Jumeaux Infos (n°13, juillet 2001) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

Comment s’adresser à la fois aux trois petits ?

François Nicolas

 

 

Quand vous vous adressez simultanément aux trois enfants, quel pronom personnel employer : le « vous », le « tu », le « on » ? Des conséquences de chacun de ces partis, et des pratiques différentes selon qu’on est père ou mère…

 

Il y a, me semblait-il, trois manières de s’adresser à la fois aux triplés : le pluriel naturel (« Les enfants, vous venez ? »), auquel vous pouvez vous incorporer d’un pronom plus impersonnel (« On y va ? »), à moins que vous ne vous adressiez à la meute comme telle, la personnifiant d’un « tu » singulier » (« Petite troupe, tu viens avec moi ? ») — j’admets que cette troisième manière est plus littéraire que domestique, mais rien n’interdit parfois quelque élan lyrique.

Une mère de triplés m’a fait découvrir, lors d’une réunion parisienne de l’association, une quatrième manière de s’adresser simultanément aux trois. Elle racontait que, promenant ses enfants dans une poussette où les trois faisaient face à la route, sans pouvoir donc apercevoir leur mère, elle leur commentait les avatars du paysage d’un tutoiement indistinct : « tu as vu le chien ? tu sens le vent ? » en sorte que chacun pouvait simultanément et séparément penser que l’adresse maternelle lui était personnellement destinée. Prise en tenaille entre le désir de singulariser son rapport à chacun des trois et la difficulté de le pratiquer, elle inventait ainsi un biais entre le pluriel collectivant et une mise en série de trois « tu » : celui d’un « tu » générique.

Cette femme ajoutait qu’elle éprouvait un certain malaise à profiter ainsi de la circonstance pour faire l’économie d’un « vous » collectif qui la décevait, ou d’une succession fastidieuse d’adresses individuelles et se sentait coupable de berner chacun de ses enfants en se dotant de la capacité, usurpée à ses yeux, de parler simultanément à chacun de façon singulière.

Qu’est-ce donc qui gênait ainsi cette mère, me demandais-je, s’il est vrai que son adresse n’était ni mensongère, ni une tromperie et que cette capacité s’inscrit naturellement dans la langue ? Peut-être, me disais-je, que cela tient au fait qu’il s’agit là d’une puissance qui s’accorde mieux à l’identité de père qu’à celle de mère s’il est vrai par exemple qu’on en trouve l’exercice chez un Yahvé adressant à quiconque un « Tu ne tueras point ! ». Une telle adresse générique, où un dieu s’adresse à l’individu quelconque participant du genre humain, a, il est vrai, un tout autre impact qu’une adresse collective ordonnée à une communauté circonscrite, au « peuple » élu par exemple (« Vous irez en terre de Canaan… »).

Il me semblait qu’un père s’accommoderait plus aisément d’une telle adresse, s’il est vrai que la paternité comporte une part plus naturellement générique (somme toute, le père donne le même nom propre à chacun de ses enfants, contribuant ainsi à les récollecter sous un même nom partagé : les « Nicolas », par exemple). Une mère reste plus au rouet d’un 1+1+1. Le « tu » générique n’est pas son atout, car il oblitère les particularités de l’un et de l’autre. Le pluriel d’une mère n’est sans doute pas le même que celui d’un père. Une mère superpose plutôt qu’elle n’additionne : il y a Louis, et aussi Marc, et aussi Inès — le « et » ici n’est pas un « plus » —. Le collectif comme tel n’a guère d’existence pour elle. La meute n’est pas son vis-à-vis : pour elle, pas d’hydre à trois têtes, mais trois petits, particuliers, alignés côte à côte et d’autant plus exigeants qu’elle ne les récollecte ni en communauté, ni en individualité générique répliquée. Une mère écarte un rapport à ses enfants comme masse (le « vous ») comme elle écarte ce qu’il y a en eux d’indistinct (le « tu » générique). Elle privilégie l’individualisation car elle a en a besoin pour elle autant que pour eux : elle éprouve la nécessité d’aimer chacun en propre et que chacun se sache aimé d’elle en propre.

Un père, ici, ajoute une autre dimension, pouvant s’adresser pour chacun de ses enfants à ce qu’il y a en lui d’anonymement partagé. Ainsi le malaise de cette femme me semblait tenir au fait qu’elle découvrait s’adresser à ses enfants comme un père plutôt que comme une mère.