Jumeaux Infos (n°8, février 2001) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

Quand 3 ne vaut pas 2+1

François Nicolas

 

 

De la différence qualitative entre la meute des triplés et un couple de jumeaux augmenté d’un troisième, de l’impossibilité de stabiliser les échanges entre les trois…

 

Louis est chez une Mamie. Inès et Marc jouent tranquillement au papa et à la maman. Quand l’un se retire, l’autre vaque calmement à ses occupations. Quand l’un s’ennuie, il se tourne vers l’autre pour égayer ensemble la matinée. Le couple se fait et se défait au gré des heures, rien ne trouble son rythme, le calme règne dans la maisonnée. Les parents s’étonnent de cette tranquillité des « jumeaux ».

Inès, cet autre jour, est à l’école. Louis et Marc, lassés de jouer aux malades, se roulent par terre, tels deux chattons jouissant de leur vitalité. Le jeu s’arrête quand l’un crie, saturé de ces galipettes. Les deux concertent un changement d’activité. L’accord se conclut aisément : chacun éprouve la même fatigue, ayant vécu au même rythme l’échauffourée.

Lorsque le troisième est de retour, la meute se reconstitue et instantanément s’enflamme. Il y a les chaleurs des retrouvailles : une farandole endiablée parcourt toutes les pièces, criant à tue-tête la joie de la bande à se trouver rétablie. Puis les activités reprennent tournure à trois. Mais il est devenu difficile de stabiliser les amusements précédents : quand un duo joue à la poupée, le troisième ne sait comment s’y insérer, dérangeant la répartition des objets. On lui proposera bien de s’y inscrire en occupant la place du bébé mais Louis préférerait être Papa-Louis que Bébé-Louis. On le comprend aisément : chez eux, le rôle du bébé consiste essentiellement à se faire sévèrement disputer pour défaut d’obéissance, ces petits nous renvoyant ainsi l’image caricaturée de parents débordés par leur progéniture… Louis rechigne donc et ne peut plus affirmer sa présence qu’en déréglant le miroir d’une Maman-Inès et d’un Papa-Marc. Inès tente bien de régler le différend en s’attribuant simultanément deux papas mais le trio polyandre bute sur un délicat problème de partage d’autorité entre les deux pères, autorité d’autant plus difficile à exercer qu’elle n’a plus personne sur qui s’éprouver.

Bref, la triade n’a pas la stabilité de la paire ! Le problème n’est pas l’absence d’activités triangulaires, mais que chacune (cache-cache, chat perché…) nécessite la mise en œuvre de règles du jeu dont le propos principal est de normer la fonction du troisième terme.

Le troisième pose un problème auquel la meute ne saurait échapper. D’un côté le troisième larron s’avère une solution : il occupe la place manquante du bébé, et peut également tenir le rôle de maîtresse d’école, ou de loup. La difficulté tient à l’instabilité des rôles dans ce partage des tâches : soit les trois veulent être en même temps l’élément surplombant (la maîtresse, le loup…), soit aucun ne veut être l’élément subordonné (le bébé qu’on gronde, l’animal qu’on dresse…).

La difficulté de stabiliser le Trois est bien connue [1] : d’un côté l’élément-tiers fixe le couple, le dotant d’un vis-à-vis apte à le souder ; de l’autre ce tiers doit changer s’il s’agit de trois positions égalitaires, non d’un couple établi et de son tuteur. Comment alors chacun des trois va-t-il, à tour de rôle, occuper la place du tiers stabilisateur ? C’est là que le bât blesse : rien ne saurait régler, de manière endogène à leur bande, une telle mobilité. Or le Trois ne peut se stabiliser que par circulation intérieure incessante (voir les processions internes à la Sainte Trinité…). D’où cette instabilité bien connue des parents de triplés, qui se donne dans ces éruptions imprévues, ces tornades subites, ces embrasements instantanés dans ce qui se présentait, quelques moments auparavant, comme une harmonie idyllique. Et nous, parents impuissants à régler le tiers tournant, nous voilà condamnés à venir d’urgence éteindre l’incendie avec les moyens du bord. Et de nous dire : une meute des triplés ne s’entend pas comme un couple de jumeaux agrémenté d’une tierce personne.

Entre jumeaux et triplés, il y a un changement d’ordre, non un simple ajout. Trois est ici au-delà de Deux, non après lui. Et les Grecs avaient raison qui faisaient commencer le pluriel à 3, réservant le Duel pour décliner le nombre 2.

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[1] La Critique de la raison dialectique de Sartre détaille ce jeu du tiers tournant dans une fraternité gagée sur la terreur qu’elle s’impose…