Jumeaux Infos (n°4, octobre 2000)
: le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus
Que
nous est-il arrivé ? Quel couple, accablé
de triplés, ne s’est posé la question : que nous est-il donc arrivé, en
ce séisme de trois bébés inattendus, cataclysme qui dissipe nos projets antérieurs
et dilapide nos ressources ? Le tourment de cette interrogation ne s’éponge
guère dans les réponses trop immédiates… Il nous
est advenu trois bouts de chou inattendus là où nous n’en escomptions qu’un
seul : nous ne savions même pas que des triplés pouvaient exister sur
cette planète, et voilà trois merveilles qui s’ajoutent d’un coup aux cinq
rassemblées au fil de vies conjugales antérieures. L’idée ne
nous est jamais venue de faire autrement qu’accueillir ce que la nature nous
attribuait ainsi spontanément : pas de réduction donc, et pas plus d’amniocentèse
préfigurant l’éventualité d’un tri (comment aurions-nous justifié plus tard
aux heureux élus qu’ils n’ont été retenus qu’en raison de leur conformité
attestée à nos besoins ?). Bref, nous voilà avec trois chérubins qui
bouleversent notre vie. Chaque parent de triplés sait combien un tel événement
coupe une vie en deux, délimitant un avant et un après sans suture et sans
recours, vous embarquant sur une route qui ne fut choisie sur aucune carte.
On vous appelle cela une aventure, mais pour votre compte, vous n’auriez
jamais sélectionné sur catalogue ce genre d’aventure domestique… En pleine
tourmente — de couches, de cris, de difficultés financières, de manque de
sommeil — vous vous tournez alors vers votre femme et lui demandez : Mais
que nous est-il donc arrivé ? Et comment peut-il se faire que nous nous
retrouvions sous le joug d’un tel excès d’enfants ? Étant tous
deux athées, vous n’envisagez pas que quelqu’un puisse vous avoir joué là un
tour, vous punissant par surcroît de ce que vous désiriez, comme on guérit un
enfant de subtiliser du chocolat en l’en gavant jusqu’à l’en dégoûter. Les trois
procèdent de notre amour. Nous avions choisi que nous arrive un enfant, et
quand quelqu’un arrive, il va de soi que le non-connu agrémente ses bagages :
s’il n’y a pas d’inconnu, à recevoir comme tel, c’est qu’en fait rien n’arrive,
et que l’on n’est bon qu’à reparcourir, en territoire balisé, ce qui fut déjà
vécu. Mais de là à ce qu’un « heureux événement » se transforme en
cataclysme… Ce n’est d’ailleurs pas que l’événement soit malheureux, mais
vous avez le plus grand mal à nommer bonheur la situation
bouleversée à laquelle il vous faut désormais faire face. Vous savez
bien que les encouragements reçus (« ce sont les premiers mois les plus
durs », « après trois ans, cela ira mieux ») sont de ces
paroles qu’on adresse aux condamnés à perpétuité. Et vous savez aussi que,
dans l’effort, il ne faut jamais lever la tête pour l’encombrer des difficultés
qui suivront. Il faut récuser le calcul, inéluctablement déçu, du « je
donne aujourd’hui et recevrai demain » : il vous faut dégager, dans
les jours qui passent, saturés de charges et soucis familiaux, leurs
ressources singulières et leurs plaisirs propres. Qu’est-il
donc arrivé à notre amour pour qu’il se trouve accablé d’une telle charge ? Il lui est
en fait arrivé un présent, moins cadeau que temps à vivre. Il lui est arrivé
de devoir récuser le futur — futur simple («quand ils seront grands… »)
comme futur antérieur («quand cette situation aura été victorieusement dépassée… »)
— et de devoir vivre au rude et limpide indicatif présent : cet aujourd’hui
porte son comptant d’épreuves et engendre son lot de gratitudes. Ce nouveau
temps présent n’est pas l’instant immédiat, volatil, constamment rafraîchi de l’enfance
(nous n’avons pas à vivre comme nos petits, dans l’instant : nous péririons
par ce qui les protège) mais une séquence qui perdure et porte au long cours
son lot de responsabilités. Que
nous est-il donc arrivé ? Un présent renouvelé. |
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