Comment rendre musicalement justice d’un poème en langue française ?

(séminaire Babel – atelier sur la langue française du 17 novembre 2012)

 

François Nicolas

 

« La mélodie est la justice rendue par la musique à la poésie. » Platon [1]

 

Comment une œuvre musicale accueillant un poème peut-elle rendre justice de sa puissance poétique ? Une mélodisation du poème peut-elle y pourvoir, et dans quelles conditions ? Qu’en est-il en particulier quand ce poème relève de la langue française ?

 

Force est de constater que la grande majorité de la mélodie déposée sur des vers français déforme sans trop d’égards leur logique poétique. Qu’il suffise par exemple de remarquer, de Rameau jusqu’à Poulenc, ce parti pris mélodique (musicalement justifiable mais poétiquement injustifiable) d’ajouter une syllabe aux mots suspendant la prosodie autour d’un e muet. [2] Ainsi, donner forme mélodique au discours poétique déforme le repli secret (entre logiques acoustique et signifiante) de la prosodie et met à mal la dialectique poétique entre cette forme que le poème mesure étroitement et cet informe qu’une voix concrète et un sens irradiant mobilisent. Ce type d’opération peut-il participer d’un rapport musique/poésie s’inscrivant sous le signe d’une justice rendue par l’œuvre musicale ? Comment chacune des sept modalités suivantes de vocalisation (déclamation // cantillation / psalmodie / récitatif / chanson / air // vocalises) diffracte-t-elle musicalement cette question ? En quel sens le poème de langue française pose-t-il ici des problèmes spécifiques qu’on ne retrouve guère dans d’autres langues tels le latin, l’allemand, l’anglais, le russe ou même l’arabe ? [3]

 

L’enjeu de ces considérations relèvera du prescriptif : il s’y agit de fixer quelques orientations générales concernant un vaste projet compositionnel (Égalité ’68) mobilisant, au service des idées politiques d’émancipation en jeu pendant Mai 68, les six langues précédemment mentionnées.

À ce titre, appelons rendre justice le fait de donner forme à une possibilité jusque-là informe. On conviendra alors qu’un véritable poème (ce qu’un simple livret d’opéra n’est pas tout à fait) rend lui-même justice poétique de la langue qu’il met en œuvre puisqu’en repliant secrètement ses faces acoustique et signifiante, ses phrasés de voix et de sens, il donne forme sensible à une possibilité jusque-là inaperçue de cette langue.

On examinera alors comment une œuvre musicale peut s’attacher à avouer ce secret poétique en dépliant dans un espace proprement musical le repli propre du poème sur sa langue. Cette opération musicale de dépli passe par une double action traitant séparément chacune des composantes du pli poétique : d’une part l’œuvre musicalise la langue concernée (dans notre situation, elle invente un français musical, et c’est bien à ce titre que, par exemple, l’opération musicale de syllabisation précédemment relevée prend sens) ; d’autre part elle présente musicalement le poème (en le partitionnant, phrasant, rythmant, mélodisant…) selon différents angles de vocalisation (voir les sept modalités indiquées plus haut) en sorte d’irradier dans la musique sa « signifiance » propre.

Ce faisant, l’œuvre prend en charge une synthèse proprement musicale de cette langue et de ce poème selon un nouveau repli venant fixer un second secret, cette fois proprement musical : ce secret musical à l’œuvre (que le poème, pénétrant et fertilisant la musique, a contribué à engendrer [4]) apte à avouer le secret verbal du poème initial [5].

 

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[1] La République de Platon (Alain Badiou ; Fayard)

[2] Rameau : « Rendez hommage à votre Rei-ne ! » / « du Roi que Diane nous don-ne » (Hyppolite & Aricie) ; Debussy : « où te verrais-je ? Dans le parc, près de la fontaine des aveu-gles ? » (Pelléas & Melisande) ; Fauré : « notre unique espéran-ce / nous rompons le silen-ce » (Racine), « si bleu, si cal-me / berce sa pal-me » (Verlaine) ; Ravel : « l’expérience en ai-je » (Marot), « de ton œil angéli-que » (Mallarmé) ; Poulenc : « blanc d’œuf infor-me / l’œil fi-xe » (Éluard) - sans parler de Brassens (Verlaine : « d’un saut de pu-ce »), Ferré (Aragon : « ni la gloire ni les lar-me») ou Reggiani (Villon : « devenons cendre et pou-dre »). Seule exception notable, il est vrai dans une prosodie peu intelligible : Boulez (Char : « la mer mor-t / vagues par-dessus tê-t » - Mallarmé : « un coup d’aile i-vr / sous le gi-vr »). cf. pour écouter : http://www.entretemps.asso.fr/Babel/Guirlande.mp3

[3] En français par exemple, la logique de l’accent tonique relève de la syntaxe (« La diction dépend de la grammaire. » Corneille) quand elle relève, dans les autres langues mentionnées, de la phonétique lexicographique.

[4] Cf. la métaphore sexuelle de Wagner où le poème, opérant comme porteuse à laquelle s’enlace une modulante harmonique, enfante une modulée mélodique.

[5] Cf. les deux « théorèmes » (respectivement de Lacan et de Ja’far al-Sâdiq) : « ce n’est pas parce qu’on l’avoue qu’un secret cesse d’être un secret », « seul un secret peut avouer un secret ».