Jumeaux Infos (n°18, février 2002) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

Le bonheur d’un trio

François Nicolas

 

 

Quand vos trois petits s’accordent sans fusionner, s’enchevêtrent sans se disputer, échangent sans que s’y perde la saveur de chacun, c’est là un bonheur singulier : celui d’un trio musical…

 

Au moment de la conception de nos trois petits, je composais un trio pour clarinette, violon et piano. Heureusement qu’on ne m’avait pas commandé un quatuor ou un septuor !

L’image musicale du trio instrumental s’accorde à la réalité de leur groupe. Quand ils étaient plus petits, l’impression d’une meute compacte l’emportait. Le moment-triplés (voir Jumeaux-infos n° 2) épinglait cet instant de grâce où leur rassemblement s’offrait comme pur bonheur, éclosion incroyablement généreuse, tendre présence gratuitement offerte, tandis que le dilemme-triplés (voir Jumeaux-infos n° 3) désignait l’alternative frustrante de leur mise en série (la file indienne) ou de leur traitement en bloc. Dans l’un et l’autre cas, il n’y avait pas réellement place pour une attention simultanée aux trois qui tienne compte de leurs singularités. Maintenant qu’ils sont plus grands (quatre ans), la situation est changée, et il devient possible de se rapporter au groupe des trois, comme on le fait pour un trio instrumental.

Il y a d’abord que, l’âge aidant, leurs personnalités s’affirmant et se diversifiant, il devient possible d’attacher à chacun une identité instrumentale : Marc et le piano puissant et massif, Louis et la clarinette ondoyante aux registres bien distincts, Inès et le violon, fragile et gracieux. Mais il y a surtout que, dans une formation musicale, ce que chacun apporte par sa tonalité particulière et selon son génie propre est complété par ce qui se joue entre les individualités car c’est ainsi que chaque instrument se trouve autrement éclairé, révélé par ses rapports aux autres et non plus par son quant-à-soi : ainsi d’une clarinette illuminée par un piano ou mise en relief par un violon et qui n’est plus clarinette isolée. Composer un trio, ce n’est pas superposer trois instruments, chacun apportant son univers, mais les faire interagir pour créer un monde global fait d’un 3 qui ne vaut plus tout à fait 1+1+1.

J’appelle « bonheur-trio » cette situation un peu magique (trop rare au goût d’un père fatigué par les cris) où chacun des trois entre en relation harmonieuse avec les deux autres tout en continuant de nourrir la collectivité de son timbre propre. Bonheur-trio quand les trois jouent (comme en musique !), se répondent, échangent, de telle manière qu’on puisse repérer ce qui relève de l’un(e) ou l’autre tout en écoutant leur synthèse : on entend par exemple une marée de rires dans laquelle on peut, si on le souhaite, distinguer celui d’Inès ; ou encore on les voit s’amonceler sur le tapis, telle une pieuvre à douze tentacules dans laquelle se profile la masse singulière de Marc ; ou bien on les surprend se racontant une histoire, chacun contribuant au scénario collectif fait de peurs et de joies communes et singulières, mais il reste aisé de deviner que la référence inattendue à une panthère est la contribution de Louis, intégrant ainsi au récit son objet fétiche.

Le bonheur d’un tel trio est sans rival. Il est certes un peu dommage, dans une vie de parent de multiples, d’avoir à attendre si longtemps pour que ce bonheur-trio vienne illuminer votre existence, mais ce bonheur ne serait peut-être pas ce qu’il est s’il n’avait été précédé de tant d’épreuves. De même qu’un trio ne procure pas trois fois plus de musique qu’un solo, de même le bonheur-trio ne signifie pas trois fois plus de bonheur que celui procuré par un seul enfant ! C’est autre chose, c’est l’accès à un autre ordre de bonheur, ni supérieur, ni inférieur, mais autre, tout simplement. Bonheur exigeant, et bonheur immérité, car bonheur gracieusement procuré.

 

Je clos sur cette note claire cette série de 17 chroniques. Mes analyses et commentaires ne sauraient indéfiniment se renouveler et je risquerais, à toujours vouloir faire du plein de texte avec ces petits riens qui font la vie de papa, de radoter. Mais, me direz-vous, comment vous a-t-il été possible de faire quelque chose avec ces riens ? Je vous répondrais, c’est Raymond Devos qui m’en a délivré la recette : « un rien, c’est vraiment rien. Deux fois rien, c’est toujours rien. Mais trois fois rien, c’est déjà quelque chose ! » Mes trois fois rien s’appellent Inès, Louis et Marc, qui tressent, telle Pénélope, ma vie de père.

 

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