Jumeaux Infos (n°18,
février 2002) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et
plus
Le bonheur d’un trio
Quand vos
trois petits s’accordent sans fusionner, s’enchevêtrent sans se disputer, échangent
sans que s’y perde la saveur de chacun, c’est là un bonheur singulier :
celui d’un trio musical…
Au moment de la
conception de nos trois petits, je composais un trio pour clarinette, violon et
piano. Heureusement qu’on ne m’avait pas commandé un quatuor ou un septuor !
L’image musicale du trio
instrumental s’accorde à la réalité de leur groupe. Quand ils étaient plus
petits, l’impression d’une meute compacte l’emportait. Le moment-triplés
(voir Jumeaux-infos
n° 2) épinglait cet instant de grâce où leur rassemblement s’offrait comme
pur bonheur, éclosion incroyablement généreuse, tendre présence gratuitement
offerte, tandis que le dilemme-triplés
(voir Jumeaux-infos
n° 3) désignait l’alternative frustrante de leur mise en série (la file
indienne) ou de leur traitement en bloc. Dans l’un et l’autre cas, il n’y avait
pas réellement place pour une attention simultanée aux trois qui tienne compte de
leurs singularités. Maintenant qu’ils sont plus grands (quatre ans), la
situation est changée, et il devient possible de se rapporter au groupe des
trois, comme on le fait pour un trio instrumental.
Il y a d’abord que, l’âge
aidant, leurs personnalités s’affirmant et se diversifiant, il devient possible
d’attacher à chacun une identité instrumentale : Marc et le piano puissant
et massif, Louis et la clarinette ondoyante aux registres bien distincts, Inès
et le violon, fragile et gracieux. Mais il y a surtout que, dans une formation
musicale, ce que chacun apporte par sa tonalité particulière et selon son génie
propre est complété par ce qui se joue entre les individualités car c’est ainsi
que chaque instrument se trouve autrement éclairé, révélé par ses rapports aux
autres et non plus par son quant-à-soi : ainsi d’une clarinette illuminée
par un piano ou mise en relief par un violon et qui n’est plus clarinette isolée.
Composer un trio, ce n’est pas superposer trois instruments, chacun apportant
son univers, mais les faire interagir pour créer un monde global fait d’un 3
qui ne vaut plus tout à fait 1+1+1.
J’appelle « bonheur-trio »
cette situation un peu magique (trop rare au goût d’un père fatigué par les
cris) où chacun des trois entre en relation harmonieuse avec les deux autres
tout en continuant de nourrir la collectivité de son timbre propre. Bonheur-trio
quand les trois jouent
(comme en musique !), se répondent, échangent, de telle manière qu’on
puisse repérer ce qui relève de l’un(e) ou l’autre tout en écoutant leur synthèse :
on entend par exemple une marée de rires dans laquelle on peut, si on le
souhaite, distinguer celui d’Inès ; ou encore on les voit s’amonceler sur
le tapis, telle une pieuvre à douze tentacules dans laquelle se profile la
masse singulière de Marc ; ou bien on les surprend se racontant une
histoire, chacun contribuant au scénario collectif fait de peurs et de joies
communes et singulières, mais il reste aisé de deviner que la référence
inattendue à une panthère est la contribution de Louis, intégrant ainsi au récit
son objet fétiche.
Le bonheur d’un tel trio
est sans rival. Il est certes un peu dommage, dans une vie de parent de
multiples, d’avoir à attendre si longtemps pour que ce bonheur-trio
vienne illuminer votre existence, mais ce bonheur ne serait peut-être pas ce qu’il
est s’il n’avait été précédé de tant d’épreuves. De même qu’un trio ne procure
pas trois fois plus de musique qu’un solo, de même le bonheur-trio
ne signifie pas trois fois plus de bonheur que celui procuré par un seul enfant !
C’est autre chose, c’est l’accès à un autre ordre de bonheur, ni supérieur, ni
inférieur, mais autre, tout simplement. Bonheur exigeant, et bonheur immérité,
car bonheur gracieusement procuré.
Je clos sur cette note
claire cette série de 17 chroniques. Mes analyses et commentaires ne sauraient
indéfiniment se renouveler et je risquerais, à toujours vouloir faire du plein
de texte avec ces petits riens qui font la vie de papa, de radoter. Mais, me
direz-vous, comment vous a-t-il été possible de faire quelque chose avec ces
riens ? Je vous répondrais, c’est Raymond Devos qui m’en a délivré la
recette : « un rien, c’est vraiment rien. Deux fois rien, c’est
toujours rien. Mais trois fois rien, c’est déjà quelque chose ! »
Mes trois fois rien
s’appellent Inès, Louis et Marc, qui tressent, telle Pénélope, ma vie de père.
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