Jumeaux Infos (n°13,
juillet 2001) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et
plus
Comment s’adresser à la fois aux
trois petits ?
Quand
vous vous adressez simultanément aux trois enfants, quel pronom personnel
employer : le « vous », le « tu », le « on » ?
Des conséquences de chacun de ces partis, et des pratiques différentes selon qu’on
est père ou mère…
Il y a, me semblait-il,
trois manières de s’adresser à la fois aux triplés : le pluriel naturel
(« Les enfants, vous venez ? »), auquel vous pouvez vous
incorporer d’un pronom plus impersonnel (« On y va ? »), à moins
que vous ne vous adressiez à la meute comme telle, la personnifiant d’un
« tu » singulier » (« Petite troupe, tu viens avec
moi ? ») — j’admets que cette troisième manière est plus littéraire
que domestique, mais rien n’interdit parfois quelque élan lyrique.
Une mère de triplés m’a
fait découvrir, lors d’une réunion parisienne de l’association, une quatrième
manière de s’adresser simultanément aux trois. Elle racontait que, promenant
ses enfants dans une poussette où les trois faisaient face à la route, sans
pouvoir donc apercevoir leur mère, elle leur commentait les avatars du paysage
d’un tutoiement indistinct : « tu as vu le chien ? tu sens le
vent ? » en sorte que chacun pouvait simultanément et séparément
penser que l’adresse maternelle lui était personnellement destinée. Prise en
tenaille entre le désir de singulariser son rapport à chacun des trois et la
difficulté de le pratiquer, elle inventait ainsi un biais entre le pluriel
collectivant et une mise en série de trois « tu » : celui d’un
« tu » générique.
Cette femme ajoutait
qu’elle éprouvait un certain malaise à profiter ainsi de la circonstance pour
faire l’économie d’un « vous » collectif qui la décevait, ou d’une
succession fastidieuse d’adresses individuelles et se sentait coupable de
berner chacun de ses enfants en se dotant de la capacité, usurpée à ses yeux,
de parler simultanément à chacun de façon singulière.
Qu’est-ce donc qui
gênait ainsi cette mère, me demandais-je, s’il est vrai que son adresse n’était
ni mensongère, ni une tromperie et que cette capacité s’inscrit naturellement
dans la langue ? Peut-être, me disais-je, que cela tient au fait qu’il
s’agit là d’une puissance qui s’accorde mieux à l’identité de père qu’à celle
de mère s’il est vrai par exemple qu’on en trouve l’exercice chez un Yahvé
adressant à quiconque un « Tu ne tueras point ! ». Une telle
adresse générique, où un dieu s’adresse à l’individu quelconque participant du
genre humain, a, il est vrai, un tout autre impact qu’une adresse collective
ordonnée à une communauté circonscrite, au « peuple » élu par exemple
(« Vous irez en terre de Canaan… »).
Il me semblait qu’un
père s’accommoderait plus aisément d’une telle adresse, s’il est vrai que la
paternité comporte une part plus naturellement générique (somme toute, le père
donne le même nom propre à chacun de ses enfants, contribuant ainsi à les récollecter
sous un même nom partagé : les « Nicolas », par exemple). Une
mère reste plus au rouet d’un 1+1+1. Le « tu » générique n’est pas
son atout, car il oblitère les particularités de l’un et de l’autre. Le pluriel
d’une mère n’est sans doute pas le même que celui d’un père. Une mère superpose
plutôt qu’elle n’additionne : il y a Louis, et aussi Marc, et aussi Inès —
le « et » ici n’est pas un « plus » —. Le collectif comme
tel n’a guère d’existence pour elle. La meute n’est pas son vis-à-vis :
pour elle, pas d’hydre à trois têtes, mais trois petits, particuliers, alignés
côte à côte et d’autant plus exigeants qu’elle ne les récollecte ni en
communauté, ni en individualité générique répliquée. Une mère écarte un rapport
à ses enfants comme masse (le « vous ») comme elle écarte ce qu’il y
a en eux d’indistinct (le « tu » générique). Elle privilégie
l’individualisation car elle a en a besoin pour elle autant que pour eux :
elle éprouve la nécessité d’aimer chacun en propre et que chacun se sache aimé
d’elle en propre.
Un père, ici, ajoute une
autre dimension, pouvant s’adresser pour chacun de ses enfants à ce qu’il y a
en lui d’anonymement partagé. Ainsi le malaise de cette femme me semblait tenir
au fait qu’elle découvrait s’adresser à ses enfants comme un père plutôt que
comme une mère.