IMAGES DU TEMPS PRESENT
Alain Badiou (2001- 2002)
(Notes de Daniel Fischer)
21 NOVEMBRE 2001 1
5 DECEMBRE 2001 4
16 JANVIER 2002 6
30 JANVIER 2002 10
13 MARS 2002 12
20 MARS 2002 14
15 MAI 2002 16
Nous commençons
aujourd’hui un nouveau cycle intitulé Images du temps présent.
A considérer
les séminaires des dix dernières années, je me demande s’ils ne dessinent pas
une sorte de trajet. J’avais consacré les années 1992-96 aux antiphilosophies et
à l’examen successif des trois antiphilosophes majeurs pour notre temps que
sont Nietzsche, Wittgenstein et Lacan ; la quatrième année
avait été dédiée à l’antiphilosophe archétypal qu’est Saint Paul, qui est en quelque
sorte le fondateur légendaire de la lignée antiphilosophique. En 1996-98, j’avais
reformulé ma théorie du sujet et ce en partie en réponse à l’antiphilosophie
qui peu ou prou déclare toujours que la philosophie est foncièrement une oblitération
de la singularité subjective ; ce grief, cette épreuve, il m’a fallu les
traverser à ce moment-là. J’ai abordé l’examen du vingtième siècle au cours des
3 années 1998-2001. Il y avait certes là un banal effet d’anniversaire mais
surtout cela représentait pour moi une façon de remettre en jeu ce que je
considère comme une question décisive de la tradition philosophique : la
philosophie est-elle capable d’être à la hauteur de son temps ?[1]
Car si l’on en croit une interprétation
(rapide) de l’image hégélienne selon laquelle la philosophie est un discours
qui, tel l’oiseau de Minerve, vient toujours après-coup, le retard de la philosophie sur son temps lui serait consubstantiel. Il y aurait
toujours dans la philosophie un élément de nostalgie, si léger fut-il. Propos
qui consonne avec ce qui, dans notre contemporanéité, se dit couramment de la
philosophie, à savoir qu’en elle, toujours, quelque chose se trouve perdu,
raturé, oblitéré, irrémédiablement absent etc. Ce qui se formule dans le « Nous
ne sommes pas au monde » de Rimbaud et même dans le « Un Présent fait
défaut » de Mallarmé. D’où la question : la philosophie est-elle
destinalement endeuillée - deuil de l’Être, du vrai, du sens etc. ?
Peut-on dire qu’en fin de compte, il y a dans la philosophie, un trait, comme
aurait dit Nietzsche (on retrouve l’antiphilosophie), irrémédiablement névrotique ?
En parlant du vingtième siècle, j’ai finalement à nouveau fait comme l’oiseau
de Minerve puisque je n’en ai parlé qu’au moment où il se terminait ...
D’où le cycle
que je vous propose : IMAGES DU TEMPS PRESENT, pour tenter de répondre à
la question : de quel présent sommes-nous contemporains ?
Verrons-nous enfin un oiseau diurne s’envoler avec le jour ?
Je voudrais
aujourd’hui commencer par éclaircir la signification du mot images dans l’intitulé « Images du
temps présent ».
Je commencerai
en faisant un détour par la séance du 5 mars 1958 du séminaire de Lacan (Séminaire
V « Les formations de l’inconscient »). C’est la fameuse séance
consacrée au Balcon de Jean Genet.
C’est une période
pendant laquelle Merleau-Ponty et Sartre disputaient sur l’Histoire, le premier
soutenant qu’elle n’avoue jamais et le second que quelque chose comme un aveu
finit quand même par lui être extorqué. C’est ce qui semble se passer aujourd’hui
avec la guerre d’Algérie, dont une nouvelle passe se délivre actuellement, soit 40 ans après … Quoi qu’il en soit, au
moment de la publication de la pièce de Genet (1956), le présent, soit la
guerre d’Algérie, était largement imprésenté.
Lacan dit du Balcon, en le rapprochant d’Aristophane, que c’est une comédie et il donne la définition suivante de la comédie :
elle « assume, recueille, jouit de la relation à un effet, à savoir l’apparition
de ce signifié qui s’appelle le phallus ». La comédie, depuis toujours
pensée du présent, est ce qui fait apparaître le phallus de ce présent :
elle pointe l’apparition de ce qui du pouvoir, au présent, est dans le registre
de la monstration – apparition comique, parce que c’en est aussi la dérision.
Car ce qui se montre alors, c’est l’absolue vacuité du pouvoir. Ce qui apparaît
comme phallus, apparaît en effet dans sa pure signifiance : à peine montré, il se dissout, il fait
spectacle de son néant. Je ne mentionnerai que le plus célèbre : le Nom du
Père, dont la vacuité est un sujet de comédie inépuisable – et il est heureux,
dit la comédie, que le Nom du Père apparaisse dans sa vacuité, heureux en tout
cas pour les jeunes gens qui veulent se marier là où le Père ne veut pas.
Quand je parle
d’Images du temps présent, c’est que j’ambitionne
de trouver le registre de la comédie philosophique de notre présent, et en
particulier de trouver les noms qui y sont en jeu. Je vous dis tout de suite qu’à
mes yeux le nom principal à ce point de vue est : démocratie. C’est pour moi le nom phallique de notre présent et
ce que j’aimerais faire ici c’est en quelque sorte écrire la comédie de la démocratie.
Revenons au Balcon.
Son sujet le
plus apparent c’est l’Ordre, représenté comme Ordre des images et en même temps
comme bordel. Dirons-nous pour autant que le bordel est une figure convenable
pour caractér0iser notre présent à nous ? Autrement dit, est-il juste de
dire que notre présent est un bordel ? Assurément, au sens où Genet en
parle, c’est-à-dire comme d’un espace qui est à la fois clos sur sa loi et où l’on
vient pour regarder les simulacres qui y sont proposés, pour jouir des images.
Genet semble nous dire qu’on vient y jouir des images de l’ordre (les « clients »
viennent déguisés en Général, en Juge et en Evêque). C’est en réalité plus
compliqué que cela, car l’objet de la jouissance ce sont des images au troisième
degré (des images d’images d’images) : ces images de l’ordre sont déjà
elles-mêmes historiques (en 1956, on ne pouvait en effet plus véritablement
soutenir que le pouvoir est représenté par l’alliance du sabre et du goupillon) ;
elles fournissent essentiellement l’occasion d’un déguisement ; enfin
elles sont renvoyées aux « clients » par la prostituée qui les traite
comme si elles étaient vraies et, au-delà à madame Irma qui, grâce à son
appareil à viseur, constitue l’ensemble de la scène en image. Si on voulait
trouver aujourd’hui un équivalent pour ces trois figures de l’ordre, on serait
tenté de chercher du côté des apparatchiks de la finance, des personnalités du
show-biz et des vedettes des droits de l’homme. Mais est-ce possible ?
Autrement dit : est-il possible de se déguiser en de tels personnages ?
Sont-ce là véritablement des images ? Un propos de jouissance peut-il s’y
loger ? Drôles de questions, mais qui concernent l’essence même de la démocratie,
pour autant que la démocratie ne comprend pas le costume (le costume au sens où
celui-ci est acceptation du jeu social admis, du caractère manifeste des
distinctions). Dans la démocratie, l’inégalité n’est pas costumée.
2. Qu’en
est-il maintenant dans la pièce de la figure du réel, que Genet appelle aussi
figure de la vie : le présent pur comme accès de fureur, ou, dans mon lexique,
l’événement dans son caractère évanouissant ? Il apparaît dehors (hors du
bordel) sous la forme de l’émeute révolutionnaire. Quel rapport, ou
non-rapport, va-t-il s’établir avec la figure du bordel ? C’est la
question clé de la pièce, que l’on peut aussi formuler ainsi : que peut
bien être le désir de révolution s’il n’est pas enclos dans les images ? C’est-à-dire
: que peut bien être un désir non fantasmatique ? Comment un présent réel,
vital, peut-il ne pas mourir dans les images, comment peut-il se garder de l’image,
dès lors qu’il est capturé par elle, fut-elle la plus belle, le poème ?
Genet l’énonce clairement dans l’Avertissement : Quelques poètes, de
nos jours, se livrent à une très curieuse opération : ils chantent le
Peuple, la Liberté, la Révolution, etc. qui d’être chantés sont précipités puis
cloués sur un ciel abstrait où ils figurent, déconfits et dégonflés, en de
difformes constellations. Désincarnés, ils deviennent intouchables. Comment les
approcher, les aimer, les vivre, s’ils sont expédiés si magnifiquement loin ?
Ecrits, parfois somptueusement, ils deviennent les signes constitutifs d’un poème,
la poésie étant nostalgie et le chant détruisant son prétexte, nos poètes tuent
ce qu’ils voulaient faire vivre. En détournant
une formule de Lacan, on pourrait dire : l’image est le meurtre de la
Chose.
On peut, entre parenthèses, admirer l’extraordinaire
capacité qu’il y a en temps de guerre à faire disparaître les images. Je ne
parle pas seulement de la classique censure militaire vis-à-vis des informations;
la guerre actuelle (mais déjà celle du Golfe), montre qu’existe une capacité de
suppression subite et totale des images, qui est encore plus frappante au
regard de la « circulation incessante des images » censée être la
marque de notre monde. Ce qui par ailleurs n’est pas faux : nous vivons effectivement
dans un monde d’images, mais qui est tel que « le Maître des Images »
peut à son gré les diffuser ou les suspendre.
L’émeute révolutionnaire
est-elle en capacité de saisir ce qui n’a pas d’image ? Les révolutionnaires du Balcon sont divisés sur ce point. Certains disent qu’il
faut utiliser le pouvoir
souverain des images pour produire les emblèmes dont la Révolution a besoin et
que ces images doivent même avoir une intensité comparable à celles qui sont
cuisinées au bordel. Mais d’autres, comme Roger, soutiennent qu’en aucun cas il
ne faut faire confiance aux images, et optent pour un vouloir délibérément désimageant (voir l’échange entre Roger et « l’homme »
au 6ème tableau).
3. Il faut ici
introduire un élément qui est en connivence avec le pouvoir légal des images
mais sur un mode qui n’est pas celui de l’image. Cet élément, c’est le Chef
de la police. Il remplit parfaitement la
fonction du phallus telle que Lacan l’a définie : car dans l’économie de
la pièce de Genet, il est celui qui détient la clé du pouvoir des images, sans
lui-même en avoir une. Il est le réel du pouvoir en tant qu’irreprésenté. Cela
ne fait pas de lui un tenant authentique de la volonté désimageante ; car
une image, il aimerait bien en avoir une (il est désolé, après la défaite de l’émeute,
qu’aucun « client » n’ait songé à se déguiser en Chef de la police,
ou comme le dit ironiquement « l’envoyé », que personne n’ait « encore
éprouvé le besoin de s’abolir dans (sa) fascinante image »). Son « audacieux »
projet (« apparaître sous la forme d’un phallus géant » - formidable
invention, selon Lacan) en témoigne éloquemment.
Lecture de cette scène (située au 9ème
tableau) par AB
Nous avons donc vu successivement : a) le bordel
comme figure de ce qu’il y a ; b) l’extérieur pur ou événement, l’émeute ;
c) le Chef de la police comme clé de la signifiance, soit cet élément qui
autorise qu’il y ait des images tout en s’exceptant du règne des images ;
d) enfin le phallus, soit ce qui le représente quand même, fut-ce de façon
paradoxale. Quatre termes par conséquent. Je vous signale que vous avez là un
excellent schéma pour un grand nombre de dissertations sur les sujets les plus
variés : soit A ; ce qui s’excepte de A ; ce qui tout en
participant de A détient la loi de A sans lui être soumis (la description
de cet élément est en général le passage de la dissertation où l’on s’efforce
de briller) ; enfin le bouquet : la représentation paradoxale de cet élément.
Vous aurez en outre, si vous adoptez ce schéma, l’avantage d’avoir un plan en
quatre parties, ce qui fera remarquer votre originalité par rapport au classique
plan en trois parties.
Quant à nous,
comment allons-nous procéder ? Une solution possible serait d’adopter ce plan
en quatre parties et de commencer en s’interrogeant sur la facticité de notre
présent - autrement dit sur la figure de notre bordel, sur son instance
commerciale comme sur sa pornographie politique. Le bordel de Genet se caractérise
par sa clause de fermeture, mais il est clos sur l’infini des images, le bordel
est un miroir enfermé. Il faudrait par conséquent déterminer ce qui pour notre
présent est l’instance du nouage de la clôture et de l’illimité. Ensuite, on se
demanderait quels sont les tracés réels de ce qui se soustrait à l’image, ou à
l’imagé - à savoir : le désimagé. Ce qui revient à se demander si, dans
notre présent, des vérités sont possibles. En troisième lieu, on poserait la
question : qu’est-ce qui, tout en étant à l’épreuve des vérités (que nous
supposerions possibles), tient en sa garde l’essentiel de la facticité du présent,
qu’est-ce qui est le garant obscur de la loi, le garant de la circulation des
images sans être lui-même pris dans leur circulation ? Ou encore :
quel est le nom anonyme du pouvoir ? Et enfin, on terminerait en se
demandant quel en est l’emblème, l’imagerie prédestinée, quoique absente. Images
du temps présent : ce serait le
montage de ces quatre questions.
Dans l’autre
sens, on aurait : 1. quel est l’ultime emblème de la signifiance du présent ?
2. quel est le terme auquel ce vêtement est approprié, le terme qui règle le « il
y a du monde » à l’épreuve de ce qui n’est pas lui ? 3. y a-t-il de l’hétérogène,
se passe-t-il quelque chose, y a-t-il des sujets ? 4. quelle est la loi de
ce qu’il y a comme persistance de soi-même ?
Le déroulement du Balcon s’effectue selon la première option, c’est-à-dire
que la pièce commence par la structure et se termine par ce qui apparaît du
terme paradoxal. C’est en vérité l’ordre de pensée classique. Mais nous, nous n’adopterons
pas cet ordre et commencerons par l’emblème – nous commencerons par l’apparaître
et non par la structure et ce peut-être parce que manifestement nous vivons
manifestement dans une époque intervallaire, sans prédicat clarifié.
Le nom
phallique de notre présent est selon moi démocratie, comme je vous l’ai dit. Démocratie est un terme qui
fonctionne comme la fonction f,
la fonction du phallus, tout tombe sous sa loi. Nous commencerons donc par nous
demander quelle est la signification du caractère consensuel de ce mot. Et plus
précisément : quelles conditions
doivent-elles être remplies pour que le mot « démocratie » puisse
avoir sa valeur emblématique ?
INFORMATION : Le Balcon de Jean Genet sera représenté l’année prochaine au Théâtre
Gérard Philipe de Saint-Denis, du 15 avril au 12 mai, dans une mise en scène de
Jean Boillot. Dans le même théâtre, une autre grande pièce de Genet, Les Nègres, sera représentée du 4 au 31 mars dans une mise en scène d’Alain
Ollivier.
J’avais annoncé la dernière fois que l’investigation de
notre présent s’effectuera selon un ordre rétrograde : des emblèmes à la structure. Je reviens sur ce
point de stratégie.
Car on pourrait m’objecter que cette décision fait courir
un risque de circularité ; parvenus à la structure (ou au système), qu’est-ce
qui nous empêcherait en effet de revenir aux emblèmes, aux images, et ce
in(dé)finiment ? Le débat est ici engagé avec Nietzsche, pour qui le combat
effectif contre le nihilisme implique une circularité - sous la forme de l’éternel
retour. Et j’ajoute que Le Balcon de Genet, dont nous sommes partis, est, à sa façon, à l’école
de ce nietzschéisme. Car quelle est en définitive la thèse de cette pièce ?
En reprenant nos 4 éléments (structure, exception, pouvoir, emblème), elle peut
se formuler quasi algébriquement de la façon suivante : la manipulation
des emblèmes par le pouvoir entraîne la dissipation de l’exception dans la
structure. C’est en effet ainsi que se conclut la pièce : l’insurgé se
trouve incorporé dans le bordel suite aux manœuvres du Chef de la police. L’exception
est devenue illisible. Relisons la fin. La Reine, redevenue madame Irma, tourne
un à un les commutateurs : Que de lumières il m’aura fallu …mille
francs d’électricité par jour … Trente-huit salons ! (…) Tout à l’heure,
il va falloir recommencer … tout rallumer …s’habiller … (On entend le chant d’un coq) s’habiller … ah, les déguisements !
Redistribuer les rôles … endosser le mien (Elle
s’arrête au milieu de la scène, face au public) … préparer le vôtre … juges,
généraux, évêques, chambellans, révoltés qui laissez la révolte se figer, je
vais préparer mes costumes et mes salons pour demain … Jusqu’au crépitement de mitraillettes qui clôt la pièce et
qui indique que tout recommence ; tout va être réaffirmé : l’ordre, l’exception
insurrectionnelle, la connexion des deux, et en définitive les quatre figures
et leur enchaînement. Pour Genet, comme pour Nietzsche, l’image d’un moment n’est
pensable que comme retour. Nihilisme et
éternel retour sont ici couplés, même s’il s’agit d’un couplage disjonctif,
comme dirait Deleuze.
Il s’agit d’une thèse. Ma tentative va consister, au
contraire, à disjoindre cette disjonction. Je voudrais montrer que le nihilisme
n’est pas nécessairement couplé au retour, qu’un moment peut être pensé
autrement que comme retour mais dans sa singularité. Et ceci implique que le trajet des emblèmes vers le système
n’est pas irrémédiablement réversible (en son inverse, du système vers les emblèmes).
La réversibilité que thématise Genet sous la forme : « Si on tente de
faire lisibilité de l’exception, on rejoue immanquablement la même pièce » est
en fait la thèse aujourd’hui propagée de façon dominante. Mais cette propagande
y ajoute un cran supplémentaire : ce qu’elle nous dit, c’est que cette pièce il
ne faut pas la rejouer, car c’est une
mauvaise pièce. Il y a encore une autre idée, plus importante, dans cette propagande
(et quand je dis « propagande », c’est au sens fort, c’est-à-dire
qu’il s’agit de la propagande que nous nous faisons à nous-mêmes, la seule
d’ailleurs à laquelle on croit véritablement). Cette idée, c’est qu’en réalité
il n’y a pas d’autre pièce que celle-là. La menace qui pèse sur nous, c’est de
rejouer cette pièce parce qu’il n’y en a pas d’autre au répertoire. A quoi l’on
ne peut échapper qu’en ne jouant pas du tout, c’est-à-dire en faisant comme
s’il n’y avait que du systémique, que de la structure (ce qui est effectivement
insuffisant pour faire théâtre). Voilà l’alternative, véritablement inédite,
que l’on nous propose : jouer (mais il n’y a qu’une seule pièce) ou ne pas
jouer …
Nous partirons donc de l’emblème. En entendant par emblème
ce qui est là pour couvrir un certain point de l’ordre, le point qui est le
contre-effet structurel des exceptions. Ce point, comme je vous l’ai dit la
dernière fois, est occupé dans la pièce de Genet par le Chef de la
police. Il faut bien voir que la simple description de la structure n’en
rend pas compte ; on ne peut pas déduire ce point purement et simplement
de la structure. Car c’est un point qui, tout en appartenant à la structure,
s’éduque à l’épreuve de ses exceptions, dont il est par conséquent
contemporain. Il est, au regard de la structure, son point de réel. C’est en ce
point que s’avère le pouvoir dans sa nudité ; c’est là, au point du pouvoir
nu, que gît son secret. Toujours sous la
dépendance des exceptions dans leur contingence, il rend manifeste l’effet du
hasard sur l’ordre. Prenez une invention artistique dans son rapport à un
académisme (par exemple Schönberg vis-à-vis du système de la tonalité). Ce que
je veux dire, c’est que le pouvoir d’un académisme artistique ne s’exerce pas
seulement dans la répétition de ce qu’il y a déjà, mais aussi au regard de ce
qui le conteste. Il comporte un point où il peut être saisi dans le
contre-effet de ses exceptions, où, à l’épreuve de ses exceptions, il leur fait
face ; ce point le désigne d’ailleurs comme néoacadémisme - le préfixe néo désignant bien la contemporanéité aux
exceptions qui se produisent. Le point néoacadémique d’un académisme est en
général une excellente piste d’investigation sur cet académisme.
L’emblème, c’est donc ce qui est là pour couvrir ce point.
Mais il le couvre d’autant mieux qu’il se présente lui-même comme idéal. Ma
thèse est que l’emblème contemporain est pour l’essentiel contenu dans le mot démocratie. Si ce mot est la clé de la compréhension du nihilisme
contemporain, c’est parce qu’il est sa figure idéalisée, la (seule) figure
« positive » de ce temps. C’est donc de là qu’il faut partir et non
de la structure. Partir de la structure en dénonçant l’horreur économique, la
mondialisation etc. me paraît être une fausse piste. Car ce n’est pas au nom du
capitalisme que se font aujourd’hui les choses (il n’est pas aujourd’hui
nécessaire aux partisans de l’ordre de se prononcer explicitement pour le capitalisme), mais au nom de la démocratie. Il s’agit
là d’un point difficile car le mot est ambivalent. Je ne dis pas en effet qu’il
faut destituer tout autre sens du mot « démocratie ». Mais son
ambivalence est précisément ce qui lui est nécessaire pour assurer sa fonction
subjective de couverture.
Si nous voulons nous soustraire à l’emblème démocratique,
on nous répondra qu’il s’agit d’une tentative aristocratique, forcément. Eh
bien oui ! Revendiquons hautement l’aristocratisme, la formulation
oxymorique complète de notre posture étant d’être un aristocratisme
prolétaire. Où
« aristocratisme » désigne ceci que les vérités, les exceptions, sont
effectivement portées par des minorités (nous rejoignons ici Deleuze et
Guattari) ; et « prolétaire » qu’elles sont de l’ordre du
labeur, de l’œuvre, et que cette œuvre est universellement destinée.
Mais comment parvient-on aux œuvres, aux tracés
réels ? Problème qui est celui de l’articulation de la philosophie aux vérités
qui sont en dehors d’elles, et qui oblige à rétablir le propos d’un projet encyclopédique. Quelle encyclopédie ? Celle des vérités dans leur procédure
immanente, l’encyclopédie des exceptions. La doxa nous dit que l’encyclopédie
est devenue impossible, qu’un discours doit obligatoirement être spécialisé
pour avoir quelque valeur, qu’on ne peut pas tout saisir etc. Propos plutôt louche,
en vérité. On ne voit pas nettement pourquoi il serait plus pertinent
aujourd’hui qu’au temps de Hegel. Ce qui fait ici illusion, c’est le
quantitatif. Car quand il s’agit de faire encyclopédie de ce qui importe vraiment,
quand il s’agit de faire le relevé de ce qui est en exception (les vérités), il
n’y a aucune impossibilité en droit. En réalité, cette thèse de la doxa est une
thèse oppressive, qui tend en son fond à justifier la division du travail.
Enfin, au terme de notre parcours, nous en viendrons à nous
poser la question : « Qu’est-ce que vivre ? » Question
qui renoue avec l’antique tradition de la sagesse – une sagesse diagonale à l’ordre - et qui dans nos termes
peut se formuler ainsi : « A quelles conditions un vivre est-il possible
autrement que comme aspiration à une place dans le dispositif systémique
? » Dans les termes du Balcon,
la question était : « Peut-on inventer ses propres
emblèmes ? » et la pièce en prononçait l’échec. Je tiens
qu’aujourd’hui la question « Qu’est-ce que vivre ? » est à
nouveau à l’ordre du jour. Il s’agit de rien de moins que d’appeler à une
nouvelle Renaissance. Comme toute Renaissance, elle en vient à renouer avec
l’antique et, également comme toute Renaissance, elle réclame une capacité
nouvelle à reposer les questions les plus fondamentales de l’existence, celles
qu’aujourd’hui l’on considère comme dénuées de sens.
C’est à elles que Lacan destinait le cheminement de la cure
analytique plutôt qu’à une visée curative ; un cheminement il est vrai
ascétique, mais, pour répondre aux imputations nietzschéennes, d’une ascèse
affirmative. Dans la séance de son Séminaire du 19 mai 1954 (livre I : Les
écrits techniques de Freud), il dit :
« Le fait que la structure du complexe d’Œdipe soit toujours exigible
ne nous dispense pas pour autant de nous apercevoir que d’autres structures de
même niveau, du plan de la loi, peuvent jouer dans un cas déterminé, un rôle
tout aussi décisif. Et il ajoute :
« Devrions-nous pousser l’intervention analytique jusqu’à des dialogues
fondamentaux sur la justice et le courage, dans la grande tradition dialectique ?
C’est une question. Elle n’est pas facile à résoudre, parce qu’à la vérité,
l’homme contemporain est devenu singulièrement inhabile à aborder ces grands thèmes. Il préfère résoudre les
choses en termes de conduite, d’adaptation, de morale de groupe et autres
balivernes. D’où la gravité du problème que pose la formation humaine de
l’analyste » Notez bien la date : mai
1954. Le mois suivant, à la séance du 30 juin, Lacan dit : « C’est
seulement dans la dimension de l’être, et non pas dans celle du réel [entendre ici : le « réel tout
simple », la réalité] que peuvent s’inscrire les trois passions
fondamentales – (…) l’amour – (…) la haine – (…) l’ignorance » L’ignorance en tant que passion, et non en tant que
manque, voilà une intuition géniale. Et plus loin : « Pour
l’innocent, pour celui qui n’est jamais entré dans aucune dialectique et se
croit tout bonnement dans le réel [le
« réel tout simple »], l’être n’a aucune présence. (…) Cette révélation de la parole [celle que rend possible la cure analytique], c’est la
réalisation de l’être »
Que peut bien signifier aujourd’hui, dans la dimension de
l’être, ce que l’on pourrait nommer
une prévalence de l’amour sur la haine et l’ignorance ? Vous me
pardonnerez les résonances chrétiennes de cette formule ; ce que j’entends
pointer avec le terme « amour », c’est la prévalence du Deux,
l’installation d’un écart, d’une distance.
Un monde intervallaire, comme l’est le nôtre, où, n’étant
porté par rien, l’on n’est renvoyé qu’à soi-même, exige une singulière discipline de la pensée. Cette discipline comporte plusieurs
aspects : se séparer de l’emblème démocratique dominant (ce que j’ai
appelé « aristocratisme prolétaire ») ; tenir à distance le
pouvoir nu que cet emblème recouvre ; faire prévaloir le Deux de l’amour
contre l’ajointement de la haine et de l’ignorance ; exalter les
exceptions, ne se fier qu’aux rencontres (ce n’est pas à la télévision ou dans
la connexion à Internet que se font voir les exceptions), tenir à jour
l’encyclopédie des vérités qui est une encyclopédie nomade (une encyclopédie
sous condition des rencontres), trouver les failles de l’ordre (et c’est
paradoxalement d’autant plus difficile que cet ordre est intervallaire, qu’il
n’est constitué que de failles).
lecture par AB de « Eloge
de la dialectique » de B. Brecht
Je profite de ce que le Collège international de
Philosophie va très prochainement consacrer deux journées (18 et 19 janvier
2002) au travail philosophique de Jean-Luc Nancy, pour discuter certaines de
ses propositions. Ce qui ne nous écarte pas de notre propos, comme vous allez
le voir.
Car ce dont il va s’agir, c’est de la jouissance. Et la
jouissance est un emblème contemporain omniprésent. « Jouis ! » est
devenu aujourd’hui le seul impératif repérable. C’est ce qui, dans le langage
journalistique, s’appelle « l’hédonisme contemporain ». Le
corrélat en est la fameuse « mort des idéologies », les deux motifs
étant étroitement liés : car que reste-t-il en fin de compte quand les
« idéologies » sont mortes ? Il reste la jouissance. Dorénavant,
on ne nous la fait plus ; nous savons bien, une fois levé le voile des
« idéologies », qu’il n’y a véritablement que pour la jouissance que
l’on vit, que c’est comme cela que l’on attrape les hommes et que c’est comme
cela qu’on les tient. Voilà le thème dominant.
Je pense qu’il faut distinguer deux versions de cet
emblème. La version libertaire se présente comme une version émancipatrice.
« Jouir sans entraves » était, on s’en souvient, un slogan de mai 68.
Ce que « Jouir sans entraves » signifie c’est : s’installer dans une
jouissance qui s’exonérerait de tout lien, de toute entrave. Il s’agit selon
moi, et je pèse mes termes, d’une conception droguée de l’existence – pour autant que « drogue » désigne
l’absentement de tout lien, de tout obstacle. Le verbe qui convient le mieux à
cette expérience est d’ailleurs : planer. Or, comme le monde réel n’est que liens, obstacles,
entraves, cette conception, qu’on peut à bon droit caractériser comme une
métaphysique de la dé-liaison, revient nécessairement à nier le monde. En quoi elle est véritablement un nihilisme. L’objectif est ici, précisément, de se faire le déchet du
monde, ce qui en fait un nihilisme radical : il s’agit de faire équivaloir
le jouir et le néant du monde. C’est une maxime de sainteté, et l’on connaît
bien le lien existant entre sainteté et abjection. Le saint, en niant le monde,
se fait le déchet de ce monde, mais un déchet sacré.
A côté de cette version libertaire, et même opposée à elle,
il y a la version libérale de la jouissance. L’impératif se dit ici : « Acheter
de la jouissance » - en petites ou grandes quantités, cela importe peu.
Cet impératif est aussi vide que le précédent. Et la raison en est que la
jouissance, en tant qu’elle est connectée à la Chose, est sans équivalent. Elle n’est donc pas achetable. Que vous achetiez une
voiture, une femme ou toute autre marchandise, aux fins d’en jouir, ce que vous
achetez n’est en définitive jamais que son emballage. Et dans l’achat de
l’emballage, la jouissance en tant que telle est nécessairement manquée. Ce qui
est vendu est littéralement rien. Comme
on se fait régulièrement avoir avec de tels achats, on se débarrasse ensuite de
l’objet, ce qui, par un autre biais que dans la version libertaire, aboutit à
transformer le monde en un tas de déchets ou d’emballages.
Petite parenthèse sur l’écologie. Son désir, celui d’une
partie en tout cas de ce mouvement, c’est que les déchets soient biodégradables.
Ce qui serait bien, c’est d’avoir une jouissance saine et naturelle dans un
emballage non polluant, que les prés soient de vrais prés, les poissons de
vrais poissons etc. Autrement dit, la vision écologiste est également aux
prises avec la question de la jouissance, mais la radicalité du nihilisme lui
répugne ; ce qu’elle voudrait c’est réformer le rien, elle est un réformisme nihiliste. Le problème,
c’est que le rien est très difficile à réformer …
Qu’en pense la philosophie ? La jouissance est
précisément ce dont la philosophie ne veut rien avoir à connaître – c’est du
moins ce qu’en dit la psychanalyse. Une thèse axiale de l’antiphilosophie
lacanienne est que la philosophie ne veut rien avoir à connaître de la
jouissance parce que celle-ci est connectée à la Chose innommable, à ce qui est
non symbolisable, soit quelque chose qui, dans l’orthodoxie, a à voir avec le
corps de la mère. La philosophie se constituant de la forclusion de la Chose et
soutenant que tout ce qui peut être élevé au concept est nécessairement dans la
position d’une excision de cet objet innommable. Si elle déclare de façon si
solennelle son désir de « retourner aux choses mêmes » (selon la formule
de Husserl), c’est précisément, dit la psychanalyse, parce qu’elle s’en est
originellement détournée. La philosophie s’est établie dans un dé-jouir, qui
est plus profond qu’une simple accusation portée contre la jouissance. Il est
impossible à la philosophie de penser que la jouissance puisse être au cœur de
la pensée –c’est cela même qui la constitue comme imposture. Mé-connaissance de
la jouissance qui rend également compte de la connexion fort ancienne entre philosophie
et ascétisme ; et qui est la raison pour laquelle, selon Nietzsche, la
philosophie donne carrière aux forces réactives et au ressentiment. On pourrait
cependant dire, à l’examen des versions libertaire et libérale de la
jouissance, que la philosophie a bien raison de faire l’impasse sur la
jouissance, car son caractère terriblement mortifère rend la pensée impossible,
et que finalement la figure associant philosophie et ascétisme est plus vraie
qu’on ne le croyait.
C’est dans ce contexte que J.L. Nancy propose une autre
hypothèse, ou un autre modèle, quant à la jouissance. Sa proposition est en
quelque sorte une réponse au défi que la psychanalyse adresse à la philosophie,
puisqu’elle vise, de l’intérieur même de la philosophie, à réhabiliter la jouissance
et à la réinstaller dans la pensée. Elle se veut une pensée affirmative de la jouissance. Le texte clé à cet égard est L’amour
en éclats (publié initialement dans Aléa
1986, n° 7, et repris dans le recueil de
1990 : Une pensée finie).
Quelques
phrases extraites du texte de JL Nancy :
Le
schème philosophique de l’amour se dit : « L’amour est le mouvement
extrême, au-delà de soi, d’un être s’achevant. » Si, en termes hégéliens,
l’amour consiste à « avoir dans un autre le moment de sa subsistance »,
le schème de l’amour se comprend ainsi : dans l’amour le soi se présente
hors de soi, mais dans cette présentation, c’est soi-même qu’il pose. Le cœur
de l’amour c’est [ce serait] donc l’amour-propre, si l’amour-propre est le
désir et l’affirmation de cette auto-position. La Rochefoucauld, à cet égard
résume[rait] tout.
Mais
ce savoir est trop court. L’amour présente ceci que le sujet a été touché, entamé
dans sa subjectivité. Cette brisure est une interruption du processus de se
rapporter à soi hors de soi. Entame qui se nomme : traversée de l’amour
(et qui) est une offrande. Ou bien ce
n’est pas l’amour. Le dit de l’amour, « je t’aime », n’est pas un
performatif. Cette phrase ne nomme rien et ne fait rien. L’amour est une
promesse et sa tenue; mais à la différence de toutes les autres promesses,
ce n’est pas le contenu (« l’amour ») qu’il faut tenir, mais son
énonciation (« je t’aime »). Comment en serait-il autrement,
puisqu’on ne sait jamais ce qu’il faut tenir ?
Nous
sommes exposés par le souci – ce souci, cette sollicitude, cette prévenance et
cet abandon de l’autre qui nous traverse et ne nous revient pas. Ce à quoi ce
souci nous expose, c’est à jouir. Jouir n’est pas plus impossible, comme le
voulait Lacan, que possible, comme le voudrait le sexologue. Jouir, c’est la
traversée de l’autre. L’autre me traverse, je le traverse. Jouir est le verbe
de l’amour, et ce verbe dit l’acte de la joie. La joie, c’est être traversé,
défait, c’est être joui autant que jouir. Jouir n’est pas être satisfait :
c’est être comblé, débordé. C’est être traversé sans même pouvoir retenir ce
que « jouir » fait arriver. Jouir ouvre l’énigme de ce qui, dans la
syncope du sujet, dans la traversée de l’autre, affirme un soi absolu. C’est la question de ce qui reste
« soi » lorsque rien ne revient à soi. C’est la question d’une présence : jouir est une
extrémité de présence, soi exposé, de
soi jouissant hors de soi, dans une
présence que nul présent n’absorbe, et qui ne se (re)présente pas, mais qui
s’offre sans cesse.
C’est une construction admirable. La jouissance, pour JL
Nancy, n’est ni narcissique (le pur rapport à soi de l’amour-propre) ni oblative
(dévotion à l’autre ou fusion avec l’autre). Le rapport à soi hors de soi est
chez lui exposition de soi. Et cette
exposition est une offrande. Mais c’est
trop beau ou plutôt trop angélique. Car cette admirable construction, je la
tiens pour entièrement fausse. Je dis
bien : entièrement. Prenons la dernière phrase extraite de son texte
(« C’est la question d’une présence … ») ; il n’y a pas un
mot avec lequel je sois en accord.
Jouir n’est pas, n’a jamais été, une extrémité : il s’agit au contraire, l’expérience de chacun en
témoigne, de la découpe d’un fragment,
de la saisie ou de l’extorsion d’une discontinuité.
Soi n’est pas plus exposé, la jouissance n’est pas une exposition mais une imposition, (ou, si elle est une exposition, c’est l’exposition d’une
imposition), imposition qui est celle de la Chose. Ce qui ouvre à la question
de la jouissance dans sa dimension sexuelle, qui de fait est imposition d’une
violence – et d’abord d’une violence faite à soi-même, car la jouissance, si on
veut bien se tenir au plus près de la sueur des corps pour en dire
l’effectivité, est indiscutablement la résultante d’un certain labeur.
Ensuite : que peut bien être ce « hors de
soi » où a lieu la jouissance ? Pour Lacan, il est tellement
« hors » qu’il n’y a pas du tout de rapport sexuel ; mais même
si on ne suit pas Lacan jusque là, il est impossible de concevoir un
« hors de soi » aussi indéterminé, sauf à faire l’impasse sur ceci
qu’il est obligatoirement pris dans le prisme de la différence des positions
sexuelles : le « hors de soi » est nécessairement sexué.
« Une présence que nul présent n’absorbe » dit JL
Nancy en parlant de la jouissance; je dirai quant à moi exactement
l’inverse : la jouissance est un présent que nulle présence n’absorbe.
Elle est un présent pur qui ne nous présente aucune présence. S’il y a quelque
présence, c’est après la jouissance
qu’elle fait retour ; c’est après la jouissance que nous pouvons éprouver
qu’il y a quelqu’un et c’est même cela qui sous-tend le motif de la tendresse
de l’après-jouir, ce bonheur de récupérer de la présence que l’on éprouve quand
on est content de constater que l’autre est là. Présence qui avait été raturée
par la violence du présent pur de la jouissance.
Par ailleurs, dire que la jouissance ne se
(re)présente pas, c’est mettre de côté les images qui y adhèrent comme une doublure,
c’est-à-dire toute la logique du fantasme.
Enfin, il est contestable de registrer la jouissance comme
offrande, car on méconnaît ainsi ce qui en elle fondamentalement désire se
répéter, et ne désire rien d’autre que cela.
Malgré tout, je le répète, il s’agit d’une construction
admirable et qui en outre est spécialement nécessaire aujourd’hui pour combattre
l’aliénation contemporaine touchant la question de la jouissance. Ma position
est cependant différente : je pense qu’on ne peut pas entrer dans la
question du nihilisme contemporain à partir de la jouissance. On peut certes y
revenir, mais pas en partir (je suis obligé d’accepter, partiellement du moins,
le verdict de la psychanalyse au sujet de la philosophie) - autrement on est
conduit, comme Nancy, à en proposer une vision édénique.
Nous avions donc décidé de commencer par l’emblème
de notre époque, le mot « démocratie ». Je précise à nouveau qu’il
n’est pas dans mon intention d’abandonner ce mot (nous aurons largement
l’occasion de revenir sur ce point par la suite) et que ce que nous sommes en
train d’explorer c’est l’usage qui en est aujourd’hui majoritairement fait, son
usage d’emblème précisément.
Le mot « démocratie » recouvre alors
l’idée d’un monde pacifié possible, dont la doxa nous dit que si tel n’est pas
encore le cas - en raison de l’existence de méchants, de non démocrates - en
tout cas le principe en est déjà trouvé. La question n’est pas de faire advenir
un autre monde, mais d’étendre
ce principe au monde actuel, de travailler, selon un principe de perfectibilité
infinie, à en informer (au sens fort du mot) la partie du monde qui ne l’a pas
encore trouvé. C’est cela que désigne le mot
« mondialisation » : le monde a à se perfectionner selon l’ordre
propre qui est le sien, principe final qui est désormais connu (c’est pourquoi on
peut à bon droit parler de « fin de l’histoire », selon Fukuyama). Le
nom de ce principe est : démocratie.
Cette idée est selon moi fallacieuse. Ma thèse est
que nous sommes au contraire dans un moment où il n’y a pas de monde - et dire qu’il y en a un relève de l’imposture.
Ce n’est pas, malgré son apparence, une thèse nihiliste sur la question du
monde. Le nihilisme en ce domaine se présente sous deux aspects. D’une part, le
nihilisme existentiel : il y a un monde, mais le monde dans lequel nous
existons est absurde, privé de sens. D’autre part, le nihilisme
ontologique : il n’y a pas de monde, il n’y a pas d’être du monde comme
tel en raison d’une véritable incohésion de ce qu’il y a.
JL Nancy a
également une thèse sur le monde et celle-ci n’est pas nihiliste. Le monde,
pour lui, est l’élargissement de l’existence à autre chose que l’humanité (les
animaux, les pierres, …). C’est une réponse à la question « Pourquoi
y a-t-il ce qu’il y a, tout ce qu’il y a, et rien que ce qu’il y a ? C’est
une conception leibnizienne du monde[2]. Je suis là encore en désaccord profond :
a) ce qu’il y a ne fait pas tout ; b) quelque chose advient (auquel je donne le nom d’événement) qui est autre
chose que ce qu’il y a. Quand
Nancy dit : « Le monde provient de son existence », cela signifie :
le monde est le lieu de l’événement d’existence, il est le lieu du sens de
l’être. Cette thèse est contradictoire avec la mienne ; on ne peut pas la
soutenir et déclarer en même temps, comme je le fait : « Nous sommes
dans un moment où il n’y a pas de monde ».
Du monde, je dirai quant à moi ceci : le
monde c’est ce que dispose une certaine logique de l’apparaître (quand elle
existe). Le monde est une logique de la contingence. Et de ce qu’il y a une
pluralité des logiques, il résulte qu’il y a une pluralité des mondes. Quand on
est dans un moment où le il y a est il-logique, ou entre deux logiques, il est
légitime de dire qu’il n’y a pas de monde [sur tout ceci cf. le séminaire
« Logiques de l’apparaître]. Il est tout à fait remarquable que la
conception de Nancy, ainsi que la mienne, soient déjà présentes, ensemble, chez Platon. Lisons la toute fin du Timée, où, une fois n’est pas coutume, un dialogue
platonicien ne se termine pas par une aporie ou bien en queue de poisson, mais
où Platon se déclare plutôt satisfait de son travail. Nous pouvons dire ici
que notre discours sur l’univers est enfin arrivé à son terme ; car il a
reçu en lui des êtres vivants mortels et immortels et il en a été rempli, et
c’est ainsi qu’étant lui-même un animal visible qui embrasse tous les animaux
visibles, dieu sensible fait à l’image de l’intelligible, il est devenu très
grand, très bon, très beau et très parfait, ce ciel engendré seul de son espèce. Le « dieu sensible fait à l’image de
l’intelligible (on pourrait aussi traduire : dieu sensible icône du dieu
intelligible) (…) très grand, très bon, très beau et très parfait », renvoie à la totalité, parfaite, du sens de
l’être, qui est la signification du mot cosmos et que Nancy pense avec sa catégorie de monde.
Mais par ailleurs, le vivant visible qui embrasse tous les vivants visibles,
qui situe selon leurs enveloppes tous les vivants, renvoie à une logique de la
visibilité, à une topo-logie du visible. Ce que « monde » signifie
ici c’est : situation des vivants visibles. C’est cette deuxième signification que je choisis
dans Platon, alors que Nancy - et Leibniz – ont choisi la première.
Aujourd’hui, le monde destitue de leur visibilité
l’écrasante majorité des humains. Il y a un protocole d’exclusion, et non de
situation, du visible. La question du nom est ici décisive. Les gens sont
répartis selon qu’ils reçoivent ou non un nom. L’importance de cette question
fait qu’elle l’emporte selon moi sur celle de la répartition des richesses.
Dans « l’ancien monde », celui qui a cessé d’exister quelque part
dans les années 1970-80, il y avait une distribution générale des noms : chacun - tel ouvrier français, tel
paysan latino-américain, etc. - avait son nom et chacun connaissait ce nom. Que
la majorité des gens n’aient pas de nom et qu’il y ait une acceptation de cette
absence de nom au nom d’une égalité qui n’est en réalité que l’égalité devant
la marchandise, tel est le contenu réel de « démocratie. Le mot
« exclu » est précisément le nom de celui qui n’a pas de nom, et qui
conséquemment n’a pas d’avenir.
Nous allons aujourd’hui nous
demander de quel monde la
« démocratie » est-elle l’emblème, en partant du livre VIII de La
République¸ un des textes fondateurs sur la
question.
Ce texte célèbre, dans lequel la
démocratie, entendue comme forme de gouvernement, est énergiquement contestée,
comporte, il ne faut pas le nier, une part réactive. Celle-ci est liée aux
convictions politiques de Platon pour qui la démocratie est incapable d’enrayer
le déclin qu’amorce (de façon irréversible, nous le savons à présent) la cité
grecque au moment où il écrit.
Ce tenant de l’aristocratie
est donc nostalgiquement amené à soutenir des figures antérieures; il cherche
une norme à réactiver au nom d’un ancien ordre perdu – et d’ailleurs largement
imaginaire, comme c’est généralement le cas en matière de nostalgie.
[par parenthèse : le passé qu’invoque la nostalgie est
presque toujours recomposé de façon idéale – c’est d’ailleurs ce que montre un
certain « républicanisme » contemporain ; on ne comprendrait pas
sinon cet engouement pour l’état républicain français, dont on discerne mal la
période historique où il se serait montré grand : sans doute pas au temps
des guerres coloniales (années 50), ni lorsqu’il a capitulé devant les nazis
(années 40), ou encore lorsqu’il a férocement réprimé les luttes ouvrières
(années 20), ou bien au moment des fièvres nationalistes du début du siècle …
Il faudrait en fait remonter jusqu’à Robespierre et Saint-Just, mais il faut
avoir la carrure pour cela …]
Il n’y a pas que cela dans ce
livre VIII. Il y a aussi une partie conceptuelle qui comprend des considérations
sur le type de monde que formalise la
démocratie, et sur le type de sujet
qui s’articule à cela, celui que Platon appelle « l’homme
démocratique ».
Sur le premier point, la thèse de
Platon est que le monde démocratique n’est pas véritablement un monde, la
raison en étant qu’il postule l’équivalence de toute chose : « C’est
un gouvernement agréable, anarchique et bigarré, qui dispense une sorte
d’égalité aussi bien à ce qui est inégal qu’à ce qui est égal. » (Rep VIII 558b – trad. R. Baccou) Dans les termes
d’aujourd’hui, on dirait : l’équivalent général, le principe monétaire de
l’échange généralisé, est l’arrière-plan de la démocratie. Le caractère
« il-logique » de ce monde est en outre pointé par le terme
« anarchique ».
Sur le deuxième point,
c’est-à-dire « l’homme démocratique », celui-ci est quelqu’un qui
n’est constitué que par le rapport à jouissance. Le portrait que Platon nous en
dresse garde, il faut bien l’admettre, toute son actualité : « [L’homme
démocratique] ne dépense pas moins d’argent, d’efforts et de temps pour les
plaisirs superflus que pour les nécessaires. Et s’il est assez heureux pour ne
pas pousser sa folie dionysiaque trop loin, plus avancé en âge, le gros du
tumulte étant passé, il accueille une partie des sentiments bannis et ne se
donne plus tout entier à ceux qui les avaient supplantés ; il établit une
sorte d’égalité entre les plaisirs, livrant le commandement de son âme à celui
qui se présente, comme offert par le sort, jusqu’à ce qu’il en soit rassasié,
et ensuite à un autre ; il n’en méprise aucun, mais les traite sur un pied
d’égalité. (...) Il vit au jour le jour et s’abandonne au désir qui se
présente. Aujourd’hui il s’enivre au son de la flûte, demain il boira de l’eau
claire et jeûnera ; tantôt il s’exerce au gymnase, tantôt il est oisif et
n’a souci de rien, tantôt il semble plongé dans la philosophie. Souvent, il
s’occupe de politique et, bondissant à la tribune, il dit et fait ce qui lui
passe par l’esprit ; lui arrive-t-il d’envier les gens de guerre ? le
voilà devenu guerrier ; les hommes d’affaires ? le voilà qui se lance
dans le négoce. Sa vie ne connaît ni ordre, ni nécessité, mais il l’appelle
agréable, libre, heureuse et lui reste fidèle. » (VIII, 561a sq.)
Interchangeabilité des désirs et des jouissances, où le sujet accepte une
certaine indétermination de ses objets. Mieux : le sujet est (et il n’est rien d’autre que) cette succession de
désirs enchaînés à des objets substituables.
La démocratie, ce « gouvernement si beau et
si juvénile » est un monde spécialement approprié à la jeunesse ;
« les vieillards s’(y) abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent
pleins d’enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer
pour ennuyeux et despotiques. » (VIII,563a) La jeunesse, qui, de
fait, est la plus apte à la substituabilité, fonctionne comme une norme
interne, immanente au fonctionnement démocratique. L’apologie contemporaine de
la mobilité (« il faut se bouger ! ») et celle de la
modernisation (« à bas les archaïsmes ! ») témoignent de la
perspicacité du vieux Platon dans l’établissement de cette corrélation entre
jeunesse et démocratie.
Il y a deux figures possibles
lorsque la jeunesse est prise comme emblème. Il y a d’une part une possible
figure terroriste, avec une valorisation pure et simple de la brutalité dont la
jeunesse est capable (et elle en est capable à raison du caractère incoercible,
« dionysiaque », avec lequel elle se livre à ses jouissances) ;
c’est cette figure qui rend compte des atroces persécutions dont se sont rendus
responsables les Gardes Rouges pendant la Révolution culturelle, ou bien les
Khmers rouges ... [c’est une des grandes leçons que l’on peut tirer de la
Révolution culturelle : un projet politique doit permettre, et ce d’autant plus
qu’il est radical, la coexistence de toutes les générations (12.02.02)]. Ou
bien on a une figure de la futilité culturelle, du divertissement comme
paradigme social. Ces deux figures peuvent interférer à l’occasion. Quelle est
l’image ordinaire de la jeunesse aujourd’hui, si ce n’est précisément une
figure double : celle des braves jeunes gens du divertissement culturel,
livrés à une sexualité diatonique dans une sorte d’innocence commerciale ;
et celle du terrible loubard des banlieues, armé jusqu’aux dents. Image
doublement fascinante d’ailleurs.
Dans les deux cas, c’est une
thématique nihiliste qui est à l’oeuvre. Car ce que nous enseigne Platon,
profondément, c’est que lorsque la jeunesse est prise comme une norme
unilatérale, comme un emblème fascinant pour la société dans son ensemble
(c’est-à-dire, lorsqu’il n’y a, du moins dans les emblèmes, aucun usage de
l’âge), quelque chose comme une vacuité la travaille. Ce qui n’a rien à voir
avec la norme qu’est la jeunesse en tant qu’elle est l’avenir, c’est-à-dire
avec l’idée qu’une société, par sa jeunesse, est comptable de son avenir :
la jeunesse alors n’est pas perçue seulement dans son présent, son immédiateté,
mais, au sens fort, comme en formation.
A la fin du livre VIII, Platon
montre comment, un jour ou l’autre, la démocratie fait advenir de façon visible
sa face despotique : « le peuple, selon le dicton, fuyant la fumée de la
soumission à des hommes libres, est tombé dans le feu du despotisme des
esclaves, et en échange d’une liberté excessive et inopportune, a revêtu la
livrée de la plus dure et la plus amère des servitudes. » (Rep
VIII,569c) L’étrange formule de Platon « soumission à des hommes
libres » désigne une vie comportant une discipline, qui est discipline
d’un projet tourné vers l’avenir. Dans la démocratie telle qu’il la décrit, il
n’y a par contre pas d’autre discipline que l’état naturel des choses ;
aucun avenir n’est en formation. Et
c’est précisément pour cette raison que l’avenir, non formé, peut faire retour
sous la forme du désastre (comme est susceptible de le faire, dans la théorie
analytique, le refoulé). Le projet émancipateur s’est transformé en « la
plus dure et la plus amère des servitudes », et au peuple, pourrions-nous
dire aujourd’hui, se sont substitués ... les esclaves du Capital.
Désormais, le temps est
erratiquement normé, sa norme est au mieux de type météorologique :
l’économie ira mieux demain, peut-être, à moins qu’elle n’aille moins bien ...
Si aucun avenir n’est en formation, le temps ne retient pas plus le passé (entendre « retient » au
sens de la retenue d’un barrage). Et il ne saurait y avoir de projet sans une retenue minimale. Le temps est dévasté, dilapidé, et l’image
produite de la jeunesse en est l’emblème. Je dis bien produite : car la jeunesse peut toujours refuser de
porter ce chapeau, cette image constituée autour de l’immédiateté, du mouvement
sur place (« on se bouge »), et de la mode comme substituabilité des
présents. Je parlerais volontiers de vacuité changeante pour décrire ce
fonctionnement. Pour la voir à l’œuvre, il n’y a pas de meilleur endroit
que la télévision; quand il m’arrive, comme à tout le monde, de la regarder, je
suis frappé par le caractère de fascination intemporelle du spectacle qu’elle
offre. On la regarde comme drogué. Je suis en outre persuadé que l’effet de
vacuité changeante dont je parle n’est pas produit de façon fortuite ;
cette insignifiance agitée, ce mixte de vacuité et de mouvement incessant nécessaire
pour créer un semblant de suspense (rien de moins zen qu’un programme de
télévision), font l’objet de calculs fort détaillés. Vous allez dire que c’est
un propos aristocratique à l’égard de la télévision. Pas du tout : car le
plus remarquable est que ce qu’il y a là-dedans d’évidemment grotesque
est perçu par tout le monde, mais
cela n’en empêche pas pour autant le fonctionnement. On nous montre quelque chose comme une agitation du vide mais afin
que l’on se réjouisse de ce spectacle, dans une jouissance un peu obscène.
C’est même tout l’élément nihiliste de la chose : l’idée que la vie dans
le vide est supérieure à la non vie. Car par ailleurs on nous dit qu’il n’y a
pas d’autre vie : il n’y a de vie que cette vie vide (tout autre choix étant
mortifère). Nietzsche l’avait déjà formulé, et c’est en cela que réside la
puissance du nihilisme, depuis toujours : mieux vaut le rien que la mort.
C’est aussi cela que nomme « jeunesse » : le pouvoir du rien -
extraordinaire inversion quand même de la signification de ce mot ...
Comment se soustraire à cette
emblématique de la jeunesse, elle-même image de la démocratie ? Le piège ici ce
serait l’hostilité grincheuse à la jeunesse, c’est-à-dire faire de l’emblème un
stigmate réactif. Je pense que c’est en définitive cela qui rend compte de
l’écho rencontré par quelqu’un comme J.P. Chevènement : l’idée que le bon moyen
pour reconstruire un temps avec retenue, c’est de s’en prendre aux jeunes. La
solution au contraire c’est, à mon avis, de s’installer dans une indifférence
égalitaire à ce prédicat. Pour rompre avec le concept dominant du temps, il
faut de toute façon faire un pas de côté ; en l’occurrence, le mouvement sur
place dont nous parlions étant normé par une prédication sur la vitesse, le problème
qui se pose est un problème de ralentissement. Il faut trouver une figure nouvelle de la lenteur. Une lenteur qui
serait inventive, au cœur même d’un présent agité. Car cette lenteur, il ne
faut pas l’introduire artificiellement, de l’extérieur, mais bien qu’elle
vienne du présent lui-même – faute de quoi nous aurons une lenteur extatique,
la lenteur de la stupéfaction, du stupéfiant pour tout dire, une lenteur
elle-même mortifère. Un long détour,
n’est-ce pas ce qu’est la philosophie pour Platon ?
Ce que
je vous avais dit la dernière fois, en partant du livre VIII de la République de Platon, je vais en quelque sorte le redire aujourd’hui
mais sous une forme différente. L’hypothèse que vais explorer est la suivante :
dans le démocratique contemporain, l’essentiel est constitué par le corps. Je parlerais volontiers à ce sujet d’un démocratique
des corps. Ou encore : «corps» est le
véritable nom du sujet dans le démocratique contemporain.
S’agit-il
d’une thèse matérialiste ? Je serais, quant à moi, le premier à soutenir qu’il
n’y a en définitive que des corps; mais
malheureusement, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Le corps qui est ici en question
est un corps construit, c’est un corps
approprié à se tenir sous les emblèmes de «l’individu démocratique». Ce qui
atteste l’existence d’un tel individu, nous l’avons vu, c’est l’égalité
abstraite du face-à-face avec la marchandise - et tout individu ne participant
pas de ce face-à-face est nommé de façon caractéristique un exclu. Mais ce qui valorise cet individu, c’est sa maintenance
sous les stigmates de la jeunesse : être en forme, courir tous les matins,
pour avoir le corps qu’il faut - quand il ne s’y maintient pas, il est qualifié de ringard, ou plus poliment d’archaïque, voire tout simplement de vieux. Ces prédications négatives désignent par conséquent le
corps démocratique comme rentable et moderne ou encore comme performant et «dans le coup»; bref, comme
ayant un «bon plan» quant à la vie elle-même.
Autrement
dit : l’attestation de l’individu démocratique est marchande et sa valorisation
est biologisante. Cette combinaison du marchand (l’argent) et du biologique (le
corps) a un nom générique : la prostitution. Je soutiens que, sous l’emblème démocratique, il y a un
idéal – noir – de la sociabilité qui est de nature prostitutionnelle.
On va
immédiatement me faire plusieurs objections. La première objection est que dans
les démocraties modernes la tendance est au contraire à la répression, à la
mise en clandestinité, de la prostitution (cf. la loi Marthe Richard etc.).
C’est un argument qui n’est pas vraiment convaincant. Et ce parce que si la
prostitution est véritablement le réel de l’emblème démocratique, elle doit,
pour cette raison même, demeurer dans l’ombre.
Un
réel qui, je vous l’ai déjà dit et nous y reviendrons, est selon moi sous le
régime de la force nue. Sa dilection à s’exercer sur les plus faibles est
remarquablement illustrée à l’échelle planétaire en ceci que la première
puissance mondiale (les USA) vient d’écraser sous les bombes l’Afghanistan
(mais peut-être demain la Somalie) soit un des pays les plus démunis qui
soient. Il faut mettre de côté les arguments officiels (la destruction de
Al-Quaida) pour considérer le fait en lui-même : le plus puissant écrase en
toute tranquillité le plus faible. Rien à voir avec ce que furent les guerres
inter-impérialistes; ici il s’agit d’une guerre qui se veut «à zéro mort»,
c’est-à-dire dont l’idée, évidente mais cachée comme telle, est que la guerre
est faite à des zéros …
Une
autre objection, apparemment inverse, est la tendance, observée en particulier
dans les pays nordiques, à la normalisation de la prostitution, sous la forme
d’un alignement sur le travail salarié. En ce qui me concerne, je vois plutôt
dans le fait de parler de travailleur(se) du sexe, l’indice d’une homogénéité
au dispositif général (c’est ce qui est également arrivé aux révoltes ouvrières
...).
Quant à
l’idée d’une répression sélective du client et non du prostitutionnel comme tel
(l’idée que le coupable, c’est le client), elle suggère que la prostitution a
peut-être effectivement fait son temps en tant que secteur spécialisé, mais
qu’elle l’a fait au regard du prostitutionnel généralisé ; en quelque
sorte le passage de l’artisanat à la grande industrie ... Car ce que j’entends
par prostitutionnel, c’est une
figure de la réduction de toute norme aux potentialités marchandes du corps,
qu’elles soient de nature sexuelle ou pas. C’est pourquoi la répression d’une
activité singulière plus ou moins clandestine (la prostitution) ne signifie pas
que la signification générale de la chose (le prostitutionnel) disparaît et
même est tout à fait compatible avec son expansion. On pourrait dire que le prostitutionnel c’est la démocratisation de la prostitution [à comprendre : non pas la prostitution pour tous
(!), mais l’expansion du prostitutionnel au sein de la sphère démocratique].
Un mot
sur une question intouchable : celle de la pédophilie. Je suis persuadé
que la répression obsessionnelle de la pédophilie qui s’installe aujourd’hui
est corrélative de l’incorporation forcée de l’enfant et de l’adolescent dans
la pornographie spectaculaire. Car il est indéniable que les pornographies les
plus épouvantables sont de plus en plus facilement imposées au regard des plus jeunes (chaînes télévisées plus ou
moins spécialisées, simple clic sur Internet etc.). Or, il est nécessaire qu’il
y ait des lois quant à la question de ce qu’est un enfant, en tant que l’enfant doit être soustrait au désir sexuel
de l’adulte. Ce n’est pas faire office de Père-la-pudeur que de le rappeler.
Nous savons par ailleurs, quelques cent ans après l’enseignement de Freud, que
l’enfant est caractérisé par une grande curiosité sexuelle ; l’idée d’une
soi disant « innocence » des enfants n’est qu’une fable
obscurantiste. Le point est le suivant : tout le monde, y compris les
enfants, est placé de façon égale devant
l’univers marchand et la pédophilie en apparaît tendanciellement comme
l’inquiétant symptôme à raison même de cette égalité devant l’exposition
spectaculaire marchande.
Le
prostitutionnel comme paradigme a été anticipé par un grand écrivain, Pierre
Guyotat, en particulier dans Tombeau pour cinq cent mille soldats. Il est lié chez lui à la figure des guerres coloniales. Le
livre a été publié en 1967, mais écrit entre 1963 et 1965, soit très peu de
temps après la fin de la guerre d’Algérie. Il se présente sous la forme de sept
chants ; la forme « chant » est une référence explicite au De
rerum natura de Lucrèce, dont Guyotat partage
l’atomisme. Il y a des forces d’attraction entre les corps, essentiellement le
sexe et la cruauté. La guerre coloniale dévaste toute chose, détruit le monde,
mettant à nu une atomistique des corps.
éclairage sur le livre de Guyotat, ponctué de lectures
d’extraits
Plusieurs
thèmes.
1. Une
allégorie de l’absence de monde.
La
guerre coloniale est la dévastation de tout ordre. On a là une
« race » auto-proclamée supérieure qui se donne un droit sur tous les
corps. La déliaison du monde qui en résulte renvoie à une atomistique des corps
sur fond immémorial d’une nature belle mais indifférente. La nature affleure
quand il n’y a plus aucun monde.
2.
L’hypothèse d’un lien entre la
déliaison du monde et la disparition des dieux.
Elle
s’inscrit dans le cadre de ce que j’ai appelé le nihilisme existentiel :
il n’y a pas de monde parce que le sens (s’en) est retiré (provenance
nietzschéenne et heideggérienne de ce thème). Chez Guyotat, la mort de Dieu est
liée non pas à la valorisation (humaniste) de l’homme mais au contraire à la découverte
par l’homme de son animalité - et « l’odeur de la bête l’étouffe ».
3. Le
prostitutionnel.
Guyotat
propose une véritable cosmologie sexuelle. L’attraction sans principe des corps
est la seule figure de connexion résiduelle quand il n’y a plus de monde
(atomistique des corps). Le déchaînement, sexuel ou pas, des corps est le seul
lien qui subsiste - mis à part le lien monétaire (le contrat d’achat). D’où le
caractère prophétique du livre, car c’est cela même qui, déjà disposé
axiomatiquement dans notre présent, y fait son chemin.
Guyotat
hésite entre deux hypothèses pour conclure.
La
première est que seule survit la vigueur quasi solaire du doute supérieur. Le
doute, soit le savoir de l’absence de toute vérité, est la seule posture qui ne
soit pas gagnée par la corruption du (non-) monde. Le doute est accordé à la
communauté avec la nature (quand bien même elle serait splendidement
indifférente à l’homme), et cette communauté est la seule éternité disponible.
« O doute, seule éternité ! », dans laquelle on entre
« avec un tremblement de joie ». Nihilisme supérieur ou stoïcien.
La
seconde hypothèse (celle du septième chant) c’est qu’un commencement auroral du
monde tout entier se prépare invisiblement au sein même du déchaînement
universel. De l’intérieur même de la souillure absolue, advient une humanité
nouvelle sous un signe rédempteur encore indéchiffrable (thème
heideggérien : « Seul un dieu peut nous sauver ... »). Les deux
personnages, l’homme et la femme, sur lesquels se clôt le livre (Kment et
Giauhare) ont pour tâche de recréer le monde, comme Adam et Eve.
S’il
est vrai que nous sommes dans une époque où il n’y a pas de monde et que nous
sommes destinés à la figure prostitutionnelle du corps marchand, j’ajouterai
pour ma part une troisième hypothèse, une hypothèse qui n’est pas suspendue
entre le doute et le miracle. C’est qu’il y a dans l’absence de monde les
linéaments d’un monde possible. Il faut continuer l’analyse de l’emblème, parce
qu’à son revers, il y a quelque chose. Ce n’est qu’une esquisse, un dessin
en filigrane, mais il y existe un réseau de signes qu’on peut parcourir et
rassembler.
Pour sortir du chaos du non-monde de Tombeau pour cinq
cent mille soldats, P. Guyotat proposait,
nous l’avions vu, deux «issues » : celle du doute supérieur, ou du
retrait stoïque, et celle d’une nouvelle aurore.
La première issue est poétisée par Guyotat comme
l’attribution, par un dieu absent, d’une sorte de place éternelle qui serait
délivrée du chaos. Cette issue ne lui est pas personnelle Une forme récurrente
de la rêverie contemporaine suppose, elle aussi, que ce n’est qu’au prix du
retrait, ou d’une quelconque figure ascétique, que le monde pourrait retrouver
un ordre, un régime de placement, c’est-à-dire autre chose que ce que, dans le
chaos des corps, permet « l’individu démocratique ». Retrait qui ne
s’atteint que parce que l’on est parvenu au nihilisme à son comble.
...
Je vais mourir, je n’ai jamais changé de liberté, les feuilles sèches rentrent
dans ma gorge, les soldats me clouent avec leurs lances, sur le sable mouillé
du stade, moi qui rêvais de mourir étranglé par un garçon dans des chiottes de
bordel, mes plaies sèchent à l’air des montagnes, je meurs seul aux cris des
oiseaux de la Divinité et je vois ma mort et ma descente aux enfers ; la
Divinité n’attend pas que je sois tout à fait mort pour m’assigner une place
éternelle, je meurs loyalement, dans la paix des sens, mon esprit seul touché
par le soleil, sans révolte, moi qui voulais mourir dans la confusion du
plaisir et du désespoir (p. 285 coll.
« L’imaginaire » Gallimard).
C’est au prix d’une abnégation personnelle, et par des
voies incorporelles, que se conquiert une sorte d’esprit solaire. Cette figure
solaire et sacrificielle chemine selon moi dans les images contemporaines et
fait prévoir l’apparition de ce que, reprenant un terme bergsonien,
j’appellerai volontiers de nouveaux « mystiques » (qui ne sont pas
nécessairement religieux).
Quant au mythe d’une nouvelle aurore, il est la promesse
que dans les mailles mêmes du chaos du monde, qu’au comble de la destruction,
apparaisse un nouveau monde qui soit lié à la subsistance de la nature. Le fond
naturel est la ressource dernière pour qu’un monde soit à nouveau habitable. Cette
figure poético-artistique est en quelque sorte écologique, une écologie d’ordre
métaphysique (rien à voir avec la question de savoir si les Verts seront ou non
représentés au gouvernement …).
Il est remarquable que dans les deux cas, ce qui pourrait avoir
forme politique est exclu. Dans le non-monde où nous sommes plongés et qui est
en voie de nous unifier, la politique disparaît. Subsidairement : à
supposer que la politique puisse être reconstruite, cela ne serait possible
qu’à partir d’autre chose qu’elle-même : car pour qu’il y ait politique,
il faut qu’au préalable il y ait un monde et seuls un retrait mystique ou une
issue poético-artistique sont en capacité de refaire les liens du monde. Ces
deux postures imposent donc des tâches pré-politiques.
Je vous ai dit la dernière fois qu’il y a selon moi
une troisième possibilité et que la tâche à laquelle nous sollicitent les
images chaotiques de notre non-monde est au contraire bel et bien de nature
politique. Quitte à renouveler le sens
ordinaire du mot « politique ». Il s’agit, et c’est ce qui en fait à
mes yeux le prix, d’une tâche formulable :
ce que n’est ni l’issue mystique ni l’issue poético-artistique. Autrement
dit : notre situation demeure rationnelle. Les deux autres voies - « mort loyale » du
retrait accordée par la Divinité, nouvelle aurore - supposent une grâce
extérieure, elles sont proprement miraculeuses : elles sont intransitives au chaos du non-monde
(elles ne sont pas tirées de lui, de l’examen de ce qu’il y a) et se produisent
hors de toute calculabilité quant à la situation. On retrouve ici ce que je
vous ai dit l’année dernière du propos terminal de Heidegger : Seul un
dieu peut nous sauver. « Un
dieu », ici, c’est précisément le nom de ceci qu’il arrive quelque chose
d’incalculable à l’humanité, c’est le
nom de cette venue dans sa dimension d’imprévisibilité radicale. Le nom
d’événement [Ereignis] ne conviendrait
pour désigner cette venue surnuméraire qu’à la condition de souligner que
ce que prescrit cette logique miraculeuse c’est une posture d’attente - ainsi
que la morosité qui accompagne nécessairement l’attente du miracle quand
celui-ci est, comme il se doit, improbable.
Je voudrais
proposer une théorie non miraculeuse de l’événement. Je soutiens qu’il y a dans
ce non-monde lui-même des traces de ce
qui n’est pas lui qui sont utilisables. Quelque chose comme un monde hante
notre non-monde. Quelque chose, une liberté, qui échappe au rapport prostitutionnel.
Je ne dédaigne pas pour autant les miracles, auxquels par ailleurs j’accorde
toute ma foi. Tout le point est que les miracles, il faut les mériter. Je veux dire par là que celui qui n’est pas le
guetteur attentif des traces du monde dans le chaos du non-monde ne sera pas
même en état de reconnaître ce monde, en temps voulu …
***
Resituons le
plan de notre investigation. Nous avons décidé, au moment de l’examen de la
pièce de Genet, de commencer par les emblèmes. L’ordre rétrograde que nous avons adopté nous fait maintenant
considérer l’instance du pouvoir nu.
Car sous l’emblème
démocratique, il y a un pouvoir - féroce - qui contraint les individus à être
adéquats à ce qui les plie sous cet emblème, c’est-à-dire à être des corps
marchands. Il faut bien voir en effet que le devenir universel de chacun à se
tenir dans le face-à-face avec la marchandise n’a rien de naturel, que c’est une construction, et que, pour obtenir
que chacun y consente, il faut exercer une violence considérable. Ce n’est pas
une violence à l’encontre des corps, violence qui est largement, et à juste titre,
stigmatisée de nos jours. Il s’agit très exactement d’une violence faite à la
capacité des corps à être au-delà d’eux-mêmes, à être autre chose que des corps justement - autrement dit, à être sous
une Idée. L’impératif : « Jouis comme tu veux, jouis comme tu
peux » est opposé à l’impératif : « Vis selon l’Idée ».
C’est ce que signifie le motif de « la fin des idéologies ». Il a
comme ça un petit air bonasse, avec des idéologies vues comme des espèces
animales dont l’extinction possible est une donnée empiriquement constatable.
Mais ce qu’il veut dire en fin de compte c’est : « L’Idée, Dieu merci, est
morte. Vis donc selon la vie, vis pour survivre et pour consommer ». Seul
le corps sans Idée se tient discipliné dans le face-à-face avec la marchandise.
Il y a là en vérité une violence extrême.
C’est violent
parce que ça n’admet aucune altérité. De fait, toute altérité réelle
réintroduirait fatalement l’Idée et vivre sous l’Idée n‘est tout simplement pas
admissible. Dispositif qu’on peut qualifier à bon droit de totalitaire. Ce que
n’était nullement le « totalitarisme soviétique », qui était traversé
dans tous les sens par des contradictions infinies, dans un désordre et une
inefficience par ailleurs complets ; la meilleure preuve en étant que la
moindre velléité d’idée, le moindre soupçon de pensée contraire, mettaient en
branle un formidable arsenal de persécutions policières, de procès mis en scène
etc. Vous comprenez bien que je n’entends nullement réhabiliter ce
système ; je signale simplement que, au regard du système contemporain
qui, lui, est réellement hégémonique (car l’emblème démocratique est intouchable,
et ce caractère intouchable est précisément ce qui fonde le consensus), le
système soviétique ne peut aucunement être considéré comme « totalitaire »
pour la simple raison qu’il n’en avait pas la capacité.
Un symptôme
parmi d’autres de cette violence, mais qui dans notre pays revêt une acuité
particulière, parce qu’il y a là-dessus toute une tradition, c’est celui de la
question éducative. Car apprendre quelque chose est inutile, à moins qu’il ne
s’agisse de quelque chose qui puisse servir dans les échanges marchands. Que le
système scolaire soit objet de la violence est donc déductible : je ne
parle pas du thème journalistique de la violence à l’école, mais de la violence
faite à l’école, de la destruction, par
étapes, mais actuellement en bonne voie, du système scolaire lui-même. L’enjeu
est de faire le plus vite possible des enfants des corps marchands.
On voit que
cette violence s’exerce sur la zone frontalière entre les corps et les idées.
Elle est d’autant plus paradoxale qu’elle prône la liberté des corps et qu’elle
pratique en même temps une restriction extrêmement sévère quant aux capacités
des corps à être au-delà d’eux-mêmes. Les dévastations auxquelles elle donne
lieu, et qui sont considérées comme très raisonnables, sont pourtant des crimes
au même titre que celles exercées à l’endroit des corps. Platon, à la fin du
livre VIII et au début du livre IX de La République, montrait, nous l’avons vu, la démocratie se
renversant en tyrannie. Derrière ce schéma successif, Platon laisse cependant
entrevoir une vérité que nous expérimentons aujourd’hui, à savoir l’essence
tyrannique de la démocratie elle-même. Lorsqu’il
évoque le fils de « l’homme démocratique » et la naissance en lui d’un
amour qui préside aux désirs oisifs et prodigues : quelque frelon ailé et
de grande taille (Rep IX,572e), il décrit les choses de la façon suivante
: lors donc que les autres désirs, bourdonnant autour de ce frelon,
dans une profusion d’encens, de parfums, de couronnes, de vins, et de toutes
les jouissances qu’on trouve en de pareilles compagnies, le nourrissent, le
font croître jusqu’au dernier terme, et lui implantent l’aiguillon de l’envie,
alors ce chef de l’âme, escorté par la démence, est pris de transports furieux,
et s’il met la main sur des opinions ou des désirs tenus pour sages et gardant
encore quelque pudeur, il les tue ou les boute hors de chez lui, jusqu'à ce
qu’il en ait purgé son âme et l’ait emplie de folie étrangère.
Ce qui, dans la disposition contemporaine, est appelé modernisation est très exactement le corps sans Idée. Une animalité commerciale,
mais qui est le fruit d’une violence absolument non naturelle, imposée comme
une folie étrangère. Ce qui va nous
requérir la fois prochaine, c’est le problème suivant : le pouvoir nu
contemporain, dont nous venons d’esquisser la figure, comment l’interpréter,
quel nom lui donner ?
Il y a
aujourd’hui sur cette question deux grandes voies dans la réflexion
philosophique, que nous aurons à examiner successivement. Pour la
première, ce pouvoir est un biopouvoir -
on reconnaît ici le thème introduit par M. Foucault, en particulier dans son
cours de l’année 1976 (récemment édité) intitulé Il faut défendre la
société ; on peut en rapprocher G.
Agamben qui, dans un livre comme Homo sacer, identifie le biopouvoir comme appareil de
légitimation de la mise à mort. La deuxième voie est la voie, de filiation
heideggérienne, dont l’axe d’analyse est la corrélation entre la démocratie et
la technique. Il est remarquable de constater que dans les deux cas, la
politique est absentée, dans la mesure où le pouvoir est assigné à autre chose
que lui-même : le contrôle des corps dans un cas, la science (ou
l’économie) dans le second. Mon hypothèse, je le répète, est au contraire que la
violence du pouvoir contemporain reste de caractère politique. Et je pense en outre que cette nature politique, qui de fait est masquée, on ne contribue
pas à la dé-masquer si
l’on assigne le pouvoir à autre chose que lui-même.
[dernier cours de l’année]
La question
de la nomination du pouvoir nu contemporain a principalement été traitée, je
vous l’ai dit la dernière fois, par Foucault et Heidegger.
Quant à Heidegger, son but est de dénoncer la complicité entre la
démocratie et la technique. Plus exactement : de montrer que la
démocratie, n’ayant pas pris la mesure de la violence de la technique
(contrairement au national-socialisme, comme il l’a pensé dans les années
1933-34), finit par s’y subordonner et par y être asservie. Son diagnostic
(philosophique) est que le moment de l’histoire de l’être qui est le nôtre
tient en ce que nous sommes sous le pouvoir de la technique. L’erreur de la
démocratie est de dénier la réalité de ce moment et de prétendre qu’au
contraire c’est nous qui soumettons la technique. La démocratie est l’emblème
fallacieux d’une non-détermination de la technique.
Qu’il s’agisse de Foucault ou de Heidegger, le pouvoir est identifié à
partir d’entités qui lui sont hétéronomes : la vie et la technologie de la
vie (Foucault), le pouvoir de la technique (Heidegger). D’où aussi la nécessité
de convoquer autre chose que la politique. Pour Heidegger, le national, sous la
forme du destin de la nation allemande, est cette substantialité positive
opposable à la technique ; le nom propre du Führer contrebalance
l’anonymat de la technique.
Je soutiens qu’il est au contraire essentiel d’assigner le pouvoir nu à sa
nature politique. Nous avons à entrer de façon immanente dans la question de la politique. Et pour cela,
tenir que l’essence du pouvoir c’est l’obtention d’une soumission, l’extorsion
d’un consentement. C’est donc ne pas considérer en priorité les mécanismes
bruts de la contrainte - car en définitive la coercition, si grande
soit-elle, ne dure que ce qu’elle dure. La vraie question de la politique,
c’est rendre raison du consentement, de la soumission.
A quoi consentons-nous ? Quelle est notre figure propre de
soumission ? Ces questions n’entendent nullement reconduire le schéma de
la servitude volontaire (La Boétie …). La soumission à laquelle je pense, i.e.
la figure de soumission qui est la notre - à chacun d’entre nous, aujourd’hui -
a à voir, il me semble, avec notre merveilleux sentiment de liberté et
d’autonomie. Elle a la forme d’un consentement invisible à la figure publique
de la liberté. C’est à cette liberté-là - vœu d’épanouissement individuel, de
« vivre authentiquement selon son être véritable » … - que nous consentons.
Même si, il est facile de le constater, l’affirmation de l’autonomie
personnelle est sérielle et se traduit finalement dans un produit qui ressemble
beaucoup à ses voisins. On a la production de l’identique dans une figure subjective
du différent.
Il importe de distinguer deux figures du consentement. Un premier niveau de
consentement passe directement par les images. On croit agir selon son désir
propre et, leurré par les images, on fait en définitive ce que le pouvoir veut
que l’on fasse. Le consentement suppose ici l’aliénation du sujet aux emblèmes,
au semblant. Niveau qui est très proche du concept marxiste d’idéologie. Mais il y a un deuxième niveau, où l’on ne
consent pas tant aux emblèmes qu’à leur nécessité. On connaît bien la nature aléatoire de l’emblème
(disons : la démocratie), mais on reconnaît qu’il est nécessaire d’en
partager la figure. Or, c’est à ce niveau que s’exerce véritablement le pouvoir.
Autrement dit : l’essence du pouvoir ne réside pas dans l’aliénation, mais dans
la conviction que l’aliénation, sous une forme ou sous une autre, est
nécessaire. La forme qu’a prise dans le monde contemporain le consentement en
ce second sens c’est l’énoncé : la révolution est impossible. La
révolution au sens où, en définitive, ce terme signifiait qu’en effet on
peut se passer des emblèmes, de
l’aliénation, du fétichisme de la marchandise etc. L’énoncé « la
révolution est impossible » vaut comme un consentement au capitalisme en
ce sens précis : on critique le capitalisme (qui d’ailleurs aujourd’hui n’a pas
de mots assez durs contre le capitalisme, mis à part, peut-être, deux ou trois
journalistes …), on ne marche pas dans l’aliénation effective que ses emblèmes
proposent, mais, l’énoncé, de fait, fait que l’on y consent.
Peut-on se passer d’emblèmes ? Telle était la question, je vous l’ai
déjà dit, du Balcon de Genet
(cf. en particulier la grande scène du 6ème tableau). La révolution
peut-elle être dissymétrique par rapport au pouvoir ? Tout pouvoir, y
compris le pouvoir révolutionnaire, est-il inéluctablement le symétrique d’un
autre ? Le péril de la dissymétrie, tel est l’argument majeur du
consentement. Soit le péril que soit mise à l’ordre du jour la non-continuation
de ce qu’il y a.
Il faut réouvrir la question du Balcon, la question du rapport, dans la politique, du consentement, des emblèmes
et de l'action. Accepter qu’il y ait des traversées réelles sans images.
––––––
[1]
[DF : confrontation intéressante avec M. Foucault : « Je me
demande si on ne peut pas envisager la modernité plutôt comme une attitude que
comme une période de l’histoire. Par attitude, je veux dire un mode de relation
à l’égard de l’actualité ; un choix volontaire qui est fait par
certains ; enfin, une manière de penser et de sentir, une manière aussi
d’agir et de se conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et se
présente comme une tâche. Un peu, sans doute, comme ce que les Grecs appelaient
un êthos (…) [Ainsi l’attitude moderne de Baudelaire ne consiste pas à
reconnaître et accepter son temps en tant que caractérisé par « le
transitoire, le fugitif, le contingent », mais consiste au contraire à]
prendre une certaine attitude à l’égard de ce mouvement ; et cette attitude
volontaire, difficile, consiste à ressaisir quelque chose d’éternel qui n’est
pas au-delà de l’instant présent, ni derrière lui, mais en lui. (…) C’est
l’attitude qui permet de saisir ce qu’il y a d’héroïque dans le moment présent. La modernité n’est pas un
fait de sensibilité au présent fugitif ; c’est une volonté d’héroïser le présent ». M. Foucault Qu’est-ce que
les Lumières in Dits et écrits vol. IV p. 568-9.
Cf. aussi le
comm. par P. Campion de la formule de Spinoza et néanmoins nous
savons par expérience que nous sommes éternels : « se garder de confondre éternité et immortalité :
l’éternité est l’expérience actuelle et passagère de notre transitivité,
pleinement reconnue comme telle » (L’obsession de la peinture -
« Un fantôme » de Baudelaire note
15 in Lectures des « Fleurs du mal », ouvrage collectif dirigé par S. Murphy, Presses
Universitaires de Rennes, 2002)
[2] [DF :
et peut-être est-ce aussi la conception de A. Caeiro dans Le Gardeur de
troupeaux]