Jumeaux Infos (n°15, octob 2001) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

À triplés, triple père

François Nicolas

 

 

 

De la nécessité de se mettre en trois — père, papa et pater (familias) — quand on hérite d’une famille avec meute

 

Vous êtes un homme adulte, la trentaine bien passée reléguant au loin la figure du « jeune homme ». Vous avez la responsabilité d’enfants nombreux dont une meute de triplés. Tel est votre destin : ce à quoi il vous faut, comme les personnages de Conrad, « faire face ». Vous découvrez que votre tâche paternelle n’est pas simple mais plurielle, somme toute qu’elle se divise en trois : être papa, père, et pater (familias).

• Vous êtes d’abord papa en leur prodiguant votre affection, en les câlinant, en jouant avec eux, en leur racontant des histoires et les bordant dans leur lit, en tentant de calmer leurs pleurs, en leur donnant la becquée, bref en vous comportant en ami adulte, bienveillant, attentif, et traitant les enfants à égalité. Le papa est le plus souvent assis, quelques enfants sur les genoux, ou par terre à quatre pattes ; et quand il est debout, dressé de toute sa taille, c’est qu’il porte sur les épaules un tout petit.

• Vous êtes ensuite père en fixant des règles à vos enfants, en leur imposant une discipline et leur interdisant telle pratique. C’est à ce titre que vous les sermonnez et punissez quand nécessaire, que vous prenez une grosse voix, que vous faites jouer l’autorité de votre stature. Un père se tient dressé, l’air majestueux, ou assis à une place officielle qui n’appartient qu’à lui : au bout de la table familiale de préférence. Un père surplombe ; il porte la loi et se tient à l’écart. Vous n’aimez guère cette posture distante et inégale, mais il vous faut l’endosser, et vous le faites donc, intérieurement insatisfait d’avoir à revêtir cet uniforme.

• Vous êtes enfin pater familias, père de famille, un peu patriarche. Cela ne tient pas à votre grand âge mais plutôt à votre fonction : vous êtes la clef de voûte de ce lieu social qu’est une famille, vous êtes le chef d’état de cette petite république qu’est un foyer peuplé d’individus d’âges divers. À ce titre vous devez porter le point de vue d’ensemble sur chacune des micro-situations qui vous sont présentées. Vous devez matérialiser l’intérêt général de cette petite collectivité. Pour cela, assis tel Salomon dans votre fauteuil du salon, vous appréciez, négociez, tranchez en permanence : comment telle partie de la famille — les enfants plus âgés — va pouvoir regarder la télé même si cela risque de déranger le sommeil des plus petits, comment les trois vont pouvoir jouer dans la pièce principale où les autres sont déjà calmement à lire, etc. L’homme que vous êtes s’est depuis longtemps détourné des positions de pouvoir, non par sacrifice mais par désintérêt : « Laisser le goût du pouvoir aux impuissants » vous semble la maxime de la sagesse ; ce n’est pas pour vous enorgueillir désormais d’un minuscule pouvoir domestique !

Vous voilà donc contraint, par esprit de responsabilité, de vous démultiplier en trois identités, qui n’ont nullement la même logique et la même saveur. Vous vouliez être papa ? Il vous faudra aussi être père, et encore pater puisque votre famille est devenue vraiment nombreuse. Vous vouliez dispenser votre affection ? Il vous faudra aussi incarner la loi et exercer la justice. Bref, vous devez supporter un écartèlement permanent entre trois positions non superposables : le papa aimerait transiger sur telle bêtise insignifiante, consoler l’enfant pleurant de honte mais le père doit rappeler les règles et le pater juger pour que la collectivité reste vivable.

Au total, celui qui se découvre ainsi crucifié n’est plus le Fils mais bien le Père ! Vous savez que c’est pour cela que beaucoup d’hommes de votre génération se sont défilés devant la charge, préférant se replier sur la figure facile du grand frère. Et comme en sus de tout cela vous restez également amant de votre femme, que votre vie professionnelle est pleine d’autres identités, vous devez jongler avec toutes ces composantes.

Vous pensez bien que les triplés ne sont nullement responsables comme triplés de tout cela, n’étant que la cause d’une prolifération de votre smala mais, prenant mesure de cette multiplication des figures qu’il vous faut soutenir, vous vous amusez : « Ces triplés, décidément, triplent tout, même mes responsabilités. Manifestement, les multiples, c’est contagieux ! »