Jumeaux Infos (n°7, janvier 2001) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

La grandeur des petits

 

François Nicolas

 

 

 

 

 

Comment trois tout petits peuvent-ils apprendre à se mouvoir dans la meute, à se compter pour un en même temps qu’à penser leur trio ? Qui le leur apprend si ce n’est eux-mêmes ? Et leur sérieux pour ce faire, et leur application composent leur grandeur.

 

 

Les trois petits attendent sagement leur tour : tour de câlins, tour d’habillage, tour de genoux… Chacun n’a pas trois ans mais sait déjà qu’il faut patiemment suivre l’ordre prescrit par une file indienne.

On demande beaucoup à ces petits, beaucoup plus qu’à des singletons du même âge. Là où l’enfant solitaire est copieusement choyé, lentement gavé de caresses jusqu’à plus soif, chacun des trois voit compter une ration qu’il doit consommer sous le regard ardent des autres. Et aucun d’eux pour s’en étonner : c’est là pour eux une vie ordinaire, et ils savent déjà (mais de qui l’ont-ils appris ?) en tirer leur parti.

Depuis toujours ils ont eu à faire face à des épreuves, inconnues du commun des enfants : l’entassement dans le ventre maternel (qui a pu, de visu, constater en fin de grossesse l’emmêlement général ne peut en sortir qu’effaré), la couveuse, l’intubation, puis les biberons engloutis dans la hâte et sans cette attention tranquille que tout parent accorde normalement à son nourrisson, et puis toujours partager : la mère comme le père, et la chambre, et les jouets…

Sans doute se comptent-ils trois (quand l’un fait défaut, les deux autres ne manquent pas de s’en étonner) mais ils se comptent aussi chacun pour un. Ils apprennent à la fois l’individu et le collectif. Ils ont cette vaste intelligence qui pense en même temps le pluriel et le un.

Ils ont dû se plier à une situation qui pour eux ne résulte d’aucun choix mais constitue leur état de nature : c’est ainsi que le monde leur apparaît, et il n’en est pas d’autre. À leur âge, pas de comparaison possible, pas de sentiment d’injustice ; juste une situation à laquelle faire face avec les moyens du bord. Cette situation est pourtant d’exception, et personne pour leur enseigner une ligne de conduite, sûrement pas leurs pauvres parents qui ont déjà bien trop à faire et seraient bien incapables de les conseiller.

Ils apprennent donc par eux-mêmes. Et leur gaieté n’a rien à redemander, tout au contraire, à celle des enfants qui viennent au monde un par un.

Mais comment font-ils donc pour apprendre tout cela ? Nous, parents perdus de cette meute, nous nous épuisons à suivre le nouveau cours des choses, et les tétées qui s’enchaînent, et les changes, et les pleurs, et les mêmes jeux indéfiniment répétés, et nous n’arrivons plus à rien penser, ni de cela qui nous arrive, ni du reste qui ne nous attend pas pour suivre son cours en nous laissant ébahis sur le bord de la route. Mais les trois petits n’ont pas ces inquiétudes. Et cette situation qui pour nous est un drame est pour eux ordinaire. Il n’y a pas plus pour eux à s’en étonner que nous ne nous étonnons chaque matin de trouver de l’air frais à respirer et de l’eau claire à boire. Chaque matin ils se réveillent encadrés de deux semblables, et cela n’est chez eux qu’une chose anodine. À l’évidence pourtant, les circonstances sont rudes : ils s’y battent et débattent mais ne s’en plaignent pas.

À voir ainsi ces tout petits, ce qui frappe l’adulte, ce n’est plus leur fragilité, mais leur puissance singulière ; ce n’est plus leur petitesse (cette merveilleuse délicatesse des fossettes sur les mains, ces chaussures minuscules abandonnées à l’endroit même où on les a ôtées) mais leur grandeur. La grandeur des petits, voilà le mystère qu’ils offrent à leurs parents, une grandeur qui n’a rien d’ostentatoire, qui n’apparaît pas sous les signes habituels de l’importance et qui n’est pas non plus modestement dissimulée.

Et le père, penché sur les trois pour mieux déchiffrer leur visage et y lire à livre ouvert les dilemmes de ses petits, leurs hésitations et leurs résolutions, leur gravité et leur accaparement, ce père qui fait les gros yeux car il le lui faut faire trop souvent, ce père qui replie sa haute taille pour accéder à la leur, déclare alors à la cantonade : « Gloire à la grandeur des tout petits ! »