ƒric BrunierLe tableau : une construction multiple ?

(SŽminaire Babel, 13 fŽvrier 2016)

 

Il mĠa semblŽ quĠon ne pouvait pas venir parler de peinture dans un sŽminaire intitulŽ Babel sans sĠintŽresser aux cŽlbres tableaux de Bruegel. (Fig. 1 Les deux tours.) Je signale tout de suite quĠil y aurait eu une troisime (et peut-tre premire) version faite en ivoire, ce qui renvoie ˆ la pratique de la miniature.

Description : Fig 1 Les deux tours

Dans la perspective qui est ici la mienne, le point important nĠest pas la manire dont les tableaux de Bruegel illustrent ou reprŽsentent le texte biblique, mais bien ce que ces tableaux peuvent nous dire de lĠhŽtŽrophonie en peinture. Soit la question : comment le tableau affronte-t-il lĠhŽtŽrophonie au sens non pas de la multiplicitŽ des langues mais de la multiplicitŽ de la peinture ? Cela a pour consŽquence quĠhŽtŽrophonie, sĠagissant de peinture, ne dit pas la diversitŽ et la confusion des langues – il nĠy a pas de langage dans un tableau, encore moins de langues – mais une multiplicitŽ de Ç voix picturales È. Cette relation entre la voix phonique et la voix picturale, il me semble quĠelle est dŽjˆ au principe du texte biblique de la tour de Babel, non pas que la Bible parle de peinture mais quand elle juxtapose le devenir des langues et la construction de la ville, elle crŽe un rapport entre langage et construction. On ne peut pas construire une tour (un tableau) sans parler une langue commune ; on ne peut pas parler une langue commune sans construire un espace, un lieu un. (Fig. 2 : Gense, 11.)

Description : Fig 2 Texte Genèse 11Pour le dire autrement, ma proposition est de dire que sĠil y a une voix (ou des voix) en peinture cela a rapport ˆ la construction du tableau.

Parler dĠhŽtŽrophonie ˆ propos du tableau de peinture, cĠest affronter un double obstacle : celui de la voix et celui de la multiplicitŽ. Celui de la voix, parce que le tableau de peinture, en donnant une autonomie au tableau sĠest affranchi du langage. On pourrait dire que le tableau appara”t au moment o le langage Žcrit dispara”t des images, ou encore quand celles-ci ne sont plus lĠillustration dĠun discours. (Fig. 3 Saint-Martin sur Gartempe et Fig. 4 Livre dĠheure de Bedford)

LĠobstacle dressŽ par la multiplicitŽ tient au caractre unaire du tableau. On pourrait dire que ce qui constitue la peinture comme tableau, cĠest lĠinvention dĠune forme unaire. Le tableau nĠa de cesse dĠŽliminer, de gommer tout ce qui pourrait faire de lui une forme multiple. Comme la tour de Babel de la Gense, le tableau se construit parce quĠil ne parle que dĠune seule voix. Dans le tableau, le dessin, la couleur, la touche ne concourent quĠˆ crŽer un seul discours.

 

Description : Fig 3 Saint-Savin      Description : Fig 4 Tour de babel Bedford Hours

Dans les deux exemples mŽdiŽvaux que lĠon vient de voir, on ne peroit pas dĠunitŽ entre la couleur de lĠŽdifice, entre la couleur de la peinture et le matŽriau avec lequel on construit lĠŽdifice, alors que dans les tableaux de Bruegel (Fig. 5 Les deux tours) le travail du peintre, presque son invention au sens rhŽtorique du terme, semble avoir consistŽ ˆ crŽer une unitŽ entre la couleur et le matŽriau. Dans la version de Vienne (Fig. 6 Vienne) les matŽriaux qui servent ˆ construire la tour sont exposŽs au premier et au second plan et font lĠobjet dĠun traitement narratif particulier (notamment les blocs de calcaire taillŽs au premier plan) alors que dans la version de Rotterdam (Fig. 7 Rotterdam) le traitement narratif a disparu et les deux matŽriaux sont identifiŽs gr‰ce ˆ deux trainŽes de couleur le long de la paroi de la tour. On peut mme pousser plus loin cette analyse de la couleur dans ce tableau. Il me semble que sĠy opposent deux groupes de teintes : les couleurs grises et rouges de la tour proprement dite, qui sont ternes, cireuses et les teintes brillantes, le bleu de la mer et du ciel, lĠocre jaune du sol et mme le vert de la campagne. LĠombre du nuage devient ainsi plus menaante. Je nĠinsiste pas pour lĠinstant sur lĠanalyse de ces tableaux. JĠy reviendrai.

Je vais dĠabord reformuler ce que jĠai dit ˆ propos des Ç voix picturales È. Tout dĠabord il faut avoir prŽsent ˆ lĠesprit que ce que jĠappelle tableau est une forme, pas un genre dans la peinture (dont un autre genre serait la fresque, un autre lĠenluminure), et pas non plus un objet (le tableau comme mobilier). Ensuite cette forme est produite, construite dans mon langage, par des ŽlŽments matŽriels interdŽpendants : le trait, la couleur et la touche. CĠest lˆ la multiplicitŽ quĠaffronte le tableau. Il va le faire, ˆ mon sens, selon trois modalitŽs constructives, qui dŽfinissent trois moments de lĠhistoire du tableau.

Le premier moment est celui de la fusion entre le trait et la couleur et o la touche est ŽvacuŽe. La fusion du trait et de la couleur indique que lĠon ne sait pas dire si cĠest la couleur qui produit une forme identifiable ou si elle vient remplir une forme dessinŽe. (Fig. 8 : dŽtail des tailleurs de pierre.) Ce moment je propose de lĠappeler Ç brique È : le tableau, comme la tour de Babel se fait brique par brique. Bruegel le montre de manire lumineuse et il en fait le sujet de son tableau. Dire que la touche est ŽvacuŽe ne signifie pas quĠil nĠy a pas de touche visible sur le tableau. Dans le tableau classique il y en a (que lĠon pense ˆ Rembrandt ou ˆ VŽlasquez), cependant la touche nĠy est pas constructive.

Description : Fig 8 Tailleurs de pierre

Le second moment est celui o la touche sĠaffirme comme matŽrialitŽ constructive du tableau. La touche se dissocie de la couleur et du trait. Lˆ o ce phŽnomne se voit le mieux est bien sžr dans le pointillisme. (Fig. 9 Seurat, Tour Eiffel.) La touche devient un tamis qui rŽvle la surface du tableau. On peut noter aussi que le tableau implique ici une nouvelle manire de  le regarder qui intgre la mobilitŽ propre du spectateur. Je propose de nommer ce moment le Ç point È. Ce moment nĠest pas propre au pointillisme. CŽzanne en a donnŽ une autre version avec ses touches constructives. Et, ce qui mĠintŽresse plus, je fais lĠhypothse que Delacroix et la peinture romantique en donnent lĠexpression la plus urgente. (Fig. 10 : La Grce sur les ruines de Missolonghi.) Plusieurs raisons pour cette hypothse : les pointillistes ont reconnu Delacroix comme prŽcurseur ; en littŽrature, Victor Hugo me semble aussi affronter lĠhŽtŽrophonie. Ce qui renforce lĠidŽe dĠun lien, non pas thŽmatique, mais matŽriel entre la nouveautŽ en art et la rŽvolution. Les tableaux de Delacroix repensent de manire tout ˆ fait nouvelle leur rapport au discours, cette fois sous la figure de lĠallŽgorie. Le problme que semble se donner et rŽsoudre la peinture de Delacroix, est : quĠest-ce que construire un tableau allŽgorique ?

Description : Fig 9 Seurat Tour Eiffel          Description : Fig 10 La Grêce sur les ruines de Missolonghi (1826)

 

Le troisime moment, dont nous ne serions pas sorti, est celui o la couleur devient plan, ˆ-plat, en quelque sorte un collage. CĠest le moment qui na”t avec le cubisme. (Fig. 11 : Picasso, Fig. 12 : Mondrian, KUB.) Dans ces tableaux, lĠinteraction des couleurs est essentielle. Les couleurs ne sont plus perues comme renforcement du nom dĠune forme ou dĠun matŽriau (Ç brique È), comme tension de la surface et du fond (Ç point È) mais comme dynamique entre elles. Le tableau ici regarde du c™tŽ de lĠarchitecture, non pas pour la reprŽsenter, mais pour tre un ŽlŽment architectural. On peut alors parler du tableau fentre. (Fig. 13 : Delaunay La Fentre, 1912 , Grenoble ; Fig. 14 : Delaunay, La Fentre.)

Description : Fig 11 Picasso KubDescription : Fig 12 Mondrian Kub

Description : Fig 13 Delaunay La Fenêtre      Description : Fig 14 Delaunay La Fenêtre

Je reviens maintenant aux tableaux de Bruegel et ˆ leur rapport ˆ la construction. (Fig. 15 : Les deux tours.) Je voudrais montrer que ces tableaux en deˆ du discours narratif quĠils reprŽsentent constituent un discours proprement pictural sur la question de la construction du tableau. On pourrait dire que le narratif recouvre lĠopŽration qui est celle du tableau et quĠil faut enlever, couche par couche, cette surface narrative. On va donc repartir de certains ŽlŽments du texte biblique et voir leur traduction en peinture selon deux plans diffŽrents.

Je ferai remarquer que quand on considre les deux tableaux ensemble, on voit dĠemblŽe les variations dĠun tableau ˆ lĠautre : la visite de Nemrod sur le chantier dispara”t de la version de Rotterdam, il y a aussi moins de travaux visibles et enfin lĠatmosphre est plus dramatique, ce qui semble indiquer que la relation entre ces deux tableaux illustre cette idŽe du recouvrement du pictural par le narratif.

On va donc partir de la version de Vienne. (Fig. 16 : Babel, Vienne.) Dans cette version lĠhistoire dĠune construction est racontŽe. On a maintes fois notŽ la prŽcision des dŽtails et la quantitŽ dĠouvriers prŽsents sur le chantier. Du point de vue de la fabrication de la tour, on peut dire que le tableau imite un chantier de lĠŽpoque, quĠil reprŽsente des mŽtiers et des outils de lĠŽpoque. On a ainsi les tailleurs de pierre (Fig. 17 : Tailleurs de pierre), des engins de levage (Fig. 18 : Engins de levage). On peut noter que la construction se fait partout en mme temps. (Fig. 19 : Babel, Vienne.) Cela signale une premire forme de la vanitŽ de lĠentreprise humaine. Mais celle-ci est plus Žvidente encore quand on prend conscience que ces ouvriers sont en train de construire une tour qui enveloppe un rocher, lequel rocher (Fig. 20 : tailleurs de rochers) ils taillent par endroit. On arrive lˆ ˆ un premier ŽlŽment o le discours du tableau semble en excs par rapport au discours de la gense. Le tableau de Vienne montre trois matŽriaux (Fig. 21 : sommet) : la roche brute, le calcaire taillŽ et la brique. Cela renvoie au texte de la vulgate (Fig. 22 : Gense, vulgate) : Ç Venite, faciamus lateres (Venez, faisons des briques) et coquamus eos igni (et cuisons les au feu). Habueruntque lateres pro saxis (Ils eurent donc des briques pour des pierres) et bitumen pro cemento (et du bitume pour le ciment). (Trad. Lema”tre de Sacy : Ç Allons, faisons des briques et cuisons les au feu. Ils se servirent donc de briques comme de pierres, et de bitume comme de ciment. È) Le passage de la pierre ˆ la brique est important dans la bible puisquĠon peut y voir le passage de lĠhomme fils de Dieu ˆ lĠhomme esseulŽ. Cela est confirmŽ par lĠhŽbreux o la pierre se dit Eben (soit les lettres aleph, beit et noun) et la brique Libenah. Dans le lexique lui-mme, la construction de la tour signifie la dŽgradation de lĠhomme. Cette substitution, que montre aussi le tableau de Bruegel, est une dŽconstruction. Il me semble que la formule de Kafka Ç Nous creusons la fosse de Babel È ramasse tout cela avec une particulire acuitŽ.

 Description : Fig 17 Tailleurs de pierre et NemrodDescription : Fig 18 Engins de levage Description : Fig 21 Le sommet                  Description : Fig 20 Tailleurs de roche

 

Le tableau de Bruegel (Fig. 23 : Vienne, Babel) quant ˆ lui ramasse lĠŽpisode babŽlien dans la substitution de la brique ˆ la pierre. Le passage sur la confusion des langues est totalement absent, tout comme lĠintervention de Dieu. Mon idŽe par rapport ˆ cette double absence, cĠest que le tableau assume lui la multiplicitŽ ; il affirme, lui, que le multiple peut faire du un. Pour appuyer ceci on peut comparer le tableau de Bruegel avec une gravure de Cornelis Anthoniez (Fig. 24 : Babel, Londres, British Museum, gravure de 1547.) LĠon voit Dieu, la destruction de la tour ainsi que les hommes qui se dispersent, qui fuient.

Pour dire autrement ce que ce tableau retient et fait du rŽcit biblique, on peut partir des deux moments (Fig. 25 : Vienne, Babel) : dĠabord, la langue commune se traduit par le projet dĠune construction. Dans le tableau ce moment est montrŽ par la construction de la tour, par les hommes au travail et par la prŽsence des trois matŽriaux (la pierre brute, le calcaire taillŽ et la brique). Ensuite, Dieu intervient, la confusion des langues appara”t et la construction demeure inachevŽe. Les hommes se dispersent. Dans le tableau ceci serait traduit par lĠimpossibilitŽ du projet architectural de la tour, par lĠinanitŽ du b‰timent en train de se faire. On peut attribuer lĠabsence dĠintervention de Dieu ˆ une lecture humaniste de lĠŽpisode biblique : les hommes, par leur folie, Ç creusent la fosse de Babel È. NŽanmoins le tableau qui montre cette fable selon ses deux versants est une unitŽ. Les commentateurs se sont souvent arrtŽs sur lĠimpossibilitŽ quĠil y a devant un tableau de Bruegel ˆ trancher si celui-ci condamne les hommes pour leur orgueil ou sĠil concilie des contraires. Une telle ambivalence est prŽsente dans bien dĠautres Ïuvres de Bruegel, et il me semble ˆ contempler ces deux singes (Fig. 26 : Deux singes, GemŠldegalerie, Berlin, 1562) quĠil en est parfaitement conscient et quĠil sĠen amuse. Ë mon sens les tableaux de Bruegel se tiennent au-delˆ dĠun tel dŽbat sur le sens moral de la peinture. Ses tableaux parlent de la question de lĠunitŽ du tableau. Pour le dire autrement, lĠaffirmation qui les sous-tend serait : ce que la folie des hommes ne peut rŽaliser, lĠunitŽ de lĠÏuvre peut le faire.

Description : Fig 26 Cat118 Deux singes

 

Je voudrais maintenant reprendre lĠanalyse par un autre chemin, non plus dans la confrontation avec le texte biblique, mais ˆ partir du plan pictural. Je retiendrai deux mots, toutefois, du texte de la gense : la brique et le mortier, cĠest-ˆ-dire le liant. Je prŽcise tout de suite que le terme latin de brique, later, signifie aussi carreau, carrelage, pavement. On a donc au premier plan du tableau (Fig. 27 : Tailleurs de pierre) ces tailleurs de pierre, de pavŽs calcaire. Les blocs sont lˆ et on les taille loin du chantier proprement dit. On les taille ici et non lˆ-bas sur la tour. Remarquez que cette technique de construction nĠest pas mŽdiŽvale. (Fig. 28 : Saint-Savin.) Elle suppose la maitrise de la perspective qui permet dĠajuster chaque bloc selon le plan projetŽ avant dĠaller le dŽposer ˆ sa place. Pour bien comprendre quĠil sĠagit dĠun point qui appartient en propre au tableau de peinture, il faut revenir sur la mise au point de la perspective au quattrocento ˆ Florence par Brunelleschi et au r™le qui joua la construction du d™me de Santa Maria del Fiore. Sans entrer dans les dŽtails, il faut savoir que ce d™me est construit en briques disposŽes en arte de poissons, quĠil a ŽtŽ b‰ti sans recourir ˆ un Žchafaudage intŽrieur et que la cathŽdrale assemble les deux matŽriaux de calcaire et de brique. La brique par sa lŽgretŽ permet de rŽaliser la condition de fabriquer une structure autoportante. CĠest lˆ ce qui touche au b‰tir en tant que tel. Par ailleurs, le d™me en cours dĠŽdification et ŽdifiŽ engage un rapport de proportion et de symŽtrie entre la construction et lĠespace. CĠest ce point lˆ qui est essentiel ˆ lĠinvention du tableau et ˆ la mise au point de la perspective. Pour le dire autrement : avec le d™me on comprend que des grandeurs spatiales peuvent tre reprŽsentŽes sur un plan selon des rgles de proportion.

Des briques, dans le tableau de Bruegel, il y en a et elles sont livrŽes beaucoup plus prŽs du chantier, par bateau. (Fig. 29 : Bateaux avec brique.) On peut remarquer que la taille des briques est anormalement grande. Les briques de ce deuxime plan, au pied de la tour sont quasiment peintes de la mme taille que les blocs de calcaire du premier plan. (Fig. 30 : Babel, Vienne.) Que ce soit, dĠun point de vue narratif, un empilement ordonnŽ de briques, cela nĠenlve rien au fait visuel quĠil sĠagit de six briques posŽes c™te ˆ c™te. Cet ensemble rŽpond, selon moi, ˆ lĠamoncellement de blocs de calcaire du premier plan. LĠopŽration que rŽalise ainsi le tableau est dĠattacher une forme, un dessin ˆ une couleur. De proche en proche, tout ce qui est rouge dans ce tableau est une brique. On peut aussi dire que pour ce qui est de la reprŽsentation des briques, celles-ci ne se soumettent pas aux rgles de la proportion et quĠelles rompent avec lĠespace unifiŽ de la perspective. Ce qui compte, cĠest leur rougeur. Cet aspect me semble particulirement probant dans la version de Rotterdam (Fig. 31 : Babel, Boymans) o ˆ mesure que la tour sĠŽlve, elle rougeoie, les deux coulŽes blanche et rouge rappelant sur la pente mme de la tour la transformation qui est au principe de sa construction et de la construction du tableau. (Fig. 32 : dŽtail couleur de Rotterdam.) Cette transformation porte un nom : cĠest le passage de lĠinforme de la couleur ˆ la forme dĠun objet. Dans la version de Vienne on trouve aussi ce processus, toujours avec cette diffŽrence que cĠest lˆ plus narratif. (Fig. 33 : Vienne, coulŽe centrale.) La roche que la tour enveloppe est peinte comme une coulŽe de couleur sur laquelle des ouvriers tentent de dŽgager une forme. Faut-il voir lˆ une mŽtaphore de lĠopŽration du tableau ? Il y a ainsi au principe de la construction du tableau babelien une hyl, une matire primordiale qui occupe les efforts des constructeurs et les efforts du peintre sur le tableau. La brique peut donc tre considŽrŽe dans le tableau selon le double point de vue dĠune construction par la couleur et par le dessin. On a ainsi une conjonction du dessin et de la couleur. Enlever une brique, cĠest aussi enlever un fragment de couleur dans le tableau, cĠest y faire un trou.

Description : Fig 32 Détail couleur Boymans     Description : Fig 33 Tailleurs de roche

 

La forme unaire du tableau (Fig. 34 : Babel, Rotterdam) repose donc sur la coalescence de la perspective et de la couleur, non pas ˆ la manire de la perspective dite aŽrienne, dĠailleurs prŽsente, mais dans la mesure o la couleur est aussi le signifiant dĠun objet. Ce qui a pour consŽquence quĠon ne peut pas considŽrer le tableau comme la reprŽsentation dĠun objet par une illusion dĠoptique mais comme la construction dĠun discours du visible sur le visible (cf. F. Wahl). Quand on se place dans le premier cas de figure, faisant du tableau une illusion dĠoptique – lĠillusion consistant ˆ nous faire croire quĠil y a lˆ une tour alors quĠil nĠy a quĠun ensemble de couleurs en un certain ordre assemblŽes – on traite la couleur comme une teinture appliquŽe par la suite, un subtil habillage. Ë partir de lˆ, enlever une couleur, mentalement cela sĠentend, demeure le dessin et donc la forme. Toutefois, que la chronologie dĠexŽcution du tableau soit celle-ci, dĠabord le dessin puis les couleurs, ne signifie quĠil y ait lˆ une logique consŽcutive. DĠailleurs quand nous voyons un tableau, nous le percevons comme un, et nous ne savons pas, entre la couleur et le dessin lequel soutient lĠautre. CĠest cet ŽlŽment de coalescence de la couleur et du dessin que jĠappelle une brique. On voit donc que partir de la brique au sens formel que je lui donne amne ˆ considŽrer le lien entre peinture et figuration, non pas dans le sens courant o une peinture illustre un texte, une fable, mais selon le discours pictural que vient illustrer une fable. Le discours du tableau, discours ici de la construction du tableau dans lequel couleur et dessin fusionnent, se donne une fable qui va permettre de le mettre en mot. Le point sensible dont parle ces tableaux de Bruegel, cĠest la rougeur, le rougeoiement. La fable biblique de la tour de Babel vient donner un support narratif ˆ ce phŽnomne proprement pictural. Je note, en passant, quĠAristote, qui considre les couleurs comme des accidents, fait une exception pour la blancheur et la rougeur. Elles sont, elles, indŽpendantes de tout Žclairage. Toutefois, ce serait se tromper que, partant du parallle avec la rougeur qui monte au visage par honte ou pudeur, lĠon conclue ˆ une psychologie du tableau. Les couleurs de la peinture ont leur existence propre dont il appartient aux tableaux dĠexplorer les possibles.

Je synthŽtise les ŽlŽments ŽvoquŽs. Le tableau de Bruegel montre la transformation du blanc en rouge, ce que lĠon voit par la rougeur qui touche la tour au fur et ˆ mesure quĠelle sĠŽlve. Ceci repose sur un principe par lequel couleur et dessin se confondent et qui donne ˆ la couleur une valeur constructive. La consŽquence immŽdiate est que lĠon ne peut pas considŽrer le tableau comme la reprŽsentation dĠun discours langagier mais comme la rŽalisation dĠune opŽration qui lui est propre, opŽration du visible sur le visible. La fable vient verbaliser ce processus qui de lĠinformel produit une forme. Toutefois, on ne peut pas traiter comme quantitŽ nŽgligeable la fable. Elle est Žtroitement imbriquŽe au tableau lui-mme puisquĠelle est dite en peinture. CĠest ici que lĠon revient ˆ la question du discours du tableau et de lĠhŽtŽrophonie.

Ce dernier point on lĠabordera en cherchant ˆ dŽterminer ce qui sous-tend le discours des tableaux de Bruegel. Pour cela on va situer ces deux tableaux selon les trois ŽlŽments de la peinture prŽsentŽs dans le traitŽ dĠAlberti nommŽ Della Pittura. Le premier de ces trois ŽlŽments est la proportion (appelŽe composizione, ou commensuratio) que lĠon obtient en employant la perspective qui sert ˆ bien dŽgrader les quantitŽs. Le deuxime est le dessin (circonscrizione, disegno) ˆ la fois le dessin des contours, mais aussi la forme, le profil des choses. Le troisime ŽlŽment est la couleur (recezione di lumi, colorare). Ces trois ŽlŽments ce sont donc la perspective, le dessin comme invention, comme profil inventif et nouveau et enfin la couleur. Ces trois ŽlŽments suivent une mme rgle qui est de reprŽsenter les choses selon leur lieu, cĠest-ˆ-dire selon leur situation dans lĠespace qui est orientŽ par rapport ˆ un point de vue et qui possde un Žclairage. On peut donc dire que le tableau ainsi conu assigne ˆ celui qui le regarde un point de vue ou mieux peint une scne selon un point de vue unique, unifiŽ, homogne dans toutes ses parties, et que viendra prendre tout spectateur. (Fig. 35 : Vue urbinate, Baltimore.) Dans ce panneau on peroit ce point de vue qui est au droit du tableau par la convergence de toutes les lignes vers le point de fuite unique. Les figures sont rŽduites selon la profondeur, laquelle est indiquŽe ˆ la fois par le pavement du sol et par les colonnades. On peut dire que les figures sont situŽes en leur lieu. Enfin, les ombres sont toutes distribuŽes selon un mme Žclairage (qui nĠest pas dĠailleurs celui du soleil). Je vous fais remarquer aussi une reprŽsentation dĠun b‰timent qui, comme les tours de Bruegel, ressemble au ColisŽe. Mais lˆ on a un cylindre et non un c™ne. Quel r™le joue la couleur dans ce tableau ? La rŽpŽtition du vert de la pelouse en parement de lĠun des murs du temple sur la droite semble indiquer que celle-ci ici sĠaffirme comme remplissage, comme couleur dŽcorative. CĠest sa gŽomŽtrisation, comme dans un Wall drawing de Sol Lewitt qui semble lĠenjeu. GŽomŽtrisation qui semble aussi se faire selon les rgles de la perspective. (Le vert ŽclairŽ du temple devenant un gris ˆ lĠombre. Remarquer aussi le fil bleu qui cerne le temple et o la diffŽrence ombre lumire est moins visible.) Ce qui mĠimporte ici cĠest de montrer la profonde unitŽ des trois ŽlŽments de la peinture et comment chacun se combine ˆ un autre pour crŽer un discours dans lequel le regard glisse de surface en surface. Pour en revenir au discours du tableau, il y a sens ˆ en parler ˆ partir de cette relation entre la construction perspective (Žtendue ici ˆ tous les ŽlŽments du tableau) et lĠassignation dĠun point de vue. CĠest au fond le tableau qui me constitue comme regard. La notion de discours doit se comprendre comme relation dĠun sujet ˆ un prŽdicat, comme relation dĠune Žnonciation ˆ un ŽnoncŽ. Le tableau est un discours dans le sens o le regard est Žnonciation et le panneau peint ŽnoncŽ. On peut donc se demander maintenant si les tableaux de Bruegel diffrent beaucoup du modle construit par la vue urbinate de Baltimore.

Description : Fig 35 Vue urbinate, Baltimore

Il faut pour cela inventorier dans les tableaux de Bruegel les trois ŽlŽments de la peinture : proportion, invention et couleur. Concernant la proportion, lĠimportant dans la perspective est la diminution rŽgulire des quantitŽs en fonction de la profondeur. Ë partir de celle-ci on peut aussi dŽterminer la distance au plan du tableau (Fig. 36 : Babel, Rotterdam.). La ligne dĠhorizon du tableau, pour la version de Rotterdam, semble se situer au niveau du 3me Žtage sur la gauche du tableau, ˆ peu prs sur le haut de lĠ”le ˆ droite. Cela cĠest la hauteur de lĠÏil. Voyant ce tableau, on est un peu comme des personnes au balcon. Les contreforts montrent clairement une diminution rŽgulire sans que lĠon puisse en dŽterminer la proportion. Cela crŽe une sorte de flottement pour la distance ˆ laquelle on est pour regarder ce tableau. Mais la forme conique de la tour fait penser ˆ une perspective dressŽe ˆ la verticale. Les imitateurs de Bruegel renforceront cet aspect. (Fig. 37 et Fig. 38.) Le plus intŽressant est le double point de vue dans le tableau : point de vue sur la tour et point de vue sur le paysage, cette fois selon un point de vue aŽrien comme on le pratiquait ˆ lĠŽpoque pour les cartes (Fig. 39 : Cornelis Anthoniez) et Bruegel lui-mme dans nombre de ses tableaux et dans ses dessins (Fig. 40 : Kupferstichkabinett, Berlin, vers 1552). On retrouve lˆ une construction similaire ˆ celle de LŽonard dans ses portraits. (Fig. 41 : La Joconde.) On pourrait selon ce fil parler de portrait dĠune tour (Fig. 42 : Babel, Rotterdam). Mais cette vue ˆ vol dĠoiseau, catoptique, est une manire aussi dĠintensifier le regard, de le dramatiser et cela fait de la tour un promontoire Žquivalent ˆ celui du spectateur sur le paysage. La tour est une construction du point de vue catoptique sur le monde. Le tableau de Bruegel, de manire diffŽrente au panneau de Baltimore, continue nŽanmoins de construire une relation entre le point de vue sur le tableau et lĠimage peinte. Le deuxime ŽlŽment ˆ examiner est celui du dessin, du profil, de lĠinvention. JĠen ai dŽjˆ parlŽ : lĠinvention de Bruegel consiste ˆ la fois ˆ reprendre une forme antique, inspirŽe du ColisŽe (Fig. 43 : Martin Van Heemskerck Autoportrait et ColisŽe et Fig. 44 : Cock, gravure du ColisŽe, 1555) et ˆ la traiter comme sĠil sĠagissait dĠun portrait. Lˆ encore, lĠinvention va dans le sens qui est lĠenjeu du tableau : montrer, dessiner une construction qui, ˆ lĠŽpoque encore de Bruegel est considŽrŽe comme un tour de force. Seul le traitement de la couleur semble introduire un discours nouveau dans le tableau, au moins parce quĠelle semble prendre hiŽrarchiquement le pas sur les deux autres ŽlŽments. Mais je ne crois pas quĠil sĠagisse lˆ du discours de lĠautre dans le tableau.

JĠen reviens donc ˆ lĠhypothse de travail dont jĠai parlŽ au dŽbut : ce qui crŽe un nouveau discours dans le tableau cĠest lĠapparition de la touche. Mais il me semble que pour quĠil y ait Ïuvre, de la mme manire que le tableau classique intgre cet ŽlŽment informel quĠest la couleur, le tableau romantique, quand la touche sĠaffirme, va lĠintŽgrer et dŽployer une autre relation au spectateur qui passera par la tension entre la profondeur du tableau et la surface. CĠest, il me semble, lĠenjeu pictural du tableau de Delacroix, Noces juives au Maroc. (Fig. 45, 1839.) CrŽer une hŽtŽrophonie en peinture, au sens dĠun discours de lĠautre, et non seulement dĠune multiplicitŽ qui compte pour un, cela passe peut-tre par lĠinvention dĠune autre forme que celle du tableau. NŽanmoins le compte pour un du tableau, sa forme unaire, nĠempche pas la singularitŽ absolue de lĠun de ses ŽlŽments, comme la couleur forme rouge de la tour de Babel.

Description : Fig 45 Delacroix Noces juives