Jumeaux
Infos (n°6, décembre
2000) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus
Le
couple et les triplés Où la catégorie,
sexuellement indistincte, de parent s’avère impertinente et devoir plutôt
laisser la place à la paire, diversifiée et sans mesure commune, d’un père et d’une mère
- Louis
demande son pot. L’urgence vous semble de l’y conduire — vous avez horreur d’avoir
à éponger l’urine que vos enfants s’ingénient à répandre sur votre piano… —
mais vous ne pouvez bouger : vous avez déjà Inès et Marc sur les genoux.
Vous adressez à votre femme un vigoureux : Mais que fais-tu donc ? auquel elle rétorque :
Je termine mon repassage. Louis peut bien attendre ! Et vous voilà dans l’obligation
d’abandonner séance tenante les deux premiers pour aller traiter le problème
du troisième qui n’apparaît prioritaire qu’à vous. Deux
minuscules circonstances, mille fois déclinées dans cette vie où vous croyiez
pouvoir opérer avec votre femme comme vous le faisiez collectivement sur un
terrain de sport : dans l’accord implicite et l’anticipation tacite des
gestes du partenaire. Mais ici, la passe à votre femme s’avère en général ratée ;
plus encore, celle-ci n’a le plus souvent même pas envisagé qu’un ballon ait
pu avoir été en jeu. La mécompréhension est massive : décidément votre
femme n’est pas votre semblable légèrement altéré, mais s’affirme étrangère à
votre manière de ressentir, de juger, de faire. Cette étrangeté
miraculeuse, qui tisse la vérité même de votre amour, se trouve exacerbée par
l’arrivée de triplés, et ce n’est plus guère pour le meilleur : la
nouvelle situation jette votre couple dans un maelström de problèmes concrets
qu’il vous faut résoudre dans une urgence incessante, dans la nécessité
permanente de fixer une priorité parmi des questions parfaitement anodines,
essentiellement domestiques. Et ces décisions, minuscules mais vécues comme
urgentes et prioritaires (le non-urgent signifie désormais pour vous le
superflu) se trouvent magnétisées et chargées d’un fort potentiel électrique. Pour l’homme
que vous êtes, faire quelque chose (ici faire les courses, faire manger les
enfants…), c’est mettre des moyens au service d’une fin. L’intérêt de ces
moyens s’épuise pour vous en l’accomplissement de leur fin. Mais c’est là que
bat blesse car il s’avère que votre femme et vous n’avez nullement le même
rapport au faire,
en particulier domestique (vous vous rappelez comment, dans le Deuxième
sexe,
Simone de Beauvoir différenciait l’intérêt porté par les hommes et les femmes
aux tâches ménagères). Et, plus encore, vous ne donnez nullement le même sens
aux mots urgence
et priorité.
Guère d’espoir donc d’arriver à cette simple et saine division technique du
travail que vous prônez : à toi ces tâches, à moi celles-là en sorte que chacun
(et surtout vous !) puisse faire seul et à sa manière propre ce qui lui
revient. Car vos trois petits, imposant en temps réel une gestion commune de
tâches imprévisibles, renouvellent les occasions de vous heurter, sur des
choses insignifiantes. Ainsi s’avère
que la paire d’une mère et d’un père, qui n’équivaut nullement à celle d’une
sœur et d’un frère, dispose deux manières bien différentes d’être parent et
que l’arrivée des triplés met en péril votre couple bien plus qu’il ne le
soude. Rien là, pensez-vous, qui pour deux amants ressemble à une apothéose
mais tout plutôt à une épreuve. Qu’un
couple puisse victorieusement franchir une telle épreuve vous semble de l’ordre
du possible. Encore lui faut-il l’assumer comme telle, non la nier ou la
nommer triomphe. |
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