UN CINMATOGRAPHE HTROPHONIQUE
PROGRAMME
Ouverture : AujourdĠhui le cinmatographe ?
Rponse une phrase de Bazin
1. Pas une histoire : cinma muet /
cinma parlant / cinma sonore
2. Un clairage du cinmatographe par la
musique : lĠhtrophonie ?
Entracte dmonstratif : Projection dĠun film :
Ç Annoncer le cinmatographe È
3. Tenir ensemble le spar :
exemple dĠun film venir
Final en
forme dĠouverture : Vive
le cinmatographe !
Ouverture :
Il
faut ds le dpart clarifier un point, cinmatographe pour moi ne sĠoppose pas
cinma, il est le nom dĠune certaine faon de penser le cinma. Si je devais
faire une comparaison avec la musique, je dirais que le cinmatographe est au
cinma ce que la musique savante
est aux autres musiques, mais il vaut mieux pour la musique, diffrencier comme
le fait Franois Nicolas, Musique-art
de Musique-culture. Il me semble que
personne nĠobjecte la musique dĠavoir un champ de recherche spcifique. Nous
sommes bien obligs de constater que pour le cinmatographe cela parat moins
vident. JĠespre par cette intervention pouvoir clarifier ce point et
contribuer ouvrir un espace dans le cinma pour faire entendre encore une
fois lĠide du cinmatographe.
Pour
ma part je ne choisis pas le mot cinma-art,
le mot art me semble problmatique, il est je crois, un mot du philosophe et
pas celui du cinaste. Au moment de faire un film, je ne me pose pas la
question de savoir si je fais de lĠart ou pas, je fais un film et puis cĠest
tout.
Le
cinaste peut aprs-coup se demander ce quĠil a fait, cĠest alors ce quĠon peut
appeler son intellectualit. Plusieurs cinastes ont cherch identifier la
singularit de leur pratique par des mots, et tenter de nommer leur dcouverte,
de lui donner un nom. videmment en premier lieu Bresson, mais bien dĠautres
aussi, avant et aprs lui. Quand je dis quĠil y en a dĠautres, je pense par
exemple Pasolini qui, lui, a eu une autre faon de dsigner cette
singularit, il ne lĠa pas appel cinmatographe mais cinma de posie quĠil diffrencie du cinma de prose. Prose et posie sont des
catgories littraires, qui peuvent tre utiles pour apprhender ce quĠest le
cinmatographe, mais elles me paraissent aussi, trop loignes, trop
extrieures au cinma.
Le
terme Cinmatographe choisi par
Bresson me semble plus appropri et invite penser dans les catgories
internes cette discipline. Entre cinma et cinmatographe, il nĠy a quĠune
diffrence infime, quĠun lger dplacement, un dcadrage, voire une extension. i
Ce
qui chez Bresson mĠintresse beaucoup dans la faon quĠil a de nommer sa
pratique, cĠest quĠil assigne le cinmatographe la jeunesse, ce qui
commence, au nouveau, voire lĠinconnu. La tche du cinaste, est avant tout,
de faire avancer sa discipline, de la pousser dans des territoires inconnus,
Ç dans ses retranchements È comme dit Straub
et par l ouvrir de nouveaux champs de connaissances. Le cinaste au regard de
son film se dit chaque fois : pourquoi ai-je fait a ? Et donc dĠune
certaine manire aussi : quĠest-ce que le cinmatographe ?
CĠest
en dfinitive ce que je vous propose que nous fassions ensemble, une enqute
sur cette question.
Je
voudrais aussi que cette intervention soit une sorte de rponse la phrase
dĠAndr Bazin que lĠon trouve dans son ouvrage majeur : QuĠest-ce que le cinma ?
La
voici : Ç En attendant que la
couleur ou le relief rendent provisoirement la primaut la forme et crent un
nouveau cycle dĠrosion esthtique, le cinma ne peut plus rien conqurir en
surface. Il lui reste irriguer ses rives, sĠinsinuer entre les arts dans
lesquels il a si rapidement creus ses gorges, les investir insidieusement,
sĠinfiltrer dans le sous-sol pour forer des galeries invisibles. Le temps
viendra peut-tre des rsurgences, cĠest--dire dĠun cinma indpendant du
roman et du thtre.È.
Il semble que le cinma actuel dans sa grande majorit en est l, dans ce que les gens de la revue LĠart du cinma appellent un cycle noclassique. Il est vrai que le cinma aujourdĠhui nĠhsite pas sĠinfiltrer dans les autres arts, les utiliser, voire les totaliser. Il est vrai que le cinma a une capacit de synthse extraordinaire et que cela lui donne potentiellement la puissance dĠun art total. JĠose penser pourtant, comme le suggre Bazin, quĠil est possible que le cinmatographe ait une autre vocation, quĠil trouve en lui de nouvelles forces pour raliser de nouveaux films. Je crois dĠailleurs quĠil existe dj de nombreuses tentatives, mais que simplement elles ne sont pas majoritaires dans la production de notre dbut du XXI me sicle. Mais le cinmatographe nĠaspire pas lĠhgmonie, il a exist, il existe et il existera certainement, mais toujours rarement et de faon squentielle.
Je voudrais encore prciser quĠil ne sĠagit pas pour moi de revendiquer un cinma pur, dĠavant-garde, qui fait table rase du pass. Simplement je crois que le cinmatographe se dfinit par un faire singulier, des exigences singulires et quĠil procde de synthse en synthse pour tenter de faire de nouvelles dcouvertes. Ce qui dcide au final de la vivacit du cinmatographe, cĠest toujours les films eux-mmes et non pas des ides abstraites revendiques de faon plus ou moins premptoire.
Je laisse aussi de ct les catgories dĠart pur et dĠart impur inaugures par Bazin et poursuivies par Badiou et les gens de LĠart du cinma. Ces catgories, personnellement, ne mĠaident pas penser mon travail, et jusquĠ aujourdĠhui ne mĠont pas apport beaucoup dĠclaircissements. Cela est certainement li lĠapproche qui me parat l encore, trop gnrale.
1.
Cinma muet / cinma parlant / cinma sonore
Je
ne prends videmment pas le parti de vous faire une histoire du cinma, de son
volution jusqu' nos jours. Je voudrais simplement vous dire quelques mots sur
lĠide que je me fais sur le fameux passage du cinma muet au cinma sonore.
Vous verrez que cette squence historique risque dĠtre dterminante pour notre
propos dĠaujourdĠhui. Il est vident, tout dĠabord, que le mot muet est une faon de dsigner un manque
a posteriori, qui nĠtait pas obligatoirement ressenti comme tel quand le
cinma tait dpourvu de bande-son.
Je voudrais ds le dpart, et pour cette occasion, considrer que la notion de voix musicales peut tre matrialise au cinmatographe, par deux lments minimums qui le constituent, celui de lĠimage et celui du son. Deux voix qui, mon avis, existaient dj dans le cinma des premiers temps. Je voudrais montrer quĠau tout dpart, le cinma nĠtait finalement pas si muet que cela et que la seule chose qui tait vraiment muette, cĠtait lĠcran sur lequel taient projetes les images.
Le cinmatographe primitif, sorti directement des foires, tait le lieu de plusieurs exprimentations. Il nĠa dur que quelques annes, jusquĠen 1914 o les salles ont commenc se spcialiser. Il y avait donc cette poque, des prises de parole en direct, des musiciens jouant ct de lĠcran, des confrences en parallle, le bruit des spectateurs qui nĠhsitaient pas parler, faire des commentaires en direct plus ou moins bruyants. Il y avait aussi le bruit des rues environnantes, parce que les salles taient mal insonorises. On trouve des tmoignages relatant que, parfois lors de la projection dĠun film, des lions rugissaient dans la mnagerie dĠ ct. Je vous propose de lire un tmoignage de lĠpoque que lĠon trouve dans un livre trs intressant crit par Martin Barnier et dit par les presses universitaires de Rennes : Ç Bruits, cris, musiques de films, les projections avant 1914 È page 65.
Comme on peut lĠentendre dans ce texte, une grande multiplicit de propositions sĠentrechoquait, autant dans la composition gnrale des sances que lors des projections elles-mmes. On ressent quelque chose de lĠatmosphre dĠun commencement, qui tmoigne de la naissance dĠune discipline. En passant, je voudrais dire que les sances Qui-vive que nous organisons Franois Nicolas et moi au Cin 104 Pantin tous les trimestres, ont quelque chose voir avec cet enthousiasme des dbuts. Par les diffrentes expriences que nous y faisons : le doublage en direct des images lĠcran, les films avec une partie de lĠaction se droulant dans la salle, le rapport sans mlange entre musiques et images, les confrences de mathmatique au pied de lĠcran, lĠcoute de la musique sur cran noir, les scnes dĠamour dans le publicÉ
Il me semble donc que le cinma des premiers temps, nĠtait donc pas rellement muet mais que simplement les sons, les bruits nĠtaient pas synchroniss avec la bande-image.
Il y a eu trs vite aprs cette priode bouillonnante, des cinastes qui ont su faire arriver, malgr lĠabsence de bande-son, le sentiment du son. Le son tait dĠune certaine manire intgre dans les plans. Je tiens cette ide des travaux de mon ami et camarade, Emmanuel Soland, qui fait la phonographie des films que nous ralisons Sol Suffern-Quirno et moi.
Il y a par exemple dans la squence dĠun film de Chaplin, au second plan, un vendeur de journaux qui crie aux passants, alors quĠau premier plan une action, qui nĠa rien voir, se droule. Cette disposition a pour effet de produire un son quĠon pourrait appeler son visuel. Il y avait aussi dans les films de cette poque, des images sonores qui venaient sĠintroduire entre deux actions. Pensez aux images de sirnes dĠun bateau dans les films sovitiques de cette priode qui surgissent comme un bruit. Les cinastes connaissaient bien sr aussi ce que produit la valeur dĠun plan sur le son. Un gros plan donne une sonorit plus forte quĠun plan dĠensemble, qui lui, a une sonorit plus faible, plus diffuse. Bref, le cinma des dbuts nĠtait pas du tout muet, et les cinastes avaient une pratique du montage et du cadrage qui leur permettait que le son ne soit jamais absent de leurs films.
Enfin
les volutions techniques ont permis aux films de se munir dĠun son synchrone
et cĠest ainsi que finalement les crans se sont mis parler. La salle de cinma
a alors volu vers une acoustique qui ressemble celle dĠaujourdĠhui,
rigoureusement insonorise. Le cinma dans sa grande majorit est devenu plutt
parlant que sonore.
Ce
qui mĠintresse dans ce cinma des dbuts, cĠest que tout tait l
potentiellement depuis le dpart. Le cinmatographe
contenait finalement en lui deux dveloppements possibles : la capacit
dĠtre une discipline minemment originale par sa faon de faire travailler
lĠhtrognit qui existe entre son et image, ou bien produire des paroles,
redoubles par des images projetes sur lĠcran.
CĠest
pour cela quĠil faut, il me semble, sparer le cinma sonore du cinma
parlant. Le cinma parlant a eu tendance unifier les deux voix, son et
image, en une voix principale organise autour de la parole. On pourrait dire
que la direction horizontale a prdomin sur la direction verticale, comme en
musique on dit que la mlodie peut dominer lĠharmonie. Nous pouvons considrer
alors que le cinma parlant a une tendance homophonique,
une seule voix principale qui rduit les autres voix un rle
dĠaccompagnement. CĠest ainsi que la linarit du rcit ou que lĠintrigue
psychologique, matrialise par les dialogues sont
devenues le point central de la plupart des films.
Mon
point de dpart rel pour penser le cinmatographe est celui que mĠoffre
Bresson. Il est le premier vritablement formuler lĠide dĠun cinmatographe sonore mancip du cinma parlant. Et dans ces conditions,
le cinmatographe de Bresson poursuit dĠune certaine manire le cinma sonore
des premiers temps. Il radicalise lĠide que le cinmatographe comporte deux
voix absolument distinctes, et fait de lui la discipline qui compose avec deux
dimensions : image et son. Si le cinma primitif nĠtait pas muet mais
bien sonore, le cinmatographe lĠest aussi. Bresson y ajoutera un lment
essentiel, inconnu du cinma des dbuts : le silence.
Je
vous rappelle la note de Bresson : Ç LE CINMA SONORE A INVENT LE
SILENCE È
Cette
conception des voix au cinma permet quĠune direction verticale puisse exister,
une conception harmonique des films. Bresson ouvre une nouvelle ligne de
cinastes et surtout une nouvelle faon de raliser des films, Godard et Straub/Huillet sont mon avis,
les premiers vritables successeurs de cette ide du cinmatographe.
2.
clairage du cinmatographe par la musique
Dans
mon programme, je livre une phrase de Pessoa que je vous lis :
Ç CĠest la qute de qui nous sommes, mene au lointain / De nous-mmes È.
Il me semble intressant lĠoccasion de ce sminaire de mettre lĠpreuve le cinmatographe par la musique. Je ne suis pas musicien, mais
la collaboration avec Franois Nicolas, depuis presque trois ans dj, mĠa
rapproch de toutes ces questions, et mĠoblige avancer de faon nouvelle dans
ma manire de penser le cinma. La musique est finalement loin de ma pratique,
mais cĠest cela qui semble intressant, confronter sa discipline une autre, et
voir les tincelles que cela produit.
Je
voudrais donc que lĠon rflchisse sur quelques lments dterminants de la
pratique de Bresson, Godard et Straub/Huillet, en sĠinspirant de trois notions musicales : le
contrepoint, la polyphonie, la dissonance et lĠhtrophonie.
Bresson,
comme je le disais, est celui qui va radicaliser lĠide que le son et lĠimage
sont deux voix distinctes, deux bandes absolument spares, une sĠadressant
lĠoreille et lĠautre lĠÏil. Il apporte lĠide que le son et lĠimage doivent
tre chacun dans une dimension diffrente. LĠimage doit assumer dĠtre en deux
dimensions, pour que le son fasse la troisime. LĠide de Bresson est que le
son est celui qui donne le relief lĠimage, qui lui donne une perspective
paradoxale.
Pour
cela il va, comme il dit lui-mme, Ç aplatir les images È, bien
montrer quĠil est question dĠimage en deux dimensions, rduire les effets de
perspective, par diffrents procds. Celui par exemple du plan serr qui limite considrablement le second plan dans
lĠimage. Il va aussi, par un travail de lumire et par lĠutilisation dĠun
objectif unique, le 50 mm, viter que lĠimage ait une profondeur de champ, ce
qui fait que les images sont souvent nettes au premier plan et floues au deuxime.
Il va aussi procder une unification des couleurs, ou des noirs et blancs.
Les couleurs sont peu satures, les noirs et blancs sont peu contrasts, un
gris gnral rsulte des images.
Le son en revanche donne lĠespace, le volume dĠune gare ou dĠun champ de courses dans Ç Pickpocket È par exemple. Le son se dploie dans lĠespace et matriellement remplit la salle de cinma. Il est dĠailleurs projet par les enceintes, vers nous, dans un mouvement inverse aux images, qui elles, sont projetes depuis lĠarrire pour sĠaplatir devant nous, contre lĠcran.
Je
vous rappelle aussi que Bresson enregistre aprs-coup les voix de ses modles,
dans un lieu o rgne une pnombre, et surtout sans quĠils aient la possibilit
de voir les images qui ont t tournes pralablement avec eux. Ce nĠest pas
une postsynchronisation classique, mais un travail trs singulier, loin de tout
naturalisme. Les voix des modles ne cherchent pas imiter ce qui se passe
lĠimage comme on peut lĠentendre dans les films doubls au cinma. L, il
sĠagit au contraire de mettre en valeur la sparation, les deux voix du cinmatographe :
les images et les sons.
Cela produit une sorte de libration des voix sonores, celles des bruits et des paroles, qui ne sont plus du tout l pour accompagner, ou pour doubler lĠimage. Les sons et les images des films de Bresson sont donc penss comme une criture en contrepoint, le dcalage est obtenu par le jeu dĠune ou de plusieurs voix en Ç contre chant È, comme en musique on superpose des lignes mlodiques.
Il est vident que dans ces conditions, le montage pour Bresson nĠest pas simplement entendu comme un montage des images entre elles, mais aussi comme un montage entre images et sons, un montage qui fait entendre le phras de deux voix, qui nous fait vivre simultanment et de faon spare ce qui est destin lĠoreille et ce qui est destin aux yeux. Entre ouie et vue, il y a un montage, qui produit une coute et une vision perues sparment malgr leur simultanit.
LĠunit chez Bresson ?
Il est intressant dans ces conditions de savoir comment Bresson russit faire que ses films trouvent une unit. Il est vident quĠils contiennent en eux du rcit, quelque chose nous est racont, mais il me semble pourtant que ce nĠest pas cela qui donne lĠunit qui se dgage si fortement des films.
Ce qui me semble que plus dterminant, cĠest la faon quĠil a de composer en vis--vis ces deux voix, image et son, quĠil sĠest appliqu constituer sparment. Il leur trouve un ordre pas pas, plan par plan comme pour le contrepoint musical. La polyphonie rsulte dĠun tressage prcis des voix entre elles, et constitue une pluralit homogne. Comme Bresson le dit lui-mme : Ç dans un film, le son et lĠimage avancent paralllement, se devancent, reculent, se retrouvent ensemble et repartent la main dans la main. Ce qui mĠintresse lĠcran cĠest le contrepoint. È
Bresson a men si loin cette pratique du contrepoint au cinma — qui en dfinitive est une faon singulire de faire du montage — que cela lui a donn lĠide peut-tre quĠil tait possible de baptiser sa pratique dĠun autre nom. Les films quĠil a raliss enfermaient en leur sein le germe dĠune transition vers une possibilit renouvele du cinmatographe. Godard a bien compris le message de cette note de Bresson, Ç Images et sons se fortifient en se transplantant È.
Godard et la polyphonie dissonante
Pour
parler du travail de Godard jĠaimerais prendre pour point de dpart lĠvnement
esthtique que jĠai vcu devant son avant-dernier film : Film socialisme. JĠai entendu et vu dans
ce film quelque chose que je nĠavais jamais entendu et vu au cinma ce point.
Je veux dire, la mise en vidence du dispositif singulier du cinmatographe :
un cran avec des enceintes derrire. Dans ce film, les sons sont localiss
derrire lĠcran de faon extrmement matrielle, ils donnent parfois le
sentiment de dchirer lĠcran par le traitement sauvage des bruits et la faon
violente quĠils ont de passer dĠune enceinte lĠautre. Il y a dans ce film une
barbarie du traitement de la stro, les sons passent par exemple, de droite
gauche ou de gauche droite en plein milieu dĠun dialogue. LĠcran et les
enceintes deviennent des objets palpables, et le montage devient un agencement
de toutes ces surfaces : surface de lĠcran et surface des membranes des
enceintes.
Dans
Film socialisme il y a une
superposition des bruits, de la musique, des voix et des images, plus radicale
que ce qui existait dans les films prcdents de Godard. Il y a de nombreux
passages o des parties indpendantes se meuvent sans se soucier de savoir si
leur superposition produira ou non quelque chose de comprhensible.
Cette
faon de traiter le son et lĠimage produit ce que lĠon pourrait appeler des dissonances cinmatographiques. Il y a
bien donc, l aussi, mancipation des images et des sons. Mais lĠintroduction
de la dissonance propose au public dĠavoir une intelligibilit nouvelle sur ce
quĠest un film de cinma. En dfinitive les films de Godard proposent une
extension de lĠintelligibilit du cinmatographe, comme ce fut le cas en musique
avec Schoenberg qui donna la dissonance la mme intelligibilit quĠ la
consonance.
Le
travail des films de Godard devient celui de crer des accords nouveaux entre
des plans sonores et des plans images pris dans leur autonomie. Ils ne sont
plus simplement agencs dans leurs continuits, mais dans un rapport vertical
et cela sur plusieurs niveaux. Il a une faon de relier les voix-images et les
voix-sons sans vouloir les commenter, il y a comme une libre association des
voix. Il les lie les uns aux autres sans utiliser les modes traditionnels
dĠarticulation, les objets sont spars de leurs sons et vivent dans leur
autonomie. De nouvelles physionomies cinmatographiques apparaissent, de
nouvelles textures de plans sonores et images, superpositions dĠimages,
superpositions de paroles/bruits/musiques et donc de nouvelles faons de les monter entre elles.
Il
me semble quĠAdieu au langage mne
encore plus loin la faon de construire des plans et dĠassurer leurs liens de
parent, leurs articulations, leurs combinaisons. Les paroles sont haches,
spares des corps qui les noncent lĠimage, les successions des sons sont
dconcertantes, les agrgats de bruits sont tranges.
Il y a des coupes et des ellipses toujours plus marques et plus inattendues
qui sont proposes sans cohrence apparente, ainsi que des lments toujours
plus lointains lis entre eux. Il y a des sauts temporels et spatiaux jusque-l
encore inemploys, des progressions dĠintervalles insolites, des changements de
rythme et des changements dĠambiance dans le mme plan. On pourrait dire quĠAdieu au langage est une sorte de
catastrophe rythmique.
Alors lĠunit chez Godard ?
Avec
ces deux films de Godard, incontestablement est ne la possibilit de faire
tenir un film de manire nouvelle. De lui donner un quilibre par des moyens
qui taient jusque-l inconnus.
Le
montage devient prdominant, il est celui qui ordonne une succession dĠaccords
consonants et dissonants, produits par les sons et les images superposs. Le
montage est celui qui en dfinitive organise le phras. Je dirais que chez
Godard le montage est une composition-improvisation,
comme on peut la trouver dans le jazz.
Dans
Adieu au langage, le titre est
lĠlment dclencheur, le thme que Godard se donne, et cĠest partir de lui
quĠil va organiser le film. Le mince argument narratif ne contribue pas
lĠunit du film, tout comme il ne construit pas son film par tableaux comme il
a pu le faire ailleurs. Le titre Ç Adieu
au langage È contient toutes les possibilits dĠun film, comme un
thme condense des possibilits infinies de dveloppement. Le dploiement de ce
titre cĠest cela le film de Godard et cĠest cela en mme temps qui donne son
unit. Il est une prsentation dans le temps de la faon quĠa Godard de
parcourir ce titre. Adieu au langage
du point de vue de sa composition, est un film fait la main, de proche en
proche qui ne donne jamais accs une vision globale. Le film se joue
entirement lĠendroit du montage et dans sa puissance rythmique.
autre, ou par composition partir de lieux de tournage
spcifique.
Ce
film est finalement le plus avanc dans sa filiation dclare avec le cinma de
Dziga Vertov. Dans Adieu au langage, Godard atteint de faon radicale ce que Vertov prconisait
dans son cin-Ïil. Je vous lis un passage du manifeste de 1923.
Straub/Huillet : lĠhtrophonie
Pour
Straub/Huillet, je voudrais
me concentrer sur une notion bien spcifique de leur travail, celle du direct, cĠest--dire le principe
inviolable chez eux de toujours enregistrer son et image en mme temps. Dans
leur cas, il sĠagit dĠenregistrer trois voix autonomes au mme moment, celle
des images, celle des bruits et celle de la voix humaine, voire de la musique.
Les bruits, lĠespace, la lumire, la parole des acteurs se tiennent ensemble
dans le mme plan. Je voudrais montrer que bizarrement ce procd dĠunification
lĠenregistrement, ouvre peut-tre une voie lĠhtrophonie cinmatographique.
Il
faut pour comprendre cela, faire rapidement un tour sur les exigences que
demande chaque lment de la composition du film :
-
Tout dĠabord le travail sur le texte quĠils ont choisi pour leurs films et la
diction des acteurs. Le texte est volontairement arrach de la page crite et
rythm indpendamment des ponctuations de sens et de syntaxe. Il y a un travail
avec la personne pendant plusieurs mois sur le phras, travail qui sĠappuie sur
la respiration, tout autant que sur la matire des mots et sur le sens des
phrases.
-
Deuximement un travail sur lĠespace, la place de la camra et du micro, en
fonction du lieu dans lequel il vont tourner, dcision
abstraite laquelle ils se
tiendront tout le temps du tournage.
-
Finalement le jour de lĠenregistrement, du Ç filmage È comme ils
disent, les conditions particulires, bruits environnants, lumire, soleil ou
pas, vent ou pas, ne seront pas vites, mais au contraire seront
des lments dterminants pour constituer les diffrents plans du film.
Le
direct pour eux cĠest rassembler au
tournage tous ces lments htrognes. La parole, lĠimage, les bruits
environnants, sont enregistrs en mme temps, pour constituer des plans
hermtiques dont les lments qui les constituent ne pourront plus jamais tre
spars. Ce qui est enregistr a t minutieusement prpar en amont, dans des
lieux diffrents, mais leur assemblage se fait dans le temps du tournage, avec
tout ce quĠil a dĠimprvisible.
Un
tressage serr dĠlments htrognes se constitue en direct, se runit dans
lĠunit dĠun plan quĠils appellent Ç bloc È, et que lĠon pourrait
qualifier de bloc htrophonique.
Chez
Straub/Huillet, et cĠest ce
qui les rend si radicaux, lĠharmonie est remplace par une pense
htrophonique. Certains de leurs plans, la faon quĠils ont de
les faire se succder, donne certains de leurs films une dimension
barbare. Il y a dans leur faon de constituer chacun des plans son-image, autre chose quĠune
superposition des voix comme chez Godard ou Bresson. Ë travers le dispositif
quĠils crent, se produit une sorte de synthse
htrophonique dĠlments disjoints, que Straub
appelle lui-mme : Ç un tissu dialectique dĠlments
htroclites È .
LĠunit chez Straub/Huillet ?
CĠest
pourquoi chez Straub/Huillet ce qui est le plus dterminant pour obtenir lĠunit
dĠun film, est moins le montage, que
le dcoupage. Dcoupage du texte dĠabord et ensuite, dcoupage
du texte en plans. Ce travail en amont sur les plans va impliquer des places
prcises de camra et de micro, comme le choix rigoureux des objectifs qui vont
tre utiliss. Toutes ces dcisions prises avant le tournage sont ce qui
produit lĠunit du film. CĠest une dmarche plus globale, qui fait cette fois
plus penser Eisenstein quĠa Vertov, dans sa faon de concevoir chaque plan
comme un lment participant une structure plus gnrale.
Mais
la diffrence dĠEisenstein, qui considre que chaque plan du film doit
dtenir potentiellement lĠintgralit du film, un tout considr sous un angle
particulier, les blocs monts des films de Straub/Huillet dtiennent en eux une diversit infinie. Chaque
plan est htrogne dans sa composition interne et de ce fait, les plans sont
radicalement htrognes entre eux. La composition gnrale du film nĠannule
pas ce qui dans chaque plan a fait vnement, ce qui est irrptable
et qui le rend radicalement singulier.
3.
Tenir ensemble le spar : exemple dĠun film venir
AujourdĠhui
grce aux films de Bresson, Godard et Straub/Huillet, par la prcision de leur enqute dans le
cinmatographe, une voie semble ouverte. Il nĠy a pas de raison de penser que
cĠest une excentricit de cinastes isols.
LĠimage
et le son se sont mancips lĠun de lĠautre et par l ils se sont ainsi
mancips de la contrainte narrative. Le cinmatographe peut tre maintenant
mieux utilis dans la totalit de ses capacits. Les images et les sons peuvent
tre employs de faon tellement multiple, quĠil ne sĠagit pas seulement de
nouvelles combinaisons, mais de la possibilit de faire exister plusieurs
parties indpendantes la fois.
Leurs
recherches nous ont prouv que lĠunit dĠun film est possible sans que ne soit
annule lĠhtrognit des lments qui le constituent, lĠautonomie des
diffrents lments convoqus. Il est donc vident quĠil est possible de faire
un film en se passant de scnario, de rcit, de narration. En dfinitive, grce
eux, nous sommes dgags de lĠobligation de raconter des histoires, sans pour
cela sortir du cinmatographe.
Le cinma dans sa grande majorit
tient respecter le rapport des sons et des images en respectant les lois
naturelles des sens humains. Il tient lĠassociation sans quivoque de ces
deux dimensions. Le cinmatographe lui
obit dĠautres lois, celles de constructions complexes qui mettent galit
les diffrentes composantes cinmatographiques, o chaque lment est pris dans
son autonomie et sa dimension propre. Il sait donc faire tenir un film
autrement que sur la succession logique de situations visuelles et sonores.
Il
est vrai que cela peut rendre les films parfois obscurs et difficiles, voire
nigmatiques, mais cela ne veut pourtant pas dire quĠils sont dpourvus de
logique, voire dĠides. On est en droit de se dire que ce qui parat
aujourdĠhui difficilement intelligible sera peut-tre demain, une manire de
comprendre un film normalement. Je pense en tous les cas que ce qui tait jusque-l
inacceptable dans un film, est rentr dans le domaine du possible pour le cinma.
Ce
qui est sr, cĠest que par les films que nous ralisons aujourdĠhui, nous
comptons travailler fermement largir et prolonger cette orientation. Sans
pour autant sĠenfermer dans des limites strictes, des rgles prdfinies
lĠavance. Bien au contraire, nous comptons rester en qute de quelque chose
dĠinconnu et de nouveau.
Exemple dĠun film venir
Aprs
cette enqute sur toutes ces questions, je me rends compte que notre travail
cinmatographique contenait en germe cette possibilit htrophonique. Nos
films depuis Vies parallles en sont
des tentatives.
Un
nouveau film est en marche, il part dĠune intuition simple qui associe sans
justification logique, trois situations qui constituent la matrice du
film : 1. le voyage dĠun homme
2. un jardin et deux jeunes 3. un lieu clos comme un thtre o se joue une
situation collective. Vous me direz que cĠest assez peu pour commencer un
film, mais pourtant cela ouvre beaucoup de possibilits pour que sĠembotent de
vritables situations cinmatographiques.
Il y a pour ce film lĠenvie de travailler partir de deux lments architecturaux rencontrs dans la cathdrale de Chartres, celui du labyrinthe au sol lĠentre de la cathdrale, et celui de la rosace situe sur la faade occidentale. LĠun tant comme une projection de lĠautre dĠun genre particulier.
Comme vous le savez peut-tre Chartres le labyrinthe en pierre au sol, construit au XIIme sicle, propose un parcours qui serait inspir du labyrinthe grec, o Thse sĠaventura pour tuer le Minotaure. Pour les moines du Moyen-ċge, il sĠagissait par ce labyrinthe de faire une sorte de voyage initiatique en rsum, qui conduisait une conversion.
La rosace monte en 1215 tourne vers le soleil couchant est de son ct comme une vue ouverte, comme un kalidoscope dĠimages, qui peut sĠapprhender en un seul temps, sĠembrasser dĠun seul regard. Elle ne propose pas comme le labyrinthe une traverse du temps o lĠon ne peut jamais avoir une vue globale, mais au contraire creuse la paroi en plusieurs endroits, se tient lĠcart et varie selon la lumire du soleil.
Il sĠagirait donc de quelque chose comme le temps au sol et lĠespace au mur. Tout cela est en question bien videmment, mais il est possible quĠentre ces deux figures se trouve un film qui tienne en son sein une possibilit htrophonique.
Trois consquences tires du labyrinthe-rosace:
Ce
qui caractrise ce nouveau projet, cĠest que nous avons ralis dj plusieurs
films qui sont une manire toujours diffrente dĠexplorer chacune des
orientations. Nous avons fait des films o un homme traverse diffrents pays,
nous les appelons grce Jacques-Henri Michot Ç les Homriques È.
Nous avons film et fait un film avec deux jeunes dans le jardin du parc de
Sceaux, nous pourrions dire que cĠest un film ovidien. Reste encore faire un film partir de la situation
collective, il est possible que cela se fasse partir dĠun texte de thtre
classique, alors ce film serait peut-tre shakespearien.
Mais
lĠimportant est que nous avons ralis des films qui tous taient penss comme
des films pour un autre film, mais qui en mme temps, se devaient dĠtre des
films part entire, au moment de leur fabrication et de leur projection.
Dans
ce film de films, il y a ds le dbut
une importance accorde lĠordre du travail et de la recherche. Du local, chaque film, au global, film venir, ces films dans un premier
temps autonomes seront dans un
deuxime temps rapprochs. Comme les
parties de la rosace de Chartres constituent un ensemble part entire.
Cela
ne nous interdira pas de fabriquer dĠautres squences aprs coup et de les
rajouter lĠintrieur de chaque film existant, comme des nouveaux morceaux de
verre du vitrail construire. Non pas pour aider lier superficiellement les
films entre eux ou pour justifier leur rapprochement, mais au contraire pour
travailler sur leur disjonction.
La question pour nous est de savoir comment ces films peuvent trouver une cohrence nouvelle et devenir un film unique sans faire appel un thme unificateur. Il est donc encore question dĠune synthse particulire qui prserve lĠhtrognit des parties.
Nous voyons plusieurs possibilits. Le tressage qui en dfinitive au cinma sĠappelle le montage altern, qui par lĠentrelacement des parties et le retour rgulier dĠlments constituants du film, donne une cohrence. Il remet en permanence le public face des intersections qui lui permettent dĠembrasser globalement le film et de le compter pour un. CĠest le principe du nÏud borromen qui entrelace sans confondre des boucles autonomes. Notre film Vies parallles avait ce type de structure. Mais nous voulons pour le pochain film procder autrement.
Nous
pourrions envisager pour ce film venir,
de suivre ce que nous propose la rosace de Chartres qui runit des squences
disjointes, des bouts de vie assembls, sans obligatoirement sĠordonner
chronologiquement. Un rapprochement de singularits, qui constituent une forme
plus globale par les limites et les espacements crs entre les uns et les
autres. Il sĠagit l, non pas du plomb entre les morceaux de verre, mais cette
fois de la pierre qui spare les diffrents vitraux de la rosace de la faade.
Un dploiement interne organis et tournoyant qui amplifie chacune des parties.
La
pratique du son et de lĠimage de ce film peut tre aussi rapproche des formes
du labyrinthe et de la rosace. LĠun tant sur le plan horizontal et lĠautre vertical.
Ces deux figures ne sont pas en miroir, face face, et pourtant elles semblent
tre en rapport. Un rapport qui serait comme le dpliage dĠune feuille qui fait
dĠune ancienne union, deux plans diffrents mancips lĠun de lĠautre. Ce
dpliage constitue un espace possible, une architecture pour le cinmatographe.
Le
son se dploie dans un temps
autonome, dans un mouvement labyrinthique, et les images dans un espace dcoup, kalidoscopique. Les yeux et les
oreilles embarqus dans des rapports qui ont voir avec une nouvelle faon de
vivre simultanment lĠespace et le temps.
Je
voudrais finir cette question par lĠimportance mes yeux des gnriques pour
ce type de film, autant le gnrique de dbut que celui de fin. Je prends
exemple pour cela sur les gnriques des sances Qui-vive que nous organisons. Il mĠest apparu de faon vidente que
les gnriques dans ces soires tiennent une place importante.
Le
gnrique dbut ouvre une question,
tout en proposant dj un ordre qui dpasse largement lĠnumration des
diffrentes squences qui constituent la sance. Il y a l, me semble-t-il,
comme une promesse qui se prsente dĠemble comme un tout htrogne, qui fait
le pari par cette forme ramasse, que tout cela peut tenir ensemble.
Il
me semble que le gnrique dĠun film, ainsi entendu, se rapproche de ce quĠun
titre peut contenir en lui de condens. CĠest pour cela que le gnrique ne
doit pas tre une faon de dnombrer un savoir exact de ce qui va avoir lieu
dans le film, mais expose une inconnue.
CĠest
le cas des gnriques de Qui-vive qui
annoncent ce qui, ni Franois, ni moi, ni a fortiori le public, ne connaissons
avant que la sance se soit entirement droule. La sance est lĠpreuve de ce
pari, voir sĠil est possible de vivre ensemble, lĠhtrophonie qui nous a t
annonce dans le gnrique.
Ce
qui suit le gnrique dbut est une
proposition labyrinthique, une faon de parcourir lĠespace et le temps sans se
perdre grce au fil dĠAriane que le public doit saisir, ou plutt se constituer
et vivre pourquoi pas, lĠpreuve dĠune conversion.
Le
gnrique final lui aussi, est une
proposition cinmatographique trs importante faite au public, qui va lui
permettre dĠembrasser cette fois la totalit du film, lĠintgralit du parcours
quĠil a effectu, en lui proposant de le revivre de faon synthtique. Cela
correspond la forme de la rosace qui ramasse en prservant la pluralit des
parties, mais aussi celle du labyrinthe qui se propose comme un voyage
condens.
Le gnrique final et le gnrique dbut, labyrinthique-rosace,
seront pour ce film venir des
squences aussi importantes que celles qui constitueront le cÏur mme du film.
Les gnriques seront comme le sceau en cire qui fait tenir lĠenveloppe ou le
papyrus. Des sceaux de part et dĠautre du film qui runissent en laissant une marque,
celle qui est la preuve de lĠintgrit et de l'originalit de chacune des
parties du film.
Alors
pour finir, je rpondrais donc la phrase de Bazin par ces simples mots :
Vive
la rsurgence du cinmatographe !