Rudolf di Stefano : CinŽmatographe et annŽe(s) 68

 (JournŽe HŽtŽrophonies/68 - Ircam, 29 avril 2017)

 

 

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Aurore ou crŽpuscule

 

Je voudrais commencer par une question ˆ laquelle, jÕespre, mon intervention sera une forme de rŽponse. Je reprendrai pour cela une interrogation formulŽe par Franois Nicolas sur 68 : Ē Mai 68, un crŽpuscule quÕon aurait pris pour une aurore ? Č en retournant la question pour le cinŽmatographe et en mme temps en lÕinversant : les annŽes 68 nÕauraient-elles pas ŽtŽ pour le cinŽmatographe une aurore que lÕon aurait prise pour un crŽpuscule ?

Une piste essentielle pour explorer cette question va tre de prendre appui sur lÕidŽe quÕil nÕy a pas nŽcessairement de synchronicitŽ entre ces deux champs de connaissance que sont la politique et le cinŽma, et de soutenir que chacun des deux champs a en dŽfinitive une Žvolution propre. Chacun des champs peut avoir un dŽveloppement discontinu constituŽ dÕun certain nombre de ruptures, de sauts, mais ces inflexions singulires sont toujours intŽrieures ˆ leur domaine dÕintervention.

Nous sommes en mme temps obligŽs de reconna”tre quÕil nÕy a pas toujours eu une indiffŽrence, voire un simple collage entre politique et cinŽma, mais que, bien au contraire, dans la pŽriode 68 qui nous intŽresse aujourdÕhui, une grande proximitŽ a existŽ entre politique et cinŽma, qui sÕest manifestŽe dÕailleurs par une pluralitŽ de rapports parfois contradictoires.

 

 

Exemple sous et sur Mai 68

 

Je voudrais avant de mՎtendre sur ces questions commencer directement par un exemple matŽriel, parce quÕil faut tre matŽrialiste, et quÕil faut donc savoir prendre le risque de prŽsenter les enjeux du cinŽma en restant le plus possible intŽrieur ˆ lui, en faisant appel ˆ un de ses matŽriaux propres, je veux dire le montage.

Je vous propose donc dÕobserver ensemble des images et des sons assemblŽs, pour voir comment ce que je viens dՎnoncer pour le cinŽmatographe - autonomie de ses dŽcouvertes et pourtant Žcoute attentive de ce qui se joue dans le champ politique dÕune Žpoque - peut tre comme deux voix sŽparŽes mais pourtant ensemble, superposŽes, trouvant une possible harmonie hŽtŽrophonique.

Il sÕagira donc de montrer finalement comment le cinŽmatographe est ˆ la fois profondŽment inactuel - je veux dire par lˆ, autonome : formant un monde spŽcifique - et en mme temps contemporain de son temps, cÕest-ˆ-dire ˆ lՎcoute de ce qui se produit en dehors de lui.

Cela ne va pas vous Žtonner que, pour dŽmontrer une telle alchimie, jÕai dž encore une fois faire appel ˆ Jean-Luc Godard. Je voudrais donc vous montrer un montage dÕextraits tirŽs de deux films de Godard, les uns pris de Week-end et les autres de son film fait juste aprs mai 68 qui sÕappelle Un film comme les autres.

 

Voici ce montage [1].

Projection de certains plans de Week-end avec voix off disant les notes ci-dessous.

   Week-end est le film de lՎpuisement, du dŽsespoir. Le dŽsespoir que rien nÕarrive dans le champ de la politique, que le capitalisme envahisse le monde, crŽe ses sŽparations, produit des dŽsirs stŽriles. Nous baignons dans les eaux glacŽes du calcul Žgo•ste.

   Ici les acteurs se demandent sÕils sont dans un film ou dans la rŽalitŽ. Mais ils sont bien obligŽs de constater quÕils sont dans un film qui ressemble Žtrangement au monde qui nous entoure. Week-end est un film en manque de rŽel, un film de lÕhŽgŽmonie des identitŽs, un film o manque lÕautre, o manque une rencontre vŽritable, une altŽritŽ - altŽritŽ qui pourrait tre lՎvŽnement politique.

   Quand on aime la vie, on va au cinŽma ; le cinŽma et la vie sont devenus poreux, et cÕest bien cela qui est dŽsespŽrant. Il nÕy a plus de diffŽrences.

   Dans ce long travelling, ˆ force de tourner, les acteurs sÕennuient, sÕennuient de cette excessive sophistication que reprŽsente le tournage dÕun film. SÕennuient du monde sans rŽsonance que reprŽsente le petit monde du cinŽma.

   Mais lˆ quand mme, il y a une invention extraordinaire. LÕun parle pour lÕautre, image de lÕun pour la voix de lÕautre et voix de lÕautre pour lÕimage de lÕun. Le cinŽmatographe fait signe vers des rencontres inŽdites, pointe dans son champ propre, avec des sons et des images, ce qui en politique se fait rŽellement avec des gens.

   Week-end est la preuve quÕil est possible de ne pas dŽsespŽrer, possible de se donner du courage en faisant des trouvailles, en produisant dans le champ du cinŽmatographe des rapports nouveaux.

Projection de certains plans dÕUn film comme les autres, avec voix off disant les notes ci-dessous.

   Lˆ, il sÕagit dÕautre chose. Quelque chose est arrivŽ en dehors du cinŽma, entre la fabrication dÕun film et celle dÕun autre film : entre les deux, entre Week-end et Un film comme les autres, il y a eu mai 68.

   Cela se voit trs concrtement, par la place que prend la camŽra. Elle prend une distance par rapport ˆ la question politique. Il y a conscience dÕune altŽritŽ, dÕun obstacle, conscience que le cinŽma nÕest pas seul, quÕil nÕest pas celui qui capitalise tout. La politique existe en dehors du cinŽma, en dehors des arts, et elle est le lieu dÕune crŽation.

   Oui, la politique est prŽsentŽe ici comme autonome. Comme quelque chose que lÕon doit prendre le temps dÕobserver, parce quÕelle a un temps propre elle aussi. QuÕelle nÕest plus une utopie, un dŽsir abstrait qui fait bavarder, mais un rŽel qui nous Žbranle et qui nous fait face.

   Un film comme les autres est la constatation dÕune disjonction, dÕune dis-chronicitŽ entre politique et cinŽma. Ce qui ne veut en aucun cas dire quՈ partir de maintenant, il y aura indiffŽrence entre politique et cinŽma, mais quÕau contraire une amitiŽ a commencŽ.

   Ce film capte, par le son, une singularitŽ 68, levŽe originale dÕune alliance directe entre Žtudiants et jeunes ouvriers, et par lÕimage donne la juste distance qui existe entre cinŽma et politique.

   Un film comme les autres, alliance contradictoire entre son et image, formalisation dÕun rapport nouveau entre cinŽma et politique.

 

Fin de la projection

 

Je tiens ˆ dire que ce montage est le fruit de conversations avec Nicolas Neveu ici prŽsent, et quÕil anticipe dÕailleurs la volontŽ commune de faire des films/tracts qui seraient prŽsentŽs lors de notre semaine HŽtŽrophonies/68.

JÕai voulu par ce montage vous faire sentir la difficultŽ quÕil y a ˆ penser les rapports quÕentretiennent cinŽma et politique, en montrant que ces rapports sont en dŽfinitive dialectiques. Deux ŽnoncŽs hŽtŽrognes, faisant pourtant unitŽ contradictoire, sont pour lÕinstant identifiables :

   Premirement : que le cinŽma avait dŽjˆ engagŽ sa rupture moderne - je dirai quelques mots plus tard sur ce que jÕentends par modernitŽ cinŽmatographique - et que les films comme Week-end de Godard Žtaient avant 68 dŽjˆ engagŽs dans cette nouvelle orientation.

   Deuximement : que ces deux films en bornant lՎvŽnement que fut le soulvement de mai 68 - car lÕun est rŽalisŽ en 1967 et lÕautre en 68 - montrent quՐtre contemporain cinŽmatographiquement ˆ son temps, cÕest certainement accepter une distance, trouver un biais singulier pour ne pas risquer dans cette dŽlicate opŽration que se produise une confusion qui nous fasse perdre ˆ la fois le cinŽma et la politique.

Cela ouvre donc une question que nous devons examiner ensemble : quelles attitudes, quels rapports le cinŽma peut-il et doit-il entretenir avec cette singularitŽ quÕest la politique ?

 

 

Contradiction hŽtŽrophonique au sein du cinŽma

 

Revenons pour cela rapidement sur ce qui sÕest passŽ dans ces annŽes, o la politique Žtait tout particulirement active, o elle Žtait la vie et le souci de beaucoup de gens. Il faut tout de suite se rappeler quÕil nÕy avait pas dans ces annŽes-lˆ une seule mais bien plusieurs politiques, et nous pouvons donc supposer que les rapports entre cinŽma et politique Žtaient, eux aussi, multiples et coexistaient de faon diversifiŽe et non uniformisŽe.

Je ne vais Žvidemment pas me lancer dans une analyse historique, qui serait en dehors de mes compŽtences, mais plut™t revenir sur ces questions depuis le point singulier que je tiens, et qui est tout simplement celui dՐtre engagŽ aujourdÕhui, dans la fabrication de films.

ƒvidemment, lÕexemple de JLG que je viens de vous prŽsenter avoue lÕorientation Žvidente que jÕai prise et tŽmoigne dÕune fidŽlitŽ encore active ˆ ce cinŽma-lˆ.

 

Groupe Dziga Vertov

Prenons donc pour commencer le groupe Dziga Vertov. Ce qui a suivi Un film comme les autres, cÕest la crŽation de ce groupe, nŽ dÕune rencontre entre un cinŽaste et un militant, Godard et Gorin, tous deux voulant faire des films.

Ce que je relverai tout particulirement de cette entreprise, cÕest la volontŽ pour ce groupe de mettre au poste de commandement la production, cÕest-ˆ-dire le faire cinŽmatographique, en destituant la diffusion de sa place habituelle de commandement, et de tirer ainsi toutes les consŽquences de ce principe. Il est question pour eux ˆ ce moment-lˆ de crŽer au cĻur du cinŽma des alliances, des rapports dÕun genre nouveau. Je vous en donne plusieurs exemples un peu en vrac, mais tous tentent de repenser la question de la division du travail au cinŽma :

į      Parler du cinŽma avec lÕidŽe que cÕest lÕaffaire des cinŽastes et non pas simplement des spŽcialistes.

į      Penser que lÕargent et le temps des tournages ne sont plus lÕaffaire uniquement de ceux qui sÕoccupent des finances habituellement dans le cinŽma mais de ceux qui fabriquent.

į      Penser la question de lÕauteur, en montrant que le cinŽma peut tre un art qui se pense et se rŽalise collectivement, sans pour autant tomber dans lÕutopie collectiviste.

į      Faire du scŽnario non plus obligatoirement un texte littŽraire de second rang mais une affaire de cinŽma, de sons et dÕimages.

į      Court-circuiter les diffuseurs, qui sont les vrais patrons du cinŽma, en crŽant une alliance entre ceux qui font les films et ceux qui les projettent, et donc finalement avoir une haute estime de ce que peut tre un public de cinŽma.

Je mÕarrte lˆ, mais il y aurait beaucoup ˆ dire. Il faut bien voir que tout cela sÕest jouŽ trs concrtement avec des images et des sons et surtout dans la faon de les monter. Ė ce moment-lˆ, le montage, principe central du cinŽma, est pensŽ et pratiquŽ ˆ toutes les Žtapes de la fabrication dÕun film, depuis la conception, la mise en forme du scŽnario, en passant par le tournage et au montage lui-mme Žvidemment. Montage qui pouvait sՎtendre jusque dans les salles de cinŽma en divisant les spectateurs.

En somme, je dirai quՈ partir de ce moment-lˆ, se matŽrialise de faon trs concrte lÕidŽe que, dans la rŽalisation dÕun film, il est indispensable de plier pour un moment le temps au rythme singulier du cinŽma. Cette affirmation puissante de lÕautonomie du cinŽma va pouvoir orienter de faon singulire la faon de se rapporter ˆ la politique. Et cela de faon souvent inconsciente, parce que les discours eux, trs imprŽgnŽs de lÕidŽologie de lՎpoque, ne disent pas toujours exactement cela.

On le vŽrifie par exemple dans le mot dÕordre bien connu du groupe Dziga Vertov qui est : Ē il ne faut pas faire des films politiques, mais faire politiquement des films Č. Ce mot dÕordre, qui porte ˆ confusion et qui tend ˆ faire penser que tout est politique, fait signe pourtant, me semble-t-il, vers lÕidŽe que le cinŽma doit travailler ses propres catŽgories, avec son temps propre, ses matŽriaux propres, plut™t que dÕappliquer les catŽgories de la politique. Faire politiquement des films pourrait tre alors entendu comme un appel ˆ faire des films en sÕorganisant, en pensant avec les exigences quÕimpose le cinŽma lui-mme, cÕest-ˆ-dire ˆ dŽs-suturer en somme le cinŽma de lÕindustrie, suture que lÕon a voulu lui imposer de faon congŽnitale depuis le dŽbut.

Il faut revoir les films quÕils ont faits, Žcouter et regarder les sons et les images et les rapports qui sՎtablissent entre eux, pour constater que ces films ne cdent en rien sur la forme et quÕils sont truffŽs dÕinventions cinŽmatographiques.

 

Fiction de Gauche

Pour mieux comprendre lÕexigence du groupe Dziga Vertov, on peut parler ici de ce qui sÕoppose ˆ lui, et que lÕon pourrait entendre comme une contradiction au sein du cinŽma, je veux parler de ces films que lÕon appelait ˆ ce moment-lˆ : fictions de gauche. Cela dŽsigne les films de Costa Gavras avec Z, mais aussi les films Yves Boisset, et dÕautres encore qui cherchaient ˆ toucher un large public en faisant des films qui respectent les codes du cinŽma commercial. Je ne mՎtendrai pas sur ce point mais ces films, ˆ lÕinverse, sont pauvres formellement et utilisent le cinŽma comme un moyen de faire une critique sociale, avec lÕidŽe que le public a des habitudes, et quÕil faut tre en mesure de lui donner ce quÕil est capable de recevoir.

Disons un peu rapidement que ces fictions de gauche sont des films finalement Ē dŽmocratiques Č, en parfaite adŽquation avec lÕair du temps, parlant dÕune mme voix avec lui, en homophonie avec lՎpoque (pour reprendre une catŽgorie musicale), avec en plus le supplŽment dՉme qui consiste ˆ choquer le bourgeois.

 

Groupe Medvedkine

Une autre expŽrience cinŽmatographique de cette Žpoque, qui tŽmoigne dÕune profonde interrogation sur les rapports entre politique et cinŽma, est Žvidemment le Groupe Medvedkine. Il est nŽ, vous le savez, dÕune rŽponse de Chris Marker aux critiques sŽvres que lui faisaient des ouvriers, ne se reconnaissant pas dans le film Ė bient™t jÕespre quÕil avait fait pendant la grve dÕune usine de Besanon.

Il lance lÕidŽe que les ouvriers eux-mmes doivent prendre les camŽras, et faire des films qui soient lÕexpression cinŽmatographique de leurs conditions, avec tout de mme ˆ leurs c™tŽs quelques cinŽastes et des techniciens professionnels du cinŽma. De lˆ sortent une sŽrie de films faits avec les ouvriers des usines de Besanon, puis avec des jeunes travailleurs de Peugeot-Sochaux.

Il y a lˆ encore quelque chose qui bouscule la faon habituelle de faire des films, gr‰ce surtout aux dŽplacements inŽdits des gens. En effet les cinŽastes vont dans les usines, les ouvriers viennent dans les cinŽmas, tiennent des camŽras et se retrouvent devant des tables de montage. Cela a parfois produit de trs belles choses, surtout quand les questions politiques abordŽes ne sont que lÕoccasion de faire vraiment du cinŽma. Ces films ont une lŽgretŽ dÕallure et ont une fra”cheur que le cinŽmographe ne connaissait pas avant eux. Je pense par exemple tout particulirement au film Lettre ˆ mon ami Pol Cbe.

Le nom du groupe revendique une filiation avec un cinŽma soviŽtique pas encore marquŽ par le stalinisme. Alors que Godard choisissait Vertov, Marker proposait Medvedkine et lÕexpŽrience de son cinŽ-train parcourant la Russie au dŽbut des annŽes trente ˆ la rencontre des travailleurs.

 

Le film militant

Lˆ aussi je voudrais mettre en valeur la contradiction que lÕon trouve entre le cinŽma entendu par le Groupe Medvedkine et celui que lÕon pourrait appeler cette fois le cinŽma militant. Par cinŽma militant, je veux dire celui qui est destinŽ en prioritŽ ˆ tre montrŽ dans les meetings politiques. Des films faits simplement pour faire de lÕagitation, sans se soucier de forme cinŽmatographique ou en sÕen souciant de manire secondaire. Disons que ces cinŽastes ont une conception du cinŽma principalement utilitariste.

La dŽfinition du cinŽma militant est formalisŽe de faon exemplaire lors des ƒtats gŽnŽraux du cinŽma de mai 68 qui rŽunissent tous les corps de mŽtiers du cinŽma en grve et publient dans leur bulletin un manifeste dont je vous lis une courte partie :

 

Ē 1. lÕutilisation des films comme arme de lutte politique sur lesquels tous les militants concernŽs par ce film exercent un contr™le politique aussi bien dans la rŽalisation que dans la diffusion.

2. lÕutilisation de films comme base dՎchanges dÕexpŽriences politiques, dÕo nŽcessitŽ de faire suivre chaque film de dŽbats ˆ partir des problmes concrets qui lÕont suscitŽ. Cette mŽthode doit permettre aux travailleurs dÕorienter dÕautres rŽalisations selon les nŽcessitŽs de la lutte et permettre dÕy inclure les solutions quÕils proposent.

3. lÕutilisation et la rŽalisation des films en liaison avec des actions politiques (meetings, manifestations, grves, etc.).

4. la diffusion paralllement ˆ ces films dÕune information qui les explique, les complte ou les provoque. Č

 

Le manifeste entier Žtait dÕailleurs regroupŽ sous le titre rŽvŽlateur de Ē cinŽma au service de la rŽvolution Č. Le cinŽma militant est donc un cinŽma conditionnŽ par la politique : dans les catŽgories musicales, cela pourrait sÕappeler de la monophonie.

Je rŽsumerai enfin les quatre points que je viens de vous prŽsenter rapidement en disant quÕil y avait donc une contradiction entre le cinŽma du Groupe Dziga Vertov et les films appelŽs fiction de gauche et une deuxime contradiction, dÕune autre nature celle-lˆ, entre les films du Groupe Medvedkine et les films militants.

Il faudrait, pour bien faire, comprendre ˆ prŽsent la contradiction que je qualifierai de seconde, quÕil y a entre le groupe Dziga Vertov et le Groupe Medvedkine. La ligne de dŽmarcation entre les deux se joue clairement sur des questions de formes, et sur la faon singulire quÕils ont de se tenir face au processus politique.

Mais puisquÕon est ici ˆ lÕIrcam, je continuerai ˆ tirer le fil de lÕanalogie musicale en disant que le Groupe Dziga Vertov avait un rapport ˆ la politique plut™t antiphonique et que le Groupe Medvedkine en avait un plut™t polyphonique. Antiphonique parce quÕil prenait la politique comme un obstacle, une altŽritŽ face ˆ laquelle il fallait tre capable de se tenir ; et polyphonique entendu comme accompagnement, coopŽration entre cinŽma et politique. Mais aujourdÕhui, je voudrais valoriser plut™t ce qui unit ces deux voix cinŽmatographiques, et pourquoi pas de faon hŽtŽrophonique, cÕest-ˆ-dire mettre en avant lÕexigence commune dÕun faire peuple de cinŽma.

 

 

ModernitŽ cinŽmatographique

 

Pour cela, je pense quÕil faut ˆ prŽsent dire un mot sur ce que jÕai appelŽ au dŽbut modernitŽ cinŽmatographique. Revenir, non pas en faisant un exposŽ sur cette question qui nous Žcarterait du sujet qui nous occupe en ce moment, mais en relevant un point qui me semble dŽterminant et qui appara”t en creux dans tout ce que je vous ai exposŽ jusquՈ prŽsent. Ce point, je crois, permet de penser quÕil y a fraternitŽ entre les deux voix que je viens de distinguer, entre les orientations cinŽmatographique du Groupe Dziga Vertov et celles du Groupe Medvedkine.

Ce point est un apport majeur de la modernitŽ cinŽmatographique, une de ses trouvailles essentielles, ˆ savoir : tenir sŽparŽs tout en les convoquant les arts que le cinŽma avant lui pensait devoir totaliser. Totalisation qui Žtait en travail, vous le savez, dans lÕĻuvre dÕEisenstein et dans le cinŽma soviŽtique, mais aussi dans le cinŽma hollywoodien qui lui a succŽdŽ. Il me semble que tous les cinŽastes, acteurs de cette modernitŽ cinŽmatographique - je veux dire Bresson, Godard, Straub/Huillet, Glauber Rocha, Pasolini, Marker, Pollet et quelques autres - ont tous fait valoir dans leurs films la sŽparation des arts et en mme temps lÕautonomie du cinŽma.

Ce que je pense alors, cÕest que cette rupture (que je fais commencer ˆ Bresson, donc manifestement avant les ŽvŽnements politiques qui se sont dŽroulŽs dans les annŽes 60/70, et avant la constitution de ces groupes cinŽmatographiques) est une rupture singulire qui va permettre ˆ ces cinŽastes engagŽs dans la production cinŽmatographique de traverser diagonalement cette pŽriode politique. Ils vont toujours faire valoir dans leurs films un Žcart intŽrieur et, gr‰ce ˆ cela, inventer une ŽgalitŽ entre politique et cinŽma, et du mme coup, crŽer une vŽritable fraternitŽ entre les cinŽastes eux-mmes.

 

 

Contradiction aujourdÕhui ?

 

La question que nous pouvons nous poser ˆ prŽsent est celle-ci : quÕen est-il des rapports entre politique et cinŽma aujourdÕhui ? Trouvons-nous dans les productions cinŽmatographiques actuelles les diffŽrentes voix dont jÕai parlŽ, les diffŽrentes faons de se tenir face ˆ la question politique ? Je dirais que, dÕune certaine manire, nous les retrouvons, et quÕelles dessinent des fidŽlitŽs lˆ-aussi non-uniformisŽes.

Il faut reconna”tre que nous ne pouvons pourtant pas comparer 68 et notre Žpoque dŽpourvue majoritairement de politique, et que, comme les Žlections nous le rappellent douloureusement en ce moment, nous vivons dans un temps profondŽment rŽactionnaire, nous ramenant comme dans un flashback violent ˆ certaines scnes de Week-end de Godard.

Pourtant nous ne devons pas cŽder au dŽsespoir et relancer les contradictions pour savoir dans ces temps obscurs o se trouvent nos amis.

Alors voilˆ, nous rencontrons aujourdÕhui des contradictions similaires qui finalement se jouent toujours sur des questions de forme. Il y a aussi aujourdÕhui des fictions de gauche, voire des documentaires de gauche, non plus petits-bourgeois mais, ce qui revient au mme, citoyens pleins de bonnes volontŽs, et toujours ˆ la botte du pouvoir et des institutions qui les nourrissent. Cela peut aussi sÕappeler documentaire-fiction qui est, je dois le dire, devenu lÕacadŽmisme contemporain, saupoudrant le documentaire avec un peu de fiction et de mise en scne, et montrant par lˆ que ces cinŽastes ont un souci de la forme qui nÕest autre quÕune sorte de verni formel. Nous pouvons rebaptiser ce type de film du nom de documentaire-fiction de gauche.

Il y a aussi les films militants gauchistes soutenus ou indŽpendants qui braquent leurs camŽras Ē partout o a bouge Č, avec une passion naturaliste. Des centaines de films sur internet ou dans les festivals sont rŽalisŽs aujourdÕhui avec la facilitŽ que proposent les nouveaux moyens dÕenregistrement et qui font avec ces films un large panorama des luttes actuelles ou des injustices sociales qui sŽvissent de tous c™tŽs. Pour ces cinŽastes, le cinŽma nÕa pas une importance rŽelle, et ils partagent encore moins lÕidŽe quÕil est capable de produire des inventions. Ils se servent ˆ leur tour des camŽras comme des armes pour faire valoir leurs rŽvoltes.

Une fois dit tout cela, il faut nŽanmoins encore une fois savoir : o sont nos amis ? Parce quÕil faut bien le reconna”tre, toute cette configuration tend ˆ sŽparer, ˆ diviser ceux qui seraient capable de sÕunir pour Ļuvrer.

NÕacceptons donc pas dՐtre enfermŽs dans nos projets individuels comme on nous invite ˆ nous perdre. Nous avons besoin de forces pour penser le cinŽma. JՎvoquerai donc rapidement quelques groupes qui font du cinŽma aujourdÕhui et qui me semblent tre des amis cinŽmatographiques. Il me semble que chacun dÕeux, ˆ sa manire, est descendant dÕun certain cinŽma des annŽes 60-70. Il y a bien sžr entre eux aussi des contradictions, mais qui, je crois, restent toujours intŽrieures au projet moderne. Je ne citerai que des groupes cinŽmatographiques, et laisserai de c™tŽ les cinŽastes solitaires qui mŽriteraient pourtant eux aussi dՐtre nommŽs.

Il y a le Polygone ŽtoilŽ ˆ Marseille qui, au pied dÕune citŽ, sÕest constituŽ en collectif de cinŽastes et sÕest donnŽ les moyens autonomes de produire des films et de les diffuser, associŽ ˆ une maison dՎdition, les ƒditions communes qui publient des textes et des films de cinŽastes des annŽes 68 (comme Jean-Pierre Thorn ou Bruno Muel) mais aussi de cinŽastes qui travaillent aujourdÕhui. Il me semble que ces gens sont tout particulirement fidles ˆ la voie ouverte par le groupe Medvedkine.

Il y a ensuite ˆ la Courneuve lÕAbominable qui sÕest constituŽ en laboratoire cinŽmatographique indŽpendant, o les cinŽastes apprennent ˆ dŽvelopper leurs pellicules sans tre dŽpendants de lÕindustrie cinŽmatographique. Un atelier donc collectif o les machines qui servent ˆ la fabrication des films sont mutualisŽes. LÕAbominable est aussi un lieu de crŽation dÕo proviennent des films originaux et dont la forme tendrait plus vers la tradition du cinŽma dÕavant-garde, mais qui pour autant nÕest indiffŽrent ni ˆ la question politique, ni surtout ˆ la faon moderne de sÕy rapporter.

Je finirai par le plus proche : je veux dire ˆ la fois par les films qui ont ŽtŽ faits sous le nom de Dojo cinŽma entre 2002 et 2007 et dont nous avons ŽtŽ, Sol Suffern-Quirno et moi, des acteurs acharnŽs, et aussi Žvidemment par les films que nous faisons aujourdÕhui. Ė deux, nous constituons un collectif trs restreint, mais dÕautres personnes participent ponctuellement ˆ nos projets de faon dŽterminante. Je dirai que pour nous, cÕest une fidŽlitŽ Žvidente et affirmŽe au cinŽma tel quÕil a ŽtŽ pratiquŽ par le Groupe Dziga Vertov, dans un rapport dÕaltŽrite active ˆ la question politique.

Je rajouterai en plus la rŽcente alliance avec le groupe des trois, qui sÕest appelŽ La cellule composŽe dÕIsabelle Tissier, Nicolas Neveu, Jacques Guiavarch ici prŽsents, et ˆ qui je laisse la t‰che de se prononcer eux-mmes sur leur filiation.

 

 

ModernitŽ seconde : crŽpuscule du matin

 

Alors pour finir, je reviens ˆ ma question de dŽpart Ē Les annŽe(s) 68 nÕauraient-elles pas ŽtŽ pour le cinŽmatographe une aurore que lÕon aurait prise pour un crŽpuscule ? Č. Il me semble, encore une fois, que lÕon ne peut rŽpondre ˆ cette question que depuis le point de la production, cÕest-ˆ-dire du point dÕun faire cinŽmatographique actuel.

Oui, quelque chose de double sÕest dŽcidŽ dans ces annŽes 68. Ce qui sÕest jouŽ pendant toute cette pŽriode peut prendre le nom, dÕun c™tŽ de modernitŽ cinŽmatographique, et de lÕautre rapports nouveaux entre cinŽma et politique. Il me semble que nous pouvons aujourdÕhui tirer toutes les consŽquences de ce qui a eu lieu ˆ ce moment-lˆ, consŽquences qui nÕont pas ŽtŽ rŽellement explorŽes, parce que trs vite enfouies et recouvertes par un certain retour au classicisme.

On pourrait dire que ce cinŽma-lˆ fut une lumire naissante, appelŽe ˆ devenir Žblouissante, mais que certains ont pensŽ quÕil valait mieux filtrer, tamiser pour la rendre supportable. Tendance qui a laissŽ trop la place ˆ lÕobscurcissement total, et finalement ˆ la nŽgation pure et simple dÕune quelconque lueur.

La contemporanŽitŽ de cette modernitŽ avec les ŽvŽnements politiques de 68 a permis ˆ certains de penser que, puisque modernitŽ cinŽmatographique et politique dՎmancipation ont traversŽ une pŽriode commune, et quÕils les envisageaient liŽes de faon naturelle, alors cinŽma moderne et politique dՎmancipation ont pu tre abandonnŽs lÕun et lÕautre.

Pourtant, une reprise de cette modernitŽ dans ce dŽbut du XXI sicle me semble aujourdÕhui ˆ lÕĻuvre et cette reprise nÕest pas directement dŽpendante dÕun retour effectif, et espŽrŽ, dÕune politique dՎmancipation. Cette nouvelle modernitŽ est ˆ rŽinventer en immanence au cinŽma et sur les bases de la premire modernitŽ. Il est question de crŽer des contigu•tŽs plut™t que de se contenter de la continuitŽ pure et simple, cÕest pourquoi nous pouvons aujourdÕhui nous sentir plus proches du cinŽma de ces annŽes que de celui qui se fait depuis plus de trente ans.

Je suis obligŽ de constater quÕune reprise effective de la modernitŽ, voire de son Žlargissement, nÕest pas aujourdÕhui majoritaire, mais pourtant des films, nos films, se font dans ce sens. Ils cherchent une extension effective des notions de scŽnario, de montage, de public des salles de cinŽma - il faut croire encore une fois que cÕest la production qui dŽcidera de ce que peut tre le cinŽma. Je suis alors absolument convaincu que la premire modernitŽ cinŽmatographique a ŽtŽ pour le cinŽma une vŽritable aurore. Faisons donc le pari que cette aurore nÕa pas ŽtŽ un crŽpuscule, mais quՈ y regarder de plus prs, cela a ŽtŽ sans aucun doute un crŽpuscule du matin. CrŽpuscule du matin qui ne peut sÕavancer que vers la perspective du jour. Notre t‰che aujourdÕhui est de maintenir latente cette lumire en lՎlargissant. Cette lueur fragile mais orientŽe vers le jour, je propose de lÕappeler pour lÕinstant : ModernitŽ seconde.

 

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[1] https://vimeo.com/216066061