Images du temps présent
Séminaire public d’Alain Badiou
I.
2001-2002
(transcription de François Duvert)
21 novembre 2001.................................................................................................................................................. 1
3 décembre 2001................................................................................................................................................... 10
14 janvier 2002..................................................................................................................................................... 18
30 janvier 2002..................................................................................................................................................... 26
13 mars 2002........................................................................................................................................................ 34
30 mars 2002........................................................................................................................................................ 43
15 mai 2002.......................................................................................................................................................... 51
Je pensais avant de venir vous voir à ce que j’avais fait ces 10 dernières années, ici même ou ailleurs, dans ce cadre. Est-ce que ce je vais faire, là, tout à l’heure, est-ce que c’est un résultat, est-ce que cela dessine un sens ? c’est une question que je me posais.
Pendant quatre ans j’ai étudié
l’anti-philosophie, ie quelque chose au fond qui se
tenait loin de ma propre pensée. C’était une éducation par la distance. J’ai
parlé successivement, année après année, de ce que j’ai pensé être les trois
grands anti-philosophies contemporains : Nietzsche, puis Wittgenstein,
puis Lacan, et puis j’ai parlé de St Paul. J’ai éduqué la philosophie, ou je me
suis éduqué, auprès de ce qui lui hostile et lui est expressément déclaré
hostile. La trilogie de l’anti-philosophie contemporaine ou anti-philosophie
fondatrice et en partie légendaire que représente St Paul.
Ensuite, et c’est certainement une leçon que
j’ai tiré de cet examen, entre 96 et 98, sur un cycle de deux ans, j’ai
reformulé les éléments constitutifs d’une théorie du sujet. Une théorie du
sujet, c’est un vieux thème en soi et vieux thème pour moi, mais c’était une
refonte. Une refonte au sens très précis où ce qu’une anti-philosophie déclare
toujours c’est que la philosophie fait abstraction de la singularité subjective.
C’est ce qui lui est imputé, elle est tenue, grief essentielle, elle est tenue
comme une opération d’oblitération de la singularité comme discours de
maîtrise. L’anti-philosophe vient rappeler que la singularité de l’existence,
de la vie, est telle que toute opération de rature de cette singularité,
certes, permet de soutenir une maîtrise, mais une maîtrise construite sur
l’oubli ou la censure. On peut considérer que revenant à la théorie du sujet
après les anti-philosophies, j’ai surmonté cette épreuve : est-il possible
de traiter la singularité subjective après avoir parcouru ce grief, revenant au
fond à dire que toute maîtrise conceptuelle est une censure de la vie.
Ayant ainsi répondu, tant bien que mal, au
défi anti-philosophique, entre 1998 et 2001, je me suis occupé du 20ème
siècle, pendant trois années. Et évidemment il y avait un banal effet
d’anniversaire, dont il n’y a pas lieu de se montrer particulièrement
orgueilleux. Mais il y avait je crois autre chose. Il y avait l’idée, ou la
question, que je crois très importante depuis longtemps, et qui me hante, qui
est de savoir si la philosophie, dans sa tradition et dans son recommencement,
dans sa continuité et dans sa discontinuité, est réellement capable d’être à la
hauteur du temps. Est-elle capable, dans son invention propre, est-elle capable
de supporter la mesure, la mesure de son présent ? c’est une question que
la philosophie se pose depuis très longtemps, avec quand même en son coeur
l’énoncé hegelien selon lequel elle vient après. Elle vient après, elle vient
dire ce qui, dans l’effectivité, a déjà eu lieu. La chouette de Minerve ne
s’envole qu’à la tombée de la nuit. Vous connaissez la formule, qui induit ce
qu’on au fond on pourrait appeler une mélancolie (non que Hegel s’y soit
attardé, il avait suffisamment conscience de porter le savoir absolu). Mais
dans l’énoncé, c’est la mélancolie de qui n’est pas absolument au présent.
C’est la question de savoir s’il n’y a pas toujours, dans la philosophie, un
élément rétrospectif, ou un élément d’après-coup. Non pas que ce ne soit rien,
l’après coup est une force à sa manière, mais cet élément qui ferait que, loin
d’être à la hauteur de la vie du présent, la philosophie par une sorte de tour
sur elle-même, serait toujours décalée par rapport à son propre temps, et
parlerait toujours de son temps, bien sûr, mais en parlerait dans un décalage.
Elle parlerait de son temps du point d’un certain retard du temps. C’est cette
question qui est pour moi très importante. C’est la question de savoir ce
qu’est la contemporanéité. De quoi la philosophie est-elle contemporaine.
Est-elle réellement contemporaine de son propre temps ? ou est-elle
finalement toujours très légèrement nostalgique ? Je voudrais m’attarder
deux min sur ce point.
C’est quand même une pente de la philosophie
contemporaine que d’énoncer que quelque chose est oublié, perdu, raturé,
absent. C’est un propos extraordinairement courant que d’indiquer la nostalgie
sous la modalité de l’éclairage du présent à partir de ce qui est absent de ce
présent. C’est typique de la pensée contemporaine Examiner le présent non à
partir des seules traces du présent mais à partir de ce qui lui fait défaut.
Voir même de la thèse selon laquelle un présent fait défaut. C’est la thèse de
Mallarmé, mais modulée maintes fois par de nombreux philosophes. C’est aussi le
nous ne sommes pas au monde de Rimbaud. Ça veut dire que la contemporanéité elle-même est perdue.
Est-ce que la philosophie est condamnée ? Est-ce que la philosophie,
aujourd’hui, est, si je puis dire, nostalgique par essence, ie toujours dans la déclaration de la dimension d’une perte ?
Autrement dit, la philosophie est-elle destinalement endeuillée ? Est-elle
dans la modalité du deuil ? Du deuil : du deuil de l’être, du deuil
du vrai, du deuil de la métaphysique, du deuil du présent, du deuil du sens, du deuil de la pensée. Après
tout, est-ce que ce n’est pas, soyons nietzschéen dans la brutalité, est-ce que
dimension nostalgique, endeuillée, cette interrogation qui pose que le présent
a oublié quelque chose d’essentiel qui est toujours passé, est-ce que ce n’est
pas un trait névrotique de la philosophie ? Est-ce que ce n’est pas comme
si la philosophie est trop vieille ? La philosophie est vieille, très
vieille. Est-ce qu’elle n’est pas réellement sclérosée ? est-ce qu’elle
n’est pas affectée d’un durcissement irrémédiable des artères ? est-ce que
quelque chose en elle n’a pas ralenti la circulation du sang ? C’est une
question : comme elle est vieille, la question de savoir jusqu’à que point
elle est vieille est réelle : après tout il y a tellement d’énoncés
concernant sa fin (la métaphysique c’est fini, il faut se dévouer à la modestie
de la finitude, c’est comme s’il elle ne pouvait plus marcher très vite, comme
s’il lui fallait une canne !).. Je dis ça car c’est une question intime
pour moi, une question essentielle. Quand j’en suis venu au 20ème
siècle, à ce que la philosophie pouvait en dire ou en penser, c’était tout de
même d’une mesure du présent. Un présent déjà passé, ou en train de passer,
mais c’était quand même constituer au moins ce présent là du 20ème
siècle comme catégorie de la philosophie. Mon propos était de savoir dans
quelle mesure la philosophie peut faire du 20ème siècle une
catégorie vivante. Ie penser son présent comme présent. J’ai dit un certain
nombre de choses là-dessus. Mais on peut dire : ça ne prouve rien, je
parle du siècle, mais du moment de sa fin. Je suis encore à la tombée de la
nuit. La chouette ne s’est pas levée plus tôt que d’habitude. Il faut attendre que
le siècle soit chevé pour parler du siècle. Voilà une preuve supplémentaire que
la philosophie n’est apte à prendre mesure du présent qu’au passé. Elle
interroge toujours le présent dans la figure de son passage, dans la figure de
son passé. Je me suis dit : il faut aller plus loin, il faut parler du
présent vraiment. D’où le cycle que je vous propos, et qui s’appelle images
du temps présent. Là, on est au pied du mur
d’avoir à parler du temps présent. Et j’ai déjà annoncé que ça durerait trois
ans ! Je suis déjà dans le calcul de l’avenir de ce présent. C’est trois
ans au présent.
Je voudrais dire aujourd’hui quelques mots de
la stratégie de cette affaire, et de comment nous allons nous installer ou
tenter de nous installer dans ce que j’ai appelé les images du temps présent.
Il s’agit de faire des hypothèses sur le présent, de prendre le risque du
présent, qui risquent d’être démenti par la circonstance, par l’événement, par
l’occurrence. Mais la question est : quel est notre présent ? Quel
est le présent dont la philosophie témoigne ? On va essayer de changer
d’oiseau : un oiseau diurne, qui s’envole avec le jour. L’enjeu,
peut-être, finalement, c’est tout simplement d’élucider la notion de présent.
C’est une méditation sur le temps, mais abordée à travers la question quel est
notre présent ? De quel présent sommes nous les contemporains vivants en
philosophie. Je voudrais aujourd’hui poser deux questions, qui sont
immédiatement présentes dans le titre :
- pourquoi ai-je donnée le titre de images du temps présent ? et pas le temps présent
- quelle va être la stratégie, quelle va être
la figure de pensée mise en œuvre pour s’introduire dans cette question du
présent ?
Je commence par image du temps présent :
comment faut-il entendre ce titre ? Titre qui chapeaute les trois années
(le titre spécifique de l’année est le nihilisme).
Je prends un détour. Parce que cette question,
comment j’entends images du temps présent, est assez complexe. Le détour que je
vais adopter va être de passer par un passage très singulier de Lacan, que vous
trouverez dans la leçon du 5 mars 1958. La leçon du 5 mars 58, qui est reprise
dans le Séminaire tome 5, dont l’intitulé
général est : « les formations de l’inconscient ». Le Séminaire est édité dans la
version canonique de 1998. Donc le Séminaire
tome 5. Dans la leçon du 5 mars 1958, on trouve une analyse par Lacan de la
pièce de Jean Genet le Balcon. Vous me
direz : qu’est-ce que ça vient faire là ? ça vient faire ceci qu’il
faut voir quel est le sujet réel de la pièce le Balcon. Je vous invite à en entreprendre la lecture immédiate et complète, au
cas où vous ne l’auriez pas déjà lue (c’est une insinuation
calomnieuse !). Quel est le sujet de cette pièce ? elle est très
compliquée. Mais une chose sûre, c’est que c’est une pièce qui se demande
explicitement ce que deviennent les images quand le présent est celui de
l’émeute ou de la révolution. On peut résumer la pièce ainsi. Qu’est-ce qui
arrive aux images, à l’épreuve d’un présent qui est celui d’une émeute ou d’une
révolution ? C’est bien une pièce sur le rapport entre image et présent.
Petite parenthèse historique : le 13 mai 58 se produit à Alger un coup d’Etat militaire qui va
amener après diverses péripéties le retour au pouvoir du général de Gaulle. La
pièce de Genet est de 56, elle est donc déjà dans le contexte de la guerre
d’Algérie. Elle est commentée par Lacan, en mars 58, juste avant le coup d’Etat
et le retour de de Gaulle au pouvoir. On est en historicité qu’il faut garder
en un coin de la tête quand on examine tout ça. Ce n’est pas qu’il ne se passe
rien. La guerre d’Algérie, elle revient en ce moment. Les derniers vieillards
de la chose commencent à en causer. C’est une thèse sur l’histoire.
Il y a eu une controverse entre Merleau-Ponty
et Sartre à peu près dans ces années là sur le point suivante, qui portait sur
le point suivant. Merleau-Ponty avait dit : l’histoire n’avoue jamais.
Sartre avait répondu ce n’est pas vrai. L’aveu de l’historicité de la
guerre d’Algérie se pose à peu près maintenant, ce qui veut dire grosso modo 40 ou 50 grosses années après. Il y aurait peut-être une loi, tout
simplement : c’est que l’histoire avoue, quand les acteurs de cette
histoire sont en train de mourir. Les deux ont raison d’une certaine manière.
Merleau-Ponty a raison de dire qu’il n’y a pas
d’aveu spontané de l’histoire. L’histoire n’est pas dans la modalité de l’aveu
spontané. Elle est dissimulatrice de son propre présent (nous ne nous écartons
pas de notre sujet). La guerre en cours par exemple, quand est-ce qu’elle avouera ?
Nous n’en savons rien. Peut-être qu’on en saura un peu plus dans 50 ans.
Quelques uns d’entre nous en sauront un peu plus. C’est un point que nous
aurons à rediscuter : une question du présent, c’est que le présent ne se
présente pas comme présent. Le présent n’est pas la présentation du présent. Le
présent est dans l’obscur de la présence, en tout cas quand il est un présent
vif, énigmatique, un présent de la question. En 56, en 58, si le présent c’est
la guerre d’Algérie, nous sommes bien loin, en dépit des efforts énormes d’un
certain nombre de gens, d’être dans l’aveu. De ce point de vue là,
Merleau-Ponty a raison.
Mais Sartre a aussi raison, car finalement,
quelque chose comme un aveu finit toujours par être extorqué à l’histoire. Mais
pas dans la modalité de la présence du présence. Dans la modalité par laquelle
le présent reconstruit le passer, le refait passer, le passé, dans une nouvelle
passe du passé. Il y a aujourd’hui une nouvelle passe de la guerre d’Algérie.
Timide, limitée. A l’époque, c’est le présent. Quand Lacan parle de Genet,
quand Genet écrit le Balcon, c’est dans la
figure du présent largement imprésentée qu’est la guerre militaire.
Le 13 mai, il y a le coup d’Etat militaire, il
y a une séance du séminaire le 14 mai. La séance, le lendemain du coup d’Etat
militaire à Alger, a pour titre : le désir de l’autre. On peut dire qu’il s’était manifesté, le désir de l’autre !
Mais le 13 mars, il parle du Balcon, consacré finalement à la question du destin des images, dans l’épreuve
révolutionnaire du présent. Que dit Lacan ? Lacan commence à dire que
c’est une comédie, et il va rapprocher le Balcon d’Aristophane. Il donne une définition de la comédie. C’est elle qui
va aussi nous intéresser. Il définit la comédie ainsi : « la
comédie assume, recueille, jouit de la relation à un effet […] à savoir
l’apparition de ce signifié qui s’appelle le phallus ».
C’est une définition de la comédie. Je dirais que le mot le plus important
c’est peut-être apparition, c’est celui qui va nous retenir. La comédie est toujours
comédie du présent. C’est une chose remarquée depuis longtemps : la
tragédie est toujours rétroactive, et la comédie est au présent. La comédie est
comédie du présent, au sens où elle fait apparaître, si j’ose dire, le phallus
de ce présent. Disons le comme ça. Ie qu’elle
pointe l’apparition comique, de quoi ? de ce qui, du pouvoir, est au
présent. De ce qui, du pouvoir, est au présent. Telle est la fonction subversive,
reconnue de longue date, de la comédie. La comédie est au présent, c’est une
pensée du présent, ce n’est pas n’importe quelle pensée du présent, c’est la
pensée qui fait apparaître le phallus. Le phallus n’est pas un élément
indifférencié, mais ce qui du pouvoir va apparaître au présent. C’en est aussi
la dérision, c’est pour ça que c’est comique. On peut dire que chaque comédie
particulière, les comédies ont comme singularité d’identifier ce pouvoir au
présent, dans la modalité dérisoire de son apparition phallique. Ça veut dire
le cortège avec ses facéties, son carnaval, mais au sens profond ça veut dire
le fondement signifiant du pouvoir lui-même. Le fondement au présent, mais au
présent, dans la dérision de sa monstration.
Notre but, de ce point de vue là, un des
premiers sens que je donnerai à image (du temps présent), sera bien de trouver
le registre de la comédie philosophique du présent. C’est ça que j’aimerais
trouver. Trouver le registre de la comédie philosophique du présent, au sens
que je viens de dire : au sens de l’apparition véritable du présent, ou de
ce qui du pouvoir est au présent [chgt K7]. Ce qui
va se montrer, là, c’est l’absolue vacuité de ce pouvoir. Dès que ce pouvoir
est pointé, ou montré, comme phallus, ie dans sa
signifiance, la comédie va montrer qu’en réalité, il est un impouvoir, qu’il
n’est rien comme pouvoir. C’est le registre de la monstration. L’enjeu de la
comédie c’est à la fois de pointer ce qui, au présent, est le pouvoir et de
montrer que à peine montré, à peine apparu, à peine montré, il se dissout, il
fait spectacle de son néant, il fait spectacle de sa vacuité. Evidemment, ceci
est aussi le procès de vacuité d’un certain nombre de noms : les noms sous
lesquels le pouvoir se montre.
A titre d’exemple élémentaire, d’innombrables
comédies sont destinées à montrer la vacuité du nom du père, la vacuité de la
paternité, de l’autorité paternelle. C’est un sujet de comédie inépuisable. On exhibe, on pointe, on
montre, dans le signifié phallique de la dérision phallique, que ce qui se
présente comme instance du pouvoir paternel est en réalité d’une totale
vacuité. Ce qui est heureux, dit la comédie, pour le bonheur des jeunes gens,
qui vont se marier là où le père ne le voulait pas. C’est le canevas le plus
simple. Il illustre déjà le mécanisme par lequel la comédie, exhibant le
signifiant phallique du pouvoir au présent, en opère aussitôt la destitution.
C’est une destitution nominale. Là, c’est la destitution de la figure paternelle.
Ça peut être la figure de l’église, la figure du pouvoir, ça peut être la
figure du grand seigneur, ça peut être toutes sortes de figure. De ce point de
vue là, il est vrai que la comédie est l’inverse de la tragédie : la
tragédie est l’assomption mélancolique des signifiants du pouvoir, alors que la
comédie en est la destitution joyeuse. Tout ceci est somme toute assez simple.
Répondons à notre 2ème
question : quels sont les noms ? quels sont au présent les noms qui
seront mis en jeu dans la comédie philosophique du présent ? quels sont
les noms qui comme nom du père, église, commandement militaire etc… qui seront
convoqués à leur exhibition phallique et à leur destitution par la comédie
phallique du présent ?
Je veux tout de suite vous dire quel sera à
mes yeux le nom principal. Le nom principal, j’ai un peu le regret de le dire,
sera le nom démocratie. En ce sens, je peux dire que le propos est d’écrire la
comédie de la démocratie. Ie de faire fonctionner
le mot démocratie comme nom clé de la contemporanéité, au sens où il est le nom
phallique du présent. Ceci parce que je voudrais annoncer les hypothèses.
A partir de quoi pouvons-nous nous servir plus
avant du Balcon ? Oui. Le Balcon va être un opérateur préliminaire dans ce montage de la comédie
philosophique du présent, comme comédie du signifiant démocratie.
Je rappelle la structure du Balcon :
- nous partons d’une figure de l’ordre comme
ordre des images : là, image et ordre sont profondément liées. Cette
figure de l’ordre, comme ordre des images, est un bordel. Le bordel est
évidemment une figure exemplaire de quelque chose qui, à la fois, est
rigidement ordonné, sous d’ailleurs l’autorité de Irma qui commande l’espace.
Absolument clos sous sa loi et absolument régi par l’imaginaire : on vient
là jouir d’une image.
Parenthèse : y a-t-il une convenance au
monde présent de cette figure du bordel ? je pense qu’à bcp d’égards oui.
Soutenir que notre monde est un bordel, au sens que je viens de dire, ne serait
pas une thèse absolument aberrante. Ceci d’un double point de vue, par rapport
au Balcon, qui est une métaphysique, le
bordel le plus sublimé de l’histoire de la littérature. D’un double point de
vue :
1° à cause de la clause de fermeture : le
bordel est un lieu clos, mais clos sur l’infini des images. Ce qu’il clôt, la
clôture qu’il agence est une clôture sur l’infini des images. Fondamentalement,
un bordel c’est un miroir fermé. C’est la clôture d’un miroir. Un miroir dans
lequel on vient regarder le simulacre qu’on propose. En ce sens, je pense que
cette combinaison d’illimitation des images d’un côté, et le fait qu’elle soit
complète de l’autre, est une allégorie possible de certains aspects, en tout
cas, de notre monde. Il y a donc une convenance sur un problème sur lequel nous
reviendrons, qui est capital : comment notre monde combine l’infinité et
la clôture ? quel est le mode particulier d’articulation de l’infinité et
de la clôture dans ce qui nous tient lieu de monde ? c’est quelque chose
comme ça, le bordel du Balcon.
Les gens viennent là jouir, sous la figure de
la duplicité de la figure pouvoir. Les gens viennent jouir, déguisés en juges,
en général ou en évêque. Les gens viennent, s’habillent en juges général ou en
évêque et la scène sexuelle a lieu imaginairement dans ces défroques. C’est un
lieu d’ordre, et c’est un lieu où on jouit, on jouit des images de l’ordre. Si
on regarde de près, c’est des images d’images d’images. Pourquoi ?
Premièrement, c’est une image car celui qui se
déguise en juge en général ou évêque n’est pas juge général ou évêque, il se
montre de façon purement apparente comme cela.
Deuxièmement, il se fait renvoyer cette image
par l’autre, la femme, la prostituée en tant qu’elle va le traiter comme si
cette image était réelle. On a l’image dans le vêtement, et puis l’image dans
le regard de la prostituée.
Et puis troisièmement ces emblèmes de
l’autorité sont eux-mêmes des images historiques, en 56, date de l’écriture de
la pièce, ce n’est pas le sabre et le goupillon qui constituent l’emblème du
pouvoir. Ça remonte à plus loin.
Donc : image historique, reflet de
l’image historique dans le miroir de la jouissance, et déguisement. Il y a une
figure enfantine du déguisement, il y a une figure historique (le fait que
c’est des emblèmes anciens, répertoriés) et figure du jouissance. Enfance,
histoire jouissance, en ce sens il y a un triple niveau.
Aujourd’hui, c’est peut-être une des
difficultés de la représentation de la pièce, l’élément historique est un
élément peut-être un peu inerte. Au fond, il n’y a plus assez de gens qui
viennent dans les bordels déguisés en évêque. C’est quelque chose qui est un
tout petit peu ésotérique. On pourrait prendre, peut-être (on revient à la
démocratie), par exemple, une figure du show business, un apparatchik de la finance et une vedette des droits de l’homme. Ça
parlerait plus vite. Mais là, la question, c’est que on ne sait pas comment se
déguiser ! Vous voulez vous déguiser en vedette des droits de l’homme,
comment faire ? c’est pas facile ! Vous pouvez mettre une chemise
blanche. C’est une question à laquelle je donne sa forme joyeuse, mais c’est
une vraie question car elle en induit une autre, qui est de savoir dans quelle
mesure il s’agit là d’images ? peut-on jouir de tels emblèmes ?
s’agit-il d’emblèmes tels qu’un propos de jouissance puisse se loger en
eux ? je dis que c’est une question démocratique car je soutiens que le
démocratique présent dans la strate que je viens de dire, c’est précisément que
il n’y a pas de costume. Ie que l’inégalité n’est plus costumée. C’est un point
qui n’a l’air de rien mais qui est très important : parce que le costume
indique un régime d’acceptation collective de la différence inégalitaire. Elle
est costumée, représentée, emblématisée,
et elle fait partie du jeu social admis. Ce n’est pas la même chose
d’avoir des inégalités costumées et d’avoir des inégalités sans costumes, des
inégalités, si je puis dire, laïcisées. Mais dans le cas de la figure d’ordre
que représente le Bordel de Genet, c’est une
vraie question. Et c’est sans doute pour cela que lui-même est resté dans le
registre de l’image d’image d’image, des emblèmes connotés mais anciens, en un
sens antérieurs au présent démocratique. Voilà pour la 1ère figure
de la pièce de Genet : le bordel comme figure de l’ordre des images.
- extérieurement à cela, vous avez une 2ème
figure qui est appelée la figure du réel, ou quelquefois encore qui est appelée
la figure de la vie. C’est quoi ? C’est le présent pur, le présent pur
comme évanouissement ou comme accès de fureur. Ie c’est il y a dehors une
émeute, une émeute révolutionnaire. Et il y a dehors les militants de cette
émeute révolutionnaire. Et il y a parmi eux un personnage fondamental, qui
s’appelle Roger, que Genet décrit au 6ème tableau comme « le
type même du chef prolo ». La situation est donc
vous le voyez intéressante comme construction de scène : un lieu de
clôture légale des images, et à l’extérieur, un lieu insurrectionnel classique,
si je puis dire, dont tout le pb est de savoir quel rapport il a avec le 1er.
Quel rapport (ou non rapport) va s’établir entre cette figure événementielle
pure et le champ des images, ie en un certain sens
le champ du désir ? Toute la question de la pièce est de savoir ce que
peut bien être le désir de révolution, s’il n’est pas projetable ou enclos dans
les images. La question profonde est la suivante : peut-il exister
un désir vital non fantasmatique ? ça va se
donner dans la pièce par la théâtralisation des rapports entre le camp des
insurgés d’une part, et l’intériorité du bordel d’autre part. Toute la question
est : peut-on se soustraire aux images ? C’est une question sur le
présent, c’est à ce titre qu’elle nous intéressera. Un présent réel, un présent
vital peut-il éviter de mourir dans la forme de l’image ? C’est ce que dit
Genet dans ce qui est l’Avertissement de la
pièce, avertissement qui d’ailleurs est repris quasiment dans le texte même de
la pièce. Je vous lis ça :
Quelques poètes de nos jours se livrent à
une très curieuse opération : ils chantent le peuple, la liberté, la révolution etc…qui, d’être
chantés sont précipités, puis cloués sur un ciel abstrait, où ils figurent, déconfits
et dégonflés, en de difformes constellations. Désincarnés, ils deviennent…
comment les approcher, les aimer, les vivre, s’ils sont expédiés si
magnifiquement loin ? Ecrits, parfois somptueusement, ils deviennent les
signes constitutifs d’un poème, la
poésie étant nostalgique et le chant qui épuisa son prétexte, le poète tue ce
qu’il voudrait être.
Vous voyez : le pb est le pb du rapport
du présent et du poème. Peut-on faire poème de ce qui est la vie même du
présent ? dans la pièce, c’est le rapport de l’insurrection et du bordel.
C’est la question de savoir comment le présent peut se garder de l’image. La
thèse de Genet est violente : elle soutient que dès qu’il est capturé par
la page, et surtout la plus belle page, celle du poème, celle de l’œuvre d’art,
alors le réel est tu. Pour reprendre une expression qui est une expression de
Lacan détournée, la thèse de Genet, c’est que l’image est le meurtre de la
chose. Aucun réel ne peut survivre à son exposition dans l’image.
Ça aussi ça doit être une règle pour nous.
Finalement, s’avancer dans les images du temps présent (puisque c’est le titre
général que nous commentons) va être en grande partie tenter de saisir ce qui
n’a pas d’image. Car le présent du présent est ce qui n’a pas d’image, c’est
qui est soustrait à l’image du
temps présent. Ce qui est désimagé : tenter de désimager le présent. Et
même encore plus, le désimageant, ce qui a puissance désimageante. Là aussi je
reprends ce que je disais tout à l’heure.
Il faut sur ce point être à l’école de l’adversaire,
si je puis dire. Je suis personnellement frappé de la capacité en temps de
guerre à faire disparaître les images. C’est la capacité des responsables des
guerres de faire disparaître les images. Capacité extraordinaire si on y
réfléchit puisqu’on nous explique comme une loi que l’image de toute chose est
démultipliée à l’infini et que nous sommes dans la circulation des images. En
temps de guerre, il n’y en a plus. Tout d’un coup c’est le noir. Il faut
s’intéresser à cette capacité. On peut dire que pendant la guerre il y a
toujours eu la censure, mais on n’était pas dans un monde qui prétendait avoir
comme réalité les images. La capacité de suppression subite et absolue de la
suppression de toute image est une capacité à laquelle il faut s’intéresser. Ce
n’est pas une capacité de censure, simplement. L’image reste censurable. Ce que
nous cherchons n’est pas du même ordre. Nous ne cherchons pas à raturer
l’image, à censurer l’image, comme il est intéressant de voir que c’est
possible, qu’on peut le faire. Notre temps a autant la capacité de suspendre
les images que de les diffuser. Le pouvoir est le maître de l’image, mais pas
son esclave (il peut les suspendre). Nous sommes à la recherche de ce qui n’a
pas par soi-même d’image. Non pas ce dont on supprimerait l’image, mais ce qui
est d’une nature telle qu’il est désimageant par lui-même. Finalement, un pb de
l’investigation du temps présent, on pourra le formuler comme ça : quel
est le rapport entre la souveraineté des images, alléguées du pouvoir, d’un côté,
et d’un autre le vouloir désimageant ? Je pense que c’est un point
essentiel de l’investigation spéculative ou philosophique du temps présent.
Confronter les règles de souveraineté de l’image et qu’est-ce qu’est la
recherche du désimageant.
Dans le Balcon c’est le pb central qui divise les révolutionnaire. C’est une question
contemporaine, une question d’aujourd’hui. Les révolutionnaires, à l’extérieur
du bordel, sont divisés sur la question de savoir s’ils doivent utiliser pour
eux-mêmes les images, ie faire leurs propres images, ou s’ils doivent être dans le désimageant,
dans la volonté désimageante. C’est ça qui va être la dramaturgie de
l’extérieur. Il va y avoir ceux qui disent : nous devons produire nos
propres emblèmes (non pas le juge le général ou l’évêque, mais qui seront comme
la république sur le tableau de Delacroix, ou le héros prolétaire au drapeau
rouge). Nous serons vaincus si nous ne proposons pas nous-mêmes des images
d’amplitude et de puissance comparable à celles qui sont cuisinées dans l’enfer
du bordel. Et il y a ceux qui disent : non, notre différence, notre
vérité, c’est d’être désimagant, c’est de ne faire jamais confiance à l’image.
Je vous lis un bref passage. C’est la
discussion entre Roger et Louis. A un moment donné, Louis dit à Roger :
« est-ce que tu as réclamé les bazooka ? ».
- Roger : encore, bazooka, bazooka,
c’est un mot fétiche, le mot
magique qui n’a pas son bazooka ?
- Louis : il faut qu’on profite de
l’enthousiasme de la jeunesse, et la jeunesse ne sait pas se battre sans
s’orner de cris de guerre, elle cherche les blessés pour en montrer les
cicatrices. Elle veut des bazooka.
- Roger : pas de bazooka
- Louis, irrité : alors, si on
t’écoutait, c’est au corps à corps qu’il faudrait attaquer ?
- Roger : comme le mot le dit, le corps à
corps supprime les distances
- Louis : tu te méfies de l’enthousiasme
- Roger : je me méfie de l’énervement,
c’est le plein de la révolte et le peuple est en pleine fête, il tire pour
tirer.
-
Luc : il a raison, qu’il jouisse un peu, nom de Dieu, jamais je ne lui ai
connu une pareille joie une main à la gâchette, l’autre à la braguette. On tire
et on baise.
- Roger : tu peux pas employer d’autres
mots ? Mais qu’est-ce que vous espérez donc ? si j’ai arraché Chantal
du bordel, …
[Chantal, en effet, vient du bordel, c’est la
femme à propos de laquelle les révolutionnaires se proposent de la transformer
en image générique de la révolution. L’emblème féminin de l’insurrection]
…ce n’est pas pour qu’elle se retrouve dans un
autre ou dans le même, mais entre eux. La guerre, la guerre, mais vous savez
bien qu’on doit s’en garder comme de la peste. Puisque elle conduit … jusqu’à
la mort, vous le savez qu’une guerre qui va jusqu’au bout d’elle-même est un
suicide.
- Louis : sans la colère du peuple, pas
de révolte. Et la colère est révolte.
- Georgette : il faut donc lutter sans
colère. La raison doit suffire.
- Roger : les fêtes d’en face sont
nombreuses, les nôtres sont incalculables. Il faut vaincre à tout prix. Ces
monsieur d’en face sont heureux de notre guerre, grâce à elle ils vont pouvoir
s’illustrer un peu plus. Il ne faut pas que le peuple s’amuse ni qu’il joue.
Dès maintenant il doit se conduire avec sérieux.
Voyez comment dans cet extérieur [chgt K7] représentative ou si elle doit au contraire être dans la volonté
désimageante qui peut être appelé sérieux, raison, recevoir une série de noms.
Nous avons là les deux plateaux d’une balance
théâtrale. Dont vous voyez que la question va être la nôtre, aussi :
qu’est-ce que c’est que l’extérieur du bordel. Dans les images du temps
présent, qu’est-ce qui est tel que ça dispose la non image. C’est ça qui va
nous interroger, avec la matrice que dans le Balcon de Genet que la question
est très complexe. La question de l’image divise le vouloir extérieur. Car elle
fait retour, elle fait toujours retour, car on peut soupçonner qu’il n’y a pas
de désir sans image, c’est exactement ce que ici soutiennent les adversaires de
Roger dans le camp populaire, dans le camp de l’émeute.
Donc : le bordel, les insurgés divisés
- 3ème figure : qu’est-ce qui
circule dans cette balance ? Qu’est-ce qui est à la fois dans le maintien
de l’ordre imaginaire et n’a pas soi-même d’image ? C’est le 3ème
terme, un terme toujours présent d’après Genet, qui d’un côté circule librement
dans l’univers imagé, l’univers fantasmatique, l’univers du désir piégé,
l’univers des emblèmes du pouvoir, mais qui d’un autre côté n’a pas d’image
(comme en ont le juge le général l’évêque). La réponse de Genet, réponse métaphorique,
c’est qu’il y a une chose qui répond à cela. Il y a une chose qui est en
connivence entière avec en pouvoir légal des images mais qui n’a pas à
proprement parler d’image au sens d’emblème, et cette chose c’est la police.
C’est le chef de la police. Il est l’homme clé du pouvoir, mais sur un mode qui
n’est pas celui de l’image. Et finalement, le chef de la police va être le
phallus. Ce que Lacan va désigner comme phallus, à savoir le chef de la police,
va être la clé réelle du pouvoir des images, en tant que justement ce pouvoir
des images n’a pas d’image. Autrement dit, au cœur de l’investigation du
présent (la question de Genet, c’est que devient le présent lorsqu’il est à
l’épreuve des images ?) on doit trouver ce qui, rendant compte de la puissance
des images, n’a cependant pas d’image. Et n’est pas non plus l’extérieur
désimageant, comme le sont Roger, les insurgés etc... quelque chose qui n’est
pas l’autre du pouvoir, mais qui n’est pas non plus dans la loi du pouvoir, en
tant que loi de l’identification imaginaire. Autrement dit, il y a un moment où
on tombe sur le réel du pouvoir comme réel irreprésenté. C’est ça que Genet
appelle le préfet de police. C’est au théâtre, il faut que ce soit un
personnage. Préfet de police veut dire ce qui est complice absolu du pouvoir
des images mais qui est soustrait
à l’image. Ça se donne de façon très drôle : comme il est complice
des qui ont une image, il voudrait bien être comme eux. Dans la pièce, il vient
constamment demander à la patronne du patronne : est-ce que un client est
venu déguisé en préfet de police ? non, personne. Et il repart déçu. Il
aimerait bien être dans les images. Ce qui prouve qu’il n’est pas le
désimageant authentique. Il n’est pas comme l’insurgé. L’insurgé cherche la non
image, le préfet cherche l’image. Mais il ne peut pas en avoir La preuve
artistique et intuitive de ça c’est le phallus, la clé de la signifiance en
général. La clé du pouvoir possible des images n’est pas soi-même représentable
ou symbolisable. La voie artistique que Genet va donner à tout ça, c’est que à
la fin de la pièce, quand les événements ont pris un tour favorable pour le
pouvoir, au termes de péripéties compliquées, le préfet de police, qui cherche
un habit de gala, eh bien il annonce que son costume de gala va être un costume
de phallus. Voilà ce qu’il va porter, le préfet de police, il va s’habiller en
phallus.
Je fais quelques remarques préliminaires avant
la lecture. On est au terme des événements. C’est quoi le terme des
événements ? c’est là que la pièce est à sa manière mélancolique. C’est
quand Roger dit : « dehors, dans ce que tu nommes la vie, tout a
flanché, aucune vérité n’était possible ». ça,
c’est une question que nous poserons aussi : est-ce que dehors tout a
flanché ? Est-ce que aucune vérité n’était possible ? est-ce c’est ça
qu’il faut dire du présent ? est-ce que le présent c’est l’incapacité au
vrai ? est-ce que le présent comme législation sans image des images,
c’est l’impossibilité de toute vérité ? c’est au moment où cela est
prononcé que le préfet de police arrive et dit : « j’ai trouvé mon
costume ». j’ai trouvé mon costume, et le costume, c’est le phallus.
Je vous lis cette scène essentielle, je vous
lis un morceau.
Le chef de la police arrive :
- je crois que nous tenons la victoire. Est-ce
que un client est venu déguisé ?
- non, non, personne n’est encore venu,
personne n’a encore éprouvé le besoin de s’abolir dans votre fascinante image.
- les projets que vous m’avez soumis ont donc
aucune efficacité ? rien ? personne ?
-
la reine [patronne du bordel, devenue
reine pour être fournie comme emblème à la foule] :
personne, pourtant on a refermé les persiennes, les hommes devraient venir, le
dispositif est en place, ils sont prévenus par un carillon
- mon projet de ce matin vous a déplu. Or
c’est cette image de vous-même qui vous hante et doit hanter les hommes
- le chef :
inefficace
- l’envoyé du chef de la police : le manteau rouge du bourreau et sa hache ! je proposerais
le rouge amarante et la hache d’acier
- la reine : salon
14, dit salon des exécutions capitales
- vous voyez ! ces mascarades prouvent
votre peu d’imagination. Je veux que mon image soit à la fois légendaire et
humaine, qu’elle participe sans doute des principes éternels mais qu’on
reconnaisse ma gueule
- le juge,
aimable : on vois craint cependant, on vous
redoute, on vous jalouse
- le chef : ….ou une boucle de cheveu ou
un cigare ou une cravache. Le projet qu’on m’a soumis, j’ose à peine vous en
parler
- le juge : c’était très audacieux ?
- le chef : très ! jamais je
n’oserai vous le dire. messieurs j’ai assez de confiance en votre
jugement :… on m’a conseillé d’apparaître sous la forme d’un phallus géant
- un chibre !
- toi !
- que veux-tu, si je dois symboliser la
nation !
- laissez madame, c’est le ton de l’époque
- un phallus ? et de taille ? vous
voulez dire énorme ?
- de ma taille
- le juge : mais c’est très difficile à
réaliser !
- pas tellement : des techniques
nouvelles, notre industrie du caoutchouc, permettent de très belles mises au
point. ce n’est pas ça qui m’inquiète mais plutôt ce qu’en pense l’Eglise
- l’évêque : rien de définitif ne peut
être prononcé ce soir. Certes, l’idée est audacieuse, mais si votre cas est
désespéré, nous devons examiner la question. Car ce serait une redoutable figuration,
et si vous deviez vous transmettre sous cette forme à la postérité
- la reine : aucune chambre n’est prévue,
aucun salon ?
- le chef : vous voulez voir la
maquette ?
Une fois parvenu à ce point, le but de Lacan,
il va chercher à dire à partir de cette intuition de Genet, ce qu’il en est du
phallus au-delà de son apparition en mascarade. Lacan va interpréter la
comédie. La comédie est la mascarade du phallus, c’est le montrer du phallus.
On est dans la comédie par excellence. Il va montrer que le phallus, c’est,
dans son jargon à lui, le signifiant de la signifiance. Le signifiant de ce qui
circule comme signifiance. L’homme de la circulation, le préfet de police, va
être emblématiquement le phallus. Il va le définir : « ce quelque
chose que peut donner ou retirer, conférer ou ne pas conférer, celui qui se
confond alors, et de la façon la plus explicite avec l’image du créateur du
signifiant, notre père, notre père qui êtes aux cieux ».
on a là ce qui caractérise toute circulation dans la figure de l’autre absolu,
dans la figure du notre père.
Nous notre intention est différente, la
disposition va être celle de la pensée du présent. Et finalement nous allons
utiliser la matrice du Balcon dans le sens
que je vais indiquer.
Souvenez vous bien que nous avons quatre
termes :
- nous avons le bordel, point de législation
des images
- nous avons la révolution, l’extérieur pur
- nous avons le préfet de police
- nous avons l’emblème ultime du préfet de
police, qui est le phallus, déguisement phallique approprié au pouvoir nu, le
pouvoir qui soutient toute représentation alors qu’il n’est pas représenté.
Nous allons interroger quoi, selon ce modèle
là ? nous allons interroger quatre termes, poser quatre questions :
- qu’est-ce que la facticité du présent ?
qu’est-ce que notre bordel ? Il y a son instance commerciale, ou, et / ou
sa pornographie politique. Quel est, aujourd’hui, le type d’agencement de la
clôture et de l’infini ? c’est la 1ère question : comment
s’agencent la clôture et l’infinité dans ce que nous nommons (peut-être à tort)
notre monde ?
- 2ème question, qui équivaut cette
fois au dehors : quels sont les tracés réels de ce qui se soustrait à
l’image, à l’imagerie ? dans l’ordre propre où ces tracés procèdent,
contrairement à ce que dit Roger est-ce que des vérités sont possibles ?
Roger dit : dehors, aucune vérité n’était possible, tout devait rentrer
dans la loi des images. Si des vérités sont désimageantes, est-ce que le
désimageant est possible ? Là nous aurons donc l’équivalent de l’intérieur
et de l’extérieur dans la dramaturgie de Genet
- 3ème question : c’est la
question qui équivaut au préfet de police. Qu’est-ce qui, à l’épreuve des
vérités (que nous supposons possibles et réelles), tient dans sa garde la
facticité du présent ? Le préfet de police, c’est ça. C’est celui qui
finalement fait que le bordel continue à exister en dépit de l’émeute. Il est
cela, c’est pour ça qu’il n’arrive pas à être un personnage du bordel. Parce qu’il
est celui par qui le bordel tient à l’épreuve de l’extérieur, et non pas celui
qui est dans l’intériorité du miroir. Nous devons nous aussi poser cette
question : qu’est-ce qui aujourd’hui à l’épreuve d’une vérité quelle
qu’elle soit, pas simplement dans sa loi propre, mais à l’épreuve d’une vérité,
garde cependant l’essentiel de la facticité du présent ? ie son instance commerciale, sa pornographie politique etc… quel est le
nom anonyme du pouvoir ? quel est le nom du pouvoir nu ? Est-ce que
c’est l’état de la situation, l’Etat tout courts, les Etats ou le transnational
? Est-ce que c’est ce que Negri appelle empire ? est-ce que ce sont encore
des souverainetés locales, comme le préfet de police ? est-ce que c’est
l’axiomatique du capital ? est-ce que c’est l’appareil militaire
américain ? quel est notre préfet de police ? non pas : quelle
est la loi du monde, mais : quel est le garant de cette loi, le garant
obscur et anonyme de cette loi, celui qui n'est pas visible dans la loi de la
visibilité. Celui qui est le garant de la circulation, et qui en ce sens n’est
pas ce qui circule. C’est la 3ème question.
- 4ème question : à supposer
que nous l’ayons identifié, quel est son emblème, qui en désigne la maintenance ?
quelle est son imagerie destinée quoique absente ? C’est comme le préfet
de police qui découvre que, somme toute, un seul déguisement lui convient, le
déguisement phallique. Quel est l’emblème sous lequel le pouvoir nu du temps
présent peut être désigné ou advenir à sa propre représentation ?
Image du temps présent ça va être le montage
de ces quatre points. Ça sera l’écriture de la comédie philosophique du
présent. Ce sera les quatre questions, je les retraverse dans l’autre
sens :
- la question de l’ultime emblème de la
signifiance du présent, ie de ce sous quoi il se
fait reconnaître comme garant de la circulation générale. Je vous l’ai déjà
dit, ma proposition sera de dire que c’est démocratie. En ce sens,
j’entérinerai l’hypothèse courante qui est que nous sommes dans l’âge de la
démocratie, mais exactement au sens où le préfet est dans l’âge phallique. Ie
au sens de telle est la vêture, la seule vêture, sous laquelle le pouvoir
circulant puisse être identifié consensuellement.
- en remontant, nous aurons le terme auquel,
en définitive, ce vêtement est approprié, ie le
pouvoir nu dont démocratie est l’emblème.
- ensuite nous aurons le fait qu’un pouvoir,
ce que j’appelle le pouvoir nu, c’est le pouvoir qui se manifeste à l’épreuve
de l’hétérogène, ce n’est pas la loi de maintenance de ce qu’il y a, c’est la
loi de défense de ce qu’il y a contre l’hétérogène. Le préfet de police
n’existe que car il y a l’émeute. En dehors de l’émeute il ne sert à rien. Le
bordel n’a pas besoin de lui s’il n’y avait pas l’émeute. C’est la question du
terme paradoxal qui est si je puis dire le il y a du monde à l’épreuve de ce
qui n’est pas lui. C’est une question qui est devenue obscure. J’insiste sur ce
point. C’est une question qui est devenue obscure. Parce que la question du
pouvoir nu elle a été désignée de façon claire : c’est l’Etat, c’est
l’appareil d’Etat, la classe dominante, vous aviez des repères. C’est une
question importante concernant l’obscurité de notre temps que ce terme là ne
soit d’aucune évidence, alors que par le plus grand des paradoxes son emblème
en a une : démocratie, c’est consensuel, on est démocrate, comme tout le
monde est sous la loi du phallus, on est démocrate en ce sens là. Ce à quoi
l’emblème est approprié, le pouvoir nu qui agit sous l’emblème, c’est une
question qui est obscure. Puisque ce terme n’existe qu’à l’épreuve de
l’hétérogène, il faudra traiter de : est-ce qu’il y a de
l’hétérogène ? est-ce qu’il y a autre chose que ce qu’il y a ? est-ce
qu’il y a du non commercial, du non pornographique ? est-ce que le bordel
a un extérieur ? c’est une question de tracé réel : est-ce qu’il se
passe quelque chose , est-ce qu’il y a des événement, des sujets ?
- puis finalement : la loi de ce qu’il y
a, en tant que persistance de soi-même
je donne les quatre questions dans un sens et
dans l’autre, pour en donner le mouvement. Nous aurons l’image de notre temps
si nous articulons ces quatre questions de façon lisible. Comment on
entre ? est-ce qu’on entre par le socle, est-ce qu’on entre par l’emblème ?
c’est une dispute. Est-ce qu’on entre par ce qui apparaît ou est-ce qu’on entre
par la loi de structure. Dans la pièce de Genet, l’ordre est assez classique ;
on commence par la loi et son fonctionnement puis on donne le dehors puis on
donne le préfet de police puis on donne le phallus. On est dans un ordre très
classique : on part de la structure, ayant établi la structure, on
interroge l’exception, ayant établi l’exception, on interroge ce qui circule
entre la structure et l’exception, et on cherche le nom ultime de tout cela. La
loi du il y a, il y a une exception ou hétérogénéité, identifier le terme
paradoxal qui est le terme extime (intérieur à la loi et soustrait à son régime
d’apparaître, traite d’extérieur) et comment se terme se présent, a lui-même un
apparaître. Le phallus est le concept suprême ici. Ici démocratie sera en
quelque sorte le concept suprême. Si o procède ainsi on a un plan classique et
très opératoire. C’est le plan de la dramaturgie de Genet, c’est une comédie
classique - c’est la plan des comédies de Molière (notamment Tartuffe).
Moi je n’adopterai pas le plan classique. Je
commencerai par l’emblème. Je poserai la question de savoir : dans le
monde présent, quelle est la signification du caractère consensuel du mot
démocratie ? c’est une question quasiment formelle, une question de
condition : à quelles conditions un présent doit obéir pour que démocratie
soit un mot emblématique ?
Parenthèse : on pourrait demander à Lacan
à quelle conditions le mot phallus peut-il être le signifiant de la
signifiance ?
On va remonter : on va construire l’image
du temps présent à partir de son emblème. Ce qui se dira aussi,
ontologiquement, on va commencer par l’apparaître, dans son apparition. On ne
va pas commencer par la structure. Le présent c’est ce qui est là, ce qui
apparaît. On va prendre le présent tel qu’il est là, dans la subjectivité
contemporaine.
Je terminerai par une référence : je
crois que tout le monde a conscience qu’aujourd’hui est un aujourd’hui
intervallaire. Nous sommes entre deux mondes, mais aucune des bornes n’est
réellement élucidée. Ni ce qui vient, ni ce dont on vient. Je fais l’hypothèse
que démocratie est aussi un signifiant intervallaire. Ça désigne quelque chose
qui ne sait pas d’où ça vient ni où ça va.
Il y a une autre manière de présenter les
choses. Quand il était jeune, Ibsen a écrit une grande pièce de théâtre
gigantesque, Empereur et galiléen. Il a fait
des grands drames sociaux bourgeois, mais jeune il écrivait des pièces
cathédrales. Cette pièce de théâtre raconte l’histoire de l’empereur Julien
l’Apostat, qui après Constantin, alors que l’empire était devenu chrétien,
s’est proposé de rétablir le paganisme. Il voulait restaurer les dieux morts.
Dans la pièce de Ibsen, à un moment donné, il dit ceci. Il dit : « l’ancienne
beauté n’est plus belle, et la nouvelle vérité n’est pas encore vraie ».
l’ancienne beauté n’est plus belle : l’ancienne beauté des dieux grecs, l’imaginaire païen
le temps présent c’est ça : quelque chose n’est plus dans un prédicat prévisible. On peut dire, non pas l’ancienne beauté n’est plus belle, mais des choses comme la révolution n’est plus révolutionnaire. quelque chose de cet ordre. Et puis la nouvelle vérité n’est quand même pas vraie, ce qu’on nous dit être la vérité n’est pas vraie. On est donc entre un prédicat qui ne convient plus et un prédicat qui ne convient pas encore. Nous sommes dans une époque sans prédicats. C pour ça que je prends la méthode des images. Sinon je vous donnerai le concept. Je ne prendrai pas cette méthode tordue des images. Donc nous essaierons d’entrer par l’emblème, par le préfet de police.
J’avais la dernière fois en substance posé
deux questions. Je vous avais dit que j’entreprends un cycle de trois ans
intitulé image du temps présent. Nous
débutons une vaste entreprise.
Ma 1ère question était :
pourquoi ce titre ? et plus particulièrement, que vient faire là le mot
image ?
La 2ème questions était :
quelle va être la stratégie synthétique du séminaire ? quel va être notre
protocole de développement ?
J’ai consacré la 1re séance à la 1ère
question, guidé par la pièce le Balcon de
Jean Genet. On peut faire remarquer que cette pièce sera rejouée au théâtre
Gérard Philippe de St Denis entre le 15 avril et le 12 mai dans une nouvelle
mise en scène. Et auparavant, du quatre au 31 mars sera jouée également au même
théâtre, une des deux autres grandes pièces de Genet, la 3ème étant
les Paravents, qui est les Nègres. Je ne sais pas ce que vont être ces représentations. Mais je suis convaincu
que ces pièces de Genet sont des repères contemporains significatifs, même si
elles sont des années 50.
Donc guidés par l’analyse du Balcon de Jean Genet, ceci nous a permis de fixer une méthode, que je vais
redire, très rapidement. Une méthode sur : qu’est-ce que c’est que penser
l’image d’un moment ? Comment la pensée peut-elle s’orienter vers la
saisie de ce que c’est que l’image d’un moment, au sens du titre images du
temps présent ? Nous avons dit : penser l’image d’un moment c’est au
fond le montage de quatre constructions, de quatre traversées différentes.
Evidemment nous avons généralisé le fil du Balcon de Genet, à propos de ce que
c’est que penser l’image d’un moment. Il y a quatre temps :
1° la pensée de la structure du moment : c’est ce qu’on pourrait appeler le temps systémique.
2° le repérage des tracés réels qui, à la surface de la structure, ie là,
localisés là et pas ailleurs, font cependant exception à cette structure. C’est
le 2ème temps : le repérage des tracés d’exception, qu’on peut
au fond visualiser soit comme des extériorités intérieures (ce qui se passe
dans le Balcon de Genet), des extériorités
locales, soit peut-être comme des griffures superficielles, des griffures sur
la surface, qui traits sur la surface, qui font exception à la loi de cette
surface. Moi j’appelle ça des vérités, mais vous n’êtes pas obligés de
l’appeler comme ça. Après tout, c’est une question de nom. L’important c’est de
savoir que ce dont il s’agit là, ’est le repérage du tracé en réel de ce que la
structure du moment n’autorise pas à penser. Ou si vous voulez, c’est le
repérage d’un inexistant structurel qui cependant existe comme tracé. Vous
savez que je crois, c’est un pont aux ânes, je crois réellement que ces tracés
sont toujours plus ou moins de l’un des quatre types canoniques que sont l’art
la science la politique et l’amour. Je ne suis pas convaincu que la liste est
arbitraire ou incomplète. On a proposé toute sortes de choses : la
religion, le travail… Ces quatre types, je voudrais en rappeler la définition
que j’en donne en tant que tracé d’exception :
- la science est le tracé réel de la lettre et
de l’apparaître (la mathématique est expérience). C’est un tracé en exception,
c’est une nouveauté ou un surgissement qui est de l’ordre de la connexion de
l’apparaître et de la lettre.
- la politique est le tracé du collectif (pas
au sens sociologique), le collectif en tant qu’irruption réelle de ce qui le
compte.
- l’amour comme tracé réel du deux ou de la
différence.
- l’art comme tracé réel est ressource de la
finitude du sensible.
Nous sommes toujours dans ce 2ème
moment, qui est un repérage du tracé réel qui sont susceptibles de l’intérieur
d’un de ces quatre types de convoquer, quoique inexistant quant à la structure,
quelque chose qui y fait exception.
3° ce qui, à l’épreuve des exceptions,
tient en sa garde la structure. 3ème temps de ce nouage. Nous sommes sur le point pivot de
l’investigation. Il y a toujours eu dans une pensée trop unilatéralement structurale,
ou disons trop unilatéralement systémique (analyser le moment consiste à
analyser la structure : c’est une pensée répandue et dominante :
aujourd’hui c’est l’économie de marché, voilà, le reste est csq). Ça c’est le 1er
temps, ce n’est que le 1er temps dans la méthode que je vous
propose. Mais l’inconvénient de s’en tenir à ce 1er temps, c’est
qu’on ne pense au fond la
consistance de la structure que comme persistance. Ce qu’on attribue comme
capacité à la structure, c’est son insistance, sa capacité répétitive ou à
insister à partir d’elle-même. Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’il faut penser ce
qui de l’extérieur d’une structure quelconque la tient en sa garde au regard
des exceptions et pas seulement au regard de la continuité de la maintenance.
Il y a un effet fondamental à penser qui est le contre effet structurel des
exceptions. Ce contre effet est le point réel de la structure et non pas les
mécanismes de sa persistance. Or cela, comment un ordre quelconque se
maintient, non pas seulement en tant qu’ordre, mais dans l’épreuve de ce qui y
fait exception, ça c’est un point que la simple description de la structure
n’enveloppe pas. C’est un point très important à mes yeux : le gardiennage de
la structure est lui-même contemporain, contemporain de quoi ? des
exceptions. Il n’est pas une csq, ou un simple point nodal, ou un centre de la
figure structurale considérée. Autrement dit, tout ordre s’éduque auprès de ses
exceptions, et cette éducation d’un ordre auprès de ses exceptions en constitue
le réel, son historicité, son point de contingence réelle. Si bien que ce qui
est important dans un ordre, c’est le contre effet et non pas l’effet. Le
contre effet est plus important que l’effet, dans la guise stratégiquement
créatrice d’un ordre.
Je pense qu’on peut appeler ça si on veut le
pouvoir nu. J’ai proposé de l’appeler ça : le
pouvoir nu en tant que c’est le pouvoir en tant qu’il est dans la nudité de
l’ordre. Vous ne le déduisez pas de l’ordre seul, mais vous le déduisez
uniquement de l’ordre saisi dans le contre effet de ce qui y fait exception.
C’est toujours un point obscur, un point d’obscurité de l’ordre. Il faut
admettre de ce point de vue là que le réel pouvoir d’un ordre n’est pas
exactement transitif à cet ordre lui-même. La description d’un ordre ne vous
donner pas le secret de son pouvoir. C’est une thèse. En général la pensée
historico-sociologique-politico etc… considère qu’il n’en est pas ainsi, que la
description de l’ordre va donner le secret de son pouvoir. Mais le secret est
dans le contre effet : de quoi est-il capable au regard de ce qui fait
exception ? ce point est toujours à reconquérir car il est lui-même
dépendant des exceptions, il est toujours lui-même en partie dans la
contingence des exceptions. De sorte que vous pouvez appeler ce point là
l’effet du hasard sur l’ordre. Le hasard des exceptions.
Je ne sais pas, je prends un exemple en partie
anecdotique, mais éclairant. Prenons une exception qui serait de l’ordre d’une
invention artistique, une exception dans ce registre là. L’invention de la nouvelle
configuration musicale par Schonberg. Ça se fait toujours dans une
configuration d’ordre. Il y a toujours une figure de l’ordre, figure
structurale à sa manière. mais la vraie nature de cet ordre va se révéler dans
ce qu’elle est capable de faire en contre effet de cette innovation, de cette
création. Appelons l’ordre de l’art académisme. C’est un nom convenable pour la
figure de l’ordre dans l’art, et qu’est-ce que c’est le pouvoir dans
l’art ? est-ce que c’est le pouvoir de répéter ce qu’il y a ? pas
vraiment, ce n’est que le descriptif de l’académisme. Le pouvoir de
l’académisme, vous le mesurez quand vous êtes dans la question : de quoi
est-il capable au regard de ce qui tente d’y faire exception ? L’essence
de l’académisme se donne toujours comme néo-académisme. Parce que évidemment,
le contre effet va toujours s’appeler néo-qch. Quand vous voyez néo-qch, dites
vous que vous êtes sur la piste du vrai pouvoir. Le pouvoir s’annonce comme la
figure néo de l’ordre. Comme dans la pièce de Genet, nous avons un nouveau
préfet de police, c’est le même mais c’est le même en tant que nouveau, c’est
pour ça qu’il est obligé de chercher des emblèmes nouveaux. L’essence de ce 3ème
temps, l’ordre à l’épreuve des exceptions, c’est dans la figure du nouvel
ordre. Un nouvel ordre mondial par exemple. On a vu depuis ce que
c’était : c’est le nom de l’ordre saisi dans le contre effet de ses
exceptions. C’est un point de détermination essentiel de l’ensemble, du nouage.
4° c’est le moment de l’emblème, c’est l’emblème, ie l’emblème qui assure
en réalité la couverture et la maintenance du pouvoir nu. C’est ce qui désigne
l’ordre, éprouvé par ses exceptions, dans une figure qui serait une figure
d’idéal ou de maintenance. C’est une mécanique un peu tordue mais simple, et
d’une gde capacité analytique, descriptive, au regard d’une situation
quelconque. L’emblème est là pour couvrir non pas l’ordre en général mais le
point de l’ordre éduqué par son exception (on l’envisage souvent comme s’il
était au contraire un idéal de maintenance). On est vraiment dans ce qui
gouverne l’image. La loi des images elle est là, elle est dans ce qui légifère
sur les emblèmes chargé de présenter comme idéal et maintenance ce qui en
réalité est le contre effet de l’exception.
Donc finalement le produit de pensée des
images du temps présent sera d’avoir :
- temps systémique
- temps de l’exception
- temps du pouvoir nu
- temps de l’emblème
Si on arrive à nouer les quatre dans une
figure de nouage (c’est toute la question : dans quel ordre ? d’où on
part ? comment on lie ça), alors on a une pensée des image du temps
présent. Dans la pièce de Genet, qui est une pièce de théâtre, une allégorie de
tout cela, une allégorie vivante, on a :
- la figure systémique, c’est le bordel (Mme
Irma)
- la figure du tracé réel, c’est
l’insurrection (Roger et les autres)
- le pouvoir nu, c’est le chef de police
- l’emblème dernier, c’est le phallus
De façon particulièrement lisible ou visible
dans cette pièce, on voit la disposition des 4.
La pièce de Genet, je voudrais y revenir un
tout petit peu une dernière fois, quel nouage elle propose ? Nous avons
repéré la dernière fois les différents ingrédients, mais quel est le nouage
dramatique que propose la pièce ? La pièce de Genet décrit ou organise le
nouage suivante : la manipulation des emblèmes par le pouvoir entraîne la
dissipation de l’exception dans la structure (je reprends les quatre termes). C’est un drame. Même si c’est aussi
une comédie. La formule au sens quasiment algébrique, c’est ça : la manipulation des emblèmes
par le pouvoir entraîne la dissipation de l’exception dans la structure. Finalement,
en manipulant les emblèmes, le préfet de police va aboutir à ceci que l’insurgé
Roger va devenir lui-même une figure du bordel. On a l'idée que la manipulation
des emblèmes par le pouvoir entraîne que l’exception devienne illisible ;
le fait qu’elle s’engloutisse produit son illisibilité. Elle n’est plus déchiffrable
comme exception sur la surface.
Remarque supplémentaire : le trajet
apparent c’est 1, 2, 3, quatre : bordel, exceptions, entrée en scène du préfet,
emblèmes. En réalité, le trajet en pensée est inverse. Le trajet mental est
inverse. Le trajet dramatique véritable. Le trajet 1, 2, 3, quatre est
apparent, l’ordre réel est 4, 3, 2, 1 : on commence par les emblèmes en
réalité (y compris ceux du juge, du général, de l’évêque), ensuite on montre
comment ces emblèmes sont liés au
pouvoir, ensuite on montre l’exception (les insurgés), et ensuite, et à la fin,
on est en état de penser complètement le systémique. Ça marche dans ce sens là.
Je vous avais dit que c’est un peu ici ce que je proposerai de faire. Ce qui
est fidèle à l’idée que ce n’est pas en commençant par le systémique qu’on va
bien loin. Il faut commencer ailleurs. On n’est pas obligé de commencer par les
emblèmes. On peut tenter de commencer par le préfet de police, le pouvoir nu,
qui est l’éducation de l’ordre dans son exception. Mais on est vite pris dans
la question de la manipulation des images. Tout ça indique pourquoi j’ai proposé
comme titre images du temps présent.
Sur cette question de l’ordre, 1, 2, 3, quatre
ou 4, 3, 2, 1, c’est des choses
que vous expérimentez en cherchant à résoudre un pb : on cherche la forme,
on cherche qu’est-ce qui va pas, qu’est-ce qui du fait que ça va pas … et puis
comment ça se cristallise dans un signifiant, une image. Ce sont des cheminements
de pensée ordinaires. L’ordre, 1, 2, 3, / 4, 4, 3, 2, 1 : est-ce que ça ne
tire pas vers la circularité ? est-ce que ce que je suis en train de dire
n’est pas lié à la thèse selon laquelle le mvt qui va du système aux emblèmes
images au système peut aller du système aux emblèmes dans un mouvement qui
ferait que le nouage serait toujours plus ou moins un nouage circulaire ?
c’est une discussion très importante dans laquelle vous reconnaissez finalement
l’idée que la pensée affirmative peut se présenter sous la forme de la
circularité. C’est un débat avec Nietzsche, ce point. C’est un débat avec la
question de l’éternel retour. Parce que n’oublions pas que tout cela est la
recherche d’une voie de pensée et de vie qui ne soit pas captive du nihilisme
moderne. C’est l’idée générale, j’y viendrai tout à l’heure. Est-ce que nous
sommes désormais voués à l’instantané du nihilisme moderne, ou est-ce que nous
pouvons affirmer, contre lui, une figure de l’infini ? On sait que pour
Nietzsche, en définitive, la voie qui combat de façon effective le nihilisme
implique l’affirmation de l’éternel retour. C’est très important : il y a
chez Nietzsche un couplage du nihilisme et de l’éternel retour. Disons que
c’est une synthèse disjonctive, pour parler comme Deleuze. C’est réellement une
synthèse disjonctive, nihilisme et éternel retour. Or je voudrais vous lire
l’extrême fin du Balcon sur ce point, que vous
entendiez qu’est-ce qui se passe sur notre question. Ça se termine sur Mme
Irma, patronne du bordel. Elle a pendant un temps joué le rôle de la reine. On
entend un crépitement de mitraillettes, c’est le dehors incertain, et Mme Irma
devenue reine dit : qui est-ce ? les nôtres ou les révoltés ?
L’envoyé : qln qui rêve
La Reine se dirige vers différents coins de la
chambre et tourne un commutateur, chaque fois une lumière s’éteint. Irma,
appelez moi Mme Irma, et rentrez-chez vous.
On se dit : tiens, l’image se destitue en
même temps qu’elle éteint les lumières, Mme Irma redevient Mme Irma [cht
face] Elle révoque l’image, l’emblème. Bonsoir, Mme
Irma, et elle sort. Irma seule et continuant d’éteindre :
- que de lumières il m’aura fallu : 1000
francs d’électricité, 38 salons tous dorés et tous, par machinerie, capable de
s’emboîter les uns dans les autres, de se combiner et toutes ces
représentations pour que je reste seule, maîtresse et sous maîtresse de cette
maison et de moi-même. Elle éteint un commutateur et se rhabille. Ah non !
ça c’est le tombeau, il a besoin de lumières pour 2000 ans (le préfet de police
s’est installé dans le tombeau) et 2000 ans de nourriture. Enfin tout est bien
agencé, et il y a des plats préparés. La gloire, c’est de descendre au tombeau
avec des tonnes de victuailles. Elle se tourne : Carmen !
Carmen ! tire les verrous et place les housses. Tout à l’heure il va
falloir recommencer, tout rallumer, s’habiller. Ah ! les
déguisements ! Redistribuer les rôles, endosser le mien, préparer le vôtre
(elle s’arrête au milieu de la scène, face au public). Juges, généraux,
évêques, chambellans, révoltés, qui laissez la révolte se figer, je vais
préparer les costumes et les salons pour demain. Il faut rentrer chez nous,
tout, n’en doutez pas, sera encore plus faux qu’ici. Il faut vous en aller,
vous passerez à droite par la lumière. Elle éteint une dernière lumière, c’est
déjà le matin, on entend un crépitement de mitrailleuse.
C’est la version de Genet de la thèse selon
laquelle en définitive l’image d’un moment n’est pensable que comme retour.
C’est ce qu’on peut appeler le nietzschéisme de Genet sur ce point, l’éternité
comme circularité. On va recommencer. Et vous voyez bien que finalement ça se
termine sur l’ambivalence répétée du costume et de la mitrailleuse. Ça va
recommencer, pareil, le costume comme loi d’ordre des images, la mitrailleuse
c’est l’extériorité des révoltés, on va réaffirmer tout ça, on va réaffirmer
l’ordre, on va réaffirmer l’exception, on va réaffirmer la connexion des 2, le
préfet de police qui va sortir de son tombeau et on va réaffirmer les emblèmes.
C’est une pensée possible de ce que c’est qu’un moment en tant qu’affirmation.
Le moment n’est pas passage ou destruction ou fuite du temps, il est
réaffirmable, c’est ce qui en donne la consistance. Ce qui est réaffirmable
c’est pas le moment en tant que moment, c’est l’enchaînement des quatre
figures, qu’on peut aller du système aux emblèmes, des emblèmes au système, et
que ceci peut être constamment réaffirmé. J’appelle ça un couplage disjonctif
du nihlisme et de l’éternel retour. C’est une thèse sur l’image d’un moment,
sur ce qu’est la pensée d’un moment. Penser un moment c’est penser ce qui est
susceptible d’en être réaffirmé. Ce qu’on pourra dire : ce qui est susceptible
de revenir.
Je pourrais dire que la tentative que je vous
propose ou à laquelle je vous convoque serait de tenter de disjoindre cette
disjonction : le nihilisme n’est pas nécessairement couplé à l’éternel retour.
Ou encore, qu’on n’est pas obligé, pour penser un moment, d’imaginer son
retour, d’imaginer sa réaffirmation. Ou si vous voulez qu’un moment peut
réellement être pensé comme singularité, comme singularité irrépétable. Ce qui
veut dire qu’il propose un trajet de l’ordre à l’emblème qui n’est pas
réversible, qui ne propose pas une circularité. Je dis ça car je pense, je suis convaincu que aujourd’hui,
nous sommes essentiellement dans ce couplage. Ça, la thèse de Genet, qui est au
fond une thèse nietzschéenne, est une thèse dominante au sens où il y a au fond
la conviction que, à supposer qu’on retente de faire exception à l’ordre, alors
on va rejouer la même scène. C’est une conviction profonde. C’est aussi une
propagande profonde, mais c’est la propagande que nous nous faisons nous-mêmes.
c’est la vraie propagande, à la fin des fins. Cette conviction que si on se
réengage dans la figure de la lisibilité de l’exception et de ce qui s’ensuit
comme csq, alors on va rejouer la même pièce, ie
quoi ? la pièce du 20ème siècle, quelque chose comme ça. Et que
il ne faut pas la rejouer. Pourquoi il ne faut pas la rejouer ? C’est une
autre discussion. Pourquoi il ne
faut pas la rejouer ? C’est le 2ème volet : c’état une
mauvaise pièce. C’est le 2ème volet de la propagande. La pièce du 20ème
a été désastreuse, calamiteuse, sanglante, épouvantable. C’est une thèse
franche, c’est le droit du critique de dire ça. Mais ce n’est pas le fond de
l’affaire, le fond du verdict. Le fond du verdict, et il faut s’examiner soi
pour voir à quel point on est là dedans. Le fond de l’affaire, c’est la
conviction que en réalité il n’y a que cette pièce là. C’est le paradoxe de la
propagande contemporaine. Le plus important n’est pas de dire que la pièce
était mauvaise, si elle est mauvaise elle est mauvaise, elle a eu lieu,
laissons là dans son tombeau. Il faut toujours s’en souvenir, il faut une
mémoire éternelle. Une mauvaise pièce d’habitude on s’empresse de l’oublier. Là
la directive est de ne jamais l’oublier tellement elle était mauvaise. Il faut
s’en souvenir car il ne faut pas la rejouer. C’est le répertoire maudit, mais
c’est le répertoire. On ne va pas jouer de pièce du tout. Le nouage des quatre
se fait comme s’il n’y avait que le systémique, le temps plein. Le Balcon est
une pièce de pièce de théâtre, pourquoi ? parce que vous ne pouvez pas
faire de théâtre avec le systémique. Justement il y ale systémique et puis le
point d’exception et puis l’articulation des deux et puis les emblèmes. ça
compose une théâtralité complexe. Sur le jugement porté sur le siècle, il y a
la conviction qu’il n’y a qu’une pièce et que cette pièce va être
inéluctablement rejouée si vous rejouez quoi que ce soit. Donc enlevez les
costumes, dégrimez vous et ne jouez surtout plus rien. Ce point là que je le
crois extrêmement important dans le dispositif contemporain, est un point
nouveau. Une pièce a été jouée, et ou bien ou ne joue plus, ou bien on joue la
même, et comme c’est mauvais on ne va plus jouer la même, ce point n’est
compréhensible que du point que je vous propose, donc de la logique que je vous
propose, qui articule les quatre temps. Parce que c’est cela qui fournit la
raison d’enchaînement à travers laquelle va être destitué ce type de pièces.
Voilà pourquoi je voulais revenir ou ce que je
voulais réarticuler sur la 1ère question : que veut dire images
du temps présent ?
J’en viens à la 2nde
question : quelle va être la stratégie ? quels vont être les temps
successifs, l’ordre véritable, de cette entreprise ?
D’abord le diagnostic. Le diagnostic va partir
de l’emblème, il ne va pas partir du systémique. On va donc tenter de partir de
l’emblème. On va soutenir que l’emblème fondamental est contenu dans le mot démocratie.
Bien entendu, là, nous sommes - comme toujours quand il s’agit de l’emblème –
nous sommes dans le nom, dans le mot. Ça ne veut pas dire que nous allons
destituer tout usage possible mot. Il est pris dans sa fonction propre
d’emblème, ie ce qui fait figure idéale pour un
pouvoir nu obscur. Ce qui rassemble aveuglément autour de l’obscurité du
pouvoir nu. Ce en quoi se déguise le préfet de police. Le préfet de police
contemporain est déguisé en démocratie. Ça ne porte pas jugement sur démocratie
en général, vous vous en doutez bien, ni sur d’autres usages complètement
différents, qui ont eu lieu et qui auront lieu de ce mot. Il s’agit là de ce
qui rassemble autour d’un pouvoir obscur. Obscur au sens où il est un ordre
éduqué par la contingence de son exception. Et que sous ce nom, sous ce nom,
sous cet emblème, ce phallus si vous voulez, il y a quelque chose comme le présent
d’un pouvoir. C’est l’hypothèse initiale.
C’est là que nous tenterons de nommer ce qu’il
faut entendre par nihilisme contemporain.
Nihilisme contemporain, c’est nécessairement dans les figures de la positivité
du temps présent qu’elles doivent être analysées. Vous n’avez pas mené à bien
l’analyse d’un nihilisme quand vous n’avez pas mené à bien l’analyse de ses
idéaux. Ce n’est pas de ses critiques que vous allez en sortir. C’est la figure
idéale, positive, qui est donnée, dans Images du temps présent. La clé de
compréhension du nihilisme est le déchiffrement de ses emblèmes et pas le
déchiffrement de son système. C’est une fausse piste de croire que la clé de la
compréhension du nihilisme contemporain se fait à partir de l’aliénation
économique, de l’horreur économique etc… ça donne du systémique, indispensable
pour comprendre ce qu’il y a. mais ça ne donne pas la clé subjective du
nihilisme. Vous ne pouvez tenter de la capter que là où se donne la figure
idéalisée du temps et non pas dans le système général d’aliénation manifeste.
Aujourd’hui où il n’y a que le capitalisme, personne n’est pour non plus, il
n’y a plus besoin d’être pour. C’est pas là que vous trouvez une idéalisation.
Personne ne dit que c’est une idéalité fondamentale. C’est démocratie, il n’y
en a pas d’autre. C’est en son nom que toute action effective est entreprise.
Peut-être qu’on échouera, c’est très compliqué, en raison de l’ambivalence
extrême, comme est d’ailleurs toujours un emblème véritable. Vous ne pouvez pas
donner fonction de couverture a un mot qui ne soit pas ambivalent. Il faut que
le mot ait une puissance de ralliement, une scintillation etc… il faut échapper
à l’ambivalence effective considérable. C’est le seule entrée si on veut penser
le nihilisme contemporain dans sa figure subjective, en tant qu’il rallie. Et
pas en tant qu’il est un repoussoir évident. La campagne contre le repoussoir
évident est nécessaire mais ne touche pas le fonctionnement subjectif.
Un 2ème temps, ce sera comment
s’orienter dans la pensée, comment s’orienter dans
la pensée, ie comment se placer sous l’autorité du
non imageant, de ce qui ne fait pas image, de ce qui ne compose pas une image,
de ce qui n’est pas sous cet emblème. Comment tenter de placer la pensée
ailleurs que sous cet emblème ? Je n’hésiterai pas à dire, puisque
l’emblème est sous le nom démocratie, que cette tentative est aristocratique.
Pour les grecs, il y a monarchie, aristocratique, démocratique. Si l’emblème
est démocratique, l’entreprise de se soustraire à cet emblème est en quelque
manière aristocratique. Je ferai un oxymore. On peut décrire cette procédure
sous le nom d’aristocratisme prolétaire.
Qu’est-ce que ça veut dire ?
- aristocratisme
désigne quoi ? aristocratisme désigne le fait intuitionné par bcp de gens
et pensée par Deleuze et Guattari, aristocratisme désigne le fait que les
exceptions sont portées par ce qu’ils appellent, eux et d’autres, les
minorités. Aristocratique renvoie simplement à cette idée que le vrai transite
par des minorités, éventuellement minuscules.
- prolétaire
désigne deux choses : d’abord que c’est oeuvrant, c’est dans la forme ou
l’exigence de l’œuvre, quel que soit le système de l’œuvre. Et ensuite que
c’est destiné universellement. Mais je rendrai raison de façon plus détaillée
de cet oxymore. C’est pour dessiner ce qui là est sous le fil d’une soustraction
à l’emblème : qu’est-ce que c’est que se soustraire à l’emblème ?
Le 3ème moment sera un examen
des ressources. Une fois fixé ce geste,
l’aristocratisme prolétaire, il faut faire un inventaire des ressources :
quelles sont nos ressources pour contredire les images du temps présent ?
ça je pense que ça se joue sur le rapport entre philosophie et non philosophie.
Comment on en vient aux exceptions, comment on en vient au tracé réel ? quelles sont les
conditions de la philosophie en termes de tracé réel non philosophique
aujourd’hui ? ça, il faut bien le dire, c’est une investigation encyclopédique.
C’est le vieux projet philosophique de l’encyclopédie. L’encyclopédie de
quoi ? l’encyclopédie des vérités, encyclopédie des exceptions,
encyclopédie de l’ordre visité par ce qui fait exception à l'ordre.
Parenthèse :
c’est une grande antienne de la modernité que de dire que l’encyclopédie est
impossible. « On ne peut plus tout savoir, il faut se spécialiser, il
faut se répartir le travail, se diviser le travail etc… ». Cette unanime conviction que l’encyclopédie est impossible est
louche. Elle est louche ! Finalement, en quel sens était-ce moins vrai ou
plus vrai du temps de Platon ou de Hegel ? ce n’était ni plus ni moins
vrai. Le quantitatif fait illusion : on est dans une encyclopédie des
exceptions, de ce qui est en figure d’apparition, de surgissement, de
nouveauté. Etc… Est-il impossible de tenter de faire un inventaire de cela ?
je ne crois pas. je pense que la thèse de l’impossibilité de l’encyclopédie est
la thèse de la division du travail projetée dans l’ordre du savoir. c’est une
thèse oppressive. Il faut tenter d’assumer les conditions d’une encyclopédie
moderne, faire le relevé de ce qui importe pour la pensée. Pour commencer il
faut tenter d’établir qu’il n’y a pas là d’impossibilité en droit. La thèse à
combattre serait une impossibilité en droit : c’est impossible
intrinsèquement impossible. Il faut rétablir le propos philosophique d’une
encyclopédie des vérités en exception. Il fut rétablir ce point. Il faut
examiner pourquoi est si répandue, si obsédante, si répétée, la thèse de
l’impossibilité de l’encyclopédie et la thèse impérieuse de la spécialisation
et de la division du travail. C’est un 3ème temps : diagnostic
(ou l’emblème), comment s’orienter (le geste), et l’encyclopédie.
4ème temps : ça sera autour de
la question qu’est-ce que vivre ? La
question qu’est-ce que vivre, ie tout cela après
tout n’est destiné qu’à se demander à quelles conditions un vivre est possible,
comme autre chose que position systémique, qu’une assignation de places à un
système quel qu’il soit. Qu’est-ce que c’est qu’une subjectivation qui a ses
propres emblèmes ? Parce que le drame du Balcon de Genet c’est que, en fin de compte, les insurgés ne parviennent pas
à trouver leurs propres emblèmes. Ils prennent les emblèmes des autres. Roger,
l’ultime insurgé, vient s’emblématiser dans le bordel lui-même. il y a un échec
de la création emblématique. La question qu’est-ce que vivre , c’est
peut-on inventer ses propres emblèmes ou est-on sous la loi de l’emblématique
dominante, l’emblématique installée. C’est aussi la restauration de la
destination de la philosophie comme sagesse, en quoi c’est un vieux mot. En ce
sens là, au sens où on appellerait sagesse la possibilité de ne pas être sous
les emblèmes dominants, et par csqt d’être dans un rapport diagonal à l’ordre.
Est-ce ainsi que les hommes vivent ? est-ce ainsi, c’est bien la
question ! Ainsi, comment vivre ainsi ?
La csq de cela c’est un renouement avec
quelque chose d’antique. La question de la sagesse, la question qu’est-ce que
vivre, la question est-on capable d’être sous ses propres emblèmes, est bien
une question antique. En vérité, ce à quoi on appelle c’est une nouvelle
renaissance. Toute renaissance est un retour à l’antique. Toute renaissance postule une naissance. Je crois que ce qui est à l'ordre du
jour c’est une nouvelle renaissance. Ou alors la barbarie, complète. Je pense
que à travers la question de la philosophie ainsi disposée, c’est d’une
nouvelle renaissance qu’il s’agit, ie d’une
nouvelle capacité à poser les questions les plus radicales de l’existence
elle-même, comme des questions pertinentes, alors qu’elles sont considérées
comme des questions absurdes ou impraticables. Vraiment.
Ce qui me frappe, c’est que, j’en ai déjà
parlé, cet antique là, gde question à laquelle nous voulons revenir ou que nous
voulons redisposer sous les conditions que j’ai proposées, eh bien dans les
années 50 c’est à cela que Lacan destinait la cure analytique elle-même. Je dis
ça pour montrer le cheminement complexe de la question. Dans les années 50
Lacan proposait un exercice ascétique, de la cure analytique… ou exercice
ascétique ou curatif. Mais pas ascétique au sens de Nietzsche, ascétique au
sens de [chgt de face]
Dans cette séance du 19 mai 54, Séminaire
1 (très beau séminaire, ce Séminaire 1, très antique de ton). Nous sommes en 54, nous sommes quelques mois avant
le déclenchement de la guerre d’Algérie. « Devrions nous pousser
l’intervention analytique jusqu’à des dialogues fondamentaux sur la justice et
le courage, dans la grande tradition dialectique ? c’est une question,
elle n’est pas facile à résoudre parce qu’à la vérité le contemporain est
devenu singulièrement inhabile à aborder ces grands thèmes. Il préfère résoudre
les choses en termes de conduite, adaptation, morale de groupe et autres
balivernes. D’où la gravité du pb que pose la formation humaine de l’analyste ». C’est un texte remarquable. Vous avez là aussi le diagnostic,
à savoir que la dimension dialectique de la tradition antique de la pense,
cette capacité là est perdue. C’est le diagnostic : l’homme est devenu
inhabile à aborder ces grands thèmes, sur la justice et le courage. Au fond, ce
que Lacan dit dès cette époque là, c’est que il faudrait retrouver une habileté
à ces questions. Reconstituer une habileté, une capacité, une capacité à
quoi ? à dialoguer, mais dialoguer ça veut dire penser, sur la justice et
le courage. Et alors, cette injonction de Lacan (renouer avec la grande
tradition dialectique, sur la justice et le courage), cette injonction (et
cette incapacité), a son origine dans le jeu de ce qu’il appelle les trois
passions fondamentales. Les trois passions fondamentales, c’est l’amour la
haine et l’ignorance. C’est un coup de génie, un apport à la philosophie, que
d’avoir compris, que d’avoir posé comme dimension essentielle de l’expérience,
que l’ignorance est une passion. Ce n’est pas un manque, l’ignorance, c’est une
passion. Il y a la passion de ne pas savoir, la passion d’ignorer. Et elle est
une des trois passions fondamentales. Et quand l’homme contemporain voit les
choses en termes de morale de groupe, d’adaptation et autres balivernes, c’est
qu’il fait dominer en lui la passion d’ignorer. Autre manière de nommer quelque
chose du nihilisme contemporain, de le nommer comme passion. Ce n’est pas
d’abord et avant tout une passion de type haine, mais la passion de l’ignorance.
Et un peu plus tard, le 30 juin, se présente
la question de ces trois passions, de la destination de l’analyse etc… il
dit : « c’est seulement dans la dimension de l’être et non pas
dans celle du réel que peuvent s’inscrire les trois passions fondamentales ». Réel prenez le ici au sens de réalité, pas au sens de ce que
plus tard il nommera le Réel. On peut aussi dire que la question qu’est-ce que
vivre, qui est au fond la question de savoir comment nous organisons les trois
passions fondamentales, comment nous organisons la passion de l’amour, la
passion de haine la passion de l’ignorance, eh bien ça concerne une dimension
de l’être, c’est dans la dimension de l’être. Et plus loin : « cette
révélation de la parole c’est la réalisation de l’être ».
vous voyez, l’inscription des
trois passions fondamentales qui définit l’homme contemporain dans son
incapacité à discuter de la justice et du courage, relève de l’être, et la
révélation de la parole, la renaissance au sens où j’ai dit, la renaissance par
la cure analytique, c’est de l’ordre de la réalisation de l’être. La question
qu’est-ce que vivre ?,
peut-être que nous y aborderons, c’est dans la dimension de l’être et
dans la dimension de la révélation de l’être. C’est ce conjointement qu’il faut
examiner. Il faut inscrire les passions dans la dimension de l’être et il faut
les faire traverser par une parole qui est réalisation de l’être. Comment être
à la fois dans une dimension et dans une réalisation ? pour le dire plus
simplement : comment être là, dans ce monde, et cependant être dans la
réalisation d’autre chose que ce monde ? comment être du monde (dimension
de l’être) et comment cependant être révélation (révélation réalisante de
l’être et pas seulement habitation de l’être). L’être là est-il seulement
une habitation ? non, si vous êtes capables de justice et de courage vous
n’êtes pas seulement dans la dimension de l’être mais dans la révélation, dans
la réalisation.
On pourrait tenter de cadrer la question
ainsi :
- la dimension de l’être est la dimension de
l’organisation des passions fondamentales. C’est quand même la prévalence, on
dirait une idée chrétienne, c’est la prévalence de l’amour sur la haine et
l’ignorance. Qu’est-ce que ça veut dire aujourd’hui ? que veut dire
aujourd’hui la prévalence de l’amour sur la haine et l’ignorance. En tout cas,
ça veut dire la prévalence du deux ,donc la prévalence de la différence, ou de
l’écart. Comment organiser quelque chose comme l’écart, installer une distance,
installer l’écart ? La dimension c’est la dimension de l’écart.
- quant à la réalisation c’est de l’ordre du
labeur. Il faut être aristocrate par dimension et prolétaire par la
réalisation. C’est ce qui est le véritable abord de l’être.
Au fond, la dernière fois j’avais rappelé la
formule de Ibsen. A propos de julien l’Apostat : « l’ancienne
beauté n’est plus belle mais la nouvelle vérité n’est pas encore vraie ». Notre monde est un peu comme ça, un peu intervallaire,
l’ancien projet n’est plus praticable et le nouveau projet n’est pas encore visible.
Il faut être à l’école de ce que Lacan disait il y a un demi siècle sur un
point précis, qui est : un monde qui est un intervalle exige une
particulière discipline de la pensée parce que vous n’êtes pas portés par une
configuration, vous êtes dans un intervalle, une lacune, vous ne renvoyez qu’à
vous-même. il faut une discipline. Cette discipline, vous pouvez la repenser à
travers les quatre protocoles des images du temps. Disons le :
- s’agissant du système des emblèmes,
puisqu’on part des emblèmes, la discipline sera le geste par lequel on accepte
de se séparer de l’emblème démocratique dominant. C’est la 1ère
figure de la discipline. C’est celle-là qu’on peut appeler aristocratisme
prolétaire
- la 2ème figure, c’est s’écarter,
tenir à distance le pouvoir nu que cet emblème recouvre. Une fois fait le geste
de s’écarter de l’emblème, il faut encore se tenir à distance du pouvoir nu que
l’arrachement de l’emblème révèle dans son obscénité. L’obscénité est
fascinante, la pièce le dit très dit. Une fois enlevé l’emblème, on a
l’obscène. Aujourd’hui d’ailleurs, l’obscène se montre. ça c’est quand même
faire jouer le 2, le deux de l’amour, contre l’ajointement de l’ignorance et de
la haine, qui est une définition possible de l’obscène, du pouvoir nu. C’est un
ajointement particulier de l’ignorance et de la haine. C’est une discipline
aussi.
- la 3ème forme de discipline c’est
exalter les exceptions. Ie tenir à jour l’encyclopédie des vérités. Pour tenir
à jour l’encyclopédie il faut bcp s’aveugler au médiatique. Il faut ne se fier
qu’aux rencontres Il faut ne se fier qu’à ce qu’on rencontre. Ce qui est montré
ne compte pas. c’est pour ça que c’est une encyclopédie de nomade, c’est pas
une encyclopédie de sédentaire planté devant les informations. Ce n’est pas une
encyclopédie facilement accessible par internet, par connexion. Elle se
rencontre plus qu’elle ne se connecte. La connexion, la communication aussi est
fascination comme l’obscène, comme l’emblème. Si vous voulez vous écarter, vous
séparer, c’est une discipline. Si vous voulez tenir à jour l’encyclopédie,
c’est une discipline, il faut nomadiser bcp pour tenir l’encyclopédie. Ce n’est
pas ce qu’on nous montre, les exceptions, donc il faut les rencontrer.
- il faut trouver les failles de l’ordre.
C’est à cela qu’il faut en venir. Tout cela doit nous renvoyer à l’ordre du
point de vue de ses failles, de sa précarité. Dans un ordre intervallaire c’est
dur d’en trouver les failles. Quand un ordre est installé c’est facile d’en
trouver les trous. Il faut trouver les failles véritables du nihilisme, c’est
une discipline.
Là nous aurons les directives
disciplinées conduisant à qu’est-ce que vivre :
- discipline du geste
- discipline de l’écart
- discipline de la rencontre
- discipline de la faille, du hiatus.
Si on est là dedans, on peut vivre.
Et alors je terminerai en laissant la parole
au poème. On va terminer sur un poème. Pourquoi terminer par un poème ?
Car vous allez entendre les quatre points :
- l’ordre, sous le nom d’exploitation (c’est
un vieux poème !)
- l’exception est nommée nous, nous tous, nous
les vaincus de l’apparence, ce qui si on s’en tient à la simple apparence ne
sont que les vaincus
- le pouvoir nu, sous le nom de
oppression
- l’emblème du pouvoir qui est la nécessité,
la promesse sans promesse de la nécessité, que ça durera toujours comme ça.
Comment s’avère le nouage ? comment le
poème fait le nouage ? le nouage ça va être la balance, au point qui noue,
de jamais et aujourd’hui. Là où on noue ordre exception pouvoir et emblème sont
sous le signe du jamais ou du jamais plus, vous pouvez nouer autour de
aujourd’hui, le temps présent.
Je vous le lis :
La justice aujourd’hui s’avance d’un pas sûr.
Les oppresseurs dressent leurs plans pour 10 000 ans. La force affirme : « les choses resteront ce qu’elles sont ». Pas une voie hormis la voie de ceux qui règnent, et sur tous les marchés, l’exploitation proclame : « c’est maintenant que je commence ».
Mais chez les opprimés bcp disent : « maintenant ce que nous voulons ne viendra jamais ». Celui qui vit encore ne doit pas dire jamais. Ce qui est assuré n’est pas sûr. Les choses ne restent pas ce qu’elles sont. Quand ceux qui règnent auront parlé, ceux sur qui ils régnaient parleront. Qui donc ose dire jamais ?
De qui dépend que l’oppression demeure ? de nous !
De qui dépend qu’elle soit brisée ? de nous !
Celui qui s’écroule abattu qu’il se dresse.
Celui qui est perdu, qu’il lutte !
Celui qui a compris pourquoi il en est là, comment le retenir ?
Les vaincus d’aujourd’hui demains seront les vainqueurs, et jamais devient aujourd’hui.
Bertold Brecht, Eloge de la Dialectique
… considération profonde et équanime de ce
qu’il y a, bénéficie d’une reconnaissance singulière. C’est un gd survivant, il
a été opéré du cœur, il a le cœur d’un autre. Un de ses plus beaux textes
s’appelle le cœur des choses, dans une Pensée Finie, qui récapitule sa pensée.
Ça me donne une entrée en matière : Nancy a tenté de relever un défi, un
défi de la modernité philosophique, car il a tenté de répondre directement à,
au fond, une provocation des psychanalystes à l’égard de la philosophie. Une
provocation, ou une conviction. Vous savez que Lacan professe quelque chose
qu’il a nommé l’anti-philosophie, inscrivant tout de même ainsi la psy dans un
rapport très profond mais en même temps d’extrême tension avec la philosophie.
Et l’un des aspects de cette anti-philosophique consiste à dire qu’il y a une
chose que la philosophie ne veut pas connaître, qui est la jouissance. C’est
une thèse, une thèse qui est que ce que la philosophie ne veut pas avoir à
connaître c’est la jouissance, et c’est qui inscrit la psychanalyse comme
anti-philosophie, puisque évidemment, la psychanalyse, elle, est astreinte à
avoir à connaître, d’une façon ou d’une autre, la jouissance.
Pourquoi la philosophie ne veut rien avoir à
connaître de la jouissance, disent les psychanalystes ? Eh bien parce que,
en fin de compte, la jouissance est connectée à ce qui est non symbolisable,
absolument. A ce que ne relève aucun symbole ou aucun concept, diraient les
philosophes, à savoir la Chose, la Chose innommable, qui - dans l’orthodoxie -
est quelque chose comme le corps de la mère. La jouissance a partie liée, de
manière essentielle, à cette chose originelle innommable. Et cette chose
originelle innommable, disent les psy, la philosophie ne veut pas la regarder,
elle se constitue de ne pas la regarder. C’est ce qui lui permet de dire que
tout peut être élevé au concept. Si la philosophie se propose de dire que tout
peut être élevé au concept, alors il lui faut, si je puis dire, exciser la
chose, exciser la chose originaire, l’objet innommable qui finalement fait
matière ou convocation pour la jouissance. Toute jouissance est en définitive
jouissance de la chose. L’anti-philosophie, c’est cet espace là. Ce n’est pas
que cela, mais c’est cet espace là, le procès fait à la philosophie de se
détourner de la chose. C’est pour ça qu’elle déclare qu’elle va aller à la
chose même, ou comme le disait Husserl retourner aux choses mêmes. Seulement le
psychanalyste ne se laissera pas prendre à cette déclaration : le
philosophe dit qu’il va y retourner car la chose est ce dont il est
originairement détourné, ce qu’il ne veut pas avoir et ne veut connaître. C’est
une thèse précise sur la philosophie qui est que la philosophie s’est
constituée comme discours de l’exclusion de la chose, et donc de la jouissance.
Par csqt, vous trouvez là une raison possible
de la connexion, là aussi très ancienne, entre philosophie et ascétisme. Cette
connexion entre philosophie et ascétisme, on peut l’interpréter de bien des
manières, et vous savez que c’est une des voies d’entrée de Nietzsche pour se
constituer lui aussi comme antiphilosophe. Nietzsche est également quelqu’un
qui déclare que le philosophe est le criminel des criminels, ce qui n’est pas aimable. Il
est le criminel des criminels, parce que dans la connexion fdtale entre
la philosophie et l’ascétisme, dans la connexion en fin de compte entre
philosophie et christianisme, la philosophie ne fait que donner carrière au
ressentiment, aux forces réactives. On peut dire qu’il y a là une sorte de croisement,
de rencontre, entre Nietzsche et Lacan, Nietzsche et la psychanalyse. Ce n’est
pas le même dispositif mais il y a quelque chose comme un croisement au point
où est énoncé et dénoncé qu’il est de l’essence de la philosophie d’être
ascétique. Ce n’est pas une orientation ou une particularité. C’est dans son
essence même que au fond elle forclot qch, elle élimine quelque chose qui est
de l’ordre de la jouissance. Par csqt on pourrait dire que la philosophie
s’édifie dans quelque chose comme un déjouir, ou lieu de s’édifier sur un
réjouir. Elle est dans le déjouir, ie elle est non
pas principiellement quelque chose qui parlerait contre la jouissance, c’est
plus profond que cela : elle est une discipline de pensée qui se constituerait
de l’éviter, ie de ne pas la prendre en
considération, de ne pas voir que la question de la jouissance peut après tout
être au cœur de la pensée. Et si elle est au cœur de la pensée, la philosophie
qui prétend être une pensée, est
une imposture, précisément car elle ne voit pas que la jouissance peut être au
cœur même de la pensée.
Qu’est-ce que ça a à voir avec notre
propos ? ça a grandement à voir, car le moment présent, notre moment
présent, notre actualité, est incontestablement sous l’emblème de la
jouissance. Je dirais même que c’est devenu notre seul impératif : « jouis ». Ça a une histoire, ça. L’emblème de la jouissance, ce qui est
appelé dans la forme journalistique l’hédonisme contemporain. L’hédonisme,
prenons le de façon plus dramatique : c’est la jouissance advenue comme
considération centrale de notre époque. C’est ce que veut dire la mort des
idéologies. Si les idéologies sont mortes, il n’y a plus que la jouissance, ça
c’est sûr. La jouissance et ses chemins, les chemins de la jouissance. Il
s’agit, même gouvernementalement, de savoir ce qui est compatible avec la
jouissance maximale. On peut avoir comme thèse que ce qui est compatible avec
la jouissance maximale, c’est la jouissance minimale compte, tenu des
circonstances. Jouissez le moins possible et vous accumulerez la possibilité de
jouir le plus possible. C’est très courant en politique. Mais vous restez sous
l’emblème de la jouissance ou de l’hédonisme comme emblème du temps présent.
Il y a deux versions de cet emblème, qui
s’opposent.
Il y a une version libertaire, qui se présente comme émancipatrice, qui a des racines lointaines, et
qui est concentrée dans un des mots d’ordre de Mai 68, qui était :
« jouir sans entraves ». Jouir sans entrave. C’est un des mots
d’ordre de Mai 68. la question est de savoir si on peut jouir sans entraves, et
qu’est-ce que ça veut dire exactement. Ça veut dire n’est-ce pas qu’il s’agit
de s’installer dans une jouissance qui serait exempte de tout liens, qui
s’exonérerait de tout lien, ie une jouissance qui
serait dans la déliaison. Sans entrave, ça dit pas de lien. C’est « pas
de loi » bien sûr, mais c’est plus radical que
« pas de loi » : c’est pas de lien, pas
d’obstacle, l’idée d’une jouissance qui se déplie de manière immanente. Je
pense que ça, entendez le bien, ce n’est pas polémique, c’est analytique, je
pense que c’est une conception droguée de l’existence. C’est une conception
droguée, et la drogue c’est une métaphysique, et pas seulement une substance,
poisons etc… Une métaphysique de quoi ? une métaphysique de la déliaison.
La drogue c’est ce qui absente de lien, temporairement, mais dans son essence
et qui donne peut-être de façon factice, qui donne un jouir sans entrave, au
sens littéral du terme, qui désentrave le jouir. On plane. Planer est un bon
verbe pour décrire cela précisément qui j’y insiste n’est pas seulement une
substance ou une ivresse, mais qui dans l’impératif qui lui est rattaché (jouir
sans entrave), est une métaphysique de la déliaison. Une conception droguée de
l’existence en ce sens là. Et évidemment là, comme le monde n’est que lien, le
monde réel n’est que lien, il peut être défini par le système des liens qu’il
est, alors on peut dire que le jouir est négation du monde, en tant justement
qu’il est suspens du lien, qu’il est sous l’idéal du suspens absolu du lien.
Jouir sans entrave est une négation du monde, et en ce sens, il s’agit bien
d’un nihilisme. La métaphysique de la drogue est nihiliste. Ce n’est pas un
procès, le nihilisme est une puissante tendance de la pensée. On peut dire que
le jouir est nihiliste lui-même, dans cette vision là, l’impératif de
jouissance, la vision que j’ai appelée libertaire. Il s’agit de quoi ? il
s’agit en fin de compte de se faire le déchet du monde. C’est ça un hédonisme
radical, pour qui connaît, qui a fréquenté la métaphysique de la drogue, c’est
un nihilisme radical, où il s’agit de se faire le déchet du monde pour des raisons
essentielles, pas seulement parce qu’on est accoutumé. Le point essentiel n’est
pas l’accoutumance, est la subjectivité métaphysique derrière, qui fait
s’équivaloir le jouir et le néant du monde dans le suspens de tout lien. C’est
une conception de la chose, dont la maxime est en fin de compte se faire le
déchet du monde, qui peut à sa manière être une maxime de sainteté, au sens du
lien bien connu entre sainteté et d’abjection. Une maxime de sainteté, ie une maxime de mépris absolu du monde au nom d’autre chose que le monde.
Question :
Réponse : ce que je voudrais dire pour continuer juste
sur ce point là, n’est-ce pas, c’est que se faire le déchet du monde est
une maxime de sainteté, au sens où le saint résilie le monde, ou nie le monde,
mais ou il le nie, ou il en devient le déchet, en tant que déchet sacré, en
tant que déchet sacré. De ce point de vue, conception droguée, dans ses
variantes les plus radicales, les plus tendues, les plus exemplaires, on a
affaire à ce qu’on pourrait appeler une sainteté sans dieu ou un sacré sans
dieu. Les liens entre l’ivresse, le sacré et la drogue ont été littérairement
et poétique très souvent explorés. C’est la 1ère version de la question
de la jouissance, que j’appelle la version libertaire.
Il y a une version libérale. C’est tout à fait autre chose : c’est acheter de la jouissance
L’impératif c’est acheter de la jouissance. On peut acheter de la jouissance.
C’est à vrai dire comme ça que marche le monde, sous l’insinuation omniprésente
qu’il est toujours possible d’acheter de la jouissance, en gde ou en petite
quantité. Le pb de cet impératif c’est qu’il est vide, aussi bien, car dans la
rigueur de la chose la jouissance est sans équivalent, elle n’est pas
achetable. Elle n’est pas achetable, car en tant qu’elle est la chose, en tant
qu’elle est connectée à la chose, elle est sans équivalent. Elle n’est pas
intégrable dans la circulation financière. Quand on dit acheter de la
jouissance, et on marche tous dans cet impératif, personne n’en est absolument
exempt, on achète toujours des morceaux de jouissance, on se fait avoir, toujours.
Que on achète une voiture, qu’on achète une prostituée ou qu’on achète un
vibromasseur, dans tous les cas, l’achat de la jouissance n’est en définitive
jamais que l’achat de son emballage. C’est très important : l’impératif
libéral du jouir est une doctrine de l’emballage. C’est la possibilité, sous
l’idée de faire acheter la jouissance, d’acheter un emballage de la jouissance,
qui contrairement à la jouissance elle-même, peut être varié et substitué, est
indéfiniment remplaçable, autour de quoi ? autour d’une jouissance
manquée, absente. Au moins aura-t-on vendu l’emballage. Alors c'est donc là
aussi un nihilisme : ce qui est vendu est rien, au regard de la promesse
de ce que c’est, que l’emballage de ce rien et évidemment à force de vendre des
emballages, qu’il faut ensuite jeter, d’une manière ou d’une autre, alors là on
fait du monde lui-même un déchet. La maxime du jouir libéral, c’est transformer
le monde en déchet, en tas d’ordure, en tas d’emballage, sur des jouissances
abstraites ou manquantes. C’est un point très important. Nous parlons de notre
monde, des images du temps présent. Il faut voir que nous sommes dans la constante
indistinction entre deux figures différentes du jouir, différentes mais
cependant dont l’une prend sur soi-même, d’extorquer à soi-même, de devenir le
déchet du monde, dans la vision droguée de l’existence, tandis que l’autre dans
la vente de la jouissance évanouie transforme le monde en déchet, en ordure, de
la jouissance inopérante. La seule chose que l’emballage retienne de la
jouissance, c’est son côté d’ordure, son côté ordurier. L’emballage est
toujours ordurier, j’inclus dans l’emballage la publicité. C’est une figure
majeure de ce que j’appelle l’emballage.
Je vais dire quelque chose d’apparence
méchante, mais unilatéral : une partie de l’écologie, une partie de
l’écologie, consiste à désirer que les déchets soient biodégradables, et que le
contenu de l’emballage soi lui-même bio. Finalement, du bio dans du biodégradable.
Ie une jouissance saine, une jouissance naturelle, dans un emballage non
polluant. Je ne suis pas sûr que ce soit la solution. Je caricature bcp les choses,
mais ce n’est pas entièrement faux. Je crois réellement que quelque chose dans
la subjectivité écologiste, et ce qui en fait un courant important, aux prises
avec ce qui est réel, un aspect de l’écologie est d’être au prises avec cette
question de la jouissance dans une vision qui souhaiterait qu’elle ne soit pas
à ce point mortifère, nihiliste. Ni dans le nihilisme extrémiste de la vision
droguée de l’existence, ni dans le nihilisme libéral de la prédominance de
l’emballage sur la chose. Mais c’est pas si facile que ça. Pour ne pas partager
ces nihilismes il faut une radicalité d’une autre nature que celle là (essayons
de faire qu’une vraie jouissance soit vendue – c’est le côté naturel, il faut
que ce soit naturel, que les prairies sont des vraies praires, les poissons des
vrais poissons, les confitures des vraies confitures – et faisons en sorte que
l’emballage ne soit pas l’asphyxie du visible, ne transforme pas le monde en
tas d’ordure) ce sont des sentiments compréhensibles, mais peut-être sont ils
trop interne au nihilisme, un nihilisme rectifié, ou une réforme du nihilisme,
une réforme du rien. Mais le rien est difficilement réformable. Je finis là
cette parenthèse : personne n’est à l'aise avec le nihilisme contemporain.
Retenez les maximes : sur la question du
nihilisme et sa connexion au jouir. Un 1ère type de connexion se
faire le déchet du monde, un 2nd type de connexion faire du monde un
déchet. La synthèse des 2,ce serait : se faire le déchet d’un déchet. Si
le monde est déchet et qu’on se fait le déchet du monde, on se fait le déchet
d’un déchet. C’est la fine point du nihilisme contemporain, qui établirait
l’élément de la subjectivité comme déchet d’un déchet, à travers la circulation
complexe entre nihilisme libertaire et nihilisme libéral. Tout ça, je le
répète, c’est sous l’injonction de la jouissance, en faisant comme s’il n’y
avait pas d’autre projet humain sérieux que de jouir. C’est l’impératif
premier. C’est le sens profond de la mort des idéologies : il n’y a pas
d’autre projet sérieux, ne nous racontons pas d’histoire, ce que l’animal
humain veut c’est jouir, et c’est comme ça qu’on l’attrape. On l’attrape de
telle sorte qu’il fait du monde un déchet et qu’il se fait le déchet de ce tas
d’ordure.
Au vu de tout ça, on pourrait se dire :
au vu de tout ça, la philosophie avait bien raison de ne pas connaître le
jouir ! l’impératif de la jouissance est singulièrement mortifère, ça
conduit à devenir soi-même la chose, l’ordure, soit dans l’ordre du monde, soit
dans l’ordre de soi. On pourrait dire en fin de compte qu’il est bien vrai que
si on est sous l’emblème de la jouissance, quelque chose comme la pensée ou la
philosophie deviennent impossible. On pourrait conclure comme ça, et se
dire : en fin de compte, cette ancienne figure, très ancienne, cette
figure grecque qui associait la philosophie à l’ascétisme était bien plus justifiée
qu’elle ne le croyait. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous savons à quel point
elle était justifiée, à quel point en fin de compte la jouissance, sous cette
forme, est mortifère, est incompatible avec la pensée.
Il faut simplement réactiver, trouver de nouvelles
figures fortes de l’ascétisme philosophique, ie
proposer un ascétisme contemporain. Il y a un ascétisme chez Deleuze. Dans
toute pensée un peu digne aujourd’hui, il y a une proposition ascétique, mais
ça e veut pas dire se mettre une couronne d’épines et se mettre dans un trou.
Ça veut dire se décaler un peu de l’impératif de jouissance sous sa double
forme libertaire ou libérale. On peut conclure comme ça.
Mais on peut conclure autrement : il
faut, de l’intérieur de la philosophie, penser la jouissance sous un autre
mode, la penser autrement. On peut soutenir que là, dans cette figure nihiliste, le jouir est un faux concept ou
une fausse expérience. Ie que dès le départ, ce qui est là proposé est une mauvaise
jouissance, c’est pour ça que les csq en sont à ce point désastreuse. Il faut
non pas du tout réhabiliter l’ascétisme mais réhabiliter la jouissance, la
penser autrement. C’est en ce sens qu’en effet Jean-Luc Nancy a tenté de relever
le défi de la psychanalyse, dans cette direction, en tentant de proposer une
doctrine ou une pensée affirmative de la jouissance. Il y revient plusieurs
fois dans son œuvre, mais le texte peut-être le plus frappant est un texte de
1986, l’Amour en éclats. Et qui est repris
dans Une pensée finie, en 1990, un peu transformé.
C’est un texte philosophique très intéressant sur la question de l’amour, dont
une partie est qu’est-ce que jouir ? Ce n’est pas une question si souvent
pratiquée dans la philosophie traditionnelle. Je crois qu’on peut récapituler
sa position, c’est une autre tentative, de se soustraire à l’hédonisme contemporain,
à l’individualisme jouisseur contemporain, mais pas dans une modalité
ascétique, mais dans une reformulation de la question de la jouissance. Il y a
trois propositions je crois essentielles.
La 1ère, je le cite : « jouir
n’est pas plus impossible comme le voulait Lacan que possible comme le voudrait
le sexologue ». Laissons de côté le pb de savoir
si Lacan déclare effectivement si jouir est impossible. Nancy commet de façon
délibérée…. Cet énoncé signifie qu’il faut congédier les deux nihilismes, les
deux nihilismes de la jouissance. Il est évident que l’idée que le jouir c’est
impossible est la conception libertaire, sa conception extrémiste, radicale,
jouir est au-delà de toute limite de tout lien de tout monde. Finalement le
jouir est connexe à la mort d’une façon ou d’une autre. Seul ce qui est
impossible est intéressant, c’est l’affirmation du jouir libertaire. Seule
cette impossibilité est réelle, seul le jouir est vraiment réel. N : non
pas ça. La jouissance est possible comme le voudrait le sexologue : c’est
la jouissance libérale. Jouissance qu’on va acheter au sexologue ou à qui la
vend. Cette formule, jouir pas impossible mais pas non plus possible, signifie
simplement : nous maintiendrons la jouissance en dehors des deux nihilismes
qui s’y sont accrochés, le nihilisme radical et mortifère de l’existence
droguée, et le nihilisme convivial et marchand du libéralisme. Autrement dit,
ni le jouir n’exige la mort, ni le jouir ne peut s’acheter. C’est ce qu’il nous
dit. 1er énoncé, négatif. Alors une voie là s’ouvre : il va
falloir dire qu’est-ce que le jouir ?
La définition qu’il va proposer, c’est que
jouir c’est la traversée de l’être comme autre. Ce n’est pas une citation,
c’est un résumé. Jouir, c’est bien un toucher de l’être, une traversée de
l’être, un mouvement de l’être même, mais de l’être comme autre, comme autre en
lui-même, comme autre tel qu’il est lui-même en capacité d’autre que soi. C’st
ça, jouir. Je cite : « jouir, c’est la traversée de l’autre ». Donc le jouir, que Nancy évidemment raccroche très fort à la
joie, il joue sur l’euphonie jouir / joie, c’est la joie de l‘être, pour autant
qu’il est traversée de l’autre. Il va falloir élaborer ça : qu’est-ce que
c’est que cette traversée de l’être comme jouir ?
Là vient le 3ème énoncé, crucial.
Je vous lis : « jouir est une extrémité de présences, soi exposé, de soi jouissant hors de
soi, dans une présence que nul présent n’absorbe, et qui ne se (re)présente
pas, mais qui s’offre sans cesse ». Je la redis,
c’est une définition très calculée. Juste quelques remarques sur cette
définition.
On voit très bien la tentative de Nancy :
la tentative de Nancy, c’est de dire que le jouir, la jouissance, n’est ni
narcissique, ni oblative. Elle n’est ni pur rapport à soi, rapport égoïste à
soi, ou rapport d’absorption de soi par soi. Elle n’est pas engloutissement du
sujet en lui-même. Elle n’est pas cela. Elle n’est pas non plus pure dévotion à
l’autre, absorption dans l’autre, ou fusion avec l’autre, ou contrat avec
l’autre, dans la forme abâtardie. C’est en ce sens qu’il va naviguer entre les
deux nihilisme s : ni la jouissance n’est un anéantissement de soi, ni la
jouissance n’est une tractation avec l’autre. Elle n’est ni mystique ni commerciale.
Elle n’est ni dans le nihilisme libertaire ni dans le nihilisme libérale. Il
faut qu’elle soit dans un rapport à soi qui est hors de soi. Jouir, c’est
instituer un rapport à soi hors de soi : c’est une exposition de soi, soi
exposé, qui est de soi hors de soi. Ce n’est pas une représentation, ce
n’est pas un théâtre, c’est une présentation. Ça ne se représente pas, c’est
une présentation, c’est une offrande. Dans Nancy, il y a deux mots cruciaux,
l’un est offrande, l’autre exposition. Je dirais au fond que toute l’ontologie
de Nancy, qui procède de Heidegger, est de comprendre comment l’exposition peut
être une offrande. Comment ce qui s’expose est aussi quelque chose qui est en
réponse à une offrande. S’exposer, c’est répondre à quelque chose qui est de
l’ordre de l’offrande. S’exposer, c’est être requis par une offrande. C’est le
schéma central. La vous voyez comment ça joue : au niveau du jouir, il
faut que quelque chose de soi soit en jeu, ce qu’il appellera la singularité
absolue de la jouissance, personne ne peut nier que la jouissance soit dans la
singularité de qui jouit. Il faut que ce soit comme ça, mais il ne faut pas que
ça soit comme ça en soi, il faut que ce soit hors de soi : c’est la
traversée de l’autre, en tant que le même est aussi l’autre. La singularité du
je est en puissance d’être autre, d’être hors de soi et où elle peut s’exposer
absolument dans le jouir en même temps que cela recommence comme une offrande
ou peut sans cesse s’offrir, et non pas clos dans la représentation. Jouissance
du coup devient une expérience de l’être même. Le jouir est expérience de
l’être lui-même.
C’est relever le défi que le contemporain le
plus vif nous impose sur cette question du jouir, avec la disposition à la fois
exorbitante de la question de la jouissance et l’impasse nihiliste dans
laquelle elle est coincée. Il tente de proposer, d’exposer, d’offrir un chemin.
C’est un effort admirable.
Je ne partage pas ce point de vue. C’est une
définition que j’admire mais je la crois, c’est assez rare, entièrement fausse,
ie point par point. Je vais dire pourquoi, c’est
une vraie discussion. Je commente la définition : « jouir est … sans
cesse ». Ce serait beau si c’était comme ça ! Ce serait beau, mais il
s’agit là peut-être de la jouissance des anges, quelque chose comme ça.
1° Jouir n’est jamais une extrémité, une
extrémité de présence, c’est une découpe ou un
fragment, l’extorsion d’une découpe ou un fragment. Ce n’est jamais quelque
chose auquel on parvient comme une extrémité, encore moins de la présence. C’et
saisi dans la discontinuité, la saisie d’une découpe. C’est pour ça que ce
relevé de jouissance est un peu interloquant, l’aspect de césure est plus
patent que l’aspect d’extrémité. Il faut une métaphore topo non pas de la
extrémité mais de césure découpe discontinuité ou fragment.
2° Jouir n’est pas une exposition, ce n’est pas un soi exposé. C’est une
version soft. Jouir est une imposition et pas une exposition. Ou plus
précisément, si on veut retors, j’accepterais de dire que c’est l’exposition d’une
imposition, mais on ne peut pas éliminer la dimension d’imposition. Le jouir,
c’est une imposition, car c’est une imposition de la chose, ce n’est pas
contournable. On sait très bien que la question de la jouissance, dans son
expérimentation sexuelle, c’est toujours la question de savoir quel est le
moment de l’imposition, de savoir quelle est le moment de l’imposition. En
substance, on ne peut pas faire l’impasse sur la dimension de violence de toute
jouissance, en tant que c’est une violence d’abord faite à soi-même, une
extorsion de jouissance faite à soi-même, et qui en outre résulte d’un certain
labeur. Il faut là être près de la sueur des corps, c’est pour ça que je disais
que c’est un peu la jouissance des anges. Il y a dans la jouissance labeur et
violence, exposition d’une imposition, pour une discontinuité qui n’est pas une
extrémité mais une césure.
3° jouissant de soi hors de soi : je comprends bien la tension, mais ce n’est intelligible que
dans la disposition sexuée. Si vous voulez penser de soi hors de soi, vous êtes
obligé d’articuler la jouissance sur la question sexuée, en tant que différence
de position, pas nécessairement de sexe biologique. De soi et hors de soi est
toujours pris dans le prisme des positions, ce n’est pas pensable comme si soi
et hors de soi relevaient du même soi, vous ne pouvez pas faire transiter soi
et hors de soi dans la jouissance comme si le soi était invariant mais le soi
de hors de soi n’est pas le soi du soi : là, il y a un transit complexe,
qui fait que en effet, quelque chose doit être décalé de soi en prenant appui
sur un hors de soi qui est un hors de soi sexué. Je n’admets pas non plus la
formule de soi hors de soi si on ne la redispose pas dans le contexte de la
sexuation. Il n’y a pas de hors de soi indéterminé. Tout hors de soi est pris
dans sa détermination sexuée.
C’est le litige Nancy Lacan : Lacan dit
que le hors de soi est à ce point hors qu’il n’y a pas de rapport. Le soi est
sans rapport avec le hors de soi dans le sexuel. On n’est pas forcé de suivre
nécessairement Lacan dans cet énoncé, mais il pose la vraie question de savoir
dans quelle mesure le hors de soi du rapport sexué ou de la jouissance en tant
que traversée de l’autre, le hors de soi convoque un soi qui n’est pas un soi
au regard duquel il y a hors de soi. Ce n’est peut-être pas forcément dans le
non rapport mais c’est dans une complexité intransitive, il y a une
intransitivité du soi et du hors de soi.
4° Présence que nul présent n’absorbe : j’inverserais la formule, la jouissance est un présent que
nulle présence n’absorbe. C’était un présent extorqué au temps de telle sorte
qu’il ne fait pas présence. La jouissance, c’est un présent pur, qui peut être
un présent durable mais qui tout le long de soi est un présent, mais qui ne
présente aucune présence, un présent qui est pris dans le présent pur de la
traversée de l’autre si on veut. Mais ce présent là ne délivre aucune présence.
On sait très bien que c’est dans l’après jouissance qu’il y a le retour de la
présence : c’est la fonction traditionnellement accordée à la tendresse.
La tendresse après le jouir, c’est le présent cède place à la présence. Qln est
là, mais dans le jouir non. Dans le jouir il y a un présent démoniaque ou
enchanté, quelque chose qui se passe dans l’ordre du présent pur où la présence
s’estompe, où la délivrance de la présence s’estompe. On est heureux après d’un
bonheur autre, qui n’est pas la jouissance, de récupérer quelque chose comme la
présence. On est content de voir que l’autre est là. C’est la présence, mais
c’est la présence en tant qu’elle a été raturée par le présent, par la violence
du présent.
5° Ne représente pas : il ne se représente pas. C’est quand même faire fi dans la
jouissance de l’autorité du fantasme. L’autorité du fantasme, compliquée, dissymétrique selon
les positions sexuelles, fait que quelque chose comme une représentation adhère
ou colle à la jouissance. Ce n’est pas vrai que ça ne se représente pas. ça se
représente aussi, c’est aussi captif en un certain sens de la représentation.
6° S’offre sans
cesse : je ne sais pas si offre est le bon
mot. Il y a quelque chose dans la jouissance qui est en vérité de l‘ordre de la
répétition, quelque chose qui est constamment convoqué à se repérer ou à tendre
à se répéter, ou à vouloir se répéter ou à désirer se répéter, car de la
jouissance vous ne pouvez rien faire d’autre que la répéter. Par définition la
jouissance est ce qui est sans usage, sans usage autre qu’elle-même, sans
destination autre que soi. Que peut faire ce quelque chose ? Ce quelque chose
peut revenir, ce que vous pouvez lui souhaiter de mieux, de revenir. Ça s’offre
sans cesse, mais c’est affaiblir le caractère insistant de la question, de
scansion répétitive, inhérent à la consumation inutile qu’est la jouissance, inutile
en tant elle n’a pas d’autre destin ou finalité qu’elle-même.
Je suis donc en désaccord avec chaque mot du
texte, mais je l’admire et je peux la penser comme un effort admirable et
nécessaire pour trouver un chemin sur cette question. Il faut décaler la
question de la jouissance de son aliénation contemporaine. Mais ce que je crois
c’est qu’on ne peut pas entrer dans la question du nihilisme directement par la
question de la jouissance. Je veux dire par là qu’il faut revenir la question de la jouissance mais à partir
d’un autre point qu’elle-même. On ne peut pas traiter la jouissance à partir de
la jouissance : si on veut la décaler de son emprise nihiliste, on va
retomber dans une conception édénique de la jouissance. C’est la conception que
nous propose Nancy, qui est jouissance déliée de son réel, une puissance
détachée de son oblitération réelle. Son réel est autre chose que le poids
contemporain de la propagande pour la jouissance.
De ce point de vue là, je pense que nous
sommes obligés d’accepter le verdict de la psychanalyse, pour part, de
l’accepter transitoirement. Nous dirons : en tout cas, la philosophie,
dans l’épreuve que je lui propose ici, de penser le contemporain, ne partira
pas de la jouissance. En un certain sens il est vrai qu’elle s’en détournera
méthodiquement. L’espérance est de pouvoir y revenir. Le détournement méthodique
indique un chemin qui ne va pas faire de la jouissance l’instance 1ère
de la saisie du contemporain. Si on fait de la jouissance l’instance 1ère
de la saisie du contemporain, on est sous la juridiction nihiliste, la pensée
tombe sous la juridiction nihiliste. C’était un vaste préambule, mais dans
notre question, une dispute avec Nancy.
Je voudrais maintenant, puisqu’on ne partira pas
de la jouissance, mais qu’on espère y revenir, je voudrais rappeler les quatre
maximes de pensée que je proposais, qui elles vont nous servir de point de
départ véritable :
1° contester l’emblème démocratique.
Parenthèse : je n’ai pas, je l’ai déjà
dit je voudrais le redire avec force, mon intention d’abandonner le mot
démocratie. Donc entendez bien que c’est comme jouissance : on entend ici
provisoirement par démocratie le fétiche contemporain, mais il y a d’autres
sens et d’autres usages possibles et réels du mot démocratie que nous tenterons
là aussi de reconstituer. Ça va de soi mais ça va mieux en le disant.
Démocratie est ici pris en réalité comme un fétiche constitutionnel, comme une
figure de la représentation étatique. Ou on peut dire c’est pris comme
substantif, les démocraties par exemple. Alors que je pense qu’il n’y a d’usage
fondé de démocratie que sous la forme de l’adjectif : ceci ou cela peut
être déclaré démocratique. Toujours à refaire, à ressaisir. Il y a des
processus démocratiques, il y a des décisions démocratiques, il y a des
subjectivités démocratiques. Nous le fonderons. Mais il n’y a pas la
démocratie, c’est un fétiche étatique. Il n’y a pas non plus les démocraties,
et encore moins les démocraties occidentales. Mais il y a du démocratique, et
je dirais qu’une partie du pb est de dégager le démocratique de sa capture par
le substantif, de sa monopolisation du démocratique par le substantif la ou les
démocraties.
Quand on dit contester l’emblème démocratique,
c’est au sens de la ou les démocraties, tout ce dont nos sociétés se vantent.
C’est l’emblème de leur vantardise. Nous n’allons pas leur abandonner le mot
démocratie. Nous allons récupérer la puissance d’adjectif oblitérée par le
substantif. Je vois ce que sont les actions terroristes, mais le terrorisme je
ne sais pas ce que c. démocratie c pareil. Que ceci ou cela soit
démo d’accord. Contester l’emblème en ce sens là.
2° tenter de s’écarter du pouvoir nu qui
sous-tend cet emblème
3° dégager les exceptions
4° trouver les failles de l’ordre
intervallaire, figure d’intervalle ou de transition qui est une figure de
confusion.
C’était nos maximes.
Commençons par la 1ère maxime.
Qu’est-ce que l’emblème démocratique ? comment il fonctionne, en tant
qu’emblème ? c’est l’emblème d’un monde pacifié possible. Démocratie
désigne un monde pacifié possible. Finalement l’extension du démocratique, son
extension planétaire représenterait un ordre pacifié possible, un nouveau monde
ou un monde, monde démo. Ce qui signifie que en réalité c’est le non démocrate
qui pour l’instant interdit ou rend impossible cet ordre pacifié. S’il n’y
avait que le démocrate, on aurait déjà cet ordre pacifié, car il y a des
méchants. La question de savoir pourquoi il y a des méchants… il y a des non
démocrates. C’est curieux si on y réfléchit mais c comme ça. Sans ces méchants,
monde pacifié et consensuel. Et c’est ce monde qui mondialise.
Parenthèse :
mondialisation, ça veut dire qu’il n’y a pas encore de monde. L’emblème
démocratique, c’est celui d’un monde qui a déjà trouvé son principe, à savoir
le principe démocratique. Simplement, un certain nb de mauvaises volontés
empêche que ce principe gagne et organise la terre tout entière comme monde, en
fin de compte indéfiniment perfectible. Le thème de l’emblème c’est 1° le
principe est déjà trouvé, il n’est pas question de faire advenir un autre
monde, 2° l’extension est en marche, et selon un principe de perfectibilité
infinie. C’est ce qui nous est dessiné. La démo va gagner le monde, en dépit
des obstacles, il faudra de temps en temps taper sur les méchants et arranger
les choses, c’est perfectible selon un principe mondain déjà là. C’est pour ça
que Fukuyama a dit que c’est la fin de l’histoire : l’histoire a trouvé
son principe final, la démo à vrai dire, justement. Cette fin de l’histoire que Hegel cherchait, qu’il a vue en
Napoléon, dans l’Etat prussien, que Kojève cherchait (le fait que le
capitalisme était allé jusqu’au Japon indiquait la fin de l’histoire). Fukuyama
a une thèse que bcp partagent subjectivement : nous sommes dans la fin de
l’histoire au sens où le monde a son principe, et il s’agit que ce principe
travaille dans l’ordre où il n’a pas encore conquis installé les situation. Ce
qui est supposé c’est qu’il y a un monde dont nous connaissons le principe, la
perfectibilité, mais la perfectibilité immanente. Il n’a pas à devenir autre
principipellement mais seulement à se perfectionner dans son ordre propre qui
est l’ordre démocratique. Ce que je crois, et qui est le fdt de la critique de
l’emblème, c’est que nous sommes dans un moment où il n’y a pas de monde.
J’expliquerai ce que ça veut dire. Il n’y a pas de monde. Il est fallacieux, de
l’ordre de l’imposture, de déclarer qu’il y a un monde. Ça e veut pas dire
qu’il n’y a pas de situations, capitaux, gens mort etc… ça autorise à
introduire encore une question dans le nihilisme à propos du monde. Vous pouvez
redéfinir le nihilisme sur n’importe quelle question : la jouissance le
monde etc… ça a deux sens
- il y a un monde mais ce monde est privé de
sens. c’est la thèse la plus courante, thèse absurdiste. Il y un monde mais au regard des consciences
ce monde est absolument dépourvu de sens. c’es le nihilisme existentiel :
le monde existe et nous existons au monde dans le monde pour le monde mais ce monde
n’a pas de sens il ne nous accueille pas selon un sens.
- il y a une autre thèse nihiliste, une autre
figure nihiliste : il n’y a pas de monde. Cette thèse il n’y a pas de
monde signifie que le nihilisme est ontologique et pas existentiel. C’est l’être
du monde qui défaille il n’y a pas d’être du monde comme tel. Il y a une
incohésion de ce qu’il y a. ce n’est pas une absence de sens. C’est
multiplicité qui est inconsistante.
Là-dessus nous pourrions reprendre la
discussion avec Jean-Luc Nancy. Dans le recueil de 1990, que je vous recommande
vivement, une Pensée Finie, l’introduction
comporte une longue note sur le monde : qu’est-ce que le monde, que
peut-on dire du monde ? le monde c’est quoi ? c’est l’élargissement
de l’existence au-delà de la seule réalité humine. C’est l’application de la
catégorie d’existence à autre chose que l’humanité, c’est le constat qu’il n’y
a pas que l’humanité qui existe. C’est une méditation sur les animaux, les
pierres, les étoiles. C’est la réponse à une question : pourquoi y
a-t-il ce qu’il y a tout ce qu’il y a, et rien que ce qu’il y a ? Le monde est la venue de cette question… ce qui nous installe…
Je suis en désaccord avec cette formule :
- ça ne veut rien dire tout ce qu’il y a. Ce qu’il y a ne fait pas tout, c’est une autre question de savoir si
ça faut monde.
- et rien que ce qu’il y a, je ne pense pas qu’il n’y a que ce qu’il y a.
Il n’y a pas tout ce qu’il y a, il n’y a pas rien que ce qu’il y a. On
voit ce que veut dire monde : pourquoi y a-t-il tout ce qu’il y a et rien
que ce qu’il y a ? C’est une conception leibnizienne du monde :
pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi ce monde plutôt
qu’un autre ? Leibniz est le philosophe de la question du monde au sens où
Nancy la pose. Monde est une catégorie de l’existence, qui autorise à poser la
question de l’existence pour tout ce qu’il y a. Le monde provient de son
événement, l’événement du il y a, de l’existence. Le monde, c’est le lieu de
l’événement de l’existence comme existence qui outrepasse l’existence humaine.
Monde est une catégorie du sens de l’être, qui permet de e demander pourquoi il
y a cela. C’est une catégorie du sens de l’être : monde est le lieu d’un
sens de l’être.
Pour moi, monde ne peut pas être une catégorie du sens de l’être. Si
monde est catégorie de sens de l’être, il n’y a aucun sens à dire qu’il n’y a
pas de monde. Au sens de Nancy, à savoir le monde c’est le fait que cela existe
et pas autre chose, on ne peut pas nier qu’il y a un monde, on ne peut pas dire
qu’il n’y a pas de monde. Je prends monde en un autre sens. Monde, c’est une
catégorie de la disposition contingente de l’être là. Il y a monde quand il
y aune logique de l’être là, de
l’apparaître. Un monde, c’est une logique de la contingence si vous
voulez. Par voie de csq, puisque
monde c’est une logique de la contingence :
1° il y a plusieurs mondes (plusieurs monde
possibles, catégorie de l’unité ou totalité, il y a pluralité de mondes,
pluralité de logiques, multiplicité de monde possibles et réels) et il se peut
qu’il n’y ait pas de monde. Il suffit que le il y a soit sans logique ou
illogique, entre deux logiques. C’est ce que je dirais de notre monde en tant
qu’il n’y en a pas : il est entre deux logique. Il y a deux sens du mot
monde, depuis toujours :
- ou bien le monde c’est la provenance du
sens, le lieu de la provenance du sens (Nancy,
- ou bien le monde est une simple figure
logique de l’apparaître.
Alors là il faut voir les choses dans leur
recul. Ces deux sens du mot monde, monde comme réponse en termes de sens à la
question de ce qu’il y a, et le monde comme figure logique multiforme de
l’apparaître, ils sont nés en même temps.
Platon les tient tous les deux ensembles. Il
tient la provenance du sens et la figure logique transitoire de l’apparaître.
Le gd texte de Platon sur le monde c’est le Timée. Monde se dit cosmos. Le Timée est un récit du cosmos, une narration du monde. Dans cette narration,
Platon joue de façon subtile sans jamais les désigner clairement sur les deux
significations possibles du monde. Le monde comme totalité du sens, et le monde
comme construction somme toute, comme figure, voire comme machine. Il essaie de
tenir ensemble ces deux acceptions du mot monde, du mot cosmos. C’est ce que vous entendez dans l’extrême fin du Timée. Un texte magnifique. C’est une des rares conclusions d’un dialogue de
Platon où il est parfaitement content de ce qu’il a fait. Souvent ça se termine
en queue de poisson : on n’a pas trouvé, on verra une autre fois, à
demain… là il est très contente, la péroraison est dédiée au monde. « et
maintenant déclarons que nous avons atteint le terme de notre discours sur le
monde. Ayant admis en lui-même tous les êtres vivants mortels et immortels et
entièrement remplis de la sorte, vivant visible qui enveloppe tous els vivants
visibles. Dieu sensible formé à la ressemblance du dieu intelligible. Très
grand très bon très beau et très parfait, le monde est né. C’est le ciel qui
est un et seul de sa race ». Texte splendide et
mystérieux. Pourquoi mystérieux, qu’est-ce que l’éloge du monde né dieu visible
magnifique qui est un ciel ? Ce qui est dit, c’est en même temps les deux
significations possibles de monde, de cosmos.
D’une part, il est dans la perfection du
sens. C’est en ce sens qu’il est un dieu très gd
bon beau parfait. Il est très gd beau bon parfait car il est, je retraduis près
du grec « un dieu sensible qui est icône du dieu intelligible ». Que veut dire que le monde est une icône du dieu
intelligible ? Il est dans la provenance du sens, il est dans la lumière
de l’intelligible. Bien qu’il soit sensible il se tient dans la lumière de
l’intelligible ; il est une icône visible du dieu intelligible. Mais par
ailleurs il est un vivant visible qui, je retraduis, « situe selon leur
enveloppe tous les vivants visibles ». Donc il
est une logique de la visibilité, il est
l’enveloppe générale du visible. Il est une topologie du visible, une logique
topologique du visible. Vous voyez : c’est magnifique car dans cette
péroraison, satisfaite et lyrique, Platon tente de coller les deux acceptions,
le monde pourquoi y a-t-il cela plutôt qu’autre chose, et l’harmonie… topologie
de la visibilité.
Je prendrai monde en son 2ème sens,
je prends monde en son 2ème sens. Il a toujours fallu choisir. Nancy
choisi le 1er dans la forme laïcisée post-heideggérienne : le
monde est icône du dieu intelligible, il n’y a pas de dieu mais il est l’icône
du sens. Moi, je dirais : on entend par monde la situation des vivants visibles,
finalement la situation de l’humanité. Je dirais, la situation des vivants
visibles, aujourd’hui il n’y a pas de monde. Le monde ne situe pas dans leur
enveloppe tous les vivants visibles ; il n’est pas l’enveloppe de tous les
vivants visibles. Le monde destitue de leur visibilité l’écrasante majorité des
humains. Il n’est pas l’enveloppe mais la destitution…… il est un protocole
d’exclusion du visible et non de situation dans le visible. De là l’importance
cardinale de la catégorie d’exclus. Je ne vais pas m’engager dans le dvlpt qui
suit, car c’est une arche, juste 2-3 choses.
La question du monde est la question des
noms : qui est nommé, qui reçoit un nom ? La question de l’existence
du monde n’est pas la question de la richesse objective de… importance
considérable. Ce qui fait monde, c’est qui est nommé et qui ne l’est pas, qui
est compté et qui ne l’est pas. Je soutiendrai, je ne vais pas le faire tout de
suite, que l’ancien monde, le monde juste avant, ie
le monde qui a probablement cessé d’exister dans les années 70-80. Avant ce
moment là il y avait un monde, ça ne veut pas dire très beau très parfait,
excellent, c pas le cosmos du Timée, il peut être épouvantable par bien des côtés. Il y a deux
questions : l’existence du monde et son évaluation. Ce n’est pas la même
chose. Dans l’ancien temps il y avait un monde, il y a 30 ans, au sens où
n’importe quel ouvrier ou paysan avait un nom politique possible, inscription
dans lutte libération nationale, lutte des classes, Etat socialiste etc..
Personne n’était démuni de nom possible. Le nom était disponible. Je ne dis pas
que ce monde était excellent ou même bon. Il distribuait les noms et les
inscrivait dans des camps, il y avait des noms et un partage des noms.
J’appelle ça un monde. Quand d’une certaine manière si éloignés de toute figure
de puissance que soit quelqu’un, ça ne veut pas dire qu’il est exclu d’une
nomination. Cette nomination crée un avenir on peut dire qu’il est faux ou
illusoire, mais ce n’est pas la même chose d’avoir un avenir et de n’en voir
pas. Un avenir ça passe par un nom, si le monde vous donne un nom. Nous sommes
dans une période intervallaire où énormément de gens n’a pas de nom.
Malheureusement, c’est ça, la démocratie en son sens emblématique :
l’acceptation de la non nomination. Pas besoin de nom puisque nous sommes égaux
devant la marchandise, la présentation des marchandises. La majorité n’a pas de
nom que d’être exclue des bénéfices du faux monde : exclu est le nom de
qui n’a pas de nom. Une interprétation qui prétend qu’il n’y a pas de nom et
que ça ira mieux plus tard. Pas de nom, pas d’avenir. Exclu veut d’abord dire
exclu de la nomination, au sens… possibilité d’une avenir qui est un nom
politique au sens large du mot politique. Qln qui est un paysan n’a pas de nom.
Autrefois il pouvait avoir le nom de paysan du tiers monde, qui le rattachait à
un processus historique. Ça s’est écoulé. Le résultat c’est qu’il n’y a pas de
nom, pas d’avenir. Il n’a pas d’espoir, il est désespéré. La racine c’est de ne
pas avoir de nom. L’espoir est un imaginaire vague, le nom vous inscrit dans le
symbolique. L’écrasante majorité est non inscrite, elle compte pour rien, on
lui donne comme seul paradigme les sociétés qui ne sont pas la sienne, promesse
confuse, à laquelle on est rattaché par aucune… sauf d’être exclu de la
richesse, démocratie, occident, ce que vous voulez. Exclu est le nom de la non
nomination. Marché et mondialisation sont les noms de ce qui n’est pas un
monde. Marché c’est proprement le symétrique d’exclu. De quoi l’exclu est-il
exclu ? du marché. Marché est le nom… nom de ce qui n’a pas de monde…
c’est ce que je voudrais explorer la prochaine fois, et examiner comment joue
le rapport entre l’absence de monde et l’emblème démocratique. Est-ce qu’il y a
un lien entre l’absence de monde, de nom, et l’emblème, est-ce qu’il y a un
rapport ? je soutiendrai qu’il y en a un. On passera par une
réinterprétation qui est la critique que Platon fait de la démocratie. Texte
mal vu, qualifié de totalitaire, je ne dis pas que tout dans ce texte, livre
VIII de la République, soit de bon aloi.
Mais nous verrons que il y a une chose à quoi Platon touche, qui est la
connexion entre une certaine image de la démo et l’absence de monde. .. il y a
en effet.. c’est ce lien que nous tenterons de mettre au jour la prochaine
fois.
Nous reprenions là où nous étions parvenus à
peu près. Je rappelle que la problématique que nous suivons est d’évaluer
l’emblème dominant de la société politique contemporaine qui se donne sous le
nom de démocratie, et d’en proposer une analyse, un cadre, avec des hypothèses
sur le monde contemporain, et d’en produire une image du temps présent.
Je rappelle aussi que j’avais introduit
l’hypothèse selon laquelle ce qui caractérise le temps présent, c’est qu’il n’y
a pas à proprement parler de monde. Ça nous avait ramené à la question du
monde. Je vous avais dit que monde, philosophiquement, a deux sens principaux
et non pas un seul. D’un côté le monde comme provenance du sens. C’est un peu
monde pris en un sens herméneutique : le monde comme horizon de provenance
du sens pour toute expérience dans le monde, ou le monde comme horizon
d’expérience. Et le monde comme figure logique, distribution consistante de
l’apparaître, du point de vue de ce qui est décompté, dénombré, compté etc… Je
vous avais dit qu’il était frappant de voir que dans le Timée, monde, cosmos veut encore dire les deux
choses à la fois, comme il arrive souvent. Il tient en réalité les deux
significations d’une catégorie ensemble, et ensuite se produit un phénomène de
division, de séparation, qui fait qu’il y a des interprétations contradictoire
et légitimes en un certain sens. Parce que si on remonte à Platon on voit
comment il tient ensemble des choses qui ont ensuite été dissociées. Dans le Timée, cosmos, monde est à la fois une catégorie du sens et une catégorie de
la configuration. Là, on va plutôt prendre monde au 2ème sens, le
monde selon la justice rendue au visible. C’est l’expression de Platon :
l’enveloppe des vivants visibles qui leur rend justice, dans la visibilité qui
est la leur. En ce sens que je proposais de dire qu’il n’y a pas de monde, on
est dans un moment intervallaire. quelque chose comme un vieux monde s’est
défait, et quelque chose comme un nouveau monde n’est pas encore là. On est
dans l’entre deux de la défection d’une figure du monde et de la constitution
d’une figure avenir, qui est encore indéchiffrable. Vous voyez que c’est aussi
une question qui touche le problème du temps : dans quel temps sommes
nous, au sens de quelle est notre temporalité fondamentale ? je
soutiendrai que notre temporalité est précisément elle aussi intervallaire, une
temporalité ramassée ou concentrée sur elle-même. Vous voyez que on peut faire
l’hypothèse qu’il n’y a pas de monde, au sens où on serait dans un entre deux
monde, avec un monde usé ou déclinant, défait, et un monde qui n’est pas encore
calculable, ou prévisible, qui est encore de l’ordre de l’avenir.
J’avais dit que un des indices de cela, c’est
que il y a un flottement extrême des nominations. Ie que finalement j’avais
proposé de dire le monde aujourd’hui c’est le marché. Et que la distribution
des noms inclut ou exclut, finalement. Qln qui profite du marché et qln qui
n’en profite pas. a la fin des fins c’est des distributions sommaires mais
fdtales. qln dont la vie peut s’alimenter au marché et qln dont la vie est en
réalité forclose ou exclue par le marché. Exclu n’est pas un nom c’est le nom
de l’absence de nom, comme marché est le nom du monde qui n’est pas un monde.
Donc corrélation marché circulation générale, et exclusion, d’un côté l’absence
de monde et l’autre le nom qui n’est pas un nom. Mondialisation veut bien dire
qu’il y a un processus qui conduit à un monde, ou qui fait monde, ou qui essaie
de faire monde, mais pas à proprement parler qu’il y a un monde.
C’est à partir de là qu’on avait interrogé la
question de la démocratie, ie se demander quel
rapport il y a entre l’absence de monde et l’emblème démocratique. C’était un
pb assez compliqué, et qu’il faut serrer de près. Qu’est-ce qui fait que
démocratie est le nom politique emblématique d’une époque intervallaire quant à
la question du monde ? C’est une question assez précise, presque
technique. C’est un constat. A l’arrière plan il y a un pb intéressant qui est
le suivant : de quel monde la démocratie est-elle la démocratie ?
démocratie, oui, mais au regard de quel monde ? Sauf s’il s’agit d’une
pure forme ! Quel est le monde qui est configuré sous ce nom ? quel
est le monde dont ce nom est l’emblème positif ? c’était là que je
proposais de relire de façon un peu neuve le livre 8 de la République de Platon. Livre 8 de la République
dans lequel est conduite une présentation à l’évidence malveillante, une
critique de la démocratie, texte connu et très contesté. Etant entendu que
comme nous Platon entend par démocratie un système de gouvernement. J’avais dit
qu’il y a plusieurs sens du mot démocratie, éventuellement contradictoires On
prend démocratie au sens immédiat qui n’est pas constitutionnel, mais forme de
gouvernement, libertés constitutionnelles, réglementation générale de la
question des opinions. C’est dans ce registre qu’il est pris aussi dans le
livre 8 de la République. Cette approche de
la question de la démocratie, que nous essayons de revisiter, après tout c’est
un des textes fondateurs sur la question, il est évident que ce texte comporte
purement et simplement une part réactive. Il ne s’agit pas de le nier. Il n’est
pas vrai qu’il soit de bout en bout un texte analytique persuasif et profond.
Il comporte une part politiquement réactive, liée à la conviction de Platon que
la démocratie ne pourra pas sauver la cité grecque. Platon est au fond le
penseur du déclin de la cité grecque, et il se propose de la sauver. Le salut
de cette configuration historique qu’est la cité grecque, il pense que la
démocratie est inapte à la maintenir, à la préserver, de sorte qu’il va pour
part soutenir une figure antérieure, c’est ce que j’appelle la part réactive.
Cette question du réactif nous intéresse aussi, car nous avons dans notre monde
qui n'est pas un monde quantité de positions réactives, positions qu’on peut
dire nostalgique. Dont la plus caractéristique est la nostalgie républicaine.
Comme toute vraie nostalgie, la nostalgie est nostalgie d’un état qui n’a
jamais existé. Ce n’est pas la convocation réelle d’un état passé. Ça ce serait
la simple mémoire. La nostalgie construit son objet. Elle pare cet objet des
vertus réelles d’un, passé fictif. Si on cherche quand la République a été
admirable on se dit à l’époque coloniale, année 50 ? à l’époque de la
capitulation devant les allemands, année 40 ? A l’époque de la répression
tout azimut du mouvement ouvrier année 20 ? A la période du nationalisme
sanguinaire, guerre de 14 ? Evidemment, on peut remonter à Robespierre et
St Just mais il fait en avoir la carrure ! Si c’est pour remonter au
général Mac Mahon…. Je dis ça pour toucher un point, qui est que cette position
nostalgique est en fait une construction au présent. Une construction au
présent, mais elle est cependant réactive car elle argumente, au présent, d’un
passé supposé. Elle suppose un passé comme norme plus ou moins activable de ce
présent. Il y a de ça chez Platon dans la figure au fond de l’aristocratisme
qu’il soutient. Ie après tout l’ordre, la
hiérarchie, tout le monde a sa place etc… les nostalgies sont presque toujours
des nostalgies d’ordre. C’est rare de trouver qln qui a une grande nostalgie du
désordre. C’est pourtant une idée plus intéressant ! je constate que
généralement, les nostalgies sont généralement nostalgies de l’ordre, car elles
décrivent le présent comme défection de cet ordre, reniement de cet ordre,
délitement de cet ordre. Autrement dit, elles décrivent le présent comme
décadence. La nostalgie du passé est une figure d’ordre. Ce n’est pas une
critique. Toute vision du monde est une dialectique de l’ordre et du désordre.
Si je dis qu’il y a monde s’il y a une distribution acceptable des noms, c’est
une figure d’ordre après tout, une figure d’ordre dans les noms. C’est vrai que
la nostalgie est de l’ordre en général et que chez Platon, avec une théorie
aristocratique classificatrice, est au fond une théorie ordonnée et
hiérarchique des classes, groupes. C’est un aspect incontestablement réactif.
Ensuite parce que c’est une méditation sur la chute, sur la fin, donc sur
l’ordre perdu.
Je fais une incise : j’en ai parlé
plusieurs fois. Vous savez que lorsque Platon demande quelle est finalement la
cause de ce que un ordre, si excellent soit-il, entre à un moment donné dans
son crépuscule ou sa décadence, il étend cette considération à sa propre
proposition. A l’intérieur de l’utopie politique platonicienne, il y a une
théorie de la décadence inéluctable y compris de la figure utopique. Platon
pense la nécessité de la dégradation politique, même dans ce cas là il y a un
caractère inéluctable de la corruption. C’est une chose, mais ce qui est
extraordinaire, c’est que c’est assigné à un point très précis : c’est
assigné à une rupture de l’équilibre requis entre gymnastique et musique dans
l’éducation. A un moment donné, il y a des choses complexes (un nombre a été
oublié, il y a un oubli) mais ce qui fait entrer dans la décadence, c’est la
rupture d’harmonie dans l’éducation du citoyen entre la gymnastique et la
musique, au détriment de la musique. Finalement, la cause de la décadence c’est
l’inflation du sport. Chez Platon. C’est une chose à laquelle il faut
réfléchir. Encore que, on pourrait soutenir que dans le monde d’aujourd’hui,
l’inflation de la musique existe aussi. Et dans la distribution des phénomènes
de masse, musicaux et sportifs, c’est un pb lié à l’imagerie constitutive du
contemporain. J’ai toujours été frappé que P ait porté l’accent
là-dessus : qu'est-ce qui se passe du côté de la musique et de la
gymnastique. La décadence, c’est pas de l’ordre des défaites militaires, de
l’oubli de la philosophie etc… c’est au niveau de l’équilibre immanent des
phénomènes culturels de masse, ceux qui concernent la formation générale des
citoyens. Je termine sur ce point ; il y a un élément réactif
anti-démocratique chez P qui est nostalgie de l’ordre aristo et de sa
hiérarchie stable et une méditation pessimiste sur le caractère inévitable de
la corruption. En ce sens là, on reconnaît ce sombre pessimisme politique
nostalgique qui caractérise les visions réactives.
Mais il n’y a pas que cela dans la critique.
Une fois dit cela, on reste avec le texte devant une interrogation. Il y a une
part conceptuelle, qui ne se réduit pas à l’ordonnancement réactif, et qui est
liée à des considérations sur le type de monde que formalise la démocratie. Ie la considération de la démocratie non pas seulement comme principe
formel mais comme figure de formalisation du monde, et par csqt comme question
du sujet qui s’articule à ce monde. Finalement, quand même, le point principal
va être là : quel est le monde de la démocratie ? et quel est le sujet qui s’y constitue, l’homme
démocratique ? Il faut lire les textes sans oublier la dimension réactive,
mais en les prenant au pied de la lettre. Quelles vont être les deux thèses de
Platon ?
1° le monde démocratique n’est pas réellement
un monde. La thèse est présente. Le monde est un non monde.
2° le sujet n’est constitué que par le rapport
à sa jouissance. Dans le non monde, l’homme démocratique n’est définissable que
du strict point du rapport à la jouissance. Rapport qui a deux formes, là aussi
ça rejoint ce que nous disions la dernière fois sur les deux nihilismes
contemporains : emportement dionysiaque (c’est le jeune, c’est le jeune
démocrate qui est dans l’emportement dionysiaque de la jouissance). Quant au
vieux démocrate, il est dans l’indistinction des jouissances.
D’une part le monde n’est pas un monde
D’autre part le sujet qui s’articule à ce
monde n’est pensable que dans son rapport à la jouissance, sous deux formes un
peu différentes. Regardons les deux points.
Pourquoi le monde démocratique n’est pas un
monde ? eh bien car c’est un monde où est postulée l’équivalence de toute
chose. Et aux yeux de Platon, l’équivalence de toute chose interdit que se
configure un monde. Je cite une phrase très connue : « la
démocratie est un gvt agréable [1er
prédicat ! il ne nie pas que la démocratie soit agréable, mais l’agrément
n’est pas la seule des vertus possibles] anarchique et bigarré qui dispense
une sorte d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal ». Ce qui veut dire en vérité que la démocratie ne constitue pas
un monde car elle distribue une équivalence possible de toute chose. Si on
transpose ça, on dira l’arrière-plan de la démocratie moderne, c’est
l’équivalent général, c’est le principe monétaire de l’échange généralisée qui
crée une zone possible de l’équivalence de toute chose dans la projection
monétaire. Chez Platon, ce n’est pas de ça qu’il s’agit, mais l’intuition demeure
que, la configuration générale du monde par la démocratie étant de l’ordre de
l’équivalence générale, finalement elle égalise l’égal et l’inégal. Ie subsume l’inégalité sous l’égalité. Egalité qui ne peut être que
abstraite, ou formelle, puisque justement elle se subordonne l’inégal. Et donc
on peut dire que le monde démocratique est le monde de la substituabilité
universelle. Tout est substituable à tout en un certain sens. et en tant que
c’est le monde de la substituabilité, c’est un monde sans logique, qui n’est
pas configuré dans la logique de son apparaître (c’est ce que veut dire
anarchie). Anarchique ne veut pas dire sans commandement, anarchique veut dire
qu’on est dans l’ordre de la substituabilité universelle.
Quant au sujet, l’homme démocratique, il faut
entendre le portrait de l’homme démocratique. Comment il vit ? comment
vit-il ? « je suppose qu’il ne dépense pas moins d’argent d’effort
et de temps pour les plaisirs superflus que pour les nécessaires. Et s’il est
assez heureux pour ne pas pousser sa folie dionysiaque trop loin, plus avancé en
âge, le gros du tumulte étant passé, il accueille
une partie des sentiments bannis et ne se donne plus tout entier à ceux qui les
avait supplantés, il établit une espèce d’égalité entre les plaisirs, livrant
le commandement de son âme à ceux qui se présentent,
comme offerts par le sort, jusqu’à ce qu’il soit rassasié, et ensuite à un
autre. Il n’en méprise aucun, et les traite sur un pied d’égalité. Il vit au
jour le jour et s’abandonne au désir qui se présente : aujourd’hui, il
s’enivre son de la flûte, demain il boira de l’eau claire et jeûnera, tantôt il
s’exerce au gymnase, tantôt il est oisif et n’a souci de rien, tantôt il semble
plongé dans philosophie. Souvent il s’occupe de politique et bondissant à la
tribune il dit et il faut ce qui lui passe par l’esprit. Lui arrive-t-il
d’envier les gens de guerre ? le voila devenu guerrier. Les hommes
d’affaire ? le voilà qui se lancer dans le négoce [c’est les start up !] sa vie ne connaît ni ordre ni nécessité
mais il l’appelle agréable, libre, heureuse, et lui reste fidèle ».
Vous voyez la thèse de Platon, dans cette
description d’autant plus remarquable de l’homme démocratique que somme toute,
elle est phénoménologiquement absolument exacte, c’est que ce qui le définit,
c’est l’interchangeabilité des désirs et des jouissances. Avec je le répète
quand on est jeune un certain emportement, et quand on est vieux une forme très
particulière de sagesse, qui est de considérer que somme toute les plaisirs
s’équivalent, comme tout dans le monde s’équivaut. C’est le principe de
construction du sujet. Donc le sujet est un sens un sujet qui accepte une
indétermination du point de vue des objets. Ie il
cale sa subjectivité sur la substituabilité des objets. Ce qui veut dire qu’il
est une succession disparate de désirs enchaînés à des objets substituables.
C’est ça qui est la construction du sujet démocratique.
Et alors la thèse qui va m’intéresser bcp par
la suite que Platon en titre, c’est que fondamentalement, ce monde est un
monde approprié à la jeunesse. C’est un monde dont
la figure centrale est et ne peut être que la jeunesse. A propos de la
démocratie, il dira : « ce gvt si beau et si juvénile ». la démo a comme attribut son agrément, sa beauté, son bonheur.
Notons bien le côté hédoniste de cette figure politique (c’est la
substituabilité des jouissance en ce sens elle est agréable). Mais il y a
quelque chose dans le démocratique qui est essentiellement juvénile du point de
vue de sa norme. Ça n’exclut pas que de très honorables vieillards soient au
commandement. Juvénile ne signifie pas gouvernement aux mains des jeunes, mais
il signifie une qualification
intrinsèque du gouvernement démocratique du point de vue de la substituabilité
des jouissances. Il y a un passage intéressante, outre la formule ce gvt si
beau et si juvénile : « les vieillards
s’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent plein d’enjouement et de
bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et
despotiques ». Jeunesse fonctionne comme une
norme : le vieillard démocratique est qln joue aux jeunes gens, de peur de
passer pour ennuyeux et despotique. Vous voyez cette idée qu’il y a quelque
chose dans la démocratie, en ce sens là, qui d’une certaine façon établit
nécessairement comme norme la jeunesse. Comme norme interne, comme norme
subjective vivante, pas comme principe de gouvernement. Comme norme de vie de
la démocratie, c’est le jeune qui est paradigmatique et le vieillard qui court
derrière, en jogging ! [chagt K7]. Platon le
remarque. Et lui il le lie au fait que l’être le plus apte à la substituabilité
indistincte des jouissances c’est le jeune. Le vieux prend ce qui vient, le
jeune est dionysiaque ans la
substituabilité. Il est peut-être plus tenté par les pratiques nihilistes. Mais
le vieux suit. Pour Platon, c’est pathologique : c’est un aristocrate
ordonné, c’est le jeune qui doit imiter le vieux. On n’est pas obligé de le
suivre sur ce terrain. Mais dans l’élément de la démocratie c’est le vieux qui
imite le jeune. C’est le 1er à découvrir ce que la presse
aujourd’hui appelle le jeunisme. C'est un phénomène de société : la
promotion du jeune comme paradigme de la vitalité moderne. c’est ce que Platon
a parfaitement diagnostiqué comme étant au cœur de la représentation démocratique
de la doctrine de l’existence. Il a vu que le culte du désir jeune était
inhérent à cet emblème. Il a vu que finalement, la grande maxime c’est se
bouger, bougeons nous. Il faut se bouger. Le vieillard lui-même se bouge,
perclus de rhumatisme, il se bouge quand même et il essaie de danser la danse
générale pour faire croire le plus longtemps possible qu’il est resté très
jeune. La corrélation qu’il établit entre ça et l’emblème démocratique est
perspicace. Elle désigne bien qch.
La question à poser est la suivante :
qu’est-ce qui se passe quand l’emblème d’une société est unilatéralement la
jeunesse ? qui peut se présenter sous bien des noms : sous la
nécessité permanente de l’adaptation, du recyclage, qu’un cadre de 50 ans est
trop vieux, dont le nom le plus contemporain est modernité à tout prix,
modernisation, à bas les archaïsmes. Tout cela travaille dans la figure d’une
perpétuelle jeunesse du monde qu’il faut poursuivre comme une norme et comme un
idéal. Quand d’une certaine façon, il n’y a plus d’usage de l’âge (en tout cas
en apparence, dans les emblèmes) alors qu’est-ce qui se passe ? je crois
qu’il y a deux options observables sur ce point. Il faut bien les énumérer
toutes les deux :
- il y a une possibilité terroriste de cette figure : il y a la possibilité d’abstraire comme
possibilité politique, au fond dionysiaque de la jeunesse, dans sa modernité
pure et simple de valorisation de la brutalité, de la brutalité aveugle, dont
la jeunesse est parfaitement capable, à raison du caractère incoercible de son
choix. Il y a eu ça dans les gardes rouges en Chine pendant la révolution
culturelle (il y a eu d’atroces persécutions), et également dans l’aventure des
khmer rouges au Cambodge. Les troupes étaient de très très jeunes gens. Dans
tel pays africains, on connaît des troupes d’enfants armés de 12 ans qui sont
de véritables sauvages. C’est la figure terroriste de l’emblème de la jeunesse.
Elle a été et elle est encore
expérimentée.
- ou alors, l’autre figure, c’est une figure que
j’appellerai de la futilité culturelle, ie en réalité une figure du divertissement comme paradigme social.
Les deux peuvent parfaitement interférer. Si
vous regardez l’image ordinaire de la jeunesse aujourd’hui, ici, vous avez
quelque chose qui appartient aux deux : la figure des braves jeunes gens du
divertissement culturel, les Loft Story etc… ie
quelque chose qui est exhibé comme la jeunesse abandonnée à son espace de flirt
musical, de sexualité diatonique. quelque chose comme ça, quelque chose comme
une d’innocence commerciale, si j’ose cet oxymore. C’est ça qu’on cherche à
nous montrer. Il y a ça d’un côté, mais aussi à l’arrière plan le terrible
loubard de banlieue, armé jusqu’aux dents, délinquant mortel, qu’il faut réprimer
absolument, les statistiques de la délinquance etc… Vous avez bien
l’emboîtement d’une double figure fascinante. Parce que dans les deux cas ce
sont des figures de fascination : répulsive ou attractive dont d’une est
plutôt sur le versant de la futilité innocente et du divertissement général,
derrière laquelle le vieux ou futur vieux va courir dans la figure de
l’animateur de télé. C’est lui qui organise autant que faire se peut la façon
dont les vieillards vont courir après les jeunes. Il est d’ailleurs lui-même un
peu faisandé. Ça d’un côté, mais on sait aussi que dans n’importe quelle série
télé, on a aussi la figure terroriste urbaine si je puis dire du terrible
loubard qui va quasiment terrorisant la population. Dans les deux cas, ceci
relève de la norme de la jeunesse comme norme sociale générale. Comme toujours,
vous avez cette ambivalence des normes qui fait que la fascination se
présente soit positivement soit répulsivement, les deux ont une articulation
immanente.
Ce que je soutiendrai, c’est que dans le deux
cas l’emblématique est nihiliste. C’est ce que Platon veut dire, même s’il
n’emploie pas le mot. Dans tous les cas, si la jeunesse est la norme
unilatérale d’une société c’est que quelque chose comme une vacuité ou un néant
travaille cette société de l’intérieur. Et démocratie chapeaute cette vacuité
Pourquoi ? Encore une fois, la démocratie c’est quand la jeunesse c’est
une norme unilatérale. Et en un certain sens il faut bien que la jeunesse soit
une norme pour toujours, ne serait-ce qu’en tant qu’elle est l’avenir. Mais ce
n’est pas la même chose d’être une norme en tant qu’avenir et d’être une norme
en tant qu’actualité même du présent de cet avenir. Je ne suis pas en train de
plaider la cause contre les jeunes. La jeunesse est le temps de l’avenir. Là,
nous sommes dans un autre phénomène : son fonctionnement comme emblème et
fascination normative sur la société prise dans son ensemble. Pourquoi y a-t-il
nihilisme évident en ce cas ? Eh bien parce que ceci supprime et va avec
la négation de l’idée d’une formation de l’avenir. L’idée que l’avenir n’est
pas un suspens temporal accidentel mais l’avenir doit être l’objet d’une
formation quelconque, d’une prévision, anticipation. Ça supprime l’idée que la
société est comptable de manière immanente de son avenir. Qu’elle est pensée de
son avenir, rien, rien que son présent son immédiateté. Et qu’elle est en un
sens pensée de son avenir ou qu’elle n’est en effet rien que son présent, rien
que son immédiateté. Si vous dites la société n’est rien que son immédiateté la
jeunesse est emblématique. Puisque vous n’avez pas la représentation d’un
protocole éducatif. Ne prenons pas éducatif ici en
son sens misérable : éducatif est pris au sens où jeunesse veut en effet
dire l’avenir, mais du point de vue de sa formation réfléchie de sa formation
pensée, ou de sa formation tout court. Même s’il s’agit d’un projet de
révolution intégrale, de subversion de la société, c’est une formation, une
chose qui se dérive comme avenir dans le présent. Je dirais que la promotion
idéalisante de la jeunesse comme norme va de pair avec cette figure singulière
du nihilisme qui est d’éradiquer le fait qu’une société soit formée ou
formatrice de son avenir, quelle que soit la représentation de cet avenir.
Finalement, c’est le sens de la description de Platon, nous avons nihilisme car
nous avons théorie du temps comme immédiateté, une promotion unilatérale du
présent. Le présent peut aller jusqu’à l’avenir de la semaine prochaine,
jusqu’à un an. Les prévisions à long terme dans nos sociétés sont de plus en plus
courtes, elles s’alignent petit à petit sur les prévisions météorologiques.
Vous voyez la corrélation entre l’emblématisation finalement nihiliste de la
jeunesse et cette théorie du temps comme immédiateté, à défaut naturellement de
la formation de l’avenir. Si vous n’avez pas de formation de l’avenir, vous
avez uniquement le présent et la jeunesse est emblématique du présent comme
tel, du pur passage du présent.
Nous avons bien la corrélation de trois
terme : l’absence de monde, l’emblème démocratique, et l’imaginaire jeune.
C’est trois termes qui ont une corrélation essentielle, autour finalement d’une
conception mutilée du temps. ie d’une conception
qui ne comporte pas d’autre discipline temporelle que la discipline naturelle,
que la discipline naturelle, la discipline de l’état sauvage des choses. La
thèse de Platon, c’est que ceci, cette combinaison expose au désastre. Elle est
travaillée nécessairement par un futur désastreux, comme avenir non formé. Vous
avez cette thèse que si l’avenir n’est pas formé, alors il sera désastreux.
L’avenir est comme le retour du refoulé : s’il n’est pas formé, il fait
retour dans la figure du désastre. Vous pouvez danser au présent, vous allez au
désastre sous l’emblème de la jeunesse.
Platon République 8, 569 c : le désastre arrive quand « le peuple
fuyant la fumée de la soumission à des hommes libres est tombé dans le feu du
despotisme des esclaves, et en échange d’une liberté excessive et vaine, a
revêtu la livrée de la plus dure et la plus amère des servitudes »
Qu’est-ce que Platon nous décrit ? tout
le point est de savoir ce que veut dire soumission à des hommes libres ?
nous avons une thèse nouvelle : la démocratie consiste à suivre la
soumission à des hommes libres. Ça veut dire une vie qui comporte une discipline
de l’avenir. Soumission libre, c’est une figure oxymorique : soumission
libre, soumission à la liberté ? qu’est-ce que c’est ? c’est la
soumission à la liberté comme pensée ou comme formation possible de l’avenir.
C’est vécu comme un péril (fumée et feu) car c’est une soumission, et par csqt
c’est une entrave à l’absolue substituabilité des jouissances. La substituabilité
s’oppose à la soumission disciplinée de la liberté à son propre projet. La
liberté est formatrice de qch. En fuyant cette fumée, on tombe dans quoi ?
dans le despotisme des esclaves. On va être sous l’autorité de quelque chose
dont la nature est aux yeux de Platon dans la métaphore de l’esclavage. Ça veut
dire, si on transpose au monde moderne, on dira : fuir la soumission à un
projet politique émancipateur cohérent, on tombe dans le despotisme des
esclaves du capital. C'est-à-dire dans le despotisme d’une soumission à autre
chose que la liberté, à autre chose qu’à ce qui peut se présenter comme un
projet de liberté. Sous couvert de liberté excessive et vaine (liberté de la
substituabilité des jouissances), on a la plus amère et la plus dure des
servitudes. Ce qui va ouvrir à la tyrannie, ce qui révéler l’essence secrètement
tyrannique de la démocratie. Pourquoi y a-t-il une essence tyrannique de la
démocratie elle-même ? par l’apparence d’insoumission elle-même. Par
l’apparence que là et là seulement liberté est reconnue à la substituabilité
des jouissances. Mais substituabilité des jouissances c’est une figure
particulière de la liberté. Ce n’est pas la définition de la liberté en
elle-même. La liberté peut être tout à fait autre chose, ça peut être la
discipline du projet dan sa formation, dans son extension, ou dans la
représentation qu’elle se fait d’un avenir. Elle comporte alors une dose de
soumission : pas de projet sans discipline de ce projet. La discipline,
comment va-t-elle se normer ou être mesurée à la liberté telle que la
démocratie la prône, comme substituabilité des jouissances et autorité du
présent ? Un jour ou l’autre, la démocratie fait advenir de façon visible
son essence despotique, le fait qu’elle est dans le despotisme de la jouissance
elle-même. On peut aussi reprendre tout ça en disposant les catégories
essentielles.
Finalement nous avons établi la connexion
entre démocratie et nihilisme (c’était notre objectif), en passant par la
question du monde et la question du temps. La corrélation passe par la
questions du monde et la question du temps. Car finalement le non monde, c’est
quelque chose comme une fuite temporelle, c’est le temps comme fuite, le temps
comme passage. Ou si vous voulez, dans une métaphore moderne, le temps comme
consommation, ou consumation. La thèse, c’est que ce que demande la démocratie
dans sa forme achevée, c’est précisément cette fuite temporelle, cette apologie
du présent comme indiscipline de la formation de l’avenir. Nous n’attendons
plus que…, nous attendons quoi ? nous attendons soit que l’économie aille
mieux soit qu’elle aille plus mal. C’est vraiment météorologique : demain
il fera beau, les nuages s’annoncent, il va faire mauvais, tout cela est chiffré, normé, et entièrement
erratique. Les savants donnent les cycles mais le citoyen ordinaire s’en fiche,
ça ne le console pas. ça n’a pas aucune vertu consommatrice quand on le met
dehors. Le temps est mauvais, il faut le mettre dehors. Et c’est la
mondialisation, il devrait être content. C’est moderne d’être licencié !
ce qui serait archaïque, ce serait de le garder. S’il était dionysiaque et
jeune, il serait content, il jouirait. Je caricature mais à peine. Cette
conception du temps, il faut insister là-dessus. C’est une conception selon
laquelle finalement un temps présent erratiquement normé est le temps de
l’existence moderne. C’est un temps si je puis dire qui est sans retenue. Le temps ne retient rien : il ne retient aucune formation de
l’avenir, mais il ne retient pas le passé non plus à vrai dire. Puisque le
passé, par définition, n’est pas moderne. C’est un temps sans retenue, prenez
le au sens de la retenue d’un barrage. Il n’est pas dans la protention de la
formation de l’avenir et la détention du passé. C’est ce temps qui est
prescrit, et c’est ce temps qui est le temps du nihilisme lui-même, le temps
qui ne laisse aucun temps puisqu’il n’a pas de retenue temporelle. La retenue n’est
pas forcément archaïque ou réactionnaire, c’est une disposition quasi
ontologique du temps, qui est susceptible de prendre de nombreuses formes. Il
n’y a pas de projet créateur sans retenue du temps. C’est un temps dévasté, pas
un temps de la création affirmative ininterrompue. C’est un temps qui est le
temps de la dilapidation de l’existence, de l’existence comme dilapidée. Ou
comme dévastée, c’est le cœur de la question du nihilisme démocratique moderne.
La jeunesse, ou l’image produite de la jeunesse est l’emblème de ce temps, de
manière essentielle. Alors je pense que la jeunesse en est l’emblème, de ce
temps dévasté, ou de ce temps sans retenue, non car les jeunes seraient en tant
que tels dans le temps sans retenue. C’est une construction : on a isolé
jeunesse autour de trois traits (qui fonctionnent comme emblème de ce temps
sans retenues) :
- l’immédiateté, le divertissement : le
fait que la quotidienneté sans avenir peut être prise comme la figure en soi de
l’existence
- la mode comme succession, substituabilité
des présents
- le mouvement sur place : c’est le
« on se bouge !». c’est un mouvement,
mais c’est une agitation incessante absolument sur place. On ne voit pas en
quoi le mouvement lui-même est différencié d’un point de vue qualitatif. Il est
à lui-même sa propre norme en tant que mouvement. D’autres sociétés ont
valorisé l’immobilité, sans plus de raison d’ailleurs que le mouvement. Elles
ont fait l’éloge de la lenteur comme norme suprême. Là, c’est un mvt singulier,
mouvement sur place, qui n’est pas un mouvement de transformation de la
totalité comme tel. c’est pas mouvement comme un appel à changer le monde,
faire se lever de nouveaux soleils etc…C’est le mouvement à l’intérieur d’une
norme comme norme du présent pur, qui fait que celui qui est immobile va être
largué. Il faut courir. Courir en étant sur place, car c’est précisément la
place est la place de la course. La place n’est pas définie autrement que comme
place de la course.
Ces traits : immédiateté, sensibilité à
la mode, maxime du mvt sur place, ont été isolés comme des emblèmes que la
jeunesse récapitule, ou peut récapituler, qui explique pourquoi la jeunesse est
norme de tout cela. C’est ce qui fait que au fond une vacuité
changeante (autre oxymore, un vide modifiable), peut être l’icône
transitoire. C’est en tout cas l’icône transitoire télévisuelle :
l’exhibition chronique de la vacuité changeante. Qui n’est d’ailleurs pas sans une sorte de charme
stupéfiant. Je reconnais que moi-même je reste devant ça dans un état semi
drogué. Il y a quelque chose dans la vacuité changeant qui exerce une
fascination, le temps comme intemporalité. Je m’interroge sur pourquoi on
regarde ça, au moins du coin de l’œil. Pourquoi tant de gens le
regardent ? Ils le regardent car c’est une image du temps présent, ils le
reconnaissent comme tel. C’est une image d’une combinaison extra dialectique
entre la vacuité et le bougé. Ie la variabilité
interne du vide. On voit très bien que c’est assez savamment agencée, il faut qu’il
y ait des critères [cht K7…] il faut quand même
être dans la vacuité présentable mais pour des raisons essentielles, il faut un
mvt. Il faut que ce vide ne soit pas un vide immobile. Il faut que ce soit une vacuité mobile.
Et donc il y a une espèce de promotion, sophistiquée en dernier ressort, dont
on sait très bien qu’elle fait l’objet de calcul, de préparations détaillées,
chacun son rôle avec une minutie
exemplaire, pour obtenir cette chose particulière qui est une insignifiance
agitée. Alors que souvent l’insignifiance est prise dans l’immobilité de sa
bêtise. Ça ne va pas de soi de la rendre mobile, et de faire que en plus on
puisse en attendre qch. Le spectacle exige un suspens. Quel peut être le
suspends de l’insignifiance ? Il faut une mobilité. d’où les procédures
compliquées comme les procédures vote. Je ne comprends pas comment le vote
comme procédure politique survit à cet exercice ! passer du vote pour
Loana et Christophe au vote pour Jospin et Chirac ! Ce qui m’intéresse, c’est
l’imagerie dans sa puissance, ça fonctionne. Et qu’est-ce qui fonctionne ?
qu’est-ce qui fait que il y a là dedans quelque chose d’éminemment grotesque.
Je ne peux pas croire que ce n’est pas perceptible. Ce n’est pas de
l’aristocratisme intellectuel. Il Le grotesque est perçu par tout le monde. Il
n’empêche pas le cheminement de la chose il en fait partie. Il n’est une
objection que seconde, d’un point de vue immédiat, ça fonctionne. comment le
grotesque fait-il partie de l’essence de la chose ? dans l’élément du nihilisme.
Dans l’élément où il est pertinent qu’il y ait la mobilité du vide. C’est une
réelle image du temps présent. Vous ne pouvez pas la congédier comme si elle
n’était rien : elle est le présent lui-même, il a toute la force du
présent. Vous ne pouvez pas annuler le présent dans sa présence même. Après
tout, tout le monde veut vivre. Il y a au fond ce point que la vie dans le vide
est supérieure à la non vie, ie supérieure à la
mort. or ce qu’on nous dit, c’est qu’on a le choix entre les deux : pas de 3ème
possibilité. Ou bien sous la norme de la vacuité mobile, de l’insignifiance agitée
ou bien ça serait mortifère, totalitaire (on ne sait pas pourquoi, fanatique
etc…). Finalement mieux vaut le nihilisme que la mort. A la fin des fins,
quelque chose comme ça est prononcé. Et on ne cesse de se réjouir, dans une
réjouissance un peu obscène et médiocre, du spectacle de cela, à savoir que la
vacuité est tout de même préférable au néant. On préfère vivre pour rien que ne
pas vivre. Ça a toujours été ça, la puissance du nihilisme. Nietzsche le sait.
Vivre pour rien c’est mieux que de ne pas vivre. On en vient à cette figure
extraordinaire et puissante que jeunesse nomme cela : jeunesse nomme,
exhibe, cette insignifiance agitée, ie ce pouvoir
du rien. je dis ça car après tout, il y a des époques où jeunesse a désigné le
pouvoir de qch, et pas de rien. On a une espèce d’inversion. Voilà finalement
la conclusion à laquelle nous aboutissons, sur cette 1ère approche.
[Je rappelle que notre méthode, c’est
d’examiner emblème s’écarter du pouvoir nu examiner les exceptions pour voir
s’il y a une faille (là on est dans l’emblème)]
Conclusion : c’est vrai que l’emblème du
monde contemporain est l’emblème démocratique et en un certain sens la jeunesse
est l’emblème de cet emblème. C’est pour ça qu’elle en est à proprement parler
l’image. Jeunesse encore une fois comme construction, en tant qu’emblème de
l’emblème, justement. Ie une image, un imaginaire, une construction. La
jeunesse est un mot qui n’est que contextuel. Ça ne renvoie pas à quelque chose
comme la jeunesse empirique, mais ça renvoie à un fonctionnement iconique,
emblématique, qui est une construction. Qui comme toute construction requiert
des corps. il faut reconnaître que la société de consommation utilise le corps
jeune en tant que corps de construction emblème. C’est peut-être mieux que de
les envoyer à la guerre. Il y a bien des façons de consommer des corps jeunes.
Nous sommes dans un principe d’élucidation, nous ne sommes pas pour l’instant
dans un principe d’évaluation complexe. A partir de là, la jeunesse comme
emblème de la vacuité changeante, ça nous amène à une idée qui va cheminer de
façon très importante, qui est que l’emblème cristallise une conception du
temps. Je crois que tout emblème d’une époque cristallise une conception du
temps. Là, la conception du temps qui est à l’oeuvre c’est le temps sans
retenue. C’est pour ça qu’il peut être emblématisé par la jeunesse. Si vous
voulez une doctrine du temps avec retenue il faut d’autres emblèmes que la jeunesse.
Le résultat, c’est comment s’écarter du
pouvoir qui soutient l’emblème ? c’est le 2ème temps. Comment
se soustraire à cette emblématique ? comment amorcer l’écart ? Les
figures de fascination sont universellement agissantes, mais quel est le principe
d’écart ?
Il y aurait une voie réactive. Nous l’avons vu
à propos de Platon : l’hostilité grincheuse à la jeunesse. Autrefois
c’était mieux. Ie faire de l’emblème un stigmate réactif. Je soupçonne chez
Jean-Pierre Chevènement une tendance de l’interprétation réactive de
l’emblème ! La compagne contre les sauvageons, l’annonce de construction
des centres de rétention spéciaux etc… ça ne me paraît pas la bonne voie. Il y
a bien un jeunisme nihilisme dans la société contemporaine, mais les jeunes
réels c’est autre chose. C’est un piège réel, qui revient à dire que pour
reconstruire un temps avec retenue, pour lutter contre le temps sans retenue,
il faut défaire violemment l’emblème de la jeunesse. Or le piège de la question
des emblèmes, c’est de s’en prendre à la jeunesse. C’est ce qui est proposé par
certains. Une nostalgie répressive, comme si les jeunes étaient responsables de
la construction de l’emblème. Alors que la construction de l’emblème est la
construction de notre monde. Il y a moins de raisons de s’en prendre aux jeunes
que de s’en prendre aux dirigeants de la télé ou aux grands financiers. Il faut
se méfier de la dimension réactive à l’œuvre dès qu’on est dans la critique
d’un emblème. L’hostilité à la jeunesse est une voie réactive, et Platon est au
bord de ça dans sa critique de la démocratie : un peu plus de respect pour
les vieux ! C’est pas facile à obtenir.
Par csqt, la voie sur l’emblème, c’est de
s’installer possiblement, non pas du tout dans une hostilité au prédicat jeune,
ni dans une fétichisation emblématique de ce prédicat, mais dans une
indifférence égalitaire à ce prédicat. Dans une déposition de ce prédicat comme
prédicat normatif. Ce n’est pas formidable d’être jeune, mais ce n’est pas mal
non plus. C’est la voie suivre, autant que faire se peut. La désemblématisation
n’est pas dans la voie du réactif hostile ou répressif. Ça c’est une impasse
absolue. Il y aurait un travail spécifique de déposition du prédicat, ie d’une certaine façon de déconstruction du thème de la modernisation,
de la modernité, quelque chose comme ça. Ou alors aussi, peut-être, une
déprésentification du présent, une défétichisation du présent. Là aussi, vous
savez que lorsqu’on défétichise le présent, le risque est l’inflation du passé.
La nostalgie réactionnaire. Le pb est plutôt de savoir ce que signifie
l’avenir, qu’est-ce que c’est qu’une formation de l’avenir ? Il est
certain qu’un pas de côté, quelconque, par rapport à cette emblématique, c’est
la rupture avec la conception dominante du temps. C’est le noyau de la
question, je le crois absolument. Nous ne pouvons pas accéder à une
insoumission minimale aux emblèmes du temps présent, sans rompre ou tenter de
rompre avec la conception dominante du temps, ie au
fond avec ce dont jeunesse est l’emblème, ie le
triplet divertissement immédiat, interchangeabilité des modes et. mouvement sur
place. Comment s’opère une rupture temporelle, une rupture sur la conception du
temps ? On ne va pas trop s’avancer aujourd’hui dans cette voie, c’est le
2ème temps fondamental de l’investigation. Mais c’est un problème de
ralentissement. La maxime c’est ralentir. Non pas l’immobilité, ça n’a pas de
sens, mais le ralentissement. Parce que le principe d’agitation du pur présent,
c’est justement la vitesse. Et parce que l’agitation sur place est normée par
la prédication sur la vitesse. On nous enseigne tous les jours que le monde se
transforme à une vitesse stupéfiante et qu’il faut courir derrière. La vitesse
est la norme du mouvement sur place. Vous courrez très vite sur place. Il y a à
trouver une figure, nouvelle naturellement, de la lenteur. La grande invention
requise par le monde aujourd’hui est une invention quant à la lenteur. Ça ne
peut pas être les figures anciennes de la lenteur. Il faut inventer. ça doit
être au présent une nouvelle figure de la lenteur. Si on y réfléchit bien, être
lent, c’est extraordinairement difficile. Vous n’avez pas bcp de marge de
manœuvre. La grande question posée c’est : comment parvenir à une lenteur
inventive, au cœur même du présent agité ? C’est un principe de
ralentissement, pas simplement une lenteur extérieure qu’on imposerait. Il faut
ralentir le mvt lui-même, le présent lui-même. Alors nous verrons que là, la
tentation dramatique, c’est d’introduire une lenteur artificielle, ce que
j’appellerais une lenteur extatique, une lenteur qui serait elle-même une
lenteur mortifère. Ie la lenteur de la
stupéfaction. Entendez dans stupéfaction stupéfiant, la lenteur du stupéfiant.
Là aussi, nous retrouvons la possible norme du nihilisme de la stupéfaction,
qui naît, qui naît d’un espèce de désir nihiliste d’arrêter l’agitation
temporelle, de la suspendre - mais dans l’artifice. Il faut arriver à inventer
un ralentissement non stupéfiant en ce sens là, ie
qui ne soit pas non plus un ralentissement artificiel de l’agitation concurrentielle
normale. La philosophie a un mot à dire,
au regard de l’histoire de cette question, amorcée dès Platon quand
Platon dit que la philosophie est un long détour. Le temps est le temps du long
détour, du détournement de qch, quelque chose qui accepte de prendre un chemin
détourné et non pas de se précipiter sur la chose même. Il y a une expérience
de la philosophie sur le détournement du temps, détourner le temps, lui imposer
des détours. C’est de ça qu’on s’occupera la prochaine fois.
Par rapport à dernière fois, par rapport même aux dernières
séances : nous étions engagés dans un examen de ce que j’ai proposé
d’appeler l’emblème démocratique, au sens où il serait dans le temps présent le
nom d’une captation politique des sujets, et finalement le nom de leur
incorporation dans le consensus des pouvoirs dominants. Je rappelle une ultime fois que démocratie est pris en
son sens étatique usuel, ie la combinaison entre
forme représentative du gvt et l’existence constitutionnelle des libertés
constitutionnelles formelles. C’est cela comme emblème que nous interrogeons, ie comme ce au nom de quoi les subjectivités se rallient consensuellement
à la figure du pouvoir dominant, pour autant qu’il est sous cet emblème. Pour
entrer dans cet examen, nous sommes revenus philosophiquement au fameux texte
de Platon République Livre 8 sur le pouvoir
démo et l’homme démocratique, et en faisant la part du côté réactif de la
position de Platon (voire réactionnaire), nous avons montré comment, au cœur du
fonctionnement possible de l’emblème démocratique, il discernait qu’il y a la
substitution des jouissances comme figure captatrice centrale. A partir de là,
on avait établie que la démocratie en son sens contemporain est corrélative de
la non existence du monde, d’une situation de non monde, il n’y a pas de monde.
Ce qui explique que les uns annoncent un nouvel ordre mondial et que les autres
combattent la mondialisation. Dans tous les cas, c’est sur la question y a-t-il
monde ou pas ? que le débat se fait. La démocratie est contemporaine du
caractère non constitué du monde, et le non monde est une fuite temporelle. Ie une instance du temps planétaire comme présent substituable, vide et
différé. Substituable : parce
que équivalent à tout autre moment, aucun moment n’est déclaré stratégique,
décisif. Vide : ils ne sont pas transis ou incorporés à une représentation
du futur. En ce sens ils sont substituables et vides. Ils composent une sorte
de présent fuyant, qui est la temporalité dominante.
Finalement, on avait tenté de dire qu’il y a
une combinaison (tout à fait intéressante, philosophiquement) de la vacuité et
du chgt. quelque chose qui installe le chgt dans le vide lui-même, ou ce que
j’ai aussi appelé quelquefois l’agitation stagnante, la stagnation agitée, qui
combine dans un rapport non dialectique un principe de mobilité universelle et
un principe de stagnation ou mobilité universelle. De ce nihilisme du temps, le
temps affecté par son propre néant, on avait montré qu’une certaine
représentation de la jeunesse est à son tour l’emblème. Et que s’il y a un
jeunisme contemporain, c’est en définitive parce que jeunesse peut être
l’emblème apparent ou l’apparence d’emblème de cette temporalité fuyante, de
cette vacuité qui est constamment mobile. Nous avions dit : l’emblème du
temps présent, ou son fétiche, en 1ère ligne c’est bien la
démocratie mais l’emblème de cet emblème est une idée de cette jeunesse.
Jeunesse qu’on retrouve aussi dans la jeunesse du monde qui est appelée
aujourd’hui sa modernité ou sa modernisation. Le monde est constamment plus
jeune que ses habitants. Ils sont tous sommés d’être à la hauteur de la
modernité du monde comme figure absolue d’une jeunesse primordiale, qui est en
un sens toujours perdue ou irrattrapable.
La conclusion provisoire c’es que si on v eut
s’écarter de ce qui soutient l’emblème et qui est en réalité un pouvoir nu
d’une extrême férocité. Si on veut se tenir à l’écart de la férocité
sous-jacente à l’emblème déplié dans sa séduction primordiale, il faut
s’installer non pas du tout évidemment dans une hostilité réactive à la
jeunesse (qui sous le nom de sécurit nourrit les discussions électorales).
C’est une voie absurde d’autant, que la jeunesse n’y est pour rien. Mais dans une indifférence aux
prédicats qui lui sont associés. L’indifférence au prédicat dans l’assignation
à la jeunesse entraîne que jeunesse à son tour est l’emblème de l’emblème
démocratique. Les prédicats ? c’est l’immédiat, le divertissement, la
mode, les marques, les chaussures, l’innovation, la modernité, l’esprit de
groupe et d’entreprise, être un jeune créatif, la communication à tout va, la
sexualité ostentatoire, le sport, le look, le patin à roulettes, la musique
dans les oreilles, la décontraction, la disponibilité, fabriquez-en tant que
vous voulez ! c’est ce qui est appelé jeunesse du monde, dont je ne dis
pas qu’il aille se tenir systématiquement
l’écart, mais conquérir une certaine indifférence…. Ces prédicats sont
assignés à la représentation considérée comme formidable de la jeunesse du
monde. La clé est une représentation du temps. C’est associé à une figure
temporelle : être en état de proposer la possibilité d’un ralentissement
du temps, ce que Platon appelait la possibilité d’un long détour de la pensée,
un décrochage par rapport à l’impérieuse vitesse du monde. Vitesse qui en même
temps est une vitesse sans trajectoire, une vitesse dont on ne sait trop quel
est le mobile. C’est la vitesse en tant qu’elle est la vitesse dans laquelle
monde doit se mouvoir, pour être
conforme à son image.
Une autre manière de dire tout cela, c’est
qu’il n’est possible de se tenir, thèse qui est attenante à la précédente mais
un peu différente, et elle aussi connue, c’est qu’il n’est possible de se tenir
sous l’emblème démocratique et sous l’emblème de cet emblème qu’est la jeunesse
du monde, que sous l’hypothèse que l’essentiel, l’alpha et l’oméga, c’est le
corps. Je voudrais soutenir que le démocratique contemporain est un
démocratique des corps, a sens double. Ce sont les corps qu’il compte et
valorise. Mais aussi au sens où le corps est le véritable nom du sujet. Un
sujet c’est un corps, avant tout. On dira : c’est une doctrine
matérialiste ! Après tout, je suis prêt moi-même à dire qu’à certains égards,
c’est bien vrai, il n’y a que des corps, après tout. Mais ce n'est pas en un
sens matérialiste que le sujet est assigné au corps dans l’univers
contemporain. Le corps est lui-même une construction. Ce n’est pas la donnée
élémentaire que tout sujet est incarné, des choses de cet ordre. C’est la
construction du corps comme corps approprié à ce qui est en état de se tenir
sous l’emblème démocratique en tant que corps. C’est le corps des intérêts du
corps, c’est un corps particulier, codé, construit, une fois identifié
l’individu démocratique comme tel. On peut le dire de deux façons :
1° l’individu adéquat à l’emblème démocratique
est attesté par son face à face avec la
marchandise. C’est cela qui est compté comme le principe contemporain de
l’égalité, comme égalité abstraite. C’est l’égalité du face à face avec la
marchandise. Et on sait que celui qui n’est pas pour une raison ou une autre
compté dans le face à face reçoit le nom d’exclu. L’exclu, c’est l’exclu de ce
face à face. Il est exclu en un certain sens du face à face supposé égalitaire
avec la marchandise. C’est ce qui atteste un sujet. Ce qui atteste un sujet,
c’est ce qui se tient dans le face à face avec la marchandise. Je soutiens que
c’est en dernier ressort un corps, toujours.
2° ce sujet est valorisé par les stigmates de la jeunesse pour les raisons que nous avons
dites. En ce sens encore, il est un corps.
il est un corps attesté par sa dispo au regard
de l’univers marchand.
il est un corps valorisé par sa maintenance ou
sa survie sous les stigmates de la jeunesse (je dis exprès stigmates de la
jeunesse, d’habitude c’est stigmates de la vieillesse ou de la maladie – mais
les emblèmes sont maintenus de façon artificielle, prolongée).
Et alors si on n’est pas attesté par le face à
face on est un exclu. Si on n’est pas valorisable par le stigmates on est un
ringard, un archaïque, un vieux. Au fond, être un corps apte à se tenir sous
l’emblème c’est d’abord ne soyez ni exclu ni ringard. N’être ni exclu ni
ringard. C’est l’impératif du temps. si vous êtes exclus on se penchera sur
vous avec une commisération intéressée, si vous êtes ringard on vous priera de
vous recycler. Ce sont des déterminations négatives mais ce sont des
déterminations prédicatives. C’est le corps apte à soutenir le face à face avec
la marchandise, et le corps qui n’est pas archaïque, pré moderne, c’est un
corps adéquat à la jeunesse du monde. On peut le dire encore autrement :
être ni exclu ni ringard, c’est qu’il faut être rentable et moderne, ou encore
performant et dans le coup. Il faut, quant à la vie elle-même, avoir un bon
plan. C’est ça, c’est finalement avoir un bon plan quant au corps que l’on est,
dans sa double disponibilité quant à son attestation dans le face à face avec
la marchandise et quant à sa valorisation dans les stigmates de la modernité.
Nous distinguions attestation du corps et
valorisation du cors. L’attestation c’est il est là, il n’est pas exclu. La
valorisation c’est il est vraiment bien là, dans le coup de la modernité, de la
jeunesse, dans les stigmates de la performance. L’attestation est marchande, se
tenir dans une disponibilité récurrente dans le face à face avec marchandise,
être dans l’égalité éternelle du consommateur, le corps client, le corps roi
(le client est roi !). Quant à sa valorisation, elle est formellement
biologisante. D’où l’importance extrême qu’il y a pour les leader de la société
de se maintenir en forme. Il y a des revues entières consacrées à cet unique
point, qui est la difficulté extrême à se maintenir en forme, avoir le corps
qu’il faut. Sinon on ne voit pas pourquoi il faudrait courir tous les latins
etc… c’est pour des raisons impérieuses, c’est d’un ordre qui excède de bcp la
psychologie personnelle. Il faut que le corps soit attesté et valorisé,
l’attestation est essentiellement marchande, la valorisation est
essentiellement biologique. C’est à travers attestation et valorisation que
l’individu démocratique est identique à son corps, en tant qu’attesté et en
tant que valorisé.
Finalement nous retrouvons ici quelque chose
dans quoi nous étions déjà entrés par un autre chemin, qui était la jouissance.
Le corps est le carrefour de l’analyse car il est central dans les images du
monde contemporain.. Les images du présent sont des images de corps. Nous
avions dit que ce qui nous était enjoint, c’était d’arrimer notre corps à la
chose innommable, connectée à la jouissance. C’était ce qui nous était enjoint.
Et l’injonction quasiment familiale jouis comme tu peux jouis comme tu veux. Cette injonction est une forme d’arrimage essentiel du corps à la
chose qui est en jeu dans toute jouissance. Or finalement, le visage ou la
typologie de la chose (la chose de la jouissance), nous avions dit qu’elle a
deux stigmates elle aussi, deux traits reconnaissables. C’est la chose de la
déliaison d’un côté, quelque chose comme une drogue. Et puis de l’autre côté
c’est la chose de la substituabilité, de l’équivalence générale, et ça c’est
l'argent. Donc en définitive, le corps contemporain tel qu’il est formalisé par
l’impératif de la jouissance, c’est dans l’extrémité radicale de sa
composition, drogue et / ou argent et la circulation ou la perméabilité entre
les 2. L’un de vous m’a fait remarquer que ça explique que rien n’est plus
représentatif du temps présent que la mafia, car elle est le point même où
s’échange drogue et argent. Elle est en ce sens au cœur de l’image du temps
présent. Il suffit d’aller au cinéma pour le savoir. Elle est la socialité
centrale de ce point de vue là. Elle est le corps par excellence, le corps
collectif, avec le coefficient particulier de cruauté qui s’attache à cette
substituabilité lorsqu’elle est généralisée. Drogue et argent, sans corps
intermédiaire. On peut dire que notre société de ce point de vue là est celle
de l’omniprésence des corps comme corps marchands ou comme corps déliés,
substituables, anesthésiés. Et alors ce que je veux dire, c’est que cette
analyse, qui entre dans la question du contemporain par l’impératif de la
jouissance, se trouve confirmée par l’analyse régressive de l’emblème. Avec
l’analyse régressive de l’emblème démocratique, on retombe sur le fait que au
cœur de tout il y a le corps, et là disons le corps comme lien d’une
attestation marchande et d’une valorisation biologique. Entre drogue et argent,
c’est un 1er nouage, et il y en a un 2nd, attestation
marchande et valorisation biologique. Seulement la combinaison de la valeur des
corps et de la valeur marchande, ça a un nom. Ça s’appelle la prostitution. C’est le nom générique de cela : au moment où nous entrons dans
attestation marchande et valorisation biologique et un nouage entre les 2, nous
avons l’attestation marchande du corps valorisable, et c’est le nom de
prostitution. On soutiendra, sans faiblir si je puis dire, que sous l’emblème
démocratique, il y a une idéal de la socialité, un idéal noir, que nous
déclarons de type prostitutionnel. Au fond, le prostitutionnel est la figure
emblématique de l’emblème lui-même en tant qu’il conduit à un corps qui combine une attestation
marchande et une valorisation biologique. Nous dirons donc que dans les grandes
images du temps présent, il y a une identité prostitutionnelle de la socialité
générale.
On peut faire à cette hypothèse des
objections, que je vais examiner.
On peut lui faire une 1ère
objection : somme toute, dans les démocraties
modernes, une tendance a plutôt été à la répression de la prostitution
proprement dite. A sa mise en clandestinité. La prostitution a été longtemps
une pratique publique et officielle. Le bordel a été une institution française
remarquable, une institution républicaine de 1er rang, pendant des
décennies. La 3ème république française était une république du
bordel. C’est là où allaient les hommes politiques après les grands congrès.
Ils allaient en bande au bordel. Lisez Maupassant. C’était une fonction sociale
majeure. On peut dire : c’est plus comme ça, il y a eu la loi Marthe
Richard ( ?), on a interdit. 1ère objection : le mvt n’est
pas son extension et son officialisation mais vers sa contenance, sa
clandestinité ou sa répression.
C’est pas très fort : on alignerait la
prostitution sur la drogue. L’interdit, sa croissance ou sa décroissance n’est
pas significatif au niveau où nous nous situons. On pourrait soutenir que par
voie de nécessité, le réel de l’emblème démocratique, ce qui à un moment donné
en donne une figure si réelle qu’elle est obscène, est précisément ce qui est
destiné, ce qui doit demeuré dans l’ombre. Nous y reviendrons très souvent. A
partir du moment où c’est quelque chose du type de la force nue qui est donnée
sous l’emblème démocratique, c’est destiné à rester dans l’ombre. Et en
particulier, ce point caractéristique, très présent, qui est la force nue
exercée sur les corps les plus faibles. Puisque corps il y a. il y a des corps
plus faibles que d’autres. Nous verrons que la force nue exercée sur les corps
les plus faibles est une donnée capitale, dont une illustration résulte d’une
question grossière et frappante : comment il se fait que la 1ère
puissance mondiale bombarde l’Afghanistan et déclare vouloir le faire également
contre la Somalie ? C’est deux pays les plus faibles, les plus
déshérités ! Depuis des décennies, la puissance impériale frappe les pays
les plus faibles. Ce n’est pas l’Angleterre, l’Allemagne. Ce n’est pas la Chine
même si l’envie peut-être ne manque pas. Ce n’est pas ça qui est frappé. Un
colosse, unique, déverser des bombes sur Afghanistan, Somalie, éventuellement
Irak, après l’avoir bien saigné à blanc ? je connais les explications
(islamistes etc…). Mais prenons le comme image. C’est pas comme les guerres
inter impérialistes du siècle dernier. Pourquoi la doctrine de la guerre à 0
mort ? La doctrine de la guerre à 0 morts car vous faites la guerre à des
0. C’est facile de pas être tué quand les gens devant vous ont des bâtons et
trois pétoires ! Si c’était la guerre contre une réelle puissance
intermédiaire, ce serait pas 0 morts. Comment c’est connecté à ce que je
dis ? C’est connecté, car c’est visible mais ce n’est pas prononcé comme
tel. C’est caché comme tel. [chgt K7]
… il y a comme régulation essentielle l’usage
de la force nue exercée sur le corps les plus faibles. Il y a quelque chose
comme cela dans la prostitution au sens strict qui fait que sa répression, qui
est aussi une maintenance complice, soit un argument décisif pour écarter la
matrice prostitutionnelle dans nos sociétés en tant que figure générique de
l’échange entre corps valorisés et attestation marchande.
2ème objection : la
normalisation réglementaire de la prostitution alignée sur le travail syndical.
On ne les appelle plus prostituées mais travailleur du sexe, dans les circuits
du salariat ordinaire, avec syndicalisation, taxation, paiement de impôts etc…
Or, là je dirais que la normalisation salariale de cette activité me paraît
plutôt attester son homogénéité au dispositif général que son hétérogénéité. Il
y a là quelque chose qui peut être reconnu comme activité légitime de
quoi ? de l’échange du corps et de l’argent. C’est pas la 1ère
fois que légalisation et syndicalisation serviraient à faire apparaître une
intégration eau lieu d’une distance. c’est arrivé aux révoltes ouvrières.
La 3ème objection qu’on pourrait
faire c’est que dans tel et tel pays, on s’est engagé dans une répression des
clients. C’est le cas des pays scandinaves. Celui qui est coupable, c’est le client.
Là aussi on peut dire que la répression du client montre quoi ? elle
montre enfin de compte que la prostitution comme secteur professionnel, comme
lieu spécialisé de l’échange monétaire des corps a peut-être fait son temps, en
effet. Ou est une figure ancienne, obsolète, au regard du prostitutionnel
général. Je verrais là le passage de l’artisanat à la gde industrie. si le
prostitutionnel est souterrainement une matrice généralisée et univoque du
commerce des corps, de l’assignation dans le face à face avec la marchandise et
la valorisation des corps, alors la prostitution, plus vieux métier du monde,
est archaïque. Elle est ringarde. Le prostitutionnel lui est paradigmatique.
Prostitutionnel, ça voudrait dire quoi ?
ça voudrait dire figure de la réduction de toute norme aux potentialités
marchandes des corps. N’étant plus nécessairement sexuelles, mais réduction des
corps aux potentialités marchandes dans la double modalité de l’attestation
marchande et de la valorisation biologique. On serait dans le cas dont je vous
laisse trouver d’autres exemples. La répression d’une activité singulière, plus
ou moins clandestine, ne signifie pas, bien au contraire, que la signification
générale de cette activité soit en train de se retirer. Il faut distinguer les
2. Au contraire, il faut s’habiter à ce que la répression d’une activité
singulière dans un secteur particulier n’est pas le signe qu’elle va
disparaître, mais est le signe que le mode d’existence est expansif et pris
dans une généralité d’un autre type. On pourrait dire (c’est une formule, c’est
excessif) que le prostitutionnel est la démocratisation de la prostitution. Pas
au sens de la prostitution pour tous. Mais au sens où l’élément nodal de la
prostitution (qui est l’identification de tous à l’espace réduit à corps et
argent) est une figure générale et pas assignable ou identifiable dans la
pratique particulière qu’est la prostitution en son sens sexuel. On dira donc
que le prostitutionnel est révélateur et compatible avec la répression
sectorielle de la prostitution.
Je voudrais sur ce point toucher tout de même
au passage un sujet intouchable qui est la question de la pédophilie. Ce que je
crois qu’il faut dire, en tout cas, c’est qu’il y a aujourd’hui une
incorporation forcée de l’enfance et de l’adolescence dans la pornographie
spectaculaire. Personne ne peut le nier. La pornographie spectaculaire est
imposée comme spectacle. Je ne joue pas au père la pudeur et à l’arriéré pudibond.
Ça ne relève pas d’une réaction, réaction intenable. Il faut admettre les
choses, reconnaître l’énoncé objectif que la pornographie spectaculaire est
imposée à l’enfance, de façon omniprésente, de plus en plus (ordinateur, voie
d’accès aux sites pornographiques etc…). Je soutiens que cette incorporation
forcée (au sens où elle se passe sans médiation particulière) de l’enfance à la
pornographie spectaculaire est corrélative de l’obsession réflexive de la
pédophilie. C’est la même chose sur des bords antagoniques. Si on ne comprend
pas le 1er point on ne comprend pas le 2nd et
inversement. Je voudrais toucher un mot de cet emblème noir de notre temps.
L’obsession de la pédophilie : il est certain qu’il doit y avoir des lois,
toute société identifie d’une manière ou d’une autre ce que c’est qu’un enfant.
Je ne crois pas que, en dehors des pervers eux-mêmes, personne ne discute ce
point. Ce qui est en question n’est pas la nécessité inéluctable de l’enfant et
de son caractère soustrait à la sexualité de l’adulte. Le point doit être
organisé. Le point est de savoir quel rapport s’établit entre ça et
l’exposition forcée à l’exposition spectaculaire. La résultante de ça c’est une
obsession pédophilique comme il est normal : vous avez disjonction irrationnelle.
Si d’un côté vous renchérissez constamment sur le dispositif légal de la
protection de l’enfance, et si vous tenez des discours constants sur
l’innocence de l’enfance, alors que parallèlement à ça cette enfance est
exposée à l’univers marchand prostitutionnel, vous avez un symptôme, symptôme
qui je le crains va prendre la forme d’une obsession pédophilique comme
résultant. Je pense que ceci est aussi une indication quant à la figure
prostitutionnelle généralisée de la société contemporaine. Avec cette corrélation
stupéfiante entre une exposition spectaculaire marchande de caractère
pornographique accepté et d’un autre côté les théories de l’enfance
obscurantistes. Nous sommes tout de même un siècle après Freud, nous savons que
les enfants, nous savons que la curiosité sexuelle des enfants ça existe.
L’innocence des enfants ne veut rien dire d’autre que le dispositif de
protection légale, nécessaire. Ça n’a rien à voir avec une innocence et un
angélisme qu’il faudrait protéger. Je pense que le secret de cette distorsion
entre une théorie obscurantiste de ce qu’est la constitution sexuelle
subjective de l’enfance d’un côté et de l’autre l’exposition débridée à la
pornographie spectaculaire, le secret de ça c’est l’évidence et la
dissimulation du noyau prostitutionnel de la société dans son ensemble. De
sorte que ce dont on ne peut pas faire commerce, ça n’existe pas. tout le monde
accepte ça. Puisque qu’il n’y a que des corps et leur face à face avec la
marchandise, ce dont on ne peut pas faire commerce, ça n’existe pas. vous avez
une légitimité du commerçant en dernière instance. Au sens que je dis, pas
d’une profession, mais d’une pratique dans l’espace d’échange et commutation
entre l’argent d’un côté et les corps de l’autre. On soutiendra, on entérinera
pour l’instant - c’est notre hypothèse provisoire - que à partir du moment où
l’individu est dans son attestation marchande et sa valorisation corporelle,
avec un nouage de type prostitutionnel, il faut s’attendre à une série de
symptômes qui attestent, dans le devenir de cette société, cette composition.
Nous avions vu au début de ce séminaire que
Genet prenait le bordel comme image de la circulation. Je voudrais aujourd’hui
dire qu’il y a un grand écrivain français qui a anticipé la figure du
prostitutionnel comme matérialisme si je puis dire du lien social moderne. Cet
écrivain, c’est Pierre Guyotat. Son œuvre est extraordinairement émouvante.
Mais je ne peux pas avancer la thèse du caractère paradigmatique prostitutionnel
dans la figure corporelle de l’individu contemporain sans penser à lui. Le gd
livre à mon sens de Guyotat paraît en 67, il a en réalité été écrit entre 63 et
65 (les dates sont significatives). Il s’appelle Tombeau pour
500 000 soldats. Nous allons donc traverser
un peu ce livre.
La question du prostitutionnel chez Guyotat
(complètement fantasmatique) est liée à une figure antérieure de ce dont nous
parlons là. Elle est liée à la figure des guerres coloniales. C’est à l’arrière
plan. L’arrière plan de Tombeau pour 500 000 soldats, c’est la guerre d’Algérie. Puisque nous sommes dans le retour du
refoulé de la guerre d’Algérie, ce long silence noir. Les horreurs
inimaginables de cette guerre commencent à être examinées. C’est intéressant de
regarder comment, à l’occasion ou dans le matériau revu et fantasmé de la
guerre d’Algérie, Guyotat en vient à déployer, à prodiguer ce qu’on pourrait
appeler une cosmologie prostitutionnelle. Ce qu’il propose, c’est plus qu’une
sociologie ou une obsession. C’est une théorie du monde, une théorie de
l’univers qui est au fond une théorie de l’atomisme des corps. Il y a des corps,
il n’y a que des corps, ces corps sont comme au fond les atomes de l’existence
déchaînée, et je dis atomisme au sens strict car il y a une force d’attraction
entre ces corps. Il y en a 2. Il y a deux forces d’attractions différenciées et
intrinsèques : le sexe et la cruauté. Non pas comme des composantes psychologies
ou morbides. C’est ce qui conjoint les corps dans cette cosmologie atomistique
déchaînée que délivre de surcroît l’horizon de la guerre coloniale. Ce que vous
avez, c’est homogène au séminaire, c’est une sorte d’absence de monde. Il y a
la guerre coloniale en tant qu’elle dévaste complètement toute chose, qu’elle
déporte les populations, qu’elle détruit les corps, qu’elle annihile les
volontés. C’est le grand déchaînement tout au long de Tombeau. Ce que met à nu cette destruction du monde, c’est justement une
atomistique des corps, élémentairement réduite à la chair des corps, et au sexe
et à la cruauté. Ce que je peux faire d’un corps, la manière dont je peux me
connecter à une corps, concerne soit le registre de la saisie sexuelle des
corps, soit le registre de la frappe, de l’annihilation etc... dans l’horizon
d’un monde défait par la guerre coloniale. Ce qui a en route, c’est que tout ça
(l’absence de monde entraînée par la dévastation guerrière, la réduction des
corps à leur être atomique charnelle, aussi bien du soldat que du pauvre,
du rebelle, de la prostituée, et
l’attraction sauvage subsistant entre ces corps dénudés que représentent le
sexe et la cruauté) tout ça va se passer sur fond de beauté indifférente du
monde. Mais du monde au sens naturel. Il y a la nature comme totalement
indifférente à l’atomistique des corps. C’est ça la matière du livre : la
dévastation, le déchaînement, l’atomistique, et sur le fond de tout ça une métaphorique
naturelle indifférente. Si bien que ça ressemble à du Dante, pour part, parce
que c’est une figure poétique violente de type infernal (la métaphore de
l’enfer est constamment présente) et ça ressemble plus encore à du Lucrèce, ça
ressemble au De natura rerum, une poétique
généralisée de l’atomistique avec indifférence de la nature au sort des hommes,
et dissémination des corpuscules charnels, lorsque le monde s’est entièrement
absenté et que le lien s’est défait. Le livre est présenté en chants, 7 chants,
à mon avis la référence entre autres choses à Lucrèce est consciente, elle est
explicite.
Je voudrais en parler sous finalement trois
rubriques. Qui ne seront qu’une introduction à votre éventuelle lecture,
éprouvante, de ce livre splendide. Splendide, écrit un peu comme du
Chateaubriand. Un livre d’aujourd’hui, absolument, avec une élévation violente
de la phrase. Je voudrais en parler d’abord sur qu’est-ce que c’est qu’une
allégorie de l’absence de monde ? Comment nommer littérairement le fait qu’il
n’y a pas de monde ? c’est le 1er point.
Le 2ème point c’est la question du
lien, établi par Guyotat entre mort du monde, l’absence du monde, la défaite du
monde, et la disparition des dieux. C’est une hypothèse, une hypothèse
post-nietzschéenne : s’il n’y a pas de monde, c’est parce qu’il n’y a plus
de dieu.
3ème point : le
prostitutionnel comme puissance à la fois cosmique, qui fait lien général et
acosmique (puisqu’il n’y a pas de monde).
J’essaierai pour finir de vous montrer ce qui
nous oblige à une distance, par rapport à ça, à un écart.
1er point : l’allégorie de
l’absence de monde
Qu’est-ce qu’une allégorie du monde, de
l’absence de monde ? qu’est-ce que l’édifice littéraire consacré à l’allégorie de l’absence de
monde ?
Le référent de Guyotat c’est la guerre
coloniale. Elle continue à nous
intéresser (pas simplement à raison de ce que la guerre d’Algérie refait
surface) : qu’est-ce que la frappe des corps les plus faibles par les puissants
du jour ? Le colonialisme ça a toujours été ça. C’est la dévastation de
tout lien, la déliaison. C’est la déliaison obtenue par une race supérieure
provisoire, qui s’auto-déclare supérieure, et qui est race supérieure car elle
a tous les droits sur les corps. Le livre est dédié à des parents de Guyotat
morts dans les camps nazis. La guerre coloniale est aussi en relais derrière
les camps nazis (il y est fait allusion directe plusieurs fois dans le livre)
Le point intéressant est : qu’est-ce que la destruction du monde ?
elle s’obtient quand il y a déchaînement de la possibilité d’avoir droit sur
tous les corps ? Si qln a droit sur tous les corps, alors le monde est
renvoyé à l’atomistique des corps. il se défait pour ne plus exhiber que
l’atomistique des corps et leur servitude prostitutionnelle. Le livre va se
déplier dans l’univers d’un monde dévasté par le principal inaugural d’un droit
absolus sur tous les corps, qui défaisant le lien ne laisse apparaître que deux
choses :
- l’atomistique des corps, avec cruauté et
sexe comme connexion transitoire
- et un fond immémorial, une espèce de beauté
terrestre indifférente.
Quand il n’y a pas de monde il n’y a plus que
la nature. Nous pouvons expérimenter qu’il y a le développement progressif d’un
culte de la nature, corrélatif de l’absence de monde. Qd le monde se défait,
quelque chose reste vaguement aperçu ou désiré, qui est l’immémorial ou la
beauté de la nature. Sur la vision générale : l’agitation atomistique des
corps comme monde défait et quelque chose de naturel qui passe à travers.
« Au loin, des ornières de la nuit
bondissent des bêtes affamées. Elles déchirent les cigognes blessées et les
enfants égarés. Des cris humains et animaux s’élèvent alors de la terre et
les hommes regardent avec indifférence la nuit mutilée. Des bêtes lourdes s’enfuient
dans les collines, sautent par
dessus les ravins avec entre leurs crocs des proies battantes. Des sources
naissent dans l’obscurité ». Voilà un
échantillon.
un autre, plus lyrique celui-là
« cette nuit le faisceau éclaire le
ciel ô étioles jugement des nation,
astre libertaire, ô mer entend pas les pas de leur… étonné. Les pancartes de
l’utopie bruissent an vent stellaire des nations d’homme blessés arrivés dans
la nuit y reposent, ignorant le décor de fleurs et de source où le flamboiement
de l’aurore… la terre se couvre alors de sang neuf. Dans chaque terrain
de couleur et de niveau différent une charrue dressée attend d’être prise et
les mains [chgt K7] les coq ni les enfants ne crient. Les eaux retenues le long
des rives dans les joncs sont alourdies et obscurcies par le sang. Vautours et
rebelles s’enfuient, le dos percé par le soleil. Retourne toi retourne toi et
tandis que tes yeux vainement remués tentent de reconstituer le massacre
découvert par l’aurore, laisse le poignard déchirer tes reins et le poison
combattre tes pleurs ».
C’était pour vous faire entendre ce mélange
syntaxique littéraire d’extrême beauté et de convulsion. La convulsion du
désastre, la convulsion du non monde laissant paraître dans ses mailles quelque
chose d’immémorial et d’immobile, comme une beauté qui s’ouvre derrière
l’atomistique des corps. L’allégorie du monde, le défi littéraire c’est de dire
à la fois la mobilité de la déchirure et ce qu’on voit à travers cette
déchirure. De dire simultanément le défaut, le défait, et l’immémorial.
2ème point : mort du monde
et mort des dieux
Il y a une hypothèse, sur le fait que la mort
du monde se laisse symboliser par la mort des dieux ou la fuite des dieux. Nous
sommes dans un registre plus classique, nietzschéen, ou heideggérien,
conviction qu’en effet il n’y a pas de monde, et il n’y a pas de monde car le
sens s’est retiré. J’avais dit le monde a deux acceptions : c’est soit la
pure logique du visible, soit la distribution du sens. si vous pensez que la
distribution du sens est la clé du monde, alors le retrait du sens c’est qu’il
n’y a pas de monde. Alors c’est quelque chose comme un retrait du sacré, un
retrait des dieux ou une absence des dieux.
Je vous quelques passage sur ce point,
hypothèse classique, à laquelle Guyotat donne hypothétiquement une puissance
littéraire particulière.
« chaque jour, les plages en contrebas
du boulevard du front de mer, se trouvaient de cadavres de jeunes résistants
débarqués la nuit et fusillés par les sentinelles. Les vainqueurs avaient
vaincu sans peine, ils avaient pris une ville qui se débarrassait de ses dieux ». C’est une assez magnifique
formule pour dire que lorsque une ville se débarrasse de ses dieux, alors d’une
certaine façon elle est exposée à sa dévastation. Corrélation immédiate entre
l’idée de la dévastation, de la défaite, et l’idée du retrait des dieux.
Autre passage page 48 : « Dieu,
qui agonise depuis trois siècles, meurt. Ses prêtres vainement dépouillent le
rituel de son adoration, blanchissent les murs de ses temples. Dieu cachait le
cœur profond de l’homme, l’homme voit son cœur bestial. Ses yeux se
dessillèrent l’odeur de la bête l’étouffe. Dieu meurt au moment de la plus
grande solitude de l’homme ». nous avons une
thématique intéressante : Guyotat lie la mort de Dieu non pas à la
promotion de l’humanité de l’homme mais à la découverte par l’homme de son
animalité essentielle. L’homme voit son cœur bestial. La définition de dieu, c’est que Dieu cachait le cœur profond de
l’homme. Lorsque Dieu meurt, ce que l’homme voit, c’est son cœur bestial.
Guyotat ne juge pas. il dit peut-être même que c’est une lucidité supérieure.
Ce qui advient dans le retrait des dieux, c’est la bête. Le retrait du dieux
est comme la réduction à l’atomistique des corps. Car le retrait des dieux libère
le cœur bestial de l’homme. l’odeur de la bête l’étouffe comme si dans le retrait des dieux l’homme était asphyxié par sa
propre odeur de bête. Comme si le bestial du cœur humain venait asphyxier
l’homme dans le moment où le sang se retire et où le dieu a disparu.
Page 142 : « dans l’ivresse en
vain tu appelles ton dieu, le dieu muet dont l’absence et le silence concilient
la colère des hommes ». on peut encore appeler le
Dieu, mais le Dieu qu’on appelle est le dieu absent, c’est le dieu dans son absence
qui seul peut être encore un frein à la colère. Nous avons un édifice
littéraire : l’invocation du Dieu comme dieu mort à seule fin de sauver ce
qui peut l’être d’un monde dévasté.
3ème point : sur le
prostitutionnel.
Il faut lire le seul texte de Guyotat comme le
seul texte à ma connaissance (le seul, je crois) qui ait proposé une cosmologie
sexuelle. Au sens strict ie une théorie du cosmos
humain comme composé de corps entre lesquels l’attraction sexuelle d’abord, la
cruauté ensuite, compose la seule figure de connexion résiduelle. C’est un
monde détruit, c’est le monde du non monde qui est comme ça. Nous avons un
allégorie furieuse, déchaînée, de ce qu’est un cosmos humain livré à la
connexion sans principe des corps. S’il n’y a que ça, nous aurons ce que
Guyotat essaie de nommer, de dire : un non monde de la violence sexuelle
absolue à laquelle tout le monde se cramponne car elle est le dernier lien, le
dernier lien atomistique de chair à chair
C’est un bilan et une prophétie : c’est
un bilan de la guerre d’Algérie mais c’est aussi une prophétie. S’il n’y a plus
que des corps et de marchandise, à la fin des fins. Si le seul lien qui
subsiste est le corps à corps, le corps à corps sexué ou asexué. Il n’y a plus
que des corps, alors le reste c’est la transaction monétaire. Transaction
monétaire ou corps à corps, donc développement simultané d’une vision du monde
comme asservie à l’échange financier (contrats) d’un côté et de l’autre un
déchaînement du corps à corps comme corrélat du contrat. ou vous êtes dans une
transaction monétaire ou vous êtes dans un corps à corps. Ce sont les deux
paradigmes possibles. L’intérêt pour nous aujourd’hui de lire le livre qui a 40
ans (qui parle donc d’une autre époque), c’est qu’on peut le lire comme ce que
c’est qu’un monde où la loi cosmique n’est plus que le corps à corps. C’est
fait avec une espèce de violence lyrique presque insoutenable. On peut soutenir
que c’est ce qui chemine. Je ne dis pas ce qu’il y a mais ce qui chemine. En
vertu du fait que quand quelque chose est axiomatiquement disposé, il y en a
les csq. Si on admet que les deux lois fondamentales qui dominent sont la loi
de l’échange marchand et le corps à corps, alors on a ce dessin là des
choses. Qui fait que d’un côté le sens du contrat s’exacerbe et de l’autre le
corps à corps comme figure immédiate. C’est l’enregistrement de ce que c’est
que le non monde. Guyotat va donc présenter une univers prostitutionnel au sens
cosmique du terme un univers dans lequel es corps n’ont pas d’autre rapport aux
autres corps que le corps à corps dans la double modalité de l’agression
sexuelle ou physique. Un univers au cœur duquel il y a le viol. Viol devient le
nom de bien plus que le viol. Le
viol est au fond le moment où cruauté et sexualité sont identique. Le moment où
les deux liens entre les atomes corporels fusionnent. On a l’attraction
maximale et complètement meurtrière des individus atomistiques disposés par la
dévastation de tout monde. Je vous
lis un bout, je ne vais pas vous lire les pire. Il y a un côté Sade moderne.
« Au soir les soldats qui travaillent
sur ces chantiers rentrent au camp, entassés dans les camions aux bâches
brûlantes, abrutis de fatigue et de soleil, terreux, sentant la rouille. Le
long des rues de la ville basse, les camions roulent à vive allure, écrasant
les chiens, frôlant les vieillards et les femmes, les recouvrant de poussière
et de graisse. Les soldat, ballottés, jetés les uns contre les autres, excités
par ces contacts violents et par la vue des femmes crient crachent, se dressent,
ferment les poings, se déboutonnent, arrachent suspendues entre les
baraquements les guirlandes séchés des fêtes anciennes et les nouent autour des
cuisses. Quand la poussière est retombée sur les crachats, sur les flaques de
sang et les corps palpitants des chiens, les hommes sortent des maisons, tirent
ces dépouilles fumantes vers les jardinets. Plus tard, les cadavres oubliés
pourrissent sur place et se mélangent au sable. Des chats, des chiens, des
enfants affamés flairent ces plaques de charogne, les déterrent et les dévorent
à l’écart ».
« je m’assois sur les cadavres
amoncelés, le sang nouait mes fesses sur mon sexe de s’investir sous mes
cuisses, et je renverse la tête et mes yeux se perdent dans le ciel étoilé. Le
souffle sous moi s’affaiblit, je bande vers les étoiles, ma poitrine remonte
vers ma gorge des pattes que chacun… Au fond de la vallée, les phares des jeep
éblouissent les martins pêcheurs accouplés sur les roseaux et sur les galets
roses. Des seins acculés dans les ruines de la centrale thermique… engrenage.
Le bruit des moteurs, des gémissements sortent du tas de corps entremêlés, mais
sous moi le souffle s’est interrompu jet e me renverse les mains jointes sous
la nuit j’écarte mes cuisses et je laisse mon sexe se rabattre sur mon ventre
et soulever mon ceinturon. Des phares transpercent la fumée je bondis je frappe
les camarades assoupis dans la nuit, et nous courons jusqu’au matin vers la mer
pour y purifier la dureté de nos corps et de nos esprits. Dans le massacre,
dans le feu, dans les relâchements de l’interrogatoire nous penchons, nous
vibrons, nous nous effritons comme des pierres. Tu veux faire de ton sexe à
serrer une main d’enfant, ma mâchoire éclatante un coffret…. Moi, pierre
écrasant ma terre remuée, le feu brûle autour mais ne me brûle pas. La sueur
….. et nous voici, errants dans le ciel nocturne, soudain tordus et
tourbillonnant vers le soleil levant, vers la zone de silence où tous les chocs
de la bataille se rassemblent et s’enfoncent dans la terre ».
Vous voyez ce que j’entends par cosmique
atomistique des corps : petit à petit, il n’y a plus rien qu’une sorte de
magma corporel, dont d’ailleurs la symbolique la plus constante dans le livre
est les soldat, la troupe, où sexualité et cruauté fusionnent dans une figure
de viol perpétuel, immanent, qui définit une sorte de sauvagerie absolue.
Je voudrais dire comment Guyotat essaie de conclure, lui, et
marquer comment moi je pense qu’il faut continuer le chemin.
Guyotat va hésiter entre deux conclusion, une
fois décrit jusqu’au ressassement le plus total cette furie atomistique
des corps sexués.
La 1ère conclusion serait que la
seule chose survivante c’est finalement la vigueur quasi solaire du doute. Tout
cela, toute cette absence de monde, ce déchaînement de fureur sexuée des corps
amènerait l’esprit à communiquer avec l’indifférence de la nature dans une
espèce de doute supérieur. C’est ça sa première tentation. Il y a là-dessus un
passage, une formule magnifique, page 50, où il dit ceci : « j’entre
dans l’incroyance avec un tremblement de joie. Mon front, je le veux écrasé et
serré par l’arceau d’une litière, et mes épaules souillées par les vomissures.
O doute, seule éternité. »C’est la 1ère
inflexion possible. Une posture que nous pourrions adopter dans le chemin qui
est le nôtre : la seule chose que le monde autorise, c’est ce doute
supérieur, ce doute comme seule éternité d’un temps perdu. Si le temps est
perdu, si le temps est égaré, la seule éternité disponible est celle du doute,
et on entre dans l’incroyance avec un tremblement de joie. C’est une thèse très
forte. Il ajoutera bcp plus loin : « comment vivre avec un cœur
silencieux ? ». La question du comment
vivre, qui est celle vers laquelle nous nous orientons, elle est affecté de ce
que s’il n’y a pas de monde, alors le cœur est silencieux. Comment vivre avec
un corps silencieux ? Comment vivre si nous ne pouvons pas aimer, c’est ce
que ça veut dire ? l’amour est probablement impossible, il n’y a que la
connexion des corps. Comment vivre avec un corps silencieux ? Dans
l’élément du doute, c‘est la 1ère réponse. Car le doute au moins,
lui, est accordé à l’indifférence de la nature, à la splendide indifférence de
la nature. La question de l’homme ne se pose plus. L’incroyance, c’est l’incroyance
en l’homme, pas l’incroyance en
dieu (il est déjà mort).
Il y a une autre hypothèse, qui éclaire
entièrement le caractère surprenant du dernier chant, le 7ème chant,
et qui est l’hypothèse que, somme toute, ce qui se prépare est un recommencement
entier du monde. Ce qui se prépare dans cette dévastation est le recommencement
auroral du monde entier. Dans cette espèce de déchaînement atomistique des
corps sexués, cruels et de la guerre universelle de tous contre tous, ce qui se
prépare c’est une nouvelle aurore. Qui se prépare invisiblement. Le chant 7
présente une nouvelle figure d’Adam et Eve. Après avoir vu ces corps déchaînés
triturés prostitués dans cet infâme bordel universel avec la soldatesque et
l’impossibilité de la parole, alors au chant 7 une sorte de couple originaire
émerge. On l’avait déjà vu avant, Kment et Yohar, et ils sont comme s’ils
sortaient de tout cela, une nouvelle humanité, Yohar attend un enfant. Une
nouvelle humanité qui est sous un tout autre signe, indéchiffrable, prise dans
un emblème christique ou rédempteur, mais une rédemption obscure, une
rédemption indéchiffrable. Au fond, ce serait la version de Guyotat de l’énoncé
de Heidegger selon lequel seul un dieu peut nous sauver. Pas au sens où un dieu viendrait, mais au sens où une nouvelle
humanité viendrait, miraculeusement, de l’intérieur de la souillure absolue, de
l’obscénité universelle. Cette nouvelle vérité serait chargée de refaire le
monde, elle ne serait pas seulement issue du monde, un peu comme Adam et Eve
ont initié l’humanité. Je vous lis cette fin, que vous entendiez le ton de la
chose. Les dernières lignes. Ils vont avoir une espèce de vision d’un dieu
défait, une vision fugitive d’un dieu, et comprendre, à travers cette vision,
qu’ils sont seuls au monde et chargés désormais de la naissance du monde
« Kment et Yohar, réveillés, marchent
poings dans les épines, et écartent la haie. Un homme courbé sur la pierre
saillit la déesse, une crinière sort de sa nuque et de son dos, sur sa tête une
colombe et une couronne d’épines. Ses jambes, nues, vibrent incandescent. Au
loin, une voile cingle vers l’île, et les poissons jaillissent, étincelants,
sur les flancs barque, dans la profondeur de la coque. La barque est vide mais
un rayon, le 1er de l’aurore regarde et veille sur la
voile. Kment s’agenouille en face de Yohar, et Yohar en face de Kment.
Poing à terre, ils se baisent au genou, au sexe, au front ».
Cette fin, c’est une aurore sublime, c’est la
recréation de l’humanité. On peut dire ceci : si réellement, nous sommes
dans une époque où il n’y a pas de monde, ce qu’on a soutenu aussi, et si par
csqt dans cet intervalle où il n’y a pas de monde, nous sommes voués, destinés,
à cette figure prostitutionnelle généralisée qu’est le corps marchand, le face
à face avec la marchandise d’un côté, et la valorisation biologique du corps
d’un autre côté (c’est une interprétation contemporaine possible du
biopouvoir).
Si c’est cela alors effectivement il y a
probablement trois hypothèses, et notre pense hésite entre ces trois
hypothèses.
- il y a l’hypothèse selon laquelle le doute
est la seule posture qui ne soit pas gagnée par la corruption du monde : ô
doute, seule éternité. C’est la posture que
j’appellerais celle du nihilisme supérieur, qui n’est ni libertaire ni libéral.
On pourrait appeler un nihilisme stoïcien : il n’y a pas de vérité
possible, mais au moins on se tiendra dans le savoir de cette absence. C’est
l’éternité singulière du savoir de cette absence.
- hypothèse prophétique : un monde vient,
un dieu pour les uns, pour Guyotat une humanité. Vous avez remarqué qu’ils se
tiennent face à face à genoux, contraire du face à face cruel. Ils sont dans la
reconnaissance face à face de leur humanité. C’est un mythe, ça accompagne la
vision du dieu et la barque qui va sur la mer. C’est prophétique : ça
consiste à dire le monde ira jusqu’au pire, mais ce pire est gros d’une aurore,
quelque chose va accoucher d’une humanité décisivement nouvelle. On peut
phraser cela de 1000 façons différentes, mais c’est une hypothèse de cet ordre.
- je voudrais essayer d’en proposer une 3ème
qui au fond ne soit pas suspendue entre le doute et le miracle, comme le sont
les deux autres. L’une est le doute comme seule l’éternité, l’autre annonce le
caractère paradoxalement inéluctable du miracle. La 3ème hypothèse
c’est qu’il y a dans l’absence de monde les linéaments d’un monde. Non pas sa
présence, ni même sa promesse, mais son dessin, ou un réseau de signes que nous
pouvons parcourir et rassembler. A la fois on légitimera quelque chose comme la
cosmologie infernale de Guyotat (elle a rapport à notre monde, c’est pour ça
aussi que c’est une grande oeuvre littéraire) mais on ne se laissera pas
acculer à sa disposition finale, entre l’éternité du doute et l’aurore du
miracle. Il faut continuer l’analyse, non pas en tant que analyse des emblèmes
du présent, mais en tant que analyse effective de ce qui est tracé au revers de
cet emblème, dans la doublure de cet emblème. Comme si nous avions à lire le
monde, mais à l’envers. Et non pas dans sa proposition explicite.
Nous nous intéressions au fond, comme Platon
dans la République à l’individu
démocratique, au sujet tel qu’il se tient sous l’emblème démocratique. Nous
avions dit qu’il était construit à partir de deux impératifs :
1° il se tient face à l’étal des
marchandises : le principe de son identité est d’être virtuellement ou
réellement un consommateur de marchandises
2° de ce fait même, il est construit comme
corps, et réductible ou identifiable à un corps.
Nous avions dit que la définition la plus courte est d’être un corps marchand,
en entendant par la marchande le fait qu’être dans le face à face avec
marchandise.
Nous avions dit qu’un corps saisi par
l’indifférence marchande est en définitive un corps prostitutionnel. Donc le
prostitutionnel est une caractéristique intrinsèque ou essentielle de la figure
emblématique du monde. C’est la raison pour laquelle nous avions rappelé
l’écrivain qui a fait du rapport prostitutionnel une cosmologie généralisée qui
est Pierre Guyotat. Chez Guyotat est présent, pour d’autres raisons (des
raisons liées à la guerre coloniale), ce qu’il y a là ce sont des corps soumis
à un principe d’attraction universelle dont le contenu est la sexualité et la
cruauté, ou la connexion entre sexualité et cruauté, ou l’alliance de seuxalité
et cruauté. Nous avons là une sorte de matérialisme sexuel intégral, qui décrit
le non-monde lui-même, le monde dévasté lui-même comme déployant les corps
prostitutionnel dans leur figure généralisée.
On était parvenu à l’idée que chez Guyotat,
qui est un écrivain, un rêveur et aussi un fou (mais un fou prophétique, un fou
de cette cosmologie là), étaient indiquées deux issues, ou deux sorties, ou deux possibilités à
partir de ce non monde comme
cosmologie sexuelle :
- d’un côté, le doute stoïque, le retrait, la
position en quelque manière d’indifférence négative à ce trafic des corps
- d’autre part, la venue, à l’extrême de la
destruction, d’un nouveau monde, d’une figure aurorale, d’une recréation de l’univers
sur des bases différentes. La destruction portant comme le miracle finalement
de l’assomption d’un monde absolument nouveau.
Je voudrais reponctuer légèrement ces deux
issues.
Il faut bien comprendre ce qu’est la 1ère
issue, du point de vue de notre monde, de notre absence de monde. Ce : o
doute, seule éternité. Cette issue, Guyotat la poétise
comme au fond l’attribution par un dieu mort, par un dieu absent, par un dieu
ininterprétable, comme la distribution d’une place éternelle et sereine, délivrée
du chaos. Délivrée du chaos qu’est le non monde comme furieuse attraction des
corps, comme ne contenant plus que l’attraction des corps. Et c’est intéressant
parce que c’est une rêverie contemporaine aussi, ça. Pas forcément dans le
détail, mais c’est une rêverie contemporaine possible, à savoir l’idée que au
prix d’une figure de retrait, ou d’une figure ascétique quelconque, le monde
pourrait retrouver un ordre. C’est une tentation contemporaine. Elle a bcp de
formes mais elle n’est pas indifférente ou extérieur à certains aspects de ce
qui a été appelé le retour de la religion. Ce qui m’intéresse c’est le désir
profond de retrouver un régime de placement, quelque chose qui ne soit pas
l’individu démocratique dans le chaos des corps. quelque chose qui soit comme
la bénédiction acceptable d’une place, même si cette place était le résultat
d’une opération négative, le résultat d’une soustraction ou d’un retrait plutôt
que d’une engagement ou d’une naissance.
Je vous lis un passage où Guyotat phrase cette
1ère option d’une façon plus détaillée. Le texte monter que ceci
peut au comble même du désir contraire de cela. Ça résonne sur les figures du
nihilisme : au comble du nihilisme induit par le chaos des corps, peut en
fait venir cette sorte d’indifférence stoïque qui vous dispose dans un retrait
qui est aussi une consumation. Voilà comment G l’écrit. « Enfant,
rengainez vos épées. Hommes, couvrez vos dagues. Je m’élève au dessus de vous
vers le haut d’une vallée fermée. Suffoquant à l’odeur des pins je cours d’un
bout à l’autre du stade. La montagne se couvre de soldats, leurs lances
transpercent les feuilles des arbres, je vais mourir, je n’ai jamais changé de
liberté. Des feuilles sèches rentrent dans ma gorge, les soldats me clouent
avec leur lance sur le sable mouillé stade. Moi qui rêvais de mourir étranglé
par un garçon dans des chiottes de bordel, à l’air des montagnes, je meurs
seul aux cris des oiseaux de la divinité et je vois la mort et ma descente au
enfer. La divinité n’attend pas que je sois tout à fait mort pour m’assigner
une place éternelle. Je meurs loyalement, dans la paix des sens, mon esprit
seul touché par le soleil, sans révolte, moi qui voulais mourir dans la
confusion du plaisir et du désespoir »
La fin est intéressante pour nous : La
divinité n’attend pas que je sois tout à fait mort pour m’assigner une place
éternelle. Je meurs loyalement, dans la paix des sens, mon esprit seul touché
par le soleil: c’est l’absentement des corps, je suis
soustrait à la confusion et à la fureur des corps. Autrement dit ce que désigne
Guyotat c’est la posture de celui qui voudrait mourir dans le non monde
chaotique, dans la confusion du plaisir et du désespoir (c’est la figure
nihiliste dont nous parlions), à celui là arrive la grâce de mourir autrement, une
mort qui fait advenir un esprit touché par le soleil, une sérénité inattendue qui est une sortie du chaos du monde
dans la figure d’une disparition spirituelle.
Je crois que cela est une figure qui fera son
chemin, qui fait son chemin, sous diverses formes. C’est la figure d’une sorte
d’abnégation personnelle qui construit un retrait du chaos des corps, au prix
d’être exposée à une sorte de disparition ou de mort. disparition ou mort à
travers laquelle on conquiert quelque chose comme un esprit solaire. C’est une
figure qui est au fond à la fois sereine et sacrificielle. Elle est induite par
le non monde : c’est parce qu’on serait capable de désirer mourir dans le
désespoir que vous vient comme une salut improbable cette loyauté d’une mort
solaire. C’est une option qui travaille Guyotat et qui travaille le monde
contemporain, qui va lui donner ce que Bergson aurait appelé ces mystiques, ces
nouveaux mystiques. Nous pouvons attendre, nous avons déjà, l’apparition
inéluctable d’un nouveau mysticisme, ce qui ne peut pas dire nécessairement
qu’il est religieux au sens des religions établies. Il peut l’être il peut ne
pas l’être. Il considère que puisque le non monde est lié au corps il faut
conquérir un esprit par des lois incorporelles. Ça va aller de la secte au
mysticisme le plus élevé et le plus raffiné. Il n’y a pas à juger, le spectre
est très vaste. Mais c’est une des images du temps présent. C’est une des
images du temps présent que de convoquer de manière inéluctable à la figure
mystique qui se soustrait à l’empire du corps.
La 2ème hypothèse introduite par
Guyotat, c’est le mythe (ce n’est pas une posture comme le doute qui s’achève
en mysticisme) c’est le mythe d’une création du monde, une nouvelle aurore. Au
comble de la destruction et du retrait chaotique du monde va se lever, va se
déplier un nouveau monde, et un nouveau monde lié organiquement à la
subsistance de la nature. C’est aussi un point contemporain de considérer que
contre finalement la destruction rageante du monde, le recours, l’appui, la
stabilité se nomme nature. Le fond naturel, si corrompu et détruit soit-il, est
quand même la ressource dernière pour quelque chose comme une recréation d’un
monde habitable par les hommes. C’est aussi une option. C’est une option
écologique au sens large, elle est quasiment une métaphysique, pas exactement
la présence des verts au gouvernement. C’est plus profond et périlleux. C’est
le moment où l’écologie croise une descendance heideggérienne, une descendance
qui s’interroge sur nature et technique. Je vous avais dit que la prose de
Guyotat, son génie est de faire ressortir la beauté indestructible du fond
naturel dans les mailles mêmes de la destruction. Il y a quelque chose qui
demeure un recours indifférent et disponible dans les mailles du chaos du monde
qui mérite le nom de nature. C’est dans un adossement à cette splendeur
naturelle, à la fois inaccessible et constamment présente, que se dispose la
possibilité d’une aurore. Il faut retoucher la nature. Si on touche la nature,
ça peut arriver au comble de la destruction, alors quelque chose comme un
nouveau monde peut se disposer. C’est une mythologie aussi, ça, au sens de la
genèse. D’ailleurs le 7ème chant est très proche de la genèse à cet
égard, puisque on va y avoir Kment quasiment va faire sortir d’une boue
primitive, d’une boue originaire, le corps de la femme.
Je vous lis ce passage : « sur le
rocher, sommet de l’île nouvelle, la boue se soulève. Kment, appuyé sur le
coude, se redresse, nu, les plaies du front et les genoux lavés, les cheveux
gonflés et luisant de boue, les lèvres rouges, la bouche remplie de vase.
Debout les reins cambrés, les mains appuyées aux hanches, il ouvre les mains et
regarde. Puis s‘accroupissant il fouille la boue avec les mains, libère, relève
le corps de Yohar, qu’il serre contre lui et baise sur les lèvres aux épaules
et aux seins. Yohar s’éveille, le limon coule hors de ses paupières closes dans
le repli de ses oreilles. Ses joues gonflées de vase Kment les baise, et
prenant les lèvre de Y entre les siennes il aspire ce limon. Ainsi mêlent-ils
la vase de leur bouche, ainsi mêlent-ils leur semences originelles, ainsi nus,
glacés se donnent-ils l’un à l’autre. La vie et le soleil les enflamment et les
placent dans son orbite comme deux planètes nouvelles. Ils s’élancent, ils
plongent dans le fouillis de fleurs, de feuillages, d’oiseaux et de sources. La
main de K sur le ventre de Yohar, et la main de celle-ci sur la poitrine du
garçon, le soleil mousse dans leur chevelure »
c’est la construction mythique, à l’égal d’une nouvelle genèse de ce qui peut
advenir au comble de la destruction, lorsque, dans la maintenance des oiseaux,
des feuillage et des sources, quelque chose comme une humanité nouvelle est en
gestation, sort de la nature.
Nous voilà finalement dans une disposition qui
soit propose une sorte de sagesse mystique, c’est la 1ère option,
soit une sagesse du retrait serein, une sagesse de la bonne mort, pourrait-on
dire, la mort qui n’est pas la mort dans le désespoir des corps mais dans le
soleil de l’esprit. Une vieille figure de la sagesse spéculative et mystique,
c’est ce qui est proposé et qui chemine dans notre monde. Soit cela, soit le
mythe auroral de la création d’un nouvelle humanité, au comble de la
destruction en s’appuyant sur quelque chose d’invariant de l’ordre de la
nature, qui trouve son appui du côté de la nature. C’est mythique, poétique.
C’est une promesse poétique, mythique et poétique. Les issues proposées par le
roman de Guyotat sont soit la sagesse mystique, soit le poème dans sa ressource
créatrice. Vous avez une issue mystique ou une issue artistique, au sens large
du terme.
On remarquera que ce qui est exclu, c’est tout
ce qui aurait figure d’issue politique. Ce n’est pas que le livre ne parle pas
de politique. Il en parle en réalité avec une grande force en de nombreux
endroits (vous trouvez des remarques profondes sur la France de Pétain, les
guerres coloniales, de Gaulle, les nazis). Le livre brasse dans sa cosmologie
insensée de la politique, mais il soutient négativement, par cette simple
absence, la thèse qu’il n’y a pas, dans un non monde livré au chaos des corps,
il n’y a pas d’issue politique. Il peut y avoir éventuellement une issue
mystique, il peut y avoir une issue artistique mais il n’y a pas d’issue
politique. C’est une thèse transposable aujourd’hui dans les termes suivants,
qui serait que le non monde dans lequel nous sommes plongés, et qui nous
unifie, qui est en passe d’unifier la planète autour de sa non mondanité (au
moment où le monde est complet, il n’est plus un monde, au moment où quelque
chose recouvre absolument le monde, le monde est dissipé comme monde car il n’y
a plus assez de noms pour les gens. Il y a trop de gens absentés dans
l’anonymat chaotique du monde). La thèse est la suivante : quand on en est
là, la politique est impensable, la politique disparaît. Et à supposer même
qu’elle puisse être reconstruit, elle ne peut l’être qu’à partir d’autre chose
qu’elle-même. Soit à partir soit d’une figure de retrait mystique soit à partir
d’une création artistique. Mais elle n’est pas réédifiable à partir
d’elle-même. Parce que au fond, la thèse est la suivante : pour qu’il y
ait politique, il faut qu’il y ait monde. Je ne suis pas en train de soutenir
cette thèse, je dis qu’elle rôde. Elle rôde absolument dans le livre de
Guyotat, mais elle rôde aujourd’hui, car dans la conscience répandue de l’unité
factice du non monde, rôde la thèse selon laquelle dans une telle absence de
monde, quelque chose comme la politique a perdu son pouvoir de rationalité, ou
de construction, ou d’action, ou d’impératif. Et que par csqt, les voies de la
pensée ou de la résistance ne sont pas immédiatement politiques. Elles peuvent
être finalement soit spirituelles, au sens d’une certaine posture que donne le
soleil à l’esprit, soit finalement poético-artistiques. Ce qui veut dire soit
dit en passant que avant de penser à ce qu’il y ait de la politique, il faut
penser à ce qu’il y ait un monde. Ceci est antérieur à la possibilité de la
politique. Refaire les liens du monde est une tâche qui est prépolitique, même
si certains l’appellent politique (c’est possible). Mais dans son essence c’est
ce que suggère G, refaire les liens du monde c’est une tache artistique, mais
peut être une tache artistique collective, pas au sens étroit de l’œuvre singulière
des artistes. Il s’agirait de remodeler le lien du monde, de refaçonner le lien
du monde, et cette tache serait plus essentielle encore que toute politique.
C’est ce qui se disposerait dans les deux
issues proposées par Guyotat.
Ce que je voudrais soutenir est une autre
voie, je vais essayer d’argumenter progressivement. Finalement, la tache à
laquelle nous convoque le nom monde, la tache qui est sollicitée par les images
du temps présent, par le chaos du temps présent, cette tâche n’est ni spirituelle
ni artistique. Elle doit être déterminée autrement que dans l’élément de la
spiritualité ou que dans l’élément de l’art. Et que en définitive c’est bien
une tache politique. Quitte à sérieusement renouveler la signification du mot,
lui donner un sens décalé par rapport à son immédiateté ou son usage. Politique
concentrant l’idée que c’est une tâche qui peut être formulée. Elle est
formulable. Ce que n’est exactement ni la spiritualité ni la création
artistique. Elles ne sont pas du registre du formulable, mais plutôt du
registre de la profération créatrice, quelque chose comme ça. Ou encore, on
pourrait soutenir que notre situation demeure rationnelle. Elle ne relève pas
d’une opération de décrochage essentiel par rapport à la rationalité. Par csqt,
elle ne relève pas d’une subjectivité créatrice d’exception dont on ne connaît
pas la provenance. Vous remarquerez que Guyotat dit bien que la solution
mystique, elle suppose une grâce. Elle n’est possible que parce que, dit-il, le
Dieu mort, le dieu absent, lui a donné cette grâce de mourir royalement et dans
la spiritualité solaire, lui qui rêvait de mourir étranglé, comme Pasolini,
étranglé par un garçon dans les chiottes d’un bordel, c’était ça son désir
nihiliste absolu, et il lui est advenu de mourir dans la spiritualité solaire.
Mais c’est un don du dieu mort, ce n’est pas déductible de la situation,
d’aucune façon. C’est une grâce. De l’autre côté, la création du monde par K et
Y est évidemment aussi une figure incalculable, une aurore qui est sans provenance.
C’est donc aussi une rêverie de don. Il dit que ces deux solutions, la mystique
du doute solaire et la mort royale, la solution du retrait, se retirer du chaos
du monde, et la solution créatrice, ce sont bien des solutions intransitives au
chaos. Vous ne les tirez pas du non monde lui-même. Donc elles sont miraculeuses
au sens strict : elles sont miraculeuses au sens où on appellera miracle
ce qui se produit indépendamment de toute calculabilité possible au regard de
la situation du non monde. Elles sont totalement improbables et leur beauté
provient [chgt K7] retrait ou une grâce. Donc en
vérité, nous sommes dans l’élément du texte testamentaire de Heidegger. Seul
un dieu peut nous sauver. C’est le dernier mot de
Heidegger, et c’est le dernier mot de ces deux hypothèses. Seul un dieu peut
nous sauver. Ça veut dire : il faut que quelque
chose arrive. Et ce quelque chose n’arrive pas à partir de l’absence du monde,
c pour ça que ça s’appelle dieu même si c un dieu mort. ça arrive.. chaos du
non monde. C’est pour ça que ça s’appelle Dieu, même chez Guyotat. quelque
chose arrive qui tire le sujet du chaos du non monde, mais qui n’a rien à voir
avec ce chaos lui-même, qui donc est quand même comme une grâce extérieure.
C’est un événement. Cet événement ne prescrit, en tant qu’événement soit de
type grâce soit de type création, ne prescrit qu’une attente. Puisque vous êtes
entre-temps dans un non monde qui n’est que le chaos du rapport marchand des
corps.
Je disais tout ça parce que finalement, le
désespoir contemporain se laisse relever dans ce cas là dans une logique
miraculeuse, ie dans une logique qui déclare que nécessairement on ne peut
qu’attendre que quelque chose arrive, qui soit va vous permettre de mourir
spirituellement, soit (et c’est bcp mieux !) permet qu’un nouveau monde
auroralement se crée et se déploie. Mais dans les deux cas il s’agit de
l’attente d’un miracle. Ce que je voudrais proposer par csqt est une issue
différente. J’appelle cela des solutions qui d’une certaine manière ne sont pas
tirées de l’examen de ce qu’il y a, mais sont tirées de l’hypothèse d’une venue
surnuméraire absolue, qui descendrait sur l’humanité délaissée dans le non
monde pour lui restituer soit une subjectivité soit même un monde (sur fond de
nature).
Ce que je voudrais proposer à partir de ces
images du temps présent, c’est une thèse non miraculeuse. Ie la possibilité
argumentable, formulable, rationalisable, de soutenir que dans le non monde
lui-même, il y a des traces utilisables de ce qui n’est pas lui. Donc que
quelque chose comme un monde hante le non monde. D’habite on parle de la
manière dont le non monde hante le monde. Là c’est une réversion qui fait que
quelque chose comme les traces d’un monde hante le non monde. Et que cette
manière qu’a la figure d’un monde possible de hanter l’absence de monde, et le
déchaînement absence d’un monde est l’appui possible de quoi ? d’une
liberté par rapport au non monde. On appellera liberté le fait de n’être pas
réduit à un individu corporel marchand. Ou d’être dans un rapport générique non
prostitutionnel à l’humanité dans son ensemble. On dira : si par ailleurs
miracle il y a, nous
l’accueillerons ! Avec grand plaisir. Je crois aux miracles ! Mais je
voudrais tenter de dire, c’est qu’on peut croire aux miracles sans être dans la
morosité générale de son attente improbable. Il y a quelque chose qui fait
trace de monde, et qui fait que au fond nous méritons le miracle. Ne mérite le
miracle que celui qui fait autre chose que l’attendre. Celui qui ne fait que l’attendre
ne le mérite pas et ne l’aura pas. C’est une variante spéculative : de aide
toi et le ciel t’aidera. Discerne dans le non monde
les traces infimes et difficile à trouver de ce qui atteste dans le non monde
sa hantise par un monde possible et à ce moment là il se produira peut être
qch. S’il se produit qch, tu pourras le reconnaître. Celui qui n’est pas dans
le guetteur des traces de la possibilité du monde n’est pas en état
d’accueillir le miracle. Il ne le reconnaître pas, ou même il le prendra pour
une circonstance désespérée ultime. Le cheminement le plus intéressant est de
voir dans les images du temps présent ce qui est posture d’exception.
Je vous rappelle qu’il faut pour commencer
clarifier complètement le mécanisme des emblèmes. Nous avons pour l’instant
défini une méthode régressive en quatre temps :
- examen des emblèmes
- théorie du pouvoir nu qui sous-tend cet
emblème
- figure des exceptions à l’ordre
- traces de la faillibilité ce cet ordre,
démonstration que cet ordre, qui est l’ordre du non monde, possède des zones de
fragilité essentielles.
Nous en sommes restés aux emblèmes, à
l’emblème et à ce qu’il incline comme subjectivité constitutive. Nous allons
reprendre patiemment sans nous précipiter vers les figures poétiques
miraculeuses et géniales qui conduisent à l’attente du miracle.
La thèse serait la suivante : sous
l’emblème démocratique et sous ses csq, corps, il y a un pouvoir, féroce, qui contraint les individus à être
adéquats à ce qui les plie sous cet emblème. L’individu démocratique (au sens
courant, qui est une forme singulière du pouvoir politique) l’emblème
démocratique n’est nullement à lui-même la cause de son efficience. Il est un
emblème, il a la force des images mais il n’a pas plus que cela. Pour plier les
individus sous cet emblème, auxquels en effet ils consentent (mais le
consentement n’est pas suffisant : l’emblème n’appelle pas seulement qu’on
y consente, il appelle qu’on soit plié sous lui, qu’on soit le corps marché, le
corps marchand qu’il exige). Et donc la question, c’est : qu’est-ce que
c’est que ce pouvoir qui plie les sujets à devenir des corps marchands ?
Etant entendu que par ailleurs la forme de consentement à cette pliure se
réalise, ou se cristallise, autour de l’emblème démocratique. Il y a la forme
de consentement à cette pliure, et il y a la nécessité d’identifier le pouvoir
qui plie les corps en définitive à la place qui exige de consentir à cette
emblème, la place des corps marchands ou la substituabilité prostitutionnelle
dans sa figure allégorique. Ce devenir, le devenir universel de chacun en
position de face à face avec la marchandise et comme réductible aux avatars du
corps et de sa jouissance, n’a rien de naturel. Il faut se débarrasser de la
thèse que il y aurait là quelque chose de naturel. C’est une thèse omniprésent.
Nous sommes tous convaincus que l’humanité est naturellement démocrate. Elle
n’est pas naturellement démocrate, pas
plus d’ailleurs qu’elle n’est naturellement anti-démocrate : c’est
une construction qui dispose l’individu dans la figure du corps marchand, et
qui à partir de cette exposition lui extorque en effet de larges zones de
consentement. Ce n’est que pour un individu plié à cette figure qu’il y a la
possibilité du consentement à l’emblème.
Je pense que c’est une violence considérable.
Ça n’est obtenu que par une violence considérable. Pourquoi ? parce que ce
n’est pas une violence faite au corps comme tel, mais une violence faite à ce dont les corps sont capables au-delà
d’eux mêmes. Les violences faites au corps existent, ça reste très répandu.
Mais ce n’est pas la violence dont je parle ici. La violence faite au corps est
aujourd’hui largement stigmatisée. Elle est répudiée, elle est l’objet d’une
opprobre morale. Si vous regardez bien, au fond, la théorie ou l’idéologie des
droits de l’homme, c’est une contestation généralisée et organique de la
violence faite au corps : torture, sévices, massacres. Nos sociétés
dominantes jettent l’opprobre sur la violence faite au corps. Et en effet, il
ne s’agit pas là d’une violence faite au corps (même si par ailleurs il y a
quantité de violence faite au corps comme prix de la non violence faite à
certains corps Il y a des corps qui valent mieux que d’autre, d’autres qui sont
protégés d’autres qui ne le sont pas, mais n’entrons pas là dedans). On
accordera que la violence qui plie l’individu à devenir un corps marchand n’est
pas une violence faite au corps. Mais c’est une violence faite à la capacité du
corps à l’idée, à la capacité à être support d’autre chose que lui-même, à ses
intérêts, sa jouissance, sa conservation. C’est une violence qui impose
l’impératif jouis comme tu veux jouis comme tu peux.
Bon, c’est un impératif familial ! si on prend la famille comme lieu idéal
de la consommation tranquille. Et qui oppose cet impératif à un autre qui
serait Vis selon l’idée. Il faut voir que la
démocratie dans sa figure contemporaine exige l’impératif vis sans idée. C’est exactement ce que veut dire le motif omniprésent de la fin des
idéologies. Dieu merci, nous vivons enfin sans idée ! je le prends très au
sérieux : si ça ne veut pas dire ça, ça ne veut rien dire. Dieu merci,
nous vivons sans idée. Vivre avec idée on a vu à quoi ça aboutissait : aux
violences faites au corps. Nous voulons vivre selon la vie, pas selon l’idée.
Vis selon la vie, ne vis pas selon la vie. Vis pour vivre, ie pour vivre ou
survivre. Ce motif de la fin des idéologies est essentiel. Il a un air
bonasse : les idéologies ont fait tant de mal etc… mais c’est un motif
extrêmement violent. Le motif est violent, ce n’est pas un motif bonasse. On ne
voit pas pourquoi les idéologies auraient été vivantes et puis seraient mortes.
Ce n’est pas une espèce animale, ce n’est pas comme les éléphants. C’est
prescriptif : les idéologies ne sont ni vivants ni mortes, ce ne sont pas
des organismes. Le motif de la fin désigne exactement la violence. Cette
violence exprime la nécessité pour le corps d’être sans ide. Parce que seul le
corps sans idée se tient dans le face à face discipliné avec la marchandise.
Tout corps qui se tient sous l’idée est un corps peu ou prou inapproprié au
prostitutionnel marchand. Il faut que ce soit sans idée, ie selon le seul idéal de la jouissance. Et alors pourquoi c’est si
violent que cela ? car ça n’admet pas l’altérité ! c’est
effectivement un dispositif dont l’essence est d’être unique. Toute altérité
réintroduirait l’idée. Si vous avez de l’altérité effective à cette
disposition, qui est vis sans idée, tiens-toi face à la marchandise, consomme
et ça suffit, si vous avez une altérité à ça, cette altérité se présente
nécessairement comme altérité idéale sous une forme ou sous une autre. Elle ne
peut pas se présenter comme altérité matérielle, car tout l’espace matériel est
rempli par cette prescription. Si on admettrait une altérité réelle, on admettrait
de nouveau qu’il est possible voire requis de vivre sous l’Idée. Ce n’est pas
admissible, puisque le contenu de la violence qui est faite est vis sans idée.
Vis sans idée, sans idéologie, sans projet, sans dessein, sans généralité. De sorte que le dispositif
en question est le seul qui mérite expressément l’adjectif totalitaire. Je le
soutiens mordicus. Le totalitarisme soviétique n’avait rien de
totalitaire : il était traversé de contradictions infernales au point que
la moindre déclaration oppositionnelle était considéré comme un événement
méritant le procès, la mort, la mise en scène, l’exécution. On ne connaît pas
de régime dans lequel le moindre bougé de l’idée avait une efficacité aussi
redoutable. La moindre phrase était une question de vie ou de mort. C’était pas
drôle mais c’était comme ça. Ce n’était pas un système poli dans sa totalité.
Quand on le regarde de près, il était anarchique, traversé de désordres
insensés, modifiant son dispositif toutes les 5 min, changeant son langage,
pris dans des désordres etc… C’était un système qui ne marchait pas, qui ne marchait
pas du tout. Le représenter comme la totalité huilée d’une bureaucratie unifiée
est une absurdité. Je ne suis pas du tout en train de défendre cette figure
étatique. Mais elle n’avait pas la capacité à prescrire une figure d’unicité
qui soit véritablement adéquate à son propos. C’est ce qui a entraîné sa
ruine : elle était incapable de la capacité qu’elle prétendait avoir. Par
contre, le système hégémonique contemporain est un système capable, à
l’intérieur duquel la figure d’unicité terrible est une figure soutenue par des
dispositifs matériels effectifs et intégré. Ce n’est pas un système sans
désordre, loin de là, mais c’est un système qui en effet est absolument capable
de ne pas admettre d’altérité. Ça se voit au niveau de l’emblème, par le fait
que l’emblème démocratique est intouchable. C’est le seul qui soit intouchable.
C’est un emblème qui est consensuel par définition. Comme il est consensuel par
définition, il atteste au niveau emblématique une unité fonctionnelle
fondamentale qui elle est en réalité obtenue par une violence essentielle. car
évidemment vous n’obtenez la pliure des corps à être disposés ainsi et pas
autrement ( à ce qu’ils soient disposés sans idée), que par une constante
violence exercée non pas tant sur les corps (ce n’est pas la question) que ce
sur dont ils sont capables, j’y insiste, au-delà d’eux-mêmes.
Parenthèse :
ceci explique l’acuité particulière dans notre pays (parce qu’il a une
tradition là dessus de la question éducative, de la question de l’enseignement.
Pourquoi est-elle devenue aussi importante ? Cette question n’a jamais été
aussi importante depuis Platon, elle n’a jamais eu autant d’acuité depuis les
Grecs. Tout le monde a conscience qu’il y a un enjeu décisif, obscur et violent
tendu. Parce que un des aspects de la violence en question est la nécessité
absolue de détruire le système scolaire. Ceci peut se déduire : ce n’est
pas car ils sont mauvais ou méchants. Il y a une nécessité à la destruction du
système scolaire, à sa transformation en gardiennage des corps, pour qu’ils
soient dressés le plus tôt possible à se tenir face à face avec la marchandise.
Vous comprenez bien que apprendre quelque chose est parfaitement inutile en la
matière, sauf ce qui peut d’une part contribuer à former les quelques gardiens
nécessaires, et d’autre part ce qui a un intérêt direct dans les
investissements marchands. C’est
un symptôme, il y en a bcp d’autres. C’est un exemple assez pur et assez
typique de ce que j’appelle ici la violence. Il est frappant qu’on se plaigne
de la violence à l’école. Mais la violence, c’est pas la violence à l’école,
c’est la violence faite à l’école. C’est la violente qui aboutit à la
destruction systématique, un jour ou l’autre probablement à peu près complète.
On la remplacera par autre chose. Je le prends là comme un signe fort, comme un
descriptif de ce dont il s’agit. La violence faite à l’école, la destruction
faite par l’Etat du système scolaire, avec les résistances qu’elle entraîne
aussi (tant mieux) ce n’est qu’un processus aussi, la ligne générale est très
claire, est destinée à ce que le corps n’exerce pas de capacités à l’idée qui
lui soit un tout petit peu transcendante. Si on examine de près les modalités
de cette destruction, on voit que c’est exactement vis sans idée : sois bien convaincu que la démocratie c’est les corps, c’est la
disposition des corps, ce n’est pas ce qui excède cette disposition. Il faut
faire des enfants, des corps marchands, le plus vite possible. Il n’y a pas
d’autre impératif véritable.
Tout cela mène à l’idée que le pouvoir nu, le
pouvoir tel qu’on essaie de le discerner sous l’emblème, détaché de l’emblème
démocratique, c’est un pouvoir qui exerce une violence considérable au niveau au
fond de ce qu’on pourrait appeler la zone frontalière entre les corps et les
idées. Appelons-le comme ça. Ou encore une violence exercée sur tout ce qui
pourrait apparaître comme capacité du corps à transcender son immédiateté.
Corps étant encore une fois une construction, ce n’est pas le biologique nu.
Corps en tant que corps plié et disposé dans la figure marchande. C’est une
violence extrême, qui impose toute une série de dévastations, qui sont
partiellement considérées comme tout à fait raisonnables par rapport justement
à ce qu’on nous exhibe constamment comme le repoussoir totalitaire, et qui est
la violence faite aux corps. Mais il faut bien comprendre que sous couvert de
dénoncer, ce qui est très vrai, les violences faites au corps ailleurs, on fait
passer tout simplement les violences faites ici, qui ne sont pas des violences
faites au corps mais qui n’en sont pas moins dévastation. L’humanité n’est pas
réductible au corps. Quand on dévaste un système scolaire, un mode d’être
collectif, n’importe quoi de ce genre, on dévaste quelque chose de l’humanité.
Il n’y a pas que tuer des gens qui soit des crimes. Il y a bien des espèces de
crimes. Tuer les gens, c’est un crime, mais il y a bien d’autres crimes. En
particulier, ce qui revient à faire passer une césure violente entre le corps
consommateur et sa disposition générique d’un côté, et toute figure de l’idée
ou de la pensée de l’autre, est incontestablement une violence dévastatrice et
tout à fait criminelle.
Je pense que là aussi, on peut trouver quelque
chose d’intéressant dans les vieilles analyses de Platon, encore une fois
soustraction faite de leur caractère incontestablement réactionnaire. Lorsque
Platon, le 1er, a tenté de penser le rapport entre démocratie et
tyrannie. Démonstration tout à fait fameuse, qui est dans République VIII et début Livre IX : Platon montre qu’il est de la nature de
la démocratie de se renverser en tyrannie. Il est vrai que, chez Platon, et ce
n’est pas tout à fait ça qui nous intéresserait, c’est une succession : la
démocratie génère la tyrannie. Comme il le dit République VIII : « la tyrannie n’est issue d’aucun autre
gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie je pense d’une
cruelle et extrême servitude ». En réalité,
Platon laisse entrevoir là, dans son schéma successif qui, à des fins politiques
de type aristocratiques, Platon laisse entrevoir là une vérité plus profonde
que celle qu’il énonce de la succession du démocratique au tyrannique. Vérité
que nous expérimentons, nous, et qui est l’essence tyrannique de la démocratie
elle-même. Non pas le fait que la démocratie conduise à la tyrannie, parce que
l’excès de liberté conduit à l’excès de servitude mais qu’il y a une essence
tyrannique de la démocratie elle-même [chgt de K7].
C’est ça le point, elle protège la
liberté des corps. Mais au prix d’une sévère et constante restriction de ce
dont un corps est capable au-delà de lui-même, au prix d’une définition
extraordinairement limitée de ce dont un corps est capable. En particulier le
corps contemporain est un corps qui doit être, qu’on contraindra à être, le
corps de la mort des idéologies, ie le corps sans
idée. C’est cette disposition des corps comme corps sans idée qui est la
violence propre de la démocratie dans son emblème actuel, dans la figure d’un
pouvoir nu vigilant dans l’exercice de ce pouvoir sur le rapport entre le corps
et l’idée. Il y a un point fascinant, dans la disposition d’aujourd’hui, qui
est que cette réduction violente des corps, à cette pliure marchande, est
appelée modernisation. C’est son nom. Ce qui
est moderne, c’est le corps sans idée. Vous pouvez prendre tous les textes qui
vantent la modernisation, en vérité c’est ça : plus on est un corps sans
idée, plus on est moderne. En un certain sens, ceci veut quand même dire que la
modernité est une sauvagerie. L’essence du pouvoir nu ressort, tout de même. Ça
n’est obtenu que comme sauvagerie, ça. Et c’est cette sauvagerie qui est une
violence non naturelle, quel que soit le consentement donné aux emblèmes. Parce
que les gens sont contents que les corps soient libres, et que on continue à
leur brandir l’épouvantail des régions ou des passés dans lesquels les corps ne
sont pas libres. Mais ce n’est pas car vous avez pire ailleurs éventuellement
que vous avez bien. C’est un argument que j’ai toujours trouvé misérable !
Comme si qln disait une ânerie, on lui fait remarquer et disait « oui
mais il y a des âneries pires ». C’est un
argument débile et qu’on nous sert tout le temps. « C’est pas
formidable mais c’est mieux qu’ailleurs ! ».
D’accord, et alors ? « Vous avez vu les risques que vous couriez
avec idée, donc vivrez sans idée ! » Quel est le prix payé ? La disposition de cela est une
espèce d’animalité commerciale, je ne sais pas comment l’appeler.
Lorsque Platon décrit le passage ou la transition, la corrélation entre le
démocratique et le tyrannique, il fait une description d’une espèce de
psychologie politique, il dit ceci. Il est en train de saisir celui qui,
convoqué à la libre jouissance des corps, va s’ensauvager, justement. C’est ça
qu’il appelait le devenir tyran. C’est pas le démocrate, le tyran, c’est le
démocrate ensauvagé, parce qu’il y a une sauvagerie latente dans sa
disposition : « lorsque les autres désirs, bourdonnant autour de
ce frelon dans une profusion d’encens, de parfums, de couronnes, de vins et de
toutes les jouissances qu’on trouve en pareille compagnie le nourrissent le
nourrissent, le font croître jusqu’au dernier terme et lui implantent
l’aiguillon de l’envie, alors ce chef de l’âme, escorté par la démence, est
pris de transports furieux. Et s’il met la main sur des opinions ou des désirs
tenus pour sages, gardant encore quelque réserve, il les tue ou les boute hors
de chez lui jusqu’à ce qu’il en ait
purgé son âme et l’ait entièrement emplie de folie étrangère ».
C’est ce que je voudrais retenir : le
pouvoir nu, le pouvoir nu du capital et de ses servants, le pouvoir nu
contemporain, je crois qu’il est en effet comme une folie étrangère, au sens de Platon. Folie étrangère veut dire quelque chose qui est
une imposition, et pas un développement immanent. C’est une folie étrangère, et
Platon montre que ça commence simplement par la substituabilité des désirs, qui
chez nous est devenue la substituabilité marchande des désirs. Ça a l’air innocent, et ça l’est.
Simplement, comme il le montre bien, c’est intolérant à l’idée : s’il
trouve, s’il met la main sur des opinions ou des désirs autres que ça, alors il
les tue et les boute hors de chez lui. Donc la
violence, elle est là, elle est à l’endroit où la substituabilité des désirs,
et le corps marchand dans sa bénévolence, dans son abri, se trouvent confrontés
à quelque chose comme une autre hypothèse. Une autre hypothèse sur ce qu’est
l’humanité, une hypothèse sur le fait que l’humanité, à la fin des fins, ne
peut pas se contenter de l’impératif « vis sans idée ». Alors quand il y a cela, il y a intolérance et violence.
Violence et intolérance institutionnelle, étatique, permanente, chronique, une
agressivité ininterrompue, qui encore une fois n’a pas besoin de tuer les gens.
Mais comme le dit Platon de tuer en eux l’idée. Vous pouvez tuer l’idée dans
les gens par bcp de moyens sans avoir à les tuer eux-mêmes. Bouter ça hors de
leur âme. A ce moment là, qu’est-ce que vous avez ? vous avez une folie
étrangère, le sujet devient la proie d’une folie étrangère. Or je crois que
sous l’emblème consensuel de la démocratie, ie sous
l’emblème de quelque chose auquel nous donnerions tous notre consentement, ie sous l’emblème de quelque chose auquel nous donnerions tous notre
consentement, il y a quelque chose comme une folie étrangère. C’est ce que
j’appelle la violence sans fin de cette affaire. Il y a une folie étrangère, et
cette folie étrangère est une disposition subjective, une violence subjective,
une violence faite au sujet comme tel. ça, je crois, c’est descriptif et ça
indique que la non naturalité de cette figure subjective résulte de ce qu’elle
impose au corps une disposition singulière qui ne lui est pas donnée. Cette non
naturalité par csqt exige une violence constante. Je pense que c’est déjà un
point important d’observer ou de tenter de nous convaincre que nous vivons dans
une univers absolument violent, pas du tout dans un univers tranquille et
pacifié. Encore une fois, nous ne pouvons penser que nous vivons dans un
univers tranquille et pacifié que si nous considérons que la seule violence qui
existe est la violence faite au corps. ce n’est pas la seule violence qui
existe. Absolument pas. Il y a d’autre violence que celles faite au corps, qui
n’en sont pas moins dévastatrices et inhumaines.
A partir de là, quel est le pb ? c’est un
pb classique de la philosophie contemporaine : comment va-t-on interpréter
ce pouvoir ? quelle est sa nature ? quelles sont ses méthodes
d’exercice ? quel est son nom ?
Il y a là-dessus, je vais simplement les
énumérer, il y a deux hypothèses essentielles, qui ne sont pas sans connexion.
Il y a, dans la philosophie existante, deux hypothèses concernant la nature
véritable du pouvoir nu se qui se dissimule sous l’emblème démocratique des
Etats contemporains. On peut le résumer en deux mots :
- il y a l’hypothèse selon laquelle ce pouvoir
est un biopouvoir.
- il y a l’hypothèse selon laquelle ce pouvoir
est au fond celui de la technique.
Ce sont les deux hypothèses majeures.
Hypothèse sur la nature ou l’agencement du pouvoir dont il s’agit sous
l’emblème. Biopouvoir, technique, avec des croisements entre les 2.
Je donne des repères, des références :
- biopouvoir est
une expression qui a été introduite par Foucauld, le texte canonique est le
cours de 76 Il faut défendre la Société. Ce
cours est publié, vous pouvez le lire, il est entièrement consacré à la catégorie
de pouvoir, dans sa généalogie à partir du 18ème, et Foucault
déploie la catégorie de biopouvoir comme figure canonique en un certain sens du
pouvoir étatique pendant le 19ème, ce qui lui permet aussi une analyse
de la nature du pouvoir nazi et du pouvoir dans les Etats socialistes. On a là une
théorie du pouvoir nu, comme finalement appareil de légitimation de la mise à
mort. Nous reviendrons sur cette catégorie, elle a été reprise depuis et
développée, notamment par Giorgio Agamben, en particulier dans Homo Sacer, où nous trouvons d’ailleurs l’expression existence nue, qui balance celle de pouvoir nu. Foucault, développement par Agamben,
c’est une filiation qui s’efforce de penser la singularité du pouvoir contemporain
dans leur rapport au corps, comme le nom l’indique, biopouvoir. Pouvoir sur la
disposition ou sur la vie des corps, comme combinaison de la souveraineté et de
la théorie biologique. Nous verrons, c’est un point important que dans ce
contexte là, en particulier dans l’analyse de Foucault, le pouvoir est
essentiellement raciste. C’est une thèse forte.
C’est une thèse selon laquelle il est de l’essence de cette forme de pouvoir
d’être raciste. Foucault essaie de le prendre comme un adjectif neutre :
c’est une caractéristique, analysable, du pouvoir que d’être raciste (raciste
étant pris dans un sens un peu plus général que son acception ordinaire).
C’était un 1er corps d’hypothèse sur la nature du pouvoir nu.
- le 2ème corps d’hypothèse, c’est
que le nom des formes modernes du pouvoir est concentré dans le pouvoir technique, dans la technique comme pvr. Là, fondamentalement, c’est la filiation
heideggérienne. Ce qui est intéressant à saisir chez Heidegger, ce qui est le
point le plus sulfureux et qui est celui qui nous intéresse, c’est la
corrélation qu’il essaie d’établir entre démocratie et technique. Il faut voir
que Heidegger est qln qui a cru que le national socialisme, loin d’être
l’apogée technicisante du pouvoir, était ce qui prenait mesure de
l’arraisonnement technique, et se dressait à hauteur de la technique. Donc il a
été convaincu que le nazisme était la forme de pouvoir soustraite à l’autorité
de la technique. C’est vous dire à quel point, par contre, il soupçonnait le
démocratique d’être dans une connexion, lui, essentielle avec la technique. Il
maintiendra ses positions jusqu’au bout, en particulier sur la corrélation
démocratie et technique, sous une forme masquée et prudence. L’essence de la
démocratie, c’est de ne pas prendre mesure de la technique, de la laisser être
dans sa souveraineté aveugle. C’est une thèse qui mérite examen. Il n’y a pas
besoin pour ça d’être national socialiste.
Nous avons donc deux pbtiques que nous
examinerons :
- la thèse que le pouvoir nu est biopouvoir,
ce qui va mener d’une certaine façon mener à la question des catégories
utilisées par ce pouvoir, en particulier pourquoi le racisme ou le racialisme
lui est essentiel. Ce qui nous amènera à nous demander quelle est la position
du racialisme dans le temps présent, dans sa connexion à une figure du pvr. Ça
d’un côté.
- l’autre versant c’est le rapport entre
démocratie et technique, dans un éclairage qui assume l’héritage de Heidegger.
Ce que nous verrons, je dessine un peu la
trajectoire, c’est que dans toutes ces hypothèses, finalement, exactement comme
nous l’avions vu chez Guyotat ce qui est à proprement parler absenté c’est la
politique, car le pouvoir est assigné à autre chose que lui même. Dans le cas
du biopouvoir, il est assigné à la vie et au corps, il est finalement contrôle
des corps, ce qui donne chez Deleuze le motif de la société de contrôle. Dans
cette hypothèse il est assigné au corps.
Dans l’hypothèse technique il est assigné à la
science, la technique, l’économie au sens large.
Dans ces hypothèses sur le pouvoir nu on
suppose qu’on peut identifier la violence du pouvoir contemporain à partir de
catégories extrinsèques à la souveraineté politique stricto sensu : soit à partir de la vie et
des corps, soit à partir de la économie et technique.
Je voudrais pour ma part examiner l’hypothèse
que la violence reste de caractère politique,
n’est pas assignable aux catégories extérieures que sont l’économie et la
biologie, en incluant économie dans technique et en incluant biologie dans
biopouvoir. Je voudrais étudier cette hypothèse, à savoir que en fait le
pouvoir nu est politique, mais masqué. Sa nature politique est masquée. En
vérité en l’assignant à autre chose que lui-même, on ne contribue pas à le
démasquer. On le laisse dans son obscurité politique, comme si d’une certaine
façon, des objectivités extérieures pouvaient en rendre raison, que ce soit
celle de la vie, de la disposition des corps ou de la technique. Au terme de
quoi finalement nous suivrons l’hypothèse qui est que il y a un tracé politique
du monde possible dans le non monde. C’est l’hypothèse que nous essaierons de tenir.
Cette arche, je m’en tiens à cette anticipation, parce que son déploiement doit
se faire d’un seul tenant.
Nous allons bricoler un fragment dans ce
parcours. Je redonne une dernière fois la méthode régressive de cette
entreprise. méthode qui cherche à saisir le présent, notre présent. Je
l’appelle régressive car au lieu d’aller de la disposition fondamentale aux
images, elles va des images à la disposition fondamentale.
1° nous partons des images, des emblèmes
dominants
2° ensuite nous examinons le pouvoir nu, la
force réelle sous-jacente à la disposition des emblèmes.
3° nous faisons un inventaire des exceptions,
un ordre étant toujours un agencement du pouvoir et des emblèmes. Où sont les
exceptions ?
4° rechercher les failles de l’ordre lui-même,
sa dialectique.
Il s’agit bien de remonter des images à un
type d’investigation qui peut constituer le désordre possible d’un ordre, ou le
système des fractures invisibles de cet ordre. Pour ce mot d’aujourd’hui, il
n’y a plus que des fractures. Là nous chercherions une fracture nouvelle,
réellement assignable à notre configuration.
J’ai proposé de dire que l’emblème fondamental
de notre présent était l’emblème démocratique, la démocratie (c’est pour ça que
certains aspects de la période sont stimulants pour nous : certains
aspects de l’emblèmes sont grandis, sortis, exhibés). Ça comme le principe
fondamental de la suscitation imaginaire, ce qui est en effet susceptible de
provoquer des émotions, à ce titre.
Là, nous en étions à l’examen du pouvoir nu, ie de ce qui, détaché de l’emblème, est saisissable comme rendant raison
du fonctionnement de l’emblème. La thèse c’est que sous l’emblème démocratique,
il y a un pouvoir nu, non emblématique, un pouvoir sans image, qui contraint
les individus, ou qui dispose les individus dans une adéquation à ce qui les
plie sous l’emblème, à une adéquation à l’emblème lui-même dans son efficace
imaginaire. Ce n’est pas dans n’importe quelle posture que l’emblème
démocratique fonctionne. C’est une illusion d’imaginer qu’il fonctionne tout
seul. Avec la stupeur de voir qu’il y a des gens pour qui il ne fonctionne pas
du tout. On peut les nommer barbare, fanatique, le fait est qu’il y a des gens
pour qui cet emblème ne signifie rien. Ils en ont d’autres. Je signale ce point
pour indiquer que ce n’est pas de n’importe où que cet emblème est évident
comme emblème. Il faut avoir été disposé, ou plié, pour que l’évidence de
emblème fonctionne comme emblème. J’appelle pouvoir nu ce qui plie les corps à
être sous l’emblème, dans l’évidence de l’emblème. J’ai proposé de dire que ce
sont les corps en question sont des corps de marché, des corps disposés comme
élément principal de leur constitution dans le face à face avec les
marchandises. L’emblème fonctionne en fonction de la distance établie par ce
face à face. Plus on est loin des marchandises, moins l’emblème fonctionne.
Quand on est près de l’étal des choses, on est très démocratique. Ce n’est pas
une critique, c’est un constat. Ça n’indique rien, à vrai dire, sur ce que vaut
l’emblème. C’est parce qu’on est près des marchandises qu’on est mauvais.
Généralement, on n’y peut rien. Ce n’est pas une culpabilité, on ne va pas
entrer dans le régime selon lequel les nations nanties seraient coupables. Il
faut évidemment une disposition néo-religieuse pour indiquer quelque chose de
cet ordre. Ce n’est pas une question de culpabilité, c’est une question de
disposition, d’agencement. Qu’est-ce qui agence les corps, les individus en
tant que singularité à être plus ou moins adéquat à l’évidence de l’emblème. Ce
qui compte n’est pas l’emblème mais l’évidence, son fonctionnement dans le
domaine de l’évidence.
J’avais proposé de dire que pour que les corps
soient un corps marchand, il faut séparer les corps de leur capacité à l’idée,
donc disposer le corps sous l’impératif vis sans idée. Tel était l’unique contenu du thème de la fin des idéologies. Il
prépare le pliage des corps à l’impératif vis sans idée, la séparation du corps
avec sa capacité idéalisante, sa capacité au projet ou à la vision générale de
l’ordre des choses. On peut définir assez précisément le pouvoir nu, qui est le
nôtre, et qui n’est celui de personne. En définitive, c’est un pouvoir anonyme, c’est ce qui plie les corps. Le
pouvoir nu, c’est l’opération même de cette séparation. Tout ce qui contribue à
la séparation des corps d’avec leur capacité à l’idée. Un traitement subjectivé
des corps singuliers qui les sépare de leur capacité à l’idée. C’est ça que
nous appellerons le pouvoir nu tel qu’il dispose les corps sous l’emblème
démocratique. Ce pouvoir là est une opération séparatrice, c’est mettre les
corps à distance d’une partie de leur pouvoir. Nous verrons qu’il y a des
raisons de penser que tout pouvoir réel est de ce types, est une instance de
séparation. Découpe entre les singularités subjectives et ce qu’elles peuvent.
C’est une opération sur les possibilités ; le pouvoir porte bcp plus que
sur les possibilités que sur les actualités. C’est une opération qui restreint,
limite, coupe, taille, redéfinit, format les possibilités.
On sait que philosophiquement, cette opération
de séparation des corps d’avec l’idée a été pensée, et elle a été notamment
pensée comme biopouvoir, comme pouvoir exercé sur les corps, comme pouvoir de régulation
et de normativité de la vie, et elle a aussi été pensée comme technique, c’est
une des modalités de la pensée de la technique. Ce sont deux interprétations
contemporaine connexes de la nature exacte du pouvoir nu : soit le penser
comme biopouvoir (régulation des corps vivants), soit le penser comme technique
(arraisonnement ou emprise de la terre elle-même). Alors je rappelle
simplement, je ponctue à travers quelques références, ces deux optiques.
L’origine précise, ce qui a introduit dans le
débat contemporain la théorie du pouvoir comme biopouvoir, c’est Foucault. La
généalogie de cette affaire remonte à Foucault, dans les cours de fin 70 et
plus particulièrement dans le cours de 76, il faut défendre la société, cours qui a eu une grande influence, qui a été très commenté. Je
signale au passage qu’on ne peut pas dire que Foucault ait, lui, réellement
développé cette conception. Il est passé ensuite à autre chose C’est un moment
de l’œuvre de Foucault, assez singulier, provocateur (il dira qu’il y a des
choses qui ressemblent au fascisme), à contre-courant. Ça aura été analysé,
repris, mais peu déployé par Foucault lui-même. Quelle est la thèse de
Foucault, grossièrement résumée ?
La thèse de Foucault c’est qu’on peut
comprendre l’essence du pouvoir et l’essence de la politique à partir de la
guerre. Si on veut accéder à la pensée du pouvoir, il faut prendre les choses
du côté de la guerre. Foucault propose un renversement de la formule de
Clausewitz : la guerre est la continuation de la politique par d’autres
moyens. Foucault propose de dire, à travers
l’interprétation de penseurs du 17ème et du 18ème,
d’examiner la thèse : la politique est la continuation de la guerre.
L’essence de la politique est de continuer la guerre. Il envisage que telle a été
la conception du 19ème, sous la double forme de la politique comme
guerre de classe, version marxiste, et de la politique comme guerre des races,
version protofasciste. La singularité de la pensée politique au 19ème
aurait été de la penser comme continuation de la guerre et de poser que
l’essence d’un pouvoir n’est intelligible qu’à partir d’une guerre fondamentale
(encore une fois de classe ou de race, dans une logique à la Gobineau, logique
protofasciste ou logique coloniale élargie).
Si l’essence du pouvoir c’est la guerre, si on
ne comprend le pouvoir qu’à travers la guerre, alors l’appareil de légitimation
de la mise à mort est cruciale. La question : qui peut être mis à mort et
dans quelle condition ? devient fondamentale, car c’est ça qui atteste son
origine guerrière. La guerre est la destruction de l’adversaire. Si le pouvoir
s’enracine dans la guerre, son essence va se révéler dans la légitimation de la
mise à mort. Et en particulier dans qui peut être mis à mort comme tel, sans
qu’il y ait nécessairement un appareil judiciaire comme tel. Ceux qui sont
exposés à la mise à mort soit car ils sont de race inférieure, soit car ils
sont des ennemis de classe. Ces gens là doivent disparaître. Ils sont exposés,
dans leur existence même, à la mise à mort. et là se définit la singularité
politique.
Celui qui a tiré les conclusions les plus
radicales de ce point c’est Agamben, dans Homo Sacer. Il cite Foucault, il
enracine dans Foucault la conception selon laquelle l’essence du pouvoir c’est
la détermination d’une vie nue absolument sacrifiable. Tout pouvoir détermine
celui qui ou ceux qui en tant que pure existence sont sacrifiables. Evidemment
le paradigme du camp est sous-jacent et explicite dans cette démonstration. Au
fond la thèse c’est que le camp d’extermination n’est rien d’autre que le
paradigme de la politique, en tant que biopouvoir. Ça en est à la fois la forme
extrême ou extrémiste, mais en réalité c’est une révélation de son essence. A
savoir le fait que les protocoles de la mise à mort et la détermination de qui
est sacrifiable est l’essence même de la politique conçue comme pouvoir nue ou
biopouvoir. C’est les csq extrêmes et contemporaines, qui articulent le
biopouvoir sur les camps d’extermination, et détermine tout pouvoir comme
ce qui est apte à déterminer de l’existence nue. Apte à déterminer de
l’existence nue sacrifiable. Déjà, dans la manière dont ont été sacrifiés les
soldats dans la guerre de 14, il y a quelque chose de cet ordre, quelque chose
qui les traite comme un matériau d’existence sacrifiable, sans considération
particulière. Il y aurait une filière montrant qui montrerait que à partir du
19ème, qui déterminant le pouvoir ainsi, comme continuation d’une
guerre biologique au sens large, amène à la détermination du sacrifiable comme
identification du pouvoir nu lui-même.
Foucault ne s’oriente pas entièrement par là.
Ce qui l’intéresse, lui, c’est une redéfinition de l’Etat, une redéfinition des
fonctions de l’Etat moderne, à partir au fond d’une vision hygiéniste et
purificatrice de l’Etat. Si l’Etat est de type biopouvoir, alors une de ses
fonctions essentielles devient d’être garant de la santé publique. Garant de la
santé publique peut se prendre en bcp de sens : ça peut vouloir dire
garant en particulier de la pureté vitale de la population. Ce sera les thèses
purificatrices du racialisme généralisé. Y compris chez les nazis, le lexique
hygiéniste est absolument constant. Il y a une comparaison constante entre les
juifs et la vermine, les juifs et les bacille etc…ça indique que l’arrière plan
qui constitue le pouvoir est pris dans des catégories hygiéniques,
purificatrices et médicales au sens dévoyé du terme, qui a affaire à la santé
des corps. Je lis un passage du cours, qui va tourner autour du racisme comme
figure exemplaire de l’Etat ainsi conçu, la purification ethnique, la
purification raciale comme détermination majeure du pouvoir. « Vous
avez là un racisme de la guerre, nouveau à la fin du 19è, nécessité par
le fait qu’un biopouvoir quand il voulait faire la guerre, comment pouvait-il
articuler et la volonté de détruire l’adversaire et le risque qu’il prenait de
tuer ceux-là même dont il devait par définition protéger et aménager la vie. Le
racisme je crois assure la fonction de mort dans l’économie du biopouvoir, selon
le principe que la mort des autres, c’est le renforcement biologique de
soi-même en tant que membre d’une race ou d’une population, en tant qu’on ‘est
élément dans une pluralité unitaire et vivante […] la spécificité du racisme
moderne n’est pas liée à des mentalités, des idéologies ou au mensonge du
pouvoir. C’est lié à la technique du pouvoir, à la technologie du pouvoir.
C’est lié à ceci, qui nous place au plus loin de la guerre des races et de son
intelligibilité de l’histoire, qui nous place dans un mécanisme qui permette au
biopouvoir de s’exercer. Le racisme est lié au confectionnement d’un Etat qui
est obligé de se servir de la race, de l’élimination des races, de la
purification de la race pour exercer son pouvoir. Le fonctionnement, à travers
le biopouvoir, du vieux pouvoir
souverain de droit de mort, implique le fonctionnement, la mise en place et
l’activation du racisme ».
C’était ce que je voulais ponctuer. Foucault
tente de penser les déterminations racialistes du pouvoir. Il le fera aussi pour
les déterminations de classe qui fonctionnent identiquement : non pas
comme des idéologies, des mensonges ou des abstractions, mais comme une
technologie du pouvoir. Ce n’est pas parce que le pouvoir est raciste qu’il
commet des crimes racistes, c’est parce qu’il s’exerce comme souverain qu’il a
besoin du racialisme pour s’exercer comme biopouvoir.
Ici, le pouvoir est une disposition des corps,
si le pouvoir est ce qui prend soin des corps, ce qui doit organiser, plier les
corps, la totalité des corps, au sens où il est un pouvoir moderne, qui se
soucie de tous, ce n’est pas un pouvoir de caste, ou d’esclavage, en ce sens il
est hygiéniste. Comment peut-il donner la mort ? C’est ce paradoxe qui est
traité inéluctablement dans un partage des corps entre bon et mauvais : il
y a des corps, et ils sont sacrifiables pour le bien des autres. La solution
entre le pouvoir souverain, comme droit de donner la mort, qui est maintenu, et
le fait qu’on doit prendre soin de la vie, que c’est un biopouvoir, la solution
de cette contradiction en réalité est inévitablement une division raciale au
sens large entre les corps dont on prend soin et les corps qui sont
sacrifiables pour prendre soin des autres. D’où la portée déterminante de la
maximes : tuer les autres c’est se renforcer soi-même biologiquement. Ceci indique que en fin de compte, pour Foucault, la théorie du
biopouvoir, comme théorie du pouvoir nu, est sous la dépendance finalement
d’une conception technique. Il n’y a pas deux hypothèses entièrement différente
sur le pouvoir nu moderne : l’une racialiste et biologisante, l’autre
technique. Le racialisme ou le racisme exterminateur est une technologie, la
solution d’un pb : si l’Etat est défini par le soin des corps et s’il veut
faire la guerre, il faut trouver une disposition ou un agencement qui le
permette. On voit que nous sommes renvoyé par la question des technologies du
pouvoir à une communauté ou articulation entre Etat moderne et technique.
Pourquoi ? car la souveraineté veut avoir, ou prétend avoir, une légitimation
non transcendante. Il faut que la souveraineté en tant que droit à la mise à
mort fonctionne sans légitimation transcendante. On n’est plus à l’époque du
droit divin, de l’Etat théologique. D’où vient la mise à mort ? qu’est-ce
qui vous crédite de mettre à mort, et de mettre à mort en masse ? quelle
est la solution immanente de ce pb ? puisque vous êtes censés vous
intéresser à la santé publique ? il faut une théorie comme quoi tuer les
autres, c’est ça prendre soin de tous les corps. Il faut une articulation
nécessaire entre la mort et la vie,s au sens du biopouvoir. C’est une opération
technique, ça jette un certain éclairage sur le caractère (sur lequel à très
juste titre y compris le film Shoah bcp a insisté – d’autant plus que les
pbtiques de Lanzmann ne sont pas les miennes – mais c’est bien vu à quel point
l’extermination des juifs d’Europe a été une procédure technique, ce sont des
histoires de train, d’aiguillages,
d’organisation, d’organigrammes etc... En définitive, le pb à résoudre
était un pb technique, très compliqué et très administrativement et
techniquement compliqué. Ça glace en même temps, entre la mise à mort de
millions de gens dans des conditions atroces, d’un côté et les fonctionnaires
besogneux de l’autre résolvant des pb techniques compliqués pour savoir si on
aura assez de wagons sur telle voie, pour qui c’est le fond du mb, il y a une
connexion monstrueuse [chgt K7] facteur de
technologie de pouvoir éclaire cette connexion singulière entre la technicité et
la mort. Et elle l’éclaire avec d’autres hypothèses que la technique par
elle-même porterait la mort. ce n’est pas ce qu’il dit : il y a une
technologie du pouvoir mortifère, articulée à la mort, non en tant que
technique, mais sous la condition d’un certain exercice, d’un certain agencement
du pouvoir souverain.
Ça nous amène à l’autre côté de l’hypothèse,
la connexion entre technique et pouvoir nu, la technique et la dimension du
pouvoir. Nous sommes plutôt dans l’hypothèse de Heidegger. Heidegger a très tôt avancé la thèse selon laquelle il y avait une
sorte de complicité entre la démocratie et la technique. Ou plus exactement que
la démocratie était cette figure de la politique qui n’était pas à la hauteur
de la violence de la technique, et qui n’étant pas à la hauteur de la violence
de la technique finalement s’y subordonnait. Il faut reconstituer le
raisonnement : il le dit quelquefois mais à partir d’un certain moment il
a évité d’être trop explicite. Ce n’est pas que la démo est mortifère comme l’est
la technique. La démocratie est cette figure de la politique qui ne prend pas
mesure de la technique, et ne prenant pas mesure de la technique, lui est
asservie, sous une forme ou sous une autre. Il est cuisiné là-dessus dans
l’entretien avec le Spiegel, paru juste après sa mort. Je le cite (il
s’exprime en 66, Heidegger interdit qu’il soit publié avant sa mort, 76) :
« dans l’intervalle des 30 dernières
années (c’est pour ça que je dis 66, les 30 dernières
années, ça remonte à 36 ! on peut dire à 33, à peu de chose près,
l’intervalle ça veut dire le nazisme, la guerre mondiale et la guerre froide, à
peu près) devrait être apparu plus clairement que le mouvement planétaire de
la technique des temps moderne est une puissance qui détermine l’histoire et que
sa grandeur ne peut être surestimée. C’est pour moi une question décisive de
savoir comment on peut faire correspondre en général un système politique à
l’âge technique et quel système ce pourrait être. Je n’ai pas de réponse à
cette question, je ne suis pas persuadé que ce soit la démocratie ».
Le journal le pousse: « la démocratie
n’est qu’un concept global sous lequel on peut ranger des représentations très
différentes la question est de savoir si une transfo de cette forme politique
est encore possible. Vous vous êtes exprimés sur les aspirations politiques du
monde occidental, vous avez parlé de la démocratie, de la vision chrétienne du
monde et de l’Etat fondé sur le droit et vous avez appelé ces inspirations des
demi mesure ». En 45 : démocratie, l’Etat de
droit, l’expression chrétienne de la vision du monde, ce sont des demi mesures
au regard de la puissance de la technique.
Heidegger : « tout d’abord je
vous prie de dire où j’ai parlé de démocratie et des choses que vous citez
ensuite. Je les appelle demi mesure, car je ne vois aucune véritable mise en
question du monde technique. Il y a encore derrière tout cela l’idée que la
technique est dans son être quelque chose que l’homme a en main. A mon avis ce
n’est pas possible : la technique dans son être est quelque chose que
l’homme ne maîtrise pas ».
Récapitulons la thèse et ordonnons là à notre
question : Heidegger soutient que nous sommes en réalité sous le pouvoir
nu de la technique. L’homme n’est pas un être qui tient en main la technique,
bien au contraire, c’est la technique qui le tient. C’est un moment de
l’histoire de l’être, c’est destinal. Ce n’est pas en soi lié à une figure
politique ou une figure de pouvoir. C’est plus vaste. L’arraisonnement de la
terre par la technique est la forme ultime de l’oubli de l’être et du
nihilisme. Ce point est un diagnostic de la pensée : nous sommes sous le
pouvoir nu de la technique.
Comment intervient dans cette question la
démocratie ? elle est définie par Heidegger comme le système politique qui
postule que nous ne sommes pas sous le pouvoir de la technique, mais que nous
exerçons, nous, le pouvoir sur la technique. La démocratie moderne est
pratiquement définie ainsi. C’est la conviction politiquement formulée d’une
soumission de la technique à la figure générique de l’humain.
La critique de Heidegger consiste à
dire : ce n’est pas vrai.
On peut soutenir que à la fin des fins, pour
Heidegger, la démocratie, c’est bien un emblème, aussi. C’est l’emblème d’une
non détermination par la technique, c’est un emblème fallacieux mais un
emblème. C’est ce rapport organisé à la technique qui en ferait quelque chose
qui est, je reprends son expression, en main.
Le journaliste dit : c’est quoi ?
demi-mesure car comme vous le savez Heidegger a pensé que le nazisme était une
proposition politique différente qui prenait mesure de la technique. C’est
comme ça qu’il le définit dans sa période d’activisme national-socialiste entre
33 et 34. Il a pensé le nazisme comme possibilité politique qui prenait mesure
de la technique. En fin de compte il a dit après qu’il n’avait pas pris mesure.
Mais pourquoi il a pu pensé ça même si c’était pas vrai ? A l’inverse de
la démocratie, qui est identifiée comme ne prenant pas la mesure. Alors je
crois que ce qu’on peut dire sur ce point, qui ne consiste pas à instruire un
procès, c’est que au fond si vous considérez que :
- soit vous êtes dans l’hypothèse du
biopouvoir d’un côté, à savoir que l’assignation du pouvoir nu est à la vie,
aux figures du corps comme corps vivant, et à la technologie de la vie
(hypothèse provisoire).
- soit si vous êtes dans l’hypothèse de
Heidegger, nous sommes dans le pouvoir de la technique
alors l’issue possible est nécessairement dans
la convocation d’autre chose, dans l’assignation du pouvoir à autre chose que
cela. Autrement dit, il va falloir décentrer la question du pouvoir. Non pas la
représenter comme dans la démocratie, mais la recentrer, convoquer autre chose.
Au fond, ce que Heidegger pensait à un moment donné, c’est qu’on pouvait, pour
ce faire, convoquer le national. Le national, en un sens quasi ontologique, là
c’était le destinal de la nation allemande. Parce que le nationale socialisme
de Heidegger a été fondamental national, ce versant là. On n’a jamais trouvé de
racialisme ouvert chez Heidegger, c’est pas vrai. Il a peut-être eu quelques
sorties antisémites par ci par là, mais ça n’entrait pas dans sa pensée. Par
contre, le national était non plié à la technique : il était capable de
ressaisir, de reprendre en main la technique. La souveraineté abstraite et
anonyme de la technique ne peut être contrebattue que par la convocation d’une
substantialité positive, en l’occurrence celle de la nation allemande,
elle-même référable à un nom propre, le nom du Führer. Vous ne pouvez balancer
l’anonymat de la technique que par un nom propre, ce nom propre concentrant
lui-même l’énergie nationale.
Parenthèse : cette tentation, face à la
technique, au marché, au mondial etc… de convoquer le national, on connaît.
Dans une version plus aplatie que la version heideggérienne ! je ne dis
pas ça pour cautionner la version heideggérienne, elle a cautionné des crime abominables je n’en disconviens
pas, mais c'était une logique épique noire (conquérir la terre, projet insensé,
qui donnait au national une figure eschatologique, le Reich millénaire etc…).
Je puis soutenir que les propositions de nos souverainistes actuels sont plus
limitées ! je n’ai pas vu à quel projet fondamental elles convoquaient la
nation, dans sa réaffirmation. Mais ce qui m’intéresse, c’est que c’est une
tentation chronique : chaque fois que le pouvoir est tenu en main par une
puissance abstraite, de convoquer une substantialité alternative, et le
national est ce qui se propose le plus classiquement. Mais cette opération a
été portée à son comble par le nazisme, il faut regarder ailleurs. On ne fera
pas mieux, si vous permettez, le mieux étant ici identique au pire. On ne fera
pas mieux. On ne rejouera cette incroyable tragédie apocalyptique, on ne la
rejouera qu’en farce, éventuellement sanglante, comme en ex-Yougoslavie. Quelle
leçon tirer ?
Je pense qu’il est absolument essentiel
d’assigner le pouvoir nu à sa nature politique, à ne pas l’assigner ni à la
biologie, ni à la technique, ni à la figure du corps vivant en général, ni non
plus à la figure de l’économie au moins de façon trop transitive au… Ma
conviction, c’est que la détermination efficace du pouvoir nu sous-jacent à
l’emblème démocratique doit s’engager dans la voie de son identification politique,
et non pas de son assignation à des entités hétéronomes à la politique. Nous
avons fait le tour : nous avons eu l’économisme marxisant, nous avons eu
le biologisme racialisant des fascismes, nous avons eu le technocratisme, nous
avons eu le financialisme des gourous modernes. D’une certaine façon, ce qu’il
faut restituer, c’est que en fin de compte nous devons entrer dans la question
du pouvoir de l’intérieur. De façon immanente. Je ne dis pas que ce soit
facile, car au fond nous avons un héritage qui est que l’intelligibilité de la
politique se fait à partir d’autre chose qu’elle-même. on l’a parcouru dans les
hypothèses qui identifient le pouvoir par autre chose que sa nature politique.
Il faut partir de son évidence la plus élémentaire : le pouvoir c’est en subjectivité
l’obtention d’une soumission. Avant de le déterminer en objectivité, dans sa
dimension économique, le soin des corps, le pouvoir nu est ce qui dispose à une
certaine place. Il est vrai que la disposition des corps à une place veut dire
la position des corps face au dispositif marchand. Ça ne veut pas dire que la
puissance de disposition des corps ne doit pas être conçue comme puissance
politique. Ce n’est pas car on plie les corps dans l’espace du marché que la
détermination du pouvoir va se trouver du côté de l’économie. Ce sont deux
questions distinctes. Il faut s’interroger d’abord sur comment on peut entrer
dans la question du pouvoir, du pouvoir nu, ie de
ce qui plie les corps sous un certain emblème, d’un point de vue qui ne
convoque pas autre chose que cette opération elle-même. Comment on sépare les
corps de l’idée ? Regardons quelles sont les opérations possibles de séparation,
et tentons de les identifier pour elles-mêmes.
La clé n’est certainement pas du côté des
mécanismes bruts de la contrainte. Si on expliquait la forme du pouvoir nu par
la stricte contrainte, par les opérations coercitives en elles-mêmes, on ne
comprendrait pas que lorsque c’est de ça qu’il s’agit ça peut toujours céder,
ça n’a pas de permanence structurale en soi. Il s’agit là de tout autre chose
que de la simple capacité coercitive, utilisée seulement du bout des doigts,
c’est bien pour ça que nous nous vantons d’être des civilisés remarquables (par
rapport aux endroits où on tue davantage). La capacité coercitive existe, je ne
dis pas qu’il n’y a pas de forçage des corps, mais ce n’est pas la
détermination axiale du pouvoir. Qu'est-ce qu’un pouvoir ? C’est ce qui
extorque un consentement. C’est le mécanisme du consentement qui est
fondamental, et pas la coercition, qui n’est là que pour compéter le
consentement. Tout pouvoir repose massivement sur un consentement. La
coercition est marginale. Il faut rendre raison du consentement et de la
soumission. Et finalement, puisque c’est du temps présent qu’il s’agit, notre
question c’est : à quoi et comment consentons nous ? Quelle est notre
figure propre de soumission ? Nous voyons bien tout de suite que notre de
soumission a certainement à voir avec le fait que nous nous croyons
particulièrement libres, que nous faisons parade de nos libertés, de nos
autonomies. Nous sommes merveilleusement libres, finalement. C’est de ce
côté-là qu’il faut chercher la figure particulière de consentement qui est la
nôtre, qui se présente dans le discours de la liberté, et pas comme d’autres
soumissions dans l’esclavage ou la servitude.
Ce n’est pas non plus le simple schéma de la
servitude volontaire, car elle se représente comme servitude. Ce n’est pas
notre situation, la servitude volontaire. C’est une soumission, qui est d’une
certaine façon dans la forme d’un consentement invisible, dont la visibilité ou
dont l’apparence est la liberté. Ie c’est un
consentement qui a pour forme spécifique de représentation l’être libre. Je
pense que c’est absolument notre contemporanéité, notre modernité, d’avoir
inventé cette chose extraordinaire. Le consentement redoublé dans la figure
publique de la liberté. Je ne dis pas qu’il n’y ait rien de cette figure
publique. Il n’y a pas de coercition violente particulièrement explicite. Je ne
dis pas que cette visibilité libre est sans contenu, mais je dis aussi qu’elle
est la visibilité du consentement. Nous consentons à cette liberté là. De même,
pour aborder la même question, le paradoxe, nous disons partout que chacun veut
affirmer son autonomie. C’est un thème sociologique archi-répandu, les gens
n’adhèrent plus à des grands collectifs, des grandes entités, ils veulent
construire leur individualité etc… là aussi il semble que cette individualité
soit assez fortement sérielle. Les autonomies en question se ressemblent
beaucoup. C’est un fait. On peut dire je, on peut dire nous, c’est comme ça,
c’est réellement comme ça. Ces autonomies sont certes formellement
indubitables, c’est vrai que personne ne vient vous dire au nom du roi que vous
devez aller je ne sais où, donc formellement pourquoi pas ? mais en même
temps la figure de l’autonomie, d’où vient qu’elle adopte des schéma sériels
aussi puissants ? C’est le même pb sous deux formes : comment expliquer,
rendre raison d’un pouvoir, qui d’une certain façon produit de l’identique mais
dans la figure subjective du différent ? C’est très remarquable, c’est une immense
production d’identité, mais dans la figure subjective du différent. D’autres
régimes ont produit la figure du différence sous l’apparence de l’identique.
Tout ça, c’est des figures singulières du pouvoir. Quelle est la nature d’un
pouvoir qui produit du consentement dans la figure de la liberté, dans la
figure de l’insoumission. Il y a des tas de gens qui pensent qu’ils sont des
rebelles, mais les figures de la rébellion sont elles-mêmes normées. C’est un
pb qui suppose une analytique du pouvoir sophistiqué. C’est pas facile à
expliquer. C’est parce que il faut d’abord de façon générale distinguer deux
types de soumission différents, deux niveaux du consentement (soumission est
peut-être excessif, disons consentement). C’est un point analytiquement très
important.
- il y a un 1er niveau de
consentement : il passe directement par les emblèmes. Il y a des emblèmes, des images,
et un niveau de consentement qui passe directement par les images. L‘opération
des images fait que je crois agir selon mon désir propre, dans son
ordonnancement à l’image, et en réalité je fais ce qui est voulu par l’autre.
C’est le consentement aliéné au sens classique. Il y a du semblant, je peux
articuler mon désir sur ce semblant dans la conviction que c’est mon désir
propre, mais comme le semblant est organisé par un pouvoir qui lui est
extérieur, en réalité ce faisant je fais ce que le pouvoir veut que je fasse.
C’est le 1er point, c’est l’opération emblématique proprement dite,
c’est l’opération du semblant, la plus proche décrite par le marxisme sous le
nom d’idéologie, et décrit antérieurement. C’est une figure de
l’aliénation : mon désir propre est aliéné dans des emblèmes dont le réel
et la destination est autre que ce que je crois. Question : est-ce que si
je me mobilise et que je vote contre le gouffre du fascisme ouvert sous mes
pieds et que en réalité j’élis Chirac à 80% nous sommes dans ce schéma ?
est-ce que je crois agir par mon désir propre de sauver ma liberté et en
réalité je suis en train de faire ce que la situation parlementaire exigeait
pour sortir d’une crise intense ? je ne tranche pas la question. C’est
pour vous indiquer la registration des choses [chgt K7]
…à se mobiliser sous certains emblèmes ont cru
faire quelque chose et ont servi politiquement à autre chose. Les trois
glorieuses de 1830 c’est un exemple type. Ce ne sont pas seulement des trucages
mais c’est l’idée sous laquelle la chose s’est déployée était telle qu’elle ne
pouvait être articulée en réel qu’à autre chose que le système de
représentations qui lui correspondait. Ça arrive. C’est les journées des … au
moment de la Fronde. Il y a eu une quinzaine d’… C’est un mécanisme assez
connu, identifiable comme les subversions par l’imaginaire. L’emblème
dit : voilà votre désir, et puis finalement le réel disposé à partir de là
est d’un autre ordre. C’est le 1er niveau de consentement.
- il y a un 2ème niveau, qui si je
puis dire n’est pas consentement aux emblèmes, mais qui est le consentement à
la nécessité des emblèmes, à ceci qu’il faut qu’il y en ait. La conviction que
je dois partager la figure emblématique. Mais consentir à la nécessité de la
figure emblématique, c’est autre chose qu’être aliéné à l’emblème. Se mouvoir
comme si c’était son désir propre, puis faire autre que ce qu’on croit faire.
Là, c‘est autre chose : je consens à l’emblème, éventuellement en en
connaissant la nature aléatoire, mais dans la conviction absolue que je ne peux
pas faire autrement que partager cette figure emblématique là. Comme par
exemple la conviction que je ne peux pas faire autrement que partager l’emblème
démocratique. C’est autre chose que en son nom à un moment donné faire quelque
chose que je crois être une défense ou une illustration de la démocratie, et
qui en réalité est autre chose. C’est le fonctionnement de l’emblème. Il faut
distinguer le fonctionnent de la nécessité de consentir à l’emblème, on ne peut
pas imaginer un mode fonctionnement dont l’emblème serait absenté.
C’est à ce niveau à mon sens que s’exerce la réalité du pouvoir. Le pouvoir,
nu, ce n’est pas le pouvoir des emblèmes à proprement parler (lui, il peut
s’exercer plus ou moins, selon les circonstance et les subjectivités). Le
pouvoir nu, c’est ce qui induit la nécessité subjectivement reconnue de la
nécessité des emblèmes. Autrement dit, l’essence du pouvoir n’est pas
l’aliénation (bien que l’aliénation soit absolument une opération
fondamentale). L’essence du pouvoir nu, c’est au fond la conviction que
l’aliénation est nécessaire, sous une forme ou sous une autre. Au fond, nous
devons être forcés, non pas tant à marcher dans les images, qu’à ne pas être en
état de soutenir qu’on peut s’en passer. J’insiste sur le fait que ce sont deux
niveaux subjectivement très différents. Je soutiens que la réalité du pouvoir,
ce n’est pas de tromper, si vous voulez, c’est de nous faire consentir à ceci
qu’il y a de la tromperie. Même quand nous proclamons le contraire. Même quand
nous proclamons le contraire. Parce que la proclamation n’est qu’un aspect des
choses. En réalité, nous sommes réellement pliés là où on veut que nous soyions
pliés quand nous consentons à ceci qu’il y a de la tromperie, ie il y a de l’emblème et on ne peut pas faire autrement. Dans le monde
contemporain cette conviction a pris une forme négatives d’abord : elle a
pris la forme négative fondamentale que la révolution est impossible. Il faut
le dire, tranquillement, car il est probablement impossible et dépourvu de sens
de déclarer le contraire, aujourd’hui. Si je dis la révolution est possible, ce
faisant je ne dis rien. Le consentement a pris la forme que la révolution est
impossible, pourquoi ? car la révolution est l’hypothèse qu’on peut se passer
des emblèmes. C’est pour ça qu’elle s’est présentée comme désaliénation,
affirmation de la société réelle, elle s’est présentée comme fin du fétichisme
de la marchandise (fin d’une forme d’emblème). Elle s’est présentée comme
l’hypothèse selon laquelle on n’était pas obligé de consentir à la nécessité
des emblèmes. La déclaration consensuelle admise selon laquelle la révolution
est impossible ou qu’elle n’est pas une idéalité repérable, le consentement
général au capitalisme, ou le fait quand qln dit que « le capitalisme
c’est pas bien », c’est une déclaration
innocente, il n’est pas engagé dans sa destruction réelle, ça veut dire au fond
on consent à la nécessité des emblèmes, même si on ne marche pas nécessairement
dans l’aliénation effective que l’emblème propose. Il faut distinguer les deux
niveaux.
Et alors ceci nous ramènera à un de nos points
de départ. Ce 2ème point, ce 2ème niveau du
consentement : consentir non pas à être aliéné dans les images dominantes,
mais en réalité avoir consenti à la nécessité inéluctable de leur présence
aliénante, ce 2ème point est tout l’objet de la discussion des
révolutionnaires dans le Balcon, dont je
vous ai déjà parlé, et sur laquelle je reviens. Si vous lisez le 6ème
tableau du Balcon, il est expressément consacré
au pb de savoir si les révolutionnaires peuvent ou non se passer d’emblèmes. Ça
veut dire quoi ? ça veut dire :
est-ce que les révolutionnaires peuvent ou non être dissymétriques au
regard du pouvoir ? C’est la question de la dissymétrie. Cette question
est fondamentale : la question du pouvoir nu, la question prise du côté du
consentement, est la question en définitive de savoir si sur le pouvoir il peut
exister ou non une dissymétrie, ou si en fin de compte tout pouvoir est le
symétrique d’un autre, ie le même dans ou sous des
emblèmes différents. C’est une question d’une grande acuité. Parce que, au
fond, tout le monde souhaitait un 2ème tour Chirac Jospin car il
était aimablement symétrique. Ce qui a été dit après : au moins, eux,
c’est deux démocrates ! Et là, on a vu pointée l’horreur du dissymétrique,
qui n’a réjoui personne, sauf peut-être ceux qui avaient voté pour lui. Ils
votaient pour lui dans une certaine horreur de la situation. C’est pour vous
montrer à quel point la question
du consentement et de la dissymétrie est une question profonde. En réalité,
l’argument principal du pouvoir nu, l’argument qui fait consentir à la
nécessité des emblèmes, c’est le péril de la dissymétrie. De manière générale,
dites-vous bien que sous l’horreur du perso épouvantable qu’on nous exhibait et
sorti d’une vieille malle, comme on sort un pantin grimaçant qui provoque la
stupéfaction car on le croyait mort, il avait un côté mort vivant en plus, il
était crevé mais voilà qu’il est là ! Mais derrière ça, posons la question
d’une sourde horreur de la dissymétrie. Il faut distinguer l’élément de
légitimité, d’horreur, de voir en effet cet obscène vampire ressuscité, mais
aussi de la terrible crainte que suscite la dissymétrie. La crainte que suscite
la dissymétrie, ie la mise à l’ordre du jour de la
non continuation de ce qu’il y a. C’est ça la dissymétrie, quand surgit le fait
qu’il n’est pas assuré que ce qu’il y a va continuer. Alors que c’est un désir
profond, que ce qu’il y a continue. Le conservatisme est une passion
fondamentale. Or le conservatisme en la circonstance c’est quoi ? c’est
que nous avons consenti à la nécessité des emblèmes. C’est ce consentement
primordial.
Je fais quelques excursions : bcp de gens
ont dit « nous avons refondé là notre pacte républicain ». Certains ont même dit : « on a refondé le contrat
social ! » ça aurait ému Rousseau, c’est
rien de le dire ! Qu’est-ce que c’est que ce pacte républicain ? Je
vois bien finalement de quoi il s’agit. C’est : ouf, ça va continuer comme
avant. C’est ça le pacte républicain. On l’a échappé belle. On l’a échappé
belle. Ce qui n’a jamais été d’aucune façon une hypothèse réelle, aucune
possibilité que le monstre en question arrive au pouvoir. Evidemment on l’a
échappé belle, on s’en est bien tiré. C’est plus facile d’aller voter Chirac
que d’avoir à affronter la bête.
Je dis ça car nous sommes là très proches de
la question du pouvoir nu, ie ce qui nous régente
effectivement, pas les épouvantails de la contrainte extérieure que nous
imaginons fantasmons projetons dans les pays lointains qui n’ont pas le bonheur
de la démocratie. A quoi nous consentons ? A quoi nous consentons ?
Je crois réellement que le consentement, ce qui est nommé pacte républicain,
c’est le consentement à ceci que notre fondamentale misère politique actuelle
est nécessaire. C’est à ça que nous consentons. Je ne connais personne qui
considère que nous sommes dans une situation politique mirifique, sauf deux ou
trois journalistes. Si vous prenez
les gens un par un, aucun ne dit c’est formidable, tout va bien etc… On ne peut
pas prendre ça au niveau des opinions. Les opinions sont toutes plus ou moins
critiques. C’est le 1er niveau : quand l’opinion est critique,
on ne marche pas au pas cadencé dans les emblèmes, on peut parler critiquement
des emblèmes.
Mais sur le fait que en réalité ça ne peut pas
être autrement (ou ça peut être autrement un peu), on ne peut pas se passer de
cette emblématique là, il y a un consentement fondamental, qui est la présence
en nous de ce que j’appelle le pouvoir nu, ce qui soutient la disposition
emblématique.
Finalement, ça va ouvrir à l’ultime étape de
cette question du pouvoir nu. En réalité, la discussion des héros de Genet dans
le Balcon porte exactement là-dessus. Il
faut la réouvrir. Il faut trouver le moyen de la réouvrir. Si la philosophie
peut aider, tant mieux. C’est une discussion sur, au fond, le rapport en politique
entre le consentement, les emblèmes et l’action. C’est cette
triangulation : l’action politique, quel est son rapport à un consentement
plus fondamental qu’elle-même, finalement, dont le pb est celui des images et
celui des emblèmes ? J’en prends quand même un morceau, du tableau 6, pour
en indiquer la voie. Roger et Marc, deux révolutionnaires : Marc vient
d’être nommé au Comité Central.
- qu’est-ce qu’on doit faire ?
- donner des ordres pour qu’on prépare des
affiches, représentant Chantal sur les barricades et au balcon du palais, qu’on
en couvre tous les murs, toutes les palissades. Fais ce que je te dis. D’après
les renseignements du gd Chambellan, le gd Chambellan s’est rendu au balcon, où
doit se trouver le chef de la police. C’est pour mener une opération de style
habituel : la révolte ne doit avoir qu’un seul but : à leur carnaval
nous allons opposer le nôtre
- carnaval ?
- Chantal va nous servir : à elle
d’incarner la révolte, à nos mères à nos veuves de pleurer nos morts,.. A nos
héros de mourir en riant. Le palais sera occupé cette nuit, c’est du Balcon du
palais que Chantal va exciter le peuple et chanter. Ce n’est plus le moment…
S’énerver et combattre dans la fureur, Chantal symbolise la lutte, le peuple
attend qu’elle représente la victoire.
C’est le moment où la 1ère décision
des révolutionnaires qui se croient victorieux (ce qu’ils ne seront pas car au
jeu des images ils perdent finalement - les autres vont…), la 1ère
décision c’est de mettre en scène un emblème. Nous avons besoin
d’emblèmes : elle a symbolisé la lutte, il faut maintenant qu’elle représente
la victoire. La lutte victoire action doivent être dans un non consentement au
pouvoir en place, mais dans un consentement aux emblèmes tout courts,
refaçonnés. C’est carnaval contre carnaval. Disposition des images contre
disposition des images.
Roger incarne l’autre voie. Il l’incarne
d’autant plus qu’il est l’amant de Chantal il a l’impression qu’elle va se
dissoudre comme une abstraction.
- Je t’ai arrachée au tombeau et déjà tu
m’échappes et grimpes au ciel. On parle de toi plus souvent qu’on ne te voit et
qu’on t’entend. Encore un peu et c’est pour toi qu’on croira aller au combat.
Tu es comme une sainte les femmes veulent t’imiter. Mais je ne t’ai pas
emportée volée pour que deviennes une Licorne ou un aigle à deux têtes.
- Tu n’aimes pas les licornes ?
- je reviendrai et Rien ne sera changé nous
nous aimons
- Tout sera changé et tu le sais bien, tu
sera ce que tu as toujours rêvé d’être : un emblème qui ne cesse pas de
s’échapper de son apparence de femme.
Voyez : la discussion va continuer,
finalement la révolution va aller à l’échec. C’est une discussion qui,
transposée aujourd’hui, serait la discussion des media dans la figure du
pouvoir : est-ce que finalement c’est appareil de propagande contre appareil de
propagande, est-ce que c’est emblème contre emblème ? Marc soutient que
c’est comme ça. Ce que Genet fait dire à la pièce, c’est que si c comme
ça, le consentement l’emporte sur la révolte la symétrie l’emporte sur la
dissymétrie, vous n’avez pas réellement modifié votre subjectivité, votre
subjectivité de pouvoir, ie la figure par laquelle
vous contribuez au pouvoir. Si nous disons que le pouvoir c’est le
consentement ; le pouvoir c'est nous, c’est tout le monde il n’est pas
repérable par la séparation. Le pouvoir c’est uniformément nous. Si nous
n’acceptons pas la dissymétrie, si nous pensons que nous devons consentir au
emblèmes, alors le conservatisme, la symétrie, l’emporte nécessairement. La
symétrie en tant que finalement la symétrie, c’est la mort. Ce que la pièce va
dire aussi : le gd maître de la symétrie, qui est le préfet de police est identique
à la mort.
Parenthèse : esthétiquement aussi,
Stravinsky sur Haydn : Haydn c’est le seul des musiciens classiques qui
aient compris que être parfaitement symétrique, c’est être parfaitement mort.
Nous avons quelque chose du même ordre : si la subjectivité du pouvoir tolère la symétrie ne tolère que la symétrie, elle est installée dans quelque chose qui équivaut à la mort conservatrice de la politique. On dira que la lisibilité du pouvoir nu, l’identification réelle du pouvoir nu, suppose qu’on accepte des traversées réelles sans image. C’est probablement la meilleure définition de ce qu’a été la subjectivité révolutionnaire, pour autant qu’elle n’était pas symétrisée comme elle l’a été par l’Etat. C’est une traversée réelle, une expérience réelle sans image : il n’y a que cela qui donne la réalité d’un non consentement. Peut-il exister une expérience réelle sans image ? peut-il y avoir quelque chose comme cela ? c’est le suspens que je maintiendrai jusqu’à l’année prochaine !
*