Jumeaux Infos (n°2, juillet 2000) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

Le moment-triplés, ou la grâce d’un monde d’enfants

François Nicolas

 

Quand, à rebours des énervements et cris sans nombre, l’abondance paisible de vos enfants vous émerveillent… Moment magique qui vous surprend à contempler leur univers.

 

C’est le matin. Vous vous levez. Il est tôt, car il faut préparer le dur week-end qui vous attend (le week-end est le cauchemar des pères de famille, coincés au logis). Vous somnolez encore et soudain vous tombez sur trois paires alignées de toutes petites chaussures, celles que vos derniers ont déposées hier soir devant leur porte. D’un coup, vous vous dites : « ils sont bien trois ! », vous en avisant non plus dans le stress, dans les cris et les débordements coutumiers, mais dans la tranquillité et l’attendrissement que procure cette cohorte de modèles réduits. Vous n’êtes pas Blanche-Neige découvrant la maison des sept nains — vos petits ne sont pas des hommes infantilisés, et d’ailleurs vous avez toujours pris au sérieux les enfants, ce qui leur arrive, leurs peines, leurs peurs, leurs réflexions — mais vous avez sous les yeux la signature de leur pluralité rassemblée, de leur diversité regroupée, en un abandon paisible au monde que, seul, à cette heure, vous veillez : c’est un moment-triplés.

Le moment-triplés, ce peut être aussi le soir. Avant d’aller vous coucher, vous rentrez dans leur chambre, pour contrôler s’ils dorment bien. Il vous arrive en effet d’en trouver un étendu sous le sommier d’un autre : vous le retirez alors doucement et, sans le réveiller, le rallongez dans son lit. Mais ce soir, rien d’anormal : trois respirations paisibles, trois postures différentes étalées en travers des draps. Vous détaillez : c’est bien Inès et sa manière de se lover dans un coin ; c’est bien Marc, et toute son étendue jetée d’un bout à l’autre du lit ; c’est bien Louis, et sa panthère lui servant d’oreiller. Et puis d’un coup, leur présence réunie, la récollection de leurs existences variées vous émerveillent. Et vous vous redites : « ils sont bien trois ! »

 

Vous n’avez jamais aimé le thème de L’enfant : l’enfant unique, l’enfant-roi, celui dont Victor Hugo écrivait que lorsqu’il paraît, « la famille applaudit à grands cris ». Vous aimez les enfants, leur abondance, leur diversité, leur appétit et leur jubilation. Vous aimez l’aptitude des enfants à déployer un monde qui leur est propre, et vous tenez que votre rôle de père est aussi de protéger cet univers qui est le leur, non le vôtre. Pour autant vous ne goûtez guère « l’esprit d’enfance » : ce qui vous sied, ce sont les enfants, non l’enfance.

Dans le moment-triplés, ce monde des enfants vous apparaît en un éclair, comme une profusion tranquille, sereine, confiante, et sans les contraintes qu’il impose d’ordinaire aux adultes. Ce n’est plus la violence d’un excès (trois, dans la vie pratique, c’est toujours un de trop) mais l’harmonie d’un pluriel, l’apaisement d’une variété qui se complète elle-même. Et tout cet abandon a ceci d’incroyable qu’il est chez vous, à demeure, et que vous en avez désormais la garde.

 

Le moment-triplés, ou ce ravissement inattendu de sentir que trois petits sont ici, face à vous, différents et paisiblement assemblés, composant ce microcosme d’humanité : le petit peuple des enfants.

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