Jumeaux Infos (n°17, janvier 2002) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

D’une maladie singulière : tout voir en triple

François Nicolas

 

 

 

Quand vos trois petits vous font tout voir triple, quand votre vue se trouble ainsi, il est peut-être temps de vous aérer un peu pour vous rappeler que 4 existe aussi, et 69 et 421…

 

Vos trois petits pensent tout par trois. Que les couleurs pour eux aillent par trois est naturel : chacun a la sienne depuis toujours. Et le rouge, le bleu et le vert composent ainsi la matrice de tout arc-en-ciel. Les trois petits cochons composent de même des références universelles et toute maison doit donc être en paille, en bois ou en pierre. Là non plus, pas de place dans le monde des triplés pour des maisons en terre, ou en pain d’épice. Si l’on joue à attraper des escargots, il n’y a aucun sens à s’arrêter à la seconde prise mais la tâche est bouclée à la troisième : que pourrait-on bien faire, je vous le demande, d’un quatrième ?

Tout ainsi va par trois et franchir ce cap pour accéder au continent du quatre devient une aventure insensée : on s’étonnera ainsi que la dynastie des rois de France ne se soit pas interrompue à Louis III : mais qu’avait donc besoin notre pays d’un Louis IV ? Pas évident, au passage, d’expliquer ce qu’ont pu bien faire d’original ces deux souverains…

À force de fréquenter vos trois, votre vue commence ainsi de se troubler. Et s’il en est qui voient double, pour votre part c’est triple que vous pensez, et sur tous les sujets.

Par exemple, quand leur grand-mère vous déclare qu’ils doivent comprendre qu’obéir est pour leur bien, vous lui expliquez qu’en fait il y a trois manières d’obéir : on obéit au Papa, qui argumente pour le bien de l’enfant : « Ne te penche pas à la fenêtre. Tu pourrais tomber ! » ; on obéit au Pater familias, qui argumente pour le bien des autres : « Arrête de crier ! Tu nous casses les oreilles ! » ; on obéit au Père, qui argumente au nom d’une loi s’appliquant indifféremment à quiconque : « Un enfant n’épouse pas sa mère ! C’est comme ça ! »

Vous voilà donc à expliquer qu’un enfant se doit d’obéir pour son bien, ou pour celui des autres ou en vue d’une cohésion générale, indifférente aux individus. Voici une nouvelle trinité constituée ? Vous voilà content ! Car vous aussi désormais ne pouvez plus vous satisfaire d’une unique réponse. Et quand deux raisons se présentent à votre esprit, il vous semble que vous n’avez pas encore fait le tour de la question : il doit rester quelque part une pièce manquante. Quand celle-ci est trouvée, vous vous arrêtez là, certain que le tour de la question est désormais fait et que rien ne servirait d’aller plus loin : et pourquoi donc un quatrième terme, ma bonne dame, quand trois font amplement l’affaire ?

Quand vous regardez votre femme, vous ne lui dites plus simplement : « tu es belle et intelligente », mais vous ajoutez désormais, sans y prêter attention : « et bonne aussi, bien sûr ». Quand vous écrivez de la musique, vous ne vous orientez plus vers des duos, ou des quatuors mais comme exprès vous composez des trios. Et si vous envisagez d’écrire des solos, c’est parce que vous allez en réaliser trois de suite !

Et un matin vous vous dites : mais bon Dieu, je vois donc triple ! J’ai attrapé leur infirmité ! Les sacripants, ils m’auront même refilé ça : après le mal de dos pour cause de surcharge transportée et l’insomnie pour cause de nuits interrompues, me voilà maintenant avec une presbytie singulière : le trouble du triple, je louche triple !

Vous vous dites alors : il est temps que je prenne du recul et ne vois plus à travers eux. Il me faut m’aérer, fréquenter d’autres mondes, si je ne veux pas éternellement répéter trois fois toute chose, et faire trois chroniques là où il aurait fallu n’en faire qu’une. Il vous faut échapper à la malédiction de recuire trois fois les mêmes plats, de bégayer triple la moindre phrase.

Et vous décidez alors : ma prochaine chronique sera la dernière et je passerai ensuite la plume à qui saura chroniquer avec cette fraîcheur du simple coup, de la frappe unique, de l’exemple isolé que j’ai perdue. Et vous dites alors au rédacteur en chef : donnons-nous rendez-vous quand je serai devenu grand-père, en espérant que mes petits-enfants me viendront alors à l’unité, non par grappes et meutes entières !