de la circulation, ni marchande ni autre. Elle n’est pas non plus une communication, mais elle est une institution du présent.

Après, le point 4, la faille systémique on verra : c’est qu’est-ce que penser et vivre dans le présent ? c’est : que pouvons nous espérer ? On ne va pas dire comme Hugo espère espère espère misérable ! Je vous indique le schéma un peu abrupt de la fois prochaine, en fonction de ce qu’on vient de dire là.

On va tenter de repérer les exceptions. On va d’abord donner les critères formels de l’exception : qu’est-ce qui rend possible quelque chose comme une déclaration, quelque chose comme une exception ? On en verra deux principaux, en fait, qui sont corrélés.

Le 1er, c’est évidemment qu’il faut un point d’irréductibilité à la circulation marchande. Formellement, une déclaration comporte un point en elle qui est irréductible à la circulation marchande. Ce qui est, nous le montrerons, tout à fait à distinguer de la question du succès, qui est une question empirique. Il peut y avoir des déclarations à succès, on n’est pas là dans une apologie de la chose clandestine que personne ne connaît. Il doit y avoir un point d’hétérogénéité à la circulation marchande dans ce qui est déclaratoire, un point d’irréductibilité à la circulation et à la communication. Nous verrons que ça se déplie – je vous donne un plan – en quatre motifs. Qu’est-ce qui est irréductible à la communication, qu’est-ce qui est irréductible à la circulation ? Je propose quatre champs :

- la démonstration

- la contemplation

- l’action (sous certaines conditions)

- la passion

Ce sera la déclinaison de l’irréductibilité à la circulation marchande : démonstration, contemplation, action et passion.

 

Et puis le 2ème critère sera ce qui, en un certain sens, ne se tient pas sous l’emblème démocratique, au sens où nous l’avons entendu ici. Ce sera le point risqué ! Si on ne se tient pas sous l’emblème démocratique, on va être totalitaire ! Non, je développerai ce que j’appelle la quintuple indifférence, indifférence à certains schèmes. Je les donne en liste :

- l’indifférence au nombre, et par csqt au principe majoritaire sous toutes ces formes, indifférence au nombre comme critère.

- l’indifférence au régime établi du possible.

- l’indifférence aux particularités, et en particulier au respect des particularités. Je crois que toute déclaration est irrespectueuse dans un sens essentiel, elle n’est pas dans l’éthique convenue.

- l’indifférence à l’antinomie supposée de l’autoritaire et du tolérant. Ce n’est pas que ce sera autoritaire contre tolérant, ou autoritaire plutôt que tolérant, ce sera une indifférence à cette antinomie, une déposition de cette antinomie

- une indifférence à tout ce qui sépare la répétition et la projection.

C’est ce que j’appellerai la quintuple indifférence par quoi quelque chose se soustrait à l’emblème contemporain et rend possible un présent…

23 octobre 2002

… en tout cas, pour l’instant les menaces sont écartées. Je vous remercie de votre soutien spontané, exprimé ici même, et je remercie aussi naturellement ceux qui m’ont témoigné leur soutien, ceux qui m’ont écrit et à qui je répondrai personnellement. C’est la preuve qu’il faut être vigilant lorsqu’un lieu se constitue. C’est de ça qu’il s’agit : Quel que soit le système argumentaire, les déterminations idéologiques, politiques, critiques etc… ce qui est hétérogène c’est qu’il y ait un lieu. Qu’est-ce qu’un lieu, c’est un des points dont je voulais vous parler cette année. Qu’est-ce que c’est au fond dans un monde déterminé la constitution d’un lieu hétérogène, d’un lieu qui n’est pas absolument ni institutionnellement ni discursivement ni par le type de rassemblement qu’il constitue entièrement homogène à ce qui prévaut ? Cette question du lieu est importante parce que on peut peut-être considérer que toute novation, toute novation véritable, est toujours aussi et en même temps la construction d’un lieu. Lieu est ici une catégorie topologique : un lieu, c’est quelque chose qui inscrit au fond une durée. Paradoxalement, lieu est un concept du temps. Le lieu, c’est ce qui donne matière à la possibilité d’une durée. La durée de quoi ? la durée de ce que nous avons appelé une déclaration, la durée du présent (autre paradoxe), la durée de ce qui a pu déclarer un présent. Le grand pb du monde contemporain à moins sens n’est pas tant le pb de ce qui fait novation que le pb de l’inscription dans la durée de la novation. C’est le pb d’imposer un autre temps, la construction d’un autre temps, d’un autre temps intérieur au temps général. Lieu, ça désigne de façon, fût-ce de façon sporadique, précaire, fragile, la construction d’un autre temps. Le lieu, c’est ce qui avère la nouveauté possible, ou ce qui avère un nouveau possible, la possibilité d’un nouveau possible, mais qui l’avère comme durée, qui l’avère dans une sorte de stabilité de son assise locale. Nous allons y revenir : la cristallisation du présent comme création, c’est aussi le pb du lieu, le pb de l’institution d’un lieu.  Dans une logique plus vaste, et qui m’est plus propre, on dira que c’est le pb du lieu d’une vérité. Une vérité est toujours quelque chose qui édifie le lieu de son déploiement ou le lieu de ses csq. Parce que toute vérité est toujours au départ en un point. La vérité n’est pas donnée comme totalité, elle n’est pas dans une accointance, dans une conjonction avec la totalité. Une vérité est toujours d’abord en un point. Ce point doit être élaboré comme son lieu, même si le lieu se développe, s’élargit, se ramifie. Toute vérité est locale, locale doit être pris au sens fort, ie de prescription d’un lieu. C’était quelques commentaires. Evidemment, ça veut dire que toute protection d’une vérité est aussi protection d’un lieu. Il faut défendre les lieux. Il est très frappant, ce serait de la géopolitique : on voit que la question est la question des lieux, de la défense des lieux, de la souveraineté sur les lieux, en un sens qui n’est pas du tout territorial ou national, mais qui est plus radical que ça : c’est le point où quelque chose s’initie et doit être protégé dans son surgissement, dans son initiation. Le lieu est lieu du commencement, et doit être protégé en tant que tel, parce que c’est ça qui va protéger la durée. C’était la 1ère annonce que je voulais faire.

 

La 2ème concerne la répétition sur les dates du 1er semestre : 6 novembre, quatre et 18 décembre puis 15 janvier.

 

La 3ème concerne la prochaine possibilité de me joindre, la permanence. Je vous avais dit le mercredi 30 mais… Le prochain cours sur la volonté n’aura pas lieu demain, mais il est reporté le 7 novembre à 17h30 dans la salle des conférences au 46 rue d’ulm.

 

Reprenons donc cette question insistante du présent, puisque - je le rappelle - l’intention de ce que je vous dis là, c’est de tester, de mesurer si quelque chose comme une pensée du présent est possible, quelque chose comme une pensée philosophique de notre présent, de ce présent, est possible. Finalement, nous avions dit la dernière fois (je résume de façon très succincte), en s’appuyant sur un certain nombre de textes - et en particulier un texte de Mallarmé – nous avions dit, au fond : le présent, il faut le concevoir comme le point d’articulation d’une répétition et d’une projection, sans écart. Le présent ne doit pas être l’écart entre la répétition du passé et la projection de l’avenir. Il n’y a présent que quand il n’y a pas d’écart repérable, ou de blanc repérable, entre ce qui insiste du passé et ce qui se laisse envisager ou anticiper de l’avenir. Nous avions vu dans le poème de Hugo que le terrible du présent et la promesse de l’avenir étaient en quelque manière disjoints. Le présent, c’est quand il n’y a pas cette disjonction, c’est donc quand quelque chose de la répétition elle-même se trouve dévié ou capturé dans une projection vers l’avenir. Autrement dit, le présent, ce n’est pas purement et simplement un arrêt de la répétition, une nouveauté qui serait absolument disjointe de ce qui insiste. Bien que, comme nous l’ayons dit, cela ait été en partie la conception du présent dans 20ème siècle, la conception du commencement absolu, la conception de l’homme nouveau, la conception du monde absolument nouveau. Nous avons longuement parlé de ça dans le passé. Il y a eu cette conception, mais le bilan de tout cela, c’est qu’il faut concevoir autrement le présent que sous la seule figure du commencement radical. Il faut que quelque chose de la projection absorbe la répétition, et se la soumette, bien sûr, mais la réoriente et la dispose. Autrement dit, il faut que le présent soit une incorporation du passé à l’avenir. Pas de tout le passé, mais une incorporation de quelque chose du passé à l’avenir. Vous remarquerez d’ailleurs que une partie des caractéristiques du monde contemporain dans ce qu’il a de mauvais prend souvent la forme du mépris du passé. L’avenir, ou les propositions sur l’avenir ont été registrées comme utopies et sont considérées comme des âneries utopiques. C’est la critique de l’avenir. Mais il y a aussi une critique du passé : il faut être moderne, pas être archaïque. Le présent marchand, appelons-le comme ça, est un présent qui se veut sans avenir et sans passé. C’est le présent de sa propre existence, et puis c’est tout. On a souvent dit qu’il avait réellement son symbole dans l’activité boursière, laquelle est d’une temporalité comme vous le savez assez courte, mais une temporalité en même temps très nerveuse, une temporalité très tendue. Nous vivons dans un monde où le temps est un temps du présent dilaté avec un tout petit bord passé, un tout petit bord à venir [chgt K7] et passé comme étant des archaïsmes à surmonter. De sorte qu’il y a une installation dans une sorte d’état subjectif qui est ni projet ni mémoire, ou alors quand on évoque la mémoire c’est à des fins particulières, à des fins destinées à soutenir la nécessité de ce présent là et non d’un autre. Ni projet ni mémoire : en définitive, nous avons à reconstruire le présent. Mallarmé disait un présent fait défaut. Aujourd’hui encore bien plus : un présent fait défaut, ce présent là, sans projet ni mémoire, est un faux présent. C’est un présent qui est inarticulable comme présent vivant, comme présent véritable. C’est le 1er point. Le présent, c’est le point de jonction de la répétition et de la projection en tant que la projection réoriente la répétition sans l’abolir ou sans la supprimer. C’est pourquoi aujourd’hui il arrive qu’il soit progressiste de défendre des vieilleries. Si on vous dit : vous défendez le service public, c’est une vieillerie. C’est pas faux, mais il y a quelque chose de la défense de la vieillerie est plus progressiste que son abolition. Ce n’est pas un conflit clair entre modernité et tradition. Le conflit aujourd’hui porte sur la définition même du présent. Il y a une définition courante du présent qui est que le présent est en réalité le présent des affaires. Ce n’est pas inopérant ou stupide. Ça a une matérialité très puissante, mais c’est un présent qui est déconnecté ou scindé de ses articulations temporelles de grande amplitude. L’idée de proposer autre chose sur le présent revient à réincorporer dans le présent lui-même, la vision et la pratique du présent, des espacements temporels qui sont à une autre échelle, et qui incluent finalement une longue mémoire et un puissant projet. Les deux : ce n’est pas simplement le manque de projet, mais c’est aussi le manque d’ampleur du passé. La maxime ne peut plus être du passé faisons table rase, comme il est chanté dans l’Internationale. Du passé faisons table rase, ce n’est plus tout à fait ça. Car du passé faisons table rase, comme Marx l’avait annoncé dans le Manifeste, quelque chose du capital s’en charge, il a une puissance de destruction du passé virulente. Son argument principal est la modernité, il est coextensif à une représentation de la modernité. Ce n’est pas non plus réfugions nous dans le passé. Ça ne peut être une nostalgie de telle ou telle figure du passé. C’est la construction d’un avenir qui réincorpore le passé, qui réincorpore son amplitude.

Je fais une incise là-dessus : c’est une utilité fondamentale de la philosophie : c’est la discipline par excellence de l’amplitude du temps. Il n’y a qu’en philosophie qu’on peut soutenir sans ridicule que les pb soulevés au 4ème siècle avant JC sont encore d’une actualité criante. C’est difficile de trouver ça ailleurs ! En philosophie, Platon et Aristote, on en est toujours là d’un certain point de vue. La philosophie est éducatrice d’un temps de grande amplitude, d’un passé de grande amplitude et projet de grande amplitude car elle a toujours inventé des idéaux impraticables et de grande portée. Quand Platon disait que la philosophie c’est le long désir, il l’opposait à la sophistique, qui veut conclure rapidement. C’est une idée essentielle : il y a quelque chose de long dans la philosophie. Le long détour, c’est pas simplement le long détour discursif, de l’examen des questions, c’est l’institution d’une temporalité singulière qui est aussi l’amplitude du temps dans lequel existe un présent. En définitive, la vraie question c’est de savoir quelle est l’amplitude temporelle du présent lui-même. Il faut avoir une conception du présent de telle sorte qu’il contient une amplitude temporelle considérable, vers le passé et le futur. Il s’agit quand même d’être sous l’emblème du nouveau. C’est le projet qui va se subordonner la répétition et pas le contraire. Mais cette subordination n’est pas une annulation. J’insiste sur le fait que ceci dispose une vision possible de la philosophie comme éducation quant au temps. Quant au temps de la pensée, quant au temps de l’existence. Parce que le temps est un grand facteur d’oppression. Le temps est le principal facteur d’oppression du monde tel qu’il est. Il y a une dépossession temporelle essentielle. ça a été analysé très souvent, le cœur de cette dépossession est le salariat et l’achat du temps lui-même. Le temps, c’est de l’argent. Il y a une dépossession temporelle. La philosophie, avec les moyens qui sont les siens, qui sont en partie des moyens abstraits, mais qui ne sont pas inexistants, c’est une lutte contre cette dépossession, c’est une proposition temporelle différente. C’est quelque chose qui tente d’imposer la nécessité subjective de l’amplitude temporelle. Elle le fait à titre de proposition, parce que après, les solutions effectives de cela, elle n’en est pas la maîtresse. Mais c’est une proposition en pensée d’un autre temps. Et nous avons dit : finalement, cet autre temps que l‘immédiateté marchande et du travail salarié, il ne peut qu’être déclaré. Le mode d’existence de ce temps, c’est une déclaration. Il faut qu’un autre temps soit déclaré dans sa légitimité, dans sa construction, dans son insistance. Autrement dit, ce temps n’a pas de venue objective. Il n’habite pas le temps du faux présent comme quelque chose qui aurait simplement à être développé, exprimé. Non, il est nécessairement déclaré. C’est pourquoi on peut dire qu’il y a réellement trois termes : répétition, projection et déclaration. Répétition, c’est ce qui nomme l’instance du passé. Projection, c’est ce qui nomme la possibilité du projet ou du possible. Déclaration est ce qui institue le présente qui les noue, qui noue le passé, l’amplitude du passé, sous la loi projective d’un avenir représenté comme possible. C’est parce qu’il y a déclaration qu’il n’y a pas d’écart : la déclaration est ce qui vient là où sinon il y a un écart irrémédiable entre la tradition d’un côté et le projet de l’autre, parce que dans cet écart, quand on laisse un écart entre tradition et projection s’y installe le faux présent. Faux présent qui va dire : là où il y a cet écart le passé est inutile, archaïque et le l’avenir est irreprésentable, le projet est une utopie sans contenu. Donc vivez au présent. L’impératif de vivre au présent est un impératif que nous accepterions volontiers, si on nous dit quel est ce présent. La vraie question de l’impératif vivre au présent c’est le présent, mais le vivez. On est d’accorde que la vie est au présent, la question est celle du présent. Si on laisse s’établir un écart, alors la prescription devient celle du faux présent de l’agitation communicante. Donc il faut déclarer cette conjonction de la répétition et de la projection. Il faut la déclarer, sinon ce qui s’installe c’est la circulation, la communication. Disons que la déclaration s’oppose à la communication, de ce point de vue là. Donc finalement ce qui nous intéresse maintenant dans l’investigation de notre présent, c’est au fond qu’est-ce qui est aujourd’hui déclaré ? Quelles sont nos déclarations ? A quelles déclarations avons-nous affaire ? Pour ce qui est communiqué, nous savons, il y a pour cela les medias qui  nous rendent compte de la communication générale. Pour la déclaration, c’est une autre affaire ! Déclarer, c’est au lieu du non écart entre répétition et projection, c’est donc toujours en position d’exception par rapport au faux présent. Notre pb c’est une logique de l’exception, alors que l’année dernière on s’est intéressé à la logique de l’exception, de la structure, du il y a (emblèmes et pouvoir nu). Là nous cherchons une logique de l’exception, exception signifiant ce qui est déclaré comme nouveauté du présent. On peut d’abord chercher des critères formels : à quoi reconnaît-on ou peut-on reconnaître une déclaration, une création contemporaine, le façonnage d’un nouveau présent, quel qu’en soit l’ordre ? Quels sont les critères formels. Nous avons dit il y en a forcément deux :

- quelque chose est irréductible à la circulation marchande, quelque chose on peut dire est intraitable dans une déclaration véritable, dans un présent qui ne soit pas le présent courant, quelque chose qui ne circule pas. - d’autre part  il y a quelque chose qui n’est pas homogène ou pas directement homogène à l’emblème au sens où l’emblème démocratique est l’organisation subjective de la circulation.

 Un point d’irréductibilité à la circulation marchande, un point d’indifférence aux emblèmes communs. C’est le deux critères négatifs qu’on peut proposer.

On va les regarder d’un peu plus près.

 

Sur le 1er critère, il faut donc orienter le regard sur ce qui est hétérogène au pur et simple échange, ie à ce qui n’est pas sous une loi d’échange ou de circulation, qui est en un point irréductible à cela. Une déclaration, ça ne s’échange pas. Vous déclarez, vous déclarez. ça n’est pas échangeable contre une autre déclaration. Une déclaration peut répondre à une autre mais elle ne s’échange pas, pas même une déclaration d’amour, paradigme de la déclaration. Si vous faites une déclaration d’amour, c’est un risque, vous n’allez pas dire : je la retire si on ne m’en donne pas une autre. Vous acceptez qu’il y ait quelque chose de non négociable dans une telle déclaration, c’est pour ça que bcp de gens s’en gardent ! Si celui ou celle à qui vous faites la déclaration en fait une en retour, ce sera deux déclarations, ce n’est pas un échange. L’amour n’est pas un échange, l’amour n’échange rien. Représenter l’amour comme échange c’est vraiment la vision marchande de l’amour. Je négocie, tu négocies, je t’aime un peu, combien ça vaut ? C’est la vision de l’amour dans le faux présent, sans déclaration. Qu’elle soit déclaration artistique ou amoureuse, de tout ce que vous voulez, une vraie déclaration est soustraite aux lois de l’échange, ou qui est intraitable, et qui par csqt est dans le risque de sa proposition. La proposition n’attend pas une restitution équilibrée. C’est en ce sens que ça ne circule pas, ou ça ne se monnaye pas. ça peut même n’être pas entendu, ça prend le risque de n’être pas entendu, comme une déclaration d’amour prend le risque de ne pas être entendue. Ça veut dire quoi ? ça ne veut pas dire qu’il faille la retirer, ça veut généralement dire qu’il faut insister ! Ie rerisquer la chose. La déclaration insiste et toujours dans un risque qui est grandissant. Si on vous envoie sur les roses une fois c’est bien, deux fois c’est un peu dur, alors 5 ou 6 fois ! Cette insistance, c’est quoi ? C’est l’insistance pour un nouveau présent. C’est le critère formel de l’hétérogénéité aux termes de l’échange.

Finalement, si on a réellement une situation déclarative en ce sens, une hétérogénéité aux termes de l’échange, quels exemples peut-on en donner ? Quels exemples canoniques peut-on en donner, y compris dans le monde contemporain, formellement ? L’exemple le plus simple, je vous l’ai dit la dernière fois et je vous le redis, la forme la plus simple de ce qui est dans une forme inévitablement déclaratoire, c’est une démonstration. C’est le paradigme le plus ancien, une démonstration mathématique par exemple. C’est une forme déclaratoire sans échange aucun et d’un autoritarisme absolu. C’est proprement ce qui est au sens strict à prendre ou à laisser. Si c’est une démonstration rigoureuse, ou bien vous acceptez les principes généraux et c’est intraitable. Vous savez parfaitement, c’est même ce qui crée toujours une certaine horreur subjective de ce genre de chose, que ce n’est pas négociable. On peut la comprendre ou ne pas la comprendre, s’y intéresser ou non, mais ça ne relève pas de l’espace de l’échange. C’est pourquoi d’ailleurs dans le monde contemporain, qui est un monde qui par ailleurs se réclame constamment de la science, la démonstration mathématique est mal vue, idéologiquement mal vue, si on suit les programmations scolaires. En quelques décennies, la math qui était présentée comme l’archétype de la rigueur est présentée autrement, plutôt comme assortiment de recettes de cuisines. Ça n’a pas augmenté sa faveur auprès des élèves. A prendre des choses abstraites et arides mais qu’on peut comprendre, eh bien les apprendre pour rien, c’est de la pure persécution. J’y insiste, la philosophie a originellement pointé ce caractère, c’est bien pourquoi elle s’est originairement connectée aux rapport aux mathématiques. Elle s’y est originairement connectée car elle a vu qu’il y a quelque chose qui du point de vue de la pensée était de l’ordre de l’intraitable, de ce qui n’entre dans aucune circulation autre que la  validation de soi-même. ce que peut faire une démonstration, c’est être comprise et être transmise, mais c’est tout. C’était la 1ère figure, la démonstration.

 

Si maintenant vous tombez en arrêt devant une magnifique statue dans un jardin public, et que vous la regardez. On voit bien que là aussi c’est purement sans circulation. Proprement, vous tombez en arrêt, vous tombez en arrêt devant qch. Vous tombez en arrêt, ce quelque chose est immobile à sa place, et ne vous propose (si réellement ce qui vous captive est simplement le regard) que ce qu’il convient d’appeler une contemplation, longue ou brève. La contemplation est à l’art ce que la démonstration est à la science, on le voit bien, ie une figure d’accès subjectif (accès au théorème par la démonstration, accès à l’œuvre par le simple fait de la rencontrer) qui là aussi n’ouvre aucun circuit d’échange particulier (si naturellement vous n’êtes pas un marchand en train d’évaluer combien vous rapporterait le vol de la statue ! Dans ce cas là, vous êtes dans un rapport à son équivalent abstrait, l’équivalent général). La contemplation, en ce sens là, la contemplation de ce que vous voulez, est également formellement quelque chose qui à proprement parler n’est pas négociable, ie ne se présente pas dans le circuit de l’échange mais est à soi-même sa propre fin. Il est très intéressant de constater que la contemplation est toujours dans la figure de l’arrêt. Elle est une butée du présent sur lui-même, et en même temps naturellement elle est toujours une récapitulation d’un passé d’une immense amplitude, car elle est toujours la cristallisation de qch. La statue est une généalogie immense, absente, non représentée, mais qui est là présente dans un objet singulier. Là aussi, les philosophes ont fait originellement un sort à cela en disant qu’il y a dans la contemplation quelque chose qui en définitive est dans le chemin de l’idée, pour employer le lexique platonicien. Vous connaissez le passage du Banquet : la contemplation des beaux corps est ce qui conduit à la contemplation du beau en soi. Pour être un philosophe platonicien il faut aimer deux choses : la démonstration et la contemplation, ie en fin de compte les théorèmes et les beaux corps. C’est en effet quelque chose avec quoi on peut remplir l’existence ! Ce binôme démonstration contemplation, c’est quelque chose qui indique que nous ne sommes pas là du tout dans des registrations de type abstrait concret, concept sensible, c’est pas ça qui fonctionne, c’est dans une autre logique. C’est ce qui fait à un moment donné office de présent de façon suspensive par rapport au faux présent, de façon intraitable, quelque chose qui ne peut pas entrer dans la construction monnayée du faux présent.

 

Le 3ème exemple, ce serait de participer à une manifestation, par exemple. Ou à une émeute (rêvons !), ou à une insurrection (rêvons plus encore !). Là aussi, vous êtes évidemment subjectivement dans une absorption par l’intensité créatrice et violente d’un présent hétérogène d’un présent qui est cette fois celui de l’action, mais action en un sens qui doit être mesuré. Action, non pas au sens de la gestion ordonnée ou rationnelle d’un agir, non pas en ce sens là, mais au sens de l’action comme surgissement qui constitue son propre présent. Mais ça peut être des choses bcp plus humbles. Il peut y avoir par exemple à un moment donné, même dans une simple réunion, dans un simple attroupement, voire même dans une discussion, un brusque moment où quelque chose advient qui est de cet ordre, de l’ordre de l’action, de la pensée comme action, pas simplement au sens de la manipulation des choses, mais de quelque chose qui s’inscrit dans les corps agissants, les corps vivants, et qui est là aussi absolument intraitable, exactement comme une manifestation véritable est intraitable. Elle n’est pas absorbée par la répétition. Il y a des manifestations ratées, c’est une manifestation qui n’est pas intraitable mais qui est d’emblée complètement traitée. Elle ressemble à 40 journées du même ordre, qui ont été décidées bureaucratiquement, où les gens vont dans une tristesse effrayante, et où même porter la banderole est une calamité. On connaît tous plus ou moins ça. C’est quoi ? Ce n’est pas rien, mais c’est absorbé dans le faux présent, le projet n’arrive pas à se subordonner la répétition, c’est la répétition qui se subordonne la dimension de projet. J’opposerai gestion à action. Même une revendication peut être simplement gérée au lieu d’être active. Vous pouvez avoir une gestion revendicative qui le relève pas d’un critère forme de l’intraitable. Voilà, et donc si action il y a, ce nouage collectif, imprévisible, incalculable, réellement présent de quelque chose qui réoriente les éléments du passé [chgt K7]

 

La passion, c’est aussi intraitable, c’est aussi dans la consumation de soi-même, la codéclaration inscrite dans le devenir temporel du présent pur. Il y a là un élément extatique, alors, il y a un élément qui fait surgir le présent comme absoluité. Je vous propose d’appeler ça la passion. Mais là encore passion en un sens particulier. Passion non pas du tout au sens de la terrible capture de la subjectivité par une déréliction incroyable, mais passion au sens de ce qui n’est réductible à aucun calcul. Au sens de ce qui dispose les corps dans un extatique imprévisible et les accorde l’un à l’autre de telle façon qu’une indifférence absolue s’instaure à tout ce qui n’est pas cela. Les actions hétérogènes à la circulation sont de l’ordre de la démonstration, de l’ordre de l’action, de l’ordre de la passion, de l’ordre de la contemplation. Il peut y avoir des combinaisons dans les aventures créatrices, mais dans tous les cas j’insiste sur le fait que ça crée une subjectivité d’indifférence au reste. Cet élément peut paraître terrible, mais il faut l'assumer. Il ne peut pas y avoir de présent véritable sans qu’il y ait un temps d’indifférence à tout le reste, et c’est ce qui rend possible son extension. Il faut lui faire confiance comme une cristallisation d’un passé énorme et d’un avenir projectif,  non pas du tout car c’est dans le souci du reste mais en fin de compte car c’est dans une temporalité provisoire d’indifférence à tout le reste. Si vous reprenez point par point, vous en aurez l’expérience.

Par exemple, lorsque vous êtes réellement dans la tentative de compréhension d’une démonstration, il est totalement impossible de penser à autre chose. C’est pour ça que les mathématiciens sont des gens toujours un peu bizarres ! Ils consument leur nuit et leurs jours sur un pb qu’ils sont les seuls à comprendre. Il y a un élément d’indifférence très puissante mais c’est la rançon absolue de la création.

Dans la contemplation, quand vous êtes absorbés par une œuvre d’art, vous ne pouvez pas vous occuper du chien en train de penser, vous êtes mis en arrêt.

Dans le feu de l’action, d’une insurrection, vous vous absentez de tout le reste.

Même chose pour passion extatique

Abstraitement, on dira ceci : la construction présent véritable n’est pas une suspension pure et simple de la répétition, de la tradition, comme on pourrait le croire. Elle n’est pas création ou commencement pur. Ce qu’elle est cependant, subjectivement, c’est ce que j’appellerai une structure d’isolement. Pas au sens de la solitude, mais isolement de ce dont il est question par rapport à la temporalité générale. Autrement dit, la création du présent suppose que puissent s’équivaloir un point et l’univers entier. Qu’en un point, qu’il y ait quelque chose comme l’univers entier, non pas convoqué, non pas répertorié, mais présent en un point et donc absent ailleurs que dans ce point. Absenté, indifférencié, mais rassemblé, résumé en point, point qui va être justement quoi ? ça va être le lieu du présent, ce point là. Et ce lieu peut être un lieu formel, mental, pour les démonstrations. Ça peut être un lieu sensible pour la contemplation. Ça peut être un site collectif en mouvement dans l’action. Ça peut être le déclaratoire amoureux absolutisé. En un point existe subjectivement tout l’univers.

Vous allez à voir en réalité (c’est ce qui exclusif de la circulation) un vaste mouvement de concentration en un point, un temps de l’indifférence à ce qui n’est pas le point, et ensuite un temps de dilatation. Il y a un retour au monde, mais un retour qui se fait à partir de ce point, un  éclairage nouveau donné sur la totalité mondaine à partir de ce point. C’est pour ça que c’est un lieu. Vous pouvez, ensuite, inévitablement d’ailleurs, quelque chose de la répétition vous reprend. Ce n’est pas un commencement absolu global, ça n’existe pas. C’est plus subtil  partir du point à partir duquel se concentre à un moment donné se concentre l’univers intraitable qui est le votre, il y a redisposition, réadapation à l’univers ordinaire. Ce qui peut se donner, c’est que cette réhabitation de l’univers ordinaire, se fait selon un autre temps, à partir d’un autre présent, à partir d’une autre conception de ce qu’est le présent. Nous reviendrons plus concrètement sur tous ces points. Il est très important de mesurer cet espèce de rythme diastole systole, de concentration, comme un cœur qui bat, de concentration en un point de la totalité de l’expérience, et puis de réinvestissement de l’expérience à partir de la surrection d’un nouveau point, d’un nouveau lieu, d’une nouvelle donation subjective du présent. C’est pour ça que c’est une création véritable, ce n’est pas seulement une exception. C’est une exception qui doit aussi créer en tant qu’exception quelque chose comme au moins la possibilité d’un nouveau monde, la possibilité que le monde soit un autre monde que celui du faux présent. En ce sens, il ne faut pas s’enfermer dans une vision trop exceptionnelle de l’exception. C’est une expérience. Ne vaut que ce qui est exception. Dans l’existence, dans la vie. Mais cette valeur est une valeur qui retourne au monde, qui n’est pas simplement gardée dans la séparation de l’exception. Nous y reviendrons, c’est la question de l’universalité. Ne vaut que l’exception, mais en un certain sens, l’exception vaut universellement, même l’exception en apparence la plus singulière. Par exemple, un moment d’amour véritable vaut pour l’humanité entière. Il faut être persuadé de ça, c’est vrai. C’est bien pourquoi toutes les chansons sont des chansons d’amour, c’est pour dire au niveau de la chronique circulante que ce qui est singulièrement exceptionnel vaut universellement, est un moment du devenir universel de l’humanité, comme l’est une grande insurrection, une œuvre d’art extraordinaire, la démonstration d’un beau théorème. Ce sont des singularités absolues, mais c’est ça qui vaut universellement. Alors que les moyennes ne valent rien. Et donc puisque les moyennes ne valent rien, il faut bien partir de la construction du présent telle qu’elle se donne dans l’exception pour retourner et déployer la possibilité universelle qu’elle contient. Cela pourquoi ? pour des raisons que nous avons souvent ici mentionnées : en réalité, ce qui compte, c’est la création du possible. La grande opposition, c’est l’opposition c’est entre ceux qui pensent que le devenir, c’est la réalisation du possible et ceux qui pensent que le devenir, c’est la création du possible. Dans démonstration contemplation action passion, le pb n’est pas celui du succès ou du résultat, mais qu’on peut créer des possibilités irreprésentables antérieurement. C’est pour ça que ça se passe en un point. Ce point est un point d’impossible. C’est le génie de Lacan d’avoir dit que le réel c’est un point d’impossible : toucher le réel c’est toucher un point d’impossible. Mais comment on touche un point d’impossible ? On peut en avoir une vision cataclysmique (dans l’expérience de la mort etc..). Non, en créant une possibilité, car si elle est créée c’est qu’elle n’existait pas avant, donc elle était dans l’impossible. Formellement, on dira que l’intraitable, ce qui n’entre par dans la circulation, c’est le mvt par lequel quelque chose est créé qui n’est pas l’effectuation d’une possibilité. Vous savez que il a été dit par plusieurs personnes que la politique, c’était l’art du possible. C’est une vision de la politique. Il est bcp plus probable que pour autant que la politique serait la création de quelque chose dans l’histoire de l’humanité, c’est l’art de l’impossible, l’art de la création d’une possibilité non aperçue, non négociable. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas réaliser le possible, c’est autre chose. Ça peut se passer dans le faux présent, mais ça n’a pas d’universalité, ça ne change pas le destin de l’humanité, ça le réalise.

Pour conclure cette 1ère section, on dira que formellement, une exception au régime du faux présent est toujours soit du type de la démonstration, soit du type de la contemplation, soit de l’action, soit de la passion. Ce sont les grands types formels de ce qui se laisse enregistrer comme figure de l’exception créatrice. Aujourd’hui, ça veut dire ce qui n’est pas traitable dans l’échange généralisé, ce qui ne peut pas se présenter comme marchand.

 

A quoi ça s’oppose ?

 

- il faut bien reconnaître que la démonstration, c’est ce qui s’oppose à la discussion, au débat. On dira : démonstration, mais pas discussion, pas débat. Le débat d’opinions ! C’est bien pourquoi Platon aimait bcp les maths : les mathématiques c’est tout sauf le débat d’opinion. Votre opinion sur un théorème c’est pas intéressant. Je préfère celui là ! j’ai toujours préféré le théorème de Pythagore à celui de Thalès, et toi tu préfère Thalès ? Eh bien chacun ses goûts etc… Remarquez que peu de gens préfèrent tels théorèmes à tels autres. Les mathématiciens oui ! Ils peuvent en parler esthétiquement. Les mathématiques, c’est contre les opinions, ça ne relève pas de l’opinion. C’est une thérapeutique contre le débat d’opinion. La démonstration, sa rigueur, s’oppose à la facilité sans issue normée du débat. C’est une chose que la critique philosophique du débat, discussion étant distinguée de dialogue (n’entrons pas dans les raffinements) il est certain que ce que Platon appelle un dialogue, ce que Platon a bien mesuré c’est que la discussion, le débat, met en jeu un principe qui n’est pas de vérité mais qui est un principe de prestige. Comme vous n’avez pas de norme argumentative constituée, c’est en définitive c’est quand même une épreuve rhétorique, quelle que soit la rhétorique concernée. Le philosophe interrogera : à quoi sert le débat en ce sens là, au sens courant ? Finalement, il lie la thématique de la pensée à celle du prestige, à celle du prestige rhétorique. Et c’est pourquoi on construira explicitement une opposition entre le style démonstratif d’un côté et le style dit discursif de l’autre, au sens de la discussion. Discussion ou débat seront mis de côté pour l’instant, même s’ils seront réintégrés plus tard. Mis de côté en tant qu’opposition à la démonstration avec leur appariement à une conception de la lutte verbale comme lutte de prestige.

 

- la contemplation, elle s’oppose en vérité directement au jugement ou à l’opinion. C’est tout à fait important : la contemplation en tant que telle n’est pas au service du jugement. La contemplation est auto-suffisante, elle est gratuite. Le jugement, lui, il est destiné à circuler, le jugement  critique, l’évaluation, la discussion des jugements. Nous prenons contemplation en un sens très radical : l’arrêt sur quelque chose de contemplé qui se suffit à soi-même et qui n’est pas destiné à faire entrée le jugement la contemplation. On opposera la contemplation artistique au jeu des opinions sur les oeuvres, des jugements.

Je fais une petite incise là-dessus : c’est la question extrêmement difficile au fond de qu’est-ce que c’est exactement que la subjectivité du rapport à l’art en général ? Aux différentes formes de l’activité artistique ? Il y a une forte tendance en définitive à considérer que le rapport à l’art est un rapport de jugement, que c’est ça qui accomplit, parachève un rapport à l’art, c’est quand on est en état de porter un jugement, fût-ce un jugement tout à fait élémentaire : ouais, c’est bien. C’était bien ? Ouais. Sur cette base là, ça peut être des jugements sophistiqué, qui consistent simplement à donner le système argumentatif approprié au fait que c’est légitime de dire ouais c’est bien. En définitive, la contemplation au sens où on l’entend là, ce n’est pas la subjectivité du jugement. La subjectivité du jugement est le mode par lequel le rapport à l’art entre dans la circulation. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas de jugement, ne soyons pas obscurantiste. Mais il faut être précis. La contemplation comme telle ce n’est pas le jugement. Quand elle s’élabore comme jugement, ce n’est pas hétérogène à la circulation. La contemplation est hétérogène à la circulation, les jugement s non, les jugement s circulent. A propos de l’art, c’est ça qui circule. Comme si les œuvres étaient faites pour les critiques. Même qln qui dit ouais c’est bien est un critique, un critique de base mais un critique. Contemplation désigne ce moment de la proposition artistique, ou de la proposition contemplative (plus généralement, les beaux corps) qui ne s’accomplit pas dans le jugement, dans la confrontation des jugements, mais qui se suffit à soi-même, qui est dans la satisfaction de soi-même. C’est ce temps là qui est visé par contemplation. C’est pour ça que contemplation va quand même s’opposer à opinion et jugement, en même temps qu’elle va s’y articuler. Opinion et jugement est ce qui argue de la contemplation pour entrer dans la circulation. C’est le moment mondain au sens large. Démonstration c’est antithétique de discussion, contemplation, c’est antithétique de jugement.

 

- l’action, elle s’oppose à la gestion. Ie à la pratique rationnelle du maniement des choses, ou des gens. Des choses, quelles qu’elles soient. Une action proprement dite, quelle qu’elle soit, est hétéronome à la gestion. Elle ne peut pas gérer car elle n’a pas de principe de gestion de ce qu’elle est, si elle est une action véritable. Du temps de la 3ème Internationale, un temps qui paraît sidéralement éloigné, il y avait des manuels d’insurrection. J’en ai lu. Il est frappant de voir qu’à partir du moment où il y a eu des manuels d’insurrection, on ne connaît pas une seule insurrection ! Il y a eu des tas d’autres choses, vous avez eu les guérilleros, la guerre prolongée en Chine etc... Mais l’insurrection au sens des manuels, il n’y en a plus. L’insurrection était présentée comme une gestion. Le manuel donnait une figure de gestion de l’insurrection. C’était d’ailleurs d’excellents conseils, c’était tiré de l’expérience, ça tirait les leçons de pourquoi la Commune avait échoué, pourquoi au contraire l’insurrection de 17 a réussi, pourquoi la commune de Shanghai a été écrasé, Canton aussi… L’action y compris les journées historiques, elle s’oppose à la gestion au sens où elle invente un présent, un présent collectif. Naturellement, elle l’invente en absorbant tout un passé. Nous maintenons le fait qu’il y ait une dilatation temporelle. Par exemple, Lénine a examiné très soigneusement les raisons pour lesquelles la Commune a échoué. Il était obsédé par ça. Pourquoi ça a raté,que faire pour que ça rate pas ? Les terribles saignées de juin 48 et de 71 étaient présentes à tous les révolutionnaires comme l’insurrection et l’impossibilité de l’insurrection, noyées dans le sang. Ce passé là était incorporé par l’invention insurrectionnelle russe, mais cette incorporation ne se laisse pas disposer dans un protocole gestion. L’insurrection une fois entrée dans l’espace de la gestion, elle n’était plus praticable dans la création d'un présent. Elle n’a plus été qu’une espace de répétition sans espacement, sans présent. On peut opposer action et gestion. Même si la gestion est inéluctable. L’action, c’est cette part de l’agir qui n’est pas gérable, qui ne se laisse pas gérer. On appeler action cette part de l’agir qu’il n’est pas gérable, cette part de l’agir dont il n’y a pas de manuel, justement. Parenthèse : pour une nuit d’amour c’est pareil ! Si elle est conforme à un manuel… Notre temps ne fait que proposer des manuels sur ce genre de questions. Comment réussir à tous les coups ? 92% de chances de succès ! On reviendra sur cette caractéristique du présent. C’est ce qu’on peut appeler la pornographie véritable, pas seulement quand c’est appliqué à l’amour et sexualité, mais de manière bcp plus vaste. On peut appeler pornographie ce qui soumet à un principe de gestion ce qui ne peut être soumis à un principe de gestion. C’est la gestion de l’ingérable, c’est le manuel de ce qui ne peut avoir de manuel. C’est particulièrement pornographique quand il s’agit du manuel du bien jouir, c’est une horreur naturellement, et une horreur ridicule. Notre temps est le temps des manuels. Il y a des manuels de tout. Ce n’est pas par hasard. C’est parce qu’il impose l’idée qu’il n’y a pas d’autre présent que le présent de la gestion. On va proposer des manuels y compris de ce qui à l’évidence n’existe que comme singularité. Ce qui n’existe que comme singularité, vous ne pouvez pas en faire un manuel. Notre temps s’efforce de présenter des manuels de la singularité elle-même : comment être singulier ? Comment être pleinement vous-même ? Titre d’un best-seller ! Si vous appliquez à la lettre du conseil, vous êtes comme tout le monde, c’est formellement inéluctable !

On pourrait dire : vous avez ensemble qui est l’ensemble démonstration contemplation action passion, qui indiquerait justement le présent de la singularité, les figures du présent de la singularité en tant qu’elles interrompent la circulation. Et vous avez jugement gestion opinion.

 

- qu’est-ce qui s’oppose à passion ? ce qui s’oppose à passion, c’est consommation. On peut hésiter, si on se souvient de ce que nous avons dit sur la proposition contemporaine d’une jouissance nihiliste, on pourrait dire jouissance mais ce serait lui faire exagérément tort, à la jouissance, même si dans sa coloration nihiliste et marchande, elle s’oppose à la passion authentique. Mais disons consommation. Consommation comme figure de ce qu’on pourrait appeler le jouir sans passion. Ce qui est proposé au désir en général, ou à la passion, dans une figure qui est une figure dépourvue de singularité. C’est l’idée qu’on peut trouver sur le marché l’objet de sa passion. C’est ça le principe général : vous avez des passions, venez nous voir, on va vous vendre la chose de votre passion. C’est le biais par lequel, de fait, quelque chose de la dynamique de la passion et du désir se trouve articulé ou suturé à l’espace général de la subjectivité du citoyen consommateur. Il n’est pas de passion qui n’ait son objet ! Telle est la thèse de la consommation. Or nous soutenons que la passion est à proprement parler sans objet. La passion est sans objet : l’autre n’est pas un objet. La passion est une déclaration partagée. Il n’y a pas d’objet de la passion. Par contre, la thèse centrale du régime de la consommation, c’est que toute passion a son objet, et que cet objet est sur le marché, ou que s’il n’y est pas qu’il faut l’y mettre le plus vite possible. On opposera passion à consommation. Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas consommer ou qu’il n’y a pas des tas d’objets agréables qui se vendent sur le marché. Nous avons tous nos jouets, de toutes sortes, et nos fétiches, nos ornements, nos plaisirs. Mais vous voyez bien de quoi il s’agit. Il s’agit de se soustraire à la thèse selon laquelle le régime général de la passion est la disponibilité de l’objet. La propagande sur ce point (la structure de la passion est corrélé à un objet disponible) est incessante. Sur tous ces points là, nous sommes au cœur du phénomène publicitaire : ce dispositif publicitaire, sous toutes ces formes (y compris les formes propagandistes : la politique est une forme de publicité, ce sont les mêmes gens qui s’en occupent). Les candidats embauchent des publicitaires pour se constituer eux-mêmes comme objet de la passion politique, pour se vendre comme il faut sur l’espace du nombre. Qu’est-ce qu’ils font ? On peut définir ce qu’est l’espace publicitaire : la discussion contre la démonstration, le jugement contre la contemplation, la consommation contre la passion, la gestion contre l’action. S’agissant de la passion, ça suppose une thèse qui est que toute passion est enchaînée à un objet. On dira non, on opposera passion et consommation en désignant la passion sans objet. de même que la démonstration n’entre pas dans le débat, la contemplation n’est pas destinée au jugement, l’action est la part ingérable de l’agir, et la passion ne se laisse absorber par aucun objet consommable.

 

On dessine deux ensembles : démonstration action passion contemplation, d’un côté, et de l’autre jugement gestion consommation opinion. C’est le vrai partage du présent. Il y a un présent ordinaire, un présent qui est au fond un présent tissé de jugement discussion consommation gestion. C’est ça la subjectivité du présent ordinaire. La construction du présent ordinaire, elle se fait à travers ces quatre repères là. C’est empiriquement vrai que le présent ordinaire, c’est celui-là. Et le présent d’exception, pour autant qu’on l’expérimente, est le présent de la démonstration, de l’action, de la passion et de la contemplation. Dans tous les cas, il est sans objet. Sans objet, si on entend par objet ce qui est dans la disponibilité de la circulation. C’est un point qui nous fait toucher à une chose réellement spéculative, philosophique.

Au fond, le présent véritable, à la construction duquel nous souhaiterions (ou je souhaiterais !) nous attacher, en tant que sujet, est un présent inobjectif. Ie il n’est pas dans l’enchaînement à l’objet. Et en définitive, on peut - en laissant de côté marché etc… - on peut dire plus philosophiquement que le présent du monde ordinaire, de notre monde marchand, dans lequel nous habitons, et nous vivons aujourd’hui, que ce monde là est sous la loi de l’objet. Mais sous la loi de l’objet, il faut bien l’entendre. Il est sous la loi de l’objet au sens où il prétend que il n’existe pas de subjectivité inobjective, ie de subjectivité non enchaînée à l’objet. Ce que nous soutenons, à savoir que c’est inenchaîné à l’objet, nous soutenons c’est le cas de action passion contemplation démonstration. Si ces quatre choses existent, elles ne sont pas enchaînées à l’objet.

La querelle fondamentale est là : existe-t-il quelque chose comme une subjectivité inobjective, ie qui n’est pas définissable à partir de l’objet qu’elle visée, qu’elle veut, qu’elle désire, qu’elle aime ? Une subjectivité inobjective, c’est quand même quelque chose comme une subjectivité pure, qui doit être comprise à partir d’elle-même et non à partir de l’objet qu’elle vise, qui la détermine, qu’elle souhaite etc… C’est une subjectivité qui d’une certaine façon est dans la gratuité de sa propre assomption, qui n’est pas là au regard de l’objet, mais qui est là dans l’affirmation de soi. Dans l’affirmation de soi sans répondant, sans référent, sans objectivité assignable. Et alors, évidemment, on comprendra qu’une subjectivité inobjective ne puisse pas circuler, ne puisse pas être dans la loi de l’échange. Par définition ce qui circule est un objet. Vous pouvez faire circuler des sujets pour autant qu’ils soient sous la loi de l’objet. Vous pouvez remplacer un consommateur par un autre, peu importe, pourvu que l’objet soit le même. Cette question de la possibilité d’une subjectivité inobjective est la même que la possibilité d’un présent qui ne soit pas le présent de la subjectivité marchande (qui lui est organisé par la circulation des objets, que les objets soient matériels ou immatériels. Ça peut être une carte de crédit, un chèque bancaire, l’immatérialité absolue des flux financiers, c’est quand même objet). Le critère formel ultime qui concentrera ce 1er aspect des choses, c’est l’inobjectivité. C’est par csqt la possibilité qu’un sujet se constitue qui ne dépende pas d’un objet. Est-ce que ça veut dire qu’il ne dépend de rien ? c’est ça la question. S’il ne dépend de rien, est-ce qu’il n’est pas comme un commencement pur, comme une affirmation surgie du néant ? Nous proposerons de dire que non : ce n’est pas parce qu’il ne dépend pas d’un objet qu’il ne dépend de rien. Il y a des conditions de la subjectivité inobjective. Nous le voyons bien : il y a des conditions de la démonstration, il y a des conditions de la passion, il y a des conditions de l’action, il y a des conditions de la contemplation. Dans ces registres là nous ne disons pas que le sujet inobjectif surgit sans conditions, comme sujet inconditionné. Simplement, ces conditions ne sont pas les conditions d’un objet, au sens d’un objet capable ou en état de circuler.

Donc notre question, au seuil de laquelle on va s’arrêter, la question au travail, c’est : que peut être pour un sujet une condition qui ne soit pas dans la forme de l’objet ? C’est ça. Ça a l’air d’une formulation abstraite, mais ce n’est pas abstrait du tout. Si on interroge notre existence , on s’aperçoit que c’est bien de ça qu’il s’agit. A quel moment sommes-nous en état de nous représenter subjectivement des conditions qui ne sont pas des conditions objectives, au sens de conditions d’objet ? Et la liberté moderne, c’est ça. Ce n’est pas d’être un sujet inconditionné, au sens par exemple de l’impératif de Kant. C’est métaphysique, au sens un peu [manque la toute fin du cours]

4 décembre 2002

Nous sommes à la recherche d’un principe de tension au présent. Nous sommes à la recherche de quelque chose qui au fond constituerait une vie active du présent, contre sa détermination historiale passive, contre au fond ce qui se présente comme un faux présent, qui est quelque chose comme le caractère fallacieux du présent. L’année dernière, j’avais commencé à esquisser la thèse que j’ai reprise cette année selon laquelle il n’y a pas de monde. On peut soutenir qu’il n’y a pas de monde à proprement parler. On peut aussi le dire : il n’y a pas de présent. C’est comme ça que Mallarmé dans l’époque qui a suivi la Commune de Paris, l’écrasement de la Commune : il n’y a pas de présent, le présent fait défaut. Au fond, c’est ça : la vie, l’existence, parvient difficilement à être au présent, ou alors elle est exagérément au présent. Elle est instantanée, elle est promenée instantanément d’une chose à une autre dans un présent qui n’est pas un vrai présent. Un vrai présent est quelque chose qui est une interférence entre répétition et projection. quelque chose qui est de l’ordre à la fois de la compréhension du passé, quelque chose qui charrie avec une amplitude du passé, et qui en même temps le projette ou le dévie vers autre chose que lui-même. Répétition d’une part et projection de l’autre. J’ai insisté sur le fait que le présent ne peut pas être réduit à l’une ou l’autre des deux dimensions, et en particulier il ne peut être réduit à la projection. Il faut que la projection soit interne à une déviation de la répétition qui absorbe l’amplitude du passé. C’est une manière de détruire le présent que de détruire le passé. C’est un point auquel il faut être très attentif. Surtout quand de toute part, on se demande qui sont les nouveaux réactionnaires [allusion à un mauvais livre sorti à l’époque, fd]. Ici même j’ai soutenu qu’il y avait des nouveautés dans la réaction aussi. J’ai même construit le concept de sujet réactif comme étant précisément le sujet qui véhicule au présent des nouveautés réactionnaires. Je suis donc le 1er à être convaincu qu’il y a des nouveaux réactionnaires. La discussion est sur qui. C’est une discussion judicative, donc sans intérêt, journalistique. Mais il faut admettre qu’il y a quelque chose dans la réaction. Une des nouveautés réactionnaires possibles, toujours disponible, c’est paradoxalement de falsifier ou de raturer des segments entiers du passé. C’est une figure fondamentale de la nouveauté réactionnaire que de rendre inintelligible les subjectivités révolutionnaires du passé. C’est pas seulement de les rendre abominables (c’est la paroxysme), mais de les rendre inintelligibles comme subjectivité : qui étaient les gens qui étaient là ? qu’est-ce qu’ils pensaient ? quelle était leur destination subjective ? là aussi je crois qu’on peut soutenir, j’ai appelé ça un thermidorien. Un thermidorien, c’est qln dont le travail propre est de rendre inintelligible la révolution, pas de la rendre négative, mais de la rendre incompréhensible, de la rendre opaque. C’est toujours un travail à refaire ! C’est toujours une nouveauté réactionnaire que d’inventer de nouvelles manières de rendre incompréhensible le passé inventif. C’est une opération tout à fait importante : c’est elle qui commande au fond l’installation de l’idée que le monde n’est pas transformable, que le monde est comme il est, elle installe l’idée qu’il y a une pérennité du monde comme il est, et dont il faut s’accommoder. C’est donc un instrument fondamental de résignation subjective. C’est une très vieille idée : déjà les anciens savaient que les grands exemples subjectifs du passé sont une chose importante. Même la vie des hommes illustres, même Plutarque, tout ça, c’était l’enseignement des grandes figures du passé comme figures dynamiques de l’existence humaine. Vous me direz : on a bien mis Alexandre Dumas au Panthéon ! C’est une figure mineure de l’exaltation des subjectivités actives du passé, c’est une figure un peu routinière, un peu bureaucratisée. C’est tout de même l’héritage amoindri de quelque chose important que les anciens véhiculaient déjà et qui a transité dans l’histoire humaine, qui est qu’au fond on soutient le présent dans une certaine clarification des subjectivités inventives du passé. Vous ne pouvez pas avoir de présent non résigné, de présent inventif, de présent créateur, sans une certaine absorption de la clarté créatrice du passé lui-même. C’est une opération singulière de la réaction que de raturer, d’opacifier le passé dès lors qu’il s’est présenté comme un passé de création.

Entre parenthèses, c’est aussi à cela que sert la thèse fondamentale selon laquelle le monde change à toute allure. C’est une thèse très importante aussi, et c’est une thèse de propagande. Le monde a toujours changé, et l’idée qu’on est dans une époque où il change à toute allure, c’est l’idée qu’il change si vite que nous ne pouvons plus avoir accès au passé. C’est la même opération. Le passé est inutile, et en réalité inaccessible, à raison des transformations foudroyantes du présent, ou du proche passé. Il est donc très important de convaincre tout le monde que la course est si rapide que vous n’avez pas le temps de regarder en arrière, même 5 secondes. Si vous regardez en arrière 5 secondes, vous êtes déjà dépassés, vous êtes devenu un archaïque ringard, à la minute même de votre détournement.

Je crois qu’on peut rassembler ces opérations sous l’idée que, au fond, la détérioration du présent, la falsification du présent, c’est - pour une part - l’impossibilité pour ce présent de se constituer la clarté de son propre passé. J’y insiste, car il y a toujours l’idée que le passé, c’est réactionnaire, quelque chose comme ça (dans les modalités de l’archaïque, du réactionnaire, de celui qui veut revenir au passé). Il y a des nostalgies réactionnaires, bien sûr, mais plus important que ça est l’idée que en tout cas l’inintelligibilité du passé est réactionnaire. Le fait que le passé soit opaque ou incompréhensible dans ce qu’il avait d’inventif est réactionnaire. Par csqt, l’idée d’une vitesse quasiment sans mesure du temps présent est en réalité un moyen de détruire le présent lui-même à partir du caractère inintelligible du passé. Ça d’un côté.

D’un autre côté la dimension de projection est également essentielle. La dimension de projection, c’est la critique des utopies. C’est l’autre versant. Quiconque se représente autre chose que ce qu’il y a est dans un rêve idéaliste, impraticable, utopique, impossible etc… On est ou un archaïque ou un utopiste. C’est dans cette tenaille que se tient la dissolution du présent. Ou bien vous voulez incorporer l’intelligibilité du passé, et alors vous êtes un archaïque, ou bien vous voulez projeter quelque chose d’autre que ce qu’il y a, et vous êtes dans une utopie impossible, dangereuse et criminelle. Il y a un couple de l’utopisme et de l’archaïsme. Au cœur de ce couple, il y a une atteinte portée au présent, en tant que le présent est justement la surimposition de la répétition et de la projection, la surimposition de l’incorporation du passé et de la projection. C’est ça qui constitue un présent véritable

Donc la tendance générale du temps présent, c’est de dissoudre en effet le présent dans un régime général qui est celui de la communication, de la circulation. Circulation et communication qui sont des échanges instantanés d’une certaine manière sans répétition et sans projection. Ce qui par csqt donne le spectacle - le mot de Debord convient - du faux présent, en emblème. Au regard de tout cela, qui est un rappel, mais qui, j’y insiste, est l’infrastructure propagandiste majeure aujourd’hui. Il est essentiel de convaincre les gens qu’il n’y a pas de présent. C’est très important, il n’y a que cela qui puisse les amener face à la marchandise comme face à leur seul destin. Quiconque pense qu’il y a un présent préférera le présent aux marchandises. C’est mon hypothèse optimiste sur l’humanité ! Je fais cette hypothèse optimiste. Mais je la maintiens absolument, et je pense qu’on peut la vérifier. Qln qui pense qu’il n’y a pas de présent, pourquoi ne s’abandonnerait-il pas au jeu, au pur et simple ? Je le comprends. Mais la condition 1ère, c’est pour ça que c’est la propagande fondamentale, est d’absenter le présent, au sens d’une lucidité ou d’une clarté sur le passé inventif et d’une projection rationnelle. C’est ce qui constitue un présent vivant pour tout sujet. Si qln est dépossédé de cela, on conçoit qu’il soit dans le nihilisme contemporain. S’il est dans le nihilisme contemporain, il va se tenir d’une manière ou d’une autre face à la marchandise. Mais qln par contre qui est convaincu que le présent est possible, ou que le présent est, celui là, je dis qu’il préférera cela, et en dernier ressort il préférera cela à toute autre chose. Nous avons affaire, pour autant que l’humanité est résignée, c’est qu’elle a été désarmée du présent. Elle a été désarmée du présent. Pour autant que nous menions une contre-propagande - ce qui est une définition valable de la philosophie (Platon disait que la philosophie, c’est contre l’opinion, ça veut dire c’est contre propagande, contre-propagande rationalisée, d’une manière ou d’une autre, mais  plus subtile que la propagande) - il faut absolument instituer ou découvrir des points de présent, ou des aspérités dans la surface des choses auxquelles on puisse s’accrocher, comme ça, dans cette superposition subjective d’un passé clarifié et d’un avenir praticable.

On avait entrepris de lister des catégories là-dessus qui permettent d’identifier ce qui n’est pas au régime de la circulation, de la communication, ce qui n’est au régime du faux présent, des points irréductibles ou des points qui peuvent être irréductibles.

On en avait distingué de quatre sortes :

- la démonstration

- la contemplation

- l’action

- la passion

Je maintiendrai le mot passion, même si on m’a fait quelques objections là-dessus, parce que j’aime bien ce vieux mot, et je veux lui redonner une signification affirmative. Je pense que la passion est une grande chose.

Ce sont des couples :

 

- la démonstration, c’est ce qui s’oppose au débat. Débat c’est une catégorie journalistique et médiatique constituée. Ça ne veut pas dire toute forme de discussion, de dialogue etc... Débat, c’est un mot de propagande aussi : débattons. Deleuze était très violent. Il disait : quand il entendait le mot débat, le philosophe devait s’enfuir aussitôt. Nous avons tous accepté le débat, parce que nous sommes faibles ! On est toujours faible face à la propagande démocratique ! On se dit que débattre, c’est raisonnable. Après tout, est-ce que Socrate ne débat pas lui-même ? Si on regarde de près, il ne débat pas du tout ! Il faut avoir de Socrate une vision un peu durcie, n’est-ce pas, c’est un malin. Mais après tout, il fait semblant de débattre. Donc au mieux, quand nous acceptons des débats, nous pouvons dire : nous avons fait semblant ! C’est quand même déjà une grande concession. Démonstration s’oppose à débat, ce qui ne veut pas dire dialogue, interlocution, mais qui veut dire la forme parlementarisée du débat d’opinion, où tout le monde donne son opinion. En général, après un débat d’opinion, vous avez conservé la vôtre, en général. La démonstration, c’est ce qui coupe là dedans. Ce n’est pas seulement, la démonstration mathématique, bien qu’elle soit paradigmatique, elle est école de cela. C’est quand même l’école de la philosophie elle-même,  à la fin des fins. Prenons ici démonstration comme ce qui coupe dans le débat ou dans l’opinion. Ie ce qui passe par l’acceptation explicite d’une règle commune. Parce que pour démontrer, vous acceptez une règle. C’est ce qui passe, ce qui n’est pas la libre confrontation des opinions, mais l’acceptation contrainte d’une règle. La démonstration n’est pas libre, c’est une figure de la nécessité, une figure de la  nécessité, acceptée, partagée. C’était la 1ère figure.

 

-  la 2ème c’était la contemplation : c’est ce qui vous arrête. C’est quand vous êtes arrêtés,  c’est pour ça que c’est contre la circulation. C’est quand vous êtes arrêté par la vision, l’audition, ou la lecture de qch. quelque chose se donne qui réellement met la pensée en mouvement dans la figure de l’arrêt, pas dans la figure de la circulation. Mais dans la figure d’une sorte de butée à la fois fascinante et essentielle : vous contemplez quelque chose de l’ordre de la beauté, de l’ordre de la grandeur… peu importe. Mais quelque chose qui vous met dans une subjectivité de pur présent, de présent continué. La contemplation s’oppose à la précipitation du jugement, c’est ce qui accepte de s’arrêter longuement sans se précipiter sur le jugement. Le jugement sur ce qui mériterait d’être en réalité contemplé, le jugement est caractéristique de la circulation. Le jugement circule. C’est l’objet du sondage. Vous ne pouvez pas sonder qln sur ce qu’il contemple. Qu’est-ce que vous allez lui demander ? Il est en arrêt, en silence face à tout sondeur. Sorti du spectacle, oui. La contemplation, c’est ce qui oblige à dire : attendez un moment. Il y a une lenteur essentielle, qui recouvre ce que je vous dis depuis longtemps sur la nécessité de la construction d’un autre temps. Abriter un temps hétérogène, c’est la clé de tout, savoir construire et abriter un temps hétérogène. Dans la contemplation, il y a cela, et de ce point de vue, elle s’oppose au jugement.

 

- la 3ème catégorie était celle de l’action. De l’action véritable : participer à une émeute, une insurrection, une grande manifestation, quelque chose qui transit l’histoire, qui fait événement dans l’histoire. Ça aussi c’est quelque chose ne circule pas, car c’est dans l’unicité de son surgir. Et ça ça s’oppose à la gestion. La gestion qui est le mot clé du faux présent. Dès que quelque chose est gérable, c’est que ça n’existe pas au présent. Vérifiez-le. C’est gérable, géré, c’est étendu à tous les domaines : est-ce que tu gères bien tes émotions ? Finalement, ta liaison avec cette femme, est-ce que tu la gères convenablement ? On gère tout ! ça veut dire d’une certaine manière que le présent de la chose est dissous dans quelque chose d’à la fois un peu anonyme et soustrait au temps. L’appropriation du passé et la projection ne se fait plus. On gère le temps qui passe, c’est le passage du temps qui est l’objet de la gestion sous ses différentes formes. L’action c’est le contraire.

 

- passion je l’opposerai à consommation. Je l’avais opposé à jouissance, mais c’est effectivement un peu équivoque. Il faudrait distinguer deux jouissances, comme on en a esquissé le propos. Pour ne pas paraître unilatéral, je dirais donc passion est ce qui dans son régime subjectif s’oppose à consommation. C’est quelque chose où le rapport y compris à l’autre est un rapport si je puis dire inconsommable, consumé au lieu d’être consommé. La passion, ça consume, ça ne consomme pas. On est là au régime de la consumation. Il y a quelque chose comme un incendie subjectif possible qui est aussi d’ailleurs la possibilité d’un suspens temporel, et qui n’est pas de l’ordre de la consommation, qui n’est pas dans un face à  face avec la consommation.

 

Donc on arrivait à deux ensembles subjectifs opératoires qui sont somme toute distincts :

D’un côté on avait : démonstration / contemplation / action / passion, qui définissait les registres de la non circulation, ou les registres de ce qui est hétérogène au faux présent.

Et puis on avait un autre ensemble opératoire : débat / jugement / gestion / consommation, qui était l’ensemble opératoire que je propose explicitement d’appeler l’ensemble opératoire démocratique. Ce n’est pas un jugement, c’est une caractérisation. Ce sont les opérations de la démocratie moderne, contemporaine. Pas la démocratie grecque, pas la démocratie des révolutionnaires français. Démocratie comme monde ou absence de monde aujourd’hui. C’est dans débat / jugement / gestion / consommation, c’est dans l’équilibre de ces notions que se réalise quelque chose comme l’espace des opérations démocratiques, comme ensemble opératoire. C’est un ensemble d’opérations possibles qui au fond prescrivent un sujet, prescrivent une figure du sujet. Le sujet qui est dans les catégories démonstration contemplation action passion est hétérogène au sujet qui est dans le dispositif débat jugement gestion consommation. ça prescrit des figures subjectives possibles distinctes, opposés, hétérogènes.

 

C’est en ce point que je voudrais verser au dossier les deux textes de Rimbaud que je vous ai distribués, et que nous allons donc regarder ensemble. deux textes fameux des Illuminations. Dans ces moments, on peut un peu contracter sa pensée sous le drapeau du poème, car le poème a fait le travail pour nous, autant s’en servir. Il a fait le travail sans savoir ce qu’il faisait, ce qui permet à la fois d’en dire un petit peu plus que lui, et moins car il l’a dit sous une forme éternelle.

 

Démocratie

Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.

Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.

Aux pays poivrés et détrempés ! ¾ au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.

Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route !”

 

La 1ère question, c’est : pourquoi ça s’appelle démocratie ? On est à l’époque probable de ce texte, 1874, 73-75, ce n’est pas aujourd’hui quand même ! C’est démocratie sous la prescription coloniale. Je crois que c’est à peu près admis par tout le monde : nous sommes probablement dans le moment où Rimbaud, qui a fait bcp de choses dans sa vie, s’est engagé dans la légion étrangère hollandaise, est parti vers Java et Sumatra, donc dans les colonies des Pays Bas. Ce texte est une rêverie réelle, qui rapporte la prétention démocratique, ie la prétention du civilisé démocrate aux conditions concrètes de son exercice, impérial. La thèse sous-jacente, la thèse qui est une thèse de l’intuition poétique, c’est que au fond démocratie, on sait ce que c’est quand on connaît la réalité impériale. Et que la prétention planétaire de la démocratie, elle a son plan d’épreuve là, dans la réalité militaire coloniale que Rimbaud va décrire. Et le texte va au fond indiquer quel est le sujet de ça, une fois qu’on l’aborde sous cet angle. Ce n’est pas un mauvais angle, il faut tout de même toujours en venir là, à un moment ou à un autre. Le démocrate a par définition une prétention universelle : de bonnes règles. Il faut voir comment il les pratique. Qu’est-ce que le démocrate là où il n’y a pas la démocratie ? qu’est-ce que le démocrate sans démocratie ? Le démocrate exporté, exterritorialisé, déterritorialisé comme aurait dit Deleuze ? Rimbaud se livre à cela. C’est une illumination, en effet, c’est une illumination du démocrate par des lampions coloniaux. Là, on le voit sous un angle, un peu spectral. Rimbaud assume ce point. D’autant plus que ce dont il parle, avec une loyauté extraordinaire, c’est de lui-même, soldat virtuel ou réel d’une légion étrangère coloniale. Ce n’est pas un jugement, ce n’est pas un facile jugement. C’est nous, « nous » il est dedans, il est démocrate, lui-même, démocrate sous la forme du légionnaire, qui est le bras armé de la démocratie, et donc son essence active, planétaire. Aujourd’hui c’est plutôt le GI et ses escorteurs variés. C’est le même schéma.

On le lit et on le ponctue un peu.

 

Démocratie

Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.

Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.

Aux pays poivrés et détrempés ! ¾ au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.

Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route !

 

Quelques ponctuations, sur ce texte qui au fond est à la fois un peu énigmatique, mais finalement extraordinairement limpide et frappant et centré.

- d’abord, il y a l’opposition entre ce qu’on fera dans les villes et ce qu’on fera dans la cambrousse. On est dans la territorialité : Centres et pays poivrés et détrempés.

Aux centres : c’est équivoque. On peut l’interpréter dans les villes de métropoles ou les centres coloniaux. Mais centre, c’est là où il y a une centralité. Que fait le démocrate ? Il fait deux choses : il alimente la plus cynique prostitution et il massacre les révoltes logiques. Je rappelle, ou je dis, que un groupe issu de Mai 68 avait créé une revue, Révoltes Logiques,  qui était dirigée par mon ami Jacques Rancière. Le titre, révoltes logiques, était extrait de ce texte de Rimbaud. C’est une  très belle expression, je l’aime beaucoup.

La plus cynique prostitution. On voit bien : prostitution a son sens particulier. On sait qu’elle est, et encore aujourd’hui massivement, un entour de l’activité impériale, qui conduit parfois à la dévastation de zones urbaines entières, et de jeunes garçons et de très jeunes filles etc… avec une consommation sexuelle impériale, contre laquelle on réagit de temps à autre. C’est une base commerciale fondamentale.

Mais ça signifie ça, mais ça signifie bcp plus. La plus cynique prostitution c’est les plus cyniques trafics. Nous allons installer pat la loi du trafic, là où il y avait une société coutumière, traditionnelle, des équilibres agricole difficiles, des petites sociétés segmentaires. La plus cynique prostitution, c’est la même chose que ce que Marx le calcul égoïste, les eaux glacés du calcul égoïste. Tout va être ramené aux eaux glacées du calcul égoïste, à la plus cynique prostitution. C’est la plus cynique prostitution qui va être installée partout.

Et puis d’un autre côté, pour ce qui est des révoltes rationnellement suscitée par tout cela. Les révoltes logiques, c’est les révoltes qui sont la logique elle-même, la révolte qui est l’humanité logique dans son rapport à la démocratie impériale. C’est ce qui est cohérent avec une conception raisonnable de la subjectivité humaine, eh bien on les massacrera. Vous avez là aussi le thème de l’oppression des révoltes, de la répression, de la terrible répression des révoltes coloniales. L’histoire de ces répressions est une histoire d’un sanguinaire inimaginable, si on la prend depuis les espagnols au 16ème siècle jusqu’à aujourd’hui. C’est quelque chose qui est presque irreprésentable dans son amplitude. Des populations entières disparues, des déficits démographiques qui sont encore observables aujourd’hui, des déportations de population, des travaux forcés invraisemblables, ce qui s’est passé au Congo, ce qui s’est passé aux Antilles. Rimbaud le savait. Les révoltes logiques, il y a cela.

Mais il y a aussi l’idée à l’arrière plan l’idée qu’on va massacrer la logique tout court. La révolte logique, c’est le massacre et la destruction d’un principe de cohérence minimale de l’existence humaine. Il y a l’idée, qu’on retrouve dans plusieurs textes de Rimbaud, que pour livrer l’homme au cynisme prostitutionnel, au cynisme du trafic, que Rimbaud connaissait de très près (il en était, il était dedans, il expérimente), si on veut livrer l’humanité à la prostitution cynique, ie à la loi du trafic, il faut éradiquer la logique de l’existence. Il faut éradiquer quelque chose qui en réalité tient à la logique de l’humanité, tient à la cohésion de l’humanité comme telle. En effet, la livraison de l’humanité à la loi du trafic, c’est une dislocation. Ça ne veut pas dire qu’on puisse revenir sur cette dislocation. Ça ne veut pas dire qu’il faille rêver de la restauration des vieux liens. Marx l’avait déjà observé, Rimbaud le redit : vous ne pouvez les gens à la loi cynique du trafic qu’en disloquant absolument la composition cohérente de l’humanité, quelle qu’elle soit. Marx le disait en disant que le capital dissout les vieux liens, les vieilles coutumes, dans les eaux glacées du calcul égoïste. Vous avez une opération de démembrement, d’atomisation généralisée, de rupture des solidarités élémentaires, de constitution de l’individu isolé face à la marchandise planétaire, qui est en effet non seulement la répression des révoltes mais qui est aussi destruction de la logique elle-même.

Quant à l’ensemble des pays coloniaux, à la territorialité campagnarde productive, Rimbaud dit au service des monstrueuses exploitations industrielles ou militaire. Il est d’une clarté parfaite. Le poème est la même chose que le constat brutal et prosaïque de ce que c’est que la démocratie impériale.

C’est tout ça qui signifie que le  drapeau va au paysage immonde.

Notre patois étouffe le tambour : ça veut dire notre langue de civilisé démocrate veut s’imposer sur l’expression traditionnelle. Le tambour est image de la musique des populations, de ce qui s’entend des populations locale. Notre patois est n’importe laquelle des langues impériales, qui mesurée à l’humanité véritable est un patois ignoble. Rimbaud prend les choses à contretemps : ce qui se présente comme la langue du civilisé est un infect jargon oppressif et incompréhensible pour des populations qui n‘ont jamais demandé qu’on vienne leur parler dans ce patois.

 

Dernier paragraphe : ici c’est n’importe pour la sauvagerie impériale. On ne prend pas en compte le génie véritable du lieu. On ne prend pas en compte le ici dans sa signification profonde, qu’il a toujours. Pour des gens qui habitent quelque part, le ici est fondamental. L’abstraction impériale, c’est de transformer le ici en un n’importe où. C’est un sentiment qu’on éprouve de manière angoissante quand on est dans un aéroport : vous êtes dans un aéroport, mais vous êtes peut-être à Rio de Janeiro ou à Paris. L’aéroport est le n’importe où absolu. Vous ne savez pas où vous êtes, il faut vraiment chercher. C’est une opération essentielle : la transformation du ici en n’importe où. Je trouve extraordinaire que Rimbaud ait eu cette intuition ramassée que la logique impériale, ce n’est pas exactement la logique de l’appropriation d’un lieu.

On peut faire une méditation historique, peut-être l’impérialisme moderne est-il fondamentalement quand même différent de l’impérialisme romain. Dans l’impérialisme romain, dans la figure ancienne, si violente et terrible et conquérante qu’elle soit, il y a le sentiment que quelque chose du ici ne peut pas être absolument transformé. L’idée de la colonie en son sens originaire, c’est l’idée d’un ici, qui est sans doute soumis à une loi étrangère, sans doute intégré à un ensemble plus vaste, mais qui a une coloration irréductible qu’il faut maintenir au bénéfice de l’empire lui-même, pour que d’une certaine façon l’empire puisse se targuer de sa diversité. C’est un point du colonialisme antique : les romains peuvent occuper l’Egypte, mais l’Egypte est une entité, et la gloire de l’empire n’est pas que l’Egypte disparaisse, mais qu’elle soit sous la loi romaine, en tant qu’Egypte. C’est ce dont l’empereur lui-même sera fier : il est celui qui est dans l’organisation de la diversité du monde, qui va être en effet codée par l’Empire, mais non pas annulée, parce que cette annulation ne serait pas glorieuse. Ce qui est glorieux, c’est de soumettre des peuples, en tant qu’ils sont ces peuples. Tandis que l’impérial moderne, c’est la création généralisé du n’importe où, interne et externe, dans une indistinction progressive entre l’interne et l’externe en tant qu’anonymat absolu du lieu. Naturellement, le lieu résiste, il y a des lieux plus résistants que d’autres. Ce n’est pas irréversible ou achevé. Mais son essence, c’est la métamorphose du ici dans sa singularité pure en un n’importe où ensauvagé. La sauvagerie contemporaine, la barbarie contemporaine, est une barbarie qui traite le lieu comme s’il n’était pas un lieu. Qui traite un lieu comme si ce lieu n’était qu’un point de l’espace. Je dirais que c’est en ce sens une topologie pauvre. Le lieu est réduit à être un point ou une localisation possible d’un espace supposé homogène ou en tout cas virtuellement homogène. Et en définitive les points s’équivalent. C’est extraordinaire que Rimbaud ait vu ça.

La phrase suivante : conscrit du bon vouloir [chgt K7] … soldat de bonne volonté démocratique, des droits de l’homme, de la civilisation. Bon vouloir, on entend la bonne volonté kantienne. C’est le bon vouloir dont il est le conscrit, l’idée qu’on est le militaire de l‘impératif moral, c’est une idée moderne. Conscrit du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce. C’est magnifique ! Rimbaud voit très bien que si le bon vouloir se présente dans la forme du conscrit, alors il faut que la philosophie de ce bon vouloir soit une philosophie féroce. Il n’y a pas à discuter ce point. nous aurons la philosophie féroce : c’est une anticipation absolument géniale. Cette phrase me stupéfie, elle est parfaite, comme si elle avait été écrite l’année dernière, ou il y a trois ans. C’est un théorème : si le bon vouloir, ie la moralité, la civilisation, se présente sous la forme du conscrit, du soldat, de l’intervention armée, alors ça veut dire qu’il y a quelque chose comme une mise en barbarie de la philosophie sous-jacente à cette opération. C’est une philosophie de l’agression et de l’indifférenciation des lieux.

 

Après, les trois adjectifs :

Ignorants, roués, crevaison : ça aussi c’est extraordinaire.

En particulier je suis très frappé par ignorant pour la science, roués pour le confort. Rimbaud dans une perspicacité extraordinaire a compris que l’apologie permanente de la science et de la technique dans le monde avancé est en réalité, non pas du tout un véritable savoir, mais une figure de l’ignorance bestiale. L’asservissement de la science, au sens noble, à de tels enjeux, à des enjeux d’asservissement technique planétaire, c’est une ignorance, fait qu’elle se change en ignorance. La science elle-même devient une figure de l’ignorance. Et la seule subtilité là dedans est uniquement ordonnée à l’intérêt, ordonnée au confort. La science n’est qu’ignorance, mais là où il y a subtilité, où on est roué, où il y a intelligence pervertie et subtile, c’est pour le confort. C’est une disposition subjective : vous avez une intelligence abâtardie d’un côté, et une subtilité ordonnée au développement ininterrompu du confort occidental, civilisé, démocrate.

Quant au monde, au destin du monde, qu’il crève ! Nous n’en avons pas souci. Il n’y a que deux manières d’avoir souci du monde. La 1ère, c’est un souci authentique de savoir, de connaissance, un souci d’intellectualité de ce qu’est le monde, dans sa diversité, dans ses lieux, dans ces ici. Rimbaud dit : dans ce genre d’univers, il n’y a pas. On n’a que la science à la bouche mais c’est l’ignorance. Soit on est dans la figure d’un dévouement politique au monde, de quelque chose qui engage auprès du monde, auprès de l’humanité tout entière, pour l’émancipation, pour la libération. Il n’y a pas non plus : on est roué pour le confort, on est entièrement asservi à un intérêt.

Si on est ignorant pour la science, et roué pour le confort, le rapport au monde est un rapport d’indifférence absolue: que le monde crève. C’est en réalité la maxime. C’est très proche de la thèse qu’il n’y a pas de monde. Le devenir du monde, c’est la crevaison.

Il termine : c’est la vraie marche : c’est ce qu’on nous dit tous les jours, c’est le progrès, c’est le monde moderne, la modernité. Cette modernité est une combinaison d’ignorance, de férocité, et d’intérêt. Ignorance pour la science, philosophie féroce, roué pour le confort. C’est donc un déni objectif et subjectif du devenir du monde, présenté en réalité comme la marche du monde. C’est une dialectique tout à fait suggestive : quelque chose qui est en réalité le mouvement de la plus profonde indifférence au monde est présenté comme la marche du monde lui-même. C’est un enseignement qu’on nous prodigue souvent : cette identification de quelque chose de néfaste et d’indifférent qui se propage dans le monde, et qui est le devenir de son anonymat et finalement de son inexistence, présenté en réalité comme sa marche, comme sa marche naturelle, essentielle et fondamentale. Alors en avant route ! Jeu de mot sur en avant toute, en avant route, la route est tracée.

 

Pour conclure, le génie de Rimbaud, là c’est de percevoir au fond, très tôt, dans l’épreuve d’un réel qui est le réel impérial moderne, que sous le signifiant démocratie, par ailleurs essentiel et admirable, y compris du point de vue de Rimbaud lui-même (Rimbaud a été communard, à sa manière un démocrate exemplaire). Mais sous ce mot là, dont l’histoire est glorieuse, se loge une disposition d’indifférence au monde, qui va être articulée de plusieurs manières : la plus cynique prostitution, le massacre des révoltes logiques, l’exploitation, le complexe de la férocité philosophique, de l’ignorance scientifique et de la subtilité de l’intérêt.

Démocratie vous voyez coïncide avec notre diagnostic. C’est comme une synthèse poétique de notre diagnostic, anticipée d’un siècle. Les poètes sont là pour ça, pour anticiper nos pénibles pensées. C’est à ça que ça sert, la poésie.

 

Le 2ème texte est en contraposition, pas de façon consciente, car il indique comment appuyer la possibilité que quelque chose ne soit pas ce marécage. Il l’appelle Guerre. C’est quasiment une guerre avec une majuscule : je songe à une Guerre, une Guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue. Je commence par la fin. Rimbaud nous dit : face au monde tel qu’il est, il faut songer à une Guerre. Faire la guerre au monde tel qu’il est. Mais Guerre naturellement ne veut pas dire guerre exactement. Guerre veut dire la figure subjective hétérogène, il faut construire la figure subjective hétérogène au monde. Et donc il n’est pas sûr qu’il faille la force (de droit ou de force), peut-être pas forcément de force. Ce n’est pas une guerre au sens de obligation de la violence ou destruction. de droit signifie autre que la force, ce n’est pas le droit au sens de je songe à faire un procès. La guerre, la grande Guerre qui construit un sujet, n’est pas forcément dans l’ordre de la violence destructrice, mais ce qui est fondamental, c’est qu’elle instaure une logique hétérogène : une logique bien imprévue. Personne ne peut prévoir ce que va être cette logique qu’institue la Guerre. Donc la définition de la guerre à laquelle songe Rimbaud, c’est une autre logique. C’est l’installation d’une logique hétérogène, d’une autre logique. Logique de l’action, logique de la contemplation, logique démonstration, de la passion etc… C’est une logique qui puisse provoquer un effet de surprise : il faut surprendre le monde par une logique bien imprévue. D’un côté on a le massacre des révoltes logiques, de l’autre je songe à une Guerre de logique bien imprévue. La question du monde est une question logique pour Rimbaud, de manière essentielle. La démocratie impériale, c’est la destruction de la logique. Pour la subjectivité résistante ouverte, qu’il s’agit d’inventer c’est la création d’une logique. Ce n’est pas la restitution de la logique, ce n’est pas la logique qui a été massacrée qu’il s’agit de retrouver. Il ne dit pas : je songe à sauver la logique ou à ressusciter la logique.  C’est une logique bien imprévue. Ce n’est pas l’ancienne logique, qui a été massacrée, c’est l’invention d’une nouvelle. Le destin de la subjectivité, c’est la capacité à inventer une nouvelle logique. C’est un autre en avant route. En avant route pour une nouvelle figure d’une logique du monde. Entre le monde détruit dans sa logique par la démocratie impériale et le monde à restituer à reconstruire, c’est une question logique, de invention de la logique. Qu’est-ce qui amène Rimbaud à dire qu’il songe à cette guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue ? C’est intéressant de voir la liste de ses appuis. Avant il y a la liste des appuis rendant possibles  cette nouvelle logique.

 

Nous avons : enfant, certains ciels ont affiné mon optique.  Il y voit clair. C’est la thématique de la clarté, il faut voir fin. On y reviendra. Dans le monde tel qu’il est, on ne peut pas regarder en gros. Si on regarde en gros, on voit rien, on ne voit rien que ce qui est donné à voir. Il faut voir fin, il faut avoir une optique affinée. Rimbaud dit : Enfant il y a quelque chose qui a affiné mon optique : les coloris du ciel.

Tous les caractères nuancèrent ma physionomie : il faut être dans une subjectivité nuancée dans une figure nuancée (la physionomie est la figure du sujet). Il faut donc être dans la multiplicité subjective la plus grande possible, il faut couvrir le spectre subjectif le plus étalé possible. Il faut être dans la fine nuance. Il faut voir fin, et être dans les nuances subjectives les plus subtiles.

les phénomènes s’émurent, c’est la même chose : il faut être dans la perception attentive, émue. Il faut être dans une empathie avec les phénomènes les plus fins.

Alors après c’est l’inflexion éternelle des moments et l’infini des mathématiques. C’est eux qui me chassent de ce monde, le mauvais, et m’obliger à inventer une nouvelle logique. L’inflexion éternelle des moments et l’infini des mathématiques, c’est la contemplation et la démonstration. L’inflexion éternelle d’un moment, c’est la capacité d’un moment à être comme moment une éternité, c’est la définition parfaite de la contemplation. La contemplation, c’est un point d’arrêt momentané dans quelque chose qui se donne comme éternel. L’infini des mathématiques : il semble qu’au moment où il a écrit ce texte, Rimbaud envisageait de passer un doctorat en mathématique.

Parenthèse : Rimbaud c’est un personnage assez étonnant car il a formulé sur lui-même toutes les hypothèses. Il les a brûlées. Il n’y a pas de possibilité de l’arrêter à un moment de sa trajectoire. C’est qln qui ne cesse de reformuler concernant ce qu’il est une hypothèse nouvelle. c’est qln qui va dire : je suis le voyou, l’homosexuel, le scientifique, le voyant, l’amant infernal, le christ, l’ouvrier, avec le plus grand sérieux. Il a appliqué à lui-même la maxime qu’il formule, du dérèglement généralisé, ie le parcours des hypothèses subjectives les plus diverses dans la rapidité de la trajectoire.

Lorsqu’il dit l’Infini des mathématiques, il faut comprendre que ce n’est pas une notion abstraite, c’est dans le moment où pour lui c’était vital d’être mathématicien. Il ne le devenait pas vraiment, il brûlait l’hypothèse et passait finalement à autre chose. Mais au moment où il la formule, c’est une hypothèse existentielle absolue, ce n’est pas un jeu sur des possibilités abstraites. C’est pour ça que Rimbaud a quelque chose d’absolument intemporel quand on le lit. Le poème d’avant, on a l’impression que ça a été écrit hier, il y a quelques écrivains très rares dont on sait qu’ils ont écrit à tel moment, mais il y a quelque chose dans la langue et dans la pensée que véhicule cette langue qui est dans une telle authenticité de l’hypothèse existentielle qu’elle n’a pas rapport seulement à son temps. Pascal aussi est comme ça, il y a des énoncés de Pascal qui pourraient avoir été écrit hier. Ils se ressemblent bcp. A mon avis il est comme ça et Pascal aussi car ce sont des gens dont le régime d’existence est une hypothèse faite sur eux-mêmes qui est une hypothèse absolue et qui n’est pas une molle rêverie (comme : si j’étais capitaine ou si j’étais un gd écrivain). C’est : un matin, on se réveille et on fait l’hypothèse qu’il faut être mathématicien et que tout le reste n’a aucun intérêt. Même si le lendemain elle est brûlée comme hypothèse absolue. Elle est inscrite comme hypothèse absolue : je notais des vertiges. La notation des vertiges est le moment où l’identité est en vertige, on passe d’une identité à une autre. La notation des vertiges c’est le moment où vous notez ou inscrivez ça. Ça reste comme une inscription éternelle, car c’est l’inscription d’une hypothèse subjective absolue. Rimbaud est celui qui a balayé toutes les hypothèses absolues de ce genre, voilà pourquoi il demeure un cas. Il a brûlé les hypothèses si vite qu’à un moment donné c’est terminé, il n’y a plus d’hypothèses, il n’y a plus que l’hypothèse dernier qui est de n’être personne, d’être un commerçant, commerçant colonial. C’est simplement qu’on a brûlé toutes les hypothèses subjectives, on s’installe dans l’hypothèse nulle, l’hypothèse 0. L’inflexion éternelle des moments et l’infini des mathématiques, c’est inscrit comme hypothèses absolues, l’une sur l’hypothèse contemplative (le moment se hausse jusqu’à l’éternité), l’autre naturellement comme infini des mathématiques.

Ensuite, vous avez : respecter de l’enfance étrange et des affections énormes : conditions pour la guerre logique. Enfance étrange et affections étranges c’est l’amour, le registre de l’amour qui a  toujours chez Rimbaud à voir avec l’enfance, révocation d’une enfance éternelle. La guerre de droit ou de force c’est l’action, la possibilité de l’action.

Donc vous avez contemplation, démonstration, amour, action : vous avez dans Rimbaud le programme général de ce qui permettrait de se soustraire à ce que Démocratie nomme dans le 1er poème. Ce que vous faites là dans le 2nd poème permet de se soustraire à ce qu’on fait dans le 1er, ne pas être le conscrit du bon vouloir. Comment ne pas être le conscrit du bon vouloir ? Il faut penser à une autre guerre, pas la guerre des impériaux, mais une guerre qui établit dans le monde une autre logique. Voilà ce que dit le texte.

Il conclut : c’est aussi simple qu’une phrase musicale. C’est tout le problème. La thèse de Rimbaud, c’est que on doit pouvoir être dans la simplicité de tout cela. Ce n’est pas une chose compliquée, chimérique, ou abstraite, la possibilité de se soustraire au monde du bon vouloir, au monde abject de la démocratie impériale. Se soustraire à ce monde là doit pouvoir être une figure de la simplicité. C’est évidemment une grande discussion. Je pense personnellement que c’est une thèse de poète. C’est la marque du poète. Le poète voudrait, veut, désire absolument que l’ensemble de ses opérations se donne dans une simplicité, dans une innocence comparable à celle d’une phrase musicale. En particulier, le poète veut que toutes les opérations puissent être rassemblées dans cette simplicité. Il veut que passion contemplation action démonstration fusionnent dans une simplicité qui est la simplicité du poème lui-même et qui est la simplicité de la vie. C’est le rêve du poème, et de certains philosophes poètes, qu’il y ait cette combinaison simple des opérations fondamentales par lequel un sujet se soustrait au destin du faux présent. Mais ce n’est pas sûr que ça puisse être aussi simple qu’une phrase musicale.

Autrement dit, nous avons là quelque chose comme le même programme que Rimbaud. Le texte Guerre, je poème, je vais vous dire quelque chose de très vaniteux : quand je le lis, je le lis un peu comme ma biographie ! Certains ciels ont affiné mon optique, les caractères ont nuancé ma physionomie, les phénomènes s’émurent, l’infini des mathématiques, les succès, une enfance étrange, une guerre de force, logique bien imprévue certainement. Mais est-ce que c’est aussi simple qu’une phrase musicale ? je reconnais là le poème. Je dirais que Rimbaud s’est arrêté car ce n’était pas aussi simple qu’un phrase musicale. Cette phrase musicale, il ne l’a pas entendue, il a entendue des illuminations, mais les illuminations sont restées dispersées, elles sont restées le rêve de leur unité. Il les a abandonnées à leur destin. La traversée d’une Saison en Enfer : à la fin, Rimbaud dit tenir le pas gagné, nous entrerons aux splendides villes… Est-ce qu’on entre aux splendides villes comme ça ? C’est aussi compliqué d’entrer dans les splendides villes que d’entendre dans la simplicité musicale toute les opérations du sujet. Finalement, le poète échoue toujours en un point  - échoue toujours ? ou propose quelque chose qui est à venir et qui ne vient pas en même temps, qui serait justement cette simplicité. Dans mon jargon à moi ça se dira il y a une pluralité de procédures de vérité. La vérité est multiple. On ne sauve le monde que par bouts, il n’y a pas une récollection simple qui fait qu’on aurait l’ultime mélodie, la phrase musicale ultime qui résonnerait avec le monde, serait en consonance avec le monde, et serait la consonance des opérations du sujet soustrait, ferait consonner mathématique avec l’amour, l’amour avec la politique et la politique avec l’art, tout ça circulerait dans la simplicité d’une humanité nouvelle. Vous voyez, je dirais au fond : le poète est celui qui à un moment donné propose qu’il y ait une humanité nouvelle sous le signe de sa simplicité. Alors moi, ce que je retiendrais de ce désir de simplicité, ce n’est pas lui-même, car c’est le destin du poème d’y renoncer à un moment donné (c’est le cas de Hölderlin, de Rimbaud, de Trakl). Les poètes les plus vitalement engagés dans la promesse de la simplicité aurorale sont ceux qui renoncent à un moment à la poésie. Ils ont vu la soustraction nécessaire, ils en ont vu la multiplicité mais ils ne se résignent pas à cette simplicité. Il y a dans le poète un désir du simple, un désir essentiel du simple, de la réconciliation ou de la transparence réconciliatrice. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y ait rien à retenir de cette idée que c’est aussi simple qu’une phrase musicale. Ce n’est pas aussi simple qu’une phrase musicale, mais je retiendrais de la phrase musicale l’idée de l’invention d’un calme, qui est aussi présente après tout dans cette idée de phrase musicale. Autrement dit, pour inventer une logique bien imprévue, pour qu’il y ait vraiment cette une guerre, car c’est réellement une guerre. Pour inventer une logique imprévue, il faut créer un espace de protection de cette logique il faut qu’elle puisse être protégée, dans sa naissance, et elle ne peut être protégée que par l’invention dune forme de calme, un calme que le monde ne peut pas laisser, le monde exige que nous ne soyions pas calme. C’est le rapport profond qu’il y a entre la marchandise et l’hystérie, il y a une hystérisation marchande fondamentale. Le calme est autre chose, peut-être une autre hystérie, le pb du monde est d’inventer une autre hystérie que celle qui a déjà été identifiée et est omniprésente. Ça se donnera d’abord comme un calme étrange, l’étrangeté d’un calme, pas l’étrangeté d’une excitation.

Ce calme, comment peut-il s’obtenir, comment peut-il s’inventer ? Il s’invente nécessairement dans la possibilité d’être indifférent à un certain nombre de choses. C’est ce que j’annonce sous le chef de la quintuple indifférence, les 5 grandes indifférences. Voyez comment je les introduis, les 5 grandes indifférences sont à mon avis les opérateurs fondamentaux de la création d’un calme nouveau, d’un calme dans lequel le sujet quel qu’il soit peut protéger la naissance d’une logique nouvelle, d’une logique bien imprévue. Parce que le grand pb moderne de la création, c’est à mon avis le pb de sa protection.  Au fond, la création, tout le monde déclare en vouloir. Je ne dis pas : j’oppose subversivement la création au monde tel qu’il est. La création, vous avez toujours un acheteur et un vendeur, un preneur. Si c’est une création, le pb c’est de la protéger, de la protéger de son immédiate mise en circulation, car sa mise en circulation est le moment où si créateur que soit le geste il est soumis à la loi du monde. Si réellement la question est de protéger les choses de leur circulation, il faut créer cette protection, elle n’est pas donnée, tout est livré, tout est vendable, tout est vendu, acheté. Il faut donc que ce soit réellement protégé, que ce soit protégé contre le fait que ça plaît. Si ça plaît à personne, pas de pb. Il faut que ça soit protégé alors même que ça plait. Il faut que ça plaise et que cependant ça soit retenu de la circulation et non que ce plaire immédiatement soit transformé en vente. Sinon vous n’aurez pas de logique imprévue. Vous aurez en fin de compte un élément nouveau de la logique prévue. Un élément nouveau de la logique prévue c’est une petite création, ce n’est pas rien mais ce n’est pas une logique imprévue. Il faut un espace de protection, et l’élaboration de l’espace de protection est fondamental. IL est subjectif, il faut une subjectivité qui dispose l’espace de création de telle sorte que cet espace soit la protection ou naissance d’une logique imprévue. Ça veut dire, c’est vrai, qu’il y a quelque chose qui fait que le succès est ambigu. Non pas qu’il faille l’insuccès, non plus, qui n’est que le symétrique du succès. L’insuccès, ça peut être que votre produit n’était pas vendable, mais il est dans la vente comme un produit vendable. On ne sait pas où est la protection de la logique imprévue. Ce que j’appelle les 5 indifférences c’est des protocoles de protection en ce sens là. Le mot indifférence veut dire qu’on a affaire à une norme dont on ne se soucie pas. ça ne veut pas dire qu’on est indifférent à la chose dont il s’agit, mais on est indifférent à son aspect normatif. Je vous les redonne, on repartira de là  la prochaine fois :

- l’indifférence au critère du nombre, au nombre en tant que le nombre se proposerait comme norme. Ça ne veut pas dire que c’est indifférent au nombre de l’intérieur de ce qui concerne le nombre, mais en tant qu’il est norme ou critère. Cette question est fondamentale, on ne peut pas la traiter comme une question secondaire. La valeur du nombre, le pouvoir du nombre, majorité, audimat, succès, c’est fondamental. L’attraction du nb. L’indifférence au nombre, c’est ne pas être dans l’attraction du nb en tant que telle.

- l’indifférence au régime établi du possible : ne jamais se laisser normer par un régime établi ou consensuel du possible. Nous avons à créer le possible. Si vous avez à créer du possible, c’est que vous travaillez sur l’impossible, d’une manière ou d’une autre, ou ce qui est considéré comme impossible. Pour travailler sur l’impossible il faut être dans une certaine indifférence au régime établi du possible.

- l’indifférence aux particularités : d’aucune particularité ne s’infère que ceci soit possible ou non possible. Ça renvoie aux nationalités, aux religions, aux ethnies, aux races mais c’est plus vaste que ça. Aucun trait particulier n’est comme tel porteur du présent. Le présent n’est jamais lié organiquement à une particularité

- l’indifférence à l’antinomie supposée de l’autoritaire et du tolérant. Ça ne veut pas dire que vous êtes pour l’autoritaire ou pour la tolérance. Ça veut dire que la norme qui dispose l’antinomie du tolérant et de l’autoritaire ne peut pas être reçue comme norme extérieure de votre projet ou propos : on ne peut pas savoir à l’avance quand on créée un possible s’il relève de l’espace d’autorité ou de tolérance. Dans une figure démonstrative, vous devrez accepter l’autorité. Dans des figures contemplatives, vous devez suspendre le régime d’autorité. Par csqt il n’y a pas de norme intrinsèque du rapport entre autorité et tolérance.

- indifférence à la répétition et à la projection quand elle sont séparées : et à la répétition et à la projection quand elles sont séparées. Vous ne souhaitez pas la conformité, l’indifférence à la répétition, vous n’êtes pas traditionaliste, ni dans l’élément de la promesse ou de la projection pure. Ni tradition ni promesse, car le présent c’est (on y revient toujours) la surimposition de la répétition et de la promesse. Vous n’êtes dans l’idée ni de répéter une tradition ni promettre une nouveauté pure. Pour ça, il faut être indifférent et la répétition et la projection quand elles sont séparées. Le démocratique, c’est une balance entre répétition et pro qui sont toujours séparées. Ou bien on dit : voilà ce qu’il faut garder, ou on dit : voilà ce qu’on vous promet. C’est une balance dans lequel le présent est dissous. Le démocratique moderne est fait à la fois de répétition et de projection mais dans la séparation : la promesse toujours déçue et la répétition toujours dénoncée. Il fau être subjectivement indifférent à l’une et l’autre du point de vue de leur séparation.

Ça ouvrira un pb le pb de la loi : est-ce que ce système d’indifférence (au nb, au régime du possible, au particularité, au tolérant et autoritaire, projection et répétition). est-ce que ce régime d’indifférence, que je crois être la protection effective [chgt K7] installé dans l’indifférence. Si vous regardez bien la liste, on pourrait être tenté de la synthétiser comme ça : on est indifférent aux aspects de ce qu’est une loi. Ça ne veut pas exactement dire l’indifférence à la loi. On l’a traité avec St Paul et la controverse avec la loi. Mais c’est une indifférence aux identités. Ce sera l’espace de la prochaine fois : la protection de la création engage un débat sur la question de la loi et de l’identité, et on ne prônera pas une suspension de toute loi, c’est toujours une figure barbare. Etre indifférent ne veut pas dire être barbare (à la vie des autres etc…). Car l’indifférence au particularités ça peut être aussi la barbarie, la vie de n’importe qui m’indifférence. Il y aurait une version extrémiste de l’indifférence qui est barbare, c’est l’indifférence poussée jusqu’ à la barbarie (Guyotat). Il y a un compromis avec la loi, quelque chose qui maintient un horizon de la loi, mais il y a acceptation d’une certaine résiliation de l’identité, acceptation de l’anonymat subjectif, tout ce qui alourdit le sujet par une identité préformée. Ce sera un débat essentiel pour la prochaine fois.

12 décembre 2002

Ce que je voudrais vous proposer aujourd’hui, car l’année qui s’achève nous épuise, c’est une conclusion provisoire de la 1ère partie de notre trajet, qui est une parti de diagnostic général, qui propose une évaluation générale à la fois du moment présent et des points d’appuis pour tenir une figure subjective dans le moment présent. J’en étais arrivé à une idée que je crois très importante, qui est : quelles sont les figures contemporaines de la protection ou de la défensive ? La nécessité de ce point vient de ce que, comme je vous l’ai proposé, on admettra si vous voulez que toute la question est celle d’entamer une logique hétérogène, de rendre possible une logique hétéro, déplier à partir d’un point un processus dont la logique propre, la logique interne, est hétérogène à la logique de la circulation ou de la communication. Donc la proposition c’est que quelque chose se débloque ou se déplie, qui naturellement a toujours au départ une signification locale, mais ça ne veut pas dire que ça n’a pas une dimension universelle, donc se déplie quelque chose qui construit une logique hétérogène à la logique générale, à la logique dominante. C’est, nous avons vu, déjà ce que proposait Rimbaud. C’est un programme qui a été anticipé de très loin, au vu précisément de la puissance de notre monde. Rimbaud a très bien vu, car il a interrogé y compris l’impérialisme, il a vu que le monde de la modernité était un nouveau régime de la puissance, et que au regard de ce nouveau régime de la puissance, il fallait pouvoir construire de l’hétérogène, construire une logique imprévu, construire quelque chose qui soit irréductible. Mais j’ai proposé de dire que la difficulté principale, compte tenue de ce qu’est cette figure de la puissance, est les protocoles de protection de la logique hétérogène, d’autant plus qu’on assumera son caractère local ou fragile ou limité au départ. Ce que ça indique, c’est que nous ne pouvons pas postuler qu’il existe un support objectif massif de cette logique l’hétérogène. La grande question est celle-là : nous n’avons pas d’objectivité assignable qui fonctionnerait comme le territoire à la fois de garantie et protection de l’hétérogène. C’est à cela, par exemple - mais ce n’est pas le seul cas - que la tradition marxiste avait donné le nom de prolétariat. Ça voulait dire classe ouvrière, ça voulait dire une force historique, ça voulait dire ceux qui n’ayant rien peuvent prétendre avoir tout, ça voulait dire bcp de choses. Mais ça voulait dire aussi la conviction qu’il y avait un porteur objectif de l’hétérogène. Qu’est-ce que c’était exactement ? Les discussions faisaient rage : qu’est-ce que c’était, le prolétariat ? Une capacité subjective, un référent économique, un référent social ? Nous pouvons aujourd’hui faire l’économie de ces discussions, et dire que en tout cas, il y avait là une fonction formelle majeure, qui était l’idée que quelles que soient les péripéties de la puissance, il y avait un référent objectif donc une espèce de possibilité réelle, inscrite dans le réel, du déploiement d’une logique hétérogène ou antagonique. Ce référent avait une histoire variable, il était plus ou moins déplié, vigoureux, mais il constituait une zone d’abri possible de la promesse de l’hétérogène. C’est ça dont nous ne disposons plus immédiatement de façon lisible. Et donc en un certain sens une initiative hétérogène locale est livrée à elle-même, elle est livrée à sa propre fragilité. Cette fragilité est d’autant plus grande que le régime de la puissance est au régime de la circulation ou communication. Donc que toute nouveauté intéresse la puissance. Toute nouveauté, il faut le savoir, toute nouveauté est perçue comme commercialisable, même la nouveauté politique, même la nouveauté sociale. Elle se présente dans un champ général qui traite immédiatement la question de sa mise en circulation. Notre société est une société d’innovation, comme vous savez. Le héros, le héros de cette société, est le jeune créateur. C’est son personnage fétiche. Et il l’est dans tous les domaines. Parce qu’il est jeune et parce qu’il est créateur, les 2. Le vieux conservateur est un personnage absolument discrédité, au point que quelquefois on se prend pour lui d’un certaine tendresse. On finit par se dire que c’est lui subversif puisque le jeune créateur est si honoré, si recherché, si présent. Mais s’il nous reste plus que le vieux conservateur, il ne reste plus gd chose ! on revient à l’idée que c’est de créer qu’il s’agit, mais sous le péril que toute création s’expose au régime de la circulation. Le pb est de savoir qu’est-ce qui instaure autour de la naissance d’un élément d’hétérogénéité (ça peut être un élément d’hétérogénéité politique, un élément d’hétérogénéité artistique – et dieu sait que l’hétérogénéité artistiques est encore plus menacé que les autres par leur mise en circulation, par la dissolution dans la successions des modes et des écoles, le marché général etc…). Il y a une question de la protection. Au fond, c’est la question de la séparation : qu’est-ce qui sépare un fragment de logique hétérogène du monde dans lequel il s’inscrit ? Quel est le protocole de séparation ?

C’est en ce point précisément que je proposais de parler des 5 indifférences. Commentons le mot indifférence : le mot veut dire suffisante distance subjective, une mise à distance suffisante pour qu’elle soit protectrice d’une logique hétérogène, surtout dans la phase de sa naissance, de son apparition, de son développement fragile.

 

Pour prendre un exemple, puisque la 1ère indifférence est l’indifférence au nombre, vous comprenez bien que si vous entreprenez d’écrire qch, quoi que ce soit, dans l’ordre littéraire ou poétique, et il va de soi pour vous que le seul destin validable de cela est le tirage ou la vente, l’hétérogénéité de ce que vous allez écrire ou proposer est intrinsèquement menacée. Je ne dis pas détruite, mais menacée. C’est un régime d’exposition nécessairement périlleux. J’y insiste, indifférence ne veut pas dire que vous cherchez l’insuccès ou que vous êtes convaincus que seul le petit nb est bon. Si le nb vient, pourquoi pas ? mais il doit venir par dessus le marché, c’est le cas de le dire. Comme quelque chose qui vous arrive mais qui n’est de l’ordre de la disposition subjective de ce que vous créez, qui n’est pas de l’ordre du calcul. Il faut être sur le nombre, l’indifférence au critère du nb, dans le même rapport que celui que Aristote proposait qu’on ait au bonheur. Il disait : quand l’acte accomplit sa finalité véritable, eh bien par-dessus le marché il y a bonheur, plaisir. Le bonheur vient par-dessus le marché avec un acte qui rempli sa destination. Si le nb vient, on ne va pas demander aux gens d’organiser l’insuccès, ce serait aussi absurde et destructeur que d’exiger le succès. Il faut que le rapport au nb soit un rapport d’extériorité, ce dans tous les ordres de l’invention hétérogène.

C’est une question d’ailleurs de savoir pourquoi exactement nos sociétés sont des sociétés du nb. Ce sont des sociétés du nb au sens tout à fait particulier où le nb est par lui-même la prescription d’une valeur. Le nb vaut. C’est quasiment irrépressible, le nombre vaut. Vous savez qu’il est absolument naturel d’utiliser aujourd’hui comme argument pour quoi que ce soit sa valeur numérique : tout le monde l’a vu, donc il faut le voir. C’est un argument très étrange. On ne remarque même plus cet argument, tellement il est omniprésent. Le nb est dans une corrélation à la norme, il y a une fonction normative du nb. C’est le moment où vous passez d’une fonction descriptive du nb à sa fonction prescriptive que surgit le pb. Que le nb décrive une situation, c’est sa fonction. Ce livre s’est vendu à un million d’exemplaires, c’est la description d’une situation. Mais si vous dites : puisqu’il s’est vendu à 1 millions, il y a un élément normatif dans cette expansion, vous passez du descriptif au normatif en attribuant au nb une autre fonction. La fonction normative n’est pas sa fonction descriptive. Cette fonction du nb est telle qu’elle fonctionne presque comme une obligation. La normativité du nb est telle que pour part oblige. Ce n’est pas facile d’être le dernier à ne pas avoir lu ou vu, de ne pas participer à la conversation sur la chose, parce que tous les autres l’ont vue mais pas lui. Il y a un seuil qui existe au-delà duquel la normativité du nb devient, comme toute norme d’ailleurs, devient partiellement obligatoire. On peut se demander pourquoi. C’est pas du tout comme ça dans toutes les sociétés. Les sociétés nobiliaires ou aristocratiques considèrent que le nb est épouvantable. C’est le petit nb qui a valeur, voire même l’un, quelquefois, le monarque. Le nb, c’est le démocratique. Ie que le nombre vaut, en définitive, parce que la masse vaut, parce que la majorité vaut, parce que c’est le nb qui décide. Vous voyez bien que si vous acceptez que le nb décide dans un champ, il va falloir argumenter sévèrement pour refuser qu’il vaille dans d’autres champs. Si vous acceptez que le nb décide dans le champ politique, ou dans le champ du pouvoir d’Etat, qu’est-ce qui fait qu’il ne décide pas ailleurs ? C’est une question que les philosophes sont obligés de poser ! Qu’est-ce qui, dans l’essence de la chose, fait que le nb peut valoir comme norme, puisqu’il est décisoire dans un champ et pas dans un autre ? Tendanciellement, on sent bien qu’une longue expérience de sa valeur dans le champ politique entraîne sa valeur ailleurs : le sondage, l’habitude de la normativité du nb, la conviction majoritaire, le mépris des minorités minuscules, entraîne un effet de normativité du nb qui s’étend au-delà de ses limites reconnues dans le champ électoral, politique etc... C’est un pb car d’une certaine façon, ça crée des consciences contradictoires, consciences contradictoires très observables dans nos sociétés quant au nb, sur le point de passage d’une fonction descriptive à la fonction normative. C’est corrélé à ce qu’on pourrait appeler l’extension du démocratique. Quelle est sa signification en extension ? Quel est le type de champs qui sont recouverts par la fonction non seulement descriptive mais normative du nb ? C’est une méditation qu’il importe d’avoir, d’autant qu’elle ne peut pas se conduire sans une méditation sur le nombre. Qu’est-ce que le nombre ? J’ai tenté d’apporter ma contribution dans le Nombre et les Nombres. Parce que la question du critère du nb est fondamentale, elle n’est pas accessoire, pas secondaire. La question de savoir qu’est-ce qui peut soutenir dans le nb que le nb soit une valeur, une norme, est une question d’un gd intérêt. Qu’est-ce que le nb pour que le nb puisse, dans certaines conditions, avoir non seulement une puissance descriptive ou scientifique, mais puissance normative ? Il est essentiel de constituer une indifférence au critère du nb. On examinera la question du champ exact de cette indifférence. C’est une ouverture à la discussion : faut-il être dans une indifférence au nb totale, ou dans certains processus et pas à d’autres, quelle est la délimitation exacte que l’on pose au cran d’arrêt de la signification normative du nb ? C’est une discussion assez compliquée, je ne vais pas l’ouvrir ici dans le détail. On voit bien qu’on ne peut pas non plus être dans une indifférence complète au nombre. C’est des questions compliquées. Si vous organisez une manifestation, ce n’est pas la même chose de savoir si vous êtes 100 ou si vous êtes 500 000. Même dans une hypothèse radicale, insurrectionnelle, ce que vous voulez, la question de combien vous êtes est intrinsèque, ce n’est pas simplement électoral, majoritaire. J’ai tenté de dire qu’il fallait distinguer le nb actif et nb passif. Actif : nb de manifestants, de ceux qui sont engagés dans un processus, ceux qui soutiennent, qui sont pour, le champ actif du nb. Et puis il y a un nb qui est le nb privilégié de nos sociétés qui est le nb descriptif transformé en nb normatif : nb passif, nb des sondages, dans une large mesure, et puis le nb de l’audimat. Ce que Sartre avait tenté de pensé sous la catégorie de nb sériel, la sérialité c’était le nombre passif. Il en prenait plusieurs exemples, mais celui qu’il aimait bien, c’était celui de la formation des gens qui attendent l’autobus : il y en a 1, 2, 3… ils s’agglutinent, ils forment une inertie d’attente qui d’autant plus gde que le nb est plus gd. C’est un rassemblement passif : il y a déjà eu des tentatives de penser cette distinction. Et donc il ne faut pas exposer ce qu’on invente, logique hétéro de la nouveauté dans le monde de la circulation, à la norme du nombre passif. Ne pas l’exposer en tout cas prématurément, et peut-être pas du tout à la norme du nb passif. Je dis ça pour ne pas exclure toute considération du nb, ce n’est pas possible dans les domaines de l’entreprise collective. C’était la 1ère indifférence, l’indifférence au critère du nb, que nous spécifions en indifférence à l’exposition au nb passif comme norme.

 

2ème indifférence : l’indifférence au régime établi du possible.

C’est un point très important aussi. On en a déjà parlé, je serai assez bref. En fait, la position fondamentalement oppressive d’un univers quelconque porte sur la prédéfinition des possibilités. Ce n’est pas tant en définitive par ce qu’il déclare être réel qu’un ordre brime ou bride la liberté, que par ce qu’il déclare être possible. Aucune figure du présent ou de l’absence de présent ne déclare généralement avoir épuisé le possible. C’est difficile, ça ! Tout le monde admettra qu’on peut encore faire mieux ! même le défenseur le plus acharné de l’ordre existant admettra qu’on peut faire mieux, sur certains points. Tout le monde considère qu’il faut faire des réformes. On n’imagine pas un candidat qui dise : je ne ferai rien. Tout le monde dit : il faut réformer. Mais pourquoi ? pourquoi il faut réformer ? ça veut dire quoi ? si on essaie de réfléchir philosophiquement à ce fait que tout le monde propose des réformes. Il y a des conservateurs authentiques, qui disent : mon programme, c’est de conserver les choses. Il n’y a pas de conservateur véritable, il n’y a personne qui dit : je ne ferai rien. il y a des réactionnaires, qui disent : je vais défaire c qui a été fait, je vais revenir à quelque chose réforme réac mais après tout, c’est des réformes, c’est des réformes réactionnaires, mais c’est des réformes. Il n’y a pas de conservateur absolu. Pourquoi ? Car le conservateur absolu soutiendrait qu’il n’y a pas de possible. Il déclarerait sur le possible qu’il n’y en pas besoin de possible, que ce qu’il y a est l’accomplissement même de la norme. Personne n’est en état de dire que ce qu’il y a est accomplissement de la norme. Donc il faut un jeu sur le possible, toujours. Le point clé est de savoir ce qu’on déclare possible. C’est le point subjectivement décisif. Au nom de quoi on déclare quelque chose possible ? voire même désirable, comme une réforme ? Ce qu’on déclare possible, c’est au nom du réel. On va dire : le réel rend ceci ou cela possible et ceci ou cela pas possible. En définitive, on revient bien à ce qu’il y a, mais dans l’idée que ce qu’il y a est disposition du possible. C’est exactement ce que signifie le mot réforme, y compris dans son vieux et antique débat avec le mot révolution. Réforme, ça signifie : nous n’allons faire que ce qui est possible. Mais qu’est-ce qui est possible ? ce qui est possible, c’est  ce qui est réel, finalement, c’est ce que le il y a rend possible comme avenir, comme un de ses avenirs praticables. Le possible dans cette conception est tenu par le réel. Donc le conservatisme [chgt K7]. Le conservateur est celui qui dit : nous allons faire de grandes réformes, mais dans la mesure du possible. Et à peine vient-il au pouvoir que cette mesure du possible devient très petite. A ce moment là, on dit : nous allons faire ce que le réel nous autorise à faire, et même à la fin des fins, ce que le réel demande. Vous avez cette bascule tout à fait extraordinaire que les réformes qui sont présentées au régime du possible dans la période électorale se transforment au régime de la nécessité en période gouvernementale. Il faut faire tout de suite ce qui est nécessaire, sinon c’est la catastrophe. Avant on disait qu’on allait faire des choses parce qu’elles étaient possibles et qu’elles allaient améliorer bcp le sort des gens. Après on explique aux gens qu’on va pas tellement améliorer leur sort, parce qu’il y a les nécessités, et qu’on va d’abord se sauver des nécessités terribles dans lesquelles nous sommes enfoncés. Cette dialectique est intéressante philosophiquement, c’est le vieux pb du possible, et elle signifie que l’approche du réel se fait par le possible. On en vient à ce qui est déclaré réel, ce qui est déclaré le poids de la réalité, et sa nécessité, on y entre par la promesse du possible. Ça prouve que ce possible est dans le gardiennage de ce qui est déclaré être la réalité, c’est une annexe de la réalité. C’est une conception du possible comme annexe de réalité, d’abord dans figure de la réforme et ensuite dans la figure de nécessité. Au fond, la réalité (il faut être réaliste !), c’est à mon sens dans le discours l’équivalence finale du possible et du nécessaire. En définitive, a réalité va se manifester en tant qu’elle résorbe le possible dans le nécessité. On est obligé d’en revenir aux dures réalités, par rapport aux réformes promises comme régime du possible. La dure réalité c’est la nécessité, le possible se convertit en nécessité : la réalité, c’est le moment où le possible est réduit au nécessaire. Comment peut-on faire autre chose que le nécessaire ? Entre nous, dire : on va faire ce qui est nécessaire est une tautologie, comment peut-on faire autrement ? L’intéressant, c’est le moment où on persuade les sujets que ce qui était possible est maintenant nécessaire. Que ce qui fonctionnait au régime du possible fonctionne au régime de la nécessité. Donc quand je dis indifférent au régime établi du possible je veux dire indifférent à cette réciprocité du possible et de la nécessité, échange ou permutation du possible et de la nécessité, qui est la théorie dominante de la réalité. La théorie active de la réalité, c’est que à tout moment le possible se change en nécessité, et c’est la réalité. La réalité est un discours, comme toujours : c’est le moment où vous devez expérimenter que le possible n’est rien d’autre à la fin des fins que le nécessaire. C’est à ce moment là que vous êtes à l’école de la réalité. Dans une démocratie, c’est vraiment le passage de l’électoral dans le gouvernemental. La présentation de la réalité dans l’électoral, c’est sa présentation au régime du possible, sa présentation dans le gouvernemental est dans le régime du nécessaire. C’est la même réalité, la conversion du possible en nécessaire, possible et nécessaire sont en convergence pratique, ce qui vous enseigne la réalité. Donc il est toujours grand temps que les gens se rendent compte des réalités ! Comment ils s’en rendent compte ? Eh bien ce qui était possible doit céder la place à ce qui est nécessaire. Il faut s’exercer à l’indifférence au regard de cette pbtique là. Ce qui veut dire malgré tout qu’on propose une autre théorie de la réalité. Si réellement dans nos démocraties circulantes, la réalité est toujours un point de commutation du possible et du nécessaire, ça veut dire qu’on ne peut être indifférent ou séparé de cette disposition qu’avec une autre théorie de la réalité, une autre théorie du jeu entre possible et nécessaire.

Quelle est cette autre théorie ? Elle est classiquement disponible : on déclare le caractère réel d’un point d’impossible, pour se défaire de cette commutation. Il faut ouvrir à la possibilité de l’impossible, lequel, lui, en tant qu’impossible, n’a aucune chance d’être nécessaire. C’est à ce titre, au titre du fait que l’impossible ne peut se convertir en nécessité, qu’il est réel, qu’il est le réel pour une liberté, quelle qu’elle soit. Il n’y a pas de théorie du réel qui soit corrélative de la liberté sans que d’une certaine façon il s’agisse dans ce réel de quelque chose qui n’a aucune possibilité de se convertir en nécessité. Ça veut dire que au regard du régime établie du possible, c’est impossible. Et alors, c’est ça qu’il faut protéger, c’est ça qui requiert une protection. Ce qu’il faut protéger, c’est le sens de l’impossible comme sens du réel, contre la pression formidable qui est de ramener le réel sous le signe du possible, et puis quand vous l’avez ramené sous le signe du possible de le ramener à la nécessité. Si vous ne voulez pas qu’il soit ramené au possible, vous devez l’installer dans l’impossible, au regard du régime des possibilités établies, et ce n’est qu’à ce prix là que vous pouvez ne pas le réduire au nécessaire. Mais évidemment, affirmer la possibilité de l’impossible, c’est une disposition qui requiert une protection considérable, car elle est immédiatement déniée, attaquée, considérée comme à ce point non nécessaire qu’elle est un grave danger etc… Il faut conquérir une certaine indifférence au sens établi du possible.

Mais comme pour le nombre, on ne peut pas non plus être dans une totale indifférence. Vous devez forcer l’impossible, en un point. Vous n’avez aucune possibilité d’une théorie globale de la réalité, mais seulement de ce qu’on appellera un, ou plusieurs, points d’impossible. C’est pour ça que la conception active ou créatrice du réel est une conception discontinue, contrairement à la conception dominante de la réalité, qui est une conception continue, un état des choses, c’est continu c’est la situation. La situation va mal ! La situation qu’on va redresser en se mettant à l’école de la nécessité, en faisant ce qu’il faut. C’est une subjectivité globale. Vous ne pouvez pas installer la situation dans sa généralité au point de l’impossible, donc ce sont des opérations discontinues. Ce sont des opérations discontinues ce qui veut dire qu’il est bien vrai que le régime de la pensée contemporaine est le fragment. Ça a été dit dans le domaine de l’art et de la pensée par Nietzsche par exemple, et bcp d’autres : il y a quelque chose de nécessairement fragmentaire. Vous voyez pourquoi : car pour être indifférent au possible, il faut accepter la discipline de la discontinuité. Si vous voulez du continu, alors la domination fait ça très bien. C’est son jeu, son intérêt propre, mais si vous voulez être séparé, ie séparé de la circulation générale, alors il faut accepter la discipline de la discontinuité. Parce que elle seule, crée, rend possible l’indifférence au régime établi du possible. Voilà pour la 2ème gde indifférence, capitale.

 

La 3ème indifférence est l’indifférence aux particularités. Je voudrais aussi la commenter brièvement. L’indifférence aux particularités, ça veut dire au fond que vous ne pouvez pas être dans la revendication. J’appelle revendication ce qu’une particularité réclame comme considération de sa particularité, ce qu’une particularité réclame dans le champ de la communication générale comme respect de sa particularité. Quand une particularité, ethnique communautaire, nationale, mais pas seulement : régionale, générationnelle… quand une particularité, réclame son droit propre, en tant que propre, ce qui signifie en vérité que sur le marché des jugements, elle n’est pas évaluée à son juste prix. Et c’est ça que j’appelle, en un sens générique, la revendication. Je parle de la revendication subjective, pas de la revendication de gagner plus d’argent etc... Revendiquer pour une particularité, un prédicat subjectif, une particularité est un prédicat subjectif, revendiquer un traitement égal, un traitement d’évaluation égal. Je ne dis pas que c’est injuste ou injustifié. Ça peut être justifié, mais ça fait partie du jeu général, ce n’est pas hétérogène. L’hétérogénéité, elle commence quand ce que vous dites est indifférent à la particularité, y compris si ça vient de la particularité. quelque chose peut venir de la particularité et cependant y être indifférent, à savoir valoir pour tous. Il se peut très bien qu’on puise dans les prédicats quelque chose qui, valant pour tous, ne sera pas mis dans la considération de la particularité elle-même. C’est une balance très difficile, avec des discussion serrées, qui a donné lieu à des débats extrêmement touffus, en particulier chez les anglo sexons, sur les revendications communautaires, leur valeur dans l’inscription politique, c’est un thème important aux USA, qui sont une gigantesque marqueterie de particularités, c’est une question constante. Ça a été très discuté. Ce que je dirais c’est que

1° il n’y a pas de protocole de jugement. Si une particularité n’est pas évaluée de façon décisivement normale sur le marché du jugement, elle  peut avoir raison, ça peut être un fait. Si loi du marché il y a, ça peut être loi du marché du jugement. Si par contre on est dans la question de savoir qu’es-ce qui est hétérogène la question est en quel sens ça vaut pour tous ? En quel sens ça crée une subjectivité qui déborde de tout part la particularité elle-même ? Là je signale qu’il n’y a que du cas par cas, vous n’avez pas de lois générale. Il n’y a réellement que du cas par cas, si vous prenez telle ou telle affirmation liée aux minorités sexuelles, au féminisme, au racialisme dont peuvent être victimes les minorités raciales, des choses de cet ordre, des minorités régionales ou des langues minoritaire…Il n’y a aucune maxime générale sur la question de savoir si vous êtes dans un élément particulariste ou dans un élément qui a une signification universelle. Au cas par cas. Ça va se juger sur des énoncés, sur des choses dites, sur des choses explicites. Quand je dis indifférence aux particularités, je veux simplement dire, au cas par cas, prise en compte de la question de savoir si ce qui est dit au nom de particularité est refermée sur la particularité ou non ? La concerne et elle seule, ou non ? Ou se dispose finalement dans un principe de reconnaissance ou d’universalité ? Pourquoi, pourquoi est-il très important de ne pas concéder la possibilité de la balance des particularités ? Eh bien, parce que la balance des particularités, c’est un protocole du marché, le marché du jugement , c’est un protocole de l’évaluation. C’est un protocole de l’évaluation, et ça n’échappe pas à sa valeur, ça n’est pas hétérogène à sa valeur. Ça se termine par le marché. Ça se termine en définitive par des magasins spécialisés. Ça commence par une presse spécialisée, ça continue par une radio spécialisée etc… Je n’ai rien contre, qu’on vende tout à n’importe qui, ce n’est pas un pb éthique, c’est comme symptôme que je le prends : comme symptôme qu’on reconnaît que quelque chose procède du marché quand il y retourne. C’est impitoyable. C’est à ça que ça revient, c’est à ça que ça le destine. Si par contre ça concerne quelque chose qui se dissout dans l’universel tout en provenant de la particularité, c’est d’un autre ordre. C’est une logique hétérogène. En vérité, la particularité fermée sur elle-même est un vecteur d’intégration au monde contemporain, et non pas du tout un vecteur de dissidence. C’est normal : si vous réclamez d’être reconnu par le monde tel qu’il est. C’est comme quand les politiques prônent l’intégration. D’accord, mais intégration à quoi ? C’est la question ! On ne peut pas à la fois réclamer son intégration et dire que ce à quoi on veut s’intégrer est abominable. Si vous vous présentez comme un critique radical du monde existant, vous ne pouvez exiger d’y être traité comme tout le monde et d’y être parfaitement intégré. On sent bien qu’il y a un point là, qui est un point de ruse démocratique. C’est un point de ruse démocratique : même la proposition d’une égalité élémentaire des droits est une proposition complexe, parce qu’elle véhicule la question de savoir si être mis sur le même pied que les autres particularités (revendication légitime) ne signifie pas jouer son rôle dans la disposition générale telle qu’elle est. Là aussi, c’est du cas par cas. Mais il faut savoir que on ne peut pas entériner comme allant de soi le régime général de la mise en balance des particularités dans l’espace du marché des jugements. Il faut savoir où est le point de discussion critique. Si le monde, à supposer qu’on admette  que le monde tel qu’il est n’est pas bon, être maltraité par ce monde devrait être tenu pour normal. Vous ne pouvez pas demander comme dit Rimbaud d’être roué pour le confort et jouer votre partie dans la dissidence radicale. C’est comme ceux qui réclament un droit illimité à la subversion. C’est très courant : qu’on reconnaisse notre droit à la subversion totale ! Ça me rappelle un défilé très ancien, à l’époque de la guerre d’Algérie, et il y avait un grand débat entre ceux qui estimaient à déserter (extrêmement courageux et sympathiques), et les autres, qui appelaient à faire la guerre. Qu’est-ce qu’on fait si on est appelé ? On va y aller. C’était des choix autrement plus radicaux que ceux d’aujourd’hui. Votre vie pouvait être foutue en l’air, pendant des années et des années, des amis personnels se sont retrouvées en Tunisie pendant des année, dans des conditions matérielles extrêmement difficile, pour des principes. Toutes les forces de gauche étaient hostiles à la désertion. Il faut être là etc… C’était une décision un peu solitaire, un peu difficile, un peu tendue. Je me souviens d’une manifestation dans laquelle il y avait une pancarte : les déserteurs clandestins du 6ème arrondissement. J’avais trouvé ça merveilleux ! C’était la revendication du droit du clandestin à être public. Je pense que c’est une figure de la démocratie moderne extraordinaire. Les choses sont poussées au point où le droit de lui être hostile est revendiqué dans l’espace même du jugement  qu’elle porte. Ce paradoxe doit être examiné de près. Il renvoie à une chose dans la vie contestataire, c’est : quel prix est-on prix à payer ? Le consensus démocratique, c’est que quoi qu’on fasse, en politique, il est normal de ne payer aucun prix. D’où l’idée que même le droit à la subversion doit être reconnu. Il y a une tradition, les révolutionnaires ont reconnu le droit à l’insurrection dans certaines conditions. C’est d’une extrême complexité : que vient faire le mot droit là dedans ? quel est le sens du mot droit ? La balance des particularités, elle est dans cette sphère là. On peut l’appréhender comme un droit, mais ce droit est un droit qui est disposé dans le marché de l’évaluation, le marché du jugement . Le jugement  est une catégorie du monde contemporain ou de l’absence de monde contemporain. On va soumettre l’existence des particularités à un autre critère : un prédicat, si particulier soit-il, doit faire la preuve de son universalité potentielle, la preuve d’un pour tous, qu’en un point il est raccordé ou raccordable à un pour tous, si particulière soit la particularité. Ce n’est pas un paradoxe qu’un prédicat étroitement lié à une particularité, si on le dégage de la particularité, est une création pour tous. Ce n’est pas du tout contradictoire. Ça arrive même constamment. C’est toujours au tréfonds d’une particularité que se dégage quelque chose qui a valeur universelle. Mais c’est pour autant que la particularité se laisse traiter dans cet élément là, qu’elle deviendra productive et non pas en tant que particularité refermée sur elle-même ou qui réclame simplement l’égalité ou son juste prix sur le marché du jugement.

 

La 4ème indifférence, je le rappelle c’est l’indifférence à l’antinomie supposé à l’autoritaire et du tolérant. Le point est le suivant : si vous créez de la possibilité (ce point est connecté au 2ème), si vous admettez que vous devez forcer un point d’impossible. Créer de la possibilité veut dire traiter le réel comme disposant de l’impossible, et pas seulement du couple du possible et du nécessaire, vous ne pouvez pas savoir d’avance quel est le régime d’autorité adéquat à cette procédure. Pourquoi ? Parce que si impossible il y a, il y a un point de forçage, toujours. Ce n’est pas prédisposé. Par définition, l’impossible, c’est ce n’est pas prédisposé. Ce qui est prédisposé, c’est le possible en son sens usuel, donc la nécessité. Si c’est du possible vrai, du possible créé comme possible, là où il y avait de l’impossible, il y a un forçage, un forçage du régime du possible. Quelle est la discipline de ce forçage (en pensée et en réel) ? On ne peut pas le savoir d’avance. Vous ne pouvez pas borner à l’avance les figures de l’impossible. Vous ne pouvez pas dire par exemple : ça ne fera de peine à personne. C’est improbable que ça ne fasse de peine à personne. Vous ne pouvez même pas dire, disons le crûment, ça ne fera aucune victime. Vous ne pouvez pas le dire. Les américains disent 0 morts, mais on n’a pas les mêmes machines. On acceptera de dire qu’on a là-dessus une règle éventuellement restrictive [chgt K7] il faut être dans la mesure maximale. Donc vous pouvez avoir comme règle la restriction, mais vous ne pouvez pas anticiper que rien d’autoritaire appelons le comme ça pour couvrir l’ensemble de ce qui force ou contrainte, que rien d’autoritaire ne se manifestera dans le forçage du point d’impossible. Vous pouvez être dans la discipline d’une restriction là-dessus mais vous ne pouvez pas dans une annulation complète (ça sera entièrement pacifique, raisonnable etc…). Vous ne pouvez le dire dans aucun domaine de la création (nous ne parlons pas seulement de la politique). Même en amour, vous ne pouvez vous porter garant qu’il n’y aura pas de dégâts, que tout se passera bien, que personne ne souffrira. Vous avez beau lire les conseils dans les magazines féminins c’est pas comme ça. Vous ne pouvez pas anticiper le fait qu’il n’y aura rien de forcé, souffrant, dans aucun domaine. Dans le domaine de la création scientifique vous ne pouvez pas dire qu’il n’y aura rien d’académique, rien de stérile etc… Finalement il y a quand même une autorité du vrai. Il y a une autorité du vrai. Si on admet que toute création est une création de vérités, dans mon lexique à moi, ie que ce dont il s’agit c’est de protéger des vérités nouvelles dans tous les ordres où elles peuvent procéder contre la circulation indifférente du monde, vous ne pouvez pas dire qu’il n’y a aucune autorité du vrai. C’est impossible. Donc il faut que la balance de l’autoritaire et du tolérant, vous y soyiez originairement indifférent. Là aussi, c’est le cas qui doit trancher, et pas une balance préalable qui dirait il faut absolument qu’il n’y ait rien d’autoritaire, ou il faut qu’il n’y ait aucune victime ou il faut qu’il n’y ait aucun dégât etc… J’y insiste, parce que c’est un argument très puissant des adversaires de toute création authentique, véritable, de création de vérité, que de dire : attention, assurez-vous d’abord que l’espace de votre création est réellement démocratique, assurez-vous d’abord que l’espace de votre création est réellement démocratique. Assurez-vous d’abord que l’espace de votre création n’est pas dans la figure d’une autorité qui va créer nécessairement des questions de force, contrainte etc… c’est un argument rusé, constamment à l’œuvre. Quand je dis indifférence, je dis : nous ne pouvons pas anticiper normativement ce point. Ce n’est pas possible. Vous êtes donc obligés d’accepter de suspendre cette norme, parce que si vous n’acceptez pas de la suspendre, vous n’aurez jamais de forçage du point d’impossible. Vous resterez dans le possible préformé. Ce qui est possible, et même ce qui est le plus probable en général. Mais on aura renoncé à la création d’un point de logique hétérogène. C’est un débat fondamental sur ce qui est appelé aujourd’hui l’éthique. Qu’est-ce qui est éthique ? Il faut savoir ce que j’appelle ici une indifférence à la distinction supposée de l’autoritaire et du tolérant, c’est que la confiance en la création ne tolère aucune norme préalable. Elle constitue nécessairement sa propre norme. Et cette constitution au cas par cas de la norme ne se laisse pas anticiper. Elle ne se laisse pas anticiper, parce que ce qui est anticipé, c’est toujours en fin de compte le régime préformé du possible.

 

Et enfin, la 5ème indifférence, je le rappelle, c’est l’indifférence à la répétition et à la projection quand elles sont séparées. C’est une maxime essentielle. Indifférence à la répétition et à la projection quand elles sont séparées. Je rappelle, encore une fois, que nous définissons ici le présent, la vitalité du présent, comme la superposition de la répétition et de la projection, donc comme un infléchissement ou une bifurcation de la répétition elle-même. indifférence à la répétition et à la projection, ça veut dire quoi ?

- indifférence à la répétition, ça veut dire indifférence à la tradition, si on appelle tradition la répétition séparée de toute projection. Donc indifférence aux valeurs du conservatisme, indifférence à ce qui serait l’instance pure de la répétition. C’est l’aspect le plus banal : il n’y a évidemment pas de création qui soit installée dans la fidélité à une tradition séparée, purement répétitive.

- mais simultanément, point bcp plus vif et difficile, une indifférence à la projection pure. Ie à l’idée de la nouveauté séparée. C’est technique philosophiquement en soubassement. Je ne fais qu’esquisser. En réalité, une projection séparée de toute répétition se donne sous la forme d’un objet. On peut démontrer ce point. Si vous êtes dans l’idée de la nouveauté séparée, séparée du mouvement dans lequel elle s’inscrit, et qu’elle transforme, qu’elle dévie, alors vous réalisez votre projection dans la figure d’un objet. Car la seule forme de séparation de la projection est l’objet (objet créé). Et si la projection est un objet, elle entre nécessairement dans la circulation. Il faudrait des techniques de distinction assez fines, il faudrait distinguer objet et œuvre, il faudrait montrer comment l’œuvre artistique qui se présente comme objet en réalité n’est pas un objet, mais est bien quelque chose qui se surimpose à une répétition, on pourrait le démontrer sur des figures concrètes de la création artistique. La création artistique est une inflexion de la répétition, elle n’est jamais dans la stricte figure de l’objet : c’est la conception commerciale de l’art, comme circulation d’objets nouveaux. La circulation d’objets nouveaux, c’est valable pour les derniers modèles de voiture, pas pour l’art comme œuvre de pensée. Le noyau de la chose, c’est qu’une projection qui n’est pas surimposée à une répétition, qui n’est pas l’inflexion d’un passé, qui n’est pas la reprise d’un passé, est en réalité toujours disponible comme objet. Si elle est disponible comme objet, elle entre dans le régime de la communication et de la circulation.

Voilà pourquoi nous devons être dans une subjectivité indifférente à la répétition, certes, mais aussi à la projection pure, ie à l’idéologie du nouveau, la grande idéologie moderne. Tout est nouveau ! y compris les nouveautés réactionnaire, c’est la dernière production de nouveauté. Il faut le savoir : ça a commencé, cette histoire des nouveaux touts, ça a commencé en 1976, avec les nouveaux philosophes, qui ont le mérite d’avoir été les premiers, les premiers nouveaux, et peut-être les nouveaux réactionnaires attestent-ils la fin du cycle. Peut-être que ça sera allé des nouveaux philosophes aux nouveaux réactionnaires, en passant par les nouvelles femmes, les nouveaux hommes, les nouveaux grands-pères, les nouveaux enfants etc… Tout aura été nouveau entre-temps. Deleuze l’avait dit tout de suite : déjà les nouveaux philosophes étaient un produit, un objet. Ils n’étaient ni philosophes ni nouveaux, mais par contre ils étaient un nouveau mode de circulation de quelque chose sous le nom de philosophie. Ils avaient mis en circulation sous le nom de philosophie quelque chose qui est en circulation sous la forme des philosophes professionnels de la télévision. Ça a été mis en place en 76. ça a une date ! Que veut dire le mot nouveau ? ça veut dire projection pure : dans l’ordre intellectuel, voilà enfin non pas des gens qui continuent la tradition, mais des nouveaux philosophes. Ils se sont réalisés comme le destin de l’idéologie du nouveau qui est d’être un produit. Ce que j’appelle la projection pure ne se réalise que sous la forme de la nouveauté d’un produit. Ça se met aussitôt à circuler. Ça a été exemplairement des nouveaux philosophes. Ça a continué ensuite. Car tout produit doit maintenant attester sa nouveauté. Peut-être qu’avant même les philosophes, il y avait le beaujolais ! Ceux qui s’intéressent aux questions généalogiques, regardez quand la réclame (comme on disait autrefois, quand il n’y avait pas encore de publicité), mais quand nouveau est devenu un adjectif pour un produit déterminé et cycliquement nouveau : le beaujolais est nouveau tous les ans ! Les philosophes ne sont pas arrivés à une perfection pareille. J’espère qu’on n’aura pas des nouveaux réactionnaires tous les ans ! Il y a eu le nouveau roman, mais c’est pas exactement les nouveaux philosophes, c’était une école, une figure générale, c’était pas dans la multiplicité assumée du produit. Nouveaux philosophe est une nouvelle datation. C’est lié au fait qu’il faut s’installer dans l’indifférence à ce qui est l’idéologie du nouveau en tant que projection séparée de toute inflexion véritable de la répétition. Soit dit en passant, dans l’ordre intellectuel, le stigmate du nouveau, ce qui constitue le nouveau comme nouveau, c’est en général son adhérence à l’ancien, ou son retour à l’ancien, car la production intellectuelle, ce sont des produits particuliers, leur mode de circulation est particulier. En vérité, dans le monde démocratique qui est le notre, il y a une oscillation, un peu constante, entre justement des figures séparées de la répétition et des figures séparées de la protection. C’est pour ça qu’il faut être indifférent aux 2. Il y a les deux dans l’univers démocratique qui est le nôtre. Il y a aussi, balançant la nouveauté radicale le retour à, enseigne fondamentale du produit. Le produit peut aussi arguer de la répétition séparée. Les grandes nouvelles dans le monde des produits, c’est la nouveauté principalement, mais aussi le retour à. Le retour aux vieilles valeurs, le retour au jambon de Bayonne, le retour à Kant. Ça aussi ça annonce absolument un produit. Qu’est-ce que le retour à ? Le retour à, c’est ce qui exhibe une répétition séparée, cependant que le nouveau pur, c’est ce qui exhibe une projection séparée. Je vous donne ces exemples anthropologiques pour vous indiquer une piste. Ce n’est pas des catégories abstraites, c’est véritablement un régime de balance de la circulation, la circulation a besoin de la nouveauté absolue mais elle peut aussi s’appuyer sur l’itération de l’ancien, ou le retour à l’ancien, dans les mêmes objectifs de promotion. De sorte que les titres de magazines peuvent alterner sans le moindre pb sur le caractère normatif du nouveau et le caractère normatif de l’ancien, pourvu qu’ils soient séparés, pourvu qu’ils ne définissent aucun présent véritable dans leur superposition. C’est trop compliqué pour un produit. Ça devient de la pensée, ce n’est pas praticable. On pourra dire que le démocratique est une balance de projection et de répétition dans la séparation. Ce que nous proposons comme présent, c’est un moment d’inflexion et de superposition des 2.

 

Voilà le schéma général des 5 indifférences :

- indifférence au nombre

- indifférence aux particularités

- indifférence au régime établi du possible

- indifférence à l’antinomie de l’autoritaire et du tolérant

- indifférence à la séparation de la répétition et de la projection

C’est les protocoles, c’est ce qu’il s’agit de conquérir, autant que faire se peut, pour protéger quelques fragments de logique hétérogène dont on se sent participant ou porteur, dans quelque ordre d’expérience que ce soit. Que vous vouliez protéger une figure naissante de l’art, une expérience amoureuse singulière, une innovation politique, une nouvelle vision de ce qu’est la science, dans tous les cas, il faudra installer votre subjectivité dans ce réseau d’indifférences.

 

Ça revient à dire, c’est de là que nous repartirons, qu’il y a un régime nécessaire de l’exception. Il y a un régime nécessaire de l’exception, qui est précisément ce qui est corrélé, ou protégé, ou en liaison avec cette indifférence. Il faut accepter que ce qui vaut est exceptionnel. Il n’y a pas de valeur moyenne. Si on reprend le système des indifférences, ce qu’on doit protéger dans l’indifférence, c’est ça, c’est la valorisation possible de l’exception. L’exception, vous me direz, c’est un mot terriblement aristocratique, mais comme vous savez, moi je dis toujours que ce qui est bien, c’est l’aristocratisme prolétaire. Mais vous voyez bien que exception ici concerne la norme, pas l’exception des personnes. Ce qui vaut est exceptionnel. Ce qui vaut en tant que production d’une logique hétérogène est dans une figure de l’exception. Qu’est-ce que c’est qu’une exception, qu’est-ce qui fait exception ? Qu’est-ce qui fait ou est susceptible de faire exception ? Eh bien l’exception, c’est toujours une synthèse d’universalité et de singularité. C’est une singularité (sinon évidemment ce serait une moyenne ou un type, une partie), mais c’est une singularité qui pour autant qu’elle vaut, qu’elle vaut pour tous, est une singularité universelle. Donc elle est portée par une singularité, l’exception, et elle est reçue dans l’universalité en même temps. A la fin des fins, ce qui la reçoit, c’est une forme d’universalité. C’est ça aussi ce que c’est que la création d’un possible. La création d’un possible, ou le forçage de l’impossible, est la création de quelque chose qui porte cela, et puis une universalité qui reçoit ce qui est ainsi produit, inventé ou, créé. Et nous repartirons de ce point, qui est que le régime exceptionnel, qui est le biais par lequel on se soustrait positivement, affirmativement, au démocratique (si vous me permettez cette formule horrible, terrible !), la soustraction affirmative au démocratique (je ne reviens pas sur ce que c’est pour atténuer ma formule), c’est ça l’exception. C’est une synthèse d’universalité et de singularité. C’est cette synthèse là que les indifférences doivent protéger. Parce qu’elle est, en tant que synthèse de singularité et d’universalité, fragile. Elle est fragile parce qu’elle est singulière, et la singularité est locale, et quelquefois presque insaisissable. Quant à l’universalité, c’est un accueil, une destination, mais ce n’est jamais la chose elle-même. C’est destiné à tous, mais le tous, il n’est pas là. C’est un accueil virtuel. Si tout ce qui était universel était protégé par tous, ce serait bien ! Mais ce n’est pas le cas. Le tous, lui, il est toujours à constituer ou à reconstituer. Il est là virtuellement, il est le virtuel de l’exception. Le pb, pour le reformuler, c’est la naissance et la protection de l’exception.

C’est pourquoi nous repartirons la prochaine fois de la pièce de Brecht qui s’appelle l’Exception et la Règle. Dans un passage en particulier assez compliqué de cette pièce, qui sera notre texte de départ, Brecht montre bien les paradoxes de l’exception, que l’on pourrait appeler la dialectique de l’exception, la dialectique de l’exception comme universalité. Vous avez un chant qui s’appelle le chant du moi et du nous. Bien nommé. Dans cette question du moi et du nous, c’est en réalité de l’exception qu’il s’agit comme rapport entre la singularité et l’universalité, la création d’un nous universel dans son lien à la singularité du moi. Ce chant est au cœur de notre pb. Et il nous servira le 26 février.

26 février 2003

Guerre Irak

J’ai l’intention de vous parler de la guerre, parce que c’est ce intéresse tout le monde, donc je vais donc en parler par un opportunisme misérable. Mais en vérité la connexion est flagrante, parce que nous sommes ici au fond, vous le savez, en quête de savoir ce que c’est que le présent. Qu’est-ce que c’est que le présent du monde, , les images du présent, comment penser le présent. Notre recherche est sous tendue par l’hypothèse qu’il n’y a pas de présent, ou que le présent ou le monde fait défaut, partiellement. Et naturellement la question de savoir qu’est-ce que c’est que le présent, comment est-on face à face avec un présent, et notamment un présent historique ? qu’est-ce que c’est que la présence du présent historique, qu’est-ce que c’est que la subjectivité de la pensée lorsque elle est réellement au présent ? Nous sommes partis de la question : la philosophie peut-elle être au présent, contrairement à la thèse de Hegel selon laquelle elle est toujours rétrospective, toujours après coup. Notre question est celle du présent, et nous tournons autour de l’idée que, au moins dans le monde tel qu’il est, le présent est dans la figure de l’exception. Ie que le présent n’est pas en quelque manière le présent dans la massivité distribuée des choses, mais il y a du présent, ou il y a du fragmentaire présent, au régime des points de vérité, des points de contemplation, des points d’action véritable, qui sont comme de petites étoiles sur un fond qui est un fond d’absorption du présent lui-même.

Guerre et présent

Un point dont on peut partir, c’est que au fond pendant très longtemps, la guerre a été une figure du présent historique. Elle a été même un des noms principaux du présent, c’était quelquefois son nom terrible, son nom négatif, le nom du mauvais présent, mais c’était un nom du présent. Cela je crois pour trois raisons à grande échelles, à grande échelle, qui font que la guerre a toujours été un point référentiel dans la construction même des scansions de l’histoire, comme si quelque chose comme l’historicité allait d’une guerre à une autre, ou se situait dans l’intervalle des guerres, les guerres étant elles plutôt de moments de transformation ou de remaniement constituant des présents nouveaux. Il y a trois raisons de cette corrélation entre la guerre et le présent.

1° les expressions le plus simple le disent, la guerre a été longtemps ce qui a un avant et un après : on est avant guerre ou on est après guerre. Même le temps du 20ème siècle a été populairement, ordinairement structuré comme ça : c’était l’avant guerre, c’était après guerre. L’avant et l’après disposent un temps où finalement, le présent, c’est la guerre, on est avant ou on est après. La désignation temporelle, séquentielle, constitue la guerre comme présent, ie comme scansion, comme ce à partir de quoi il y a sens à parler d’un avant et d’un après, ce qui après tout est la fonction du présent. C’est la 1ère raison, une raison en quelque manière qui situe la guerre comme une exception dans le temps, comme une exception qui a valeur de scansion temporelle.

2° la guerre est réquisition de la décision, elle est le lieu de quelque chose comme la décision. Y compris d’ailleurs dans des figures éventuellement déformées et suspectes. La figure de la décision, ce n’est pas toujours un motif politiquement pur, loin de là (notamment sa fonction chez Schmitt). La guerre est une figure de la décision, et la philosophie de la décision a souvent à voir avec la guerre. Naturellement, la décision c’est une [chgt K7]…, ie le moment où quelque chose va être décidé, tranché dans le cours de l’histoire. On ne va pas être dans l’élément de la perpétuation, de la conservation, mais dans l’élément de la décision. Ceci va naturellement jusqu’aux figures de la décision guerrière proprement dite telle que Clausewitz l’analyse dans de la guerre : il accorde bcp d’importance une capacité de décision au chef de guerre en tant que l’affaire la plus difficile et vulnérable du chef de guerre. Et il montre bien que toute la difficulté est justement dans la bataille de constituer le présent, de pouvoir décider au présent. Il y a un présent pur de la bataille, elle va être gagnée ou perdue, et ceci donne à la décision une espèce de tranchant de pure présentation. C’est la 2ème raison qui lie la guerre à la figure du présent.

3° la 3ème raison, c’est que la guerre est une expérience d’exception. Elle est une expérience du partage de l’exception, elle est une expérience qui déracine les hommes, qui les envoie ailleurs, qui les installe ailleurs, et dans cet ailleurs se constitue une exception spatiale, une exception temporelle, et aussi une nouvelle forme de communauté, un partage singulier qui est un partage du présent. Dans la guerre vous partagez le présent de la guerre, vous ne partagez pas la stabilité matrimoniale, la continuation professionnelle, la continuité familiale, vous partagez le présent de la guerre y compris l’aridité absolue de ce présent ou sa violence. D’où la fortune exceptionnelle, littéraire, cinématographique, de la communauté militaire au combat. En temps de paix, c’est en général un objet de farce. Mais en temps de guerre, c’est réellement la communauté au présent, c’est le partage du présent. Il n’y a pas bcp de figure du partage du présent de grande ampleur que la figure de la guerre justement comme figure de l’exception partagée, et de la constitution par csqt d’un groupe ou d’une communauté qui partage le péril. Partager le péril, partager le risque de mort, c’est évidemment partager à tout moment l’intensité du présent lui-même.

Pour ces trois raisons il y a de fait une connexion entre la question de la guerre en général, historiquement, et la question du présent, du partage du présent, de la constitution du présent, de la scansion du temps. C’est le point de départ.

 

Ce que je voudrais soutenir, pour des raisons complexes, c’est que la ou les guerres dont il est aujourd’hui question, dont il est question dans les préparatifs, dans la décision et dans l’opposition. Il y a un peu trois scènes de la conjoncture : il y a la scène des préparatifs militaires, de la préparation de la guerre. Il y a la scène de l’opposition à la guerre, de masse, populaire. Et puis il y a la scène de l’ONU, qui a bien du mal entre les deux autres. Donc ce que je voudrais soutenir, c’est que à travers ces trois scènes, la ou les guerres dont il est question aujourd’hui (je dis les parce que, on verra, il y a longtemps qu’on a annoncé qu’on est dans la guerre contre le terrorisme - 1ère guerre - et à l’intérieur il y a la guerre l’Irak, éventuellement un marche pied dans une guerre contre l’Iran). La complexité, c’est qu’elles ne sont pas de nature à constituer un présent. Peut-être même est-ce la fin de la guerre comme figure de la constitution du présent. C’est une bonne nouvelle, à condition qu’il y en ait une autre, de constitution du présent. C’est en fait du destin de l’opposition à la guerre que résultera l’éventuelle constitution d’un présent nouveau, sous certaines conditions que je voudrais essayer de clarifier avec vous. On aurait une figure qui, en fin de compte, pour autant que dans ce monde déserté un présent se constituerait, ce ne serait pas du au partage de la guerre, à la figure de la guerre, mais bien plutôt, par un retournement singulier, au dvlpt, aux csq, à la structuration interne à la figure qui s’oppose à la guerre ou tente de s’y opposer. C’est l’hypothèse générale.

Le temps présent : l’après après guerre

Pour en venir là, il faut bien voir que nous vivons en ce moment dans la fin de l’après guerre. Nous sommes après l’après guerre. Nous sommes dans l’après après guerre (guerre mondiale). C’est important à comprendre. C’était quoi l’après guerre ? C’est pas le lendemain, c’était une longue période. Donnons quelques traits :

- c’était l’existence de deux superpuissances, en équilibre de la terreur. C’était un monde, je l’ai déjà dit (je ne dis pas qu’il était bon ou qu’il faut le regretter), structuré par une contradiction étatique centrale, et tous les phénomènes se déployaient, plus ou moins librement, dans l’espace de cette contradiction centrale. C’est un monde où il y avait deux superpuissances. Or il n’y a plus deux superpuissances : de ce point de vue là, l’effondrement de l’URSS comme puissance potentiellement hégémonique a bcp de significations, mais entre autre signification que c’est la fin de l’après guerre.

- la fin de la division de l’Allemagne, voilà un autre trait caractéristique et pertinent de l’après guerre.. Dans l’après guerre, l’Allemagne connaît une division étatique. Il n’y a plus de division de l’Allemagne.

- l’après guerre, c’est en réalité une figure d’isolement mondial de la Chine. La Chine est une puissance considérable mais introvertie. Elle est séparée, distincte, stt après le solde négatif ou en match nul de la guerre de Corée. Après la guerre de Corée, on peut considérer que la Chine est comme une réserve immobile soustraite au jeu mondial. Or il n’y a plus d’isolement mondial de la Chine. La Chine est devenue et deviendra de plus en plus une, sinon la, grande puissance alternative planétaire.

Les traits constitutifs de l’après guerre sont des traits aujourd’hui obsolètes.

A quoi il faut ajouter que dans la période de l’après guerre, et dans le cadre de la contradiction centrale qui organise le monde, il y a une définition intrinsèque de la révolution. L’idée de révolution est pertinente, elle est pertinente au sens subjectif, ie elle a une validation générale comme idée politiquement défendable, et les querelles infinies sur qu’est-ce que c’est, comment la faire, n’entament pas le fait qu’il y a une définition intrinsèque de la révolution. Par csqt, il y a une dialectique de la guerre et de la révolution, que Mao a résumé ainsi : ou bien la guerre provoquera la révolution, ou bien la révolution empêchera la guerre. Il y a contradiction subjective entre l’idée des guerres coloniales, des guerres impérialistes, d’un côté, et de l’autre le système des révolutions. C’est une caractérisation subjective majeure de l’après guerre. Il n’y a plus de définition intrinsèque de la révolution, de dialectique vivante, subjectivement assumée, de la guerre et la révolution aujourd’hui. Les termes de tout cela sont obscurs. Donc l’après guerre est terminé.

Quand exactement ? On peut discuter. Empiriquement, vers 89-90, certainement. Peut-être avant, en subjectivité peut-être avant. Du point de vue des csq déployées, après, maintenant. Parce que la guerre qui se prépare, ou la chaîne des guerres qui a commencé avec la 1ère guerre du Golfe, la séquence qui a commencé en 91, les guerres sont des guerres de l’après après guerre. Elles ne seraient pas concevables dans le système de l’après guerre. Ce sont proprement des guerres de l’après après guerre.

Donc l’après guerre est terminé, et cependant la fin de l’après guerre ne constitue pas un présent. La fin en tant que fin ne constitue pas un présent. Ce n’est pas un présent nouveau qui a mis fin à l’après guerre, ce n’est pas la constitution subjective de la constitution d’un présent qui a mis fin à l’après guerre, comme si c’était une révolution qui y avait mis fin. En particulier il n’y a pas eu de révolution en URSS, elle s’est effondrée toute seule, sur elle-même, elle ne s’est pas effondrée dans la création dynamique d’un présent nouveau. Il y a pas eu à proprement de présent qui mette fin à l’après-guerre, il y a eu la cristallisation d’une incertitude et ce que j’ai appelé un monde intervallaire, riche de potentialités. Un monde suspendu entre la figure ancienne, à savoir la figure de l’après guerre, et puis ce qui avait à venir, ou pouvait prétendre venir mais qui n’était pas encore à proprement parler venu. Un peu le sentiment d’un faux présent, mais d’un faux présent qui cherche à constituer son avenir.

L’obscurcissement de la catégorie de guerre

Alors comment se caractérise de ce point de vue là la question de la guerre ? Dans ce faux présent, dans cette incertitude, dans ce monde intervallaire, dans ce monde qui est après l’après guerre, eh bien il y a un point important, je crois, c’est un obscurcissement considérable de la catégorie même de guerre, qui va entraîner à mon avis l’impossibilité pour elle de figurer le présent.

- d’abord la distinction entre la guerre et la paix est obscure aujourd’hui. Le monde est-il en guerre ou en paix ? Vous me direz : le monde est en paix. Mais ça dépend où on se trouve ! La question de savoir si le monde est en guerre ou en paix avait du sens quand la guerre ça voulait dire la guerre entre URSS et USA. Aujourd’hui ça veut dire quoi, qu’il n’y ait pas la guerre ? quelle guerre ? Il faut bien comprendre que l’espace de l’opposition entre guerre et paix est tout à fait obscur. deux exemples frappants :

- le gvt Bush a caractérisé la période comme période guerre, à savoir nous sommes dans la période de guerre contre le terrorisme. Il y a une identification de la période comme période de guerre, pas comme période de paix. Bush ne dit pas nous sommes en paix, mais nous sommes en guerre (contre le terrorisme). Du reste, les opérations militaires n’ont jamais cessé contre l’Irak. L’Irak est un pays qui supporte la guerre depuis 10 ans, les bombardements n’ont jamais cessé, les incursions armées non plus.

- une autre caractérisation tout à fait significative est la disparition complète du concept de déclaration de guerre. Elle me frappe d’autant plus que personne n’en parle jamais. La guerre était quelque chose qui se déclarait. Le concept de déclaration sous toutes ses formes est très important : et la déclaration de guerre est le protocole qui faisait qu’un énoncé, quasiment performatif, distingue la période de guerre de la période de la non guerre. Maintenant on ne distingue plus rien, on bombarde. Vous voyez bien que la disparition de la catégorie de la déclaration de guerre est évidemment un brouillage de la distinction entre guerre et paix : vous faites des opérations de police, des ingérences humanitaire, vous désarmez qln, vous allez renverser un dictateur. Ça se fait avec des bombes et des parachutistes. Est-ce que c’est la guerre ou pas la guerre ? En tout cas ça ne se déclare pas.

- enfin la question des protagonistes de la guerre est de plus en plus évasive : qui sont les sujets de la guerre ? Classiquement, les protagonistes c’était des Etats, guerres entre blocs, Etats, alliances, ie des configurations étatiques. Ou bien on avait des guerres qualitativement dissymétriques, guerres populaires, guerre de libération, de résistance. Vous aviez deux cas de figures : les guerres classiques, la guerre entre Etats, dite à la âge moderne la guerre inter impérialiste, ou bien les guerres par lesquelles un peuple se libère d’une oppression coloniale, comme le Viêt Nam ou l’Algérie. C’était les deux types de guerre connus. Les protagonistes étaient parfaitement identifiés : c’était deux Etats de puissance comparables, ou bien c’était la guerre soit comme processus de conquêtes coloniale soit comme de libération coloniale (dissymétrique). Du point de vue formel, il y avait les guerres étatiques symétriques et les guerres dissymétriques entre d’un côté un Etat et de l’autre un peuple (je schématise). Aujourd’hui nous avons des guerres dissymétriques non qualitatives, ie sans dissymétrie véritable. Nous avons des Etats extrêmement puissants contre des Etats très faibles, sans qu’à proprement parler on puisse dire non plus que c’est une intervention contre des peuples. C’est une guerre interétatique à dissymétrie maximale. Soit des guerres des choses fuyantes et insaisissables : guerre contre le terrorisme, avec d’un côté des Etats et de l’autre quelque chose qui n’a pas d’identité assignable, le support représentable comme sujet n’est pas assignable.

Donc : la distinction guerre paix est obscurcie, la déclaration disparue, protagoniste évasifs, les symétries introuvables.

De ce point de vue là, aujourd’hui, le concept de guerre est un concept absolument obscur. Il ne désigne ni quant à ses sujets, ni quant à son processus, ni quant à ses caractérisations politiques quelque chose qui soit stabilisable pour la pensée en dehors naturellement de l’empiricité de l’usage de la violence. Mais l’empiricité de l’usage de la violence n’est pas suffisant pour exposer quelque chose comme la guerre à la pensée et à  la détermination politique.

On peut donc dire comme 1ère étape que ce qu’on appelle la guerre, qui de fait est une pluralité d’interventions violentes disposées dans des dissymétries variables depuis une dizaine d’années, est un état des choses de la violence tout à fait différent de ce qu’on entendait antérieurement par guerre, que ce soit à l’époque classique ou que ce soit dans l’après guerre. Ce ne sont ni des guerres populaires de libération ni inter impérialistes à proprement parler. Ce sont des guerre dissymétriques non qualitativement, et de ce fait même, extraordinairement difficiles à distinguer de ce qui est par ailleurs appelé la paix. Je crois qu’il serait bon pour l’instant d’appeler ça des interventions, des interventions militaires. Guerre est équivoque. Ce sont des interventions militaires, d’échelle variable, dans lesquelles il faut ranger successivement la 1ère guerre du Golfe (il ne s’agit pas de justifier l’invasion du Koweït par Saddam Hussein) – c’est le coup d’envoi, et je vous fais remarquer que ça succède quasi-immédiatement à la chute de l’Union soviétique : 89, 91. La séquence s’ouvre là, et elle inclut avec des modalités diverses et des répondants théoriques tout à fait divers l’intervention en Servie, l’intervention en Afghanistan, et aujourd’hui l’intervention en Irak. Ce sont des interventions militaires des forces occidentales structurées par les Etats-Unis dans des dissymétries faibles à prétextes variés. Il n’est pas du tout sûr qu’il soit fécond d’appeler cela guerre. D’ailleurs, il y a très de guerre : il y a du matraquage mais très peu de guerre, il y a de préférence 0 morts (du côté de ceux qui interviennent). Aussi peu guerre que possible ! Ecrabouillage oui, mais guerre non.

Conséquences

De tout ça on tirerait une 1ère csq : est extraordinairement faible le mot d’ordre « non à la guerre ». Il a une faiblesse spécifique : ce n’est pas simplement la faiblesse générique du pacifisme. Critiquer le mot d’ordre non à la guerre en disant on critique le pacifisme est aussi faible que le mot d’ordre lui-même. Le pacifisme date de l’époque où guerre est clair. On est pour ou contre, on a tort ou on a raison, mais ça a du sens quand guerre a une signification déterminée politiquement précise. Quand guerre est devenu bcp plus indistinct, mélangé, interne à la paix, le mot d’ordre non à la guerre est faible, pas seulement de la faiblesse du pacifisme, il est intrinsèquement faible. Il a une nouvelle faiblesse. Il est faible non pas pour des raisons ordinaires qu’on pourrait invoquer (comme quand Chirac dit que la France n'est pas un pays pacifiste par exemple - c’est un énoncé assez curieux ! ça a été un pays capitulard en tout cas, c’est pas la même chose !). C’est pas de pacifisme qu’il s’agit aujourd’hui. Ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est que quand on dit non à la guerre en réalité c’est ou trop ou trop peu. C’est ou trop : car on n’a pas développé le système politique qui permet de  s’opposer au système général des interventions de ce type, qui sont autre chose que des guerres. Ou c’est trop peu : ce qui a lieu là ne pas se contenter du fait qu’on lui dise non. Ce n’est pas ajusté. Ce n’est pas là une critique idéologique du pacifisme, c’est un autre pb. L’identification de la situation n’est pas atteinte en vérité par le non à la guerre, que par ailleurs je respecte et je suis extraordinairement heureux que des millions de personnes soit contre. Le contenu interne de cela est faible. Et ça ne suffira pas quand il y aura la guerre. La logique interne ne se contentera pas, pour ceux qui s’y opposent, de dire non à la guerre. Je pense que le non à la guerre pour des raisons qui ne sont pas des raisons idéologiques ou de faibles, mais des raisons de conjonctures, de caractérisation de la situation, reste faible.

Est également très faible l’idée que cette guerre serait bien si elle était légalisée internationalement. Idée encore assez présente particulièrement dans les cercles politiques que si l’ONU donnait sa bénédiction à la guerre, elle serait beaucoup mieux que sans cette bénédiction. C’est un point qui mérite d’être examiné en lui-même. Car il a toute une histoire, qui est l’histoire en réalité du concept de communauté internationale, concept qui a émergé après la chute de l’URSS. Avant il n’y a pas de communauté internationale, par définition. Vous avez une totalité scindée dont les objectifs stratégiques, vrais ou imaginaires, sont essentiellement différents. Vous n’avez pas de communauté internationale. La communauté internationale, c’est le nom de la situation mondiale après l’après guerre. C’est le nom de l’idéal flottant d’une situation internationale après l’après guerre qu’on appellerait le moment de la communauté internationale. L’ONU est le Parlement de la communauté internationale. On voit bien que au fond une série de gens et de gouvernements, ayant expérimenté ça au moment de la 1ère guerre du Golfe, au moment de la guerre de la Serbie, au moment de la guerre de l’Afghanistan, se demande s’il ne serait pas bon que le sujet de la guerre soit la communauté internationale. Le pb c’est qu’il a toujours été vrai que l’essence pratique de la communauté internationale était l’armée américaine, et là c’est un peu voyant. C’est difficile à camoufler, à maquiller. Il est très difficile cette fois de présenter cette guerre là comme une guerre du sujet communauté internationale, avec naturellement une vertébration américaine massive, mais quand avec l’idée de la communauté internationale, ie que c’est pour la démocratie, c’est pour libérer les populations, que c’est très bien pour tout le monde (indépendamment des caractérisations qu’on peut donner du régime de Saddam Hussein) et donc [chgt K7]. Notre Chirac national a assumé le rôle de l’opposant. Il est dans le Parlement et dans la situation mondiale l’opposant à la décision de puissance prise par celui qui postule à être la majorité, le gouvernement, la puissance, le pouvoir etc... Mais le jeu d’une opposition est compliqué : travaille-t-elle réellement à empêcher la chose absolument, ou travaille-t-elle à ce que la chose n’apparaisse pas complètement comme la chose de celui qui la fait ? C’est un point très important parce que en effet c’est une fonction traditionnelle de l’opposition (elle a plusieurs fonctions) mais une des fonctions de l’opposition est au fond de fabriquer les nouvelles conditions du consensus. C’est une des fonctions de l’opposition. Vous avez un projet, l’opposition le discute âprement, vous faites des concessions, vous faites pas des concessions, mais à la fin des fins vous modulez de telle sorte que l’opposition ne va pas en faire un cas de guerre civile, donc elle va accepter, en fin de compte, au sens où on aura testé auprès d’elle que le projet n’est pas exorbitant par rapport aux conditions générales qui sont celles du parlementarisme lui-même. Là c’est un peu pareil : désespérément, on cherche les conditions minimales dans lesquelles cette guerre, en un certain sens déjà décidée, pourrait cependant être la guerre de la communauté internationale, à travers le fait qu’elle aurait été débattue, discutée, ie dans une opposition constituée. C’est très intéressant, car ça aussi c’est très caractéristique de la période actuelle, avec peut-être les précédents de la discussions de la SDN autour de l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie (c’est un précédent lointain de caractère colonial). On a une figure tout à fait intéressante du rapport exact entre ce qu’est une décision radicale, quand même (la décision de faire la guerre, avec l’ambiguïté absolue du mot guerre, pratiquer l’intervention militaire), avec le jeu compliqué du vote, dans une instance supposée représentative (là supposée représentative de la communauté internationale, de ses divisions, de ses contradictions, de ses pays, de sa géographie et de son histoire). Peut-on, dans ce cadre là maintenir de façon radicale jusqu’au bout l’opposition à la décision prise ? Est-ce que ce cadre le rend possible ? Si en réalité à cette échelle c’est maintenu, vous avez quelque chose de plus qu’une simple opposition. Vous avez quelque chose de plus qu’une simple opposition.

L’opposition à la guerre

C’est pour ça que petit à petit, autour de cette question majorité minorité opposition veto se cristallisent d’énormes tensions. On pourrait dire : si Chirac est contre la guerre, il vote contre. Mais c’est pas comme ça. Il faut penser que Chirac n’est pas exactement contre la guerre, il est l’opposant à la guerre. Je distinguerai les 2. Il y a dans le mvt populaire anti-guerre quelque chose contre la guerre, mais dans le jeu diplomatique mené par le gouvernement français, c’est différent. Il n’a jamais dit être contre à proprement parler, mais il a dit : la guerre c’est le dernier recours, il faut du temps, les inspecteurs doivent continuer leur boulot. Il est d’accord sur le fait qu’il faut désarmer l’Irak. Entre parenthèses pourquoi il faut désarmer l’Irak ? C’est une pratique de bandit, l’Irak est un pays complètement écrasé, les gens meurent de l’embargo. Naturellement Saddam Hussein est un personnage détestable, la question n’est pas là. Mais ses fusées ne menacent pas les USA. Je reviens des USA, bcp pensent qu’il est à l’origine du 11 septembre et qu’il menace nucléairement les USA ! Il faut bcp de propagande pour faire avaler ça. C’est pas le cas. Déjà le consensus sur l’objectif de la guerre indique qu’il ne s’agit pas exactement d’une opposition principielle. Il faut distinguer contre la guerre et opposant à la guerre dans l’espace de la diplomatie, où en vérité il s’agit de quoi ? Il s’agit de décider de ce que vont être les nouvelles règles de la constitution de la communauté internationale. Après les nouvelles règles de l’après l’après guerre, quand il n’y a plus les équilibres idéologiques et géopolitiques de l’après guerres, quelles sont les règles de constitution interne de ce qu’on appellera la Communauté internationale, dans l’espace naturellement de l’hégémonie américaine ? L’opposition est créatrice, elle crée de nouvelles règles de constitution de cette communauté. Je ne dis pas que Chirac et le gouvernement français ne font rien. Ils font qch.  Mais il faut savoir quoi. Personnellement, je fais l’hypothèse qu’ils façonnent, en tant qu’opposants, les nouvelles règles internes de ce qui sera appelé après la communauté internationale, les nouvelles règles de décision, qui ne peuvent pas être les mêmes que du temps où il y avait les deux superpuissances. Avant le veto était soit américain soit soviétique. Il n’y a jamais eu d’autre veto véritable. Maintenant, le veto de la France, c’est une autre paire de manches ! Bcp disent : ils sont un peu petit pour faire le verto ! C’est vrai, le veto n’a pas été fait pour ça. Le veto a été fait pour les deux blocs, c’est fait pour se soustraire à la loi de la majorité, c’était la destination. Comme il y avait deux blocs, il fallait que les deux chefs de  ces blocs, comme des chefs de bandit, se mettaient d’accord sur la ligne à ne pas dépasser, et il y avait les vetos annexes pour faire plaisir aux anciennes grandes puissances. Mais maintenant c’est inapproprié. Et donc la question que met en jeu cette intervention militaire là, après que les précédentes aient fonctionné au régime du consensus, sur celle-là surgit en fait pour la 1ère fois une question importante de l’après après guerre qui est : quelles sont les règles parlementaires de l’ONU dans la période de l’après après guerre, étant entendu que ce n’est ni la règle majoritaire (à laquelle les USA ne veulent pas se plier), ni non plus les règles existantes du conseils de sécurité avec son veto anarchique et inapproprié. L’opposition de la France contribue au façonnement de cette nouvelle configuration. Le jeu avec l’ONU est au cœur de la dialectique de la représentation et de la puissance, de la représentation et de la force, étant entendu qu’il y a une force dominante et semi-hégémonique pour l’instant, que représente le façonnage parlementaire, décisionnel de type parlementaire ? d’où l’importance de la question de l’ONU. Même les américains, il ne leur est pas entièrement facile de s’asseoir dessus (c’est pas l’envie qui leur manque), parce que derrière il y a la question des nouvelles règles diplomatiques dans l’après après guerre.

La puissance américaine

Dans cette dialectique parlementaire, où la France a un espace de jeu en tant qu’opposition, il faut parler de l’autre terme. Le termes de la puissance, de la force, par csqt c’est la question de la nature de la puissance américaine aujourd’hui. Quelle considération élémentaire sur la nature de cette puissance peut-on faire à la lumière des 10 dernières années ? Qu’est-ce que la puissance américaine lorsqu’elle est extraite de l’affrontement avec l’Union soviétique, lorsqu’elle n’est plus régulée par ce système binaire ? C’est la situation. Je n’ai aucune espèce de nostalgie de l’union soviétique, mais le fait est que les Etats-Unis était pris dans cette régulation binaire et que là elle ne l’est plus. Il semble que ça lui donne un certain air déréglé : c’est normal, vous sortez d’une règle, vous êtes déréglés. Il y avait une règle latente, dont l’Onu était le paravent (2 superpuissances et leur veto).

Aujourd’hui, ce qui me frappe, le 1er point, c’est l’installation des USA dans une disproportion militaire extravagante par rapport à l’ensemble du reste du monde. Le budget de l’armée américaine est supérieur aux budgets additionnés de la France l’Allemagne la Russie et de la Chine ! C’est exorbitant. C’est d’autant plus frappant que ce n’est pas dans l’espace de l’affrontement à une autre superpuissance. On aurait pu imaginer que la disparition de l’URSS allait entraîner une pacification américaine si je puis dire et une diminution significative des dépenses militaires. Ça paraissait raisonnable. Ça aurait été comme si la nouvelle séquence était la continuation de la précédente. Mais ce n’est jamais ça : il s’est passé le contraire. Jamais les Etats-Unis n’ont autant et systématiquement travaillé au dvlpt de nouvelles technologies militaires, de nouvelles concentrations de force, de nouvelles capacités destructrices que dans la période d’aujourd’hui, où apparemment sur ce point leur hégémonie est totale. Tout se passe comme s’il y avait une autonomie relative de ce facteur militaire. L’hégémonie américaine ne se réduit pas du tout à la dimension économique. Il y a une autonomie relative des facteurs politico-militaire. Le facteur militaire a une disproportion intrinsèque, exorbitant, il a des effets par lui-même. Par exemple, si on lit certains documents il semble, que les militaires américains soient tout à fait tentés d’utiliser du matériel nucléaire tactique dans la guerre contre l’Irak (ce qui serait une catastrophe et une étape extravagante, d’une violence inouïe) en partie pour les essayer ! Peut-être que finalement ils ne le feront pas. Peut-être le seul service que Tony Blair pourrait rendre à l’humanité en général serait de déconseiller les américains de le faire. Ce fait est caractéristique de l’autonomie relative du terme militaire, et plus encore, de sa quasi générale acceptation. Ceci est aujourd’hui mondialement accepté comme une espèce de fatalité, sauf peut-être à terme par la Chine. Il est en particulier tout à fait extravagant que l’Europe assiste à ce phénomène d’une cette création exorbitante d’une puissance militaire qualitativement sans rivale (pas seulement quantitativement). Certains disent irrattrapable. C’est la logique des militaires américains : ils demandent que la force militaire américaine soit constituée de telle sorte qu’il devienne impossible à quiconque de rivaliser avec elle, ie que le degré de décrochage qualitatif  de l’armement soit seul qu’aucune industrie ne soit compétitive pour les rattraper. L’acceptation de cela est tout à fait frappante, acceptation dont les effets pratiques sont considérables. Par exemple, même pour mener une malheureuse expédition contre la Serbie (laissons de côté son caractère justifié ou pas), il est frappant que les européens en étaient incapables, ils avaient besoin de l’aviation américaine. Quand on réfléchit en termes de guerres anciennes : la France + l’Allemagne + l’Espagne ne sont pas capables de faire la guerre à la Serbie ?! C’est inimaginable. Il est subjectivement accepté que intervention militaire aujourd’hui ça veut dire intervention américaine, dont vous êtes au mieux le supplétif, des participants, avec les Anglais dans le rôle du bon élève de la classe et le français dans le rôle du mauvais élève, mais la classe est la même. Ce point doit être réfléchi. Il y a dans la puissance américaine un élément d’autonomie de la suprématie militaire qui semble, en particulier par les Européens, entériné comme irréversible. Et qui entraîne que intervention militaire, ça veut dire appareil militaire américain. Même quand ça se situait en pleine Europe comme dans le cas de la Serbie.

2ème point qui me frappe : c’est l’auto-centration américaine. Ie le fait que en réalité, la puissance américaine est une puissance planétaire, mais c’est une puissance planétaire dans le strict fil de son intérêt et de son introversion essentielle. Le monde est vu par eux comme le réservoir de leurs intérêts, comme la scène de leurs intérêts. Ce n’est pas exactement un empire. Un empire véritable est quelque chose qui propose de prendre soin des populations allogènes, de les éduquer, les instruire, les organiser etc… le mot empire est équivoque. Je sais bien que chez Negri il désigne autre chose que les Etats-Unis, mais en tant que tel il est équivoque, car il y a dans la représentation politique dominante aux Etats-Unis quelque chose qui n’est pas à proprement parler impérial, qui ne va pas à la rencontre de l’allogène (naturellement dans la cse d’une supériorité organisatrice) mais une espèce de constitution généralisée de la scène du monde comme scène de protection de leurs intérêts, ce qui est autre chose que la dynamique impériale. C’est le 2ème point qui me frappe bcp, et dont le versant anecdotique bien connu est l’invraisemblable ignorance des américains du reste du monde. 10% des américains ont un passeport, 90% n’ont jamais envisagé d’aller à l’étranger ! L’étranger, c’est inutile. L’Irak, ils savent pas où c’est. Ce ne sont pas des traits subjectifs psychologiques, ce n’est pas parce qu’ils sont ignorants. Le monde n’est que la médiation de leur représentation d’eux-mêmes. C’est un point qui est différent de la conscience impériale, ce n’est pas la même chose que la construction des grands empires du 19ème siècle.

Le 3ème point, qui dépend du 2nd, c’est que la puissance américaine se rapporte au monde à travers ce que j’appellerai un zonage. Il n’y a pas à proprement parler des pays, mais des zones. Des Zones d’intérêt ou de désintérêt. C’est un zonage, c’est pas comme un empire, c’est un zonage mobile en fonction des considérations stratégiques ou d’opportunité. Donc pour autant que les Etats-Unis se rapportent au monde, c’est dans une vision d’un zonage avec des zones dont on peut se désintéresser pendant des décennies, et des zones au contraire vitales pendant un temps. Et la question est de savoir comment on est acteur dans la zone, comment on transforme la zone, ce n’est pas de savoir quelle est la relation organique qu’on a avec ce qui se dispose là. La zone moyen-oriental est un pb, et ils se proposent tranquillement de la remodeler. On va remodeler le moyen orient. Ce sont des énoncés frappants ! On a cessé de s’en étonner, mais on a tort. Qu’est-ce que c’est que cette puissance qui dit qu’elle va remodeler le Moyen Orient. Au nom de quoi ? C’est pourquoi la tension s’est accrue entre le parlementarisme de la communauté internationale et la puissance américaine. Le zonage et la suprématie militaire, ce n’est pas partageable pas d’élément de communauté internationale possible. Si qln dit je vais remodeler le moyen orient, vous pouvez dire je vais essayer de toucher quelques miettes (c’est le calcul des espagnols), c’est parce que lui a la vision du monde comme système de zones d’intervention (ou de non intervention, selon les cas).

Ce sont les trois caractéristiques empiriques dans l’analyse de la puissance américaine :

- le caractère disproportionné de la puissance militaire

- l’auto centration systématique

- le rapport au monde comme un rapport à des zones d’intervention

je pense que de ce point de vue là, c’est une puissance de type nouveau, elle ne peut pas immédiatement être interprétée avec schéma ordinaire empire domination hégémonie. Il faut abandonner de ce point de vue là l’expression impérialisme au sens traditionnel. On peut abandonner hégémonie, car l’hégémonie, c’est la domination dans un ensemble paritaire, malgré tout, hégémonique par rapport à d'autre pourraient l’être, là non. Je pense que c’est une puissance de type nouveau, et que les catégories politiques antérieures ne permettent pas entièrement de l’appréhender. Je dirais que c’est parce qu’elle se propose comme une figure de l’illimité. Elle propose de dire que sa puissance dans figure de l’illimité. Il n’y a pas à proprement parler de limitation de sa puissance. C’est forcément lié à l’après après guerre : qu’on le veuille ou non, il y en avait une avec l’union soviétique, et comme il y en a avait une, il y en avait d'autre. Là c’est une figure de l’illimité, je le dis quasiment en termes quasi philosophiques. Je pense de ce point de vue là à une analyse de Chomsky, antérieure qui remonte aux années Nixon, qui avait cours dans les milieux dirigeants américains, et qui avait comme le thème la politique du fou. Vous deviez convaincre l’adversaire que vous étiez capable de n’importe quoi. La victoire stratégique n’était obtenue que si l’adversaire pensait que vous étiez capable de n’importe quoi, ie de riposte exorbitante par rapport à l’enjeu, excédant absolument l’enjeu. La politique du fou : il faut que vous convainquiez l’adversaire  que vous pouvez réagir comme un fou. Il vous a dit bonjour vous lui mettez un poing dans la gueule. Si vous pouvez convaincre la terre entière que vous pouvez être comme ça, eh bien vous êtes tranquille. C’était une thématique explicite dans les cercles intellectuelles proches des milieux d’extrême-droite. J’y pense comme une allégorie de l’illimité, la représentation de soi pour une puissance comme illimitée. Elle ne reconnaît pas de limite. Pour que vous puissiez ne serait-ce qu’envisager d’utiliser des armes nucléaires contre Saddam Hussein, il faut bien que vous soyiez dans une représentation illimitée de votre capacité d’agir, surtout que vous êtes en train de dire qu’il faut désarmer ceux qui ont des armes nucléaires. Vous allez nucléarisez un pays pour le dénucléariser ! C’est une figure assumée, dont vous voyez bien que l’enjeu n’est pas de désarmer Saddam Hussein, mais l’enjeu est de convaincre l’humanité entière que la puissance est illimitée. C’est un enjeu quasiment métaphysique. Si on regarde de près les théories de la puissance impériale, par exemple à l’apogée de l’empire britannique, au 19ème siècle, on verra que ça n’a jamais été l’illimité. Ça a été l’arrogance, la puissance etc… mais une théorie de la limitation obligée, ie une théorie du partage. N’oubliez pas que la grande époque coloniale c’était le partage du monde. C’est l’idéologie du partage, c’était au régime du partage, l’Afrique, on va la partager en morceaux. C’est pas ragoûtant, c’est comme après un hold up ! Vous voyez bien que ce n’est pas une politique de l’illimité, c’est une politique du partage, tout imperium est un imperium dans l’élément du partage. La représentation actuelle que la puissance américaine a d’elle-même, c’est qu’elle est dans la figure de l’illimité et pas du partage. Il n’y a pas de limite. Alors voilà ! La guerre qui se prépare est une épreuve de l’illimité. C’est pourquoi je pense que indépendamment du fait que c’est une guerre, que c’est atroce etc… elle est désastreuse véritablement, elle est désastreuse en un sens spéculatif, philosophique. Parce que si cette invention a lieu, elle aura lieu dans l’élément d’une démonstration de l’illimité. Soit dit en passant, en outre, l’illimité n’est la garantie de quoi ? Elle n’est la garantie que du confort américain. Ce n‘est pas un illimité créateur de quoi que ce soit, ce n’est pas une infinité spirituelle. En un certain sens, l’illimité fondamentaliste musulman est d’une haute spiritualité à côté. Il faut dire ce qui est. Il est terroriste et bandit, il est même fascisant, mais dans sa motivation explicite, il est au moins dans la sublimité de la transcendance. Tandis que l’illimité américain, c’est quoi à la fin des fins ? C’est le confort matériel dans la médiation de la terre entière au service de ça. Bush nous dit qu’il est le bien. Mais le bien et l’idée du bien, depuis Platon, il faut dire en quoi ! un peu ! Il faut donner quelques justifications, quelques argumentations. C’est quand même pas rien de se présenter comme le bien. Le contenu c’est la satisfaction de soi, rien  d’autre, c’est le bien car c’est illimité dans l’ordre de la puissance, c’est illimité comme protection et enveloppement de leur confort propre, de leur richesse. Il est le bien car il est assis sur son tas d’or, c’est tout, aucun autre argumentaire. C’est dans la figure de l’illimité. Si c’était ancré ou articulé sur une figure quelconque de pensée ou d’intellectualité, on pourrait dire c’est l’infini de l'idée, l’illimitation de la pensée, on lui ferait les mêmes critiques qu’à feu l’URSS, finalement le sublime de l’idée comme sublime criminel. Ils nous annoncent un bien formidable, mais dans les fats il casse la gueule à tout le monde. C’est même pas ça, si je puis dire, il n’annonce encore aucune idée. Les personnages qui portent cette idéalité, il faut les voir. Même Chirac à côté est un intellectuel de haute volée ! La vieille Europe, c’est comme les Grecs par rapport à ces butors de romains, à la fin des fins ! Je dis tout ça pour mettre en évidence le caractère extraordinairement violent de cette illimitation. Ce qui est en jeu dans l’épisode empirique qui se prépare, dans cette intervention militaire, ce n’est pas une péripétie mais quelque chose comme une occurrence philosophique, vraiment. Si la puissance est une figure nouvelle, une figure de la puissance dans son chevillage à l’illimité, on entre dans la figure du désastre de cet illimité. Si naturellement rien ne s’y oppose, mais on sait déjà que quelque chose s’y oppose. Il faut quand même prendre la mesure de ce dont il s’agit. C’est bien d’une opposition radicale à cette figure de l’illimité comme vide de l’idée. L’illimitation qui n’est pas infini de l’idée mais qui est l’infini de son absence, l’illimité de l’absence de l’idée. Il faut se lever sur le non à cette intervention.

Produire de la séparation

Je termine là dessus : quelle est la tache, non seulement pratique, mais spéculative ? manifester, protester, évidemment, c’est ce qu’il faut faire, mais stratégiquement lorsque vous avez une prétention à l’illimité il faut produire quelque chose qui soit séparé, disjoint, de cette prétention. Il ne faut pas se tenir aux marges de l’illimité. Je crains que Chirac ne soit jamais qu’aux marges de l’illimité, c’est mieux que d’être dedans ou d’en être le valet, mais ce n’est pas de nature en même temps à enrayer la propagation de l’illimité du vide de l’idée. Il faut absolument produire de la séparation. J’espère qu’il commence à s’en produire. Produire de la séparation. Le débat sur américanisme anti-américanisme, il ne faut pas se laisser intimider par cet argumentaire. Ce que les créateurs américains ont apporté au monde nous le connaissons, c’est considérable, le roman américain magnifique, le cinéma américain est magnifique. Qu'est-ce que c’est que cette histoire ? on est contre une politique d’Etat, ça n’a rien à voir. Sur cette figure de l’illimité il faut produire de la séparation. Ça a toujours deux versants.

Parenthèse : l’après après guerre on peut le définir ainsi : le pré séparé n’est plus disponible. L’URSS c’était du prêt-à-porter séparé. Même si vous ne l’aimiez pas, c’était du séparé objectivé. On pouvait être hostile au bureaucratisme soviétique, mais toute situation de séparation s’inscrivait dans cette situation où il y avait cette séparation. La séparation comme telle, elle existait objectivement. Il n’y a plus de préséparé, ni subjectif ; ni objectif. Il faut absolument produire de la séparation, c’est ça la difficulté contemporaine. Il faut produire de la séparation, sans s’imaginer qu’on puisse s’appuyer, même dans la modalité de la contestation sur du préséparé. Il faut produire de la séparation et produire de la séparation par rapport à de l’illimité. Quand vous n’avez plus de préséparé, c’est que vous avez une prétention à l’illimitation. C’est la question de savoir comment on se sépare de l’infini. Ce qui se dit aussi : comment être athée ? On a une bonne occasion de se séparer de l’infini car ce n’est pas un bon infini, c’est un mauvais infini, un infini militaire au service de la conservation des richesses.

Du côté de la subjectivité, les choses sont en route, il faudra trouver les mots. Produire de la séparation par rapport à l’illimité de la puissance contemporaine, ce n’est pas exactement la même chose qu’être anti-impérialiste, hostile à la guerre, anticapitaliste. Je pense qu’il faut trouver d’autres mots. Mais les mots ça ne se produit pas volontairement. L’invention des mots de la politique se fait dans l’expérience, les mouvements. Il va apparaître de nouveaux mots pour désigner cette production collective, politique, de séparation, que la circonstance actuelle nous impose.

En termes de puissance (l’autre versant) : la production de séparation ne peut pas être uniquement une déclaration subjective, elle doit traiter ses csq avec sa puissance propre. Il faut une production disjonctive, de séparation, connectée ou capable d’engendrer un régime de puissance qui lui soit distinct de l’illimité mais s’auto affirme dans une restriction effective de l’illimité. C’est un pb d’organisation collective, quelque chose comme ça, un pb de discipline. Mais au sens d’un formalisme partisan. Vous n’avez pas de puissance sans discipline. Lorsque vous produisez de la séparation, il faut que vous soyez aussi dans la discipline de cette production, de façon suffisante pour que cette séparation ait une puissance. Il faut réinventer la discipline, dans des termes nouveaux. On n’en fera pas l’économie. Ça va se poser assez vite. La question de savoir quelles vont être les cibles effectives de l’action contre cette intervention militaire est très complexe, bcp plus que de dire non à la guerre. Quand la guerre a commencé c’est une autre paire de manches, une autre situation.

12 mars 2003

François Regnault

Images du temps présent : nous allons nous interroger sur la fonction, le site, les capacités du théâtre relativement à la production ou à la saisie ou à l’interpolation des images du temps présent. Juste un mot sur le visiteur. Je l’ai déjà présenter il n’y a pas si longtemps, je vais le représenter François Regnault. Il a cette singularité d’habiter solitaire l’intersection de trois chemins, dont il est en quelque sorte le gardien :

- le chemin de la philosophie : c’est en vérité un grand hegelien plus ou moins secret

- le chemin de la psychanalyse, il résume à lui tout seul la grande figure des lacaniens indépendants

- le chemin du théâtre

Il occupe le carrefour singulier de la psychanalyse, du théâtre et de la philosophie. Il est homme de théâtre, pas simplement théoricien du théâtre, il travaille avec des metteurs en scène, et en particulier avec Brigitte Jacques, qui est parmi nous ce soir, je l’en remercie. Il travaille en philosophie, il écrit, il pense. Et puis il est dans l’horizon de la psychanalyse et des concepts lacaniens. C’est à ce titre évidemment qu’il est prédestiné aussi à être ici, à ce que nous nous demandions ce qu’il en est du théâtre comme indicateur du temps présent, ou comme significatif du temps présent. C’est de cela qu’on va discuter.

Je vais commencer par une question très générale, presque allégorique, qui est de lui demander qu’est-ce que, du point de vue qui est le sien, de la question du théâtre, qu’est-ce que lui dit images du temps présent, si ça lui dit qch, si ça l’interroge sur un point. [chgt K7]

 

François Regnault

La dénomination temps présent s’oppose d’une certaine façon à modernité et à contemporanéité.

Je ne parle pas seulement du théâtre en tant qu’on le lit, je ne parle pas seulement du théâtre en tant qu’on le joue, mais je parle aussi du théâtre en tant qu’on le montre, en tant qu’on le met en scène. Les expériences que j’ai sont toujours liées en réalité à des mises en scène, et à des metteurs en scène : Patrice Chéreau, Brigitte Jacques et Emmanuel X, pour citer les trois principaux, et quasiment les seuls avec qui j’ai travaillés. Ils m’ont appris, m’apprennent et m’apprendront encore, qu’une pièce n’est pas séparable de sa représentation. Je l’ai appris, à supposer que je ne l’ai pas tout de suite su, de Bernard Dort, dont je me rappelle qu’il est venu un jour rue d’Ulm à Brecht. Il avait expliqué que le concept de représentation était pertinent pour parler du théâtre. Ça posait pb à des camarades philosophes qui le prenaient au sens philosophiques (Vorstellung etc…). Non, ça voulait dire représentation théâtrale, ie ce qui se passe entre le moment où le rideau se lève et le moment o le rideau se baisse. Quand il n’y a de rideau on fait comme on peut, le spectateur d’y retrouve. Le spectateur n’est pas toujours dans la position de Chateaubriand qui raconte que tout jeune on l’emmène au théâtre, il voit des gens discutailler sur un endroit devant lui pendant 2h, il attend que ça commence et à la fin il apprend que c’était le théâtre, il avait pas compris que ça avait commencé. « c’est ainsi que je fus initié à l’art de Molière ». La pièce n’est pas séparable de son exécution sur une scène. Personne n’aurait jamais conçu, que ce fut Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakespeare, Molière, qu’une pièce se publiait : ça se publie ensuite, ça se joue d’abord. On l’écrivait, et parfois on ne l’avait pas écrite (comedia dell’arte). On la gardait le plus longtemps possible avant de la publier, car publiée elle entrait alors dans le domaine public et à ce moment là n’importe qui peut s’en emparer. Shakespeare avait envie de garder les pièces pour ses troupes, et Molière, on le sait, ne voulait pas que ses pièces soient publiées. Tant qu’elles appartenaient à une troupe, elles appartenaient à cette troupe, et on ne pouvait ni les plagier ni les voler. Heureusement que Don Juan a été volé, car comme il a été interdit, c’est une raison pour laquelle nous avons l’édition d’Amsterdam qui nous donne une version avec la scène blasphématoire du pauvre, on ne l’aurait pas si elle n’avait pas été volée. L’expérience profonde du théâtre, c’est une pièce qu’on joue, et non pas une pièce qu’on étudie en classe.

L’autre expérience, c’est que la mise en scène est un art qui est né au 20ème siècle, un grand art du 2àème siècle, né à la fin du 19ème, qu’on peut dater, avec un certain nombre de textes, notamment avec Chénier etc… On peut dater le moment où il est apparu que non seulement on devait écrire une pièce, ensuite la jouer, mais ensuite la mettre en scène, ie ne pas se contenter que les acteurs s’arrangent entre eux pour la représenter, mais de ce qu’il y a une conception de cette pièce donnée par le metteur en scène, qui se trouve à ce moment là devenir un artiste jusqu’à un certain point de vue à part entière.

A partir de là, il est clair que le concept de temps présent se complique à mes yeux : à partir de là, on se pose moins la question (je vous  parle d’une expérience constante) de savoir si la pièce est récemment écrite, si elle absolument contemporaine, si elle est d’un auteur vivant, si elle parle de l’actualité, que de savoir si on peut la rendre présente je dirais quelle qu’elle soit. Autrement dit, je me suis toujours mis dans la perspective, et j’ai toujours travaillé avec des metteurs en scène qui se mettaient dans la perspective de faire que quelle que soit (je vais appliquer ici le mot d’Ossip Mandelstam : je ne suis le contemporain de personne), de se dire que : quelle que soit la pièce que je monte, qu’elle soit d’Eschyle ou du dernier jeune homme venu qui nous présente sa tragédie écrite chez lui, ou une pièce écrite collectivement par des amis ou un collectif quelconque, la question que je me pose c’est : comment la rendre présente aujourd’hui, ie comment faire qu’elle soit entendue ? Cela veut dire qu’il faut presque se situer, je dirais presque en termes de géométrie projective, à un point à l’infini où n’importe quelle pièce du passé et n’importe quelle pièce du présent se rejoignent. Le musée, la conservation d’un répertoire qui s’arrêterait par exemple en 1600, 1700, qui consisterait à dire que depuis la mort de Genet, Claudel, Koltès, Beckett, il n’y a plus personne, donc montons les chef d’œuvre du passé. Ce n’est pas ma position ni celles de ceux avec qui je travaille. Ce n’est pas non plus celle qui consisterait à dire : il ne faut monter que les pièces récentes de la dernière année ou des 10 dernières années. Ce qui est le projet d’un certain nombre de théâtres. Ceci entraîne si vous voulez que quand vous dirigez un théâtre, comme ça m’est arrivé, je pense que la bonne question à se poser, philosophiquement et théâtralement parlant, c’est de savoir quel est la bonne association que l’on fait, le bon mélange, le bon mixte, entre les grands chef d’œuvres du passé, et les chef d’œuvres (dont vous ne savez pas s’ils le sont mais peu importe) du présent. Il me semble qu’on peut définir le temps présent comme le point de jonction entre une pièce du passé et une pièce du présent. C’est ici que la mise en scène prend son effectuation : la mise en scène, pour simplifier, aura pour fonction de se demande comment, si je monte Eschyle, elle a une résonance aujourd’hui, comment elle peut être interprétée aujourd’hui, comment elle peut se faire entendre aujourd’hui, sans qu’on ait à la trafiquer ou à la changer, mais au besoin aussi on peut la trafiquer ou la changer. Comment faire en sorte de monter une pièce qui vienne d’être écrite, non pas de telle façon qu’elle s’inscrive dans l’éternité, mais de telle façon qu’elle puisse résonner à l’intérieur d’elle-même comme une basse chiffrée dans la musique, de telle façon qu’on puisse entendre au travers d’une parole tout à fait contemporaine, le temps présent avec toute son étincelle, en tant qu’il contient un passé, comme un iceberg dont le passé surgirait, même dans une pièce aussi ténue fut-elle, si précaire ou si fragile fût-elle. Ceci entraîne que j’entends par mise en scène de ce point de vue là qu’elle essaie trouver ce point de vue, la psychanalyse aurait à dire qch, le sujet doit se placer en un point où il puisse faire entendre cette jonction à l’infini du passé et du présent, et non pas faire ce qu’on appelle une lecture (Brigitte Jacques se plaint des phrases au sujet d’un metteur en scène: il a monté Tartuffe, quelle lecture intéressante il en a fait  - au travers de pb de Tartuffe il a parlé de l’islam ou tout ce que vous voulez). La critique théâtrale adore ça : une pièce de Shakespeare l’emmerde, ou une pièce de Eschyle l’emmerde, par définition et par fonction, donc il faut qu’elle lui trouve un point d’appui dans le journal de 20h. Par csqt, elle force les choses. Quand ils ont fait la jonction, ça va ! Ce n’est pas de ça que je parle. Ce n’est pas de faire une lecture où on ferait correspondre de façon biunivoque l’ensemble des éléments d’une pièce avec les éléments du monde contemporaine ou de l’actualité. Il s’agit simplement d’un art bcp plus secret qui ne peut pas se décider avant qu’on ne monte la pièce. Ici, l’expérience de Louis Jouvet est saisissante, puisqu’il dit à l’acteur qui va jouer laisse de côté tes conceptions. Il n’y a rien de plus dangereux qu’un metteur en scène qui dit : j’ai décidé, étant donné les pb dans la société, de monter telle pièce d’Eschyle ou Tartuffe de Molière ou le Marchand de Venise pour parler du pb qui se pose Vous êtes sûr que cette pente est vouée à l’échec. Il faut qu’il trouve, au fur et à mesure qu’il monte une pièce qui l’intéresse pour des raisons subjectives et de désir personnelle, ce par quoi, s’il est un homme du temps présent (être du temps présent, c’est un art), il arrive au travers de l’effectuation de la mise en scène à faire entendre ce que la pièce peut contenir du temps présent.

Voilà ce que je répondrai, ça dialectise le concept de temps présent et pour la pièce écrite et pour la pièce représentée et pour la pièce mise en scène.

 

Alain Badiou :

Je voudrais rebondir sur ce que tu as dit d’un point de vue spéculatif, dans la continuité de ce qui avait été dit ici antérieurement. donc je vais t’absorber un peu, naturellement ! Ce qui me frappe dans ce que tu dis, c’est deux choses que tu dis, que je crois tout à fait exactes, et que tu appropries au théâtre, que je crois fondamentales.

1° la question du temps présent est une question qui est une question de construction et / ou de décision, et non pas de réception ou de passivité. Etre du temps présent est tout un art, as-tu dit : c’est un art au théâtre, mais on peut le prendre de façon plus générale, comme la conviction que la question de savoir s’il y a un présent, si on est contemporain de ce qui va être nommé un présent, c’est une production singulière. C’est une production singulière, et non pas simplement une donnée en coupure qui se trimbalerait comme une succession d’instants. Je pense de ce point de vue là (tu me diras ce que tu en penses) que le théâtre a une fonction singulière de révélation du présent, entre autres choses parce que le théâtre doit décider de construire ce présent. Tu le disais à propos des pièces du passé : le pb n’est pas d’en donner une interprétation, une lecture, une herméneutique au présent, mais de le présenter au présent, de donner dans la représentation elle-même le sentiment de l’actualité, ou le sentiment du présent de la chose.

Je voudrais te pousser dans le sens de la question : est-ce que parmi l’ensemble des arts, le théâtre sur cette question de la production du présent, ou de l’actualisation du présent, le théâtre a une place singulière ?

2° j’avais développé en d’autres termes l’idée que le présent est toujours en réalité la figure d’une certaine possibilité du passé. On avait dit cela sous la forme que le présent est une dialectique de répétition et projection : dans la construction du présent il y a un élément de reprise ou de saisie de ce qui a eu lieu, en même temps qu’il y a une déclinaison projective de ce qui a eu lieu vers quelque chose qui effectivement est ouvert, ie n’est pas calculable avant production. Ce n’est donc ni une continuation ni non plus une coupure pure qui laisserait le présent indifférent au passé. Tu le disais à propos du théâtre en disant le présent est tangence ou jonction de sélection faite dans passé et quelque chose de projectif ou pièce du présent. Ça me pousse à te poser, à rebondir aussi autrement, sous la forme suivante : qu’est-ce c’est exactement alors que le passé du théâtre ? Tu as dit : la pièce existe dans la représentation, mais elle n’existe pas au passé comme représentation. Le passé de la pièce, c’est quand même son écriture, son inscription, c’est quand même sa déposition d’une certaine manière. Quelle est la nature exacte, du point de vue des composantes du théâtre entre ce qui est inscrit, déposé et ce qui est actif et représenté ? La figure générale que tu soulignes, s’agissant du théâtre, que le présent c’est toujours d’une certaine manière une présentification de l’épaisseur d’un passé, je suis d’accord, mais au théâtre il y a cette question particulière que le mode de présence du passé n’est pas exactement la chose elle-même. C’est une différence avec le passé de la peinture : le passé de la peinture nous donne le tableau et nous l’inscrivons dans nos repères présents.  Nous le voyons au présent. En un sens, dans le tableau, il y a quelque chose qui est la chose même. Qu’est-ce que la chose même dans le cas d’une tragédie d’Eschyle ? c’est un vrai pb.

 

François Regnault :

Je ne suis pas absolument sûr que tu aies raison sur la peinture, même si un tableau c’est la chose même. Je ne suis pas sûr que les seigneurs de la Renaissance, les Princes de la Renaissance qui commandaient des tableaux à des peintres pour leurs palais, ou des papes pour leurs Eglises, comprendraient l’attitude que nous avons aujourd’hui quand vous voyons les tableaux dans les musées. Ils diraient : c’est curieux, le comportement que vous avez avec des œuvres d’art, ce Raphaël était fait pour mettre dans mon alcôve etc… pas pour le montrer à tout le monde. La fresque de la Sixtine, ça on ne l’a pas encore sortie etc... Je pense que l’attitude à l’égard de la peinture qui est de peindre pour un musée, était étrangère à la plupart des peintres de la Renaissance. Ils peignaient pour palais, galerie, mais l’idée de musée qui les garderait pour toujours n’est pas une idée qu’ils avaient.

 

Alain Badiou : ils avaient compris que ça s’achetait et ça se vendait ! ce qui n’est pas le cas pour les pièces

 

François Regnault : pour le théâtre, c’est tout à fait vrai que la chose existe indépendamment de la représentation, si on la prend comme chef d’œuvre écrit. Mais c’est une attitude moderne : l’attitude moderne est l’attitude qui consiste à représenter une pièce du passé. Prenons le théâtre classique français du 17ème : c’est un théâtre dans lequel il ne vient à l’idée de personne de représenter une pièce du passé. Ce sont des modernes. Ils prennent toujours le parti des modernes, et se considèrent tous comme des modernes (même s’il y a des ergotages). Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que quand ils vont chercher des modèles antiques, ils absorbent le modèle antique et le liquident du même coup. Personne n’aurait l’idée de reconstitution d’une pièce ou d’une tragédie antique. Quand Racine écrit Phèdre, c’est pour éviter qu’on représente Hyppolite d’Euripide ou Phèdre de Sénèque, qu’il est le 1er à admirer. D’une certaine façon, sa Phèdre liquide les Phèdre du passé, l’Amphitryon de Molière est fait pour qu’on n’ait pas besoin de représenter celui de Plaute. Shakespeare de même prend des modèles du passé pour écrire des pièces présentes. Le problème du statut d’une pièce de théâtre ne se pose pas tant qu’on n’arrive pas à l’époque moderne.

Même dans le théâtre romantique, qui Dieu sait est tourné vers le passé, qui adore le Moyen Age, il ne vient même pas à l’idée (je commence à avoir tort car il existe en France une comédie française qui commence à garder les chef d’œuvre du 17ème, mais un gd classique est moins une œuvre écrite qu’une œuvre que les acteurs peuvent encore jouer au 19ème comme détenant une tradition physique vivante). Voltaire écrit le siècle de Louis 14, donc il pense qu’on est encore proche de Racine et Corneille. Victor Hugo le pense aussi, il se pense comme rival de Corneille et Racine. Il pense que la période est encore assez courte pour que lorsqu’on montre du Corneille et du Racine du 17ème au 19ème ce n’est pas du passé.

C’est au 20ème siècle qu’on commence à s’interroger sur la représentation des pièces du passé. C’est le moment où la mise en scène contemporaine apparaît qu’elle se pose la question du passé, c’est à ce moment là d’une certaine façon que la pièce devient un chef d’œuvre, une chose, qui d’une certaine façon demeure un trésor qui irradie dans l’ombre, si vous voulez, mais alors comme on n’écrit plus des pièces… Je voudrais dire que quand Giraudoux écrit Amphitryon 38, il pense que bien sûr le chef d’œuvre de Molière sera toujours plus grand que le sien, mais il va présenter son Amphitryon à la mode de 38. Ce qui veut dire que pour lui la pièce du passé est déjà quelque chose qui le menace, qui le toise, et il serait prêt à dire que Molière sera de toute façon plus grand que lui, ce qui n’est pas l’attitude de Molière envers Plaute. A partir du 20ème siècle, quand il existe une mise en scène, curieusement les pièces deviennent du passé, elles deviennent des trésors, et alors se pose la question de les monter, de les remonter, et on entre dans la bifurcation qui consiste à se demander si on en fait une lecture intelligente pour renouveler la pièce et essayer la faire entendre de nouveau, ou si au contraire on va la prendre comme si c’était une pièce d’aujourd’hui et lui donner les résonances qu’elle peut avoir. Il me semble qu’il y a une attitude à l’égard de l’épaisseur de l’histoire qui change avec l’existence la mise en scène. Personne ne songe à liquider les pièces du passé aujourd’hui, le répertoire, le seul pb qui se pose est de ne pas être intimidé par elles. Brecht sait bien que les classiques existent maintenant pour toujours, vraisemblablement, et le pb qui se pose est de n’être pas intimidé par eux.

 

Alain Badiou :

Je vais poser une question d’ensemble. tu as dit : à partir du moment où la mise en scène existe, le rapport au passé théâtral est modifié, puisqu’on se pose la question de savoir ce que veut dire jouer une pièce du passé. Et tu dis clairement : il y a deux orientation possibles : une orientation disons herméneutique, qui consiste à proposer une interprétation nouvelle de la pièce du passé, une interprétation que je dirais littérale au présent, qui consiste à prendre le pièce au pied de la lettre mais de la jouer comme si elle était une pièce d’aujourd’hui. Je comprends parfaitement. Mais on pourrait quand même faire l’hypothèse que ce n’est pas depuis que la mise en scène existe que le rapport au passé a changé, mais que c’est depuis que le rapport au passé a changé que la mise en scène existe. On pourrait imaginer que c’est pour des raisons plus fondamentales que le théâtre, que la construction historique du passé, et donc celle du présent, se sont trouvées modifiées, que le rapport à la théâtralité passé est du même coup modifié. Là aussi, je reviens à ma question : le théâtre est-il une singularité sur cette question ou un indicateur ? La question de la mise en scène est une question extraordinairement intéressante. Je voudrais en dire un mot personnellement.

C’est un fait qu’on voit apparaître à la fin du 19ème une nouvelle figure d’artiste, qui est la figure du metteur en scène. Antérieurement, le théâtre, c’est l’auteur et les acteurs. Arrive qln dont d’ailleurs on sait que la définition exacte est difficile, qui est le metteur en scène. On comprend que sa définition soit difficile, puisque il y en a des définitions contradiction : d’un côté celle qui en fait un herméneute, un lecteur, un interprète, et de l’autre côté celle qui en fait au fond un agent du présent, un homme du temps présent. Il y a ça. La question se pose de savoir si la mise en scène est intégralement pensable dans l’histoire du théâtre, c’est là qu’elle doit d’abord être intelligible, ou si en un certain sens elle a une signification plus vaste. Par exemple, c’est aussi à cette époque (un peu avant) qu’on voit apparaître également la fonction en musique du chef d’orchestre. Finalement, elle inscrit aussi petit à petit la question des chefs d’œuvres musicaux dans une perspective temporelle un peu différente. On peut se demander si finalement l’apparition du metteur en scène au théâtre, lié certainement à l’histoire propre du théâtre, à ses mutations, n’en est pas moins par ailleurs l’indicateur d’une modification générale des conditions de construction du présent, des conditions de construction du présent dans le rapport au passé. Tu as indiqué que, s’agissant de la peinture, la muséographie est aussi une dimension nouvelle, et c’est un rapport particulier au passé de l’art pictural, la création d’un rapport particulier entre le présent et le passé. Finalement, est-ce que la théâtralité contemporaine, fortement marquée par l’histoire singulière de ce nouveau type d’artiste de théâtre qu’est le metteur en scène, est-ce que ceci est épuisé finalement par les mutations internes de  l’histoire du théâtre, ou est-ce que ceci est en fait surplombé ou représentatif, d’un problème d’une grande importance, qui est au fond une crise du présent, une longue crise du présent. J’appelle crise du présent la nécessité de trouver d’autres opérateurs de son existence ou de sa construction, au sens où au théâtre la construction du présent est aujourd’hui dans une connexion singulière à la figure du passé.

Pour donner un autre tour à ma question, tu sais comme moi que Mallarmé écrit quelque part que le pb c’est qu’un présent fait défaut, et que Mallarmé, par ailleurs, ce à quoi il aspire, ce qu’il désire profondément, c’est une nouvelle figure de la représentation théâtrale, une théâtralité collective de type nouveau. Chez lui il y a bien cette connexion entre la question du présent et la question du théâtre, allégoriquement a moins (il n’a pas accompli ce programme). Et alors, je te soumets l’hypothèse, que tu vas immédiatement déconstruire ou reconstruire, qui est l’hypothèse suivante : la création de la mise en scène au théâtre et son histoire indiqueraient une fonction singulière du théâtre dans le régime général des arts quant à la question de savoir comment, dans les temps modernes, depuis le début du 20ème siècle, se présente la question de la construction du temps, et plus précisément comment se présente dans l’ordre de l’art la question de la relation entre le présent et passé, comment se présente la question du rapport entre l’art et l’histoire de l’art, entre un art et l’histoire de cet art, le présent pur de cet art et sa généalogie. Etant entendu qu’on dirait qu’on trouve dans les autres arts des phénomènes comparables (la création du chef d’orchestre en musique, la muséographie en peinture). Mais que le théâtre a ceci de particulier qu’il est lui-même dans son existence absolument au présent. Thèse contenue dans le fait que entre le texte et sa représentation, il n’y a pas de distinction véritable, et que l’acte théâtral concentre véritablement la figure de cette corrélation entre le présent et le passé.

Je redis l’hypothèse complète de façon plus articulée et intelligible : le théâtre, parmi l’ensemble des arts, a une destination particulière sur la question de la construction du présent, car il est soumis comme tous les autres soumis à un nouveau type de rapport entre présent et passé, qu’on peut appeler un rapport d’historicité nécessaire (il n’est possible de construire le présent de cet art sans ressaisir d’une certaine manière et prendre position sur son passé). Mais que en plus cette opération dans le cas du théâtre est une opération qui a un autre niveau est purement construction d’un présent singulier, qui est le présent de la représentation. Le présent de la représentation,  c’est autre chose que le musée de la représentation, c’est dans une intensité temporelle d’un autre ordre.

 

François Regnault :

Je me rallie complètement à ce que tu viens de dire. Je vais faire comme dans les dialogues de Platon, et dire : ô oui, ô absolument, ô bien sûr etc… L’exemple du chef d’orchestre est un excellent exemple. En un sens, on pourrait dire : il y a eu des chefs d’orchestre quand il y a eu trop de musiciens, des symphonies tellement difficiles, avec ces contrepoints si subtils et des temporalités si contrastées qu’il faut qln pour les mettre en ordre. Ce n’est pas seulement ça : en même temps que le chef d’orchestre moderne est née aussi la diffusion œuvres du passé. Mendelssohn, ou même prenons Wagner, qui s’identifie, se constitue, se fantasme dans la vision d’un chef d’orchestre avec tout ce que ça comporte de direction, de pouvoir étatique phallocratique etc... Quand Wagner tout jeune voit passer Weber de sa fenêtre, pour lui c’est l’image même de ce qu’il veut être plus tard. On peut vouloir devenir musicien car on a vu des grimoires sublimes dans une portée, comme J.S. Bach, mais on peut aussi vouloir devenir musicien pour diriger des grandes symphonies. Wagner est aussi l’inventeur de la mise en scène contemporaine, cité souvent dans les histoires du théâtre. Il se situe dans une perspective historique : Wagner donne des concerts dans lesquels il dirige les symphonies de Beethoven, les opéras Mozart… la musique d’un passé récent, c’est qln qui se situe dans un moment où le passé change de sens. Si je reviens à la singularité du théâtre, il y a une singularité du théâtre qui est un indicateur du chgt du nouveau statut de conceptualisation, des nouveaux comportements, de la nouvelle attitude qu’on peut avoir avec l’idée même de temps prisée, j’aime trop l’expression de crise du présent pour ne pas y adhérer tout de suite. Ce qui veut dire que metteur en scène est le nom même de cette crise du présent et de la solution qu’elle reçoit à l’intérieur du théâtre. Mais attention, les metteurs ne le conçoivent pas forcément comme crise du présent. La mise en scène naît en France en 1903-04 au moment où on représente des grandes pièces historiques, on veut monter des grands Shakespeare, avec 300 personnes, par exemple Jules César ou je ne sais pas quoi, avec 300 figurants. Là, il faut bien un metteur en scène. On ne peut pas se contenter d’acteurs qui s’arrangent entre eux. Il faut organiser ce que Vitez appelait une grande cathédrale de signes. Il est clair que c’est un héritage du 19ème siècle, mais ça situe la crise du présent comme pouvant recevoir cette solution par un certain traitement du passé.

Je ne peux pas m’empêcher de penser que cela vaut pour la muséographie en peinture, et pour le chef d’orchestre en musique. Est-ce que c la même chose dans le roman ? Je ne suis pas sûr d’avoir les réponses. On pourrait poser les questions à partir de ce qui différencierait Flaubert de la Princesse de Clèves par exemple.

J’y ajouterai deux considérations, qui ne sont pas des objections à cette redéfinition du présent. J’y ajouterai deux considérations, puis ensuite une remarque polémique sur un certain théâtre contemporain.

On ne peut pas s’empêcher non plus de tenir que tout cela est contemporain de la naissance du cinéma, et que le cinéma n’est pas là pour recaser le passé. Lorsque le cinéma recase le passé, c’est peut-être sous une forme théâtrale. Lorsque le cinéma naît, il ne se pose pas le pb de recaser le passé de son art, qui n’existe pas. Quand il devient un art, on peut se demander s’il n’emprunte pas à la peinture ou au théâtre etc… sa façon de situer le présent. Quand Eisenstein s’inspira de l’opéra, du théâtre et de la peinture, on ne peut s’empêcher de penser qu’il force le cinéma à résoudre des pb que le cinéma n’est pas forcé de résoudre et dont il peut passer en faisant des chef d’œuvres.

Je voudrais parler aussi de quelque chose auquel j’ai pensé à plusieurs reprises, sans arriver à résoudre vraiment la question, qui est la naissance psychanalyse, ie la naissance de formes d’interprétation qui n’ont rien à voir avec les interprétations données (au sens Lacan), si on prend l’interprétation analytique comme une façon de faire entendre quelque chose que personne n’entendait avant. Je pense que premièrement elle apparaît sans doute à un moment où il faut resituer le passé, et le passé du sujet lui-même dans la cure. Et deuxièmement ce n’est peut-être pas un hasard si la mise en scène naît en même temps. Donc cinéma et psychanalyse.

Dernière remarque polémique : toi et moi par là liquidons je pense toute conception ou toute position à l’égard du théâtre qui consisterait à dire qu’il doit parler du présent et à prendre le présent sans crise. A penser qu’on doit parler de ce qui se passe aujourd’hui ici et maintenant de façon concrète comme on dit etc… ça, le théâtre en crève ! Il peut s’écrire des chef d’œuvres sur l’ici et maintenant mais le théâtre en crève. Je prends simplement un exemple : Meyerhold, je crois, avait résolu le pb. Pendant dans la révolution de 17, et juste après, dans un moment très tendu de la guerre et de la révolution etc… Meyerhold monte les Aulnes de Verhaeren, pièce symboliste déconnectée de l’actualité. On donnait à l’entracte des nouvelles du front. Si on veut absolument rendre le théâtre actuel, qu’on donne des nouvelles du front entre les actes, pour parler comme Woolf ! C’est une solution que je trouve élégante. Meyerhold dit : Quelquefois la pièce est plus intéressante que la mise en scène, mais il arrive aussi que la mise en scène soit plus intéressante que la pièce.

 

Alain Badiou :

Nous avançons. Nous pouvons marquer une 1ère ponctuation, qui serait d’accorder finalement à l’art du théâtre d’avoir proposé, de l’intérieur de son activité artistique, de l’intérieur de l’histoire de son activité artistique, un traitement particulier, singulier à cette question très ample des temps modernes, qui est finalement que le présent ne peut pas faire l’économie du passé dans sa construction. Et le nom de cette solution, c’est mise en scène, metteur en scène. C’est une déclinaison importante, c’est le nom d’un nouveau type, d’une nouvelle possibilité du rapport du présent au passé, et donc de construction du présent.

J’entrerai dans un nouveau cycle d’appréciation, toujours très proche de cette question du présent, qui est : comment interpréter cette nécessité, nommée par la mise en scène de l’intérieur du présent, d’un certain frottement, d’un certain rapport, d’une certaine cumulation du présent et du passé, comment l’interpréter en termes si je puis dire d’intensité du présent lui-même ? Je veux dire par là : est-ce qu’on ne pourrait pas soutenir qu’à l’époque où le théâtre se sentait en état de supprimer son passé (comme tu l’as justement dit, c’est la bonne formule à propos du théâtre classique : on écrit une Phèdre qui, quelle que soit la référence pour l’antique, n’en est pas moins sa suppression théâtrale), ne pourrait-on pas soutenir que après tout, cela atteste une vitalité ou une intensité intrinsèque du présent théâtrale, que notre culturalisme historisé dilue ou affaiblit ? Je me fais l’avocat du diable, je ne le crois peut-être pas vraiment. C’est pour éclairer le point de vue de ceux qui disent : il ne faut jouer que des pièces contemporaines, il ne faut parler que du temps présent, le théâtre est devenu un art élitiste et abstraite parce qu’il est écrasé par le poids culturel du passé, parce qu’il a ses chef d’œuvres derrière lui etc… Ce discours peut arguer en tout cas d’un point, qui est que la construction du présent, dont le nom est mise en scène, est quelque chose qui fait du passé une des médiations obligées du présent (non pas la médiation obligée, mais une médiation obligée). Or, un présent qui a besoin de cette médiation est en un sens un présent plus faible ou de moindre intensité que celui qui n’en a pas besoin. L’impériale audace de ceux qui raturent les chefs d’œuvre du passé et les remplacent par leur production présente atteste une vitalité ou une intensité supérieure à ceux qui ont besoin d’un écrasement ou d’une médiation ou d’une récupération de la totalité du passé.

Je dis ça, car si nous entrons dans la discussion sur la théâtralité contemporaine, qui est effectivement une discussion assez vive, quelle est la discussion ? La discussion c’est [chgt K7] …réhabilitation de la spontanéité de l’acteur, de l’immédiat du corps etc… toute cette thématique a quand même pour argument fondamental que sous le nom de mise en scène s’est installé un esprit muséographique dans le théâtre lui-même. La comparaison avec le musée est souvent faite pour indiquer qu’il y a là quelque chose de la puissance mortifère du passé, et que c’est pour ça qu’il faut jouer uniquement de la théâtralité contemporaine, parler du monde contemporain etc… François Regnault, je le signale en passant, a écrit deux livres récents, ses Ecrits sur le théâtre, que je vous recommande, pour avoir un panorama varié et pris de multiples façons de la théâtralité contemporaine : Equinoxes et Solstices, Ecrits sur le théâtre. Je prends presque au hasard, page 265 sur Claudel : la Ville est une des seules pièces françaises qui parle du communisme, même Brecht aborde peu en général la question du communisme proprement dit, et encore moins celle du parti. Qln pourra dire : c’est dommage ! Si la théâtralité du 20ème aborde si rarement la question du communisme et celle du parti, c’est bien la preuve qu’à la différence de la théâtralité du 17ème, pour qui la monarchie est centrale, la question du pouvoir monarchique est centrale, elle est éloignée des fils historiques importants, du siècle, à distance du présent politique, et à force de jouer les chef d’œuvres du passé elle n’est plus dans la vitalité du présent. En définitive, et là nous en parlons à propos du théâtre, restons près du théâtre : est-ce que sous le nom de mise en scène, et dans l’histoire théâtrale de la mise en scène, n’est pas reflétée une position quant à la construction du présent, une position plus distancée, moins immédiate, et finalement moins abrupte, moins intense, que dans les périodes dont tu as indiqué qu’elle allait jusqu’au romantisme inclus, où on a la puissance cynique de raturer simplement le passé, un peu aussi comme d’une certaine manière les gens du 17ème trouvaient que les cathédrales gothiques étaient des horreurs ? Est-ce qu’un vrai présent n’est pas toujours à l’égard du passé dans une position légèrement iconoclaste ? S’il est trop dans une révérence obligée au passé n’est-ce pas parce que se maintient sourdement par en dessous, comme dit Mallarmé, le fait qu’un présent fait défaut ?

 

François Regnault :

J’ai toujours deux sortes de réponses à propos du théâtre, dont je reconnais qu’elles peuvent se contredire. Les unes sont contingentes et les autres nécessaires, les unes sont sur le théâtre en tant qu’actualité et présentification, et les autres sur le théâtre en tant qu’éternité. En jouant sur les deux tableaux je m’en tire.

Tu as raison de penser qu’il y a une crise du théâtre : si on suppose qu’il y a une cette modification dans le rapport au passé, ça entraîne une crise du théâtre, ça entraîne une certaine déception des gens de théâtre à l’égard du théâtre lui-même, qui ne va pas leur donner ce que donnait peut-être à Shakespeare ou Corneille le théâtre de leur temps. Je dirais que dans la peinture, c’est la même chose. Il y a une phrase de Bacon qui m’a toujours frappé : c’est formidable, nous sommes débarrassés du programme religieux, nous ne sommes plus forcés de faire des crucifixions, des annonciations etc… C’est dans les Entretiens avec Sylvester. En même temps, le drame c’est que nous ne savons plus quoi faire. Il s’en est tiré en peignant des crucifixions ! Il faut prendre ça avec la force que ça contient. La force avec laquelle Picasso allait dans la musée pour voir si ses tableaux tenaient le coup. Ce n’est pas l’attitude de la Renaissance. Raphaël pouvait se demander si ses tableaux tenaient le coup devant ceux du Pérugin, il se disait qu’il serait plus fort que son maître Le Pérugin.

Il y a aussi un drame dans le cinéma. Serge Daney m’a fait remarquer un jour : quand nous voyions des films de Godard dans les années 50 60, pour nous c’était contemporain de Griffith Eisenstein etc.. C’était moins ou mieux mais c’était le même espace. Aujourd’hui, les gens jeunes qui voient des films, ça n’a rien à voir avec l’histoire du cinéma. Ils sont prêt à admirer Eisenstein, mais c’est l’histoire du cinéma, et le dernier X ou Y c’est le cinéma contemporain. Un ami me disait que son fils avait vu un film en disant : c’est un vieux film, alors qu’il était de l’année précédente ! C’est la scission, qui a marqué le cinéma. Daney est bon témoin de cette période. Si cultivé soyez-vous dans l’art du cinéma, vous aurez du mal à passer par-dessus et à considérer que le dernier X ou le dernier Y est dans le même espace que Eisenstein. Cette crise est réelle.

Comment le théâtre s’en sort ? Il peut s’en sortir par le désespoir des gens de théâtre. C’est un désespoir fréquent et c’est un désespoir intéressant. Il faut souvent préférer ceux qui haïssent le théâtre à cause de ça à ceux qui l’adorent parce que ce serait le théAAtre. Dans un recueil des bons mots, on disait : le circonflexe au théâtre c’est assez style. Quand ils désespèrent du théâtre parce que le cinéma fait mieux, rend mieux compte du présent. Quand ils désespèrent du théâtre quand ils pensent que les arts plastiques et la musique arrivent à une modernité plus grande. Quand ils désespèrent du théâtre par rapport à la musique qui est capable d’avoir des propositions plus contemporaines, abstraites, structurées, complexes qu’une misérable pièce dans laquelle il y a toujours les corps des acteurs etc… Il faut retourner ça en grandeur du théâtre pour deux raisons. La 1ère c’est que la forme de présent propre au théâtre, propre aussi au concert et à la danse, c’est la représentation. Ça se présente sous la forme de ce que des gens sont dans une salle un lieu collectivement réunis, vivants (c’est pas fait pour les morts, malgré ce que dit Genet : les morts y assistent mais ils ne gênent pas) et les gens y sont présents. C’est en même temps qu’ils éprouvent un certain sentiment et une certaine catharsis. Il faut bien faire intervenir quelque chose de l’ordre de la psychanalyse qui commence Aristote. C’est une dimension à l’horizon du théâtre qu’on la critique la corrige qu’on en veuille plus qu’on en veuille bcp etc… ça ne change rien, la représentation se fait toujours au nom de cela, pour le barrer ne pas le barrer etc…. Le théâtre répond par la pauvre âme qui lui reste à lui-même, qui est ce qu’on appelle aujourd’hui le spectacle vivant pour parler comme le ministère de la culture, ie trouver une expression morte, mais quand on veut parler du théâtre, gardons le mot, c’est évidemment l’instant présent de la représentation qui se met à compter. A ce moment là, ce qui surgit, c’est que au-delà de la nécessaire crise que le théâtre reçoit de devoir se coltiner tout un passé dont en même temps il faut attendre qu’un metteur en scène puisse le liquider à sa façon (la mise en scène est un art du passé et de sa liquidation). Il faut que le metteur en scène puisse faire avec la pièce ce que Racine faisait avec la pièce d’Euripide. S’il y arrive. Il bénéficie d’une thèse que je soutiens souvent, qui est le caractère éternel du théâtre : le fait que l’instant présent est en même temps instant éternel. Il y a quelque chose de l’ordre de la répétition qui se fait au théâtre, c’est une thèse de Lacan, le spectateur est le même depuis toujours, ie depuis pas très longtemps, car ça n’a que 2500 ans, à l’échelle de l’espèce humaine c’est pas gd chose. L’attitude des gens de vous raconter une histoire en face de vous, quelle qu’elle soit, il  y a une expérience humaine qui là je crois se retrouve dans les spectacles, et qui résout la crise, ou qui du moins essaye du moins de se présenter en disant : oui je sais je ne peux pas faire grand chose mais je peux faire au moins cela que vous ne trouverez ni dans la peinture ni littérature mais que vous trouverez dans poésie quand elle se récite, dans la musique quand elle s’entend, et dans la danse quand elle a lieu devant vous, ie dans les arts de la représentation, dans un temps et dans un lieu, avec un début, un milieu et une fin.

 

Alain Badiou :

Tu reviens à dire ce que je suggérais : la figure singulière par laquelle le théâtre traite la construction contemporaine du présent par nécessité de l’absorption d’un certain passé est liée au 2ème sens du présent, qui est que c’est un art du présent, une construction du présent, le présent de la représentation. On pourrait dire à titre provisoire, à titre provisoire, que en fin de compte, par mise en scène ou théâtre contemporain, on entend bien une modalité particulière de la question du traitement du présent, car le poids du passé est traité, ou annulé, allégé, voire même supprimé, comme tu le suggérais, dans le temps de la représentation, qui est lui-même un présent. Ça voudrait dire quand même qu’en fin de compte il y a quelque chose dans le théâtre qui est le rapport de deux présents. Il y a une scission du mot présent, et ça ça m’importe car je crois bcp que la construction contemporaine du présent c’est à la fois l’incorporation du passé et une figuration présente du présent. Ça suppose qu’il y ait deux sens du mot présent, qu’il y ait une espèce de présentification au présent qui est la représentation, qui est le temps du présent quasiment empirique, fragile, donné, de la représentation, qui est investi ou qui est censé capturer une construction du présent en un sens plus vaste, qui elle est une position ou un repérage par rapport au passé. Je me souviens que Vitez avait coutume de dire que le théâtre, c’était un appareil de repérage temporel, c’était pour savoir où on en est du présent. Où en sommes-nous dans le temps ? Le théâtre à cette vocation de nous dire où nous en sommes dans le temps.

Sur la question du cinéma, la comparaison sur ces questions du présent finit toujours par venir, il n’y a rien à faire ! Moi je dirais, justement, le cinéma, il est un merveilleux index du présent, c’est ce qui fait que quelques artistes de théâtre sont envieux de cette capacité, capacité de cristallisation très fine du présent. Mais à mon avis il n’a pas cette fonction de repérage, il ne dit pas où est le présent dans le présent. Il donne le présent, il le délivre avec plus de rapidité ou plus de cristallisation que le théâtre. Mais il ne le situe pas de la même manière. Il ne donne pas les paramétrages ou les repérages du présent. De ce point de vue là, je mettrais de ce côté la supériorité ultime du théâtre, pour le philosophe : le théâtre comme d’essence supérieure (Mallarmé), car le protocole de construction du présent est donné en même temps que le présent. quelque chose comme ça. Le metteur en scène au cinéma, il fait autre chose, il fait tout, il fait le film, il monte la chose. Au théâtre, le metteur en scène au théâtre est dans un rapport bcp plus complexe à ce qui est donné. Pourquoi ? Car il y a au théâtre véritablement un protocole de construction du présent qui est visible ou lisible dans le présent de la représentation, la fragilité du présent de la représentation répète la construction du présent. Alors qu’on pourrait conclure sur ce point provisoirement qu’il y a quelque chose dans le cinéma qui est puissance de donation de présent, alors que dans le théâtre il y a une puissance de construction du présent. La construction elle délivre ses repérages alors que la donation, c’est selon. Ça n’est pas intrinsèque. Voilà on en serait là sur ce point.

Mais finalement, sur la question initiale, qui est la position du théâtre dans la notion générale de crise du présent, ce qui est à remarquer, c’est que nous cherchons la solution théâtrale de la question de la crise du présent du côté de l’essence du théâtre, de ce que tu appelais son éternité. C’est tout de même très frappant : ce n’est pas du tout le cas partout dans les arts, que ce soit du côté de leur éternité, ou de leur essence, que se trouve finalement la ressource pour traiter la crise actuelle, ou l’état actuel des choses, de la question du présent. Par exemple, pour d’autres arts, il est  au contraire très souvent dit que c’est dans la renonciation radicale à leur essence, leur abolition même, leur rature pure et simple que se trouve la capacité de ces arts à surmonter la crise. Il n’est que de voir le remplacement d’activités picturales par activité semi théâtrales, comme dans le cas des performances ou d’activités semi ludiques comme dans le cas des créations de situations. Je te demanderai si tu serais d’accord à ce moment là pour dire, pour prendre une 3ème séquence d’investigation des rapports du théâtre au présent, qu’il y a une singularité du théâtre dans le rapport de maintenance de sa propre essence. Si dans le cas de la construction du présent par le théâtre la ressource, la force, est du côté de l’essence du théâtre, ce qui n’est pas le cas général, ie du côté de ceci que le théâtre en tout cas est le temps ou le moment de présentation d’une construction du présent, il est le présent d’une construction du présent, et ça c’est quelque chose qui est dans son essence. Et si par csqt on pourrait en conclure que c’est parce que le théâtre a en définitive comme ressource au présent sa propre essence, qu’il n’y a eu qu’un seul grand traité philosophique sur le théâtre, qui est la Poétique d’Aristote. C’est une question dont nous discutions avant de venir : pourrait-on réécrire aujourd’hui dans des conditions totalement nouvelles un traité du théâtre, définitif ? on disait ça ne paraît guère possible. Même Brecht est resté finalement dans la collection des essais ou des tentatives, il y a une raison essentielle : il y a en dépit des thèses sur le théâtre non aristotélicien, sur la corporéité de l’acteur, sur la nécessité d’un théâtre absolument contemporain, il y aurait quelque chose dans la vie du théâtre, dans son actualité même, qui serait plus proche de la présentation de son essence que dans les autres arts. Ets-ce que tu dirais ça, ce qui expliquerait que Mallarmé ait dit d’essence supérieure ?

 

François Regnault :

Je suis d’accord avec ça, je prendrai deux exemples qui font symptômes.

On peut écrire sur la peinture en se débarrassant de la belle peinture. Wacjman a écrit un beau livre, l’objet du siècle, il parle de Duchamp, du carré Malevitch, ça n’a rien à voir avec les tableaux de Raphaël jusqu’à un certain point. A un moment on est en droit de se demander qu’est-ce qu’un tableau ? mais on peut en tout cas se poser la question de ce que c’est que la modernité de la peinture qui en a fini avec le cadrage la perspective la couleur etc… A ce moment là, on s’aperçoit que la peinture est du côté de la danse, représentation, action painting etc… Dans le théâtre, je prends un autre exemple. Faisons un spectacle cubiste. Satie,  parade… Picasso décor, Satie fait une musique de bataclan, censée rompre avec les… incapable. Il y a des costumes archi-modernes, des costumes cubistes. Rien de plus emmerdant, de plus vieux jeu, de plus pas possible, de plus peu convaincant que ce spectacle. Vous voyez des acteurs coincés dans des choses comme ça, un côté Star Trek. Ils peuvent pas faire grand-chose. C’est singulier c’est une voie de garage. Pas Picasso, pas le cubisme, mais un théâtre qui a essayé de faire ça, comme une forme de théâtre futuriste italien. Le corps humain est toujours quelque chose avec quoi vous pouvez énormément de choses, mais pas tout. C’est la résistance du corps humain à la souffrance, au viol, au crime, à la sexualité, au secret, à ce que vous voudrez qui fait que même si vous essayez de faire du corps, de le trouer le casser, lui faire faire des actes sexuels, l’abîmer, casser, il y a un moment où avez l’impression de casser l’essence supérieure du théâtre, mais le théâtre se retire. On rejoindra la peinture, et on s’emmêlera les pinceaux. Il me semble de ce point de vue là qu’il y a là une limite, mais qui est en même temps une grandeur, qui est ce que peut exprimer le corps humain, qui est immensément variable, bien sûr, mais tout de même. Si je prends les deux termes que Platon utilise, la voix et puis les gestes, l’attitude, le comportement. Ce sont les deux concepts fondamentaux par lesquels la théâtralité passe. Vous pouvez séparer la voix complètement, vous pouvez séparer le corps complètement, vous pouvez faire une pièce entière sans rien entendre, sans texte, avec seulement action purement physique, … a fait une pièce sans une seule parole (c’est très réussi). D’un autre côté, vous pouvez prendre la dernière bande de Beckett, ce n’est plus qu’une voix, c’est très réussi aussi. Ces réussites extrêmes sont des cas limites, qui comme dans la géométrie, consistent à vérifier le théorème principal. Toutes ces promenades autour de l’essence du théâtre reviennent, malheureusement peut-être, à réaffirmer l’essence du théâtre plus que jamais. Il faut quelquefois mieux se mettre à l’essence du théâtre pour essayer de la détruire de l’intérieur que d’essayer de la quitter car elle fait retour sous une forme triomphante.

Vitez disait : Quand je monte une pièce, il y a un moment où il faut que je sois contre cette pièce. Il faut se méfier des metteurs en scène qui admirent la pièce du début à la fin. Il faut  un moment où il faut que le metteur en scène dise je ne comprends rien c’est vieux comme tout  ça ne tient pas debout cette pbtique est inintéressante, ça ne s’inscrit pas dans le présent etc…. C’est le risque que ça donne une catastrophe pure et simple, et c’est le risque aussi que cette scission du présent soit traitée et non pas évaluée.

 

Alain Badiou : qln veut demander quelque chose ?

Alain Badiou : Je voudrais déplacer un tout petit peu le cours des choses, de la simple question abordée jusqu’à présent, qui est la construction du rapport au présent, du rapport au passé, de la mise en scène. On peut prendre une autre entrée, qui est que la mise en scène s’est introduite car on a fait des spectacles où l’agencement de la complexité obligeait à la mise en scène, exactement comme le chef d’orchestre s’est introduit quand les conditions de la représentation y compris de l’opéra sont devenues si compliquées qu’il fallait que qln ordonne tout ça. On peut aussi prendre les choses du côté de la multiplicité. Comment l’instant présent de la représentation théâtrale résulte de l’agencement d’éléments qui sont des éléments extraordinairement multiples et hétérogènes, dont l’harmonie n’est nullement préétablie ? Là, c’est aussi un point de modernité, je crois que un des impératifs, difficile, de la construction du présent aujourd’hui est que cette construction ne peut pas se faire par cumulation simplement d’éléments traditionnel. Ce n’est pas simplement la coalescence d’une tradition. Il y a toujours quelque chose comme un ensemble hétérogène ou un ensemble disjonctif, dirait Deleuze, quelque chose comme ça, une synthèse disjonctive, qu’on doit opérer. La mise en scène est aussi ça, capacité à opérer synthèse disjonctive. Si elle était harmonieuse ou préétablie, il n’y aurait pas besoin de metteur en scène, c’était la conviction ancienne, les acteurs et le texte se mettait d’accord dans un mouvement simplifiable…On peut entrer dans le théâtre par la question de cette multiplicité hétérogène. Le théâtre c’est des corps mais en tant qu’ils sont des voix, et aussi le fait qu’il y a des hommes et des femmes et aussi des jeunes et des vieux, et aussi des décors, et aussi il y a des costumes, la nudité elle-même est un costume parmi d’autres, que il y a un texte (ou une absence de texte, mais que l’absence de texte est une forme de texte, aux limites) etc... Il y a vraiment un assortiment de composantes, et que la question de la production d’un présent de la représentation (je ne dis pas d’une unité) à partir de cette multiplicité est un pb singulier du théâtre, parce que ce n’est pas la même chose que la synthèse de tout ça dans la création cinématographique, qui est une manipulation. Les éléments sont aussi extraordinairement [chgt K7] … caché, achevé, ce qu’on voit est un produit achevé. Le théâtre non. Il est obligé de montrer le protocole de construction de son présent, il va montrer la manière dont les éléments complexes qui le composent construisent finalement un présent, et la mise en scène, c’est aussi cela. Je me disais que d’une certaine manière cette complexité aussi est un élément originaire ou essentiel. Même le théâtre grec c’est très compliqué, il y avait de la musique, des costumes, des cothurnes, des masques, un chœur, des scènes etc... Je ne dis pas qu’il y avait besoin d’un metteur en scène, mais il y avait de toute façon de manière originaire une construction du présent qui assume une synthèse disjonctive entre éléments qui sont sans harmonie préétablie qui doivent être drainés par la fable et sa représentation. Je me disais qu’un bon nombre des tentatives de modernisme théâtral ont ceci d’étrange qu’elles consistent quand même à réduire cette complexité plutôt qu’à la traiter : c’est ce qui me frappe beaucoup. A dire, par exemple, le théâtre, fondamentalement, c’est le corps de l’acteur, ou bien c’est une imagerie particulière, ou c’est une électronique des figurations imagées etc… On pourrait dire là aussi, tu vas donner ton avis là-dessus, que la véritable ressource à mon sens du théâtre comme indicateur du présent, c’est d’assumer sa multiplicité essentielle, la synthèse disjonctive de cette multiplicité. Ce n’est pas de la réduire, de la réduire ou de la simplifier. C’est à mon avis un grand débat contemporain : est-ce que finalement le prix à payer du présent, pour qu’il y ait du présent, est un prix de simplification, ou un prix qui consiste à détenir, à assumer, à garder la complexité hétérogène ? Vous voyez bien pourquoi : à l’arrière plan, il y a le motif moderne de la singularité spécialisée, il y a à la fois ça et le motif inverse du mélange de tout et de l’interdisciplinarité universelle. Or en réalité, le théâtre, il a sur ce point une affirmation particulière. C’est quelque chose qui affirme d’un côté qu’il a une complexité hétérogène singulière, et d’un autre côté, que cette complexité lui est propre, et que ce n’est pas justement le mélange de tout, ou que ce n’est pas, en dépit des énoncés de Wagner sur ce point, ce n’est pas l’art total, l’art absolu, ou la récapitulation de tous les arts. Ce n’est ni l’un ni l’autre. Au fond, je soutiendrai que le théâtre, c’est la proposition de la construction visible d’une singularité au présent, mais d’une singularité comme complexité, complexité intégrant aussi une part non négligeable de hasard, de contingence, de maîtrise aussi cependant, mais se tenant sur la crête de cela dans une ligne qui finalement rend visible la construction du présent. Je voulais te demander : qu’est-ce que tu penserais de l’idée que l’essence supérieure du théâtre, comme ressource toujours disponible pour traiter la question de la construction du présent, en dépit du poids du passé etc… c’est en fin de compte aussi, finalement, un certain rapport, qui lui est absolument propre, entre la synthèse et la multiplicité, ou l’homogène et l’hétérogène, entre aussi la complexité et l’unité, entre la répétition et le présent, quelque chose comme ça, et qu’il y a là un opérateur de construction du présent qui rend visible cette complexité ? Je terminerai là-dessus. J’ai toujours trouvé que le théâtre, du point de vue alors du spectateur que je suis, est une expérience tout à fait particulière, car elle est à la fois, simultanément, fatigante et euphorisante. Ça lui est propre. C’est euphorisant au sens où, quand on sort d’un grand spectacle de théâtre, réellement on se sent meilleur, bcp plus que dans n’importe quel autre type de spectacle. On peut se sentir content en sortant d’un film, mais pas meilleur. Meilleur, ou plus éclairé, plus intelligent, volontaire, enthousiaste. Mais c’est très fatiguant : on sort dans un mélange indémêlable d’euphorie et de fatigue. Je me suis toujours demandé pourquoi. Je crois que c’est euphorisant et fatiguant parce que c’est une complexité miraculeusement mise au présent, quand ça marche, c’est le présent transparent d’une complexité hétéroclite. C’est aussi une union absolument fascinante de contingence et de nécessité. Il y a un élément contingence absolue (le corps des acteurs…), et miraculeusement cette contingence donne la représentation au présent de quelque chose comme une nécessité. C’est très euphorisant, mais le percevoir, le recevoir, l’accepter demande une immobilité, une concentration, une réponse qui est tout à fait particulière. Il y aurait là quelque chose comme une essence philosophique du théâtre, qui serait que ce qui est proposé là dans le présent pur de la représentation est la possibilité toujours ouverte à l’humanité, à nous tous, que la complexité, la multiplicité hétérogène, ne soit pas nécessairement un obstacle irréductible à quelque chose comme une simplicité essentielle. Parce que le théâtre, quand il est réussi, il est aussi comme une simplicité construite, une simplicité qui est inédite, pas quelque chose qui retombe dans la simplicité, mais quelque chose qui s’élève vers la simplicité, quelque chose qui se fait reconnaître comme  une simplicité neuve. C’est mon sentiment. Qu’est-ce que tu en penses ?

 

François Regnault :

Je me dis souvent : mais finalement, tu n’aimes dans le théâtre que ce qui est tout le théâtre et rien que le théâtre, et dès que c’est à la périphérie tu t’ennuies, ou tu désapprouves. Ou pire ! Il faudrait savoir ce qui dans le théâtre (le metteur en scène est confronté à ça). Copeau disait le tréteau nu : on se débarrasse des décors costumes etc… Il n’y a plus que l’acteur et le texte. En réalité Copeau voulait intégrer tous les éléments là dedans. Strehler faisait les plus beaux éclairages, les plus beaux costumes… Nous avons vu tous les deux Arlequin serviteur de…. dans le théâtre de Reims, nous avons été subjugués, par un spectacle d’une harmonie confondante, ça a été l’un des plus grands spectacles de la 2nde moitié du 20ème. Or on est tout le temps en train de se demander - parlons en termes cartésiens ou spinozistes - quelle est la substance du théâtre, quels sont ses attributs essentiels ? Est-ce que l’attribut du corps de l’acteur est attribut de la substance, ou est-ce que c’est seulement un attribut secondaire, est-ce que l’attribut texte est un attribut essentiel ou un attribut secondaire, mode ? Attribut essentiels, secondaires, modes : c’est une ontologie assez classique mais il me semble qu’on est toujours confronté à elle. Si bien que quand vous trouvez des attributs, ou des modes ou des prédicats ou des éléments qui sont tout à fait adventices (mettons la vidéo), quand vous voyez qln qui dit : pour moi le théâtre, l’avenir, c’est la vidéo, il y a toujours la vidéo s’il n’est pas idiot, où il essaiera de retrouver la théâtralité de la vidéo, de réintégrer la vidéo dans le théâtre, ie de se poser le pb que s’est posée la musique avec les machine électroniques, Boulez avec la... On peut se servir de toutes les spécialisations (Dieu sait si l’éclairage de théâtre a été une grande chose dans l’histoire du théâtre, nous ne voyons plus les spectacles de la même façon, là encore Wagner a été l’initiateur).Est-ce que les costumes c’est essentiel ? Mais c’est toujours sur le fond de se dire qu’il y a un noyau essentiel sans lequel on dérogerait à la théâtralité elle-même. Je ne pense pas que ça se représente dans les autres arts. Je ne pense pas qu’on dise un jour que quand on fait un tableau sans couleur, sans cadre, sans forme, sans perspective, je sors de la peinture. On est en droit de le faire et de s’inscrire dans une nouvelle modernité dans la peinture, alors que il y a quelque chose du théâtre qui reste… je ne dis pas que son essence est pure, mais ce que tu appelles sa multiplicité est complexe, polyvalente, multiple, variable, je n’ai pas une norme du théâtre, une idée normative du théâtre. J’admets qu’on puisse ne voir que des images, ça peut être une voix, dans le noir, avec un seul spectateur et qln qui parle dans une chambre, ou au milieu d’un arène avec 30 000 personnes, mais c’est vrai qu’il me semble (Aristote l’avait entrevu peut-être, à l’horizon il y a une ontologie, une métaphysique) ici on a quelque chose qui fait que nous répétons sans doute, la répétition dans le théâtre, c’est pas toujours l’amour puni, contrairement à ce que croyait Anouilh (la répétition ou l’amour puni), il y a toujours quelque chose de l’ordre de la répétition dans le théâtre, c’est un présent de la répétition.

 

Alain Badiou :

ça peut nous donner le mot de la fin. Vous savez qu’ici on a développé l’idée que le présent, la définition adéquate du présent était toujours quelque chose comme une inflexion immanente de la répétition. C’est une représentation imaginaire du présent que de le voir comme une pure coupure ou comme une épiphanie isolée, le présent est toujours construit dans la déclinaison d’un série répétitive quelconque. Et effectivement, que la répétition soit un mot majeur du théâtre, et qu’elle soit doublement un mot majeur du théâtre (répétition au sens du spectacle, mais le spectacle lui-même se répète). Nous pouvons conclure, pour toutes les raisons que nous avons parcourues aujourd’hui, qu’il y a réellement un rapport singulier, absolument irréductible, du théâtre à la pbtique du présent et à la construction du présent. En définitive, il est probable que quand il y a des difficultés du théâtre, il faut finalement les interpréter comme des difficultés du présent. Pour autant qu’il y a des difficultés du théâtre, c’est pour ça qu’elles sont si significatives, si importantes, ce sont des difficultés du présent. Par csqt, le théâtre demande toujours notre concours et notre secours. Car sa difficulté, que nous le voulions ou non, est la nôtre. Les difficultés et les victoires du théâtre, ce sont les nôtres. Le théâtre requiert notre concours et notre secours, à ce titre. Et par csqt, nous terminerons, à l’inverse de Platon, malgré tout, ou en tout cas à l’inverse de ce que Platon s’imaginait devoir faire, nous terminerons par un énoncé philosophique orienté vers une apologie du théâtre, et non pas au profit vers sa dissolution pour un ordre militaire.

26 mars 2003

Je voudrais revenir sur la guerre, mais y revenir de façon plus proche de notre propos, ie image du temps présent. Images du temps présent, ie la guerre du point de vue des images, la corrélation entre guerre et image, la transmission ou la présentation imagée de la guerre. Et puis temps présent : revenir sur la question de savoir qu’est-ce qui nous est là présenté comme présent ? Quelle est la figure temporelle induite par ce qui se passe ?

Il est évident que le rapport général à la guerre est aujourd’hui, on le sait, aussi un débat ou une médiation à propos de ce qui en est montré, donc à propos de ce qui fait image. En un certain sens, c’est une longue tradition, la question de ce qui fait image à partir ou à propos de la guerre, de ce qui est montré ou non montré, et finalement de ce qui est dit et non dit, sur la guerre, est toujours une question singulière, pour une raison très simple et très banale, qui est que ce qui est montré de la guerre, ou ce qui n’en est pas montré, fait partie de la guerre. C’est un rapport très particulier. On n’est pas uniquement ni même principalement dans des questions de représentation. Il y a une fonction active de la monstration ou de la non monstration, et compte tenu de ce que nous sommes dans un monde où il y a une disponibilité d’une infinité d’images, cette question est d’autant plus aigue. Elle n’est pas non plus absolument nouvelle. De tout temps, la question de savoir comment s’intégrait aux intentions de guerre ce qui était dit ou montré de la guerre elle-même est une question qui s’est posée. Je rappelle simplement, car quelquefois on a l’impression que la propagande a été inventée aujourd’hui. Mais c’est une très vieille histoire. Il y a une longue histoire des narrations truquées sur les épisodes de guerre, des monstrations fallacieuses, simplement car la question de ce qui est montré de la guerre participe de la propagande de chaque camp, et aussi des renseignements. Donc gardons simplement le principe que la fonction particulière de l’image en temps de guerre, c’est que d’une certaine façon elle fait partie de la guerre. Ce n’est pas uniquement les problèmes philosophico-métaphysiques de la représentation, c’est immédiatement pris dans des pb qui sont des pb de stratégie, aujourd’hui on dira stratégies de communication. La question de communication dans la guerre est très ancienne, les lignes de communication etc… Vous savez que je rappelle toujours pour dire que la philosophie est aussi là pour apprécier l’idéologie de la nouveauté à sa juste valeur, la philosophie est une instance critique du nouveau qu’elle soupçonne d’être de l’ancien camouflé. C’est vrai pour ces questions stratégiques.

Une fois ceci rappelé, on voit clairement pourquoi l’image est difficilement un guide fiable pour l’entrée en pensée dans la situation. En l’occurrence une situation de guerre : l’image est un portique non pas entièrement impraticable (je vais dire pourquoi), mais difficile. Cela car de prime abord on peut distinguer trois types de représentations imagées de la guerre, qui s’étendrait peut-être à ce qui en est dit, mais tenons-nous en aux images, réglées par la question de la présence ou de l’absence, de la monstration ou non monstration. On suppose que l’image existe, et on se demande si elle est montrée, non montrée etc… On peut distinguer trois types :

- 1° les images montrées de manière générale par les deux camps. Autrement dit, ce qu’on pourrait appeler les images à disponibilité ouverte, ie les images qui circulent et qui vont fixer comme ça des emblèmes de la guerre en cours, je ne dis pas neutres, mais qui apparemment ne sont pas soumis à un principe de circulation particulier, restreint ou divisé

- 2° les images qui ne sont montrées que par un seul des camps, et pas par l’autre, ie qui n’ont pas de disponibilité générale, elles sont plus ou moins censurées ou soustraites par l’autre

- 3° des images au régimes de leur absence générale : à supposer qu’elles existent, elles ne seront montrées intentionnellement par personne. On les verra par hasard, ou par une instance tierce, mais elles ne sont pas inscrites par la monstration dans l’un des camps en présence.

Des images qui circulent absolument, d’autres pas du tout, et d’autres dans l’un des camps. C’est une distribution élémentaire. Comment évaluer ces images à partir de cette typologie ?

S’agissant des images de type 1, circulant de façon générale.

Par exemple, l’image qu’on a vu partout du 1er bombardement de Bagdad. Elle a été déployée partout comme indiquant le début de la guerre, comme indiquant que ça avait commencé. C’est une image dont la signification est de dire que ça a commencé. Ça dit cela, mais cela, comme tout le monde le sait, comme tout le monde le voit, ça n’a pas de fonction dynamique particulière. Cette image, en tant que telle, n’a aucune dynamique propre. C’est une image qui est en quelque sorte de l’ordre de la statique quant à la situation, éventuellement elle en ponctue là le commencement, le commencement d’une séquence, la séquence des bombardements.

Ou alors, entre aussi dans ce type une image qui est montrée de façon générale, qui est montrée par les deux camps, mais parce qu’elle est susceptible de deux interprétations contradictoires. Le 1er type indique un élément statique de la situation, il peut circuler. Dans le 2nd cas, l’image est susceptible de deux interprétations contradictoires, ce qui lui permet de circuler aussi. Ainsi, certaines images de morts qui peuvent être montrées par l’un des camps pour signifier que l’adversaire est durement frappé, et qui peuvent être montrées aussi dans l’autre camp pour montrer qu’il y a des morts, des atrocités, des choses terribles. En réalité, les images sont amphibologiques : vous pouvez montrez quelque chose qu régime d’une propagande sur l’atrocité de la situation, et vous pouvez montrer la même chose pour montrer que vous avez frappé dur et que vous êtes vainqueur. Exactement la même chose pour les images de prisonniers : c’est épouvantable, voyez comment ils les traitent c’est des sauvages, mais aussi : on a fait des prisonniers, on vous les montre, on a une force réelle. C’est des images amphibologiques, ambiguës. Au fond, on peut dire que ces images circulent au régime d’une complicité disjonctive. L’ambiguïté de signification permet qu’elles soient montrées par les uns comme par les autres. Vous voyez, on dira : Image 1, soit une image sans dynamique particulière, image statique sur la situation, appropriable par tout le monde. Image deux : image qui fonctionne au régime de complicité disjonctive, susceptible de circuler partout en laissant en suspens l’interprétation qui s’y attache. Dans les deux cas vous remarquerez quelque chose qui fait que le sens se dérobe. L’image est difficilement appropriable par la pensée, elle ne s’intègre pas facilement à une saisie réelle de la situation, soit parce qu’elle est exagérément statique, soit parce qu’elle est exagérément ambiguë. Le sens se dérobe soit par déficience, soit par ambiguïté ou équivoque. deux manières dont le sens peut se dérober : il est trop faible ou quasiment absent, ou l’équivoque est telle qu’il n’est pas constitué véritablement. Ça couvre une série des images de guerre et des images que nous voyons de puis un certain nombre de jours.

 

Le type 2, c’est les images qui sont susceptibles d’être montrées par un des camps et pas par l’autre. Par exemple, une image sera de ce type parce qu’elle est manifestement agencée pour sa monstration par un des camps. C’est une image qui est sélectionnée et agencée aux fins de sa monstration par un des camps. En vérité, si elle n’était pas sélectionnée et agencée par un des camps, elle ne dirait rien. ce n’est que parce qu'elle est agencée, montée, inscrite dans ce que dit un des camps, qu’elle devient signifiante. Par exemple, si vous avez une image de ruines d’un immeuble civil à Bagdad. En tant qu’image de ruine d’un immeuble civil à Bagdad, elle va être montré par le camp irakien pas par l’autre camp (il ne veut pas qu’il y ait des ruines civiles, prétend qu’il n’y en a pas). En même temps elle est agencée pour cela, elle fait corps avec sa monstration par un des camps, c’est pour ça qu’elle a été sélectionnée, agencée et montrée. En fait, elle indique bien quelque chose sur la destruction, si tant est qu’elle soit une image réelle (il faut contrôler), elle fait corps avec son protocole de monstration. C’est pour ça d’ailleurs qu’elle va être situable uniquement dans l’un des camps.

Par contre, une image peut être sélectionnée négativement, ie être non montrée, précisément car elle n’est considérée comme n’étant montrable ou agençable finalement que par l’autre camp. Vous pouvez avoir une censure d’image, interdiction d’image, une non monstration qui renvoie au même principe : on n’a pas le protocole nécessaire et possible pour montrer cette image car elle n’est finalement agençable ou montrable que par l’autre camp. L’image type est celle des prisonniers américains. Elle n’a pas été montrée dans le camp américain, parce que ce camp estime ne pas avoir de protocole possible de sa monstration. Il avoue que le seul protocole de monstration possible de cette image appartient à l’autre camp. Là aussi on pourrait très bien montrer qu’il y a une série d’images de ce type 2, positivement ou négativement. Soit car le protocole de monstration fait corps avec l’image, soit car sa suppression ou sa rature exprime sa non montrabilité par l’un des camps.

Ce type d’image est difficile pour rentrer dans la situation par la pensée, par plus important que l’image est son protocole de monstration. L’assignation des méthodes d’agencement est plus important que l’image elle-même et que ce protocole en réalité est en partie soustrait à l’image, il n’est pas immédiatement donné par l’image elle-même. Vous aurez toujours quelque chose dans l’image est en déficit de sens, parce que pour qu’elle se remplisse de ses il faut qu’il y ait le protocole de sa monstration et que ce protocole appartient à l’un des camps. Il est difficile de dissocier dans cette image ce qui est elle-même  si je puis dire et la propagande dans laquelle elle s’inscrit (je prends propagande au sens neutre).

Dans l’image de type 1 : le pb est que ou bien on a une faiblesse du sens, originelle, une statique du sens, ou bien une équivoque excessive

Dans l’image de type deux : on a le fait que l’image est collée à un protocole de monstration qui lui-même unilatéral, assignée à la propagande d’un des camps de façon nécessaire, c’est ça qui remplit et donne sens à l’image.

 

Et puis, les images de type 3, paradoxal d’en parler, car c’est celles que personne ne voit. En réalité, ce sont celles que personne ne montre, quand on les voit c’est par hasard. On peut tomber dessus, les rencontrer, on les verra plus tard. Elles sont supposées exister. La question est de savoir pourquoi personne ne les montre. Elles n’ont  pas de protocole de monstration dans aucun des camps. Ce qui veut dire cette fois qu’on est dans une complicité conjonctive, et non plus dans une complicité disjonctive. Complicité disjonctive : les deux camps sont d’accord pour montrer l’image car ils disposent de deux interprétations contradictoires. Complicité conjonctive : là aucun n’a d’interprétation adéquate. Ce sont probablement des images ou des virtualités d’image, des possibilités d’images importantes et nombreuses qui n’entrent pas dans la rhétorique possible de la guerre du point de vue des camps. C’est quel type d’image ? C’est des images qui d’une manière ou d’une autre touchent à ce que j’appellerais le réel partagé de la guerre, le réel en tant qu’il n’est pas vraiment distribué selon les deux camps. Le réel de la guerre est indivis, qui est le même dans les deux camps, et que l’image enregistre de telle sorte qu’on est au fond incapable de dire ce que cette image signifierait pour la rhétorique d’un des deux camps. Elle touche à cette part du réel de la guerre, qui est une part essentielle, qui est en partage. Ça dépend si la guerre est dissymétrique. C’est vrai, on peut imaginer dans la guerre en cours que la dissymétrie est telle que ce qui touche au réel de la guerre comme réel partagé… néanmoins, ça existe toujours. Par exemple il est tout à fait frappant de voir que parmi les images de la guerre de 14-18 (on a fini par en voir, massivement, après-coup, celles qu’on voyait pendant la guerre était fabriquées). Elles sont massivement de ce type : la guerre des tranchées, qu’elle soient vu du point de vue allemand ou français,  c’est la même chose : la situation du fantassin dans la tranchée est en partage, c’est pour ça qu’on les montrait pas. Ce sont des images effroyables, terrifiantes, et leur côté français ou allemand n’a aucune signification. La conclusion générale c’est qu’aucun camp ne les montre. Ce sont les images du 3ème type, qui touchent  à ce point du réel de la guerre qui n’est pas en réalité un réel idéologisable, un réel qu’on puisse immédiatement capter dans l’imaginaire ou la rhétorique du partage. Finalement, c’est des images du type : les soldats épuisés ou égarés des deux camps, c’est des images d’atrocités indivises, c’est aussi éventuellement des furtives images de fraternisation, des images où les soldats des deux camps sont saisis dans un moment où ils se rendent compte du point d’identité qui existe entre eux. Cela dépend de la symétrie ou de la dissymétrie. je ne dis pas qu’il n’y a pas des situations variables. Mais ces images existent, elles disent la guerre à e niveau de la guerre qui est autre chose que son niveau politico-stratégique. Evidemment, ces images là probablement capteraient quelque chose de la situation plus appropriable par une pensée indépendante, si vous voulez, que bcp d’autres, mais en général on ne les voit pas, ou on les voit trop tard.

Ceci pour dire que la situation par rapport aux images n’est jamais brillante, type 1 deux trois n’ouvre pas un accès extrêmement fort aux situations de guerre, ceci encore une fois car l’image fait partie de la guerre. Si elle en fait partie de façon divisée ou complice, c’est une image de propagande, et si elle en fait partie de manière réelle, c’est une image soustraite.

 

Par csqt, il faut courageusement partir de l’idée qu’on ne voit rien, en réalité. Je dis courageusement car on préférerait voir qch, et on est tenté de penser qu’on a vu. On voit, avec toujours la jouissance suspecte de qui a vu. On est quand même, on est  toujours un peu le voyeur d’une guerre. Celui qui dit qu’il n’est absolument pas voyeur d’une guerre, je ne le crois pas, en général, moi le 1er. Mais pour les raisons analytiques que je viens de donner, il faut assumer l’axiome qu’on ne voit rien. On voit des images de types 1, deux ou hasard type 3. On ne voit rien, sauf exception. Par csqt, si on ne voit rien, il faut penser sans voir, il faut penser et juger sans voir, c’est inéluctable. On ne peut pas non plus ne pas penser ou ne pas juger. Ça vaut mieux que penser et juger en voyant. Ce qu’on voit est précodé, prédéterminé. Mais on peut aussi de temps en temps voir qch. Voir quelque chose c’est quoi ? C’est voir une image de type trois qui a échappé à la dissimulation, qui a échappé à la complicité des camps de la guerre au regard de leur propre réel. Parce qu’une situation de guerre est une situation où l’intérêt complice des camps est toujours à un moment donné de dissimuler leur propre réel. Il est frappant que lors de la 1ère guerre du Golfe, on n’a eu aucun renseignement sur les pertes irakiennes du côté de l’Irak. Que les alliés dissimulent qu’il y a eu des milliers et des milliers de morts, on peut comprendre, mais les irakiens n’en  ont pas dit plus. On a une complicité dissimulant sur le réel de la situation. Tendanciellement, sauf dans certains cas, les camps de la guerre sont en situation chronique de dissimulation de l’image de leur propre réel. On n’aura quelque chose qu’au défaut de cette dissimulation. On aura de l’image réelle au défaut de l’image, là où l’image a été surprise, quand quelque chose passe qui a échappé en réalité. Cette échappée peut être de deux ordres : il y a l’échappée manifeste, ie une image qui n’aurait pas du être vue est vue, circule. Une image qui n’aurait pas du circuler circule. C’est un effet de surprise, quelque chose a échappé à la complicité dissimulatrice du réel. Il y a un autre cas : il y a dans une image de type 1 ou 2, qui n’est pas dissimulée à proprement parler, il y a une sorte d’excès immanent de l’image sur sa propre destination. Il y a un signe interne, un trait de réel, si je puis dire, interne à l’image, car elle est excessive par rapport à sa propre intention. Je donnerai deux exemples, un dans chaque camp (sur ces questions là, on ne va pas être immédiatement propagandiste !)

Par exemple, une image qu’on a vue partout : le drapeau américain plantée sur le port irakien. C’est une image qui a été diffusée, c’est absolument une image de type 2, qui a été agencée, et partiellement truquée, pour sa monstration, par le camp américain. Cette image, elle a deux caractéristiques qui font qu’elle est totalement excessive par rapport à son protocole de monstration : premièrement, c’est une image qui signifiait la prise de ce port alors qu’il n’était pas pris. C’est une image qui indiquait une victoire qui n’avait pas eu lieu (ils l’ont pris deux ou trois jours après). C’était une image anticipée, elle véhiculait explicitement une fausse nouvelle. C’est sa 1ère caractéristique qui s’avère après coup. C’est aussi, politiquement, une image aberrante, parce que c’est une image qui fait image de ce qu’on est en réalité dans une guerre d’occupation et de conquête. L’idée d’émancipation des gens qui sont là est contredite par le fait que le souci des troupes libératrices est de planter le drapeau sur le territoire (ce qui a toujours été le symbole de la conquête de l’occupation territoriale) [chgt K7]

Elle est réelle parce qu’elle indique quelque chose dans l’intention politique, dans la situation qui n’aurait pas du être dit et a été dit dans cette image, et qui est en excès sur le protocole propagandiste. On peut surprendre une image de l’intérieur d’elle-même. Elle partait d’une bonne intention de la part de ceux qui l’ont diffusée, ie montrer que ça démarrait sec et que les Yankee démarraient à pied d’œuvre. Mais on lui assigne un réel en excès sur le dispositif propagandiste. L’image n’est pas inutile lorsque quelque chose en elle-même excède son protocole de monstration. quelque chose est en excès sur le protocole de monstration.

Une 2ème image, d’une autre type, qui est à mon sens la même chose, c’est la diffusion généralisée de la 1ère intervention de Saddam Hussein à la télévision. Là, il n’y a pas de doute que l’image donne incontestablement la figure d’un pouvoir usé et craintif. Il s’est un peu rattrapé depuis. Mais son protocole de monstration et le contenu explicite du texte qui est lu, appelle à la résistance, mais l’image de la figure de Saddam dit aussi quelque chose malgré tout sur un certain rapport de la direction irakienne à la situation (je ne dis pas qu’elle ne dit pas tout le rapport, mais un certain rapport) qui est quand même le fait qu’il y a quelque chose dans ce pouvoir qui est dans une figure de crainte et d’usures patentes. Cette image indique qu’à ce moment là, dans le temps de cette image, il paraît impossible aux dirigeants de figurer une véritable subjectivité patriotique. On pourrait dire que cette image est inopérante par défaut. Ce n’est pas un excès, mais là quelque chose fait défaut à l’image qui d’une certaine façon fait que là aussi elle n’est pas adéquate à son protocole de son monstration. Elle est faite pour indiquer la force, la présence et l’énergie du pouvoir mais quelque chose dans son tremblement, sa configuration, sa matérialité même, fait défaut quant à sa représentation.

On ne peut pas conclure que l’image est absolument vaine, bien que massivement l’existence des types 1 deux trois rend très difficile d’accéder en pensée à la situation à partir d’elles. Mais le protocole de lecture des images doit être précisé. L’image doit être déchiffrée, finalement, non pas en fonction simplement de son absence ou de sa présence, pas selon le jeu de la présence absence, ou ce qui est montré par un des camps mais n’est pas montré par l’autre. C’est important mais ça ne guide pas entièrement la lecture de l’image. Ce qui doit la guider c’est plutôt les principes d’excès et de défaut internes à l’image quand ils sont perceptibles, ie tout ce qui décolle par excès ou défaut l’image de son protocole de monstration. Vous avez un grain de réel, là où l’image est soit incisée ou creusée par un défait perceptible, soit au contraire en excès manifeste, en tension excessive par rapport à sa circulation. Le résultat paradoxal est qu’une image fabriquée peut être plus réelle qu’une image réelle. Si c’est ça le protocole de lecture, on se gardera de toute idée que la valeur d’une image, dans ce genre de situations, c’est sa valeur représentative, ie le fait qu’elle montre vraiment qch. Là il faut plutôt assumer l’axiome qu’on ne voit rien, ie que rien n’est vraiment représenté. Ce n’est pas la question de la sincérité ou de l’authenticité de l’image qui importe, mais si réellement c’est son excès ou son défaut immanent, alors c’est en elle-même qu’elle peut charrier un grain de réel, et ceci y compris si c’est une image fabriquée, si c’est une image qui a été mise en scène et qui par csqt est hors d’état de prétendre à une capacité représentative véritable. Une image absolument propagandiste, fabriquée, artificielle, peut délivrer un grain de réel qu’une image d‘un réalisme flamboyant ne délivrera pas du tout. Ça amène à la l’idée suivante : qu’est-ce que regarder des images quand on a pour conviction qu’on ne voit rien ? Regarder des images non pas en tant que les images montreraient un réel par représentation, mais c’est l’image elle-même. Il faut savoir que ce qu’on regarde c des images, le critère de leur caractère réaliste ou artificiel est secondaire. C’est d’autant plus vrai que dans le cas de la guerre on peut avoir sur les images un contrôle draconien, et qu’il y a de très nombreuses images fabriquées d’une manière ou d’une autre, mais finalement c’est pas grave, c’est pas ce qui doit nous indigner. Ce à quoi nous devons être attentif, c’est le protocole de leur lecture. C’était ce que je voulais dire sur les images.

 

Maintenant qu’en est-il du déchiffrement du temps ? Où en sommes nous avec ces images et hors d’elle, de la question du temps, du temps présent ? Qu’est-ce que ce qui se passe nous dit en matière de déchiffrement du temps présent ? Nous avions proposé la dernière fois une caractérisation du protagoniste américain de cette guerre, en trois points qui sont des caractéristiques explicites, qui ne sont pas des jugements secrets, mais des caractéristiques flagrantes, avouées, politiquement déclarées.

1° il s’agit d’une puissance qui entend créer une disproportion militaire absolue, ie qui entend être militairement, employons le mot technique des mathématiciens, être incommensurable aux autres, n’avoir pas de mesure commune avec les autres. J’y insiste : c’est plus qu’une volonté de supériorité. C’est plus radical que la supériorité. La supériorité, c’était ce que les USA cherchaient à maintenir constamment du temps du face à face avec l’URSS. La dissuasion recherchait l’équilibre et si possible un petit plus par rapport à l’équilibre. Equilibre de la terreur, et un petit plus. Regan s’était engagé à créer un plus qui épuiserait l’URSS. C’est le propos de supériorité. Là, c’est le propos de l’incommensurabilité.

2° la politique est une politique de zonage mondial. Elle est transversale à la vieille question des Etats et des alliances. Les catégories pertinentes ne sont pas les catégories d’Etat et d’alliances, mais c’est l’idée de zones stratégiques ou moins stratégiques ou indifférentes, c’est une question d’opportunité, il s’agit de décider de ce zonage compte tenu d’une série de facteurs particuliers.

3° tout était subordonné à une espèce d’introversion essentielle. En réalité le rapport à soi-même est la mesure de l’ensemble. De ce point de vue là, je voudrais signaler un point, c’est que il n’y a pas de réelle contradiction entre les deux grandes tendances de la diplomatie américaine, à savoir l’isolationnisme d’un côté et l’interventionnisme de l’autre. Depuis la fin du 19ème, il y a cette appréhension de la politique extérieure des USA comme affrontements de deux camps : l’un, isolationniste, l’Amérique doit se replier sur son propre bastion, éventuellement élargie à l’ensemble du continent (Monroe), elle doit se replier sur sa continentalité. Et de l’autre une tendance qui consiste à dire que les Etats Unis doivent se mêler des affaires mondiales (engagement 14-18, guerre de 40 et aujourd’hui partout). Ce qu’il faut avoir à l’esprit c’est que l’isolationnisme est interne à l’interventionnisme. C’est une contradiction mais c’est une contradiction qui n’exclut pas que même les interventionnistes sont isolationnistes en un certain sens, et ne rapportent l’intervention en définitive qu’aux conditions de l’isolement, au confort de l’isolement. En ce sens, les USA sont réellement une puissance solitaire. Elles le sont d’autant plus qu’elles n’ont plus de partenaire à leur mesure. Elles sont essentiellement une puissance solitaire. C’est pourquoi on contestera qu’elles soient en état de créer un empire : dans un empire, il faut une incorporation raisonnée de l’autre, or ce n’est pas le pb des Etats-Unis. C’est aussi la raison pour laquelle leur rapport aux situations est si aisément abstraitement violent. Il est violent non pas d’une violence thématisée, théorisée, systématique, mais d’une violence mécanique. Bombarder l’autre ne pose pas de pb. Il faut toujours se souvenir que les Américains sont ceux qui ont lancés une bombe atomique sur Hiroshima. C’est matriciel. En un certain sens c’est ce qu’ils font et continuent à faire. L’idée d’écraser l’autre sous une technologie nouvelle incomparable demeure leur vision fondamentale de ce qu’est une guerre. Une guerre, il n’y a plus rien, même résiduellement, de chevaleresque. La guerre n’est pas un affrontement stratégiquement définissable, c’est autre chose. La guerre, c’est véritablement le moment où l’incommensurabilité s’exerce. Aujourd’hui, cette incommensurabilité est thématisée de façon radicale, mais la bombe atomique, c’était la même chose : infliger aux japonais la figure d’une incommensurabilité destructrice absolue. De ce point de vue là, les gens dont il faut s’inquiéter qu’ils aient des ADM, c’est eux ! C’est chez eux qu’on devrait envoyer des inspecteurs, des inspecteurs sri lankais et suisses, par exemple, qui iraient voir où il y a les silos, les armes... Jusqu’à présent, ils sont les seuls à s’en être servis. Ils en ont, et ils font profession d’en avoir plus que tout le monde. Et qu’est-ce qui nous garantit quoi que ce soit ? Uniquement qu’ils se déclarent partisans du bien ! Nous n’avons que ça comme garantie. Mais finalement à l’épreuve des faits, c’est une garantie qui est un tout petit peu inquiétante.

Je rappelle ces choses qui sont des faits :

- la triplicité de l’incommensurabilité militaire

- le zonage mondial

- et l’introversion qui en fait puissance solitaire, qui n’a rapport qu’à sa propre puissance ses propres intérêts

tout cela, je proposerais de dire que c’est une figure tendanciellement illimitée de la puissance, une puissance qui se représenterait comme illimitée et donc le contenu universel est à peu près nul. L’introversion radicale, c’est que le contenu proposé à l’ensemble de l’humanité est quasiment nul. On a une disproportion entre l’incommensurabilité de la puissance et la vacuité du contenu proposé à l’ensemble de l’humanité.

Entre parenthèse, je pense que se déclarer le bien (déclaration qui doit être prise au sérieux, la légitimation ultime des américains, c’est qu’ils sont le bien, sous divers noms, la démocratie, la puissance), le bien nomme le vide. Le bien est le nom de la carence d’universalité dont cette puissance, par ailleurs illimitée, est dépositaire. Et au fond, le mal, c’est simplement la non reconnaissance du bien. Les puissances mauvaises sont celles qui ne reconnaissent pas que l’Amérique, c’est le bien. C’est la seule définition. Je n’en vois pas d’autres. Ce sont ceux qui ne confessent pas publiquement, diplomatiquement, militairement, politiquement, que les Etats-Unis sont le bien. Donc le bien est le nom du vide, en même temps que le mal est le nom de l’opposition à ce nom. C’est une rhétorique dans l’espace de laquelle la puissance s’illimite elle-même. C’est ce que nous avions dit la dernière fois, qui est à l’exercice là, qui est à la parade là. Mais on entre dans les difficultés de la chose. C’est que, au fond, si une puissance est illimitée, ou se déclare telle, et si en plus elle est sous le signe de la transcendance du bien, le moindre obstacle défait en profondeur la représentation. C’est l’inconvénient du caractère illimité d’une puissance qu’elle ne devrait pas avoir de limite. La moindre limite, le moindre obstacle est un dérèglement excessif, si je puis dire, de la représentation. C’est ce qu’on en train de voir ces derniers temps. On pourrait dire : si les américains mettent un mois à écraser l’Irak, c’est pas un pb. Pourquoi c’est un pb ? C’est un pb car si elle est illimitée, elle n’a pas de limite, c’est tout. La moindre résistance, le moindre caillou sur le chemin, le moindre résistant, le moindre soldat qui tue un américain, est une catastrophe de la représentation. Ce n’est évidemment pas une catastrophe militaire au sens ordinaire du terme. Tout le monde le comprend bien. C’est pas car il y a 5 américains qui sont tués qu’on est un désastre militaire, mais on a le sentiment, les commentateurs le disent, que c’est pas du tout comme on croyait. Qu’est-ce qui est pas comme on croyait ? Mais ce qui est pas comme on croyait, ça ne touche pas la tactique militaire, somme toute à la fin des fins il est probable que les américains gagneront la guerre, ils atteindront les objectifs qui sont les leurs, d’une façon ou d’une autre. D’où vient ce sentiment ? Ce sentiment est absolument corrélatif de la doctrine de la puissance illimitée. Une variante de cette doctrine de la puissance illimitée, c’était la théorie du 0 mort. Un mort c’est grave car entre 0 et 1, il n’y a pas de proportion. Si vous avez la théorie de la supériorité militaire, simplement, vous gagnez la guerre avec autant de mort ou un peu moins. Si vous avez 0 morts, c’est aucun mort d’un côté et tous les morts de l’autre. Qu’il y en ait 1, 5 ou 20, c’est une contradiction effective du système de la représentation. C’est un point à remarquer : dans cette affaire où est en jeu la validité du caractère représentatif de la puissance illimitée, le moindre obstacle fait pb. C’est un point qui annonce à mon sens que les attestations de puissance illimitée auront de graves pb et peut-être malheureusement pousseront à d’autres démonstrations. Il faudra redémontrer le caractère illimité de la puissance, parce que finalement il faudra montrer que les obstacles puissent être réduits etc... On ne peut exclure que nous entrions dans un cycle de guerre, pas même volontaire ou déterminé, mais parce que la logique immanente de la puissance illimitée ne peut pas tolérer les obstacles. Et il y en a. Il y a comme une matrice paradoxale, qui est que vous affirmez en quelque sorte l’infini, dans la modalité de l’incommensurabilité militaire, mais que cet infini n’est jamais absolument infini il ne peut pas l’être. Il y a des morts américains, des gens qui résistent, et on sait très bien que à la fin des fins le plus faible, le plus mal armé, le plus désorganisé même, peut cependant infliger des dégâts à la puissance impériale qui lui fait face.

On peut le dire autrement, 2ème remarque : on peut dire que au fond, l’illimité (c’est une remarque dialectique) a cet inconvénient que toute extériorité est figurée comme une réelle limite. L’illimité, c’est ce qui ne tolère pas l’attestation de ce qui est lui est extérieur. Parce que s’il y a un extérieur, une extériorité, c’est que son illimitation connaît une limite. Comme disait Spinoza, ce qui est fini, le fini, c’est ce qui fait qu’il y a autre chose qui est du même genre. Dans le même genre, il y a autre chose, donc il n’est pas exhaustion de sa catégorie ou de son genre. Là le genre, c’est le genre militaire, l’illimité proprement dit, c’est ce qui n’a pas d’extériorité. En un certain sens, les irakiens auraient du ne pas exister du tout militairement. C’est ce que tout le monde dit. Il suffit qu’il y en aient trois qui tirent un coup de fusil derrière une dune, c’est déjà trop. Les commentateurs sont très surpris qu’ils existent ! Pourquoi ils n’existeraient pas ? Tout le monde est convaincu que le simple fait qu’ils existent inflige à la puissance illimitée une limite. Vous voyez bien que ce n’est paradoxal que car la prétention de l’illimité est justement de ne pas en avoir, de limites. Il ne devrait même pas y avoir d’extériorité. Il y a quelque chose quand même (ne parlons pas des américains en général, je rappelle que de très nombreux américains se sont absolument, farouchement et noblement opposés à cette guerre, on ne va pas se laisser faire le coup de l’anti-américanisme) mais il y a quelque chose dans la représentation américaine dominante, ou dans le gouvernement, qui est en partie captif de ce système de représentation. Comme toujours, un système de représentation n’est jamais entièrement imposé de l’extérieur, il n’est jamais entièrement propagandiste, il y a  toujours une subjectivité qui l’anime. Cette subjectivité, c’est que les irakiens n’existaient pas, il existait une masse amorphe attendant sa libération. C’est la représentation qu’ils s’étaient faite de l’Irak, au point que le fait qu’ils ne soient pas là tous dans les rues avec les bouquets de fleurs surprend tout le monde. C’est un étonnement paradoxal, à la fin des fins. Dieu sait que je ne pense pas que le régime de Saddam Hussein soit populaire etc… On connaît la cruauté l’oppression le caractère aventuriste de la guerre contre l’Iran etc.. il a été longuement un valet de pied des français et des américains. Les américains passent leur temps à nourrir des vipères dans leur sein. Après ils veulent les étrangler. Il y a en réalité un prédicat d’inexistence. C’est intéressant spéculativement. Ça aurait été intéressé Hegel ce n’est pas la dialectique du maître et de l’esclave. Ce n’est pas le combat à l’intérieur duquel la question est de savoir celui qui a peur de la mort, celui qui cède car il a peur de la mort. Celui qui cède devient l’esclave et celui qui a surmonté en lui-même la peur de la mort devient le maître. C’est la figure de l’affrontement pour la reconnaissance. L’esclave va reconnaître la supériorité du maître, il reconnaît le fait qu’il n’a pas eu peur de la mort, il reconnaît l’esprit, car l’esprit est ce qui ne recule pas devant la mort. Et donc l’esclave est celui qui reconnaît dans le maître la vitalité de l’esprit. Là, non : ce qui est intéressant spéculativement, c’est que la puissance illimitée, qui se représente comme illimité, se rapporte à l’autre sous un prédicat d’inexistence. C’est une dialectique spéciale. En réalité, l’adversaire est à la fois diabolisé, il est le mal, et comme on le sait depuis la théologie classique, le mal ça n’a pas d’être. Le mal, c’est le néant. Si on prend au sérieux cette métaphorique, en réalité ça n’existe pas. Il y a une prédicat d’inexistence. Vous avez la figure paradoxale et qui donne un spectacle idéologique à la fois terrible et en même temps déconcertant qui est l’écrasement du néant. Ça n’existe pas, et cependant il faut quand même l’écraser, le bombarder. On bombarde quoi, finalement ? j’ai été frappé par l’idée que les américains avaient ouvert la guerre en disant : on va envoyer une fusée sur Saddam Hussein et le pb disparaît. Ce n’est pas facile ! Ils avaient déjà essayé de tuer Kadhafi, il y a quelques années. Il était dans sa tente, il était en train de prendre le thé, le missile ne l’avait pas trouvé. Cette idée qu’on peut remplacer une guerre par un assassinat. L’idée qu’on va économiser une guerre car on va la remplacer par un assassinat, c’est entièrement sous la supposition qu’il y a en face juste Saddam Hussein, ie rien du tout. SH comme simple corps n’est pas un adversaire constitué, national. Je crois que dans cette technique des assassinats ciblés, si populaires aujourd’hui, il y a toujours la conviction que ce à quoi on a affaire n’existe pas vraiment. Je pense que nous entrons dans une dialectique qui est toute nouvelle, qui n’est pas la dialectique du maître et de l’esclave, mais ma dialectique du rapport à de l’inexistant, sous la forme inattendue [chgt K7]. Ça existe à la stupeur générale. Et on peut penser, on verra, du point de vue de la matrice formelle et générale, on peut le penser, que dès lors qu’on doit traiter violemment ce qui n’existe pas, on pourrait bien contribuer à son existence. Non seulement ça existe, mais cette existence se déploie ou s’atteste en tant qu’inexistence supposée, elle appelle la violence, et qu’il faut écraser le néant. C’est le phénomène qui est patent aujourd’hui : le fait est que Saddam Hussein existe aujourd’hui bcp plus que jamais. Ça durera ce que ça durera. Son inexistence a attiré sur elle une telle violence que ça se retourne en surexistence. Son existence dans le monde arabe a entraîné de brusques prudences de tous les chefs d’Etat arabes qui attendaient dans une neutralité … sa réduction. C’est un phénomène dialectiquement intéressant qui est que au fond c’est une forme de ce que Platon aurait traité l’un et l’inexistant. Les USA c’est l’un, l’un qui n’a pas d’autre, l’un auquel tout le monde se rallie parce que c’est l’unique. Et de l’autre côté, hors de l’un, il y a l’inexistant. Cette dialectique de l’un et de l’inexistant est une dialectique très singulière, où l’inexistant existe et où l’un se fracture, aussi, où l’un est appelé à se diviser dans l’épreuve du fait que l’inexistant existe. C’est la raison pour laquelle il y a de la positivité dans cette situation épouvantable, positivité liée au dvlpt, quel qu’il soit, non seulement maintenant mais plus long terme, de cette dialectique singulière de la puissance illimitée.

 

3ème remarque : c’est que, en termes de subjectivité, il y a là quand même un renversement spectaculaire, qui est, il faut se souvenir quand même, que au moment de l’attentat du 11 septembre, il y a eu une large coalescence autour des USA. Il faut s’en souvenir, il y a eu une émotion publique, il y a eu des déclarations partout, il y a eu cet épisode à vrai dire extraordinaire que l’ONU a voté comme une lettre à la poste une autorisation de légitime défense tout azimut aux USA. Il est frappant qu’elle soit retournée aujourd’hui en une sorte de dissidence planétaire par rapport aux mêmes Etats-Unis. Je ne sais pas ce que ça va devenir. Il y a des gens qui manifestent sur la terre entière contre cette guerre, et ils appartiennent à des univers disparates : américains, européens, Bangladesh, même au Barhein. Il y a là une configuration qui est un retournement absolu de ce qui s’est passé autour du 11 septembre. Ça me frappe d’autant plus que dans le cas du 11 septembre, on avait affaire réellement à une attaque meurtrière menée par un groupe fermé anonyme, qui ne se déclarait pas comme tel. Là, on a au contraire une protestation publique, immense et déclaratoire. C’est un renversement : là où les américains étaient attaqués sous une forme fermée, meurtrière, fascisante, close, on a affaire à une protestation massive et ouverte. Et là on avait une sympathie générale, on a une dissidence impliquant des millions des gens. C’est à interpréter. Les opinions ont légitimé passivement l’invasion de l’Afghanistan. Y avait-il réellement bcp plus de raison d’envahir l’Afghanistan que l’Irak ? On peut en discuter. Il y a des gens qui disent que Saddam Hussein était pire que les Afghans et Milosevic. Mais il y a un renversement d’opinion absolument spectaculaire. Je crois qu’il y a une raison profonde à ça (outre les raisons politiques), une raison qui pour nous philosophie est subjectivement est intéressante, c’est que au fond la légitimité sous-jacente que les américains attribuent à leur agression, ce qui fait que la direction américaine est dans la bonne conscience de son agression et pense qu’elle peut rallier autour de cela une partie de l’opinion nationale et au-delà, c’est qu’elle s’estimer autorisée la vengeance. Subjectivement, cette guerre est une guerre de vengeance. Elle a été pratiquement décidée dès le 11 septembre. Il y avait des tensions à cette époque interne dans le gouvernement américain, tout le monde n’était pas d’accord, mais un groupe entier avait décidé cette guerre dès le 11 septembre et la pensait possible au régime de la vengeance, au régime de la légitime défense que l’ONU avait votée, vécue par les américains comme une autorisation de frapper là où ils voulaient.

Je pense que cette question de la vengeance est d’abord un point, même inconscient, de subjectivité de la dissidence planétaire anti-américaine, parce que au fond cette idée de la guerre comme pure vengeance fait horreur. Elle fait horreur à un certain nombre de gens, et cette horreur est plus grande que l’horreur que peut inspirer même Saddam Hussein. Or je soutiendrai que les Etats-Unis historiquement nourrissent une culture de la vengeance. Entendons-nous bien : quand je dis, je ne dis pas, naturellement, d’aucune façon, que les américains soient dans cette culture. C’est un trait historique, identifié de longue date, interne à l’histoire américaine, qui est que il y a une dialectique singulière, dans l’historicité américaine, entre la loi et la vengeance. Il y a une dialectique de la loi et de la vengeance tout à fait singulière. La loi elle-même est une loi vengeresse. La loi elle-même, c’est ce qui est à l’arrière plan par exemple de l’indéfectible maintien de la peine de mort aux Etats-Unis. Ça mérite d’être expliqué : elle a été supprimé dans les autres pays avancés, là elle ne l’a pas été et elle n’est pas près de l’être. L’idée que le maintien de la loi suppose qu’on exerce une vengeance effective, corporelle, effective, meurtrière, une dialectique singulière de l’intrication de la loi et de la vengeance est un trait historique fondamental aux Etats-Unis, dont le western est l’organisation formelle. Tout le pb du western est de savoir comment la loi s’ajuste à la vengeance, ou la vengeance s’ajuste à la loi. C’est le sujet central de tout western. La vengeance est légitime, sauf que il ne faut pas la dessouder complètement de l’horizon de la loi. D’innombrables westerns racontent comment le vengeur légitime se trouve devoir composer ou ne pas composer avec des figures disparates de la loi. C’est un trait majeur. On peut dire que la formalisation dans le western de cette affaire est révélatrice. D’ailleurs, il y a là-dessus deux tendances dans le western lui-même. Vous avez une 1ère tendance qui est quand même plutôt pour la subordination ultime de la vengeance à la loi : le western qui raconte que qln victime de la part des bandits atroces, qui représentent le mal, qln qui est victime d’atrocités va se venger, et le western va raconter comment, aveuglé par l’esprit de vengeance, il va devoir quand même différer la vengeance et réintégrer l’ordre de la loi. Il y a aussi le schéma dans lequel le vengeur pallie aux carences de la loi. Le justicier solitaire venge les atrocités là où la loi a été impuissante à le faire. D’où cette figure rémanente du justicier solitaire, qui en fin de compte est à peu près aussi meurtrier que le meurtrier. On n’économise pas bcp la vie humaine ni d’un côté ni de l’autre. C’est une figure fondamentale qui est qu’il y a une équivoque de la loi. Quand les conservateurs parlent de la loi et l’ordre, ils introduisent cette équivoque de la loi dans la figure de ce qu’ils appelles l’ordre. En définitive, la loi est subordonnée à une vision de l’ordre et cette vision de l’ordre à son tour légitime la vengeance, elle légitime la restauration des équilibres par la violence. C’est la formalisation par le western.

Vous avez aussi des formalisations littéraires de grande amplitude :

- 1ère lecture : Billy Budd de Melville. Les trois livres sont des chef d’œuvres. Le héros est exécuté, victime d’une injustice, mais salue sa propre exécution comme figure inéluctable de la restauration de l’ordre.

L’Ours de Faulkner, une des composante de … qui montre comment en définitive l’Amérique est tout entière organisée autour de la faute primordiale qui la constitue, et comment elle est toujours en définitive marquée, c’est pour ça qu’il y a une dialectique de la loi et de la vengeance, par une dette primordiale incomblable, qui peut être l’élimination des animaux, l’élimination des indiens, l’esclavage des noirs

Livre magnifique de Russel Banks, Pourfendeur de Nuages. Je tiens ici à saluer Russel Banks car il est un des initiateurs de la magnifique pétition américaine, et qui, en des termes d’une grande force et de grande beauté prend position contre la guerre et l’ensemble de la politique qui l’a rendue possible. C’est un livre de fiction dont le personnage principe est John Brown, à savoir celui qui s’est dressé presque solitairement au 19ème siècle contre l’esclavage des noirs,  qui a engagé seul avec un petit groupe de gens une guerre contre cet esclavage et a fini pendu. Russel Banks construit son livre en montrant que là aussi, jusque dans la subjectivité de John Brown, une figure libératrice, de solidarité avec les noirs, le rapport entre loi et vengeance et pbtique, le rapport entre la violence et sa rationalisation est pbtique.

Tout ça est à l’arrière plan.

En fin de compte, je crois que ce qu’il faut dire, c’est que le rapport entre la vengeance et la loi comme pb clé du sens américain de la justice, le rapport entre la vengeance et la loi reste instable, car il est gouverné par un schéma indéracinable de type manichéen, de type opposition incontrôlable du bien et du mal. De ce point de vue là, il faut prendre au sérieux, et pas simplement à la légère ou en s’en moquant, les déclarations de Bush : c’est une conviction profonde, américaine, historique, qu’il répète avec la stupidité qu’a toujours la tradition, c’est un énoncé marqué par la très puissante stupidité de la tradition. Ce schéma du bien et du mal est en vérité plus profond que la dialectique de la loi, il la déstabilise constamment. C’est pourquoi vous avez tant et tant de séries histoires, romans, films américains expliquant comment l’homme porteur du bien a du régler son compte au mal indépendamment de la loi. La figure du justicier solitaire qui extermine les tenants du mal en tant qu’il est, lui, le garant du bien et que la loi n’y peut rien. Il y a toujours l’idée que la loi est corrompue et qu’il va falloir régler son compte au mal dans la seule auto-garantie du bien. C’est un schème fondamental. C’est un schème fondamental qui s’oppose auquel ? à celui qui est constitué en Grèce dès l’Orestie d’Eschyle. Il y a quelque chose de non grec dans l’univers américain. Quelquefois on dit que c’est parce qu’ils ressemblent trop aux romains ! Là on l’assigne à un point précis. L’Orestie rappelle comment le cycle des vengeances, le cycle de l’affrontement du bien et du mal doit être interrompu par la décision rationnellement motivée d’un juge. L’Orestie raconte la manière dont le cycle des vengeances primitives, le cycle de la vendetta (tu as tué ma mère je vais tuer ta fille etc…) comment il faut  mettre fin à ce cycle des prestations du sang par une loi, par la souveraineté d’un loi organisée dans la figure d’un tribunal. Ce qui est très fondamental dans l’Orestie, c’est qu’on ne peut pas arguer contre la décision de justice de la métaphysique du bien et du mal. L’affaire sera jugée et quand elle est jugée elle est jugée. L’opposition du bien et du mal n’est pas plus profonde que la chose jugée. Vous ne laisserez pas déstabiliser l’univers de la justice collective par une métaphysique manichéenne du bien et du mal. Or c’est ce qui se passe dans la tradition américain : déstabilisation de l’univers réfléchi de la légalité rationnelle par la figure du bien et du mal dans la figure en définitive anarchique et sanglante du justicier. C’est en ce sens que l’histoire de la guerre sans l’ONU est significative. Il y aurait eu la guerre avec l’ONU, on n’aurait pas été bcp plus avancé, même moins peut-être. Mais il y a la bonne conscience du justicier qui constate une fois de plus la corruption de la loi, en l’occurrence la corruption de ce qui était appelé 5 minutes avant la communauté internationale. L’ONU n’a pas voté l’extermination de Saddam Hussein, eh bien le justicier ira tout seul, la loi est corrompue. On est dans le schème du western : il y avait un tribunal censé jugé la situation, le tribunal corrompu par les français (le français est dans le rôle du juge pourri), le tribunal a pas voulu pendre le méchant, on va aller le descendre tout seul. C’est ça. En profondeur, c’est cette idée très importante que la métaphysique du bien et du mal, ie en réalité la culpabilité américaine (Nietzsche l’aurait bien vu), c’est ce qui n’arrive pas combler la culpabilité américaine (lisez L’Ours qui raconte ça), la culpabilité originelle de l’Amérique, cette métaphysique déstabilise absolument les prudences élémentaires de la justice, les devenirs concrets de la justice. C’est une vieille histoire. Ça a réellement une historicité, c’est pour ça que ça a une force, c’est pas simplement la lubie d’un crétin. Véritablement pas. En plus être un crétin est une force supplémentaire dans ce genre d’affaire, il faut être un peu buté pour être le justicier du bien. Les personnages des séries de western sont monomaniaques, ils ne pensent plus qu’à tuer le méchant. Et en plus 15 ou 20 personnes avant de tuer le méchant. Exactement comme il faut que Bush tue des tas de gens avant de tuer Saddam Hussein, peut-être des milliers ou des centaines de milliers, c’est la loi du genre.

C’était le 2ème point que je voulais mettre en évidence: la profondeur historique et si j’ose dire spirituelle de cette affaire. Le schéma central, celui qui ouvre à la dialectique de l’un et de l’inexistant (mon 1er point) est la déstabilisation manichéenne du dispositif élémentaire de la justice, dispositif corrompu ou corrodée par le fait qu’il faut une incarnation hors loi du bien, ie l’homme de la vengeance. Il faut que l’homme de la vengeance soit disponible.

 

Je terminerai par juste un mot qui concerne, par voie de csq, les différentes manières d’être contre la guerre en cours, l’analytique des différentes manières d’être contre cette guerre. Je pense qu’il y a quatre manières d’être contre cette guerre, si on tient compte de ce que j’ai dit. Il y a quatre oppositions à la guerre.

- je pense d’abord qu’il y a une manière d’être contre la guerre car on est contre la guerre, contre les guerres, contre la guerre en soi. On appellera pacifiste cette position. Il faut la préciser : on est contre cette guerre car on est contre toute guerre, comme quand on a comme mot d’ordre quelle connerie la guerre. La connerie c’est le mot d’ordre. Mais il n’y a pas la guerre, il y a les guerres, la guerre peut être une réquisition rationnelle indispensable. Ce n’est pas vrai en général que la guerre soit une connerie, elle est affreuse on souhaite y mettre fin mais il y a des moments où c’est au contraire la capacité à la guerre qui est la force et l’intelligence et l’hostilité à la guerre qui est capitulation, pétainisme etc... Mais la pacifisme a une dignité propre, qui est son universalisme.

- on peut être contre la guerre américaine car on est pour l’autre camp, par exemple pour solidarité du monde arabe, conviction que Saddam Hussein est un défenseur de la cause palestinienne etc… La faiblesse de cette position, dans sa configuration actuelle, c’est que  elle n’ouvre pas à une raison universelle, elle n’arrive pas à trouver son point d’assise universelle, elle se cantonne dans une représentation de l’univers, régionale, religieuse, elle reste dans un particularisme, et deuxièmement elle n’ouvre pas non plus à une raison dialectique. L’autre camp n’est pas à mon sens réellement constitué comme camp dans la figure de cette guerre. C’est un camp emblématique, mais c’est pas un camp réel. Je ne crois pas à un dvlpt dialectique de type guerrier prolongé de cette position.

- 3ème position, qui est qu’on est contre cette guerre en tant qu’elle atteste la présomption de la puissance illimitée. Là on est contre la guerre car on est contre la guerre comme attestation du caractère illimité de la puissante, telle qu’elle se présente avec une arrogance destructrice incomparable dans la situation de guerre. C’est une position ajusté. Mais la difficulté de cette position est alors d’opposer à cette puissance un autre type de puissance, c’est une question politique, assez complexe. Eventuellement une autre puissance étatique, même, mais on voit bien les limites, qui sont à vrai dire pour ce qui nous concerne les limites de Chirac, de la position de Chirac. Qui est que quand la guerre commence, que faire ? La position selon laquelle il n’y a qu’à souhaiter qu’elle soit courte est un peu légère. C’est l’argument qu’a donné Villepin pour autoriser le survol de la France par les avions anglais : il vaut mieux que la guerre soit courte, et que les avions aillent plus vite sur Bagdad. C’est une argumentation légère.

- la 4ème position, c’est d’être contre cette guerre en tant précisément qu’elle est déployée dans le régime de la vengeance, en tant qu’elle est déployée non seulement dans la figure de la puissance illimitée, mais en tant qu’elle est déployée dans la figure du justicier anarchique, en tant qu’elle est hors loi véritablement [chgt K7] plus essentiel : hors loi au sens américain, de la légitimité du justicier face à la loi corrompue. Cette position, elle en appelle au pb contemporain de la loi internationale : y a-t-il figure non misérable de la loi internationale ? Je terminerai sur ce point : une des raisons de la situation actuelle, c’est que dans la dernière séquence historique, le principe même du droit international a été fortement corrompu. Les USA n’ont pas tort de dire que la loi internationale est corrompu, mais ils sont les corrupteurs principaux, elle est corrompue de leur fait : elle est corrompue de votre fait et vous devenez le justicier. Le corrupteur de la loi devient le justicier dans un univers où la loi a été détruite. Elle a été corrompue, la loi internationale, pour toutes sortes de raisons. D’abord, il y a eu confusion de la loi et des normes de puissances occidentales. C’est un 1er principe de corruption, manifesté très tôt. 2ème, il y a eu confusion des lois avec des intérêts. On a ramené la norme occidentale en tant que norme avec des intérêts. 3ème on a confondu ces intérêts avec ceux des USA. La loi internationale était en réalité la domination occidentale, puis la domination occidentale se prétendait normative mais était corrompue par des intérêts, et les intérêts qui se prétendaient universels étaient en réalité ceux des USA. Ça a créé un faux sujet qui a eu pour nom la communauté internationale. Il n’y a pas de communauté internationale, elle n’existe pas. Elle a été mentionnée constamment. Depuis le début de la guerre, elle est muette : le caractère fallacieux du sujet a éclaté. La communauté internationale voulait dire les gens autour des USA. Là elle est dans l’eau. Elle va se reconstituer au moment de la reconstitution de l’Irak. C’est la communauté des bandits, y compris la France qui s’apprête à dire : j’ai pas été du casse mais je veux ma part. c’est là que la très digne position de la France pourrait se renverser en position parfaitement indigne : vous vous opposez à la chose, et après vous vous présentez à la queue pour toucher les dividendes. Dans ce cas là, il vaut mieux faire comme les anglais, il vaut mieux aller au casse. Il y a eu création d’un faux sujet historique, qui s’est présenté en outre comme sujet moral. A travers cette triple confusion (loi et norme occidentale, norme intérêt universel, intérêt universel et intérêt américain), a surgi s’est constitué un faux sujet qui était en même temps un sujet qui disait le droit. Alors finalement la positivité de la situation, positivité négative, est très importante : dans la dissidence planétaire, au regard de la guerre américaine, on est à la fin de ce faux sujet. On est dans la mise à l’épreuve, de ce faux sujet et de son dispositif idéologique, de sa prétention à dire le droit. Il va y avoir l’idée que le droit se dit ailleurs. Où ? Peut-être dans ceux qui manifestent, on verra. C’est important d’admettre que le droit se dit ailleurs. La situation est celle d’un déplacement du centre de gravité du droit, ou du centre de gravité de la loi, ou du lieu de la loi, par rapport au faux sujet de la séquence antérieure. Je disais la dernière fois que le but c’est de fabriquer de la séparation, de la subjectivité différentielle. C’est déjà important qu’il y ait déconstruction du faux sujet. La déconstruction du faux sujet permet ou rend plus facile la construction d’une subjectivité différentielle. Voilà pour la guerre. J’espèce que nous  n’aurons pas encore à en parler, ou en tout cas dans d’autres termes la prochaine fois, ie au mois de mai.

14 mai 2003

(il manque la 1ère heure en K7 égarée simples notes)

 

mes notes :

 

1ère annonce : une conférence de Macherey sur l'histoire de la philosophie.

Quand on parle d'histoire de la philosophie, cela ne signifie pas qu'elle appartient à la philosophie comme partie déterminante, voire unique. C'est un dehors de la philosophie, parmi d'autres (comme la littérature). Donc la philosophie n'est pas donnée dans le corpus de l'histoire de la philosophie (ou pas seulement ni peut-être même de manière centrale).

Il y a un rapport intéressant entre la philosophie et son histoire, traité par Macherey. Dans le vocabulaire de Badiou, on dira : l’histoire de la philosophie est-elle une condition de la philosophie ? (condition, ie un régime de pensée, avec une autonomie propre, et auquel la philosophie se rapporte comme une condition de possibilité, et pas comme une partie immanente). Il ne s’agit pas d’une genèse de la philosophie, mais d’un matériau comme un autre.

Exemple : Deleuze. "Faire des enfants dans le dos aux philosophes" : c’est un rapport d'instrumentation. Thèse de Deleuze : l’histoire de la philosophie, c’est un matériau pour la philosophie, et pas un monument d'autodéploiement de la philosophie (Hegel) comme genèse singulière. C'est ce à partir de quoi la philosophie définit des opérations singulières.

Je soutiens qu’il y trois positions sur l'histoire de la philosophie :

- c’est une figure qui est en fait le lieu du déploiement de la philosophie, le lieu de la philosophie, c'est le déploiement de l'être lui-même. Par la philosophie, quelque chose se déplie, c’est l’autorévélation de l'être. L'histoire de la philosophie est le medium d'éclosion de la philosophie elle-même. C’est une histoire expressive de ce qui advient comme tel, de l'advenue de l'être.

- l’histoire de la philosophie est un matériau contingent. Histoire d'une création, multiforme, qui sert de matériau possible pour une invention, une création (Deleuze, Macherey).

- l’histoire de la philosophie est une histoire des philosophies, d'une figure particulière du savoir.

 

 Figure […] : histoire de la philosophie est l’histoire d'autre chose que de la philosophie.

 Histoire de la philosophie est la condition de la philosophie.

 Académie : l'histoire de la philosophie qualifie la philosophie comme discipline.

 

2ème annonce : le Livre de Hallward sur Badiou est remarquable.

3ème annonce : Infinite Thought, recueil de texte d'esthétique (cinéma) et de politique.

 

Un présent est peut-être en train de se constituer au vu de la prise d’épaisseur de l’histoire actuelle. Le contexte historico-politique est complexe et saturé, incluant la frappe du 21 avril, la guerre du Golfe, les mouvements sociaux. La barque historique se charge ! On peut être réquisitionné de manière inattendue : on ne sait pas comment l'histoire va nous interpeller. Il y a une historicité trouble et complexe, qui s'anime de manière disparate, qui éprouve une nouvelle figure de la puissance (subjective et objective). Il faut donc être vigilant, car il y a des possibles réquisitions. Cependant, il y a une distance requise car complexité de l'historicité.

On pourrait faire l’hypothèse qu’il n'est pas impossible que se constitue quelque chose comme un présent. C'est toujours quelque chose de surprenant, et pas du tout une conséquence claire du passé. Question : que peut-on attendre de la philosophie quant à la construction d'un présent réel ? Que vient-elle faire ? Dans un présent réel des vérités dont nous sommes capables ? De quoi la philosophie fait-elle l'apport sur ce point ?

 

Nous répondrons ici en croisant Heidegger. Heidegger se demande : quelles sont les tâches de la pensée dans le moment identifiable ? Il interroge la philosophie sur cette question : quelle est la tâche de la pensée dans le destin de l’époque ? Je formulerai la question plutôt ainsi : la philosophie est-elle capable de participer à la construction du présent, de soutenir l’injonction du présent ?

Il y répond en affirmant que la philosophie n’est pas capable des tâches que notre époque fixe à l’avance. La philosophie, en tant que métaphysique, est incapable en vérité de la tâche que l'époque fixe à la pensée.

Nous allons tourner autour de cet énoncé avec deux textes in Questions IV :

- La fin de la philosophie et la tâche de la pensée (1964)

- Le tournant, conférence de 1949-50

Pourquoi ces deux là ? Ils sont fondamentaux par rapport au problème ici (la philosophie est-elle capable des tâches que l'époque fixe à la pensée ? ie la philosophie est-elle capable de participer à la construction du présent ?).

 

Nous allons prélever quatre thèses, prélever quatre moments, ou quatre questions, et séparer ce qui est valide de ce dont je se me sépare. Dans ce corpus :

- la philosophie renvoie à quelque chose de plus essentiel, de plus originaire qu’elle-même. (thèse sur la philosophie : elle n'est intelligible que si et seulement si elle renvoie à quelque chose de plus originel qu'elle-même).

- le concept philosophique de vérité est précisément incapable de ce que la pensée nous demande aujourd’hui. C'est une conséquence, une spécification de la 1ère thèse.

- comment identifier l’obstacle contemporain ? Quel obstacle fait l'impuissance de la philosophie comme métaphysique ? Cet obstacle étant une figure de l’être lui-même, ou encore gestell ou technique.

- comment répondre aux injonctions des tâches de la pensée, comment répondre à la nécessité de construire un présent ?

 

1er point : la philosophie renvoie à quelque chose de plus essentiel qu’elle-même.

1ère thèse : il faut comprendre que la philosophie est confiée dans son histoire, il faut comprendre que la philosophie est confiée dans son histoire à un transcendantal, à une condition de possibilité plus originaire, à une éclosion plus fondamentale, car la philosophie n'est possible que sur le fondement d'une existence de la pensée comme dimension de l'être. Pour l'advenue de l'histoire de la pensée, il faut que la pensée soit une dimension de l'être.

Attention : le nom de cela, c'est l'Ouvert.

Parenthèse : cf Bergson, Deleuze, Agamben, mathématiques : tout le monde médite sur l'Ouvert ! L’ouvert est une question philosophique récurrente ; sa place est très importante dans la philosophie contemporaine. La philosophie française aujourd'hui est une méditation sur l'ouvert, ou plutôt sur la corrélation entre les multiplicités et l'ouvert, le raccordement entre la multiplicités des occurrences et la dimension d'ouverture des multiplicités.

+ question de l'Autre : ontologiquement, c'est la question de l'Ouvert, la question de "qu'est-ce qui est en disposition d'ouverture dans ce qu n'est pas soi ?". Contre le soi comme clôture et la nécessité d'aborder ce qui est à partir d'un point d'ouverture. Ce qu'il y a, c'est des multiplicités + un principe d'ouverture. C'est la philosophie d'aujourd'hui.

 

Pour Heidegger, il y a quelque chose dans l’ouvert qui est antérieur à la philosophie, la philosophie se tient comme possibilité dans ceci que l'Etre lui-même s'ouvre, ie l’être est la même chose que la pensée - il reprend la conception de Parménide. L'Etre est dans la dimension de l'Ouvert, d'où Etre = Pensée. Il dira que l’ouvert lui-même, qu’il nommera « la clairière de l’ouvert » est le site originel de la philosophie, sa condition ontologique radicale. S'il n'y avait pas de clairière, il n'y aurait pas d'établissement de la philosophie sous la juridiction de la pensée comme identité à l'Etre. Donc insister sur le fait est le transcendantal historial de la philosophie, que la philosophie relève du destin de l'Etre. L’opération particulière de Heidegger est de faire de l'Ouvert un destin, d’inscrire l'Ouvert dans le destinal.

Attention : ce n’est pas au sens éthique de l'ouvert (à l'Autre, à la liberté).

                  Ce n’est pas un problème éthique contre la clôture

C'est un état de l'être qui destine la pensée, et l'a destinée à la philosophie. Donc la philosophie est une figure du destin de l'être, en tant qu'ouverture.

Le problème, c’est que la philosophie est la rature de l'Ouvert. La philosophie à la fois est rendue possible par l'Ouvert et elle le bloque. Elle produit du clos, du séparé qui la désétablit de l'Ouvert.

Attention : théorie de l'Ouvert. Le clos à l'Ouvert comme condition de possibilité. Comment de l'Ouvert passe-t-on au clos ? L'Ouvert est l'Etre lui-même, comme possible ou comme création, le clos est l'effectuation de l'Ouvert, ou selon l'ouverture.

Donc : on ne peur comprendre le clos que par l'Ouvert, et pas l'inverse. Le clos est un mépris sur la clôture, car la clôture n'est intelligible qu'à partir de l'Ouvert. Ce qui est fermé est inapte à fournir l'intelligibilité de lui-même ! Il est impossible de comprendre le clos à partir du clos.

 

Synthèse : la philosophie est sous condition de l'Ouvert, et elle effectue sa condition dans une modalité de clôture, qu'elle désinterprète. C'est l'essence du platonisme ! Platon, c'est le début de la clôture. Investir la clôture : tout près de la clairière, mais c'est l'envoi de ce qui constitue la philosophie comme puissance du clos. La philosophie, c'est la puissance du clos.

cf fin du "Tournant" p.129 : "Toute la pensée de la philosophie, toute la pensée de la philosophie est dans sa marche avec méthode confiée à la liberté de l'Ouvert. De l'Ouvert la philosophie cependant ne sait rien". Dialectique de Heidegger : contraposition, l'effectué est aveugle à ce qui l'effectue. "Lumière de la raison contre la clairière de l'être".

// ouvert comme envoi de la philosophie et philosophie comme effectuation, comme clôture.

Question : la philosophie est-elle vraiment sous condition de quelque chose de plus originaire, historial qu'elle-même ?

Heidegger dit oui, la philosophie est sous condition que l'être advienne comme pensée, de l'émergence de la pensée dans le sol de l'être.

Badiou : oui, la philosophie est sous conditions. La philosophie n'est pas un propos tel qu'on puisse dire qu'il est auto-suffisant dans sa propre constitution. Heidegger a raison de faire un pas de côté pour répondre à la question "la philosophie est-elle capable de la tâche de la pensée ?". Il faut passer par ce qui est sous condition de la philosophie : la philosophie se laisse interroger à partir de ses conditions, il faut circuler de la philosophie à autre chose qu'elle-même, à savoir ses conditions.

+ il est faux qu'il faille remonter à des conditions originaires pour répondre aux défis du présent. Badiou : les conditions existent, mais sont toujours singulières, ie un régime de singularité ne les rassemble pas dans un destin. Il faut séparer l'idée de condition de l'idée de destin. Que quelque chose soit sous condition n'implique pas qu'il est destiné par sa condition. Débat avec la vie ordinaire : être conditionné destine-t-il les gens ? Point d'appréciation de l'existence concrète ! Est-ce que le système de conditions trame un envoi destinal ? cf hérédité, déterminismes sociaux, psychologiques, goûts etc… Le rapport entre conditionné et destiné admet plusieurs réponses.

Heidegger : destin de la philosophie comme effectuation aveugle à son site. Ceci fixe son destin, c'est destinal.

Badiou : il y a des conditions non destinales. Travailler à séparer condition de destin. Est-ce qu'on se vit ou non comme une destinée ? L'unité d'une vie, est-ce un destin ?

Heidegger : unité métaphysique = destin de l'être.

Badiou : la condition ne dessine pas l'unité comme destin.

Exemple : aujourd'hui, il est admis que la tâche de la pensée est la construction d'un présent; de mettre fin à la défaillance du présent. Il faut se confier à autre chose qu'à la philosophie : démonstration, contemplation, action, amour (passion ?). quatre points d'arrêt possibles du nihilisme contemporain : ce sont des choses réelles, pas des thématiques spéculatives. C'est réel :

- la démonstration articule de nouveaux modes de corrélation entre le fini et l'infini (comme non-tout). Le point d'arrêt de la démonstration se rattache à la singularité contemporaine qui exerce en acte une critique du motif de la finitude.

- pour la contemplation, figures de l'art contemporain, en tant qu'autre chose que critique, en tant qu'il est stase ou possibilité renouvelée de l'affirmation.

- action : qu'est-ce qu'une rupture politique ? Qu'est-ce qui est hétérogène au capitalo-parlementarisme ?

- amour : l'amour doit être réinventé ! Comment ? D'abord, il y a un déplacement absolu des figures surmoïques du sexuel, > censure ou répression. Ensuite, l'amour est déplacé par la famille comme motif.

→ hétérogène au familialisme et à la destination sexuée (distribution rôles homme-femme…).

Il y a des conditions, mais non destinales. Les conditions ne forment pas une totalité (maths ≠ critique de la famille).

+ pas de figure de l'Ouvert (ou de la possibilité comme telle de l'ouverture), mais figure de la déliaison (faire monter l'inconsistance de l'Etre, être comme une multiplicité inconsistante, et pas une ouverture destinale). Discussion contemporaine : condition de la pensée = l'Ouvert  ou l'inconsistance ? Deleuze les fusionne dans le chaosmos. Le chaos de Deleuze est une synthèse de l'Ouvert et de l'inconsistance. Choix essentiel.

 

Conclusion : Oui, la philosophie est sous conditions, oui, apport philosophique au présent requiert le mouvement vers les conditions. Et la multiplicité inconsistante contre le destin de l'Ouvert.

 

2ème point : le concept de vérité

2ème thèse : le concept philosophique de vérité, axial dans son histoire (la philosophie comme recherche de la vérité), a-t-il pertinence pour relever les défis du présent ?

Heidegger : le concept philosophique de vérité, le concept usuel est inadéquat à soutenir les défis de la pensée car il est par lui-même une sorte de rature de l'Ouvert, il organise l'oubli de la clairière comme site originel.

L'histoire de la philosophie est au fond la capture de la vérité par le savoir. Le savoir obture la vérité, le savoir de l'étant comme tel est une obnubilation de la philosophie.

Attention : pour Heidegger, la vérité en son sens originaire n'est pas le jugement, l'adéquation, le critère ! Ce n'est pas une norme du savoir. C'est un état de la pensée. L'état d'être dans l'ouverture de l'ouvert. C'est la même chose que la liberté. L'essence de la vérité, c'est la liberté, mais la vérité n'est pas une norme, c'est un état. Il ne s'agit pas d'un concept philosophique, mais ça dit que la pensée est dans son site, il n'y a pas d'exil ou de retrait. Aletheia : "l'ouvert sans retrait". Tient dans le site de la pensée elle-même.

 

Idée : la vérité, ce n'est pas intéressant si c'est une figure du savoir. La philosophie, elle maintient que ce qui l'intéresse dans la vérité, ce n'est pas le savoir. La vérité est d'un autre ordre que le jugement ou le savoir. Heidegger dit : c'est un état, la description d'un état, état qui est "ouvert sans retrait". En outre, pour Heidegger, la vérité de la philosophie, c'est le retrait de l'Ouvert comme tel, l'Ouvert se destine à son retrait dans la philosophie. Il y a l'idée d'un courage de la vérité. La vérité est une tenue (une fidélité). La vérité au prix d'une certaine tenue. La vérité, c'est toujours indivis entre la raison pure et la raison pratique. On ne peut pas décider. La vérité n'est pas réductible à la connaissance, à la posture de connaissance. C'est une tenue entre les deux. C'est une figure du sujet (Badiou) ou de l'être (Heidegger).

Badiou : c'est cette figure que le monde maintenant veut détourner. Le monde est maintenant animé par la haine de la vérité en ce sens. Ce n'est pas l'amour de la haine ou du mensonge, c'est nier que la vérité soit une tenue (démonstration, action …). Notre temps est un ennemi de la vérité en ce sens. C'est un temps sophistique.

 

Heidegger "Le Tournant" p.135 : "Parler de vérité de l'être a chez Hegel un sens légitime, la vérité comme savoir absolu + Hegel-Husserl ou métaphysique fait l'être comme tel". "Le concept courant de la vérité ne signifie pas l'état de non-retrait, pas même dans la philosophie des Grecs".

→ l'histoire de la philosophie pour Heidegger est l'histoire de la dénaturation de la vérité par les savoirs. Présentation comme dénaturation de la vérité elle-même. Il dit aussi "capture de l'être par l'un" (l'un = un savoir identifiable), "capture de l'être par la logique", ie mise en jugement.

Donc la tâche de la pensée est de mettre fin à la séparation entre la vérité et le savoir. C'est la 2nde question ! Faut-il envisager un nouveau geste de séparation entre les savoirs et la vérité ? Revenir à cette scission ? Admettre le diagnostic de Heidegger où la vérité est recouverte et raturée par la disposition des savoirs ?

 

Réponse de Badiou : oui, dans un 1er temps. "Vérité est l'exactitude de la représentation et la justesse de l'énonciation " : norme du jugement. Si la vérité est une norme du jugement, quelque chose de la signification fondamentale de la vérité est perdu.

→ la vérité touche bien à l'Ouvert de ce dont il y a vérité. Ce toucher comme tel, ce qui se confronte à une triple figure.

- vérité comme non-fondation, comme infondée, pas à soi-même sa propre garantie. Ce n'est que là où le fondement et la garantie vacillent que la vérité peut advenir ! Savoir = Clos. Il faut la précarité de l'infondé, dans la fragilité absolue de ce qui se donne, zones innomées, décriées, là où quelque chose est déclaré ne pas être.

- il n'y a de vérité que par rapport au vide d'une situation. Pas plénitude, mais vacuité.

- il n'y a de vérité que là où il y a une différence de potentiel, de variation, d'intensité. Le rien devient tout, l'impuissance puissance etc…

// Ouvert Heidegger : ≠ vérité comme justesse de la représentation ou exactitude de l'énonciation.              = quelque chose se détache dans le régime de l'énonciation inconnu, du non représenté se présente. La vérité se détache à ses risques et périls : pas de garantie de justesse ou d'exactitude ! C'est l'Ouvert en quelque sorte…

Exemple : il y a possibilité d'une vérité politique quand quelque chose advient, surgit, qui par rapport à l'ordre existant est sans légitimité.

+ en situation de dépossession (vide de la situation, manifestation : l'inexistence devient existence, variation d'intensité infinie). Il y a des savoirs, des agencements en dehors de cela : le train des choses, fondé légitime, plein, intensités modérées. La vérité est plus près de l'Ouvert (infondé, vide, intensité).

Exemple : l'amour. Ce n'est pas la conjugalité ! Vérité : incessamment errant dans la construction. Pas de pacte, vide du deux, de l'entre-deux, intensité maximale fluctuante. Ne s'expose pas au savoir, traité dans l'élément du devenir immanent.

→ oui, d'accord, il faut un geste violent de séparation entre la vérité et le savoir. Amener le vide, l'infondé, la variation maximale (critères locaux signalant la vérité : complexe qu croise les trois critères). On admettra la nécessité du geste : il faut réhabiliter philosophiquement le jeu de l'infondé comme tel, ie l'illégitime même. On assiste à une pression de type légitimiste depuis des décennies : n'est validable que la légitimité, ce qui reçoit sceau dans un ordre donné, c'est connaissable dans un ordre. Admettre le légitime = exclure le Vrai ! L'advenue du Vrai est toujours une trouée dans le légitime, un déséquilibre de la légitimité infondée. Près du vide, en alerte à des variations maximales. Avec ça, la philosophie est disponible au présent.

Donc : le geste de séparation est nécessaire, dans l'Ouvert (infondé, vide, variation maximale).

+ refus que la vérité = au sens originaire, dans le protocole d'une question. Avènement d'un régime de questionnement de la pensée, détermination questionnante au regard de l'Ouvert.

Idée : OK pour la critique de la vérité prise dans le savoir, mais pas OK sur le site originel.

Heidegger : site de la question + attente de ce qui vient.

Badiou : vérité comme procédure (≠ question) + discipline.

La question de l'Ouvert donne immédiatement sur celle de la discipline de l'Ouvert. D'où la discordance par rapport aux tâches de la pensée entre Badiou et Heidegger.

Exemple : "le Tournant" p.139 (conclusion). « Tâche de la pensée comme titre de la clairière + présence. D'où et comment y a-t-il clairière ? Tâche = abandon de la pensée en vigueur jusqu'ici pour en venir à déterminer l'affaire propre dans la pensée".

Badiou : non, trop dialectique. "Tâche = abandon" : OK, "nouvelle pensée", OK.

Problème : si il y a une occurrence de l'Ouvert, s'il y a une occurrence de l'Ouvert, eh bien il faut immédiatement s'installer dans la discipline. Question de l'immédiat : s'il n'y a pas d'immédiat de la conversion (ie de possibilité reconstitué de distinguer la volonté du savoir), alors la figure de la question est de caractère prophétique, comme Heidegger qui est dans le pas-encore.

Badiou : refus de la dimension de pas-encore. Ou bien on est dans les conséquences, ou bien rien du tout. Régime de l'articulation : "question + pas encore" est un régime de l'annonciation du vrai. Badiou : le Vrai n'est pas annonçable, il n'y a que des conséquences.

Nietzsche : // Heidegger. Zarathoustra dit quelque chose sur lui : "je suis mon propre précurseur". Il annonce sa propre venue. Il tient sa propre venue en tant qu'il est déjà vérité dans la guise du futur. Badiou : il n'y a pas de précurseur de la vérité, il n'y a que des précurseurs du savoir. On rencontre le vide, variations d'intensité, infondé = on le traite comme vérité ou comme savoir. Pas de médiation de la vérité, mais un régime immanent, régime qui exclut que la vérité soit dans la figure de l'annonciation. La vérité n'a pas d'ange (peinture). La vérité n'est pas angélique. L'essence de la vérité, c'est  que c'est arrivé !

→ anti-messianisme.

Attention : la dimension messianique est centrale dans la philosophie contemporaine (Derrida, Agamben, cette dimension vient de Benjamin). La question du messianisme touche à la question de la guise de la vérité, comment elle se donne si ce n'est pas comme savoir ? Une rupture nécessaire avec le marxisme traditionnel (la révolution est inéluctable) est une rupture avec en réalité un messianisme laïcisé, un messianisme scientifique.

Badiou : il faut établir une vérité non-messianique, accepter la rencontre. Concept de fidélité : le seul rapport à la vérité, c'est d'être dans les conséquences de la rencontre. Paradigme de l'amour éclairant. Quand on sait ce que c'est que l'amour, c'est qu'il est déjà là. Ce n'est pas "un jour, mon prince viendra" ! (il ne vient jamais !). Il est venu.

 

Conclusion : OK disjonction nécessaire vérité-savoir, il faut réinstituer ce partage, vérité dans son rapport à l'Ouvert.

≠ élément messianique sophistiqué. On est toujours dans l'élément de la procédure des conséquences. La tâche de la pensée n'est pas "en venir à déterminer l'affaire propre de la pensée". On n'y arrivera jamais !

→ notre question sur le rapport entre la philosophie et le présent : pas au régime de l'annonce.

 

3ème point : l'obstacle

3ème thèse : ≠ philosophie et conditions, ≠ vérité et savoir, = détermination des opérations fondamentales comme conséquences. Les tâches sont de deux ordres :

- il faut replacer la philosophie sous la juridiction, ouverte, des conditions.

- il faut formuler une doctrine de la vérité soustraite à l'emprise des savoirs aujourd'hui.

→ c'est le programme de Heidegger : retrouver le site de la clairière, vérité hors savoir.

C'est le programme de Badiou : carrefour des quatre conditions, vérité hors savoir.

Heidegger : "tournant" qui restitue dans l'originaire de l'Ouvert. "Question".

Badiou : "Placement" au lieu de "tournant" (pas originaire). Dur ! Souvent barrières…

"Création" (de concepts, dit Deleuze) de vérités.

Problème : quelles sont les difficultés, ie les obstacles contemporains à ces deux opérations ? Qu'est-ce qui fait obstacle dans le présent à ces opérations ?

 

 

Notes de Philippe :

 

Un présent est peut-être en train de se constituer au vu de la prise d’épaisseur de l’histoire actuelle ; nécessité d’une prise de recul pour entrevoir ce que l’histoire peut nous réserver. La grande question de Heidegger est : quelles sont les tâches de la pensée dans le destin de l’époque ? Je formulerai la question plutôt ainsi : la philosophie est-elle capable de participer à la construction du présent ? de soutenir l’injonction du présent.

Il y répond en affirmant que la philosophie n’est pas capable des tâches que notre époque fixe à l’avance.

Nous allons tourner autour de cet énoncé avec deux textes in Questions IV :

- La fin de la philosophie et la tâche de la pensée (1964)

- Le tournant, conférence de 1949-50

Nous allons prélever quatre thèses dans ce corpus :

1)    la philosophie renvoie à qq. chose de plus essentiel, de plus originaire qu’elle-même.

2)    le concept philosophique de vérité est précisément incapable de ce que la pensée nous demande aujourd’hui.

3)    comment identifier l’obstacle contemporain ? ¾ cet obstacle étant une figure de l’être lui-même, ou encore gestell ou technique.

4)    comment répondre à la nécessité de construire un présent ?

 

Réponse à 1) :

Pour comprendre Heidegger, il faut considérer que la philosophie n’est possible que sur le fondement de la pensée (le il y a) comme dimension de l’être ; Heidegger nomme ce fondement l’ ouvert.

L’ouvert est une question philosophique récurrente ; sa place est très importante dans la philosophie contemporaine. Exemple : la place réservée à l’ “autre” (Lévinas), et toutes ces philosophies conjuguant multiplicités diverses et ouverture (Deleuze).

Pour Heidegger, il y a qq chose dans l’ouvert qui est antérieur à la philosophie ; l’être est la même chose que la pensée ¾ il reprend la conception de Parménide. Il dira que l’ouvert lui-même, qu’il nommera « la clairière de l’ouvert » est le site originel de la philosophie, sa condition ontologique radicale. Heidegger fait de l’ouvert un destin (et non une polarité opposée au clos), un état de l’être qui destine la pensée à la philosophie. Il dira : la philosophie, en tant qu’accomplissement destinal de l’ouvert, l’oublie lui-même et, conséquemment, le clôt.

Remarque : tout théoricien de l’ouvert indique comment la clôture opère ; ouvert = possible ; clos = effectuation ; ici, la clôture n’est intelligible que du point de vue de l’ouvert ; le contraire n’est pas vrai. Pour Heidegger, la philosophie, qui est sous condition de l’ouvert, a toujours effectué cette condition dans la modalité de la clôture qu’elle mésinterprète. Le platonisme sera interprété comme forme première de la clôture.

Je reprendrai cette question : la philosophie est-elle réellement sous condition de qq chose de plus essentiel ?

Je pense que, d’un côté, Heidegger a raison ; la philosophie est sous condition ; elle n’est pas auto-suffisante. Mais j’émettrai une réserve à sa réponse : je ne pense pas que l’on puisse remonter à une condition originaire. Pour moi, les conditions de la philosophie sont prises dans un régime disparate des singularités qui l’agissent. Que l’être soit sous condition ne veut pas pour autant dire qu’il soit sous un destin - alors que pour Heidegger, la philosophie sous condition de l’ouvert est aveugle à son destin.

Pour moi, si la tâche de la philosophie est de construire le présent, alors il y a des conditions réelles de la philosophie : démonstration, contemplation, amour (passion), action. Ces quatre figures ne sont pas dans l’ouvert mais dans la déliaison, l’inconsistance.

Pour Deleuze : “chaos” = ouvert + inconsistance.

 

Réponse à la question 2) : le concept philosophique de vérité est-il pertinent pour assumer les tâches de la pensée ?

Heidegger répond : le concept philosophique de vérité est inadéquat à soutenir les défis de la pensée parce qu’il est par lui-même une sorte de rature de l’ouvert, ce qui autorise l’oubli de la clairière ; l’histoire de la philosophie est au fond la capture de la vérité (de l’être) par le savoir (de l’étant) ; pour lui, la vérité diffère du jugement, de l’adéquation (c’est-à-dire des normes du savoir) ; elle est un état de la pensée, soit un état d’être dans l’ouvert ® il dira : liberté = vérité ; vérité désignant que la pensée est dans son site, dans la clairière de l’ouvert ; il propose de traduire alethéia par « l’ouvert sans retrait ».

Il faut remarquer que la philosophie a toujours maintenu que vérité ¹ savoir. Avec cette idée d’état, il y a l’idée que la vérité relève d’une certaine tenue, c’est-à-dire que la vérité est toujours indivis entre raison théorique et raison pratique, ni connaissance, ni posture, mais tenue ¾ à partir de quoi j’assigne une grande importance au concept de fidélité.

Il faut remarquer encore que le monde contemporain est animé par la haine de cette figure de la vérité comme tenue ; en ce sens-là, notre présent est bien sophistique ¾ rien n’a changé depuis Platon.

Oui, je crois, avec Heidegger, que la tâche de la philosophie est de séparer vérité et savoir ; oui, si la vérité est norme de jugement (ou« exactitude de la représentation », ou « justesse de l’énonciation »).

Pour moi, il n’y a vérité que :

a)     si non fondation, ni garantie ; pourquoi il faut aller la chercher dans les zones fragiles de ce qu’il y a.

b)    relativement au vide d’une situation.

c)     dans des variations infinies d’intensités.

Exemple : la vérité, en politique :

a)     surgit de l’infondé

b)    son surgissement est dépossédé (vacuité)

c)     elle assume une variation infinie d’intensité (dans le passage de l’inexistence à l’existence)

On admettra avec Heidegger qu’il faut aujourd’hui un geste, éventuellement violent, de séparation de la vérité d’avec les savoirs ® nous devons réhabiliter le jeu de l’infondé (= l’illégitime), du vide, et demeurer en alerte des variations d’intensités maximales.

Pour Heidegger, vérité en son sens originaire est l’avènement d’un régime questionnant de la pensée, de ce qui vient ¾ régime qui induit l’attente. Pour moi, vérité est une procédure et donc, une discipline ; j’oppose à la question de l’ouvert, une discipline de l’ouvert.

Réserve quant à la position de Heidegger : son régime de la question est dans l’annonce du vrai. Mais pour moi, le vrai n’est pas annonçable, c’est peut-être ce qui m’oppose le plus à Nietzsche ¾ quand Zarathoustra annonce sa propre venue, il est son propre précurseur. Je pense qu’il y a des précurseurs des savoirs, mais pas qu’il y ait des précurseurs de la vérité. En matière de vérité, il n’y a pas de médiation ; l’essence propre d’une vérité, c’est que c’est arrivé. Je récuse absolument le messianisme sur la question de la vérité.

Il faut s’établir dans un régime de vérité non messianique ; la vérité a lieu ; quand on la rencontre, elle a déjà eu lieu ; on ne la rencontre que dans le régime de ses conséquences ; d’où l’importance du concept de fidélité pour moi.

 

Conclusion :

- il faut replacer la philosophie sous la juridiction ouverte de ses conditions

- il faut disjoindre vérité et savoirs contemporains

 

Réponse à 3) : qu’est-ce qui fait obstacle à ces opérations aujourd’hui ?

 

2ème K7 :

… qui est le nom de notre situation épocale, il l’appelle le gestell, que de nombreux interprètes ne traduisent pas, évidemment, car la sacralisation philosophique de la langue allemande fait que si on traduit, on trahit etc… En plus, évidemment Heidegger multiplie les jeux de mots à partir de cette racine, et ces jeux de mots sont eux-mêmes de plus en plus intraduisibles. Quand on traduit, on traduit ça par arraisonnement. La définition que Heidegger donne de cet arraisonnement, qui est vérité l’essence en pensée de la technique, qui est notre situation épocale en tant que situation où l’être advient comme  technique, où l’être lui-même se présente comme arraisonnement de lui-même, si je puis dire, Heidegger en donne la définition suivante : la mise à la disposition de la totalité de l'étant réduit  à être un fond disponible (définition qu’il propose dans le texte lui-même). La mise à la disposition de la totalité de l'étant réduit  à être un fond disponible, et on voit bien ce dont il s’agit : c’est le moment de l’histoire de l’être lui-même où il ne se présente plus que comme disponibilité pour un vouloir, ie l’être s’accomplit là comme exposition de soi dans une disponibilité ouverte, mais ouverte uniquement à l’emprise, à l’arraisonnement, par le vouloir  de domination, finalement, qui est aussi bien le vouloir technique. Or ça, c’est à la fois naturellement notre situation, et l’obstacle pour les opérations dont je parlais : tant que l’être se déploie, ou s’expose, comme une espèce de disponibilité générale pour un vouloir général qui l’arraisonne et le réduit, alors naturellement il n’est pas possible, ni de redisposer la pensée dans son envoi ou dans son éclaircie originelle – parce que cette éclaircie est raturé par la disponibilité technique - ni non plus d’instruire véritablement la question, la pensée comme question. La pensée est obnubilée comme vouloir, elle est elle-même arraisonnée et arraisonnante, elle est elle-même saisie dans ce rapport à l’être qui finalement en fait une pure et simple exposition pour sa soumission technique ou sa destruction volontaire. Il faut bien comprendre, naturellement, que ceci est un destin de l’être lui-même : c’est le moment où l’être lui-même s’accomplit comme étant en totalité la mise à disposition de lui-même comme fond disponible, et ceci est corrélatif d’une subjectivité singulière, qui est d’ailleurs la figure métaphysique du sujet qui est le sujet qui veut, le vouloir comme vouloir qui est en effet le vouloir de la puissance, vouloir de la puissance qui s’accomplit comme vouloir arraisonnant l’être lui-même dans son exposition.

Autre définition que Heidegger propose, corrélative de ce que je viens de dire : le gestell, c’est l’être lui-même mettant en péril la vérité de sa propre essence. C’est l’être lui-même qui s’expose absolument à ce péril de la vérité de sa propre essence, de n’être plus qu’une disponibilité pour un vouloir, un vouloir de puissance. C’est en ce sens qu’on peut caractériser notre époque comme nihiliste. Parce que l’être lui-même y met en péril la vérité de son essence. C’est un nihilisme au sens strict : c’est une figure où l’être s’expose à son anéantissement, où l’être se présente dans une disponibilité pour sa destruction, l’être advient comme exposition de soi et mise en péril de son essence, de sa vérité, comme exposition à son anéantissement. Notre époque, c’est ce moment de l’histoire de l’être où l’être s’expose comme disponible pour sa propre destruction. C’est en ce sens naturellement le nihilisme n’est pas du tout une idéologie, une vision du monde, un épisode extrinsèque ou une conviction, c’est une figure de l’histoire de l’être lui-même, ie le moment l’être ne peut plus se présenter que comme étant en totalité disponible pour un vouloir. Et dès lors il expose le péril de sa propre essence.

Comme toujours chez Heidegger, il faut ajouter que ce qu’il y a de plus périlleux dans ce péril est sa dissimulation, son caractère non entièrement visible. L’exposition de l’être comme disponibilité à son propre arraisonnement se présente masquée. Et elle se présente masquée en particulier de ce que la technique, qui est l’essence concrète de l’arraisonnement de l’être, est représentée comme moyen, comme un moyen. Autrement, dit la mise à disposition de l’étant en totalité se présente comme si elle était le moyen pour des fins qui seraient supérieures, ou bonnes. Or la technique n’est pas un moyen. La technique, dans la modalité de l’exposition de l’être à sa propre destruction, est la situation de l’être lui-même. L’homme lui-même, pour autant qu’il subsiste, n’a nullement à la technique le rapport possible de ce qu’elle soit un moyen. Autrement dit, la technique, c’est la situation de l’homme, et non pas son moyen. Et donc il n’y a pas de fin : c’est pour ça que nous sommes dans un nihilisme véritable, il n’y a pas d’autre fin que la destruction elle-même. Ça consonne avec des choses que nous disions tout à l’heure, mais abordées d’un tout autre angle. Heidegger écrira, par exemple, entre 1000 textes possibles, « l’homme est assigné à prêter la main à l’essence de la technique », la formule est claire : l’homme qui veut s’imaginer qu’il est ce à quoi la technique est rapportée en tant que moyen pour des fins d’émancipation, de domination, de maîtrise, il est en réalité assigné à l’essence même de la technique, ie assigné à l’essence de l’être comme exposition à l’arraisonnement, ie en définitive à la destruction.

Si on résume tout ça, on dira : au fond,

- le Gestell, c’est dans la figure d’un destin, un destin de l’être, le nihilisme est un destin de l’être

- et que l’être se destine à son arraisonnement, qu’il se destine à son exposition à la destruction

- et ce destin, l’homme lui coappartient. L’homme d’aujourd’hui, ie aux yeux de Heidegger l’homme de l’humanisme, l’homme en tant qu’il se croit justement le souverain de ça, l’homme qui se croit le maître de tout ça, l’homme est lui-même une coappartenance à ce destin de l’être qu’est la figure de l’exposition de l’étant à sa destruction.

Je vous lis un passage récapitulatif et tout à fait significatif, c’est dans la fin de la Philosophie et le Tournant. « Si l’être s’est destiné comme essence de la technique dans le Gestell, à l’essence de l’être néanmoins appartient l’essence de l’homme, dans la mesure où l’essence de l’être requiert l’homme en son essence pour demeurer prise en garde en tant qu’être selon sa propre essence au milieu de l’étant et pour déployer par là son essence en tant qu’être. Voilà pourquoi l’essence de la technique ne peut être conduite dans la métamorphose de son destin sans l’aide de l’essence de l’homme. Ainsi, la technique ne peut être en cela humainement surmontée ». La technique ne peut être humainement surmontée. Il n’y a pas de possibilité par exemple d’opposer un humanisme anti-technique à la technique. Ce serait aux yeux de Heidegger absolument fallacieux et creux : car l’humanité de l’humanisme est elle-même tenue, en réalité, dans le destin de la technique. La technique ne peut être humainement surmontée. En revanche, « L’essence de la technique peut être libérée dans sa vérité, encore en retrait ». La voie qui est ouverte, ce n’est pas du tout d’opposer à la technique l’humanité de l’homme, mais c’est que l’homme en tant que coappartenant au destin de la technique, prenne mesure de la technique elle-même. Prenne mesure de la technique elle-même, ie fasse advenir sa vérité, qui est encore illisible. Le plus périlleux dans le péril, c’est qu’il est masqué : il faut d’abord faire venir au jour l’essence de la technique pour que d’une certaine façon on puisse en être libéré. « cette liberté ressemble à celle d’un homme qui surmonte sa douleur au sens où, loin de s’en défaire et de l’oublier, il l’habite ». Retenons cela. La liberté conquise par le fait que l’homme fait venir au jour l’essence de la technique, détermine la technique dans son essence, donc détermine le nihilisme comme nihilisme, cette liberté ressemble à celle d’un homme qui surmonte sa douleur, au sens de loin de s’en défaire et de l’oublier, il l’habite. Nous pouvons donc dire que le propos de Heidegger relativement aux taches de l’époque, c’est : sommes-nous tout d’abord en état d’habiter le Gestell ? Non pas du tout de la surmonter au nom d’une figure abstraite de l’homme, qui s’imaginerait que la technique doit être un moyen etc… tout cela est absolument forclos. Non pas non plus de régresser en deçà de la technique, ce qui n’a aucun sens. Mais d’opérer le retournement par lequel la technique est pensée et éclairée comme destin de l’être : où elle est elle-même réaccordée à l’ouverture initiale, en ce sens qu’on y pense, on y voit, on y déchiffre un destin de l’être comme présentation de l’étant en totalité à son arraisonnement.

Vous voyez bien qu’on a là le noyau de ce que j’appellerai le messianisme heideggérien, dont la figure est la suivante : au fond, ce qui est destin, on ne s’en libère qu’en l’habitant, qu’en étant un habitant de ce destin. Qln qui non pas est le jouet de son destin, non pas non plus prétend s’excepter de son destin. Ni en être le jouet, ni s’en excepter, mais d’une certaine façon lui coappartenir en toute lucidité de pensée, lui coappartenir dans la force de la pensée. Habiter le destin comme destin, dans la lisibilité immanente de ce qu’il est un destin. Là, s’ouvre alors une autre possibilité. Cette possibilité, nous ne sommes pas à même de la remplir complètement, peut-être qu’il faut un Dieu. Mais nous sommes en état de l’ouvrir, en étant les habitants véritables de ce site ou de ce moment de l’être qu’est le Gestell lui-même. La maxime fondamentale est prélevée sur Hölderlin : là où croît le péril, croit aussi ce qui sauve. C’est ça que j’appelle le noyau absolu du messianisme heideggerien. Là où croit le péril, là où on est à l’extrême du péril, là où on rend précisément lisible le plus périlleux du péril (c’est rendre lisible le plus périlleux du péril que de montrer qu’il est masqué, donc le démasquer), s’ouvre la possibilité du salut. Non pas s’ouvre le salut lui-même, mais en tout cas s’ouvre ou se réouvre la possibilité du salut. Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve.

 

Que va-t-on dire de tout cela ? ça a une lisibilité assez grande, une force profonde, toujours un peu religieuse par en-dessous quand même, religieuse de tonalité (ce n’est pas des figures particulières) : précisément, toute cette économie est une économie du salut surhumain, du salut surhumain en tant que destin d’une nouvelle habitation du destin. Figure d’une nouvelle manière d’habiter le destin.

On lui accordera, je crois qu’il faut lui accorder, que la figure du contemporain est le nihilisme. Il est vrai que quelque chose dispose la mondanité du monde sous le procès de sa destruction. C’est ce qu’on disait tout à l’heure : il y a une lisibilité concrète liée de tout cela, qui est à mon sens liée aux figures contemporaines de la puissance. Les figures concrètes de la puissance, les figures contemporaines de la puissance, ne sont pas du tout des figures de l’ordre (les américains, qui n’ont que ça à la bouche, ne créeront pas un nouvel ordre mondial, ce n’est d’ailleurs à mon avis nullement leur souci), mais c’est une affirmation de la puissance qui d’une certaine façon est au contraire la création immanente et définitive du désordre. Du désordre, de la ruine, de la décomposition, de la plèbe informe, des inégalités abyssales, des morts en masse, indifférentes etc… Et d’une destruction aveugle (on ira jusque là) de la tradition, de la répétition. Ça a l’air réactionnaire ! Mais nous avons donné un concept de cela en cours de l’année. Nous avons dit : pour qu’il y ait un présent, il faut qu’il y ait la possibilité d’une incorporation du passé, d’une incorporation véritable du passé. En ce sens, le thème de la modernisation à tout crin, à tout prix, de l’archaïsme, de tout ce qui subsiste etc… c’est un thème dont j’insiste à dire qu’il est un thème qui consacre la destruction du présent. Sous l’apparence naturellement de se consacrer à l’éradication des archaïsmes du passé, il rend impossible l’habitation du présent.

Que la question soit d’habiter le présent, je le concède à Heidegger. Ou qu’on présent existe, ne fasse pas défaut, comme dit Mallarmé, qu’il y ait un présent, cela en effet n’est pas compatible avec un exercice de la puissance qui d’une certaine façon fait fi de ce qui existe, dans son héritage d’existence, de ce qui détruit les figures de consistance qui ne sont pas homogènes au marché, et à l’hégémonie financière et militaire. Je pense que ce que Heidegger appelle le retrait du sans retrait, ie finalement la disparition du vrai face à face de la pensée, la possibilité de la pensée de prendre le temps présent d’un face à face avec ce qu’elle pense, de se tenir réellement en face de ce qu’elle pense, la destruction de cela, sous des formes qui sont toujours des formes de passage et de répétition d’un objet à un autre objet, d’un produit à un autre produit, sous la maxime un produit chasse l’autre. C’est le grande affaire : en face de la plèbe inorganique vous avez les produits qui se chassent les uns les autres. Vous avez deux séries : une masse inorganisée réduite à la subjectivité de l’appréhension des produits, et puis le défilé des produits dans leur substituabilité ininterrompue. ça on peut dire que c’est le nihilisme, c’est une instance de la destruction, et quelque chose qui est inhabitable. Inhabitable, ie qui ne donne pas le temps d’être habitable, qui ne crée pas le lieu d’une habitation, au sens où habitation veut dire la possibilité de se tenir en face de qch. On peut, dans le jargon de Heidegger, dire : c’est vrai qu’il y a un retrait du sans retrait, une dissolution du présent, et cette dissolution, elle est aussi la destruction de l’incorporation du passé, pas de sa mémoire ou son histoire, mais de sa vitalité présente. La possibilité de faire présent de ce qu’il y a de précieux dans le passé. Vous savez à quel point c’est important en politique, par exemple. La destruction des références du passé a toujours été un affaiblissement considérable pour le présent actif de la politique, qui se nourrit absolument et s’est toujours nourri des figures du passé. Elle s’en nourrit mais pas arbitrairement : les intensités du passé sont ce qui vous permet de se tenir en face ou de construire l’intensité du présent.

Finalement, puisque c’est la formule de Heidegger, est-ce que l’on peut dire qu’il y a là qch, ce nihilisme, c’est quelque chose comme habiter une douleur ? C’est vrai, il y a une douleur de l’absence de présent. Même dans le mouvement actuel, il y a une douleur qui s’exprime, qui n’est pas une plainte ou une revendication. Je distinguerai douleur de plaine ou revendication. C’est la douleur de ceci que le présent est détruit. Le présent, vous voyez, dans son intensité, ie le présent véritable, c’est toujours l’interruption d’une répétition et la possibilité d’une projection. Ce présent, c’est un temps tout entier, et c’est ce temps tout entier qui est détruit. Il y a là quelque chose qui induit une douleur, et il faut distinguer la douleur de la plainte, de l’insatisfaction, ou de la revendication. C’est plus profond, c’est plus radical. A mon avis, il y a une métaphysique de ce qui se passe, et qui est aussi un affect de ce qui se passe.

 

Par contre, je n'accorderai pas que le centre absolu du problème soit la technique. Je ne le crois pas. Je ne crois pas que la question soit celle de la venue en disponibilité de l’être historial. Je crois que réellement le cœur du problème, c’est que toute singularité est sommée de comparaître devant la circulation des produits, devant le marché, ie devant quelque chose qui n’est pas réductible à la technique, qui est une figure absolument elle-même singulière. Rien dans la technique en tant que telle, et encore moins dans sa disponibilité scientifique sous-jacente, ne la condamne à s’organiser autour de la substituabilité infinie des produits. C’est une singularité sui generis, c’est la singularité du capitalisme. Donnons lui son vieux nom, après tout ! C’est quand même cette singularité là que Heidegger ne veut pas nommer vraiment. Il l’enveloppe dans quelque chose de plus vaste, de plus indifférencié, qui finalement renvoie au vieil antitechnicisme réactionnaire, quand même, à la vieille hostilité provinciale à l’industrie, qui est absolument présente chez Heidegger. Il a un côté : vive le paysan de la forêt noire, à bas la technique, l’industrie, l’arraisonnement, l’emprise de l’homme sur la nature etc… Mais ce n’est pas la question. Ça ne veut pas dire que l’emprise sur tout cela de la comparution généralisée devant l’abstraction marchande n’entraîne pas des aberrations productives, je ne dis pas le contraire, mais il ne faut pas renverser le rapport : c’est l’emprise sur la technique, et plus gravement sur la science elle-même, de cette comparution devant l’abstraction marchande qui organise le site nihiliste. On en a parlé longuement, je ne vais pas y revenir. C’est la création d’une subjectivité singulière, qui est au fond la thèse selon laquelle on n’a pas besoin de penser pour vivre, car le produit y pourvoit. Le produit y pourvoit. Je pense que c’est quand même le grand impératif contemporain. Je l’ai souvent dit : la grande idéalité rêvée par la contemporanéité marchande, c’est vraiment l’impératif vis sans idée, le commandement vis sans idée. Vous ne voyez bien que vous ne pouvez vivre sans idée que parce que le produit y pourvoit, si vous avez la chance d’y accéder. Si vous n’avez pas la chance d’y accéder, il faudra au moins avoir d’autres idées pour la survie, d’autres voyages, d’autres trajets. Le noyau de la chose, c’est l’impératif vis sans idée. C’est ça qui désingularise tout présent.

A mon sens, c’est ça la douleur. La douleur, à la fin des fins, il n’y a de douleur que là où il n’y a pas de pensée. Vous me direz : optimisme inébranlable ! Oui, mais absolument fondé. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de douleur. Mais en définitive, là où la pensée peut advenir, la douleur peut s’en aller. On le sait très bien. La pensée, dans sa définition complète. C’est pas l’idée que si vous réfléchissez un peu, ça ira mieux ! C’est plus compliqué. C’est aussi maxime : là où il y aura eu la douleur, la pensée peut venir. Inversement, je pense qu’on peut établir que toute douleur (je ne parle pas de la plainte ou du ressentiment), toute douleur est originée dans une séparation du corps d’avec la capacité à la pensée. C’est un corps privé de l’accès au pensable qui est un corps de douleur. Vous pouvez obtenir cette séparation par différents moyens. Vous pouvez l’obtenir par la torture. Mais à un niveau général, vous l’obtenez si vous arrivez à faire que le corps joue son destin sur les marchandises. C’est la façon la plus douce de séparer le corps de sa capacité. Mais si douce qu’elle soit, elle n’en est pas moins une douleur. Il faut donc dire que le consommateur souffre. C’est une thèse : le consommateur souffre, en tant que tel. ça ne veut pas dire qu’il n’a pas une jouissance du produit. Mais en tant que tel, ie en tant que réduit à cela, qui est sa comparution devant le système des produits comme substituables à toute pensée, il souffre. On sait très bien les formes que ça prend dans le monde contemporain, en particulier dans la souffrance des adolescents. Souffrance des adolescents, à laquelle le problème de l’école est loin d’être indifférent. Parce que la figure de l’enseignant aujourd’hui est celui qui à affaire à cette souffrance de façon massive. On dit qu’il a affaire à des violences. C’est de la souffrance et de l’angoisse qu’il faut parler d’abord, dont le reste n’est qu’une série de projections socialisées. Il a affaire à cette souffrance, qui est la souffrance de celui à qui est proposé de solder son être dans les produits. En vérité, il faut bien dire que le problème de l’école, problème extraordinairement complexe, mais entre autre chose, c’est le problème de cette douleur. On demande à l’école de faire avec ! C’est pas très facile. Parce que traiter cette douleur veut dire en effet faire venir la pensée là où elle doit venir, ie en fin de compte la créer comme possibilité des corps, accessibilité par les corps. Ce n’est pas facile, et en outre, c’est tout de même exorbitant de demander à l’école seule de faire cela. Ça aboutira nécessairement et à des destructions et à des protocoles disciplinaires absurdes. Je pense que là est la figure véritable du nihilisme contemporain. Et donc le point est de savoir quelles opérations peuvent créer là dedans un espacement. Ces opérations, c’est nécessairement des opérations par lesquelles les corps sont restitués à la pensée, ou en tout cas sont restitués à la capacité à la pensée. Ce qui ne veut pas dire qu’on les prive de produits. Ce n’est pas ça, mais ça veut dire qu’ils ne sont pas sommés de comparaître, en tant que tels, devant la figure générale de ce qui s’expose comme produits.

Pour cela, je crois, le chemin consiste à replacer la philosophie sous le système de ses conditions, bien sûr, mais je dirais qu’il s’agit d’aggraver les conditions de la pensée, de les alourdir, faire valoir leur exigence comme telle. Heidegger aussi dit quelque part, dans l’Introduction à la Métaphysique, que le propre de la philosophie c’est d’aggraver les questions. C’est de les aggraver plutôt que les résoudre. Moi j’aime bien quand même que quelques questions soient résolues de temps en temps ! Leur aggravation incessante, ou la promesse qu’elles soient de plus en plus graves, c’est pathétiquement sympathique. Mais en même temps, il y a quelque chose de vrai aussi dans cette idée de l’aggravation prise dans son étymologie : plus grave, plus lourd, dans une consistance plus solide. Cela tout simplement car on est face à la circulation, ou la communication (c’est la même chose). C’est vrai qu’il n’y a d’espoir que dans un alourdissement relatif des choses qui circulent, dans leur immobilisation au moins provisoire.

On peut donner quelques exemples. Nous avons dit qu’il y a quatre procédures : la démonstration, la contemplation, la rupture (la manifestation, l’action), et l’amour ou la passion. C’est là que se joue finalement ce dont nous sommes capables aujourd’hui. Je pense que une des tache de la philosophie, c’est de se rapporter à cela dans une dimension d’aggravation relative.

Par exemple, il est très important aujourd’hui de séparer ce qui relève de la démonstration de ce qui relève de la technique ou l’usage. Ça veut dire refaire valoir l’autonomie radicale de la science sur la technique. Le cœur de la question c’est les mathématiques, à mon avis, car c’est par les mathématiques que passe l’instruction de cette séparation. C’est contre l’utilité, contre le motif de l’utilité. Apprendre que dans son essence, la science est inutile, inutile au sens où l’inutilité est normée par le système général de la circulation des produits, au sens immédiat de l’utilité. Vous savez que dans la presse, il est absolument impossible de trouver un compte rendu d’une invention scientifique sans trouver dès la 2ème ligne à quoi ça va servir et quand ça va être commercialisé. Quand il n’y a pas ça le journaliste est déconcerté, il ne plus trop quoi dire ! il est tellement pris dans la comparution qu’il ne sait pas comment il va faire comparaître son lecteur devant quelque chose dont il faudrait avouer que c’est inutile. Il s’en sort en disant : c’est de la recherche fondamentale, mais ça servira un jour ! On a vu bcp de choses bizarres servir un siècle après ! C’est un argument bizarre, il ferait mieux de défendre l’inutilité. C’est un point d’aggravation dans lequel la philosophie a un rôle propre. Quand Heidegger dit, dans son langage toujours un peu pompeux, que la technique a besoin de l’homme pour tenir en garde son destin d’être, c’est vrai que les sciences ont besoin de la philosophie pour tenir en garde leur destin de pensée, contre leur asservissement de tous ordres, de tous bords. Je crois que quelque chose de la philosophie tient en garde, si elle le peut, la science elle-même, non pas dans son devenir et ses procédures réelles, mais quant à sa vertu propre d’être précisément séparée ou séparable de l’utilité.

De même, il faudra tenir en garde le propos affirmatif de l’art. L’art, c’est quoi ? L’art, c’est un instrument de combat contre l’impératif vis sans idée. Parce que l’art, pour autant qu’il existe, au fond c’est toujours la mise en fiction de ce que c’est qu’une vie sous l’idée. Je ne peux pas le démontrer. Tout art, toute proposition artistique fait fiction de l’hypothèse qu’on peut vivre sous l’idée. Tout art, toute fiction artistique montre que la vie peut s’exposer à l’idée. L’art montre en fiction ce qu’est la vie sans idée, aussi. C’est la fonction critique, mais il le fait sur l’horizon de la possibilité de la vie sous l’idée. Par csqt, l’art, c’est un opérateur fictif d’un monde qui traite de la question d’un monde sans douleur. Même si l’art traite de la douleur, il est inducteur de douleur, la douleur est un de ses matériaux. Mais même quand l’art traite de la question de la douleur du monde, dans son éclairage interne, c’est toujours la virtualité ou la possibilité d’une vie qui serait sous l’idée, ie sous la pensée, et par csqt serait une vie sans douleur. L’art, c’est toujours, à la fin des fins, une fiction de béatitude, même s’il est absolument pessimiste. Sa lumière artistique, proprement dite, ce qui le relève de l’intérieur, c’est une proposition concernant la fiction de la vie sous l’idée. Il n’y a d’art que de la joie. C’est pour ça que tout le monde aime l’art. Quand on lit une histoire absolument sinistre qui fait pleurer etc… qu’est-ce qui est l’art là dedans ? c’est pas le réalisme ou la transposition de la douleur, c’est que la douleur elle-même est éclairée ou relevée de l’intérieur, dans la figure de la possibilité de la joie. L’art, c’est la lumière de la joie, vraiment, en tant que tel, et quel que soit le propos narratif qui est le sien. Il faut garder cette vocation de l’art contre ce qui serait une vision exagérément critique de l’art, selon laquelle l’art serait le démontage critique de l’univers contemporain. Aujourd’hui, nous n’avons pas besoin de critique. Tout le monde est capable de le critiquer, sauf les propagandistes chargés d’en faire l’éloge. N’importe qui dans la rue sait que aujourd’hui est abominable, il peut même vous dire pourquoi. Il faudrait écrire une critique de la critique. La critique d’une certaine façon ne fait que prendre le pli de la dissolution d’une autre manière. Ce n’est pas de critique que nous avons besoin, c’est d’affirmation. C’est de ce que nous sommes capables d’affirmer qu’il est question. La critique est commencée de puis longtemps, elle est usée, elle n’a plus de pouvoir elle est faite depuis le siècle dernier. La critique de l’économie politique est faite depuis le siècle dernier, la critique du contemporain aussi. J’en fais moi-même constamment, je me démens moi-même ici. Vous voyez ce que je veux dire. La question que Heidegger appellerait la question du retournement n’est pas la question de la critique ou de la négativité. C’est : y a-t-il une affirmation hétérogène, y a-t-il encore une capacité affirmative hétérogène. Je reviens sur 95 : même cet énoncé minimal, qui était ensemble, n’était pas de la critique. C’était : on peut au moins dire ça, quand on est ensemble. On peut dire ensemble. C’est déjà qch, qui auto-affirme la multiplicité. C’est ça qui est la question originaire. Et dans l’art c’est très important. Il y a une lutte interne pour savoir si le propos ou le destin contemporain de l’art c’est la critique, la déconstruction de la représentation, ou finalement le noyau d’une capacité affirmatrice hétérogène dans la fiction de l’idée.

Sur la politique c’est la question de la rupture avec les schèmes établis, les schèmes imposés, probablement là aussi la rupture avec la vision représentative de la politique, ou sa vision expressive. L’idée que la liberté c’est quand tout le monde peut s’affirmer. La question politique aujourd’hui, c’est : quelle est la discipline affirmative autre que l’expression, au-delà de l’expression ?

Dans la question de la passion ou de l’amour, je crois que là, c’est aggraver la question de qu’est-ce que c’est que la pensée du deux ? Qu’est-ce qu’une pensée qui n’est pas pensée de l’1, mais du 2, de l’écart ? Il faut s’alimenter pour cela des différentes formes de la dissidence amoureuse. La dissidence amoureuse, c’est pas créer de l’1 à part, c’est affirmer le 2, c’est affirmer le jeu de l’écart, et la capacité créatrice et novatrice de l’écart.

Dans cet espace là, on a évidemment toute une série de facteurs d’aggravation des thématiques procédurières, qui sont en exception de la marchandise.

 

Ça ouvre à partir de là à : quelles sont les taches de la pensée ? Là, je vais être court, ça va nous servir de point de départ l’année prochaine. Au fond, pour Heidegger, je dirais volontiers que la tache de la pensée, il voit très bien que la tache de la pensée, c’est une tache qui concerne le présent. Il est très intense là-dessus, bien que ce présent soit travaillé du dedans par une figure à mon sens messianique (là où croit le péril croit aussi ce qui sauve), il voit bien que ça ne peut pas être un calcul ou une promesse. Il voit bien que calculer l’avenir, annoncer que tout va aller bien, que tout va aller mieux, ça c’est entièrement la dissolution du présent, la dissolution actuelle du présent. On va s’en sortir, la croissance… Sa question est bien celle du présent, il faut partager ça avec lui, et sa métaphore…[chgt K7] dès lors qu’on réopère le geste de disjonction de la vérité comme fondation ou création de ce qui importe, de ce qui vaut vraiment, de ce qui fait que la vie est autre chose qu’une animalité continuée ou haineuse. Vérité c’est ça, la vérité c’est la venue de ce qui importe. Si on le prend comme ça, la question de savoir si ça s’annonce ou si ça ne s’annonce pas, si c’est pris dans une figure angélique ou non, s’il y en a une prophétie, s’il y en a une disposition, est une question importante. Je pense que une des ruptures nécessaires avec au fond le marxisme traditionnel, le marxiste historiciste, le marxisme qui annonçait la révolution, qui en annonçait le caractère inévitable - elle allait venir – une des ruptures est en réalité une rupture avec ce que cela comportait encore de messianisme. Messianisme laïcisé, historicisé certes, scientifique mais néanmoins messianique. Cette rupture avec le messianisme est à mes yeux une rupture capitale, fondamentale : il faut absolument s’établir dans un régime de vérité non messianique. Il faut accepter que ça se rencontre dans une expérience à chaque fois singulière, et quand c’est rencontré, eh bien, ce n’est qu’après coup qu’on sait que ça été rencontré. On est dans les csq, déjà. C’est pour ça que chez moi, le concept majeur est celui de fidélité. ça désigne le fait que vous n’avez pas d’autre rapport à une vérité que d’être dans le système des csq de sa rencontre. J’ai toujours considéré que de ce point de vue là le paradigme de l’amour est un des plus éclairants : ce paradoxe, chacun fait l’expérience qu’il y a une rencontre, et puis quand vous savez que c’est l’amour, c’est qu’il est déjà là, naturellement. Vous pouvez toujours vous dire un jour mon prince viendra, il n’y a que dans les contes qu’il arrive à ce régime là. C’est pas parce que vous dites que qln viendra qu’il vient, bien entendu. Il est venu, on le sait bien. C’est une matrice générale, une matrice de toute figure de vérité. Il n’y a pas d’ange pour dire : l’âme sœur arrive demain, sois là, ne rate pas le rendez-vous. Ça ne se passe pas comme ça. Rien ne se passe comme ça, la manière dont on est capté ou instruit ou pris dans une vérité politique, la manière dont on rencontre une contemplation artistique décisive etc…

Je suis d’accord absolument avec Heidegger sur le fait que vérité doit être disjoint de savoir, sur le fait qu’il y a une capture ou un recouvrement de vérité par les savoirs (la question de savoir si la responsabilité principale est philosophique, c’est une autre question), je suis d’accord sur le fait de réinstituer ce partage, je suis même d’accord pour dire que en un certain sens, on peut dire que les attributs fondamentaux de la vérité ont à voir avec l’ouvert, dans la dimension que j’ai dite, mais par contre je ne peux pas m’établir dans tout ça dans l’élément de messianisme à l’égard de tout ça, fût-il extrêmement sophistiqué (ce n’est pas un messianisme brutalement religieux, mais c’est un messianisme). Il faut accepter que vérité, on est toujours dans l’élément de la procédure des csq. Pour autant qu’on se construit comme sujet d’une vérité, c’est dans l’élément de l’ordonnancement des csq. Je ne suis pas d’accord sur le fait que la tâche de la pensée soit d’en venir à déterminer l’affaire propre de la pensée. Quand on dit que l’affaire propre de la pensée est d’en venir à déterminer son affaire propre, on s’installe dans une procédure où on finit par dire qu’on n’y arrivera jamais. Ce que Heidegger dit dans d’innombrables textes, et les heideggériens encore plus : pas encore, c’est bcp trop compliqué, on n’est pas encore à la hauteur de la tache, pour penser ça il faut encore attendre…. Tous ces des protocoles rhétoriques : la pensée est la détermination de sa propre essence à venir, et finalement si un dieu ne nous donne pas un coup de main, on n’y arrivera pas. Il y a un discord sur vérité, sur : est-ce que la vérité est susceptible d’annonce ? Je tiens de manière radicale qu’elle ne l’est pas. C’est la raison pour laquelle, pour en revenir à notre question ici-même, qui est la question comment la philosophie peut-elle contribuer à la construction du présent ?, il n’y a pas de régime d’annonce de ce point. Vous devez indiquer à quoi des fidélités constitutives peuvent servir, du point de la philosophie, pour constituer le présent. Donc vous devez donner les symptômes du présent lui-même, et du système de csq que ça entraîne. Vous ne pouvez pas dire : je peux annoncer que ça va être comme ça, et que ça ira mieux demain etc... Les voies du présent sont déjà signifiées dans ce que moi je considère, après coup, comme en constituant la possibilité, ie constituant une constellation de vérité. Vous êtes comptable d’une constellation immanente, qui sont les … de la vérité dans le ciel du présent mais vous n’êtes pas dans une figure de l’annonce.

C’était sur le 2ème point.

 

Je ne fait que annoncer le 3ème.

1er point : la philosophie et ses conditions, accord et désaccord

2ème point : la catégorie de vérité, et sa disjonction avec les savoirs, accords et désaccords

3° détermination des opérations fondamentales, qui sont les csq de tout cela

s’il est vrai que la philosophie a des conditions, y compris des conditions présentes,

s’il est vrai que la catégorie de vérité doit être reconstituée, reformulée,

alors on voit bien que les tâches de la pensée sont de deux ordres :

- premièrement, il faut replacer la philosophie sous la juridiction ouverte de sa ou ses conditions 

- deuxièmement, il faut formuler une doctrine de la vérité, une pensée de la vérité, soustraite à l’emprise des savoirs contemporains (donc refaire la disjonction).

En gros ce programme, même s’il n’est pas formulé dans ce langage, peut être dit aussi celui de Heidegger :

- replacer la philosophie sous la juridiction ouverte de sa condition. Ie en langage heideggérien reconquérir le site de la clairière de l’ouvert. Moi je dirais : replacer la philosophie au carrefour complexe de ses conditions contemporaines.

- et puis penser la vérité hors de son recouvrement par les savoirs contemporains.

Ces deux opérations, Heidegger leur donne un nom :

- replacer la philosophie sous la juridiction ouverte de sa condition, il appelle ça un tournant. Il faut un tournant, au sens quasiment de un tour, un tour qui nous ramène, ou nous restitue, dans l’originaire de l’ouvert. Il faut que la philosophie, qui a été destinée par l’ouvert mais qui a clos cette destination, qu’on opère le tournant fondamental (non-philosophique, ou post-philosophique) de manière à se replacer sous la garde de l’ouvert. Moi je dirais : replacer la philosophie sous le système complexe de ses conditions.

- et la 2ème opération, reformuler la doctrine de la vérité, il appellera ça une question. Rétablir la dimension questionnante de la pensée.

Tournant et question.

Moi, je dirais plutôt placement, là où il dit tournant (comme pour moi ce n’est pas originaire, il s’agit simplement de disposer la philosophie dans le système de ses conditions). C’est une opération déjà assez compliquée : je suis frappé de voir comment bcp d’orientations philosophiques contemporaines me paraissent déplacées, ie ne me paraissent pas dans le feu de leurs conditions naturelles, elles me paraissent abritées. Je suis frappé de voir à quel point la philosophie contemporaine est abritée de la mathématique contemporaine, bcp plus qu’elle ne s’ouvre à elle. Au fond, des secteurs entiers de la philosophie contemporaine sont aussi profondément à l’abri de l’intensité de l’art contemporain. Et la plupart sont barricadés par rapport à la politique contemporaine. Le placement, c’est une opération déjà assez dense, car en vérité, en règle générale, bcp d’orientations philosophiques construisent au contraire de sérieuses barrières par rapport aux conditions naturelles.

Et pour reformuler la doctrine vérité, je dirais création, au sens deleuzien, de création de concept : il faut créer un nouveau concept de vérité, adéquat à sa disjonction avec les savoirs. Tournant, question, placement, création. Les mots indiquent certainement des différences qui vont s’éclairer par la suite.

Le point est de savoir quel est l’obstacle : à quoi a-t-on affaire dans ces opérations ? Qu’est-ce qui rend le placement ou le tournant difficile et la création rare ? Qu'est-ce qui rend le tournant ou la création rares ? Quels sont les obstacles à ces deux opérations constitutives, replacer la philosophie dans l’espace de ses conditions, et reformuler la doctrine des vérités ? Qu’est-ce qui rend difficile le placement et la création, ou le tournant et la question ? C’est le 3ème point. C’est le point de qu’est-ce qui fait obstacle dans le présent à ces opérations nécessaires pour que la philosophie soit à la hauteur des taches de l’époque ? On reprendra là la prochaine fois.

4 juin 2003

Intervention d’une enseignante, fidèle du séminaire, proposant un rendez-vous militant dans le cadre des mouvements en cours contre la réforme des retraites.

 

Je voudrais conclure aujourd’hui, mais il y a un point que je voudrais dire, un point d’ensemble. Je le dis parce que nous avons parlé ici de la guerre en Irak par deux fois. Donc il est légitime de poser la question suivante : est-ce que tout ça est sans rapport ? est-ce qu’il y a eu une mobilisation contre la guerre en Irak ?... grevée, il faut le dire, d’une faiblesse politique indéniable, puisqu’on peut dire que cette mobilisation contre la guerre en Irak n’a, si je puis dire, pas supporté la guerre ; elle a été un déploiement de l’avant-guerre mais la guerre elle-même fut une issue qui fit s’évanouir la force interne de cette mobilisation. Il y a eu ça. Maintenant il y a d’importants et très déterminés mouvements polycentriques, si j’ose dire, ce qui, en un certain sens, augmente leurs forces. Lorsque des noyaux déterminés s’essaiment, se contactent... on sent bien que la figure du mouvement est plus intense, plus significative. Et la thématique interne, c’est-à-dire le destin de l’école, car c’est vraiment du destin de l’école qu’il s’agit, pas seulement de ceci ou de cela, ou de la forme générale étatique de son organisation. Et puis il s’agit d’une question, qui se présente comme une question socialement technique relative aux retraites mais qui, à mon sens, porte en réalité sur une question très importante dans la société actuelle, qui est de savoir dans quelle considération est tenu le travail.

Bien qu’en apparence cette question de la retraite porte sur l’après travail, en réalité le noyau de la question, et le noyau de l’indignation populaire sur ce qui est envisagé ne traite pas fondamentalement des techniques de la retraites, bien que ce soit un aspect significatif mais traite essentiellement (qui s’était déjà sous d’autres formes exprimé en 1995, et en ce sens il y a une certaine continuité) de ce souci qui est que, de plus en plus, au fond, le travail ne compte pas, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de prise en compte par les politiques successives de ce que le fait d’avoir une vie de travail est un élément constitutif de la considération dans laquelle on doit tenir ceux qui composent un pays. Et évidemment, plus ce travail est en réalité dur, pénible, plus en vérité il est tenu pour rien. Ça c’est absolument clair.

Est-ce que tout ça forme un ensemble ?... avec la conjoncture des élections présidentielles d’avril mai de l’année dernière. Et puis au-delà, je viens de le mentionner moi-même, avec le mouvement de 1995, puis le gouvernement Jospin, enfin toute une arche temporelle... Je ne vais pas naturellement entrer dans le détail de cette analyse mais il y a un point que je voudrais proposer, dire, c’est que, au fond, au niveau international, sous l’hégémonie des Etats-Unis, ou au niveau interne, sous la direction des gouvernements successifs, dans des variantes et avec des points d’applications divers, la politique qui se déploie me paraît avoir une caractéristique immanente qui est une caractéristique de destruction. C’est une politique dont un élément constitutif, un élément d’identité, est sa caractérisation négative ; c’est-à-dire qu’il s’agit, pour elle, de détruire toute une série de choses. Au niveau international, en réalité, détruire toute une série de figures de consistance étatique populaire, de figures du droit international, etc., etc. Et au niveau interne, tout le monde le sait, naturellement, détruire toute une série de figures du service public, naturellement l’école dans ses fonctions de transmission du savoir, de relève des générations.

La destruction est un élément négatif et unificateur de la conjoncture ; elle se déploie sous le nom de “libéralisme”, ou sous le nom de “modernité”, ou sous le nom de “réforme”... Il est vrai que maintenant, quand les gouvernements commencent à parler de réformes, il faut être immédiatement extrêmement préoccupé. Si l’idée de réforme sort intacte de ce charivari, elle aura de la veine ! La réforme, ça veut essentiellement dire : les maigres choses dont vous disposez sous le signe d’un bien public quelconque sont archaïques et on va les détruire.

Cette question n’est pas indépendante de ce dont on parlait. Parce que c’est bien la question d’une des figures, en politique, du nihilisme contemporain à la fin des fins. Et nihilisme veut dire quoi finalement ? Nihilisme veut dire : traiter les situations de telle sorte que n’y subsiste qu’une plèbe inorganisée. C’est ça la visée générale. Ce qu’il s’agit d’avoir en face de soi c’est une plèbe inorganisée dont les figures de solidarité, d’organisations internes, de considération des figures de type travail, les projets politiques etc. seraient entièrement démantelés, balayés, désorganisés, disséminés, de façon à en venir à ce que j’ai soutenu ici être la subjectivité contemporaine fondamentale, à savoir : un individu atomisé face au marché.

C’est pour ça que des questions aussi techniques que retraites par répartition ou retraite par capitalisation sont significatives, même si elles sont techniques. Parce qu’on voit très bien que, en réalité, dans l’idée générale de la retraite par capitalisation, il y a l’idée que même lorsqu’il s’agit du travail, c’est en réalité d’un consommateur épargnant qu’il s’agit, c’est-à-dire de quelqu’un qui est identifiable par ses dispositions financières, par ce qu’il est prêt à donner. Donc finalement, vous voyez, c’est que finalement, la retraite, il faut l’acheter, comme tout le reste. Que ça doit être un produit. Et c’est ça qui est posé : il n’y a d’un côté que des produits et de l’autre que des plèbes inorganisées, et puis quelques forces coercitives disponibles qui, elles, conservent leur principe d’organisation et de coexistence [sourires], au sommet desquelles se trouve l’armée américaine. L’armée américaine finalement coiffe tout ça. C’est quand même bien comme ça que ça se passe dans le monde d’aujourd’hui.

Je crois que dans ce qui se passe, et je ne suis pas sûr que “mouvement” soit le bon mot... Il faut réfléchir sur les noms : est-ce que “mouvement” est le meilleur nom ? C’est un nom qui a été longuement décevant. “Mouvement”, “lutte”... le lexique est en question dans l’espace général de la politique. Je crois que ce qui est en question dans cette levée polycentrique, c’est en réalité l’énoncé qui n’est pas énoncé mais qui est : sur quelles bases, peut-on arrêter la destruction ? Peut-on l’immobiliser ? Peut-on renverser le protocole destructif au profit d’une affirmation de figures  ou de consistances qui soient défendables et qui soient en même temps nouvelles. Parce que ça c’est ma conviction, c’est qu’on ne peut arrêter une destruction qu’avec des affirmations novatrices. On ne peut arrêter la destruction simplement avec une défensive, ou une restauratrice de quelque chose qui, de toute évidence, est déjà largement détruit.

 

C’était simplement cela que je voulais vous proposer. Et si on le transforme philosophiquement, si on le projette philosophiquement, on dira que c’est bien d’une levée anti-nihiliste qu’il s’agit, sur le fond des choses. Cela je crois, je sens cela ; je sens que c’est de cela qu’il s’agit, consciemment ou pas, mais peu importe en vérité ; c’est cela qui crée, au-delà des très légitimes soucis sur l’avenir, la vie matérielle, les retraites, est-ce que je toucherai trois sous, est-ce que je serai pauvre comme Job dans vingt ans, etc., soucis très légitimes... au-delà de tout ça, et dans cela même, il y a la conviction que on ne consent pas vraiment à devenir homogènes au nihilisme contemporain, c’est-à-dire à se sacrifier soi-même sur cet autel-là, à consentir en effet à devenir cet individu atomisé qui est convoqué subjectivement devant un univers composé de produits.

Il y a une corrélation marxiste essentielle de tout cela, parce que, après tout rappelons des données tout à fait positives : la critique marxiste de l’économie politique est une critique qui énonce que la force de travail elle-même est une marchandise, devient, dans le capital, une marchandise. Et je dirais que le stade achevé de ce développement c’est quand, par toute une série de mesures, on laisse entendre que, en effet, il n’y a que des marchandises, et que au-delà même de la force de travail, la vie elle-même est une marchandise, l’existence est une marchandise, et les institutions sont des marchandises, les institutions sont des prestataires de produits, l’éducation est un produit. C’est cette vision des choses qui est inquiétante. Et donc, c’est une question d’une amplitude considérable, dont il faut dire qu’au stade actuel des choses, au fond, la métaphysique est plus forte que la politique. C’est peut-être le problème, le problème en cours... Les catégories politiques ne sont probablement pas complètement à la hauteur de ce que j’appelle la profondeur métaphysique de ce mouvement, sa profondeur subjective immédiate. Et çà c’est quelque chose qui chemine... depuis 1995.

J’avais été très frappé, lors du mouvement de décembre 1995, que le seul et unique mot d’ordre était : « ensemble ». Or, « ensemble, cela veut dire quoi ? On peut en donner une signification courte : ensemble dans le mouvement, tous ensembles gagnons, etc. Mais on peut en donner une signification beaucoup plus forte qui, je crois était présente, qui est que la capacité d’être ensemble, c’est précisément la capacité de ne pas être cette plèbe inorganique convoquée au marché. Quel que soit cet ensemble, c’est une multiplicité qui s’affirme comme telle dirait Deleuze. L’auto affirmation des multiplicités se disait : « ensemble ». Le système des revendications catégorielles était surplombé, enveloppé par tout cela. C’est ce que j’appellerais la métaphysique du mouvement si vous voulez... c’est pas exactement sa politique, parce que sa politique c’est des questions beaucoup plus circonstancielles, ajustées, le gouvernement, les partis, les échéances, etc. Mais il y a aussi une métaphysique historique du mouvement qui se donnait dans « ensemble » et qui aujourd’hui se donne dans l’organisation de solidarités polymorphes, comme ça, dans la conviction que quelque chose est en jeu qui dépasse les catégories singulières justement, qui fait lien, transversalement aux catégories singulières, avec en plus cette donnée empirique et assez frappante que, au fond, un rôle axial est tenu par les noyaux actifs d’enseignants. Cela est un fait dans la situation. En un certain sens, les enseignants sont à ce qui se passe en cette année 2003 ce que les cheminots étaient dans ce qui s’est passé en 95. C’est d’ailleurs frappant, il faut toujours une espèce de force vectrice, comme ça, autour de laquelle, ou à propos de laquelle s’articule l’ensemble de la protestation, comme si, justement, la protestation ou la levée contre le nihilisme devait toujours avoir une vertébration ; après tout c’est normal, si elle n’en avait pas elle serait elle-même disséminée.

Voilà les deux points sur lesquels je voulais intervenir parce qu’ils sont directement connectés à notre souci qui est de savoir de quoi on est capables contre le nihilisme contemporain, et le caractère essentiellement destructeur de la politique menée qui a pour nom libéralisme. Cela se montre de plus en plus ainsi : le libéralisme c’est la destruction, et donc c’est l’opérateur socio-politique du nihilisme contemporain. Et évidemment, contre cela, les figures de la cohésion collective, de l’affirmation de la multiplicité comme telle, les figures de la volonté que le travail soit pris en compte comme tel, et le fait de ne pas vouloir être dissout dans la plèbe informelle si je puis dire, eh bien c’est ce qui se donne avec toute une série de questions politiques qui vont traverser tout ça et qui sont notre héritage.

Par conséquent, comme on disait autrefois, la situation est excellente, n’est-ce pas [sourires]. La situation est excellente ! ¾ ce qui veut simplement dire que l’on voit clairement en quel sens elle est mauvaise. C’est ça une situation excellente, c’est une situation telle que la levée contre son caractère détestable fait qu’il y a un œil qui la regarde, il y a un œil véritable, un œil lavé qui la regarde et agit en elle, qui la change, qui la transforme. Une situation excellente est une situation dans laquelle il y a quelque chose comme un combat, quelque chose comme une figure de levée, c’est-à-dire une originalité ou une singularité nouvelle. On pourrait résumer tout cela en disant : est-ce que là pointe le devenir d’une singularité ? Eh bien, nous l’espérons.

[…]

 

Je rappelle que la question qui était la nôtre la dernière fois, sur laquelle nous avons commencé et sur laquelle nous allons clore aujourd’hui, c’était la question : de quoi la philosophie est-elle capable ? Ou plus précisément : la philosophie peut-elle être considérée comme capable d’être à la hauteur de ce que notre époque exige ? c’est-à-dire la philosophie peut-elle instruire une réponse aux questions épocales telles que elles la sollicitent ou la conditionnent dans sa propre immanence ?

Alors nous avions dit, en un certain sens, cela veut dire : y a-t-il une capacité de notre propre temps aux vérités ? Y a-t-il une capacité à ce que des procédures de vérité novatrices surgissent dans notre temps ? et on allait utiliser la confrontation avec la thèse heideggérienne sur ce point. La thèse heideggérienne consiste à dire que la philosophie en tant que métaphysique, la philosophie identifiée comme métaphysique, n’est pas réellement à la hauteur des défis de pensée que l’époque impose. Donc d’après Heidegger, si on identifie la philosophie comme époque de la métaphysique, et on ne peut faire d’après lui que cela, la philosophie est saturée. Donc ce n’est pas de l’intérieur de la philosophie, comme forme de la pensée, que l’on peut espérer répondre ou même poser les questions de l’époque. Comme quoi Heidegger est installé dans la venue d’un au-delà de la philosophie, la venue d’une « pensée pensante » comme il dira, qui transcende la disposition philosophique, c’est-à-dire la disposition métaphysique. Donc dans la construction heideggérienne, il y a :

- premièrement, une identification de la philosophie comme métaphysique et

- deuxièmement, une instruction de la réponse, à savoir, sous cette forme en tout cas, la philosophie n’est pas en état de relever les défis de l’époque.

 

Nous avions ensuite procédé en plusieurs temps en marquant à chaque fois la zone d’accord avec le diagnostic heideggérien et le protocole d’écart. Je rappelle très brièvement.

 

Sur le 1er point : Heidegger, c’est très important, montre que la philosophie est en quelque sorte sous une détermination plus essentielle qu’elle-même, c’est-à-dire que originairement la philosophie est destinée ou envoyée par une disposition de pensée, qui est aussi une disposition de l’être, plus originaire et plus essentielle qu’elle-même, qui est l’éclaircie de l’être ou l’éclaircie de l’ouvert et que, de ce point de vue-là, le destin de la philosophie ou la capacité de la philosophie doit toujours être mesuré à cet envoi originaire, c’est-à-dire à cette condition qui est plus profonde et plus décisive qu’elle ne peut l’être elle-même. Je ne reprends pas ce point-là dans son détail mais je marquais que à mon sens :

- on acceptera de dire que en effet la philosophie est sous condition ; donc on reprendra du motif heideggérien la conviction que la philosophie ne peut pas être intelligible uniquement à partir d’elle-même ; donc que la philosophie est en effet sous des systèmes complexes de conditions épocales, de conditions qui signent son inscription dans un temps ; effectivement on rejettera le thème de la pure auto fondation de la philosophie, on acceptera que son intelligibilité intégrale renvoie à du non-philosophique, mais par contre

- on ne dira pas que cette condition, ou pré-condition, est destinale, originaire ; on ne la lira pas comme un envoi primordial tel que il commanderait une historialité du destin de la philosophie ; donc on dira : ce sont des conditions multiformes en un certain sens, elles-mêmes composant la signification d’une époque. Mais ça n’est pas une espèce d’historialité générale qui ferait qu’il y aurait une identité univoque de la philosophie, comme métaphysique par exemple.

Donc on dira : l’aptitude de la philosophie est sous condition, c’est vrai, mais cette condition est elle-même à considérer comme constituant le temps philosophique et non pas simplement son histoire ou son historialité. Ça c’était le premier point.

 

Deuxième point : Heidegger, au fond, nous dit qu’il faut un nouveau geste ; c’est-à-dire que si la philosophie est impuissante ou saturée c’est qu’on a besoin, que notre époque exige un nouveau geste et que on peut décrire ce nouveau geste ¾  c’est ce que j’avais proposé de dire ¾ comme un nouveau geste de séparation des savoirs et des vérités, c’est-à-dire instruire une nouvelle démarcation entre la figure des savoirs, leurs dispersions, leurs constitutions, leurs divisions aussi, d’un côté, et de l’autre la question du statut de la vérité. Parce que pour Heidegger, la vérité est obnubilée par la figure du savoir ¾ c’est-à-dire un trait d’époque est que l’éclaircie fondamentale qu’est la vérité est obturée ou illisible dans son enfouissement dans la figure des savoirs. Par conséquent, pour autant qu’on veuille renouer avec le fil de la vérité, ou des vérités, c’est-à-dire pour autant qu’on veut se remettre dans l’éclaircie de l’être, ou se reconfier à l’éclaircie de l’être, alors il faut trouver un nouveau mode de séparation entre la vérité et les savoirs, il faut faire passer la pensée entre (si je puis dire) vérité et savoirs, et non pas accepter cette espèce de zone de recouvrement et d’indifférenciation, ou d’indiscrimination entre vérité et savoirs. Alors on accordera cela, on accordera que l’époque exige une nouvelle figure de séparation entre vérité et savoirs, ou entre vérité et connaissance, et donc [il faut] un nouveau concept de la vérité qui tracera une ligne de partage avec la donation pure et simple des savoirs, et en particulier des savoirs technico-scientifiques. Donc il faut un nouveau concept de la vérité, on accordera à Heidegger que l’époque prescrit une nouvelle doctrine de la vérité, enjoint une nouvelle figure de séparation entre les savoirs et la vérité.

- mais on n’accordera pas que ceci soit le protocole d’une question, comme dirait Heidegger ; c’est-à-dire que ceci se concentre dans la redécouverte de la vocation questionnante de la pensée ; c’est-à-dire que finalement la question de la vérité soit le protocole d’une question qui retourne vers l’origine, qui se retourne vers l’origine obnubilée ou raturée. On dira plutôt que le problème, c’est le problème d’une nouvelle discipline des conséquences. Ce serait les deux formules : protocole d’une question, instruction d’une nouvelle question d’un côté, et de l’autre invention d’une nouvelle discipline des conséquences, d’une nouvelle discipline de la pensée. Vous savez que c’est un thème que je crois essentiel ; je crois que, non seulement, directement pour la philosophie, mais aussi pour la politique et pour toutes les procédures de vérité, nous sommes à une époque où la grande question qui est ouverte, c’est la question de savoir quels sont les nouveaux modules de discipline, je veux dire quelles sont les nouvelles figures de la discipline : en politique on sait que ce n’est plus la discipline de parti, mais alors c’est quelle discipline ? on sait très bien que basculer simplement d’une figure particulière de la discipline à l’idée qu’il n’y a pas de question de discipline, c’est ne pas bouger.

Et alors de manière plus générale, en ce qui concerne la philosophie, je crois que cette question de la discipline de la pensée, c’est-à-dire de ce qu’on a longtemps appelé la raison ou la rationalité ¾ parce que raison ou rationalité c’était ça, c’était le nom classique, le nom métaphysique de la discipline de la pensée : la pensée était sous condition quant à son exercice, de figures de sa propre discipline qui la rendaient apte finalement à l’argumentation, à la cohérence, etc. On peut dire aussi que le problème est celui d’une nouvelle figure de la rationalité. Qu’est-ce que c’est que la rationalité dans la figure de discipline qui serait la sienne aujourd’hui, et qui ne serait pas purement et simplement la rationalité argumentative traditionnelle ou classique. Donc je pense que c’est moins, en quelque manière, le protocole poétique d’instruction d’une question ou d’une interrogation au sens de Heidegger, que la grande question de savoir quelle est la discipline des conséquences parce que c’est la discipline des conséquences qui organise le procès de séparation entre vérité et savoirs. Exactement comme la rationalité était ce qui faisait passer la démarcation entre vérité et opinion ; la rationalité, la raison, c’était ce qui instruisait le fait que la vérité était autre chose, avait une autre discipline que les figures de l’opinion ou de la conviction. Si on se demande finalement comment reconstituer une figure de la vérité qui se sépare à nouveau de la figure établie des savoirs, alors ça veut dire une nouvelle rationalité, en tout cas ça veut dire une nouvelle discipline des conséquences plutôt à mon sens que, au fond, la contestation de la rationalité au nom du questionnement, en définitive de caractère, ou matriciellement poétique. Cela c’était le second point.

Le troisième point c’était que l’on aboutissait, au fond, à l’idée que, dans la conjoncture actuelle de la pensée ou de la philosophie, il y a deux opération fondamentales :

- replacer la philosophie sous la juridiction ouverte de ses conditions, redisposer la philosophie dans l’espace ouvert de ses conditions ¾ geste de replacement, si je puis dire, de la philosophie, et...

- reformuler une doctrine de la vérité soustraite en effet à l’emprise des savoirs, au relativisme des savoirs.

J’avais rappelé que ces deux opérations ont des noms chez Heidegger.

La 1ère, c’est le tournant ; il faut un tournant fondamental, tournant qui est aussi un retournement pour conquérir une nouvelle disposition de la pensée par rapport à sa condition originaire.

Et la 2e, pour Heidegger, c’est la question ; c’est-à-dire remplacer le programme rationaliste de la vérité par le programme pensant de la question, l’ouverture questionnante identifiant une pensée qui est sur le chemin de son propre salut. Je proposais de dire, là où Heidegger dit tournant, placement ¾ quelque chose de topologique finalement, quelque chose qui consiste à redisposer la philosophie dans l’ouverture complexe de ses conditions politiques, artistiques, amoureuses, scientifiques... Et que là où il dit question, précisément parce que là c’est plutôt un problème de discipline des conséquences, je dirais création ¾ création comme nouvelle figure de la discipline de la pensée, et donc d’un nouveau concept de la vérité. Bien. Ça c’était le 3e point. Donc on accordait bien là encore à Heidegger qu’il y avait bien là la combinaison complexe de deux opérations ; une qui est une opération de déplacement, une opération de type topologique, de mise en place, et l’autre une opération de reformulation, mais avec des différenciations importantes quant aux deux opérations.

 

Et le 4ème point qu’on avait abordé, c’est : au regard de ces opérations, quels sont les obstacles ? c’est-à-dire quels sont les obstacles fondamentaux que l’époque nous impose, nous inflige, et qu’il faut surmonter pour que la pensée soit à la hauteur du défi de l’époque.

Je rappelle que pour Heidegger, l’obstacle ¾ qui est aussi d’ailleurs le nom de notre situation épocale ¾ il l’appelle Gestell, que de nombreux interprètes ne traduisent pas naturellement, parce que finalement la sacralisation philosophique de la langue allemande fait que si on traduit on trahit, etc. En plus, évidemment, Heidegger multiplie les jeux de mots à partir de cette racine, et ces jeux de mots sont eux-mêmes de plus en plus intraduisibles. Quand on traduit, on traduit ça par arraisonnement. La définition que Heidegger donne de cet arraisonnement, qui est en vérité l’essence en pensée de la technique, qui est notre situation épocale en tant que situation où l’être advient comme technique, et où l’être lui-même se présente comme arraisonnement de lui-même si je puis dire. Heidegger donne la définition suivante : « la mise à disposition de la totalité de l’étant réduit à être un fond disponible ». On voit bien ce dont il s’agit. C’est le moment de l’histoire de l’être, où il ne se présente plus que comme disponibilité pour un vouloir ; c’est-à-dire que l’être s’accomplit là comme exposition de soi dans une disponibilité ouverte, mais ouverte uniquement à l’arraisonnement par le vouloir de domination finalement, qui est aussi bien le vouloir technique. Or ça c’est à la fois naturellement notre situation et l’obstacle pour les opérations dont je parlais ; c’est-à-dire que tant que l’être se déploie ou s’expose comme une espèce de disponibilité générale pour un vouloir qui l’arraisonne et le réduit, alors naturellement, il n’est pas possible ni de redisposer la pensée dans son envoi, ou dans son éclaircie originelle, cette éclaircie étant évidemment raturée par cette disponibilité technique, ni non plus d’instruire la pensée comme question. La pensée est obnubilée comme vouloir, elle est elle-même saisie dans ce rapport à l’être qui finalement en fait une pure et simple exposition pour sa soumission technique ou sa destruction volontaire.

Il faut bien comprendre que ceci est un destin de l’être lui-même. C’est le moment où l’être lui-même s’accomplit comme étant en totalité la mise à disposition de lui-même comme fond disponible et ceci est corrélatif d’une subjectivité singulière, d’une figure métaphysique du sujet qui est le sujet qui veut. Vouloir de la puissance qui finalement s’accomplit comme vouloir arraisonnant l’être lui-même dans son exposition.

Autre définition que Heidegger propose, qui est corrélative de ce que je viens de dire : « l’être lui-même mettant en péril la vérité de sa propre essence ». C’est l’être lui-même qui s’expose absolument à ce péril de la vérité de sa propre essence qui est de n’être plus qu’une disponibilité pour un vouloir de puissance. C’est en ce sens que, pour Heidegger, on peut caractériser notre époque comme nihiliste, parce que l’être lui-même y met en péril la vérité de sa propre essence. C’est un nihilisme au sens strict : c’est une figure où l’être s’expose à son propre anéantissement, où l’être se présente dans une disponibilité pour sa destruction ; l’être advient à l’exposition de soi comme mise en péril absolu de sa propre essence, de sa propre vérité, et donc comme exposition à son anéantissement. Notre époque est ce moment de l’histoire de l’être où l’être s’expose comme disponible pour sa propre destruction. En ce sens, nihilisme n’est pas du tout une idéologie, une vision du monde, un épisode extrinsèque, une conviction, non, le nihilisme est une figure de l’histoire de l’être lui-même ; c’est-à-dire le moment où l’être ne peut plus se présenter que comme étant en totalité disponible pour un vouloir, et dès lors il expose sa propre essence au péril.

Comme toujours chez Heidegger, il faut ajouter que ce qu’il y a de plus périlleux dans ce péril est sa dissimulation, son caractère non entièrement visible. L’exposition de l’être comme disponibilité à son propre arraisonnement se présente masquée, en particulier de ce que la technique (qui est finalement l’essence concrète de l’arraisonnement de l’être) est représentée comme un moyen. Autrement dit la mise à disposition de l’étant en totalité se présente comme si elle était le moyen pour des fins qui lui seraient supérieures, ou qui seraient bonnes, ou qui seraient le destin de l’homme lui-même, etc. Or, comme nous venons de le voir, la technique n’est nullement un moyen ; la technique, dans la modalité de l’exposition de l’être à sa propre destruction, est la situation de l’être lui-même. Et donc, l’homme lui-même, pour autant qu’il subsiste, n’a nullement accès à un rapport à la technique comme moyen. Autrement dit, la technique, c’est la situation de l’homme, et non pas son moyen. Et donc il n’y a pas de fin, c’est pour ça que nous sommes dans un nihilisme véritable, il n’y a pas d’autre fin que la destruction elle-même.

Heidegger écrira par exemple, entre mille textes possibles : « l’homme est assigné à prêter la main à l’essence de la technique ». Formule parfaitement claire, n’est-ce pas. L’homme qui peut s’imaginer qu’il est ce à quoi la technique est rapportée, en tant que moyen pour des fins d’émancipation, de maîtrise, il est en réalité à l’essence même de la technique, c’est-à-dire assigné à l’essence de l’être comme exposition à l’arraisonnement, c’est-à-dire en définitive de l’étant à la destruction.

Finalement, si on résume tout cela, on dira que, au fond, le Gestell c’est dans la figure d’un destin, c’est un destin de l’être, le nihilisme est un destin de l’être, et que l’être se destine comme arraisonnement, se destine à son exposition à la destruction et l’homme d’aujourd’hui co-appartient à ce destin. L’homme d’aujourd’hui, c’est-à-dire pour Heidegger, l’homme de l’humanisme d’une certaine manière, l’homme en tant qu’il se croit le souverain de tout ça n’est-ce pas.

Je vous lis un passage récapitulatif tout à fait significatif. C’est dans La philosophie et tournant (conférence de 1949-50), c’est-à-dire l’un des deux textes qu’on prenait ici comme repère : « si l’être s’est destiné comme essence de la technique dans le Gestell, à l’essence de l’être néanmoins appartient l’essence de l’homme, dans la mesure où l’essence de l’être requiert l’homme en son essence pour demeurer prise en garde en tant qu’être, selon sa propre essence au milieu de l’étant, et pour déployer par là son essence en tant qu’être. Voilà pourquoi l’essence de la technique ne peut être conduite dans la métamorphose de son destin, sans l’aide de l’essence de l’homme. Ainsi la technique ne peut être en cela humainement surmontée ». Et donc la technique ne peut être humainement surmontée, donc il n’y a pas de possibilité, par exemple, d’opposer un humanisme anti-technique à la technique, aux yeux de Heidegger ; ce serait absolument fallacieux et creux, car l’homme, l’humanité de l’humanisme est elle-même tenue en réalité dans le destin de la technique. Donc la technique ne peut être humainement surmontée, en revanche l’essence de la technique peut être libérée dans sa vérité encore en retrait. La voie qui est ouverte, ce n’est pas d’opposer à la technique l’humanité de l’homme, mais c’est que l’homme, en tant que co-appartenant au destin de la technique, prenne la mesure de la technique elle-même, c’est-à-dire fasse advenir sa vérité qui est encore illisible ¾ puisque je vous l’ai dit, ce qu’il y a de plus périlleux dans le péril, c’est qu’il est masqué ; donc il faut d’abord faire venir au jour l’essence de la technique pour que, d’une certaine façon, on puisse en être libéré, et cette liberté dit-il, ça c’est assez frappant, cette liberté « ressemble à celle d’un homme qui surmonte sa douleur au sens où, loin de s’en défaire ou de l’oublier, il l’habite ». Retenons cela : c’est-à-dire la liberté conquise par le fait que l’homme fait venir au jour l’essence de la technique, détermine la technique dans son essence, détermine le nihilisme comme nihilisme finalement, cette liberté « ressemble à celle d’un homme qui surmonte sa douleur au sens où, loin de s’en défaire ou de l’oublier, il l’habite ».

Nous pouvons donc dire que le propos de Heidegger relativement aux tâches de l’époque c’est : sommes-nous tout d’abord en état d’habiter le Gestell, d’habiter l’arraisonnement. Non pas du tout de la surmonter au nom d’une figure abstraite de l’homme qui s’imaginerait que la technique peut être un moyen etc., tout cela est absolument forclos, non pas non plus de régresser en deçà de la technique, ce qui n’a aucun sens, mais d’opérer ce retournement par lequel la technique est éclairée et pensée comme destin de l’être, c’est-à-dire où elle est elle-même réaccordée à l’ouverture initiale, en ce sens que on y voit, on y pense, on y déchiffre un destin de l’être comme présentation de l’étant en totalité à son arraisonnement.

Vous voyez bien qu’on a là le noyau de ce que, quand même, j’appellerais le messianisme heideggerien, dont la figure est la suivante : au fond, ce qui est destin, on ne s’en libère qu’en l’habitant, qu’en étant un habitant de ce destin ; c’est-à-dire ni en en étant le jouet, ni non plus en prétendant s’en excepter, mais plutôt en acceptant de co-appartenir à ce destin en toute lucidité de pensée, dans la force de la pensée, c’est-à-dire finalement habiter le destin comme destin, dans la lisibilité immanente de ce qu’il est un destin. Et là, s’ouvre une autre possibilité. On le verra plus loin, cette possibilité, l’homme ne sera pas à même de la remplir complètement. Peut-être qu’il faut un dieu pour cela. Mais nous sommes en état de l’ouvrir en étant les habitants véritables de ce moment de l’être qu’est le Gestell. La maxime fondamentale est prélevée sur Hölderlin n’est-ce pas. C’est : « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». C’est cela qu’appelle le noyau absolu du messianisme heideggerien ¾ une vieille pensée allemande ; c’est-à-dire que là où l’on est à l’extrême du péril, là où on rend précisément lisible le plus périlleux du péril (et c’est rendre lisible le plus périlleux du péril de montrer qu’en plus il est masqué, de le démasquer, de l’habiter dans sa lisibilité entière), alors là aussi s’ouvre la possibilité du salut. Non pas s’ouvre le salut lui-même, mais en tout cas se réouvre la possibilité. Donc là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.

Alors qu’est-ce qu’on va dire de tout ça ? qui a une lisibilité assez grande, une force profonde, toujours un peu religieuse par en-dessous quand même - religieuse de tonalité. Finalement, toute cette économie est une économie du salut surhumain en tant que figure d’une nouvelle manière d’habiter le destin. Je crois qu’il faut absolument lui accorder que la figure du contemporain est le nihilisme. C’est-à-dire qu’il est vrai que quelque chose dispose la mondanité du monde sous le procès de sa destruction. Il y a une lisibilité concrète de cela qui est à mon sens liée aux figures contemporaines de la puissance. Et que les figures concrètes, contemporaines de la puissance ne sont pas du tout des figures de l’ordre. Les Américains, qui n’ont que cela à la bouche, ne créent pas un nouvel ordre mondial, ce n’est d’ailleurs à mon avis nullement leur souci, c’est une affirmation de la puissance qui est au contraire la création immanente et définitive du désordre, de la destruction, de la ruine, de la décomposition, de la plèbe informe, des inégalités abyssales, des morts en masse, de l’indifférence, etc. et d’une destruction aveugle de la tradition, de la répétition. Ça a l’air réactionnaire, mais nous avons donné un concept de cela au cours de l’année, nous avons dit : pour qu’il y ait un présent, il faut que, d’une certaine manière, il y ait la possibilité d’une incorporation véritable du passé. En ce sens, le thème de la modernisation à tout prix, de l’archaïsme de tout ce qui subsiste, c’est un thème dont on insiste à dire qu’il consacre la destruction du présent. Sous l’apparence de se consacrer à l’éradication des archaïsmes du passé, il rend impossible l’habitation du présent. Et que la question soit d’habiter le présent, cela je le concèderais aussi à Heidegger. On peut prendre cette métaphore si on veut : « habiter le présent » ou qu’ « un présent existe » comme disait Mallarmé, qu’un présent ne fasse pas défaut, qu’il y ait un présent, cela en effet n’est pas compatible avec un exercice de la puissance qui, d’une certaine façon, fait fi de ce qui existe dans son héritage d’existence, et de ce qui défait ou détruit toutes les figures de consistance qui ne lui sont pas homogènes, qui ne sont pas finalement homogènes au marché et à l’hégémonie financière et militaire.

Donc je pense que ce que Heidegger appelle le retrait du sans-retrait, c’est-à-dire finalement la disparition du vrai face-à-face de la pensée, la possibilité pour la pensée de prendre le temps présent d’un face-à-face avec ce qu’elle pense, de se tenir réellement en face de ce qu’elle pense... La destruction de cela, pour des formes qui sont toujours des formes de passage et de répétition d’un objet à un autre objet, d’un produit à un autre produit, sous la maxime « un produit chasse l’autre ». La grande affaire c’est que, en face de la plèbe inorganique, vous avez les produits qui se chassent les uns les autres. Vous avez deux séries comme ça, une masse inorganisée réduite à l’objectivité de l’appréhension des produits et puis le défilé des produits à toute allure, dans leur substituabilité ininterrompue ¾ ça on peut dire que c’est un nihilisme, que c’est une instance de la destruction, quelque chose qui en un certain sens est en effet inhabitable, c’est-à-dire que c’est quelque chose qui ne donne pas le temps d’être habité, qui ne créé pas le lieu d’une habitation, au sens où habitation veut simplement dire en effet la possibilité de se tenir en face de quelque chose. On peut acquiescer à cela, on peut dire, dans le jargon de Heidegger, qu’il y a une dissolution du présent qui est aussi la destruction de l’incorporation du passé. Pas de sa mémoire ni de son histoire, mais de sa vitalité présente, de la possibilité de faire présent de ce qu’il y a de précieux dans le passé. Vous savez à quel point c’est important en politique par exemple. La destruction des références du passé a toujours été un affaiblissement considérable pour le présent actif de la politique qui s’est toujours nourri des figures du passé. Et elle ne s’est pas nourrie arbitrairement des figures du passé, parce que évidemment les intensités des figures du passé sont ce qui vous permet de penser et de vous tenir en face de l’intensité du présent, ou de construire l’intensité du présent.

En cela ce que dit Heidegger est vrai, il y a une douleur de l’absence de présent. Même dans le mouvement [de grèves] actuel, il y a une douleur qui s’exprime. Qui n’est pas une plainte ou une revendication. Je distinguerai douleur de plainte ou de revendication. C’est la douleur de ceci que le présent est détruit. Le présent dans son intensité. On l’a dit ici : le présent véritable c’est toujours l’interruption d’une répétition et la possibilité d’une projection. Le présent c’est un temps. Et c’est ce temps tout entier qui est détruit. C’est vrai qu’il y a là quelque chose qui induit une douleur. Et il faut distinguer la douleur de la plainte, de l’insatisfaction ou de la revendication. Au fond c’est plus radical ; c’est aussi pour ça que je crois qu’il y a aussi une métaphysique de ce qui se passe. Et que c’est aussi un affect de ce qui se passe.

Par contre je n’accorderais pas [à Heidegger] que le centre du problème soit la technique. Je ne le crois pas. Je ne crois pas que la question soit celle de la venue en disponibilité de l’être historial. Je crois que réellement le cœur du problème est que toute singularité est sommée de comparaître devant la circulation des produits, devant le marché, c’est-à-dire devant quelque chose qui n’est pas réductible à la technique, qui est une figure absolument elle-même singulière. Rien dans la technique en tant que telle, et encore moins dans sa disponibilité scientifique sous-jacente, ne la condamne à s’organiser autour de la substituabilité infinie des produits. Ça c’est une singularité sui generis, c’est la singularité du capitalisme ¾ donnons-lui son vieux nom après tout. C’est quand même cette singularité-là que Heidegger ne veut pas nommer vraiment. Il l’enveloppe dans quelque chose de plus vague, de plus indifférencié et qui finalement renvoie au vieil anti-technicisme réactionnaire tout de même à la vieille hostilité provinciale à l’industrie qui est absolument présente chez Heidegger. Il a un côté « vive le paysan de la Forêt Noire », « à bas la technique, l’industrie, l’arraisonnement, l’emprise de l’homme sur la nature » etc., etc. Mais en réalité ce n’est pas la question. Cela ne veut pas dire que l’emprise sur tout cela de la comparution généralisée devant l’abstraction [attraction] marchande n’entraîne pas en effet des aberrations corruptibles, je ne dis pas le contraire... mais il ne faut pas renverser les rapports : c’est l’emprise sur la technique et plus gravement sur la science elle-même de cette comparution devant l’abstraction marchande qui organise le site nihiliste. On en a déjà parlé longuement, je ne vais pas y revenir. C’est la création d’une subjectivité singulière qui est au fond la thèse selon laquelle on n’a pas besoin de penser pour vivre car le produit y pourvoie. Cela je pense que c’est le grand impératif contemporain, la grande idéalité rêvée par la contemporanéité marchande. C’est vraiment l’impératif : « vis sans idées ». Mais vous voyez bien qu’on ne peut vivre sans idées que parce que le produit y pourvoie... si vous avez la chance d’y accéder. Si vous n’avez pas la chance d’y accéder, il faudra au moins avoir d’autres idées pour la survie, d’autres voyages, d’autres trajets. Mais le noyau de la chose, c’est ce commandement « vis sans idées » qui désingularise tout le présent et, à mon sens, c’est cela la douleur. A la fin des fins, il n’y a de douleur que là où il n’y a pas de pensée ¾ vous me direz : optimisme inébranlable [sourires] Oui, mais absolument fondé. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de douleur mais, en définitive, là où la pensée peut advenir, la douleur peut s’en aller, on le sait très bien. La pensée c’est pas simplement l’idée que si vous réfléchissez un peu, ça ira mieux, n’est-ce pas ? [sourires] C’est un tout petit peu plus compliqué mais c’est aussi une maxime : « là où il y aura eu la douleur, la pensée peut venir » Et donc inversement je pense qu’on peut établir que toute douleur (je parle de la douleur et non de la plainte ou du ressentiment) est originée dans une séparation du corps d’avec la capacité avec la pensée. Le corps de douleur est un corps privé de l’accès au pensable. Bien sûr vous pouvez obtenir ça par tous les moyens. Vous pouvez obtenir cette séparation par la torture. Mais à un niveau général, vous l’obtenez si vous arrivez à faire que le corps joue son destin sur les marchandises. C’est la façon la plus douce de séparer le corps de sa capacité aux pensées. Mais si douce qu’elle soit, elle n’en est pas moins une douleur. Il faut donc dire que le consommateur souffre [sourires]. C’est une thèse : le consommateur souffre... en tant que tel. Cela ne veut pas dire qu’il n’a pas une jouissance du produit, mais en tant que tel, c’est-à-dire en tant que réduit à cela, qui est sa comparution devant le système généralisé des produits comme substituables à toute pensée, il souffre, et là on sait très bien les formes que cela prend dans le monde contemporain, en particulier la souffrance des adolescents... La souffrance des adolescents à laquelle, comme vous le savez, le problème de l’école est loin d’être indifférent, parce que la figure de l’enseignant aujourd’hui, c’est celui qui a à faire avec cette souffrance de façon massive. On dit : il a à faire à des violents, etc. Enfin ! c’est de la souffrance et de l’angoisse qu’il faut parler d’abord, le reste n’étant qu’une série de projections socialisées. Il a à faire avec cette souffrance, qui est la souffrance de celui à qui il n’est proposé que de solder son être dans les produits. Donc, en vérité, il faut bien dire que le problème de l’école, extraordinairement complexe il faut bien le dire, est entre autres choses le problème de cette douleur. Et alors on demande à l’école de faire avec. Mais c’est pas très facile. Parce que traiter cette douleur veut dire en effet faire venir la pensée là où elle doit venir, c’est-à-dire en fin de compte, la créer comme possibilité des corps, comme accessibilité des corps. C’est tout de même exorbitant de demander à l’école seule de faire cela. Cela aboutira nécessairement à des destructions et à des protocoles disciplinaires absurdes.

Je pense que là est la figure véritable du nihilisme contemporain. Et donc le point est de savoir quelles opérations peuvent créer là-dedans un espacement. Ces opérations seront nécessairement des opérations par lesquelles les corps seront restitués à la pensée, ou en tout cas restitués à la capacité à la pensée. Ce qui ne veut pas dire qu’on les prive de produits. Cela veut dire qu’ils ne sont pas sommés de comparaître en tant que tels devant la figure générale de ce qui s’expose comme produits.

Alors pour cela, je crois que le chemin est ce que j’ai dit : replacer la philosophie sous le système général de ses conditions, mais je dirais que le chemin est d’aggraver les conditions de la pensée, les alourdir, faire valoir leurs exigences comme telles. Heidegger aussi dit quelque part dans l’Introduction à la métaphysique que le propre de la philosophie c’est d’aggraver les questions, plutôt de les aggraver que de les résoudre. Bon, moi j’aime bien que quelques questions soient résolues de temps en temps [sourires], leur aggravation incessante, ou la promesse qu’elles seront de plus en plus graves, c’est pathétiquement sympathique... Mais en même temps il y a quelque chose de vrai aussi dans cette idée de l’aggravation : quasiment prise dans son étymologie, plus grave veut dire aussi, plus lourd, dans une consistance plus solide. Et cela parce que tout simplement, on est face à la circulation, ou à la communication ¾ c’est la même chose. Donc c’est vrai qu’il n’y a d’espoir que dans un alourdissement relatif des choses qui circulent, c’est-à-dire dans leur immobilisation au moins provisoire.

Alors on peut donner quelques exemples ¾ vous savez que nous avons dit qu’il y a quatre procédures [hétérogènes aux termes de la transaction marchande] : la démonstration, la contemplation, la manifestation (l’opposition, la rupture) et puis l’amour ou la passion et que c’est là que se joue finalement ce dont nous sommes capables aujourd’hui. Alors effectivement, je pense qu’une des tâches de la philosophie est de se rapporter à cela dans une dimension d’aggravation relative. Par exemple il est très important aujourd’hui de séparer ce qui relève de la démonstration de ce qui relève de la technique ou de l’usage. Cela veut dire refaire valoir l’autonomie radicale de la science par rapport à la technique ¾ le cœur de la question c’est les mathématiques, parce que c’est par les mathématiques que passe l’instruction de cette séparation ; cela c’est contre le motif de l’utilité. Apprendre que dans son essence la science est inutile, inutile au sens où l’utilité est normée par le système général de la circulation des produits naturellement, au sens de l’immédiat de l’utilité. Vous savez que dans la presse il est absolument impossible de trouver un compte rendu d’une découverte scientifique sans qu’on vous explique dès la 2e ligne à quoi ça va servir n’est-ce pas, et comment ça va être commercialisé. Et puis alors quand il n’y a pas ça, le journaliste est déconcerté, il ne sait plus trop quoi dire tant il est pris dans la comparution subjective, qu’il ne sait pas comment il va faire comparaître subjectivement son lecteur devant quelque chose dont il faudrait avouer que c’est pour l’instant totalement inutile. Alors en général il dit : évidemment c’est de la recherche fondamentale, mais çà servira quand même peut-être un jour [sourires]. On a vu beaucoup de choses très bizarres servir un siècle après, il se rabat là-dessus ¾ c’est un argument un peu misérable, il ferait mieux de défendre l’inutilité mais ça lui est très difficile.

Mais là c’est un point d’aggravation dans lequel la philosophie a un rôle propre. Quand Heidegger dit dans son langage toujours un peu pompeux comme ça, que la technique a besoin de l’homme pour tenir en garde son destin d’être, eh bien c’est vrai que les sciences ont besoin de la philosophie pour tenir en garde leur destin de pensée contre leurs asservissements de tous ordres. Je crois que quelque chose de la philosophie tient en garde, si elle le peut, la science elle-même ¾ non pas dans son devenir, dans sa procédure réelle, mais quant à sa vertu propre d’être précisément séparable, séparée de l’utilité.

De même il faudra tenir en garde le propos affirmatif de l’art. Qu’est-ce que c’est que l’art ? L’art est un instrument de combat contre l’impératif « vis sans idées », parce que l’art, autant qu’il existe, c’est toujours la mise en fiction de ce que c’est qu’une vie sous l’idée. Cela je ne peux pas le démontrer, mais je le pense vraiment. Je pense que tout art, toute position artistique fait fiction de l’hypothèse que on peut justement vivre sous l’idée, que la vie peut s’exposer à l’idée. Naturellement cela veut dire aussi que l’art montre en fiction ce que c’est que la vie sans idée, c’est sa fonction critique, mais il le fait sous l’horizon de la vie sous l’idée. Par conséquent l’art est l’opérateur fictif qui traite de la question d’un monde sans douleur. Bien que, comme vous le savez, l’art soit fiction de la douleur, de manière tout à fait essentielle, comme induction de la douleur, et que la douleur soit un de ses matériaux. Mais en réalité, même quand l’art traite de la question de la douleur du monde si je puis dire, en réalité, l’éclairage interne, artistique de cela, c’est toujours la virtualité ou la possibilité d’une vie qui serait sous l’idée, qui serait sous la pensée, qui par conséquent serait une vie sans douleur. L’art c’est toujours à la fin des fins une fiction de la béatitude, même s’il est absolument pessimiste. Sa lumière artistique proprement dite, ce qui le relève de l’intérieur, c’est une proposition concernant la fiction de la vie sous l’idée. Donc il n’y a d’art que de la joie n’est-ce pas. C’est bien pour ça que tout le monde aime l’art. Quand on lit une histoire absolument sinistre, qui fait pleurer etc ... Finalement, qu’est-ce qu’est l’art là-dedans ? On ne va pas quand même dire que c’est le réalisme de la transposition, de la douleur. C’est que la douleur elle-même est éclairée ou relevée de l’intérieur dans la figure de la possibilité de la joie. Et je crois que l’art, c’est la lumière de la joie, vraiment ! en tant que telle. Et quel que soit le propos narratif qui est le sien. Et il faut garder cette vocation de l’art contre ce qui serait l’exagération d’une vision purement critique de l’art, c’est-à-dire selon laquelle l’art serait le démontage critique de l’univers contemporain. En réalité je soutiendrais volontiers que nous n’avons pas besoin de la critique. Aujourd’hui, la critique c’est ce qui va de soi. Qui n’est pas capable de critiquer le monde contemporain ? Tout le monde en est parfaitement capable. Sauf les propagandistes stipendiés chargés d’en faire l’éloge. Mais n’importe qui dans la rue sait très bien que le monde d’aujourd’hui est abominable n’est-ce pas, c’est évident. Et il peut même vous dire pourquoi finalement. Donc ce n’est pas vrai que la question fondamentale c’est la critique. Je pense qu’il faudrait écrire une critique de la critique. Parce que la critique, d’une certaine façon, ne fait que prendre le pli de la dissolution mais d’une autre manière.

Ce n’est pas de critique dont nous avons besoin, c’est d’affirmation, absolument. C’est de ce que nous sommes capables d’affirmer qu’il est question. La critique a commencé depuis longtemps, elle est usée, elle n’a plus de pouvoir. La critique de l’économie politique a été faite depuis le siècle dernier. La critique de la contemporanéité aussi. Donc bien sûr il faut de la critique, moi-même j’en fais constamment ¾ je me démens moi-même ici, mais vous voyez ce que je veux dire... La question que Heidegger appellerait la question du retournement, ce n’est pas en définitive la question de la critique, de la négativité. C’est : y a-t-il une affirmation hétérogène ? Y a-t-il encore une capacité affirmative hétérogène ? C’est pour ça... Je reviens sur l’exemple du mouvement de 1995. Même cet énoncé minimal qui était « ensemble ! », ce n’était pas de la critique, c’était dire : on peut au moins dire ça quand on est ensemble. On peut dire « ensemble ! » en tout cas. Et c’est déjà quelque chose qui auto-affirme la multiplicité. Et donc c’est ça la question véritable. Et dans l’art c’est très important, parce que dans l’art il y a toujours une lutte interne finalement entre la critique des formes établies (la déconstruction de la représentation, etc., etc.) et le noyau d’une capacité affirmative hétérogène dans la fiction de l’idée.

En politique, eh ! bien c’est la rupture avec les schèmes établis, avec les schèmes imposés, donc finalement là aussi la rupture avec la vision représentative de la politique, ou sa vision expressive ¾ c’est-à-dire l’idée que la liberté c’est quand tout le monde peut s’exprimer... La vision politique aujourd’hui c’est la question de savoir quelle est la discipline affirmative autre que l’expression justement, qui ne soit pas limitée à la question de l’expression.

Et puis, dans la question de la passion ou de l’amour, je crois que là est aggravée la question de : qu’est-ce que c’est que la pensée du deux ? Qu’est-ce qu’une pensée qui n’est d’aucune façon une pensée de l’Un ? qui se donne le 2, l’espace du 2, l’espace de l’écart. J’appellerai cela l’espace de la dissidence amoureuse. La dissidence amoureuse, ce n’est pas créer de l’Un à part, c’est affirmer le 2, c’est affirmer le jeux de l’écart et la capacité créatrice et novatrice de l’écart. Dans cet espace-là, on a évidemment toute une série de facteurs d’aggravation des thématiques procédurières qui sont en exception de la marchandise.

A partir de là, quelles sont les tâches de la pensée ?

 

Là je vais être court parce que c’est ce qui va nous servir de point de départ l’année prochaine.

Pour Heidegger, la tâche de la pensée concerne le présent, bien que ce présent soit travaillé du dedans par une figure à mon sens messianique : là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. Il voit bien que ça ne peut pas être un calcul ou une promesse. Il voit bien que calculer l’avenir, annoncer que tout va aller bien, que tout va aller mieux, etc., que tout ça c’est justement la dissolution actuelle du présent ¾ « on va s’en sortir », la croissance, etc. Sa question est bien celle du présent et je crois qu’il faut partager ça avec lui, et sa métaphore c’est celle du regard, c’est création ou assomption d’un nouveau regard, « d’un regard, dira-t-il, dans ce qui est ». Je vous lis un bref passage, toujours dans la fin de La philosophie et le tournant. Il va décrire négativement ce que serait le vrai regard : « Le regard ne nomme plus le coup d’œil par lequel nous inspectons l’étant. Regard dans, comme éclair dans. Et l’avènement de la constellation, du tournant dans l’essence de l’être lui-même, et ce dans l’époque du Gestell ». Donc vous voyez, la question de la possibilité du tournant, c’est la question de la possibilité d’un regard dans ce qui est. J’accepte assez cette métaphore. Mais s’il y a la possibilité d’un regard dans ce qui est, alors oui, la philosophie peut être au service de cette possibilité. La philosophie on peut la définir comme ce qui aide à ce qu’il y ait un regard dans ce qui est, en tant que regard au présent, et regard du présent. Et au fond ce regard est aussi bien le regard de ce qui est regardé. Pour Heidegger naturellement, c’est un regard de ce qui est regardé, c’est un regard DANS, au sens où ce qui est regardé, qui est la vitalité du présent, est ce regard lui-même. Donc il y a présent quand le nouveau regard est aussi bien ce qu’il y a à regarder. Et effectivement, quand il se passe quelque chose, on sait très bien qu’on peut à la fois dire : ce qui se passe c’est la création d’une nouvelle manière de voir les choses, mais les choses c’est quoi ? eh ! bien c’est justement qu’il y a ce nouveau regard. Donc c’est bien ça, quand il se passe quelque chose, il y a une espèce d’indistinction nouvelle entre le regard et le regardé. Il y a un nouveau regard et il y a quelque chose de nouveau que ce nouveau regard regarde, parce qu’il y a ce regard qui est absolument nouveau. Et ça, ça a l’air très abstrait mais ça ne l’est pas du tout. C’est une expérience immédiate que l’on a lorsqu’il se passe quelque chose dans la vie, collective ou individuelle. On a l’impression de voir les choses autrement. Et qu’est-ce que c’est que cet “autrement” ? Eh ! bien c’est que justement on les voit autrement aussi. C’est un point essentiel n’est-ce pas ? Tout le monde fait cette expérience, dans la rencontre amoureuse, ou dans la joie d’une démonstration collective, ou dans le début d’une grève, tout ce que vous voulez... Dans le début d’une insurrection. On voit les choses autrement, et on sait que ce qu’on voit autrement c’est justement le fait qu’il y a cet “autrement” qui fait qu’on voit autrement.

Donc il y a une circularité du regard et du regardé dans la novation. Au fond, ce qu’on peut appeler événement c’est ça après tout. Un événement c’est aussi le fait que dans la novation se crée une indiscernabilité entre le regard et le regardé. Simplement ce que va dire Heidegger, c’est que cette indiscernabilité du regard et du regard n’est pas encore là. Ça n’est plus là et ça n’est pas encore là. Et donc tout va être question. Tout va être la question de savoir : quand, comment, si c’est là, si c’est pas là. Par exemple, je cite ; dans la fin du texte, tout devient question. Par exemple Heidegger écrit : « Advient-il le regard dans ce qui est ? », c’est-à-dire qu’il n’y a pas de réponse à cette question. La question elle-même est justement le problème de cette indiscernabilité qui doit venir entre le regard et le regardé, mais qui n’est pas là et, et cela c’est très frappant, cette question est indiscernable, aux yeux de Heidegger, de la question de la venue du dieu. C’est-à-dire que finalement la métaphore de la métaphore du regard comme regardé, c’est aussi la métaphore du salut et c’est aussi la métaphore du dieu. Par exemple, tout de suite après, Heidegger dit : « Le dieu vit-il ou reste-t-il mort ? » Et vous voyez que cette dernière question est une autre version de la question « Advient-il le regard dans ce qui est ? ». Donc ces deux questions sont au fond la même question, la question de l’advenue du retournement.

Et alors, encore une question : « Avons-nous vraiment séjour dans le proche, au point d’appartenir initialement au quadripartie du ciel et de la terre, des mortels et des dieux ? » C’est encore la même question. L’à-venue du regard qui est la même chose que le regardé ; la question de savoir si le dieu mort de Nietzsche peut être vivant ; la question de savoir si nous appartenons au quadripartie du ciel et de la terre, des mortels et des dieux ¾ c’est trois variantes de la même question qui est ce sur quoi s’achève l’analytique heideggerienne. Elle s’achève dans la construction de ces questions.

Alors là aussi je terminerais par la mention de l’écart. Je vous l’ai dit, j’accorderais finalement que la figure événementielle de la construction du présent peut se dire dans la solidarité du regard et du regardé. Mais je ne crois pas que la question de ce nouveau regard soit la question de sa venue. La question de sa venue est une question ouverte. Est-ce que ça advient ? est-ce que ça n’advient pas ?... Il faut faire avec ce qui advient. Ce qui advient advient. Et il advient, en un certain sens, toujours quelque chose.

Donc le problème n’est pas de s’immobiliser dans la question de la venue, dans la question de savoir si le dieu est là ou s’il est mort mais, comme je vous le disais, la question c’est : sommes-nous capables de la nouvelle discipline qu’impose ce qui advient ? c’est-à-dire sommes-nous capables de tenir ce qui advient dans ses conséquences ? dans la nouveauté logique de ses conséquences. En sommes-nous capables ?

C’est-à-dire dans l’ordre de la démonstration, de la contemplation, de l’action et de l’amour, à quoi sommes-nous fidèles ? au sens où la fidélité c’est la discipline des conséquences ¾ ce n’est pas une spiritualité vide.  C’est-à-dire de quel sujet nouveau qui se construit dans cette discipline acceptons-nous d’être une composante ? Cela, après tout, c’est une question que Hölderlin a posé aussi.

Divisons Hölderlin ! Ne l’abandonnons pas intégralement à Heidegger (« là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ») Il y a toute une analyse de la poésie de Hölderlin par Heidegger mais je vous cite mon Hölderlin, puisqu’on a tout partagé là, tout écarté. La 5e strophe de Retour : « Oui l’ancien est encore là, cela croît et mûrit, et pourtant, rien de ce qui vit là et aime n’abandonne la fidélité. » Dans L’errant maintenant : « Fidèle aussi tu es, de toujours, fidèle aussi resté au fugitif. » Pour moi cela est une maxime : rester fidèle à ce qui est fugitif. Pas rester fidèle à ce qui est établi, mais rester fidèle à ce qui passe, à ce qui advient, à ce qui est fugitif. Ça c’est une maxime de Hölderlin : fidèle aussi tu es, de toujours ; de toujours tu es fidèle mais... au fugitif. Dans Allandauer : « Le cœur à ses tourments trouve remède en la fidélité. » Si vous interprétez la fidélité comme la capacité de la pensée à tenir les conséquences de ce qui advient, vous voyez que là, c’est aussi : qu’est-ce qui fait pièce à la douleur ? qu’est-ce qui fait pièce au tourment ? Eh ! bien, c’est cette fidélité.

Et puis sous la forme carrément d’un impératif, l’impératif des conséquences, dans le poème Les fruits sont mûrs, qu’il faudrait commenter mot par mot... : « Sans cesse un désir vers ce qui n’est point lié s’élance », ça c’est déjà magnifique n’est-ce pas, ce n’est pas un désir vers ce qui est établi, consistant ; là aussi ce n’est pas le fugitif, mais ce qui n’est pas lié, ce qui ne tient pas encore, ce qui n’a pas encore trouvé sa liaison. « Sans cesse un désir vers ce qui n’est point lié s’élance, Il y a beaucoup à maintenir, Il faut être fidèle, Mais nous ne regarderons point devant nous ni derrière [ça c’est la maxime du présent], Nous laissant bercer par ce qui vient, Comme dans une barque sur la mer » Là encore l’idée est qu’il faut être fidèle ¾ nous avons l’impératif mais il faut être fidèle ne veut pas dire qu’on est dans un calcul de l’avenir ou du passé ; il faut être fidèle veut dire que, d’une certaine manière, on s’abandonne à la puissance des conséquences. Comme le disait Hegel : on s’abandonne à la vie de l’objet, comme une barque sur la mer. Cet abandon est une discipline, cet abandon doit trouver, inventer sa discipline comme discipline de la vie.

Alors cet Hölderlin-là, cet Hölderlin de la maxime de fidélité au fugitif, qui est un impératif aussi, mais qui est aussi un abandon et une vie véritable, eh ! bien c’est l’Hölderlin que je diviserais de l’Hölderlin prophétique de Heidegger. Et c’est à cet Hölderlin-là qu’on peut être fidèle, comme à une barque sur la mer des circonstances.

Nous allons nous saluer pour cette année. Nous recommencerons et nous clôturerons ce grand cycle sur le présent l’année prochaine, autour de la question qui évidemment est appelée par tout cela, et que je vous rappelle : qu’est-ce que vivre ?

 

Au revoir à tous.

 

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