Jumeaux Infos
(n°15, octob 2001) : le magazine des parents de jumeaux, triplés,
quadruplés et plus
À triplés, triple père
De la
nécessité de se mettre en trois — père, papa et pater (familias) —
quand on hérite d’une famille avec meute
Vous êtes un homme adulte, la trentaine
bien passée reléguant au loin la figure du « jeune homme ». Vous avez
la responsabilité d’enfants nombreux dont une meute de triplés. Tel est votre
destin : ce à quoi il vous faut, comme les personnages de Conrad,
« faire face ». Vous découvrez que votre tâche paternelle n’est pas
simple mais plurielle, somme toute qu’elle se divise en trois : être papa,
père, et pater
(familias).
• Vous êtes d’abord papa
en leur prodiguant votre affection, en les câlinant, en jouant avec eux, en
leur racontant des histoires et les bordant dans leur lit, en tentant de calmer
leurs pleurs, en leur donnant la becquée, bref en vous comportant en ami
adulte, bienveillant, attentif, et traitant les enfants à égalité. Le papa est
le plus souvent assis, quelques enfants sur les genoux, ou par terre à quatre
pattes ; et quand il est debout, dressé de toute sa taille, c’est qu’il
porte sur les épaules un tout petit.
• Vous êtes ensuite père
en fixant des règles à vos enfants, en leur imposant une discipline et leur
interdisant telle pratique. C’est à ce titre que vous les sermonnez et punissez
quand nécessaire, que vous prenez une grosse voix, que vous faites jouer
l’autorité de votre stature. Un père se tient dressé, l’air majestueux, ou
assis à une place officielle qui n’appartient qu’à lui : au bout de la
table familiale de préférence. Un père surplombe ; il porte la loi et se
tient à l’écart. Vous n’aimez guère cette posture distante et inégale, mais il
vous faut l’endosser, et vous le faites donc, intérieurement insatisfait
d’avoir à revêtir cet uniforme.
• Vous êtes enfin pater
familias,
père de famille, un peu patriarche. Cela ne tient pas à votre grand âge mais
plutôt à votre fonction : vous êtes la clef de voûte de ce lieu social
qu’est une famille, vous êtes le chef d’état de cette petite république qu’est
un foyer peuplé d’individus d’âges divers. À ce titre vous devez porter le
point de vue d’ensemble sur chacune des micro-situations qui vous sont
présentées. Vous devez matérialiser l’intérêt général de cette petite
collectivité. Pour cela, assis tel Salomon dans votre fauteuil du salon, vous
appréciez, négociez, tranchez en permanence : comment telle partie de la
famille — les enfants plus âgés — va pouvoir regarder la télé même si cela
risque de déranger le sommeil des plus petits, comment les trois vont pouvoir
jouer dans la pièce principale où les autres sont déjà calmement à lire, etc. L’homme
que vous êtes s’est depuis longtemps détourné des positions de pouvoir, non par
sacrifice mais par désintérêt : « Laisser le goût du pouvoir aux
impuissants » vous semble la maxime de la sagesse ; ce n’est pas pour
vous enorgueillir désormais d’un minuscule pouvoir domestique !
Vous voilà donc contraint, par esprit de
responsabilité, de vous démultiplier en trois identités, qui n’ont nullement la
même logique et la même saveur. Vous vouliez être papa ? Il vous faudra
aussi être père, et encore pater puisque votre famille est devenue vraiment
nombreuse. Vous vouliez dispenser votre affection ? Il vous faudra aussi
incarner la loi et exercer la justice. Bref, vous devez supporter un
écartèlement permanent entre trois positions non superposables : le papa
aimerait transiger sur telle bêtise insignifiante, consoler l’enfant pleurant
de honte mais le père doit rappeler les règles et le pater juger pour que la
collectivité reste vivable.
Au total, celui qui se découvre ainsi
crucifié n’est plus le Fils mais bien le Père ! Vous savez que c’est pour
cela que beaucoup d’hommes de votre génération se sont défilés devant la
charge, préférant se replier sur la figure facile du grand frère. Et comme en
sus de tout cela vous restez également amant de votre femme, que votre vie
professionnelle est pleine d’autres identités, vous devez jongler avec toutes
ces composantes.
Vous pensez bien que les triplés ne sont
nullement responsables comme triplés de tout cela, n’étant que la cause d’une
prolifération de votre smala mais, prenant mesure de cette multiplication des
figures qu’il vous faut soutenir, vous vous amusez : « Ces triplés,
décidément, triplent tout, même mes responsabilités. Manifestement, les
multiples, c’est contagieux ! »