Le siècle

 

Séminaire public d’Alain Badiou

 

 

III. 2000-2001

(transcription de François Duvert)

 

8 novembre 2001.................................................................................................................................................... 1

22 novembre 2000.................................................................................................................................................. 9

10 janvier 2001..................................................................................................................................................... 19

24 janvier 2001..................................................................................................................................................... 29

8 mars 2001.......................................................................................................................................................... 39

21 mars 2001........................................................................................................................................................ 47

23 mai 2001.......................................................................................................................................................... 56

 

8 novembre 2001

… Je l’indique, d’abord : tout simplement, il s’agit, cette fois, d’examiner la question du siècle, du 20ème siècle, directement de l’intérieur de la philosophie. j’indiquerai ce que ça veut dire. Nous allons terminer, nous allons conclure, sur l’appréciation philosophique du siècle telle qu’elle se formule de l’intérieur de la philosophie du siècle. C’est l’enjeu.

Pour le situer précisément, je voudrais faire non pas une synthèse, mais rappeler ou ponctuer les thèses essentielles dégagées les 2 dernières années, à partir, et à propos, de matériaux qui n’était pas directement ou explicitement des matériaux philosophiques.

Je voudrais d’abord rappeler la méthode, car nous allons continuer selon cette méthode. C’est une méthode immanente : nous essayons de ne pas nous constituer en tribunal du siècle, mais plutôt de nous tenir auprès de lui, en nous demandant comment il s’est nommé ou représenté lui-même. Nous convoquons des documents du siècle sur le siècle. Par csqt, nous interrogeons la conscience, vraie ou fausse, qu’il a eue de lui-même. c’est ce que j’appelle la méthode immanente. Nous cherchons à voir dans quelle mesure le siècle a été une catégorie du siècle lui-même : c’est l’idée directrice, c’est la méthode. Dans quelle mesure le siècle a pratique ou a nommé sa propre singularité. Dans quelle mesure il s’est représenté ou nommé comme ce siècle particulier.

Je rappelle que jusqu’à présent, nous avons pratiqué cette méthode avec des matériaux disparates. J’en vois 4 sortes, 4 espèces. La philosophie n’y est pas. Nous avons bcp eu recours au poème (les poèmes à l’intérieur desquels qch du siècle est convoqué ou exhibé). Nous avons travaillés sur Mandelstam, Pessoa, St John Perse, Celan, Brecht, Breton. C’était le 1er filon de ces documents, documents poétiques.

Nous avons travaillé sur des données esthétiques, mais pas des données esthétiques vagues : sur les données esthétiques telles qu’elles croisent la question politique. Nous avons travaillé sur, ou à partir, de la notion d’avant-garde, telle qu’elle s’est instruite dans le siècle à propos de la question de l’art. On s’est demandé ce que signifiait cette manière de désigner de l’intérieur de l’art du siècle cette manière de désigner son propre projet comme avant-garde.

Nous avons travaillé sur quelques données historico-politique, notamment ce qu’il en a été de la catégorie de parti, comme concentré ou objet propre concentrant le projet épique de la politique, et singulièrement de la politique révolutionnaire.

Et puis enfin nous avons évoqué des données qu’on pourrait appeler doctrinales, car elles sont théoriques mais on ne les a pas prises dans le détail théorique : certains aspects de la psychanalyse, ou certains aspects du marxisme. Ce que j’appelle des orientations doctrinales. Voilà les matériaux que nous avons jusqu’à présent scrutés ou convoqués. Nous nous tenons au plus loin de l’idée de faire une histoire du siècle, d’en scruter les péripéties et les avatars. L’enjeu du séminaire est de se tenir le plus près de la subjectivité, sa conviction. C’est à travers des coupes ou des documents singuliers, ce n’est pas récit généalogique ou une interprétation globale.

Qu’avons-nous dit ? Nous avons besoin de 4 thèmes, qui ont un peu organisé ou filtré notre enquête. Je les rappelle, car nous les avons explicités longuement.

4 thèses qui se dégagent sur la subjectivité du siècle :

- la passion subjective du siècle est la passion du réel, et non pas, comme il est dit souvent, la passion de l’imaginaire. Je ne vais pas reprendre les démonstrations. A nommer une grande passion du 20ème siècle, on dirait que  c’est la passion du réel, ie la conviction que ce qui avait été promesse doit être réalisé. Encore une fois, nous désignons là une figure subjective. C’est antérieur à la question de savoir si cette réalité était la vraie réalité, si ça a réussi ou si ça a échoué. On peut dire au 19ème siècle, il y a eu un enthousiasme pour annonce, prophétie, programme, et il y a eu au 20ème siècle un enthousiasme pour la réalisation, pour l’effectivité, pour la victoire.

- le 2ème thème, c’est que le siècle est par ailleurs un siècle formaliste, dans l’ordre des intentions de pensée et dans l’ordre de l’œuvre. Autrement dit, il est, doctrinalement, programmatiquement et réellement, dans une ambition formelle extrême, et ça, nous l’avons souligné, dans tous les ordres de la pensée. Il ne faut pas le restreindre le formalisme à son exemplification esthétique, qui est la plus courante, ou formalisme des avant-gardes. Formalisme, pour prendre un exemple latéral, c’est aussi bien l’ambition d’une reconstruction intégralement axiomatique de l’édifice mathématique. Mais c’est aussi bien la prégnance sur la politique de la forme parti. Il ne faut pas oublier que, y compris dans la conviction léniniste, le parti est un opérateur formel. Il est  la condition formelle de la politique victorieuse. On dit encore la forme parti comme forme politique. Il y a un formalisme révolutionnaire qui s’attache à dégager et proposer un paradigme politique formel de ce que c’est l’action politique efficace. Il y a un formalisme généralisé, et pas seulement une figure esthétique.

Il faut en voir très rapidement le contenu ou la motivation. En réalité, la forme est destiné à épurer le réel. C’est sa destination. Le siècle est formaliste à raison de sa passion du réel. Et la forme est destinée à mettre en scène, à réaliser, l’épuration du réel de tout semblant. C’est une machine anti-semblant, destinée à ce que qch comme un réel nu soit capturé, touché, saisi dans la pensée. Evidemment, il ne faut pas prendre formalisme au sens où ça voudrait dire un primat de la forme sur le contenu ou des choses de cet ordre. C’est exactement le contraire. Ce qui est revendiqué dans la puissance de la forme c’est de parvenir à l’absoluité d’un réel, de toucher enfin un réel qui n’adhère plus à l’imaginaire, qui n’est plus contaminé par la représentation. Et au fond, l’exercice serré, dense et continu de la mutation des formes est une manière de dresser des pièges pour le réel. C’est une chasse au réel, comme un chasseur qui dispose des pièges subtils, pour que le réel vienne s’y prendre. Dans tous les cas c’est cette ambition là. Cette ambition que le réel vienne se prendre, pour de bon, dans le piège de pensée et d’action qu’on lui tend. En ce sens le siècle peut être dit formaliste.

- 3ème thèse : le siècle est obsédé par la question du commencement, ou si vous voulez par la question du nouveau. A quelles conditions peut-on avoir l’assurance de toucher le nouveau, de faire advenir du nouveau ? Nous avons montré que la synthèse de cette apologie constante de la nouveauté, du commencement absolu, c’est le thème qui parcourt le siècle de l’homme nouveau, le siècle se proposant comme tâche de produire, avec des moyens variés, ou de faire surgir un homme nouveau, un homme détaché de la figure ancienne et répétitive de la l’humanité. C’est l’aspect du siècle le plus nietzschéen : l’homme est à venir. Nietzsche l’appelait le surhomme. L’homme actuel est inférieur à sa propre humanité. Vous pouvez appeler le surhomme, si vous voulez. Mais le surhomme, c’est l’essence dynamique de l’homme lui-même, c’est le devoir être vital de l’homme lui-même. C’est une idée fondamentale du siècle que l’homme c’est l’outrepassement de l’homme. L’homme, c’est la capacité surhumaine de l’humanité elle-même. Ceci entraîne des figures récurrentes de l’anti-humanisme. L’anti-humanisme, c’est toujours la conviction que la figure de l’homme doit être dépassée. C’est pas l’idée que l’homme doit être anéanti, mais c’est l’idée que la figure de l’homme est une figure dépassable. Avec la possibilité, bien entendu, que du coup, l’homme soit traité comme un matériau : un matériau pour surhumanité, un matériau pour son propre outrepassement. D’où finalement une acceptation assez générale d’une consommation d’existence humaine, conçue au fond comme une sorte de matière première, de carburant, pour la création d’une figure qui est au-delà de l’humanité. Ce qui m’intéresse là aussi dans ce thème, ce n’est pas d’en étaler la barbarie, c’est de m’interroger sur la large acceptation de ce point, dans des camps très opposés par ailleurs. Il y a une large acceptation de ce point dans le siècle, qui est que somme toute, au regard du dépassement en cours de la figure de l’homme, la vie humaine ne compte pas, ou peu. Et pour ma part j’ai placé comme arrière-plan de cette conviction la guerre de 14-18, ie une guerre dans laquelle en effet a été mise à l’ordre du jour la consommation du matériau humain à une échelle sans précédent. Avec le double effet que nous avons noté du pacifisme intégral, d’un côté, et de l’autre de l’idée qu’il s’agit de mettre le même abattoir au service d’une idée supérieure. Mais le réel de la guerre de 14, comme conso effrénée de matériau humain, a été l’inauguration du siècle. Il ne faut jamais le perdre de vue. Le siècle a commencé dans la boucherie.

- 4ème thème : le siècle comme siècle de la guerre. Mais là aussi dans une vision élargie de la guerre. La guerre pas seulement comme épisode militaire (quoique que le siècle en ait abondamment connu) mais la guerre comme conception du monde. Ie la guerre comme conviction que c’est dans le conflit décisif que se crée ou advient la possibilité de la nouveauté. C’est la figure du 2 : 2 camps, 2 classes, 2 races, avec l’idée d’une guerre impitoyable qui donne son sens à l’expérience planétaire. Avec cette idée que cette guerre est la dernière, c’est que c’est la guerre. C’est la guerre qu’il s‘agit de gagner pour que, pour justement, pour que l’humanité advienne à la surhumanité, que l’Etat disparaisse dans le communisme etc… Vous avez bien des figures de cela. Mais la figure centrale revient toujours à l’idée qu’il y a un conflit définitif, conflit qui va régler la question fondamentale du destin de l’humanité. En ce sens, le siècle a été le siècle de la guerre. Pas le siècle des guerres, mais de la guerre : le siècle proposait un schéma conflictuel susceptible d’éclairer l’ensemble de la situation.

Je signale au passage que ce schéma conflictuel à proprement parler n’est pas dialectique. Cette dualité n’est pas une dualité susceptible d’une synthèse. Elle suppose la victoire absolue d’un terme, et pas la résorption ou l’intériorisation d’un terme par l’autre, comme dans le schéma dialectique hegelien. C’est un 2 non dialectique, un 2 de l’ordre de la scission sans résorption. Il n’a pas d’autre destin qu’un destin guerrier. Sous tout cela, le motif de la destruction. Le prix de toute vérité, ou de toute liberté, est un prix de destruction.

C’était pour camper sommairement l’horizon différentiel dans lequel nous allons nous réinstaller cette année mais par des moyens différents.


Cette année je voudrais interroger la question du siècle directement par la philosophie. ça donne quelle question ? ça donne la question : comment la philosophie constitue-t-elle le problème  de son propre moment présent ? C’est ça que nous allons tenter de saisir. Ce n’est pas seulement les propos dispersés que la philosophie peut tenir sur le siècle. Ce qui nous intéresse est assez précis : c’est les moments singuliers où la philosophie interroge sa contemporanéité, ie le présent qui est le sien, en l’occurrence ce siècle, le 20ème siècle. Autrement dit, le moment où le présent, ce qui a lieu, le site temporel, où tout cela devient une catégorie de la philosophie elle-même, est transmué, transfiguré ou transformé en catégorie philosophique. C’est la question qui va nous animer cette année. C’est : comment penser, maintenant, la manière dont des philosophies très différentes ont estimé nécessaire d’interroger leur propre présent ? On peut le dire peut-être de façon plus technique : ça concerne au fond l’interrogation par la philosophie de ses conditions temporelles. Ce sont les moments où la décision de pensée philosophique a besoin d’un verdict épocal, a besoin d’un jugement sur le temps qui est le sien. Et c’est comment ça s’est passé, ça, au 20ème siècle, qui va nous servir de guide, à travers des verdicts différentes, des convocations différentes, des opérateurs différents, mais toujours avec comme ligne méthodique immanente de prendre comme symptôme de départ des textes, des moments, des lieux philosophiques, où la philosophie, pour ses propres besoins de pensée, pour ses propres besoin conceptuels, pour sa propre décision, doit se prononcer sur son temps. Vous voyez bien que ce qui va nous requérir est une sorte de chimie : la chimie par laquelle le présent se transforme en philosophème. La manière dont la philosophie incorpore le jgt sur son propre temps à l’intérieur d’elle-même. Ce ne sont pas les jugement de type conception du monde qui nous intéressent, mais la manière dont le temps d’un philosophie devient une catégorie de cette philosophie elle-même. C’est une élaboration remarquable, et extraordinairement insistante dans le siècle, où pratiquement toutes les philo ont éprouvé le besoin de cette opération, ie de se situer elle-même au regard d’un jgt porté sur le temps. C’est le programme.

 

Je voudrais poser 2 questions préliminaires, simples et je crois intéressantes :

- est-ce que ce point est par lui-même une nouveauté ? Est-ce qu’il est propre au 20ème siècle, ou non, qu’une philosophie s’interroge, de l’intérieur de son propre dispositif conceptuel, et comme condition de pensée, sur son propre temps ? Si c’était vrai, ça nous arrangerait bien ! On aurait trouvé une identification philosophique du siècle. On dirait : au 20ème siècle, tous les philo ont estimé nécessaire de situer leur propre entreprise dans le temps. Un motif du siècle a été le motif de la fin, de la philosophie, par exemple. Si vous dites : notre temps est le temps de la fin de la métaphysique, proposition bateau et partagée, vous êtes en train de dire en tant que philo qch qui est condition de votre propre entreprise dans le temps. Résultat, c’est qu’on a le sentiment qu’au 20ème siècle, la philosophie a été contrainte de nommer son temps, comme le temps des fins ou de sa propre fin. Mais il faut répondre négativement à la question : ce n’est pas, malheureusement, une propriété particulière des philosophies du 20ème siècle. Dans la forme que nous lui connaissons (mais il y a certainement des ancêtres chez les grecs), en tout cas ça se constitue dès le 18ème siècle.

Un exemple fameux est celui de Kant. Puisque Kant inscrit son entreprise sous le signe, dit-il explicitement, dans la Préface de la CRP, notre siècle est le siècle de la critique. Notre siècle est le siècle de la critique. L’entreprise kantienne de la critique est explicitement référé par lui à une contemporanéité et à une identification du siècle. La 1ère identification argumentée et saisissante d’un siècle par la philosophie. Notre siècle, le 18ème siècle, est le siècle de la critique. Kant se propose de ce point de vue là d’être celui qui tire les csq de cette condition séculaires. Il va être le philosophe de la critique. Il va systématiser ce qui à ses propres yeux est une dimension du siècle, un impératif du temps. Il dit : bcp essaient de se soustraire à ça, la religion, le pouvoir politique, mais c’est en vain. Car notre siècle est le siècle de la critique et rien n’échappera à la critique. Donc chez Kant il y a déjà l’idée d’un destin de la thématique philosophique fixé par le temps, par l’époque, qui est l’impératif de la critique. Il y a articulation intra-philosophique d’une caractérisation du siècle. De l’intérieur de la philosophie critique s’énonce que le siècle est celui de la critique. Il y a donc entre parenthèse une légitimation historiale de la critique : il est légitime et obligé qu’une philosophie digne de ce nom soit critique. Toute philosophie non critique serait au sens strict réactionnaire, ie faisant fi des impératifs du temps. Ce serait une philosophie non contemporaine, elle ne serait pas de son siècle. C’est bien ce qu’il pense de ceux qui tentent par tous les moyens de maintenir le dogmatisme. Ceux là sont discrédités comme des philosophes réactifs, des philosophes qui ne sont pas contemporains. On a ça depuis le 18ème et puis ensuite pendant tout le 19ème, nous avons des connexions de la philosophie au verdict historico-politique. C’est pas une identification en termes de taches intellectuelles, comme Kant (notre siècle est celui de la critique : c’est un impératif de la tache philosophie.

Au 19ème, ça devient la manière dont la philosophie intériorise le destin historico-politique du siècle lui-même. Là je crois qu’on peut dire qu’on a 3 motifs qui se succèdent ou s‘enchevêtrent. Il y a 3 manières principales de rapporter la philosophie à son propre temps.

1° qu’en est-il de l’ordre après la Révolution Française ? Après la césure de la Révolution Française quelles sont les taches d’ordonnancement de la pensée. Comment la philosophie est-elle contemporaine de ceci qu’on est après la Révolution Française ? C’est absolument présent et actif chez Hegel et Comte. Dans ces 2 cas, la philosophie se situe dans la contemporanéité à son propre temps, à travers une question singulière, qui est : après une rupture aussi dramatique et aussi radicale que celle-là, comment la pensée, qui n’en est pas indemne, rétablit-elle ou restaure-t-elle son ambition spéculative générale ? 1er type de situation. C’est une question qui inclut à l’intérieure du dispositif philosophique un jugement sur le temps. Le temps c’est quoi ? le temps d’après la Révolution Française, et si vous n’intériorisez pas ça, vous n’êtes pas contemporain.

2° la 2ème orientation c’est l’orientation qui consiste à dire que la philosophie doit être contemporaine de la révolution véritable (c’est une autre manière de se situer après la révolution française, mais qui est différente). Ce n’est pas comment restaurer l’ordre de la pensée et du monde après la tourmente. C’est : comment accomplir vraiment ce que la Révolution Française n’a pas accompli de façon radiale ou jusqu’au bout ? La philosophie doit être contemporaine du propos de la révolution véritable. C’est l’élément dans lequel commence à penser Feuerbach et dans lequel pense complètement Marx. Va apparaître l’idée que la philosophie a pour vocation la transformation du monde. Non pas, comme le dira Marx, son interprétation, mais sa transformation. Mais pourquoi la philosophie a désormais pour impératif la transformation du monde ? parce que ce monde est celui de la révolution véritable. Il n’est plus celui de la théologie spéculative, il n’est plus celui de l’ordre ancien. C’est le temps vivant de la révolution véritable, et la philosophie authentique doit être contemporaine de ça. La philosophie comme transformation radicale du monde, seule manière pour elle d’être contemporaine d’une époque qui est l’époque de la révolution authentique.

3° qui vient plus tard, après la 1ère vague des déceptions révolutionnaires (ne nous croyons pas les inventeurs du motif de la déception révolutionnaire ! ça a déjà eu lieu, à diverses reprises, et au moins 2 fois : après la Révolution Française, vous avez une génération qui est une génération de la conviction que l’utopie est perdue et que le monde est devenu banal, le monde ordinaire, sans épopée, celui dont il est question dans Musset confessions d’un enfant du siècle, et puis fin 19ème, après l’écrasement de la Commune de paris, idée que l’action radicale est impossible). Nous sommes dans un moment de cet ordre, il n’est pas une originalité bouleversante… les utopies sont terminées et par csqt l’idée qu’il faut se convertir à la réalité ordinaire, comme si elle était éternelle. Elle ne l’est pas. Rien n’est plus mortel que la réalité ordinaire. Toujours est-il que à la fin du 19ème, nous trouvons une 3ème identification, qui elle aussi va avoir une grande fortune. C’est l’idée que le moment est un moment de décadence, le thème décadentiste. Les 2 premières figure sont articules sur la révolution, la 3ème articulée sur un tout autre constat, résumé, ou concentré dans l’idée de décadence, et dont le théoricien le plus populaire sera en fin de compte Spengler.

Entre parenthèse, Spengler est un cas intéressante : il a eu influence gigantesque et parait médiocre aujourd’hui. Il a été considéré comme un titan de la pensée, il a eu une influence colossale, il a été lu et ruminé partout... Aujourd’hui c’est un document historique. Il survivra pour toujours dans ce statut. Pour penser l’époque il faut en passer par lui. Qu’est-ce qu’une contemporanéité ? Voyons, cette chose là qui me paraît d’une importance extrême, qui me paraît significative du moment actuel, est-ce qu’en réalité, c’est pas rien ? Rien, ie quoi ? Rien, ie qch qui n’est que de son temps. C’est ça Spengler : des textes qui sont si adéquats à leur temps qu’ils ne lui survivent pas. Comme Nietzsche le dit avec vigueur, il n’y a de pensée véritable qu’intempestive. Parce que toute pensée qui est dans la réalité stricte de son temps est une pensée disparaît avec lui. Elle n’a plus de disponibilité ou de praticabilité pour un autre moment que celui pour lequel elle a été composée ou faite. C’est l’ambiguïté du mot d’ordre de coller au réel, d’être réaliste. Si vous collez au réel, vous vivrez et vous mourrez avec lui. Donc qch n’aura pas été pensée, qch qui est quoi ? qui est justement que ce qui a lieu tire en partie sa vérité de ce qui n’a pas encore eu lieu. C’est toujours du rapport entre l’avoir lieu et le pas encore qui est le lieu de la création véritable, évidemment. L’adéquation fine, subtile, et même inspirée au strict temps c’est une production de sa mortalité, production de sa mortalité. C’était une parenthèse sur Spengler

Ce qui nous intéresse, c’est que nous avons là une identification du temps comme déclin : ce n’est pas comment rétablir l’ordre, comment proposer un nouvel ordre, ce n’est pas non plus comment être contemporain d’une nouvelle transformation radicale, mais l’idée que qch est après son apogée, que qch a dépassé sa culmination, qu’on est en train de descendre. Il est frappant que Spengler pour penser ça ait mis en scène la catégorie qui aura un destin prodigieux d’Occident. Ce qui est en déclin, c’est l’Occident. C’est intéressant l’Occident. Qu’est-ce que c’est que l’Occident en philosophie ? En géopolitique on peut voir, mais en philosophie, comme catégorie philo ? Elle existe abondamment : chez Husserl, Heidegger et bcp d’autres. Nous y reviendrons. Occident est typiquement une catégorie de localisation pour la pensée : ça en fixe le lieu et le temps dans une opération qui est tout à fait singulière, qui est comme une histoire et une géographie de la philosophie elle-même. La catégorie d’Occident en philosophie est maniée comme une catégorie quasiment coresponsable du destin philosophique lui-même. L’entrée en scène de la catégorie d’Occident, du point de vue de son incidence philosophique, se fait sous le signe de la décadence : l’Occident décline. Il semble que ce soit son destin à cette catégorie, qu’il soit de l‘essence de l’Occident de décliner, de devoir être restauré. Comme si l’occident était toujours la pensée de qch qui était perdu. C’était le nom d’un groupe d’extrême droite, à la  barre de fer facile. Ils avaient une conception vigoureuse de l’occident, il pensait qu’il fallait le rétablir. C’était une poignée militarisée qui se fixait comme tache de ramener le troupeau égaré aux normes occidentales. Il y a qch dans cette catégorie, dont l’équivoque est connu et partout présent encore (c’est un sujet journalistique : l’occident fait ça, l’occident intervient etc…). Mais il a été et est toujours un sujet absent, un sujet à lui-même, partiellement perdu, qui n’est pas à la hauteur de sa tache. C’est une catégorie qu’on peut appeler catégorie de situation. En l’occurrence, une catégorie médiatrice de l’idée de décadence ou de déclin.

Donc : comme vous le voyez, 18ème et 19ème siècles ont parfaitement connu et pratiqué la situation intra-philosophique de la philosophie dans son histoire, ie dans son présent. Les opérations que je viens de rappeler sont des opérations de ce genre.

 

Le 20ème va donc prolonger cette entreprise, prolonger ces figures, il ne les a pas inventées. Il va les filtrer par sa subjectivité propre. Il va les filtrer par ses passions dominantes, à savoir finalement ce que j’ai proposé d’appeler la passion du réel d’un côté, et de l’autre l’exigence de la formalisation. On va avoir des situations temporelles qui ne sont pas des inventions radicales par rapport à l’époque qui précède, mais qui vont être ressaisies, reformatées à travers les subjectivités frénétiques dont le siècle a été porteur. Voilà la réponse à la 1ère question préliminaire : est-ce que c’est une opération propre au 20ème siècle ?  NON

 

2ème question préliminaire : quelle est la difficulté centrale de cette opération ? L’opération que nous examinons est la suivante : une philosophie, un dispositif philosophique, tente de produire à l’intérieur de lui-même des catégories qui identifient son propre temps. La difficulté, c’est précisément que l’identification philosophique du présent requiert des catégories identifiantes. Je veux dire que le présent pur c’est de l’empirique, du non philosophique comme tel. La chronique du temps, le ce qui se passe, ceci ne s’incorpore pas comme tel à la philosophie. Quand vous avez une identifications du temps, vous avez une catégorie identifiante, élaborée de l’intérieur de la philosophie. Donc l’identité du présent en philosophie va lui venir du concept, de la catégorie. Là est la difficulté, là est la tension. Il va falloir montrer que une catégorie déterminée, mettons par exemple la technique, est apte à identifier le moment présent, ou le siècle, dans des termes philosophiques.  Vous voyez que d’un côté cette catégorie va être philosophiquement élaborée. Par exemple, technique chez Heidegger va remonter jusqu’à techne grecque, la dialectique techne phusis, la technique et la nature. il va y avoir un tressage qui élabore la catégorie identifiante, et il va falloir aussi faire la preuve que cette identification est vraiment une identification,. Ie que l’élaboration philosophique de la catégorie aboutit bien à une identification du temps présent. ça va créer un tension : les catégorie identifiantes sont des catégorie tendues. Tendues entre 2 bords : leur élaboration conceptuelle, d’un côté, qui quelquefois remonte à une généalogie très ample, qui déborde le présent, et puis d’autre part leur adéquation au présent, et la preuve de leur adéquation au présent. Si vous dites : notre siècle est le siècle de la technique, la technique est la catégorie identifiante en pensée de la singularité de notre temps. Vous devez vous expliquer sur ce que vous entendez pas technique, d’un côté, et de l’autre il faut montrer pourquoi c’est l’identifiant du temps. C’est la difficulté constitutive de ce type d’opération. Qu’est-ce qui peut garantir l’adéquation au présent pur d’une catégorie comme constituant son identité ?

Je voudrais souligner que pour résoudre ce pb, pour résoudre cette tension, il y a 2 orientations principales en philosophie. Il n’y a pas une mais 2 solutions de cette sorte d’antinomie entre la généalogie conceptuelle de la catégorie et sa pure adéquation au présent. Il y a 2 voies, 2 manières de procéder. L’affrontement de ces 2 manières caractérise la vie philosophique, la vie philosophique dans son rapport au temps.

- voie historiale (dans un lexique heideggerien) : c’est ceci que le sens conceptuel vient au présent, advient au présent, les catégorie s’appliquent au présent, parce que il y a une histoire des catégorie elles-mêmes. Parce que les catégorie sont elles-mêmes des productions, ou des émanations, du temps. Autrement dit, vous allez rejoindre ou recouper le présent à partir d’une histoire qui est elle-même une histoire catégorielle. C’est ce qu’on peut appeler la construction conceptuelle du présent lui-même. Pourquoi ça va coïncider avec le présent ? car le présent est justement le présent de cette catégorie. Il y a un entrelacement du présent et de la catégorie. C’est la détermination historiale. Le comble de cela c’est Hegel : le temps est l’être là du concept. Hegel n’a pas de mal à trouver les catégories identifiantes du présent puisque le présent est construit de l’intérieur même de l’histoire conceptuelle. Le temps n’est que le mode propre selon lequel le concept est là, est effectivement là. C’est la voie historiale royale : vous allez pouvoir identifier le présent, de l’intérieur même de la disposition conceptuelle, parce que le présent n’est rien d'autre que la manière pour le concept d’être vivant. On pourrait montrer qu’il y a qch de cet ordre chez Heidegger aussi. Non pas qu’il soit hégélien, mais en définitive c’est l’histoire de l’être qui va prescrire la figure du présent. Nous le verrons plus en détail. Mais chez Heidegger lui-même, il y a la voie historiale, et que le présent en fin de compte se constitue comme présent dans le devenir catégoriel de l’être. On aurait pu voir des choses de cet ordre chez Nietzsche. Je prends ces exemples délibérément très différents et écartés dans le temps pour indiquer ce qu’est cette voie. Comment la philosophie détermine son présent, par les catégorie propres qui sont les siennes. Nietzsche dira : notre moment, c’est le moment de l’anti-platonisme. Il y a des textes de cet ordre au début du Crépuscule des Idoles : voici venu le temps de l’anti-platonisme. Le temps du renversement du platonisme. Renversement du platonisme, c’est à la fois une tâche une généalogie et un présent. C’est le moment où une catégorie identifie un moment et en même temps fixe une tâche (là, c’est anti-platonisme). Il dira aussi : notre moment est celui d’une explication décisive avec le christianisme. C’est ce qui identifie le moment présent comme moment du combat conceptuel ou philosophique.

Je dirais que dans ce cas, la catégorie identifiante est une catégorie constituée. Parce qu’elle est constituée par le mouvement même du temps : vous avez affaire à une catégorie identifiante qui est elle-même historiquement constituée. C’est une voie. Je l’appellerais volontiers, pour faire métaphore, la voie narrative : finalement on peut raconter la catégorie. On peut raconter pourquoi elle est adéquate. Vous avez un récit de l’adéquation de la catégorie au présent. Par exemple, il y a une histoire du platonisme, du christianisme, des forces réactives, du ressentiment et il y a un moment, le moment présent, où le renversement de tout ça est possible. C’est ce que j’appelle la voie narrative, qui donne une catégorie comme constituée dans le temps et qui en même temps identifie ce temps.

- il y a une 2ème voie : elle va au contraire insister sur le fait que le présent est coupure, interruption, surgissement. Sur l’adéquation catégorielle au présent, la 2ème orientation c’est de se représenter le présent non plus comme une production narrative, si je puis dire, historiale et constituée, mais comme une interruption un surgir, de constituer le présent par des catégorie d’exception. Le temps est identifiable, non pas comme résultat, non pas comme moment constitué d’un devenir conceptuel, mais comme justement régime d’exception, arrachement à soi-même etc… Dans ce cas, la catégorie est constituante, et non pas constituée. Elle n’est pas un résultat mais une identification qui constitue le présent comme exception ou arrachement. C’est la voie générale suivie par les avant-gardes, dont nous avons déjà parlé. Les avant-gardes, y compris dans ce qu’elles portaient de philosophique, portaient le présent comme ce qu’elles avaient pour tache de constituer. La catégorie était bien constituante, et elle faisait surgir le présent comme commencement irruption surgir etc… c’est aussi la manière dont procède la philosophie quand elle est prophétique, quand elle annonce un commencement. Là, elle déclare qu’on est en attente d’un présent constituant. C’est un point très profond, qui est que il ne faut pas sous-estimer le fait que la philosophie constitue le temps d’une prophétie latente qui ferait passer d’un présent constitué à un présent constituant. Dans le siècle, vous avez toujours une tendance importante à considérer que le présent est constitué, mais vous avez aussi la tendance contraire à annoncer la possibilité d’un présent dont la catégorie serait constituante. C’est quand la philosophie annonce, au fond, que le présent est un faux présent, et que le vrai présent est à venir. En réalité, le présent est une défection du présent, et nous ne savons pas ce qu’est le présent, car le présent authentique est à venir. Le faux présent est le présent constitué, et le vrai présent est constituant [chgt K7].

Déjà pour Bergson : si vous lisez, à la lumière de ce que nous disons ici, les dernières pages des 2 Sources de la morale et de la religion. Comment Bergson caractérise notre temps ? quelle est la version bergsonienne du siècle ? Bergson dit : il pourrait arriver qch. Une des voies possible serait qu’il arrive qch, qu’il arrive qln. Il y aurait présent authentique si qln arrivait par un appel intrinsèque, à élargir les âmes, qch comme ça, un nouveau Christ, un prophète. Ça veut dire quoi ? Il peut arriver qu’il y ait du présent, il peut arriver que le présent soit identifiable de façon constituante. C’est l’idée qu’on peut identifier le temps dans un protocole de constitution alors que tout montre qu’il est constitué.

Les 2 voies : la voie narrative, où la catégorie est constituée, et la voie créatrice, où la catégorie est constituante, peuvent s’articuler en une philosophique unique. C’est en ce sens que j’entends l’énoncé de Heidegger « seul un dieu peut nous sauver ». Ça veut dire quoi ? C’est compliqué, mais ça veut en tout cas dire que seul un dieu peut changer le présent. Seul un dieu nous faire passer du présent identifié historialement, constitué, à un présent identifié activement, ie un présent constituant. On peut dire que cette figure est une figure événementielle de la constitution du présent. Le présent est identifié par le fait qu’il se passe qch. Ce n’est pas un résultat mais c’est un événement. Je l’appellerais la figure événementielle, pour la distinguer de la figure narrative.

Pour résumer :

1° quand une philosophie se prononce sur le présent, elle le fait à travers une catégorie privilégiée. Il est intéressant de savoir quelles catégories sont élues pour cette tâche, ce ne sont pas n’importe lesquelles. Ces catégories au 20ème siècle pour désigner ce qu’est le 20ème sont très particulières.

2° ou bien cette catégorie est un résultat, on la dira constituée, le présent est constitué. Ou bien c’est un événement, et dans ce cas-là, la catégorie est constituante du présent. Une philosophie, une grande philosophie, peut parfaitement articuler les 2. Ceci dit, formellement, les 2 voies sont distinctes : nous dirons qu’il y a une voie narrative et une voie événementielle.

C’est la réponse à la 2ème question préliminaire. La difficulté est de résoudre la tension entre identification du présent et pertinence catégorielle de cette identification. Il y 2 voies là-dessus.

 

 

Je voudrais tenter de voir dans le siècle quelles catégories ont été mises en œuvre ? A considérer à vol d’oiseau les dispositions philosophiques du siècle, comment on a identifié le siècle ? par quel mots, par quelle sémantique ? Je vous propose une mise en ordre tout à fait rudimentaire, qui nous permettra de rebondir la prochaine fois.

Je vais vous proposer de dire, je pense qu’on peut identifier 8 catégories de ce genre, vous allez voir pourquoi. 8 catégories philosophiques qui ont servi à un moment ou à un autre, éventuellement de façon combinée, à identifier le siècle comme philosophème

J’identifierais d’abord les caractéristiques négatives : quelles catégories ont identifié le siècle négativement ? je vais les classer en catégories narratives et catégories événementielles.

Dans les catégories narrative, le siècle a été identifie comme siècle de la fin. Mais fin de quoi ? je crois qu’il y a 3 fins possibles donnant les catégorie d’identification du siècle :

- la mort des dieux. C’est un thème qui commence tôt (Nietzsche) et court dans tout le siècle. C’est une 1ère caractérisation possible que de dire il est le siècle de la mort de dieu, la mort des dieux. Il est le siècle de la sécularisation, de la sécularisation intégrale de la pensée. 1ère identification. Ou la mort du dieu, la mort des dieux, ou la maxime Dieu est mort comme principe d’identification essentielle et spéculative du présent.

- la fin de la métaphysique. Quel est le rapport entre les 2 ? La fin de la métaphysique et la mort des dieux, c’est pas la même chose. Ce n’est pas le même énoncé, ce n’est pas la même catégorie. Nous verrons pourquoi.

- dans une inflexion laïcisée, la fin des idéologies.

Je crois qu’on peut montrer que ces 3 dispositifs terminaux couvrent le champ de l’identification négative du siècle comme fin. Mort des dieux, fin de la métaphysique, expérience et abolition des idéologies, qui va inclure la religion avec la mort des dieux, la philo avec métaphysique, et dimension historico-politique avec la fin des idéologies. Ces 3 identifications couvrent le champ général. Une variante : la fin des idéologies, c’est la fin des épopées, fin de l’épique, cessons d’avoir une vision épique de l’existence et de l’histoire. Soyons modeste, la modestie comme impératif. Un impératif arrogant, un impératif très peu modeste. Plus modeste que moi, tu meurs. C’est aussi la fin d’une certaine logique des figures universelle, d’un certain type d’universel.

Mort des dieux, fin de la métaphysique, fin des idéologies, du point de vue des caractéristiques narratives, historiales. C’est un récit, même le récit de la fin des grands récits.

Et puis en événementiel :                                    

- le siècle serait le siècle du mal radical. C’est événementiel car mal radical ça ne s’infère pas narrativement, ça advient. Donc ça a un nom propre, Auschwitz par exemple. ça a lieu. Ce n’est pas une configuration conceptuelle narrative. Là le mal c’est une identification constituante. Et pas une identification constituée.

On aurait donc, à ce 1er stade, dans les caractérisations négatives 4 catégories identifiantes :

- Dieu (religion)

- la métaphysique (éventuellement en variante la philosophie)

- idéologie (quelque fois modulée en utopie, avec l’énoncé que toute utopie est criminelle, du moins quand elle fait qch)

- le mal (modulé en barbarie)

Centralement, 4 catégories d’identifications spéculatives du siècle : dieu, métaphysique, idéologie, mal.

Et puis les caractérisations positives. Positive ne veut pas dire valorisante mais au sens strict, ie affirmative, ie assignant une catégorie identifiante qui n’est pas la fin de, la mort de, la cessation de. D’un côté l’identification se fait négativement, par voie de négation, la fin de, là maintenant elle se fait par voie positive, affirmative.

Dans la filière narrative, on dira que le siècle est identifié non plus comme une fin, mais il est identifié comme le siècle de l’emprise, de l’emprise planétaire, de la domination. Mais domination est équivoque, je préfère emprise. Heidegger propose arraisonnement. Le siècle serait celui de la généralisation et de l’extension de la saisie ou de l’arraisonnement. Il y a 3 variantes :

- le siècle de la technique, ou science et technique, ou technostructure

- le siècle du capitalisme : capitalisme identifierait le destin du siècle. Pourquoi ? car il l’aurait emporté. Il identifierait bien un destin du siècle. Il y a des variantes : marché, libéralisme.

- le siècle de la démocratie : démocratie en un sens que nous spécifierons. C’est le siècle où advient la généralisation de la démocratie comme horizon indépassable, comme absoluité historique. Comme le montre le fait que aujourd’hui, il est tout à fait impossible de ne pas être démocrate. Même intimement : c’est une emprise. C’est parce que démocratie est une catégorie identifiante, plus qu’un vague idéal politique. C’est une catégorie d’emprise qui identifie le présent, et pas une option ou un vague choix, c’est un destin, nous sommes dans un destin démocratique. De même que si c’est capitalisme, c’est le destin du marché. Personne n’est contre. Là aussi c’est pas possible. De même, il y a le destin de la technique, même si c’est sous la forme de la folie des vaches.

Je dirais donc que dans la voie narrative, vous avez 3 catégories identifiantes : technique, capitalisme et démocratie. Si vous passez à l’ordre de l’identification événementielle positive, alors on dira : le siècle a été le siècle des révolutions. Ça ne veut pas dire qu’il l’est encore, mais vous pouvez l’identifier comme ayant été le siècle des révolutions. Ce n’est pas un jugement. Les catégorie ne sont pas normatives, elle sont essentielles. Il y a 4 catégories fondamentales, positives, au sens que j’ai précisé :

- technique

- capitalisme (si on est effrayé par capitalisme, on peut le remplacer par économie, entre nous, c’est absolument la même chose)

- démocratie

- révolution

Donc finalement on aurait une liste de 8 catégories identifiante possibles : Dieu, métaphysique, idéologie, mal, technique, capitalisme, démocratie et révolution. Là se tient l’espace complet des opérateurs à travers lesquels la ou les philosophies entreprennent d’identifier le temps, ie de se prononcer sur le siècle. Evidemment, si on reprenait ces catégories une par une, on verrait qu’à chaque fois vous y trouvez la tension entre la construction de la catégorie d’un côté et de l’autre son assignation au présent. C’est pourquoi toutes ces catégories sont aussi des catégorie du débat public, et pas seulement des catégories techniques de la philosophie. Ce sont des catégories où la logique croise la logique de l’opinion et en même temps s’en distancie. C’est important. Ça existe depuis Platon : quand la philosophie entreprend d’identifier son temps, il faut qu’elle croise les catégories d’opinion, sinon qu’est-ce qui va attester qu’elle croise son temps. C’est le moment où la philosophie est contemporaine des débats de société, comme on dirait aujourd’hui.

Philosophie dans la modalité du café philosophique. 

Idéologie : on célèbre la mort des idéologies tous les jours !

Dieu et la religion : absolument.

Le mal ? l’éthique est partout.

La technique ? la folie des vaches

Capitalisme ? l’obsession du marché

Démocratie ? l’ absolu historique,

Révolution ? le passé. Le passé, et pour les plus vieux, la nostalgie.

Ce sont des catégorie identifiantes, et ce sont les catégorie d’opinions, c’et autour de ça que s’articule le débat général. C’est cela qui indique, lorsque ces catégories sont reprises de l’intérieur de la philosophie, qu’elles ont une destination au présent. Donc on peut dire que chaque fois que la philosophie identifie le présent par une catégorie quelconque, c’est aussi le moment où elle est en croisement avec les catégories d’opinion. C’est donc le moment de son impureté. C’est le moment o la philosophie est impure, le moment où elle s’expose à son impureté propre. L’histoire de comment ça s’est passé dans le siècle, ça, c’est l’histoire de ce qu’on pourrait nommer l’impureté philosophique dans le siècle. La philosophie pure n’a rien à voir avec l’opinion : elle est depuis Platon ce qui s’en écarte et s’en distancie. On va parler de la philosophie impure, pour des raisons nécessaires : la philosophie ne peut espérer croiser son temps sans croiser l’indicateur du temps qu’est l’opinion.

Le 1er exercice que  je vous proposerai dans cette direction là concernera Bergson et Heidegger et se fera autour de la catégorie de technique. Nous nous demanderons comment se fait-il que ces 2 penseurs, extraordinairement disjoints dans le temps, l’espace, leur provenance, leur manière de penser la philosophie, aient l’un comme l’autre assigné la singularité du temps à la technique ? qu’est-ce que technique veut dire quand ça devient une question d’identification du présent ? qu’est-ce que ça veut dire quand on dit que avec ce mot, cette catégorie, vous identifiez la singularité du siècle. Nous verrons comment ça se passe, procède, avec quelques énoncés de Bergson et de Heidegger.

 

22 novembre 2000

Nous nous demandons comment la philosophie a-t-elle accueilli, traité, transformé en idée le 20me siècle  est-ce que la 20ème siècle est devenu un objet de la philos du 20ème siècle. Comment la philo de son propre temps, chercher dans la philo les traces d’un rapport à l’époque où elle s’écrit, se dispose et se place. Nous avons dit : quand la philo pense son propre temps, elle le fait à travers des notions, des catégories qui lui servent à identifier ce temps. le temps n’est pas la collection informe des choses qui se passe. Elle n’est pas en train de raconter les événements grands ou petits. Bien qu’on lui demande un peu ! on peut faire venir à la télé un vieux docte et lui demander ce qu’il pense de la vache folle. « moi je mange plus de bœuf etc… ». mais faut-il manger du bœuf est assez éloigné de la philosophie. c’est quand on demande à la philo d’être une opinion : le philo a une opinion et va répondre en donnant son opinion. C’est transformer la philo en opinion. Mais il ne s’agit pas de faire la chronique de ce qui se passe : ça relève du journalisme ou de l’opinion. La philosophie a essayé d’être autre chose que l’opinion. Puisque le temps pour la philosophie n’est pas la chronique de ce qui se passe, la philosophie va chercher ce qu’il y a d’essentiel, des catégories. Elle va faire un choix : pour moi, le 20ème c’est essentiellement ceci, ou cela.

La dernière fois, je vos avais dit : si on examine les philosophies du siècle, on peut faire une sorte de liste de ces catégories. La liste de ce qui a servi à identifier le 20ème dans l’histoire de la philosophie du 20ème siècle. Je vous avais proposé 8 notions possibles, 8 notions qui ont été proposées ou mises en avant pour caractériser le siècle. C’est le canevas de cette année : examiner ces notions et nous demander quel rapport au siècles elles indiquent.

Je vous redonne cette liste :

- l’idée que le siècle est le siècle de la mort du ou des dieux. Le siècle serait commandé par « l’énoncé Dieu est mort », qui est un énoncé repris et orchestré par Nietzsche. Le siècle aura été le témoin de cet événement tout à fait énigmatique par ailleurs qui s’est appelé la mort des dieux. Ça a d’autres noms : le siècle est le siècle de la sécularisation de la pensée. La pensée a perdu tout rapport au sacré. C’est la 1ère voie.

- 2ème hypothèse : le siècle est le siècle la fin de la métaphysique. Là aussi,l y a bien des manières de dire cela : fin du dogmatisme, quelquefois on dit même fin de la philosophie. Mais l’expression la plus courante est fin de la métaphysique, fin d’une manière de philosopher, qui aurait commencé dès l’époque grecque, et qui s’achèverait au fond dans notre siècle.

- 3ème motif : le siècle comme accomplissant la fin des idéologies. C’est voisin, mais c’est pas la même chose. Fin de la métaphysique, c’est un événement de la philosophie. Fin des  idéologies, c’est plutôt un événement de la politique, mais nommé par la philosophie. Fin des idéologies, ça veut dire que le 20ème siècle aurait été le siècle des idéologies t de leur fin. Il aurait été le siècle de l’apogée des idéologies et en même temps de leur effondrement. Par idéologie, on entend idéologies révolutionnaires, idéologies fascistes, idéologies globales. Le siècle est identifié comme ayant vu la passion des idéologies, et en même temps l’effondrement ou le déclin de cette passion.

- le siècle aurait été le siècle du mal ou de la barbarie. Les événements fondamentaux auraient été des événements criminels : Auschwitz ou l’extermination des juifs d’Europe est l’événement qui identifie le siècle, et qui l’identifie comme barbarie fondamentale.

On aurait un 1er groupe, un groupe négatif : mort de Dieu, fin de la métaphysique, fin des idéologies, et siècle du mal, du crime ou de la barbarie.

Il y a 4 autres, qui se présentent un peu différemment

- le siècle aurait été le siècle de la technique. Aujourd’hui, on aime bien dire des technologies. Je ne sais pas pourquoi, je n’y ai pas réfléchi. Pensez-y vous-mêmes. Pourquoi on aime dire les technologies modernes, les valeurs technologiques ? Parce qu’aujourd’hui, on se réfère plutôt peut-être à la vivacité de la transformation technique et du discours qui l’accompagne qu’à la technique elle-même. en tout cas, c’est le mouvement de la technique. C’est une identification massivement reconnue et admise : la transformation du monde est entraînée par l’impétuosité technique et l’innovation technique.

- siècle du capitalisme, ou du marché. Après bien des avatars, il aurait affirmé établi la suprématie incontestée de l’économie de marche, d’autant plus qu’il l’aurait mondialisée. Le bilan du siècle serait la mondialisation de l’économie de marché et ses csq. C’est ça que le siècle aurait produit, ou engendré, comme bilan final de son déploiement.

- le siècle aura été le siècle de la démocratie. C’est voisin de idéologie : dans un 1er temps, le siècle aurait été le siècle des entreprises totalitaires, donc le comble de la non démocratie, et il aurait finalement produit ou engendré le triomphe des idéaux démocratiques (idéaux, car la réalité est variable). Il y aurait un triomphe incontesté des idéaux démocratiques comme bilan final du siècle.

- a contrario, c’est la même chose à l’envers, on peut soutenir que le siècle aura été le siècle des révolutions. Ça ne porte pas jugement sur la question de savoir si elles ont été réussies, ratées, abominables etc… Il aura été identifié par les entreprises révolutionnaires et finalement leur déclin.

Technique, capitalisme, démocratie ou révolution.

Je vous proposais comme grille de dire que les différentes philosophies, très diverses dans le siècle, quand elles ont parlé du siècle, ont tenté de le penser à travers ce réseau nominal : mort de Dieu, fin de la métaphysique, fin des idéologies, mal, technique, capitalisme, démocratie révolution. C’est à l’exploration de cette grille, de sa complexité, de ses croisements internes, à ses mouvements que nous allons essayer de nous consacrer cette année.

 

Nous commençons aujourd’hui par la signification du mot technique comme identification du siècle. C’est autour de ce thème que nous allons commenter les 2 textes que vous avez, celui de Bergson et celui de Heidegger. Avant d’en venir au commentaire du texte, quelques préliminaires généraux sur cette affaire de la technique.

Ce que nous voulons examiner, c’est une question très précise mais en même temps très familière, c’est l’idée que la technique est véritablement l’essence fondamentale, ou l’identité fondamentale du siècle. Si on veut penser ce que notre siècle a d’original, de nouveau, de singulier, si on veut penser ce que le 20ème siècle a de différent des siècles historiques qui précèdent, alors il faut partir de la technique, il faut partir de la mutation technologique qu’a subie ou rencontrée l’humanité. Cette thèse est intrinsèquement philosophique. C’est le philosophe, et lui seul, qui peut prononcer qu’il y a une essence du siècle, une méthode d’investigation du siècle. Quand vous dites : notre temps est le temps de la technique, vous prononcez en effet un énoncé qui est un énoncé philosophique. Vous identifiez le siècle, dans sa détermination principale, par une catégorie qui, là, est la catégorie de technique. Nous venons après ce jugement, qui a été porté très tôt et très abondamment et nous nous demandons ce qu’il signifie. Nous examinons qu’est-ce que c’est que cet énoncé philosophique, qui est aussi devenu un énoncé d’opinion, qui consiste à identifier notre siècle, en sa vection fdtle, à la généralisation planétaire de la technique. Ce qui a transformé l’homme dans le siècle dans sa vie, ses coutumes, ses rapport sociaux, en définitive et fondamentalement, c’est la technique. C’est une thèse. L’examiner, ça veut dire d’abord la comprendre vraiment. Comme nous allons voir, ce n’est pas si simple de la comprendre. C’est devenu une thèse d’opinion : ce qui fait qu’on n’est pas pareil que nos arrières grands parents, c’est la technique. Empiriquement, ça peut paraître évident : ils marchaient à pied, on marche en voiture, ils labouraient avec des bœufs et nous en tracteurs, les lettre mettaient 8 jours, nous on a internet et le portable, ils vivaient massivement à la campagne et nous dans les villes. Ils n’avaient même pas la télé ! Tout le monde pense ça. Nous pensons cela, comme cela, bêtement, mais la bêtise est notre état naturel. Nous avons bien conscience que la technique, qui est présente dans n’importe quel atome de notre univers matériel, a bouleversé quand elle les a atteint, les existences, et qu’elle continue à le faire. Elle a bouleversé y compris les zones les plus intimes, la sexualité a été bouleversée par les techniques permettant la contraception etc… Nous vivons jusqu’à 80 ans alors qu’on mourrait à 30. Elle a transformé nos corps, le corps humain, et s’apprête à transformer bien plus encore. Peut-être va-t-on être, dans assez peu de temps, une autre espèce. Il y a une évidence d’opinion à prendre au sérieux : nous pensons tous, plus ou moins consciemment, que qch comme la technique, que nous comprenons assez mal en général (ça vient du dehors, ça arrive, ça vient), que ça nous a saisis depuis des décennies, peut-être un petit siècle, et que ça nous a complètement transformé dans notre manière d’habiter la terre, dans nos manières de nous rapporter les uns aux autres, dans notre manière de regarder, de qu’est-ce que c’est que voir.

Le problème est de savoir ce que le philosophe dit quand il dit, en apparence, la même chose. Quand le philosophe dit : oui, la technique est bien l’identité du siècle, qu’est-ce qu’il dit d’autre que cette opinion élémentaire, qui est que le bouleversement des conditions matérielles est absolument constatable ? Que après tout, l’homme dépend étroitement de ses conditions matérielles d’existence, et que si elles sont bouleversées, il est lui-même grandement bouleversé. Quand la philosophie dit : l’essence de notre époque, c’est la technique, est-ce qu’elle dit plus, autre chose, et quoi que cette opinion ? C’est sous cet angle qu’il faut interroger les énoncés philosophiques quand ils ressemblent à des énoncés d’opinion. Si on fait confiance à la philosophie, on peut croire qu’elle dit autre chose que ça. C’est pour préciser la nature de notre question : non pas de constater que nous avons et qu’il y a présence de cette opinion que la technique change l’homme, et que ça se continue à un rythme considéré comme frénétique. Notre question n’est pas simplement de redire ça, on pourrait lire les journaux pour le savoir. La question est : que dit le philosophe quand il dit en apparence la même chose ? Nous constatons qu’en effet dans le siècle, de façon répétée et insistante de grands philosophes ont en effet dit la même chose. Il y a un fil philosophique qui identifie le siècle par la technique. Il y a une présence, effective, de la conviction que la technique est l’identité du siècle dans la philosophie. Ça amène évidemment à se demander, ça va être un des opérateurs de notre questionnement, qu’est-ce que, philosophiquement, veut dire technique ? Si la philosophie dit autre chose que la banalité selon laquelle la transformation des conditions matérielles nous touche de près et qu’elle est plus rapide que jamais, si elle ne disait que cela, elle ne vaudrait pas grand-chose. Ce qu’elle peut apporter de singulier, c'est de donner au mot technique comme essence du temps une charge et une signification particulière. Une partie de la philosophie du siècle s’est en réalité consacrée à élucider le mot technique. Et pas simplement à dire que la technique est l’identité du siècle, mais à travers cela, à éclaircir le mot technique, ie à le considérer au départ comme obscur. Ie à considérer que il faut définir la technique, que ce n’est pas une évidence. Et donc finalement la question qui est intéressante là, va être : comment la philosophie a-t-elle défini la technique pour en faire l’identité du siècle ? elle ne va pas simplement prendre le mot technique dans son acception ordinaire. C'était la 1ère remarque, elle nous ouvre à une investigation fondamentale sur le siècle sur le mot technique, ce qu’il signifie, et la transformation de ce mot en catégorie philosophique (et pas simplement en constatation empirique).

 

La 2ème remarque que je voulais faire, qui nous fait rentrer dans l’histoire, dans le temps, c’est qu’on observe en effet sur ce point une différence entre le 20ème et le 19ème, une importante diff. Je vous ai déjà dit que la plupart des efforts qui caractérisaient le 20ème siècle se font par différence avec le 19ème. C’est une chose qu’on voit nettement. Chaque fois qu’un penseur dit : voilà ce qu’est le 20ème, très souvent il dit en quoi il n’est plus le 19ème, voilà sa rupture ou son rapport au 19ème. Sur cette question de la technique, il y a une différence perceptible qui est la suivante.

Il y a eu au 19ème siècle, déjà, une dénonciation du caractère inhumain de la technique. Ce n’est pas là que nous allons trouver la différence. Le thème du caractère inhumain de la technique, de l’aliénation technique, que l’homme ne maîtrise pas la technique, toutes ces choses que nous savons tous, c’est notre opinion bête (l’homme est devenu l’esclave de la technique etc…) toutes ces choses remontent au 19ème. Si vous lisez le poème de Vigny, la Maison du Berger, grand et fort beau poème par ailleurs, Vigny parle du chemin de fer : « sur ce taureau de fer qui fume et qui beugle, l’homme est monté trop tôt ». Le chemin de fer, c’était déjà trop tôt, vers 1840. On a commencé à décrier la technique très tôt, dès qu’il y a eu les chemins de fer. Mais au 19ème, le débat passe par la catégorie de progrès, fondamentale. Technique, qu’on soit pour ou qu’on soit contre, c’est subordonné à l’idéologie du progrès. Il est clair que progrès est une des grandes catégories qui identifie le 19ème siècle. Le débat sur le progrès le montre : c’est typiquement une catégorie du 19ème siècle. En particulier la question : est-ce que le progrès va libérer ou émanciper les hommes ? Typiquement, c’est ce que vous trouvez en réalité dans le prophétisme de Hugo. Hugo est animé par une conviction prométhéenne sur la puissance du progrès comme émancipation de l’humanité. En réalité, c’est très présent chez Marx lui-même. C’est le 19ème. Le 19ème se rapporte à son propre temps dans la catégorie du progrès. La technique de la technique apparaît, mais elle est subsumée par la question du progrès. Technique, c’est une dépendance, ça n’a pas d’autonomie particulière par rapport à l’idée de progrès historique.

Tandis que au 20ème siècle, il y a une autonomisation de la catégorie de technique par rapport à celle de progrès. L’identification se fait bien directement par la technique ou la technologie. Il est caractéristique qu’on parlera de transformation technique, de transformation technique accélérée, beaucoup plus que de progrès. L’idée d’une transformation rapide est présente, mais elle n’est pas forcément indexée à l’idée de progrès. Le 20ème siècle petit à petit sépare la question de la technique de la question du progrès. Elle en fait une catégorie de plein exercice, une catégorie indépendante. Il y a à cela une raison fondamentale : au 19ème, la technique est encore pensée dans les catégories qui sont celles de la connaissance scientifique. Quand on parle du progrès, on parle encore fondamentalement au 19ème siècle du progrès scientifique, dont le progrès technique est une déclinaison, un effet. L’idée, qui est encore celle des Lumières, c’est que l’émancipation va venir d’un progrès des connaissances. C’est pour ça que c’est un siècle positiviste largement, un siècle qui fétichise la science, ou qui est capable de fétichiser la science. C’est un siècle qui a confiance en la science (avec tous les contre-courants et refus de cela que vous pouvez imaginer). Axialement la science est connectée au progrès : c’est une élucidation des lois de l’univers. Il y a une immense confiance dans cette élucidation progressive et scientifique de l’environnement historique et matériel. Donc technique fondamentalement reste dans l’orbite de connaissance, et reste dépendant de progrès scientifique. En réalité, au 20ème,  ce qui se passe, c’est que technique ne va pas être assignée principalement à la connaissance, mais principalement à la puissance. C’est une mutation latente mais à mon avis très importante. Ce n’est pas qu’on ignore que la technique est liée à la science. On le sait tout autant qu’au 19ème. Ce n’est pas qu’on pense qu’il n’y a pas de transformation scientifique. Il y en a. Mais l’idéal qui anime tout cela, la notion fondamentale qui anime tout cela, n’est plus la connaissance. Les connaissances s’accumulent, mais n’ont plus aucun destin. Elles ont en réalité une efficacité. Ça veut dire que technique est devenue une catégorie de la puissance après avoir été en réalité fondamentalement une catégorie de la connaissance. C’est une rupture majeure entre 19ème et 20ème. Axialement c’est comme ça. C’est sûr que la philosophie, quand elle reprend le mot technique, nous allons le voir, le reprend comme catégorie de la puissance. Et non pas du tout comme catégorie de l’éclaircie de ce qui est. Quel est le mot utilisé aujourd’hui ? c’est le mot transformations : il y a des transformations techniques. Qu’elles soient un progrès ou non n’est pas la question. Ce n’est même plus discuté vraiment. Ce n’est que quand on touche à des choses un peu étrange, comme le clonage, qu’il faut réunir des commissions d’éthique, mais personne ne pense que c’est de l'ordre du progrès, ou du progrès de la connaissance. C’est la clé de la puissance, il faut suivre le train sinon vous tomberez dans l’impuissance, dans la faiblesse vous serez hors du jeu, hors du coup. L’argumentation est constamment celle là. Ce n’est plus : vous allez connaître les secrets de l’univers, mais : si vous voulez rester dans le coup allez-y. La transformation technologique est bien directement placée sous le signe de catégorie fondamentales qui sont les catégories de la puissance. Mais ça ne va pas de soi : c’est une transformation progressive et complexe, qui a soustrait petit à petit la technique aux idéaux de la science (ce qui était encore l’édifice positiviste du 19ème, il y avait les idéaux de la science et la technique en était une csq), et qui l’a injectée dans les catégories de la puissance, dans laquelle la question est la question du rapport de force. Le moderne l’emporte sur l’archaïque. C’est pas bien d’être archaïque, il faut liquider l’archaïsme et il faut être moderne. mais pourquoi ? c’est très bien d’être archaïque ! Le moderne, pourquoi serait-il une valeur en soi ? on n’en sait rien ! il est une valeur en soi, car de façon sous-jacente, c’est la catégorie de la puissance qui compte. Par modernisation on entend amélioration de l’efficacité. Il faut être efficace. C’est comme ça. En profondeur ça signifie bien que ce n’est pas du progrès qu’il s’agit. Il n’y a pas d’idéalité là dedans. Ce dont il s’agit c’est d’un rapport de puissance. Et technique est une catégorie ordonnée à la puissance.

C’était la remarque préliminaire sur 19ème 20ème quant à la technique.

 

Ma 3ème et dernière remarque porte sur ce que technique va remanier à côté de lui. Au fond, technique, au fur et à mesure que ça devient une catégorie fondamentale, ça va poser 2 questions. 2 questions qui sont en réalité : qu’est-ce qui n’est pas technique ? Si technique est l’identité majeure du temps, qu’est-ce qui n’est pas technique ? Il y a 2 réponses.

1ère réponse : ce qui n’est pas technique c’est la nature. Il est absolument clair aujourd’hui que le déploiement de la technique a créé une immense nostalgie de la nature, mais comme un après-coup. Plus la technique se déploie, plus la nature, devenue à peu près invisible et introuvable, sédimentée par la technique, plus elle est constituée et recherchée comme un idéal. Il y a une nostalgie rétroactive de la nature, une constitution rétroactive de la nature. très largement, y compris dans l’écologie, la nature est constituée dans le sillage de la technique : ce qui est naturel est toujours soumis à une modération possible de la technique. C’est en ce sens que c’est de la technique qu’est examinée la nature, et pas l’inverse. La nature, c’est l’après coup de la mutation technique. On peut dire : l’océan est magnifique quand il est pollué : c’est là que sa magnificence naturelle apparaît dans la rétroaction de la figure technique. De même, on s’aperçoit à quel point l’air est une chose magnifique quand il est devenu irrespirable. C’est normal. Ça veut dire que nature est petit à petit reconstruit comme le contre-effet de la nature. Ce n’est forcément pas plus naturel en un sens en soi.  La nature en soi, c’est quoi ? C’est très difficile à identifier : qu’est-ce qui est naturel en soi ? On sait par contre ce qui est naturel au revers du fait technique. La 1ère réponse, à la question qu’est-ce qui n’est pas technique, c’est la constitution de la nature, comme contre-effet de la technique.

La 2ème réponse à qu’est-ce qui n’est pas technique, c’est l’homme, l’humanité. L’humanité n’est pas réductible à la technique. Il va y avoir des questions sur : que devient l’homme ? Lorsque la technique est prise comme catégorie fdtale vous avez 2 interrogations :

- qu’en est-il de la nature ? Allons-nous perdre la nature ?

- qu’en est-il de l’homme ? Allons-nous transformer ou changer l’homme ?

Dans les 2 cas c’est le problème  de ce qui est invariant dans la variation. La technique par essence se transforme. La technique c’est la transformation. L’essence de la technique c’est sa transformation perpétuelle. La technique c’est véritablement la technique telle que à tout moment elle nous propose des innovations techniques. Au sens moderne, elle est innovante ou n’est pas. Ce n’est plus le progrès, c’est la transformation. C’est la modernité, la modernisation. Tout ce qui ne suit pas est archaïque. Mais la technique, c’est la variation, se pose la question qu'est-ce qui est invariant : y a-t-il de l’invariant, la transformation est-elle universelle ? L’invariant a 2 noms, nature et homme. Il doit bien y avoir une nature qu’il faut garder, préserver, préserver pour nos descendants. Il doit bien y avoir un habitat naturel, terre planète, des constituants naturels pour cet habitat.  Ces derniers temps la question de la température est devenue crucial : il ne faudrait pas que ça se réchauffe trop. Il faut garder la température. Personne ne sait trop pourquoi. Il y a eu des hommes avec 20° de moins, avec des glaciers dans le massif central, et l’humanité a survécu. C’est la passion de l’invariant. L’idée que tout serait dans la variation est insupportable. Laissons la nature invariante, que qch soit gardé. Cette idée de la garde que nous retrouvons chez Heidegger est importante, il faut que qch nous soit confié comme un présent que nous devons garder. La terre est constituée comme ce que nous devons garder et non pas seulement transformer ou détruire. Il faut garder la terre, c’est un impératif qui se fait jour…

De l’autre côté, il y a l’homme. L’homme aussi, il faut le garder, il ne faut pas trop y toucher. Il ne faut pas trop le manipuler génétiquement, car après tout, si l’homme lui-même n’est pas invariant, la question de la variation devient absolue (si l’homme lui-même est destiné à devenir une autre espèce sous l’effet des manipulations génétiques). C’est important ce rapport entre variabilité et invariant, avec au fond cette idée que nous sommes pris dans la variation, nous sommes pris dans la mobilité absolue, nous ne pouvons pas faire autrement. D’un autre côté nous désirons qu’il y ait des invariants, nous désirons que qch soit confié à notre garde : la terre, l’homme, qch comme ça. Ça cadre la question de la technique du point de vue de ses bords. Vous avez un triangle : nature, technique homme. Si on veut penser la place du mot technique comme identité du siècle, c’est nature technique homme. C’est dans cette triplicité, dans ce triangle que s’inscrit la question.

C’était pour voir l’horizon conceptuel. Nous allons examiner plus philosophiquement comment cette question de la technique a émergé dans la philosophie.

 

J’ai couplé 2 textes : un texte de Heidegger et un texte de Bergson, pourquoi ? pour montrer comment ce thème traverse des orientations différentes. Dans cette différence considérable, une sorte de ressemblance essentielle se fait jour autour mot technique et dans son caractère d’identifiant du siècle.

 

Extrait de Réponses et questions, entretien de Heidegger avec Der Spiegel (réalisé en 1966, publié en 1976). Trad. Jean Launay.

     Nous n’avons encore aucun chemin qui corresponde à l’être de la technique. […]

     Tout fonctionne. C’est bien cela l’inquiétant, que ça fonctionne, et que le fonctionnement entraîne toujours un nouveau fonctionnement, et que la technique arrache toujours davantage l’homme à la terre, l’en déracine. […]

     Le poète [il s’agit de René Char], qu’on ne peut certainement pas soupçonner de sentimentalité ni de vouloir célébrer une idylle, me disait que le déracinement de l’homme […] signifie la fin, si une fois encore la pensée et la poésie n’accèdent pas au pouvoir sans violence qui est le leur.

     L’essence de la technique, je la vois dans ce que j’appelle le Ge-stell, une expression souvent tournée en ridicule et peut-être maladroite. Le règne du Gestell signifie ceci : l’homme subit le contrôle, la demande et l’injonction d’une puissance qui se manifeste dans l’essence de la technique et qu’il ne domine pas lui-même. Nous amener à voir cela : la pensée ne prétend pas faire plus. La philosophie est à bout. […]

     La philosophie ne pourra pas produire d’effet immédiat qui change l’état présent du monde. Cela ne vaut pas seulement pour la philosophie, mais pour tout ce qui n’est que préoccupations et aspirations du côté de l’homme. Seulement un dieu peut encore nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l’apparition du dieu ou pour l’absence du dieu dans notre déclin ; que nous déclinions à la face du dieu absent.

 

1° Le texte de Heidegger est ce qu’il est convenu d’appeler un texte testamentaire, au sens strict. Puisque Heidegger, qui a répondu à des questions en 1966, a exigé que ce texte ne paraisse qu’après sa mort. Il avait reçu le journaliste du Spiegel, l’entretien avait eu lieu, et il est resté inédit jusqu’à la mort de Heidegger : il n’a été publié qu’en 76. C’est réellement un texte testamentaire [chgt K7].

 

2° C’est un texte où Heidegger se défend sur l’engagement nazi, engagement absolument incontestable avec les nationaux-socialistes en 1933, et l’espèce d’exaltation que Heidegger a ressentie au moment de l’arrivée au pouvoir de Hitler et de ses sbires. Tout le début de l’entretien du Spiegel est consacré à des réfutations d’accusation, à une sorte de plaidoyer de Heidegger sur cette question. Il es intéressant de voir que le développement central sur la technique se situe aussi dans ce contexte. Pourquoi se situe-t-il dans ce contexte ? Que vient faire la question de la technique au moment où Heidegger est en train de plaider sa cause au regard de sa compromission en 1933 avec le régime national socialiste ? Heidegger va dire, en un certain sens non sans courage (à ceci près qu’il a demandé que le texte ne paraisse qu’après sa mort), car il y a un passage de l’entretien où Heidegger dit : la question clé de note époque c’est la technique, la question c’est penser en direction de la puissance de la technique, de se positionner par rapport à la puissance de la technique, et « le nationale socialisme regardait dans cette direction ». Courageux ! On n’a pas une auto-critique complète. Heidegger maintient encore en 66, et ne publie qu’après sa mort que les nazis ont vu juste sur la technique. Il ne dit pas le national socialisme a été une abomination je me repens on fait toujours des conneries. Il dit : il y a une question fondamentale, la technique, la question de la pensée c’est de soutenir le défi inhumain de la technique, les nazis avaient vu ça, ils avaient vu la bonne question, mais ils n’étaient pas à la hauteur du fait qu’ils étaient dans la bonne question. Nous avons là une connexion entre un type de questionnement philosophique (du siècle comme technique) et un certain jugement politique (en l’occurrence extrême, il porte sur les nazis, et il les crédite d’avoir pratiqué la bonne question de façon aberrante). C’est ça le jgt : ils ont pratiqué la bonne question. On peut se demander ce que c’était exactement que cette question ? Ils regardait bien dans cette direction. C’était le 2ème point.

 

3° dans cette déclaration testamentaire, organisée autour de la question de la technique, bien qu’elle démarre sur la question du national socialisme (connexion intéressante), la tonalité générale est une tonalité négative. Tonalité négative, ie probablement l’humanité ne s’en sortira pas. C’est en ce sens que c’est testamentaire au sens fort : pas seulement testamentaire personnellement, mais testamentaire en un sens plus vaste. C’est l’hypothèse du déclin, ce qu’il appelle le déclin, sous l’emprise de la technique, qui est l’hypothèse la plus probable. « que nous déclinions à la face du dieu absent ». Que nous déclinions à la face du dieu absent, c’est le déclin digne, et ça n’aura lieu que si la philosophie fait des efforts considérables. Ce n’est même pas donné. Il se peut que nous déclinions purement et simplement, et c’est le plus probable.

 

C’était les 3rq :

- texte testamentaire : ce sont les déclarations ultimes sur les questions les plus importantes

- texte qui lie la philosophie la philosophie au bilan politico-historique, allant jusqu’à soutenir que le national-socialiste était dans une bonne question

- texte pris dans une tonalité noire, dans un bilan somme toute négatif de l’orientation du siècle

 

Si nous regardons le texte : on voit comment va s’articuler cette idée de la centralité de la technique.

 

Extrait de Réponses et questions, entretien de Heidegger avec Der Spiegel (réalisé en 1966, publié en 1976). Trad. Jean Launay.

Nous n’avons encore aucun chemin qui corresponde à l’être de la technique. […]

Cet énoncé veut dire que pour Heidegger, l’essence de notre époque reste impensée. L’essence de l’époque c’est la technique, et nous n’avons pas encore de chemin, de chemin de pensée, qui corresponde à la technique. C’est une question que nous aurons à traiter pour elle-même : c’est le lien entre domination de la technique et impensable. Il y a une thèse qui est que la domination de la technique crée de l’impensable, fait advenir pour l’homme l’impensable. Au moins l’impensable de fait (peut-être y a-t-il moyen de penser  ultimement cet impensable, mais c’est une tache immense). C’est un 1er jalon.

On peut se demander pourquoi : quelle connexion entre domination de la technique et impensable ? Pourquoi création d’impensable par la technique ? C’est ce que la suite va élucider.

    

Tout fonctionne. C’est bien cela l’inquiétant, que ça fonctionne, et que le fonctionnement entraîne toujours un nouveau fonctionnement, et que la technique arrache toujours davantage l’homme à la terre, l’en déracine. […]

Le poète [il s’agit de René Char] (il est content car il cite un français) qu’on ne peut certainement pas soupçonner de sentimentalité (ils avaient discuté de l’installation des fusées nucléaires sur le plateau de XXX, Char qui habitait la Provence était horrifié, il en avait parlé avec Heidegger. Je pense que c’était un peu pour ça qu’il dit que ce n’est pas une idylle, une bergerie. Il y a des passages rigolos un peu comme Vigny quand il dit qu’on est monté trop tôt sur le chemin de fer. Il y a un passage où il dit : il y a une chose qui me terrifie, les photos arrivées de la Lune. Il tombe dans la terreur. On n’est pas obligé d’être terrorisé ! Il y a un côté vieillard de la campagne, mais ça n’empêche pas d’interroger ce qui est dit) ni de vouloir célébrer une idylle (mon commentaire à moi c’est qu’on on peut l’en soupçonner !), me disait que le déracinement de l’homme […] signifie la fin, si une fois encore la pensée et la poésie n’accèdent pas au pouvoir sans violence qui est le leur.

 

Ponctuons cet ensemble de déclarations de Heidegger :

 

1° l’identité de la technique, c’est le fonctionnement : Tout fonctionne. C’est bien cela l’inquiétant, que ça fonctionne, et que le fonctionnement entraîne toujours un nouveau fonctionnement. L’identité de la technique, c’est le fonctionnement. On retrouve là l’idée que l’essence de la technique n’est pas éclaircie, la connaissance ou le progrès, c’est le fonctionnement neutre. L’important c’est que ça marche, la technique n’a pas d’autre critère que la fonctionnalité. On peut dire que c’est une question de définition : la technique est ce type d’activité qui n’a pas d’autre critère immanent que la fonctionnalité. En ce sens, la technique embrasse l’économie tout entière. Le seul critère de l’économie, c’est que ça marche, il faut que ça marche. Pourquoi ? peu importe, le pourquoi viendra après. L’essence de la chose c’est que ça marche. Donc il y a une identification de la technique par la fonctionnalité pure et non pas du tout par le progrès des connaissances sur l’univers naturel ou l’univers historique. Ce n’est pas les lumières, l’idéologie des lumières, le progrès des connaissances. C’est la fonctionnalité comme telle : pourvu que ça fonctionne, c’est bien.

Il indique aussi que c’est un mouvement pur : non seulement ça fonctionne, mais tout fonctionnement doit entraîner un nouveau fonctionnement. Ce n’est pas seulement la fonctionnalité, c’est le mvt de la fonctionnalité. C’est la fonctionnalité s’auto engendrant comme fonctionnalité. Etant donné un objet technique, il doit se transformer en un autre, il doit y avoir un perfectionnement technique qui fait partie de l’essence de la technique. Il doit y avoir une fonction technique, et aussi que ces fonctions créent d’autres fonctions. C’est bien un définition de la technique,

Et cela arrache l’homme à la terre : l’autre de la technique comme nature, nature subsumée sous le mot terre, qui est la version la plus patriotique de la nature. La nature comme habitation, comme séjour, dira Heidegger, la nature pensée comme séjour de l’homme, c’est ça la terre. Il est de l’essence de la technique d’arracher l’homme à la terre pour le soumettre à la fonction. L’opposition véritable est entre séjour et fonctionnement. L’homme est l’être qui séjourne sur la terre, et la technique arrache à ce séjour pour l’ordonner au fonctionnement. La véritable opposition, c’est séjour et habitation de la terre d’un côté et de l’autre, fonctionnement, et fonctionnement de fonctionnement.

L’homme est déraciné : nous retrouvons le thème ancien des racines. L’idée que la modernité sépare l’humanité de ces racines n’est pas une invention de Heidegger. Chez nous, nous avons un auteur spécialiste de la question, c’est Barrès, fin 19ème : les Déracinés, c’est les paysans déracinés par le progrès et par la République. Surtout les paysans lorrains. Ceux-là sont déracinés, donc c’est la décadence, c’est le déclin. La thèse du déraciné est un thème réactionnaire ancien. Le remaniement philosophique consiste ici à ne pas faire directement de cela des catégories politiques ou sociales, mais d’ordonner ça à l’opposition entre le séjour et la fonction, qui est une opposition conceptuelle, et qui touche en nous qch. C’est vrai : l’instance du séjour, et  la difficulté qu’il y a au séjour dans la modernité technique des fonctions, réalité existentielle : la nostalgie du séjour, pouvoir séjourner. Au fond, les vacances c’est une mimétique du séjour, c’est une réinvention factice du séjour. C’est le séjour temporaire. Normalement, le séjour n’est pas temporaire, il est essentiel. Heidegger le dit, il faut rendre justice au fait que ça touche qch d’une opposition entre la liberté ouverte du séjourner, de l’habiter, et puis qch comme la saisie par la fonction, dont on ne sait jamais si elle n’est pas totalement venue du dehors. C’est aussi l’opposition entre intériorité et extériorité. Le séjour comme intériorité de l’humanité à elle-même, et la fonction et la fonction de fonction, comme saisie extérieure, comme contrainte, comme non choix. Voilà comment Heidegger touche à la technique.

L’option philosophique va venir quand il dit le déracinement signifie la fin. Qu’est-ce que la fin ? la fin de quoi ? qu’est-ce qui ici est censé finir ? Nous y viendrons, mais ce qui, sous l’empire de la technique, va finir, c’est en définitive justement le séjour comme tel, le séjourner de l’humanité elle-même. Et ça c’est l’idée de la transformation de l’humanité tout entière en abstraction. Non pas de son anéantissement, c’est une possibilité aussi (catégorie nucléaire) mais sa transformation en partie composante de la fonction. Une fonctionnalisation complète qui ferait de l’humanité une existence mais abstraite, car elle n’aurait plus aucune séjour. Elle ne serait même plus vivante, à proprement parler : la vie et le séjour ça marche ensemble. Elle serait prise, et articulée, dans l’abstraction de la fonction. Il n’y aurait plus qu’une humanité qui fonctionne, et qui est capable de s’insérer dans le fonctionnement et le fonctionnement de la fonction. C’est ce que veut dire la fin : la fin, c’est la fin de l’humanité comme humanité concrète, de l’humanité vivante, et pas forcément la fin de l’espèce comme telle.

Au passage il est dit : qu’est-ce qui peut contrarier ce mouvement de la fin ? Il faut que la pensée et la poésie accèdent au pouvoir sans violence qui est le leur. Pouvoir sans violence du poète et du penseur. Ce qui est intéressant, c’est que rien n’est dit pour l’instant du contenu de ce mouvement. Nous retrouverons dans Bergson aussi l’hypothèse du règne de la technique comme identifiant du siècle va de pair avec une annonce prophétique : c’est un lien très étroit et très fondamental. Le 1er temps consiste à identifier la technique comme essence de notre époque et à montrer ce que ça veut dire (là par exemple, la fonction et la fonction de la fonction, l’humanité abstraite, le déracinement, la perte du séjour) et 2ème temps d’articuler là-dessus une annonce, une question qui annonce. Nous commençons à voir ce qu’est cette annonce. Cette annonce, cette réquisition, c’est le pouvoir du penseur et du poète. C’est un doublet heideggérien fdtal : il y a d’un côté la détresse technique, et puis de l’autre le poète et le penseur. Le poète et le penseur, ce sont les seuls qui gardent qch. C’est eux qui sont les gardiens, les gardiens de la présence, les gardiens de l’être. Peu importe même ce qu’ils gardent. L’important c’est la garde  elle-même. Contre la fonction, il y a la garde. C’est un point que nous retrouvons chez tous les penseurs qui identifient le siècle par la technique. Qch doit être gardé, il y a la désignation des gardiens. Comme le philosophe aime bien s’attribuer un travail, il va déclarer que c’est lui le gardien, contre la fonction et l’abstraction de la fonction garde qch. Là, c’est le gardien de la terre. Le poète et le penseurs, exercent un pouvoir sans violence, sur ce dont ils ont la charge et la garde, le séjour, la terre. L’annonce, c’est l’annonce de la tâche du penseur (au-delà du philosophe) et du poète comme gardiennage de la terre. Vous voyez que c’est résister à la fonction, à l’abstraction de la fonction. Comment on peut résister à l’abstraction de la fonction ? C’est tout le problème ! Qu’est-ce qui excepte le penseur et le poète de la fonction, de la violence technique ? La question du contenu de ce pouvoir se complique. Lisons la suite :

    

L’essence de la technique, je la vois dans ce que j’appelle le Ge-stell, une expression souvent tournée en ridicule et peut-être maladroite. Le règne du Gestell signifie ceci : l’homme subit le contrôle, la demande et l’injonction d’une puissance qui se manifeste dans l’essence de la technique et qu’il ne domine pas lui-même. Nous amener à voir cela : la pensée ne prétend pas faire plus. La philosophie est à bout. […]

Dans ce passage, nous voyons qch qui résonne avec ce que je vous disais tout à l’heure : en définitive, l’essence de la technique est de l’ordre de la puissance. Ce que l’homme subit sous l’emprise de la technique est un contrôle, une demande, et une injonction d’une puissance, d’une puissance qui se manifeste dans l’essence de la technique et qu’il ne domine pas lui-même. Là, nous faisons un pas de plus dans l’analytique de la technique, à savoir que tout le point est que technique désigne une puissance en position d’extériorité à l’humanité comme telle. Cette puissance n’est pas une œuvre de l’homme. C’est le point le plus fdtal. La technique est ici pensée comme une puissance anonyme. Ce n’est pas une œuvre. Ça la distingue y compris de l’invention scientifique. Elle n’est pas une œuvre, un résultat, une puissance anonyme qui se distribue comme arrachement à la terre sans que le gouvernement de cette puissance puisse être établi ou assigné. Il y a la thèse que l’accroissement de puissance qui se donne dans la technique n’est pas une puissance de l’homme sur la terre, comme on pourrait d’abord le croire. Ce n’est pas une démesure humaine, la technique. C’est une interprétation trop grecque, qui n’est pas encore moderne. Ce n’est pas un excès de puissance de l’humanité. Non, c’est un excès de puissance sur l’humanité elle-même, et l’arrachement à la terre est l’effet certes de la technique, mais de la technique comme puissance anonyme. Donc il y a dans l’essence de la technique qch qui est essentiellement indifférent à l’humanité de l’homme. Ce n’est pas nécessairement qch qui lui soit hostile, ou d’ailleurs amical. La puissance de la technique n’est ni hostile, ni amicale mais elle est indifférente, neutre, anonyme. C’est pourquoi l’homme dans son humanité, dans son séjour, lui est soumis. La meilleure manière de comprendre c’est de dire que la technique n’est pas une œuvre. La technique est désoeuvrée, c’est un désoeuvrement, ce n’est pas qch qui est comme l’œuvre d’art pas même comme l’œuvre de science. C’est un anonymat désoeuvré qui saisit l’homme et l’arrache à la terre, l’arrache au séjour comme puissance libérée et qui désormais vaut pour elle-même.

Au regard de cela, philosophie est épuisée. La thèse est précise : à bout. La philosophie n’a plus aucune possibilité de garder réellement ce qu’elle a à garder, au regard de la puissance anonyme de la technique. Il y aura peut-être qch de plus que la philosophie, qui est la pensée. Que peut la pensée face à la technique ? La réponse de Heidegger est précise : ce que la pensée peut, c’est nous faire voir la puissance anonyme de la technique. C’est son œuvre propre. La limite de son œuvre. C’est un point important nous le retrouverons chez Bergson lui-même. Si vous admettez que l’humanité est en proie à une puissance anonyme, une puissante indifférente, si vous admettez que l’homme est désormais déshumanisé, puisque son destin lui vient du dehors, absolument, et c’est cela que nomme technique. Technique nomme pas tellement les voitures et les cafetières (bien que ça passe par là). Ce qui est désigné par technique, c’est cette idée qu’il y a une puissance abstraite, qui s’empare de l’humanité pour briser sa capacité de séjour. C’est ça le nom de technique. Si vous admettez ça, si notre temps est celui où cela arrive, que nous ne soyons plus que les brefs éclairs d’existence charnelle saisis et arrachés par une puissance anonyme, et que vous dites : contre cela il n’y a que la pensée (il n’y a que la pensée sinon il faudrait imaginer que la technique se retourner contre elle-même). si ce n’est pas la technique qui vient à bout de la technique il faut que ce soit autre chose. Ce qui n’est pas technique c’est la pensée désintéressée, ou le poème, ou l’oeuvrer d’art.

Parenthèse : vision marxiste dans laquelle la technique pouvait agir contre la technique. Il y avait une position de classe de la technique, une bonne technique qui pouvait s’organiser contre une mauvaise. C’est pour ça que le marxisme ne fait pas de la technique l’essence de l’époque. L’essence de l’époque comme toute époque c’est la lutte politique des classes. Pourquoi Marx renvoyait tout à la lutte de classe, et pas à la technique ? Il ne le disait pas car il ne pensait pas que la technique soit une puissance indifférente anonyme, la technique avait une nature de classe. C’était sa subordination au capital qui était en cause, pas la technique en elle-même. Il y a possibilité d’une bonne technique contre une mauvaise. La position de Heidegger, Bergson et bcp d’autres : il n’y a pas de scission de la technique, une bonne contre une mauvaise. Il y a une essence de la technique. Cette puissance est neutre, indifférente, contre le marxisme. C’est une puissance, asservie à des intérêts de classe identifiables, pour le marxisme. Remarquez la radicalité de la figure ici maniée : la technique n’est au service d’aucun intérêt, il n’y a pas de destination, pas de vouloir, il y a une pure puissance qui est une puissance neutre, une puissance anonyme. Et alors évidemment vous êtes obligés dans ce cas là de lui opposer l’absolument désintéressé qu’est la pensée, le poème, l’oeuvre d’art. Vous lui opposez l’œuvre. La technique est ce qui n’est pas œuvre, anonyme, ça arrive. La puissance de l’œuvre. Au désoeuvrement de la technique vous allez opposer la puissance de l’œuvre. Que peut l’œuvre ? c’est la question angoissante : que peut la pensée contre le déchaînement de la puissance technique ? Est-ce qu’elle peut qch ?

La réponse de Heidegger est très limitée, très étroite. Ce que peut la pensée oeuvrante, ce que peut le poème, c’est nous faire voir l’anonymat de la puissance. Elle peut le mettre en visibilité. Mais elle n’a aucun pouvoir de l’interrompre. C’est en ce sens que la philosophie en particulier est incapable et à bout. Peut-être une pensée plus puissante que la philosophie, un art plus puissant, peuvent nous montrer la situation de la technique. On peut dire que la tache de la pensée est de nous montrer la technique. Parce que en temps ordinaire nous ne la voyons pas. La technique comme puissance, nous ne la voyons pas. La visibilité de cette puissance requiert œuvre, la création, la pensée. c’est ce que dit Heidegger : la tâche de la pensée, la tache que peut se fixer le penseur, le poète, le créateur, c’est au moins de rendre visible notre destin. Et notre destin c’est la technique. C’est la visibilité destinale de la technique qui est l’enjeu de toute création. Mais ceci ne va pas nous sauver, si on entend par salut l’interruption de la puissance anonyme, si on entend par salut la liberté. Le fait que nous ne soyons plus soumis à la puissance extérieure, la pensée en est incapable,  C’est ce que veut dire la philosophie est à bout : nous amener à voir cela, la pensée ne peut pas faire plus.

Est-ce que ça veut dire que nous allons inéluctablement à la perdition ? dans un 1er temps, c’est ce qu’on peut penser. Il y a la perdition lucide, au sens strict, ie qui voit clairement le destin, et puis il y a la perdition aveugle. Tout semble indiquer que nous n’ayons le choix qu’entre voir ce qui nous arrive et ne pas le voir. Mais de toute façon, ça nous arrive. C’est ce que nomme technique. Technique nomme une puissance telle que rien n’a puissance de l’interrompre. Puisqu’il n’y a pas de division de cette puissance. Le marxisme est la contre-épreuve de ça. Donc nous n’avons aucun moyen d’interrompre cette puissance, car pour l’interrompre, il faudrait une autre puissance. La pensée n’a pas cette puissance, elle a la puissance de faire voir la puissance. Au point où nous en sommes, il n’y a pas de salut. Nous verrons que chez Bergson cette pbtique existe aussi : qu’est-ce qui peut faire salut par rapport à l’idée d’une puissance indifférente ? Si l’humanité est en proie  une puissance indifférente qu’est-ce qui peut la sauver ? A partir du moment où vous n’avez pas d’autre puissance, c’est une question difficile. Alors ce qui peut nous sauver, Heidegger va finir par le dire : j’ai changé l’ordre, mais peut importe.

 

     La philosophie ne pourra pas produire d’effet immédiat qui change l’état présent du monde. Cela ne vaut pas seulement pour la philosophie, mais pour tout ce qui n’est que préoccupations et aspirations du côté de l’homme. Seulement un dieu peut encore nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l’apparition du dieu ou pour l’absence du dieu dans notre déclin, que nous déclinions en face du dieu absent.

 

Finalement, quand l’humanité est en proie à une puissance anonyme, seul un dieu peut la sauver. Seule une autre puissance peut produire le salut. Si la puissance terrestre, la technique aujourd’hui, terrestre et antiterrestre, si cette puissance n’est pas divisible, notre salut ne peut venir que d’une puissance totalement incompréhensible ou incalculable, ie de la venue de qch. Nous ne pouvons attendre notre salut que d’une venue. Voilà la thèse. J’y insiste car je crois que chez tous ceux qui posent que l’essence du siècle a été la technique, il y a nécessairement à un moment donné l’annonce prophétique d’une venue, sans que cette venue soit nécessaire, comme seul clé possible du salut. Il faut qu’il y ait une essence autre que celle qui se donne dans la puissance technicienne. Il faut que qch vienne qui nous réconcilie avec la terre, une nouvelle bénédiction du séjour. Que qch bénisse à nouveau la puissance d’habitation du séjour. Seul un dieu peut nous sauver.

Le dieu, comme toute venue, il est incalculable. Personne ne sait quand il va venir, s’il va venir etc… C’est ça qui s’oppose à la technique : la technique c’est la certitude de la transformation. Nous sommes dans la technique car nous savons que demain la technique sera encore mieux. Nous sommes dans l’arraisonnement car nous savons que nous allons passer d’un objet à un autre. Nous savons que le dvd arrive. Nous savons de source sûre que la PS2 ne va pas tarder. Nous le savons ; elle était au Japon il n’y a pas longtemps, et de l’est vers l’ouest elle produit sa marche irrésistible, et tous les enfants de la terre l’attendent. Les enfants c’est le cœur du capital, c’est pour ça que tout le monde les aime tant. Ils n’attendent pas un dieu, eux ! Le séjour, il y a longtemps qu’ils ont oublié ce que c’était. Ils sont de la génération du déracinement. Il y a un gigantesque mouvement de puérilisation universelle. Le regret du capital c’est que nous ne jouions pas tous à la PS2. Mais au moins les enfants joue facilement. Ils sont des consommateurs insatiables. Aucun parent ne peut résister. Qch dont Heidegger a l’intuition. Il faut pour interrompre cela [chgt K7] pour interrompre le compte, il faut de l’incomptable, de l’incalculable, de l’imprévisible. Ce n’est pas forcément un dieu au sens de la religion, di catéchisme. Ne faisons pas cette injure à Heidegger, quel que soit son côté paysan bavarois conservateur. Ce qu’il appelle un dieu c’est le contraire de la technique, qch qui viendrait autrement que comme la PS2, qch dont la venue serait autre que ça, ou autre que le dernier modèle de Mercedes ou le Pentium 4. Il ne serait pas le numéro 3 ou 4 de quoi que ce soit. Il ne serait pas non plus le Alien numéro 5. Il serait une venue, une venue pure. Il n’y a que ce qui vient autrement que selon toute filière technique concevable qui peut nous sauver. C’est quoi cette venue ? C’est une venue qui tire sa puissance de n’être pas représentable comme puissance. La seule qui puisse être opposée à la technique, c’est que qch nous vienne qui n’est pas de l’ordre du calcul de puissance ; que ceci soit appelé un dieu pourquoi pas. que qch arrive, nous arrive, arrive à l’humanité, arrive autrement que selon la registration uniformisée de la puissance c’est ce qui est dit là. Au fond, quand vous identifiez le siècle à la technique, ce qui n’est pas ma position pas ma thèse, mais j’essaie de montrer quelle est la force là dedans, vous êtes amenés à contraposer à la technique l’idée d’une venue pure,  dont nous verrons que c’est la venue d’un mystique pour Bergson. C’est la même chose : un dieu peut nous sauver, un mystique peut nous sauver. Dans tous les cas, il s’agit de qch  qui est dans un régime qui n’est pas celui de la puissance.

C’est une question que je crois profonde dans le siècle, que je généralise un petit peu : a rôdé dans le siècle sous des formes très variées la question de la puissance de l’impuissance. Y a-t-il ou peut-il y avoir une puissance de ce qui est considéré comme l’impuissance même ? peut-il y avoir une puissance étrangère à toute puissance technique ? on dit tous les jours que c’est inexistant : sans modernité technique vous êtes dans l’impuissance. C’est ce qui nous est enseigné, martelé et que en un sens nous croyons tous. Comme disaient les bons vieux classiques, l’idéologie dominante, elle domine, elle nous domine. Il y a un régime de la puissance, et en fin de compte il nous est si puissamment extérieur... Dans le siècle le plus aigue c’est de se demander : est-ce que c vrai, est-ce qu’il n’y a pas une ressource dans l’impuissance elle-même ? une ressource qui ferait que l’impuissance peut triompher de l’impuissance ? pas parce qu’elle est plus puissante, mais parce qu’elle déroute la puissance, parce que la puissance ne sait pas comment s’appliquer, s’investir, se déployer dans ce qui soustrait à elle de façon radicale ? N’y a-t-il pas qch de soustractif par rapport à toute puissance, qch qui se retire de toute puissance. Ça commence avec Marx, ou Spartacus : n’y a-t-il pas une puissance potentielle du plus faible ? Est-ce que le plus faible n’est pas en un certain sens possiblement ou potentiellement le plus fort parce que sa manière d’être déroute la force ? Aucune révolte ne serait pensable sans cette idée, finalement. Depuis les révoltes d’esclaves de l’Antiquité jusqu’aux révoltes à venir, qui auront lieu, aucune n’aurait lieu s’il n’y avait pas cet horizon singulier qui est qu’une certaine forme d’impuissance se soustrait à la puissance, déroute la puissance. Si elle sait se saisir elle-même, se penser elle-même, un rapport à elle-même qui est un rapport de soustraction à la puissance. C’est une grande enquête du siècle, ce que j’ai appelé son filon soustractif. Dans tous les ordres : est-ce qu’il n’y a pas qch de proche du non art, et qui a cependant une réelle puissance artistique ? est-ce que ce n’est pas dans l’envers de la puissance établie de la représentation artistique que se situe une ressource insoupçonnée de l’art lui-même ? De même, est-ce que politiquement les plus faibles ne sont pas susceptibles d’être les plus forts (non au sens d’un affrontement militaire perdu d’avance), mais au sens d’une type de ténacité d’insistance, de contournement des difficultés, où il cumulent un savoir faire de l’impuissance, dans la durée. N’y a-t-il pas qch en capacité de dérouter la figure technique de la puissance ? C’est a question que pose Heidegger et qu’il appelle un Dieu. Mais le dieu reste incalculable, il n’en dit rien, sinon que ce dieu qui peut nous sauver ne s’ordonne pas à la puissance, ne s’expose pas à la puissance, comme un enfant qui n’aurait aucun désir des objets qu’on lui propose. Que désirerait-il ? c’est la question ! Mais prenons cette image. ça ne lui dirait rien. (ce n’est pas le cas !). ça, à une échelle qui représenterait finalement la touche d’un dieu, ie qch comme la gratuité. Ce qui est gratuit, c’est ça, ça ne s’offre pas au calcul de la puissance technicienne, ce qui est intrinsèquement gratuit, comme l’est la création, comme l’est le désir qui n’est pas articulé dans des objets, comme l’est ce que j’appelle une vérité. C’est ça, c’est qch qui au sens fort n’a aucun intérêt.  Ie ne rapporte aucun intérêt. De là que toute vérité, c’est le contraire de la bourse. C’est pas la bourse ou la vie, c’est la bourse ou le vrai.

10 janvier 2001

je rappelle que le travail de cette année concerne au fond le rapport de la philosophie proprement dite au 20ème siècle. Je retraverse à toute allure ce que nous avons déjà dit.

1° la philosophie identifie le siècle avec des noms ou concept. Le siècle n’est donc pas une totalité empirique, mais c’est qch qui va supporter une totalité conceptuelle. Il y aura un certain nombre de noms fondamentaux qui font le bilan en pensée du siècle selon telle ou telle philosophie

2° j’ai proposé de faire le bilan de cela à partir de 8 noms, 8 manières d’identifier le siècle de l’intérieur de la philosophie :

- la mort de Dieu

- la fin de la métaphysique

- la fin des idéologies

- le mal, ou la barbarie, ou le mal radical

- la technique

- le capitalisme, ou l’économie de marché

- les révolutions

- la démocratie

Ces noms servent de fils conducteurs comme ce à travers quoi telle ou telle disposition philosophique a tenté de penser le rapport à son propre temps.

Nous avons à titre, d’exercice de méthode préliminaire, commencé par la technique. Nous avons commencé à nous demander ce que signifiait exactement l’identification du siècle de la technique, ou comme souveraineté ou du règne de la technique. C’est dans cette optique-là que je vous ai proposé les textes de Heidegger et de Bergson qui, l’un comme l’autre, considèrent qu’en effet le mot technique est le nom adéquat pour désigner notre temps.

 

Nous avons la dernière fois ponctué le texte de Heidegger. Je ne vais pas tout reprendre, mais il faut tout de même avoir présente la liste des considérations conclusives sur ce texte :

qu’en est-il de l’essence de la technique ? On peut donner plusieurs réponses, mais on dira : l’essence de la technique, c’est le passage de la terre comme séjour à la terre comme fonctionnement. J’adopte une définition qui est au plus proche de ce que le texte lui-même dit. C’est au moment où ça fonctionne, où le rapport à la terre est dans la modalité du ça fonctionne, et où la notion même de séjour est abolie au profit du fonctionnement, que s’avère le règne de la technique.

qu’est-ce que c’est que le fonctionnement, comme caractéristique immanente de la technique ? Le fonctionnement, c’est une injonction ou une puissance anonyme, qui s’exerce sur l’humanité empirique, mais qui comme telle est une puissance anonyme. Ie qui est la puissance de rien (prenons anonyme au sens fort), ou la puissance de rien, ou la puissance du rien, ou la puissance de l’être comme oublié, ou retiré, ou aboli (je ne vais pas entrer dans le détail technique). Le fait que la technique est une puissance anonyme ou une injonction impersonnelle lie la technique au nihilisme. Il y a un lien essentiel entre souveraineté de la technique et nihilisme dont le support est l’anonymat de la puissance. C’est le 2ème point.

qu’en est-il de la philosophie ou de la pensée par rapport à cela ? Réponse : la philosophie est à bout. La philosophie est saturée, elle est impuissante. Elle est même, d’une certaine façon, l’impuissance même de la pensée. Et la pensée ne peut que montrer la technique, c’est un point très important. La tâche de la pensée est limitée à ceci qu’elle peut montrer, indiquer, la souveraineté de la technique, ie indiquer le nihilisme, mais pas du tout interrompre, ou inverser, le mouvement historial. La pensée est une monstration. Vous savez que Marx dit dans les Thèses sur Feuerbach qu’il faut passer de l’interprétation du monde à sa transformation. S’agissant de la pensée, pour Heidegger, elle n’est pas une transformation, et elle n’est pas non plus une interprétation. Elle est en vérité un geste de monstration, qui permet de se tenir face à la souveraineté de la technique. Il faut soutenir que la pensée, au relais de la philosophie qui est à bout, qui est saturée, la pensée construit un face à face avec la souveraineté de la technique, et c’est sa seule capacité, possibilité.

pourquoi ? pourquoi la pensée n’a-t-elle pas puissance de transformation, ou d’inversion ou d’interruption du nihilisme technique ? Précisément car le nihilisme technique est une puissance (anonyme), et qu’à une puissance on ne peut opposer qu’une puissance. Par csqt, il faut la venue d’une puissance capable, ou apte, à compenser, inverser, retourner la souveraineté de la technique. Cette puissance, nous dit Heidegger, ne peut être que celle d’un Dieu. C’est pourquoi, ultimement, seul un Dieu peut nous sauver. Mais il faut voir de quoi Dieu est le nom ici. Dieu est le nom de cette puissance improbable qui inverserait la puissance du nihilisme technique. Je rappelle l’idée forte, et qui est une idée dont je conçois qu’elle a une réelle force de pensée, qui est au fond l’idée que vous ne pouvez interrompre un fonctionnement que par une venue. Il faut que qch vienne, il n’y a que la venue de qch qui peut interrompre ce qui est un fonctionnement. Autrement dit, vous voyez, aucun fonctionnement ne peut interrompre un fonctionnement. Aucune intelligibilité moyenne ne peut interrompre ce qui fonctionne avec la puissance de la technique. En réalité, la ressaisie de son destin par l’humanité suppose que qch advienne. Encore une fois, c’est cette idée d’une venue qui seule est à la mesure du fonctionnement. Et qu’est-ce qui peut venir ? c’est ce que Heidegger appelle un dieu. Un Dieu c’est ce qui peut venir, c’est ce qui peut nous arriver. N’ayons pas une vision trop religieuse de ce qui est appelé dieu. Heidegger ne dit pas vraiment que ce qui va régler la question, c’est une nouvelle religion. On peut le tirer dans le sens d’une nouvelle religion si on veut. Mais ce n’est pas exactement ce qu’il dit. Ce qu’il dit c’est que nous n’avons d’espoir que dans une venue, il faut que qch arrive. Ce n’est que comme cela que la puissance du fonctionnement technique nihiliste établie peut être interrompue.

Nous l’avions développé la dernière fois.

 

Si on accepte cette vision des choses, comment on en sort ? quels sont les possibles ? L’humanité est dans quel système de possibilité ? Il y en a 3. Il y a 3 possibilités. Le siècle qui commence est fibré par 3 possibles heideggériens :

1ère possibilité : le néant, ie l’accomplissement intégral de la dévastation de la terre par le nihilisme. Dans les années 60,  Heidegger l’envisageait certainement dans la figure possible de la catastrophe atomique, de la guerre atomique (c’est le contexte de l’époque). On n’est pas obligé de s’en tenir à ça : la dévastation de la terre par la technique peut s’envisager de bien des façons. Aujourd’hui on parle de catégorie de type écologies. C’est le même type de pensée. Il y a une proximité entre Heidegger et l’écologie fondamentale. C’est la même pensée. Il y a la possibilité du néant, la possibilité que le nihilisme aille au bout de sa puissance fdtale, qui est la puissance du rien. Le rien est dans la modalité de l’être. Le néant est une modalité fdtale de l’être. L’être peut accomplir son propre destin dans la figure de l’anéantissement et de la dévastation. C’est la 1ère possibilité. Ce qui signifie en réalité la fin de l’humanité pensante comme telle, quelles qu’en soient les modalités.

2ème possibilité : la venue incalculable du Dieu. Seul un dieu peut nous sauver : la possibilité est que vienne le dieu qui nous sauve. Ça ne peut pas faire l’objet d’un calcul quelconque de la possibilité. Ce qui caractérise une venue c’est son imprévisibilité radicale. Seul un dieu peut nous sauver ne signifie pas que nous puissions prévoir la venue du dieu : elle est dans une indécidabilité radicale. Elle est la 2ème possibilité.

3ème possibilité : la continuation de ce qu’il y a, ie de ce qui sera alors appelé le déclin. Ie le continuer interminable de la souveraineté de la technique, sans qu’encore on ait la figure du néant comme telle. C’est une figure possible de lucidité. Parce que la pensée, dans ce cas, peut se tenir face à l’absence du Dieu, de façon lucide. La 3ème possibilité subjective, c’est celle de la pensée sans dieu, donc d la pensée non sauvée, mais acceptant et tenant le face à face avec le déclin. C’est ce que nous pouvons. C’est la raison pour laquelle la pensée n’est pas inutile. La pensée n’est ni en état d’inverser la puissance du nihilisme technique, ni en étant de faire venir le Dieu. Elle peut simplement montrer ce qu’il y a et nous installer dans le face à face avec ce qu’il y a. Et qu’est-ce qu’il y a ? Il y a le déclin face au dieu absent. C’est ce dont nous sommes en tout cas capable : de nous tenir, dans un face à face lucide, et non compromis si je puis dire, avec le déclin. C’est pourquoi je dirais que la figure ultime de la pensée pour Heidegger a qch de stoïque. C’est une figure stoïque, ie une figure qui consiste à en tout cas à accepter que la pensée se hausse jusqu’à face à face avec son propre destin, et qu’elle ne joue pas aveuglément le jeu du néant. C’est la signification de la formule : il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie une disponibilité pour l’apparition du dieu (même chose que le fac à face avec le dieu absent) ou pour l’absence de dieu dans notre déclin, que nous déclinions à la face du dieu absent.

 

Je peux donner au passage ma propre ponctuation. Je ne suis pas dans ce pathos, mais je vous en décris sa configuration, je lui donne sa chance, il a une profondeur, on ne peut pas le rejeter comme une construction falsifiée, ce serait trop facile. Comment je le ponctuerais ?

Je dirais que au fond ce qu’il faut transposer comme absence du dieu dans la proposition qui est la mienne, c’est l’absence d’un projet collectif de l’humanité quant à son destin. C’est autre chose que la question de la technique, que je laisse de côté pour l’instant. Il est vrai que l’absence d’un projet historial de l’humanité, et qui équivaut, si je le traduis dans la langue de Heidegger, à s’installer dans le non séjour, s’installer dans la dépropriation de l’humanité. Ça j’accorderais, en laissant de côté la question de la technique, et même celle du nihilisme, que le péril est sans doute que le bilan négatif des entreprises collectives antérieures conduise, au fond, à l’acceptation pure et simple du ce qu’il y a en tant que tel. C’est renoncer, en effet, à ce que l’humanité organise, à proprement parler, son séjour sur la terre. Renoncer à ce que l’humanité organise vraiment son séjour sur la terre, ie confier à des puissances anonymes la régulation de ce séjour, c’est bien une menace réelle. Et au fond, cette puissance extérieure anonyme, c’est l’économie. Le nom économie est probablement plus approprié que le nom technique. Ou alors il faut entendre par technique primordialement l’économie tout entière. Il est vrai qu’il y a une question de savoir comment l’humanité envisage son séjour, pour reprendre ce mot qui est assez beau. Comment elle envisage son séjour, et à quoi elle l’emploie ? Il est vrai qu’elle est dans une passe particulière en cette fin de siècle, qui est au fond un scepticisme essentiel sur la capacité même à organiser son séjour, ie un scepticisme sur tout projet collectif digne de ce nom, et une tendance à se confier, purement et simplement, à la régulation anonyme, sous le nom de l’économie de marché. Je pense qu’il y a chez Heidegger à la fois qch comme un pathos réactionnaire, quand même, sur la technique et la terre etc… mais je pense qu’il y a une intuition valide sur qch comme une déclinaison de l’humanité hors de toute idée d’organiser son séjour. Organiser son séjour, ça veut dire que son séjour soit sous une règle de pensée, quelle qu’elle soit, et pas sous la règle une puissance anonyme. C’est simplement ça, mais c’est très compliqué comme on sait. Mais la formule en est simple : est-ce que l’humanité considère que son séjour terrestre peut être sous le signe de la pensée, sous le signe d’une idée ? ou est-ce que en réalité elle confie ultimement cela à qch qui est de l’ordre de l’anonymat de la puissance ?

Je pense qu’on peut formuler cette question autrement, qui est : dans quel temps, dans quel temps s’établit l’histoire humaine ? Quelle est sa temporalité ? ça je crois que c’est un point très important. Ie l’humanité est-elle, ou se représente-t-elle, à la source de sa propre temporalité ? ou considère-t-elle que le temps, le temps qui est le sien, lui vient du dehors ? ie est-elle dans un mouvement d’appropriation de sa temporalisation ? Ou au contraire, considère-t-elle qu’elle est soustraite à tout pouvoir sur la temporalité ? C’est un point très important. Je vais vous dire ce que je pense : ce qui a été appelé socialisme, communisme, comme vous voulez, c’était en dernière instance l’idée que l’humanité allait créer son propre temps. C’était ça. On peut dire c’était ceci ou cela, que c’était mortifère, d’accord. Je ne suis pas pour qu’on revienne immédiatement aux plans quinquennaux, qui étaient l’expression immédiate de ça. Le plan quinquennal stalinien, c’était exactement l’idée de fixer le temps. Ça s’est montré si destructeur qu’il y a un repli par rapport à ça. Mais faut-il en même temps renoncer à toute idée selon laquelle, après des siècles, ou des millénaires, de soumission à une temporalité extérieure : la temporalités des saisons et des cycles pour le paysannat, les temporalités de la religion, les temporalités cycliques etc… faut-il renoncer à l’idée qu’il y a possibilité pour l’humanité de s’approprier le temps, d’être créatrice de son propre temps ? C’est un fait que le capital, l’économie de marché, c’est une extériorité du temps. C’est peut-être même son point le plus essentiel. Si on veut le critiquer, c’est par là qu’il faut le prendre : ça restaure à sa manière l’extériorité du temps. Nous le voyons tous les jours : tout le monde est là, se demandant si demain ça va s’écrouler ou pas, si la Bourse va baisser ou monter, personne ne sait très bien. C’est devenu un thème récurrent que les économistes se trompent par nature sur ces questions là, et que tout ce qu’ils annoncent est faux, et ainsi de suite. Pourquoi ? car le temps est extérieur. La vacillation temporelle est l’essence de ce phénomène. On est au suspens d’un temps qui est un temps au fond de la spéculation, qch comme ça, qui est un temps intéressant pour les joueurs. Vous pouvez jouer, avec un temps extérieur : la roulette tourne, vous gagnez ou vous perdez. C’est amusant pour les joueurs, mais c’est pas forcément amusant pour l’humanité tout entière. Il y a là une question qui est une modulation de la question heideggérienne, et qui est : admettons-nous que le temps soit comme l’extériorité comme destin ? Finalement, c’est le temps quotidiennement le temps du salariat, et macroscopiquement le temps du capital, c’est comme ça. Vous voyez bien que la pauvreté consisterait  dire : donnons plus de temps libre. De finir par penser que tout ça c’est une question de politique des loisirs. C’est la vision pauvre de la chose. Les loisirs seront aussitôt organisés dans une temporalité extérieure comme tout le reste. Ils deviendront un marché comme tout le reste. La question n’est pas là, c’est la politique du temps ou la temporalisation comme politique. On peut estimer qu’aujourd’hui il n’y a pas de politique car il y a une renonciation universelle à l’idée d’appropriation du temps. Le temps est ce qui nous sépare de la prochaine élection. Et encore, personne ne sait si le favori ne va pas s’écrouler dans les sondages, il monte ou il descend, comme Pechiney. Jospin et Chirac comme le Nasdaq. Pourquoi ? Pour des raisons fondamentales. Ça ne se réforme pas avec 3 petites améliorations démocratiques. C’est pour la raison que nous avons tous abdiqués sur l’idée qu’il appartenait à l’humanité dans sa constitution politique d’être souveraine du temps. Nous sommes revenus à l’idée que le temps est fondamentalement décidé par une puissance impersonnelle. C’est en écho de la méditation heideggérienne.

 

J’accorderais aussi que, eu égard à cette situation, on est plus ou moins astreint à spéculer sur la venue de qch. Dans mon jargon : une inversion de ça est événementielle, elle n’est pas calculable de l’intérieur de cette affaire là. De l’intérieur de la situation historique nihiliste qui est la nôtre, il n’est pas possible de procéder à une inversion sur la question du temps. c’est pour ça que tout le monde est résigné à ce qu’il en ailler ainsi. C’est de l’ordre d’une rupture événementielle qu’il s’agit s’il doit y avoir une inversion quelconque. Il faut que qch arrive, je serais d’accord avec Heidegger sur ce point. Mais je ne crois pas que Dieu soit un très bon nom, mais je pense qu’il y a qch qui est de l’ordre d’un surgir incalculable, dont on ne peut pas dessiner le contour, mais qui est la seule représentation formelle d’une inversion possible.

 

Je crois aussi, point sur lequel je m’écarte de la posture pathétique et aristocratique qu’adopte Heidegger, je crois aussi qu’il y a des ténacités locales possibles. Il n’est pas vrai qu’on ne puisse que contribuer à l’état de chose existant. Il y a des rebroussements, des séquentialités hétérogènes, des possibilités locale, que l’aristocratisme de Heidegger méprise souveraine, dans l’altitude singulière et himalayenne où il est avec les poètes du siècle, ça ne peut être que global ou rien du tout. C’est une attitude que je réprouve absolument. Je pense qu’il est toujours possible localement de créer un tout petit peu d’hétérogène, une séquence qui n’est pas contribution à ce qui existe. C’est ce que j’appelle une procédure de vérité, quelle qu’en soit l’échelle : il est possible de créer un temps. je ne dis pas créer le temps historique, mais créer des séquences que j’appellerais des séquences de contretemps. Il y a possibilité de créer des contretemps artistiques. A sa manière, même une simple gde passion amoureuse (je ne sa pas pourquoi je dis simple ! c’est pas si simple !) peut créer un contretemps etc… Je crois que cette confiance dans le contretemps local est une dimension essentielle de la pensée contemporaine. Sur ce point, je me démarque de l’aristocratisme morose de Heidegger. Décliner face au dieu absent, ça veut dire quoi ? dans la réalité du monde, ça veut dire quoi ? c’est une posture, ce n’est qu’une posture, il faut bien le dire. On ne peut pas solder l’aventure du siècle par une simple posture. Voilà ma ponctuation quant au texte heideggérien.

 

Je voudrais maintenant, noyau du séminaire d’aujourd’hui, en venir au texte de Bergson que vous avez donc sous les yeux.

 

Bergson. Extraits de Les deux sources de la morale et de la religion, 1932.

     L’outil de l’ouvrier continue son bras ; l’outillage de l’humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la “houille blanche”, et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce. […]

     Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d’énergie potentielle, cette fois morale. Ne nous bornons donc pas à dire […] que le mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. […]

     L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits. Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle. A elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. A elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux.

 

Avant de l’analyser, je voudrais rappeler un point que j’avais dit la dernière fois, qui est là est un fil conducteur très important. Si vous prenez la technique comme identification du siècle, la question se pose de savoir ce que vous mettez en vis  à vis de la technique. Qu’est-ce que le siècle déclare perdu ou pbtique car le siècle est siècle de la technique ? Si vous décidez d’identifier le siècle, vous avez une logique de ce qui n’est pas, ou de ce qui a été perdu ou de ce qui est autre que cette identité. Dans l’espace de la philosophie, ça revient toujours à dire que sont problématisés :

1° la nature

2° l’homme

La question immédiatement soulevée lorsque vous dites le siècle est le siècle de la technique, C’est :

1° donc nous avons perdu la nature, ou en tout cas le concept de nature est devenu pbtique. C’est la dimension écologique de la question.

2° et par ailleurs : qu’en est-il de l’homme, de l’essence de homme, lorsqu’il y a la souveraineté de la technique ? C’est le versant humaniste de la question.

Question humaniste : qu’est-ce que le destin de l’homme sous le règne de la technique ? Question écologique : qu’en est-il de la nature sous le règne de la technique ?

 

Finalement, cette question de la technique, c’est la question d’un nouvel appariement de l’homme et de la nature. ça finit toujours par être ça. Ce qui est pbtisé par la question de la technique, c’est l’avènement d’une nouvelle corrélation possible entre l’homme et la nature, toujours.

Et cet ajustement, pour Heidegger, c’est l’hypothèse de ce qu’il appellerait un nouveau séjour. Pour autant que au-delà du nihilisme technique, un dieu nous sauve ou qu’il y ait un retournement originaire, ce qui va revenir, c’est la figure du séjour humain terrestre, mais  dans sa nouveauté. C’est un nouveau séjour. Et en attendant ce nouveau séjour, il y a des gardiens du face à face avec le dieu absent, qui sont les penseurs et les poètes. Vous voyez bien que ce qui est espéré, peut être vainement, mais stoïquement, c’est l’hypothèse d’un nouveau séjour, donc une nouvelle manière pour l’homme d’habiter la terre, si on est dans le lexique de Heidegger. Heidegger accorde bcp d’importance sur ce point au paradigme poétique. L’homme habite en poète etc... Il est probable que ce nouveau séjour possible de l’homme serait à hauteur du poème, qch comme ça, si nous étions sauvés. Au lieu de l’habitation technicienne, ie volontaire et arraisonnante de la terre, nous aurions une habitation accueillante, dont le poème est au fond la promesse sous la forme artistique.

Bergson va lui aussi évidemment être dans cette question de l’ajustement nouveau de l’homme et de la nature. C’est pourquoi je rappelais ce point.

 

Le texte de Bergson est bien antérieur au texte de Heidegger. Le texte de Bergson est de 1932. Le texte de Heidegger est de 1966. Ceci dit, rappelons que Etre et Temps est de 1927. Entre le grand livre de Heidegger, son grand livre primordial, et le dernier grand livre de Bergson, il y a une sorte proximité (27, 32) on est un peu dans le même moment temporel. De ce point de vue là, Bergson est en train d’achever son œuvre quand Heidegger commence la sienne. Tout cela, c’est un peu les années 30, dans le 1er envoi de cette méditation sur la technique (je vous ai rappelé dans les années précédentes à quel point les années 30 sont le cœur du siècle dans ces problèmes).

 

Quelle est la thèse de Bergson ? On va la ponctuer minutieusement, parce qu’elle est bcp plus singulière que de prime abord il peut y paraître.

Nature et homme, on va partir de là. La thèse de Bergson, c’est que la nature avait programmé l’homme pour un certain agrandissement de ses pouvoirs. C’est la 1ère phrase. L’homme est cet être qui était naturellement capable d’un agrandissement de ses pouvoirs. Ça parce qu’il a ce que Bergson appelle une intelligence fabricatrice : l’outil est un prolongement du corps, donc l’homme est cet être qui, naturellement, a un corps extensible. C’est un point à bien noter : le corps de l’homme est un corps ouvert, ie il peut augmenter sa capacité, sa puissance. Au fond, le corps c’est d’abord et avant tout l’action, la capacité. Il y a un matérialisme de Bergson, c’est un homme pour qui la corporéité est 1ère. La vie est 1ère, mais la vie, c’est d’abord le corps. Le corps, c’est une capacité. L’homme on peut le définir biologiquement, naturellement (j’y insiste), l’homme est cet être qui a un corps qui peut se déployer, s’augmenter, se compléter par des outils, des énergies, des machines. Rappelons quand même que l’intelligence fabricatrice est au service de l’action. Nous sommes là dans la dimension pratique.

Vous me direz : qu'est-ce c’est l’intelligence non fabricatrice ? L’intelligence non fabricatrice, c’est ce que Bergson appelle l’intuition. Ayez présente à l’esprit, dans l’horizon de ce qu’on va dire, cette distinction entre intelligence pratique, intelligence conceptuelle, entièrement ordonnée à l’action, si compliquée qu’elle soit (l’intelligence conceptuelle est finalement une intelligence au service de l’action), et puis une espèce d’aura d’intuition, qui serait, elle, contemplative ou mystique, qui est la saisie de la durée pure, qui est qch comme la coïncidence avec la vitalité fondamentale.

Je vous donne un passage là dessus : « un corps qui comportait l’intelligence fabricatrice avec autour d’elle une frange d’intuition était ce que la nature avait pu faire de plus complet ». Ce que la nature, terrestre, a pu faire de plus complet, c’est un corps (la nature ne fait rien d’autre que des corps), et ce corps contient une intelligence fabricatrice avec, autour d’elle, ce que Bergson appelle une frange d’intuition.

C’est le 1er point : on part de l’idée que l’homme c’est un corps qui, contenant une intelligence fabricatrice, est un corps extensible.

 

Qu’est-ce que la technique ? La technique, au sens où Bergson va dire que c’est le grand problème du siècle. La technique, ce n’est pas directement – point très profond et intéressant – ce n’est pas directement la simple extension du corps. Ce n’est pas simplement le fait qu’il y a des outils, qu’il y a des énergies, qu’il y a de la fabrication. Pourquoi ça c’est pas la technique ? Parce que nous venons de dire que c’est la nature : la nature de l’homme, c’est d’avoir un corps qui peut être un corps outillé. Un corps humain est un corps qui se déploie dans la matérialité en s’étendant dans la matérialité. Par csqt, la technique n’est pas l’outil, simple extension du corps pratique de l’homme. La technique, c’est un excès sur la programmation technicienne naturelle de l’homme. C’est une idée tout à fait intéressante : la technique, c’est un excès qui est survenu, qui est arrivé, sur ce que la nature avait programmé quant aux possibilités d’extension du corps de l’espèce humaine par des outils. Ceci est expliqué très clairement dans le 1er § : « des machines qui marchent au pétrole, au charbon, à la “houille blanche”, et qui convertissent en mouvement des énergies potentielles accumulées pendant des millions d’années, sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n’en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce… ». On appellera donc technique un excès de l’extension corporelle de l’espèce humaine sur ce qui était naturellement programmé quant à cette extension. Ce n’est pas l’extension elle-même qui est la technique. La technique, c’est un excès sur ce qui était naturel dans cette extension. Autrement dit, la technique n’est pas en vis-à-vis de la nature : nous n’avons pas là une dialectique binaire entre technique ou artifice d’un côté, et nature de l’autre. La technique dans son origine est un calcul de la nature, l’homme est homo faber, il est technicien dans la programmation naturelle. Simplement, le mouvement a porté cela plus loin que toute programmation naturelle concevable. C’est cela, la technique proprement dite. C’est comme si qch de la nature avait été porté au-delà de sa propre virtualité. C’est une idée très compliquée, c’est une idée philosophique très compliquée mais très intéressante car c’est une logique de l’excès. C’est une logique de l’excès, ce n’est pas une logique de la contradiction. C’est son intérêt : c’est un excès immanent de la nature sur elle-même. C’est ça l’homme de la technique. C’est donc bien une monstruosité, au sens où le monstre, c’est aussi une production naturelle. Aristote déjà disait qu’il y a des monstres par défaut et des monstres par excès. Là, on a typiquement une figure de la monstruosité par excès. La technique c’est ça : la racine reste naturelle, mais ça s’est déréglé, et c’est allé au-delà de sa propre programmation. C’est pour ça que Bergson maintient le caractère intégralement affirmatif de sa pensée, qui est sa caractérisation qui plaisait tellement à Deleuze. Ce qui plaît à Deleuze dans Bergson, c’est qu’il n’y a pas de négation, c’est pas dialectique. La technique, ce n’est pas le négatif de la nature. Je crois que c’est peut-être une des rares pensées qui essaie de tenir sur la technique un propos qui n’en fasse pas un vis-à-vis de la nature, mais au contraire une espèce de monstruosité immanente à la nature elle-même. Comme si au fon la nature avait fait un petit programme (on va rendre possible l’extension du corps de l’homme), sans ce rendre compte que ce programme était appelé à s’excéder lui-même, comme si la nature avait ouvert à une possibilité sans se rendre compte que l’excès était nécessaire à cette possibilité. On ne peut pas programmer la technique : au fond, l’homme est un programme raté, car c’est une programmation de l’inprogrammable. C’est la tentative de programmer ce qui ne pouvait pas être programmable ; en ce sens c’est un monstre, un programme raté. Il y a bien une puissance mortifère dans la technique, qch de mortifère dans la technique, thème heideggérien, mais c’est puissance mortifère qui est une intensification de la vie. Ce n’est pas non plus une négation, mais c’est une intensification sans mesure. Finalement, la technique c’est de la vie débridée, de la vie qui a échappé à toute programmation. C’est donc de la puissance non mesurable, non tenue dans un code naturel. La technique est une puissance non  codée, une puissance naturelle non codée, elle a échappé à tout code.

Le résultat, c’est que c’est comme si l’homme avait un corps disproportionné. Rappelons-le, la technique n’est jamais que le prolongement du corps. Donc la technique du siècle, la technique avec les énergies c’est encore du corps.

 

Par contre, qu’est-ce que c’est que l’âme ? dans ce corps démesurément grossi l’âme reste ce qu’elle était. L’âme, c’est la frange d’intuition. C’est ce qui en l’homme n’est pas l’intelligence fabricatrice. C’est intéressant : pour Bergson, l’âme, c’est simplement une autre dimension de l’intelligence. Ce n’est pas une entité qui serait à l’intérieur du corps. On peut même dire que en un sens, ce qu’il appelle âme, c’est un autre usage du corps. C’est un usage du corps qui est un usage intuitif du corps, au lieu d’être un usage fabricateur et technique. Ce qu’il appelle âme, c’est l’autre mode possible d’exercice de la pensée. Celui là, évidemment, il reste ce qu’il était, car il n’a rien à voir avec la technique, il n’est pas fabricateur. La métaphore de tout ça, c’est comme si on avait un énorme corps ustensile, et tout petite âme qui n’a pas bougé. Un énorme corps, une tout petite âme : d’un côté vous avez le charbon, la houille, les usines, l’atome, c’est le corps de l’humanité. De l’autre côté, vous avez la capacité intuitive de la durée qui est immémorialement ce qu’elle a été, elle n’a pas bougé depuis le néolithique. C’est bien pour ça que nous pouvons reconnaître comme de grands artistes les gens dans les grottes : ils étaient dans une intelligence qui mettaient le fabricateur au service d’autre chose, ils véhiculaient dans la fabrication une intuition. Nous sommes comme eux, sauf que nous avons un corps 10 000 plus grand que le leur. Nous sommes comme des mastodontes avec une cervelle en petit pois ! C’est ça la technique. Nous sommes comme des mastodontes avec une cervelle en petit pois ! C’est ça la technique. Ce qui est intéressant, c’est de concevoir la technique comme étant de la registration du corps. Et ce qui est appelé l’âme, c’est un usage du corps qui ne serait pas celui là. Restons dans le matérialisme de Bergson. Autrement dit, la puissance intuitive, qui est ce que Deleuze appelle la pensée (c’est ce que Bergson appelle l’âme, ie la capacité à être dans l’effectuation de la durée comme telle, dans l’intensité du désir comme tel, et pas justement dans les fins et les moyens, ie dans le calcul technicien). Ça, ça reste ce que c’était. C’est une possibilité humaine, une frange de possibilités qui est demeurée ce qu’elle était.

 

Finalement, nous avons une crise qui est une crise de disproportion. La technique du 20ème, c’est une crise de disproportion. C’est le moment où notre capacité pensante proprement dite, ie notre capacité à intuitionner ce qu’il y a, ie finalement la durée, le temps, notre capacité d’intuition du temps est en état de disproportion absolue avec notre capacité d’intervention dans l’espace. L’espace pour Bergson est le lieu de l’action pratique, et le temps pur est le lieu de l’intuition. On peut dire que le règne de la technique, c’est une disproportion entre le temps et l’espace, c’est un écrasement du temps par l’espace, ou de l’âme par le corps, dans l’imagerie bergsonienne. De la capacité intuitive par la capacité  fabricatrice.

Notre temps est un temps de crise : Bergson va dire : les problèmes  politiques, sociaux, internationaux, sont des définitions différentes de cette disproportion. Les problèmes  nomment dans des registres différents la disproportion entre l’âme et le corps, entre finalement l’intuition et la fabrication. Ce qui veut dire que nous n’avons pas de gouvernement intuitif possible de notre capacité technique. Qu’est-ce que ça veut dire, ne pas avoir de gouvernement intuitif possible de notre capacité technique ? C’est être incapable de lui fixer des finalités. Nous ne pouvons pas lui fixer de finalité, puisque pas d’intuition d temps à la mesure de notre puissance. Voyez comment cette question de la création du temps dont je parlais tout à l’heure est présente. Nous n’avons pas de conception du temps qui soit à la mesure de notre puissance. Notre puissance technicienne corporelle est telle que notre conception du temps n’est pas à sa mesure, elle est insuffisante. C’est le diagnostic.

 

Ce diagnostic est assez différent de celui de Heidegger, c’est une autre registration. Car ce n’est pas la question du nihilisme, ce n’est pas la question de la terre perdue dans son séjour. C’est une question de proportion. La technique c’est une disproportion, une monstruosité en disproportion.

 

Quel va être le programme ? L’humanité aujourd’hui, elle gémit sous le poids des progrès qu’elle a fait, ça veut dire qu’elle gémit sous le poids de son propre corps. L’humanité est obèse, c’est ça. Quand vous êtes obèse, et qu’il y a disproportion, quelles sont les solutions possibles ? Bergson va développer (ce n’est pas directement dans le texte que vous avez) qu’il y a 2 solutions, il y a 2 perspectives. C’est clair : ou bien vous agrandissez l’âme, ou bien vous rétrécissez le corps. Ou bien vous êtes dans une cure de maigreur, et d’amaigrissement du corps, ou bien vous dilatez l’âme.

D’où les 2 perspectives que Bergson propose :

- formule devenue archi-célèbre : le supplément d’âme, un peu plus d’âme. Nous verrons ce que ça veut dire, agrandir l’âme.

- ou bien alors ce qu’il appelle le retour à la vie simple. Nous verrons pour quoi il l’appelle comme ça. Ce que ça veut dire, c’est une certaine forme d’amaigrissement du corps. Supplément d’âme, vie simple, ou les 2 en même temps, c’est ce que Bergson propose. Contrairement à Heidegger, ce sont des propositions, ce n’est pas une attente incalculable d’un dieu qui nous sauve. Ce sont des propositions. Il faut les regarder de près, car il y en a une heideggérienne à sa façon.

 

1ère proposition : agrandir l’âme

Ça veut dire élargir les capacités intuitives. Elargir notre accès à la durée. Elargir notre puissance contemplative, c’est elle qui n’est pas prise ou captée dans l’agrandissement de la puissance. Disons-le sous une forme plus générale ou plus accessible : élargir ce qui dans notre pensée n’est pas sous la loi de  puissance. Ce que Bergson appelle l’âme c’est l’usage de ce qui dans la pensée n’est pas au service de la puissance pratique. Elargir la disposition de la pensée humaine à autre chose que la puissance. Ie à autre chose que l’intérêt, c’est la même chose. Sur ce point, Bergson a une thèse que je crois assez vraie : qu’est-ce qui permet ce type d’agrandissement ? ça ne peut être que l’exemple. Ça ne passe que par des singularités. Forcément, car vous ne pouvez pas agrandir les ressources désintéressées de l’âme par les moyens de la puissance. Vous ne pouvez donner puissance ce qui est un agrandissement de l’âme dans la dimension de la non puissance. Nous avons déjà rencontre cette question de la puissance et de l’impuissance. C’est un problème  que nous connaissons très bien [chgt K7]: dur de donner puissance à ce qui est désintéressé en demandant des crédits. Quand on se demande : comment donner puissance à cette activité désintéressée ? On est pris dans le piège que si on veut demander puissance elle va être sous la loi de la puissance. Vous ne pouvez pas calculer du côté de l’intelligence fabricatrice ce qui concerne l’intelligence intuitive. Qu’est-ce qui peut élargir l’action ? Uniquement l’exemple des singularités, qch contingent, incalculable. Ces singularités, Bergson les appelle des mystiques. Une singularité qui fournit un exemple de pensée totalement désintéressé et déliée de la puissance, il l’appelle un m mystique. Pourquoi pas ? ça devient la dialectique du mécanique et du mystique. Le mécanique, c’est le corps de la puissance, le mystique est la singularité pure qui par exemple agit dans la perspective d’une dilatation de l’âme.

En fin de compte, à quoi est suspendue la possibilité d’agrandir l’âme ? A l’apparition de nouveaux mystiques. Mais ça peut être un grand créateur artistique, un chef politique charismatique. Il parle de ça. Ne le prenez pas trop au sens strict et unilatéral de mystique religieux. Le concept de mystique est élargi comme désignant toute singularité dont l’action est délivré du principe de puissance. Là on est proche de seul un dieu peut nous sauver : l’arrivée d’un mystique est contingente, incalculable, elle nous sauverait de la disproportion, mais nous ne pouvons rien faire de particulier dans cette direction sinon nous préparer à l’accueillir.

Il y a un scepticisme de Bergson : ne comptons pas trop sur l’apparition d’une grande âme privilégiée. Ne comptons pas trop sur un nouveau Christ. C’est ça le paradigme final. En effet, l’action de singularités mystiques pourrait ouvrir la voie à la dilatation de l’âme, mais c’est improbable.

 

2ème proposition : rétrécir le corps

par csqt, la voie la plus prometteuse, c’est le rétrécissement du corps. La venue du mystique est contingente, alors que le rétrécissement du corps relève de la logique de la puissance : Vous pouvez exercer la puissance dans le sens d’un amoindrissement de puissance (alors que vous ne pouvez pas organiser l’intuition dans le sens d’une dilatation de l’intuition). Quelle est la difficulté ? La difficulté que Bergson va traiter, c’est comment lancer l’idée d’un retour à la vie simple (retour à qch qui requiert moins de puissance que nous n’en déployons), Comment lancer ce mot d’ordre de retour à la vie simple sans être un pur et simple rêveur archaïque ? Bergson ne veut pas être un prêcheur absurde d’ascétisme abstrait.

Il ouvre une piste là-dessus, il est peut-être le seul à l’avoir fait, qui est la suivante. C’est autre chose que ce que dit Heidegger. Il dit ceci : ce qui caractérise la figure actuelle de la puissance, la figure actuelle de la technique, c’est qu’elle est soudée à un principe de jouissance, et en fin de compte à un principe de jouissance des privilégiés. Il sait qu’une grande partie de l’humanité meurt de faim. Agrandissement du corps, ça ne veut pas dire que chacun a le minimum requis. Une grande partie n’a pas le minimum requis. Ce qu’il y a, c’est que la dynamique même de la technique est commandée en fin de compte par le principe de jouissance des dominants. C’est une idée importante : quel est le type de connexion exact entre puissance technique et jouissance ? Et jouissance de qui ? Quelle est la jouissance qui fait paradigme pour la puissance ou l’intérêt ? ce qui fait paradigme de l’agrandissement du corps technique, c’est la jouissance luxueuse des dominants. C’est le moteur de tout ça. Je vous lis un bref passage pour vous indiquer quelle est l’orientation. « toute notre civilisation est aphrodisiaque. Autour d’une sensation forte mais pauvre, qui est la sensation de plaisir, l’humanité a vu surgir un nombre sans cesse croissant d’harmoniques, elle en a tiré une si riche variété de teintes, que n’importe quel objet frappé par quelque côté donne maintenant le son du plaisir devenu obsessionnel ». Ce n’est pas de n’importe quelle extension corporelle qu’il s’agit, mais d’une extension corporelle qui est entraînée ou soudée, ou organisée par ce qu’il appelle le luxe, qui est la figure de jouissance des dominants, des riches, de ceux qui sont les capteurs principaux de cette extension corporelle. L’idée sous jacente c’est que contrairement à ce qu’on croit, ce n’est pas la technique qui a créé les besoins artificiels, mais c’est les besoins qui organisent la technique. C’est une inversion marquante. L’idée courante  c’est que la technique crée des objets dont on n’a pas besoin. Bergson : non, ce sont les besoins artificiels qui identifient les dominants luxueux qui organisent en réalité la technique. La technique pourrait être organisée différemment, l’extension corporelle peut être moindre, si elle était au service de ceux qui meurent de faim au lieu d’être au service des riches. Je pensais en relisant à ce texte à ces chiffres qui était que donner un accès à l’éducation, à l’eau potable, à la nourriture et aux soins minimaux de l’humanité correspondait à ce que l’Europe et les USA dépensent annuellement en parfum. C’est bergsonien. Pourquoi s’est une extension adipeuse du corps ? parce que c’est le budget parfum. C’est une nécessité intelligible comme connexion spécifiée de la technique à la jouissance. Et donc finalement à la clé de tout cela, sous le nom de luxe, il y a, comme loi de l’extension corporelle, disproportion du corps avec âme, donc l’identité de la technique, le principe de jouissance des dominants comme organisateur de la configuration technique elle-même. Bergson va dire : ce qu’il faut c’est traiter ce point. C’est délier la technique du paradigme de la jouissance luxueuse. C’est une proposition politique. Bergson n’en donne aucun moyen, il était politiquement assez conventionnel. Mais c’est une idée politique, l’idée du déliement. Comment reconfigurer la technique dans une organisation suffisamment simple pour qu’elle ne soit plus sous le paradigme de la jouissance des riches ? ie pour qu’elle ne soit pas en réalité sous la dictature du haut de gamme ? C’est la proposition bergsonienne.

Sur les moyens, il n’est pas très bavard. Sauf que, nous sommes au plus loin de Heidegger, il pense, lui, que la question clé de cette séparation possible, c’est les femmes. Les femmes deviennent la clé de l’avenir. Qu’est-ce que les femmes viennent faire là-dedans ? Elles sont décisives car elles sont à la fois les médiatrices du luxe, et celles qui en sont victimes. Je vous lis le passage « la femme hâtera la venue de ce moment (la vie simple) dans la mesure où elle voudra réellement, sincèrement, devenir l’égale de l’homme, au lieu de rester l’instrument qu’elle est encore. Que la transformation s’opère, notre vie sera plus sérieuse en même temps que plus simple. Ce que la femme exige de luxe pour plaire à l’homme, et par ricochet pour se plaire à elle-même, deviendra en grande partie inutile ». Quelle est la dialectique de ce point ? C’est qu’au fond, il n’y a d’issue que dans le féminisme, qui est que la femme cesse de s’identifier elle-même comme celle qui doit plaire à l’homme. Parce que c’est là que la médiation du luxe atteint son comble. Le luxe est emblématisé par la décoration que la femme s’inflige à elle-même pour autant qu’elle ne se constitue que du regarde l’homme. Si elle veut être l’égale de l’homme, elle doit prendre la tête de la protestation contre l’asservissement de la technique à la figure du luxe. Parce qu’elle est celle qui en est la porteuse et la victime. C’est elle qui est instrument car elle est dans cette logique là. Donc la seule chose que dise Bergson, intéressante, c’est que la clé de la vie simple, c’est le féminisme. A-t-il raison je n’en sais rien, mais c’est ce qu’il dit. Et il dit ça en 1926, il faut lui rendre cette justice. C’est dans un ensemble assez complexe, dont la clé est que c’est des femmes que peut venir une autre conception des rapports entre jouissance et pensée (là, je force un peu ce qu’il dit). Ce qui fait la disproportion entre âme et corps, c’est en fin de compte l’asservissement du dvlt technique à la jouissance des riches. Et ce qui seul peut s’opposer à cet asservissement c’est les femmes, car elles sont dans la position ambivalente d’être à la fois vecteur et victime. Il faut donc proposer un déliement entre principe de jouissance et principe technique. Bergson l’appelle la vie simple et sérieuse. Sérieuse, ça veut dire plus intense, pas assommante. La femme a intérêt à cette déliaison. En ce sens l’apparition de cette figure de la femme est cohérente. C’est une proposition cohérente.

C’est d’ailleurs un exercice que de comparer Heidegger et Bergson au registre de la comparaison franco-allemande. Du côté de l’allemand, vous avez la morosité contemplative, le penseur dans son retrait etc…  Et du côté français on voit surgir les femmes ! c’est une autre histoire, il y a une galanterie spéculative dont les allemands sont dépourvus ! Les allemands, c’est la hauteur et les poètes, les français, c’est la femme au manteau de fourrure… c’est d’elle qu’on attend qu’il se passe qch. En ce sens, Bergson était contemporain du surréalisme. Les surréalistes le détestaient, ils le considéraient comme un infâme réactionnaire mystique. Mais ce qui est frappant, c’est de voir surgir le luxe féminin comme qch de fascinant et don on attend un détournement historique. Que ce soit du renoncement au luxe des femmes que vienne le salut de l’humanité ne serait pas venu à l’esprit de Heidegger ! Mais c’est venu à l’esprit du français, nous nous en réjouissons tous !

Pour terminer et redonner un accent à tout ça, ce que Bergson propose, c’est pourquoi tout ça n’est pas une réaction, cette proposition sur la vie simple ? Il y a une écologie stupide post-heideggerienne, et il y a aussi possibilité d’un naturalisme stupide. Là ce n’est pas stupide : Bergson est convaincu ce dont il s’agit reste une vie au-delà de la vie. La technique, c’est ce qui fait sa puissance, c’est un dérèglement vital de la vie. La technique c’est la vie au-delà de la vie, c’est la vie plus puissante que la vie, c’est la vie qui a déchaîné qch d’incontrôlable naturellement. Il y a dans la technique un élément de surnature, de surnature naturelle. Ce qui serait réactif, ce serait de proposer la vie simple comme retour à la nature. Ce serait à la fois utopique et réactif (renoncer à la technique, à cette surnature naturelle complètement, et puis de revivre comme les hommes du néolithique, ie de partir dans la forêt). Quand il évoque les femmes c’est pas ça, ça reste absolument interne à la civilisation. Ce n’est pas une pulsion archaïque, une pulsion anti-technique au sens archaïque, c’est un réordonnancemet de la technique dans un déliement relatif au principe de jouissance qui la commande. Ce qu’il en attend reste au-delà de la nature. C’est ne ce sens que c’est pas réactif, ça reste nature au delà de la nature, vie au d là de la vie, et c’est là qu’il va faire intervenir le mot dieu.

 

C’est intéressant de voir la place de Dieu chez Bergson et Heidegger :

Chez Heidegger, le dieu doit venir nous sauver.

Chez Bergson, le dieu c’est ce que nous pouvons créer : l’univers est une machine à créer des dieux. Ce dont nous sommes capables aux yeux de Bergson, si nous procédons au déliement, si nous cessons d’asservir la technique au luxe, ce n’est pas de revenir à la vie naturelle, renonçant à la surnature de la technique. Ce dont nous sommes capables c’est de créer des dieux, du divin au delà de la nature. Dieu c'est quoi ? C’est la pensée intuitive renforcée consolidée redéployée. Bergson dit : là où nous avons créé du corps nous pouvons créer de l’âme, mais  cette création reste au-delà de la vie, reste une intensification vitale au-delà de la vie.

Voilà pourquoi le dernier § :

L’humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits Nous l’avons commenté longuement : c’est l’excès corporel produit par le déchaînement technique.

Elle ne sait pas assez que son avenir dépend d’elle : il y a là un appel direct à une maxime politique. Heidegger ne dirait pas cela. Il y a un principe de choix d’engagement, de déploiement de nature politique/

A elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre : à elle de voir si elle ne veut pas s’abandonner à cette corporéité instrumentale, si elle veut rester près de l’élan vital

A elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux:

La question que nous avons à décider c’est 1° voulons-nous vivre ? l’humanité doit-elle continuer ? Mais plus encore : 2° est-il possible qu’il y ait qch de plus que le vivre, de plus que le vivre seulement ? C’est ce qu’il appelle dieu. Dieu est le nom de la vie en tant qu’excès sur la vie, c’est le nom positif de la vie en excès sur la vie. C’est donc exactement le symétrique de technique. Technique, c’est la figure corporelle de la vie en excès sur elle-même. Dieu c’est le nom intuitif de la vie en excès sur elle-même : c’est le nom de la création. Une machine à créer des dieux, une machine créatrice.

L’alternative c’est technique et création, c’est ce que Dieu vient nommer.

Le lexique de Bergson est assez beau, une machine à faire des dieux. Laissons lui son lexique. La question posée est absolument authentique : au fond, c’est bien notre pb, voulons nous vivre seulement. C’est ce qu’on nous demande, quand même. On nous demande de ne rien vouloir d’autre que de vivre seulement. Ie on nous demande de n’être plus (c’est ce qu’on a appelé la mort des idéologies : vivez. Les idéo ça fait mourir, donc vivez). Mais est-ce que nous voulons vivre seulement ? ou est-ce que nous voulons vivre au-delà de la vie ? Lui appelle ça fabriquer des dieux. Pourquoi pas. Mais fabriquer des dieux, ça veut dire avoir une idée : pas seulement la vie, mais la vie comme support possible d’une idée de la vie. A travers cette question de la technique, ce qui chemine, bcp plus nettement chez Bergson que chez Heidegger, c’est une conception de l’existence qui d’une certaine façon fasse place à la possibilité de la surexistence, qch comme ça. Une existence ouverte à la surexistence, ou une vie qui n’est pas réductible au simple déploiement de ce qu’elle est. C’est à ça que conduit cette interrogation du siècle comme siècle de la technique. C’est une question du siècle. Quand Bergson dit l’humanité doit se demander si elle veut vivre seulement ou fournir un effort supplémentaire, c’est une question que nous avons. L’injonction du monde, c’est : contentez-vous de vivre. Contentez-vous de vivre. C’est pourquoi le philosophe en moi ne peut pas consentir à cette injonction. Si la philosophie a un sens, ça a été toujours de dire qu’on n’était pas contraint à se contenter de vivre. Que qch d’autre que la vie est dans la vie même, par ailleurs envisageable ou possible. Je pense que l’injonction contemporaine est vivez sans idée. Vivez au sens fort, avec une idée de la vie. Ie soyez les animaux que vous êtes. La question de la technique, en définitive, c’est la question de l’animalité. C’est bien ce que nous dit Bergson : la technique c’est l’animal engraissé, devenu énorme, tellement énorme que la question de savoir si nous sommes autre chose que cet animal est devenue obsédante. Vivre, ou vivre seulement, ou créer, soumettre l’existence elle-même à un principe de surexistence, c’est la question dont nous héritons, car le siècle a été ce qu’il a été. C’est pourquoi je pensais que cette confrontation entre Bergson et Heidegger devait être ce par quoi nous devions commencer.

24 janvier 2001

Je rappelle quelle est notre pbtique, qui est la question de savoir comment les philosophes ont identifié le 20ème de l’intérieur de leur propos philosophique. Nous nous consacrons, comme c’est le cas depuis 3 ans à la question bilan intellectuel du 20ème siècle, mais là plus singulièrement nos matériaux sont philosophiques, alors qu’ils ont été auparavant plus théâtraux, poétiques…

Je rappelle aussi brièvement que ce qui caractérise une identification du moment actuel, du 20ème siècle, de l’époque, c’est qu’elle est toujours portée par une notion intermédiaire, elle est portée par un concept central à partir duquel s’organise cette identification. Nous avions proposé une liste provisoire de ces concepts à travers lesquels les philosophes ont tenté d’identifier leur moment, ie leur temps, leur siècle. Ceci est nécessaire, car le propos philosophique n’est pas un propos historien : ce n’est pas dans la figure du récit, de la narration ou du bilan factuel que la philosophie se rapport à son siècle, mais  elle tente d’en identifier la caractéristique intellectuelle, subjective, épocale, fondamentale, à partir de la pensée.

Dans les séances précédentes nous nous sommes consacrés au motif de la technique. Ie à cette idée somme toute très courante et très banale selon laquelle l’essence du 20ème siècle avait gravité autour de l’irruption et  la puissance en quelque sorte démesurée de l’univers scientifique et technique.

Aujourd’hui, le fil que je voudrais suivre est différent en apparence, c’est celui qui place la question du siècle sous le  signe de la mort de Dieu. Ie celui qui identifie, après et à partir de Nietzsche, somme toute, notre époque, notre temps, comme le temps où d’une certaine façon il y a absentement du divin comme tel. Je ne prendrai toutefois pas ce motif directement (je ne vais pas m’engager par exemple dans la question du rapport siècle aux religions, j’en parlerai sans doute ailleurs et autrement). Ce qu’il faut remarquer sur cette question la mort de Dieu, de la sécularisation intégrale de la pensée, du siècle comme siècle où la figure du sacré se retire, du siècle comme désenchanté de tout dieu, ou du siècle comme prose du monde, comme monde livré à sa propre prose et non plus à l’interprétation sacrée du livre. Ce qu’il y a de sous-jacent à ce motif, c’est en réalité une question. C’est cette question que je voudrais traiter aujourd’hui, y compris à partir des documents que vous avez. Cette question est au fond très simple. C’est la question : qu’advient-il de l’homme, si Dieu est mort ? C’est cela qui me servira aujourd’hui d’entrée dans cette question de l’identification du temps à partir l’hypothèse de la disparition des dieux. Ce n’est pas tant directement la question de la mort du ou des dieux que j’interrogerai, que la question subséquente centrale, qui est : quelles sont, quant à l’homme, les csq de la mort des dieux ? Qu’est-ce que l’homme devient lorsque il est réellement l’homme sans dieu ? Qu’est-ce que c’est que l’homme sans dieu ?

 

L’Homme : fondement de tout savoir, ou catégorie périmée ?

   2 textes :

   1 ¾ Jean-Paul Sartre. Questions de méthode (1959)

   Le fondement de l’anthropologie c’est l’homme lui-même, non comme objet du Savoir pratique mais comme organisme pratique produisant le Savoir comme un moment de sa praxis. Et la réintégration de l’homme, comme existence concrète, au sein d’une anthropologie, comme son soutien constant, apparaît nécessairement comme une étape du « devenir-monde » de la philosophie. En ce sens le fondement de l’anthropologie ne peut la précéder (ni historiquement ni logiquement) : si l’existence précédait dans sa libre compréhension d’elle-même la connaissance de l’aliénation, ou de l’exploitation, il faudrait supposer que le libre développement de l’organisme pratique a précédé historiquement sa déchéance et sa captivité présentes. […] Ou, si l’on s’en tient à une priorité logique, il faudrait supposer que la liberté du projet pourrait se retrouver dans sa réalité plénière sous les aliénations de notre société et qu’on pourrait passer dialectiquement de l’existence concrète et comprenant sa liberté aux altérations diverses qui la défigurent dans la société présente. Cette hypothèse est absurde : certes, on n’asservit l’homme que s’il est libre. Mais pour l’homme historique qui se sait et se comprend, cette liberté pratique ne se saisit que comme condition permanente et concrète de la servitude, c’est-à-dire à travers cette servitude et par elle comme ce qui la rend possible, comme son fondement. Ainsi le Savoir marxiste porte sur l’homme aliéné, mais s’il ne veut pas fétichiser la connaissance et dissoudre l’homme dans la connaissance de ses aliénations, […] il faut que le questionneur comprenne comment le questionné ¾ c’est-à-dire lui-même ¾ existe son aliénation, comment il la dépasse et s’aliène dans ce dépassement même.

   2 ¾ Michel Foucault. Les mots et les choses (1966)

   De nos jours on ne peut plus penser que dans le vide de l’homme disparu. Car ce vide ne creuse pas un manque ; il ne prescrit pas une lacune à combler. Il n’est rien de plus, rien de moins, que le dépli d’un espace où il est enfin à nouveau possible de penser.

   L’Anthropologie constitue peut-être la disposition fondamentale qui a commandé et conduit la pensée philosophique depuis Kant jusqu’à nous. Cette disposition, elle est essentielle puisqu’elle fait partie de notre histoire ; mais elle est en train de se dissocier sous nos yeux puisque nous commençons à y reconnaître, à y dénoncer sur un mode critique, à la fois l’oubli de l’ouverture qui l’a rendue possible, et l’obstacle têtu qui s’oppose obstinément à une pensée prochaine. A tous ceux qui veulent encore parler de l’homme, de son règne ou de sa libération, à tous ceux qui posent encore des questions sur ce qu’est l’homme en son essence, à tous ceux qui veulent partir de lui pour avoir accès à la vérité, à tous ceux en revanche qui reconduisent toute connaissance aux vérités de l’homme lui-même, à tous ceux qui ne veulent pas formaliser sans anthropologiser, qui ne veulent pas mythologiser sans démystifier, qui ne veulent pas penser sans penser aussitôt que c’est l’homme qui pense, à toutes ces formes de réflexion gauches et gauchies, on ne peut qu’opposer un rire philosophique ¾ c’est-à-dire, pour une certaine part, silencieux.

 

1)    le nouage classique homme-Dieu

 

Pour situer la force de cette question, il faut peut-être se souvenir, très grossièrement, de la disposition antérieure de cette question. Quelle a été, avant la thèse de Nietzsche, ou avant l’hypothèse de la mort de Dieu, quel a été exactement le rapport entre la thématique de l’homme et la thématique de Dieu ? Pour le dire grossièrement : quels sont les rapports de l’homme et de Dieu ? Pas le rapport religieux, mais le rapport conceptuel : quel lien y a-t-il entre l’idée même de l’homme et l’idée de dieu ? Quelle est l’histoire de cette corrélation ? L’histoire de cette corrélation pas naturellement dans tous les temps, mais à partir du moment où se dégage, pour son propre compte, la logique du sujet, de l’homme comme sujet. Lorsque de l’intérieur de la philosophie l’homme comme sujet devient un thème central, inauguration qu’on peut dire cartésienne (le motif cartésien de la conscience ou du sujet). A partir de ce moment, qu’en est-il sur ce terrain là de la dialectique ou de la connexion entre l’homme et dieu ? Si vous voulez, c’est : quel est le rapport entre l’homme et dieu dans ce qu’on pourrait appeler l’humanisme classique, inauguralement ? Et quelle est l’histoire, philosophique, de cette question ?

Quand Nietzsche par exemple énonce, comme un événement, que Dieu est mort, à quelle vie se réfère cette mort ? Que signifiait, philosophiquement, que Dieu ne soit pas mort ? C’est une question importante de bien savoir, lorsque on a une thèse de mort, quelle est la vie de cette mort. De quelle vie parle-t-on quand on énonce la mort ? Si on énonce la mort de dieu, à quelle vie, intellectuelle et philosophique de Dieu, se rapporte-t-on ? Vous ne pouvez avoir l’intelligence de la mort que si vous avez l’intelligence de la vie de ce qui meurt dans cette mort. C’est pour ça que je fais ce rappel. En réalité, dans l’espace de l’humanisme classique, dans ce qui constitue au 16ème et 17ème siècle comme pbtique anthropologique du sujet humain, il y a une histoire de Dieu. Et il y a une histoire du rapport qu’entretient la question de l’homme avec la question de Dieu, ou la question du sujet avec la question de Dieu. J’en rappelle simplement quelques jalons élémentaires :

 

- pour Descartes, Dieu est fondamentalement requis comme garantie de la vérité. Donc le nouage de l’homme à Dieu, ce qui fait que Dieu est une réquisition pour la théorie du sujet elle-même, c’est qu’il est la garantie excentrée, la garantie en altérité, de la vérité. De là que en fait l’espace de la science trouve ultimement sa garantie en Dieu. On pourrait dire : le Dieu de Descartes, c’est le Dieu du sujet de la science. C’est une corrélation, c’est une corrélation rationnelle fondamentale. Le Dieu de Descartes est le Dieu d’une subjectivité particulière, celle qui est engagée dans la procédure scientifique moderne. Cet engagement dans la procédure scientifique moderne requiert un protocole de garantie transcendante, dont la thématique va courir en un certain sens jusqu’au grand Autre de Lacan. Ie l’idée qu’il y a une garantie de la parole dans un excentrement radical, qui est à la fois constitutif du sujet et en même temps dans un rapport sans mesure à lui. Là, le rapport homme Dieu, convenons d’appeler homme cette dimension subjective de l’humanisme classique, là, le rapport homme Dieu est un rapport qui est noué par la question de la vérité. C’est la question de la vérité qui noue l’homme et dieu dans l’espace cartésien. 1ère ponctuation.

 

- 2ème ponctuation, kantienne : vous avez un déplacement, majeur. Qui est que le nouage de l’homme à Dieu concerne la raison pratique. Il n’est plus dans l’espace exact du sujet de la science, du sujet transcendantal, qui n’est pas comme tel noué à Dieu. Ce qui est noué à Dieu par une  postulation singulière, c’est la question moralité. La question de la moralité, donc la raison pure pratique, et pas la raison pure théorique. Il y a une religion dans les limites de la simple raison, dit Kant, mais cette religion dans les limites de la simple raison est une religion dans les limites de la simple raison pratique. Le nouage cette fois de l’homme à  Dieu, pour autant qu’il y en a un, est un nouage moral. A tout prendre, c’est cette fois la question du bien qui noue l’homme à Dieu, et non plus la question du vrai. C’est un déplacement important, mais c’est un déplacement qui vous le voyez maintient quand même un espace de nouage entre la figure anthropologique du sujet et la question de Dieu. C’était la 2nde ponctuation.

 

- 3ème ponctuation : Hegel. C’est encore un déplacement, déplacement fondamental. Finalement, ce qui est appelé Dieu par Hegel, c’est le devenir absolu de l’esprit. C’est donc en un certain sens l’idée absolue, ou ce qu’il appellera l’absolu comme sujet. Vous connaissez cet impératif fdtal que Hegel place au seuil de la Phénoménologie de l’Esprit, et qui est : avoir l’intelligence de l’absolu non seulement comme substance mais aussi comme sujet. En réalité, ça veut dire : primordialement comme sujet. On peut dire : Dieu, c’est l’absolu comme sujet. Mais plus précisément, c’est le devenir absolu de l’esprit subjectif, et donc c’est en un certain sens notre propre devenir dieu historialement conçu comme processus de l’esprit. Autrement dit, le nouage de l’homme et de Dieu, pour Hegel, est un nouage immanent. C’est un nouage immanent. Donc là nous avons un changement considérable, qui est une immanentisation du nœud entre l’absoluité divine et le devenir sujet de l’esprit lui-même.

Donc vous voyez, on peut dire :

-  Dieu comme nouage dans l’élément d’altérité de la garantie du vrai

- Dieu comme postulation de la raison pratique, comme postulat de la moralité

- Dieu comme figure du devenir absolu de l’esprit, et donc comme immanentisation spéculative de la figure de Dieu.

 

- 4ème ponctuation, dernière ponctuation, celle du positivisme, dans la figure de son créateur, Auguste Comte. Là, expressément, qu’est-ce que Dieu ? C’est l’humanité elle-même. Dieu, c’est l’humanité elle-même. Le grand être, c’est l’humanité. C’est l’humanité saisie là aussi dans son devenir épocal et la figure récurrente de ses grands hommes. En fin de compte, Dieu, c’est le panthéon, qch comme ça. C’est l’humanité, mais attention, c’est l’humanité conçue comme un espèce d’organisme pensant qui réunit les esprits et tous les corps, et il faut intégrer à cette idée comtienne qui divinise l’humanité, que –-comme il le dit - l’humanité se compose de plus de morts que de vivants. L’humanité, c’est l’humanité historiale, c’est l’ensemble du corps de l’humanité dans sa multiplicité effective, et non pas seulement l’humanité comme actualité des vivants. C’est l’humanité comme composition historique de son puissant devenir, depuis la phase fétichiste initiale jusqu’au positivisme final. On va avoir là une proposition d’une religion de l’humanité, véritablement. Mais voyez bien que cette religion de l’humanité, elle est un certain sens l’achèvement de l’immanentisation du nœud homme Dieu, qch comme ça. A la fin des fins, le processus d’immanentisation (qui déplace Dieu de la raison théorique à la raison pratique, donc déjà au bord de l’histoire, puis de la raison pratique à l’historialité créatrice, puis de l’historialité créatrice à l’humanité tout court), ce processus finit par diviniser l’humanité, et donc par créer un nœud très particulier qui est un noeud d’indécidabilité entre Dieu et l’homme. Qch en effet comme une nouvelle mouture de l’homme Dieu. Mais pas comme l’homme Dieu chrétien. L’homme Dieu chrétien, c’est le dieu qui se fait homme. Tandis que l’homme Dieu positiviste, c’est l’homme qui se fait Dieu. Qch comme un renversement du christianisme s’achève là, dans le constant ou l’identification de l’humanité capable de se diviniser dans son histoire inventive et productive.

 

Dans tous les cas, qch comme le divin est maintenu, c’est ce qu’il faut remarquer, mais est maintenu d’une certaine façon dans une figure qui est intrinsèquement nouée à l’homme. Voyez : il faut bien comprendre. On n’est pas encore dans une thèse sur la mort de Dieu ou sur l’absentement du divin. Ce n’est le cas ni de Descartes ni de Kant ni de Hegel ni de Comte. Dans tous les cas, qch du divin est maintenu, mais cette maintenance est une maintenance au prix d’un nœud nécessaire avec la thématique de l’homme, avec la thématique du sujet. On peut donc dire que ce qui caractérise au fond cette grande séquence que j’appelle de l’humanisme classique, l’humanisme philosophique déployé, c’est qu’au fond, la transcendance divine est altérée, si je puis dire, ou subordonnée, au nouage de Dieu (conceptuellement saisi) à l’homme (conceptuellement saisi). Autrement dit, vous n’êtes progressivement plus en état de penser philosophiquement Dieu autrement que sur la territorialité de son nouage à la figure de l’homme. Ce qui crée Dieu, c’est une indécidabilité ou un élément d’indécidabilité entre homme et Dieu. On peut tirer du côté d’une divinisation de l’homme, on peut tirer du côté d’une immanentisation de la figure divine, mais en tout cas, ce qui est créé par l’humanisme classique, c’est un espace de connexion, progressivement de plus en plus étroit, entre la figure singulière de l’homme, que l’humanisme a dégagée, et la figure de Dieu qu’il propose.

 

2)    le geste de Nietzsche

 

Alors, c’est sur cette indécidabilité que Nietzsche intervient. Ce n’est qu’en apparence que Nietzsche intervient contre la religion. C’est très important bien sûr, le christianisme est son autre. Mais il faut comprendre ce sur quoi il intervient vraiment. Ce sur quoi il intervient, c’est en définitive bien sûr sur Dieu, mais sur Dieu en tant que constituant de l’homme, pas en tant simplement que figure séparée ou abstraite. Il intervient en réalité dans cette indécidabilité progressivement construite entre l’homme et Dieu. Et lorsqu’il dit Dieu est mort, c’est un énoncé sur l’homme. C’est un énoncé sur l’homme, précisément parce que le Dieu dont il annonce la mort est en situation de nouage indécidable avec la figure de l’homme. Par csqt, entre l’énoncé de Nietzsche Dieu est mort et l’énoncé l’homme doit être surmonté, il y a un lien intrinsèque. Dire Dieu est mort, si vous intervenez au point d’indécidabilité entre Dieu et homme, c’est une proposition sur l’homme qui signifie en un certain sens que l’homme est mort aussi. C’est pour ça que Nietzsche développera la figure du dernier homme, que vous trouvez dans Zarathoustra, et la thèse que l’homme fondamentale que l’homme, c’est ce qui doit être surmonté. Surmonté au profit de quoi ? Au profit du surhomme. Mais qu’est-ce que c’est que le surhomme ? Le surhomme, c’est l’homme sans Dieu, évidemment. Sans dieu, ça ne veut pas dire pas l’homme qui n’est plus bigot ou qui se passe de la religion. C’est plus radical que ça. Sans Dieu ça veut dire tel que pensable hors de tout lien au divin, l’homme soustrait à cette espèce de rapport indécidable entre la figure de l’homme et la figure de dieu. C’est ça le surhomme. C’est l’homme sans dieu, mais l’homme sans Dieu n’est pas le même homme sans dieu. C’est bien pour ça qu’il faut l’appeler autrement. Les choses en sont venues au point où si l’homme est sans dieu, ce n’est plus de l’homme qu’il s’agit, parce que cet homme est noué conceptuellement, dans sa construction conceptuelle, il est noué à Dieu.

Nietzsche va donc prophétiquement faire de l’homme un programme, il va reprogrammer la question de l’homme, c’est ça qui le met au seuil du 20ème. La mort de Dieu est nécessairement une reprogrammation de la question de l’homme. C’est vraiment la question de l’homme sans dieu. Mais qu’est-ce que c’est l’homme sans Dieu ? Ce que Nietzsche énonce, c’est qu’on ne le sait pas encore. Zarathoustra dit : je suis à moi-même mon propre précurseur. Zarathoustra annonce qch, mais ce qch, il ne sait pas exactement lui-même s’il l’est ou s’il ne l’est pas. La figure de l’homme soustrait à tout nouage au divin est une figure programmée, à venir. Le surhomme est le nom de ce programme. Surhomme, surhumanité va désigner le programme de la figure de quoi ? de ce qu’il faudrait appeler un dénouement. Le surhomme est le dénouement de l’histoire de l’homme. Ie de l’histoire de l’homme pour autant qu’elle est nouée à l’histoire de dieu. Si vous proposez un dénouement, vous proposez aussi une sorte de théâtralité. Il y a qch de théâtral dans cette annonce, qui est l’annonce de l’homme sans dieu comme figure énigmatique. Le siècle va commencer sous le signe de l’homme comme programme, et pas du tout de l‘homme comme donnée. Ce thème est capital. On est revenu aujourd’hui à la thèse de l’homme comme donnée. Nous ne comprenons plus une partie du siècle, parce que nous ne comprenons plus que pendant toute une partie de siècle, l’homme a été un programme et pas une donnée. L’homme comme donnée, ça ne comptait pas. Parce que ce qui était identifiant de l’homme c’était l’homme comme programme. C’est devenu très obscur, il faut le réélucider.

Nietzsche annonce que l’homme est ce qui doit être surmonté, c’est un programme, et le nom c’est surhomme, et finalement ça signifie un dénouement.

La siècle se pense, du point de vue de la question de l’homme, comme le dénouement d’une immense histoire : on va dénouer cette histoire, on va délier l’homme de Dieu. Le dénouement de l’homme de Dieu, encore une fois, c’est bien autre chose que la laïcité. C’est une proposition radicale sur ce que c’est que l’homme, à savoir qch qui est à venir du point du dénouement. La pièce s’achève, la pièce de l’homme s’achève, qch d’autre va être joué. ça c’est la prophétie nietzschéenne. Le siècle va entièrement hériter de la question fondamentale, qui d’ailleurs à l’époque de Nietzsche ou avant est aussi agitée par Dostoïevski sous d’autres formes : qu’est-ce que c’est que l’homme sans Dieu comme programme ? Est-ce possible ? Est-ce que le nom d’homme lui convient toujours ? Est-ce qu’il faut dire surhomme ? Faut-il dire comme les marxistes homme nouveau ? Faut-il dire ce que Sartre appellera à un moment de sa carrière la figure frénétique de l’homme : la figure de l’homme au-delà de l’homme, la figure de l’homme sans Dieu.

 

3)    les 2 hypothèses du 20ème siècle

 

Ce que je voudrais soutenir c’est que sur cette question de l’homme sans Dieu, il y a eu dans le siècle 2 grandes hypothèses, il y a eu un conflit, dont en un certain sens le conflit des 2 textes que je vous propose (Sartre et Foucault) est le dernier avatar. Il y a eu un conflit nodal, organisateur, autour de la question de l’homme en tant que homme sans dieu. C’est très important je crois de comprendre que la thématique de l’homme sans Dieu est une thématique divisée. Là encore, nous retrouvons la figure du 2, la figure du conflit comme figure nodale du siècle. Ce n’est par un devenir simple. C’est réellement un conflit d’hypothèses sur ce qu’il en est de l’homme sans dieu.

 

a) 1ère hypothèse

La 1ère hypothèse, c’est que l’homme sans dieu, c’est l’homme qui vient à la place de Dieu. La place laissée vide par le retrait du divin, ie la place de l’absolu, va être occupée par la figure de l’homme. L’homme va être le fondement absolu de tout ce qui peut se savoir. Ce n’est pas une divinisation de l’humanité, comme est la religion positiviste. C’est l’occupation d’une place désertée : là où se tenait le Dieu, dans sa figure d’arbitrage absolue, là désormais ne se tient que l’homme. L’homme sans Dieu est donc, en un certain sens, un absolu de substitution. C’est ce que j’appellerais l’humanisme radical, l’hypothèse humaniste radicale.

Bien entendu, et ça j’y insiste, on comprendra toujours sous cette hypothèse que l’homme doit venir à la place désertée par le Dieu. Nous allons retrouver l’élément programmatique. Cette thèse ne soutient pas que l’homme est à cette place, mais qu’il doit y venir. Le processus historique de l’homme est en effet l’occupation de la place de l’absolu. C’est pour ça que c’est un humanisme radical : il est dénoué ou délié de Dieu, car il propose comme programme à l’humanité l’occupation de la place de Dieu, dont elle est encore séparée, encore empêchée, encore éloignée. Ce n’est donc pas de l’homme empirique qu’il s’agit (on verra ça dans le texte de Sartre, assez complexe). On ne dit pas : l’homme empirique est Dieu. On dit : l’homme est tel qu’il est à lui-même son seul absolu. L’homme à lui-même son seul absolu, et il est dans le devenir de cet absolu qu’il est. Il va venir là où se tient cet absolu que d’une certaine manière il est déjà. Et donc c’est un homme - cet homme qui doit occuper la place de Dieu - c’est un homme qu’il s’agit de recréer. Nous sommes toujours dans la dimension du programme. Il s’agit simplement, au fond (simplement, c’est le contraire de simple !), il s’agit que l’homme devienne l’absolu qu’il est. Ie fasse exister cet absolu qui, puisqu’il n’y a pas de Dieu, n’est que lui-même. Cette 1ère hypothèse est, au fond, fondamentalement une hypothèse d’émancipation. La figure est une figure d’émancipation. Ce qu’il faut, c’est émanciper en l’homme l’essence de l’homme, faire advenir l’absolu dont l’homme est séparé, bien que ce soit lui-même. C’est donc une hypothèse qui doit travailler sur une séparation de l’homme d’avec lui-même. L’homme est séparé de l’absolu qu’il est, et il faut qu’il émancipe ou libère ou fasse venir cet absolu immanent.

C’est la 1ère hypothèse, c’est l’hypothèse de l’humanisme radical. Elle est en intersection avec tout un pan du marxisme, et de la figure révolutionnaire dans le siècle. Avec la figure de l’émancipation de l’humanité tout entière. Mais l’émancipation de l’humanité tout entière, ça veut dire le devenir absolu de l’homme tel que les liens sociaux du moment, que Sartre appellera la servitude, l’empêchent de faire advenir. C’est un renouement avec des intuitions primordiales de Marx, dans les Manuscrits de 1844. A savoir que le projet révolutionnaire, c’est un projet d’émancipation de ce que Marx appelle l’essence générique de l’humanité. Mais l’essence générique de l’humanité, c’est précisément l’humanité comme absoluité historique. Le prolétariat n’est jamais que la figure singulière de cette émancipation. Le siècle va tenter de rendre réel cet humanisme radical, ie de recréer la figure de l’homme comme absoluité à distance de soi.

Autre manière de le dire : le constat fondamental de cette hypothèse-là, c’est l’aliénation. C’est le mot clé. L’absolu qu’est l’homme est à distance de soi, ie est aliéné, est dans son devenir autre, est dans la méconnaissance de soi-même. Donc on peut aussi dire : le programme, quant à l’homme, c’est la désaliénation. C’est un programme d’appropriation de sa propre essence. C’est la 1ère hypothèse. Elle trouve un de ses aboutissements, c’est pour ça que je vous le propose comme document, dans le texte de Sartre, et dans la pensée de Sartre en général. C’est l’hypothèse de l’humanisme radical, ie l’hypothèse de l’homme comme fondement. La catégorie philosophique appropriée à celle d’homme, c’est l’homme comme fondement : c’est en ce sens qu’il vient à la place de Dieu. Il occupe la place du fondement.

 

b) 2ème hypothèse

L’autre hypothèse, qui a également une longue histoire, c’est que tout simplement l’absentement de Dieu est purement et simplement l’absentement de l’homme. La figure de l’homme disparaît en même temps que la figure de Dieu. Cette hypothèse, c’est que en réalité, la figure de l’homme n’existe que dans le nouage à la figure de Dieu. C’est une hypothèse plus proche de celle de Nietzsche, c’est sûr. La figure de l’homme, en réalité, c’est une figure asservie originairement à son nouage métaphysique à la figure de Dieu. Ce qui va identifier - dans cette hypothèse - le siècle, c’est l’abandon complet de la figure de l’homme. Penser en dehors de la figure de l’homme, tel va être le mot d’ordre, le programme. Autrement dit, la catastrophe qui affecte la figure divine est aussi et en même temps une catastrophe de l’humanisme ou de l’anthropologie. Thèse que va soutenir Foucault dans le texte que je vous ai donné. On peut appeler cette hypothèse l’hypothèse anti-humaniste radicale. Il n’y a plus de figure de l’homme.

C’est une caractéristique du siècle, à mon sens, que d’avoir été le théâtre d’un affrontement entre humanisme radical et anti-humanisme radical. Il faut bien comprendre ce point. C’est avant les années 60. Les années 60 donnent forme radicale, et peut-être conclusive, à cette affaire. Mais c’est tout du long que d’une certaine façon l’humanisme radical (à savoir l’homme vient ou doit venir à la place du fondement, à la place de Dieu), et l’anti-humanisme radical (à savoir la chute de la figure de Dieu est aussi bien un retrait complet de la figure de l’homme), ces 2 figures se sont et vont s’affronter sur un fond commun, sur la même question qui était : qu’en est-il de l’homme sans dieu ? Il y avait un partage de la question, donc en un certain sens, tout ça était adossé au dénouement, c’était le même dénouement, ie la même fin du 19ème siècle, la même fin donnée au 19ème siècle, mais à l’intérieur de ce dénouement, il y a un affrontement, une division en 2. Et vous voyez bien la logique de cette division :

- ou bien vous pensez que l’homme vient à la place de Dieu

- ou bien l’homme est une figure obsolète, périmée, dont il faut interdire la pensée.

 

C’est le schéma général de la scène, le conflit entre humanisme radical et anti-humanisme radical. Conflit d’autant plus compliqué que l’un comme l’autre sont programmatiques. Si l’un était simplement la conservation et l’autre la promesse d’une position, on aurait un conflit classique. Mais c’est pas ça. Les 2 partent de la même question moderne (qu’en est-il de l’homme sans dieu), et les 2 sont un programme. L’aliénation fait que l’homme n’est pas encore l’absolu qu’il est, il est séparé en lui-même de son absoluité. Donc l’humanisme radical est un programme, et un programme révolutionnaire. L’anti-humanisme est aussi un programme, parce que les csq pour l’homme de la mort de Dieu ne sont pas encore toutes tirées. Même Foucault considère que c’est un programme. On commentera son énoncé final sur le silence. Il y a encore qch qui ne peut pas vraiment se dire. Humanisme radical et anti-humanisme radical sont des programmes, et pas des choses installées. Par csqt ils vont se croiser dans de nombreuses situations. En particulier, on trouvera dans de nombreux épisodes révolutionnaires dans le siècle des partisans de l’humanisme radical et des partisans l’anti-humanisme radical. On peut le montrer très clairement. Et parfois on ne sait pas si on a affaire à l’un ou l’autre, parce que l’élément programmatique prend le dessus. Si qln vous dit : pour réaliser l’absolu d’émancipation qui est immanent à l’homme, j’ai besoin de m’écarter de la figure traditionnelle de l’homme, absolument, par exemple j’ai besoin de n’avoir aucune pitié, de ne respecter aucun droit, parce que c’est par là que ça se passe, il aura les traits d’un anti-humanisme radical…Mais l’organisation de sa pensée n’est pas anti-humaniste, au contraire : elle est humaniste radicale, c’est une divinisation potentielle de l’humanité ou une absolutisation de l’humanité. Et inversement, un anti-humaniste radical peut dans des procédures concrètes dire : la figure humaniste est encore là il faut la déconstruire, ça prendra 100 ans, et se comporter en excellent humaniste. C’est une figure très importante des ambiguïtés du siècle : il y a des zones d’indécidabilité relative entre humanisme radical et anti-humanisme radical. Il faut repenser leur opposition, mais sans ignorer ces zones d’intersection, particulièrement ce qui au cours du siècle aura été le camp révolutionnaire. L’entreprise révolutionnaire, sous toutes ses formes, aura été un mixte d’humanisme et d’anti-humanisme, un mixte extrêmement obscur, entremêlé. Ce qui était commun aux 2, c’était la radicalité. Sous la question de : qu’est-ce que l’homme sans Dieu, dans un entrelacement effectif, pratique, de représentations, considérable. Nous cherchons ici à séparer les 2 hypothèses, mais historiquement et concrètement, elles ont été à maintes reprises extraordinairement mêlées, et ont donnée lieu à toutes sortes de mixtes. Il faut relativiser l’opposition en même temps que la constituer. C’est le point sur lequel je voulais insister.

 

c) le statut de la philosophie dans les 2 hypothèses

Si on essaie de retracer plus philosophiquement cette opposition, si on essaie de la réarticuler, qu’est-ce qu’on va dire exactement ? On va recentrer les choses sur la philosophie.

Dans la 1ère hypothèse, qu’est-ce que la philosophie ? Dans l’humanisme radical, la philosophie, en un certain sens, est une anthropologie. Elle est anthropologique, au sens où la métaphysique était théologique, si vous voulez. De même que la métaphysique était nécessairement théologique, de même la philosophie de l’humanisme radical est anthropologique, puisque c’est l’homme qui vient ou qui doit venir à la place de Dieu. On peut dire qu’il va y avoir un devenir anthropologique de la philosophie, poussé quelquefois jusqu’à l’idée du remplacement de la philosophie par une anthropologie, par une science humaine, puisqu’il s’agit de l’homme qu’il s’agit. La difficulté, c’est que cette anthropologie, que Sartre mentionne constamment, et que Foucault refuse constamment, est une anthropologie suspendue et non pas conclusive. La philosophie certes devient une anthropologie, mais une anthropologie suspendue. Suspendue à quoi ? A qch comme une création de l’homme par l’homme, puisque l’homme n’est pas encore à la place qui est la sienne : il est aliéné, en état de servitude etc… Comme l’homme n’est pas encore à la place qui est la sienne, l’anthropologie est une anthropologie provisoire, quasiment au sens où Descartes parle de morale provisoire. La philosophie, c’est au fond une anthropologie provisoire qui occupe l’écart entre l’homme et l’absolu de l’homme. Le devenir absolu de l’homme, qui est de le devenir par lui-même de ce qu’il est, est l’espace d’une anthropologie philosophique transitoire qui au fond attend simplement l’effectuation du devenir absolu de l’homme, ie l’effectuation de l’émancipation. Dans la 1ère hypothèse, on peut se mettre d’accord sur le fait que la philosophie est une anthropologie qui accompagne l’émancipation.

Entre parenthèse, dans cette hypothèse, le philosophe est par définition un compagnon de route. Si c’est pas du Parti Communiste, c’est autre chose. Il est un compagnon de route par essence. Parce que il y a la route de l’émancipation et il est le compagnon de route. Il n’y a rien d’infamant à l’identifier comme compagnon de route, puisque c’est le penseur d’une anthropologie provisoire de l’accompagnement de cette route. Son propos est un propos de libération. De libération de quoi ? Sartre dira : de libération de la liberté. Le propos de l’humanisme radical, c’est de libérer la liberté, liberté qui est en fin de compte l’absolu en l’homme. Lisez sur ce point dans Situations 1 le texte de Sartre sur Descartes, très instructif par rapport au schéma historique rapide que je vous ai fait : la manière dont Sartre revendique la filiation cartésienne du point de vue de la liberté. Quand il montre que chez Descartes, déjà, la liberté est la seule chose qui est la même pour l’homme et pour Dieu. La liberté est absolue ou n’est pas. Par csqt si l’homme est libre, il est libre exactement comme Dieu. On peut faire l’économie de Dieu, puisque la liberté en l’homme est absolument de même en essence que la liberté en Dieu. La philosophie c’est quoi ? C’est la libération de la liberté, la libération de l’infini de la liberté qui est aliéné et renversée en servitude par l’ordre établi du monde. On peut identifier la philosophie comme anthropologie d’accompagnement.

 

Dans la 2ème hypothèse, qu’est-ce que la philosophie ?

Déjà, on répugnera plutôt au mot philosophie. La divergence commence dès le début ! On répugnera au mot philosophique, pourquoi ? Parce que on pensera que philosophie désigne précisément anthropologie, ie théologie. Dans cette hypothèse, la prétendue anthropologie n’et qu’une théologie camouflée, puisque la figure de l’homme n’existe que nouée à Dieu. Donc ceux qui prétendent faire de l’anthropologie, en réalité ce sont des théologiens masqués. L’anthropologie est la figure contemporaine de la théologie. L’humanisme, c’est la figure contemporaine de la religion. Il n’y a d’humanisme que d’humanisme pieux. Tout humanisme est humanisme pieux. Ce qui va fixer le ton du texte de Foucault. Comme toute anthropologie est une théologie camouflée, la philosophie risque fort, étant une anthropologie, d’être encore une théologie, et donc on va répugner au mot philosophie. C’est déjà à l’œuvre chez Heidegger, qui en un certain sens est de la 2ème hypothèse, à sa manière, ie de l’hypothèse anti-humaniste. Lisez sa Lettre sur l’humanisme, comme document là-dessus. On va préférer le mot pensée. Même Foucault  préfère le mot pensée plutôt que le mot philosophie. Le mot philosophie paraît compromis dans l’anthropologie, ie dans le nouage homme Dieu. On pourra appeler pensée, au sens précis, ce qui remplace la philosophie quand on abandonne l’anthropologie, ie l’homme. La pensée, dans l’économie radicale de l’homme, c’est ce qui vient à la place de la philosophie. La philosophie est trop compromise avec l’anthropologie, ie avec la théologie pour qu’on en maintienne le propos. Exactement comme vous avez des textes de Derrida ou Lacoue-Labarthe dans ce sens là, Lacoue-Labarthe disant que la philosophie est impossible, et Derrida disant que la déconstruction n’est pas de la philosophie. Vous avez toute une polémique contre le mot philosophie qui est lié à notre problème. C’est sur l’arrière plan de comment se dénouent la figure de l’homme et la figure de dieu, que survient cette querelle de nomination. On va appeler ça une pensée.

Quel est l’enjeu de cette pensée ? de cette pensée non anthropologique, absolument non anthropologique ? Comment pense-t-on dans le vide de l’homme ? Et que pense-t-on dans le vide l’homme ? Eh bien, on pense ce qui vient, ou ce qui peut venir dans ce vide. Et donc on pense un commencement. Ce qui se substitue à la figure de l’homme est nécessairement la figure d’un commencement, d’un commencement inhumain. Mais prenons inhumain ici en son sens strict, pas au sens moral : au sens simplement de étranger à toute figure de l’homme. On pense dans le vide de l’homme, dans la figure du commencement inhumain. C’est cela à quoi va s’ordonner la pensée.

 

Pour récapituler, nous allons avoir en fin de compte 2 définitions des taches de la pensée, des taches de la philosophie (avec une querelle de mots là-dessus)

- 1ère figure : une anthropologie générale accompagnant l’émancipation, accompagnant le processus concret de l’émancipation

- 2ème figure : une pensée qui laisse venir un commencement inhumain, qui essaie de voir où vient et comment vient un commencement inhumain.

C’était pour cadrer. Maintenant, nous en venons aux textes, qui illustrent l’une et l’autre des orientations.

 

4)    situation des textes

 

 

Situons de manière approximative ces 2 textes.

Le texte de Sartre est un texte qui, dans sa 1ère mouture, est de la fin des années 50.

Le texte de Foucault  est un texte de la 2ème moitié des années 60.

Il est très frappant de voir que ce sont 2 textes qui ont à peine quelques années d’écart . ce sont des textes pratiquement contemporains. 59-60 pour Sartre et 66 pour Foucault. Il y a quelques années d’écart. Il se passe donc là qch. Cet écart, comment le penser ? Comment penser un écart aussi violent dans quelques années, qui sont le début et la fin des années 60 ? Nous avons là qch qui peut être pensé comme la bascule des années 50 aux années 60, pour être dans la chair du siècle. Cette bascule des années 50 aux années 60, fondamentalement c’est le passage de l’hégémonie de l’humanisme radical à l’hégémonie de l’anti-humanisme radical. En France, ça s’est appelé le passage de la phénoménologie au structuralisme (c’est des noms académiques). Fondamentalement, ce qui s’est passé là, c’est la bascule de l’hégémonie de l’humanisme radical, dont Sartre n’est qu’un des représentants, à une hégémonie de l’anti-humanisme radical, dont Foucault n’est qu’un des représentants. Donc on a eu là une réitération en petit de la question de la mort de Dieu. Finalement, l’homme est mort en 1965, qch comme ça, il est mort vers 1965. Il a ressuscité depuis ! Il a ressuscité tant et plus, peut-être sous la forme d’un animal, simplement, mais c’est déjà pas mal… Ce que je voudrais c’est que nous tentions de savoir ce que ça signifiait : qu’est-ce que c’est que cette bascule ? Et pourquoi passons nous de l’énoncé :

« le fondement de l’anthropologie, c’est l’homme lui-même », 1ère phrase du texte de Sartre, comme objet et organisme pratique, avec un programme qui vient tout de suite après « la réintégration de l’homme comme existence concrète au sein d’une anthropologie ». C’est une étape du devenir monde de la philosophie. Vous voyez la connexion des énoncés : l’homme comme fondement, le fdt de l’anthropologie, c’est l’homme, l’homme dans son existence concrète, donc finalement dans sa liberté pratique infinie. Et ça, c’est un programme (c’est pas encore fait), et c’est un programme à travers lequel il y a le devenir monde de la philosophie. C’est une thèse sur la philosophie : la philosophie comme accompagnement provisoire de qch qui la dissoudra dans le monde. Le devenir monde de la philosophie, c’est la réalisation concrète de la philosophie dans la liberté de l’organisme pratique. Voilà un corps de thèses cohérent, qui est typiquement un programme de l’humanisme radical.

Si on passe de l’autre côté : « de nos jours on ne peut plus penser que dans le vide de l’homme ». Et puis après, une charge de cavalerie : « ceux qui ne veulent pas formaliser sans anthropologiser », et la qualification de ces formes de réflexions comme « gauches et gauchies ». Gauche n’est pas là par hasard. Le programme de l’humanisme radical est un programme de gauche.

Comment on est passé de l’un à l’autre ? Qu’est-ce qui est en jeu là dedans ? Pourquoi ça c’est passé à ce moment là ?

Moi, je pense que ce qui s’est passé là, de façon visible ou invisible selon les cas [chgt K7] le processus d’émancipation, lui-même. Ie qch qui affecte en réalité la politique. C’est ça qui invisiblement régit la bascule du programme de l’humanisme au programme de l’antihumanisme radical.  Une bascule qui affecte le processus d’émancipation, au sens où d’une certaine manière, le scepticisme s’installe sur sa dimension constituée. C’est un point récurrent dans le siècle mais là on le prend dans son moment pratique. Qu’est-ce que je veux dire exactement ? Si on se reporte au milieu des années 60, on voit bien qu’on est installé, en particulier du point du mouvement communiste mondial, dans une figure étatique, qui n’est plus capable de supporter le programmatique. C’est un point subjectif fondamental, c’est indépendant du jugement qu’on porte, de savoir si c’était bien, mal, affreux, totalitaire. La figure étatisée du programme d’émancipation n’est plus en état de soutenir le programmatique. C’est le point clé en subjectivité. Elle n’est plus en état de proposer une figure en devenir à l’humanisme radical. Autrement dit, le processus de divinisation de l’homme est en réalité un processus en panne. Le système des représentations dans lequel il est inscrit n’a plus de dynamisme constituant. Il en a bcp moins que dans les années 30. C’est pour dire que ça n’a rien à voir avec ce qui se passe en termes de droits de l’homme. Sous Staline, et sous les massacres de Staline, il y a une dynamique programmatique. C’est comme ça. On peut dire qu’elle est insensée, qu’elle est illusoire, mais ça porte le programme de l’humanisme radical (dans une indécidabilité, j’y insiste, avec l’anti-humanisme). Dans les années 60 il n’est plus porté. Tout le monde voit que les intérêts particulier de l’Union soviétique sont ceux d’une puissance négociant avec les autres puissances, on voit que les PC sont gras et installés dans le jeu ordinaire. Il y a encore des partisans de tout ça, mais en profondeur le programme de l’humanisme radical n’est plus porté.

Quelle est en fin de compte la position historique de Sartre ? Qu’est-ce que le Sartre de ces années là ? Il vient trop tard : lui, il programme un programme de réactualisation de l’humanisme radical. Il propose en philosophie de réactiver l’humanisme radical, de lui redonner un fondement. C’est comme s’il proposait (je vais être caricatural, j’ai la plus grande admiration et le plus grand respect pour la figure Sartre, pour sa loyauté et sa générosité), mais c’est comme s’il proposait un supplément d’âme pour l’union soviétique. Mais l’Union soviétique, on peut lui injecter tous les suppléments d’âme qu’on voudra, c’est fini. C’est fini. Ça finira pour de bon en 89, mais c’est déjà fini du point de vue profond qui est le soutien à la dimension programmatique de l’humanisme radical. Il est dans un décalage qui fait qu’il propose une anthropologie d’accompagnement à un processus d’émancipation qui n’est plus représentable, qui n’a plus de représentation active ou dynamique. On peut en être partisan, mais on ne peut pas le considérer comme porteur du programme effectif de l’humanisme radical. Sartre est au fond une figure tout à fait pathétique et formidable qui est celle du compagnon de route sans route. Et donc il est le dernier, peut-être parce qu’il a mis trop longtemps à écrire la CRDial, il l’a pas finie etc… En un certain sens, il solde au début des années 60 les débats de années 50. C’est ce que j’appelle son léger retard. C’est une entreprise de pensée absolument formidable, mais qui est dans l’accompagnement anthropologique d’une donnée qui est une donnée morte. Il n’y en aura pas de résurrection. Ça veut pas dire que le programme de l’humanisme radical est clos, mais là il est interrompu. Du coup, ce qui va venir et qui va occulter durablement l’entreprise sartrienne, lui donner sa dimension obsolète, c’est un autre programme, le programme de l’anti-humanisme radical. Pourquoi ? Parce que ce programme, c’est le programme d’un commencement. Il est compatible avec l’idée d’une interruption des programmes antérieurs, du caractère obsolète des programmes antérieurs. Puisque son programme n’est pas d’auto réalisation ou d’effectuation de l’essence de l’homme, mais un programme de venue de qch, et cette venue, il faut laisser venir, laisser venir le commencement inhumain de qch de nouveau. C’est autre chose que d’accompagner un processus qui est introuvable. C’est pourquoi la pensée de l’anti-humanisme radical va être compatible avec les événements des années 60, avec Mai 68 ses csq. Pourquoi c’est compatible avec ça ? Parce que c’est une venue, ça aura permis de laisser venir qch qui ne se présent pas vraiment comme l’effectuation d’une essence, mais comme une rupture, ou comme une venue, incalculable et peut-être chimérique (mais peu importe), mais une venue compatible avec l’annonce d’un commencement. Nous avons là dans les années 60-70 (une quinzaine d’années) un élément d’historicité philosophique particulier qui montre bien ce que c’est les conditions historiques de la philosophie : si la philosophie se propose le programme de l’humanisme radical, elle doit, comme sa condition, attester d’un processus d’émancipation. Car elle pose que l’homme est historiquement celui qui a compris sa propre absoluité. C’est pas à la philosophie de le faire, c’est une anthropologie d’accompagnement. En tant qu’anthropologie d’accompagnement,  elle présume qu’il y a un processus subjectif d’émancipation qui est à l’œuvre. C’est exactement la position de Sartre comme compagnon de route, compagnon de route anthropologisé de ce processus. Si par contre on est dans le processus de l’anti-humanisme radical, il faut au contraire que qch commence. C’est tout  fait différent. Vous ne présumez pas de l’existence effective d’un processus de libération dont vous êtes le compagnon, vous êtes plutôt comme le prophète ironique d’une venue. Le prophète ironique de la venue est compatible avec la venue et avec l’absence de venue : « puisque nous commençons à y reconnaître, à y dénoncer, sur un mode critique [dans l’anthropologie], à la fois l’oubli de l’ouverture qui l’a rendue possible et l’obstacle têtu qui s’oppose obstinément à une pensée prochaine ». L’anthropologie, c’est l’obstacle qui s’oppose à une pensée prochaine. Le programme de l’anti-humanisme radical, c’est une pensée prochaine : qch est proche, qch va arriver, qch arrive. C’est la figure du commencement inhumain. Ça vient à l’homme dans une inhumanité constitutive. Cette annonce est compatible avec le venue et avec la non venue. Elle ne présume pas qu’il faille accompagner un processus en cours.

Vous voyez que finalement, cette question de l’homme finit par désigner qch concernant l’histoire. 2 pensées de l’histoire tout à fait hétéronomes :

- la pensée de l’homme dans la figure de l’humanisme radical maintient au fond la thématique hegelienne d’une historialité du vrai. Elle la maintient dans la figure, justement, de l’homme comme devenir émancipateur de lui-même. Ce que homme désigne, c’est en fin de compte un certain travail de l’histoire. Comme vous le savez, le 2ème tome de la CRD devait être consacré  l’histoire. Ce n’est pas un hasard. La visée sartrienne, c’était une pensée du mouvement de l’histoire, un vision de l’histoire comme une totalisation sans totalisateur. C’était ça qu’il avait en vue. Au cœur de ça, il y avait le programme de l’humanisme radical. Homme désigne le travail monumental de l’histoire comme émancipation.

- le programme de l’anti-humanisme radical, tel qu’en particulier Foucault le manie, est une toute autre vision de l’histoire, par séquence discontinues. Il n’y a pas un travail émancipateur de l’histoire mais des séquentialités historiques déchiffrables, intelligibles, et en situation de discontinuité. L’homme, c’est une catégorie épistémique, désormais résiliée, désormais obsolète, c’est pas autre chose. Ce à quoi on peut être tout au plus être attentif dans l’histoire c’est : est-ce que qch commence ? Est-ce que qch commence ? Sommes-nous en train de changer d’episteme ? Finalement, l’alternative, qui a alimenté un nombre de débats considérable, dans ce siècle, c’est la suivante : au fond, l’histoire est-elle un monument ou un commencement ? C’est un peu ça la discussion. Est-elle une édification, y compris une édification de l’émancipation ? Ou est-elle en réalité la discontinuité des commencements ? Il est très frappant de voir que homme désigne cette alternative. Le destin de la catégorie homme désigne dans le siècle cette alternative.

On peut revenir à notre début : l’homme sans Dieu. Nous avons vu que ça nous propose 2 programmes différents, ça disposé dans le siècle  2 programmes. L’homme sans dieu, c’est quoi, à la fin des fins ?

- ou bien c’est en définitive le créateur historique, celui qui plie l’histoire à sa propre absoluité. L’homme sans Dieu, c’est l’homme renvoyé purement et simplement à son histoire. Renvoyé à son histoire, c’est renvoyé à la création historique dont il est capable, à la création de sa propre essence absolue. Certes, il ne crée pas le monde ou l’univers, mais il crée sa propre histoire, il est capable de modeler sa propre histoire. C’est une 1ère vision.

- ou alors l’homme sans Dieu, c’est l’homme du commencement inhumain. L’homme qui au mieux installe sa pensée dans ce qui vient, et qui est dans la discontinuité de cette venue. Mais la discontinuité de cette venue, il ne crée pas, il  ne l’ordonne pas, il ne peut que la laisser venir, dans la puissance du commencement.

Aujourd’hui on est où de tout ça ? Aujourd’hui, on est manifestement dans un abandon simultané du programme de l’humanisme radical et du programme de l’anti-humanisme radical. On propose la restauration de l’humanisme classique. Mais cette restauration est impossible. Si vous voulez restaurer l’humanisme classique, il faudra restaurer la religion avec. Parce que l’humanisme classique, c’est le nouage de l’homme et de Dieu. Donc en réalité, les seuls gens conséquents qui proposent le renouement avec l’humanisme classique sont ceux qui proposent de renouer avec la religion et avec Dieu sous toutes ses formes. Et si on propose l’humanisme classique sans Dieu ? Alors il se passe ceci de très intéressant que cet humanisme constitue l’homme animal : parce que l’humanisme sans dieu, et sans humanisme radical, et sans anti-humanisme radical, sans projet prométhéen, c’est une représentation de l’homme qui le réduit à son corps animal. L’humanité de l’homme est exclusivement désignée dans la figure de la victime, non pas pour des raisons extérieures mais pour des raisons implacable. Si on prétend maintenir l’homme comme catégorie dans le déliement absolu d’une part de Dieu et hors de tout programme aussi d’humanisme radical, l’homme, c’est le corps humain, c’est son identification en souffrance (il n’y en a pas d’autre). Moi ce que je soutien, c’est que si d’une certaine façon nous sortons du siècle par ne résiliation simultanée du programme de l’humanisme radical et du programme de l’anti-humanisme radical, nous sommes nécessairement dans une figure qui abandonne en effet la figure de l’homme, parce qu’elle n’est pas restituable, mais qui l’abandonne en faisant de l’homme une espèce. C’est un programme tenable. On légiférera sur les droits de cette espèce comme on légiférera sur les droits des autres espèces. Je lisais récemment que s’était constitué un groupe de théologiens qui s’inquiètent de l’âme des chiens. C’est cohérent, c’est dans l’ambiance moderne. Pourquoi serait-ce très différent ? Vous pouvez placer ça dans une écologie généralisée. L’homme est une espèce, c’est l’hypothèse dominante. La question du bilan du siècle, elle est peut-être la question de savoir quelle position on prend en effet sur la question de l’homme, je suis d’accord, pour autant qu’elle aura été l’affrontement entre humanisme radical et anti-humanisme radical. Quel est le bilan de cette schize ? Si l’homme n’est ni un créateur historique, programme de l’humanisme radical, ni celui qui pense dans l’élément du commencement, programme de l’anti-humanisme radical, qu'est-ce qu’il est ? Je pense que c’est l’énigme du siècle qui commence. Tout le monde parle de l’homme et de ses droits, de quoi s’agit-il ? Si c’est autre chose qu’une espèce, il faut dire en quoi. Si ce n’est qu’une espèce, il faut en accepter les csq. A savoir qu’une espèce, c’est ce qui se domestique. Nous aurons un programme de domestication, poussé inévitablement jusqu’au programme de domestication biologique, ie jusqu’au programme de l’amélioration de l’espèce. Ce que l’homme a toujours fait quand il a saisi une espèce, ça a été de voir comment il pouvait l’améliorer. Alors on nous améliorera, c’est le nouvel  humanisme !

8 mars 2001

…le siècle à partir d’un des motifs philosophiques sélectionnés, qui était la thèse nietzschéenne ou post-nietzschéenne de la mort de Dieu, voire de la mort des dieux. Nous examinions certains aspects (pas tous) ou csq de cette thèse qui identifierait le siècle par la sécularisation, par le retrait du sacré, ou le retrait de la figure de la transcendance ou la mort de Dieu.

Je rappelle brièvement ce que nous avions dit. Nous avions dit que un point important pour comprendre cette question (le siècle déchiffré à partir de l’hypothèse d’une désacralisation historiale), c’était que ceci opère sur une construction par le 19ème siècle, donc une construction antérieure, construction d’une indiscernabilité entre la figure de l’homme et celle de dieu. quand il est question de la mort de Dieu, ce n’est pas dans n’importe quel contexte, c’est dans un contexte marqué ce qu’on peut appeler le progressisme du 19ème, marqué par un propos historique de divinisation de l’homme et / ou de humanisation de Dieu qui fait que une sorte indiscernabilité virtuelle entre homme et dieu s’est établie. Et que c’est au regard de cette indiscernabilité que l’énoncé la mort de dieu intervient. D’où l’idée en fin de compte d’examiner le siècle comme siècle de la mort de Dieu à partir de ce qu’il en est de la catégorie de l’homme. Si on examine les csq fondamentales de la thèse de la mort de dieu, elles affectent ou concernent en réalité la figue de l’homme. C’est une transformations essentielle de ce que Kant avait déclaré être la question centrale de la philosophie : qu’est-ce que l’homme. A l’aube du 20ème se présente une transformation de cette question, qu’est-ce que homme, transformation de la question liée à une thèse constitutive sur le retrait ou l’absentement du ou des dieux. J’avais proposé de dire que il y a sur cette question finalement 2 orientations novatrices principales, qui vont entrer en conflit.

- la 1ère est ce que je propose de nommer la thèse de l’humanisme radical, dont Sartre est un des derniers représentants. Et qui pose au fond que l’homme doit libérer en lui-même la puissance infinie de sa liberté. Il faut la désaliéner, la désobjectiver. Liberté par laquelle il est réciprocable à Dieu. L’absoluité de la liberté comme telle est identiquement la même en l’homme et en Dieu. Si l’homme a comme programme de libérer en lui liberté, alors il est dans un projet d’absolutisation de son être. C’est la thèse de l’humanisme radical. Il est frappant de voir que déjà Bergson déclare que l’univers est une machine à faire des dieux : la conversion mystique à laquelle il appelle dans certains passages des 2 Sources est bien aussi comme un procès de divinisation non de la figure restreinte de l’homme mais de la vie tout entière, de la capacité créatrice de la vie tout entière. La thèse de la mort de Dieu est au fond une thèse de divinisation de l’homme comme projet, comme programme. Ça se dira négativement la figure de la désaliénation de la liberté humaine.

- de l’autre côté, il y a la thèse que je proposais d’appeler la thèse anti-humaniste radicale, que Althusser à un moment donné appelait la thèse anti-humanisme théorique. Et qui consiste à dire que en réalité l’homme est une figure discursive construite par l’anthropologie progressiste du 19ème siècle (l’homme, c’est pas une donnée, mais une construction, une construction du discours), cette construction du discours est liée à la fonction même de l’anthropologie dans le progressisme du 19ème siècle, et en réalité cette figure est obsolète, périmé. Il faut entendre mort de Dieu comme mort de l’homme. Nous retrouvons ce point d’indiscernabilité entre la figure de dieu et la figure de l’homme, qui fait que si on circule de l’une à l’autre, la mort de Dieu est aussi la mort de l’homme. Le nietzschéisme de Foucault se manifeste ultimement dans la thèse selon laquelle il n’y a plus d’usage possible, d’usage en pensée, de la catégorie de l’homme.

La thèse de l’humanisme radical d’un côté, la thèse de l’anti-humanisme radical de l’ autre, comme division ou scission de la même question inaugurale : qu’en est-il de l’homme sans dieu ? Avec la thèse que l’homme sans Dieu, c’est l’homme engagé dans le procès d’absolutisation de lui-même, ou dans la désaliénation de l’absolu qu’il est. Et la thèse selon laquelle l’homme sans dieu n‘est même plus l’homme, il est dans le retrait de la figure même de l’homme.

Du point de vue conjoncturel, au fond, on peut dire que l’opposition de l’humanisme radical et de l’antihumanisme radical, c’est aussi la bascule, en France particulièrement, des années 40-50 aux années 60-70. Ces repérages sont toujours d’une grossièreté infinie, mais ils sont en même temps suggestifs, ils permettent de se repérer. Disons que dans les années 40-50 se déploient les différents aspects de la thèse de l’humanisme radical, dont Sartre va être le principal héros. Dans les années 70, c’est plutôt la thèse de l’anti-humanisme théorique, ou de l’anti-humanisme radical qui va prévaloir, y compris et surtout dans son avatar structuraliste.

Vous me dire : et maintenant, où on en est, dans cette affaire ? Quelle est la bascule des années 60-70 aux années 80-90 (puisque nous fonctionnons par balance d’une vingtaine d’années, le chiffre générationnel, 20 ans c’est une génération). On construit le théâtre d’une génération humaniste radical, d’une génération anti-humaniste radicale et, de quoi ? Que sommes-nous ? Il y a le triomphe, à vrai dire assez inattendu, de ce qu’on pourrait appeler un humanisme tempéré, ie un humanisme non radical. Peut-être d’ailleurs est-il de ci de là compatible avec un anti-humanisme tempéré, quand il le faut, quand on a besoin. Il est possible à certains moments de considérer que quand même certaines choses relèvent de la violence, donc d’un espace qui accepte ou tolère l’anti-humanisme, tempéré. Malgré tout, si humaniste que soit un humaniste, les hommes n’y sont pas tous exactement au même titre des hommes, c’est ça le pb. L’humanisme tempéré, je voudrais essayer de le décrire, le caractériser. Il y a un point important : c’est une figure qu’on pourrait dire non prométhéenne de l’homme. C’est pour ça que je l’appelle tempéré : c’est pas une insulte, c’est une description. C’est l’homme, comme tout autre chose que comme projet. C’est la fin de l’idée que l’homme puisse être qch comme un programme pour la volonté. L’humanisme tempéré n’aime pas la volonté : il nous rappelle toujours qu’il ne faut pas brusquer la réalité. Il rappelle sans cesse, en écho au siècle, qui lui donne là-dessus, il faut le reconnaître, des munitions innombrables, que la volonté est souvent un forçage désastreux du réel. Laissons faire ce qui a fait ses preuves. Les preuves de quoi ? eh bien les preuves de son innocuité, relative. Comme toujours, il faut remonter aux formules de Nietzsche : que disait Nietzsche ? Il disait : l’homme c’est ce qui doit être surmonté. L’homme comme donnée, comme animal immédiat, c’est ce qui doit être surmonté. Il appelait ça le surhomme, mais peu importe le nom, ce qui importe, c’est le mouvement. Ce qui était au cœur de la prédication nietzschéenne c’est que l’homme était un programme (programme pris dans un retour mais peu importe). Il fallait que l’homme parvienne à se hausser jusqu’à sa propre affirmation intégrale. C’est l’envoi donné au siècle sur cette question de l’homme : l’homme nouveau, comme dira tout le monde (les communistes, les fascistes, les chrétiens progressistes). L’homme nouveau c’est quoi ? C’est l’homme en tant que l’homme surmonte l’homme, en tant que l’homme est l’avenir de l’homme, donc en tant que l’homme est un projet. Et qu à vrai dire, nous ne sommes pas encore dans l’humanité véritable. Ou comme disait Marx, nous ne sommes pas encore dans l’histoire véritable, nous sommes dans la préhistoire humaine. L’humanisme tempéré, c’est ce qui en finit avec tout ça, et qui énonce qu’il n’y a pas à représenter l’homme comme un projet ou un programme, comme une création prométhéenne. L’homme est au fond une entité coextensive à sa vie, que l’homme, c’est sa vie d’homme. Et c’est ce qui doit être respecté, ce à quoi il ne faut pas toucher. C’est une argumentation très forte : quand vous dites que l’homme doit être surmonté, c’est bien en effet à partir de l’homme sensible qui est là comme un animal parmi les autres.  L’humanisme tempéré va simplement dire : c’est ça, l’homme. Il va se caractériser par 4 traits, l’humanisme tempéré. On peut le décrire :

 

- une clause ontologique de finitude. C’est un point capital. Il faut respecter en l’homme cette restriction ontologique qui est une finitude essentielle. L’homme prométhéen du 20ème siècle n’est pas fini. Il ne faut pas croire que la thèse de finitude est une thèse évidente. C’est une thèse, mais pas une thèse évidente. L’homme qui est celui qui surmonte l’homme, peut aussi bien, dans l’affirmation intégrale de lui-même, être dit infini, peut être dit coextensif à l’infini de la vie. La clause de finitude, c’est une nouvelle clause. Elle est le socle véritable de l’humanisme tempéré : nous sommes finis, nous sommes cet animal transitoire qui doit être respecté dans sa finitude même, dans sa précarité. C’est le 1er trait.

 

- 2ème trait : du coup, il y a une importance cruciale de ce que j’appellerais le corps victimaire. La finitude, du point de vue de l’espace de ce qui arrive, c’est la vulnérabilité du corps, de la vie, aux sévices, à la souffrance, à l’astreinte, à la contention, à la torture. La représentation de l’homme est inclinée vers ce corps victimaire, ce corps exposé, ce qu’on pourrait appeler l’exposition finie du corps, comme ce qui constitue véritablement la réquisition éthique autour de la question de l’homme. Ce qui doit être respecté, avant tout, est justement ce corps fini vulnérable dans son exposition à la douleur ou à la mort. Il faut reconnaître que ce n’était pas du tout le point de vue des visions prométhéennes. C’est bien ce qu’on leur reproche aujourd’hui. Elles posaient que le corps était une simple réserve de puissance dans laquelle on pouvait puiser, dans laquelle on devait puiser. Il n’y a avait que des corps, mais au nom de l’idée, on pouvait puiser et dépenser sans compter. Au regard de l’infini de l’idée, un corps n’était rien, ou pas grand-chose. Aujourd’hui, nous avons une bascule, qui est un certain bilan du siècle est : aucune transcendance ne légitime qu’on ne prenne pas soin le plus absolu du corps exposé dans sa finitude même. Il y a un texte fameux de Staline qui s’appelle l’homme est le matériel le plus précieux. C’est une expression ambiguë. C’est extraordinaire que Staline ait écrit ce texte, personne ne lui demandait. Il l’a écrit, et il faut prendre au pied de la lettre ce qu’il a écrit. L’homme est le matériel le plus précieux. Il n’y a que ce matériel là qui soit précieux, à tout prendre, le reste n’est pas défini quant au projet. Il n’y a que les hommes que vous puissiez enregistrer dans le projet de surmonter l’homme. Un tracteur ne surmonte pas l’homme par soi-même, ni un ordinateur Ce qui surmonte l’homme, c’est l’homme. Si vous êtes dans la vision prométhéenne, vous allez assumer que l’homme est ce qu’il y a  de plus précieux. Mais en un autre sens c’est précieux comme matière 1ère, comme la matière même de ce qui doit être transformée, comme la transformation elle-même de ce qui a à être transformé. La formule dit bien, très précisément, la conviction, qui n’est pas seulement celle de Staline, mais celle d’innombrables militants et de masses de l’époque, à savoir qu’on est à la fois la transformation et ce qu’il y a à transformer. Au cours de la Révolution Culturelle en Chine, Lin Piao, lui, le disait sous la forme suivante : « dans la révolution, on est à la fois la flèche et la cible ». Tout le monde est à la fois la flèche et la cible. Mais être le matériel le plus précieux et être à la fois et simultanément la flèche et la cible, c’est la même idée, c’est l’idée que l’homme a à se transformer et qui par csqt est à la fois l’activité transformatrice et le matériau transformé.

C’est au regard de tout cela que nous avons dans l’humanisme tempéré une modalisation tout autre qui, ayant abandonné la fonction prométhéenne, abandonne aussi évidemment la fonction de matériau. C’est un point intéressant que je laisserai à votre méditation : vous savez qu’on justifie, dans le dispositif idéologique courant, l’abandon de la figure prométhéenne par l’abandon de la figure du matériau. On dit : il y a eu tellement de morts que ça prouve bien que le projet ne valait rien. Mais ça marche dans quel sens cette argumentation ? Qu’est-ce qui est le plus important ? Est-ce que c’est réellement l’abandon de la figure du matériau le plus important ? Ou est-ce que la cible véritable, c’est pas l’abandon du projet prométhéen, sous toutes ses formes ? Ce n’est pas que l’argument soit vain, c’est un argument est très puissant : il essaie de dénouer une dialectique qui certainement doit être dénouée, qui est celle justement de la flèche et de cible, ou de la transformation et du matériau transformé. Mais il est intéressant de savoir ce qui est réellement visé dans ce dénouement. Mais est-ce que l’enjeu ultime n’est pas que s’établisse comme victorieux exclusivement l’humanisme tempéré, ie l’abandon de toute idée d’une auto-transformation possible de l’humanité comme telle ? Où ça se joue ? ça se donne dans la prise en considération primordiale de l’exposition du corps comme victime souffrante qui doit être protégée. Ça restaure en vérité comme accès principal à l’humanité de l’homme la pitié. La question de savoir quel est l’affect privilégié, à un moment donné, dans l’accès à la question de l’homme, c’est un point important. Il y a toujours en réalité non pas seulement des spéculations théoriques, mais il y a un affect privilégié, qui au fond dessine l’accès même à l’humanité de l’homme à un moment donné de son histoire. Je vous l’ai dit, l’affect privilégié pendant le 20ème siècle actif, ça a été l’affect de la fraternité, ie un affect qui est lié à la construction du nous comme tel, et qui n’est nullement exclusif de la cruauté, ça c’est vrai. L’affect porteur c’est celui-là, ce qui gravite autour. Je soutiens que l’affect primordial aujourd’hui est la pitié, la pitié comme immédiate réaction à l’exposition du corps souffrant ou du corps victimaire. C’est ça qui nous rend sensible à l’existence hors de nous de l’humanité de l’homme. Il est intéressant de réfléchir sur la mobilité des affects, comme affect vecteur ou primordial. Si c’est l’affect de la pitié, les théoriciens du 18ème l’avaient déjà vu, c’est un affect qui n’a de corrélation véritable qu’à la souffrance. L’homme n’est pleinement homme que comme homme souffrant. Si nous ne le voyons pas souffrir, tout va bien.

 

- 3ème trait : la prééminence du juridique. Ces traits sont enchaînés : pourquoi y a-t-il prééminence du juridique ? Pourquoi l’expression est-elle droits de l’homme ? Pourquoi crée-t-on des tribunaux ? Pourquoi confie-t-on la juridiction planétaire à des appareils juridiques ? Pourquoi cette juridicisation universelle des situations, comme si juger était devenu l’activité centrale de l’humanisme lui-même ? C’est très frappant, c’était pas du tout comme ça avant, on le sait bien. Avant, c’était même une critique profonde et radicale du formalisme juridique comme tel et de ses ambiguïté. L’humanisme tempéré exige un juridisme généralisé, et au fond, la question de cette prolifération du juridique est évidemment liée au fait que l’humanité est définie à partir du tort qu’on lui fait. Puisque c’est du corps victimaire qu’il s’agit, l’humanité de l’homme n’est pas sa capacité créatrice, inventive, novatrice. L’humanité de l’homme, c’est sa capacité à être exposé à la souffrance, et donc exposée au tort. C’est bien pour ça que l’accès affectif à son humanité est la pitié. Et donc, ce qui va se mettre en place, c’est  des instances de réparation du tort. Puisque l’humanité, c’est le tort qui lui est fait, alors ce qu’il y a, ce sont en effet des droits de l’homme, des droits à ce qu’il n’y ait pas le tort ou à ce qu’il y ait réparation du tort. Il est tout à fait logique que l’humanisme tempéré s’accomplisse comme tribunal.  Tribunal de qui ? Tribunal de l’homme, tribunal des droits de l’homme, l’homme s’accomplissant, s’effectuant comme tribunal. Là, le coupable comparaît devant l’homme. Comme l’homme, c’est un peu abstrait, on dira : la communauté internationale. C’est pas bcp plus clair ! Mais c’est plus juridiquement nominal. L’important à saisir pour nous, philosophes, c’est la connexion intime qu’il y a entre la prolifération de la question du droit quant à la définition de l’homme, et le socle fdtal qui est que l’accès à l’humanité de l’homme se fait dans la figure de sa souffrance. Dans le modèle antérieur, les 2 choses sont absentes. Pourquoi ? Parce que l’homme n’est pas défini par sa souffrance, mais il est défini par sa capacité à se créer lui-même. Je ne dis pas si c’est moins coûteux ou plus coûteux, c’est autre chose. L’homme est défini affirmativement, et pas dans la figure du tort qui peut lui être fait. Face à l’humanité qui cherche à se créer elle-même, aucun tribunal n’est compétent. La notion même de compétence juridique est dissoute : elle enregistre les choses,  mais elle ne peut pas faire comparaître ce qui est en train d’advenir ou ce qui est en train de se créer. Dans la figure antérieure, vous n’avez ni la figure victimaire ni l’instance du tribunal comme instance de réalisation du jugement portée sur lui. Dans l’humanisme tempéré, vous avez dans l’ordre la clause de finitude, le corps exposé comme figure axiale de la représentation l’humanité et la juridicisaion, l’espace du droit, comme espace de garantie ou de réparation au regard du tort.

 

- le 4ème trait c’est que la puissance normative de cela est très très forte. C’est une représentation qui ne tolère guère qu’on prétende s’y soustraire. Pourquoi ? Parce qu’elle se présente comme une figure de l’humanité telle qu’elle, indivise. C’est un point sur lequel qu’il faut insister. Dans l’humanisme tempéré, il est supposé qu’il y a une humanité indivise, à savoir une humanité du corps exposé à la souffrance. C’est pas une affaire de choix, de politique, classe, de nation, mais c’est une affaire d’humanité : c’est l’homme, les droits de l’homme, indivis. C’est pas le cas dans la figure antérieur. Dans la figure antérieure, c’est le 2 qui est primordial : il y a ce que vous avez à créer, et il y a ce qu’il y a, mais ce que vous avez à créer est toujours pris comme dépassant ou outrepassant ce qu’il y a. Vous avez toujours minimalement ce que les dialecticiens marxistes appelaient la lutte de l’ancien contre le nouveau, c’est un des noms possibles du 2. Et y compris s’agissant de l’homme, l’humanité n’est nullement une catégorie indivise, puisque étant en train de s’inventer elle-même, elle est divisée par principe. Entre ceux qui s’attardent aux figures anciennes et ceux qui tentent de forger une figure nouvelle. Vous avez une normativité, mais une normativité qui assume la division. Vous assumez qu’il y a des gens qui sont pas d’accord avec vous. Vous pouvez dire c’est des réactionnaires, on aura leur peau etc…, mais vous assumez qu’il y en a. La particularité de l’humanisme tempéré, c’est qu’il n’assume pas du tout qu’il y a des gens qui ne sont pas d’accord, car ce sont des évidences naturelles. La reconnaissance de l’humanité de la victime, c’est une évidence naturelle. Celui qui ne la reconnaît pas, il doit être traité comme relevant du pathologique, pas de la position adverse. Mais une position adverse et une position pathologique, c’est pas du tout la même chose. Ça ne se traite pas de la même façon. Personne n’est censé être par exemple hostile aux droits de l’homme. Ça voudrait dire quoi ? ça veut dire que vous aimez les tuer ? Personne n’est censé être hostile aux droits de l’homme, sauf peut-être un pédophile pathologique (dont la figure grandit d’ailleurs, tous les jours, comme le repoussoir obscur et obscène de cette unanimité formidable). Ou le serial killer de nos représentations imaginaires. C’est les points de fuite, de quoi ? d’un dispositif humaniste total. D’où la thèse que je soutiens, périodiquement et avec une provocation (mais pas tant que ça), qui est que c’est ce dispositif là le totalitarisme, au sens formel du terme. A savoir un dispositif qui n’inclut pas de division ou d’exception. C’est un dispositif fermé tel que quiconque ne s’en réclame pas est, à un degré ou à un autre, pathologisant. Dans un 1er temps, il passe au tribunal de l’homme, tribunal de l’homme (vous n’en êtes pas tout à fait un) dans un 2ème temps il sera aligné sur les figures d’exception pathogène que le système inclut. Je ne veux pas que l’aspect polémique prenne le dessus. Quand je dis que c’est un système fermé, c’est au terme d’un protocole argumentatif. C’est pas parce que je ne l’aime pas (ce qui est vrai, par ailleurs). On a la constitution d’un dispositif idéologique, théorique, juridique, normatif etc…, qui peut-être pour la 1ère fois dans l’histoire se présente comme n’incluant aucune espèce de division. Ie ne reconnaît pas vraiment la possibilité intrinsèque d’une autre voie, si ce n’est sous la forme de son destin pathologique. C’est ce que j’appelle une normativité de fait. Au regard de ce dispositif, qui régit la totalité des jugements et des pratiques politiques dominantes, le comportement dominant des Etats, il faut reconnaître que nous avons très peu de liberté. Ceux qui sont absolument partisans de la chose se réjouiront qu’on n’ait pas de liberté par rapport à elle, enfin l’humanisme réalisé. Mais il est réalisé au prix d’une coercition systématique. Ce n’est pas une coercition policière, encore qu’elle vienne derrière toujours, d’une manière ou d’une autre, mais c’est d’abord et avant tout une coercition systématique. Et cette normativité est en un  certain sens irrécusable, c’est ce qui fait la particularité de la systématicité de l’humanisme tempéré. Vous allez dire que vous n’avez pas pitié de qln qui souffre ? Vous êtes horrible, affreux. Vous allez dire qu’il ne faut pas qu’il y ait de droits des victimes ? Et ainsi de suite. Si vous prenez le système dans ses fragments d’énoncés, il est irrécusable parce que d’une certaine façon il se présente dans l’espace propre de l’affect qu’est la pitié. On se souvient que Nietzsche disait finalement qu’il n’y a pas de vertu plus fondamentale que d’être impitoyable. C’est pas drôle non plus ! Mais c’est un vrai débat, pitié ou impitoyable. Pourquoi il disait ça ? Si vous êtes dans la pitié vous êtes dans la conservation absolue de la figure de la finitude victimaire. La pitié, vous ne franchirez pas ce qu’exige cette figure. C’est ce à quoi on en appelle au regard de quiconque prétend s’en excepter. C’est ça la figure actuelle : plus rien ne vaut la peine de passer outre la pitié, nous dit ce discours (on prend quelques arrangements, mais la thèse, elle, est là). On prend des arrangements avec ça, dans l’expérience concrète. C’est pour vous dire que cette affaire pitié, impitoyable, quand on dit : la pitié c’est formidable, et l’impitoyable c’est horrible. Ce n’est pas si simple. Une rupture amoureuse exige qu’on soit impitoyable, vous le savez tous, ça ne passe pas autrement. Si vous avez pitié de l’autre, c’est terminé. Je prends cette expérience tout à fait élémentaire pour montrer qu'à un moment donné, une construction de soi-même, une libération de soi-même, une désaliénation exige que la vie soit dans la figure de l’impitoyable. Si on était cohérent, dans le dispositif de l’humanisme tempéré, on ordonnerait aux gens de ne rompre avec personne ! D’ailleurs, ça crée des morts : la procédure amoureuse est très meurtrière. A son échelle, elle l’est plus que la procédure politique. Vous êtes 2 dans l’affaire, il arrive très souvent que la moitié en crève. C’est beaucoup ! C’est une matrice intéressante pour comprendre de façon moins abstraite et idéologique cette affaire de la réquisition par la pitié et les exceptions à cette réquisition, que signifie l’injonction nietzschéenne d’être impitoyable etc… Tout ce débat est celui de l’humanisme tempéré : est-il possible de sceller, d’entériner, de s’enfermer pour toujours dans cette figure de l’humanisme tempéré ?

C’était le 1er point, le point qui est au fond celui de l’actualité. 

On peut soutenir que les années 40-50 ont été dominées par l’humanisme radical

__________________________60-70________________ anti-humanisme radical

_________________________ 80-90                     par la mise en place étayée, solidifiée, consensuelle de l’humanisme tempéré.

 

Dans l’humanisme tempéré, c’est ma dernière remarque avant de revenir à l’étape antérieure, fondamentalement, l’homme est un animal. Je l’avais dit la dernière fois, je le reprends. Il est un animal car il est coextensif à son corps victimaire. Et d’ailleurs, la tendance est incoercible d’étendre l’humanisme tempéré à tout ce qui vit : on voit apparaître les droits des animaux. On commence par les droits des enfants, les droits des animaux. Les animaux ne sont pas à la fête quant à leurs droits, il y a des exceptions à l’humanisme tempéré, qui devient le massacre de masse. Dites vous bien que c’est tout à fait intéressant, ce qui arrive aux animaux. Vous savez que ce qui arrive aux animaux, on commence à se soucier à peine, aujourd’hui, que à certains égards ça arrive au africains depuis 10 ans, des situations épidémiques où des millions de gens meurent. Je le dis, ça, car c’est aussi inclus comme l’ombre secrète de l’humanisme tempéré. L’humanisme tempéré déclarant que c’est l’animalité finie de l’homme qui constitue son essence, est tendanciellement aussi darwinien. Il y a des animaux qui sont exposés, on va les protéger comme on peut, mais on peut pas grand chose. Et puis il y a des animaux supérieurs, qui se protègent mieux, qui sont mieux protégés. Entre l’humanisme tempéré et ce que depuis Foucault on appelle le biopouvoir, il y a des corrélations intimes. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point essentiel, qui est dans le siècle finissant la fonction exacte du corps, du corps comme identifiant de l’humanité.

 

Dans la rétroaction de l’humanisme tempéré, qui nous domine aujourd’hui, dans l’effet en retour de cet humanisme tempéré, qui nous domine aujourd’hui, nous voyons mieux les traits communs de l’humanisme radical et de l’anti-humanisme radical. Quand on change d’époque, on voit mieux les divisions de l’époque antérieure, mais aussi les traits communs. Dans les 2 textes que vous avez, on constate immédiatement la division : Foucault oppose à l’anthropologie de Sartre un rire terriblement corrosif. C’est vrai. Mais on voit bcp mieux les traits communs, par rapport à l’humanisme tempéré.

J’en vois 3, que je crois très importants :

 

1° les 2 dessinent autour, ou à partir de l’homme, une figure ouverte. Le destin qui nous convoque est un destin ouvert. Dans les 2 cas, il s’agit bien d’un projet (pas au sens directement sartrien) mais de qch qui surmonte la particularité qui est là. C’est une figure ouverte. Sartre, il va appeler ça « une étape du devenir monde de la philosophie ». L’anthropologie dialectique, c’est une étape du devenir monde de la philosophie. Vous voyez la dimension grandiose du projet, la philosophie ayant à devenir coextensive au monde lui-même. C’est une immense ouverture. Mais Foucault va dire : ça y est, « il est de nouveau possible de pensée », ce qui s’ouvre c’est une possibilité inédite de la pensée. Il va parler aussi d’une pensée prochaine, qch va venir à la place de l’homme mort, de la figure dépassée de l’homme, qui est aussi une ouverture une possibilité inédite de pensée. C’est le 1er trait. Par rapport à l’humanisme tempéré, qui considère que l’homme est une réalité, une réalité parmi d’autre, Sartre et Foucault soutenaient que la question est une question de l’ouverture. La question de savoir : qu’est-ce qui crée un nouveau possible ? C’est une question fondamentale : qu’est-ce qui est possible ? La question de la possibilité du possible. Qu’est-ce qui est possiblement possible ? A l’époque de l’humanisme tempéré, on nous répond : ce qui est possible, c’est le réel. Est possible ce qu’il y a, ou qu’il y aura, mais ce qu’il y aura en tant que c’est le développement de ce qu’il y a. En plus, ce n’est pas vraiment un possible, parce que c’est un devenir impersonnel, sur lequel s’articule très mal la possibilité subjective. Tandis que pour Foucault comme pour Sartre, la question clé, c’est l’ouverture d’un possible inédit. Seulement, ce n’est pas le même : possible de la pensée pour Foucault, possible de l’humanisation pour Sartre. Mais c’est une figure ouverte. Pour autant qu’il y a « homme », l’homme n’est rien d’autre que cette possibilité, ou que cette ouverture. C’est le 1er trait.

 

2° le 2ème trait, c’est l’hostilité aux catégories substantialistes, hostilité commune. Sartre et Foucault, si éloignés qu’ils soient, ni l’un ni l’autre ne les entérinent.

Pour Sartre, le possible est donné en termes de désaliénation, donc c’est un possible qui est toujours dans la figure de ce qui se surmonte, de ce qui passe outre sa  propre figure. L’homme n’est donc jamais une catégorie substantielle, c’est un trajet ou un projet.

De même, Foucault va moquer amèrement l’idée d’une essence de l’homme, ceux qui se cramponnent à l’idée qu’il y a une essence de l’homme, alors qu’il n’y a que des mobilités discursives. Les 2 partagent une hostilité aux catégories substantialiste, qui va de pair avec une hostilité à la stricte finitude, la finitude s’accomplit dans des dispositions substantielles, des dispositions qui prodiguent la limite. Par csqt, qu’on soit humaniste radical ou anti-humaniste radical, on est dans l’élément d’une méta-critique de toutes les catégories substantielles. Or, l’homme de l’humanisme tempéré est une catégorie substantielle. Catégorie substantielle à laquelle nous avons accès par la pitié. Finalement, c’est un corps animal, un corps animal donné dans sa finitude immédiate. Il n’est pas question, au regard de ça, de s’installer dans la critique des catégories substantielles, car elle entraînerait la déposition de cette figure victimaire de l’homme. Notre moment est profondément naturaliste. Il est dans un retour à ce qui identifie les problèmes à partir de la supposition d’une figure naturelle du problème. Il faut trouver ce qui est naturel, puis après on trouvera ses droits naturels, et ainsi de suite. Il y a une économie qui est l’économie naturelle, c’est d’ailleurs celle qu’il y a, donc elle est naturelle de fait. Elle ne cesse d’arguer de sa naturalité. Elle est la nature même des choses. Si vous intervenez là dedans, c’est déjà mal. Il faut laisser faire, mais laisser faire quoi ? laisser faire la nature !

Je crois vous l’avoir déjà dit : nous sommes dans un retour à Aristote : les choses ont une nature, une finalité naturelle, il faut la respecter cette finalité naturelle, il y a des lois de la société, de l’économie, qui sont des lois naturelles. N’intervenons pas là dedans, il faut trouver un principe d’harmonie assez abstrait pour convenir à tout le monde, et comme toujours quand les choses sont naturelles, il faut trouver les équilibres, il faut que tout soit équilibré (il faut que les escargots puisse manger les herbes, il faut que les hérissons puissent manger les escargots, que les hérissons se fassent pas trop écraser sur les routes sinon ils ne pourrons plus manger d’escargots etc…). c’est ça la nature ! mais l’économie de marché, c’est la même chose. Si vous intervenez là dedans, ça va être terrible, parce que à un moment donné, des cargaisons entières de hérissons vont se faire écraser. C’est ce qui arrive, évidemment, car il n’est pas si sûr que ce soit naturel… Ce retour à la nature, c’est évidemment un retour à une sorte de typologie des catégories substantielles comme ordination du monde naturel. Et il faut aller son train là dedans. Quelquefois, il y en a qui certains vantent exagérément la figure du grand carnassier, le créateur d’entreprise, le prédateur. Comme le lion, le roi des animaux : il mange tout le monde, il fait des fortunes colossales, il ruine les ennemis. C’est magnifique, et c’est naturel ! C’est un grand carnassier ! Ceux qui sont critiqués, c’est les chasseurs. Il ne faut pas vouloir abattre le grand carnassier. Ça, c’est pas bien. Il met de l’ordre dans le marché, il mange tous les petits escargots, il leur marche dessus, il les écrabouille, ça fait de la place. On vit dans un monde comme ça, avec ça d’un côté, la nature, et à côté, le droit. C’est un dispositif aristotélicien, et un droit qui essaie de se calquer sur la nature, d’en corriger un tout petit peu les dérives anti-naturelles. Dans la nature, comme Aristote l’a vu (ça lui posait de gros pb) il y a des monstres, alors le droit c’est qu’il n’y ait pas de monstre. Si on voit un carnassier un peu excessif, quand même, qui est devenu si gros qu’il mange tout le monde, alors la nature devient un peu indéchiffrable, alors avec le droit, on lui coupe une oreille, ou 2, ou même on le coupe en 2 tout entier (dans le cas de Bill Gates). C’est le droit. Cette figure de la balance du droit et de la nature qui caractérise l’humanisme tempéré est substantialité fondamentalement. Elle pense qu’il y a un ordre des choses, un ordre naturel des choses, qui doit être suivi dans son inflexion, dans son devenir. Tout ça pour dire que c’est ce à quoi véritablement il est frappant de voir rétrospectivement que Foucault et Sartre sont hostiles. Il étaient aux antipodes l’un de l’autre mais ils étaient contre ça. Ils n’imaginaient pas que ça puisse être une pensée. Ils étaient dans un espace où la pensée s’identifiait de ne pas être ça. Aujourd’hui, c’est comme si la pensée s’identifiait d’être ça, dans un centre de gravité de l’humanisme tempéré. C’est le 2ème point commun.

 

3° il y a chez eux une catégorie centrale, qui soutient l’ouverture, qui soutient la question, qui soutient le projet. Ça n’existe pas dans de dispositif de l’humanisme tempéré,  il n’y a pas de catégorie centrale. Il y a un dispositif, mais pas une idée de ce dispositif. C’est très frappant : au fond, tout l’humanisme tempéré est une disposition régulatrice. S’il y a des torts, il faut des contretorts. S’il y a une nature, il faut bien vérifier qu’il n’y a pas trop de monstres etc… C’est un dispositif régulateur, mais c’est un dispositif régulateur sans idée. Au sens où ont été une idée la révolution, le communisme, le surréalisme etc... C’était une idée au sens d’une catégorie centrale qui se projetait, comme une espèce d’irrigation sanguine, dans le corps entier de la pensée. Il n’y a plus rien de tel : il y a de laborieuses rectifications de l’agencement. Et des disputes infinies, de plus en plus scolastiques, sur les détails de cet agencement. La pensée contemporaine est devenue scolastique, pas que les gens soient mauvais, mais sans idée de l’agencement, ça devient des agencements scolastiques. La pensée médiévale aussi était agencement. Vous me direz : il y avait l’idée chrétienne. Mais non, il y avait plus l’idée chrétienne ! Il y avait l’idée chrétienne devenue agencement. C’était le moment du christianisme tempéré, c’était plus St Paul ! Quand vous avez un agencement, il y a une pensée scolastique qui raffine et se dispute sur les catégories  de l’agencement, en étant parfaitement totalitaire sur le maintien de l’agencement en tout cas. Vous pouvez avoir des disputes et des chicanes importantes sur des points de détail de l’agencement général. Les disputes entre les économistes par exemple, admirables. Le point que je voudrais retenir, c’est l’absence d’idée centrale, d’idée organisatrice, d’idée qui soulève le reste. Une idée, c’est une chose vivante, je ne prends pas idée au sens de abstraction transcendante. Idée, c’est l’investissement unificateur d’un dispositif de pensée tout entier.

Par exemple, pour Sartre, l’existence, c’est une idée de ce genre. L’existence, c’est une idée qui constitue la vitalité de son dispositif de pensée.

Pour Foucault, c’est ce qu’il appelle la pensée ou le penser. Quand il dit : « il est à nouveau possible de penser » [chgt K7]

Pour l’un comme pour l’autre, il y a un enjeu central, qui dispose d’un nom. La question de Sartre, c’est : qu’est-ce qu’exister ? que signifie l’existence ? L’immense construction de EN puis CRD est un effort démesuré, normé par la question qu’est-ce que l’existence, y a-t-il une donation de sens dans l’existence ou pas ? Et Foucault, sa question, c’est  : est-il possible de penser ? Est-ce que autre chose est possible que d’être l’exécutant d’une episteme définie ? Est-ce qu’il y a un dépli de l’espace de la pensée ? Comme d’autres pensaient : est-ce qu’il peut y avoir une société réconciliée, un art nouveau ? C’est ce que j’appelle une idée.

L’impératif fondamental de l’humanisme tempéré se formule simplement. Il se formule : vis sans idée. C’est un impératif. Parce que l’idée est mortelle, c’est l’argument. Si on vit sans idée, on vit avec quoi ? on vit avec des agencements des dispositions, des bricolages. Bricoler sans idée, c’est ce qui est proposé aujourd’hui, éventuellement dans l’idéalisation du grand carnassier, comme figure si je puis dire romantique pourrie.

Ces 3 traits me frappent comme traits communs entre ces hommes qui ne s’aiment pas du tout et dont les dispositions mentales étaient différentes :

- ils proposaient une figure ouverte du destin

- ils étaient hostiles aux catégories substantielles et au naturalisme envahissant

- ils soutenaient que une idée, catégorie centrale, est l’enjeu de leur entreprise

 

Finalement le débat qu’il y avait entre eux par ailleurs pourrait être résumé simplement. Notre tâche est de trouver le moyen de le réactiver. Sauf si nous voulons nous installer pour toujours dans l’humanisme tempéré. La figure de l’homme nouveau, ça s’est appelé comme ça. C’était peut-être pas une bonne idée ni un bon nom, mais ça s’est appelé comme ça. Le débat c’est : est-ce que l’homme nouveau, c’est une figure supra-humaine, ou une figure inhumaine ? C’était la discussion. Si on est d’accord sur cette figure, est-ce que ça veut dire qu’on va dialectiser la figure de l’homme, la surmonter dialectiquement, donc une figure supra humaine. Ou est-ce ça veut dire qu’on est vraiment ailleurs, figure inhumaine, au sens strict, sans rapport avec l’humanité. La pensée, ça n’avait rien à voir avec l’homme. C’était inhumain. Exactement comme pour Deleuze c’est impersonnel. C’est ça la question. L’humanisme tempéré, c’est ce qui abolit cette discussion, arguant contre le suprahumain de l’inhumain. Arguant de la quantité d’inhumanité pour dire qu’il n’y a pas lieu d’envisager la suprahumanité. Finalement, on retrouve là dedans un des grands drames du siècle, que je dois dire, Merleau-Ponty a perçu dans son essai Humanisme et Terreur. C’est un texte intéressant : c’est de ça au fond qu’il est question dans ce texte. Il est question de l’humanisme comme médié dialectiquement par l’inhumanité. Qu’est-ce que c’est que cet humanisme qui a comme effectuation la figure spécifiquement inhumaine de la terreur ? Humanisme et terreur, c’est bien un des résumés du débat dont nous parlons ici. MP le traite dans sa complexité. La complexité, c’est que les 2 termes sont noués et pas purement et simplement disjoints, qu’il y a qu’à pas être méchant et qu’on sera gentil. La question est de savoir ce qu’on veut et la question du ce qu’on veut, de ce qu’il est possible de vouloir, elle croise nécessairement la question de humanisme et anti-humanisme, ou humanisme et terreur, qui est une des formes historiques de humanisme et anti-humanisme.

On reprendra ça, qui est aussi au fond l’opposition entre humanisme et terreur d’un côté, et finitude et droit de l’autre. Humanisme et terreur, en prenant humanisme au sens fort : création de l’homme par l’homme et cette ombre d’inhumanité créée par la terreur. Finitude : renonciation à la figure prométhéenne de l’homme. Et droit.

C’est ça qui éclaire, une chose sur laquelle je vais conclure, de quoi je vais parler l’année qui vient ? Le siècle 1, le siècle 2, le siècle 3 : on va arrêter ! Je vous indique tout de suite que j’ai proposé un programme en 3 ans, dont le titre général est Images du temps présent. C’est un titre assez délibérément indistinct. Ça va se découper en 3. La 1ère année va être consacrée à ce que je considère être la vraie figure du temps présent, que j’appellerai le nihilisme passif. La 1ère année, ce sera l’examen du nihilisme passif comme figure subjective authentique du temps présent. Nous retrouverons ce que je vous disais sur l’humanisme tempéré mais radicalisé, pensée de façon articulée, de façon plus complexe. La 2ème année, je voudrais traiter : qu’est-ce que la philosophie peut ? Quel est l’espace de possibilité de la philosophie aujourd’hui dans son système de conditions concrètes ? Quelle mage la philosophie peut se faire d’elle-même au regard des conditions qui sont les siennes et de don destin ? Là aussi, réouvrir la question du possible. Dans la génération d’avant, il y avait une catégorie qui nommait le possible, qui était le nom du possible. Est-ce que c’est fini, ça ? Ou pouvons nous forger une catégorie du possible fondamental ? La 3ème année, elle va être un bilan : je me suis dit que somme toute, la philosophie devait accomplir son étymologie, ie proposer une sagesse. Ie que à un moment donné il faut synthétiser les choses. Cette 3ème année aura pour titre : qu’est-ce que vivre ?

 

21 mars 2001

La crise de la raison « occidentale »

     Husserl : La crise de l’humanité européenne, 1935 ; trad. P. Ricœur.

     La « crise d’existence de l’Europe », dont on discute tant aujourd’hui et qu’attestent d’innombrables symptômes de péril mortel, n’est pas un destin ténébreux, une fatalité impénétrable ; on peut la comprendre et la pénétrer du regard si l’on place à l’arrière plan la téléologie de l’histoire européenne que la philosophie permet de découvrir. Mais l’intelligence de cette histoire présuppose que l’on ait été au cœur de son essence. Pour pouvoir saisir le caractère inessentiel [dans Unwesen] de la crise  présente, il faudrait dégager le concept d’Europe et y faire apparaître la téléologie historique qui ordonne les buts infinis de la raison ; il faudrait montrer comment le monde européen est né d’idées de la raison, à savoir de l’esprit de la philosophie. La « crise » pourrait alors s’éclairer si l’on y discernait l’échec apparent du rationalisme. Si une culture rationnelle n’a pas abouti, la raison n’en réside pas dans l’essence du rationalisme lui-même, mais seulement dans son aliénation, dans le fait qu’il s’est enlisé dans le naturalisme et l’objectivisme.

     La crise d’existence de l’Europe n’a que deux issues : ou bien l’Europe disparaîtra en se rendant toujours plus étrangère à sa propre signification rationnelle, qui est son sens vital, et sombrera dans la haine de l’esprit et dans la barbarie ; ou bien l’Europe renaîtra de l’esprit de la philosophie, grâce à un héroïsme de la raison qui surmontera définitivement le naturalisme. Le plus grand péril qui menace l’Europe, c’est la lassitude. Combattons ce péril des périls en « bons Européens », animés de ce courage que même un combat infini n’effraie pas. Alors, de la flamme destructrice de l’incrédulité, du feu où se consume tout espoir en la mission humaine de l’Occident, des cendres de la pesante lassitude, ressuscitera le Phénix d’une nouvelle intériorité vivante, d’une nouvelle spiritualité ; ce sera pour les hommes le gage secret d’un grand et durable avenir : car seul l’esprit est immortel.

 

Nous allons prendre le siècle sous un autre angle philosophique que ceux que nous avons jusqu’à présent pratiqués. Je vous rappelle que nous avons commencé par interroger l’identification philosophique du siècle comme siècle de la technique. Nous avons pour ce faire circulé entre Bergson et Heidegger, qui donnent chacun une version singulière de cette identification. Ensuite, nous avons pris le siècle comme identifié à travers la question de la mort de Dieu ou du retrait du ou des dieux, sous l’angle de ce qui advient à la figure de l’homme lorsque Dieu se retire. Nous avons vu que ce qui se déploie à ce moment là, c’est l’opposition entre humanisme radical, l’homme venant à la place de Dieu, et un anti-humanisme radical, où la figure de l’homme disparaît avec la figure de Dieu.

Ce que je voudrais initier aujourd’hui, c’est le thème de la fin des idéologies. Ie le siècle comme siècle où se serait accompli qch comme la fin des idéologies, et où par csqt le pb serait de savoir quel système de normes ou de valeurs remplace le dispositif idéologique défait.

Je voudrais commencer par une remarque : ce thème de la fin des idéologies est en apparence relativement récent. Sa figure journalistique est récente, et elle est en gros principalement consécutive à l’effondrement du dispositif communiste, l’effondrement disons des Etats socialistes et de ce qui leur était lié comme en effet dispositif politico-idéologique. Aujourd’hui, quand on parle de la fin des idéologies on veut dire la fin des idéologies révolutionnaires. Le pluriel est un pluriel de politesse. La fin des idéologies veut dire fin des idéaux révolutionnaires dans sa figure idéologique. Ça désigne en réalité le vouloir révolutionnaire dans le siècle comme une construction imaginaire, principalement, comme une illusion. Et fin des idéologies est donc une identification positive, en dépit du mot fin. Il est bien d’en avoir fini avec l’idée politique illusoire et par ailleurs catastrophique que représentait la détermination subjective, révolutionnaire, marxiste etc… C’est la perspective factuelle. Finalement, la grande équipée communiste, qui a donné lieu à des crimes et à des désastres, est terminée et nous sommes dans le deuil de ces idéologies qui Dieu merci ont cessé de nous constituer subjectivement. C’est la fin des illusions qui est ainsi perçue. On pourrait donc croire que le siècle, ça a été dans un 1er temps le siècle des idéologies, et puis dans sa partie terminale le siècle de la fin ou de la résiliation de cette idéologie. Il y a d’ailleurs soit dit en passant une vision du siècle qui veut dire que le siècle se serait sur le tard converti à la réalité. Si le niveau idéologique, imaginaire, est ce qui fait violence au réel, c’est en définitive son identité criminelle, la fin des idéologies, c’est d’une certaine façon le triomphe du principe de réalité. On a une vision du siècle consensuelle, qui est que une grande part du siècle s’est structurée, organisée autour de puissants dispositifs illusoires, dont l’effet réel a été désastreux. Et puis une fin des idéologies, qui est dans son essence une conversion par csqt à la réalité. La question est de savoir qu’est-ce qui fait passer de l’imaginaire au réel. L’opinion la plus communément assumée, c’est l’échec des idéologies, le constat de leur échec. Le constat que en effet ces dispositifs faisaient violence à la réalité et étaient incapables de tenir leurs promesses. Au contraire, ils accomplissaient toutes sortes de forfaits absolument contraires à cette promesse. Là où on avait une promesse d’émancipation, on avait une sujétion effrayante, là où on avait le programme d’une libération, on avait un enchaînement. Et au fond ce qui s’est passé, c’est une déception, déception au sens strict : qch qui est en déception de soi-même, qch qui est hors d’état de tenir son propre dispositif interne et sa propre promesse. L’idéologie s’est démasquée comme étant une promesse qui ne peut pas être tenue. Je redis une fois de plus cette définition de la femme chez Claudel : une promesse qui ne peut pas être tenue. L’idéologie, c’est ça, une promesse qui ne peut pas être tenue, encore moins que la femme ! Cette vision du siècle, qui dit que finalement il a été le siècle de promesses tenues, c’est que la leçon de la promesse non tenue est finalement la conversion à la réalité. La question complexe est de savoir ce que réalité veut dire dans cette affaire. Qu’est-ce que c’est qu’une réalité quand elle est mesurée à une promesse non tenue ? C’est une certaine identification de la réalité, nécessairement. Quand vous vous convertissez à la réalité au régime d’une promesse non tenue, eh bien vous avez une certaine identification de ce qu’est la réalité. La réalité, c’est quoi ? Eh bien la réalité, c’est nécessairement ce qui est étranger à cette promesse. Il n’y en a pas d’autre définition possible. Si, quand vous comprenez enfin que l’idéologie est illusoire et que la promesse qui vous animait est une promesse intenable, qui ne donnait que le contraire d’elle-même, qu’elle se retourne en son contraire, alors vous identifiez la réalité comme ce qui est étranger à cette promesse. La réalité, c’est ce qui ne promet rien. C’est la définition d’aujourd’hui. La subjectivité de ce qui ne promet rien, c’est évidemment qch comme une résignation. Résignation, on peut l’appeler comme ça. C’est pas un jugement. Peut-être que la résignation est le bon rapport à la réalité, c’est une autre question. Je voudrais indiquer au passage, que ça, c’est réellement un certain type d’identification dominant de la réalité. La réalité, c’est ce qui a lieu, et donc ce qui en tant que cela a lieu n’est pas sommé de promettre quoi que ce soit, est indifférent à toute promesse. Si vous vous accommodez de cette indifférence à toute promesse, vous vous résignez au fait que ce qui a lieu a lieu. C’est ça qui est le dispositif contemporain qui gravite autour de cette histoire de la mort des idéologies, qu’on pouvait en fin de compte à la mort de l’idée qu’on peut animer le monde d’une promesse radicale. En réalité, il n’y a pas de promesse.

 

En réalité, c’est ce qui va nous servir de transition, la question de la mort des idéologies est bcp plus ancienne dans le siècle. Cette figure contemporaine dont je parle, c’est du réchauffé. L’exploration de la nature et des csq de la fin des idéologies est bcp plus ancienne, et elle date en réalité (il y a qch de cet ordre chez Nietzsche) mais il y a une conviction fondamentale qui se déploie dans les années 30. Elle va nous intéresser autour ou à partir du texte de Husserl. En quel sens y a-t-il dans ces années là une méditation fondamentale sur l’idéologie et le crépuscule des idéologies, pour reprendre l’expression nietzschéenne de crépuscule des idoles. Ce qui est interrogé, c’est l’idéologie centrale du 19ème siècle. Nous retrouvons cette vieille question, qui nous anime, de l’articulation du 19ème au 20ème. L’idéologie du progrès comme idéologie majeure du 19ème siècle, et notamment l’idéologie du progrès scientifique et technique comme idéologie du progrès nécessaire de l’humanité entière. Ce dispositif là est considéré absolument (même si le mot n’y est pas) comme une idéologie, idéologie héritée du 19ème siècle, et on lui donnera un nom : c’est l’idéologie positiviste. L’idéologie positiviste, c’est l’idéologie qui lie organiquement le destin de l’humanité tout entière à la question du progrès de la connaissance scientifique et de ses csq. Je soutiens que l’ensemble des pb liés à la question de la fin des idéologies, assimilée aujourd’hui à la fin des idéaux révolutionnaires, la question a déjà été développée à cette époque, ce n’est pas une nouveauté. Que signifie fin des idéo a été exploré, déployé, dans le premiers tiers du siècle, autour de la question du bilan de l’idéologie positiviste. Et on peut soutenir que au fond, la 1ère figure argumentée, constituée du thème de la mort des idéologies est mis en place, avec des organisations différentes et des complexités considérables, autour de ce point, autour de la discussion sur la diffusion de l’idéologie du progrès, et autour de l’idéologie des lumières, ie autour de l’idéologie progressiste issue du 18ème et de ses csq. L’examen en bilan historique et intellectuel de l’idéologie du progrès, l’idéologie positiviste, dérivée de l’idéologie des lumières, c’est le 1er exemple complètement développé d’une identification du siècle comme crise des idéologies. La conscience de Husserl et de bcp d’autres dans les années 30, c’est qu’il y a en effet crise et mort d’une idéologie fondamentale qui est cette idéologie du progrès. Il ne faut pas croire que la critique des lumières et de l’idéologie du progrès a attendu la question du nazisme, comme certains aspects de la critique de l’école de Francfort peuvent le donner à penser. La critique de l’idéologie des lumières et de l’idéologie positiviste est antérieure à la 2nde guerre mondiale. Bien avant la 2ème guerre mondiale, dans sa genèse, entre les années 20 et 30, se déploiera un vaste mvt critique concernant l’idéologie du progrès, ses csq, les limites du positivisme, l’emprise de la technique. C’est ce que je voudrais examiner, car c’est bien une identification du siècle. Le mot qui est le plus utilisé, le mot de Husserl, c’est le mot crise. On peut dire que, dans ces années là, nous avons une identification philosophique du siècle comme siècle de la crise. Un autre mot utilisé, dans le registre de la pensée allemande, commun à Husserl et Heidegger, c’est le mot détresse. Crise, détresse, détresse de l’humanité, détresse de l’humanité à travers la crise de l’idéologie qui la soutient, c’est un thème qui se déploie dans ces années là. C’est l’identification philosophique du siècle : ce qui va être dit, c’est que le siècle est le siècle de cette crise. De même que notre moment est le moment de la mort des idéologies. Quand vous identifiez le moment actuel comme crise, détresse, fin, de quoi que ce soit, vous proposez à la pensée 2 choses :

1° vous lui proposez un diagnostic, un diagnostic de crise, un diagnostic de fin, et évidemment, quand vous proposez un diagnostic, vous proposez une généalogie de la crise. Quelle est l’historicité de cette crise ? Quelle est sa cause, sa provenance, son origine ? C’est le 1er volet. Quand vous identifiez le siècle dans une figure négative (la crise, la fin etc…), c’est à la fois dans la figure du diagnostic. Et puis c’est immédiatement, comme en médecine, la généalogie de la crise : quels sont les ingrédients, pourquoi l’organisme est-il infecté ?

2° vous proposez une thérapeutique : vous allez vous proposer une thérapeutique, et quand la crise est sérieuse vous allez laisser entendre que si on n’adopte pas votre thérapeutique, le patient va mourir. Cette crise est sur l’horizon de la mort, ce n’est pas seulement une détresse. Elle affecte le sujet, avec une profondeur généalogique telle qu’il faut de toute évidence disposer d’une thérapeutique salvatrice, faute de quoi, c’est la fin. Vous me direz : quel est le malade ? Une fois de plus, il faut identifier le sujet malade. Le siècle est le siècle de la crise, mais crise de qui, crise pour qui ? Qui est le sujet à propos duquel vous diagnostiquez qu’il est dans une crise gravissime, et qu’on va lui proposer une thérapeutique. Là en vérité il y a une tradition qui remonte au début du siècle et à Spengler, qui consiste à dire le malade (vous avez 2 noms) c’est l’Europe ou l’Occident. C’est un point très important. Le nom du malade affecté par la crise qui identifie le siècle, c’est Europe, Occident, avec une très large synonymie des 2 mots dans ce contexte. Husserl va lui-même partir de la crise d’existence de l’Europe (1ère ligne du texte). Et « crise d’existence de l’Europe » est mise entre guillemets, car c’est un constat général. Il ne prétend pas découvrir qu’il y a une crise d’existence de l’Europe, il la cite, il est consensuel de considérer qu’il y  aune crise d’existence de l’Europe.

Nous avons au point de départ de cette affaire 3 considérations qu’il faut lier :

- une généalogie de la crise, qui fait corps avec son identification : qu’est-ce qui est en crise ?

- la thérapeutique

- unissant tout cela, le sujet concerné

Le dispositif général est invariant.

1er point : de quoi y a-t-il crise ? De l’idéologie positiviste du progrès.

2ème point : quelle est la thérapeutique ? en finir avec les idéologies positivistes du progrès, et les remplacer par autre chose. Nous le verrons, il y a des querelles, les médecins ne sont pas d’accord sur la thérapeutique. Les médecins au chevet de l’Europe malade n’ont pas tous le même avis.

3ème point : qui est malade ? l’Occident. Husserl lui-même, vous pouvez vous référer à la Crise de l’humanité européenne : par Europe je n’entends pas une territorialité particulière, ce n’est pas le continent au sens géographique, ça inclut par exemple les Etats-Unis d’Amérique et les dominion anglais. L’Europe ça inclut l’Australie. C’est la version occidentale de l’Europe. Nous pouvons retenir le mot Occident. C’est très intéressant de voir mise en scène cette figure de l’Occident, supportant le motif de la crise. C’est une figure qu’il faut bien enregistrer, parce qu’elle a des répondants contemporains un peu décalés. Le sujet malade c’est l’Europe, et en 1930, l’Europe s’appelle encore ou peut s’appeler Occident. Elle est malade car ce qui en a constitué l’ossature, à savoir l’idéologie du progrès scientifique, est en crise. Et il faut lui administrer un remède de cheval. C’est la 1ère figure notoire articulée de la mort des idéologies.

 

Maintenant, si on entre un peu plus dans le détail, qu’est-ce que c’est ? Pourquoi l’idéologie positiviste, aux yeux de Husserl (je le prends car il est particulièrement loyal et sincère), est-elle en crise ? Qu’est-ce qui fait qu’elle est en crise ? C’est une vraie crise : lisez le début, c’est une crise d’existence de l’Europe, avec d’innombrables symptômes de périls mortel. L’Europe est menacée de mort. Donc qu’est-ce que c’est que cette crise mortelle de l’idéologie européenne du progrès ? Là, nous allons rentrer dans la précision du diagnostic et dans la généalogie. La thèse de Husserl, et là il a un point de départ commun y compris avec Heidegger et avec bcp d’autres, l’idéologie positiviste du progrès est malade parce que le rationalisme qui l’articule est malade. La crise est une crise du rationalisme. Ce n’est pas simplement l’idéologie du progrès - qui est une csq de cela - qui est affectée, mais le noyau même de la consistance philosophique de l’Europe, dans la figure du rationalisme. Nous avons donc, si on la donne dans son extension, au cœur des années 30, la thématique d’une crise du rationalisme. J’insiste sur le fait que crise du rationalisme, c’est une thématique ancienne dans le siècle. Ce n’est pas qch de postérieur à la 2ème guerre mondiale qui se serait déployé à travers [chgt K7]. Ce n’est pas simplement non plus une crise de la métaphysique, c’est au cœur du dispositif rationnel européen que cette crise s’est installée. Le pb, l’enquête sur ce moment, doit à ce moment là prendre le tour suivant : en quoi consiste une crise du rationalisme ? La question du diagnostic, elle est là : qu’est-ce que ça peut bien être, une crise du rationalisme ? En particulier, une crise du rationalisme à la fois philosophique et scientifique, dont aux yeux de Husserl, l’Europe, l’Occident depuis les grecs a été le porteur et l’inventeur ? Comment peut-il y avoir une crise du rationalisme ? Parce que à bien y réfléchir, c’est compliqué : qu’est-ce que peut être exactement une crise du rationalisme.

Il y a 2 variantes, 2 versions possibles de la crise du rationalisme :

- une version qui est : le rationalisme est aliéné, le rationalisme s’est perdu lui-même dans une aliénation qui le défigure. Il n’est pas mauvais en lui-même, il s’est aliéné, perdu, comme une figure étrangère à lui-même, et il faut donc le restituer à son authenticité. C’est la 1ère version de la chose. Le rationalisme, il est aliéné, ou perdu (dans l’objectivisme, le naturalisme), il est défiguré et il faut le restituer à sa figure primordiale.

- 2ème version : c’est la version hard de la crise du rationalisme. Le rationalisme a échoué radicalement parce que en réalité, qch qui ne relève pas de lui est plus essentiel que lui. C’est pas une figure du rationalisme qui s’est perdue ou aliénée, c’est le rationalisme qui était lui-même et en lui-même un fourvoiement au regard de normes ou de valeurs plus essentielles que celles de la rationalité européenne (par exemple, les valeurs d’authenticité raciale, des valeurs liées au sang et à la terre, des valeurs liées à la détermination du vouloir etc…).

Dans les 2 cas vous instruisez l’idée qu’il y a une crise du rationalisme. Mais vous avez en quelque sorte la version dialectique qui consiste à restituer le rationalisme à sa vérité immanente perdue, et vous avez la version critique radicale, qui est que le rationalisme est lui-même idéologie et doit être abandonné au profit d’une activité plus essentielle que cet universalisme abstrait. Ce que je veux souligner ici, c’est que lorsque vous avez un constat de mort ou de crise des idéologies, vous avez toujours 2 versions de cette crise. Là sur le rationalisme, c’est très clair, un peu radical, on peut presque dire qu’on a la version de Husserl et la version de Heidegger. Ils sont d’accord sur l’identification du siècle comme crise du rationalisme, mais le dispositif de restitution dialectique de Husserl n’est pas du tout le dispositif de critique radicale de Heidegger. C’est toujours comme ça : vous n’avez pas le diagnostic radical de crise d’une idéologie sans la mise en place progressive de 2 visions de cette crise. C’est une question que nous pouvons pratiquer,  nous : y a-t-il 2 versions contemporaines de la crise des idéologies ? 2 versions possibles de l’achèvement de la séquence des idéologies révolutionnaires ? Et pouvons-nous nous instruire de ce 1er épisode, à savoir la crise du rationalisme, le diagnostic de crise du rationalisme, pour éclaire le 2ème épisode, dont nous sommes contemporains, à savoir la fin des idéologies. Nous répondrons positivement. Effectivement, il y a toujours 2 versions :

- une qui dit le projet doit être restitué dans son authenticité perdue. C’est vrai qu’il s’est égaré, c’est vrai qu’il a dénaturé sa propre essence, c’est même vrai qu’il a produit le contraire de lui-même, mais ça nous donne comme tache de le restituer au réel, de le reconstruire dans l’épreuve du réel contemporain.

- une qui dit : là non, c’était un fourvoiement absolu. C’est mort, c’est mort. Il faut accepter de se convertir à une réalité sans projet. La question est très importante. Il ne faut jamais avoir une vision univoque de la question de la fin des idéologies ou de la critique des idéologies. En réalité,l y en a toujours une figure divisée. Ce qui est intéressant ici, c’est qu’on peut lire dans le diagnostic de Husserl une des branches de cette division. Ce que Husserl va se proposer de faire, c’est de sauver le rationalisme. Sauver le rationalisme de l’intérieur du diagnostic de sa crise. Il faut assumer le diagnostic de crise, mais dans une optique de salut et non pas dans une optique d’abandon. A chaque fois qu’on entend mort des idéologies, il faut aussitôt se dire : est-ce que la directive qu’on en tire, c’est celle de reformuler le projet dans d’autres termes, ou bien est-ce que c’est réellement son abandon ? Il est intéressant de voir que cette question a été posé il y a 70 ans à propos de la crise du positivisme, et sous le nom de crise absolue de l’espace européen, de crise du rationalisme.

 

A partir delà, on a la question de la généalogie. Quelle est la généalogie de la crise mortelle ? Cette question de la généalogie est une question d’une grande difficulté pour la question suivante : vous n’avez pas la même généalogie selon que vous optez évidemment pour la voie de la rénovation du dispositif en crise ou pour la voie de sa critique radicale. La généalogie est liée à la thérapeutique. C’est un point qui aurait des csq considérables.

Parenthèse : c’est un point très important quand on lit Foucauld, ou même Nietzsche. Ie finalement quelle est chez l’un et l’autre la thérapeutique implicite à partir de laquelle est disposée la généalogie. Toute généalogie d’un dispositif, là le rationalisme ou l’idéologie du progrès, est corrélé de façon implicite ou explicite à la perspective thérapeutique au sens large, qui abandonne ou qui conserve  ce dispositif. Nous allons nous demander comment la généalogie est construite à partir du présent, à partir de la thérapeutique. Ça ne marche pas dans l’autre sens, ce n’est pas vrai que c’est la généalogie qui commande la thérapeutique. Ce n’est pas car vous avez donné telle généalogie à la crise du rationalisme que vous proposez telle ou telle issue. C’est l’inverse : c’est car vous avez décidé de donner de donner telle ou telle issue à la crise que vous construisez la généalogie. On peut faire une comparaison entre Husserl et Heidegger sur ce point. La généalogie de la crise du rationalisme est manifestement commandée chez H par le fait que la thérapeutique est une thérapeutique de salut. Il va donner une généalogie historial de la crise, comme Heidegger, mais cette généalogie historiale n’est pas la même, car le propos de Husserl est de rénover le rationalisme, sauver l’Europe et l’Occident. Chez Heidegger, on va avoir une tout autre généalogie, car la destination est l‘avènement d’une autre pensée, et pas une rénovation interne du dispositif rationaliste comme le souhaite Husserl. Donc il faut examiner quelle est la connexion entre thérapeutique et généalogie. Comment finalement la crise du rationalisme va construire sa propre histoire à partir des visées de rénovation que Husserl propose. C’est d’autant plus intéressant que comme toujours dans la pensée allemande, dans la généalogie d’une crise, il faut remonter aux grecs. Les allemands sont convaincus qu’il faut remonter au grec, c’est là que ça se joue. La crise des années 30 ne peut se comprendre que si historialement on remonte à l’origine grecque. Et c’est très important, parce que ça veut dire que la crise est bien la crise de l’Occident. C’est ça qui atteste que cette crise de l’Occident et non pas une crise localisée et circonstancielle d’un petit moment historique. Il faut la comprendre comme remontant à l’origine. Je soutiendrai sur ce point, c’est une règle, que lorsque vous identifiez une époque par une crise, comme là vous identifiez le siècle par la crise de la raison occidentale, quand vous identifiez une époque par une crise, vous avez nécessairement une théorie généalogique de l’origine. Vous remontez nécessairement à une origine, et vous comprenez bien pourquoi, car il n’y a qu’une origine qui soit à la mesure du fait que la crise est la crise du siècle (et pas seulement une crise locale, particulière). Vous ne pouvez avoir un ébranlement de l’Europe ou de l’occident tout entier que si la généalogie de la crise fait remonter aux grecs. De même si vous soutenez qu’il y a une crise radicale dans le siècle de l’idéologie révolutionnaire, il faut remonter à l’origine. On va discuter ce que c’est : certains disent Marx, d’autres plus audacieux disent que c’est la révolution française, dans la terreur. La crise doit remonter à l’origine même de l’idée de révolution saisir généalogiquement la majoration de la crise. C’est un point qui a été énormément manié dans le siècle. Parce que le siècle a été très tôt identifié comme siècle de crise, des morts, des fins, à partir de quoi il a fallu monter une généalogie, la plus longue possible. La généalogie, crise du rationalisme, concerne la philosophie entière, le destin historial de la philosophie. Sur ce point, nous allons avoir donc la conviction que qch s’est joué dans l’ensemble de l’histoire de la philosophie qui est soldé par la crise. C’est intéressant. Depuis le début du séminaire nous nous posons la question de savoir comment le siècle s’est représenté lui-même. Le siècle, qu’est-ce qu’il a été pour le siècle lui-même ? Ill est intéressant de voir que très souvent le siècle s’est représenté comme soldant une histoire longue, le jugement dernier d’une histoire longue. C’est une caractéristique assez frappante du 20ème siècle. Il s'est mesuré à une origine lointaine dont il était en quelque manière le solde. Dans des perspectives qui pouvaient être tout à fait différentes. J’en donne 2, à titre d’exemple. Dans le cas de la crise du rationalisme, ça solde l’histoire entière de la philosophie. ça remonte à qch qui a été décidé du temps de Platon et d’Aristote, sinon avant. Mais pour les révolutionnaires communistes, le siècle achevait la préhistoire humaine tout entier, ie toute l’époque de l’oppression et de l’exploitation. Il y avait la conviction que le siècle était la scène où se soldait ou se réglait un très vieux compte. L’histoire humaine est l’histoire de la lutte des classes, et le projet communiste était le projet de la 1ère société sans exploitation. On peut dire que c’était une illusion, mais c’était représenté comme ça. C’était pas n’importe quoi, cette représentation du siècle par lui-même. c’était la représentation d’un compte réglé avec une histoire tout entière. Même dans la modestie professorale, un peu naïve qui est celle de Husserl, nous retrouvons cette idée. Le siècle à travers la crise du rationalisme et de sa thérapeutique possible, est en train de jour quoi ? Il est en train de jouer le destin de l’Occident tout entier. On joue là le destin de l’occident tout entier. Il y a d’innombrables symptômes de péril moderne. On joue là son existence. Husserl pense qu’on est dans l’instant décisif, terminal, qui fait que qch qui a commencé à l’origine va être décidé, va être tranché. Dans quantité d’aspects du siècle, le 20ème siècle, une de ses caractéristiques, c’est qu’il s’est représenté comme ayant à décider un destin. J’entends ici par destin une historicité qui remonte à qch comme une origine. C’était pas un siècle qui  continuait, qui accomplissait, c’était pas un siècle qui était dans le registre du progrès. Il a à trancher, à décider, d’un destin originaire. Il est très frappant de voir que qln d’aussi rationaliste, aussi tatillon dans ses analyses, aussi infiniment scrupuleux que Husserl, qui est l’exemple même du savant universitaire soucieux de n’avancer qu’à pas compté, de faire des analyses. Il y a une scrupule infini, il n’arrête pas d’introduire des nuances nouvelles, c’est qln qui avance très lentement, eh bien cet homme là, il partage la conviction qu’on est dans une crise mortelle. C’est une subjectivité commune, une subjectivité commune, ce ne sont pas quelques fous isolés. C’est une idée commune, une représentation commune du siècle par lui-même comme siècle d’une décision historique, d’une décision capitale. Le siècle s’achève dans la conviction qu’il n’y a pas de décision capitale. On peut identifier notre monde comme ça. On pourrait dire qu’au fond l’ambiance commune, c’est qu’aucune décision n’est capitale. Le grand péril qui menace l’Europe, au cœur du dernier §, « le plus grand péril qui menace l’Europe, c’est la lassitude ». Combattons ce péril des périls ! Pour ce brave Husserl,  chassé de l’université, dans l’Allemagne nazie. Il dit : le péril des périls, combattons ce péril des périls, en bon européen, que courage que même… J’insiste : Husserl pense qu’on peut prendre sur soi le courage d’une décision capitale qui va empêcher la lassitude. On pourrait dire que maintenant, c’est la lassitude qui a gagné, qui l’a emporté. C’est bien plus que de dire : la question était la question du courage et de la lassitude. L’attitude devant la décision l’a emporté. Elle l’a emporté dans des termes dans des termes noirs, et dans contexte très particulier. On peut dire en effet que la lassitude l’a emporté. C’est frappant de voir comment dans ces années là la grande question c’est de ne pas céder à la lassitude. Ne cédons pas à la lassitude. Et donc tenons la tache de la raison. Nous allons le décortiquer dans 5 minutes. C’est le 2ème point.

Le 1er point, je le rappelle, c’est il y a toujours dans le constat de crise, d’une mort, d’une fin, comme identification d’un temps,  2 options.

2ème point : le siècle se représente comme décision capitale, décision qui tranche non seulement sur le siècle mais sur l’histoire tout entier. C’est pour ça qu’il faut un courage quasiment infini. Vous allez décider sur qch se joue depuis l’origine des temps, que ce soit la lutte des classes dans ses péripéties successives, que ce soit la raison occidentale, que ce soit le sol de la nation et du rassemblement des peuples. Dans tous les cas, le siècle est le théâtre d’une décision décisive.

Maintenant, quelle décision ? quel est le contenu de cette décision ? Voilà comment Husserl se représente les choses : l’Occident a été décidé par les grecs dans la figure du rationalisme. C’est une thèse ordinaire. Ce qu’on appelle Occident ou Europe, ce que Husserl appelle une identité spirituelle, c’est pas une géographie, c’est pas une terre, un sang ou une population. Il y a une identité spirituelle elle a été portée, inventée dans l’origine grecque sous le nom de rationalisme. C’est le logos, c’est la mise en place d’un dispositif rationnel qui aux yeux de Husserl, est d’origine philosophique, mais qui inclut les sciences. Il n’y a pas à séparer le destin des sciences et le destin de la philosophie. La philosophie porte en elle-même la figure rationaliste scientifique comme destin et constitution de l’homme. Ce qui est intéressant, n’est-ce pas, c’est de voir qu’il n’y a pas une préexistence européenne ou occidentale à cette décision. Autrement dit, il n’y a pas une Europe ou un Occident qui devient rationaliste ou philosophe. Ce serait retomber dans une figure objective. Ce que Husserl dit, c’est que la décision philosophico-scientifique crée ce qu’on va appeler l’Europe ou l’occident. L’Europe est de ce point de vue là une catégorie subjective. Subjective : c’est une chose qui advient, après elle peut se répandre dans des configurations géographique tout à fait variables et indifférentes. ça s’est passé là, c’est contingent. C’est la décision philosophique qui constitue l’Europe ou l’Occident. Ça la constitue comment ? C’est là qu’il y a un point à mon sens de grande portée, pour lequel je serai du côté de Husserl. Ce que Husserl soutient, c’est ceci : ce qui a été là inventé par la philosophie grecque et ses csq scientifiques, c’est l’idée de  l’humanité comme tâche infinie. C’est l’idée que il y a une tâche infinie qui rompt avec toute vision répétitive, ritualisée, du destin de l’humanité [chgt K7]… ce qui est ouvert, là, c’est l’idée d’une tache infinie, voire l’idée que la science, la philosophie sont dans un modalité intrinsèque ouverture infinie. La science, c’est une tache qui n’est ni achevée ni achevable. C’est pour ça que la science trouvera toujours de nouveaux problèmes et la philosophie aussi trouvera toujours de nouvelles questions. C’est précisément cette infinité de la tache qui identifie ce qu’on va appeler Europe ou Occident. Ce qui est intéressant là dedans, c’est que au fond, ce que Husserl appelle Europe ou Occident, c’est en réalité une rupture avec la finitude. C’est peut-être ce point qui est le point d’opposition le plus constitutif entre Husserl et Heidegger. Heidegger va dire que l’Occident est une figure de la finitude. C’est une intériorisation singulière déployée de la finitude. Husserl lui pose que l’Occident dans sa genèse grecque, c’est au fond la définition de l’humanité comme inachèvement, comme tâche infinie. Et donc la figure de l’humanité est une figure infinie. C’est ça que Husserl soutient. C’est une figure d’infini, dans la modalité de la tache. Il faut comprendre par rationalisme non pas du tout le protocole des opérations de la raison ou une figure fermée de la rationalité, comme on a l’habitude de prendre quelquefois, mais il faut entendre par rationalisme exactement le contraire, ie le projet d’infinité auquel se trouve ouverte l’humanité dans son ensemble. Ce que Husserl entend par rationalisme, c’es un certain type de connexion entre l’humanité et l’infini. C’est ça. Il en résulte que toute crise du rationalisme est une crise de cette connexion. Toute crise du rationalisme est en réalité une crise de l’infini. Quand l’humanité est dans le péril mortel d’une crise du rationalisme, c’est que ce qui est en crise en elle est la connexion… et ce renoncement à l’infini. C’est l’irrationalisme nazi comme figure de la finitude, ie définissant l’humanité dans l’espace clos de la race ou de la nation. Et évidemment, le reproche que Husserl fait de ce phénomène, est directement le fait que là on renonce à la connexion à l’infini puisque on identifie le destin de l’humanité non pas à une tache de la raison mais à des territorialité, des sanguinoles, des totalités qui sont fermées. Qu’est-ce que c’est finalement dans son essence la crise du rationalisme ? C’est que la totalité vient remplacer l’infini. Un principe de totalité finie, comme est toute totalité, remplace et vient se surimposer et ruiner l’ouverture infinie qui définit en réalité depuis les grecs le rationalisme dans sa figure véritable. Ce que va dire à partir de là Husserl, c’est que la thérapeutique de la crise, que proposer pour en sortir, c’est la réinstitution de la tache infini. Restituer l’homme à l’infinité de la tache. Ça va le sauver de la crise. Il faut sauver le rationalisme. Il faut retrouver la connexion à l’infini. Pour effectuer la connexion à l’infini, comprendre comment on a perdu cette connexion, quand et comment la connexion à l’infini s’est-elle perdue ? Là il a une réponse qui est passionnante à mes yeux, quoique tout à fait énigmatique. Le pb c’est que :

- pour Husserl le rationalisme est un événement historial mis en place par les grecs.

- dans son essence, il identifie l’humanité au processus infini de sa tache. Ce qui n’est pas exactement un progrès. La tache est toujours ouverte : vous pouvez continuer à penser. C’est ce qui définit l’humanité dans le courage de son infinité, dans sa connexion à l’infini. La crise, c’est la perte de cette connexion, ou le remplacement pur et simple de cette connexion par des totalisations finies dont le caractère barbare est obscène et violent. Il faut bien regarder les 2 voies : ou bien l’humanité disparaîtra en se rendant toujours plus étrangère à sa propre signification rationnelle qui est son sens vital et sombrera dans la barbarie. C’est la voie qui identifie l’humanité à des totalités closes, on aura le règne de la barbarie. Il l’a sous les yeux. Parce que l’Europe devient étrangère à sa propre signification rationnelle. Ou bien l’Europe renaîtra de l’esprit de la philosophie grâce à un héroïsme. Les 2 voies supposent qu’on éclaire comment la connexion à l’infini a-t-elle pu se perdre. Comment la possibilité même de la barbarie s’est-elle installée ? La réponse de Husserl, c’est : la possibilité de la totalisation barbare s’est installée parce que on a cru que les sciences de la nature était paradigmatiques. C’est ça le chemin. La virtualité de la barbarie, c’est à partir du moment où la tache infinie du rationalisme prend comme modèle exclusif les sciences de la nature objectives. A partir du moment où pour des raisons compréhensibles, dit-il, à cause du succès de ces sciences, on a fait des sciences de la nature le modèle absolu de la rationalité en général qu’on a désinfinitisé le rationalisme.  La 1ère clause de finitude interne au rationalisme est de le clore sur le modèle des sciences de la nature. C’est bien un certain usage de la science qui est responsable. Avant la récupération de tout cela par les politiques nazies ou autre, avant cela, il y a  un geste 1er qui rend possible la clôture, qui est qu’on a aligné les taches de la raisons sous le paradigme finalement clos des sciences de la nature. Finalement, ce qui a rendu possible la crise du rationalisme,  c’est une naturalisation de ce rationalisme. Par exemple, à ses yeux, c’est la psychologie positiviste, ie tout ce qui prétend étendre à l’ensemble des phénomènes la rationalité positive dont le modèle est donné dans le sciences de la nature. Finalement, la crise, la fin de l’idéologies rationalisme, la crise qu’elle traverse, la nécessité de le rénover, est liée à un processus d’objectivation de la tache infinie. Objectivation, naturalisation, Husserl emploie les 2 mots. La tache a été objectivée, naturalisée, comme si son exclusif domaine d’application était la nature. Vous voyez, ça veut dire il faut rationaliser un champ… il faut rationaliser, il faut injecter de la différence. Finalement, la crise du rationalisme, c’est son unification sous le modèle des science de la nature, le remède de la raison, c’est d’injecter de la différence, afin de poser qu’il y a une rationalité autre que la rationalité des sciences de l’objectivité. Une rationalité dont le modèle n’est pas la rationalité des sciences de la nature et qui cependant doit être une rationalité et pas une irrationalité. La thérapeutique c’est ouvrir à la rationalité un champ autre que le champ de l’objectivité naturelle. Voilà et ça c’est la tâche que Husserl estime avoir et devoir prendre sur lui. Définir un nouveau geste philosophique, d’une importance presque comparable à celui des grecs, et qui va rouvrir à l’infini parce qu’il va définir une rationalité autre que la rationalité des sciences de la nature. Qu’est-ce qu’une rationalité différentes de celle des sciences de la nature ? C’est les sciences de l’esprit. Sciences de l’esprit. Science est pris ici en un sens nouveau. Dans l’investigation de l’esprit, il ne faut le paradigme des sciences naturelles, il ne faut pas mettre l’esprit sous l’extension des sciences de la nature. Donc définir une science de l’esprit totalement intrinsèque. Et distinct du modèle  naturalisé ou objectivé des sciences de la nature, et qui cependant soit fidèle à la rationalité originelle, qui soient dans l’élément de rationalité argumentative, critique, discutée. Nous voilà au moment de naissance (Husserl avait commencé sa tache bien avant) et de plaidoyer de qch tout à fait singulier, qui est de trouver une autre rationalité sur d’autres bases, élucidées comme projet, dans les sciences de l’esprit. Dans une science de l’esprit, le pb est de répondre à cette question sans en faire l’extension des sciences de la nature, et qui ne soit pas indigne de la rationalité des sciences naturelle, et qui cependant soit une rationalité Alors la phénoménologie comme philosophique, c’est la philosophie comme science rigoureuse, c’est la science des opérations intentionnelles de la conscience comme science pure de l’esprit. Donc récapitulons en transparence : le rationalisme n’a pas à proprement parlé échoué, le rationalisme s’est aliéné, 1er §. « … la raison n’en est pas dans l’essence du rationalisme lui-même mais seulement dans son aliénation dans le fait qu’il s’est ancré dans le naturalisme et l’objectivisme ». Donc investigation dialectique de la crise, la crise est une crise de dénaturation de d’aliénation, et pas une crise d’identité à proprement parler c’est un point très important. On pourrait poser la même question à la crise des idéologies révolutionnaires : leur crise a-t-elle été une crise de dénaturation ou une crise d’identité ? A-t- elle été dans une figure aliénée d’elle-même ou est-ce une crise intrinsèque à leur identité ? Autrement dit, est-ce une crise essentielle, une crise de l’essence du rationalisme, ou s’agit-il d’une aliénation de cette essence dans une extériorité ?

2ème point : quelle est l’essence de cette aliénation : naturalisation ou objectivation. Objectivation ça veut dire mise en paradigme de la science de la nature. Là aussi c’est intéressant puisque il n’y a pas toujours dans une tache infinie le risque de naturalisation. Ça veut dire quoi ? vous réussissez dans un secteur et vous pensez que cette réussite sectorielle est le paradigme de l’ensemble. C’est un point d’une très grande importance : quelle est la grande tentation du succès ? C’est de considérer que se constitue un paradigme, un peu comme le succès de la révolution d’octobre se transforme en paradigme général pour tout processus révolutionnaire. Ce que dit Husserl, c’est les sciences de la nature ont connu des succès remarquables, mais ça ne veut pas dire que ça constitue un paradigme pour l’ensemble du rationalisme. Il indique là ce qui est une tentation permanente, qui est la mise en paradigme de la validation d’un succès local, la globalisation d’un succès local. Nous retrouvons une dialectique fondamentale, la dialectique du local et du global, qui est la topologie sous-jacente de la chose. La topologie du rationalisme, ça a été de projeter des succès locaux à la science de la nature, dit Husserl, comme paradigme à la totalité du rationalisme lui-même. Donc d’identifier l’essence du rationalisme à son succès local dans sa réussite dans la validation de certains phénomènes. Il y a une généralité. Staline, dont j’avais commenté la dernière fois la brochure L’homme matériel le plus précieux, a écrit une autre brochure : le Vertige du succès. Il a écrit ça au moment du lancement en 29 de ce qu’on peut légitimement appeler la révolution stalinienne, à savoir premièrement la collectivisation des campagnes et deuxièmement le premier plan quinquennal. C’est ce qui va transformer la Russie, mais c’est aussi en un certain sens la révolution proprement dite, ie le moment où les structures les plus ancestrales et installées de l’univers social russe vont être impitoyablement ruinées (communautés rurales, la propriété de la terre, le rythme paysans d’un côté et d’autre part le caractère capitaliste de l’industrialisation vont être brisés). C’est 29-30. Et alors 33-34, le chaos a été tel qu’il a fallu revenir en arrière. Il écrit le Vertige du succès, à savoir qu’il appelle succès le chaos, et le vertige c’est de se griser de ce succès. L’expression est intéressante, comme était révélatrice l’expression matériel le plus précieux. Le succès, c’est bien ce dont Husserl parle : le succès rationnel des sciences de la nature. C’est là qu’elles ont connu, que le rationalisme scientifique a connu ses succès mémorables. C’est là qu’il est allé de l’avant avec une impétuosité qui en effet crée un vertige du succès. Vertige du succès ça veut dire quoi ? ça veut dire naturalisation du rationalisme tout entière. Exactement comme chez Staline ça voulait dire collectivisation absolue de tout et industrialisation généralisée. Alors personne ne savait ce qui se passait et que tout était dévasté. Ce qu’Husserl va proposer, c’est de tempérer le vertige,  de revenir sur le vertige et de dénaturaliser le rationalisme. C’est très intéressant et complexe. Dénaturaliser le rationalisme, désobjectiver, désaliéner : c’est une désaliénation qui permet de maintenir son authenticité primordiale et de la rénover.

Il y a évidemment un pb là aussi dont on peut donner la matrice générale. Quand est aliéné qch, l’énergie originaire, l’authenticité de qch s’est aliéné dans une figure partielle. Dans notre existence on connaît bien ça : transformation de type matrimonial d’un grand amour. Ou naturalisation d’une discipline rationnelle. Etatisation totalitaire d’un élan révolutionnaire. Vous pouvez trouver des exemples innombrables. Ou l’académisation de ce qu’est à un moment donné une invention d’art. Des gens qui faisaient encore des tableaux cubistes dans les années 30. Ces exemples, c’est quand d’une certaine manière l’essence de qch est capturé paradigmatiquement dans l’élément de son propre succès, et on se dit : on va généraliser et répéter le succès, au lieu finalement de déplier les csq hétérogènes de l’essence elle-même. Husserl emploie l’expression étrange : «  pour pouvoir saisir le caractère inessentiel de la crise présente ». En allemand : « pouvoir saisir la non essence de la crise présente ». Le pb est d’avoir accès à la perte de l’essence qui se donne dans l’aliénation. La crise n’est pas essentielle. Ceux qui pensaient que la crise du rationalisme était essentielle finalement proposaient des issues irrationaliste. La crise n’affecte pas à proprement parler l’essence du rationalisme, elle est une dénaturation de cette essence. C’est pour ça que la crise est de l’ordre de la non essence. Exactement comme si vous êtes dans une routinisation matrimoniale de ce qui était une passion amoureuse, vous avez 2 voies : vous pouvez dire cette routinisation est de l’ordre de la non essence, il y a une figure d’aliénation qui a fait de la vie en commun et de ses rites le tout de la chose, et il faut que je réouvre l’espace pour l’essence, donc il faut retrouver qch comme une possibilité d’aventure, prendre ma vie conjugale pour l’amour, c’est prendre la partie pour le tout, exactement comme prendre les sciences de la nature comme paradigme rationaliste, c’est prendre la partie pour le tout. L’autre voie c’est : c’est terminé, c’est foutu, quittons-nous. Ce qu’il y a de très émouvant dans Husserl, et je lui donne raison sur ce point, c’est qu’il ne veut pas entrer dans la voie de liquidation. Il est tentant de dire que ce paradigme des sciences naturelles ne donne rien, ça donne un positivisme terrible, mieux vaut revenir à la finitude immédiate et puissance des choses. Renonçons à la tache infini, aliénée dans la répétition. Exactement comme on peut renoncer à l’amour. Si on tient l’essence, il n’y a pas de raison de raison. Husserl essaie de ne pas céder à la tentation de la finitude, à la tentation de la totalité close comme rejet irrationnel de la rationalité des 2. Mais vous voyez bien que pour rouvrir [chgt K7]… pour désaliéner, il faut inventer, il faut proposer à l’essence un autre espace. Exactement comme dans mon exemple conjugal il faut inventer qch. Vous ne pouvez pas simplement dire : je t’aime, car c’est ça qui est pris dans le paradigme clos. Il faut inventer qch, ie inventer une région non encore ouverte d’exercice de ce dont il s’agit, d’exercice de cet amour. Une région non encore ouverte, puisque les régions ouvertes sont sous le paradigme clos. Exactement comme dans la science, le rationalisme, il faut inventer autre chose que ce qui se donne dans les sciences naturelles, puisque c’est ça qui constitue la naturalisation, la objectivation, l’aliénation. Si on dit : mort des idéologies, d’accord, mais si on veut être fidèle à l’essence de tout cela, ça suppose qu’on réouvre un domaine qui était jusqu’à présent non perçu. Supposons que qln veuille rester fidèle aux idéaux révolutionnaires. Il est vrai que la fidélité n’est effective que s’il ouvre que cette idée de révolution n’a pas encore ouvert. S’il n’est que dans ce qui a déjà été ouvert, il sera dans paradigme aliéné dont il déclare par ailleurs la clôture. C’est inventer qch, ouvrir un espace non touché par l’essence même. Vous pouvez dire que la crise n’est pas l’essentiel. Comme celui qui dit c’est peu la routine, mais on tenter de vivre. C’est vrai que les figures révolutionnaires du siècle sont saturées, ça ne veut pas dire qu’on va se résigner à n’avoir comme horizon que le NASDAQ. Un autre qui va dire : le rationalisme épuisé dans sa figure naturalisée, on ne va pas devenir un spectateur impuissant et irrationnel du sang et de la terre ou de la télépathie. Dans tous ces cas, il faut ouvrir un domaine. Si vous dites la crise est inessentielle, vous devez reexpériementez l’essence, l’essence de la pensée rationnelle, de l’amour, de votre pensée politique. Il va falloir trouver qch d’intouché par l’expérience antérieure. C’est exactement ce que Husserl croit avoir fait : il pense qu’avec la phénoménologie, il a  proposé un type d’expérience rationnelle des actes de la conscience qui n’avait pas été proposé avant lui. C’est une proposition de réouvrir l’essence dans une dimension qui n’a pas été préalablement expérimentée, à savoir l’esprit, science de l’esprit, phénoménologie des actes intentionnels. Il va dire : il y a bien là [chgt K7]…

 

Je vais terminer en examinant ce point :

- en 35, Husserl identifie bien le siècle par la fin d’un dispositif idéologique, à savoir le positivisme rationnel. 1er point. Nous savons que aujourd’hui nous sommes dans l’élément consensuel de la fin des idéologies politiques.

- 2ème point : il se propose de montrer que la crise est inessentielle, et que donc l’essence est aliénée. Si vous soutenez que la crise est inessentielle, c’est qu’il y a une aliénation de l’essence.

- 3ème point : pour rouvrir l’essence, la soustraire à ce qui l’aliène, vous devez impérativement, c’est une question de topologie, une question de lieu, vous devez trouver le nouveau lieu d’exercice de l’essence. Il ne suffit pas de la réactiver, de la vouloir, de la répéter. Ce que Husserl dit, c’est que la crise existentielle de l’Europe, de l’Occident, ne sera réglée que si un nouveau lieu d’exercice de rationalité est inventé et déployé. Ça, c’est ce qui va attester à ses yeux qu’on renoue avec l’infini. La tache infinie va être relancée parce que vous aurez réouvert le lieu d’exercice de l’infinité de la tache. La crise, ça veut dire qu’il faut rafraîchir l’infini. Il s’est perdu, aliéné, il a pris le masque du fini. Pensez aux expériences existentielles que vous avez tous de ce moment où l’infini prend le masque du fini. Ce qui est arrivé à la rationalité selon Husserl. Si vous voulez renouer avec l’infini, eh bien, vous devez créer un nouveau lieu d’exercice de la tache. Pour relancer l’infini global, vous devez faire une invention locale. Il n’y a pas d’autre possibilité. Il faut localiser la relance de l’infini global. C’est pourquoi sortir de la crise, c’est inventer un nouveau lieu, un lieu où l’infini perdu va avoir la chance de se retrouver. Et ça, avec sa modestie, son aspect un peu naïf, et son insistance de professeur, Husserl le dit. Et je crois qu’il faut l’entendre, c’est plus fort que de dire : on va changer le dispositif global. Et comme on ne peut pas changer le dispositif global, ça revient toujours à dire : il faut attendre que ça change. C’est quand même en fin de compte ce à quoi Heidegger en vient. Il faut une autre pensée, mais une autre pensée, finalement, c’est la venue aléatoire d’un dieu, donc que faire ? Husserl, dit tout autre chose : essayons d’inventer un lieu où la relance de l’infini est possible. L’essence peut toujours être réactivée non pas dans la globalité de son destin primordial, mais dans sa capacité à réinvestir un lieu inédit. Il y a une directive qui est que pour sauver l’infini de l’humanité, il y a un moment où il faut, simplement (mais simplement, c’est compliqué !), que ça passe par le sens du lieu.

23 mai 2001

Nous avions identifié le 20ème siècle dans le passé avec des matériaux divers, poésies, science, art, politique bien sûr. Là nous avons choisi de nous concentrer sur des philosophes et, c’est peut-être le point général la plus important, nous avons constaté que les philosophes ne peuvent identifier une époque ou le siècle qu’à travers une catégorie centrale d’identification. De sorte quand les philosophes abordent le pb de l’historicité d’une époque, ils disent : c’est le siècle de, notre époque est l’époque de, et puis suit la catégorie d’identification. Catégorie d’identification qui finit par être d’une part l’identifiant du siècle, et d’autre part une catégorie significative, importante, voire essentielle, de la construction philosophique. C’est comme ça que ça procède. Ça signifie, si on prend technique, ça va être d’un côté identifiant possible de l’époque moderne ou contemporaine, chez Bergson et Heidegger, mais d’un autre côté, il y a une élaboration interne de cette catégorie de technique du point de vue de sa composition avec les autres dispositions conceptuelles de la philosophie considérée. Quand on dit identification du siècle par une catégorie, l’identification est interne à la philosophie considérée et au protocole de sa constitution. C’est ce qu’on a tenté de vérifier pour quelques identifiants :

- la technique, avec Heidegger et Bergson

- le destin de l’humanisme, la figure générique de l’homme héritière elle-même de la destitution du Dieu, que nous avons traitée avec Foucault et Sartre

- et la question du crépuscule des idéologies, ou de la crise, le siècle comme siècle de la crise (de l’Europe, de l’Occident), que nous avons traitée en particulier avec Husserl.

Mon propos aujourd’hui était d’examiner, de façon délibérément paradoxale, au fond, l’identification du siècle comme siècle des révolutions, comme siècle de la politique. Non pas d’examiner l’histoire de la politique révolutionnaire dans le siècle, ce n’est pas du tout notre méthode. Mais d’examiner la possibilité de considérer le 20ème siècle comme le siècle (les noms varient) des révolutions, des illusions révolutionnaires, de la tentative communiste, mais  centralement de quoi s’agit-il ? Centralement, ce n’est pas parce qu’on identifie un siècle de cette façon, et à travers ce qu’on pourrait appeler le destin des tentatives politiques radicales dans le siècle, mais quel est exactement le noyau de cette identification ? Nous avions dit les années précédentes des choses là-dessus. Nous avions dit : sur le lien entre politique et passion du réel, sur la figure du nous, sur la figure du commencement radical, sur la figure de l’homme nouveau, toutes choses liées et enchaînées. Mais là, de façon plus conceptuelle, plus spéculative, philosophiquement, que désigne exactement cette identification possible du siècle comme siècle, disons, d’une entreprise politique de type radical ou de type nouveau ? Ie le siècle comme lieu d’une tentative politique inédite. Inédite, et unanimement considérée aujourd’hui comme close, avec en général l’idée qu’elle a été de l’ordre du désastre. C’est l’évaluation. Demandons-nous qu’est-ce qui était en jeu en pensée, dans la subjectivité pensante, dans la tentative d’identifier le siècle à travers cette entreprise. Vous voyez : ce qui nous intéresse, ce n’est pas l’examen de l’entreprise dans ses péripéties, ses divisions, son histoire, son échec etc… mais le ressort philosophique sous-jacent à l’identification du siècle ainsi conçue, donc l’identification du siècle comme lieu ou site d’une entreprise politique novatrice et fondatrice.

 

La vérité comme cause, allez-vous, psychanalystes, refuser d’en assumer la question, quand c’est de là que s’est levée votre carrière ? S’il est des praticiens pour qui la vérité comme telle est supposée agir, n’est-ce pas vous ?

N’en doutez pas, en tout cas, c’est parce que ce point est voilé dans la science, que vous gardez cette place étonnamment préservée dans ce qui fait office d’espoir en cette conscience vagabonde à accompagner collectif les révolutions de la pensée.

Que Lénine ait écrit : « La théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie », il laisse vide l’énormité de la question qu’ouvre sa parole : pourquoi, à supposer muette la vérité du matérialisme sous ses deux faces qui n’en sont qu’une : dialectique et histoire, pourquoi d’en faire la théorie accroîtrait-il sa puissance ? Répondre par la conscience prolétarienne et par l’action du politique marxiste, ne nous paraît pas suffisant.

Du moins la séparation de pouvoirs s’y annonce-t-elle, de la vérité comme cause au savoir mis en exercice.

Une science économique inspirée du Capital ne conduit pas nécessairement à en user comme pouvoir de révolution, et l’histoire semble exiger d’autres secours qu’une dialectique prédicative. Outre ce point singulier que je ne développerai pas ici, c’est que la science, si l’on y regarde de près, n’a pas de mémoire. Elle oublie les péripéties dont elle est née, quand elle est constituée, autrement dit une dimension de la vérité que la psychanalyse met là hautement en exercice.

 

Lacan : Vérité et Politique (1965), in La science et la vérité in Ecrits.

 

Alors ce que le texte de Lacan va indiquer, symptômatiquement, ce qu’il va proposer sur ce point, c’est de dire que toute la question, finalement, a été un nouage de politique, vérité et savoir. C’est ça, en dernier ressort, du point de vue de la praxis et de l’intellectualité de la chose, qui est la proposition fondamentale (et en même temps discutée et discutable à ses yeux) de l’entreprise politique, par exemple marxiste, c’est de proposer un nouage singulier, en définitive, entre politique, vérité, et savoir. On va voir ça de près. Et le jugement de Lacan, qui n’est pas développé ici, mais qui est comme toujours incisif, c’est que la dimension de savoir a occulté la dimension de vérité. C’est ça sa thèse. Voire même, que dans l’ordre de la politique, on a méconnu la vérité au profit du savoir. On a plus précisément méconnu la vérité comme cause. C’est une thèse, dont je voudrais examiner les tenants et aboutissants, et qui à vrai dire, aux yeux de Lacan (même si ce n’est pas on objet là), est l’échec de cette tentative. C’est un jugement, un  jugement de cécité, d’aveuglement. La politique, au nom du savoir, est restée aveugle à la dimension de la vérité. C’est un résultat d’autant plus désastreux que cette dimension, comme cause, opère, et opère inévitablement. Il y a la fois une description et un jugement.

L’entreprise, peu importe son nom, disons marxiste, l’entreprise politique novatrice dans le siècle, son noyau fondamental le plus constituant, c’est un nouage vérité, savoir, politique. Politique ici est un tiers terme au regard de vérité et de savoir. Le nom de ce nouage est science. Nous verrons pourquoi. Le motif est celui d’une politique qui a sa garantie dans la science. Une politique qui a sa garantie dans la science, c’est un certain type de nœud ou de construction entre vérité, savoir et politique aux yeux de Lacan. C’est la description de ce qui a été proposé là.

Et le jugement c’est que dans ce nouage, la dimension de vérité a été occultée, perdue, absentée. Une des csq de cette occultation de la dimension vérité, nous verrons pourquoi, c’est l’oubli de l’histoire, la politique n’est pas capable dans l’obnubilation de la vérité qu’elle propose, de ressaisir et de penser sa propre généalogie, sa propre histoire. Elle est donc doublement aveugle : aveugle à sa dimension de vérité, et aveugle au devenir de son savoir. C’est le noyau intellectuel du texte.

 

Mettons tout ça dans son contexte. Le texte de Lacan est un texte de 1965, tout comme le texte de Foucault que nous avons vu. Qu’est-ce qui se passe en 65 ? eh bien il y a, on ne va pas faire une chronique générale. Juste quelques repères localisés :

- il y a la guerre du Viêt Nam, commençante et en voie de déploiement.

- il y a le déclenchement en Chine le déclenchement de la Révolution culturelle.

- il y a en France le 1er signal d’alerte concernant le gaullisme avec des élections présidentielles disputées. Disputées par qui ? par Mitterrand ! 1965, c’est aussi l’entrée en scène de Mitterrand. Ce n’est pas de ça que je vous entretenir. Mais au niveau de la politique française, François Mitterrand ce n’est pas 14 ans, c’est 40 ans, ou en tout cas 30 ans, 30 ans absolument, où la question politique est de savoir si ce serait lui le président. C’est le moment où ça se constitue ? Mitterrand a forcé de Gaulle a un 2nd tour. Mitterrand a bâti sa carrière sur sa capacité si je puis dire à faire ballotter de Gaulle.

65, c’est ça, c’est donc, je ne dirais pas que c’est une année cruciale, ce n’est pas ce que je veux dire mais vous voyez que se tissent là des choses importantes. On peut dire que ce qui se joue en Chine c’est la dernière étape du socialisme réel, après tout ça. C’est là où se joue l’épreuve, et l’épreuve singulière du destin des Etats-Unis et de son destin impérial, et qch se dessine en France, dans notre petite conjoncture, qch et va cristalliser dans un 1er temps dans l’entrée en scène de Mitterrand. Nous avons là quand même qch qui dans sa complexité historique locale est significative. Et alors Lacan se pose quelle question ? La question qu’il se pose, c’est : où en est-on de la politique ? Aussi bien en termes des luttes de libération nationale, les Etats socialistes leur crise et leur destin, la figure de l’Etat en France (gauche, droite, PC), tout ça c’est un moment où commence à se déployer et à mûrir la question : où en est-on de la politique, et en particulier où en est-on de l’alternative politique. Y a-t-il une autre politique ? Y a-t-il une autre politique dans le monde réel ?

Et alors, dans ce contexte là, cette question va retentir, d’autant plus que intellectuellement, philosophiquement, on est en France, singulièrement, dans l’époque structuraliste. On est, pour faire court, dans une époque de reconstitution extrêmement dense de paradigmes scientifiques de la pensée. ça aura bcp de dimensions. Ça va être déployé par Althusser dans l’opposition science / idéologie, par Lacan qui va poser la question de l’étayage scientifique de la psychanalyse, dans le formalisme linguistique considéré comme matrice des sciences humaines etc… Vous avez un déploiement de la thèse selon laquelle s’il y a de nouveau dans la science, en particulier les sciences humaines, c’est que cette nouveauté est paradigmatique pour la pensée en général, et doit être le fil des disciplines regroupées sous le nom vague de sciences humaines, et la philosophie avec. On est dans une époque tentée intellectuellement par une figure renouvelée et inventive du paradigme scientiste. Je dis scientisme sans donner à ce mot une dimension péjorative : scientisme au sens où la science, les sciences, en logique en linguistique, en anthropologie, en psychanalyse, font un réseau consistant qui est une sorte modification saisissante pour la figure et orientation de la pensée.

Dans ce contexte, la question : où en est-on de la politique ? va revenir selon un héritage qui traverse tout le siècle, et qui est la question place de la science dans la politique, la place du scientifique dans la politique. Ça, c’est une tension, dont nous avons déjà parlé, une tension fondamentale jusque dans ces années là. Cette tension est la suivante :

- d’un côté, nous avons insisté énormément là-dessus, la politique révolutionnaire s’est considérée dans le registre de son réel. C’est une donnée fondamentale du siècle. Le siècle convoque la politique comme non pas une promesse ou un programme ou une utopie mais comme étant réellement à l’ordre du jour. La révolution d’octobre 17 n’a pas été rêvé, elle a été réalisée. C’est la passion du réel en politique. Ce que les siècles précédents ont rêvé, nous sommes en état de le faire. Le texte fondateur de Lénine s’appelle Que faire ? Il faut le prendre au pied de la lettre : non pas que penser, que projeter, qu’imaginer, mais que faire. De ce point de vue là, la politique est pensée dans le registre de l’acte. Elle ne reculera pas devant la violence et la terreur comme figure politique de l’acte réel. L’acte et son prix, il faut payer le prix, est une conception ftdale de la politique partagée par des camps opposés, qui surplombe la pluralité des camps.

- de l’autre, qui est conjoint à ça, il y a l’idée que la politique est organiquement liée à une science, qu’elle a pour elle la garantie de la science. Elle est de l’ordre de l’acte et du que faire, donc elle traite du réel. C’est un versant. L’autre versant, c’est la dimension de l’acte enserrée, par un horizon scientifique établi, science de l’histoire transformable finalement science de la politique. Grosso modo, c’est sous le nom de marxisme.

Autrement dit, c’est ce que j’appelle un héritage en tension. Il y a une tension entre quoi et quoi ? Entre

- d’un côté un volontarisme déchaîné, à savoir on peut vouloir et agir, on peut faire on doit saisir l’opportunité. C’est une conception très souvent d’ailleurs militaire et insurrectionnelle de la politique comme sanction de ce volontarisme. Le modèle subjective du modèle insurrectionnel de la politique, c’est octobre 17 : rien qui ne déchaîne plus la vision volontariste des choses que le paradigme insurrectionnel. La politique est colorée complètement par cette vision des choses : militarisée, insurrectionnelle, disciplinée, volontaire. La décision subjective est l’élément crucial, y compris chez Carl Schmitt qui voit dans la question de la décision l’essence même de la question souveraineté politique. Donc d’un côté volontarisme, le décisionnisme.

- et de l’autre, on a un objectivisme tout aussi frénétique qui au nom de la science légitime l’action, y compris d’ailleurs le volontarisme, par des considérations objectives, des considérations classe, des analyses économiques, éventuellement sophistiquées, des analyses de conjonctures, de situation, qui sont raffinées, et qui empruntent à l’appareil extérieur de la scientificité. L’objectivisme est un économisme : l’objectivité en question en définitive n est assignée à l’infrastructure économique,  au dvlpt des classes, au niveau de production, au dvlpt de l’impérialisme etc… Vous avez la jointure tout à fait singulière d’un volontarisme extrême et d’un économisme extrême aussi. Qui cependant, lui est apparemment un objectivisme scientiste. Nous avons cette figure subjective tout à fait étrange, difficile à reconstituer aujourd’hui, qui est ce qu’on pourrait appeler un volontarisme scientiste : d’un côté, une convocation oeuvrante de la subjectivité, de l’ordre de l’immédiat, parfois même de la pure et simple aventure, militarisée, avec des figure mythiques de cette aventure (le débarquement des castristes primitifs à Cuba, avec un volontarisme absolu, quelques hommes en bateau qui arrivent pour prendre le pouvoir, c’est inimaginable, et en plus ça a marché). C’est la figure épique relevant de l’activité du volontarisme. Et de l’autre côté, un économisme enfoncé dans l’objectivité scientiste, qui là au contraire met au poste de commandement état de l’industrie lourde, de capitalisme des monopoles, et conclut que finalement puisque c’est comme ça on peut rien faire. Juxtaposition des 2 : aventures improbables ou impossibles et des inerties non moins improbables et risquées.

C’est cette chose là que Lacan a rendu à sa manière à lui, paradoxale ou diagonale, à savoir que c’est une caractéristique majeure du siècle que cet ajointement du volontarisme subjectif et de l’objectivisme économique.

 

Parenthèse : la politique n’est pas le seul domaine où existe à mon sens cette tension. Je pense qu’on peut tout à fait l’identifier dans l’art du siècle. L’art du siècle est un art qui est traversé aussi par une tension extrême qui en fait la force créatrice aussi, entre d’un côté au fond un subjectivisme radical, à savoir l’idée que n’est que ultimement seuls les actes engagés du corps de l’artiste même créent le mvt de l’œuvre ou de la possibilité de l’œuvre. L’idée en fin de compte que l’expressivité absolue, immédiate, le geste pur est l’essence de la création artistique. Mais d’un autre côté, aussi bien, une tentation objectiviste technicienne sophistiquée du point de vue des structures formelles, de leur mobilisation et de leur composition. L’art du siècle, c’est un art qui, lui aussi, combine un volontarisme de l’acte et un formalisme, quelquefois ultracomplexe, des structures. Nous avons cet ajointement entre complexité structurale formelle revendiquée comme telle et traversée pure de l’acte comme composante de l’art contemporain. N’allons pas croire que cet espèce de face à face étrange et dialectiquement très tendu d’un activisme (au sens de fétichisme de l’acte) et d’un formalisme (au sens des formes de l’objectivité) soit réservé à la politique. Je dirais volontiers que le siècle, jusqu’à 20 ans ou 30 ans, le siècle essentiel, si je puis dire, réalise une espèce de connexion entre activisme et formalisme. Avec l’idée au fond que la pensée, c’est toujours comme une sorte d’éclair dans la structure, qch comme ça, c’est qch comme un court circuit dans la structure. Mais le court-circuit en soi n’existe pas. Il faut un déploiement extrême de la complexité structurale pour que qch de l’acte pur la traverse et éventuellement la défasse. Le socle est politique : la politique vous avez à la fois l’objectivité des analyses de classe et les analyses économiques, et le décisionnisme pur qui traverse tout cela comme un pari. Si on regarde de près, on verrait que dans tous les domaines de la pensée, dans le siècle, ont été traversés par cette tension. Une fois de plus, je le rappelle, ce n’est pas, il n’y a pas de synthèse dialectique, ce n’est pas un dispositif dialectique, il n’y a pas de 3ème temps, il n’y a pas de relève de cette tension. Cette tension est comme telle. C’est pour ça que j’ai proposé de dire que c’était de l’ordre du 2, et non pas de la relève dialectique, du 3. C’est un 2 sans 3, sans 3ème temps, il n’y a pas de synthèse. Il y a même souvent des secousses extrêmes entre l’un et l’autre, une espèce de dérapport, une espèce de juxtaposition qui est sans synthèse. Je crois que c’est ce que Deleuze a en tête quand il parle de synthèse disjonctive. La synthèse disjonctive deleuzienne, c’est aussi ça : la capacité de dispositifs hétérogènes de se nouer l’un à l’autre dans la création de qch qui n’est pas une synthèse, ou qui n’est une synthèse que disjonctive, ie qui ne présente que la disjonction de ce qui est jeu dans ce croisement, ou dans ce  nouage. C’est le cas de la politique.

Par csqt, c’est le point de départ.

 

Comment Lacan va-t-il, pour ses besoins propres, aborder cette situation, lui ? Comment il va la coder, la recoder ? Il va la recoder partir de 3 points, qui construisent le texte que nous explorons.

 

l’opposition entre vérité et savoir

Il va la recoder à partir de l’opposition de la vérité et du savoir. C’est le point majeur, il va prendre ce que je viens de dire sur la question de savoir si, en fin de compte, la corrélation non dialectique d’un régime volontariste de la subjectivité et d’un régime scientiste de la nature. Il va prendre ça, et il va le recoder, philosophiquement, à partir de l’opposition de la vérité et du savoir. C’est le 1er point. Cette opposition de la vérité et du savoir, d’où vient-elle ? Elle est un des ingrédients philosophiques du siècle, et au-delà, très important.

- elle est tout à fait active chez Heidegger, et il suffit pour ça peut-être de se remettre en mémoire le texte de Heidegger sur l’essence de la vérité, c’est un document court et dense, pour montrer comment chez lui en effet tout s’organise d’une certaine manière à partir de la différence entre savoir et vérité, qui est la différence tout court, la différence ontologique.

- on peut aussi dire qu’il y a une lointaine provenance kantienne de cette opposition, dans la figure de l’opposition kantienne entre pensée et connaissance. Ce qui est de l’ordre de la pensée et qui peut éventuellement faire office de vérité, dans la raison pratique, est disjoint de l’organisation transcendantale de la connaissance, ie du savoir.

Il y a une provenance philosophique de cette opposition, que Lacan va réorganiser, étayer psychanalytiquement, et investir dans le jugement sur la politique.

C’est la 1ère provenance de l’opération lacanienne.

 

2° la singularité de la psychanalyse

La 2ème, c’est la singularité de la psychanalyse. Quelle est la singularité de la psychanalyse qui va être ici convoquée ? Ce que Lacan lui attribue, « il y des praticiens pour qui la vérité comme telle est supposée agir ». C’est une interprétation générale de la psychanalyse, eh bien de quoi s’agit-il ? Finalement, la psychanalyse, c’est ici la discipline capable d’énoncer que la vérité d’un sujet est ce qui lui demeure essentiellement non su. Et il faut dire que Lacan là-dessus ne cesse de revenir, sous des formes complexes, à ce point nodal, qui est que le mode d’action en psychanalyse de la vérité n’est pas de l’ordre de ce que le sujet est en état de savoir. Parce que inconscient, ça veut dire ça : ça veut dire vérité insue. L’inconscient, c’est le mode d’action de la vérité dans l’élément de son non savoir. Lacan dira que tout sujet est machiné par sa vérité. Et machiné par sa vérité, au sens précisément où la vérité procède en lui dans la modalité du non savoir. C’est très important aux yeux de Lacan. La singularité de la psychanalyse, c’est d’être directement greffée sur l’opposition de vérité et du savoir. Il revendiquera tout au long de son œuvre la thèse selon laquelle à proprement parler, seule la psychanalyse est dans cette position. Comprenons bien ce que veut dire cette position. Lacan ne dit pas que seule la psychanalyse reconnaît la différence entre vérité et savoir. Ce serait exorbitant, car comme nous venons de le rappeler brièvement, l’opposition a une généalogie philosophique lointaine. Lacan ne soutient pas l’absurdité que seule la psychanalyse a procédé à cette distinction entre vérité et savoir. Mais il dit autre chose : la psychanalyse est ce qui s’établit originairement de cet écart, comme pensée et comme pratique. La psychanalyse, c’est la discipline effective de la différence entre vérité et savoir. C’est elle qui prononce et tire les csq de ceci que la vérité d’un sujet est précisément à son insu. Et inconscient est un des noms de ce point.

Vous voyez pointer ce qui va se passer : Lacan va avec une certaine courtoise ici (il ne la maintiendra pas toujours) opposer psychanalyse et politique.

K7 inaudible.

qch comme l’idée que ce sur quoi la philosophie a spéculé, la psychanalyse l’effectue. Lacan ne pense pas que la psychanalyse est une philosophie appliquée, c’est plus compliqué. C’est le pb du Séminaire 1, le 1er séminaire. Lacan se demande s’il ne faudrait pas que la cure analytique se termine par de grands dialogues sur le courage et la justice. Il a en tête que au fond la psychanalyse pourrait être la vérité du dialogue platonicien. Le dialogue platonicien, position passionnante mais aussi égarée, pourrait dans la scène psy, dans la cure, advenir comme réel. Et on trouve cette idée très souvent, comme si d’une certaine façon la psychanalyse c’était bcp plus qu’une thérapeutique des névroses. Les névrosés, on peut les laisser tranquille. Par contre, c’est  la scène de l’écart entre vérité et savoir. Platon déjà s’intéressait à cette distinction vérité et savoir, mais la dialogique de la question est une dialogique fictive, c’était une dialogique abstraite, tandis que le point de vérité est touché dans la cure analytique comme tel. L’écart entre vérité et savoir, et la question de qu’est-ce que c’est que produire un savoir est effectivement là, effectivement présent. C’est la singularité, une singularité monumentale, pas une singularité spéciale, une singularité en pensée. Si Lacan a raison sur ce point, il est hors de doute qu’il faudra conclure que en pensée que psychanalyse est la grande affaire du siècle. Elle subvertit tous les autres ordres de pensée puisque elle effectue ou réalise ce qui dans les autres ordres de pensée reste une présupposition abstraite.

 

3ème point : le marxisme comme corrélation entre politique et science

Le 3ème opérateur va être la vision qu’il se fait du marxisme, donc de la politique. Au fond, le marxisme, c’est une certaine corrélation entre politique et science. C’est pour ça que science va être le symptôme. C’est une corrélation entre politique et science, corrélation qui pose que la science, parce qu’il y a science, il peut y avoir puissance. Ce qui transite de la question de la puissance à la question de la science. Ce 3ème appui, c’est la thèse selon laquelle la politique du siècle, c’est une politique qui a argué de la science comme régime possible de sa propre puissance. L’invention politique est puissante à raison de la science qui la nourrit, l’alimente ou à laquelle elle est adossée. C’est la vision qui est que le marxisme est au fond bien ce que nous disions tout à l’heure : d’un côté, il y a un régime de l’acte, de l’effectivité la puissance, de l’autre un régime de la théorie et de la science, et politique marxiste ça désigne leur nouage, donc un certain passage de la science à la puissance. Nous sommes bien dans une identification où il y a les 2 registres. Lacan diagnostique très justement que pour autant qu’il y a une originalité absolue en pensée de la politique marxiste c’est parce qu’elle propose une articulation singulière entre science et puissance. La science rend possible la puissance de l’acte.

 

Le texte de Lacan va  nouer ça : opposition de vérité et savoir, singularité de la psychanalyse, et marxisme comme conjonction de la science d’un côté et de la puissance pratique et tactique de l’autre [chgt K7] Comment va-t-il faire ? Comment va-t-il parvenir au diagnostic final, puisqu’il va dire que finalement, la politique marxiste est une méprise.

 

C’est un cheminement assez complexe, car ça va passer par une doctrine de la science. Quand on débat du marxisme dans les années 60, on en débat à travers les sciences. Althusser : il a abordé la question du marxiste à partir de la science et de la non science, appelée idéologie. Nous sommes dans un contexte où l’approche de la politique se fait à travers la catégorie de science. On a un renouvellement de la théorie de la science, grosso modo, il y a une novation dans la pensée de la science, on va vouloir transférer cette novation de la pensée de la science du côté de la politique. Il va être possible d’importer, dans la dimension de la politique, les novations repérée de l’épistémologie nouvelle : science prolétarienne... C’est l’idée que étant donné qu’il y a une nouvelle pensée de la science, une nouvelle théorie du concept, l’idée que  ça puisse s’investir dans la politique suppose évidemment un certain type de lien entre science et politique. Vous voyez comment tout ça s’articule. Vous ne pouvez avoir comme programme de renouveler les dispositions de la politique à partir des transformations philosophiquement repérées science que si vous travaillez sur le type de connexion entre science et politique.

Donc Lacan va emprunter le même chemin : il va toucher la question de la politique à partir de la question de la science. Qu’est-ce qu’il va dire ? Il va dire : en réalité, déjà dans la science, il y a une méconnaissance de la distinction entre vérité et savoir. Il va entrer dans la méconnaissance politique à partir de ce que j’appellerais une sorte préméconnaissance dans la science elle-même. « Ce point [la vérité comme cause] est voilé par la science ».

Ça donne une hiérarchie : ce point, ie le mode d’action de la vérité, et en particulier son mode d’action dans le non savoir, il est explicite en psychanalyse, il est voilé par la science, il est aveugle dans la politique. En psychanalyse, on sait que c’est originairement dans le non savoir que la vérité agit comme cause. Dans la science c’es voilé : le point n’est pas entièrement insu mais il est obscur. La science comme transformation de la vérité en savoir ne maîtrise pas l’action de la vérité, elle la voile, la laisse de côté. Et quand la politique prétend elle s’articuler sur la science, la révolution prolétarienne, alors ce point devient purement et simplement aveugle. Lacan sera de plus en plus radical et critique sur ce point. Finalement ce bilan du siècle va disposer psychanalyse, science et politique au regard de la question de la vérité :

- la psychanalyse, c’est la discipline révolutionnaire et subversive qui s’est établie dans l’écart entre vérité et savoir.

- la science est originairement ce qui, quoique oeuvrant dans cet écart, en est aussi le voile.

- la politique est ce qui, prétendant articuler cet écart, y demeure essentiellement aveugle.

Voilà les thèses fondamentales de Lacan. Maintenant il faut les élucider rapidement une par une.

 

Pourquoi la science voile-t-elle l’action de la vérité ? Qu’est-ce qui fait que la science voile la vérité comme cause ? Elle la voie pour 2 raisons articulées. C’est un point qui est resté encore inélucidé.

- le 1er point, c’est que la science fait comme si les résultats en savoir de la vérité étaient la vérité elle-même. Au fond, la science, ce n’est pas à proprement parler qu’elle ignore la distinction entré vérité et savoir, mais ultimement elle fait comme si la vérité se réalisait dans la dimension du ou des savoir. Comme si l’effectivité de la vérité était de l’ordre du savoir (lois, théorèmes, tout ce qui est dans la science transmissible). La science a une tendance incoercible à penser que l’essence de sa pratique c’est le résultat. La science est captive de ce que Lacan appellera le discours de l’université. Elle est captive de cette conviction que l’existence de la vérité, c’est le savoir transmissible. Là c’est au fond l’emprise sur les sciences de l’idéologie positiviste, qui leur est spontanée. Finalement, la vérité existe sans doute, agit sans doute, mais son effectivité est l’effectivité empirique des savoirs. C’est une opération de voilement. Voilement, car l’opération effective de la science est bien l’action de la vérité, mais elle est voilée par sa…

- la 2ème raison, qui est voisine mais plus historisée, à laquelle Lacan fait allusion à la fin du texte, c’est que il est de l’essence de la science d’oublier sa propre histoire, d’oublier ce que Lacan appellera ses péripéties quand elle s’est constituée. Elle oublie sa propre histoire, et elle l’oublie de façon nécessaire. Elle ne peut pas s’encombrer de sa propre histoire. Et donc elle crée en amont d’elle-même…. La vision que Lacan se fait de la science est que la science paix un tribut à l’ignorance. La science, c’est la dissipation de l’ignorance, mais il y a un prix qui est quoi ? l’ignorance de sa propre historicité. Elle produit l’ignorance de sa propre historicité pour être efficiente dans l’ordre des lumières qu’elle produit. Et donc la science est production d’ignorance. C’est intéressant : c’est une ignorance antérieurement inconnue. C’est l’ignorance de ce qu’elle invente dans son processus même. Elle est ignorance sur quoi ? sur l’action de la vérité, sa généalogie, sa provenance.

La science voile la question de la vérité, dans la double modalité modalité d’un fétichisme du  résultat et d’un oubli obligé de son histoire. C’est un oubli interne, ce n’est pas l’histoire des sciences. Elle ne fait lumière sur son propre dispositif que dans l’oubli permanent de sa généalogie, de ses péripéties et de son histoire.

Nous en sommes là :

La psychanalyse, elle, s’établit dans l’écart explicite et opératoire de vérité et savoir, elle sait que la vérité existe dans la modalité de la cause, le sujet est causé par sa propre vérité insue. Elle opère sur cet écart

La science voile l’articulation entre vérité et savoir, parce qu’elle est productrice d’une ignorance singulière qui la fait être.

 

La politique, c’est qch qui va se déclarer scientifiquement vrai. Lisons ensemble le § central.  Lénine intéresse bcp Lacan (Lacan s’est comparé à Lénine, dans la modalité où il a déclaré qu’il était à Freud ce que Lénine était Marx : Freud / Lacan = Marx / Lénine, donc Freud multiplié par Lénine = Marx multiplié par Lacan !). Lénine c’est pas rien, c’est celui à propos duquel Althusser va écrire Lénine et la philosophie. « Que Lénine ait écrit : « La théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie », il laisse vide l’énormité de la question qu’ouvre sa parole : pourquoi, à supposer muette la vérité du matérialisme sous ses deux faces qui n’en sont qu’une : dialectique et histoire, pourquoi d’en faire la théorie accroîtrait-il sa puissance ? Répondre par la conscience prolétarienne et par l’action du politique marxiste, ne nous paraît pas suffisant.

Du moins la séparation de pouvoirs s’y annonce-t-elle, de la vérité comme cause au savoir mis en exercice.

Une science économique inspirée du Capital ne conduit pas nécessairement à en user comme pouvoir de révolution, et l’histoire semble exiger d’autres secours qu’une dialectique prédicative ». C’est une hypothèse sur la conception marxiste de la politique. Ce que Lacan dit, c’est ceci : le rapport entre la dimension scientifique de la politique et sa dimension active, l’action politique marxiste, ou le rapport entre la science et la puissance - se fait dans la maxime de Lénine - au nom de la vérité : la théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie. Ce qui circule, d’après Lénine, entre la science marxiste et la puissance politique, est assigné à la vérité. Lacan interroge : quelle est exactement cette assignation ?

Si la vérité agit comme cause (ce qui voudrait dire si la vérité de la situation agit comme cause),  en quoi sa transformation en théorie, ou en savoir, augmente-t-elle sa puissance ? Vous voyez : à quel moment le contrôle en savoir de la vérité intervient-il dans ce lien entre science et puissance ? Car de 2 choses l’une (et c’est un paradoxe marxiste bien connu) :

- ou bien la vérité de la situation produit la révolution, c’est la vérité de la situation d’être cause de la situation. Il y a une analyse vraie, objective, c’est la théorie, et alors vous n’avez pas besoin de la médiation l’acte, vous n’avez pas besoin de la réflexivité théorique : la vérité comme cause produit effectivement la puissance politique.

- ou bien il faut un temps spécifique de la puissance politique, de la théorie, de la réflexion, mais alors il n’y a pas de puissance du vrai comme cause.

Le dilemme renvoie à ce que je disais tout à l’heure, à savoir l’accointance paradoxale de l’activisme et de l’économisme, qui est un pont aux ânes où le marxisme est au rouet.

Ou bien l’objectivité de la situation est productive de sa dissolution révolutionnaire, ça peut être éventuellement la vérité comme cause, mais à ce moment là vous n’avez pas besoin d’une puissance qui serait une puissance de l’acte étayée théoriquement.

Ou bien vous avez besoin d’une puissance de l’acte étayée théoriquement, par rapport à la vérité, mais c’est qu’il n’y a pas prise en compte effective de la vérité comme cause. C’est à ce dilemme que Lacan convoque la vision révolutionnaire. Pour le dire très grossièrement, ou bien l’analyse de la situation montre que la révolution est inévitable, parce que la vérité de la situation est la révolution. C’est la vérité comme cause, mais ça discrédite la politique comme acte, ça la rend vaine, insuffisante. Ou bien vous avez besoin de l’acte et de la théorie réflexive de la vérité, mais alors qu’en est-il de la vérité comme cause ? Dans les 2 cas, vous ne maintenez pas réellement l’écart vérité savoir, vous ne travaillez pas dans l’écart entre vérité et savoir. Vous oscillez en réalité entre un déterminisme de l’action et de la vérité, d’un côté, ie l’idée que la vérité serait toute puissante, et de l’autre côté, en réalité, l’idée d’une efficacité pratique du savoir, dans une théorie et l’activisme révolutionnaire qui lui est lié. 

Lacan dit : la maxime « la théorie est toute puissante parce qu’elle est vraie » est une maxime confuse, quant à la distinction entre vérité et savoir. Parce que la vérité comme cause, ça n’est jamais la vérité de la théorie. Parce que la vérité de la théorie, c’est du savoir. Si c’est dans la modalité théorique que la vérité est toute puissante, en réalité c’est le savoir qui donne la puissance. Si en revanche, ce n’est pas le savoir qui donne la puissance, alors l’action de la vérité est autre que la l’action théorique du savoir.

C’est un examen tendu qui est je crois une authentique question. C’est un sentiment singulier d’activisme décisionnel et théorique d’un côté, et d’économisme nécessitariste de l’autre, qui a constitué l’arrière plan en pensée de la politique révolutionnaire dans le siècle. Lacan tente de faire un diagnostic sur cette inconséquence, de distribuer la puissance, tantôt à la vérité tantôt au savoir, sans en réalité la localiser là où elle est, ie dans l’écart des 2, comme le fait la psychanalyse. Ce qui est actif, c’est la vérité en tant qu’elle est non sue, ie dans son écart au savoir. Par contre, si vous dites : la vérité est toute puissance dans la modalité de la théorie vous allez inévitablement osciller entre un nécessitarisme de la vérité, qui sera une puissance aveugle, ou un volontarisme du savoir, ie la toute puissance de la théorie.

 

Le débat sur le siècle, nous n’en sommes pas sortis. La question, c’est finalement : quel est le rapport, en politique moderne, entre la liberté et la nécessité ? Entre une liberté instruite par les savoirs d’un côté, et puis, de l’autre côté, une nécessité, ou une vérité comme cause est agissante (une vérité du monde, une vérité des situations). Finalement, la question de quel est le rapport en politique entre nécessité et liberté, c’est : est-ce que la politique peut ou non s’établir dans l’écart entre vérité et savoir ? Est-ce qu’elle est condamnée à être aveugle à cet écart, et par csqt à une perpétuelle oscillation entre des périodes volontaristes et des périodes résignées ? Ce qui est au fond le rythme fondamental du siècle, mouvement communiste compris. Parce que le mvt communiste a donné de grands exemples de volontarisme, poussés jusqu’à l’absurde, et de grands exemples aussi d’inertie opportuniste et d’inaction nécessitante, poussés aussi à l’absurde. Il a combiné si je puis dire les vices du volontarisme et ceux du nécessitarisme. Il a été à la fois un activisme d’ultra gauche et une inertie ultra droite. C’est vrai. Lacan dit : le noyau en pensée de la chose, c’est pas car les gens étaient mauvais. C’est parce qu’ils situaient la causalité de la vérité du côté de la nécessité, et puis l’efficience des savoirs du côté de la liberté, sans que finalement on s’aperçoive que la vérité, c’est l’écart des 2. Et que au fond, les quelques séquences politiquement positives, qui ont existé aussi dans le siècle, ont été celles qui n’étaient ni dans le nécessitarisme de la causalité implacable du vrai, ni dans le volontarisme de l’efficience immédiate des savoirs articulés sur un acte singulier. C’est ça la question de Lacan.

 

Ça nous ouvre à une autre question, qui est : que penser de la thèse de Lacan selon laquelle il n’existe à proprement qu’un dispositif de pensée qui s’installe dans cet écart, et qui est la psychanalyse ? Ce qui l’a conduit évidemment, entre autres choses, à un scepticisme politique. Scepticisme politique absolument matérialisé en 68 par sa venue à l’université de Vincennes. Il a fini par dire aux gens, aux étudiants qui s’agitaient et lui demandaient ce qu’il pensait de la révolution : vous voulez un maître ? vous l’aurez ! C’est l’expression de la conviction que en définitive, dans l’incapacité où est la politique de s’établir dans l’écart entre vérité et savoir,  ce qu’il y a, c’est la servitude volontaire.

 

Je dirais que dans le texte que nous examinons, nous avons 2 thèses fondamentales, ou 3.

 

il y a la thèse que la discipline première de la pensée, la discipline qui s’établit dans l’écart entre vérité et savoir, c’est la psychanalyse. Ce qui veut dire bcp de choses :

a) ça veut dire premièrement qu’elle ne traite que des situations, ie elle ne traite que des figures concrètes. Cet écart, il n’existe que dans les figures concrètes. Il existe dans le propos d’une œuvre d’art, il existe dans une cure psychanalytique, peut-être dans une situation politique (on ne va pas revenir sur ce point). C’est dans les situations concrètes que se prodigue la possibilité de l’écart. La philosophie, elle n’est pas bonne, pour Lacan, car elle n’est que l’abstraction de cet écart. Ce qui n’est pas l’abstraction, c’est une discipline effective, c’est donc ce que j’appellerais dans mon jargon une procédure de vérité, c’est une individuation.

b) il n’y a pas, et il ne peut pas y avoir, de fétichisme du résultat, car on tomberait dans cette 1ère altération de l’écart, qui est l’altération scientifique de l’écart, qui dissimule le procès de la vérité et l’écart entre vérité et savoir derrière le fétichisme du savoir. Auquel la science elle-même succombe dans un espèce devenir technique. La science elle-même se technicise par fétichisme du résultat. D’où la subordination des savoirs à la vérité.

Donc :

- il y a des situations concrètes de la pensée

- il faut en finir avec le fétichisme du résultat

c) il y a une indécidabilité entre nécessité et liberté.

Ie il ne faut osciller entre l’un et l’autre, ou opposer l’un à l’autre. Ça, ce n’est pas une pratique de l’écart, mais de la disjonction. Pratiquer l’écart, c’est accepter qu’il n’y ait pas véritablement, quand on est réellement dans la pensée, de décision possible entre ce qui relève de la nécessité et ce qui relève de la liberté. C’est d’ailleurs, ça, ce qu’on pourrait appeler en fin de compte le spinozisme profond de Lacan. Pas ce spinozisme artificiel qui serait celui la nécessité, mais plutôt, comme est le vrai Spinoza je crois, la construction d’une indécidabilité principielle entre liberté et nécessité. La liberté se présente comme nécessité, et inversement le processus nécessaire n’est en réalité que liberté effective. C’est les csq à tirer de ce qui travaille dans l’écart entre vérité et savoir.

C’est la 1ère thèse de Lacan : une pensée contemporaine, une pensée moderne du siècle, est une pensée qui fait ça. On ne peut pas revenir en deça de cette subversion moderne qui a montré que, en réalité, l’écart entre vérité et savoir était irréductible. Que ce n’est pas vrai qu’il puisse y avoir un savoir intégral de la vérité (c’est une rêverie philosophique). Il y a une irréductibilité de la vérité comme cause au savoir déployé et transmissible. Et donc une pensée authentique dans l’écart lui-même et dans le concret de cet écart.

On accordera à cette thèse : je crois qu’il y a là un repérage de ce qu’est la pensée, sinon en général, du moins dans le siècle. Comme je vous l’ai dit, cette volonté de travailler là, on la repère dans la psychanalyse, certainement, mais aussi dans les paradoxes de la politique et l’art contemporain.

 

Il y a une 2ème thèse, qui est que seule la psychanalyse est une pensée moderne, que elle seule arrive à s’installer dans cet écart, et à être fidèle à cette installation. Quand c’est la psychanalyse d’un authentique psychanalyste. Ce qui renvoie à la question : y a-t-il un psychanalyste ? Y a-t-il un psychanalyste, pas dans la salle ! S’il y en a un, il est là, lui il travaille dans l’écart. Cette 2ème thèse n’est pas immédiatement transitive à la 1ère. Bien sûr, c’est de l’intérieur de la psychanalyse que Lacan procède aux identifications…, mais on peut à la fois penser, comme Lacan, que la psychanalyse travaille dans l’écart entre vérité et savoir sans penser nécessairement qu’elle est la seule. Il est vrai que là, le plan d’épreuve, c’est probablement fondamentalement la politique. Le scepticisme politique est-il obligatoire ? Là, c’est un scepticisme très particulier : c’est pas est-ce qu’une bonne politique est possible, est-ce qu’on va tout changer, est-ce qu’il va y avoir de la justice etc… ? C’est plus technique que ça  : peut-on imaginer une politique qui travaille réellement, dans son champ propre, dans l’écart entre vérité et savoir, et donc dans l’indistinction affichée entre nécessité et vérité ? Donc peut-on concevoir une politique qui soit de ce point de vue là une politique de vérité,  une politique fidèle à la vérité comme cause, et par csqt à la juste place des savoirs ? Est-ce concevable ? Lacan pense que non. Il pense que, au mieux, la politique (c’est déjà le cas chez Lénine), va osciller finalement entre le nécessitarisme et le volontarisme, entre l’économisme et le décisionnisme. Quand elle sera fatiguée des csq désastreuses du volontarisme, elle s’installera, pour une période x, dans le nécessitarisme. Comme aujourd’hui. Ne faire que ce qu’on fait. En gros. Bien sûr, on peut dans le détail planter quelques arbres, améliorer le cadre de vie. Mais fondamentalement, quant à la maxime générale du monde, on ne peut pas y toucher car la volonté est fatiguée. Dans le diagnostic lacanien, ce sont d’inévitables alternances : un de ces jours, la volonté va réapparaître, et elle sera aussi aveugle que précédemment. Elle ne peut rien apprendre, la volonté, puisqu’elle n’est pas installée au point juste d’articulation de vérité et savoir. La politique est aveugle. Ce n’est pas une question de bonne volonté. Elle est en quelque manière intrinsèquement aveugle, car elle n’arrive pas à se disposer dans une articulation entre science et puissance qui soit une articulation rationnelle véritable, qui assume l’écart entre vérité et savoir.

C’est la question qui se tire du diagnostic lacanien, et qui, je le répète, dispose les choses du siècle, l’art mis à part, pour lequel il n’a pas de jugement, selon un ordre. La psychanalyse, à la fois comme pensée et comme pratique, si elle existe (c’est la seule réserve, ie s’il y a un psychanalyste, mais on ne peut pas savoir  - qui le saurait ?), en tout cas, s’il y en a un, elle, elle est au lieu de traitement de l’écart entre vérité et savoir dans l’ordre propre de cet écart.

Ensuite, la science, qui procède de la vérité comme cause au savoir, mais dans un voilement de cette procession, elle voile cette procession.

Et puis la politique, qui est aveugle à l’écart, et qui est donc une oscillation.

Si vous voulez :

vous avez une pratique de l’écart, qui est la psychanalyse

vous avez un voilement de l’écart, qui est la science.

vous avez une rature de l’écart, qui est la politique, donnée finalement dans une disjonction.

C’est une idée intéressante : que la politique n’a pas pu aller plus loin qu’un traitement disjonctif de l’écart. Un traitement  en oscillation : le fait qu’il y ait une combinaison anarchique de volontarisme et d’économisme, qui fait que tantôt on dit vous pouvez tout tantôt on dit vous pouvez rien. C’est l’écart entre vérité et savoir, ie entre science et puissance, traité disjonctivement. Les 2 morceaux ne tiennent pas ensemble, et on ne peut qu’osciller de l’un à l’autre. Dans le cas de la psychanalyse, on a un minimum d’intégration de l’écart, dans la science, une conjonction voilée. Dans la politique, on a une disjonction pratique. C’est un bilan du siècle. On peut montrer point par point que l’histoire de la psychanalyse, ça va être l’histoire de la défense interne de ce traitement de l’écart, avec selon Lacan une déviation américaine massive qui prétend en réalité rabattre la psychanalyse sur le savoir, sur la normativité du savoir, et une réaction lacanienne rétablissant le droit de la vérité, l’écart entre vérité et savoir. L’histoire du 20ème va être normé par ça. La question des science aussi : au fond, dans le siècle, on a assister à un devenir technique des sciences, qui est une aggravation du voilement du rapport ou de l’écart entre vérité et savoir en elles. Du côté de la politique, on va avoir l’histoire de la disjonction, la disjonction entre un volontarisme déchaîné de caractère éventuellement terroriste, et économisme déchaîné, de caractère entièrement inerte et non créateur. C’est vraiment un bilan du siècle.

 

La question, c’est : est-ce que c’est vrai ? Est-ce que cette promotion de la psychanalyse comme ayant été rétroactivement la seule pensée ajustée du siècle, sa seule invention véritablement ajustée, ie la seule discipline qui ait été capable d’effectuer, de disposer ce que la philosophie avait identifié, la psychanalyse faisant ce que Marx voulait que la politique fasse, ie réaliser la philosophie. Lacan, c’est ça : encore une fois, c’est pas de la philosophie appliquée, c’est un espace réel dans lequel la philosophie identifiée abstraitement est ineffective. On dirait : le 20ème c’est le siècle de la psychanalyse. Le reste, c’est de l’aberration ou de l’errance. C’est un énoncé radical. A ce moment là, on dirait de proche et proche qu’il faut tout revoir à partir de cet énoncé : se demander ce que le siècle a été artistiquement, politiquement, à la lumière de cette thèse que fondamentalement le siècle a été le siècle de la psychanalyse. C’est l’hypothèse lacanienne. Ce qui ne veut pas dire que le siècle suivant sera celui de la psychanalyse. Pas du tout ! Lacan était très pessimiste là dessus. Il a même déclaré qu’il était assez probable que la psychanalyse allait succomber, qu’elle était menacée, qu’elle allait perdre la partie. Elle a été l’invention du siècle, mais ça ne veut pas dire que le 21ème siècle verra sa continuation. Il a une thèse : si la psychanalyse est vaincue, le siècle qui vient sera celui de la religion. Inévitablement. C’est un jugement articulé :

- le siècle est le siècle de la psychanalyse

- elle peut être vaincue

- et si elle est vaincue, la subjectivité sera la religion, pas la politique et pas la science. C’est déjà joué, c’est la religion.

 

Moi je suis un tout petit peu réticent à entériner tel quel ce verdict.

 

pour la raison suivante, qui est que je crois que le monopole global accordé à la psychanalyse est exorbitant. Ce que ce verdict présuppose, c’est la possibilité de réduire l’expérimentation politique du siècle à un paradigme unique, ie ce serait la possibilité de dire : « l’expérimentation politique dans le siècle est réductible à l’oscillation disjonctive entre volontarisme et nécessitarisme ». Or je pense qu’il y a des séquences politiques en exception de cette disjonction, je pense qu’il y a des séquences politiques qui ont traité l’écart. Il est vrai que ce ne sont que des séquences, je ne dirais pas qu’elles ont traité l’écart de façon institutionnelle ou installé. Il est vrai qu’on peut toujours dire qu’elles ont mal tourné. Mais on peut toujours dire que tout tourne mal. Avant Lacan, la psychanalyse avait mal tourné. S’il ne s’était pas trouvé ce génie impétueux et singulier, elle n’aurait pas été mieux lotie que la politique. La psychanalyse de Chicago… elle ne valait pas mieux que le communisme de Moscou ! chacun dans son ordre propre. Ça fait moins de dégâts, mais du point de vue de la pensée c’ était aussi mauvais, c’était non établi dans l’écart entre vérité et savoir. c’est vrai que rien n’a établi durablement en politique, en particulier dans les phases étatisées, un traitement de l’écart, mais il y a des séquences qui l’ont fait. Il y a eu des séquences révolutionnaires, temporelles assignables, dans lesquelles la subjectivité à l’œuvre est une subjectivité d’écart entre vérité et savoir. Elle plie historiquement et donne lieu à autre chose. Même en politique, on peut identifier dans le siècle des séquences, courtes ou longues, dans lesquelles il n’est pas vrai qu’il s’agisse purement et simplement de la disjonction entre la figure de la subjectivité et la figure de l’objectivité, entre la description scientifiquement établie de la réalité et un vouloir politique de l’autre.

 

je pense qu’il y a qch qui est resté hors champ dans cette affaire et qui est l’art. je crois qu’on peut identifier là aussi, comme la politique et peut-être davantage, des configurations artistiques de gde ampleur qui ont traité l’écart entre vérité et savoir. Il y a un art qui n’a été ni un art formaliste ni un art purement gestuel. Il n’a pas été pris là aussi dans la simple disjonction entre le gestuel et le formel.

Par csqt je dirais finalement que la caractéristique du siècle, ça a été, je le dirais ainsi, sa caractéristique positive (nous sommes dans le positif, sur ce malheureux siècle, dont on dit tant de mal, il faut lui rendre justice aussi), ce siècle a été l’expérimentation de l’écart entre vérité et savoir. L’expérimentation tout azimut. C’est ce que veut dire fin de la métaphysique : si on veut lui donner un sens, ça veut dire que la vérité on ne peut pas la savoir toute. Il disait : elle est mi dite, on peut dire : elle est mi sue. Si on appelle métaphysique le projet d’un savoir intégral du vrai, alors oui, d’accord, le siècle c’est pas la métaphysique, pourquoi ? car c’est l’expérimentation de ceci qu’il y a un écart irréductible entre vérité et savoir. La vérité comme cause ne s’épuise pas dans les savoirs qui la disposent. Il y a qch dans la causalité du vrai qui ne se retrouve pas dans l’étalement des savoirs provoqués. Le siècle, en tant que non métaphysique, en ce sens là, est une expérimentation de l’écart. Que signifie pour la pensée de n’être pas dans l’élément d’un savoir du vrai, mais d’expérimenter qu’en entre vérité et savoir il y a qch de non concilié, de non épuisé, que la vérité n’est pas épuisée dans les savoirs. Il l’a expérimenté : conjonctivement, disjonctivement, dans l’écart, dans l’écrasement de l’écart, l’exagération de l’écart, toujours en effet dans une figure qui est une figure du 2. Le siècle c’est l’expérimentation de la dualité non dialectique, c’est l’expérimentation multiforme du 2 non dialectique. Evidemment, la meilleure expérimentation du 2 non dialectique, c’est l’expérimentation intervallaire. C’est la plus féconde et la plus mesurée, celle qui est à la fois la moins terroriste et la plus inventive, celle qui s’installe dans l’écart lui-même et tente d’expérimenter la tenue de cet écart. Donc qui va tenir à la fois le gestuel et le formel, qui va tenir à la fois la discipline des savoirs et la liberté infinie du vrai etc… Qui va tenter, dans des situations particulières et limitées, d’être dans l’intervalle lui-même, d’expérimenter l’intervalle. Mais il faut reconnaître que le siècle a poussé l’expérimentation aussi du côté de l’écart absolu, de la tentative de convulsion etc… il n’y a pas eu que des expérimentations intervallaires. Il y a eu une expérimentation déchaînée si je puis dire de cet écart ouvert par la renonciation, prononcée par la psychanalyse mais pas seulement, à l’idée vérité intégralement sue. Si la vérité n’est pas intégralement sue, cela veut dire qu’il y a des effets insus de la vérité. Etre dans l’expérimentation de ces effets, c’est l’expérimentation du siècle.

Je reconnais que la psychanalyse a été une des grandes expérimentations de ce genre. C’est une des expérimentations qui lorsqu’elle était, a été intervallaire. La politique a pu être intervallaire, aussi, et l’art l’a été de temps en temps. et bcp d’autres choses peut-être. Même ce qu’a été l’expérimentation des modules de la vie personnelle. Le siècle été une expérimentation de des modules de la vie personnelle. Qu’est-ce que l’écart homme femme,  comment le traite ? ça se raccorde à vérité et savoir.

Le 20ème a été un siècle expérimental. On peut lui reprocher d’avoir mené des expériences absurdes et sinistres. C’est vrai. Il y a eu des expériences absurdes et sinistres. Et sinistres parce que absurdes. On insiste toujours sur la criminalité du nazisme, à raison, c’est une évidence, mais en amont de cette criminalité, il y a aussi une absurdité de l’expérimentation, fondamentale. Le nazisme est un module d’articulation entre une prétendue science et la puissance, le racialisme se présentait comme un dispositif scientifique. On retrouve les mêmes impasses. Le siècle a poussé les expérimentations jusqu’au crime absolu et l’absurdité intégrale, les 2 conjoints. Ce constat ne doit pas dissimuler qu’il a été le siècle de l’expérimentation. Et que la dimension pathologique de l’expérimentation peut-elle conduire à nier qu’elle a été aussi inventive, libératrice, créatrice, artistique, intellectuelle, en pensée ? Non. Là je crois que le talent, le génie de Lacan, c’est de désigner le cœur de cette expérimentation. Le cœur de cette expérimentation, c’est l’ensemble des situations concrètes dans lesquelles on a pu pratiqué l’écart, de façon intervallaire, entre vérité et savoir. Cette expérimentation est au cœur du siècle, et il faut lui rendre cette justice qu’il a été dans la liberté la plus frénétique qu’on ait jamais vue de l’expérimentation. On dit quelquefois que c’est le siècle des idéologies. Non, je ne crois pas. C’était le siècle des expérimentations, les idéologies ne sont que des après-coup langagiers des expérimentations. On le voit quel que soit le registre des expérimentations : politiques, artistiques, vitales, existentielles. Je souhaite simplement que, toute pathologie corrigée, que ce génie de l’expérimentation demeure. Parce que on ne prive pas facilement d’expérimentation. L’expérimentation normée est souhaitable. Il y avait dans la passion du réel la passion singulière de l’expérimentation, l’idée que tout est possible, qui était une idée extraordinairement puissante, dévastatrice mais puissante. Nous terminerons quand même en saluant le siècle. Dieu sait que de terribles pathologies sont présentes à l’esprit. Mais saluant le siècle comme ayant été, à sa manière, et sur cette dimension non métaphysique de l’écart entre vérité et savoir, le siècle ouvert à l’expérimentation multiforme. C’est cette justice là que je voudrais lui rendre avant de clore pour cette année.

 

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