Jumeaux Infos (n°11, mai 2001) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

« Merci les enfants ! »

François Nicolas

 

 

De la chance d’avoir d’un coup tant d’enfants, car il n’y a pas que la tourmente, et les cris et les pleurs, mais aussi ce que cette tourmente finalement vous procure…

 

Le cataclysme que représente l’arrivée simultanée de trois enfants comporte aussi sa part de chance. J’écris « aussi » car il est vrai que le coup est d’abord rude, et qu’on met bien longtemps à s’en relever, surtout physiquement, et pas uniquement pour la mère… Le choc est donc violent, mais il a des vertus.

D’abord, il simplifie votre vie. Vous me direz : cela surtout la complique. Il est vrai, pas besoin ici d’insister, mais cependant cela l’allège par bien des côtés : avec une ribambelle de gosses, on ne s’encombre plus des soucis attachés au couple se complaisant dans l’enfant-roi.

Chez nous, l’enfant n’est pas roi et le mot « enfant » se conjugue au pluriel, à la troisième personne d’ailleurs plutôt qu’à la première : en fait il y a chez nous « les enfants » plutôt que « notre (ou nos) enfant(s) ». Ceci dégage les parents comme les enfants de bien des identifications : pas grand place dans ce cadre pour charger tel ou telle de réaliser plus tard ce que l’un des parents n’aurait pu réussir lui-même. Guère de place non plus pour un rapport fusionnel entre la mère et « son » enfant en travers duquel le père devrait tôt ou tard se dresser.

Pour les parents, c’est la chance d’un désencombrement de bien des soucis : il n’est plus question de résidence secondaire, tout le budget logement étant accaparé par l’agrandissement indispensable du domicile. Bien sûr plus de soucis de sports d’hivers et autres divertissements : la vie est concentrée sur l’essentiel et l’on n’a plus qu’à choisir entre priorités principales et priorités secondaires. Quand on y réfléchit bien, c’est un gros avantage : c’est la voie de la sagesse offerte d’un coup sur un plateau, quand elle est d’ordinaire le résultat d’un laborieux renoncement aux futilités de la vie.

Pour un adulte, avoir la responsabilité d’une troupe d’enfants est une ascèse précieuse : vous vivez sur un qui-vive perpétuel qui aiguise votre sentiment d’exister ; votre présent est constamment intensifié et vous ignorez désormais l’ennui ; vous vous intéressez de facto aux gens plutôt qu’aux choses ; vous choisissez une voiture pour sa capacité à vous servir et non plus pour son galbe ou son bruit de moteur. Vous avez abandonné toute perspective d’un intérieur pour magazine de décoration : vos murs sont irrémédiablement tâchés, vos meubles sont écornés mais votre logement respire la vitalité.

Vous avez rayé d’un trait bien des tâches de représentation sociale : certes ceci vous isole un peu mais en même temps vous attache à l’important. Là où un couple hésite ordinairement avant de se décider à déménager, à choisir son lieu de vacances, à fixer la cible de son week-end, le vôtre tranche sans guère d’états d’âme et sans amertume toutes ces questions. Votre couple lui-même se trouve ainsi dégraissé de bien des semblants qui menaçaient son quotidien et vous vous redites, bien plus souvent qu’avant : « oui, c’est bien là ma femme ! ».

Vous avez facilement appris ce que tout parent doit savoir : tous ces enfants ne sont pas vôtres, mais les circonstances vous les ont confiés, un temps seulement. Et le vrai miracle est là : que ces myriades de petits et de plus grands vous soient proches, et viennent sauter sur vos genoux, et vous tirer le bas du pantalon. Vous auriez, il est vrai, mille autres choses à faire, et qui comptent tout autant, mais cette énergie qui les déborde vous revient et vous infuse.

Après une dure journée passée à maintenir un semblant d’ordre dans ce capharnaüm auprès de ces enfants que vous n’avez finalement jamais choisis (vous avez élu votre femme, mais tous ces enfants vous sont arrivés, par un chemin ou par un autre), vous vous retrouvez, la nuit tombée, à leur adresser un simple : « Merci les enfants ! ».

Et pouvoir adresser un « Merci » est en vérité une chance.