Il faut qu’une foule (une multiplicité) se déclare

(7-8 juin 2019, Journées sur L’Immanence des vérités, Ircam – Paris)

 

- Frank Madlener -

 

Faire œuvre, l’une des injonctions du 20ième siècle ou faire dispositif, l’un des traits du contemporain, c’est-à-dire pratique et discours, relation et immersion : une ligne de front se dessine aujourd’hui entre ces deux approches sensibles de la création artistique. L’hypothèse que je crois opérante pour le présent, l’objet de mon intervention, a été stimulée par quelques voies d’accès tracées par Alain Badiou, ces « via ferrata », ces itinéraires équipés et ascensionnels contre l’idéologie de la finitude et du recouvrement. En cours de route, je me débarrasserai de tout baudrier pour permettre certaines torsions sans dévisser, ou alors ce sera le choix du vol libre. 

L’idéologie de la finitude, l’adversaire constant de Badiou, est pour le dire rapidement, la pure adhésion à ce qu’il y a. Il n’advient que ce qui est déjà là. Advenir signifie alors un faux détour pour nous retrouver là où nous sommes déjà en propre. Ce « déjà » accolé au « désormais » est l’adverbe par excellence de la finitude. Cette idéologie prend la parole à tout bout de champ, dans le quotidien et la politique, l’économie et la culture, l’esthétique et la création artistique. Elle exprime pour l’essentiel la fatigue des temps moderne : tout ayant été déjà écrit, entendu, perçu, il s’agit simplement de rejouer, détourner, déconstruire, l’horizon indépassable du déjà-là. En ce sens, cette doctrine agit en porte-parole zélé de l’historicisme qui signifie l’oubli du passage des temps, l’oubli de la discontinuité et de l’interruption, l’oubli de l’imprévisible, et précisément l’oubli de l’Histoire.

Partons d’une thèse centrale de l’Immanence des Vérités. Le fini n’a pas d’être, il n’est qu’un pur résultat ; secondairement, l’approche de l’infini doit se déprendre de tout recours transcendant à l’Un. Il s’agit donc de qualifier des opérations entre infinis et de distinguer le fini comme déchet du fini comme œuvre.  Cette opposition décisive entre œuvre et déchet, entre générique et constructible, ou pour nommer les choses du côté de la mathématique, entre Cohen et Gödel, aboutit à un combat titanesque, une gigantomachie comme a pu en parler le philosophe Quentin Meillassoux. Mais n’existerait-il pas de troisième terme entre œuvre et déchet, une autre « voie » qui invaliderait l’hypothèse du tiers exclu ?

 

Se résoudre au choix entre œuvre et déchet, donc aussi à leur combat, c’est se résoudre d’une certaine façon au 20ième siècle. Or je ne m’y résous pas pour une raison qui s’éclairera dans le cours de cette intervention. Ne pas se résoudre au 20ième siècle, signifie pouvoir échapper à l’oppression du productivisme et à la conscience déchirée du minoritaire, cette action restreinte et orgueilleuse qui associe l’assomption de l’œuvre à une promesse toujours différée.  Pourquoi une action devrait-elle rester restreinte si elle se destine à agir ? En somme le minoritaire en art doit pouvoir se désabriter de sa condition de minoritaire. Tout indique aujourd’hui à la faveur d’expérience musicales, scientifiques et technologiques récentes, que de nouvelles configurations vitales et collectives surgissent au 21ième siècle.

 

Ma perspective doublement critique vise à dépasser deux états. D’une part la religion de l’œuvre emphatique du 20ième siècle, œuvre Une et édifiante, piétisme d’arrière-saison, l’œuvre monumentale ou si elle ne l’est pas, intimement convaincue par sa propre écriture du désastre et par l’esthétique décourageante du fragmenté. D’autre part, le dispositif contemporain qui récuse la clôture de l’œuvre au profit d’une situation indéfinie, horizontale et participative, d’apparence moins autoritaire dans son adresse à un étrange spectateur-auditeur-visiteur.  D’une certaine façon, l’alternative entre œuvre et dispositif reconduit la distinction antique entre la poétique – la fabrique d’une œuvre qui échappera à son auteur– et la praxis du sujet-artiste qui ne s’absente plus jamais de sa scène, pour le coup de notre scène contemporaine.

 

Commençons donc par une perspective immense sur ce 20ième siècle, dans son versant le plus monumental, celui de Stockhausen qui régna à Cologne, mais aussi celui de Bernd Aloys Zimmermann qui, habitant de la même ville, n’y put régner, sauf dans l’ombre du premier.

Stockhausen est habité par la visée de l’unité et par la pensée de l’originel :  vouloir épeler l’absolu, épeler ce qui se tient séparé. Tout va procéder de l’idée d’Appel, appel à celui qui écoute, appel de la verticalité biblique. Il s’agit de subsumer le divers sonore sous un principe unitaire. Dès le Chant des adolescents de 1958, Stockhausen imagine une synthèse inédite entre la voix et l’électronique. L’incantation en faveur de l’unité opère pleinement : la voix se superpose à elle-même, et produit des contrepoints très riches. Lorsque l’idée de l’unité se donne des chemins inédits, ainsi dans Gesang ou dans Momente, la passion pour l’originel ne peut exercer son despotisme. De même l’effort théorique et visionnaire de Stockhausen dans son texte Wie die Zeit verghet, consiste à coordonner hauteurs et rythmes, à créer une forme de bijection réciproque de l’un sur l’autre, puis du temps sur l’espace. Ici aussi la recherche tend vers l’unité mais elle ne fléchit jamais quant à l’originalité de son enquête. La trajectoire de Stockhausen, saisissante en tout, décrit le naufrage de l’original dans l’originel, de l’origine inventée dans le mythe insensé des origines.

 

Dans l’aventure monumentale de Licht, qui occupera l’artiste pendant 25 ans, un opéra déployé sur sept jours, l’emprise du monisme atteint son degré maximal. Le rituel régule cette fois toutes les qualités du monde, les mots, les couleurs, les gestes, les intervalles, les chiffres de l’œuvre et de ses parties. Trois archétypes cosmiques ordonnent le tout. Lundi, jour d’Ève ; mardi, combat entre Michaël et Lucifer ; mercredi, jour de l’harmonie ; jeudi, jour de Michaël trompettiste et voyageur ; vendredi, jour de la tentation d’Ève par Lucifer ; samedi, jour de Lucifer et de Saturne, transformation de la matière en lumière – l’œuvre s’achevant par un chœur d’hommes qui entonnent les Salutations des Vertus de Saint François d’Assise ; dimanche de l’union mystique entre la Mère et le Fils. Les péripéties de la semaine ne peuvent que confirmer ce que l’on sait dès le début de l’odyssée : rien ni personne n’échappera à une navigation circulaire où le multiple est recouvert par le continuum. La mesure du monde de Licht, son « ultra-filtre » principal, est ce continuum porté par l’archétype : il va exercer son hégémonie toute puissante et toute lassante. Dans ce programme, la musique n’est plus que l’ornementation d’une idée immuable, où se succèdent appels, saluts, bénédictions.

Et la communauté, la foule à laquelle se destine le tout-un, n’admet plus que des fidèles ou de futurs fidèles. Ce temps extatique signifie littéralement : comment le temps ne passe plus.

 

Ma deuxième station au cœur du 20ième siècle, en réalité à sa fin, c’est l’œuvre monumentale sans l’Un. Il s’agit du Requiem pour un Jeune Poète de Bernd Aloys Zimmermann, le négatif de l’entreprise de Stockhausen.  Imprécatif et fascinant, témoin d’un siècle fracassé et fracassant, le Requiem agence et compresse les voix politiques et poétiques du 20ième siècle. Toutes ses voix, tous ses énoncés ? C’est en réalité la vision d’un siècle marqué par deux seuils, octobre 17 et mai 68, un siècle vu et entendu par un artiste allemand. Œuvre pressentie dans les années 50, achevée en août 1969, un avant le suicide de son auteur en 1970.  Zimmermann dénomme son Requiem, « lingual », œuvre parlée. Une multitude de documents, d’archives, de récits, d’œuvres ultimes vont y cohabiter ou plus exactement vont s’y disjoindre. Il y a les poètes suicidés de l’histoire, Maïakovski, Konrad Bayer, Essénine ; les figures politiques sous forme d’archives ou de citation, Dubcek, Churchill, Staline, Goebbels, Mao, von Ribentrop; des fragments littéraires et philosophiques de James Joyce, Kurt Schwitters, Ezra Pound ou Wittgenstein; des fragments musicaux de Beethoven, Wagner, Milhaud, les Beattles...

 

Bien avant le Requiem, Zimmermann a médité la temporalité en musique. Son concept de Temps Sphérique, l’intuition que toutes les époques coexistent, a été capturé par Ezra Pound : « L’aube se lève sur Jérusalem quand il est minuit sur les Colonnes d’Hercule. Toutes les époques sont contemporaines ».

Cette conception induit le pluralisme stylistique, le collage, les citations. La perspective la plus vertigineuse n’est pas tant celle de l’éternité qui échapperait au devenir, ni même le temps extatique, mais l’instance du présent qui fait passer le futur dans le passé : Zimmermann est avant tout disciple de Saint Augustin.

Ce qu’il compose ou plus exactement ce qu’il démonte, c’est notre perception d’un monde qui fut, mais dont la pointe la plus présente va envahir la salle de façon oppressante à la fin de l’œuvre. Dans cette ultime partie, Dona Nobis Pacem, une paix qui n’aura jamais aussi mal porté son nom, la clameur des manifestations de 68 à Prague, Berlin, Paris envahit la salle actuelle où se joue le Requiem, de même que le total chromatique a envahi et opacifié le tissu musical.

 

Dans l’une de ses lettres ultimes, après la composition du Requiem, Zimmermann caractérise ainsi son œuvre : « La musique s’assassine elle-même ». Il nous faut dégager ce diagnostic saisissant d’un contexte biographique et psychiatrique (bipolarité, phase maniaque, phase mélancolique) qui identifie toute production à un symptôme. Pour ce faire, voici trois collisions fertiles entre le Requiem et notre propre présent.

La première déflagration est la mise en commun de forces humaines. Les forces en présence, en grand nombre pour un concert, vont se heurter aux forces inemployées. Trois chœurs distribués dans la salle, deux bandes magnétiques avec chacune quatre pistes projetées aux angles de la salle, deux récitants, un soprano solo, une basse solo, un jazz combo ;  un orchestre pléthorique qui intègre les saxophones, l’orgue, l’accordéon, la mandoline, mais qui s’avère par ailleurs défectif : manque les violons et les altos. Que vont donc faire ces pupitres clés de l’orchestre pendant que se prépare le Requiem ?  Le Requiem du 20ème siècle indique d’une certaine façon, la fin du plein emploi. Il y a les musiciens non retenus, créant une béance dans le registre moyen et aigu, il y a aussi des musiciens en scène qui devront attendre longtemps avant d’intervenir tandis que les pistes de la bande se déroulent inexorablement.

Deuxième collision avec notre présent : nous ne pourrons jamais lire ni entendre la totalité des textes qui se logent sur les pistes de l’œuvre. Il faudrait pouvoir écouter chacune des pistes de la bande, l’une après l’autre, puis leur agencement l’une avec l’autre, puis leur masquage l’une par l’autre. L’auditeur doit donc choisir dans un multiple, la totalité lui étant refusée. En ce sens, il participe à l’acte de composition que Zimmermann définissait ainsi : « Composer, c’est avant tout et sans cesse prendre des décisions ; la liberté du compositeur n’est autre que la liberté de décider ». Le spectateur de ce Requiem subit une réalité physiologique : l’oreille humaine ne peut percevoir intégralement la totalité de la clameur du monde.  Si un objet est compté pour un, si son existence égale son degré d’apparition, si on tient la mort comme le passage à l’inexistence au regard d’un monde, le Requiem de 1969 fait ainsi passer à l’inexistence une multitude de paroles, de voix, de pays sonores, qu’il avait pourtant convoqués. [1]

Le Requiem choisit la discontinuité comme principe de montage : un fragment doit rester à l’état de fragment dans un tout improbable.  Certains fragments sont des états précaires, inscrits à la lettre dans la partition et sur la bande. D’autres font événement par le fait de leur irruption : pour l’essentiel c’est l’archive non transformée, exposée à découvert. Enfin, d’autres phénomènes sonores, ni états indécidables, ni archives, existent par une technique d’accumulation, il s’agit des textures musicales, et très souvent, des tenues du chœur. Mais voici l’essentiel : Zimmermann assigne à tous ces fragments ou déchets, qu’ils soient existences précaires, éléments de rupture ou traces d’événements, une localisation très précise dans l’espace de la salle : tel moment de telle piste sera toujours projeté à un endroit spécifique. La composition est donc l’agencement de ces voix et leur superposition jusqu’à un point d’exposition et d’in-apparition. 

 

Dernière collision du Requiem avec notre temps. Cette œuvre-monde est tout ce qui arrive au 20ième siècle, localisé par une pensée artistique singulière. Dire ou montrer ce siècle, tels sont les deux enjeux de l’aventure. Le paradoxe et la puissance de la musique est de ne rien vouloir dire quand bien même serait-elle saturée d’expressions. Impuissante à exprimer quoi que ce soit, mais surpuissante à le montrer et à l’exposer dans sa simultanéité même. La distinction entre dire et montrer trouve chez Zimmermann, son aporie et sa déchirure. Ne serait-ce pas cela le suicide de la musique, accompli par le Requiem, une notion cette fois délivrée de sa charge psychiatrique ? La musique s’assassine elle-même par l’abondance du vouloir-dire, par son désir éperdu à énoncer.

 

 

Nous sommes arrivés à un tournant pour sortir du 20ième siècle. L’œuvre monumentale, son caractère épique comme son unité édifiante, est ruinée, ou alors elle ne se maintient que comme un art pompier, paradis perdu de l’expression emphatique. Le cardinal d’une œuvre voulant dire le monde, sera toujours inférieur au cardinal de l’infinité de la situation dont elle s’affirme témoin. L’œuvre-monde du 20ième siècle trouve avec la pensée du fragment, sa dernière modalité et son crépuscule.  Ces tombeaux du 20ième siècle, qu’ils soient lyriques ou déconstruits, œuvres de l’exaltation ou du déchirement, Licht ou Requiem, réalisent l’exténuation méticuleuse de toute extériorité et de toute vitalité ; l’auditeur est cloué à la croix de son siège. L’art monumental du 20ième siècle musical se souvient certainement de l’art du 19ième, mais pour les tombeaux modernes, la foule vint à manquer.

 

Comment une multiplicité extérieure à la fabrique même de l’œuvre, extérieure à la chose même, peut-elle encore exister ? Comment la communauté muette des spectateurs va-t-elle se manifester dans ce qui ne sera pas aussitôt une action participative ou démagogique ?

Ces interrogations participent à l’émergence du dispositif contemporain. A la symbolique hiératique de l’œuvre verticale répond l’horizontalité affirmée du dispositif :  faire de l’objet quelconque, un médium ; faire d’un agencement humain une esthétique relationnelle et participative – l’artiste agissant en Directeur des Ressources Humaines et techniques ; faire du métier suspendu, une déclaration liminaire ; faire de la performance institutionnalisée, vidée alors de tout caractère transgressif, le révélateur d’un tel dispositif. Œuvre et dispositif coexistent naturellement au 20ième siècle, mais le dispositif montre aujourd’hui une emprise très forte.

 

Le jeune compositeur danois Simon Steen-Andersen a ainsi pris appui sur la situation du concert, avec les fonctionnalités respectives du chef, des musiciens et des auditeurs. Il va se concentrer à la lisière de la scène. En plaçant les musiciens de Black Box Music hors du champ visible, il porte notre attention sur le geste même de la fabrique du son. Ecriture du geste, écriture d’un en deçà de l’écriture. L’expérience d’une musique de l’objet remplace la fiction narrative du sujet créatif ; les dispositifs de Steen-Andersen sont des pièges visuels et sonores, univers de l’échantillon, du geste amplifié et de la répétition. Dans Run Time Error, l’artiste filme sa traversée à grande vitesse d’un lieu mis en vibration sonore selon un protocole précis. Il s’agit d’une musique concrète, en accéléré. Long plan séquence de la course, projeté dans le lieu même où il aura été tourné, avec des musiciens improvisant sur ce qu’ils ont joué pour le tournage du film. Comme dans de nombreuses expériences des arts visuels, le lieu même de la représentation est mis en scène.  

 

Dispositif et/ou œuvre, il s’agissait de formuler ici une hypothèse pour le 21ième siècle. La création musicale participe du champ vibrionnant du « contemporain », un état d’esprit qui fascine dans beaucoup de genre - danse, théâtre, arts visuels, littérature-, mais résonne comme une menace dès qu’on l’accole à la musique. Ce contemporain suscite mille appétits, relayés par les publics et les marchés culturels aux aguets de l’affolement prochain. La musique se retrouve quant à elle, dans une position malaisée : soit elle maugrée et soliloque contre le cynisme post-post-moderne de ses contemporains. Soit elle s’intègre dans le monde philharmonique, sur les rayonnages d’une grandiose bibliothèque, afin de s’y lire paisible, concertante et symphonique, sous bonne ascendance. Soit encore, elle se résout à appartenir aux arts sonores, ainsi sous la forme du dispositif, pour exister dans une région tolérée mais obscure des arts visuels. D’une certaine façon, cette dernière forme d’absorption est le travail rigoureusement inverse de l’entreprise wagnérienne, qui avait littéralement annexé toutes les disciplines, les sommant de lui répondre - et au premier chef la poésie (« Singulier défi qu’aux poètes dont il usurpe le devoir avec la plus candide et splendide bravoure, inflige Richard Wagner ! » Mallarmé). D’un vis-à-vis trop raide entre la musique et les autres, rien ne sortira, rien ne sortira, pas plus ici qu’ailleurs, d’un pas-de-deux arrêté. 

 

Pour ne pas dupliquer le duel œuvre-déchet sous l’alternative figée œuvre-dispositif, il nous faut emprunter une via « non ferrata » et repartir de la notion d’index d’absoluité, depuis ce moment où il entre en scène dans l’opus magnum d’Alain Badiou.

Après l’exaltation des différents types d’infinis (inaccessibles, compacts, complets, supercompacts…,) et de la borne de Kunen, nous atterrissons sur un haut-plateau, au pays des œuvres-en-vérité. Il se trouve alors un très beau descriptif d’une œuvre, qui l’aura été à un bref moment de son apparition, dans un instant fugace, mais qui va rapidement tomber au stade de document d’époque, d’archive, de banal témoin de son temps, puis de déchet, car « vaincue par un index trop faible ».  Ainsi les innombrables natures mortes ou les peintures d’intérieur de l’école flamande. L’index est la marque, dans l’œuvre, de son rapport à l’absolu, la marque de sa résistance au recouvrement, au connu, au conventionnel ou au constructible. Curieusement un autre mouvement n’est pas réellement envisagé, celui où la temporalité de la réception vient requalifier un document d’époque, pour le hisser au statut d’œuvre. La musique fournit de nombreux exemples de ce retournement imprévisible. Les cantates de Bach portaient toutes dates et fonctions du culte, chaque semaine, à Leipzig. Anachroniques et inactuels en leur temps, elles se sont abstraites du service qui présida à leur naissance, passant de l’état de pratique cultuelle à celui d’œuvre. Doit-on alors parler d’une résurrection ? Il ne s’agit pas d’introduire ici le biais relativiste mais de miner l’attitude marmoréenne de ce qui se présenterait de toute éternité, sous le nom d’œuvre.

 

Peut-on imaginer un index sans œuvre, un index à l’œuvre mais sans œuvre- ce qui semble a priori absurde en raison de la définition même de l’index ? L’index est ce supplément par rapport à la matérialité de l’œuvre, un trait non- empirique. Comme nous ne pouvons avoir d’expérience directe de l’absolu, cet absolu qui n’est pas, l’approche de l’absolu transite par le fragment d’une procédure de vérité, donc par l’œuvre et l’index. Mais imaginons que la flèche représentant l’action de cet index d’absolu ne trouve plus son point d’appui en l’œuvre, la qualité « être œuvre » ou « être déchet » étant pour une part, contingente et historique. Pour montrer l’index à l’œuvre, faisons pour l’instant l’économie de l’œuvre et de son nom singulier. D’une certaine façon la puissance de l’Un qu’abolit toute l’ontologie de Badiou – l’un comme marque de la transcendance religieuse- semble se recomposer de façon inattendue dans la discipline de l’œuvre constituée, ou dans sa surrection comme nom. Imaginons donc cette configuration sans nom, qui aurait pour origine un multiple et ne serait pas aussitôt subsumée sous l’unicité d’une signature. Cette configuration générique va se détacher du monde auquel elle appartient par la vigueur de son inactualité. Est actuel ce qui fait nombre au présent, ce qui correspond à l’esprit du temps, et a donc toute chance de trouver une amplification dans un corps social et une langue dominante.  Est inactuel ce qui ne coïncide pas exactement avec le présent, qui n’y adhère pas totalement mais, en raison même de cet écart, manifeste son temps. À quoi s’indexe cette « configuration sans nom », ni œuvre, ni déchet, dès lors que son présent se dérobe, en raison même de sa relative inactualité ?

 

« Il n’est pas de présent, non un présent n’existe pas. Faute que se déclare une Foule, faute de tout ». En 1897, dans Divagations, Mallarmé, qu’on pourra difficilement suspecter de populisme, note ce trait assez insolite. Nous savons que Mallarmé observait et connaissait les arts décoratifs tout comme l’art industriel de la fin du 19ième siècle et évidemment l’opéra wagnérien, tenu à distance respectueuse. Mallarmé sait parfaitement que la religion hugolienne du poète prophète n’est plus d’actualité, faute d’un peuple et faute d’un dieu. Mais pourtant, il ne renonce pas à ce qui pourra dépasser le projet esthétique- il ne renonce pas à la majestueuse ouverture sur le mystère « dont on est au monde pour envisager la grandeur ». Se déclarer ne peut être l’acte d’une fondation :  aucun multiple ne peut se fonder lui-même. Par son trait sur « une foule », Mallarmé semble anticiper la condition même de notre présent. Un présent artistique n’existe pas, faute d’un monde extérieur, faute de pouvoir s’indexer à un nombre. Ce nombre, il nous le faut, quel qu’il soit. - la communauté actuelle et à venir des spectateurs et des interprètes, des scientifiques et des artistes, des citoyens et des humains. Mais le nombre qu’il nous faut, n’est pas la simple comptabilisation d’une quantité, ni la simple circulation d’une donnée qui nous « parle », aussi massive soit-elle.

La foule qui se déclare, je ne l’entends ni du côté de la création glorifiée, le créatif prêt à la consommation, ni du côté du créateur encensé de la performance, si mal nommée, ni même dans l’incantation de l’art-vie où les formes de vie s’intensifient sous les formes artistiques, révélant la limite d’un pur flux d’intensités.

Cette multitude se donne plutôt à entendre dans des formes collectives où se tressent la pratique et l’invention. Le fait singulier de l’expérience contemporaine, est celui d’un multiple qui opère à la bordure de la configuration artistique et simultanément, en son cœur. A l’intérieur de la configuration artistique, le multiple entame l’unicité de la signature, unicité assez récente dans l’histoire humaine, par l’index d’un collectif auteur et chercheur. L’atelier ou le théâtre ou le studio, est la réunion d’une multiplicité de compétences complémentaires. Ce multiple peut désigner un compagnonnage et un apprentissage entre vivants, entre vivants et machines, entre machines, et un dépassement de l’aliénation homme-machine. Des avancées futures de l’Intelligence Artificielle, nous pouvons imaginer quelques situations fertiles :  pouvoir s’observer soi-même comme genre et comme type, et ultérieurement, pouvoir constituer des hétéronymes insoupçonnables.

Par un raccourci voulu de langage, notre configuration sans nom, ce troisième terme encore obscur, pourrait s’apparenter à l’ouvrage d’art, qui allie tour de force et prototypage. La notion de prototype a le mérite d’échapper au mythe épuisé du progrès linéaire dans l’art : une œuvre prototype quant à son matériau –ainsi celle de Varèse- peut rester conventionnelle dans sa forme. Le prototype engage plus que l’Idée puisqu’il est déjà sa mise en œuvre : il affirme le savoir-faire, la fonction nouvelle et l’essai accompli.  Le prototype est la mise en œuvre d’un modèle dans la singularité d’un objet-programme et d’une réalisation temporaire.  Il échappe ainsi à la rhétorique usée d’un art expérimental qui invoque infatigablement un improbable laboratoire où tout cheminerait sans que rien jamais ne s’y produise.

Dans ce contexte, œuvrer consiste pour l’essentiel à se doter d’un instrument inédit et générique, et à le montrer littéralement à l’œuvre- la définition de la composition par Helmut Lachenmann.

Qu’il y ait du prototype dans le design, la technologie et l’industrie, nul ne le contestera. Mais pour la pure intuition artistique, pour la pure notion, non appliquée et non fonctionnelle ?

Dans une histoire sinueuse du prototype qu’il reste à écrire, voici deux exemples.  Avant 1600, les expérimentations tendant vers l’opéra élaboré au sein des cénacles florentins, réunissaient les efforts de poètes, de musiciens, de théoriciens de la prosodie et de princes qui en soutenaient l’expérimentation. Au début du 20ième siècle, l’œuvre-essai de l’écrivain et ingénieur autrichien Robert Musil privilégie le sens du possible au sens du réel. Le sens du possible caractérise le protagoniste principal, le mathématicien Ulrich, son désœuvrement initial et persistant. « N’accorder pas plus d’importance à ce qui est qu’à ce qui n’est pas », est à cet égard, une autre version du « il n’y a pas que ce qu’il y a ». Cet axiome fondateur de L’Homme sans Qualités de Musil, indique la contingence des faits et l’absence de « raisons » pour l’existence du monde actuel. Il commande une vaste forme au subjonctif dont l’ordre demeure toujours ouvert : une suite de segments non orientés dans le temps, mais agencés dans l’espace littéraire.

 

Notre désignation d’ouvrage d’art et de prototype ne dit encore rien d’une foule qui se déclare, si elle venait un jour le faire, en bordure de la configuration : il faut ici guetter l’imaginaire collectif aussi nécessaire à l’art qu’à la politique. Qu’est-ce qui peut solliciter, rencontrer ou mobiliser l’imaginaire collectif ? L’imaginaire est la constitution d’un irréel aussi précis et tangible que le réel. Il ne s’oppose pas au réel, il est plutôt l’exactitude renforcée du réel. Prenons Hymnen, prototype électronique de Stockhausen, précédant de plus de 20 ans le tombeau Licht.  Le matériau musical utilise des hymnes du monde entier.  Certains restent reconnaissables, mais la plupart sont très transformés : le rythme de l’un s’appliquant à la ligne de l’autre, les profils mélodiques subissant une immense extension temporelle.  Hymnen stupéfie par son geste de première fois, l’indice de tout prototype : une musique électronique se dresse verticalement, elle sort littéralement des murs, comme une foule hétérogène, mêlant les sons concrets, les sons de radio, les conversations du studio. Par son désir d’universalisme, Hymnen constitue une nature musicale plutôt qu’une musique issue de la nature. Au lieu d’identifier des objets connus et des motifs inconnus, nous suivons la façon dont ces objets s’enchainent, s’interrompent et se métamorphosent par de simples changements d’échelles. Un tel ouvrage d’art transmet la sensation vive et direct du studio comme d’un lieu rêvé : une monade qui regarde le monde dont elle fait partie.  On y perçoit les brides de voix, Stockhausen travaillant avec ses compagnons d’expérimentation. C’est un art non pas du continuum mais de la bifurcation et de l’interruption. Sa marque principale est celle du saut infime dans la bande magnétique et de l’effraction du dehors.

 

Les trois entités que visaient mon intervention en faveur du 21ième siècle s’articulent les unes aux autres. L’ouvrage d’art comme tiers-terme dans la dualité œuvre-déchet ; la multiplicité de la signature, comme alternative à l’unicité de l’auteur ; le dehors ou cette extériorité à la musique dont elle a tant besoin, comme condition de la possibilité de son existence, et non pas simple attribut secondaire.  Ce triple nouage a pu surgir de façon fulgurante et contingente dans le 20ième siècle musical. Au passage, tout ceci signifie qu’enterrer un siècle consiste avant tout à ne plus être recouvert par lui mais à en réactiver éventuellement, certains songes.

 

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[1] Cette analyse du Requiem est aussi une lecture de « Logique des Mondes » d’Alain Badiou