Jumeaux Infos (n°3, septembre 2000) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

Le dilemme-triplés : travail à la chaîne ou conduite de la meute

François Nicolas

Face aux triplés, comment échapper à l’alternative du travail répétitif ou du traitement en bloc ? Dilemme d’un père pris en tenaille entre la file indienne et la masse frontale, entre la série et la meute.

 

Vous rentrez du travail. Vos trois derniers vous assaillent joyeusement, chacun réclamant “son” papa. Par incompétence manifeste, vous ne savez donner trois baisers à la fois. Mais, heureuse circonstance, vos trois, surpris, ne sont pas à égale distance de la porte d’entrée et vous pouvez les embrasser un par un selon l’ordre naturel provisoirement valide.

Vos trois, bien sûr, ne s’arrêtent pas là. Chacun réclame : “Les bras !”, “Jouer !”, “Regarde !”. Vous voilà d’un coup plongé dans l’embarras : vous ne pouvez satisfaire à la fois trois exigences aussi disparates. Il vous faut les sérier pour y répondre l’une après l’autre — mais selon quel ordre ?, et pendant que vous satisferez l’un, vous désavantagerez les autres -, ou inventer une proposition susceptible de satisfaire à la fois leur groupe.

Soudain illuminé, vous proposez : “On va lire Blanche Neige !”. On remarquera que ce parti de traiter globalement la meute vous conduit à répéter une activité qui n’a pour vous plus guère d’attrait (les pratiques collectives sont moins variées que les occupations individualisées : voyez les rites des crèches et colonies…) et que vous avez dû, ce faisant, renoncer au plaisir légitime de câliner tranquillement chaque enfant : privilégiant la masse pour éviter les troubles, vous avez choisi de minimiser vos désagréments.

 

Cet autre jour, vous préférez maximiser le plaisir escompté. Après la rituelle série de baisers, vous proposez : “On va jouer à cache-cache !”. L’accord général facilement obtenu, vous allez vous dissimuler avec l’un — Comment élire l’heureux premier de tournée ? Je vous épargne les subterfuges : “Hier, c’était Louis, et demain ce sera Marc !” (remarquez la mise en série des jours…) -.

Vous retrouver caché dans un placard avec le premier vous amuse, mais la position s’avère inconfortable. Il vous faut la reprendre séance tenante avec le second : votre plaisir en est légèrement flétri. Mais vous n’en avez pas encore fini puisque le troisième réclame illico son dû, mettant un soin scrupuleux à s’assurer qu’il sera rigoureusement identique à celui de ses prédécesseurs (il est hors de question que vous sortiez plus tôt de l’abri devenu incommode) pendant que les deux autres, ayant engrangé leur tour, s’ingénient à dévoiler au plus vite une cachette désormais éventée (il y a peu d’endroits où dissimuler votre carcasse dans les recoins d’une chambre de petits). Bref, la mise en série a rabattu votre plaisir quand vos trois se trouvent aux anges, leur sentiment d’exister étant intensifié, qui par la fierté d’un rapport exclusif au père, qui par les hurlements (notez ; ceux qui crient sont toujours plus nombreux que celui qui reste tranquille, privilège de l’imparité du 3 !).

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Ce que vous souhaiteriez — de paisibles séances d’intimité avec l’un ou l’autre sans devoir programmer aussitôt leur réitération — est devenu chimère. Vous voilà condamné au travail à la chaîne ou au traitement global, enfermé dans le dilemme-triplés de la série ou de la masse, alternative frustrante pour un père qui ne se sent vocation ni de puériculteur ni de moniteur.

Comme vous n’arrivez pas à prendre ce dilemme avec philosophie [1], il vous apparaît que cette dure ascèse n’a pour vous d’autre sens que d’asséner, jour après jour, un abrupt : Paternité oblige !

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[1] Il y a bien Sartre thématisant la mise en série des frères (Critique de la raison dialectique) et Malebranche exaltant l’action globale du Père (Traité de la Nature et de la Grâce) mais cette dualité constitue un marteau-pilon menaçant d’écrabouiller vos moucherons.