Jumeaux Infos (n°3, septembre 2000) :
le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus
Le dilemme-triplés : travail à la chaîne
ou conduite de la meute Face aux triplés,
comment échapper à l’alternative du travail répétitif ou du traitement en
bloc ? Dilemme d’un père pris en tenaille entre la file indienne et la
masse frontale, entre la série et la meute. Vous
rentrez du travail. Vos trois derniers vous assaillent joyeusement, chacun réclamant
“son”
papa. Par incompétence manifeste, vous ne savez donner trois baisers à la
fois. Mais, heureuse circonstance, vos trois, surpris, ne sont pas à égale
distance de la porte d’entrée et vous pouvez les embrasser un par un selon l’ordre
naturel provisoirement valide. Vos trois,
bien sûr, ne s’arrêtent pas là. Chacun réclame : “Les bras !”, “Jouer !”,
“Regarde !”. Vous voilà d’un coup plongé dans l’embarras : vous ne
pouvez satisfaire à la fois trois exigences aussi disparates. Il vous faut
les sérier pour y répondre l’une après l’autre — mais selon quel ordre ?,
et pendant que vous satisferez l’un, vous désavantagerez les autres -, ou
inventer une proposition susceptible de satisfaire à la fois leur groupe. Soudain
illuminé, vous proposez : “On va lire Blanche Neige !”. On
remarquera que ce parti de traiter globalement la meute vous conduit à répéter
une activité qui n’a pour vous plus guère d’attrait (les pratiques
collectives sont moins variées que les occupations individualisées :
voyez les rites des crèches et colonies…) et que vous avez dû, ce faisant,
renoncer au plaisir légitime de câliner tranquillement chaque enfant :
privilégiant la masse pour éviter les troubles, vous avez choisi de minimiser
vos désagréments. Cet autre
jour, vous préférez maximiser le plaisir escompté. Après la rituelle série de
baisers, vous proposez : “On va jouer à cache-cache !”. L’accord général
facilement obtenu, vous allez vous dissimuler avec l’un — Comment élire l’heureux
premier de tournée ? Je vous épargne les subterfuges : “Hier, c’était
Louis, et demain ce sera Marc !” (remarquez la mise en série des jours…)
-. Vous
retrouver caché dans un placard avec le premier vous amuse, mais la position
s’avère inconfortable. Il vous faut la reprendre séance tenante avec le
second : votre plaisir en est légèrement flétri. Mais vous n’en avez pas
encore fini puisque le troisième réclame illico son dû, mettant un soin
scrupuleux à s’assurer qu’il sera rigoureusement identique à celui de ses prédécesseurs
(il est hors de question que vous sortiez plus tôt de l’abri devenu
incommode) pendant que les deux autres, ayant engrangé leur tour, s’ingénient
à dévoiler au plus vite une cachette désormais éventée (il y a peu d’endroits
où dissimuler votre carcasse dans les recoins d’une chambre de petits). Bref,
la mise en série a rabattu votre plaisir quand vos trois se trouvent aux
anges, leur sentiment d’exister étant intensifié, qui par la fierté d’un
rapport exclusif au père, qui par les hurlements (notez ; ceux qui
crient sont toujours plus nombreux que celui qui reste tranquille, privilège
de l’imparité du 3 !). * Ce que
vous souhaiteriez — de paisibles séances d’intimité avec l’un ou l’autre sans
devoir programmer aussitôt leur réitération — est devenu chimère. Vous voilà
condamné au travail à la chaîne ou au traitement global, enfermé dans le dilemme-triplés
de la
série ou de la masse, alternative frustrante pour un père qui ne se sent
vocation ni de puériculteur ni de moniteur. Comme vous
n’arrivez pas à prendre ce dilemme avec philosophie [1],
il vous apparaît que cette dure ascèse n’a pour vous d’autre sens que d’asséner,
jour après jour, un abrupt : Paternité oblige ! |
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[1] Il y a bien Sartre thématisant la mise en série des frères (Critique de la raison dialectique) et Malebranche exaltant l’action globale du Père (Traité de la Nature et de la Grâce) mais cette dualité constitue un marteau-pilon menaçant d’écrabouiller vos moucherons.