Jumeaux Infos (n°11, mai
2001) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus
« Merci
les enfants ! »
De la chance d’avoir d’un coup tant d’enfants, car
il n’y a pas que la tourmente, et les cris et les pleurs, mais aussi ce que
cette tourmente finalement vous procure…
Le
cataclysme que représente l’arrivée simultanée de trois enfants comporte aussi sa part de chance. J’écris
« aussi » car il est vrai que le coup est d’abord rude, et qu’on met bien
longtemps à s’en relever, surtout physiquement, et pas uniquement pour la mère…
Le choc est donc violent, mais il a des vertus.
D’abord,
il simplifie votre vie. Vous me direz : cela surtout la complique. Il est
vrai, pas besoin ici d’insister, mais cependant cela l’allège par bien des côtés :
avec une ribambelle de gosses, on ne s’encombre plus des soucis attachés au
couple se complaisant dans l’enfant-roi.
Chez
nous, l’enfant n’est pas roi et le mot « enfant » se conjugue au
pluriel, à la troisième personne d’ailleurs plutôt qu’à la première : en
fait il y a chez nous « les enfants » plutôt que « notre (ou
nos) enfant(s) ». Ceci dégage les parents comme les enfants de bien des
identifications : pas grand place dans ce cadre pour charger tel ou telle
de réaliser plus tard ce que l’un des parents n’aurait pu réussir lui-même. Guère
de place non plus pour un rapport fusionnel entre la mère et « son »
enfant en travers duquel le père devrait tôt ou tard se dresser.
Pour
les parents, c’est la chance d’un désencombrement de bien des soucis : il
n’est plus question de résidence secondaire, tout le budget logement étant accaparé
par l’agrandissement indispensable du domicile. Bien sûr plus de soucis de
sports d’hivers et autres divertissements : la vie est concentrée sur l’essentiel
et l’on n’a plus qu’à choisir entre priorités principales et priorités
secondaires. Quand on y réfléchit bien, c’est un gros avantage : c’est la
voie de la sagesse offerte d’un coup sur un plateau, quand elle est d’ordinaire
le résultat d’un laborieux renoncement aux futilités de la vie.
Pour
un adulte, avoir la responsabilité d’une troupe d’enfants est une ascèse précieuse :
vous vivez sur un qui-vive perpétuel qui aiguise votre sentiment d’exister ;
votre présent est constamment intensifié et vous ignorez désormais l’ennui ;
vous vous intéressez de facto aux gens plutôt qu’aux choses ; vous
choisissez une voiture pour sa capacité à vous servir et non plus pour son
galbe ou son bruit de moteur. Vous avez abandonné toute perspective d’un intérieur
pour magazine de décoration : vos murs sont irrémédiablement tâchés, vos
meubles sont écornés mais votre logement respire la vitalité.
Vous
avez rayé d’un trait bien des tâches de représentation sociale : certes
ceci vous isole un peu mais en même temps vous attache à l’important. Là où un
couple hésite ordinairement avant de se décider à déménager, à choisir son lieu
de vacances, à fixer la cible de son week-end, le vôtre tranche sans guère d’états
d’âme et sans amertume toutes ces questions. Votre couple lui-même se trouve ainsi
dégraissé de bien des semblants qui menaçaient son quotidien et vous vous
redites, bien plus souvent qu’avant : « oui, c’est bien là ma femme ! ».
Vous
avez facilement appris ce que tout parent doit savoir : tous ces enfants
ne sont pas vôtres, mais les circonstances vous les ont confiés, un temps
seulement. Et le vrai miracle est là : que ces myriades de petits et de
plus grands vous soient proches, et viennent sauter sur vos genoux, et vous
tirer le bas du pantalon. Vous auriez, il est vrai, mille autres choses à faire,
et qui comptent tout autant, mais cette énergie qui les déborde vous revient et
vous infuse.
Après
une dure journée passée à maintenir un semblant d’ordre dans ce capharnaüm auprès
de ces enfants que vous n’avez finalement jamais choisis (vous avez élu votre
femme, mais tous ces enfants vous sont arrivés, par un chemin ou par un autre),
vous vous retrouvez, la nuit tombée, à leur adresser un simple : « Merci
les enfants ! ».
Et
pouvoir adresser un « Merci » est en vérité une chance.