Rudolf
di Stefano : Cinmatographe et
anne(s) 68
(Journe Htrophonies/68
- Ircam, 29
avril 2017)
Aurore ou crpuscule
Je voudrais commencer par une question laquelle, jÕespre,
mon intervention sera une forme de rponse. Je reprendrai pour cela une interrogation
formule par Franois Nicolas sur 68 : Ē Mai 68, un crpuscule quÕon aurait pris pour une aurore ? Č
en retournant la question pour le cinmatographe et en mme temps en lÕinversant
: les annes 68 nÕauraient-elles pas t pour le cinmatographe une aurore
que lÕon aurait prise pour un crpuscule ?
Une piste essentielle pour explorer cette question va
tre de prendre appui sur lÕide quÕil nÕy a pas ncessairement de synchronicit
entre ces deux champs de connaissance que sont la politique et le cinma, et de
soutenir que chacun des deux champs a en dfinitive une volution propre. Chacun
des champs peut avoir un dveloppement discontinu constitu dÕun certain nombre
de ruptures, de sauts, mais ces inflexions singulires sont toujours
intrieures leur domaine dÕintervention.
Nous sommes en mme temps obligs de reconnatre quÕil
nÕy a pas toujours eu une indiffrence, voire un simple collage entre politique
et cinma, mais que, bien au contraire, dans la priode 68 qui nous intresse
aujourdÕhui, une grande proximit a exist entre politique et cinma, qui sÕest
manifeste dÕailleurs par une pluralit de rapports parfois contradictoires.
Exemple sous et sur Mai 68
Je voudrais avant de mÕtendre sur ces questions
commencer directement par un exemple matriel, parce quÕil faut tre
matrialiste, et quÕil faut donc savoir prendre le risque de prsenter les
enjeux du cinma en restant le plus possible intrieur lui, en faisant appel
un de ses matriaux propres, je veux dire le montage.
Je vous propose donc dÕobserver ensemble des images
et des sons assembls, pour voir comment ce que je viens dÕnoncer pour le
cinmatographe - autonomie de ses dcouvertes et pourtant coute attentive
de ce qui se joue dans le champ politique dÕune poque - peut tre comme
deux voix spares mais pourtant ensemble, superposes, trouvant une possible
harmonie htrophonique.
Il sÕagira donc de montrer finalement comment le
cinmatographe est la fois profondment inactuel - je veux dire par l,
autonome : formant un monde spcifique - et en mme temps contemporain de
son temps, cÕest--dire lÕcoute de ce qui se produit en dehors de lui.
Cela ne va pas vous tonner que, pour dmontrer une
telle alchimie, jÕai d encore une fois faire appel Jean-Luc Godard. Je
voudrais donc vous montrer un montage dÕextraits tirs de deux films de Godard,
les uns pris de Week-end et les
autres de son film fait juste aprs mai 68 qui sÕappelle Un film comme les autres.
Voici ce montage [1].
Projection de certains plans
de Week-end avec voix off disant les
notes ci-dessous.
—
Week-end
est le film de lÕpuisement, du dsespoir. Le dsespoir que rien nÕarrive dans
le champ de la politique, que le capitalisme envahisse le monde, cre ses
sparations, produit des dsirs striles. Nous baignons dans les eaux glaces
du calcul goste.
—
Ici les acteurs
se demandent sÕils sont dans un film ou dans la ralit. Mais ils sont bien
obligs de constater quÕils sont dans un film qui ressemble trangement au
monde qui nous entoure. Week-end est
un film en manque de rel, un film de lÕhgmonie des identits, un film o
manque lÕautre, o manque une rencontre vritable, une altrit - altrit qui
pourrait tre lÕvnement politique.
—
Quand on aime la
vie, on va au cinma ; le cinma et la vie sont devenus poreux, et cÕest
bien cela qui est dsesprant. Il nÕy a plus de diffrences.
—
Dans ce long
travelling, force de tourner, les acteurs sÕennuient, sÕennuient de cette
excessive sophistication que reprsente le tournage dÕun film. SÕennuient du
monde sans rsonance que reprsente le petit monde du cinma.
—
Mais l quand
mme, il y a une invention extraordinaire. LÕun parle pour lÕautre, image de lÕun
pour la voix de lÕautre et voix de lÕautre pour lÕimage de lÕun. Le
cinmatographe fait signe vers des rencontres indites, pointe dans son champ
propre, avec des sons et des images, ce qui en politique se fait rellement
avec des gens.
—
Week-end
est la preuve quÕil est possible de ne pas dsesprer, possible de se donner du
courage en faisant des trouvailles, en produisant dans le champ du
cinmatographe des rapports nouveaux.
Projection de certains plans dÕUn film comme les autres, avec voix off disant les notes
ci-dessous.
—
L, il sÕagit dÕautre
chose. Quelque chose est arriv en dehors du cinma, entre la fabrication dÕun
film et celle dÕun autre film : entre les deux, entre Week-end et Un film comme les
autres, il y a eu mai 68.
—
Cela se voit
trs concrtement, par la place que prend la camra. Elle prend une distance
par rapport la question politique. Il y a conscience dÕune altrit, dÕun
obstacle, conscience que le cinma nÕest pas seul, quÕil nÕest pas celui qui
capitalise tout. La politique existe en dehors du cinma, en dehors des arts,
et elle est le lieu dÕune cration.
—
Oui, la
politique est prsente ici comme autonome. Comme quelque chose que lÕon doit
prendre le temps dÕobserver, parce quÕelle a un temps propre elle aussi. QuÕelle
nÕest plus une utopie, un dsir abstrait qui fait bavarder, mais un rel qui
nous branle et qui nous fait face.
—
Un film comme les autres est la constatation dÕune disjonction, dÕune
dis-chronicit entre politique et cinma. Ce qui ne veut en aucun cas dire quÕ
partir de maintenant, il y aura indiffrence entre politique et cinma, mais quÕau
contraire une amiti a commenc.
—
Ce film capte,
par le son, une singularit 68, leve originale dÕune alliance directe entre
tudiants et jeunes ouvriers, et par lÕimage donne la
juste distance qui existe entre cinma et politique.
—
Un film comme les autres, alliance contradictoire entre son et image,
formalisation dÕun rapport nouveau entre cinma et politique.
Fin de la projection
Je tiens dire que ce montage est le fruit de
conversations avec Nicolas Neveu ici prsent, et quÕil anticipe dÕailleurs la
volont commune de faire des films/tracts qui seraient prsents lors de notre
semaine Htrophonies/68.
JÕai voulu par ce montage vous faire sentir la
difficult quÕil y a penser les rapports quÕentretiennent cinma et
politique, en montrant que ces rapports sont en dfinitive dialectiques. Deux
noncs htrognes, faisant pourtant unit contradictoire, sont pour lÕinstant
identifiables :
– Premirement : que le cinma avait dj engag
sa rupture moderne - je dirai quelques mots plus tard sur ce que jÕentends par
modernit cinmatographique - et que les films comme Week-end de Godard taient avant 68 dj engags dans cette
nouvelle orientation.
– Deuximement : que ces deux films en bornant lÕvnement
que fut le soulvement de mai 68 - car lÕun est ralis en 1967 et lÕautre en
68 - montrent quÕtre contemporain cinmatographiquement son temps, cÕest
certainement accepter une distance, trouver un biais singulier pour ne pas risquer
dans cette dlicate opration que se produise une confusion qui nous fasse
perdre la fois le cinma et la politique.
Cela ouvre donc une question que nous devons examiner
ensemble : quelles attitudes, quels rapports le cinma peut-il et doit-il
entretenir avec cette singularit quÕest la politique ?
Contradiction htrophonique au sein du
cinma
Revenons pour cela
rapidement sur ce qui sÕest pass dans ces annes, o la politique tait tout
particulirement active, o elle tait la vie et le souci de beaucoup de gens.
Il faut tout de suite se rappeler quÕil nÕy avait pas dans ces annes-l une
seule mais bien plusieurs politiques, et nous pouvons donc supposer que les
rapports entre cinma et politique taient, eux aussi, multiples et coexistaient
de faon diversifie et non uniformise.
Je ne vais videmment pas me
lancer dans une analyse historique, qui serait en dehors de mes comptences,
mais plutt revenir sur ces questions depuis le point singulier que je tiens, et
qui est tout simplement celui dÕtre engag aujourdÕhui, dans la fabrication de
films.
videmment, lÕexemple de
JLG que je viens de vous prsenter avoue lÕorientation vidente que jÕai prise
et tmoigne dÕune fidlit encore active ce cinma-l.
Groupe Dziga
Vertov
Prenons donc pour commencer le groupe Dziga Vertov. Ce
qui a suivi Un film comme les autres,
cÕest la cration de ce groupe, n dÕune rencontre entre un cinaste et un
militant, Godard et Gorin, tous deux voulant faire des films.
Ce que je relverai tout particulirement de cette
entreprise, cÕest la volont pour ce groupe de mettre au poste de commandement la
production, cÕest--dire le faire
cinmatographique, en destituant la diffusion de sa place habituelle de
commandement, et de tirer ainsi toutes les consquences de ce principe. Il est
question pour eux ce moment-l de crer au cĻur du cinma des alliances, des
rapports dÕun genre nouveau. Je vous en donne plusieurs exemples un peu en vrac,
mais tous tentent de repenser la question de la division du travail au cinma :
į
Parler du cinma
avec lÕide que cÕest lÕaffaire des cinastes et non pas simplement des
spcialistes.
į
Penser que lÕargent
et le temps des tournages ne sont plus lÕaffaire uniquement de ceux qui sÕoccupent
des finances habituellement dans le cinma mais de ceux qui fabriquent.
į
Penser la
question de lÕauteur, en montrant que le cinma peut tre un art qui se pense
et se ralise collectivement, sans pour autant tomber dans lÕutopie
collectiviste.
į
Faire du scnario
non plus obligatoirement un texte littraire de second rang mais une affaire de
cinma, de sons et dÕimages.
į
Court-circuiter
les diffuseurs, qui sont les vrais patrons du cinma, en crant une alliance
entre ceux qui font les films et ceux qui les projettent, et donc finalement
avoir une haute estime de ce que peut tre un public de cinma.
Je mÕarrte l, mais il y aurait beaucoup dire. Il
faut bien voir que tout cela sÕest jou trs concrtement avec des images et
des sons et surtout dans la faon de les monter. Ė ce moment-l, le montage,
principe central du cinma, est pens et pratiqu toutes les tapes de la
fabrication dÕun film, depuis la conception, la mise en forme du scnario, en
passant par le tournage et au montage lui-mme videmment. Montage qui pouvait
sÕtendre jusque dans les salles de cinma en divisant les spectateurs.
En somme, je dirai quÕ partir de ce moment-l, se
matrialise de faon trs concrte lÕide que, dans la ralisation dÕun film, il
est indispensable de plier pour un moment le temps au rythme singulier du
cinma. Cette affirmation puissante de lÕautonomie du cinma va pouvoir orienter
de faon singulire la faon de se rapporter la politique. Et cela de faon souvent
inconsciente, parce que les discours eux, trs imprgns de lÕidologie de lÕpoque,
ne disent pas toujours exactement cela.
On le vrifie par exemple dans le mot dÕordre bien
connu du groupe Dziga Vertov qui est : Ē il ne faut pas faire des films politiques, mais faire politiquement des
films Č. Ce mot dÕordre, qui porte confusion et qui tend faire penser
que tout est politique, fait signe pourtant, me semble-t-il, vers lÕide que le
cinma doit travailler ses propres catgories, avec son temps propre, ses matriaux
propres, plutt que dÕappliquer les catgories de la politique. Faire politiquement des films pourrait
tre alors entendu comme un appel faire des films en sÕorganisant, en pensant
avec les exigences quÕimpose le cinma lui-mme, cÕest--dire ds-suturer en
somme le cinma de lÕindustrie, suture que lÕon a voulu lui imposer de faon
congnitale depuis le dbut.
Il faut revoir les films quÕils ont faits, couter et
regarder les sons et les images et les rapports qui sÕtablissent entre eux,
pour constater que ces films ne cdent en rien sur la forme et quÕils sont
truffs dÕinventions cinmatographiques.
Fiction de
Gauche
Pour mieux comprendre lÕexigence du groupe Dziga Vertov, on peut parler ici de ce qui
sÕoppose lui, et que lÕon pourrait entendre comme une contradiction au sein
du cinma, je veux parler de ces films que lÕon appelait ce moment-l : fictions de gauche. Cela dsigne les
films de Costa Gavras avec Z, mais aussi
les films Yves Boisset, et dÕautres encore qui cherchaient toucher un large public
en faisant des films qui respectent les codes du cinma commercial. Je ne mÕtendrai
pas sur ce point mais ces films, lÕinverse, sont pauvres formellement et utilisent
le cinma comme un moyen de faire une critique sociale, avec lÕide que le
public a des habitudes, et quÕil faut tre en mesure de lui donner ce quÕil est
capable de recevoir.
Disons un peu rapidement que ces fictions de gauche sont des films finalement Ē dmocratiques Č,
en parfaite adquation avec lÕair du temps, parlant dÕune mme voix avec lui,
en homophonie avec lÕpoque (pour reprendre
une catgorie musicale), avec en plus le supplment dÕme qui consiste
choquer le bourgeois.
Groupe Medvedkine
Une autre exprience cinmatographique de cette
poque, qui tmoigne dÕune profonde interrogation sur les rapports entre
politique et cinma, est videmment le Groupe
Medvedkine. Il est n, vous le savez, dÕune rponse de Chris Marker aux
critiques svres que lui faisaient des ouvriers, ne se reconnaissant pas dans le
film Ė bientt jÕespre quÕil avait
fait pendant la grve dÕune usine de Besanon.
Il lance lÕide que les ouvriers eux-mmes
doivent prendre les camras, et faire des films qui soient lÕexpression
cinmatographique de leurs conditions, avec tout de mme leurs cts quelques
cinastes et des techniciens professionnels du cinma. De l sortent une srie
de films faits avec les ouvriers des usines de Besanon, puis avec des jeunes travailleurs
de Peugeot-Sochaux.
Il y a l encore quelque chose qui bouscule la faon
habituelle de faire des films, grce surtout aux dplacements indits des gens.
En effet les cinastes vont dans les usines, les ouvriers viennent dans les
cinmas, tiennent des camras et se retrouvent devant des tables de montage.
Cela a parfois produit de trs belles choses, surtout quand les questions
politiques abordes ne sont que lÕoccasion de faire vraiment du cinma. Ces
films ont une lgret dÕallure et ont une fracheur que le cinmographe ne
connaissait pas avant eux. Je pense par exemple tout particulirement au
film Lettre mon ami Pol Cbe.
Le nom du groupe revendique une filiation avec un
cinma sovitique pas encore marqu par le stalinisme. Alors que Godard choisissait
Vertov, Marker proposait Medvedkine et lÕexprience de son cin-train
parcourant la Russie au dbut des annes trente la rencontre des
travailleurs.
Le film
militant
L aussi je voudrais mettre en valeur la contradiction
que lÕon trouve entre le cinma entendu par le Groupe Medvedkine et celui que lÕon pourrait appeler cette fois le cinma militant. Par cinma militant, je veux dire celui qui
est destin en priorit tre montr dans les meetings politiques. Des films faits
simplement pour faire de lÕagitation, sans se soucier de forme
cinmatographique ou en sÕen souciant de manire secondaire. Disons que ces cinastes
ont une conception du cinma principalement utilitariste.
La dfinition du cinma
militant est formalise de faon exemplaire lors des tats gnraux du
cinma de mai 68 qui runissent tous les corps de mtiers du cinma en grve et
publient dans leur bulletin un manifeste dont je vous lis une courte partie :
Ē 1. lÕutilisation
des films comme arme de lutte politique sur lesquels tous les militants
concerns par ce film exercent un contrle politique aussi bien dans la
ralisation que dans la diffusion.
2. lÕutilisation
de films comme base dÕchanges dÕexpriences politiques, dÕo ncessit de faire
suivre chaque film de dbats partir des problmes concrets qui lÕont suscit.
Cette mthode doit permettre aux travailleurs dÕorienter dÕautres ralisations
selon les ncessits de la lutte et permettre dÕy inclure les solutions quÕils
proposent.
3. lÕutilisation
et la ralisation des films en liaison avec des actions politiques (meetings,
manifestations, grves, etc.).
4.
la diffusion paralllement ces films dÕune information qui les explique, les
complte ou les provoque. Č
Le manifeste entier tait dÕailleurs regroup sous le
titre rvlateur de Ē cinma au service de la rvolution Č. Le cinma militant est donc un cinma
conditionn par la politique : dans les catgories musicales, cela pourrait
sÕappeler de la monophonie.
Je rsumerai enfin les quatre points que je viens de vous
prsenter rapidement en disant quÕil y avait donc une contradiction entre le
cinma du Groupe Dziga Vertov et les
films appels fiction de gauche et une
deuxime contradiction, dÕune autre nature celle-l, entre les films du Groupe Medvedkine et les films militants.
Il faudrait, pour bien faire, comprendre prsent la
contradiction que je qualifierai de seconde, quÕil y a entre le groupe Dziga Vertov et le Groupe Medvedkine. La ligne de dmarcation entre les deux se joue
clairement sur des questions de formes, et sur la faon singulire quÕils ont de
se tenir face au processus politique.
Mais puisquÕon est ici lÕIrcam, je continuerai
tirer le fil de lÕanalogie musicale en disant que le Groupe Dziga Vertov avait un rapport la politique plutt antiphonique et que le Groupe Medvedkine en avait un plutt polyphonique. Antiphonique parce quÕil prenait la politique comme un obstacle,
une altrit face laquelle il fallait tre capable de se tenir ; et polyphonique entendu comme
accompagnement, coopration entre cinma et politique. Mais aujourdÕhui, je
voudrais valoriser plutt ce qui unit ces deux voix cinmatographiques, et
pourquoi pas de faon htrophonique, cÕest--dire mettre en avant lÕexigence
commune dÕun faire peuple de cinma.
Modernit cinmatographique
Pour cela, je pense quÕil faut prsent dire un mot
sur ce que jÕai appel au dbut modernit
cinmatographique. Revenir, non pas en faisant un expos sur cette question
qui nous carterait du sujet qui nous occupe en ce moment, mais en relevant un
point qui me semble dterminant et qui apparat en creux dans tout ce que je
vous ai expos jusquÕ prsent. Ce point, je crois, permet de penser quÕil y a fraternit
entre les deux voix que je viens de distinguer, entre les orientations
cinmatographique du Groupe Dziga Vertov
et celles du Groupe Medvedkine.
Ce point est un apport majeur de la modernit
cinmatographique, une de ses trouvailles essentielles, savoir : tenir
spars tout en les convoquant les arts que le cinma avant lui pensait devoir
totaliser. Totalisation qui tait en travail, vous le savez, dans lÕĻuvre dÕEisenstein
et dans le cinma sovitique, mais aussi dans le cinma hollywoodien qui lui a succd.
Il me semble que tous les cinastes, acteurs de cette modernit
cinmatographique - je veux dire Bresson, Godard, Straub/Huillet, Glauber
Rocha, Pasolini, Marker, Pollet et quelques autres - ont tous fait valoir dans
leurs films la sparation des arts et en mme temps lÕautonomie du cinma.
Ce que je pense alors, cÕest que cette rupture (que
je fais commencer Bresson, donc manifestement avant les vnements politiques
qui se sont drouls dans les annes 60/70, et avant la constitution de ces
groupes cinmatographiques) est une rupture singulire qui va permettre ces cinastes
engags dans la production cinmatographique de traverser diagonalement cette
priode politique. Ils vont toujours faire valoir dans leurs films un cart intrieur et, grce cela, inventer une galit entre politique et cinma, et
du mme coup, crer une vritable fraternit entre les cinastes eux-mmes.
Contradiction aujourdÕhui ?
La question que nous pouvons nous poser prsent est
celle-ci : quÕen est-il des rapports entre politique et cinma aujourdÕhui ?
Trouvons-nous dans les productions cinmatographiques actuelles les diffrentes
voix dont jÕai parl, les diffrentes faons de se tenir face la question
politique ? Je dirais que, dÕune certaine manire, nous les retrouvons, et
quÕelles dessinent des fidlits l-aussi non-uniformises.
Il faut reconnatre que nous ne pouvons pourtant pas comparer
68 et notre poque dpourvue majoritairement de politique, et que, comme les
lections nous le rappellent douloureusement en ce moment, nous vivons dans un
temps profondment ractionnaire, nous ramenant comme dans un flashback violent
certaines scnes de Week-end de
Godard.
Pourtant nous ne devons pas cder au dsespoir et relancer
les contradictions pour savoir dans ces temps obscurs o se trouvent nos amis.
Alors
voil, nous rencontrons aujourdÕhui des contradictions similaires qui
finalement se jouent toujours sur des questions de forme. Il y a aussi aujourdÕhui
des fictions de gauche, voire des documentaires de gauche, non plus petits-bourgeois mais, ce qui revient au
mme, citoyens pleins de bonnes volonts,
et toujours la botte du pouvoir et des institutions qui les nourrissent. Cela
peut aussi sÕappeler documentaire-fiction
qui est, je dois le dire, devenu lÕacadmisme contemporain, saupoudrant le
documentaire avec un peu de fiction et de mise en scne, et montrant par l que
ces cinastes ont un souci de la forme qui nÕest autre quÕune sorte de verni
formel. Nous pouvons rebaptiser ce type de film du nom de documentaire-fiction de gauche.
Il
y a aussi les films militants gauchistes
soutenus ou indpendants qui braquent leurs camras Ē partout o a
bouge Č, avec une passion naturaliste. Des centaines de films sur internet
ou dans les festivals sont raliss aujourdÕhui avec
la facilit que proposent les nouveaux moyens dÕenregistrement et qui font avec
ces films un large panorama des luttes actuelles ou des injustices sociales qui
svissent de tous cts. Pour ces cinastes, le cinma nÕa pas une importance
relle, et ils partagent encore moins lÕide quÕil est capable de produire des
inventions. Ils se servent leur tour des camras comme des armes pour faire
valoir leurs rvoltes.
Une
fois dit tout cela, il faut nanmoins encore une fois savoir : o sont nos
amis ? Parce quÕil faut bien le reconnatre, toute cette configuration tend
sparer, diviser ceux qui seraient capable de sÕunir pour Ļuvrer.
NÕacceptons
donc pas dÕtre enferms dans nos projets individuels comme on nous invite
nous perdre. Nous avons besoin de forces pour penser le cinma. JÕvoquerai
donc rapidement quelques groupes qui font du cinma aujourdÕhui et qui me
semblent tre des amis cinmatographiques. Il me semble que chacun dÕeux, sa
manire, est descendant dÕun certain cinma des annes 60-70. Il y a bien sr
entre eux aussi des contradictions, mais qui, je crois, restent toujours intrieures
au projet moderne. Je ne citerai que des groupes cinmatographiques, et
laisserai de ct les cinastes solitaires qui mriteraient pourtant eux aussi dÕtre
nomms.
Il y a le Polygone
toil Marseille qui, au pied dÕune cit, sÕest constitu en collectif de
cinastes et sÕest donn les moyens autonomes de produire des films et de les
diffuser, associ une maison dÕdition, les ditions communes qui publient des textes et des films de cinastes
des annes 68 (comme Jean-Pierre Thorn ou Bruno Muel) mais aussi de cinastes qui
travaillent aujourdÕhui. Il me semble que ces gens sont tout particulirement fidles
la voie ouverte par le groupe Medvedkine.
Il y a ensuite la Courneuve lÕAbominable qui sÕest constitu
en laboratoire cinmatographique indpendant, o les cinastes apprennent
dvelopper leurs pellicules sans tre dpendants de lÕindustrie
cinmatographique. Un atelier donc collectif o les machines qui servent la
fabrication des films sont mutualises. LÕAbominable
est aussi un lieu de cration dÕo proviennent des films originaux et dont la
forme tendrait plus vers la tradition du cinma dÕavant-garde, mais qui pour
autant nÕest indiffrent ni la question politique, ni surtout la faon moderne
de sÕy rapporter.
Je finirai par le plus proche : je veux dire
la fois par les films qui ont t faits sous le nom de Dojo cinma entre 2002 et 2007 et dont nous avons t, Sol Suffern-Quirno
et moi, des acteurs acharns, et aussi videmment par les films que nous
faisons aujourdÕhui. Ė deux, nous constituons un collectif trs restreint, mais
dÕautres personnes participent ponctuellement nos projets de faon
dterminante. Je dirai que pour nous, cÕest une fidlit vidente et affirme
au cinma tel quÕil a t pratiqu par le Groupe
Dziga Vertov, dans un rapport dÕaltrite active la question politique.
Je rajouterai en plus la rcente alliance avec le
groupe des trois, qui sÕest appel La
cellule compose dÕIsabelle Tissier, Nicolas Neveu, Jacques Guiavarch ici
prsents, et qui je laisse la tche de se prononcer eux-mmes sur leur
filiation.
Modernit
seconde : crpuscule du matin
Alors pour finir, je reviens ma question de
dpart Ē Les anne(s) 68 nÕauraient-elles
pas t pour le cinmatographe une aurore que lÕon aurait prise pour un
crpuscule ? Č. Il me semble, encore une fois, que lÕon ne peut
rpondre cette question que depuis le point de la production, cÕest--dire du
point dÕun faire cinmatographique
actuel.
Oui, quelque chose de double sÕest dcid
dans ces annes 68. Ce qui sÕest jou pendant
toute cette priode peut prendre le nom, dÕun ct de modernit cinmatographique, et de lÕautre rapports nouveaux entre cinma et politique. Il me semble
que nous pouvons aujourdÕhui tirer toutes les consquences de ce qui a eu lieu
ce moment-l, consquences qui nÕont pas t rellement explores, parce que trs
vite enfouies et recouvertes par un certain retour au classicisme.
On pourrait dire que ce cinma-l fut une lumire naissante,
appele devenir blouissante, mais que certains ont pens quÕil valait mieux filtrer,
tamiser pour la rendre supportable. Tendance qui a laiss trop la place lÕobscurcissement
total, et finalement la ngation pure et simple dÕune quelconque lueur.
La contemporanit de cette modernit avec les
vnements politiques de 68 a permis certains de penser que, puisque
modernit cinmatographique et politique dÕmancipation ont travers une
priode commune, et quÕils les envisageaient lies de faon naturelle, alors
cinma moderne et politique dÕmancipation ont pu tre abandonns lÕun et lÕautre.
Pourtant, une reprise de cette modernit dans ce
dbut du XXI sicle me semble aujourdÕhui lÕĻuvre et cette reprise nÕest pas
directement dpendante dÕun retour effectif, et espr, dÕune politique dÕmancipation.
Cette nouvelle modernit est rinventer en immanence au cinma et sur les
bases de la premire modernit. Il est question de crer des contiguts plutt
que de se contenter de la continuit pure et simple, cÕest pourquoi nous
pouvons aujourdÕhui nous sentir plus proches du cinma de ces annes que de celui
qui se fait depuis plus de trente ans.
Je suis oblig de constater quÕune reprise effective
de la modernit, voire de son largissement, nÕest pas aujourdÕhui majoritaire,
mais pourtant des films, nos films, se font dans ce sens. Ils cherchent une
extension effective des notions de scnario, de montage, de public des salles
de cinma - il faut croire encore une fois que cÕest la production qui dcidera
de ce que peut tre le cinma. Je suis alors absolument convaincu que la
premire modernit cinmatographique a t pour le cinma une vritable aurore.
Faisons donc le pari que cette aurore nÕa pas t un crpuscule, mais quÕ y
regarder de plus prs, cela a t sans aucun doute un crpuscule du matin.
Crpuscule du matin qui ne peut sÕavancer que vers la perspective du jour. Notre
tche aujourdÕhui est de maintenir latente cette lumire en lÕlargissant. Cette
lueur fragile mais oriente vers le jour, je propose de lÕappeler pour lÕinstant
: Modernit seconde.
***