Jumeaux Infos (n°6, décembre 2000) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

Le couple et les triplés

François Nicolas

Où la catégorie, sexuellement indistincte, de parent s’avère impertinente et devoir plutôt laisser la place à la paire, diversifiée et sans mesure commune, d’un père et d’une mère


- Pendant que vous surveillez le repas de Louis et Marc, Inès se met à crier dans le salon. Vous vous inquiétez : Que se passe-t-il ? Votre femme continue tranquillement de ranger la vaisselle : On verra bien si elle continue, répond-elle. Ne pouvant être à la fois ici et ailleurs, il vous faut endurer les cris de votre petite fille, dans l’incapacité d’y remédier.

- Louis demande son pot. L’urgence vous semble de l’y conduire — vous avez horreur d’avoir à éponger l’urine que vos enfants s’ingénient à répandre sur votre piano… — mais vous ne pouvez bouger : vous avez déjà Inès et Marc sur les genoux. Vous adressez à votre femme un vigoureux : Mais que fais-tu donc ? auquel elle rétorque : Je termine mon repassage. Louis peut bien attendre ! Et vous voilà dans l’obligation d’abandonner séance tenante les deux premiers pour aller traiter le problème du troisième qui n’apparaît prioritaire qu’à vous.

 

Deux minuscules circonstances, mille fois déclinées dans cette vie où vous croyiez pouvoir opérer avec votre femme comme vous le faisiez collectivement sur un terrain de sport : dans l’accord implicite et l’anticipation tacite des gestes du partenaire. Mais ici, la passe à votre femme s’avère en général ratée ; plus encore, celle-ci n’a le plus souvent même pas envisagé qu’un ballon ait pu avoir été en jeu. La mécompréhension est massive : décidément votre femme n’est pas votre semblable légèrement altéré, mais s’affirme étrangère à votre manière de ressentir, de juger, de faire.

Cette étrangeté miraculeuse, qui tisse la vérité même de votre amour, se trouve exacerbée par l’arrivée de triplés, et ce n’est plus guère pour le meilleur : la nouvelle situation jette votre couple dans un maelström de problèmes concrets qu’il vous faut résoudre dans une urgence incessante, dans la nécessité permanente de fixer une priorité parmi des questions parfaitement anodines, essentiellement domestiques. Et ces décisions, minuscules mais vécues comme urgentes et prioritaires (le non-urgent signifie désormais pour vous le superflu) se trouvent magnétisées et chargées d’un fort potentiel électrique.

Pour l’homme que vous êtes, faire quelque chose (ici faire les courses, faire manger les enfants…), c’est mettre des moyens au service d’une fin. L’intérêt de ces moyens s’épuise pour vous en l’accomplissement de leur fin. Mais c’est là que bat blesse car il s’avère que votre femme et vous n’avez nullement le même rapport au faire, en particulier domestique (vous vous rappelez comment, dans le Deuxième sexe, Simone de Beauvoir différenciait l’intérêt porté par les hommes et les femmes aux tâches ménagères). Et, plus encore, vous ne donnez nullement le même sens aux mots urgence et priorité. Guère d’espoir donc d’arriver à cette simple et saine division technique du travail que vous prônez : à toi ces tâches, à moi celles-là en sorte que chacun (et surtout vous !) puisse faire seul et à sa manière propre ce qui lui revient. Car vos trois petits, imposant en temps réel une gestion commune de tâches imprévisibles, renouvellent les occasions de vous heurter, sur des choses insignifiantes.

Ainsi s’avère que la paire d’une mère et d’un père, qui n’équivaut nullement à celle d’une sœur et d’un frère, dispose deux manières bien différentes d’être parent et que l’arrivée des triplés met en péril votre couple bien plus qu’il ne le soude. Rien là, pensez-vous, qui pour deux amants ressemble à une apothéose mais tout plutôt à une épreuve.

 

Qu’un couple puisse victorieusement franchir une telle épreuve vous semble de l’ordre du possible. Encore lui faut-il l’assumer comme telle, non la nier ou la nommer triomphe.

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