Images du temps présent

Séminaire public d’Alain Badiou

 

 

I. 2001-2002

(transcription de François Duvert)

 

21 novembre 2001.................................................................................................................................................. 1

3 décembre 2001................................................................................................................................................... 10

14 janvier 2002..................................................................................................................................................... 18

30 janvier 2002..................................................................................................................................................... 26

13 mars 2002........................................................................................................................................................ 34

30 mars 2002........................................................................................................................................................ 43

15 mai 2002.......................................................................................................................................................... 51

 

21 novembre 2001

Je pensais avant de venir vous voir à ce que j’avais fait ces 10 dernières années, ici même ou ailleurs, dans ce cadre. Est-ce que ce je vais faire, là, tout à l’heure, est-ce que c’est un résultat, est-ce que cela dessine un sens ? c’est une question que je me posais.

Pendant quatre ans j’ai étudié l’anti-philosophie, ie quelque chose au fond qui se tenait loin de ma propre pensée. C’était une éducation par la distance. J’ai parlé successivement, année après année, de ce que j’ai pensé être les trois grands anti-philosophies contemporains : Nietzsche, puis Wittgenstein, puis Lacan, et puis j’ai parlé de St Paul. J’ai éduqué la philosophie, ou je me suis éduqué, auprès de ce qui lui hostile et lui est expressément déclaré hostile. La trilogie de l’anti-philosophie contemporaine ou anti-philosophie fondatrice et en partie légendaire que représente St Paul.

Ensuite, et c’est certainement une leçon que j’ai tiré de cet examen, entre 96 et 98, sur un cycle de deux ans, j’ai reformulé les éléments constitutifs d’une théorie du sujet. Une théorie du sujet, c’est un vieux thème en soi et vieux thème pour moi, mais c’était une refonte. Une refonte au sens très précis où ce qu’une anti-philosophie déclare toujours c’est que la philosophie fait abstraction de la singularité subjective. C’est ce qui lui est imputé, elle est tenue, grief essentielle, elle est tenue comme une opération d’oblitération de la singularité comme discours de maîtrise. L’anti-philosophe vient rappeler que la singularité de l’existence, de la vie, est telle que toute opération de rature de cette singularité, certes, permet de soutenir une maîtrise, mais une maîtrise construite sur l’oubli ou la censure. On peut considérer que revenant à la théorie du sujet après les anti-philosophies, j’ai surmonté cette épreuve : est-il possible de traiter la singularité subjective après avoir parcouru ce grief, revenant au fond à dire que toute maîtrise conceptuelle est une censure de la vie.

Ayant ainsi répondu, tant bien que mal, au défi anti-philosophique, entre 1998 et 2001, je me suis occupé du 20ème siècle, pendant trois années. Et évidemment il y avait un banal effet d’anniversaire, dont il n’y a pas lieu de se montrer particulièrement orgueilleux. Mais il y avait je crois autre chose. Il y avait l’idée, ou la question, que je crois très importante depuis longtemps, et qui me hante, qui est de savoir si la philosophie, dans sa tradition et dans son recommencement, dans sa continuité et dans sa discontinuité, est réellement capable d’être à la hauteur du temps. Est-elle capable, dans son invention propre, est-elle capable de supporter la mesure, la mesure de son présent ? c’est une question que la philosophie se pose depuis très longtemps, avec quand même en son coeur l’énoncé hegelien selon lequel elle vient après. Elle vient après, elle vient dire ce qui, dans l’effectivité, a déjà eu lieu. La chouette de Minerve ne s’envole qu’à la tombée de la nuit. Vous connaissez la formule, qui induit ce qu’on au fond on pourrait appeler une mélancolie (non que Hegel s’y soit attardé, il avait suffisamment conscience de porter le savoir absolu). Mais dans l’énoncé, c’est la mélancolie de qui n’est pas absolument au présent. C’est la question de savoir s’il n’y a pas toujours, dans la philosophie, un élément rétrospectif, ou un élément d’après-coup. Non pas que ce ne soit rien, l’après coup est une force à sa manière, mais cet élément qui ferait que, loin d’être à la hauteur de la vie du présent, la philosophie par une sorte de tour sur elle-même, serait toujours décalée par rapport à son propre temps, et parlerait toujours de son temps, bien sûr, mais en parlerait dans un décalage. Elle parlerait de son temps du point d’un certain retard du temps. C’est cette question qui est pour moi très importante. C’est la question de savoir ce qu’est la contemporanéité. De quoi la philosophie est-elle contemporaine. Est-elle réellement contemporaine de son propre temps ? ou est-elle finalement toujours très légèrement nostalgique ? Je voudrais m’attarder deux min sur ce point.

 

C’est quand même une pente de la philosophie contemporaine que d’énoncer que quelque chose est oublié, perdu, raturé, absent. C’est un propos extraordinairement courant que d’indiquer la nostalgie sous la modalité de l’éclairage du présent à partir de ce qui est absent de ce présent. C’est typique de la pensée contemporaine Examiner le présent non à partir des seules traces du présent mais à partir de ce qui lui fait défaut. Voir même de la thèse selon laquelle un présent fait défaut. C’est la thèse de Mallarmé, mais modulée maintes fois par de nombreux philosophes. C’est aussi le nous ne sommes pas au monde de Rimbaud. Ça veut dire que la contemporanéité elle-même est perdue. Est-ce que la philosophie est condamnée ? Est-ce que la philosophie, aujourd’hui, est, si je puis dire, nostalgique par essence, ie toujours dans la déclaration de la dimension d’une perte ? Autrement dit, la philosophie est-elle destinalement endeuillée ? Est-elle dans la modalité du deuil ? Du deuil : du deuil de l’être, du deuil du vrai, du deuil de la métaphysique, du deuil  du présent, du deuil du sens, du deuil de la pensée. Après tout, est-ce que ce n’est pas, soyons nietzschéen dans la brutalité, est-ce que dimension nostalgique, endeuillée, cette interrogation qui pose que le présent a oublié quelque chose d’essentiel qui est toujours passé, est-ce que ce n’est pas un trait névrotique de la philosophie ? Est-ce que ce n’est pas comme si la philosophie est trop vieille ? La philosophie est vieille, très vieille. Est-ce qu’elle n’est pas réellement sclérosée ? est-ce qu’elle n’est pas affectée d’un durcissement irrémédiable des artères ? est-ce que quelque chose en elle n’a pas ralenti la circulation du sang ? C’est une question : comme elle est vieille, la question de savoir jusqu’à que point elle est vieille est réelle : après tout il y a tellement d’énoncés concernant sa fin (la métaphysique c’est fini, il faut se dévouer à la modestie de la finitude, c’est comme s’il elle ne pouvait plus marcher très vite, comme s’il lui fallait une canne !).. Je dis ça car c’est une question intime pour moi, une question essentielle. Quand j’en suis venu au 20ème siècle, à ce que la philosophie pouvait en dire ou en penser, c’était tout de même d’une mesure du présent. Un présent déjà passé, ou en train de passer, mais c’était quand même constituer au moins ce présent là du 20ème siècle comme catégorie de la philosophie. Mon propos était de savoir dans quelle mesure la philosophie peut faire du 20ème siècle une catégorie vivante. Ie penser son présent comme présent. J’ai dit un certain nombre de choses là-dessus. Mais on peut dire : ça ne prouve rien, je parle du siècle, mais du moment de sa fin. Je suis encore à la tombée de la nuit. La chouette ne s’est pas levée plus tôt que d’habitude. Il faut attendre que le siècle soit chevé pour parler du siècle. Voilà une preuve supplémentaire que la philosophie n’est apte à prendre mesure du présent qu’au passé. Elle interroge toujours le présent dans la figure de son passage, dans la figure de son passé. Je me suis dit : il faut aller plus loin, il faut parler du présent vraiment. D’où le cycle que je vous propos, et qui s’appelle images du temps présent. Là, on est au pied du mur d’avoir à parler du temps présent. Et j’ai déjà annoncé que ça durerait trois ans ! Je suis déjà dans le calcul de l’avenir de ce présent. C’est trois ans au présent.

 

Je voudrais dire aujourd’hui quelques mots de la stratégie de cette affaire, et de comment nous allons nous installer ou tenter de nous installer dans ce que j’ai appelé les images du temps présent. Il s’agit de faire des hypothèses sur le présent, de prendre le risque du présent, qui risquent d’être démenti par la circonstance, par l’événement, par l’occurrence. Mais la question est : quel est notre présent ? Quel est le présent dont la philosophie témoigne ? On va essayer de changer d’oiseau : un oiseau diurne, qui s’envole avec le jour. L’enjeu, peut-être, finalement, c’est tout simplement d’élucider la notion de présent. C’est une méditation sur le temps, mais abordée à travers la question quel est notre présent ? De quel présent sommes nous les contemporains vivants en philosophie. Je voudrais aujourd’hui poser deux questions, qui sont immédiatement présentes dans le titre :

- pourquoi ai-je donnée le titre de images du temps présent ? et pas le temps présent

- quelle va être la stratégie, quelle va être la figure de pensée mise en œuvre pour s’introduire dans cette question du présent ?

 

Je commence par image du temps présent : comment faut-il entendre ce titre ? Titre qui chapeaute les trois années (le titre spécifique de l’année est le nihilisme).

Je prends un détour. Parce que cette question, comment j’entends images du temps présent, est assez complexe. Le détour que je vais adopter va être de passer par un passage très singulier de Lacan, que vous trouverez dans la leçon du 5 mars 1958. La leçon du 5 mars 58, qui est reprise dans le Séminaire tome 5, dont l’intitulé général est : « les formations de l’inconscient ». Le Séminaire est édité dans la version canonique de 1998. Donc le Séminaire tome 5. Dans la leçon du 5 mars 1958, on trouve une analyse par Lacan de la pièce de Jean Genet le Balcon. Vous me direz : qu’est-ce que ça vient faire là ? ça vient faire ceci qu’il faut voir quel est le sujet réel de la pièce le Balcon. Je vous invite à en entreprendre la lecture immédiate et complète, au cas où vous ne l’auriez pas déjà lue (c’est une insinuation calomnieuse !). Quel est le sujet de cette pièce ? elle est très compliquée. Mais une chose sûre, c’est que c’est une pièce qui se demande explicitement ce que deviennent les images quand le présent est celui de l’émeute ou de la révolution. On peut résumer la pièce ainsi. Qu’est-ce qui arrive aux images, à l’épreuve d’un présent qui est celui d’une émeute ou d’une révolution ? C’est bien une pièce sur le rapport entre image et présent.

 

Petite parenthèse historique : le 13 mai 58 se produit à Alger un coup d’Etat militaire qui va amener après diverses péripéties le retour au pouvoir du général de Gaulle. La pièce de Genet est de 56, elle est donc déjà dans le contexte de la guerre d’Algérie. Elle est commentée par Lacan, en mars 58, juste avant le coup d’Etat et le retour de de Gaulle au pouvoir. On est en historicité qu’il faut garder en un coin de la tête quand on examine tout ça. Ce n’est pas qu’il ne se passe rien. La guerre d’Algérie, elle revient en ce moment. Les derniers vieillards de la chose commencent à en causer. C’est une thèse sur l’histoire.

Il y a eu une controverse entre Merleau-Ponty et Sartre à peu près dans ces années là sur le point suivante, qui portait sur le point suivant. Merleau-Ponty avait dit : l’histoire n’avoue jamais. Sartre avait répondu ce n’est pas vrai. L’aveu de l’historicité de la guerre d’Algérie se pose à peu près maintenant, ce qui veut dire grosso modo 40 ou 50 grosses années après. Il y aurait peut-être une loi, tout simplement : c’est que l’histoire avoue, quand les acteurs de cette histoire sont en train de mourir. Les deux ont raison d’une certaine manière.

Merleau-Ponty a raison de dire qu’il n’y a pas d’aveu spontané de l’histoire. L’histoire n’est pas dans la modalité de l’aveu spontané. Elle est dissimulatrice de son propre présent (nous ne nous écartons pas de notre sujet). La guerre en cours par exemple, quand est-ce qu’elle avouera ? Nous n’en savons rien. Peut-être qu’on en saura un peu plus dans 50 ans. Quelques uns d’entre nous en sauront un peu plus. C’est un point que nous aurons à rediscuter : une question du présent, c’est que le présent ne se présente pas comme présent. Le présent n’est pas la présentation du présent. Le présent est dans l’obscur de la présence, en tout cas quand il est un présent vif, énigmatique, un présent de la question. En 56, en 58, si le présent c’est la guerre d’Algérie, nous sommes bien loin, en dépit des efforts énormes d’un certain nombre de gens, d’être dans l’aveu. De ce point de vue là, Merleau-Ponty a raison.

Mais Sartre a aussi raison, car finalement, quelque chose comme un aveu finit toujours par être extorqué à l’histoire. Mais pas dans la modalité de la présence du présence. Dans la modalité par laquelle le présent reconstruit le passer, le refait passer, le passé, dans une nouvelle passe du passé. Il y a aujourd’hui une nouvelle passe de la guerre d’Algérie. Timide, limitée. A l’époque, c’est le présent. Quand Lacan parle de Genet, quand Genet écrit le Balcon, c’est dans la figure du présent largement imprésentée qu’est la guerre militaire.

Le 13 mai, il y a le coup d’Etat militaire, il y a une séance du séminaire le 14 mai. La séance, le lendemain du coup d’Etat militaire à Alger, a pour titre : le désir de l’autre. On peut dire qu’il s’était manifesté, le désir de l’autre !

 

Mais le 13 mars, il parle du Balcon, consacré finalement à la question du destin des images, dans l’épreuve révolutionnaire du présent. Que dit Lacan ? Lacan commence à dire que c’est une comédie, et il va rapprocher le Balcon d’Aristophane. Il donne une définition de la comédie. C’est elle qui va aussi nous intéresser. Il définit la comédie ainsi : « la comédie assume, recueille, jouit de la relation à un effet […] à savoir l’apparition de ce signifié qui s’appelle le phallus ». C’est une définition de la comédie. Je dirais que le mot le plus important c’est peut-être apparition, c’est celui qui va nous retenir. La comédie est toujours comédie du présent. C’est une chose remarquée depuis longtemps : la tragédie est toujours rétroactive, et la comédie est au présent. La comédie est comédie du présent, au sens où elle fait apparaître, si j’ose dire, le phallus de ce présent. Disons le comme ça. Ie qu’elle pointe l’apparition comique, de quoi ? de ce qui, du pouvoir, est au présent. De ce qui, du pouvoir, est au présent. Telle est la fonction subversive, reconnue de longue date, de la comédie. La comédie est au présent, c’est une pensée du présent, ce n’est pas n’importe quelle pensée du présent, c’est la pensée qui fait apparaître le phallus. Le phallus n’est pas un élément indifférencié, mais ce qui du pouvoir va apparaître au présent. C’en est aussi la dérision, c’est pour ça que c’est comique. On peut dire que chaque comédie particulière, les comédies ont comme singularité d’identifier ce pouvoir au présent, dans la modalité dérisoire de son apparition phallique. Ça veut dire le cortège avec ses facéties, son carnaval, mais au sens profond ça veut dire le fondement signifiant du pouvoir lui-même. Le fondement au présent, mais au présent, dans la dérision de sa monstration.

Notre but, de ce point de vue là, un des premiers sens que je donnerai à image (du temps présent), sera bien de trouver le registre de la comédie philosophique du présent. C’est ça que j’aimerais trouver. Trouver le registre de la comédie philosophique du présent, au sens que je viens de dire : au sens de l’apparition véritable du présent, ou de ce qui du pouvoir est au présent [chgt K7]. Ce qui va se montrer, là, c’est l’absolue vacuité de ce pouvoir. Dès que ce pouvoir est pointé, ou montré, comme phallus, ie dans sa signifiance, la comédie va montrer qu’en réalité, il est un impouvoir, qu’il n’est rien comme pouvoir. C’est le registre de la monstration. L’enjeu de la comédie c’est à la fois de pointer ce qui, au présent, est le pouvoir et de montrer que à peine montré, à peine apparu, à peine montré, il se dissout, il fait spectacle de son néant, il fait spectacle de sa vacuité. Evidemment, ceci est aussi le procès de vacuité d’un certain nombre de noms : les noms sous lesquels le pouvoir se montre.

A titre d’exemple élémentaire, d’innombrables comédies sont destinées à montrer la vacuité du nom du père, la vacuité de la paternité, de l’autorité paternelle. C’est un  sujet de comédie inépuisable. On exhibe, on pointe, on montre, dans le signifié phallique de la dérision phallique, que ce qui se présente comme instance du pouvoir paternel est en réalité d’une totale vacuité. Ce qui est heureux, dit la comédie, pour le bonheur des jeunes gens, qui vont se marier là où le père ne le voulait pas. C’est le canevas le plus simple. Il illustre déjà le mécanisme par lequel la comédie, exhibant le signifiant phallique du pouvoir au présent, en opère aussitôt la destitution. C’est une destitution nominale. Là, c’est la destitution de la figure paternelle. Ça peut être la figure de l’église, la figure du pouvoir, ça peut être la figure du grand seigneur, ça peut être toutes sortes de figure. De ce point de vue là, il est vrai que la comédie est l’inverse de la tragédie : la tragédie est l’assomption mélancolique des signifiants du pouvoir, alors que la comédie en est la destitution joyeuse. Tout ceci est somme toute assez simple.

 

Répondons à notre 2ème question : quels sont les noms ? quels sont au présent les noms qui seront mis en jeu dans la comédie philosophique du présent ? quels sont les noms qui comme nom du père, église, commandement militaire etc… qui seront convoqués à leur exhibition phallique et à leur destitution par la comédie phallique du présent ?

Je veux tout de suite vous dire quel sera à mes yeux le nom principal. Le nom principal, j’ai un peu le regret de le dire, sera le nom démocratie. En ce sens, je peux dire que le propos est d’écrire la comédie de la démocratie. Ie de faire fonctionner le mot démocratie comme nom clé de la contemporanéité, au sens où il est le nom phallique du présent. Ceci parce que je voudrais annoncer les hypothèses.

A partir de quoi pouvons-nous nous servir plus avant du Balcon ? Oui. Le Balcon va être un opérateur préliminaire dans ce montage de la comédie philosophique du présent, comme comédie du signifiant démocratie.

 

Je rappelle la structure du Balcon :

- nous partons d’une figure de l’ordre comme ordre des images : là, image et ordre sont profondément liées. Cette figure de l’ordre, comme ordre des images, est un bordel. Le bordel est évidemment une figure exemplaire de quelque chose qui, à la fois, est rigidement ordonné, sous d’ailleurs l’autorité de Irma qui commande l’espace. Absolument clos sous sa loi et absolument régi par l’imaginaire : on vient là jouir d’une image. 

Parenthèse : y a-t-il une convenance au monde présent de cette figure du bordel ? je pense qu’à bcp d’égards oui. Soutenir que notre monde est un bordel, au sens que je viens de dire, ne serait pas une thèse absolument aberrante. Ceci d’un double point de vue, par rapport au Balcon, qui est une métaphysique, le bordel le plus sublimé de l’histoire de la littérature. D’un double point de vue :

1° à cause de la clause de fermeture : le bordel est un lieu clos, mais clos sur l’infini des images. Ce qu’il clôt, la clôture qu’il agence est une clôture sur l’infini des images. Fondamentalement, un bordel c’est un miroir fermé. C’est la clôture d’un miroir. Un miroir dans lequel on vient regarder le simulacre qu’on propose. En ce sens, je pense que cette combinaison d’illimitation des images d’un côté, et le fait qu’elle soit complète de l’autre, est une allégorie possible de certains aspects, en tout cas, de notre monde. Il y a donc une convenance sur un problème sur lequel nous reviendrons, qui est capital : comment notre monde combine l’infinité et la clôture ? quel est le mode particulier d’articulation de l’infinité et de la clôture dans ce qui nous tient lieu de monde ? c’est quelque chose comme ça, le bordel du Balcon.

Les gens viennent là jouir, sous la figure de la duplicité de la figure pouvoir. Les gens viennent jouir, déguisés en juges, en général ou en évêque. Les gens viennent, s’habillent en juges général ou en évêque et la scène sexuelle a lieu imaginairement dans ces défroques. C’est un lieu d’ordre, et c’est un lieu où on jouit, on jouit des images de l’ordre. Si on regarde de près, c’est des images d’images d’images. Pourquoi ?

Premièrement, c’est une image car celui qui se déguise en juge en général ou évêque n’est pas juge général ou évêque, il se montre de façon purement apparente comme cela.

Deuxièmement, il se fait renvoyer cette image par l’autre, la femme, la prostituée en tant qu’elle va le traiter comme si cette image était réelle. On a l’image dans le vêtement, et puis l’image dans le regard de la prostituée.

Et puis troisièmement ces emblèmes de l’autorité sont eux-mêmes des images historiques, en 56, date de l’écriture de la pièce, ce n’est pas le sabre et le goupillon qui constituent l’emblème du pouvoir. Ça remonte à plus loin.

Donc : image historique, reflet de l’image historique dans le miroir de la jouissance, et déguisement. Il y a une figure enfantine du déguisement, il y a une figure historique (le fait que c’est des emblèmes anciens, répertoriés) et figure du jouissance. Enfance, histoire jouissance, en ce sens il y a un triple niveau.

Aujourd’hui, c’est peut-être une des difficultés de la représentation de la pièce, l’élément historique est un élément peut-être un peu inerte. Au fond, il n’y a plus assez de gens qui viennent dans les bordels déguisés en évêque. C’est quelque chose qui est un tout petit peu ésotérique. On pourrait prendre, peut-être (on revient à la démocratie), par exemple, une figure du show business, un apparatchik de la finance et une vedette des droits de l’homme. Ça parlerait plus vite. Mais là, la question, c’est que on ne sait pas comment se déguiser ! Vous voulez vous déguiser en vedette des droits de l’homme, comment faire ? c’est pas facile ! Vous pouvez mettre une chemise blanche. C’est une question à laquelle je donne sa forme joyeuse, mais c’est une vraie question car elle en induit une autre, qui est de savoir dans quelle mesure il s’agit là d’images ? peut-on jouir de tels emblèmes ? s’agit-il d’emblèmes tels qu’un propos de jouissance puisse se loger en eux ? je dis que c’est une question démocratique car je soutiens que le démocratique présent dans la strate que je viens de dire, c’est précisément que il n’y a pas de costume. Ie que l’inégalité n’est plus costumée. C’est un point qui n’a l’air de rien mais qui est très important : parce que le costume indique un régime d’acceptation collective de la différence inégalitaire. Elle est costumée, représentée, emblématisée,  et elle fait partie du jeu social admis. Ce n’est pas la même chose d’avoir des inégalités costumées et d’avoir des inégalités sans costumes, des inégalités, si je puis dire, laïcisées. Mais dans le cas de la figure d’ordre que représente le Bordel de Genet, c’est une vraie question. Et c’est sans doute pour cela que lui-même est resté dans le registre de l’image d’image d’image, des emblèmes connotés mais anciens, en un sens antérieurs au présent démocratique. Voilà pour la 1ère figure de la pièce de Genet : le bordel comme figure de l’ordre des images.

 

- extérieurement à cela, vous avez une 2ème figure qui est appelée la figure du réel, ou quelquefois encore qui est appelée la figure de la vie. C’est quoi ? C’est le présent pur, le présent pur comme évanouissement ou comme accès de fureur. Ie c’est il y a dehors une émeute, une émeute révolutionnaire. Et il y a dehors les militants de cette émeute révolutionnaire. Et il y a parmi eux un personnage fondamental, qui s’appelle Roger, que Genet décrit au 6ème tableau comme « le type même du chef prolo ». La situation est donc vous le voyez intéressante comme construction de scène : un lieu de clôture légale des images, et à l’extérieur, un lieu insurrectionnel classique, si je puis dire, dont tout le pb est de savoir quel rapport il a avec le 1er. Quel rapport (ou non rapport) va s’établir entre cette figure événementielle pure et le champ des images, ie en un certain sens le champ du désir ? Toute la question de la pièce est de savoir ce que peut bien être le désir de révolution, s’il n’est pas projetable ou enclos dans les images. La question profonde est la suivante : peut-il exister un désir vital non fantasmatique ? ça va se donner dans la pièce par la théâtralisation des rapports entre le camp des insurgés d’une part, et l’intériorité du bordel d’autre part. Toute la question est : peut-on se soustraire aux images ? C’est une question sur le présent, c’est à ce titre qu’elle nous intéressera. Un présent réel, un présent vital peut-il éviter de mourir dans la forme de l’image ? C’est ce que dit Genet dans ce qui est l’Avertissement de la pièce, avertissement qui d’ailleurs est repris quasiment dans le texte même de la pièce. Je vous lis ça :

Quelques poètes de nos jours se livrent à une très curieuse opération : ils chantent le peuple, la  liberté, la révolution etc…qui, d’être chantés sont précipités, puis cloués sur un ciel abstrait, où ils figurent, déconfits et dégonflés, en de difformes constellations. Désincarnés, ils deviennent… comment les approcher, les aimer, les vivre, s’ils sont expédiés si magnifiquement loin ? Ecrits, parfois somptueusement, ils deviennent les signes constitutifs  d’un poème, la poésie étant nostalgique et le chant qui épuisa son prétexte, le poète tue ce qu’il voudrait être.

Vous voyez : le pb est le pb du rapport du présent et du poème. Peut-on faire poème de ce qui est la vie même du présent ? dans la pièce, c’est le rapport de l’insurrection et du bordel. C’est la question de savoir comment le présent peut se garder de l’image. La thèse de Genet est violente : elle soutient que dès qu’il est capturé par la page, et surtout la plus belle page, celle du poème, celle de l’œuvre d’art, alors le réel est tu. Pour reprendre une expression qui est une expression de Lacan détournée, la thèse de Genet, c’est que l’image est le meurtre de la chose. Aucun réel ne peut survivre à son exposition dans l’image.

Ça aussi ça doit être une règle pour nous. Finalement, s’avancer dans les images du temps présent (puisque c’est le titre général que nous commentons) va être en grande partie tenter de saisir ce qui n’a pas d’image. Car le présent du présent est ce qui n’a pas d’image, c’est qui  est soustrait à l’image du temps présent. Ce qui est désimagé : tenter de désimager le présent. Et même encore plus, le désimageant, ce qui a puissance désimageante. Là aussi je reprends ce que je disais tout à l’heure.

Il faut sur ce point être à l’école de l’adversaire, si je puis dire. Je suis personnellement frappé de la capacité en temps de guerre à faire disparaître les images. C’est la capacité des responsables des guerres de faire disparaître les images. Capacité extraordinaire si on y réfléchit puisqu’on nous explique comme une loi que l’image de toute chose est démultipliée à l’infini et que nous sommes dans la circulation des images. En temps de guerre, il n’y en a plus. Tout d’un coup c’est le noir. Il faut s’intéresser à cette capacité. On peut dire que pendant la guerre il y a toujours eu la censure, mais on n’était pas dans un monde qui prétendait avoir comme réalité les images. La capacité de suppression subite et absolue de la suppression de toute image est une capacité à laquelle il faut s’intéresser. Ce n’est pas une capacité de censure, simplement. L’image reste censurable. Ce que nous cherchons n’est pas du même ordre. Nous ne cherchons pas à raturer l’image, à censurer l’image, comme il est intéressant de voir que c’est possible, qu’on peut le faire. Notre temps a autant la capacité de suspendre les images que de les diffuser. Le pouvoir est le maître de l’image, mais pas son esclave (il peut les suspendre). Nous sommes à la recherche de ce qui n’a pas par soi-même d’image. Non pas ce dont on supprimerait l’image, mais ce qui est d’une nature telle qu’il est désimageant par lui-même. Finalement, un pb de l’investigation du temps présent, on pourra le formuler comme ça : quel est le rapport entre la souveraineté des images, alléguées du pouvoir, d’un côté, et d’un autre le vouloir désimageant ? Je pense que c’est un point essentiel de l’investigation spéculative ou philosophique du temps présent. Confronter les règles de souveraineté de l’image et qu’est-ce qu’est la recherche du désimageant.

Dans le Balcon c’est le pb central qui divise les révolutionnaire. C’est une question contemporaine, une question d’aujourd’hui. Les révolutionnaires, à l’extérieur du bordel, sont divisés sur la question de savoir s’ils doivent utiliser pour eux-mêmes les  images, ie faire leurs propres images, ou s’ils doivent être dans le désimageant, dans la volonté désimageante. C’est ça qui va être la dramaturgie de l’extérieur. Il va y avoir ceux qui disent : nous devons produire nos propres emblèmes (non pas le juge le général ou l’évêque, mais qui seront comme la république sur le tableau de Delacroix, ou le héros prolétaire au drapeau rouge). Nous serons vaincus si nous ne proposons pas nous-mêmes des images d’amplitude et de puissance comparable à celles qui sont cuisinées dans l’enfer du bordel. Et il y a ceux qui disent : non, notre différence, notre vérité, c’est d’être désimagant, c’est de ne faire jamais confiance à l’image.

Je vous lis un bref passage. C’est la discussion entre Roger et Louis. A un moment donné, Louis dit à Roger : « est-ce que tu as réclamé les bazooka ? ».

- Roger : encore, bazooka, bazooka, c’est  un mot fétiche, le mot magique qui n’a pas son bazooka ?

- Louis : il faut qu’on profite de l’enthousiasme de la jeunesse, et la jeunesse ne sait pas se battre sans s’orner de cris de guerre, elle cherche les blessés pour en montrer les cicatrices. Elle veut des bazooka.

- Roger : pas de bazooka

- Louis, irrité : alors, si on t’écoutait, c’est au corps à corps qu’il faudrait attaquer ?

- Roger : comme le mot le dit, le corps à corps supprime les distances

- Louis : tu te méfies de l’enthousiasme

- Roger : je me méfie de l’énervement, c’est le plein de la révolte et le peuple est en pleine fête, il tire pour tirer.

 - Luc : il a raison, qu’il jouisse un peu, nom de Dieu, jamais je ne lui ai connu une pareille joie une main à la gâchette, l’autre à la braguette. On tire et on baise.

- Roger : tu peux pas employer d’autres mots ? Mais qu’est-ce que vous espérez donc ? si j’ai arraché Chantal du bordel, …

 

[Chantal, en effet, vient du bordel, c’est la femme à propos de laquelle les révolutionnaires se proposent de la transformer en image générique de la révolution. L’emblème féminin de l’insurrection]

 

…ce n’est pas pour qu’elle se retrouve dans un autre ou dans le même, mais entre eux. La guerre, la guerre, mais vous savez bien qu’on doit s’en garder comme de la peste. Puisque elle conduit … jusqu’à la mort, vous le savez qu’une guerre qui va jusqu’au bout d’elle-même est un suicide.

- Louis : sans la colère du peuple, pas de révolte. Et la colère est révolte.

- Georgette : il faut donc lutter sans colère. La raison doit suffire.

- Roger : les fêtes d’en face sont nombreuses, les nôtres sont incalculables. Il faut vaincre à tout prix. Ces monsieur d’en face sont heureux de notre guerre, grâce à elle ils vont pouvoir s’illustrer un peu plus. Il ne faut pas que le peuple s’amuse ni qu’il joue. Dès maintenant il doit se conduire avec sérieux.

 

Voyez comment dans cet extérieur [chgt K7] représentative ou si elle doit au contraire être dans la volonté désimageante qui peut être appelé sérieux, raison, recevoir une série de noms.

Nous avons là les deux plateaux d’une balance théâtrale. Dont vous voyez que la question va être la nôtre, aussi : qu’est-ce que c’est que l’extérieur du bordel. Dans les images du temps présent, qu’est-ce qui est tel que ça dispose la non image. C’est ça qui va nous interroger, avec la matrice que dans le Balcon de Genet que la question est très complexe. La question de l’image divise le vouloir extérieur. Car elle fait retour, elle fait toujours retour, car on peut soupçonner qu’il n’y a pas de désir sans image, c’est exactement ce que ici soutiennent les adversaires de Roger dans le camp populaire, dans le camp de l’émeute.

Donc : le bordel, les insurgés divisés

 

- 3ème figure : qu’est-ce qui circule dans cette balance ? Qu’est-ce qui est à la fois dans le maintien de l’ordre imaginaire et n’a pas soi-même d’image ? C’est le 3ème terme, un terme toujours présent d’après Genet, qui d’un côté circule librement dans l’univers imagé, l’univers fantasmatique, l’univers du désir piégé, l’univers des emblèmes du pouvoir, mais qui d’un autre côté n’a pas d’image (comme en ont le juge le général l’évêque). La réponse de Genet, réponse métaphorique, c’est qu’il y a une chose qui répond à cela. Il y a une chose qui est en connivence entière avec en pouvoir légal des images mais qui n’a pas à proprement parler d’image au sens d’emblème, et cette chose c’est la police. C’est le chef de la police. Il est l’homme clé du pouvoir, mais sur un mode qui n’est pas celui de l’image. Et finalement, le chef de la police va être le phallus. Ce que Lacan va désigner comme phallus, à savoir le chef de la police, va être la clé réelle du pouvoir des images, en tant que justement ce pouvoir des images n’a pas d’image. Autrement dit, au cœur de l’investigation du présent (la question de Genet, c’est que devient le présent lorsqu’il est à l’épreuve des images ?) on doit trouver ce qui, rendant compte de la puissance des images, n’a cependant pas d’image. Et n’est pas non plus l’extérieur désimageant, comme le sont Roger, les insurgés etc... quelque chose qui n’est pas l’autre du pouvoir, mais qui n’est pas non plus dans la loi du pouvoir, en tant que loi de l’identification imaginaire. Autrement dit, il y a un moment où on tombe sur le réel du pouvoir comme réel irreprésenté. C’est ça que Genet appelle le préfet de police. C’est au théâtre, il faut que ce soit un personnage. Préfet de police veut dire ce qui est complice absolu du pouvoir des images mais qui est soustrait  à l’image. Ça se donne de façon très drôle : comme il est complice des qui ont une image, il voudrait bien être comme eux. Dans la pièce, il vient constamment demander à la patronne du patronne : est-ce que un client est venu déguisé en préfet de police ? non, personne. Et il repart déçu. Il aimerait bien être dans les images. Ce qui prouve qu’il n’est pas le désimageant authentique. Il n’est pas comme l’insurgé. L’insurgé cherche la non image, le préfet cherche l’image. Mais il ne peut pas en avoir La preuve artistique et intuitive de ça c’est le phallus, la clé de la signifiance en général. La clé du pouvoir possible des images n’est pas soi-même représentable ou symbolisable. La voie artistique que Genet va donner à tout ça, c’est que à la fin de la pièce, quand les événements ont pris un tour favorable pour le pouvoir, au termes de péripéties compliquées, le préfet de police, qui cherche un habit de gala, eh bien il annonce que son costume de gala va être un costume de phallus. Voilà ce qu’il va porter, le préfet de police, il va s’habiller en phallus.

Je fais quelques remarques préliminaires avant la lecture. On est au terme des événements. C’est quoi le terme des événements ? c’est là que la pièce est à sa manière mélancolique. C’est quand Roger dit : « dehors, dans ce que tu nommes la vie, tout a flanché, aucune vérité n’était possible ». ça, c’est une question que nous poserons aussi : est-ce que dehors tout a flanché ? Est-ce que aucune vérité n’était possible ? est-ce c’est ça qu’il faut dire du présent ? est-ce que le présent c’est l’incapacité au vrai ? est-ce que le présent comme législation sans image des images, c’est l’impossibilité de toute vérité ? c’est au moment où cela est prononcé que le préfet de police arrive et dit : « j’ai trouvé mon costume ». j’ai trouvé mon costume, et le costume, c’est le phallus.

Je vous lis cette scène essentielle, je vous lis un morceau.

Le chef de la police arrive :

- je crois que nous tenons la victoire. Est-ce que un client est venu déguisé ?

- non, non, personne n’est encore venu, personne n’a encore éprouvé le besoin de s’abolir dans votre fascinante image.

- les projets que vous m’avez soumis ont donc aucune efficacité ? rien ? personne ?

-  la reine [patronne du bordel, devenue reine pour être fournie comme emblème à la foule] : personne, pourtant on a refermé les persiennes, les hommes devraient venir, le dispositif est en place, ils sont prévenus par un carillon

- mon projet de ce matin vous a déplu. Or c’est cette image de vous-même qui vous hante et doit hanter les hommes

- le chef : inefficace

- l’envoyé du chef de la police : le manteau rouge du bourreau et sa hache ! je proposerais le rouge amarante et la hache d’acier

- la reine : salon 14, dit salon des exécutions capitales

- vous voyez ! ces mascarades prouvent votre peu d’imagination. Je veux que mon image soit à la fois légendaire et humaine, qu’elle participe sans doute des principes éternels mais qu’on reconnaisse ma gueule

- le juge, aimable : on vois craint cependant, on vous redoute, on vous jalouse

- le chef : ….ou une boucle de cheveu ou un cigare ou une cravache. Le projet qu’on m’a soumis, j’ose à peine vous en parler

- le juge : c’était très audacieux ?

- le chef : très ! jamais je n’oserai vous le dire. messieurs j’ai assez de confiance en votre jugement :… on m’a conseillé d’apparaître sous la forme d’un phallus géant

- un chibre !

- toi !

- que veux-tu, si je dois symboliser la nation !

- laissez madame, c’est le ton de l’époque

- un phallus ? et de taille ? vous voulez dire énorme ?

- de ma taille

- le juge : mais c’est très difficile à réaliser !

- pas tellement : des techniques nouvelles, notre industrie du caoutchouc, permettent de très belles mises au point. ce n’est pas ça qui m’inquiète mais plutôt ce qu’en pense l’Eglise

- l’évêque : rien de définitif ne peut être prononcé ce soir. Certes, l’idée est audacieuse, mais si votre cas est désespéré, nous devons examiner la question. Car ce serait une redoutable figuration, et si vous deviez vous transmettre sous cette forme à la postérité

- la reine : aucune chambre n’est prévue, aucun salon ?

- le chef : vous voulez voir la maquette ?

 

Une fois parvenu à ce point, le but de Lacan, il va chercher à dire à partir de cette intuition de Genet, ce qu’il en est du phallus au-delà de son apparition en mascarade. Lacan va interpréter la comédie. La comédie est la mascarade du phallus, c’est le montrer du phallus. On est dans la comédie par excellence. Il va montrer que le phallus, c’est, dans son jargon à lui, le signifiant de la signifiance. Le signifiant de ce qui circule comme signifiance. L’homme de la circulation, le préfet de police, va être emblématiquement le phallus. Il va le définir : « ce quelque chose que peut donner ou retirer, conférer ou ne pas conférer, celui qui se confond alors, et de la façon la plus explicite avec l’image du créateur du signifiant, notre père, notre père qui êtes aux cieux ». on a là ce qui caractérise toute circulation dans la figure de l’autre absolu, dans la figure du notre père.

Nous notre intention est différente, la disposition va être celle de la pensée du présent. Et finalement nous allons utiliser la matrice du Balcon dans le sens que je vais indiquer.

Souvenez vous bien que nous avons quatre termes :

- nous avons le bordel, point de législation des images

- nous avons la révolution, l’extérieur pur

- nous avons le préfet de police

- nous avons l’emblème ultime du préfet de police, qui est le phallus, déguisement phallique approprié au pouvoir nu, le pouvoir qui soutient toute représentation alors qu’il n’est pas représenté.

Nous allons interroger quoi, selon ce modèle là ? nous allons interroger quatre termes, poser quatre questions :

- qu’est-ce que la facticité du présent ? qu’est-ce que notre bordel ? Il y a son instance commerciale, ou, et / ou sa pornographie politique. Quel est, aujourd’hui, le type d’agencement de la clôture et de l’infini ? c’est la 1ère question : comment s’agencent la clôture et l’infinité dans ce que nous nommons (peut-être à tort) notre monde ?

- 2ème question, qui équivaut cette fois au dehors : quels sont les tracés réels de ce qui se soustrait à l’image, à l’imagerie ? dans l’ordre propre où ces tracés procèdent, contrairement à ce que dit Roger est-ce que des vérités sont possibles ? Roger dit : dehors, aucune vérité n’était possible, tout devait rentrer dans la loi des images. Si des vérités sont désimageantes, est-ce que le désimageant est possible ? Là nous aurons donc l’équivalent de l’intérieur et de l’extérieur dans la dramaturgie de Genet

- 3ème question : c’est la question qui équivaut au préfet de police. Qu’est-ce qui, à l’épreuve des vérités (que nous supposons possibles et réelles), tient dans sa garde la facticité du présent ? Le préfet de police, c’est ça. C’est celui qui finalement fait que le bordel continue à exister en dépit de l’émeute. Il est cela, c’est pour ça qu’il n’arrive pas à être un personnage du bordel. Parce qu’il est celui par qui le bordel tient à l’épreuve de l’extérieur, et non pas celui qui est dans l’intériorité du miroir. Nous devons nous aussi poser cette question : qu’est-ce qui aujourd’hui à l’épreuve d’une vérité quelle qu’elle soit, pas simplement dans sa loi propre, mais à l’épreuve d’une vérité, garde cependant l’essentiel de la facticité du présent ? ie son instance commerciale, sa pornographie politique etc… quel est le nom anonyme du pouvoir ? quel est le nom du pouvoir nu ? Est-ce que c’est l’état de la situation, l’Etat tout courts, les Etats ou le transnational ? Est-ce que c’est ce que Negri appelle empire ? est-ce que ce sont encore des souverainetés locales, comme le préfet de police ? est-ce que c’est l’axiomatique du capital ? est-ce que c’est l’appareil militaire américain ? quel est notre préfet de police ? non pas : quelle est la loi du monde, mais : quel est le garant de cette loi, le garant obscur et anonyme de cette loi, celui qui n'est pas visible dans la loi de la visibilité. Celui qui est le garant de la circulation, et qui en ce sens n’est pas ce qui circule. C’est la 3ème question.

- 4ème question : à supposer que nous l’ayons identifié, quel est son emblème, qui en désigne la maintenance ? quelle est son imagerie destinée quoique absente ? C’est comme le préfet de police qui découvre que, somme toute, un seul déguisement lui convient, le déguisement phallique. Quel est l’emblème sous lequel le pouvoir nu du temps présent peut être désigné ou advenir à sa propre représentation ?

 

Image du temps présent ça va être le montage de ces quatre points. Ça sera l’écriture de la comédie philosophique du présent. Ce sera les quatre questions, je les retraverse dans l’autre sens :

- la question de l’ultime emblème de la signifiance du présent, ie de ce sous quoi il se fait reconnaître comme garant de la circulation générale. Je vous l’ai déjà dit, ma proposition sera de dire que c’est démocratie. En ce sens, j’entérinerai l’hypothèse courante qui est que nous sommes dans l’âge de la démocratie, mais exactement au sens où le préfet est dans l’âge phallique. Ie au sens de telle est la vêture, la seule vêture, sous laquelle le pouvoir circulant puisse être identifié consensuellement.

- en remontant, nous aurons le terme auquel, en définitive, ce vêtement est approprié, ie le pouvoir nu dont démocratie est l’emblème.

- ensuite nous aurons le fait qu’un pouvoir, ce que j’appelle le pouvoir nu, c’est le pouvoir qui se manifeste à l’épreuve de l’hétérogène, ce n’est pas la loi de maintenance de ce qu’il y a, c’est la loi de défense de ce qu’il y a contre l’hétérogène. Le préfet de police n’existe que car il y a l’émeute. En dehors de l’émeute il ne sert à rien. Le bordel n’a pas besoin de lui s’il n’y avait pas l’émeute. C’est la question du terme paradoxal qui est si je puis dire le il y a du monde à l’épreuve de ce qui n’est pas lui. C’est une question qui est devenue obscure. J’insiste sur ce point. C’est une question qui est devenue obscure. Parce que la question du pouvoir nu elle a été désignée de façon claire : c’est l’Etat, c’est l’appareil d’Etat, la classe dominante, vous aviez des repères. C’est une question importante concernant l’obscurité de notre temps que ce terme là ne soit d’aucune évidence, alors que par le plus grand des paradoxes son emblème en a une : démocratie, c’est consensuel, on est démocrate, comme tout le monde est sous la loi du phallus, on est démocrate en ce sens là. Ce à quoi l’emblème est approprié, le pouvoir nu qui agit sous l’emblème, c’est une question qui est obscure. Puisque ce terme n’existe qu’à l’épreuve de l’hétérogène, il faudra traiter de : est-ce qu’il y a de l’hétérogène ? est-ce qu’il y a autre chose que ce qu’il y a ? est-ce qu’il y a du non commercial, du non pornographique ? est-ce que le bordel a un extérieur ? c’est une question de tracé réel : est-ce qu’il se passe quelque chose , est-ce qu’il y a des événement, des sujets ?

- puis finalement : la loi de ce qu’il y a, en tant que persistance de soi-même

 

je donne les quatre questions dans un sens et dans l’autre, pour en donner le mouvement. Nous aurons l’image de notre temps si nous articulons ces quatre questions de façon lisible. Comment on entre ? est-ce qu’on entre par le socle, est-ce qu’on entre par l’emblème ? c’est une dispute. Est-ce qu’on entre par ce qui apparaît ou est-ce qu’on entre par la loi de structure. Dans la pièce de Genet, l’ordre est assez classique ; on commence par la loi et son fonctionnement puis on donne le dehors puis on donne le préfet de police puis on donne le phallus. On est dans un ordre très classique : on part de la structure, ayant établi la structure, on interroge l’exception, ayant établi l’exception, on interroge ce qui circule entre la structure et l’exception, et on cherche le nom ultime de tout cela. La loi du il y a, il y a une exception ou hétérogénéité, identifier le terme paradoxal qui est le terme extime (intérieur à la loi et soustrait à son régime d’apparaître, traite d’extérieur) et comment se terme se présent, a lui-même un apparaître. Le phallus est le concept suprême ici. Ici démocratie sera en quelque sorte le concept suprême. Si o procède ainsi on a un plan classique et très opératoire. C’est le plan de la dramaturgie de Genet, c’est une comédie classique - c’est la plan des comédies de Molière (notamment Tartuffe).

Moi je n’adopterai pas le plan classique. Je commencerai par l’emblème. Je poserai la question de savoir : dans le monde présent, quelle est la signification du caractère consensuel du mot démocratie ? c’est une question quasiment formelle, une question de condition : à quelles conditions un présent doit obéir pour que démocratie soit un mot emblématique ?

Parenthèse : on pourrait demander à Lacan à quelle conditions le mot phallus peut-il être le signifiant de la signifiance ?

On va remonter : on va construire l’image du temps présent à partir de son emblème. Ce qui se dira aussi, ontologiquement, on va commencer par l’apparaître, dans son apparition. On ne va pas commencer par la structure. Le présent c’est ce qui est là, ce qui apparaît. On va prendre le présent tel qu’il est là, dans la subjectivité contemporaine.

Je terminerai par une référence : je crois que tout le monde a conscience qu’aujourd’hui est un aujourd’hui intervallaire. Nous sommes entre deux mondes, mais aucune des bornes n’est réellement élucidée. Ni ce qui vient, ni ce dont on vient. Je fais l’hypothèse que démocratie est aussi un signifiant intervallaire. Ça désigne quelque chose qui ne sait pas d’où ça vient ni où ça va.

Il y a une autre manière de présenter les choses. Quand il était jeune, Ibsen a écrit une grande pièce de théâtre gigantesque, Empereur et galiléen. Il a fait des grands drames sociaux bourgeois, mais jeune il écrivait des pièces cathédrales. Cette pièce de théâtre raconte l’histoire de l’empereur Julien l’Apostat, qui après Constantin, alors que l’empire était devenu chrétien, s’est proposé de rétablir le paganisme. Il voulait restaurer les dieux morts. Dans la pièce de Ibsen, à un moment donné, il dit ceci. Il dit : « l’ancienne beauté n’est plus belle, et la nouvelle vérité n’est pas encore vraie ».

l’ancienne beauté n’est plus belle : l’ancienne beauté des dieux grecs, l’imaginaire païen

le temps présent c’est ça : quelque chose n’est plus dans un prédicat prévisible. On peut dire, non pas l’ancienne beauté n’est plus belle, mais des choses comme la révolution n’est plus révolutionnaire. quelque chose de cet ordre. Et puis la nouvelle vérité n’est quand même pas vraie, ce qu’on nous dit être la vérité n’est pas vraie. On est donc entre un prédicat qui ne convient plus et un prédicat qui ne convient pas encore. Nous sommes dans une époque sans prédicats. C pour ça que je prends la méthode des images. Sinon je vous donnerai le concept. Je ne prendrai pas cette méthode tordue des images. Donc nous essaierons d’entrer par l’emblème, par le préfet de police.

3 décembre 2001

J’avais la dernière fois en substance posé deux questions. Je vous avais dit que j’entreprends un cycle de trois ans intitulé image du temps présent. Nous débutons une vaste entreprise.

Ma 1ère question était : pourquoi ce titre ? et plus particulièrement, que vient faire là le mot image ?

La 2ème questions était : quelle va être la stratégie synthétique du séminaire ? quel va être notre protocole de développement ?

J’ai consacré la 1re séance à la 1ère question, guidé par la pièce le Balcon de Jean Genet. On peut faire remarquer que cette pièce sera rejouée au théâtre Gérard Philippe de St Denis entre le 15 avril et le 12 mai dans une nouvelle mise en scène. Et auparavant, du quatre au 31 mars sera jouée également au même théâtre, une des deux autres grandes pièces de Genet, la 3ème étant les Paravents, qui est les Nègres. Je ne sais pas ce que vont être ces représentations. Mais je suis convaincu que ces pièces de Genet sont des repères contemporains significatifs, même si elles sont des années 50.

Donc guidés par l’analyse du Balcon de Jean Genet, ceci nous a permis de fixer une méthode, que je vais redire, très rapidement. Une méthode sur : qu’est-ce que c’est que penser l’image d’un moment ? Comment la pensée peut-elle s’orienter vers la saisie de ce que c’est que l’image d’un moment, au sens du titre images du temps présent ? Nous avons dit : penser l’image d’un moment c’est au fond le montage de quatre constructions, de quatre traversées différentes. Evidemment nous avons généralisé le fil du Balcon de Genet, à propos de ce que c’est que penser l’image d’un moment. Il y a quatre temps :

 

1° la pensée de la structure du moment : c’est ce qu’on pourrait appeler le temps systémique.

 

2° le repérage des tracés réels qui, à la surface de la structure, ie là, localisés là et pas ailleurs, font cependant exception à cette structure. C’est le 2ème temps : le repérage des tracés d’exception, qu’on peut au fond visualiser soit comme des extériorités intérieures (ce qui se passe dans le Balcon de Genet), des extériorités locales, soit peut-être comme des griffures superficielles, des griffures sur la surface, qui traits sur la surface, qui font exception à la loi de cette surface. Moi j’appelle ça des vérités, mais vous n’êtes pas obligés de l’appeler comme ça. Après tout, c’est une question de nom. L’important c’est de savoir que ce dont il s’agit là, ’est le repérage du tracé en réel de ce que la structure du moment n’autorise pas à penser. Ou si vous voulez, c’est le repérage d’un inexistant structurel qui cependant existe comme tracé. Vous savez que je crois, c’est un pont aux ânes, je crois réellement que ces tracés sont toujours plus ou moins de l’un des quatre types canoniques que sont l’art la science la politique et l’amour. Je ne suis pas convaincu que la liste est arbitraire ou incomplète. On a proposé toute sortes de choses : la religion, le travail… Ces quatre types, je voudrais en rappeler la définition que j’en donne en tant que tracé d’exception :

- la science est le tracé réel de la lettre et de l’apparaître (la mathématique est expérience). C’est un tracé en exception, c’est une nouveauté ou un surgissement qui est de l’ordre de la connexion de l’apparaître et de la lettre. 

- la politique est le tracé du collectif (pas au sens sociologique), le collectif en tant qu’irruption réelle de ce qui le compte.

- l’amour comme tracé réel du deux ou de la différence.

- l’art comme tracé réel est ressource de la finitude du sensible.

Nous sommes toujours dans ce 2ème moment, qui est un repérage du tracé réel qui sont susceptibles de l’intérieur d’un de ces quatre types de convoquer, quoique inexistant quant à la structure, quelque chose qui y fait exception.

3° ce qui, à l’épreuve des exceptions, tient en sa garde la structure. 3ème temps de ce nouage. Nous sommes sur le point pivot de l’investigation. Il y a toujours eu dans une pensée trop unilatéralement structurale, ou disons trop unilatéralement systémique (analyser le moment consiste à analyser la structure : c’est une pensée répandue et dominante : aujourd’hui c’est l’économie de marché, voilà, le reste est csq). Ça c’est le 1er temps, ce n’est que le 1er temps dans la méthode que je vous propose. Mais l’inconvénient de s’en tenir à ce 1er temps, c’est qu’on ne pense au fond  la consistance de la structure que comme persistance. Ce qu’on attribue comme capacité à la structure, c’est son insistance, sa capacité répétitive ou à insister à partir d’elle-même. Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’il faut penser ce qui de l’extérieur d’une structure quelconque la tient en sa garde au regard des exceptions et pas seulement au regard de la continuité de la maintenance. Il y a un effet fondamental à penser qui est le contre effet structurel des exceptions. Ce contre effet est le point réel de la structure et non pas les mécanismes de sa persistance. Or cela, comment un ordre quelconque se maintient, non pas seulement en tant qu’ordre, mais dans l’épreuve de ce qui y fait exception, ça c’est un point que la simple description de la structure n’enveloppe pas. C’est un point très important à mes yeux : le gardiennage de la structure est lui-même contemporain, contemporain de quoi ? des exceptions. Il n’est pas une csq, ou un simple point nodal, ou un centre de la figure structurale considérée. Autrement dit, tout ordre s’éduque auprès de ses exceptions, et cette éducation d’un ordre auprès de ses exceptions en constitue le réel, son historicité, son point de contingence réelle. Si bien que ce qui est important dans un ordre, c’est le contre effet et non pas l’effet. Le contre effet est plus important que l’effet, dans la guise stratégiquement créatrice d’un ordre.

Je pense qu’on peut appeler ça si on veut le pouvoir nu. J’ai proposé de l’appeler ça : le pouvoir nu en tant que c’est le pouvoir en tant qu’il est dans la nudité de l’ordre. Vous ne le déduisez pas de l’ordre seul, mais vous le déduisez uniquement de l’ordre saisi dans le contre effet de ce qui y fait exception. C’est toujours un point obscur, un point d’obscurité de l’ordre. Il faut admettre de ce point de vue là que le réel pouvoir d’un ordre n’est pas exactement transitif à cet ordre lui-même. La description d’un ordre ne vous donner pas le secret de son pouvoir. C’est une thèse. En général la pensée historico-sociologique-politico etc… considère qu’il n’en est pas ainsi, que la description de l’ordre va donner le secret de son pouvoir. Mais le secret est dans le contre effet : de quoi est-il capable au regard de ce qui fait exception ? ce point est toujours à reconquérir car il est lui-même dépendant des exceptions, il est toujours lui-même en partie dans la contingence des exceptions. De sorte que vous pouvez appeler ce point là l’effet du hasard sur l’ordre. Le hasard des exceptions.

Je ne sais pas, je prends un exemple en partie anecdotique, mais éclairant. Prenons une exception qui serait de l’ordre d’une invention artistique, une exception dans ce registre là.  L’invention de la nouvelle configuration musicale par Schonberg. Ça se fait toujours dans une configuration d’ordre. Il y a toujours une figure de l’ordre, figure structurale à sa manière. mais la vraie nature de cet ordre va se révéler dans ce qu’elle est capable de faire en contre effet de cette innovation, de cette création. Appelons l’ordre de l’art académisme. C’est un nom convenable pour la figure de l’ordre dans l’art, et qu’est-ce que c’est le pouvoir dans l’art ? est-ce que c’est le pouvoir de répéter ce qu’il y a ? pas vraiment, ce n’est que le descriptif de l’académisme. Le pouvoir de l’académisme, vous le mesurez quand vous êtes dans la question : de quoi est-il capable au regard de ce qui tente d’y faire exception ? L’essence de l’académisme se donne toujours comme néo-académisme. Parce que évidemment, le contre effet va toujours s’appeler néo-qch. Quand vous voyez néo-qch, dites vous que vous êtes sur la piste du vrai pouvoir. Le pouvoir s’annonce comme la figure néo de l’ordre. Comme dans la pièce de Genet, nous avons un nouveau préfet de police, c’est le même mais c’est le même en tant que nouveau, c’est pour ça qu’il est obligé de chercher des emblèmes nouveaux. L’essence de ce 3ème temps, l’ordre à l’épreuve des exceptions, c’est dans la figure du nouvel ordre. Un nouvel ordre mondial par exemple. On a vu depuis ce que c’était : c’est le nom de l’ordre saisi dans le contre effet de ses exceptions. C’est un point de détermination essentiel de l’ensemble, du nouage.

 

4° c’est le moment de l’emblème, c’est l’emblème, ie l’emblème qui assure en réalité la couverture et la maintenance du pouvoir nu. C’est ce qui désigne l’ordre, éprouvé par ses exceptions, dans une figure qui serait une figure d’idéal ou de maintenance. C’est une mécanique un peu tordue mais simple, et d’une gde capacité analytique, descriptive, au regard d’une situation quelconque. L’emblème est là pour couvrir non pas l’ordre en général mais le point de l’ordre éduqué par son exception (on l’envisage souvent comme s’il était au contraire un idéal de maintenance). On est vraiment dans ce qui gouverne l’image. La loi des images elle est là, elle est dans ce qui légifère sur les emblèmes chargé de présenter comme idéal et maintenance ce qui en réalité est le contre effet de l’exception.

 

Donc finalement le produit de pensée des images du temps présent sera d’avoir :

- temps systémique

- temps de l’exception

- temps du pouvoir nu

- temps de l’emblème

Si on arrive à nouer les quatre dans une figure de nouage (c’est toute la question : dans quel ordre ? d’où on part ? comment on lie ça), alors on a une pensée des image du temps présent. Dans la pièce de Genet, qui est une pièce de théâtre, une allégorie de tout cela, une allégorie vivante, on a :

- la figure systémique, c’est le bordel (Mme Irma)

- la figure du tracé réel, c’est l’insurrection (Roger et les autres)

- le pouvoir nu, c’est le chef de police

- l’emblème dernier, c’est le phallus

De façon particulièrement lisible ou visible dans cette pièce, on voit la disposition des 4.

La pièce de Genet, je voudrais y revenir un tout petit peu une dernière fois, quel nouage elle propose ? Nous avons repéré la dernière fois les différents ingrédients, mais quel est le nouage dramatique que propose la pièce ? La pièce de Genet décrit ou organise le nouage suivante : la manipulation des emblèmes par le pouvoir entraîne la dissipation de l’exception dans la structure (je reprends les quatre termes). C’est un drame. Même si c’est aussi une comédie. La formule au sens quasiment algébrique, c’est  ça : la manipulation des emblèmes par le pouvoir entraîne la dissipation de l’exception dans la structure. Finalement, en manipulant les emblèmes, le préfet de police va aboutir à ceci que l’insurgé Roger va devenir lui-même une figure du bordel. On a l'idée que la manipulation des emblèmes par le pouvoir entraîne que l’exception devienne illisible ; le fait qu’elle s’engloutisse produit son illisibilité. Elle n’est plus déchiffrable comme exception sur la surface.

Remarque supplémentaire : le trajet apparent c’est 1, 2, 3, quatre : bordel, exceptions, entrée en scène du préfet, emblèmes. En réalité, le trajet en pensée est inverse. Le trajet mental est inverse. Le trajet dramatique véritable. Le trajet 1, 2, 3, quatre est apparent, l’ordre réel est 4, 3, 2, 1 : on commence par les emblèmes en réalité (y compris ceux du juge, du général, de l’évêque), ensuite on montre comment ces emblèmes sont liés  au pouvoir, ensuite on montre l’exception (les insurgés), et ensuite, et à la fin, on est en état de penser complètement le systémique. Ça marche dans ce sens là. Je vous avais dit que c’est un peu ici ce que je proposerai de faire. Ce qui est fidèle à l’idée que ce n’est pas en commençant par le systémique qu’on va bien loin. Il faut commencer ailleurs. On n’est pas obligé de commencer par les emblèmes. On peut tenter de commencer par le préfet de police, le pouvoir nu, qui est l’éducation de l’ordre dans son exception. Mais on est vite pris dans la question de la manipulation des images. Tout ça indique pourquoi j’ai proposé comme titre images du temps présent.

Sur cette question de l’ordre, 1, 2, 3, quatre ou 4, 3, 2, 1,  c’est des choses que vous expérimentez en cherchant à résoudre un pb : on cherche la forme, on cherche qu’est-ce qui va pas, qu’est-ce qui du fait que ça va pas … et puis comment ça se cristallise dans un signifiant, une image. Ce sont des cheminements de pensée ordinaires. L’ordre, 1, 2, 3, / 4, 4, 3, 2, 1 : est-ce que ça ne tire pas vers la circularité ? est-ce que ce que je suis en train de dire n’est pas lié à la thèse selon laquelle le mvt qui va du système aux emblèmes images au système peut aller du système aux emblèmes dans un mouvement qui ferait que le nouage serait toujours plus ou moins un nouage circulaire ? c’est une discussion très importante dans laquelle vous reconnaissez finalement l’idée que la pensée affirmative peut se présenter sous la forme de la circularité. C’est un débat avec Nietzsche, ce point. C’est un débat avec la question de l’éternel retour. Parce que n’oublions pas que tout cela est la recherche d’une voie de pensée et de vie qui ne soit pas captive du nihilisme moderne. C’est l’idée générale, j’y viendrai tout à l’heure. Est-ce que nous sommes désormais voués à l’instantané du nihilisme moderne, ou est-ce que nous pouvons affirmer, contre lui, une figure de l’infini ? On sait que pour Nietzsche, en définitive, la voie qui combat de façon effective le nihilisme implique l’affirmation de l’éternel retour. C’est très important : il y a chez Nietzsche un couplage du nihilisme et de l’éternel retour. Disons que c’est une synthèse disjonctive, pour parler comme Deleuze. C’est réellement une synthèse disjonctive, nihilisme et éternel retour. Or je voudrais vous lire l’extrême fin du Balcon sur ce point, que vous entendiez qu’est-ce qui se passe sur notre question. Ça se termine sur Mme Irma, patronne du bordel. Elle a pendant un temps joué le rôle de la reine. On entend un crépitement de mitraillettes, c’est le dehors incertain, et Mme Irma devenue reine dit : qui est-ce ? les nôtres ou les révoltés ?

L’envoyé : qln qui rêve

La Reine se dirige vers différents coins de la chambre et tourne un commutateur, chaque fois une lumière s’éteint. Irma, appelez moi Mme Irma, et rentrez-chez vous.

On se dit : tiens, l’image se destitue en même temps qu’elle éteint les lumières, Mme Irma redevient Mme Irma [cht face] Elle révoque l’image, l’emblème. Bonsoir, Mme Irma, et elle sort. Irma seule et continuant d’éteindre :

- que de lumières il m’aura fallu : 1000 francs d’électricité, 38 salons tous dorés et tous, par machinerie, capable de s’emboîter les uns dans les autres, de se combiner et toutes ces représentations pour que je reste seule, maîtresse et sous maîtresse de cette maison et de moi-même. Elle éteint un commutateur et se rhabille. Ah non ! ça c’est le tombeau, il a besoin de lumières pour 2000 ans (le préfet de police s’est installé dans le tombeau) et 2000 ans de nourriture. Enfin tout est bien agencé, et il y a des plats préparés. La gloire, c’est de descendre au tombeau avec des tonnes de victuailles. Elle se tourne : Carmen ! Carmen ! tire les verrous et place les housses. Tout à l’heure il va falloir recommencer, tout rallumer, s’habiller. Ah ! les déguisements ! Redistribuer les rôles, endosser le mien, préparer le vôtre (elle s’arrête au milieu de la scène, face au public). Juges, généraux, évêques, chambellans, révoltés, qui laissez la révolte se figer, je vais préparer les costumes et les salons pour demain. Il faut rentrer chez nous, tout, n’en doutez pas, sera encore plus faux qu’ici. Il faut vous en aller, vous passerez à droite par la lumière. Elle éteint une dernière lumière, c’est déjà le matin, on entend un crépitement de mitrailleuse.

 

C’est la version de Genet de la thèse selon laquelle en définitive l’image d’un moment n’est pensable que comme retour. C’est ce qu’on peut appeler le nietzschéisme de Genet sur ce point, l’éternité comme circularité. On va recommencer. Et vous voyez bien que finalement ça se termine sur l’ambivalence répétée du costume et de la mitrailleuse. Ça va recommencer, pareil, le costume comme loi d’ordre des images, la mitrailleuse c’est l’extériorité des révoltés, on va réaffirmer tout ça, on va réaffirmer l’ordre, on va réaffirmer l’exception, on va réaffirmer la connexion des 2, le préfet de police qui va sortir de son tombeau et on va réaffirmer les emblèmes. C’est une pensée possible de ce que c’est qu’un moment en tant qu’affirmation. Le moment n’est pas passage ou destruction ou fuite du temps, il est réaffirmable, c’est ce qui en donne la consistance. Ce qui est réaffirmable c’est pas le moment en tant que moment, c’est l’enchaînement des quatre figures, qu’on peut aller du système aux emblèmes, des emblèmes au système, et que ceci peut être constamment réaffirmé. J’appelle ça un couplage disjonctif du nihlisme et de l’éternel retour. C’est une thèse sur l’image d’un moment, sur ce qu’est la pensée d’un moment. Penser un moment c’est penser ce qui est susceptible d’en être réaffirmé. Ce qu’on pourra dire : ce qui est susceptible de revenir.

Je pourrais dire que la tentative que je vous propose ou à laquelle je vous convoque serait de tenter de disjoindre cette disjonction : le nihilisme n’est pas nécessairement couplé à l’éternel retour. Ou encore, qu’on n’est pas obligé, pour penser un moment, d’imaginer son retour, d’imaginer sa réaffirmation. Ou si vous voulez qu’un moment peut réellement être pensé comme singularité, comme singularité irrépétable. Ce qui veut dire qu’il propose un trajet de l’ordre à l’emblème qui n’est pas réversible, qui ne propose pas une circularité.  Je dis ça car je pense, je suis convaincu que aujourd’hui, nous sommes essentiellement dans ce couplage. Ça, la thèse de Genet, qui est au fond une thèse nietzschéenne, est une thèse dominante au sens où il y a au fond la conviction que, à supposer qu’on retente de faire exception à l’ordre, alors on va rejouer la même scène. C’est une conviction profonde. C’est aussi une propagande profonde, mais c’est la propagande que nous nous faisons nous-mêmes. c’est la vraie propagande, à la fin des fins. Cette conviction que si on se réengage dans la figure de la lisibilité de l’exception et de ce qui s’ensuit comme csq, alors on va rejouer la même pièce, ie quoi ? la pièce du 20ème siècle, quelque chose comme ça. Et que il ne faut pas la rejouer. Pourquoi il ne faut pas la rejouer ? C’est une autre discussion. Pourquoi  il ne faut pas la rejouer ? C’est le 2ème volet : c’état une mauvaise pièce. C’est le 2ème volet de la propagande. La pièce du 20ème a été désastreuse, calamiteuse, sanglante, épouvantable. C’est une thèse franche, c’est le droit du critique de dire ça. Mais ce n’est pas le fond de l’affaire, le fond du verdict. Le fond du verdict, et il faut s’examiner soi pour voir à quel point on est là dedans. Le fond de l’affaire, c’est la conviction que en réalité il n’y a que cette pièce là. C’est le paradoxe de la propagande contemporaine. Le plus important n’est pas de dire que la pièce était mauvaise, si elle est mauvaise elle est mauvaise, elle a eu lieu, laissons là dans son tombeau. Il faut toujours s’en souvenir, il faut une mémoire éternelle. Une mauvaise pièce d’habitude on s’empresse de l’oublier. Là la directive est de ne jamais l’oublier tellement elle était mauvaise. Il faut s’en souvenir car il ne faut pas la rejouer. C’est le répertoire maudit, mais c’est le répertoire. On ne va pas jouer de pièce du tout. Le nouage des quatre se fait comme s’il n’y avait que le systémique, le temps plein. Le Balcon est une pièce de pièce de théâtre, pourquoi ? parce que vous ne pouvez pas faire de théâtre avec le systémique. Justement il y ale systémique et puis le point d’exception et puis l’articulation des deux et puis les emblèmes. ça compose une théâtralité complexe. Sur le jugement porté sur le siècle, il y a la conviction qu’il n’y a qu’une pièce et que cette pièce va être inéluctablement rejouée si vous rejouez quoi que ce soit. Donc enlevez les costumes, dégrimez vous et ne jouez surtout plus rien. Ce point là que je le crois extrêmement important dans le dispositif contemporain, est un point nouveau. Une pièce a été jouée, et ou bien ou ne joue plus, ou bien on joue la même, et comme c’est mauvais on ne va plus jouer la même, ce point n’est compréhensible que du point que je vous propose, donc de la logique que je vous propose, qui articule les quatre temps. Parce que c’est cela qui fournit la raison d’enchaînement à travers laquelle va être destitué ce type de pièces.

Voilà pourquoi je voulais revenir ou ce que je voulais réarticuler sur la 1ère question : que veut dire images du temps présent ?

 

J’en viens à la 2nde question : quelle va être la stratégie ? quels vont être les temps successifs, l’ordre véritable, de cette entreprise ?

D’abord le diagnostic. Le diagnostic va partir de l’emblème, il ne va pas partir du systémique. On va donc tenter de partir de l’emblème. On va soutenir que l’emblème fondamental est contenu dans le mot démocratie. Bien entendu, là, nous sommes - comme toujours quand il s’agit de l’emblème – nous sommes dans le nom, dans le mot. Ça ne veut pas dire que nous allons destituer tout usage possible mot. Il est pris dans sa fonction propre d’emblème, ie ce qui fait figure idéale pour un pouvoir nu obscur. Ce qui rassemble aveuglément autour de l’obscurité du pouvoir nu. Ce en quoi se déguise le préfet de police. Le préfet de police contemporain est déguisé en démocratie. Ça ne porte pas jugement sur démocratie en général, vous vous en doutez bien, ni sur d’autres usages complètement différents, qui ont eu lieu et qui auront lieu de ce mot. Il s’agit là de ce qui rassemble autour d’un pouvoir obscur. Obscur au sens où il est un ordre éduqué par la contingence de son exception. Et que sous ce nom, sous ce nom, sous cet emblème, ce phallus si vous voulez, il y a quelque chose comme le présent d’un pouvoir. C’est l’hypothèse initiale.

C’est là que nous tenterons de nommer ce qu’il faut entendre par nihilisme contemporain. Nihilisme contemporain, c’est nécessairement dans les figures de la positivité du temps présent qu’elles doivent être analysées. Vous n’avez pas mené à bien l’analyse d’un nihilisme quand vous n’avez pas mené à bien l’analyse de ses idéaux. Ce n’est pas de ses critiques que vous allez en sortir. C’est la figure idéale, positive, qui est donnée, dans Images du temps présent. La clé de compréhension du nihilisme est le déchiffrement de ses emblèmes et pas le déchiffrement de son système. C’est une fausse piste de croire que la clé de la compréhension du nihilisme contemporain se fait à partir de l’aliénation économique, de l’horreur économique etc… ça donne du systémique, indispensable pour comprendre ce qu’il y a. mais ça ne donne pas la clé subjective du nihilisme. Vous ne pouvez tenter de la capter que là où se donne la figure idéalisée du temps et non pas dans le système général d’aliénation manifeste. Aujourd’hui où il n’y a que le capitalisme, personne n’est pour non plus, il n’y a plus besoin d’être pour. C’est pas là que vous trouvez une idéalisation. Personne ne dit que c’est une idéalité fondamentale. C’est démocratie, il n’y en a pas d’autre. C’est en son nom que toute action effective est entreprise. Peut-être qu’on échouera, c’est très compliqué, en raison de l’ambivalence extrême, comme est d’ailleurs toujours un emblème véritable. Vous ne pouvez pas donner fonction de couverture a un mot qui ne soit pas ambivalent. Il faut que le mot ait une puissance de ralliement, une scintillation etc… il faut échapper à l’ambivalence effective considérable. C’est le seule entrée si on veut penser le nihilisme contemporain dans sa figure subjective, en tant qu’il rallie. Et pas en tant qu’il est un repoussoir évident. La campagne contre le repoussoir évident est nécessaire mais ne touche pas le fonctionnement subjectif.

Un 2ème temps, ce sera comment s’orienter dans la pensée, comment s’orienter dans la pensée, ie comment se placer sous l’autorité du non imageant, de ce qui ne fait pas image, de ce qui ne compose pas une image, de ce qui n’est pas sous cet emblème. Comment tenter de placer la pensée ailleurs que sous cet emblème ? Je n’hésiterai pas à dire, puisque l’emblème est sous le nom démocratie, que cette tentative est aristocratique. Pour les grecs, il y a monarchie, aristocratique, démocratique. Si l’emblème est démocratique, l’entreprise de se soustraire à cet emblème est en quelque manière aristocratique. Je ferai un oxymore. On peut décrire cette procédure sous le nom d’aristocratisme prolétaire. Qu’est-ce que ça veut dire ?

- aristocratisme désigne quoi ? aristocratisme désigne le fait intuitionné par bcp de gens et pensée par Deleuze et Guattari, aristocratisme désigne le fait que les exceptions sont portées par ce qu’ils appellent, eux et d’autres, les minorités. Aristocratique renvoie simplement à cette idée que le vrai transite par des minorités, éventuellement minuscules.

- prolétaire désigne deux choses : d’abord que c’est oeuvrant, c’est dans la forme ou l’exigence de l’œuvre, quel que soit le système de l’œuvre. Et ensuite que c’est destiné universellement. Mais je rendrai raison de façon plus détaillée de cet oxymore. C’est pour dessiner ce qui là est sous le fil d’une soustraction à l’emblème : qu’est-ce que c’est que se soustraire à l’emblème ?

 

Le 3ème moment sera un examen des ressources. Une fois fixé ce geste, l’aristocratisme prolétaire, il faut faire un inventaire des ressources : quelles sont nos ressources pour contredire les images du temps présent ? ça je pense que ça se joue sur le rapport entre philosophie et non philosophie. Comment on en vient aux exceptions, comment on en vient  au tracé réel ? quelles sont les conditions de la philosophie en termes de tracé réel non philosophique aujourd’hui ? ça, il faut bien le dire, c’est une investigation encyclopédique. C’est le vieux projet philosophique de l’encyclopédie. L’encyclopédie de quoi ? l’encyclopédie des vérités, encyclopédie des exceptions, encyclopédie de l’ordre visité par ce qui fait exception à l'ordre.

Parenthèse : c’est une grande antienne de la modernité que de dire que l’encyclopédie est impossible. « On ne peut plus tout savoir, il faut se spécialiser, il faut se répartir le travail, se diviser le travail etc… ». Cette unanime conviction que l’encyclopédie est impossible est louche. Elle est louche ! Finalement, en quel sens était-ce moins vrai ou plus vrai du temps de Platon ou de Hegel ? ce n’était ni plus ni moins vrai. Le quantitatif fait illusion : on est dans une encyclopédie des exceptions, de ce qui est en figure d’apparition, de surgissement, de nouveauté. Etc… Est-il impossible de tenter de faire un inventaire de cela ? je ne crois pas. je pense que la thèse de l’impossibilité de l’encyclopédie est la thèse de la division du travail projetée dans l’ordre du savoir. c’est une thèse oppressive. Il faut tenter d’assumer les conditions d’une encyclopédie moderne, faire le relevé de ce qui importe pour la pensée. Pour commencer il faut tenter d’établir qu’il n’y a pas là d’impossibilité en droit. La thèse à combattre serait une impossibilité en droit : c’est impossible intrinsèquement impossible. Il faut rétablir le propos philosophique d’une encyclopédie des vérités en exception. Il fut rétablir ce point. Il faut examiner pourquoi est si répandue, si obsédante, si répétée, la thèse de l’impossibilité de l’encyclopédie et la thèse impérieuse de la spécialisation et de la division du travail. C’est un 3ème temps : diagnostic (ou l’emblème), comment s’orienter (le geste), et l’encyclopédie.

 

4ème temps : ça sera autour de la question qu’est-ce que vivre ? La question qu’est-ce que vivre, ie tout cela après tout n’est destiné qu’à se demander à quelles conditions un vivre est possible, comme autre chose que position systémique, qu’une assignation de places à un système quel qu’il soit. Qu’est-ce que c’est qu’une subjectivation qui a ses propres emblèmes ? Parce que le drame du Balcon de Genet c’est que, en fin de compte, les insurgés ne parviennent pas à trouver leurs propres emblèmes. Ils prennent les emblèmes des autres. Roger, l’ultime insurgé, vient s’emblématiser dans le bordel lui-même. il y a un échec de la création emblématique. La question qu’est-ce que vivre , c’est peut-on inventer ses propres emblèmes ou est-on sous la loi de l’emblématique dominante, l’emblématique installée. C’est aussi la restauration de la destination de la philosophie comme sagesse, en quoi c’est un vieux mot. En ce sens là, au sens où on appellerait sagesse la possibilité de ne pas être sous les emblèmes dominants, et par csqt d’être dans un rapport diagonal à l’ordre. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? est-ce ainsi, c’est bien la question ! Ainsi, comment vivre ainsi ?

La csq de cela c’est un renouement avec quelque chose d’antique. La question de la sagesse, la question qu’est-ce que vivre, la question est-on capable d’être sous ses propres emblèmes, est bien une question antique. En vérité, ce à quoi on appelle c’est une nouvelle renaissance. Toute renaissance est un retour à l’antique. Toute renaissance postule une naissance. Je crois que ce qui est à l'ordre du jour c’est une nouvelle renaissance. Ou alors la barbarie, complète. Je pense que à travers la question de la philosophie ainsi disposée, c’est d’une nouvelle renaissance qu’il s’agit, ie d’une nouvelle capacité à poser les questions les plus radicales de l’existence elle-même, comme des questions pertinentes, alors qu’elles sont considérées comme des questions absurdes ou impraticables. Vraiment.

Ce qui me frappe, c’est que, j’en ai déjà parlé, cet antique là, gde question à laquelle nous voulons revenir ou que nous voulons redisposer sous les conditions que j’ai proposées, eh bien dans les années 50 c’est à cela que Lacan destinait la cure analytique elle-même. Je dis ça pour montrer le cheminement complexe de la question. Dans les années 50 Lacan proposait un exercice ascétique, de la cure analytique… ou exercice ascétique ou curatif. Mais pas ascétique au sens de Nietzsche, ascétique au sens de [chgt de face]

Dans cette séance du 19 mai 54, Séminaire 1 (très beau séminaire, ce Séminaire 1, très antique de ton). Nous sommes en 54, nous sommes quelques mois avant le déclenchement de la guerre d’Algérie. « Devrions nous pousser l’intervention analytique jusqu’à des dialogues fondamentaux sur la justice et le courage, dans la grande tradition dialectique ? c’est une question, elle n’est pas facile à résoudre parce qu’à la vérité le contemporain est devenu singulièrement inhabile à aborder ces grands thèmes. Il préfère résoudre les choses en termes de conduite, adaptation, morale de groupe et autres balivernes. D’où la gravité du pb que pose la formation humaine de l’analyste ». C’est un texte remarquable. Vous avez là aussi le diagnostic, à savoir que la dimension dialectique de la tradition antique de la pense, cette capacité là est perdue. C’est le diagnostic : l’homme est devenu inhabile à aborder ces grands thèmes, sur la justice et le courage. Au fond, ce que Lacan dit dès cette époque là, c’est que il faudrait retrouver une habileté à ces questions. Reconstituer une habileté, une capacité, une capacité à quoi ? à dialoguer, mais dialoguer ça veut dire penser, sur la justice et le courage. Et alors, cette injonction de Lacan (renouer avec la grande tradition dialectique, sur la justice et le courage), cette injonction (et cette incapacité), a son origine dans le jeu de ce qu’il appelle les trois passions fondamentales. Les trois passions fondamentales, c’est l’amour la haine et l’ignorance. C’est un coup de génie, un apport à la philosophie, que d’avoir compris, que d’avoir posé comme dimension essentielle de l’expérience, que l’ignorance est une passion. Ce n’est pas un manque, l’ignorance, c’est une passion. Il y a la passion de ne pas savoir, la passion d’ignorer. Et elle est une des trois passions fondamentales. Et quand l’homme contemporain voit les choses en termes de morale de groupe, d’adaptation et autres balivernes, c’est qu’il fait dominer en lui la passion d’ignorer. Autre manière de nommer quelque chose du nihilisme contemporain, de le nommer comme passion. Ce n’est pas d’abord et avant tout une passion de type haine, mais la passion de l’ignorance.

Et un peu plus tard, le 30 juin, se présente la question de ces trois passions, de la destination de l’analyse etc… il dit : « c’est seulement dans la dimension de l’être et non pas dans celle du réel que peuvent s’inscrire les trois passions fondamentales ». Réel prenez le ici au sens de réalité, pas au sens de ce que plus tard il nommera le Réel. On peut aussi dire que la question qu’est-ce que vivre, qui est au fond la question de savoir comment nous organisons les trois passions fondamentales, comment nous organisons la passion de l’amour, la passion de haine la passion de l’ignorance, eh bien ça concerne une dimension de l’être, c’est dans la dimension de l’être. Et plus loin : « cette révélation de la parole c’est la réalisation de l’être ». vous voyez,  l’inscription des trois passions fondamentales qui définit l’homme contemporain dans son incapacité à discuter de la justice et du courage, relève de l’être, et la révélation de la parole, la renaissance au sens où j’ai dit, la renaissance par la cure analytique, c’est de l’ordre de la réalisation de l’être. La question qu’est-ce que vivre ?,  peut-être que nous y aborderons, c’est dans la dimension de l’être et dans la dimension de la révélation de l’être. C’est ce conjointement qu’il faut examiner. Il faut inscrire les passions dans la dimension de l’être et il faut les faire traverser par une parole qui est réalisation de l’être. Comment être à la fois dans une dimension et dans une réalisation ? pour le dire plus simplement : comment être là, dans ce monde, et cependant être dans la réalisation d’autre chose que ce monde ? comment être du monde (dimension de l’être) et comment cependant être révélation (révélation réalisante de l’être  et pas seulement habitation de l’être). L’être là est-il seulement une habitation ? non, si vous êtes capables de justice et de courage vous n’êtes pas seulement dans la dimension de l’être mais dans la révélation, dans la réalisation.

On pourrait tenter de cadrer la question ainsi :

- la dimension de l’être est la dimension de l’organisation des passions fondamentales. C’est quand même la prévalence, on dirait une idée chrétienne, c’est la prévalence de l’amour sur la haine et l’ignorance. Qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui ? que veut dire aujourd’hui la prévalence de l’amour sur la haine et l’ignorance. En tout cas, ça veut dire la prévalence du deux ,donc la prévalence de la différence, ou de l’écart. Comment organiser quelque chose comme l’écart, installer une distance, installer l’écart ? La dimension c’est la dimension de l’écart.

- quant à la réalisation c’est de l’ordre du labeur. Il faut être aristocrate par dimension et prolétaire par la réalisation. C’est ce qui est le véritable abord de l’être.

 

Au fond, la dernière fois j’avais rappelé la formule de Ibsen. A propos de julien l’Apostat : « l’ancienne beauté n’est plus belle mais la nouvelle vérité n’est pas encore vraie ». Notre monde est un peu comme ça, un peu intervallaire, l’ancien projet n’est plus praticable et le nouveau projet n’est pas encore visible. Il faut être à l’école de ce que Lacan disait il y a un demi siècle sur un point précis, qui est : un monde qui est un intervalle exige une particulière discipline de la pensée parce que vous n’êtes pas portés par une configuration, vous êtes dans un intervalle, une lacune, vous ne renvoyez qu’à vous-même. il faut une discipline. Cette discipline, vous pouvez la repenser à travers les quatre protocoles des images du temps. Disons le :

- s’agissant du système des emblèmes, puisqu’on part des emblèmes, la discipline sera le geste par lequel on accepte de se séparer de l’emblème démocratique dominant. C’est la 1ère figure de la discipline. C’est celle-là qu’on peut appeler aristocratisme prolétaire

- la 2ème figure, c’est s’écarter, tenir à distance le pouvoir nu que cet emblème recouvre. Une fois fait le geste de s’écarter de l’emblème, il faut encore se tenir à distance du pouvoir nu que l’arrachement de l’emblème révèle dans son obscénité. L’obscénité est fascinante, la pièce le dit très dit. Une fois enlevé l’emblème, on a l’obscène. Aujourd’hui d’ailleurs, l’obscène se montre. ça c’est quand même faire jouer le 2, le deux de l’amour, contre l’ajointement de l’ignorance et de la haine, qui est une définition possible de l’obscène, du pouvoir nu. C’est un ajointement particulier de l’ignorance et de la haine. C’est une discipline aussi.

- la 3ème forme de discipline c’est exalter les exceptions. Ie tenir à jour l’encyclopédie des vérités. Pour tenir à jour l’encyclopédie il faut bcp s’aveugler au médiatique. Il faut ne se fier qu’aux rencontres Il faut ne se fier qu’à ce qu’on rencontre. Ce qui est montré ne compte pas. c’est pour ça que c’est une encyclopédie de nomade, c’est pas une encyclopédie de sédentaire planté devant les informations. Ce n’est pas une encyclopédie facilement accessible par internet, par connexion. Elle se rencontre plus qu’elle ne se connecte. La connexion, la communication aussi est fascination comme l’obscène, comme l’emblème. Si vous voulez vous écarter, vous séparer, c’est une discipline. Si vous voulez tenir à jour l’encyclopédie, c’est une discipline, il faut nomadiser bcp pour tenir l’encyclopédie. Ce n’est pas ce qu’on nous montre, les exceptions, donc il faut les rencontrer.

- il faut trouver les failles de l’ordre. C’est à cela qu’il faut en venir. Tout cela doit nous renvoyer à l’ordre du point de vue de ses failles, de sa précarité. Dans un ordre intervallaire c’est dur d’en trouver les failles. Quand un ordre est installé c’est facile d’en trouver les trous. Il faut trouver les failles véritables du nihilisme, c’est une discipline.

Là nous aurons les directives disciplinées conduisant à qu’est-ce que vivre :

- discipline du geste

- discipline de l’écart

- discipline de la rencontre

- discipline de la faille, du hiatus.

Si on est là dedans, on peut vivre.

Et alors je terminerai en laissant la parole au poème. On va terminer sur un poème. Pourquoi terminer par un poème ? Car vous allez entendre les quatre points :

- l’ordre, sous le nom d’exploitation (c’est un vieux poème !)

- l’exception est nommée nous, nous tous, nous les vaincus de l’apparence, ce qui si on s’en tient à la simple apparence ne sont que les vaincus

- le pouvoir nu, sous le nom de oppression 

- l’emblème du pouvoir qui est la nécessité, la promesse sans promesse de la nécessité, que ça durera toujours comme ça.

Comment s’avère le nouage ? comment le poème fait le nouage ? le nouage ça va être la balance, au point qui noue, de jamais et aujourd’hui. Là où on noue ordre exception pouvoir et emblème sont sous le signe du jamais ou du jamais plus, vous pouvez nouer autour de aujourd’hui, le temps présent.

 

Je vous le lis :

 

La justice aujourd’hui s’avance d’un pas sûr.

Les oppresseurs dressent leurs plans pour 10 000 ans. La force affirme : « les choses resteront ce qu’elles sont ». Pas une voie hormis la voie de ceux qui règnent, et sur tous les marchés, l’exploitation proclame : « c’est maintenant que je commence ».

Mais chez les opprimés bcp disent : « maintenant ce que nous voulons ne viendra jamais ». Celui qui vit encore ne doit pas dire jamais. Ce qui est assuré n’est pas sûr. Les choses ne restent pas ce qu’elles sont. Quand ceux qui règnent auront parlé, ceux sur qui ils régnaient parleront. Qui donc ose dire jamais ?

De qui dépend que l’oppression demeure ? de nous !

De qui dépend qu’elle soit brisée ? de nous !

Celui qui s’écroule abattu qu’il se dresse.

Celui qui est perdu, qu’il lutte !

Celui qui a compris pourquoi il en est là, comment le retenir ?

Les vaincus d’aujourd’hui demains seront les vainqueurs, et jamais devient aujourd’hui.

 

Bertold Brecht, Eloge de la Dialectique 

14 janvier 2002

… considération profonde et équanime de ce qu’il y a, bénéficie d’une reconnaissance singulière. C’est un gd survivant, il a été opéré du cœur, il a le cœur d’un autre. Un de ses plus beaux textes s’appelle le cœur des choses, dans une Pensée Finie, qui récapitule sa pensée. Ça me donne une entrée en matière : Nancy a tenté de relever un défi, un défi de la modernité philosophique, car il a tenté de répondre directement à, au fond, une provocation des psychanalystes à l’égard de la philosophie. Une provocation, ou une conviction. Vous savez que Lacan professe quelque chose qu’il a nommé l’anti-philosophie, inscrivant tout de même ainsi la psy dans un rapport très profond mais en même temps d’extrême tension avec la philosophie. Et l’un des aspects de cette anti-philosophique consiste à dire qu’il y a une chose que la philosophie ne veut pas connaître, qui est la jouissance. C’est une thèse, une thèse qui est que ce que la philosophie ne veut pas avoir à connaître c’est la jouissance, et c’est qui inscrit la psychanalyse comme anti-philosophie, puisque évidemment, la psychanalyse, elle, est astreinte à avoir à connaître, d’une façon ou d’une autre, la jouissance.

Pourquoi la philosophie ne veut rien avoir à connaître de la jouissance, disent les psychanalystes ? Eh bien parce que, en fin de compte, la jouissance est connectée à ce qui est non symbolisable, absolument. A ce que ne relève aucun symbole ou aucun concept, diraient les philosophes, à savoir la Chose, la Chose innommable, qui - dans l’orthodoxie - est quelque chose comme le corps de la mère. La jouissance a partie liée, de manière essentielle, à cette chose originelle innommable. Et cette chose originelle innommable, disent les psy, la philosophie ne veut pas la regarder, elle se constitue de ne pas la regarder. C’est ce qui lui permet de dire que tout peut être élevé au concept. Si la philosophie se propose de dire que tout peut être élevé au concept, alors il lui faut, si je puis dire, exciser la chose, exciser la chose originaire, l’objet innommable qui finalement fait matière ou convocation pour la jouissance. Toute jouissance est en définitive jouissance de la chose. L’anti-philosophie, c’est cet espace là. Ce n’est pas que cela, mais c’est cet espace là, le procès fait à la philosophie de se détourner de la chose. C’est pour ça qu’elle déclare qu’elle va aller à la chose même, ou comme le disait Husserl retourner aux choses mêmes. Seulement le psychanalyste ne se laissera pas prendre à cette déclaration : le philosophe dit qu’il va y retourner car la chose est ce dont il est originairement détourné, ce qu’il ne veut pas avoir et ne veut connaître. C’est une thèse précise sur la philosophie qui est que la philosophie s’est constituée comme discours de l’exclusion de la chose, et donc de la jouissance.

Par csqt, vous trouvez là une raison possible de la connexion, là aussi très ancienne, entre philosophie et ascétisme. Cette connexion entre philosophie et ascétisme, on peut l’interpréter de bien des manières, et vous savez que c’est une des voies d’entrée de Nietzsche pour se constituer lui aussi comme antiphilosophe. Nietzsche est également quelqu’un qui déclare que le philosophe est le criminel des criminels, ce qui n’est pas aimable. Il  est le criminel des criminels, parce que dans la connexion fdtale entre la philosophie et l’ascétisme, dans la connexion en fin de compte entre philosophie et christianisme, la philosophie ne fait que donner carrière au ressentiment, aux forces réactives. On peut dire qu’il y a là une sorte de croisement, de rencontre, entre Nietzsche et Lacan, Nietzsche et la psychanalyse. Ce n’est pas le même dispositif mais il y a quelque chose comme un croisement au point où est énoncé et dénoncé qu’il est de l’essence de la philosophie d’être ascétique. Ce n’est pas une orientation ou une particularité. C’est dans son essence même que au fond elle forclot qch, elle élimine quelque chose qui est de l’ordre de la jouissance. Par csqt on pourrait dire que la philosophie s’édifie dans quelque chose comme un déjouir, ou lieu de s’édifier sur un réjouir. Elle est dans le déjouir, ie elle est non pas principiellement quelque chose qui parlerait contre la jouissance, c’est plus profond que cela : elle est une discipline de pensée qui se constituerait de l’éviter, ie de ne pas la prendre en considération, de ne pas voir que la question de la jouissance peut après tout être au cœur de la pensée. Et si elle est au cœur de la pensée, la philosophie qui prétend  être une pensée, est une imposture, précisément car elle ne voit pas que la jouissance peut être au cœur même de la pensée.

Qu’est-ce que ça a à voir avec notre propos ? ça a grandement à voir, car le moment présent, notre moment présent, notre actualité, est incontestablement sous l’emblème de la jouissance. Je dirais même que c’est devenu notre seul impératif : « jouis ». Ça a une histoire, ça. L’emblème de la jouissance, ce qui est appelé dans la forme journalistique l’hédonisme contemporain. L’hédonisme, prenons le de façon plus dramatique : c’est la jouissance advenue comme considération centrale de notre époque. C’est ce que veut dire la mort des idéologies. Si les idéologies sont mortes, il n’y a plus que la jouissance, ça c’est sûr. La jouissance et ses chemins, les chemins de la jouissance. Il s’agit, même gouvernementalement, de savoir ce qui est compatible avec la jouissance maximale. On peut avoir comme thèse que ce qui est compatible avec la jouissance maximale, c’est la jouissance minimale compte, tenu des circonstances. Jouissez le moins possible et vous accumulerez la possibilité de jouir le plus possible. C’est très courant en politique. Mais vous restez sous l’emblème de la jouissance ou de l’hédonisme comme emblème du temps présent.

Il y a deux versions de cet emblème, qui s’opposent.

 

Il y a une version libertaire, qui se présente comme émancipatrice, qui a des racines lointaines, et qui est concentrée dans un des mots d’ordre de Mai 68, qui était : « jouir sans entraves ». Jouir sans entrave. C’est un des mots d’ordre de Mai 68. la question est de savoir si on peut jouir sans entraves, et qu’est-ce que ça veut dire exactement. Ça veut dire n’est-ce pas qu’il s’agit de s’installer dans une jouissance qui serait exempte de tout liens, qui s’exonérerait de tout lien, ie une jouissance qui serait dans la déliaison. Sans entrave, ça dit pas de lien. C’est « pas de loi » bien sûr, mais c’est plus radical que « pas de loi » : c’est pas de lien, pas d’obstacle, l’idée d’une jouissance qui se déplie de manière immanente. Je pense que ça, entendez le bien, ce n’est pas polémique, c’est analytique, je pense que c’est une conception droguée de l’existence. C’est une conception droguée, et la drogue c’est une métaphysique, et pas seulement une substance, poisons etc… Une métaphysique de quoi ? une métaphysique de la déliaison. La drogue c’est ce qui absente de lien, temporairement, mais dans son essence et qui donne peut-être de façon factice, qui donne un jouir sans entrave, au sens littéral du terme, qui désentrave le jouir. On plane. Planer est un bon verbe pour décrire cela précisément qui j’y insiste n’est pas seulement une substance ou une ivresse, mais qui dans l’impératif qui lui est rattaché (jouir sans entrave), est une métaphysique de la déliaison. Une conception droguée de l’existence en ce sens là. Et évidemment là, comme le monde n’est que lien, le monde réel n’est que lien, il peut être défini par le système des liens qu’il est, alors on peut dire que le jouir est négation du monde, en tant justement qu’il est suspens du lien, qu’il est sous l’idéal du suspens absolu du lien. Jouir sans entrave est une négation du monde, et en ce sens, il s’agit bien d’un nihilisme. La métaphysique de la drogue est nihiliste. Ce n’est pas un procès, le nihilisme est une puissante tendance de la pensée. On peut dire que le jouir est nihiliste lui-même, dans cette vision là, l’impératif de jouissance, la vision que j’ai appelée libertaire. Il s’agit de quoi ? il s’agit en fin de compte de se faire le déchet du monde. C’est ça un hédonisme radical, pour qui connaît, qui a fréquenté la métaphysique de la drogue, c’est un nihilisme radical, où il s’agit de se faire le déchet du monde pour des raisons essentielles, pas seulement parce qu’on est accoutumé. Le point essentiel n’est pas l’accoutumance, est la subjectivité métaphysique derrière, qui fait s’équivaloir le jouir et le néant du monde dans le suspens de tout lien. C’est une conception de la chose, dont la maxime est en fin de compte se faire le déchet du monde, qui peut à sa manière être une maxime de sainteté, au sens du lien bien connu entre sainteté et d’abjection. Une maxime de sainteté, ie une maxime de mépris absolu du monde au nom d’autre chose que le monde.

Question :

 Réponse : ce que je voudrais dire pour continuer juste sur ce point là, n’est-ce pas, c’est que se faire le déchet du monde est une maxime de sainteté, au sens où le saint résilie le monde, ou nie le monde, mais ou il le nie, ou il en devient le déchet, en tant que déchet sacré, en tant que déchet sacré. De ce point de vue, conception droguée, dans ses variantes les plus radicales, les plus tendues, les plus exemplaires, on a affaire à ce qu’on pourrait appeler une sainteté sans dieu ou un sacré sans dieu. Les liens entre l’ivresse, le sacré et la drogue ont été littérairement et poétique très souvent explorés. C’est la 1ère version de la question de la jouissance, que j’appelle la version libertaire.

 

Il y a une version libérale. C’est tout à fait autre chose : c’est acheter de la jouissance L’impératif c’est acheter de la jouissance. On peut acheter de la jouissance. C’est à vrai dire comme ça que marche le monde, sous l’insinuation omniprésente qu’il est toujours possible d’acheter de la jouissance, en gde ou en petite quantité. Le pb de cet impératif c’est qu’il est vide, aussi bien, car dans la rigueur de la chose la jouissance est sans équivalent, elle n’est pas achetable. Elle n’est pas achetable, car en tant qu’elle est la chose, en tant qu’elle est connectée à la chose, elle est sans équivalent. Elle n’est pas intégrable dans la circulation financière. Quand on dit acheter de la jouissance, et on marche tous dans cet impératif, personne n’en est absolument exempt, on achète toujours des morceaux de jouissance, on se fait avoir, toujours. Que on achète une voiture, qu’on achète une prostituée ou qu’on achète un vibromasseur, dans tous les cas, l’achat de la jouissance n’est en définitive jamais que l’achat de son emballage. C’est très important : l’impératif libéral du jouir est une doctrine de l’emballage. C’est la possibilité, sous l’idée de faire acheter la jouissance, d’acheter un emballage de la jouissance, qui contrairement à la jouissance elle-même, peut être varié et substitué, est indéfiniment remplaçable, autour de quoi ? autour d’une jouissance manquée, absente. Au moins aura-t-on vendu l’emballage. Alors c'est donc là aussi un nihilisme : ce qui est vendu est rien, au regard de la promesse de ce que c’est, que l’emballage de ce rien et évidemment à force de vendre des emballages, qu’il faut ensuite jeter, d’une manière ou d’une autre, alors là on fait du monde lui-même un déchet. La maxime du jouir libéral, c’est transformer le monde en déchet, en tas d’ordure, en tas d’emballage, sur des jouissances abstraites ou manquantes. C’est un point très important. Nous parlons de notre monde, des images du temps présent. Il faut voir que nous sommes dans la constante indistinction entre deux figures différentes du jouir, différentes mais cependant dont l’une prend sur soi-même, d’extorquer à soi-même, de devenir le déchet du monde, dans la vision droguée de l’existence, tandis que l’autre dans la vente de la jouissance évanouie transforme le monde en déchet, en ordure, de la jouissance inopérante. La seule chose que l’emballage retienne de la jouissance, c’est son côté d’ordure, son côté ordurier. L’emballage est toujours ordurier, j’inclus dans l’emballage la publicité. C’est une figure majeure de ce que j’appelle l’emballage.

Je vais dire quelque chose d’apparence méchante, mais unilatéral : une partie de l’écologie, une partie de l’écologie, consiste à désirer que les déchets soient biodégradables, et que le contenu de l’emballage soi lui-même bio. Finalement, du bio dans du biodégradable. Ie une jouissance saine, une jouissance naturelle, dans un emballage non polluant. Je ne suis pas sûr que ce soit la solution. Je caricature bcp les choses, mais ce n’est pas entièrement faux. Je crois réellement que quelque chose dans la subjectivité écologiste, et ce qui en fait un courant important, aux prises avec ce qui est réel, un aspect de l’écologie est d’être au prises avec cette question de la jouissance dans une vision qui souhaiterait qu’elle ne soit pas à ce point mortifère, nihiliste. Ni dans le nihilisme extrémiste de la vision droguée de l’existence, ni dans le nihilisme libéral de la prédominance de l’emballage sur la chose. Mais c’est pas si facile que ça. Pour ne pas partager ces nihilismes il faut une radicalité d’une autre nature que celle là (essayons de faire qu’une vraie jouissance soit vendue – c’est le côté naturel, il faut que ce soit naturel, que les prairies sont des vraies praires, les poissons des vrais poissons, les confitures des vraies confitures – et faisons en sorte que l’emballage ne soit pas l’asphyxie du visible, ne transforme pas le monde en tas d’ordure) ce sont des sentiments compréhensibles, mais peut-être sont ils trop interne au nihilisme, un nihilisme rectifié, ou une réforme du nihilisme, une réforme du rien. Mais le rien est difficilement réformable. Je finis là cette parenthèse : personne n’est à l'aise avec le nihilisme contemporain.

Retenez les maximes : sur la question du nihilisme et sa connexion au jouir. Un 1ère type de connexion se faire le déchet du monde, un 2nd type de connexion faire du monde un déchet. La synthèse des 2,ce serait : se faire le déchet d’un déchet. Si le monde est déchet et qu’on se fait le déchet du monde, on se fait le déchet d’un déchet. C’est la fine point du nihilisme contemporain, qui établirait l’élément de la subjectivité comme déchet d’un déchet, à travers la circulation complexe entre nihilisme libertaire et nihilisme libéral. Tout ça, je le répète, c’est sous l’injonction de la jouissance, en faisant comme s’il n’y avait pas d’autre projet humain sérieux que de jouir. C’est l’impératif premier. C’est le sens profond de la mort des idéologies : il n’y a pas d’autre projet sérieux, ne nous racontons pas d’histoire, ce que l’animal humain veut c’est jouir, et c’est comme ça qu’on l’attrape. On l’attrape de telle sorte qu’il fait du monde un déchet et qu’il se fait le déchet de ce tas d’ordure.

Au vu de tout ça, on pourrait se dire : au vu de tout ça, la philosophie avait bien raison de ne pas connaître le jouir ! l’impératif de la jouissance est singulièrement mortifère, ça conduit à devenir soi-même la chose, l’ordure, soit dans l’ordre du monde, soit dans l’ordre de soi. On pourrait dire en fin de compte qu’il est bien vrai que si on est sous l’emblème de la jouissance, quelque chose comme la pensée ou la philosophie deviennent impossible. On pourrait conclure comme ça, et se dire : en fin de compte, cette ancienne figure, très ancienne, cette figure grecque qui associait la philosophie à l’ascétisme était bien plus justifiée qu’elle ne le croyait. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous savons à quel point elle était justifiée, à quel point en fin de compte la jouissance, sous cette forme, est mortifère, est incompatible avec la pensée.

Il faut simplement réactiver, trouver de nouvelles figures fortes de l’ascétisme philosophique, ie proposer un ascétisme contemporain. Il y a un ascétisme chez Deleuze. Dans toute pensée un peu digne aujourd’hui, il y a une proposition ascétique, mais ça e veut pas dire se mettre une couronne d’épines et se mettre dans un trou. Ça veut dire se décaler un peu de l’impératif de jouissance sous sa double forme libertaire ou libérale. On peut conclure comme ça.

 

Mais on peut conclure autrement : il faut, de l’intérieur de la philosophie, penser la jouissance sous un autre mode, la penser autrement. On peut soutenir que là,  dans cette figure nihiliste, le jouir est un faux concept ou une fausse expérience. Ie que dès le départ, ce qui est là proposé est une mauvaise jouissance, c’est pour ça que les csq en sont à ce point désastreuse. Il faut non pas du tout réhabiliter l’ascétisme mais réhabiliter la jouissance, la penser autrement. C’est en ce sens qu’en effet Jean-Luc Nancy a tenté de relever le défi de la psychanalyse, dans cette direction, en tentant de proposer une doctrine ou une pensée affirmative de la jouissance. Il y revient plusieurs fois dans son œuvre, mais le texte peut-être le plus frappant est un texte de 1986, l’Amour en éclats. Et qui est repris dans Une pensée finie, en 1990, un peu transformé. C’est un texte philosophique très intéressant sur la question de l’amour, dont une partie est qu’est-ce que jouir ? Ce n’est pas une question si souvent pratiquée dans la philosophie traditionnelle. Je crois qu’on peut récapituler sa position, c’est une autre tentative, de se soustraire à l’hédonisme contemporain, à l’individualisme jouisseur contemporain, mais pas dans une modalité ascétique, mais dans une reformulation de la question de la jouissance. Il y a trois propositions je crois essentielles.

La 1ère, je le cite : « jouir n’est pas plus impossible comme le voulait Lacan que possible comme le voudrait le sexologue ». Laissons de côté le pb de savoir si Lacan déclare effectivement si jouir est impossible. Nancy commet de façon délibérée…. Cet énoncé signifie qu’il faut congédier les deux nihilismes, les deux nihilismes de la jouissance. Il est évident que l’idée que le jouir c’est impossible est la conception libertaire, sa conception extrémiste, radicale, jouir est au-delà de toute limite de tout lien de tout monde. Finalement le jouir est connexe à la mort d’une façon ou d’une autre. Seul ce qui est impossible est intéressant, c’est l’affirmation du jouir libertaire. Seule cette impossibilité est réelle, seul le jouir est vraiment réel. N : non pas ça. La jouissance est possible comme le voudrait le sexologue : c’est la jouissance libérale. Jouissance qu’on va acheter au sexologue ou à qui la vend. Cette formule, jouir pas impossible mais pas non plus possible, signifie simplement : nous maintiendrons la jouissance en dehors des deux nihilismes qui s’y sont accrochés, le nihilisme radical et mortifère de l’existence droguée, et le nihilisme convivial et marchand du libéralisme. Autrement dit, ni le jouir n’exige la mort, ni le jouir ne peut s’acheter. C’est ce qu’il nous dit. 1er énoncé, négatif. Alors une voie là s’ouvre : il va falloir dire qu’est-ce que le jouir ?

La définition qu’il va proposer, c’est que jouir c’est la traversée de l’être comme autre. Ce n’est pas une citation, c’est un résumé. Jouir, c’est bien un toucher de l’être, une traversée de l’être, un mouvement de l’être même, mais de l’être comme autre, comme autre en lui-même, comme autre tel qu’il est lui-même en capacité d’autre que soi. C’st ça, jouir. Je cite : « jouir, c’est la traversée de l’autre ». Donc le jouir, que Nancy évidemment raccroche très fort à la joie, il joue sur l’euphonie jouir / joie, c’est la joie de l‘être, pour autant qu’il est traversée de l’autre. Il va falloir élaborer ça : qu’est-ce que c’est que cette traversée de l’être comme jouir ?

Là vient le 3ème énoncé, crucial. Je vous lis : « jouir est une extrémité de présences, soi exposé, de soi jouissant hors de soi, dans une présence que nul présent n’absorbe, et qui ne se (re)présente pas, mais qui s’offre sans cesse ». Je la redis, c’est une définition très calculée. Juste quelques remarques sur cette définition.

On voit très bien la tentative de Nancy : la tentative de Nancy, c’est de dire que le jouir, la jouissance, n’est ni narcissique, ni oblative. Elle n’est ni pur rapport à soi, rapport égoïste à soi, ou rapport d’absorption de soi par soi. Elle n’est pas engloutissement du sujet en lui-même. Elle n’est pas cela. Elle n’est pas non plus pure dévotion à l’autre, absorption dans l’autre, ou fusion avec l’autre, ou contrat avec l’autre, dans la forme abâtardie. C’est en ce sens qu’il va naviguer entre les deux nihilisme s : ni la jouissance n’est un anéantissement de soi, ni la jouissance n’est une tractation avec l’autre. Elle n’est ni mystique ni commerciale. Elle n’est ni dans le nihilisme libertaire ni dans le nihilisme libérale. Il faut qu’elle soit dans un rapport à soi qui est hors de soi. Jouir, c’est instituer un rapport à soi hors de soi : c’est une exposition de soi, soi exposé, qui est de soi hors de soi. Ce n’est pas une représentation, ce n’est pas un théâtre, c’est une présentation. Ça ne se représente pas, c’est une présentation, c’est une offrande. Dans Nancy, il y a deux mots cruciaux, l’un est offrande, l’autre exposition. Je dirais au fond que toute l’ontologie de Nancy, qui procède de Heidegger, est de comprendre comment l’exposition peut être une offrande. Comment ce qui s’expose est aussi quelque chose qui est en réponse à une offrande. S’exposer, c’est répondre à quelque chose qui est de l’ordre de l’offrande. S’exposer, c’est être requis par une offrande. C’est le schéma central. La vous voyez comment ça joue : au niveau du jouir, il faut que quelque chose de soi soit en jeu, ce qu’il appellera la singularité absolue de la jouissance, personne ne peut nier que la jouissance soit dans la singularité de qui jouit. Il faut que ce soit comme ça, mais il ne faut pas que ça soit comme ça en soi, il faut que ce soit hors de soi : c’est la traversée de l’autre, en tant que le même est aussi l’autre. La singularité du je est en puissance d’être autre, d’être hors de soi et où elle peut s’exposer absolument dans le jouir en même temps que cela recommence comme une offrande ou peut sans cesse s’offrir, et non pas clos dans la représentation. Jouissance du coup devient une expérience de l’être même. Le jouir est expérience de l’être lui-même.

C’est relever le défi que le contemporain le plus vif nous impose sur cette question du jouir, avec la disposition à la fois exorbitante de la question de la jouissance et l’impasse nihiliste dans laquelle elle est coincée. Il tente de proposer, d’exposer, d’offrir un chemin. C’est un effort admirable.

Je ne partage pas ce point de vue. C’est une définition que j’admire mais je la crois, c’est assez rare, entièrement fausse, ie point par point. Je vais dire pourquoi, c’est une vraie discussion. Je commente la définition : « jouir est … sans cesse ». Ce serait beau si c’était comme ça ! Ce serait beau, mais il s’agit là peut-être de la jouissance des anges, quelque chose comme ça.

1° Jouir n’est jamais une extrémité, une extrémité de présence, c’est une découpe ou un fragment, l’extorsion d’une découpe ou un fragment. Ce n’est jamais quelque chose auquel on parvient comme une extrémité, encore moins de la présence. C’et saisi dans la discontinuité, la saisie d’une découpe. C’est pour ça que ce relevé de jouissance est un peu interloquant, l’aspect de césure est plus patent que l’aspect d’extrémité. Il faut une métaphore topo non pas de la extrémité mais de césure découpe discontinuité ou fragment.

2° Jouir n’est pas une exposition, ce n’est pas un soi exposé. C’est une version soft. Jouir est une imposition et pas une exposition. Ou plus précisément, si on veut retors, j’accepterais de dire que c’est l’exposition d’une imposition, mais on ne peut pas éliminer la dimension d’imposition. Le jouir, c’est une imposition, car c’est une imposition de la chose, ce n’est pas contournable. On sait très bien que la question de la jouissance, dans son expérimentation sexuelle, c’est toujours la question de savoir quel est le moment de l’imposition, de savoir quelle est le moment de l’imposition. En substance, on ne peut pas faire l’impasse sur la dimension de violence de toute jouissance, en tant que c’est une violence d’abord faite à soi-même, une extorsion de jouissance faite à soi-même, et qui en outre résulte d’un certain labeur. Il faut là être près de la sueur des corps, c’est pour ça que je disais que c’est un peu la jouissance des anges. Il y a dans la jouissance labeur et violence, exposition d’une imposition, pour une discontinuité qui n’est pas une extrémité mais une césure.

3° jouissant de soi hors de soi : je comprends bien la tension, mais ce n’est intelligible que dans la disposition sexuée. Si vous voulez penser de soi hors de soi, vous êtes obligé d’articuler la jouissance sur la question sexuée, en tant que différence de position, pas nécessairement de sexe biologique. De soi et hors de soi est toujours pris dans le prisme des positions, ce n’est pas pensable comme si soi et hors de soi relevaient du même soi, vous ne pouvez pas faire transiter soi et hors de soi dans la jouissance comme si le soi était invariant mais le soi de hors de soi n’est pas le soi du soi : là, il y a un transit complexe, qui fait que en effet, quelque chose doit être décalé de soi en prenant appui sur un hors de soi qui est un hors de soi sexué. Je n’admets pas non plus la formule de soi hors de soi si on ne la redispose pas dans le contexte de la sexuation. Il n’y a pas de hors de soi indéterminé. Tout hors de soi est pris dans sa détermination sexuée.

C’est le litige Nancy Lacan : Lacan dit que le hors de soi est à ce point hors qu’il n’y a pas de rapport. Le soi est sans rapport avec le hors de soi dans le sexuel. On n’est pas forcé de suivre nécessairement Lacan dans cet énoncé, mais il pose la vraie question de savoir dans quelle mesure le hors de soi du rapport sexué ou de la jouissance en tant que traversée de l’autre, le hors de soi convoque un soi qui n’est pas un soi au regard duquel il y a hors de soi. Ce n’est peut-être pas forcément dans le non rapport mais c’est dans une complexité intransitive, il y a une intransitivité du soi et du hors de soi.

Présence que nul présent n’absorbe : j’inverserais la formule, la jouissance est un présent que nulle présence n’absorbe. C’était un présent extorqué au temps de telle sorte qu’il ne fait pas présence. La jouissance, c’est un présent pur, qui peut être un présent durable mais qui tout le long de soi est un présent, mais qui ne présente aucune présence, un présent qui est pris dans le présent pur de la traversée de l’autre si on veut. Mais ce présent là ne délivre aucune présence. On sait très bien que c’est dans l’après jouissance qu’il y a le retour de la présence : c’est la fonction traditionnellement accordée à la tendresse. La tendresse après le jouir, c’est le présent cède place à la présence. Qln est là, mais dans le jouir non. Dans le jouir il y a un présent démoniaque ou enchanté, quelque chose qui se passe dans l’ordre du présent pur où la présence s’estompe, où la délivrance de la présence s’estompe. On est heureux après d’un bonheur autre, qui n’est pas la jouissance, de récupérer quelque chose comme la présence. On est content de voir que l’autre est là. C’est la présence, mais c’est la présence en tant qu’elle a été raturée par le présent, par la violence du présent.

Ne représente pas : il ne se représente pas. C’est quand même faire fi dans la jouissance de l’autorité du fantasme. L’autorité du fantasme, compliquée, dissymétrique selon les positions sexuelles, fait que quelque chose comme une représentation adhère ou colle à la jouissance. Ce n’est pas vrai que ça ne se représente pas. ça se représente aussi, c’est aussi captif en un certain sens de la représentation.

S’offre sans cesse : je ne sais pas si offre est le bon mot. Il y a quelque chose dans la jouissance qui est en vérité de l‘ordre de la répétition, quelque chose qui est constamment convoqué à se repérer ou à tendre à se répéter, ou à vouloir se répéter ou à désirer se répéter, car de la jouissance vous ne pouvez rien faire d’autre que la répéter. Par définition la jouissance est ce qui est sans usage, sans usage autre qu’elle-même, sans destination autre que soi. Que peut faire ce quelque chose ? Ce quelque chose peut revenir, ce que vous pouvez lui souhaiter de mieux, de revenir. Ça s’offre sans cesse, mais c’est affaiblir le caractère insistant de la question, de scansion répétitive, inhérent à la consumation inutile qu’est la jouissance, inutile en tant elle n’a pas d’autre destin ou finalité qu’elle-même.

Je suis donc en désaccord avec chaque mot du texte, mais je l’admire et je peux la penser comme un effort admirable et nécessaire pour trouver un chemin sur cette question. Il faut décaler la question de la jouissance de son aliénation contemporaine. Mais ce que je crois c’est qu’on ne peut pas entrer dans la question du nihilisme directement par la question de la jouissance. Je veux dire par là qu’il faut revenir  la question de la jouissance mais à partir d’un autre point qu’elle-même. On ne peut pas traiter la jouissance à partir de la jouissance : si on veut la décaler de son emprise nihiliste, on va retomber dans une conception édénique de la jouissance. C’est la conception que nous propose Nancy, qui est jouissance déliée de son réel, une puissance détachée de son oblitération réelle. Son réel est autre chose que le poids contemporain de la propagande pour la jouissance.

De ce point de vue là, je pense que nous sommes obligés d’accepter le verdict de la psychanalyse, pour part, de l’accepter transitoirement. Nous dirons : en tout cas, la philosophie, dans l’épreuve que je lui propose ici, de penser le contemporain, ne partira pas de la jouissance. En un certain sens il est vrai qu’elle s’en détournera méthodiquement. L’espérance est de pouvoir y revenir. Le détournement méthodique indique un chemin qui ne va pas faire de la jouissance l’instance 1ère de la saisie du contemporain. Si on fait de la jouissance l’instance 1ère de la saisie du contemporain, on est sous la juridiction nihiliste, la pensée tombe sous la juridiction nihiliste. C’était un vaste préambule, mais dans notre question, une dispute avec Nancy.

 

Je voudrais maintenant, puisqu’on ne partira pas de la jouissance, mais qu’on espère y revenir, je voudrais rappeler les quatre maximes de pensée que je proposais, qui elles vont nous servir de point de départ véritable :

1° contester l’emblème démocratique.

Parenthèse : je n’ai pas, je l’ai déjà dit je voudrais le redire avec force, mon intention d’abandonner le mot démocratie. Donc entendez bien que c’est comme jouissance : on entend ici provisoirement par démocratie le fétiche contemporain, mais il y a d’autres sens et d’autres usages possibles et réels du mot démocratie que nous tenterons là aussi de reconstituer. Ça va de soi mais ça va mieux en le disant. Démocratie est ici pris en réalité comme un fétiche constitutionnel, comme une figure de la représentation étatique. Ou on peut dire c’est pris comme substantif, les démocraties par exemple. Alors que je pense qu’il n’y a d’usage fondé de démocratie que sous la forme de l’adjectif : ceci ou cela peut être déclaré démocratique. Toujours à refaire, à ressaisir. Il y a des processus démocratiques, il y a des décisions démocratiques, il y a des subjectivités démocratiques. Nous le fonderons. Mais il n’y a pas la démocratie, c’est un fétiche étatique. Il n’y a pas non plus les démocraties, et encore moins les démocraties occidentales. Mais il y a du démocratique, et je dirais qu’une partie du pb est de dégager le démocratique de sa capture par le substantif, de sa monopolisation du démocratique par le substantif la ou les démocraties.

Quand on dit contester l’emblème démocratique, c’est au sens de la ou les démocraties, tout ce dont nos sociétés se vantent. C’est l’emblème de leur vantardise. Nous n’allons pas leur abandonner le mot démocratie. Nous allons récupérer la puissance d’adjectif oblitérée par le substantif. Je vois ce que sont les actions terroristes, mais le terrorisme je ne sais pas ce que c. démocratie c pareil. Que ceci ou cela soit démo d’accord. Contester l’emblème en ce sens là.

 

2° tenter de s’écarter du pouvoir nu qui sous-tend cet emblème

3° dégager les exceptions

4° trouver les failles de l’ordre intervallaire, figure d’intervalle ou de transition qui est une figure de confusion.

C’était nos maximes.

 

Commençons par la 1ère maxime. Qu’est-ce que l’emblème démocratique ? comment il fonctionne, en tant qu’emblème ? c’est l’emblème d’un monde pacifié possible. Démocratie désigne un monde pacifié possible. Finalement l’extension du démocratique, son extension planétaire représenterait un ordre pacifié possible, un nouveau monde ou un monde, monde démo. Ce qui signifie que en réalité c’est le non démocrate qui pour l’instant interdit ou rend impossible cet ordre pacifié. S’il n’y avait que le démocrate, on aurait déjà cet ordre pacifié, car il y a des méchants. La question de savoir pourquoi il y a des méchants… il y a des non démocrates. C’est curieux si on y réfléchit mais c comme ça. Sans ces méchants, monde pacifié et consensuel. Et c’est ce monde qui mondialise.

Parenthèse : mondialisation, ça veut dire qu’il n’y a pas encore de monde. L’emblème démocratique, c’est celui d’un monde qui a déjà trouvé son principe, à savoir le principe démocratique. Simplement, un certain nb de mauvaises volontés empêche que ce principe gagne et organise la terre tout entière comme monde, en fin de compte indéfiniment perfectible. Le thème de l’emblème c’est 1° le principe est déjà trouvé, il n’est pas question de faire advenir un autre monde, 2° l’extension est en marche, et selon un principe de perfectibilité infinie. C’est ce qui nous est dessiné. La démo va gagner le monde, en dépit des obstacles, il faudra de temps en temps taper sur les méchants et arranger les choses, c’est perfectible selon un principe mondain déjà là. C’est pour ça que Fukuyama a dit que c’est la fin de l’histoire : l’histoire a trouvé son principe final, la démo à vrai dire, justement.  Cette fin de l’histoire que Hegel cherchait, qu’il a vue en Napoléon, dans l’Etat prussien, que Kojève cherchait (le fait que le capitalisme était allé jusqu’au Japon indiquait la fin de l’histoire). Fukuyama a une thèse que bcp partagent subjectivement : nous sommes dans la fin de l’histoire au sens où le monde a son principe, et il s’agit que ce principe travaille dans l’ordre où il n’a pas encore conquis installé les situation. Ce qui est supposé c’est qu’il y a un monde dont nous connaissons le principe, la perfectibilité, mais la perfectibilité immanente. Il n’a pas à devenir autre principipellement mais seulement à se perfectionner dans son ordre propre qui est l’ordre démocratique. Ce que je crois, et qui est le fdt de la critique de l’emblème, c’est que nous sommes dans un moment où il n’y a pas de monde. J’expliquerai ce que ça veut dire. Il n’y a pas de monde. Il est fallacieux, de l’ordre de l’imposture, de déclarer qu’il y a un monde. Ça e veut pas dire qu’il n’y a pas de situations, capitaux, gens mort etc… ça autorise à introduire encore une question dans le nihilisme à propos du monde. Vous pouvez redéfinir le nihilisme sur n’importe quelle question : la jouissance le monde etc… ça a deux sens 

- il y a un monde mais ce monde est privé de sens. c’est la thèse la plus courante, thèse absurdiste. Il y  un monde mais au regard des consciences ce monde est absolument dépourvu de sens. c’es le nihilisme existentiel : le monde existe et nous existons au monde dans le monde pour le monde mais ce monde n’a pas de sens il ne nous accueille pas selon un sens.

- il y a une autre thèse nihiliste, une autre figure nihiliste : il n’y a pas de monde. Cette thèse il n’y a pas de monde signifie que le nihilisme est ontologique et pas existentiel. C’est l’être du monde qui défaille il n’y a pas d’être du monde comme tel. Il y a une incohésion de ce qu’il y a. ce n’est pas une absence de sens. C’est multiplicité qui est inconsistante.

Là-dessus nous pourrions reprendre la discussion avec Jean-Luc Nancy. Dans le recueil de 1990, que je vous recommande vivement, une Pensée Finie, l’introduction comporte une longue note sur le monde : qu’est-ce que le monde, que peut-on dire du monde ? le monde c’est quoi ? c’est l’élargissement de l’existence au-delà de la seule réalité humine. C’est l’application de la catégorie d’existence à autre chose que l’humanité, c’est le constat qu’il n’y a pas que l’humanité qui existe. C’est une méditation sur les animaux, les pierres, les étoiles. C’est la réponse à une question : pourquoi y a-t-il ce qu’il y a tout ce qu’il y a, et rien que ce qu’il y a ? Le monde est la venue de cette question… ce qui nous installe…

Je suis en désaccord avec cette formule :

- ça ne veut rien dire tout ce qu’il y a. Ce qu’il y a ne fait pas tout, c’est une autre question de savoir si ça faut monde.

- et rien que ce qu’il y a, je ne pense pas qu’il n’y a que ce qu’il y a.

Il n’y a pas tout ce qu’il y a, il n’y a pas rien que ce qu’il y a. On voit ce que veut dire monde : pourquoi y a-t-il tout ce qu’il y a et rien que ce qu’il y a ? C’est une conception leibnizienne du monde : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi ce monde plutôt qu’un autre ? Leibniz est le philosophe de la question du monde au sens où Nancy la pose. Monde est une catégorie de l’existence, qui autorise à poser la question de l’existence pour tout ce qu’il y a. Le monde provient de son événement, l’événement du il y a, de l’existence. Le monde, c’est le lieu de l’événement de l’existence comme existence qui outrepasse l’existence humaine. Monde est une catégorie du sens de l’être, qui permet de e demander pourquoi il y a cela. C’est une catégorie du sens de l’être : monde est le lieu d’un sens de l’être.

Pour moi, monde ne peut pas être  une catégorie du sens de l’être. Si monde est catégorie de sens de l’être, il n’y a aucun sens à dire qu’il n’y a pas de monde. Au sens de Nancy, à savoir le monde c’est le fait que cela existe et pas autre chose, on ne peut pas nier qu’il y a un monde, on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de monde. Je prends monde en un autre sens. Monde, c’est une catégorie de la disposition contingente de l’être là. Il y a monde quand il y  aune logique de l’être là, de l’apparaître. Un monde, c’est une logique de la contingence si vous voulez.  Par voie de csq, puisque monde c’est une logique de la contingence :

1° il y a plusieurs mondes (plusieurs monde possibles, catégorie de l’unité ou totalité, il y a pluralité de mondes, pluralité de logiques, multiplicité de monde possibles et réels) et il se peut qu’il n’y ait pas de monde. Il suffit que le il y a soit sans logique ou illogique, entre deux logiques. C’est ce que je dirais de notre monde en tant qu’il n’y en a pas : il est entre deux logique. Il y a deux sens du mot monde, depuis toujours :

- ou bien le monde c’est la provenance du sens, le lieu de la provenance du sens (Nancy,

- ou bien le monde est une simple figure logique de l’apparaître.

Alors là il faut voir les choses dans leur recul. Ces deux sens du mot monde, monde comme réponse en termes de sens à la question de ce qu’il y a, et le monde comme figure logique multiforme de l’apparaître, ils sont nés en même temps.

 

Platon les tient tous les deux ensembles. Il tient la provenance du sens et la figure logique transitoire de l’apparaître. Le gd texte de Platon sur le monde c’est le Timée. Monde se dit cosmos. Le Timée est un récit du cosmos, une narration du monde. Dans cette narration, Platon joue de façon subtile sans jamais les désigner clairement sur les deux significations possibles du monde. Le monde comme totalité du sens, et le monde comme construction somme toute, comme figure, voire comme machine. Il essaie de tenir ensemble ces deux acceptions du mot monde, du mot cosmos. C’est ce que vous entendez dans l’extrême fin du Timée. Un texte magnifique. C’est une des rares conclusions d’un dialogue de Platon où il est parfaitement content de ce qu’il a fait. Souvent ça se termine en queue de poisson : on n’a pas trouvé, on verra une autre fois, à demain… là il est très contente, la péroraison est dédiée au monde. « et maintenant déclarons que nous avons atteint le terme de notre discours sur le monde. Ayant admis en lui-même tous les êtres vivants mortels et immortels et entièrement remplis de la sorte, vivant visible qui enveloppe tous els vivants visibles. Dieu sensible formé à la ressemblance du dieu intelligible. Très grand très bon très beau et très parfait, le monde est né. C’est le ciel qui est un et seul de sa race ». Texte splendide et mystérieux. Pourquoi mystérieux, qu’est-ce que l’éloge du monde né dieu visible magnifique qui est un ciel ? Ce qui est dit, c’est en même temps les deux significations possibles de monde, de cosmos.

D’une part, il est dans la perfection du sens. C’est en ce sens qu’il est un dieu très gd bon beau parfait. Il est très gd beau bon parfait car il est, je retraduis près du grec « un dieu sensible qui est icône du dieu intelligible ». Que veut dire que le monde est une icône du dieu intelligible ? Il est dans la provenance du sens, il est dans la lumière de l’intelligible. Bien qu’il soit sensible il se tient dans la lumière de l’intelligible ; il est une icône visible du dieu intelligible. Mais par ailleurs il est un vivant visible qui, je retraduis, « situe selon leur enveloppe tous les vivants visibles ». Donc il est une logique de la visibilité, il est l’enveloppe générale du visible. Il est une topologie du visible, une logique topologique du visible. Vous voyez : c’est magnifique car dans cette péroraison, satisfaite et lyrique, Platon tente de coller les deux acceptions, le monde pourquoi y a-t-il cela plutôt qu’autre chose, et l’harmonie… topologie de la visibilité.

Je prendrai monde en son 2ème sens, je prends monde en son 2ème sens. Il a toujours fallu choisir. Nancy choisi le 1er dans la forme laïcisée post-heideggérienne : le monde est icône du dieu intelligible, il n’y a pas de dieu mais il est l’icône du sens. Moi, je dirais : on entend par monde la situation des vivants visibles, finalement la situation de l’humanité. Je dirais, la situation des vivants visibles, aujourd’hui il n’y a pas de monde. Le monde ne situe pas dans leur enveloppe tous les vivants visibles ; il n’est pas l’enveloppe de tous les vivants visibles. Le monde destitue de leur visibilité l’écrasante majorité des humains. Il n’est pas l’enveloppe mais la destitution…… il est un protocole d’exclusion du visible et non de situation dans le visible. De là l’importance cardinale de la catégorie d’exclus. Je ne vais pas m’engager dans le dvlpt qui suit, car c’est une arche, juste 2-3 choses.

 

La question du monde est la question des noms : qui est nommé, qui reçoit un nom ? La question de l’existence du monde n’est pas la question de la richesse objective de… importance considérable. Ce qui fait monde, c’est qui est nommé et qui ne l’est pas, qui est compté et qui ne l’est pas. Je soutiendrai, je ne vais pas le faire tout de suite, que l’ancien monde, le monde juste avant, ie le monde qui a probablement cessé d’exister dans les années 70-80. Avant ce moment là il y avait un monde, ça ne veut pas dire très beau très parfait, excellent, c pas le cosmos du Timée, il peut être épouvantable par bien des côtés. Il y a deux questions : l’existence du monde et son évaluation. Ce n’est pas la même chose. Dans l’ancien temps il y avait un monde, il y a 30 ans, au sens où n’importe quel ouvrier ou paysan avait un nom politique possible, inscription dans lutte libération nationale, lutte des classes, Etat socialiste etc.. Personne n’était démuni de nom possible. Le nom était disponible. Je ne dis pas que ce monde était excellent ou même bon. Il distribuait les noms et les inscrivait dans des camps, il y avait des noms et un partage des noms. J’appelle ça un monde. Quand d’une certaine manière si éloignés de toute figure de puissance que soit quelqu’un, ça ne veut pas dire qu’il est exclu d’une nomination. Cette nomination crée un avenir on peut dire qu’il est faux ou illusoire, mais ce n’est pas la même chose d’avoir un avenir et de n’en voir pas. Un avenir ça passe par un nom, si le monde vous donne un nom. Nous sommes dans une période intervallaire où énormément de gens n’a pas de nom. Malheureusement, c’est ça, la démocratie en son sens emblématique : l’acceptation de la non nomination. Pas besoin de nom puisque nous sommes égaux devant la marchandise, la présentation des marchandises. La majorité n’a pas de nom que d’être exclue des bénéfices du faux monde : exclu est le nom de qui n’a pas de nom. Une interprétation qui prétend qu’il n’y a pas de nom et que ça ira mieux plus tard. Pas de nom, pas d’avenir. Exclu veut d’abord dire exclu de la nomination, au sens… possibilité d’une avenir qui est un nom politique au sens large du mot politique. Qln qui est un paysan n’a pas de nom. Autrefois il pouvait avoir le nom de paysan du tiers monde, qui le rattachait à un processus historique. Ça s’est écoulé. Le résultat c’est qu’il n’y a pas de nom, pas d’avenir. Il n’a pas d’espoir, il est désespéré. La racine c’est de ne pas avoir de nom. L’espoir est un imaginaire vague, le nom vous inscrit dans le symbolique. L’écrasante majorité est non inscrite, elle compte pour rien, on lui donne comme seul paradigme les sociétés qui ne sont pas la sienne, promesse confuse, à laquelle on est rattaché par aucune… sauf d’être exclu de la richesse, démocratie, occident, ce que vous voulez. Exclu est le nom de la non nomination. Marché et mondialisation sont les noms de ce qui n’est pas un monde. Marché c’est proprement le symétrique d’exclu. De quoi l’exclu est-il exclu ? du marché. Marché est le nom… nom de ce qui n’a pas de monde… c’est ce que je voudrais explorer la prochaine fois, et examiner comment joue le rapport entre l’absence de monde et l’emblème démocratique. Est-ce qu’il y a un lien entre l’absence de monde, de nom, et l’emblème, est-ce qu’il y a un rapport ? je soutiendrai qu’il y en a un. On passera par une réinterprétation qui est la critique que Platon fait de la démocratie. Texte mal vu, qualifié de totalitaire, je ne dis pas que tout dans ce texte, livre VIII de la République, soit de bon aloi. Mais nous verrons que il y a une chose à quoi Platon touche, qui est la connexion entre une certaine image de la démo et l’absence de monde. .. il y a en effet.. c’est ce lien que nous tenterons de mettre au jour la prochaine fois.

30 janvier 2002

Nous reprenions là où nous étions parvenus à peu près. Je rappelle que la problématique que nous suivons est d’évaluer l’emblème dominant de la société politique contemporaine qui se donne sous le nom de démocratie, et d’en proposer une analyse, un cadre, avec des hypothèses sur le monde contemporain, et d’en produire une image du temps présent.

Je rappelle aussi que j’avais introduit l’hypothèse selon laquelle ce qui caractérise le temps présent, c’est qu’il n’y a pas à proprement parler de monde. Ça nous avait ramené à la question du monde. Je vous avais dit que monde, philosophiquement, a deux sens principaux et non pas un seul. D’un côté le monde comme provenance du sens. C’est un peu monde pris en un sens herméneutique : le monde comme horizon de provenance du sens pour toute expérience dans le monde, ou le monde comme horizon d’expérience. Et le monde comme figure logique, distribution consistante de l’apparaître, du point de vue de ce qui est décompté, dénombré, compté etc… Je vous avais dit qu’il était frappant de voir que dans le Timée, monde, cosmos veut encore dire les deux choses à la fois, comme il arrive souvent. Il tient en réalité les deux significations d’une catégorie ensemble, et ensuite se produit un phénomène de division, de séparation, qui fait qu’il y a des interprétations contradictoire et légitimes en un certain sens. Parce que si on remonte à Platon on voit comment il tient ensemble des choses qui ont ensuite été dissociées. Dans le Timée, cosmos, monde est à la fois une catégorie du sens et une catégorie de la configuration. Là, on va plutôt prendre monde au 2ème sens, le monde selon la justice rendue au visible. C’est l’expression de Platon : l’enveloppe des vivants visibles qui leur rend justice, dans la visibilité qui est la leur. En ce sens que je proposais de dire qu’il n’y a pas de monde, on est dans un moment intervallaire. quelque chose comme un vieux monde s’est défait, et quelque chose comme un nouveau monde n’est pas encore là. On est dans l’entre deux de la défection d’une figure du monde et de la constitution d’une figure avenir, qui est encore indéchiffrable. Vous voyez que c’est aussi une question qui touche le problème du temps : dans quel temps sommes nous, au sens de quelle est notre temporalité fondamentale ? je soutiendrai que notre temporalité est précisément elle aussi intervallaire, une temporalité ramassée ou concentrée sur elle-même. Vous voyez que on peut faire l’hypothèse qu’il n’y a pas de monde, au sens où on serait dans un entre deux monde, avec un monde usé ou déclinant, défait, et un monde qui n’est pas encore calculable, ou prévisible, qui est encore de l’ordre de l’avenir.

J’avais dit que un des indices de cela, c’est que il y a un flottement extrême des nominations. Ie que finalement j’avais proposé de dire le monde aujourd’hui c’est le marché. Et que la distribution des noms inclut ou exclut, finalement. Qln qui profite du marché et qln qui n’en profite pas. a la fin des fins c’est des distributions sommaires mais fdtales. qln dont la vie peut s’alimenter au marché et qln dont la vie est en réalité forclose ou exclue par le marché. Exclu n’est pas un nom c’est le nom de l’absence de nom, comme marché est le nom du monde qui n’est pas un monde. Donc corrélation marché circulation générale, et exclusion, d’un côté l’absence de monde et l’autre le nom qui n’est pas un nom. Mondialisation veut bien dire qu’il y a un processus qui conduit à un monde, ou qui fait monde, ou qui essaie de faire monde, mais pas à proprement parler qu’il y a un monde.

C’est à partir de là qu’on avait interrogé la question de la démocratie, ie se demander quel rapport il y a entre l’absence de monde et l’emblème démocratique. C’était un pb assez compliqué, et qu’il faut serrer de près. Qu’est-ce qui fait que démocratie est le nom politique emblématique d’une époque intervallaire quant à la question du monde ? C’est une question assez précise, presque technique. C’est un constat. A l’arrière plan il y a un pb intéressant qui est le suivant : de quel monde la démocratie est-elle la démocratie ? démocratie, oui, mais au regard de quel monde ? Sauf s’il s’agit d’une pure forme ! Quel est le monde qui est configuré sous ce nom ? quel est le monde dont ce nom est l’emblème positif ? c’était là que je proposais de relire de façon un peu neuve le livre 8 de la République de Platon. Livre 8 de la République dans lequel est conduite une présentation à l’évidence malveillante, une critique de la démocratie, texte connu et très contesté. Etant entendu que comme nous Platon entend par démocratie un système de gouvernement. J’avais dit qu’il y a plusieurs sens du mot démocratie, éventuellement contradictoires On prend démocratie au sens immédiat qui n’est pas constitutionnel, mais forme de gouvernement, libertés constitutionnelles, réglementation générale de la question des opinions. C’est dans ce registre qu’il est pris aussi dans le livre 8 de la République. Cette approche de la question de la démocratie, que nous essayons de revisiter, après tout c’est un des textes fondateurs sur la question, il est évident que ce texte comporte purement et simplement une part réactive. Il ne s’agit pas de le nier. Il n’est pas vrai qu’il soit de bout en bout un texte analytique persuasif et profond. Il comporte une part politiquement réactive, liée à la conviction de Platon que la démocratie ne pourra pas sauver la cité grecque. Platon est au fond le penseur du déclin de la cité grecque, et il se propose de la sauver. Le salut de cette configuration historique qu’est la cité grecque, il pense que la démocratie est inapte à la maintenir, à la préserver, de sorte qu’il va pour part soutenir une figure antérieure, c’est ce que j’appelle la part réactive. Cette question du réactif nous intéresse aussi, car nous avons dans notre monde qui n'est pas un monde quantité de positions réactives, positions qu’on peut dire nostalgique. Dont la plus caractéristique est la nostalgie républicaine. Comme toute vraie nostalgie, la nostalgie est nostalgie d’un état qui n’a jamais existé. Ce n’est pas la convocation réelle d’un état passé. Ça ce serait la simple mémoire. La nostalgie construit son objet. Elle pare cet objet des vertus réelles d’un, passé fictif. Si on cherche quand la République a été admirable on se dit à l’époque coloniale, année 50 ? à l’époque de la capitulation devant les allemands, année 40 ? A l’époque de la répression tout azimut du mouvement ouvrier année 20 ? A la période du nationalisme sanguinaire, guerre de 14 ? Evidemment, on peut remonter à Robespierre et St Just mais il fait en avoir la carrure ! Si c’est pour remonter au général Mac Mahon…. Je dis ça pour toucher un point, qui est que cette position nostalgique est en fait une construction au présent. Une construction au présent, mais elle est cependant réactive car elle argumente, au présent, d’un passé supposé. Elle suppose un passé comme norme plus ou moins activable de ce présent. Il y a de ça chez Platon dans la figure au fond de l’aristocratisme qu’il soutient. Ie après tout l’ordre, la hiérarchie, tout le monde a sa place etc… les nostalgies sont presque toujours des nostalgies d’ordre. C’est rare de trouver qln qui a une grande nostalgie du désordre. C’est pourtant une idée plus intéressant ! je constate que généralement, les nostalgies sont généralement nostalgies de l’ordre, car elles décrivent le présent comme défection de cet ordre, reniement de cet ordre, délitement de cet ordre. Autrement dit, elles décrivent le présent comme décadence. La nostalgie du passé est une figure d’ordre. Ce n’est pas une critique. Toute vision du monde est une dialectique de l’ordre et du désordre. Si je dis qu’il y a monde s’il y a une distribution acceptable des noms, c’est une figure d’ordre après tout, une figure d’ordre dans les noms. C’est vrai que la nostalgie est de l’ordre en général et que chez Platon, avec une théorie aristocratique classificatrice, est au fond une théorie ordonnée et hiérarchique des classes, groupes. C’est un aspect incontestablement réactif. Ensuite parce que c’est une méditation sur la chute, sur la fin, donc sur l’ordre perdu.

Je fais une incise : j’en ai parlé plusieurs fois. Vous savez que lorsque Platon demande quelle est finalement la cause de ce que un ordre, si excellent soit-il, entre à un moment donné dans son crépuscule ou sa décadence, il étend cette considération à sa propre proposition. A l’intérieur de l’utopie politique platonicienne, il y a une théorie de la décadence inéluctable y compris de la figure utopique. Platon pense la nécessité de la dégradation politique, même dans ce cas là il y a un caractère inéluctable de la corruption. C’est une chose, mais ce qui est extraordinaire, c’est que c’est assigné à un point très précis : c’est assigné à une rupture de l’équilibre requis entre gymnastique et musique dans l’éducation. A un moment donné, il y a des choses complexes (un nombre a été oublié, il y a un oubli) mais ce qui fait entrer dans la décadence, c’est la rupture d’harmonie dans l’éducation du citoyen entre la gymnastique et la musique, au détriment de la musique. Finalement, la cause de la décadence c’est l’inflation du sport. Chez Platon. C’est une chose à laquelle il faut réfléchir. Encore que, on pourrait soutenir que dans le monde d’aujourd’hui, l’inflation de la musique existe aussi. Et dans la distribution des phénomènes de masse, musicaux et sportifs, c’est un pb lié à l’imagerie constitutive du contemporain. J’ai toujours été frappé que P ait porté l’accent là-dessus : qu'est-ce qui se passe du côté de la musique et de la gymnastique. La décadence, c’est pas de l’ordre des défaites militaires, de l’oubli de la philosophie etc… c’est au niveau de l’équilibre immanent des phénomènes culturels de masse, ceux qui concernent la formation générale des citoyens. Je termine sur ce point ; il y a un élément réactif anti-démocratique chez P qui est nostalgie de l’ordre aristo et de sa hiérarchie stable et une méditation pessimiste sur le caractère inévitable de la corruption. En ce sens là, on reconnaît ce sombre pessimisme politique nostalgique qui caractérise les visions réactives.

Mais il n’y a pas que cela dans la critique. Une fois dit cela, on reste avec le texte devant une interrogation. Il y a une part conceptuelle, qui ne se réduit pas à l’ordonnancement réactif, et qui est liée à des considérations sur le type de monde que formalise la démocratie. Ie la considération de la démocratie non pas seulement comme principe formel mais comme figure de formalisation du monde, et par csqt comme question du sujet qui s’articule à ce monde. Finalement, quand même, le point principal va être là : quel est le monde de la démocratie ? et quel  est le sujet qui s’y constitue, l’homme démocratique ? Il faut lire les textes sans oublier la dimension réactive, mais en les prenant au pied de la lettre. Quelles vont être les deux thèses de Platon ?

1° le monde démocratique n’est pas réellement un monde. La thèse est présente. Le monde est un non monde.

2° le sujet n’est constitué que par le rapport à sa jouissance. Dans le non monde, l’homme démocratique n’est définissable que du strict point du rapport à la jouissance. Rapport qui a deux formes, là aussi ça rejoint ce que nous disions la dernière fois sur les deux nihilismes contemporains : emportement dionysiaque (c’est le jeune, c’est le jeune démocrate qui est dans l’emportement dionysiaque de la jouissance). Quant au vieux démocrate, il est dans l’indistinction des jouissances.

D’une part le monde n’est pas un monde

D’autre part le sujet qui s’articule à ce monde n’est pensable que dans son rapport à la jouissance, sous deux formes un peu différentes. Regardons les deux points.

 

Pourquoi le monde démocratique n’est pas un monde ? eh bien car c’est un monde où est postulée l’équivalence de toute chose. Et aux yeux de Platon, l’équivalence de toute chose interdit que se configure un monde. Je cite une phrase très connue : « la démocratie est un gvt agréable [1er prédicat ! il ne nie pas que la démocratie soit agréable, mais l’agrément n’est pas la seule des vertus possibles] anarchique et bigarré qui dispense une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal ». Ce qui veut dire en vérité que la démocratie ne constitue pas un monde car elle distribue une équivalence possible de toute chose. Si on transpose ça, on dira l’arrière-plan de la démocratie moderne, c’est l’équivalent général, c’est le principe monétaire de l’échange généralisée qui crée une zone possible de l’équivalence de toute chose dans la projection monétaire. Chez Platon, ce n’est pas de ça qu’il s’agit, mais l’intuition demeure que, la configuration générale du monde par la démocratie étant de l’ordre de l’équivalence générale, finalement elle égalise l’égal et l’inégal. Ie subsume l’inégalité sous l’égalité. Egalité qui ne peut être que abstraite, ou formelle, puisque justement elle se subordonne l’inégal. Et donc on peut dire que le monde démocratique est le monde de la substituabilité universelle. Tout est substituable à tout en un certain sens. et en tant que c’est le monde de la substituabilité, c’est un monde sans logique, qui n’est pas configuré dans la logique de son apparaître (c’est ce que veut dire anarchie). Anarchique ne veut pas dire sans commandement, anarchique veut dire qu’on est dans l’ordre de la substituabilité universelle.

Quant au sujet, l’homme démocratique, il faut entendre le portrait de l’homme démocratique. Comment il vit ? comment vit-il ? « je suppose qu’il ne dépense pas moins d’argent d’effort et de temps pour les plaisirs superflus que pour les nécessaires. Et s’il est assez heureux pour ne pas pousser sa folie dionysiaque trop loin, plus avancé en âge, le gros du tumulte étant passé, il accueille une partie des sentiments bannis et ne se donne plus tout entier à ceux qui les avait supplantés, il établit une espèce d’égalité entre les plaisirs, livrant le commandement de son âme à ceux qui se présentent, comme offerts par le sort, jusqu’à ce qu’il soit rassasié, et ensuite à un autre. Il n’en méprise aucun, et les traite sur un pied d’égalité. Il vit au jour le jour et s’abandonne au désir qui se présente : aujourd’hui, il s’enivre son de la flûte, demain il boira de l’eau claire et jeûnera, tantôt il s’exerce au gymnase, tantôt il est oisif et n’a souci de rien, tantôt il semble plongé dans philosophie. Souvent il s’occupe de politique et bondissant à la tribune il dit et il faut ce qui lui passe par l’esprit. Lui arrive-t-il d’envier les gens de guerre ? le voila devenu guerrier. Les hommes d’affaire ? le voilà qui se lancer dans le négoce [c’est les start up !] sa vie ne connaît ni ordre ni nécessité mais il l’appelle agréable, libre, heureuse, et lui reste fidèle ».

Vous voyez la thèse de Platon, dans cette description d’autant plus remarquable de l’homme démocratique que somme toute, elle est phénoménologiquement absolument exacte, c’est que ce qui le définit, c’est l’interchangeabilité des désirs et des jouissances. Avec je le répète quand on est jeune un certain emportement, et quand on est vieux une forme très particulière de sagesse, qui est de considérer que somme toute les plaisirs s’équivalent, comme tout dans le monde s’équivaut. C’est le principe de construction du sujet. Donc le sujet est un sens un sujet qui accepte une indétermination du point de vue des objets. Ie il cale sa subjectivité sur la substituabilité des objets. Ce qui veut dire qu’il est une succession disparate de désirs enchaînés à des objets substituables. C’est ça qui est la construction du sujet démocratique.

Et alors la thèse qui va m’intéresser bcp par la suite que Platon en titre, c’est que fondamentalement, ce monde est un monde approprié à la jeunesse. C’est un monde dont la figure centrale est et ne peut être que la jeunesse. A propos de la démocratie, il dira : « ce gvt si beau et si juvénile ». la démo a comme attribut son agrément, sa beauté, son bonheur. Notons bien le côté hédoniste de cette figure politique (c’est la substituabilité des jouissance en ce sens elle est agréable). Mais il y a quelque chose dans le démocratique qui est essentiellement juvénile du point de vue de sa norme. Ça n’exclut pas que de très honorables vieillards soient au commandement. Juvénile ne signifie pas gouvernement aux mains des jeunes, mais il  signifie une qualification intrinsèque du gouvernement démocratique du point de vue de la substituabilité des jouissances. Il y a un passage intéressante, outre la formule ce gvt si beau et si juvénile : « les vieillards s’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent plein d’enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques ». Jeunesse fonctionne comme une norme : le vieillard démocratique est qln joue aux jeunes gens, de peur de passer pour ennuyeux et despotique. Vous voyez cette idée qu’il y a quelque chose dans la démocratie, en ce sens là, qui d’une certaine façon établit nécessairement comme norme la jeunesse. Comme norme interne, comme norme subjective vivante, pas comme principe de gouvernement. Comme norme de vie de la démocratie, c’est le jeune qui est paradigmatique et le vieillard qui court derrière, en jogging ! [chagt K7]. Platon le remarque. Et lui il le lie au fait que l’être le plus apte à la substituabilité indistincte des jouissances c’est le jeune. Le vieux prend ce qui vient, le jeune est dionysiaque  ans la substituabilité. Il est peut-être plus tenté par les pratiques nihilistes. Mais le vieux suit. Pour Platon, c’est pathologique : c’est un aristocrate ordonné, c’est le jeune qui doit imiter le vieux. On n’est pas obligé de le suivre sur ce terrain. Mais dans l’élément de la démocratie c’est le vieux qui imite le jeune. C’est le 1er à découvrir ce que la presse aujourd’hui appelle le jeunisme. C'est un phénomène de société : la promotion du jeune comme paradigme de la vitalité moderne. c’est ce que Platon a parfaitement diagnostiqué comme étant au cœur de la représentation démocratique de la doctrine de l’existence. Il a vu que le culte du désir jeune était inhérent à cet emblème. Il a vu que finalement, la grande maxime c’est se bouger, bougeons nous. Il faut se bouger. Le vieillard lui-même se bouge, perclus de rhumatisme, il se bouge quand même et il essaie de danser la danse générale pour faire croire le plus longtemps possible qu’il est resté très jeune. La corrélation qu’il établit entre ça et l’emblème démocratique est perspicace. Elle désigne bien qch.

La question à poser est la suivante : qu’est-ce qui se passe quand l’emblème d’une société est unilatéralement la jeunesse ? qui peut se présenter sous bien des noms : sous la nécessité permanente de l’adaptation, du recyclage, qu’un cadre de 50 ans est trop vieux, dont le nom le plus contemporain est modernité à tout prix, modernisation, à bas les archaïsmes. Tout cela travaille dans la figure d’une perpétuelle jeunesse du monde qu’il faut poursuivre comme une norme et comme un idéal. Quand d’une certaine façon, il n’y a plus d’usage de l’âge (en tout cas en apparence, dans les emblèmes) alors qu’est-ce qui se passe ? je crois qu’il y a deux options observables sur ce point. Il faut bien les énumérer toutes les deux :

- il y a une possibilité terroriste de cette figure : il y a la possibilité d’abstraire comme possibilité politique, au fond dionysiaque de la jeunesse, dans sa modernité pure et simple de valorisation de la brutalité, de la brutalité aveugle, dont la jeunesse est parfaitement capable, à raison du caractère incoercible de son choix. Il y a eu ça dans les gardes rouges en Chine pendant la révolution culturelle (il y a eu d’atroces persécutions), et également dans l’aventure des khmer rouges au Cambodge. Les troupes étaient de très très jeunes gens. Dans tel pays africains, on connaît des troupes d’enfants armés de 12 ans qui sont de véritables sauvages. C’est la figure terroriste de l’emblème de la jeunesse. Elle a été et elle  est encore expérimentée.

- ou alors, l’autre figure, c’est une figure que j’appellerai de la futilité culturelle, ie en réalité une figure du divertissement comme paradigme social.

Les deux peuvent parfaitement interférer. Si vous regardez l’image ordinaire de la jeunesse aujourd’hui, ici, vous avez quelque chose qui appartient aux deux : la figure des braves jeunes gens du divertissement culturel, les Loft Story etc… ie quelque chose qui est exhibé comme la jeunesse abandonnée à son espace de flirt musical, de sexualité diatonique. quelque chose comme ça, quelque chose comme une d’innocence commerciale, si j’ose cet oxymore. C’est ça qu’on cherche à nous montrer. Il y a ça d’un côté, mais aussi à l’arrière plan le terrible loubard de banlieue, armé jusqu’aux dents, délinquant mortel, qu’il faut réprimer absolument, les statistiques de la délinquance etc… Vous avez bien l’emboîtement d’une double figure fascinante. Parce que dans les deux cas ce sont des figures de fascination : répulsive ou attractive dont d’une est plutôt sur le versant de la futilité innocente et du divertissement général, derrière laquelle le vieux ou futur vieux va courir dans la figure de l’animateur de télé. C’est lui qui organise autant que faire se peut la façon dont les vieillards vont courir après les jeunes. Il est d’ailleurs lui-même un peu faisandé. Ça d’un côté, mais on sait aussi que dans n’importe quelle série télé, on a aussi la figure terroriste urbaine si je puis dire du terrible loubard qui va quasiment terrorisant la population. Dans les deux cas, ceci relève de la norme de la jeunesse comme norme sociale générale. Comme toujours, vous avez cette ambivalence des normes qui fait que la fascination se présente soit positivement soit répulsivement, les deux ont une articulation immanente.

Ce que je soutiendrai, c’est que dans le deux cas l’emblématique est nihiliste. C’est ce que Platon veut dire, même s’il n’emploie pas le mot. Dans tous les cas, si la jeunesse est la norme unilatérale d’une société c’est que quelque chose comme une vacuité ou un néant travaille cette société de l’intérieur. Et démocratie chapeaute cette vacuité Pourquoi ? Encore une fois, la démocratie c’est quand la jeunesse c’est une norme unilatérale. Et en un certain sens il faut bien que la jeunesse soit une norme pour toujours, ne serait-ce qu’en tant qu’elle est l’avenir. Mais ce n’est pas la même chose d’être une norme en tant qu’avenir et d’être une norme en tant qu’actualité même du présent de cet avenir. Je ne suis pas en train de plaider la cause contre les jeunes. La jeunesse est le temps de l’avenir. Là, nous sommes dans un autre phénomène : son fonctionnement comme emblème et fascination normative sur la société prise dans son ensemble. Pourquoi y a-t-il nihilisme évident en ce cas ? Eh bien parce que ceci supprime et va avec la négation de l’idée d’une formation de l’avenir. L’idée que l’avenir n’est pas un suspens temporal accidentel mais l’avenir doit être l’objet d’une formation quelconque, d’une prévision, anticipation. Ça supprime l’idée que la société est comptable de manière immanente de son avenir. Qu’elle est pensée de son avenir, rien, rien que son présent son immédiateté. Et qu’elle est en un sens pensée de son avenir ou qu’elle n’est en effet rien que son présent, rien que son immédiateté. Si vous dites la société n’est rien que son immédiateté la jeunesse est emblématique. Puisque vous n’avez pas la représentation d’un protocole éducatif. Ne prenons pas éducatif ici en son sens misérable : éducatif est pris au sens où jeunesse veut en effet dire l’avenir, mais du point de vue de sa formation réfléchie de sa formation pensée, ou de sa formation tout court. Même s’il s’agit d’un projet de révolution intégrale, de subversion de la société, c’est une formation, une chose qui se dérive comme avenir dans le présent. Je dirais que la promotion idéalisante de la jeunesse comme norme va de pair avec cette figure singulière du nihilisme qui est d’éradiquer le fait qu’une société soit formée ou formatrice de son avenir, quelle que soit la représentation de cet avenir. Finalement, c’est le sens de la description de Platon, nous avons nihilisme car nous avons théorie du temps comme immédiateté, une promotion unilatérale du présent. Le présent peut aller jusqu’à l’avenir de la semaine prochaine, jusqu’à un an. Les prévisions à long terme dans nos sociétés sont de plus en plus courtes, elles s’alignent petit à petit sur les prévisions météorologiques. Vous voyez la corrélation entre l’emblématisation finalement nihiliste de la jeunesse et cette théorie du temps comme immédiateté, à défaut naturellement de la formation de l’avenir. Si vous n’avez pas de formation de l’avenir, vous avez uniquement le présent et la jeunesse est emblématique du présent comme tel, du pur passage du présent.

 

Nous avons bien la corrélation de trois terme : l’absence de monde, l’emblème démocratique, et l’imaginaire jeune. C’est trois termes qui ont une corrélation essentielle, autour finalement d’une conception mutilée du temps. ie d’une conception qui ne comporte pas d’autre discipline temporelle que la discipline naturelle, que la discipline naturelle, la discipline de l’état sauvage des choses. La thèse de Platon, c’est que ceci, cette combinaison expose au désastre. Elle est travaillée nécessairement par un futur désastreux, comme avenir non formé. Vous avez cette thèse que si l’avenir n’est pas formé, alors il sera désastreux. L’avenir est comme le retour du refoulé : s’il n’est pas formé, il fait retour dans la figure du désastre. Vous pouvez danser au présent, vous allez au désastre sous l’emblème de la jeunesse.

Platon République 8, 569 c : le désastre arrive quand « le peuple fuyant la fumée de la soumission à des hommes libres est tombé dans le feu du despotisme des esclaves, et en échange d’une liberté excessive et vaine, a revêtu la livrée de la plus dure et la plus amère des servitudes »

Qu’est-ce que Platon nous décrit ? tout le point est de savoir ce que veut dire soumission à des hommes libres ? nous avons une thèse nouvelle : la démocratie consiste à suivre la soumission à des hommes libres. Ça veut dire une vie qui comporte une discipline de l’avenir. Soumission libre, c’est une figure oxymorique : soumission libre, soumission à la liberté ? qu’est-ce que c’est ? c’est la soumission à la liberté comme pensée ou comme formation possible de l’avenir. C’est vécu comme un péril (fumée et feu) car c’est une soumission, et par csqt c’est une entrave à l’absolue substituabilité des jouissances. La substituabilité s’oppose à la soumission disciplinée de la liberté à son propre projet. La liberté est formatrice de qch. En fuyant cette fumée, on tombe dans quoi ? dans le despotisme des esclaves. On va être sous l’autorité de quelque chose dont la nature est aux yeux de Platon dans la métaphore de l’esclavage. Ça veut dire, si on transpose au monde moderne, on dira : fuir la soumission à un projet politique émancipateur cohérent, on tombe dans le despotisme des esclaves du capital. C'est-à-dire dans le despotisme d’une soumission à autre chose que la liberté, à autre chose qu’à ce qui peut se présenter comme un projet de liberté. Sous couvert de liberté excessive et vaine (liberté de la substituabilité des jouissances), on a la plus amère et la plus dure des servitudes. Ce qui va ouvrir à la tyrannie, ce qui révéler l’essence secrètement tyrannique de la démocratie. Pourquoi y a-t-il une essence tyrannique de la démocratie elle-même ? par l’apparence d’insoumission elle-même. Par l’apparence que là et là seulement liberté est reconnue à la substituabilité des jouissances. Mais substituabilité des jouissances c’est une figure particulière de la liberté. Ce n’est pas la définition de la liberté en elle-même. La liberté peut être tout à fait autre chose, ça peut être la discipline du projet dan sa formation, dans son extension, ou dans la représentation qu’elle se fait d’un avenir. Elle comporte alors une dose de soumission : pas de projet sans discipline de ce projet. La discipline, comment va-t-elle se normer ou être mesurée à la liberté telle que la démocratie la prône, comme substituabilité des jouissances et autorité du présent ? Un jour ou l’autre, la démocratie fait advenir de façon visible son essence despotique, le fait qu’elle est dans le despotisme de la jouissance elle-même. On peut aussi reprendre tout ça en disposant les catégories essentielles.

 

Finalement nous avons établi la connexion entre démocratie et nihilisme (c’était notre objectif), en passant par la question du monde et la question du temps. La corrélation passe par la questions du monde et la question du temps. Car finalement le non monde, c’est quelque chose comme une fuite temporelle, c’est le temps comme fuite, le temps comme passage. Ou si vous voulez, dans une métaphore moderne, le temps comme consommation, ou consumation. La thèse, c’est que ce que demande la démocratie dans sa forme achevée, c’est précisément cette fuite temporelle, cette apologie du présent comme indiscipline de la formation de l’avenir. Nous n’attendons plus que…, nous attendons quoi ? nous attendons soit que l’économie aille mieux soit qu’elle aille plus mal. C’est vraiment météorologique : demain il fera beau, les nuages s’annoncent, il va faire mauvais, tout  cela est chiffré, normé, et entièrement erratique. Les savants donnent les cycles mais le citoyen ordinaire s’en fiche, ça ne le console pas. ça n’a pas aucune vertu consommatrice quand on le met dehors. Le temps est mauvais, il faut le mettre dehors. Et c’est la mondialisation, il devrait être content. C’est moderne d’être licencié ! ce qui serait archaïque, ce serait de le garder. S’il était dionysiaque et jeune, il serait content, il jouirait. Je caricature mais à peine. Cette conception du temps, il faut insister là-dessus. C’est une conception selon laquelle finalement un temps présent erratiquement normé est le temps de l’existence moderne. C’est un temps si je puis dire qui est sans retenue. Le temps ne retient rien : il ne retient aucune formation de l’avenir, mais il ne retient pas le passé non plus à vrai dire. Puisque le passé, par définition, n’est pas moderne. C’est un temps sans retenue, prenez le au sens de la retenue d’un barrage. Il n’est pas dans la protention de la formation de l’avenir et la détention du passé. C’est ce temps qui est prescrit, et c’est ce temps qui est le temps du nihilisme lui-même, le temps qui ne laisse aucun temps puisqu’il n’a pas de retenue temporelle. La retenue n’est pas forcément archaïque ou réactionnaire, c’est une disposition quasi ontologique du temps, qui est susceptible de prendre de nombreuses formes. Il n’y a pas de projet créateur sans retenue du temps. C’est un temps dévasté, pas un temps de la création affirmative ininterrompue. C’est un temps qui est le temps de la dilapidation de l’existence, de l’existence comme dilapidée. Ou comme dévastée, c’est le cœur de la question du nihilisme démocratique moderne. La jeunesse, ou l’image produite de la jeunesse est l’emblème de ce temps, de manière essentielle. Alors je pense que la jeunesse en est l’emblème, de ce temps dévasté, ou de ce temps sans retenue, non car les jeunes seraient en tant que tels dans le temps sans retenue. C’est une construction : on a isolé jeunesse autour de trois traits (qui fonctionnent comme emblème de ce temps sans retenues) :

- l’immédiateté, le divertissement : le fait que la quotidienneté sans avenir peut être prise comme la figure en soi de l’existence

- la mode comme succession, substituabilité des présents

- le mouvement sur place : c’est le « on se bouge !».  c’est un mouvement, mais c’est une agitation incessante absolument sur place. On ne voit pas en quoi le mouvement lui-même est différencié d’un point de vue qualitatif. Il est à lui-même sa propre norme en tant que mouvement. D’autres sociétés ont valorisé l’immobilité, sans plus de raison d’ailleurs que le mouvement. Elles ont fait l’éloge de la lenteur comme norme suprême. Là, c’est un mvt singulier, mouvement sur place, qui n’est pas un mouvement de transformation de la totalité comme tel. c’est pas mouvement comme un appel à changer le monde, faire se lever de nouveaux soleils etc…C’est le mouvement à l’intérieur d’une norme comme norme du présent pur, qui fait que celui qui est immobile va être largué. Il faut courir. Courir en étant sur place, car c’est précisément la place est la place de la course. La place n’est pas définie autrement que comme place de la course.

Ces traits : immédiateté, sensibilité à la mode, maxime du mvt sur place, ont été isolés comme des emblèmes que la jeunesse récapitule, ou peut récapituler, qui explique pourquoi la jeunesse est norme de tout cela. C’est ce qui fait que au fond une vacuité changeante (autre oxymore, un vide modifiable), peut être l’icône transitoire. C’est en tout cas l’icône transitoire télévisuelle : l’exhibition chronique de la vacuité changeante. Qui n’est d’ailleurs pas  sans  une sorte de charme stupéfiant. Je reconnais que moi-même je reste devant ça dans un état semi drogué. Il y a quelque chose dans la vacuité changeant qui exerce une fascination, le temps comme intemporalité. Je m’interroge sur pourquoi on regarde ça, au moins du coin de l’œil. Pourquoi tant de gens le regardent ? Ils le regardent car c’est une image du temps présent, ils le reconnaissent comme tel. C’est une image d’une combinaison extra dialectique entre la vacuité et le bougé. Ie la variabilité interne du vide. On voit très bien que c’est assez savamment agencée, il faut qu’il y ait des critères [cht K7…] il faut quand même être dans la vacuité présentable mais pour des raisons essentielles, il faut un mvt. Il faut que ce vide ne soit pas un vide immobile.  Il faut que ce soit une vacuité mobile. Et donc il y a une espèce de promotion, sophistiquée en dernier ressort, dont on sait très bien qu’elle fait l’objet de calcul, de préparations détaillées, chacun son  rôle avec une minutie exemplaire, pour obtenir cette chose particulière qui est une insignifiance agitée. Alors que souvent l’insignifiance est prise dans l’immobilité de sa bêtise. Ça ne va pas de soi de la rendre mobile, et de faire que en plus on puisse en attendre qch. Le spectacle exige un suspens. Quel peut être le suspends de l’insignifiance ? Il faut une mobilité. d’où les procédures compliquées comme les procédures vote. Je ne comprends pas comment le vote comme procédure politique survit à cet exercice ! passer du vote pour Loana et Christophe au vote pour Jospin et Chirac ! Ce qui m’intéresse, c’est l’imagerie dans sa puissance, ça fonctionne. Et qu’est-ce qui fonctionne ? qu’est-ce qui fait que il y a là dedans quelque chose d’éminemment grotesque. Je ne peux pas croire que ce n’est pas perceptible. Ce n’est pas de l’aristocratisme intellectuel. Il Le grotesque est perçu par tout le monde. Il n’empêche pas le cheminement de la chose il en fait partie. Il n’est une objection que seconde, d’un point de vue immédiat, ça fonctionne. comment le grotesque fait-il partie de l’essence de la chose ? dans l’élément du nihilisme. Dans l’élément où il est pertinent qu’il y ait la mobilité du vide. C’est une réelle image du temps présent. Vous ne pouvez pas la congédier comme si elle n’était rien : elle est le présent lui-même, il a toute la force du présent. Vous ne pouvez pas annuler le présent dans sa présence même. Après tout, tout le monde veut vivre. Il y a au fond ce point que la vie dans le vide est supérieure à la non vie, ie supérieure à la mort. or ce qu’on nous dit, c’est qu’on a le choix entre les deux : pas de 3ème possibilité. Ou bien sous la norme de la vacuité mobile, de l’insignifiance agitée ou bien ça serait mortifère, totalitaire (on ne sait pas pourquoi, fanatique etc…). Finalement mieux vaut le nihilisme que la mort. A la fin des fins, quelque chose comme ça est prononcé. Et on ne cesse de se réjouir, dans une réjouissance un peu obscène et médiocre, du spectacle de cela, à savoir que la vacuité est tout de même préférable au néant. On préfère vivre pour rien que ne pas vivre. Ça a toujours été ça, la puissance du nihilisme. Nietzsche le sait. Vivre pour rien c’est mieux que de ne pas vivre. On en vient à cette figure extraordinaire et puissante que jeunesse nomme cela : jeunesse nomme, exhibe, cette insignifiance agitée, ie ce pouvoir du rien. je dis ça car après tout, il y a des époques où jeunesse a désigné le pouvoir de qch, et pas de rien. On a une espèce d’inversion. Voilà finalement la conclusion à laquelle nous aboutissons, sur cette 1ère approche.

[Je rappelle que notre méthode, c’est d’examiner emblème s’écarter du pouvoir nu examiner les exceptions pour voir s’il y a une faille (là on est dans l’emblème)]

Conclusion : c’est vrai que l’emblème du monde contemporain est l’emblème démocratique et en un certain sens la jeunesse est l’emblème de cet emblème. C’est pour ça qu’elle en est à proprement parler l’image. Jeunesse encore une fois comme construction, en tant qu’emblème de l’emblème, justement. Ie une image, un imaginaire, une construction. La jeunesse est un mot qui n’est que contextuel. Ça ne renvoie pas à quelque chose comme la jeunesse empirique, mais ça renvoie à un fonctionnement iconique, emblématique, qui est une construction. Qui comme toute construction requiert des corps. il faut reconnaître que la société de consommation utilise le corps jeune en tant que corps de construction emblème. C’est peut-être mieux que de les envoyer à la guerre. Il y a bien des façons de consommer des corps jeunes. Nous sommes dans un principe d’élucidation, nous ne sommes pas pour l’instant dans un principe d’évaluation complexe. A partir de là, la jeunesse comme emblème de la vacuité changeante, ça nous amène à une idée qui va cheminer de façon très importante, qui est que l’emblème cristallise une conception du temps. Je crois que tout emblème d’une époque cristallise une conception du temps. Là, la conception du temps qui est à l’oeuvre c’est le temps sans retenue. C’est pour ça qu’il peut être emblématisé par la jeunesse. Si vous voulez une doctrine du temps avec retenue il faut d’autres emblèmes que la jeunesse.

 

Le résultat, c’est comment s’écarter du pouvoir qui soutient l’emblème ? c’est le 2ème temps. Comment se soustraire à cette emblématique ? comment amorcer l’écart ? Les figures de fascination sont universellement agissantes, mais quel est le principe d’écart ?

Il y aurait une voie réactive. Nous l’avons vu à propos de Platon : l’hostilité grincheuse à la jeunesse. Autrefois c’était mieux. Ie faire de l’emblème un stigmate réactif. Je soupçonne chez Jean-Pierre Chevènement une tendance de l’interprétation réactive de l’emblème ! La compagne contre les sauvageons, l’annonce de construction des centres de rétention spéciaux etc… ça ne me paraît pas la bonne voie. Il y a bien un jeunisme nihilisme dans la société contemporaine, mais les jeunes réels c’est autre chose. C’est un piège réel, qui revient à dire que pour reconstruire un temps avec retenue, pour lutter contre le temps sans retenue, il faut défaire violemment l’emblème de la jeunesse. Or le piège de la question des emblèmes, c’est de s’en prendre à la jeunesse. C’est ce qui est proposé par certains. Une nostalgie répressive, comme si les jeunes étaient responsables de la construction de l’emblème. Alors que la construction de l’emblème est la construction de notre monde. Il y a moins de raisons de s’en prendre aux jeunes que de s’en prendre aux dirigeants de la télé ou aux grands financiers. Il faut se méfier de la dimension réactive à l’œuvre dès qu’on est dans la critique d’un emblème. L’hostilité à la jeunesse est une voie réactive, et Platon est au bord de ça dans sa critique de la démocratie : un peu plus de respect pour les vieux ! C’est pas facile à obtenir.

Par csqt, la voie sur l’emblème, c’est de s’installer possiblement, non pas du tout dans une hostilité au prédicat jeune, ni dans une fétichisation emblématique de ce prédicat, mais dans une indifférence égalitaire à ce prédicat. Dans une déposition de ce prédicat comme prédicat normatif. Ce n’est pas formidable d’être jeune, mais ce n’est pas mal non plus. C’est la voie suivre, autant que faire se peut. La désemblématisation n’est pas dans la voie du réactif hostile ou répressif. Ça c’est une impasse absolue. Il y aurait un travail spécifique de déposition du prédicat, ie d’une certaine façon de déconstruction du thème de la modernisation, de la modernité, quelque chose comme ça. Ou alors aussi, peut-être, une déprésentification du présent, une défétichisation du présent. Là aussi, vous savez que lorsqu’on défétichise le présent, le risque est l’inflation du passé. La nostalgie réactionnaire. Le pb est plutôt de savoir ce que signifie l’avenir, qu’est-ce que c’est qu’une formation de l’avenir ? Il est certain qu’un pas de côté, quelconque, par rapport à cette emblématique, c’est la rupture avec la conception dominante du temps. C’est le noyau de la question, je le crois absolument. Nous ne pouvons pas accéder à une insoumission minimale aux emblèmes du temps présent, sans rompre ou tenter de rompre avec la conception dominante du temps, ie au fond avec ce dont jeunesse est l’emblème, ie le triplet divertissement immédiat, interchangeabilité des modes et. mouvement sur place. Comment s’opère une rupture temporelle, une rupture sur la conception du temps ? On ne va pas trop s’avancer aujourd’hui dans cette voie, c’est le 2ème temps fondamental de l’investigation. Mais c’est un problème de ralentissement. La maxime c’est ralentir. Non pas l’immobilité, ça n’a pas de sens, mais le ralentissement. Parce que le principe d’agitation du pur présent, c’est justement la vitesse. Et parce que l’agitation sur place est normée par la prédication sur la vitesse. On nous enseigne tous les jours que le monde se transforme à une vitesse stupéfiante et qu’il faut courir derrière. La vitesse est la norme du mouvement sur place. Vous courrez très vite sur place. Il y a à trouver une figure, nouvelle naturellement, de la lenteur. La grande invention requise par le monde aujourd’hui est une invention quant à la lenteur. Ça ne peut pas être les figures anciennes de la lenteur. Il faut inventer. ça doit être au présent une nouvelle figure de la lenteur. Si on y réfléchit bien, être lent, c’est extraordinairement difficile. Vous n’avez pas bcp de marge de manœuvre. La grande question posée c’est : comment parvenir à une lenteur inventive, au cœur même du présent agité ? C’est un principe de ralentissement, pas simplement une lenteur extérieure qu’on imposerait. Il faut ralentir le mvt lui-même, le présent lui-même. Alors nous verrons que là, la tentation dramatique, c’est d’introduire une lenteur artificielle, ce que j’appellerais une lenteur extatique, une lenteur qui serait elle-même une lenteur mortifère. Ie la lenteur de la stupéfaction. Entendez dans stupéfaction stupéfiant, la lenteur du stupéfiant. Là aussi, nous retrouvons la possible norme du nihilisme de la stupéfaction, qui naît, qui naît d’un espèce de désir nihiliste d’arrêter l’agitation temporelle, de la suspendre - mais dans l’artifice. Il faut arriver à inventer un ralentissement non stupéfiant en ce sens là, ie qui ne soit pas non plus un ralentissement artificiel de l’agitation concurrentielle normale. La philosophie a un mot à dire,  au regard de l’histoire de cette question, amorcée dès Platon quand Platon dit que la philosophie est un long détour. Le temps est le temps du long détour, du détournement de qch, quelque chose qui accepte de prendre un chemin détourné et non pas de se précipiter sur la chose même. Il y a une expérience de la philosophie sur le détournement du temps, détourner le temps, lui imposer des détours. C’est de ça qu’on s’occupera la prochaine fois.

13 mars 2002

Par rapport  à dernière fois, par rapport même aux dernières séances : nous étions engagés dans un examen de ce que j’ai proposé d’appeler l’emblème démocratique, au sens où il serait dans le temps présent le nom d’une captation politique des sujets, et finalement le nom de leur incorporation dans le consensus des pouvoirs dominants. Je rappelle une  ultime fois que démocratie est pris en son sens étatique usuel, ie la combinaison entre forme représentative du gvt et l’existence constitutionnelle des libertés constitutionnelles formelles. C’est cela comme emblème que nous interrogeons, ie comme ce au nom de quoi les subjectivités se rallient consensuellement à la figure du pouvoir dominant, pour autant qu’il est sous cet emblème. Pour entrer dans cet examen, nous sommes revenus philosophiquement au fameux texte de Platon République Livre 8 sur le pouvoir démo et l’homme démocratique, et en faisant la part du côté réactif de la position de Platon (voire réactionnaire), nous avons montré comment, au cœur du fonctionnement possible de l’emblème démocratique, il discernait qu’il y a la substitution des jouissances comme figure captatrice centrale. A partir de là, on avait établie que la démocratie en son sens contemporain est corrélative de la non existence du monde, d’une situation de non monde, il n’y a pas de monde. Ce qui explique que les uns annoncent un nouvel ordre mondial et que les autres combattent la mondialisation. Dans tous les cas, c’est sur la question y a-t-il monde ou pas ? que le débat se fait. La démocratie est contemporaine du caractère non constitué du monde, et le non monde est une fuite temporelle. Ie une instance du temps planétaire comme présent substituable, vide et différé.  Substituable : parce que équivalent à tout autre moment, aucun moment n’est déclaré stratégique, décisif. Vide : ils ne sont pas transis ou incorporés à une représentation du futur. En ce sens ils sont substituables et vides. Ils composent une sorte de présent fuyant, qui est la temporalité dominante.

Finalement, on avait tenté de dire qu’il y a une combinaison (tout à fait intéressante, philosophiquement) de la vacuité et du chgt. quelque chose qui installe le chgt dans le vide lui-même, ou ce que j’ai aussi appelé quelquefois l’agitation stagnante, la stagnation agitée, qui combine dans un rapport non dialectique un principe de mobilité universelle et un principe de stagnation ou mobilité universelle. De ce nihilisme du temps, le temps affecté par son propre néant, on avait montré qu’une certaine représentation de la jeunesse est à son tour l’emblème. Et que s’il y a un jeunisme contemporain, c’est en définitive parce que jeunesse peut être l’emblème apparent ou l’apparence d’emblème de cette temporalité fuyante, de cette vacuité qui est constamment mobile. Nous avions dit : l’emblème du temps présent, ou son fétiche, en 1ère ligne c’est bien la démocratie mais l’emblème de cet emblème est une idée de cette jeunesse. Jeunesse qu’on retrouve aussi dans la jeunesse du monde qui est appelée aujourd’hui sa modernité ou sa modernisation. Le monde est constamment plus jeune que ses habitants. Ils sont tous sommés d’être à la hauteur de la modernité du monde comme figure absolue d’une jeunesse primordiale, qui est en un sens toujours perdue ou irrattrapable.

La conclusion provisoire c’es que si on v eut s’écarter de ce qui soutient l’emblème et qui est en réalité un pouvoir nu d’une extrême férocité. Si on veut se tenir à l’écart de la férocité sous-jacente à l’emblème déplié dans sa séduction primordiale, il faut s’installer non pas du tout évidemment dans une hostilité réactive à la jeunesse (qui sous le nom de sécurit nourrit les discussions électorales). C’est une voie absurde d’autant, que la jeunesse n’y est pour rien.  Mais dans une indifférence aux prédicats qui lui sont associés. L’indifférence au prédicat dans l’assignation à la jeunesse entraîne que jeunesse à son tour est l’emblème de l’emblème démocratique. Les prédicats ? c’est l’immédiat, le divertissement, la mode, les marques, les chaussures, l’innovation, la modernité, l’esprit de groupe et d’entreprise, être un jeune créatif, la communication à tout va, la sexualité ostentatoire, le sport, le look, le patin à roulettes, la musique dans les oreilles, la décontraction, la disponibilité, fabriquez-en tant que vous voulez ! c’est ce qui est appelé jeunesse du monde, dont je ne dis pas qu’il aille se tenir systématiquement  l’écart, mais conquérir une certaine indifférence…. Ces prédicats sont assignés à la représentation considérée comme formidable de la jeunesse du monde. La clé est une représentation du temps. C’est associé à une figure temporelle : être en état de proposer la possibilité d’un ralentissement du temps, ce que Platon appelait la possibilité d’un long détour de la pensée, un décrochage par rapport à l’impérieuse vitesse du monde. Vitesse qui en même temps est une vitesse sans trajectoire, une vitesse dont on ne sait trop quel est le mobile. C’est la vitesse en tant qu’elle est la vitesse dans laquelle monde doit se mouvoir,  pour être conforme à son image.

Une autre manière de dire tout cela, c’est qu’il n’est possible de se tenir, thèse qui est attenante à la précédente mais un peu différente, et elle aussi connue, c’est qu’il n’est possible de se tenir sous l’emblème démocratique et sous l’emblème de cet emblème qu’est la jeunesse du monde, que sous l’hypothèse que l’essentiel, l’alpha et l’oméga, c’est le corps. Je voudrais soutenir que le démocratique contemporain est un démocratique des corps, a sens double. Ce sont les corps qu’il compte et valorise. Mais aussi au sens où le corps est le véritable nom du sujet. Un sujet c’est un corps, avant tout. On dira : c’est une doctrine matérialiste ! Après tout, je suis prêt moi-même à dire qu’à certains égards, c’est bien vrai, il n’y a que des corps, après tout. Mais ce n'est pas en un sens matérialiste que le sujet est assigné au corps dans l’univers contemporain. Le corps est lui-même une construction. Ce n’est pas la donnée élémentaire que tout sujet est incarné, des choses de cet ordre. C’est la construction du corps comme corps approprié à ce qui est en état de se tenir sous l’emblème démocratique en tant que corps. C’est le corps des intérêts du corps, c’est un corps particulier, codé, construit, une fois identifié l’individu démocratique comme tel. On peut le dire de deux façons :

1° l’individu adéquat à l’emblème démocratique est attesté par son face à face avec la marchandise. C’est cela qui est compté comme le principe contemporain de l’égalité, comme égalité abstraite. C’est l’égalité du face à face avec la marchandise. Et on sait que celui qui n’est pas pour une raison ou une autre compté dans le face à face reçoit le nom d’exclu. L’exclu, c’est l’exclu de ce face à face. Il est exclu en un certain sens du face à face supposé égalitaire avec la marchandise. C’est ce qui atteste un sujet. Ce qui atteste un sujet, c’est ce qui se tient dans le face à face avec la marchandise. Je soutiens que c’est en dernier ressort un corps, toujours.

2° ce sujet est valorisé par les stigmates de la jeunesse pour les raisons que nous avons dites. En ce sens encore, il est un corps.

il est un corps attesté par sa dispo au regard de l’univers marchand.

il est un corps valorisé par sa maintenance ou sa survie sous les stigmates de la jeunesse (je dis exprès stigmates de la jeunesse, d’habitude c’est stigmates de la vieillesse ou de la maladie – mais les emblèmes sont maintenus de façon artificielle, prolongée).

Et alors si on n’est pas attesté par le face à face on est un exclu. Si on n’est pas valorisable par le stigmates on est un ringard, un archaïque, un vieux. Au fond, être un corps apte à se tenir sous l’emblème c’est d’abord ne soyez ni exclu ni ringard. N’être ni exclu ni ringard. C’est l’impératif du temps. si vous êtes exclus on se penchera sur vous avec une commisération intéressée, si vous êtes ringard on vous priera de vous recycler. Ce sont des déterminations négatives mais ce sont des déterminations prédicatives. C’est le corps apte à soutenir le face à face avec la marchandise, et le corps qui n’est pas archaïque, pré moderne, c’est un corps adéquat à la jeunesse du monde. On peut le dire encore autrement : être ni exclu ni ringard, c’est qu’il faut être rentable et moderne, ou encore performant et dans le coup. Il faut, quant à la vie elle-même, avoir un bon plan. C’est ça, c’est finalement avoir un bon plan quant au corps que l’on est, dans sa double disponibilité quant à son attestation dans le face à face avec la marchandise et quant à sa valorisation dans les stigmates de la modernité.

Nous distinguions attestation du corps et valorisation du cors. L’attestation c’est il est là, il n’est pas exclu. La valorisation c’est il est vraiment bien là, dans le coup de la modernité, de la jeunesse, dans les stigmates de la performance. L’attestation est marchande, se tenir dans une disponibilité récurrente dans le face à face avec marchandise, être dans l’égalité éternelle du consommateur, le corps client, le corps roi (le client est roi !). Quant à sa valorisation, elle est formellement biologisante. D’où l’importance extrême qu’il y a pour les leader de la société de se maintenir en forme. Il y a des revues entières consacrées à cet unique point, qui est la difficulté extrême à se maintenir en forme, avoir le corps qu’il faut. Sinon on ne voit pas pourquoi il faudrait courir tous les latins etc… c’est pour des raisons impérieuses, c’est d’un ordre qui excède de bcp la psychologie personnelle. Il faut que le corps soit attesté et valorisé, l’attestation est essentiellement marchande, la valorisation est essentiellement biologique. C’est à travers attestation et valorisation que l’individu démocratique est identique à son corps, en tant qu’attesté et en tant que valorisé.

Finalement nous retrouvons ici quelque chose dans quoi nous étions déjà entrés par un autre chemin, qui était la jouissance. Le corps est le carrefour de l’analyse car il est central dans les images du monde contemporain.. Les images du présent sont des images de corps. Nous avions dit que ce qui nous était enjoint, c’était d’arrimer notre corps à la chose innommable, connectée à la jouissance. C’était ce qui nous était enjoint. Et l’injonction quasiment familiale jouis comme tu peux jouis comme tu veux. Cette injonction est une forme d’arrimage essentiel du corps à la chose qui est en jeu dans toute jouissance. Or finalement, le visage ou la typologie de la chose (la chose de la jouissance), nous avions dit qu’elle a deux stigmates elle aussi, deux traits reconnaissables. C’est la chose de la déliaison d’un côté, quelque chose comme une drogue. Et puis de l’autre côté c’est la chose de la substituabilité, de l’équivalence générale, et ça c’est l'argent. Donc en définitive, le corps contemporain tel qu’il est formalisé par l’impératif de la jouissance, c’est dans l’extrémité radicale de sa composition, drogue et / ou argent et la circulation ou la perméabilité entre les 2. L’un de vous m’a fait remarquer que ça explique que rien n’est plus représentatif du temps présent que la mafia, car elle est le point même où s’échange drogue et argent. Elle est en ce sens au cœur de l’image du temps présent. Il suffit d’aller au cinéma pour le savoir. Elle est la socialité centrale de ce point de vue là. Elle est le corps par excellence, le corps collectif, avec le coefficient particulier de cruauté qui s’attache à cette substituabilité lorsqu’elle est généralisée. Drogue et argent, sans corps intermédiaire. On peut dire que notre société de ce point de vue là est celle de l’omniprésence des corps comme corps marchands ou comme corps déliés, substituables, anesthésiés. Et alors ce que je veux dire, c’est que cette analyse, qui entre dans la question du contemporain par l’impératif de la jouissance, se trouve confirmée par l’analyse régressive de l’emblème. Avec l’analyse régressive de l’emblème démocratique, on retombe sur le fait que au cœur de tout il y a le corps, et là disons le corps comme lien d’une attestation marchande et d’une valorisation biologique. Entre drogue et argent, c’est un 1er nouage, et il y en a un 2nd, attestation marchande et valorisation biologique. Seulement la combinaison de la valeur des corps et de la valeur marchande, ça a un nom. Ça s’appelle la prostitution. C’est le nom générique de cela : au moment où nous entrons dans attestation marchande et valorisation biologique et un nouage entre les 2, nous avons l’attestation marchande du corps valorisable, et c’est le nom de prostitution. On soutiendra, sans faiblir si je puis dire, que sous l’emblème démocratique, il y a une idéal de la socialité, un idéal noir, que nous déclarons de type prostitutionnel. Au fond, le prostitutionnel est la figure emblématique de l’emblème lui-même en tant qu’il conduit  à un corps qui combine une attestation marchande et une valorisation biologique. Nous dirons donc que dans les grandes images du temps présent, il y a une identité prostitutionnelle de la socialité générale.

 

On peut faire à cette hypothèse des objections, que je vais examiner.

On peut lui faire une 1ère objection : somme toute, dans les démocraties modernes, une tendance a plutôt été à la répression de la prostitution proprement dite. A sa mise en clandestinité. La prostitution a été longtemps une pratique publique et officielle. Le bordel a été une institution française remarquable, une institution républicaine de 1er rang, pendant des décennies. La 3ème république française était une république du bordel. C’est là où allaient les hommes politiques après les grands congrès. Ils allaient en bande au bordel. Lisez Maupassant. C’était une fonction sociale majeure. On peut dire : c’est plus comme ça, il y a eu la loi Marthe Richard ( ?), on a interdit. 1ère objection : le mvt n’est pas son extension et son officialisation mais vers sa contenance, sa clandestinité ou sa répression.

C’est pas très fort : on alignerait la prostitution sur la drogue. L’interdit, sa croissance ou sa décroissance n’est pas significatif au niveau où nous nous situons. On pourrait soutenir que par voie de nécessité, le réel de l’emblème démocratique, ce qui à un moment donné en donne une figure si réelle qu’elle est obscène, est précisément ce qui est destiné, ce qui doit demeuré dans l’ombre. Nous y reviendrons très souvent. A partir du moment où c’est quelque chose du type de la force nue qui est donnée sous l’emblème démocratique, c’est destiné à rester dans l’ombre. Et en particulier, ce point caractéristique, très présent, qui est la force nue exercée sur les corps les plus faibles. Puisque corps il y a. il y a des corps plus faibles que d’autres. Nous verrons que la force nue exercée sur les corps les plus faibles est une donnée capitale, dont une illustration résulte d’une question grossière et frappante : comment il se fait que la 1ère puissance mondiale bombarde l’Afghanistan et déclare vouloir le faire également contre la Somalie ? C’est deux pays les plus faibles, les plus déshérités ! Depuis des décennies, la puissance impériale frappe les pays les plus faibles. Ce n’est pas l’Angleterre, l’Allemagne. Ce n’est pas la Chine même si l’envie peut-être ne manque pas. Ce n’est pas ça qui est frappé. Un colosse, unique, déverser des bombes sur Afghanistan, Somalie, éventuellement Irak, après l’avoir bien saigné à blanc ? je connais les explications (islamistes etc…). Mais prenons le comme image. C’est pas comme les guerres inter impérialistes du siècle dernier. Pourquoi la doctrine de la guerre à 0 mort ? La doctrine de la guerre à 0 morts car vous faites la guerre à des 0. C’est facile de pas être tué quand les gens devant vous ont des bâtons et trois pétoires ! Si c’était la guerre contre une réelle puissance intermédiaire, ce serait pas 0 morts. Comment c’est connecté à ce que je dis ? C’est connecté, car c’est visible mais ce n’est pas prononcé comme tel. C’est caché comme tel. [chgt K7]

… il y a comme régulation essentielle l’usage de la force nue exercée sur le corps les plus faibles. Il y a quelque chose comme cela dans la prostitution au sens strict qui fait que sa répression, qui est aussi une maintenance complice, soit un argument décisif pour écarter la matrice prostitutionnelle dans nos sociétés en tant que figure générique de l’échange entre corps valorisés et attestation marchande.

 

2ème objection : la normalisation réglementaire de la prostitution alignée sur le travail syndical. On ne les appelle plus prostituées mais travailleur du sexe, dans les circuits du salariat ordinaire, avec syndicalisation, taxation, paiement de impôts etc… Or, là je dirais que la normalisation salariale de cette activité me paraît plutôt attester son homogénéité au dispositif général que son hétérogénéité. Il y a là quelque chose qui peut être reconnu comme activité légitime de quoi ? de l’échange du corps et de l’argent. C’est pas la 1ère fois que légalisation et syndicalisation serviraient à faire apparaître une intégration eau lieu d’une distance. c’est arrivé aux révoltes ouvrières.

 

La 3ème objection qu’on pourrait faire c’est que dans tel et tel pays, on s’est engagé dans une répression des clients. C’est le cas des pays scandinaves. Celui qui est coupable, c’est le client. Là aussi on peut dire que la répression du client montre quoi ? elle montre enfin de compte que la prostitution comme secteur professionnel, comme lieu spécialisé de l’échange monétaire des corps a peut-être fait son temps, en effet. Ou est une figure ancienne, obsolète, au regard du prostitutionnel général. Je verrais là le passage de l’artisanat à la gde industrie. si le prostitutionnel est souterrainement une matrice généralisée et univoque du commerce des corps, de l’assignation dans le face à face avec la marchandise et la valorisation des corps, alors la prostitution, plus vieux métier du monde, est archaïque. Elle est ringarde. Le prostitutionnel lui est  paradigmatique.

Prostitutionnel, ça voudrait dire quoi ? ça voudrait dire figure de la réduction de toute norme aux potentialités marchandes des corps. N’étant plus nécessairement sexuelles, mais réduction des corps aux potentialités marchandes dans la double modalité de l’attestation marchande et de la valorisation biologique. On serait dans le cas dont je vous laisse trouver d’autres exemples. La répression d’une activité singulière, plus ou moins clandestine, ne signifie pas, bien au contraire, que la signification générale de cette activité soit en train de se retirer. Il faut distinguer les 2. Au contraire, il faut s’habiter à ce que la répression d’une activité singulière dans un secteur particulier n’est pas le signe qu’elle va disparaître, mais est le signe que le mode d’existence est expansif et pris dans une généralité d’un autre type. On pourrait dire (c’est une formule, c’est excessif) que le prostitutionnel est la démocratisation de la prostitution. Pas au sens de la prostitution pour tous. Mais au sens où l’élément nodal de la prostitution (qui est l’identification de tous à l’espace réduit à corps et argent) est une figure générale et pas assignable ou identifiable dans la pratique particulière qu’est la prostitution en son sens sexuel. On dira donc que le prostitutionnel est révélateur et compatible avec la répression sectorielle de la prostitution.

 

Je voudrais sur ce point toucher tout de même au passage un sujet intouchable qui est la question de la pédophilie. Ce que je crois qu’il faut dire, en tout cas, c’est qu’il y a aujourd’hui une incorporation forcée de l’enfance et de l’adolescence dans la pornographie spectaculaire. Personne ne peut le nier. La pornographie spectaculaire est imposée comme spectacle. Je ne joue pas au père la pudeur et à l’arriéré pudibond. Ça ne relève pas d’une réaction, réaction intenable. Il faut admettre les choses, reconnaître l’énoncé objectif que la pornographie spectaculaire est imposée à l’enfance, de façon omniprésente, de plus en plus (ordinateur, voie d’accès aux sites pornographiques etc…). Je soutiens que cette incorporation forcée (au sens où elle se passe sans médiation particulière) de l’enfance à la pornographie spectaculaire est corrélative de l’obsession réflexive de la pédophilie. C’est la même chose sur des bords antagoniques. Si on ne comprend pas le 1er point on ne comprend pas le 2nd et inversement. Je voudrais toucher un mot de cet emblème noir de notre temps. L’obsession de la pédophilie : il est certain qu’il doit y avoir des lois, toute société identifie d’une manière ou d’une autre ce que c’est qu’un enfant. Je ne crois pas que, en dehors des pervers eux-mêmes, personne ne discute ce point. Ce qui est en question n’est pas la nécessité inéluctable de l’enfant et de son caractère soustrait à la sexualité de l’adulte. Le point doit être organisé. Le point est de savoir quel rapport s’établit entre ça et l’exposition forcée à l’exposition spectaculaire. La résultante de ça c’est une obsession pédophilique comme il est normal : vous avez disjonction irrationnelle. Si d’un côté vous renchérissez constamment sur le dispositif légal de la protection de l’enfance, et si vous tenez des discours constants sur l’innocence de l’enfance, alors que parallèlement à ça cette enfance est exposée à l’univers marchand prostitutionnel, vous avez un symptôme, symptôme qui je le crains va prendre la forme d’une obsession pédophilique comme résultant. Je pense que ceci est aussi une indication quant à la figure prostitutionnelle généralisée de la société contemporaine. Avec cette corrélation stupéfiante entre une exposition spectaculaire marchande de caractère pornographique accepté et d’un autre côté les théories de l’enfance obscurantistes. Nous sommes tout de même un siècle après Freud, nous savons que les enfants, nous savons que la curiosité sexuelle des enfants ça existe. L’innocence des enfants ne veut rien dire d’autre que le dispositif de protection légale, nécessaire. Ça n’a rien à voir avec une innocence et un angélisme qu’il faudrait protéger. Je pense que le secret de cette distorsion entre une théorie obscurantiste de ce qu’est la constitution sexuelle subjective de l’enfance d’un côté et de l’autre l’exposition débridée à la pornographie spectaculaire, le secret de ça c’est l’évidence et la dissimulation du noyau prostitutionnel de la société dans son ensemble. De sorte que ce dont on ne peut pas faire commerce, ça n’existe pas. tout le monde accepte ça. Puisque qu’il n’y a que des corps et leur face à face avec la marchandise, ce dont on ne peut pas faire commerce, ça n’existe pas. vous avez une légitimité du commerçant en dernière instance. Au sens que je dis, pas d’une profession, mais d’une pratique dans l’espace d’échange et commutation entre l’argent d’un côté et les corps de l’autre. On soutiendra, on entérinera pour l’instant - c’est notre hypothèse provisoire - que à partir du moment où l’individu est dans son attestation marchande et sa valorisation corporelle, avec un nouage de type prostitutionnel, il faut s’attendre à une série de symptômes qui attestent, dans le devenir de cette société, cette composition.

 

Nous avions vu au début de ce séminaire que Genet prenait le bordel comme image de la circulation. Je voudrais aujourd’hui dire qu’il y a un grand écrivain français qui a anticipé la figure du prostitutionnel comme matérialisme si je puis dire du lien social moderne. Cet écrivain, c’est Pierre Guyotat. Son œuvre est extraordinairement émouvante. Mais je ne peux pas avancer la thèse du caractère paradigmatique prostitutionnel dans la figure corporelle de l’individu contemporain sans penser à lui. Le gd livre à mon sens de Guyotat paraît en 67, il a en réalité été écrit entre 63 et 65 (les dates sont significatives). Il s’appelle Tombeau pour 500 000 soldats. Nous allons donc traverser un peu ce livre.

La question du prostitutionnel chez Guyotat (complètement fantasmatique) est liée à une figure antérieure de ce dont nous parlons là. Elle est liée à la figure des guerres coloniales. C’est à l’arrière plan. L’arrière plan de Tombeau pour 500 000 soldats, c’est la guerre d’Algérie. Puisque nous sommes dans le retour du refoulé de la guerre d’Algérie, ce long silence noir. Les horreurs inimaginables de cette guerre commencent à être examinées. C’est intéressant de regarder comment, à l’occasion ou dans le matériau revu et fantasmé de la guerre d’Algérie, Guyotat en vient à déployer, à prodiguer ce qu’on pourrait appeler une cosmologie prostitutionnelle. Ce qu’il propose, c’est plus qu’une sociologie ou une obsession. C’est une théorie du monde, une théorie de l’univers qui est au fond une théorie de l’atomisme des corps. Il y a des corps, il n’y a que des corps, ces corps sont comme au fond les atomes de l’existence déchaînée, et je dis atomisme au sens strict car il y a une force d’attraction entre ces corps. Il y en a 2. Il y a deux forces d’attractions différenciées et intrinsèques : le sexe et la cruauté. Non pas comme des composantes psychologies ou morbides. C’est ce qui conjoint les corps dans cette cosmologie atomistique déchaînée que délivre de surcroît l’horizon de la guerre coloniale. Ce que vous avez, c’est homogène au séminaire, c’est une sorte d’absence de monde. Il y a la guerre coloniale en tant qu’elle dévaste complètement toute chose, qu’elle déporte les populations, qu’elle détruit les corps, qu’elle annihile les volontés. C’est le grand déchaînement tout au long de Tombeau. Ce que met à nu cette destruction du monde, c’est justement une atomistique des corps, élémentairement réduite à la chair des corps, et au sexe et à la cruauté. Ce que je peux faire d’un corps, la manière dont je peux me connecter à une corps, concerne soit le registre de la saisie sexuelle des corps, soit le registre de la frappe, de l’annihilation etc... dans l’horizon d’un monde défait par la guerre coloniale. Ce qui a en route, c’est que tout ça (l’absence de monde entraînée par la dévastation guerrière, la réduction des corps à leur être atomique charnelle, aussi bien du soldat que du pauvre, du  rebelle, de la prostituée, et l’attraction sauvage subsistant entre ces corps dénudés que représentent le sexe et la cruauté) tout ça va se passer sur fond de beauté indifférente du monde. Mais du monde au sens naturel. Il y a la nature comme totalement indifférente à l’atomistique des corps. C’est ça la matière du livre : la dévastation, le déchaînement, l’atomistique, et sur le fond de tout ça une métaphorique naturelle indifférente. Si bien que ça ressemble à du Dante, pour part, parce que c’est une figure poétique violente de type infernal (la métaphore de l’enfer est constamment présente) et ça ressemble plus encore à du Lucrèce, ça ressemble au De natura rerum, une poétique généralisée de l’atomistique avec indifférence de la nature au sort des hommes, et dissémination des corpuscules charnels, lorsque le monde s’est entièrement absenté et que le lien s’est défait. Le livre est présenté en chants, 7 chants, à mon avis la référence entre autres choses à Lucrèce est consciente, elle est explicite.

 

Je voudrais en parler sous finalement trois rubriques. Qui ne seront qu’une introduction à votre éventuelle lecture, éprouvante, de ce livre splendide. Splendide, écrit un peu comme du Chateaubriand. Un livre d’aujourd’hui, absolument, avec une élévation violente de la phrase. Je voudrais en parler d’abord sur qu’est-ce que c’est qu’une allégorie de l’absence de monde ? Comment nommer littérairement le fait qu’il n’y a pas de monde ? c’est le 1er point.

Le 2ème point c’est la question du lien, établi par Guyotat entre mort du monde, l’absence du monde, la défaite du monde, et la disparition des dieux. C’est une hypothèse, une hypothèse post-nietzschéenne : s’il n’y a pas de monde, c’est parce qu’il n’y a plus de dieu.

3ème point : le prostitutionnel comme puissance à la fois cosmique, qui fait lien général et acosmique (puisqu’il n’y a pas de monde).

J’essaierai pour finir de vous montrer ce qui nous oblige à une distance, par rapport à ça, à un écart.

 

1er point : l’allégorie de l’absence de monde

Qu’est-ce qu’une allégorie du monde, de l’absence de monde ? qu’est-ce que l’édifice littéraire consacré à  l’allégorie de l’absence de monde ?

Le référent de Guyotat c’est la guerre coloniale.  Elle continue à nous intéresser (pas simplement à raison de ce que la guerre d’Algérie refait surface) : qu’est-ce que la frappe des corps les plus faibles par les puissants du jour ? Le colonialisme ça a toujours été ça. C’est la dévastation de tout lien, la déliaison. C’est la déliaison obtenue par une race supérieure provisoire, qui s’auto-déclare supérieure, et qui est race supérieure car elle a tous les droits sur les corps. Le livre est dédié à des parents de Guyotat morts dans les camps nazis. La guerre coloniale est aussi en relais derrière les camps nazis (il y est fait allusion directe plusieurs fois dans le livre) Le point intéressant est : qu’est-ce que la destruction du monde ? elle s’obtient quand il y a déchaînement de la possibilité d’avoir droit sur tous les corps ? Si qln a droit sur tous les corps, alors le monde est renvoyé à l’atomistique des corps. il se défait pour ne plus exhiber que l’atomistique des corps et leur servitude prostitutionnelle. Le livre va se déplier dans l’univers d’un monde dévasté par le principal inaugural d’un droit absolus sur tous les corps, qui défaisant le lien ne laisse apparaître que deux choses :

- l’atomistique des corps, avec cruauté et sexe comme connexion transitoire 

- et un fond immémorial, une espèce de beauté terrestre indifférente.

Quand il n’y a pas de monde il n’y a plus que la nature. Nous pouvons expérimenter qu’il y a le développement progressif d’un culte de la nature, corrélatif de l’absence de monde. Qd le monde se défait, quelque chose reste vaguement aperçu ou désiré, qui est l’immémorial ou la beauté de la nature. Sur la vision générale : l’agitation atomistique des corps comme monde défait et quelque chose de naturel qui passe à travers.

« Au loin, des ornières de la nuit bondissent des bêtes affamées. Elles déchirent les cigognes blessées et les enfants égarés. Des cris humains et animaux s’élèvent alors de la terre et les hommes regardent avec indifférence la nuit mutilée. Des bêtes lourdes s’enfuient dans les collines,  sautent par dessus les ravins avec entre leurs crocs des proies battantes. Des sources naissent dans l’obscurité ». Voilà un échantillon.

un autre, plus lyrique celui-là

« cette nuit le faisceau éclaire le ciel ô étioles jugement  des nation, astre libertaire, ô mer entend pas les pas de leur… étonné. Les pancartes de l’utopie bruissent an vent stellaire des nations d’homme blessés arrivés dans la nuit y reposent, ignorant le décor de fleurs et de source où le flamboiement de l’aurore…  la terre se couvre alors de sang neuf. Dans chaque terrain de couleur et de niveau différent une charrue dressée attend d’être prise et les mains [chgt K7] les coq ni les enfants ne crient. Les eaux retenues le long des rives dans les joncs sont alourdies et obscurcies par le sang. Vautours et rebelles s’enfuient, le dos percé par le soleil. Retourne toi retourne toi et tandis que tes yeux vainement remués tentent de reconstituer le massacre découvert par l’aurore, laisse le poignard déchirer tes reins et le poison combattre tes pleurs ».

C’était pour vous faire entendre ce mélange syntaxique littéraire d’extrême beauté et de convulsion. La convulsion du désastre, la convulsion du non monde laissant paraître dans ses mailles quelque chose d’immémorial et d’immobile, comme une beauté qui s’ouvre derrière l’atomistique des corps. L’allégorie du monde, le défi littéraire c’est de dire à la fois la mobilité de la déchirure et ce qu’on voit à travers cette déchirure. De dire simultanément le défaut, le défait, et l’immémorial.

 

2ème point : mort du monde et mort des dieux

Il y a une hypothèse, sur le fait que la mort du monde se laisse symboliser par la mort des dieux ou la fuite des dieux. Nous sommes dans un registre plus classique, nietzschéen, ou heideggérien, conviction qu’en effet il n’y a pas de monde, et il n’y a pas de monde car le sens s’est retiré. J’avais dit le monde a deux acceptions : c’est soit la pure logique du visible, soit la distribution du sens. si vous pensez que la distribution du sens est la clé du monde, alors le retrait du sens c’est qu’il n’y a pas de monde. Alors c’est quelque chose comme un retrait du sacré, un retrait des dieux ou une absence des dieux.

Je vous quelques passage sur ce point, hypothèse classique, à laquelle Guyotat donne hypothétiquement une puissance littéraire particulière.

« chaque jour, les plages en contrebas du boulevard du front de mer, se trouvaient de cadavres de jeunes résistants débarqués la nuit et fusillés par les sentinelles. Les vainqueurs avaient vaincu sans peine, ils avaient pris une ville qui se débarrassait de ses dieux ». C’est une assez magnifique formule pour dire que lorsque une ville se débarrasse de ses dieux, alors d’une certaine façon elle est exposée à sa dévastation. Corrélation immédiate entre l’idée de la dévastation, de la défaite, et l’idée du retrait des dieux.

Autre passage page 48 : « Dieu, qui agonise depuis trois siècles, meurt. Ses prêtres vainement dépouillent le rituel de son adoration, blanchissent les murs de ses temples. Dieu cachait le cœur profond de l’homme, l’homme voit son cœur bestial. Ses yeux se dessillèrent l’odeur de la bête l’étouffe. Dieu meurt au moment de la plus grande solitude de l’homme ». nous avons une thématique intéressante : Guyotat lie la mort de Dieu non pas à la promotion de l’humanité de l’homme mais à la découverte par l’homme de son animalité essentielle. L’homme voit son cœur bestial. La définition de dieu, c’est que Dieu cachait le cœur profond de l’homme. Lorsque Dieu meurt, ce que l’homme voit, c’est son cœur bestial. Guyotat ne juge pas. il dit peut-être même que c’est une lucidité supérieure. Ce qui advient dans le retrait des dieux, c’est la bête. Le retrait du dieux est comme la réduction à l’atomistique des corps. Car le retrait des dieux libère le cœur bestial de l’homme. l’odeur de la bête l’étouffe comme si dans le retrait des dieux l’homme était asphyxié par sa propre odeur de bête. Comme si le bestial du cœur humain venait asphyxier l’homme dans le moment où le sang se retire et où le dieu a disparu.

Page 142 : « dans l’ivresse en vain tu appelles ton dieu, le dieu muet dont l’absence et le silence concilient la colère des hommes ». on peut encore appeler le Dieu, mais le Dieu qu’on appelle est le dieu absent, c’est le dieu dans son absence qui seul peut être encore un frein à la colère. Nous avons un édifice littéraire : l’invocation du Dieu comme dieu mort à seule fin de sauver ce qui peut l’être d’un monde dévasté.

 

3ème point : sur le prostitutionnel.

Il faut lire le seul texte de Guyotat comme le seul texte à ma connaissance (le seul, je crois) qui ait proposé une cosmologie sexuelle. Au sens strict ie une théorie du cosmos humain comme composé de corps entre lesquels l’attraction sexuelle d’abord, la cruauté ensuite, compose la seule figure de connexion résiduelle. C’est un monde détruit, c’est le monde du non monde qui est comme ça. Nous avons un allégorie furieuse, déchaînée, de ce qu’est un cosmos humain livré à la connexion sans principe des corps. S’il n’y a que ça, nous aurons ce que Guyotat essaie de nommer, de dire : un non monde de la violence sexuelle absolue à laquelle tout le monde se cramponne car elle est le dernier lien, le dernier lien atomistique de chair à chair

C’est un bilan et une prophétie : c’est un bilan de la guerre d’Algérie mais c’est aussi une prophétie. S’il n’y a plus que des corps et de marchandise, à la fin des fins. Si le seul lien qui subsiste est le corps à corps, le corps à corps sexué ou asexué. Il n’y a plus que des corps, alors le reste c’est la transaction monétaire. Transaction monétaire ou corps à corps, donc développement simultané d’une vision du monde comme asservie à l’échange financier (contrats) d’un côté et de l’autre un déchaînement du corps à corps comme corrélat du contrat. ou vous êtes dans une transaction monétaire ou vous êtes dans un corps à corps. Ce sont les deux paradigmes possibles. L’intérêt pour nous aujourd’hui de lire le livre qui a 40 ans (qui parle donc d’une autre époque), c’est qu’on peut le lire comme ce que c’est qu’un monde où la loi cosmique n’est plus que le corps à corps. C’est fait avec une espèce de violence lyrique presque insoutenable. On peut soutenir que c’est ce qui chemine. Je ne dis pas ce qu’il y a mais ce qui chemine. En vertu du fait que quand quelque chose est axiomatiquement disposé, il y en a les csq. Si on admet que les deux lois fondamentales qui dominent sont la loi de l’échange marchand et le corps à corps, alors on a ce dessin là des choses. Qui fait que d’un côté le sens du contrat s’exacerbe et de l’autre le corps à corps comme figure immédiate. C’est l’enregistrement de ce que c’est que le non monde. Guyotat va donc présenter une univers prostitutionnel au sens cosmique du terme un univers dans lequel es corps n’ont pas d’autre rapport aux autres corps que le corps à corps dans la double modalité de l’agression sexuelle ou physique. Un univers au cœur duquel il y a le viol. Viol devient le nom de bien plus que le viol.  Le viol est au fond le moment où cruauté et sexualité sont identique. Le moment où les deux liens entre les atomes corporels fusionnent. On a l’attraction maximale et complètement meurtrière des individus atomistiques disposés par la dévastation de tout monde.  Je vous lis un bout, je ne vais pas vous lire les pire. Il y a un côté Sade moderne.

« Au soir les soldats qui travaillent sur ces chantiers rentrent au camp, entassés dans les camions aux bâches brûlantes, abrutis de fatigue et de soleil, terreux, sentant la rouille. Le long des rues de la ville basse, les camions roulent à vive allure, écrasant les chiens, frôlant les vieillards et les femmes, les recouvrant de poussière et de graisse. Les soldat, ballottés, jetés les uns contre les autres, excités par ces contacts violents et par la vue des femmes crient crachent, se dressent, ferment les poings, se déboutonnent, arrachent suspendues entre les baraquements les guirlandes séchés des fêtes anciennes et les nouent autour des cuisses. Quand la poussière est retombée sur les crachats, sur les flaques de sang et les corps palpitants des chiens, les hommes sortent des maisons, tirent ces dépouilles fumantes vers les jardinets. Plus tard, les cadavres oubliés pourrissent sur place et se mélangent au sable. Des chats, des chiens, des enfants affamés flairent ces plaques de charogne, les déterrent et les dévorent à l’écart ».

« je m’assois sur les cadavres amoncelés, le sang nouait mes fesses sur mon sexe de s’investir sous mes cuisses, et je renverse la tête et mes yeux se perdent dans le ciel étoilé. Le souffle sous moi s’affaiblit, je bande vers les étoiles, ma poitrine remonte vers ma gorge des pattes que chacun… Au fond de la vallée, les phares des jeep éblouissent les martins pêcheurs accouplés sur les roseaux et sur les galets roses. Des seins acculés dans les ruines de la centrale thermique… engrenage. Le bruit des moteurs, des gémissements sortent du tas de corps entremêlés, mais sous moi le souffle s’est interrompu jet e me renverse les mains jointes sous la nuit j’écarte mes cuisses et je laisse mon sexe se rabattre sur mon ventre et soulever mon ceinturon. Des phares transpercent la fumée je bondis je frappe les camarades assoupis dans la nuit, et nous courons jusqu’au matin vers la mer pour y purifier la dureté de nos corps et de nos esprits. Dans le massacre, dans le feu, dans les relâchements de l’interrogatoire nous penchons, nous vibrons, nous nous effritons comme des pierres. Tu veux faire de ton sexe à serrer une main d’enfant, ma mâchoire éclatante un coffret…. Moi, pierre écrasant ma terre remuée, le feu brûle autour mais ne me brûle pas. La sueur ….. et nous voici, errants dans le ciel nocturne, soudain tordus et tourbillonnant vers le soleil levant, vers la zone de silence où tous les chocs de la bataille se rassemblent et s’enfoncent dans la terre ».

Vous voyez ce que j’entends par cosmique atomistique des corps : petit à petit, il n’y a plus rien qu’une sorte de magma corporel, dont d’ailleurs la symbolique la plus constante dans le livre est les soldat, la troupe, où sexualité et cruauté fusionnent dans une figure de viol perpétuel, immanent, qui définit une sorte de sauvagerie absolue.

 

 

Je voudrais dire comment  Guyotat essaie de conclure, lui, et marquer comment moi je pense qu’il faut continuer le chemin.

 

Guyotat va hésiter entre deux conclusion, une fois décrit jusqu’au ressassement le plus total cette furie atomistique des corps sexués.

La 1ère conclusion serait que la seule chose survivante c’est finalement la vigueur quasi solaire du doute. Tout cela, toute cette absence de monde, ce déchaînement de fureur sexuée des corps amènerait l’esprit à communiquer avec l’indifférence de la nature dans une espèce de doute supérieur. C’est ça sa première tentation. Il y a là-dessus un passage, une formule magnifique, page 50, où il dit ceci : « j’entre dans l’incroyance avec un tremblement de joie. Mon front, je le veux écrasé et serré par l’arceau d’une litière, et mes épaules souillées par les vomissures. O doute, seule éternité. »C’est la 1ère inflexion possible. Une posture que nous pourrions adopter dans le chemin qui est le nôtre : la seule chose que le monde autorise, c’est ce doute supérieur, ce doute comme seule éternité d’un temps perdu. Si le temps est perdu, si le temps est égaré, la seule éternité disponible est celle du doute, et on entre dans l’incroyance avec un tremblement de joie. C’est une thèse très forte. Il ajoutera bcp plus loin : « comment vivre avec un cœur silencieux ? ». La question du comment vivre, qui est celle vers laquelle nous nous orientons, elle est affecté de ce que s’il n’y a pas de monde, alors le cœur est silencieux. Comment vivre avec un corps silencieux ? Comment vivre si nous ne pouvons pas aimer, c’est ce que ça veut dire ? l’amour est probablement impossible, il n’y a que la connexion des corps. Comment vivre avec un corps silencieux ? Dans l’élément du doute, c‘est la 1ère réponse. Car le doute au moins, lui, est accordé à l’indifférence de la nature, à la splendide indifférence de la nature. La question de l’homme ne se pose plus. L’incroyance, c’est l’incroyance en l’homme, pas l’incroyance  en dieu (il est déjà mort).

 

Il y a une autre hypothèse, qui éclaire entièrement le caractère surprenant du dernier chant, le 7ème chant, et qui est l’hypothèse que, somme toute, ce qui se prépare est un recommencement entier du monde. Ce qui se prépare dans cette dévastation est le recommencement auroral du monde entier. Dans cette espèce de déchaînement atomistique des corps sexués, cruels et de la guerre universelle de tous contre tous, ce qui se prépare c’est une nouvelle aurore. Qui se prépare invisiblement. Le chant 7 présente une nouvelle figure d’Adam et Eve. Après avoir vu ces corps déchaînés triturés prostitués dans cet infâme bordel universel avec la soldatesque et l’impossibilité de la parole, alors au chant 7 une sorte de couple originaire émerge. On l’avait déjà vu avant, Kment et Yohar, et ils sont comme s’ils sortaient de tout cela, une nouvelle humanité, Yohar attend un enfant. Une nouvelle humanité qui est sous un tout autre signe, indéchiffrable, prise dans un emblème christique ou rédempteur, mais une rédemption obscure, une rédemption indéchiffrable. Au fond, ce serait la version de Guyotat de l’énoncé de Heidegger selon lequel seul un dieu peut nous sauver. Pas au sens où un dieu viendrait, mais au sens où une nouvelle humanité viendrait, miraculeusement, de l’intérieur de la souillure absolue, de l’obscénité universelle. Cette nouvelle vérité serait chargée de refaire le monde, elle ne serait pas seulement issue du monde, un peu comme Adam et Eve ont initié l’humanité. Je vous lis cette fin, que vous entendiez le ton de la chose. Les dernières lignes. Ils vont avoir une espèce de vision d’un dieu défait, une vision fugitive d’un dieu, et comprendre, à travers cette vision, qu’ils sont seuls au monde et chargés désormais de la naissance du monde

« Kment et Yohar, réveillés, marchent poings dans les épines, et écartent la haie. Un homme courbé sur la pierre saillit la déesse, une crinière sort de sa nuque et de son dos, sur sa tête une colombe et une couronne d’épines. Ses jambes, nues, vibrent incandescent. Au loin, une voile cingle vers l’île, et les poissons jaillissent, étincelants, sur les flancs barque, dans la profondeur de la coque. La barque est vide mais un rayon, le 1er de l’aurore regarde et veille sur la voile. Kment s’agenouille en face de Yohar, et Yohar en face de Kment. Poing à terre, ils se baisent au genou, au sexe, au front ».

Cette fin, c’est une aurore sublime, c’est la recréation de l’humanité. On peut dire ceci : si réellement, nous sommes dans une époque où il n’y a pas de monde, ce qu’on a soutenu aussi, et si par csqt dans cet intervalle où il n’y a pas de monde, nous sommes voués, destinés, à cette figure prostitutionnelle généralisée qu’est le corps marchand, le face à face avec la marchandise d’un côté, et la valorisation biologique du corps d’un autre côté (c’est une interprétation contemporaine possible du biopouvoir).

Si c’est cela alors effectivement il y a probablement trois hypothèses, et notre pense hésite entre ces trois hypothèses.

- il y a l’hypothèse selon laquelle le doute est la seule posture qui ne soit pas gagnée par la corruption du monde : ô doute, seule éternité. C’est la posture que j’appellerais celle du nihilisme supérieur, qui n’est ni libertaire ni libéral. On pourrait appeler un nihilisme stoïcien : il n’y a pas de vérité possible, mais au moins on se tiendra dans le savoir de cette absence. C’est l’éternité singulière du savoir de cette absence.

- hypothèse prophétique : un monde vient, un dieu pour les uns, pour Guyotat une humanité. Vous avez remarqué qu’ils se tiennent face à face à genoux, contraire du face à face cruel. Ils sont dans la reconnaissance face à face de leur humanité. C’est un mythe, ça accompagne la vision du dieu et la barque qui va sur la mer. C’est prophétique : ça consiste à dire le monde ira jusqu’au pire, mais ce pire est gros d’une aurore, quelque chose va accoucher d’une humanité décisivement nouvelle. On peut phraser cela de 1000 façons différentes, mais c’est une hypothèse de cet ordre.

- je voudrais essayer d’en proposer une 3ème qui au fond ne soit pas suspendue entre le doute et le miracle, comme le sont les deux autres. L’une est le doute comme seule l’éternité, l’autre annonce le caractère paradoxalement inéluctable du miracle. La 3ème hypothèse c’est qu’il y a dans l’absence de monde les linéaments d’un monde. Non pas sa présence, ni même sa promesse, mais son dessin, ou un réseau de signes que nous pouvons parcourir et rassembler. A la fois on légitimera quelque chose comme la cosmologie infernale de Guyotat (elle a rapport à notre monde, c’est pour ça aussi que c’est une grande oeuvre littéraire) mais on ne se laissera pas acculer à sa disposition finale, entre l’éternité du doute et l’aurore du miracle. Il faut continuer l’analyse, non pas en tant que analyse des emblèmes du présent, mais en tant que analyse effective de ce qui est tracé au revers de cet emblème, dans la doublure de cet emblème. Comme si nous avions à lire le monde, mais à l’envers. Et non pas dans sa proposition explicite.

30 mars 2002

Nous nous intéressions au fond, comme Platon dans la République à l’individu démocratique, au sujet tel qu’il se tient sous l’emblème démocratique. Nous avions dit qu’il était construit à partir de deux impératifs :

1° il se tient face à l’étal des marchandises : le principe de son identité est d’être virtuellement ou réellement un consommateur de marchandises

2° de ce fait même, il est construit comme corps, et réductible ou identifiable à un corps.
Nous avions dit que la définition la plus courte est d’être un corps marchand, en entendant par la marchande le fait qu’être dans le face à face avec marchandise.

Nous avions dit qu’un corps saisi par l’indifférence marchande est en définitive un corps prostitutionnel. Donc le prostitutionnel est une caractéristique intrinsèque ou essentielle de la figure emblématique du monde. C’est la raison pour laquelle nous avions rappelé l’écrivain qui a fait du rapport prostitutionnel une cosmologie généralisée qui est Pierre Guyotat. Chez Guyotat est présent, pour d’autres raisons (des raisons liées à la guerre coloniale), ce qu’il y a là ce sont des corps soumis à un principe d’attraction universelle dont le contenu est la sexualité et la cruauté, ou la connexion entre sexualité et cruauté, ou l’alliance de seuxalité et cruauté. Nous avons là une sorte de matérialisme sexuel intégral, qui décrit le non-monde lui-même, le monde dévasté lui-même comme déployant les corps prostitutionnel dans leur figure généralisée.

On était parvenu à l’idée que chez Guyotat, qui est un écrivain, un rêveur et aussi un fou (mais un fou prophétique, un fou de cette cosmologie là), étaient indiquées deux issues,  ou deux sorties, ou deux possibilités à partir de ce  non monde comme cosmologie sexuelle :

- d’un côté, le doute stoïque, le retrait, la position en quelque manière d’indifférence négative à ce trafic des corps

- d’autre part, la venue, à l’extrême de la destruction, d’un nouveau monde, d’une figure aurorale, d’une recréation de l’univers sur des bases différentes. La destruction portant comme le miracle finalement de l’assomption d’un monde absolument nouveau.

 

Je voudrais reponctuer légèrement ces deux issues.

Il faut bien comprendre ce qu’est la 1ère issue, du point de vue de notre monde, de notre absence de monde. Ce : o doute, seule éternité. Cette issue, Guyotat la poétise comme au fond l’attribution par un dieu mort, par un dieu absent, par un dieu ininterprétable, comme la distribution d’une place éternelle et sereine, délivrée du chaos. Délivrée du chaos qu’est le non monde comme furieuse attraction des corps, comme ne contenant plus que l’attraction des corps. Et c’est intéressant parce que c’est une rêverie contemporaine aussi, ça. Pas forcément dans le détail, mais c’est une rêverie contemporaine possible, à savoir l’idée que au prix d’une figure de retrait, ou d’une figure ascétique quelconque, le monde pourrait retrouver un ordre. C’est une tentation contemporaine. Elle a bcp de formes mais elle n’est pas indifférente ou extérieur à certains aspects de ce qui a été appelé le retour de la religion. Ce qui m’intéresse c’est le désir profond de retrouver un régime de placement, quelque chose qui ne soit pas l’individu démocratique dans le chaos des corps. quelque chose qui soit comme la bénédiction acceptable d’une place, même si cette place était le résultat d’une opération négative, le résultat d’une soustraction ou d’un retrait plutôt que d’une engagement ou d’une naissance.

Je vous lis un passage où Guyotat phrase cette 1ère option d’une façon plus détaillée. Le texte monter que ceci peut au comble même du désir contraire de cela. Ça résonne sur les figures du nihilisme : au comble du nihilisme induit par le chaos des corps, peut en fait venir cette sorte d’indifférence stoïque qui vous dispose dans un retrait qui est aussi une consumation. Voilà comment G l’écrit. « Enfant, rengainez vos épées. Hommes, couvrez vos dagues. Je m’élève au dessus de vous vers le haut d’une vallée fermée. Suffoquant à l’odeur des pins je cours d’un bout à l’autre du stade. La montagne se couvre de soldats, leurs lances transpercent les feuilles des arbres, je vais mourir, je n’ai jamais changé de liberté. Des feuilles sèches rentrent dans ma gorge, les soldats me clouent avec leur lance sur le sable mouillé stade. Moi qui rêvais de mourir étranglé par un garçon dans des chiottes de bordel, à l’air des montagnes, je meurs seul aux cris des oiseaux de la divinité et je vois la mort et ma descente au enfer. La divinité n’attend pas que je sois tout à fait mort pour m’assigner une place éternelle. Je meurs loyalement, dans la paix des sens, mon esprit seul touché par le soleil, sans révolte, moi qui voulais mourir dans la confusion du plaisir et du désespoir »

La fin est intéressante pour nous : La divinité n’attend pas que je sois tout à fait mort pour m’assigner une place éternelle. Je meurs loyalement, dans la paix des sens, mon esprit seul touché par le soleil: c’est l’absentement des corps, je suis soustrait à la confusion et à la fureur des corps. Autrement dit ce que désigne Guyotat c’est la posture de celui qui voudrait mourir dans le non monde chaotique, dans la confusion du plaisir et du désespoir (c’est la figure nihiliste dont nous parlions), à celui là arrive la grâce de mourir autrement, une mort qui fait advenir un esprit touché par le soleil,  une sérénité inattendue qui est une sortie du chaos du monde dans la figure d’une disparition spirituelle.

Je crois que cela est une figure qui fera son chemin, qui fait son chemin, sous diverses formes. C’est la figure d’une sorte d’abnégation personnelle qui construit un retrait du chaos des corps, au prix d’être exposée à une sorte de disparition ou de mort. disparition ou mort à travers laquelle on conquiert quelque chose comme un esprit solaire. C’est une figure qui est au fond à la fois sereine et sacrificielle. Elle est induite par le non monde : c’est parce qu’on serait capable de désirer mourir dans le désespoir que vous vient comme une salut improbable cette loyauté d’une mort solaire. C’est une option qui travaille Guyotat et qui travaille le monde contemporain, qui va lui donner ce que Bergson aurait appelé ces mystiques, ces nouveaux mystiques. Nous pouvons attendre, nous avons déjà, l’apparition inéluctable d’un nouveau mysticisme, ce qui ne peut pas dire nécessairement qu’il est religieux au sens des religions établies. Il peut l’être il peut ne pas l’être. Il considère que puisque le non monde est lié au corps il faut conquérir un esprit par des lois incorporelles. Ça va aller de la secte au mysticisme le plus élevé et le plus raffiné. Il n’y a pas à juger, le spectre est très vaste. Mais c’est une des images du temps présent. C’est une des images du temps présent que de convoquer de manière inéluctable à la figure mystique qui se soustrait à l’empire du corps.

 

La 2ème hypothèse introduite par Guyotat, c’est le mythe (ce n’est pas une posture comme le doute qui s’achève en mysticisme) c’est le mythe d’une création du monde, une nouvelle aurore. Au comble de la destruction et du retrait chaotique du monde va se lever, va se déplier un nouveau monde, et un nouveau monde lié organiquement à la subsistance de la nature. C’est aussi un point contemporain de considérer que contre finalement la destruction rageante du monde, le recours, l’appui, la stabilité se nomme nature. Le fond naturel, si corrompu et détruit soit-il, est quand même la ressource dernière pour quelque chose comme une recréation d’un monde habitable par les hommes. C’est aussi une option. C’est une option écologique au sens large, elle est quasiment une métaphysique, pas exactement la présence des verts au gouvernement. C’est plus profond et périlleux. C’est le moment où l’écologie croise une descendance heideggérienne, une descendance qui s’interroge sur nature et technique. Je vous avais dit que la prose de Guyotat, son génie est de faire ressortir la beauté indestructible du fond naturel dans les mailles mêmes de la destruction. Il y a quelque chose qui demeure un recours indifférent et disponible dans les mailles du chaos du monde qui mérite le nom de nature. C’est dans un adossement à cette splendeur naturelle, à la fois inaccessible et constamment présente, que se dispose la possibilité d’une aurore. Il faut retoucher la nature. Si on touche la nature, ça peut arriver au comble de la destruction, alors quelque chose comme un nouveau monde peut se disposer. C’est une mythologie aussi, ça, au sens de la genèse. D’ailleurs le 7ème chant est très proche de la genèse à cet égard, puisque on va y avoir Kment quasiment va faire sortir d’une boue primitive, d’une boue originaire, le corps de la femme.

Je vous lis ce passage : « sur le rocher, sommet de l’île nouvelle, la boue se soulève. Kment, appuyé sur le coude, se redresse, nu, les plaies du front et les genoux lavés, les cheveux gonflés et luisant de boue, les lèvres rouges, la bouche remplie de vase. Debout les reins cambrés, les mains appuyées aux hanches, il ouvre les mains et regarde. Puis s‘accroupissant il fouille la boue avec les mains, libère, relève le corps de Yohar, qu’il serre contre lui et baise sur les lèvres aux épaules et aux seins. Yohar s’éveille, le limon coule hors de ses paupières closes dans le repli de ses oreilles. Ses joues gonflées de vase Kment les baise, et prenant les lèvre de Y entre les siennes il aspire ce limon. Ainsi mêlent-ils la vase de leur bouche, ainsi mêlent-ils leur semences originelles, ainsi nus, glacés se donnent-ils l’un à l’autre. La vie et le soleil les enflamment et les placent dans son orbite comme deux planètes nouvelles. Ils s’élancent, ils plongent dans le fouillis de fleurs, de feuillages, d’oiseaux et de sources. La main de K sur le ventre de Yohar, et la main de celle-ci sur la poitrine du garçon, le soleil mousse dans leur chevelure  » c’est la construction mythique, à l’égal d’une nouvelle genèse de ce qui peut advenir au comble de la destruction, lorsque, dans la maintenance des oiseaux, des feuillage et des sources, quelque chose comme une humanité nouvelle est en gestation, sort de la nature.

Nous voilà finalement dans une disposition qui soit propose une sorte de sagesse mystique, c’est la 1ère option, soit une sagesse du retrait serein, une sagesse de la bonne mort, pourrait-on dire, la mort qui n’est pas la mort dans le désespoir des corps mais dans le soleil de l’esprit. Une vieille figure de la sagesse spéculative et mystique, c’est ce qui est proposé et qui chemine dans notre monde. Soit cela, soit le mythe auroral de la création d’un nouvelle humanité, au comble de la destruction en s’appuyant sur quelque chose d’invariant de l’ordre de la nature, qui trouve son appui du côté de la nature. C’est mythique, poétique. C’est une promesse poétique, mythique et poétique. Les issues proposées par le roman de Guyotat sont soit la sagesse mystique, soit le poème dans sa ressource créatrice. Vous avez une issue mystique ou une issue artistique, au sens large du terme.

On remarquera que ce qui est exclu, c’est tout ce qui aurait figure d’issue politique. Ce n’est pas que le livre ne parle pas de politique. Il en parle en réalité avec une grande force en de nombreux endroits (vous trouvez des remarques profondes sur la France de Pétain, les guerres coloniales, de Gaulle, les nazis). Le livre brasse dans sa cosmologie insensée de la politique, mais il soutient négativement, par cette simple absence, la thèse qu’il n’y a pas, dans un non monde livré au chaos des corps, il n’y a pas d’issue politique. Il peut y avoir éventuellement une issue mystique, il peut y avoir une issue artistique mais il n’y a pas d’issue politique. C’est une thèse transposable aujourd’hui dans les termes suivants, qui serait que le non monde dans lequel nous sommes plongés, et qui nous unifie, qui est en passe d’unifier la planète autour de sa non mondanité (au moment où le monde est complet, il n’est plus un monde, au moment où quelque chose recouvre absolument le monde, le monde est dissipé comme monde car il n’y a plus assez de noms pour les gens. Il y a trop de gens absentés dans l’anonymat chaotique du monde). La thèse est la suivante : quand on en est là, la politique est impensable, la politique disparaît. Et à supposer même qu’elle puisse être reconstruit, elle ne peut l’être qu’à partir d’autre chose qu’elle-même. Soit à partir soit d’une figure de retrait mystique soit à partir d’une création artistique. Mais elle n’est pas réédifiable à partir d’elle-même. Parce que au fond, la thèse est la suivante : pour qu’il y ait politique, il faut qu’il y ait monde. Je ne suis pas en train de soutenir cette thèse, je dis qu’elle rôde. Elle rôde absolument dans le livre de Guyotat, mais elle rôde aujourd’hui, car dans la conscience répandue de l’unité factice du non monde, rôde la thèse selon laquelle dans une telle absence de monde, quelque chose comme la politique a perdu son pouvoir de rationalité, ou de construction, ou d’action, ou d’impératif. Et que par csqt, les voies de la pensée ou de la résistance ne sont pas immédiatement politiques. Elles peuvent être finalement soit spirituelles, au sens d’une certaine posture que donne le soleil à l’esprit, soit finalement poético-artistiques. Ce qui veut dire soit dit en passant que avant de penser à ce qu’il y ait de la politique, il faut penser à ce qu’il y ait un monde. Ceci est antérieur à la possibilité de la politique. Refaire les liens du monde est une tâche qui est prépolitique, même si certains l’appellent politique (c’est possible). Mais dans son essence c’est ce que suggère G, refaire les liens du monde c’est une tache artistique, mais peut être une tache artistique collective, pas au sens étroit de l’œuvre singulière des artistes. Il s’agirait de remodeler le lien du monde, de refaçonner le lien du monde, et cette tache serait plus essentielle encore que toute politique.

C’est ce qui se disposerait dans les deux issues proposées par Guyotat.

 

Ce que je voudrais soutenir est une autre voie, je vais essayer d’argumenter progressivement. Finalement, la tache à laquelle nous convoque le nom monde, la tache qui est sollicitée par les images du temps présent, par le chaos du temps présent, cette tâche n’est ni spirituelle ni artistique. Elle doit être déterminée autrement que dans l’élément de la spiritualité ou que dans l’élément de l’art. Et que en définitive c’est bien une tache politique. Quitte à sérieusement renouveler la signification du mot, lui donner un sens décalé par rapport à son immédiateté ou son usage. Politique concentrant l’idée que c’est une tâche qui peut être formulée. Elle est formulable. Ce que n’est exactement ni la spiritualité ni la création artistique. Elles ne sont pas du registre du formulable, mais plutôt du registre de la profération créatrice, quelque chose comme ça. Ou encore, on pourrait soutenir que notre situation demeure rationnelle. Elle ne relève pas d’une opération de décrochage essentiel par rapport à la rationalité. Par csqt, elle ne relève pas d’une subjectivité créatrice d’exception dont on ne connaît pas la provenance. Vous remarquerez que Guyotat dit bien que la solution mystique, elle suppose une grâce. Elle n’est possible que parce que, dit-il, le Dieu mort, le dieu absent, lui a donné cette grâce de mourir royalement et dans la spiritualité solaire, lui qui rêvait de mourir étranglé, comme Pasolini, étranglé par un garçon dans les chiottes d’un bordel, c’était ça son désir nihiliste absolu, et il lui est advenu de mourir dans la spiritualité solaire. Mais c’est un don du dieu mort, ce n’est pas déductible de la situation, d’aucune façon. C’est une grâce. De l’autre côté, la création du monde par K et Y est évidemment aussi une figure incalculable, une aurore qui est sans provenance. C’est donc aussi une rêverie de don. Il dit que ces deux solutions, la mystique du doute solaire et la mort royale, la solution du retrait, se retirer du chaos du monde, et la solution créatrice, ce sont bien des solutions intransitives au chaos. Vous ne les tirez pas du non monde lui-même. Donc elles sont miraculeuses au sens strict : elles sont miraculeuses au sens où on appellera miracle ce qui se produit indépendamment de toute calculabilité possible au regard de la situation du non monde. Elles sont totalement improbables et leur beauté provient [chgt K7] retrait ou une grâce. Donc en vérité, nous sommes dans l’élément du texte testamentaire de Heidegger. Seul un dieu peut nous sauver. C’est le dernier mot de Heidegger, et c’est le dernier mot de ces deux hypothèses. Seul un dieu peut nous sauver. Ça veut dire : il faut que quelque chose arrive. Et ce quelque chose n’arrive pas à partir de l’absence du monde, c pour ça que ça s’appelle dieu même si c un dieu mort. ça arrive.. chaos du non monde. C’est pour ça que ça s’appelle Dieu, même chez Guyotat. quelque chose arrive qui tire le sujet du chaos du non monde, mais qui n’a rien à voir avec ce chaos lui-même, qui donc est quand même comme une grâce extérieure. C’est un événement. Cet événement ne prescrit, en tant qu’événement soit de type grâce soit de type création, ne prescrit qu’une attente. Puisque vous êtes entre-temps dans un non monde qui n’est que le chaos du rapport marchand des corps.

Je disais tout ça parce que finalement, le désespoir contemporain se laisse relever dans ce cas là dans une logique miraculeuse, ie dans une logique qui déclare que nécessairement on ne peut qu’attendre que quelque chose arrive, qui soit va vous permettre de mourir spirituellement, soit (et c’est bcp mieux !) permet qu’un nouveau monde auroralement se crée et se déploie. Mais dans les deux cas il s’agit de l’attente d’un miracle. Ce que je voudrais proposer par csqt est une issue différente. J’appelle cela des solutions qui d’une certaine manière ne sont pas tirées de l’examen de ce qu’il y a, mais sont tirées de l’hypothèse d’une venue surnuméraire absolue, qui descendrait sur l’humanité délaissée dans le non monde pour lui restituer soit une subjectivité soit même un monde (sur fond de nature).

 

Ce que je voudrais proposer à partir de ces images du temps présent, c’est une thèse non miraculeuse. Ie la possibilité argumentable, formulable, rationalisable, de soutenir que dans le non monde lui-même, il y a des traces utilisables de ce qui n’est pas lui. Donc que quelque chose comme un monde hante le non monde. D’habite on parle de la manière dont le non monde hante le monde. Là c’est une réversion qui fait que quelque chose comme les traces d’un monde hante le non monde. Et que cette manière qu’a la figure d’un monde possible de hanter l’absence de monde, et le déchaînement absence d’un monde est l’appui possible de quoi ? d’une liberté par rapport au non monde. On appellera liberté le fait de n’être pas réduit à un individu corporel marchand. Ou d’être dans un rapport générique non prostitutionnel à l’humanité dans son ensemble. On dira : si par ailleurs miracle il y  a, nous l’accueillerons ! Avec grand plaisir. Je crois aux miracles ! Mais je voudrais tenter de dire, c’est qu’on peut croire aux miracles sans être dans la morosité générale de son attente improbable. Il y a quelque chose qui fait trace de monde, et qui fait que au fond nous méritons le miracle. Ne mérite le miracle que celui qui fait autre chose que l’attendre. Celui qui ne fait que l’attendre ne le mérite pas et ne l’aura pas. C’est une variante spéculative : de aide toi et le ciel t’aidera. Discerne dans le non monde les traces infimes et difficile à trouver de ce qui atteste dans le non monde sa hantise par un monde possible et à ce moment là il se produira peut être qch. S’il se produit qch, tu pourras le reconnaître. Celui qui n’est pas dans le guetteur des traces de la possibilité du monde n’est pas en état d’accueillir le miracle. Il ne le reconnaître pas, ou même il le prendra pour une circonstance désespérée ultime. Le cheminement le plus intéressant est de voir dans les images du temps présent ce qui est posture d’exception.

 

Je vous rappelle qu’il faut pour commencer clarifier complètement le mécanisme des emblèmes. Nous avons pour l’instant défini une méthode régressive en quatre temps :

- examen des emblèmes

- théorie du pouvoir nu qui sous-tend cet emblème

- figure des exceptions à l’ordre

- traces de la faillibilité ce cet ordre, démonstration que cet ordre, qui est l’ordre du non monde, possède des zones de fragilité essentielles.

Nous en sommes restés aux emblèmes, à l’emblème et à ce qu’il incline comme subjectivité constitutive. Nous allons reprendre patiemment sans nous précipiter vers les figures poétiques miraculeuses et géniales qui conduisent à l’attente du miracle.

 

La thèse serait la suivante : sous l’emblème démocratique et sous ses csq, corps, il y a un pouvoir, féroce,  qui contraint les individus à être adéquats à ce qui les plie sous cet emblème. L’individu démocratique (au sens courant, qui est une forme singulière du pouvoir politique) l’emblème démocratique n’est nullement à lui-même la cause de son efficience. Il est un emblème, il a la force des images mais il n’a pas plus que cela. Pour plier les individus sous cet emblème, auxquels en effet ils consentent (mais le consentement n’est pas suffisant : l’emblème n’appelle pas seulement qu’on y consente, il appelle qu’on soit plié sous lui, qu’on soit le corps marché, le corps marchand qu’il exige). Et donc la question, c’est : qu’est-ce que c’est que ce pouvoir qui plie les sujets à devenir des corps marchands ? Etant entendu que par ailleurs la forme de consentement à cette pliure se réalise, ou se cristallise, autour de l’emblème démocratique. Il y a la forme de consentement à cette pliure, et il y a la nécessité d’identifier le pouvoir qui plie les corps en définitive à la place qui exige de consentir à cette emblème, la place des corps marchands ou la substituabilité prostitutionnelle dans sa figure allégorique. Ce devenir, le devenir universel de chacun en position de face à face avec la marchandise et comme réductible aux avatars du corps et de sa jouissance, n’a rien de naturel. Il faut se débarrasser de la thèse que il y aurait là quelque chose de naturel. C’est une thèse omniprésent. Nous sommes tous convaincus que l’humanité est naturellement démocrate. Elle n’est pas naturellement démocrate, pas  plus d’ailleurs qu’elle n’est naturellement anti-démocrate : c’est une construction qui dispose l’individu dans la figure du corps marchand, et qui à partir de cette exposition lui extorque en effet de larges zones de consentement. Ce n’est que pour un individu plié à cette figure qu’il y a la possibilité du consentement à l’emblème.

Je pense que c’est une violence considérable. Ça n’est obtenu que par une violence considérable. Pourquoi ? parce que ce n’est pas une violence faite au corps comme tel, mais  une violence faite à ce dont les corps sont capables au-delà d’eux mêmes. Les violences faites au corps existent, ça reste très répandu. Mais ce n’est pas la violence dont je parle ici. La violence faite au corps est aujourd’hui largement stigmatisée. Elle est répudiée, elle est l’objet d’une opprobre morale. Si vous regardez bien, au fond, la théorie ou l’idéologie des droits de l’homme, c’est une contestation généralisée et organique de la violence faite au corps : torture, sévices, massacres. Nos sociétés dominantes jettent l’opprobre sur la violence faite au corps. Et en effet, il ne s’agit pas là d’une violence faite au corps (même si par ailleurs il y a quantité de violence faite au corps comme prix de la non violence faite à certains corps Il y a des corps qui valent mieux que d’autre, d’autres qui sont protégés d’autres qui ne le sont pas, mais n’entrons pas là dedans). On accordera que la violence qui plie l’individu à devenir un corps marchand n’est pas une violence faite au corps. Mais c’est une violence faite à la capacité du corps à l’idée, à la capacité à être support d’autre chose que lui-même, à ses intérêts, sa jouissance, sa conservation. C’est une violence qui impose l’impératif jouis comme tu veux jouis comme tu peux. Bon, c’est un impératif familial ! si on prend la famille comme lieu idéal de la consommation tranquille. Et qui oppose cet impératif à un autre qui serait Vis selon l’idée. Il faut voir que la démocratie dans sa figure contemporaine exige l’impératif vis sans idée. C’est exactement ce que veut dire le motif omniprésent de la fin des idéologies. Dieu merci, nous vivons enfin sans idée ! je le prends très au sérieux : si ça ne veut pas dire ça, ça ne veut rien dire. Dieu merci, nous vivons sans idée. Vivre avec idée on a vu à quoi ça aboutissait : aux violences faites au corps. Nous voulons vivre selon la vie, pas selon l’idée. Vis selon la vie, ne vis pas selon la vie. Vis pour vivre, ie pour vivre ou survivre. Ce motif de la fin des idéologies est essentiel. Il a un air bonasse : les idéologies ont fait tant de mal etc… mais c’est un motif extrêmement violent. Le motif est violent, ce n’est pas un motif bonasse. On ne voit pas pourquoi les idéologies auraient été vivantes et puis seraient mortes. Ce n’est pas une espèce animale, ce n’est pas comme les éléphants. C’est prescriptif : les idéologies ne sont ni vivants ni mortes, ce ne sont pas des organismes. Le motif de la fin désigne exactement la violence. Cette violence exprime la nécessité pour le corps d’être sans ide. Parce que seul le corps sans idée se tient dans le face à face discipliné avec la marchandise. Tout corps qui se tient sous l’idée est un corps peu ou prou inapproprié au prostitutionnel marchand. Il faut que ce soit sans idée, ie selon le seul idéal de la jouissance. Et alors pourquoi c’est si violent que cela ? car ça n’admet pas l’altérité ! c’est effectivement un dispositif dont l’essence est d’être unique. Toute altérité réintroduirait l’idée. Si vous avez de l’altérité effective à cette disposition, qui est vis sans idée, tiens-toi face à la marchandise, consomme et ça suffit, si vous avez une altérité à ça, cette altérité se présente nécessairement comme altérité idéale sous une forme ou sous une autre. Elle ne peut pas se présenter comme altérité matérielle, car tout l’espace matériel est rempli par cette prescription. Si on admettrait une altérité réelle, on admettrait de nouveau qu’il est possible voire requis de vivre sous l’Idée. Ce n’est pas admissible, puisque le contenu de la violence qui est faite est vis sans idée. Vis sans idée, sans idéologie, sans projet, sans dessein, sans  généralité. De sorte que le dispositif en question est le seul qui mérite expressément l’adjectif totalitaire. Je le soutiens mordicus. Le totalitarisme soviétique n’avait rien de totalitaire : il était traversé de contradictions infernales au point que la moindre déclaration oppositionnelle était considéré comme un événement méritant le procès, la mort, la mise en scène, l’exécution. On ne connaît pas de régime dans lequel le moindre bougé de l’idée avait une efficacité aussi redoutable. La moindre phrase était une question de vie ou de mort. C’était pas drôle mais c’était comme ça. Ce n’était pas un système poli dans sa totalité. Quand on le regarde de près, il était anarchique, traversé de désordres insensés, modifiant son dispositif toutes les 5 min, changeant son langage, pris dans des désordres etc… C’était un système qui ne marchait pas, qui ne marchait pas du tout. Le représenter comme la totalité huilée d’une bureaucratie unifiée est une absurdité. Je ne suis pas du tout en train de défendre cette figure étatique. Mais elle n’avait pas la capacité à prescrire une figure d’unicité qui soit véritablement adéquate à son propos. C’est ce qui a entraîné sa ruine : elle était incapable de la capacité qu’elle prétendait avoir. Par contre, le système hégémonique contemporain est un système capable, à l’intérieur duquel la figure d’unicité terrible est une figure soutenue par des dispositifs matériels effectifs et intégré. Ce n’est pas un système sans désordre, loin de là, mais c’est un système qui en effet est absolument capable de ne pas admettre d’altérité. Ça se voit au niveau de l’emblème, par le fait que l’emblème démocratique est intouchable. C’est le seul qui soit intouchable. C’est un emblème qui est consensuel par définition. Comme il est consensuel par définition, il atteste au niveau emblématique une unité fonctionnelle fondamentale qui elle est en réalité obtenue par une violence essentielle. car évidemment vous n’obtenez la pliure des corps à être disposés ainsi et pas autrement ( à ce qu’ils soient disposés sans idée), que par une constante violence exercée non pas tant sur les corps (ce n’est pas la question) que ce sur dont ils sont capables, j’y insiste, au-delà d’eux-mêmes.

Parenthèse : ceci explique l’acuité particulière dans notre pays (parce qu’il a une tradition là dessus de la question éducative, de la question de l’enseignement. Pourquoi est-elle devenue aussi importante ? Cette question n’a jamais été aussi importante depuis Platon, elle n’a jamais eu autant d’acuité depuis les Grecs. Tout le monde a conscience qu’il y a un enjeu décisif, obscur et violent tendu. Parce que un des aspects de la violence en question est la nécessité absolue de détruire le système scolaire. Ceci peut se déduire : ce n’est pas car ils sont mauvais ou méchants. Il y a une nécessité à la destruction du système scolaire, à sa transformation en gardiennage des corps, pour qu’ils soient dressés le plus tôt possible à se tenir face à face avec la marchandise. Vous comprenez bien que apprendre quelque chose est parfaitement inutile en la matière, sauf ce qui peut d’une part contribuer à former les quelques gardiens nécessaires, et d’autre part ce qui a un intérêt direct dans les investissements marchands. C’est  un symptôme, il y en a bcp d’autres. C’est un exemple assez pur et assez typique de ce que j’appelle ici la violence. Il est frappant qu’on se plaigne de la violence à l’école. Mais la violence, c’est pas la violence à l’école, c’est la violence faite à l’école. C’est la violente qui aboutit à la destruction systématique, un jour ou l’autre probablement à peu près complète. On la remplacera par autre chose. Je le prends là comme un signe fort, comme un descriptif de ce dont il s’agit. La violence faite à l’école, la destruction faite par l’Etat du système scolaire, avec les résistances qu’elle entraîne aussi (tant mieux) ce n’est qu’un processus aussi, la ligne générale est très claire, est destinée à ce que le corps n’exerce pas de capacités à l’idée qui lui soit un tout petit peu transcendante. Si on examine de près les modalités de cette destruction, on voit que c’est exactement vis sans idée : sois bien convaincu que la démocratie c’est les corps, c’est la disposition des corps, ce n’est pas ce qui excède cette disposition. Il faut faire des enfants, des corps marchands, le plus vite possible. Il n’y a pas d’autre impératif véritable.

Tout cela mène à l’idée que le pouvoir nu, le pouvoir tel qu’on essaie de le discerner sous l’emblème, détaché de l’emblème démocratique, c’est un pouvoir qui exerce une violence considérable au niveau au fond de ce qu’on pourrait appeler la zone frontalière entre les corps et les idées. Appelons-le comme ça. Ou encore une violence exercée sur tout ce qui pourrait apparaître comme capacité du corps à transcender son immédiateté. Corps étant encore une fois une construction, ce n’est pas le biologique nu. Corps en tant que corps plié et disposé dans la figure marchande. C’est une violence extrême, qui impose toute une série de dévastations, qui sont partiellement considérées comme tout à fait raisonnables par rapport justement à ce qu’on nous exhibe constamment comme le repoussoir totalitaire, et qui est la violence faite aux corps. Mais il faut bien comprendre que sous couvert de dénoncer, ce qui est très vrai, les violences faites au corps ailleurs, on fait passer tout simplement les violences faites ici, qui ne sont pas des violences faites au corps mais qui n’en sont pas moins dévastation. L’humanité n’est pas réductible au corps. Quand on dévaste un système scolaire, un mode d’être collectif, n’importe quoi de ce genre, on dévaste quelque chose de l’humanité. Il n’y a pas que tuer des gens qui soit des crimes. Il y a bien des espèces de crimes. Tuer les gens, c’est un crime, mais il y a bien d’autres crimes. En particulier, ce qui revient à faire passer une césure violente entre le corps consommateur et sa disposition générique d’un côté, et toute figure de l’idée ou de la pensée de l’autre, est incontestablement une violence dévastatrice et tout à fait criminelle.

 

Je pense que là aussi, on peut trouver quelque chose d’intéressant dans les vieilles analyses de Platon, encore une fois soustraction faite de leur caractère incontestablement réactionnaire. Lorsque Platon, le 1er, a tenté de penser le rapport entre démocratie et tyrannie. Démonstration tout à fait fameuse, qui est dans République VIII et début Livre IX : Platon montre qu’il est de la nature de la démocratie de se renverser en tyrannie. Il est vrai que, chez Platon, et ce n’est pas tout à fait ça qui nous intéresserait, c’est une succession : la démocratie génère la tyrannie. Comme il le dit République VIII : « la tyrannie n’est issue d’aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie je pense d’une cruelle et extrême servitude ». En réalité, Platon laisse entrevoir là, dans son schéma successif qui, à des fins politiques de type aristocratiques, Platon laisse entrevoir là une vérité plus profonde que celle qu’il énonce de la succession du démocratique au tyrannique. Vérité que nous expérimentons, nous, et qui est l’essence tyrannique de la démocratie elle-même. Non pas le fait que la démocratie conduise à la tyrannie, parce que l’excès de liberté conduit à l’excès de servitude mais qu’il y a une essence tyrannique de la démocratie elle-même [chgt de K7]. C’est ça le point, elle protège  la liberté des corps. Mais au prix d’une sévère et constante restriction de ce dont un corps est capable au-delà de lui-même, au prix d’une définition extraordinairement limitée de ce dont un corps est capable. En particulier le corps contemporain est un corps qui doit être, qu’on contraindra à être, le corps de la mort des idéologies, ie le corps sans idée. C’est cette disposition des corps comme corps sans idée qui est la violence propre de la démocratie dans son emblème actuel, dans la figure d’un pouvoir nu vigilant dans l’exercice de ce pouvoir sur le rapport entre le corps et l’idée. Il y a un point fascinant, dans la disposition d’aujourd’hui, qui est que cette réduction violente des corps, à cette pliure marchande, est appelée modernisation. C’est son nom. Ce qui est moderne, c’est le corps sans idée. Vous pouvez prendre tous les textes qui vantent la modernisation, en vérité c’est ça : plus on est un corps sans idée, plus on est moderne. En un certain sens, ceci veut quand même dire que la modernité est une sauvagerie. L’essence du pouvoir nu ressort, tout de même. Ça n’est obtenu que comme sauvagerie, ça. Et c’est cette sauvagerie qui est une violence non naturelle, quel que soit le consentement donné aux emblèmes. Parce que les gens sont contents que les corps soient libres, et que on continue à leur brandir l’épouvantail des régions ou des passés dans lesquels les corps ne sont pas libres. Mais ce n’est pas car vous avez pire ailleurs éventuellement que vous avez bien. C’est un argument que j’ai toujours trouvé misérable ! Comme si qln disait une ânerie, on lui fait remarquer et disait « oui mais il y a des âneries pires ». C’est un argument débile et qu’on nous sert tout le temps.  « C’est pas formidable mais c’est mieux qu’ailleurs ! ». D’accord, et alors ? « Vous avez vu les risques que vous couriez avec idée, donc vivrez sans idée ! » Quel est le prix payé ? La disposition de cela est une espèce d’animalité commerciale, je ne sais pas comment l’appeler.

Lorsque Platon décrit le passage ou la  transition, la corrélation entre le démocratique et le tyrannique, il fait une description d’une espèce de psychologie politique, il dit ceci. Il est en train de saisir celui qui, convoqué à la libre jouissance des corps, va s’ensauvager, justement. C’est ça qu’il appelait le devenir tyran. C’est pas le démocrate, le tyran, c’est le démocrate ensauvagé, parce qu’il y a une sauvagerie latente dans sa disposition : « lorsque les autres désirs, bourdonnant autour de ce frelon dans une profusion d’encens, de parfums, de couronnes, de vins et de toutes les jouissances qu’on trouve en pareille compagnie le nourrissent le nourrissent, le font croître jusqu’au dernier terme et lui implantent l’aiguillon de l’envie, alors ce chef de l’âme, escorté par la démence, est pris de transports furieux. Et s’il met la main sur des opinions ou des désirs tenus pour sages, gardant encore quelque réserve, il les tue ou les boute hors de chez lui jusqu’à ce qu’il en  ait purgé son âme et l’ait entièrement emplie de folie étrangère ».

C’est ce que je voudrais retenir : le pouvoir nu, le pouvoir nu du capital et de ses servants, le pouvoir nu contemporain, je crois qu’il est en effet comme une folie étrangère, au sens de Platon. Folie étrangère veut dire quelque chose qui est une imposition, et pas un développement immanent. C’est une folie étrangère, et Platon montre que ça commence simplement par la substituabilité des désirs, qui chez nous est devenue la substituabilité marchande des désirs. Ça a  l’air innocent, et ça l’est. Simplement, comme il le montre bien, c’est intolérant à l’idée : s’il trouve, s’il met la main sur des opinions ou des désirs autres que ça, alors il les tue et les boute hors de chez lui. Donc la violence, elle est là, elle est à l’endroit où la substituabilité des désirs, et le corps marchand dans sa bénévolence, dans son abri, se trouvent confrontés à quelque chose comme une autre hypothèse. Une autre hypothèse sur ce qu’est l’humanité, une hypothèse sur le fait que l’humanité, à la fin des fins, ne peut pas se contenter de l’impératif « vis sans idée ». Alors quand il y a cela, il y a intolérance et violence. Violence et intolérance institutionnelle, étatique, permanente, chronique, une agressivité ininterrompue, qui encore une fois n’a pas besoin de tuer les gens. Mais comme le dit Platon de tuer en eux l’idée. Vous pouvez tuer l’idée dans les gens par bcp de moyens sans avoir à les tuer eux-mêmes. Bouter ça hors de leur âme. A ce moment là, qu’est-ce que vous avez ? vous avez une folie étrangère, le sujet devient la proie d’une folie étrangère. Or je crois que sous l’emblème consensuel de la démocratie, ie sous l’emblème de quelque chose auquel nous donnerions tous notre consentement, ie sous l’emblème de quelque chose auquel nous donnerions tous notre consentement, il y a quelque chose comme une folie étrangère. C’est ce que j’appelle la violence sans fin de cette affaire. Il y a une folie étrangère, et cette folie étrangère est une disposition subjective, une violence subjective, une violence faite au sujet comme tel. ça, je crois, c’est descriptif et ça indique que la non naturalité de cette figure subjective résulte de ce qu’elle impose au corps une disposition singulière qui ne lui est pas donnée. Cette non naturalité par csqt exige une violence constante. Je pense que c’est déjà un point important d’observer ou de tenter de nous convaincre que nous vivons dans une univers absolument violent, pas du tout dans un univers tranquille et pacifié. Encore une fois, nous ne pouvons penser que nous vivons dans un univers tranquille et pacifié que si nous considérons que la seule violence qui existe est la violence faite au corps. ce n’est pas la seule violence qui existe. Absolument pas. Il y a d’autre violence que celles faite au corps, qui n’en sont pas moins dévastatrices et inhumaines.

 

A partir de là, quel est le pb ? c’est un pb classique de la philosophie contemporaine : comment va-t-on interpréter ce pouvoir ? quelle est sa nature ? quelles sont ses méthodes d’exercice ? quel est son nom ?

Il y a là-dessus, je vais simplement les énumérer, il y a deux hypothèses essentielles, qui ne sont pas sans connexion. Il y a, dans la philosophie existante, deux hypothèses concernant la nature véritable du pouvoir nu se qui se dissimule sous l’emblème démocratique des Etats contemporains. On peut le résumer en deux mots :

- il y a l’hypothèse selon laquelle ce pouvoir est un biopouvoir.

- il y a l’hypothèse selon laquelle ce pouvoir est au fond celui de la technique.

Ce sont les deux hypothèses majeures. Hypothèse sur la nature ou l’agencement du pouvoir dont il s’agit sous l’emblème. Biopouvoir, technique, avec des croisements entre les 2.

Je donne des repères, des références :

 

- biopouvoir est une expression qui a été introduite par Foucauld, le texte canonique est le cours de 76 Il faut défendre la Société. Ce cours est publié, vous pouvez le lire, il est entièrement consacré à la catégorie de pouvoir, dans sa généalogie à partir du 18ème, et Foucault déploie la catégorie de biopouvoir comme figure canonique en un certain sens du pouvoir étatique pendant le 19ème, ce qui lui permet aussi une analyse de la nature du pouvoir nazi et du pouvoir dans les Etats socialistes. On a là une théorie du pouvoir nu, comme finalement appareil de légitimation de la mise à mort. Nous reviendrons sur cette catégorie, elle a été reprise depuis et développée, notamment par Giorgio Agamben, en particulier dans Homo Sacer, où nous trouvons d’ailleurs l’expression existence nue, qui balance celle de pouvoir nu. Foucault, développement par Agamben, c’est une filiation qui s’efforce de penser la singularité du pouvoir contemporain dans leur rapport au corps, comme le nom l’indique, biopouvoir. Pouvoir sur la disposition ou sur la vie des corps, comme combinaison de la souveraineté et de la théorie biologique. Nous verrons, c’est un point important que dans ce contexte là, en particulier dans l’analyse de Foucault, le pouvoir est essentiellement raciste. C’est une thèse forte. C’est une thèse selon laquelle il est de l’essence de cette forme de pouvoir d’être raciste. Foucault essaie de le prendre comme un adjectif neutre : c’est une caractéristique, analysable, du pouvoir que d’être raciste (raciste étant pris dans un sens un peu plus général que son acception ordinaire). C’était un 1er corps d’hypothèse sur la nature du pouvoir nu.

- le 2ème corps d’hypothèse, c’est que le nom des formes modernes du pouvoir est concentré dans le pouvoir technique, dans la technique comme pvr. Là, fondamentalement, c’est la filiation heideggérienne. Ce qui est intéressant à saisir chez Heidegger, ce qui est le point le plus sulfureux et qui est celui qui nous intéresse, c’est la corrélation qu’il essaie d’établir entre démocratie et technique. Il faut voir que Heidegger est qln qui a cru que le national socialisme, loin d’être l’apogée technicisante du pouvoir, était ce qui prenait mesure de l’arraisonnement technique, et se dressait à hauteur de la technique. Donc il a été convaincu que le nazisme était la forme de pouvoir soustraite à l’autorité de la technique. C’est vous dire à quel point, par contre, il soupçonnait le démocratique d’être dans une connexion, lui, essentielle avec la technique. Il maintiendra ses positions jusqu’au bout, en particulier sur la corrélation démocratie et technique, sous une forme masquée et prudence. L’essence de la démocratie, c’est de ne pas prendre mesure de la technique, de la laisser être dans sa souveraineté aveugle. C’est une thèse qui mérite examen. Il n’y a pas besoin pour ça d’être national socialiste.

Nous avons donc deux pbtiques que nous examinerons :

- la thèse que le pouvoir nu est biopouvoir, ce qui va mener d’une certaine façon mener à la question des catégories utilisées par ce pouvoir, en particulier pourquoi le racisme ou le racialisme lui est essentiel. Ce qui nous amènera à nous demander quelle est la position du racialisme dans le temps présent, dans sa connexion à une figure du pvr. Ça d’un côté.

- l’autre versant c’est le rapport entre démocratie et technique, dans un éclairage qui assume l’héritage de Heidegger.

Ce que nous verrons, je dessine un peu la trajectoire, c’est que dans toutes ces hypothèses, finalement, exactement comme nous l’avions vu chez Guyotat ce qui est à proprement parler absenté c’est la politique, car le pouvoir est assigné à autre chose que lui même. Dans le cas du biopouvoir, il est assigné à la vie et au corps, il est finalement contrôle des corps, ce qui donne chez Deleuze le motif de la société de contrôle. Dans cette hypothèse il est assigné au corps.

Dans l’hypothèse technique il est assigné à la science, la technique, l’économie au sens large.

Dans ces hypothèses sur le pouvoir nu on suppose qu’on peut identifier la violence du pouvoir contemporain à partir de catégories extrinsèques à la souveraineté politique stricto sensu : soit à partir de la vie et des corps, soit à partir de la économie et technique.

Je voudrais pour ma part examiner l’hypothèse que la violence reste de caractère politique, n’est pas assignable aux catégories extérieures que sont l’économie et la biologie, en incluant économie dans technique et en incluant biologie dans biopouvoir. Je voudrais étudier cette hypothèse, à savoir que en fait le pouvoir nu est politique, mais masqué. Sa nature politique est masquée. En vérité en l’assignant à autre chose que lui-même, on ne contribue pas à le démasquer. On le laisse dans son obscurité politique, comme si d’une certaine façon, des objectivités extérieures pouvaient en rendre raison, que ce soit celle de la vie, de la disposition des corps ou de la technique. Au terme de quoi finalement nous suivrons l’hypothèse qui est que il y a un tracé politique du monde possible dans le non monde. C’est l’hypothèse que nous essaierons de tenir. Cette arche, je m’en tiens à cette anticipation, parce que son déploiement doit se faire d’un seul tenant.

15 mai 2002

Nous allons bricoler un fragment dans ce parcours. Je redonne une dernière fois la méthode régressive de cette entreprise. méthode qui cherche à saisir le présent, notre présent. Je l’appelle régressive car au lieu d’aller de la disposition fondamentale aux images, elles va des images à la disposition fondamentale.

1° nous partons des images, des emblèmes dominants

2° ensuite nous examinons le pouvoir nu, la force réelle sous-jacente à la disposition des emblèmes.

3° nous faisons un inventaire des exceptions, un ordre étant toujours un agencement du pouvoir et des emblèmes. Où sont les exceptions ?

4° rechercher les failles de l’ordre lui-même, sa dialectique.

Il s’agit bien de remonter des images à un type d’investigation qui peut constituer le désordre possible d’un ordre, ou le système des fractures invisibles de cet ordre. Pour ce mot d’aujourd’hui, il n’y a plus que des fractures. Là nous chercherions une fracture nouvelle, réellement assignable à notre configuration.

J’ai proposé de dire que l’emblème fondamental de notre présent était l’emblème démocratique, la démocratie (c’est pour ça que certains aspects de la période sont stimulants pour nous : certains aspects de l’emblèmes sont grandis, sortis, exhibés). Ça comme le principe fondamental de la suscitation imaginaire, ce qui est en effet susceptible de provoquer des émotions, à ce titre.

Là, nous en étions à l’examen du pouvoir nu, ie de ce qui, détaché de l’emblème, est saisissable comme rendant raison du fonctionnement de l’emblème. La thèse c’est que sous l’emblème démocratique, il y a un pouvoir nu, non emblématique, un pouvoir sans image, qui contraint les individus, ou qui dispose les individus dans une adéquation à ce qui les plie sous l’emblème, à une adéquation à l’emblème lui-même dans son efficace imaginaire. Ce n’est pas dans n’importe quelle posture que l’emblème démocratique fonctionne. C’est une illusion d’imaginer qu’il fonctionne tout seul. Avec la stupeur de voir qu’il y a des gens pour qui il ne fonctionne pas du tout. On peut les nommer barbare, fanatique, le fait est qu’il y a des gens pour qui cet emblème ne signifie rien. Ils en ont d’autres. Je signale ce point pour indiquer que ce n’est pas de n’importe où que cet emblème est évident comme emblème. Il faut avoir été disposé, ou plié, pour que l’évidence de emblème fonctionne comme emblème. J’appelle pouvoir nu ce qui plie les corps à être sous l’emblème, dans l’évidence de l’emblème. J’ai proposé de dire que ce sont les corps en question sont des corps de marché, des corps disposés comme élément principal de leur constitution dans le face à face avec les marchandises. L’emblème fonctionne en fonction de la distance établie par ce face à face. Plus on est loin des marchandises, moins l’emblème fonctionne. Quand on est près de l’étal des choses, on est très démocratique. Ce n’est pas une critique, c’est un constat. Ça n’indique rien, à vrai dire, sur ce que vaut l’emblème. C’est parce qu’on est près des marchandises qu’on est mauvais. Généralement, on n’y peut rien. Ce n’est pas une culpabilité, on ne va pas entrer dans le régime selon lequel les nations nanties seraient coupables. Il faut évidemment une disposition néo-religieuse pour indiquer quelque chose de cet ordre. Ce n’est pas une question de culpabilité, c’est une question de disposition, d’agencement. Qu’est-ce qui agence les corps, les individus en tant que singularité à être plus ou moins adéquat à l’évidence de l’emblème. Ce qui compte n’est pas l’emblème mais l’évidence, son fonctionnement dans le domaine de l’évidence.

J’avais proposé de dire que pour que les corps soient un corps marchand, il faut séparer les corps de leur capacité à l’idée, donc disposer le corps sous l’impératif vis sans idée. Tel était l’unique contenu du thème de la fin des idéologies. Il prépare le pliage des corps à l’impératif vis sans idée, la séparation du corps avec sa capacité idéalisante, sa capacité au projet ou à la vision générale de l’ordre des choses. On peut définir assez précisément le pouvoir nu, qui est le nôtre, et qui n’est celui de personne. En définitive,  c’est un pouvoir anonyme, c’est ce qui plie les corps. Le pouvoir nu, c’est l’opération même de cette séparation. Tout ce qui contribue à la séparation des corps d’avec leur capacité à l’idée. Un traitement subjectivé des corps singuliers qui les sépare de leur capacité à l’idée. C’est ça que nous appellerons le pouvoir nu tel qu’il dispose les corps sous l’emblème démocratique. Ce pouvoir là est une opération séparatrice, c’est mettre les corps à distance d’une partie de leur pouvoir. Nous verrons qu’il y a des raisons de penser que tout pouvoir réel est de ce types, est une instance de séparation. Découpe entre les singularités subjectives et ce qu’elles peuvent. C’est une opération sur les possibilités ; le pouvoir porte bcp plus que sur les possibilités que sur les actualités. C’est une opération qui restreint, limite, coupe, taille, redéfinit, format les possibilités.

On sait que philosophiquement, cette opération de séparation des corps d’avec l’idée a été pensée, et elle a été notamment pensée comme biopouvoir, comme pouvoir exercé sur les corps, comme pouvoir de régulation et de normativité de la vie, et elle a aussi été pensée comme technique, c’est une des modalités de la pensée de la technique. Ce sont deux interprétations contemporaine connexes de la nature exacte du pouvoir nu : soit le penser comme biopouvoir (régulation des corps vivants), soit le penser comme technique (arraisonnement ou emprise de la terre elle-même). Alors je rappelle simplement, je ponctue à travers quelques références, ces deux optiques.

 

L’origine précise, ce qui a introduit dans le débat contemporain la théorie du pouvoir comme biopouvoir, c’est Foucault. La généalogie de cette affaire remonte à Foucault, dans les cours de fin 70 et plus particulièrement dans le cours de 76, il faut défendre la société, cours qui a eu une grande influence, qui a été très commenté. Je signale au passage qu’on ne peut pas dire que Foucault ait, lui, réellement développé cette conception. Il est passé ensuite à autre chose C’est un moment de l’œuvre de Foucault, assez singulier, provocateur (il dira qu’il y a des choses qui ressemblent au fascisme), à contre-courant. Ça aura été analysé, repris, mais peu déployé par Foucault lui-même. Quelle est la thèse de Foucault, grossièrement résumée ?

La thèse de Foucault c’est qu’on peut comprendre l’essence du pouvoir et l’essence de la politique à partir de la guerre. Si on veut accéder à la pensée du pouvoir, il faut prendre les choses du côté de la guerre. Foucault propose un renversement de la formule de Clausewitz : la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Foucault propose de dire, à travers l’interprétation de penseurs du 17ème et du 18ème, d’examiner la thèse : la politique est la continuation de la guerre. L’essence de la politique est de continuer la guerre. Il envisage que telle a été la conception du 19ème, sous la double forme de la politique comme guerre de classe, version marxiste, et de la politique comme guerre des races, version protofasciste. La singularité de la pensée politique au 19ème aurait été de la penser comme continuation de la guerre et de poser que l’essence d’un pouvoir n’est intelligible qu’à partir d’une guerre fondamentale (encore une fois de classe ou de race, dans une logique à la Gobineau, logique protofasciste ou logique coloniale élargie).

Si l’essence du pouvoir c’est la guerre, si on ne comprend le pouvoir qu’à travers la guerre, alors l’appareil de légitimation de la mise à mort est cruciale. La question : qui peut être mis à mort et dans quelle condition ? devient fondamentale, car c’est ça qui atteste son origine guerrière. La guerre est la destruction de l’adversaire. Si le pouvoir s’enracine dans la guerre, son essence va se révéler dans la légitimation de la mise à mort. Et en particulier dans qui peut être mis à mort comme tel, sans qu’il y ait nécessairement un appareil judiciaire comme tel. Ceux qui sont exposés à la mise à mort soit car ils sont de race inférieure, soit car ils sont des ennemis de classe. Ces gens là doivent disparaître. Ils sont exposés, dans leur existence même, à la mise à mort. et là se définit la singularité politique.

Celui qui a tiré les conclusions les plus radicales de ce point c’est Agamben, dans Homo Sacer. Il cite Foucault, il enracine dans Foucault la conception selon laquelle l’essence du pouvoir c’est la détermination d’une vie nue absolument sacrifiable. Tout pouvoir détermine celui qui ou ceux qui en tant que pure existence sont sacrifiables. Evidemment le paradigme du camp est sous-jacent et explicite dans cette démonstration. Au fond la thèse c’est que le camp d’extermination n’est rien d’autre que le paradigme de la politique, en tant que biopouvoir. Ça en est à la fois la forme extrême ou extrémiste, mais en réalité c’est une révélation de son essence. A savoir le fait que les protocoles de la mise à mort et la détermination de qui est sacrifiable est l’essence même de la politique conçue comme pouvoir nue ou biopouvoir. C’est les csq extrêmes et contemporaines, qui articulent le biopouvoir sur les camps d’extermination, et détermine tout pouvoir comme ce qui est apte à déterminer de l’existence nue. Apte à déterminer de l’existence nue sacrifiable. Déjà, dans la manière dont ont été sacrifiés les soldats dans la guerre de 14, il y a quelque chose de cet ordre, quelque chose qui les traite comme un matériau d’existence sacrifiable, sans considération particulière. Il y aurait une filière montrant qui montrerait que à partir du 19ème, qui déterminant le pouvoir ainsi, comme continuation d’une guerre biologique au sens large, amène à la détermination du sacrifiable comme identification du pouvoir nu lui-même.

Foucault ne s’oriente pas entièrement par là. Ce qui l’intéresse, lui, c’est une redéfinition de l’Etat, une redéfinition des fonctions de l’Etat moderne, à partir au fond d’une vision hygiéniste et purificatrice de l’Etat. Si l’Etat est de type biopouvoir, alors une de ses fonctions essentielles devient d’être garant de la santé publique. Garant de la santé publique peut se prendre en bcp de sens : ça peut vouloir dire garant en particulier de la pureté vitale de la population. Ce sera les thèses purificatrices du racialisme généralisé. Y compris chez les nazis, le lexique hygiéniste est absolument constant. Il y a une comparaison constante entre les juifs et la vermine, les juifs et les bacille etc…ça indique que l’arrière plan qui constitue le pouvoir est pris dans des catégories hygiéniques, purificatrices et médicales au sens dévoyé du terme, qui a affaire à la santé des corps. Je lis un passage du cours, qui va tourner autour du racisme comme figure exemplaire de l’Etat ainsi conçu, la purification ethnique, la purification raciale comme détermination majeure du pouvoir. « Vous avez là un  racisme de la guerre, nouveau à la fin du 19è, nécessité par le fait qu’un biopouvoir quand il voulait faire la guerre, comment pouvait-il articuler et la volonté de détruire l’adversaire et le risque qu’il prenait de tuer ceux-là même dont il devait par définition protéger et aménager la vie. Le racisme je crois assure la fonction de mort dans l’économie du biopouvoir, selon le principe que la mort des autres, c’est le renforcement biologique de soi-même en tant que membre d’une race ou d’une population, en tant qu’on ‘est élément dans une pluralité unitaire et vivante […] la spécificité du racisme moderne n’est pas liée à des mentalités, des idéologies ou au mensonge du pouvoir. C’est lié à la technique du pouvoir, à la technologie du pouvoir. C’est lié à ceci, qui nous place au plus loin de la guerre des races et de son intelligibilité de l’histoire, qui nous place dans un mécanisme qui permette au biopouvoir de s’exercer. Le racisme est lié au confectionnement d’un Etat qui est obligé de se servir de la race, de l’élimination des races, de la purification de la race pour exercer son pouvoir. Le fonctionnement, à travers le biopouvoir, du  vieux pouvoir souverain de droit de mort, implique le fonctionnement, la mise en place et l’activation du racisme ».

C’était ce que je voulais ponctuer. Foucault tente de penser les déterminations racialistes du pouvoir. Il le fera aussi pour les déterminations de classe qui fonctionnent identiquement : non pas comme des idéologies, des mensonges ou des abstractions, mais comme une technologie du pouvoir. Ce n’est pas parce que le pouvoir est raciste qu’il commet des crimes racistes, c’est parce qu’il s’exerce comme souverain qu’il a besoin du racialisme pour s’exercer comme biopouvoir.

Ici, le pouvoir est une disposition des corps, si le pouvoir est ce qui prend soin des corps, ce qui doit organiser, plier les corps, la totalité des corps, au sens où il est un pouvoir moderne, qui se soucie de tous, ce n’est pas un pouvoir de caste, ou d’esclavage, en ce sens il est hygiéniste. Comment peut-il donner la mort ? C’est ce paradoxe qui est traité inéluctablement dans un partage des corps entre bon et mauvais : il y a des corps, et ils sont sacrifiables pour le bien des autres. La solution entre le pouvoir souverain, comme droit de donner la mort, qui est maintenu, et le fait qu’on doit prendre soin de la vie, que c’est un biopouvoir, la solution de cette contradiction en réalité est inévitablement une division raciale au sens large entre les corps dont on prend soin et les corps qui sont sacrifiables pour prendre soin des autres. D’où la portée déterminante de la maximes : tuer les autres c’est se renforcer soi-même biologiquement. Ceci indique que en fin de compte, pour Foucault, la théorie du biopouvoir, comme théorie du pouvoir nu, est sous la dépendance finalement d’une conception technique. Il n’y a pas deux hypothèses entièrement différente sur le pouvoir nu moderne : l’une racialiste et biologisante, l’autre technique. Le racialisme ou le racisme exterminateur est une technologie, la solution d’un pb : si l’Etat est défini par le soin des corps et s’il veut faire la guerre, il faut trouver une disposition ou un agencement qui le permette. On voit que nous sommes renvoyé par la question des technologies du pouvoir à une communauté ou articulation entre Etat moderne et technique. Pourquoi ? car la souveraineté veut avoir, ou prétend avoir, une légitimation non transcendante. Il faut que la souveraineté en tant que droit à la mise à mort fonctionne sans légitimation transcendante. On n’est plus à l’époque du droit divin, de l’Etat théologique. D’où vient la mise à mort ? qu’est-ce qui vous crédite de mettre à mort, et de mettre à mort en masse ? quelle est la solution immanente de ce pb ? puisque vous êtes censés vous intéresser à la santé publique ? il faut une théorie comme quoi tuer les autres, c’est ça prendre soin de tous les corps. Il faut une articulation nécessaire entre la mort et la vie,s au sens du biopouvoir. C’est une opération technique, ça jette un certain éclairage sur le caractère (sur lequel à très juste titre y compris le film Shoah bcp a insisté – d’autant plus que les pbtiques de Lanzmann ne sont pas les miennes – mais c’est bien vu à quel point l’extermination des juifs d’Europe a été une procédure technique, ce sont des histoires de train, d’aiguillages,  d’organisation, d’organigrammes etc... En définitive, le pb à résoudre était un pb technique, très compliqué et très administrativement et techniquement compliqué. Ça glace en même temps, entre la mise à mort de millions de gens dans des conditions atroces, d’un côté et les fonctionnaires besogneux de l’autre résolvant des pb techniques compliqués pour savoir si on aura assez de wagons sur telle voie, pour qui c’est le fond du mb, il y a une connexion monstrueuse [chgt K7] facteur de technologie de pouvoir éclaire cette connexion singulière entre la technicité et la mort. Et elle l’éclaire avec d’autres hypothèses que la technique par elle-même porterait la mort. ce n’est pas ce qu’il dit : il y a une technologie du pouvoir mortifère, articulée à la mort, non en tant que technique, mais sous la condition d’un certain exercice, d’un certain agencement du pouvoir souverain.

 

Ça nous amène à l’autre côté de l’hypothèse, la connexion entre technique et pouvoir nu, la technique et la dimension du pouvoir. Nous sommes plutôt dans l’hypothèse de Heidegger. Heidegger a très tôt avancé la thèse selon laquelle il y avait une sorte de complicité entre la démocratie et la technique. Ou plus exactement que la démocratie était cette figure de la politique qui n’était pas à la hauteur de la violence de la technique, et qui n’étant pas à la hauteur de la violence de la technique finalement s’y subordonnait. Il faut reconstituer le raisonnement : il le dit quelquefois mais à partir d’un certain moment il a évité d’être trop explicite. Ce n’est pas que la démo est mortifère comme l’est la technique. La démocratie est cette figure de la politique qui ne prend pas mesure de la technique, et ne prenant pas mesure de la technique, lui est asservie, sous une forme ou sous une autre. Il est cuisiné là-dessus dans l’entretien avec le Spiegel, paru juste après sa mort. Je le cite (il s’exprime en 66, Heidegger interdit qu’il soit publié avant sa mort, 76) :

« dans l’intervalle des 30 dernières années (c’est pour ça que je dis 66, les 30 dernières années, ça remonte à 36 ! on peut dire à 33, à peu de chose près, l’intervalle ça veut dire le nazisme, la guerre mondiale et la guerre froide, à peu près) devrait être apparu plus clairement que le mouvement planétaire de la technique des temps moderne est une puissance qui détermine l’histoire et que sa grandeur ne peut être surestimée. C’est pour moi une question décisive de savoir comment on peut faire correspondre en général un système politique à l’âge technique et quel système ce pourrait être. Je n’ai pas de réponse à cette question, je ne suis pas persuadé que ce soit la démocratie ».

Le journal le pousse: « la démocratie n’est qu’un concept global sous lequel on peut ranger des représentations très différentes la question est de savoir si une transfo de cette forme politique est encore possible. Vous vous êtes exprimés sur les aspirations politiques du monde occidental, vous avez parlé de la démocratie, de la vision chrétienne du monde et de l’Etat fondé sur le droit et vous avez appelé ces inspirations des demi mesure ». En 45 : démocratie, l’Etat de droit, l’expression chrétienne de la vision du monde, ce sont des demi mesures au regard de la puissance de la technique.

Heidegger : « tout d’abord je vous prie de dire où j’ai parlé de démocratie et des choses que vous citez ensuite. Je les appelle demi mesure, car je ne vois aucune véritable mise en question du monde technique. Il y a encore derrière tout cela l’idée que la technique est dans son être quelque chose que l’homme a en main. A mon avis ce n’est pas possible : la technique dans son être est quelque chose que l’homme ne maîtrise pas ».

Récapitulons la thèse et ordonnons là à notre question : Heidegger soutient que nous sommes en réalité sous le pouvoir nu de la technique. L’homme n’est pas un être qui tient en main la technique, bien au contraire, c’est la technique qui le tient. C’est un moment de l’histoire de l’être, c’est destinal. Ce n’est pas en soi lié à une figure politique ou une figure de pouvoir. C’est plus vaste. L’arraisonnement de la terre par la technique est la forme ultime de l’oubli de l’être et du nihilisme. Ce point est un diagnostic de la pensée : nous sommes sous le pouvoir nu de la technique.

Comment intervient dans cette question la démocratie ? elle est définie par Heidegger comme le système politique qui postule que nous ne sommes pas sous le pouvoir de la technique, mais que nous exerçons, nous, le pouvoir sur la technique. La démocratie moderne est pratiquement définie ainsi. C’est la conviction politiquement formulée d’une soumission de la technique à la figure générique de l’humain.

La critique de Heidegger consiste à dire : ce n’est pas vrai.

On peut soutenir que à la fin des fins, pour Heidegger, la démocratie, c’est bien un emblème, aussi. C’est l’emblème d’une non détermination par la technique, c’est un emblème fallacieux mais un emblème. C’est ce rapport organisé à la technique qui en ferait quelque chose qui est, je reprends son expression, en main.

Le journaliste dit : c’est quoi ? demi-mesure car comme vous le savez Heidegger a pensé que le nazisme était une proposition politique différente qui prenait mesure de la technique. C’est comme ça qu’il le définit dans sa période d’activisme national-socialiste entre 33 et 34. Il a pensé le nazisme comme possibilité politique qui prenait mesure de la technique. En fin de compte il a dit après qu’il n’avait pas pris mesure. Mais pourquoi il a pu pensé ça même si c’était pas vrai ? A l’inverse de la démocratie, qui est identifiée comme ne prenant pas la mesure. Alors je crois que ce qu’on peut dire sur ce point, qui ne consiste pas à instruire un procès, c’est que au fond si vous considérez que :

- soit vous êtes dans l’hypothèse du biopouvoir d’un côté, à savoir que l’assignation du pouvoir nu est à la vie, aux figures du corps comme corps vivant, et à la technologie de la vie (hypothèse provisoire).

- soit si vous êtes dans l’hypothèse de Heidegger, nous sommes dans le pouvoir de la technique

alors l’issue possible est nécessairement dans la convocation d’autre chose, dans l’assignation du pouvoir à autre chose que cela. Autrement dit, il va falloir décentrer la question du pouvoir. Non pas la représenter comme dans la démocratie, mais la recentrer, convoquer autre chose. Au fond, ce que Heidegger pensait à un moment donné, c’est qu’on pouvait, pour ce faire, convoquer le national. Le national, en un sens quasi ontologique, là c’était le destinal de la nation allemande. Parce que le nationale socialisme de Heidegger a été fondamental national, ce versant là. On n’a jamais trouvé de racialisme ouvert chez Heidegger, c’est pas vrai. Il a peut-être eu quelques sorties antisémites par ci par là, mais ça n’entrait pas dans sa pensée. Par contre, le national était non plié à la technique : il était capable de ressaisir, de reprendre en main la technique. La souveraineté abstraite et anonyme de la technique ne peut être contrebattue que par la convocation d’une substantialité positive, en l’occurrence celle de la nation allemande, elle-même référable à un nom propre, le nom du Führer. Vous ne pouvez balancer l’anonymat de la technique que par un nom propre, ce nom propre concentrant lui-même l’énergie nationale.

Parenthèse : cette tentation, face à la technique, au marché, au mondial etc… de convoquer le national, on connaît. Dans une version plus aplatie que la version heideggérienne ! je ne dis pas ça pour cautionner la version heideggérienne,  elle a cautionné des crime abominables je n’en disconviens pas, mais c'était une logique épique noire (conquérir la terre, projet insensé, qui donnait au national une figure eschatologique, le Reich millénaire etc…). Je puis soutenir que les propositions de nos souverainistes actuels sont plus limitées ! je n’ai pas vu à quel projet fondamental elles convoquaient la nation, dans sa réaffirmation. Mais ce qui m’intéresse, c’est que c’est une tentation chronique : chaque fois que le pouvoir est tenu en main par une puissance abstraite, de convoquer une substantialité alternative, et le national est ce qui se propose le plus classiquement. Mais cette opération a été portée à son comble par le nazisme, il faut regarder ailleurs. On ne fera pas mieux, si vous permettez, le mieux étant ici identique au pire. On ne fera pas mieux. On ne rejouera cette incroyable tragédie apocalyptique, on ne la rejouera qu’en farce, éventuellement sanglante, comme en ex-Yougoslavie. Quelle leçon tirer ?

Je pense qu’il est absolument essentiel d’assigner le pouvoir nu à sa nature politique, à ne pas l’assigner ni à la biologie, ni à la technique, ni à la figure du corps vivant en général, ni non plus à la figure de l’économie au moins de façon trop transitive au… Ma conviction, c’est que la détermination efficace du pouvoir nu sous-jacent à l’emblème démocratique doit s’engager dans la voie de son identification politique, et non pas de son assignation à des entités hétéronomes à la politique. Nous avons fait le tour : nous avons eu l’économisme marxisant, nous avons eu le biologisme racialisant des fascismes, nous avons eu le technocratisme, nous avons eu le financialisme des gourous modernes. D’une certaine façon, ce qu’il faut restituer, c’est que en fin de compte nous devons entrer dans la question du pouvoir de l’intérieur. De façon immanente. Je ne dis pas que ce soit facile, car au fond nous avons un héritage qui est que l’intelligibilité de la politique se fait à partir d’autre chose qu’elle-même. on l’a parcouru dans les hypothèses qui identifient le pouvoir par autre chose que sa nature politique. Il faut partir de son évidence la plus élémentaire : le  pouvoir c’est en subjectivité l’obtention d’une soumission. Avant de le déterminer en objectivité, dans sa dimension économique, le soin des corps, le pouvoir nu est ce qui dispose à une certaine place. Il est vrai que la disposition des corps à une place veut dire la position des corps face au dispositif marchand. Ça ne veut pas dire que la puissance de disposition des corps ne doit pas être conçue comme puissance politique. Ce n’est pas car on plie les corps dans l’espace du marché que la détermination du pouvoir va se trouver du côté de l’économie. Ce sont deux questions distinctes. Il faut s’interroger d’abord sur comment on peut entrer dans la question du pouvoir, du pouvoir nu, ie de ce qui plie les corps sous un certain emblème, d’un point de vue qui ne convoque pas autre chose que cette opération elle-même. Comment on sépare les corps de l’idée ? Regardons quelles sont les opérations possibles de séparation, et tentons de les identifier pour elles-mêmes.

La clé n’est certainement pas du côté des mécanismes bruts de la contrainte. Si on expliquait la forme du pouvoir nu par la stricte contrainte, par les opérations coercitives en elles-mêmes, on ne comprendrait pas que lorsque c’est de ça qu’il s’agit ça peut toujours céder, ça n’a pas de permanence structurale en soi. Il s’agit là de tout autre chose que de la simple capacité coercitive, utilisée seulement du bout des doigts, c’est bien pour ça que nous nous vantons d’être des civilisés remarquables (par rapport aux endroits où on tue davantage). La capacité coercitive existe, je ne dis pas qu’il n’y a pas de forçage des corps, mais ce n’est pas la détermination axiale du pouvoir. Qu'est-ce qu’un pouvoir ? C’est ce qui extorque un consentement. C’est le mécanisme du consentement qui est fondamental, et pas la coercition, qui n’est là que pour compéter le consentement. Tout pouvoir repose massivement sur un consentement. La coercition est marginale. Il faut rendre raison du consentement et de la soumission. Et finalement, puisque c’est du temps présent qu’il s’agit, notre question c’est : à quoi et comment consentons nous ? Quelle est notre figure propre de soumission ? Nous voyons bien tout de suite que notre de soumission a certainement à voir avec le fait que nous nous croyons particulièrement libres, que nous faisons parade de nos libertés, de nos autonomies. Nous sommes merveilleusement libres, finalement. C’est de ce côté-là qu’il faut chercher la figure particulière de consentement qui est la nôtre, qui se présente dans le discours de la liberté, et pas comme d’autres soumissions dans l’esclavage ou la servitude.

Ce n’est pas non plus le simple schéma de la servitude volontaire, car elle se représente comme servitude. Ce n’est pas notre situation, la servitude volontaire. C’est une soumission, qui est d’une certaine façon dans la forme d’un consentement invisible, dont la visibilité ou dont l’apparence est la liberté. Ie c’est un consentement qui a pour forme spécifique de représentation l’être libre. Je pense que c’est absolument notre contemporanéité, notre modernité, d’avoir inventé cette chose extraordinaire. Le consentement redoublé dans la figure publique de la liberté. Je ne dis pas qu’il n’y ait rien de cette figure publique. Il n’y a pas de coercition violente particulièrement explicite. Je ne dis pas que cette visibilité libre est sans contenu, mais je dis aussi qu’elle est la visibilité du consentement. Nous consentons à cette liberté là. De même, pour aborder la même question, le paradoxe, nous disons partout que chacun veut affirmer son autonomie. C’est un thème sociologique archi-répandu, les gens n’adhèrent plus à des grands collectifs, des grandes entités, ils veulent construire leur individualité etc… là aussi il semble que cette individualité soit assez fortement sérielle. Les autonomies en question se ressemblent beaucoup. C’est un fait. On peut dire je, on peut dire nous, c’est comme ça, c’est réellement comme ça. Ces autonomies sont certes formellement indubitables, c’est vrai que personne ne vient vous dire au nom du roi que vous devez aller je ne sais où, donc formellement pourquoi pas ? mais en même temps la figure de l’autonomie, d’où vient qu’elle adopte des schéma sériels aussi puissants ? C’est le même pb sous deux formes : comment expliquer, rendre raison d’un pouvoir, qui d’une certain façon produit de l’identique mais dans la figure subjective du différent ? C’est très  remarquable, c’est une immense production d’identité, mais dans la figure subjective du différent. D’autres régimes ont produit la figure du différence sous l’apparence de l’identique. Tout ça, c’est des figures singulières du pouvoir. Quelle est la nature d’un pouvoir qui produit du consentement dans la figure de la liberté, dans la figure de l’insoumission. Il y a des tas de gens qui pensent qu’ils sont des rebelles, mais les figures de la rébellion sont elles-mêmes normées. C’est un pb qui suppose une analytique du pouvoir sophistiqué. C’est pas facile à expliquer. C’est parce que il faut d’abord de façon générale distinguer deux types de soumission différents, deux niveaux du consentement (soumission est peut-être excessif, disons consentement). C’est un point analytiquement très important.

- il y a un 1er niveau de consentement : il passe directement par les emblèmes. Il y a des emblèmes, des images, et un niveau de consentement qui passe directement par les images. L‘opération des images fait que je crois agir selon mon désir propre, dans son ordonnancement à l’image, et en réalité je fais ce qui est voulu par l’autre. C’est le consentement aliéné au sens classique. Il y a du semblant, je peux articuler mon désir sur ce semblant dans la conviction que c’est mon désir propre, mais comme le semblant est organisé par un pouvoir qui lui est extérieur, en réalité ce faisant je fais ce que le pouvoir veut que je fasse. C’est le 1er point, c’est l’opération emblématique proprement dite, c’est l’opération du semblant, la plus proche décrite par le marxisme sous le nom d’idéologie, et décrit antérieurement. C’est une figure de l’aliénation : mon désir propre est aliéné dans des emblèmes dont le réel et la destination est autre que ce que je crois. Question : est-ce que si je me mobilise et que je vote contre le gouffre du fascisme ouvert sous mes pieds et que en réalité j’élis Chirac à 80% nous sommes dans ce schéma ? est-ce que je crois agir par mon désir propre de sauver ma liberté et en réalité je suis en train de faire ce que la situation parlementaire exigeait pour sortir d’une crise intense ? je ne tranche pas la question. C’est pour vous indiquer la registration des choses [chgt K7]

…à se mobiliser sous certains emblèmes ont cru faire quelque chose et ont servi politiquement à autre chose. Les trois glorieuses de 1830 c’est un exemple type. Ce ne sont pas seulement des trucages mais c’est l’idée sous laquelle la chose s’est déployée était telle qu’elle ne pouvait être articulée en réel qu’à autre chose que le système de représentations qui lui correspondait. Ça arrive. C’est les journées des … au moment de la Fronde. Il y a eu une quinzaine d’… C’est un mécanisme assez connu, identifiable comme les subversions par l’imaginaire. L’emblème dit : voilà votre désir, et puis finalement le réel disposé à partir de là est d’un autre ordre. C’est le 1er niveau de consentement.

 

- il y a un 2ème niveau, qui si je puis dire n’est pas consentement aux emblèmes, mais qui est le consentement à la nécessité des emblèmes, à ceci qu’il faut qu’il y en ait. La conviction que je dois partager la figure emblématique. Mais consentir à la nécessité de la figure emblématique, c’est autre chose qu’être aliéné à l’emblème. Se mouvoir comme si c’était son désir propre, puis faire autre que ce qu’on croit faire. Là, c‘est autre chose : je consens à l’emblème, éventuellement en en connaissant la nature aléatoire, mais dans la conviction absolue que je ne peux pas faire autrement que partager cette figure emblématique là. Comme par exemple la conviction que je ne peux pas faire autrement que partager l’emblème démocratique. C’est autre chose que en son nom à un moment donné faire quelque chose que je crois être une défense ou une illustration de la démocratie, et qui en réalité est autre chose. C’est le fonctionnement de l’emblème. Il faut distinguer le fonctionnent de la nécessité de consentir à l’emblème, on ne peut pas imaginer un mode fonctionnement dont l’emblème serait absenté.

C’est à ce niveau  à mon sens que s’exerce la réalité du pouvoir. Le pouvoir, nu, ce n’est pas le pouvoir des emblèmes à proprement parler (lui, il peut s’exercer plus ou moins, selon les circonstance et les subjectivités). Le pouvoir nu, c’est ce qui induit la nécessité subjectivement reconnue de la nécessité des emblèmes. Autrement dit, l’essence du pouvoir n’est pas l’aliénation (bien que l’aliénation soit absolument une opération fondamentale). L’essence du pouvoir nu, c’est au fond la conviction que l’aliénation est nécessaire, sous une forme ou sous une autre. Au fond, nous devons être forcés, non pas tant à marcher dans les images, qu’à ne pas être en état de soutenir qu’on peut s’en passer. J’insiste sur le fait que ce sont deux niveaux subjectivement très différents. Je soutiens que la réalité du pouvoir, ce n’est pas de tromper, si vous voulez, c’est de nous faire consentir à ceci qu’il y a de la tromperie. Même quand nous proclamons le contraire. Même quand nous proclamons le contraire. Parce que la proclamation n’est qu’un aspect des choses. En réalité, nous sommes réellement pliés là où on veut que nous soyions pliés quand nous consentons à ceci qu’il y a de la tromperie, ie il y a de l’emblème et on ne peut pas faire autrement. Dans le monde contemporain cette conviction a pris une forme négatives d’abord : elle a pris la forme négative fondamentale que la révolution est impossible. Il faut le dire, tranquillement, car il est probablement impossible et dépourvu de sens de déclarer le contraire, aujourd’hui. Si je dis la révolution est possible, ce faisant je ne dis rien. Le consentement a pris la forme que la révolution est impossible, pourquoi ? car la révolution est l’hypothèse qu’on peut se passer des emblèmes. C’est pour ça qu’elle s’est présentée comme désaliénation, affirmation de la société réelle, elle s’est présentée comme fin du fétichisme de la marchandise (fin d’une forme d’emblème). Elle s’est présentée comme l’hypothèse selon laquelle on n’était pas obligé de consentir à la nécessité des emblèmes. La déclaration consensuelle admise selon laquelle la révolution est impossible ou qu’elle n’est pas une idéalité repérable, le consentement général au capitalisme, ou le fait quand qln dit que « le capitalisme c’est pas bien », c’est une déclaration innocente, il n’est pas engagé dans sa destruction réelle, ça veut dire au fond on consent à la nécessité des emblèmes, même si on ne marche pas nécessairement dans l’aliénation effective que l’emblème propose. Il faut distinguer les deux niveaux.

 

Et alors ceci nous ramènera à un de nos points de départ. Ce 2ème point, ce 2ème niveau du consentement : consentir non pas à être aliéné dans les images dominantes, mais en réalité avoir consenti à la nécessité inéluctable de leur présence aliénante, ce 2ème point est tout l’objet de la discussion des révolutionnaires dans le Balcon, dont je vous ai déjà parlé, et sur laquelle je reviens. Si vous lisez le 6ème tableau du Balcon, il est expressément consacré au pb de savoir si les révolutionnaires peuvent ou non se passer d’emblèmes. Ça veut dire quoi ? ça veut dire :  est-ce que les révolutionnaires peuvent ou non être dissymétriques au regard du pouvoir ? C’est la question de la dissymétrie. Cette question est fondamentale : la question du pouvoir nu, la question prise du côté du consentement, est la question en définitive de savoir si sur le pouvoir il peut exister ou non une dissymétrie, ou si en fin de compte tout pouvoir est le symétrique d’un autre, ie le même dans ou sous des emblèmes différents. C’est une question d’une grande acuité. Parce que, au fond, tout le monde souhaitait un 2ème tour Chirac Jospin car il était aimablement symétrique. Ce qui a été dit après : au moins, eux, c’est deux démocrates ! Et là, on a vu pointée l’horreur du dissymétrique, qui n’a réjoui personne, sauf peut-être ceux qui avaient voté pour lui. Ils votaient pour lui dans une certaine horreur de la situation. C’est pour vous montrer  à quel point la question du consentement et de la dissymétrie est une question profonde. En réalité, l’argument principal du pouvoir nu, l’argument qui fait consentir à la nécessité des emblèmes, c’est le péril de la dissymétrie. De manière générale, dites-vous bien que sous l’horreur du perso épouvantable qu’on nous exhibait et sorti d’une vieille malle, comme on sort un pantin grimaçant qui provoque la stupéfaction car on le croyait mort, il avait un côté mort vivant en plus, il était crevé mais voilà qu’il est là ! Mais derrière ça, posons la question d’une sourde horreur de la dissymétrie. Il faut distinguer l’élément de légitimité, d’horreur, de voir en effet cet obscène vampire ressuscité, mais aussi de la terrible crainte que suscite la dissymétrie. La crainte que suscite la dissymétrie, ie la mise à l’ordre du jour de la non continuation de ce qu’il y a. C’est ça la dissymétrie, quand surgit le fait qu’il n’est pas assuré que ce qu’il y a va continuer. Alors que c’est un désir profond, que ce qu’il y a continue. Le conservatisme est une passion fondamentale. Or le conservatisme en la circonstance c’est quoi ? c’est que nous avons consenti à la nécessité des emblèmes. C’est ce consentement primordial.

Je fais quelques excursions : bcp de gens ont dit « nous avons refondé là notre pacte républicain ». Certains ont même dit : « on a refondé le contrat social ! » ça aurait ému Rousseau, c’est rien de le dire ! Qu’est-ce que c’est que ce pacte républicain ? Je vois bien finalement de quoi il s’agit. C’est : ouf, ça va continuer comme avant. C’est ça le pacte républicain. On l’a échappé belle. On l’a échappé belle. Ce qui n’a jamais été d’aucune façon une hypothèse réelle, aucune possibilité que le monstre en question arrive au pouvoir. Evidemment on l’a échappé belle, on s’en est bien tiré. C’est plus facile d’aller voter Chirac que d’avoir à affronter la bête.

Je dis ça car nous sommes là très proches de la question du pouvoir nu, ie ce qui nous régente effectivement, pas les épouvantails de la contrainte extérieure que nous imaginons fantasmons projetons dans les pays lointains qui n’ont pas le bonheur de la démocratie. A quoi nous consentons ? A quoi nous consentons ? Je crois réellement que le consentement, ce qui est nommé pacte républicain, c’est le consentement à ceci que notre fondamentale misère politique actuelle est nécessaire. C’est à ça que nous consentons. Je ne connais personne qui considère que nous sommes dans une situation politique mirifique, sauf deux ou trois journalistes.  Si vous prenez les gens un par un, aucun ne dit c’est formidable, tout va bien etc… On ne peut pas prendre ça au niveau des opinions. Les opinions sont toutes plus ou moins critiques. C’est le 1er niveau : quand l’opinion est critique, on ne marche pas au pas cadencé dans les emblèmes, on peut parler critiquement des emblèmes.

Mais sur le fait que en réalité ça ne peut pas être autrement (ou ça peut être autrement un peu), on ne peut pas se passer de cette emblématique là, il y a un consentement fondamental, qui est la présence en nous de ce que j’appelle le pouvoir nu, ce qui soutient la disposition emblématique.

Finalement, ça va ouvrir à l’ultime étape de cette question du pouvoir nu. En réalité, la discussion des héros de Genet dans le Balcon porte exactement là-dessus. Il faut la réouvrir. Il faut trouver le moyen de la réouvrir. Si la philosophie peut aider, tant mieux. C’est une discussion sur, au fond, le rapport en politique entre le consentement, les emblèmes et l’action. C’est cette triangulation : l’action politique, quel est son rapport à un consentement plus fondamental qu’elle-même, finalement, dont le pb est celui des images et celui des emblèmes ? J’en prends quand même un morceau, du tableau 6, pour en indiquer la voie. Roger et Marc, deux révolutionnaires : Marc vient d’être nommé au Comité Central.

- qu’est-ce qu’on doit faire ?

- donner des ordres pour qu’on prépare des affiches, représentant Chantal sur les barricades et au balcon du palais, qu’on en couvre tous les murs, toutes les palissades. Fais ce que je te dis. D’après les renseignements du gd Chambellan, le gd Chambellan s’est rendu au balcon, où doit se trouver le chef de la police. C’est pour mener une opération de style habituel : la révolte ne doit avoir qu’un seul but : à leur carnaval nous allons opposer le nôtre

- carnaval ?

- Chantal va nous servir : à elle d’incarner la révolte, à nos mères à nos veuves de pleurer nos morts,.. A nos héros de mourir en riant. Le palais sera occupé cette nuit, c’est du Balcon du palais que Chantal va exciter le peuple et chanter. Ce n’est plus le moment… S’énerver et combattre dans la fureur, Chantal symbolise la lutte, le peuple attend qu’elle représente la victoire.

C’est le moment où la 1ère décision des révolutionnaires qui se croient victorieux (ce qu’ils ne seront pas car au jeu des images ils perdent finalement - les autres vont…), la 1ère décision c’est de mettre en scène un emblème. Nous avons besoin d’emblèmes : elle a symbolisé la lutte, il faut maintenant qu’elle représente la victoire. La lutte victoire action doivent être dans un non consentement au pouvoir en place, mais dans un consentement aux emblèmes tout courts, refaçonnés. C’est carnaval contre carnaval. Disposition des images contre disposition des images.

Roger incarne l’autre voie. Il l’incarne d’autant plus qu’il est l’amant de Chantal il a l’impression qu’elle va se dissoudre comme une abstraction.

- Je t’ai arrachée au tombeau et déjà tu m’échappes et grimpes au ciel. On parle de toi plus souvent qu’on ne te voit et qu’on t’entend. Encore un peu et c’est pour toi qu’on croira aller au combat. Tu es comme une sainte les femmes veulent t’imiter. Mais je ne t’ai pas emportée volée pour que deviennes une Licorne ou un aigle à deux têtes.

- Tu n’aimes pas les licornes ?

- je reviendrai et Rien ne sera changé nous nous aimons

- Tout sera changé et tu le sais bien, tu sera ce que tu as toujours rêvé d’être : un emblème qui ne cesse pas de s’échapper de son apparence de femme.

Voyez : la discussion va continuer, finalement la révolution va aller à l’échec. C’est une discussion qui, transposée aujourd’hui, serait la discussion des media dans la figure du pouvoir : est-ce que finalement c’est appareil de propagande contre appareil de propagande, est-ce que c’est emblème contre emblème ? Marc soutient que c’est comme ça. Ce que Genet fait dire à la pièce, c’est que si c comme ça, le consentement l’emporte sur la révolte la symétrie l’emporte sur la dissymétrie, vous n’avez pas réellement modifié votre subjectivité, votre subjectivité de pouvoir, ie la figure par laquelle vous contribuez au pouvoir. Si nous disons que le pouvoir c’est le consentement ; le pouvoir c'est nous, c’est tout le monde il n’est pas repérable par la séparation. Le pouvoir c’est uniformément nous. Si nous n’acceptons pas la dissymétrie, si nous pensons que nous devons consentir au emblèmes, alors le conservatisme, la symétrie, l’emporte nécessairement. La symétrie en tant que finalement la symétrie, c’est la mort. Ce que la pièce va dire aussi : le gd maître de la symétrie, qui est le préfet de police est identique à la mort.

Parenthèse : esthétiquement aussi, Stravinsky sur Haydn : Haydn c’est le seul des musiciens classiques qui aient compris que être parfaitement symétrique, c’est être parfaitement mort.

Nous avons quelque chose du même ordre : si la subjectivité du pouvoir tolère la symétrie ne tolère que la symétrie, elle est installée dans quelque chose qui équivaut à la mort conservatrice de la politique. On dira que la lisibilité du pouvoir nu, l’identification réelle du pouvoir nu, suppose qu’on accepte des traversées réelles sans image. C’est probablement la meilleure définition de ce qu’a été la subjectivité révolutionnaire, pour autant qu’elle n’était pas symétrisée comme elle l’a été par l’Etat. C’est une traversée réelle, une expérience réelle sans image : il n’y a que cela qui donne la réalité d’un non consentement. Peut-il exister une expérience réelle sans image ? peut-il y avoir quelque chose comme cela ? c’est le suspens que je maintiendrai jusqu’à l’année prochaine !

 

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