Jumeaux Infos (n°10, avril
2001) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus
Du Papa de triplés
De la difficulté singulière d’être Papa de triplés,
donnant du temps, de la parole et de son corps à la fois à trois louveteaux…
Vous êtes
Papa. Vous passez du temps avec vos enfants, vous leur prêtez votre corps et
vous échangez avec eux des paroles. Pas de Papa en effet qui vaille s’il n’accepte
d’y dépenser un temps gratuit, non utilitaire et sans fonctions. Pas de Papa
qui vaille qui n’offre à ses enfants une intimité corporelle leur permettant de
s’amadouer la puissance d’un corps d’homme. Pas de Papa qui vaille qui ne parle
avec ses enfants, non plus pour s’adresser à eux à sens unique (pour les
gronder, les sermonner, les éduquer ou les instruire) mais pour échanger des
mots et phrases, pour partager quelque expérience de la pensée s’élaborant au
fil des mots, comme les enfants savent si bien le faire, commençant volontiers
une phrase sans savoir comment elle se terminera, uniquement pour attirer l’attention
et, une fois obtenu le droit de poursuivre, réfléchissant tout en parlant, via
force répétitions et sinuosités, où conduire la phrase qu’ils ont commencée il
y a longtemps déjà et dont ils se souviennent à peine des premiers mots…
Temps, corps et parole matérialisent ainsi ce
que pour vous veut dire « être Papa ». Vous connaissez ce travail de
Papa pour l’avoir mené avec vos précédents enfants, mais cette fois, c’est avec
trois à la fois qu’il vous faut tenter de le faire. Et là, vous devez bien vite
déchanter.
• Passer
du temps avec eux ? Cela prend aussitôt le tour de tâches domestiques
(ranger la chambre, assurer l’ordre, faire circuler les jeux, conduire au pot,
alimenter la meute en combustible liquide et solide…). Bref, il vous apparaît
difficile de partager avec eux un temps « inutile » : tout
moment est accaparé par la nécessité de faire fonctionner la collectivité. Vous
êtes convoqué comme animateur, maître d’école ou gendarme, et le Papa que vous
vouliez être reste confiné à l’antichambre.
• Les
moments d’intimité corporelle vous sont également barrés : comment en laisser
un venir dans votre lit sans qu’aussitôt les deux autres ne se précipitent réclamant
leur dû et raturant toute perspective d’intimité (à quatre dans un lit, pas de
calme possible, la chamaillerie l’emporte). Si vous vous allongez sur le tapis
de leur chambre, pour un qui vient tendrement s’étendre contre votre flanc, en
voilà un second qui se précipite pour occuper l’autre côté ; reste le
troisième qui ne peut que se coucher sur vous, détruisant la symétrie et
attirant les deux autres vers sa place, et voilà la tourmente réengagée…
• Quand
à parler avec trois enfants à la fois, ce n’est guère possible qu’en instaurant
un tour de parole draconien qui réintroduit le spectre de la file indienne :
vos trois d’être ainsi transformés en candidats rivaux de votre attention,
formulant des cahiers de doléances plutôt que parlant librement, et vous de
vous croire devant FR3 en train de subir une campagne électorale. Comment
pourriez-vous parler personnellement à l’un quand les deux autres comparent
aussitôt ce qui lui est dit à ce qui est dit aux deux autres, supputant les
différences possibles entre les propos, jaugeant vos paroles comme un maquignon
compare l’offre qui lui est faite à celle qu’il sait avoir été faite à ses compères ?
Et vous
Papa désintéressé, interlocuteur gratuit, homme gracieusement dépensier de
votre temps, de votre parole et de votre corps, vous voilà sommé de rétablir la
loi du compte, de la série, de la répartition équitable, du calcul au plus
juste. Impossible pour vous de déployer une intimité de parole et de corps avec
vos trois à la fois : l’intimité exige le deux, et là, vous êtes aussitôt
quatre.
Seule
solution pour rester Papa : en mettre deux le temps d’un week-end chez les
grands-mères et n’en garder qu’un pour pouvoir ainsi devenir successivement le
Papa de Louis, le Papa de Marc, le Papa d’Inès.
Et il
vous faut ainsi en rabattre sur l’idée d’être Papa à la fois de Louis, Marc et
Inès.