Jumeaux Infos (n°4, octobre 2000) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

Que nous est-il arrivé ?

François Nicolas

Quel couple, accablé de triplés, ne s’est posé la question : que nous est-il donc arrivé, en ce séisme de trois bébés inattendus, cataclysme qui dissipe nos projets antérieurs et dilapide nos ressources ? Le tourment de cette interrogation ne s’éponge guère dans les réponses trop immédiates…

 

Il nous est advenu trois bouts de chou inattendus là où nous n’en escomptions qu’un seul : nous ne savions même pas que des triplés pouvaient exister sur cette planète, et voilà trois merveilles qui s’ajoutent d’un coup aux cinq rassemblées au fil de vies conjugales antérieures.

L’idée ne nous est jamais venue de faire autrement qu’accueillir ce que la nature nous attribuait ainsi spontanément : pas de réduction donc, et pas plus d’amniocentèse préfigurant l’éventualité d’un tri (comment aurions-nous justifié plus tard aux heureux élus qu’ils n’ont été retenus qu’en raison de leur conformité attestée à nos besoins ?). Bref, nous voilà avec trois chérubins qui bouleversent notre vie. Chaque parent de triplés sait combien un tel événement coupe une vie en deux, délimitant un avant et un après sans suture et sans recours, vous embarquant sur une route qui ne fut choisie sur aucune carte. On vous appelle cela une aventure, mais pour votre compte, vous n’auriez jamais sélectionné sur catalogue ce genre d’aventure domestique…

En pleine tourmente — de couches, de cris, de difficultés financières, de manque de sommeil — vous vous tournez alors vers votre femme et lui demandez : Mais que nous est-il donc arrivé ? Et comment peut-il se faire que nous nous retrouvions sous le joug d’un tel excès d’enfants ?

 

Étant tous deux athées, vous n’envisagez pas que quelqu’un puisse vous avoir joué là un tour, vous punissant par surcroît de ce que vous désiriez, comme on guérit un enfant de subtiliser du chocolat en l’en gavant jusqu’à l’en dégoûter.

Les trois procèdent de notre amour. Nous avions choisi que nous arrive un enfant, et quand quelqu’un arrive, il va de soi que le non-connu agrémente ses bagages : s’il n’y a pas d’inconnu, à recevoir comme tel, c’est qu’en fait rien n’arrive, et que l’on n’est bon qu’à reparcourir, en territoire balisé, ce qui fut déjà vécu. Mais de là à ce qu’un « heureux événement » se transforme en cataclysme… Ce n’est d’ailleurs pas que l’événement soit malheureux, mais vous avez le plus grand mal à nommer bonheur la situation bouleversée à laquelle il vous faut désormais faire face.

Vous savez bien que les encouragements reçus (« ce sont les premiers mois les plus durs », « après trois ans, cela ira mieux ») sont de ces paroles qu’on adresse aux condamnés à perpétuité. Et vous savez aussi que, dans l’effort, il ne faut jamais lever la tête pour l’encombrer des difficultés qui suivront. Il faut récuser le calcul, inéluctablement déçu, du « je donne aujourd’hui et recevrai demain » : il vous faut dégager, dans les jours qui passent, saturés de charges et soucis familiaux, leurs ressources singulières et leurs plaisirs propres.

 

Qu’est-il donc arrivé à notre amour pour qu’il se trouve accablé d’une telle charge ?

Il lui est en fait arrivé un présent, moins cadeau que temps à vivre. Il lui est arrivé de devoir récuser le futur — futur simple («quand ils seront grands… ») comme futur antérieur («quand cette situation aura été victorieusement dépassée… ») — et de devoir vivre au rude et limpide indicatif présent : cet aujourd’hui porte son comptant d’épreuves et engendre son lot de gratitudes. Ce nouveau temps présent n’est pas l’instant immédiat, volatil, constamment rafraîchi de l’enfance (nous n’avons pas à vivre comme nos petits, dans l’instant : nous péririons par ce qui les protège) mais une séquence qui perdure et porte au long cours son lot de responsabilités.

 

Que nous est-il donc arrivé ? Un présent renouvelé.

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