Jumeaux Infos (n°10, avril 2001) : le magazine des parents de jumeaux, triplés, quadruplés et plus

 

Du Papa de triplés

François Nicolas

 

 

De la difficulté singulière d’être Papa de triplés, donnant du temps, de la parole et de son corps à la fois à trois louveteaux…

 

Vous êtes Papa. Vous passez du temps avec vos enfants, vous leur prêtez votre corps et vous échangez avec eux des paroles. Pas de Papa en effet qui vaille s’il n’accepte d’y dépenser un temps gratuit, non utilitaire et sans fonctions. Pas de Papa qui vaille qui n’offre à ses enfants une intimité corporelle leur permettant de s’amadouer la puissance d’un corps d’homme. Pas de Papa qui vaille qui ne parle avec ses enfants, non plus pour s’adresser à eux à sens unique (pour les gronder, les sermonner, les éduquer ou les instruire) mais pour échanger des mots et phrases, pour partager quelque expérience de la pensée s’élaborant au fil des mots, comme les enfants savent si bien le faire, commençant volontiers une phrase sans savoir comment elle se terminera, uniquement pour attirer l’attention et, une fois obtenu le droit de poursuivre, réfléchissant tout en parlant, via force répétitions et sinuosités, où conduire la phrase qu’ils ont commencée il y a longtemps déjà et dont ils se souviennent à peine des premiers mots…

 

Temps, corps et parole matérialisent ainsi ce que pour vous veut dire « être Papa ». Vous connaissez ce travail de Papa pour l’avoir mené avec vos précédents enfants, mais cette fois, c’est avec trois à la fois qu’il vous faut tenter de le faire. Et là, vous devez bien vite déchanter.

 

• Passer du temps avec eux ? Cela prend aussitôt le tour de tâches domestiques (ranger la chambre, assurer l’ordre, faire circuler les jeux, conduire au pot, alimenter la meute en combustible liquide et solide…). Bref, il vous apparaît difficile de partager avec eux un temps « inutile » : tout moment est accaparé par la nécessité de faire fonctionner la collectivité. Vous êtes convoqué comme animateur, maître d’école ou gendarme, et le Papa que vous vouliez être reste confiné à l’antichambre.

• Les moments d’intimité corporelle vous sont également barrés : comment en laisser un venir dans votre lit sans qu’aussitôt les deux autres ne se précipitent réclamant leur dû et raturant toute perspective d’intimité (à quatre dans un lit, pas de calme possible, la chamaillerie l’emporte). Si vous vous allongez sur le tapis de leur chambre, pour un qui vient tendrement s’étendre contre votre flanc, en voilà un second qui se précipite pour occuper l’autre côté ; reste le troisième qui ne peut que se coucher sur vous, détruisant la symétrie et attirant les deux autres vers sa place, et voilà la tourmente réengagée…

• Quand à parler avec trois enfants à la fois, ce n’est guère possible qu’en instaurant un tour de parole draconien qui réintroduit le spectre de la file indienne : vos trois d’être ainsi transformés en candidats rivaux de votre attention, formulant des cahiers de doléances plutôt que parlant librement, et vous de vous croire devant FR3 en train de subir une campagne électorale. Comment pourriez-vous parler personnellement à l’un quand les deux autres comparent aussitôt ce qui lui est dit à ce qui est dit aux deux autres, supputant les différences possibles entre les propos, jaugeant vos paroles comme un maquignon compare l’offre qui lui est faite à celle qu’il sait avoir été faite à ses compères ?

 

Et vous Papa désintéressé, interlocuteur gratuit, homme gracieusement dépensier de votre temps, de votre parole et de votre corps, vous voilà sommé de rétablir la loi du compte, de la série, de la répartition équitable, du calcul au plus juste. Impossible pour vous de déployer une intimité de parole et de corps avec vos trois à la fois : l’intimité exige le deux, et là, vous êtes aussitôt quatre.

 

Seule solution pour rester Papa : en mettre deux le temps d’un week-end chez les grands-mères et n’en garder qu’un pour pouvoir ainsi devenir successivement le Papa de Louis, le Papa de Marc, le Papa d’Inès.

Et il vous faut ainsi en rabattre sur l’idée d’être Papa à la fois de Louis, Marc et Inès.