ric Brunier – Le tableau : une construction
multiple ?
(Sminaire Babel, 13 fvrier 2016)
Il mĠa sembl quĠon ne pouvait pas venir parler de
peinture dans un sminaire intitul Babel sans sĠintresser aux clbres
tableaux de Bruegel. (Fig. 1 Les
deux tours.) Je signale tout de suite quĠil y aurait eu une troisime (et
peut-tre premire) version faite en ivoire, ce qui renvoie la pratique de la
miniature.
Dans la perspective qui est ici la mienne, le point
important nĠest pas la manire dont les tableaux de Bruegel illustrent ou
reprsentent le texte biblique, mais bien ce que ces tableaux peuvent nous dire
de lĠhtrophonie en peinture. Soit la question : comment le tableau
affronte-t-il lĠhtrophonie au sens non pas de la multiplicit des langues
mais de la multiplicit de la peinture ? Cela a pour consquence
quĠhtrophonie, sĠagissant de peinture, ne dit pas la diversit et la
confusion des langues – il nĠy a pas de langage dans un tableau, encore
moins de langues – mais une multiplicit de Ç voix picturales È.
Cette relation entre la voix phonique et la voix picturale, il me semble quĠelle
est dj au principe du texte biblique de la tour de Babel, non pas que la
Bible parle de peinture mais quand elle juxtapose le devenir des langues et la
construction de la ville, elle cre un rapport entre langage et construction.
On ne peut pas construire une tour (un tableau) sans parler une langue
commune ; on ne peut pas parler une langue commune sans construire un espace,
un lieu un. (Fig. 2 : Gense,
11.)
Pour le dire
autrement, ma proposition est de dire que sĠil y a une voix (ou des voix) en
peinture cela a rapport la construction du tableau.
Parler dĠhtrophonie propos du tableau de peinture,
cĠest affronter un double obstacle : celui de la voix et celui de la
multiplicit. Celui de la voix, parce que le tableau de peinture, en donnant une
autonomie au tableau sĠest affranchi du langage. On pourrait dire que le
tableau apparat au moment o le langage crit disparat des images, ou encore
quand celles-ci ne sont plus lĠillustration dĠun discours. (Fig. 3 Saint-Martin sur Gartempe et Fig. 4 Livre dĠheure de Bedford)
LĠobstacle dress par la multiplicit tient au caractre
unaire du tableau. On pourrait dire que ce qui constitue la peinture comme
tableau, cĠest lĠinvention dĠune forme unaire. Le tableau nĠa de cesse
dĠliminer, de gommer tout ce qui pourrait faire de lui une forme multiple.
Comme la tour de Babel de la Gense, le tableau se construit parce quĠil ne
parle que dĠune seule voix. Dans le tableau, le dessin, la couleur, la touche
ne concourent quĠ crer un seul discours.
Dans les deux exemples mdivaux que lĠon vient de voir,
on ne peroit pas dĠunit entre la couleur de lĠdifice, entre la couleur de la
peinture et le matriau avec lequel on construit lĠdifice, alors que dans les
tableaux de Bruegel (Fig. 5 Les deux
tours) le travail du peintre, presque son invention au sens rhtorique du
terme, semble avoir consist crer une unit entre la couleur et le matriau.
Dans la version de Vienne (Fig. 6
Vienne) les matriaux qui servent construire la tour sont exposs au premier
et au second plan et font lĠobjet dĠun traitement narratif particulier (notamment
les blocs de calcaire taills au premier plan) alors que dans la version de
Rotterdam (Fig. 7 Rotterdam) le
traitement narratif a disparu et les deux matriaux sont identifis grce
deux traines de couleur le long de la paroi de la tour. On peut mme pousser
plus loin cette analyse de la couleur dans ce tableau. Il me semble que sĠy
opposent deux groupes de teintes : les couleurs grises et rouges de la
tour proprement dite, qui sont ternes, cireuses et les teintes brillantes, le
bleu de la mer et du ciel, lĠocre jaune du sol et mme le vert de la campagne.
LĠombre du nuage devient ainsi plus menaante. Je nĠinsiste pas pour lĠinstant
sur lĠanalyse de ces tableaux. JĠy reviendrai.
Je vais dĠabord reformuler ce que jĠai dit propos des
Ç voix picturales È. Tout dĠabord il faut avoir prsent lĠesprit
que ce que jĠappelle tableau est une forme, pas un genre dans la peinture (dont
un autre genre serait la fresque, un autre
lĠenluminure), et pas non plus un objet (le tableau comme mobilier). Ensuite
cette forme est produite, construite dans mon langage, par des lments
matriels interdpendants : le trait, la couleur et la touche. CĠest l la
multiplicit quĠaffronte le tableau. Il va le faire, mon sens, selon trois modalits
constructives, qui dfinissent trois moments de lĠhistoire du tableau.
Le premier moment est celui de la fusion entre le trait et
la couleur et o la touche est vacue. La fusion du trait et de la couleur
indique que lĠon ne sait pas dire si cĠest la couleur qui produit une forme
identifiable ou si elle vient remplir une forme dessine. (Fig. 8 : dtail des tailleurs de pierre.) Ce moment je propose
de lĠappeler Ç brique È : le tableau, comme la tour de Babel se
fait brique par brique. Bruegel le montre de manire lumineuse et il en fait le
sujet de son tableau. Dire que la touche est vacue ne signifie pas quĠil nĠy
a pas de touche visible sur le tableau. Dans le tableau classique il y en a (que
lĠon pense Rembrandt ou Vlasquez), cependant la touche nĠy est pas
constructive.
Le second moment est celui o la touche sĠaffirme comme
matrialit constructive du tableau. La touche se dissocie de la couleur et du
trait. L o ce phnomne se voit le mieux est bien sr dans le pointillisme. (Fig. 9 Seurat, Tour Eiffel.) La touche
devient un tamis qui rvle la surface du tableau. On peut noter aussi que le
tableau implique ici une nouvelle manire de le regarder qui intgre la mobilit
propre du spectateur. Je propose de nommer ce moment le Ç point È. Ce
moment nĠest pas propre au pointillisme. Czanne en a donn une autre version
avec ses touches constructives. Et, ce qui mĠintresse plus, je fais
lĠhypothse que Delacroix et la peinture romantique en donnent lĠexpression la
plus urgente. (Fig. 10 : La
Grce sur les ruines de Missolonghi.) Plusieurs raisons pour cette
hypothse : les pointillistes ont reconnu Delacroix comme prcurseur ;
en littrature, Victor Hugo me semble aussi affronter lĠhtrophonie. Ce qui
renforce lĠide dĠun lien, non pas thmatique, mais matriel entre la nouveaut
en art et la rvolution. Les tableaux de Delacroix repensent de manire tout
fait nouvelle leur rapport au discours, cette fois sous la figure de lĠallgorie.
Le problme que semble se donner et rsoudre la peinture de Delacroix, est :
quĠest-ce que construire un tableau allgorique ?
Le troisime moment, dont nous ne serions pas sorti, est
celui o la couleur devient plan, -plat, en quelque sorte un collage. CĠest le
moment qui nat avec le cubisme. (Fig.
11 : Picasso, Fig. 12 :
Mondrian, KUB.) Dans ces tableaux, lĠinteraction des couleurs est essentielle.
Les couleurs ne sont plus perues comme renforcement du nom dĠune forme ou dĠun
matriau (Ç brique È), comme tension de la surface et du fond
(Ç point È) mais comme dynamique entre elles. Le tableau ici regarde
du ct de lĠarchitecture, non pas pour la reprsenter, mais pour tre un
lment architectural. On peut alors parler du tableau fentre. (Fig. 13 : Delaunay La Fentre, 1912 , Grenoble ; Fig. 14 : Delaunay, La Fentre.)
Je reviens maintenant aux tableaux de Bruegel et leur
rapport la construction. (Fig. 15 :
Les deux tours.) Je voudrais montrer que ces tableaux en de du discours
narratif quĠils reprsentent constituent un discours proprement pictural sur la
question de la construction du tableau. On pourrait dire que le narratif
recouvre lĠopration qui est celle du tableau et quĠil faut enlever, couche par
couche, cette surface narrative. On va donc repartir de certains lments du
texte biblique et voir leur traduction en peinture selon deux plans diffrents.
Je ferai remarquer que quand on considre les deux
tableaux ensemble, on voit dĠemble les variations dĠun tableau
lĠautre : la visite de Nemrod sur le chantier disparat de la version de
Rotterdam, il y a aussi moins de travaux visibles et enfin lĠatmosphre est
plus dramatique, ce qui semble indiquer que la relation entre ces deux tableaux
illustre cette ide du recouvrement du pictural par le narratif.
On va donc partir de la version de Vienne. (Fig. 16 : Babel, Vienne.) Dans cette
version lĠhistoire dĠune construction est raconte. On a maintes fois not la
prcision des dtails et la quantit dĠouvriers prsents sur le chantier. Du
point de vue de la fabrication de la tour, on peut dire que le tableau imite un
chantier de lĠpoque, quĠil reprsente des mtiers et des outils de lĠpoque.
On a ainsi les tailleurs de pierre (Fig.
17 : Tailleurs de pierre), des engins de levage (Fig. 18 : Engins de levage). On peut noter que la construction
se fait partout en mme temps. (Fig.
19 : Babel, Vienne.) Cela signale une premire forme de la vanit de
lĠentreprise humaine. Mais celle-ci est plus vidente encore quand on prend
conscience que ces ouvriers sont en train de construire une tour qui enveloppe
un rocher, lequel rocher (Fig. 20 :
tailleurs de rochers) ils taillent par endroit. On arrive l un premier
lment o le discours du tableau semble en excs par rapport au discours de la
gense. Le tableau de Vienne montre trois matriaux (Fig. 21 : sommet) : la roche brute, le calcaire taill et
la brique. Cela renvoie au texte de la vulgate (Fig. 22 : Gense, vulgate) : Ç Venite,
faciamus lateres (Venez,
faisons des briques) et coquamus eos
igni (et cuisons les au feu). Habueruntque
lateres pro saxis (Ils
eurent donc des briques pour des pierres) et bitumen
pro cemento (et du bitume pour le ciment). (Trad.
Lematre de Sacy : Ç Allons, faisons des
briques et cuisons les au feu. Ils se servirent donc de briques comme de
pierres, et de bitume comme de ciment. È) Le passage de la pierre la
brique est important dans la bible puisquĠon peut y voir le passage de lĠhomme
fils de Dieu lĠhomme esseul. Cela est confirm par lĠhbreux
o la pierre se dit Eben (soit les lettres aleph, beit et noun) et la brique Libenah. Dans le lexique lui-mme, la construction de la
tour signifie la dgradation de lĠhomme. Cette substitution, que montre aussi
le tableau de Bruegel, est une dconstruction. Il me semble que la formule de
Kafka Ç Nous creusons la fosse de Babel È ramasse tout cela avec une
particulire acuit.
Le tableau de Bruegel (Fig. 23 : Vienne, Babel) quant lui ramasse lĠpisode
bablien dans la substitution de la brique la pierre. Le passage sur la
confusion des langues est totalement absent, tout comme lĠintervention de Dieu.
Mon ide par rapport cette double absence, cĠest que le tableau assume lui la
multiplicit ; il affirme, lui, que le multiple peut faire du un. Pour
appuyer ceci on peut comparer le tableau de Bruegel avec une gravure de
Cornelis Anthoniez (Fig. 24 : Babel, Londres, British Museum, gravure de 1547.)
LĠon voit Dieu, la destruction de la tour ainsi que les hommes qui se dispersent,
qui fuient.
Pour dire autrement ce que ce tableau retient et fait du
rcit biblique, on peut partir des deux moments (Fig. 25 : Vienne, Babel) : dĠabord, la langue commune se
traduit par le projet dĠune construction. Dans le tableau ce moment est montr
par la construction de la tour, par les hommes au travail et par la prsence
des trois matriaux (la pierre brute, le calcaire taill et la brique).
Ensuite, Dieu intervient, la confusion des langues apparat et la construction
demeure inacheve. Les hommes se dispersent. Dans le tableau ceci serait
traduit par lĠimpossibilit du projet architectural de la tour, par lĠinanit
du btiment en train de se faire. On peut attribuer lĠabsence dĠintervention de
Dieu une lecture humaniste de lĠpisode biblique : les hommes, par leur
folie, Ç creusent la fosse de Babel È. Nanmoins le tableau qui
montre cette fable selon ses deux versants est une unit. Les commentateurs se
sont souvent arrts sur lĠimpossibilit quĠil y a devant un tableau de Bruegel
trancher si celui-ci condamne les hommes pour leur orgueil ou sĠil concilie
des contraires. Une telle ambivalence est prsente dans bien dĠautres Ïuvres de
Bruegel, et il me semble contempler ces deux singes (Fig. 26 : Deux singes, Gemldegalerie,
Berlin, 1562) quĠil en est parfaitement conscient et quĠil sĠen amuse. Ë mon
sens les tableaux de Bruegel se tiennent au-del dĠun tel dbat sur le sens
moral de la peinture. Ses tableaux parlent de la question de lĠunit du tableau.
Pour le dire autrement, lĠaffirmation qui les sous-tend serait : ce que la
folie des hommes ne peut raliser, lĠunit de lĠÏuvre peut le faire.
Je voudrais maintenant reprendre lĠanalyse par un autre
chemin, non plus dans la confrontation avec le texte biblique, mais partir du
plan pictural. Je retiendrai deux mots, toutefois, du texte de la gense :
la brique et le mortier, cĠest--dire le liant. Je prcise tout de suite que le
terme latin de brique, later,
signifie aussi carreau, carrelage, pavement. On a donc au premier plan du tableau
(Fig. 27 : Tailleurs de pierre)
ces tailleurs de pierre, de pavs calcaire. Les blocs sont l et on les taille
loin du chantier proprement dit. On les taille ici et non l-bas sur la tour.
Remarquez que cette technique de construction nĠest pas mdivale. (Fig. 28 : Saint-Savin.) Elle
suppose la maitrise de la perspective qui permet dĠajuster chaque bloc selon le
plan projet avant dĠaller le dposer sa place. Pour bien comprendre quĠil
sĠagit dĠun point qui appartient en propre au tableau de peinture, il faut
revenir sur la mise au point de la perspective au quattrocento Florence par
Brunelleschi et au rle qui joua la construction du dme de Santa Maria del Fiore. Sans entrer dans les dtails, il faut savoir que
ce dme est construit en briques disposes en arte de poissons, quĠil a t
bti sans recourir un chafaudage intrieur et que la cathdrale assemble les
deux matriaux de calcaire et de brique. La brique par sa lgret permet de
raliser la condition de fabriquer une structure autoportante. CĠest l ce qui
touche au btir en tant que tel. Par ailleurs, le dme en cours dĠdification
et difi engage un rapport de proportion et de symtrie entre la construction
et lĠespace. CĠest ce point l qui est essentiel lĠinvention du tableau et
la mise au point de la perspective. Pour le dire autrement : avec le dme
on comprend que des grandeurs spatiales peuvent tre reprsentes sur un plan
selon des rgles de proportion.
Des briques, dans le tableau de Bruegel, il y en a et
elles sont livres beaucoup plus prs du chantier, par bateau. (Fig. 29 : Bateaux avec brique.) On
peut remarquer que la taille des briques est anormalement grande. Les briques
de ce deuxime plan, au pied de la tour sont quasiment peintes de la mme
taille que les blocs de calcaire du premier plan. (Fig. 30 : Babel, Vienne.) Que ce soit, dĠun point de vue
narratif, un empilement ordonn de briques, cela nĠenlve rien au fait visuel
quĠil sĠagit de six briques poses cte cte. Cet ensemble rpond, selon moi,
lĠamoncellement de blocs de calcaire du premier plan. LĠopration que ralise
ainsi le tableau est dĠattacher une forme, un dessin une couleur. De proche
en proche, tout ce qui est rouge dans ce tableau est une brique. On peut aussi dire
que pour ce qui est de la reprsentation des briques, celles-ci ne se
soumettent pas aux rgles de la proportion et quĠelles rompent avec lĠespace
unifi de la perspective. Ce qui compte, cĠest leur rougeur. Cet aspect me
semble particulirement probant dans la version de Rotterdam (Fig. 31 : Babel, Boymans) o mesure que la tour sĠlve, elle rougeoie,
les deux coules blanche et rouge rappelant sur la pente mme de la tour la
transformation qui est au principe de sa construction et de la construction du
tableau. (Fig. 32 : dtail
couleur de Rotterdam.) Cette transformation porte un nom : cĠest le
passage de lĠinforme de la couleur la forme dĠun objet. Dans la version de
Vienne on trouve aussi ce processus, toujours avec cette diffrence que cĠest
l plus narratif. (Fig. 33 :
Vienne, coule centrale.) La roche que la tour enveloppe est peinte comme une
coule de couleur sur laquelle des ouvriers tentent de dgager une forme.
Faut-il voir l une mtaphore de lĠopration du tableau ? Il y a ainsi au
principe de la construction du tableau babelien une hyl, une matire
primordiale qui occupe les efforts des constructeurs et les efforts du peintre
sur le tableau. La brique peut donc tre considre dans le tableau selon le
double point de vue dĠune construction par la couleur et par le dessin. On a
ainsi une conjonction du dessin et de la couleur. Enlever une brique, cĠest
aussi enlever un fragment de couleur dans le tableau, cĠest y faire un trou.
La forme unaire du tableau (Fig. 34 : Babel, Rotterdam) repose donc sur la coalescence de
la perspective et de la couleur, non pas la manire de la perspective dite arienne,
dĠailleurs prsente, mais dans la mesure o la couleur est aussi le signifiant
dĠun objet. Ce qui a pour consquence quĠon ne peut pas considrer le tableau
comme la reprsentation dĠun objet par une illusion dĠoptique mais comme la
construction dĠun discours du visible sur le visible (cf. F. Wahl). Quand on se
place dans le premier cas de figure, faisant du tableau une illusion dĠoptique
– lĠillusion consistant nous faire croire quĠil y a l une tour alors
quĠil nĠy a quĠun ensemble de couleurs en un certain ordre assembles –
on traite la couleur comme une teinture applique par la suite, un subtil
habillage. Ë partir de l, enlever une couleur, mentalement cela sĠentend,
demeure le dessin et donc la forme. Toutefois, que la chronologie dĠexcution
du tableau soit celle-ci, dĠabord le dessin puis les couleurs, ne signifie
quĠil y ait l une logique conscutive. DĠailleurs quand nous voyons un tableau,
nous le percevons comme un, et nous ne savons pas, entre la couleur et le
dessin lequel soutient lĠautre. CĠest cet lment de coalescence de la couleur
et du dessin que jĠappelle une brique. On voit donc que partir de la brique au
sens formel que je lui donne amne considrer le lien entre peinture et
figuration, non pas dans le sens courant o une peinture illustre un texte, une
fable, mais selon le discours pictural que vient illustrer une fable. Le discours
du tableau, discours ici de la construction du tableau dans lequel couleur et
dessin fusionnent, se donne une fable qui va permettre de le mettre en mot. Le
point sensible dont parle ces tableaux de Bruegel,
cĠest la rougeur, le rougeoiement. La fable biblique de la tour de Babel vient
donner un support narratif ce phnomne proprement pictural. Je note, en
passant, quĠAristote, qui considre les couleurs comme des accidents, fait une
exception pour la blancheur et la rougeur. Elles sont, elles, indpendantes de
tout clairage. Toutefois, ce serait se tromper que, partant du parallle avec
la rougeur qui monte au visage par honte ou pudeur, lĠon conclue une
psychologie du tableau. Les couleurs de la peinture ont leur existence propre
dont il appartient aux tableaux dĠexplorer les possibles.
Je synthtise les lments voqus. Le tableau de Bruegel
montre la transformation du blanc en rouge, ce que lĠon voit par la rougeur qui
touche la tour au fur et mesure quĠelle sĠlve. Ceci repose sur un principe
par lequel couleur et dessin se confondent et qui donne la couleur une valeur
constructive. La consquence immdiate est que lĠon ne peut pas considrer le
tableau comme la reprsentation dĠun discours langagier mais comme la
ralisation dĠune opration qui lui est propre, opration du visible sur le visible.
La fable vient verbaliser ce processus qui de lĠinformel produit une forme.
Toutefois, on ne peut pas traiter comme quantit ngligeable la fable. Elle est
troitement imbrique au tableau lui-mme puisquĠelle est dite en peinture.
CĠest ici que lĠon revient la question du discours du tableau et de
lĠhtrophonie.
Ce dernier point on lĠabordera en cherchant dterminer
ce qui sous-tend le discours des tableaux de Bruegel. Pour cela on va situer ces
deux tableaux selon les trois lments de la peinture prsents dans le trait
dĠAlberti nomm Della Pittura. Le
premier de ces trois lments est la proportion (appele composizione, ou commensuratio)
que lĠon obtient en employant la perspective qui sert bien dgrader les
quantits. Le deuxime est le dessin (circonscrizione, disegno) la fois le dessin des contours, mais aussi la
forme, le profil des choses. Le troisime lment est la couleur (recezione di lumi, colorare). Ces
trois lments ce sont donc la perspective, le dessin comme invention, comme
profil inventif et nouveau et enfin la couleur. Ces trois lments suivent une
mme rgle qui est de reprsenter les choses selon leur lieu, cĠest--dire
selon leur situation dans lĠespace qui est orient par rapport un point de
vue et qui possde un clairage. On peut donc dire que le tableau ainsi conu
assigne celui qui le regarde un point de vue ou mieux peint une scne selon
un point de vue unique, unifi, homogne dans toutes ses parties, et que
viendra prendre tout spectateur. (Fig.
35 : Vue urbinate, Baltimore.) Dans ce
panneau on peroit ce point de vue qui est au droit du tableau par la convergence
de toutes les lignes vers le point de fuite unique. Les figures sont rduites
selon la profondeur, laquelle est indique la fois par le pavement du sol et
par les colonnades. On peut dire que les figures sont situes en leur lieu.
Enfin, les ombres sont toutes distribues selon un mme clairage (qui nĠest
pas dĠailleurs celui du soleil). Je vous fais remarquer aussi une
reprsentation dĠun btiment qui, comme les tours de Bruegel, ressemble au
Colise. Mais l on a un cylindre et non un cne. Quel rle joue la couleur
dans ce tableau ? La rptition du vert de la pelouse en parement de lĠun
des murs du temple sur la droite semble indiquer que celle-ci ici sĠaffirme
comme remplissage, comme couleur dcorative. CĠest sa gomtrisation, comme
dans un Wall drawing de Sol Lewitt
qui semble lĠenjeu. Gomtrisation qui semble aussi se faire selon les rgles
de la perspective. (Le vert clair du temple devenant un gris lĠombre.
Remarquer aussi le fil bleu qui cerne le temple et o la diffrence ombre
lumire est moins visible.) Ce qui mĠimporte ici cĠest de montrer la profonde
unit des trois lments de la peinture et comment chacun se combine un autre
pour crer un discours dans lequel le regard glisse de surface en surface. Pour
en revenir au discours du tableau, il y a sens en parler partir de cette
relation entre la construction perspective (tendue ici tous les lments du
tableau) et lĠassignation dĠun point de vue. CĠest au fond le tableau qui me
constitue comme regard. La notion de discours doit se comprendre comme relation
dĠun sujet un prdicat, comme relation dĠune nonciation un nonc. Le
tableau est un discours dans le sens o le regard est nonciation et le panneau
peint nonc. On peut donc se demander maintenant si les tableaux de Bruegel
diffrent beaucoup du modle construit par la vue urbinate
de Baltimore.
Il faut pour cela inventorier dans les tableaux de Bruegel
les trois lments de la peinture : proportion, invention et couleur.
Concernant la proportion, lĠimportant dans la perspective est la diminution
rgulire des quantits en fonction de la profondeur. Ë partir de celle-ci on
peut aussi dterminer la distance au plan du tableau (Fig. 36 : Babel, Rotterdam.). La ligne dĠhorizon du tableau,
pour la version de Rotterdam, semble se situer au niveau du 3me
tage sur la gauche du tableau, peu prs sur le haut de lĠle droite. Cela
cĠest la hauteur de lĠÏil. Voyant ce tableau, on est un peu comme des personnes
au balcon. Les contreforts montrent clairement une diminution rgulire sans
que lĠon puisse en dterminer la proportion. Cela cre une sorte de flottement
pour la distance laquelle on est pour regarder ce tableau. Mais la forme
conique de la tour fait penser une perspective dresse la verticale. Les
imitateurs de Bruegel renforceront cet aspect. (Fig. 37 et Fig. 38.) Le plus intressant est le double point de vue
dans le tableau : point de vue sur la tour et point de vue sur le paysage,
cette fois selon un point de vue arien comme on le pratiquait lĠpoque pour
les cartes (Fig. 39 : Cornelis Anthoniez) et Bruegel lui-mme dans nombre de ses tableaux
et dans ses dessins (Fig. 40 : Kupferstichkabinett, Berlin, vers 1552). On retrouve l une
construction similaire celle de Lonard dans ses portraits. (Fig. 41 : La Joconde.) On pourrait
selon ce fil parler de portrait dĠune tour (Fig. 42 : Babel, Rotterdam). Mais cette vue vol dĠoiseau, catoptique, est une manire aussi dĠintensifier le regard,
de le dramatiser et cela fait de la tour un promontoire quivalent celui du
spectateur sur le paysage. La tour est une construction du point de vue catoptique sur le monde. Le tableau de Bruegel, de manire
diffrente au panneau de Baltimore, continue nanmoins de construire une
relation entre le point de vue sur le tableau et lĠimage peinte. Le deuxime
lment examiner est celui du dessin, du profil, de lĠinvention. JĠen ai dj
parl : lĠinvention de Bruegel consiste la fois reprendre une forme
antique, inspire du Colise (Fig.
43 : Martin Van Heemskerck Autoportrait et
Colise et Fig. 44 : Cock, gravure du Colise, 1555) et la traiter comme sĠil
sĠagissait dĠun portrait. L encore, lĠinvention va dans le sens qui est
lĠenjeu du tableau : montrer, dessiner une construction qui, lĠpoque
encore de Bruegel est considre comme un tour de force. Seul le traitement de
la couleur semble introduire un discours nouveau dans le tableau, au moins
parce quĠelle semble prendre hirarchiquement le pas sur les deux autres
lments. Mais je ne crois pas quĠil sĠagisse l du discours de lĠautre dans le
tableau.
JĠen reviens donc lĠhypothse de travail dont jĠai parl
au dbut : ce qui cre un nouveau discours dans le tableau cĠest
lĠapparition de la touche. Mais il me semble que pour quĠil y ait Ïuvre, de la
mme manire que le tableau classique intgre cet lment informel quĠest la
couleur, le tableau romantique, quand la touche sĠaffirme, va lĠintgrer et
dployer une autre relation au spectateur qui passera par la tension entre la
profondeur du tableau et la surface. CĠest, il me semble, lĠenjeu pictural du
tableau de Delacroix, Noces juives au
Maroc. (Fig. 45, 1839.) Crer
une htrophonie en peinture, au sens dĠun discours de lĠautre, et non
seulement dĠune multiplicit qui compte pour un, cela passe peut-tre par
lĠinvention dĠune autre forme que celle du tableau. Nanmoins le compte pour un
du tableau, sa forme unaire, nĠempche pas la singularit absolue de lĠun de
ses lments, comme la couleur forme rouge de la tour de Babel.